Fédération terrienne — Passerelle au commandant ! Passerelle au commandant ! Le capitaine de vaisseau Mateus Fofáo s’extirpa de sa bannette tandis que retentissait par l’intercom la voix de l’officier de quart, en contrepoint de la sirène stridente d’appel aux postes de combat. Il toucha le pont de ses pieds nus. Il n’avait pas encore les yeux grands ouverts qu’il tendait déjà le bras vers son com de chevet. Rien qu’en se fiant au toucher, il enfonça sans hésiter le bouton rouge d’appel prioritaire. — Passerelle. La réponse lui était parvenue presque instantanément, sur le ton neutre de la résistance à la panique née de l’entraînement. — Ici le commandant, premier maître Kuznetzov, annonça Fofáo d’une voix sèche. Passez-moi le lieutenant de vaisseau Henderson. — Bien, commandant. Un bref silence suivit, rompu par une autre voix. — Officier chef de quart. — Je vous écoute, Gabby. C’était le lieutenant de vaisseau Gabriela Henderson, officier tactique du croiseur lourd, qui était de quart. D’ordinaire posée, sa voix de contralto se fit criarde et forcée. — Appareils non identifiés en vue, commandant. Des tas ! Ils viennent de surgir de l’hyper à douze minutes-lumière et se dirigent vers l’intérieur du système à plus de quatre cents gravités. Fofáo serra les dents. Une vitesse de quatre cents gravités était de vingt pour cent supérieure au maximum accessible aux meilleurs compensateurs de la Fédération. Ce qui prouvait de manière irréfutable que, qui que soient ces intrus, ils n’étaient pas de leur côté. — Estimation de la puissance militaire ? — En cours de calcul, commandant, répondit Henderson sans émotion. Nous avons compté pour l’instant un minimum de soixante-dix unités. Fofáo grimaça. — Très bien. (Il s’étonna lui-même du calme de sa voix.) Appliquez les protocoles de premier contact, ainsi que les programmes Longue-vue et Sentinelle. Ensuite, adoptez le niveau de sécurité quatre. Veillez à ce que le gouverneur soit informé de la situation. Dites-lui que je déclare un Code Alpha. — À vos ordres, commandant. — Je serai sur la passerelle dans cinq minutes, poursuivit Fofáo tandis que coulissait la porte de sa cabine et que faisait irruption son assistant muni de son uniforme. Lançons quelques drones de reconnaissance supplémentaires en direction de ces gens. — À vos ordres, commandant. — À tout de suite. Il éteignit son com d’une pression sur une touche et se retourna pour accepter les vêtements que lui tendait son assistant, livide. Mateus Fofáo ne mit en fait pas tout à fait cinq minutes à atteindre le pont de commandement du Swiftsure. En sortant de l’ascenseur, il parvint à se retenir de courir, préférant une démarche vive et rapide, les yeux déjà rivés sur l’écran principal. Il plissa les lèvres. Les unités inconnues étaient représentées sous la forme d’un inquiétant nuage d’éclats écarlates qui fondaient sur la composante principale de type GO du système binaire et sur la bille bleu et blanc de la quatrième planète de l’étoile. — À vos rangs, fixe ! tonna le premier maître Kuznetzov, mais Fofáo fit signe à tout le monde de se rasseoir. — Repos. Chacun regagna son siège, sauf le lieutenant de vaisseau Henderson. Elle abandonna à Fofáo le fauteuil de commandement fixé au milieu de la passerelle, visiblement soulagée de voir le commandant prendre la relève. Celui-ci lui adressa un signe de tête, passa devant elle et s’installa à sa place. — Au commandant le soin, annonça-t-il solennellement avant de se tourner vers Henderson, toujours debout à ses côtés. A-t-on reçu une communication de leur part ? — Négatif, commandant. S’ils avaient commencé à émettre à l’instant où ils ont surgi de l’hyper, nous les aurions entendus il y a environ… (le lieutenant de vaisseau consulta l’horloge numérique de la passerelle) deux minutes. Or, rien. Fofáo hocha la tête. Sans savoir pourquoi, au vu du nuage en expansion composé de symboles rouges sur l’écran, cela ne le surprenait pas. — Des nouvelles sur leur nombre ? — La vigie annonce un minimum de quatre-vingt-cinq vaisseaux interstellaires, affirma Henderson. Nous n’avons encore aucune indication sur le lancement d’éventuels chasseurs. Fofáo dodelina de nouveau du chef. L’envahit alors une étrange tension bourdonnante, en soi presque une forme de quiétude. Le calme d’un homme qui se retrouve face au désastre auquel il s’est préparé pendant des années sans jamais imaginer tout à fait y être un jour confronté. — Sentinelle ? lança-t-il. — Exécuté, commandant. L’Antilope a entamé il y a deux minutes son accélération vers la limite d’hyper. — Longue-vue ? — Activé, commandant. C’est toujours ça, se dit Fofáo dans un recoin isolé de son esprit. L’Antilope était un minuscule aviso très rapide et dépourvu d’armement. Situé à cinquante années-lumière de Sol, le Monde de Crestwell était l’avant-poste colonial le plus éloigné de la Fédération. Trop récent et pas assez développé pour disposer de son propre hypercom, il dépendait encore totalement de telles unités pour communiquer. Pour l’heure, l’unique fonction de l’Antilope était de filer vers Sol à sa vitesse maximale pour annoncer qu’un Code Alpha venait d’être prononcé. Le programme Longue-vue se fondait sur un réseau de satellites de surveillance déployés au niveau de la limite d’hyper du système stellaire. Complètement passifs, ils étaient en théorie presque indétectables. Loin de profiter au Swiftsure, les données captées – dans leur intégralité – étaient transmises à l’Antilope afin de garantir qu’elle dispose d’un état exhaustif de la situation tactique à l’instant T de son passage en hyperpropulsion. Les mêmes informations étaient communiquées en même temps au jumeau de l’aviso, la Gazelle, dissimulée en orbite de la géante gazeuse la plus éloignée du centre du système avec pour mission de demeurer à couvert jusqu’à la fin de l’opération, si possible, puis de rendre compte à la Vieille Terre. C’est une bonne chose qu’il soit là, songea Fofáo avec pessimisme, parce que ce n’est sûrement pas nous qui pourrons dire ce qui se sera passé. — État du vaisseau ? — Tous les systèmes de combat sont verrouillés en niveau quatre, commandant. La machinerie a signalé que tous les hommes sont à leur poste et que les systèmes classiques et hyper sont actifs, prêts à répondre aux ordres de manœuvre. — Parfait. Fofáo désigna à Henderson le poste qu’elle occupait d’ordinaire et la regarda le rejoindre. Il prit une profonde inspiration et pressa un bouton placé sur le bras de son fauteuil. — Ici le commandant, lança-t-il sans les formalités habituelles entourant une annonce à tout l’équipage. Vous êtes tous au courant de ce qui se passe. À vrai dire, vous devez en savoir à peu près autant que moi sur ces inconnus. J’ignore s’il s’agit de Gbabas. Si oui, c’est mauvais pour nous. Quoi qu’il en soit, je tiens à vous affirmer combien je suis fier de vous. Quelle que soit l’issue de l’affrontement, nul commandant n’aurait pu rêver d’un meilleur vaisseau et d’un plus bel équipage. Il relâcha le bouton du com et pivota sur son siège pour faire face au timonier du croiseur lourd. — Mettez le cap sur zéro-un-cinq, un-un-neuf à cinquante gravités, ordonna-t-il doucement. Le Swiftsure se mit en branle pour s’interposer entre la planète baptisée le Monde de Crestwell par ses colons humains et la colossale armada qui fondait sur elle. Mateus Fofáo avait toujours éprouvé de la fierté pour son vaisseau ; pour son équipage, sa vitesse et la formidable puissance de feu que recélait dans sa coque de trois quarts de million de tonnes. Dans l’immédiat, pourtant, il avait surtout conscience de sa fragilité. Dix ans plus tôt, il n’y avait pas encore à proprement parler de Flotte de la Fédération terrienne. Il existait bien une force que la Fédération appelait « flotte », mais elle ne consistait qu’en quelques vaisseaux d’exploration défendus par une poignée d’unités armées légères dont les missions se résumaient à diverses opérations de sauvetage et à la suppression d’occasionnels prédateurs purement humains. Or, il y avait dix ans de cela, un vaisseau d’exploration de la Fédération avait découvert la première preuve de l’existence d’une civilisation non humaine évoluée. Personne ne savait comment s’appelaient ses citoyens car aucun n’était encore en vie pour le dire. L’humanité avait été choquée de découvrir qu’une espèce entière avait été délibérément anéantie. Qu’un peuple capable de développer et exploiter toutes les ressources de son système stellaire d’origine avait été annihilé sans pitié. La première hypothèse avait voulu que la civilisation en question se soit détruite elle-même en une sorte d’accès frénétique de folie suicidaire. De fait, certains scientifiques continuaient à soutenir, après l’étude des données récoltées, que telle était l’explication la plus plausible. Ces irréductibles appartenaient toutefois à une très nette minorité. La majeure partie de l’humanité avait fini par accepter la seconde hypothèse, beaucoup plus terrifiante. Ce peuple ne s’était pas fait cela lui-même : un autre s’en était chargé. Fofáo ignorait qui avait donné le nom de Gbabas aux hypothétiques tueurs et ne s’en souciait guère. En revanche, c’était la découverte de leur existence possible qui avait été à l’origine de la création et du développement actuel d’une véritable Flotte de la Fédération. C’était aussi la raison de la mise en place de programmes d’urgence tels que Longue-vue et Sentinelle. Et de la présence du Swiftsure entre le Monde de Crestweil et le nuage en approche, totalement silencieux, de symboles rouges. Il n’y avait aucune chance qu’un unique croiseur lourd puisse stopper, ralentir ou même gêner une formation de la taille de celle qui approchait du vaisseau de Fofáo. Pas plus que celui-ci ne pourrait espérer échapper à des unités de guerre ennemies capables des accélérations dont les inconnus avaient déjà fait montre. De toute façon, même s’il l’avait pu, telle n’était pas la mission du Swiftsure. Même avec leur formidable capacité d’accélération, il faudrait près de quatre heures aux appareils étrangers pour atteindre le Monde de Crestweil, en supposant qu’ils aient l’intention de s’y arrêter. S’ils comptaient seulement le frôler, ils arriveraient dans moins de trois heures. Quels que soient leurs desseins, le Swiftsure avait le devoir de maintenir sa position. De faire tout son possible, jusqu’au dernier instant, pour ouvrir une forme de dialogue pacifique avec les inconnus. De servir de frêle bouclier et de fil de détente dans l’objectif, lointain et hautement improbable, de prévenir une attaque contre la planète tout juste colonisée qui se trouvait derrière lui. Avec pour destin presque assuré de devenir la première victime d’une guerre que la Fédération redoutait depuis près de dix ans. — Commandant, nous captons de nouvelles signatures de propulseurs, annonça le lieutenant de vaisseau Henderson. On dirait des chasseurs. (Elle s’exprimait d’une voix nette et professionnelle.) La vigie en estime le nombre à environ quatre cents. — Entendu. Toujours pas de réponse à nos appels, Transmissions ? — Aucune, commandant, répondit d’une voix tendue l’officier chargé des communications. — Officier tactique, commencez le déploiement des missiles. — À vos ordres, commandant, répondit Henderson. Déploiement immédiat des missiles. D’énormes projectiles à longue portée se détachèrent des anneaux externes d’artillerie tandis que d’autres glissaient par les tubes placés à mi-longueur du croiseur. Ils se dispersèrent en nuée autour du Swiftsure, portés par leur propulseur secondaire de maintien en position. Ils s’éloignèrent assez pour se tenir les uns les autres, ainsi que le vaisseau, hors de danger de la puissance insensée de leurs réacteurs primaires. On dirait qu’ils veulent englober la planète, se dit Fofáo en regardant la formation étrangère continuer à se déployer tandis que les tentatives de communication de son vaisseau ne cessaient de leur être transmises. Cela ne donne pas d’eux une image particulièrement pacifique. Il examina les informations de distance sur l’écran principal. Les intrus se dirigeaient vers l’intérieur du système depuis près de cent soixante minutes. Leur vitesse relative au Monde de Crestwell dépassait tout juste les trente et un mille kilomètres par seconde. Sauf inversion de leur accélération dans les secondes à venir, ils ne feraient finalement que frôler la planète. Je me demande… — Lancement de missiles ! annonça soudain Gabriela Henderson. Je répète : lancement de missiles ! Nombreux engins en approche ! Mateus Fofáo crut que son cœur avait cessé de battre. Ils n’imaginent tout de même pas atteindre une cible mobile à cette distance, songea-t-il comme des milliers de nouveaux symboles mouchetaient soudain son écran. Mais son cerveau ne tarda pas à le rappeler à la réalité. Ils n’auront aucune difficulté à toucher une planète, en revanche… Il scruta l’ouragan de projectiles et sut ce qui allait se produire. Jamais les défenses du Swiftsure ne pourraient bloquer ne serait-ce qu’une miette de ce torrent dévastateur. Dans un recoin glacé de son esprit, il s’interrogea sur la nature de ces équipements destructeurs. Ogives à fusion ? antimatière ? agents chimiques ou biologiques ? Ou peut-être s’agissait-il de simples armes cinétiques. Sous la prodigieuse accélération dont elles étaient capables, elles disposeraient de bien assez d’élan pour faire leur office, même sans tête nucléaire. — Transmissions, soyez attentif à toutes tentatives de communication, s’entendit-il lancer d’une voix éteinte en regardant se précipiter vers le Monde de Crestwell les bourreaux de son demi-million d’habitants. Maître de manœuvre, puissance maximale. Timonier, cap zéro-zéro-zéro, zéro-zéro-cinq. Officier tactique… (il tourna la tête et croisa le regard du lieutenant de vaisseau Henderson) préparez-vous à engager le combat. 14 février 2421 À bord de l’Excalibur et du Gulliver, cuirassés de la Fédération terrienne Force opérationnelle numéro un La vedette était trop petite pour constituer une menace. Le minuscule appareil représentait moins de trois pour cent de la taille du cuirassé Excalibur, vaisseau amiral de la force opérationnelle. Il était certes plus rapide que le bâtiment de la Fédération, plus sophistiqué aussi en termes de systèmes électroniques et offensifs, mais il n’aurait jamais pu approcher à une minute-lumière de la flottille sans y succomber. Par malheur, il n’en eut pas besoin. — Confirmation, amiral. Le visage acajou du capitaine de vaisseau Somerset affichait une expression sinistre sur l’écran com de l’amiral Pei Kau-zhi. Celui-ci remarqua que le commandant de l’Excalibur avait vieilli depuis le départ de la force opérationnelle. Bien sûr, il n’était pas le seul. — Quelle distance, Martin ? s’enquit l’amiral sans émotion apparente. — Un peu plus de deux virgule six minutes-lumière, répondit Somerset, la mine plus lugubre que jamais. Il est trop près, amiral. — Peut-être pas. (Pei adressa un mince sourire à son capitaine de pavillon.) De plus, quelle que soit la distance, il faudra faire avec, non ? — Amiral, je pourrais élargir le bouclier pour le repousser. Je pourrais même envoyer une flottille de contre-torpilleurs pour l’écarter de l’escadre au-delà de la portée de ses détecteurs. Pei secoua la tête. — Nous ignorons à quelle distance une unité plus lourde pourrait se cacher derrière lui. En outre, n’oublions pas que nous attendons d’eux qu’ils nous repèrent tôt ou tard. — Amiral, commença Somerset, nous ne pouvons pas nous permettre de prendre le risque de… — Nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas prendre ce risque, le coupa Pei avec fermeté. Allez-y, élargissez le bouclier dans sa direction. Voyez si vous pouvez au moins le repousser un petit peu. Quoi qu’il en soit, nous lancerons la manœuvre Séparation dans les trente prochaines minutes. Somerset le dévisagea un instant par l’écran com, puis acquiesça d’un grand signe de tête. — Très bien, amiral. Je transmets vos ordres. — Merci, Martin, dit Pei d’une voix beaucoup plus douce avant de couper la liaison. — Le commandant n’avait peut-être pas tout à fait tort, amiral, fit une voix calme de contralto derrière lui. Pei fit pivoter son fauteuil de commandement pour faire face à son interlocutrice. Le capitaine de corvette Nimue Alban devait vraiment manquer d’expérience, surtout dans cette société antigérone, pour oser suggérer à un amiral à quatre étoiles, même avec le plus grand respect, que son jugement puisse ne pas être infaillible. Pei Kau-zhi ne fut pourtant nullement tenté de le lui signaler. D’abord parce que, malgré sa jeunesse, elle était l’un des plus brillants officiers tactiques jamais formés par la Flotte de la Fédération terrienne. Ensuite parce que si quelqu’un avait gagné le droit de remettre en question les décisions de l’amiral Pei, c’était bien le capitaine de corvette Alban. — Il n’a pas tort, en effet, concéda Pei. Pas du tout, à vrai dire. Mais j’ai le sentiment que de mauvaises nouvelles se dissimulent non loin de cet oiseau de malheur-là. — Le sentiment, amiral ? Alban devait ses cheveux bruns et ses yeux bleus à son père gallois, mais sa grande taille et son teint clair à sa mère suédoise. L’amiral Pei, lui, était un petit homme sec de trois fois son âge qu’elle donna l’impression de dominer tandis qu’elle le regardait, un sourcil levé. Il fut heureux de constater toutefois, malgré une légère amertume, qu’elle n’exprimait là nulle incrédulité. Après tout, se dit-il, ma tendance à suivre mon intuition n’est pas étrangère à ce que je sois le dernier amiral à quatre étoiles dont disposera jamais la Fédération terrienne. — Il ne s’agit pas d’une forme mystérieuse de sixième sens, dans le cas présent, Nimue. Dites-moi… où se trouve l’autre éclaireur ? Vous savez que les vedettes gbabas évoluent toujours par deux. Or le capitaine de vaisseau Somerset n’en a signalé qu’une. L’autre doit bien être quelque part. — À appeler le reste de la meute, comprit Alban. Le regard céruléen de la jeune femme s’assombrit. L’amiral hocha la tête. — Exactement. Ils ont dû au minimum nous renifler avant que nous les repérions et l’un d’eux a aussitôt fait demi-tour pour quérir des renforts. L’autre va rester sur nos talons, surveiller tous nos faits et gestes, et guider ses amis jusqu’à nous. En revanche, s’il est une chose qu’il ne fera en aucun cas, c’est se rapprocher assez pour nous permettre de lui tirer dessus. Il ne peut pas se permettre de nous laisser l’abattre puis quitter l’hyperespace. Les siens risqueraient de ne plus jamais nous retrouver. — Je vois où vous voulez en venir, amiral. Alban s’abîma dans ses réflexions pendant un instant, ses yeux bleus rivés sur quelque chose qu’elle était seule à voir, puis reporta son attention sur son supérieur. — Amiral, lâcha-t-elle doucement, serait-il déplacé de ma part d’utiliser l’un des circuits de communication prioritaires pour contacter le Gulliver ? Je… j’aimerais dire au revoir au contre-amiral. — Je n’y vois aucune objection, bien entendu, répondit Pei sur le même ton. Profitez-en pour lui dire que je penserai à lui, voulez-vous ? — Vous pourriez le lui dire vous-même, amiral. — Non. (Il secoua la tête.) Kau-yung et moi nous sommes déjà fait nos adieux, Nimue. — À vos ordres, amiral. La nouvelle se répandit bientôt en dehors des coursives de l’Excalibur tandis que la dixième flottille de contre-torpilleurs se dirigeait vers la vedette gbaba. Une vilaine vague de terreur glaciale l’accompagna. Aucune panique, car chacun des membres de la dernière flotte de guerre de la Fédération assassinée savait au fond de son cœur que ce moment viendrait. Tous s’y étaient préparés. Mais cela n’avait pas suffi à les immuniser contre la peur quand l’heure fut enfin venue. Nombreux furent les officiers et matelots témoins du déploiement des symboles des contre-torpilleurs sur les écrans tactiques en direction du vaisseau de reconnaissance à implorer le ciel en silence qu’ils parviennent à rattraper la petite unité rapide et à l’abattre. Ils savaient pourtant combien c’était improbable. Même en cas de réussite, ils ne gagneraient sans doute pas plus de quelques semaines de répit, quelques mois peut-être. Cela ne les empêcha pas de prier. À bord du croiseur lourd Gulliver, un petit contre-amiral sec prononça lui aussi une prière. Non pour la destruction de la vedette. Même pas pour son grand frère qui se trouvait sur le point de mourir. Mais pour une jeune capitaine de corvette qui était devenue comme une fille pour lui… et qui s’était portée volontaire pour une affectation à bord de l’Excalibur en sachant ce bâtiment condamné. — Contre-amiral Pei, une demande de com de la part du vaisseau amiral, annonça à voix basse son officier de transmissions. C’est Nimue, amiral. — Merci Oscar, fit Pei Kau-yung. Passez-la-moi sur mon écran. — À vos ordres, amiral. — Nimue, dit Pei quand apparurent devant lui les yeux saphir et l’ovale familier du visage d’Alban. — Amiral, vous devez être au courant désormais. — En effet. Nous nous préparons en ce moment même à effectuer la manœuvre Séparation. — Je n’en doutais pas. Votre frère – l’amiral – m’a demandé de vous dire qu’il pensera à vous. Moi aussi. Et je sais que vous aurez une pensée pour nous de votre côté. Voilà pourquoi j’ai souhaité avoir cet entretien avec vous. (Elle le regarda droit dans les yeux.) Ce fut un honneur et un privilège de servir sous vos ordres, amiral. Je ne regrette rien de ce qui s’est passé depuis que vous m’avez nommée à votre état-major. — Je… j’y suis très sensible, Nimue, affirma Pei d’une voix toute douce. (Traditionaliste comme son frère, il n’avait pas l’habitude de faire étalage de ses émotions, mais il savait qu’elle lisait sa douleur dans ses yeux.) J’ajouterai que je vous suis profondément reconnaissant pour vos services rendus à la Flotte. Même à ses oreilles, ces mots lui parurent horriblement empruntés, mais aucun des deux n’aurait osé se montrer plus démonstratif sur un circuit de communication public, a fortiori en sachant tous les messages automatiquement enregistrés. Or, manque de naturel ou non, elle avait saisi ce qu’il avait voulu dire aussi bien que lui l’avait comprise. — J’en suis ravie, amiral. Vous voulez bien dire au revoir à Shan-wei de ma part ? Assurez-la de mon affection. — Bien sûr. Vous savez déjà avoir toute la sienne. (Alors, oubliant un instant les exigences de son éducation, il s’éclaircit brusquement la voix et conclut d’une voix rauque :) Et la mienne. — Je vous remercie, amiral. (Alban lui sourit, presque avec gentillesse.) Adieu, amiral. Que Dieu vous garde. Les contre-torpilleurs parvinrent à repousser le vaisseau de reconnaissance. Pas aussi loin qu’ils l’auraient voulu mais assez pour offrir à l’amiral Pei un net soulagement. — Avis à toutes les unités, dit-il sans quitter des yeux l’écran tactique principal. Ordonnez l’exécution de la manœuvre Séparation. Le premier maître responsable des communications de la passerelle amirale obtempéra aussitôt. Les codes lumineux de l’écran de Pei vacillèrent. À peine un instant. Et encore, seulement parce que les capteurs étaient très attentifs. Enfin, se dit-il avec un sourire désabusé, c’est l’idée, en tout cas. Quarante-six gigantesques vaisseaux interstellaires arrêtèrent leurs systèmes d’hyperpropulsion et disparurent aussitôt en passant en dessous de la vitesse de la lumière. Au même instant, quarante-six autres bâtiments, soigneusement dissimulés en mode furtif, apparurent tout aussi vite. Il s’agissait d’une manœuvre réclamant une coordination très précise en vue de laquelle la flotte de Pei s’était entraînée sans relâche sur les simulateurs et à plus d’une dizaine de reprises en conditions réelles. Elle fut exécutée cette dernière fois sans la moindre anicroche. Les quarante-six nouveaux venus se glissèrent vite et bien dans les interstices qui venaient d’apparaître au sein de la formation. La signature de leurs propulseurs correspondait presque exactement à celle des bâtiments évaporés. Cela va être une mauvaise surprise pour les Gbabas, songea froidement Pei. Et qui conduira un de ces jours à une déconvenue encore plus énorme et désagréable pour eux. — Vous savez, dit-il en se détournant de l’écran pour faire face au capitaine de corvette Alban et au capitaine de vaisseau Joseph Thiessen, son chef d’état-major, nous avons vraiment été à deux doigts de leur flanquer une dérouillée. Encore cinquante ans – soixante-quinze tout au plus – et nous les aurions mis à genoux, « empire interstellaire » ou non. — Vous me semblez faire preuve d’un excès d’optimisme, amiral, répondit Thiessen au bout d’un moment. Souvenez-vous que nous n’avons même pas découvert jusqu’où s’étend leur domination. — Cela n’aurait revêtu aucune espèce d’importance, répliqua Pei en secouant vivement la tête. Nous sommes aujourd’hui à égalité avec eux sur le plan technologique, Joe. Aujourd’hui. Or, dites-moi, quel âge ont leurs vaisseaux ? — Certains sont tout neufs, amiral, répondit Nimue Alban à la place du chef d’état-major. Mais je vois ce que vous voulez dire. Même Thiessen hocha la tête de façon presque machinale. Pei décida de ne pas enfoncer le clou. C’était devenu inutile. Pourtant, d’une certaine façon, il aurait ressenti un énorme réconfort à expliquer à quelqu’un d’autre que Nimue ce qui était sur le point de se produire. Mais il ne pouvait pas faire cela à Thiessen. Le chef d’état-major était un homme bon. Il éprouvait une foi absolue en l’opération Arche et ses principes sous-jacents. Comme tous les subordonnés de Pei, il s’apprêtait à donner sa vie pour en garantir la réussite. L’amiral ne pouvait donc décemment pas lui dire que son propre commandant était partie prenante d’un complot ourdi contre ceux chargés de mener à bien cette mission. — Croyez-vous que nous les ayons assez ébranlés pour qu’ils se mettent à innover de façon active, amiral ? lui demanda Thiessen au bout de quelques instants. (Pei le regarda, leva un sourcil. Le chef d’état-major haussa les épaules en grimaçant un sourire.) J’aimerais au moins pouvoir me dire que nous aurions donné du fil à retordre à ces enfants de salauds, amiral ! — Oh, je crois que vous pouvez être rassuré sur ce point, répondit Pei en esquissant à son tour un sourire sans joie. Quant à savoir si cela aura suffi pour les changer, je n’en sais rien. D’après les estimations des xénologues, non. Leur organisation et leur culture sont stables depuis au moins huit ou neuf mille ans. Nous avons peut-être représenté un obstacle plus difficile à surmonter que ceux qu’ils rencontrent d’habitude, mais la formule a porté ses fruits dans notre cas aussi, au bout du compte. Ils seront sans doute encore un peu nerveux pendant deux ou trois siècles, ne serait-ce qu’à l’idée que nous ayons pu dissimuler quelque part une autre colonie à leur insu, mais ils finiront par se calmer. — Jusqu’au jour où le prochain peuple de gogos tombera sur eux sans se méfier, souligna Thiessen avec amertume. — Tout à fait, acquiesça calmement Pei en se retournant vers l’écran. Huit ou neuf mille ans, médita-t-il. C’est ce que supposent les xénologues. Je parie pourtant qu’ils existent depuis beaucoup plus longtemps. Bon sang, je me demande à quand remonte leur découverte du feu ! C’était une question à laquelle il avait réfléchi plus d’une fois au cours des quarante ans qu’il avait fallu à l’Empire gbaba pour venir à bout de l’espèce humaine. En effet, s’il était deux qualités dont ces êtres ne pouvaient en aucun cas s’enorgueillir, c’étaient les capacités d’innovation et d’adaptation. Au début, les Gbabas avaient clairement sous-estimé les difficultés que leur poserait leur adversaire. Les effectifs des premiers détachements n’avaient été que de trois ou quatre fois supérieurs à ceux de leurs futures victimes. Il leur était ainsi rapidement et douloureusement apparu qu’ils n’arrivaient pas à la cheville de l’humanité en termes de souplesse tactique. La première vague génocidaire avait déferlé au-delà de Crestwell en emportant trois des quatorze principaux systèmes extrasolaires de la Fédération, avec cent pour cent de pertes civiles. Alors, la Flotte de la Fédération s’était rassemblée pour bloquer les envahisseurs dans leur élan. Elle avait même contre-attaqué, au point de capturer pas moins de six systèmes stellaires gbabas. C’était là que s’était mobilisée l’intégralité de la flotte ennemie. Pei Kau-zhi, alors capitaine de frégate, servait en tant qu’officier de tir à bord de l’un des vaisseaux de ligne de la Fédération dans le système de Starfall quand étaient arrivées les véritables forces spatiales gbabas. Il se souvenait encore des écrans, des vagues interminables de symboles écarlates, chacun représentant une importante unité adverse, tandis qu’elles se matérialisaient comme autant de fléaux après leur traversée de l’hyperespace. Il avait éprouvé la sensation de conduire une voiture terrestre au milieu d’une tempête de neige rutilante, à ceci près que jamais flocons ne l’avaient ainsi fait frissonner jusqu’à la moelle de ses os. Il ne savait toujours pas comment l’amiral Thomas s’y était pris pour qu’une partie de sa flotte en réchappe. La plupart des unités de la maîtresse femme étaient tombées avec elle en couvrant la fuite d’une poignée de survivants dont le devoir avait été non pas de tenir leurs positions et de mourir avec leur chef, mais de vivre pour porter les terribles nouvelles. De regagner leur base dans la panique, portés par le souffle de l’ouragan, pour avertir l’humanité de l’arrivée de l’Apocalypse. Non pas que les hommes aient été totalement pris au dépourvu. La gravité de la première vague d’agression gbaba, même si elle avait été repoussée, les avait tous brutalement tirés du sommeil. Toutes les planètes de la Fédération avaient commencé de s’armer et de se fortifier dès la découverte des premières preuves de l’existence des étrangers, dix ans avant Crestwell. Après Crestwell, ces préparatifs s’étaient amplifiés à un rythme frénétique. Un système stellaire constituait une forteresse impressionnante. Les éléments survivants de la Flotte s’étaient repliés derrière les défenses prévues, où ils s’étaient battus jusqu’à la mort pour protéger les mondes humains. Ils avaient imposé à leurs adversaires un prix exorbitant en vaisseaux abattus et détériorés. Mais les Gbabas avaient accepté de le payer. Même les xénologues n’avaient pu expliquer de façon satisfaisante pourquoi ils avaient refusé tout net d’envisager des négociations. Ils – ou du moins leurs systèmes de traduction automatique – comprenaient pourtant l’anglais standard, comme en attestait leur utilisation de données et documents capturés, ainsi que les quelques prisonniers humains récupérés, brisés et meurtris, après des « interrogatoires » d’une brutalité horrifiante de désinvolture et de détachement. L’humanité savait donc qu’il était au minimum possible de communiquer avec eux. Malgré tout, ils n’avaient jamais réagi aux diverses tentatives d’entrée en contact officielles qu’en les attaquant de plus belle. Pour sa part, Pei se demandait si les Gbabas étaient encore capables de la moindre réaction raisonnée. Certains appareils que la Fédération avait pu saisir ou abattre, puis examiner, s’étaient révélés d’une ancienneté dépassant l’entendement. L’un d’eux, d’après les scientifiques qui l’avaient analysé, avait été construit au bas mot deux millénaires avant sa capture. Pourtant, rien n’indiquait que des progrès technologiques significatifs aient été accomplis entre le moment de sa conception et celui de son dernier combat. Comme l’avait souligné Alban, les plus récents de leurs vaisseaux présentaient des armes, ordinateurs, systèmes d’hyperpropulsion et batteries de détecteurs identiques. Cela impliquait un niveau de stagnation culturelle que même la Chine des ancêtres de Pei, au plus fort de son rejet conservateur du monde extérieur, n’avait jamais égalé. En comparaison, l’Égypte ancienne faisait figure de foyer d’innovation. Il était inconcevable pour Pei que des êtres conscients aient pu vivre si longtemps sans évolution majeure. Ainsi, peut-être les Gbabas n’étaient-ils plus conscients dans le sens que les humains donnaient à ce terme. Peut-être tout cela n’était-il que le résultat d’un ensemble d’impératifs culturels si profondément enracinés qu’ils relevaient désormais littéralement de l’instinct. Mais aucune de ces considérations n’avait sauvé l’espèce humaine de l’annihilation. Cela ne s’était pas fait en un jour, bien sûr. Les Gbabas avaient été forcés de prendre une à une les forteresses de l’humanité, au terme de longues et terribles années de siège. La Flotte de la Fédération s’était reconstituée derrière les fortifications du système. Y avaient été affectés de nouveaux officiers et matelots – dont beaucoup, comme Nimue Alban, n’avaient jamais connu de périodes où l’humanité ne se trouvait pas acculée dos au mur. Ces nouvelles forces spatiales avaient riposté par des sorties et incursions désespérées qui avaient coûté cher aux Gbabas. Mais le résultat final était inexorable. L’Assemblée fédérale avait confié à plusieurs flottes coloniales la mission d’établir des refuges cachés où quelques rescapés de l’humanité pourraient attendre la fin de la tempête. Par malheur, en dépit de tout leur manque de souplesse et d’imagination, les Gbabas s’étaient à l’évidence déjà heurtés à de tels stratagèmes car ils entourèrent de vedettes chacun des systèmes stellaires restants de la Fédération. Les forces opérationnelles chargées d’escorter les colons avaient beau, grâce à leur supériorité locale écrasante, se frayer un chemin au-delà des unités de surveillance et du lacis moins dense de vaisseaux de guerre déployés en soutien, les vedettes trouvaient toujours le moyen de maintenir le contact ou de le rétablir sans tarder. Ainsi, tous les efforts consentis pour échapper au blocus avaient été contrecarrés. Une expédition coloniale était bien parvenue à se glisser entre les mailles du filet… pour transmettre par hypercom, moins de dix ans plus tard, un ultime message désespéré. Elle avait échappé à la première coquille de vedettes, mais d’autres bâtiments ennemis s’étaient lancés à sa poursuite. Il en avait sans doute fallu des milliers pour explorer minutieusement toutes les destinations susceptibles d’avoir été choisies par la formation humaine, mais l’une des vedettes avait fini par tomber dessus par hasard. Avaient alors suivi les forces de destruction. D’après l’administrateur de la colonie, c’étaient les émissions de celle-ci qui avaient attiré les Gbabas, et ce malgré toutes les précautions prises pour les limiter. Pei soupçonnait cet homme disparu depuis longtemps d’avoir vu juste. C’était en tout cas l’hypothèse qui sous-tendait l’opération Arche. — Au moins, nous avons réussi à repousser leur foutue vedette assez loin pour donner à Séparation une chance de marcher, fit observer Thiessen. Pei hocha la tête. Il ne reprocherait à personne d’enfoncer des portes ouvertes à un moment pareil. Ce devait d’ailleurs être un compliment de la part de Joe, songea-t-il avec ce qui aurait pu passer pour un petit rire intérieur. Après tout, c’était Pei qui avait eu l’idée de la manœuvre Séparation, ce tour de passe-passe censé convaincre les Gbabas d’avoir repéré et anéanti la toute dernière tentative de colonisation de l’humanité. Voilà pourquoi les quarante-six cuirassés et porteurs d’engins qui avaient accompagné en mode furtif le reste de sa force opérationnelle n’avaient lancé aucun missile ou chasseur au cours de la bataille menée pour franchir la barrière constituée des vaisseaux de guerre gbabas déployés en bulle tout autour du système de Sol. Ç’avait été un âpre combat dont l’issue n’avait pourtant fait aucun doute. Malgré tout, dûment camouflés et aidés en cela par les émissions diffuses des tirs d’armes lourdes et des systèmes de guerre électronique des forces en présence, les quarante-six unités avaient théoriquement échappé à l’attention et à la suspicion des Gbabas. Le sacrifice de deux flottilles entières de contre-torpilleurs restées en arrière pour abattre les seules vedettes assez proches pour détecter la flotte coloniale en fuite avait permis à Pei de décrocher. Il avait même entretenu le secret espoir que celle-ci réussirait à semer toute poursuite. Que, contre toute attente, l’ensemble de son commandement pourrait survivre. Malgré tout, quels qu’aient pu être ses rêves, il n’y avait jamais vraiment cru et c’était pour cela que ces appareils étaient restés cachés jusque-là. Quand la Flotte ennemie arriverait – et elle n’y manquerait pas car, malgré leur âge, les vaisseaux gbabas demeuraient plus rapides que ceux des humains –, elle trouverait le nombre exact d’unités signalées par les éclaireurs lorsqu’ils avaient enfin repéré les fuyards. Quand chacun de ces appareils serait détruit, quand aurait été tué jusqu’au dernier de leurs hommes d’équipage, les Gbabas supposeraient qu’ils auraient abattu l’intégralité des fugitifs. À tort, songea Pei Kau-zhi avec un calme glacial. Un jour, malgré tout ce que pourront faire des gens comme Langhorne et Bédard pour pour l’empêcher, nous reviendrons. Et alors, bande d’enfoirés, vous… — Amiral, annonça Nimue Alban à voix basse, les détecteurs longue portée viennent de repérer l’arrivée d’appareils ennemis. (Il se retourna, posa les yeux sur elle. Alban soutint son regard.) Deux contacts sont confirmés, amiral. La salle de contrôle estime la taille du premier à environ un millier de sources ponctuelles. Le deuxième est plus important. — Bien, lâcha-t-il avec un demi-sourire. Ils nous ont au moins fait l’honneur de nous envoyer ce qu’ils ont de mieux. (Il se tourna vers Thiessen.) Appelez tous les hommes de la Flotte aux postes de combat, je vous prie. Lancez les chasseurs et prépositionnez les premiers missiles en vue de leur tir. 7 septembre 2499 Enclave du lac Pei Continent de Havre Sanctuaire — Grand-père ! Grand-père, venez vite ! Un ange ! Timothy Harrison leva les yeux, pour voir son arrière-petit-fils franchir brutalement la porte ouverte de son bureau de l’hôtel de ville. Le comportement du garçon était insupportable, bien sûr, mais il était toujours difficile de se fâcher contre Matthew. Personne à la connaissance de Timothy ne parvenait à lui en vouloir longtemps. Par conséquent, les garçons étant ce qu’ils sont, le jeune Matthew se voyait constamment passer ce qui aurait dû lui valoir, au bas mot, une bonne correction. Dans le cas présent, toutefois, peut-être son excitation serait-elle pardonnable, jugea Timothy. Même s’il n’était pas près de l’admettre à voix haute. — Matthew Paul Harrison, lança-t-il avec sévérité. Tu es ici dans mon bureau, pas dans les douches du terrain de base-ball ! Un minimum de civilité est attendu de tout un chacun en ces lieux, même, ou plutôt surtout, de la part d’un jeune vaurien comme toi ! — Excusez-moi, grand-père, répondit le garçon en baissant la tête. Ce faisant, il leva les yeux à travers ses cils. S’animèrent alors aux coins de sa bouche les fossettes du sourire dévastateur qui lui vaudrait bien des ennuis quelques années plus tard. — Bon, grogna Timothy. N’en parlons plus. Cela ira… pour cette fois. Il eut la satisfaction de remarquer un frisson d’inquiétude apparemment authentique à cet avertissement. Il se laissa aller en arrière dans son fauteuil. — Bien, qu’est-ce que c’est que cette histoire d’ange ? — Le signal, répondit Matthew avec enthousiasme, les yeux brillants d’excitation au souvenir de ce qui l’avait poussé à faire irruption chez son grand-père. Le signal vient de s’allumer ! Le père Michael m’a dit que je devais courir vous prévenir immédiatement. Un ange arrive, grand-père ! — De quelle couleur était ce signal ? Timothy s’était exprimé d’une voix si calme qu’il monta encore sans s’en rendre compte dans l’estime déjà immense que lui portait son arrière-petit-fils. — Jaune, grand-père. Timothy hocha la tête. L’un des anges mineurs, donc. Il ressentit un court pincement de regret qu’il se reprocha aussitôt. Sans doute serait-il plus enthousiasmant de recevoir la visite de l’un des archanges en personne, mais les mortels auraient été mal inspirés d’imposer leurs désirs à Dieu, même de façon indirecte. Du reste, même un ange « mineur » représentera bien assez d’animation pour toi, vieil homme ! s’admonesta-t-il. — Eh bien, dit-il avec un signe de tête à son arrière-petit-fils, si un ange descend à Beau-Rivage, nous devons nous préparer à le recevoir. File sur les quais, Matthew. Va retrouver Jason et demande-lui de signaler à tous les bateaux de pêche de rentrer au port. Ensuite, retourne chez toi et raconte tout à ta mère et à ta grand-mère. Je suis sûr que le père Michael fera vite sonner le tocsin, mais autant les prévenir tout de suite. — Oui, grand-père ! répondit Matthew avec entrain. Il fit aussitôt volte-face et repartit par là où il était entré. Timothy le regarda déguerpir, sourit un instant, puis redressa les épaules et sortit de son bureau. L’essentiel du personnel de l’hôtel de ville s’était interrompu dans ses activités et regardait le maire, qui répondit par un sourire énigmatique. — Je constate que vous avez tous entendu l’annonce de Matthew. Dans ces conditions, je ne vois nul besoin de vous en dire davantage dans l’immédiat. Finissez ce que vous étiez en train de faire, rangez votre travail et dépêchez-vous de rentrer chez vous pour vous préparer. Des hochements de tête muets accueillirent ces paroles. Çà et là, des chaises crissèrent sur le plancher comme les employés qui avaient pris de l’avance sur ces instructions se hâtaient de glisser leurs fichiers dans les classeurs correspondants. D’autres se penchèrent sur leur bureau en grattant le papier de leur plume avec frénésie pour pouvoir s’arrêter à un stade raisonnable. Timothy les observa pendant quelques secondes puis poursuivit son chemin jusqu’à la porte d’entrée. Le bâtiment se dressait au sommet d’une colline au centre de Beau-Rivage. L’agglomération se développait régulièrement et Timothy savait qu’elle ne tarderait pas à franchir la ligne insaisissable séparant « gros village » de « petite ville ». Il ne savait pas trop qu’en penser, pour de nombreuses raisons. Toutefois, quelle que soit son opinion, celle de Dieu et de ses anges ne faisait aucun doute, ce qui rendait bien futiles ses réserves purement personnelles. La nouvelle se répandait, comme il put s’en rendre compte. Les habitants se ruaient le long des rues pavées et des trottoirs, la tête baissée pour échanger des conversations animées avec des compagnons ou le visage simplement barré d’un immense sourire. Le signal allumé au sommet du haut clocher de l’église du père Michael était ainsi placé pour être visible de presque n’importe quel endroit de la ville. De là où il se tenait, Timothy en distinguait la vive lueur ambrée malgré l’éclat du soleil estival. La cloche résonna soudain. Sa voix, riche et profonde, se mit à chanter dans l’air d’été, à hurler l’heureuse nouvelle à qui n’avait pas vu le signal. Timothy se sentit entouré d’une bulle pétulante et mélodieuse de félicité. Il se mit alors en route vers le lieu de culte en adressant de calmes signes de tête aux passants qu’il croisait. Son statut de maire lui conférait après tout certaines responsabilités. Plus précisément, il appartenait au nombre en baisse lente mais constante des Adam de Beau-Rivage, tout comme sa femme Sarah était une Eve. Leur incombait à ce titre le devoir particulier consistant à entretenir avec dignité le climat de respect, d’adoration et de révérence craintive dû à l’un des serviteurs immortels du Dieu qui avait exhalé dans leurs narines le souffle même de la vie. Quand Timothy atteignit l’église, le père Michael l’y attendait. Quoique plus jeune que lui, le prêtre paraissait beaucoup plus âgé. Michael avait été l’un des tout premiers enfants engendrés là, sur Sanctuaire, à la suite de l’injonction divine donnée à son peuple d’être fécond et de se multiplier. Timothy lui-même n’était jamais « né » à proprement parler, bien sûr. Dieu avait créé son âme immortelle de Sa main. L’archange Langhorne et son assistante, l’archange Shan-wei, avaient ensuite créé son enveloppe physique selon les instructions du Tout-Puissant. C’était juste là que s’était Éveillé Timothy, debout au milieu de la place centrale de Beau-Rivage avec les autres Adam et Eve. Le simple souvenir de ce glorieux matin originel – de sa première vision du splendide azur de Sanctuaire, de l’éclat aveuglant de Kau-zhi qui pointait à l’horizon oriental telle une sphère ruisselante de cuivre en fusion, des majestueux arbres verts, des champs déjà labourés, riches de fruits ne demandant qu’à être récoltés, des eaux bleu nuit du lac Pei, des bateaux de pêche amarrés aux pontons, prêts à appareiller, emplissait encore son âme d’une humble exaltation. C’était aussi la première fois qu’il avait, miracle à part entière, posé les yeux sur sa chère Sarah. Mais cela remontait à près de soixante-cinq ans. S’il avait été identique aux autres mortels, nés de l’union d’un homme et d’une femme, son corps aurait commencé à dépérir depuis longtemps. De fait, bien que de quatre ans son cadet, le père Michael était, avec ses épaules voûtées, ses cheveux gris et ses doigts noueux, déjà marqué par le poids des ans. Timothy, lui, conservait une chevelure noire et épaisse, sans trace de blanc, même si quelques fils d’argent s’insinuaient par endroits dans sa barbe. Il se souvenait de Michael quand il n’était encore qu’un bébé rougeaud et braillard dans les bras de sa mère. Timothy était déjà dans la fleur de l’âge à l’époque, comme tous les Adam à leur Éveil. Étant donné ce qu’il était, le direct produit des mains de Dieu, il ne fallait pas s’étonner de sa longévité supérieure à celle des êtres davantage éloignés du contact du Très-Haut. Toutefois, si Michael en nourrissait une quelconque rancune, jamais Timothy n’en avait décelé le moindre signe. Le prêtre était un homme d’une grande humilité qui n’oubliait pas que son privilège d’exercer son office sacerdotal était une manifestation tangible de la grâce divine, dont aucun mortel ne saurait jamais se montrer tout à fait digne. Ce qui ne le dispensait pas d’essayer. — Réjouissez-vous, Timothy ! lança le prêtre, les yeux brillants sous ses sourcils blancs et broussailleux. — Réjouissez-vous, mon père, répondit Timothy en posant un genou à terre pour permettre à Michael de le bénir d’une main sur sa tête. — Que Langhorne vous bénisse et vous aide à suivre les voies et les lois du Seigneur jusqu’à ce qu’arrive pour nous tous le Jour Espéré, murmura Michael d’une voix rapide avant de tapoter l’épaule de son paroissien. Levez-vous, maintenant ! C’est vous, l’Adam, Timothy. Dites-moi que j’ai tort de m’inquiéter. — Vous avez tort de vous inquiéter, obéit Timothy en se levant pour placer un bras autour des épaules de son vieil ami. Vraiment, ajouta-t-il sur un ton plus sérieux, vous avez fait du bon travail, Michael. Votre troupeau a été bien gardé depuis la dernière Visitation. Il s’est de plus accru sans faillir. — Notre troupeau, vous voulez dire. Le maire allait secouer la tête mais réprima son geste. Il était très aimable de la part de Michael de le présenter ainsi, mais tous deux savaient que, malgré toute l’application avec laquelle Timothy s’acquittait de ses responsabilités en tant qu’administrateur de Beau-Rivage et des fermes environnantes, toute son autorité lui venait des archanges et, à travers eux, de Dieu lui-même. Par conséquent, qu’il s’agisse de questions spirituelles ou temporelles, le véritable pouvoir appartenait ici, à Beau-Rivage, au père Michael, le représentant de l’Église. Cette gentillesse lui ressemble bien, après tout, se dit Timothy avec un sourire. — Venez, l’invita-t-il à voix haute. Si j’en crois le rythme du signal, il nous reste peu de temps pour achever nos préparatifs. Lorsque apparut, loin au-dessus des eaux bleues du lac Pei, le nimbe radieux du kyousei hi, tout était prêt. En dehors de quelques pêcheurs trop éloignés des rives de l’immense lac pour apercevoir le signal du retour, toute la population de Beau-Rivage s’était assemblée sur la place centrale et tout autour. Les habitants de plusieurs fermes avoisinantes avaient aussi fait le déplacement et l’esplanade se révéla loin d’être assez spacieuse pour accueillir tout le monde. La foule débordait de l’espace public et s’accumulait dans les rues qui y débouchaient. Timothy Harrison ressentit une immense joie teintée de satisfaction en constatant que lui et les autres Adam et Eve s’étaient bel et bien montrés féconds et s’étaient multipliés. Le kyousei hi fondait sur eux, plus vite que ne galopait le plus rapide des chevaux, que ne chargeait le plus agile des tigres-lézards. Le globe de lumière se fit de plus en plus éblouissant à mesure qu’il approchait de la ville. Ce qui n’avait été qu’un grain de poussière étincelant, loin de la rive, au-dessus du lac, s’élargit pour gagner en luminosité et devenir d’abord une étoile tombée de la voûte céleste de Dieu lui-même, puis un deuxième soleil, plus petit que Kau-zhi mais assez radieux pour rivaliser en puissance avec lui. Alors, comme il franchissait les derniers milles avec la vivacité d’une vouivre en piqué, son éclat surpassa celui de l’astre du jour. Il flamboya au-dessus de la ville, sans dégager de chaleur et pourtant beaucoup trop vif pour que l’œil en supporte la vision, en découpant des ombres avec la précision d’une lame de scalpel en dépit du soleil de midi. Timothy, comme tous les autres hommes et femmes, inclina la tête en se protégeant les yeux de l’aveuglante clarté. Bientôt, celle-ci déclina, aussi vite qu’elle était apparue, et le maire se redressa lentement. Le kyousei hi dominait toujours Beau-Rivage mais s’était tant élevé dans les cieux qu’il n’était de nouveau guère plus radieux que Kau-zhi. Il l’était toujours beaucoup trop pour qu’on puisse le regarder mais demeurait assez éloigné pour que la simple chair mortelle en supporte la présence. Toutefois, si le kyousei hi s’était retiré, l’être dont il était le véhicule n’en avait rien fait. Sur la place, tous s’agenouillèrent en signe de vénération. Timothy fit de même. Son cœur exulta à la vue de l’ange qui se tenait sur l’estrade dressée au centre de l’esplanade. Elle était strictement réservée à de tels événements. Nul pied humain n’était autorisé à en profaner la surface en dehors de ceux des religieux qui en assuraient la purification rituelle et la maintenaient en permanence prête à accueillir de divins visiteurs. Timothy reconnut l’ange. Il s’était écoulé près de deux ans depuis la Visitation précédente et l’être spirituel n’avait pas changé. Il donnait certes l’impression d’avoir vieilli – très peu – depuis le jour où Timothy l’avait vu pour la première fois, aussitôt après l’Éveil, mais il était écrit dans la Charte que, bien que les anges et les archanges soient immortels, l’enveloppe qui leur avait été donnée pour éduquer et guider le peuple de Dieu était de la même substance que le monde des hommes. Animés par le surgoi kasai, le « grand incendie » de la caresse de Dieu, ces corps duraient plus longtemps que ceux des mortels, tout comme ceux des Adam et des Eve résistaient mieux que ceux de leurs descendants, mais ils se flétrissaient tout de même. Un jour viendrait où tous les anges – et même les archanges – seraient rappelés aux côtés du Très-Haut. Timothy savait que le Seigneur Lui-même l’avait ordonné, mais il se réjouissait de ce que la mort lui aurait fermé les yeux avant ce jour. Un monde où n’évolueraient plus les anges paraîtrait bien sombre, morne et sinistre à qui avait contemplé de ses yeux les messagers du Tout-Puissant dans la splendeur des premiers jours. Ni plus grand que Timothy, ni plus large d’épaules, l’ange ne différait guère en apparence d’un simple mortel en dehors de sa tenue. Vêtu jusqu’aux pieds d’une splendide parure chatoyante aux couleurs mouvantes et fugitives, il avait la tête auréolée d’une incandescence bleue crépitante. À sa taille pendait son sceptre, barre de cristal inaltérable moitié moins longue que l’avant-bras. Timothy avait déjà vu un ange en user. Une seule fois. La foudre qui en était issue avait suffi à terrasser un tigre-lézard en pleine charge avec un coup de tonnerre cataclysmique. La moitié du corps de l’animal s’était littéralement consumée. Les oreilles de Timothy avaient bourdonné pendant des heures par la suite. L’ange examina pendant quelques secondes en silence la foule révérencieusement agenouillée. Alors, il leva la main droite. — La paix soit avec vous, mes enfants, déclara-t-il d’une voix incroyablement forte et claire et pourtant ni forcée ni même haussée. Je vous apporte la bénédiction du Seigneur et celle de l’archange Langhorne, Son serviteur. Gloire à Dieu ! — Et à Ses serviteurs, murmura la foule. L’ange sourit puis reprit : — Le Seigneur est content de vous, mes enfants. À présent, vaquez tous à vos activités, dans la joie du Tout-Puissant. J’ai des nouvelles à annoncer au père Michael et à votre maire, Timothy. Une fois que je leur aurai parlé, ils vous diront ce que Dieu attend de vous. Debout côte à côte, Timothy et Michael regardèrent la place et les rues avoisinantes se vider de la masse grouillante de leurs concitoyens, rapidement mais sans précipitation ni bousculade. Certains fermiers des alentours avaient chevauché ventre à terre – voire couru sur une distance de plusieurs milles – pour ne pas manquer l’arrivée de l’ange. Pourtant, nul n’éprouva de ressentiment ni même de déception à être renvoyé si vite à sa besogne. Il avait été de leur allègre devoir d’accueillir le messager de Dieu et ils se savaient comblés, plus que n’en étaient dignes de pauvres pécheurs mortels, de l’avoir contemplé de leurs yeux. L’ange descendit de l’estrade consacrée et se dirigea vers Timothy et Michael. Ils posèrent encore un genou à terre devant lui et il secoua la tête. — Non, mes fils, dit-il doucement. Nous aurons bien assez de temps plus tard pour cela. Pour l’heure, nous avons à parler. Dieu et l’archange Langhorne sont contents de vous. Ils sont satisfaits de la façon dont Beau-Rivage se développe et prospère. Toutefois, vous pourriez être appelés à affronter de nouvelles difficultés. L’archange Langhorne m’a chargé de renforcer votre esprit en vue des tâches que vous pourriez avoir à accomplir. Venez, rendons-nous dans l’église pour nous entretenir là où il siéra le mieux à cet échange. Assis dans son confortable fauteuil, Pei Kau-yung écoutait la discussion avec un visage inexpressif. Le soleil de classe G6 qu’ils avaient appelé Kau-zhi en l’honneur de son frère flamboyait au-dessus d’eux à l’extérieur. Il était juste après midi, heure locale, et l’été boréal était chaud. S’engouffrait pourtant par les fenêtres ouvertes, soufflant du lac Pei, une fraîche brise dont la caresse lui arracha une grimace intérieure. Aucun honneur n’aurait été trop beau pour nous, d’après ces salauds, hein ? Ils ont donné au soleil local le nom de Kau-zhi. Le nom du lac fait aussi référence à lui, je suppose – ou peut-être à nous deux. Voire à Shan-wei, à l’époque. Je me demande si c’est justement parce qu’il n’ignorait rien de leur mégalomanie que le Contrôle de la mission a choisi Langhorne et Bédard. Il essaya de se dire que seule était en cause l’inévitable lassitude éprouvée à les voir aux commandes depuis près de soixante années standards – presque soixante-cinq années locales. Malheureusement, on ne lui enlèverait pas de l’idée que ceux qui avaient sélectionné Eric Langhorne en tant qu’administrateur en chef de la colonie et le docteur Adorée Bédard en tant que chef psychiatre savaient exactement ce qu’ils faisaient. Au fond, la survie – à tout prix – de l’espèce humaine importait plus que quelques violations mineures des droits de l’homme les plus élémentaires. — … et nous vous implorons une fois de plus, disait la femme élancée aux cheveux gris qui se tenait au centre de la salle d’audience ventée, de considérer combien il est vital que la culture humaine de cette planète se souvienne des Gbabas. Qu’elle comprenne, en se développant, ce qui nous a conduits ici et pourquoi nous avons renoncé à toute technologie avancée. Kau-yung l’examina de ses yeux marron et insensibles. Elle ne regarda même pas dans sa direction et il sentit un ou deux conseillers l’observer à la dérobée avec ce qu’ils croyaient naïvement être une discrète compassion. Ou, dans certains cas, un amusement dissimulé. — Nous avons déjà entendu tous ces arguments, docteur Pei, déclara Eric Langhorne. Nous comprenons ce que vous voulez dire. Malgré tout, je crains que rien de tout cela ne soit de nature à bousculer la stratégie que nous nous sommes fixée. — Monsieur l’administrateur, insista Pei Shan-wei, cette stratégie ne tient pas compte du fait que l’humanité a toujours excellé à la fabrication d’outils et à la résolution de problèmes. Tôt ou tard, ces qualités referont surface sur Sanctuaire. Et alors, si rien ne leur rappelle formellement ce qui est arrivé à la Fédération, nos descendants ne sauront rien des dangers qui les attendent dans l’espace. — Cette inquiétude se fonde sur une mauvaise compréhension du tissu sociétal que nous avons créé ici, docteur Pei, intervint Adorée Bédard. Je vous assure que, grâce aux protections que nous avons mises en place, les habitants de Sanctuaire seront à l’abri de tout progrès technologique susceptible d’attirer l’attention des Gbabas. À moins que, bien sûr (les yeux de la psychiatre se plissèrent), un phénomène extérieur vienne modifier les paramètres de notre dispositif. — Je ne doute pas de vos capacités à susciter un état d’esprit antitechnologique au niveau sociétal et individuel, répondit Shan-wei d’une voix posée mais laissant transparaître un dégoût et une antipathie personnelle qu’il était possible de discerner sans avoir la formation en psychologie de Bédard. Je suis même certaine que vous l’avez déjà fait. Pourtant, je reste persuadée que, quoi que vous accomplissiez aujourd’hui, quels que soient les garde-fous que vous imposiez, viendra un moment d’ici cinq cents ou mille années où ces précautions feront défaut. — Cela n’arrivera pas, décréta Bédard sans ambages mais avec un sourire. Je sais que la psychologie n’est pas votre spécialité, docteur. Je sais aussi que vous avez soutenu une thèse d’histoire en plus de celle de médecine. Vous êtes donc fort justement consciente du rythme frénétique auquel la technologie s’est développée à l’ère moderne. Si l’on examine l’histoire de l’humanité sur la Vieille Terre, notamment au cours des cinq ou six siècles derniers, on pourrait effectivement croire le virus de l’innovation intégré de façon indéfectible à la psyché humaine. Pourtant, il n’en est rien. Il existe des exemples dans notre histoire de longues périodes de stagnation. Permettez-moi d’attirer en particulier votre attention sur les millénaires de l’empire d’Égypte au cours desquels aucune innovation significative n’a pour ainsi dire été enregistrée. C’est ce même état d’esprit que nous nous sommes efforcés de recréer ici sur Sanctuaire. Et pour en garantir la pérennité, nous avons établi certains dispositifs de contrôle… institutionnels et physiques. — L’immobilisme des Égyptiens – et des autres cultures méditerranéennes – a été très exagéré, répliqua Shan-wei avec flegme. En outre, l’Égypte ne représentait à l’époque qu’une infime fraction de la population mondiale. Au même moment, les habitants d’autres régions de la Terre se montraient résolument inventifs. Malgré votre volonté d’imposer un carcan théocratique permanent à… — Docteur Pei, l’interrompit Langhorne. Je crains que cette conversation soit sans objet. La politique de cette colonie a fait l’objet de discussions détaillées avant d’être validée par le Conseil d’administration. Elle reflète l’opinion de celui-ci ainsi que la mienne, administrateur en chef, et celle du docteur Bédard, chef psychiatre. Elle sera respectée… par tout le monde. Est-ce bien clair ? Kau-yung se dit que Shan-wei devait avoir beaucoup de mal à ne pas regarder dans sa direction. Pourtant, elle parvint à se retenir. Depuis cinquante-sept ans, tous deux vivaient à l’écart l’un de l’autre, séparés par l’affirmation publique d’un violent désaccord sur l’avenir de la colonie. Kau-yung appartenait au clan des Modérés. Sans forcément soutenir toutes les décisions de Langhorne et de Bédard, les membres de cette faction défendaient bec et ongles l’interdiction de tout ce qui pourrait conduire à la réémergence d’une quelconque technologie avancée. Pour sa part, Kau-yung avait parfois exprimé son inquiétude quant à l’amplitude des modifications apportées par Bédard aux modèles psychologiques initiaux des colons. En revanche, il avait toujours appuyé les arguments de base avancés par Langhorne en faveur de ces ajustements. C’était du reste ce qui lui avait valu de conserver son poste de responsable militaire de la colonie malgré les activités de sa femme – dont il était certes séparé – à la tête du courant des Technophiles, comme les avaient surnommés leurs adversaires. — Sauf votre respect, monsieur l’administrateur, avança Shan-wei, je ne crois pas que vos idées fassent l’unanimité. J’appartenais moi aussi au Conseil, souvenez-vous, de même que six de mes collègues de l’actuel Comité d’Alexandrie. Nous étions tous opposés à votre politique la première fois que vous l’avez mise en avant. Ce qui, se remémora Kau-yung, nous a menés à huit voix contre sept, soit deux de moins que la majorité qualifiée exigée par la charte coloniale pour modifier les modèles. Pas vrai, Eric ? Bien sûr, vous aviez déjà pris de l’avance et mis votre plan à exécution, ce qui vous a posé un tout petit problème. Voilà pourquoi Shan-wei et ses partisans se sont retrouvés arbitrairement exclus du Conseil, non ? — C’est exact, répondit froidement Langhorne. Toutefois, aucun d’entre vous n’appartient aujourd’hui au Conseil. Or ses membres actuels soutiennent cette politique à l’unanimité. Quels que soient les vieux dossiers que vous souhaiteriez déterrer, je vous répète que ces principes prévaudront et seront appliqués dans toute la colonie. À commencer par votre fameuse « enclave d’Alexandrie ». — Et si nous choisissons de ne pas les respecter ? Malgré la douceur de la voix de Shan-wei, de nombreuses colonnes vertébrales se raidirent dans la salle d’audience. En plusieurs décennies de discussions de plus en plus acrimonieuses, c’était la première fois qu’un Technophile suggérait publiquement la possibilité d’une résistance active. — Ce serait… malavisé de votre part, l’avertit Langhorne au bout de quelques instants avec un regard furtif pour Kau-yung. Jusqu’à aujourd’hui, il ne s’agissait que de débats publics sur des questions politiques. Maintenant qu’il a été décidé d’une stratégie, toute désobéissance active équivaudrait à une trahison. Et ne vous y trompez pas, docteur Pei… Étant en jeu la survie ou l’extinction de l’espèce humaine, nous sommes prêts à prendre toutes les mesures que nous jugerons nécessaires pour étouffer toute tentative de sédition. — Je vois. Pei Shan-wei tourna lentement la tête pour braquer sur chacun des conseillers assis autour de la table des yeux de glace d’un marron si foncé qu’ils en étaient presque noirs. Sans doute accentué par l’austérité de son expression, son regard parut à Kau-yung plus sombre encore que jamais. — Je ferai part du résultat de cette réunion à mes camarades, monsieur l’administrateur, affirma-t-elle en se levant, du givre dans la voix. Je les informerai également de ce que nous avons désormais l’obligation d’adhérer à votre « politique officielle » sous la menace d’une coercition physique. Je suis certaine que le Comité vous informera très vite de sa position. Elle tourna les talons et sortit de la salle d’audience sans un regard en arrière. Pei Kau-yung était assis sur un autre siège, sur un ponton qui s’avançait au-dessus du bleu profond des eaux du majestueux lac Pei. Une canne à pêche avait été glissée dans le support fixé à côté de lui mais l’hameçon ne portait aucun appât. Il s’agissait en tout et pour tout d’un accessoire efficace pour tenir les curieux à distance. Nous savions que nous en arriverions là, ou à un résultat semblable, songeait-il. Kau-zhi, Shan-wei, Nimue, Proctor, moi… nous l’avons tous compris, dès l’instant où Langhorne a été choisi au lieu de Halversen. Et maintenant, nous y voilà. Il y avait des moments où, traitements antigérones ou non, il sentait le poids de chaque jour de ses cent quatre-vingt-dix années standards d’existence. Il s’inclina en arrière sur sa chaise pour plonger les yeux dans le bleu de plus en plus foncé du jour déclinant. Il décela ainsi le lent mouvement de l’étoile d’argent du vaisseau en orbite – l’Hamilcar, dernier rescapé des quarante-six colossales unités qui avaient acheminé les derniers humains dans le système de Kau-zhi. La tâche gargantuesque consistant à transporter des millions de colons sur un nouveau monde aurait été impossible sans le recours massif aux technologies de pointe. C’était une certitude. Pourtant, c’étaient presque assurément ces mêmes techniques qui avaient donné lieu aux émissions traîtresses ayant conduit à la découverte et à la destruction de la seule autre flotte coloniale à avoir échappé au blocus gbaba. Les têtes pensantes de l’opération Arche avaient donc décidé de procéder différemment sur deux points. En premier lieu, le plan de l’opération Arche avait exigé de la flotte coloniale qu’elle se maintienne en hyper pendant un minimum de dix ans avant même de commencer à chercher un nouveau monde où s’implanter. Cela l’avait littéralement conduite à des milliers d’années-lumière de la Fédération, si loin qu’il faudrait des siècles à l’ensemble des éclaireurs gbabas pour atteindre le buisson d’étoiles dans lequel elle s’était perdue. En second lieu, la colonie s’était vu attribuer non pas une mais deux flottes complètes de terraformation. La première avait été dépêchée vers Sanctuaire en vue de sa préparation, tandis que la deuxième demeurait à proximité des transports, dissimulée en soutien loin de Kau-zhi. Si les Gbabas avaient détecté les vaisseaux à l’œuvre sur Sanctuaire, ils les auraient sans aucun doute détruits, mais rien ne les aurait guidés vers le reste de la flotte, laquelle aurait poursuivi son odyssée pendant dix ans de plus, dans une direction totalement aléatoire, avant de chercher un nouveau point de chute. L’Hamilcar avait appartenu à cette flotte cachée. Vaisseau amiral de l’administration civile de l’opération Arche, il n’avait pas encore été détruit parce que le plan de base avait toujours envisagé une certaine présence technologique jusqu’à l’implantation définitive de la colonie. L’énorme transport, moitié plus grand que le plus colossal cuirassé de la Fédération, réduisant au maximum sa consommation d’énergie tout en maintenant en activité permanente chacun de ses systèmes de camouflage à redondance multiple. Une vedette gbaba aurait pu se trouver sur la même orbite sans le détecter, à moins de s’en approcher à moins de deux à trois cents kilomètres. Pourtant, malgré son énorme valeur en tant que centre administratif, observatoire orbital et module industriel d’urgence, il faudrait bientôt s’en passer. C’était ce qui avait provoqué la confrontation de l’après-midi entre Shan-wei, Langhorne et Bédard. Les enclaves coloniales de Sanctuaire étaient en activité depuis près de soixante années standards, aussi Langhorne et son Conseil avaient-ils décidé que le temps était venu de se dessaisir des dernières technologies de l’expédition. Ou, du moins, de presque toutes. Les vaisseaux jumeaux de l’Hamilcar avaient disparu depuis longtemps. On s’en était débarrassé par le simple expédient d’une chute dans la fournaise centrale du système stellaire, dès que possible une fois débarquées leurs cargaisons – bien que l’emploi de ces cargaisons ait un peu différé de ce qu’avait envisagé au départ le Contrôle de la mission, et ce du fait des modifications apportées par Bédard aux modèles psychologiques. Pei Kau-yung avait ressenti au tréfonds de son être un frisson de désarroi quand le Contrôle de la mission les avait informés, son frère et lui, de tout ce qu’impliquait l’opération Arche. Même le fait de savoir que chacun des colons cryogénisés s’était porté volontaire en toute connaissance de cause ne lui avait pas suffi pour balayer un rapprochement inévitable avec les efforts de ses propres ancêtres en matière de « contrôle de la pensée ». Pourtant, il avait bien dû admettre qu’une certaine logique sous-tendait la décision d’implanter chez chaque colon le souvenir détaillé d’une vie entièrement illusoire. Il aurait presque certainement été impossible de persuader huit millions de citoyens d’une civilisation très avancée sur le plan technologique de renoncer le moment venu à tous leurs acquis. Si jeunes et vigoureux soient-ils, malgré toute la bonne volonté qu’ils auraient manifestée à l’instant de leur départ vers un nouveau monde, la cruelle réalité d’une culture ne fonctionnant qu’à la force des bras aurait convaincu au moins certains d’entre eux à changer d’avis. Voilà pourquoi le Contrôle de la mission avait décidé de prévenir cette éventualité en leur offrant des souvenirs dont était exclue toute technologie sophistiquée. La tâche n’avait pas été aisée, même pour la base technologique de la Fédération. Néanmoins, et malgré tout le mépris que lui inspirait Adorée Bédard, Kau-yung devait s’incliner devant le génie technique de cette femme. Les colons avaient été empilés comme des rondins dans leurs capsules cryo – pas moins d’un demi-million d’individus à bord d’un seul vaisseau, dans le cas des bâtiments les plus imposants tel l’Hamilcar – puis avaient passé les dix ans de leur voyage à se faire peu à peu reprogrammer le cerveau. Ils étaient ensuite restés en cryo huit années standards de plus, dissimulés en sécurité, tandis que le personnel actif de la mission, beaucoup moins nombreux, s’employait à repérer leur nouveau foyer avant de laisser l’équipe alpha de terraformation le leur préparer. Le monde qu’ils avaient baptisé Sanctuaire présentait un diamètre légèrement inférieur à celui de la Vieille Terre. Kau-zhi était beaucoup plus froid que Sol et, même si la planète gravitait beaucoup plus près de son étoile, la température moyenne y était sensiblement plus basse que sur l’ancien monde de l’humanité. Son inclinaison axiale était aussi un peu plus prononcée, d’où des changements de saisons plus spectaculaires. La proportion de terres émergées était plus importante, mais ces masses étaient divisées en de nombreux et modestes continents montagneux entourés de vastes îles, ce qui contribuait à modérer quelque peu le climat global. Nonobstant sa taille légèrement inférieure, Sanctuaire était un peu plus dense que le berceau de l’humanité. Par conséquent, il y régnait une pesanteur presque identique à celle sous laquelle l’espèce humaine s’était développée. Les journées étaient plus longues mais les années plus courtes – à peine plus de trois cent un jours locaux. Les colons les avaient divisées en dix mois, chacun composé de six semaines de cinq jours. Le nouveau calendrier continuait à perturber Kau-yung et il avait eu plus de mal qu’il l’avait supposé à s’adapter aux longues journées. Toutefois, dans l’ensemble, c’était l’une des planètes les plus agréables où ses semblables se soient jamais installés. Malgré tous ces points positifs, il avait bien sûr fallu compter avec quelques inconvénients. Il y en avait toujours. Dans le cas présent, c’étaient les prédateurs autochtones – surtout les aquatiques – qui avaient posé des difficultés exceptionnelles. De fait, l’écosystème en général s’était révélé plus rétif qu’à l’accoutumée aux tensions exercées sur lui pour l’adapter à la vie humaine, notamment en termes de faune et de flore. Heureusement, le Contrôle de la mission avait doté chaque groupe de terraformation d’un vaisseau très performant de génie biologique dont l’équipe de généticiens avait pu apporter les altérations nécessaires aux espèces terrestres pour les accoutumer à Sanctuaire. Malgré tout, ces formes de vie d’origine terrestre demeuraient des intrus. Leurs modifications génétiques avaient contribué à résoudre une partie du problème, mais pas sa totalité. Les premières années, la réussite de la terraformation de Sanctuaire avait été loin d’être acquise. C’était à cette époque que Langhorne et Bédard avaient eu besoin de Shan-wei, se souvint Kau-yung avec amertume. C’était elle qui avait dirigé les équipes de terraformation. C’étaient ses qualités d’encadrement qui avaient permis de mener à bien ce projet. Elle et son équipe, sous la surveillance du vaisseau amiral de Kau-yung, le Gulliver, avaient lutté pour soumettre la planète tandis que l’essentiel de la flotte coloniale patientait, immobile, dans les profondeurs de l’espace interstellaire, à des années-lumière de l’étoile la plus proche. Ç’avaient été des jours enivrants, admit Kau-yung en lui-même. Des jours où il sentait que Shan-wei, lui et leurs équipes allaient vraiment de l’avant, même si cette assurance était obscurcie par la peur constante de voir apparaître par hasard une vedette gbaba tandis qu’ils dérivaient en orbite de la planète. Ils savaient avoir toutes les chances de leur côté, mais ils avaient trop conscience de l’enjeu pour y trouver réconfort malgré toutes les précautions prises par le Contrôle de la mission. Toutefois, leur détermination à arracher leur survie à la mâchoire de la destruction était intacte. Il se souvenait encore du formidable sentiment de triomphe ressenti le jour où leur était enfin apparu le bout du chemin et où ils avaient informé l’Hamilcar que Sanctuaire était prête à accueillir ses nouveaux habitants. C’est alors qu’ils avaient découvert comment Bédard avait « modifié » les modèles psychologiques des colons endormis. Elle avait à n’en pas douter jugé formidable l’idée de ce processus quand Langhorne l’avait suggérée à l’origine. Kau-yung et Shan-wei, eux, avaient été horrifiés. Les pionniers cryogénisés s’étaient portés volontaires pour recevoir de faux souvenirs d’une vie artificielle. Jamais il n’avait été question toutefois d’une programmation visant à leur faire croire que les dirigeants de l’opération Arche étaient des dieux. Tel ne fut pas le seul changement apporté par Langhorne, bien sûr. Bédard et lui avaient tout fait pour exclure de façon systématique la moindre possibilité de réapparition d’une quelconque technologie avancée sur Sanctuaire. Ils avaient délibérément abandonné le système métrique, ce que Kau-yung soupçonnait d’être lié à un préjugé de Langhorne. Plus grave, ils avaient aussi éliminé tout souvenir des chiffres arabes et de l’algèbre, dans l’intention de rendre impossible le développement des mathématiques, tout comme ils avaient supprimé toute référence aux méthodologies scientifiques et rétabli une vision ptolémaïque de l’Univers. Ils avaient détruit un à un tous les outils de l’interrogation scientifique puis concocté la religion idéale pour garantir que jamais ils ne reverraient le jour. Tout semblait avoir été calculé pour indigner quelqu’un doué, comme Shan-wei, d’une croyance passionnée en la liberté de l’individu et de la pensée. Malheureusement, il était trop tard pour y rien changer. Shan-wei et ses alliés du Conseil d’administration avaient essayé mais s’étaient vite avisés que Langhorne s’était préparé à leur résistance. Il avait profité de l’absence bienvenue de Shan-wei et de Kau-yung pour organiser sa propre coterie à force de transferts et de remplacements judicieux au niveau du personnel de commandement de la flotte principale. Ces changements avaient suffi à venir à bout de tous les efforts de Shan-wei. C’était précisément ce qui avait conduit Kau-yung et Shan-wei à annoncer publiquement leur rupture. C’était le seul moyen qu’ils avaient imaginé d’organiser une résistance à la politique de Langhorne tout en conservant une présence au sein de la structure officielle de commandement de la colonie. Compte tenu de la réputation de Shan-wei et du fait qu’elle dirigeait un bloc minoritaire au Conseil, elle n’aurait jamais pu faire croire à quiconque qu’elle puisse soutenir l’administrateur. Les circonstances leur avaient donc imposé les rôles que tous deux seraient amenés à jouer. Ils avaient fini par s’éloigner de plus en plus, jusqu’à ce que leur séparation soit définitivement consommée. Or tout cela avait été vain. Kau-yung avait abandonné la femme qu’il aimait. Tous deux avaient renoncé aux enfants qu’ils auraient pu élever, sacrifié cinquante-sept ans de leur vie au profit d’un simulacre public de colère et de violent désaccord, pour rien. Shan-wei et les autres « Technophiles » – à peine trente pour cent de l’équipe de direction d’origine de l’opération Arche – s’étaient retirés sur le continent le plus austral de Sanctuaire. Ils avaient bâti leur propre enclave, nommée « Alexandrie » en hommage à la célèbre bibliothèque de l’Antiquité, et s’en étaient rigoureusement tenus à la lettre des premiers ordres de mission pour ce qui touchait à la technologie. Ainsi, d’une façon encore plus impardonnable du point de vue des nouveaux projets de Langhorne et Bédard, ils avaient refusé de détruire leurs archives. Ils étaient déterminés à préserver la véritable histoire de l’espèce humaine, notamment en ce qui concernait la guerre contre les Gbabas. C’est surtout ça qui vous reste en travers de la gorge, pas vrai, Eric ? rumina Kau-yung. Vous savez qu’il n’existe aucun risque que les Gbabas détectent la « technologie » préélectrique que Shan-wei continue à employer à Alexandrie. Allons ! la moindre des navettes que vous autorisez encore votre état-major à utiliser en tant que « char céleste » émet un signal plus puissant que tous les dispositifs de l’enclave combinés ! Vous avez beau dire que toute technologie indigène – voire son souvenir – risque de conduire à des découvertes plus sophistiquées et détectables, ce n’est pas ce qui vous inquiète au premier chef. Vous avez pris goût à votre statut divin. Aussi, vous ne pouvez tolérer aucun texte hérétique ! Kau-yung ignorait comment Langhorne réagirait à la menace que lui avait faite Shan-wei de le défier ouvertement. Malgré son propre poste de responsable militaire de Sanctuaire, il savait ne pas jouir de la confiance totale de l’administrateur et des flagorneurs qui l’entouraient au sein du Conseil. Il n’était pas des leurs, malgré sa longue séparation d’avec Shan-wei. Ils étaient trop nombreux à se prendre vraiment pour les divinités que les colons voyaient en eux à la suite du conditionnement que Bédard leur avait imposé. Les gens qui se prennent pour des dieux sont peu susceptibles de faire preuve de retenue face à ceux qui les défient, songea Pei Kau-yung. En luttant pour ne pas frissonner dans la brise fraîchissante du soir, il regarda dans le lointain le point étincelant de l’Hamilcar glisser vers l’horizon. — Père ! Père ! Timothy Harrison marmonna quelques mots à la lisière du sommeil. La main posée sur son épaule le secoua encore, plus fort. — Réveillez-vous, père ! Timothy ouvrit les yeux, battit des paupières. Son troisième fils, Robert, le grand-père de Matthew, était penché au-dessus du lit, une bougie allumée à la main. Pendant quelques instants, il demeura hébété puis la gravité de l’expression de Robert lui apparut malgré l’étrange éclairage dispensé d’en dessous par la flamme vacillant dans sa main. — Que se passe-t-il ? s’enquit-il en se redressant. À côté de lui, Sarah remua puis ouvrit les yeux et s’assit à son tour. Il sentit sa chaude présence, aimée et providentielle, contre son épaule. Comme par instinct, sa main droite chercha la sienne et, l’ayant trouvée, se referma sur elle. — Je l’ignore, père, répondit Robert avec inquiétude. (À cet instant, Timothy remarqua une fois de plus combien son fils paraissait plus vieux que lui.) Tout ce que je sais, c’est que le père Michael nous a envoyé un messager affirmant que vous êtes attendu à l’église. Immédiatement. Timothy fronça les sourcils. Il pivota vers Sarah pour l’interroger du regard. Elle le lui renvoya puis secoua la tête et tendit sa main libre pour lui caresser la joue. Il lui sourit, avec autant de calme que possible, même si elle était la dernière personne au monde qu’il aurait pu espérer tromper. Ensuite, il se retourna vers Robert. — Le messager est-il toujours là ? — Oui, père. — Sait-il pourquoi Michael a besoin de moi ? — Il m’a affirmé que non, père. Et ce n’avait pas l’air d’être seulement sa façon de me dire de m’occuper de ce qui me regarde. — Dans ce cas, demande-lui de retourner tout de suite à l’église. Qu’il annonce au père Michael que je viendrai dès que je me serai habillé. — Tout de suite, père, acquiesça Robert sans même tenter de masquer son soulagement à voir son géniteur prendre les choses en main. — Michael ? Timothy s’arrêta entre les deux battants de la porte de l’église. La nef rougeoyait, comme toujours, de la douce lueur des veilleuses. Derrière le maître-autel, le splendide retable en mosaïque de carreaux de céramique et de pierres semi-précieuses était plus vivement illuminé par des lampes en cristal ciselé, remplies en permanence de la plus pure huile de kraken d’eau douce. Au cœur de la mosaïque, les augustes visages démesurés des archanges Langhorne et Bédard rivèrent leurs nobles yeux sur l’homme qui se tenait dans l’ouverture. Le poids de ce double regard rappelait toujours à Timothy sa propre mortalité, sa faillibilité face à la nature divine des serviteurs élus de Dieu. D’ordinaire, cette vision lui inspirait aussi un certain réconfort et renouvelait sa foi en l’issue victorieuse que connaîtraient un jour les desseins du Seigneur qui, en créant Sanctuaire, avait voulu offrir aux hommes un refuge et un foyer. Ce soir, pourtant, il ressentit un frisson. Sans doute était-ce dû au caractère sans précédent de la convocation de Michael mais il crut presque voir des ombres défiler sur le visage des archanges malgré la stabilité des flammes les éclairant. — Timothy ! La voix du père Michael l’arracha à cette notion troublante. Il leva les yeux et vit le prêtre apparaître par une porte latérale située non loin de l’autel. — De quoi s’agit-il, Michael ? Timothy s’arrêta le temps d’une génuflexion face à la mosaïque puis se releva, porta les doigts de sa main droite à son cœur puis à ses lèvres et descendit l’allée centrale. Il savait s’être montré sec, abrupt, et il essaya d’adoucir sa voix. Le côté inhabituel de la situation, dans la foulée d’une Visitation, avait attisé sa nervosité. — Veuillez m’excuser de vous avoir fait déplacer si brusquement, dit le père Michael. Je n’avais pas le choix. J’ai une terrible, terrible nouvelle à vous annoncer. (Il secoua la tête.) La pire qu’on puisse imaginer. Timothy crut sentir son cœur cesser de battre le temps d’assimiler l’horreur qui pointait dans la voix de Michael. Il resta pétrifié un instant entre deux pas puis se fit violence pour avancer vers le prêtre. — Qu’est-ce qui se passe, Michael ? demanda-t-il plus doucement. — Venez. Le prêtre ne dit rien d’autre avant de franchir la porte en sens inverse. Elle menait à la sacristie, comme Timothy put s’en rendre compte en le suivant. Michael emprunta encore un passage à l’autre bout de l’annexe et ils arrivèrent au pied d’une étroite volée de marches. Le prêtre ne s’arrêta même pas pour se munir d’une bougie ou d’un cierge et invita Timothy à les gravir derrière lui. Timothy ne tarda pas à reconnaître le raide escalier, alors qu’il ne l’avait pas escaladé depuis plus de quarante ans. C’était celui du haut clocher rectangulaire de l’église. Il menait aux énormes cloches de bronze en équilibre tout en haut, sous la flèche. Timothy était hors d’haleine quand ils atteignirent les dernières marches. Michael titubait littéralement d’épuisement du fait de l’allure qu’il avait imposée. Toutefois, il ne dit toujours rien, pas plus qu’il cessa d’avancer. Il se contenta de se placer sous la trappe, de la soulever à la force des épaules et de se hisser sur la plate-forme. Une étrange clarté diffuse rayonna par l’ouverture. Timothy hésita un instant puis prit son courage à deux mains en mobilisant toute sa foi. Il suivit son ami. La luminosité s’accentua quand celui qui les attendait se tourna vers lui et la puissance de sa présence l’atteignit. — La paix soit avec toi, mon fils, dit l’ange. Quinze minutes plus tard, Timothy Harrison se surprit à contempler un ange avec, affiché sur le visage, ce qu’il n’aurait jamais cru montrer un jour à l’un des serviteurs de Dieu : une expression d’horreur. — … ainsi, mes enfants, disait l’ange avec sérieux, alors que je vous ai avertis il y a à peine quelques jours des nouvelles difficultés qui vous attendaient, moi-même ne m’étais jamais attendu à cela. Il secoua la tête avec tristesse. Si ce n’avait pas été blasphématoire, Timothy aurait été presque tenté de voir dans les traits de l’ange plus d’inquiétude que de gravité. Peut-être est-ce le cas, songea le maire. Pourquoi pas ? Même les anges – même les archanges – ne sont pas les égaux de Dieu. Et dans ces circonstances… — C’est une triste et terrible tâche qui est la mienne de vous apporter ce message, ce commandement, poursuivit l’ange. Quand Dieu a créé Sanctuaire pour que vous en fassiez votre foyer et y appreniez à Le connaître et à servir Sa volonté, il a été de notre devoir de protéger ce séjour du mal. Or il se trouve aujourd’hui que nous avons échoué. Ce n’est pas votre faute mais la nôtre et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour y remédier. Il est possible toutefois que la lutte se révèle pénible. Nous finirons par triompher car nous demeurons loyaux à la volonté de Dieu et Il ne souffrira pas la défaite de ses favoris. Malgré tout, un sacrifice pourrait être exigé de nous du fait de notre échec. — Mais ce n’est pas…, commença Timothy avant de refermer la bouche avec un claquement sec quand l’ange lui adressa un maigre sourire. — Pas « juste », mon fils ? dit-il d’une voix douce. (Timothy le dévisagea, incapable de répondre. L’ange secoua la tête.) L’archange Shan-wei est déchu, mes fils. Nous ne nous sommes pas montrés aussi vigilants que nous l’aurions dû. Contrairement à toute attente, nous nous sommes laissé surprendre par ses actes, car nous lui accordions la même confiance qu’à chacun d’entre nous. » Shan-wei était bel et bien des nôtres, mais elle nous a trahis et, ce faisant, elle s’est trahie elle-même. Elle s’est livrée aux ténèbres. Aveugle, dans sa démence, à la certitude absolue que nul, pas même un archange, ne peut opposer victorieusement sa volonté à celle de son créateur, elle a, par son arrogante ambition, introduit le mal dans le monde de Dieu. Rendue folle par sa soif de pouvoir, elle ne s’est plus satisfaite de servir et a exigé de régner, de remodeler ce monde à son idée, et non plus tel que Dieu l’a voulu. Quand l’archange Langhorne a rejeté ses exigences et son ambition insensées, elle a appelé à une guerre impie contre lui. Beaucoup d’anges mineurs, et même certains archanges, séduits par son étendard, se sont joints à elle. Alors, non contente de vouer leurs âmes à la damnation, elle a séduit et trompé nombre de leurs protégés mortels de sorte qu’ils les suivent sur leur voie impure. — Mais… qu’attendez-vous de nous ? demanda le père Michael d’une voix qui tremblait à peine, comme le remarqua Timothy. Sans doute le prêtre avait-il recouvré tout son courage. Ou peut-être l’énormité du péché décrit par l’ange dépassait-elle son entendement ? — Vous devez vous préparer à affronter des jours sombres, mon fils, dit l’ange. Que celle qui était la plus radieuse d’entre nous soit tombée si bas est un malheur qu’il sera difficile à votre peuple d’appréhender. Certains auront simplement besoin d’être rassurés, mais il vous faudra vous montrer vigilants, car d’autres, même parmi vos proches, ont pu se trouver secrètement séduits par les laquais de Shan-wei. Vous devrez vous en défier. Il est même possible que d’autres anges descendent du ciel et se réclament d’une Visitation au nom de Langhorne, quand en fait ils servent son ennemie. — Pardonnez-moi, intervint Timothy avec humilité, mais nous sommes de simples mortels. Comment pourrions-nous savoir à qui un ange est réellement fidèle ? — C’est une question très pertinente, mon fils, dit l’ange, visiblement ennuyé. En toute honnêteté, j’ignore s’il vous sera possible de le deviner. L’archange Langhorne m’a chargé de vous annoncer qu’il vous pardonnera si vous mettez en doute les instructions que vous donnerait un ange en son nom et hésitez à y obéir avant d’avoir obtenu confirmation de ma part, car vous savez que je continue à servir sa volonté et celle de Dieu. » Par ailleurs… (les traits de l’ange se durcirent en une expression de colère, de détermination, presque de haine, que jamais Timothy ne se serait attendu à déceler sur son visage) de tels anges ne seront pas nombreux. La colère de l’archange Langhorne s’est déjà déchaînée, avec l’appui du feu sacré de Dieu. Or nul serviteur des ténèbres ne peut résister à la lumière. La guerre fait rage sur Sanctuaire, mes enfants, et tant qu’elle durera, vous devrez… L’ange se tut soudain. Timothy et le père Michael firent volte-face vers la face ouverte du clocher. Un aveuglant éclair incandescent fendait les cieux à l’horizon nord, très loin, peut-être de l’autre côté du gigantesque lac. Pourtant, malgré l’énorme distance, ce phénomène se révéla incroyablement lumineux. Il perça l’obscurité, se refléta sur les eaux du lac comme dans un miroir et resplendit tandis qu’il s’élevait, de plus en plus haut, tel un champignon de flammes montant dans la nuit. L’ange observa cette clarté d’un regard fixe. Sans doute fallait-il se réjouir de ce que ni Timothy ni le prêtre ne puissent quitter des yeux ce signal éblouissant car, ainsi, ils ne virent pas le masque de surprise et d’horreur qu’affichait leur visiteur. Bientôt, comme la colonne de flammes atteignait sa hauteur maximale dans le lointain et commençait lentement, très lentement, de décliner, l’ange recouvra la force de parler. — Mes enfants, dit-il. (Si sa voix n’était pas tout à fait assurée, aucun des deux mortels qui se tenaient devant lui n’était en état de s’en apercevoir.) Je dois m’en retourner. La guerre dont je vous ai parlé s’est rapprochée plus que je l’avais prévu – plus que nous l’avions imaginé. L’archange Langhorne a besoin de tous ses fidèles et je m’en vais me ranger à ses côtés pour le combat. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Soyez vigilants. Il leur adressa un ultime regard puis franchit l’ouverture du clocher. N’importe quel mortel se serait aussitôt écrasé au sol après une chute vertigineuse. Rien de tel n’arriva à l’ange. Il s’éleva très vite, en silence, dans l’obscurité. Timothy parvint à rassembler assez de courage pour se pencher et le regarder s’éloigner. Un point lumineux s’épanouit haut dans le ciel. Le kyousei hi de l’ange l’avait emporté. — Timothy ? Michael s’était exprimé d’une voix douce, presque ténue. Il adressa au maire un regard implorant puis se retourna vers le lointain faisceau qui continuait à s’atténuer à l’horizon. — Je ne sais pas, Michael, lâcha Timothy à voix basse. (Il se tourna vers le prêtre et passa un bras autour de ses épaules.) Il nous reste à placer notre foi en Dieu et ses archanges. Voilà ce que j’ai compris. Mais ensuite ? (Il secoua lentement la tête.) Ensuite, je n’en sais rien. 1er octobre 3249 Montagnes de Lumière Sanctuaire Elle se réveilla. Ce qui l’étonna, puisqu’elle ne se souvenait pas de s’être endormie. Ses yeux saphir s’ouvrirent puis se plissèrent quand elle découvrit la voûte de pierre lisse comme du verre au-dessus d’elle. Elle reposait sur une sorte de table, allongée sur le dos, les mains croisées sur la poitrine. Jamais elle n’avait vu cette pièce de sa vie. Elle tenta de se redresser. Ses yeux mi-clos s’écarquillèrent quand elle s’en révéla incapable. Son corps ne réagissait pas du tout. Un sentiment très proche de la panique monta en elle. Tout à coup, elle remarqua le minuscule compte à rebours numérique de dix jours qui flottait dans un angle de son champ de vision. « Bonjour Nimue », fit une voix familière. Elle découvrit qu’elle arrivait tout de même à bouger la tête. Elle la fit rouler sur le côté et reconnut l’image holographique qui se tenait à côté d’elle. Pei Kau-yung avait beaucoup vieilli. Il avait abandonné son uniforme au profit de vêtements civils décontractés. Son visage était profondément marqué par les ans, les épreuves et le chagrin. Il y avait de la tristesse dans ses yeux. « Il m’en coûte plus que je saurais l’exprimer de vous laisser ce message, poursuivit l’image. Je sais que rien ne vous a préparée à cela. Je le regrette, mais il n’y avait aucun moyen de l’éviter. En outre, pour ce que ça vaut, vous vous êtes portée volontaire. Dans un certain sens, du moins. » Ses lèvres se tordirent en un quasi-sourire et son image s’assit sur un siège qui se matérialisa soudain dans le champ holographique. « Je me fais trop vieux, malgré les traitements antigérones, pour rester debout pendant de longs exposés. Or celui-ci risque de prendre pas mal de temps. Je suis d’ailleurs au regret de vous annoncer que vous ne pourrez pas bouger tant que je n’aurai pas terminé. Je vous prie de m’en excuser, mais il est impératif que vous restiez immobile jusqu’à ce que vous ayez tout entendu. Il faut que vous compreniez parfaitement la situation avant de rien décider ou entreprendre. » Elle observa son expression, ses pensées tournoyant dans son esprit, et ne fut pas surprise de découvrir qu’elle ne respirait pas. L’affichage numérique lui avait déjà mis la puce à l’oreille. « Comme vous l’aurez sûrement déjà compris, vous n’êtes pas vraiment là, poursuivit le message enregistré du contre-amiral Pei. Ou, plutôt, pas votre corps biologique. Vous étiez le seul membre de ce qu’il convient sans doute d’appeler notre “conspiration” à disposer d’un ACIP de dernière génération. C’est ce qui a fait de vous le seul choix possible pour cette… mission. » Si elle avait eu une respiration, la surprise la lui aurait coupée. Mais elle ne respirait pas car, comme venait de l’affirmer Pei, elle n’était pas vraiment en vie. Elle n’était qu’un ACIP : un Avatar cybernétique à intégration de personnalité. En outre, comme le lui rappela avec ironie une partie amusée de son cerveau – si tant est qu’on puisse dire qu’elle en avait un –, c’était un ACIP haut de gamme. Un cadeau du père déraisonnablement fortuné de Nimue Alban. « Je sais que vous ne vous souviendrez de rien de ce que je suis sur le point de vous raconter, poursuivit le contre-amiral. Ce n’est qu’au moment d’embarquer que vous avez eu conscience de la nécessité de télécharger une empreinte actualisée de votre personnalité. Or nous n’avons pas eu le temps d’en enregistrer une nouvelle avant votre réaffectation à bord de l’Excalibur. Même si nous en avions eu le temps, nous ne pouvions pas nous permettre de courir le risque que quelqu’un se demande pourquoi vous l’auriez fait. » Ses yeux – les plus délicats organes artificiels dont était capable la technologie de la Fédération, aptes à reproduire les réactions réflexes du matériel biologique humain qu’ils avaient été conçus pour imiter – se plissèrent une fois de plus. Pour la plupart des gens, les ACIP n’étaient depuis leur invention, un siècle avant le Monde de Crestweil, que des jouets incroyablement onéreux. C’était du reste ainsi que Daffyd Alban considérait le cadeau qu’il avait fait à sa fille. Pour d’autres, souffrant de handicaps auxquels même la médecine de pointe ne pouvait remédier, cette technologie s’était imposée comme le nec plus ultra de l’appareillage prothétique. Un ACIP n’était à la base rien de plus qu’un véhicule robotisé très sophistiqué, spécialement conçu pour permettre à un être humain de se livrer à des activités risquées – des sports extrêmes, par exemple – sans jamais se mettre physiquement en danger. Les ACIP de première génération ne trompaient personne : c’étaient des machines, aussi raffinées d’un point de vue esthétique que les robots utilitaires aux bras tentaculaires montés sur radeaux à antigravité dont usaient les services de collecte des déchets dans toute la Fédération. Différentes améliorations avaient été apportées aux versions de deuxième et troisième générations pour aboutir à des doubles virtuels de leurs modèles humains, entièrement articulés et pourvus d’une interface sensorielle complète. La forme découlait de la fonction, après tout, et ces machines avaient pour seul objectif de permettre à ces humains de ressentir exactement ce qu’ils auraient vécu en chair et en os. Ainsi, les « muscles » des ACIP étaient constitués de matériaux composites sophistiqués, très puissants mais parfaitement fidèles à la musculature humaine naturelle. Leur squelette reproduisait celui de leur modèle mais, là encore, se révélait bien plus résistant. Par ailleurs, leurs os creux servaient à l’acheminement des circuits moléculaires et d’alimentation. Le « cerveau » d’un ACIP de dernière génération, situé à peu près à l’emplacement du foie chez un humain naturel, occupait presque moitié moins de place que son archétype protoplasmique. Il avait été impossible de le miniaturiser davantage car, même si les « influx » nerveux d’un ACIP circulaient bel et bien à la vitesse de la lumière – soit une centaine de fois plus vite que les transmissions chimiques du corps humain –, la reproduction de l’interconnectivité d’un encéphale biologique nécessitait l’équivalent d’un bus de données capable d’un débit de millions de mégabits par seconde. Un ACIP pouvait être relié directement au système nerveux de l’individu pour lequel il avait été créé. Toutefois, les contraintes de bande passante limitaient de telles liaisons à des portées relativement courtes. En outre, chaque clone virtuel était programmé pour empêcher quelqu’un d’autre de s’y connecter. Il s’agissait d’une obligation légale liée au fait que l’utilisateur d’un ACIP était juridiquement responsable des actions de son double. Malgré tout, les progrès de la cybernétique avaient fini par permettre d’approcher des capacités d’un cerveau naturel. Les processus n’étaient pas tout à fait identiques, bien sûr. En dépit des nouvelles découvertes, aucun ordinateur ne pouvait encore égaler le niveau d’interconnexion de l’encéphale humain. Toutefois, les circuits moléculaires s’étaient joués des difficultés liées à la capacité de stockage. Quant aux lacunes de ces dispositifs artificiels en matière de facultés de « réflexion », elles avaient été compensées par la puissance brute de calcul et de traitement des processeurs quantiques conçus à cet effet. Le « cerveau » d’un ACIP obéissait à de tout autres contraintes, mais le résultat final ressemblait à s’y méprendre à son modèle d’origine… et ce même de l’intérieur. C’était ce qui avait enfin permis de diriger son double à distance. Le propriétaire d’un ACIP de dernière génération pouvait y charger l’équivalent électronique de l’ensemble de sa personnalité et de ses souvenirs – le simple stockage de données n’avait après tout jamais posé de problème – pour affronter des environnements potentiellement dangereux situés au-delà de la portée de transmission limitée de la liaison neurale directe. Cette copie pouvait diriger l’ACIP sans risque pour le corps physique du propriétaire, lequel avait la possibilité, au retour de son double, d’en télécharger les souvenirs et perceptions pour les intégrer à sa propre mémoire. Certains s’étaient émus, quand était apparue cette technologie, du risque de voir des « ACIP dévoyés » se révolter et se soustraire à tout contrôle. Nimue n’avait jamais vu dans ces inquiétudes que l’antique paranoïa qu’un vieux romancier avait appelée « complexe de Frankenstein ». L’opinion publique, elle, s’était montrée inflexible. Voilà pourquoi le législateur avait imposé une limite absolue de deux cent quarante heures, à compter de l’activation d’un ACIP sous l’emprise d’une copie, au terme de laquelle la personnalité téléchargée était automatiquement effacée. « Votre dernier téléchargement de personnalité était fondé sur un enregistrement effectué au moment où vous prépariez une sortie en deltaplane dans les Andes, lui rappela l’hologramme du contre-amiral Pei. Or vous avez dû renoncer à cette expédition au profit d’un projet baptisé “opération Arche” auquel il vous a été demandé de participer en tant que membre de mon état-major. Pour que vous compreniez bien le contexte, je vais devoir vous expliquer en quoi consistait cette opération… et pourquoi vous, Kau-zhi, Shan-wei et moi avons entrepris de la saboter. » Nimue écarquilla ce qu’elle ne pouvait s’empêcher, contre toute logique, de considérer comme ses yeux. Le contre-amiral partit d’un petit rire sans joie. « Pour résumer, commença-t-il, il s’agissait de…» «… et donc, poursuivit Pei Kau-yung une bonne heure plus tard, dès l’instant où nous avons appris que Langhorne avait été préféré à Franz Halversen pour diriger l’expédition, nous avons compris que tout nous pousserait désormais à creuser le trou le plus profond possible, à nous y glisser et à le reboucher derrière nous. Langhorne appartenait au clan des « voilà où nous a menés notre arrogance technologique ». À ce titre, il comptait bien appliquer les plus stricts principes d’élimination de la technologie. Il nous semblait à vrai dire plus que probable qu’il tenterait d’établir une société primitive rompant avec tout ce qui l’avait précédée, en passant même par la destruction de tout témoignage indiquant qu’il avait jamais existé une civilisation humaine dotée d’une technologie avancée. Auquel cas, tout souvenir – du moins tout souvenir exact – des Gbabas serait supprimé aussi. En effet, il aurait du mal à expliquer que nous les avions rencontrés dans l’espace interstellaire sans préciser comment nous y étions arrivés. Aucun d’entre nous n’aurait pu mettre en doute la nécessité de faire profil bas pour éviter d’être détectés, du moins à court terme. En revanche, là où Langhorne se montrait déterminé à éviter toute nouvelle confrontation avec les Gbabas, nous considérions, nous, un tel affrontement inéluctable. Un jour, malgré tous les efforts visant à empêcher l’avènement d’une civilisation de haute technologie, les descendants des premiers habitants de notre nouvelle colonie finiraient par emprunter la voie qui nous avait menés vers les étoiles et nos ennemis. » Il secoua tristement la tête. « Forts de cette certitude, nous avons cherché, en toute discrétion, un moyen d’empêcher nos lointains descendants de se retrouver dans la même situation que nous. De notre point de vue, la seule solution consistait à garantir que perdurerait malgré tout le souvenir de nos agresseurs. Ainsi, nos descendants sauraient qu’il leur faudrait rester chez eux sans attirer l’attention, dans les limites de leur seul système planétaire, jusqu’à ce qu’ils aient atteint le niveau technologique qui leur permettrait de vaincre les Gbabas. Le fait que ces derniers existent depuis si longtemps suggérait qu’ils représenteraient toujours une menace quand l’humanité se risquerait de nouveau dans l’espace. D’un autre côté, le fait qu’ils n’aient enregistré depuis tout ce temps aucun progrès significatif indiquait aussi que la gravité de cette menace n’aurait pas beaucoup évolué par rapport à aujourd’hui. Par conséquent, si nos descendants savaient quel palier technologique il leur faudrait atteindre pour survivre à l’ennemi, cela leur dicterait à quel moment il serait relativement sûr de relancer un programme d’exploration interstellaire. Une solution possible consistait à maintenir la civilisation de notre nouvelle planète à un stade préélectrique pendant au moins trois ou quatre siècles pour éviter toute émission susceptible de la trahir tout en préservant une trace de notre histoire passée et de la guerre contre les Gbabas. Si nous parvenions à convaincre Langhorne, ou du moins la majorité des membres du Conseil d’administration, d’accepter notre projet, nous placerions aussi deux ou trois vaisseaux entièrement désactivés sur une orbite quelconque de notre système cible. Ils passeraient ainsi pour une poignée d’astéroïdes inertes, impossibles à détecter et à différencier d’un simple morceau de roche sans examen physique direct. En revanche, ils seraient à la disposition de nos descendants dès qu’ils accéderaient de nouveau au voyage spatial. Ce formidable facteur d’accélération du progrès technologique servirait aussi d’étalon pour évaluer l’importance des découvertes ultérieures. » Le visage holographique grimaça, de l’amertume dans les yeux. « Voilà ce que prévoyait le programme d’origine de l’opération Arche. Si Halversen s’était trouvé aux commandes, c’est ce qui se serait produit. Or, en toute franchise, quand Langhorne a pris la direction des opérations, nous n’avons plus donné à ce scénario – qui était pourtant objectivement le meilleur – que quarante pour cent de chances d’être mis en œuvre. Face à cet échec annoncé, nous avons cherché une seconde possibilité. Nous avons eu beau réfléchir, nous n’avons rien trouvé. Jusqu’au soir de notre départ. Nous étions tous assis à discuter après le dîner quand Elias Proctor et vous avez eu l’idée qui a tout déclenché. C’est vous, Nimue, qui avez fait remarquer que la technologie utilisée pour créer un ACIP pourrait très bien servir à offrir à la colonie un “conseiller” immortel. Un instructeur qui se souviendrait du contenu des archives que nous craignions tous de voir Langhorne détruire et qui pourrait guider – ou du moins influencer – le développement de la nouvelle colonie au cours des phases les plus hasardeuses de son histoire. Malheureusement, même s’il y avait eu un moyen d’obtenir l’adhésion des responsables de l’opération Arche, nous n’avions pas le temps de mettre ce projet à exécution. En outre, quand bien même le Contrôle de la mission nous aurait accordé son feu vert, Langhorne n’aurait pas hésité à ordonner la destruction de ce “conseiller” dès qu’il se serait trouvé seul. Malgré tout, votre observation a enthousiasmé Elias. Il a signalé à son tour qu’un seul obstacle interdisait à un ACIP standard existant de jouer ce rôle : les protocoles limitant à dix jours leur durée de fonctionnement autonome. Or ces verrous se trouvaient tous dans le logiciel. Elias était à peu près persuadé de pouvoir les pirater et les désactiver. En outre, un simple ACIP, surtout inerte, serait relativement facile à dissimuler – non seulement aux Gbabas, mais aussi à Langhorne. » L’avatar qui gisait sur la table – et qui avait décidé de continuer à se considérer comme la jeune femme nommée Nimue Alban dont il possédait les souvenirs – aurait hoché la tête s’il l’avait pu. Le docteur Elias Proctor était le plus brillant cybernéticien que Nimue ait jamais rencontré. Si quelqu’un pouvait pirater le logiciel d’un ACIP, c’était bien lui. Évidemment, une telle tentative représenterait aux yeux de la législation fédérale un crime passible d’un minimum de quinze ans de prison. « Par malheur (Pei Kau-yung se rembrunit de nouveau), le seul ACIP de dernière génération appartenant à quelqu’un de notre connaissance était le vôtre et nous n’avions pas le temps d’en acquérir un autre. En tout cas, pas sans éveiller les soupçons du Contrôle de la mission. De fait, c’est vous qui avez attiré notre attention là-dessus. C’est ainsi que j’ai autorisé une modification de dernière minute du manifeste de bord pour ajouter votre ACIP à vos bagages personnels, arguant de ce qu’il pourrait se révéler utile à un moment donné pour d’éventuels travaux en milieu hostile. Une fois terminé l’embarquement du personnel et de la cargaison, vous vous êtes portée volontaire pour intégrer l’état-major de Kau-zhi à bord de l’Excalibur. » Les yeux de Nimue se figèrent. Le contre-amiral hocha lentement la tête comme s’il l’avait remarqué. « C’est exact. Vous vous êtes portée volontaire pour servir sur le vaisseau amiral en sachant qu’il serait détruit si la manœuvre Séparation était menée à bien. Dès votre embarquement, a été répertorié sur le manifeste officiel de l’Excalibur tout ce que vous aviez emporté à bord du Gulliver, y compris votre ACIP. Or celui-ci ne vous a pas suivie. Je l’ai personnellement transféré dans une soute où il a été définitivement “égaré”. C’était le seul moyen de le faire disparaître des listes de matériel archivées dans les ordinateurs de Langhorne. » Son image parut la regarder droit dans les yeux pendant plusieurs secondes. Il prit une profonde inspiration. « Il n’a pas été facile de renoncer à vous, avoua-t-il doucement. Vous étiez si jeune, vous aviez tant à nous apporter. Mais personne n’a trouvé d’autre scénario offrant autant de chances de réussite. Si vous n’aviez pas… disparu avant notre arrivée en orbite de Sanctuaire, les registres auraient indiqué que vous étiez toujours en possession de votre ACIP. Vous auriez été contrainte de le remettre à Langhorne en vue de sa destruction. Si vous aviez annoncé l’avoir “égaré” d’une façon ou d’une autre, toutes sortes d’alarmes se seraient déclenchées, surtout compte tenu de son récent ajout à votre paquetage. Ce qui fait que, au bout du compte, nous n’avions pas le choix. Pourtant, pour être tout à fait honnête, même si vous aviez choisi de vous sacrifier pour nous ouvrir cette possibilité, nous espérions tous pouvoir nous en passer. Hélas, je crains que ce ne soit plus d’actualité. » Il se laissa aller contre le dossier de son siège, le visage dur, empreint d’une expression qu’elle avait déjà vue quand les vaisseaux de guerre gbabas étaient apparus sur son écran tactique. « Langhorne et Bédard se sont révélés n’être pas seulement fanatiques, mais aussi mégalomanes. Je vous ai préparé un dossier détaillé là-dessus. Je n’aurai pas le courage de tout vous réciter dans l’immédiat. Pour résumer, sachez que Langhorne et sa clique ne m’ont jamais autant fait confiance que je l’avais cru. Ils ont déployé tout un système orbital de bombardement cinétique sans m’en informer alors que j’étais leur responsable militaire. Je n’en ai jamais connu l’existence et n’ai donc rien pu faire pour le neutraliser. Quand Shan-wei et ses partisans se sont opposés à leur projet visant à faire d’eux des dieux, ils s’en sont servis. Ils l’ont tuée, Nimue. Elle et tous ceux qui essayaient ouvertement de perpétuer le souvenir de notre véritable histoire. » Un ACIP n’avait pas de cœur, du moins pas dans un sens physique. Pourtant, Nimue Alban sentit celui qu’elle ne possédait plus se serrer. Le contre-amiral s’éclaircit la voix, secoua violemment la tête. « En toute honnêteté, j’ai envisagé de vous réveiller pour m’entretenir avec vous en personne, mais je n’en ai pas eu le courage. C’est une longue vie que j’ai menée, Nimue, mais vous êtes encore jeune. Je ne voulais pas vous parler de Shan-wei, parce que je sais combien vous l’aimiez et que j’ai eu… peur d’affronter votre douleur. Mais aussi parce que je vous connais. Vous n’auriez jamais accepté de “vous rendormir” avant de vous être vengée personnellement de cet assassinat. Or je ne puis me permettre de vous perdre. Pas maintenant. Pour de nombreuses raisons. En outre, vous auriez sans doute essayé de remettre en question mes propres projets. De toute façon, vous ne verrez pas le temps passer entre aujourd’hui et le moment où vous recevrez ce message, pas vrai ? » Sa bouche se tordit en un sourire indécis. Pourtant, quand il s’exprima de nouveau, ce fut d’une voix plus vive, presque normale. « Nous avons fait notre possible pour mettre à votre disposition au moins certains des outils dont vous aurez besoin si vous décidez – vous, celle que vous êtes désormais, et non la Nimue Alban qui s’est portée volontaire à l’origine – de mener à bien cette mission. Nous ne pensions pas vraiment y parvenir, d’autant que nous ignorions que Langhorne déciderait de maintenir son Hasdrubal au sein de la flotte principale au lieu de superviser personnellement la terraformation de Sanctuaire. Nous nous en sommes réjouis sur le moment, car cela nous laissait plus de liberté. Évidemment (il sourit avec amertume), nous n’avions pas compris pourquoi il restait là. Malgré tout, même sans le regard de Langhorne par-dessus notre épaule, nous étions loin de pouvoir vous donner tout ce que j’aurais souhaité. Il y avait encore des limites à ce que nous osions faire “disparaître” des manifestes. Toutefois, Shan-wei et moi avons fait preuve de créativité au cours de la terraformation. Vous aurez donc un équipement informatique, les archives les plus complètes que nous avons pu rassembler et un minimum de matériel. J’ai programmé ce… dépôt, disons, pour qu’il s’active sept cent cinquante années standards après la fin de cet enregistrement. Si j’ai choisi cette durée, c’est parce que nos meilleures analyses indiquent que, si les Gbabas jugent que la flotte de Kau-zhi ne représentait pas l’intégralité des unités de l’opération Arche et que leurs éclaireurs continuent leur progression, il leur faudra normalement un maximum de cinq siècles pour passer à portée de détection simple des émissions radio et neutrinos en provenance de ce système. J’y ai ajouté une marge de cinquante pour cent pour vous mettre à l’abri d’une localisation immédiate. Quand vous reprendrez conscience, vous aurez donc “dormi” sept siècles et demi. » Il secoua de nouveau la tête. « Je suis incapable d’imaginer ce que vous allez ressentir, Nimue. J’aurais voulu trouver un moyen, n’importe lequel, d’éviter de vous infliger ce fardeau. Il n’y en avait aucun. J’ai cherché, mais je n’en ai pas trouvé. » Il resta assis en silence plusieurs secondes, ses yeux holographiques rivés sur ce que personne d’autre n’avait jamais vu, puis il cligna des paupières pour accommoder sa vision et se redressa. « Cela est le dernier message, l’ultime fichier, qui sera chargé dans l’ordinateur de votre dépôt. En dehors de moi-même, une seule personne connaît votre existence. Elle et moi avons rendez-vous demain soir avec Langhorne et son Conseil d’administration. J’ignore si cela suffira, mais Langhorne, Bédard et leurs courtisans sont sur le point de découvrir qu’ils ne sont pas les seuls à avoir mis de côté du matériel militaire secret. Il n’y aura pas de survivants. Cela ne ressuscitera pas Shan-wei ni aucun de mes – de nos – amis, mais j’en tirerai au moins une légère satisfaction personnelle. » Il parut lui adresser un dernier regard et sourit encore, cette fois avec une étrange douceur. « Je suppose qu’on pourrait soutenir que vous n’existez pas vraiment. Vous n’êtes après tout que des structures électroniques à l’intérieur d’une machine, pas une vraie personne. Mais ces structures électroniques sont celles d’une jeune femme en tout point remarquable que j’ai été profondément honoré de côtoyer. Or je crois que, pour tout ce qui est important, vous êtes bel et bien cette jeune femme. Pourtant, vous êtes aussi quelqu’un d’autre et cette personne a le droit de choisir ce qu’elle devra faire du temps et des outils que nous avons pu lui donner. Quelle que soit votre décision, c’est à vous quelle appartient. En tout état de cause, sachez ceci : Shan-wei et moi aimions énormément Nimue Alban. Nous avons chéri sa mémoire pendant soixante ans et c’est avec la plus grande confiance que nous remettons ce choix entre vos mains. Quoi que vous décidiez, nous vous aimerons toujours. À présent, comme vous me l’avez dit un jour, que Dieu vous garde, Nimue. Adieu. » MAI DE L’AN DE GRCE 890 .I. Temple de Dieu Cité de Sion Terres du Temple La colonnade du Temple de Dieu se dressait sans effort dans l’azur du printemps boréal. Les colonnes mesuraient un peu plus de soixante pieds et le dôme central dominant l’ensemble de la majestueuse structure s’élevait plus haut encore, à cent cinquante pieds. Il brillait dans la lumière du soleil matinal tel un gigantesque miroir poli, plaqué d’argent et surmonté de la représentation en or massif incrusté de pierreries de l’archange Langhorne, les tables de la loi serrées sous un bras, le sceptre de sa sainte autorité brandi de l’autre main au-dessus de sa tête. Cette statue de dix-huit pieds étincelait avec plus d’éclat encore que la coupole. Depuis plus de huit siècles, à l’aube de la création, cet archange d’une beauté à couper le souffle gardait la maison de Dieu sur Sanctuaire. Lui et le dôme édifié sous ses pieds demeuraient aussi resplendissants et indemnes des assauts des éléments et du temps qu’au matin de leur érection. Le temple était bâti au sommet d’une colline vert émeraude qui le hissait encore plus près du Ciel de Dieu. Son dôme radieux était visible à bien des milles de distance, au-delà des eaux du lac Pei. Sur sa rive, il scintillait telle une couronne d’or et d’albâtre au-dessus des toits. De fait, la vaste cité de Sion – l’une des six plus grandes villes de Sanctuaire et de loin la plus ancienne – n’existait que dans un seul dessein : servir les besoins de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Erayk Dynnys, archevêque de Charis, traversait lentement, en direction du Temple, la vaste place des Martyrs dominée par les innombrables fontaines dont les jets d’eau qui aspergeaient en dansant les pieds des sculptures héroïques de Langhorne, de Bédard et des autres archanges diffusaient dans la brise de rafraîchissants nuages humides de fines gouttelettes. Vêtu de la soutane immaculée de l’épiscopat, Dynnys était coiffé d’un tricorne clérical orné de la cocarde blanche à ruban orange des archevêques. Les parterres et arbustes en fleurs parfaitement entretenus par les jardiniers du Temple exhalaient de délicates fragrances printanières, mais l’archevêque y prêta à peine attention. Les merveilles de ces lieux appartenaient à son quotidien et se trouvaient souvent éclipsées dans son esprit par d’autres considérations plus ordinaires. — Ainsi, dit-il au jeune homme qui marchait à ses côtés, dois-je en conclure que nous n’avons toujours pas reçu les documents de Breygart ? — Effectivement, Votre Excellence, répondit docilement le père Mahtaio Broun. À la différence de son supérieur, il n’arborait sur son tricorne que la cocarde brune des grands-prêtres. En revanche, la couronne blanche brodée sur la manche droite de sa soutane témoignait de son rang de secrétaire particulier et assistant de l’archevêque. — C’est bien regrettable, murmura le prélat avec un infime sourire. Pourtant, je suis sûr que Zherald l’a prévenu, ainsi que Haarahld, du caractère indispensable de ces preuves littérales. L’Église Mère a fait tout son possible pour veiller à ce que les deux parties soient équitablement représentées devant le tribunal ecclésiastique. — Bien sûr, Votre Excellence. Contrairement à son supérieur, Broun se garda de sourire. Il n’ignorait pourtant rien du message privé que Dynnys avait fait parvenir au délégué archiépiscopal Zherald Ahdymsyn et par lequel il lui enjoignait d’« égarer » le document en question dans les méandres de l’administration pendant au moins une quinquaine ou deux. Broun était au fait de la plupart des activités de l’archevêque, si discrètes soient-elles. Toutefois, il n’était pas assez haut placé dans la hiérarchie pour pouvoir se permettre d’afficher de l’amusement ou de la satisfaction face à leur réussite. Pas encore, en tout cas. Il ne resterait pas éternellement en bas de l’échelle. De cela, il était certain. Les deux ecclésiastiques atteignirent le large et majestueux escalier de la colonnade. Des dizaines d’hommes d’Église en montaient et descendaient les marches, qui conduisaient à la monumentale porte à deux battants ornés de bas-reliefs, mais le flot se fendit devant Dynnys et son assistant sans un murmure de protestation. S’il avait à peine remarqué la beauté du Temple lui-même, l’archevêque ne prêta aucune attention aux dévots de rang inférieur qui lui cédaient le passage, pas plus qu’aux factionnaires en uniforme qui se tenaient au garde-à-vous à intervalles réguliers, leur cuirasse étincelant au soleil, hallebarde rutilante fièrement brandie. Il continua à avancer avec dignité, les mains croisées dans les larges manches bordées d’orange de sa soutane immaculée, tout en réfléchissant à la réunion à venir. Broun et lui franchirent le seuil de la vaste cathédrale. La voûte s’élevait à partir de quatre-vingts pieds au-dessus du dallage luisant, pour culminer à près de deux fois cette hauteur à l’apex du dôme central. Des fresques représentant les archanges œuvrant au miracle de la création entouraient le plafond d’or incrusté de pierreries. Des miroirs adroitement disposés et des lucarnes ouvertes dans le toit du Temple recueillaient la lumière du printemps et la déversaient sur les peintures en d’ardents faisceaux soigneusement orientés. De l’encens flottait, formant des nuages et volutes parfumés qui montaient en spirale dans le soleil tels d’indolents serpents de fumée. Les voix magnifiquement exercées du chœur du Temple donnaient vie à une parfaite harmonisation a cappella d’un paisible cantique. Cet ensemble vocal représentait lui aussi l’une des merveilles du lieu de culte, formé et voué qu’il était à veiller à ce que la maison de Dieu résonne en permanence de voix chantant Ses louanges ainsi que Langhorne l’avait commandé. Juste avant la fin de la période réservée au chœur du matin, celui de l’après-midi prenait place en silence sur la tribune identique disposée de l’autre côté de la cathédrale et se joignait au chant. À mesure que montaient les voix des choristes de l’après-midi, celles de ceux du matin baissaient, de sorte que seule une oreille très fine aurait perçu dans l’hymne la moindre coupure ou altération. L’archevêque et son assistant traversèrent la vaste carte détaillée du monde de Dieu incrustée dans le sol à l’entrée et se frayèrent un chemin sur le pourtour de la cathédrale circulaire. Ni l’un ni l’autre ne prêtèrent attention aux prêtres et acolytes célébrant autour de l’autel placé au centre du cercle la troisième messe matinale à l’intention du flot ininterrompu de pèlerins. La Charte exigeait de chaque enfant de Dieu qu’il effectue au moins une fois dans sa vie le voyage jusqu’au Temple. Ce n’était bien sûr pas possible pour tout le monde et le Tout-Puissant le reconnaissait. Toutefois, Ses enfants étaient assez nombreux à honorer cette obligation pour qu’une foule de fidèles se presse en permanence dans l’édifice. Sauf, évidemment, au cours des mois d’hiver où régnaient un froid cruel et une neige épaisse. Le pavement de la cathédrale brillait d’une clarté aveuglante là où le frappaient les rayons concentrés du soleil. En chacun de ces points se dessinait un disque d’or de deux pieds de diamètre orné du symbole de l’un des archanges. Tels le dôme du Temple et la statue de Langhorne trônant à son sommet, ces sceaux étaient aussi rutilants et intacts qu’au premier jour. Chacun d’eux – à l’instar du lapis-lazuli veiné d’or du sol et de l’immense carte de l’entrée – était protégé par une couche de trois pouces de cristal impérissable. Les blocs d’outremer étaient scellés au sol par un argent aussi impeccablement lustré que l’or des sceaux. Nul mortel ne connaissait le secret de leur réalisation. Selon la légende, après que les archanges avaient érigé le Temple, ils avaient ordonné à l’air lui-même de protéger pour l’éternité son toit doré et son splendide dallage. Quelle que soit la nature de ce miracle, pas une marque, pas une éraflure ne trahissait sur cette surface cristalline les innombrables générations de pieds qui l’avaient foulée depuis la création, pas plus que le mouvement perpétuel des serpillières des acolytes chargés d’en entretenir l’éclat. Les mules de Dynnys et Broun ne faisaient aucun bruit, ce qui ajoutait à l’illusion que les deux hommes marchaient sur l’air comme ils contournaient le quartier ouest de la cathédrale et s’engouffraient dans l’un des passages menant aux ailes administratives du Temple. Ils longèrent de larges couloirs illuminés par des lucarnes et hautes fenêtres faites du même cristal impérissable, ornés d’inestimables tapisseries, peintures et statues. Les ailes administratives, tout comme la cathédrale, étaient l’œuvre de mains divines et non de simples mortels. Elles non plus n’avaient rien perdu de leur perfection immaculée depuis le jour de leur création. Enfin, ils atteignirent leur destination. La porte de la salle de conférence était encadrée de deux gardes du Temple. Contrairement aux précédents, ceux-ci étaient armés d’épées et non de hallebardes. Leur cuirasse était ornée de l’étoile d’or scintillante du grand-vicaire, écartelée par l’épée de l’archange Schueler. Ils se mirent vivement au garde-à-vous quand l’archevêque et son assistant passèrent entre eux sans leur accorder un regard. Trois prélats les attendaient, accompagnés de leurs assistants, de deux secrétaires et d’un trio de maîtres juristes. — Ainsi, vous voilà enfin, Erayk, fit sèchement l’un des archevêques comme Dynnys et Broun s’avançaient vers la table de conférence. — Je vous prie d’excuser mon retard, Zhasyn, dit Dynnys avec un sourire décontracté. Il est dû à des raisons indépendantes de ma volonté. — Je n’en doute pas, grommela son interlocuteur. Grand et sec, Zhasyn Cahnyr était l’archevêque de Cœur-de-Glacier, en république du Siddarmark. Alors que Dynnys arborait à droite sur sa poitrine le sceptre noir de l’ordre de Langhorne, Cahnyr portait au même endroit la gerbe de blé brune bordée de vert de l’ordre de Sondheim. Les deux hommes se connaissaient depuis des années et il régnait entre eux une remarquable absence d’affinités. — Allons, allons, Zhasyn, le tança Urvyn Myllyr, archevêque du Sodar. La constitution de Myllyr se rapprochait de celle de Dynnys : trop bien en chair pour être qualifié de maigre, il n’était pourtant pas assez lourd pour être considéré comme gros. Lui aussi exhibait le sceptre noir de Langhorne mais, là où les cheveux autrefois blonds et désormais grisonnants de Dynnys se faisaient rares, ceux de Myllyr, d’un noir veiné de blanc, demeuraient d’une belle épaisseur. — Soyez gentil, poursuivit-il en souriant à Cahnyr. Certains retards sont parfois inévitables, vous savez. Même… (il fit un clin d’œil à Dynnys) ceux d’Erayk. Cahnyr ne parut guère amadoué, mais ii se contenta d’un autre grommellement. — Quoi qu’il en soit, vous êtes là, Erayk, fit observer le troisième prélat. Mettons-nous donc au travail, voulez-vous ? — Bien sûr, Wyllym, répondit Dynnys, non obséquieusement mais du moins sans l’insouciance affichée face à Cahnyr. Wyllym Rayno, archevêque de Chiang-wu, était de plusieurs années plus jeune que Dynnys. Contrairement à bon nombre de ses semblables, il était né dans la province qui était depuis devenue son archevêché. Cheveux bruns, constitution délicate, petite taille, il émanait de lui une aura… de danger. Ce qui n’était peut-être pas très surprenant. Alors que Dynnys, Cahnyr et Myllyr étaient tous trois vêtus de la soutane blanche seyant à leur rang, Rayno portait comme à son habitude la robe pourpre de simple moine schuelerien. L’épée nue du fondateur de son ordre, blanche et bordée d’orange, ressortait clairement sur la droite de son habit sombre, proclamant ainsi son rang d’archevêque. Toutefois, c’était moins le blanc épiscopal de ce symbole qui frappait l’œil que la flamme d’or de Jwo-jeng brodée par-dessus. Cette lame couronnée de feu l’identifiait comme adjudant général de l’ordre de Schueler, ce qui faisait de lui le bras droit du vicaire Zhaspyr Clyntahn, le Grand Inquisiteur lui-même. Comme toujours, la vue de cet habit mit Dynnys un peu mal à l’aise. Non qu’il ait jamais eu de différend personnel avec Rayno. C’était plus une question de tradition qu’autre chose. Il avait été un temps où la rivalité entre l’ordre de Langhorne et celui de Schueler s’était révélée franche et intense. Toutefois, la bataille pour la prééminence au sein du Temple avait été arbitrée plusieurs générations plus tôt en faveur des schueleriens. Le rôle de gardien de l’orthodoxie doctrinale qui leur avait alors été dévolu leur avait conféré un puissant avantage, résolument renforcé ensuite par d’habiles manœuvres politiques auprès de la hiérarchie du Temple, qui avaient conduit à l’absorption de l’ordre de Jwo-jeng par celui de Schueler. Depuis, l’ordre de Langhorne occupait sans équivoque la deuxième place sur cette échelle. On pouvait donc voir une forme particulière d’arrogance dans la coutume schuelerienne voulant que tous les membres de cet ordre se vêtent comme les plus humbles de leurs frères, quel que soit leur statut personnel au sein de l’Église. Dynnys s’installa dans le fauteuil qui l’attendait. Broun, lui, se jucha sur le tabouret beaucoup plus modeste placé derrière. Rayno fit un signe à l’un des maîtres juristes. — Commencez. Debout derrière une table sur laquelle étaient posées plusieurs piles impeccables de documents juridiques, un moine appartenant au même ordre que Dynnys obtempéra. — Messeigneurs, comme vous le savez tous, cette réunion du comité du tribunal ecclésiastique a pour objectif de définir une recommandation finale au sujet du litige concernant la succession du comté de Hanth. Nous avons étudié la législation applicable et chacun d’entre vous a reçu un résumé de nos conclusions. Nous avons également récapitulé les témoignages portés devant ce comité et les documents qui lui ont été remis. Comme toujours, nous sommes les humbles serviteurs de ce tribunal. Vous ayant communiqué toutes les informations dont nous disposions, nous attendons votre bon plaisir. Il se rassit. Rayno promena son regard sur les autres archevêques assis autour de la table de conférence. — Est-il besoin de revenir sur les points juridiques évoqués au cours de ces audiences ? demanda-t-il. (Ses collègues secouèrent la tête en silence.) Quelqu’un souhaite-t-il contester le résumé des témoignages entendus ou les documents déjà examinés ? (Autres gestes négatifs.) Très bien. Y a-t-il des éléments nouveaux ? — Si vous me permettez, Wyllym ? intervint Cahnyr. (Rayno lui fit signe de poursuivre. Le mince archevêque se tourna vers Dynnys.) Au cours de la dernière réunion, vous nous avez dit que vous attendiez encore certains documents du délégué archiépiscopal Zherald. Les avez-vous reçus ? — Je crains que non, répondit Dynnys en secouant gravement la tête. Officiellement, Zherald Ahdymsyn était le bras droit de Dynnys. En réalité, il exerçait de facto les fonctions de son supérieur en son distant archevêché, où il gérait aussi ses vastes domaines. Charis se trouvait à près de douze milliers de milles du Temple. Jamais Dynnys n’aurait pu s’occuper personnellement des besoins de « ses » paroissiens tout en honorant les nombreuses autres responsabilités qui lui incombaient dans le cadre de ses hautes fonctions. Par conséquent, comme la grande majorité des prélats dont le siège se trouvait en dehors du continent de Havre ou de son jumeau austral, Howard, il déléguait ses tâches religieuses et administratives locales à son remplaçant. Une fois par an, malgré la pénibilité de la tâche, Dynnys se rendait en Charis pour un mois de visite pastorale. Le reste de l’année, il s’appuyait sur Ahdymsyn. Le délégué archiépiscopal n’était peut-être pas l’homme le plus brillant qu’il ait jamais rencontré mais on pouvait compter sur lui et il comprenait les réalités pratiques de la politique de l’Église. En outre, il se montrait moins avide que beaucoup en matière d’enrichissement personnel. — Lui avez-vous demandé de vous les envoyer ? insista Cahnyr. Dynnys s’autorisa une expression d’agacement. — Bien sûr que oui, Zhasyn. Je l’ai fait il y a plus de deux mois, comme nous en étions convenus. J’ai transmis ma première demande par sémaphore au poste de Clahnyr, de sorte qu’elle soit relayée par voie de mer à travers le Chaudron. Je n’ai évidemment pas pu donner ainsi beaucoup d’informations, mais le père Mahtaio a envoyé le même jour par vouivre voyageuse une demande plus détaillée qui est arrivée à destination à peine une quinquaine plus tard. Nous avons également indiqué nos exigences à l’avocat sionien de messire Hauwerd et l’avons informé que nous transmettions cette demande à son client. — Deux mois, releva Cahnyr sur un ton délibérément neutre. Cela laisse peu de temps à une quelconque documentation de faire le chemin inverse. Surtout en cette période de l’année, compte tenu des tempêtes qui règnent chaque automne dans le Chaudron. Dynnys montra les dents à son collègue en ce qui aurait pu passer pour un sourire. — C’est vrai, admit-il d’une voix presque douce. D’un autre côté, je vous répète que ce message est parti il y a plus de deux mois, ce qui a laissé largement le temps à Zherald de transmettre ma demande à messire Hauwerd, et à celui-ci de répondre. Un aviso aurait en outre tout à fait pu, dans cet intervalle, effectuer la traversée entre Charis et Clahnyr, quelles que soient les conditions de mer. Un message par sémaphore nous aurait alors alertés du départ des documents en question. Pour tout dire, Zherald et moi avons eu plusieurs échanges sur d’autres sujets au cours de cette même période. Je suis donc certain que les avisos survivent à la traversée malgré les coups de vent d’automne. Cahnyr parut tenté de lancer une autre réplique bien sentie. Toutefois, s’il l’était, il s’en abstint. Rayno et Myllyr se contentèrent de hocher la tête. Dynnys réprima un sourire suffisant. Aussi épuisante que soit à ses yeux la forme de piété affichée par Cahnyr, elle conférait aussi à son rival une certaine aura auprès de la hiérarchie du Temple. Il n’était pas le seul de son espèce, bien sûr, mais la plupart des archevêques et vicaires chargés de mener les affaires de Dieu étaient trop pris pour se préoccuper des tâches pastorales communes qui semblaient obnubiler Cahnyr. Dynnys se reconnaissait volontiers encore plus coupable là-dessus que beaucoup de ses collègues. Le contraire aurait été étonnant, compte tenu de la distance qui séparait Charis de Sion et du Temple. L’archevêché de Cahnyr était deux fois moins éloigné. Bien sûr, il fallait reconnaître que l’essentiel de l’épuisant trajet vers Cœur-de-Glacier s’effectuait par voie de terre et que Cahnyr accomplissait non pas une mais deux visites pastorales par an. En contrepartie, il pouvait aussi entreprendre ce voyage sans perdre totalement le contact avec le Temple. Grâce aux réseaux de sémaphores entretenus par l’Église sur toute la superficie de Havre et de Howard, un message mettait moins de trois jours à effectuer l’aller-retour entre Cœur-de-Glacier et le Temple. Dynnys s’était parfois demandé si une part de l’inimitié que lui vouait Cahnyr ne venait pas des différences existant entre leurs archevêchés. Ce qu’il savait, en revanche, c’était que ce sentiment découlait en partie de ce que Cahnyr était issu de la petite noblesse du Dohlar, alors que Dynnys était fils d’archevêque et petit-neveu de grand-vicaire. Cahnyr n’appartenait pas aux grandes dynasties ecclésiastiques traditionnelles qui dominaient le Temple depuis des siècles et semblait n’avoir jamais bien saisi les règles du jeu observées par ces familles. C’était ce jeu, comme le comprenait parfaitement Dynnys, qui lui avait valu d’obtenir Charis à la place de Cahnyr. Nonobstant sa piété ostentatoire, ce dernier ne pouvait pas être totalement dépourvu d’ambition, sinon il n’aurait jamais gagné son anneau épiscopal et encore moins le rang qui était alors le sien. En outre, l’archevêché de Cahnyr était une simple province de la république du Siddarmark, alors que celui de Dynnys s’étendait à la totalité du royaume de Charis. Peut-être fallait-il voir là l’origine de l’animosité de Cahnyr à son égard mais, à la réflexion, Dynnys en doutait. Certes, le territoire montagneux de Cœur-de-Glacier représentait à peine un quart de la superficie de Charis seule. Il présentait en outre une densité de population inférieure à celle du reste de Havre. En revanche, il comptait sans doute presque autant d’habitants que l’ensemble de Charis. Pour une richesse, bien sûr, songea Dynnys avec arrogance, dix fois inférieure… Havre et Howard étaient les deux principaux continents de Sanctuaire. Langhorne et les autres archanges y avaient implanté l’humanité beaucoup plus densément que nulle part ailleurs. Encore aujourd’hui, huit, voire neuf habitants de Sanctuaire sur dix y vivaient. Il ne fallait donc pas s’étonner que l’attention de l’Église soit en permanence tournée vers ces terres. Les longues lignes de sémaphores qui rayonnaient de Sion dans toutes les directions permettaient au Temple de surveiller ses lointains archevêchés, évêchés, cathédrales, églises, congrégations, monastères, couvents et seigneuries ecclésiastiques, ainsi que les intendants affectés aux différents parlements, cours et assemblées séculiers. Ces dispositifs de communication appartenaient à l’Église et, quand bien même elle en autorisait l’usage aux autorités laïques, cette permission dépendait de la disponibilité du système. Or, comme l’avait découvert plus d’un prince, roi ou gouverneur, cette « disponibilité » pouvait être très limitée pour qui avait irrité ses supérieurs ecclésiastiques locaux. Toutefois, même l’Église ne pouvait dresser de sémaphores en pleine mer. Par conséquent, le seul moyen de communiquer avec les terres lointaines de Charis, de la ligue de Corisande ou encore de Chisholm passait par la navigation. Or les navires, comme Dynnys l’avait compris depuis longtemps, étaient lents. Une ligne de sémaphores supplémentaire avait été établie en direction de Chisholm et de la Terre du Corbeau, au-delà de la mer Markovienne. Malgré tout, les communications devaient traverser le passage des Tempêtes, un détroit de près de douze cents milles entre la pointe de la Houle et le cap de Fer. Les messages de Zherohm Vyncyt, archevêque de Chisholm, mettaient ainsi dix-sept jours pour faire l’aller-retour, mais la situation était encore pire pour Dynnys. Il ne fallait que six jours à une dépêche pour voyager du Temple au sémaphore de Clahnyr, au sud du Siddarmark, mais elle devait ensuite traverser trois milliers de milles d’eau de mer avant d’atteindre Tellesberg, la capitale de Charis. Ce qui signifiait qu’il fallait en moyenne vingt-cinq jours – cinq quinquaines – pour faire seulement parvenir une nouvelle à son délégué archiépiscopal. Le voyage réel du Temple à Tellesberg, lui, prenait deux mois entiers, rien que pour l’aller. Ce qui expliquait pourquoi Dynnys ne pouvait se permettre de s’absenter de Sion que pour une seule visite pastorale annuelle, en général à la fin de l’automne. Il avait ainsi quitté les Terres du Temple avant que le passage de Hsing-wu soit bloqué par la glace et passait l’hiver en Charis, qui se trouvait non seulement dans l’hémisphère Sud, mais à moins de treize cents milles de l’équateur. L’été à Tellesberg était tellement plus agréable que l’hiver glacial de Sion ! Bien sûr, c’était aussi cet éloignement du Temple qui expliquait pourquoi certaines des contrées les plus lointaines – à commencer par Charis, à l’occasion – se montraient parfois un peu plus indisciplinées que d’autres plus proches. — Erayk a raison, Zhasyn, dit Rayno. Toutes les personnes impliquées dans ce litige échangent leurs arguments depuis assez longtemps pour avoir compris l’importance qu’il y a à nous fournir les documents que nous réclamons. Si Breygart n’a même pas jugé bon d’accuser réception de notre demande, cela en dit long sur ses dispositions. — Et peut-être plus encore sur la qualité de ses prétendues preuves, fit remarquer Myllyr. S’il détenait effectivement un document établissant que les revendications de Mahntayl sont infondées, il serait impatient de nous le présenter. Cahnyr remua sur son siège. Rayno se tourna vers lui en haussant un sourcil. — Oui, Zhasyn ? — Je voulais seulement signaler que messire Hauwerd Breygart (l’archevêque de Cœur-de-Glacier insista légèrement sur le titre et le nom de famille) conteste depuis le début ce qu’affirme Mahntayl, à savoir qu’il descendrait du quatorzième comte. En outre (il fit le tour de la table du regard), il a joint à son dossier des dépositions de plus d’une dizaine de témoins abondant dans son sens. — Nul ne prétend le contraire, Zhasyn, lui assura Dynnys. Cette discussion porte uniquement sur les dires de Breygart selon lesquels il aurait découvert la preuve – formelle, pas de simples rumeurs ou dépositions – que Tahdayo Mahntayl n’est pas l’arrière-petit-fils de Fraidareck Breygart. C’est ce document que nous lui avons demandé de nous communiquer. — Précisément, acquiesça Rayno avec un hochement de tête solennel. Cahnyr serra les dents et jeta un coup d’œil à Myllyr. Ce qu’il lut dans ses yeux fit encore s’amincir ses lèvres. Dynnys déchiffrait aussi bien que Cahnyr l’expression des personnes présentes et il ne put tout à fait s’empêcher de sourire. Il n’était guère surprenant que Myllyr le soutienne. Farouches langhorniens tous les deux, ils se rendaient mutuellement service depuis des décennies. En outre, ils connaissaient les rouages de l’Église en matière de politique. L’appui de Rayno s’était révélé plus incertain, mais Dynnys ne s’en était pas trop inquiété. L’Inquisition et l’ordre de Schueler se montraient tout sauf satisfaits de l’essor que prenait Charis en termes de richesse et de puissance depuis un siècle. Or le goût manifeste de ce royaume pour l’innovation n’arrangeait rien. L’énergie déployée depuis dix ou quinze ans par le Collège royal de Charis donnait des démangeaisons à plus d’un schuelerien de haut rang. Il appartenait à la logique schuelerienne de juger que le déclin de l’orthodoxie religieuse soit directement proportionnel à la distance entre une congrégation et Sion. Malgré tout son raffinement et son rang élevé dans la hiérarchie, Rayno considérait toujours avec suspicion les contrées éloignées. Dans le cas de Charis, ses soupçons se voyaient renforcés par la vitalité commerciale et l’inventivité manifeste du royaume, auxquelles s’ajoutaient le soutien du Collège royal à l’innovation et la politique intérieure de la dynastie Ahrmahk. En outre, que Haarahld de Charis, contrairement à la majorité des souverains de Sanctuaire, n’ait contracté aucune dette auprès des usuriers du Temple représentait une source d’inquiétude supplémentaire pour ceux, comme Rayno, qui réfléchissaient au moyen de le contrôler en cas de besoin. La position dominante des schueleriens dans la hiérarchie de l’Église aurait dû suffire pour discréditer Charis aux yeux du Temple. Pourtant, la richesse croissante du royaume et l’influence que lui conférait sa vaste flotte marchande dans les pays très éloignés de ses frontières ne faisaient qu’aggraver une situation déjà préoccupante. Si l’essentiel des soupçons et de l’ire du Conseil des vicaires se portait sur la république du Siddarmark en raison de sa proximité avec les Terres du Temple, il en était tout de même certains – notamment le Grand Inquisiteur – pour estimer que l’attitude de Charis et son mauvais exemple risquaient de se révéler plus dangereux encore à long terme. Dynnys, en revanche, s’était forgé une opinion – étayée par des comptes-rendus de Zherald Ahdymsyn et du père Paityr Wylsynn, l’intendant de l’ordre de Schueler à Tellesberg – selon laquelle les doutes de Rayno quant à la fidélité de Charis aux doctrines de l’Église n’avaient pas lieu d’être. Certes, la volonté affichée par les Charisiens de découvrir de nouvelles techniques, toujours plus efficaces, exigeait une certaine vigilance. De même, la branche charisienne de l’Église se montrait, sur plusieurs points, plus permissive que l’aurait souhaité le Conseil des vicaires. Enfin, il était tout aussi vrai que ce collège de Haarahld œuvrait activement à la recherche de méthodes inédites permettant de combiner les connaissances existantes, ce qui ne pourrait qu’encourager l’obsession nationale de l’efficacité. C’était toutefois précisément la raison de la présence du père Paityr en ce royaume. Or ce qu’il rapportait – à l’instar de ses prédécesseurs immédiats – indiquait très clairement que rien de ce qui se passait en Charis ne s’approchait d’une quelconque violation des Proscriptions de Jwo-jeng. Quant à la politique intérieure du royaume et à son mauvais exemple, Dynnys reconnaissait que la décision prise par l’arrière-grand-père du roi Haarahld d’abolir légalement le servage dans tout son royaume aurait pu être interprétée comme un camouflet pour l’Église, à condition de se montrer déterminé à voir les choses ainsi. Ce n’était pas son cas, d’autant que Charis n’avait jamais compté qu’un nombre relativement restreint de serfs, même avant l’abolition officielle du système. Il ne prêtait non plus aucun crédit à ceux – notamment parmi les concurrents des négociants charisiens – qui prétendaient que l’intérêt de ses paroissiens pour le commerce et l’acquisition de richesses tournait tant à l’obsession qu’ils en négligeaient leurs obligations envers Dieu et l’Église, au point d’amputer la dîme du royaume. Le délégué archiépiscopal Zherald et ses collecteurs d’impôts n’auraient sûrement pas manqué de faire part de leur mécontentement s’il y avait eu une once de vérité dans ces contes-là ! Ahdymsyn n’était peut-être pas l’homme le plus brillant à avoir jamais passé à son doigt l’anneau épiscopal, mais il n’était tout de même pas un imbécile. En outre, l’Église jouissait de nombreux siècles d’expérience dans toutes les méthodes employées par les rois et les nobles pour tenter de dissimuler une partie de leurs revenus aux percepteurs. Par ailleurs, l’emprise de l’Église – et de l’Inquisition – sur les populations du continent était certainement assez forte pour supprimer les dangereuses notions susceptibles d’y pénétrer par la mer à bord des navires marchands charisiens. Non, Dynnys ne craignait pas que Charis représente un foyer potentiel d’hérésie. Il n’aurait pourtant pas hésité à jouer sur les soupçons de Rayno et l’aversion du Conseil des vicaires envers ce royaume. Voilà pourquoi, songea-t-il, le soutien affiché par Haarahld à la cause de Breygart a porté à celui-ci le coup fatal aux yeux de Wyllym. Sans doute fallait-il voir un signe de l’intégrité morale de Rayno dans la longue hésitation qu’il avait marquée avant d’appuyer ouvertement les revendications de Tahdayo Mahntayl. Des revendications malhonnêtes mais fort lucratives, commenta intérieurement Dynnys sans autoriser son visage à trahir son autosatisfaction. Que Lyam Tyrn, archevêque d’Émeraude, lui doive bientôt une faveur considérable en échange de son soutien au candidat du prince Nahrmahn ne lui ferait pas de mal non plus. En tant que membre du tribunal le plus élevé dans la hiérarchie, l’archevêque Wyllym Rayno prit sur lui de conclure : — Mes frères, Breygart n’ayant ni remis ses prétendues preuves, ni même répondu à notre demande dans les délais impartis, nous allons devoir statuer à partir des seuls éléments dont nous disposons. Plutôt que de prendre une décision hâtive, toutefois, je suggère de suspendre la séance pour le déjeuner. Nous prendrons ensuite une heure environ pour méditer là-dessus en privé. Réunissons-nous de nouveau à la quinzième heure pour rendre notre verdict. Les autres prélats acquiescèrent du chef – avec une légère réticence de la part de Cahnyr. Les sièges crissèrent quand les archevêques se levèrent. Cahnyr adressa un signe de tête à Rayno et Myllyr, parvint à ignorer complètement Dynnys, et sortit d’un pas vif de la salle de conférence. Rayno afficha un léger sourire, tel un père indulgent aux prises avec deux fils en conflit perpétuel, puis emboîta le pas à Cahnyr. — Accepteriez-vous de partager mon repas, Erayk ? proposa Myllyr une fois seul avec Dynnys. Je souhaiterais vous entretenir d’une affaire sans importance qui sera évoquée la quinquaine prochaine devant l’office de l’Affirmation. — Bien sûr, Urvyn, répondit gaiement l’archevêque de Charis. J’en serais ravi. Il ne mentait pas, du reste. Il se réjouissait d’avance de l’inévitable échange d’amabilités auquel il devrait se livrer avec Myllyr. Cela faisait partie du jeu, après tout. Le « cadeau » substantiel qui était sur le point de tomber dans son escarcelle et cette occasion rêvée de rappeler à Haarahld Ahrmahk qui détenait la véritable autorité sur Charis auraient dû suffire à le placer résolument du côté de Mahntayl. Pourtant, aucune richesse n’offrait à ses yeux autant d’attraits que l’exercice du pouvoir, non seulement dans son propre archevêché, mais au sein de la seule hiérarchie qui compte vraiment, celle du Temple. — Il paraît que les cuisines nous ont préparé des mets d’une saveur toute particulière aujourd’hui, poursuivit-il. Préférez-vous que nous nous en délections au réfectoire ou en plein air sur la place ? .II. Palais du roi Haarahld VII Tellesberg Royaume de Charis — Père, vous savez aussi bien que moi qui se cache là-dessous ! Le prince héritier Cayleb croisa les bras sur sa poitrine en rivant sur son père un regard furieux. Le roi Haarahld, en revanche, endura l’expression de son fils aîné avec une remarquable sérénité. — Oui, Cayleb. Il se trouve que je sais précisément qui se trouve à l’origine de tout cela. Que devrais-je y faire, selon toi ? Le jeune prince ouvrit la bouche, s’interrompit et la referma. Ses yeux noirs brûlaient, si c’était possible, d’une rage encore plus intense qu’auparavant. Son père hocha la tête. — Exactement, Cayleb, dit-il avec détermination. Il n’est rien que je souhaiterais davantage que de voir la tête de Tahdayo plantée au bout d’une pique devant ma porte. Je suis du reste persuadé que lui et ses… associés en ont autant à mon service. Malheureusement, quel que soit mon désir de disposer de lui ainsi, j’ai peu de chances d’obtenir satisfaction dans un proche avenir. Par conséquent… Il haussa les épaules. Cayleb se renfrogna. Non pour marquer son désaccord mais par dépit. — Je sais que vous avez raison, père, lâcha-t-il enfin. Il va pourtant nous falloir trouver une réponse. S’il s’agissait seulement de Tahdayo, voire de Nahrmahn et lui, nous pourrions régler facilement le problème. Mais si Hektor se tient derrière eux et qu’ils ont aussi Erayk et Zherald dans leur poche… Il se tut sans terminer sa phrase. Haarahld hocha de nouveau la tête. Il savait, que son fils l’admette ou non, qu’au moins une partie de l’exaspération de Cayleb avait pour origine la peur. Le roi Haarahld n’allait pourtant pas le reprocher à son héritier. Il était bon qu’un monarque – ou un futur monarque – ressente de la frayeur, à condition qu’il ne la laisse pas le gouverner. Et qu’elle soit fondée sur de saines causes. La lâcheté ne méritait que le mépris ; la crainte des conséquences pour ses sujets relevait du devoir d’un souverain. — Si je connaissais la réponse que tu cherches, Cayleb, je ne serais pas roi. Je serais l’un des archanges redescendu sur terre. (Il posa la main droite sur son cœur puis les doigts sur ses lèvres. Son fils imita aussitôt son geste.) Puisque je ne suis qu’un simple mortel, je ne puis que m’efforcer de trouver une simple parade. Le roi descendit de son siège et se dirigea vers la fenêtre. Comme la plupart des Charisiens, Haarahld était un peu plus grand que la moyenne des habitants de Sanctuaire. Il avait aussi les épaules plus larges et une constitution générale plus robuste. Or son fils le dépassait de pas loin de deux pouces et continuait à s’étoffer. Il était déjà animé de mouvements vifs et impatients, et serait un homme musclé et vigoureux. Moi aussi, je me déplaçais ainsi, songea Haarahld. Avant que ce kraken essaie de m’arracher la jambe. Cela remonte-t-il déjà à vingt années ? Il s’arrêta devant la fenêtre en traînant derrière lui sa jambe droite au genou raide et s’appuya discrètement contre le chambranle. Cayleb se plaça derrière lui et ils admirèrent tous les deux les eaux miroitantes du sud de la baie de Howell. La vaste étendue bleue était mouchetée de voiles au-delà des embarcadères et fortifications de la ville. Sur les quais, au moins soixante navires étaient amarrés ou attendaient qu’un espace se libère. Il s’agissait pour la plupart d’unités d’assez faibles dimensions à un ou deux mâts, caboteurs et navires de commerce assurant les liaisons internes au royaume à travers la baie. Un tiers des bâtiments à flot étaient toutefois des galions de plus fort tonnage, plus imposants mais aussi moins élégants, affectés aux échanges transocéaniques de Sanctuaire. La plupart arboraient trois mâts et écrasaient de leur présence leurs frères plus humbles. Les pavillons d’au moins une dizaine de maisons battaient au vent cependant que, loin au-delà des digues, trois fines galères de la Marine royale de Charis couraient vers le nord sur les longues pattes d’araignée de leurs avirons. — Voilà pourquoi nous aurons du mal à nous faire des amis, dit Haarahld à son fils en désignant de sa barbe les navires marchands agglutinés sur le front de mer de Tellesberg. Trop de gens envient notre prospérité et se montrent assez sots pour croire que, s’ils se liguaient contre nous, leurs « alliés » les laisseraient conserver ce qu’ils nous arracheraient. Or, pour l’heure, personne ne se sent particulièrement enclin à nous aider à protéger notre bien. — Nous devons donc convaincre quelqu’un de changer de dispositions à notre égard. — Tout juste, fils, acquiesça Haarahld avec un sourire sardonique. À qui proposes-tu donc de faire appel ? — Sharleyan est déjà à moitié de notre côté, père. — Oui, mais à moitié seulement. Elle s’est montrée assez claire là-dessus au printemps dernier. Cayleb fit la grimace. Il lui aurait été difficile de soutenir le contraire. La reine Sharleyan de Chisholm possédait autant de raisons que le souverain de Charis de s’opposer à la ligue de Corisande. De surcroît, la haine qu’elle vouait au prince Hektor était proverbiale. Ces facteurs avaient laissé espérer qu’elle puisse consentir à une alliance ouverte avec Charis. Aussi Haarahld avait-il dépêché à Chisholm son cousin Kahlvyn, le duc de Tirian, au titre d’émissaire personnel pour en évoquer la possibilité. Sans succès. — Tu sais combien Kahlvyn sait se montrer persuasif, poursuivit le roi. De plus, sa position dans l’ordre de succession aurait dû donner beaucoup plus de poids à sa présence qu’à celle de n’importe quel ambassadeur. Si quelqu’un pouvait la convaincre de s’allier à nous, c’était lui. Cependant, même si elle avait voulu nous apporter son soutien inconditionnel, il lui fallait songer à son propre trône. Corisande se trouve aussi près de son pays que du nôtre et elle devait garder à l’esprit la vieille querelle qui l’oppose à Hektor. Sans oublier que nous ne sommes pas précisément en odeur de sainteté auprès du Temple en ce moment. Cayleb hocha tristement la tête. Quel que soit son mépris pour Hektor, Sharleyan aurait été aussi mal inspirée de le provoquer que, comme venait de l’insinuer son père, de se mettre à dos les hommes qui dirigeaient le Temple. Et elle l’aurait été encore plus de venir en aide à celui qui était, après tout, le rival le plus prospère de son propre royaume. — Et le Siddarmark ? s’enquit le prince héritier au bout de plusieurs secondes. Il y a bien ces vieux traités… — Le Siddarmark est sans doute le mieux disposé des anciens royaumes à notre égard, acquiesça Haarahld. Je ne suis pas certain que le Protecteur de la république tienne absolument à participer à notre légère… friction, mais il n’ignore pas combien notre amitié a pu compter au fil des ans. Par malheur, il a encore plus de raisons que Sharleyan de ménager la susceptibilité de l’Église. Or ces traités dont tu parles ne sont que des accords commerciaux, pas des alliances militaires. Quand bien même… quelle flotte le Siddarmark serait-il capable d’aligner ? — Je sais… Cayleb martela doucement la vitre du poing en se mordillant la lèvre inférieure. — Ce n’est pas comme si c’était une surprise, fit remarquer son père. Tahdayo revendique ses prétendus droits depuis des années. Certes, il s’est surtout efforcé de se rendre assez pénible pour que je l’achète dans l’idée d’en finir, mais faut-il s’étonner qu’il se prenne soudain au sérieux maintenant qu’il a enfin trouvé quelqu’un pour l’appuyer ? — Je trouve, oui, gronda Cayleb. Rien ne justifie sa prétention au comté de Hanth ! Même s’il y avait une once de vérité dans ce mensonge ridicule qui voudrait que sa grand-mère soit la fille bâtarde du comte Fraidareck, l’héritier légitime resterait tout de même Hauwerd ! — Sauf que l’Église Mère ne sera pas de cet avis. Haarahld s’était exprimé sur un ton léger, presque primesautier, mais son visage ne trahissait aucune gaieté. — Pourquoi le serait-elle ? grogna Cayleb. Quand Nahrmahn et Hektor sont plus que ravis de soudoyer Dynnys ? Par ailleurs, le Conseil est toujours… Il s’interrompit brusquement quand son père posa la main sur son épaule. — Attention, Cayleb, dit-il d’une voix douce. Attention. Ce que tu me confies en privé est une chose, mais tu es mon héritier. Ce que tu pourrais dire là où on pourrait t’entendre et utiliser tes propos contre toi – contre nous – en est une tout autre. — Bien sûr, père. (Cayleb s’arracha à la fenêtre et planta son regard dans celui du roi.) Vous savez pourtant, tout comme moi, que c’est exactement ce qui s’est produit. Et vous savez pourquoi le Conseil des vicaires permet à la situation de perdurer. — Oui, admit Haarahld. (Il brillait désormais dans ses yeux autant de tristesse que de colère.) Si tous les prêtres de l’Église étaient comme Maikel, ou même comme le père Paityr, ce ne serait jamais arrivé. Ou, du moins, je n’aurais pas eu à craindre que mon fils se fasse exécuter pour hérésie simplement pour avoir soufflé la vérité à la mauvaise oreille. Or tous ne sont pas comme eux et je souffre bel et bien de telles inquiétudes. Aussi, garde ta langue, mon fils ! — Je vous le promets, père. (Cayleb se retourna pour observer de nouveau l’animation de la baie.) Mais n’oubliez pas que ce n’est qu’un début. Ces manœuvres visant à vous forcer à accepter que Tahdayo reçoive le titre de comte de Hanth ne représentent qu’une première étape. — Évidemment, et grâce à Hektor, renifla Haarahld. Cet homme est un ver de sable, pas un tigre-lézard. Nahrmahn est trop impatient pour voir plus loin qu’il lui est absolument nécessaire, mais Hektor a toujours préféré laisser à quelqu’un d’autre le risque de porter le coup de grâce. Il se contente de se repaître de restes jusqu’au jour où le tigre-lézard regarde par-dessus son épaule pour découvrir qu’il s’est fourvoyé dans le ressac et que l’asticot s’est transformé en kraken. — Sans doute, mais cela ne change rien au fait que Tahdayo ne servira qu’à ouvrir la brèche. — Ni au fait qu’il entreprendra de piller Hanth dès l’instant où son titre de comte aura été confirmé, acquiesça Haarahld, le visage dur. Et je ne pourrai pas non plus protéger « son » peuple contre lui. Pas si le monde entier sait que j’ai été forcé d’accepter sa nomination par décret de l’Église. Toute tentative de le brider reviendrait à défier ouvertement le Temple. C’est en tout cas ce que raconteront les agents sioniens de Tahdayo, et bon nombre des vicaires seront prêts à les croire. — Lui et ses maîtres n’auront pourtant de cesse de tenter de vous déstabiliser, vous et notre maison tout entière, parce que vous ne pouvez pas l’écraser comme le vermisseau qu’il est. — Certes. Haarahld se détourna de la fenêtre et clopina vers son fauteuil. Il s’y assit lourdement et leva les yeux vers son fils. — Je crois qu’il nous reste encore un peu de temps, lança-t-il, la mine sombre. Combien, je l’ignore. Au moins quelques mois, je dirais. Nous ne sommes pas totalement dépourvus de sympathisants au sein du Temple, même aujourd’hui, à l’heure où notre propre archevêque s’est prononcé contre nous en la matière. Où nos ennemis, à Sion, s’empressent de dissimuler leurs actes sous le manteau de l’équité et de la justice. Ainsi, pendant quelque temps encore, Tahdayo et ses partisans éviteront tout ce qui pourrait être interprété comme une attaque contre nous. Or, quand bien même la vue de Dynnys me ravisse rarement, s’il s’en tient à son calendrier habituel, il arrivera en Charis d’ici février ou mars, ce qui devrait mettre à l’ancre les activités du Temple jusqu’à son retour à Sion, à l’automne prochain. En revanche, une fois la situation calmée, les intrigants reprendront leurs manœuvres, même si Dynnys n’est pas là pour s’exprimer en leur faveur. — C’est aussi mon avis. Je donnerais cher pour savoir quelle forme prendront ces manœuvres, cela dit. — Ils ne feront rien au grand jour, à mon avis, dit lentement Haarahld en pinçant les lèvres et en tambourinant des doigts sur le bras de son fauteuil. Je le regrette presque. S’il s’agissait seulement d’aligner notre flotte contre celle de la ligue, même soutenue par Nahrmahn, je crois que nous saurions mieux que résister. Mais Hektor le sait aussi bien que moi. Avant de se livrer à une quelconque guerre ouverte, il cherchera un moyen de renforcer leur puissance navale commune. — Comment cela ? — Je n’en sais rien… pour l’instant. Mon petit doigt me dit toutefois qu’il a déjà entamé des pourparlers avec Gorjah. Cayleb fronça les sourcils. Le roi Gorjah III, souverain du royaume de Tarot, était officiellement l’un des alliés de son père. Officieusement, en revanche… — Ce serait logique, non ? murmura-t-il. — Gorjah ne s’est jamais montré très satisfait de notre traité. Avec son père, c’était différent, mais Gorjah n’apprécie guère les obligations qui lui ont été imposées. Dans le même temps, il reconnaît les avantages qu’il y a à nous avoir pour amis plutôt que pour ennemis. Mais si Hektor arrive, à force de manipulations, à le convaincre qu’avec Corisande et Émeraude pour le soutenir… Le roi haussa les épaules. Cayleb opina du chef. Soudain, il plissa les yeux et pencha la tête sur le côté. — Je suis sûr que vous avez raison, père, comme toujours. Vous êtes l’un des hommes les plus perspicaces que je connaisse. Pourtant, je vois qu’il se passe autre chose dans votre crâne. Haarahld le dévisagea quelques secondes puis haussa de nouveau les épaules, mais d’une façon différente, comme si elles étaient soudain plus lourdement chargées. — Ta mère nous a quittés, Cayleb, dit-il doucement. Elle était mon bras gauche et le miroir de mon âme. Ses conseils me manquent autant qu’elle-même. Je n’aurai plus d’héritiers. Zhan a tout juste huit ans. Zhanayt n’en a que deux de plus et c’est une fille. Si mes ennemis voulaient vraiment m’estropier, ils m’arracheraient mon puissant bras droit, quand j’ai déjà perdu le gauche. (Il planta les yeux dans ceux de son fils aîné, à la même hauteur. Cayleb lui renvoya son regard.) Souviens-toi du ver de sable. Le tigre-lézard peut se jeter sur nous, nous attaquer de ses crocs et de ses griffes, mais pas le ver. Surveille tes arrières, mon fils. Regarde dans l’ombre. Nos ennemis nous connaissent aussi bien que nous les connaissons. Aussi sauront-ils que te tuer me priverait non seulement de mon bras, mais de mon cœur. .III. Montagnes de Lumière Terres du Temple Nimue Alban s’enfonça dans son confortable fauteuil et fronça les sourcils. Rien ne l’obligeait à s’asseoir, pas plus – en dehors de considérations purement « esthétiques » – qu’à respirer. Elle avait pourtant remarqué, lors de sa première utilisation d’un ACIP, que les habitudes transcendaient l’absence de perceptions aussi mineures que la simple fatigue physique. Cela étant, songea-t-elle avec un sourire ironique, l’inhalation de l’atmosphère à base d’azote conservateur dont Pei Kau-yung avait empli le dépôt n’aurait pas fait beaucoup de bien à un humain en chair et en os. Elle avait passé la majeure partie des trois derniers jours locaux assise sur ce fauteuil à étudier à la dure les fichiers que lui avait laissés Pei Kau-yung. En effet, les modifications apportées à son logiciel par Elias Proctor avaient malencontreusement désactivé son interface d’acquisition rapide de données. Elle était presque sûre que Proctor ne s’était pas rendu compte du problème. Dans d’autres circonstances, elle aurait sans doute tenté d’y remédier mais, les choses étant ce qu’elles étaient, elle n’avait aucune intention de s’amuser à trafiquer son système. Si elle se plantait, il n’y aurait personne pour réparer son erreur. Ce serait le comble de l’ironie si, après tous les sacrifices consentis pour la faire arriver là, elle se mettait elle-même hors circuit pour toujours par accident. Pourtant, cette obligation de parcourir péniblement, à l’ancienne, toutes ces informations lui avait apporté un certain réconfort. Rester assise à lire du texte, à écouter des messages enregistrés et à visionner des vidéos au lieu de se brancher à l’interface ressemblait presque à une concession faite à la biologie humaine qu’elle avait perdue à tout jamais. Or elle n’était pas particulièrement pressée d’entamer sa révolution. — Orwell ? appela-t-elle à voix haute. — Oui, commandant ? répondit une agréable voix de ténor aux intonations presque naturelles. — Je vois ici que le contre-amiral Pei nous a laissé un dispositif de surveillance terrestre. Est-il en service ? — Négatif, commandant, répondit Orwell. « Il » ne dit rien d’autre. — Pourquoi pas ? s’enquit Nimue en écarquillant les yeux. — Parce que je n’en ai pas reçu l’instruction, commandant. Nimue secoua la tête. Orwell – le nom qu’elle avait donné à l’ordinateur tactique Ordones-Westinghouse-Lytton RAPIER que Pei Kau-yung avait réussi à « égarer » à son intention – n’était pas précisément la plus vive des lumières cybernétiques. C’était une IA très compétente dans son domaine, mais les systèmes de ce type faisaient preuve d’une force de volonté délibérément réprimée et nécessitaient de très fréquentes interventions humaines. Orwell ne débordait ni d’imagination ni d’aptitude à anticiper les questions et instructions. Il n’en éprouvait du reste pas le besoin. En théorie, la programmation d’Orwell se voulait heuristique ; un semblant de personnalité devrait donc finir par émerger. Néanmoins, Nimue avait déjà travaillé avec beaucoup de RAPIER et aucun ne l’avait jamais impressionnée par son génie. — Ce que je voulais savoir, reprit-elle, c’est s’il existe un problème matériel susceptible de t’empêcher de mettre en service le dispositif. Aucune réponse. Elle serra fermement les lèvres et dut se résoudre à préciser sa pensée : — Est-ce qu’il y a un problème matériel ? — Oui, commandant. — Quel problème ? pressa-t-elle l’IA avec humeur. — Le dispositif en question se trouve actuellement sous environ treize mètres de glace et de neige, commandant. — Ah, quand même, on avance ! (Son sarcasme se heurta au silence de l’IA. Elle poussa un soupir et mobilisa toute la patience dont elle était capable.) Est-il par ailleurs en bon état de fonctionnement ? — Affirmatif, commandant. — Est-il possible de dégager ou de faire fondre la glace et la neige ? — Affirmatif, commandant. — Es-tu connecté à ce dispositif par une ligne terrestre sécurisée ? — Affirmatif, commandant. — Parfait. (Nimue hocha la tête.) Dans ce cas, déploie les seuls systèmes passifs et lance une recherche complète d’infrastructures orbitales. Donne-moi aussi une estimation du temps qu’il te faudra pour effectuer ce balayage. — Activation des systèmes en cours, commandant. Le temps nécessaire pour dégager la glace et la neige des récepteurs du dispositif sera de trente et une heures standards environ. Le temps nécessaire pour effectuer un balayage passif une fois les récepteurs déblayés sera de quarante-trois heures standards environ, si les conditions météorologiques sont favorables. En cas de mauvais temps, les systèmes optiques risquent de perdre en efficacité. — Compris. (Le sourire tendu de Nimue révéla ses parfaites dents blanches.) Ce que je cherche devrait être assez facile à repérer s’il se trouve là-haut. Orwell n’ajouta rien. L’espace d’un instant, Nimue tenta de concevoir ce que cela représenterait d’être une véritable intelligence artificielle plutôt qu’une intelligence humaine abandonnée dans une matrice cybernétique. Elle ne pouvait pas imaginer de rester là à attendre indéfiniment l’instruction humaine suivante avant d’effectuer quoi que ce soit. Elle grimaça en s’avisant de la direction que prenaient ses pensées. Après tout, elle n’avait elle-même absolument rien fait depuis huit siècles standards – pas loin de neuf siècles sanctuariens –, en comptant toutes les années écoulées depuis la mort biologique de Nimue Alban. Bien sûr, elle n’en avait pas l’impression. Du moins, tant qu’elle évitait de songer à tous ceux qu’elle ne reverrait jamais. Ou au fait que les Gbabas avaient sans aucun doute achevé pendant son sommeil d’exterminer la Fédération et l’ensemble de l’humanité sur chacune de ses planètes… dont la Vieille Terre. Un frisson la parcourut qui n’avait rien à voir avec la température de l’« air » autour d’elle. Elle secoua violemment la tête. Ça suffit, Nimue, se réprimanda-t-elle. Tu es peut-être un ACIP, mais ta personnalité n’a pas changé. Par conséquent, tu es sûrement tout à fait capable de perdre complètement les pédales si tu continues à ressasser ce genre de conneries. Elle s’extirpa de son fauteuil et croisa les mains dans son dos pour arpenter le local. En dehors de la fatigue, qu’un ACIP ne ressentait jamais, Nimue éprouvait les mêmes sensations que dans le corps que lui avait donné la nature, ce qui était précisément le but recherché. Le plafond de pierre à l’allure de verre poli décrivait une légère courbure. Il s’élevait, à son point le plus haut, près de quatre mètres au-dessus du sol parfaitement plat et tout aussi lisse. Nimue se trouvait dans l’une des dizaines de chambres creusées sous l’une des innombrables montagnes de Sanctuaire au cours du processus de terraformation. Ce sommet particulier – le mont Olympe, au sein du massif désormais désigné sous le nom de « montagnes de Lumière » – regorgeait de minerai de fer. Le contre-amiral Pei et Shan-wei avaient pris soin de dissimuler sa cachette sous la plus dense concentration de ce métal qu’ils avaient pu détecter. Nimue se trouvait quarante mètres à peine au-dessus du niveau de la mer et le mont Olympe atteignait une altitude un tiers supérieure à celle du mont Everest de la Vieille Terre. Douze mille mètres de roche s’accumulaient au-dessus d’elle. C’était plus qu’assez pour dissimuler le minuscule flux d’énergie généré par le capteur géothermique du dépôt en vue de l’alimentation de ses ordinateurs de surveillance. À l’arrivée de Langhorne et de la flotte principale, l’installation s’était révélée parfaitement indétectable. Nimue s’était promenée dans le reste du complexe pour vérifier la présence des différents éléments inscrits sur la liste de matériel enregistrée dans la mémoire d’Orwell. Certains paraissaient si saugrenus qu’elle soupçonnait le contre-amiral et Shan-wei de ne les lui avoir fournis que parce qu’ils l’avaient pu et non parce qu’ils y voyaient une utilité immédiate pour elle. Quant à la façon dont ils s’y étaient pris pour les faire disparaître des manifestes de Langhorne, Nimue n’en avait aucune idée. Trois véhicules blindés… Deux glisseurs de reconnaissance… Sans compter la navette d’assaut polyvalente de la taille d’un ancien gros-porteur d’avant l’ère spatiale. En revanche, elle ne fut pas surprise de découvrir une unité de fabrication, réduite mais efficace, dans la plus basse – et vaste – des chambres du complexe souterrain. De même, la présence de l’armurerie bien approvisionnée lui parut tout à fait justifiée. Toutefois, elle demeurait perplexe quant à ce que Kau-yung s’était imaginé qu’un malheureux ACIP pourrait bien faire à lui tout seul de deux cents fusils d’assaut et de deux millions de cartouches. Le centre médical tout équipé issu du transporteur Rémus la surprenait aussi, compte tenu de sa nature cybernétique. Il présentait même des fonctionnalités cryogéniques et antigérones. Elle aurait hésité à absorber les médicaments qui y étaient stockés – en capsule cryonique, certes – depuis huit cents ans, mais l’aspect nanotechnologique de certaines thérapies n’avait rien perdu de ses capacités. Non pas qu’un ACIP en ait un quelconque besoin, évidemment. Elle se demandait parfois si les émotions de Kau-yung et Shan-wei ne les avaient pas poussés à se souvenir de la Nimue Alban biologique plutôt que de l’organisme d’alliages et de matériaux composites qui l’avait remplacée. Quel qu’ait été leur raisonnement, elle disposait même d’une cuisine complète… alors qu’un ACIP n’avait pas à se nourrir. D’autres sections du dépôt – qu’elle appelait désormais « grotte de Nimue » – paraissaient beaucoup plus logiques. La bibliothèque, par exemple. Kau-yung et Shan-wei avaient réussi à priver le Romulus de son centre de documentation avant la destruction du vaisseau. Ils n’avaient néanmoins pas réussi à en récupérer tout le contenu de l’ordinateur, ce qui était bien regrettable car son IA, au contraire d’Orwell, était un véritable outil de référence et de traitement des informations. Nimue se demandait si ce n’avait pas été un problème de taille. Le bloc mémoire consistait en tout et pour tout en trois sphères de circuits moléculaires pas plus grandes qu’un ballon de basket de la Vieille Terre. Il aurait certainement été plus difficile de passer tout le système informatique sous le manteau. Ils s’étaient donc contentés de la mémoire et l’avaient connectée à Orwell. Ainsi, Nimue avait accès à l’équivalent d’une importante bibliothèque universitaire de la Fédération. Ce serait sans aucun doute un formidable atout pour les temps à venir. L’encombrant stock de PARC – Plates-formes autonomes de reconnaissance et de communication – se révélerait lui aussi très précieux. Ces minuscules robots espions furtifs à fusion étaient à peine plus grands que Nimue elle-même mais disposaient d’une IA correcte, se déplaçaient à Mach 2 dans l’atmosphère – beaucoup plus vite en dehors, bien sûr –, étaient capables de voler pendant plusieurs mois sans se poser et pouvaient déployer leurs propres agents indépendants récupérables et quasi microscopiques. Elle avait déjà lancé seize de ces engins. Ils flottaient au-dessus des principales villes de la planète, invisibles à l’œil nu et même à tout détecteur sophistiqué – inexistant de toute façon. Pour l’instant, ils se concentraient sur l’enregistrement des langues et dialectes locaux. Sans l’interface d’acquisition de données de son ACIP, Nimue devrait étudier de manière traditionnelle l’anglais standard très modifié qui se parlait désormais sur Sanctuaire. Il semblait que l’orthographe et la grammaire soient restées figées mais, toute technique d’enregistrement audio ayant disparu, la prononciation avait considérablement évolué, et dans des directions différentes suivant les régions. Certains dialectes s’étaient tant écartés de leur idiome d’origine qu’ils constituaient presque de nouvelles langues à part entière. Pourtant, pratiquement tous les mots s’écrivaient encore de la même façon. Par bonheur, elle avait toujours été douée pour les langues, et son nouveau corps n’avait pas besoin de dormir. Du moins pas le « cerveau » cybernétique dans lequel était hébergée sa personnalité, car celle-ci avait bel et bien besoin de s’arrêter de temps en temps – Nimue s’en était aperçue la première fois qu’elle avait exécuté son ACIP en mode autonome. Elle ne savait pas trop si elle était complètement « éteinte » pendant ces périodes, ou si elle demeurait, dans une certaine mesure, en veille. Dans la pratique, cela revenait à s’endormir et à rêver, mais elle n’avait besoin de se reposer ainsi qu’une heure tous les quelques jours. Ce serait sans doute plus important pour elle que cela l’avait jamais été. Au fond, personne n’avait jamais imaginé maintenir indéfiniment un ACIP en mode autonome. De fait, personne n’avait jamais pu le faire plus de dix jours consécutifs. Qu’elle soit forte en langues ou non, il lui fallut un moment pour maîtriser assez la version locale de la sienne pour envisager d’entrer en contact direct avec les autochtones. Restait aussi le léger souci de sa féminité sur une planète qui était revenue à une culture presque totalement dominée par les hommes. À cela, au moins, elle connaissait une solution, même si elle n’était pas vraiment de son goût. Plus ennuyeux, presque toutes les compétences qu’elle avait acquises en grandissant dans une société où le recours aux technologies de pointe allait de soi lui seraient ici d’une utilité limitée. Elle avait toujours aimé la voile et s’y adonnait dès qu’elle en avait le temps, mais uniquement à bord d’embarcations relativement réduites, tel le sloop de dix mètres de son père. Cette expérience lui serait précieuse. En revanche, au contraire de certains de ses collègues militaires, elle ne s’était jamais passionnée pour la survie, le tir, le combat au corps à corps, le travail du métal ou la meilleure façon de fabriquer des pièges mortels à partir de vieilles boîtes de conserve et de bracelets élastiques. Certes, le contre-amiral Pei avait réussi à l’intéresser au kendo plusieurs années avant l’opération Arche. Elle s’était révélée assez douée, du reste, sans jamais se considérer comme étant passée maîtresse dans cet art. Malgré tout, ce devait être l’une des rares aptitudes qui pourrait lui servir sur cette planète, et encore ignorait-elle dans quelle mesure. Il lui faudrait remédier à tout cela le moment venu. En attendant, elle avait d’autres préoccupations. Les notes de Kau-yung – qui s’apparentaient presque à un journal de bord – lui avaient permis de comprendre de l’intérieur ce que Langhorne et Bédard avaient fait aux colons. Forte de ces connaissances, il ne lui avait pas fallu faire preuve de génie pour commencer à entrevoir les conséquences de leurs interventions, malgré sa compréhension encore imparfaite des conversations locales. Sanctuaire était différente de toutes les autres planètes jamais habitées par l’homme. Même les premières colonies de la Fédération n’avaient été fondées que deux siècles avant la rencontre des Gbabas. Cela avait suffi aux plus anciennes pour développer de fortes structures culturelles locales, mais celles-ci s’étaient formées à partir du bouillonnement de tous les courants culturels de l’humanité. Une infinité d’influences diverses s’étaient associées sur tous ces mondes, le plus disparate d’entre eux demeurant bien sûr la Vieille Terre elle-même. Or, là où les cultures de ces planètes étaient nées du mélange de différentes sociétés, croyances, idéologies, philosophies et vues métaphysiques du monde en un tout pluraliste, Sanctuaire s’était fondée sur une civilisation absolument uniforme. Et artificielle. Les êtres humains qui la constituaient avaient tous été programmés pour partager les mêmes convictions. Ainsi, les différences que l’on pouvait désormais y relever au bout de huit siècles ne résultaient que d’un éclatement du tissu sociétal d’origine, soit exactement le contraire de ce qui s’était produit ailleurs. Au cœur de ce processus, il y avait la façon dont Langhorne et Bédard avaient programmé les colons pour leur imposer une foi absolue en la « religion » qu’ils avaient créée de toutes pièces. Nimue avait trouvé dans sa bibliothèque le texte de la Sainte Charte composée par Maruyama Chihiro, un membre de l’équipe de Langhorne. C’était avec une sorte de fascination horrifiée qu’elle l’avait parcouru. Selon l’Église de Dieu du Jour Espéré, le Tout-Puissant avait créé Sanctuaire pour qu’y vivent Ses enfants en harmonie les uns avec les autres, dans une simplicité que rien ne viendrait altérer qui risquerait de se dresser entre Lui et eux. À ces fins, Il avait choisi des archanges pour l’aider à la création et à l’achèvement de leur monde, ainsi que pour servir de guides et de gardiens à Ses enfants. Les plus grands de ces êtres spirituels avaient été – bien entendu – l’archange Langhorne, le saint patron de la vie et de la loi divine, et l’archange Bédard, sainte patronne de la sagesse et de la connaissance. La version des textes sacrés de l’Église dont disposait Nimue avait sûrement subi d’importantes révisions à la suite des événements décrits par le contre-amiral Pei dans son ultime message, mais elle n’aurait aucun moyen de deviner lesquelles tant qu’elle n’aurait pas mis la main – ou plutôt celle d’une de ses PARC – sur une édition plus récente. Il était en tout cas une section du texte d’origine dont Nimue ne doutait pas qu’elle avait été quelque peu modifiée après le meurtre de Shan-wei : celle où il était fait mention de l’archange Pei Shan-wei, le bras droit de l’archange Langhorne dans ses efforts de création de Sanctuaire conformément à la volonté de Dieu. Il y avait aussi le menu détail du projet d’assassinat de Langhorne et de Bédard par Kau-yung. Quelques judicieuses coupures avaient dû se révéler nécessaires là aussi. Dans l’ensemble, toutefois, il apparaissait clairement que l’essentiel du plan de Langhorne et Bédard avait été mis en œuvre. L’Église de Dieu du Jour Espéré représentait une véritable religion universelle mondiale. Les colons d’origine avaient été créés dès l’instant où ils avaient posé le pied sur le sol de Sanctuaire et qu’avaient été activés leurs souvenirs artificiels implantés. Ils ne croyaient pas seulement que Langhorne, Bédard et les autres membres de l’équipe d’encadrement de l’opération Arche étaient des archanges. Ils savaient que c’était le cas. Le fait que tous les dirigeants de l’opération continueraient à recevoir leurs soins antigérones avait été pris en compte dans le projet de Langhorne. Les colons en avaient bénéficié avant de quitter la Vieille Terre, mais ils n’auraient plus accès aux rappels dans leur nouvel environnement. Puisque l’équipe de direction pourrait, elle, poursuivre son traitement, ses membres jouissaient d’une espérance de vie de trois siècles. Or beaucoup d’entre eux étaient aussi jeunes que Nimue quand ils avaient été affectés à cette mission. Les Adam et Eve d’origine vivraient beaucoup plus longtemps que les humains qui n’avaient jamais bénéficié de la thérapie antigérone de base : sans doute au moins un siècle et demi, d’autant que les aspects nanotechnologiques du traitement leur épargneraient toute maladie ou infection. Compte tenu de la moyenne d’âge des colons au moment de l’opération Arche, ils connaîtraient tous au moins cent vingt années de vie adulte sur Sanctuaire. Cette longévité littéralement biblique (Nimue eut une moue de dégoût) associée à leur résistance aux germes et virus suffirait largement à les distinguer de leurs descendants moins chanceux. Pourtant, les « anges » vivraient plus longtemps encore. Les colons et leurs descendants sur cinq ou six générations auraient donc des contacts physiques directs avec ces êtres « immortels ». Un autre facteur à prendre en compte était le fait que tous les premiers colons savaient lire et écrire. Il devait exister une masse colossale de témoignages directs, écrits et de valeur historique, de la « création » de leurs auteurs sur Sanctuaire, de leur extraordinaire longévité et de leurs rencontres avec les archanges aux soins desquels Dieu les avait confiés. L’Église de Sanctuaire ne s’en était pas tenue aux écrits d’un nombre restreint de théologiens, ni à un texte fondateur relativement court. Elle s’appuyait sur les journaux, lettres et récits inspirés de huit millions de personnes, toutes absolument convaincues de la véracité des événements qu’elles avaient couchés sur le papier. Pas étonnant que Bédard n’ait jamais douté de la pérennité de sa structure théocratique, se dit Nimue avec aigreur. Ces pauvres bougres n’avaient aucune chance. Même si Kau-yung avait réussi à tuer Langhorne et ses plus proches partisans, quelqu’un avait à l’évidence survécu pour mettre en application leur stratégie globale. Le Temple de Dieu et la cité de Sion en témoignaient clairement, car ni l’un ni l’autre n’existaient avant l’assassinat de Shan-wei. Or le Temple incarnait à lui seul la preuve physique de l’authenticité de la Sainte Charte. Après avoir découvert qu’il subsistait plusieurs faibles sources d’énergie quelque part sous le Temple, Nimue n’avait pas osé laisser ses PARC évoluer trop librement dans la cité de Sion et à proximité. Elle s’était même interdit d’en infiltrer à l’intérieur du Temple malgré la faille que ce sacrifice introduisait dans son dispositif de recueil d’informations. Elle ignorait malheureusement tout de ces sources d’énergie et n’avait aucune envie d’en découvrir la nature à ses dépens. Toutefois, elle n’avait pas eu à trop s’approcher de la cathédrale pour en apprécier l’indéniable et impressionnante beauté. Ou pour constater qu’elle durerait sans doute plus longtemps que la plupart des chaînes montagneuses locales. C’était absurde. Cet édifice était plus résistant que certains bunkers de commandement qu’elle avait vus au sein de systèmes de défense planétaire. Quel était le fou génial qui avait eu l’idée de recouvrir de plastoblinde ce dôme argenté ? Le blindage paraissait épais d’au moins sept à huit centimètres. Il aurait suffi à arrêter sans subir une égratignure un obus perforant de quatre cents millimètres d’avant l’ère spatiale. Cela semblait un peu excessif pour garantir l’éclat de la coupole et de cette ridicule statue de Langhorne. D’un autre côté, la simple existence de cette construction de plastoblinde et autres matériaux miracle – apparemment climatisée encore aujourd’hui, d’où, sans doute, ces sources d’alimentation – « prouvait » que les archanges avaient jadis foulé la surface de Sanctuaire. Assurément, une telle structure n’aurait jamais pu être érigée par de simples mains humaines ! Pourtant, malgré sa taille et sa majesté, le Temple ne représentait qu’une infime partie de la puissance de l’Église. Tous les monarques de la planète régnaient « par la grâce de Dieu et de l’archange Langhorne ». C’était l’Église qui conférait – ou refusait – cette légitimité. En théorie, elle pouvait destituer n’importe quel souverain, partout, à tout moment. Toutefois, elle s’était toujours montrée très prudente dans l’exercice de ce pouvoir et l’était encore plus depuis l’avènement de grands royaumes tels que ceux de Harchong et du Siddarmark. Néanmoins, l’Église demeurait la plus puissante des forces séculières de Sanctuaire. Les Terres du Temple étaient moins étendues que Harchong ou le Siddarmark, avec une population moins nombreuse, mais restaient plus vastes et peuplées que la plupart des autres royaumes. En outre, même le clergé ignorait quelle proportion des richesses totales de la planète il contrôlait. Chaque Sanctuarien était juridiquement tenu de verser tous les ans une dîme de vingt pour cent de son revenu. Les souverains laïcs étaient chargés de collecter ces sommes et de les remettre à l’Église. Celle-ci les consacrait à ses œuvres de bienfaisance, à la construction de nouveaux lieux de culte et à l’activité lucrative consistant à avancer des fonds aux princes et nobles locaux à taux d’usure. Sans oublier, bien sûr, le train de vie incroyablement luxueux du haut clergé. Il s’agissait d’une structure grotesquement pyramidale où l’absolutisme de la puissance de l’Église n’avait d’égal que sa foi en sa légitimité. Cela révulsait Nimue. Malgré tout, elle s’était trouvée presque tentée de rester en arrière sans rien faire. L’opération Arche avait eu pour seul dessein d’offrir à l’humanité un refuge dénué de toute trace de haute technologie susceptible d’attirer les éclaireurs gbabas. Or c’était précisément ce que semblait avoir réussi la création mégalomane de Langhorne. Dans le même temps, Nimue se sentait horrifiée et scandalisée par la monstrueuse duperie dont étaient victimes les Sanctuariens. Et surtout, les premiers comptes-rendus de ses PARC lui avaient permis de constater que la façade de l’édifice commençait à se lézarder. Personne ne semble remettre en question la théologie de base… pour l’instant, se dit-elle. En revanche, la population augmente et l’Église commence à découvrir ce qu’il y a de vrai dans ce vieux dicton qui veut que le pouvoir tend à corrompre. Il est dommage que je ne puisse pas introduire de PARC à l’intérieur du Temple mais, même sans cela, il est évident que ce Conseil des vicaires est aussi véreux et intéressé que toutes les dictatures de l’histoire. Même si ses membres ne s’en rendent pas compte, il doit y avoir des tas de gens à l’extérieur à qui ça n’aura pas échappé. Ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’un nouveau Martin Luther ou Jan Hus se lève pour exiger des réformes. Quand la structure centrale se mettra à se fissurer, qui sait jusqu’où cela ira ? Compte tenu du caractère universel de l’Église et de son monopole du pouvoir spirituel, toute Réforme sanctuarienne se révélera abominable et dévastatrice. Ces gens croient encore sans l’ombre d’un doute que les archanges sont toujours là-haut, quelque part, à les observer. Les croyants attendront que l’« archange Langhorne » et ses compagnons reviennent pour aider l’Église – ou les réformateurs. Puisque personne ne les verra arriver, quelqu’un finira par proclamer qu’ils n’ont jamais existé, malgré toutes les « preuves » affirmant le contraire, et que leur religion entière est fondée sur un mensonge qui dure depuis près de mille années locales. Et alors… Elle frissonna – réaction purement psychosomatique, comme elle le savait – et ses traits se durcirent. AOÛT DE L’AN DE GRCE 890 .I. Ville de Tellesberg et contreforts de Harith près de Rothar Royaume de Charis — Votre Altesse, je ne suis pas sûr que ce soit une si bonne idée, affirma le lieutenant Falkhan. À vrai dire, je crois que c’en est une très mauvaise. Le prince héritier Cayleb haussa un sourcil en examinant le chef de sa garde rapprochée. C’était une expression qu’il avait empruntée à son père et à laquelle il s’entraînait depuis quelque temps. Par malheur, elle n’avait pas l’air aussi efficace quand c’était lui qui l’employait. — Oh ! vous pouvez me regarder ainsi, poursuivit Falkhan. Ce n’est pas vous qui allez devoir expliquer au roi ce qui sera arrivé à son héritier en cas de malheur. Or, avec la chance qui est la mienne, dès l’instant où vous ne serez plus sous mes yeux, il s’en produira un, de malheur. — Ahrnahld, ce n’est qu’une partie de chasse, dit patiemment Cayleb en tendant sa tunique à son valet, Gahlvyn Daikyn. Si je me fais accompagner d’une horde tonitruante de gardes du corps, comment pourrai-je rien débusquer ? — Et s’il advenait que c’était vous qui étiez chassé ? Les temps sont incertains, comme vous le savez. Il est, si je ne m’abuse, plus d’un habitant de Sanctuaire qui ne nourrit pas de sentiments très chaleureux envers votre maison. Ahrnahld Falkhan, le plus jeune fils du comte de Sharpset, n’était que de neuf ans l’aîné de Cayleb. Pourtant, il était déjà officier de l’Infanterie de marine royale de Charis. Or la tradition voulait que ce soient les fusiliers et non la garde royale qui assurent la sécurité de l’héritier du trône. Par conséquent, ce n’était pas tout à fait par hasard qu’avait été choisi le jeune Falkhan pour exercer ses responsabilités et il ne laissait pas sa fraîcheur l’en détourner. Il prenait très au sérieux la tâche qui était la sienne de maintenir en vie l’héritier du trône de Charis, et Cayleb détestait qu’il ait recours pour cela à d’injustes stratagèmes fondés, par exemple, sur la logique. — Il faudrait déjà que ces fâcheux sachent où me trouver, insista Cayleb. Et je n’ai jamais dit que je refusais la présence de gardes du corps, seulement que je ne vois aucune raison de traîner tout leur détachement dans les collines à moins de vingt milles de Tellesberg. — Je vois. Quelle portion de ce détachement avez-vous en tête ? — Euh… — C’est bien ce que je pensais. Le lieutenant croisa les bras et appuya son large dos contre le mur du salon bleu et lumineux du prince. Ce dernier fut presque certain de percevoir un grognement d’approbation de son valet comme il quittait la pièce. — Je veux bien descendre jusqu’à un minimum de cinq hommes, mais c’est mon dernier mot, transigea Falkhan. — Cinq ? (Cayleb le dévisagea, les yeux écarquillés.) Nous n’allons pas nous mesurer à un régiment, Ahrnahld ! Sauf si vous croyez que Nahrmahn ou Hektor pourraient faire passer toute une armée sous le nez de la Marine. — Cinq, répéta Falkhan avec fermeté. Plus moi. C’est cela ou vous n’irez pas chasser du tout. — C’est encore moi le prince ici, non ? s’insurgea Cayleb d’une voix légèrement plaintive. — Je crains que les princes jouissent d’encore moins de liberté que le commun des mortels, dit Falkhan avec un sourire compatissant. Comme je vous l’ai dit, il est hors de question que je me risque à devoir avouer à votre père que j’aurai laissé quoi que ce soit vous arriver. Cayleb le défia des yeux mais Falkhan ne se laissa pas intimider. Il se contenta de soutenir le regard de son jeune et parfois impétueux protégé en attendant patiemment que remonte à la surface de son esprit un semblant de raison et de sens des responsabilités. — D’accord, soupira enfin Cayleb avant d’ajouter crânement : mais pas plus de cinq, hein ! — Naturellement, Votre Altesse, murmura le lieutenant Falkhan en s’inclinant avec élégance et docilité. — Excusez-moi, Votre Altesse…, lança Ahrnahld Falkhan le lendemain comme le prince héritier, cinq fusiliers de sa garde rapprochée et lui-même traversaient à cheval une vallée ondoyante par une matinée d’hiver qui touchait à sa fin. Si près de l’équateur, les températures demeuraient très élevées malgré la saison officielle et le lieutenant transpirait sous l’étreinte asphyxiante de sa cuirasse. Telle n’était toutefois pas la raison de sa mauvaise humeur. Elle était plutôt due à la présence, deux cents yards derrière eux, de la commune de Rothar, un village agricole prospère situé à dix-huit milles de Tellesberg, et de son maire, qui venait de répondre aux questions du prince Cayleb. — Oui, Ahrnahld ? — Je viens de m’aviser qu’il semble y avoir eu un léger problème de communication entre nous. Sauf si, bien entendu, vous m’aviez informé de ce que vous comptiez chasser précisément et que je l’aurais oublié. — Pardon ? (Cayleb pivota sur sa selle et tourna vers l’officier des yeux écarquillés et ingénus.) Aurais-je oublié de vous en parler ? — J’aurais tendance à en douter, glissa Falkhan avec sévérité. Les lèvres de Cayleb se contractèrent tandis qu’il réprimait vaillamment un sourire. Falkhan se dit que le prince avait hérité de tout le talent de son père pour la manipulation. Il avait si bien réussi à l’empêtrer dans cette discussion sur le nombre de gardes du corps à lui affecter que le lieutenant en avait oublié de lui demander quel serait l’objet de sa partie de chasse. — Vous ne croyez tout de même pas que j’aurais délibérément omis de vous prévenir ? s’enquit Cayleb, l’air faussement blessé. Falkhan poussa un grognement. — C’est exactement ce que je crois, Votre Altesse. J’ai presque envie d’annuler cette expédition. — Ce serait malavisé de votre part. Le changement de ton, subtil mais indiscutable, du prince fit tressaillir mentalement les oreilles de Falkhan. Il jeta un coup d’œil à son protégé, lequel lui renvoya son regard avec aplomb. — Ce tigre-lézard a déjà tué deux fermiers, Ahrnahld. Il connaît désormais le goût de la chair humaine. Or de plus en plus de gens vont travailler aux champs au cours des quinquaines à venir. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il s’en prenne à quelqu’un d’autre… voire à un enfant. Je ne laisserai jamais cela se produire. — Votre Altesse, je ne puis m’opposer à ce désir, affirma Falkhan avec le même calme, tant dans sa voix que dans son expression. Toutefois, vous laisser chasser personnellement une telle proie à pied revient à vous faire courir un risque inacceptable. Cayleb détourna les yeux pendant quelques instants pour les promener sur les contreforts des crêtes escarpées de Charis. Les aiguilles vert foncé des grands pins élancés ondulaient en continu telle une mer résineuse sous la caresse appuyée de la brise du sud. À l’horizon méridional, le ciel se chargeait de nuages orageux en forme d’enclumes, blancs sur le dessus mais au ventre noir. À l’ouest, vers Tellesberg, les riches plantations paraient les pentes inférieures d’une mosaïque de vert et de marron. Au-dessus, à l’est, les montagnes s’élevaient toujours plus haut. Il faisait déjà sensiblement plus froid que dans la capitale et cette sensation irait en s’accentuant à mesure qu’ils monteraient en altitude. De fait, les cimes les plus majestueuses étaient couronnées de neiges éternelles et Cayleb distinguait, haut dans le ciel, la silhouette d’une vouivre portée par les vents ascendants qui attendait en décrivant des cercles patients qu’un lapin ou un lézard des souches imprudents s’offrent à elle pour son petit déjeuner. C’était une belle journée. Il prit une profonde goulée d’air frais. L’air de Charis, le pays au service duquel il était destiné depuis sa naissance. Il laissa cette perception imprégner ses pensées comme ses poumons s’emplissaient d’oxygène puis il se retourna vers le lieutenant. — Vous souvenez-vous de comment mon père a failli perdre sa jambe ? — Il était presque aussi jeune et irréfléchi que vous à l’époque, il me semble, avança Falkhan au lieu de répondre directement à la question. — Peut-être, oui. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas arrivé parce qu’il fuyait ses responsabilités envers ses sujets. Or il vit à Tellesberg au moins une dizaine d’enfants qui ont encore leur père car le mien s’est souvenu de son devoir. (Le prince héritier haussa les épaules.) Je l’avoue, si je ne vous ai pas parlé de ce tigre-lézard, c’était parce que je tenais à le traquer moi-même. Cela ne change rien au fait qu’il relève de ma responsabilité de veiller à ce qu’il soit mis hors d’état de nuire. Dans le cas présent, je crois que mon père me soutiendrait. — Après vous avoir administré la correction de votre vie, grommela Falkhan. — Certes, pouffa Cayleb. Je suis un peu trop vieux pour ce genre de traitement, mais si vous lui parliez de la manière dont je vous ai dupé, il serait sans doute un tantinet fâché après moi. Malgré tout, je crois qu’il conviendrait que, maintenant que j’y suis, je serais mal inspiré de faire demi-tour la queue entre les jambes. — À moi aussi, il m’en voudra de vous avoir laissé m’abuser ainsi. (Morose, Falkhan poussa un soupir.) Soit, Votre Altesse. Nous y sommes, vous avez réussi à me berner. Je ne vais pas vous ramener de force au palais. Cela dit, à partir de maintenant, vous êtes sous mes ordres. Il est hors de question que je vous perde au profit d’un maudit tigre-lézard. Par conséquent, si je vous ordonne de ficher le camp, vous fichez le camp. (Il secoua la tête quand le prince commença à ouvrir la bouche.) Je ne vais pas vous interdire de chasser cette bête, ni vous souffler comment procéder. Mais vous ne prendrez aucun risque – comme vous aventurer dans les fourrés à la poursuite d’un prédateur blessé, par exemple. C’est clair ? — Très clair, acquiesça Cayleb au bout d’un moment. — Parfait. (Falkhan eut un geste d’exaspération.) Pour mémoire, Votre Altesse, à partir d’aujourd’hui, je veux connaître l’objet de toutes vos parties de chasse, et pas seulement leur lieu et leur date. — Mais certainement ! promit Cayleb avec ferveur. Même si Cayleb ne devait qu’à sa fourberie sa participation à cette battue, Falkhan se sentit obligé d’admettre, tandis qu’ils évoluaient avec prudence à flanc de montagne, que le prince héritier se trouvait là dans son élément. Les professeurs de Cayleb avaient bien du mal à le faire s’intéresser à ses livres et ç’avait été une tâche presque impossible quand il était plus jeune. En revanche, les chasseurs et maîtres d’armes royaux n’auraient pu rêver d’un élève plus attentif. Falkhan aurait certes préféré voir quelqu’un d’autre – n’importe qui – traquer cette bête, mais le prince faisait au moins preuve dans cet exercice d’un minimum de bon sens. Les tigres-lézards comptaient parmi les plus terribles prédateurs terrestres de Sanctuaire. Dans les montagnes, un individu adulte pouvait atteindre une longueur de quatorze pieds, dont pas plus de quatre pour la queue. Leur long museau était abondamment garni de dents triangulaires et acérées – deux rangées complètes, en haut comme en bas – capables de percer jusqu’à la plus compacte des cottes de mailles. Leurs pieds à longs orteils étaient munis de griffes parfois longues de cinq pouces. Ils étaient rapides, hargneux, très attachés à leur territoire, intrépides. Fort heureusement, cette dernière caractéristique venait au moins partiellement de leur absence presque totale de jugeote. Ils s’en prenaient à tout ce qui bougeait, à l’exception des dragons géants. En dehors de cela, jamais tigre-lézard n’avait eu l’idée d’exercer une quelconque prudence. Cayleb le savait aussi bien que Falkhan, sinon mieux, et faisait peu d’efforts pour s’approcher discrètement de sa proie. Après tout, pourquoi prendre la peine de débusquer un tigre-lézard quand il suffisait d’attendre qu’il vous attaque ? Sans guère apprécier la logique de ce raisonnement, Falkhan la comprenait. En outre, il devait aussi admettre que le prince maniait beaucoup mieux qu’aucun de ses gardes du corps la lance à lézard dont tous étaient équipés. Cela ne lui plaisait pas beaucoup non plus mais il savait que c’était vrai. Le prince héritier alla jusqu’à siffloter – fort, faux, sans souci de mélodie – comme ils traversaient, à pied, aussi visiblement que possible, le territoire probable de la bête. Falkhan se dit qu’il aurait au moins dû se réjouir de ne pas entendre Cayleb chanter. Le roi Haarahld possédait une très belle voix de basse, profonde et sonore, idéale pour les chants de marins traditionnels de Charis, mais son fils était incapable d’aligner deux notes. Ce qui ne l’empêchait pas d’essayer en de bien trop fréquentes occasions. Aucun des gardes du corps ne cherchait non plus à faire preuve de beaucoup de discrétion. Tous, à commencer par le prince, se tenaient néanmoins autant à l’écart des broussailles que possible. Par bonheur, l’ombre des grands pins au tronc rectiligne couvrant la partie supérieure du versant avait étouffé l’essentiel de la végétation grimpante et parasitaire qui formait en contrebas des fourrés quasi impénétrables d’étrangleurs et de vigne-liane. Cela leur offrait – ainsi qu’au tigre-lézard – un champ de vision étendu presque entièrement dégagé. Et si les fermiers des alentours ne s’étaient pas trompés sur les récentes habitudes de l’animal, alors il devait se trouver… Un cri terrifiant retentit soudain dans la forêt au-dessus d’eux. Il était impossible à qui avait déjà entendu hurler un tigre-lézard déchaîné de confondre son cri de guerre avec autre chose. Sa plainte lancinante et suraiguë arrivait pourtant à évoquer le bruit d’une voile déchirée par un soudain coup de vent. C’était la voix même de la fureur, pure et personnifiée, expression d’une menace impitoyable. Les chasseurs pivotèrent comme un seul homme vers le bruit tandis que, derrière lui, surgissait du bois la large créature trapue qui lui avait donné naissance. Ce n’était pas un tigre-lézard tout à fait adulte, finalement, remarqua Falkhan dans un recoin de son esprit en braquant vers l’animal sa lance de huit pieds de long. Il mesurait à peine onze pieds du museau au bout de la queue mais ses six pattes labouraient furieusement le sol tandis qu’il chargeait, la gueule grande ouverte pour exhiber ses quatre rangées de crocs humides et étincelants. Le lieutenant en était encore à lutter pour orienter son arme quand le prince Cayleb adressa à son tour un hurlement à la bête qui se ruait vers eux. Les vociférations du jeune homme, aussi obscènes que sonores, accusaient la mère de l’animal d’actes physiquement impossibles, mais le contenu importait en l’espèce moins que le volume. Alors qu’il n’aurait rien dû entendre au-dessus du vacarme abominable de son propre rugissement, le tigre-lézard perçut à l’évidence très bien la voix de Cayleb. Dans la fureur obstinée et territoriale qui était la sienne, il y reconnut les accents chétifs d’une pitoyable contre-intimidation. Falkhan jura avec plus de vulgarité encore que Cayleb tandis que le prédateur incurvait légèrement sa folle trajectoire. Il se précipita droit vers le prince, aussi vite, voire davantage, qu’un cheval au galop. Aucun de ses gardes du corps n’était en position de l’intercepter. Ce qui, bien entendu, répondait précisément aux attentes du jeune homme. Cayleb se tint presque à angle droit par rapport à la charge du tigre-lézard. Il leva la pointe de sa lance, longue, large, en forme de feuille, avec la précision d’un piquier du Siddarmark, puis avança un peu son pied droit vers l’animal, et fit glisser le gauche le long de la hampe de son arme pour en bloquer l’extrémité au sol. Il avait enchaîné ces gestes presque instantanément, avec l’instinct musculaire d’un escrimeur et une élégante perfection de mouvement qui aurait fait la fierté de tous ses maîtres de chasse. Alors, le lézard fut sur lui. La créature tendit son court et large cou. Le contour blanc de sa gueule ouverte sur son gosier béant ressortit d’une façon épouvantable sur le gris-vert sombre de son pelage d’hiver tandis que ses crocs cherchaient à se refermer sur le téméraire ennemi qui avait osé envahir son territoire. Soudain, sa fulmination tonitruante se changea en un gémissement suraigu de douleur comme la pointe acérée de l’arme du prince perçait avec une exactitude mortelle la partie inférieure de sa gorge. La lame de vingt pouces pénétra jusqu’au fond de sa poitrine et le propre poids de la bête lancée à pleine vitesse acheva de l’enfoncer avec une puissance qu’aucun bras humain n’aurait pu égaler. La robuste barre transversale de dix-huit pouces fixée à un pied de la base de la pointe empêcha cette même masse de faire glisser le corps de l’animal le long de la hampe jusqu’à son porteur. Le choc de l’impact faillit faire basculer ce dernier malgré sa position arc-boutée et son impeccable condition physique, mais le jeune homme tint bon. La plainte du tigre-lézard devint une suffocation stridente et la pointe de la lance plongea droit dans son cœur. Le lézard s’arrêta d’un coup sec. Il se débattit en se tortillant pour échapper à son atroce empalement, le sang jaillissant de sa gueule et de ses narines. Les douleurs de son agonie faillirent accomplir ce à quoi la force de sa charge avait échoué, à savoir secouer le prince héritier tel un rat-araignée entre les crocs d’un mastiff du port. L’animal aurait pu tuer Cayleb d’un seul coup des formidables griffes de ses pattes avant, mais le jeune homme s’agrippa à son arme en s’en servant pour repousser la demi-tonne de fureur mortellement blessée. Pour le lieutenant Falkhan, l’épisode parut durer une courte éternité. Tout fut pourtant fini en quelques instants. Les cris du lézard se muèrent en gargouillis plaintifs. Les battements frénétiques de ses membres et de sa queue ralentirent. Alors, avec un ultime et presque pathétique grognement, il se replia sur lui-même et s’effondra en une masse agitée de convulsions. — Que Shan-wei l’emporte ! tempêta, écœuré, le plus petit des hommes allongés à plat ventre sur la ligne de crête. Ce maudit lézard aurait bien pu accomplir le travail ! — Il n’y avait aucune chance que cela arrive, fit observer sèchement son lieutenant. Je crois n’avoir jamais vu mise à mort aussi bien exécutée. — Évidemment, que c’était perdu d’avance, acquiesça le responsable de l’opération avec aigreur. Cela étant, j’avais le droit d’espérer, non ? (Son subordonné se contenta d’opiner.) Enfin…, soupira-t-il, j’imagine qu’il faudra nous en charger nous-mêmes, voilà tout. — Eh bien, fit Ahrnahld Falkhan en regardant le prince héritier qui se tenait derrière la carcasse encore frissonnante du tigre-lézard. Voilà qui fut palpitant, pas vrai ? Le rire que lança Cayleb en réponse se fit exubérant malgré le ton tout sauf approbateur du chef de sa garde personnelle. Le prince appuya un pied sur l’épaule du lézard, saisit des deux mains la hampe de sa lance, se courba et poussa un grognement d’effort en libérant la longue pointe mortelle. — Tout à fait, acquiesça-t-il en essuyant son arme ensanglantée dans l’épais entrelacs de plantes basses cousines de la bruyère. — Heureux que ça vous ait plu, se força à commenter Falkhan. Cayleb lui adressa un grand sourire. Le lieutenant voulut lui renvoyer un regard noir mais, malgré ses efforts, les commissures de ses lèvres frémirent à leur tour. Il ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, mais secoua la tête et se retourna plutôt vers l’un de ses subordonnés. — Payter. — Mon lieutenant ? répondit avec aplomb le sergent Payter Laligne sans pouvoir lui non plus réprimer un sourire. Les gardes du corps du prince avaient beau tous déplorer que son insistance à se comporter ainsi ne leur facilite pas la tâche, aucun d’entre eux n’aurait pu nier qu’il était plus satisfaisant de défendre quelqu’un qui n’avait pas peur de son ombre. — Choisissez un homme pour aller chercher les chevaux avec vous. Envoyez aussi un messager à Rothar. Qu’il demande au maire de nous faire parvenir une charrette pour que nous puissions ramener… (il toucha le lézard du bout de sa botte) ceci avec nous. Je suis sûr (il adressa au prince un sourire suave) que Sa Majesté sera fascinée de découvrir quel menu gibier son fils est sorti chasser ce matin. — Quel coup bas, Ahrnahld ! protesta Cayleb en esquissant de la main le geste d’un juge attestant d’une touche lors d’un entraînement. — Je sais, Votre Altesse, admit Falkhan tandis que les autres gardes du corps partaient du rire discret des serviteurs de confiance. — Luhys, lança Laligne en désignant l’un des soldats. Vous et Sygmahn. — À vos ordres, sergent. Le fort accent montagnard de Luhys Fahrmahn parut encore plus prononcé que d’habitude. Encore hilare, il toucha son épaule gauche de la main droite pour saluer son supérieur et adressa un signe de tête à Sygmahn Laviron. — Comptez sur nous, conclut-il. Laviron et lui tendirent leurs lances à Fronz Dymytree puis filèrent à petites foulées avec Laligne en laissant derrière eux Dymytree et le caporal Zhak Dragonnier en compagnie de Falkhan et du prince. — Voilà qui tombe à pic, murmura le petit homme sur les crêtes d’un ton beaucoup plus satisfait. — Ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre, en tout cas, acquiesça vivement son lieutenant. Les fusiliers marins de Charis jouissaient d’une réputation méritée et aucun ne se voyait affecté à la garde rapprochée de la Couronne pour ses manières douces et réservées. — Très bien, fit le chef au bout d’un moment. Autant agir tout de suite. Nous aurons au moins l’avantage d’un terrain favorable. Ses hommes et lui suivaient le groupe du prince depuis son départ de Rothar. Il aurait certes préféré que le lézard se charge de leur besogne, mais les perspectives offertes par le relief n’avaient pas échappé à son regard expérimenté. — Allons-y. Et n’oubliez pas… (il braqua sur son unité des yeux menaçants) je trancherai personnellement la gorge de quiconque fera un bruit avant que les arbalètes soient en position de tir. Des têtes dodelinèrent et onze soldats, tous vêtus des mêmes habits gris-brun et vert, deux d’entre eux armés d’arbalètes, se levèrent derrière lui et son second. — Juste par curiosité, Votre Altesse, lança le lieutenant Falkhan en longeant le corps étendu du tigre-lézard, comment avez-vous eu vent de la présence de cet animal ? — Vent ? répéta Cayleb, sourcils arqués. Falkhan haussa les épaules. — En général, les potins du palais se répandent plus vite qu’un incendie dans une pinède. Dans ce cas précis, pourtant, je n’ai pas entendu un mot sur notre ami. (Il désigna du pouce la bête morte.) Sans cela, je n’aurais jamais consenti à cette expédition. Je suis donc curieux de savoir comment vous avez fait pour être au courant avant tout le monde. — Je ne m’en souviens pas très bien, avoua Cayleb après quelques secondes de réflexion. (Il se gratta un sourcil en plissant le front.) C’est peut-être Tymahn qui m’en a parlé mais je n’en suis pas sûr. — Oui, si quelqu’un devait être au courant, c’était bien lui. Tymahn Tertrevert, maître chasseur du roi Haarahld depuis plus de dix-huit ans, enseignait la chasse à Cayleb depuis que la jambe blessée de son père l’empêchait de remplir lui-même ce rôle. — Il est vrai qu’il s’y entend à se tenir informé de telles affaires, renchérit Cayleb. De plus, il… — Couchez-vous, Votre Altesse ! Ahrnahld Falkhan leva brusquement la tête. Cet avertissement avait été lancé par une voix qu’il n’avait jamais entendue de sa vie. Médusé, le petit homme tourna sur lui-même comme une voix puissante s’élevait derrière lui. Ses hommes et lui s’étaient approchés à moins de cinquante yards de leur proie. L’épais tapis d’épines de pin avait étouffé le bruit de leurs pas et une abrupte et sinueuse ravine creusée par les eaux à la fonte des neiges avait dissimulé leur approche. Les deux arbalétriers s’étaient installés en position de tir, leur arme calée contre la rive du torrent à sec. Ils attendaient patiemment que la marche du lieutenant des fusiliers le fasse sortir de leur ligne de mire. Bien entendu, toute l’attention de leur chef était concentrée sur le prince héritier de Charis et ses trois gardes du corps restants. Ce qui expliquait pourquoi il fut si surpris de voir un homme dévaler la même rigole en brandissant des deux mains une épée dégainée. Seuls l’instinct et l’entraînement, et non la pensée consciente, guidèrent la réaction du lieutenant Falkhan. Sa main droite se posa sur la poignée de son épée mais son bras gauche se tendit en même temps. Il saisit le prince héritier par le devant de sa tunique et le tira vers lui d’un coup sec. Cette soudaine traction prit totalement Cayleb au dépourvu. Il perdit l’équilibre et tomba gauchement bras et jambes écartés, à l’instant précis où un carreau d’arbalète traversait en sifflant l’espace qu’il avait occupé une seconde plus tôt. Ce même projectile passa à moins de six pouces de Falkhan et un autre se ficha dans la poitrine de Zhak Dragonnier. Le caporal s’écroula en arrière sans un cri. La lame du lieutenant quitta son fourreau avec un chuintement. Fronz Dymytree jeta au sol les lances à lézard dont il était chargé et dégaina son coutelas presque aussi vite que Falkhan son épée. Les deux fusiliers survivants, toujours animés par leurs seuls réflexes, se placèrent entre le prince et la source apparente de l’agression. Le chef des tueurs eut tout juste le temps de tirer son épée avant que l’intrus forcené se rue sur lui le long du torrent à sec. — Finissez le travail ! Je m’occupe de ce salopard ! Son lieutenant n’hésita pas une seconde. La réputation de fine lame de son supérieur n’était pas usurpée. C’était l’une des raisons pour laquelle il avait été choisi pour cette mission. Il se hissa sur la rive la plus proche des Charisiens. — À l’attaque ! Falkhan poussa un juron féroce en voyant au moins dix hommes surgir de terre. Deux d’entre eux étaient munis d’arbalètes, mais tous les autres brandissaient une épée. Les arbalétriers lâchèrent leurs armes lentes et malcommodes pour dégainer leur propre lame. — Fuyez, Votre Altesse ! cria le lieutenant en sentant Cayleb se relever d’un bond dans son dos. — Pas question ! Il y eut un raclement de métal comme le prince héritier dégageait à son tour son épée. — Bon Dieu, Cayleb, foutez le camp ! Alors, les attaquants fondirent sur eux. Le chef des tueurs ne doutait pas de ses aptitudes, mais une alarme ténue sonna dans un recoin de son esprit lorsqu’il s’avisa de la posture particulière de son adversaire inattendu. Le mystérieux intrus tenait la poignée de son arme des deux mains juste au-dessus du niveau des yeux, un pied en avant et le reste du corps légèrement détourné. Il n’avait jamais vu de position semblable mais n’eut pas le temps de l’analyser. L’épée levée fondait déjà sur lui telle une foudre d’acier. La vitesse fulgurante du coup désarçonna le malfaiteur, mais ce dernier ne faillit pas à sa réputation. Même s’il n’avait jamais vécu un tel assaut et malgré la rapidité de son adversaire, il parvint à interposer son propre sabre. Cela ne suffit pas. Il eut un bref instant pour commencer d’écarquiller les yeux en une expression de stupéfaction incrédule quand la lame de l’inconnu fendit la sienne avant de lui détacher la tête des épaules. Ahrnahld Falkhan leva désespérément son arme comme la première épée s’abattait sur lui. L’acier crissa contre l’acier avec un abominable fracas d’enclume et il pivota sur le côté pour parer le coup porté par une deuxième lame. Un nouveau choc métallique retentit et il poussa un juron de consternation en constatant que Cayleb, au lieu de s’enfuir pendant que Dymytree et lui tentaient de freiner les tueurs, s’était placé en formation avec eux. Seuls trois facteurs maintinrent en vie le prince héritier et ses soldats pendant les quelques secondes suivantes. Premièrement, les deux arbalétriers durent se débarrasser d’une arme pour en saisir une autre, ce qui les ralentit et les fit tomber un peu en arrière de leurs camarades. Deuxièmement, tous les tueurs avaient compté sur ces arbalètes pour mener à bien leur mission sans qu’ils aient à se battre au corps à corps. Ils avaient été tout aussi surpris par l’intervention du mystérieux inconnu que Falkhan l’avait été par leur agression. Aussi la ruée vers le prince et ses gardes du corps se fit-elle dans la confusion la plus complète. Ce fut loin d’être une attaque étroitement coordonnée. Troisièmement, Cayleb n’avait pas tenu compte de l’ordre de déguerpir que Falkhan lui avait donné. Le premier tueur à atteindre le prince héritier ne bondit vers lui en fendant l’air de son épée que pour tituber en arrière avec un cri étouffé à la suite d’une courte mais puissante fente de sa cible. Le roi Haarahld avait fait venir pour son fils un professeur d’escrime de Kyznetzov, en Harchong du Sud. L’empire était peut-être décadent, corrompu, et se montrait sans aucun doute d’une arrogance insupportable, mais il pouvait encore s’enorgueillir d’abriter certains des meilleurs maîtres d’armes du monde. Maître Domnek affichait une suffisance digne des pires stéréotypes de son peuple, mais se montrait aussi habile dans son art qu’il le jugeait lui-même. Et c’était en outre un impitoyable tyran. La plupart des lames de Sanctuaire étaient formées selon la vieille école, mais Cayleb avait reçu l’enseignement d’un homme qui savait qu’une épée n’était pas munie d’une pointe sans raison. Sa fente sauvage et efficace lui permit de plonger un pied d’acier dans la poitrine de son adversaire et de se remettre en garde avant que sa victime ait touché le sol. Un deuxième tueur se rua sur le prince et s’écroula aussitôt – avec un peu plus qu’un simple gargouillis plaintif – quand l’arme de Cayleb se planta à la base de sa gorge. Falkhan était trop occupé à se défendre contre deux attaquants pour autoriser son attention à s’égarer, mais il avait douloureusement conscience du fait que les criminels concentraient leurs efforts sur Cayleb. C’était du reste certainement l’unique raison pour laquelle Dymytree et lui étaient encore en vie, mais il craignait que, à trois contre un, cela ne dure pas longtemps. Survint alors un élément nouveau. Le second du chef des tueurs perçut un hurlement derrière lui. Un sourire méchant se dessina sur son visage à cette preuve que son chef avait eu raison de l’intrus qui avait gâché leur embuscade. C’est alors qu’il entendit un deuxième cri. Il recula de quelques pas devant le tumulte de lames et de corps entourant le prince charisien et ses gardes du corps débordés puis pivota sur lui-même pour regarder dans la direction d’où il était venu. À peine eut-il aperçu les cadavres étendus de ses deux arbalétriers qu’il vit leur meurtrier se jeter sur lui dans un tourbillon d’acier. Au contraire de son défunt supérieur, il n’eut le temps de rien remarquer quant à la posture de son agresseur, trop occupé qu’il était à mourir quand le nouveau venu lui plongea sa lame des deux mains dans les poumons et le cœur avant de tordre les poignets et de retirer son arme, en un unique et élégant mouvement, sans même ralentir sa course. Ahrnahld Falkhan parvint enfin à atteindre l’un de ses agresseurs. L’homme recula avec un cri en laissant tomber sa main gauche tandis que se relâchaient les muscles de son bras, mais le lieutenant grogna soudain de douleur quand une épée franchit sa garde et entailla l’extérieur de sa cuisse. Il trébucha, réussit par miracle à rester debout, mais son arme vacilla et une autre lame s’abattit sur lui. Il parvint à parer l’attaque en déviant l’épée sur sa gauche mais se trouva de ce fait à découvert sur la droite. Il sentit s’approcher pour en profiter un autre tueur… qui s’étala, sans vie, après qu’un éclair d’acier ensanglanté se fut enfoncé dans sa nuque et lui eut sectionné la colonne vertébrale avec la violence d’un coup de marteau. Falkhan ne perdit pas un instant à tenter de comprendre ce qui venait de se passer. Des hommes armés continuaient à menacer son prince. Il se servit de la distraction offerte par l’intervention de l’inconnu pour achever son adversaire estropié. Il entendit Dymytree gémir derrière lui à l’instant où tombait sa victime et jura quand il vit s’effondrer son camarade en abandonnant sans protection le côté gauche de Cayleb. Le lieutenant blessé n’ignorait pas le danger que courait le prince, mais il était trop péniblement aux prises avec son dernier adversaire encore debout pour y pouvoir rien faire. Cayleb vit du coin de l’œil Dymytree s’écrouler. Il savait ce que cela impliquait. Il tenta de pivoter sur lui-même pour faire face au meurtrier de son garde du corps, mais les deux hommes dont il parait les coups redoublèrent d’efforts, le clouant littéralement sur place. Le prince garda les idées claires, froides, concentrées comme le lui avait enseigné maître Domnek. Pourtant, derrière le bouclier de cette vigilance, une terreur glaciale l’aiguillonnait tandis qu’il attendait que l’assassin de Dymytree s’en prenne à lui sur sa gauche. Or, soudain, quelqu’un d’autre se tint à ses côtés. Un homme dont la lame étincelante faucha deux ennemis en ce qui lui parut un seul mouvement. Les trois tueurs survivants se rendirent brusquement compte que le rapport de forces venait inexplicablement de s’équilibrer. Ils reculèrent, comme d’un commun accord. Néanmoins, s’ils avaient voulu cesser les hostilités, ils se décidèrent trop tard. Cayleb s’avança vers eux et se fendit en quarte. L’un de ses agresseurs se plia en deux sur la pointe cruelle de sa lame. Presque au même instant, l’homme qui s’était mystérieusement matérialisé à sa gauche fit voler une autre tête. Jamais Cayleb n’avait entendu parler de quelqu’un qui aurait réussi un tel geste, en un unique et impeccable mouvement d’une seule main – du moins en dehors d’une quelconque ballade héroïque imbécile. Le dernier tueur encore en vie eut l’air tout aussi impressionné que le prince héritier. Il fit volte-face pour s’enfuir. Cayleb, qui ne s’était pas encore tout à fait redressé, ne put rien faire pour l’en empêcher. En revanche, l’épée de l’inconnu décrivit un moulinet d’une vitesse aveuglante et le criminel rugit en s’effondrant, le tendon d’Achille sectionné. Le mystérieux intrus s’avança. Il abattit un pied lourdement chaussé sur le dos de la main armée de l’estropié et en broya les minuscules os, ce qui arracha à celui-ci un nouveau hurlement. Le tueur se tortilla, tenta de saisir le manche de son poignard à sa ceinture. L’épée de l’inconnu tournoya de nouveau et lui trancha les ligaments du poignet. Tout fut terminé en un battement de cœur. Cayleb se retrouva face à celui qui venait de lui sauver la vie, séparé de lui par la masse sanglotante du seul tueur encore en vie. — Je me suis dit, articula l’inconnu avec un curieux accent saccadé, des étincelles dans ses étranges yeux saphir, que vous souhaiteriez poser à ce monsieur quelques questions sur ses commanditaires, Votre Altesse. .II. Contreforts de Harith, près de Rothar Royaume de Charis Le prince héritier se rendait compte qu’il dévisageait son sauveur inattendu, mais il ne parvint pas à s’en empêcher. Le nouveau venu ne ressemblait à personne de sa connaissance. Il avait le teint plus clair encore que le père Paityr et jamais Cayleb n’avait vu d’yeux d’un bleu si prononcé, si profond. Pourtant, là où la pâleur et les iris gris du prêtre s’accompagnaient d’une épaisse tignasse flamboyante, les cheveux de cet homme étaient aussi noirs que ceux de Cayleb. Et il était encore plus grand que lui, de deux bons pouces. Il affichait par ailleurs une beauté improbable, malgré la fine cicatrice blanche qui lui barrait la joue droite. D’une certaine façon, ses traits étaient presque efféminés, en dépit de sa longue moustache fièrement lissée et de son impeccable barbiche taillée en pointe. Or cette savante pilosité, associée à sa balafre de flibustier, ne faisait que conférer à son visage un certain exotisme. Dans l’ensemble, le personnage exerçait une présence impressionnante. Et était arrivé pour le moins à point nommé. Ce qui, bien entendu, soulevait la question de savoir comment il s’y était pris. Cayleb n’était sans doute pas l’élève le plus studieux que ses professeurs aient rencontré, mais il possédait tout de même de solides bases en logique, en histoire et en diplomatie. Son père s’était en outre personnellement chargé de lui inculquer la circonspection élémentaire que tout chef d’État se devait de cultiver. Même s’il n’ignorait pas que les coïncidences existaient, il savait aussi que certaines étaient parfois provoquées. Surtout dans le cadre d’obscures rivalités aux enjeux vertigineux. — J’espère que vous me pardonnerez d’en faire la remarque, dit le prince sans nettoyer ni rengainer son épée, mais vous semblez posséder sur moi un certain avantage. Vous savez qui je suis, alors que je n’ai, moi, aucune idée de votre identité, monsieur. — Ce qui ne peut qu’éveiller vos soupçons, Votre Altesse, acquiesça l’inconnu avec un sourire et une inclinaison à peine perceptible de la tête. Je m’appelle Merlin, prince Cayleb, Merlin Athrawes. Et si les circonstances de mon arrivée vous semblent suspectes, c’est parce qu’elles le sont. Je ne suis pas venu à vous par accident mais il me faudra du temps pour vous expliquer les raisons exactes de ma présence. Pour l’heure, toutefois… (il se pencha, arracha un pan d’étoffe à la tunique de sa dernière victime qui pleurnichait à ses pieds et s’en servit pour essuyer sa lame avant de la rengainer en douceur), il conviendrait sans doute de prodiguer quelques soins à ce monsieur et au lieutenant Falkhan. Cayleb tressaillit en se souvenant du lieutenant et se tourna vers lui. Assis dans les aiguilles de pin, le regard vitreux, Falkhan tentait d’étancher des deux mains le flot de sang qui s’écoulait de sa cuisse blessée. Le prince héritier se précipita vers lui. Puis il s’arrêta et ses yeux se braquèrent de nouveau sur « Merlin » comme il se rendait compte de la facilité avec laquelle l’inconnu avait détourné son attention. L’homme était resté debout au même endroit, les bras croisés sur la poitrine. Il haussa un sourcil sardonique. Cayleb rougit. D’un autre côté, si l’inconnu lui avait voulu du mal, il n’aurait eu aucune raison de contrecarrer cette embuscade. Cela ne voulait pas dire qu’il n’avait pas d’objectif plus profond et subtilement inamical à l’esprit, mais il semblait peu probable qu’il nourrisse le projet immédiat de planter un poignard dans son dos. Le prince tomba à genoux près de Falkhan. Plutôt que de perdre du temps à essuyer son épée et à lui faire regagner son fourreau, il la posa sur le tapis végétal et dégaina sa dague pour ouvrir la jambe du haut-de-chausses de l’officier. L’entaille était plutôt vilaine et saignait abondamment, mais sans la violente pulsation du sang artériel. Il déboutonna la sacoche de chasse qu’il portait sur sa hanche gauche et en extirpa une bande enroulée de coton bouilli. Il couvrit la plaie d’un coussin de flémingie puis banda la cuisse de Falkhan en appuyant fermement sur la blessure. Dans l’éventualité où ni la pression ni la mousse absorbante et curative ne suffiraient à arrêter l’hémorragie, il possédait aussi un sachet d’aiguilles courbes et de fil stérile qui lui permettraient de réaliser des points de suture, mais il était loin d’être un chirurgien qualifié. Il aimerait autant laisser ce type d’intervention à quelqu’un de plus expérimenté. Le lieutenant s’était laissé aller en arrière, les yeux clos, tandis que le prince le soignait. Quand Cayleb acheva de nouer son bandage, il rouvrit les paupières. Le fusilier marin tourna la tête. Lorsqu’il vit les corps de Dragonnier et Dymytree, la contraction de ses lèvres ne fut pas due qu’à la douleur de sa blessure. Ses yeux se portèrent alors plus loin sur les cadavres étendus des tueurs et se plissèrent en voyant le mystérieux Merlin agenouillé auprès du seul agresseur survivant. Il s’était employé à soigner ses blessures alors même que Cayleb s’occupait de celles de Falkhan, même s’il apparaissait clairement aux bruits émanant de la gorge du tueur que l’inconnu se souciait peu de le ménager. La tête de Falkhan pivota de nouveau. Il croisa le regard de Cayleb et tous deux levèrent des sourcils interrogateurs. Le prince haussa les épaules. Avec une grimace et un grognement de douleur, le lieutenant se redressa sur son séant, aidé par son jeune maître. Ce dernier s’assit de manière à permettre au fusilier de s’adosser contre lui. Falkhan s’éclaircit la voix. — Excusez-moi, dit-il en levant les yeux vers l’homme qui avait sauvé non seulement la vie du prince, mais aussi la sienne. Je crois qu’il va falloir nous donner quelques explications, monsieur. L’homme qui s’était présenté à Cayleb sous le nom de Merlin – et qui comprenait qu’il lui faudrait s’efforcer d’oublier qu’il s’appelait en réalité Nimue Alban – sourit. Il afficha ainsi une assurance qu’il ne ressentait pas vraiment. Pourtant, il savait depuis longtemps que ce moment, ou un autre similaire, devait bien arriver un jour. Enfin, ce n’était pas exactement ce que j’avais envisagé, se reprit-il. C’était par pur accident que l’une de ses Plates-formes autonomes de reconnaissance et de communication était tombée sur le complot visant à assassiner le prince héritier Cayleb et que lui-même était arrivé juste à temps pour le déjouer. Heureusement, d’ailleurs. Je savais déjà que Cayleb était beau garçon, mais je ne m’étais encore jamais aperçue de son charisme. Surtout pour quelqu’un d’à peine dix-neuf années standards. Si j’arrive à gagner sa confiance, je pourrai faire quelque chose de lui. À condition, bien sûr, que je parvienne à le maintenir en vie. — Comme je l’ai déjà indiqué au prince Cayleb, dit-il à Falkhan, on me connaît sous le nom de Merlin Athrawes. Et je ne suis pas du tout surpris que vous ayez des questions à me poser, lieutenant Falkhan. J’en aurais certainement à votre place. Et si j’ai, pour ma part, la certitude de ne nourrir aucune mauvaise intention à l’égard du prince, rien ne vous permet, à vous, de le supposer. Par conséquent, demandez-moi tout ce que vous voudrez. Si je puis vous renseigner, ce sera avec plaisir. Falkhan inclina la tête, l’air méfiant, puis gagna un peu de temps en changeant la position de sa jambe blessée avec une grimace de douleur qu’il n’eut pas à feindre. Il avait péniblement conscience que, compte tenu des vertiges qu’il éprouvait, ce ne serait pas le moment idéal pour mener un interrogatoire perspicace et approfondi mais il ne pouvait rien changer, ni aux circonstances ni à sa lucidité. Il y avait par ailleurs quelque chose dans les manières de ce Merlin qui lui soufflait que, même en pleine possession de ses moyens, jamais il ne pourrait rivaliser avec lui en termes de vivacité d’esprit. — Puisque vous avez la courtoisie de reconnaître qu’il est de mon devoir envers mon prince de me défier des coïncidences apparentes, peut-être pourriez-vous commencer par me dire comment il se fait que vous soyez arrivé à un moment aussi… opportun. Cayleb remua dans son dos, mais s’immobilisa quand Falkhan lui serra discrètement la cheville. Le prince héritier n’ignorait pas que la situation appelait à la plus grande méfiance, mais Falkhan le connaissait assez pour savoir que les ballades héroïques – et le comportement idéalisé de leurs héros – exerçaient encore sur lui assez d’influence romantique et puérile pour qu’une provocation aussi directe le mette mal à l’aise. Malgré tout, cet Athrawes – d’où pouvait bien venir ce nom, du reste ? – eut l’air plus amusé qu’offensé. Il prit le temps de revérifier les soins grossiers mais efficaces qu’il venait de prodiguer au tueur estropié puis se baissa avec grâce pour s’asseoir en tailleur sur les épines de pin. — Permettez-moi de commencer par le commencement, lieutenant, déclara-t-il de son étrange accent saccadé. Je viens des montagnes de Lumière. Je n’y suis pas né, mais j’ai établi mon domicile dans ces hauteurs voilà bien des années. C’est là que, après de longues et patientes études, j’ai eu la grâce de recevoir quelques pouvoirs de seijin. Falkhan plissa les yeux. Cayleb inspira bruyamment derrière lui. Les montagnes de Lumière abritaient le deuxième site le plus sacré de la planète, l’impressionnant sommet du mont Olympe, où l’archange Langhorne avait pour la première fois posé le pied sur la terre ferme de Sanctuaire après que Dieu avait fondé le futur séjour de Ses enfants à l’aube nébuleuse de la création. Les seijin – guerriers, saints hommes, parfois prophètes et professeurs – constituaient une légende à part entière. Seuls les archanges pouvaient résister au surgoi kasai, le feu mystique de Dieu, mais les seijin avaient été touchés par Xanshinritsumei, le « petit feu » de Dieu, qui avait à jamais distingué ces hommes des autres mortels. À la connaissance du lieutenant, nul authentique seijin n’avait jamais visité le royaume de Charis et le simple fait que quelqu’un prétende en être un ne prouvait rien. Même si, admit-il en son for intérieur, il faudrait plus de cran que n’en possédaient en général ses semblables pour revendiquer indûment un tel statut. — Voilà une affirmation… intéressante, monsieur, finit-il par commenter d’une voix lente. — Et difficile à prouver, acquiesça Merlin. Croyez-moi, lieutenant, vous ne sauriez en avoir plus conscience que moi. (Il afficha un sourire ironique et se laissa aller en arrière en lissant sa moustache cirée entre les doigts de sa main droite.) À vrai dire, je dois admettre que je n’avais jamais imaginé être appelé à jouer un tel rôle. Toutefois, il me semble que la Charte nous avertit que notre destin dans la vie saura nous trouver, où que nous soyons et quelles que soient nos intentions. Falkhan hocha la tête. Une fois de plus, il eut la nette impression qu’Athrawes s’amusait de ses questions, de sa suspicion. Pourtant, il ne percevait aucune malice chez cet homme. Les vertiges dont il souffrait le conduisaient à se méfier de son instinct, mais il se sentait plus intrigué que menacé. — Depuis fort longtemps, poursuivit Merlin avec plus de gravité, je jouis du don de Vision. Il m’arrive d’assister à des événements qui se déroulent à des milliers de milles, même si je n’ai jamais vu dans l’avenir ou le passé, comme certains seijin ont affirmé y parvenir. C’est cette aptitude à voir à distance qui m’a conduit en Charis aujourd’hui. Si je suis incapable de distinguer le futur, j’ai toutefois perçu d’autres visions – qui concernent ce royaume, le prince héritier Cayleb et son père, ainsi que leurs ennemis. Or je peine à croire que de telles images me seraient conférées si je n’étais pas censé en tenir compte. — Pardonnez-moi…, intervint Cayleb, l’air très concentré. Si, comme vous l’affirmez, vous ne voyez pas l’avenir, comment avez-vous deviné tout cela ? Il ôta une main de l’épaule de Falkhan pour désigner d’un grand geste le carnage qui les entourait. — Votre Altesse, répondit Merlin presque avec gentillesse, vous n’êtes tout de même pas assez… naïf pour imaginer que cette attaque se soit matérialisée ce matin comme par enchantement… Vous possédez des ennemis, prince Cayleb. Des ennemis qui se sont placés, que vous en ayez conscience ou non, au service des ténèbres. J’ai reçu des visions de leurs conspirations, de leur correspondance et des ordres qui circulent entre eux. Je sais depuis près d’une demi-année qu’ils comptaient provoquer votre mort de n’importe quelle façon. Ils ont fomenté d’autres complots avant celui-ci, mais c’est le premier à avoir été si près de réussir. J’ai quitté les Terres du Temple à destination de Charis voilà bien des quinquaines, dès l’instant où j’ai su qu’ils s’apprêtaient à mettre leurs desseins à exécution, si vous voulez bien me pardonner l’expression. Il sourit en dévoilant des dents incroyablement blanches et parfaites. Cayleb fronça les sourcils. — Ne doutez pas de ma reconnaissance, mais j’ai du mal à m’imaginer si vertueux que Dieu Lui-même envoie un seijin pour me sauver. — Je vous crois plus vertueux que beaucoup de mortels, Votre Altesse, peut-être même plus que la plupart. Après tout, à votre âge, combien d’occasions avez-vous eues de prouver le contraire ? (Merlin pouffa de rire et secoua la tête.) Quoi qu’il en soit, je ne suis pas du tout certain que vos qualités personnelles entrent en ligne de compte. Vous me faites l’effet d’un jeune homme très bien, mais je soupçonne que ce qui m’a conduit ici a moins à voir avec vos actes passés qu’avec ce que vous pourriez accomplir dans le futur. — Dans le futur ? répéta Cayleb en se raidissant. Merlin haussa les épaules. — Comme je vous l’ai déjà dit, Votre Altesse, il ne m’a jamais été donné de voir l’avenir. Je sais en revanche distinguer ce qui se dessine dans le présent. Or ce que j’ai vu de la façon dont règne votre père me donne une très haute opinion de lui. Je sais… (Il leva la main avec un franc sourire.) Je sais ! Il est fort présomptueux de ma part de juger de la valeur d’un roi, surtout d’un roi qui n’est pas le mien. Cela étant, c’est ce que je pense. Son peuple est heureux, prospère, et il vivait en sécurité jusqu’à ce que certains… individus se mettent à intriguer contre votre père. Or ce dernier a passé des années à vous former, ce qui suggère que vous poursuivrez dans la même voie une fois sur le trône. Sans m’appesantir sur les raisons de mes visions, il m’est apparu clairement que vos ennemis étaient prêts – à plus ou moins long terme – à s’en prendre directement à vous, à votre père, ou à tous les deux. Je n’y aurais rien pu changer de chez moi, aussi ai-je embarqué pour Charis. Je suis arrivé il y a trois jours, à bord du navire du capitaine Charlz. — Marik Charlz ? réagit Falkhan plus vivement qu’il en avait eu l’intention. — Oui, répondit Merlin avec un hochement de tête. J’ai voyagé par voie de terre jusqu’à Siddar et j’ai eu la chance d’y trouver la Fille-des-Vents et son chargement de thé de Zebediah. Le capitaine Charlz avait connu avec les douanes quelques difficultés qu’il avait fallu plusieurs quinquaines pour régler, mais il y était enfin parvenu juste avant mon arrivée. Il était sur le point de rentrer au pays avec une cargaison d’eau-de-vie du Siddarmark et je cherchais justement un moyen d’effectuer la même traversée. (Il sourit de nouveau.) Si tous les Charisiens s’y entendent aussi bien que ce brave marin à marchander, il ne faut pas s’étonner que la réussite de vos navires de commerce fasse tant d’envieux ! — Il ne lâche jamais prise, acquiesça Falkhan. Je suppose qu’il le tient de toutes ses années de service en tant que commissaire de bord. — Il faudra vous entraîner à démasquer plus discrètement les imposteurs, gloussa Merlin. Le capitaine Charlz n’a jamais été commissaire de bord. En fait, il m’a affirmé percevoir une solde de réserve de votre marine. Au titre d’ancien commandant de bâtiment, si je me souviens bien. (Cayleb pouffa dans le dos de Falkhan et Merlin fit un clin d’œil au jeune prince.) Il serait du reste fort stupide de ma part de vous donner le nom du capitaine et de son navire si je vous mentais, non ? — En effet. Cela dit, étant donné la nature… troublante de votre histoire, vous comprendrez certainement que nous en toucherons un mot au capitaine Charlz. Merlin se contenta de hocher la tête avec un nouveau sourire discret. Le lieutenant prit une profonde inspiration. — Bien, reprit-il. Vous êtes donc arrivé à Tellesberg voilà trois jours. Pourquoi ne pas vous être fait connaître plus tôt ? — Allons, lieutenant ! (Cette fois, Merlin s’esclaffa sans retenue.) Imaginez-moi, il y a trois jours, me présenter aux portes du palais, sonner la cloche et dire au commandant de la garde royale : « Bonjour, je viens tout droit des Terres du Temple parce que j’ai eu une vision selon laquelle le prince héritier serait en danger, aussi pourrais-je obtenir une audience personnelle avec lui pour lui expliquer tout cela, s’il vous plaît ? » Compte tenu des courants et contre-courants qui tourbillonnent entre Charis, Émeraude, Corisande et Tarot, comment croyez-vous qu’aurait réagi le colonel Corderie ? — Pas très bien, admit Falkhan en remarquant une fois de plus que cet Athrawes, quelles que soient ses origines et son identité, affichait une connaissance diabolique de la scène de Charis et de ses acteurs. — « Pas très bien », répéta Merlin avec un bruit de gorge. Voilà qui est certainement bien en dessous de la vérité, mon lieutenant. Je suis sûr qu’il serait resté assez poli, mais je croupirais tout de même dans une cellule à l’heure qu’il est pendant qu’il tâcherait de déterminer lequel de vos nombreux ennemis m’aurait envoyé. (Il secoua la tête.) Je crains que le colonel Corderie ne soit pas d’une nature très confiante. — Ce qui explique pourquoi il commande la garde royale. — Certes. Cela étant, sans aucun moyen de prouver ma bonne foi, il m’a semblé plus prudent de chercher une auberge, d’y prendre une chambre et d’attendre la suite des événements. Je n’avais alors connaissance d’aucune menace spécifique et immédiate pesant sur la personne du roi ou du prince. En toute honnêteté, ce n’est que tard hier soir que j’ai eu vent de ce projet précis. Dans mes visions, j’avais déjà vu le chef de ces hommes (il désigna du menton les corps étendus alentour) recevoir des instructions et en transmettre à son tour. Mais ce n’est qu’hier que je l’ai « vu » donner l’ordre de cette agression. À propos, c’est lui qui a veillé à ce qu’un chasseur du palais entende parler de ce tigre-lézard. Je crains que ses commanditaires et lui aient eu une très bonne idée de la façon dont le prince réagirait à la nouvelle. » Grâce à ma vision, je savais ce qui se préparait, mais je ne possédais aucune preuve à présenter à personne. À votre place, lieutenant, je me serais méfié au plus haut point d’un total inconnu qui serait apparu à ma porte ce matin avec à la bouche des histoires de meurtriers dissimulés dans la forêt. Je l’aurais aussitôt fait arrêter, au moins le temps de faire la lumière sur ses affirmations extravagantes. Ce qui n’aurait fait que placer la seule personne au fait de ce projet d’assassinat – en dehors des tueurs, bien sûr – dans une position où elle aurait été incapable d’empêcher le drame. Voilà pourquoi, au lieu de vous prévenir, je suis venu ici, déterminé à faire tout ce qui serait en mon pouvoir pour réduire moi-même à néant leurs noirs desseins. Merlin marqua une pause. Ses étranges yeux saphir s’obscurcirent quand ils se posèrent brièvement sur les deux fusiliers morts. — Je regrette de n’avoir pas trouvé le moyen de garantir la survie de tous vos hommes, lieutenant. Peut-être l’issue aurait-elle été différente si j’avais pu lire l’avenir. Falkhan garda le silence pendant plusieurs minutes, assis à observer l’inconnu aux yeux bleus. Il avait la certitude que cet Athrawes lui cachait beaucoup de choses, ou du moins les passait sous silence. Pourtant, une curieuse intuition lui dictait que ce mystérieux étranger ne voulait effectivement que du bien au jeune Cayleb. Quelles que soient ses intentions, sans son intervention, le prince héritier n’aurait plus été de ce monde. De surcroît, c’était Athrawes qui avait veillé à ce qu’il reste au moins un tueur à interroger, ce qu’il n’aurait jamais autorisé si les aveux de cet homme avaient risqué de l’incriminer, lui aussi. Il était possible qu’Athrawes, ou son éventuel commanditaire, nourrisse des intentions particulières envers Charis. Peut-être savait-il qui avait envoyé ces tueurs et cherchait-il à contrarier cet ennemi sans être un ami lui-même. D’un autre côté, il avait fourni sur son arrivée en Charis une foule de détails qu’il serait aisé de vérifier. Peut-être serait-il également possible de mettre à l’épreuve ses prétendues « visions ». Pour l’heure, décida le lieutenant, il n’avait d’autre choix que de prendre au sérieux les affirmations du seijin, du moins de façon provisoire. Nul ne pouvait deviner ce qu’il adviendrait si ses dires s’avéraient. Si ce n’était que, bien entendu, ceux qui voulaient du mal à son royaume ne seraient pas du tout ravis de l’apprendre. .III. Tellesberg Royaume de Charis — Que s’est-il passé ? — Comment le saurais-je ? maugréa Oskahr Mhulvayn en foudroyant du regard Zhaspahr Maysahn, son supérieur direct. Ils étaient assis devant une tasse de chocolat dohlarien, fort et sucré, sur la terrasse d’un estaminet situé à deux pâtés de maisons des quais. Bâti sur le côté ouest de la rue, l’établissement bénéficiait d’une ombre jetée par le soleil déclinant dont les deux hommes accueillirent la fraîcheur avec une pieuse gratitude. En face, sur la place du marché, des oiseaux de mer et vouivres de sable picoraient des restes sous les étals qui venaient d’être abandonnés pour la nuit. En dépit du bruit et de l’agitation d’une journée habituelle à Tellesberg, il régnait une atmosphère rassurante de calme et de normalité. Qui risquait fort de se gâter dans les heures à venir, songea Mhulvayn avec un tressaillement d’épaule. — Cayleb est sorti puis revenu. En vie. — Ça, je l’avais compris, lâcha Maysahn sur un ton sarcastique. Je sais aussi que deux de ses gardes du corps sont morts et qu’un autre a été blessé. — Alors vous ne devez pas ignorer non plus que la garde a été prévenue de l’arrivée imminente de deux chariots. L’un devrait contenir le corps d’un tigre-lézard et l’autre, ceux de tout un tas de tueurs. Un chargement complet : plus d’une douzaine de dépouilles. (Mhulvayn dévoila ses dents en une caricature de sourire.) Je suppose que vous ne devinez pas à qui elles appartiennent. — Shan-wei ! marmonna Maysahn. Comment ont-ils pu échouer à ce point face à cinq malheureux gardes du corps ? — Eh bien, fit Mhulvayn avec philosophie, nous pouvons au moins nous réjouir de n’être pas ceux qui auront des explications à fournir. (Il marqua une pause et interrogea son supérieur du regard.) Pas vrai ? — Et comment ! Vous croyez que je serais encore assis là à vous parler s’il existait un danger que je sois mêlé à cette affaire ? — Ce serait bien inconsidéré de votre part. — Je ne vois pas ce qui pourrait l’être davantage, sinon rentrer en catastrophe au pays pour lui annoncer en personne que j’aurais participé à une initiative aussi stupide. Mhulvayn pouffa de rire, alors que ni l’un ni l’autre ne se sentaient d’humeur joyeuse. Il allait dire autre chose mais s’interrompit quand le garçon s’arrêta devant leur table pour leur proposer de les resservir. Maysahn haussa un sourcil interrogateur et Mhulvayn hocha la tête. Le chocolat d’importation coûtait cher, mais leurs couvertures – représentant d’une banque desnarienne pour Mhulvayn et propriétaire d’une flottille de navires marchands pour Maysahn – leur permettaient de s’offrir ce genre de plaisir de temps en temps. Le serveur leur versa à chacun une nouvelle tasse puis s’éloigna. Mhulvayn attendit un peu avant de poursuivre. Leur table se trouvait au bord du trottoir légèrement surélevé, et donc tout près de la rue pavée. Ce n’était pas l’emplacement que recherchaient en priorité la plupart des clients. Le bruit des sabots des chevaux, le grondement des roues cerclées de fer sur les pavés, les sifflements liquides des dragons de trait et le constant brouhaha des passants ne facilitaient pas vraiment la conversation. C’était cependant ce même vacarme qui empêcherait quiconque de percevoir les échanges des deux hommes. Une fois certain que personne ne se tenait à portée de voix, Mhulvayn reprit la parole avec plus de gravité : — À vrai dire, d’après les rumeurs, cela aurait dû marcher. — Il y a déjà des bruits qui courent ? s’étonna Maysahn d’un air amusé. Mhulvayn haussa les épaules. — Il y en a toujours. Dans le cas présent, c’est le maire de Rothar qui a envoyé un messager. Le cul-terreux qu’il a choisi a transmis son annonce aux gardes en faction aux portes du palais puis s’est précipité dans une taverne. (Il leva la main pour l’agiter d’avant en arrière.) Après avoir avalé trois ou quatre pintes, il est devenu très disert. J’ignore bien entendu ce qu’il y avait d’exact dans ce qu’il m’a raconté. — Bien entendu, répéta Maysahn avec un hochement de tête. La moitié du travail d’un espion consistait à intercepter des rumeurs, vraies ou fausses, et à les transmettre. S’il était malin – ce qui, d’après l’expérience de Maysahn, n’était pas le cas de tous –, il éliminait les informations dont il pouvait prouver l’inexactitude. Quant à celles dont il doutait, il les rapportait à son employeur avec toute l’honnêteté requise. — Cela étant, on dirait que tout s’est déroulé plus ou moins comme prévu. Ils ont bel et bien réussi à attirer le prince dans les bois et il a renvoyé deux ou trois de ses gardes vers les chevaux. Il y avait parmi eux deux arbalétriers, ce qui fait qu’ils n’auraient normalement même pas eu à s’approcher à portée d’épée de leur cible. Maysahn eut l’air impressionné, presque malgré lui. Il souleva sa tasse des deux mains, sirota pensivement son chocolat, puis secoua la tête. — S’ils étaient assez nombreux pour remplir un chariot et que leur cible se trouvait précisément à l’endroit voulu, pourquoi cela a-t-il si mal tourné ? — C’est là que ça devient intéressant. D’après notre messager amateur de houblon, tout allait bien jusqu’à ce qu’un mystérieux inconnu s’en mêle. — « Un mystérieux inconnu » ? — Tout à fait. Un type aux « étranges yeux bleus » qui a pourfendu à lui seul une douzaine de tueurs. — Mais bien sûr ! ironisa Maysahn. Nos… associés ne m’ont jamais impressionné par la qualité de leur intellect, Oskahr, mais ils étaient tout de même assez compétents dans leur spécialité. — Certes. Pourtant, mon homme n’a pas voulu en démordre. D’après lui – et j’ai eu droit au moins trois fois à son récit complet avant de devoir le quitter pour vous rejoindre –, c’est cet inconnu qui a averti de l’attaque les gardes du corps de Cayleb et a massacré lui-même les assaillants tout autour de lui. S’il faut en croire la version des faits de cet ivrogne, Cayleb et notre étranger étaient les seuls encore debout à la fin. — Vraiment ? (Maysahn pinça les lèvres.) Voilà qui est intéressant, ajouta-t-il en un murmure si ténu qu’il faillit échapper à Mhulvayn dans le tintamarre ambiant. Si votre homme a insisté à ce point, c’est qu’il disait la vérité, du moins ce qu’il en savait. Vous a-t-il dit ce qui pouvait expliquer la présence de cet inconnu ? — D’après lui, c’était à l’évidence un envoyé de Dieu. (Ils échangèrent des regards amusés par-dessus la table.) Sinon, comment aurait-il pu arriver juste au bon moment pour sauver le prince héritier ? — Je doute que Dieu y soit pour grand-chose, voyez-vous, fit Maysahn d’un air pince-sans-rire. Ce qui n’exclut pas que quelqu’un d’autre soit responsable. Nos amis auraient-ils pu manquer de discrétion ? — C’est la seule explication possible. Pourtant… (il fronça les sourcils), je n’aurais jamais cru cela d’eux. Certes, ils ne formaient pas une équipe des plus raffinées, mais ils n’ignoraient pas que les agents de Haarahld recherchent partout d’éventuels tueurs ces temps-ci. Et ils ne manquaient pas d’expérience. — Ils n’étaient pas du genre à bavarder de leurs projets là où on aurait risqué de les entendre, c’est ça ? — Exactement. Par ailleurs, si c’est ce qui s’est produit, pourquoi un seul « inconnu » est-il intervenu ? C’est de Cayleb dont nous parlons ici. Si la Couronne avait soupçonné qu’on attenterait à ses jours, c’est tout un régiment qu’elle aurait mobilisé pour le protéger, pas un seul homme. — Sauf si cet homme était le seul à avoir compris les intentions de nos associés, réfléchit tout haut Maysahn. — Quand bien même, il en aurait aussitôt fait part à la garde. — Sauf si notre inconnu se doublait d’un étranger en Charis et qu’il voyait là une occasion de gagner la confiance du prince. — Vous croyez ? (Mhulvayn se gratta un sourcil en observant la rue le front plissé puis se tourna de nouveau vers Maysahn.) Possible… Ce serait une stratégie plutôt risquée, cependant. Un homme seul aurait une bonne chance de se faire tuer en jouant au héros face à « tout un chariot » de tueurs. En supposant que ç’ait bel et bien été l’œuvre de ceux que nous pensons – ce dont je doute peu –, ils devaient être effectivement au moins une douzaine. Ses chances de réussite auraient été bien maigres, non ? — Je n’aurais pas parié sur lui, en tout cas. D’un autre côté, et ce n’est pas ma spécialité, j’imagine que tout dépendait de son habileté à l’épée. À vrai dire, la partie la plus hasardeuse de cette stratégie entourait le risque de réussite des tueurs malgré son intervention. Une fois mort, Cayleb aurait eu du mal à lui accorder sa confiance. En outre, Haarahld aurait certainement eu deux ou trois mots désagréables à adresser à un homme qui était visiblement au courant de ce projet d’assassinat mais n’avait jugé bon d’en informer personne. — C’est le moins qu’on puisse dire. Mhulvayn grimaça à l’idée des « deux ou trois mots désagréables » que le roi Haarahld et ses interrogateurs pourraient avoir à lui dire, à lui aussi, dans des circonstances auxquelles il valait mieux ne pas songer. — Cela étant, poursuivit Maysahn d’un air pensif, si cet « étranger » parvenait à contrecarrer une tentative d’assassinat sur la personne du prince, il serait sans aucun doute cordialement reçu au palais. Si par la suite il jouait correctement ses cartes, il pourrait y gagner toutes sortes de récompenses. Ou… (il regarda son subordonné droit dans les yeux) de l’influence. — Pour quoi faire ? — Qui sait ? (Maysahn eut un geste d’ignorance.) Toujours est-il que notre employeur ne sera sans doute pas très heureux de découvrir qu’un nouveau joueur vient de se joindre à la partie. Ce bouillon est assez riche pour qu’il ne soit pas utile de faire venir un marmiton de plus en cuisine ! — Que comptez-vous faire ? — Il faut en rendre compte au plus vite. Malheureusement, le capitaine Whaite vient de prendre le large. — Devrions-nous faire appel à nos autres messagers ? — Bonne question… Maysahn avala une nouvelle gorgée de chocolat en y réfléchissant. Le navire marchand du capitaine Styvyn Whaite sillonnait une route régulière entre Tellesberg et Corisande en embarquant toutes les cargaisons possibles sur son passage à travers la baie de Howell, puis le long du Gosier et au-delà de la mer de Charis. Cela aurait dû suffire à en faire l’objet des pires soupçons des agents de Haarahld, mais il se trouvait que le navire de Whaite était un misérable rafiot qui tenait à peine la mer, commandé qui plus est par un ivrogne qui passait l’essentiel de son temps au port, affalé contre une barrique de mauvais vin. Personne de sain d’esprit ne confierait, à lui ou à son bateau, rien d’important ou de confidentiel. Sauf, bien sûr, s’il savait que le capitaine Whaite s’appelait en réalité Robyrt Bradlai, officier de la Marine de la ligue de son état. Le lieutenant de vaisseau Bradlai n’appréciait même pas le contenu de son tonneau et était tout sauf incompétent. Il ne pouvait pas se le permettre, puisque son Nuage-de-Mer était presque aussi délabré qu’il en avait l’air. La Marine royale de Charis ne se laisserait certainement pas abuser par de simples dégradations de surface, aussi l’état de décrépitude et de mauvais entretien de son bâtiment était-il des plus authentique. Mener à bon port le Nuage-de-Mer entre Tellesberg et Corisande représentait donc une gageure d’importance, même pour le plus sobre des capitaines. Bradlai et son homologue, le lieutenant de vaisseau Fraizher Maythis – mieux connu en Charis sous le nom de Wahltayr Côteville – assuraient la communication entre Maysahn et le prince Hektor. Il fallait toutefois près de quarante jours à l’aller comme au retour au Nuage-de-Mer pour effectuer sa traversée. De même, la Fraynceen de Maythis – de tout aussi sinistre réputation – ne serait pas de retour à Tellesberg avant trois quinquaines. Il s’en écoulerait donc au minimum onze avant que Hektor reçoive le rapport de son espion si ce dernier employait la voie habituelle. Il avait été prévu des solutions de remplacement en cas d’urgence, mais Maysahn éprouvait des réticences à y recourir car la couverture de ces messagers n’était pas aussi convaincante que celles de Whaite et de Maythis. Leur meilleure protection était qu’ils n’avaient encore jamais servi et Maysahn n’avait aucune envie de les compromettre – et lui avec – aux yeux des agents de Charis pour une affaire dont le caractère crucial n’était pas démontré. — Je préfère renoncer aux autres possibilités, décida-t-il enfin. Pour l’instant, du moins. Autant profiter du temps qui nous sépare du retour de « Côteville » pour rassembler un maximum d’informations. (Il secoua doucement la tête, les yeux dans le vague.) Ce n’est encore qu’une impression mais quelque chose me dit qu’un nouveau marmiton va effectivement se mettre à mélanger ce bouillon, que nous le souhaitions ou non. — Merveilleux, soupira Mhulvayn. (Il termina sa tasse de chocolat et se leva.) Dans ce cas, je ferais bien de me mettre en quête de ces fameux renseignements. Avec un bref signe de tête à son supérieur, il s’écarta de la table. Maysahn le regarda s’éloigner puis se leva à son tour. Il jeta quelques pièces entre les deux tasses et partit dans l’autre direction. — Les maudits imbéciles ! grommela sauvagement Braidee Lahang en regardant le prince héritier Cayleb passer à cheval sous son point d’observation du premier étage. Les gardes royaux dépêchés à la rencontre du prince aux portes du palais formaient autour de lui un cercle resserré et vigilant. Un lieutenant de l’Infanterie de marine gisait sur une civière suspendue entre deux chevaux. Trois de ses hommes suivaient Cayleb, le dos raide sur leur selle. Tout cela, Lahang s’y était plus ou moins attendu, compte tenu des premiers rapports qu’il avait reçus. Ce qu’il n’avait pas prévu, en revanche, c’était le civil aux cheveux de jais qui chevauchait à côté du prince. Il plissa les yeux en l’examinant. Voici donc le fils de chien qui a ruiné tous nos projets, se dit-il avec aigreur. Il n’avait toujours aucune idée de comment ce mystérieux civil avait eu connaissance de l’opération ni de pourquoi ses mercenaires richement payés s’étaient montrés assez stupides pour autoriser un seul gêneur à anéantir des jours entiers de préparation minutieuse. Cela aurait dû marcher – cela aurait marché – sans lui. Lahang ne laissa pas sa colère transparaître sur son visage, mais il eut plus de mal que d’habitude à ne rien lui faire dire d’autre que ce qu’il souhaitait. Le prince Nahrmahn allait être… mécontent. Il regarda la cavalcade remonter la rue menant au palais puis se détourna de la fenêtre. Il traversa la pièce principale de ses confortables quoique modestes appartements et se hissa sur le toit par l’escalier. Un concert de sifflements et de claquements de dents l’accueillit. Il sourit de plaisir sincère, oubliant sa colère et son exaspération, et siffla en retour. Dans la grande volière à compartiments, les vouivres s’agglutinaient contre le treillage pour réclamer bruyamment des friandises. Lahang partit d’un rire discret et tendit les doigts à travers les interstices pour caresser des crânes et des cous. Il se montrait là bien téméraire, il le savait. Certains de ces volatiles possédaient une envergure de plus de quatre pieds. Ils auraient pu lui arracher un doigt d’un seul coup de leurs mâchoires crantées. Pourtant, Lahang n’était pas inquiet. En élevant et en dressant des vouivres de chasse et de course pour les nobles et riches marchands de Charis, il gagnait bien sa vie sans avoir jamais à puiser dans les fonds que son prince aurait sinon mis à sa disposition. En outre, les hôtes de sa volière n’étaient pas seulement ses amis et mascottes ; ils constituaient aussi sa couverture, et ce de bien des façons. Ils lui apportaient des revenus et sa profession expliquait l’arrivée constante de nouveaux animaux pour remplacer ceux qu’il vendait. Ce qui dissimulait fort commodément le fait que, dans chaque lot qu’il recevait, il y avait toujours deux ou trois vouivres voyageuses en provenance des volières du prince Nahrmahn à Eraystor. Lahang extirpa de la poche de sa tunique le rapport chiffré rédigé sur le plus délicat des papiers de Harchong, d’une finesse qui n’avait d’égale que sa résistance, et dont le prix était fixé en conséquence, ce qui demeurait bien sûr le cadet de ses soucis. Il ouvrit la porte de la cage et chantonna une série de notes distinctives. L’une des vouivres à l’intérieur émit un sifflement impérieux à l’intention de ses compagnes. Deux d’entre elles tardèrent à se ranger sur le côté et elle les frappa vertement de ses ailes antérieures jusqu’à ce qu’elles baissent la tête avec obséquiosité et lui cèdent le passage. Le volatile s’avança vers l’ouverture et tendit son long cou pour inviter son maître à gratter sa gorge écailleuse. Lahang consacra quelques instants à cajoler l’animal, qui roucoula de plaisir, puis il le souleva et ferma solidement la porte derrière lui. La vouivre se percha sur la volière, tendit docilement une patte et, tête inclinée, regarda attentivement l’homme glisser son rapport dans la bague prévue à cet effet. Lahang vérifia que son message était bien fixé puis prit le volatile dans ses bras et s’avança vers l’angle de la toiture. — Bon voyage, lui souffla-t-il à l’oreille avant de le lancer vers le ciel. La vouivre lui siffla un « au revoir » en décrivant un cercle autour du toit, puis fila comme une flèche vers le nord. Lahang la suivit des yeux un moment puis prit une profonde inspiration et retourna vers l’escalier. Son rapport préliminaire serait entre les mains du prince Nahrmahn d’ici six jours, mais il connaissait bien son employeur. Ce dernier voudrait tout savoir sur ce qui avait conduit à l’échec de l’assassinat de l’héritier du trône de Charis. Il appartiendrait donc à Braidee Lahang de découvrir ce qui s’était passé. Si possible sans que cela lui coûte la tête. .IV. Palais du roi Haarahld VII Tellesberg Royaume de Charis L’homme qui se faisait appeler Merlin Athrawes examina le salon de la suite mise à sa disposition au palais royal de Tellesberg, la capitale du royaume de Charis. C’était une pièce claire et agréable, confortablement meublée, d’une hauteur de plafond convenant au climat chaud du pays. Elle offrait une vue magnifique sur le port, placée comme elle l’était au premier étage de la tour de la reine Marytha, ce qui constituait en soi un grand honneur. Ce corps de bâtiment, où étaient d’ordinaire logés les ambassadeurs étrangers, se dressait à la limite entre les quartiers personnels de la famille royale et les secteurs publics du palais. Bien entendu, aucune porte ne menait directement de la tour aux appartements royaux et il se trouvait que le poste de garde placé au niveau de sa seule entrée et sortie était occupé en permanence. Dans l’unique dessein, à n’en pas douter, de protéger les très estimés ambassadeurs hébergés là. Merlin sourit et gagna d’un pas tranquille, dans sa chambre à coucher, la magnifique commode marquetée au-dessus de laquelle était suspendu un miroir de verre étamé d’argent. Il étudia le reflet d’une étonnante netteté qui surgit de ses profondeurs légèrement onduleuses comme s’il s’était agi de celui d’un étranger. Ce qui était le cas, par bien des côtés. Il grimaça puis partit d’un rire sans joie en passant le bout de son index le long de sa moustache cirée. C’était, se força-t-il à admettre, un déguisement magistral. L’une des caractéristiques des ACIP intégraux de dernière génération autorisait leur propriétaire à en reconfigurer l’apparence physique. Nimue Alban n’y avait jamais eu recours mais elle n’avait pas non plus utilisé très souvent son avatar. En tout cas pas autant que son père l’aurait voulu. Elle n’ignorait pas qu’il aurait largement préféré qu’elle ne se soit jamais engagée dans l’armée. Il l’aimait de tout son cœur et lui en avait beaucoup voulu des sacrifices qu’elle avait dû consentir pour la Flotte. Pourtant, de par sa fortune et sa position, il avait appris très tôt la vérité sur la situation désespérée dans laquelle se trouvait la Fédération. Nimue le suspectait de n’avoir jamais eu l’intention de concevoir un enfant dans un monde condamné. Sa naissance avait dû être un « accident » organisé par sa mère, ce qui expliquait sans doute en partie qu’ils aient divorcé quand elle était encore très jeune. Même si ses soupçons étaient fondés, cela n’avait pas empêché son père de l’aimer une fois qu’elle était arrivée. Or, quand elle était devenue officier d’active dans la Spatiale, il avait craint qu’elle parte avant l’heure. Il aurait voulu qu’elle vive le plus longtemps possible, qu’elle profite un maximum du temps qui lui était imparti, avant que l’inévitable se produise. Eh bien, se dit Merlin avec un sourire aigre-doux, on dirait que ta décision de m’offrir un ACIP a porté ses fruits, finalement. Je vais effectivement mener une très, très longue vie, papa. Il plongea profondément le regard dans les yeux bleus de son propre reflet pour y chercher un signe de la personne biologique qu’il avait été autrefois puis chassa cette pensée et tortilla de nouveau sa moustache entre ses doigts. Nimue Alban n’avait jamais eu envie de changer de sexe, que ce soit de façon permanente ou même temporaire, par le biais de son avatar. D’autres utilisateurs se montraient plus aventureux et il se trouvait que les ACIP étaient entièrement fonctionnels, jusqu’aux moindres détails. Puisque la technologie le permettait, les concepteurs n’avaient vu aucune raison d’interdire à leurs clients de reconfigurer, en même temps que leur aspect physique général, le sexe de leurs merveilleux et onéreux jouets. Compte tenu de la nature phallocratique de la société sanctuarienne, Nimue s’était finalement résolue à utiliser cette fonctionnalité. Inévitablement, même la plus sophistiquée des technologies connaissait certaines limites. Il était impossible de modifier de beaucoup la taille d’un ACIP, par exemple. Il disposait d’un peu de marge pour travailler, mais pas beaucoup. On pouvait élargir les épaules, rétrécir les hanches, remodeler les organes génitaux et la structure pelvienne, mais la taille elle-même de l’avatar était globalement liée à celle de son modèle humain. Par bonheur, Nimue Alban avait été une femme un peu plus grande que la moyenne, même dans sa société d’origine où chacun jouissait d’excellents soins médicaux et d’un régime alimentaire adéquat dès l’enfance. Sur Sanctuaire, si elle avait gardé ses traits féminins, elle aurait fait figure de géante. Même « Merlin » était un peu plus grand que la plupart des hommes qu’il croiserait. Nimue avait aussi pris soin d’ajouter des cicatrices en quelques emplacements stratégiques, notamment sur la joue. Merlin était un guerrier. Elle tenait à ce que personne ne se demande comment quelqu’un de son âge et de sa vaillance avait pu en arriver là sans avoir jamais été blessé. La décision de changer de sexe n’avait pas été facile à prendre, même si son raisonnement logique l’avait rendue inévitable. Nimue Alban n’avait jamais rêvé d’être un homme, pas plus qu’elle avait ressenti d’attirance physique pour les femmes. En examinant pour la première fois son corps nu et indéniablement masculin – très masculin – dans un miroir en pied, Merlin n’avait pas trop su qu’en penser. Heureusement, Nimue s’était accordée – ou, plutôt, avait accordé à Merlin – deux des mois de trente jours de Sanctuaire pour s’accoutumer à sa nouvelle anatomie. En prévision du plan mis au point par Nimue, Merlin jouissait d’une impressionnante musculature, pas tant en termes de force brute que d’endurance et de résistance. Le caractère dix fois plus performant des muscles et des os de son nouvel organisme par rapport à ceux d’un humain naturel et le fait qu’un ACIP ne connaissait jamais la fatigue représentaient seulement deux des petits secrets que Merlin comptait bien garder pour lui. Par ailleurs, il lui faudrait gagner le respect de son entourage pour accomplir sa mission. Dans cette société où tout se faisait à la force des bras, un homme souhaitant gagner en influence devait être prêt à faire preuve de prouesses physiques. Des richesses suffiraient aussi à acheter une certaine considération, mais il ne pourrait tout de même pas apparaître chargé de pleins sacs d’or et ne disposait de toute façon d’aucun titre de noblesse. Le rôle de seijin qu’il s’était choisi lui faciliterait la tâche, mais il lui faudrait en prouver la véracité. Il devrait par conséquent se montrer à la hauteur de ses prétentions, ce pour quoi n’importe quel humain de chair et d’os aurait pu éprouver… quelques difficultés. Voilà pourquoi Merlin avait passé tant de temps à expérimenter les régulateurs de ses aptitudes physiques élémentaires. Nimue ne s’y était jamais beaucoup intéressée, mais Merlin risquait de se retrouver dans des environnements sensiblement plus dangereux que ceux auxquels la jeune femme avait jamais exposé son ACIP. De fait, la survie de Merlin serait infiniment plus importante que celle de Nimue Alban l’avait jamais été. Il régla donc ses temps de réaction de manière à être de vingt pour cent plus rapide que n’importe quel humain. Il aurait pu choisir un paramètre encore plus efficace car ses influx nerveux, débarrassés des processus de transmission chimique dont dépendaient les organismes biologiques, se déplaçaient à la vitesse de la lumière à travers ses circuits moléculaires et réseaux de fibre optique. Ce surcroît de rapidité serait à sa disposition en cas d’urgence, mais devait rester réservé aux seules urgences, et aux plus extrêmes : même un seijin s’attirerait des regards de travers s’il paraissait trop agile. Par ailleurs, Merlin avait adopté un paramètre de puissance d’environ vingt pour cent supérieur à ce qui serait attendu d’un être protoplasmique de la même corpulence. Cela lui laissait aussi pas mal de force surhumaine en réserve et il avait veillé à ce que les commandes prioritaires lui permettent d’y recourir en cas de besoin. Aucun jour des quinquaines prévues par Nimue n’avait été de trop pour apprendre non seulement à se déplacer comme un homme, mais à s’adapter à sa vitesse et à sa force optimisées. Sans compter que le centre de gravité de son corps s’était un peu déplacé vers le haut. Il avait aussi consacré une bonne partie de ce temps à s’entraîner au maniement du katana et du wakizashi que le module de fabrication de Pei Kau-yung lui avait permis de forger. Il avait demandé à Orwell de dessiner et d’usiner ces armes puis avait triché un peu avec elles aussi. Les lames, qui présentaient les motifs ondulés caractéristiques de ce que l’on avait autrefois appelé « acier de Damas » sur la Vieille Terre, semblaient issues de l’atelier d’un maître artisan de Harchong. Elles portaient même le poinçon de Hanyk Rynhaard, l’un des légendaires forgeurs de lames de l’empire. Pourtant, elles étaient en suracier, d’une dureté et d’une résistance supérieures de plusieurs ordres de grandeur à n’importe quel alliage purement métallique. Orwell aurait pu affiner leur fil de sorte qu’il ne dépasse pas la largeur d’une molécule, mais Merlin avait résisté à la tentation et s’était « contenté », pour son katana, d’un tranchant équivalent à celui des meilleurs scalpels des chirurgiens de Sanctuaire. Son wakizashi était un peu plus acéré car il comptait ne l’utiliser qu’en toute dernière nécessité. L’arme principale de Merlin serait le katana et sa matière lui autoriserait quelques prouesses amusantes, comme recourir à sa réserve de puissance pour fendre en deux la lame du chef d’un peloton de tueurs sans s’inquiéter d’entailler ou d’émousser la sienne. Il comptait bien faire en sorte que personne d’autre que lui ne prenne soin de ces armes. Il veillerait aussi à passer beaucoup de temps à en inspecter le fil, à les affûter régulièrement et à les huiler pour les protéger de la rouille : tout ce qu’aurait exigé une lame de véritable acier. D’un autre côté, les seijin étaient des personnages mystérieux censés disposer de pouvoirs dépassant ceux des simples mortels et Merlin ne voyait aucune objection à porter une épée inspirant un minimum de crainte respectueuse. C’était l’une des raisons pour lesquelles il avait opté pour le katana, dont aucun exact équivalent n’existait sur Sanctuaire, même si son adéquation au seul style d’escrime jamais étudié par Nimue Alban avait aussi pesé dans la balance. En définitive, l’aspect exotique de cette arme contribuerait à l’image que Merlin souhaitait donner de lui-même. Il pouffa de nouveau et se détourna du miroir avec un dernier lissage de sa moustache tout à fait authentique – si tant est qu’il y ait eu quoi que ce soit de tel chez lui. Un ACIP possédait des papilles gustatives et un estomac pleinement fonctionnels, de sorte que son propriétaire pouvait goûter à de nouveaux plats en mode autonome. Puisqu’il était possible de glisser dans cette poche des matériaux organiques, les concepteurs n’avaient vu aucune raison de ne pas les utiliser aussi efficacement que possible. Les nanotechnologies introduites dans ce qui passait pour le système digestif de Merlin étaient capables de convertir tout ce qu’il ingurgitait en ongles, poils et cheveux à la croissance « naturelle ». Elles ne pouvaient cependant pas recycler tout ce qu’ingérait un humain organique en une journée. Si Merlin était obligé de se nourrir aussi souvent que les êtres de chair et d’os de son entourage – ce qui ne faisait aucun doute –, il lui faudrait évacuer les excédents à intervalles réguliers. J’aurai donc besoin de faire un tour sur la poulaine de temps en temps, après tout, se dit-il avec un large sourire en regagnant la fenêtre. Rénovée depuis longtemps, la tour de la reine Marytha offrait aux invités de confortables et modernes appartements. Pourtant, elle avait à l’origine fait partie des fortifications extérieures du palais royal. Pour preuve, ses murs mesuraient un bon mètre et demi d’épaisseur – cinq pieds, se corrigea-t-il avec humeur en maudissant une fois de plus ce maniaque de Langhorne d’avoir abandonné le système métrique. Il ouvrit d’une poussée les fenêtres ornées de motifs à losanges et s’accouda sur l’immense rebord. La vue sur la ville était impressionnante. Tellesberg était principalement bâtie en pierre et en brique – il était de meilleurs usages pour le bois de charpente de Charis que de le gaspiller dans la construction d’habitations – et le secteur du front de mer dessinait une vaste étendue d’entrepôts, de chantiers navals, de corderies, de magasins d’accastillage et de bureaux. Plus vers l’intérieur des terres, au-delà du dédale de tavernes, de caboulots et de lupanars destinés aux marins des navires marchands du royaume s’accumulaient les foyers des milliers d’ouvriers employés dans tous ces établissements. Plus loin encore, sur la pente menant du port au palais lui-même, le long de la rivière Telles, se dressaient les manoirs et hôtels particuliers de la noblesse et des riches marchands. La population totale de la capitale avoisinait les cent mille individus, ce qui était énorme pour Charis et plus que respectable pour Sanctuaire en général. Cela signifiait aussi que Tellesberg était entièrement ceinte de terres cultivées dans le seul dessein de pourvoir à ses besoins. Malgré tout, il demeurait nécessaire d’importer de grandes quantités de nourriture. La marine marchande de Charis suffisait largement à cette tâche tant que la Marine royale contrôlait la baie de Howell, mais il n’en demeurait pas moins que cent mille bouches à nourrir représentaient une charge énorme pour une ville bâtie au sein d’une civilisation uniquement mue par le vent, l’eau et les muscles. C’était aussi une cité d’une propreté remarquable. À la grande satisfaction de Merlin, Sanctuaire jouissait de notions beaucoup plus rigoureuses d’hygiène publique et de collecte des déchets que toutes les sociétés d’un niveau technologique comparable qui avaient évolué sur la Vieille Terre. Les infections et épidémies qui avaient régulièrement ravagé les villes préindustrielles du berceau de l’humanité étaient très rares sur Sanctuaire. D’ailleurs, Tellesberg sentait bien meilleur que ses anciens équivalents. Merlin sourit mais se rembrunit en voyant les clochers des églises dominant la silhouette trapue de la ville. De là où il se tenait, il en voyait déjà plusieurs dizaines. Or chacun d’eux faisait partie du mensonge à l’origine de sa venue en Charis. Cela étant, se dit-il, chacune de ces flèches abrite au moins une cloche. Imposante. Ce qui implique l’existence de fonderies. Des tas et des tas de fonderies. Qui me seront bien utiles dans pas si longtemps. Les eaux bleu foncé de la baie de Howell s’étendaient vers le nord aussi loin que portaient ses yeux. D’une superficie équivalente à la moitié de la mer Méditerranée, elle atteignait, si on lui ajoutait le bras de mer appelé « Gosier », quatre-vingts pour cent de sa longueur, sur une largeur nettement moindre cependant. Comme la mer de la Vieille Terre, celle-ci était presque entièrement fermée, avec pour seule issue le détroit où le Gosier se jetait dans la mer de Charis. L’ensemble de ces eaux était dominé sans partage par la marine du roi Haarahld VII. Pour l’instant. Merlin pinça les lèvres et se mit à siffloter en réfléchissant au dilemme du souverain de Charis. Son royaume était l’un des plus prospères de Sanctuaire. Il était né, même si les historiens locaux ne le présentaient pas tout à fait ainsi, de l’une des premières enclaves coloniales. À vrai dire, le site d’origine de la ville de Tellesberg avait été choisi par Pei Shan-wei elle-même au cours des opérations de terraformation. Compte tenu de la place qu’occupait Shan-wei dans la version révisée de la religion de Langhorne, il n’était guère surprenant que personne ne s’en souvienne. En outre, Tellesberg n’avait jamais été une enclave très étendue. La plupart avaient été implantées sur les continents de Havre et de Howard, où vivait encore l’essentiel de la population de la planète. Peut-être à cause de ses origines, Tellesberg n’avait jamais reçu beaucoup d’aide de l’extérieur. Malgré tout, elle s’était développée, lentement mais sûrement. Cinq siècles plus tôt, elle avait même commencé à établir ses propres colonies. Celles-ci avaient vite acquis leur indépendance sous la forme de territoires inféodés, mais Tellesberg était resté le plus vaste et le plus puissant des États charisiens – le primus interpares, pourrait-on dire. Trois cents ans plus tard, la maison Ahrmahk était arrivée au pouvoir à Tellesberg, en la personne de Haarahld III, l’ancêtre direct de l’actuel souverain. Au cours des deux siècles qui avaient suivi, la dynastie des Ahrmahk avait progressivement étendu son influence sur la masse terrestre connue sous le nom d’« île de Charis ». Merlin trouvait très mal choisie cette dénomination. Sur n’importe quelle autre planète, l’« île » en question aurait eu droit à l’appellation de continent. Bien sûr, son tiers septentrional, presque désert, était complètement isolé par le Gosier et la baie de Howell. L’isthme montagneux qui le reliait aux deux tiers méridionaux et dessinait la côte ouest de la baie, le long du Chaudron, mesurait à peine cinquante-cinq kilomètres de large – trente-quatre milles, se corrigea-t-il avec aigreur – en son point le plus étroit. Longtemps considérée comme indépendante, la partie nord avait même reçu son propre nom : la Terre de Margaret. Elle n’était rattachée au reste du royaume de Charis que depuis quelque quatre-vingts années locales. Au-delà de la mer de Charis affleurait l’île d’Émeraude. D’une superficie équivalente à celle de la Terre de Margaret, et tout aussi peu densément peuplée, elle abritait un pays indépendant – et jaloux – de Charis. Son souverain, le prince Nahrmahn, veillait à ménager son puissant voisin mais vouait une haine profonde à Haarahld et à la domination de sa marine marchande sur les échanges maritimes de Sanctuaire. La maison Baytz avait accédé au trône d’Émeraude moins de deux générations plus tôt, à la suite du décès malencontreux de tous les membres mâles de la dynastie précédente. De ce fait, Nahrmahn avait douloureusement conscience du risque pour un monarque de voir sa chance tourner du jour au lendemain. Si l’on y ajoutait sa conviction – peut-être pas tout à fait infondée – selon laquelle il serait logique pour Charis de poursuivre son expansion du côté d’Émeraude, on comprenait pourquoi il haïssait à ce point tout ce qui touchait de près ou de loin à son intimidant rival. L’île de Cours-d’Argent, au sud-est d’Émeraude, presque aussi grande que Charis, n’était séparée de cette dernière que par les mers mineures du Milieu et de la Crécerelle. Ensemble, Charis, la Terre de Margaret, Émeraude et Cours-d’Argent formaient le très mal nommé archipel charisien. Cours-d’Argent était encore moins peuplée que Charis, principalement en raison de son relief, considéré comme escarpé même selon les critères sanctuariens. Ses rares habitants avaient tendance à s’agglutiner le long de la côte occidentale, à l’abri des abominables tempêtes qui soufflaient trop souvent de l’océan de Carter au sud-est. En dépit d’une indépendance théorique par rapport à la Couronne charisienne, la plupart des villes de l’île, tout comme sa petite noblesse, étaient d’une façon ou d’une autre inféodées au roi Haarahld et à sa maison. Dans la pratique, cette île faisait partie intégrante de son royaume. Il avait fallu au royaume de Charis des siècles d’efforts patients pour atteindre la position qui était la sienne, mais il régnait désormais en maître incontesté sur tous les océans de Sanctuaire. Sa marine marchande était, de très loin, la plus développée de la planète et sa flotte de guerre valait le double de celle de n’importe lequel de ses adversaires potentiels, ce qui se reflétait dans sa richesse. Pourtant, Charis ne comptait pas parmi les grandes puissances de Sanctuaire. Par bien des aspects, elle était sur le point d’accéder à ce statut, mais ne pouvait encore prétendre rivaliser avec l’empire de Harchong, si densément peuplé, ou encore avec la république du Siddarmark ou l’Empire desnarien. Sans parler, bien entendu, des Terres du Temple. Par bonheur pour le royaume de Charis, aucun de ces géants, à l’exception possible du Desnair, ne possédait de solide tradition maritime – ni, par conséquent, d’ambitions particulières en la matière. Par malheur pour lui, c’était loin d’être le cas de la ligue de Corisande, à l’est d’Émeraude et de Cours-d’Argent, et encore moins des petits royaumes corsaires du Trellheim, en cours d’unification. Ni, bien sûr, du royaume de Chisholm, qui dominait le continent du même nom – d’une superficie légèrement supérieure à celle de Charis –, sans compter ceux du Dohlar et de Tarot. Ce dernier avait beau être officiellement un allié de longue date, son monarque actuel ne se satisfaisait pas des accords conclus. Non sans raison puisqu’il se trouvait pour ainsi dire réduit au rang de vassal tributaire de Haarahld. Oh, oui, nombreux étaient les puissants à avoir leurs raisons de jalouser, de haïr ou de craindre Charis. À commencer, détail fâcheux, par l’Église. Merlin fronça les sourcils à cette idée en observant sans être vu le port grouillant d’activité. Il demeurait incapable – ou du moins peu pressé – d’introduire les mouchards de ses PARC dans l’enceinte du Temple. Le danger était trop grand que les mystérieuses sources d’énergie qu’il y avait décelées soient reliées à une menace qu’il ne fallait surtout pas déranger. En conséquence, les entretiens qu’il aurait voulu épier en priorité – ceux du Conseil des vicaires – lui restaient inaccessibles. Il pouvait manœuvrer plus librement à Sion, un peu à l’écart du Temple, mais ce n’était pas la même chose : presque tous les membres du Conseil – l’équivalent du Sacré Collège catholique dans l’Église de Dieu du Jour Espéré – étaient domiciliés au Temple, dans les vastes et confortables suites qui y avaient été aménagées dès l’origine. Les prélats de moindre rang, tel l’archevêque de Charis, Erayk Dynnys, disposaient de luxueux appartements en d’autres endroits de la ville. Ceux-ci, Merlin pouvait les écouter discuter dans les restaurants, estaminets, maisons de jeu et lupanars discrets où ils menaient l’essentiel de leurs activités. Il avait bien conscience de l’avantage que lui conféraient ses capacités d’espionnage, mais regrettait doublement de ne pouvoir pénétrer à l’intérieur du Temple. D’après ce qu’il avait pu intercepter, toutefois, il apparaissait clairement que l’Église se méfiait depuis longtemps de Charis. De fait, Merlin soupçonnait le souvenir indistinct du soutien apporté par Shan-wei à Tellesberg de laisser des traces encore aujourd’hui. En tout état de cause, l’éloignement géographique du royaume par rapport au Temple et à Sion devait suffire à conduire l’Église à douter de sa fidélité doctrinale. Or le clergé local était coutumier de menues négligences. Puisqu’il fallait deux mois au Temple pour envoyer un message à Tellesberg et en espérer une réponse, il n’y avait aucun moyen pour le Conseil des vicaires de contrôler aussi bien les ecclésiastiques de Charis que ceux de Havre ou de Howard. D’après ce que Merlin avait découvert, ces soupçons d’hérésie étaient infondés, mais le comportement des Charisiens dénotait une désapprobation croissante, quoique silencieuse, des flagrants abus de pouvoir des vicaires. Personne n’était assez stupide pour le dire ouvertement – l’Inquisition veillait là aussi, après tout – et Merlin avait donc du mal à juger du niveau de ressentiment qui couvait sous la surface. Cette animosité était assez forte, toutefois, pour donner lieu à quelques critiques voilées de la part même du clergé local, ce qui s’apparentait sans doute à de l’hérésie aux yeux des vicaires. Il était en outre évident que la prospérité et le prestige international de Charis contribuaient aussi à la mésestime dans laquelle la tenait l’Église. Or, s’il en était beaucoup pour jalouser ce royaume, rares étaient ceux qui ressentaient une envie irrépressible de lui venir en aide, à l’exception probable de Greyghor Stohnar, le Protecteur de la république du Siddarmark – en réalité son dictateur élu. Malheureusement, malgré la réputation méritée de ses incomparables régiments de piquiers, le Siddarmark ne disposait d’aucune flotte maritime en dehors de ses forces de défense côtière, dont Nahrmahn d’Émeraude aurait pu facilement venir à bout seul. Tout compte fait, l’avenir de Charis se présentait plutôt mal. Ce n’était pas encore une question de jours, ni de quinquaines, ni même de mois, mais les ennemis du royaume l’enserraient de plus en plus dans leurs filets avec ce qui revenait à l’approbation tacite de l’Église. Jusqu’à présent, l’habile diplomatie de Haarahld lui avait permis d’éviter le désastre absolu, mais la récente réussite de ses ennemis à voir validées les revendications de Tahdayo Mahntayl sur le comté de Hanth marquait un fléchissement inquiétant de sa bonne fortune. Hanth était le plus vaste des territoires inféodés de la Terre de Margaret et c’était celui qui résistait depuis le plus longtemps à l’autorité charisienne. Qu’il ait été offert à un homme en qui nul ne voyait – sans toujours se résoudre à l’admettre – autre chose qu’un usurpateur sans prétention légitime à ce comté était un camouflet qui aurait déstabilisé Haarahld n’importe quand. En ce moment précis, c’était un coup qui pourrait se révéler fatal. C’était du moins le premier des mille outrages que ses ennemis lui réservaient. D’après les estimations actuelles de Merlin, Haarahld parviendrait sans doute à transmettre son trône et sa couronne à Cayleb. En revanche, ce dernier ne pourrait probablement jamais en faire autant avec son éventuel héritier. Sauf si la situation changeait. Merlin se redressa et croisa les bras en observant les allées et venues des navires le long des quais et des jetées de Tellesberg. Charis ne manquait ni de vitalité ni de puissance. Harchong était décadent, le Desnair se montrait trop avide de conquêtes. Quant au Siddarmark, il se préoccupait trop de la protection de ses frontières contre la menace de Harchong et du Desnair. Charis, au contraire… Il y avait des richesses, de l’art et de la littérature en Charis. Par bien des côtés, le royaume rappelait à Merlin ce que Nimue avait lu sur l’Angleterre de la Vieille Terre aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ou peut-être sur la Hollande à la même période environ. On n’y trouvait aucun scientifique en devenir, car jamais l’Église de Dieu du Jour Espéré ne l’aurait permis, mais il apparaissait à Merlin que le plan de Langhorne commençait à s’effriter, même si le phénomène était à peine perceptible. L’état d’esprit critique et toujours insatisfait de la révolution scientifique de la Vieille Terre n’existait peut-être pas – encore – mais cela ne voulait pas dire qu’aucun progrès n’était possible. Il bouillonnait en Charis un ferment qui ne demandait qu’à lever. Le Collège royal fondé par le père de Haarahld rassemblait un ensemble d’érudits tout à fait remarquables. Certes, aucun n’avait jamais entendu parler de méthode scientifique, mais tous étaient profondément dévoués à la collecte et à la préservation des connaissances, ainsi qu’à l’enseignement. Par ailleurs, l’actuel souverain avait commencé à nommer certains de ses meilleurs « mécaniciens » parmi les professeurs du Collège. Le travail collectif de cette institution contribuait à l’ouverture de nouveaux horizons, tant dans le domaine des techniques appliquées que dans celui des humanités traditionnelles, ce qui s’étendait à d’autres aspects de la vie du royaume. Tel l’embryon de base industrielle qui sous-tendait une grande partie de sa prospérité. Les Proscriptions de la Sainte Charte concernant toute sorte de technologie avancée demeuraient incontestées, même en Charis, mais on pouvait déjà constater certaines entorses. La métallurgie sanctuarienne, par exemple, avait atteint le niveau de celle de la Vieille Terre au début du XVIIIe siècle, en peut-être un peu plus sophistiqué encore. Quant à l’agriculture de la planète – fondée sur les « enseignements » de l’archange Sondheim, à grand renfort de charrues à disques, de moissonneuses à traction animale et de cultures alimentaires terriennes génétiquement modifiées pour en améliorer le rendement et les protéger contre maladies et parasites –, elle était assez productive pour fournir un excès de main-d’œuvre. Le gain n’était pas énorme, en termes de pourcentage de la population totale, surtout en des endroits tels que Harchong, où la structure sociale s’articulait depuis des siècles autour d’une économie de servage. Il fallait toujours énormément de fermiers pour nourrir tout le monde, mais il y avait aussi beaucoup d’artisans presque partout et Langhorne aurait trouvé la situation encore plus préoccupante en Charis, où le climat autorisait de cultiver la terre toute l’année dans la majeure partie de l’île. Ainsi, malgré sa population clairsemée, Charis régnait aujourd’hui sur un vaste empire commercial. Tous ces facteurs avaient contribué à développer une inventivité qui aurait horrifié Langhorne et Bédard et que l’intérêt du Collège royal pour les arts mécaniques façonnait et canalisait peu à peu. Cette pensée seule aurait suffi à donner à Merlin une opinion favorable de Charis – et à expliquer la défiance de l’Église à son égard –, même si la créativité du royaume n’avait pas rendu ce dernier idéal pour ses desseins. Si les disciples de Langhorne avaient étudié l’histoire aussi bien que Shan-wei, la Charte aurait prévu un contrôle beaucoup plus strict de l’utilisation de l’énergie hydraulique, par exemple. Or ils semblaient avoir oublié que la révolution industrielle de la Vieille Terre avait commencé avec des roues à aubes et non des machines à vapeur. Ainsi, les « manufactures » charisiennes avaient clairement emprunté la même voie. Ce n’était pas le seul progrès à avoir glissé à travers les failles du formidable plan de Langhorne. Les Sanctuariens avaient découvert la poudre à canon, par exemple. Ce n’en était pas une très bonne – moulue, elle était peu puissante et restait dangereuse à manipuler – et ils n’en disposaient que depuis peu, mais Merlin imaginait que, une fois sorti de sa lampe, ce génie aurait suffi à lui seul à faire s’effondrer les beaux projets de Langhorne. Il se demandait comment cela avait pu échapper à la vigilance de l’Église et soupçonnait un pot-de-vin assez substantiel, sans doute provenant de Harchong, où avaient retenti les premières détonations. Pour Merlin, compte tenu du système que l’Église s’efforçait de préserver, ç’avait été folie de sa part que d’autoriser une telle invention. Sans doute le clergé n’avait-il pas décelé son potentiel militaire. Autant que Merlin puisse en juger, la poudre à canon n’avait été introduite que pour des projets d’exploitation minière et de développement d’infrastructures, pas pour la guerre. Aujourd’hui encore, quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans plus tard, les Sanctuariens en étaient encore à découvrir les applications militaires de cette mixture. Pour le moment, leurs armes et bouches à feu étaient de conception aussi primitive que leur poudre à canon. Le meilleur fusil dont disposaient leurs fantassins était équipé d’une platine à mèche. Personne n’avait l’air d’avoir seulement imaginé de remplacer celle-ci par un rouet, et encore moins par un silex. L’artillerie n’était pas beaucoup plus développée, d’un point de vue conceptuel. Pourtant, leur métallurgie était tout à fait capable de produire de meilleurs tubes… à condition que quelqu’un leur suggère la façon de procéder. En y associant le semblant de base industrielle de Charis, son inventivité générale et le cercle de ses ennemis qui se resserrait autour du royaume, un important éventail de possibilités se présentait pour élargir les failles qui commençaient à fendiller les fondations posées par Langhorne. Plus important encore, il existait en Charis une certaine ouverture sociale. Certes, personne n’aurait pris ce royaume pour une démocratie représentative. Cette idée aurait sans doute donné une attaque d’apoplexie au roi Haarahld. En revanche, la Marine royale de Charis perpétuait une tradition multiséculaire en n’acceptant le service que d’hommes libres. Le servage avait été aboli plus de cent ans auparavant. Selon les critères de n’importe quel autre État de Sanctuaire, les roturiers de Charis étaient tous d’insupportables parvenus. Si l’on y associait le rôle crucial que jouaient le négoce et ses acteurs dans la prospérité du royaume, cela expliquait en partie pourquoi le Parlement de Haarahld constituait une part active et vitale de son gouvernement. Pour l’essentiel, la représentation nationale se montrait idéalement docile mais gardait jalousement ses prérogatives. Par ailleurs, Haarahld avait la sagesse de prendre assez souvent le parti de la Chambre basse contre la haute pour ne laisser aucun doute quant au berceau du véritable pouvoir. Du reste, la plupart des nobles de Charis participaient activement au commerce du royaume, sans l’arrogance de l’aristocratie terrienne de Harchong ou du Desnair. Ils reconnaissaient que la compétence était tout aussi vitale que le sang bleu. La simple possession d’un titre ne pouvait excuser la paresse ou l’indolence. Un homme du peuple charisien capable et énergique pouvait s’attendre à s’élever plus haut sur l’échelle sociale que ses semblables dans n’importe quel autre royaume de Sanctuaire. Voilà pourquoi Merlin se trouvait là. La matrice politique et sociale de Charis constituait le terreau le plus fertile pour la graine qu’il avait à planter. Restait le problème mineur de la police d’assurance de Langhorne qu’Orwell avait découverte au cours de son analyse orbitale. Problème dont la résolution se révélerait sans doute difficile. Cela étant, même une fois cet obstacle surmonté, il paraissait évident à Merlin qu’il ne pourrait en aucun cas imposer la technologie à Sanctuaire, pas plus qu’il serait en mesure de renverser l’Église à lui seul. Les changements à opérer devraient être organiques, naître d’une véritable évolution des attitudes et convictions de base. Merlin en était venu à se comparer à un virus. L’analogie n’était pas parfaite, mais elle fonctionnait. Seul, il n’arriverait à rien. En revanche, s’il trouvait la bonne cellule, s’y introduisait, et lui apportait les modifications nécessaires, elle répandrait l’infection pour lui. Or Charis était l’hôte idéal. À condition, bien entendu, qu’il parvienne à empêcher sa destruction. Heureusement, Merlin partageait encore un trait commun avec Nimue Alban : tous deux avaient toujours aimé relever des défis. .V. Palais du prince Nahrmahn II Eraystor Principauté d’Émeraude — Qu’y a-t-il de si important ? grommela le prince Nahrmahn. C’était avec un déplaisir manifeste que le souverain d’Émeraude, vêtu par-dessus son pyjama d’un léger peignoir en soie de coton de Harchong, accueillait Hahl, cinquième baron de Shandyr, dans son salon de petit déjeuner. Comme tous les membres masculins de la maison Baytz, Nahrmahn était de petite taille. Contrairement à feu son père, en revanche, c’était un homme corpulent dont le visage poupin savait rayonner de la joie simple de la bonté humaine quand son propriétaire le jugeait nécessaire. En de telles occasions, un observateur inattentif aurait pu négliger de remarquer la lumière froide et calculatrice qui brûlait derrière l’apparente douceur de ses yeux marron. En d’autres circonstances – telles celles de cette rencontre –, l’expression de Nahrmahn indiquait clairement sa mauvaise humeur. Personne n’aurait alors considéré son regard comme empreint de douceur. — J’implore votre pardon de vous déranger si tôt, Mon Prince, répondit Shandyr avec une profonde révérence. Je ne me le serais jamais permis si la situation n’avait pas exigé votre attention immédiate. Nahrmahn poussa un grognement. Shandyr y décela, à son grand désarroi, autant de scepticisme que d’exaspération. Nahrmahn détestait voir le rituel nonchalant de son petit déjeuner interrompu par les affaires, surtout quand elles risquaient de ne pas lui plaire. Or, Shandyr le savait, il était peu de nouvelles qu’il serait moins heureux d’apprendre entre deux pâtisseries matinales que celle qu’il lui apportait. D’un autre côté, le prince d’Émeraude connaissait les mérites du baron. Si irritable et exigeant qu’il puisse se montrer, il savait aussi reconnaître la valeur de la loyauté. Il était plus que fréquent que d’infortunés messagers soient victimes de scènes désagréables, mais Nahrmahn était un homme de l’art qui savait ménager ses outils. En définitive, il ne les faisait pas décapiter. Pas souvent, en tout cas. Le prince l’examina pendant quelques instants sans le faire asseoir. Ce n’était pas très bon signe, d’après l’expérience de Shandyr, mais ce n’était pas forcément une raison de paniquer non plus. Patient, le baron endura aussi calmement que possible le regard insistant de son souverain. La brise matinale soufflait doucement par la large fenêtre ouverte en soulevant les voilages vaporeux. La salle au mobilier luxueux était si calme que Shandyr percevait le froufrou des frondaisons de palmiers et le gazouillis des oiseaux dans les jardins du palais, le sifflement plus distant des vouivres dans les volières et l’occasionnel bourdonnement d’un coléoptère filant devant la fenêtre. Soudain, le prince fit claquer ses doigts à l’intention d’un domestique debout derrière lui. — Une tasse de chocolat pour le baron, ordonna-t-il. Comme par magie, le valet de pied fit apparaître le nécessaire. Nahrmahn désigna une chaise en bout de table et Shandyr s’y assit. En dissimulant avec soin son soulagement, il attendit d’être servi. — Laissez la chocolatière, lança Nahrmahn à son domestique. — Oui, Sire, murmura l’homme. Il posa le récipient à portée de main de Shandyr puis s’inclina pour prendre congé. C’était l’une des caractéristiques des serviteurs de Nahrmahn, se dit le baron en goûtant le délicieux breuvage. Ils étaient bien formés et connaissaient l’importance de la discrétion. — Très bien, fit Nahrmahn comme la porte du salon se refermait derrière le valet. J’imagine que ce n’est pas pour m’apporter de bonnes nouvelles que vous êtes venu me rendre visite de si bon matin. — En effet, Mon Prince. Le baron aurait largement préféré attendre encore un peu. Malheureusement, d’aussi mauvaise humeur que soit Nahrmahn quand on interrompait son rituel matinal, ce n’était rien par rapport à ce qui serait arrivé s’il avait découvert que Shandyr avait tardé à lui apporter l’information en question. — Eh bien, allez-y ! Je vous écoute. — Mon Prince, nous avons reçu un rapport de Lahang. Cayleb est toujours en vie. Le visage rond et joufflu de Nahrmahn se raidit. Ses yeux se plissèrent de façon inquiétante. Shandyr, responsable de la préparation et de la mise en œuvre de toutes les opérations clandestines de Nahrmahn, avait déjà vu plusieurs fois cette expression. Il ordonna à ses propres traits de demeurer impassibles. — Pourquoi ? s’enquit Nahrmahn avec froideur. — Lahang n’en était pas certain au moment où il a rédigé son rapport, Mon Prince, répondit Shandyr en se forçant à garder à l’esprit que ses agents et lui satisfaisaient Nahrmahn beaucoup plus souvent qu’ils le décevaient. Comme vous le savez, Lahang n’était pas libre de toutes contraintes quand il a organisé cette tentative d’assassinat. Les lèvres de Nahrmahn se serrèrent encore plus l’espace d’un instant, puis se relâchèrent. Il esquissa un bref signe de tête. Il savait précisément ce qui avait fait dire cela à Shandyr et cette demi-excuse était plus que fondée, ce qu’il n’ignorait pas davantage. — Je vous l’accorde. Cela étant, je croyais que les gens qu’il avait choisis étaient des professionnels. — Ils l’étaient, Mon Prince. Du moins lui avaient-ils été chaudement recommandés. Dans ces circonstances, je me dois de me ranger à l’avis de Lahang – et du duc. Il aurait été plutôt… malavisé de faire appel à nos propres agents. — Pas s’ils avaient rempli leur mission. Il poussa un nouveau grondement mais finit par secouer la tête. Il lui fallait bien reconnaître que Lahang s’était prononcé d’emblée contre cette opération, et pas seulement en raison des difficultés tactiques qu’il rencontrerait lors de sa préparation. C’était le duc qui avait convaincu Nahrmahn de ne pas tenir compte de l’avis de son agent. Or ce dernier n’avait pas été choisi au hasard. Ce n’était pas parce qu’il avait exprimé ses réticences au départ qu’il n’avait pas fait de son mieux pour mener à bien cet assassinat. Compte tenu du tour que semblait avoir pris la situation, il avait du reste eu manifestement raison d’insister sur le besoin pour Émeraude de pouvoir démentir du mieux possible toutes les accusations. — Non. Vous avez raison, Hahl, concéda-t-il enfin. Même s’ils avaient réussi, ils auraient risqué d’être pris puis forcés à parler. — D’après le rapport de Lahang, au moins l’un d’entre eux aurait été capturé, Mon Prince. (Nahrmahn fit une grimace. Le chef de ses services secrets haussa les épaules.) Il paraît peu probable à l’heure actuelle que cet homme en sache beaucoup sur ses employeurs. Il semble n’être qu’un simple soldat. — Grâces en soient rendues à Langhorne, marmonna Nahrmahn avant d’inspirer profondément et de reprendre plus calmement : Que s’est-il passé ? Il saisit sa tasse et en sirota le contenu avec une délicatesse que l’on n’aurait pas attendue d’un homme de sa corpulence. — Lahang ne connaît pas encore tous les détails de l’affaire, dit Shandyr avec un nouveau haussement d’épaules discret. Il lui faudra bien entendu redoubler de prudence à présent. Il doit régner un très fort climat de suspicion à Tellesberg. Tonnerre-du-Ressac se méfiera de quiconque recherchera des informations en des temps pareils. D’après les rumeurs et les premiers renseignements que Lahang a pu recueillir avant d’envoyer son message, on dirait une histoire tout droit sortie d’un conte pour enfants. Nahrmahn haussa les sourcils et Shandyr partit d’un rire sans joie. — D’après Lahang, ce qu’il se dit à Tellesberg, c’est que les tueurs ont bien failli arriver à leurs fins. Qu’ils y seraient parvenus sans l’intervention d’un mystérieux inconnu. — Un inconnu ? — C’est ce qu’a écrit Lahang, Mon Prince. Nous n’avons encore aucune information sur son identité, mais les bruits qui courent lui donnent déjà un statut de légende. Les plus audacieux prétendent qu’il s’agirait d’un seijin, armé d’une épée magique par-dessus le marché. Mais presque toutes les rumeurs, même les plus raisonnables, s’accordent sur le fait que ce serait lui qui aurait prévenu Cayleb et ses gardes du corps au tout dernier moment. Les assaillants auraient tout de même réussi à tuer ou blesser tous les protecteurs du prince mais au prix de leur vie. Il se dit en majorité que l’inconnu aurait tué la moitié d’entre eux à lui tout seul. — On dirait que c’est lui que nous aurions dû recruter, fit observer Nahrmahn en un trait d’humour maussade et Shandyr s’autorisa un petit sourire en réponse. Le prince entreprit de grignoter un gâteau riche en noix et collant de miel tout en réfléchissant aux propos de Shandyr. Ce dernier ne comprenait pas comment son souverain pouvait se délecter à ce point de douceurs aussi lourdes et sucrées par le climat qui régnait dans cette capitale placée au niveau de la mer, presque sur l’équateur. La gourmandise de Nahrmahn était proverbiale. Il mâcha pensivement, sans relâche, pendant cinq bonnes minutes. En face de lui, le baron se contenta de siroter son chocolat en silence. Enfin, Nahrmahn termina sa pâtisserie, essuya ses doigts poisseux dans une serviette et vida sa propre tasse. — J’imagine que vous m’avez rapporté tout ce dont vous avez connaissance, Hahl ? — Tout à fait, Mon Prince. Comme je vous l’ai dit, Lahang s’efforce de recueillir d’autres renseignements et je suppose que nous finirons par avoir des nouvelles du duc. (Les deux hommes échangèrent des regards grimaçants.) En attendant, nous ne sommes sûrs de rien. — Certes. Toujours est-il que, si toutes les rumeurs pointent dans la direction de cet énigmatique intrus, nous devons découvrir tout ce que nous pourrons sur lui. Quelque chose me dit qu’il ne va pas disparaître comme ça : pas après avoir sauvé la vie du prince héritier ! — Vous avez peut-être raison, Mon Prince. Mais il est également possible qu’il ne soit rien de plus qu’un simple aventurier qui se serait trouvé par accident au bon endroit au bon moment. — Si vous trouvez cela probable, Hahl, je vais peut-être devoir me trouver un nouveau chef pour mes services secrets, pouffa Nahrmahn. — Je n’ai pas dit que c’était probable, Mon Prince, seulement que c’était possible. Et je persiste. En revanche, je conviens de la nécessité de nous renseigner sur lui, surtout sur la façon dont il a procédé pour découvrir notre projet à l’avance. Cela étant, il n’est jamais sage de se focaliser sur des hypothèses avant qu’elles aient été confirmées ou démenties. — Je vous l’accorde, mais je veux tout de même en savoir un maximum sur cet homme. — Bien sûr, Mon Prince. — Et je pense qu’il nous faut réfléchir à notre propre vulnérabilité. Je sais que les liens de Lahang avec le duc sont bien cachés, mais Tonnerre-du-Ressac n’est pas stupide. Et « bien caché » ne veut pas dire « invisible ». Haarahld nous soupçonne nécessairement. S’il en sait plus sur nous que nous l’imaginons, il risque de démasquer et d’arrêter Lahang. Quel tort pourrait-il nous faire s’il était interrogé ? — Un grand tort, je le crains. Il est responsable de nos opérations à Tellesberg et il coordonne la plupart de nos agents en dehors de la capitale. Même si nous ne lui avons jamais confié nos objectifs à long terme, il a forcément compris, surtout du fait de la participation du duc, que nous ne visions pas que Cayleb, mais toute la lignée de Haarahld. (Le baron poussa un soupir.) Son efficacité vient au prix d’une connaissance – et d’une intelligence – susceptible de nous mettre en danger, Mon Prince. — Devrions-nous envisager sa… mise à la retraite ? — En toute honnêteté, je ne sais pas trop. Pensif, Shandyr fronça les sourcils en dessinant des ronds du bout du doigt dans un carré de lumière jeté par le soleil éclatant sur la surface encaustiquée de la table. Au bout de plusieurs secondes, il reprit : — Je suis sûr que Lahang a prévu un moyen de s’éclipser discrètement en cas de nécessité. Certes, il est impossible d’en déterminer la valeur, surtout à distance. Si les Charisiens savent ou devinent qui il est vraiment, ses chances de réussir à disparaître ne seront sans doute pas excellentes. Ils seront prêts à fondre sur lui dès l’instant où il donnera l’impression de vouloir quitter la ville. Étant donné que c’est ce qu’il sait qui nous met en danger, lui ordonner de fuir Tellesberg pourrait être la pire décision à prendre, si cela les conduisait à l’arrêter pour interrogatoire. » Il serait plus aisé et plus sûr de l’éliminer, Mon Prince. Ce serait relativement simple. Nous n’aurions aucun mal à recruter par le biais d’un intermédiaire bien choisi un Charisien qui pourrait le tuer pour n’importe quelle raison apparente sans nous compromettre. Cependant, il est tout de même notre principal agent en Charis et il a toujours fait preuve d’une grande efficacité. Ce serait un rude coup pour nous de le perdre, et avec lui tous ses contacts et sa connaissance du terrain. Il faudrait des mois, peut-être des années, à quelqu’un d’autre pour acquérir des compétences et un réseau d’informateurs comparables. — Je sais, Hahl, mais si Tonnerre-du-Ressac l’interpelle, nous le perdrons malgré tout, avec le risque supplémentaire qu’ils pourraient alors prouver notre implication. — Mon Prince, Haarahld n’a nul besoin de prouver votre hostilité. De ce point de vue, ce qu’il adviendra de Lahang est sans importance. — Pas si cela le pousse à nous rendre la monnaie de notre pièce, répondit sèchement Nahrmahn. — J’en conviens. Mais si les Charisiens ne sont pas certains de notre responsabilité, ils doivent soupçonner tout le monde en plus de nous. Hektor doit figurer sur leur liste de suspects, par exemple. Même Mahntayl aurait pu être à l’origine de cette opération. Imaginons un instant que Tonnerre-du-Ressac ait fait le lien entre Lahang et nous. Si notre agent venait à être tué, cela achèverait de les convaincre de notre implication au premier chef. Sinon pourquoi l’aurions-nous supprimé ? — Cruel dilemme…, soupira Nahrmahn. — Nous avons un autre aspect à considérer, Mon Prince. (Nahrmahn le regarda et lui fit signe de poursuivre.) N’oublions pas le duc. Je ne le crois pas plus fiable à long terme que nous devons l’être à ses yeux, mais il se trouve qu’il est en contact direct avec Lahang. Si ce dernier est interrogé, le duc sera aussi vulnérable que nous, et à la portée de Haarahld en plus. Je suis sûr qu’il garde un œil sur Lahang et qu’il a déjà tout prévu pour qu’il n’ait jamais l’occasion de le trahir. Ce qui signifie… — … que nous pouvons compter sur son intérêt personnel, l’interrompit Nahrmahn avec un hochement de tête. Cela ne garantit pas que son plan fonctionnera, bien sûr, mais il réside à Tellesberg, quand deux milliers de milles nous en séparent. — Exactement, Mon Prince. S’il faisait assassiner Lahang et que Tonnerre-du-Ressac n’ait pas identifié celui-ci comme étant un de nos agents, alors tout pointerait dans la direction du duc, et non dans la nôtre. Nahrmahn tira sur sa lèvre inférieure puis opina du chef. — Bien vu, Hahl. J’aurais préféré régler ce détail à ma façon, mais nous allons devoir laisser le duc s’en charger. Ce qui ne résout pas le problème que le duc lui-même nous pose, au demeurant. Shandyr écarquilla imperceptiblement les yeux au ton incisif du prince. Celui-ci gloussa avec méchanceté. — Ce n’est pas comme si nous lui avions jamais fait confiance, Hahl. Nous savons tous les deux que, aujourd’hui encore, il pourrait conclure un accord avec Haarahld en cas de nécessité. Ce qui, compte tenu de tout ce qu’il sait, se révélerait… ennuyeux pour nos activités en Charis. — Mon Prince, seriez-vous en train de suggérer… ? Shandyr marchait sur des œufs. Il laissa flotter sa question sans la terminer et Nahrmahn s’esclaffa. — Rien ne me plairait davantage, mais non. Pas encore, du moins. En tout cas (il afficha un maigre et sinistre sourire), le moment venu, nous aurons déjà un homme sur place pour effectuer cette besogne. (Il prit plusieurs secondes pour y réfléchir puis poussa un soupir.) Très bien. C’est à peu près tout ce dont nous pouvons décider aujourd’hui. À présent, je veux que vous mettiez Trahvys et Gharth au courant. Shandyr acquiesça de la tête. Trahvys Ohlsyn, comte de La Combe-des-Pins, était le cousin et le premier conseiller de Nahrmahn. Gharth Rahlstahn, comte de Mahndyr, était quant à lui le chef d’état-major de la Marine d’Émeraude. — Dois-je tout leur raconter, Mon Prince ? s’enquit le baron en haussant un sourcil. Nahrmahn réfléchit quelques instants, le front plissé. — Répétez à Trahvys tout ce que nous savons ou suspectons. À Gharth, dites que nous partons du principe que Haarahld sera obligé de nous soupçonner, à tort ou à raison. Je veux qu’il réfléchisse à des moyens d’améliorer notre capacité de réaction, en cas de besoin. — Oui, Mon Prince. — Par ailleurs, je veux que vous prépariez des rapports à l’intention de Tohmas et de Hektor. Dans le cas de Tohmas, je rédigerai une lettre d’accompagnement. Pour ce qui est de Hektor, contentez-vous d’envoyer votre compte-rendu à Coris, à titre de courtoisie professionnelle, puisque nous ne disposons d’aucune information de première main. Shandyr hocha la tête de nouveau. Le grand-duc Tohmas de Zebediah ambitionnait de prendre le contrôle de la ligue de Corisande à la place du prince Hektor, mais n’était pourtant, en dépit de ses rêves de gloire, qu’un piètre rival. L’île de Zebediah, dont il présidait le Conseil et était le noble prééminent, reposait sous la ferme autorité de Hektor. Ainsi, Tohmas ne représentait guère que le gouverneur de l’île au nom de son souverain. Il avait beau aspirer à de plus hauts sommets, il était peu probable qu’il les atteigne jamais. Malgré tout, Nahrmahn avait toujours pris soin de le ménager. Nul ne savait quand un contrepoids, si léger soit-il, pourrait se révéler nécessaire. Phylyp Ahzgood, comte de Coris, en revanche, dirigeait les services secrets de Hektor. Shandyr éprouvait un profond respect pour les compétences naturelles de son homologue et n’imagina pas un instant qu’il douterait de l’implication de Nahrmahn dans cette tentative d’assassinat de Cayleb. Malgré tout, il fallait préserver les apparences. Hektor n’insisterait sans doute pas pour faire la lumière sur cette affaire tant que Nahrmahn jouerait le jeu. Après tout, le prince de Corisande n’aurait sans doute pas été inconsolable si les tueurs avaient accompli leur mission. — Certainement, Mon Prince, murmura le baron. — Dans ce cas, répondit Nahrmahn après un grognement de satisfaction, vous feriez bien de vous mettre au travail. Shandyr se leva, s’inclina respectueusement et sortit à reculons du salon de petit déjeuner. Ni son prince ni lui n’avaient remarqué l’« insecte » quasi microscopique accroché au plafond au-dessus de la table. En vérité, même s’ils l’avaient vu, ils ne lui auraient prêté aucune attention, car ils n’avaient jamais entendu parler d’une Plate-forme autonome de reconnaissance et de communication, et encore moins des détecteurs à distance qu’un tel engin pouvait déployer. .VI. Palais du roi Haarahld VII Tellesberg Royaume de Charis — Le seijin Merlin, Votre Majesté, annonça le chambellan à voix basse en s’inclinant après avoir franchi la porte ouverte. Merlin le suivit dans la salle d’audience exiguë – qui aurait plutôt mérité le nom de salon de travail, à première vue – et s’inclina de façon un peu plus démonstrative que le chambellan. La cour du roi Haarahld, où les affaires se réglaient sans cérémonie et où il n’était pas nécessaire de s’accompagner en permanence d’une horde de serviteurs, faisait l’objet du mépris des courtisans de nations aussi sophistiquées que Harchong. Pourtant, quoi qu’on en pense, Haarahld était bel et bien l’un des rois les plus puissants de Sanctuaire. — Seijin, salua le souverain. Le nouveau venu leva les yeux et découvrit un homme d’un certain âge, trapu pour un Charisien, plus grand que la moyenne mais un peu plus petit que son fils et beaucoup plus que Merlin. Haarahld était vêtu de l’ample haut-de-chausses traditionnel et de la longue sur-tunique de lin réservée à l’aristocratie charisienne – même si la sienne était brodée d’or et de perles. La ceinture passée autour de sa taille était constituée de plaques d’argent embouties en forme de coquillages richement travaillés. L’insigne en forme de sceptre d’or indiquant qu’il avait effectué son pèlerinage obligatoire au Temple brillait sur son épaule tandis qu’étincelait sur sa poitrine la chaîne du même métal et incrustée d’émeraudes qui attestait de sa fonction. Il arborait une barbe soigneusement taillée, un peu plus fournie que celle de Merlin. Comme la plupart des habitants de Sanctuaire, il avait les yeux légèrement bridés. Haarahld VII avait exactement cinquante-deux ans selon le calendrier de la planète, soit un peu plus de quarante-sept années standards, et occupait ce trône depuis une vingtaine d’années locales. Au cours de ces deux décennies de règne, il en était venu à être connu – du moins de ses sujets – sous le nom de « Haarahld le Juste ». Il observa Merlin d’un regard posé et pensif. Le nouvel arrivé remarqua que le souverain avait pris de l’embonpoint dernièrement. À en juger par la largeur de son torse et de ses épaules, il avait possédé une musculature impressionnante dans sa jeunesse, mais entretenir une telle forme physique, surtout à son âge, avait dû se révéler presque impossible compte tenu de son genou droit ankylosé. Sa jambe était tendue devant lui, le talon posé sur un repose-pieds. Il était assis dans un fauteuil confortable mais pas particulièrement voyant placé derrière un bureau encombré de documents et d’ardoises. Quelqu’un d’autre se trouvait là aussi : un évêque de l’Église de Dieu du Jour Espéré aux cheveux grisonnants et à la splendide barbe patriarcale qui se tenait derrière l’épaule droite du roi, les yeux rivés sur Merlin. Son tricorne était orné de la cocarde blanche des évêques, mais sans le ruban des archevêques. Sa soutane immaculée portait l’emblème en forme de lampe à huile de l’ordre de Bédard. La vue de cette lampe fit aussitôt grincer Merlin des dents, mais il se força à réprimer sa réaction instinctive. Il lui en coûtait de l’admettre, mais l’ordre qui portait le nom d’Adorée Bédard s’était mué au fil des ans en une organisation très différente de ce qu’aurait souhaité sa prétendue sainte patronne. Par ailleurs, il avait assez souvent « vu » cet évêque par le biais de ses PARC pour soupçonner fortement ce qui incitait Haarahld à lui accorder une confiance aussi absolue. — Votre Majesté, murmura-t-il en réponse à la salutation du roi après une pause infime. Vous me faites un grand honneur en me recevant en privé. — Peut-être, dit Haarahld en dévisageant son visiteur. Certains s’offusqueraient que je ne vous aie pas accueilli et remercié d’avoir sauvé la vie de mon fils devant un plus large public. — Pourtant, Votre Majesté, j’aurais alors dû m’accommoder de la présence de nombreuses arbalètes armées et pointées sur moi, alors que je n’ai ici (Merlin afficha un sourire enjôleur) à m’inquiéter que des deux gardes du corps dissimulés derrière ce paravent. Il indiqua d’un signe de tête les magnifiques panneaux laqués de Harchong qui se dressaient derrière le roi. Celui-ci plissa les yeux. L’évêque, en revanche, se contenta d’observer Merlin avec une curiosité impassible. — Vraiment ? fit Haarahld, ce qui suscita un nouveau sourire de son visiteur. — Nous sommes jeudi, Votre Majesté. Si rien n’a changé à votre tableau de service, il doit s’agir des sergents Haarpar et Gahrdaner. Le chambellan fit un pas de côté, la main droite sur la poignée de la dague glissée à sa taille dans son fourreau. L’évêque toucha le sceptre d’or de Langhorne sur sa poitrine. Même Haarahld se redressa sur son fauteuil. Il finit toutefois par lever la main et faire un signe négatif de la tête à l’intention de son serviteur. — Non, Pawal. Notre invité est un seijin, après tout, non ? — Ou autre chose, Sire, lâcha le chambellan sur un ton sinistre. Il adressa à Merlin un regard noir et soupçonneux, ne lâchant qu’à contrecœur la poignée de sa lame. — Votre Majesté, déclara Merlin, mes armes sont toutes restées dans mes appartements. Vos gardes se sont montrés fort courtois mais m’ont tout de même imposé une fouille approfondie avant de m’autoriser à vous approcher. Un homme désarmé ne saurait représenter une menace pour un monarque dont les serviteurs sont aussi loyaux que le sont les vôtres. — Étrangement, seijin Merlin, je doute qu’un homme tel que vous soit jamais désarmé, tant qu’il maîtrise son cerveau, répliqua Haarahld avec un lent sourire admiratif. — Je fais de mon mieux, Votre Majesté. Les lèvres de l’évêque se tordirent en un semblant de sourire réprimé. Haarahld observa l’inconnu aux yeux bleus d’un air encore plus pensif. Il hocha la tête et se tourna vers le chambellan. — Pawal, il me semble que nous pourrions proposer un siège au seijin Merlin. Pawal Hahlmahn prit un air modérément scandalisé avant de se diriger vers un angle de la salle où il se saisit d’une chaise droite mais rembourrée qu’il plaça devant le bureau de Haarahld. — Je vous en prie, seijin. Asseyez-vous. — Merci, Votre Majesté. Merlin s’installa et pencha la tête, sourcils levés. — Oui, seijin, reprit Haarahld avec un sourire si large qu’il en devint suspect. Il s’agit bien d’un interrogatoire. — Je suis à votre service, Votre Majesté. Merlin inclina de nouveau poliment la tête et Haarahld pouffa de rire. — J’ai du mal à le croire, seijin. J’ai plutôt l’impression que c’est Charis qui va, d’une façon ou d’une autre, se trouver à votre service. Merlin sourit mais grimaça intérieurement. En chair et en os, Haarahld VII était encore plus impressionnant que quand il l’observait de loin, par PARC interposée. — Avant de commencer, dit Haarahld plus sérieusement, permettez-moi de vous présenter mes remerciements personnels pour votre intervention au sujet de Cayleb. Sans vous, il serait mort. Pour cela, ma maison et moi-même vous sommes redevables. Que puis-je faire pour vous récompenser ? — Votre Majesté, répondit Merlin avec autant de gravité, même si je ne doute pas qu’un geste de gratitude de votre part s’impose, je crois qu’il serait préférable d’éviter au maximum d’attirer l’attention sur moi. — Pourquoi cela, dites-moi ? — Parce que je serai beaucoup plus utile à Charis si ma présence ne devient pas de notoriété publique. — Pourquoi souhaiteriez-vous m’être utile ? — Pardonnez-moi, Votre Majesté, le reprit Merlin presque gentiment, mais je parlais de Charis, pas de vous. Les deux sont étroitement liés mais pas identiques, je le crains. — Le roi est le royaume ! protesta Hahlmahn d’un ton sec avant de rougir en s’avisant qu’il s’était exprimé sans autorisation, mais même ses joues enflammées ne suffirent pas à masquer la colère qui brûlait dans ses yeux. — Non, monsieur le chambellan. Le roi est le cœur et l’âme du royaume mais il n’est pas le royaume lui-même. Si c’était le cas, le royaume s’éteindrait au décès de son souverain. — L’Église nous enseigne que le roi et la Couronne ne font qu’un, fit observer l’évêque, qui s’exprimait là pour la première fois, avec autant de neutralité étudiée dans la voix que dans l’expression de son visage. — Je ne saurais contester la position de l’Église sur ce point, monseigneur Maikel. (Le prêtre pencha la tête sur le côté en entendant cet étranger l’appeler par son nom.) Je me borne à signaler que le roi, qui est le cœur du royaume, ne se résume pas à un seul individu, mais à tous ceux qui remplissent cette fonction et en assument les responsabilités au nom de leurs sujets. Par conséquent, si le roi et le royaume ne font effectivement qu’un, le mortel assis sur le trône n’est qu’un maillon d’une chaîne ininterrompue d’hommes qui doivent leur couronne à ceux qu’ils sont chargés de gouverner et de protéger. Haarahld jeta un coup d’œil à l’évêque puis reporta son attention sur Merlin. Il le dévisagea presque une minute entière sans parler. Enfin, il hocha lentement la tête. — Distinction fondée. Tous les monarques ne s’en satisferaient pas, mais je ne puis qu’en convenir. — Et c’est bien la raison de ma présence, Votre Majesté. Tous les rois régnent certes de droit divin, mais trop peu se montrent dignes des engagements pris lors de leur sacre. Quand on s’intéresse aux visions qu’il m’a été donné de percevoir, cette vérité devient tristement manifeste. — Ah oui, vos fameuses « visions ». (Haarahld pinça les lèvres et gloussa avant d’élever un peu la voix.) Charlz et Gorj, vous feriez aussi bien de vous joindre à nous. Au bout d’un instant, le paravent laqué glissa sur le côté et deux sergents de la garde royale s’avancèrent. Ils portaient tous les deux une cuirasse noire au plastron orné du kraken d’or de Charis. Armés d’arbalètes à l’arc d’acier bandé, ils adressèrent à Merlin un regard circonspect en se postant derrière le roi. — Je dois admettre, poursuivit ce dernier, que j’ai trouvé très impressionnant votre tour de divination, seijin Merlin. Ce qui était, je n’en doute pas, le but recherché. Bien sûr, il est toujours possible que des espions assez compétents vous aient renseigné. D’un autre côté, si mon entourage personnel est à ce point infesté de traîtres, ma maison est déjà perdue. Aussi, puisque vous attendez à l’évidence de moi que je vous pose la question, je vais vous faire ce plaisir. (Venant démentir la fantaisie dont son ton était empreint, son regard marron se durcit. Il se pencha un peu en avant sur son siège.) Comment avez-vous deviné ? — Votre Majesté, ces trois hommes (Merlin engloba d’un geste de la main les deux gardes et le chambellan) vous seront loyaux jusqu’à la mort. À vous, à votre fils et à votre maison. Je leur fais confiance autant qu’à vous. Quant à monseigneur Maikel, il est votre confesseur depuis… combien ? quinze ans ? Ce que je m’apprête à vous exposer sera peut-être difficile à croire, mais j’espère pouvoir vous apporter la preuve de ce que j’avance. Je pense que, si je puis vous le démontrer, vous comprendrez pourquoi il faudra le garder secret aussi longtemps que possible. Il s’interrompit et le roi hocha la tête sans un regard pour ses serviteurs. Tous trois continuèrent à observer Merlin avec vigilance, mais celui-ci vit leurs épaules se raidir et leur expression se raffermir lorsqu’ils constatèrent la confiance que leur accordait à l’évidence leur souverain. L’évêque se rapprocha d’un demi-pas du siège de Haarahld et posa doucement une large et puissante main sur son dos. — Comme le prince Cayleb et le lieutenant Falkhan vous l’ont certainement déjà rapporté, Votre Majesté, reprit Merlin, j’ai passé bien des années dans les montagnes de Lumière. Là-bas, j’ai acquis certains – mais pas tous, loin de là – des pouvoirs pour lesquels sont réputés les seijin. Voilà un titre que je ne revendiquerais pas à la légère. Il se trouve toutefois qu’il pourrait s’appliquer à moi. » Toujours est-il qu’il m’a été donné de discerner des lieux et événements distants, d’entendre la voix de personnages lointains. C’est comme si un oiseau invisible se posait sur le mur, là (il désigna du doigt un ouvrage enduit de plâtre proche d’une fenêtre ouverte), ou sur la branche d’un arbre et me permettait de voir par ses yeux, d’entendre par ses oreilles. Je n’ai jamais perçu l’avenir, ni ne puis invoquer le passé. Je ne distingue que le présent et nul ne saurait saisir tout ce qui se produit partout dans le monde entier. Or mes visions se sont concentrées de plus en plus sur Charis, sur votre maison et sur Cayleb. Je ne crois pas que ce soit le fruit du hasard. Merlin sentit les yeux de Haarahld le transpercer. Le roi de Charis avait la réputation d’être capable d’arracher la vérité à n’importe qui. Pourtant, Merlin lui renvoya son regard sans ciller. Il n’avait dit que la stricte vérité, au fond. Si huit siècles standards à la même adresse ne comptaient pas pour « bien des années » dans les montagnes de Lumière, il se demandait ce qu’il faudrait. De même, ses « visions » s’étaient bel et bien concentrées de plus en plus sur Charis. Et certainement pas par hasard. — Quel genre de visions ? s’enquit Haarahld au bout d’un long moment de silence. De qui ? — Comme je l’ai dit, je vois et j’entends comme si j’étais présent en personne. Il m’est impossible de lire une page d’un livre fermé ou d’entendre une pensée non exprimée. J’ignore ce qui se passe au tréfonds du cœur des hommes. Seuls leurs actes et leurs paroles me sont connus. » J’ai reçu des visions de vous, Votre Majesté. Je vous ai vu dans cette salle avec vos gardes personnels ainsi qu’avec le chambellan Hahlmahn. Je vous ai vu évoquer la succession de Hanth avec Cayleb et discuter de politique avec le comte de Havre-Gris. Je vous ai vu et entendu ordonner au haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte de déployer la Baie-des-Brisants et toute son escadre en renfort du Faucon et de la Guerrière, qui croisaient déjà au large de la Tête du Triton. Haarahld, qui écoutait ces explications en dodelinant de la tête, s’immobilisa brusquement en entendant le nom du comte de L’Île-de-la-Glotte. Cela ne surprit pas Merlin car le roi et le haut-amiral n’avaient évoqué le renforcement de ces patrouilles – et ce qui l’avait motivé – que dans des conditions de sécurité maximale. Aucune des précautions prises n’avait toutefois concerné les PARC, capables de déployer de minuscules insectes espions réutilisables. — J’ai aussi reçu des visions de votre fils, poursuivit Merlin. Non seulement au cours de conversations avec vous, mais également à dos de cheval à la chasse, avec ses maîtres d’armes et même penché sur ses livres. (Il afficha un léger sourire et secoua la tête à cette évocation.) Je l’ai également vu assis à la table de votre Conseil et à bord de navires. » Par ailleurs, j’ai vu votre peuple. J’ai dit à Cayleb que ce que j’ai perçu m’a donné une bonne opinion de vous, Votre Majesté, et c’est le cas. En toute franchise, et sans chercher à m’attirer vos bonnes grâces, aucun des rois de Sanctuaire qu’il m’ait été donné de voir ne s’approche autant que vous de l’idéal proclamé par l’Église. Certes, vous n’êtes pas parfait. Loin de là, même, si vous voulez bien me pardonner. Mais vous ne l’ignorez pas et, surtout, vous avez appris à votre héritier à en prendre lui aussi conscience. Ces qualités, ce sens des responsabilités sont trop rares et précieux pour que je n’en tienne pas compte. Je crois que, s’il m’a été donné de voir ce que j’ai vu, c’est pour m’inciter à venir vous offrir mon aide, si modeste soit-elle, pour œuvrer à la préservation de ce royaume et de la tradition de dévouement que ses monarques s’efforcent de perpétuer. — Les éloges de ceux qui en sont dignes sont toujours une satisfaction, déclara Haarahld après une longue réflexion. Je crois toutefois que vous me pardonnerez de vous faire remarquer qu’il est parfois difficile de distinguer l’éloge de la flatterie. — Surtout quand celui qui en est à l’origine aspire à quelque chose. Ce qui, pour être honnête, Votre Majesté, est mon cas. (Haarahld plissa les yeux et Merlin sourit.) J’aspire à ce que Charis développe son plein potentiel. — Son plein potentiel… Pourquoi Charis ? Même si tout ce que vous avez dit sur mes innombrables qualités est exact, pourquoi avoir choisi ce royaume-ci ? Certainement pas par loyauté pour ma maison puisqu’il saute aux yeux que vous n’avez rien d’un Charisien. Aussi, pardonnez-moi, seijin Merlin, mais je vous soupçonne d’attendre de Charis de quoi nourrir vos propres desseins. Je vous suis infiniment reconnaissant d’avoir sauvé la vie de mon fils et il faudrait être un imbécile pour ne pas reconnaître la valeur d’un conseiller capable de discerner ce que vous semblez percevoir, mais aucun roi digne de sa couronne n’accepterait de tels services sans savoir si vos désirs rejoignent les siens. Merlin s’abîma dans ses pensées sans quitter le roi des yeux. Il opina mentalement. Haarahld VII était aussi inébranlable qu’il l’avait imaginé, mais sous ces apparences se cachait une nature viscéralement honnête. C’était un homme qui maîtrisait comme personne le jeu des subterfuges, des illusions et des faux-semblants, mais ce n’était pas celui qu’il préférait. Bien sûr, il restait à vérifier si Maikel Staynair était aussi dur. En temps normal, Merlin n’aurait pas attendu grand-chose d’un prélat de l’Église de Dieu du Jour Espéré, mais cet homme n’était pas un évêque comme les autres. Pour commencer, le confesseur du roi était originaire de Charis. Autant que Merlin puisse en juger, il n’avait, en dehors de son pèlerinage au Temple, jamais quitté le royaume de sa vie. C’était par ailleurs le Charisien de souche le plus élevé dans la hiérarchie de l’archevêché. Quand Haarahld avait choisi, dix ans plus tôt, Maikel Staynair comme évêque de Tellesberg, et en avait fait son directeur de conscience personnel, le prédécesseur de l’archevêque Erayk Dynnys s’était montré très mécontent. Malgré tout, Haarahld avait refusé de renoncer à la prérogative qui était la sienne de nommer le prêtre de son choix au siège épiscopal de sa capitale. Au fil des ans, Staynair était entré dans le cercle des proches conseillers du roi. Ce qui pourrait se révéler utile… ou fort regrettable. — Votre Majesté, reprit enfin Merlin, pourquoi votre arrière-grand-père a-t-il aboli le servage en Charis ? Désarçonné par cette question, Haarahld fronça les sourcils puis haussa les épaules. — Parce que c’était, selon lui, ce que Dieu attendait de nous. — Pourtant, le servage existe en Émeraude, en Tarot, en Corisande et en Chisholm. En Harchong, la condition d’un serf est à peine supérieure à celle d’une bête de pâture. De fait, les Harchongais traitent moins bien leurs paysans que leurs animaux de trait, qui coûtent très cher. Quant au Desnair et au Treilheim, il s’y pratique un esclavage éhonté. Même dans les Terres du Temple (il quitta le roi des yeux pour affronter le regard de Staynair avec une pointe de provocation), les hommes sont liés aux grands domaines de l’Église, même s’ils ne sont pas appelés « serfs ». Mais ici, en Charis, non. Pourquoi pas ? Vous dites que ce n’est pas ce que Dieu attend de vous. Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? — La Charte nous enseigne que Dieu a créé au même instant tous les Adam et toutes les Eve, fruits identiques de Sa volonté exercée par le bras de l’archange Langhorne, répondit Haarahld. Il n’a pas créé les rois en premier, puis les nobles et les riches marchands. Il a exhalé le souffle de la vie dans les narines de tous les hommes et de toutes les femmes, qui se trouvent de ce fait tous frères et sœurs. Sans doute ne voyons-nous pas tous le jour sous les mêmes auspices, en ce monde plus éloigné des origines, moins parfait. Certains d’entre nous naissent rois, d’autres nobles ou riches, parfois les trois à la fois. Pourtant, les plus humbles d’entre nous demeurent nos frères et sœurs. Si Dieu voit les hommes ainsi, alors nous devons en faire autant. Les hommes ne sont pas du bétail, ni des chevaux, ni des dragons. Ils n’appartiennent à personne. Il adressa un regard presque mauvais à Merlin, lequel esquissa un geste des épaules. — Seriez-vous d’accord avec cela, monseigneur Maikel ? — Absolument. La voix du prêtre était profonde et puissante, idéale pour prier et prêcher. Il y avait comme un éclat dans ses yeux, pas aussi durs que ceux de Haarahld mais tout aussi volontaires. Merlin dodelina de la tête puis se tourna vers le roi. — D’autres souverains entreraient apparemment en désaccord avec vous, Votre Majesté. Même l’Église ne serait pas de cet avis, à en juger par ce qui se pratique sur ses terres. Mais vous, vous le croyez. Et c’est là que réside mon objectif. Je partage vos convictions et ne les retrouve dans aucun autre royaume d’importance. Je vous respecte et vous admire, même, parfois. Mais ma vraie loyauté ? (Il haussa de nouveau les épaules.) Elle ne va pas à vous, ni à Cayleb, mais à l’avenir. Je me servirai de vous si je le peux, Votre Majesté. Pour que vienne le jour où nul n’appartiendra à personne, ou aucun noble ne prendra les hommes de moindre naissance pour du bétail. Hahlmahn le fusilla du regard, mais Haarahld se contenta de hocher la tête, la mine pensive. — Telle est la véritable raison pour laquelle je souhaite non seulement la survie de Charis, mais aussi sa prospérité. Non par amour des empires, ni par avidité de richesses, ni même parce que je confonds la puissance militaire avec la force véritable d’un royaume, mais parce que, tout invisible que me soit l’avenir, je sais à quoi j’aimerais qu’il ressemble. Je connais les valeurs, les lois et le genre de monarchie que Dieu voudrait selon moi voir mis en avant. Or c’est actuellement Charis, Votre Majesté, qui offre le meilleur espoir de susciter l’avenir dont je rêve. Voilà pourquoi je vous ai dit d’emblée être venu non pour vous servir personnellement, mais pour servir Charis. L’idée de Charis. Son futur. Haarahld tapota le bras de son fauteuil du bout des doigts de la main droite et leva les yeux vers Staynair. — Maikel ? — Sire, répondit l’évêque sans hésitation. Je ne puis rien contester de ce que cet homme vient d’énoncer. Je connais vos espoirs, vos aspirations. Je sais ce que vous redoutez en priorité. (Ses doigts se posèrent de nouveau sur son sceptre pectoral. Ses narines frémirent.) Vous permettez, Sire ? (Haarahld opina du chef. L’évêque se tourna vers Merlin.) Je n’ai jamais vu de seijin en chair et en os. J’ai rencontré un jour un homme qui prétendait en être un. Mais ce qu’il était en réalité, c’était un charlatan. — Votre Excellence, intervint Merlin quand l’évêque s’interrompit, je n’ai jamais soutenu être un seijin. J’ai seulement affirmé posséder certains des pouvoirs attribués à ces mages. — Cela ne m’avait pas échappé, assura Staynair avec un maigre sourire. Sans soutenir la comparaison avec mes estimés collègues du Temple, je m’intéresse beaucoup à la théologie, voyez-vous. Or, peut-être à cause de cela, j’ai été frappé par plusieurs omissions dans vos propos. — Vraiment ? Merlin ne se départit à aucun moment de son expression d’attention polie, mais des alarmes internes se mirent à hurler quand l’évêque braqua sur lui un regard fixe pendant plusieurs secondes. — D’après de nombreux contes que j’ai lus enfant, reprit Staynair, l’identité d’un véritable seijin n’est souvent connue qu’a posteriori, au vu de ses actes. Si d’autres peuvent lui accorder ce titre, il se l’attribue rarement lui-même. La nature de vos fameuses « visions », cependant, suffira à convaincre de nombreuses personnes que, qui que vous soyez, vous n’êtes pas comme le commun des mortels. Par conséquent, peut-être le mot « seijin » est-il effectivement celui qui décrit le mieux – du moins pour l’instant – ce que vous êtes. » Cela étant, que devons-nous penser de vous et de vos desseins ? Telle est, vous en conviendrez, la question essentielle. J’y répondrai en rappelant que la Charte nous enseigne que la véritable nature d’un homme transparaît dans ses actions. Qu’il soit roi, marchand, seijin ou paysan importe peu : en définitive, il ne peut dissimuler qui il est vraiment, ce qu’il représente en réalité. Pour l’heure, vous avez sauvé la vie de Cayleb. Si cette mission vous avait été confiée par Dieu, je ne sais. À mes yeux, toutefois, ce n’était pas le geste d’un être qui servirait les ténèbres. L’évêque adressa un coup d’œil à son souverain et inclina la tête en un signe de respect curieusement solennel. — Votre Majesté, reprit-il. Je ne perçois aucun mal chez cet homme. Je puis me tromper, bien entendu : contrairement au grand-vicaire ou au chancelier, je ne suis qu’un humble évêque de province ignorant. Mais le conseil que je vous donne est de l’écouter. Je suis conscient de l’obscurité qui s’épaissit autour de nous. Peut-être cet homme et les services qu’il nous offre sont-ils la lampe (il porta la main au symbole de son ordre brodé sur son habit) dont vous avez besoin. Si Merlin avait été un être de chair et de sang, il aurait poussé un long soupir muet de soulagement. Mais il n’était rien de tel. Il resta donc assis, immobile, tandis que Haarahld scrutait les yeux de son confesseur. Le roi reporta alors son attention sur son visiteur. — Comment comptez-vous servir Charis ? lui lança-t-il avec gravité. — Avec mes visions, telles qu’elles me sont présentées. Avec mon épée, si nécessaire. Et avec mon esprit, du mieux que je le pourrai. Je suis certain, par exemple, que vous avez interrogé le seul tueur que nous ayons réussi à capturer vivant. — Que vous avez capturé, le reprit Haarahld. — Admettons, Votre Majesté, dit Merlin avec un geste d’indifférence. Toujours est-il que, si je n’ai reçu aucune vision de son interrogatoire – comme je l’ai dit, je vois beaucoup mais pas tout –, je sais néanmoins qui l’a envoyé. Hahlmahn et les deux gardes se penchèrent en avant, une intense curiosité dans le regard. L’évêque de Tellesberg pinça pensivement ses lèvres mangées par sa barbe. Merlin affichait un sourire froid. — La tentation a dû être grande pour vous d’accuser Hektor de Corisande, reprit Merlin. En l’espèce, pourtant, ce serait une erreur. Les hommes qui ont attenté aux jours du prince Cayleb étaient des mercenaires desnariens recrutés par le prince Nahrmahn et… d’autres parties. Autant que je sache, le prince Hektor n’a même pas été consulté. » Ce qui n’exclut pas la possibilité qu’il complote de son côté. Au contraire, son objection à l’assassinat de Sa Majesté ou de Cayleb relève d’une pure tactique, et non de quelconques scrupules. D’après ce que j’ai entendu de ses conversations avec ses proches conseillers et fonctionnaires ou lu de ses lettres adressées à Nahrmahn, il estime simplement que des tueurs auraient peu de chances de parvenir à leurs fins. Je crois en outre qu’il redouterait surtout la réaction de votre royaume en cas de réussite. Il n’a aucune envie de se mesurer à vous en mer pour l’instant. Or il sait que, si Cayleb était tué et que vous suspectiez Corisande d’en être responsable, votre marine mettrait aussitôt le cap sur sa principauté. Voilà pourquoi il préfère user vos forces maritimes pour vous affaiblir en vue d’un coup décisif plus traditionnel. Vous l’avez un jour, lors d’une conversation avec Cayleb, qualifié de ver de sable, par opposition à un tigre-lézard. Cette comparaison me paraît très justifiée. Dans le cas présent, toutefois, le ver de sable réfléchit en termes plus… conventionnels que ses alliés. Comme Haarahld écoutait, la concentration se lisait de plus en plus sur son visage. Il se laissa aller dans son fauteuil, stupéfait. — Seijin Merlin, quand je vous ai convoqué, je ne m’attendais pas à vous croire. Je l’aurais voulu mais avais résolu, sans doute pour cette raison, de ne pas m’y laisser aller. Or les meilleurs espions du monde n’auraient pu vous raconter tout ce que vous venez de me dire, et qui est rigoureusement exact, d’après ce que m’ont rapporté mes propres sources. Je suis sûr que, m’ayant confié tout cela, vous comprendrez qu’il va malgré tout me falloir mettre à l’épreuve votre sincérité et votre honnêteté. Pour ma part, en tant que Haarahld Ahrmahk, je vous croirais volontiers. En tant que roi Haarahld de Charis, en revanche, il m’est impossible de vous accorder la confiance qui irait de pair avec l’acceptation de vos services sans avoir levé au préalable tous les doutes et soupçons qui pourraient vous entourer. — Votre Majesté, déclara Merlin d’une voix tranquille, vous êtes le roi. Il est de votre devoir de vous souvenir que les hommes mentent parfois. Qu’il leur arrive de tromper leurs interlocuteurs, et que, en révélant une part de vérité, ils ne font que rendre plus convaincante leur supercherie. Je n’attends pas de vous que vous acceptiez mes services, ni même la vérité de mes visions, sans examens approfondis. Mais pendant vos vérifications, je vous prie de ne pas oublier ceci : je vous ai dit me mettre non pas à votre service mais à celui de Charis, de ce qu’elle deviendra peut-être un jour. Je ne plaisantais pas. Je vous offrirai toute la vérité que je détiens, je vous conseillerai du mieux que je pourrai mais, au bout du compte, mon service et ma loyauté iront à un avenir qui dépasse votre vie, celle de cette personne que vous appelez Merlin et même celle de votre fils. Je souhaite que vous le compreniez. — Je comprends, seijin Merlin, répondit Haarahld d’une voix douce en plongeant les yeux dans le mystérieux regard saphir de son interlocuteur. On dit que les seijin servent les desseins de Dieu, et non des hommes. Que quiconque accepte le conseil d’un seijin doit se souvenir que sa propre réussite, ou même sa survie, n’entre pas forcément dans ces divins projets. Que l’un des devoirs d’un roi est de mourir pour son peuple si le Seigneur l’exige. Quel que soit le prix à payer en échange de ce que Dieu envisage pour Charis, je m’en acquitterai. Si vous êtes un vrai seijin, si vous êtes vraiment à Son service, je m’estimerai plus que satisfait, quel que soit l’avenir qui m’est promis. .VII. Tellesberg et monts Styvyn Royaume de Charis — Récifs de l’Armageddon Merlin était de nouveau assis dans sa chambre. Une nuit humide et sans vent pesait lourdement contre la fenêtre. Nimue Alban, qui était née et avait grandi en Europe du Nord, sur la Vieille Terre, aurait été indisposée par la chaleur, malgré la saison, mais un ACIP était indifférent à de telles considérations. Merlin était plutôt frappé par la noirceur impénétrable de cette nuit sans lune, l’un des aspects les plus dépaysants de Sanctuaire pour l’homme dont l’esprit avait été celui de Nimue Alban. Son original était le fruit d’une civilisation technologique dont les lumières et l’énergie repoussaient l’obscurité et recouvraient les cités d’un dôme de clarté réfléchie sur le ventre des nuages, même sous le plus sombre des firmaments. Tellesberg était bien éclairée, pour une ville de Sanctuaire, mais les seules illuminations de cette planète venaient des flammes issues de la combustion du bois, de la cire, du suif ou de l’huile, trop faibles pour chasser les ténèbres. À l’instar de Tellesberg, la chambre de Merlin jouissait d’une bonne lumière selon les critères locaux. Elle n’était pas éclairée à la bougie mais à la flamme vive et étroite de lampes remplies d’huile de kraken et équipées d’un système, ultramoderne en comparaison, de réflecteurs placés derrière leur cheminée pour en concentrer et orienter l’éclat. Malgré cela, l’éclairage était insuffisant pour lire confortablement, surtout quand il s’agissait de la calligraphie complexe du volume manuscrit posé sur le bureau de Merlin. Des générations d’humains nés sur Sanctuaire s’en étaient accommodées, mais au prix d’une forte fatigue oculaire. Merlin, toutefois, possédait certains avantages. Ses yeux artificiels ne faiblissaient jamais, pour commencer. Ils étaient en outre équipés d’une technologie d’optimisation de la lumière qui permettait à leur propriétaire d’y voir comme en plein jour dans la pénombre de la pièce et dans la nuit sans fond régnant à l’extérieur. Il avait effacé de son champ de vision le compte à rebours numérique de dix jours standards. Ainsi, rien ne le gênait dans sa lecture rapide et régulière de son épais exemplaire relié de cuir de la Sainte Charte de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Ce n’était pas la première fois qu’il parcourait ce texte, loin de là. Pourtant, celui-ci exerçait encore sur lui une fascination comparable à celle qu’aurait pu procurer à un inspecteur de police l’autobiographie d’un tueur en série sadique dont il aurait été l’ami d’enfance. Il y avait de nombreux aspects de ses enseignements moraux avec lesquels Merlin ne pouvait pas s’inscrire en faux, à son grand regret. Maruyama Chihiro s’était beaucoup inspiré des religions existantes et la plupart des commandements de la Charte auraient évoqué des souvenirs à n’importe quel théologien de la Vieille Terre. Pour l’essentiel, se dit Merlin, c’était sans doute inévitable. Une société ne pouvait acquérir la stabilité qu’au prix d’un soubassement de conventions et de lois acceptées par tous ceux qui y vivaient. Dans toute l’histoire de l’humanité, la religion avait été l’une des principales sources de légitimité de ces règles de vie commune. C’était cette partie de la Charte qui avait produit des prêtres tels que l’évêque Maikel Staynair. Cependant, les religions auxquelles Maruyama avait emprunté ses principaux préceptes moraux avaient été le fruit d’un effort sincère de compréhension ou du moins de conceptualisation de Dieu ou des forces supérieures vénérées par leurs adeptes. Ce n’était pas le cas de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Celle-ci relevait d’une supercherie délibérée, perpétrée au détriment de ses fidèles par des individus dont les actions étaient entrées en contradiction directe avec les principes et convictions selon lesquels nombre d’entre eux avaient été élevés. C’était un mensonge. On avait utilisé la soif de spiritualité inhérente aux êtres humains – celle-là même qui les avait poussés à chercher le Divin, sous quelque nom ou apparence que ce soit, pendant toute l’histoire de leur espèce – pour les contrôler et même les programmer. Pour étouffer toute interrogation susceptible de menacer le modèle trompeur qu’Eric Langhorne et Adorée Bédard avaient créé pour façonner la future société humaine selon ce qui leur semblait bon. Merlin devait admettre qu’à eux trois Langhorne, Bédard et Maruyama avaient réussi à faire de la seule pierre de la Charte plusieurs coups. Il revint au début du volume et grimaça en parcourant une nouvelle fois la table des matières. Livre de Langhorne, Livre de Bédard, Livre de Pasquale, livres de Sondheim, Truscott, Schueler, Jwo-jeng, Chihiro, Andropov, Hastings. La liste se poursuivait sans fin. Chaque livre était attribué à l’un des « archanges ». La Charte ne contenait aucun évangile rédigé par de simples mortels. Il existait bien de tels écrits d’origine humaine dans les Commentaires, les Inspirations et surtout les Témoignages, qui faisaient aussi partie des textes sacrés et canoniques de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Cependant, aucun ne pouvait prétendre à la légitimité et à l’importance dont jouissait la Charte car chaque mot de celle-ci avait été dicté de la bouche de Dieu par l’intermédiaire de ses anges immortels. La Charte n’était du reste pas qu’un instrument de contrôle social. Certes, le Livre de Langhorne traitait de la « loi divine » telle qu’elle était enseignée par l’Église de Dieu du Jour Espéré. Merlin avait eu plusieurs fois la nausée en lisant péniblement les demi-vérités et mensonges éhontés dissimulés sous un message d’amour avec lesquels Langhorne – ou du moins Maruyama, au nom de Langhorne – avait tissé la camisole de force dans laquelle il avait enfermé tous les habitants de Sanctuaire. Le Livre de Bédard, chef-d’œuvre de psychologie au service de la mystification et du contrôle de l’esprit, se révéla au moins aussi difficile à avaler avec son sous-titre prétentieux de Livre de la sagesse et de la connaissance de soi. Les autres livres, en revanche, constituaient pour l’essentiel un guide pratique de la terraformation et de la colonisation d’une nouvelle planète. Celui de l’archange Hastings, par exemple, était en fait un atlas – très détaillé – de tout Sanctuaire, fondé sur les cartes dessinées avec soin par l’équipe de Shan-wei à l’époque des premiers travaux d’écogenèse. Les cartes insérées dans l’exemplaire de la Charte en possession de Merlin étaient d’une échelle trop réduite pour être très utiles, d’autant que d’importantes déformations avaient eu lieu au cours de la gravure, mais les modèles d’origine étaient soigneusement préservés au sein du Temple. Ils figuraient même parmi les objets les plus sacrés de l’Église. Le matériau synthétique de pointe dont était constitué leur « papier » était ininflammable et imperméable, aussi résistant qu’une feuille de cinq millimètres d’épaisseur de cuivre martelé et quasiment à l’abri des outrages du temps – propriétés qui prouvaient bien sûr amplement la nature « miraculeuse » de ces documents. D’une façon presque aussi importante, le Livre de Hastings exigeait que des copies de ces cartes soient mises à la disposition des fidèles et du clergé dans la cathédrale de chaque évêché. Les Sanctuariens connaissaient parfaitement la géographie de leur monde, ce qui s’était révélé capital quand ils avaient décidé des endroits où implanter de nouvelles enclaves. Les autres livres de la Charte leur avaient indiqué comment procéder. Ce guide dénaturait de façon délibérée les fondements de beaucoup de ses propres leçons et préceptes religieux mais avait aussi offert aux habitants de la planète des instructions selon lesquelles essaimer à partir de leurs enclaves initiales. Le Livre de Sondheim traitait d’agronomie et d’agriculture. Il expliquait notamment comment préparer le sol de Sanctuaire en vue de la culture des plantes terriennes essentielles à la survie de l’humanité. Le Livre de Truscott suivait le même schéma pour l’élevage des espèces autochtones et importées de la Vieille Terre. Le Livre de Pasquale renfermait les « lois religieuses » encadrant l’hygiène corporelle, publique et alimentaire, ainsi que le traitement des blessures et la médecine préventive de base. Même le Livre de Bédard, nonobstant l’objectif pour lequel il avait été rédigé, contenait de nombreuses recommandations très pertinentes en matière de psychologie. De fait, les membres de l’ordre de Bédard – tel l’évêque Maikel Staynair – avaient fait évoluer les préceptes de leur « sainte patronne » dans des directions très différentes de ce quelle avait imaginé. Les réussites des bédardiens en ce qui concernait le bien-être mental et émotionnel de l’humanité sanctuarienne étaient parfois époustouflantes. C’étaient eux aussi qui géraient la majorité des œuvres de bienfaisance de l’Église. Cependant, toutes les directives de la Charte étaient formulées en termes de lois religieuses, de rituels et de sacrifices que devaient accomplir les dévots. Il n’était par exemple fait mention nulle part dans les injonctions du Livre de Pasquale de germes ou des théories scientifiques sous-tendant ses « lois ». Si une plaie s’infectait parce qu’un guérisseur avait omis, avant de soigner un blessé, de se laver les mains dans les « saintes eaux » préparées et bénites par un prêtre ou si une femme mourait pour la même raison des fièvres de l’enfantement, on n’accusait alors pas une infection ou une maladie, mais le péché. Les cartes du Livre de Hastings, qui apportaient la preuve irréfutable de la nature sphérique du monde, enseignaient aussi aux Sanctuariens la théorie ptolémaïque de l’Univers, en faisant de la gravité elle-même un autre don miraculeux de l’archange Langhorne aux humains, par la grâce de Dieu. Ainsi, Langhorne avait créé le monde sous la forme d’une balle ronde au centre des globes de cristal de la lune, du soleil, des étoiles et du séjour céleste, pour démontrer expressément à l’homme que Dieu pouvait accomplir tout ce qu’il souhaitait. Après tout, ne fallait-il pas un acte de volonté et de puissance divines pour empêcher les habitants de la partie inférieure du monde de tomber et de s’écraser sur la lune ? Ainsi, en plus d’indiquer aux habitants des enclaves d’origine comment obéir à l’archange Langhorne et se montrer féconds, se multiplier et se répandre dans le monde que Dieu leur avait donné, la Charte avait puissamment contribué à la répression systématique de tout ce qui aurait pu ressembler à une méthode scientifique tout en renforçant le pouvoir de l’Église en tant que préceptrice et dirigeante de l’humanité. Venaient alors les livres de Jwo-jeng et de Schueler. Moins longs que les autres, ils allaient toutefois au cœur de l’objectif ultime de Langhorne pour Sanctuaire. Jwo-jeng énumérait les descriptions et définitions officielles des technologies que Dieu considérait comme acceptables et de celles qu’il rejetait comme impures, malsaines ou réservées à Ses seuls anges et archanges. Schueler, dont le livre était à la fois le plus court et le plus abominable de tous, décrivait les châtiments auxquels s’exposaient ceux qui enfreindraient les Proscriptions de Langhorne et de Jwo-jeng. Qu’une personne élevée dans la même société que Nimue Alban ait pu ressusciter dans la sienne tant de cauchemars enfouis dans les oubliettes de la sauvagerie humaine suffit à retourner l’estomac d’alliages et de matériaux composites de Merlin. Schueler avait dû passer des heures interminables à étudier des textes historiques pour aboutir à un catalogue aussi détaillé d’atrocités menaçant ceux qui ne vénéreraient pas le « très saint nom de Dieu ». Mais le plus fascinant – et insupportable – de tous ces livres était celui de Chihiro. Postérieur aux autres, il ne figurait pas encore dans la Charte enregistrée dans les ordinateurs de la grotte de Nimue. Il apparaissait que la vengeance de Pei Kau-yung pour la mort de sa femme et de ses amis avait éliminé l’essentiel de l’équipe d’encadrement de Langhorne. De fait, à en croire la soudaine pénurie de Visitations « angéliques » consignées dans les Témoignages à la suite de cette attaque, elle avait dû emporter en même temps une grande partie du petit personnel de l’administrateur en chef. Malheureusement, Maruyama Chihiro n’avait pas compté parmi les victimes. Avec les autres survivants, il avait réussi à maintenir sur ses rails le plan de Langhorne. L’archange Chihiro, révéré comme saint patron de la protection personnelle et appelé « Gardien des cités » dans l’hagiographie de l’Église de Dieu du Jour Espéré, avait été l’historien officiel de Dieu. C’était lui qui avait couché sur le papier le miracle de la création de Sanctuaire et la corruption de cette pureté par Shan-wei, la Sinistre Mère du Mal, au nom de l’ambition et de la cupidité. Maruyama avait du reste très bien réussi à tout faire se tenir, se dit Merlin avec amertume. Shan-wei, la plus brillante de tous les assistants de l’archange Langhorne, avait vu en Sanctuaire non pas l’œuvre de Dieu, à laquelle elle avait eu le privilège de participer, mais le fruit de ses seuls efforts. C’était de cet orgueil, de cette vanité, de ce sentiment dépravé d’importance personnelle qu’était né le mal sur Sanctuaire. Elle s’était opposée à son supérieur de droit, l’archange Langhorne, et à Dieu Lui-même. Elle avait dévoyé d’anciens serviteurs du Seigneur : l’archange Proctor, qui avait brisé les sceaux de la tentation et de la connaissance interdite ; l’archange Sullivan, qui avait enseigné à l’humanité la gourmandise et les plaisirs faciles ; l’archange Grimaldi, dont la version pervertie des enseignements de l’archange Truscott en matière de guérison était devenue le père et la mère de la pestilence ; l’archange Stavrakis, qui avait professé l’avarice et le profit personnel au détriment de l’offrande sacrée du premier fruit de chaque récolte à l’Église de Dieu du Jour Espéré ; l’archange Rodriguez, qui avait proféré la contrevérité arrogante et séduisante selon lequel les hommes seraient capables de façonner de leurs mains faillibles les lois régissant leur vie ; l’archange Ascher, Père des Mensonges, dont la version prétendument historique de la véritable Charte avait entraîné sur la voie de la damnation les mortels assez naïfs pour croire tout ce que disait Shan-wei. Et enfin, bien sûr, le plus sinistre de tous les archanges déchus : l’archange Kau-yung, Père de la Destruction, Seigneur de la Duplicité, qui avait frappé en traître, sans les en avertir, les archanges Langhorne et Bédard après que le premier des immortels, accablé, avait été contraint de déchaîner le Rakurai, la foudre de Dieu, sur Shan-wei et ses adeptes égarés. Kau-yung, en qui Langhorne avait placé toute sa confiance, le guerrier chargé de préserver tout ce que représentait Sanctuaire, s’était laissé séduire par la malignité de Shan-wei. C’était la trahison monumentale de Kau-yung – plus sombre encore que le péché originel de Shan-wei –, qui avait si grièvement blessé les corps périssables des archanges Langhorne, Bédard, Pasquale et Sondheim, ainsi que de leurs plus fidèles disciples, confidents de Dieu Lui-même, que ceux-ci n’avaient eu d’autre choix que de quitter Sanctuaire sans avoir achevé leur œuvre. Merlin ne conservait aucun souvenir de la majorité des « archanges déchus » de Shan-wei. Nimue avait retrouvé une trace de la plupart d’entre eux dans les ordinateurs de ses galeries mais, si son original les avait jamais connus ou rencontrés, aucune évocation n’en avait été téléchargée dans son ACIP. Cependant, il en était certains qu’elle avait connus, à commencer par Kau-yung et Shan-wei. Les voir ainsi calomniés, savoir que cinquante générations d’hommes et de femmes qu’ils avaient tenté de libérer au sacrifice de leur vie, loin de les célébrer comme les héros qu’ils étaient, les vilipendaient comme s’ils étaient les plus sinistres des démons, la source de tous les maux et malheurs du monde, tout cela était comme un poignard planté dans le cœur de Merlin. Il aurait rêvé de dénoncer cette Charte, de déterrer sa navette d’assaut et ses glisseurs de reconnaissance pour transformer le Temple en un cratère rougeoyant et prouver ainsi que toute la religion de Langhorne était fondée sur des mensonges. Mais c’était impossible. Pour l’instant, en tout cas. Un jour, se surprit-il à imaginer… Un jour, les peuples de Sanctuaire seraient prêts à entendre la vérité et à l’accepter. Et quand viendrait cette heure, on se souviendrait de Shan-wei, de Kau-yung, et de tous ceux qui étaient morts avec eux, pour ce qu’ils étaient vraiment et pour ce en quoi ils avaient cru. En sentant la colère bouillonner au fond de son esprit et de son cœur de circuits moléculaires, Merlin referma le livre. Il savait qu’il n’aurait sans doute pas dû s’appesantir là-dessus mais, au bout du compte, ses véritables ennemis étaient cette Charte et la prétendue Église qu’elle servait. Le prince Hektor, le prince Nahrmahn et tous ceux qui complotaient contre Charis représentaient des obstacles dans sa lutte, rien de plus. Cela dit, songea-t-il en grimaçant un sourire sous sa moustache, ce sont tout de même eux qui me posent problème dans l’immédiat, non ? Il vaudrait donc mieux que je m’en occupe. Il afficha l’horloge numérique dans un angle de son champ de vision pour la consulter. Il l’avait réétalonnée en fonction des journées de vingt-six heures et demie de Sanctuaire. Deux heures s’étaient écoulées depuis la période de trente et une minutes appelée « Veille de Langhorne ». Sur n’importe quelle autre colonie humaine, on aurait appelé « correction » ou même « correc’ » l’intervalle compensatoire permettant de diviser la période de rotation d’un monde extraterrestre en un nombre entier d’heures et de minutes standards. Sur Sanctuaire, quiconque se trouvait encore réveillé à minuit était censé consacrer la Veille de Langhorne à une méditation silencieuse et à la contemplation de tout ce que Dieu avait fait pour lui, grâce à l’intervention de Langhorne, au cours de la journée passée. Bizarrement, Merlin n’avait jamais réussi à s’y résoudre. Il pouffa de rire à cette idée et augmenta la sensibilité de son ouïe. Le logiciel d’optimisation tria les sons perçus et confirma le calme ensommeillé de la tour de Marytha. Compte tenu de la présence d’un poste de garde à son entrée, il n’était nul besoin de patrouilles à l’intérieur. Par ailleurs, du fait de la mauvaise qualité de leur éclairage, les Sanctuariens avaient tendance à se coucher et à se lever tôt. Toute la population restreinte d’invités de marque de la tour était profondément endormie. Même les serviteurs s’étaient retirés dans les salles de travail et d’attente qui leur étaient réservées aux niveaux inférieurs et où ils guettaient le tintement de la cloche d’un insomniaque qui aurait besoin de leurs services. C’était précisément ce silence qu’avait attendu Merlin. — Orwell ? subvocalisa-t-il. — Oui, commandant ? répondit presque aussitôt la voix de l’IA par le biais de son communicateur intégré. — Je suis prêt. Envoie le glisseur comme convenu. — Oui, commandant. Merlin se leva, moucha la mèche de ses lampes et ouvrit la fenêtre de sa chambre. Il escalada l’épais rebord et s’y assit, les jambes dans le vide de la nuit, une épaule appuyée contre la large embrasure, le regard perdu en direction du port. Le front de mer grouillait d’activité malgré l’heure tardive. Les ouvriers achevaient de charger les navires marchands, les capitaines tenant à profiter de la marée pour appareiller. Il y avait aussi l’inévitable animation des tavernes et lupanars d’où montèrent aux oreilles dynamisées de Merlin des bribes de rires, de musique, de chants d’ivrognes et de bagarres. Il entendait – et voyait – par ailleurs les sentinelles en faction à leur poste ou en train d’effectuer leur ronde sur les remparts du palais. En zoomant sur les tours de guet des fortifications et batteries défensives du port, il distinguait là aussi des soldats qui montaient la garde. Il resta assis là plusieurs minutes avant qu’Orwell prenne de nouveau la parole. — Arrivée prévue dans une minute, commandant. — Bien reçu, subvocalisa Merlin en retour même s’il savait que ce n’était pas nécessaire. La transmission du communicateur longue distance compact intégré au châssis de son ACIP à peu près là où se serait trouvée la rate d’un humain biologique transita par la PARC placée en orbite géosynchrone à l’aplomb de l’Enclume, la vaste mer – ou le petit océan – baignant la côte nord de la Terre de Margaret, pour atteindre l’antenne principale d’Orwell à quatorze mille kilomètres de là – non, huit mille sept cents milles, bon sang, se corrigea-t-il –, au cœur des montagnes de Lumière. La PARC et l’antenne étaient camouflées avec soin – précaution peut-être pas aussi superflue que Merlin l’avait imaginé sur le moment –, tout comme le véhicule qui approchait en silence au-dessus de lui après avoir rôdé toute la journée à l’abri au large. Merlin tendit la main gauche vers l’extérieur et s’agrippa à une fente entre deux des pierres massives de la tour de Marytha. Ayant ainsi garanti son équilibre, il se hissa en position mi-accroupie dans l’ouverture de la fenêtre. — C’est bon, Orwell. Tu peux me récupérer. — Oui, commandant. Un rayon tracteur jaillit du glisseur de reconnaissance positionné mille mètres au-dessus de Tellesberg et cueillit délicatement Merlin sur son perchoir. LACIP s’éleva sans effort et en silence dans l’obscurité en admirant la ville entre ses pieds. C’était ainsi que Langhorne et ses prétendus anges s’y prenaient pour apparaître et disparaître « par miracle ». Merlin avait lui-même éprouvé la vive tentation de faire ouvertement usage de cette technologie. Son glisseur de reconnaissance était configuré en mode furtif maximal. Son fuselage à revêtement actif imitait à la perfection le ciel nocturne. Il semblait aussi transparent que l’air dans lequel il flottait, aussi invisible à l’œil humain – et même aux sens aiguisés de Merlin – qu’à bien des détecteurs sophistiqués d’autrefois. C’étaient ces mêmes systèmes de camouflage, associés aux phares d’atterrissage standards, qui avaient permis de produire la clarté aveuglante du « kyousei hi » si apprécié des « anges ». En y ajoutant les fonctionnalités littéralement surhumaines intégrées à son ACIP, ainsi que les échantillons de haute technologie que Kau-yung et Shan-wei avaient réussi à dissimuler, Merlin pourrait reproduire n’importe quelle prouesse jamais réalisée par un « ange ». Nimue avait cependant renoncé presque immédiatement à cette possibilité. L’idée d’emboîter le pas à Langhorne et Bédard lui avait non seulement soulevé le cœur de façon instinctive mais il y avait d’autres objections, plus pratiques. Tôt ou tard, il lui faudrait tout dire à quelqu’un. Voilà pourquoi Merlin n’avait jamais tout à fait menti. Cette ligne de conduite deviendrait sans doute à la fois plus facile et plus difficile à tenir à l’avenir, mais un jour viendrait où il lui faudrait révéler la vérité. Alors, il serait essentiel qu’il n’ait jamais lui-même proféré de mensonge. Pas s’il voulait qu’on le croie quand il dévoilerait la supercherie dont toute la planète était victime depuis des siècles. Plus précisément, remplacer une superstition, une fausse religion, par une autre ne permettrait jamais de mener à bien la mission que Nimue Alban lui avait confiée. Des « décrets divins » à respecter sans réfléchir n’engendreraient jamais l’état d’esprit curieux et indépendant qui serait nécessaire aux hommes pour les décennies et les siècles à venir. L’apparition d’un « ange » prêchant une doctrine fondamentalement opposée à celle de l’Église et de la Charte mènerait presque à coup sûr à une guerre de religion. Une telle issue serait sans doute inévitable, mais Nimue avait espéré en limiter les conséquences et du moins la repousser d’une génération ou deux. La bulle de l’épaisse verrière de plastoblinde du glisseur s’escamota et le rayon tracteur déposa Merlin sur l’échelle déployée. Il l’escalada vite et s’installa dans le confortable, quoique étroit, fauteuil de pilotage du cockpit tandis que l’échelle se rétractait au sein du fuselage. La verrière se referma au-dessus de lui et se verrouilla avec le discret « pschhht » d’un joint bien étanche, le mettant à l’abri du cocon froid et protecteur de l’appareil. Il sentit s’activer la douce et irrésistible aspiration du champ tracteur de son siège lorsqu’il tendit le bras pour poser la main sur le manche à balai. — Je suis aux commandes, Orwell. — Bien reçu, commandant. Vous êtes aux commandes. Merlin arracha le glisseur à son surplace et tira légèrement sur le manche pour incliner l’engin vers le haut en mettant un peu de gaz. L’appareil accéléra doucement et Merlin observa l’indicateur de vitesse relative grimper jusqu’à sept cents kilomètres par heure. Il aurait pu pousser davantage ses réacteurs – les instruments atmosphériques étaient étalonnés pour une célérité supérieure à Mach 6 –, mais il n’avait aucune intention de produire un bang supersonique. Les deux premières fois, on penserait peut-être à un coup de tonnerre, même par une nuit sans nuages comme celle-ci, mais cela éveillerait les soupçons s’il en faisait une habitude. Le temps viendrait sans doute où il n’aurait pas le choix ; dans l’intervalle, il comptait bien éviter de prendre le pli. Il mit le cap au nord-ouest, presque à l’exact opposé de là où Cayleb avait affronté le tigre-lézard et les tueurs de Nahrmahn. Il survola le front de mer et s’envola au-dessus des eaux du sud de la baie de Howell. De son altitude croissante, il distinguait les pâles lueurs des forteresses des îles Helen et du Banc-de-Sable, à des centaines de kilomètres du rivage. Ce n’était pas ce qui l’intéressait ce soir : il poursuivit son vol en virant de plus en plus vers l’ouest, jusqu’à ce que la silhouette escarpée et menaçante des monts Styvyn se profile devant lui. Le massif se dressait tel un rempart, une muraille érigée le long de l’isthme reliant Charis proprement dite à la Terre de Margaret. L’orthographe du nom de ces montagnes, symptomatique du glissement vocalique subi, indiquait qu’elles n’avaient été nommées qu’à peine quelques centaines d’années plus tôt, bien après que l’« archange Hastings » eut dessiné ses cartes. Encore aujourd’hui, elles n’étaient que très peu peuplées. Leurs cimes les plus élevées atteignaient pas moins de trois mille mètres – dix mille pieds, se reprit Merlin avec irritation : il fallait absolument qu’il s’habitue à penser dans le système local d’unités de mesure – et la pression de la population était encore insuffisante pour pousser les colons vers ces hauteurs inhospitalières. Ce qui convenait très bien à Merlin. Il atteignit son objectif, à un peu moins de deux cents milles de Tellesberg, et fit de nouveau faire du surplace à son glisseur au-dessus d’une haute vallée escarpée. Elle n’avait pas l’air très différente de n’importe quel autre secteur de ces reliefs inhabités. On pouvait distinguer une poignée d’amas de végétation terrienne, assez rares et disséminés, perdus qu’ils étaient entre fourrés de broussailles et « pins » autochtones – qui ressemblaient effectivement beaucoup aux arbres du même nom de la Vieille Terre, exception faite de leur écorce lisse, presque soyeuse, et de leurs aiguilles encore plus longues. Sans plantes terriennes pour leur offrir leur habitat, il ne subsistait là aucun des oiseaux et animaux transplantés, dont le territoire s’éloignait de plus en plus des zones de la planète conquises par l’humanité. De nombreux représentants de la faune sanctuarienne vivaient alentour, en revanche, et Merlin se rappela qu’un tigre-lézard ou un dragon ne s’aviserait du caractère non comestible d’un ACIP qu’après avoir fait l’erreur d’en dévorer un. En souriant à l’idée d’un prédateur luttant pour se débarrasser des débris non digérés d’un ACIP imprudent, il afficha sur l’écran topographique du glisseur la carte détaillée qu’Orwell avait générée plusieurs quinquaines plus tôt à partir des prises de vues aériennes de ses PARC. Là. Voilà ce qu’il cherchait. Il fit glisser doucement son engin vers le bas. L’entrée de la grotte dessinait comme une plaie obscure dans le flanc de la montagne. Elle paraissait encore plus grande maintenant qu’il se trouvait là en personne, son glisseur pouvant servir d’élément de comparaison visuelle. Il guida le mince engin de reconnaissance dans l’ouverture. Elle était deux fois plus large que le fuselage et les courtes ailes de l’appareil et s’agrandissait encore à l’intérieur. Le stabilisateur vertical avait lui aussi toute la place requise et Merlin s’enfonça encore de près de cent mètres – trois cent trente pieds, parvint-il à convertir presque automatiquement – avant de pivoter sur place, jusqu’à ce que le nez du glisseur pointe de nouveau vers la nuit sans fond au-delà de la grotte. Pas mal, se dit-il. Pas mal du tout. C’était même presque parfait. À moins de trente minutes de Tellesberg, même à la vitesse relativement modeste qu’il s’était autorisée ce soir, cette grotte se trouvait malgré tout à une quarantaine de milles sanctuariens des plus proches habitations humaines et se révélait plus qu’assez vaste pour servir de hangar au glisseur. Un peu humide, elle présentait malgré l’altitude d’importantes infiltrations d’eau au niveau de sa paroi sud, mais ce ne serait pas un problème. Une fois l’appareil posé et pressurisé, Merlin aurait pu l’abandonner dans l’eau de mer sans l’endommager. Certains signes indiquaient qu’un animal de grande taille avait établi là sa tanière – sans doute un dragon, se dit-il en examinant ses restes de nourriture, et pas de l’espèce végétarienne –, mais ce n’était pas grave non plus. À vrai dire, c’était plutôt un avantage. Même un dragon-lion ne parviendrait pas à abîmer facilement un glisseur de reconnaissance blindé et si des chasseurs venaient à pénétrer dans cette haute vallée montagneuse, ils seraient peu enclins à visiter une grotte réquisitionnée par l’un des plus terrifiants prédateurs terrestres de Sanctuaire. Le reste de mon équipement n’est pas aussi résistant que le glisseur, cela dit, songea Merlin. Il vaudrait peut-être mieux laisser le système sonique en marche. Les notes et rapports laissés par Shan-wei à propos de la terraformation d’origine contenaient une masse énorme d’informations sur l’écologie d’origine de la planète. Elle et ses équipes avaient déterminé les fréquences soniques les plus efficaces pour repousser la faune locale. En jouant un peu sur les seuils de puissance, il devrait pouvoir mettre en place un champ sonique capable de maintenir un dragon à distance de son dépôt de matériel sans le forcer à chercher une nouvelle tanière. Il flottait encore à un mètre – trois pieds – du sol relativement plat de la caverne. Les pieds télescopiques d’atterrissage du glisseur étaient assez longs pour compenser les inévitables irrégularités. Merlin hocha la tête, content des qualités de la grotte. — Orwell. — Oui, commandant ? — Cet endroit conviendra parfaitement. Continue comme prévu en envoyant l’aérocargo demain soir. Mais ne décharge rien avant que j’aie pu revenir bidouiller les barrières soniques du glisseur. — Oui, commandant. — Et n’oublie pas d’écarter son vol des zones habitées. — Oui, commandant. Un bref instant, Merlin crut percevoir comme une trace de patience exagérée dans la voix de l’IA. C’était ridicule, bien sûr. — As-tu les données de surveillance d’aujourd’hui ? Encore une question inutile, se reprit-il. Évidemment qu’Orivell les a ! — Oui, commandant. — Parfait. Des nouvelles de Nahrmahn et de Shandyr sur l’implication du duc de Tirian dans la tentative d’assassinat ? — Non, commandant. Merlin grimaça de déception. Il était loin de posséder autant d’informations sur le duc de Tirian qu’il l’aurait souhaité. Il n’avait identifié son importance dans la partie que relativement tard et le duc était très prudent quant aux personnes qu’il rencontrait et à ce dont il discutait avec elles. Il ne pourrait pas empêcher Merlin de s’inviter à ses réunions, mais celles-ci ne semblaient pas très nombreuses. D’une façon presque aussi agaçante, il pesait tant ses mots lors de ses rares entretiens avec certains partisans que l’analyse de ses propos se révélait toujours difficile. Il ne faisait aucun doute qu’il était très impliqué dans les affaires de Nahrmahn, mais Merlin n’avait pas réussi à déterminer à quel moment il serait prêt à poignarder le prince d’Émeraude dans le dos. Malheureusement, compte tenu du rang du duc, de sa famille et de sa belle-famille, il serait plutôt délicat de l’accuser de trahison. Ce qui était l’une des raisons pour lesquelles Merlin avait évité d’en parler à Haarahld. C’était aussi ce qui le motivait à recueillir des preuves irréfutables avant de s’asseoir à la table des plus proches conseillers du roi le lendemain matin. — J’imagine que le duc ne nous a rien donné de nouveau de son côté… — Non, commandant. Merlin grimaça de nouveau, avec un petit rire cette fois. Selon le manuel du fabricant, l’IA d’un ordinateur tactique RAPIER disposait d’un vocabulaire de plus de cent mille mots. Jusqu’à présent, Orwell avait dû en utiliser une soixantaine, tout au plus. — Très bien, Orwell. Envoie les données par rafales aux systèmes embarqués du glisseur. J’aurai le temps de les parcourir avant de regagner Tellesberg. — Oui, commandant. Orwell était tout à fait capable de gérer les principaux mouchards placés çà et là sur Sanctuaire par Merlin. Pour l’heure, ils étaient concentrés sur les territoires de Charis, d’Émeraude et de Corisande, mais Sion et le royaume de Tarot n’étaient pas négligés pour autant. Même la reine Sharleyan en avait un dissimulé en permanence au plafond de sa salle du trône et un autre dans la salle de son Conseil privé. Merlin avait certes besoin de moins de « sommeil » qu’un humain biologique, mais il n’aurait jamais trouvé le temps de surveiller seul tous ces espions furtifs. Il avait donc soigneusement indiqué à Orwell les noms, lieux et événements qui l’intéressaient particulièrement. L’IA avait aussi reçu une liste de mots et expressions déclencheurs plus généraux : « assassinat » ou « dessous-de-table » par exemple. Contrairement à Merlin, enfin, elle était capable de traiter de nombreux signaux simultanément et ne connaissait pas la notion d’ennui. La transmission ne prit qu’une poignée de secondes. Un témoin vert clignota pour indiquer la fin du transfert. Satisfait, Merlin hocha la tête puis l’inclina sur le côté. — Du nouveau dans ton analyse des plates-formes de Rakurai, Orwell ? — Affirmatif, commandant. L’IA retomba dans le silence. Merlin leva les yeux au ciel. — Dis-moi ce que tu as trouvé pour les supprimer. — Je n’ai pas réussi à mettre au point un plan pour les détruire, commandant, répondit calmement Orwell. — Pardon ? (Merlin se redressa sur son fauteuil, les yeux plissés.) Qu’est-ce qui t’en a empêché, Orwell ? — Les plates-formes de bombardement cinétique et d’énergie solaire sont abritées au centre d’une sphère de systèmes de protection de zone et de dispositifs de détection passifs qu’aucune arme dont je dispose ne pourrait espérer pénétrer. D’après mon analyse, la plupart de ces défenses ont été placées après la destruction par le contre-amiral Pei de l’enclave d’origine du lac Pei. — Après la mort de Langhorne ? — Oui, commandant. La réponse d’Orwell désarçonna Merlin. L’IA n’était d’ordinaire pas très douée pour reconnaître les questions – surtout rhétoriques – auxquelles elle était censée répondre, sauf si elles lui étaient directement adressées. — Pourquoi auraient-elles été installées si tard ? Tu as une idée ? — En l’absence de meilleures informations historiques, il est impossible de fonder des hypothèses fiables sur des données statistiques. Toutefois, compte tenu du fait que le contre-amiral Pei n’a pas été mis au courant de l’existence d’un système de bombardement avant sa mise en œuvre à l’encontre de l’enclave d’Alexandrie, la modélisation de la stratégie apparente de l’administration Langhorne avant cette époque tend à indiquer que ses successeurs craignaient qu’il subsiste des rebelles, notamment au sein des unités militaires commandées par le contre-amiral. Dans ce cas, il aurait été logique de renforcer les défenses de ces plates-formes en prévision de nouvelles agressions. Merlin fronça les sourcils – non pour marquer son désaccord mais en signe de réflexion – pendant plusieurs secondes puis hocha lentement la tête. — Ça tient debout, j’imagine. Non pas que cela nous aide beaucoup dans l’immédiat. Orwell ne répondit rien, ce qui arracha un gloussement exaspéré à Merlin, qui se replongea dans sa réflexion. Les plates-formes de bombardement cinétique qui avait été utilisées contre Shan-wei se trouvaient toujours là, sur leur orbite silencieuse autour de la planète. Il était impossible d’en être certain, mais Merlin avait la conviction qu’elles étaient programmées pour détruire n’importe quelle signature énergétique venant de la surface de la planète et qui pourrait indiquer que les Sanctuariens se seraient écartés des préceptes du Livre de Jwo-jeng sur les limitations technologiques. L’empreinte d’une centrale électrique, par exemple. Le seuil exact d’émissions nécessaires pour les activer était impossible à estimer. Le Livre de Chihiro avertissait clairement, cependant, que le Rakurai qui avait frappé l’infâme Shan-wei punirait quiconque s’aviserait, au mépris de Dieu, de lui emboîter le pas. D’après la Charte, les éclairs des orages naturels étaient un rappel divin de ce qui attendait les pécheurs, une sorte d’image inversée de l’arc-en-ciel qui était apparu à Noé à la fin du Déluge pour symboliser les promesses du Créateur à son égard. Orwell avait réussi à obtenir d’assez bonnes images des plates-formes à l’aide de systèmes purement passifs, mais la seule PARC à s’être activée pour recueillir des informations supplémentaires avait été presque instantanément abattue par un système laser antimissile. Une autre PARC avait tenté de pénétrer dans le périmètre défendu en mode furtif maximal, mais avait été détectée et détruite à des milliers de kilomètres de son objectif. Cela avait répondu de manière plutôt définitive à la question de savoir si ces dispositifs solaires étaient toujours en état de veille. Malgré tout, ils ne s’étaient pas intéressés le moins du monde aux émissions résiduelles qu’auraient laissé échapper les glisseurs, les transmissions com et les autres PARC de Merlin. Cela n’aurait pas facilité leurs propres activités si leurs « anges » s’étaient fait dégommer à cause de leurs émissions, songea-t-il, sarcastique. Ces saletés sont donc certainement prêtes à viser le premier signe de technologie émergente dépassant les limites imposées par Jwo-jeng. Ce qui ne veut pas dire quelles ne pourraient pas servir à autre chose si ces foutues sources d’énergie dissimulées à l’intérieur du Temple le leur indiquaient. Elles sont composées de six cellules chargées, chacune capable de couvrir la moitié d’un continent, d’après les estimations d’Orwell. Pas bon, ça. Pas bon du tout. — Nous ne pourrons rien rapprocher pour leur régler leur compte, Orwell ? lança-t-il presque une minute plus tard. — Négatif commandant. — Pourquoi pas ? — Parce qu’aucune des armes stockées à votre intention n’est capable de frapper à une distance supérieure à la portée des systèmes de défense de ces plates-formes, commandant. Par ailleurs, aucune ne possède les capacités furtives qui lui permettraient de pénétrer assez loin dans la zone défendue pour changer cet état de fait. — Je vois, lâcha Merlin avec une grimace avant de hausser les épaules. Bon. Si c’est comme ça, il faudra faire avec. Voilà encore un pont qu’il nous faudra franchir le moment venu. Je suis sûr qu’à nous deux nous finirons par trouver une solution. Orwell ne répondit rien et Merlin pouffa de nouveau. L’IA faisait-elle preuve de tact ou de lenteur d’esprit ? Aucune importance. Quoi qu’il en soit, il ne servait à rien de se creuser la tête à ce sujet pour l’instant. Il mit ce problème de côté et se laissa aller dans son fauteuil en faisant prendre de l’altitude à son glisseur. Il s’autorisa une pointe à Mach 4 sur un cap sud-ouest. Le vol qu’il avait en tête prendrait au moins une heure, même à cette vitesse, aussi lança-t-il le premier des enregistrements d’Orwell. La nuit était déjà très avancée, presque une heure et demie plus tard et cinq mille kilomètres plus loin, quand Merlin cessa d’écouter les enregistrements de ses mouchards. Comme toujours, la plupart s’étaient révélés ennuyeux, péniblement sibyllins, ou les deux. Malgré tout, comme toujours également, il s’était trouvé quelques pépites enfouies au milieu de tout ce bruit de fond. Pour l’instant, ce n’était pourtant pas ce vers quoi étaient tournées les pensées de Merlin. Son expression se durcit quand il baissa les yeux sur le paysage en contrebas. Ce que les autochtones appelaient « récifs de l’Armageddon » avait été autrefois connu sous le nom d’Alexandrie. Mais cela faisait bien longtemps et cette nouvelle dénomination avait été sinistrement bien choisie. La baie du Rakurai, le lieu le plus maudit de tout Sanctuaire, mesurait presque un millier de milles d’est en ouest. C’était là, au cœur des récifs de l’Armageddon, que s’était jadis trouvée l’enclave d’Alexandrie. L’île sur laquelle elle avait été implantée existait encore mais n’était plus aussi large qu’à l’époque et les cratères d’impacts dont elle était recouverte lui conféraient presque l’aspect d’un paysage lunaire. Langhorne ne s’était pas contenté de pulvériser l’enclave de Shan-wei et d’assassiner tous ses amis et partenaires. Il y avait eu des colons qui vivaient là aussi : certains en Alexandrie, les autres disséminés sur le petit continent entourant la vaste baie. Il avait fallu les anéantir, eux aussi, car ils auraient pu avoir été infectés par les enseignements « hérétiques » de Shan-wei. De toute façon, se dit Merlin avec rage, ce salopard voulait faire un exemple. Bon sang, il voulait faire mumuse avec son nouveau jouet, voilà ce qu’il voulait. « Rakurai », mon cul ! Il remarqua que ses doigts s’étaient dangereusement resserrés sur le manche à balai. Malgré les régulateurs gérant la force de son ACIP, il pourrait endommager les commandes s’il le voulait vraiment. Aussi se força-t-il à se détendre. Non sans peine. À cette altitude, il n’eut aucun mal, grâce à sa vision optimisée, à distinguer malgré l’obscurité comment le bombardement cinétique avait déchiqueté une zone circulaire de plus de mille huit cents kilomètres de diamètre. Et pas qu’une seule fois. Nimue avait eu largement le temps de faire analyser par Orwell les rapports des PARC envoyées sur le site de cet antique carnage. Le chevauchement des impacts indiquait avec évidence que Langhorne avait lancé sur le continent trois vagues distinctes de météorites artificielles. Quant à Alexandrie, elle avait fait l’objet de soins encore plus attentifs. Au moins cinq séries de frappes cinétiques avaient pilonné l’île de long en large. Aujourd’hui encore, près de huit cents années standards plus tard, les ruines torturées et brisées abandonnées par Langhorne apparaissaient clairement à Merlin de là où il se trouvait. Mais il n’a pas vraiment tué tout le monde, si ? se demanda Merlin avec amertume. Oh, non ! Il avait besoin de survivants pour qu’ils puissent témoigner ! C’était précisément ce qu’avait fait Langhorne. Il avait épargné une seule implantation de la destruction pour que ses habitants abasourdis et terrifiés puissent raconter la pluie d’éclairs de feu – le Rakurai de Dieu – qui s’était abattue sur Shan-wei et ses semblables déchus en punition de leurs méfaits. Les « archanges » qui s’étaient posés dans ce village rescapé dans la foulée des bombardements avaient emporté les survivants pour les répartir dans des familles, villages et villes disséminés partout sur Sanctuaire. Officiellement, ils avaient été sauvés parce que, au contraire de leurs voisins, ils n’avaient pas péché. Tels Loth et sa famille, qui avaient échappé à la destruction de Sodome et de Gomorrhe, ils avaient été préservés car ils étaient restés fidèles à Dieu et à Ses lois révélées aux hommes. Bien sûr, ils n’avaient en fait vécu que pour témoigner de la puissance terrifiante et dévastatrice de la fureur divine, et du destin promis à quiconque se rebellerait contre Son représentant sur Sanctuaire, l’archange Langhorne. Merlin aurait très bien pu se passer d’effectuer ce voyage. Il savait déjà ce qui s’était passé là. Il avait vu ce qu’avaient filmé ses PARC. Il n’existait pas de réelle différence entre ces images et ce que ses propres yeux artificiels montrèrent au fantôme électronique de Nimue Alban qui vivait derrière eux. Pourtant… Oh ! pourtant… Les ACIP étaient programmés pour faire tout ce que pouvaient réaliser les humains et pour réagir avec naturel et expressivité aux émotions de leur opérateur, sauf si ce dernier leur en donnait de façon explicite l’instruction contraire. Merlin n’en avait rien fait car ces réflexes spontanés, à l’instar des cicatrices dont Nimue avait pris soin de le pourvoir, étaient nécessaires pour convaincre son entourage de son humanité. Or, analogue électronique ou non, peut-être était-il encore humain, songea un secteur de son cerveau cybernétique comme une larme se mettait à couler le long de sa joue. Il continua à flotter là, loin au-dessus de la scène de ce massacre quasi millénaire, de ce crime ancestral qui n’avait eu lieu, pour lui, que quelques mois plus tôt. Il ne resta pas longtemps, en fait, même si ses perceptions lui dictèrent le contraire. Juste assez pour accomplir ce pour quoi il était venu : pleurer ses morts et leur promettre que, quel que soit le temps que cela prendrait, quels que soient les obstacles qui se dresseraient sur son chemin, l’objectif pour lequel ils étaient tombés serait bel et bien atteint. Langhorne et ses partisans avaient nommé « récifs de l’Armageddon » cet endroit où le « bien » avait triomphé du « mal » pour l’éternité. Mais ils s’étaient trompés, songea froidement Merlin. L’atrocité qu’ils avaient commise ici n’avait pas été la bataille finale de cette lutte, mais la première, et l’issue de la guerre qu’ils avaient ainsi déclarée serait très différente de celle qu’ils avaient envisagée. Il demeura là quelques instants, à sentir cette promesse s’infiltrer dans ses os d’alliage, puis il fit tourner le nez de son glisseur vers l’est, vers l’aube qui pointait à l’horizon, et quitta enfin ces sinistres rivages. .VIII. Palais du roi Haarahld VII Tellesberg Royaume de Charis — Votre Majesté, salua l’homme distingué en inclinant respectueusement la tête comme il pénétrait dans la salle du Conseil. — Rayjhis, répondit le roi Haarahld. Le nouveau venu se redressa et se dirigea vers le siège placé au bout de la longue table. Il s’arrêta au bord et attendit avant de s’asseoir que son souverain l’y invite d’un geste de la main. Alors, il obéit et se laissa glisser dans le fauteuil adroitement sculpté. Merlin l’étudia de ses yeux impassibles. Ses PARC et leurs mouchards observaient et écoutaient cet homme depuis plusieurs mois, mais ce n’était pas tout à fait la même chose que de le voir en face. Rayjhis Yowance, comte de Havre-Gris, était le premier conseiller de Haarahld VII et le chef de son Conseil privé – ce qui faisait de lui le Premier ministre de Charis, même si ni ce terme ni cet office n’avaient encore été inventés sur Sanctuaire. Plus trapu que la moyenne des Charisiens, il dressait malgré tout son corps soigné et compact avec l’assurance d’un homme certain de sa propre valeur. Il avait quelques années de plus que le roi et, contrairement à lui, était rasé de près. Tirés en arrière en une queue-de-cheval démodée que prisaient les représentants les plus rustiques de la petite noblesse et des officiers de marine d’activé, ses longs cheveux grisonnaient fort, mais ses yeux noirs demeuraient vifs et alertes. La chaîne symbolisant sa fonction qu’il portait autour du cou était moins travaillée que celle de Haarahld, sans ses incrustations étincelantes de pierreries. Les broderies de sa tunique, d’une étoffe aussi précieuse que celle du roi, étaient plus discrètes. Lui aussi arborait le sceptre d’or du Pèlerinage. Malgré la coupe exquise et la richesse de ses habits, il donnait une impression de force physique et mentale seyant au premier conseiller du royaume. N’y étaient peut-être pas étrangères les vingt années durant lesquelles il avait servi en tant qu’officier dans la Marine royale jusqu’à ce que la mort de son frère aîné, sans enfant, le fasse hériter du comté de Havre-Gris et l’oblige à démissionner. Il avait embarqué pour la première fois à l’âge mûr de onze ans, au grade de garde-marine, et commandé son premier bâtiment à vingt-huit ans. Avant de devenir un politicien indolent, il avait eu son content de combats navals et de bains de sang. Havre-Gris renvoya son regard à Merlin, le visage tout aussi imperturbable. Le « seijin » sourit intérieurement. Le premier conseiller devait brûler de curiosité, compte tenu de toutes les rumeurs qui couraient dans le palais sur la tentative d’assassinat et le mystérieux sauveteur du prince héritier. Cet homme devait être beaucoup mieux informé que n’importe qui, mais il n’était pas plus avancé pour autant. Le roi venait d’ouvrir la bouche pour s’exprimer quand la porte se rouvrit. Un autre homme entra, d’un pas plus pressé que Havre-Gris. Le nouvel arrivé mesurait au moins une tête de plus que le comte. Ses vêtements étaient d’une étoffe plus raffinée et des bagues serties de pierres précieuses étincelaient à ses doigts, mais il était loin d’égaler en prestance le premier conseiller. Plus jeune que celui-ci, il était pourtant beaucoup plus marqué par les ans et perdait déjà ses cheveux. Son nez en forme de bec saillait fièrement au milieu de son visage. Ses yeux étaient d’une teinte de marron, tirant sur l’ambre, plus claire que chez la plupart des Charisiens. — Votre Majesté, lança Bynzhamyn Raice, baron de Tonnerre-du-Ressac, d’un ton un peu bourru. Veuillez m’excuser. Je suis venu aussi vite que je l’ai pu, dès que mon secrétaire m’a remis votre message. — Inutile de vous excuser, Bynzhamyn, répondit Haarahld avec un sourire. Je croyais que vous ne seriez pas de retour du Banc-de-Sable avant tard ce soir ou demain. Je ne pensais pas que vous seriez en mesure de participer à cette réunion. Dans le cas contraire, nous vous aurions attendu. — Je viens de rentrer, Votre Majesté. L’affaire pour laquelle je m’étais rendu là-bas m’a pris beaucoup moins de temps que prévu. — Je suis ravi de l’apprendre. La discussion sera plus aisée si Rayjhis et vous êtes tous les deux là pour y participer. Asseyez-vous, je vous prie. Tonnerre-du-Ressac obéit à cet ordre poli et s’installa à ce qui était à l’évidence sa place habituelle, à deux chaises de Havre-Gris, sur la gauche de celui-ci. Haarahld attendit qu’il soit prêt puis désigna Merlin de sa main droite. — Rayjhis, Bynzhamyn, voici le mystérieux Merlin dont vous avez sans nul doute entendu parler. Seijin Merlin, le comte de Havre-Gris et le baron de Tonnerre-du-Ressac. Les yeux de Havre-Gris se plissèrent et il prit un air plus absorbé encore quand Haarahld donna à Merlin le titre de seijin, mais le roi poursuivit d’un ton calme : — Rayjhis préside mon Conseil privé et s’occupe à lui seul de l’essentiel de la gestion du royaume. Bynzhamyn, quant à lui, et sans vouloir trop insister, est le chef de mes services secrets. C’est un grand professionnel. (Les trois hommes échangèrent des signes de tête courtois, quoique circonspects, et Haarahld sourit.) Je sais que des bruits courent dans le palais à propos du seijin Merlin depuis le retour de Cayleb. Heureusement, personne ne semble avoir compris que Merlin est vraiment un seijin… ou en présente du moins certaines facultés. Or, pour des raisons qui vous seront je l’espère bientôt claires, je tiens à ce que perdure cet état de fait. Compte tenu de ce qui s’est passé dans les bois et des rumeurs qui circulent aussi en ville – sans doute plus folles encore que celles qui ont cours au palais –, nul ne s’étonnera qu’il reçoive un certain traitement de faveur. C’est tout naturel. Toutefois, il est important que nous veillions à ne pas trop le privilégier. Cela dit, pour que nous puissions tirer le meilleur parti de ses services, il convient qu’il ait accès non seulement à moi, mais aussi au Conseil. Je me suis longuement demandé comment concilier ces deux nécessités opposées, mais je crois avoir trouvé une solution. » J’ai l’intention d’intégrer le seijin Merlin à la garde royale en tant que garde du corps personnel de Cayleb. Le lieutenant Falkhan continuera à commander sa garde rapprochée, mais Merlin sera directement affecté au service de mon fils, étant entendu qu’il coopérera avec Falkhan sans être directement sous ses ordres. Je suis sûr que certains fusiliers en prendront ombrage et iront jusqu’à y voir un affront à l’Infanterie de marine, mais je leur fais confiance pour surmonter leur aigreur. Après un coup de semonce pareil, personne ne sera surpris que nous apportions quelques modifications à notre ancien dispositif de sécurité. » L’affectation permanente de Merlin à la protection de Cayleb lui permettra de rester en permanence à proximité sans que je sois obligé de l’admettre officiellement dans le cercle de mes proches conseillers. Nous aurons sans doute du mal, en revanche, à empêcher l’information concernant sa nature de seijin de filtrer. Quand cela arrivera, je nous suggère de tous insister sur son talent pour les arts martiaux… et de minimiser toute référence à d’autres aptitudes inhabituelles. Havre-Gris et Tonnerre-du-Ressac hochèrent la tête, presque en même temps, même s’il apparut à Merlin qu’il s’agissait plus d’une acceptation des instructions de Haarahld que d’une compréhension des raisons qui leur avaient donné lieu. Ce qui, songea-t-il, n’était pas si surprenant que cela. — Dans le cadre des efforts visant à détourner de Merlin l’attention du public, poursuivit Haarahld, vous serez tous les deux les seuls membres du Conseil à savoir qu’il est plus que le guerrier exceptionnellement capable qu’il a l’air d’être. Maikel est lui aussi au courant, bien sûr, mais je compte limiter cette information à vous trois, Cayleb, moi-même et nos gardes du corps personnels. Le moment venu, il nous faudra élargir ce cercle, mais je tiens à ce que ne soient dans le secret que le moins de personnes possible. En plus d’éviter que nos voisins les moins… amicaux suspectent la véritable étendue des talents de notre invité, cela devrait aussi l’empêcher de devenir l’objet des soupçons et jalousies de cour inévitables lorsqu’un parfait inconnu accède à un poste important en Charis. (Le roi se rembrunit l’espace d’un instant.) Cela étant, la vérité est que ses talents dépassent de loin le seul champ des arts de la guerre. Je suis certain que ses autres aptitudes nous seront beaucoup plus importantes à long terme et je crois que vous trois serez souvent amenés à travailler ensemble. Il marqua une pause comme pour permettre à chacun de bien assimiler ses propos puis se tourna vers Havre-Gris : — Rayjhis, la conversation que j’ai eue hier matin avec le seijin Merlin m’a davantage impressionné encore que ne l’avait fait son intervention pour sauver la vie de Cayleb. Je m’étais préparé à cet entretien dans un état d’esprit de scepticisme et de méfiance ; j’en suis ressorti avec la conviction que notre invité ne veut que du bien à Charis et est de plus en mesure de nous offrir d’inestimables services. Je suis sûr que vous vous forgerez votre propre opinion de lui. De fait, je vous apprécie, Bynzhamyn et vous, tant pour votre indépendance d’esprit que pour votre loyauté et vos compétences. Toutefois, je veux que vous écoutiez tous les deux très attentivement ce qu’il vous dira. Avant de vous laisser seuls avec lui, cependant, je vais vous dire exactement pourquoi il m’a fait cette impression. » Pour commencer… — … tout ce qu’il m’a dit correspondant parfaitement à ce que vous avez pu vérifier, Bynzhamyn, conclut le roi quelques minutes plus tard, je n’ai pas eu d’autre choix que d’accepter qu’il possède bel et bien le don de Vision. Bien sûr, comme je le lui ai déjà dit, ses aptitudes et sa loyauté devront être confirmées avant que je puisse me fier à lui comme à vous deux. Le seijin Merlin a eu la courtoisie d’en convenir sans rancœur. Il s’interrompit. Les deux conseillers examinèrent Merlin avec une expression pensive. Tonnerre-du-Ressac avait l’air fasciné, quoique encore un peu sceptique, ce qui n’était guère surprenant. Havre-Gris paraissait tout aussi dubitatif mais, sauf erreur de Merlin, au moins la moitié de cette circonspection concernait les véritables motivations et ambitions du mystérieux inconnu. — Puisque le seijin Merlin est à l’évidence beaucoup mieux informé que la plupart des nouveaux venus des événements de Tellesberg et de Charis, ainsi que de leurs acteurs, poursuivit sèchement le roi au bout de quelques instants, il m’est apparu que le plus urgent serait pour vous trois d’évoquer vos inquiétudes concernant les… représentants parmi nous de nos voisins les moins amicaux. Rayjhis : vous et Bynzhamyn combinerez ce que vous savez déjà à ce que le seijin Merlin pourra vous apprendre. Cette tentative d’assassinat à l’encontre de Cayleb n’était pas tout à fait inattendue, mais elle dénote une volonté de la part d’un de nos ennemis de durcir le jeu. Je crois qu’il est temps de faire savoir qu’on ne s’en prend pas impunément à l’héritier du trône. Le roi s’était exprimé d’un ton léger, presque badin, que venait démentir son regard. — Je comprends, Votre Majesté, dit Havre-Gris avec un hochement de tête confinant à la révérence avant de pencher la tête sur le côté. Avec quelle fermeté souhaitez-vous que nous faisions passer ce message, Sire ? — La plus grande, en ce qui concerne les personnes impliquées dans cet attentat, répondit Haarahld sur un ton plus glacial. On n’en attendra pas moins de nous, à condition de pouvoir déterminer les responsabilités dans cette affaire. Très franchement, j’éprouverai une intense satisfaction personnelle à veiller à ce que personne ne soit déçu en la matière. Pour les autres espions foulant notre territoire, une réaction plus modérée devrait suffire. Dans la mesure où ils se sentiront tout de même menacés, vous comprenez. — Certainement, Votre Majesté, affirma Tonnerre-du-Ressac. Pour que ce soit bien clair, toutefois, attendez-vous de nous que nous inversions notre politique concernant les espions connus comme tels ? — Plutôt pas, non, dit Haarahld avec un geste d’incertitude. Il nous a été assez bénéfique jusqu’à présent de laisser en place ceux que nous avons identifiés pour éviter que leurs maîtres en envoient de nouveaux. D’un autre côté, ce qui a failli arriver à Cayleb indique qu’il est toujours possible de contourner nos dispositifs de surveillance. Nos ennemis doivent en outre savoir que nous avons démasqué certains de leurs agents. Après un événement pareil, ils s’attendront que nous fassions un peu le ménage. Si nous ne nous retournons pas contre au moins certains espions identifiés, cela éveillera les soupçons. Pour l’heure, considérez comme des cibles tous les noms de la liste secondaire. Fiez-vous à votre jugement quant à ceux qu’il conviendra de supprimer ou de maintenir en place. Pour la liste principale, demandez mon approbation avant de prendre des mesures. — Que devons-nous faire des informations fournies par le seijin Merlin ? s’enquit Havre-Gris sur un ton d’une neutralité presque plaintive. — Je compte sur votre perspicacité et celle de Bynzhamyn pour décider de la liste dans laquelle insérer d’éventuels nouveaux noms. Ne tentez rien contre ceux que vous ajouterez à la principale sans m’en aviser. Pour ce qui est de la secondaire, je vous fais confiance. — Entendu, Votre Majesté. — Merci. Haarahld repoussa son siège et se mit debout. Les trois autres se levèrent à leur tour et s’inclinèrent avec respect. Le roi les regarda puis sourit à son premier conseiller en secouant légèrement la tête. — Je sais précisément ce que vous pensez, Rayjhis. Le seijin Merlin aussi, à mon avis. Cela étant, vous êtes trop intelligent pour laisser votre méfiance invétérée obscurcir votre jugement. En outre, je parie que vous serez tout aussi étonné des talents du seijin que je l’ai été. — Ce ne sont pas les talents du seijin Merlin qui m’inquiètent, Sire, affirma Havre-Gris avec un léger sourire confirmant la finesse de l’analyse du monarque. — Oh, je le sais bien, gloussa Haarahld. Le seijin aussi. Mais je crois que vous serez surpris quand même. Il sourit encore, aux trois hommes cette fois, puis sortit de la salle du Conseil en clopinant. — … et Mhulvayn dirige au nom de Maysahn tout un réseau d’agents aux Ancres croisées, conclut Merlin près d’une heure plus tard. Le tavernier collabore avec Mhulvayn, mais la plupart des agents de ce dernier sont persuadés de travailler pour le représentant d’un banquier étranger légitime dont les intérêts se heurtent à ceux de vos maisons de négoce. Ils croient fournir des informations commerciales élémentaires sans comprendre l’importance qu’elles peuvent avoir pour Hektor ou ce qu’il peut en déduire. Tonnerre-du-Ressac acquiesça sans quitter des yeux les feuilles de papier qu’il s’activait à noircir de notes. Au contraire de Havre-Gris, le baron n’était pas noble de naissance. Fils d’un simple capitaine de navire, il n’avait reçu son titre de noblesse qu’après être devenu l’un des plus grands magnats du commerce de Tellesberg. Formé dans l’intervalle aux techniques de secrétariat, il n’avait pas perdu l’écriture claire et rapide qu’il avait alors acquise. Elle lui était encore utile, car ses fonctions de chef des services secrets du roi lui interdisaient de faire appel à des employés pour prendre en note des informations confidentielles. Il entreprit d’étudier ce qu’il venait d’écrire puis jeta un bref coup d’œil à Havre-Gris avant de se tourner vers Merlin. — Je suis aussi impressionné que l’avait prédit Sa Majesté, seijin Merlin, déclara-t-il en rassemblant sa bonne dizaine de feuilles de notes serrées. Par les informations que vous venez de nous communiquer, bien sûr, mais aussi par votre aptitude à garder le fil de tout cela sans vous appuyer sur aucun support écrit. — Je suis moi aussi impressionné, admit Havre-Gris en se calant dans son fauteuil, ses yeux toujours aussi circonspects posés sur Merlin. — Je suis également stupéfait, poursuivit Tonnerre-du-Ressac, par la présence sur votre liste, sauf erreur de ma part, de tous les agents étrangers importants que nous avions déjà identifiés. Comme vous le savez sans doute, les recoupements de ce type sont toujours précieux. Sans compter, pour être honnête, que cela donne plus de poids à vos renseignements sur les espions que nous n’avions pas encore repérés. Tel ce réseau secondaire mis en place par Lahang au bastion Nord. (Il secoua la tête.) J’aurais sans doute dû me douter qu’il aurait besoin de quelqu’un pour lui servir d’yeux et d’oreilles si loin de Tellesberg, mais nous n’avons jamais eu la moindre idée de qui il s’agissait. — Ne vous en veuillez pas trop, Votre Seigneurie, dit Merlin avec un geste d’indifférence. Je possède certains avantages dont ne disposent pas vos enquêteurs habituels. S’il m’avait fallu me renseigner à leur manière, je n’aurais jamais rien découvert de plus que ce que vous savez déjà. — Sans doute, admit Havre-Gris, pensif. En même temps, seijin Merlin, je serais curieux de savoir comment vous vous y êtes pris pour « voir » autant de choses en Charis. (Merlin haussa un sourcil. Les épaules du premier conseiller se soulevèrent.) Il me semble juste… curieux qu’un seijin des montagnes de Lumière reçoive, d’événements ayant lieu si loin des Terres du Temple, des « visions » assez détaillées pour lui permettre d’identifier un tavernier à la solde du prince Hektor. Les sourcils légèrement froncés, Tonnerre-du-Ressac observa les deux hommes l’un après l’autre. Merlin, lui, se contenta d’afficher un maigre sourire. — Ce n’est pas aussi curieux que vous l’imaginez, Votre Grandeur. Il se trouve que j’arrive à contrôler dans une certaine mesure ce qu’il m’est donné de voir. — Vraiment ? fit Havre-Gris sur un ton poliment sceptique. Dans tous les contes que j’ai lus ou entendus, les visions d’un seijin étaient toujours… sibyllines, dirons-nous. Ou du moins imprécises. Pourtant les vôtres, seijin Merlin, me semblent tout ce qu’il y a de plus explicite. — J’imagine que bon nombre des visions dont vous parlez relevaient de la pure fiction. (Il eut un sourire amusé.) Elles étaient soit inventées de toutes pièces, soit… enjolivées par ceux qui les racontaient. Il m’est pénible de l’admettre mais je suis sûr que plus d’un de ces « seijin » n’étaient rien de plus que de vulgaires charlatans. Auquel cas, il valait mieux que leurs prétendues « visions » soient le plus énigmatiques possible. Cette place laissée à l’interprétation devait contribuer beaucoup à leur crédibilité. — Sans aucun doute, lâcha Havre-Gris, un peu désarçonné par la réponse directe de Merlin. — Votre Grandeur, les premières visions que j’ai reçues venaient de tout Sanctuaire. Elles étaient même très déroutantes, bien souvent. Or j’ai vite découvert qu’en me concentrant sur les endroits et les personnes qui m’intéressaient je pouvais orienter, ou plutôt « concentrer », les visions suivantes. — Et vous avez choisi de les concentrer sur Charis ? — Tout à fait. Je ne vous en veux pas de vous montrer sceptique, Votre Grandeur. C’est l’un de vos devoirs envers le roi. Néanmoins, j’ai déjà expliqué à Sa Majesté ce qui m’a attiré ici. Or, pour être franc, votre royaume a besoin de tous les avantages possibles en ce moment. — Il a raison, Rayjhis, intervint Tonnerre-du-Ressac en tassant proprement ses feuilles de papier. J’ai beau me montrer moi-même aussi méfiant que n’importe qui, les références du seijin Merlin me semblent pour l’instant parfaitement valables. Je nourrissais quelques soupçons quant aux responsables de l’agression du prince, mais aucun de mes agents n’avait fait le lien avec Lahang et ses mercenaires. Maintenant que cette hypothèse a été avancée, nous devrions pouvoir la confirmer. Elle tient debout, en tout cas. — Je sais, soupira Havre-Gris. C’est juste que… (Le premier conseiller fit une grimace puis adressa à Merlin un étrange demi-sourire.) Vous ne vous trompez pas quand vous dites que nous avons besoin de tous les avantages possibles, dit-il avec plus d’assurance. J’ai l’impression que nous essayons de repousser des krakens à coups de gaffe depuis si longtemps que j’ai du mal à croire qu’une aide pareille nous tombe du ciel, pour ainsi dire. — Je comprends. (Merlin le regarda pendant quelques instants puis se tourna vers Tonnerre-du-Ressac.) Je comprends. C’est pour ça que j’ai hésité à vous faire part d’un autre nom. — Encore un ? s’écria Havre-Gris en fronçant les sourcils, aussitôt imité par Tonnerre-du-Ressac. — Il reste un espion haut placé, articula Merlin. Si haut placé que je comptais attendre, pour vous en parler, que vous ayez eu le temps d’évaluer la fiabilité de mes autres informations. — De qui s’agit-il ? insista Havre-Gris en se penchant en avant, la voix de nouveau chargée de suspicion. — Votre Grandeur, si je vous le dis, vous en éprouverez un grand désarroi. — Vous me permettrez d’en juger, seijin Merlin, répliqua le comte avec l’autorité vive et inflexible du premier conseiller du royaume. — Très bien, Votre Grandeur. (Merlin inclina légèrement la tête en signe d’acceptation et non de soumission.) Je crains que le duc de Tirian ne soit pas l’homme que vous croyez. Havre-Gris se laissa tomber en arrière contre son dossier. L’espace d’un instant, son visage n’exprima que la surprise. Puis il se rembrunit de colère. — Comment osez-vous tenir de tels propos ? — J’ose bien des choses, Votre Grandeur, dit Merlin, l’air aussi calme qu’inébranlable. Et je dis la vérité. Je vous avais prévenu du désarroi que cela vous causerait. — Sur ce point, vous n’avez certes pas menti. Quant au reste, j’en doute ! — Rayjhis, commença Tonnerre-du-Ressac, mais Havre-Gris le coupa d’un geste brusque de la main sans jamais détacher de Merlin ses yeux furibonds. — Quand le roi nous a ordonné de travailler avec vous, je ne crois pas qu’il imaginait que vous accuseriez son propre cousin de trahison, déclara-t-il d’une voix grinçante. — Je suis sûr que non. Et votre colère ne me surprend pas, Votre Grandeur. Vous connaissez le duc depuis son enfance. Vous lui avez même accordé la main de votre fille. Il est en outre quatrième dans l’ordre de succession et s’est toujours montré loyal au roi Haarahld, tant au sein de son Conseil privé qu’au Parlement. Moi, vous me connaissez depuis moins de deux heures. Je serais stupéfait que vous acceptiez sans frémir de m’entendre accuser de trahison, sans preuves, un homme qui jouit depuis si longtemps de votre amitié et de votre confiance. Malheureusement, cela ne change rien à la vérité. — La vérité ? siffla Havre-Gris. Était-ce là que vous vouliez en venir ? Qui donc vous a envoyé jeter le discrédit sur le duc ? — Personne, si ce n’est ma propre volonté. Et je ne cherche à discréditer personne, sauf ceux dont les actions s’en sont déjà chargé. — Plus un mensonge ! Je ne… — Rayjhis ! Tonnerre-du-Ressac avait l’air éprouvé, mais le tranchant de sa voix attira sur lui le regard de Havre-Gris. Le premier conseiller fulminait. Le baron secoua la tête. — Rayjhis, reprit-il d’une voix un peu plus normale, je crois qu’il nous faut écouter ce qu’il veut nous dire. — Quoi ? Havre-Gris dévisagea son collègue avec un air de parfaite incrédulité. — Mes propres hommes ont signalé certaines… irrégularités concernant le duc, laissa tomber, mal à l’aise, Tonnerre-du-Ressac. — Quel genre d’irrégularités ? — Des broutilles pour la plupart. Certaines fréquentations. Plusieurs agents d’Émeraude identifiés comme tels qui nous ont glissé entre les doigts à Hairatha après que nous avions alerté les autorités locales pour qu’ils soient arrêtés. Des affaires impliquant les intérêts marchands d’Émeraude qui se sont révélées exceptionnellement lucratives pour le duc. Et le fait qu’il soit le meilleur client de Lahang, autant que nous puissions en juger. — Ne soyez pas ridicule, répliqua fraîchement Havre-Gris. Le duc – mon gendre, permettez-moi de vous le rappeler – est très féru de chasse. Sa volière est la plus grande et la plus chère de tout le royaume ! Évidemment qu’il est le meilleur client d’un marchand de vouivres ! Bon sang, Bynzhamyn, nous savons depuis le début que Lahang a choisi sa couverture pour entrer en contact avec des gens tels que Kahlvyn ! Si vous fondez vos accusations là-dessus, alors il vous faudra traîner en justice la moitié des nobles de Charis ! — Raison pour laquelle je me suis bien gardé de l’accuser. J’ai parlé de broutilles. Personne n’accusera de trahison quelqu’un du rang du duc sans preuves plus consistantes. Alors qu’il est si proche de la Couronne et qu’il soutient le roi avec ferveur, au vu et au su de tous, depuis si longtemps. Pourtant, cela ne change rien à mes informations et cela ne fait pas nécessairement du seijin Merlin un menteur. Ce que… (le baron regarda Havre-Gris droit dans les yeux) vous l’accusez précisément d’être. — N’a-t-il pas proféré de bien plus graves accusations à l’encontre du duc ? — Certes, admit Tonnerre-du-Ressac d’une voix plus calme encore que l’avait été celle de Merlin. Et s’il avait raison ? — C’est grotesque ! — Cela ne veut pas dire que ce n’est pas vrai. C’est ma responsabilité, Rayjhis. J’espère que le seijin Merlin se trompe sur le compte du duc, mais il est de mon devoir d’envisager qu’il puisse avoir raison. Et il est du vôtre de me laisser faire mon travail pour m’en assurer. Havre-Gris le foudroya du regard pendant plusieurs secondes tendues. Enfin, il se tourna vers Merlin, une amère fureur brûlant au fond de ses yeux noirs. — Très bien. Faites votre office, Bynzhamyn. Et quand vous aurez prouvé que pas un mot de ce qu’a dit cet homme n’est vrai, poursuivez votre travail et enquêtez sur lui aussi ! Quant à moi, veuillez me pardonner, mais j’ai d’autres obligations qui demandent mon attention. Il se leva, s’inclina rageusement devant Tonnerre-du-Ressac et quitta la salle d’une démarche raide sans un regard pour Merlin. .IX. Bureau du baron de Tonnerre-du-Ressac Tellesberg Royaume de Charis — Je crains qu’il y ait apparemment une part de vérité là-dedans, Votre Seigneurie. Bynzhamyn Raice, baron de Tonnerre-du-Ressac prit un air contrarié. Messire Rhyzhard Grattemer, son second, ne paraissait pas plus ravi. Il était responsable, même si ce terme n’avait lui non plus pas encore fait son apparition sur Sanctuaire, des activités de contre-espionnage de son maître. Celui-ci lui accordait une confiance absolue, non seulement en raison de sa loyauté et de son intuition, mais aussi en considération de son intelligence hors du commun. Le baron ne lui avait pas donné l’identité de l’accusateur du duc mais savait que son second l’avait déduite. Grattemer avait passé la moitié de sa vie à apprendre à ne pas poser de questions sur ce qu’il n’était pas censé savoir. Son employeur était certain de pouvoir compter sur sa discrétion. Grattemer venait de passer deux jours à examiner toutes les bribes d’informations dont ils disposaient sur le duc de Tirian. Ce dernier, compte tenu de son rang et de ses fonctions, avait eu souvent l’occasion de travailler de très près avec Tonnerre-du-Ressac et son second. Tirian était au fait de bien des stratégies cruciales du royaume, ainsi que de la plupart des secrets du roi, tant personnels que politiques, et ce depuis des décennies. Étant aussi expérimenté que brillant, Grattemer comprenait parfaitement les implications de ce sac de nœuds. — Il me coûte de l’admettre, poursuivit l’enquêteur au bout d’un instant. Surtout, bien sûr, parce que tout cela pourrait se révéler pénible et blesser terriblement Sa Majesté. Mais il m’est tout aussi désagréable de songer que, sans ces informations inédites – d’où qu’elles viennent –, nous n’aurions sans doute jamais imaginé rien trouver de si grave. — Ce n’est sans doute pas si surprenant que ça, après tout, soupira Tonnerre-du-Ressac. (Il se pinça l’arête de son nez altier, son crâne dégarni luisant dans le soleil qui inondait la pièce par la fenêtre située derrière lui, et secoua la tête.) Personne n’a envie d’être le premier à pointer du doigt le deuxième noble du royaume, Rhyzhard. Personne n’arrive à croire qu’une personne si haut placée dans l’ordre de succession puisse être un traître. — C’est déjà arrivé ailleurs, fit remarquer Grattemer à regret. J’aurais dû garder à l’esprit que ce serait possible ici aussi, Votre Seigneurie. — Vous auriez dû, j’aurais dû… (Il agita la main.) Personne ne l’a fait. Maintenant que nous en avons pris conscience, évitons de nourrir des sentiments hâtifs de culpabilité parce que nous aurions dû nous montrer plus méfiants depuis longtemps. — Certes, Votre Seigneurie, admit Grattemer avec un hochement de tête. Tonnerre-du-Ressac tendit le bras pour jouer avec un presse-papiers posé sur son bureau en réfléchissant au compte-rendu de son subordonné. Bynzhamyn Raice était la preuve vivante de l’accessibilité de la noblesse de Charis, inconcevable dans la plupart des royaumes de Sanctuaire. Il était convaincu – comme le roi Haarahld – des vertus qu’il y avait à faire appel aux meilleurs talents disponibles, que leur sang soit bleu ou non. Cette politique s’était révélée profitable au fil des ans mais comportait aussi quelques inconvénients. L’un d’eux était que, malgré l’ouverture d’esprit de l’aristocratie charisienne, les hommes du commun hésitaient toujours à dénoncer les méfaits des nobles de haut rang. C’était en partie le résultat d’un respect naturel, d’une conviction selon laquelle certaines personnes se devaient d’être au-dessus de tout soupçon. Telle était, Tonnerre-du-Ressac en avait la certitude, la catégorie dans laquelle Grattemer – comme lui-même – avait instinctivement rangé Kahlvyn Ahrmahk, le duc de Tirian. Après tout, cet homme était l’unique fils vivant du seul oncle du roi. Il était en outre un peu plus vieux que son cousin. Son père, Ahryn, pourtant le cadet de la fratrie, s’était en effet marié avant Haarahld VI. Élevés comme des frères, leurs deux fils étaient demeurés très proches. Pour preuve, à la naissance de Cayleb, Haarahld avait demandé à Kahlvyn d’être le parrain de son enfant. Or il se trouvait que le duc était aussi gouverneur de Hairatha, la ville fortifiée stratégique de l’île de Tirian. Hairatha était la deuxième ou troisième base navale du royaume par ordre d’importance, de par sa position qui lui permettait de dominer la moitié nord de la baie de Howell. Son chef était traditionnellement considéré comme le plus éminent officier militaire de Charis après le haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte lui-même. Tirian était en outre l’un des plus hauts responsables du parti royal à la Chambre haute, un défenseur indéfectible des politiques du roi Haarahld, l’un de ses plus dévoués représentants diplomatiques et le gendre du premier conseiller du royaume. Si quelqu’un se trouvait au-dessus de tout soupçon de trahison, c’était bien lui ! Pourtant, comme Grattemer venait de le signaler, c’était déjà arrivé ailleurs. Et c’était là que la basse extraction de bon nombre des meilleurs enquêteurs de Tonnerre-du-Ressac pourrait jouer un rôle. Sans doute des nobles auraient-ils été plus enclins à soupçonner un aristocrate comme eux. Plus précisément, peut-être auraient-ils nourri moins de craintes à l’idée d’exprimer de tels soupçons à l’encontre d’un puissant adversaire potentiel. Même en Charis, un roturier qui se faisait un ennemi dans la haute aristocratie avait peu de chances de prospérer, et cela valait aussi pour sa famille. C’était un point faible que Tonnerre-du-Ressac devrait surveiller à l’avenir car, même s’il venait d’avertir Grattemer de ne pas tirer de conclusions hâtives, le baron était désormais presque convaincu de la culpabilité du duc. Merlin Athrawes avait fourni trop d’informations vérifiables. Jusqu’à présent, tout ce qu’il leur avait confié – et que les enquêteurs avaient pu contrôler – s’était révélé exact. Il demeurait vaguement possible que Havre-Gris ne se trompe pas en imaginant que ces accusations faisaient partie d’un complot alambiqué visant à saper la confiance qu’accordait la Couronne au duc. Les facteurs mêmes qui plaçaient Tirian « au-dessus de tout soupçon » lui conféraient une importance vitale pour le royaume et sa sécurité. S’il était aussi loyal que tous l’avaient toujours cru, sa déchéance – qui l’acculerait peut-être à se rebeller pour se défendre de ces fausses accusations – représenterait un coup de maître pour les nombreux ennemis de Charis. Pourtant, Tonnerre-du-Ressac n’en croyait rien. Il devinait même que, s’il s’était trouvé un peu moins proche de Tirian, Havre-Gris aurait partagé son opinion. Or le comte était effectivement très proche du duc. Sans oublier que Tirian était aussi le cousin germain de Haarahld. Le roi et son héritier éprouvaient pour lui une profonde affection. — Nous allons devoir agir avec la plus grande prudence, Rhyzhard, finit par lâcher le baron. Grattemer ne répondit rien mais affichait une expression d’approbation si manifeste que les lèvres de Tonnerre-du-Ressac tressaillirent. C’était à l’évidence l’une des mises en garde les plus inutiles qu’il ait jamais prononcées. — Avez-vous réfléchi au meilleur moyen d’aborder le problème ? poursuivit-il. — Cela dépend de la réponse à une question plutôt délicate, Votre Seigneurie. — Sans doute, répondit sèchement Tonnerre-du-Ressac. Et non, il ne vaut mieux pas en aviser le roi avant d’être certains de ce que nous avançons. Si c’est vrai, il sera durement ébranlé. Et furieux, quoi qu’il advienne, même si tout cela se révèle n’avoir été qu’une fausse alerte. Mais si nous lui parlons sans certitude absolue, nous risquons de mettre en péril la discrétion de notre enquête. Le roi est l’un des hommes les plus réfléchis que je connaisse, mais j’ignore dans quelle mesure il pourra dissimuler ses sentiments s’il soupçonne le duc de trahison. Par ailleurs, se garda-t-il d’ajouter à voix haute, tant que nous conservons pour nous les résultats de cette enquête que j’ai autorisée à l’insu de Sa Majesté et sans sa permission, elle aura quelqu’un à jeter aux krakens si l’innocence du duc est finalement établie. Tonnerre-du-Ressac ne trouva pas cette pensée très réconfortante, mais c’étaient les risques du métier. Si le duc n’avait commis aucun crime, son importance pour le royaume ferait de l’apaisement de sa fureur possible une priorité pour le roi Haarahld. — Cela limite notre marge de manœuvre, Votre Seigneurie, fit respectueusement remarquer Grattemer. (Il ne se plaignait pas, car il avait bien sûr suivi la même logique, mais réfléchissait aux implications pratiques.) Les gardes du duc sont très, très compétents et connaissent nos méthodes à la perfection. Et pour cause, puisqu’ils les ont suivies si souvent à nos côtés ! Par conséquent, si nous tentons d’infiltrer un agent dans sa maisonnée, par exemple, nous aurons plus de chances de l’avertir de nos soupçons que de réussir. — Pour la même raison, nous ne pouvons pas non plus intercepter sa correspondance privée. Pour ce qui était de la correspondance publique du duc, en revanche celle qui avait trait aux fonctions qu’il exerçait au nom du roi, tel son poste de gouverneur de Hairatha, c’était différent. Celle-là, le baron avait la certitude de pouvoir y accéder sans grande difficulté. Et il était à peu près sûr de ne rien en tirer. Il s’y emploierait tout de même, bien sûr, on ne savait jamais mais il serait stupéfait d’apprendre quoi que ce soit ainsi. — Si nous savions précisément quels sont ses crimes – si tant est qu’il en commette, ajouta scrupuleusement Grattemer –, cela nous faciliterait la tâche. Si nous savions qu’il transmet des informations et suspections à qui, nous pourrions lui communiquer de faux renseignements et observer les réactions de l’autre côté. Mais tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il a l’air de passer beaucoup de temps avec des gens que nous savons aux ordres de Nahrmahn d’une façon ou d’une autre. Le baron de La Vouivre-Noire, par exemple. Et Lahang, bien sûr. Il y a aussi… (Grattemer se rembrunit) l’histoire sans importance de tous ces agents d’Émeraude qui ne cessent de disparaître à Hairatha. Tonnerre-du-Ressac hocha la tête. L’intensité du regard de son interlocuteur ne lui avait pas échappé. Deux individus soupçonnés d’agir pour le compte de la principauté avaient mystérieusement réussi à éviter leur interpellation à Hairatha. Dans leur fuite, ils avaient même tranché la gorge de deux des meilleurs enquêteurs de Grattemer qui s’étaient rendus sur place sous ce qu’ils pensaient être une parfaite couverture… et dont le duc avait eu connaissance. À vrai dire, Grattemer avait bien veillé, en vérifiant toute l’opération à deux, voire trois reprises, à ce que le duc soit la seule personne de Hairatha à être informée de leur présence, justement parce que des agents de Nahrmahn avaient si souvent réussi à s’échapper là-bas par le passé. Tirian était donc le seul à avoir pu divulguer l’identité des enquêteurs sur place. Cela ne prouvait rien, toutefois : le secret aurait pu être éventé à Tellesberg quand Grattemer avait envoyé ses hommes en mission. De même, l’un des limiers aurait pu être connu de la partie adverse à la suite d’une affaire antérieure. Il s’était déjà produit plus invraisemblable et ce ne serait pas la dernière fois. En outre, même si c’était le duc qui avait laissé échapper ces informations, il avait très bien pu le faire par inadvertance. Nahrmahn aurait même pu infiltrer un espion chez lui, à un poste qui lui aurait permis de percer le secret à l’insu de Tirian. Toute la question était de savoir si c’était ce qui s’était passé. Tant que Tonnerre-du-Ressac n’aurait pas levé le voile sur ce mystère, il ne pourrait pas se permettre de donner suite aux autres renseignements de Merlin. En tout cas pas à ceux qu’il n’aurait pas pu confirmer de manière indépendante. — Très bien, fit le baron au bout d’un moment. Nous allons devoir procéder sur deux axes. Premièrement, il faut renforcer sa surveillance. Inutile de vous dire qu’il est vital que la loyauté de ceux à qui nous confierons cette mission ne fasse aucun doute, Rhyzhard. — Bien entendu, Votre Seigneurie. — Deuxièmement, poursuivit Tonnerre-du-Ressac d’un air résolu, nous allons mettre en place un piège. — Un piège, Votre Seigneurie ? Le baron fit « oui » de la tête. — Comme vous l’avez dit, si nous savions à qui le duc transmet des informations, nous pourrions lui donner de faux renseignements à divulguer. Or nous avons bel et bien connaissance de personnes avec qui il communique. Grattemer afficha une mine perplexe et Tonnerre-du-Ressac partit d’un petit rire cruel. — Vous venez de le dire, Rhyzhard. Les agents de Nahrmahn à Hairatha ont l’air plus insaisissables que tous ceux disséminés partout ailleurs dans le royaume. — Ah, je vois, Votre Seigneurie, affirma Grattemer, une lueur dans les yeux. .X. Manoir du comte de Havre-Gris Tellesberg Royaume de Charis — Vous plaisantez, Bynzhamyn ! protesta le comte de Havre-Gris. — Je sais que vous n’avez aucune envie de l’entendre, Rayjhis, répondit le baron de Tonnerre-du-Ressac, mais je ne puis que prendre ces informations très au sérieux. — En avez-vous parlé au roi ? — Pas encore. Sa Majesté et Cayleb ont encore plus d’affection pour le duc que vous. Tant que je n’aurai pas la certitude qu’il y a effectivement anguille sous roche, je ne leur dirai rien qui puisse les blesser si cruellement sur un plan personnel. Vous n’imaginez tout de même pas qu’il me plaise de vous annoncer qu’un homme si proche de vous et de votre fille, le père de vos petits-enfants, soit un traître ! Havre-Gris lui adressa un regard sévère. Ils étaient assis face à face sur de confortables fauteuils dans un salon privé du manoir de Havre-Gris, la résidence du comte à Tellesberg. Tous deux tenaient à la main un verre à moitié plein. Une bouteille d’excellent whisky du Siddarmark était posée sur une table à côté du comte. L’après-midi touchait à sa fin et un orage arrivait du sud-ouest en s’engouffrant par les cols des monts Styvyn depuis le Chaudron, l’étendue d’eau salée à hauts fonds battue par les courants qui séparait les îles de Charis et de Tarot. Le vent fraîchissant précipitait de lourdes lames contre les digues du port. Sur tout le front de mer, les équipages préparaient les navires au grain qui s’annonçait. Au-dessus, le soleil matinal avait cédé la place à la pesante obscurité d’un début de soirée nuageux. Le tonnerre marmonnait de façon menaçante. Les nuées qui masquaient l’astre du jour étaient noires et épaisses. Des éclairs en jaillissaient déjà çà et là. Le mauvais temps, songea Tonnerre-du-Ressac, reflétait avec une pertinence malencontreuse la tension qui régnait dans ce salon. — Non, bien sûr que je ne crois pas que cela vous plaise, finit par lâcher Havre-Gris. Mais ça ne veut pas dire que vous ayez raison. — Croyez-moi, insista Tonnerre-du-Ressac avec une sincérité absolue, dans le cas présent, je préférerais de très loin découvrir que je me suis trompé. Je n’ai en outre aucune intention de nuire aux relations du roi et de son cousin avant d’être certain d’avoir à le faire. — Et mes rapports avec Kahlvyn ? Vous n’avez pas l’air de trop vous en soucier, dit Havre-Gris avec un sourire glacial. — Vous savez bien que si, Rayjhis, répliqua le baron sur un ton plus acerbe en affrontant le regard du comte. Je ne vous aurais rien dit à vous non plus si je n’y avais pas été contraint par la loi. Havre-Gris le dévisagea pendant une seconde ou deux puis opina à contrecœur. La loi était très claire là-dessus, et ce depuis l’époque de l’arrière-grand-père du roi Haarahld. En Charis, contrairement à la plupart des autres pays, même le dernier des roturiers ne pouvait pas être arrêté de façon arbitraire et jeté en prison. Pas légalement, en tout cas, même si Havre-Gris savait aussi bien que tout le monde qu’il arrivait que le droit soit parfois contourné, voire bafoué. Cela étant, la loi n’autorisait les autorités séculières à écrouer un citoyen de Charis, même suspect, qu’après l’avoir inculpé d’un délit précis devant un magistrat du roi. Ensuite, pour le maintenir en détention, il fallait établir sa culpabilité devant le tribunal royal. La justice de l’Église se rendait d’une façon très différente, bien sûr, d’où certaines tensions entre la Couronne et le clergé, même si Haarahld et le délégué archiépiscopal Ahdymsyn tentaient tous les deux de les limiter au maximum. Les nobles bénéficiaient toutefois d’une protection nettement supérieure, même en Charis. C’était du reste, aurait dit Havre-Gris s’il s’était jamais donné la peine d’y réfléchir, dans l’ordre des choses. Dans le cas d’un aristocrate de l’envergure de Kahlvyn Ahrmahk, même la Couronne devait procéder avec circonspection. Tonnerre-du-Ressac n’avait juridiquement pas le droit de mener les investigations auxquelles il songeait sans l’accord exprès du roi… ou de son premier conseiller. Havre-Gris aurait même pu considérer, en se montrant très à cheval sur les principes, que le baron outrepassait déjà son autorité légale. Le comte fut à moitié tenté de lui en faire la remarque mais s’en abstint. L’idée même que Kahlvyn puisse être un traître était au-delà du ridicule, mais Tonnerre-du-Ressac avait raison. Il était de sa responsabilité d’examiner jusqu’aux plus grotesques des allégations. Que Kahlvyn soit le gendre de Havre-Gris ne rendait la situation que plus douloureuse pour tous les deux. — Je sais que vous ne m’auriez rien dit si vous n’y aviez pas été obligé, Bynzhamyn, soupira le comte au bout d’un moment. Je sais aussi combien tout cela est délicat. Cette accusation est absurde, et plus qu’un peu insultante, mais je sais d’où elle vient. Je crois personnellement que ce « seijin » a présumé de ses forces. Il me tarde de le voir tenter d’expliquer à Sa Majesté pourquoi il a cru bon de souiller à tort l’honneur d’un membre de la famille royale. Mais je comprends qu’il vous faille mon autorisation avant de poursuivre. Aussi, dites-moi quels sont vos soupçons et comment vous comptez les confirmer ou les infirmer. Sauf si, bien entendu (il afficha un maigre sourire), ce « seijin Merlin » a jugé opportun de m’accuser de trahison, moi aussi. — Bien sûr que non, marmonna Tonnerre-du-Ressac. Il baissa les yeux sur son verre de whisky. Il examina durant quelques instants les pâles reflets ambrés du breuvage puis en but une gorgée avant de se tourner de nouveau vers son hôte. — Très bien, Rayjhis. Voici ce que nous savons pour l’instant. Tout d’abord… Le tonnerre grondait, sonore et cruel, déchirant les cieux. Debout devant une fenêtre ouverte, Rayjhis Yowance, comte de Havre-Gris, observait l’impeccable jardin de son manoir. Le vent frappait les arbres et les arbustes en fleur, fouettait les feuilles sombres et luisantes pour dévoiler leur autre face plus claire. L’air picota la peau du comte comme il humait l’âpre parfum caractéristique de la foudre. L’orage, songea-t-il, ne va pas tarder à éclater. Il porta son verre à ses lèvres, sentit l’alcool au parfum de miel du whisky lui brûler l’œsophage tandis qu’il scrutait l’obscurité. Un éclair illumina soudain les eaux du port, couvertes de moutons, embrasa les nuages tel le fouet tressé du Rakurai de Langhorne, inondant l’espace d’un fugace instant le monde entier d’une lumière livide et aveuglante. Un nouveau coup de tonnerre résonna, plus fort que jamais, dans son sillage. Havre-Gris continua à regarder pendant quelques secondes puis se détourna de la fenêtre pour examiner le confortable salon, éclairé par quelques lampes à huile, que Tonnerre-du-Ressac avait quitté un peu plus de deux heures plus tôt. Le comte se dirigea vers son fauteuil, se servit un nouveau whisky et s’assit. Il n’arrivait pas à s’empêcher de retourner dans sa tête tout ce que lui avait dit le baron. Il ferma les yeux de douleur. Ça ne peut pas être vrai, se dit-il. C’est impossible. Il doit y avoir une autre explication, quoi qu’en pensent Grattemer et Bynzhamyn. Mais il n’était plus aussi sûr de lui qu’il l’avait été et cette perte d’assurance lui faisait mal, plus encore qu’il l’aurait cru possible quand il avait été si certain que cela ne pourrait jamais arriver. Il rouvrit les yeux et regarda par la fenêtre en attendant la première cataracte de l’orage qui se préparait. Il était déterminé à rejeter toute possibilité de la culpabilité de son gendre. Non parce que Kahlvyn était le cousin du roi, juste derrière ses héritiers dans l’ordre de succession et régent désigné de ses enfants mineurs s’il arrivait malheur à Haarahld et Cayleb. Non pas en raison de l’importance de Kahlvyn pour le royaume. Ni de l’indubitable gain de pouvoir et d’influence qu’avait apporté à Havre-Gris le mariage de sa fille au duc. Ni parce que ce dernier s’était toujours révélé un allié loyal au Conseil privé et au Parlement. Non. Il était résolu à rejeter cette éventualité parce que Kahlvyn avait toujours été un mari tendre et aimant pour sa fille, Zhenyfyr, et un père attentif pour leurs deux enfants. Parce qu’il avait pris la place de Charlz, son fils disparu depuis longtemps. Parce que le comte de Havre-Gris aimait son gendre. Pourtant, admit-il avec tristesse en son for intérieur, s’il s’était agi de qui que ce soit d’autre, il aurait trouvé les soupçons de Tonnerre-du-Ressac plutôt convaincants. Mais pas concluants ! se reprit-il vaillamment avant de laisser ses épaules s’affaisser de nouveau. Non, pas concluants, mais assez intrigants pour mériter d’être approfondis. Pour affecter les sentiments de Haarahld à son égard et la confiance qu’il pourrait encore lui accorder. Que Shan-wei emporte ce soi-disant seijin ! Il aurait pu tout oublier sans arrière-pensée s’il n’y avait pas eu la mort des enquêteurs de Grattemer à Hairatha… et la participation de Kahlvyn à des affaires impliquant des intérêts commerciaux d’Émeraude. Comme beaucoup d’aristocrates, Kahlvyn trouvait parfois écrasantes les dépenses nécessaires au maintien des apparences attendues d’un homme de son rang, ce que n’arrangeait pas son goût pour les chiens, vouivres et lézards de chasse, ainsi que pour d’occasionnels paris à forts enjeux. Aussi, pourtant loin d’être pauvre, il connaissait parfois d’indéniables difficultés financières. Il le cachait bien, mais Havre-Gris l’avait deviné depuis des années. Néanmoins, chaque fois qu’il manquait d’argent, l’une ou l’autre de ses opérations commerciales semblait porter ses fruits. Or il en était un peu trop parmi elles, comme le savait désormais le comte, qui impliquaient des partenariats avec des hommes dont la loyauté prêtait, au bas mot, à caution. Mais rien ne prouve que Kahlvyn soit conscient de traiter avec de tels individus, se dit Havre-Gris. Ses fonctions sont principalement d’ordre militaire. Il est loin de s’engager autant que Bynzhamyn et moi dans les efforts quotidiens visant à débusquer les agents de Nahrmahn. Il n’a jamais été aussi exhaustivement informé que moi. Autant que je sache, il n’a jamais eu de raison de mettre en doute la loyauté de ses partenaires…, ni de se demander si certains d’entre eux se servaient de lui à son insu. Il continua à y réfléchir en sirotant son whisky tandis que résonnait un nouveau coup de tonnerre. La fugace lueur d’un éclair blanc teinté de bleu fendit de sa fureur aveuglante le violet des cieux tourmentés. Le comte entendit les premières gouttes de pluie s’abattre sur le toit d’ardoises de sa demeure. Était-il vraiment possible que Kahlvyn, son gendre, le cousin germain du roi, soit un traître ? Aurait-il pu tromper à ce point tout le monde si longtemps ? Ne fallait-il pas plutôt y voir une erreur ? un faisceau de présomptions qui ne voulaient en fin de compte rien dire ? de simples apparences transformées en actes suspects par les accusations du « seijin Merlin » ? Le comte vida son verre et le remplit de nouveau. Il savait que ce n’était pas raisonnable, que ce qu’il avait déjà bu suffirait à altérer ses facultés de discernement. Mais l’alcool l’aidait à supporter la douleur. Il passa en revue la proposition de Tonnerre-du-Ressac et les muscles de sa mâchoire se contractèrent. La preuve la plus accablante – si on pouvait dire – était l’assassinat de ces deux enquêteurs à Hairatha, car seul Kahlvyn connaissait leur identité. Grattemer avait donc proposé de lui souffler le nom d’un autre fonctionnaire censé être sur le point de démasquer un agent d’Émeraude haut placé. D’après la description qu’en donnerait Grattemer, Kahlvyn comprendrait – s’il était coupable – qu’il s’agissait de l’un de ses partenaires commerciaux. Et s’il est coupable, rumina Havre-Gris, ce nouvel enquêteur subira le même sort que ses prédécesseurs. C’est du moins ce qu’il risquerait sans la dizaine d’hommes qui seront dépêchés sur place et dont Kahlvyn n’aura pas connaissance. Or si cet agent subissait une agression, ou si le suspect en question disparaissait brusquement, cela ne prouverait toujours rien. Mais la coïncidence serait si énorme qu’une enquête à grande échelle deviendrait inévitable. Havre-Gris vida son verre et le remplit encore. Il en était déjà à la moitié de la bouteille, remarqua-t-il avec une grimace. .XI. Château du duc de Tirian Royaume de Charis — Veuillez m’excuser de vous déranger, Votre Grâce. Vous avez un visiteur. Kahlvyn Ahrmahk, duc de Tirian, leva les yeux de sa correspondance et haussa un sourcil à l’intention de son majordome. — Un visiteur, Marhys ? à cette heure-ci ? (le duc désigna d’un geste élégant de la main la fenêtre de son bureau dont les vitres ornées de losanges ruisselaient de la pluie torrentielle qui sévissait dehors) par ce temps ? — Oui, Votre Grâce. Marhys Wyllyms était au service de Tirian depuis près de seize ans. Il affichait une expression presque sereine, mais son maître décela autre chose dans ses yeux et se redressa sur son siège. — Et qui est donc ce « visiteur » ? — Le comte de Havre-Gris, Votre Grâce. — Quoi ? Malgré lui, Tirian ne put empêcher sa voix d’exprimer sa stupéfaction. Wyllyms s’inclina légèrement. — Le comte lui-même ? insista le duc. (Son serviteur se courba de nouveau.) Est-ce qu’il… ? Il s’interrompit. Il n’imaginait rien qui puisse faire venir son beau-père par une nuit pareille. Alors qu’il n’avait jamais laissé entendre qu’il puisse lui rendre bientôt visite ! Il devait donc s’agir d’une extrême urgence dont le comte n’avait à l’évidence – et sans surprise – rien dit à Wyllyms. — Le comte est venu en voiture, Votre Grâce. Il est accompagné d’un seul garde du corps. Je les ai fait entrer dans la bibliothèque et lui ai offert un rafraîchissement avant de venir vous annoncer sa présence. Il a décliné ma proposition. Les sourcils de Tirian se levèrent encore, en signe d’affolement cette fois. Il était inconcevable que le premier conseiller de Charis se déplace avec un seul garde, n’importe quand, et surtout par une nuit comme celle-ci ! Il se mit à parler à toute vitesse puis se força à se taire et à réfléchir quelques instants. — Très bien, Marhys, finit-il par laisser tomber. Je vais le rejoindre de ce pas. (Il s’interrompit le temps de griffonner quelques mots sur une feuille de papier puis la tendit à Wyllyms.) Je ne vois pas ce qui a pu le pousser à affronter les intempéries, mais je suis sûr qu’il n’a pas pris cette décision à la légère. Faites conduire sa voiture et ses cochers aux écuries. Je n’ai aucune idée du temps que restera le comte – jusqu’à demain si j’arrive à le convaincre de ne pas repartir par cet orage –, mais mettons au moins ses chevaux et ses hommes à l’abri. — Certainement, Votre Grâce. — Après avoir transmis ces instructions, vous remettrez cette note au capitaine Zhahnsyn. Chef de la garde personnelle de Tirian, Frahnk Zhahnsyn était le seul de ses hauts serviteurs à travailler pour lui depuis plus longtemps que Wyllyms. — Certainement, Votre Grâce, répéta le majordome en un murmure avant de quitter le bureau sur un geste du duc. Tirian resta assis encore quelques instants, les yeux perdus dans la pluie battant la fenêtre. Il prit une profonde inspiration, se leva et sortit. — Père ! s’exclama Tirian en pénétrant d’un pas vif dans la bibliothèque. La température à Tellesberg tombait rarement en dessous de zéro mais se révélait parfois assez fraîche, surtout en hiver. Par une nuit aussi épouvantable, le feu qui brûlait dans l’âtre se justifiait pleinement. Il apportait autant de réconfort moral que de chaleur pour le corps. Le comte de Havre-Gris se tenait devant, les mains tendues au-dessus des flammes crépitantes. La bibliothèque était beaucoup plus grande que le bureau de Tirian. De fait, si Wyllyms n’y avait pas conduit le comte, Tirian aurait choisi un lieu plus réduit, plus intime. C’était son grand-père maternel qui avait ajouté cette vaste salle au château en guise de cadeau de mariage pour sa fille. Le vieil homme, pourtant presque illettré, n’avait reculé devant aucune dépense pour offrir à son aînée adorée la plus impressionnante collection de livres de Tellesberg et avait veillé à ce qu’elle soit dignement hébergée. De multiples lucarnes perçaient des deux côtés le plafond voûté de l’immense salle. Elles formaient un large cercle autour du manteau de pierre de la cheminée centrale, disposées de manière à dispenser une lumière naturelle sur les bureaux de lecture au cœur de la bibliothèque. Pour l’heure, comme le comte levait les yeux pour voir entrer son gendre, la pluie diluvienne martelait les épais panneaux de verre avec la patience infinie d’une chute d’eau tandis que le tonnerre grondait au-dessus et que les éclairs illuminaient le ciel derrière les ouvertures telle la fureur même de Schueler. Tirian ressentit un choc en découvrant l’expression de Havre-Gris. Comme accablé par un lourd fardeau, le comte avait le visage tiré, le regard affligé. Le duc se précipita vers lui les mains tendues. Sa propre angoisse s’accentua quand il se fut assez approché de son beau-père pour sentir son haleine. — Père, répéta-t-il d’une voix plus douce en posant la main sur l’épaule du comte, plus petit et menu que lui. Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui vous a fait venir par une nuit pareille ? Il désigna du menton les lucarnes ruisselantes. Son appréhension grimpa d’un cran quand il remarqua les gouttes d’eau dégoulinant de la queue-de-cheval trempée de son beau-père. S’était-il précipité au cœur d’un tel orage sans avoir même pris le temps de se couvrir la tête ? — Je…, commença le comte avant de s’interrompre. Il leva les yeux vers le visage de son gendre, y vit sa puissante ressemblance avec le roi Haarahld. On retrouvait moins Cayleb dans ses traits, mais il était le portrait craché, quoique un peu plus âgé, du souverain. — Oui ? l’encouragea posément Tirian, ses yeux noirs empreints d’inquiétude et d’affection. Havre-Gris se refusait à imaginer que cette détresse, cet amour, ne soient pas réels. Il ne pouvait pas se tromper là-dessus ! Et pourtant… pourtant… — Racontez-moi…, le pressa de nouveau le duc avec gentillesse tout en l’invitant à s’éloigner de l’âtre au profit d’un fauteuil de cuir. Il était en train de le pousser à s’asseoir quand Marhys Wyllyms frappa à la porte de la bibliothèque et entra, chargé d’un plateau d’argent sur lequel trônaient deux verres et une bouteille de la meilleure eau-de-vie de Harchong prise dans les réserves du duc. L’initiative ne venait pas de Tirian, mais il fit un signe d’approbation à son majordome tandis que celui-ci posait le plateau sur une petite table à côté du fauteuil du comte. Cela fait, il s’éclipsa aussi discrètement qu’il était apparu. Le duc déboucha la bouteille pour faire le service, accordant ainsi quelques instants de répit à son invité visiblement désemparé. Il lui tendit un verre, saisit le sien, et s’installa dans le fauteuil opposé. Le comte garda sa boisson en main sans même y tremper les lèvres. Tirian s’adressa à lui d’une voix ferme : — Père, vous n’avez assurément pas bravé les intempéries sur un coup de tête. Dites-moi ce qui vous amène. Dites-moi ce que je puis faire pour vous aider. À sa stupéfaction, les yeux de son beau-père s’emplirent soudain de larmes. — Je n’aurais pas dû venir, lâcha enfin Havre-Gris d’une voix rauque et mal assurée. (Tirian s’avisa en l’entendant qu’il avait bu encore plus qu’il s’en était douté.) Je n’aurais jamais dû venir, mais il le fallait. Je ne pouvais pas faire autrement, Kahlvyn. — Pourquoi, père ? Que s’est-il passé ? — Kahlvyn, vous avez eu… affaire à des gens peu recommandables. (Tirian fronça les sourcils. Le comte secoua la tête.) Je sais que vous n’aviez aucune raison de les soupçonner, mais certains des hommes avez qui vous traitez sont… Ne sont pas ce que vous croyez. — Père, articula Tirian, je crains de ne pas voir où vous voulez en venir. — Je sais, je sais… Havre-Gris détourna les yeux pour les fixer sur le feu crépitant tandis que Zhorzh Hauwyrd, son garde du corps, restait debout, mal à l’aise, derrière son siège. Hauwyrd s’était placé au service de Havre-Gris plus de douze ans auparavant. Il était devenu son garde du corps deux ans plus tard, à la suite de la noyade accidentelle de son prédécesseur au cours d’une sortie de pêche, et avait depuis largement fait la preuve de sa loyauté. Pourtant, ce serviteur de longue date ne comprenait à l’évidence pas ce qui perturbait à ce point son maître, et s’en inquiétait. Rien de plus naturel. Tirian aussi était inquiet. Malgré son haleine chargée de whisky, le comte parvenait à articuler presque normalement. Sans doute fallait-il y voir la conséquence de ses années d’expérience dans le monde de la politique et de la diplomatie. La clarté de son élocution aurait pu pousser beaucoup de gens à sous-estimer l’étendue réelle de son ébriété, mais le duc ne se laissa pas abuser. Il lui apparaissait clairement que Havre-Gris avait du mal à se concentrer, qu’il cherchait non seulement ses mots mais les pensées qu’ils auraient dû exprimer. Tirian ne l’avait jamais vu ainsi. Il tendit la main et la posa sur le genou de son beau-père. — Qu’avez-vous appris, père ? Sa question, posée d’une voix douce, fut presque perdue dans un coup de tonnerre. Havre-Gris s’arracha à sa contemplation des flammes pour dévisager son hôte, les yeux ronds. — Kahlvyn, dit-il, certains de vos partenaires commerciaux, de ces hommes que vous considérez comme des amis, n’en sont pas. Ce sont des espions. Des traîtres. (Il secoua la tête. Ses yeux n’étaient plus embués de larmes mais demeuraient noirs d’inquiétude.) Vous ne devriez pas les fréquenter. — Des espions ? (Tirian fronça les sourcils) des traîtres ? (Il branla du chef.) Je ne comprends pas, père ! — Je vous parle d’hommes avec qui vous traitez et qui travaillent aussi pour Nahrmahn d’Émeraude. Je vous parle de l’homme à qui vous achetez des vouivres de chasse. Vous êtes en contact avec des ennemis du roi et du royaume, Kahlvyn. Et… (il prit une profonde inspiration) certaines personnes vous soupçonnent de le savoir. — On me suspecte de trahison, moi ? s’offusqua Tirian. Dans le dos du comte, le visage de Hauwyrd perdit brusquement toute expression. Il n’avait pas l’air d’apprécier le tour que prenait la conversation. — Certains vous soupçonnent, oui. — Qui ça ? De qui parlez-vous ? — Je ne peux pas vous le dire, vous le savez bien. Je n’aurais même jamais dû vous en apprendre autant. Mais je vous l’affirme, Kahlvyn, il faut que vous preniez vos distances par rapport à ces hommes. — Je ne sais même pas de qui vous parlez ! protesta Tirian. — Écoutez-moi bien. Lahang, l’éleveur de vouivres. C’est un agent de Nahrmahn. Tairehl et Thorsyn, les marchands. Eux aussi. Et il y en a d’autres. — Lesquels ? Tirian reposa son verre sur le plateau en scrutant le comte d’un regard attentif sous ses sourcils froncés. — Ce sont les trois principaux, lui dit Havre-Gris en agitant la main gauche. Certes, ce ne sont pas les seuls mais ceux-là sont jugés importants pour les activités de Nahrmahn en Charis. — Par qui ? — Tonnerre-du-Ressac, bien sûr, répondit le comte, un peu agacé. Grattemer aussi, entre autres. Est-ce si capital que ça, Kahlvyn ? — Évidemment, s’ils me prennent pour un traître à cause d’hommes que je connais, avec qui je travaille ! — Le fait est qu’il faut prouver que vous n’en êtes pas un, justement. — Le fait est que je veux savoir qui a osé m’accuser d’un tel crime ! s’emporta Tirian. Je suis le cousin de Haarahld, par Langhorne ! — Je ne saurais vous reprocher votre colère, mais sachez que personne ne veut rien croire de désagréable à votre sujet. Il faut que vous le compreniez. C’est juste que… Il s’interrompit, secoua la tête. Tirian lui lança un regard furieux. — Juste quoi, père ? — Il y a eu une… accusation, lâcha Havre-Gris au bout d’un moment en tournant de nouveau les yeux vers l’âtre. C’est ridicule, bien sûr. Mais voilà. Et compte tenu de la personne qui en est à l’origine, Bynzhamyn n’a eu d’autre choix que d’en tenir compte. — « La personne qui en est à l’origine », répéta lentement Tirian, le regard absorbé et pensif. (Il opina du chef à sa seule intention.) C’est l’étranger. Ce « Merlin ». Celui que tout le monde appelle « seijin », c’est ça ? — Je n’ai pas le droit de vous répondre. Je ne dirai rien. (Havre-Gris secoua la tête.) Je crois que ça ne tient pas debout, qu’il y a des motivations politiques derrière tout cela, mais je ne peux pas vous indiquer cette source, en tout cas pas tant que Bynzhamyn n’aura pas réfuté ces accusations. Or… (il se retourna vers Tirian, l’air soucieux)… le meilleur moyen pour vous d’y contribuer est de vous dissocier spontanément de ces agents de Nahrmahn et de dire tout ce que vous savez d’eux à Bynzhamyn et Grattemer. — Tout ce que je sais ? À vous entendre, on croirait que vous aussi me jugez coupable d’avoir fréquenté des traîtres ! — Bon sang, Kahlvyn ! c’est le cas ! s’écria Havre-Gris d’une voix soudain plus âpre. Sans en avoir bu une goutte, il reposa son verre sur le plateau avec assez de violence pour qu’un peu d’eau-de-vie déborde. Il foudroya son gendre du regard. — Que vous l’ayez su ou non ne revêt aucune espèce d’importance. Nous savons qu’il s’agit d’agents de Nahrmahn. L’essentiel est que vous prouviez, maintenant que vous êtes au courant, votre détermination à nous aider à les confondre. — Pourquoi ? s’enquit Tirian sans aménité. Si Tonnerre-du-Ressac sait déjà que ce sont des traîtres, que devrais-je ajouter à cela ? — Tout ce que vous pourrez, répondit lentement Havre-Gris en fronçant les sourcils. Tout ce qui pourra nous être utile. (Il se renfonça dans son siège en dévisageant le duc.) Vous n’attendez tout de même pas de moi que je vous dise comment ça fonctionne, Kahlvyn. Je vous aurais cru aussi impatient que moi de participer à cette enquête ! — Pourquoi le serais-je ? Ce n’est pas vous qu’un total inconnu accuse de trahison. Tirian poussa un grognement de colère et s’extirpa violemment de son fauteuil. Il donna un coup de talon dans l’âtre et regarda les flammes crépiter en tournant le dos à son beau-père, les mains serrées derrière lui, les épaules droites. — Pourquoi serais-je impatient de défendre mon nom – celui de ma famille – contre de telles calomnies ? — Pour discréditer votre accusateur à son tour, répondit Havre-Gris d’une voix posée, le regard rivé sur l’échine raide de son gendre. — Que Shan-wei l’emporte ! gronda Tirian. Je suis le cousin du roi, pas un misérable baron de campagne ! Pourquoi devrais-je me soucier des propos du premier aventurier venu ? — Vous devriez vous en désintéresser, en effet…, dit le comte d’une voix encore plus lente. Sauf si ce qu’il dit est vrai. Tirian fit volte-face, un peu trop vite. Il s’en aperçut dans le regard de son beau-père, qui n’était pas aussi saoul qu’il l’avait supposé. Il vit dans ses yeux l’inquiétude qui y avait brillé se muer en quelque chose d’autre – de beaucoup plus triste et douloureux –, comme la rapidité de son demi-tour ou une quelconque crispation de son visage confirmaient à Havre-Gris ce que celui-ci s’était si désespérément refusé à croire. — Langhorne, murmura le comte. C’est vrai, n’est-ce pas ? Vous saviez que Lahang était le principal agent de Nahrmahn à Tellesberg. Tirian ouvrit la bouche dans l’intention évidente de démentir. Mais il se tut. Il demeura immobile un instant, le regard braqué sur son beau-père, puis jeta un coup d’œil à Hauwyrd. — Oui, dit-il, d’une voix hésitante mais posée. Oui, père. Je savais que Lahang était l’un des espions de Nahrmahn. J’avoue qu’il m’a approché, qu’il voulait me recruter pour participer à une conspiration contre Haarahld. — Et vous n’en avez rien dit à personne ? Les paroles de Havre-Gris n’avaient plus rien d’indistinct. Il les exprima d’une voix froide et assurée. Il y avait de la colère dans ces mots, de la tristesse aussi. Tirian haussa les épaules. — Non, je l’admets. Pourquoi en aurais-je parlé ? Si Lahang voulait se servir de moi dans un complot contre le roi, il aurait dû me communiquer certaines informations, non ? Comment aurais-je pu mieux me placer pour découvrir ce que fomentait Nahrmahn ? — Si c’est ce que vous aviez en tête, vous auriez dû en informer Bynzhamyn à l’instant où Lahang vous a approché. — Et risquer de voir mon secret éventé avant d’avoir eu la possibilité de rien apprendre ? Je ne… — Épargnez-moi ces boniments, le coupa sèchement Havre-Gris. (Tirian le regarda droit dans les yeux et le comte secoua la tête.) Je connais Bynzhamyn Raice depuis plus de vingt-cinq ans. Vous le côtoyez depuis presque aussi longtemps. Nous savons tous les deux que les secrets qui lui sont confiés ne sont jamais « éventés ». (Il refit le même geste, lentement, tristement.) Non, Kahlvyn. Si vous n’en avez pas parlé à Bynzhamyn, c’est parce que vous envisagiez d’accepter la proposition de Lahang. Malgré le tonnerre grondant au-dessus du toit, la pluie martelant les lucarnes et le feu crépitant dans l’âtre, un silence de mort parut s’établir dans la bibliothèque. Enfin, le duc de Tirian hocha la tête. — C’est vrai, avoua-t-il. Pourquoi pas ? Mon sang est identique à celui qui coule dans les veines de Haarahld. Nous partageons le même grand-père. Si ce kraken avait arraché la vie de mon cousin sans se contenter de son genou, c’est moi qui serais assis sur le trône. Pourquoi n’envisagerais-je pas de pouvoir encore régner un jour ? Havre-Gris le dévisagea comme s’il le voyait pour la première fois. — Je croyais vous connaître, laissa-t-il tomber enfin en un filet de voix presque noyé sous le grondement de la terrible pluie d’hiver. Mais si vous me posez une question pareille, c’est que je n’ai jamais su qui vous étiez vraiment, n’est-ce pas ? — Bien sûr que si, répliqua Tirian en balayant sa remarque de la main. Je suis votre gendre depuis quatorze ans. Vous êtes devenu mon père, et pas seulement par mon usage de ce nom. Tout ce que j’ai pu penser ou faire à propos de Haarahld n’y change rien. — Cela change tout, Kahlvyn. Ne le voyez-vous pas ? J’étais le serviteur du roi avant d’être votre beau-père. Je lui ai juré allégeance – tout comme vous après moi – et je ne puis revenir sur ce serment. Ni pour vous, ni pour Zhenyfyr, ni pour vos fils. Ni même pour moi ou mon affection pour le mari de ma fille. — Je vois. Tirian ne le quitta pas des yeux pendant plusieurs secondes interminables, les mains de nouveau serrées dans son dos. Il esquissa un geste des épaules. — Par conséquent, reprit-il, j’imagine que je ne vous convaincrai jamais de tout oublier ou de vous ranger de mon côté, n’est-ce pas ? (Le duc grimaça un sourire.) Nous aurions fait une équipe formidable, père. Réfléchissez-y. Le plus éminent duc du royaume et le premier conseiller ? Nous pourrions y arriver si seulement vous renonciez à votre allégeance. — Jamais, dit Havre-Gris avec tristesse et fermeté. — Dans ce cas… qu’allons-nous faire ? — Bynzhamyn est déjà plus qu’à demi convaincu de la véracité des accusations de Merlin. Grattemer a commencé son enquête. Et je connais désormais la vérité, Kahlvyn. Ce n’est qu’une question de temps – et ce ne sera pas long – avant que le roi l’apprenne à son tour. Je crois qu’il ne vous reste plus qu’une chance de ne pas tout perdre dans cette affaire. Vous devez témoigner contre vos complices. — Avouer ce que j’ai fait ? Me jeter à la merci de Haarahld et lui promettre de lui dire tout ce que je sais ? — Que pourriez-vous espérer d’autre ? — Gagner, père, articula doucement Tirian. — Gagner ? répéta Havre-Gris, incrédule. Comment ? C’est fini, Kahlvyn ! Tout ce qu’il vous reste à faire, c’est essayer de limiter les dégâts. Vous êtes le cousin de Haarahld. Cayleb et lui vous aiment. Bien sûr, ils seront en colère. Ils seront furieux ! Mais vous êtes le noble le plus important du royaume après Cayleb lui-même. Évidemment, vous perdrez à jamais leur confiance mais, si vous avouez vos crimes, si vous faites votre possible pour y remédier, Haarahld veillera à ce que l’affaire ne soit pas ébruitée. Vous le savez ! — Ce cher et attentionné cousin Haarahld, ironisa Tirian d’une voix plus dure, un horriblement scintillement dans les yeux. Père, c’est moi qui devrais être assis sur ce trône, pas lui ! L’expression de Havre-Gris se durcit. En observant son gendre, il vit un homme qu’il avait toujours connu… et un parfait étranger, tellement aigri par l’ambition et le ressentiment qu’il était devenu un traître et un usurpateur en puissance, tout en parvenant à dissimuler la profondeur de son amertume à tout le monde. Même à ceux qui l’aimaient. — Kahlvyn, dit le premier conseiller avec froideur. Le trône ne vous revient pas. Il ne sera jamais à vous. Acceptez ce fait et tâchez de vous faire pardonner de Haarahld tant que c’est encore possible. — Pas question. Havre-Gris se raidit sur son siège et Hauwyrd posa la main sur la poignée de son épée. Le duc ne prêta pas attention au garde et plongea les yeux dans ceux de son beau-père. — On dirait que je n’arriverai pas à vous convaincre de vous rallier à moi, poursuivit Tirian, mais je crains que vous non plus ne parveniez jamais à me faire changer d’avis, père. Ce qui nous place dans une situation un peu gênante, non ? — Vous ne l’emporterez pas, Kahlvyn. — Je crois que si. (Tirian tendit le bras pour poser la main sur le manteau de la cheminée à côté de lui et sourit à son beau-père.) Je vous connais, père, ainsi que Tonnerre-du-Ressac, dit-il sur un ton détendu, presque léger. Jamais vous n’en auriez parlé à quiconque – pas encore. Si, à Grattemer. (Il hocha la tête.) Je vous l’accorde. Et celui-ci a pu tout répéter à une ou deux personnes de confiance. Pour l’instant, c’est tout. — Et c’est assez, affirma Havre-Gris. — Non, père, loin de là. Je crains que ces événements me forcent à faire ce que j’ai toujours voulu éviter mais que je suis loin de n’avoir jamais envisagé. — Que voulez-vous dire ? s’enquit Havre-Gris d’une voix soudain tendue. — J’espérais n’avoir à tuer que Cayleb, expliqua Tirian avec un geste de regret apparemment sincère. J’aurais même préféré ne pas en venir là. Dans le cas contraire, je me serais mieux préparé. — Vous avouez avoir fomenté l’assassinat de votre propre cousin ? de votre prince héritier ? Havre-Gris avait l’air de ne pas en croire ses oreilles, malgré les aveux de son gendre. — C’était mon idée, acquiesça Tirian. Lahang était plus timoré. Nahrmahn et lui ont refusé tout net ce projet au début, mais le prince a changé d’avis quand je lui ai rappelé mon statut de régent de Zhan et Zhanayt. — Et le roi ? La voix de Havre-Gris n’était plus tendue. Vide de toute émotion, elle n’exprimait plus rien, si ce n’était de la fascination. — Ç’aurait été plus difficile, concéda Tirian. D’un autre côté, j’étais plutôt persuadé que Nahrmahn serait tellement… enthousiaste, dirons-nous, après la mort de Cayleb, qu’il fournirait les efforts nécessaires pour supprimer Haarahld dans la foulée. C’est ce que j’aurais préféré, en fait. — Eh bien, ce n’est pas ce qui va se passer. — Certes, pas ainsi. Mais j’ai quelques amis au palais et je suis le cousin du roi. Les dégâts seront sans doute plus importants avec mon nouveau plan, mais votre fameux Merlin contribuera à son succès. — De quoi parlez-vous ? — C’est simple. (Tirian fit un maigre sourire.) Je crains que plusieurs meurtres aient lieu à Tellesberg cette nuit. Tonnerre-du-Ressac, Grattemer, la plupart des principaux enquêteurs de ce dernier ; puisque j’ignore à qui il aura parlé, je devrai m’occuper de tous. Lahang aussi devra disparaître. Il m’est impossible de laisser en vie quelqu’un qui soit au courant de mes… liens avec lui ou Nahrmahn. Havre-Gris avait l’air écœuré. Moins à cause de ce qu’il entendait qu’en raison de la bouche de qui il l’entendait. — Tout le monde sera horrifié en entendant la nouvelle, poursuivit Tirian. Heureusement, vous serez venu ce soir m’avertir de vos soupçons concernant ce Merlin. Vous le suspectiez d’œuvrer pour Nahrmahn et de faire partie d’un complot contre la Couronne. Vous craigniez que le roi ait accordé trop vite sa confiance à cet inconnu et l’ait autorisé à trop s’approcher de Cayleb et de lui en l’affectant à la garde rapprochée du prince héritier. » Compte tenu de vos inquiétudes manifestes au sujet de ce « seijn », dès que j’apprendrai le meurtre de Tonnerre-du-Ressac et de tant de ses enquêteurs, je me rendrai immédiatement au palais, accompagné de ma propre escorte. Évidemment, si Merlin est coupable de tout ce dont vous le soupçonniez, il sera de mon devoir de le faire arrêter avant qu’il puisse perpétrer d’autres méfaits. Par malheur, comme chacun le sait depuis qu’il s’est porté au secours de Cayleb, c’est un redoutable bretteur doublé – comme on l’apprendra bientôt – d’un assassin. Sa seule raison de « sauver » Cayleb des « tueurs » mandatés par son employeur était de s’infiltrer dans le palais, où il pourrait tuer tous les membres de la famille proche de Haarahld. À l’heure où mes hommes et moi l’aurons rattrapé, lui et d’autres membres de la garde royale qu’il aura réussi à suborner auront déjà assassiné le roi et le prince héritier. Mes soldats et moi supprimerons bien sûr tous les traîtres de la garde et parviendrons à sauver la vie de Zhan et de Zhanayt. Alors, je proclamerai sur-le-champ la régence au nom de Zhan. — C’est insensé, dit Havre-Gris, presque sur le ton de la conversation. Personne n’y croira jamais. — Je suis persuadé du contraire, affirma Tirian avec un nouveau sourire. Certains de mes amis à la cour seraient prêts à me soutenir quoi qu’il advienne. D’autres, même si les circonstances leur semblent suspectes, verront Haarahld et Cayleb morts, Zhan encore enfant et des ennemis qui nous encerclent de toutes parts. Qui choisir, sinon moi ? Croyez-vous qu’ils préféreront déclencher une guerre de succession alors que Nahrmahn et Hektor se tiennent à l’affût, prêts à bondir ? Or, qui sait quoi que ce soit de ce Merlin ? C’est un inconnu, un étranger qui a fait irruption dans des conditions plus que mystérieuses et qui s’évertue depuis à gagner les faveurs du roi ! La moitié des nobles de la cour craignent sans doute déjà l’influence qu’il risque d’exercer et aucun d’entre eux ne le connaît. Ils seront ravis d’en être débarrassés. Surtout (son sourire disparut et ses yeux se rétrécirent) quand le premier conseiller de Haarahld confirmera les soupçons que je nourrissais à l’égard de ce « seijin ». — C’est hors de question, refusa Havre-Gris sans ambages. — Vous devriez y réfléchir, père. (Il n’y avait nulle menace dans la voix de Tirian, seulement un appel à la raison.) Qui allez-vous soutenir, une fois Haarahld et Cayleb décédés ? Êtes-vous prêt à provoquer une guerre civile ? à offrir le royaume sur un plateau à Hektor et Nahrmahn ? ou ferez-vous plutôt ce qui sera le mieux pour Charis en appuyant la seule personne à pouvoir assurer sa cohésion ? Vous m’avez dit que ma seule chance serait de témoigner contre mes complices. Et moi, je dis que votre seule chance, à vous, de servir ce royaume est de témoigner en ma faveur. — Jamais. — Il ne faut jamais dire jamais, père. Je crois que vous finirez par changer d’avis si on vous donne assez de temps pour y réfléchir. Havre-Gris fit le geste de se lever et hoqueta de surprise quand une lourde main le repoussa sur son siège. Il tourna vivement la tête de gauche à droite et écarquilla les yeux en découvrant par-dessus son épaule le regard de Zhorzh Hauwyrd braqué sur lui. — Pardonnez-moi, père, dit Tirian. (Les yeux de Havre-Gris se posèrent de nouveau sur son gendre, lequel secoua la tête et poursuivit sur le même ton de sincérité :) Je savais qu’un tel jour risquait d’arriver. Avez-vous oublié que Zhorzh était à mon service avant de se mettre au vôtre ? que c’était moi qui vous l’avais recommandé quand vous l’avez engagé ? quand votre précédent garde du corps a eu… son accident ? — Mon Dieu, chuchota presque Havre-Gris. Vous préparez cela depuis si longtemps ? — D’une certaine façon, oui, sans doute. Et en vous voyant arriver par ce temps, de façon si inattendue, j’ai pris quelques précautions supplémentaires. (Tirian s’empara d’une clochette posée sur le manteau de la cheminée.) Je ne pensais pas être obligé d’y avoir recours, mais j’aime me sentir paré à toute éventualité. Il agita la clochette. Elle émit un tintement délicat, clair et distinct, entre deux coups de tonnerre. La porte de la bibliothèque s’ouvrit aussitôt. Frahnk Zhahnsyn et quatorze gardes de Tirian s’engouffrèrent dans la salle. La bibliothèque était immense mais bien remplie de rayonnages et de présentoirs à rouleaux. Les quinze hommes en armes et armure en occupèrent toute une extrémité. — Je n’avais jamais préparé cet instant précis, poursuivit Tirian, et, que vous le croyiez ou non, père, j’ai de l’affection pour vous. Ce que, je l’avoue, je n’avais pas prévu non plus au départ. Zhenyfyr, oui, mais vous, vous étiez déjà premier conseiller. Il me fallait penser en termes tactiques et, comme je viens de le dire, j’aime me sentir prêt. Puisque j’ignorais comment vous réagiriez dans un moment pareil, j’ai pris quelques précautions – non sans sagesse, il me semble. — Cela ne change rien, dit Havre-Gris. Tout ce projet est insensé mais, même s’il porte ses fruits, je ne vous offrirai pas mon soutien. Cela m’est impossible. — Nous verrons. Et j’espère, pour la vie de beaucoup de gens, que vous vous trompez. En attendant, je crains que le moment soit venu de… Un éclair flamboya, suivi de près par le fracas du tonnerre. Juste après ce terrible et profond grondement retentit une autre explosion. La lucarne située au-dessus de Havre-Gris se brisa en mille éclats étincelants comme plongeait à travers elle une silhouette noire trempée de pluie, vêtue de la cuirasse et de la cotte de maille de la garde royale. L’intrus toucha le sol avec une grâce incroyable, comme s’il n’avait sauté que de deux pieds et non de vingt-cinq, du haut du plafond. Il se redressa. L’épée dégainée qu’il brandissait à deux mains siffla dans l’air. Zhorzh Hauwyrd trébucha en arrière avec un cri aigu de souffrance inattendue, sa main gauche serrée sur le moignon de son bras droit d’où jaillissait un flot de sang tandis que la main qui avait été posée sur l’épaule de Havre-Gris frappait le sol de la bibliothèque avec un bruit sourd. — Je vous prie de m’excuser, Votre Grâce, dit poliment Merlin Athrawes, mais je crois que vous comprendrez que je n’apprécie pas beaucoup vos intentions. Kahlvyn Ahrmahk contempla, sidéré, l’apparition dégoulinante qui se tenait devant lui. L’arrivée abrupte et inattendue de Merlin avait stupéfié tous les occupants de la bibliothèque, à commencer par Havre-Gris. Merlin afficha un mince sourire. Il n’avait pas prévu cette confrontation. De fait, il n’avait jamais rien souhaité de tel, ni imaginé que ce serait nécessaire. Toutefois, il s’était assez inquiété des conséquences des accusations portées contre Tirian pour garder un œil sur Tonnerre-du-Ressac. Il avait dissimulé des mouchards issus de ses PARC en plusieurs points de Tellesberg et il surveillait en temps réel celui du bureau du baron. C’était uniquement grâce à cela qu’il avait découvert les conclusions de Grattemer… et que le baron comptait en discuter avec Havre-Gris. Il avait déplacé le mouchard du bureau de Tonnerre-du-Ressac sur l’épaule de celui-ci pour le trajet menant à la résidence de Havre-Gris, puis l’avait déposé sur ce dernier. Malgré tout, il avait mis du temps à comprendre les intentions du comte. À vrai dire, celui-ci n’avait sans doute rien décidé avant de se mettre à boire autant. Néanmoins, il avait déjà appelé son attelage avant que Merlin se rende compte de là où il se rendait. Que Merlin ait été en train de dîner avec Cayleb au même moment ne lui avait pas facilité la tâche. Heureusement, c’était un repas privé et il avait réussi à s’éclipser plus vite que le protocole l’aurait normalement exigé en affirmant – sans mentir, du reste – qu’il était en train de recevoir une « vision ». Le prince héritier avait accepté l’excuse de son nouveau garde du corps et l’avait autorisé à regagner ses appartements pour méditer sur ce qu’il venait de percevoir. Merlin s’était alors retiré avec une rapide courbette. Avant de prendre congé du prince, il avait aussi donné instruction à Orwell de récupérer le glisseur de reconnaissance. Grâce à la quantité de coups de tonnerre capables de dissimuler son franchissement du mur du son, l’engin avait gagné la capitale de Charis à plus de Mach 4. Dès son arrivée, l’IA qui le pilotait avait utilisé son rayon tracteur pour arracher Merlin à la fenêtre de sa chambre et le déposer sur le toit de la résidence de Tirian à Tellesberg. Ce trajet au milieu de la pluie, du vent et de la foudre, porté seulement par un champ d’énergie tandis que les éclairs flamboyaient et crépitaient avait représenté une expérience dont Merlin se serait volontiers passé. Par malheur, il n’avait pas eu d’autre choix que de s’y plier. Il était arrivé, toujours à l’écoute du mouchard dissimulé sur la personne de Havre-Gris, à peu près au moment où Tirian avait tendu le verre d’eau-de-vie à son beau-père. Il avait été presque aussi éberlué que le comte par le paisible aveu de culpabilité du duc et par la date depuis laquelle ce dernier trahissait activement son royaume. Comme Merlin l’avait dit à Haarahld et à Cayleb, il ne voyait pas le passé et n’avait jamais soupçonné que Tirian ait pu comploter depuis si longtemps contre ses cousins. Ce qui l’avait conduit à cet instant crucial, dans la bibliothèque du duc de Tirian, où il se retrouvait face au cousin germain du roi de Charis et à quinze de ses gardes triés sur le volet. — … n’apprécie pas beaucoup vos intentions. Le comte de Havre-Gris était comme paralysé sur son siège, le regard rivé sur le dos de l’homme qui venait de surgir de l’obscurité. L’homme envers qui il avait éprouvé tant d’hostilité et de méfiance… et qui se tenait désormais entre lui et quinze hommes armés au service d’un félon doublé d’un régicide en puissance. — On dirait, déclara son gendre au bout de ce qui lui parut une courte éternité, que je vous ai sous-estimé, seijin Merlin. Havre-Gris ne comprenait pas comment Kahlvyn pouvait conserver une voix aussi calme et manifester une telle maîtrise de soi, une telle assurance. C’était impossible. Et pourtant… Quoi qu’il en soit, le comte savait désormais que l’homme qu’il avait cru connaître lui était en fait totalement inconnu. — Je pourrais en dire autant de vous, Votre Grâce, répondit Merlin avec un nouveau sourire pincé. Le seijin se tenait immobile, affichant une attitude presque détendue, sans prêter attention à l’homme dont il venait de trancher la main au niveau du poignet et qui tombait à genoux tandis que son sang se répandait en une flaque à l’odeur cuivrée. Le seijin brandissait encore son épée dans une posture que Havre-Gris – fine lame lui-même – n’avait jamais observée. Il émanait de l’étranger une aura de danger, telle de la fumée s’élevant des braises. Un nouveau coup de tonnerre éclata au-dessus d’eux. — Vous n’êtes tout de même pas assez sot pour croire que vous pourrez sortir de cette maison en vie après avoir sauvé mon beau-père ! s’exclama Tirian — Ah bon ? Merlin avait l’air presque amusé, remarqua Havre-Gris avec un regain d’incrédulité. — Allons ! (Tirian pouffa de rire comme ses gardes s’avançaient avec lenteur et précaution pour se placer entre lui et Merlin.) Ne vous voilez pas la face. De mon point de vue, vous avez le choix entre vous ranger à mes côtés, ou mourir. Sachant désormais combien je vous avais sous-estimé, j’avoue que vous feriez un allié formidable. D’un autre côté, j’avais déjà prévu de vous tuer, alors… (il haussa les épaules) cela ne me brisera pas le cœur de m’en tenir à ce plan si vous choisissez de vous obstiner. Avant que vous preniez votre décision, cependant, je vous suggère de bien y réfléchir. Quelles sont vos chances, d’après vous, de venir à bout de quinze de mes meilleurs hommes ? — Au-dessus de la moyenne, répliqua Merlin en passant à l’attaque. Frahnk Zhahnsyn était un vétéran de l’Infanterie de marine royale de Charis. Il y avait servi pendant huit ans avant d’être recruté par Kahlvyn Ahrmahk, alors beaucoup plus jeune, pour entrer au grade de sergent dans sa garde rapprochée. Il était aussi endurci, compétent et dangereux que loyal envers son maître, et les hommes qu’il avait réunis en réponse à la rapide requête de ce dernier étaient ses meilleurs éléments. Tous très expérimentés, ils étaient protégés par les mêmes cuirasses et cottes de mailles que les soldats de la garde royale, et ils étaient au nombre de quinze. Ils avaient entendu de folles rumeurs sur le sauvetage par Merlin du prince héritier Cayleb. Ils avaient écouté tous ces contes, tous ces ragots, mais n’y avaient vu que le type d’absurdités auxquelles il fallait s’attendre quand des fermiers ignorants et de gros marchands de ville se rassemblaient pour évoquer les détails croustillants d’événements sanglants de cet ordre. Ils avaient eux-mêmes vu trop d’horreurs, participé à trop de combats, pour être dupes de telles fables épiques. C’était bien regrettable car, malgré tous ces avertissements, ils n’avaient aucune idée de ce à quoi ils avaient affaire. Par conséquent, ils s’attendaient à tout, sauf à voir ce dément isolé passer à l’attaque. Havre-Gris bondit de son siège avec au visage une expression d’incrédulité quand le forcené se rua en avant. Le comte avait lui aussi vécu plus de batailles que la plupart de ses contemporains. Cet ancien capitaine de croiseur avait jaugé les chances de Merlin aussi vite que Tirian et Zhahnsyn. Aussi fut-il tout aussi surpris par la soudaineté de l’attaque du seijin. Pourtant, même s’il savait que c’était de la folie, le comte ne pouvait pas laisser Merlin affronter seul un ennemi si supérieur en nombre. Pas en sachant que c’était sa propre stupidité impardonnable qui avait conduit le seijin à aller ainsi au-devant de la mort. Et que sa propre survie pourrait se transformer en une nouvelle arme contre le roi dont il avait trahi la confiance en se rendant chez le duc. Sa main se posa sur la poignée de la dague d’apparat incrustée de pierreries qui pendait à sa taille. C’était un joli jouet mais qui demeurait mortel malgré son ornementation. Le bel acier trempé frotta contre le cuir de son étui. Alors, le comte s’immobilisa, bouche bée. Merlin libéra les régulateurs régissant sa force et ses temps de réaction. Son katana fendit l’air à une vitesse surhumaine comme il faisait un long bond en avant. Le premier garde n’eut pas le temps de saisir ce qui se passait. Sa tête se détacha de ses épaules avant qu’il se soit rendu compte que la lame avait bougé. Les poignets de Merlin pivotèrent tandis qu’il ramenait son épée vers lui en décrivant un huit horizontal. Une autre tête vola alors que les genoux de la première victime n’avaient pas encore fléchi. Merlin se repositionna, toujours avec la même vitesse, la même précision improbable, et enfonça l’extrémité biseautée de son katana dans la cuirasse du troisième garde – dont la plaque dorsale ne résista pas plus que la ventrale. Il appliqua une torsion à sa lame, la retira et bondit en arrière pour recouvrer sa position et sa posture d’origine, le tout dans le même mouvement fulgurant, avant que le premier corps ait touché le sol. Kahlvyn Ahrmahk écarquilla les yeux de stupeur en voyant Merlin Athrawes massacrer ses gardes tel un kraken affamé surgi des abysses. Un instant auparavant, le seijin était debout devant lui, tout sourires. Le suivant, une explosion de sang avait envahi la bibliothèque. Et puis, soudain, Merlin s’était retrouvé à l’emplacement exact qu’il avait occupé deux secondes plus tôt… mais face à douze adversaires au lieu de quinze. Zhahnsyn et ses hommes se figèrent. Non sous le coup d’une quelconque lâcheté ou de la panique, mais de la stupéfaction. Et encore n’était-ce pas leur faute. L’espace d’un instant, ils observèrent leurs trois camarades étendus par terre, l’apparition trempée de pluie qui les avait tués, le sang qui se répandait sur le parquet de la bibliothèque en une marée écarlate. Alors… — Encerclez-le ! aboya Zhahnsyn et les survivants se déployèrent pour entourer leur unique adversaire. Havre-Gris était au moins aussi éberlué que ses agresseurs. Il n’avait jamais imaginé qu’une telle vitesse, une telle puissance soient possibles. Néanmoins, il comprit presque aussitôt que, tout redoutable que soit le seijin, il souffrait d’un inconvénient fatal. Il essayait de le protéger. Merlin était une galère de guerre, isolée et contrainte de défendre un gros navire marchand maladroit, tandis qu’une douzaine de bateaux pirates délabrés se lançaient à l’abordage. Pas un seul de ces hommes n’aurait pu espérer l’emporter contre Merlin en combat singulier mais rien ne les obligeait à s’y risquer. Tant que le seijin serait obligé de protéger le comte, les gardes de Tirian pourraient choisir le moment idéal pour coordonner leur attaque. Havre-Gris ne pouvait rien y faire. Même correctement armé, il n’aurait fait que gêner Merlin. Il le savait, si humiliant que ce soit de l’admettre. Cela étant, s’il ne pouvait pas l’aider, il devait exister au moins un moyen de… — Prenez garde à vous, seijin ! s’écria-t-il en s’écartant d’un bond des gardes qui avançaient pas à pas face à eux. Tirian poussa un juron quand son beau-père bondit en direction de l’escalier en colimaçon en fer forgé qui menait à la passerelle donnant accès aux plus hautes étagères de la bibliothèque. Le duc avait fait installer cette création d’une sophistication saugrenue pour l’offrir à sa femme à l’occasion de leur troisième anniversaire de mariage. Zhenyfyr Ahrmahk aimait les livres au moins autant que son mari et son père. Elle avait ri de ravissement face à l’absurdité de cette surprise. Non qu’elle n’ait eu aucune utilité : elle était beaucoup plus pratique pour une personne vêtue d’une robe longue que les raides escabeaux à roulettes qu’elle remplaçait. L’un des gardes du duc comprit l’intention du comte assez vite pour se précipiter vers lui et tenter de l’agripper avant qu’il ait atteint la première marche, mais son effort le conduisit à portée de Merlin, dont l’épée s’abattit avec la même vitesse aveuglante qu’auparavant. Elle fendit sans effort la chair et les os. Du sang jaillit en un éventail chaud et infect. Le garde s’effondra avec un hurlement strident tandis que la lame affûtée comme un rasoir s’enfonçait en travers de son épais fémur et lui amputait la jambe gauche trois pouces au-dessus du genou avec la netteté d’un coup de hache. Ses camarades mirent plus de temps à réagir. Havre-Gris se précipita sur les marches ouvragées, sa dague étincelante à la main. Du haut de l’escalier, il pourrait espérer repousser même un épéiste, du moins quelques instants. Plus important, il était désormais à l’écart de toute menace immédiate. Les autres gardes de Tirian s’avisèrent de ce que cela signifiait presque aussi vite que le duc. Leur prudente progression se mua en une ruée soudaine. Ils s’élancèrent par-dessus les glapissements de leurs camarades blessés et cherchèrent à prendre le dessus sur Merlin avant qu’il puisse profiter de son regain de mobilité. Or toute leur rapidité ne suffit pas. Merlin ne fit aucun effort pour les éviter. Au contraire, il se précipita à leur rencontre. Le capitaine de vaisseau Yowance avait pris part à plus d’un combat au nom de la Marine royale de Charis. Le comte de Havre-Gris qu’il était devenu savait ce qu’était un carnage. Pourtant, jamais il n’avait rien imaginé de tel. Les gardes de Tirian tentèrent de submerger Merlin, mais on aurait dit un banc de harengs tâchant de venir à bout d’un kraken. Le seijin avait l’air d’avancer presque sans effort, son épée singulière disparaissant dans un tourbillon de mouvement. Elle se déplaçait trop vite pour que l’œil puisse la suivre et aucune armure ne faisait le poids face à son incroyable tranchant. Des corps – et des morceaux de corps – rebondissaient devant lui dans d’abominables gerbes de sang. La paisible bibliothèque s’était changée en abattoir. Des hommes hurlaient, juraient, mouraient et Merlin Athrawes évoluait dans ce chaos sans une égratignure en dispensant la mort tel l’archange Schueler en personne. Pourtant loin d’être un lâche, Kahlvyn Ahrmahk sentit une vague de terreur déferler sur lui. À l’instar de ses gardes, il n’avait prêté nulle attention aux folles rumeurs et spéculations courant sur le compte de Merlin. En regardant ses hommes tomber un à un – certains en hurlant de douleur, la plupart déjà morts avant de toucher le sol –, il comprit qu’il avait eu tort. Il savait désormais que les ridicules commérages voulant faire de ce mystérieux étranger un seijin étaient vrais, finalement… et que toutes ces légendes absurdes, ces ballades épiques et contes pour enfants mettant en scène des seijin aux pouvoirs surhumains n’étaient pas si grotesques que cela, après tout. Ses gardes survivants – au nombre de six – n’avançaient plus pour encercler Merlin. Ils reculaient, blottis les uns contre les autres. Aucun de ces hommes n’avait jamais manqué de courage, mais la violence de cette riposte les dépassait. Elle excédait leur expérience et leur entendement. Ils n’étaient pas encore affolés – ils n’avaient pas eu le temps de l’être –, mais ils se sentaient si fatalement dominés qu’ils s’étaient mis sur la défensive. Sous les yeux de Tirian, un autre des leurs tomba sous la lame implacable de Merlin. Il n’est pas humain ! Cette pensée traversa l’esprit du duc, lequel tenta de se ressaisir en luttant contre sa panique naissante. Les idées tourbillonnèrent dans sa tête. Il prit une profonde inspiration. Il lui restait encore un moyen d’en réchapper s’il parvenait à sortir de la bibliothèque avant que Merlin l’atteigne. Wyllyms devait se trouver quelque part, dehors. Le fracas des armes et les hurlements n’avaient pas pu lui échapper. Il avait forcément déjà donné l’alerte auprès du reste de la garde ! Si le duc pouvait les rejoindre en premier, il pourrait leur raconter que Merlin avait fait irruption en pleine nuit pour l’assassiner et que ce soi-disant seijin avait pris le comte de Havre-Gris en otage. Si terrible que soit ce Merlin, Tirian disposait de près de soixante hommes dont la plupart étaient aussi habiles de l’arc et de l’arbalète que de l’épée. Pendant qu’ils tâchaient de reprendre la bibliothèque, un accident tragique pourrait survenir, ou bien Merlin pourrait trancher la gorge du comte plutôt que de le laisser s’échapper, ou encore… Un autre garde s’effondra sur la lame d’acier cruel plongée dans son ventre. Le duc fit volte-face. Du coin de l’œil, Merlin vit Tirian se retourner et se précipiter vers la porte de la bibliothèque. Il comprit aussitôt ce que le duc avait à l’esprit, mais quatre gardes le séparaient encore de ce traître. Il ne pourrait pas les tuer assez vite pour… La dague d’apparat du comte de Havre-Gris étincela dans la lumière des lampes en volant à travers la bibliothèque. Lourde, grossière, elle n’était pas assez équilibrée pour constituer une bonne arme de lancer, mais le poignet du comte n’avait pas complètement oublié les talents du capitaine. En outre, la tristesse et la terreur avaient évacué l’alcool de son organisme. Kahlvyn Ahrmahk, duc de Tirian, se jucha sur la pointe des pieds tel un danseur, les bras en croix, le dos cambré, la bouche ouverte en une agonie muette, lorsque dix pouces d’acier mortel se plantèrent dans son dos. Une poignée incrustée de pierreries se dressa entre ses omoplates, du sang gicla de ses lèvres écartées et il s’écroula à plat ventre. .XII. Appartements de Braidee Lahang Tellesberg Royaume de Charis Les coups frappés à la porte de Braidee Lahang ébranlèrent celle-ci avec une violence telle que l’occupant des lieux se réveilla malgré le tumulte de l’orage. Sa première réaction fut de paniquer. Aucun espion n’aimait entendre sa porte résonner au milieu de la nuit. En outre, seule une affaire très officielle aurait pu pousser quelqu’un à braver ainsi les intempéries. Ensuite, son affolement s’apaisa un peu. Quand les agents du baron de Tonnerre-du-Ressac se rendaient chez un espion présumé, ils avaient rarement la politesse de frapper. Les portes avaient tendance à se transformer en petit bois au cours de leurs visites. Certes, dans les rares occasions où ils se trompaient de porte, ils ne manquaient jamais de la remplacer, plus tard. En tout cas, il était peu probable que celui qui frappait chez lui soit venu à titre officiel. Il sentit les battements de son cœur ralentir comme il s’extirpait de son lit. S’il avait choisi ce logement, ce n’était ni pour sa proximité du centre-ville, ni même pour l’espace capable d’accueillir ses volières sur le toit. Cela avait pesé dans la balance, bien sûr, mais il se trouvait surtout que le rez-de-chaussée du bâtiment était occupé par un marchand d’accastillage dans la journée mais abandonné la nuit. Cela offrait à Lahang une discrétion appréciable quand il attendait des visiteurs nocturnes. Il avait aussi apporté quelques judicieuses modifications sans en aviser son propriétaire, tel le discret judas qu’il avait percé dans le mur à côté de sa porte du premier étage et par lequel il prit le temps d’examiner le palier. Il n’y avait aucun dispositif d’éclairage dans le couloir et l’escalier. Puisque personne ne circulait d’ordinaire la nuit, il était inutile de risquer l’incendie accidentel que pourrait provoquer une lampe à huile ou une bougie non surveillées. Toutefois, le visiteur s’était muni d’une lanterne à œil-de-bœuf qui dispensait de la lumière par son volet ouvert. Lahang haussa les sourcils en reconnaissant l’homme qui se tenait à sa porte. Son inquiétude initiale réapparut, quoique dans une version un peu moins aiguë. Marhys Wyllyms lui avait livré plusieurs messages au cours des années passées et Lahang connaissait la confiance absolue qu’accordait le duc de Tirian à son majordome. Cela étant, Wyllyms n’était jamais arrivé au milieu de la nuit sans prévenir et sans utiliser les signaux imaginés par Tirian et Lahang pour se signifier la nécessité de se contacter. Des visites aussi inattendues, comportant un tel risque d’exposition, n’étaient guère plus appréciées d’un maître-espion que l’arrivée des brutes épaisses au service de la Couronne. Il prit une profonde inspiration, entrouvrit la porte sans décrocher la chaîne de sûreté et jeta un coup d’œil de l’autre côté. — Oui ? fit-il sèchement. — J’ai un paquet pour vous de la part du duc, répondit Wyllyms. — Donnez-le-moi. Lahang glissa la main par l’entrebâillement. — Ça ne passera pas, dit Wyllyms avec la voix de la raison. Il extirpa de son poncho ruisselant un colis volumineux enveloppé dans une toile cirée pour le protéger de la pluie. — Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Lahang en débloquant la chaîne. — Il ne me l’a pas dit. (Le majordome haussa les épaules.) Il y a eu quelques soucis au château. Je ne serais pas surpris qu’il s’agisse de documents dont il souhaiterait se débarrasser. — Des soucis ? (Lahang plissa les yeux et ouvrit en grand la porte.) Quel genre de soucis ? — Rien d’insurmontable, je pense, affirma Wyllyms en lui tendant le paquet. L’espion s’en saisit avec distraction, ses yeux si concentrés sur le visage de Wyllyms qu’il ne remarqua la main du majordome qui disparaissait sous son poncho que lorsqu’elle en ressortit armée d’un poignard. Même alors, Lahang ne distingua pas vraiment la lame. À vrai dire, il ne l’avait toujours pas vue quand elle lui trancha la gorge, faisant jaillir une gerbe de sang. Le principal agent du prince Nahrmahn en Charis s’écroula au sol avec un dernier gargouillis. Wyllyms recula et fit la grimace en découvrant les gouttelettes écarlates qui souillaient le devant de son poncho. Peu importe, se dit-il. La pluie aurait tôt fait de nettoyer ces taches… tout comme la mort de Lahang venait d’effacer les informations qu’il aurait pu fournir aux enquêteurs de Tonnerre-du-Ressac sur le véritable employeur de Wyllyms. Désormais, il ne restait plus à ce dernier qu’à retourner en Émeraude. .XIII. Salle du Conseil privé Palais du roi Haarahld VII Tellesberg Royaume de Charis Haarahld VII affichait une expression dure et sinistre, le masque de la fureur maîtrisée dissimulant la douleur. Son fils était assis à côté de lui à l’immense table de la salle du Conseil baignant dans la lumière des lampes à huile. Le visage de Cayleb était encore plus figé que celui de son père. Le regard absorbé, ils observèrent tous les deux en silence Merlin et le comte de Havre-Gris qui faisaient leur entrée. Bynzhamyn Raice, baron de Tonnerre-du-Ressac, était également assis à table en compagnie de messire Rhyzhard Grattemer. Ni l’évêque Maikel Staynair ni aucun autre membre du Conseil privé n’étaient présents. Merlin se demandait s’il fallait y voir un bon ou un mauvais signe. Le roi avait du moins l’air de vouloir continuer à entourer la présence de Merlin d’une certaine discrétion. C’était avec courtoisie que les soldats de la garde royale avaient suivi le cocher de Havre-Gris jusqu’au château du duc de Tirian en réponse à la convocation urgente du comte. Ils avaient ensuite malgré tout fait preuve de la plus grande fermeté. Il aurait été difficile de les en blâmer, compte tenu de la scène sanglante et macabre qui les avait accueillis dans la bibliothèque du défunt duc. Il était tout de même pour le moins suspect de se trouver au milieu des corps du cousin germain du roi et de quinze de ses hommes. Au moins le comte les avait-il appelés. Le lieutenant Huntyr, le jeune chef de la section dépêchée sur place, avait donc accepté de supposer provisoirement que le premier conseiller savait ce qu’il faisait. Sa bonne volonté s’était émoussée quand il avait découvert à qui appartenait la dague plantée entre les omoplates du duc, mais il avait tout de même veillé à ce que la maison soit mise sous scellés et que toute l’affaire demeure confidentielle jusqu’à ce que le roi lui-même en ait été informé. L’officier avait toutefois refusé d’aller plus loin. Premier conseiller ou pas, Havre-Gris avait été très poliment mis en état d’arrestation. Au grand amusement de Merlin – si tant est que les circonstances puissent prêter à sourire –, le jeune militaire s’était montré presque aussi affable avec lui qu’avec le comte. Tous deux avaient cependant été soulagés de leurs armes avant d’être « escortés » jusqu’à la salle du Conseil. — Orwell, subvocalisa Merlin. Test de communication et de télémétrie. — La ligne de communication fonctionne normalement, commandant, répondit l’IA. Toutes les liaisons de télémétrie du glisseur sont conformes. Merlin hocha mentalement la tête. Il espérait que la situation n’allait pas mal tourner, mais il n’était pas à l’abri d’une mauvaise surprise. Si improbable que ce soit, il était toujours possible que Haarahld ordonne l’exécution immédiate du comte et de Merlin, ce que ce dernier ne pourrait pas laisser se produire. Ce serait non seulement très fâcheux pour lui sur le plan personnel, mais cela signerait aussi l’échec total de la mission de Nimue Alban sur Sanctuaire. Voilà pourquoi le glisseur de reconnaissance flottait juste au-dessus du palais royal malgré les épouvantables conditions météorologiques. C’était aussi pour cela que tout l’armement de l’appareil était activé, sous le contrôle d’Orwell. — Votre Majesté, annonça le lieutenant Huntyr d’une voix douce, le comte de Havre-Gris et le lieutenant Athrawes. — Merci, lieutenant. (Haarahld s’était exprimé d’une voix sèche, avec une politesse automatique, sans avoir même jeté un regard à l’officier.) Veuillez nous laisser. Veillez à ce que nous ne soyons pas dérangés. — À vos ordres, Votre Majesté, murmura Huntyr. Il se retira et la porte monumentale de la salle du Conseil se referma sans un grincement derrière lui. Le claquement métallique du loquet résonna dans le silence. Aussitôt, comme s’il n’avait attendu que ce signal, un coup de tonnerre retentissant secoua le palais. — Bien, reprit Haarahld après une longue pause. J’ai parlé à Bynzhamyn, au lieutenant Huntyr et au plus gradé des gardes survivants de Kahlvyn. Maintenant, au nom de Shan-wei, je veux savoir ce qui s’est passé. Sa voix était dure, plus froide que celle que Merlin avait l’habitude d’entendre, que ce soit en personne ou par l’intermédiaire de ses PARC. Ses yeux étaient deux morceaux de glace brune. Le comte de Havre-Gris posa un genou à terre et inclina la tête devant son souverain. Merlin vit Cayleb écarquiller les yeux, mais l’expression de Haarahld ne vacilla même pas. — Votre Majesté, dit le premier conseiller d’une voix grave et triste, mais ferme. Tout ce qui est arrivé est ma faute. — C’est à moi d’en juger, rétorqua Haarahld, pas à vous. — Votre Majesté…, commença Tonnerre-du-Ressac, mais Haarahld le coupa d’un geste brusque de la main. — Non, Bynzhamyn. Je ne suis pas très satisfait de vous non plus en cet instant, vous savez. Je veux entendre ce que Rayjhis et le seijin Merlin ont à dire pour leur défense sans m’encombrer de vos excuses. Vexé, le baron pinça les lèvres. Les yeux du roi se rivèrent sur le comte agenouillé. — Pourquoi dites-vous que c’est votre faute ? — Parce que c’est ma stupidité qui a conduit au mauvais pas dont le seijin Merlin s’est vu forcé de me tirer, répondit stoïquement Havre-Gris. Il nous avait avertis, Bynzhamyn et moi, que Kahlvyn était un traître. Je n’ai pas voulu le croire. Au contraire, j’ai été jusqu’à imaginer – et affirmer – que Merlin mentait pour des raisons qui lui étaient propres. Même quand Bynzhamyn est venu me voir et qu’il m’a dit ce que messire Rhyzhard avait déjà découvert, je me suis refusé à le croire. À cause de cette obstination de ma part, j’ai violé mon serment de premier conseiller. Au lieu de maintenir le secret des informations que Bynzhamyn m’avait communiquées, je me suis rendu chez Kahlvyn pour le prévenir des soupçons qui pesaient sur lui. Je lui ai demandé de couper les ponts avec les hommes que nous avons identifiés comme étant des agents d’Émeraude et de se présenter devant vous, Votre Majesté, pour tout vous dire et prouver que les accusations du seijin Merlin n’étaient qu’un tissu de mensonges. Mais… (il leva les yeux, le visage déformé par la douleur, le regard embué de larmes sur le point de couler) c’était la vérité. La salle parut se transformer en un tableau de glace quand le beau-père agenouillé croisa le regard du cousin. Le silence s’étira quelques secondes, presque une minute entière, à peine rompu par les grondements de l’orage qui s’éloignait. Enfin, les narines de Haarahld frémirent quand il prit une profonde inspiration. — Comment le savez-vous ? demanda-t-il tout doucement. — Kahlvyn me l’a avoué, Votre Majesté, répondit Havre-Gris d’une voix qui se fit enfin chevrotante, écorchée par ce douloureux souvenir. — Il a avoué ? répéta Haarahld comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles, malgré tout ce qui s’était passé. — Votre Majesté, il m’a confié que la tentative d’assassinat de Cayleb était son idée au départ, et non celle de Nahrmahn. Selon lui, c’était lui qui aurait dû être roi à votre place. Quand je lui ai dit qu’il était soupçonné de trahison, il m’a dit qu’il vous ferait assassiner, Cayleb et vous, cette nuit même, plutôt que d’affronter la disgrâce et le déshonneur que lui vaudraient ses crimes. Il était persuadé de pouvoir s’arroger votre trône si seulement vous, Cayleb, Bynzhamyn et ses principaux enquêteurs étiez morts. Il m’a même invité à me rallier à sa conspiration. — Je ne vous crois pas, affirma Haarahld d’une voix dure et dénuée d’émotions au fond de laquelle Merlin perçut toutefois comme un infime tremblement. — Votre Majesté, c’est de mon gendre que je suis en train de vous parler, insista Havre-Gris, sa consternation manifeste dans sa voix et son regard. Le mari de ma fille, le père de mes petits-enfants. Je l’aimais comme un fils issu de ma propre chair. Je l’aimais tant que j’ai violé le serment que je vous avais fait pour l’avertir des soupçons dont il était l’objet. Croyez-vous que je mentirais sur un tel sujet ? Qui blessera si cruellement Zhenyfyr ? Croyez-vous que j’aurais tué le père de mes petits-enfants si j’avais eu un autre choix ? Haarahld garda les yeux baissés sur lui. Son expression figée commença de changer. Les muscles de sa mâchoire se contractèrent en bosselant vaguement son visage puis se relâchèrent. Ses joues s’affaissèrent et ses yeux se fermèrent enfin. Une seule larme coula sur sa pommette droite et les épaules raides et furieuses s’affaissèrent. — Pourquoi, Rayjhis ? demanda-t-il d’une voix rauque. Pourquoi Bynzhamyn et vous n’êtes-vous pas venus me répéter aussitôt les propos du seijin Merlin ? — Bynzhamyn, parce qu’il ne voulait pas vous faire de peine, Votre Majesté. Et moi, parce que je refusais d’y croire. — Voyez où cela nous a menés ! (Haarahld rouvrit les yeux et secoua la tête.) Voyez, Rayjhis ! Vous avez raison, c’est votre faute, et vous avez violé votre serment en avertissant un traître potentiel qu’il était démasqué. Si vous ne l’aviez pas fait, si vous aviez attendu, comme vous l’auriez dû, Kahlvyn serait encore en vie. Nous aurions pu beaucoup apprendre de lui et, surtout, il serait vivant. Mon cousin, presque mon frère, serait vivant. Le comte baissa la tête de nouveau et ses épaules tremblèrent, mais il ne chercha pas à se défendre. — Puis-je prendre la parole, Votre Majesté ? demanda Merlin d’un ton posé. Les yeux du roi se braquèrent sur son visage. L’espace d’un instant, ils brûlèrent d’une rage étincelante, mais Haarahld se força à échapper à ce soudain réflexe de fureur. — Nous vous écoutons, dit-il sèchement. — Votre Majesté, j’ai dit au baron de Tonnerre-du-Ressac et au comte de Havre-Gris que je ne possédais aucune preuve formelle de mes soupçons. Pourtant, si j’en avais disposé, c’est à eux que je l’aurais confiée. Pas à vous. (Les yeux de Haarahld lancèrent des éclairs, mais Merlin continua sans broncher en affrontant le regard furibond du roi.) Le duc était votre cousin, Votre Majesté. Vous l’aimiez, et je le savais. Ce n’était pas à moi de vous annoncer ce qui vous aurait sans doute causé une intense douleur. Quand bien même, je n’avais aucune idée de l’ampleur de sa trahison. J’ai dit à vos ministres ce que je savais et ce que je suspectais. Or, même si je ne soupçonnais qu’une fraction de la vérité, il m’était impossible de le prouver. S’ils se sont trompés dans leur façon de réagir à ce que je leur ai appris, c’était par inquiétude et par amour de leur part. Ni l’un ni l’autre ne se seraient dérobés à leur devoir envers la Couronne d’étudier toute accusation, si absurde soit-elle. Leurs actes n’ont été guidés que par leur affection pour vous et leur désir de vous ménager. » Le baron de Tonnerre-du-Ressac a commencé l’enquête sans vous en parler parce qu’il savait combien vous souffririez si ces soupçons étaient fondés. Tant que la culpabilité du duc n’était pas établie, il tenait à vous épargner cette douleur. De même, il a cherché à protéger vos relations avec votre cousin, dans l’éventualité d’une erreur sur la personne. Aussi a-t-il procédé de telle sorte que vous puissiez lui reprocher d’avoir agi sans votre autorisation si le duc se révélait innocent et découvrait les soupçons qui avaient un temps pesé sur lui. Le comte, de son côté, avait beau se refuser à croire le duc coupable de trahison, il n’a pu que se ranger à l’avis du baron : il était de leur devoir envers vous d’examiner ces accusations. S’il a manqué de… sagesse par ailleurs, c’était là aussi par amour – pour vous et pour son gendre. « Peut-être auraient-ils dû vous en parler sur-le-champ. Peut-être l’aurais-je dû moi aussi. Mais si nous l’avions fait, comment auriez-vous réagi ? Nous auriez-vous crus ? N’auriez-vous pas plutôt agi exactement comme le comte ? N’auriez-vous pas donné à votre cousin bien-aimé l’occasion de démentir les allégations ridicules proférées contre lui par un étranger dont vous ne savez presque rien ? Le roi continua à le dévisager furieusement pendant quelques instants puis le feu dans ses yeux s’atténua. — Précisément, Votre Majesté, poursuivit Merlin d’une voix douce. Vous l’aimiez, tout comme le comte. Aucun de vous deux n’aurait pu le croire coupable de trahison. Et parce que le comte a refusé de le croire, il a failli être tué par son gendre. Oui, il serait mort si le duc avait décidé que sa disparition était nécessaire à ses projets. Ne vous leurrez pas, Haarahld de Charis. Le cousin que vous aimiez avait préparé l’assassinat de votre fils, et le vôtre. S’il était devenu le régent de Zhan, il aurait sans aucun doute veillé à l’éliminer, de même, peut-être, que Zhanayt, s’il l’avait jugé nécessaire pour appuyer sa revendication du trône. Si vous lui aviez donné l’occasion de se disculper, il aurait réagi de la même façon qu’à la proposition du comte de Havre-Gris. Il aurait même très bien pu réussir. Un silence pesant s’établit une fois de plus. Le roi changea de position. Il détourna le regard de Merlin et du comte toujours agenouillé. — Qu’avez-vous découvert pour l’instant, Bynzhamyn ? s’enquit-il brusquement. — Je crains que tout ce que nous a confié le seijin Merlin à propos du duc soit exact, Sire, répondit péniblement Tonnerre-du-Ressac. Le majordome de Tirian et au moins vingt-trois de ses gardes ont réussi à disparaître avant l’arrivée du lieutenant Huntyr et de ses hommes. La seule explication que je voie à ce comportement est qu’ils savaient que le duc était un traître et qu’ils étaient impliqués dans ses malversations. Je redoute même que l’un d’entre eux ait pu servir deux maîtres, et non le seul duc. — Que voulez-vous dire ? Tonnerre-du-Ressac fit signe à Grattemer de prendre le relais. — J’ai reçu un rapport de l’un de mes agents juste avant l’arrivée du seijin Merlin et du comte au palais, Votre Majesté, déclara l’enquêteur. Un homme dont la description pourrait correspondre à celle du majordome du duc, Marhys Wyllyms, s’est rendu chez Braidee Lahang cette nuit. Il a été impossible à mon agent de l’identifier formellement par un si mauvais temps, mais c’est aussi cet orage qui lui a mis la puce à l’oreille. En effet, qu’est-ce qui pourrait pousser quelqu’un à braver ainsi les intempéries ? Aussi a-t-il décidé après le départ de ce visiteur de vérifier discrètement si Lahang était toujours là et s’il ne s’était pas éclipsé par-derrière dans l’idée de disparaître pour de bon. Or ce qu’il a découvert au contraire, c’était le corps de Lahang, assassiné. — Assassiné ? répéta Haarahld, presque déconcerté, comme si toute sa maîtrise de soi touchait à ses limites. — Oui, Votre Majesté, confirma Grattemer avec un hochement de tête. — Je ne crois pas que ce soit le duc qui ait ordonné son exécution, Sire, intervint Tonnerre-du-Ressac. Selon moi, c’est sur ordre de Nahrmahn que ce Wyllyms s’est mis au service du duc, tout comme celui-ci avait infiltré l’un de ses hommes dans la maisonnée de Rayjhis. Wyllyms était sans doute l’arme cachée censée supprimer le duc au moment qui conviendrait à Nahrmahn. Or il apparaît qu’il avait aussi été chargé d’éliminer le seul homme susceptible de nous divulguer toutes les informations concernant le réseau d’espions de Nahrmahn en Charis. Surtout si la chute du duc risquait de nous mener droit à Lahang. — Langhorne, soupira Haarahld en se couvrant les yeux de sa main. Il demeura ainsi un long moment puis se força à se redresser. Il baissa la main et se tourna vers Havre-Gris. — Oh ! levez-vous, Rayjhis ! s’impatienta-t-il. Le comte releva la tête. Haarahld exprima son mécontentement par un son à mi-chemin entre le grognement et le cri de colère. — Le seijin a raison, poursuivit le souverain. Oui, vous vous êtes montré stupide et vous avez violé votre serment. Or, si vous vous étiez tourné vers moi comme vous l’auriez dû, j’aurais moi aussi fait preuve de la même sottise. Parce que, comme l’a dit le seijin Merlin, j’aimais Kahlvyn. De fait, et que Dieu me pardonne, je l’aime encore. Et il se serait servi de cette affection pour me tuer, ainsi que Cayleb, et probablement Zhan et Zhanayt aussi. — Votre Majesté, je…, commença Havre-Gris, mais Haarahld secoua vivement la tête. — Non. Ne le dites pas. Vous m’êtes trop précieux, ainsi qu’au royaume, pour que je vous autorise à démissionner de votre poste. Si… malavisées… (le roi adressa un sourire pincé à Merlin) qu’aient pu être certaines de vos décisions, guidées qu’elles étaient par votre amour, vous m’avez ainsi offert la meilleure preuve possible de votre loyauté. Cayleb et moi venons de vivre une terrible épreuve, mais ce sera encore plus dur pour vous au cours des jours à venir. Aussi, levez-vous, approchez et asseyez-vous à votre place. Maintenant. Havre-Gris hésita encore un instant puis se leva, chancelant, se dirigea vers son siège à la table du Conseil et s’assit. Merlin se retrouva seul debout. Haarahld le dévisagea. — Maintenant, à vous, seijin Merlin. Vos cadeaux sont bien meurtriers, dirait-on… — Je le regrette, répliqua Merlin, impavide. Je vous avais dit que je vous apporterais la vérité, Votre Majesté. — C’est exact, et c’est ce que vous avez fait. (Haarahld balaya la question d’un geste de la main.) Je croyais être prêt à l’entendre, mais je m’étais trompé. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, même si elles sont nécessaires. Il me faudra beaucoup de temps pour vous pardonner, à Rayjhis, à Bynzhamyn et à vous – et surtout à moi-même – pour ce qui s’est passé cette nuit. Mais il se trouve que Rayjhis et vous m’avez sans doute sauvé la vie, et celle de mes enfants. En outre, que les projets de Kahlvyn aient été promis à la réussite ou non, vous avez démasqué et terrassé le félon le plus dangereux de tout le royaume. Par conséquent, si mon cœur hurle de colère, ce n’est pas contre vous qu’elle est dirigée. Merlin baissa la tête et inclina le torse en silence. Haarahld changea encore brusquement de position. — Par ailleurs, poursuivit-il avec plus d’entrain, il apparaît que vous avez de nouveau sauvé de l’assassinat un estimé serviteur de la Couronne. Contre plus forte partie encore que la fois précédente. (Il examina Merlin avec un air d’extrême concentration, son regard plus perçant que jamais.) J’ai parcouru le rapport préliminaire du lieutenant Huntyr, seijin Merlin. « Quinze gardes en armes et armure », a-t-il écrit, il me semble. Or, tout déloyal qu’ait été Kahlvyn, il excellait à sélectionner ses combattants. Pourtant, d’après le lieutenant, vous avez terrassé ces hommes avec l’aisance d’une faux dans l’herbe sèche. Sans oublier que vous êtes arrivé – une fois de plus – à un moment… plus qu’opportun. Il marqua une pause, manifestement dans l’attente d’une réponse. Les épaules de Merlin tressaillirent. — Comme je l’ai déjà dit au prince Cayleb pendant notre dîner, Votre Majesté, j’ai reçu du comte une vision qui a suffi à m’alerter du danger au-devant duquel il courait. Néanmoins, j’ai eu peur de ne pouvoir convaincre personne de la menace que représentait le duc pour lui et la Couronne, du moins avant qu’il soit trop tard. Je me suis donc rendu sur place pour faire mon possible. Cayleb remua sur son siège à côté de son père. Merlin lui jeta un coup d’œil en haussant légèrement un sourcil. Le jeune homme s’immobilisa de nouveau. — Votre possible, répéta Haarahld en un murmure, son attention si concentrée sur Merlin qu’il ne prit pas garde à l’échange muet qui venait d’avoir lieu entre le seijin et son fils. Et comment, je vous prie, avez-vous réussi à sortir de la tour de Marytha puis des terres du palais sans avoir dû répondre à ne serait-ce qu’une sommation de mes gardes, que je crois pourtant plutôt compétents ? — Votre Majesté, répondit Merlin avec un sourire décontracté, cette nuit est sombre, il pleut des hallebardes, je suis tout de noir vêtu et je viens des montagnes de Lumière, où les parois abruptes ne manquent pas pour qui souhaite s’entraîner à l’escalade. De surcroît, pour être juste avec vos gardes, aucun d’eux ne jouit de ma formation et de mes autres avantages. Haarahld pencha la tête sur le côté. Si Merlin avait encore été un être protoplasmique, il aurait sans doute retenu son souffle. Jusqu’à présent, il n’avait encore rien dit de véritablement mensonger et il entendait bien continuer ainsi. — Je suppose, finit par lâcher le roi d’une voix lente, que quand un homme se révèle capable de se jeter à travers une lucarne à vingt-cinq pieds du sol avant de tuer non pas quinze hommes en armes, mais seize, en comptant le soi-disant garde du corps de Rayjhis, personne ne devrait s’étonner qu’il puisse aussi escalader les murs d’un palais telle une sorte de mouche humaine. J’ai toutefois le sentiment que vous êtes en train de vous bâtir une réputation à la hauteur de laquelle le prochain seijin aura du mal à se hisser. — Telle n’est pas mon intention, Votre Majesté. À vrai dire, je crois qu’il serait bon que nous taisions au maximum le rôle que j’ai joué dans les événements de cette nuit. — Cela risque d’être un peu difficile, fit remarquer Tonnerre-du-Ressac, pince-sans-rire. — Voire inutile, ajouta Haarahld. — Difficile, peut-être, Votre Seigneurie, répondit Merlin au baron, mais pas inutile, Votre Majesté. Me permettrez-vous de m’expliquer ? — Mais certainement, maître Traynyr, dit le souverain avec encore plus d’ironie que n’en avait montré Tonnerre-du-Ressac. Merlin se surprit à pouffer de rire. « Maître Traynyr » était un personnage récurrent du théâtre de marionnettes traditionnel de Sanctuaire, dont le nom désignait en général un conspirateur maladroit dont les projets machiavéliques échouaient invariablement. Par ricochet et plaisanterie, c’était aussi le surnom donné au marionnettiste qui contrôlait tous ses acteurs de bois et de chiffons. Cette dualité n’était pas sans rappeler la symbolique du yin et du yang, même si ces termes étaient inconnus sur cette planète. — Je ne mérite peut-être pas le nom de « maître Traynyr », Votre Majesté, mais je confesse un goût marqué pour la conspiration. Lorsque seront divulgués la trahison du duc et le meurtre de Lahang par un homme du prince d’Émeraude, tous les autres espions de Nahrmahn et de Hektor en Charis éprouveront ce que nous appellerons charitablement une certaine consternation. Tous, j’en suis sûr, se demanderont si les agents du baron de Tonnerre-du-Ressac sont sur le point de bondir sur eux aussi. De même, ils s’inquiéteront forcément de savoir comment le baron et ses enquêteurs ont découvert les malversations du duc. » Je crois que nous conviendrons tous qu’il serait préférable de dissimuler l’existence et la précision de mes visions à Nahrmahn et à Hektor, et ce à plusieurs niveaux. D’un point de vue stratégique, cacher à vos ennemis l’avantage que vous confèrent ces visions ne les vous rendra que plus bénéfiques. Il serait du reste préférable d’empêcher ceux qui vous veulent du mal d’observer de trop près mes autres activités. Sur un plan plus personnel, j’aimerais mieux ne pas avoir à être perpétuellement sur mes gardes en prévision de la horde de tueurs que vos deux ennemis enverraient à coup sûr contre moi pour… vous priver de cet avantage. — J’ai tendance à douter qu’une « horde de tueurs » parvienne à vous tuer, fit observer Haarahld. Jusqu’à présent, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit. — N’importe quel mortel peut être tué, Votre Majesté. Je me plais à croire qu’il serait plus difficile de me terrasser, moi, que d’autres hommes, mais massacrer sans arrêt des tueurs risquerait de m’épuiser et, surtout, de me distraire de toutes mes autres tâches. — Je vois. (Pour la première fois depuis l’arrivée de Merlin et de Havre-Gris, une pâle lueur d’amusement parut s’allumer furtivement dans les yeux du roi.) Je ne voudrais surtout pas que vous souffriez de tels inconvénients. Mais cela nous mène au léger problème soulevé par Bynzhamyn concernant la difficulté qu’il y aura à taire la modeste part que vous avez prise aux activités de cette nuit. — Plutôt que de la taire, il vaudrait mieux la minimiser, Votre Majesté, répondit Merlin avec plus de sérieux. Votre décision de me nommer garde du corps de Cayleb devrait y contribuer. Si cela vous convient, au comte de Havre-Gris et à vous, voici la version officielle qu’il serait bon, selon moi, de faire circuler : les enquêteurs du baron de Tonnerre-du-Ressac ont commencé de soupçonner le duc au cours de l’interrogatoire du seul tueur envoyé contre Cayleb que nous ayons capturé en vie, et non en raison de ce que j’aurais pu dire. Ensuite, le baron a ouvert une enquête discrète et le comte a réagi en se rendant chez le duc pour lui suggérer de laver son nom de toute suspicion. C’est du reste ce qui s’est passé, à cette différence près qu’au lieu de se contenter de son seul garde du corps il m’a également demandé de l’accompagner, ce que j’ai fait. — Pourquoi vous l’a-t-il demandé ? s’enquit Haarahld. — En partie pour que je l’aide à convaincre le duc de la gravité des accusations qui pesaient contre lui, Votre Majesté. J’étais tout de même présent lors de la tentative d’assassinat de votre fils. À ce titre, j’aurais pu contribuer à ébranler l’assurance du duc s’il avait entretenu des relations, même secondaires, avec Nahrmahn. J’étais aussi censé jouer le rôle de témoin supplémentaire au cas où de nouveaux éléments apparaîtraient. — Cela me semble un peu léger, dit le roi, pensif, avant de hausser les épaules. D’un autre côté, si nous nous en tenons tous à cette version – en parvenant à garder notre sérieux –, nous devrions pouvoir y faire croire. Bien. Rayjhis a rendu visite à Kahlvyn et vous a demandé de l’accompagner. Et ensuite ? — Une fois démasqué, le duc a réagi comme dans la réalité, Votre Majesté, si ce n’est qu’il n’a fait venir dans un premier temps que cinq de ses hommes dans la bibliothèque. Quand ils ont tenté de s’emparer du comte, son garde du corps et moi-même avons réussi à les en empêcher. Ce faisant, nous en avons tué ou blessé la plupart. C’est là que le duc a appelé les autres soldats qui attendaient devant la porte. Au cours du combat qui s’est ensuivi, le protecteur du comte a été tué, mais pas avant de nous avoir aidés, le comte et moi, à venir à bout des hommes du duc. Dans le tumulte de la bataille, ce dernier a lui aussi été tué, suite à quoi le comte a appelé la garde du palais – ce qui n’étonnera personne puisqu’un membre de la famille royale venait de mourir. Peu après, le lieutenant Huntyr et ses hommes sont arrivés. — Cela vous va bien, « maître Traynyr », finalement…, fit Haarahld au bout de quelques instants de réflexion avant de se tourner vers Tonnerre-du-Ressac et Havre-Gris, les sourcils arqués. — Ça fait mal au cœur de faire de Zhorzh l’un des héros de ce conte, laissa tomber Havre-Gris en secouant la tête. Toutes ces années, je l’ai cru d’une loyauté à toute épreuve. J’aurai du mal à le glorifier ainsi sans broncher tout en sachant que c’était un traître, et qu’en traître il est mort. — Ça fait peut-être mal au cœur, Rayjhis, dit Tonnerre-du-Ressac, mais il se trouve que ça pourrait marcher. En dehors de vous et du seijin Merlin, la seule personne encore vivante à savoir ce qui s’est réellement produit est sans doute Wyllyms, le majordome du duc. Or même lui était absent lors du combat. Certes, il sait que vous êtes arrivé sans le seijin Merlin et ne manquera pas d’en faire part à Nahrmahn, mais nous n’y pouvons rien, à moins de le rattraper avant qu’il ait pu embarquer pour Émeraude, ce qui me semble, au bas mot, improbable. Cela étant, Nahrmahn et le baron de Shandyr auront tendance à écarter les rumeurs les plus invraisemblables courant sur le compte du seijin, comme nous le ferions à leur place. Ils sauront donc que nous cherchons à camoufler quelque chose, mais ils ignoreront quoi. En outre, Sa Majesté et le seijin n’ont pas tort d’affirmer que les visions de Merlin nous seront encore plus utiles si personne d’autre n’en connaît l’existence. — Je crois que Merlin et Bynzhamyn ont raison, Rayjhis, trancha Haarahld. Si cela peut vous aider, essayez de voir les choses ainsi : votre garde du corps était certes un renégat, mais c’est justement ce qui fera de sa mort un cruel revers pour ses employeurs. — Entendu, Votre Majesté. (Havre-Gris inclina la tête une fois de plus puis adressa un sourire de travers à Merlin.) J’imagine que c’est le moins que je puisse faire dans les circonstances présentes pour remercier le seijin Merlin de m’avoir sauvé la vie alors que je venais de l’accuser en public de trahison. — Voilà qui est réglé, dans ce cas, décida Haarahld. Bynzhamyn, je vais m’entretenir personnellement avec le lieutenant Huntyr pour veiller à ce que son rapport final ne contredise pas la… créativité de Merlin. — Ce serait sage, Sire. Dans l’intervalle, Rhyzhard et moi-même allons regagner mon bureau pour déterminer quels autres espions de Nahrmahn le duc, ou ses documents, auraient pu compromettre. Avec votre permission, j’ai l’intention d’élaguer très sérieusement le réseau de Nahrmahn. — Vous avez ma permission, répondit Haarahld sur un ton sinistre avant de lancer un regard appuyé et interrogateur à Merlin. — Votre Majesté ? lança poliment l’intéressé au bout de plusieurs secondes. Haarahld poussa un grognement. — J’étais seulement en train de réfléchir, seijin Merlin. — De réfléchir, Votre Majesté ? l’encouragea docilement Merlin quand le roi marqua une nouvelle pause. — Oui, à combien la vie à Tellesberg était calme et prévisible avant votre arrivée. Je suis sûr que nous finirons tous par nous y faire, mais j’espère que vous ne le prendrez pas mal si je vous dis que je suis plus qu’un peu terrifié quand je pense à l’avenir et à ce que vous avez amené dans votre sillage en pas même une quinquaine. D’autant plus que je pressens que le pire est encore à venir. Merlin grimaça un sourire et secoua la tête sans un mot. Il ne voyait pas quelle autre réponse il aurait pu donner. Après tout, le roi avait raison. .XIV. Salon d’audience privée Palais du roi Haarahld VII Tellesberg Royaume de Charis La porte du salon exigu s’ouvrit. Une femme en grande tenue de cour entra, accompagnée de deux petits garçons. Elle paraissait âgée d’environ trente-cinq ans, peut-être un peu plus, mais sa silhouette était restée ferme et mince, comme le démontrait sans équivoque le drapé flottant de sa robe légère de coton qu’imposait le climat de Tellesberg. Elle avait en revanche le visage contracté et les yeux gonflés sous le maquillage contribuant à dissimuler leur rougeur. Elle remonta le tapis déroulé sur la pierre froide du sol en tenant ses deux fils par la main. Le plus jeune, peut-être âgé de cinq années standards, avait l’air plus perdu qu’autre chose. Il ne cessait de lever les yeux vers sa mère, inquiet des émotions qu’il percevait d’elle. L’aîné, de deux fois plus âgé que son frère, affichait une tout autre expression. Il avait l’air bouleversé, comme piégé dans un terrible cauchemar dont il ne parvenait pas à s’éveiller. À l’instar de sa mère et de son frère, il arborait une mise parfaite, jusqu’à la dague d’apparat pendue à sa hanche droite. Ses yeux étaient aussi gonflés que ceux de sa mère et Merlin sentit presque la concentration qu’il mobilisait pour empêcher sa lèvre inférieure de trembler. Le roi Haarahld VII observa la pitoyable procession s’approcher de lui. Au bout de deux ou trois battements de cœur, il se leva d’un bond de son trône et, au mépris du protocole, descendit de l’estrade et alla à sa rencontre. Il marcha si vite que son boitement se fit encore plus manifeste que d’ordinaire – si vite, même, qu’aucun des gardes du corps debout derrière lui ne put le rattraper. Lorsqu’il atteignit l’épouse et les fils endeuillés, il mit son genou valide à terre avec une extrême difficulté en ramenant douloureusement sa jambe droite tendue derrière lui. — Rayjhis, souffla-t-il à l’aîné en tendant la main pour la placer derrière son crâne. — V… Votre Majesté, commença le garçon avant de s’interrompre, les yeux brillants de larmes, quand sa voix se brisa et qu’il dut lutter pour se ressaisir. — Pas de cérémonie entre nous, Rayjhis, dit gentiment le roi à son cousin issu de germains. Pas encore. Le garçon acquiesça sans un mot, en laissant apparaître sur son visage la douleur que le ton de son roi venait de l’autoriser à afficher. Haarahld leva les yeux vers la mère. — Zhenyfyr, dit-il doucement. — Votre Majesté, chuchota-t-elle presque. Sa voix était mieux maîtrisée que celle de son fils, se dit Merlin, mais elle n’en était pas moins rauque, voilée par les larmes et le chagrin. Haarahld la regarda durant quelques instants puis entreprit de se redresser. — Sire…, dit à voix basse le sergent Charlz Gahrdaner, qui s’était assez approché du roi pour lui tendre le bras sous sa cotte de mailles. Haarahld fit la grimace mais accepta l’aide de son garde et prit appui sur lui pour se relever. Il regarda de haut les deux enfants pendant un moment puis prit le plus jeune dans ses bras. Le garçonnet s’agrippa à son cou et enfouit son visage dans sa tunique. Le roi le porta d’une main et tendit l’autre à son frère. Rayjhis observa un moment la main tendue. Enfin, il la prit, et Haarahld regagna sa place en claudiquant. De là où il se trouvait, sur la gauche de Cayleb, derrière le trône latéral du prince héritier, Merlin remarqua que la bouche du roi se contractait chaque fois qu’il pesait sur sa jambe droite. Haarahld atteignit l’estrade, suivi de dame Zhenyfyr Ahrmahk, devenue duchesse douairière de Tirian. Il marqua une pause, reposa le plus jeune des deux garçons avec délicatesse, puis souleva sa jambe droite de ses deux mains pour poser son pied sur le tabouret bas placé devant lui. — Zhenyfyr, Rayjhis, Kahlvyn, dit-il doucement. Vous savez pourquoi vous êtes ici, mais avant que nous nous rendions devant le Conseil pour évoquer tous les détails officiels que nous avons à régler, je voudrais vous parler à tous les trois comme à des membres de ma famille, et non comme à des sujets. Au mot « famille », la duchesse de Tirian tressaillit et Haarahld lui tendit la main. Elle la prit avec un peu d’hésitation et il l’attira plus près du trône. — Ne vous en veuillez pas d’éprouver du chagrin, lui dit-il avec douceur. Ne croyez pas que je vous le reprocherai ou que quiconque le devrait. N’imaginez pas non plus que Cayleb et moi ne souffrons pas. Elle le regarda dans les yeux, les lèvres tremblantes, des larmes commençant de couler sur ses joues. Le roi serra un peu plus fort les doigts de la duchesse dans sa main en signe de réconfort. — Il nous faudra beaucoup de temps pour comprendre ce qui s’est passé et comment le Kahlvyn que nous connaissions et aimions est devenu l’homme capable de faire ce qu’il a fait. Il plongea encore un moment les yeux dans ceux de Zhenyfyr puis se tourna vers le fils aîné de celle-ci : — Rayjhis, cela va être difficile pour toi, sans doute plus que tout ce que tu as jamais vécu. Certaines personnes vont dire des horreurs sur ton père. D’autres affirmeront que rien de tout cela n’est vrai. Beaucoup d’hommes croiront qu’à cause de ce qu’a commis ton père tu risques toi aussi de représenter un jour une menace ou un danger pour la Couronne. Rayjhis eut un peu plus de mal à maîtriser son expression. La main libre du roi se posa une fois de plus à l’arrière de son crâne. — Ce qui te sera le plus douloureux, c’est que beaucoup de ces abominations seront vraies. Si je pouvais te protéger assez pour que tu ne les entendes pas, je le ferais. Mais c’est impossible. Tu es bien jeune pour avoir à affronter cela, mais personne ne pourra le faire à ta place. Rayjhis lui renvoya son regard en silence pendant quelques secondes puis manifesta sa compréhension d’un signe de tête, la mâchoire serrée. — Dans quelques minutes, poursuivit le roi, nous allons tous nous présenter devant le Conseil et les représentants de l’Église, à savoir l’évêque Maikel Staynair et le délégué archiépiscopal Zherald Ahdymsyn. Tous ces hommes vont te poser beaucoup de questions. À ta maman aussi, ajouta-t-il en jetant un rapide coup d’œil à Zhenyfyr. Certaines te mettront en colère. D’autres te feront du mal ou de la peine. Tu ne pourras rien faire d’autre qu’y répondre aussi honnêtement que possible. Mais je veux que vous vous souveniez tous les trois que vous êtes mes cousins. Personne – ni ton père, Rayjhis, ni les membres du Conseil – n’y pourra rien changer. Est-ce que c’est bien compris ? Le garçon opina de nouveau du chef, le corps raide, et Haarahld prit une profonde inspiration. — J’ai encore une chose à te dire, Rayjhis, qui te fera encore plus de mal que tout le reste, je le crains. Zhenyfyr Ahrmahk émit un léger son inarticulé et eut un geste brusque de la main, comme si elle avait voulu la tendre pour arrêter le roi. Elle n’en fit rien et Haarahld poursuivit d’une voix lente et prudente, les yeux posés sur les deux frères. — Des gens vont vous dire, mes garçons, que c’est votre grand-père qui a tué votre père. Kahlvyn, le plus jeune des deux, sursauta en ouvrant soudain des yeux immenses. Rayjhis se contenta de renvoyer au roi son regard, mais ses yeux à lui étaient devenus plus foncés, encore plus empreints de douleur qu’auparavant. Le cœur de Merlin se serra de compassion silencieuse pour cet enfant inconsolable qui venait d’accéder au titre de duc. — Or, continua Haarahld, s’ils vous disent cela, ce sera parce que c’est vrai. Il ne le voulait pas, car il aimait votre père, tout comme moi, tout comme Cayleb. Mais il n’avait pas le choix. Il arrive parfois, Rayjhis, Kahlvyn, que certaines personnes fassent de vilaines choses. Quelquefois, c’est à cause d’un aspect de leur personnalité dont nous ignorions l’existence, qui les fait aspirer à ce qui ne leur revient pas. » Votre père et moi avons été élevés comme deux frères et non comme des cousins. Je l’aimais autant que Kahlvyn t’aime, Rayjhis. Je croyais que lui aussi m’aimait ainsi. On me reprochera peut-être de l’avoir cru car, en définitive, il voulait m’arracher ma couronne et assassiner Cayleb pour y parvenir. C’était un dessein abominable de sa part. Pourtant, malgré tout, je n’ai pas eu tort de l’aimer ni de croire qu’il m’aimait. » Il arrive que les gens changent, mes garçons. Certains maux n’affectent pas notre corps mais notre cœur et notre esprit. Je crois que c’est ce qui est arrivé à votre père. Il rêvait tant de ma couronne que c’en est devenu une maladie qui l’a rongé de l’intérieur. Quand lui et moi avions votre âge, quand nous grandissions ensemble dans ce palais, avant que cette… soif de régner l’empoisonne, il m’aimait sincèrement. Et il aimait Cayleb, je crois, tout comme votre grand-père aimait son gendre. « Mais quand votre père a fait ce qu’il a fait et qu’il a refusé de renoncer aux projets qu’il avait mis en branle, votre grand-père a dû prendre une décision. Il devait choisir : faire ce qu’exigeaient son honneur et son allégeance à la Couronne ou aider votre père à commettre les crimes que lui dictait son ambition dévorante. Quand votre grand-père a compris qu’il ne pourrait pas soutenir une trahison, malgré tout l’amour qu’il portait au coupable, votre père a ordonné à son garde du corps de s’emparer de lui et de le garder prisonnier jusqu’à ce que Cayleb et moi, ainsi que beaucoup d’autres personnes, ayons été tués. Kahlvyn secouait la tête, lentement, sans cesse, avec sur son visage d’enfant de cinq ans une expression de douleur, de chagrin et de désarroi. Rayjhis, lui, était assez grand pour comprendre, même imparfaitement, ce que disait le roi. Son menton se mit à trembler comme ces mots faisaient leur chemin dans son esprit. — Votre grand-père ne pouvait pas le laisser faire, reprit Haarahld d’une voix douce mais ferme. Il est mon premier conseiller. C’est aussi l’un de mes vassaux. Il a servi comme officier dans ma marine. Il connaît l’importance de l’honneur et d’un serment. Aussi, malgré l’amour qu’il portait à votre père – un amour sincère, Rayjhis, je te le jure –, quand la bagarre a commencé et que les gardes de votre père ont tenté de le capturer ou de le tuer, il a respecté son allégeance et supprimé l’homme qu’il aimait pour les crimes qu’il avait commis. Les deux garçons pleuraient désormais à chaudes larmes, tout comme leur mère. Haarahld s’extirpa de son trône et étreignit Zhenyfyr. Peu après, deux bras de cinq ans entourèrent sa cuisse gauche et il sentit Kahlvyn appuyer son visage contre sa hanche. Rayjhis leva les yeux vers lui, le visage marqué par la tristesse et la consternation. Le roi lui tendit la main. Le garçon qui venait de devenir duc et de découvrir l’abominable prix qu’il fallait parfois payer pour un titre, regarda son souverain à travers un voile de larmes. Il saisit la main tendue entre les deux siennes et s’y agrippa tel un naufragé à un espar. — Si ce n’est pas votre grand-père qui vous a raconté tout cela lui-même, c’est pour une bonne raison, ajouta Haarahld en s’adressant autant à Zhenyfyr qu’à ses enfants. Il le voulait. Malgré la souffrance qu’il savait que vous éprouveriez, il voulait tout vous dire en personne. Mais je ne l’y ai pas autorisé. Je suis votre roi et tu es l’un de mes ducs, désormais, Rayjhis. Les rois et leurs nobles partagent certaines obligations, encore renforcées dans votre cas par votre appartenance à ma famille. C’était mon devoir de vous dire tout cela. Et je voulais que vous l’entendiez de ma bouche parce que je tiens à ce que vous sachiez – dans votre cœur, autant que dans votre esprit – que rien de ce qui s’est passé, de ce que votre père a pu faire, ne changera jamais ce que je ressens pour vous, mes garçons, et votre mère. C’est à Dieu qu’il appartient de juger les mortels. Les rois doivent parfois rendre la justice, mais la sagesse leur commande de ne juger un homme ou une femme qu’en fonction de ses actes, et jamais de ceux d’un autre. Je ne me montre pas toujours sage, malgré mes efforts, malgré mes prières. Mais voici ce que je puis te promettre, Rayjhis. Quand je te regarderai par les yeux de ton cousin, et que je me souviendrai de ton père, c’est le garçon que j’aimais, l’homme loyal que je chérissais, que je verrai en toi. Et quand je te regarderai par les yeux de ton roi, ce sera le garçon que tu es et l’homme que tu deviens que je verrai, et non le père qui a trahi ma confiance. Merlin examina le visage de Zhenyfyr, y vit la douleur et l’affliction se mêler à l’acceptation des paroles de Haarahld. C’est alors qu’il comprit qu’il avait eu raison : c’était grâce à des rois tels que Haarahld VII que Charis valait la peine d’être sauvée. — Quoi qu’ait pu faire ton père sur la fin, termina doucement le monarque, lui et votre mère, ainsi que votre grand-père, vous ont enseigné, à Kahlvyn et à toi, les lois essentielles de la vie. N’oublie pas ces leçons, Rayjhis. Ne les oublie jamais et honore l’homme qu’il était quand il te les a données. Alors, tu deviendras un adulte digne de l’amour de tous. Le garçon leva les yeux vers lui, en pleurant sans retenue désormais. Le roi serra de nouveau Zhenyfyr contre lui, puis la relâcha pour se pencher et prendre vigoureusement dans ses bras le jeune et inconsolable duc de Tirian pour tenter de le réconforter. Il étreignit Rayjhis pendant quelques secondes puis se redressa. — À présent, Votre Grâce, lança-t-il à son cousin, rendons-nous devant le Conseil. .XV. Cathédrale de Tellesberg Royaume de Charis La voix riche et puissante des grandes orgues emplit de musique la cathédrale de Tellesberg. Les assistants de l’organiste pompaient avec énergie, sans relâche, pour alimenter le souffle de l’instrument. Debout dans un angle de la loge royale, Merlin Athrawes – devenu le lieutenant Athrawes de la garde royale – sentait les majestueux accords l’envelopper. L’édifice circulaire était inondé d’une marée polychrome de lumière, le soleil matinal se déversant par les vitraux de la claire-voie qui l’encerclait. Au cœur de la grandiose mosaïque à leur effigie, les archanges Langhorne et Bédard jetaient sur l’assemblée un regard sévère. Merlin affronta sans fléchir ces yeux impressionnants, calme en apparence malgré sa rage intérieure. Un jour, promit-il à l’esprit de Pei Shan-wei… et à ceux de ces deux « archanges ». Un jour… Il se détourna de la mosaïque, plus pour s’arracher à cette colère qu’il n’osait afficher que pour toute autre raison. Même – voire surtout – en ce lieu et en ce jour, il était impossible de laisser Cayleb et Haarahld sans protection et Merlin n’était pas le seul garde en armes et armure à être présent. Le lieutenant Falkhan et quatre de ses fusiliers se tenaient entre la loge et l’allée centrale. Ils observaient d’un regard aussi dur et alerte que celui de Merlin l’immense foule qui se pressait sur les bancs de la cathédrale. Comme toujours, l’aristocratie et la haute bourgeoisie étaient largement représentées, scintillant de pierreries et de broderies rehaussées d’or et d’argent. À vue de nez, il devait se trouver au moins deux mille personnes dans cet édifice qui touchait aux limites de son énorme capacité. Il régnait une atmosphère assez particulière. Forcément, se dit Merlin. À la suite de la mort de Tirian et de la vague d’arrestations lancée par Tonnerre-du-Ressac, tous les habitants du royaume doivent se sentir un peu… fiévreux. Ainsi, aucun noble n’aurait pu manquer ce service sans preuve irréfutable de son impossibilité absolue d’y assister. Cela étant… La nouvelle de la trahison – et de la mort – du cousin du roi s’était répandue comme une traînée de poudre. Des événements pareils ne se produisaient jamais en Charis et personne n’était dupe : cela ne serait jamais arrivé sans l’intervention d’un élément extérieur au royaume. Le roi Haarahld et son Conseil privé n’étaient sans doute pas encore prêts à donner des noms, mais les Charisiens étaient en général plus instruits des réalités politiques que les habitants de la plupart des monarchies de Sanctuaire. C’était sans doute inévitable, compte tenu des effets sans cesse ressentis de la diplomatie sur les relations commerciales dont dépendait la prospérité de Charis. Haarahld avait beau se refuser à désigner des coupables, ses sujets n’éprouvaient aucun doute quant à l’identité du responsable. Merlin sentait presque le goût de leur fureur, tel de l’acide sur la langue. Pourtant, il n’y avait pas en eux que de la colère. Il y avait aussi… de la peur. Non, se reprit-il. Il ne s’agit pas vraiment de peur. Ils en ressentent, mais ce n’est pas tout. Ces gens savent que les événements actuels dépassent les habituels jeux de pouvoir entre princes rivaux. Ils se tournent vers l’Église pour être rassurés. Une brusque variation dans la musique des orgues l’arracha à ses pensées. Il tourna la tête et vit s’ouvrir en grand les deux battants de la porte de la cathédrale. Un acolyte la franchit en tendant à bout de bras devant lui le sceptre d’or de Langhorne dressé au bout d’une hampe noire de bois dur incrusté d’anneaux d’argent. Il était flanqué de deux porteurs de cierges, eux-mêmes suivis de deux bas-prêtres balançant leur encensoir d’où émanaient de longues traînées parfumées, tels des rubans blancs à la dérive dans la lumière des vitraux. Défilèrent ensuite les membres du chœur en soutane verte et surplis blanc. Dès que le premier rang eut franchi la porte ouverte, tous entonnèrent un cantique. Malgré la haine que Merlin éprouvait pour l’Église de Dieu du Jour Espéré, la beauté de ces voix superbement entraînées le submergea telle une lame de fond. Il fallut longtemps à l’ensemble vocal pour franchir la porte et s’acheminer vers les galeries du chœur de part et d’autre de la mosaïque des archanges. À la suite de cet ouragan de musique s’avançaient l’évêque Maikel Staynair, douze autres acolytes, six prêtres et assistants, suivis par encore un porteur de sceptre et deux thuriféraires. L’évêque remonta lentement l’allée centrale, sa tenue épiscopale étincelant de pierres précieuses, son habituel tricorne clérical remplacé par la fine couronne d’or symbolisant son rang dans la hiérarchie de l’Église. Les fidèles s’inclinèrent en signe de respect à son passage et c’est avec une parfaite expression de sérénité qu’il tendit la main pour toucher les épaules, les têtes et les cheveux des enfants, en un geste de bénédiction silencieuse. Merlin savait que Staynair s’écartait là des pratiques habituelles des prélats de l’Église Mère et il haussa légèrement un sourcil en voyant certains fidèles oser le toucher à leur tour. Il le savait très respecté à Tellesberg ; jusqu’alors, il n’avait toutefois jamais compris à quel point il était aimé. L’évêque pénétra dans le sanctuaire et fit une génuflexion devant l’autel et sa mosaïque. Ensuite, il se releva et se tourna face à l’assemblée tandis que ses assistants gagnaient leur siège. La cérémonie obéissait à une chorégraphie aussi précise qu’un grand bal. Le dernier acolyte prit place à l’instant où s’éteignit l’ultime note du cantique processionnel. Un silence absolu régna pendant quelques instants, bientôt brisé par la splendide voix de l’évêque Maikel Staynair. — Que Langhorne soit avec vous, mes enfants. — Et avec votre esprit, murmura l’assemblée en réponse. — Prions pour que Langhorne intercède en notre faveur et que Dieu nous guide au cours de l’office de ce jour. (Staynair fit de nouveau face à l’autel et tomba à genoux.) Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, qu’arrive le Jour Espéré. Que la loi proclamée en Votre nom par saint Langhorne règne sur Sanctuaire comme au ciel. Donnez-nous… Merlin cessa d’écouter. C’était insupportable. Nimue Alban avait été élevée dans la religion. Sans doute ne s’était-elle pas montrée aussi pratiquante que l’auraient voulu ses parents et catéchistes, mais elle avait découvert sur Sanctuaire qu’elle n’avait rien oublié. En percevant la parfaite sincérité de la voix de Maikel Staynair, Merlin se rappela que l’évêque avait appris dès l’enfance à croire en les enseignements de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Il était difficile de s’en persuader en l’entendant prononcer ces mots qui avaient tant compté pour Nimue, ainsi pervertis pour servir les desseins de Langhorne, et pourtant, c’était vrai. Comment Merlin aurait-il pu reprocher à un homme à l’évidence bon et attentionné de respecter le système de croyances dans lequel il avait grandi ? Cela ne l’aidait pas à endurer ce spectacle. De fait, il se réjouissait que Langhorne ait décidé d’articuler l’année sanctuarienne autour d’une « semaine » de cinq jours ne comportant plus ni samedi ni dimanche, ce dernier étant remplacé par le « jour sacré » de l’Église, qui tombait au milieu de la quinquaine. Il était déjà assez pénible à Merlin de se rendre à l’office pour qu’il n’ait pas à le faire, en plus, le dimanche. Ce devait être l’ironie suprême de l’histoire de l’humanité, se dit-il. Le dernier chrétien de tout l’univers était une machine. Légalement, c’était tout ce qu’avait jamais été un ACIP autonome, même si Merlin s’était depuis longtemps affranchi de cette définition juridique. Pourtant, c’était une question dont il aurait aimé débattre avec quelqu’un d’autre. Était-il l’être humain dont il possédait les souvenirs ? N’en était-il qu’une évocation, un enregistrement ? une IA sujette à la folie des grandeurs ? Détenait-il l’âme immortelle en laquelle avait toujours cru Nimue Alban ? ou celle-ci l’avait-elle emportée avec elle à la mort de son corps biologique ? Il ne détenait de réponse à aucune de ces questions. À un moment, il s’était même demandé si un être d’alliages et de circuits moléculaires avait même le droit de les poser à Dieu. Il avait alors décidé qu’un être supérieur devrait pouvoir comprendre ce qui sous-tendait ses questions, tout comme il avait jugé que, si l’Église de Dieu du Jour Espéré était un énorme et obscène mensonge, cela ne devrait jamais rendre le Seigneur sourd à la sincérité des prières qui montaient encore vers Lui. Il n’oubliait pas qu’il avait une autre responsabilité, qui dépassait celle de préparer les survivants de l’espèce humaine à affronter un jour les Gbabas. Il était le dernier des chrétiens. En un sens, il était aussi le dernier musulman. Le dernier juif. Le dernier bouddhiste, hindouiste, shintoïste. L’ordinateur de bibliothèque qui se trouvait dans la grotte de Nimue était le dernier dépositaire de millénaires de réflexion théologique et de recherche de l’inspiration divine. Et Merlin Athrawes était le dernier à en connaître l’existence. Un jour, ces archives seraient rouvertes. Cela relevait aussi de la responsabilité de Merlin. Il était le protecteur et le gardien du christianisme, de l’islam, du judaïsme, du bouddhisme, de toutes les religions. Machine ou non, il lui appartenait de restituer cet héritage riche et varié à l’humanité, qui en avait été spoliée. Il espérait seulement que, quand ce jour viendrait, l’aptitude de l’espèce humaine à la foi n’aurait pas été détruite par la prise de conscience du mensonge qui l’avait asservie pendant près de mille ans. Il s’agissait d’une messe d’action de grâce et non de funérailles. La doctrine de l’Église de Dieu du Jour Espéré interdisait aux traîtres une inhumation en terre consacrée. Ou, du moins, se reprit Merlin, elle l’interdisait aux traîtres reconnus comme tels, ce qui était peut-être préférable : d’après ce qu’il avait pu constater, au moins un quart des nobles de Sanctuaire – et sans doute la moitié des vicaires – auraient sinon été enterrés en dehors des murs des cimetières paroissiaux. En l’espèce, toutefois, la définition de traître s’appliquait parfaitement, et de son propre aveu, à Kahlvyn Ahrmahk ancien duc de Tirian. Ç’avait été dur pour Haarahld et Cayleb. Malgré tout ce qui s’était passé, comme Haarahld l’avait dit à Zhenyfyr Ahrmahk et à ses deux fils, ils aimaient leur cousin. Ils avaient énormément souffert de ne pouvoir lui offrir d’obsèques religieuses et d’être contraints de l’ensevelir en une terre non consacrée. Mais ils n’avaient pas eu le choix. Même l’évêque Maikel Staynair n’avait rien pu y faire, malgré ses regrets. Ce qu’il avait pu concéder, néanmoins, il l’avait fait. Cette messe était dite pour remercier Dieu d’avoir préservé la vie du roi, du prince héritier et du premier conseiller du royaume, mais le sermon qui l’accompagnait se concentrait sur la faillibilité de l’homme et les conséquences du péché sur son entourage. — … ce n’est donc pas en invoquant la nature malveillante des hommes que Shan-wei les a conduits vers le mal. (Le visage serein, Merlin grinça des dents tandis que la voix de l’évêque se répercutait dans les moindres interstices de la vaste cathédrale, portée par un coffre que lui aurait envié n’importe quel acteur exercé.) La Charte nous enseigne que Shan-wei elle-même n’était pas mauvaise au départ. Au contraire, elle était l’un des plus lumineux des archanges. Or, une fois déchue, ce n’est pas à la méchanceté des hommes qu’elle a fait appel mais à leur bonté. Elle les a séduits non par le pouvoir, par la domination qu’ils pourraient exercer sur autrui, mais par la promesse que tous les hommes du monde entier bénéficieraient de la puissance des archanges. Que leurs enfants, leur femme, leurs père et mère, leurs voisins et amis, deviendraient tous des anges du Seigneur s’ils tendaient les mains vers ce qu’elle leur offrait. « Voilà pourquoi même un homme bon peut sans le vouloir ouvrir sa porte au mal. Je n’affirme pas, mes enfants, qu’il n’existe pas de mauvaises personnes. Je ne prétends pas que ceux qui commettent le vol, le meurtre et la trahison le font parce que ce sont des êtres bons qui ont été détournés du droit chemin. Je dis seulement que tous les hommes naissent bons. Ce qui leur est enseigné alors qu’ils sont des enfants, ce que l’on attend d’eux quand ils grandissent, devient soit l’armure entourant cette bonté, soit la faille autorisant le mal à y pénétrer. Merlin posa la main sur le fourreau de son katana et garda les yeux braqués droit devant lui. La voix de l’évêque était empreinte de compassion et d’attention, mais tout ce qu’il disait sortait tout droit de la doctrine et de la théologie de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Pourtant… — Cela étant, nous ne devons pas oublier la responsabilité qui est la nôtre de bien élever nos enfants. De les châtier quand c’est nécessaire, oui, mais aussi de faire preuve de douceur et d’affection quand nous le pouvons. De nous assurer que, si nous les punissons, c’est effectivement pour une mauvaise action. Et d’apprendre à nos enfants à différencier le bien du mal. À en juger avec courage, clairvoyance et intégrité, sans prêter attention à ceux qui voudraient leur souffler autre chose que ce que leur dicte leur cœur. Apprenons-leur que le monde est un endroit vaste et merveilleux, riche de difficultés, de promesses et de tâches propres à mettre à l’épreuve n’importe quel mortel. Répétons-leur que, pour vraiment connaître Dieu, ils devront Le trouver en eux et dans leur vie quotidienne. Un frisson parcourut la cathédrale, moins visible que ressenti, et Merlin tressaillit en constatant le tour inattendu qu’avait pris le texte de Staynair. C’était peu de chose, sans doute. Pourtant, dans le sermon du troisième prélat de Charis, c’était énorme. L’Église de Dieu du Jour Espéré reconnaissait l’existence d’un lien personnel entre Dieu et chacun de Ses enfants, mais n’encourageait pas ceux-ci à rechercher cette relation. Il appartenait à l’Église d’enseigner et d’informer, ainsi que d’imposer aux fidèles la volonté de Dieu à leur égard et de définir leurs contacts « personnels » avec Lui. La Charte ne proclamait pas l’infaillibilité de l’Église autant que celle des « archanges », mais la doctrine cultuelle étendait cette qualité aux vicaires qui avaient hérité de l’autorité des archanges. Maikel Staynair n’avait pas à proprement parler contredit cette doctrine. Il affirmait seulement qu’il arrivait même aux meilleurs professeurs de se tromper. Aussi ses paroles pouvaient-elles être interprétées comme une attaque de l’infaillibilité de l’Église, qui enseignait effectivement ses préceptes à tous les Sanctuariens. Or c’était surtout là, en Charis, où l’indépendance d’esprit était ouvertement encouragée, qu’une telle interprétation serait possible. — Nous nous efforçons d’enseigner ces leçons à nos enfants, poursuivit calmement l’évêque comme s’il ne s’était pas rendu compte d’avoir dit quoi que ce soit d’extraordinaire. Parfois, malgré nos efforts, nous échouons. Le mal existe dans le monde, mes enfants. On peut le trouver partout, chez n’importe qui. Il attend patiemment et ses pièges sont habiles. Qu’ils soient puissants ou faibles, de naissance noble ou commune, riches ou pauvres, les hommes tombent dans ces pièges et donc dans le péché. Or il est de notre responsabilité, en tant que membres du peuple de Dieu, de détester le péché. De le rejeter chaque fois qu’il se dresse parmi nous. Pourtant, il appartient aussi aux enfants de Dieu de s’aimer les uns les autres. De haïr le péché mais d’aimer le pécheur, sans ressentir pour autant de culpabilité ni de dégoût de soi. » Il est juste et bon que nous remerciions Dieu aujourd’hui d’avoir protégé notre roi, notre prince héritier et notre premier conseiller. Il est juste et bon que nous condamnions et abhorrions le crime de trahison dont ils ont failli être victimes, et nous tous à travers eux. Néanmoins, alors même que nous exprimons notre gratitude, souvenons-nous que le mal qui les a menacés avant d’être écarté a malgré tout choisi ses victimes parmi nous. Les malheureux qui ont succombé à la tentation et se sont prêtés à ces actes abominables nous sont aussi perdus que l’aurait été le prince héritier Cayleb s’ils étaient arrivés à leurs fins. Ce qu’ils ont fait marquera à jamais le souvenir que garderont d’eux ceux qui les aimaient et le prix dont devra s’acquitter leur âme immortelle sera plus élevé que ce que devrait payer n’importe quel enfant de Dieu. Aussi, je vous implore, quand vous vous joindrez à moi pour notre ultime action de grâce, de prier aussi pour l’âme de tous ceux qui sont morts, ainsi que pour le cœur meurtri de ceux qui les aimaient. Il parcourut du regard les bancs silencieux de la cathédrale pendant une dizaine de secondes puis prit une profonde inspiration et se retourna face à l’autel et aux énormes visages de Langhorne et de Bédard en levant les mains en signe de prière. Merlin examina l’épine dorsale droite comme une épée de l’évêque tandis que ses paroles déferlaient sur lui. Il ne prêta guère attention à ce qu’il disait. Sa parfaite mémoire d’ACIP lui permettrait de se les remémorer plus tard s’il le fallait. Mais le plus important avait déjà été dit et Merlin se demandait si Haarahld et Cayleb se doutaient de la portée réelle du sermon de l’évêque. .XVI. Palais archiépiscopal Tellesberg Royaume de Charis — Peut-être auriez-vous l’obligeance de nous expliquer le sens de votre sermon, Staynair ? s’enquit froidement le délégué archiépiscopal Zherald Ahdymsyn en se détournant de la fenêtre de son bureau pour toiser son « invité ». — Pardonnez-moi, Votre Excellence, répondit l’évêque Maikel Staynair d’une voix posée, mais je ne suis pas certain de comprendre à quelle partie de mon texte vous faites référence. Il affronta sans sourciller le regard de pierre du délégué archiépiscopal. Dissimulés sous les longues manches de sa soutane, les poings d’Ahdymsyn se crispèrent. Il n’avait jamais approuvé la nomination de Staynair au siège épiscopal de la capitale. Cet homme était trop… trop… trop Charisien. Mais l’obstination de Haarahld à affecter le prêtre de son choix à la chaire vacante de la cathédrale de Tellesberg avait donné à réfléchir au précédent archevêque. Il aurait pu rejeter cette décision. En ce qui concernait Ahdymsyn, il aurait fichtre dû la refuser. D’ailleurs, le délégué archiépiscopal ne s’était pas privé de l’affirmer haut et fort à l’époque. Pourtant, son supérieur avait reculé devant la volonté inflexible du roi de Charis. L’archevêque Rojyr était vieux et fatigué, presque sénile. Il n’aspirait qu’à la paix pour ses ultimes années de sacerdoce. Peut-être avait-il craint qu’en harcelant Haarahld il aurait fini par forcer le Conseil des vicaires et l’Inquisition à intervenir. Aussi, au lieu de s’en occuper lui-même, il s’est déchargé sur moi, songea Ahdymsyn avec amertume. — Il paraît, dit-il à Staynair, que votre sermon aurait remis en question la primauté et l’autorité de l’Église Mère. — Votre Excellence, répondit l’évêque avec un air de totale innocence. Je crains de ne pas comprendre comment mes propos ont pu être interprétés ainsi ! Quelle partie de mon sermon a pu conduire quiconque à imaginer un instant que j’aie nourri de telles intentions ? La crispation des poings d’Ahdymsyn s’accentua. Ses narines frémirent quand il prit une profonde inspiration. — Avez-vous dit, oui ou non, qu’il appartenait à toute personne pieuse de décider seule de ce qui était bien ou mal ? — Bien entendu, Votre Excellence. (La surprise de Staynair n’aurait pu être mieux jouée par le plus habile des acteurs, songea Ahdymsyn.) N’est-ce pas ce que nous enseignent tant la Charte que les Commentaires ? que Dieu et les archanges (il toucha son cœur et ses lèvres de ses doigts) attendent de nous que nous nous prémunissions contre le mal ? qu’il est de notre devoir, en tant qu’hommes et femmes de foi, de nous tenir en permanence sur nos gardes et de reconnaître quand nous le voyons le mal auquel nous pourrions succomber ? Les muscles de la mâchoire d’Ahdymsyn se contractèrent, faisant grincer ses dents. Il fut tenté de tendre le bras et de gifler le Charisien flegmatique qui se tenait devant lui. Tous deux savaient précisément ce qu’avait dit Staynair. Pourtant, la réponse désinvolte de l’évêque s’appuyait sur les doctrines les plus fondamentales de l’Église. — Je conviens certes de ce que Dieu et les archanges (ce fut son tour de se toucher le cœur et les lèvres) attendent de nous que nous sachions déceler le mal là où il se trouve. En revanche, il est dangereux, tant d’un point de vue doctrinal que pour l’autorité légitime de l’Église Mère dans ce monde et le suivant, de suggérer qu’elle puisse se tromper. — Avec tout le respect que je vous dois, Votre Excellence, je n’ai rien dit de tel, protesta Staynair avec fermeté. J’ai parlé de la responsabilité qui est celle des parents d’apprendre à leurs enfants à distinguer le bien du mal. Et à se méfier des hommes, moins attentifs à leurs obligations, ou nourrissant des desseins dépravés, qui pourraient tenter de les induire en erreur. De présenter de faux arguments sous la forme de croyances acceptables. Je n’ai jamais suggéré que l’Église Mère puisse faire l’erreur de dispenser de faux enseignements. Si vous croyez que c’est ce que j’ai fait, je vous prie de m’indiquer où et comment j’aurais pu proférer une accusation aussi impardonnable ! Ahdymsyn le foudroya du regard et fit volte-face vers la fenêtre en luttant pour maîtriser son expression et ses émotions. — Que cette « accusation » ait été volontaire ou non de votre part, vos paroles, telles qu’elles m’ont été rapportées, pourraient être interprétées ainsi par les personnes enclines à opposer leur propre jugement à celui de l’Église Mère. — Je vous assure, Votre Excellence, que je n’ai jamais eu l’intention de remettre en question son autorité légitime. Si mes paroles ont pu être comprises ainsi, je vous présente mes plus humbles excuses. Ahdymsyn continua à regarder furieusement par la fenêtre. Le soleil se couchait lentement. À l’horizon occidental, une masse unie de braises cramoisies peignait la baie de Howell en un rouge de sinistre présage. Le délégué archiépiscopal prit encore une profonde inspiration. — Je suis très déçu de la désinvolture avec laquelle vous avez choisi vos mots, Staynair. Vous êtes, après l’archevêque Erayk Dynnys et moi-même, le plus éminent prélat de tout le royaume de Charis. Vous êtes responsable devant Dieu et ses représentants de rappeler à vos ouailles où se trouvent leur devoir et le salut de leur âme. Il s’ensuit que vous devez aussi éviter d’élargir… par inadvertance les failles susceptibles de les éloigner de la sécurité offerte par l’autorité de l’Église Mère. Il s’était efforcé de s’exprimer d’une voix posée et raisonnable, même s’il savait très bien que ni lui ni Staynair ne doutaient que l’évêque de Charis ait commis ce dont Ahdymsyn venait de l’accuser. Cela étant, Staynair s’était couvert. Son interprétation de ses propos, si imprécise et intéressée soit-elle, paraissait dans le même temps sensée et plausible. Du moins l’aurait-elle été n’importe où, sauf en Charis. — Je regrette d’avoir suscité votre déception, Votre Excellence. — Je n’en doute pas. Ahdymsyn sourit sans humour en regardant par la fenêtre. En théorie, il avait toute autorité pour éloigner temporairement Staynair de son siège épiscopal. Cependant, il lui était impossible de le révoquer de façon permanente sans l’accord de l’archevêque Erayk Dynnys, accord qu’il n’était pas du tout certain d’obtenir. C’est un peu de ta faute, aussi, Zherald, s’admonesta-t-il en son for intérieur. Tu sais depuis des années combien ces Charisiens sont obstinés. Pourtant, tu n’as cessé d’assurer à l’archevêque que tu maîtrisais la situation. Tu minimises depuis trop longtemps les comptes-rendus de gens tels que Nahrmahn et Hektor en les affirmant exagérés – parce qu’ils le sont, et de loin, bon sang ! Maintenant, si tu rapportes les paroles de Staynair et t’appuies dessus pour l’accuser d’avoir cherché à saper l’autorité de l’Église, ce sera toi qui auras l’air d’exagérer. Si Erayk ne voit pas le visage de cet homme, s’il n’entend pas le ton de sa voix, s’il ne ressent pas l’humeur de ses paroissiens, tout ce que Staynair aura dit lui semblera des plus raisonnable. Et tes allégations le concernant paraîtront irréfléchies et alarmistes. Le sourire du délégué archiépiscopal se mua en une expression de fureur. Le regard perdu vers l’horizon flamboyant, il se demanda si ce monceau écarlate de braises fumantes n’était pas une sorte de mauvais augure. Staynair était inquiétant, bien sûr, mais cela venait au moins en partie de la composition du clergé de Charis en général. L’une des principales raisons pour lesquelles l’élévation de Staynair au siège épiscopal de Tellesberg restait en travers de la gorge d’Ahdymsyn était qu’elle défiait la politique habituelle de l’Église, qui était de muter les membres du haut clergé, notamment les évêques et délégués épiscopaux, de telle sorte qu’ils servent en dehors de leur royaume ou province de naissance. Il n’était jamais bon, selon Ahdymsyn, d’autoriser un dirigeant local de l’Église à nourrir un sentiment de loyauté envers le monde séculier au sein duquel il servait. D’après lui, c’était surtout vrai de pays, tels que Charis, déjà très éloignés du Temple et de Sion. Cependant, il était toujours difficile de convaincre les ecclésiastiques de s’expatrier en des terres aussi distantes et isolées. Ceux qui disposaient de soutiens en haut lieu trouvaient toujours un moyen de passer entre les mailles du filet. La richesse de Charis avait beau présenter certains attraits, ceux qui y étaient affectés le vivaient comme un exil. Au mieux, c’était un rude coup porté à leurs rêves de carrière. Le cas d’Ahdymsyn était atypique. Il avait largement fait la preuve de sa loyauté mais manquait des soutiens nécessaires au plus haut niveau pour aspirer à devenir un jour archevêque à part entière. Dans ces conditions, une affectation en Charis lui avait parfaitement convenu quand elle lui avait été proposée. Ce royaume était assez éloigné du Temple et de Sion pour lui offrir un minimum d’indépendance et d’autonomie, ainsi que de nombreuses occasions d’accumuler les richesses personnelles. Cela étant, plus de neuf ecclésiastiques sur dix en poste en Charis y étaient nés, à l’instar de Staynair. Cette proportion était, bien entendu, plus écrasante encore dans le bas clergé et au sein des différents ordres monastiques. C’était justement ce qui rendait d’autant plus préoccupant d’avoir placé un Charisien au troisième poste de l’Église dans ce royaume. Ces humbles prêtres et assistants étaient certainement très attentifs à tout ce que leur disait « leur » évêque. Après un long silence, il se retourna vers Staynair : — Je veux bien vous croire quand vous affirmez n’avoir pas eu l’intention d’attaquer l’autorité de l’Église Mère et son apanage du jugement des fautes. Cela n’atténue pas mon mécontentement, cependant. Pas plus que le Conseil des vicaires ou l’Inquisition ne se réjouiront du risque d’erreur induit par vos paroles… malheureuses. Vous n’êtes pas un simple prêtre de paroisse. Vous êtes un évêque. Un évêque de l’Église Mère. À ce titre, vous devez vous montrer exemplaire. Est-ce bien compris, Staynair ? — Absolument, Votre Excellence, répondit l’évêque en inclinant la tête d’une manière à peine perceptible. — Nous vivons des temps périlleux, poursuivit calmement Ahdymsyn. Le danger menace Charis à bien des niveaux, comme l’a clairement illustré la trahison du propre cousin du roi. Prenez donc garde à ne pas augmenter ce danger. — Je prendrai votre avertissement à cœur, Votre Excellence, répondit Staynair avec encore une légère inclinaison. — Veillez-y. Veillez-y avec la plus grande attention. Ni ma patience, ni celle de l’archevêque, ni celle du Saint-Office de l’Inquisition ne sont sans limites. Si vos erreurs dans l’exercice de vos fonctions entraînent des conséquences pour d’autres personnes, alors le poids de ces conséquences pèsera sur votre âme immortelle et l’Église Mère ne manquera pas de vous demander des comptes. Staynair s’abstint de répondre, mais il ne broncha pas et ses yeux fixes refusèrent de se baisser. En tout cas, songea Ahdymsyn, il était prévenu. Quels que soient ses défauts, cet homme n’était pas un imbécile. Cela devrait suffire, du moins pour l’instant. — Vous pouvez vous retirer, conclut le délégué archiépiscopal d’une voix froide en tendant son anneau à Staynair pour qu’il l’embrasse. — Merci, Votre Excellence, murmura l’évêque de Tellesberg en effleurant des lèvres le sceptre d’or incrusté dans le rubis rouge sang de l’anneau pastoral. Je vous promets de me souvenir de tout ce que vous m’avez dit aujourd’hui. SEPTEMBRE DE L’AN DE GRCE 890 .I. Chez Madame Ahnzhelyk Cité de Sion Terres du Temple L’archevêque Erayk Dynnys afficha un sourire cordial en souhaitant une bonne nuit à Ahnzhelyk Phonda. — Comme toujours, ce fut une soirée délicieuse, Madame Ahnzhelyk, dit-il en tapotant les doigts délicats et parfumés de son interlocutrice entre ses deux mains manucurées. — Son Excellence est trop bonne, comme d’habitude, protesta la tenancière avec le sourire gracieux qui avait tant contribué à son succès du temps de sa gloire passée. Nous ne méritons pas tant de flatteries. — Allons ! Allons ! s’écria Dynnys avec fermeté. Nous nous connaissons depuis trop longtemps pour que vous et vos charmantes dames me fassiez tant de cérémonies. — Eh bien, merci, Votre Excellence. (Ahnzhelyk le salua d’une légère inclinaison de la tête.) C’est toujours un plaisir de vous recevoir. Surtout en ce moment. Nous craignions de ne plus avoir l’honneur de votre visite avant votre départ pour Charis. — Une perspective qui ne m’enchante guère, je vous l’assure, soupira Dynnys avec une légère grimace. Bien sûr, je ne puis m’attarder beaucoup plus longtemps. À vrai dire, j’aurais déjà dû partir. Les premières neiges sont tombées sur les montagnes, si j’en crois les rapports des sémaphores. Le passage de Hsing-wu ne tardera pas à geler et je crains que la traversée ne soit pas une partie de plaisir à cette époque de l’année, même une fois le passage franchi. — Je sais, Votre Excellence. Toutefois, il paraît que l’été à Tellesberg est beaucoup plus agréable que l’hiver à Sion. Voilà qui devrait au moins vous récompenser des difficultés du voyage. — Oui, c’est tout à fait exact, acquiesça Dynnys avec un petit rire. Je regrette d’ailleurs parfois que les archanges aient été insensibles à la neige épaisse quand ils ont choisi le site du Temple. J’apprécie énormément le climat de Sion en été, voyez-vous. Mais l’hiver, c’est autre chose… Et ce, hélas, malgré votre charmante compagnie. Ce fut au tour d’Ahnzhelyk de glousser. — Dans ce cas, Votre Excellence, au cas où je ne vous reverrais pas avant votre départ, permettez-moi de vous souhaiter un agréable voyage et un retour sans encombre parmi nous. — De vos lèvres aux oreilles des archanges. Dynnys se toucha le cœur puis la bouche avec un sourire en la regardant droit dans les yeux. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour l’embrasser chastement sur la joue. C’était, songea-t-il en se remémorant avec plaisir la soirée, la seule chose chaste qui lui soit arrivée depuis qu’il avait franchi cette porte, quelques heures plus tôt. Le portail de Madame Ahnzhelyk était l’une des entrées les plus discrètes de toute la cité de Sion. La Sainte Charte avait beau reconnaître que les êtres humains étaient faillibles et que tous ne demanderaient pas au clergé de l’Église Mère d’approuver leurs relations, elle était très stricte en ce qui concernait la fornication et l’infidélité, ce qui compliquait quelque peu la vie d’Erayk Dynnys. En effet, la Charte et les règles internes de l’Église exigeaient d’un ecclésiastique aspirant aux responsabilités épiscopales qu’il ait convolé en justes noces. Sinon, comment pourrait-il comprendre les besoins physiques et émotionnels des croyants mariés dont le bien-être spirituel relevait de sa responsabilité ? Dynnys avait bien sûr rempli cette obligation, même s’il ne voyait que très rarement son épouse. Cela ne surprenait ni ne chagrinait particulièrement Adorai Dynnys. Elle n’avait que douze ans quand les familles Dynnys et Laynohr avaient arrangé leur mariage et elle avait été élevée pour comprendre aussi bien que son époux comment de telles affaires étaient menées au sein des dynasties de l’Église. Par ailleurs, elle détestait les activités mondaines de Sion presque autant que les manœuvres complexes des factions internes du Temple. C’était donc somme toute assez heureuse qu’elle vivait dans l’un des domaines de Dynnys, à élever des chevaux, des poules, des dragons de trait et les deux fils qu’elle avait consciencieusement donnés à son mari dans les premières années de leur mariage. Ainsi, comme beaucoup de ses pairs, Dynnys manquait parfois de compagnie féminine. Par bonheur pour lui, Madame Ahnzhelyk et ses adorables et expertes jeunes filles étaient toujours prêtes à combler ce vide. Et ce, bien sûr, avec une discrétion absolue. — Allez ! Ahnzhelyk, soupira-t-il comme elle l’accompagnait vers la porte, qu’un valet lui ouvrit dignement à son approche. Je dois me sauver, maintenant. Avec plus de regrets que vous pourriez l’imaginer, ajouta-t-il avec un frisson qu’il n’eut guère à simuler en découvrant la bruine froide qui tombait dehors par cette nuit d’automne. — Vil flatteur ! (Madame Ahnzhelyk éclata de rire en lui tapotant l’épaule.) Bien entendu, s’il fait trop mauvais, vous pourriez passer la soirée avec nous, Votre Excellence. — « Arrière, Shan-wei ! » cita Dynnys en gloussant à son tour. (Il secoua la tête en regardant les nuages de respiration de ses cochers et chevaux s’élever dans la nuit pluvieuse sous les lampes de sa voiture qui l’attendait au bord du trottoir.) Sérieusement, je serais bien tenté d’accepter votre aimable proposition. Hélas, il est bien des problèmes sur lesquels je me dois de me pencher avant de quitter Charis. En outre, j’ai plusieurs réunions prévues demain matin de bonne heure. Sans cela, je crois que vous m’auriez aisément convaincu. — En ce cas, Votre Excellence, j’accepte ma défaite. Madame Ahnzhelyk serra une dernière fois sa main avant de la relâcher et le regarda franchir la porte. Personne, et encore moins Dynnys, ne se révélerait capable par la suite de raconter avec certitude ce qui se produisit précisément alors. Le portier s’inclina devant l’archevêque comme le prélat passait devant lui et accepta avec un murmure de remerciement la lourde pièce d’or qu’il déposa dans sa main. Haut perché sur son siège, le maître cocher de Dynnys regarda s’approcher son employeur avec un plaisir manifeste. Si agréable qu’ait été cette visite pour l’archevêque, la longue attente s’était transformée en une épreuve froide et humide pour le conducteur, son assistant et les chevaux protégés par des couvertures. Le jeune homme qui tenait la tête des bêtes partageait son sentiment, avec en plus une pointe de jalousie envers son supérieur, assis sous la cape volumineuse qui formait comme une tente bien tendue autour de lui. Le valet et le porteur de lanterne de Madame Ahnzhelyk devancèrent prestement l’archevêque pour lui éclairer le passage et se tenir prêts à lui ouvrir la porte de sa voiture. Dynnys se renfonça dans son épaisse cape bordée de fourrure et entreprit de descendre les larges marches lisses, les yeux plissés sous la pluie battue par le vent. C’est alors que ses pieds se dérobèrent sous son poids. Littéralement. Dynnys n’avait jamais rien ressenti de tel que cette soudaine sensation de traction, presque d’arrachage. On aurait dit qu’une main s’était tendue pour lui saisir la cheville droite et tirer violemment dessus. Il s’en était trouvé déséquilibré, d’autant qu’il n’était pas particulièrement sportif. Le prélat battit l’air de ses bras avec un couinement de surprise fort peu archiépiscopal. La traction ne s’atténua pas et il glapit encore, plus fort, comme ses pieds se soulevaient du sol et qu’il dévalait l’escalier sur son postérieur. S’il y avait songé, il aurait trouvé étrange de glisser les pieds devant et non la tête la première. Il aurait alors dû réfléchir encore plus fort à ce qui lui avait causé cette singulière impression de traction. Sur le moment, toutefois, il était trop occupé à tomber pour accorder à ces mystères l’attention qu’ils auraient peut-être mérité et il poussa un cri en touchant l’allée pavée en bas de l’escalier. Il continua à glisser jusqu’à ce que la dalle de granit du trottoir surélevé de l’avenue l’arrête brusquement. Il sentit alors une vague de douleur lui déchirer la jambe et l’épaule droites. Les serviteurs horrifiés de Madame Ahnzhelyk se précipitèrent vers lui. Son assistant cocher abandonna son poste à la tête des chevaux pour le rejoindre. L’archevêque secoua faiblement la tête, écorché, ensanglanté, plus qu’à moitié sonné par sa dégringolade. Il essaya de se relever et poussa un nouveau hurlement, plus sonore, quand l’imprudente tentative mit son corps au supplice. — Ne bougez pas, Votre Excellence ! l’exhorta l’assistant cocher en s’agenouillant auprès de lui. Vous vous êtes cassé au moins une jambe, monseigneur ! Le jeune homme, qui avait déjà ôté sa cape, en couvrit son maître étendu et leva les yeux vers le valet de Madame Ahnzhelyk. — Va chercher un guérisseur ! lui lança-t-il d’un ton sec. Son Excellence aura besoin d’un rebouteux, au minimum ! Livide, le serviteur fit un geste rapide de la tête et déguerpit dans la nuit alors même que la maîtresse des lieux descendait l’escalier quatre à quatre, le visage empreint d’une expression de désarroi et d’inquiétude, en protégeant d’un négligé vaporeux sa coiffure élaborée. Elle s’agenouilla à côté du cocher dans le drapé de sa robe de soie. — Ne bougez pas, Erayk ! lui intima-t-elle sans se rendre compte que son serviteur venait de lui donner le même ordre. (Elle posa doucement une main sur la poitrine du prélat.) Je n’arrive pas à croire que ce soit arrivé ! Jamais je ne me le pardonnerai ! Jamais ! — Ce… ce n’est pas votre faute, lui assura Dynnys en serrant les dents, touché par l’inquiétude à l’évidence sincère de la femme malgré sa propre souffrance. J’ai… glissé. La pluie, sans doute. — Oh ! votre pauvre jambe ! s’écria-t-elle en avisant le membre horriblement brisé. — J’ai fait quérir le rebouteux, madame, déclara l’assistant cocher. — Bien. Très bien, fit Madame Ahnzhelyk en opinant vivement du chef. (Elle jeta par-dessus son épaule un coup d’œil au portier qui l’avait suivie dans l’escalier et se tenait derrière elle en se tordant les mains.) Styvyn ! ne restez pas planté là comme un nigaud ! Rentrez tout de suite. Je veux des couvertures, sur-le-champ ! Et un oreiller pour la tête de l’archevêque. Allez ! Plus vite que ça ! — Oui madame ! fit le portier en se précipitant à l’intérieur de l’établissement pour obéir aux ordres de sa tenancière. Merlin Athrawes se tenait au faîte d’un élégant hôtel particulier en face de chez Madame Ahnzhelyk. Il avait attendu là pendant près de trois heures et en était arrivé à la conclusion qu’il passait beaucoup trop de temps à traîner sur les toits sous la pluie. Puisqu’il semblait avoir pris cette habitude, cependant, il se félicitait du moins de ce qu’un ACIP n’ait pas à ressentir le froid et l’humidité s’il n’en avait pas envie. Il se réjouissait aussi que rien ni personne ne l’ait apparemment remarqué jusque-là. Il avait espéré qu’il en soit ainsi mais avait éprouvé quelques incertitudes quant à cette opération. Tout en la sachant nécessaire. Son glisseur de reconnaissance flottait discrètement hors de vue, bien au nord de la cité de Sion, sous le camouflage de tous ses systèmes furtifs tandis que ses détecteurs passifs surveillaient les signatures des émissions que Nimue Alban et Orwell avaient détectées au cours de leur premier relevé de la région du Temple. L’existence même de ces radiations inquiétait toujours autant Merlin, mais il estimait que l’hypothèse initiale de Nimue était correcte : la plupart des signatures détectées par son glisseur étaient celles des systèmes de climatisation encore actifs du Temple. Ce dernier devait offrir une chaleur accueillante et « mystique » malgré le temps désagréable régnant à l’extérieur. Compte tenu de la rigueur de l’hiver local, songea-t-il, ce « miracle » avait dû être l’une des libéralités des archanges les mieux accueillies par les Sanctuariens. Il restait toutefois plusieurs autres puissantes signatures que Merlin ne s’expliquait pas. Il aurait voulu s’en approcher pour les examiner, mais la prudence le lui interdisait. Quelle qu’en soit la source, elle était enterrée sous le Temple lui-même. Merlin espérait qu’il ne s’agissait que d’autres systèmes de chauffage et de refroidissement de l’édifice, mais il lui était impossible de s’en assurer. Tant qu’il n’aurait pas découvert au moins un indice quant à la nature exacte de ces émissions, il ne prendrait aucun risque pour se renseigner – ou alors en toute dernière extrémité. Il ne devait pas oublier les plates-formes orbitales de bombardement cinétique. S’il fourrait son nez, même par un intermédiaire électronique, là où le jugerait inconvenant leur ordinateur de contrôle, les conséquences pourraient se révéler fâcheuses. C’était exaspérant. S’il y avait une institution qu’il lui fallait absolument garder à l’œil, c’était bien le Conseil des vicaires. Or, à moins de se décider à déployer des PARC – ou du moins leurs parasites – à proximité dangereuse de ces sources d’émissions non identifiées, il n’avait aucun moyen d’espionner les réunions de ces éminents personnages. Le plus inquiétant était que, même d’après sa seule surveillance moins risquée des évêques et archevêques de moindre rang habitant à Sion, le Conseil s’émouvait de plus en plus des activités de Charis. Cette nervosité n’avait pas encore atteint son seuil critique, mais Merlin jugeait en avoir gravement sous-estimé la puissance au départ. Il s’était peu à peu rendu compte que le sujet de Charis revenait sans cesse, trop souvent pour sa tranquillité d’esprit, dans les comptes-rendus de ses PARC, tant dans le cadre de conversations privées entre prélats de l’Église que d’entretiens plus officiels. Beaucoup de ces discussions étaient en outre empreintes d’une tension palpable. À vrai dire, l’inquiétude manifeste de la hiérarchie de l’Église était sans commune mesure avec la superficie et la population de l’île. Merlin commençait à soupçonner le clergé de mieux comprendre qu’il l’avait d’abord cru le potentiel qu’il avait lui-même détecté en Charis. Or les nombreux ennemis du royaume, les princes Hektor et Nahrmahn en tête, s’employaient à attiser ces flammes avec un maximum d’énergie. Que cette défiance relève autant de l’émotion que de la raison faisait le jeu de Hektor et de Nahrmahn. Eux aussi devaient exercer une certaine vigilance – leur propre éloignement du Temple exposait leur orthodoxie à d’inévitables questionnements, notamment de la part du Saint-Office de l’Inquisition – mais ni Corisande ni Émeraude n’avaient jamais rien connu de comparable à l’esprit d’innovation de Charis. Leurs agents au sein du Temple insistaient bien sur ce point en propageant les rumeurs exagérées portant sur la volonté du roi Haarahld de « contourner les Proscriptions de Jwo-jeng » et de « renverser l’ordre social actuel », le tout à grand renfort de dons en espèces sonnantes et trébuchantes. Il aurait sans doute fallu avoir recours à des techniques un peu plus subtiles – ou, du moins, plus discrètes – pour influencer les vicaires eux-mêmes, mais les basses couches de l’épiscopat et, surtout, de la prêtrise, dont les représentants assuraient les tâches administratives du Conseil – vecteurs de choix pour la divulgation de ces contes auprès de leurs supérieurs –, réagissaient très bien à la corruption. De fait, plus d’un membre du Conseil s’y était aussi montré plutôt favorable. Ainsi, les efforts de Hektor et de Nahrmahn commençaient, lentement mais sûrement, de porter leurs fruits. L’archevêque Erayk Dynnys le savait mieux que personne. Il était apparu clairement dans ses discussions avec ses collègues et ses instructions au père Mahtaio qu’il examinerait avec attention la situation à Tellesberg au cours de sa visite pastorale annuelle. Le Conseil des vicaires tenait à ce qu’il lui garantisse personnellement soit que les rumeurs perçues étaient très exagérées, soit que l’archevêque de Charis avait pris les mesures nécessaires pour remédier à d’éventuels problèmes. Or cela n’arriverait jamais car, pour une fois, c’étaient les ennemis de Haarahld qui sous-estimaient ce qu’un certain Merlin Athrawes était prêt à faire pour le royaume de Charis. Il n’avait aucune intention d’enfreindre les Proscriptions – pour l’instant –, mais cette distinction risquait d’échapper à un archevêque résolu à satisfaire les exigences de ses supérieurs. Voilà pourquoi Merlin se tenait sur ce toit, sous la pluie cruelle d’une nuit glaciale d’automne. Par bonheur, Sion était une très grande ville et l’établissement de Madame Ahnzhelyk se dressait dans un quartier chic éloigné de près de cinq milles du Temple, soit dans une zone relativement sûre en termes de signatures énergétiques non identifiées, à condition de demeurer discret. Or Merlin avait découvert qu’il pouvait se montrer très, très discret quand c’était nécessaire. En écoutant le flux audio du mouchard dissimulé dans un pli de la cape de Dynnys, il hocha la tête de satisfaction. Il n’avait rien contre l’archevêque personnellement – du moins, pas encore – et il se réjouit des propos d’Ahnzhelyk et de l’assistant cocher. Les blessures de l’archevêque étaient à l’évidence douloureuses, se dit-il en ramassant le rayon tracteur portatif qu’il avait pointé sur les pieds de sa victime, mais elles n’avaient pas l’air de mettre ses jours en danger. Tant mieux. Merlin ne voulait pas prendre l’habitude de tuer sans nécessité. Par ailleurs, il préférait avoir affaire à Dynnys plutôt qu’à un quelconque remplaçant qui risquerait de se révéler plus à cheval sur la doctrine et la rigueur. D’un autre côté, il ne faisait aucun doute que le prélat souffrait d’une méchante fracture de la jambe droite. Sans doute aussi de l’épaule du même côté, à en juger par ce que les systèmes optiques et auditifs de Merlin lui permettaient de percevoir à cette distance. Il faudrait longtemps à Dynnys avant de récupérer. Quand il se serait rétabli, le passage de Hsing-wu serait certainement pris dans les glaces jusqu’à la fin de l’hiver. Il ne se trouverait personne au Temple pour lui demander de se rendre par voie de terre à Clahnyr dans l’idée de traverser ensuite le Chaudron, surtout après un si vilain accident. Par conséquent, la visite pastorale de Dynnys serait retardée d’au moins cinq ou six mois. Cela me suffira pour tout préparer et effacer mes empreintes… j’espère, songea-t-il. En tout cas, c’est tout ce que je peux faire pour l’instant. Dans l’immédiat, il faut que je rentre « chez moi ». Il gloussa intérieurement à cette idée. Il faisait déjà grand jour en Charis en ce moment. Il avait dit à Haarahld et Cayleb – sans mentir, du reste – qu’il avait besoin d’un peu de temps seul pour traiter certains aspects de ses visions. Le roi l’avait autorisé à chercher la solitude dans les montagnes voisines de Tellesberg, mais n’avait à l’évidence guère apprécié de le laisser seul et sans protection. Cayleb, lui, s’était seulement montré songeur – très songeur – et Merlin s’était demandé ce qui lui passait par la tête. Quoi qu’il en soit, plus vite Merlin serait rentré pour s’en occuper – et dissiper les soupçons du prince, le cas échéant –, mieux ce serait. Il descendit très discrètement du toit, s’enveloppa dans son poncho, tira sur sa capuche et s’éloigna d’un pas vif. Orwell était prêt à le soulever à l’aide des rayons tracteurs du glisseur, mais ce ne serait possible qu’une fois que Merlin aurait placé encore une bonne dizaine de milles entre lui et le Temple. Au moins, songea-t-il avec ironie, par une nuit pareille, il aurait les rues de la ville à peu près pour lui seul. .II. Palais du roi Haarahld VII Tellesberg Royaume de Charis Le prince héritier Cayleb leva la main pour frapper poliment puis se tint immobile devant la porte entrouverte. Il haussa un sourcil lorsque émana de la pièce un discret cliquetis. Le même son se reproduisit, puis disparut, puis se fit de nouveau entendre. Le prince adopta une expression perplexe en se demandant à quelle originalité il allait encore avoir affaire puis eut un geste des épaules et approcha encore le poing du battant. — Entrez, Votre Altesse, fit une voix amusée juste avant que ses jointures entrent en contact avec le bois. Cayleb secoua la tête en grimaçant un sourire et poussa la porte. Il entra dans le confortable salon baigné de soleil de Merlin et s’arrêta sur le seuil. Conformément à son nouveau poste de garde du corps personnel de Cayleb, le seijin avait quitté la tour de Marytha pour s’installer dans la section du palais réservée à la famille royale. Ses nouveaux appartements, quoique beaucoup plus modestes que ceux du prince, se trouvaient juste à côté de ces derniers, avec une presque aussi belle vue sur le port que celle dont jouissait Cayleb depuis sa chambre à coucher. Le seijin, qui s’était levé respectueusement de sa chaise derrière son bureau à l’entrée du prince héritier, se tenait là, vêtu de l’uniforme à insigne de kraken de la maison Ahrmahk, tête penchée sur le côté, avec au visage l’une des expressions malicieuses dont il avait le secret. Ses deux épées, l’une plus courte que l’autre, étaient accrochées au mur sur un présentoir derrière lui. Cayleb esquissa un sourire en les avisant. La plus longue des deux ne ressemblait à aucune arme jamais vue en Charis. Ni en Harchong, apparemment, à en juger par la réaction de maître Domnek. Le maître d’armes était à l’évidence dévoré par la curiosité à propos du seijin et de ses lames, mais sa fierté de Harchongais lui interdisait de poser les questions qui le taraudaient. Le prince héritier secoua la tête et se détourna du râtelier avec un tressaillement de sourcil. Un étrange objet trônait à plat sur le bureau de Merlin : un cadre de bois rectangulaire d’environ deux pieds de long et six pouces de large. Vingt et une tiges parallèles en reliaient les bords supérieur et inférieur. Six perles aplaties étaient enfilées sur chaque tige, cinq au-dessous et une au-dessus d’une barre de bois horizontale de séparation placée vers le haut du cadre. Les billes pouvaient glisser le long des tiges et leur configuration actuelle formait un motif visiblement délibéré, quoique incompréhensible. Plusieurs feuilles de papier étaient éparpillées autour de l’appareil, couvertes de l’écriture claire et volontaire du seijin, mais aussi de colonnes de symboles ou caractères que Cayleb n’avait jamais vus de sa vie. — Allons, asseyez-vous, Merlin ! s’écria le prince en se dirigeant vers lui. Le seijin afficha un sourire encore plus narquois et attendit que Cayleb ait pris place devant le bureau avant de se rasseoir. Cayleb secoua la tête et pouffa de rire. — Je croyais que nous étions censés partir pour Helen cet après-midi ? — C’est toujours le cas, Votre Altesse, mais le Puma-Lézard a été retardé. Vous et le page envoyé vous en avertir venez sans doute de vous croiser. Nous ne partirons pas avant une bonne heure, aussi ai-je décidé d’en profiter pour prendre quelques notes. — Est-ce ce dont il s’agit ? s’enquit Cayleb en désignant du menton les feuilles de papier manuscrites. (Merlin fit « oui » de la tête.) Quel genre de notes ? — La plupart sont destinées au haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte, répondit Merlin. Aujourd’hui, du moins. J’en ai déjà préparé pour le docteur Mahklyn et maître Howsmyn. J’étais justement en train de terminer quelques calculs de main-d’œuvre et de tonnage – des navires de Hektor et de Nahrmahn, bien sûr, pas de votre père – pour le haut-amiral. — Des calculs ? (Cayleb se laissa aller en arrière sur son siège puis désigna le cadre rectangulaire posé sur le bureau.) Puisque vous aviez deviné que c’était moi qui me tenais dans le couloir alors que vous ne regardiez même pas, vous devez savoir que j’écoutais de façon éhontée à votre porte. J’imagine que les cliquetis que j’entendais venaient de cet objet ? — En effet, Votre Altesse, acquiesça Merlin avec gravité, une lueur d’amusement dans ses étranges yeux saphir, comme pénétrait par la fenêtre ouverte le chant d’un oiseau lointain. — Encore une de vos menues surprises, j’imagine. En quoi consiste celle-ci, si je puis me permettre ? — Cela s’appelle un « boulier », Votre Altesse. C’est un dispositif qui permet de faire des calculs mathématiques. — Un quoi ? fit Cayleb en clignant des yeux. — Un boulier. Pour faire des calculs, répéta Merlin. — Comment est-ce que ça fonctionne ? Cayleb peinait à croire qu’il venait de poser cette question et ressentit un accès de panique en s’avisant qu’il venait de s’exposer à une « explication » du genre de celles que Frahnklyn Tohmys, son précepteur, avait toujours pris plaisir à lui prodiguer. — C’est très simple, en fait, répondit Merlin avec un sourire espiègle. (Cayleb frémit en entendant le mot « simple » qu’il redoutait tant, mais le seijin poursuivit impitoyablement.) Chaque tige représente un entier naturel, Votre Altesse. Chaque perle de ce groupe-ci, au-dessus de la barre de séparation, symbolise une valeur de cinq quand elle est baissée. Chaque perle de ce groupe-là, sous la barre, symbolise une valeur de un quand elle est levée. En ce moment (il passa un doigt devant les quatre premières tiges de l’appareil), la position des perles représente le nombre sept mille quatre cent treize. Cayleb avait ouvert la bouche pour nier rechercher de plus amples éclaircissements mais s’interrompit sans avoir exprimé son désintérêt. Il n’avait aucune idée de ce qu’était un « entier naturel » mais avait déjà étudié plus souvent qu’à son tour les nombres interminables que contenaient les rapports du genre de celui que Merlin était en train de préparer pour le haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte. Il n’était tout de même pas possible de représenter un nombre aussi élevé à l’aide de quatre tiges et vingt-quatre perles ! — Vous arrivez à noter des nombres aussi grands sur un objet de cette taille ? — Et même plus grands. Il faut de l’entraînement, mais une fois qu’on a compris, c’est simple et rapide. Cayleb se contenta de le dévisager pendant quelques secondes puis tendit la main pour faire glisser vers lui l’une des feuilles de notes. Il parcourut la page et émit un léger bruit de gorge en atteignant l’une des colonnes de symboles bizarres. Dans ce contexte, il était évident qu’ils représentaient les résultats des calculs de Merlin. Pour Cayleb, toutefois, ils n’avaient ni queue ni tête. — J’avoue n’avoir jamais été l’élève le plus enthousiaste que ma famille ait produit, dit-il avec un splendide euphémisme en levant les yeux vers Merlin. Cela étant, je crois n’avoir jamais rien vu de tel. Il tapota la colonne du bout du doigt. — C’est simplement un autre moyen d’écrire les nombres, Votre Altesse. Merlin s’était exprimé sur un ton presque frivole. Pourtant, Cayleb sentait qu’il y avait de la vigilance et de la concentration dans ces yeux bleus, comme si le seijin avait délibérément réuni les conditions de cette explication. C’était une impression que le prince avait déjà éprouvée. — « Un autre moyen d’écrire les nombres », répéta-t-il avec un petit rire. Très bien, je vous l’accorde. D’une certaine façon, néanmoins, je ne crois pas qu’il y ait la moindre « simplicité » là-dedans. En cet instant, alors qu’il ne s’en rendit pas compte lui-même, Cayleb ressembla étonnamment à son père. — Eh bien, fit Merlin en faisant glisser une feuille blanche vers le prince et en lui tendant son porte-plume, pourquoi n’écririez-vous pas le nombre présenté là sur ce boulier ? Sept mille quatre cent treize, lui rappela-t-il avec obligeance. Cayleb le regarda un moment puis prit l’instrument, le trempa dans l’encrier encastré dans le bureau et s’exécuta. Quand il eut terminé, il retourna la feuille pour la montrer à Merlin. — Voilà, dit-il avec un léger doute dans la voix en tapotant son œuvre du bout du manche de bois. Merlin y jeta un coup d’œil, reprit le porte-plume et griffonna quatre de ses caractères incompréhensibles en dessous du travail de Cayleb. Il retourna alors la feuille vers ce dernier. Le prince l’examina. Il y vit le nombre qu’il avait écrit, « MMMMMMMCDXIII », et, juste en dessous, les bizarres symboles de Merlin : « 7413 ». — C’est le même nombre, affirma Merlin. — Vous voulez rire, articula lentement Cayleb. — Pas du tout. Le seijin s’adossa à son siège. — C’est ridicule ! protesta le prince. — Loin de là, Votre Altesse. C’est différent, voilà tout… et plus simple. Voyez-vous, chacun de ces signes (il tapota le symbole « 3 » du bout de son porte-plume) représente une valeur spécifique de un à dix et chaque colonne (il fit de même avec la première tige de son « boulier ») constitue ce que vous pourriez considérer comme un espace de réservation pour ces symboles. La docte femme qui me les a enseignés il y a bien des années les appelait « chiffres arabes », ce qui convient aussi bien que n’importe quel nom, j’imagine. Il existe en tout et pour tout dix symboles, dont celui qui représente une valeur de rien du tout, que l’on appelle « zéro ». (Il dessina un nouveau signe qui ressemblait fort à la lettre « O ».) Grâce à ces dix chiffres, je peux écrire n’importe quel nombre que vous pourriez imaginer. Cayleb le regarda fixement. Le prince plaisantait souvent sur sa propre aversion pour les « études livresques », mais il était loin d’être stupide. De surcroît, il était le prince héritier de la plus grande puissance maritime de sa planète. La tenue des archives et livres comptables était une activité essentielle des marchands et transporteurs de Charis. Elle dévorait aussi les efforts d’une énorme quantité d’employés de bureau avec un appétit insatiable. Dans ces conditions, il ne fallait pas être un génie pour reconnaître les avantages incroyables du système que Merlin venait de décrire, s’il fonctionnait vraiment. — Très bien ! fit le prince sur un ton de défi en reprenant le porte-plume. Si vous êtes capable d’écrire « n’importe quel nombre » avec vos fameux chiffres, écrivez donc celui-ci. La pointe d’acier gratta le papier comme il écrivait : « MMMMMMMMMMMMMMMMMMMDCCII ». Ensuite, il passa feuille et porte-plume au seijin. Merlin étudia pendant un instant ce que Cayleb venait d’écrire puis haussa les épaules. La pointe s’agita de nouveau et Cayleb écarquilla les yeux en découvrant ce que Merlin s’était contenté de griffonner : « 19 702 ». — Voilà, Votre Altesse. Cayleb examina la feuille de papier pendant plusieurs longues secondes silencieuses puis leva les yeux vers Merlin. — Qui êtes-vous en réalité ? demanda-t-il doucement. Qu’est-ce que vous êtes ? — Votre Altesse ? fit Merlin en haussant les sourcils et Cayleb secoua la tête. — Ne jouez pas avec moi, Merlin, dit le prince d’une voix toujours aussi douce, le regard fixe. Je suis persuadé de vos bonnes intentions à mon égard, comme à celui de mon père et de mon royaume. Mais j’ai beau être encore jeune, je ne suis plus un enfant. Je veux bien croire que vous soyez un seijin, mais ce n’est pas tout, n’est-ce pas ? — Pourquoi dites-vous cela, Votre Altesse ? répondit Merlin sans hausser la voix, en prenant visiblement au sérieux la question de Cayleb. — Dans les légendes et les ballades, les seijin sont des guerriers doublés de professeurs, mais aucun conte n’a jamais rien mentionné de tel. (Il tapota la feuille de papier posée entre eux et désigna d’un geste de la main le boulier placé à côté.) En outre (il regarda son interlocuteur avec assurance), je n’ai jamais entendu parler d’un seijin capable de traverser une ville qu’il connaît encore mal, au milieu du pire orage de l’hiver, aussi vite que vous l’avez fait l’autre jour. — Comme je l’ai dit à votre père, Votre Altesse, j’ai été alerté par une vision. Vous étiez d’ailleurs là quand je l’ai ressentie. — C’est vrai. Vous avez même eu l’air si… perturbé par cette vision que je vous ai suivi jusqu’à votre chambre pour m’assurer que vous l’atteigniez en sécurité. Je suis arrivé à peine quelques secondes derrière vous et j’ai cru entendre un bruit à l’intérieur. J’ai donc frappé. Ne recevant aucune réponse, j’ai frappé de nouveau puis ouvert la porte, mais vous aviez déjà disparu. Le seul moyen pour vous de vous éclipser ainsi aurait été de passer par la fenêtre, Merlin. J’ai constaté que vous n’avez pas répondu très précisément à la question de mon père quand il vous a demandé comment vous aviez procédé. Or je n’ai remarqué aucune échelle de corde que vous auriez pu emprunter pour descendre et tous les draps de votre lit étaient encore en place. — D’accord. (Merlin plongea le regard dans celui du prince puis haussa les épaules.) Je vous ai dit, ainsi qu’à votre père, que je possède certains des pouvoirs que les contes attribuent aux seijin, et c’est le cas. J’en possède aussi certains dont aucun mythe ne parle et qui doivent demeurer cachés. Je crois et j’espère vous avoir démontré que je ne nourris effectivement que de bonnes intentions à votre égard et à celui de Charis. Que je vous servirai – ainsi que votre royaume – du mieux que je le pourrai. Un jour, peut-être, je serai en mesure de vous en dire davantage sur mes pouvoirs et aptitudes, mais je dois les garder secrets pour l’instant. J’ai promis la vérité à votre père et je n’ai jamais menti, même si, comme vous l’avez relevé, je n’ai pas forcément toujours dit toute la vérité. Je n’en ai du reste pas la liberté. Je le regrette mais n’y puis rien changer. Par conséquent, je suppose que la question est de savoir si vous pouvez accepter ou non mes services malgré cette restriction. Cayleb affronta son regard pendant quelques secondes puis inspira profondément. — Vous vous attendiez à cette conversation, pas vrai ? — À celle-ci ou à une autre du même ordre, acquiesça Merlin. Néanmoins, en toute honnêteté, je pensais l’avoir d’abord avec votre père ou, éventuellement, monseigneur Maikel. — Mon père est plus sûr que je le suis de son aptitude à juger du cœur et des intentions des hommes. (Il eut un bref mouvement des épaules.) Il a plus d’expérience que moi en la matière. Je crois qu’il a lui aussi éprouvé certaines de mes interrogations, mais qu’il a choisi de ne pas les exprimer. — Pourquoi aurait-il fait ce choix ? — Je ne sais pas trop. J’ai l’impression qu’il croit vraiment, comme moi, que vous ne voulez que du bien à Charis, et qu’il a déjà deviné qu’il est certaines questions auxquelles vous ne pourrez ou ne voudrez pas apporter de réponses. Il sait que nous avons un besoin désespéré de tous les avantages possibles, et pas seulement à l’encontre de Hektor et de Nahrmahn. Aussi préfère-t-il ne pas insister de peur de s’aliéner vos services. — Et monseigneur Maikel ? — À peu près la même chose, j’imagine. (Le prince eut un geste d’incertitude.) Je ne suis jamais bien sûr de ce qu’il pense. C’est un Charisien et il aime ce royaume. Il aime aussi mon père et notre famille. Or, bien qu’il ne me l’ait jamais confié expressément, je crois qu’il a peur du Temple. Il… (Cayleb s’interrompit, secoua la tête.) Disons simplement qu’il a bien conscience de la façon dont nos ennemis pourraient se servir du Temple et de l’Église contre nous, et de pourquoi ils le feraient. Comme mon père, il sait dans quel piège nous sommes pris. S’il dit ne déceler aucun mal en vous, c’est que c’est le cas. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’éprouve aucune réserve. — Et vous, êtes-vous d’accord avec votre père ? — Oui… jusqu’à un certain point. (Cayleb plongea les yeux dans ceux de Merlin.) Je n’exigerai qu’une réponse de vous, seijin Merlin. Ceci… (il désigna encore la feuille de papier et le boulier) dépasse de loin de simples visions et tentatives d’assassinat. Les « services » que vous nous offrez vont transformer Charis à jamais. Ils finiront même par sortir de nos frontières et bouleverser le monde entier. Je devine qu’il se produira d’autres changements que je ne puis imaginer aujourd’hui. Des évolutions que certains craindront et haïront, car ils y verront une violation des Proscriptions de Jwo-jeng, avec tous les dangers que cela entraînerait. Je crois que l’orage au cœur duquel vous avez disparu n’était qu’une giboulée en comparaison du typhon qui va suivre dans votre sillage. La seule question que je souhaite vous poser, et à laquelle j’exige une réponse, est donc celle-ci : pourquoi ? Vous avez dit un jour que beaucoup de nos ennemis sont « au service des ténèbres », qu’ils s’en rendent compte ou non. Et vous, Merlin, quel côté servez-vous ? les ténèbres ou la lumière ? — La lumière, Votre Altesse, répondit aussitôt Merlin, sans broncher ni détourner le regard. Les ténèbres sont déjà assez puissantes dans le monde et elles continuent à se rassembler. Charis se dresse sur leur passage. Aussi me tiendrai-je de son côté. Et je vous le dis, Cayleb Ahrmahk, prince héritier de Charis… je mourrais plutôt que de permettre à l’obscurité, d’où qu’elle vienne, de triompher. Cayleb examina avec attention les yeux saphir, pleins d’assurance, de son interlocuteur pendant trente bonnes secondes. Enfin, lentement, il hocha la tête. — Cela me suffira, dit-il simplement. (Il se remit à tapoter la feuille de papier.) Maintenant, expliquez-moi donc ces fameux « chiffres » une fois de plus, voulez-vous ? .III. Port-du-Roi Île de Helen Royaume de Charis L’île de Helen se trouvait à cent quatorze milles au nord-est de Tellesberg, au sud de la baie de Howell. Elle avait à peu près la forme d’un triangle dont on aurait arraché un morceau d’un coup de dents à sa côte orientale. Ses deux points les plus éloignés l’étaient de quelque soixante-quinze milles, ce qui n’était pas énorme pour une planète aussi riche en îles que Sanctuaire, mais Helen se distinguait par ses montagnes escarpées qui s’élevaient à une hauteur spectaculaire au-dessus des flots. Plus important, elle faisait partie intégrante des terres ancestrales des Ahrmahk. À ce titre, elle était puissamment fortifiée depuis des siècles. La baie de Howell s’était toujours imposée comme la clé de l’évolution du royaume de Charis. Il était beaucoup plus rapide, facile et économique de transporter matériaux et marchandises en bateau que de les traîner par voie de terre. Aussi cette mer intérieure avait-elle constitué pour Charis l’équivalent d’une large route menant droit vers son cœur. Galères et voiliers avaient permis de canaliser l’énergie du royaume, de la dynamiser et de la tourner vers la mer, d’où l’expansion océanique du commerce qui s’était ensuivie. Par ailleurs, la baie de Howell était dominée par trois îles : le Banc-de-Sable, Helen et le Grand-Tirian. Que la maison Ahrmahk ait réussi à prendre le contrôle des trois avait beaucoup contribué à sa mainmise ultérieure sur le trône de Charis. Cela s’était passé des centaines d’années auparavant, mais le royaume de Charis avait conservé les fortifications de ces trois îles. De fait, le plus grand port de Helen, Port-du-Roi, abritait l’un des principaux chantiers navals de la Marine. C’était aussi le site d’une ancienne forteresse élargie sans cesse depuis des siècles, ce qui faisait de cet arsenal un endroit généralement considéré comme sûr. Or, s’il était vrai que la plupart des réserves de bois de construction de l’île étaient épuisées depuis longtemps, ce n’était pas un obstacle insurmontable. On pouvait toujours en faire venir par bateau et cet inconvénient se trouvait largement compensé par la richesse de Helen en gisements de cuivre et de fer, sans compter les torrents et cours d’eau issus des montagnes qui, malgré la taille relativement modeste de l’île, suffisaient à entraîner une large proportion des systèmes hydrauliques du royaume. Le chantier naval de Port-du-Roi avait érigé son premier moulin à eau plus de cent ans plus tôt et un ensemble très respectable d’installations secondaires s’était développé depuis tout autour. Au fil des ans, la plupart des projets que les rois de Charis avaient tenu à cacher au reste du monde avaient été menés à bien à Port-du-Roi. Le chantier de Hairatha sur l’île du Grand-Tirian était plus imposant et productif, mais cette île était aussi beaucoup plus peuplée. Il était donc plus difficile d’en assurer la sécurité. Quant au chantier de Tellesberg, c’était le plus grand et le plus efficace de tous, mais aussi le plus public. Tout cela expliquait en partie la présence de Merlin Athrawes sur le château avant de la galère Puma-Lézard de la Marine royale de Charis, qui pénétrait dans Port-du-Roi à la force des avirons entre les tours de guet flanquant l’ouverture ménagée entre les digues. C’était la première fois que Merlin voyait cet abri de ses yeux et il fut forcé d’admettre que les hautes et austères fortifications ressortant sur le vert foncé et le marron des montagnes en arrière-plan étaient très impressionnantes vues du niveau de la mer. D’un autre côté, elles étaient aussi sur le point de devenir désespérément obsolètes, même si personne d’autre que lui ne pouvait encore s’en douter. Il leva les yeux le long de la vertigineuse courtine de pierre, haute et crénelée, qui reliait avec une parfaite régularité des tours et des plates-formes accueillant catapultes et balistes. Il remarqua même, juchés sur certaines de ces structures, quelques canons de conception rudimentaire quoique soignée, puis s’intéressa au chantier naval lui-même. Une demi-douzaine de galères semblables au Puma-Lézard étaient en cours de construction, leur charpente encore inachevée laissant déjà deviner les lignes élancées typiques de ces navires. Eux aussi seraient bientôt dépassés et Merlin ressentit un bref – très bref – pincement de regret à l’idée que d’aussi splendides et lestes bâtiments soient appelés à disparaître. Toutefois, sa triste certitude d’éprouver toutes les peines du monde à convaincre certains officiers de marine de la nécessité de s’en séparer l’aida à oublier ses remords. Il pouffa de rire à cette idée et se retourna pour jeter un coup d’œil au jeune homme debout à côté de lui. — Impressionnant. Cayleb éclata de rire et regarda par-dessus son épaule. — Merlin trouve cela « impressionnant », Ahrnahld. Croyez-vous que nous devrions nous sentir flattés ? — Je me demande parfois, Votre Altesse, si le seijin Merlin pourrait être vraiment impressionné par quoi que ce soit, fit observer le lieutenant Falkhan, pince-sans-rire. Le fusilier avait repris son service quelques jours après la tentative d’assassinat et s’était remarquablement bien habitué à la présence constante de Merlin aux côtés du prince. D’autres que lui se seraient offusqués de l’impression donnée au public qu’il avait été nécessaire de faire appel à certains « renforts particuliers ». Pour l’heure, il se contentait de sourire à pleines dents. — J’ai remarqué néanmoins que le seijin se montre toujours poli et attentif à ne pas vexer ses hôtes, ajouta-t-il. — C’est bien ce que je me disais, dit Cayleb avec un autre gloussement en se retournant vers Merlin. — Dans le cas présent, j’étais sincère, Votre Altesse. Ces fortifications sont spectaculaires. Je comprends l’aide qu’elles ont pu apporter à vos ancêtres dans leurs efforts d’unification du royaume. — C’est vrai que vous êtes poli ! (Cayleb afficha un large sourire.) Au début, mes « ancêtres » étaient les plus redoutables pirates de la baie, comme vous le savez sûrement, Merlin. Je crains que leurs « efforts d’unification du royaume » aient eu davantage à voir avec leur espoir de multiplier les occasions de pillage qu’avec de plus nobles motivations. — Pour ma part, je ne l’aurais pas tout à fait présenté ainsi, Votre Altesse, protesta Falkhan, l’air un peu peiné. — Forcément. Vous êtes un loyal serviteur de la maison Ahrmahk alors que, moi, j’en suis l’héritier. En tant que tel, je peux me permettre de dire la vérité. — Et je suis sûr que ça vous amuse follement, ironisa Merlin. Quoi qu’il en soit, Votre Altesse, cette vue m’impressionne. Et je crois que cet endroit devrait servir parfaitement nos desseins. — Vous avez sûrement raison, admit Cayleb avec plus de sérieux. (Il fit un geste vers la droite, où plusieurs colonnes de fumée s’élevaient de derrière une autre courtine.) Vous en jugerez vous-même, bien sûr, mais nous disposons ici d’une fonderie tout à fait respectable. Si mes souvenirs sont exacts, la moitié des canons de la marine ont été fondus ici. D’après ce que vous disiez l’autre soir, ajouta-t-il avec un sourire crispé, je comprends que nous allons devoir la développer – de beaucoup –, mais c’est déjà un début. — Certainement, acquiesça Merlin. Il se garda d’ajouter qu’il connaissait mieux que Cayleb les capacités de cette fonderie, mais le prince avait raison de dire qu’elle leur serait très utile. — Voilà la Mahry-Zhayn, Votre Altesse, intervint Falkhan en pointant le doigt vers un autre bâtiment. Il s’agissait de l’un des navires de commerce à voiles carrées, plus lourds, moins gracieux que les galères, qui constituaient la véritable richesse du royaume. Cayleb accueillit l’information d’un signe de tête. — Était-il vraiment nécessaire d’imposer un tel déplacement à tout le monde, Merlin ? s’enquit le prince comme leur galère infléchissait son cap pour gagner le même mouillage que le bateau marchand. — Sans doute pas du point de vue de la sécurité, reconnut Merlin. Pour le reste, je crois que votre père a eu tout à fait raison. Ce n’est pas comme si Helen se trouvait à l’autre bout du monde, mais elle est assez éloignée de Tellesberg pour que chacun comprenne combien le roi tient au secret de cette réunion. Par ailleurs, convoquer si vite tous les intéressés pour leur montrer que tous leurs efforts sont complémentaires leur fera prendre conscience de la nécessité d’unir leurs forces. — Cela implique aussi qu’ils sauront tous désormais ce qui les lie les uns aux autres. (La voix et l’expression de Cayleb se firent soudain plus sombres, plus mornes.) S’il apparaît que nous nous sommes trompés sur certains d’entre eux, ils pourront nous faire plus de mal que si chacun ne connaissait que son propre domaine. Merlin pivota sur lui-même pour faire face au prince, le visage grave. Cayleb, comme son père, avait été très proche de Kahlvyn Ahrmahk. Le duc était non seulement son cousin, mais aussi son parrain. Compte tenu de leur différence d’âge, Cayleb avait toujours considéré Tirian plus comme un oncle – un deuxième père, en quelque sorte – que comme un cousin. C’était Kahlvyn qui avait appris à Cayleb à monter à cheval, la jambe raide de Haarahld empêchant ce dernier de s’en charger. De même, c’était lui qui avait enseigné au jeune prince les bases du maniement de l’épée et de l’arc. Cayleb avait aimé son cousin et une grande part de cette adoration d’un très jeune garçon pour un oncle magnifique ne l’avait pas quitté. La preuve de la trahison de Kahlvyn avait donc fait encore plus de mal à Cayleb qu’à Haarahld. D’une certaine façon, c’était sans doute une bonne chose pour quelqu’un qui aurait un jour à porter le lourd fardeau de la royauté, mais ç’avait été une leçon très douloureuse, de celles qui laissent des cicatrices. Aussi Merlin espérait-il qu’elle n’avait pas altéré pour toujours l’aptitude du garçon à faire confiance à ceux qui le méritaient. — Votre Altesse, dit-il d’une voix douce, ces hommes sont loyaux. Le baron de Tonnerre-du-Ressac se porte garant d’eux tous, et moi aussi. Sans oser prétendre à l’infaillibilité, je suis certain qu’aucune des personnes présentes à Helen aujourd’hui en réponse à l’« invitation » de votre père ne vous trahira jamais, ni vous, ni Charis. Cayleb se renfrogna quelques instants puis poussa un grognement quand il comprit ce que Merlin avait voulu dire. Son expression se détendit comme il acceptait la leçon. — J’en suis sûr aussi, dit-il. Je connais certains d’entre eux depuis toujours ! Mais il est tout de même difficile… Il s’interrompit avec un geste traduisant son embarras. Merlin hocha la tête. — Je sais. Ce le sera encore pendant quelque temps. Mais je crois que vous pouvez faire confiance au baron pour ce qui est de harceler un bon moment ce qu’il reste des espions de Nahrmahn. D’ailleurs, le prince Hektor ne doit pas être très heureux non plus de ce qui est arrivé à ses agents. — Non, loin de là ! renchérit Cayleb avec un sourire mauvais. Le lieutenant Falkhan pouffa de rire dans son dos. — Je crois que c’est peu dire, Votre Altesse, fit observer non sans délectation le chef de la garde rapprochée du prince. Il n’était pas au courant des moindres détails des réseaux d’espionnage étrangers déployés à Tellesberg et dans le royaume mais, grâce à sa fonction de garde du corps de Cayleb, et malgré son grade relativement modeste, il était mieux informé que la plupart de ses concitoyens. Aussi pouvait-il se réjouir des conséquences pour leurs ennemis de l’arrivée du seijin. Son seul regret était qu’il ait été décidé de laisser tant d’agents de Hektor libres d’agir en Charis. Bien sûr, Zhaspahr Maysahn et Oskahr Mhulvayn ne devaient pas partager cet état d’esprit. Mhulvayn avait disparu de la circulation dès qu’avait été émis son mandat d’arrêt. Il ne pouvait pas savoir que Rhyzhard Grattemer avait personnellement indiqué aux enquêteurs de la Couronne qu’il ne devrait être pris sous aucun prétexte. Non pas que Grattemer ait eu la moindre objection à faire de la vie de Mhulvayn un enfer jusqu’à ce que le Corisandin ait trouvé le moyen de quitter Tellesberg, mais il se trouvait que l’arrêter et l’interroger ne faisait pas partie du projet de Tonnerre-du-Ressac. Au contraire, cela l’aurait obligé à lancer aussi ses enquêteurs à la poursuite de Maysahn. Dans l’état actuel des choses, il pouvait faire semblant de ne nourrir aucun soupçon à l’encontre de ce dernier, à condition que Mhulvayn continue à « lui glisser entre les doigts ». Entre-temps, le dispositif de recueil d’informations de Hektor en Charis avait été terriblement ébranlé par l’élimination subite – pour un temps, du moins – de tous les contacts de Mhulvayn. Quant à Maysahn, il ferait profil bas pendant plusieurs mois, au moins jusqu’à ce qu’il ait acquis la certitude de n’être pas lui-même soupçonné, ce qui l’empêcherait lui aussi de rétablir trop vite son réseau. Les projets du roi Haarahld et de Merlin reposeraient déjà sur des bases solides quand Nahrmahn et Hektor seraient de nouveau en mesure de recouvrer leurs anciens moyens. Sur le plan personnel, Falkhan aurait largement préféré arrêter Mhulvayn et Maysahn puis les exécuter comme les serpents qu’ils étaient. Puisque ce n’était pas en son pouvoir, il s’avouait heureux de n’être qu’un simple fusilier, responsable de protéger l’héritier du trône de toute agression directe, et non un maître-espion lui-même. Il savait qu’il y avait de très bonnes raisons de laisser en place un traître identifié comme tel. Cela ne lui plaisait pas, voilà tout. — En tout cas, conclut Cayleb, nous allons avoir très bientôt l’occasion de tout leur expliquer. — Bienvenue à Port-du-Roi, Votre Altesse, déclara le haut-amiral Bryahn de L’Île-de-la-Glotte, neuvième comte du même nom, comme Cayleb pénétrait dans la vaste chambre aménagée dans les hauteurs de la citadelle, suivi de près par Tonnerre-du-Ressac, Merlin et Falkhan. La salle austèrement meublée faisait figure de grotte fraîche et accueillante après la chaleur et la luminosité aveuglante qui régnaient à l’extérieur. Une unique fenêtre percée dans l’épaisse paroi donnait sur le port. Loin en contrebas, Merlin distingua le Puma-Lézard, solidement amarré, resplendissant au soleil tel un jouet d’enfant. Il y avait plus qu’un vague air de famille entre le comte et le prince héritier, se dit Merlin en observant discrètement Cayleb, qui s’approchait de l’officier général, la main droite tendue. L’Île-de-la-Glotte lui serra le bras et parut se détendre quelque peu. Il s’inquiétait donc lui aussi des blessures que Tirian aurait pu laisser, songea Merlin. — Il est toujours bon d’être ici, tout comme de vous voir, Bryahn, affirma Cayleb avec chaleur. Non pas que Helen soit idéalement placée pour de rapides visites. — Certes, acquiesça L’Île-de-la-Glotte avec une grimace amusée. Pourtant, certains d’entre nous se trouvent dans l’obligation de faire le déplacement un peu plus souvent que d’autres. — Et d’autres encore se réjouissent de ne plus faire partie du nombre, renchérit Cayleb avec un petit rire en regardant par-dessus l’épaule de son cousin les hommes qui s’étaient levés de leur chaise autour de la grande table à son arrivée. Si vous permettez, seijin Merlin, je vais faire les présentations pour que nous puissions ensuite tous nous asseoir et nous mettre au travail. La plupart des visages exprimèrent de la surprise face à la courtoisie manifestée par Cayleb à l’égard de son garde du corps. Merlin s’en félicita. Si ces hommes croyaient à la couverture imaginée par Haarahld, elle tiendrait mieux qu’il l’avait craint face au reste du monde. — Je vous en prie, Votre Altesse, murmura-t-il. — En ce cas, commençons par le docteur Mahklyn. Merlin hocha la tête et suivit le prince en direction des cinq hommes debout autour de la table. Il l’écouta d’une oreille distraite avec force courbettes, sourires et formules de politesse. Ces présentations étaient inutiles : il avait déjà « rencontré » toutes les personnes présentes par le truchement de l’interface de ses PARC. Le docteur Rahzhyr Mahklyn était le doyen du Collège royal de Charis. Un peu plus grand que la moyenne, les cheveux gris, le regard vif malgré la forte myopie de ses yeux marron, il avait le dos légèrement voûté et affichait ce qu’un observateur inattentif aurait pu prendre pour un air de perpétuelle confusion. Ehdwyrd Howsmyn était physiquement tout le contraire de Mahklyn. Petit, corpulent, les yeux pétillants, le sourire radieux, il était âgé d’à peine quarante ans – moins de trente-sept années standards. Propriétaire de deux des trois principales fonderies de Charis, d’un des plus grands chantiers navals de Tellesberg et d’une flottille de navires marchands battant le pavillon de sa propre maison, c’était l’un des hommes les plus riches de tout le royaume. Roturier de naissance, il n’avait pas encore pris la peine d’acquérir un titre de noblesse, mais chacun savait que cela arriverait dès qu’il en trouverait le temps. D’ailleurs, il avait épousé quatre ans plus tôt la fille aînée d’un comte et son beau-père s’était montré ravi de cette alliance. Raiyan Mychail, chauve comme un œuf, le regard perçant, âgé d’au moins soixante-cinq ou soixante-dix années standards, s’était associé à Howsmyn dans une bonne dizaine des affaires les plus lucratives de ce dernier. Mychail était un homme discret dont l’allure modeste dissimulait l’un des esprits d’entreprise les plus vifs de Tellesberg. Probablement le plus important producteur de textiles du royaume, il était le maître voilier privilégié de la Marine royale. Sans oublier qu’il possédait la plus grande corderie de Tellesberg. Messire Dustyn Olyvyr se trouvait à peu près entre Howsmyn et Mychail en termes d’âge. Bien que largement considéré comme fortuné, il n’aurait pu rivaliser avec ces derniers sur ce plan. Doué d’un physique très banal, il avait toutefois de puissantes épaules et ses mains, quoique manucurées, portaient les stigmates de ses jeunes années d’apprentissage auprès d’un charpentier de marine. Cette expérience était loin derrière lui désormais et, même s’il n’avait jamais possédé – ni envisagé de posséder – son propre chantier naval, il était toujours surchargé de travail. Non seulement il était l’un des deux ou trois meilleurs architectes navals de Tellesberg, mais il dirigeait aussi la construction navale de la Marine royale de Charis. Le cinquième homme était vêtu des mêmes tuniques d’uniforme bleu ciel et ample culotte noire que le haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte. Messire Ahlfryd Hyndryk, baron de Haut-Fond, n’était pourtant que capitaine de vaisseau. Là où L’Île-de-la-Glotte était grand, maigre et hâlé, avec les pattes d’oie et le teint bruni d’un marin aguerri, Haut-Fond n’était qu’un petit être trapu et replet. Il paraissait presque ridicule à côté de l’imposant officier général aux larges épaules, du moins jusqu’à ce qu’on ait remarqué ses yeux, d’une vivacité fulgurante, comme le cerveau dont ils étaient le reflet. Il lui manquait l’auriculaire et l’annulaire de la main gauche, et d’étranges marques sombres formaient un motif caractéristique sur sa joue du même côté. Une brûlure de poudre, savait Merlin, due à la même explosion accidentelle qui lui avait déjà coûté deux doigts. Si peu avenant que soit Haut-Fond, il était le meilleur spécialiste de l’artillerie dont puisse s’enorgueillir la Marine royale de Charis. Il n’avait du reste son égal dans aucun autre pays. Une fois terminées les présentations, Cayleb s’assit à sa place en bout de table. Les autres attendirent qu’il soit installé puis l’imitèrent, sans perdre de temps à se préoccuper de la préséance, comme le remarqua Merlin avec satisfaction. Haut-Fond veilla bien à ce que L’Île-de-la-Glotte se soit assis avant lui, mais il s’agissait à l’évidence de respect pour le grade du haut-amiral et non d’une quelconque étiquette aristocratique. Tous se connaissaient manifestement très bien, ce qui devait expliquer en partie leur naturel, mais il était impossible d’imaginer des dignitaires de Harchong ou du Desnair accepter de se retrouver sur un pied d’égalité avec le premier roturier venu. Cayleb attendit que tout le monde soit en place puis fit le tour de la table du regard. Malgré son relatif jeune âge, il n’y avait aucun doute quant à qui présiderait cette réunion. Merlin imaginait que ç’aurait été clair même si Cayleb n’avait pas été l’héritier du trône. — Si mon père vous a tous convoqués ici aujourd’hui, c’est pour une bonne raison, commença le prince. Plusieurs, même, à vrai dire. Tout d’abord, si nous nous sommes isolés ici à Helen, c’est parce qu’il est impératif que nous empêchions nos ennemis de découvrir ce que nous préparons – et je pense surtout aux travaux de Bryahn et de messire Ahlfryd. » C’est aussi pour cela que mon père m’a délégué la responsabilité de cette réunion. Je suis encore assez jeune pour que certains ne me soupçonnent de rien faire d’important sans la « supervision d’un adulte ». (Il afficha un sourire comique et la plupart de ses auditeurs gloussèrent. Il prit alors un air un peu plus sérieux.) Mais surtout, je peux disparaître pour tous vous rencontrer ici sans que cela attire autant l’attention que s’il s’agissait du roi. Cela étant, je veux que vous compreniez bien que c’est en son nom que je vous parle aujourd’hui. Il s’interrompit pendant un ou deux battements de cœur, le temps que ses paroles fassent leur effet, puis désigna Merlin d’un geste de la main. — Je suis sûr que vous avez déjà entendu toutes sortes d’histoires extraordinaires concernant le seijin Merlin. Notre problème est que la plupart de ces contes, malgré leur nature fantastique, sont en deçà de la réalité. Un ou deux participants remuèrent sur leur siège, comme s’ils avaient du mal à l’accepter. Cayleb esquissa un sourire. — Croyez-moi, c’est la vérité. En fait, si mon père s’est donné tant de mal pour empêcher les personnes sensées de croire à ces fables ridicules, c’est justement parce qu’elles sont vraies. Seuls deux membres du Conseil, monseigneur Maikel et une poignée d’hommes de confiance – tel Ahrnahld, ici présent – savent ce qu’il en est vraiment du seijin et de ses pouvoirs. Pour le reste du monde, il n’est que mon nouveau garde du corps, qui m’a été imposé pour m’empêcher de me jeter bêtement dans de nouvelles embuscades – ce dont je n’ai pas manqué de me plaindre en public à plusieurs reprises. Un serviteur loyal et précieux, rien de plus. » II y a une explication à tout ce secret : nous tenons à empêcher… certaines parties, dirons-nous, de comprendre l’importance que revêt Merlin pour nous. Comme nous le savons tous, d’après les anciennes légendes, les seijin sont des guerriers qui se doublent parfois de professeurs, et c’est exactement ce qu’est Merlin. Il a des choses à nous apprendre qui pourraient nous donner les avantages dont notre royaume a besoin pour vaincre ses ennemis. Or mon père croit qu’il est vital que des gens tels que Nahrmahn d’Émeraude et Hektor de Corisande ignorent d’où viennent ces enseignements. Notamment parce qu’ils ne reculeraient devant aucun effort et aucune dépense pour assassiner celui qui nous les dispense. Tous les yeux s’étaient tournés vers Merlin tandis que Cayleb parlait de lui. Le seijin affronta ces regards, le visage soigneusement dénué d’expression, et le prince sourit de nouveau. — Cette réunion a plusieurs objets. Primo, le seijin Merlin va commencer par nous présenter ce que, selon lui, et comme beaucoup d’entre vous l’aurez déjà compris, nous allons devoir mettre en place pour atteindre nos objectifs. Secundo, et ce sera tout aussi important, nous allons réfléchir aux moyens de répartir entre vous six les mérites de tout ce que Merlin nous enseignera. L’Île-de-la-Glotte se redressa sur sa chaise, promena son regard autour de la table, puis se tourna vers Cayleb. — Excusez-moi, Votre Altesse, mais avez-vous bien dit que nous allions nous attribuer le mérite des connaissances du seijin Merlin ? — Vous permettez, Votre Altesse ? lança Merlin d’un ton hésitant sans laisser toutefois le temps à Cayleb de s’exprimer. Le prince lui fit signe du menton de répondre au comte à sa place. — Amiral, dit Merlin en regardant L’Île-de-la-Glotte droit dans les yeux, une grande partie de ce que je sais – de ce que je puis « vous enseigner », comme dit le prince Cayleb – n’aurait que peu de valeur sans l’expérience que vous et les autres personnes ici présentes avez accumulée. Dans de nombreux cas, sinon tous, c’est ce que vous savez déjà qui vous permettra de tirer parti de ce que je vous montrerai. » Vous êtes tous des spécialistes reconnus de votre domaine, de votre propre champ de connaissances. Ainsi, quand vous parlez, on vous écoute. Ce ne sera pas sans importance, car beaucoup de nos futurs projets défieront la tradition. L’évolution met la plupart des gens mal à l’aise, même en Charis. Vos compatriotes accepteront plus facilement des idées venant d’hommes qu’ils connaissent et en qui ils ont confiance que si elles émanent d’un mystérieux étranger, quelles que soient ses références. » Par ailleurs, il sera aussi nécessaire d’introduire ces changements à l’échelle la plus vaste possible. Ils ne pourront pas venir d’un seul homme, et ce pour de nombreuses raisons. Sur le plan personnel, sachez que je tiens ce que je sais des enseignements de nombreuses personnes, certaines que j’ai connues personnellement et d’autres que je n’ai jamais rencontrées. Ce n’est pas mon œuvre. Je préférerais ne pas être connu comme une sorte de « génie » mystérieux, peut-être sinistre, et en tout cas étranger, juste parce que je suis en position de vous transmettre tout ce savoir. » D’un point de vue plus pragmatique, si un total inconnu apparaissait soudain et se posait à lui seul en puits de science, cela entraînerait plus de résistance de la part de ceux qui se raccrochent à la tradition, ainsi que d’inévitables tensions. Il est toujours dangereux pour un inconnu d’acquérir trop d’importance et de puissance. C’est un facteur de déséquilibre, de jalousie et de ressentiment. Cela peut même conduire à une fragmentation de l’autorité. Or Charis ne peut pas se le permettre, quand tant d’ennemis extérieurs se pressent déjà à ses portes. » Par ailleurs, j’ai la conviction que, si mes enseignements vous mettent effectivement sur la bonne voie, le résultat que vous obtiendrez dépendra en fait de votre énergie et de votre travail. — Enfin, ajouta Raiyan Mychail avec un sourire rusé, si vous voulez bien me pardonner de le préciser, cela aura aussi le mérite de vous maintenir en vie, seijin Merlin. — Eh bien, c’est une considération mineure qui peut aussi entrer en ligne de compte, oui, acquiesça Merlin avec un petit rire. — J’ose espérer, intervint Ehdwyrd Howsmyn sur un ton de neutralité étudiée, qu’aucun de vos « enseignements » n’entrera en violation des Proscriptions, seijin Merlin. — Je vous en fais le serment solennel, maître Howsmyn, répondit Merlin avec gravité. Pour y veiller, le roi fera appel d’emblée à la participation de monseigneur Maikel et du père Paityr. Quelques épaules tendues semblèrent se relâcher très légèrement. Merlin dissimula un rire intérieur. Il commençait à croire que Cayleb ne s’était pas trompé sur l’évêque Maikel Staynair. Sa piété personnelle ne pouvait être mise en doute, mais c’était aussi un Charisien attaché à son royaume. Un patriote qui, comme l’avait montré son sermon dans la cathédrale, semblait nourrir peu d’illusions quant à la nature du Conseil des vicaires et du reste de la haute hiérarchie de l’Église. Le grand-prêtre Paityr Wylsynn, en revanche, n’était pas charisien. Il était né dans les Terres du Temple et occupait le poste d’intendant de l’archevêque Erayk Dynnys en Charis. Comme beaucoup de ses homologues, il appartenait à l’ordre de Schueler, ce qui faisait aussi de lui le représentant local de l’Inquisition. La perspective d’attirer l’attention du Saint-Office suffisait à inquiéter n’importe quel Sanctuarien, et aucun des hommes assis à cette table n’ignorait la défiance qu’éprouvaient les schueleriens à l’égard de leur royaume. Malgré tout, le père Paityr demeurait très respecté en Charis en général, et à Tellesberg en particulier. Personne ne doutait de la sincérité de sa foi, ni de la ferveur avec laquelle il exerçait ses responsabilités sacerdotales. Nul ne l’avait jamais accusé non plus d’abuser de sa situation – ce qui n’était malheureusement pas le cas de beaucoup d’autres inquisiteurs et intendants. Il ne faisait que veiller scrupuleusement à ce que les Proscriptions de Jwo-jeng soient dûment appliquées. Les schueleriens avaient la réputation de pécher par excès de conservatisme, mais le père Paityr y semblait moins enclin que beaucoup de ses frères. — Le seijin Merlin a raison, affirma Cayleb. Nous avons déjà consulté monseigneur Maikel et il nous a donné sa bénédiction pour nos efforts. Par contre, nous n’avons encore rien dit au père Paityr. L’évêque a même indiqué au roi qu’il serait sage d’éviter de l’informer en détail de nos activités. (Il ne prit pas la peine d’expliquer pourquoi : c’était inutile.) Monseigneur Maikel croit aussi, comme mon père, qu’il convient de minimiser l’implication du seijin Merlin. Non seulement pour les raisons que nous venons d’évoquer, même si notre évêque les juge toutes recevables, mais aussi parce que la participation d’un seijin déclencherait une inquisition préliminaire beaucoup plus longue et approfondie si le père Paityr venait à en prendre connaissance. Monseigneur Maikel préférerait l’éviter et il croit que ce serait aussi le cas du père Paityr. Après tout, comme l’affirme sans équivoque la Charte, c’est la nature de ce qui est mis à l’épreuve qui importe, pas son origine. Il s’interrompit jusqu’à ce qu’une ronde de hochements de tête solennels accueille ses paroles. Merlin résista à la tentation d’afficher un sourire cynique. Tous ces hommes savaient pertinemment que l’évêque avait soufflé à Haarahld le meilleur moyen de se servir du système à ses fins. Cela ne leur posait aucun problème car de telles manœuvres faisaient partie depuis toujours de la vie de l’Église. Si le Temple approuvait un nouveau concept ou une technique inédite, ceux qui en étaient à l’origine étaient couverts. Au moins, dans le cas du père Paityr, cette approbation ne dépendrait pas du montant du pot-de-vin proposé. Tous les hommes présents dans la salle comprenaient aussi à demi-mot que, s’ils allaient devoir s’attribuer le mérite des enseignements de Merlin, ce serait en grande partie pour répartir la responsabilité des innovations adoptées. Ainsi, quand le père Paityr aurait vent de toutes ces nouvelles idées simultanées provenant de tant de sources différentes, il serait moins enclin à focaliser sur leur origine plutôt que sur leur contenu. — Il reste encore un point préliminaire sur lequel mon père tient à ce que j’insiste, poursuivit Cayleb au bout d’un moment. Rien de ce que le seijin Merlin s’apprête à nous divulguer ne pourra demeurer indéfiniment notre propriété exclusive. Quand nos ennemis auront vu ce dont nous serons bientôt capables, ils ne tarderont pas à chercher à nous imiter. Certaines innovations dont nous allons parler aujourd’hui, comme ce que le seijin Merlin appelle les « chiffres arabes » et le « boulier », devront être largement diffusées pour nous être utiles. Par conséquent, les avantages qu’elles nous conféreront seront forcément très vite identifiés, puis adoptés par nos ennemis. D’autres techniques auront des implications principalement, voire exclusivement militaires, à commencer par des moyens de rendre la Marine et son infanterie plus efficaces. Les résultats de ces changements sauteront aux yeux de nos adversaires lors de nos accrochages éventuels. Cela étant, mon père préférerait de loin que des gens tels que Nahrmahn et Hektor n’aient aucune idée de ce que nous préparons avant d’en constater les effets à la bataille. De nouveaux hochements de tête, plus énergiques, accueillirent cette remarque. Cayleb opina à son tour avec sobriété. — Dans ce cas, seijin Merlin, déclara-t-il, commencez donc, je vous prie. Nous vous écoutons. — Est-ce vraiment si simple ? demanda le baron de Haut-Fond plusieurs heures plus tard. Les yeux rivés sur les grains noirs et grossiers que Merlin tenait dans sa paume, il secouait lentement la tête avec une curieuse expression de contrariété et d’admiration mêlées. — Absolument, confirma Merlin. Bien sûr, la production d’une poudre en « grains » de ce type présente ses propres inconvénients. La chaleur due à la friction peut causer facilement des étincelles, voire une explosion, notamment au cours du processus de broyage. Mais dans l’ensemble, cette poudre est beaucoup plus sûre, et aussi plus puissante. Le seijin et l’officier de marine se trouvaient dans le bureau du baron de Haut-Fond, installé au sein d’une structure de pierre trapue jouxtant la citadelle de Port-du-Roi. Cette vaste salle basse de plafond était plus récente que la majorité des fortifications, et pour cause : elle était bâtie juste au-dessus du principal grenier à poudre de la forteresse. Tout est dans le choix de l’emplacement, songea Merlin avec ironie. Maintenant que j’y pense, il est assez logique de placer l’officier responsable de la poudrerie juste au-dessus de celle-ci. Au moins, cela doit le pousser à faire attention à son travail ! — Je doute que ces inconvénients soient comparables à ceux dont nous souffrions déjà, fit remarquer Haut-Fond. Il tendit sa main mutilée et Merlin fit basculer son poignet pour verser la poudre noire dans la paume du capitaine de vaisseau. Haut-Fond la porta à ses narines et renifla. Il tira la langue et goûta délicatement la substance. — Je comprends ce qui rend cette poudre en grains plus sûre à manipuler, seijin Merlin. Mais pourquoi devrait-elle être plus puissante ? Merlin fronça les sourcils, pensif, et se caressa la moustache en réfléchissant à la meilleure façon de répondre. Comme Haut-Fond venait de l’indiquer, les avantages en termes de sécurité étaient évidents. Les Sanctuariens n’avaient découvert la poudre à canon que depuis peu et ils n’en étaient encore qu’à une recette très grossière. Les exactes proportions de soufre, de salpêtre et de charbon de bois à observer demeuraient un sujet de débats passionnés entre praticiens des arts de l’artillerie, aussi rudimentaires soient-ils. Chose plus grave et plus dangereuse, il s’agissait toujours de poudre moulue, obtenue par le simple mélange d’ingrédients finement broyés en une mixture à la consistance très proche de celle de la farine. Cela fonctionnait plus ou moins, mais les ingrédients ne restaient pas mélangés. Ils se séparaient, surtout sous l’effet des chocs ou de l’agitation. Par conséquent, compte tenu de l’état de la plupart des routes de Sanctuaire, les charrettes chargées de poudre se retrouvaient souvent entourées d’un fin brouillard de poussière hautement inflammable et explosive. Aucun habitant de la planète n’avait encore imaginé l’expédient consistant à humidifier la poudre, à la compresser en blocs solides, puis à la moudre jusqu’à lui donner une consistance uniforme. Ce processus permettait d’associer définitivement les ingrédients en les empêchant de se séparer, ce qui expliquait tant la contrariété que l’admiration du baron. C’était un progrès énorme pour la sécurité et l’efficacité des armes à feu et pièces d’artillerie. Pourtant, cette solution était d’une simplicité si absurde que l’officier avait du mal à se pardonner de n’y avoir pas pensé plus tôt. Restait à expliquer l’augmentation de son pouvoir détonant. — Autant que je sache, il y a plusieurs explications à la puissance supérieure de cette poudre, messire Ahlfryd, déclara Merlin au bout d’un moment. Pour commencer, j’ai quelque peu modifié la recette. La vôtre laissait une trop grande part au charbon de bois. Mais il faut surtout se souvenir que la poudre noire a pour propriété de brûler très, très vite dans un espace confiné. Quand elle est agglomérée en granulés, il y a plus d’espace entre les grains, ce qui autorise une combustion plus rapide et complète. Je suis sûr que vous avez déjà assisté au même phénomène en remuant le feu dans un âtre à l’aide d’un tisonnier. Ce fut au tour du baron de Haut-Fond de plisser le front. Il examina sa paume en faisant rouler les grains de poudre du bout de l’index de son autre main puis hocha la tête. — Oui, dit-il d’une voix lente et pensive. Oui, je comprends. Je n’y avais jamais pensé, mais il faut dire que je n’avais jamais eu de poudre en grains avec laquelle me livrer à des expériences. Il fronça encore les sourcils puis leva les yeux vers Merlin. — Si cette poudre est plus puissante, nos canons y résisteront-ils ? — C’est une excellente question à laquelle je n’ai pas de réponse. D’après ce que j’ai vu de vos bouches à feu, elles me semblent de belle conception, mais elles sont prévues pour de la poudre moulue, pas en grains. Je crois qu’il va vous falloir effectuer quelques essais pour en avoir le cœur net. — C’est aussi mon avis. Nous avons déjà testé nos canons en les soumettant à de doubles et triples charges de poudre et de projectiles. Nous pourrions commencer par les mettre en œuvre avec une masse de poudre en grain équivalente à celle de la poudre moulue que nous utilisons habituellement, en augmentant la charge petit à petit jusqu’à venir à bout de la résistance du tube. — Cela me semble raisonnable. Une petite chose toutefois : il vous faudra peut-être accroître l’épaisseur de la paroi des tubes pour compenser le gain de puissance de la nouvelle poudre, mais vous pourrez dans le même temps réduire leur longueur. (Haut-Fond haussa un sourcil et Merlin pouffa de rire.) Si vous aviez jusqu’à présent besoin d’une telle longueur de canon, c’était surtout pour donner le temps à la poudre de brûler avant que le boulet ait franchi l’embouchure. Puisque la poudre en grains brûle plus vite, vous ne dépendrez plus d’une telle longueur pour obtenir le même effet. — Vous avez raison. (Le regard du baron s’illumina tandis qu’il réfléchissait aux implications de cette révélation.) Nous pourrions renforcer l’épaisseur et réduire tout de même le poids de l’ensemble. Par ailleurs… (ses pupilles scintillèrent encore plus comme son esprit agile s’emballait), un canon plus court peut être rechargé plus vite, non ? — Tout à fait. (Merlin hocha la tête puis se lissa de nouveau la moustache.) À vrai dire, il m’est venu une autre pensée qui pourrait vous aider à augmenter encore votre cadence de tir. — Où voulez-vous en venir ? Les yeux du maître artilleur se plissèrent au point d’acquérir l’intensité du regard d’un faucon. — Eh bien, dit lentement Merlin, le front plissé, tandis qu’il réfléchissait lui aussi aux incidences de ce qu’il allait dire. Vous utilisez toujours une louche de poudre en vrac pour charger chaque tir, n’est-ce pas ? Haut-Fond remua vivement la tête avec une expression qui disait « évidemment ». Merlin haussa les épaules. — Eh bien, répéta-t-il, pourquoi ne pas préparer à l’avance les charges ? Vous pourriez placer la quantité de poudre adéquate dans un sac de tissu cousu. Il suffirait alors d’enfoncer ce sac lors de chaque chargement. Si la trame était assez lâche, le canonnier pourrait percer le tissu à l’aide d’un fer d’amorçage et allumer la charge principale. — Par Langhorne ! marmonna Haut-Fond. Il ferma les yeux un instant, plongé dans sa réflexion, puis se mit à opiner du chef. Lentement tout d’abord, puis de plus en plus vite. — Vous avez tout à fait raison ! s’exclama-t-il en rouvrant les yeux sans cesser de hocher la tête. Nous pourrions sans doute doubler, voire tripler notre cadence de tir si nous procédions ainsi ! De plus… (sa tête s’immobilisa), je ne vois pas ce qui nous empêcherait de faire la même chose pour notre artillerie de campagne. Et même… Langhorne ! Nous pourrions imaginer un moyen pour nos mousquetaires équipés de votre fameuse « platine à silex » de faire la même chose au lieu d’utiliser une corne à poudre ! Merlin cligna des yeux, l’air stupéfait. Et pour cause. Il savait son interlocuteur très intelligent, mais il se félicita de la vitesse à laquelle l’officier de marine saisissait les nouvelles possibilités qui s’offraient à lui. Le « seijin » avait espéré que l’introduction de ces concepts de base entraînerait des synergies de cet ordre, mais il n’avait pas imaginé que Haut-Fond se les approprierait si vite. D’un autre côté, se rappela-t-il, l’une des raisons pour lesquelles les Charisiens sont si redoutables en mer est qu’ils ont inventé le concept de marine professionnelle. Tous les autres pays persistent à attribuer le commandement de leurs navires à des officiers de l’armée de terre – de préférence nobles, pourvus ou non de la moindre jugeote. Les matelots de métier ne sont là que pour diriger le bâtiment là où leur marin d’eau douce de capitaine leur ordonne d’aller. En dehors de cela, ils n’ont qu’à la fermer. Mais pas en Charis. Je me demande si Haut-Fond se rend compte de l’avantage que cela donne à son peuple… L’officier de marine professionnel en question pivota sur lui-même pour examiner les diagrammes dessinés à la craie sur le mur bardé d’ardoises constituant un immense tableau noir. Quand les deux hommes étaient entrés, toute cette surface était couverte d’une demi-douzaine de croquis et d’observations personnelles que Haut-Fond s’était empressé d’effacer pour les remplacer pendant leur conversation. Il étudiait désormais ces nouveaux schémas et notes en secouant lentement la tête. — Certains de nos officiers s’opposeront à tout cela, vous savez, seijin. — Pourquoi dites-vous cela ? — Seijin Merlin, répondit Haut-Fond avec un bruit de gorge à mi-chemin entre le rire et le grognement, vous avez fait preuve de beaucoup de tact cet après-midi. Pourtant, je suis à peu près certain que la plupart de mes idées les plus brillantes vous étaient déjà venues avant que nous ayons commencé. Merlin adopta aussitôt une expression soigneusement neutre qui ne fit que le trahir. Le Charisien éclata de rire. — Ce n’était pas une récrimination ! J’ai beau me douter de pourquoi vous préféreriez que nous trouvions la solution par nous-mêmes, je ne vais pas chercher à confirmer mes soupçons. Cela étant, si vous prenez tout ce dont nous venons de parler – la nouvelle poudre, vos fameux « tourillons », les nouveaux affûts, cette idée de charges dosées à l’avance, la longueur réduite des tubes –, cela va bouleverser toutes les notions établies du combat naval. Je n’ai pas encore eu le temps d’y réfléchir, bien sûr, mais il est une conclusion qui me semble évidente : toutes les galères de guerre de la Marine viennent de devenir inutiles. — Je ne sais pas si j’irais jusque-là, tempéra Merlin, mais Haut-Fond secoua de nouveau la tête, vigoureusement, résolument. — Cela ne fonctionnera pas à bord des galères, affirma-t-il. (L’ardoise résonna comme s’il la frappait avec un marteau de tapissier quand il tapota du bout de sa craie le schéma grossier du nouveau style d’affût trônant sur le tableau noir.) Nous allons devoir imaginer autre chose, de toutes nouvelles tactiques, des formations inédites. Pour l’instant, la seule possibilité réelle que j’entrevoie consisterait à transformer nos galions. Pourtant, Langhorne sait que nous n’en avons pas beaucoup avec lesquels nous amuser ! J’imagine (il adressa un nouveau coup d’œil perçant à Merlin) que vous et messire Dustyn allez en discuter très vite. Mais il est évident qu’il n’y a pas assez de place à bord d’une galère pour embarquer tous les canons dont nous allons désormais pouvoir nous servir grâce à leur nouvelle cadence de tir. Il faudra les installer le long des flancs du navire, et non plus seulement à l’intérieur des châteaux avant et arrière, ce qui est impossible sur une galère. Les rameurs gêneraient les canonniers. Par ailleurs, ces unités ne sont pas capables de porter un tel poids de métal. — Cela dit, sauf par grand vent, les galères sont plus rapides que n’importe quel voilier, fit remarquer Merlin. Elles sont aussi presque toujours plus maniables. Et tous ces rameurs font autant de soldats au moment de l’abordage. — Peu importe, affirma Haut-Fond presque avec brusquerie. Tant qu’un voilier aura assez d’erre pour rester bord à bord avec une galère, celle-ci ne survivra pas assez longtemps pour pouvoir tenter un abordage. Pas si une dizaine de pièces d’artillerie lourde font pleuvoir sur elle leurs boulets. En outre, les engagements entre navires armés de canons ne se résoudront pas par l’abordage, la plupart du temps. Certes (il agita sa main estropiée), cela arrivera de temps en temps. Mais en général ? (Il secoua vivement la tête une fois de plus.) En général, l’affaire sera réglée en faveur de l’un ou l’autre camp avant que personne ait pu s’approcher assez pour aborder le navire adverse. Merlin le dévisagea un moment puis opina du chef. Néanmoins, se dit-il, Haut-Fond s’emballe peut-être un petit peu. Les abordages étaient encore monnaie courante à l’époque de la voile et du canon sur la Vieille Terre. Mais il va dans la bonne direction. Et il a raison de penser que plus personne ne songera bientôt à se contenter de transposer sur les flots les mêmes techniques guerrières qu’en rase campagne. — Je vois ce que vous voulez dire, déclara-t-il à voix haute. Et vous avez raison. Je m’étais rendu compte avant notre conversation qu’il nous faudrait imaginer des modèles inédits de vaisseaux de guerre pour intégrer ces nouveaux canons. C’est pour cela que je comptais vous inviter à vous joindre à la discussion que je vais mener avec messire Dustyn. Vous comprendrez sans aucun doute beaucoup mieux que moi les évolutions qui vont s’avérer nécessaires. Autant s’y prendre correctement dès le début. — Je suis bien d’accord, fit Haut-Fond avec de vigoureux hochements de tête. J’imagine que messire Dustyn m’expliquera pourquoi le navire dont je rêve n’a toujours pas été dessiné. Rien que ce poids supplémentaire sur le pont entraînera toutes sortes de problèmes. D’ailleurs, une fois que lui et moi – et vous, bien sûr, seijin – aurons atteint un compromis à ce sujet, il nous faudra encore trouver le moyen d’obtenir l’adhésion de tous les autres officiers de Sa Majesté. — Et pour vous compliquer la vie encore un tout petit peu plus, ajouta Merlin avec un large sourire, vous allez devoir les convaincre sans que Nahrmahn et Hektor s’avisent de ce qui les attend. — Alors, là ! Merci bien, seijin Merlin ! — Je vous en prie. Mais l’heure est venue, il me semble, de ma première conversation avec maîtres Howsmyn et Mychail. Nous avons plusieurs points à évoquer, notamment le meilleur moyen de fabriquer vos nouveaux canons. Après cela, dans trois heures, je suis censé rencontrer messire Dustyn pour la première fois. Il nous faudra aborder plusieurs questions, en plus du plan de vos nouveaux navires de guerre. Aussi, peut-être devrais-je vous laisser réfléchir aux éléments que vous souhaiteriez y voir intégrés pendant que je discute de tous ces autres sujets avec ces messieurs. Pourriez-vous nous rejoindre dans la citadelle dans, mettons, quatre heures environ ? — J’y serai, promit Haut-Fond en s’absorbant de nouveau dans les schémas à la craie tandis que Merlin quittait son bureau en silence. — Je vois ce que vous avez à l’esprit, seijin Merlin, affirma Ehdwyrd Howsmyn en s’écartant de la table de conférence et des dessins techniques posés dessus. Et j’imagine que messire Ahlfryd bavait d’excitation quand vous lui avez montré ces fameux « tourillons ». Il tendit la main et tapota de l’index le plus proche des deux croquis. Il représentait l’une des nouvelles pièces d’artillerie proposées par Merlin. Il existait plusieurs différences entre ce modèle et celui embarqué à bord des galères de la Marine royale de Charis, mais la plus remarquable concernait la fixation du tube. Les canons existants se réduisaient en fait à d’énormes mousquets : ils étaient constitués d’un tube métallique creux solidement assujetti à une longue et lourde pièce de bois à l’aide de bandes de métal. Lors du tir, le support reculait sur le pont jusqu’à être bloqué à la fois par le frottement et le lourd palan fixant la bouche à feu à son sabord. L’équipe de pièce procédait alors au rechargement avant de remettre en position l’énorme assemblage à la force des bras. Il n’y avait aucun moyen de régler en hauteur la visée du canon. La traction de la pesante poutre sur le pont exigeait un énorme effort de la part des matelots – du moins dans le cas d’une bouche à feu assez lourde pour endommager la coque d’un navire adverse. Il était remarquable, même pour une équipe de pièce bien entraînée, d’effectuer un tir toutes les cinq minutes environ. La nouvelle arme dessinée par Merlin était équipée de ce qu’il appelait des « tourillons ». Il s’agissait de protubérances cylindriques coulées de part et d’autre du canon, à angle droit par rapport à l’axe de celui-ci. Assez longs et épais pour supporter le poids de la pièce, ils s’inséraient dans des encoches ménagées dans l’« affût » – un support à roues –, sur lequel était montée la bouche à feu. C’était un concept d’une simplicité ridicule, songea Howsmyn, mais aux formidables implications. Le canon pivotait vers le haut et vers le bas sur les tourillons, ce qui permettait de lever ou de baisser le point de mire avec une aisance déconcertante. Les roues de l’affût permettaient de remettre plus vite l’ensemble en batterie – et avec une équipe de pièce réduite pour un même poids de métal. Du fait de ces changements, ainsi que du caractère plus court et plus maniable des pièces, la cadence de tir ne pouvait qu’augmenter de façon considérable. — Pour moi, le problème est double, poursuivit le propriétaire de fonderies. Premièrement, nous allons avoir besoin de beaucoup de ces canons. Il ne nous servira pas à grand-chose d’en équiper deux ou trois navires si le reste de la flotte en est dépourvu. Or tout l’intérêt sera d’en embarquer suffisamment à bord de chaque bâtiment pour que sa puissance de feu soit décisive. Il va donc nous falloir une quantité de bronze jamais imaginée, qu’il faudra bien produire par fusion après avoir extrait du sol le cuivre et l’étain nécessaires. Ou alors il faudra trouver le moyen de couler des canons en fer, ce qui serait beaucoup plus dangereux. » Deuxièmement, même si nous mettons la main sur tout le métal voulu, la fonte et l’alésage des pièces prendra du temps, beaucoup de temps. Ce sera en outre difficile à dissimuler aux yeux de quelqu’un comme Hektor. — Il est vrai que tout cela nous posera quelques difficultés, Ehdwyrd, affirma Raiyan Mychail en se tapotant les incisives de la jointure de l’index droit. Je ne les crois pas insurmontables, cela dit. À condition que Sa Majesté investisse assez d’or dans ce projet. — En le menant à bien dans le secret ? (Howsmyn secoua la tête.) Helen n’a pas les moyens de produire la moitié des canons que réclamera messire Ahlfryd ! Je sais que nous pourrions augmenter notre rendement, mais il faudrait des centaines d’ouvriers pour produire toutes ces pièces. En outre, même avec une telle main-d’œuvre, je ne suis pas certain qu’il y ait assez de place à Port-du-Roi pour les installations dont nous aurons besoin à long terme. — Certes, admit Mychail en dodelinant de la tête. Et Delthak ? Howsmyn commença de secouer la tête puis s’interrompit avec une expression figée. — Il n’y a encore rien là-bas, dit-il au bout d’un moment. — Et alors ? lança Mychail avec un haussement d’épaules. (Il cessa de se tapoter les dents et posa le doigt sur les croquis de Merlin.) Vous venez de dire qu’il nous faudrait peut-être envisager de couler des canons en fer. Vous avez également évoqué la nécessité de développer les moyens de production de Helen, en supposant qu’il y ait assez de place pour cela, ce qui n’est pas le cas. Serait-il vraiment plus difficile de construire un tout nouveau site ailleurs ? C’est justement ce que vous aviez en tête quand vous avez acheté ces terres, non ? — C’est vrai, oui, répondit lentement Howsmyn avec un coup d’œil à Merlin. Jusqu’où pensez-vous que pourrait aller la générosité de Sa Majesté dans le cadre de ce projet, seijin Merlin ? — Le roi ne m’a encore rien dit à ce sujet. J’ignore même s’il en a parlé avec le prince Cayleb, mais c’est possible. J’ai l’impression qu’il considère tous ces efforts comme essentiels, mais le Trésor n’est pas inépuisable. Puis-je vous demander pourquoi vous me posez cette question ? — Raiyan vient de me rappeler un investissement que j’ai réalisé près de l’île du Grand-Tirian. J’ai acheté une belle parcelle de terre au comte de Haut-Roc il y a quelques années. Elle se trouve près de Delthak, au bord du fleuve, et le comte cherche quelqu’un pour exploiter les gisements de fer enfouis de l’autre côté. (Le propriétaire de fonderies haussa les épaules.) C’est un excellent emplacement, mais la population est très réduite dans le secteur, ce qui pose des problèmes de recrutement. Delthak est un minuscule village, à peine plus grand qu’une large étendue de boue au milieu de la route. J’y ai lancé un site de production assez modeste, mais ce n’est pas grand-chose pour l’instant. J’ai dû importer toute ma main-d’œuvre et il a fallu tout bâtir de toutes pièces. — Cela étant, la rareté de la population pourrait jouer en notre faveur en termes de discrétion, fit remarquer Merlin, pensif. — C’est ce que Raiyan avait à l’esprit, acquiesça Howsmyn, mais rien ne m’incite à développer cette propriété pour l’instant. (Il fit la grimace.) Les affaires vont plutôt mal en ce moment : depuis le litige concernant la succession du comté de Hanth, les clients sont frileux. Mes fonderies de Tellesberg sont loin de tourner à plein rendement, par exemple. — Cela devrait bientôt changer, même sans la nouvelle artillerie. (Howsmyn se redressa sur son siège et haussa les sourcils. Merlin fit un bruit de gorge.) Je pense que Charis va connaître une période de croissance rapide du commerce. À vrai dire, maître Mychail, vous allez jouer un rôle essentiel là-dedans. — Ah bon ? fit Mychail en pouffant de rire et en croisant les jambes. J’avoue que ce ne serait pas pour me déplaire, seijin Merlin. J’ai toujours eu un faible pour la jolie musique des pièces d’or tombant dans mon escarcelle. — Il y a deux nouvelles machines que j’aimerais que vous fabriquiez pour nous. La première est l’« égreneuse de coton » et la deuxième, la « mule-jenny ». — À quoi servent-elles ? — La première permet de séparer de leur fibre les graines de coton et de soie de coton bruts sans qu’il soit nécessaire de les prélever à la main, expliqua Merlin d’une voix calme. La deuxième consiste en un rouet muni de plusieurs quenouilles permettant à une seule personne de filer plusieurs bobines en même temps. Mychail décroisa les jambes. Merlin sourit en voyant le marchand se pencher en avant, le regard attentif. — Vous savez séparer les graines sans travail à la main ? s’enquit le Charisien. (Merlin fit « oui » de la tête.) Quel serait le rendement d’une telle machine ? Pourrait-elle séparer les graines des cosses de chardon d’acier ? — Je n’ai de réponse définitive à aucune de ces deux questions. Je n’ai jamais construit d’égreneuse. Je n’en ai même jamais vu. Je connais juste son principe de fonctionnement et, d’après ce que je sais, je ne vois pas pourquoi elle ne fonctionnerait pas aussi pour le chardon d’acier. Mychail pinça les lèvres, l’esprit en ébullition, et Merlin dissimula un sourire. La soie de coton ressemblait beaucoup au coton de la Vieille Terre, si ce n’était que cette plante autochtone de Sanctuaire permettait d’obtenir un tissu encore plus léger et résistant que son équivalent terrien, idéal pour habiller la population sous des climats tels que celui de Charis. C’était cependant une matière très chère, car l’extraction des graines était plus ardue encore que pour le coton. Malgré tout, les tisserands sanctuariens l’exploitaient depuis les premiers temps de la colonie. Le chardon d’acier, lui, constituait depuis toujours, par son potentiel, une source égale de tentation et de frustration pour les fabricants de textiles locaux. Cette autre variété indigène, qui ressemblait à une sorte de bambou arborescent, avec le même genre de tronc segmenté, poussait encore plus vite que la plante terrienne. Elle produisait elle aussi des cosses remplies de fibres très fines et fermes qui permettaient d’obtenir un tissu encore plus résistant que la soie. De fait, il dépassait en robustesse tout ce que l’humanité de la Vieille Terre avait pu produire avant l’avènement des fibres synthétiques. Par malheur, les cosses du chardon d’acier contenaient aussi de minuscules graines couvertes d’épines. C’était un cauchemar que de les extraire à la main et les infimes blessures infligées par ces pointes avaient une fâcheuse tendance à s’infecter. Voilà pourquoi personne n’avait jamais réussi à produire des quantités utiles de chardon d’acier tissé en dehors des empires de Harchong et du Desnair, où se pratiquait sans être nommé ainsi un véritable esclavage. C’était aussi ce qui expliquait le coût incroyable de ce matériau. Par conséquent, si une égreneuse pouvait traiter les cosses de cette plante sans intervention manuelle… — Compte tenu de votre expérience, maître Mychail, poursuivit Merlin (l’entrepreneur cligna des yeux, pour les fixer de nouveau sur lui), je suis sûr que vous parviendrez à mettre au point une version beaucoup plus efficace que celle à laquelle j’aboutirais si je devais m’en charger. Je me dis aussi que maître Howsmyn serait pour vous un excellent partenaire. Vous avez déjà l’habitude de travailler ensemble et ses fonderies font déjà un très large usage de l’énergie hydraulique. Ses excellents mécaniciens trouveront sans aucun doute le moyen d’entraîner ainsi égreneuses et jennys. Sans oublier que tout son équipement a déjà reçu l’approbation de l’Église… (Mychail et Howsmyn échangèrent des regards brillants d’excitation. Merlin sourit.) Pendant que vous y réfléchissez, pourquoi ne passeriez-vous pas aussi un peu de temps avec les techniciens de maître Howsmyn à concevoir un métier à tisser automatique ? Une fois que vous aurez mis en œuvre vos deux nouvelles machines, vous aurez du fil à ne plus savoir qu’en faire. Par ailleurs, la Marine va avoir besoin d’énormément de toile pour ses voiles. En outre, un métier automatique n’autoriserait-il pas un tissage plus serré, maître Mychail ? — Langhorne…, murmura le fabricant de textiles. Le seijin Merlin a raison, Ehdwyrd. Si cette « mule-jenny » donne les résultats qu’il nous promet, surtout si nous trouvons le moyen de la coupler à une roue à aubes, nous pourrons aussi l’utiliser pour la laine et le lin. (Avec un frisson, il se retourna vers Merlin.) Je ne m’étonne plus que vous vous attendiez à une progression des affaires, seijin Merlin ! — Ce sera bon aussi pour la construction navale. Pour la Marine, bien entendu, mais j’imagine que beaucoup de nouveaux navires marchands seront également mis à l’eau dès que messire Dustyn et moi aurons discuté de ce qui s’appelle le « gréement de goélette », sujet que je maîtrise déjà mieux de par mon expérience personnelle. De ce fait, je ne doute pas de la sensation qu’il créera quand il verra le jour grâce à messire Dustyn – et à vous, bien sûr, maître Howsmyn. Il faudra peut-être quelques mois à vos compatriotes pour se rendre compte des avantages de ce gréement mais, quand ils l’auront compris, vous serez submergé de commandes. Pour tout dire, ce soudain afflux de capitaux devrait rendre l’installation d’une nouvelle fonderie à Delthak beaucoup moins irréaliste. — Et si nous travaillons soudain autant, cela expliquera aussi mon brusque besoin de créer de nouveaux établissements, s’enthousiasma Howsmyn. — De plus, ajouta Mychail, puisque toutes ces nouvelles idées viennent de vous, seijin Merlin, ainsi que de Sa Majesté, ce ne sera qu’un juste retour des choses que ce « soudain afflux de capitaux » serve au développement de la Marine. — Le roi envisage de créer un organisme appelé « office des brevets », poursuivit Merlin. Et là, il faudra marcher sur des œufs, pour de nombreuses raisons. Mais si nous arrivons à mettre cela en place, toute personne qui inventera un nouveau moyen de mieux faire quelque chose pourra déposer une demande de « brevet » pour son idée. Par la suite, cette idée lui appartiendra et personne – en Charis, du moins – ne pourra la réutiliser sans son autorisation, généralement accompagnée d’une modeste rémunération. Dès maintenant, Sa Majesté compte vous accorder à tous les deux les brevets sur les nouvelles idées que vous aurez eues dans le cadre et à la suite de nos entretiens. — Je suis aussi égoïste que n’importe qui, seijin Merlin, affirma Howsmyn avec un air préoccupé, mais cela me gênerait un peu de posséder… comment avez-vous appelé ça ? un « brevet » ? sur des idées que vous nous avez soufflées. — Maître Howsmyn, répondit Merlin avec un sourire, je serais bien incapable de transformer la plupart de ces concepts en machines concrètes. Le canon, oui. Le nouveau gréement dont je vais parler à messire Dustyn aussi. Mais les fonderies, les fabriques de textiles, les investissements… tout cela m’est au moins aussi étranger que mes connaissances le sont pour vous. Nous aurons besoin de créer un véritable partenariat, dans tous les sens du terme, pour arriver à nos fins. Je crois donc que le plus simple serait que chacun d’entre vous, patriotes de Charis, annonce qu’il reverse à la Couronne la moitié de la rémunération qu’il reçoit au titre de vos brevets. En y ajoutant les taxes que paieront les acheteurs de vos nouvelles marchandises, cela devrait suffire à dédommager le roi. — Et vous ? insista Mychail, mais Merlin haussa les épaules. — Un seijin n’a que faire des richesses matérielles, dit-on. J’ai personnellement toujours apprécié certains petits luxes, mais le roi Haarahld a mis à ma disposition des appartements très confortables et je suppose qu’il sera heureux de satisfaire les quelques menus désirs que je pourrais exprimer. En dehors de cela, de quelle utilité me seraient des richesses si j’en accumulais ? — Vous n’avez pas l’air de plaisanter… — Absolument pas, maître Howsmyn. Par ailleurs, je serai beaucoup trop occupé au cours des années à venir pour me soucier de dépenser de l’argent. — On dirait que les seijin sont encore plus différents des autres hommes que je l’avais jamais entendu, commenta Mychail avec un sourire ténu qui disparut bientôt comme il adressait un hochement de tête solennel à son « professeur ». Quoi qu’il en soit, seijin Merlin, Ehdwyrd et moi-même, ainsi que tout Charis, vous serons si redevables que nous saurions nous acquitter de notre dette avec du simple argent. La plupart des représentants de notre peuple l’ignoreront, mais nous ne l’oublierons pas. Pour ma part, et je suis certain de parler aussi pour Ehdwyrd, si je puis vous être d’une quelconque utilité, que ce soit par l’or ou l’acier, vous n’aurez qu’un mot à dire. Howsmyn acquiesça de la tête avec énergie. — Je vous en remercie tous les deux, dit Merlin avec sincérité. En attendant, il est temps pour moi de m’entretenir avec messire Dustyn. Le prince Cayleb, le baron de Haut-Fond et le comte de L’Île-de-la-Glotte se joindront à nous dans une heure. Si j’osais, maître Howsmyn, je solliciterais aussi votre présence. Il est notamment un point pour lequel j’aurais besoin de votre avis. — Vraiment ? (Howsmyn l’observa un instant puis pouffa de rire.) Attendez que je devine… Cela aurait-il un rapport avec cette idée folle qu’a émise Dustyn de couvrir de cuivre les œuvres vives de tous les navires de la flotte ? — Je n’appellerais pas cela une « idée folle », répondit Merlin avec un sourire, mais c’est effectivement de cela que j’aimerais discuter. — Cela coûtera une fortune. — Ce sera onéreux, certes, mais messire Dustyn soulève là un problème capital, maître Howsmyn. Le doublage en cuivre des coques sous la ligne de flottaison protégera non seulement la carène des tarets, mais réduira aussi énormément la prolifération des algues et autres organismes. Par conséquent, les navires gagneront en vitesse, en maniabilité et en durée de vie. (Howsmyn ne se départit pas de son air dubitatif et Merlin pencha la tête sur le côté.) Dans l’état actuel des choses, un mois après la mise à l’eau d’une galère, l’encrassement de sa coque est tel qu’il multiplie les efforts exigés des rameurs. Par conséquent, ceux-ci s’épuisent plus vite et le bâtiment manœuvre de moins en moins bien. Il se trouve que nous nous intéressons aujourd’hui à des navires propulsés par la force du vent, et non des avirons, mais les mêmes considérations s’appliquent tout de même. — D’accord, céda Howsmyn un peu à contrecœur tandis que Mychail éclatait d’un rire guttural. Howsmyn lui lança un coup d’œil et Mychail secoua la tête. — Avouez-le, Ehdwyrd ! Ce qui vous ennuie, c’est que, primo, c’est Dustyn et non vous qui y a pensé le premier et que, secundo, vous n’avez pas encore trouvé le moyen de mettre en œuvre cette idée sans que le doublage en cuivre se détache aussitôt ! — Foutaises ! répliqua Howsmyn sur un ton un peu vexé qui n’échappa pas à Merlin, lequel s’empressa d’enchaîner : — Je crois savoir comment résoudre ce problème précis. Il n’avait aucune intention de s’atteler à l’explication des concepts d’électrolyse et d’action galvanique entre les plaques de cuivre et les clous de fer utilisés par Howsmyn pour les fixer. Il n’en aurait du reste pas besoin après avoir montré comment éviter ce problème. Bien sûr, la production d’un nombre suffisant de fixations de cuivre pour éviter la corrosion électrolytique de métaux différents poserait elle aussi un problème, mais ce serait plus simple que de tenter d’expliquer le concept d’anode. — Ah bon ? fit Howsmyn avec un air interrogateur. — Oui, répondit Merlin avec un hochement de tête. Mais la production d’une telle quantité de feuilles de cuivre, sans oublier les fixations nécessaires, exigera encore plus d’efforts de la part de vos fonderies. Je vous serais donc reconnaissant si vous et maître Mychail pouviez d’ores et déjà réfléchir aux moyens de développer le site de Delthak. Il me semble que vous pourriez envisager d’y établir non seulement une nouvelle fonderie, mais aussi un chantier naval. Il faut cacher à tout le monde que nous allons doubler nos coques de cuivre. Cela finira par filtrer, mais plus nous parvenons à le dissimuler, mieux ce sera. Par ailleurs, tant qu’à bâtir une fonderie et un chantier naval, autant songer à installer aussi une manufacture de textiles, si le fleuve que vous avez mentionné est capable de fournir assez d’énergie. Les deux Charisiens opinèrent de concert. Merlin recula son siège, se leva et s’inclina légèrement devant eux avant de quitter la salle d’un pas vif. Il n’avait pas franchi la porte que Howsmyn et Mychail étaient déjà penchés l’un vers l’autre. OCTOBRE DE L’AN DE GRCE 890 .I. Palais du prince Hektor Manchyr Principauté de Corisande — Mon Prince. Oskahr Mhulvayn posa un genou à terre quand le prince Hektor de Corisande pénétra dans la chambre exiguë de son Conseil privé et se dirigea vers le siège richement sculpté placé en bout de table. Phylyp Ahzgood, comte de Coris, qui suivait le prince, s’assit à la gauche de ce dernier. Ni l’un ni l’autre ne s’exprimèrent avant plusieurs secondes et Mhulvayn songea qu’il serait malavisé de sa part d’essuyer la sueur qui perlait sur son front. — Vous pouvez vous lever, finit par déclarer Hektor d’une voix mélodieuse de ténor qui surprenait toujours venant de l’un des politiciens les plus froidement calculateurs de la planète. Mhulvayn obtempéra et croisa les mains derrière le dos en affrontant le regard du souverain au service duquel il espionnait depuis près de vingt ans. Hektor n’avait pas beaucoup changé en l’espace de ces deux décennies. Ses cheveux brun foncé grisonnaient sur les tempes. Quelques rides supplémentaires étaient apparues aux coins de ses yeux et sa barbe soigneusement taillée était parsemée de fils d’argent. Malgré tout, il était demeuré grand, droit et large d’épaules. Au contraire de la majorité des monarques, il continuait à s’entraîner régulièrement avec le maître d’armes de la cour. À côté de lui, Coris paraissait un peu usé, éteint. À l’inverse de son prince, le comte avait les cheveux blonds et, quoique aussi grand que Hektor, il ne présentait ni sa largeur d’épaules ni sa musculature. Il y avait aussi quelque chose dans ses yeux, songea Mhulvayn, non pour la première fois. Ils n’avaient pas l’air plus faibles que ceux du prince, mais c’étaient ceux d’un homme qui savait qu’il serait à jamais le serviteur d’un autre. Ce qu’il était, bien sûr. — Alors, maître Mhulvayn, lança le prince au bout d’un nouveau silence de plusieurs secondes. Que s’est-il passé ? — Mon Prince, je l’ignore. Il regrettait d’avoir à l’admettre, mais il valait mieux se montrer honnête et éviter les excuses. — Cela semble en dire long sur la qualité de vos sources, maître Mhulvayn, fit observer Coris avec un sourire pincé. Que pas une crispation n’ait animé le visage de Hektor quand le comte s’était ainsi immiscé dans la conversation n’annonça rien de bon à Mhulvayn. — Peut-être, Votre Grandeur. Pourtant, sans nous chercher d’excuses, je voudrais signaler, si je puis me le permettre, que nous n’étions pas les seuls à être recherchés par les hommes de Tonnerre-du-Ressac. — Pardonnez-moi de me montrer obtus, mais ce que vous nous dites ressemble fort à des excuses, justement. — Pas tout à fait, Votre Grandeur, répliqua Mhulvayn avec un calme qui le surprit lui-même. Ce que je voulais suggérer, c’est que soit Tonnerre-du-Ressac en sait beaucoup plus qu’on l’imagine depuis longtemps et a choisi de ne pas en tenir compte, soit un élément inédit vient de voir le jour en Charis. Si le baron n’a fait que donner suite à des informations dont il disposait déjà, nous n’aurions aucune excuse. En revanche, si un nouveau facteur venait de changer la donne, personne n’aurait pu le prévoir et s’y préparer à l’avance. Coris fit la grimace et balaya l’argument d’un geste de la main gauche, mais Hektor pencha la tête sur le côté en observant Mhulvayn d’un air un peu plus intéressé. — Nous n’avons reçu qu’un compte-rendu incomplet de maître Maysahn, dit le prince au bout d’un moment. D’après ce qu’il a pu nous communiquer, il semble qu’un élément nouveau vienne effectivement d’apparaître. La question est de savoir quoi. Et ce qui, selon vous, a pu conduire le baron de Tonnerre-du-Ressac jusqu’à vous ! — Mon Prince, commença Mhulvayn en choisissant de voir un bon signe dans le retour du souverain dans la conversation, j’ignore ce dont a pu vous informer Zhaspahr. Quand le lieutenant de vaisseau Maythis est arrivé à Tellesberg à bord de la Fraynceen et que je suis entré en contact avec lui, j’étais sans nouvelle de Zhaspahr depuis deux bonnes quinquaines. Les agents de Tonnerre-du-Ressac étaient sans équivoque à ma recherche, ce qui risquait de les conduire à Zhaspahr, éventualité que lui et moi refusions. Or il se trouve que certains éléments de la situation ne sont apparus que la veille même du jour où le lieutenant de vaisseau Maythis a remis le cap vers Corisande. Zhaspahr ne pouvait donc pas en être au fait quand il a rédigé son rapport. Je serai bien sûr heureux de vous dire tout ce que je sais mais, avec votre permission, je voudrais tout d’abord vous poser une question. Le front de Coris se plissa avec sévérité, mais Hektor se contenta de pincer les lèvres, pensif, l’espace d’une seconde. Enfin, il hocha la tête. — Je vous écoute. — Mon Prince, se lança Mhulvayn en rassemblant son courage à deux mains, saviez-vous que le duc de Tirian travaillait pour le prince Nahrmahn ? Tout chef des services secrets de la ligue de Corisande qu’il était, le comte de Coris ne parvint pas à dissimuler un tressaillement de surprise. L’expression de Hektor ne changea pas, mais une lueur apparut au fond de ses yeux sombres et perçants. Le silence persista pendant une dizaine de secondes puis le prince secoua la tête. — Non. Je l’ignorais. Pourquoi ? — Parce que, d’après les rumeurs qui couraient à Tellesberg juste avant que le lieutenant de vaisseau Maythis et moi-même ne prenions la mer, non seulement Tirian travaillait avec le prince Nahrmahn, mais il s’est également révélé à l’origine de la tentative d’assassinat de Cayleb. — Pardon ? Hektor avait émis ce simple mot d’une voix posée, presque sur le ton de la conversation, mais ses yeux exprimaient une surprise sincère. — Même si j’avais osé contacter mes sources, Mon Prince, je n’aurais de toute façon pas eu le temps de vérifier la véracité de ces ouï-dire. Quoi qu’il en soit, je les crois exacts. — Quels ouï-dire ? — Apparemment, Mon Prince, Tirian travaillait depuis longtemps avec Nahrmahn. Si ce dernier a sans aucun doute ordonné à son agent, Lahang, d’organiser l’embuscade, il semble toutefois que l’idée en soit venue de Tirian. À ce qu’il paraît, ç’aurait été la première étape de son accession au trône de Haarahld. — Qu’est-ce qui… (Hektor plissa les yeux, le visage absorbé) vous fait croire que tout cela est vrai ? — Je savais déjà depuis une quinquaine que Tirian était mort, affirma tout bonnement Mhulvayn. — Tirian est mort ? s’écria Coris avec un sursaut. Il jeta aussitôt un coup d’œil confus à Hektor, mais le prince parut à peine l’avoir remarqué. Il dévisageait Mhulvayn avec un air presque consterné que ce dernier n’aurait jamais imaginé déceler chez lui. — Oui, Votre Grandeur. (Mhulvayn avait choisi de répondre à Coris, mais c’était sur Hektor que ses yeux demeuraient rivés.) Je le savais depuis un moment. Tout comme je savais qu’il avait trempé dans quelque trahison dont Tonnerre-du-Ressac et Haarahld avaient toutefois remarquablement réussi à taire la teneur exacte, sans doute en attendant la fin de l’enquête. Ce n’est qu’après l’arrivée de la Fraynceen que j’ai entendu dire pour la première fois qu’il était mort et que, en plus, il avait été tué par le comte de Havre-Gris lui-même. Coris en resta bouche bée. Hektor se laissa aller en arrière en s’agrippant aux bras de son fauteuil. — Comme Zhaspahr n’aura pas manqué de vous l’indiquer dans son dernier compte-rendu, Votre Grandeur, poursuivit Mhulvayn, la tentative d’assassinat de Cayleb a été contrecarrée par l’arrivée d’un inconnu nommé « Merlin » qui prétendrait être un seijin. Je n’ai aucun moyen de juger s’il en est vraiment un, mais il n’en demeure pas moins dangereux armé d’une épée. L’un des tueurs a été capturé vivant – là encore, d’après la rumeur, à cause de ce Merlin. Selon l’un de mes contacts au palais, le prisonnier n’est qu’un soldat ordinaire que personne n’aurait cru détenteur d’informations importantes. » Par malheur pour le duc de Tirian, il en savait apparemment plus que ce qu’on aurait cru. En tout cas, il a dit lors de son interrogatoire quelque chose qui a conduit Tonnerre-du-Ressac à suspecter Tirian d’entretenir certaines relations avec Nahrmahn. Havre-Gris a tout d’abord refusé de croire à la culpabilité de son gendre – qui était aussi, ne l’oublions pas, le cousin du roi –, mais les preuves ont dû se révéler accablantes car le comte s’est rendu personnellement chez Tirian pour le placer face à ses accusations. D’après la plupart des versions des faits qui m’ont été rapportées, il espérait convaincre le duc d’implorer la pitié de Haarahld, ce qui tend à indiquer que, quoi que Tonnerre-du-Ressac et lui aient su, ils étaient loin de suspecter l’ampleur de la trahison. » Aucune des personnes à qui j’ai parlé ne savait précisément ce qui s’est passé cette nuit-là, mais Havre-Gris ne s’était rendu chez Tirian qu’accompagné de son garde du corps et de ce fameux Merlin. Une fois le duc confronté aux faits, une bataille a commencé. Le garde du comte a été tué, ainsi que dix à quinze hommes de Tirian – la majorité d’entre eux de la main du seijin, à ce qu’il paraît. Enfin, c’est Havre-Gris lui-même qui aurait eu raison de Tirian. — Langhorne…, murmura Coris en se touchant le cœur puis les lèvres. — Croyez-vous que tout cela soit exact ? s’enquit Hektor avec concentration. — Mon Prince, il ne pourrait en être autrement, répondit simplement Mhulvayn. Il ne fait aucun doute que ce soit Havre-Gris qui ait tué Tirian. Le palais lui-même en a apporté la confirmation la veille de mon départ. Le duc était le cousin du roi Haarahld, quatrième dans l’ordre de succession au trône. Si Haarahld avait eu la moindre incertitude quant à sa culpabilité, Havre-Gris aurait été au minimum démis de ses fonctions et jeté en prison en attendant les résultats de l’enquête. Or il ne s’est rien produit de tel. Au contraire, le soi-disant seijin est devenu membre de la garde royale et a été nommé garde du corps personnel de Cayleb, malgré sa participation aux événements. Hektor hocha lentement la tête en étudiant avec une attention évidente le raisonnement de Mhulvayn. Finalement, il inclina la tête sur le côté. — Pensez-vous que le sort de Tirian ait un lien avec ce qui vous est arrivé, à vous ? — Je l’ignore, Mon Prince. D’un côté, Zhaspahr et moi n’avons rien eu à voir avec cette tentative d’assassinat. De l’autre, nous savions tous les deux que Lahang était l’agent de Nahrmahn à Tellesberg. Il est donc très probable que lui aussi ait su que je travaillais pour vous. Or ce qu’il savait a très bien pu être porté à la connaissance de Tirian ou de ses propres hommes. » Havre-Gris a forcément obtenu certaines informations du duc avant de le tuer. Et pas seulement la confirmation de sa participation à l’attentat. Lahang a été soit tué, soit arrêté cette nuit-là. Personne ne sait ce qu’il en est : il a disparu. Je suis pour ma part persuadé qu’il a été capturé et interrogé, sans doute assez… fermement, dans le cadre de l’enquête concernant la tentative d’assassinat de Cayleb. — Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? — La façon dont Tonnerre-du-Ressac et ses agents ont dévasté le réseau de Nahrmahn en Charis depuis la disparition de Lahang, Mon Prince. Des dizaines de ses principaux espions ont été arrêtés, à commencer par quelques nobles et plusieurs marchands très en vue. Certains avaient déjà été exécutés avant mon départ de Tellesberg et les arrestations se poursuivaient par vingtaines. Vous connaissez la réputation de Haarahld et celle de Tonnerre-du-Ressac. Il est rare qu’ils arrêtent quelqu’un sans preuves irréfutables de sa culpabilité. Ces incarcérations – et surtout ces exécutions – me semblent indiquer clairement que quelqu’un qui travaillait pour Nahrmahn et savait tout de son réseau a parlé. Or les seuls candidats auxquels je pense seraient Tirian lui-même – qui n’a vraisemblablement pas eu le temps d’en dire beaucoup avant de succomber – et Lahang. — Et vous croyez que celui qui a parlé était au courant de vos activités ? — C’est la seule explication, Mon Prince. Autant que je sache, aucun soupçon ne pèse sur Zhaspahr. De même, et malgré les mandats émis contre moi, aucun de mes contacts n’a été arrêté. Il est possible, bien sûr, que Tonnerre-du-Ressac les laisse tranquilles en attendant de découvrir qui me remplacera, mais je crois plus probable qu’un membre de l’organisation de Nahrmahn au courant de mes activités ait mentionné mon nom au cours d’un interrogatoire. Tonnerre-du-Ressac en sait suffisamment pour me soupçonner, mais je doute qu’il connaisse le reste de notre réseau en Charis. Sinon, il s’en serait pris à d’autres agents et non à moi seul. — Je vois. Hektor s’enfonça dans son fauteuil, la mine pensive. Il demeura ainsi immobile pendant trois bonnes minutes. Enfin, il hocha la tête. — Il est possible que vos hypothèses soient exactes. Le contraire aussi, bien sûr, est tout à fait envisageable. En tout état de cause, il est inutile d’agir avec trop de hâte. Il saisit une clochette d’argent et l’agita. Elle émit un son clair et délicat, et la porte s’ouvrit presque aussitôt. — Oui, Mon Prince ? fit un officier vêtu de l’uniforme de la garde rapprochée de Hektor. — Escortez cet homme jusqu’à ses appartements, capitaine. Veillez à ce qu’il soit bien traité, avec tous les égards qui lui sont dus. Faites également en sorte que tous ses besoins et désirs soient satisfaits, dans la mesure du raisonnable. Compris ? — Oui, Mon Prince. — Bien. (Hektor se tourna vers Mhulvayn.) Dans l’immédiat, je serais fort enclin à croire que vous n’êtes pour rien dans tout ce qui s’est passé et que vous m’avez servi dans ces circonstances avec autant de loyauté et d’efficacité que par le passé. Jusqu’à avoir pu m’en assurer, toutefois, je me dois de prendre des précautions. — Bien sûr, Mon Prince. — Bien, répéta Hektor avec un geste discret de la main droite. Le capitaine de la garde s’inclina respectueusement devant Mhulvayn en lui tenant la porte ouverte. L’espion gagna le couloir avec un sentiment d’optimisme mesuré. — Qu’en pensez-vous ? lança le prince Hektor au comte comme la porte se refermait sur Mhulvayn et l’officier. — Je crois que nous ne disposons pas d’assez d’informations indépendantes pour rien confirmer de ce qu’il a pu dire, Sire, répondit Coris au bout d’un moment. — Estimeriez-vous qu’il a menti ? — Je n’ai rien prétendu de tel, Sire. (L’assurance posée du comte tranchait avec l’attitude qu’il affichait en général devant Hektor en présence de tiers.) J’ai seulement dit que nous manquons de preuves venant d’autres sources, et c’est la vérité. Il est fort possible qu’il ait menti – affirmer que son réseau a été brisé dans des circonstances malheureuses indépendantes de la volonté de quiconque pourrait n’être qu’un moyen de se couvrir, après tout, mais je n’en ai pas la certitude. Il se trouve simplement que je ne puis me permettre de lui faire confiance par principe. Et même s’il ne ment pas, cela ne veut pas forcément dire que son analyse de la situation est correcte. — J’ai tendance à le croire, reprit Hektor au bout d’un long moment de réflexion. Ce ne sont pas des imbéciles que nous avons choisi d’envoyer à Tellesberg. Or seul un imbécile inventerait de tels contes en sachant que tôt ou tard nous découvririons le pot aux roses. J’ai d’ailleurs l’impression qu’il y a beaucoup de vrai dans sa théorie. Le prince recula son siège, se leva et se dirigea vers la fenêtre. Large, ménagée dans un épais mur de pierre réfractaire, elle était ouverte à tous les vents, car la capitale de Corisande, Manchyr, se trouvait plus près encore de l’équateur que Tellesberg. De fait, le soleil de midi brûlait presque à la verticale. Accoudé au rebord, Hektor admira les magnifiques fleurs exotiques de ses jardins en écoutant les gazouillis occasionnels des oiseaux chanteurs à l’abri des volières du palais. — Nahrmahn, en revanche, est bel et bien un imbécile, poursuivit-il d’un ton neutre auquel beaucoup de gens se seraient sans doute laissé prendre, mais pas Phylyp Ahzgood, comte de Coris. Langhorne sait que Tohmas n’est pas un génie, mais il ne s’aviserait jamais de me contrarier, et il n’est quand même pas complètement idiot. Nahrmahn, lui, fait très bien semblant de l’être. Nous l’avons toujours su. Mais il faut bien se contenter des outils qu’on a. Pour être honnête, je ne m’étais jamais rendu compte de l’ampleur de sa bêtise. — Nous savions déjà que ses agents étaient impliqués dans la tentative d’assassinat, Sire, fit remarquer Coris. Hektor acquiesça de la tête sans détourner le regard de ses jardins. — Certes. Par contre, il était incroyablement crétin de sa part de se compromettre avec Tirian. Au bout du compte, l’un des deux se serait forcément retourné contre l’autre. Quant à se laisser convaincre d’attenter aux jours de Cayleb… ! (Le prince pivota enfin sur lui-même pour faire face à Coris. Il secoua la tête, la mâchoire crispée de colère.) Si cette tentative avait porté ses fruits, Tirian l’aurait de toute façon trahi tôt ou tard. Même lui aurait tout de même pu s’en rendre compte ! — Je conviens que Nahrmahn n’est pas très vif, Sire. Cela étant, il a toujours su se débarrasser sans états d’âme des outils devenus dangereux. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il aurait placé près de Tirian quelqu’un armé d’un couteau en guise de police d’assurance. — Vous avez sans doute raison… (Hektor avait l’air de concéder cette possibilité vraiment à contrecœur. Il haussa les épaules et secoua la tête de rage.) Quand bien même, son assurance n’a de toute évidence pas fonctionné, si ? D’après ce que vient de nous dire Mhulvayn, on dirait que Haarahld réagit de façon très logique. Cet attentat imbécile a dû coûter à Nahrmahn près de dix ans d’efforts consentis pour établir son réseau d’espionnage en Charis ! Sans parler des conséquences sur nos propres activités ! En outre, je crains qu’il nous faille prendre très sérieusement en compte la possibilité soulevée par Mhulvayn, à savoir que Tonnerre-du-Ressac connaît l’identité d’au moins certains de ses agents et qu’il préfère ne pas les inquiéter pour mieux les observer maintenant que leur chef a dû prendre la poudre d’escampette. Il jeta encore un coup d’œil par la fenêtre puis regagna son siège et se rassit. — Par ailleurs, poursuivit-il, la mine sinistre, si Haarahld choisit de considérer comme un acte de guerre cette attaque directe contre son trône, il pourrait très bien ne pas s’en tenir aux espions de Nahrmahn. — Croyez-vous que ce soit probable, Sire ? — Je n’en sais rien. (Hektor tambourina des doigts d’une main sur la table.) Tout le monde sait l’amour fou qu’il porte à Cayleb et à ses autres enfants. À l’évidence, d’après ce qu’il a déjà fait, il ne prend pas cette affaire à la légère. S’il dispose d’assez de preuves tangibles et qu’il voie là un acte de guerre, Nahrmahn pourrait très bien voir arriver soudain la Marine de Charis en baie d’Eraystor. Et là, il nous faudrait faire un choix : soutenir cet imbécile – au risque d’être soupçonnés d’avoir nous aussi participé à cet attentat –, ou renoncer à l’un des éléments essentiels de notre stratégie globale. Coris réfléchit attentivement aux paroles du prince, les yeux tombants. — Je crois, Sire, finit-il par avancer, que si Haarahld avait l’intention de lancer des représailles militaires, il l’aurait déjà fait. Charis dispose d’assez de galères armées en permanence pour anéantir toute la flotte de Nahrmahn en un après-midi si nous ne prêtions pas main-forte à ce dernier. Or Haarahld ne lui donnerait pas le temps de faire appel à son alliance avec nous. — Peut-être, peut-être pas. Haarahld doit lui aussi faire preuve de circonspection, vous savez. Il n’est pas très apprécié à Sion et au Temple, et il le sait. Par ailleurs, nul n’ignore que Nahrmahn – comme moi, bien sûr – a soutenu Mahntayl contre Breygart dans le comté de Hanth. Certains prélats du Temple, tels que Clyntahn et les autres membres du Groupe des quatre, pourraient décider de voir des représailles dans toute action menée contre Nahrmahn. Il serait donc peu judicieux de la part de Haarahld d’attaquer trop vite sans avoir rassemblé au préalable des preuves très convaincantes du bien-fondé de sa démarche. Coris hocha la tête. — Vous avez sans doute raison, Sire. Dans ce cas, comment réagir ? — Proclamons notre innocence s’il tente de nous associer à l’attentat organisé par Nahrmahn. (Hektor afficha un maigre sourire.) Pour une fois, nous ne mentirons pas, du reste. Ce sera nouveau pour nous. Je crois aussi que nous devrions inviter certains des membres les plus importants de notre noblesse à une réunion personnelle… sans en parler à Nahrmahn. Je dois m’assurer qu’ils comprennent ce que nous faisons – ou du moins autant que nécessaire. Il faudra que Tohmas soit du nombre, pour que je puisse le regarder droit dans les yeux. — Sire ? fit Coris en haussant les sourcils. Croyez-vous que Tohmas ait dans l’idée de rejoindre Nahrmahn dans sa couche ? — Non, le rassura Hektor d’une voix lente. Pas cela. Mais je ne serais pas du tout surpris que Nahrmahn tente de l’en convaincre. Cela lui ressemblerait beaucoup d’essayer d’affaiblir mon autorité au sein de la ligue pour augmenter son propre poids dans la balance. Je ne crois pas Tohmas assez stupide pour céder, mais je dois m’en assurer. — Et si Nahrmahn apprend que vous vous êtes rencontrés en son absence, Sire ? et qu’il n’a même pas été invité à se faire représenter ? — Ce ne serait pas forcément un mal, insinua Hektor avec un sourire froid, l’œil maussade. Premièrement, Tohmas est l’un des plus éminents nobles de la ligue, alors qu’Émeraude n’en fait même pas partie. Nahrmahn n’a aucun droit de s’asseoir à notre table s’il n’y est pas convié. Deuxièmement, cela me plairait de donner quelques sueurs froides à cet imbécile. D’ailleurs (il poussa un grognement), compte tenu du rôle qu’il a joué dans le complot contre Cayleb, même si nous le vexons, il aura du mal à retourner sa veste et à nous trahir auprès de Haarahld, non ? — Effectivement, concéda Coris en souriant à son tour. — Entre-temps, nous devrions sans doute décider des mesures à prendre pour accroître notre pression sur Charis tant que Haarahld est trop concentré sur Émeraude pour faire attention à nous. Par ailleurs, ajouta le prince avec une légère amertume, il va falloir s’employer à récupérer des dégâts causés à notre réseau de Tellesberg par le fiasco de Nahrmahn. — Quel genre de mesures avez-vous à l’esprit, Sire ? — Je ne suis pas sûr que nous ayons beaucoup de possibilités d’action directe, admit Hektor. Quand bien même, je préférerais les éviter pour l’instant. Après tout, c’est la conception que Nahrmahn se fait de telles initiatives qui nous a mis dans ce pétrin ! Par contre, s’il y a une chose que nous devons absolument faire sur-le-champ, c’est augmenter nos efforts visant à influencer le Conseil des vicaires. — Ce sera risqué, Sire. Les yeux de Hektor lancèrent des éclairs, mais il réagit à l’appel à la prudence du comte avec beaucoup plus de calme qu’auraient attendu de lui la plupart de ses courtisans. — Je sais, acquiesça-t-il après une ou deux secondes de réflexion. Cela dit, je crois que ce le sera plus pour Haarahld que pour nous. Il a son fameux Collège royal qui lui pend au cou. Avec un peu de chance, nous parviendrons à convaincre le Groupe des quatre d’en faire une corde de potence. Coris hocha la tête en un geste qui relevait davantage de l’acceptation que de l’accord. Hektor savait pourquoi : Corisande se trouvait encore plus loin du Temple que Charis et faisait par principe l’objet des mêmes soupçons que le royaume de Haarahld aux yeux de l’Église. Cela étant, Hektor avait veillé à ne rien faire qui puisse les encourager, tandis que Haarahld avait fait l’inverse en apportant son soutien au Collège royal créé par son père et à la politique sociale initiée par son arrière-grand-père. À eux deux, Hektor et Nahrmahn avaient distribué beaucoup plus d’or à un plus grand nombre de mains sioniennes que Haarahld seul. Pourtant, Coris s’était toujours montré plus partagé que son prince à l’idée de jouer la carte du Temple. — Que vous inspire ce Merlin dont a parlé Mhulvayn, Sire ? demanda le comte. Ce changement de sujet plein de tact arracha un maigre sourire à Hektor. — Dans l’immédiat, pas grand-chose. Je ne doute pas que cet homme soit habile de l’épée, mais il paraît évident d’après ce qu’il est advenu de l’organisation de Nahrmahn en Charis qu’il n’était nul besoin d’un génie – ou d’un « seijin », en supposant que de tels êtres existent vraiment en dehors des vieilles fables – pour l’infiltrer. Il a dû tomber par hasard sur une information qui lui a révélé le projet d’assassinat de Cayleb. Depuis, il doit l’exploiter jusqu’à la corde. — Un aventurier, donc, selon vous, Sire ? — Je pense que c’est l’explication la plus plausible. Pourtant, poursuivit le prince avec un peu de réticence, Haarahld n’est pas un imbécile, au contraire de Nahrmahn. Puisque ce Merlin a de toute évidence sauvé la vie de son fils ou, du moins, contribué à la sauver, Haarahld n’a pu faire autrement que de le traiter en invité d’honneur. Il a dû lui trouver une place confortable à la cour pour le restant de ses jours, d’où cette histoire de « garde du corps personnel ». En revanche, si cet inconnu pénètre dans le cercle des proches conseillers du roi, alors je serai tenté de croire qu’il n’est pas qu’un simple aventurier. — Devrions-nous faire en sorte de… l’écarter, Sire ? — Après la déconfiture de Nahrmahn ? (Hektor secoua la tête avec un éclat de rire sardonique.) La dernière chose dont nous ayons besoin serait d’impliquer nos hommes – s’il nous en reste encore à Tellesberg – dans une deuxième tentative d’assassinat ! Si elle portait ses fruits, Haarahld soupçonnerait sans doute Nahrmahn, mais nous savons désormais que les complots ne se déroulent pas toujours comme prévu, non ? — En effet, Sire, admit Coris avec un nouveau sourire à peine esquissé. — Non. Nous allons devoir patienter un peu avant de décider de supprimer ce bon seijin. Tant qu’il ne représente pas de grave menace, nous avons de bien meilleures cibles auxquelles nous consacrer. .II. À bord de la goélette Aube Au large de l’île de Helen Royaume de Charis — Alors, capitaine Rowyn ? Qu’en dites-vous ? Merlin devait hurler pour se faire entendre par-dessus le tumulte du vent et des vagues. Des oiseaux et vouivres de mer tournoyaient en de bruyants nuages de duvet blanc et de cuir luisant et irisé sous le soleil radieux du printemps. Les volatiles descendaient en piqué autour de l’Aube, goélette de cinquante pieds à deux mâts, qui fendait les eaux bleues et miroitantes du sud de la baie de Howell en explosions d’écume aux couleurs de l’arc-en-ciel en laissant derrière elle un sillage blanc et rectiligne. L’Aube était la première goélette ayant jamais navigué sur Sanctuaire. C’était officiellement messire Dustyn Olyvyr qui en avait conçu le gréement, Merlin n’en étant, tout aussi officiellement, qu’un simple passager. Horahs Rowyn, le capitaine de l’Ahnyet, le yacht privé d’Olyvyr, figurait parmi les rares personnes – dont le nombre ne cessait cependant de croître – à avoir été informées d’au moins une partie de la vérité concernant le récent flot d’innovations apparues en Charis. Il savait qui était à l’origine du nouveau plan de voiles du caboteur et, malgré la confiance qu’il accordait à son patron, il avait accueilli les déclarations de Merlin avec un scepticisme consommé. Mais il était à l’évidence en train de changer d’avis. Le capitaine, un homme trapu au visage spectaculairement buriné, dont le crâne dégarni et bruni par le soleil s’entourait d’une couronne de cheveux gris, se tenait sur le gaillard d’arrière, court et exigu, de la goélette, le regard rivé avec incrédulité sur la flamme de tête de mât indiquant la direction du vent. Inclinée avec raideur sur tribord sous la pression de ses voiles toutes neuves d’un blanc de neige, l’Aube faisait route au plus près bâbord amures. En soi, cela n’avait rien d’extraordinaire, si ce n’était que la goélette s’acquittait de cette tâche mieux que personne l’avait jamais rêvé. Même les meilleurs gréements carrés dessinés sur Sanctuaire se révélaient à peine plus aptes à remonter au vent que les caravelles de Christophe Colomb en 1492 et leur version du « plus près » différait grandement de celle de l’Aube. Même dans des conditions de mer idéales, les galions sillonnant les océans de la colonie étaient incapables de gouverner à moins de soixante-dix degrés du vent, allure que Nimue Alban aurait à peine considérée comme un petit largue. Il aurait été plus réaliste de tabler sur un bon quatre-vingts degrés, ce dont se seraient contentés sans rechigner la plupart des grands navigateurs de la planète. Or l’Aube remontait à un peu moins de cinquante degrés de l’axe du vent. C’était encore loin d’être spectaculaire par rapport aux critères des bateaux de plaisance que Nimue avait vu évoluer sur les eaux salées de la Vieille Terre, mais il ne fallait pas oublier que l’Aube n’était qu’un caboteur typique de la baie de Howell converti en goélette. Sa coque était très large et d’un tirant d’eau relativement faible, sans la dérive ou la quille effilées des anciens voiliers terriens. Merlin et messire Dustyn lui avaient ajouté des ailes de dérive pour améliorer son hydrodynamisme, mais ce n’était guère qu’un mauvais expédient sans élégance. De surcroît, une goélette était par essence moins apte à serrer le vent que les sloops et yawls que Nimue avait barrés par pur loisir à une époque. Pourtant, si déçue qu’aurait été Nimue Alban du comportement de l’Aube sur les eaux de la mer du Nord aux temps anciens de la Vieille Terre, Merlin s’en montrait, lui, ravi. Quant à Rowyn, il était éberlué. Il n’avait jamais vu de navire capable de telles prouesses. Vingt ou trente degrés ne représentaient sans doute pas grand-chose pour un terrien mais, pour un marin expérimenté, c’était énorme. Le seul moyen pour un voilier de gouverner contre le vent était de louvoyer, c’est-à-dire de faire route au plus près possible et de changer régulièrement d’amures, vent devant. C’était au mieux lent, pénible et abominablement inefficace par rapport aux allures portantes et de travers ou à ce dont aurait été capable un bâtiment motorisé. Ou, d’ailleurs, une galère… dans les limites de l’endurance de ses rameurs. Pour changer de direction, le plus efficace était de virer de bord, c’est-à-dire de faire pivoter le navire face au vent, mais il fallait pour cela qu’il conserve sa vitesse en avant – et son erre de gouverne – assez longtemps pour résister à la force de l’air. Compte tenu de la distance que devaient parcourir les habituels bâtiments sanctuariens gréés en carré pour virer vent debout, c’était en général une manœuvre assez problématique. Il était beaucoup plus fréquent, surtout par brise légère ou modérée, d’arriver vent arrière afin de virer lof pour lof. On s’écartait alors de la direction recherchée en décrivant un arc de plus de deux cents degrés au terme duquel on pouvait adopter un nouveau cap. Cela ne se faisait qu’au prix déchirant de la perte d’une avance chèrement acquise, le navire étant porté sous le vent pendant toute la manœuvre. Il n’était guère surprenant de constater que le virement de bord vent debout était la technique la plus courue mais, même dans ce cas, un navire à voiles carrées était contraint à une inflexion de cap de cent quarante degrés face au vent à chaque changement d’amures. Par contraste, chaque variation de cap de l’Aube dépassait à peine quatre-vingt-dix degrés. Cela lui laissait une zone de louvoyage beaucoup plus réduite à traverser. De plus, comme aurait dit un marin, elle virait mieux que n’importe quel gréement carré. Cela signifiait qu’elle prenait moins de temps à pivoter face au vent et que ses voiles pouvaient être amurées plus vite de l’autre côté. Même sans tenir compte du fait que l’Aube pouvait virer de bord si vite, son avantage de vingt degrés – voire de vingt-cinq – par rapport aux meilleurs navires à traits carrés jamais mis à l’eau sur Sanctuaire était considérable en termes de navigation. Ainsi, pour atteindre un objectif gisant à soixante milles au vent de son point de départ, en admettant une parfaite égalité de tous les autres paramètres, il lui fallait parcourir à peine plus de quatre-vingt-dix milles, alors qu’il en faudrait cent quatre-vingts à un gréement carré, et ce en admettant aussi que ce dernier parvienne à changer d’amures vent devant au lieu d’avoir à virer lof pour lof. Contrairement à la Vieille Terre d’avant le système métrique, Sanctuaire ne faisait aucune différence entre mille terrestre et mille nautique. Ainsi, si l’Aube et ce navire à voiles carrées filaient tous les deux six nœuds, la goélette atteindrait ce point situé à soixante milles du côté du vent en quinze heures, contre trente pour son concurrent. Sur une traversée de plusieurs centaines, voire milliers de milles, cela représentait un gain de temps global substantiel. Cela impliquait aussi que jamais le gréement carré ne pourrait rattraper la petite goélette dans le cadre d’une chasse contre le vent, ce qui offrirait un moyen de défense bien commode contre les pirates. De même, jamais le gréement carré ne pourrait échapper à la goélette du côté du vent, ce qui ouvrirait d’intéressantes perspectives aux navires de guerre potentiels… ou aux flibustiers. Il apparaissait clairement à Merlin et – il n’en doutait pas – à Horahs Rowyn que l’actuel gréement de l’Aube était loin d’être parfaitement équilibré. Le navire était trop mou à la barre, avec une tendance à abattre. Mais personne sur Sanctuaire n’avait la moindre notion de calcul de déplacement et de stabilité, et encore moins d’évaluation de la surface de toile convenable. Merlin avait accès aux formules nécessaires grâce à l’ordinateur de bibliothèque dissimulé dans la grotte de Nimue mais, malgré l’expérience que celle-ci avait de la plaisance, il n’avait eu que très peu l’occasion de se livrer à de tels calculs. De plus, il n’aurait jamais pu les communiquer à Dustyn Olyvyr ou Rahzhyr Mahklyn sans s’exposer à des questions dont ni l’un ni l’autre n’auraient voulu entendre les réponses. Malgré tout, imparfait ou non, ce nouveau gréement fonctionnait. En outre, un maître voilier tel qu’Olyvyr, fort de ses années d’expérience, trouverait vite un moyen de lui adapter un plan de voiles correct. Ce qui, songea Merlin avec un sourire, ne fera qu’améliorer le comportement sur l’eau des successeurs de l’Aube. Rowyn n’avait toujours pas quitté des yeux la flamme hissée en tête de mât. Il n’avait à l’évidence pas entendu un mot de ce qu’avait dit Merlin, aussi ce dernier lui donna-t-il une grande tape sur l’épaule. Le Charisien sursauta et tourna aussitôt la tête, l’air interloqué. — Alors, qu’en dites-vous ? répéta Merlin d’une voix forte. Rowyn sourit à pleines dents. — J’en dis que j’en veux une pareille rien qu’à moi, cria-t-il en retour. Comme tous ceux qui la verront. Langhorne ! Regardez-moi ce cap ! Et la manœuvre des voiles nécessitera moins de gabiers qu’auparavant… Ce sera un énorme avantage vis-à-vis de nos pingres d’armateurs ! — Tout à fait, approuva Merlin avec de vigoureux hochements de tête. Un bâtiment à phares carrés exigeait une main-d’œuvre considérable, alors qu’une goélette telle que l’Aube se contentait d’un équipage beaucoup plus réduit. À l’inverse, un gréement carré était énormément toilé et, chaque voile étant relativement petite par rapport à la surface totale, le navire pouvait résister à plus de dégâts dans les hauts que ne pourrait en supporter une goélette. — Messire Dustyn m’a dit qu’il voulait convertir l’Ahnyet aussi, poursuivit Rowyn avec un haussement de sourcil à l’intention de Merlin, lequel pouffa de rire. — L’Aube nest qu’une expérience, capitaine. Maintenant que messire Dustyn a mis le doigt dans l’engrenage, pour ainsi dire, il est prêt à recommencer, en mieux, avec son yacht. Le fait qu’il l’ait dessiné lui-même devrait du reste lui permettre de mieux sentir sa conversion. Ensuite, évidemment, il pourra inviter d’éventuels acheteurs à bord pour une courte croisière au-delà des digues de Tellesberg. À titre purement amical, bien sûr. — Bien sûr ! acquiesça Rowyn avec un profond rire abdominal. Depuis que je le barre pour lui, c’est ainsi qu’il s’en sert. Mais cette goélette… Il tendit le bras pour caresser presque révérencieusement la lisse du gaillard d’arrière. Il leva de nouveau les yeux vers la flamme de tête de mât, admira l’établissement des voiles et secoua la tête en se retournant vers Merlin. — Je ferais mieux de m’habituer à la gouverner, lieutenant Athrawes. Sous ces faux airs d’affirmation, il s’agissait d’une requête. Olyvyr n’oubliait pas que l’Aube était en fait le bâtiment de Merlin et que ce dernier demeurerait son instructeur pendant quelques jours. — C’est une excellente idée, capitaine, approuva Merlin en dissimulant un sourire intérieur. Je me demande comment messire Dustyn réagirait s’il savait pourquoi j’ai insisté pour que nous n’équipions notre prototype que de voiles axiales… Malgré lui, il éclata de rire. Rowyn lui lança un regard interrogateur, mais Merlin se contenta de secouer la tête. Il était certain que la goélette à hunier finirait par s’imposer comme le gréement de choix. Avec ses voiles carrées en haut des deux mâts, voire une basse voile carrée au mât de misaine, c’était sans doute le gréement de goélette à deux mâts le plus vigoureux jamais conçu sur la Vieille Terre. Il permettait de gagner en vitesse et en puissance aux allures portantes sans grosse perte de capacité à remonter au vent, ce qui le rendrait très attrayant pour les amateurs de traversées rapides, malgré le surcroît de main-d’œuvre nécessaire. En revanche, Merlin n’avait aucune intention d’expliquer à Rowyn et Olyvyr que le type responsable de leur faire la démonstration de ce nouveau et merveilleux gréement n’avait pas la moindre idée de comment manœuvrer un bâtiment à phares carrés. Cela serait sans doute loin de les encourager à croire en mes « suggestions », songea Merlin avec ironie avant de se secouer mentalement et de lancer un sourire à Rowyn. — Approchez donc, capitaine, l’invita-t-il. Vous ne voulez pas prendre la barre deux minutes ? NOVEMBRE DE L’AN DE GRCE 890 .I. Appartements de l’archevêque Erayk Cité de Sion Terres du Temple — Bonjour, Erayk. Erayk Dynnys se redressa quelque peu dans son confortable fauteuil. Au demeurant, il aurait été difficile de trouver plus confortable que ce siège. Il était tellement rembourré, ses coussins si profonds que l’archevêque avait besoin d’un valet et d’un garde du Temple pour l’aider à s’en extirper quand il lui fallait se lever. Par malheur, avec une jambe brisée en trois endroits et une épaule en au moins deux, le confort lui était devenu étranger. Subitement, toutefois, face à cet homme couvert du tricorne orange sans ornement d’un vicaire, ses tourments avaient reculé au troisième ou quatrième rang de ses préoccupations. — Mes hommages, Votre Éminence, répondit-il. Veuillez me pardonner ma mauvaise présentation. Je… ne m’attendais pas à recevoir de la visite ce matin. — J’en suis bien conscient, le rassura le vicaire Zahmsyn Trynair avec un sourire aimable. Une autre affaire m’a fait venir près d’ici, aussi me suis-je dit que je pourrais passer prendre de vos nouvelles. Dynnys hocha la tête en souriant lui aussi, sans ignorer pourtant que Trynair venait de lui mentir et ne le cachait pas. Le chancelier du Conseil des vicaires ne rendait jamais visite « par hasard » à un simple archevêque. Encore moins à cette période de l’année, où le vicaire devait pour ce faire quitter l’agréable chaleur mystique de ses luxueux appartements privés au sein du Temple. — Vous permettez ? lança Trynair en désignant avec élégance un autre fauteuil du salon de Dynnys, le saphir de son anneau étincelant à la flamme des lampes à huile. — Je vous en prie, asseyez-vous, Votre Éminence ! se hâta de répondre l’archevêque en remuant sur son siège. Pardonnez aussi mes mauvaises manières. Je ne m’attendais vraiment pas à cet honneur et les guérisseurs continuent à me prescrire du jus de pavot. — Ne vous en faites pas, dit le vicaire avec bienveillance. Après une telle chute, nous devons nous estimer heureux que vos blessures n’aient pas été plus graves. — Merci de votre compréhension, Votre Éminence. Dynnys attendit que Trynair s’installe sur le fauteuil choisi. Le chancelier était plus grand que l’archevêque, plus maigre, avec un visage anguleux, des yeux profonds et intelligents, une barbe taillée court. Il était vêtu de la soutane orange seyant à son haut rang, ornée de la plume bleue de l’ordre de Chihiro. Le bas de son habit était trempé de neige fondue jusqu’à mi-mollet. — Puis-je vous offrir une boisson chaude, Votre Éminence ? proposa Dynnys une fois le chancelier assis, les mains tendues vers l’âtre où crépitait gaiement un feu de charbon de bois. — Une tasse de chocolat chaud me ferait le plus grand bien par une journée comme celle-ci. Dynnys fit un signe à son valet qui s’empressa de disparaître pour faire le nécessaire. — Je ne mets plus le nez dehors, bien sûr, Votre Éminence, mais il paraît que l’hiver est plus rigoureux qu’à l’ordinaire cette année. — Il paraît, oui, fit Trynair avec un petit rire de résignation. Il y a plus de trois pieds de neige et nous ne sommes encore qu’en novembre, même pas au cœur de l’hiver ! J’ai rarement vu une telle épaisseur à cette époque de l’année. D’ailleurs (il se rembrunit), je crains que cela ait eu quelques effets prévisibles sur nos sémaphores. Dynnys opina tristement du chef. La grande faiblesse du réseau de sémaphores était qu’il dépendait des conditions de visibilité. L’obscurité, la neige, la pluie, le brouillard… tout cela isolait les relais de communication de l’Église Mère. Il existait un système permettant d’envoyer des signaux la nuit, mais il était moins fiable car plus vulnérable aux erreurs de transcription au niveau de chaque poste. Il se révélait en outre plus lent et ne résolvait de toute façon pas le problème de la perte de visibilité associée au mauvais temps hivernal. — N’en est-il pas toujours ainsi, Votre Éminence ? lâcha-t-il au bout d’un moment, l’air résigné. — Si, bien sûr. Nos frères des autres contrées qui nous envient nos hautes fonctions pensent rarement à la pénitence que nous devons endurer tous les hivers à Sion et au Temple. Cela dit (Trynair s’autorisa un petit rire qui ne parut pas très spontané à Dynnys), vous avez échappé à cette épreuve ces dernières années, pas vrai ? — C’est exact, répondit Dynnys avec une certaine lenteur tandis que son cerveau engourdi par le pavot s’emballait. Je dois dire, avoua-t-il en riant à son tour, que je programme toujours mes visites pastorales de manière à éviter de passer l’hiver à Sion, Votre Éminence. — Cela ne me surprend pas, déclara sèchement Trynair avant de pousser un grognement. Seul un idiot du village n’en ferait pas autant ! Si je le pouvais, je n’hésiterais moi-même pas une seconde… — Eh bien, peut-être que ceci (Dynnys désigna de sa main gauche le plâtre utilisé par le rebouteux pour immobiliser sa jambe droite et l’écharpe soutenant son bras du même côté) est ma punition pour m’être dérobé pendant toutes ces années à ces tourments. Il parvint à conserver une voix presque normale, mais non sans difficulté. Comme si la douleur ne suffisait pas, les guérisseurs l’avaient déjà averti qu’il aurait au mieux besoin d’une canne, car il ne récupérerait jamais tout à fait sa jambe. — Oh, j’en doute, affirma Trynair d’une voix si délibérément joviale que Dynnys suspecta le vicaire d’avoir eu vent des conclusions de ces mêmes guérisseurs. Nul n’est parfait, Erayk, mais cela m’étonnerait que vous le soyez si peu que vous ayez accumulé une dette aussi lourde. D’un autre côté (le regard du chancelier se durcit), il paraît fort malencontreux que vous ayez subi votre accident à ce moment précis. — Votre Éminence ? Dynnys sentit ses yeux se plisser légèrement en comprenant que Trynair allait enfin aborder le véritable objet de sa visite. — Vous n’ignorez pas que certaines… inquiétudes s’expriment en ce moment à propos du royaume de Charis, laissa tomber le chancelier. Il soutint le regard de l’archevêque jusqu’à ce que celui-ci hoche la tête. — En effet, Votre Éminence. J’en ai même fait part au délégué archiépiscopal Zherald et au père Paityr. Je comptais y consacrer mon attention lors de mon séjour à Tellesberg. Maintenant, évidemment… Il montra encore son lourd plâtre et haussa l’épaule gauche. — Je comprends, bien sûr. Trynair se pencha pour tapoter légèrement le genou valide de Dynnys puis se redressa comme le valet revenait avec une tasse en porcelaine de Harchong, fine comme de la soie et superbement émaillée, pleine de chocolat fumant. Le chancelier accepta le breuvage avec un murmure de remerciement et entreprit de le déguster à longues gorgées extatiques tandis que le valet posait une deuxième tasse et le pot assorti sur la table basse entre les deux hommes. Le domestique haussa un sourcil pour désigner la tasse vide, mais l’archevêque secoua légèrement la tête. Son employé s’inclina et se retira aussi silencieusement qu’il était apparu. — Je comprends – nous comprenons tous – pourquoi vous avez dû annuler votre visite pastorale cette année, reprit le chancelier. C’est naturellement fâcheux mais, compte tenu de la nature et de la gravité de vos blessures, c’était inéluctable. — Je vous remercie de votre bienveillance, Votre Éminence, même si l’honnêteté me commande de préciser que je préférerais de loin me trouver à Tellesberg en ce moment plutôt qu’ici. Il fit un geste vers la fenêtre de son salon. Le verre était bien fixé à son châssis et la confortable pièce était épargnée par les courants d’air glacé dont souffraient tant d’habitations de Sion. Pourtant, malgré la chaleur de l’âtre, la vitre était couverte d’une bonne épaisseur de givre. Il savait que, partout ailleurs dans la ville, les gens moins fortunés que lui se blottissaient autour de la moindre source de chaleur, affaiblis de surcroît par la faim qu’entraînaient toujours l’automne et l’hiver. En ce mois de novembre, les navires pouvaient encore traverser le lac Pei, chargés de nourriture provenant des immenses greniers et fermes du sud des Terres du Temple, mais cet itinéraire finirait bientôt, lui aussi, par être bloqué. Sion dépendrait alors de ses propres réserves qui, malgré leur taille, finissaient toujours par manquer avant le printemps. Lorsque la neige fondrait ou serait déblayée, on trouverait en dessous les inévitables corps, là où le froid, la faim et l’exclusion auraient surpris les plus vulnérables des indigents de la ville. — Quant à moi, déclara Trynair sans ciller, l’honnêteté me commande d’affirmer que je préférerais moi aussi vous savoir là-bas plutôt qu’ici. — Pardonnez-moi, Votre Éminence, mais je ne crois pas que vous soyez juste « passé prendre de mes nouvelles » par hasard. Je suis très honoré de votre visite, bien sûr, mais je ne puis m’empêcher de soupçonner que vous ayez à l’esprit des préoccupations plus graves que le temps qu’il fait. — C’était un pieux mensonge, sans doute, convint Trynair avec un sourire. (Il sirota un peu de chocolat puis reposa sa tasse.) D’autres affaires m’ont appelé dans cette ville aujourd’hui, je n’ai pas menti là-dessus, Erayk. Cela dit, vous avez raison. J’ai bien quelques soucis dont je souhaiterais vous entretenir. — Bien entendu, Votre Éminence. Que puis-je faire pour vous et l’Église ? Dynnys perçut le ton de méfiance qui pointait dans sa propre voix, mais Trynair n’en tint pas compte. Le chancelier avait sans doute l’habitude de telles réactions. Chef reconnu de ce que l’usage avait consacré sous le nom de « Groupe des quatre », il était l’homme le plus puissant de tout le Temple. Tout le monde savait que le grand-vicaire Erek XVII n’avait été élevé à son rang que parce que Trynair était trop occupé pour briguer lui-même le trône de Langhorne. Ce n’était du reste pas dans son intérêt. Erek XVII n’était guère plus qu’un homme de paille, écrasé par Trynair et le Grand Inquisiteur, les membres dominants du Groupe des quatre. Il se disait même – en douce, avec force ricanements dissimulés – que le grand-vicaire affirmait souvent son indépendance par rapport à Trynair en choisissant lui-même ses souliers. — Personne ne se plaint de vos services, Erayk, affirma Trynair sur un ton rassurant. Par contre, comme vous ne l’ignorez pas, de nombreux membres du Conseil éprouvent depuis quelque temps des… inquiétudes vis-à-vis du gain de richesse et d’influence dont bénéficie actuellement Charis. Il court certaines rumeurs tenaces selon lesquelles ce royaume tâterait des techniques et connaissances proscrites. On dit même, avec autant d’insistance, que Haarahld et ses ministres auraient réussi à se soustraire à leur dîme légitime. Il y a eu aussi ce litige concernant la succession du comté de Hanth. Sans oublier, évidemment, ce fameux « Collège royal » fondé par Haarahld. Le chancelier branla du chef, l’air pensif. Dynnys prit une profonde et discrète inspiration. — Votre Éminence, je comprends qu’il convienne d’étudier avec attention ces rumeurs et comptes-rendus. Cependant, j’ai déjà communiqué au Conseil tous les rapports du délégué archiépiscopal Zherald et du père Paityr. J’ai moi-même pu observer au cours de mes visites pastorales que… — Erayk…, l’interrompit Trynair en levant la main avec un léger sourire de travers qui imposa le silence à l’archevêque. Personne ne vous accuse, ni votre délégué, de faute ou de manquement à vos responsabilités. J’ai personnellement lu beaucoup de vos rapports et étudié d’autres sources d’informations. Je fais confiance à votre intelligence et au sérieux de votre travail au sein de votre archevêché. Je suis du reste persuadé que vos observations se sont toujours révélées très pertinentes par le passé. — Merci, Votre Éminence, dit Dynnys en profitant d’une pause marquée par son supérieur. Cela me touche beaucoup. — Ce n’est que justice, lui assura Trynair avant de poursuivre avec plus de gravité. Néanmoins, les informations que nous recevons depuis quelques mois ont changé de teneur. Elles viennent de nombreuses sources nouvelles et se recoupent beaucoup trop à mon goût, tant au niveau du fond que sur le plan de la forme. — J’ai un peu de retard dans ma correspondance depuis plusieurs quinquaines, Votre Éminence, avança Dynnys d’une voix lente et circonspecte. Y aurait-il eu du nouveau ? — Dans une certaine mesure, oui. (Dynnys se redressa en grimaçant de douleur du fait de ce mouvement peu judicieux. Trynair secoua aussitôt la tête.) C’est plus une question d’amplitude que de transformation des problèmes existants, Erayk. Pour être honnête, il est tout à fait possible que les perturbations saisonnières de notre réseau de sémaphores nous obligent tous à prêter plus d’attention qu’à l’accoutumée aux anciennes communications. En effet, ajouta-t-il avec un sourire chagriné, ce n’est pas comme si les nouveaux messages se bousculaient pour nous faire oublier nos engelures ! Dynnys partit comme il se devait d’un petit rire, mais ses yeux ne perdirent rien de leur sérieux. Trynair haussa les épaules avant de poursuivre : — J’ai lu également les rapports du père Paityr concernant les « innovations » apparues en Charis, tout comme le vicaire Zhaspyr et plusieurs autres membres du Conseil. Le père Paityr semble s’être montré aussi consciencieux que d’habitude, mais le Grand Inquisiteur n’est pas très satisfait de certaines de ses conclusions. Dynnys sentit un vent de panique le submerger. Il essaya de ne pas le montrer sur son visage mais n’y parvint à l’évidence pas tout à fait. Il maudit les effets étourdissants du jus de pavot. — Personne ne prétend avoir constaté de véritables infractions aux Proscriptions, Erayk, affirma le chancelier d’une voix qui se voulait rassurante mais dont les effets furent balayés par ses mots suivants. Pour l’instant, du moins. Les craintes sont grandes quant à ce qui attend les Charisiens s’ils continuent sur cette voie. — Votre Éminence, je vous assure que, dès que je serai de nouveau en état de voyager, je… — Erayk, Erayk ! s’écria Trynair avec un geste d’apaisement. Personne n’attend de vous que vous sautiez de votre lit de malade pour vous précipiter en Charis au milieu de l’hiver havrien ! Comme je l’ai dit, rien ne prouve que les Proscriptions aient été enfreintes. C’est de l’avenir que nous nous inquiétons. Je suis certain qu’il n’est nul besoin que vous affrontiez la neige pour vous en occuper sur-le-champ. Nous aimerions que vous avanciez le plus possible votre prochaine visite pastorale, mais personne ne vous demande de regagner votre archevêché avant le dégel du passage de Hsing-wu. — Merci, Votre Éminence. Je vous suis reconnaissant de votre sollicitude. C’est entendu, je prendrai mes dispositions pour partir dès que la voie maritime sera dégagée. — Parfait. Dans l’intervalle, toutefois, je dois vous mettre au courant de l’état d’esprit du Conseil. Les vicaires Zhaspyr, Rhobair, Allayn et moi-même en parlions justement pas plus tard que la nuit dernière au cours d’un petit dîner décontracté. Malgré la chaleur de son salon, Dynnys sentit geler la moelle de ses os. Zhaspyr Clyntahn était le Grand Inquisiteur, Rhobair Duchairn le ministre du Trésor et Allayn Magwair le capitaine général de l’Église. Quant à Trynair, il était le chancelier du Conseil. Par conséquent, son « petit dîner décontracté » avait en fait consisté en une session de travail du Groupe des quatre. Au grand complet. — Le problème, Erayk, poursuivit-il avec le même sérieux, c’est que, qu’il s’agisse ou non d’une intention consciente de Haarahld, son royaume représente une grave menace potentielle. Quoi qu’ait pu nous rapporter le père Paityr à propos de ses innovations actuelles, le rythme des changements observés constitue à lui seul un danger. Plusieurs sources – pas forcément impartiales, je vous l’accorde – nous ont indiqué que nos craintes risquent de se concrétiser plus vite que nous l’avions imaginé au départ. La Charte elle-même nous enseigne que le changement engendre le changement et que c’est en de telles périodes d’instabilité que l’Église Mère doit se montrer le plus vigilante. » Pourtant, même en laissant ce problème de côté pour l’instant, il en est d’autres qui affectent aussi l’autorité de l’Église dans le siècle. Je sais que l’Église Mère et nous qui la servons sommes censés demeurer au-dessus des préoccupations d’ici-bas, mais ni vous ni moi n’ignorons qu’il est parfois nécessaire pour l’Église de Dieu d’agir avec fermeté dans ce monde pour protéger les âmes des hommes dans le prochain. » Charis est devenue trop riche. Ses navires atteignent de trop lointains rivages et ses idées se répandent trop largement. D’autres nations adopteront vite les innovations charisiennes si elles présentent d’importants avantages. Si cela se produit, nos craintes concernant la voie que risque d’emprunter Charis à cause de son goût pour les nouveautés s’étendront forcément à ces contrées. Et n’oublions pas non plus l’agitation sociale qui couve dans ce royaume. Elle aussi s’exporte dans les cales de ses bâtiments. Quand d’autres monarchies constateront la prospérité atteinte par Charis, il serait très étonnant qu’elles ne soient pas tentées de se lancer dans son sillage. Or, comme vous l’avez clairement signalé dans vos rapports (Trynair plongea les yeux dans ceux de Dynnys), le roi Haarahld est un homme obstiné. En témoigne son insistance à choisir lui-même l’évêque de Tellesberg. Cet entêtement risque de le conduire à faire appel à son seul jugement pour gouverner sa vie et celle de son royaume, même si ce jugement s’oppose à celui de l’Église Mère. Le silence s’installa pendant plusieurs secondes interminables, brisé seulement par la plainte du vent derrière la fenêtre et le crépitement du charbon dans l’âtre. — Votre Éminence, osa enfin lâcher Dynnys, je vous remercie de m’avoir fait part des inquiétudes du Conseil. Je crois en comprendre les raisons, mais je vous supplie, ainsi que les autres vicaires, de ne pas en tirer de conclusions hâtives. Quoi qu’il puisse se passer en Charis, ce n’est qu’un royaume isolé. Malgré la taille de sa flotte marchande et de sa marine, ce n’est qu’une île de faible superficie et très peu peuplée. Quel que soit le danger que représente ce royaume, ce ne peut être rien que nous ne puissions dissiper en prenant au bon moment les mesures qui s’imposent. — Puissiez-vous avoir raison, Erayk. Mais rappelez-vous ce que l’archange Pasquale nous a enseigné : même la plus minuscule blessure peut dégénérer si elle n’est pas bien nettoyée et purifiée. Ce n’est ni la taille ni la puissance de Charis qui nous inquiètent. C’est ce qui risque d’en émaner avec le temps. Et, de mon humble point de vue, la possibilité que l’insolence invétérée de Charis puisse se combiner à celle du Siddarmark. Dynnys ouvrit la bouche mais la referma aussitôt. C’était donc ça… pour Trynair, du moins. Depuis une cinquantaine d’années, les princes de l’Église s’inquiétaient de la puissance croissante de la république du Siddarmark. Celle-ci dominait le tiers oriental du continent de Havre et, malgré une population moindre que celle de l’empire de Harchong, son infanterie représentait une force terrifiante sur le champ de bataille. En outre, au contraire de celles de Harchong et du Desnair, les plus hautes fonctions de la république étaient électives et non héréditaires. La république était séparée des Terres du Temple par ce qu’il était convenu d’appeler les États frontaliers qui s’étendaient sur près de deux mille cinq cents milles du passage de Hsing-wu, au nord, jusqu’au golfe du Dohlar, au sud. Au niveau de leur limite méridionale, les États frontaliers constituaient une zone tampon de presque mille trois cents milles de large, alors qu’à l’extrême septentrion, au nord-est des montagnes de Lumière, sur les rives du passage de Hsing-wu, les provinces républicaines de Tarikah et de Froidure partageaient directement une frontière commune avec les Terres du Temple. Par ailleurs, la république du Siddarmark, contrairement au royaume de Charis, disposait de la population – et de l’armée – nécessaire pour menacer véritablement la sécurité des Terres du Temple. Il était sans doute peu probable que la république se révèle un jour assez insensée pour s’en prendre à l’Église Mère, mais les hauts dignitaires du Temple ne pouvaient tout de même pas s’abstenir d’y prendre garde. Voilà pourquoi Trynair et ses prédécesseurs au poste de chancelier montaient depuis trente ans le royaume du Dohlar et l’Empire desnarien contre la république. Cela étant, si à la richesse et à la puissance navale de Charis s’ajoutait soudain la force des incomparables piquiers du Siddarmark, l’équilibre ménagé en Havre par l’Église à force de tensions créées de toutes pièces risquait de se trouver brusquement menacé. Or, si l’« agitation sociale » dont venait de se plaindre Trynair se mêlait à son équivalent siddarin, l’Église se retrouverait confrontée à la plus importante menace contre son autorité de toute son histoire. — Je comprends, Votre Éminence. Ce sont de graves questions qui ne se prêtent guère à des transmissions ouvertes par sémaphore, même si le temps le permettait. Cependant, je vais tout de suite rédiger de nouvelles instructions à l’intention du délégué archiépiscopal Zherald qu’un messager lui fera parvenir par voie de terre. Je l’informerai de vos craintes et lui enjoindrai de se montrer particulièrement vigilant. Dès que le passage de Hsing-wu sera de nouveau praticable au printemps, je me rendrai personnellement à Tellesberg. — Parfait, Erayk. C’est parfait, approuva Trynair avec un sourire en tendant la main vers sa tasse de chocolat. .II. Tellesberg Royaume de Charis — Pause ! Merlin recula en baissant son épée d’entraînement en bois. Il pencha la tête sur le côté, l’air interrogateur. — Oui, Votre Altesse ? un problème ? Le prince héritier Cayleb ôta sa main gauche de son arme pour relever son masque d’escrime. Son visage ruisselait de sueur. À bout de souffle, il foudroya du regard le « lieutenant Athrawes ». — Vous…, haleta-t-il, ne transpirez… pas assez. Merlin haussa poliment un sourcil. Cela n’aurait pu échapper à personne car, au contraire du prince, il ne portait ni masque ni armure. — La transpiration, poursuivit Cayleb avec sévérité, est bonne pour la santé. Elle ouvre les pores. Elle aide à se débarrasser des toxines. — Je vous remercie de votre sollicitude, Votre Altesse, dit Merlin avec une légère courbette. Mais certains d’entre nous prennent tant garde à leur alimentation qu’ils n’ont pas besoin de se purifier par l’effort. — Ah ! oui, pouffa Cayleb. J’ai déjà remarqué combien vous êtes difficile ! (II secoua la tête.) Je ne vous ai jamais vu vous laisser intimider par un rôti, Merlin ! — Je fais de mon mieux, Votre Altesse. Cayleb partit d’un rire enjoué et Merlin sourit, même si la remarque du prince ne l’amusait pas tant que cela. Un ACIP permettait à son utilisateur de savourer le goût de la nourriture et des boissons, aussi Merlin parvenait-il à faire bonne figure au cours des repas. Par malheur, son système d’évacuation des déchets n’aurait pas manqué d’étonner les Sanctuariens car il ne faisait appel à aucun processus de digestion, dans le sens où on l’entendait habituellement. Le mécanisme était pour l’essentiel identique à celui observé chez un organisme naturel, mais ce qui restait une fois que ses nanos avaient récupéré tout ce dont elles avaient besoin exigeait de Merlin qu’il veille à vider lui-même son pot de chambre. Il pouvait se réjouir que les habitants de cette planète aient mis au point des sanitaires intérieurs, du moins dans les palais royaux. Restait une autre difficulté technique qu’avait soulevée la plaisanterie de Cayleb sur sa faible sueur. Puisqu’il s’agissait d’une fonction à laquelle peu d’utilisateurs voyaient, pour des raisons évidentes, une quelconque utilité, les ACIP ne transpiraient pas. Merlin avait donc dû apporter quelques modifications pointilleuses à sa programmation interne pour produire de l’humidité aux endroits souhaités et en quantités convenables. Malgré tout, comme l’avait remarqué Cayleb, il « suait » extraordinairement peu par rapport à un être humain en chair et en os. Heureusement, la discipline physique et mentale qui allait de pair avec son statut supposé de seijin le mettait plus ou moins à l’abri des soupçons, même en de telles situations. — En fait, Votre Altesse, quelque chose me dit que si vous critiquez ma transpiration, c’est surtout pour détourner mon attention de la vôtre. — Oh ! Quel coup bas, Merlin ! s’esclaffa Cayleb. Quel coup bas ! — Avec tout le respect que je vous dois, Votre Altesse, fit remarquer Ahrnahld Falkhan de là où il se tenait au bord de la surface d’entraînement, Merlin a raison. Vous avez l’air un peu plus, euh… moite que lui. — Parce que je ne suis pas un seijin, moi ! Bizarrement, je ne vous vois pas vous précipiter sur le terrain pour vous laisser humilier à ma place, Ahrnahld. — Les techniques d’escrime que je maîtrise déjà me suffisent, Votre Altesse, répliqua l’officier avec bonne humeur, ce qui fit éclater de rire les trois hommes. — C’est un peu humiliant, oui, insista Cayleb en toisant son adversaire. Loin de s’équiper avec autant de précautions que le prince, Merlin s’était mis torse nu pour lui enseigner l’art du kendo. Il s’en sentait du reste assez coupable. Cayleb avait bien eu besoin de toutes ses protections contre les touches qu’il lui avait infligées, le jeune élève n’étant de surcroît parvenu à percer la garde de son nouveau maître d’escrime que quand celui-ci l’y avait autorisé. Ce qui n’était pas si surprenant que cela, même si Merlin soupçonnait les aptitudes naturelles de Cayleb de dépasser largement celles de la Nimue Alban d’origine. Néanmoins, ce n’était pas à elle que le prince héritier avait affaire, mais à Merlin Athrawes, dont les influx nerveux se déplaçaient cent fois plus vite que les siens. La vitesse de réaction du seijin était, très littéralement, inhumaine et il en profitait au maximum pour éduquer Cayleb. Ce n’était d’ailleurs pas seulement pour l’embarrasser, comme Cayleb le comprenait bien. Le prince avait exprimé son intérêt pour le style d’escrime de Merlin dès que celui-ci avait été affecté à sa garde rapprochée. Le seijin n’avait vu aucune objection à enseigner au jeune homme une technique dont aucun autre habitant de la planète ne pouvait avoir entendu parler. Après avoir accepté de le former à cet art, il avait extirpé de ses bagages un katana « de rechange » – en acier classique, contrairement au sien – pour le prince. Néanmoins, il avait délibérément mobilisé la puissance et la vitesse de réaction dont était capable un ACIP pour imposer à Cayleb un adversaire plus fort et plus rapide que n’importe quel humain. Le prince était un jeune homme très volontaire. Il avait vu dans son incapacité à percer la garde de Merlin un défi et non un motif de découragement. Après ces entraînements avec une personne douée de telles aptitudes, n’importe quel combat contre un adversaire mortel ressemblerait à une promenade de santé. Par ailleurs, songea Merlin avec un sourire intérieur, suis un seijin, après tout. Je suis censé être plus fort que lui. Une trace de son amusement apparut sur ses lèvres lorsqu’il se souvint de quand Pei Kau-yung avait enseigné à Nimue Alban les mêmes gestes, les mêmes techniques. « Tu n’es pas encore assez rapide, petit scarabée », lui disait toujours son maître au début de chaque assaut avant de lui faire passer le goût du pain. Merlin ne savait toujours pas d’où venait cette citation érigée en formule rituelle. Pei Kau-yung avait promis de le dire à Nimue le jour où elle le vaincrait dans une compétition officielle. Ce jour n’était jamais venu. Le sourire de Merlin disparut. Il secoua la tête et se tourna vers Cayleb. — Si vous vous entraîniez depuis aussi longtemps que moi, petit scarabée, vous seriez aussi fort que je le suis aujourd’hui. — « Petit scarabée » ? répéta Cayleb, l’air interloqué. Il existait bien un insecte appelé « scarabée » sur Sanctuaire, mais il était Carnivore et mesurait quelque neuf pouces de long. — Pourquoi m’appelez-vous ainsi ? — Ha ha ! fit Merlin. Quand vous m’aurez touché trois fois de suite sans que je riposte, je vous le dirai, Votre Altesse. — Voyez-vous ça ! s’écria Cayleb en le foudroyant du regard. (Falkhan éclata de rire.) Vous ne m’aidez pas beaucoup, Ahrnahld. — La condition exigée par Merlin me semble tout à fait raisonnable, Votre Altesse, répondit Falkhan en haussant les épaules. Considérez-la comme… une motivation. — Au lieu d’une gageure insurmontable, vous voulez dire ? — Je n’oserais jamais, Votre Altesse. Merlin recouvra le sourire en les observant. En termes d’expérience, il n’était pas beaucoup plus âgé que Falkhan. Nimue Alban n’avait que vingt-sept années standards quand la Fédération avait mis sur pied l’opération Arche. Pourtant, il se sentait beaucoup, beaucoup plus vieux que ces deux hommes. Les siècles qui s’étaient écoulés au cours du sommeil de l’ACIP de Nimue auraient-ils laissé une sorte d’impression subliminale sur son cerveau en circuits moléculaires ? — Vous n’avez pas intérêt, lança Cayleb à Falkhan sur un ton lourd de menaces avant de frotter le dos de son gantelet d’entraînement sur son front ruisselant de sueur. Si cela ne vous fait rien, Merlin, nous allons en rester là. Puisque notre ami Ahrnahld me semble si sûr de lui aujourd’hui, je me dis qu’il apprécierait peut-être une bonne leçon de rugby. — Êtes-vous certain de vouloir vous aventurer sur ce terrain-là, Votre Altesse ? répliqua Falkhan. Cayleb lui adressa un sourire méchant. — J’en suis tout à fait certain, Ahrnahld. D’autant plus que je choisis Merlin comme premier joueur de mon équipe. Falkhan eut l’air soudain plus inquiet. Cayleb pouffa de rire. — Merlin connaît-il les règles du jeu ? s’enquit le fusilier. — Des règles ? au rugby ? — Hum, oui, c’est vrai…, admit Falkhan avant d’esquisser un geste de capitulation. Très bien, Votre Altesse. Je relève le défi. En fait, le « rugby » charisien n’était pas exactement le jeu auquel Merlin s’était attendu. Nimue Alban n’avait jamais joué à ce qui n’était demeuré aux yeux de son père qu’un « sport de voyous pratiqué par des gentlemen ». Elle avait toutefois assisté à des rencontres et Merlin s’était donné d’assez bonnes chances de s’en sortir. Mais le rugby charisien était un sport aquatique. Merlin n’avait aucune idée de qui l’avait inventé en conservant le nom du jeu de la Vieille Terre, mais il voyait bien certaines similarités avec les rares matchs suivis par Nimue. L’objectif était de faire passer le ballon – une vessie quelque peu asymétrique de vache de mer, un mammifère marin de dix pieds de long évoquant une sorte de morse – dans le filet de l’équipe adverse, et ce dans la mer, avec de l’eau jusqu’aux épaules. Apparemment, tous les coups – à part noyer ses adversaires – étaient permis tant que la victime était en possession du ballon. Merlin avait beau se dire qu’il devait bien exister certaines règles, il comprit très vite qu’elles ne pouvaient pas être très nombreuses. La principale stratégie semblait être de s’agglutiner sur le possesseur du ballon et de lui maintenir la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il accepte de lâcher l’objet convoité. En temps normal, cela n’aurait dû poser aucune difficulté à Merlin. Il était dix fois plus fort que n’importe lequel des joueurs adverses, il réagissait plus vite et il n’avait pas vraiment besoin de respirer. Mais il demeurait quelques menus problèmes techniques. Premièrement, il semblait être de coutume en Charis, du moins en l’absence de représentants de l’autre sexe, de se baigner dans le plus simple appareil. Deuxièmement, le rugby charisien était sans conteste un « sport de contact ». Troisièmement, les ACIP étaient entièrement fonctionnels. Quatrièmement, Nimue Alban avait été une femme. Merlin avait déjà observé qu’il ne lui avait pas suffi de changer de sexe pour être subitement attiré par les dames, mais il ne s’était pas vraiment intéressé au corollaire de cette découverte. En se retrouvant soudain au milieu d’un essaim bouillonnant, humide et glissant de dix-sept corps masculins nus – tous jeunes et extraordinairement vigoureux –, il découvrit que, ACIP ou non, il était bel et bien « entièrement fonctionnel ». Nimue n’avait jamais réfléchi à l’embarras que devaient ressentir ses amis et collègues masculins face à une certaine réaction physiologique à l’excitation, surtout en société. Merlin la trouva on ne peut plus gênante. Qu’il ne l’ait jamais vécue auparavant ne fit qu’ajouter à… son intérêt pour le phénomène. Par voie de conséquence, il veilla à demeurer immergé au moins jusqu’à la poitrine pendant toute la partie et à quitter l’eau en dernier, en déployant alors avec soin sa serviette. — On ne joue pas au rugby dans votre pays ? lui demanda Cayleb en s’essuyant vigoureusement les cheveux. Merlin, qui avait noué sa serviette autour de sa taille et comptait bien laisser ses cheveux sécher tout seuls, eut un geste de dénégation. — L’eau est un tantinet plus froide dans les montagnes de Lumière, fit-il remarquer. (Il sourit : sa réponse n’avait rien à voir avec la question posée, mais il était le seul à pouvoir s’en rendre compte.) Il y avait bien un sport qu’on appelait « rugby » quand j’étais petit. Mais ce n’était pas du tout la même chose : on y jouait dans l’herbe. — Ah, ceci explique cela ! s’esclaffa Cayleb. J’ai craint pendant plusieurs minutes que l’équipe d’Ahrnahld ait une chance de l’emporter, en fin de compte. Heureusement, vous avez fini par prendre le coup. — J’ai fini par comprendre, en effet, Votre Altesse. — Bien. Parce que, la prochaine fois, c’est à plate couture qu’il faudra le battre. — Je ferai de mon mieux, promit Merlin. .III. Suite du vicaire Rhobair Duchairn Temple de Dieu Cité de Sion Terres du Temple — Je vous avais bien dit que ça ne servirait à rien, ronchonna Zhaspyr Clyntahn. Le Grand Inquisiteur était un homme corpulent aux cheveux argentés soigneusement peignés et aux bajoues substantielles d’un amateur de bonne chère. Sa soutane orangée se révéla maculée de plusieurs taches de sauce quand il s’écarta enfin de la table de Rhobair Duchairn, non sans s’être emparé au préalable de son verre de vin. — Voyons, Zhaspyr, le réprimanda Duchairn, un homme plus grand que son invité et à l’allure plus acétique. Que voulez-vous que fasse Dynnys ? Il s’est cassé la jambe et l’épaule, bon sang ! Il ne va pas se précipiter dehors, bondir sur un cheval ou un dragon et braver gaiement les rigueurs de l’hiver ! — S’il avait bien fait son travail avant de se briser la jambe, insista durement Allayn Magwair, nous n’en serions pas là, si ? — La situation n’est pas si grave, tempéra Duchairn sur un ton un peu plus appuyé. — Allons, allons, Rhobair, fit Zahmsyn Trynair. Allayn et Zhaspyr ont peut-être un peu trop tendance à voir le côté négatif des choses, mais admettez tout de même que vous êtes, vous, souvent enclin à exagérer le côté positif. — Si vous voulez dire que j’ai conscience des contributions apportées tous les ans au Trésor par Charis, alors vous avez tout à fait raison, admit Duchairn sans chercher à s’excuser. D’ailleurs, je crois que nous savons tous qu’il est plus économique pour nos intendants et commissaires d’acheter des marchandises à ce royaume qu’à la république ou à l’empire. Zhaspyr Clyntahn émit un grognement des plus porcin, mais Allayn Magwair et Zahmsyn Trynair hochèrent la tête de concert, quoique avec un peu de réticence de la part du premier. Chacun des hommes assis autour de cette table dans l’agréable chaleur du Temple était plus influent, même en termes séculiers, que la majorité des ducs et grands-ducs de Sanctuaire. La plupart d’entre eux contrôlaient de vastes territoires de l’Église dans d’autres pays et tous étaient propriétaires de riches et puissants fiefs au sein des Terres du Temple. En plus d’appartenir au Conseil des vicaires, tous siégeaient au Conseil directeur des Chevaliers, l’organe officiel d’administration des Terres du Temple. Par ailleurs, qu’ils l’admettent ou non, tous savaient que les manufactures et la marine marchande de Charis proposaient les produits – et menus plaisirs – dont ils avaient besoin à un prix défiant toute concurrence. Sans oublier que la dîme reversée tous les ans par Charis se révélait proportionnellement au moins trois à quatre fois supérieure à celle de n’importe quel autre royaume de Sanctuaire. — Nul ne cherche à tuer la vouivre aux lapins d’or, Rhobair, affirma Trynair, mais le fait est, et vous le savez aussi bien que moi, qu’il sera bientôt temps de nous occuper du royaume de Charis. Il devient trop puissant, trop prospère, trop attaché à ses fichues « innovations ». — Absolument, marmonna Clyntahn en absorbant une longue gorgée de vin. Zahmsyn Trynair fit la grimace, mais ni lui ni ses deux autres compagnons ne se leurrèrent. Zhaspyr Clyntahn était gourmand par nature, et pas seulement de bonnes choses à boire et à manger, mais c’était aussi un homme d’une intelligence redoutable, extraordinairement complexe. Il y avait en lui un curieux mélange d’ambition, de paresse et de cynisme, sans oublier un authentique souci de ses hautes responsabilités. Ainsi était-il capable de faire preuve d’une énergie dévastatrice un jour et d’une parfaite indolence le lendemain. Malgré tout, seul un sot se serait avisé de le sous-estimer. — Zahmsyn a raison, Rhobair, intervint Allayn Magwair au bout d’un moment. Haarahld et son misérable royaume nous sont utiles. Personne ne dit le contraire. Mais ils représentent aussi un danger que nous ne pouvons pas nous permettre de laisser s’aggraver. Duchairn grogna de mauvaise grâce son assentiment puis pencha la tête sur le côté avec un sourire mauvais. — N’oublions pas les rapports du père Paityr, Zhaspyr, lança-t-il avec provocation. — Qu’il aille se faire voir ! gronda Clyntahn. Les Wylsynn n’ont jamais été qu’une bande d’emmerdeurs et il ne fait pas exception à la règle ! Trynair se saisit en toute hâte de son verre pour dissimuler son hilarité. Moins discret, Magwair éclata de rire. Comme le savaient tous les alliés du Grand Inquisiteur, l’une des raisons pour lesquelles Paityr Wylsynn avait été envoyé en Charis était que son père et Clyntahn s’étaient disputé la tête du Saint-Office. La compétition s’était révélée très serrée et, si Clyntahn l’avait en fin de compte emporté, c’était uniquement parce que la réputation de réformateur zélé de son adversaire avait inquiété une courte majorité des membres du Conseil. — Si le père Paityr faisait bien son travail, nous n’aurions pas à tergiverser ainsi, grommela Clyntahn. — Alors rappelez-le et faites-le remplacer, suggéra Duchairn sans méchanceté. — Ha ! La bonne idée que voilà ! s’écria le Grand Inquisiteur avec un demi-rictus. Je l’imagine déjà se présenter devant le Conseil avec son papa pour se plaindre que je l’aurais forcé à falsifier ses rapports ! Rhobair Duchairn ouvrit la bouche pour répliquer mais se ravisa avec un geste d’indifférence. Clyntahn avait raison, au fond. C’était précisément ce que ferait le jeune Paityr, avec à n’en pas douter l’appui de son père et de tous les membres de sa très influente famille. Malgré leur réputation de piété, aucun ne se soucierait des origines de ce différend. En revanche, ils ne manqueraient jamais une si belle occasion de tenter d’ébranler l’assise politique du Groupe des quatre. — Ce n’est pas faux, Zhaspyr, préféra-t-il concéder. D’un autre côté, nous ne pouvons pas les ignorer. — Là-dessus, vous avez raison, lâcha Magwair d’un ton maussade. Personne ne suggéra d’apporter quelques modifications judicieuses aux rapports en question, même si tous savaient que ce n’aurait pas été une première. Mais les mêmes considérations politiques qui excluaient la révocation du jeune Wylsynn s’appliqueraient à d’éventuelles libertés prises avec ses écrits. Par ailleurs, songea Duchairn, cet abruti moralisateur en aura sûrement envoyé une copie à son père. — Je ne peux donc rien faire pour régler ce problème, décida Zhaspyr Clyntahn. Pas dans l’immédiat, en tout cas. — Tant que Zhaspyr ne fera pas appel à moi, je n’y pourrai rien non plus, ajouta Allayn Magwair avec amertume. Comme si nous disposions de la puissance navale nécessaire pour attaquer Charis ! releva Rhobair Duchairn à part lui. — L’action directe n’est pas forcément la meilleure marche à suivre, de toute façon, avança Zahmsyn Trynair. (Tous les regards se tournèrent vers lui. Il haussa les épaules.) Voilà déjà longtemps que nous… encourageons Hektor et Nahrmahn. Peut-être le moment est-il venu de nous tourner vers quelqu’un d’autre. Duchairn poussa un grognement dubitatif. Ce n’était pas comme si le Conseil n’avait pas usé de méthodes similaires par le passé. Le ministre du Trésor ne pouvait pourtant pas, malgré son envie, dédaigner les craintes de ses collègues à propos de Charis. Comme ils l’avaient signalé, ce n’était pas tant la menace représentée par ce royaume qui les inquiétait que l’exemple qu’il risquait de donner. — Qui aviez-vous en tête ? demanda Magwair à Trynair. — Nous savons que Hektor négocie avec Gorjah de Tarot. Nous pourrions lui apporter notre soutien dans ces efforts. Il serait également sage d’établir des contacts préliminaires avec Rahnyld du Dohlar. Enfin, il est grand temps d’alerter l’archevêque Zherohm Vyncyt en Chisholm. — N’est-il pas un peu tôt pour en arriver là ? Du moins en ce qui concerne le Dohlar et Chisholm ? lança Duchairn. — Possible…, convint Trynair. Cela dit, l’élaboration de telles relations prend du temps. La distance qui sépare le Temple de Charis – et de Corisande, d’ailleurs – joue contre nous. Si nous envisageons de faire appel un jour au Dohlar et à Chisholm, il serait bon de préparer le terrain à l’avance. — À qui confieriez-vous cette tâche ? s’enquit Clyntahn en levant le nez de son verre juste le temps de poser sa question. — Le père Zhoshua Makgregair est déjà en poste en Tarot. Lui et moi avons évoqué cette possibilité avant son départ. À vrai dire, je lui ai même donné des directives assez détaillées à observer en cas d’urgence. Dès que le temps nous permettra d’envoyer des messages par sémaphore, je pourrai lui demander de ressortir ces instructions et d’approcher Gorjah. — Pour ce qui est de Chisholm, Vyncyt s’y trouve en ce moment dans le cadre de sa visite pastorale. Il a acquis une belle expérience de la diplomatie quand il était grand-prêtre. Il comprend très bien notre raisonnement et cela donnerait plus de poids à notre démarche s’il abordait personnellement le sujet avec la reine Sharleyan. Même si nous nous contentions de l’en avertir, il pourrait donner des instructions à son délégué archiépiscopal au cas où nous déciderions de faire appel à Chisholm plus tard. Quant au Dohlar, j’envisage d’envoyer le jeune Harys à Gorath. — Ahlbyrt Harys ? s’étonna Magwair. N’est-il pas un peu trop jeune, justement, pour cela ? — Je le crois prêt, affirma Trynair. Il a déjà fait la preuve d’une remarquable sensibilité à cet aspect de la diplomatie. Par ailleurs, avoir recours à quelqu’un de son âge nous ouvrirait certaines solutions de rechange si nous décidions de tout arrêter. Pour commencer, il est assez jeune – et inexpérimenté – pour que nous puissions mettre sur le compte de son enthousiasme d’éventuels tâtonnements préliminaires. L’hiver nous offre aussi une excellente excuse pour l’envoyer, lui, au lieu de quelqu’un de plus âgé. Il faut être robuste pour entreprendre ce long voyage dans des conditions aussi pénibles. Plusieurs têtes dodelinèrent, dont celle de Duchairn. Un jeune diplomate sans expérience qui avait mal compris ses instructions ou péché par excès de zèle constituerait une explication toute faite si Trynair devait nier toute responsabilité face à Rahnyld IV. Rhobair Duchairn le comprenait parfaitement. Ce qui ne voulait pas dire qu’il trouvait l’idée excellente. Cependant, son hésitation à déchaîner la fureur de l’Église sur Charis le plaçait dans une très claire minorité d’une personne et le Groupe des quatre ne pouvait pas se permettre de montrer de signes de dissension à ses nombreux ennemis au sein du Conseil des vicaires. — Je comprends votre inquiétude, dit-il au bout de plusieurs secondes en s’adressant à ses trois collègues. Je dois dire d’ailleurs que je la partage moi-même. Mais Charis est effectivement la vouivre aux lapins d’or. Si nous détruisons sa puissance maritime, ce sera la source de sa richesse que nous détruirons, et avec elle tous les avantages que cette prospérité nous apporte, à nous, aussi bien qu’à Haarahld et à sa maison. — Et alors ? fit Magwair avec un geste d’indifférence. Hektor et Nahrmahn ont l’air tout disposés à prendre la place de Haarahld. S’ils le pouvaient, se dit Duchairn avec acrimonie, ils seraient déjà pour lui de sérieux concurrents, non ? La réussite de Charis ne se résume pas à quelques navires ! Bien sûr, personne autour de cette table n’aurait osé l’affirmer à voix haute… — Dans ce cas, décida Trynair, je veillerai dès demain matin à préparer les instructions préliminaires du père Ahlbyrt, ainsi que les messages à transmettre au père Zhoshua et à l’archevêque Zherohm. (Il souleva son verre et le tendit vers Duchairn.) Dans l’immédiat, oserais-je vous redemander un peu de ce nectar, Rhobair ? .IV. Terrain d’entraînement de l’Infanterie de marine Île de Helen Royaume de Charis Le comte de L’Île-de-la-Glotte, haut-amiral de la Marine royale de Charis, mit pied à terre avec un profond soulagement à peine atténué par la perspective de devoir remonter en selle pour le trajet du retour. Relativement en forme pour un homme de son âge, il passait toutefois trop de temps en mer. La place manquait à bord d’une galère – surtout pour un officier de son rang – pour entretenir son souffle par l’exercice. Pis encore, se dit-il en massant avec une grimace son postérieur endolori, les officiers de marine passaient très peu de temps à dos de cheval. Même ceux qui avaient reçu une bonne instruction en la matière dans leur jeunesse – ce qui était son cas – avaient rarement l’occasion de se maintenir à niveau. Ou le cul assez dur pour éviter les ecchymoses, ajouta-t-il avec ironie en son for intérieur. Il cessa de se masser et tenta d’enchaîner quelques pas. Tout avait l’air de fonctionner à peu près comme il fallait. Il se tourna vers son assistant. — Je devrais survivre, finalement, Henrai. — Bien entendu, Votre Grandeur, répondit le lieutenant de vaisseau Henrai Tillyer avec une gravité que venait démentir une lueur d’amusement au fond de ses yeux. L’Île-de-la-Glotte sourit à son tour en se refusant à reprocher à son subordonné la résistance que lui conférait sa jeunesse à des sottises telles que l’équitation. — J’espère au moins que cela en valait la peine, grommela le haut-amiral. — Oh, je crois que vous serez très impressionné, Votre Grandeur. Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre… L’Île-de-la-Glotte suivit son assistant pour gravir d’un pas lourd et résigné le chemin escarpé. En fait, même si jamais il ne l’aurait admis, c’était une promenade plutôt agréable, malgré la raideur de la pente. Les deux hommes se trouvaient à plus de mille pieds au-dessus du niveau de la mer et cette altitude, ainsi que la brise soufflant de la baie de Howell, offrait un agréable répit par rapport à la chaleur d’un printemps typique de Charis. Le sentier atteignit une haute ligne de crête, et une vallée montagneuse s’ouvrit sous leurs yeux. Une tour d’observation se dressait à l’extrémité ouest de la dépression, là où le relief descendait à pic vers la mer, loin en contrebas. De ce point de vue, un guetteur pouvait surveiller les alentours sur près de quarante milles. De l’autre côté, dans la citadelle de Port-du-Roi, une sentinelle observait les montagnes pour rapporter d’éventuels signaux venant de la tour. L’entretien de ce poste de guet relevait de la responsabilité de l’Infanterie de marine royale de Charis, et ce depuis des années. Par conséquent, les fusiliers avaient pris l’habitude d’utiliser cette vallée et les montagnes environnantes comme terrain d’entraînement. Le haut-amiral regrettait toutefois qu’ils n’y organisent pas autant de manœuvres qu’ils le devraient peut-être. Charis ne possédait pas d’armée permanente. La noblesse disposait de vassaux auxquels la Couronne pouvait ordonner à tout moment de défendre les couleurs du royaume. Cela étant, même les plus puissants aristocrates n’avaient plus, au mieux, qu’une centaine d’hommes sous leur autorité personnelle directe. Par ailleurs, la levée féodale était devenue de plus en plus anachronique – et inefficace – au cours du siècle passé. Il restait une milice nationale, bien sûr, mais elle manquait tant d’effectifs que d’entraînement. Face à une compagnie de piquiers du Siddarmark ou à la cavalerie du Desnair, une unité de la milice charisienne n’aurait même pas fait figure de mauvaise plaisanterie. Ce dont pouvait s’enorgueillir le royaume, toutefois, c’était de son Infanterie de marine. Elle était loin de compter autant de soldats que l’aurait voulu L’Île-de-la-Glotte, mais il s’agissait d’hommes aguerris, professionnels, bien entraînés et sûrs d’eux. Un peu trop sûrs d’eux, même, peut-être. Comme les marins, les fusiliers avaient l’habitude de l’emporter, même contre un ennemi très supérieur en nombre. Il n’existait au monde d’autres fantassins embarqués capables de rivaliser avec eux. Dans l’ensemble, au fil des ans, Charis n’avait pas eu à s’en plaindre. La Marine assurait la défense du royaume. Rien ne pouvait menacer son peuple ni son territoire sans se mesurer d’abord à sa flotte. Néanmoins, ç’aurait été une grave erreur de considérer l’Infanterie de marine comme une sorte d’armée de terre. Les fusiliers se déployaient rarement en groupements dépassant la taille d’un bataillon et ils n’avaient aucune expérience des affrontements terrestres à grande échelle. Ils étaient équipés et entraînés pour le combat rapproché à bord de navires et non pour les manœuvres en terrain découvert. Pourtant, cela aussi devrait bientôt changer. Sinon dans les jours à venir, du moins avant longtemps, et c’était ce qui avait conduit L’Île-de-la-Glotte dans cette vallée par cette fraîche matinée. — Enfin, vous voici, Bryahn ! s’écria une jeune voix. Le haut-amiral se retourna pour voir le prince héritier Cayleb s’avancer vers lui. Merlin Athrawes et Ahrnahld Falkhan le suivaient de près, ainsi qu’un chef de bataillon que L’Île-de-la-Glotte n’avait jamais vu auparavant. Le comte fit la moue. — Je ne vois toujours pas pourquoi nous n’aurions pas pu faire cela dans un environnement civilisé, se plaignit-il au prince héritier. Sur le pont d’un navire, par exemple. Nous avons déjà commencé de tester en mer les nouveaux canons d’Ahlfryd, après tout. Ce ne peut donc pas être un problème de discrétion. Or, sans vouloir vous manquer de respect, Votre Altesse, j’aimerais mieux me tenir sur mon gaillard d’arrière qu’ici, le cul en feu, avec ce canasson de malheur, pour qui l’enfer serait encore trop doux, qui m’attend pour redescendre de cette fichue montagne. — Rien que pour l’exercice, cela aura valu la peine de vous faire venir, lui lança Cayleb avec un large sourire en tendant la main droite à L’Île-de-la-Glotte. (Les deux hommes se serrèrent le bras et le prince héritier partit d’un petit rire.) Vous devriez prendre le temps de monter quelques heures en selle de temps en temps. Même de m’accompagner à une chasse au tigre-lézard, à l’occasion. Vous vous amollissez, Bryahn. — Vous verrez, quand vous aurez mon âge. — Sottises ! s’écria Cayleb avec la morgue enjouée de la jeunesse avant de reprendre son sérieux. À vrai dire, c’est pour de bonnes raisons que nous avons choisi ce site pour vous montrer le nouveau jouet de Merlin. D’abord, nous avons toute la place qu’il nous faut et nous n’avons pas à nous inquiéter de cibles qui risqueraient de couler avant que nous ayons pu les examiner. Ensuite, on ne peut pas vraiment se rendre compte de ce que le seijin est sur le point de nous montrer quand on se trouve sur un pont mobile. Enfin, c’est ici que le chef de bataillon Clareyk cherchera à déterminer le meilleur moyen de s’en servir. Le prince héritier fit un geste du menton à l’officier de l’Infanterie de marine qui s’était avancé derrière ses deux gardes du corps et lui. L’homme se mit aussitôt au garde-à-vous et salua en se touchant l’épaule gauche du poing droit. L’Île-de-la-Glotte le toisa un instant puis lui rendit son salut. Plutôt jeune pour un officier de son grade, le chef de bataillon Kynt Clareyk avait toutefois l’air solide et intelligent. Peut-être plus important encore, L’Île-de-la-Glotte savait qu’il avait été, comme chacun de ses hommes, sélectionné pour sa loyauté et sa discrétion irréprochables. — Enfin, toujours est-il que je suis venu, Votre Altesse, lâcha le haut-amiral en se retournant vers le prince héritier. — En effet, et avec un enthousiasme qui fait plaisir à voir, fit observer Cayleb avec un nouveau sourire. Dans ce cas, autant nous mettre au travail. Il pivota sur lui-même et entreprit de s’approcher du terrain de manœuvres situé devant les modestes casernements érigés contre la paroi escarpée du versant nord de la vallée. Une section de fusiliers marins attendait là sous la supervision d’un lieutenant et d’un sergent grisonnant. Tous se mirent au garde-à-vous et saluèrent à l’approche de Cayleb et de L’Île-de-la-Glotte. Ils ressemblaient à toutes les sections de fusiliers que le haut-amiral avait vues, avec une légère différence toutefois. Très élégants dans leur tunique et culotte bleues, avec leur chapeau noir à large bord, ils affichaient l’assurance typique, presque arrogante, d’hommes conscients d’appartenir à une troupe d’élite. Ils étaient armés du sabre et de la hache d’abordage réglementaires de l’Infanterie de marine, mais aussi d’autre chose, et là était la différence remarquée par L’Île-de-la-Glotte. — Tenez, Bryahn. (Cayleb tendit la main. Un caporal lui tendit son arme.) Regardez, dit-il en passant l’engin au haut-amiral. L’Île-de-la-Glotte s’en saisit avec circonspection. Des mousquets à mèche, il en avait déjà vu plein. Ces armes servaient à bord au cours des phases précédant l’abordage, mais n’étaient plus d’aucune utilité quand un adversaire armé d’un coutelas ou d’une hache se trouvait à moins de quelques yards. Pourtant, s’il était évident que l’arme qu’il tenait en main était au moins apparentée à un mousquet, elle était différente de tous ceux qu’il avait pu voir de sa vie. Pour commencer, elle était plus légère, malgré sa longueur. En outre, la crosse et le garde-main étaient beaucoup plus minces. C’était une arme extraordinairement lisse, fine, intimidante. En la soupesant, il s’avisa que son faible poids permettrait sans doute aux mousquetaires de se passer du support en forme de béquille sur lequel ils s’appuyaient d’ordinaire pour tirer. Tout cela paraissait pourtant secondaire par rapport aux différences entre une platine à mèche et le mécanisme de mise à feu de cette nouvelle arme. Le long serpentin tenant la mèche en combustion et permettant d’abaisser celle-ci dans le bassinet pour la mise à feu avait été remplacé par un chien de conception bizarre et plus réduite : une pièce en forme de « S » enserrant un bout de silex taillé. L’Île-de-la-Glotte secoua la tête en contemplant l’élégante simplicité de ce système dont personne n’avait jamais eu l’idée auparavant. Il retourna le mousquet et remarqua la baguette – en acier et non en bois – glissée dans l’orifice prévu à cet effet à l’avant du garde-main. Il fronça les sourcils en considérant l’étrange ergot qui dépassait à peu près au même niveau sur le côté droit du canon, avec un décalage suffisant pour autoriser le passage de la baguette. Il n’avait aucune idée de ce que cela pouvait bien être, mais ne doutait pas qu’il allait bientôt le découvrir. Il rendit l’arme à Cayleb. — Très impressionnant, Votre Altesse. — N’est-ce pas ? acquiesça Cayleb en restituant le mousquet à son propriétaire. Il l’est encore plus en action, vous allez voir. Commandant ? — Tout de suite, Votre Altesse ! répondit le chef de bataillon Clareyk avec un geste du menton en direction de son lieutenant. Aux postes de tir, lieutenant Layn, je vous prie. — À vos ordres, mon commandant, fit le lieutenant avant d’adresser à son tour un signe de tête à son sergent. L’aimable sous-officier à la barbe grise, qui avait attendu patiemment cet ordre, eut à peine besoin de soulever la lèvre inférieure et de révéler une canine pour envoyer les hommes de la section du lieutenant Layn au pas de course de l’autre côté du terrain d’entraînement, vers le champ de tir aménagé sur son flanc est. Cayleb et les officiers supérieurs les suivirent à un rythme plus paisible. Quand ils arrivèrent, le lieutenant Layn et son sergent avaient disposé la section sur deux lignes de vingt hommes. Les fusiliers marins se tenaient à intervalles d’environ trois pieds, les deux rangées décalées de sorte que les soldats de derrière se trouvent face à un espace vide entre leurs camarades de devant. Ils étaient tournés vers une trentaine de cibles de forme et de taille humaines alignées à plus de cent cinquante yards. Les mannequins étaient à l’évidence rembourrés de paille, mais tous portaient la cuirasse et le casque réglementaires de l’Infanterie de marine. — À quelle portée maximale avez-vous déjà assisté à un tir ajusté avec un mousquet à mèche, Bryahn ? — Voulez-vous parler de la distance maximale à laquelle j’aie vu un mousquetaire toucher sa cible ? ou de celle à laquelle j’en aie vu un gâcher de la poudre à essayer d’en toucher une ? — Tenons-nous en à un tir réussi, répondit sèchement Cayleb. Soyons même un peu plus précis. À quelle distance maximale avez-vous déjà vu un mousquetaire toucher une cible de taille humaine ? — Eh bien…, fit L’Île-de-la-Glotte en réfléchissant, le visage beaucoup plus grave. C’est difficile de répondre. Mon expérience se limite surtout aux batailles navales, pour commencer. La portée est en général assez faible quand il est temps d’en venir aux mousquets. Ce que n’améliore pas le mouvement constant des navires, du reste. Je dirais que le meilleur tir auquel j’aie assisté devait être d’environ, allez, quarante yards. À terre, en revanche, je crois qu’une volée peut toucher l’ennemi à près de cent, voire cent cinquante yards. Le pourcentage de réussite n’est sans doute pas très élevé dans ce cas, cela dit. Or, autant que je sache, personne n’a jamais essayé de viser une cible à une telle distance. Les soldats se contentent de faire feu dans la direction générale de l’adversaire. — C’est à peu près ça, acquiesça Cayleb. La portée efficace moyenne d’un mousquet est d’environ quatre-vingts yards. Soit la moitié de la distance entre la ligne de front du lieutenant Layn et les cibles qui se trouvent là-bas. Le prince héritier laissa le haut-amiral méditer là-dessus pendant quelques instants puis fit un signe à Clareyk. — Allez-y, commandant, dit Cayleb avant de lancer un regard à L’Île-de-la-Glotte. Vous feriez bien de vous boucher les oreilles. Le haut-amiral le dévisagea un instant, croyant à une plaisanterie, mais Cayleb avait déjà inséré ses index dans les oreilles. Il décida donc de l’imiter comme Clareyk s’approchait de l’extrémité la plus proche de la première des deux lignes du lieutenant Layn. — Approvisionnez ! Chaque fusilier posa la crosse de son mousquet à terre en tenant de la main gauche son arme juste derrière la gueule. Il déboutonna de la main droite le rabat de la robuste sacoche de cuir placée sur sa hanche. Il plongea la main dedans et en retira un cornet de papier qu’il porta à la bouche pour en arracher la pointe d’un coup de dents. Il retourna le cornet pour verser la poudre noire en grains qu’il contenait dans le canon de son arme, puis recracha dans sa main la balle qu’il avait mise en bouche en arrachant la pointe du cornet. Il fourra le papier dans le canon, extirpa la baguette de son logement et enfonça papier, balle et poudre d’une seule poussée vigoureuse. Ensuite, il remit la baguette en place, leva son arme, la fit pivoter sur le côté, platine vers le bas, et lui assena un coup sec. Alors, il remit son mousquet à l’endroit et le tint au « présentez armes ». Toute la procédure n’avait pas dû prendre plus de quinze secondes, songea L’Île-de-la-Glotte. Jamais il n’avait vu mousquet chargé si vite. Pourtant, les gestes des fusiliers n’avaient pas paru spécialement précipités. — Première ligne, en joue ! commanda Clareyk. Les mousquets de la première rangée se levèrent. Les fusiliers calèrent la plaque de cuivre de la crosse de leur arme contre leur épaule. De la main droite, ils armèrent leur chien à silex, ce qui souleva automatiquement le couvercle du bassinet d’allumage. Tous recourbèrent leur index autour de la minuscule queue de détente. — Feu ! Vingt mousquets détonèrent simultanément. La déflagration résonna aux oreilles de L’Île-de-la-Glotte malgré les doigts qu’il y avait enfoncés. Un nuage de poudre irrespirable s’éleva dans l’air. — Première ligne, réapprovisionnez ! entendit-il malgré le bourdonnement de ses tympans. Deuxième ligne, avancez ! La première rangée recula d’un pas, chaque homme fouillant déjà de nouveau dans sa sacoche. La deuxième avança d’un pas au même moment, de sorte que les deux lignes échangèrent leurs positions. — Deuxième ligne, en joue ! rugit le chef de bataillon. Les hommes passés devant épaulèrent et armèrent. Clareyk attendit cinq petites secondes, et puis… — Feu ! Une nouvelle volée de vingt balles de mousquet crépita. — Deuxième ligne, réapprovisionnez ! Première ligne, avancez ! L’Île-de-la-Glotte n’en croyait pas ses yeux. La première ligne avait déjà réapprovisionné. Elle recouvrait sa position initiale tandis que la deuxième ligne regagnait la sienne. Une courte pause suivit – jusqu’à ce que, comme le remarqua le haut-amiral, les fusiliers de derrière en soient à la moitié de leur procédure de réapprovisionnement – puis les mousquets de devant firent feu. Le cycle fut exécuté en tout à trois reprises, une nouvelle volée fendant le champ de tir toutes les dix secondes. En à peine une minute, les quarante hommes de la section du lieutenant Layn avaient tiré cent vingt cartouches. Des mousquets à mèche n’auraient effectué qu’un seul tir chacun dans le même intervalle. Or L’Île-de-la-Glotte suspectait ces fusiliers d’être capables de réapprovisionner encore plus vite. — Cessez le feu ! hurla Clareyk d’une voix qui parut grêle et déformée après le fracas de ces tirs concentrés. Armes au pied, ajouta-t-il sur un ton plus paisible. Les soldats plantèrent aussitôt leur mousquet à la verticale, crosse contre terre. Le chef de bataillon examina durant quelques instants la section puis se tourna vers Cayleb et L’Île-de-la-Glotte. — Souhaiteriez-vous inspecter les cibles, Votre Altesse ? Amiral ? — Bryahn ? proposa Cayleb. L’Île-de-la-Glotte opina du chef. — J’en serais ravi, Votre Altesse. Sur ces entrefaites, Cayleb, Merlin, le chef de bataillon Clareyk, le lieutenant Falkhan et lui longèrent le champ de tir en direction des mannequins. — Doux Langhorne ! murmura le haut-amiral en arrivant assez près des cibles pour constater les dégâts que leur avaient infligés les balles de calibre un demi-pouce. Il avait déjà vu des plastrons transpercés par des mousquets à courte distance, mais il en avait vu au moins autant bosselés et éclaboussés de plomb là où ils avaient arrêté les balles, surtout à longue portée. Ce n’était pas le cas de ces cuirasses. L’Île-de-la-Glotte écarquilla les yeux en voyant les trous dont elles étaient criblées. C’était déjà très impressionnant, mais ce qui l’était plus encore, c’était que chaque plastron avait été touché au moins trois fois. Cela faisait un minimum de quatre-vingt-dix impacts sur cent vingt tirs. Aucun soldat armé d’un mousquet à mèche n’aurait pu atteindre ce pourcentage à une telle distance. Il tendit le bras, caressa le pourtour d’une perforation du bout du doigt puis se tourna non vers Cayleb mais vers Merlin. — Comment ? demanda-t-il simplement. — La cadence de tir se passe sans doute d’explications, Votre Grandeur, répondit Merlin avec gravité. Il a pu vous échapper en revanche que la lumière de la platine est de forme conique, plus large à l’intérieur qu’à l’extérieur, de sorte qu’elle agit comme une cheminée. Au lieu d’avoir à amorcer séparément le bassinet, il suffit de donner un bon coup au mousquet pour y faire glisser un peu de poudre de la charge principale. Grâce à ce principe, ainsi qu’aux cartouches et aux baguettes d’acier, les soldats peuvent désormais réapprovisionner leur arme plus vite – beaucoup plus vite – qu’auparavant. » Pour ce qui est de la précision, poursuivit-il en désignant les nombreuses perforations de chaque cuirasse, il se trouve que ce ne sont pas de simples mousquets, Votre Grandeur, mais des fusils à canon rayé. L’Île-de-la-Glotte haussa les sourcils. Le principe consistant à imprimer un mouvement de rotation à un projectile pour le stabiliser en vol était connu des archers et arbalétriers depuis des siècles. Il n’avait pas fallu si longtemps pour comprendre que creuser des rainures en spirale dans le tube d’une arme à feu permettrait de stabiliser de la même façon une balle de mousquet. Mais personne n’avait jamais sérieusement songé à utiliser des fusils à âme rayée comme armes de guerre, car ils étaient trop longs à charger. Pour obliger la balle à suivre les rayures, il fallait employer un projectile surdimensionné et le faire rentrer de force dans le canon, ce qui faisait tomber la cadence de tir déjà péniblement réduite des mousquets à un niveau confinant à l’inutilité sur le champ de bataille. — À canon rayé ? répéta le haut-amiral et Cayleb hocha la tête. — Regardez, dit-il en lui tendant une balle. Mais non, ce n’était pas une « balle » du tout, s’avisa L’Île-de-la-Glotte en l’acceptant. C’était un cylindre oblong, arrondi à une extrémité mais creux à l’autre. — Quand la charge de poudre explose, poursuivit Cayleb, elle élargit l’extrémité creuse de la balle et la force à se loger dans les rayures. Cela permet aussi d’empêcher l’air de passer entre l’âme du tube et le projectile, ce qui piège davantage de puissance explosive derrière celui-ci. Cela ne saute peut-être pas aux yeux, mais le canon de ces mousquets à silex est plus long que celui de leurs cousins à mèche. Associée à l’étanchéité du calibre apportée par ces balles, cette longueur supplémentaire confère à chaque tir plus de vitesse et de puissance. L’Île-de-la-Glotte leva les yeux de la balle et secoua lentement la tête. — Est-ce vraiment si simple ? — Oui, fit Cayleb. — Jusqu’où peut aller la portée efficace de ces armes ? Je me souviens d’avoir observé le comte de La Montagne-aux-Pins à la chasse il y a quelques années. Il était armé d’un mousquet à mèche à âme rayée – de Harchong, il me semble – et il a abattu un lézard cervidé à près de deux cents yards. — Eh bien…, fit Cayleb. Retournons au pas de tir, voulez-vous ? Il mena la marche vers là où se tenaient le lieutenant Layn et sa section. Alors, il se tourna vers Merlin. — Accepteriez-vous de nous faire une démonstration ? lui demanda-t-il, de la malice dans les yeux. — Bien sûr, Votre Altesse, murmura Merlin en pivotant vers le caporal dont L’Île-de-la-Glotte avait examiné le mousquet un peu plus tôt. Vous permettez ? Il tendit la main et le caporal lui remit son arme puis sa sacoche à cartouches avec un grand sourire. Merlin accepta les deux objets et approvisionna calmement le fusil. Il lui assena une bonne secousse pour faire glisser la poudre dans le bassinet puis se retourna vers Cayleb. — Je suppose que vous aviez une cible en tête, Votre Altesse ? — Effectivement, acquiesça Cayleb avec un sourire encore plus large que celui du caporal. Je crois en avoir trouvé une qui devrait vous donner du fil à retordre, même à vous, Merlin. L’intéressé haussa un sourcil. Le prince héritier fit volte-face et tendit le doigt parallèlement au champ de tir. Il ne montrait pas les mannequins qui avaient servi de cibles aux fusiliers mais un point situé au-delà. Bien au-delà, comprit L’Île-de-la-Glotte en avisant la silhouette solitaire campée à plus de quatre cents yards du pas de tir. — Ce n’est pas tout près, Votre Altesse, fit observer Merlin. — Oh ! je suis certain que vous pouvez y arriver ! l’encouragea Cayleb. Merlin lui lança un regard modérément réprobateur puis s’avança juste devant la première ligne de fusiliers. Il observa son objectif d’un regard saphir déterminé. Aucune des personnes présentes ne se doutait qu’il utilisait la fonction de visée laser intégrée à son ACIP pour déterminer la distance exacte de sa cible. Trois cent soixante-seize mètres. Il hocha la tête à sa seule intention. Au contraire des humains en chair et en os qui l’entouraient, Merlin connaissait la vitesse moyenne en sortie de canon de ces fusils. Personne sur Sanctuaire n’était encore parvenu à mettre au point le chronographe qu’un Terrien aurait utilisé pour l’apprécier, mais Merlin n’en avait pas besoin. Ou, plutôt, il en avait un d’intégré. Il arma le chien et épaula son arme. Un réticule rouge de visée se superposa à sa vision, bien au-dessus du mannequin, après que son unité centrale de traitement eut calculé la trajectoire de la balle pour lui indiquer le point de visée optimal. Il centra le guidon sur l’encoche en « V » de la hausse et aligna le tout au symbole lumineux qu’il était seul à voir. Le réticule se stabilisa, avec une précision littéralement inhumaine : aucun être humain biologique n’aurait pu tenir un fusil aussi fermement, dans une parfaite immobilité. Avec un doigté et une régularité extrêmes, Merlin pressa la détente. Le percuteur bondit en avant, une étincelle surgit du bassinet et le fusil cracha en un coup de tonnerre l’habituel nuage de fumée en frappant l’épaule de Merlin avec le recul brutal de n’importe quelle arme à poudre noire de gros calibre. À quatre cent douze yards de là, le casque sauta de la tête du mannequin et tourbillonna dans le soleil avant de tomber lourdement au sol. — Mince, murmura Merlin en adressant un sourire à Cayleb. J’ai bien peur que cet épouvantail ait besoin d’un nouveau couvre-chef, Votre Altesse. — Je comprends pourquoi vous teniez à procéder loin des regards, Votre Altesse, admit le haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte deux heures plus tard. Il attendait en compagnie du prince héritier, de Merlin, du lieutenant Falkhan et du lieutenant de vaisseau Tillyer que reviennent les deux fusiliers dépêchés pour récupérer son cheval et celui de son assistant en vue de leur retour à Port-du-Roi. — Nous aimerions garder ces innovations secrètes, acquiesça Cayleb. Le chef de bataillon Clareyk et le lieutenant Layn sont arrivés à quelques conclusions intéressantes en réfléchissant aux meilleures tactiques à adopter. Cela ne saurait se résumer à s’aligner pour tirer à volonté, même si ce sera sans doute efficace dans un premier temps, compte tenu de nos avantages en termes de portée et de cadence de tir. Un jour ou l’autre, toutefois, nos ennemis aussi seront équipés de tels fusils. Et là, se tenir ainsi à découvert sera le meilleur moyen de perdre très vite beaucoup, beaucoup d’hommes. — Je veux bien vous croire, affirma L’Île-de-la-Glotte avec un frisson qu’il n’eut pas à simuler. — Que chaque fusilier puisse se transformer en piquier en fixant sa baïonnette aura aussi d’énormes conséquences au moment des abordages, Votre Grandeur, signala timidement le lieutenant Falkhan. Le haut-amiral hocha la tête. Il savait désormais à quoi servait l’étrange ergot qu’il avait remarqué sur le côté du canon. Ce que Merlin appelait une « baïonnette à anneau » consistait en fait en un poignard doté d’une lame de quatorze pouces à double tranchant et d’une boucle placée en haut de sa garde. Cette bague s’enfilait le long du canon jusqu’au niveau du guidon. Une simple rotation sur un demi-tour permettait d’insérer l’ergot dans un logement ménagé à cet effet à l’intérieur de la poignée. On pouvait toujours approvisionner et tirer malgré une cadence de tir nettement réduite mais, comme l’avait fait remarquer Falkhan, chaque mousquet était en fait transformé en pique d’abordage. Les mousquetaires de marine ne seraient donc plus obligés de lâcher leur arme à feu avant l’assaut. — Cela étant, Bryahn, reprit Cayleb avec sérieux, si je voulais vous montrer tout cela, c’était aussi parce que nous avons une décision à prendre et que je souhaiterais avoir votre avis là-dessus. D’après vous, devrions-nous doter tous nos fusiliers marins d’une telle arme ? — Pardon ? fit le haut-amiral avec un haussement sidéré des sourcils. Qu’est-ce qui nous ferait hésiter, Votre Altesse ? — Deux facteurs, Bryahn. Le premier, c’est qu’il faut beaucoup plus de temps pour fabriquer un fusil rayé qu’un mousquet à âme lisse. Nous pourrions sans doute produire au moins trois, voire cinq mousquets dans le temps qu’il nous faudrait pour un seul fusil. Maître Howsmyn centralisera la fabrication de toutes ses armes à feu dans sa nouvelle fonderie de Delthak dès qu’il le pourra. Il devrait être en mesure de lancer la production dans le courant du mois prochain. L’avantage de tout fabriquer sur le même site sera que les pièces interchangeables le seront effectivement. Le prince fit la grimace et Merlin dissimula un sourire. Au cours des derniers mois, Cayleb avait pris conscience des inconvénients inhérents à l’absence d’un système uniforme de mesures. La notion de pièces interchangeables n’était pas inédite mais, si les « pouces » de deux manufactures différentes n’étaient pas tout à fait identiques, les éléments confectionnés par l’une ne s’adaptaient pas aux mousquets réalisés par l’autre. Voilà pourquoi Howsmyn veillait à ce que tous ses sites de production utilisent les mêmes unités de mesure que celles employées à Port-du-Roi. — Dès que sa fabrique de fusils sera installée à Delthak, ce qui devrait prendre un bon mois, il disposera de deux à trois fois plus de postes de rayure des canons. La vitesse moyenne de production augmentera, et l’écart entre le nombre de mousquets et de fusils produits devrait se réduire, mais la rayure de l’âme prend beaucoup de temps et ajoute une étape au processus. Par conséquent, nous parviendrons toujours à fabriquer plus de canons lisses que de rayés. Or si l’avantage de ces derniers en termes de portée est indéniable, il ne faut pas négliger l’importance d’en avoir assez pour mener à bien nos missions. » Le deuxième facteur, c’est qu’une fois que nous aurons commencé de fabriquer ces armes et de les utiliser sur le terrain, tout le monde voudra en équiper son infanterie. Or, ne nous voilons pas la face, il ne sera pas difficile de les copier. Nous n’introduisons aucun nouveau principe ou processus dans l’arme elle-même, en dehors de la platine à silex, qui n’est de toute façon pas très compliquée. — Vous comptez garder les nouvelles munitions en réserve, articula lentement L’Île-de-la-Glotte. Cayleb hocha la tête. — Nous pourrons rayer l’âme de mousquets existants beaucoup plus vite que nous ne pourrions fabriquer de fusils de A à Z. Si nous gardons ces munitions « en réserve », comme vous dites, nous pourrons profiter immédiatement de notre cadence de tir supérieure et des nouvelles baïonnettes en conservant un atout dans notre manche pour quand nos ennemis auront repris le concept de platine à silex. Par ailleurs, tous les canons lisses que nous aurons produits entre-temps pourront être rayés par la suite, le moment venu. — Pourtant, même cet atout ne représentera qu’un avantage passager, Votre Altesse. — Je sais, je sais… Je ne dis pas que je tiens mordicus à retarder l’introduction de ces fusils. Je dis seulement que nous devons l’envisager. Quoi qu’il en soit, le chef de bataillon Clareyk doit continuer à mettre au point des stratégies adaptées tant aux canons lisses que rayés. — C’est une évidence, Votre Altesse, acquiesça L’Île-de-la-Glotte en se renfrognant. (Cayleb inclina la tête sur le côté et le haut-amiral poussa un grognement.) Quand nous aurons réglé le problème de Nahrmahn et éventuellement de Hektor, nous ne serons pas encore au bout de nos peines. Ce n’en sera que le début. Par conséquent, que nous lancions nos fusils à âme rayée dans l’immédiat ou non, nous en aurons de toute façon besoin bientôt. Et même très bientôt. .V. Palais du prince Nahrmahn II Eraystor Principauté d’Émeraude Le prince Nahrmahn se laissa aller en arrière en prenant appui sur les bras sculptés de son fauteuil pour observer d’un air inexpressif l’entrée, à la suite du baron de Shandyr et du comte de La Combe-des-Pins, d’un homme à l’allure extraordinairement ordinaire dans la salle de réunion de son Conseil privé. Les gardes du corps en faction devant la porte se mirent au garde-à-vous au passage du premier conseiller et du chef des services secrets de Nahrmahn. Les deux soldats debout derrière le prince n’en firent rien. — Bien, fit le souverain quand la porte se fut refermée dans le dos des nouveaux arrivants. Ainsi, vous avez des informations inédites à me communiquer ? Il s’était exprimé sur un ton peu encourageant, ce qui ne surprit personne. — En effet, Mon Prince, répondit La Combe-des-Pins en s’adressant à son cousin avec une déférence assez inaccoutumée de sa part, avant d’ajouter sèchement : Hélas, cela ne va pas vous plaire. Les commissures des lèvres de Nahrmahn frémirent presque et Shandyr s’autorisa à éprouver un soulagement circonspect. Le prince était d’humeur… difficile depuis les premiers signes du désastre subi par l’organisation de Shandyr en Charis. La Combe-des-Pins le comprenait et le baron lui fut reconnaissant d’essayer de dévier de sa personne une partie du courroux du prince, aidé en cela par l’avantage d’être le seul homme sur Sanctuaire à bénéficier de sa confiance absolue. — Eh bien, vous avez au moins le mérite de la franchise, finit par lâcher le souverain. (Son quasi-sourire, s’il avait jamais existé, disparut. Il reporta son regard scrutateur sur le baron de Shandyr.) Allez-y, dites-moi tout, grogna-t-il presque. — Oui, Mon Prince, répondit Shandyr avec une courbette avant de désigner l’homme qui était entré avec La Combe-des-Pins et lui. Mon Prince, voici Marhys Wyllyms. (Nahrmahn plissa légèrement les yeux et le baron hocha la tête.) Oui, Mon Prince. Maître Wyllyms est enfin parvenu à rentrer au bercail. — Je vois cela. Nahrmahn considéra Wyllyms d’un air pensif tandis que celui-ci mettait un genou à terre en baissant le front. Le prince le laissa ainsi agenouillé pendant plusieurs secondes puis fit un geste de la main. — Levez-vous, maître Wyllyms. (Il attendit que son visiteur ait obéi puis pencha la tête sur le côté et pinça les lèvres.) Je suis soulagé de vous voir, sinon ravi. J’imagine que vous allez pouvoir nous dire ce qui s’est passé précisément ? — Je vais faire de mon mieux, Votre Altesse, répondit Wyllyms avec respect. Cela étant, Sire, n’oubliez pas que cela fait plus de deux mois que j’essaie de rentrer en échappant aux agents de Tonnerre-du-Ressac. Les informations dont je dispose sont donc loin d’être de la dernière fraîcheur. — C’est noté, fit Nahrmahn sans ménagement. Dites-nous ce que vous savez, ce sera toujours ça. — Eh bien, Votre Altesse, comme je l’ai déjà indiqué au baron de Shandyr, je ne suis pas du tout certain de ce qui a entraîné les premiers soupçons à l’encontre du duc de Tirian. Quand Havre-Gris est arrivé au château, le duc et lui se sont entretenus en privé dans la bibliothèque. Je n’ai pas pu écouter leur conversation. Ce que je sais, en revanche, c’est que le duc avait commandé à quinze de ses hommes de se tenir prêts à investir les lieux à son signal. C’est moi, en effet, qui ai fait parvenir cet ordre écrit au capitaine de la garde. Tirian et Havre-Gris étaient seuls – à l’exception du garde du corps du comte – depuis un quart d’heure environ quand j’ai entendu tinter la clochette. Alors, les hommes du duc sont entrés. Wyllyms marqua une courte pause puis secoua la tête avec l’expression d’un homme qui ne savait pas si ce qu’il allait dire ensuite serait cru. — Votre Altesse, je connaissais la qualité des gardes convoqués par le duc et c’est moi-même qui avais fait entrer le comte de Havre-Gris dans la bibliothèque. Après avoir remis le message du duc au capitaine Zhahnsyn, j’ai pris l’initiative de servir un verre d’eau-de-vie au duc et à son invité dans l’idée de recueillir d’éventuelles informations. Le duc, le comte et le garde du corps de ce dernier étaient alors seuls dans la pièce. En outre, même si j’étais censé l’ignorer, je savais que c’était le duc lui-même qui avait placé ce garde au service du comte des années plus tôt. Sachant tout cela, je ne doutais pas de la facilité avec laquelle les hommes du duc conduiraient le comte de Havre-Gris dans une cellule, si telles étaient les intentions de leur maître. Ce qui aurait pu se passer, toutefois, dépasse de loin tout ce que j’aurais pu prévoir, même si le duc était selon moi prêt à mettre en œuvre des plans de réserve pour un coup d’État qu’il fomentait depuis longtemps. Je refuse de croire, en tout cas, qu’il ait eu autre chose à l’esprit en ordonnant à ses hommes de s’emparer du premier conseiller du royaume ! » Mais ce qui s’est passé réellement, c’est que j’ai entendu des hommes se battre à l’intérieur de la bibliothèque. Un combat terrible, Votre Altesse, qui n’a pas pu durer plus de quelques minutes mais qui n’aurait jamais dû avoir lieu quand Havre-Gris se trouvait seul face à seize hommes du duc. » Compte tenu de l’heure tardive, peu de domestiques étaient encore présents dans cette aile du château à l’arrivée de Havre-Gris. Ceux qui l’étaient avaient de toute façon été renvoyés par le capitaine Zhahnsyn, sans doute sur l’ordre du duc pour éviter de malencontreux témoins. Par conséquent, avec le bruit de l’orage en plus, je doute que qui que ce soit d’autre ait entendu cette bagarre. » Je ne savais pas ce qui se passait, pour ma part mais, d’après ce que j’entendais, ce n’était pas ce qu’avait prévu le duc. Je me suis donc placé derrière la porte d’un couloir de service d’où j’ai pu observer l’entrée de la bibliothèque. Si les gardes l’emportaient, j’étais certain de voir Tirian sortir sans tarder. Ce n’est pas ce qui s’est produit. La porte s’est ouverte et c’est un homme que je n’avais jamais vu qui l’a franchie. — Que vous n’aviez jamais vu ? répéta Nahrmahn en se penchant en avant, visiblement interloqué. — Tout à fait, Votre Altesse, confirma Wyllyms avec de vigoureux hochements de tête. Je savais pourtant exactement qui se trouvait dans la bibliothèque. Ou, du moins, je le croyais. Il est possible, je suppose, que cet homme soit arrivé pendant que je portais le message du duc au capitaine Zhahnsyn, mais il lui aurait fallu pénétrer dans le château et y trouver son chemin sans qu’aucun domestique l’aperçoive. Par ailleurs, j’aurais dû le remarquer en servant l’eau-de-vie, mais non. Et pourtant, il était bien là. — Quel genre d’homme ? s’enquit Nahrmahn d’un air absorbé. Le baron de Shandyr se réjouit prudemment de l’expression du prince. Cette concentration valait mieux que les regards furieux et à moitié accusateurs qu’avait essuyés le maître-espion ces derniers temps. — Un officier de la garde royale, apparemment, Votre Altesse. — De la garde royale ? — Oui, Votre Altesse. Il en portait l’uniforme, avec un insigne de lieutenant. — Et il sortait de la bibliothèque, dites-vous ? (Wyllyms fit « oui » de la tête.) Qu’a-t-il fait ensuite ? — Il a appelé un serviteur, Votre Altesse. J’ai donc ouvert la porte et me suis approché de lui. Nahrmahn écarquilla tout juste les yeux. — Vous vous êtes approché de lui, répéta-t-il avec une pointe de respect dans la voix qui arracha un haussement d’épaules à Wyllyms. — J’étais un serviteur, Votre Altesse, et il en appelait un. Il me semblait peu probable qu’il ait l’intention d’arrêter ou d’attaquer qui répondrait. C’était en outre le meilleur moyen – peut-être le seul – de découvrir ce qui s’était passé. — Alors, que s’était-il passé ? le pressa Nahrmahn. — Sur le moment, je ne l’ai pas su, Votre Altesse. L’inconnu avait pratiquement refermé la porte derrière lui et je n’ai pas vu grand-chose, si ce n’est beaucoup de sang et au moins deux cadavres, tous les deux aux couleurs du duc. Autant que j’aie pu en juger, tous les hommes de Tirian avaient été tués. — Tous ? — C’est l’impression que j’ai eue, Votre Altesse, et toutes les rumeurs que j’ai entendues par la suite en fuyant vers le nord ont semblé le confirmer. Nahrmahn observa Shandyr et son cousin pendant quelques instants puis se tourna de nouveau vers Wyllyms. — Qu’est-il arrivé ensuite ? — Le lieutenant m’a ordonné de faire venir du palais une section de la garde royale menée par un officier, sur l’autorité du comte de Havre-Gris. Je devais transmettre moi-même cette convocation sur-le-champ puis revenir avec les gardes sans parler à personne sur le chemin. J’ai promis d’obéir, bien sûr, et me suis éclipsé. J’ai alors transmis ces instructions au premier valet de pied du duc venu et me suis sauvé. — Et ensuite ? — Ensuite, Votre Altesse (pour la première fois, la voix et le langage corporel de Wyllyms montrèrent quelques signes d’inquiétude), puisque je n’avais aucun moyen de savoir ce qui s’était passé entre le duc et le comte, ni même si le duc avait été capturé vivant, j’ai mis en œuvre les instructions que m’avait données le baron de Shandyr en cas d’urgence. Je me suis rendu chez Braidee Lahang et l’ai tué. Nahrmahn demeura un moment immobile, assez longtemps pour que l’imperturbable Wyllyms se mette à transpirer. Enfin, le prince hocha la tête. — Bon travail, maître Wyllyms. Vous avez l’air d’avoir très bien agi ce soir-là. — Merci, Votre Altesse. Les épaules tendues de Wyllyms se relâchèrent de façon perceptible. Nahrmahn esquissa un sourire. — Mais revenons-en à cet « inconnu » de la bibliothèque, reprit-il, son sourire s’atténuant au profit d’un froncement de sourcils traduisant sa concentration. Avez-vous la moindre idée de comment il a pu entrer ? — Aucune, Votre Altesse, affirma Wyllyms en secouant la tête. — Avez-vous une idée de qui il s’agissait ? — D’après les bruits que j’ai entendus en quittant Tellesberg, c’était lui aussi qui avait contrecarré la tentative d’assassinat du prince héritier Cayleb, Votre Altesse. La plus persistante rumeur voulait que cet homme – qui répondrait au nom de « Merlin », ou quelque chose comme ça – ait été élevé au rang d’officier de la garde royale pour avoir sauvé la vie du prince. La lèvre supérieure de Nahrmahn se souleva en un rictus qui n’aurait jamais trompé personne. — On dirait que ce… « Merlin » nous a causé bien du tort, avança-t-il d’une voix douce. — Oui, Mon Prince, dit Shandyr en s’immisçant dans la conversation. (Les yeux de Nahrmahn se posèrent sur le baron, qui haussa les épaules.) Pour moi, le plus intéressant, Mon Prince, c’est que les comptes-rendus reçus jusqu’à présent de Tellesberg indiquent que ce Merlin aurait accompagné Havre-Gris chez le duc. Le récit de maître Wyllyms est le premier qui nous soit rapporté de la part de quelqu’un qui se trouvait sur les lieux. Or les dégâts infligés au réseau de Lahang par Tonnerre-du-Ressac impliquent que c’est sans doute aussi le dernier. Cela étant, mes agents à l’œuvre ici, en Émeraude, interrogent les équipages de tous les vaisseaux venant de Charis en quête d’informations. Même si la plupart de nos renseignements demeurent très confus et manifestement absurdes, tout semble indiquer que la version officielle des faits soit que Havre-Gris se soit rendu chez le duc en compagnie de ce « Merlin ». — Ce qui est évidemment faux, puisque maître Wyllyms ne l’a pas vu arriver, fit remarquer Nahrmahn, songeur. — Votre Altesse, intervint timidement Wyllyms, comme je l’ai dit, il n’était là ni à l’arrivée du comte, ni quand j’ai apporté l’eau-de-vie. Mais je n’ai pas personnellement donné instruction aux cochers de Havre-Gris de mener son attelage aux écuries : j’ai délégué cette tâche à un valet de pied. Il est donc possible qu’il ait été caché dans la voiture et soit parvenu à pénétrer dans la bibliothèque entre le moment où j’ai servi ces messieurs et celui où est arrivé Zhahnsyn. — Vous n’avez pas l’air d’y croire vous-même, releva Nahrmahn. — En effet, Votre Altesse. Je n’y crois pas. Néanmoins, c’est possible. Je n’ai pas pris le temps d’interroger les autres domestiques avant mon départ. L’un d’eux a pu faire entrer ce « Merlin », qui serait alors entré dans la bibliothèque sans que je l’aperçoive. Mais, selon moi, ce n’est pas ce qui s’est passé. — Quoi, alors ? — Je l’ignore, Votre Altesse. Tout ce que je puis avancer, c’est que je ne l’ai pas vu arriver. Par ailleurs, le bruit court à Tellesberg que ce « Merlin » serait une sorte de seijin. — C’est aussi ce que m’a écrit Lahang sitôt après la tentative d’assassinat, Mon Prince, rappela Shandyr à Nahrmahn, qui hocha la tête. — Mais pourquoi ferait-on croire que cet homme aurait accompagné Havre-Gris si ce n’est pas le cas ? lança La Combe-des-Pins, perplexe. — Un instant, Trahvys, fit Nahrmahn en levant la main avant de jeter un coup d’œil à Wyllyms. — Avez-vous autre chose à ajouter, maître Wyllyms ? — Pas à propos des événements de Tellesberg, Votre Altesse, dit l’intéressé avec une courbette. Je n’ai pas encore fini de rédiger mon rapport destiné au baron de Shandyr concernant mon voyage jusqu’à Eraystor et ce que j’ai vu et entendu en cours de route, mais c’est tout ce que j’ai à vous indiquer sur ce qui s’est produit dans la capitale. — Dans ce cas, je vous remercie, tant pour vos services que pour vos informations. Je suis certain que le baron de Shandyr saura employer de nouveau un homme de votre talent. Dans l’intervalle, sachez que vous recevrez bientôt un témoignage plus substantiel de ma gratitude. — Merci, Votre Altesse, murmura l’espion. — Laissez-nous, maintenant, je vous prie, maître Wyllyms. — Certainement, Votre Altesse. Wyllyms s’inclina une nouvelle fois et se retira, à reculons, comme l’exigeait le protocole. — Attendez-moi dans l’antichambre, Wyllyms, lui glissa discrètement Shandyr. L’espion hocha la tête et franchit la porte. Dès qu’il fut sorti, elle se referma. — Alors, Trahvys, lança Nahrmahn à son cousin. Vous disiez ? — Je me demandais pourquoi Haarahld et Tonnerre-du-Ressac racontent à tout le monde que ce fameux « Merlin » se serait rendu chez Tirian avec Havre-Gris si ce n’est pas ce qui s’est passé. — Je l’ignore, admit Nahrmahn en se tournant vers Shandyr. Hahl ? — Nous en sommes tous réduits à des conjectures, Mon Prince, répondit le baron. À première vue, je ne vois pas ce qui a pu les pousser à mentir. À moins que… — Oui ? — Mon Prince, hésita Shandyr, ce n’est pas la première fois que nous entendons dire que cet homme serait un seijin. — Non, en effet, confirma La Combe-des-Pins. Suggéreriez-vous que c’en est un, Hahl ? — Je ne sais pas trop, murmura le baron avec un geste de contrariété. Tout ce que je sais, c’est qu’il a l’air de se spécialiser dans le massacre des gens qui travaillent pour nous. Et que la destruction de tout notre réseau de Charis coïncide avec son arrivée à Tellesberg. Si vous pouvez me dire comment un homme seul a pu envoyer ad patres ou mettre hors d’état de nuire seize hommes triés sur le volet, ainsi que tuer ou capturer le duc de Tirian, et encore, en mettant de côté la façon dont il a pu entrer dans la bibliothèque, je serais heureux de l’entendre. Pour l’instant, tout cela ressemble fort aux mauvaises ballades vantant les exploits des seijin. — Hahl n’a pas tort, Trahvys. Mais il y a encore autre chose qui m’intrigue. (Les deux nobles dévisagèrent leur souverain, qui haussa les épaules.) Wyllyms a exécuté ses ordres et tué Lahang avant qu’il ait pu être arrêté, c’est bien cela ? (Shandyr et Trahvys opinèrent et Nahrmahn poussa un grognement.) Dans ce cas, d’où Tonnerre-du-Ressac tient-il les informations qui lui ont permis de démanteler notre réseau ? — Je me suis moi aussi posé la question, Mon Prince, affirma Shandyr. Nous avons d’abord supposé que Tonnerre-du-Ressac et ses hommes avaient dû arracher des aveux à Lahang – ou à Tirian et lui – pour remonter la filière. D’après ce que nous savons à présent, il est encore possible qu’ils aient capturé le duc, mais celui-ci n’en savait pas assez pour leur permettre d’identifier un si grand nombre de nos agents. — Ils avaient donc dû identifier Lahang de longue date, avança La Combe-des-Pins. S’ils l’avaient déjà mis sous surveillance, ils ont pu repérer certains de ses contacts. Ainsi, si quelque chose ou quelqu’un les a mis sur la piste du duc – ce tueur qu’ils ont capturé vivant, par exemple –, quand Wyllyms a exécuté ses ordres et supprimé Lahang, ils ont dû se jeter sur tous leurs suspects et les questionner sans prendre trop de gants. Si c’est bien ce qui s’est produit, tous ceux qui se sont mis à table ont pu les guider jusqu’à d’autres, jusqu’à ce que tout le sac de nœuds soit démêlé. — C’est une possibilité, certainement, acquiesça Shandyr. Nous n’avons aucun moyen de le savoir d’ici, cependant, et il nous faudra du temps pour ne serait-ce que commencer à nous réimplanter en Charis. Cela dit, je crois qu’il est important que nous gardions ce fameux « Merlin » à l’œil. Qu’il soit vraiment un seijin ou non, il a l’air d’avoir le don pour déclencher les catastrophes. Ce qui m’incite à penser, Mon Prince (le baron afficha un sourire sinistre), qu’il est peut-être dans notre intérêt qu’il disparaisse assez vite de la circulation. FÉVRIER DE L’AN DE GRCE 891 .I. Port-du-Roi Île de Helen Royaume de Charis — Je persiste à croire que vous ne transpirez pas assez, Merlin. Le seijin ouvrit une paupière et jeta un coup d’œil à Cayleb. Nimue Alban bénéficiait de l’héritage génétique et culturel d’une société qui avait parfaitement assimilé les dangers du cancer de la peau et les avantages des produits anti-UV. Ce n’était pas le cas de Cayleb. Il adorait les bains de soleil et Merlin n’avait aucun moyen satisfaisant de lui expliquer ce qu’il y avait de néfaste à exposer ainsi son épiderme. Mais il ne pouvait pas non plus décliner l’honneur que lui faisait le prince héritier du royaume de l’inviter à partager avec lui une bonne bronzette. Heureusement, Merlin pouvait modifier la coloration de sa peau à volonté. Il avait donc désormais le teint aussi hâlé que Cayleb. Il s’était aussi plongé dans sa programmation après son intéressant premier match de rugby afin de désactiver certaines fonctions. Ainsi, ce fameux problème n’était pas réapparu, même si Merlin devait admettre – au fin fond de son for intérieur – que Cayleb Ahrmahk était un jeune homme extraordinairement séduisant. — Et moi, je persiste à croire que certains d’entre nous n’ont pas besoin de transpirer autant que d’autres, répliqua-t-il, ce qui arracha un gloussement à Cayleb. — Que pensez-vous de la proposition de Howsmyn ? Merlin ouvrit les deux yeux en réaction à ce brusque changement de sujet. Il se rassit, attrapa sa serviette et épongea la maigre sueur qui perlait sur son front et à laquelle Cayleb avait fait référence. — Je la trouve très sensée, affirma-t-il en se saisissant de la flasque de jus de fruit glacé qu’ils avaient emportée en se rendant sur le toit de la capitainerie. Ce bureau se trouvait à l’extrémité de l’un des môles du bassin de la citadelle, le mouillage purement militaire que dominaient les principales fortifications vertigineuses de Port-du-Roi. C’était un excellent emplacement pour les pêcheurs optimistes, exposé à une brise rafraîchissante quand le vent soufflait du sud-ouest. Cela en faisait un coin à bain de soleil très prisé des officiers de la garnison, avec un avantage spécifique au cas de Cayleb. Très précisément, ses gardes du corps appréciaient de pouvoir évacuer l’édifice avant de tendre un cordon en travers du môle pour donner au prince au moins une illusion d’intimité. Cayleb chérissait cet endroit pour la même raison, ce qui faisait de son invitation à l’accompagner cet après-midi un signe encore plus fort de la haute considération qu’il portait à Merlin. Ce dernier but une lampée de jus de fruit, qui était resté frais, sinon glacé. Il n’en avait pas vraiment besoin, bien sûr, mais cela ne l’empêcha pas d’en apprécier le goût avant de passer la flasque à Cayleb. — L’une de nos principales préoccupations a toujours été le temps de fabrication de nos pièces d’artillerie, poursuivit-il comme le prince héritier se désaltérait avec bonheur. Je croyais depuis le début qu’il nous faudrait fondre de nouveaux canons si nous voulions les équiper de tourillons. (Il haussa les épaules.) Je ne voyais pour y parvenir qu’un seul moyen : récupérer le bronze des bouches à feu existantes et les couler de nouveau. Il se leva et s’étira en passant sa serviette sur ses épaules puis s’approcha du parapet couronnant la terrasse de la capitainerie. Ses armes et vêtements bien pliés étaient empilés sur la haute marche courant au pied du garde-corps, son wakizashi sur le dessus. Il profita de l’ombre ménagée par un auvent pour admirer le port en s’accoudant au muret. Le mur du bâtiment vide tombait à pic à l’extrémité du môle. L’eau était d’un bleu presque douloureux qui se fondait en un vert tout aussi vif là où elle se faisait moins profonde. Il y avait peu d’air ce jour-là, même si haut au-dessus du niveau de la mer. Une houle légère animait l’onde baignée par le soleil. À bord d’une chaloupe à quatre avirons, six ou sept enfants ramaient vers la digue avec régularité, sinon en ligne droite. Les cannes dépassant de l’embarcation à divers angles dénotaient leur activité et Merlin éprouva un pincement de jalousie nostalgique en se remémorant les sorties de pêche de l’enfance de Nimue. Les enfants se trouvaient encore à presque cent yards, mais la petite fille de sept ou huit ans assise sur le premier banc de nage le vit les regarder et lui fit un grand geste du bras. Il lui rendit son salut puis tourna le dos au port comme Cayleb se levait et le rejoignait à l’ombre. — Il ne m’était jamais venu à l’esprit, poursuivit Merlin, qu’il soit possible d’ajouter des tourillons à un canon existant. Cayleb acquiesça d’un grognement. La terrasse était encombrée d’un insolite bric-à-brac sans doute abandonné par différents pêcheurs et amateurs de bains de soleil. Le prince haussa un sourcil en avisant le harpon calé dans un coin. Il le ramassa, en évalua négligemment l’équilibre, et jeta un coup d’œil à Merlin. — Quelle était cette expression que vous avez employée l’autre jour ? « La pensée latérale », c’est ça ? (Merlin fit « oui » de la tête et le prince haussa les épaules.) Eh bien, nous pouvons sans doute nous féliciter du talent de Howsmyn en la matière. — C’est peu dire, Votre Altesse, renchérit Merlin avec un grand sourire. Il se retourna pour s’intéresser de nouveau à la chaloupe. La fillette assise à l’avant lui fit encore un signe. Il pouffa de rire. Cayleb avait raison, se dit-il. Ehdwyrd Howsmyn avait abordé ce problème selon un angle inédit. Il avait fait remarquer que le canon appelé « kraken » par la Marine royale de Charis – une pièce de six pouces et demi, d’environ onze pieds de long et capable de propulser un boulet d’un peu moins de trente-cinq livres – n’était pas loin de répondre aux critères établis par Merlin et le capitaine de vaisseau de Haut-Fond. Il se trouvait aussi que c’était ce qui se rapprochait le plus d’un canon lourd « standard » et qu’il était de ce fait disponible en plus grandes quantités que n’importe quel autre type. Il en existait d’autres, dont certains beaucoup plus puissants, tel le « léviathan » de soixante-deux livres, pesant plus de quatre tonnes et demie, ou même le « léviathan géant », un monstre de six tonnes crachant des projectiles de soixante-quinze livres. Ces canons étaient toutefois beaucoup trop lourds pour les objectifs recherchés. Devenus inutiles, tous finiraient par être recyclés en pièces d’un calibre plus raisonnable. Howsmyn avait suggéré d’uniformiser la production autour du kraken et de souder une bande de fer autour de tous les tubes qu’ils pourraient récupérer. C’était avec cette bande que seraient coulés les tourillons, ce qui serait beaucoup plus rapide que de fondre et d’aléser de nouvelles bouches à feu. Ce ne serait pas aussi solide que si les tourillons étaient fondus avec le fût lui-même, mais il faudrait s’en contenter en attendant que soient produits des canons tout neufs. Certes, ce n’était pas la solution idéale, d’autant que le nombre de krakens existants était loin d’être illimité, mais elle permettrait d’économiser beaucoup de temps et de ressources. Par ailleurs, grâce au nouveau modèle de caronade conçu par Haut-Fond et lui… Un cri soudain l’arracha à ses pensées. Il fit volte-face en direction du port. À bord de la chaloupe, qui n’était plus qu’à soixante-dix yards du môle, l’une des filles les plus âgées s’époumonait, une main devant la bouche et l’autre désignant avec affolement les trois ailerons triangulaires qui se dirigeaient vers l’esquif. — Des krakens ! cracha Cayleb. (Il se pencha aussitôt sur le parapet du côté des enfants.) Ne paniquez pas ! Il était évident qu’il ne s’adressait pas à Merlin, mais les passagers de la chaloupe ne l’entendirent pas. L’aîné ne devait pas avoir plus de quatorze ans et la soudaine terreur régnant à bord se manifesta par l’agitation désordonnée des avirons. L’embarcation se mit à rouler quand la fille qui criait se précipita contre le plat-bord du côté opposé à celui d’où venaient les krakens, puis donna de la bande quand deux de ses camarades la rejoignirent. Les ailerons fendaient l’écume, toujours plus près de la chaloupe. Soudain, l’un des monstres bondit hors de l’eau le long de son flanc. C’était la première fois que Merlin voyait l’un de ces terrifiants prédateurs, dont les spécimens adultes pouvaient représenter entre vingt et vingt-deux pieds de voracité absolue, mais préféraient en temps normal évoluer dans des eaux plus profondes que celles des ports. Le corps des krakens ressemblait à celui d’un requin terrien allongé, mais leur tête n’avait rien à voir avec celle d’un squale, dotée qu’elle était de la gueule ronde aux innombrables dents d’une lamproie, avec une autre différence non négligeable : les dix puissants appendices qui s’agitaient tout autour de cet orifice d’au moins un pied de diamètre, trois pour les adultes. Quand un kraken nageait, il rabattait normalement ses tentacules de quatre à six pieds de long contre son corps profilé comme une torpille. Mais quand il attaquait, il les tendait pour attraper sa proie et l’immobiliser pendant que sa gueule la taillait en pièces. Cela aurait déjà suffi à expliquer l’effroi qu’inspirait cette créature à n’importe quel être humain sain d’esprit, mais ce n’était pas tout : les krakens étaient intelligents. Sans doute pas autant qu’un dauphin de la Vieille Terre, mais assez pour être capables de coopérer à la chasse. Et, en tout cas, pour savoir qu’un bateau contenait en général de la nourriture. Les enfants terrorisés hurlèrent quand le premier animal sortit la tête de l’eau puis, encore plus fort, quand le deuxième heurta la chaloupe par en dessous. Animé de mouvements incontrôlables, le bateau se mit à rouler avec une violence telle qu’il faillit chavirer. L’un des garçons tomba par-dessus bord. Un bouillonnement apparut autour de lui. Sa tête refit surface. De sa bouche jaillit un hurlement éperdu de souffrance quand l’un des krakens le saisit par en dessous pour l’entraîner par le fond. — Shan-wei ! jura Cayleb, impuissant, en cognant le parapet du poing. La chaloupe déséquilibrée se souleva follement de l’eau sous un nouveau coup de boutoir. Cette fois, elle se retourna complètement, jetant à l’eau tous ses passagers. Merlin ne prit pas le temps de réfléchir. Avant même que Cayleb s’aperçoive que son garde du corps avait bougé, la main de Merlin bondit avec une vitesse inhumaine pour se refermer sur le harpon qu’avait manipulé le prince un peu plus tôt. Le seijin fléchit le bras et Cayleb écarquilla les yeux avec une incrédulité mâtinée d’horreur en voyant l’instrument voler en un violent arc presque plat qui se termina pas moins de soixante-dix yards plus loin. Touché par le harpon, l’un des krakens sortit de l’eau aux deux tiers, debout sur sa queue agitée de mouvements convulsifs, ses tentacules relâchant le corps déchiqueté de sa victime. Mais non, s’aperçut Cayleb, l’arme n’avait pas seulement touché sa cible : elle avait transpercé de part en part ce formidable cylindre de muscles et d’os. L’un des congénères de la bête blessée se jeta sur elle quand son sang se répandit dans l’eau. Mais le cœur de Cayleb cessa de battre dans sa poitrine quand retentit un nouveau cri, celui d’une fille, cette fois, qui s’évanouit à jamais au milieu du tourbillon d’horreur écarlate qui était venu briser la quiétude du port. Soudain, le prince aperçut un nouveau mouvement du coin de l’œil. Il tendit désespérément le bras, mais il était trop tard pour arrêter Merlin. Celui-ci bondit par-dessus le parapet, à trente pieds de la surface. Le temps sembla ralentir alors que tout s’enchaîna en un éclair. Le prince héritier vit tout, comprit tout, mais n’était que spectateur. Il en fut réduit à regarder Merlin suivre une trajectoire rectiligne avant de disparaître dans l’eau à une distance impossible de vingt yards. Merlin était déjà dans l’air quand il s’avisa de ce qu’il était en train de faire, mais il était un peu tard pour se poser des questions. Il toucha l’eau et s’enfonça profondément malgré l’angle de sa trajectoire. Un être humain en chair et en os aurait été obligé de remonter à la surface pour se repérer et, bien sûr, respirer, mais Merlin était un ACIP. Son sonar intégré lui indiqua où se trouvaient précisément le bateau, les enfants affolés et les krakens. Ses jambes le propulsèrent vers ce chaos avec un battement qu’aucun organisme biologique n’aurait pu produire. Sans même s’en rendre compte, il s’était emparé de son wakizashi avant de plonger et en tenait désormais la poignée des deux mains, sa lame de dix-sept pouces appuyée contre l’intérieur de son bras droit pour réduire le frottement dans l’eau comme il y glissait à vive allure. Il lui fallut moins de vingt secondes pour atteindre la chaloupe renversée. Vingt secondes au cours desquelles le kraken qu’il avait harponné s’était âprement soustrait à la charge de son congénère pour gagner des eaux moins profondes à force de mouvements heurtés et incohérents. Vingt secondes au cours desquelles un troisième enfant épouvanté fut englouti. Mais, enfin, il arriva. Les enfants encore en vie battaient des jambes et des bras avec frénésie, cherchant à se hisser sur la coque retournée dans l’espoir de gagner quelques instants de sécurité. Un garçon souleva une fille plus jeune pour la jeter littéralement sur le fond glissant de l’embarcation au moment même où l’un des deux krakens restants se précipitait vers lui avec une grâce mortelle. Les tentacules de l’animal se tendirent, frappant tels des serpents affamés. L’un d’eux s’enroula autour de sa cheville, tirant sa jambe vers son abominable mâchoire, mais une main de forme humaine se referma à son tour sur l’appendice. Elle l’enserra avec la force d’un étau hydraulique et un wakizashi en suracier pénétra de haut en bas juste derrière les yeux globuleux de la créature. L’arme s’enfonça jusqu’à la garde dans le crâne du kraken. La lame au tranchant inouï fendit sans effort les os, les cartilages et les muscles. La force du kraken s’ajouta à celle du bras de l’ACIP et le wakizashi poursuivit sa course jusqu’au cerveau de l’animal pour réapparaître par sa gueule dans une gerbe de sang. Verrouillé autour de la cheville du garçon, le tentacule allait entraîner le malheureux avec la carcasse encore secouée de contractions spasmodiques, mais un nouveau coup cinglant de wakizashi sépara l’appendice du crâne ouvert de la bête à deux pieds de celui-ci. Le kraken harponné se tortillait avec moins de vigueur désormais autour de l’arme qui lui perçait le corps, aussi Merlin se mit-il en quête du troisième à l’aide de son sonar. Il le repéra à vingt pieds de la surface, qui décrivait des cercles lents en déchirant les restes de sa deuxième victime. Le seijin se roula en boule, s’orienta et se raidit pour se propulser vers la bête en plein repas. Si elle s’était avisée qu’un être aussi insignifiant représentait une menace pour elle, elle aurait pu s’enfuir à une vitesse que même un ACIP n’aurait pu égaler. Mais elle ne se rendit sans doute jamais compte qu’il arrivait. Même à cette profondeur, le système d’optimisation de la lumière de Merlin lui permettait d’y voir parfaitement, mais il se refusa à regarder la dépouille massacrée qui pendait entre les tentacules du monstre. Il n’avait d’yeux que pour celui-ci. Sa main gauche se tendit et se referma sur l’aileron. Le kraken leva la tête, surpris, et le wakizashi s’abattit de nouveau. Il trancha verticalement la partie la plus épaisse de l’épine dorsale, juste devant l’aileron, en coupant presque en deux l’énorme corps, qui s’anima dès lors de mouvements incontrôlés. La bête échappa à Merlin, déjà morte, mais toujours en convulsion, ses muscles tâchant d’assimiler la réalité de son trépas. Le seijin remonta à la surface. Les enfants rescapés hurlaient encore en luttant désespérément pour grimper sur la coque retournée. Merlin mit son arme à l’abri en l’enfonçant jusqu’à la garde dans la quille de la chaloupe. — Tout va bien ! cria-t-il. Tout va bien ! Vous êtes en sécurité, maintenant ! Ils ne parurent pas le remarquer. Aussi empoigna-t-il le plus jeune de ceux qui se trouvaient encore dans l’eau. C’était la fillette qui lui avait fait signe. Elle hurla de terreur et se débattit jusqu’à ce qu’elle comprenne que c’étaient des mains qui la tenaient et non des tentacules. Alors elle lui tendit les bras à son tour pour les refermer autour de son cou. Mais Merlin s’y était attendu et ses muscles artificiels étaient plus que capables de résister même à l’énergie du désespoir de la petite. Il la hissa sur l’embarcation avec toute la douceur dont il était capable. Elle s’agrippa à la quille et ne bougea plus. Il se retourna pour sortir un autre enfant de l’eau. — Vous êtes en sécurité ! hurla-t-il encore. Cette fois, quelqu’un sembla percevoir ses paroles rassurantes. Il entendit une voix les répéter et s’aperçut qu’elle appartenait au garçon qui avait mis son amie à l’abri. Cette voix familière, contrairement à la sienne, parut atteindre les survivants, qui cessèrent de paniquer, du moins assez pour que ceux encore à l’eau parviennent à grimper sur la coque et s’y blottissent les uns contre les autres. Trois des cinq miraculés, les jointures blanches à force de s’accrocher à la quille, étaient secoués de sanglots qui bouleversèrent Merlin. Mais le plus poignant était leurs deux camarades, dont la première fillette qu’il avait poussée hors de l’eau, qui continuaient à appeler deux frères et une sœur qu’ils ne reverraient jamais. Il resta dans l’eau à leur parler pour tenter de les réconforter tout en se demandant, dans un recoin de son cerveau, comment il allait bien pouvoir expliquer à Cayleb ce qu’il venait de faire. — Ce fut… impressionnant, déclara tranquillement le prince héritier quelques heures plus tard. Merlin et lui étaient assis face à face dans les appartements de Cayleb au sein de la citadelle. Le soleil s’était couché. Il régnait une fraîcheur agréable dans cette pièce plongée dans une pénombre à peine brisée par la flamme de quelques lampes. Merlin adressa au prince un regard vide. — Je crois, poursuivit Cayleb, que je n’avais encore jamais entendu parler de quelqu’un qui ait tué un kraken, et encore moins deux, armé d’une simple épée courte. Oh, et n’oublions pas celui que vous avez harponné à une distance de soixante-dix yards. Seijin ou pas, Merlin, vous avez signé là un exploit remarquable. Merlin ne dit toujours rien et Cayleb se laissa aller en arrière, le visage dans l’ombre. Le silence s’étira pendant plusieurs secondes. Enfin, le prince héritier poussa un soupir. — Pourriez-vous m’expliquer comment vous vous y êtes pris ? La voix du prince semblait extraordinairement calme et raisonnable, compte tenu des circonstances, se dit Merlin. — Non, Cayleb, répondit-il au bout d’un moment. Je le regrette, vraiment, mais cela m’est impossible. — Merlin, insista doucement le prince, peu m’importe que vous soyez un seijin ou non. Aucun mortel n’aurait pu faire ce que vous avez fait cet après-midi. Aucun. Pas même un seijin. Je vous ai déjà demandé, un jour, qui vous étiez et vous m’avez assuré servir la lumière. Mais quel genre de serviteur êtes-vous ? — Cayleb… Votre Altesse… Je ne peux pas vous répondre. Ce n’est pas que je refuse de vous répondre, mais que je ne le peux pas. — Vous me demandez beaucoup, là, Merlin, dit Cayleb de la même voix posée. Mon père vous fait confiance. Assez pour lier le sort de tout son royaume à vos « services », à vos « visions » et à toutes les connaissances et suggestions que vous nous avez apportées. Moi aussi, je vous fais confiance. Avons-nous tort ? Si vous pouvez faire ce dont aucun mortel n’est capable, cela fait de vous un être supérieur. Comment pourrais-je savoir si quelqu’un qui est soit un ange, soit un démon dit la vérité ? — Je ne suis ni ange ni démon, je vous le jure. Mais il m’est impossible de vous dire ce que je suis. Pas aujourd’hui. Peut-être même jamais. Je suppose qu’il vous faudra déterminer seul si vous pouvez faire confiance à quelqu’un qui ne peut pas répondre à ces questions. Il affronta le regard de Cayleb, qui scruta à son tour les étranges yeux saphir de son interlocuteur. Le prince héritier les sonda sans parler pendant une bonne minute. Enfin, il prit une profonde inspiration. — Vous n’étiez pas obligé de faire ce que vous avez fait tout à l’heure, reprit-il d’un ton détaché, si normal qu’il parut presque bizarre dans ces circonstances. Si vous n’aviez pas bougé, je n’aurais pas su ce que je sais maintenant, n’est-ce pas ? — En effet. Mais cela ne veut pas dire que je n’étais pas obligé d’intervenir. — Sans doute, sans doute… Au grand étonnement de Merlin, Cayleb sourit. Presque avec gentillesse. Le prince secoua la tête. — Voilà pourquoi je vous fais confiance, Merlin. — Ah bon ? Malgré lui, Merlin ne parvint pas à dissimuler sa surprise. Cayleb partit d’un rire discret. — Vous m’avez montré ce dont vous étiez capable. Vous m’avez prouvé que vous êtes davantage qu’un seijin. Tout cela pour secourir quelques gamins du port que vous ne connaissiez pas. Vous avez risqué pour eux toute la confiance acquise à mes yeux et à ceux de mon père. Or je crois que vous l’avez fait sans imaginer une seconde vous en abstenir. — C’est vrai. Je ne l’ai jamais envisagé. Sans doute l’aurais-je dû, mais cela ne m’a même pas traversé l’esprit. — Et c’est pour cela que je vous crois. Un homme – ou même un surhomme – au service des ténèbres n’aurait jamais risqué de mettre en péril ses objectifs pour la vie d’une poignée de morveux. Mais vous, oui. Si vous êtes prêt à renoncer à tout ce que vous avez réalisé pour sauver quelques enfants, cela me dit tout ce que j’ai à savoir. Ce qui ne veut pas dire (les commissures de ses lèvres se soulevèrent en un sourire si radieux qu’il en devint presque suspect) que je n’aimerais pas en découvrir davantage, bien sûr ! — Votre Altesse, dit Merlin sans chercher à dissimuler son soulagement. Le jour où je pourrai vous en dire plus, si ce jour arrive, je le ferai. Je vous le jure. — J’espère que ce jour viendra. Pour l’heure, je crois que vous et moi allons devoir réfléchir à une explication pour les événements de cet après-midi. La bonne nouvelle, c’est que personne, à part moi, n’a pu voir ce qui s’est passé depuis les quais. La mauvaise, c’est que la version des faits qu’ont donnée les enfants est assez extravagante. — Vous savez combien les enfants se laissent parfois emporter, Votre Altesse, dit Merlin avec un sourire. Je ne serais pas du tout surpris qu’ils se soient laissé impressionner plus que de raison. — C’est bien joli, tout ça, dit Cayleb avec plus de sérieux, mais on a déjà remonté la carcasse d’un kraken, vous savez. Celui que vous avez harponné. Croyez-moi, ce spectacle a suscité quelques interrogations. Même si j’ai, dirons-nous, minimisé la longueur de votre lancer. Y aura-t-il des réactions de surprise du même genre si on récupère les deux autres ? — Oh ! je crois qu’on peut l’affirmer sans crainte de se tromper, avoua Merlin. — Cela aurait-il un rapport avec cette lame dont vous avez transpercé de part en part la quille de la chaloupe ? poursuivit poliment le prince. — Oui, en effet. — Formidable… (Pensif, Cayleb gonfla les joues puis haussa les épaules.) C’est au moins une chance qu’ils soient restés au niveau du chenal. Celui que vous avez harponné a réussi à se rapprocher de la côte avant de mourir, mais l’eau est plus profonde là-bas et je crois que les courants de marée y sont très forts. Il nous reste l’espoir que les deux autres carcasses ne soient jamais retrouvées. — Ce serait certainement préférable. (Merlin garda le regard rivé sur le prince pendant plusieurs secondes.) Êtes-vous rassuré, Cayleb ? — « Rassuré » n’est pas le terme que j’emploierais, fit le prince en grimaçant un sourire. À vrai dire, c’est loin d’être celui que je choisirais. Mais si vous voulez savoir si mon attitude envers vous va changer, la réponse est non. — Je vous en suis reconnaissant, affirma Merlin d’une voix douce. Très reconnaissant. — Faisons un peu les comptes, voulez-vous ? À ce jour, vous m’avez sauvé la vie, vous avez sauvé celle de Rayjhis, vous avez mis hors d’état de nuire celui qui fut sans doute le félon le plus dangereux de toute l’histoire du royaume, vous avez démantelé deux des principaux réseaux d’espions qui infestaient Charis, vous nous avez enseigné ce qui pourrait nous éviter notre ruine et voilà que vous venez de soustraire à une mort certaine cinq des sujets de mon père. Je dirais que vous avez établi un solde plus que positif par rapport à moi. Pour l’instant, du moins. — Je n’y avais pas songé en ces termes. — Vous auriez dû. En fait… Cayleb s’interrompit lorsque des coups résonnèrent à la porte. Il fit une grimace et eut un geste d’irritation. — J’avais donné l’ordre qu’on ne nous dérange pas, pesta-t-il en se levant. Entrez ! Le ton de sa voix n’annonçait rien de bon pour celui qui se trouvait de l’autre côté du battant s’il ne possédait pas une excellente excuse. La porte s’ouvrit et Ahrnahld Falkhan jeta au prince un regard confus. — Je sais que vous souhaitiez ne pas être importuné, Votre Altesse, mais un aviso vient d’arriver de Tellesberg. Il tendit une enveloppe fermée d’un rond de cire cramoisie imprimée du sceau personnel du roi Haarahld. Cayleb s’en saisit, le visage dénué d’expression, et brisa le cachet. Le papier raide et épais craqua quand il déplia le message pour le lire. Il leva les yeux et croisa le regard de Merlin avec un léger sourire. — Vous et moi sommes attendus à Tellesberg, Merlin. On dirait que l’intendant de l’Église a exprimé le désir de nous parler. .II. Palais du roi Haarahld VII Tellesberg Royaume de Charis C’était la première fois que Merlin rencontrait le père Paityr Wylsynn. En voyant le grand-prêtre faire son entrée dans la salle du trône, il regretta amèrement que leur rencontre n’ait pas eu lieu dans d’autres circonstances. N’importe lesquelles. Wylsynn était un assez jeune homme. Plus âgé que Cayleb, mais sans doute pas plus que Nimue Alban au jour de sa mort biologique. Maigre, les cheveux roux et bouclés, il semblait animé d’une vive intelligence, manifeste dans ses prunelles grises qui, à l’instar de ses cheveux, devaient le désigner comme étranger aux yeux de tous les Charisiens. Par ailleurs, il était vêtu de l’habit de l’ordre de Schueler. L’épée et la flamme d’or brodées sur sa manche indiquaient son statut d’intendant de l’Église en Charis. Il suivit le chambellan jusqu’au pied de l’estrade et s’inclina avec gravité. D’abord devant Haarahld puis devant l’évêque Maikel Staynair, debout à côté du roi, un peu en retrait, et enfin devant Cayleb. — Votre Majesté, salua-t-il d’une agréable voix de ténor avec l’accent caractéristique de l’élite du Temple et de la cité de Sion. — Mon père, répondit Haarahld, son léger accent charisien paraissant plus prononcé qu’à l’accoutumée en comparaison de celui de l’ecclésiastique. — Je vous remercie d’avoir accepté de me recevoir si vite, poursuivit Wylsynn. Et de vous être joint à nous, Votre Excellence, ajouta-t-il avec une nouvelle révérence à l’intention de l’évêque Maikel. — C’était tout naturel, mon père, répondit le prélat. Permettez-moi de vous remercier, au contraire, de m’avoir averti que vous souhaitiez avoir cet entretien. J’ai été très sensible à votre courtoisie. Wylsynn sourit et esquissa un geste indifférent de la main, comme si avoir invité Staynair allait de soi, ce qui était pourtant loin d’être le cas. En tant qu’intendant de l’Église, le père Paityr avait toute autorité pour se rendre où il le souhaitait, quand il le souhaitait, et interroger n’importe qui sans en avertir personne dans tout le royaume, pas même le délégué archiépiscopal Zherald. — Votre message réclamait la présence du prince héritier Cayleb et du lieutenant Athrawes, fit observer Haarahld au bout d’un moment. Comme vous pouvez le constater, tous deux ont répondu à votre appel. Pouvons-nous savoir désormais pourquoi vous souhaitiez nous voir ? — Bien entendu, Votre Majesté. (Wylsynn eut une inclinaison de la tête qui n’était plus une courbette mais demeurait un geste de respect.) Je crains que le Temple ait reçu des comptes-rendus de certains événements qui se sont déroulés ici, en Charis. La plupart sont sans doute nés d’une tendance naturelle à l’exagération. D’autres, hélas, doivent relever d’une pure malveillance de la part d’individus dont les intérêts ne coïncideraient pas, dirons-nous, avec ceux de votre royaume. Néanmoins, face à une telle fumée, le Conseil des vicaires et le Saint-Office de l’Inquisition sont dans l’obligation de s’assurer qu’il n’y a pas de feu en dessous. D’où mon souhait de vous rencontrer. Haarahld conserva le silence pendant plusieurs secondes en observant le jeune grand-prêtre d’un air songeur. Merlin, debout derrière Cayleb, se garda d’afficher la moindre expression mais tournait et retournait les explications de Wylsynn dans son esprit. Le religieux s’était exprimé d’une voix calme et mesurée, mais avec des accents de ce qui aurait pu passer pour de l’exaspération. Merlin se souvint de la brève conversation qu’il avait menée avec l’évêque Maikel à propos des raisons de l’affectation de Wylsynn en Charis. — Pardonnez-moi, mon père, finit par lâcher Haarahld, mais je suppose que les comptes-rendus dont vous parlez devaient faire état des nouveaux processus et instruments qui ont vu le jour en Charis au cours des derniers mois. J’avais pourtant l’impression que tous avaient été dûment examinés et jugés conformes à la loi de l’Église. — C’est exact, Votre Majesté. J’ai personnellement étudié toutes les innovations qui ont, comme il se doit, été soumises à l’approbation de l’office de l’intendant. Et j’ai effectivement considéré qu’aucune n’entrait, même de loin, en violation des Proscriptions. Je n’ai du reste pas changé d’avis. Si Merlin avait toujours été un être de chair et de sang, il aurait exhalé un profond soupir de soulagement. Mais Wylsynn n’en avait pas terminé. Il leva légèrement la main en direction du roi, comme pour s’excuser. — Par malheur, Votre Majesté, l’archevêque Erayk m’a donné l’ordre direct de reconsidérer ma décision. Son message, transmis par sémaphore, était évidemment très succinct et n’indiquait pas les raisons de ce désir. Je ne puis que présumer qu’il résulte de ces rapports exagérés dont je vous ai parlé. — Je vois. Je comprends aussi l’obligation qui est la vôtre d’obéir aux instructions de votre supérieur. Cela étant (Haarahld autorisa une pointe d’inquiétude à transparaître dans sa voix), toutes ces inventions ayant été jugées acceptables, nous avons déjà commencé d’en mettre certaines en application. S’il nous faut nous soumettre de nouveau au processus d’approbation, de nombreux sujets qui ont agi de bonne foi risquent d’en subir les conséquences, notamment par de lourdes pertes financières. — Croyez-moi, Votre Majesté, j’en suis bien conscient. J’y ai longuement réfléchi depuis que j’ai reçu le message de l’archevêque. Je suis personnellement certain de ma décision d’origine concernant tout ce qui a été présenté à mon office. Malgré l’obéissance absolue que je dois à mon supérieur, je ne vois aucune nécessité de répéter cet examen car je ne doute pas une seconde que mes conclusions seraient identiques. Pour l’heure, toutefois, j’aurais tendance à craindre qu’une protestation de ma part nuise aux intérêts de votre royaume. Merlin plissa les yeux et sentit Cayleb se raidir. Fort de sa jeunesse, le père Paityr était connu pour son inconscience dédaigneuse des réalités politiques de l’Église de Dieu du Jour Espéré et de la façon dont les souverains séculiers tentaient d’en tourner les dissensions à leur avantage. Ce qui donnait à sa dernière phrase encore plus d’intérêt qu’elle en aurait eu autrement. — J’ai beau estimer, poursuivit Wylsynn, que les inquiétudes de l’archevêque – en considérant qu’il s’agisse bien des siennes et non de celles du Conseil des vicaires – sont infondées, mes vœux et mon devoir de prêtre de Dieu me contraignent à suivre du mieux que je pourrai les instructions de mon supérieur. Ma longue réflexion m’a permis de conclure que les craintes ainsi exprimées concernent moins les procédés et instruments déjà approuvés par moi au nom de l’Église Mère que l’avenir auquel ils risquent de conduire. Voilà, songea Merlin avec une appréhension croissante, qui montre une belle intuition « politique » de sa part. Il vient de résumer la situation en une seule phrase. — La Charte nous enseigne que le changement engendre le changement, et que les tentations de Shan-wei s’infiltrent dans nos cœurs étape par étape, continua Wylsynn avec gravité. À cet égard, je comprends l’anxiété légitime de l’archevêque. Pour être honnête, il se trouve que je la partage dans une certaine mesure. Vos sujets sont pleins d’entrain, Votre Majesté. J’en suis venu à les apprécier et même à les admirer, mais il est possible que ne soient pas totalement injustifiées les craintes éprouvées par certains serviteurs de l’Église Mère envers le goût de votre peuple pour améliorer constamment sa façon de faire les choses. » Ce sont ces considérations et mon interprétation des desseins de mon supérieur qui m’ont dicté, à force de prières et de méditation, la marche à suivre. Ainsi, je me propose de m’attaquer directement à ce qui inquiète tant l’archevêque. — Comment cela, mon père ? s’enquit Haarahld, une légère pointe d’angoisse dans la voix. — Ainsi, Votre Majesté. Wylsynn porta la main au sceptre de Langhorne pendu autour de son cou. Plus imposant que la moyenne des symboles religieux de ce type, incrusté de superbes pierreries, c’était exactement le genre d’objet que l’on pouvait s’attendre à voir orner la poitrine d’un homme issu d’une famille aussi riche et éminente que la sienne. Mais personne dans la salle du trône n’avait prévu ce qui se produisit quand le prêtre s’en saisit à deux mains et lui imprima un mouvement de torsion. Le pommeau couronné se détacha, révélant un orifice bordé d’or dans lequel s’enfonçait l’extrémité du bâton. Wylsynn lâcha le pommeau retenu par la chaîne en or passée autour de son cou et toucha la pointe du bâton du bout de son index droit. Une lueur émana de la tige. Haarahld, l’évêque Maikel, Cayleb et les gardes du roi regardèrent, pétrifiés, l’éclat bleu s’accentuer. Merlin aussi, mais pour de tout autres raisons. — Cet objet, expliqua posément Wylsynn, est un joyau de l’Église Mère qui a été confié à l’un de mes ancêtres voilà des siècles. D’après la tradition orale qui l’accompagne, ma famille le tiendrait de l’archange Schueler lui-même. (Il se toucha le cœur puis les lèvres, et tous les occupants de la salle, y compris Merlin, l’imitèrent.) La Pierre de Schueler a la propriété de prendre la couleur du sang quand la personne qui la touche profère un mensonge. Avec votre permission, Votre Majesté, je vais poser quelques questions simples à chacun d’entre vous. La Pierre me confirmera la sincérité de vos réponses, ce qui me permettra, en plus des examens déjà menés, de rassurer l’archevêque en toute connaissance de cause. Il affronta le regard fixe de Haarahld, sa bonne foi manifeste tant dans l’expression de son visage que dans ses gestes, et posa la main sur le cristal bleu luminescent. — Personne, reprit-il, en dehors de quelques membres de ma famille ne sait quel représentant de ma génération détient la Pierre. À vrai dire, la croyance la plus répandue au sein de l’Église est qu’elle a été perdue pour toujours à la mort de saint Evyrahard. Ce n’est pas de gaieté de cœur que je vous en révèle aujourd’hui l’existence, mais il se trouve que la nature des accusations portées contre Charis éveille chez moi aussi un certain malaise. Il apparut avec évidence à Merlin que cet aveu coûtait au jeune grand-prêtre une douleur presque physique, mais le cristal continua à brûler du même éclat bleu et Wylsynn poursuivit stoïquement : — Je crois que c’est en prévision de cet instant que Dieu m’a fait le dépositaire de la Pierre, Votre Majesté. Je crois qu’il attend de moi que je dissipe mes propres craintes de sorte que je sache comment apaiser celles des autres. Il se tut. Merlin retint mentalement sa respiration tandis que Haarahld VII de Charis sondait le regard du jeune grand-prêtre. À l’inverse du roi, Merlin savait très précisément ce qui se cachait à l’intérieur du reliquaire de Wylsynn. Ce qui n’atténuait pas sa surprise de le voir là. C’était un vérificateur : l’ultime aboutissement des vieux et malcommodes détecteurs de mensonges de l’ère préspatiale. Au contraire des précédents instruments visant à déterminer avec fiabilité la sincérité d’un individu interrogé, le vérificateur se fondait sur les ondes cérébrales de ce dernier. La législation de la Fédération terrienne interdisait d’y avoir recours sans ordre explicite d’un tribunal. Même dans ce cas, son usage était très réglementé, notamment par une limitation des questions qu’il était possible de poser, et ce pour éviter d’éventuelles extorsions d’aveux ou chasses aux sorcières. Par ailleurs, ce dispositif n’était pas un gardien infaillible de la vérité. En presque un siècle d’utilisation, jamais vérificateur n’avait omis de signaler un mensonge délibéré, mais il n’était possible que de déterminer si la personne interrogée disait ou non ce quelle savait de la vérité. Ce système demeurait incapable de découvrir comme par magie une vérité que nul ne connaissait. Il arrivait en outre que certains troubles mentaux entraînent des résultats contradictoires. Wylsynn tenait peut-être effectivement de Schueler celui qu’il brandissait. En tout cas, il venait d’un membre de l’état-major de Langhorne et avait à l’évidence été conçu pour fonctionner indéfiniment. Le cristal lui-même était en fait un bloc compact de circuits moléculaires. On aurait pu taper dessus à coups de masse sans l’endommager. Cela étant, il fallait bien approvisionner cet appareil en énergie. Merlin ne pouvait pas en être certain mais l’« ange » qui avait offert cette « relique » aux ancêtres de Wylsynn avait dû leur enseigner le rituel nécessaire à sa recharge, sans doute par le biais d’une simple cellule photoélectrique intégrée au sceptre. Tout cela n’avait bien sûr aucune importance dans l’immédiat. L’essentiel était que l’homme en possession de cet instrument était le représentant local de l’Inquisition. — Votre choix de nous révéler l’existence de cette relique nous fait honneur, mon père, déclara Haarahld. Tout comme votre confiance en notre discrétion et votre détermination à régler cette affaire avec équité. Pour ma part, je ne crains aucune question équitable. (Sans un regard pour les autres occupants de la pièce, il conclut :) Demandez-nous ce que vous voulez. Nous vous répondrons. Merlin demeura immobile derrière le trône de Cayleb comme Wylsynn s’approchait du roi. Le grand-prêtre tendit le vérificateur. Haarahld le toucha fermement, sans hésiter, malgré son éclat surnaturel. Il examina la lumière bleue qui fit paraître ses doigts presque translucides puis affronta hardiment le regard de Wylsynn. — Je vais tâcher de me montrer aussi bref que possible, Votre Majesté. — Je vous écoute, mon père. — Très bien, Votre Majesté. (Le grand-prêtre s’éclaircit la voix.) À votre connaissance, les nouveaux processus, instruments et concepts qui ont été ou seront introduits en Charis entrent-ils en violation des Proscriptions de Jwo-jeng ? — Non, répondit Haarahld d’une voix ferme et posée. Le vérificateur continua à émettre la même lueur bleue. — Avez-vous connaissance de la présence en Charis d’une personne susceptible de s’opposer à la volonté de Dieu pour Sanctuaire ? Merlin retint mentalement sa respiration. — Je ne vois pas quel habitant de mon royaume pourrait agir au mépris de la volonté de Dieu, répondit Haarahld. Je ne doute pas de la présence de tels individus, puisqu’il en est toujours pour préférer le mal au bien mais, s’ils existent, je ne sais ni qui ils sont ni où ils se trouvent. Le vérificateur ne changea pas de teinte. — En tant qu’homme et monarque, acceptez-vous les desseins de Dieu pour le salut de Sanctuaire ? Cette fois, le visage de Haarahld se contracta, comme sous le coup de la colère. Toutefois, il répondit du même ton mesuré : — J’accepte les desseins de Dieu pour ce monde, pour mon royaume et pour moi-même. La lumière du vérificateur ne changea pas. — Souhaitez-vous du mal à quiconque ne vous en veut aucun ? Haarahld pencha légèrement la tête. — Pardonnez-moi, mon père, lança-t-il au-dessus du cristal bleu, mais cette question me semble dépasser le cadre de cet entretien. (Wylsynn ouvrit la bouche, mais le roi secoua la tête sans lui laisser le temps de rien dire.) Peu importe. Je vais vous répondre. Vous m’avez honoré de votre confiance. À mon tour de vous accorder la mienne. Pour répondre à votre question, je ne souhaite de mal à aucun homme qui ne voudrait faire de tort ni à moi ni aux sujets de la vie et de la sécurité desquels je suis responsable. Le vérificateur conserva sa couleur. Wylsynn adressa au roi une profonde révérence et recula. — Je vous remercie, Votre Majesté, dit-il avant de se tourner vers Cayleb. Votre Altesse ? (Le prince tendit la main sans plus de crainte que son père.) Vous avez entendu les réponses du roi à mes questions, Votre Altesse. Puis-je vous demander si vous êtes d’accord avec ses réponses ? — Absolument. — Partagez-vous les convictions de votre père en la matière ? — Oui. — Merci, Votre Altesse. La lumière du vérificateur n’avait pas vacillé. Wylsynn se tourna vers Merlin. — Outre ses soupçons de violations des Proscriptions, l’archevêque m’a fait savoir qu’il était question dans certains rapports d’influences néfastes au sein du Conseil du roi. Il n’a pas donné de noms, mais je ne vois pas de qui parleraient ces rumeurs, sinon de vous, lieutenant Athrawes. Vous êtes, pour l’essentiel, un inconnu. Et le bruit court que vous seriez aussi un seijin. Mon supérieur ne m’a pas demandé précisément d’enquêter sur ces ouï-dire, mais il me serait très précieux – et réconfortant – que vous m’y autorisiez. Merlin soutint son regard pendant plusieurs secondes, conscient de la tension qui grandissait en Cayleb. Enfin, il grimaça un sourire et s’inclina devant le grand-prêtre. — Je ne m’étais jamais attendu à rien de tel, mon père, dit-il avec une parfaite honnêteté. Mais si je puis vous être d’un quelconque service, vous avez bien sûr ma permission. Il tendit la main et la posa sur le vérificateur. Ce faisant, un minuscule témoin vert s’alluma dans un angle de son champ de vision. Il inspira profondément dans sa tête en voyant ainsi confirmé que le détecteur de mensonges fonctionnait parfaitement. Les circuits et logiciels de l’appareil avaient détecté qu’il était un ACIP en mode autonome. Ils n’avaient aucun moyen de s’apercevoir qu’il avait piraté sa propre programmation et ne pourraient de toute façon pas en avertir Wylsynn. En revanche, le vérificateur avait été conçu pour entrer en interface avec un cerveau d’ACIP à base de circuits moléculaires aussi bien qu’avec un encéphale humain et adopta automatiquement la configuration adéquate. Par conséquent, l’appareil saurait si Merlin mentait au grand-prêtre. — Êtes-vous un seijin, lieutenant ? — Je possède certaines des aptitudes, mais certainement pas toutes, dont sont censés bénéficier les seijin, répondit calmement Merlin en choisissant ses mots avec le plus grand soin. Je les ai acquises au bout de nombreuses années passées au sein des montagnes de Lumière. Toutefois, aucun de mes professeurs et instructeurs ne m’a jamais donné le titre de seijin. Wylsynn examina l’invariable lueur bleue du vérificateur puis releva les yeux vers Merlin. — Pourquoi êtes-vous venu en Charis ? — Pour de nombreuses raisons. Je suis venu en ce royaume pour offrir mes services et mon épée au roi Haarahld parce que je l’admire et le respecte. Je crois en outre que c’est Charis qui donne aux hommes la meilleure chance de vivre selon la volonté de Dieu. — Puis-je conclure de cette réponse que vous croyez aux desseins de Dieu pour Sanctuaire ? — Mon père, répondit Merlin d’une voix posée, je crois en Dieu. Je crois que Dieu nourrit des desseins pour tous les hommes, où qu’ils se trouvent, et je crois qu’il est du devoir de chaque homme et de chaque femme de s’élever contre les ténèbres et de lutter pour la lumière. Le vérificateur ne vacilla même pas. L’expression attentive de Wylsynn se relâcha de façon inattendue en un léger sourire tordu. — J’allais vous poser d’autres questions, lieutenant, mais vous me semblez vous plaire à offrir des réponses exhaustives. — Je fais de mon mieux, mon père, murmura Merlin. Le grand-prêtre et lui s’inclinèrent mutuellement l’un devant l’autre et Wylsynn s’écarta de l’estrade à reculons. Il désactiva précautionneusement son vérificateur et le replaça dans sa cachette. — Je vous remercie, Votre Majesté, Votre Altesse, et vous aussi, lieutenant Athrawes. Je sais désormais tout ce que je devais savoir pour rassurer l’archevêque. — Ce fut un plaisir, répondit Haarahld. Merlin se demanda si la voix calme du roi dissimulait autant de soulagement que lui-même en éprouvait. — Maintenant, Votre Majesté, Votre Excellence, je sais que nombreuses sont les tâches qui réclament votre attention. Avec votre permission, je vais vous laisser vous en occuper. — Bien sûr, mon père, répondit Haarahld. — Vous avez bien œuvré, mon père, affirma l’évêque Maikel en levant la main pour bénir le grand-prêtre. Si seulement tous les prêtres de l’Église Mère étaient aussi pieux, dévoués et attentifs à l’exercice de leurs responsabilités que vous ! Que la bénédiction de Dieu et des archanges vous accompagne. — Merci, Votre Excellence, répondit Wylsynn à voix basse. Il fit une ultime révérence et s’éclipsa. .III. Stade Haarahld V Tellesberg Royaume de Charis — Troiiiiisième prise ! La foule du stade Haarahld V plein à craquer rugit son mécontentement face à cette décision mais, derrière le marbre, l’arbitre tout de blanc vêtu ne tint nul compte des vociférations dont il était l’objet. De fait, sa corporation était la seule branche de la hiérarchie de l’Église Mère dont les membres avaient l’habitude des sifflets et autres noms d’oiseaux. Le délégué archiépiscopal Zherald Ahdymsyn le regrettait parfois. Cela heurtait son sens des convenances qu’un serviteur de Dieu soit ainsi insulté, même si l’archange Langhorne avait veillé, en ajoutant à la Charte les règles du base-ball, à réserver la fonction d’arbitre à des laïcs. Ce n’était pas comme si les spectateurs huaient un prêtre consacré, après tout. En outre, cette fois-ci, même les supporteurs les plus véhéments devaient bien se rendre compte qu’il n’y avait eu là aucune erreur d’arbitrage. Ç’aurait été beaucoup leur demander de l’admettre, toutefois. Les deux équipes disputant cette année encore la série de championnat du royaume, à savoir les Krakens de Tellesberg et leurs rivaux traditionnels et abhorrés, les Dragons de Hairatha, étaient ex œquo à trois matchs partout. Or, dans ce qui était la septième manche de la rencontre décisive, les Krakens étaient menés de deux points avec toutes les bases pleines, ce qui rendait particulièrement douloureux ce deuxième retrait sur prises. Le tumulte de la foule se calma jusqu’à ce que ne règne plus que l’habituel brouhaha, rompu seulement par d’occasionnels éclats de voix remettant en question la qualité de la vision de l’arbitre. Le batteur suivant se dirigea vers le marbre. Des acclamations moqueuses s’élevèrent des gradins. Reconnu comme étant l’un des meilleurs lanceurs de la ligue, surtout en fin de saison, Zhan Smolth jouissait en temps normal d’une immense popularité. Par malheur, comme la plupart des lanceurs, il n’était au mieux qu’un médiocre frappeur. Ainsi, la dernière fois qu’il s’était trouvé à la batte, il avait mis fin à la manche sur un double jeu. Aussi le public local ne s’attendait-il pas à des merveilles là encore. Ce qui, songea Ahdymsyn, n’avait rendu que plus cruel le retrait du batteur précédent. Le délégué archiépiscopal pouffa de rire à cette idée. Comme Smolth enfonçait fermement ses crampons dans la terre et tapotait le marbre de sa batte, le prélat se renfonça dans son confortable siège, bien situé à l’ombre dans la loge réservée au clergé, de celles dont étaient dotés tous les importants stades de base-ball. Tous les regards étaient concentrés sur le drame qui se jouait sur le terrain inondé de soleil, mais Ahdymsyn s’en détourna et perdit le sourire. Il avait d’autres préoccupations, plus graves, à l’esprit. Dans le stade Haarahld V, la loge de l’Église se trouvait juste à droite de celle de la famille royale. Le délégué archiépiscopal n’eut qu’à tourner la tête pour voir le roi Haarahld et le prince héritier Cayleb scruter avec attention le terrain superbement entretenu. À ce spectacle, il fronça imperceptiblement les sourcils, manifestant ainsi une inquiétude qui n’avait rien à voir avec le match. Zherald Ahdymsyn n’était pas resté pendant toutes ces années délégué archiépiscopal du royaume de Charis sans acquérir une certaine sensibilité, même à cette distance, aux grandes questions politiques agitant le Temple. Il n’était en général informé de rien de bien précis mais avait l’habitude de lire entre les lignes des lettres de l’archevêque Erayk. Or ses dernières missives s’étaient révélées plus directes qu’à l’accoutumée. Il apparaissait clairement à Ahdymsyn que ses maîtres spirituels s’inquiétaient plus que d’ordinaire des rapports qu’ils avaient reçus – et pas seulement de lui – à propos de Charis. C’était mauvais signe. De surcroît, l’accident fortuit qui avait empêché l’archevêque d’honorer sa visite pastorale annuelle obligerait son suppléant à régler le problème. Ce qui, du point de vue de l’intéressé, était encore pis. Il rumina un moment cette pensée indigeste puis jeta un coup d’œil au jeune prêtre assis à côté de lui. Le père Paityr Wylsynn introduisait une touche de violet foncé au milieu des teintes naturelles de blanc, de brun et de vert des autres ecclésiastiques autour de lui. Il se jouait tous les ans une concurrence acharnée pour pouvoir assister à la série de championnat du royaume. Wylsynn se trouvait beaucoup moins haut dans la hiérarchie que certains grands-prêtres d’autres ordres qui n’avaient pas gagné leur place dans la loge cléricale cette année mais, pour l’intendant de l’Église Mère – et de l’Inquisition – en Charis, cela n’avait aucune importance : le seul membre du clergé local occupant une fonction supérieure à celle du jeune schuelerien exalté était Ahdymsyn lui-même. Cela mettait le délégué archiépiscopal un peu mal à l’aise. Les prêtres tels que Wylsynn posaient souvent problème à leurs supérieurs, même en temps normal. Or, à moins qu’Ahdymsyn se soit lourdement fourvoyé, la situation était tout sauf normale. — Dites-moi, père, avez-vous réfléchi à ce dont nous avons discuté jeudi ? — Je vous demande pardon, Votre Excellence ? fit Wylsynn en tournant la tête vers le délégué archiépiscopal. J’étais concentré sur le match. Je n’ai pas entendu votre question. — Ce n’est pas grave, sourit Ahdymsyn. Je vous demandais juste si vous aviez réfléchi à notre discussion de l’autre jour. — Ah, d’accord. (Wylsynn pencha la tête sur le côté, l’air absorbé. Il esquissa un geste des épaules.) Pas vraiment, Votre Excellence. J’ai étudié avec attention les derniers messages et instructions de l’archevêque, suite à quoi, comme vous le savez, je me suis personnellement entretenu avec le roi et le prince héritier. J’ai aussi relu toutes mes notes relatives à mon premier examen des nouveaux processus et dispositifs. Comme je vous l’avais promis, j’ai enchaîné de nombreuses heures de prière sincère à ce sujet dans mes appartements. Pour l’instant, néanmoins, ni Dieu ni les archanges (il porta les doigts de sa main droite à son cœur puis à ses lèvres) ne m’ont octroyé d’idées inédites. Je… — Première prise ! cria l’arbitre après que le lanceur des Dragons eut propulsé en plein centre de la zone de prises une balle rapide que le coup de batte tardif et malhabile de Smolth ne lui permit même pas d’effleurer. Quelques grognements de supporteurs manquèrent cruellement de discrétion. Ayant fait partie du lot, Wylsynn rougit, confus d’avoir laissé le match le distraire d’une conversation avec son supérieur. — Pardonnez-moi, Votre Excellence, balbutia-t-il avec un sourire qui conféra à son visage un air encore plus juvénile, presque enfantin. J’ai beau être un garçon des Terres du Temple, je crains que les Krakens m’aient détourné de l’allégeance que je dois aux Tigres-lézards. Je vous en prie, ne le dites surtout pas à mon père ! Il me déshériterait à coup sûr, au minimum ! — Ne vous en faites pas, Paityr. Oubliant un instant ses préoccupations, Ahdymsyn se surprit à sourire à son tour. Malgré la réputation souvent sinistre de l’ordre de Schueler et l’exaspérante insensibilité de Wylsynn aux impératifs politiques du Temple, l’intendant n’en demeurait pas moins un jeune homme diablement sympathique. — Votre secret est en de bonnes mains, reprit-il. Mais… vous disiez ? — Je voulais ajouter – avant que l’arbitre nous interrompe aussi grossièrement – que, malgré ma méditation et mes prières ou peut-être grâce à elles, je ne renie en rien ma position d’origine sur ce sujet. — Vous ne craignez toujours aucune violation des Proscriptions ? — Votre Excellence, répondit Wylsynn avec sérieux, en tant que membre de l’ordre de Schueler et intendant de l’Église Mère en Charis, je redoute en permanence de telles transgressions. Mon ordre insiste bien sur la nécessité de se montrer particulièrement vigilant en Charis, en raison de son éloignement du Temple. Je vous assure que je suis scrupuleusement les instructions du Grand Inquisiteur et de l’archevêque en la matière. Or aucune des récentes évolutions apparues dans ce royaume ne saurait être considérée comme contrevenant de près ou de loin aux Proscriptions. — Je suis bien conscient que cela relève de la responsabilité des schueleriens, Paityr. Si je vous ai donné l’impression de douter de la diligence avec laquelle vous vous acquittez de vos devoirs, telle n’était pas mon intention. (Il plissa le front, l’air soucieux.) J’imagine que c’est la soudaine apparition de tant d’innovations en si peu de temps qui me perturbe. Et ce n’est rien par rapport à ce que doivent éprouver certains prélats du Temple maintenant que la nouvelle est remontée jusqu’à eux, songea-t-il. — Deuxième prise ! Les grognements de la foule se firent plus forts quand la balle se cala dans le gant du receveur. Pourtant, personne n’en voulait particulièrement à Smolth cette fois-ci. Le lanceur des Dragons n’ignorait pas les conséquences que même une balle frappée mollement pouvait avoir sur le score. Aussi ne traitait-il pas Smolth avec la désinvolture qu’il aurait pu afficher au vu des résultats de son adversaire. Sa dernière glissante à effet tardif aurait mis à genoux presque n’importe quel batteur. — Je comprends que vous puissiez éprouver quelques craintes, Votre Excellence, affirma Wylsynn avec un geste de dépit en voyant Smolth quitter son emplacement pour remettre de l’ordre dans ses idées. (Le schuelerien pivota sur lui-même pour regarder Ahdymsyn en face.) Je dois dire que ces nouveautés m’ont moi-même désarçonné. Même si je n’ai jamais décelé de preuves d’intervention démoniaque au cours de mes années passées ici, j’avoue que l’énergie avec laquelle les Charisiens cherchent sans cesse de meilleurs moyens de procéder se révèle souvent intimidante, ce que ne fait qu’aggraver leur fameux Collège royal. J’ai parfois douté d’eux, c’est un fait. Et ce fut un choc de voir tant de nouvelles idées apparaître d’un seul coup. « Cela étant, les innovations qui nous ont été soumises au cours des derniers mois ne font que mettre en application d’une façon inédite des techniques anciennes et approuvées. Chacune de ces méthodes a été examinée par l’Église Mère puis validée par l’ordre de Schueler. Or la Charte n’interdit nulle part d’utiliser à de nouvelles fins des méthodes autorisées, tant que ces fins ne menacent pas les desseins de Dieu. — Je vois… Ahdymsyn considéra le jeune homme pendant plusieurs secondes et regretta de ne pouvoir lui poser la question qui le taraudait. Avec la plupart des autres intendants, ç’aurait été possible. Mais si Wylsynn avait été affecté en Charis, c’était pour de bonnes raisons. Nul n’ignorait combien il désapprouvait la manière dont les hauts prélats de l’Église Mère, même au sein de son ordre, laissaient un certain pragmatisme influer sur leurs décisions. Il ne prenait pas de gants non plus pour condamner le style de vie adopté par ces mêmes dignitaires et qu’il considérait comme « décadent ». Or sa naissance rendait les conséquences possibles de son attitude potentiellement alarmantes. La famille Wylsynn avait offert à l’Église pas moins de six grands-vicaires. Le dernier en date n’avait pour l’heure eu que deux successeurs. Un siècle plus tôt, l’un de ces hauts représentants de la lignée, Evyrahard le Juste, avait été un fervent réformateur des « abus » du Temple. D’une durée de moins de deux ans, son grand-vicarat s’était achevé sur une chute mystérieuse de son balcon qui faisait encore frissonner d’horreur aux plus hauts échelons de l’épiscopat. En tant qu’héritier direct – tant filial que spirituel – de saint Evyrahard, le jeune Paityr aurait pu s’imposer comme une figure dominante de l’Église s’il avait voulu jouer le jeu, ce qui n’aurait pas été sans constituer une menace intolérable pour un grand nombre de parents proches au sein même du Temple. Heureusement, il lui aurait été difficile de moins s’intéresser à la politique, et ces mêmes liens du sang l’avaient préservé des pires conséquences de la désapprobation de ses supérieurs. D’un autre côté, compte tenu de ses antécédents familiaux, le fait qu’il ne soit encore que simple grand-prêtre aurait pu être interprété comme une punition pour sa tendance à faire des vagues. De même que son affectation en Charis, du reste. Cela étant, personne sur Sanctuaire n’aurait mis en doute la piété et l’intelligence du père Paityr Wylsynn. C’était même en partie de là que venait le problème de Zherald Ahdymsyn. Le jeune prêtre connaissait mieux qu’aucun de ses frères le devoir qui était celui de son ordre de protéger l’orthodoxie de l’Église. Il y était beaucoup trop attaché pour perdre son temps avec des querelles entre factions internes du Temple. Peut-être était-ce pour cela, en plus d’une volonté manifeste de l’éloigner de Sion, qu’il avait été envoyé en Charis, mais tous ces facteurs se combinaient pour interdire à Ahdymsyn d’évoquer avec lui les conséquences potentielles des inventions charisiennes sur les calculs politiques du Temple. Ou leurs inévitables répercussions sur la carrière du délégué archiépiscopal Zherald. — Diriez-vous, préféra-t-il s’enquérir, que les « chiffres arabes » et le « boulier » du docteur Mahklyn entrent dans cette catégorie ? — Quelle catégorie, Votre Excellence ? fit Wylsynn, l’air interloqué. Ahdymsyn parvint à se retenir de soupirer. — Celle des innovations reposant sur des pratiques approuvées, père, expliqua-t-il d’un ton patient. — Pardonnez-moi, Votre Excellence, mais la question ne se pose pas. Même si j’admets être moins versé que beaucoup dans les mathématiques, mon étude des travaux du docteur Mahklyn me donne à croire qu’ils seront extrêmement profitables. Les marchands ayant déjà adopté ses « chiffres arabes » en ont fait la démonstration éclatante. » Bien sûr, comme nous l’enseigne la Charte, le simple fait qu’un système nous semble présenter des avantages pour notre vie terrestre ne le rend pas forcément acceptable aux yeux de Dieu. C’est ainsi, ne l’oublions pas, que Shan-wei a incité ses premiers disciples à la suivre sur la voie du mal et de la damnation. Mais les Proscriptions ne disent rien, ni dans un sens ni dans l’autre, sur les différentes façons de compter ou de noter les nombres. Je vous garantis que, à la suite de nos précédentes conversations, j’ai passé beaucoup de temps à éplucher ma concordance en quête d’éventuelles références au sein de la Charte ou des Inspirations. Je n’ai rien trouvé. » Les Proscriptions s’intéressent aux idées impures, de celles qui ouvrent le cœur des hommes aux tentations susceptibles de les précipiter dans les rets de Shan-wei. L’archange Jwo-jeng se montre très précis sur ce point, de même que les Inspirations : la tentation réside dans le désir impie de profaner le savoir et la puissance réservés à Dieu et à ses anges. Dans la sphère de connaissances seyant aux mortels, la simple amélioration d’un procédé n’expose en rien l’âme des intéressés à la damnation. Pour l’heure, du moins, tant qu’aucun seuil identifié dans les Proscriptions n’a été franchi. — Je vois, répéta Ahdymsyn. Il savait pourtant que l’opinion de Wylsynn ne faisait pas l’unanimité, même au sein de l’ordre de Schueler. D’un autre côté, il y avait quelque chose dans sa voix, ou peut-être dans ses yeux… L’intendant répondait sans hésiter, avec l’aisance et l’assurance de quelqu’un ayant effectivement accumulé bien des heures de réflexion sur le sujet. Mais Ahdymsyn percevait aussi dans sa façon de s’exprimer comme une pointe de provocation. Ni mépris ni manque de respect, en aucun cas, mais il avait la désagréable impression que le jeune homme avait pris sa décision en sachant parfaitement qu’elle ne serait du goût ni de l’archevêché ni du Conseil des vicaires. Le délégué archiépiscopal regarda Smolth regagner son emplacement et reprendre sa position de frappeur tandis que le lanceur et le receveur tâchaient de s’entendre sur une stratégie. Pourtant, du point de vue d’Ahdymsyn, la solution s’imposait d’elle-même. Avec déjà deux retraits et deux prises sans aucune balle, Smolth devait être sur des charbons ardents. Il restait aux Dragons trois lancers à exploiter. Il n’avait pu échapper à personne dans le stade que le moment était venu de propulser une balle impossible à rattraper, bien en dehors de la zone de prises, mais susceptible d’inciter le batteur à tenter de la frapper, ce qui entraînerait son élimination et la fin de la manche. Apparemment, l’homme qui se tenait sur le monticule était le seul individu de Tellesberg à ne l’avoir pas compris, remarqua le délégué archiépiscopal avec un sourire moqueur. Il regarda le lanceur dédaigner tous les gestes du receveur et se tourna de nouveau vers Wylsynn. — Dans ce cas, je suppose que tout est dit, Paityr. Oserai-je supposer que votre rapport sur ce sujet sera terminé d’ici à un jour ou deux ? J’ai un aviso qui est prêt à mettre le cap sur Clahnyr. Si vous jugez possible de me remettre ce document dans ces délais, je pourrais demander au capitaine de retarder d’autant son appareillage. Cela me permettrait d’ajouter vos écrits à ma propre correspondance destinée à l’archevêque Erayk. — Ce sera prêt demain soir, Votre Excellence. — Excellent, Paityr. Je me réjouis d’avance de vous lire. En outre… PAF ! Le bruit soudain du bois contre le cuir plongea la foule dans un silence hébété. Le lanceur des Dragons avait fini par se décider pour un style de lancer et n’avait pas fait de cadeau au batteur. La balle avait failli atterrir dans la terre, au moins dix pouces à côté du marbre. Pourtant, fait extraordinaire, le lanceur vedette des Krakens avait réussi à la toucher. Et pas seulement à la « toucher ». Malgré un manque pitoyable d’élégance, son coup de batte du bout des bras avait soulevé la balle pour la faire survoler le champ intérieur, juste au-dessus du joueur de seconde base qui ne put sauter assez haut pour l’attraper. Elle atterrit dans l’herbe du champ extérieur avec un effet terrible qui la fit rebondir de façon imprévisible devant le défenseur de champ centre. Elle lui échappa, passant à quelques pouces de son gant qui frappa désespérément la pelouse. Les bases étant pleines et l’équipe ayant déjà enregistré deux prises, les coureurs s’étaient élancés dès l’instant où Smolth avait frappé. Il s’éleva des gradins un assourdissant rugissement de délectation incrédule. Même Zherald bondit sur ses pieds en voyant la balle rouler presque jusqu’à la palissade avant que le joueur du champ droit ait réussi à s’en saisir au terme d’une course effrénée. Le premier Kraken avait déjà atteint le marbre quand la balle vola au-dessus de la tête de l’intercepteur. Compte tenu de la distance qu’elle avait dû parcourir et de la vitesse à laquelle le défenseur l’avait envoyée, ce n’était pas un si mauvais lancer que cela. Mais ce n’en était pas un bon non plus. Il obligea le receveur à s’éloigner du marbre sur un quart de la ligne de première base avant de parvenir, enfin, à se saisir maladroitement de l’objet de sa convoitise tandis que le deuxième Kraken touchait le marbre, marquant ainsi le point de l’égalisation. Le lanceur des Dragons s’était précipité pour couvrir le marbre mais, comme s’il n’arrivait pas à croire que Smolth ait réussi son coup de batte, il s’était élancé trop tard. Il arriva juste après le deuxième coureur mais en était encore à se tourner vers le receveur, qui jonglait avec la balle en essayant de la stabiliser pour pouvoir la relancer, quand le troisième attaquant dévala le long de la ligne de troisième base, ayant pris son départ de la première. Le receveur parvint enfin à lancer la balle – un boulet de canon, parfaitement centré sur le marbre – mais, concentré sur celle-ci, le lanceur ne vit pas foncer droit sur lui le Kraken, qui le percuta de plein fouet, le fit tomber à la renverse et toucha le marbre en permettant à son équipe de prendre l’avantage. Les quatre fers en l’air, le lanceur ne put rien faire pour attraper la balle qui fila loin de lui et Smolth, qui n’avait jamais couru aussi vite de sa vie, se retrouva sur la troisième base, à bout de souffle, tandis que le stade entier laissait éclater sa joie. — Eh bien, commenta Ahdymsyn avec un gloussement une fois que le tumulte se fut apaisé et qu’il se fut rassis, on dirait bien que les miracles existent, pas vrai, Paityr ? — Bien entendu, Votre Excellence ! Le ton de Wylsynn poussa Ahdymsyn à se tourner vers lui. Le jeune prêtre avait l’air stupéfait par la légèreté de la remarque de son supérieur. Non, songea ce dernier, pas stupéfait. Choqué, plutôt, mais ce n’était pas non plus le bon terme. Déçu, peut-être. Quoi qu’il en soit, il faudra que je m’en souvienne. Ce n’est pas seulement parce qu’il devenait gênant au Temple qu’il est là. Et il ne s’intéresse pas non plus aux… compromis administratifs. J’espère que cela ne deviendra pas un problème. — Absolument, Paityr, acquiesça le délégué archiépiscopal avec plus de sérieux, tant dans la voix que sur son visage. Les miracles existent, bien sûr. Zhaspahr Maysahn était assis à plusieurs centaines de sièges du délégué archiépiscopal Zherald et du père Paityr. Comme beaucoup d’entreprises en activité à Tellesberg, sa modeste – mais ostensible – affaire de transport maritime détenait plusieurs abonnements aux matchs des Krakens. Loin d’être aussi bien placé que les occupants des loges royale et cléricale, il était tout de même assis presque au niveau de la troisième base. Il eut un geste incrédule de la tête en voyant Smolth l’atteindre. — Ça va faire mal, fit gaiement remarquer Zhames Makferzahn derrière lui. Maysahn le foudroya du regard. — Ce n’est que la septième manche, grogna-t-il à la grande hilarité de Makferzahn. — Bien sûr, bien sûr, dit ce dernier d’un ton apaisant en se frottant le pouce et l’index. Maysahn parvint à conserver un air de défi tout de circonstance mais redoutait que Makferzahn ait raison. L’alignement défensif dévastateur des Dragons avait fait de cette équipe le grand favori de la série de cette année. Même les parieurs de Tellesberg étaient tombés d’accord là-dessus malgré l’horreur que leur inspirait cette idée. Néanmoins, Makferzahn soutenait – au point d’avoir misé dessus – que les lanceurs des Krakens, remarquables depuis le début, offriraient la victoire à l’équipe locale. Maysahn avait tenu son pari avec une cote de deux contre un. Pourtant, il commençait à se demander si son nouveau subordonné n’avait pas – dans ce cas précis, tout du moins – fait preuve d’une meilleure intuition que lui. C’était du reste tout à fait le genre de Makferzahn de s’être mis au diapason de certaines de ses cibles de Charis, et ce avec une extraordinaire célérité. Cela faisait à peine un mois qu’il était arrivé à Tellesberg pour remplacer Oskahr Mhulvayn, mais il avait déjà assimilé beaucoup plus d’éléments de la culture locale que les seules chances des différentes équipes de base-ball les unes par rapport aux autres. De toute évidence au moins aussi compétent que son prédécesseur, il affichait en outre une belle assurance, un sérieux exceptionnel et une indubitable ambition. Mieux encore, il ne figurait pas sur la liste des agents étrangers présumés du baron de Tonnerre-du-Ressac. Toutes ces qualités – à l’exception, peut-être, de l’ambition – étaient appréciables du point de vue de Maysahn. Par malheur, Makferzahn en était encore au tout début de sa recherche de sources de renseignements. Maysahn avait envisagé de mettre son nouveau subordonné en contact avec certains membres éminents de l’ancien réseau de Mhulvayn pour accélérer ce processus mais avait fini par résister à la tentation. Malgré les soupçons que nourrissait Tonnerre-du-Ressac à l’encontre de Mhulvayn, il semblait n’avoir identifié que très peu de ses agents, puisque aucun n’avait été arrêté. Bien entendu, il demeurait possible que le baron n’ignore rien de leur identité mais les ait laissés tranquilles dans l’espoir que le remplaçant de Mhulvayn se trahisse en les contactant. Le réseau d’espionnage de Nahrmahn d’Émeraude ayant été totalement démantelé, autant que pouvait en juger Maysahn, l’organisation de ce dernier était devenue la seule ouverture sur Charis dont disposaient le prince Hektor et ses alliés. Il valait donc mieux attendre un petit peu que Makferzahn soit complètement opérationnel plutôt que de risquer de tomber dans un piège de Tonnerre-du-Ressac et de perdre ce dernier atout. Sans parler de la seule et unique peau d’un certain Zhaspahr Maysahn. Il regarda les échanges euphoriques d’accolades et de félicitations se calmer dans l’abri des Krakens. L’attaquant suivant – Rafayl Furkhal, le premier batteur de l’équipe de Tellesberg – se présenta sur le marbre tandis que le receveur des Dragons gagnait en trottinant le monticule pour s’entretenir avec le lanceur. Sans doute cherchait-il davantage à apaiser ce dernier qu’à discuter d’une quelconque stratégie. Les Dragons avaient soigneusement étudié les renseignements recueillis à propos de leurs adversaires et savaient que Furkhal frappait presque exclusivement en direction du champ gauche. D’ailleurs, les joueurs de champ intérieur se déplaçaient déjà vers ce côté du terrain. L’homme de deuxième base s’était pour ainsi dire mué en un second arrêt-court et son équipier de première base était remonté à mi-chemin de la suivante. Le receveur, lui, continuait à réconforter son lanceur. Moi aussi, j’aurais apprécié d’avoir quelqu’un pour me tranquilliser ces derniers mois, se dit Maysahn avec morosité. Il avait été exaspérant de se rendre compte de tout ce qui se passait sous la surface juste quand la prudence et l’instinct de survie lui avaient commandé de faire preuve d’une infinie circonspection. Il avait fait de son mieux, mais ses propres sources étaient trop concentrées sur le milieu du négoce de Tellesberg. Ce n’était que le jour où Mhulvayn avait été forcé de disparaître que Maysahn s’était avisé de combien il avait dépendu de lui pour toutes les questions politiques et militaires. Heureusement, il ressortait des communiqués du prince Hektor que ce dernier comprenait les contraintes avec lesquelles son maître-espion de Charis avait dû composer. C’est du moins ce qu’il affirme, ne put s’empêcher de songer Maysahn. Il se demandait souvent, compte tenu de l’évidente habileté de Makferzahn, si Hektor n’avait pas recruté ce dernier dans l’intention de l’élever au poste suprême de Charis. Il y avait là une forte possibilité et, si cela se produisait, le rappel de Maysahn en Corisande n’annoncerait rien de bon pour sa carrière. Cela étant, Hektor était heureusement moins susceptible que Nahrmahn de se contenter de faire éliminer l’un de ses agents. Pour l’heure, Maysahn avait décidé de prendre pour argent comptant la confiance que lui témoignait son prince et de se concentrer sur ce que Haarahld et Tonnerre-du-Ressac s’employaient avec tant de diligence à dissimuler. Le lanceur envoya sa première balle. Furkhal donna un grand coup de batte… et manqua sa cible. — Première prise ! annonça l’arbitre. Furkhal eut un geste d’écœurement. Il quitta quelques instants le rectangle des frappeurs, à l’évidence pour reprendre ses esprits, puis regagna sa place sans même chercher à capter d’éventuels gestes de son entraîneur au niveau de la troisième base. Il se mit en position. Le lanceur se prépara et propulsa une deuxième balle. Et là, Furkhal stupéfia le stade entier en réussissant un impeccable coup filé, presque le long de la ligne de première base. Ce n’était pas tout à fait un jeu risque-tout mais n’en demeurait pas moins une tentative très périlleuse, même pour un joueur aussi rapide que Furkhal. Son audace prit totalement au dépourvu la défense adverse. Le fait qu’il ait manqué la première balle y contribua sans doute, mais il s’était manifestement agi d’un stratagème décidé à l’avance, malgré l’absence d’indications en provenance du rectangle de troisième base. Pour preuve, Smolth s’était élancé vers le marbre à l’instant précis où Furkhal avait préparé son amorti. Le déplacement de l’alignement défensif vers la gauche obligeait le lanceur à couvrir la première base. Or, comme il était gaucher, son élan naturel le porta sur le côté du monticule orienté vers la troisième base. Il lui fallut un instant crucial pour changer d’appui, s’élancer et récupérer la balle, trop tard toutefois pour toucher Furkhal. Quand il eut pivoté sur lui-même pour lancer la boule de cuir vers le marbre, Smolth avait pris assez d’avance pour marquer avant son arrivée. Dans le stade plein à craquer, la foule hurla, siffla et tapa des pieds pour marquer son approbation. Il y avait un rapprochement à faire, là, songea Maysahn. Il n’était que trop conscient de ne toujours pas savoir ce que les Charisiens avaient derrière la tête. Le peu qu’il savait était plus troublant qu’inquiétant. Si Maysahn ne se trompait pas, le nouveau gréement imaginé par Dustyn Olyvyr représenterait la menace la plus directe dont quiconque ait connaissance. L’espion doutait fortement de la véracité de tous les contes fantaisistes entourant l’efficacité de ces « goélettes », mais leurs avantages paraissaient tout de même substantiels. Ils valaient en tout cas à Olyvyr de nouvelles commandes par dizaines et les premiers navires sortaient déjà de ses chantiers pour grossir les rangs de la marine marchande de Charis, déjà trop gigantesque et performante au goût de Maysahn. D’un autre côté, le « secret » du fonctionnement de ces goélettes ne pourrait pas être gardé très longtemps, à moins de ne les faire naviguer que là où personne ne les verrait. Il en allait de même de la nouvelle méthode de calcul de Rahzhyr Mahklyn. Maysahn avait déjà réussi à mettre la main sur l’un de ses « bouliers » et à l’envoyer à Corisande. Makferzahn et lui étudiaient aussi les rumeurs faisant état d’autres innovations parmi les producteurs de textiles de Charis. Il espérait être en mesure de rédiger un rapport préliminaire là-dessus dans les quinquaines à venir. Il aurait été tenté d’en conclure qu’il commençait à maîtriser la situation, mais une petite voix intérieure lui soufflait avec insistance qu’il n’en était rien. Que ce qu’il savait – ce qu’on l’avait autorisé à déceler – n’était qu’une partie de la vérité. Un écran de fumée destiné à convaincre le monde de se concentrer sur la partie émergée de l’iceberg, tout comme le premier coup manqué de Furkhal avait fait oublier à tout le stade la possibilité d’un amorti. De plus, je me demande, continua à réfléchir Maysahn, si toutes ces innovations sont vraiment dues à leurs créateurs supposés. C’était une question qui le taraudait depuis longtemps. Tout semblait indiquer que Rahzhyr Mahklyn, Dustyn Olyvyr et Raiyan Mychail étaient bien à l’origine de cette série d’inventions. Le fait que le Collège royal leur ait permis de travailler ensemble, de sorte qu’une idée puisse en engendrer d’autres par ricochet, pouvait bel et bien expliquer pourquoi tant de concepts inédits s’étaient épanouis en si peu de temps. Pourtant, Maysahn n’arrivait pas à s’empêcher de penser que l’arrivée inopinée de Merlin Athrawes à Tellesberg n’était pas étrangère à ces évolutions. Et c’était cela qui l’inquiétait. Ne te tourmente pas plus que de raison, Zhaspahr, s’intima-t-il. Même s’il est vrai que cet individu est un seijin, cela ne fait pas de lui une sorte de surhomme omnipotent ! S’il était vraiment derrière tout cela, Haarahld ne se serait pas contenté de le nommer lieutenant de la garde royale, par Langhorne ! Oublie-le donc et préoccupe-toi plutôt de ce que les Charisiens dissimulent encore au reste du monde… S’ils ont bien voulu rendre publiques certaines innovations, c’est quelles cachent quelque chose. Mais quoi ? Il ignorait la réponse à cette question. Ce qu’il savait, c’était que le baron de Tonnerre-du-Ressac et le haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte avaient renforcé la surveillance déjà étroite des îles de Helen et du Banc-de-Sable. Depuis la mort de Kahlvyn Ahrmahk, d’importantes mesures de sécurité supplémentaires avaient aussi été prises à Hairatha. On pouvait très bien ne voir là que des précautions de routine consécutives à la tentative d’assassinat de Cayleb et à la découverte selon laquelle un personnage aussi haut placé que le duc de Tirian avait été de mèche avec les ennemis du royaume. Mais ce dispositif tendait également comme un rideau derrière lequel il était impossible de voir ce qui se passait. Et cela ne plaisait pas à Zhaspahr Maysahn. Non, pas du tout. AVRIL DE L’AN DE GRCE 891 .I. Au large du banc de Trhumahn Sud de la baie de Howell Royaume de Charis — Un signal du bâtiment amiral, capitaine ! Le comte de Havre-Gris lâcha la lisse du gaillard d’arrière pour se tourner vers la hune d’artimon, d’où venait de crier l’aîné des deux gardes-marines qui y étaient juchés. Le comte croisa les mains dans son dos en compensant les doux mouvements du pont avec les réflexes acquis au cours de plus de vingt ans de mer et regarda le capitaine du Typhon lever les yeux vers le jeune élève officier. Le garçon avait les yeux rivés sur le bâtiment amiral. Les bruits typiques d’un navire en mer – le vent soufflant dans les agrès, le flux cadencé de la houle contre la coque, les craquements du bordé et des espars, les cris et sifflements suraigus des oiseaux et vouivres côtiers en vol dans le sillage du Typhon – entouraient Havre-Gris comme il observait le garde-marine de première classe qui s’efforçait de distinguer les pavillons flottant au bout de la vergue d’artimon de la Bourrasque. Son camarade était assis dos au mât, une main fermement plaquée sur l’énorme livre posé sur ses genoux pour le protéger du vent insatiable, en attendant d’en tourner les pages. — Eh bien, monsieur Mahgentee ? lança le capitaine de vaisseau Dahryl Stywyrt avec un regard furieux vers la hune tandis que les secondes s’écoulaient. — Je n’arrive pas à déchiffrer le message, capitaine, et… (Le garde-marine Mahgentee allait poursuivre mais s’interrompit.) Ça y est, capitaine ! Numéros neuf et trente-sept… Formez une ligne de bataille bâbord amures, capitaine ! — Très bien, monsieur Mahgentee, cria le commandant avant de se tourner vers un autre garde-marine qui se tenait à côté de lui sur le gaillard d’arrière en attendant ses ordres. Hissez le pavillon d’aperçu, monsieur Aymez. Allez, dépêchez-vous ! — À vos ordres, capitaine ! L’élève officier entreprit alors d’aboyer des ordres aux marins de son détail. Havre-Gris le considéra sans être même tenté de sourire bien que la voix du jeune garçon de treize ans n’ait pas encore mué et que le plus jeune de ses subordonnés doive avoir deux fois son âge. Le comte s’était trouvé à sa place à une époque et l’adolescent savait de toute évidence très bien ce qu’il faisait. Des flammes de couleurs vives se déversèrent en boules des sacs à pavillons. Quatre d’entre elles furent fixées à la drisse de signalisation selon une disposition très précise dont s’assura Aymez. Une fois satisfait, il donna l’ordre final et les fanions s’élevèrent à vive allure. Celui du haut arriva en bout de vergue et un coup sec sur la drisse les fit tous flotter au vent. Les uns à la suite des autres, ils indiquaient tout d’abord que le signal de la Bourrasque avait bien été reçu puis le répétaient pour montrer qu’il avait été correctement interprété. Pendant tout ce temps, Mahgentee n’avait pas quitté des yeux le navire amiral. Quelques instants s’écoulèrent. Quand l’officier chargé des signaux à bord de la Bourrasque amena le message d’origine, le garde-marine cria de nouveau en direction du gaillard d’arrière. — Terminé, capitaine ! — Très bien. Lieutenant, dit le commandant à son officier en second, mettez le bâtiment bâbord amures, je vous prie. — À vos ordres, capitaine ! répondit le lieutenant de vaisseau Zherohm Ahlbair avant de lever son porte-voix de cuir. Du monde aux écoutes et aux bras ! rugit-il. Havre-Gris regarda l’équipage bien entraîné de Stywyrt s’agiter sur le pont comme les maîtres beuglaient et les marins se précipitaient à leur poste. La manœuvre paraissait plus compliquée qu’à bord du dernier commandement de Havre-Gris, mais il était vrai que le Typhon était un galion et non une galère. Avec une longueur de cent vingt pieds, soit trente de moins qu’une galère standard, il était aussi plus large et plus haut de coque, ce qui lui conférait une allure indéniablement trapue. Il arborait en outre trois mâts, quand une galère n’en possédait qu’un, bien sûr, mais il avait aussi subi d’autres changements. Le plus apparent – et qui avait le plus heurté le sens de l’esthétique de Havre-Gris – consistait en la disparition des châteaux avant et arrière. Ces superstructures imposantes offraient l’avantage de la hauteur tant en défense contre les abordages qu’en attaque pour déverser sur les ponts ennemis un déluge de balles de mousquets, de carreaux d’arbalètes et de boulets de canons légers. Leur abandon ressemblait fort à une erreur. Pourtant, le comte savait ce que sa réaction avait de ridicule. Les châteaux n’étaient plus nécessaires et il avait déjà remarqué combien le Typhon serrait mieux le vent sans leur résistance qui poussait le navire à abattre. Par ailleurs, leur suppression avait fait partie intégrante des efforts menés par Merlin et Olyvyr pour alléger le bâtiment dans les hauts et réduire son déplacement. En outre, quoi qu’il puisse penser de la destruction des châteaux au niveau du pont supérieur, les modifications apportées au gréement du galion étaient encore plus radicales. Sa civadière carrée avait été remplacée par trois des nouveaux « focs » de Dustyn Olyvyr, des voiles d’étai triangulaires établies longitudinalement entre le beaupré et le mât de misaine. La voile latine d’artimon avait cédé la place à une « brigantine », une voile axiale à corne bordée sur une bôme. Ce gréement paraissait très singulier aux yeux de Havre-Gris, mais celui-ci n’avait aucune intention de se plaindre. Il était indiscutable que les bâtiments à phares carrés avaient toujours été – et demeureraient – lourds et difficiles à manœuvrer. Or ce dont étaient capables les nouvelles voiles de misaine et d’artimon… Eh bien, il fallait le voir pour le croire. C’était encore insuffisant pour égaler l’agilité et le comportement vent debout des « goélettes » que construisait Olyvyr, bien sûr, mais les focs et la brigantine du Typhon lui conféraient tout de même un énorme avantage par rapport aux galions à gréement plus conventionnel. Situées très loin en avant et en arrière par rapport à l’axe vertical du navire, elles bénéficiaient d’une force de poussée bien supérieure à ce qu’aurait laissé penser leur surface et permettaient de serrer le vent de beaucoup plus près qu’aucun gréement carré n’y était jamais parvenu. Le navire avait donc un arc plus réduit à parcourir face au vent lors des virements de bord et la poussée de ses nouvelles voiles lui offrait un meilleur dynamisme. Cette combinaison de facteurs autorisait donc une manœuvre plus fiable et rapide. Il demeurait aisé pour un commandant inattentif de se laisser coiffer au point de culer, bout au vent et à la dérive, mais le risque était devenu un peu moindre. Enfin, le nouveau gréement aidait à récupérer de l’erre beaucoup plus vite quand cela se produisait. Havre-Gris savait qu’il resterait toujours un capitaine de galère dans l’âme, mais il avait trop d’expérience pour ne pas saisir l’importance de ces changements apportés par L’Île-de-la-Glotte, Haut-Fond et Merlin. Le Typhon acheva sa manœuvre et adopta son nouveau cap. Havre-Gris s’écarta du garde-corps pour admirer la précision avec laquelle le chef d’escadre Staynair commandait les bâtiments dont il avait la charge. En plus de toutes ses autres innovations, Merlin avait radicalement remanié les procédures de transmissions de la Marine. Celle-ci avait peu à peu amélioré ses signaux au fil des ans mais s’en était tenue à des messages simples et succincts. Il suffisait par exemple de hisser un guidon rouge en tête de mât pour donner l’ordre de livrer bataille. S’il était surmonté du pavillon à kraken d’or sur fond noir de Charis, cela signifiait qu’il fallait attaquer l’ennemi sur l’avant. Si ce pavillon se trouvait en dessous, il fallait attaquer sur l’arrière. Une flamme à rayures noires et jaunes sous le pavillon national voulait dire : « Formez une ligne derrière moi. » Hissée au-dessus du pavillon, cette flamme ordonnait de s’aligner par le travers. Il n’existait aucun moyen de transmettre des ordres plus compliqués… jusqu’à ce que Merlin intervienne, du moins. Le baron de Haut-Fond avait été trop pris par la fabrication des nouvelles pièces d’artillerie pour s’occuper lui-même de ce problème de signaux, aussi en avait-il délégué la responsabilité à messire Domynyk Staynair – le frère cadet de l’évêque Maikel Staynair –, que le haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte avait personnellement sélectionné pour commander l’Escadre expérimentale du baron. S’il avait été choisi, c’était en partie parce que ses supérieurs éprouvaient une foi absolue en sa loyauté et en son aptitude à protéger les secrets de la Marine, mais aussi pour ses simples compétences. gé de trente-sept ans, dont vingt-cinq passés en mer, Staynair était assez jeune pour demeurer flexible, et pourtant plus qu’assez expérimenté pour aider le seijin à élaborer un vocabulaire complet d’un peu moins de huit cents instructions standards couvrant la grande majorité des évolutions possibles. C’étaient ces ordres, ainsi que la valeur numérique associée à chacun, qui étaient répertoriés dans le recueil que tenait si fermement l’assistant du garde-marine Mahgentee assis à la hune. Il était possible de transmettre n’importe lequel de ces codes numériques en hissant trois pavillons fondés sur les « chiffres arabes » de Merlin. Le simple ajout d’une flamme noire – déjà désignée sous le nom d’« arrêtoir » par les agents de transmission – entre deux codes numériques servait de ponctuation. En l’insérant pour séparer les différentes valeurs, il était possible de hisser simultanément plusieurs messages, tel l’ordre de Staynair enjoignant de former une ligne, suivi par celui de le faire bâbord amures. Le vocabulaire de Staynair contenait aussi mille des mots les plus utilisés par les marins, chacun représenté par un code, ce qui permettait d’échanger des signaux plus complexes. Enfin, s’il se trouvait qu’un terme ne figurait pas dans la liste, les lettres de l’alphabet avaient elles aussi reçu un numéro. Ainsi, il était possible d’épeler n’importe quel mot, si lent et pénible que ce soit. Grâce à ce dispositif, la flotte gagnerait largement en souplesse tactique, du moins jusqu’au début des hostilités. Dès les premiers tirs de canon, même au cours d’une bataille navale à l’ancienne, la quantité de fumée produite suffisait à réduire presque à néant l’utilité de n’importe quel système de signalisation visuelle. Cela étant, tous les officiers de marine professionnels savaient combien il était essentiel de pouvoir envoyer des ordres brefs et précis aux unités d’une escadre en phase d’approche avant un engagement. — Excusez-moi, Votre Grandeur. Havre-Gris leva les yeux et s’arracha à sa rêverie comme un jeune officier apparaissait timidement à côté de lui. — Oui, enseigne ? — Le capitaine de vaisseau Stywyrt vous présente ses respects, Votre Grandeur, mais nous approchons de notre objectif. — Ah ! oui, bien sûr. Merci, enseigne. Remerciez aussi le capitaine pour moi, je vous prie. — Certainement, Votre Grandeur. L’enseigne de vaisseau toucha son épaule gauche du poing droit pour le saluer et s’en retourna à ses activités tandis que Havre-Gris insérait dans ses oreilles le coton que lui avait fourni Haut-Fond. — Faites battre le rappel, lieutenant de vaisseau Ahlbair ! La voix de Stywyrt était étouffée par le coton, mais son ordre était très clair. Le grondement grave des tambours traditionnels résonna sans tarder. Une fois de plus, les ponts de bois crépitèrent du trottinement de pieds nus comme les matelots se précipitaient à leur poste. Il ne fut pas nécessaire de procéder au branle-bas de combat – Stywyrt y avait déjà veillé bien à l’avance –, mais le galion fut malgré tout envahi par un bouillonnement d’activité apparemment dénué de la moindre organisation. L’œil expérimenté du comte parvint pourtant à distinguer, sous ce chaos extérieur, l’intense discipline qui sous-tendait chaque geste. Là où un terrien n’aurait vu que confusion, lui discernait la chorégraphie rigoureuse d’un grand bal. Que tant des mouvements de l’équipage du Typhon soient nouveaux pour lui ne rendait cette précision que plus impressionnante. — Faites charger à tribord, lieutenant, ordonna Stywyrt. — Batteries tribord, rentrez les pièces et chargez ! cria Ahlbair. Havre-Gris se rapprocha de la lisse de fronteau pour mieux voir en contrebas les équipes de pièces relâcher les aussières de garde fixant les affûts dernier cri aux sabords. Les hommes s’agrippèrent les uns derrière les autres aux palans latéraux, en grognant sous l’effort tandis que leur lourde charge reculait dans un formidable grincement des roues pleines en bois sur le bordé du pont, que l’on avait pris soin de sabler pour faciliter la traction. Les canons du pont principal du Typhon étaient des krakens réalésés par Ehdwyrd Howsmyn. Ils pesaient chacun deux tonnes et demie et ne se déplaçaient que péniblement, comme à regret, malgré les roues de leur berceau. — Cessez de haler ! crièrent les chefs de pièce, satisfaits du recul de leur pesant fardeau. Le premier servant de gauche de chaque équipe retira la tape de bois qui protégeait en temps normal l’ouverture des embruns. Le troisième servant de droite retira la plaque de plomb protégeant la lumière du canon encore inoffensif de telle sorte que son vis-à-vis de gauche puisse fixer la platine. Les commis à la poudre – des mousses, parfois à peine âgés de sept ou huit ans – se précipitèrent vers chaque canon avec leur gargoussier. Chacun de ces seaux en bois contenait un seul sac de flanelle rempli de poudre noire puis recousu. Les garçons laissèrent tomber leur cartouche au pied de la pièce à laquelle ils étaient affectés puis coururent en chercher une autre. Le pourvoyeur ramassa la gargousse et la tendit au premier servant de gauche qui la fit glisser par la bouche du canon. Le deuxième servant de gauche avait déjà choisi un projectile dans le parc à boulets placé le long du pavois. Il le tendit au chargeur tandis que le servant du refouloir tassait la cartouche de poudre au fond du tube. Le boulet luisant – d’un diamètre de tout juste six pouces et demi pour un poids de plus de trente-huit livres – glissa ensuite dans le canon, suivi par le valet, une épaisse couronne de fil de caret destinée à empêcher le projectile de ressortir du tube sous l’effet du roulis. Le premier servant de droite tassa bien le tout d’un dernier coup de refouloir. Les roues des affûts grincèrent encore comme les canons étaient mis en batterie. Ils saillirent de leur sabord tout le long de la muraille tribord du galion sortant ses griffes. Les quatrièmes servants de gauche et de droite glissèrent de lourds anspects sous chaque pièce. Les flasques des affûts – les lourdes pièces de bois latérales qui supportaient l’essentiel du poids du canon – présentaient des sortes de « marches » sur lesquelles les servants s’appuyaient, en grognant sous l’effort, pour faire levier sur la culasse et la soulever. Les tourillons étaient placés de telle sorte que le canon était un peu plus lourd du côté de sa culasse. Une fois celle-ci hissée à la hauteur souhaitée, le responsable de chaque équipe inséra en dessous une cale de bois spécialement conçue pour la maintenir en place. On força alors encore sur les anspects pour déplacer les bouches à feu et les faire tourner le plus possible vers l’avant. Ensuite, les chefs de pièce enfoncèrent dans la lumière une mince tige de fer appelée dégorgeoir pour percer la gargousse et portèrent la main à la boîte à étoupilles qu’ils portaient à la ceinture. Il s’agissait là aussi d’une innovation. Avant l’intervention de Merlin, chaque canon était amorcé à l’aide de poudre que le chef de pièce faisait glisser de sa corne. Le moment venu, il enflammait le mélange à l’aide d’un fer chauffé au rouge ou d’une mèche lente allumée. Mais de tels instruments n’étaient pas ce qu’il était le plus recommandé de manipuler à proximité de poudre en vrac, surtout sur un pont étroit, instable et grouillant de marins en pleine activité. Il avait donc fallu imaginer un autre système. Les chefs de pièce récupérèrent à leur ceinture une plume d’oie remplie de poudre en grains et l’insérèrent dans la lumière de leur canon. Ils ôtèrent le bouchon de papier ciré pour exposer le contenu du tube. Des cliquetis de métal retentirent lorsque les troisièmes servants de droite armèrent leur chien. Ce mécanisme de mise à feu adapté de la « platine à silex » de Merlin était quasi identique au système intégré aux nouveaux mousquets, mais sans bassinet. Quand le chien bondissait en avant, le silex frottait contre une surface en acier crénelée, ce qui projetait des étincelles contre la plume pleine de poudre. L’ensemble de la manœuvre consistant à reculer les pièces, à les charger et à les remettre en batterie prit moins de deux minutes. Havre-Gris savait déjà, en théorie, que les nouveaux canons et affûts permettraient d’atteindre cette vitesse. Mais le fait d’y assister lui fit comprendre l’énormité de ces évolutions, qui étaient sur le point de révolutionner le combat naval. La préparation d’un kraken sur un ancien support sans roues, sans cartouches et avec un amorçage à la corne aurait exigé au moins quatre fois plus de temps. Le comte s’approcha du pavois en veillant à demeurer à l’écart du recul des « caronades » plus légères que Haut-Fond avait fondues spécialement pour les gaillards d’avant et d’arrière de bâtiments tels que le Typhon. Elles lançaient les mêmes projectiles que les krakens réalésés mais avec un poids, une longueur de tube et un nombre de servants deux fois moins important. Elles ne supportaient toutefois pas de charges de poudre aussi importantes et offraient une portée inférieure. Cela étant, grâce au soin avec lequel Haut-Fond les avait alésées, elles bénéficiaient comme les nouveaux krakens d’une réduction considérable de l’espace vide entre le projectile et l’âme du tube que l’on appelait communément « vent du boulet », ce qui améliorait d’autant leur précision, du moins à la portée dont elles étaient capables. Havre-Gris se tourna vers la proue. L’antique galère Prince-Wyllym et trois navires marchands tout aussi vieux et délabrés avaient été mis à l’ancre à intervalles de deux cents yards dans les eaux relativement peu profondes entourant le banc de Trhumahn. Cet important banc de sable se trouvait assez loin des routes maritimes habituelles pour permettre à la Marine de procéder discrètement à ses exercices. En outre, les fonds étaient assez hauts dans les parages pour autoriser le mouillage des cibles. Le bâtiment amiral du chef d’escadre Staynair menait vers elles les quatre autres navires alignés à sa poupe sous huniers, focs et brigantine seuls. En comparaison de l’ancienne galère de Havre-Gris, le Typhon avait l’air de se traîner sous si peu de toile. Malgré la bonne brise, il filait tout juste deux nœuds sous à peine un cinquième de sa surface portante maximale. Mais les voiles établies correspondaient à ce que Merlin et Haut-Fond avaient désigné sous le terme de « voilure de combat » – encore un changement par rapport à l’époque du comte, où les capitaines de galères veillaient à tout rentrer avant l’engagement. Même à leur allure désespérante, les bâtiments soigneusement rangés en ligne de bataille parcouraient près de soixante-dix yards à chaque minute. Ils se rapprochaient inexorablement de leurs cibles immobiles. Havre-Gris était presque aussi impressionné par le maintien en position des capitaines de Staynair que par les différentes innovations de Merlin. Dans son expérience, même les commandants de galères avaient du mal à conserver une formation précise. Or les voiliers étaient encore moins enclins à rester en place. D’un autre côté, quand deux flottes de galères se percutaient pour la succession d’abordages dont dépendait toujours l’issue de leurs affrontements, le maintien d’une formation cessait de revêtir une importance capitale. Ce serait très différent pour les galions armés de canons. Aussi Haut-Fond et Staynair y avaient-ils préparé sans merci leurs équipages. Là ! La Bourrasque arriva au niveau du Prince-Wyllym et le calme de ce début de soirée fut soudain brisé par un tumulte de tonnerre et de flammes. Même à cette portée – deux cents yards derrière la poupe du bâtiment amiral – la détonation abrupte et simultanée de dix-huit canons lourds fit à Havre-Gris l’effet d’un coup de marteau sur la tête. La Bourrasque disparut dans un nuage dense de fumée et le comte écarquilla les yeux quand une pluie de boulets s’abattit sur la galère au mouillage. Des éclats de bois s’éparpillèrent. Le navire frissonna de façon visible sous la violence de la tempête de fer qui l’assaillait. Les entrailles de Havre-Gris se contractèrent quand il visualisa – ou tenta d’imaginer – ce qu’aurait subi l’équipage du Prince-Wyllym s’il s’était trouvé à bord. Il n’y arrivait pas. Il avait participé à bien des batailles au cours de ses années dans la Marine, mais même la plus lourde galère ne portait pas plus de dix ou douze canons, dont seuls quatre ou cinq pouvaient normalement être pointés vers une cible unique. Or les canons placés le long de la muraille étaient rarement plus gros que le « faucon » de trois pouces qui n’était de taille à lancer que des boulets de huit livres et demie. Il avait déjà constaté les dégâts que pouvait infliger un boulet de canon quand il fracassait la coque et pulvérisait les corps fragiles des êtres humains qui se trouvaient sur son chemin dans une abominable gerbe de sang, de chair déchirée et de membres arrachés. Mais jamais il n’avait vu ce dont étaient capables près de vingt d’entre eux en une seule des « bordées » du baron de Haut-Fond. La Bourrasque naviguait à cent cinquante yards de sa cible. C’était une belle distance pour ce dont était capable en moyenne l’artillerie de marine de Sanctuaire, même si les krakens avaient une portée théorique maximale de trois mille yards. Toutefois, les chances de toucher quoi que ce soit à plus d’un quart de mille depuis le pont d’un navire en mouvement étaient plutôt maigres. Aussi la plupart des capitaines gardaient-ils en réserve la seule salve qu’ils pourraient tirer avant la mêlée jusqu’au dernier moment, quand il leur serait difficile de manquer leur cible même avec la meilleure volonté du monde. Ils faisaient alors pleuvoir sur le pont ennemi un déluge de mitraille provoquant un carnage parmi les hommes prêts à l’abordage. Désormais, le nombre et la cadence de tir des canons dont étaient armés le Typhon et ses conserves changeaient très nettement la donne. Même à la faible vitesse à laquelle gouvernait l’escadre et malgré la rapidité des équipes de pièce, la Bourrasque n’eut le temps de tirer que deux bordées avant que son mouvement l’entraîne au-delà de la zone où les canons pouvaient être orientés assez loin vers l’arrière pour viser le Prince-Wyllym. La deuxième bordée se révéla beaucoup plus désordonnée car chaque pièce fit feu indépendamment des autres, aussi vite que son équipe était parvenue à la recharger et à la remettre en batterie. De surcroît, la fumée des premiers coups tirés, portée en volutes par le vent en direction des cibles à l’ancre, obscurcit le champ de vision des pointeurs. Toutefois, les deux bordées atteignirent leur but avec un effet dévastateur. Les trous percés dans la coque de la galère par chaque boulet n’étaient pas démesurés, mais Havre-Gris savait ce qui se passait derrière le bordé. Des éclats de bois pouvant atteindre quatre ou cinq pieds de long sur six pouces de large volaient en tous sens, fauchant le pont tels des démons hurleurs qui auraient labouré de leurs griffes tous les marins qui auraient eu le malheur de se trouver sur leur chemin. D’autres projectiles s’écrasèrent un peu plus haut le long de la muraille de la galère et pulvérisèrent le pavois en propulsant des ouragans d’éclisses encore plus mortelles sur tout le pont supérieur. Le chef d’escadre Staynair avait eu la bonne idée de placer des mannequins çà et là à bord du bâtiment cible et Havre-Gris vit d’immenses nuages de paille s’élever au soleil, tel un banc de brume d’or qui aurait été d’un rouge épouvantable dans d’autres circonstances, comme les boulets et les morceaux de bordages les taillaient en pièces. La Bourrasque, ayant dépassé le Prince-Wyllym, s’apprêtait à tirer sur le premier navire marchand quand le Typhon, dans le sillage du bâtiment amiral, approcha à son tour de la galère ravagée. — Tenez-vous prêt, lieutenant. Nous allons procéder à un feu de section, annonça le capitaine de vaisseau Stywyrt sur le ton de la conversation malgré le vacarme des derniers coups de canon de la Bourrasque. — Paré à un feu de section ! hurla Ahlbair dans son porte-voix. Le commandant du Typhon se plaça à côté de Havre-Gris au bord du pavois quand les chefs de pièces tendirent le cordon de mise à feu fixé au chien des platines. Songeur, l’officier observa sa cible de plus en plus proche, les épaules relâchées, le regard absorbé. Peut-être était-ce la première fois que le comte voyait ces nouvelles armes en action, mais Stywyrt et les autres marins de l’Escadre expérimentale s’entraînaient à les mettre en œuvre depuis plusieurs quinquaines. Le capitaine savait à l’évidence très bien ce qu’il faisait. Il leva lentement la main gauche, la tint au niveau de son oreille pendant plusieurs secondes, puis la baissa d’un coup. — Par sections, faites feu quand vous découvrirez l’objectif ! rugit Ahlbair et les pièces de l’avant tonnèrent presque aussitôt. La Bourrasque avait tout d’abord fait feu de ses canons braqués sur son objectif en une seule bordée retentissante. Les armes du Typhon tirèrent deux par deux, batteries haute et basse simultanément, dès que les chefs de pièce voyaient leur cible en face de leur tube. Or le Typhon portait dix-neuf bouches à feu par bord, contre dix-huit pour la Bourrasque. Il s’ensuivit un interminable et retentissant roulement de tonnerre au lieu d’un seul rugissement impudent et la bordée se révéla encore plus précise que celle du premier navire. Autant que Havre-Gris ait pu en juger, pas un seul tir ne manqua sa cible, malgré la distance. Le Prince-Wyllym trembla de douleur tandis que les boulets fracassaient sa carcasse de bois les uns après les autres. Les canons furent projetés en arrière, leurs roues pleines grondant contre le bordé du pont, la bouche laissant échapper un nuage de fumée et de braises. La puanteur de la poudre incandescente prit Havre-Gris à la gorge et aux poumons. Il toussa, plus qu’à demi assourdi malgré le coton tassé dans ses oreilles. Le pont sembla se soulever sous ses pieds, heurtant ses semelles. Le Typhon tressaillit sous le recul de chaque paire de canons tandis que les bragues transmettaient à sa charpente la force de trois tonnes et demie de bronze en action. La fumée épaisse et étouffante jeta le navire dans la pénombre avant de s’éloigner et de se dissiper dans le vent. En autorisant ses canonniers à tirer dès que la cible entrait dans leur ligne de mire, le capitaine de vaisseau Stywyrt leur avait accordé quelques instants précieux de plus pour réapprovisionner. Comme à bord de la Bourrasque, chaque équipe de pièce devait recharger et tirer de nouveau aussi vite que possible. Havre-Gris regarda les marins se lancer dans un nouveau tourbillon savamment chorégraphié. Le premier servant de droite de chaque pièce enfonça dans le tube l’éponge trempée de son écouvillon. Elle glissa le long de l’âme en sifflant comme elle éteignait les braises de la charge précédente. Le chef de pièce avait auparavant pris soin de boucher la lumière d’une pression du pouce – protégé de la chaleur par un épais doigtier de cuir – pour empêcher l’air de pénétrer dans le tube et attiser les braises qui auraient pu échapper à l’écouvillon. Une nouvelle gargousse fut refoulée, suivie d’un boulet et d’un valet. Les roues crissèrent quand le canon fut remis en batterie. Les anspects cognèrent contre l’affût quand il fallut en décaler la visée vers l’arrière. On inséra une étoupille dans la lumière, on arma la platine. Le chef de pièce tendit le cordon du chien, vérifia que tous les servants étaient à l’abri du recul, et tira d’un coup sec. Le silex s’abattit en projetant une pluie d’étincelles sur la poudre d’amorçage et le canon tonna de nouveau. C’était assourdissant. Un vacarme qu’il fallait avoir entendu au moins une fois dans sa vie pour y croire. La muraille martyrisée du Prince-Wyllym commença littéralement de s’effondrer. À la proue du Typhon, la Bourrasque tira une nouvelle bordée quand le premier des marchands arriva en ligne de mire. Il s’agissait d’un bâtiment plus léger que la galère, et l’effet du feu concentré du navire amiral se révéla encore plus dévastateur. Havre-Gris distinguait peu de détails en raison de l’obscure fumée des canons, mais il vit le grand mât de la cible vaciller puis basculer avec lenteur sur le côté. Le comte entendit alors le grondement retentissant des bouches à feu de la Tempête, qui se trouvait dans le sillage du Typhon, comme ses chefs de pièce les plus en avant découvraient le Prince-Wyllym. Heureusement que Merlin est de notre côté ! se dit Havre-Gris en secouant la tête. .II. Citadelle de Port-du-Roi Ile de Helen Royaume de Charis — Je suis très impressionné, déclara le comte de Havre-Gris. Au sommet de la citadelle de Port-du-Roi, Cayleb, Merlin et lui observaient les bâtiments de l’Escadre expérimentale à l’ancre dans le bassin en contrebas. Ahrnahld Falkhan et les autres gardes du corps de Cayleb les attendaient au dernier étage du donjon, où il faisait plus frais que sous le brûlant soleil d’été. Ils veillaient ainsi, par ailleurs, à la confidentialité des échanges du prince héritier et de ses compagnons, qui devisaient à l’ombre d’un auvent de toile agité par le vent balayant la forteresse. — Messire Ahlfryd nous l’avait garanti, répliqua Cayleb, ce qui arracha un petit rire à Havre-Gris. — Le baron de Haut-Fond m’avait prévenu, acquiesça-t-il avec un regard en biais pour Merlin. Il m’a aussi mis en garde contre vos efforts visant à lui en attribuer tout le mérite, Merlin. — Il n’a sans doute pas tout à fait tort, admit le seijin en pivotant pour faire face au comte. Le premier conseiller haussa un sourcil sardonique : les relations entre les deux hommes avaient beaucoup évolué. — J’ai certes donné l’impulsion de départ, poursuivit Merlin, et suggéré bon nombre des concepts sous-jacents, mais je n’aurais jamais pu les mettre en application sans l’expérience et le savoir-faire de messires Ahlfryd et Dustyn. Quant aux formations stratégiques, elles sont pour l’essentiel l’œuvre de messires Domynyk et Ahlfryd. Il ne mentait pas, du reste. La Marine royale de Charis avait mis au point pour ses galères une doctrine tactique très sophistiquée, ainsi que différentes formations standards et tout un cadre conceptuel. Comme le baron de Haut-Fond l’avait souligné dès le premier jour, toutefois, aucun de ces dispositifs n’était adapté aux armements de bordée. Cela étant, les marins charisiens avaient l’habitude de suivre des règlements bien établis, au contraire de la plupart de leurs adversaires, à qui l’idée de mêlée générale semblait suffire. Aussi Staynair et Haut-Fond s’étaient-ils employés à réinventer la tactique de la ligne de bataille de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle sur la Vieille Terre, avant même qu’ait été converti le premier navire de l’Escadre expérimentale. Ils n’avaient cessé depuis d’éprouver et d’affiner leur théorie, à la franche admiration de Merlin. — Comme je l’ai dit, reprit-il, nous n’aurions pu nous passer de leurs compétences. Cayleb aussi a contribué à cette réussite, d’ailleurs. — Cela ne m’étonne pas, affirma Havre-Gris en adressant un sourire approbateur à son prince héritier. Cayleb a toujours été fou de la Marine. — Vous plaisantez ! se récria Cayleb en riant. Pas depuis que mon père et vous m’avez forcé à embarquer un jour, en tout cas ! (Il se tourna vers Merlin et frissonna théâtralement.) Il existe en Charis une déplorable tradition selon laquelle l’héritier du trône est censé connaître les us et coutumes de la flotte. On l’oblige donc à prendre la mer en tant que garde-marine. Et comme si cela ne suffisait pas, ses supérieurs ont l’interdiction formelle de lui réserver un quelconque traitement de faveur. J’ai eu le droit à plusieurs reprises d’embrasser la fille du canonnier ! — « La fille du canonnier », Votre Altesse ? répéta Merlin, l’air interloqué. Ce fut au tour de Havre-Gris de pouffer de rire. — Cela renvoie à la discipline de bord, qui est l’affaire du maître d’équipage. C’est lui qui fait attacher les vauriens à un canon et les fouette avec une vigueur telle qu’ils y réfléchissent à deux fois avant de recommencer. — Oh, j’y réfléchissais toujours à deux fois, rétorqua gaiement Cayleb. Mais je recommençais quand même ! — C’est malheureux, mais je n’ai aucun mal à vous croire, commenta Merlin. — Moi non plus. (Havre-Gris fit de son mieux pour afficher un air dûment désapprobateur, mais ne parvint même pas à égratigner le sourire de l’incorrigible prince héritier.) Quoi qu’il en soit, cette « déplorable tradition » n’existe pas sans raison, Votre Altesse, comme l’a prouvé la façon dont vous avez mené ces travaux. Je vais être franc, Cayleb. Quand votre père vous a confié cette mission, je me suis dit que c’était uniquement un moyen de faire venir Merlin à Port-du-Roi sans susciter de questions. Mais je m’étais trompé. Il a fait appel à vous parce qu’il savait que vous seriez à la hauteur. Cayleb agita la main en signe de sa gêne encore puérile face aux compliments. — Le comte a raison, Votre Altesse, renchérit Merlin avec plus de solennité qu’il en montrait d’ordinaire à Cayleb, désormais. De vous voir, le baron de Haut-Fond et vous, en action m’a fait une très forte impression. Je vous crois doué d’un talent naturel pour de telles activités. En outre, ajouta-t-il à part lui, vous êtes assez jeune pour n’avoir que peu d’idées préconçues à abattre. — Moi aussi, approuva Havre-Gris. Je comprends désormais pourquoi vous teniez à ce que j’assiste à ces manœuvres de visu. J’avais lu les comptes-rendus rédigés à l’intention du roi et Cayleb avait plusieurs fois présenté ces innovations au Conseil mais, sans les avoir vues de ses yeux, il est impossible d’y croire ou d’en saisir les implications. Merlin hocha la tête. Cayleb s’était chargé de ces exposés car Havre-Gris et Tonnerre-du-Ressac étaient, encore à ce jour, les seuls conseillers à savoir la vérité sur les contributions de Merlin. Pourtant, même si le comte connaissait le fond de l’affaire depuis le début, c’était la première fois qu’il voyait ce matériel. La démonstration avait été soigneusement orchestrée pour lui exhiber l’efficacité de la nouvelle artillerie dans des conditions idéales. Il en était conscient. Malgré tout, son enthousiasme sincère fit chaud au cœur à Merlin. Ce n’était pas une surprise, car le premier conseiller était un homme très intelligent doublé d’un officier de marine expérimenté, mais cela n’enlevait rien au plaisir de le voir ainsi transporté. — Cela étant, reprit le comte en baissant de nouveau les yeux sur les navires au mouillage, les jours s’enchaînent dangereusement vite. Hektor s’inquiète à l’évidence de plus en plus de ce que nous préparons et je redoute que le temps vienne à nous manquer. Ce que tendent à confirmer (il coula un regard en coin à Merlin) nos renseignements en provenance du Temple et des bureaux du délégué archiépiscopal Zherald à Tellesberg. — Je sais, soupira Merlin. (Il se pencha en avant, les bras croisés sur les remparts, ses yeux saphir perdus dans le vague en direction du port.) J’espère que l’agitation du Temple s’apaisera quand les dernières observations du père Paityr auront commencé de circuler. — Dans un monde raisonnable, c’est sans doute ce qui se produirait. Dans celui où Hektor et notre cher ami Nahrmahn déversent leurs mensonges à l’oreille de l’Église, c’est moins certain… Le premier conseiller afficha une mine lugubre. Cayleb approuva ses propos d’un signe de tête amer. — Croyez-vous le Conseil des vicaires susceptible de prendre officiellement position ? lança Merlin. Malgré son refus vigilant de placer des mouchards à l’intérieur du Temple, il savait très bien ce qui se disait parmi les vicaires grâce à sa faculté d’écouter aux portes de leurs subordonnés logés à Sion. Cela étant, il s’était rendu compte qu’il y avait un pas entre percevoir les paroles du clergé et en deviner les pensées. De même, Havre-Gris et Haarahld comprenaient beaucoup mieux que lui les réalités de la politique théocratique de Sanctuaire. — Plutôt pas, non, répondit Havre-Gris. Pas ouvertement. Même l’intendant souligne que nous n’avons enfreint aucune Proscription, ce qui est exact. L’Église pourra émettre tous les édits et décrets qu’elle voudra, nul ne pourra la contredire, mais le Conseil craint en général de se montrer fantasque. Cela ne veut pas dire que les vicaires – ou du moins le Groupe des quatre – hésiteront à prendre les mesures qu’ils jugeront nécessaires, mais l’histoire a prouvé qu’ils préfèrent agir de façon mesurée, après avoir étudié toutes les pièces à conviction. Officiellement, en tout cas. Ce fut au tour de Merlin de hausser un sourcil. Havre-Gris partit d’un petit rire empreint de cynisme et de tristesse. — L’Église Mère est censée se désintéresser du pouvoir politique et de l’argent, Merlin. Certains ecclésiastiques y parviennent, à l’instar du père Paityr et de monseigneur Maikel. D’autres, tels le chancelier Trynair et ses alliés du Groupe des quatre, s’en préoccupent moins. Je ne le dirais jamais à d’autres que vous mais le fait est que, de nos jours, l’épiscopat et même le Conseil des vicaires s’inquiètent davantage de l’exercice du pouvoir que du salut de l’âme de leurs fidèles. (Il secoua lentement la tête, le regard distant. Merlin sentit combien il lui en coûtait d’exprimer sa désillusion quant aux gardiens de sa foi.) Les manigances de ces gens-là, menées au Temple ou dans les maisons de passe et de jeu de Sion, se fondent autant sur leur avidité de puissance et de richesses que sur le dogme ou la Charte, je le crains. — Davantage, même, renchérit Cayleb avec sévérité. (Merlin perçut dans ses yeux le reflet sombre et profond de regrets amers.) Il fut un temps où l’Église Mère était bel et bien la mère de tous ses enfants. Cette époque est hélas révolue. Merlin parvint à conserver une expression neutre, mais jamais il n’avait entendu Cayleb ou Havre-Gris exprimer avec autant de franchise leur opinion de l’Église, même après la visite du père Paityr. Aussi l’acrimonie de Cayleb lui fit-elle l’effet d’un jet d’eau froide. Il comprenait enfin combien étaient fondées les craintes du Conseil des vicaires vis-à-vis de la résistance de Charis à l’oppression de l’Église. — Cayleb a raison, Merlin, laissa tomber Havre-Gris. D’un autre côté, sans doute en raison de l’influence de ces facteurs politiques, les vicaires font très attention à ne pas attirer l’attention sur eux. Si décision – officielle – du Conseil ou du Grand Inquisiteur il y a, le Groupe des quatre sera très vigilant sur sa formulation. Elle ne laissera aucun doute quant à la dévotion et à l’orthodoxie du Conseil. Ainsi, tant que le père Paityr garantira que nous n’avons enfreint aucune Proscription, ni même songé à le faire, le Conseil ne pourra justifier aucun acte qui nous serait ouvertement hostile. » Mais cela ne veut pas dire que le Groupe des quatre lui-même ne pourra rien contre nous. N’oubliez pas, Merlin, que les Terres du Temple sont l’un des plus grands royaumes de Sanctuaire. Les vicaires ne sont pas que les princes de l’Église. Ce sont également des souverains séculiers. En tant que tels, ils sont aussi vulnérables aux calculs et pressions politiques – et à l’ambition – que leurs homologues laïcs. Que l’Église Mère accuse ou non ouvertement Charis d’erreur doctrinale, le Conseil pourrait très bien choisir de nous opposer sa puissance temporelle. Peut-être ne nous sommes-nous pas montrés (il esquissa un maigre sourire) assez dociles au goût des vicaires… Merlin dévisagea le premier conseiller, qui haussa les épaules. — Ne vous méprenez pas sur mes propos, Merlin. Le roi – tout comme Cayleb et moi – ne doute ni du pouvoir ni de l’amour de Dieu. Pas plus que nous ne nions que l’Église a été créée et ordonnée pour garantir le salut des hommes. Mais les vicaires sont eux aussi des hommes. Et si les responsables du salut de leurs frères quittent le droit chemin pour succomber à l’ambition, à l’avidité et à la corruption, alors qui les sauvera, eux ? — Je ne sais pas, Votre Grandeur, finit par lâcher Merlin à voix basse. Là où l’amertume de Cayleb lui avait ouvert les yeux, les implications de l’analyse du comte lui coupèrent le souffle. — Moi non plus, dit tristement Havre-Gris. Mais que nous osions ou non l’admettre ouvertement, une grande partie du danger pesant sur le royaume est le résultat direct de l’encouragement par l’Église des activités de Hektor et de Nahrmahn. Charis est devenue trop riche et trop puissante au goût du Conseil. Il y a beaucoup de raisons à cela, mais la conséquence en est que le Groupe des quatre soutient désormais, en douce, par des voies non officielles, les efforts de Hektor visant à… atténuer notre prospérité. Je soupçonne d’ailleurs Hektor, tout rusé qu’il soit, de n’avoir pas saisi que, après s’être servi de lui pour nous briser, le Conseil ne le laisserait en aucun cas nous remplacer. Ce qui nous est égal pour l’instant. » Ce qui importe est que, à ce jour, le Groupe des quatre n’a eu qu’à encourager l’ambition naturelle de nos ennemis. Si vous n’étiez pas arrivé, cela aurait sans doute largement suffi aux vicaires pour parvenir à leurs fins, avec le temps. Mais vous êtes ici, et je doute que le Conseil imagine le tour que prendrait en conséquence un conflit entre Hektor, ses alliés et nous. Quand le Groupe des quatre le comprendra, il réagira. Pas de façon officielle ni au nom de l’Église Mère, mais nombreuses sont les voies qu’il pourrait emprunter. Je suis certain qu’il saura en choisir une. La voix du comte était encore plus sombre que sa physionomie. Merlin se tourna pour lui faire face. — Votre Grandeur, si ce fameux Groupe des quatre décide de s’élever contre Charis avec toutes les ressources de l’Église, le royaume pourra-t-il y survivre ? — Je l’ignore. Vraiment. Avant votre arrivée, je l’aurais jugé impossible pour n’importe quelle nation. À présent, j’entrevois une possibilité pour nous de l’emporter, mais une possibilité seulement. — Je n’avais pas prévu de conduire Charis à un conflit avec l’Église, affirma Merlin. Pas pour l’instant, ajouta-t-il en lui-même avec une douloureuse franchise. Pas avant d’avoir donné à ce royaume les moyens de survivre à l’affrontement. — Je n’ai jamais dit – ni pensé – que telle était votre intention, répondit Havre-Gris. Mais voici la vérité, Merlin : je sais depuis longtemps que nous sommes condamnés à retarder au maximum l’échéance. Le pire ne se produira sans doute pas de mon vivant ni même, peut-être, de celui de Cayleb mais, à terme, il est inévitable. Merlin jeta un coup d’œil au prince héritier, qui dodelina du chef. L’espace d’un instant, le masque de son habituelle gaieté s’effaça. Merlin distingua le profond désespoir dissimulé en dessous. C’est la journée des révélations, songea-t-il comme Havre-Gris poursuivait : — Il est tout à fait possible que vos innovations attisent les soupçons et la méfiance du Conseil au point de mettre le feu aux poudres, mais ce jour serait de toute façon arrivé, avec ou sans vous. La décision du roi d’insister pour que soit nommé évêque de Tellesberg un Charisien de souche n’a pas été prise à la légère. Monseigneur Maikel a perçu aussi bien que nous l’orage qui se profile à l’horizon. Seul a changé le fait que, grâce à vous, nous avons peut-être désormais la possibilité d’y survivre. Or, si nous devons y succomber, si mon royaume, mon roi, mon prince et ce que Dieu attend de nous s’effondrent, ce sera un destin plus enviable que de vivre sous le joug d’un homme tel que Hektor. Ou (le comte croisa le regard de Merlin) d’un Conseil des vicaires si corrompu par son pouvoir séculier qu’il se sert de l’autorité de Dieu Lui-même pour servir ses propres desseins en ce monde. — C’est aussi l’opinion de mon père, souffla Cayleb. Et la mienne, Merlin. (Le prince héritier regarda droit dans les yeux saphir de Merlin.) Peut-être comprenez-vous à présent pourquoi mon père était si enclin à vous écouter quand vous êtes apparu. Ne croyez pas que ni monseigneur Maikel ni nous n’ayons remarqué l’attention avec laquelle vous évitez toujours de critiquer ouvertement l’Église. De même, nous voyons bien que vous avez compris l’essentiel : ce qui, pour nous, relève de notre responsabilité envers nos sujets représente en fin de compte une menace pour le Conseil. Une ombre voila le regard du prince et, dans cette ombre, Merlin distingua son souvenir de la conversation qu’ils avaient eue à la suite de l’attaque des krakens. — Je m’en souviendrai, assura-t-il. — Très bien, dit Havre-Gris d’une voix aussi douce que celle de Cayleb avant de prendre une profonde inspiration et de poursuivre plus vivement : Cela nous mène toutefois à votre fameuse Escadre expérimentale. Jamais je ne souhaiterais de mal à un prince de l’Église (la méchanceté de son sourire n’échappa pas à Merlin), mais je dois avouer que l’accident de l’archevêque Erayk, en l’empêchant de venir nous rendre visite comme prévu, nous a offert un répit providentiel. Quand il finira par arriver, les rapports du père Paityr auront sans doute rendu encore plus difficile au Conseil d’envisager une action officielle contre nous. Par ailleurs (il adressa à Merlin un coup d’œil perçant), nous aurons eu le temps de camoufler l’origine individuelle de tant de « nos » innovations récentes. Croyez-moi, Merlin… seijin ou non, l’Inquisition s’intéresserait de très près à vous si le Temple venait à s’aviser de tout ce que vous nous avez appris au cours des derniers mois. — Oh ! oui, acquiesça Cayleb. — Mais quelle que soit la position du Conseil, Hektor et Nahrmahn risquent de le prendre mal si – ou plutôt quand – ils se rendront compte que Cayleb, messire Ahlfryd et vous êtes en train d’augmenter la puissance de feu de notre flotte. Pour l’heure, Bynzhamyn croit comme vous qu’ils n’ont pas encore découvert ce qui se trame ici, à Port-du-Roi, mais ils ne peuvent pas ignorer les autres changements introduits par le Collège et vous. — Certes, convint Merlin en ajoutant à part lui : Tonnerre-du-Ressac ne se trompe d’ailleurs pas sur ce que savent Hektor et ses sbires… pour l’instant. Les renseignements des mouchards de mes PARC sont sans équivoque. Toute la question est de savoir combien de temps cela durera… — Ils se sont bien gardés tout ce temps de nous déclarer la guerre, pourtant, Rayjhis, fit remarquer Cayleb. — C’est vrai, répondit Havre-Gris, mais uniquement parce que notre flotte est équivalente en nombre d’unités à celles de Hektor et de Nahrmahn réunies. Ils savent en outre que nos capitaines et leurs équipages sont mieux entraînés que les leurs. Comme nous l’ont montré les visions de Merlin, toutefois, ils mettent les bouchées doubles pour trouver de nouveaux alliés et augmenter ainsi leur puissance navale. S’ils y parviennent, surtout s’ils comprennent l’avantage que nous donnera, par exemple, notre nouvelle artillerie, ils pourraient décider de frapper vite afin de nous anéantir sans nous laisser le temps d’achever nos préparatifs. — Le comte a raison, Cayleb, affirma Merlin avec sérieux. Pour l’heure, ils sont persuadés qu’ils ont du temps devant eux, que nous ne saurions renforcer notre puissance actuelle. Par conséquent, chaque jour qui s’écoule jouerait en leur faveur s’ils parvenaient à s’assurer le soutien des alliés dont a parlé Rayjhis. Cependant, s’ils jugent que le temps ne sera plus de leur côté, leurs projets risquent de changer. — Tout à fait, approuva Havre-Gris avec de vigoureux hochements de tête. Ce qui me ramène à ce dont je voulais discuter au départ : en combien de temps pouvons-nous terminer notre expansion ? — Ce serait sans doute à messire Ahlfryd et à maître Howsmyn de répondre, hésita Cayleb avec un coup d’œil à Merlin. — C’est vrai, mais nous pouvons tout de même avancer une estimation assez précise. — Nous vous écoutons, dans ce cas, le pressa Havre-Gris. — Le problème se résume à la rareté des galions déjà armés dont nous disposions au départ, ainsi qu’au trop petit nombre de canons lourds embarqués à bord des galères. Nous avons très peu de pièces existantes à convertir. Havre-Gris hocha la tête d’un air patient. Merlin eut une grimace intérieure. Comme il l’avait affirmé au comte, l’expérience et le savoir-faire d’Ehdwyrd Howsmyn, d’Ahlfryd Hyndryk et de Dynnys Olyvyr s’étaient révélés inestimables. Il y avait eu d’innombrables difficultés inhérentes au passage des connaissances théoriques de Merlin à des applications pratiques dont il n’aurait jamais eu idée seul. Or c’étaient ces difficultés qui l’avaient conduit à sous-estimer le temps qu’il leur faudrait pour produire en quantités suffisantes le matériel ainsi imaginé. Sauf, songea-t-il avec ironie, pour le doublage en cuivre. La seule technique à n’avoir posé aucun problème est aussi la plus difficile à dissimuler une fois mise en œuvre et la moins dangereuse pour l’ennemi. Bien sûr, l’efficacité au combat ne se résume pas à la seule puissance de feu. Cela étant, le doublage d’un assez grand nombre de carènes prendrait plus de temps qu’il s’en était accordé au départ. Surtout au regard de la quantité de bâtiments que les ennemis de Charis pourraient réunir à eux tous. La puissance des marines traditionnelles de Sanctuaire se mesurait en nombre de galères. Si ces navires – la plupart en tout cas – n’arboraient plus d’éperons, tombés en désuétude, ils auraient par ailleurs été tout à fait à leur place à Salamine quand la flotte d’Athènes y avait affronté Xénophon. À tout le moins, elles n’auraient pas paru extraordinaires à Don Juan d’Autriche lors de la bataille de Lépante. D’embarcations purement côtières, elles étaient devenues au fil des innovations de passables navires de haute mer, surtout dans le cas des charisiennes. Néanmoins, elles n’auraient jamais survécu aux conditions de navigation qu’offrait d’ordinaire l’Atlantique sur la Vieille Terre. Heureusement, les océans de Sanctuaire se révélaient en général moins étendus que ceux du berceau de l’humanité. En outre, la navigation sanctuarienne était si rudimentaire que, jusqu’à peu, même les plus intrépides marins répugnaient à perdre trop longtemps la côte de vue. L’un des facteurs ayant conduit à la suprématie maritime de Charis était la volonté de fer dont avaient fait preuve les capitaines de ce royaume pour entreprendre de plus longs voyages, tels les deux milliers de milles de la traversée de la mer connue sous le nom d’Enclume, avec pour seuls guides les étoiles et leur maîtrise de la navigation à l’estime. Jamais les caboteurs traditionnels n’auraient pu survivre à de telles expéditions. Les galions – de ceux qui composaient l’escadre de Staynair – appartenaient donc à un type relativement récent qui s’était développé en réponse aux nouveaux défis à relever. Merlin se surprit à considérer les galères comme des bateaux de « type méditerranéen » et les galions comme les modèles – sommaires, loin d’être achevés – du « type atlantique ». Ces derniers se révélaient moins maniables que les premières, plus lents par faible brise et immobiles par calme plat, mais nettement plus sûrs par gros temps. Pourtant, rares étaient les marines de Sanctuaire à s’empresser d’adopter le galion en tant que navire de guerre. Sans doute par conservatisme invétéré, mais aussi pour plusieurs raisons pratiques. Toutes les grandes batailles navales de l’histoire de Sanctuaire s’étaient déroulées à proximité des côtes, les tacticiens navals ne s’intéressant qu’au contrôle des détroits, passages et ports stratégiques. Les capacités de survie en haute mer ne comptaient guère pour des affrontements de ce type. De surcroît, la maniabilité des galères, leur aptitude à se mouvoir même sans vent et leur énorme capacité d’accueil en termes d’équipage en faisaient les vecteurs idéaux des abordages par lesquels se terminaient tous les engagements en l’absence d’artillerie efficace. Or, comme l’avait aussitôt compris le baron de Haut-Fond, les galères étaient sur le point de devenir désespérément obsolètes, où que se disputent les batailles à venir. Jamais un navire dépendant de longs bancs de nage pour sa propulsion ne pourrait s’équiper des batteries accessibles à un voilier. De ce fait, le concept même de galère se trouvait condamné. Par malheur, la Marine royale de Charis ne possédait guère que quelques galions de plus que les autres royaumes. Or tous mouillaient au pied de cette citadelle, à Port-du-Roi : les cinq bâtiments de l’escadre de Domynyk Staynair. C’était déjà fâcheux, mais que les galères de la Marine portent si peu de canons l’était encore davantage. Chacun des navires de Staynair était armé de trente-six à quarante bouches à feu. À eux cinq, ils atteignaient le nombre total de cent quatre-vingt-quatre pièces… ce qui équivalait à l’armement en krakens de près de cinquante galères. Plus d’un tiers de l’artillerie totale de l’Escadre expérimentale était constitué de caronades du dernier modèle, fondues de fraîche date. Mais il avait fallu pour cela épuiser les stocks de krakens de la Marine. Néanmoins, tout espoir n’était pas perdu. Les quatre-vingts galères armées en permanence par la Marine royale auraient suffi à équiper en krakens sept ou huit galions supplémentaires. Or il restait encore les cinquante unités de la flotte de réserve, que Cayleb et Merlin avaient déjà prévu de délester de leurs bouches à feu. Hélas, quinze ou seize galions, même pleinement armés, ne suffiraient pas à l’emporter contre les flottes alliées des ennemis du royaume. Par bonheur, Charis disposait d’importants gisements de cuivre et d’étain. Toutefois, le doublage de protection des carènes contre les tarets et autres parasites consommait une quantité impressionnante de cuivre. Aussi Merlin savait-il que, tôt ou tard – et plus tôt que tard –, il ne resterait plus d’autre choix que de fondre des canons en fer, même si le bronze donnait de meilleurs résultats pour l’artillerie à âme lisse. Cet alliage était trop tendre pour résister à la pression d’un obus contre les rayures mais se révélait dans le même temps plus souple et moins cassant que le fer. Les pièces en bronze étaient donc moins susceptibles d’exploser, ce dont se féliciteraient tous ceux qui se tiendraient à proximité. Encore fallait-il les fondre, ce qui prendrait du temps. L’idée qu’avait eue Howsmyn de souder les tourillons aux pièces existantes avait permis d’en gagner, aussitôt mis à profit pour son projet de réalésage. Il avait ainsi atteint un calibre véritablement standard. En polissant l’âme souvent irrégulière des krakens, il était en outre parvenu à réduire le vent du boulet, ce qui avait entraîné d’importants gains au niveau de la précision de tir, de la vitesse en sortie de bouche et du poids des projectiles. Enfin, cette harmonisation permettrait d’utiliser les mêmes boulets pour les longs canons et les nouvelles caronades, ce qui simplifierait l’approvisionnement en munitions. — Nous devons prendre plusieurs décisions, déclara Merlin à Havre-Gris. Nous avons épuisé les stocks de krakens et ne pouvons pas nous permettre de rappeler au port l’ensemble de la flotte pour la priver de son artillerie. Cela ne manquerait pas d’éveiller les soupçons de Hektor et de Nahrmahn. En outre, quoi qu’il advienne, nous aurons besoin des anciens navires en soutien des nouveaux. » Nous pouvons produire près de trois caronades avec la même quantité de métal que pour un seul kraken. Or nous disposons d’un grand nombre de bouches à feu légères – et d’un peu moins de lourdes – à réutiliser. C’est du reste ce que nous faisons déjà, en partie parce que le recyclage du bronze nous permet de réserver une plus grande quantité du cuivre disponible au doublage des carènes. Toutefois, même s’il est plus rapide de fondre et d’aléser une caronade qu’un canon long, le gain de temps n’est que de la moitié, voire d’un tiers. Pour une portée moindre. — Je me soucie moins de la portée que d’autres facteurs, affirma Havre-Gris, songeur. Pour l’instant, du moins. Si j’ai bien compris, ces « caronades » sont précises jusqu’à au moins deux ou trois cents yards, c’est bien cela ? — Près du double, en fait, acquiesça Cayleb. — Eh bien, la plupart des batailles navales – à l’ancienne – se disputent beaucoup plus près, fit remarquer Havre-Gris d’un ton sec comme le désert. À portée d’épée, pour tout dire. S’il est possible de s’approcher de l’ennemi à ne serait-ce que cinquante ou cent yards pour le bombarder comme l’escadre de Staynair l’a fait de ses cibles tout à l’heure, cela devrait suffire. — Je suis de votre avis, Votre Grandeur, affirma Merlin. Or la caronade présente un autre avantage : son poids. Aucun navire n’a encore été conçu pour porter autant d’artillerie. Malgré ce que messire Dustyn et moi-même avons pu faire pour limiter leur fardage, les galions de Staynair demeurent trop alourdis par leurs propres canons. (Ce fut au tour de Havre-Gris de hocher gravement la tête.) Si nous employons des caronades au lieu de krakens, nous réduirons de près de deux tiers le poids de l’artillerie pour une même bordée. Ainsi, nous pourrions doter d’un armement plus puissant les unités en cours de construction, mais aussi convertir plus de navires de commerce. D’une manière générale, je ne suis pas très favorable aux conversions. Un marchand n’est pas aussi solide qu’un bâtiment de guerre. Moins résistant aux agressions ennemies, il ne peut en outre pas porter autant d’artillerie. Cela étant, si nos batailles se déroulent comme je l’envisage, ces inconvénients ne devraient pas entrer en ligne de compte. — Par ailleurs, une caronade pèse presque le même poids qu’un faucon, fit observer Cayleb. Si nous avons le temps d’en fondre suffisamment, nous pourrons aussi remplacer l’armement latéral des galères. — Toutes ces remarques sont valables, souligna Havre-Gris, mais il nous faudra un jour nous pencher sur le problème de la portée. Nos ennemis finiront bien par découvrir ce que nous préparons, même si nous parvenons à garder le secret jusqu’à la première fois où ils verront nos nouveaux bâtiments à l’œuvre. Dès lors, seul un idiot – ce que ne sont malheureusement ni Hektor ni Nahrmahn – imaginerait pouvoir se passer d’unités identiques. Quand ils en seront dotés, nous ne pourrons plus choisir la portée à laquelle attaquer, ce qui nous obligera à adopter des canons plus longs et donc à résoudre au préalable notre problème de fardage. — C’est une certitude, Rayjhis, approuva Cayleb. La plupart des unités de l’escadre prennent déjà un peu d’arc. — Cela ne me surprend pas, dit Havre-Gris avec une grimace. Le phénomène désigné sous le nom d’« arc » n’avait rien d’inédit, après tout. Quand on plaçait de trop lourdes charges aux extrémités d’une coque en bois – comme c’était le cas à bord des galères, qui portaient l’essentiel de leur artillerie au niveau des châteaux avant et arrière –, cela exerçait une forte tension sur la charpente. Il en résultait un affaissement de la poupe et de la proue entraînant une courbure de la quille vers le haut, au point, parfois, de menacer la sécurité du navire. — Messire Dustyn et moi en avons discuté avec le baron de Haut-Fond… pendant notre abondant temps libre, bien sûr, dit Merlin, pince-sans-rire. Messire Dustyn aurait peut-être une solution mais, pour l’heure, nous sommes tous d’accord pour ne rien changer aux pratiques existantes tant que nous n’y sommes pas absolument contraints. L’essentiel est de mettre à l’eau ces bâtiments, pas d’en faire des chefs-d’œuvre. — Je suis d’accord, affirma Havre-Gris. Même si cela me choque de construire tant de navires en bois vert. La contrariété du comte se lut aussi sur le visage de Cayleb. Les bateaux construits en bois non séché pourrissaient plus vite. Le teck sanctuarien, qui ressemblait beaucoup à l’essence terrienne du même nom, avait la préférence de tous les charpentiers de marine de la planète. Dur et fort, il résistait remarquablement bien à l’humidité… quand on lui laissait le temps de sécher au préalable. Aussi ne l’utiliserait-on pas pour ces nouveaux navires. Charis disposait d’importantes forêts de teck, dont au moins la moitié appartenait à la Couronne et à la Marine royale, mais Haarahld et Cayleb avaient refusé catégoriquement de gaspiller leurs précieuses réserves pour des bâtiments condamnés à pourrir à très brève échéance. Merlin le savait, il faudrait s’estimer heureux de tirer cinq ans de service des vaisseaux dont Olyvyr supervisait la construction à Port-du-Roi. Malgré tout, un bateau qui serait réduit à l’état d’éponge dans cinq ans mais serait disponible dans l’année valait mieux qu’un autre qui serait imputrescible mais ne serait jamais prêt à temps. Les stocks de bois de charpente séché étant limités, la décision à prendre s’imposait d’elle-même. — Messire Dustyn estime que le démantèlement des galères de réserve devrait nous offrir assez de bois pour plusieurs dizaines de navires, avança Merlin. C’est bien sûr inenvisageable pour l’instant mais, avec la permission du roi et la vôtre, Votre Grandeur, nous nous y emploierons dès que nous aurons construit assez de galions pour suppléer à ces unités. — Vous avez déjà ma permission, répondit Havre-Gris, et je suis sûr que celle du roi vous est acquise. — Nous manquerons tout de même de temps pour la construction, lança Cayleb au premier conseiller. Je me réjouis que maître Howsmyn ait déniché assez de cuivre pour le doublage des coques, mais où trouverons-nous de quoi les gréer ? On ne débite pas des espars dans une fonderie privée comme des feuilles de cuivre. Quand la Marine commencera d’acheter les pièces de bois nécessaires, Hektor et ses semblables se poseront immanquablement des questions. — Et il n’y a pas que le cuivre et le bois, renchérit Merlin. Il nous faut aussi de la toile, des cordages, du brai…, tout ce qu’on peut imaginer. Il eut un geste de découragement. Pourtant, il était stupéfait par la vitesse à laquelle Dustyn Olyvyr parvenait à construire un navire. À en croire les estimations de l’architecte, très justes au demeurant, il pouvait achever la coque d’un galion en quatre-vingt-dix jours à compter de l’arrivée du bois vert à l’arsenal de Port-du-Roi. D’après les informations de Merlin, il s’en sortait mieux que les charpentiers de marine du XVIIIe siècle sur la Vieille Terre, même en situation d’extrême urgence. En contrepartie, les chantiers d’Olyvyr ne pouvaient accueillir qu’une demi-douzaine de coques à la fois et, quelle que soit la vitesse de leur construction, comme Cayleb l’avait signalé, il fallait encore les mâter et les gréer. Sans oublier les canons et l’équipage nécessaires pour les armer. — Là aussi, la conversion de navires marchands pourrait se révéler salutaire, fit remarquer Havre-Gris. Il serait certainement plus rapide de les équiper de sabords et d’en modifier le gréement que de construire de nouveaux bâtiments de A à Z. — Vous avez sûrement raison, Votre Grandeur, dit Merlin, mais il nous faudrait aussi renforcer leur coque pour qu’elle résiste au recul des canons. Quoi qu’il en soit, nos chiffres les plus optimistes indiquent qu’il nous faudra encore une année complète pour atteindre nos objectifs. Havre-Gris prit un air abattu. — Jamais nous ne pourrons garder le secret aussi longtemps. — Exact, fit Cayleb. À vrai dire, je crois que nous devrions songer à ouvrir un chantier naval à Hairatha. (Havre-Gris fronça les sourcils à cette suggestion. Le prince héritier haussa les épaules.) Je ne suis pas sourd aux inquiétudes de Merlin quant aux risques pour la sécurité que soulève cette idée, Rayjhis. Dès que la Marine entreprendra la construction d’un grand nombre de galions au vu et au su du public, tout le monde se demandera pourquoi. Cela étant, c’est à Hairatha, après Tellesberg, que se trouvent nos plus gros chantiers navals. Nous pourrions y construire douze navires rien qu’à l’arsenal royal. — J’en suis bien conscient, Cayleb. Quand nous toucherons à notre objectif, il ne posera guère de problèmes d’apporter les dernières touches à nos navires en public, pour ainsi dire. Tout de même… Le premier conseiller ne termina pas sa phrase, mais Cayleb acquiesça d’un signe de tête morose. En voyant Merlin se lisser la moustache d’un air songeur, le prince héritier plissa les yeux. — Quoi ? lança-t-il. (Merlin le regarda et Cayleb partit d’un petit rire.) Vous jouez avec votre moustache. Allez-vous vous décider à nous parler de la nouvelle diablerie que vous avez en tête ? — Je ne sais pas si je qualifierais cela de « diablerie », mais il est vrai que je viens d’avoir une idée. — Eh bien, fit Havre-Gris avec un grand sourire, Cayleb a beau s’être exprimé avec l’impétuosité de la jeunesse, il a vu juste. Crachez le morceau, mon ami ! — Je viens de songer que rien ne nous interdit de construire des navires supplémentaires en public, s’il le faut. Nous avons l’air d’avoir tous oublié que messire Dustyn est l’un des meilleurs architectes navals privés du royaume. Il a déjà accepté une bonne dizaine de commandes de goélettes à Tellesberg, toutes pour des propriétaires différents. Pourquoi ne pas lui demander de construire autant de galions pour la Marine dans des chantiers privés ? Il lui suffirait de ne divulguer à personne le nom du donneur d’ordre. — Mais…, commença Cayleb avant de s’interrompre en voyant la main levée de Havre-Gris. — Ainsi, il indiquerait à tout le monde qu’il s’agirait de navires marchands destinés à des propriétaires privés ? C’est bien cela ? — Exactement. Ils ne ressembleront pas tout à fait aux galions existants, même en cale sèche, mais ils ne seront pas si dissemblables que cela non plus. Nous ne pourrions pas doubler leur carène sans nous trahir mais, une fois mis à l’eau et gréés, ils pourraient gagner Port-du-Roi ou Hairatha, où nous achèverions les travaux en bassin de radoub. Cela nous ferait même gagner du temps. Et si leurs coques divergent un peu de celles des marchands habituels, quelle importance ? Il est de notoriété publique que messire Dustyn vient de mettre au point un nouveau type appelé « goélette », et qu’il est en train de munir deux galions présents sur ses chantiers d’un gréement carré inédit. Chacun sait qu’il se plaît à mener des expériences. Ainsi, qui s’étonnera qu’il construise des galions aux lignes un peu différentes de celles de leurs prédécesseurs ? — En outre, renchérit Cayleb, ses réticences initiales remplacées par un soudain enthousiasme, que nous les construisions à l’air libre nous mettra à l’abri de tout soupçon ! Jamais Hektor et Nahrmahn ne s’attendraient à nous voir élaborer une arme secrète au vu et au su de tout le monde ! — Hum…, fit Havre-Gris en se tapotant le menton avant d’opiner enfin. Cela me semble très bien vu, Merlin. De la part de vous deux, à vrai dire. Je recommanderai au roi de donner son aval à ce projet. Mais je suggérerais aussi de ne mettre les constructeurs navals dans le secret qu’en toute dernière extrémité. Mieux vaudrait, me semble-t-il, faire appel à quelques armateurs de confiance qui serviraient d’intermédiaires. Ils pourraient passer commande en notre nom. Le Trésor pourrait alors s’acquitter des factures à la livraison des unités. — Si c’est possible, ce serait une bonne idée, Votre Grandeur, acquiesça Merlin. — Voilà qui est réglé, dans ce cas, décida Havre-Gris en jetant un nouveau coup d’œil à l’escadre au mouillage avant de prendre une profonde inspiration. Il est temps pour moi de m’en retourner à Tellesberg. Le roi et moi ne manquerons pas d’ouvrage, mais je pourrai au moins lui dire (il se retourna, tout sourires, vers Merlin et Cayleb) que nos projets sont ici en d’excellentes mains. .III. Palais du prince Nahrmahn II Eraystor Principauté d’Émeraude — Je n’aime pas beaucoup le ton des missives de Hektor depuis quelque temps, gronda Trahvys Ohlsyn. Le comte de La Combe-des-Pins était assis face au prince Nahrmahn sur la terrasse couverte du palais. Il regardait son cousin arracher des mollusques à leur coquille avec délectation. Hahl Shandyr s’était joint à eux, mais son appétit ne l’avait de toute évidence pas suivi. Il n’avait guère fait que grignoter sa salade du bout des dents depuis le début du déjeuner. — Moi non plus, grogna Nahrmahn la bouche pleine. (Il avala puis sirota d’un air emprunté son eau teintée de jus de fruit.) Non, son ton ne me plaît pas du tout, mais je crois en fait que c’est lui qui me plaît de moins en moins. — Hélas, Mon Prince, lança Shandyr, ce sentiment me semble réciproque. Nahrmahn foudroya le baron du regard. Shandyr ne jouissait pas précisément de l’admiration sans réserve de son souverain, depuis peu. Même si le prince savait aussi bien que le chef de ses services secrets n’être pas pour grand-chose dans ses problèmes du moment, ce n’était qu’une piètre consolation. Il ne pouvait qu’être d’accord avec ce que venait d’affirmer Shandyr. — Si nous nous sommes alliés, c’est uniquement par commodité, lâcha-t-il en se penchant pour saisir un autre coquillage de sa pince d’argent. Nous ne sommes pas obligés de nous apprécier. — Certes non, convint La Combe-des-Pins. Mais ce qui m’inquiète, c’est son attitude. Regardez ceci, par exemple. (Il tapota l’une des lettres qu’il avait apportées pour ce repas de travail.) Il ne discute de rien avec nous : il se contente de nous informer de ce qu’il a décidé. C’est le genre de lettre que j’aurais pu envoyer à l’intendant de l’un de mes domaines secondaires ! — Je n’irais pas jusque-là, dit Nahrmahn en haussant les épaules face au grognement de son cousin. Je ne dis pas que vous avez tort, Trahvys. Il se trouve seulement que Hektor s’est toujours pris pour le chef de notre partenariat. Autant que nous puissions en juger, cela ne se passe pas beaucoup mieux pour lui que pour nous à Tellesberg, ce qui doit le rendre un peu plus irritable que d’habitude. — Ce n’est pas l’insulte qui me tracasse, Nahrmahn. Pas tant que ça, du moins. C’est la façon de voir les choses qu’elle dénote. S’il se permet de nous parler ainsi alors que nous sommes encore ses alliés contre Charis, comment nous traitera-t-il après la chute de notre ennemi ? Quand viendra l’heure du partage du butin, à qui reviendra la part du lion dans son esprit, d’après vous ? — Je ne doute pas qu’il compte se l’arroger, répondit Nahrmahn sans s’émouvoir. Bien sûr, il risque de se rendre compte qu’il se sera lourdement fourvoyé. La Combe-des-Pins plissa les yeux en considérant son cousin avec un air d’intense réflexion. Il pencha la tête sur le côté. — Se passe-t-il quelque chose que j’ignorerais ? — Eh bien, fit Nahrmahn en ouvrant une nouvelle coquille avant d’en examiner le contenu avec attention, il y a deux choses, effectivement. La première, c’est une conversation que je mène en aparté avec le délégué archiépiscopal Wyllys. À ce qu’il paraît, l’archevêque Lyam en serait déjà à sonder le Temple pour qu’il nous soit octroyé un mandat de l’Église sur la Terre de Margaret au titre de notre lien historique avec son peuple. D’après le délégué archiépiscopal, les propositions de son supérieur sont relativement bien accueillies. Au fond, nous sommes déjà en excellents termes avec le nouveau comte de Hanth et notre orthodoxie est beaucoup plus affirmée que celle de Haarahld. Et que celle de Hektor, du reste. Il détacha le mollusque de sa coquille et le glissa dans sa bouche. Il parvint alors à le mastiquer tout en affichant un sourire sardonique. La Combe-des-Pins fronça les sourcils, songeur. Lyam Tym, l’archevêque d’Émeraude, se montrait plus avide encore que la plupart de ses homologues. Ce qui n’était pas peu dire. À sa décharge, il n’était pas tombé sur le plus lucratif des archevêchés. Émeraude était loin d’être frappée de misère mais, par rapport à un royaume tel que Charis – ou même Corisande – le produit de sa dîme était dérisoire. En outre, les terres de Tym en dehors de la principauté n’étaient pas les plus prospères qu’on puisse imaginer. Cela étant, cet homme était issu d’une des plus puissantes dynasties de l’Église. Son nom et ses liens familiaux lui conféraient plus d’influence qu’aurait pu le laisser penser son manque de richesses, lequel l’incitait à faire usage de son autorité en échange de menus subsides. — D’accord, laissa tomber le comte, je comprends. L’Église intégrera la Terre de Margaret à son archevêché. Mais cela ne règle pas le problème des îles de Cours-d’Argent et de Charis. — L’Église ne permettrait à personne de faire main basse sur l’ensemble de Charis, Trahvys. Les vicaires sont tout à fait disposés à nous laisser, Hektor et moi, partager l’île, mais ils ne nous permettront jamais d’engloutir tout ce qui a rendu Haarahld si agaçant à leurs yeux. Hektor s’imagine pouvoir les entortiller d’une façon ou d’une autre. De fait, il est possible qu’il obtienne d’eux un mandat concernant Cours-d’Argent. Il pourrait même en décrocher le titre de propriété. Mais Cours-d’Argent vaut beaucoup moins que la Terre de Margaret et ses habitants sont encore plus farouchement attachés aux Ahrmahk. Les contrôler risquerait de tourner au loisir à plein-temps, de ceux que j’aimerais autant éviter. » Quant à Charis, je serais très surpris que l’Église n’intervienne pas pour y imposer soit son autorité directe – éventuellement au nom d’un des enfants mineurs de Haarahld, en supposant que l’un d’eux survive – soit celle d’une marionnette de son choix. L’une n’excluant pas l’autre. Une période de régence au nom du benjamin du roi servirait de transition pour habituer Charis à la tutelle de l’Église. Ensuite, les occasions ne manqueraient pas pour que l’héritier du trône subisse un malencontreux et tragique accident d’enfance dès qu’il ne serait plus indispensable. Quoi qu’il en soit, ni Hektor ni moi n’entrerons jamais en possession de Tellesberg. La différence entre nous, toutefois, est que j’en suis conscient et que je prends déjà mes dispositions pour veiller à mettre la main sur la deuxième part du gâteau. — Je comprends, Nahrmahn, mais je suis tout de même votre premier conseiller. Il serait bon que vous me teniez informé de ce genre de négociations parallèles. Ne serait-ce que pour éviter que je marche sur des pieds dont j’ignorais la présence. — C’est vrai, acquiesça le prince avant d’avaler une gorgée de vin en considérant depuis l’ombre de la terrasse les jardins inondés de soleil. Je tâcherai de m’en souvenir. La Combe-des-Pins ne se berçait guère d’illusions quant à cette promesse. Nahrmahn ne se tenait sans doute même pas au courant lui-même de ses différents complots. — Vous me disiez qu’il y avait deux points dont Hektor n’avait pas connaissance, lança le comte au prince, qui partit d’un petit rire mauvais. — Je sais que Hahl (il jeta à peine un coup d’œil au baron) n’a pas eu beaucoup de temps pour rétablir son réseau à Tellesberg mais, quoi qu’il lui arrive là-bas, il a bien œuvré ailleurs. Ce qui explique pourquoi (sa voix se durcit quelque peu) je me montre patient avec lui pour ce qui concerne Charis. La Combe-des-Pins opina du chef. Tous les efforts consentis par le baron de Shandyr pour remplacer le dispositif de Braidee Lahang s’étaient révélés vains. Toutes ses initiatives avaient l’air d’être détectées aussitôt et Shandyr avait perdu au moins une demi-douzaine de ses meilleurs agents en s’efforçant de découvrir d’où venait le problème. — Est par exemple à mettre à son crédit, poursuivit Nahrmahn d’un ton plus léger, sa prise de contact avec le baron de La Tourelle. La Combe-des-Pins plissa de nouveau les yeux. Edymynd Rustmyn, baron de La Tourelle, était non seulement le premier conseiller du roi Gorjah de Tarot, mais aussi l’homologue du baron de Shandyr en ce royaume. — La Tourelle nous tient informés des négociations de Gorjah avec Hektor. Ses services ne sont pas donnés mais, le moment venu, nous ferons appel à lui pour indiquer à Gorjah les intentions réelles de Hektor vis-à-vis de Tarot – à savoir que ce dernier n’obtienne rien d’autre au bout du compte que d’être libéré de ses traités signés avec Charis. Je doute que cela plaise beaucoup à Gorjah. Surtout si nous lui proposons d’appuyer sa revendication d’au moins une partie du territoire charisien. Nous fournissons aussi à La Tourelle quelques vouivres voyageuses issues de nos volières, qui pourraient se révéler utiles en cas de décisions politiques à prendre en urgence. La Combe-des-Pins acquiesça de nouveau, sans réserve cette fois, même s’il fut tenté de souligner qu’il s’agissait encore d’un stratagème dont le prince aurait pu informer son premier conseiller. — Enfin, en dernier recours, poursuivit Nahrmahn, Hahl a infiltré un agent à Manchyr. Deux, même. Dans le pire des cas, la santé de Hektor pourrait se révéler plus fragile qu’il l’imagine. (Le souverain sourit puis désigna un plateau du menton.) Auriez-vous l’amabilité de me passer un petit pain ? JUIN DE L’AN DE GRCE 891 .I. Tellesberg Royaume de Charis — Alors, qu’y a-t-il de si important ? Zhaspahr Maysahn se savait un peu désagréable avec Zhames Makferzahn, assis en face de lui, mais ce n’était qu’un juste retour des choses. Makferzahn n’aurait pas dû le contacter avant le surlendemain, selon le calendrier dont ils étaient convenus. Compte tenu de la soudaineté avec laquelle Oskahr Mhulvayn avait dû s’éclipser, sachant que lui et Maysahn se rencontraient régulièrement – et en public –, ce dernier se sentait fondé à exiger d’espacer au maximum ses entretiens avec son remplaçant. — Je sais que nous n’avions pas rendez-vous, mais c’est important, je crois. — Je l’espère, bougonna Maysahn avant de hausser les épaules. Une partie de sa mauvaise humeur venait, il en était conscient, de ce qu’il se trouvait à la même terrasse, à la même table, que le jour de la tentative d’assassinat de Cayleb. Il y vit un mauvais présage mais se reprocha aussitôt sa sottise. Il avait choisi de façon délibérée cet estaminet et cet emplacement précis. C’était là, au fond, qu’il rencontrait régulièrement ses clients et fournisseurs dans son rôle de chef d’entreprise de transport. Quant à Makferzahn – dont la couverture était celle d’un agent commercial du Desnair en quête constante de navires de fret –, il y avait une explication logique et ostensible à sa venue. — Bon ! lâcha-t-il au bout d’un moment. Qu’y avait-il de si urgent pour que cela ne puisse pas attendre deux jours ? — J’ai réussi à introduire l’un de mes hommes à Port-du-Roi, annonça Makferzahn. (Malgré lui, Maysahn se redressa, plissa les yeux.) Je sais que cela m’a pris plus longtemps que nous l’aurions tous deux préféré et il n’a pu rester là-bas que quelques heures, mais cela lui a suffi pour recueillir plusieurs informations. — Alors ? — Je ne sais pas trop comment les interpréter… — Décidez-vous, mon vieux ! — Pardon. (Makferzahn se ressaisit, but quelques gorgées de chocolat puis reposa sa tasse et se rapprocha de son supérieur.) Il y a là-bas une demi-douzaine de navires en construction. Pas des galères : des galions. — Des galions ? répéta Maysahn, perplexe. À quoi pourraient-ils servir à la Marine royale de Charis ? — Je sais, répondit Makferzahn avec un geste d’ignorance éloquent. C’est absurde, mais c’est ainsi. — Votre agent a-t-il une idée de pourquoi on les construit ? — Personne n’en parle beaucoup, même dans les bars et les tavernes. Cela étant, d’après les quelques rumeurs qu’il a perçues, ces navires sont armés de canons. En grand nombre. D’après un type assez saoul pour que mon agent se risque à le cuisiner, on embarquerait jusqu’à trente, voire quarante pièces à bord de certains de ces bâtiments. L’expression interloquée de Maysahn se renforça. Il n’avait rien entendu de si stupide depuis longtemps. Cela expliquait sans doute pourquoi les Charisiens avaient choisi de construire des galions, car il ne voyait aucun moyen pratique de placer tant de bouches à feu à bord d’une galère. Mais cela ne clarifiait pas leur intention de les doter d’un tel arsenal. Sans doute ces navires pourraient-ils lâcher une bordée dévastatrice avant l’abordage, ce qui porterait certainement ses fruits. Mais chaque unité n’aurait le temps d’en tirer qu’une et, compte tenu du manque de maniabilité des galions, il leur serait de toute façon impossible de s’approcher d’une quelconque galère. — Quoi qu’ils préparent, poursuivit Makferzahn, ça a l’air important pour eux. Mon agent a eu confirmation des rumeurs qui courent au sujet de Cayleb. C’est lui qui supervise les travaux sur l’île de Helen et il n’y va pas avec le dos de la cuiller. Je crains, du reste, qu’il s’en sorte plutôt bien. — Le contraire m’aurait étonné, hélas. Pour cela, il ressemble beaucoup à son père. La vie aurait été tellement plus simple s’ils avaient été idiots tous les deux… Mais, dans ce cas, le prince n’aurait pas eu besoin de nous, n’est-ce pas ? — Effectivement, acquiesça Makferzahn. Mais que vous inspirent leurs travaux ? — Je ne sais pas trop qu’en penser non plus. Il tambourina des doigts sur la table en regardant les colporteurs vanter leurs marchandises sur la place de l’autre côté de la rue. Un énorme chariot articulé à huit roues, assez lourd pour nécessiter deux dragons de trait, passa à grand fracas. L’un des lézards à six pattes renifla avec convoitise en sentant les légumes frais disposés sur les étals. — Vous devez avoir raison sur l’importance qu’ils attachent à ce mystérieux projet, surtout si c’est pour s’en occuper que Cayleb a disparu, avança-t-il enfin. Je suppose que ces nouveaux gréements dessinés par Olyvyr pourraient également être liés. Tous mes renseignements tendent à indiquer que même les navires à voiles carrées sur lesquels il se livre à des expériences deviennent beaucoup plus maniables. Peut-être les Charisiens s’imaginent-ils capables de placer un galion à portée de canon d’une galère. — Je ne vois pas comment ils s’y prendraient sans être aussitôt submergés. (Makferzahn ne rejetait pas d’emblée la théorie de Maysahn mais n’était à l’évidence pas convaincu.) Je veux bien croire qu’ils puissent s’approcher assez d’une galère pour la bombarder. Mais toute une flotte ? Croient-ils que les autres resteront sans réagir ? Par ailleurs, comment comptent-ils coordonner ces galions avec leurs propres galères ? — Je n’ai jamais dit que je les en croyais capables. Je m’efforce seulement de percer leur raisonnement. Et mon incapacité à le faire me préoccupe. Quoi qu’on puisse penser d’elle, la Marine royale de Charis n’est pas dirigée par des imbéciles. Makferzahn hocha vigoureusement la tête. Comme Maysahn, plus il en voyait de la Marine royale de Charis, plus il en appréciait les qualités. Pourtant considérée comme l’une des meilleures du monde, celle de Corisande ne lui arrivait pas à la cheville, pas plus qu’aucune autre flotte sur la planète. Même si le prince Hektor ne semblait pas s’en rendre compte, Makferzahn commençait à partager l’inquiétude de Maysahn à ce sujet. Pour l’heure, toutefois, l’essentiel était de se souvenir que les Charisiens prenaient rarement à la légère des décisions touchant à leur Marine. — Mon agent m’a aussi fait part de deux autres informations, lança Makferzahn, ce qui lui valut un regard curieux de son supérieur. Olyvyr semble avoir trouvé le moyen de doubler une carène sans que les plaques tombent les unes après les autres. En tout cas, ses nouveaux bâtiments devraient tous être bardés de cuivre avant leur mise à l’eau. Les deux espions échangèrent des regards songeurs. Nul n’ignorait combien messire Dustyn Olyvyr était obnubilé par la recherche d’une solution contre la dégradation des coques par le taret. Il n’était pas le seul. Les différentes variétés de vers et mollusques désignés sous ce terme générique étaient capables de dévorer le bordé d’une coque en à peine quelques mois. Toutes les tentatives visant à les arrêter avec du brai ou d’autres revêtements protecteurs avaient échoué. Si Olyvyr était parvenu à résoudre les problèmes qui lui avaient jusqu’alors interdit l’usage du cuivre, les implications à long terme seraient évidemment considérables. Mais Zhaspahr Maysahn se préoccupait davantage des conséquences immédiates. — Vous m’avez parlé de deux informations. Quelle est la seconde ? — Un menu détail : ils auraient armé une escadre de galions pour s’entraîner à ce qu’ils ont en tête. Il ne s’agirait que de cinq navires, mais les Charisiens semblent consacrer beaucoup de temps à ces manœuvres. Quand elle rentre au port, la formation mouille dans le bassin de la citadelle, bien à l’écart des autres vaisseaux. D’après le type que mon agent a fait boire, elle serait commandée par le chef d’escadre Staynair. — Staynair ? répéta Maysahn d’une voix lente. (Loin d’être exceptionnel en Charis, ce nom n’y était tout de même pas très courant.) S’agirait-il de messire Domynyk Staynair ? — Le jeune frère de l’évêque, acquiesça Makferzahn. — Voilà qui est intéressant, murmura Maysahn, le cerveau en ébullition. D’un côté, c’était assez logique, supposa-t-il en son for intérieur. Si le mystérieux projet des Charisiens était assez important pour que Cayleb en prenne la direction, il coulait de source que leurs meilleurs officiers de marine soient de la partie. Or tout ce qu’il avait entendu à propos du chef d’escadre Staynair suggérait qu’il entrait sans aucun doute dans cette catégorie. Demeurait toutefois son lien de parenté avec l’évêque de Tellesberg. D’après la rumeur, le délégué archiépiscopal Zherald aurait exprimé plus que quelques doutes quant à la loyauté de Maikel Staynair. Si son jeune frère se trouvait si impliqué dans ce que préparaient Haarahld et son fils, l’évêque était certainement lui aussi au courant. Par conséquent, l’Église – ou du moins sa branche charisienne – l’était également. Ce qui ne voulait pas dire que le délégué archiépiscopal avait été mis dans la confidence. — Je me demande…, lança Makferzahn d’un ton hésitant qui attira le regard de Maysahn. (Une fois certain de disposer de toute l’attention de son supérieur, le jeune homme poursuivit :) Je me pose des questions sur les galions qu’Olyvyr construit aussi à Tellesberg. — Oui ? — Je viens de me rendre compte en discutant avec vous qu’il supervise la construction d’une douzaine de navires pour huit propriétaires différents. Et ce en plus de toutes ses fameuses « goélettes », bien sûr. — Tous les chantiers navals du royaume sont en effervescence, fit remarquer sèchement Maysahn. Quand on ne construit pas de bâtiments neufs, on adapte les nouveaux gréements à d’anciennes unités. Et tout cela à cause d’Olyvyr. Enfin, à cause de lui et de Howsmyn. — Je sais. Mais apparemment ces nouveaux galions sont tous identiques. Et, d’après plusieurs charpentiers de marine du chantier de Howsmyn à Tellesberg, ils ont subi plusieurs modifications. Ils sont plus longs d’au moins vingt à trente pieds, pour commencer, et beaucoup plus robustes que tous les galions sur lesquels ces artisans ont jamais travaillé. Je connais la réputation d’Olyvyr et ses nouveaux gréements ne font que la renforcer. Mais ne trouvez-vous pas un peu singulier que huit armateurs différents commandent simultanément douze navires, tous selon un plan inédit et jamais éprouvé ? — C’est effectivement intriguant, admit Maysahn avant de siroter son chocolat, l’air absorbé, en observant une fois de plus l’agitation de la rue. Ils devraient, en toute logique, se montrer plus réfléchis, non ? Laisser Olyvyr construire un ou deux de ses nouveaux modèles, les mettre en service et étudier leur comportement avant de lui confier tant d’argent… — C’est exactement mon point de vue. En même temps, comme vous venez de le signaler, il a complètement bouleversé le secteur de la construction navale ces derniers temps. Les armateurs tiennent tant à acquérir des navires dessinés par Olyvyr que celui-ci peut leur proposer tout ce qu’il veut. Ils paieront de toute façon. Par ailleurs, ils ont déjà pu constater par eux-mêmes que ces nouveaux gréements donnent tous les résultats escomptés. — C’est on ne peut plus exact. Cela étant, gardons bien à l’esprit que c’est peut-être pour la Marine qu’il les construit. Si tel est le cas, il vaudrait mieux informer le prince de cette possibilité pendant que nous cherchons à la confirmer ou à l’infirmer. (Il réfléchit pendant quelques instants puis haussa les épaules.) Nous n’y comprenons sans doute pas grand-chose pour l’instant, mais nous en savons au moins un peu plus. Beau travail, Zhames. Je confierai dès demain matin au capitaine Whaite une dépêche à acheminer vers Manchyr. — … à acheminer vers Manchyr. Merlin Athrawes fronça les sourcils en entendant Orwell restituer ce qu’avaient capté dans la journée les mouchards affectés à la surveillance de Zhaspahr Maysahn. Les heures interminables investies dans ce qu’il désignait désormais sous le nom de « Projet amorce » lui laissaient beaucoup moins de temps qu’il l’aurait souhaité pour inspecter, par exemple, les allées et venues du maître-espion corisandin. Il avait dû en déléguer toute la responsabilité à Orwell, ce qui ne lui plaisait guère. Pourtant, il devait admettre que l’IA s’en sortait plutôt bien. C’était elle qui avait identifié le remplaçant de Mhulvayn en la personne de Makferzahn. Elle ne perdait en outre jamais la trace des individus que Merlin souhaitait garder à l’œil. Malgré tout, elle manquait désespérément d’imagination. Son maître n’ayant d’autre choix que de la laisser trier et analyser les enregistrements de la majorité de ses PARC, il en était réduit à espérer que rien d’essentiel ne lui échappe. Aussi tenait-il à contrôler lui-même certains dispositifs : ceux affectés à la surveillance de Hektor, de Nahrmahn et de l’archevêque Erayk, par exemple. Mais, même dans ce cas, il dépendait du moteur d’analyse des mots-clés d’Orwell, qui attirait son attention sur les informations importantes. Catégorie dans laquelle tombait sans aucun doute la conversation de cet après-midi entre Maysahn et Makferzahn. Tout à sa réflexion, Merlin se laissa aller contre le dossier de sa chaise dans ses appartements obscurcis. Il avait l’avantage de pouvoir se passer de sommeil mais devait tout de même penser à défaire son lit chaque soir. Devrais-je en informer Tonnerre-du-Ressac ? se demanda-t-il. Cela devait arriver tôt ou tard et les espions ne semblent pas avoir décelé les modifications apportées à l’artillerie. Mais ce qu’ils savent devrait susciter chez Hektor des questions que je préférerais éviter pour l’instant. S’il parlait à Tonnerre-du-Ressac de cette « vision » précise, le baron serait aussitôt tenté d’arrêter Makferzahn et tous ses contacts identifiés. Merlin aurait bien voulu démanteler une nouvelle fois le réseau de Hektor, mais ce dernier se demanderait inévitablement sur la foi de quelles informations les services de sécurité de Charis l’auraient fait. Or, s’ils laissaient s’échapper ne serait-ce qu’un espion, les renseignements recueillis par Makferzahn parviendraient de toute façon à Corisande. Ce qui permettrait aux petites cellules grises de Hektor de le mettre sur la voie. Bien sûr, il resterait encore une possibilité, songea résolument Merlin. Le « capitaine Whaite » pourrait très bien ne pas survivre à la traversée entreprise pour porter la dépêche de Maysahn à Hektor. Compte tenu de la distance séparant Tellesberg de Manchyr, si le Nuage-de-Mer n’arrivait pas à la date prévue, le dispositif de circulation des informations de Hektor s’en trouverait fortement perturbé. La traversée prenait près de quarante jours dans un sens comme dans l’autre pour l’aviso camouflé. S’il devait lui arriver malheur, il s’écoulerait au minimum quatre-vingts jours avant que Maysahn l’apprenne. Dès lors, il faudrait encore quarante jours à un autre bâtiment pour atteindre Corisande. C’était tentant. Très tentant, même. D’autant que le glisseur de reconnaissance pourrait couler le Nuage-de-Mer sans effort. Ce serait bien sûr au prix de la mort de « Whaite » et de son équipage, ce qui causait quelques scrupules à Merlin, mais ces hommes n’étaient pas à proprement parler d’innocents badauds. Ils appartenaient tous à la Marine de la ligue et se livraient de surcroît à des actes d’espionnage. Ce qui ne devrait pas entre en ligne de compte, convint Merlin en lui-même, sauf pour justifier la décision qu’il envisageait. Il réécouta toute la conversation entre Makferzahn et Maysahn puis haussa les épaules. La destruction du Nuage-de-mer ne nous avancerait pas à grand-chose. Maysahn enverra certainement d’autres dépêches pour informer son commanditaire de l’évolution de la situation. La destruction du bateau de « Whaite » ne servirait qu’à gagner un peu de temps, à moins que je sois prêt à couler tous les avisos circulant entre Maysahn et Hektor. Il grimaça de dégoût à cette idée et secoua la tête. Non. Je dois discuter de cette « vision » avec Tonnerre-du-Ressac et Haarahld. Ils ont beaucoup plus de « nez » que moi quant à la manière dont Hektor est susceptible de réagir. En outre, Erayk ne devrait plus tarder à arriver pour sa visite pastorale. Et cela causera plus de problèmes que ne pourra jamais en entraîner la transmission de cette bribe d’informations à Hektor. Ainsi, du moins, je n’aurai pas l’impression de tirer sur des pigeons dans un stand de fête foraine. Satisfait de ses conclusions, il dodelina de la tête et entreprit de s’intéresser aux PARC affectées au prince Nahrmahn. JUILLET DE L’AN DE GRCE 891 .I. Palais du roi Gorjah III Tranjyr Royaume de Tarot — Mes hommages, Votre Majesté, murmura le père Zhoshua Makgregair avec une profonde révérence comme le chambellan le faisait entrer dans la salle d’audience privée. — Bonjour, mon père, répondit le roi Gorjah de Tarot. gé d’une trentaine d’années, Gorjah était très maigre par rapport à l’imposant Makgregair et avait le teint plus mat que lui. Il était vêtu d’un léger drapé de soie et avait couvert ses cheveux bruns d’un « bandana », le foulard traditionnel de Tarot, quand son visiteur arborait, lui, le tricorne ecclésiastique réglementaire. Malgré le temps qu’il faisait dehors, le roi avait l’air très à son aise, ce qui ne manqua pas d’agacer le nouveau venu. Comme si la simple évocation mentale des intempéries l’avait convoqué, le tonnerre gronda de nouveau sur la baie de Thol, perdu dans le lointain, presque couvert par le vacarme de la pluie équatoriale de l’autre côté des fenêtres ouvertes. Un véritable déluge se déversait sur le toit de tuiles du palais de Gorjah pour tomber en cascades le long des gouttières. Lourd d’humidité, l’air stagnait de façon étonnante malgré l’orage. Il enserrait Makgregair tel un poing moite, trempant de sueur ses sous-vêtements. Tarot n’est pas une affectation pour un garçon du Septentrion, se dit-il en se remémorant ses tendres années dans l’une des provinces les plus au nord de la république du Siddarmark. Toute son enfance, il avait pêché dans les eaux froides et profondes du passage de Hsing-wu, du moins quand la glace y avait suffisamment fondu pour l’y autoriser. Ainsi, la chaleur suintante de ce four tropical faisait peser sur lui un poids presque physique. Je n’arrive pas à comprendre comment ces gens-là arrivent encore à réfléchir dans une atmosphère si étouffante. Rien que la moisissure suffirait à leur pourrir le cerveau ! Par bonheur, sa soutane d’été était faite de coton et non de la laine traditionnelle, mais cela ne suffit pas à le réconforter. Il considéra avec jalousie le drapé de soie de Gorjah, encore plus léger. — Merci d’avoir libéré un peu de votre temps précieux pour me recevoir, et d’avoir accepté que ce soit en privé, déclara-t-il en se redressant un peu plus vite que l’aurait fait un diplomate. Gorjah était roi, quand Makgregair n’était que grand-prêtre. Pourtant, mandaté qu’il était par la sainte Église de Dieu, il se permit de regarder le souverain droit dans les yeux. Il ne fallait y voir aucun irrespect, mais il était toujours bon d’affirmer d’emblée son statut. — C’est toujours un plaisir pour moi d’aménager mon calendrier pour recevoir un représentant de l’Église Mère, affirma Gorjah. Makgregair remarqua qu’il avait l’air de le penser. Bien sûr, les rois ne manquaient pas d’entraînement pour ce qui était de donner l’illusion de la sincérité. Presque autant que les diplomates au service du chancelier, se dit-il avec un sourire intérieur. — Voilà qui ravirait n’importe quel prêtre, Votre Majesté. (Il s’autorisa alors à extérioriser son sourire mais se rembrunit aussitôt.) Je ne vous en suis pas moins reconnaissant. Si seulement tous les princes et rois de Sanctuaire étaient aussi attentifs à leurs responsabilités envers le Seigneur et Son Église ! L’expression de Gorjah parut se figer. Il plissa les yeux. — Pardonnez-moi, mon père, dit-il après une infime hésitation, mais quel prince ou roi serait assez dévoyé pour se soustraire à ce devoir ? — L’Église Mère et la Sainte Inquisition doivent toujours se montrer attentives à la façon dont les impératifs – et les tentations – du pouvoir temporel risquent de détourner un souverain de la voie de Dieu, répondit Makgregair avec gravité. Tous ne sont pas aussi scrupuleux que vous, Votre Majesté. — Je trouve cela très inquiétant, mon père, et même effrayant puisque je suppose que vous ne me dites pas cela sans raison. — Ne vous préoccupez pas de ceux qui pourraient vous reprocher votre respect pour l’Église Mère, Votre Majesté, dit Makgregair d’un ton rassurant accompagné d’un sourire, certes un peu triste. Mais vous avez raison. C’est à cause de princes égarés que je me trouve ici. Pour être très précis, le vicaire Zahmsyn éprouve de vives inquiétudes à propos d’un souverain voisin. Un homme qui s’intéresse tant à la richesse et à la puissance d’ici-bas qu’il s’est dangereusement écarté du chemin de l’obéissance à Dieu et à Son Église. Un homme, enfin, avec lequel vous nourrissez, je le crains, des liens étroits. Le teint basané de Gorjah se fit un peu plus pâle. Quelques gouttes de sueur étrangères à ce matin chaud et humide perlèrent sur son front. — Je vous assure, mon père, que jamais je ne m’associerais avec quelqu’un qui oserait défier le Très-Haut ! (Il secoua la tête avec énergie.) Si je croyais un instant que le prince Hek… — Excusez-moi, Votre Majesté, l’interrompit doucement Makgregair. Je n’avais nulle intention d’insinuer que vous ou quiconque en Tarot soit coupable d’un tel forfait. Au contraire, j’aurais dû préciser tout de suite que vous n’êtes en rien responsable de vos relations avec lui. C’est votre père qui a signé une alliance avec celui de cet homme. Gorjah ouvrit la bouche mais la referma aussitôt avec un claquement par trop audible. Makgregair crut distinguer les pensées qui se bousculaient dans le crâne de son interlocuteur. Il attendit patiemment que le roi de Tarot ait fini d’y mettre de l’ordre. Cela ne prit pas longtemps. Les épaules de Gorjah se redressèrent comme si un poids leur en avait été ôté. À l’évidence, il avait craint que Makgregair soit venu en Tarot parce que le Conseil des vicaires avait eu vent de ses négociations secrètes avec Hektor. Ce n’aurait pas été la première fois que le chancelier aurait fait appel à un diplomate ecclésiastique pour dissuader un souverain séculier de poursuivre une alliance réprouvée par l’Église. En temps normal, le Temple aurait vu d’un très mauvais œil les machinations du prince de Corisande. Son évidente ambition et l’habileté avec laquelle il manipulait la situation auraient fait de lui une menace substantielle envers l’équilibre que l’Église cherchait à maintenir pour empêcher n’importe quel monarque d’accumuler trop de pouvoir. Or Gorjah en était aussi conscient que Makgregair. Tout comme il savait que le Temple avait parfois encouragé l’ambition et l’avarice d’un souverain séculier pour contrer le pouvoir d’un autre dont le Conseil des vicaires désapprouvait encore plus la conduite. Par conséquent, si le représentant personnel du chancelier ne cherchait pas à mettre en garde Gorjah contre Hektor… — Mon père, dois-je conclure de ce que vous me dites que c’est à Haarahld de Charis que vous pensez ? — Hélas oui, répondit Makgregair avec sévérité. — Je… suis abasourdi de l’apprendre, balbutia Gorjah en frottant pensivement sa barbe taillée court. J’ai toujours su Haarahld très… conscient, dirons-nous, des possibilités que lui offraient la richesse et la puissance navale de son royaume, mais je l’avais toujours cru tout aussi attentif à ses responsabilités envers Dieu et Son Église. Je vous assure que si je m’étais douté un instant du contraire, j’aurais envisagé très sérieusement de révoquer le traité qui lie Tarot à Charis. — Le vicaire Zahmsyn craint que Haarahld se soit laissé égarer par la tentation du pouvoir temporel et sa loyauté sans doute sincère envers sa dynastie. Makgregair insista très légèrement sur ce dernier mot et regarda les yeux de Gorjah se plisser comme le roi comprenait ce qu’il avait voulu dire. Il est étrange, songea Makgregair, de constater combien les vicaires peuvent distinguer le devoir d’un souverain envers son royaume de ses ambitions pour sa dynastie, quand il ne s’agit pas d’eux-mêmes. Un prêtre n’était pas censé nourrir de telles pensées, mais les diplomates de l’Église Mère devaient apprécier les réalités sous-tendant leur mission. Makgregair le comprenait bien. Nulle trace de ses réflexions ne se lut toutefois sur son visage. Tristement, il secoua la tête. — Nous avons reçu des informations inquiétantes en provenance de Charis, poursuivit-il. De par son éloignement du Temple, ce royaume a toujours été une source d’inquiétudes pour l’Église, mais les dernières « innovations » qui y ont vu le jour semblent confirmer ces craintes. Aucune ne paraît contrevenir aux Proscriptions, mais le changement engendre le changement. Il ne se passera pas longtemps avant qu’une transgression ait lieu. — Puis-je vous demander si l’Église Mère compte intervenir ? s’enquit timidement Gorjah. — Quelles que soient ses craintes, présentes ou à venir, l’Église Mère doit toujours veiller à n’agir qu’après mûre réflexion, au terme de patientes délibérations. Elle ne doit jamais oublier non plus qu’elle est gouvernée par des êtres mortels, et que les êtres mortels, même vêtus d’orange, ne sont pas infaillibles. Elle est tenue d’exercer l’immense pouvoir qui est le sien de façon judicieuse et selon la volonté de Dieu. Aussi ne dénude-t-elle sa lame qu’après s’être assurée sans l’ombre d’un doute qu’a été franchie la ligne séparant la lumière des ténèbres. Aucune des inquiétudes que nous nourrissons quant à l’avenir de Charis ne saurait justifier de représailles officielles de l’Église si nulle faute n’a encore été commise. — Je vois, lâcha Gorjah. (Il tambourina de la main droite le bras rembourré de son trône en observant Makgregair.) Dois-je en conclure, mon père, que le principal objet de votre visite était de m’aviser des préoccupations de l’Église de sorte que je n’emboîte pas le pas à Haarahld s’il venait à franchir cette ligne ? — C’était en effet l’une de mes premières motivations, Votre Majesté, acquiesça Makgregair avec une légère, mais solennelle, inclinaison du buste. Or je ne crois pas que le chancelier m’en voudra si j’ajoute que d’autres princes et souverains seront à leur tour ainsi… alertés. Gorjah cligna des yeux de façon visible et Makgregair dissimula un sourire de satisfaction. — Je suis bien entendu désemparé d’apprendre qu’un monarque et un royaume avec lesquels j’entretenais des liens si étroits en soient venus à causer tant de soucis aux bergers du Seigneur. Il m’est difficile de croire, après tant d’années d’alliance entre Tarot et Charis, que Haarahld ait à ce point délaissé son devoir envers son Créateur. Mais je vous suis reconnaissant, ainsi qu’au vicaire Zahmsyn, de m’avoir averti. Si douloureux que ce soit, mieux vaut prévenir que guérir. Je crains qu’il m’appartienne désormais de remettre en question mes relations avec Charis. — Faites comme vous le dictera votre sens des responsabilités envers Dieu et votre royaume. Je ne suis que le messager du vicaire Zahmsyn. Je ne saurais vous dicter votre conduite sans instruction du chancelier. J’oserai toutefois suggérer en mon seul nom qu’il serait sans doute sage d’examiner avec la plus grande attention vos relations avec Charis et vos obligations aux termes du traité qui vous lie. — Je vous remercie de ces sages conseils, répondit Gorjah avec le même sérieux que son interlocuteur. Veuillez assurer le chancelier de ma gratitude pour cette rapide mise en garde. Dites-lui que je vais réfléchir très attentivement à ce dont vous m’avez entretenu ce matin. — Rien ne satisferait davantage le vicaire Zahmsyn, Votre Majesté, affirma Makgregair avec une autre courbette. À présent, m’étant acquitté de la tâche que m’avait confiée le chancelier, je vais prendre congé et vous laisser enfin retourner aux affaires pressantes dont ma visite vous a sans aucun doute détourné. Avec votre permission, Votre Majesté ? — Bien sûr, bien sûr, acquiesça Gorjah avec un geste obligeant de la main droite. Merci, mon père. — Je vous en prie, Votre Majesté. Après une dernière révérence, Makgregair se retira de la salle d’audience. .II. À bord du galion Saint-Langhorne Mer Markovienne — Bonjour, Votre Excellence. — Bonjour, capitaine. L’archevêque Erayk Dynnys adressa un sourire aimable à Ellys Braunyng, capitaine du galion Saint-Langhorne. Il n’était pourtant pas d’humeur aux amabilités, mais ce n’était ni la faute de l’officier ni celle des conditions météorologiques. La mer Markovienne pouvait se révéler aussi mauvaise et traîtresse que tous les océans de la planète, surtout entre la fin du printemps et le début de l’été, mais elle les avait relativement épargnés au cours de cette traversée – pour l’instant, du moins. L’eau était d’un bleu profond et scintillant. Les cieux figuraient une voûte cristalline d’un azur plus clair strié de nuages blancs en volutes. Le soleil dispensait une chaleur surprenante compte tenu du vent de nord-ouest, assez frais pour en être mordant, qui cinglait avec âpreté la hanche tribord du Saint-Langhorne. Mais Dynnys avait plus grave à l’esprit que le temps qu’il faisait. Il avait quitté Port-Céleste, en baie du Temple, à bord d’une galère-aviso du vicaire Allayn presque un mois plus tôt, dès que la fonte des glaces l’avait autorisé à franchir le passage de Hsing-wu. Les unités de ce type portaient de très importants équipages par rapport à leur taille, ce qui permettait de remplacer régulièrement les rameurs afin de maintenir en permanence une bonne vitesse. En revanche, leur coque légère et peu profonde n’était guère adaptée à la haute mer. Aussi l’archevêque avait-il ensuite embarqué à bord d’un galion, plus lent mais plus marin, cinq jours auparavant. Il ne se trouvait plus donc qu’à cinq ou six quinquaines de Tellesberg. Voilà encore un détail auquel ne réfléchissent pas beaucoup les idiots tels que Cahnyr qui jugent que je devrais passer plus de temps en Charis, bougonna-t-il intérieurement. Ma visite pastorale, censée durer « un mois », m’en prend quatre rien que pour le voyage ! Je passe la moitié de l’année à Tellesberg ou à faire la navette entre Charis et Sion. Heureusement, la ligne de sémaphores aménagée le long du passage de Hsing-wu lui avait permis de rester en contact avec le Temple jusqu’à ce qu’il ait atteint la haute mer. Mais ce n’était pas la même chose que de pouvoir veiller lui-même aux intérêts de son archevêché. Les messages transmis par sémaphore étaient par nature succincts et il y avait toujours le risque que le code utilisé soit percé par quelqu’un de malintentionné. Tout convaincu qu’il était de pouvoir se fier à Mahtaio Broun pour interpréter correctement les plus laconiques de ses messages et gérer ses affaires aussi bien que l’aurait pu un homme n’ayant pas encore accédé à l’épiscopat, il ne se sentait pas tout à fait rassuré. Il s’était chargé personnellement de la formation du grand-prêtre et ne doutait ni de son intelligence ni de ses compétences. Néanmoins, l’hostilité du Conseil envers Charis s’était renforcée au cours de l’hiver. Si le Groupe des quatre décidait de sévir, la position de Dynnys dans la hiérarchie du Temple serait sérieusement menacée. Or Broun le savait aussi bien que personne. Par conséquent, n’importe quel rival de Dynnys pourrait voir là une occasion d’inciter son assistant à le trahir. Tout cela, bien sûr, expliquait sa mauvaise humeur, malgré l’air vivifiant du large qu’il inspirait à pleins poumons en s’appuyant sur sa canne de bois dur à pommeau d’argent. — J’espère que le déjeuner vous a convenu, Votre Excellence, lança Braunyng. Dynnys dissimula un sourire involontaire. Le capitaine avait l’air… mal à l’aise. Il avait de toute évidence remarqué l’acrimonie de son passager mais n’avait d’autre choix que de lui offrir un minimum de conversation. Le commandant d’un galion du Temple ne pouvait tout de même pas ignorer un archevêque venu faire une promenade postprandiale sur sa dunette. — Votre cuisinier fait des miracles, capitaine, affirma Dynnys, prenant son hôte en pitié. Je ne ferai jamais un bon marin, cela dit. Les légumes frais me manqueraient trop ! — Merci du compliment, Votre Excellence. Avec votre permission, je le transmettrai au maître coq. Quant aux légumes (Braunyng haussa les épaules avec un sourire), je ne puis qu’être d’accord avec vous. À vrai dire, la première chose que je ferai en débarquant à Port-Céleste sera d’emmener ma femme dans l’un de nos restaurants favoris pour y dévorer la plus énorme des salades vertes qu’on pourra me proposer. — Je vous en prie, capitaine ! s’exclama Dynnys en riant à moitié. Ne me donnez pas des envies de laitue ! — Pardonnez-moi, Votre Excellence, fit Braunyng en inclinant la tête, manifestement soulagé de l’humour qu’avait mis l’archevêque dans sa réponse. (Bientôt, il se redressa et recouvra son sérieux.) Cela dit, Votre Excellence, tout assommant que soit notre régime en mer, il suffit du moins à nous maintenir en bonne santé, grâce à Pasquale. (Il se toucha le cœur puis les lèvres et Dynnys l’imita.) Je n’ose imaginer dans quel état se trouveraient mes hommes sans ses enseignements. — Je ne puis que vous rejoindre sur ce point, capitaine, déclara Dynnys avec la plus absolue sincérité. Les règles diététiques de l’archange Pasquale étaient particulièrement inflexibles pour ceux – tels les hommes passant des quinquaines d’affilée en mer – qui n’avaient pas accès à des provisions fraîches. Lorsqu’on enfreignait ces lois par inadvertance ou nécessité, les conséquences étaient désastreuses. Dynnys se souvenait d’un incident, quelques années plus tôt, où un galion dohlarien avait été quasiment démâté par un terrible coup de vent qui l’avait dérouté au beau milieu de l’océan Austral. Ce qu’il restait de son équipage avait réussi à bricoler un gréement de fortune et à remettre le cap vers son port d’origine, mais il ne se traînait plus qu’à une lenteur désespérante et toutes ses provisions avaient été emportées ou gâtées par la tempête. Lorsque enfin il était entré dans les eaux de l’île de la Faille, les deux tiers de l’équipage étaient morts du scorbut. Comme toujours quand on se trouvait dans l’incapacité d’observer les règles de Pasquale, la maladie s’était propagée à une vitesse effrayante. Dans leur malheur, les survivants avaient tout de même eu la chance de ne pas manquer d’eau. Ils étaient parvenus à canaliser les pluies torrentielles dans des entonnoirs constitués de vieilles voiles pour remplir les réservoirs, qui, manque de vivres ou non, étaient demeurés intacts, grâce à Pasquale ! Dynnys se souvenait d’une expérience à l’école dans sa jeunesse. Quel que soit l’ordre auquel se destinait un ecclésiastique, il devait au moins maîtriser dans les grandes lignes les enseignements des autres archanges. Ce jour-là, un grand-prêtre pascalien avait montré pourquoi le sien recommandait de conserver l’eau dans des cuves en fer et non dans des tonneaux en bois. Ces derniers auraient été moins chers, mais il avait suffi d’un regard aux algues vertes et gluantes qui avaient transformé l’eau du « charnier » de démonstration en une boue épaisse et puante pour bien faire comprendre l’importance de cette règle au jeune Erayk. Ainsi, devenu archevêque, il s’accommodait sans mal du léger goût de rouille que présentait l’eau douce à bord. De même, il ne se faisait pas prier pour consommer comme il se devait sa ration quotidienne de jus de citron et de pousses de haricots. Bien sûr, un prélat de son rang se voyait proposer un régime plus varié qu’un gabier. Les œufs frais du poulailler du pont principal étaient réservés en priorité à Dynnys et à son personnel clérical, puis aux officiers du Saint-Langhorne. Les officiers mariniers et simples matelots ne connaîtraient plus le goût de l’omelette – ou de la volaille – avant de toucher enfin terre. Les mêmes considérations s’appliquaient aux cinq moutons parqués à côté des cages à poules. — À quand estimez-vous notre arrivée à Tellesberg, capitaine ? s’enquit Dynnys. — Nous gouvernons plutôt mieux que d’habitude, Votre Excellence. À cette époque de l’année, le vent souffle surtout du nord-ouest, comme aujourd’hui, ce qui nous permet d’adopter notre meilleure allure. Il ne sera plus aussi favorable une fois que nous aurons arrondi l’île du Marteau pour pénétrer dans l’Enclume, mais il sera tout de même plus avec nous que contre nous. L’une de ces nouvelles « goélettes » dont j’ai entendu parler assurerait cette traversée beaucoup plus vite mais, d’après les calculs de notre maître de timonerie, nous ne sommes plus qu’à vingt-quatre jours de Tellesberg. Dynnys réprima une grimace, sa mauvaise humeur ravivée par la référence du capitaine à ce nouveau type de navire. Braunyng vivait sans doute dans une ignorance béate des réserves de l’Église sur les innovations charisiennes. Sinon, il aurait surveillé ses paroles face à l’archevêque du royaume. Cela dit, songea Dynnys, réjouissons-nous plutôt qu’il se soit ainsi exprimé. C’est un marin professionnel. Je serais sans doute bien inspiré de juger à l’aune de sa réaction la réalité de la menace que représente Charis aux yeux du Conseil. — Avez-vous déjà vu l’une de ces… – comment avez-vous dit ? – « goélettes », capitaine ? — Absolument, Votre Excellence. (Les yeux de Braunyng s’illuminèrent. Il tendit le bras pour s’appuyer au garde-corps de la dunette.) Notez bien que j’aime beaucoup le Saint-Langhorne. C’est un bon et robuste bâtiment qui s’est toujours parfaitement acquitté de sa tâche envers moi et le Temple. Cela étant, même si la Charte nous enseigne que l’envie est un péché, je ne suis qu’un simple mortel. Quand j’ai vu cette goélette remonter au vent mieux qu’aurait pu le faire n’importe quel voilier que j’aie jamais commandé… ! (Il secoua la tête en souriant à l’évocation de ce souvenir.) Je ne connais aucun marin digne de ce nom qui ne rêverait de barrer pareil navire, Votre Excellence. Dynnys dodelina de la tête en renvoyant son sourire au commandant malgré son serrement de cœur. D’après les derniers messages reçus d’Ahdymsyn avec toute la régularité qu’autorisaient les conditions météorologiques, il apparaissait que Charis devenait un foyer d’innovation encore plus bouillonnant que ne l’avaient suggéré les premiers comptes-rendus. Les informations glanées au Temple et à Sion lui donnaient à penser que les renseignements provenant d’autres sources – des princes Nahrmahn et Hektor, par exemple – exagéraient délibérément les faits, mais il ne pouvait tout de même pas négliger la correspondance de son propre suppléant. Or, à l’en croire, cette « goélette » devant laquelle s’extasiait le capitaine de vaisseau Braunyng n’était que la partie émergée de l’iceberg. — Si vous voulez bien m’excuser, capitaine, je vais m’offrir quelques instants de méditation en me promenant sur le pont pour digérer cet excellent déjeuner que nous a servi votre coq. — Je vous en prie, Votre Excellence. Je vais faire en sorte que vous ne soyez pas dérangé. — Merci, capitaine. Je vous en saurai gré. Avec une dernière inclinaison du buste, Braunyng se retira en laissant à l’archevêque le côté au vent de l’étroite dunette. Dynnys adopta une expression réfléchie de circonstance, remonta la cape légère qu’il portait par-dessus sa soutane et entreprit de faire lentement les cent pas, en traînant sa jambe tout juste ressoudée comme il le ferait jusqu’à la fin de ses jours et en s’appuyant sur sa canne pour compenser le roulis. Vingt-quatre jours, selon Braunyng. Près de cinq quinquaines entières. Or qui savait ce qui se passait à Tellesberg – ou au Temple – pendant que le Saint-Langhorne franchissait petit à petit les milliers de milles qui séparaient Havre de Charis ? Il se remémora la réunion au cours de laquelle il avait incité le tribunal ecclésiastique à trancher le litige concernant la succession de Hanth en faveur de Tahdayo Mahntayl. Cette décision lui avait semblé si évidente à l’époque, si routinière. Un simple service rendu en échange d’un généreux cadeau personnel. Or les implications de ce geste se faisaient soudain démesurées. Sur le moment, il ne s’était agi que d’un pas de plus dans la danse bien réglée des acteurs du Temple. Désormais, il apparaissait très clairement à Dynnys que son avenir dans l’Église était plus fragile qu’il l’avait alors imaginé et que ses actes si anodins avaient servi les intérêts des hommes qui voulaient briser à jamais la richesse et la puissance de son archevêché. Il songea à sa conversation de l’hiver avec le vicaire Zahmsyn. Le chancelier n’avait pas fait mystère de son inquiétude à propos de Charis mais était parvenu à le tranquilliser en lui garantissant qu’aucune décision ne serait prise dans l’immédiat. Malgré tout, comme approchait le printemps et que commençait de dégeler le passage de Hsing-wu, l’archevêque s’était senti de plus en plus angoissé. Or son dernier entretien avec Trynair avant son départ pour Tellesberg avait été tout sauf rassurant. Non à cause de ce qu’avait dit le vicaire, mais en raison de ce qu’il avait tu. Il ne faisait aucun doute dans l’esprit de Dynnys que le chancelier – et peut-être même l’ensemble du Groupe des quatre – agissait déjà de son côté pour prévenir toute menace émanant de Charis. Pourtant, aucune de ses sources n’avait pu lui souffler quelles mesures envisageaient les maîtres de l’Église, et le silence qu’avait observé Trynair à propos de leurs projets lui avait semblé de sinistre présage. Il s’interrompit un instant dans ses réflexions et tourna vers la mer un regard aveugle. Il avait beau chercher, il ne voyait que deux solutions capables de retarder la tempête qui menaçait. La première serait d’agir de façon décisive pour démontrer qu’il contrôlait la situation. Si les plus troublantes des innovations charisiennes pouvaient être jugées comme entrant en violation des Proscriptions – ou comme en approchant – et qu’il parvenait à révoquer leur autorisation, cela suffirait peut-être à convaincre les quatre puissants qu’il pourrait s’en sortir sans leur intervention. Rien ne garantissait que l’effet escompté serait atteint, mais c’était une possibilité. Sinon, l’autre solution serait de leur démontrer qu’ils avaient tort de voir d’un si mauvais œil les événements de Charis. S’ils finissaient par comprendre qu’ils avaient dramatisé les faits et que les comptes-rendus de pays tels qu’Émeraude et Corisande étaient très exagérés, alors peut-être renonceraient-ils à prendre des mesures contre le royaume. À tout le moins, ils ne pouvaient pas ignorer combien la dîme de Charis contribuait à remplir les caisses de l’Église chaque année. Ils ne tireraient tout de même pas un trait sur cette source de revenus sans être absolument certains de n’avoir d’autre choix ! Il espérait qu’ils hésiteraient, en tout cas, parce que si l’Église – voire « seulement » le Conseil des vicaires dans son rôle séculier – décidait que Charis devait être détruite, alors elle le serait. Et si Charis tombait, la carrière du responsable de son orthodoxie s’arrêterait net, avec pertes et fracas. Erayk Dynnys devrait renoncer à son archevêché, à la richesse qu’il représentait et au moins aux deux tiers de son pouvoir et de son prestige. Quant au pot-de-vin qu’il avait reçu de Hektor, il se révélait soudain insignifiant. Comment ont-ils pu me faire cela, à moi ? s’écria-t-il en son for intérieur. Pendant toutes ces années, j’ai été leur archevêque, j’ai pris soin d’eux, je les ai protégés de l’Inquisition et des membres du Conseil qui s’émeuvent systématiquement de tout changement. Et comment me remercient-ils ? En embrassant toutes ces maudites notions nouvelles ! En se jetant droit dans la tanière du dragon… et en m’entraînant avec eux parce qu’ils sont trop stupides pour se rendre compte de ce qu’ils font ! Le regard perdu dans les eaux bleues et houleuses de la mer Markovienne, il pesta contre l’injustice d’un monde où Dieu permettait qu’on le traite ainsi. .III. Palais du roi Rahnyld IV Gorath Royaume du Dohlar — Alors, père Ahlbyrt ? lança Samyl Cahkrayn, duc de Fern, au jeune prêtre que le valet de pied du palais royal faisait entrer dans son bureau privé. Que puis-je pour vous aujourd’hui ? — Tout d’abord, Votre Grâce, permettez-moi de vous remercier d’avoir accepté de me recevoir, répondit Ahlbyrt Harys. Je sais combien votre charge de premier conseiller du royaume vous accapare et je ne suis, hélas, qu’un simple bas-prêtre. (Il afficha un sourire charmeur.) Croyez-moi, je suis bien conscient de n’être, de ce fait, que du menu fretin. — Sottises, mon père ! (Fern lui rendit son sourire, d’une façon nettement plus appuyée.) Vous travaillez pour le Conseil des vicaires et votre lettre de recommandation est signée du chancelier lui-même. Cela fait de vous un plus gros poisson que vous l’imaginez. — C’est très aimable à vous, Votre Grâce. En fait, comme tous deux le comprenaient parfaitement, cette recommandation faisait de lui un énorme poisson. Mais ils connaissaient aussi les règles du jeu et savaient que son faible niveau hiérarchique ne lui permettait d’en profiter que de façon officieuse. La seule différence entre eux était que Harys savait ce que cette nuance avait de capital. — Le chancelier m’annonçait dans sa lettre que votre visite serait d’ordre diplomatique, mon père ? — À vrai dire, Votre Grâce, il serait plus exact de dire que je suis ici à titre consultatif. Le vicaire Zahmsyn s’inquiète de certains événements – pas au Dohlar, bien entendu – qui pourraient entraîner des conséquences fâcheuses pour les desseins de Dieu. J’ai pour instruction de vous en faire part. Fern l’avait écouté avec un sourire grave, qui disparut aux derniers mots de Harys. Il se redressa brusquement sur son siège. — Vous me faites peur, mon père, hésita le duc dans le silence que le prêtre avait laissé s’installer. — Il est toujours possible que les craintes du chancelier soient infondées, le rassura Harys sur un ton très étudié. Pour tout dire, je ne suis moi-même pas aussi expérimenté que lui en la matière. Mon interprétation de la situation est peut-être imparfaite. Il n’est pas exclu que je dramatise ce qu’il m’a confié en me préparant pour cette mission. — Bien entendu, murmura Fern. Pourtant, Harys lut dans ses yeux perçants qu’il n’était pas dupe. Il avait parfaitement identifié le camouflage diplomatique dont le prêtre avait enrobé ses dernières phrases, même s’il n’en connaissait pas encore la raison. — Cela dit, reprit Harys, il est vrai que des évolutions et initiatives troublantes nous sont constamment signalées en Charis. Bien sûr, rien ne prouve pour l’instant que les Proscriptions aient été enfreintes. Dans le cas contraire, l’Église Mère et l’Inquisition seraient déjà intervenues. Malgré tout, il semblerait que les Charisiens se rapprochent dangereusement de la ligne à ne pas franchir. — Je vois, affirma Fern. Harys, quant à lui, savait que le duc ne voyait rien du tout – pour l’instant, du moins. — L’Église Mère ne peut pas fonder de représailles sur de simples soupçons, poursuivit le bas-prêtre. Il s’agit là, comme vous ne l’ignorez pas, d’un principe de base établi de longue date. Mais ce qui engage l’Église Mère dans un sens collectif et spirituel, en tant que gardienne consacrée des desseins de Dieu, se fait moins restrictif quand ses serviteurs découvrent qu’ils doivent agir dans un rôle plus temporel. Fern acquiesça en silence, parfaitement éclairé, cette fois. — Dans un sens, poursuivit Harys pour enfoncer le clou, je suis moins ici au service du vicaire Zahmsyn dans son rôle de chancelier qu’à celui des Chevaliers des Terres du Temple dans l’exercice de leurs responsabilités au titre de l’administration séculière de leur territoire. Bien sûr, les Chevaliers siègent aussi au Conseil des vicaires. Leurs devoirs de souverains dans ce monde et de guides spirituels veillant sur le salut des âmes dans le prochain doivent donc se rejoindre dans une certaine mesure. Toutefois, ce à quoi est liée l’Église Mère ne doit être pris à la légère par aucun de ses serviteurs, qu’ils agissent dans un rôle spirituel ou temporel. — Je me suis souvent dit qu’il devait être extraordinairement difficile pour les vicaires de s’acquitter de leurs lourdes tâches. Les miennes, en tant que premier conseiller du roi Rahnyld, ne sont que l’ombre de celles qui leur incombent. Il arrive que je me sente déchiré entre des obligations contradictoires, mais ce n’est sûrement rien par rapport à ce que doit vivre quelqu’un comme le chancelier. D’un côté, toutes les responsabilités d’un souverain séculier lui échoient. De l’autre, il doit faire preuve d’une vigilance de tous les instants à l’égard des plus infimes écarts auxquels il pourrait succomber dans leur exercice à cause de ses obligations encore plus graves envers Dieu et l’Église Mère. — C’est, hélas, on ne peut plus vrai, Votre Grâce, dit Harys avec un maigre et triste sourire. Dans le cas de Charis, le problème se voit encore compliqué par le fait que l’Église Mère et les Terres du Temple ne maintiennent aucune force navale d’importance. S’il devait advenir qu’une action directe contre Charis se révèle nécessaire, ni l’Église ni les Terres du Temple n’auraient les moyens de l’assumer. — Le chancelier juge-t-il une telle issue probable ? s’enquit Fern d’un ton calme et réfléchi que démentit son regard préoccupé. Harys eut un geste d’ignorance. — Là encore, Votre Grâce, n’oubliez pas que je suis encore relativement jeune et inexpérimenté. Je vais peut-être trop loin dans mon interprétation des instructions du chancelier. Je suis toutefois persuadé qu’il craint effectivement qu’un jour se lève où un conflit sera inévitable. Si c’est probable, en revanche, il n’est pas en mon pouvoir d’en décider. Mais le chancelier se révélerait très négligent si, malgré ses prières, devait advenir un tel désastre et qu’il n’ait pris aucune mesure pour s’y préparer. D’où ma venue à Gorath. — Vraiment ? fit Fern en penchant la tête sur le côté. — Votre Grâce, contrairement aux Terres du Temple, le Dohlar dispose d’une puissante marine. En outre, sans vouloir suggérer que des considérations de gain matériel pourraient influer sur la politique de votre royaume, j’ajouterai que la force maritime de Charis menace directement vos besoins et aspirations. En conséquence, le chancelier m’a demandé de vous rappeler que les Terres du Temple et le Dohlar partagent un intérêt commun naturel. Si les inquiétudes du chancelier reflètent ses devoirs d’éminent berger de Dieu, il n’oublie pas que la prospérité de Charis en termes de richesse et de puissance menace l’avenir du Dohlar. La principale raison de ma présence est de vous faire part de ses craintes croissantes et de vous garantir que l’Église Mère et lui comprendront toutes les réserves que le roi Rahnyld et vous pourriez éprouver envers Charis. Le regard de Fern se fit encore plus absorbé. — Le chancelier se prépare-t-il à intervenir dans l’éventualité où cela deviendrait nécessaire ? — Comme je l’ai dit, Votre Grâce, il ne dispose pas de la force navale nécessaire. Ou du moins suffisante face à une telle menace. Il est du reste trop tard pour que les Terres du Temple développent leur flotte. En revanche (il regarda le duc droit dans les yeux), leur trésor est considérable. S’il devenait inévitable d’intervenir, je ne doute pas que le chancelier et le grand-vicaire verraient du devoir de l’Église Mère de soutenir le bras armé de tout prince ou roi qui se battrait pour défendre les desseins de Dieu. Le silence régna dans la salle pendant plusieurs secondes au terme desquelles Fern hocha lentement la tête. — Je vous remercie de m’avoir fait part de ces considérations, mon père. Je vous assure que j’informerai au plus vite Sa Majesté des inquiétudes du chancelier et de votre analyse des contraintes qui sont les siennes dans leur prise en compte. Sans pouvoir m’exprimer au nom du roi, je suis certain qu’il attendrait de moi que je vous demande d’informer le chancelier qu’en tant que fils loyal de l’Église Mère il se tient prêt, comme toujours, à la défendre contre n’importe quelle menace. — Votre Grâce, je vois que votre réputation de délicatesse et de piété n’est pas usurpée. (Il s’inclina.) Je vais immédiatement transmettre vos paroles au chancelier. Et, bien entendu (il leva les yeux pour croiser le regard du duc), je vous tiendrai informé des nouvelles que je pourrais recevoir de lui. AOÛT DE L’AN DE GRCE 891 .I. Palais archiépiscopal Tellesberg Royaume de Charis — Votre Excellence. Le délégué archiépiscopal Zherald Ahdymsyn s’inclina pour embrasser l’anneau de l’archevêque Erayk Dynnys, qui venait d’être invité à entrer. Le palais archiépiscopal était officiellement la résidence de Dynnys, mais c’était là que vivait Ahdymsyn, aussi celui-ci se sentait-il toujours un peu mal à l’aise quand arrivait son supérieur. Comme d’habitude, il l’avait accueilli dans le vestibule dont les beaux alignements de carreaux de marbre noirs et blancs baignaient dans la lumière du soleil offerte par les larges et profondes fenêtres. — Bienvenue à Tellesberg, poursuivit-il en se redressant. — Merci, Zherald, répondit Dynnys avec un sourire quelque peu acide. Votre accueil me touche, même si, en toute honnêteté, je préférerais être à Sion. — C’est compréhensible, Votre Excellence. Ahdymsyn retourna son sourire à son supérieur malgré l’émoi que lui causait son allure. Ce n’étaient ni sa canne de bois dur ni sa raideur, à l’évidence destinées à soulager sa jambe droite : à cela, il s’était plus ou moins attendu, compte tenu des dépêches reçues à propos de ses blessures. Ce qu’il n’avait pas prévu, en revanche, c’était le sillon vertical qui creusait presque en permanence le front de l’archevêque entre ses deux yeux. Ni, du reste, la préoccupation qui se lisait dans ces derniers. — Nous avons beaucoup de choses à nous dire, déclara Dynnys en regardant par-dessus son épaule sa suite défiler respectueusement dans le vestibule derrière lui. Ahdymsyn reconnut la plupart des visages mais en décela quelques nouveaux. Il y en avait toujours. Il s’étonna de l’absence de Mahtaio Broun, mais pas longtemps. L’importance croissante que le grand-prêtre avait prise au service de l’archevêque, dont il avait su gagner la confiance, avait dû faire de lui le choix logique pour remplacer Dynnys au Temple et veiller à ses intérêts en son absence. De fait, Ahdymsyn pencha la tête sur le côté avec un air un peu inquisiteur quand Dynnys fit signe d’avancer à l’un des inconnus, un jeune bas-prêtre. — Zherald, je vous présente le père Symyn Shumakyr, mon nouveau secrétaire. Symyn, le délégué archiépiscopal Zherald. — C’est un honneur, Votre Excellence, murmura Shumakyr en se penchant pour embrasser l’anneau d’Ahdymsyn. — Bienvenue à Tellesberg. Shumakyr était un jeune homme d’allure charmante, au regard vif et alerte, vêtu de l’habit de l’ordre de Langhorne, la couronne blanche du secrétaire d’un prélat brodée sur sa manche. Après avoir été présenté, il recula pour adopter la position seyant à son rang, à la gauche de son supérieur, un pas derrière lui. À première vue, il semblait tout à fait digne de succéder à Broun. — Je suis sûr qu’après ce long et épuisant voyage vous apprécieriez de vous reposer et de vous rafraîchir, Votre Excellence, dit le délégué archiépiscopal en se tournant vers Dynnys. — Absolument. Hélas, mon accident m’a tenu beaucoup trop longtemps éloigné de Charis. (Il adressa à Ahdymsyn un regard direct et perçant.) Aussi aimerais-je me mettre tout de suite au travail pour rattraper un peu du temps perdu. Je me disais que nous pourrions déjeuner tranquillement avant de passer en revue les affaires de l’archevêché. — Bien sûr, Votre Excellence, répondit Ahdymsyn sans réelle surprise compte tenu de l’anxiété visible dans les yeux et le langage corporel de son supérieur. (Il fit signe à un domestique en livrée.) Hauwyrd vous accompagnera jusqu’à vos appartements de sorte que vous puissiez vous rafraîchir avant de passer à table. Nous veillerons aussi à l’installation de votre suite, bien entendu. — Merci, Zherald, dit Dynnys avec un sourire de reconnaissance sincère. Ce sera parfait. — Ainsi, même si cette récente avalanche de nouvelles idées ne me met pas à l’aise, le père Paityr m’assure qu’absolument rien ne prouve une quelconque violation des Proscriptions. — C’est ce que j’avais compris en lisant vos dépêches et, bien sûr, les rapports du jeune Wylsynn. Dynnys se renfonça dans son confortable fauteuil derrière le bureau de la vaste pièce réservée en permanence à son usage exclusif pour ses visites en son archevêché. Ahdymsyn s’était installé en face de lui. Le père Symyn, quant à lui, était assis à une table plus modeste, sur le côté. Il prenait des notes, le papier crissant sous la pointe de sa plume. — Comme vous, je n’aime pas du tout la soudaineté à laquelle sont apparues ces innovations, poursuivit l’archevêque. Voilà pourquoi j’ai demandé au père Paityr de réexaminer ses premières conclusions. (Il marqua une pause, fit la grimace et jeta un coup d’œil à son secrétaire.) Ce qui suit devra rester entre nous, Symyn. — Bien, Votre Excellence, murmura Shumakyr en posant sa plume avant de croiser les mains sur son pupitre. — Pour être tout à fait franc, Zherald, je ne suis pas le seul, au Temple ou à Sion, à m’être alarmé en entendant les nouvelles de Charis. Le chancelier lui-même a exprimé ses inquiétudes en plus d’une occasion. Il s’interrompit et Ahdymsyn hocha légèrement la tête. Il était inutile à l’archevêque de préciser que, si le vicaire Zahmsyn avait formulé une opinion, cela faisait d’elle celle du Groupe des quatre. — Je crois que ses craintes ne se résument pas aux seules innovations introduites en matière de construction navale, de machines à filer et à tisser ou de mathématiques, reprit Dynnys, mais toutes ces évolutions sont symptomatiques de ce qui semble le préoccuper. J’espère donc qu’il sera possible de bientôt le rassurer sur ces différents points. Nous devons lui montrer que nous avons conscience de nos responsabilités, tant envers le Conseil qu’envers Dieu, et que nous les assumons avec vigilance et clairvoyance. De même, il nous faut prouver notre détermination à garder l’esprit ouvert et à poursuivre l’examen des processus et dispositifs suspects pour les interdire si nous jugeons qu’ils ont été autorisés par erreur. — Je comprends, Votre Excellence. — Bien. Dans cet objectif, je souhaiterais rencontrer le père Paityr dès que possible, demain matin. — Je ferai le nécessaire, Votre Excellence. — Merci. (L’archevêque donna un signe du menton à Shumakyr, qui reprit sa plume, puis se tourna vers Ahdymsyn.) À présent, Zherald, veuillez poursuivre. — Avec plaisir, Votre Excellence. (Il s’éclaircit la voix.) Je m’inquiète de quelques points secondaires d’interprétation doctrinale de la part de certains membres du clergé local, commença-t-il en pesant ses mots. Je n’ai détecté aucun signe de remise en question intentionnelle ou délibérée de l’orthodoxie, mais il est certaines questions sur lesquelles Son Excellence serait peut-être bien inspirée de conseiller nos prêtres et évêques. (Dynnys plissa légèrement les yeux et Ahdymsyn poursuivit sans hâte.) De tels menus redressements sont loin d’être rares, bien entendu, et je m’en suis occupé au fur et à mesure. Néanmoins, puisque vous voici en Charis, je crois que tous nos frères seraient heureux de vous entendre exprimer en toute franchise vos propres vues en la matière et leur prodiguer ainsi votre instruction pastorale. — Vous avez sûrement raison, acquiesça Dynnys au bout d’un instant. Faites en sorte de ménager de la place dans notre calendrier pour une séance de ce type. Peut-être serait-il bon que je m’entretienne tout d’abord en privé avec l’évêque Maikel ? — Ce serait sage, en effet, Votre Excellence, ne serait-ce que par courtoisie. — Faites également le nécessaire, dans ce cas, je vous prie. — Bien sûr, Votre Excellence. (Ahdymsyn s’éclaircit de nouveau la voix.) L’un des points positifs dont je souhaitais vous faire part est la promptitude avec laquelle est versée la dîme de l’archevêché, dit-il beaucoup plus gaiement. Cela ne veut pas dire que je n’ai noté aucun grommellement – il y en a toujours – ni aucune demande d’exemption. J’ai d’ailleurs accordé quelques commutations, sous réserve de votre aval, bien sûr. » Les terres et seigneuries de l’Église, ainsi que ses couvents et monastères, sont dans l’ensemble bien tenus. Je suis un peu préoccupé par la gestion d’un ou deux de nos domaines en Terre de Margaret mais, en règle générale, je n’ai que peu de plaintes ou critiques à formuler. En ce qui concerne… — Votre Excellence. Le père Paityr Wylsynn traversa d’un pas vif le vaste bureau à l’ameublement luxueux d’Erayk Dynnys. Il posa un genou à terre devant l’archevêque et baissa la tête pour embrasser son anneau. Il garda la pose jusqu’à ce que Dynnys lui ait touché légèrement l’épaule. — Levez-vous, mon père, lança l’archevêque. Wylsynn obéit, croisa les bras dans les manches de sa soutane et attendit en silence, une expression d’attention et de respect affiché sur le visage tandis que Dynnys le considérait d’un air songeur. Il avait tout d’un Wylsynn, se dit l’archevêque. Ce nez fort et cette moue résolue, pour ne pas dire entêtée, ne lui étaient que trop familiers, mais il y avait autre chose chez ce jeune homme, dans ses yeux gris, ou peut-être dans la posture de ses épaules. Il ne fallait y voir ni provocation ni irrespect, mais plutôt… de la sérénité. Quoi qu’il en soit, Dynnys se sentit mal à l’aise. Aussi afficha-t-il un sourire plus large qu’à son habitude pour dissimuler sa gêne. — Je vous remercie, père, d’avoir accédé si vite à ma demande de réexaminer vos conclusions concernant les nouveaux processus et dispositifs introduits en Charis au cours de l’année passée. — Je suis heureux d’avoir pu vous satisfaire, Votre Excellence. — Oui. Eh bien… (Dynnys pivota sur lui-même, fit le tour de son bureau en boitillant pour regagner son fauteuil et s’y laissa tomber), même si j’apprécie la vitesse de votre réaction, je me demande si je ne vous ai pas un peu bousculé. Êtes-vous certain d’avoir pris assez de temps pour n’avoir aucun doute, en votre âme et conscience, sur votre verdict ? Il observa le jeune grand-prêtre droit dans les yeux. Au Temple ou à Sion, n’importe quel ecclésiastique de son rang se serait laissé fléchir. Wylsynn, lui, se contenta d’affronter son regard et de hocher la tête. — Absolument, Votre Excellence. — Ainsi, vous vous en tenez à votre opinion d’origine selon laquelle aucune violation des Proscriptions n’a eu lieu ? L’Église ne serait donc pas fondée à émettre un avertissement ni à révoquer une attestation donnée ? insista aimablement Dynnys. — Tout à fait, Votre Excellence. — Je vois. Dynnys continua à dévisager le jeune intendant aux cheveux roux avec un sentiment aigu de découragement. Wylsynn ne pouvait tout de même pas être aussi aveugle aux réalités politiques de l’Église qu’il voulait le montrer, mais son flegme formait un bouclier imperméable aux piques de l’archevêque. Le Groupe des quatre attendait de Dynnys qu’il prenne les mesures appropriées et leur apporte la preuve que Charis obéissait assez à son archevêque pour que les vicaires n’aient pas à intervenir. S’il ordonnait la révocation d’une autorisation et que Charis l’acceptait – ce dont il ne doutait pas –, cela suffirait à attester de sa maîtrise de la situation. Mais si Wylsynn ne lui offrait aucune ouverture, il n’aurait aucun moyen d’agir. Avec un autre intendant, Dynnys aurait été tenté de lui ordonner de reformuler ses évaluations d’origine pour lui donner ce dont il avait besoin. Avec celui-ci, c’était hors de question. Par ailleurs, il n’était pas tout à fait certain de vouloir que Wylsynn interdise une quelconque innovation charisienne. Je le crois, du moins, songea-t-il. Je dois faire contre mauvaise fortune bon cœur, car cette fichue tête de mule ne cédera pas un pouce de terrain. D’un autre côté, tant que Wylsynn tient bon – et il en a clairement l’intention –, même Clyntahn aura du mal à condamner Charis pour hérésie. Dès lors, si j’insiste sur son assurance dans mes rapports destinés au Temple en affirmant que « vraiment, tout va bien ici »… — Dans ce cas, reprit-il à voix haute, je suppose que nous n’avons rien à ajouter là-dessus. Néanmoins, je voudrais vous demander votre impression personnelle sur ce fameux Merlin Athrawes. J’ai lu votre message à son sujet, bien sûr, mais j’ai souvent remarqué qu’il est difficile d’exprimer par écrit toutes les nuances d’un problème. — Certainement, Votre Excellence, dit Wylsynn quand Dynnys se tut, un sourcil levé. Comme je l’ai écrit dans le message que vous venez de mentionner, je me suis personnellement entretenu avec le lieutenant Athrawes. Vous ne me l’aviez pas demandé précisément, mais j’ai senti que les bruits qui l’entouraient justifiaient que je m’intéresse à lui de plus près. Bien entendu, il était inévitable que courent à son sujet les plus folles rumeurs, compte tenu du rôle qu’il a joué dans la défense de la vie du prince héritier puis dans la mise au jour de la trahison du duc de Tirian. » À la suite de ces ouï-dire, je lui ai spécifiquement demandé s’il était ou non un seijin. Il m’a répondu que, au terme de nombreuses années d’étude, il possédait certaines des aptitudes attribuées à ces mages. Du fait de sa réputation en la matière, il n’a pas eu besoin de préciser qu’il maîtrisait les arts martiaux aussi bien qu’un seijin. En revanche, il m’a affirmé ne pas revendiquer ce titre. (Il haussa les épaules.) Mon propre examen des récits concernant ces héros me dicte que très peu de seijin authentiques se sont présentés comme tels. Cette distinction semble leur être accordée a posteriori, en fonction de leurs exploits. Sachant cela, j’en ai conclu que le lieutenant Athrawes est sans doute bel et bien un seijin, ses qualités de guerrier faisant qu’il sera considéré comme tel avec le temps. — Et ces enfants qu’il a sauvés d’une attaque de krakens ? — À mon avis, Votre Excellence, les rescapés étaient – de façon fort compréhensible – très choqués et ont dû exagérer les faits. Il est vrai que les autorités de Port-du-Roi ont récupéré un kraken terrassé au harpon, mais aucune autre carcasse n’a été retrouvée. Or, d’après le prince héritier Cayleb, qui est un officier de marine expérimenté et se trouvait aux premières loges, les enfants naviguaient beaucoup plus près du môle qu’ils l’imaginaient. » D’après ce que je puis reconstituer des événements, le kraken a dû les attaquer assez près du lieutenant Athrawes pour que celui-ci effectue un jet de harpon de toute façon assez remarquable. Cela serait conforme aux talents de guerrier dont il avait déjà fait preuve. Il a ensuite plongé dans l’eau et nagé jusqu’à l’embarcation, où la bête blessée a continué à s’en prendre aux enfants jusqu’à ce que sa plaie mortelle ait raison de lui. Peut-être le lieutenant a-t-il contribué à repousser la créature moribonde, mais j’imagine qu’il s’est davantage préoccupé de sortir les enfants de l’eau, sur la coque retournée, là où le monstre aurait plus de mal à les atteindre. » Sans vouloir minimiser le courage indéniable du lieutenant, je crois que là se sont limitées ses actions. De fait, et c’est tout à son honneur, il n’a jamais prétendu en avoir fait davantage. En tout cas, même en reconnaissant la sincérité des enfants attaqués, je doute que même un seijin ait pu propulser un harpon à cent cinquante yards, parcourir cette distance à la nage en un clin d’œil puis étrangler trois ou quatre krakens à mains nues ! Au contraire, je suis persuadé que tout pourrait s’expliquer par un effet boule de neige. Le lieutenant Athrawes a fait sa première apparition dans des circonstances déjà spectaculaires, après tout. En sachant cela, il ne faut pas s’étonner que les ragots des ignorants lui attribuent toutes sortes de pouvoirs quasi miraculeux. — Mais c’est là tout ce que vous voyez : des « ragots d’ignorants »… — Sans doute pas uniquement mais, pour l’essentiel, oui, Votre Excellence. — Et pour ce qui est des raisons de sa présence à Tellesberg ? poursuivit Dynnys en plissant très légèrement les yeux. — Je crois qu’il est venu proposer à la maison Ahrmahk ses services en tant que guerrier – un guerrier extraordinaire, sans doute, mais pas davantage. Je crois qu’il admire vraiment le roi Haarahld, et son affection pour le jeune Cayleb saute aux yeux. — Vous ne détenez la preuve de rien de plus ? — Non, Votre Excellence, dit Wylsynn avec fermeté. Je devine que des rapports et rumeurs ont fait état – peut-être jusqu’au Temple – d’intentions malveillantes de sa part. Compte tenu de la confiance qu’Athrawes a su obtenir de Haarahld et de Cayleb, la jalousie et le dépit de certains ne pouvaient que donner naissance à des bruits de ce genre, qu’ils soient fondés ou non. Et soyons réalistes : il est peu probable que le lieutenant ne nourrisse aucune ambition. Il se trouve certainement bien placé pour s’élever très haut dans la hiérarchie de la garde royale, par exemple. Je doute qu’il refuserait primes et promotions si on les lui proposait. » Néanmoins, au regard de mes conversations avec cet homme, le roi Haarahld et le prince héritier Cayleb, je suis convaincu que son éventuelle malice ne va pas plus loin. Au contraire, je crois cet homme très respectueux de Dieu et incapable de défier Sa volonté. Dynnys cligna des yeux. Il ne put s’en empêcher. Il émanait de la voix de Wylsynn une certitude absolue, comme si le Seigneur Lui-même lui soufflait ses paroles à l’oreille. Peut-être se trompait-il, mais jamais Dynnys ne pourrait ébranler sa foi en la valeur de ce lieutenant Athrawes. Au demeurant, songea l’archevêque désabusé, si un Wylsynn se porte garant de lui, qui serions-nous, pauvres mortels, pour remettre en question ce vote de confiance ? — Je vois, laissa-t-il tomber au bout d’un instant. Eh bien, père, je dois dire que vous m’avez rassuré sur plusieurs points. Je vous en suis reconnaissant, tout comme de votre dévotion et du zèle dont vous avez fait preuve dans l’examen de ces questions. — Je suis ravi de l’entendre, Votre Excellence. J’espère que vous n’hésiterez pas à faire appel à moi si je puis vous être encore d’un quelconque service au cours de votre visite pastorale. — Bien entendu, père. (Dynnys se leva, tendit sa main droite au-dessus du bureau et Wylsynn se pencha pour embrasser une fois de plus l’anneau archiépiscopal.) Allez en paix, père. — Merci, Votre Excellence. Dynnys se rassit tandis que se retirait le grand-prêtre en refermant en silence la porte derrière lui. L’archevêque observa le battant pendant quelques secondes puis se tourna vers le père Symyn, toujours assis à son propre bureau. — Alors, Symyn, quelle est la suite du programme ? — Cette eau-de-vie est extraordinaire, Zherald, commenta l’archevêque Erayk en passant sous son nez son profond verre tulipe pour humer les effluves qui en émanaient. — N’est-ce pas ? fit Ahdymsyn. C’est un cadeau du prieur de Saint-Trevyr. (Les commissures de ses lèvres frémirent.) Je ne lui ai pas demandé d’où elle venait. — Vous avez sans doute bien fait, approuva Dynnys avec un petit rire avant de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Vous avez assez travaillé pour aujourd’hui, Symyn, lança-t-il à son secrétaire. Posez donc votre plume et servez-vous un verre. — En êtes-vous certain, Votre Excellence ? Je peux encore prendre quelques notes, affirma Shumakyr. — Taratata ! Vous avez peut-être envie de continuer mais, moi, j’ai eu une longue journée. Je ne dirai plus rien d’officiel avant demain. — Je comprends, monseigneur. Le secrétaire nettoya sa plume avec soin et la rangea. Il reboucha son encrier et empila tout aussi proprement ses feuilles de papier avant de refermer le couvercle de son pupitre. Ensuite, il se dirigea vers le guéridon et, docile, se servit un verre d’eau-de-vie. Derrière les fenêtres du bureau de Dynnys, le soleil disparaissait à l’horizon. À Tellesberg depuis dix-huit jours, l’archevêque n’avait pas perdu son temps. Ahdymsyn devait admettre que son supérieur s’était attaqué aux nombreux problèmes à résoudre avec une énergie et une intensité que le délégué archiépiscopal ne lui connaissait pas. — Je dois avouer, reprit l’archevêque en posant les pieds sur une ottomane brodée, que je me sens rassuré sur plusieurs points. Ce qui ne veut pas dire (il lança un regard perçant à Ahdymsyn) que d’autres ne continuent pas à me tourmenter. — N’en est-il pas toujours ainsi, Votre Excellence ? répondit son suppléant avec un léger sourire de lassitude. — Certes, certes, soupira Dynnys. L’espace d’un instant, son visage parut vieilli de plusieurs années, usé par les soucis et le rythme de travail enduré au cours des trois quinquaines et demie passées. À sa grande surprise, Ahdymsyn éprouva une pointe de compassion qui n’avait rien à voir – ou presque – avec sa position et ses ambitions. — J’ai rédigé une première ébauche de mon rapport préliminaire, poursuivit Dynnys après avoir trempé ses lèvres dans son eau-de-vie. Je vous serais reconnaissant d’y jeter un coup d’œil demain matin pour que je puisse bénéficier de votre point de vue. — Certainement, Votre Excellence. Ahdymsyn parvint à ne pas laisser paraître sa surprise dans sa voix, mais cette requête était pour le moins inhabituelle. Bien sûr, ce n’est sans doute pas si étonnant que cela, compte tenu de la pondération qu’a dû lui réclamer son texte, songea le délégué archiépiscopal. Au moins, il ne me demande pas de le cosigner ! Il se sentit presque honteux de sa réaction. Quoi qu’il puisse penser de l’archevêque, celui-ci n’était pour rien dans ses problèmes du moment. Il n’avait jamais réclamé cette soudaine et déplaisante vague d’inventivité. Au moins, il pourrait affirmer en toute honnêteté que son intendant n’éprouvait aucune crainte quant aux nouveaux dispositifs et processus. Cette certitude lui faciliterait sans doute la tâche. Peut-être ne satisferait-elle pas autant que quelques manquements bien choisis les éléments les plus vindicatifs du Saint-Office de l’Inquisition, mais elle mettrait pour un temps un peu d’eau sur le feu. Quant aux autres problèmes, plus fondamentaux, dont souffrait l’archevêché, ils dataient d’avant la prise de fonctions de Dynnys. Bien sûr, il aurait dû s’en occuper plus tôt, mais on est toujours plus sage a posteriori. D’ailleurs, Ahdymsyn se reprochait lui aussi de ne s’être pas méfié davantage de l’évêque Maikel, même si jamais il ne l’aurait avoué à personne. Ahdymsyn n’avait pas participé à la rencontre privée entre Staynair et Dynnys. Seul le père Symyn était présent en sa qualité de secrétaire. Aussi le délégué archiépiscopal se figurait-il que la réunion aurait sans doute pu mieux se passer mais que Staynair ne s’était pas élevé contre son supérieur. Sinon, Dynnys n’aurait eu d’autre choix que de réagir. Or, grâce à Dieu, il n’en avait rien fait. Il ne manquerait plus que le Groupe des quatre éprouve de nouvelles inquiétudes quant à la fiabilité doctrinale du clergé local. Et s’il fallait sanctionner le premier évêque du royaume… Mais ils avaient réussi à l’éviter. S’ils parvenaient à dissiper, même temporairement, les inquiétudes du Groupe des quatre, peut-être arriveraient-ils à éviter le pire. L’archevêché n’avait besoin pour remettre de l’ordre dans ses affaires que d’un peu de temps : un an ou deux, tout au plus, sans que le Groupe des quatre aggrave la situation. Il n’en faudrait pas davantage, songea Ahdymsyn en se demandant comment l’archevêque avait remédié à ses propres craintes concernant l’évêque Maikel. Eh bien, je suppose que je l’apprendrai demain, non ? se dit-il en levant son verre avec délectation. .II. Port-du-Roi Île de Helen Royaume de Charis — Que pense Domynyk du capitaine de vaisseau Maylyr ? lança Merlin. Cayleb et lui étaient attablés sous un auvent au sommet de la citadelle à sucer des pinces de crabe-araignée dans l’agréable brise de l’après-midi, Gahlvyn Daikyn, le valet de Cayleb, connaissait une recette particulièrement savoureuse pour préparer ces animaux, et Merlin en était venu à les apprécier. Toutefois, il ne s’imaginait pas capable d’égaler le prodigieux appétit juvénile dont faisait montre le prince héritier pour ce mets délicat, même s’il avait disposé d’un estomac naturel d’une capacité suffisante. Avant de répondre, Cayleb prit le temps d’avaler et de faire glisser la chair succulente avec une longue gorgée de bière. — Je le crois assez satisfait, dit-il sans conviction. Maylyr n’a eu que deux quinquaines pour s’adapter, après tout. — Certes, mais Domynyk n’a pas tort d’attirer notre attention sur le peu de temps dont nous disposons pour nous « adapter », fit remarquer Merlin en se faisant l’avocat du diable. — C’est vrai, admit Cayleb avec un sourire d’un blanc éclatant, mais je n’ai aucune intention de le destituer sur un coup de tête. Je crois que nous pouvons lui accorder encore un jour ou deux avant de le jeter aux krakens. Merlin partit d’un petit rire, même s’il ne trouvait pas particulièrement amusante l’idée de donner un être humain en pâture à ces monstres. — Nous serons bientôt au pied du mur, insista-t-il au bout d’un moment. Cayleb hocha la tête en reprenant son sérieux. — Avez-vous reçu d’autres « visions » de Gorjah ou Rahnyld, récemment ? — Pas en conversation avec des représentants du Conseil des vicaires, non. Par contre, Gorjah passe beaucoup de temps à courtiser l’ambassadeur de Hektor. Quant à Rahnyld, il a ordonné à l’amiral Gardynyr de mettre tout doucement sa marine sur le pied de guerre en cas de besoin. — Aucune surprise là-dedans, fit remarquer le prince héritier avec dans la voix moins d’inquiétude qu’il en ressentait en réalité. — Sans doute, mais que le Conseil soit impliqué d’une façon ou d’une autre n’est pas ce que j’appellerais une bonne nouvelle, Cayleb… — J’en conviens, j’en conviens ! Mais vous avez entendu ce que nous a dit Rayjhis ici même. (Il se rembrunit un instant.) Nos adversaires au sein du Conseil seraient sortis de l’ombre tôt ou tard de toute façon. À présent, grâce à vous, nous connaissons leurs agissements. Et vous ignorez à quel point c’est « grâce » à moi, mon cher Cayleb, songea Merlin avec un pincement de culpabilité avant de se ressaisir. — Cela ne me dit rien de bon que le Dohlar intervienne, déclara-t-il en toute sincérité. — Je ne peux pas dire que cela me plaise beaucoup non plus. Cela dit, même avec le Dohlar et Tarot dans sa poche, Hektor n’aura guère qu’un avantage de trois contre deux en nombre de coques. Merlin adressa un regard sceptique au prince héritier, qui poussa un grognement. Comme Cayleb le savait parfaitement, la Marine royale de Charis comptait officiellement, après mobilisation intégrale, cent trente galères, dont cinquante de réserve. Hektor de Corisande avait à sa disposition une force active de cinquante bâtiments, plus trente de réserve. Quant à Nahrmahn d’Émeraude, il possédait quarante-cinq navires armés en permanence et trente de réserve. À eux deux, ils pouvaient aligner quatre-vingt-quinze navires, avec soixante unités supplémentaires en renfort, soit un total de cent cinquante galères, même si la plupart étaient de taille et de puissance plus modestes que les charisiennes. La flotte de Tarot était plus réduite : trente galères armées en permanence et aucune réserve digne de ce nom. Par contre, la Marine du Dohlar comptait soixante navires prêts au service et soixante-dix capables de les soutenir. De surcroît, il s’agissait de formidables et robustes galères, même si elles étaient conçues pour la défense des côtes et non pour le combat en haute mer. En tout état de cause, si Tarot et le Dohlar gagnaient les rangs des ennemis de Charis, les cent trente galères du roi Haarahld se retrouveraient face à plus de trois cents unités adverses. — Soit, céda Cayleb au bout d’un moment. Je vous accorde que, si nos adversaires arment toute leur flotte de réserve, ils nous domineront à plus de deux contre un. Cela dit, primo, il est peu probable qu’ils parviennent à mobiliser toutes ces unités. Et, secundo, le Dohlar se trouve à sept milliers de milles d’ici à vol de vouivre… et à plus de vingt-trois par voie de mer. C’est un sacré voyage pour un déploiement de galères côtières, Merlin ! En outre, Charis – et donc sa flotte entière – se trouve pile entre le Dohlar et Corisande. Il leur faudrait nous passer sous le nez avant de pouvoir se rassembler. — Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne tenteront pas le coup. — Non, mais il leur faudra faire preuve d’une parfaite coordination s’ils ne veulent pas que nous brisions séparément chaque aile de leur dispositif. Même à l’aide des sémaphores de l’Église, il leur faudra du temps pour mettre au point une stratégie de cette ampleur. Vous étiez là quand j’en ai discuté avec mon père et Rayjhis. (Le prince haussa les épaules.) Eh bien, je suis d’accord avec eux. Nous en sommes déjà à la mi-août, en plein hiver. Le rapport d’Erayk ne parviendra pas au Temple avant fin août, voire début septembre. Par conséquent, ce sera le début de l’automne dans l’hémisphère Nord. Or il faut presque un mois, même par sémaphore, pour acheminer un message entre Sion et Manchyr. D’après vos visions, les vicaires n’ont pas encore approché Hektor. Supposons qu’ils passent une quinquaine ou deux à réfléchir avant de lui envoyer une dépêche. Ils n’auront aucune nouvelle de lui avant le milieu du mois de novembre. Et lui n’obtiendra leur réponse que fin février. Ainsi, nos ennemis ne pourront passer à l’attaque, au plus tôt, que fin février, début mars. Ce sera le milieu de l’hiver au Dohlar. Dès lors, il faudra au moins soixante-dix jours à la marine dohlarienne pour approcher de Charis. Ce qui signifie que, si elle appareille mi-mars, elle arrivera dans le courant du mois de mai. Ce sera de nouveau le milieu de l’automne. Et seul un imbécile déclencherait une guerre maritime en pleine saison des tempêtes. (Il haussa de nouveau les épaules.) Si c’était moi qui dirigeais le Temple, je me résoudrais à patienter encore un mois ou deux. Nous ne verrions donc les premiers mâts à l’horizon qu’au printemps, en octobre de l’année prochaine. — Tout cela me semble aussi juste que rassurant, fit Merlin. Seul m’inquiète le menu détail exigeant de nos adversaires qu’ils se montrent assez malins pour tenir le même raisonnement. — Pas faux…, convint Cayleb en attrapant une patte de crabe-araignée avant de l’agiter sous le nez de Merlin. Cela dit, ils n’ont pas entendu parler de Domynyk et de sa petite surprise. — Non. Pas que je sache, du moins. — Eh bien voilà ! conclut Cayleb en cassant sa patte pour atteindre la délicieuse chair intérieure. — Combien de galions sont prêts ? — Oin eu le ourais, dit Cayleb la bouche pleine, avant d’avaler et de répéter plus distinctement : Moins que je le voudrais. Mais si l’ennemi nous donne jusqu’au printemps, cela changera tout. Merlin hocha la tête. La flotte du chef d’escadre Staynair – qui serait très bientôt promu au grade d’amiral – comptait désormais quinze navires, dont six marchands convertis, armés uniquement de caronades. En novembre, ce chiffre aurait doublé, même si bon nombre des nouveaux bâtiments en seraient encore à leurs premiers exercices. En mars, Charis disposerait de près de cinquante galions, dont beaucoup – surtout ceux spécialement conçus – porteraient plus de canons que les unités de l’Escadre expérimentale d’origine. En outre, Haarahld et le haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte avaient déjà réquisitionné au service de la Marine une dizaine de goélettes de belle taille en cours de construction à Tellesberg. En revanche, il était peu probable qu’ils parviennent à armer leurs nouveaux bâtiments aussi vite qu’ils seraient construits. Howsmyn faisait des miracles dans les fonderies très agrandies de Port-du-Roi et les premières pièces d’artillerie sortiraient de ses nouvelles installations de Delthak à la fin du mois d’octobre si tout allait bien, mais ce serait très juste et il avait déjà fallu priver l’ensemble de la flotte de réserve de tout son armement lourd. Par conséquent, l’ajout de quinze galions avait en fait privé la force navale de Charis de cinquante galères. Une autre conséquence de ce développement de la Marine était que le royaume commençait à manquer de commandants de galions compétents. Dynnys Maylyr en était la preuve vivante. Officier de marine aguerri, il avait reçu son premier commandement plus de cinq ans plus tôt, mais c’était un capitaine de galère, qui raisonnait comme tel. Même s’il adhérait avec de plus en plus d’enthousiasme au concept de « paix armée » défendu par Merlin, il n’avait encore que peu d’expérience en tant que capitaine de galion. Heureusement, il travaillait dur. Par ailleurs, l’état-major de la Marine avait réussi à recruter discrètement quelques patrons de navires de commerce rompus aux métiers de la mer. Eux connaissaient sur le bout des ongles la manœuvre d’un galion. C’étaient leurs compétences militaires qu’il faudrait dégripper quelque peu. Heureusement, la formation au maniement des canons dispensée d’une main de fer par Staynair commençait de porter ses fruits. Il avait insisté, avec le soutien de Cayleb, pour que chaque servant de ses premières équipes reçoive une qualification de chef de pièce. Ainsi, on avait pu doter chaque nouveau bâtiment d’un noyau dur de canonniers expérimentés. L’artillerie de la Marine royale de Charis avait désormais atteint une qualité que ne pourrait espérer égaler aucun de ses adversaires. Maintenant, si nous avions un peu plus de canons pour leur tirer dessus…, ironisa Merlin à part lui. — Au moins, Erayk a l’air de vouloir calmer le jeu. — Je sais, dit Cayleb avec une grimace. Je le traiterais volontiers de rat, mais ce ne serait pas gentil pour ces bestioles. Cela dit, ses motivations le poussent à faire précisément ce qui nous convient. Et la position du père Paityr ne nous a causé aucun tort non plus. Il ne nous reste plus qu’à attendre. Mais si le Conseil lui fait encore confiance deux petits mois, je suis presque sûr que nous aurons notre répit jusqu’à l’an prochain. Dès lors (il n’y eut rien d’agréable dans le sourire du prince héritier), nous aurons armé assez de galions pour le leur faire regretter. .III. Suite du vicaire Zahmsyn Trynair Temple de Dieu Cité de Sion Terres du Temple Le vicaire Zahmsyn Trynair racla le fond de sa coupelle et avala sa dernière cuillerée de crème renversée avec un soupir de plaisir. Il se rinça la bouche avec un peu d’eau et s’écarta de la table pour siroter son vin avec un sentiment de profonde satisfaction. Ç’avait été une belle journée d’août, tous les rapports de ses intendants laissaient présager des récoltes exceptionnelles et la dîme de l’année était arrivée avec presque un mois d’avance. C’était chez lui qu’avait eu lieu le dîner de travail quinquainal du Groupe des quatre et, pour une fois, il s’en était réjoui d’avance, sans craindre pour sa digestion. Il s’était donné beaucoup de mal pour ce dîner et son chef lui avait fait honneur. Tous les convives, à l’exception de Clyntahn, avaient à l’évidence mangé à satiété et seule venait le contrarier la perspective de recevoir l’hospitalité d’Allayn Magwair la prochaine fois. L’idée que se faisait le capitaine général de la bonne cuisson des légumes était de les faire bouillir jusqu’à ce qu’ils soient réduits à l’état de bouillie répugnante. — Bien, dit-il en assumant jusqu’au bout son rôle d’hôte, je suppose qu’il est temps pour nous de nous mettre au travail. (Il absorba une nouvelle gorgée de vin.) Je dois dire que je suis personnellement rassuré par la teneur des dépêches de Dynnys. — Ah bon ? grommela Zhaspyr Clyntahn. Le Grand Inquisiteur se pencha en avant pour attraper l’un des derniers petits pains restants. Il étala dessus une généreuse couche de beurre et en engouffra d’un seul coup la moitié dans sa bouche. — Je suis obligé de me ranger à l’avis de Zahmsyn, Zhaspyr, dit Rhobair Duchairn d’une voix douce. Je sais que vous n’appréciez guère la famille Wylsynn dans son ensemble mais, d’après Dynnys, le père Paityr a réexaminé ses premières conclusions avec grand soin. Or il persiste à affirmer qu’aucune violation des Proscriptions n’a eu lieu. Pour moi, cela confirme que nos renseignements – souvent fournis par des ennemis de Charis, ne l’oublions pas – étaient très exagérés. — Je vois, bougonna Clyntahn. (Il avala sa bouchée de pain, la fit glisser à l’aide d’une belle rasade du vin hors de prix de Zahmsyn Trynair et secoua la tête.) Je serais d’accord avec vous, Rhobair, si notre bon archevêque nous avait écrit la vérité. — Quoi ? (Trynair se redressa, vit que Duchairn et Magwair avaient fait de même, et interrogea du regard le Grand Inquisiteur.) Que voulez-vous dire, Zhaspyr ? — Que je n’aurais jamais confié un glaviot à ce morveux de Wylsynn ! Et que j’ai toujours eu des doutes sur la fiabilité de Dynnys, du reste. Voilà pourquoi j’ai infiltré auprès de notre cher archevêque de Charis un agent de l’Inquisition en la personne du père Symyn, son nouveau secrétaire. Or le compte-rendu qu’il m’a fait parvenir, lui, aborde plusieurs points que Dynnys a mystérieusement passés sous silence. L’Inquisiteur afficha un sourire épouvantable, les yeux étincelants. Trynair sentit son estomac se contracter. Clyntahn vouait déjà une haine sincère à Charis avant la nomination de Paityr Wylsynn au poste d’intendant du royaume. Elle s’était décuplée depuis, mais il n’avait mentionné à aucun de ses collègues du Groupe des quatre son intention de mettre l’archevêque Erayk Dynnys sous surveillance. Bien sûr, son office lui conférait toute autorité pour placer tous les agents et enquêteurs de son choix où et quand il le souhaitait. Trynair se surprit soudain à se demander combien d’autres taupes il avait éparpillées. Et auprès de qui. Mais là n’était pas la question pour l’instant. — Devons-nous en conclure que l’évaluation que fait votre agent – le père Symyn, c’est bien cela ? – de la situation diffère ce celle de Dynnys ? s’enquit-il. — Oh, oui, je crois qu’on peut le dire, répondit Clyntahn d’un ton sarcastique. Il finit son verre de vin, s’empara de la bouteille et s’en servit un autre avec une expression mélangée de triomphe, de haine et d’inquiétude. — D’après les observations et l’enquête discrète du père Symyn, le « réexamen » par Wylsynn de ses conclusions d’origine s’est limité à un entretien avec Haarahld et Cayleb. Entretien, ajouterai-je, qui s’est tenu en la présence de l’évêque Maikel Staynair… puisque notre cher père Paityr l’y avait invité. Et encore, ce n’est rien : Dynnys a inexplicablement négligé de nous faire savoir que ce même Maikel Staynair prône la sédition dans la cathédrale de Tellesberg elle-même ! — Voilà une grave accusation, Zhaspyr, fit observer Rhobair Duchairn dans le silence qui s’était soudain établi autour de la table. — Staynair n’aurait jamais dû être nommé évêque de Tellesberg, pour commencer, répliqua sèchement Clyntahn. C’est un poste trop important pour être confié à un Charisien de souche. Mais (il agita la main, montra les dents en une caricature de sourire sous ses yeux mauvais) c’est du passé, je suppose. Si ce n’est que Staynair prononce des sermons sur la faillibilité du jugement de l’Inquisition. — Pardonnez-moi, Zhaspyr, intervint Zahmsyn Trynair, mais j’ai un peu de mal à le croire. Le délégué archiépiscopal Zherald n’aurait tout de même pas manqué de nous en faire part ! De plus, et quoi que vous puissiez penser de lui, le jeune Wylsynn n’aurait pas laissé passer sans nous la signaler une telle remise en question de l’autorité de l’Église Mère. — Ça vous la coupe, hein ? lança Zhaspyr Clyntahn en partant d’un rire aussi odieux que son regard. Eh bien, le père Symyn a obtenu la preuve formelle qu’Ahdymsyn a convoqué Staynair après l’un de ses sermons hérétiques pour lui sonner les cloches. Le délégué archiépiscopal de Dynnys était donc bien conscient du problème. Or Dynnys a eu avec Staynair une conversation à laquelle était présent le père Symyn. Ni l’un ni l’autre ne se sont exprimés sur ce qui se passait, mais il est apparu clairement que Dynnys avertissait Staynair de tenir sa langue… et que ce dernier n’avait pas l’air particulièrement contrit. Mais je peux vous assurer que Dynnys ne m’a jamais signalé son besoin de « conseiller » Staynair. Et vous conviendrez qu’il est révélateur que ni Wylsynn ni lui ne nous en aient soufflé mot à ce jour. Trynair fronça les sourcils. Même en tenant compte de la haine de Clyntahn pour tout ce qui touchait à Charis, c’était troublant. — Il y a peut-être une autre façon de voir les choses, lança Magwair après quelques instants de silence. Tous les regards se braquèrent sur lui. — Laquelle, Allayn ? s’enquit Duchairn. — J’ai reçu quelques renseignements sur la Marine de Charis. (Le capitaine général du Temple haussa les épaules.) La plupart venant d’Émeraude et de Corisande, je n’en ai guère tenu compte. Mais à la lumière de ce que vient de dire Zhaspyr, notamment à propos d’une possible conduite fautive de Wylsynn, je me demande si je n’aurais pas dû y prêter davantage attention. — Quels renseignements ? insista Trynair en luttant pour ne pas laisser paraître son impatience. — À ce qu’il paraît, Haarahld aurait entrepris de réformer en profondeur sa marine. Mes informateurs restent flous sur les détails mais s’accordent tous sur un point : en plus des nouveaux gréements, de l’« égreneuse de coton » et de toutes les autres innovations introduites, les Charisiens forment à l’évidence pour leur flotte un projet dont nous n’avons aucune idée. C’est la seule explication au secret dont ils s’entourent et surtout à leur décision soudaine de construire des galions au lieu de galères. Il régna pendant quelques instants un profond silence, brusquement rompu par une éructation saisissante de Clyntahn qui fit tressaillir Trynair. — Bien, fit le Grand Inquisiteur sans prendre la peine de s’excuser, résumons-nous. Une vague sans précédent de changements et de nouvelles techniques. Un royaume en plein développement secret de sa force militaire. Un roi issu d’une famille coutumière des provocations envers l’Église Mère et qui s’est lui-même rarement plié à nos justes exigences. Un évêque qui prône l’hérésie et la sédition dans sa propre cathédrale. Un archevêque qui nous dissimule des informations – sans doute dans la seule intention de se couvrir mais je ne parierais pas mon âme là-dessus. Et, enfin, un prétendu intendant qui ne nous a fait part de rien de tout cela. Qu’est-ce que ça vous inspire, à vous ? — Rien de bon, grogna Magwair. Duchairn et Trynair demeurèrent cois, mais le récapitulatif venimeux de Clyntahn les avait ébranlés, eux aussi. — Je ne suis toujours pas convaincu que la situation soit si grave, laissa tomber Duchairn au bout de plusieurs secondes. Cependant, je veux bien avouer être moins confiant qu’il y a quelques minutes. En supposant que toutes vos hypothèses soient exactes, Zhaspyr, comment devons-nous réagir ? — Si Staynair prône vraiment la sédition et que ni Ahdymsyn ni Dynnys ne nous l’aient signalé, je ne vois d’autre solution que de l’assigner – et eux avec lui – devant un tribunal, répondit Trynair. — Sans oublier ce freluquet de Wylsynn, gronda Magwair. — Je ne suis pas certain que ce soit sage, intervint Clyntahn en secouant la tête, ce qui lui attira les regards incrédules de ses trois collègues. Oh ! je ne dis pas qu’ils ne devront pas comparaître devant l’Inquisition le moment venu. Ni qu’ils ne seront pas dûment châtiés pour leurs actes. Mais si nous convoquons Staynair au Temple et qu’il ne se présente pas, que se passera-t-il ? — Il ne peut pas refuser une assignation ! protesta Duchairn. Toute cette affaire relève de l’autorité de la justice ecclésiastique. — Et si Haarahld – qui a déjà défié l’Église en lui imposant son choix pour la chaire épiscopale de Tellesberg – intervenait pour empêcher les tribunaux de l’Église en Charis de déférer Staynair devant la justice du Temple ? — Il n’irait quand même pas jusque-là, soutint Trynair avec un soupçon d’incertitude dans la voix. — Il prépare quelque chose, insista Clyntahn. Et n’oubliez pas combien le clergé local compte de Charisiens de souche. Cela fait des années que je répète qu’il faut affecter à ce puits d’infection des hommes originaires d’autres pays de Sanctuaire. Qui m’a écouté ? Personne. Et où en sommes-nous aujourd’hui ? À peine un dixième – et encore – des ecclésiastiques de ce royaume n’y sont pas nés. Si Haarahld en venait à défier l’Église Mère, au moins une importante minorité de ces Charisiens serait susceptible de le soutenir. Et alors ? Un silence encore plus profond envahit la salle à manger. Trynair n’arrivait pas à croire à la vitesse avec laquelle son état de bienheureuse béatitude avait cédé le pas à de tout autres dispositions. Si Clyntahn ne se trompait pas et si ses hypothèses désastreuses se vérifiaient, l’Église se retrouverait face à un cauchemar qu’elle n’avait encore jamais vécu : la résistance armée de tout un royaume à la volonté de Dieu. Or, si ce soulèvement prenait de l’ampleur ou même s’il fallait seulement quelque temps pour le réprimer – ce qui ne faisait aucun doute compte tenu de la distance séparant Charis des Terres du Temple –, il risquait fort de faire des émules. Le chancelier frissonna en songeant à ce qui se produirait si le Siddarmark, par exemple, succombait à la même folie. Si personne n’empêchait Charis de poursuivre son expansion militaire – une expansion qui, tout bien considéré, devait bel et bien entrer en violation des Proscriptions, finalement –, Haarahld pourrait s’emparer d’Émeraude, de Corisande et même de Chisholm par la force avant même que l’Église ait pu mobiliser une armée suffisante pour le contrer. Et alors, là… — Que pouvons-nous faire pour l’éviter, Zhaspyr ? s’enquit-il enfin. — Il n’y a pas trente-six solutions, répondit Clyntahn avec un haussement d’épaules. (La surprise de ses collègues fut si manifeste que le Grand Inquisiteur partit d’un petit rire cruel, presque affamé.) Mais si, c’est évident ! Zahmsyn, vous avez vous-même pris les premières mesures visant à appuyer Hektor si cela s’avérait nécessaire. Eh bien, j’affirme aujourd’hui que c’est le cas. La meilleure solution, la plus simple et la plus sûre, est d’offrir notre soutien à Hektor et à Nahrmahn, non pas au nom du Conseil des vicaires, mais en qualité de Chevaliers des Terres du Temple. L’archevêque Borys Bahrmyn se trouve à Manchyr en ce moment même pour sa visite pastorale. Demandons-lui donc de parler franchement à Hektor. Ensuite, faisons appel au Dohlar, à Tarot et à Chisholm, bien sûr, mais sans impliquer l’Église Mère. Les Terres du Temple peuvent se permettre de prêter main-forte à leurs amis – il suffira même de faire grâce à Rahnyld des intérêts sur tout ce qu’il doit encore au Trésor pour acheter son aide –, mais l’Église et l’Inquisition doivent rester en dehors de tout cela. Du moins, bien entendu, jusqu’à la défaite de Haarahld. — Et ensuite ? s’enquit Trynair en tentant d’oublier le nœud qui se formait dans son estomac. — Je crois que nous pouvons compter sur Hektor et Nahrmahn pour ravager suffisamment Charis. Si cela s’avère nécessaire, nous pourrons les y inciter un tantinet. Quand Tellesberg et la majorité des grandes villes de Charis auront brûlé, quand sa précieuse flotte de commerce aura été coulée, alors ce qu’il restera de ce royaume sera aux abois, sans ressources. Dès lors, l’Église Mère tendra ses bras aimants pour entourer ses enfants désespérés. Le Trésor prodiguera ses richesses pour reconstruire leurs maisons effondrées. Pendant ce temps, le Saint-Office de l’Inquisition aura le champ libre pour purger le clergé de ses brebis galeuses. (Il afficha un sourire de satisfaction froide et perverse.) En bref, je nous crois en position de résoudre le problème charisien pour les générations à venir, mes amis. SEPTEMBRE DE L’AN DE GRCE 891 .I. Palais du prince Hektor Manchyr Principauté de Corisande Le prince Hektor observait avec une anxiété soigneusement dissimulée l’archevêque de Corisande, Borys Bahrmyn, qui s’avançait entre les gardes pour remonter le tapis déroulé devant le trône. Le visage des factionnaires ne trahit aucune émotion à son passage, mais la raideur de leur nuque montra combien il leur coûtait d’obéir aux ordres. Ils refermèrent dans son dos la porte à double battant et demeurèrent à l’extérieur. Les derniers lambeaux d’un orage de fin d’hiver s’étaient dissipés un peu plus tôt et le soleil jetait par les vitraux des motifs vagabonds sur le sol. Les pierres précieuses du tricorne de cérémonie du prélat scintillaient chaque fois qu’il traversait l’une de ces zones chatoyantes. La mine grave, Bahrmyn atteignit le pied de l’estrade et inclina solennellement la tête. Il se redressa et Hektor lui retourna son geste de respect. — Je dois avouer, Votre Excellence, que votre message m’a un peu surpris et fort alarmé. — Je le regrette, Votre Altesse. Seules les plus pressantes des circonstances auraient pu me conduire à solliciter aussi vite une audience. — Je n’en doute pas. Ce qui explique mon inquiétude, répondit Hektor avec un sourire quelque peu tendu. L’archevêque avait moins « sollicité » une audience qu’exigé avec une fermeté à peine voilée un entretien immédiat et rigoureusement confidentiel. S’il s’était agi de n’importe qui d’autre, Hektor lui aurait dit sans amabilités superflues ce qu’il pouvait faire de ses sollicitations. En l’espèce, le prince n’avait eu d’autre choix que d’obtempérer. D’où l’irritation de ses gardes. Et la sienne. — Le monde entier sait que vous êtes votre propre premier conseiller, Votre Altesse, dit Bahrmyn en souriant à son tour. Sinon, ce n’est pas vous, mais l’homme à qui vous auriez confié ce poste, que je me serais empressé… d’inquiéter. — Remarque très judicieuse, Votre Excellence. Peut-être devrais-je songer à revoir mon organisation. (L’archevêque poussa un petit rire obligeant et Hektor prit une profonde inspiration.) Quoi qu’il en soit, monseigneur, vous avez demandé à me voir et vous voilà. En quoi la ligue de Corisande peut-elle être utile à l’Église Mère ? — À vrai dire, Votre Altesse, ce n’est pas au nom de l’Église Mère que je suis ici aujourd’hui. (Hektor écarquilla les yeux de surprise. Les épaules de l’archevêque tressaillirent.) Je représente bien le chancelier Trynair, mais pas en tant que vicaire Zahmsyn. En s’avisant de la nuance, Hektor cessa d’écarquiller les yeux pour les plisser en signe d’interrogation. En tant que vicaire Zahmsyn, Trynair ne parlait que pour l’Église. En tant que chancelier, il s’exprimait officiellement au nom du Conseil des vicaires et des Chevaliers des Terres du Temple. Ce qui jetait un nouvel éclairage sur la demande d’entretien privé de Bahrmyn. — Je vois. Dans ce cas, en quoi la ligue peut-elle être utile au chancelier ? — En fait, Votre Altesse, c’est plutôt pour discuter de comment le chancelier pourrait vous être utile, à vous, que je suis venu. — Vraiment ? Hektor parvint à contrôler sa voix et l’expression de son visage, mais au prix d’une intense maîtrise de soi. — Votre Altesse, j’ai pour instruction de vous parler très franchement, sans les détours habituels de la langue diplomatique. Avec votre permission, c’est précisément ainsi que j’entends procéder. (Il haussa les sourcils. Hektor acquiesça d’un signe de tête.) Merci, Votre Altesse. (Il s’inclina de nouveau puis s’éclaircit la voix.) Votre Altesse, nul au monde n’ignore que vous et le prince Nahrmahn vous dressez de plus en plus contre Haarahld de Charis. L’Église Mère, bien sûr, regrette toujours que ceux qu’elle a sacrés souverains éprouvent de l’inimitié les uns pour les autres. Néanmoins, le chancelier Trynair reconnaît, assumant lui-même de lourdes responsabilités séculières pour les Terres du Temple, que même les plus raisonnables des hommes se trouvent parfois opposés par des différends irréconciliables. Parfois, cela conduit à la guerre ouverte. Dans d’autres cas, il en résulte une blessure purulente qui continue à envenimer tout ce qui l’entoure. L’archevêque avait gagné toute l’attention du prince. Ce dernier se força à écouter calmement son interlocuteur mais, si Bahrmyn en arrivait là où il donnait l’impression d’aller… — Corisande et Charis ont beau se trouver très loin des Terres du Temple, reprit le prélat, la domination de vos différentes flottes – sans oublier celle d’Émeraude – sur les échanges commerciaux de la planète implique qu’un conflit entre vous affecterait tous les peuples qui dépendent de ces marchandises. À cet égard, les Chevaliers sont semblables à tous les souverains. Ainsi, c’est avec une inquiétude croissante qu’ils observent la dégradation des relations que vous entretenez avec Haarahld. « Jusqu’à peu, ils tenaient à observer une parfaite neutralité par rapport à votre discorde. Cela leur semblait la conduite la plus sage à adopter. Mais, au cours des derniers mois, ils ont eu connaissance en Charis d’un changement de politique qu’ils jugent dangereux. Les tribunaux ecclésiastiques s’étant prononcés en défaveur de son protégé, Breygart, dans le litige concernant la succession du comté de Hanth, Haarahld semble résolu à régler par les armes votre désaccord et, ce faisant, à « se venger » du rôle que vous auriez joué, selon lui, dans cette affaire. Hektor parvint à ne pas ciller. Malgré l’anxiété que lui inspiraient les comptes-rendus de Maysahn et de Makferzahn, comme il l’avait indiqué au comte de Coris, il ne croyait pas Haarahld susceptible d’attaquer Émeraude ou Corisande dans un avenir proche. À elle seule, la crainte de la réaction de l’Église l’obligerait à maîtriser ses impulsions. — Dans la plupart des circonstances, poursuivit Bahrmyn, les Chevaliers n’auraient accordé que peu d’importance à un différend, voire à une guerre, ayant lieu si loin des Terres du Temple. Mais étant donné, d’une part, l’évident ressentiment que nourrit Haarahld envers l’Église Mère à la suite de son verdict et, d’autre part, le fait qu’une victoire contre vous et Nahrmahn lui conférerait un contrôle presque sans partage des échanges maritimes du monde entier, il leur est impossible de considérer ses intentions avec sérénité. Au contraire, ils sont convaincus de la menace que représente l’ambition de Haarahld pour les relations paisibles entre États que l’Église Mère est chargée de maintenir. » Il est bien entendu impossible à l’Église de prendre parti dans un conflit purement séculier, sauf dans le cas où l’un des belligérants remettrait sans équivoque en question la loi ou les desseins de Dieu. Or personne ne suggère que ce soit le cas aujourd’hui. Cependant, les Chevaliers craindraient de négliger leurs devoirs de souverains sur leurs terres et leurs sujets s’ils laissaient une telle hostilité perdurer. » Par conséquent, le chancelier Trynair m’a chargé de vous informer que les Chevaliers des Terres du Temple ont décidé que le moment était venu de mettre un terme à l’agression charisienne. Aussi sont-ils prêts à vous protéger, vous et le prince Nahrmahn, de l’ambition outrecuidante de Haarahld. Bahrmyn marqua une pause. Ce fut au tour de Hektor de s’éclaircir la voix. — De toute évidence, monseigneur, je me dois de me montrer reconnaissant de cette affirmation du soutien du chancelier. Et je le suis, je vous l’assure. Toutefois, si agréable que me soit ce secours, je crains que les Chevaliers des Terres du Temple se trouvent bien loin. Et même s’ils étaient plus près, ils ne possèdent qu’une maigre force navale. — À eux seuls, c’est indéniable, Votre Altesse. Cela dit, vous n’êtes pas le seul prince à qui le chancelier ait fait part de ses inquiétudes concernant Charis. Il est convaincu que l’objectif fondamental de Haarahld est de contrôler tous les échanges maritimes du monde pour son seul profit égoïste. De ce fait, les intérêts des autres pays, au-delà de Corisande et d’Émeraude, sont eux aussi menacés, même d’une façon moins immédiate. D’après le chancelier, il ne serait que justice que ces États participent aux efforts visant à triompher de cette avidité. — Je vois. Hektor peinait à en croire ses oreilles et s’intima la plus grande circonspection. Cette proposition si inattendue dépassait de loin ses espoirs les plus fous. La tentation de l’accepter sur-le-champ était irrésistible. Mais il n’avait aucune idée de ce qui avait incité Trynair à lui envoyer Bahrmyn, pas plus qu’il discernait les véritables intentions du chancelier. Cela étant… — Puis-je savoir à quels « autres pays » pense le chancelier, Votre Excellence ? — Bien sûr, Votre Altesse. J’ai reçu l’ordre de vous indiquer que le chancelier est entré en contact avec le roi Rahnyld du Dohlar. Il a également suggéré au roi Gorjah de Tarot d’accueillir avec bienveillance une éventuelle initiative de votre ambassadeur. Enfin, j’ai cru comprendre que l’archevêque Zherohm aurait été chargé de transmettre à la reine Sharleyan un message l’exhortant à vous offrir son soutien dans cette affaire. Malgré tous ses efforts, Hektor en resta un instant bouche bée. La seule personne au monde à le haïr davantage que Haarahld de Charis était sans doute Sharleyan de Chisholm. Pourtant, même elle ne pourrait en aucun cas braver une « exhortation » de Trynair à l’aider. Ce qui ne rendait la proposition du chancelier que plus stupéfiante. Une alliance de presque toutes les puissances maritimes contre Charis ? avec l’appui des Terres du Temple et de leur énorme fortune ? Sans oublier, malgré les contes que Trynair choisirait d’entretenir, le soutien implicite de l’Église elle-même ? — Votre Excellence, je… je suis abasourdi, ânonna-t-il en toute franchise. Je n’imaginais pas le chancelier à ce point informé des affaires de pays si éloignés des Terres du Temple. Je ne me doutais pas non plus qu’il aurait si clairement mis au jour les ambitions de Charis. Bien entendu, si sa décision est prise, je serais éternellement reconnaissant de l’aide que lui ou les Chevaliers pourraient m’apporter. — Dois-je informer le chancelier que vous acceptez son offre, dans ce cas ? — Bien sûr, Votre Excellence ! — Il sera ravi de l’entendre, Votre Altesse, fit Bahrmyn avec un large sourire. Il m’a aussi demandé de vous annoncer, si vous acceptiez son aide, que les messagers du Temple seront à votre disposition pour faciliter vos efforts de coordination avec vos nouveaux alliés. — Veuillez l’assurer de ma profonde gratitude pour son immense générosité. — Je n’y manquerai pas. À présent, Votre Altesse, je suis certain que vous avez fort à faire. Avec votre permission, je vais vous laisser y vaquer. .II. Palais de la reine Sharleyan Cheryath Royaume de Chisholm La reine de Chisholm pénétra en trombe dans la salle du Conseil. Sharleyan n’était pas une femme de très haute stature, mais il aurait été aisé en cet instant de n’y prêter guère attention. Ses cheveux bruns semblaient crépiter. Ses yeux noirs irradiaient de fureur. Son corps fluet parut tendu tel un ressort quand sa démarche vive et rageuse la porta jusqu’à sa place en bout de table. Elle s’assit, ramassée sur le rebord de son siège et foudroya du regard les deux hommes qui l’attendaient. Ni l’un ni l’autre ne se réjouissaient d’essuyer le feu des pupilles de leur jeune monarque, mais tous deux savaient que son courroux ne leur était pas destiné. — Mahrak. Messire Lewk, les salua-t-elle d’une voix tranchante et saccadée. J’imagine que je devrais vous souhaiter le bonjour, même si ce jour n’a rien de bon. Mahrak Sandyrs, baron de Vermont et premier conseiller du royaume de Chisholm, esquissa une grimace. Il avait déjà entendu ce ton chez sa reine. Non pas qu’il lui en veuille de l’employer dans ces circonstances. — Mahrak vous a-t-il informé de la situation, messire Lewk ? — Pas vraiment, Votre Majesté, répondit prudemment messire Lewk Cohlmyn, comte de Ladret. (Chef d’état-major de la Marine de Chisholm, Ladret était plus à son aise sur le château arrière d’une galère que pris dans les manœuvres politiques de la cour.) Je ne suis arrivé que quelques instants avant vous et Mahrak n’a eu le temps de me souffler que quelques mots. Je sais qu’il est arrivé un message de l’Église et que cela a un rapport avec la Marine. C’est à peu près tout. — Je vais vous résumer les faits, dans ce cas, dit sèchement Sharleyan. Ce matin, l’archevêque Zherohm Vyncyt a sollicité – non, exigé – une audience. Bien entendu, je la lui ai accordée. Lors de notre entretien, il m’a informé que le chancelier Trynair nous demandait de soutenir Hektor de Corisande contre Charis. — Quoi ? Ce simple mot avait échappé à Ladret sous le coup de la surprise. Il observa bouche bée sa souveraine puis pivota sur lui-même pour dévisager le premier conseiller. Au bout d’un instant, il se ressaisit et se tourna de nouveau vers Sharleyan. — Pardonnez-moi, Votre Majesté. C’était… inconvenant de ma part. (Il parut trouver un certain réconfort dans ce vernis de courtoisie convenue.) Mahrak… le baron de Vermont m’avait bien dit que le message de l’archevêque était insultant et contraignant, mais j’étais loin d’imaginer que Vyncyt aurait proféré une insanité pareille ! — Pourtant, il l’a fait, dit Sharleyan d’une voix grinçante. (De nouvelles étincelles de colère jaillirent de ses yeux. Ses narines frémirent. Elle inspira profondément pour se calmer.) Il l’a fait. Et sans politesse exagérée. Il ne peut pas ignorer ce que nous pensons de Hektor, mais il est clair que le chancelier – qui s’exprime, bien sûr, au nom des Chevaliers des Terres du Temple et non pas en celui de l’Église – n’en a cure. — Quel genre de « soutien » sommes-nous censés apporter, Votre Majesté ? s’enquit Ladret, méfiant. La reine esquissa un sourire. — Précisément celui que vous redoutez, à en juger par le ton de votre voix. Il nous est demandé de mobiliser toute notre force navale, sous le commandement de Hektor, contre la Marine royale de Charis. — C’est insensé ! s’écria Ladret. Nous sommes sans doute le seul peuple au monde que Hektor déteste autant que celui de Haarahld ! — Peut-être pas autant, ergota Vermont, mais je vous accorderai que nous sommes certainement en deuxième position sur sa liste. Voire en troisième. Il doit bien s’être ménagé une ouverture pour trahir Nahrmahn, après tout. — Mais ils nous demandent d’aider notre pire ennemi à détruire le pays le plus susceptible de devenir notre allié ! protesta Ladret. — Non. Ils ne nous le demandent pas, précisa Sharleyan. Ils nous l’ordonnent. Et, hélas (le feu de ses yeux parut s’apaiser quelque peu, ses maigres épaules s’affaisser), nous n’avons d’autre choix que d’obéir. — Votre Majesté, si c’est notre seule possibilité, alors je ferai bien entendu tout ce que vous exigerez de moi. Mais Mahrak a raison. Si Hektor parvient à triompher de Charis – et, avec l’appui des Terres du Temple, je ne vois pas comment il pourrait en être autrement –, il se retournera contre nous dès qu’il le pourra dans la foulée. Il s’y préparera d’emblée. Vous savez qui il s’arrangera pour placer en première ligne. Sa flotte est déjà plus importante que la nôtre et ses chantiers navals offrent un meilleur rendement. Si nous subissons de lourdes pertes contre Charis, il ne tardera pas à nous attaquer à notre tour. — Je sais cela, soupira Sharleyan. (Elle se pencha en avant, les coudes sur la table cirée, et se massa les paupières. Elle baissa les mains et regarda Vermont.) Voyez-vous une autre solution, Mahrak ? L’espace d’un instant, elle parut encore plus jeune qu’elle l’était en réalité. Le premier conseiller était devenu presque un deuxième père pour la jeune fille à peine adolescente qui avait hérité du trône de Chisholm onze années plus tôt, à la suite de la mort du roi dans une bataille contre une alliance de pirates du Trellheim financée – sous le manteau – par Corisande. Tous deux avaient depuis surmonté plus d’une crise potentiellement mortelle. Pourtant, il lui renvoya un regard abattu. — Non, Votre Majesté. J’ai réfléchi à toutes les issues possibles, mais aucune n’offrirait satisfaction. Nous ne pouvons pas nous élever contre Trynair et le Groupe des quatre dans cette affaire. — Pourtant, messire Lewk a raison, se lamenta-t-elle presque. Si Hektor l’emporte – quand il l’emportera ! –, il s’en prendra à nous dès la première occasion. Or, sans l’aide de Charis, nous n’aurons aucune chance. Que nous obtempérions ou non aux ordres de Trynair, nous sommes perdus ! — J’entends bien, Votre Majesté. Vermont se frotta le front. Rares avaient été ceux à juger la jeune reine Sharleyan capable de conserver le trône de son père. Sans doute ses détracteurs l’avaient-ils sous-estimée mais, surtout, ils n’avaient pas tenu compte de Mahrak Sandyrs. Or même lui ne voyait pas comment ils pourraient se tirer de ce mauvais pas. — J’entends bien, répéta-t-il, mais si nous bravons l’autorité de Trynair, nous savons ce qui se passera. À l’inverse, si nous lui obéissons, peut-être trouverons-nous tout de même le moyen de repousser Hektor par la suite. Il est possible que Trynair ne souhaite pas le voir imposer sa domination. Dans ce cas, nous serions le seul royaume que le Temple pourrait soutenir pour lui faire contrepoids. — Pardonnez-moi, Votre Majesté, intervint Ladret, mais il n’est pas si certain que Hektor et Nahrmahn puissent vaincre Charis, même avec notre appui. Nos flottes conjuguées dépasseraient largement en effectifs celle de Haarahld, mais ses galères sont plus lourdes et plus puissantes que les nôtres. En outre, même s’il m’en coûte de l’admettre, ses marins et capitaines sont mieux entraînés que les nôtres. Il s’efforcera de prendre à partie des détachements isolés de notre force navale pour les tailler en pièces. Même s’il se trouve obligé de livrer bataille en condition d’infériorité numérique, il saura rendre chaque coup qui lui sera donné. À défaut d’autre stratégie, il pourrait même choisir de rester au port, entre les bastions et l’île de la Glotte, en n’engageant le combat que pour défendre les détroits. Nous perdrions tout avantage à tenter de nous infiltrer en force par de si étroits passages. S’il se cache au fond du Gosier, il pourra y demeurer jusqu’à ce que nous soyons contraints de disperser nos forces, auquel cas les chances pour Hektor de lui porter un coup fatal seraient plus que réduites. — Excusez-moi, messire Lewk, le coupa Sharleyan. J’ai oublié de vous dire… D’après Vyncyt, nous ne sommes pas les seuls « alliés » que Trynair offrirait à Hektor. Il a aussi ajouté à la liste le Dohlar et Tarot. Ladret la dévisagea un instant puis secoua lentement la tête. — Mais qu’a bien pu faire Charis pour susciter une telle réaction ? — Je l’ignore, avoua Sharleyan. D’après la version officielle, Haarahld aurait l’intention d’attaquer Hektor. Les Chevaliers des Terres du Temple craignent que son hostilité le conduise à une main mise sur tous les échanges maritimes de la planète. (Incrédule, Ladret écarquilla les yeux. Il finit par éclater d’un rire sans joie.) Ce ne sont bien sûr que des dragonneries, Votre Grandeur ! souligna-t-elle avec mépris. Selon moi, c’est Clyntahn qui se trouve en fait derrière tout cela. Il ne fait confiance à personne, si loin du Temple, et toutes ces évolutions enregistrées en Charis – nouveaux navires, nouveaux mécanismes de filage et de tissage, nouvelle façon de compter – ont dû le piquer au vif. Et voilà comment il réagit. Que pourrions-nous attendre d’autre de ce porc fornicateur ? — Votre Majesté ! la reprit Vermont. La reine lui jeta un coup d’œil. Il fit « non » de la tête. — D’accord, Mahrak, lâcha-t-elle sur un ton moins caustique mais plus lourd. Je surveillerai mes paroles. Mais je n’ai rien dit qui ne soit la pure vérité. Cela ne change rien non plus au fait que, si le Temple parvient à liguer notre flotte à celles de Hektor, de Nahrmahn, du Dohlar et même de Tarot, alors Charis est condamnée. — En effet, acquiesça Vermont en s’accrochant aux bras de son fauteuil. D’un autre côté, avec une telle force navale sous son commandement, même Hektor ne devrait pas avoir besoin de toute notre flotte pour vaincre Haarahld. — Et alors ? le pressa Sharleyan quand il s’interrompit. — Plus de la moitié de nos unités sont désarmées, Votre Majesté. En outre, nous n’avons guère été prévenus à l’avance qu’il nous faudrait soutenir notre cher ami et voisin contre l’agression sauvage de Charis. (Le sourire du premier conseiller aurait glacé le sang d’un tigre-lézard.) Dans ces circonstances, je ne vois pas qui pourrait s’étonner que nous éprouvions quelques difficultés à mobiliser toutes nos forces. Il marqua une nouvelle pause et le silence s’établit encore autour de la table. Un silence pensif, calculateur. — Ce pourrait être un jeu dangereux, Mahrak, avança enfin Ladret. Cette référence aux Chevaliers des Terres du Temple n’est qu’un prétexte. C’est l’Église qui tire les ficelles. Par conséquent, en chaque bas-prêtre ou sacristain du royaume se cache un espion potentiel. Si Trynair – ou, pis encore, Clyntahn – juge que nous avons délibérément traîné les pieds… Il laissa la fin de sa phrase s’envoler et haussa les épaules. — Oui, ce ne serait pas sans risque, convint Sharleyan. Cela dit, Mahrak n’a pas tort. Vous évoquiez justement le mois dernier devant le Parlement le piteux état de notre flotte de réserve et la pression alarmante qui s’exerce sur nos stocks d’espars et de cordages pour répondre aux besoins des unités actives. Tout cela est parfaitement officiel. — Par ailleurs, Lewk, renchérit Vermont, vous vous plaignez depuis des années de l’incurie de l’administration navale. Voyez les choses ainsi : si nous veillons à adresser nos directives aux fonctionnaires incompétents dont vous cherchez à vous débarrasser depuis si longtemps, ils saboteront forcément le travail, même sans coup de pouce judicieux de notre part. Dès lors, non seulement une partie considérable de notre flotte restera à l’abri mais, quand Trynair exigera de savoir ce qui se sera passé, nous saurons quoi lui répondre. (Le premier conseiller afficha un sourire mauvais.) Croyez-vous que ceux qui protègent ces scribouillards vont s’y opposer quand nous les livrerons à l’ire de l’Église Mère ? — C’est très convaincant, Mahrak, admit Ladret en riant – jaune, certes, mais non sans amusement. — L’idée est bonne, oui, décida Sharleyan en rejetant sa tête royale en arrière. Ce n’est pas l’idéal, mais c’est tout ce que nous pouvons faire. Il est même possible que l’Église nous croie. Ce qui nous permettrait d’éviter le désastre encore quelque temps. Cela étant, si elle est prête à s’en prendre ainsi à Haarahld uniquement pour faire plaisir au Grand Inquisiteur, alors, au bout du compte, personne n’est en sécurité. Quand Clyntahn n’aura plus Charis à soupçonner, il s’intéressera aussitôt à un autre royaume, tout aussi éloigné. — Vous avez peut-être raison, Votre Majesté, laissa tomber Vermont. Sans aucun doute, même. Ce n’est pas comme si nous n’avions pas vu la situation se dégrader, sans imaginer toutefois qu’elle éclate si vite comme un grenier à poudre. Dans ces conditions, nous devrons faire au mieux et nous en contenter. — Je sais, soupira Sharleyan avec tristesse avant de poursuivre sur un ton presque fantasque : si on m’avait donné le choix, c’est Haarahld que j’aurais choisi de soutenir, sans hésiter. À vrai dire, si je ne le croyais pas déjà perdu, je serais très tentée de me rallier à lui, même avec l’Église de l’autre côté. — Dans ce cas, peut-être est-il préférable qu’il n’ait aucune chance, Votre Majesté, souffla Vermont. (Elle se tourna vers lui et décela dans son sourire la même affliction qu’elle avait exprimée dans le sien.) Peut-être aura-t-il une occasion, une seule, de repousser cette attaque, Votre Majesté. Mais, en définitive, avec toute l’Église contre lui… ? (Le premier conseiller eut un geste de résignation.) Moi aussi, je respecte Haarahld. Et je préférerais de très loin m’allier à lui plutôt qu’à Hektor. Mais Charis est condamnée, Votre Majesté. Nous n’y pouvons rien changer. — Je sais, répéta Sharleyan à voix basse. Je sais… .III. Palais du roi Haarahld VII Tellesberg Royaume de Charis — Alors, ça va mal ou très mal ? s’enquit le comte de Havre-Gris. Les lampes à huile baignaient la salle du Conseil privé d’une vive lueur. Une carte marine gigantesque était étalée sur la table. Copiée des plans légués par l’« archange Hastings », elle donnait à voir toute l’île de Charis et s’étendait jusqu’à la côte occidentale de Zebediah. À l’ouest, elle présentait le royaume de Tarot, la côte orientale des récifs de l’Armageddon et l’essentiel de la mer de la Justice. Étaient présents Havre-Gris et le roi Haarahld, mais la plupart des membres du Conseil n’avaient pas été conviés. Tonnerre-du-Ressac était à sa place, l’évêque Maikel aussi, à la gauche du roi, tandis que Merlin et Cayleb étaient assis l’un à côté de l’autre, en bout de table, face au souverain. Le lieutenant Falkhan se tenait derrière le prince héritier, qui était vêtu d’une tunique crasseuse et d’une culotte usée. Rentré à toute vitesse de l’île de Helen à bord de l’une des nouvelles goélettes de la Marine, il n’avait pas pris le temps de passer sa tenue de cérémonie. En dehors de ces sept hommes, la salle du Conseil était vide. La question de Havre-Gris flottait encore dans l’air. — Ça ne pourrait guère aller plus mal, en effet, répondit Cayleb, l’air abattu. (Il fit un geste de la tête en direction de son voisin.) D’après les visions de Merlin, le Groupe des quatre a de toute évidence décidé qu’il était temps de se débarrasser une fois pour toutes de notre royaume. — Qu’avez-vous vu, seijin Merlin ? demanda doucement l’évêque Maikel. L’intéressé se tourna vers lui. — Répondez-lui, je vous en prie, Merlin, l’invita Haarahld. (Le seijin jeta un coup d’œil au roi, qui sourit avec lassitude.) Je ne cache jamais rien à mon confesseur. Même si on ne peut pas en dire autant de lui envers ses supérieurs. — Le secret de la confession est inviolable, Votre Majesté, affirma Staynair avec sérénité. — Même face à votre propre archevêque ? insista Haarahld sur le ton de la conversation. — La conscience d’un prêtre et la conduite qu’il se croit dictée par Dieu l’emportent sur les désirs de n’importe quel pouvoir mortel. (Merlin écarquilla les yeux en entendant de tels propos dans la bouche d’un évêque de l’Église, mais Staynair poursuivit de la même voix posée :) Ce serait vrai même si l’archevêque exigeant de moi que je brise le sceau du confessionnal était digne de l’anneau qu’il porte. Ce qui n’est, hélas, pas le cas. — Vous voyez, Merlin ? lança le roi avec un nouveau sourire, sincère, presque léger. Que pourrait faire un monarque quand il tombe entre les mains d’un conseiller spirituel tel que celui-ci ? — Je l’ignore, Votre Majesté. Mais un souverain pourrait sans doute se trouver en bien plus vilaine compagnie. Il se leva à moitié et s’inclina devant le prélat. — J’ose espérer que tous ceux qui se tiennent « en ma compagnie » ne se retrouveront pas face à leur Créateur dans un futur proche, seijin Merlin, dit Staynair, pince-sans-rire. Aussi, si vous le voulez bien, pourriez-vous m’informer de la teneur de vos dernières visions ? — Avec plaisir, Votre Excellence. (Il se rassit et s’éclaircit la voix.) Je ne sais pas exactement ce qui était écrit dans les dépêches de l’archevêque Erayk. D’après ce que j’ai vu et entendu au cours de sa visite pastorale, toutefois, il m’est apparu sans équivoque qu’il comptait se montrer aussi rassurant que possible, ne serait-ce que pour se protéger lui-même. Or, si telle était son intention, il a échoué. Les agents du chancelier Trynair sont entrés en contact avec Hektor, Sharleyan, Rahnyld et Gorjah. Ils n’ont pas encore approché Nahrmahn, mais ce n’est qu’une question de temps. Une méchante tempête a secoué la mer de Chisholm la quinquaine dernière. Elle aura bloqué l’aviso envoyé de Chisholm vers Eraystor. En tout cas, je n’imagine pas le Temple mettre au point une opération d’une telle envergure sans faire appel à Émeraude, d’autant plus que l’archevêque Borys a précisément recommandé un rassemblement des différentes flottes en baie d’Eraystor. » Hektor s’est bien évidemment réjoui de ces nouvelles des « Chevaliers des Terres du Temple » et s’est empressé d’accepter leur proposition. Sharleyan, elle, s’est montrée moins enthousiaste. Pour tout dire, elle était furieuse. Mais Vermont et elle ne voient aucun moyen de refuser sans renoncer à leur royaume. » Gorjah ne manifeste pas sa joie avec autant d’indécence que Hektor. De fait, il n’aurait sans doute jamais eu le courage d’envisager tout seul de changer de bord. Cependant, il a fini par céder aux pressions exercées sur lui par Makgregair au nom de Trynair et a indiqué à l’ambassadeur de Corisande que son prince pourrait compter aussi sur la Marine de Tarot. — Et Rahnyld ? interrogea Staynair quand Merlin marqua une pause. — Il est presque aussi ravi que Hektor, répondit le seijin d’une voix éteinte. Il est endetté jusqu’au cou auprès du Temple et Trynair a accepté de lui faire grâce des intérêts de la plupart de ses emprunts. Et encore, ce n’est pas tout : les Chevaliers des Terres du Temple ont proposé de considérables subventions au Dohlar, à Tarot et même à Chisholm au titre de leurs dépenses militaires. Pour Rahnyld, le calcul est simple. Il obtient un bénéfice substantiel, presque sans frais de sa part – outre les sujets qui pourraient y perdre la vie –, avec en prime la suppression de Charis de la liste des puissances maritimes. — Je gage que les commandants de sa flotte sont moins ravis que lui, fit Haarahld avec un sourire sinistre. — Malikai trouve que c’est une idée formidable. Thirsk est beaucoup moins enthousiaste. Non pas qu’il oserait l’affirmer, alors que son roi est si emballé par cette entreprise. — C’est parce que Thirsk est un marin, pas Malikai, tout « amiral général » qu’il soit. — Je crains d’en savoir très peu à leur sujet, Votre Majesté. Haarahld poussa un grognement. — Le comte de Thirsk est un marin correct selon les critères de la plupart des nations. À mon avis, forcément subjectif, il n’est pas aussi compétent que mes amiraux, mais ce n’est pas un imbécile et il a très bien compris ce que Trynair et Clyntahn attendent de ses hommes. Il sait aussi combien ses bâtiments seront inadaptés à cette mission. » Le duc de Malikai, en revanche, n’est pas un marin. Il n’en a pas besoin : sa naissance et ses relations lui ont suffi pour arriver à la tête de la flotte de son royaume. Au fond de lui, il raisonne comme un général, et non comme un amiral. D’ailleurs, la Marine du Dohlar est officiellement sous les ordres de l’armée. Je suis certain au demeurant qu’il n’a pas la moindre idée de ce que peut bien représenter une traversée de quatorze ou quinze milliers de milles. — Ce ne sera peut-être pas aussi terrible pour eux que nous le souhaiterions, père, nuança Cayleb. (Sous le regard du roi, il haussa tristement les épaules.) Les représentants du Conseil des vicaires ont aussi rendu visite à l’Empereur ainsi qu’aux princes du Selkar et de Maratha. Ils leur ont demandé la « permission » pour les navires du Dohlar de faire escale dans leurs ports en cours de route. — Je vois. (Haarahld se laissa aller en arrière et prit une profonde inspiration. À son tour, il haussa les épaules.) Je vois. Et cela fera une différence. Mais ils se retrouveront tout de même au bout d’une ligne d’approvisionnement – et de retraite – de plusieurs milliers de milles. Cela ne sera pas sans conséquences sur leur moral et leur agressivité, de même que sur l’usure de leurs bâtiments, surtout après qu’ils auront passé la Terre de Samson et qu’il leur faudra affronter la mer de la Justice. (Il esquissa un sourire.) Leurs galères sont encore moins adaptées aux rigueurs du large que les nôtres, lesquelles seraient déjà bien malmenées dans ces eaux. Or, même sans cela, leurs fonds vont se gâter, leurs agrès s’user et ils perdront fatalement au moins quelques unités au cours du voyage, même s’ils ne rencontrent que du beau temps. — C’est une évidence, Votre Majesté, acquiesça Havre-Gris. Pourtant, on dirait que le Groupe des quatre procède plus vite que nous l’aurions imaginé. — En effet, confirma Merlin. C’est même ce qui m’inquiète le plus, Votre Grandeur. L’archevêque Zherohm a fait appel à Sharleyan le jour même de la visite de l’archevêque Borys à Hektor. Le Groupe des quatre souhaite peut-être donner l’illusion que le prince de Corisande tient la barre, mais il ne fait aucun doute que Trynair et ses collègues tirent les ficelles. Ils donnent leurs instructions aux nouveaux alliés de Hektor avant même que celui-ci soit au courant de leur existence. Le moment venu, quelqu’un d’autre – sans doute Magwair – prendra le commandement de leurs flottes conjuguées. — Ce qui tend à indiquer qu’ils estiment devoir procéder plus vite que nous ne les en aurions crus capables, résuma Havre-Gris avec de vifs mouvements de tête. — Et donc que nous aurons moins de temps pour nous préparer que nous l’aurions espéré, ajouta durement Cayleb. — Bien observé, fit Haarahld avant de gonfler pensivement les joues. Très bien. Supposons que Trynair et Magwair donnent le coup d’envoi de ce nouveau projet qu’ils ont imaginé avec leurs acolytes – et dont l’idée vient en fait de Clyntahn, je suis prêt à le parier – dès qu’ils auront la réponse de Hektor. Nous sommes au milieu du mois de septembre. L’accord de Hektor atteindra le Temple au plus tôt à la mi-octobre. Si Magwair indique aussitôt à Rahnyld de donner l’ordre à sa flotte d’appareiller, celle-ci pourrait être en mer dès la troisième quinquaine d’octobre. Le regard absorbé, il fit remonter son doigt sur la carte au nord-ouest des récifs de l’Armageddon. — En supposant, reprit-il, qu’elle ne rencontre pas de tempêtes ou d’autres mésaventures en cours de route, elle pourrait atteindre les eaux du Chaudron fin novembre ou, au plus tard, dans les deux premières quinquaines de février. Le plus logique pour nos ennemis serait de prendre leur temps et de remonter la côte de Howard puis de Havre, afin d’aborder Tarot par le nord. Ils se feront malmener, quoi qu’il advienne, et n’importe quel marin saurait qu’il leur faudra radouber avant d’envisager un affrontement. Ils devront donc jeter l’ancre en Tarot et se laisser environ un mois pour récupérer avant de reprendre la navigation par les eaux du sud de l’Enclume, en vue de contourner la Terre de Margaret et d’atteindre, enfin, Eraystor. Il tapota du bout du doigt l’étendue d’eau séparant Tarot de Charis puis s’interrompit. Il chercha autour de la table d’éventuels signes de désaccord quant à ses calculs mais ne vit que des acquiescements muets. — À cet égard, continua-t-il, que Magwair soit aussi pressé que piètre marin pourrait jouer en notre faveur. Je ne compterai pas dessus tant que nous n’en saurons pas davantage mais, si nous avons beaucoup, beaucoup de chance, il pourrait décider de faire passer sa flotte par la mer de Parker pour doubler le Gibet de MacPherson. » Comme je l’ai dit, je ne compterai pas dessus. En revanche, je vais partir du principe que Hektor a déjà commencé d’armer ses galères actives et de mobiliser ses réserves. Nahrmahn fera de même dès que le Temple aura réussi à lui faire part de ce changement de programme. Sauf si ce gros lard nous fait le plaisir de mourir d’apoplexie en apprenant la nouvelle. » Mais c’est improbable, hélas. Hektor et lui auront cependant besoin d’au moins deux mois pour armer leurs bâtiments de réserve. Hektor devrait donc être prêt à passer à l’action au minimum deux quinquaines avant que Thirsk et Malikai aient rejoint la flotte de Gorjah. Nahrmahn devrait être lui aussi paré à cette date, selon les plans de Magwair. S’ils ne parviennent pas à le prévenir assez vite, toutefois, il aura du mal à préparer toute sa force à temps. D’un autre côté, du fait de sa proximité géographique par rapport à nous, c’est lui qui aura le moins à s’inquiéter des temps de traversée. Le roi marqua une nouvelle pause en examinant la carte d’un regard songeur. Ses yeux oscillèrent pendant plusieurs secondes puis il hocha la tête avant de poursuivre : — Puisque nous sommes censés ne rien savoir de tout cela et que les personnes à l’origine de ces projets ont encore moins l’expérience de la mer que Malikai, elles s’attendent à disposer de l’avantage stratégique de la surprise. Il serait impossible à quiconque de déplacer une formation de la taille de la Marine du Dohlar jusqu’en Charis sans que nous en ayons connaissance bien avant son arrivée, mais ils se figureront le contraire. Par conséquent, ils vont sans doute utiliser les flottes de Nahrmahn, de Hektor et de Sharleyan pour attirer toute notre attention sur la défense de la baie des Brisants et du Gosier. » La menace sera étudiée de telle sorte qu’aucune de nos unités ne puisse se dérober à cette confrontation immédiate, même si nous prévoyions l’arrivée du Dohlar et de Tarot. (Son doigt se posa sur la mer de Charis, entre la Terre de Margaret et l’île d’Émeraude.) S’ils se croient très malins, ils pourraient tenter de nous prendre en tenaille entre, mettons, une « Force nord » et une « Force sud ». Ce type de raisonnement plairait à un stratège qui ne serait rien d’autre qu’un animal terrestre habitué à passer des messages plus vite que n’importe qui entre des points très éloignés. S’ils sont réellement futés, par contre, ils se contenteront d’unir tous leurs navires en une seule et énorme flotte pour se jeter droit sur nous. Il referma le poing droit et l’abattit sur la carte, au large de la baie des Brisants. — Quelles seraient nos chances de nous en sortir, dans un tel cas, Haarahld ? s’inquiéta l’évêque Maikel. — Maigres, répondit le roi sans détour en s’écartant de la table, les mains posées sur les bras de son fauteuil. Si Hektor et Nahrmahn parviennent à armer toutes leurs galères de réserve, de même que Rahnyld et Gorjah, ils pourront rassembler environ trois cent vingt unités à eux quatre. De son côté, Chisholm dispose de trente navires en service actif, plus cinquante en réserve. Si toute la flotte de Sharleyan intervient, ils se retrouveront donc forts de quatre cents bâtiments. » Nous, en revanche, devrons nous contenter de quatre-vingts galères actives, sans réserve, avec en plus, à ce jour, quinze galions opérationnels et six marchands en cours de conversion. Si la Marine du Dohlar ne pénètre pas dans nos eaux avant la première quinquaine de février, nous pourrons compter sur trente-cinq ou trente-six galions en service et quinze ou seize en cours d’achèvement. Soit un total de cent vingt bâtiments de tous types, galères et galions confondus. — N’oubliez pas les goélettes, père, intervint Cayleb. Nous en aurons au moins une douzaine. — C’est vrai. Mais elles ne seront que faiblement armées et leurs équipages ne tiendront pas la comparaison par rapport à ceux des galions. — De toute façon, même en les comptant, nous serons toujours dominés à quatre contre un, fit remarquer Staynair. — Tout à fait, Maikel, acquiesça le roi. — Si nous concentrons nos efforts sur la défense de la baie, nous pourrions compenser leur avantage numérique, avança Havre-Gris en se penchant sur la carte. Si nous leur concédons la baie des Brisants pour leur faire barrage au niveau de l’île de la Glotte, ils seront contraints de nous attaquer de front avec une liberté de manœuvre limitée. — Non, décida Haarahld en secouant résolument la tête. Oh ! je suis d’accord avec tout ce que vous venez de dire, Rayjhis. Mais si nous leur cédons l’initiative, nous perdrons. Imaginez que se lève un fort vent d’est… C’est peu vraisemblable, certes, mais plus probable au printemps qu’à n’importe quelle autre saison. Eh bien, dans ce cas, nous serions immobilisés au niveau de l’île de la Glotte et des bastions. En outre, un combat rapproché dans le détroit Nord nous priverait de tous les avantages dont nous ont dotés Haut-Fond, Olyvyr et Merlin en construisant nos galions. Ces derniers sont conçus pour tenir à distance et pilonner les galères à l’artillerie lourde, pas pour l’abordage. » Si nous parvenions à attirer nos ennemis dans le Gosier – en les convainquant de nous attaquer de front, comme vous dites –, avant qu’ils apprennent l’existence de nos galions, la simple surprise de notre puissance de feu pourrait leur infliger assez de dégâts – et de panique – pour les repousser. Mais le contraire demeure possible. S’ils continuent leurs attaques, ils seront assez nombreux pour absorber les dommages subis et finir par avoir raison de nous. Ils paieront un lourd tribut à cette victoire, mais elle sera à leur portée. » Sinon, s’ils sont encore plus intelligents que cela, ils pourraient renoncer purement et simplement à coopérer pour nous livrer bataille. Ils disposeront de tous les effectifs nécessaires pour nous imposer un blocus sans s’occuper davantage de nous et, en plus, acheminer toute une armée d’Émeraude et de Corisande vers la baie des Brisants, où ils pourront débarquer à terre pour attaquer les bastions sans jamais essuyer le feu de nos navires. — Mais si nous n’organisons pas notre défense dans ce secteur, Votre Majesté, où le pourrons-nous ? demanda Havre-Gris avec la voix de la sagesse. — Nulle part, si nous voulons survivre. Notre seule chance est d’aller au-devant d’eux pour les affronter. — Je vous demande pardon, Votre Majesté ? Havre-Gris avait l’air de douter d’avoir bien entendu les paroles de son souverain, lequel éclata de rire. — Vous vous demandez si j’ai fini par perdre la raison, Rayjhis ? — Jamais de la vie, Votre Majesté, se récria le premier conseiller d’un ton toujours dubitatif mais avec une étincelle d’amusement dans les yeux. — Mais si, mais si, insista Haarahld. D’ailleurs, j’espère que l’ennemi partagera votre avis. — Qu’avez-vous en tête, père ? s’enquit Cayleb en considérant le roi avec attention. — Je doute que Sharleyan déborde d’enthousiasme à l’idée de se joindre à la Force nord que j’évoquais tout à l’heure. Si elle ne coopère qu’à contrecœur, ses amiraux ne donneront pas le meilleur d’eux-mêmes pour mettre à exécution les projets de Hektor. Par conséquent, l’ajout de ses escadres aux flottes d’Émeraude et de Corisande ne pèsera pas aussi lourd sur l’équilibre des forces en présence dans nos eaux territoriales que les chiffres bruts pourraient le laisser penser. — Je vous rejoins sur ce point, Votre Majesté, dit Merlin. Je crois que la reine Sharleyan traînera les pieds aussi fort qu’elle le jugera possible sans encourir les foudres du Temple. — Ce ne serait guère surprenant au vu des comptes qu’elle a à régler avec Hektor, acquiesça Havre-Gris. — Exactement, dit Haarahld. Donc, tant que les flottes du Dohlar et de Tarot ne seront pas arrivées, nous n’aurons à combattre que les quelque cent cinquante galères que nous avons toujours su Nahrmahn et Hektor capables de mobiliser contre nous. Sans oublier que les apparents problèmes de communication avec Nahrmahn risquent de peser sur le nombre de bâtiments qu’il pourra rendre disponibles. Ainsi, le chiffre final pourrait très bien être encore inférieur. » Je doute aussi que les « marionnettistes » du Temple, pour filer votre métaphore, Merlin, aient l’intention d’engager les navires de Tarot dans l’immédiat. Ils vont tabler sur notre prétendue ignorance de leurs desseins. Gorjah fera semblant de demeurer notre allié loyal jusqu’à ce qu’ils lui donnent le signal de retourner sa veste. La flotte du Dohlar rejoindra donc certainement celle de Tarot quelque part en mer de la Justice avant qu’aucune de leurs unités ait pénétré dans nos eaux. Merlin hocha la tête d’un air songeur. De son vivant, Nimue Alban était été un très bel officier tactique, mais Merlin dut s’incliner devant les qualités de stratège du roi Haarahld VII – du moins au sein de ce théâtre d’opérations spécifique. — Quelle route pensez-vous qu’elles suivront après s’être rejointes, père ? — C’est plus difficile à deviner. Je compte un peu sur les visions de Merlin pour nous aider à le déterminer et à savoir où se trouvera l’ennemi à n’importe quel moment. Il adressa un regard interrogateur à Merlin, qui opina du chef. — Je ne puis vous garantir une surveillance de tous les instants des différents chefs d’état-major, Votre Majesté, mais je devrais être en mesure de suivre assez bien les flottes elles-mêmes. — Parfait. Mais pour en revenir à ta question, Cayleb, la route la plus courte les ferait passer par le nord, à travers le Chaudron, par le passage de Tranjyr, pour arrondir enfin les Pierres de Gué. (Tout en parlant, il traça l’itinéraire du doigt sur la carte.) Mais c’est là qu’ils doivent imaginer que nous concentrerons nos éclaireurs. Ils pourraient donc opter plutôt pour la route sud, où ils bénéficieraient des vents du nord-est qui règnent en mer de la Justice à cette période de l’année. (Il suivit du doigt la côte est des récifs de l’Armageddon vers le sud, par la mer de Parker à l’ouest de la Terre de Tryon, avant de remonter vers le nord au-delà du Gibet de MacPherson, à travers le golfe de Linden.) C’est l’itinéraire le plus long, mais il pourrait bien se révéler plus rapide. En outre, février correspond au début de l’été sous ces latitudes, ce qui leur offrira le meilleur temps qu’ils puissent espérer pour la traversée. Pour tout l’effet que cela aura sur une flotte de galères du Dohlar… Il s’interrompit encore, se pencha sur la carte avant de relever les yeux, le regard luisant à la flamme des lampes. Il afficha un sourire qui n’avait rien d’agréable. — Peu importe, pourtant, quelle route ils suivront, reprit-il. Quoi qu’il en soit, il leur faudra de toute façon traverser les eaux les plus australes de la mer de la Justice et se rejoindre quelque part. Or ils ignorent que Merlin pourra nous dire où ils se trouveront, à tout moment. Voilà pourquoi ils ne s’attendront pas à nous voir les intercepter à plusieurs milliers de milles de leur destination. — Les intercepter, Votre Majesté ? fit Havre-Gris. Merlin remarqua qu’il n’avait pas l’air très surpris. — C’est la dernière chose à laquelle ils penseront, confirma Haarahld. À juste titre, d’ailleurs. Même en imaginant que nous soyons au courant de leur arrivée – et les génies qui préparent cette opération sont à mille lieues de s’en douter –, nous ne devrions en toute logique avoir aucun moyen de les retrouver. Même s’ils nous jugeaient pourvus de forces suffisantes, jamais ils ne nous croiraient capables de les diviser pour tenter d’intercepter leur flotte au large, au risque de la manquer et de la laisser passer sans encombre. — C’est donc nous qui allons les prendre par surprise, résuma Cayleb. Ses yeux s’illuminèrent. Ainsi, Merlin trouva qu’il ressemblait plus que jamais à son père. — Exactement, dit Haarahld. Ce ne sont pas les navires qui livrent les batailles navales, Rayjhis. Ce sont les hommes. Ceux qui commandent et manœuvrent ces galères seront abasourdis de voir les bâtiments de la Marine royale de Charis les attaquer à plusieurs quinquaines de traversée des eaux charisiennes. S’ensuivra vraisemblablement une folle panique, de celles qui réduisent de moitié la flotte à combattre avant qu’elle ait eu le temps de tirer un seul boulet. — Sauf votre respect, Votre Majesté, ce serait préférable, en effet, dit sèchement Havre-Gris. Je suppose que vous comptez aligner les galions pour cette entreprise ? — C’est précisément pour des affrontements en pleine mer de ce type qu’ils ont été conçus. Ils pourront mieux y tirer parti de leurs avantages – et des inconvénients des galères – que nulle part ailleurs dans nos eaux territoriales. — Certes. Mais pour arriver à temps, si vous avez raison d’estimer que la Force sud atteindra nos côtes d’ici à la deuxième quinquaine de février, les galions devront appareiller au milieu du mois de novembre. De combien d’unités disposerons-nous alors ? — Merlin ? Cayleb ? lança Haarahld en regardant les intéressés. Le seijin jeta un coup d’œil au prince héritier. — Et si nous abandonnions provisoirement le travail sur les bâtiments les moins avancés pour nous concentrer sur ceux qui se trouvent le plus près de leur mise à l’eau, ainsi que sur les conversions ? lui demanda Cayleb. — Ça… pourrait marcher, hésita Merlin en se lissant la moustache avant de hocher la tête. Si nous procédons ainsi, une trentaine d’unités seront prêtes à appareiller à la mi-novembre. Peut-être une ou deux de plus. Mais les équipages seront encore très jeunes, Cayleb. — Les canonniers, beaucoup moins. Et ils auront au bas mot quatre ou cinq quinquaines pour s’entraîner à la navigation – et perfectionner leur technique de tir – avant d’atteindre l’ennemi. — Ce n’est pas faux… Merlin y réfléchit pendant quelques instants puis le prince et lui se tournèrent simultanément vers le roi. — Nous devrions pouvoir compter sur trente galions, Votre Majesté, décida le seijin. — Contre quelque cent soixante galères, ajouta Havre-Gris. — Il ne faut pas se fier aux chiffres, tempéra Haarahld. (Havre-Gris lui adressa un regard poliment incrédule qui lui arracha un grognement.) D’accord, les chiffres ne mentent pas tout à fait. Mais la situation n’est pas aussi grave qu’elle en a l’air. Soit notre nouveau concept est bon, soit il est mauvais. Or, s’il est bon, ce sont les meilleures conditions dont nous pourrions rêver pour le mettre à l’épreuve. Et n’oubliez pas l’effet de surprise. — En effet, s’immisça l’évêque Maikel. Comme vous l’avez déjà signalé, Votre Majesté, la surprise engendre la panique. Si les galions parviennent à infliger assez de dégâts pour susciter un affolement de bon aloi, la Force sud pourrait battre en retraite même si ses pertes étaient somme toute minimes. Dès lors, les galions seraient libres de regagner nos eaux territoriales, ce qui vous permettrait d’opposer tous nos effectifs à la Force nord. — À condition que nos galères survivent au jeu du chat et de la souris qu’elles lui livreront en attendant le retour des galions, glissa Havre-Gris. (L’évêque lui jeta un coup d’œil qui le fit sourire bizarrement.) Je suis ancien officier de marine, Votre Excellence. En tant que tel, je sais que la première loi de la guerre est que si quelque chose risque de mal tourner, alors cela se produira. — Exact, fit Haarahld. Mais cette loi s’applique aux deux camps. — C’est vrai, admit le premier conseiller. — J’ai dû toucher juste si vous êtes prêt à me concéder ce détail, Rayjhis ! s’esclaffa le roi avant de se ressaisir et de jeter un regard plus sérieux sur les personnes présentes dans la salle du Conseil. Je suis sûr qu’il y aura bien des points à affiner, mais je réfléchis au moyen de contrer le Dohlar depuis que Merlin nous a avertis des premiers pourparlers entre Trynair et Rahnyld. Et je suis convaincu que telle sera notre meilleure réaction. Je sais aussi qu’il est impératif que nos capitaines et matelots soient aussi confiants et motivés que possible. Surtout s’ils apprennent que le Conseil des vicaires est derrière tout cela, quoique à visage couvert. Même les plus vaillants de nos marins risquent de prendre peur s’ils apprennent que l’Église Mère a décidé de nous anéantir. » Voilà pourquoi j’estime de mon devoir de prendre personnellement la tête de notre flotte de galères. (Il apaisa Havre-Gris, qui s’était raidi sur son siège, d’un geste de la main.) Oui, je sais que mon passé de marin est loin derrière moi, Rayjhis ! Je ne tenterai bien entendu pas d’exercer un véritable commandement tactique. Ce sera le rôle de Bryahn. C’est pour cela qu’il est haut-amiral ! Mais il sera important pour nos hommes de savoir que je serai avec eux, jusqu’à la mort s’il le faut. — Votre Majesté, s’il vous arrivait malheur…, commença Havre-Gris, mais le roi secoua la tête. — Si nous ne vainquons pas cette alliance, et de manière décisive, ce sera la fin, Rayjhis, dit-il tranquillement. Il nous faut encore gagner au moins six mois ou un an, de préférence deux ou trois ans, pour armer de nouveaux bâtiments. Or, si l’ennemi a raison de nous, peu importe ce qu’il adviendra de moi. Si ma présence parmi nos marins les aide à mieux se battre – et vous savez aussi bien que moi que ce sera le cas –, alors ma place est à leurs côtés. Havre-Gris scruta le regard dur et inflexible de son souverain pendant un long moment de silence avant, enfin, de baisser les yeux. — Et moi, père ? lança Cayleb en brisant le silence. — Toi, mon fils, répondit le roi Haarahld d’un ton posé en croisant le regard du jeune prince, tu accompagneras l’amiral Staynair et Merlin à la tête de la flotte de galions. Les yeux de Cayleb s’illuminèrent. Havre-Gris, lui, parut sur le point de renouveler ses protestations mais le roi lui adressa un sourire dénué de tout humour. — Tout ce que je viens de dire sur l’importance du moral à bord des galères s’appliquera encore plus à bord des galions, Rayjhis. Si confiants que soient nos hommes, personne n’a jamais livré une bataille telle que celle à venir. Et ils seront en infériorité numérique encore plus écrasante que leurs camarades galériens. Il faut qu’un membre de la famille royale se trouve à leurs côtés. Or Cayleb a passé l’année à étudier tout ce qu’il y a à savoir sur nos nouveaux navires et leur artillerie. — Et moi, Votre Majesté ? s’enquit Havre-Gris d’une toute petite voix. Où sera ma place dans votre stratégie ? — Précisément là où vous le craignez, répondit Haarahld avec tristesse. Ici même, à Tellesberg, dans votre rôle de chef du Conseil privé et de régent de mon fils Zhan, si ni Cayleb ni moi ne devions revenir. — Votre Majesté, je vous en prie, je… Haarahld le coupa d’un signe de tête. — Non, Rayjhis. J’ai besoin de vous ici. Le premier conseiller eut l’air de vouloir insister, mais il s’interrompit lui-même et baissa la tête en signe de soumission muette. — Merci, dit Haarahld avant de partir d’un rire sans joie. (Havre-Gris releva les yeux et le roi lui sourit.) Je sais que ce n’était pas ce que vous vouliez entendre, Rayjhis. Aussi vous ai-je préparé une petite gâterie. Enfin, pour Bynzhamyn et vous. Il adressa un sourire à Tonnerre-du-Ressac, qui n’avait encore rien dit. Les compétences du baron concernaient d’autres domaines que la stratégie navale de haute volée et il le savait. La remarque du roi le fit toutefois se redresser sur son siège, une étincelle dans le regard. Le roi pouffa une fois de plus en constatant l’enthousiasme du chef de ses services secrets. — Dans les circonstances présentes, expliqua-t-il, je ne vois aucun avantage particulier à autoriser les agents de Nahrmahn et Hektor à poursuivre leurs activités en Charis. J’aimerais attendre encore deux ou trois quinquaines, juste au cas où quelqu’un parviendrait à détaler vers Émeraude avant que nous soyons prêts. Mais dans, mettons, douze jours à compter d’aujourd’hui, vous aurez tous les deux ma permission pour arrêter tous les espions que Merlin et vous avez déjà identifiés. OCTOBRE DE L’AN DE GRCE 891 .I. Baie de Gorath Royaume du Dohlar Le chant des trompettes survola les eaux bleu nuit de la baie de Gorath. En réponse, des ordres secs s’élevèrent des ponts de la Marine du Dohlar mobilisée. Des tempêtes blanches d’oiseaux de mer et des nuées irisées de vouivres littorales s’abattaient par vagues successives sur le port encombré dans un fracas ébouriffant d’ailes, de cris et de sifflements suraigus. Un vent frais et de fines bandes de nuages d’altitude lissaient le bleu automnal du ciel. Jamais ce vaste bassin n’avait connu une telle concentration de bâtiments de guerre. Les pavillons du royaume à vouivre verte sur fond rouge claquaient sous la brise ; des flammes de commandement flottaient en tête de mât des navires amiraux. Malgré lui, l’amiral Lywys Gardynyr, comte de Thirsk, ressentit une bouffée de fierté à la vue d’une telle puissance rassemblée. Un instant plus tard, son orgueil se mua en une sensation moins agréable quand ses yeux se posèrent sur la galère Roi-Rahnyld. L’imposant bâtiment à hauts flancs battait l’étendard de l’« amiral général » de Malikai. À cette vue, Thirsk éprouva l’envie soudaine de cracher par-dessus bord. Des injonctions résonnaient de toutes parts sur son propre navire amiral. Le linguet du cabestan émettait un cliquetis régulier comme l’équipage de la Baie-de-Gorath levait l’ancre. Sa galère était plus courte et plus ancienne que celle de Malikai, avec moins de dorures et des ornements loin d’être aussi élaborés. Elle ne présentait en figure de proue qu’un simple kraken quand le Roi-Rahnyld arborait une magnifique sculpture peinte et dorée à la feuille du souverain du Dohlar, une fois et demie grandeur nature. La Baie-de-Gorath était toutefois plus basse sur l’eau et nettement plus maniable que le gigantesque et pesant dragon blanc de Malikai. D’après Thirsk, le fleuron de la flotte n’avait été conçu que pour flatter l’amour-propre du roi. Ce qui rendait bien sûr impensable que Malikai puisse hisser ses armoiries au mât d’un autre navire. La Baie-de-Gorath fit une brusque révérence quand son ancre se détacha du fond sablonneux de son mouillage éponyme. Les hommes affectés à la pompe forcèrent sur les bras et l’eau jaillit du tuyau pour nettoyer de sa vase le câble qui remontait par l’écubier. La galère, qui avait été maintenue face au vent par ses fers, commençait désormais d’abattre. De nouveaux ordres fusèrent. Le tambour du chef de nage laissa entendre ses premiers coups sourds et réguliers au rythme desquels les avirons plongèrent. Les eaux de la baie étaient ridées de blanc. Les rameurs durent peser fort sur les manches pour permettre au navire de gouverner et à son timonier de lui faire prendre le vent. La brise soufflait du sud-ouest, soit droit dans le nez de la flotte comme elle se dirigeait vers l’entrée du port. Les galères devraient quitter leur mouillage à la rame et courir ainsi jusqu’à l’île du Lézard, où elles changeraient de cap vers le nord-ouest. Dès lors, elles fileraient un moment vent arrière avant de virer plein ouest pour longer le golfe du Dohlar en direction de la mer de Harchong. L’épreuve s’annonçait épuisante compte tenu des vents dominants à cette période de l’année. Thirsk fit la grimace et croisa les mains dans le dos en gagnant d’un pas pressé la lisse de couronnement pour observer le reste de la flotte. Comme on pouvait s’y attendre, le Roi-Rahnyld se révéla plus lent et maladroit à l’appareillage que la plupart de ses conserves. Non pas que cela revête une quelconque importance. Une flotte de plus de cent vingt galères escortées de vingt-six lourdes unités de transport et d’avitaillement n’allait pas quitter son mouillage en un clin d’œil. Le navire amiral de Malikai aurait largement le temps de rattraper les autres. Si seulement l’« amiral général » avait la moindre idée de ce qu’il allait faire de cette flotte… Debout sur le château arrière, Thirsk contempla le panorama de l’immense bassin tandis que la Baie-de-Gorath approchait des digues. Les murs de la capitale du Dohlar brillaient au soleil et la masse formidable de navires créait un splendide et émouvant tableau. Pourtant, malgré la foule de circonstance qui avait fait de joyeux adieux aux équipages, malgré l’allocution solennelle du roi, qui avait détaillé les raisons de leur inimitié envers le lointain royaume de Charis, aucun des marins et soldats embarqués dans ces galères ne semblait comprendre ce qui se passait ni pourquoi. Ce qui ne les distingue pas beaucoup de moi, si ? songea le comte, caustique. Bien sûr, je sais qui est à l’origine de cette opération, ce qui me donne sans doute un léger avantage sur ces pauvres bougres… Il pinça les lèvres et écarta les pieds un peu plus pour raffermir sans mal son équilibre comme le mouvement de la Baie-de-Gorath s’amplifiait. Magwair. Voilà le responsable. Et Rahnyld et Malikai qui sont persuadés que c’est une bonne idée… Langhorne nous vienne en aide ! Il prit une profonde inspiration et s’intima de cesser de broyer du noir. Ordre plus facile à donner qu’à exécuter, mais il était homme de discipline. Par ailleurs, s’il ne se ressaisissait pas, la morosité aurait raison de lui avant qu’il ait atteint le détroit de Queiroz. Cela étant, seul un terrien – doublé d’un imbécile – aurait pu imaginer un plan pareil. Nous sommes censés prendre Haarahld « par surprise », pensa-t-il avec écœurement. Comme s’il était possible de déplacer une flotte de cette taille à travers la mer Harthienne sans attirer l’attention de tous les navires de commerce croisant à l’ouest de Tarot ! Dès lors, ce ne sera qu’une question de quinquaines avant que la nouvelle parvienne aux oreilles de Haarahld. Il saura que nous sommes en route bien avant notre arrivée. Bien sûr, l’élément de surprise devait perdre de son importance quand on avait réussi à rassembler une force quatre fois supérieure à celle de son ennemi. Mais imposer à une flotte de galères côtières la traversée de la mer de la Justice ne relevait pas précisément du coup de génie… Si la décision lui avait appartenu et qu’il n’ait eu d’autre choix que d’obéir à l’ordre inepte d’attaquer un royaume qui n’avait jamais menacé le sien, il aurait procédé d’une tout autre façon. Les officiers avaient pour instruction de contourner par le sud le continent howardien jusqu’à Geyra, capitale de la baronnie de Harless, dans l’Empire desnarien, avant de virer plein est pour rassembler la flotte au large de la Tête du Démon, la pointe la plus septentrionale des récifs de l’Armageddon. Thirsk, lui, serait remonté jusqu’au golfe de Mathyas pour serrer la côte du Havre de l’Est jusqu’à l’île de Tarot, sans jamais s’aventurer à proximité de l’Armageddon. Le voyage s’en serait trouvé rallongé de plusieurs quinquaines, mais ils n’auraient pas eu à affronter les rigueurs de la mer de la Justice. Ensuite, il aurait doublé les Pierres de Gué et traversé le sud de l’Enclume pour acheminer sa flotte en baie d’Eraystor, où il aurait tiré profit des installations portuaires d’Émeraude pour caréner les galères et les remettre en état de combattre avant d’aller provoquer la Marine royale de Charis dans ses propres eaux. Par malheur, il n’était qu’un marin professionnel, d’une importance insuffisante pour justifier qu’on le consulte à propos de menus détails tels que le traçage de la route empruntée par la flotte ou le choix de sa stratégie. Enfin, je me montre peut-être injuste, se dit-il. À cause de la dent qu’ils ont contre Charis – Langhorne seul sait pourquoi ! –, ils veulent écraser Haarahld le plus vite possible. Par conséquent, ils n’ont pas le temps de suivre jusqu’au bout une route côtière. Mais si seulement ils avaient évité de passer en plein milieu de la mer de la Justice ! Tant qu’à emprunter la voie australe, j’aurais préféré obliquer plus à l’est pour suivre tout du long les récifs de l’Armageddon. Ses lèvres se contractèrent quand il s’avisa de ce qu’il venait d’imaginer. Il avait pourtant raison. La simple évocation des récifs de l’Armageddon le rendait un tantinet nerveux, mais pas autant que l’idée de traverser la mer de la Justice hors de vue de terre. Il souffla dans sa moustache et tâcha de se ressaisir. Si cette tactique portait ses fruits, tout le monde saluerait la finesse du plan de Magwair. Si elle échouait, en revanche, ce serait Thirsk qu’on accuserait de n’avoir pas su le mener à bien. Quoi qu’il advienne, quand ils arriveraient à destination – quel que soit leur état –, il leur faudrait affronter les marins de Charis, qui se battraient pour défendre leurs foyers et leurs familles, le dos au mur. Et ce ne sera pas beau à voir, songea-t-il avec amertume. Tout ça parce que Trynair a proposé à notre ivrogne de roi une remise sur ses dettes… Il grimaça et s’efforça de reprendre son sang-froid. De telles pensées étaient dangereuses, en plus de ne servir à rien. Le roi Rahnyld était son souverain. Il était de son devoir et de son honneur d’obéir à ses ordres, quoi qu’il pense de ce qui se cachait en dessous. C’était aussi pour cela qu’il devrait faire tout ce qui serait en son pouvoir pour sauver cette campagne des décisions malheureuses de l’amiral général Ahlverez, duc de Malikai. Cela s’annonçait comme un défi… intéressant. .II. Port-du-Roi Île de Helen Royaume de Charis — Ils sont partis, annonça Merlin d’un air sinistre en franchissant la porte avec un signe de tête à l’intention du fusilier marin de faction. Cayleb leva les yeux de la grande table de la vaste salle éclairée de lampes à huile que Merlin avait appelée leur « Centre opérationnel ». Le plateau était entièrement recouvert d’une énorme carte marine constituée de fragments unis les uns aux autres. Merlin se pencha dessus avec une grimace. Il faudrait encore des quinquaines à la flotte dohlarienne pour entrer dans les eaux représentées sous ses yeux, mais le premier mouvement de la campagne avait commencé. — De nouveaux indices quant à la route qu’ils vont suivre ? s’enquit le prince. Malgré son humeur maussade, Merlin esquissa un bref sourire. Cayleb n’était jamais revenu sur sa nature plus qu’humaine depuis le lendemain de sa victoire sur les krakens. Pas de façon explicite, en tout cas. Le prince héritier s’était tant accoutumé aux aptitudes du seijin qu’elles ne l’étonnaient même plus. Néanmoins, aussi blasé qu’il soit devenu, il n’en reconnaissait pas moins la valeur des « visions » de son extraordinaire conseiller. — Sauf événement inattendu, ils vont emprunter la voie australe, répondit Merlin. L’idée ne plaît pas beaucoup à Thirsk, qui aurait préféré serrer la côte jusqu’à Tarot. Cette solution lui étant refusée, il va tenter de convaincre Malikai d’arrondir la Terre de Samson par l’est afin de frôler les récifs de l’Armageddon. — Parce que ce n’est pas un imbécile, grogna Cayleb en faisant le tour de la table pour examiner la carte à côté de Merlin. Enfin, l’idée de ne pas descendre trop au sud se défend aussi. Je n’aimerais pas avoir à chercher un mouillage d’urgence à proximité de l’Armageddon en sachant les conséquences que cela pourrait avoir sur le moral de mon équipage. D’un autre côté, on est sûr d’en trouver un en cas de nécessité. Et une flotte de galères tâchant de franchir ce secteur en aura forcément besoin à un moment ou à un autre. — C’est précisément ce que soutient Thirsk. Malikai s’y oppose parce qu’il craint que ce détour prenne trop de temps. En outre, ils n’atteindront pas la mer de la Justice avant la fin du printemps, pas vrai ? Ils devraient donc bénéficier de bonnes conditions de navigation. — Vous savez…, glissa Cayleb sur un ton qui ne se voulait pas uniquement malicieux. Que Malikai commande la Force sud est l’une des raisons qui m’incitent à croire que Dieu est de notre côté, quoi que puisse en penser le Conseil des vicaires. — Je vous comprends. Cela dit, il ne manque pas de navires. Et l’escadre de Thirsk, au moins, devrait être bien entraînée et prête à se battre en arrivant, malgré toutes les difficultés de la traversée. — Je n’en doute pas. Il n’en demeure pas moins qu’il sera gêné par Malikai. (Merlin hocha la tête. Cayleb inclina le cou sur le côté en fronçant les sourcils.) Qu’en pense l’amiral Du Gué-Blanc ? — Qu’ils le sachent ou non, Du Gué-Blanc et Gorjah sont tous les deux d’accord avec Thirsk. Ils préféreraient de loin que la flotte du Dohlar serre la côte jusqu’à Tarot puis soit traverser le Chaudron, soit remonter le golfe de Tarot. Malheureusement pour eux, Magwair et Malikai sont convaincus que ce serait au détriment de l’effet de surprise. Semblable au crachement d’un puma-lézard, le rire de Cayleb laissa paraître toute la sympathie que lui inspiraient Gorjah et Gahvyn Mahrtyn, baron Du Gué-Blanc, chef d’état-major de la Marine de Tarot. — Effectivement, si nous étions sourds, muets, aveugles et aussi stupides que Rahnyld, ils pourraient avoir une chance de nous surprendre, malgré vos talents. — Vous avez sûrement raison. Mais songez à l’immensité de la mer où ils vont se cacher. Dans l’état actuel des choses, vous savez qu’ils arrivent et que les Tarotisiens doivent rejoindre Thirsk et Malikai au large de l’Armageddon. Pourtant, même avec ces renseignements, déterminer un point d’interception si loin du port poserait des difficultés à n’importe quelle marine, non ? — En effet… Cela dit, en admettant que nous ayons pu deviner sans vous qu’ils prendraient la voie australe, nous aurions tout de même eu une assez bonne chance de tomber sur eux. Ils chercheront toujours à serrer la côte au plus près, du moins jusqu’au sud de la Terre de Tryon, ce qui nous indique où les chercher. En envoyant nos goélettes en reconnaissance, nous pourrions parcourir une vaste surface d’eaux côtières, Merlin. (Il secoua la tête.) J’ai bien l’intention d’exploiter au maximum vos visions, mais vous nous avez déjà fourni le plus capital des renseignements en nous annonçant leur venue et l’itinéraire qu’ils entendent suivre. — J’espère que cela suffira… — Il n’en tient qu’à nous, non ? lança le prince avec un large sourire. Même sans nos galions et notre nouvelle artillerie, nos ennemis auraient eu un combat à livrer. Les choses étant ce qu’elles sont, je crois pouvoir dire sans me tromper que, même s’ils en sortent victorieux, ils ne garderont pas un bon souvenir de leur croisière estivale. Merlin esquissa un nouveau sourire pincé et impatient puis recouvra son sérieux. — Cayleb, j’ai une faveur à vous demander. — Une faveur ? fit le prince en inclinant la tête sur le côté. Voilà qui ne me dit rien de bon. Quel genre de faveur ? — J’ai du… matériel que j’aimerais vous voir utiliser. — De quelle sorte ? — Un nouveau type de cuirasse et de cotte de mailles. Et une nouvelle épée. Je voudrais aussi en munir votre père. Le visage de Cayleb perdit toute expression. Merlin sentit la tension le gagner intérieurement. Le prince héritier avait accepté ses pouvoirs surhumains, mais pourrait-il – voudrait-il ? – s’accommoder aussi de cela ? Merlin y avait longuement réfléchi avant de lui faire cette proposition. Lui-même était, sinon indestructible, très, très difficile à endommager. Son corps d’ACIP était non seulement constitué de matériaux de synthèse d’une résistance stupéfiante mais recelait aussi d’importantes fonctions nanotechnologiques d’autoréparation. Très peu d’armes sanctuariennes de la génération présente pourraient lui infliger de dégâts vraiment gênants. Un boulet de canon pourrait sans doute le priver d’un bras ou même de sa tête mais, tout déplaisant que ce serait, cela ne le « tuerait » pas. Même un tir d’artillerie lourde serait incapable d’abîmer son « cerveau ». Tant que demeurerait intacte sa cellule d’alimentation, protégée par un centimètre de suracier, si ses nanos avaient accès aux matières premières de base – et si on leur laissait beaucoup, beaucoup de temps –, il pourrait pour ainsi dire se reconstituer entièrement. Mais ses amis – et il aurait été inutile de prétendre que ces gens ne l’étaient pas devenus – étaient beaucoup plus fragiles que lui. Il avait accepté son invulnérabilité potentielle en comprenant, à son réveil dans la grotte de Nimue, ce qu’il était. Néanmoins, avant de se rapprocher de Cayleb, de Haarahld, de Havre-Gris, de tous les Charisiens qu’il en était venu à côtoyer et respecter, il ne s’était jamais avisé de combien l’immortalité pouvait être douloureuse. Même là, il n’avait encore fait qu’effleurer la perspective de cette souffrance. Au fil des siècles, s’il menait à bien la mission de Nimue, il en connaîtrait la réalité, mais il n’était pas pressé de l’étreindre. Même s’il avait pu ne pas en tenir compte – et il en était incapable : il était trop honnête avec lui-même pour se voiler la face –, il avait aussi fini par comprendre l’importance que revêtaient Haarahld et Cayleb pour le succès de cette mission. Il avait eu une chance extraordinaire de rencontrer un roi et un prince héritier assez intelligents et ouverts d’esprit, autant que conscients de leurs responsabilités envers leur royaume, pour accepter ce qu’il leur offrait. Du point de vue le plus froidement pragmatique, il ne pouvait pas se permettre de les perdre. Aussi avait-il ordonné à Orwell de programmer l’unité de fabrication de la grotte de Nimue pour qu’elle produise des copies parfaites des armures personnelles de Cayleb et de Haarahld. À ceci près que, au lieu du meilleur alliage dont Sanctuaire était capable, ces protections seraient en suracier. Aucune lame, aucune balle ne pourraient les pénétrer. Mieux encore, elles résisteraient à la plupart des boulets de canon, même si le transfert cinétique d’un tel impact risquait de tuer malgré tout leur porteur. Il avait lui-même déjà remplacé sa propre armure réglementaire de la garde royale. Non parce qu’il en avait besoin pour se protéger mais pour éviter des questions embarrassantes sur son inutilité, au contraire. Il serait beaucoup plus facile de feindre l’ignorance devant une balle qui n’aurait pas percé son plastron plutôt que d’expliquer pourquoi le trou ménagé dans son torse par ce même projectile ne saignait pas. Mais, là, il demandait à Cayleb d’accepter ce que le prince considérerait comme sa propre armure « miraculeuse ». Si ouvert d’esprit qu’il soit, Cayleb n’en demeurait pas moins le produit d’une culture et d’une religion conditionnant systématiquement leurs représentants depuis des siècles à rejeter les connaissances « interdites » sous peine de damnation éternelle. Le silence régna pendant plusieurs secondes entre les deux hommes. Enfin, Cayleb grimaça un sourire. — Je crois pouvoir vous accorder cette faveur. Y aura-t-il, euh…, des précautions particulières à prendre avec cette nouvelle armure ? — Son seul inconvénient (Merlin tenta, sans tout à fait y parvenir, de dissimuler son soulagement) est qu’elle ne rouillera pas. Il vous faudra donc vous montrer un peu créatif pour l’expliquer. Ah oui, il vous faudra aussi prendre garde au fil de votre épée. Vous verrez qu’il sera plutôt tranchant… et le restera. — Je vois. (L’espace d’un instant, le visage de Cayleb parut se vider encore de toute expression mais, soudain, cette neutralité naissante disparut au profit d’un énorme sourire juvénile.) Je vais avoir une épée magique rien qu’à moi, alors ? — D’une certaine façon, oui. — J’ai toujours rêvé d’en avoir une. J’étais plus jeune que Zhan aujourd’hui la première fois que j’ai lu le conte du seijin Kody et de Fendeuse-de-casque, son épée. — La vôtre ne sera tout de même pas si magique… — Pourrai-je trancher l’épée de mes adversaires ? s’enquit Cayleb en riant. — Probablement pas, répondit Merlin avec une patience infinie. — Dommage. J’aurais adoré cela. — Je n’en doute pas. — A-t-elle un nom, au moins ? Merlin le foudroya du regard l’espace d’un instant puis éclata de rire. — Oui, Cayleb. Il se trouve qu’elle porte un nom, en effet. Vous pourrez l’appeler « Excalibur ». — Excalibur, répéta doucement Cayleb pour apprivoiser ces étranges syllabes. (Il sourit.) Ça me plaît. C’est un beau nom, pour l’épée d’un prince. Merlin renvoya son sourire au jeune homme. Qui n’était pas beaucoup plus jeune que l’avait été Nimue Alban à sa mort, se rappela-t-il une fois de plus. Pourtant, tout soulagé qu’il soit de la réaction de Cayleb, Merlin n’avait nulle intention de lui parler de l’autre précaution qu’il avait prise. Il avait fini par trouver une utilité au centre médical dont Pei Kau-yung avait doté Nimue. Jamais Merlin n’aurait pu dispenser à Cayleb et Haarahld les thérapies antigérones pharmaceutiques même s’il avait pu faire confiance aux molécules elles-mêmes après tous ces siècles. Il serait quelque peu difficile d’expliquer les vingt ans de Cayleb quand il en aurait quatre-vingt-dix. Toutefois, il avait réussi à prélever sur le prince un échantillon génétique à partir duquel le centre médical avait produit des nanos antigérones standards. Merlin les avait injectées à Cayleb une nuit, quelques quinquaines plus tôt. Adaptées au code génétique du prince, les nanomachines à autoréplication traqueraient et détruiraient tout ce qui n’était pas à sa place dans son corps. Elles ne prolongeraient pas sa vie – pas directement, du moins – mais plus jamais il ne souffrirait d’un rhume ou de la grippe. Ni du cancer. Ni de quelque maladie ou infection que ce soit. Cette injection, faite sans le consentement informé de Cayleb, avait constitué une grave violation des règles de l’éthique médicale de la Fédération. Et de la législation fédérale, du reste. Néanmoins, dans ces circonstances, Merlin ne s’en était pas préoccupé le moins du monde. Seul importait que le jeune homme qu’il considérait désormais comme essentiel à la réussite de la mission de Nimue dispose des meilleures chances de survie qu’il pourrait lui offrir. Et si, ce faisant, Merlin Athrawes avait de façon égoïste prolongé la vie et amélioré la santé de quelqu’un qui lui était devenu personnellement cher, alors tant pis. .III. Palais du prince Hektor Manchyr Principauté de Corisande Le prince Hektor de Corisande tâcha de se souvenir que les Chevaliers des Terres du Temple faisaient précisément ce qu’il attendait d’eux. Ce ne fut pas facile. — Excusez-moi, mon père, mais je ne suis pas du tout certain que nous puissions être prêts si vite. — Son Altesse est certainement mieux informée que moi de telles affaires, dit poliment le père Karlos Chalmyrz, assistant personnel de l’archevêque Borys Bahrmyn. Je ne fais que transmettre le message qu’on m’a demandé de vous communiquer. Ce « on » étant, comme il se garda bien de le préciser, le vicaire Allayn Magwair en personne. — J’entends bien, mon père. (Hektor adressa un sourire un peu pincé au grand-prêtre.) Je vous suis reconnaissant de vos efforts, vraiment. Mais je me demande si mes amiraux et capitaines seront à même de respecter le calendrier ainsi… suggéré, voilà tout. — Dois-je informer le vicaire Allayn que ce sera impossible, Votre Altesse ? s’enquit poliment Chalmyrz. — Non, merci. Hektor sourit de nouveau en se répétant que son interlocuteur n’y était pour rien. En supposant que la Marine du Dohlar soit parvenue à obéir à ses ordres de route reçus du Temple, elle devait être en chemin depuis déjà près de deux quinquaines. Puisqu’elle comptait traverser la mer Harthienne en serrant la côte, le réseau de sémaphores de l’Église permettrait de transmettre un message du Temple au duc de Malikai en quelques jours à peine. Par conséquent, Magwair pourrait toujours contrôler la progression de la flotte jusqu’à Geyra, où elle entreprendrait la traversée de la mer de la Justice. En revanche, il faudrait un bon mois à n’importe quel message de Hektor pour arriver entre les mains de Magwair, et inversement, ce qui rendait illusoire toute velléité d’étroite coordination. — Je vais m’en entretenir cet après-midi avec l’amiral de Flots-Noirs, mon père, décida le prince. Je saurai alors s’il faudra envoyer un message au vicaire. — Bien sûr, Votre Altesse, dit Chalmyrz en s’inclinant. Si cela devait se révéler nécessaire, n’hésitez pas à m’en informer. — Certainement, mon père. — C’est impossible, Votre Altesse, affirma Ernyst Lynkyn. (Le duc de Flots-Noirs était un homme râblé et musclé, à la barbe poivre et sel, dont l’expression se faisait de plus en plus soucieuse depuis plusieurs quinquaines.) Vous m’en voyez navré, mais un mois ne suffira pas. Ce que vous attendez de moi est irréalisable en si peu de temps. — Ça, je le savais déjà, Ernyst, dit Hektor. Ce que je vous demande, c’est quelle proportion de la flotte vous pouvez tenir prête à appareiller d’ici là. Flots-Noirs plissa les yeux et gratta sa barbe rêche. Hektor sentait presque l’intensité douloureuse des pensées du duc. Cet homme n’était pas le plus brillant des nobles de Corisande, mais il était fiable, réfléchi et – en temps normal – imperturbable. Hektor l’avait convoqué dès le départ de Chalmyrz et il s’était présenté devant lui avec une rapidité louable. Désormais, il donnait l’impression de regretter de s’être déplacé. — Les galères d’activé sont presque entièrement armées, Votre Altesse, dit-il en réfléchissant à voix haute, mais au moins une demi-douzaine d’entre elles sont en cale de radoub. Pour des réparations mineures, principalement. Toutes devraient être prêtes à prendre la mer dans les délais. Ce sont les bâtiments de réserve qui m’inquiètent. (Hektor se contenta de hocher la tête avec patience.) La remise en état de la plupart de ces unités nécessitera presque un mois. Ensuite, il faudra les doter d’un équipage, ce qui prendra encore plusieurs quinquaines. Je ne vois pas comment nous pourrions en préparer plus d’une dizaine d’ici à la date limite. Donc, disons soixante galères au total. Les autres ne seront disponibles – c’est-à-dire aptes au combat – qu’au moins cinq quinquaines après ce délai. — Je vois. Cela ne surprenait pas Hektor. Les galères conservées en réserve se détérioraient toujours un peu, quels que soient les efforts consentis en matière d’entretien. Il n’était pas rare qu’elles pourrissent sur place à une vitesse ahurissante. Si les estimations de Flots-Noirs étaient exactes, les ouvriers de l’arsenal seraient dignes d’éloges s’ils parvenaient à remettre si vite en service toute la flotte désarmée. — Très bien, Ernyst, décida-t-il. Si nous ne pouvons pas mieux faire, il faudra nous en contenter. Par ailleurs, si tout se déroule comme prévu, nos bâtiments ne devront livrer bataille que dans deux mois à compter d’aujourd’hui. — Je comprends, Votre Altesse. C’est ce « si tout se déroule comme prévu » qui me tracasse. (Flots-Noirs secoua la tête.) Sauf votre respect, l’ensemble de ce calendrier est beaucoup trop serré. — J’aurais tendance à en convenir, dit Hektor en demeurant loin en dessous de la vérité. Par malheur, nous n’y pouvons pas grand-chose. En tout cas, Haarahld aura encore moins de temps que nous pour se préparer. Je ne doute pas qu’il dispose d’agents à Corisande mais, d’ici à ce qu’ils comprennent que nous mobilisons la flotte et qu’ils le lui fassent savoir, nous serons déjà en route. — Je ne peux pas dire que cela me chagrine, Sire, commenta Flots-Noirs en toute franchise. .IV. Port-Royal Royaume de Chisholm — Un mois ? s’écria l’amiral Zohzef Hyrst en dévisageant le comte de Ladret. Ce n’est pas très long… Le chef d’état-major partit d’un petit rire amer. — Voilà ce que j’ai toujours aimé chez vous, Zohzef : votre don pour les euphémismes. — En tout cas, cela nous donnera une bonne raison de maintenir au port la plupart de nos bâtiments de réserve. — C’est vrai. Même sans l’aide de nos idiots soigneusement sélectionnés. Il gagna la fenêtre de son bureau et admira, par-dessus les toits de Port-Royal, les eaux étincelantes de la baie du Kraken. Port-Royal avait été fondé près de cent ans plus tôt dans l’intention expresse d’y établir la base principale de la Marine de Chisholm. De là où il se tenait, Ladret voyait les ouvriers du port grouiller tels de minuscules insectes noirs autour des galères de réserve agglutinées. Toutes sortes d’embarcations mouillaient dans le bassin au-delà, à couple avec d’autres galères, ou faisaient la navette entre celles-ci et les installations portuaires. La même agitation frénétique régnait depuis plus de trois quinquaines. Le comte espérait qu’elle donnait l’impression d’être assez efficace, même si – ou plutôt parce que – elle ne l’était pas. — Quel imbécile jugerait possible de faire passer toute une flotte du pied de paix au pied de guerre sans préavis en moins de deux mois ? s’exclama Hyrst. — L’estimable vicaire Allayn, apparemment, répondit Ladret. — Ceci explique cela, j’imagine. Il doit s’imaginer qu’il est aussi simple de mettre à l’eau une galère que d’atteler des dragons de trait à un chariot de transport militaire. — Je doute qu’il soit aussi mal informé des réalités navales… En outre, même si son inexpérience de la mer joue certainement un rôle là-dedans, sa décision est loin d’être aussi stupide qu’elle y paraît. — Sauf votre respect, Votre Grandeur, je ne vois pas ce qui pourrait l’être davantage que de nous demander de présenter l’ensemble de nos forces, « armées et prêtes au combat », si je me souviens bien du texte du message, au large de Charis dans deux mois à compter d’aujourd’hui. — S’il attendait vraiment cela de nous, ce le serait, en effet. Mais je doute fort que ce soit le cas, même si jamais il ne l’admettra devant nous. Le seul but de la manœuvre est de nous faire gagner Charis avec autant de navires qu’il sera humainement possible d’en armer. Nous imposer des exigences impossibles est censé nous pousser à dépasser nos propres espérances. Mais l’idée principale sous-tendant cette stratégie est aussi de nous obliger, Hektor, Nahrmahn et nous, à mobiliser nos forces aussi vite que possible. Magwair croit que Haarahld ne se rendra compte de notre venue qu’après notre arrivée. Il en sera donc réduit à opposer sa force active à la nôtre, ce qui nous donnera un avantage de trois contre deux, même en admettant qu’aucune de ses galères armées ne soit en radoub. Ainsi, nos unités de réserve auront au moins deux mois d’avance sur les siennes. — Il serait pourtant plus sage d’attendre que toute notre flotte soit prête. Un rapport de trois contre deux est certes intéressant, mais une domination de deux contre un me plairait beaucoup plus contre un Shan-wei d’adversaire tel que Charis. — J’en conviens… Je n’ai jamais dit que j’étais de son avis, seulement que sa stratégie repose sur des bases globalement saines – du moins plus qu’elles peuvent le sembler au premier abord. En outre, Zohzef, n’oubliez pas que nous ne sommes pas censés engager le combat contre Haarahld avant l’arrivée des flottes du Dohlar et de Tarot. — Dans ce cas, il serait encore plus raisonnable de les attendre avant d’appareiller. — Sauf si nous parvenons à prendre Haarahld suffisamment au dépourvu pour doubler l’île de la Glotte et les bastions avant qu’il se soit avisé de notre présence. C’est improbable, je sais, mais possible. — Tout est possible, Votre Grandeur, fit Hyrst avec une grimace. Certaines éventualités le sont plus que d’autres, voilà tout. — Certes. Mais qui ne tente rien n’a rien, n’est-ce pas ? .V. Palais du prince Nahrmahn II Eraystor Principauté d’Émeraude — Ce n’était pas très gentil de faire cela à mon fou, très cher. — Balivernes ! pouffa le prince Nahrmahn en rangeant la pièce d’onyx à sa place dans le coffret tapissé de velours. Ce n’est qu’un juste retour des choses pour ce que vous avez fait à ma tour il y a deux coups. — À défaut de méchanceté, ce n’était en tout cas pas très galant, insista son épouse. — Voilà une accusation qui me semble plus valable, admit-il avec un sourire qu’il réservait à de très rares élus. Cela dit (il leva le nez avec un reniflement audible), je suis un prince. Or les princes se doivent parfois d’oublier la galanterie. — Je vois. (La princesse Ohlyvya baissa ses yeux brillants d’hilarité sur l’échiquier en marqueterie de part et d’autre duquel ils étaient assis.) Dans ce cas, j’éprouverai moins de scrupules à vous faire remarquer que votre geste était non seulement fort peu courtois, mais tout aussi malavisé. Nahrmahn haussa les sourcils et les baissa aussitôt en signe de consternation en voyant sa femme déplacer l’un de ses cavaliers. Sa dame se trouvait désormais menacée. De surcroît, il ne pouvait pas la mettre en lieu sûr car, en quittant sa case, le cavalier avait exposé son roi au deuxième fou noir. Or c’était lui, Nahrmahn, qui avait rendu cet échec à la découverte possible : en capturant le premier fou, il avait mis sa dernière tour hors de position de parer l’attaque. Il examina la situation pendant plusieurs secondes puis soupira et déplaça son roi sur une case non menacée. Le cavalier bondit aussitôt pour retirer la dame blanche du jeu. — Je devrais pourtant savoir que, quand vous m’offrez une proie aussi juteuse et appétissante, il se cache forcément un hameçon à l’intérieur de l’appât…, dit-il en s’adossant pour réfléchir à une riposte. — Mais non ! protesta-t-elle avec une modestie affectée. Il m’arrive de vous en tendre sans hameçon. Rien que pour vous encourager à mordre la fois suivante ! Nahrmahn éclata de rire et balaya la bibliothèque du regard. Assise sur une banquette sous une fenêtre, la princesse Mahrya était penchée sur un texte historique. Ses dix-huit ans approchant, elle serait bientôt en âge de se marier, même si on n’avait encore identifié aucun parti pour elle. Par bonheur, comme le prouvait son agréable profil rehaussé par la lueur de la lampe placée près d’elle, elle tenait moins de son père que de sa mère, séduisante et menue, dont elle avait aussi hérité la personnalité malicieuse. Le prince Nahrmahn, son frère de quatorze ans, incarnait une version plus jeune – et plus mince – du père dont il portait le prénom. Lui, toutefois, ne s’intéressait guère à l’histoire. Il était plongé dans un roman qui, à en juger par l’expression absorbée de l’adolescent, devait être riche en actes de bravoure, sans oublier une forte dose de duels, de massacres et d’assassinats. Leurs plus jeunes enfants, le prince Trahvys et la princesse Felayz, étaient restés dans la salle de jeux, aux bons soins de leurs gouvernantes. Il s’écoulerait encore quelques années avant qu’ils aient le droit de circuler parmi les onéreux volumes de la bibliothèque. Nahrmahn se surprenait parfois, comme en ce moment, à regretter d’être aussi impliqué dans le Grand Jeu. Malheureusement, il l’était. Et il comptait bien léguer à Nahrmahn le Jeune une principauté plus étendue et plus puissante que celle dont lui-même avait hérité. En outre, malgré tous ses inconvénients, c’était le seul jeu qui vaille d’être disputé. Son sourire se contracta quelque peu à cette pensée. Il se ressaisit pour retourner son attention sur sa femme. Ohlyvya lui sourit avec tendresse, habituée qu’elle était à ses absences. Leur mariage n’était pas fondé sur un amour infini et passionné. La princesse était issue d’une branche parallèle de la précédente maison régnante et son union à Nahrmahn – organisée alors qu’elle n’avait encore que quatre ans – avait fait partie du ciment liant les partisans de l’ancien régime à la dynastie actuelle. C’était dans cette optique qu’elle avait été élevée, mais Nahrmahn la savait sincèrement éprise de lui. Lui-même s’étonnait souvent de combien il en était venu à éprouver de l’affection pour elle. Il n’était pas, comme il s’en était aperçu voilà bien longtemps, de ceux qui se laissent facilement apprivoiser, mais Ohlyvya avait réussi à percer sa garde. Il s’en réjouissait, du reste. Élever quatre enfants les avait encore rapprochés et il respectait sa vive intelligence. Il regrettait d’ailleurs souvent de n’avoir pu l’intégrer à son Conseil privé. Ç’aurait été impensable, bien sûr. — Avez-vous l’intention de déplacer une autre pièce aujourd’hui, très cher ? demanda-t-elle avec espièglerie avant d’éclater de rire. — Dès que je me serai remis du choc de votre embuscade perfide. À vrai dire, je crois avoir justement… On frappa vivement à la porte. Nahrmahn tourna la tête dans cette direction en fronçant les sourcils. Tous les domestiques du palais savaient qu’il entendait n’être dérangé sous aucun prétexte pendant ses soirées passées avec Ohlyvya et les enfants. Le battant pivota sur ses gonds. Dans l’embrasure, un valet de pied fit une profonde révérence. — Pardonnez-moi, Votre Altesse, dit-il avec un rien de nervosité. Je regrette d’avoir à vous déranger, mais le délégué archiépiscopal Wyllys vient d’arriver au palais. Il affirme devoir s’entretenir avec vous de toute urgence. Les sourcils de Nahrmahn se relevèrent d’un coup. Le hoquet de surprise d’Ohlyvya ne lui échappa pas. Mahrya leva les yeux de son livre d’histoire, le visage empreint d’étonnement et, surtout, d’appréhension. Son frère était trop absorbé dans sa lecture pour avoir rien remarqué. — Je suis navré, très chère, lança Nahrmahn à Ohlyvya. On dirait que nous allons devoir terminer cette partie plus tard. Demain soir, peut-être. — Bien sûr. La princesse s’était exprimée d’une voix posée, presque apathique, mais il vit les questions qui brûlaient dans ses prunelles. Des questions que jamais, bien entendu, elle ne lui poserait. — Pardonnez-moi de m’éclipser ainsi, reprit-il en se levant. (Il se pencha pour l’embrasser sur le front.) Je vous rejoindrai au lit dès que je le pourrai. — Je comprends, très cher, lui assura-t-elle avant de le regarder quitter la bibliothèque à pas pressés. — Votre Altesse, je vous prie de m’excuser de me présenter de façon aussi inconvenante à une heure pareille, commença le délégué archiépiscopal Wyllys Graisyn comme on le faisait entrer dans la petite salle d’audience privée. Le valet de pied se retira et le prélat se retrouva seul avec le prince et un unique garde du corps. — Inutile de vous excuser, Votre Excellence, dit Nahrmahn pour abréger poliment les formalités d’usage. Je doute fort que vous seriez venu à cette heure sans m’en avoir avisé au préalable si les plus pressantes des circonstances ne vous y avaient pas obligé. Je vous en prie, dites-moi en quoi je puis vous être utile. — En fait, Votre Altesse, c’est assez embarrassant, dit Graisyn d’une voix où se mêlaient la contrition, la gêne et l’excitation et qui fit grimper d’un cran la curiosité – et l’angoisse – de Nahrmahn. Un aviso de l’Église est arrivé à Eraystor voilà moins de trois heures, Votre Altesse. Il était porteur de dépêches, bien entendu. Mais quand je les ai ouvertes, j’ai compris qu’un autre navire messager avait pris la mer avant lui, sans être jamais arrivé. Je ne puis que supposer qu’il aura sombré quelque part en mer de Chisholm au cours de la tempête du mois dernier. Le délégué archiépiscopal marqua une pause. Un frisson parcourut l’épine dorsale de Nahrmahn. Il se redressa sur son siège, conscient que son visage devait trahir son appréhension croissante. Quelle qu’ait été la teneur des messages de l’aviso perdu, il devait s’agir d’une affaire capitale pour que la dépêche suivante fasse venir Graisyn au palais à une heure aussi tardive. D’autant plus qu’elle n’était arrivée que trois heures plus tôt. — Comme vous l’aurez compris, Votre Altesse, le premier aviso transportait des messages d’une importance cruciale. Des messages qui nous étaient adressés, tant à vous qu’à moi, de la part du chancelier Trynair et de l’archevêque Lyam. Fort heureusement, ce navire n’étant pas revenu à Traylis à la date prévue, des copies de ces messages nous ont été renvoyées. Ce sont elles qui sont arrivées aujourd’hui. — Je comprends, dit Nahrmahn en inclinant la tête sur le côté. En fait, non, monseigneur, je ne comprends pas. Pas encore. — Pardonnez-moi, Votre Altesse, fit Graisyn avec un sourire nerveux. Je crains qu’il s’agisse d’une affaire très différente de celles dont je m’occupe en temps normal pour l’Église Mère. Cela dit, si j’en crois mes instructions, ce n’est pas au nom de l’Église Mère que je suis ici aujourd’hui, mais à celui du vicaire Zahmsyn, dans son rôle de chancelier des Chevaliers des Terres du Temple. Nahrmahn sentit le souffle lui manquer. — Votre Altesse, reprit Graisyn, le chancelier s’inquiète de plus en plus de l’ambition manifeste de Haarahld de Charis. Par conséquent, au nom des Chevaliers des Terres du Temple, il m’a demandé de vous annoncer que… Haut dans un ciel sans nuages, la lune abreuvait les jardins du palais de sa clarté d’argent. Un petit groupe des vouivres nocturnes qui faisaient le juste renom d’Émeraude sifflaient et gazouillaient dans les frondaisons. Une brise fraîche s’engouffrait par la fenêtre ouverte de la salle du Conseil. Le contraste entre le calme du parc et l’agitation des occupants de cette pièce était saisissant. — Je n’arrive pas à y croire, marmonna le comte de La Combe-des-Pins. Je n’y arrive pas ! — Cela ne change malheureusement rien au problème, Trahvys, rétorqua Nahrmahn d’un ton acerbe. — Je sais. (Le premier conseiller frissonna théâtralement et adressa à son cousin un sourire contracté.) Excusez-moi. Mais que cela nous tombe dessus au milieu de la nuit, sans avertissement… — Si vous croyez avoir été surpris, vous auriez dû être là quand Graisyn m’a annoncé la nouvelle. — Je préfère ne pas l’imaginer, si cela ne vous fait rien, dit le comte avec plus de naturel. — Ce que je me demande, Mon Prince, s’immisça Hahl Shandyr, c’est ce qui a tout déclenché. Aucun de nos contacts à Sion ou au Temple n’a ne serait-ce que suggéré de telles velléités de la part du Groupe des quatre. Puis-je vous demander si le délégué archiépiscopal a laissé entendre que Hektor puisse être derrière tout cela ? — Je doute qu’il le sache lui-même, répondit Nahrmahn en toute franchise. Personnellement, j’aurais tendance à croire à l’innocence de Hektor. Ce projet paraît conçu pour lui donner tout ce qu’il a toujours voulu – ou du moins pour lui en donner l’impression –, mais Hektor est loin d’avoir tant d’influence auprès du Groupe des quatre. Non (il secoua la tête), je pencherais plutôt du côté de Clyntahn. Haarahld a dû faire quelque chose qui a fini par le pousser à bout. En outre, la menace doit être assez inquiétante pour qu’il ait réussi à obtenir l’adhésion de ses trois collègues. — Mon Prince, dit Shandyr d’une voix exceptionnellement calme, pardonnez-moi. (Nahrmahn lui adressa un regard inquisiteur et son maître-espion prit une profonde inspiration.) J’aurais dû me montrer capable de rétablir au moins quelques agents en Charis, Votre Altesse. Si je l’avais fait, nous aurions su ce qui se cache là-dessous. En outre (il inspira de nouveau, encore plus fort), nous l’aurions peut-être su assez tôt pour nous y préparer. — Je ne vais pas faire semblant de me réjouir de la situation qui règne en Charis, répondit Nahrmahn, mais, à en juger par le ton des messages de Trynair, même si nous avions eu des hommes sur place, ils ne se seraient sans doute rendu compte de rien. À vrai dire, je crois que personne en Charis n’a la moindre idée de ce qui se prépare. — Cela fait certainement partie du raisonnement du Temple, Mon Prince, acquiesça Gharth Rahlstahn, le visage sombre. (Le comte de Mahndyr était le chef d’état-major de la Marine de Nahrmahn. Une fois certain d’avoir toute l’attention du prince, il répéta :) Cela fait partie de son raisonnement. Mais cela nous plonge dans un Shan-wei de pétrin. Ç’aurait déjà été très ennuyeux si les premières dépêches nous étaient parvenues mais, dans l’état actuel des choses, nous avons perdu presque un mois. — Franchement, renchérit La Combe-des-Pins, toute la teneur de cette correspondance, si c’est le terme qui convient, m’inquiète. Il ne s’agit nullement d’une proposition d’assistance, Votre Altesse. On nous ordonne de faire ce que Trynair et Clyntahn attendent de nous. D’après ce que je lis dans ces messages (il tapota la lettre savamment enluminée qui se trouvait posée devant lui sur la table du Conseil), cette alliance n’a rien d’égalitaire. L’interlocuteur privilégié du Groupe des quatre est bel et bien Hektor. On nous somme de le soutenir… et de placer notre flotte sous le commandement de ses amiraux. — Je vous assure que cela ne fait pas que « m’inquiéter », moi, répondit Nahrmahn. Il ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose mais se ravisa. Même là, parmi ses plus proches conseillers, il n’osait exprimer la fureur incandescente qu’il ressentait à l’idée que le Groupe des quatre voie en sa principauté un vulgaire larron qu’il pouvait siffler quand l’envie lui en prenait pour lui ordonner de trancher la gorge du premier gêneur venu. — Cela étant, reprit-il, quoi que je puisse en penser, nous n’y pouvons rien. À moins que quelqu’un juge opportun de refuser de prêter « assistance » au chancelier Trynair ? (Personne ne répondit. C’était inutile. Du moins flottait-il dans le sourire caustique de Nahrmahn une trace d’authentique amusement.) Dans ce cas, c’est à vous, Gharth, qu’il appartient de répondre à la seule question d’importance. Nous sera-t-il possible de respecter ces délais ? — Je l’ignore, Votre Altesse, répondit Mahndyr sans détour. Je ne le saurai qu’après avoir tiré du lit une partie de mon état-major pour qu’il se renseigne à l’arsenal. À vue de nez, toutefois, je juge improbable que nous puissions activer à temps notre réserve. Nous sommes censés tenir l’ensemble de notre flotte prête au combat d’ici au début du mois de novembre, mais personne ne nous a prévenus de ce délai. Tous nos effectifs suffiront à peine à armer nos galères d’active. Nous allons devoir faire appel à la presse pour servir les unités de réserve. Or, dès que nous commencerons à remettre en état nos bâtiments, tous les marins de commerce capables de percevoir l’éclair et le tonnerre comprendront qu’ils risquent d’être enrôlés de force. Ils vont aussitôt prendre la poudre d’escampette. Et je ne parle même pas de nos ressources purement matérielles… (Il secoua la tête.) Je ferai de mon mieux, Votre Altesse, mais je ne suis même pas certain que nous aurions pu armer toute la flotte de réserve dans les délais initialement prévus. Et là, nous avons perdu tant de temps avant d’apprendre la nouvelle… Il secoua de nouveau la tête. — Ce que vous me dites ne me surprend pas, dit Nahrmahn. Pour être honnête, je ne suis pas certain de le regretter. (Mahndyr ne parvint pas à dissimuler son étonnement et le prince partit d’un rire sans joie.) Hektor est au courant depuis plus longtemps que nous. C’est évident à la lecture des dépêches de Trynair. Il a donc déjà dû commencer à mettre sa flotte sur le pied de guerre. Eh bien, si nous n’avons pas d’autre choix que de suivre ses ordres, j’aimerais autant voir ses amiraux en première ligne. Il ne songera qu’à son avantage dans cette opération. Qu’il en paie le prix ! Ce n’est pas notre faute si nous avons été prévenus trop tard. Nous ferons notre possible, bien sûr (il esquissa un maigre sourire), mais personne ne saurait nous reprocher de n’avoir pas réussi à armer l’essentiel de notre réserve dans le peu de temps qui nous est malencontreusement imparti. NOVEMBRE DE L’AN DE GRCE 891 .I. Mouillage de la Marine royale de Charis Île de la Glotte Royaume de Charis L’air était chaud et humide en cette nuit de printemps. Loin vers l’ouest, des éclairs crépitaient sur la baie de Howell tandis que la flotte levait l’ancre. Merlin se tenait en compagnie de Cayleb sur le gaillard d’arrière du Cuirassé, galion de Sa Majesté. Non loin, Ahrnahld Falkhan demeurait un peu en retrait. Des ordres secs fusaient dans l’obscurité, à voix basse toutefois. Peut-être ceux qui les donnaient croyaient-ils que, s’ils demeuraient très discrets, personne ne remarquerait leurs activités. Merlin esquissa un sourire à cette idée, malgré la tension qui s’accumulait en lui. Tout autour, une force totale de trente-deux galions se préparait au départ. Trente d’entre eux étaient des bâtiments de guerre de la Marine royale de Charis. Les deux autres étaient des marchands réquisitionnés pour faire office d’avitailleurs. Au contraire de ses compagnons, Merlin distinguait grâce à ses yeux artificiels chacune de ces unités. Une partie de sa nervosité venait des risques très réels de collisions qui se multipliaient comme, l’un après l’autre, les navires à voiles carrées, peu maniables par nature, dérapaient pour appareiller. Heureusement, le vent d’ouest, régulier mais modéré, leur était favorable. Mais cette peur des accidents n’était venue que s’ajouter aux autres causes, plus graves, de son anxiété. Comme il se devait, la nouvelle de la mobilisation des flottes de Corisande, de Chisholm et d’Émeraude s’était répandue, transmise de port en port, de Manchyr à Tranjyr, par des patrons de navires de commerce alarmés. Quand elle avait atteint Charis, Haarahld avait aussitôt expulsé tous les navires étrangers et interdit l’accès à ses eaux territoriales. Ses ennemis s’étaient attendus à cette réaction. S’il s’en était abstenu, cela aurait éveillé les soupçons. Qui aurait pu lui reprocher de se montrer un peu moins que courtois avec les marchands battant pavillon corisandin ou esméraldien ? Il avait aussi sollicité l’assistance de son « allié », le roi Gorjah, aux termes de leurs traités. Le moment pour ce faire avait été choisi avec soin : la date d’arrivée de cette requête indiquerait que Haarahld ignorait trois quinquaines plus tôt que Corisande et ses complices mobilisaient leurs flottes. En outre, aucun des matelots des navires bannis du royaume n’avait décelé avant de partir le moindre indice signalant que la Marine royale de Charis préparerait ses galères de réserve à la guerre. Au moment d’appareiller, certains avaient remarqué des signes de mobilisation précipitée, de dernière minute, mais il était manifeste que Hektor de Corisande et ses partenaires étaient parvenus à prendre Haarahld au dépourvu. En cet instant précis, Merlin le savait, les flottes alliées de Chisholm et de Corisande gouvernaient vers la baie d’Eraystor pour y rejoindre la formation que Haarahld avait baptisée « Force nord ». Les galères de la Marine charisienne s’étaient déjà rassemblées pour défendre la baie des Brisants et une flottille d’éclaireurs avait été déployée pour surveiller à distance les eaux de la capitale esméraldienne. Là encore, les ennemis de Charis ne s’étaient pas attendus à moins de sa part. Pourtant, derrière cet écran de fumée, à l’abri des regards hostiles, la flotte de galions quittait lentement mais sûrement le port encombré de l’île de la Glotte avec pour cible la Force sud. L’île de la Glotte était de loin la plus importante base navale du royaume de Charis. Située au beau milieu du long et étroit passage appelé Gosier, elle était puissamment fortifiée et séparée du continent par deux détroits. Large de vingt-quatre milles à marée haute, le détroit Sud n’en faisait plus que douze à marée basse. Entre les bancs de vase qui apparaissaient alors, la profondeur était presque partout trop faible pour les navires hauturiers. Le chenal principal, jalonné de plusieurs brusques méandres, se réduisait par endroits à tout juste deux milles de large et passait à moins de deux mille yards des batteries de l’île de la Glotte. Le détroit Nord, pourtant plus profond, faisait moins de dix-huit milles de large par haute mer, pour à peine quinze par basse mer. En revanche, le chenal principal s’étendait sur près de huit milles à son point le plus étroit et se révélait beaucoup moins sinueux que celui du sud. Par conséquent, même les bâtiments à fort tirant d’eau pouvaient l’emprunter en demeurant hors de portée des canons positionnés de part et d’autre. C’était donc le détroit Nord qu’il fallait protéger à l’aide de navires de guerre. Cela expliquait également la présence de ces galions, portés par le jusant, entre l’île de la Glotte et le bastion Nord, la forteresse érigée en vis-à-vis de l’autre côté du détroit. La géographie des lieux constituait tant un formidable avantage stratégique qu’un redoutable handicap pour Charis. Aussi longtemps que la Marine royale tiendrait l’île de la Glotte et les bastions, l’ensemble de la baie de Howell serait pour ainsi dire imprenable. Cependant, un fort vent d’est suffirait à fermer le Gosier à toute navigation à la voile. Assez puissante, la brise pourrait même interdire le passage aux galères. Ainsi, comme n’avait pas manqué de le signaler Haarahld, l’ensemble de la flotte défensive risquerait de se trouver bloquée à l’ouest de l’île de la Glotte. Heureusement, les vents dominants soufflaient du nord et du nord-ouest. C’était le cas ce soir-là, même si c’était au printemps que la baie des Brisants risquait le plus d’être balayée par de puissants vents d’est. Néanmoins, même dans ce cas, l’air venait plus souvent du nord-nord-est que du plein est, et ce grâce à la protection des îles d’Émeraude et de Cours-d’Argent. L’étroitesse du passage, même dans le détroit Nord, serait source de bien des inquiétudes. Pourtant, c’était aussi grâce à elle que seraient si visibles les fanaux des forteresses et notamment la tour à feu de cent pieds dressée au point culminant de l’île de la Glotte. Les timoniers gouvernant les galions en ligne de file le long du chenal disposeraient ainsi d’excellents repères malgré l’obscurité. Merlin ne cessa de se le répéter quand le moment fut venu pour le Cuirassé de faire route. — Je suppose que je devrais dire quelque chose comme « Enfin, nous voilà partis ! », lança Cayleb à côté de lui tandis qu’une moustache blanche commençait de se former de part et d’autre du taille-mer. Quiconque connaissait mal le prince héritier l’aurait cru remarquablement calme au son de sa voix. — Vous pourriez, répondit Merlin avec malice. Seulement, Ahrnahld et moi serions alors obligés de vous étrangler et de jeter votre corps par-dessus bord. Cayleb pouffa de rire. — Au moins, nos marins ne nous croient pas fous. — C’est vrai. Je crois que votre père a trouvé l’explication parfaite à leur donner. — D’autant que Gorjah aura du mal à se justifier quand le Temple en aura connaissance ! — Cela ajoute une certaine saveur au stratagème, n’est-ce pas ? acquiesça Merlin, hilare lui aussi. L’explication officielle donnée par Haarahld à l’appareillage de ses galions – et à leur destination – était que l’un des espions du baron de Tonnerre-du-Ressac en Tarot avait découvert les projets du Groupe des quatre. Il était censé avoir acheté ces renseignements à un courtisan. Comme l’avait fait remarquer Cayleb, ce détail risquait de plonger Gorjah et ses plus proches conseillers dans une situation intéressante quand Clyntahn et ses associés l’apprendraient. Enfin, cela expliquait aussi – mieux que les mystérieuses visions du seijin Merlin – comment Haarahld avait pu préparer sa contre-attaque. Merlin et le prince échangèrent des sourires béats pendant plusieurs secondes puis Cayleb se rembrunit, ce qui, malgré l’obscurité, n’échappa pas à son compagnon. — Notre sort, celui de cette opération, dépend de vous, Merlin, dit-il d’une voix douce. Sans vous, aucun de ces navires ne serait ici. Sans vous, la surprise que l’ennemi croit nous réserver aurait été totale. Aussi, si ces mots n’y suffisent pas, je vous remercie. — N’en faites rien, protesta l’homme qui avait été Nimue Alban. Je l’ai dit à votre père au cours de notre premier entretien : je me sers de Charis, Cayleb. — Je sais. Je l’ai compris dès le début. Je l’aurais deviné même si mon père ne m’avait pas répété vos paroles. Je connais aussi la culpabilité que vous éprouvez à ce propos. (Merlin plissa les yeux. Ceux de Cayleb ne voyaient pas dans le noir, mais le prince sourit tout de même, comme s’il distinguait l’expression de son garde du corps.) Rayjhis et moi avons essayé de vous en parler l’autre jour à la citadelle. Vous n’êtes pour rien dans ces événements, Merlin. Vous les avez peut-être un peu précipités, mais ce serait arrivé de toute façon. Et vous nous avez même donné une chance d’y survivre. — Peut-être, répondit Merlin après plusieurs secondes, mais cela ne change rien au fait que beaucoup de gens sont sur le point de mourir. — Ç’aurait aussi été le cas sans vous. Le tout est de savoir – et j’espère que vous me pardonnerez de tenir à cette nuance – qui va mourir. Je suis assez égoïste pour préférer que ce soient les sujets de Hektor de Corisande plutôt que ceux de mon père. — Si vous me permettez de m’exprimer au nom de ces sujets, intervint Falkhan dans leur dos, je tiens autant que vous à cette différence, Votre Altesse. — Là ! Vous voyez ? fit Cayleb en dévoilant presque toutes ses dents. Malgré lui, Merlin se surprit à lui renvoyer son sourire. Il secoua la tête et lui tapota l’épaule. Le prince pouffa encore, plus discrètement, et les deux hommes s’appuyèrent de nouveau au garde-corps, le regard tourné vers le large comme les galions fendaient l’écume dans la nuit. .II. Détroit du Jugement Océan Austral Haletant, le comte de Thirsk se hissa par la coupée sur le pont du Roi-Rahnyld. Il lui fallut une minute pour reprendre son souffle après avoir gravi la haute muraille de l’imposante galère. C’était une longue escalade pour un homme de plus de cinquante ans qui ne faisait plus autant d’exercice qu’il l’aurait sans doute dû, mais il s’y était assez souvent plié au cours des épuisantes quinquaines de cette interminable traversée pour y être désormais accoutumé. Au moins éprouvait-il cette fois-ci la triste certitude que son imbécile d’« amiral général » serait obligé de l’écouter. Sa coque blanchie par le sel, ses splendides dorures et peintures ravagées par les embruns et les intempéries, son unique voile emportée par le récent coup de tabac, le navire amiral n’était plus le joyau immaculé de la flotte qui avait quitté la baie de Gorath à la mi-octobre. Son équipage avait réussi à sauver le mât, mais la vergue de remplacement était plus courte que celle perdue avec sa toile. Aussi l’allure générale du bâtiment laissait-elle une impression de déséquilibre, d’inachevé. Impression que venait renforcer l’état du pavois tribord et du passavant courant au-dessus des rameurs, écrasés sur une longueur de plus de vingt pieds là où une lame gigantesque s’était abattue sur la galère. Les ponts présentaient d’autres signes d’usure, à commencer par au moins un panneau d’écoutille enfoncé. Le charpentier de bord et ses aides ne manqueraient pas d’ouvrage pour s’occuper. De fait, l’abominable battement régulier et patient des pompes parvenait aux oreilles du comte. Il entendait aussi les plaintes des blessés – dont le nombre, il le savait, dépassait la vingtaine – qui montaient par les manches à air de toile installées pour ventiler l’entrepont. Thirsk s’avouait stupéfait que cette pesante barrique ait survécu. Son capitaine devait être beaucoup plus compétent qu’il l’imaginait. — Votre Grandeur, fit une voix derrière lui. Il se retourna pour tomber nez à nez avec l’un des enseignes du navire amiral. Le jeune homme avait tout de ces aristocrates dégénérés et mal entraînés qui s’étaient joints à l’« état-major » de Malikai. Pourtant, sa tunique rouge d’uniforme, déchirée à l’épaule, présentait des taches d’eau de mer et ses deux mains étaient bandées. De toute évidence, il avait réussi à se rendre utile pendant la tempête. Thirsk lui adressa un sourire plus chaleureux qu’il l’aurait été autrement. — Oui ? — Votre Grandeur, le duc et les chefs d’escadre sont réunis dans la grand-chambre. Puis-je vous y conduire ? — Certainement, enseigne. — Dans ce cas, Votre Grandeur, si vous voulez bien me suivre… La grand-chambre du Roi-Rahnyld était aussi surchargée de magnifiques ornements que la galère elle-même l’avait été, même si les planches clouées à la va-vite par-dessus quelques-unes des fenêtres de poupe fracassées, ainsi que les signes omniprésents de dégâts des eaux, nuisaient quelque peu à la splendeur des lieux. Le duc de Malikai était un homme de grande taille au visage rougeaud, dont les cheveux blonds et le teint pâle dénotaient les origines tiegelkampoises. Au contraire du salon dévasté par les flots et du jeune guide de Thirsk, il était d’une mise impeccable, sans signe extérieur des assauts de la mer auxquels avait survécu son bâtiment. Une barbe soigneusement taillée masquait le possible défaut de son menton légèrement fuyant, mais il avait pour lui de larges épaules, une carrure imposante et ce que les dames de la cour persistaient à décrire comme un front haut et altier. À vrai dire, songea Thirsk, il doit même se trouver un cerveau quelque part là-dedans. Il est difficile de s’en rendre compte de l’extérieur, voilà tout. Malikai s’arracha à la discussion qu’il menait avec deux chefs d’escadre quand Thirsk fut invité à entrer. — Ah ! Votre Grandeur ! s’écria-t-il en lui souriant de toutes ses dents comme s’il était l’une de ses plus chères connaissances. Je suis heureux de vous voir parmi nous. — Merci, Votre Grâce, répondit Thirsk avec un sourire plus contenu mais tout aussi hypocrite. Permettez-moi de vous dire combien m’a impressionné la maîtrise dont a fait preuve le capitaine de vaisseau Ekyrd pour manœuvrer son navire par des conditions de mer aussi épouvantables. — Je lui transmettrai votre compliment, soyez en sûr. Le sourire du duc s’atténua toutefois à l’évocation du mauvais temps rencontré par la flotte. Ou, peut-être, à cause de ce rappel indirect de l’endroit où elle en avait été victime. Il balaya du regard la grand-chambre – bondée malgré sa luxueuse superficie – et s’éclaircit bruyamment la voix. — Messieurs ! Messieurs ! Je nous crois tous présents. Aussi, mettons-nous au travail. Ce ne fut bien sûr pas si simple. Il fallut d’abord passer par l’inévitable recherche de la meilleure place autour de la table. Puis par les tout aussi indispensables bouteilles d’eau-de-vie et les obligatoires compliments dithyrambiques sur leur qualité. Un ou deux des chefs d’escadre avaient l’air aussi impatients que Thirsk, mais la plupart de ces officiers possédaient assez d’ancienneté pour connaître les règles du jeu. Aussi prirent-ils leur mal en patience jusqu’à ce que Malikai ait posé son verre pour faire le tour de l’assemblée du regard. — Je suis sûr que nous avons tous été quelque peu contrariés par les conditions de mer cette quinquaine, commença-t-il de sa voix grave et sonore. (Thirsk parvint à réprimer un grossier éclat de rire face à cet euphémisme.) Comme de juste, cette tempête et ses conséquences nous obligent à réévaluer notre itinéraire. Je sais qu’il ne faisait pas l’unanimité à l’origine. Toutefois, compte tenu de la fermeté des instructions que nous a données Sa Majesté avant notre départ et qui ont été par la suite plusieurs fois confirmées par sémaphore, nous étions dans l’obligation de tenter de suivre cette route, sur un point de laquelle la flotte de Tarot compte du reste nous rejoindre. Malgré tout, je crois qu’il nous incombe aujourd’hui d’étudier d’autres possibilités. Il se laissa aller en arrière, satisfait de son discours. Thirsk attendit un instant que quelqu’un ose répondre. En constatant que nul autre que lui ne briserait le silence, il s’éclaircit la voix. — Votre Grâce, personne ne contesterait qu’il était de notre devoir de suivre les ordres reçus dans la mesure du possible. Néanmoins, tous les renseignements que j’ai pu recueillir auprès des patrons et pilotes locaux au cours de notre voyage indiquent que le détroit de Schueler est de loin le plus difficile des deux passages permettant de contourner la Terre de Samson, surtout à cette période de l’année. La conjugaison des courants et des vents dominants y produit exactement les mêmes conditions auxquelles nous avons été confrontés cette quinquaine. Je crois par conséquent qu’il ne nous reste guère d’autre choix que d’envisager d’emprunter plutôt le détroit du Jugement. Il fut à porter au crédit de Malikai que nul ne l’entendit grincer des dents. Personne, à commencer par le duc lui-même, n’aurait pu contredire Thirsk en termes réalistes. Qui s’y serait hasardé se serait vu rappeler avec force la récente perte de quatre galères et d’un avitailleur. Sans compter que la flotte avait dû courir sous le vent au point de se retrouver déportée loin au sud-ouest de la Terre de Samson. — Votre Grâce, intervint le chef d’escadre Erayk Rahlstyn, je crois que le comte vient de mettre le doigt sur un point d’importance. Je voudrais aussi faire remarquer, si vous me le permettez, que nous sommes censés rejoindre les Tarotisiens au large de la Tête du Démon. Si nous nous en tenons à la route initialement prévue, nous devrons traverser la mer de la Justice sur plus de deux milliers de milles, contre les vents dominants. En ajoutant à cela la distance que nous avons perdue, cela nous imposera un voyage d’environ cinq mille deux cents milles. » Or nous nous trouvons déjà aux approches du détroit du Jugement. Si nous l’embouquons, la Terre de Samson nous protégera de l’essentiel du mauvais temps venant de la mer de la Justice. Une fois dans le détroit, nous pourrons, pour plus de sécurité encore, serrer la côte ouest des récifs de l’Armageddon. Enfin, il n’y aurait en empruntant ce passage qu’à peine trois mille huit cents milles de notre position actuelle à la Tête du Démon. Malikai dodelina gravement du chef comme si Thirsk ne lui avait pas déjà fait part en privé de chacun de ces arguments. Mais ces conversations avaient eu lieu avant qu’aient été détruits cinq navires, endommagés au moins une dizaine d’autres et tués ou blessés plus de quatre mille hommes à cause de son respect aveugle d’ordres rédigés par des terriens qui s’étaient contentés de tracer une ligne sur une carte sans tenir compte des vents, du temps ou des courants. — Ce que le comte de Thirsk et vous venez de me dire est très convaincant, commandant, déclara le duc après une pause assez longue pour indiquer qu’il avait bien réfléchi à leurs propos. S’il n’est jamais anodin de dédaigner des instructions royales, il relève parfois du devoir d’un officier de réinterpréter ces consignes pour atteindre l’objectif visé si les circonstances l’y obligent. Comme le comte et vous l’avez si bien exposé, c’est le cas aujourd’hui. (Il fit le tour de la table du regard et hocha la tête avec vigueur comme si l’idée venait de lui.) Messieurs, annonça-t-il d’un ton ferme et péremptoire, la flotte fera route par le détroit du Jugement. III. Baie d’Eraystor Principauté d’Émeraude Dans son palais, le prince Nahrmahn se tourna vers la fenêtre pour examiner le port encombré en tâchant d’analyser ses émotions. D’un côté, il n’avait jamais imaginé voir autant de navires de guerre en baie d’Eraystor, et encore moins dans l’intention expresse de l’aider à conquérir le royaume dont l’expansion irrésistible menaçait depuis si longtemps sa principauté. Mais, de l’autre côté, rien que de nourrir leurs équipages représenterait un cauchemar logistique, sans oublier l’intéressante question de ce que ferait le commandant en chef de cette flotte une fois Charis vaincue. Il fronça les sourcils avec humeur en grignotant sans y penser une tranche de melon, davantage absorbé par la réunion imminente des amiraux. Que ces événements aient lieu dans le pays qu’il gouvernait devrait au moins lui conférer, ainsi qu’au comte de Mahndyr, un certain poids dans les différents conseils de guerre. Néanmoins, le duc de Flots-Noirs pourrait toujours faire valoir qu’il était venu à la tête de soixante-dix galères, à comparer avec les cinquante d’Émeraude et les quarante-deux de Chisholm. Dix autres galères de Corisande étaient en outre attendues dans les deux quinquaines à venir, alors qu’il en faudrait encore au moins quatre à Nahrmahn pour mobiliser des unités supplémentaires. Sachant qu’il n’en disposait tout au plus que d’une vingtaine en réserve. La discussion s’annonçait passionnante, songea-t-il avec amertume en engloutissant une nouvelle tranche de melon. Ernyst Lynkyn, duc de Flots-Noirs balaya d’un regard digne la salle du Conseil. Il ne trouvait, malgré son envie, rien à redire à la façon dont les serviteurs de Nahrmahn l’avaient arrangée. Débarrassée de tous les meubles qui avaient pu s’y trouver, la vaste pièce n’était plus occupée que par une énorme table entourée de sièges confortables. Sur le mur opposé aux fenêtres étaient fixées des cartes de la baie d’Eraystor, de la mer de Charis, de la baie des Brisants et du Gosier. Une longue table basse poussée contre le mur latéral gémissait presque sous le poids des amuse-bouches, bouteilles de vin et carafes de cristal. Flots-Noirs aurait infiniment préféré tenir cette réunion à bord de sa galère amirale. Il y aurait été sur son territoire, ce qui aurait renforcé son autorité. Malheureusement, jamais il n’aurait pu accueillir tant d’officiers accompagnés de leurs assistants dans la grand-chambre de la Corisande. Peut-être était-ce pour le mieux, du reste. Il lui serait sans doute plus difficile d’imposer sa volonté, mais il ne devait pas oublier les recommandations du prince Hektor lui enjoignant d’éviter de marcher sur les pieds de quiconque de manière plus ostensible que nécessaire. Cela étant, songea-t-il, tout le monde sait qui l’Église – pardon, les Chevaliers des Terres du Temple – veut voir diriger cette opération. Cela devrait compter autant qu’une salle du Conseil, aussi raffinée soit-elle. Il attendit patiemment que Nahrmahn ait terminé d’échanger des banalités avec le comte de Ladret, chef d’état-major de la flotte de Sharleyan. Le prince prit tout son temps – sans doute pour montrer que c’était bien de son temps qu’il s’agissait – avant de mettre un terme à la conversation. Était également présent le délégué archiépiscopal Wyllys Graisyn, qui se tenait près de Nahrmahn mais adressait des sourires à tous ceux qui s’approchaient. Si le prélat se sentait mal à l’aise parmi tant d’officiers de marine, il n’en montrait aucun signe. Enfin, Nahrmahn gagna sa place en bout de table et s’assit. Graisyn le suivit pour s’installer à sa droite et tous les autres occupants de la pièce convergèrent autour d’eux. Flots-Noirs prit place en face de Nahrmahn. Le prince et l’amiral étant assis, les chefs d’escadre et leurs assistants s’autorisèrent à choisir un siège. Le prince patienta le temps que s’estompent les crissements des pieds de chaises et les froufrous des vêtements puis adressa un sourire à l’assemblée. — Messieurs, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue en Émeraude. Je suis sûr qu’il est inutile que je vous réexpose nos objectifs. À vrai dire, ma propre expérience des choses de la mer est pour le moins limitée. C’est le comte de Mahndyr qui représentera ma principauté au cours de vos discussions et sessions de préparation. Soyez certains qu’il jouit de toute ma confiance et qu’il s’exprimera toujours en mon nom. Son sourire, malgré sa rondeur, se durcit quelque peu. Flots-Noirs doutait que quiconque autour de cette table soit assez stupide pour se méprendre sur les insinuations du prince. — Avant de vous laisser commencer, poursuivit Nahrmahn, je tiens à affirmer combien nous nous réjouissons tous, j’en suis sûr, de la bénédiction dont nous honore l’Église Mère. (Une vague d’acquiescements murmurés accueillit ses paroles et il fit un geste élégant en direction de Graisyn.) Votre Excellence, auriez-vous l’amabilité d’invoquer la grâce du Seigneur sur les guerriers ici assemblés en Son nom ? — Bien sûr, Votre Altesse. Ce sera un honneur. Graisyn se mit debout et leva les mains en signe de bénédiction. — Prions ensemble. Ô Seigneur, Créateur et Souverain de l’Univers, nous nous enhardissons à nous adresser à Vous comme Votre serviteur Langhorne nous l’a enseigné. Bénissez ces hommes qui s’apprêtent à consacrer leur cœur, leur esprit et leur épée à la tâche que Vous leur avez confiée. Ne… — … tout indique donc que Haarahld ne se doutait encore de rien il y a quatre quinquaines environ. (Le baron de Shandyr fit le tour de la table du regard puis adressa une légère courbette au duc de Flots-Noirs.) J’en ai terminé, Votre Grâce. Succinct et bien structuré, son exposé n’avait pas dépassé les trente minutes. — Merci, Votre Seigneurie, répondit Flots-Noirs. Permettez-moi d’ajouter que ce récapitulatif clair et concis concorde avec tous les renseignements que j’ai reçus à ce jour. — Je suis ravi de l’entendre, Votre Grâce. En toute honnêteté, nos agents en Charis ne se sont pas montrés aussi productifs que nous l’aurions espéré au cours de l’année passée. — Nos réseaux à nous aussi ont grandement souffert du même coup de filet, Votre Seigneurie, affirma Flots-Noirs avec un maigre sourire. (Il s’abstint de souligner qui était à l’origine de la tentative d’assassinat bâclée ayant occasionné la descente en question. Il ne pouvait tout de même pas manquer à ce point de politesse.) Il nous a fallu des mois pour les rétablir. — Une grande partie des informations parvenues jusqu’ici, à Eraystor, sont issues principalement d’observations visuelles, admit Shandyr en toute franchise. Nous ne disposons à l’heure actuelle d’aucun agent infiltré au sein du palais de Haarahld ou de sa Marine. Personne de fiable, en tout cas. Par contre, nous avons interrogé les marins des navires marchands que les Charisiens ont expulsés de leurs eaux territoriales dès qu’ils ont eu vent de notre mobilisation. Apparemment, Haarahld n’avait même pas commencé à réarmer ses galères de réserve il y a environ trois quinquaines. — C’est exact, intervint le comte de Ladret. Toutefois, Votre Grâce, je dois admettre que je me sentirais beaucoup plus à mon aise si nous en savions davantage sur les galions qui ont donné lieu à tant de rumeurs. — Comme nous tous, acquiesça Flots-Noirs avec un sourire encore plus pincé. D’après le dernier rapport reçu de nos agents de Tellesberg, pas moins de quinze à vingt de ces bâtiments seraient en service et tout indique qu’ils sont plus lourdement armés en artillerie que nos galères. Ainsi, ils pourraient représenter une menace non négligeable, mais cela demeure improbable. Si je veux bien admettre qu’ils sont sans doute capables de tirer une puissante bordée, ils n’auront le temps de recharger qu’une fois, au grand maximum, avant que nous les abordions. Dès lors, tout se jouera à l’arme blanche ou au mousquet, et non au canon. Un murmure d’assentiment parcourut l’assemblée. Le visage de Flots-Noirs s’illumina. Personne de sensé ne s’aviserait de sous-estimer la Marine royale de Charis, mais il y avait dans ce brouhaha des accents indéniables d’assurance. Si talentueux que soient les Charisiens, quatre-vingts galères et quinze à vingt galions ne feraient jamais le poids contre cent soixante bâtiments de guerre. Sans compter ce qui se produirait dès que les flottes du Dohlar et de Tarot viendraient doubler ce dispositif. Le manque d’empressement affiché par Chisholm et émeraude, tout agaçant qu’il soit, perdait de son importance face à de tels chiffres. — Compte tenu du fait que ces galions disposeront bel et bien d’un redoutable armement de bordée, dit le comte de Ladret, je crois que nous serions bien inspirés de songer à la façon de nous approcher d’eux avant d’engager le combat. — Cela me paraît être une excellente idée, Votre Grandeur, acquiesça Flots-Noirs. Puis-je vous demander si vous avez déjà une opinion là-dessus ? — J’en ai une, en effet. — Dans ce cas, faites-en nous profiter, je vous prie. Je suis sûr qu’elle enrichira notre propre réflexion. — Certainement, Votre Grâce. En premier lieu, il me semble que… Flots-Noirs hocha pensivement la tête en écoutant l’amiral chisholmois exposer les différentes tactiques possibles. Pourtant, dans un recoin de son esprit, il continuait à méditer sur le compte-rendu de Shandyr et le silence alarmant de ses propres agents en Charis. Peu avant d’embarquer, il ignorait encore l’existence de Maysahn et de Makferzahn. Cependant, Hektor et le comte de Coris avaient veillé à tout lui dire avant son départ. Impressionné par la quantité d’informations que leurs espions avaient réussi à amasser, il avait néanmoins supputé que d’autres l’attendraient à Eraystor. Hélas, il s’était trompé. L’un des officiers de son état-major avait contacté en tapinois l’agent local de Coris, censé réceptionner les rapports de Maysahn et de Makferzahn. Or il n’avait rien reçu. Sans doute la décision de Haarahld d’interdire l’accès à ses eaux territoriales rendait-elle plus difficile la circulation des informations, mais une dépêche, au moins, aurait tout de même dû lui parvenir. Il était sans doute possible que Maysahn n’ait pas été prévenu à temps et que ses derniers messages, envoyés avant la fermeture de Charis, soient partis vers Manchyr au lieu d’Eraystor. Cela paraissait peu probable, toutefois, ce qui ne rendait que plus exaspérant le silence de l’espion. Cela étant, Flots-Noirs n’avait jamais beaucoup apprécié l’idée que des agents secrets rôdent dans l’ombre avec des informations militaires cruciales. S’il convenait volontiers de l’intérêt de l’espionnage en temps de paix, il lui en accordait nettement moins une fois la guerre déclarée. Quand les épées étincelaient, c’étaient les renseignements des éclaireurs qui importaient, pas les rapports d’inconnus dont il était impossible de prouver la véracité. Il grimaça intérieurement, remisa par-devers lui ses inquiétudes concernant ces espions étrangement muets, et entreprit de se concentrer sur le discours de Ladret. .IV. Grande salle du Conseil Temple de Dieu Cité de Sion Terres du Temple Invité à pénétrer dans la grande salle du Conseil, l’archevêque Erayk fit de son mieux pour dissimuler sa nervosité. Il doutait fort d’y parvenir. Le colonel taciturne de la garde du Temple qui l’attendait sur les quais quand sa galère était entrée dans Port-Céleste en brisant la fine pellicule de glace sous les rafales de neige ne lui avait pas dit pourquoi il devait l’accompagner sur-le-champ à Sion. Il s’était contenté de lui tendre le message – austère, simple et bref – lui enjoignant de se présenter devant un comité du Conseil des vicaires pour « examen ». Rien de plus. Le colonel marchait encore à son côté et ne lui avait toujours rien expliqué. Tous deux passèrent entre les gardes comme statufiés devant la porte de la grande salle du Conseil. L’archevêque déglutit en voyant les quatre vicaires du « comité » qui l’attendaient. Une antique tradition voulait que l’archange Langhorne lui-même ait tenu conseil dans cette salle avec les autres anges et archanges. Elle était du reste assez spacieuse pour que ce soit exact. Ornée de splendides mosaïques et tapisseries, elle présentait à une extrémité les portraits des précédents grands-vicaires et, incrustée à la surface du gigantesque mur opposé, une carte du monde magnifiquement détaillée, de quatre fois la taille d’un homme. Les lieux suffisaient largement à accueillir ensemble tous les membres du Conseil des vicaires et leurs assistants. Les quatre hommes assis là paraissaient minuscules, presque perdus dans cette immensité. Ils n’avaient pas pris place sur l’estrade à la table réservée au grand-vicaire et aux membres les plus éminents du Conseil pour les événements solennels. Chacun de ces quatre personnages en aurait pourtant eu le droit. Au contraire, ils avaient opté pour une table plus modeste, plus simple, qu’on avait à l’évidence introduite dans la grande salle pour l’occasion et installée au centre du fer à cheval décrit par les bureaux en marqueterie où se seraient assis leurs semblables s’ils avaient été présents. Ils n’étaient pas tout à fait seuls, cependant, car deux grands-prêtres vêtus de l’habit de l’ordre de Schueler se tenaient en silence derrière le siège du Grand Inquisiteur. Erayk Dynnys n’y trouva aucun réconfort. Le colonel remonta avec lui le long tapis cramoisi menant à la table puis s’arrêta et fit une profonde révérence devant Allayn Magwair, le commandant en chef des gardes du Temple. — Votre Éminence, l’archevêque Erayk. — Merci, colonel. Vous pouvez disposer, répondit Magwair en tendant son anneau. L’officier s’inclina de nouveau, embrassa le saphir puis se retira sans un mot de plus, laissant Dynnys seul devant les quatre hommes les plus puissants de toute l’Église. — En quoi puis-je être utile au Conseil, Votre Éminence ? demanda-t-il au chancelier, heureux de s’être exprimé sans chevroter. Personne ne lui répondit. Les quatre vicaires continuèrent à le toiser d’un regard froid et pensif. Il sentit la sueur perler sur son crâne sous son tricorne. Ils le laissèrent debout en silence pendant un nombre interminable de secondes. Il sentit son estomac se nouer. Et ces hommes qui ne mettaient toujours pas un terme à son supplice… Enfin, Zhaspyr Clyntahn tapota un dossier posé devant lui. — Ceci, archevêque Erayk, dit-il d’une voix douce, les yeux luisants, est un recueil de toutes les dépêches que le délégué archiépiscopal Zherald et vous avez envoyées de Tellesberg par aviso ou sémaphore. Nous les avons lues avec grand intérêt. D’autant plus qu’elles entrent en contradiction avec d’autres informations provenant de cette même ville. Il s’interrompit, attendit. Dynnys avala sa salive aussi discrètement que possible. — Puis-je vous demander en quoi consistent ces informations, Votre Éminence ? — Certainement pas, répliqua sèchement Clyntahn. L’Inquisition dispose de ses propres sources, comme vous ne l’ignorez pas. Elles ne sauraient être mises en cause. L’espace d’un instant, Dynnys crut sentir son cœur cesser de battre. Il prit une profonde inspiration. — Dans ce cas, Votre Éminence, dit-il avec une assurance qui le surprit lui-même, puis-je savoir en quoi mes dépêches entrent en conflit avec ces rapports ? — Nous avons noté plusieurs problèmes, l’informa Clyntahn d’une voix froide et précise. Vous avez par exemple autorisé votre intendant à bâcler de façon scandaleuse son prétendu réexamen des violations potentielles des Proscriptions. Vous avez même omis de lui reprocher d’avoir permis à un ecclésiastique local – dont les positions, ajouterai-je, nous semblent très suspectes – d’assister à l’interrogatoire du roi de Charis, alors que sa présence aurait pu affecter cette audition. Enfin, vous avez manqué de punir l’évêque de Tellesberg pour avoir prononcé un sermon hérétique depuis la chaire de sa propre cathédrale. Enfin, vous n’avez apparemment pas jugé bon de mentionner ces menues difficultés dans vos messages adressés au Temple, alors que le vicaire Zahmsyn lui-même avait attiré très précisément votre attention sur l’éventualité de tels dangers avant votre départ. Dynnys tenta encore de déglutir mais sa bouche était trop sèche. — Ce sont là de graves accusations, archevêque Erayk, dit Trynair avec à peine moins de froideur que Clyntahn. Si elles venaient à être maintenues devant un tribunal de l’Inquisition, elles risqueraient d’entraîner de lourdes sanctions. — Votre Éminence, répondit Dynnys d’une voix rauque, il n’a jamais été dans mon intention de vous tromper, vous, le Conseil ou l’Inquisition. Mon opinion, forgée à Tellesberg, est que le père Paityr a réexaminé avec soin ses premières conclusions. Quant à l’évêque Maikel, s’il a effectivement usé de formules malheureuses dans un ou deux sermons, ma lecture de ces textes m’a convaincu que jamais il ne s’est approché du seuil de l’hérésie. Je vous assure que, si ç’avait été le cas, je l’aurais immédiatement écarté de son siège épiscopal. — Vous avez toujours voulu nous tromper, ne dites pas le contraire ! insista Clyntahn. (Sa voix n’était plus froide : elle était dure, mordante.) Ce qu’il nous reste à découvrir, c’est si cette duplicité relevait uniquement d’une volonté de protéger vos arrières d’incompétent ou de causes plus profondes. Dans les deux cas, archevêque Erayk, vous avez menti à l’Église Mère. Vous subirez les conséquences de vos actes. Incapable de s’exprimer, Dynnys considéra le Grand Inquisiteur en silence. Quand le chancelier reprit la parole, la tête de l’archevêque pivota aussitôt dans sa direction. — Vous les subirez ici même, dit Trynair sur un ton de damnation, mais elles seront tout aussi terribles pour Charis. Dynnys écarquilla les yeux. — D’ici un mois – deux, tout au plus –, assena Magwair, le royaume de Charis sera en ruine. Le chancre de l’hérésie et de la sédition sera soigné par le fer et le feu. L’archevêché qui fut le vôtre sera purgé une fois pour toutes des germes dangereux et hérétiques que vous avez laissé s’y développer. — Votre Éminence, parvint à articuler Dynnys, je vous en supplie. Peut-être ai-je manqué à mes responsabilités envers le Temple. Je n’en ai jamais eu l’intention, mais il est possible malgré tout que j’aie failli à mon devoir. Toutefois, je vous le jure, sur mon âme immortelle et mon espoir du séjour éternel, que rien de ce que j’ai vu en Charis ne mérite un tel châtiment ! Ses paroles flottèrent dans l’air, aussi surprenantes à ses oreilles qu’à celles des vicaires. Les hommes assis derrière la table se contentèrent de le dévisager d’un regard sans émotion, inébranlable. Enfin, Clyntahn tourna la tête et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule aux deux grands-prêtres schueleriens en faction. — Veuillez escorter l’archevêque Erayk jusqu’à la suite que nous lui avons préparée, lâcha-t-il avec fermeté. .V. Au large de la Tête du Triton Mer de Charis Haarahld VII s’arracha à sa correspondance quand le fusilier marin en faction devant la porte de sa chambre cogna le pont du bout de la hampe de son esponton. — Le garde-marine de quart, Sire ! — Entrez. Un élève officier d’allure très juvénile franchit la porte avec un rien de timidité. Le couvre-chef coincé sous le bras, il se mit au garde-à-vous. — Le capitaine de vaisseau Tryvythyn vous présente ses respects, Votre Majesté, balbutia le jeune homme, mais la Fringante nous signale que l’ennemi fait route ! — Merci, monsieur Aplyn. gé de onze ans, le garde-marine de deuxième classe Aplyn était le plus jeune des élèves officiers de la Royale-Charis, galère de Sa Majesté. Lourd fardeau à porter à bord de n’importe quel navire de la Marine, ce statut lui était rendu plus pénible encore par son prénom : Hektor. Haarahld ne doutait pas des railleries impitoyables dont il devait faire l’objet depuis qu’il s’était présenté à l’embarquement. Pourtant, le garçon ne semblait pas s’être laissé décourager. Au contraire, il s’acquittait de ses tâches avec un sérieux remarquable et le roi suspectait le capitaine de vaisseau Dynzyl Tryvythyn d’avoir voulu le récompenser en l’envoyant lui rendre compte de cette observation. — Était-ce là l’intégralité du message du capitaine, monsieur Aplyn ? Le feu monta aux joues de l’apprenti officier. — Non, Votre Majesté. Le capitaine souhaiterait savoir si vous auriez l’obligeance de le rejoindre sur le pont. — Je vois. Aplyn donna l’impression de regretter de ne pouvoir s’évaporer sur-le-champ. Le roi eut toutes les peines du monde à s’empêcher d’éclater de rire, ce qui aurait achevé d’anéantir le malheureux. Puisant dans ses ressources nées de décennies de négociations avec des ambassadeurs et diplomates étrangers, il parvint à réprimer son hilarité. — Très bien, monsieur Aplyn. Veuillez faire part de mes compliments au capitaine de vaisseau Tryvythyn. Dites-lui que j’arrive tout de suite. — Oui, monsieur… je veux dire, Votre Majesté ! Aplyn fit volte-face pour s’enfuir de la chambre, mais Haarahld s’éclaircit la voix. — Un instant, monsieur Aplyn, je vous prie. L’enfant se pétrifia. — Oui, Votre Majesté ? laissa-t-il échapper en un mince filet de voix. — Monsieur Aplyn, vous m’avez vite et bien transmis le message du capitaine. Je crois inutile de signaler à vos supérieurs les menues… irrégularités de notre conversation. En convenez-vous ? — Oui, Votre Majesté ! lâcha le garde-marine avec gratitude. — Dans ce cas, vous pouvez disposer, monsieur Aplyn. — Oui, Votre Majesté ! Aplyn parvint à disparaître, cette fois. Haarahld perçut comme un rire étouffé dans son dos. Il regarda par-dessus son épaule et avisa le sergent Gahrdaner. Le visage du garde était fendu d’un large sourire. Le roi haussa un sourcil à son intention. — Quelque chose vous amuserait-il, Charlz ? — Oh, rien, Votre Majesté, répondit Gahrdaner sans se démonter. Rien du tout. Haarahld arriva sur le pont dix minutes plus tard. Il escalada l’échelle menant à la timonerie, au sommet du château arrière de la galère. Malgré la lenteur que lui imposait son genou raide, il parvint à se hisser sans heurts. Suivi du sergent Gahrdaner, il fut accueilli par le capitaine de vaisseau Tryvythyn. — Bonjour, Votre Majesté. — Bonjour, capitaine. Haarahld emplit ses poumons de l’air frais du printemps puis leva la main pour s’abriter les yeux et scruta l’horizon vers le nord-est. Au sud du chapelet d’îles émergeant au large de la Tête du Triton, la Royale-Charis menait la marche de la plus centrale des cinq colonnes du déploiement de la flotte de galères. Courant à la seule force des avirons, les bâtiments gouvernaient presque sans erre, juste assez pour maintenir leur formation face à la brise régulière du nord-ouest. Le cap Est, la plus orientale des deux pointes gardant l’entrée de la baie des Brisants, s’avançait dans la mer de Charis à un peu plus de quatre cents milles à l’ouest-nord-ouest de leur position. À soixante milles au nord-est, une flottille d’éclaireurs surveillait les approches de la baie d’Eraystor. Ce détachement était composé de goélettes, spécialement conçues pour la Marine par Dustyn Olyvyr, même si nul ne le savait sur les chantiers navals où elles étaient nées. Il s’agissait de bâtiments à faible tirant d’eau, capables d’aller à l’aviron si nécessaire et assez courts pour naviguer mieux et plus vite sous ce mode de propulsion que la grande majorité des galères. Uniquement armés de six à douze caronades en fonction de leur taille, ils étaient idéalement adaptés aux missions de reconnaissance. Les capitaines de ces navires rapides, maniables et très fins au louvoyage avaient reçu l’ordre exprès de fuir toute menace éventuelle. C’était ainsi que la Fringante, la goélette navigant le plus au nord, avait pu hisser le signal indiquant que la Force nord de la coalition ennemie prenait la mer. Haarahld distinguait à peine les huniers de la Flèche, le plus proche des quatre éclaireurs. À l’aide de sa longue et lourde lunette, le garde-marine perché à la hune de l’unique mât de la Royale-Charis voyait parfaitement, lui, les pavillons colorés répétant le message d’origine de la Fringante. — Ainsi, nos amis font route vers le sud, c’est bien cela ? lança Haarahld en veillant à placer une pointe d’humour dans sa voix. Étrange. Je commençais à les croire trop timides pour participer au bal, capitaine. Quelques-uns des matelots et fusiliers à leur poste sur le château arrière sourirent. Le capitaine de vaisseau Tryvythyn laissa échapper un gloussement. Comme Haarahld, il savait que la plaisanterie du roi, aussi anodine soit-elle, aurait fait le tour du navire dans l’heure. — Ils ne semblent pas pressés d’arriver, Votre Majesté. La Fringante signale qu’ils filent moins de cinq nœuds malgré les vents portants. Elle indique également que leur formation serait… désordonnée. — Dans ces conditions, ils ne seront pas sur nous avant la nuit, dit Haarahld en réfléchissant tout haut. Tryvythyn hocha la tête. — J’en ai tiré la même conclusion, Votre Majesté. — Eh bien, dit le roi d’une voix lente et pensive, je suppose que le plus prudent serait d’éviter toute action décisive jusqu’au retour du prince Cayleb et de l’amiral Staynair. Pourtant, il serait temps d’enseigner à nos cavaliers hésitants les pas de cette danse, capitaine. Auriez-vous l’amabilité d’envoyer un signal au Tellesberg ? Informez le haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte que nous entendons passer à portée de voix de son bâtiment. Ensuite, faites route vers lui, je vous prie. — Certainement, Votre Majesté. Monsieur Aplyn ! — Oui, capitaine ! — Signalez au Tellesberg notre intention de nous rapprocher de lui à portée de voix. — À vos ordres, capitaine ! — Lieutenant de vaisseau Mahrak ? — Oui, capitaine. — Abattez de quatre quarts sur bâbord, je vous prie. Menez-nous à portée de voix du Tellesberg. — À vos ordres, capitaine. Les instructions résonnèrent et les avirons de la Royale-Charis plongèrent plus vivement tandis que le navire amiral de la flotte changeait de cap pour se rapprocher du Tellesberg. Les colonnes n’étant écartées que de sept cent cinquante yards, il ne fallut pas longtemps aux deux bâtiments amiraux pour se retrouver bord à bord, à une trentaine de yards l’un de l’autre. — Bonjour, Votre Majesté ! cria le comte de L’Île-de-la-Glotte dans son porte-voix de cuir. En quoi puis-je vous être utile ? — Je crois qu’il est temps d’aller voir si ces messieurs timorés tiennent vraiment à s’aventurer à l’extérieur de leur gentil port douillet, amiral ! lança Haarahld en retour. Ayez l’amabilité d’y veiller, je vous prie. — Certainement, Votre Majesté. Avec plaisir ! L’Île-de-la-Glotte lui adressa une courbette à travers l’eau qui les séparait puis se tourna vers ses officiers. Quelques instants plus tard, des pavillons étaient hissés en bout de vergue du Tellesberg tandis que la Royale-Charis regagnait sa position d’origine, en tête de sa colonne. — À présent, capitaine, lança Haarahld en regardant le Tellesberg s’éloigner de plus en plus vite vers le nord-est avec les vingt-neuf autres galères des deux colonnes bâbord de la flotte, je crains d’avoir plusieurs lettres et rapports à rédiger. Ne manquez pas de m’informer d’autres transmissions éventuelles, je vous prie. — Bien, Votre Majesté. Le duc de Flots-Noirs se tenait sur le château arrière de la Corisande, les mains dans le dos, attentif à réprimer un juron. Sans s’attendre à un appareillage impeccable, il avait espéré quelque chose d’un peu moins confus. Encore un exemple du triomphe de l’espoir sur l’expérience, songea-t-il avec amertume. Mais il se montrait injuste et le savait. Personne ne possédait la moindre expérience de l’association forcée, en moins de trois mois, de trois flottes disparates, dont deux appartenant à des États qui se tenaient d’ordinaire pour des ennemis mortels. Même avec la meilleure volonté du monde, une telle coordination ne pouvait que se révéler quasi insurmontable compte tenu des différences inévitables en matière de transmissions, d’organisation, de stratégie et de hiérarchie. Étant donné l’absence flagrante d’une telle « bonne volonté », que tous les navires aient pris le même cap dans la même journée représentait déjà un exploit assez remarquable. Flots-Noirs poussa un grognement ironique à cette idée. Aussi douloureuse soit-elle, elle lui permettait du moins de prendre un recul salutaire par rapport à ses difficultés du moment. L’Église Mère se trouvant – qu’elle l’admette ou non – à l’origine de ce mariage de raison, les participants seraient contraints, malgré leur manque manifeste d’enthousiasme, de faire leur possible pour que l’opération porte ses fruits. Ce qui ne faisait aucun doute, du moins à long terme. Cette pensée le ramena à l’objectif de l’exercice du jour. Rien ne comblerait davantage le prince Hektor qu’une occasion immédiate d’anéantir la Marine royale de Charis. Si Flots-Noirs partageait certes son impatience, il n’allait pas retenir son souffle en attendant le moment opportun. Il estimait à deux contre un sa supériorité en nombre de coques par rapport à la flotte de galères actives de Haarahld, mais il y avait aussi ces fameux galions à prendre en compte. Quel que soit son avantage numérique théorique, tant qu’il ne pourrait pas compter sur ses différents chefs d’escadre pour comprendre au minimum ce qu’il attendait d’eux, les chiffres ne revêtiraient qu’une maigre importance. Il pivota sur ses talons pour considérer le panorama soulignant cette cruelle vérité. Sa formidable force navale couvrait les eaux bleues et houleuses de la baie d’Eraystor en une formation incohérente. La péninsule du Triton gisait à une vingtaine de milles sur tribord. À bâbord, la terre la plus proche était la gigantesque presqu’île baptisée La Vouivrerie, près de quatre cent cinquante milles au sud-est. Le vent du nord-ouest soufflait assez fort pour creuser des vagues de quatre pieds frangées d’écume et déporter les galères plus vite qu’elles avançaient effectivement. Pourtant, malgré ses exhortations, rares étaient les chefs d’escadre qu’il avait sous ses ordres à éprouver le besoin irrésistible de tirer profit de cette brise. La flotte ressemblait à une immense nuée de vouivres de mer dansant à la dérive sur les flots. La plupart de ses unités semblaient avoir adopté plus ou moins le bon cap, mais c’était bien le maximum de ce qu’il pouvait leur accorder. Il était relativement simple de différencier ses propres galères de celles de ses « alliés ». Leurs escadres accumulaient de plus en plus de retard par rapport aux siennes, qui avaient pris comme prévu la tête de la flotte, même s’il devait admettre que leur maintien en position laissait quelque peu à désirer. Son avant-garde, par exemple, était beaucoup trop éloignée de son corps de bataille. Il eut un geste de découragement. Donyrt Qwentyn, baron de La Tour-de-Tanlyr, était un officier agressif et volontaire, pas de ceux qui négligeraient de profiter de telles conditions de navigation. Il s’agissait là de qualités qu’il convenait sans doute d’encourager, mais le dédain de La Tour-de-Tanlyr pour la lenteur et le manque d’enthousiasme d’Émeraude n’était que trop manifeste, à l’égal de l’antipathie que lui inspirait Chisholm, l’ennemi héréditaire de sa Corisande natale. Sans doute cela n’était-il pas étranger à la détermination qu’avait montrée le baron à mener ses navires en tête de la flotte et à les y maintenir pour montrer à Mahndyr, Ladret et leurs « traînards » d’officiers comment un marin digne de ce nom commandait son escadre. C’était précisément pour ces qualités que Flots-Noirs l’avait nommé à la tête de son avant-garde. La Tour-de-Tanlyr avait réagi en faisant appareiller ses navires presque une heure avant l’aube, bien avant qu’aucun autre ait doublé les brise-lames. Dès lors, il n’avait cessé de creuser l’écart entre son escadre et le reste de la flotte. La coque de ses bâtiments n’était plus visible que par intermittence depuis le pont des galères distancées. Flots-Noirs se promit de rappeler à ses subordonnés le concept de coordination et de respect extérieur de leurs alliés. Et cela ne vaudrait pas que pour La Tour-de-Tanlyr, du reste. — Pardonnez-moi, Votre Grâce, fit une voix. Il pivota sur lui-même et découvrit à côté de lui l’un des enseignes de la Corisande. — Oui ? — Le capitaine de vaisseau Myrgyn m’a demandé de vous faire savoir, Votre Grâce, que le baron de La Tour-de-Tanlyr nous informe de l’observation d’une voile au sud-ouest. — Une seule ? — C’est ce que nous indiquent les signaux du baron, Votre Grâce. — Je vois. Flots-Noirs y réfléchit pendant un instant puis haussa les épaules. Les amiraux alliés savaient que Charis avait déployé des éclaireurs aux approches de la baie d’Eraystor. C’était ce qu’elle avait à faire de plus sensé, au demeurant. Le duc ne serait pas surpris que Haarahld ait confié ces missions de reconnaissance à ses goélettes aux aptitudes infernales à serrer le vent. Si tel était le cas, nulle galère ne pourrait les prendre de vitesse par un jour où soufflaient des vents pareils. Dans d’autres circonstances, cela serait peut-être moins évident. En tout état de cause, leur présence confirmerait les prévisions de l’état-major interallié. — Remerciez le capitaine de m’en avoir informé. — Certainement, Votre Grâce. L’enseigne s’inclina et disparut, laissant Flots-Noirs à sa réflexion. Le duc fut tenté d’ordonner aux éléments retardataires de « sa » flotte de mieux tenir leur position. Il fallait toutefois peser le pour et le contre entre les bons résultats éventuels d’un tel signal et la mauvaise humeur qu’il manifesterait ainsi. Harceler ses subordonnés pour qu’ils gouvernent en meilleur ordre ne ferait que nuire à son autorité à long terme. Quoi qu’il puisse penser des amiraux de Ladret et de Mahndyr, tous deux étaient des hommes d’expérience. Ils devaient se rendre compte aussi bien que lui de ce qu’ils voyaient. Aussi serait-il beaucoup plus efficace d’en discuter avec eux que de multiplier des signaux qui ne seraient sans doute pas suivis de toute façon. En considérant, bien sûr, que les officiers chargés des transmissions se révèlent capables de les déchiffrer ! Il secoua la tête en soupirant. Cette opération avait dû paraître beaucoup plus simple à ceux qui l’avaient préparée dans le confort d’une salle du Temple… Dans la chambre de navigation, le comte de L’Île-de-la-Glotte contemplait en se grattant le menton la position des différents navires marqués d’un repère sur la carte marine étalée sur la table. Le lieutenant de vaisseau Tillyer, son assistant, se tenait en silence à son côté, attentif et patient. Le comte examina la carte durant encore quelques secondes, le regard rivé sur quelque chose qu’il était seul à voir, puis il hocha la tête. — Je crois qu’il est temps pour nous de remonter sur le pont, Henrai. — Oui, Votre Grandeur. Tillyer atteignit l’entrée de la chambre avant le comte et se glissa sur le côté pour tenir la porte à son supérieur. L’Île-de-la-Glotte lui adressa un sourire et secoua la tête en franchissant le seuil. Néanmoins, il se rembrunit aussitôt en escaladant la courte échelle menant au château arrière. — Votre Grandeur ! Messire Ohwyn Hotchkys, capitaine du Tellesberg salua L’Île-de-la-Glotte à son arrivée. Le comte lui rendit son salut d’une manière un peu moins solennelle et leva les yeux vers la flamme de tête de mât. — Du changement dans la formation de nos amis ? — Aucun, Votre Grandeur. Pas d’après les comptes-rendus de nos goélettes, en tout cas. — Parfait. (L’Île-de-la-Glotte quitta l’étendard des yeux et adressa un sourire menaçant à son capitaine de pavillon.) Dans ce cas, Ohwyn, c’est le moment de mettre au travail vos équipes de transmissions. Écoutez-moi attentivement… — Pardonnez-moi de vous interrompre, Votre Grâce, mais je crois que le baron de La Tour-de-Tanlyr a repéré autre chose. Flots-Noirs leva les yeux de son petit déjeuner tardif quand messire Kehvyn Myrgyn pénétra dans la grand-chambre de la Corisande. — Qu’entendez-vous par « repéré autre chose », capitaine ? s’enquit le duc, sa tasse de chocolat chaud encore en main. — Je n’en suis pas certain, Votre Grâce, répondit Myrgyn sur un ton d’excuse. En tout cas, il a fait larguer les ris de son escadre et appeler les hommes aux avirons. Flots-Noirs reposa sa tasse. — A-t-il fait hisser un quelconque signal ? — Pas que nous sachions, Votre Grâce. Il est si loin devant que nous n’aurions rien distingué de toute façon. Flots-Noirs se renfrogna et repoussa sa chaise en arrière. Il n’ignorait pas l’avance, lente mais régulière, que prenait l’escadre de La Tour-de-Tanlyr. Toutefois, il n’aurait jamais imaginé qu’elle creuserait tant l’écart. Il gagna le pont à grands pas, suivi de près par Myrgyn, puis grimpa au sommet du château arrière. De là où se tenait Flots-Noirs à bord de la Corisande, la coque des navires de La Tour-de-Tanlyr avait complètement disparu. Ne se laissaient plus apercevoir que leurs voiles, près de basculer à leur tour derrière la ligne nette et dégagée de l’horizon. Malgré tout, il était manifeste que le baron avait effectivement fait lâcher les ris de l’unique et gigantesque grand-voile carrée de ses galères. Le vent soufflant du nord-ouest, La Tour-de-Tanlyr le recevait par la hanche tribord et en tirait pleinement parti. — Vous dites qu’il va à trait et à rames, capitaine ? lança Flots-Noirs. — Oui, Votre Grâce. Le duc fit la grimace. La Tour-de-Tanlyr devait courir deux fois plus vite que le reste de la force interalliée. — Faites-lui signe de regagner sa position. — Tout de suite, Votre Grâce, répondit Myrgyn avant de pivoter sur lui-même pour donner ses ordres. Un lieutenant du bâtiment amiral bondit pour obéir, mais l’expression de Myrgyn n’avait rien d’optimiste quand il se retourna vers Flots-Noirs. — Il est si loin que j’ignore s’il apercevra nos signaux, Votre Grâce. — Je sais. Plongé dans sa réflexion, Flots-Noirs serra les mains dans son dos et se balança doucement sur ses orteils. Il se tourna vers l’arrière, où les contingents d’Émeraude et de Chisholm s’écartaient de plus en plus de leur position. Enfin, il leva les yeux vers le soleil. D’après ce qui avait été décidé pour cette sortie, toute la flotte devrait regagner son mouillage avant la nuit. Pour cela, compte tenu de la direction du vent, il faudrait rebrousser chemin dans les trois heures, au plus tard. Étant donné la vitesse de l’escadre de La Tour-de-Tanlyr, la Corisande et les autres galères de la ligue ne pourraient jamais la rattraper, quoi qu’elles entreprennent. En outre, le baron n’ignorait pas à quel moment il était censé rentrer au port. Le duc grommela dans sa tête un juron qui s’adressait à tout le monde : ses clampins d’alliés, son commandant d’escadre par trop enthousiaste, lui-même, pour n’avoir pas su tenir la bride à La Tour-de-Tanlyr. Mais aucune imprécation ne déferait ce qui était fait. Il ne pouvait rien tenter d’autre que de signaler au baron de regagner sa position puisque jamais il ne pourrait le rattraper de toute façon. Dans ces conditions, autant en profiter pour renforcer sa réputation d’assurance flegmatique. — Eh bien, capitaine… S’il voit notre signal, tant mieux. Sinon, tant pis. (Il haussa les épaules.) Nous ferons demi-tour dans les heures à venir de toute façon. J’ai toujours rendez-vous avec mon petit déjeuner, du reste. Si vous voulez bien m’excuser. — Bien sûr, Votre Grâce. Le capitaine de vaisseau Myrgyn s’inclina et Flots-Noirs afficha un sourire confiant en se dirigeant vers un repas matinal pour lequel il éprouvait soudain moins d’appétit. Mais, faim ou non, il entendait en dévorer jusqu’à la dernière miette. Et veiller à ce que nul à bord ne l’ignore. — Nous venons de recevoir une nouvelle transmission du chef d’escadre Nylz, Votre Grandeur, annonça le lieutenant de vaisseau Tillyer. — Ah bon ? Le comte de L’Île-de-la-Glotte leva les yeux du plat de poulet frit dont il se délectait d’avance. La flotte n’était pas en mer depuis assez longtemps pour que les denrées fraîches soient devenues un rêve luxueux et inaccessible, mais aucun marin digne de ce nom n’avait jamais dédaigné un bon repas. — Oui, Votre Grandeur. D’après son message, l’escadre qui le poursuit gagne sur lui. Elle est même à portée maximale de canon. — Je vois. L’Île-de-la-Glotte se leva de table et gagna la spacieuse galerie de poupe du Tellesberg. Cette plate-forme protégée par une balustrade courait sur toute la largeur du haut tableau ouvragé de la galère et saillait sur ses hanches de chaque côté. Le haut-amiral y demeura quelques instants, le regard levé vers le ciel pour évaluer la visibilité et le nombre d’heures restant avant la tombée de la nuit. — C’est le moment, Henrai, décida-t-il après avoir regagné sa chambre. (Il se rassit et s’empara d’un pilon avec gourmandise.) Faites signe au chef d’escadre Nylz d’engager le combat à sa convenance. — Votre Seigneurie, l’ennemi… Le regard rivé sur l’horizon où s’étaient évanouies dans son sillage les voiles blanches du corps de bataille du duc de Flots-Noirs, le chef d’escadre Donyrt Qwentyn, baron de La Tour-de-Tanlyr, se demandait pourquoi le duc n’avait pas réagi à ses signaux en prenant plus de vitesse. Il se tournait vers le lieutenant qui venait de s’exprimer quand un claquement sourd et soudain résonna sur l’eau. Des nuages de fumée montaient de la poupe des six galères charisiennes qu’il poursuivait depuis plusieurs heures. Les éclaboussures blanches et bondissantes de boulets fendant les vagues rendirent inutile le renseignement que le jeune officier avait été sur le point de formuler. — Très bien ! aboya le baron en pivotant vers le commandant de la Foudre. Ils ont fini par comprendre qu’ils ne nous échapperont pas, capitaine. À présent, occupons-nous d’eux ! Le chef d’escadre Kohdy Nylz scruta les flots d’un œil critique comme ses pièces de retraite ouvraient le feu. Malgré les moutons, il n’était pas difficile de repérer où les boulets avaient plongé, très près de leur cible. Il hocha la tête avec satisfaction. — J’espère que les canonniers se souviendront de maintenir une faible cadence de tir, murmura l’un des lieutenants du Kraken, galère de Sa Majesté. Le chef d’escadre jeta un coup d’œil à son subordonné. De toute évidence, celui-ci ne s’était pas rendu compte de s’être exprimé à voix haute. Nylz envisagea de lui répondre malgré tout, mais se ravisa. Cela n’aurait servi qu’à embarrasser le jeune homme, qui n’avait de toute façon rien dit de contraire à ce que lui-même pensait. Son escadre avait été choisie pour cette mission en raison de son artillerie de premier ordre. Quand le prince Cayleb et l’amiral Staynair avaient entrepris de concentrer leurs efforts sur les galions les plus avancés, la construction des bâtiments réclamant plus de travaux avait été temporairement abandonnée. Or les canons destinés à ces unités inachevées avaient déjà été livrés. Le comte de L’Île-de-la-Glotte et le roi Haarahld n’avaient donc vu aucune raison de les abandonner au fond d’un arsenal. Aussi le Kraken et les cinq autres galères l’accompagnant avaient-ils troqué leurs bouches à feu obsolètes contre le nouveau modèle. Ainsi, de longs krakens avaient été installés à l’avant et à l’arrière, des caronades remplaçant les anciens faucons le long des flancs. Si tout se passait comme prévu, les dix bâtiments corisandins qui lui donnaient la chasse se rendraient compte très vite de cette évolution, mais il ne servait à rien de les en avertir trop tôt. Le commandant de l’escadre considéra ses ennemis dans son sillage. Son sourire se fit plus féroce quand il songea à ce qui remontait de l’est-sud-est à la force seule des avirons. — Ces fils de chien sont à notre merci ! exulta La Tour-de-Tanlyr. Les galères charisiennes avaient à l’évidence reçu instruction de protéger leurs éclaireurs dans l’éventualité où le duc de Flots-Noirs déciderait de leur opposer quelques bons marcheurs de sa flotte. Mais ces « protecteurs » ne s’étaient manifestement pas rendu compte que la flotte interalliée avait déjà pris la mer. Ils avaient continué à s’approcher de son escadre, comme pour en identifier avec certitude les unités, au point de n’être plus séparés d’elle que d’à peine dix milles. Ils avaient alors fait demi-tour pour battre en retraite, mais le gréement de l’une des galères avait mal résisté à la manœuvre. L’écoute ayant cédé, son unique et imposante voile avait volé furieusement au vent pendant plusieurs minutes avant que l’équipage ait réussi à la reprendre. L’incident lui avait coûté un temps précieux et l’escadre de La Tour-de-Tanlyr en avait profité pour charger. Les conserves du bâtiment en détresse, au lieu de l’abandonner à son sort, avaient réduit leur vitesse pour demeurer auprès de lui. Grave erreur. Chacune de ces six galères était plus grande que celles de La Tour-de-Tanlyr, mais celles-ci étaient au nombre de dix. En outre, de formidables contingents de l’armée corisandine y avaient embarqué en qualité de fusiliers marins. De surcroît, la plus faible longueur des unités de son escadre les rendait plus rapides à l’aviron. Pour tirer profit de cet avantage, il avait donné l’ordre de voguer pour ajouter à la force des voiles celle des avirons. Dès lors, l’écart entre chasseurs et chassés n’avait cessé, lentement mais sûrement, de se réduire. Désormais, l’heure était venue de… — Holà ! du pont ! fit une voix du haut du nid-de-pie. D’autres navires ! À l’est-sud-est ! La Tour-de-Tanlyr se figea, le regard levé vers la vigie. — J’aperçois au moins quinze galères ! cria encore le matelot. Elles vont droit sur nous à l’aviron ! Vivement ! — Ah ! ils ont repéré le comte ! fit remarquer le chef d’escadre Nylz. Les galères qui lui avaient donné la chasse avec tant de ténacité venaient soudain d’infléchir leur course jusqu’alors inébranlable. Elles pivotaient désormais follement sur elles-mêmes pour remonter vers le nord, ce qui les plaçait presque face au vent. — Faites-nous faire demi-tour, capitaine, ordonna-t-il au commandant du Kraken. — On dirait que notre plan porte ses fruits, Votre Grandeur, commenta le capitaine de vaisseau Hotchkys. — Pour l’instant, du moins, acquiesça L’Île-de-la-Glotte. Les galères corisandines en ordre de chasse avaient tout rentré. Les bâtiments du comte, eux, attendaient déjà sans aucune toile que le chef d’escadre Nylz ferre le poisson. Voiles et vergues amenées, laissant nus leurs mâts peints en blanc, les vingt-quatre galères du haut-amiral s’étaient révélées très difficiles à repérer. De fait, elles avaient été pour ainsi dire invisibles à une portée d’une dizaine de milles. En outre, comme l’avait prévu L’Île-de-la-Glotte, toute l’attention des Corisandins était tournée sur leur proie. Aucun n’avait remarqué son escadre avant qu’elle se soit approchée à moins de sept milles, voguant droit sur eux, sur leur flanc est. C’est alors que les navires de Nylz s’étaient retournés contre leurs poursuivants, à moins de deux milles derrière eux quand les Charisiens avaient ouvert le feu. Or, comme l’avait espéré L’Île-de-la-Glotte, les rameurs ennemis étaient déjà éreintés de leur longue et pénible chasse. Il ne leur était apparemment jamais venu à l’esprit de se demander pourquoi les rameurs charisiens voguaient avec moins de force qu’eux. Dotées de carènes plus propres et de rameurs plus frais, les galères de Nylz s’approchaient rapidement de leur cible. L’Île-de-la-Glotte ne parviendrait pas à engager le combat avec les Corisandins aussi vite que son subordonné, mais ses bâtiments – auxquels des signaux discrets des goélettes de reconnaissance et de Nylz lui-même avaient discrètement indiqué la position idéale à adopter – seraient sur l’ennemi dans les deux heures. Peut-être même plus tôt si Nylz parvenait à le ralentir. Le piège s’étant refermé, le Kraken et les autres bâtiments de l’escadre avaient augmenté leur cadence de tir. Pas autant qu’ils l’auraient pu, toutefois : L’Île-de-la-Glotte et Nylz tenaient à ce que Flots-Noirs ne se rende pas tout à fait compte du danger que représentait désormais l’artillerie charisienne. Soudain, les avirons tribord de l’une des galères corisandines s’agitèrent éperdument lorsqu’un boulet fondit sur elle en une éruption d’écume et d’éclisses. Au moins quatre des longs bras volèrent en éclats. Le comte ne put s’imaginer que trop bien les dégâts infligés par les extrémités des manches virevoltant en travers du pont, brisant les membres et les côtes, fracassant les crânes. La confusion ne dura pas, mais d’autres boulets suivirent, plongeant dans l’eau autour de leurs cibles, les touchant parfois avec une violence mortelle. — Un message de la Fringante, Votre Grandeur, annonça un garde-marine du Tellesberg, un morceau de papier à la main. — Lisez-le, intima L’Île-de-la-Glotte. — « Corps de bataille ennemi au nord-nord-ouest de ma position, à une distance de dix-huit milles, filant sept nœuds », lut le garçon. — Merci. Le haut-amiral pencha la tête sur le côté en se remémorant la géographie des lieux. De là où il se trouvait, sur le pont, il ne voyait pas la goélette, au contraire de la vigie et de l’équipe chargée des signaux. L’éclaireur était encore trop loin pour que ces derniers en distinguent les pavillons, aussi ses messages étaient-ils relayés par sa jumelle, la Brise-du-Nord. Par conséquent, le corps de bataille distancé de la flotte ennemie devait se trouver à au moins vingt-cinq milles – sans doute davantage – à la proue et au vent des adversaires de Nylz. Ces derniers filaient au maximum trois ou quatre nœuds, contre au moins six pour L’Île-de-la-Glotte, qui les rattrapait de surcroît par le travers. Si le reste de la flotte ennemie gouvernait effectivement aux sept nœuds estimés par le capitaine de la Fringante, il faudrait au moins deux heures et demie à ses premières unités pour rattraper les navires poursuivis. Si elles se rendaient compte très vite de ce qui se passait – et prenaient aussitôt les mesures qui s’imposaient – elles arriveraient presque à temps. Mais trop tard, songea-t-il avec fermeté, pour sauver sa proie. — C’était le dernier, Votre Grâce, dit le capitaine de vaisseau Myrgyn d’une voix grinçante comme s’élevait au-dessus de l’eau une nouvelle colonne de fumée. — En effet, capitaine, répondit le duc de Flots-Noirs. Il s’était efforcé de s’exprimer d’une voix calme mais savait ne tromper personne. Surtout pas Myrgyn. Il serra les mains dans son dos au point de se faire mal et prit une profonde inspiration. — Très bien, capitaine. Il est inutile de poursuivre. Ramenez-nous au port. — Oui, Votre Grâce, lâcha péniblement Myrgyn avant de se retourner pour donner ses ordres. Flots-Noirs considéra d’un regard sombre les milles de mer qui le séparaient encore de la dernière galère de La Tour-de-Tanlyr. Il lui faudrait une bonne heure et quart pour atteindre cette coque en flammes, qui aurait alors brûlé jusqu’à la flottaison avant de sombrer sous les vagues. Il serait tout aussi oiseux de donner la chasse aux Charisiens, qui avaient déjà mis le cap sur leur île avec le vent dans le dos, une bonne longueur d’avance et – autant qu’il sache – le reste de leur maudite flotte prête à prendre en embuscade d’éventuels poursuivants. Même en considérant qu’il puisse les rattraper, ce ne serait que pour livrer un combat nocturne, avec toutes les complications que cela impliquerait. En outre, il s’agirait de ses galères – ses soixante galères restantes – contre tout ce qui l’attendrait, car ni les escadres d’Émeraude ni celles de Chisholm ne pourraient combler à temps l’écart qui s’était creusé entre elles et lui. Une voix intérieure lui cria de continuer la chasse, de venger les pertes et l’humiliation qu’il venait de subir. Mais la part rationnelle de son esprit eut le dessus. Il paraît qu’on en apprend davantage dans la défaite que dans la victoire, se dit-il avec un serrement de cœur. Eh bien, nous avons beaucoup appris aujourd’hui, dans ce cas. Je veillerai à ce que tous nos « alliés » tirent les mêmes conclusions de cette leçon. Ce qui était arrivé à La Tour-de-Tanlyr cet après-midi leur rappellerait la nécessité d’apprendre à constituer une seule force unie et coordonnée. Cet enseignement vaudrait sans doute autant, à long terme, que ce qu’il coûterait à Corisande et à Flots-Noirs en prestige et en autorité morale. Sans doute. FÉVRIER DE L’AN DE GRCE 892 .I. Baie de l’Ancre-Brisée Récifs de l’Armageddon — Unités inconnues à l’approche du mouillage ! Gahvyn Mahrtyn, baron Du Gué-Blanc, bondit sur sa chaise quand le cri de la vigie résonna par l’écoutille. Même à l’abri de la Tête du Démon, le Roi-Gorjah-II, galère amirale de la Marine de Tarot, évitait sur son ancre avec inquiétude. Rien que de très naturel à cela : ses passagers, eux, étaient loin d’être seulement inquiets de mouiller dans ces parages. On frappa à la porte de la grand-chambre. Le baron entendit son valet l’ouvrir. Peu après, l’un des enseignes du navire amiral pénétrait dans sa chambre de navigation privée. — Pardonnez-moi de vous déranger, Votre Seigneurie, mais… — J’ai entendu, enseigne, fit Du Gué-Blanc avec un sourire pincé. Dois-je comprendre que ces mystérieux visiteurs sont nos amis du Dohlar que nous n’attendions plus ? — On dirait, Votre Seigneurie, acquiesça l’enseigne de vaisseau Zhoelsyn en souriant à son tour. — Langhorne soit loué ! Veuillez annoncer au capitaine de vaisseau Kaillee que je monterai sur le pont dans une quinzaine de minutes. — Bien, Votre Seigneurie. Le jeune officier se retira et Du Gué-Blanc éleva la voix. — Zheevys ! — Oui, Votre Seigneurie ? répondit Zheevys Bahltyn, valet du baron depuis l’enfance. — Ma nouvelle tunique, Zheevys ! Nous avons un duc à impressionner. — Tout de suite, Votre Seigneurie. Deux heures plus tard, le baron Du Gué-Blanc se tenait sur le château arrière du Roi-Gorjah-II sous le soleil froid du printemps, le regard rivé sur la flotte du Dohlar qui, lentement, péniblement, entrait à la force des avirons dans la baie de l’Ancre-Brisée. Cette anse, malgré la protection contre les vents du nord-est que lui offrait le doigt tendu de la Tête du Démon, ne serait jamais passée pour un havre de paix. Pourtant, ce n’était rien par rapport aux conditions qui régnaient au large, où des vagues de dix pieds et demi-frangées d’écume et battues par les embruns ne montraient qu’avec trop de transparence ce qui attendait les flottes alliées. Non pas que Du Gué-Blanc ait eu besoin de se le voir rappeler. Il avait déjà perdu deux galères et tout leur équipage, rien que pour rallier ce point de rendez-vous. Or, à en croire l’aspect des galères dohlariennes luttant pour gagner les eaux plus clémentes de la baie, ce n’était pas lui qui avait le plus pâti de la traversée. Plusieurs des navires en approche arboraient une marque de commandement, mais aucun ne battait l’étendard à rayures rouges et vertes du bâtiment amiral de la flotte. Enfin, le baron vit la colossale galère, à côté de laquelle toutes les autres paraissaient minuscules, doubler laborieusement le promontoire sud. L’unique vergue barrant son mât était trop courte. C’était sans doute un espar de fortune hissé pour remplacer celui d’origine. Ses murailles s’élevaient haut au-dessus des autres navires de son escadre. Il s’agissait d’une birème, dont Du Gué-Blanc n’avait vu aucun exemplaire en plus de vingt ans. Incrédule, il secoua la tête en voyant les vagues déferler plus haut que le rang inférieur de rameurs tandis que les pompes crachaient d’interminables cascades blanches. — Qu’est-ce que c’est que ça, Votre Seigneurie ? lança le capitaine de vaisseau Zhilbert Kaillee à côté de lui. Le baron poussa un grognement. — Ça, Zhilbert, c’est le bâtiment amiral de la Marine du Dohlar. Le Roi-Rahnyld. — Le Roi-Rahnyld… Du Gué-Blanc pouffa de rire. — Nous, au moins, avons donné à notre bâtiment amiral le nom d’un ancien roi… Sauf erreur de ma part, cette monstruosité a dû coûter autant que deux galères de taille raisonnable. Et je ne parle même pas du mal de chien que doit avoir son équipage à la manœuvrer. — J’imagine…, murmura Kaillee comme une tempête d’écume remontait de part et d’autre de l’étrave intimidante de la galère pour redescendre en tourbillons le long des avirons à la peine. — Cela dit, elle est arrivée, même si c’est avec une quinquaine de retard. — Si je puis me permettre, Votre Seigneurie, c’est une prouesse incroyable que de l’avoir traînée jusqu’ici. Le baron hocha la tête en observant les coques salies par la mer, les quelques sabords de nage vides, les brèches aveuglées dans l’urgence par des planches nues clouées à la va-vite. La simple observation de l’évolution dans l’eau des navires dohlariens indiquait que les parasites avaient envahi leur carène au cours du long voyage, ce qui avait encore réduit leur vitesse. Il se demanda une fois de plus de quelle folie avait été pris le génie à l’origine de cette campagne. Il aurait été tellement plus logique de faire remonter les Dohlariens le long des côtes orientales de Howard et de Havre pour les faire redescendre sur Tarot, où ils auraient pu procéder aux innombrables réparations que nécessitaient à l’évidence leurs navires. Mais non. Il avait fallu qu’ils se retrouvent ici, dans les eaux les plus hantées, funestes et néfastes de Sanctuaire, avant de faire route droit sur l’ennemi. — Eh bien, je suppose que c’est à partir de maintenant qu’on va s’amuser, lança-t-il au capitaine de vaisseau Kaillee sans aucun humour dans la voix. À sa place derrière le duc de Malikai, le comte de Thirsk regarda le baron Du Gué-Blanc et son capitaine de pavillon pénétrer dans la grand-chambre du Roi-Rahnyld. Svelte, les yeux foncés, l’amiral tarotisien était un homme de petite taille, plus encore que Thirsk lui-même. Ses cheveux bruns commençaient tout juste à grisonner. Zhilbert Kaillee, le commandant de son bâtiment amiral, aurait pu être spécialement créé par opposition physique à lui. Presque aussi grand que Malikai, il était beaucoup plus corpulent. Véritable armoire à glace, il pesait au moins cinquante ou soixante livres de plus que le duc, sans une once de graisse. Les deux hommes étaient suivis d’une troupe réduite de capitaines accompagnés de leurs officiers en second. À leur arrivée, le visage de Malikai s’illumina d’un sourire de bienvenue si condescendant que Thirsk douta que le duc en ait été conscient. — Amiral, murmura Thirsk quand son tour fut venu de serrer la main du baron Du Gué-Blanc. — Amiral, répondit ce dernier, une lueur d’amusement dans les yeux, avec une légère mais indubitable insistance qui obligea Thirsk à serrer les lèvres pour réprimer un sourire. Le Tarotisien avait salué le duc de Malikai avec toute la déférence due à sa noblesse mais ne se leurrait pas sur ses qualités de marin. Aussi s’était-il abstenu de lui donner un quelconque titre militaire. Le comte et le baron demeurèrent ainsi face à face pendant plusieurs secondes, chacun reconnaissant en l’autre un professionnel à son image. Enfin, Du Gué-Blanc lâcha la main du Dohlarien et poursuivit son tour de salutations. Thirsk se réjouit de ce bref échange, qui laissait augurer une saine collaboration avec un allié digne de ce nom. Il espérait ne pas se tromper car tout semblait indiquer qu’il allait en avoir bien besoin. — Je vous prie de nous excuser pour notre retard, Votre Seigneurie, dit le duc de Malikai quand débuta le conseil de guerre solennel d’après-dîner. Nous avons essuyé sur notre route d’origine des conditions de mer plus éprouvantes que prévu. Je me suis vu dans l’obligation d’opter pour une autre voie. — C’est ce que j’avais imaginé, Votre Grâce, répondit le baron Du Gué-Blanc. Comme vous le savez, le réseau de sémaphores nous a tenus assez bien informés de votre progression. Compte tenu des difficultés que nous avons nous-même rencontrées pour venir, je n’ai pas été étonné de ne pas vous voir arriver plus tôt. Au contraire, je me réjouis que vous n’ayez pas perdu plus de navires. — Merci de vous montrer aussi compréhensif, Votre Seigneurie. Je suis certain de m’exprimer au nom de tous en disant mon espoir de voir le temps s’améliorer à présent et… — Nous l’espérons tous, Votre Grâce. Malheureusement, c’est peu probable. Malikai referma la bouche, l’air surpris et quelque peu offensé par l’interruption polie du baron Du Gué-Blanc. Il dévisagea un instant le Tarotisien, comme incertain de l’attitude à adopter. Le comte de Thirsk s’éclaircit la voix. — Je suis certain que vous et votre marine savez beaucoup mieux que nous ce à quoi nous pouvons nous attendre en ces eaux, amiral. — Il est rare que nous nous aventurions si loin au sud, répondit Du Gué-Blanc en haussant les épaules. Personne ne s’approche des récifs de l’Armageddon à moins d’y être obligé. Par contre, nous connaissons très bien le temps qui règne en mer de Parker et dans le Chaudron. Or, à cette période de l’année, les intempéries appellent les intempéries. Ce vent du nord-est va peut-être tourner vers le nord-ouest, mais certainement pas tomber. Ou, plutôt, il sera suivi d’un autre, sans doute tout aussi fort. — Voilà qui s’annonce bien désagréable, lâcha Thirsk d’un ton à la neutralité étudiée, sans un regard pour Malikai. Pour une fois, le duc eut la bonne idée de conserver le silence. Le comte pria pour qu’il ne change rien à ces dispositions. — Ce n’est pas si terrible pour les galions, affirma Du Gué-Blanc avec un geste désinvolte de la main. Il est rare que les creux dépassent quinze ou seize pieds. Mais il est vrai que, pour les galères, les conditions de mer peuvent se montrer un peu… Quel mot avez-vous employé, déjà, Votre Grandeur ? Ah, oui. Un peu… désagréables. Un ange passa dans la grand-chambre dohlarienne. Thirsk dut porter la main à la bouche pour dissimuler son hilarité. — Il nous arrive aussi, bien entendu, d’essuyer un fort coup de vent, poursuivit Du Gué-Blanc. Les vagues peuvent alors atteindre une hauteur de trente pieds. Toutefois, cela se produit davantage à l’automne qu’au printemps. Et il n’y a presque jamais d’ouragans par ici, même à l’automne. — Puisque vous connaissez si bien les conditions de mer régnant sous ces latitudes, Votre Seigneurie, dit Thirsk en veillant au choix de ses mots et à son intonation, auriez-vous l’amabilité de nous dire ce que vous pensez de la route à adopter ? — Eh bien, puisque vous me le demandez, amiral, je dois dire que je jugerais malavisé de traverser la mer de Parker au nord de la Terre de Tryon, comme nous y enjoignent nos instructions. Le temps sera vraisemblablement contre nous, et nos deux flottes ont déjà perdu des navires et des hommes. Même si je n’apprécie pas plus les récifs de l’Armageddon que n’importe quel homme sain d’esprit, je serais d’avis de doubler la Tête du Démon puis d’embouquer le passage séparant la pointe de Thomas et l’îlot le plus au sud de la Chaussée de Shan-wei. Ensuite, il conviendrait de serrer la côte est des récifs le long de l’anse du Léviathan et de la mer de Fer, et ce au moins jusqu’au Gibet de MacPherson. — Pardonnez-moi, Votre Seigneurie, intervint Malikai, mais cela allongerait notre voyage. En outre, ne risquerions-nous pas d’être drossés contre la côte si le vent continuait à souffler du nord-est ? Ce n’était qu’une question, songea Thirsk avec soulagement. Le duc n’avait pas poussé l’arrogance jusqu’à formuler une objection formelle. — En effet, Votre Grâce, nous aurions quelques milles de plus à parcourir, concéda Du Gué-Blanc, mais le temps en mer de Parker ne va pas aller en s’améliorant, quels que soient nos désirs, et ce sera encore pis au sud du Gibet de MacPherson – bien pis. Mais nous n’avons pas le choix : il faudra passer au sud de cette presqu’île. Effectivement, on pourrait envisager d’arrondir la Terre de Tryon par l’est afin d’éviter la mer de Fer, mais cela impliquerait d’affronter la mer de Parker à la place. Il marqua une pause comme pour s’assurer que tout le monde suivait bien ses explications. Le duc de Malikai demeura coi. Aussi le Tarotisien poursuivit-il : — Nous aurons mauvais temps, quelle que soit la route choisie, Votre Grâce. Et s’il s’avérait que nous devions naviguer au vent de la côte, n’oublions pas que les récifs forment une succession d’anses et de criques. Si nous rencontrons une autre tempête semblable à celle qui nous a déjà coûté tant de navires, nous pourrons certainement nous abriter pour l’étaler à l’ancre. (Il haussa les épaules.) Comme je l’ai déjà dit, Votre Grâce, ces eaux ne sont guère favorables aux galères. Le silence se fit dans la grand-chambre. L’énorme masse du Roi-Rahnyld se souleva, comme pour souligner les propos du baron tarotisien. Chacun entendit le battement régulier des pompes vidant la sentine de l’eau embarquée par les sabords de nage inférieurs. Thirsk le savait, Malikai n’avait pas dû apprécier d’entendre Du Gué-Blanc affirmer ce que lui-même n’avait cessé de lui répéter. Toutefois, le long et pénible voyage qui les avait conduits à ce mouillage avait dû lui mettre du plomb dans la cervelle, même si c’était un peu tard. Les informations de Thirsk auraient dû suffire à le faire réfléchir avant l’appareillage. Il aurait même dû avoir la sagesse de s’élever d’emblée contre la route qui leur était proposée. Cela étant, mieux valait tard que jamais pour comprendre ses erreurs… Bien sûr, que Du Gué-Blanc soit le commandant en chef de l’une des flottes alliées, et non un simple subordonné, conférait à ses paroles un poids supplémentaire, même si la Marine de Tarot représentait à peine un quart de la flotte de Malikai. — Votre Seigneurie, lança enfin le duc de Malikai au baron Du Gué-Blanc, je m’incline devant votre connaissance des conditions de navigation dans ce secteur. L’important est que nous atteignions notre destination en parfait état de combattre. Or, d’après ce que vous venez de dire, la route que vous nous suggérez semble être la plus susceptible de convenir. Merci, Langhorne ! s’écria intérieurement, du fond du cœur, le comte de Thirsk. Et merci aussi à vous, amiral Du Gué-Blanc. — Qu’en pensez-vous, Votre Seigneurie ? s’enquit le capitaine de vaisseau Kaillee. Au sommet du château arrière du Roi-Gorjah-II, le baron Du Gué-Blanc et lui observaient la longue chaîne de galères quittant la baie de l’Ancre-Brisée à la force des avirons. — De quoi ? fit le baron. — Que pensez-vous de nos alliés ? — Ah ! Du Gué-Blanc afficha une moue pensive tandis qu’il réfléchissait à la question de son capitaine de pavillon sans quitter la flotte des yeux. Son bâtiment amiral était encore très loin d’évoluer avec aisance, mais la mer s’était au moins apaisée au cours des deux jours écoulés depuis l’arrivée des Dohlariens. L’étrave soulevait un nuage d’embruns chaque fois qu’elle brisait une vague, mais les avirons plongeaient avec force et élégance dans l’eau. À sa poupe, les imposantes galères dohlariennes avançaient plus lourdement. Leurs grandes dimensions leur offraient un indéniable avantage par rapport à certains facteurs, mais il était évident que ces bâtiments n’avaient pas été conçus pour la navigation hauturière. Grâce à leur coque étroite et peu profonde, typique de la construction côtière, ces navires étaient très rapides à la rame. En revanche, dès que la voile était établie, ils se révélaient dangereusement enclins à la gîte… pour une stabilité plus que douteuse, même par une mer aussi calme. Du Gué-Blanc doutait qu’ils aient jamais été destinés à sortir du golfe du Dohlar. Ainsi, il estimait à au moins une contre deux leurs chances de perdre encore une demi-douzaine d’entre eux avant d’atteindre le Gibet de MacPherson. — Je dirais, avança-t-il avec prudence, que plus tôt leur ridicule bâtiment amiral sombrera, mieux ce sera. Le capitaine de pavillon haussa les sourcils. Il n’était pas tant surpris par l’opinion du baron Du Gué-Blanc que par la franchise avec laquelle il l’avait exprimée. L’amiral remarqua l’expression de son subordonné et partit d’un rire sans joie. — Cette idée de prendre Haarahld « au dépourvu » en passant par le sud est tout à fait ridicule. Seul un idiot douterait de la présence d’éclaireurs tout le long du passage séparant les îles de Charis et de Cours-d’Argent. Par conséquent, tout se terminera de toute façon par une attaque de front entre nos forces alliées et la sienne. Vous ne croyez pas ? — Si, bien sûr, Votre Seigneurie. — Eh bien, si Thirsk s’était trouvé à la tête des Dohlariens, il aurait insisté pour faire remonter ses escadres le long de la côte de Howard jusqu’au golfe de Mathyas. Dès lors, nos deux flottes auraient pu se retrouver quelque part dans l’Enclume, sans perdre un seul navire à cause du mauvais temps. Mais Malikai, lui, ne dérogera jamais à ses ordres, quoi qu’il en coûte. Il s’y est tenu jusqu’à présent et je ne vois pas ce qui pourrait le faire changer de style. Il va donc continuer à commander ses forces comme le marin d’eau douce qu’il est. Et vous pouvez compter sur les hommes de Haarahld pour en profiter. Oh ! nous finirons par avoir le dessus. (Il agita la main.) Notre avantage numérique est trop écrasant pour qu’il en soit autrement. Mais nous allons perdre beaucoup de navires, beaucoup d’hommes, à cause de cet imbécile. Kaillee s’accorda quelques instants pour ruminer l’analyse acide de son amiral puis poussa un soupir. — Quoi ? fit Du Gué-Blanc. — Rien, rien, Votre Seigneurie. Je regrette de ne trouver aucune raison de ne pas être d’accord avec vous, voilà tout. .II. Sud de la mer de Parker Au large des récifs de l’Armageddon Des nuées d’oiseaux et de vouivres de mer suivaient la flotte tel un banc de fumée après la bataille. Le comte de Thirsk ignorait combien de ces volatiles nichaient le long des côtes désertées des récifs de l’Armageddon, mais jamais de sa vie il n’en avait vu autant. Ils tournoyaient, s’élevaient dans les airs, descendaient en piqué pour plonger dans les flots et récupérer des restes de nourriture dans le sillage des navires. Les cris des oiseaux et les longues plaintes stridentes des vouivres perçaient le fracas du vent et des vagues, les clameurs des hommes à la manœuvre, les craquements de la coque et du gréement. À l’horizon occidental, le soleil disparaissait derrière les contours à peine perceptibles de la terre. Du Gué-Blanc ne s’était pas trompé en annonçant que l’accalmie ne serait que passagère. Après avoir doublé la Tête du Démon, la flotte se rapprochait déjà de la pointe de l’Enclume dressée à l’entrée du passage de cent quarante milles donnant accès à la baie du Rakurai quand la mer avait recommencé de se former. Dès lors, les alliés avaient subi une houle plus forte que ce dont ils avaient l’habitude – du moins avant d’entreprendre cette expédition insensée –, mais avaient tout de même bénéficié d’un vent de travers par bâbord qui leur avait permis de rentrer les avirons et de gouverner sous voile seule, deux ris pris. Ils avaient ainsi pu faire route à une allure assez régulière malgré le terrible roulis agitant les galères. Ces nouvelles conditions de navigation avaient tout changé, même pour la formidable masse du Roi-Rahnyld. Thirsk se sentait encore comme une vouivre à peine éclose qui se serait aventurée dans des eaux trop profondes pour elle, mais il commençait à croire que les conseils du baron Du Gué-Blanc leur permettraient effectivement d’atteindre le Gibet de MacPherson sans perdre d’autres navires. Ils avaient déjà doublé la pointe de Thomas en passant entre elle et l’îlot le plus au sud du chapelet connu sous le nom de Chaussée de Shan-wei. Tout le monde avait alors poussé un « ouf » de soulagement : même en dernière extrémité, personne ne se serait enthousiasmé à l’idée de chercher refuge en baie du Rakurai. Thirsk leva les yeux vers le ciel et fronça les sourcils. Il se demandait s’il n’avait pas tenté le diable en s’autorisant un tel optimisme. Les nuages s’accumulaient à l’horizon oriental. La brise avait fraîchi de manière sensible depuis midi et il faisait plus froid que pouvait l’expliquer leur approche inexorable des eaux glacées de l’anse du Léviathan. Le temps risquait encore de se gâter, mais la Baie-de-Gorath évoluait à trente milles de la côte et atteindrait la Dent de roche avant l’aube. Une fois passé ce promontoire, le rivage s’incurverait vers l’ouest, ce qui donnerait aux alliés encore plus d’espace de navigation. Mieux encore, ils n’étaient plus qu’à deux cents milles du cap de la Dévastation, au sud duquel s’ouvrait la large passe du Démon menant à la baie des Cœurs-Brisés, au plus profond des récifs de l’Armageddon. Malgré une toponymie peu rassurante, ces lieux offraient un mouillage assez vaste pour abriter dix, voire cent flottes comme la leur… sans qu’elles aient à déranger les esprits qui hantaient la baie du Rakurai. Malgré tout, s’ils pouvaient éviter de jeter l’ancre, ce… — Voile à l’horizon ! Thirsk sursauta comme si quelqu’un avait piqué au fer rouge une zone particulièrement sensible de son anatomie. Il fit volte-face pour lever les yeux vers la tête de mât et sentit le même scepticisme chez tous les occupants du pont de la Baie-de-Gorath. La vigie avait dû se tromper, se dit le comte. Personne ne s’aventurerait dans ces eaux sinistres sans y avoir été sommé par un fou tel que celui qui avait rédigé ses ordres. — Dans quelle direction ? hurla le lieutenant de vaisseau Zhaikeb Mathysyn, dont c’était le quart. — Par le travers bâbord, lieutenant ! cria le guetteur. — Cet homme est saoul ! marmonna l’un des officiers d’infanterie affectés à bord en qualité de fusiliers marins. Mathysyn parut déchiré entre l’irritation que lui inspira la critique du terrien et sa propre incrédulité. Il foudroya le fantassin du regard avant de claquer des doigts et de faire signe à l’un des gardes-marines du bâtiment amiral. — Munissez-vous d’une longue-vue et allez en haut, monsieur Haskyn ! aboya-t-il. — Bien, lieutenant ! Haskyn s’empara d’une lourde lunette, en passa la lanière autour du cou pour la porter dans le dos et escalada les enfléchures avec toute l’agilité de ses quinze ans. Il grimpa dans le nid-de-pie, défit la sangle de son instrument et l’appuya sur la rambarde pour gagner en stabilité. Collé à l’œilleton, il demeura sans bouger pendant plusieurs minutes. Thirsk suspecta l’adolescent d’en profiter pour reprendre son souffle. — Je ne vois qu’un seul bâtiment, lieutenant ! finit par crier Haskyn. Il se dirige presque droit sur nous sous le vent ! Thirsk plissa le front de préoccupation. Dans l’éventualité improbable où un navire marchand aurait croisé dans les parages, rien n’aurait pu pousser son patron à mettre le cap sur les récifs de l’Armageddon. Quand bien même, il n’aurait pu manquer de remarquer la formation de galères éparpillées sur plusieurs milles avant d’être lui-même repéré ! Dès lors, il aurait dû, en toute logique, déguerpir dans la direction inverse. Pouvait-il s’agir d’un aviso lancé à leur poursuite ? Thirsk secoua presque aussitôt la tête. Ils se trouvaient à plus de cinq cents milles au sud de la route précisée dans leurs instructions, avec près de trois quinquaines de retard. Aucun aviso ne les aurait cherchés dans ce secteur. Alors… ? — C’est une goélette, lieutenant ! cria Haskyn. Thirsk crut sentir son cœur cesser de battre. — Répétez ! cria Mathysyn. Au ton de sa voix, il était évident qu’il n’en croyait pas ses oreilles. Haskyn ne se laissa pas démonter. — C’est une goélette, lieutenant ! Je distingue très clairement ses huniers ! — Descendez ! Haskyn obéit sans se préoccuper des enfléchures. Il tendit le bras pour s’accrocher à un galhauban, enveloppa les jambes autour et se laissa glisser jusqu’au pont, où il bondit presque aux pieds de Mathysyn. — Oui, lieutenant ? — Êtes-vous certain qu’il s’agit d’une goélette ? lança l’officier en second avec un regard noir. — Oui, lieutenant ! — Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? — Vous souvenez-vous de la goélette tarotisienne que nous avons aperçue en gagnant le port de Ferayd en Delferahk, lieutenant ? (Le garde-marine secoua la tête.) Un tel gréement se reconnaîtrait entre mille, lieutenant ! Mathysyn ouvrit la bouche pour répondre puis se ravisa et hocha lentement la tête. — Très bien, monsieur Haskyn. Présentez mes respects au capitaine de vaisseau Maikel et informez-le de vos observations. — À vos ordres, lieutenant ! Haskyn salua son supérieur d’une courbette et se dirigea au pas de course vers l’échelle du château arrière. — Pardonnez-moi, Votre Altesse. Nous venons de recevoir un signal de la Furtive, dit le capitaine de vaisseau Manthyr en passant devant le lieutenant Falkhan pour pénétrer dans la chambre de navigation. — Tiens donc ? fit le prince héritier Cayleb en se détournant de la table à cartes pour dévisager le nouveau venu. — Oui, Votre Altesse. (Il baissa les yeux pour lire le texte griffonné sur son calepin :) « Ennemi en vue. Ouest-sud-ouest de ma position. Distance : dix-huit milles. Route sud-ouest, filant cinq nœuds. Au moins trente galères repérées. » Il baissa son carnet en affichant un curieux mélange d’admiration craintive et d’intense satisfaction. — Merci, Gwylym, dit Cayleb sans un regard pour Merlin. Veuillez faire en sorte que l’amiral Staynair ait lui aussi connaissance de ces informations. — Certainement, Votre Altesse. — Ensuite, demandez-lui de nous rejoindre à bord, accompagné du capitaine de vaisseau Bowsham, je vous prie. — Bien, Votre Altesse. Cayleb hocha la tête. Manthyr se mit au garde-à-vous, se toucha l’épaule gauche pour saluer et s’éclipsa. Le prince héritier attendit que la porte de la chambre de navigation se soit refermée derrière l’officier puis se tourna enfin vers Merlin. — Voilà, nous y sommes… — Nous y sommes, acquiesça le seijin. — Vous savez, n’est-ce pas, fit Cayleb en grimaçant un sourire, que les hommes de la flotte commencent à me trouver presque aussi bizarre que vous ? — Sottises, pouffa Merlin. Vous avez parfaitement exposé votre raisonnement. — Certes. Cayleb leva les yeux au ciel et Merlin éclata franchement de rire. Tous les commandants de bâtiments de Cayleb étaient persuadés que de prétendus espions de Tonnerre-du-Ressac en Tarot avaient obtenu de l’intérieur des informations sur la route que la Force sud avait été sommée de suivre. Le plus difficile avait été de prendre en compte le risque – très probable – que Thirsk et Du Gué-Blanc convaincraient le duc de Malikai d’opter plutôt pour la voie australe. Il fallait se réserver la possibilité de changer de cap en fonction des « visions » de Merlin sans éveiller les soupçons des officiers. Cayleb avait fait remarquer au cours de l’une des premières réunions des capitaines que seul un fou tenterait de faire traverser la mer de Parker à une flotte de galères côtières. Il avait souligné que jamais il n’aurait obéi à un tel ordre et qu’il aurait plutôt fait route au plus près des récifs de l’Armageddon. Aussi, quand Merlin avait pu confirmer que Thirsk et Du Gué-Blanc avaient bel et bien obtenu gain de cause, Cayleb avait décidé lors de la conférence suivante de « suivre son intuition » et d’explorer plutôt le secteur de l’Armageddon. Manthyr ne s’étonna guère de la décision prise par la Force sud d’opter pour la route prévue par Cayleb, ce qui ne l’empêcha pas d’afficher son profond respect pour les nerfs d’acier dont le prince avait fait preuve en suivant son « intuition ». Ce qui le stupéfia, en revanche, ce fut la précision infaillible – voire troublante – avec laquelle le « flair marin » de Cayleb lui avait permis de placer ses galions en une position idéale pour intercepter la flotte de galères ennemies. Ce qu’il ignorait, bien entendu, c’était que le fils du roi de Charis bénéficiait, grâce au lieutenant Merlin Athrawes, de tous les avantages de la reconnaissance par satellite. — J’espère que le capitaine de la Furtive ne se montrera pas trop entreprenant, dit Merlin au bout d’un instant. (Cayleb lui jeta un coup d’œil. Son conseiller haussa les épaules.) Il ignore avoir pour seule utilité de nous permettre d’expliquer comment nous avons repéré l’ennemi. S’il s’en approche trop pour maintenir le contact au cours de la nuit, il risque de se mettre en danger. — Il connaît son métier, Merlin. Et nous n’avons pas le choix, de toute façon. Après tout ce temps, Domynyk accepterait sans doute vos visions sans ciller. La plupart des capitaines de l’Escadre expérimentale aussi. Mais je ne parierais pas sur les autres. — Quand bien même, toutes les raisons qui nous interdisent d’en parler à quiconque restent valables, ajouta Merlin avec un soupir. — Exactement. (Ce fut au tour de Cayleb de hausser les épaules.) C’est d’autant plus vrai maintenant que l’Église nous a déclaré la guerre. Elle s’emploie assez à prétendre que nous frayons avec les démons pour que nous ne lui donnions pas du grain à moudre ! Quant à la Furtive, je fais confiance à son capitaine pour rester à l’écart du danger. Mais s’il lui arrive malheur, eh bien… ce sont des choses qui arrivent, à la guerre. Merlin le considéra en dissimulant un amusement sardonique teinté de tristesse que jamais Cayleb ne comprendrait. Le prince héritier ne se montrait pas impitoyable mais réaliste. Malgré son jeune âge, il comprenait la différence entre les réalités de la lutte armée et le romantisme des ballades héroïques. Seulement, il n’avait aucun moyen de savoir que l’homme à qui il parlait était l’avatar cybernétique d’une femme qui avait vu sa civilisation entière s’effondrer dans les flammes et la destruction. S’il se trouvait une personne sur Sanctuaire à connaître le prix de la guerre, c’était bien Merlin Athrawes. — Alors, lança-t-il pour changer de sujet, vous êtes assez sûr de vous pour mener à bord une discussion de dernière minute avec Domynyk ? — Oui. Je pars du principe que, si la Furtive a repéré l’ennemi, l’inverse est vrai aussi. Or, même dans ce cas, nos agresseurs n’y peuvent pas grand-chose. Je suis sûr que mon père ne s’est pas trompé sur l’impact qu’aura notre apparition soudaine sur leur moral. Ils auront alors deux possibilités : nous affronter en mer ou tâcher de trouver un endroit où jeter l’ancre pour nous forcer à venir à eux. » Étant donné la distance sur laquelle est disséminée, selon vous, leur flotte, ils n’auront aucune envie de nous combattre. Pas avant de s’être réorganisés, du moins. Si l’estimation que nous donne la Furtive de leur vitesse est exacte, il leur faudra pratiquement une journée entière pour regrouper leur formation. (Le prince héritier secoua la tête.) S’ils ne parviennent pas à avancer plus vite sous ce vent, leurs carènes doivent être encore plus envahies par les parasites que je l’imaginais. Merlin opina du chef, tout en s’efforçant de se rappeler que « cinq nœuds » ne voulait pas dire la même chose sur Sanctuaire que sur Terre. Sur ces deux planètes, un nœud correspondait à un mille par heure, mais Nimue Alban avait l’habitude du mille nautique, valant mille huit cent cinquante-deux mètres. Or le mille sanctuarien – valable sur terre comme sur mer – était fondé sur l’ancien mile impérial, de mille six cent neuf mètres. Ainsi, au lieu des neuf virgule vingt-six kilomètres à l’heure qu’aurait évoqué à Nimue Alban une vitesse de « cinq nœuds », il fallait que Merlin Athrawes voie presque exactement huit kilomètres à l’heure. Étant donné qu’il régnait un vent de force quatre à cinq sur l’ancienne échelle de Beaufort, il n’y avait pas là de quoi s’enorgueillir. Sous cette brise oscillant entre dix-huit et dix-neuf milles à l’heure, les galères de Cayleb auraient été capables d’atteindre facilement les neuf à dix nœuds. — Pour eux, reprit Cayleb, le meilleur moyen de recouvrer un semblant d’ordre serait de jeter l’ancre le temps pour leurs escadres de se rassembler. Or il n’existe aucun mouillage entre la pointe de Thomas et la Dent de roche. Et encore, s’ils en recherchent un abrité, il leur faudra même dépasser le Crochet. » Par conséquent, ils ont le choix entre faire demi-tour et conserver leur cap actuel, au moins jusqu’à l’anse du Crochet. S’ils y arrivent, ils pourront se glisser derrière l’île d’Opale et y mouiller. Ils y seront même mieux protégés qu’en pleine mer, ce qui conviendra mieux à leurs galères s’ils comptent se battre à la force des avirons. » Compte tenu du peu de temps qu’il leur reste avant la nuit, je doute qu’il leur soit possible de transmettre les ordres nécessaires pour coordonner un changement de programme aussi radical, ce qui exclut un retour en arrière. Ils vont donc poursuivre leur route et passer la nuit à resserrer leur formation en nous espérant assez loin derrière la Furtive pour qu’ils puissent atteindre l’anse du Crochet sans être inquiétés. Si je ne me trompe pas, nous saurons exactement où les trouver demain matin. Je vais donc passer en revue une dernière fois notre plan d’action avec Domynyk. Ensuite, nous veillerons à être en position dès l’aube afin d’avoir toute la journée pour nous occuper de ces messieurs. » Bien sûr, si je me trompe, conclut-il avec un large sourire, ce sera à vous de me le dire pour que je puisse trouver une raison à peu près plausible de changer de cap. — N’oubliez pas les conditions de mer, lui rappela Merlin. Les nuages venant du nord-est marquaient le début d’une succession de dépressions. D’après les relevés satellite, la première, qui était déjà sur eux, demeurait assez modérée, sans les violents orages souvent associés à de tels fronts froids. Il allait tomber de belles quantités de pluie et la brise fraîchirait, mais ce serait terminé avant l’aube. D’après ses estimations, on atteindrait un vent de force six, de quarante à quarante et un kilomètres à l’heure, qui formerait des creux de trois à quatre mètres. En revanche, la dépression suivante serait beaucoup plus puissante, avec des vents pouvant souffler jusqu’à force sept et des creux de cinq à cinq mètres et demi. — Je n’oublie pas, lui assura Cayleb avec un sourire mauvais. Mais Malikai ne sait rien du coup de tabac qui s’annonce. Cela ne changera donc rien aux ordres qu’il transmettra avant la nuit. Et si le temps se gâte, nous y trouverons encore un avantage par rapport à eux. — Pas de nouvelles instructions, lieutenant ? s’enquit l’enseigne de vaisseau Zhoelsyn. Il avait dû s’exprimer d’une voix forte pour se faire entendre par-dessus le bruit du déluge glacial qui s’abattait sur eux, mais il s’était efforcé de dissimuler son anxiété en prenant la relève de Leeahm Maikelsyn, officier en second du Roi-Gorjah-II. — Aucune, répondit le lieutenant de vaisseau Maikelsyn. (Il considéra Zhoelsyn durant quelques instants puis haussa les épaules.) Nous n’avons guère d’autre choix que de maintenir notre cap. Zhoelsyn allait offrir un commentaire mais se ravisa et se contenta de hocher la tête. Il faisait noir comme dans un four par cette nuit sans lune. Le vent fraîchissait, la mer se formait. Tous les marins à leur poste sur le pont étaient trempés et piteux malgré leur ciré. Les hommes de veille distinguaient à peine les fanaux de poupe et de tête de mât des navires les plus proches à travers la pluie. Le duc de Malikai aurait pu ordonner avant le crépuscule un changement de cap à la suite du rapport de la vigie, mais il n’en avait rien fait. Désormais, c’était impossible. Ils étaient condamnés à poursuivre dans la même direction et à prier, sous les intempéries. Nul ne l’ignorait. En revanche, personne ne savait d’où venait cette fameuse goélette. Ni comment elle avait pu les retrouver, dans ce secteur. Ce doit être un simple éclaireur, se répéta Zhoelsyn pour la millième fois. Il se peut même que ce ne soit qu’un bâtiment de commerce qui se serait écarté des voies maritimes habituelles pour échapper à la guerre. Beaucoup de patrons de navires marchands sont d’anciens officiers de marine, après tout. Si l’un d’entre eux tombait sur nous par hasard, il ne manquerait pas de s’approcher pour recueillir un maximum d’informations avant de remettre le cap sur Charis et d’avertir les autorités. Quoi qu’il en soit, les Charisiens ne pouvaient en aucun cas avoir détaché si loin de la baie des Brisants une part suffisante de leur force navale pour menacer la flotte alliée ! C’était une idée si insensée qu’il était logique que Malikai ait préféré s’abstenir d’ajouter la confusion à la dissémination en ordonnant à sa flotte de faire demi-tour. Et pourtant, la vigie avait bel et bien aperçu cette goélette qui se dirigeait droit sur eux. — Très bien, lieutenant, déclara solennellement Zhoelsyn. Je prends le quart. — Parfait. Tout le monde sait ce qu’il aura à faire demain, conclut Cayleb. Domynyk Staynair et lui, accompagnés de leurs capitaines de pavillon, ainsi que de Merlin et du lieutenant Falkhan, étaient assis autour de la table de la chambre de l’amiral du Cuirassé, galion de Sa Majesté. La pluie se déversait à flots sur la vitre de l’écoutille et tambourinait contre les fenêtres de poupe. Cayleb ignorait pourquoi Merlin avait tant insisté pour donner ce nom à leur premier galion spécialement conçu pour l’artillerie navale, mais son père et lui convenaient qu’il allait très bien à un aussi redoutable vaisseau. Le Cuirassé mesurait près de quarante pieds de plus en longueur que ses prédécesseurs. La Bourrasque, que Staynair avait tenu à conserver pour en faire son bâtiment amiral, ne portait que trente-six canons, contre cinquante-quatre pour le Cuirassé. Ce dernier avait par ailleurs été allégé dès sa construction des châteaux de dimensions exagérées figurant aux deux extrémités de ses ancêtres. S’élevant à tout juste six pieds au-dessus du pont principal, les gaillards d’avant et d’arrière étaient reliés l’un à l’autre par deux étroits passavants courant le long des pavois pour faciliter la manipulation des cordages. De la poupe à la proue, la lisse de plat-bord ininterrompue soulignait les courbes pures et racées du bâtiment. Il avait beau être plus effilé et bas sur l’eau que ses précurseurs – au regard de sa longueur, tout du moins –, le seuillet de ses sabords, tous percés au niveau du pont principal, sans compter ceux des gaillards, reposait à près de quinze pieds au-dessus de la flottaison, contre neuf pour la Bourrasque. Par ailleurs, son rapport plus avantageux entre longueur de quille et largeur au maître bau, de même que son gréement plus puissant, lui conférait une vitesse supérieure sur l’eau. Les dimensions de ce navire en faisaient le choix logique pour accueillir le commandant en chef de la flotte. Aussi avait-il été doté de vastes appartements – autant que le permettait un voilier exigu et surpeuplé – seyant à un amiral. Ou, en l’espèce, au prince héritier faisant office d’amiral. — Je crois que tout le monde a bien compris, Votre Altesse, répondit l’amiral Staynair. Copie conforme de son frère, en plus jeune, il n’arborait toutefois pas la barbe fleurie de l’évêque Maikel, lui préférant un style plus proche de celui de Merlin, sans ses moustaches cirées. Il adressa un sourire à son prince héritier avant d’ajouter : — Sinon, ce ne sera pas faute de nous avoir expliqué. — Je ne voulais pas radoter, Domynyk, dit Cayleb avec un sourire chagriné. Je ne prétends pas non plus connaître votre métier mieux que vous, mais… — … mais cela relève de vos responsabilités, Votre Altesse. Je le sais bien. Et rassurez-vous, je ne doute pas de votre confiance. Vous avez sans doute autant l’expérience que moi du commandement d’une escadre de galions armés de canons ! Cela dit, il est temps pour vous de vous détendre autant que vous le pourrez. (Cayleb lui adressa un regard interloqué. L’amiral haussa les épaules.) Il faudra que vous ayez les idées claires demain, Votre Altesse. Souvenez-vous que ce ne sont pas seulement vos commandants d’escadres et de bâtiments qui comprennent les tenants et les aboutissants de cette opération. C’est aussi le cas de tous les hommes de cette flotte, qui savent que vous les avez menés droit sur l’ennemi. Croyez-moi, il ne leur a pas échappé que c’était quasi impossible. Ils éprouvent une foi absolue en vous et en leurs armes, sans se leurrer sur les enjeux. Si des mortels peuvent remporter cette bataille, alors ils triompheront pour vous. (Il soutint le regard de Cayleb pendant plusieurs secondes jusqu’à ce que, lentement, le prince ait hoché la tête.) L’essentiel est donc pour vous, dans l’immédiat, de dormir un peu. Vous aurez des décisions à prendre au réveil. Assurez-vous d’être assez en forme pour qu’elles fassent honneur à vos hommes. — Vous avez raison, bien entendu, lâcha Cayleb. Cela dit, je ne vois pas comment je pourrais trouver le sommeil. Je vais faire de mon mieux. — Parfait. À présent (Staynair jeta un coup d’œil à la lampe oscillant sur son cardan au-dessus de la table en écoutant le tumulte de la pluie et du vent sans cesse fraîchissant), je ferais mieux de regagner la Bourrasque avant que la mer devienne trop mauvaise. (Il fit la grimace quand une brusque rafale abattit un paquet de pluie contre l’écoutille puis adressa un sourire au capitaine de vaisseau Bowsham.) Khanair et moi serons déjà assez trempés comme ça. — Allez-y, acquiesça Cayleb. (Il fit le tour de la table du regard, saisit son verre de vin et le leva.) Avant votre départ, toutefois, portons un dernier toast. (Chacun s’empara de son verre et le leva à son tour.) Au roi, à Charis, à la victoire et à la damnation de l’ennemi ! martela le prince d’une voix forte. — À la damnation de l’ennemi ! répondirent en chœur ses officiers dans un tintement de cristal. .III. Bataille de la Dent de roche Au large des récifs de l’Armageddon Merlin Athrawes se tenait derrière le prince héritier Cayleb en compagnie du lieutenant Falkhan et du capitaine de vaisseau Manthyr sur le gaillard d’arrière du Cuirassé, galion de Sa Majesté, quand les prières du père Raimahnd s’élevèrent dans le froid venteux des derniers instants précédant l’aube, dont pointaient déjà les premières lueurs grises à l’horizon. Raimahnd Fuhllyr était charisien de souche. À ce titre, il était peu probable qu’il dépasse un jour le rang de grand-prêtre qui était le sien, mais il n’en demeurait pas moins un prêtre ordonné de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Un prêtre qui savait – comme tous à bord, conformément aux souhaits de Cayleb – d’où venait cette agression injustifiée de Charis, qui ne visait pas seulement le roi, mais aussi les foyers et les familles de ses sujets. Merlin observait avec attention le dos de l’aumônier du bâtiment amiral. Fuhllyr se tenait au niveau du fronteau, à côté de la cloche, tourné vers l’équipage rassemblé dans l’embelle. Merlin ne voyait donc pas le visage de l’ecclésiastique. En revanche, rien ne lui échappait de la raideur de sa nuque et du ton de sa voix, dans lequel l’homme à l’origine des récentes évolutions de Charis trouva autant de satisfaction que de réconfort, malgré le léger malaise qu’il éprouvait en entendant ses paroles. — À présent, déclara Fuhllyr en conclusion de son oraison (il devait crier pour se faire entendre par-dessus le vent sifflant dans les agrès), tel l’archange Chihiro au seuil de la bataille finale contre les forces des ténèbres, osons implorer le Très-Haut : Seigneur, Vous savez ce que la journée à venir exigera de nous. Si nous Vous oublions, ne nous oubliez pas. Amen. — Amen ! répondit la foule avec une ardeur teintée de rage. Le « amen » de Merlin résonna en même temps que les autres, aussi fervent que tous ceux qu’il avait jamais murmurés, malgré la référence au plagiat par l’« archange Chihiro » de la prière de sir Jacob Astley avant la bataille d’Edgehill. Pourtant, la parfaite sincérité de Fuhllyr et le fait qu’il n’ait émis de réserves dans aucun des sermons adressés à l’équipage du Cuirassé depuis son appareillage ne faisaient que souligner ce que le Groupe des quatre avait, d’après Merlin, omis de prendre en compte. Le seijin ignorait dans quelle mesure la décision de détruire Charis était née d’une inquiétude réelle quant à l’orthodoxie du royaume ou de calculs cyniques d’une hiérarchie arrogante et corrompue. Il soupçonnait les instigateurs du projet de l’ignorer eux-mêmes. Ce qu’il savait, en revanche, c’était que pas un instant ils n’avaient imaginé que leur plan pourrait échouer. Pas plus qu’ils avaient idée des conséquences d’une guerre de religion à grande échelle. En effet, même leurs pires craintes demeuraient bien en deçà de ce qui allait se produire. S’ils avaient pu entendre le père Raimahnd ce matin, peut-être auraient-ils perçu dans cette voix ferme, furieuse, consacrée, le glas de leur hégémonie sans partage sur Sanctuaire. C’était exactement ce qu’avait cherché Merlin, même s’il aurait préféré que cela n’arrive pas si vite, avant que Charis et lui aient eu le temps de s’y préparer. Toutefois, il se trouvait que Nimue Alban avait été passionnée d’histoire militaire. Aussi, au contraire du Groupe des quatre, Merlin savait-il à quoi pouvait ressembler une guerre totale de religion. Quand il entendit ce terrible et retentissant « Amen ! » final, auquel il se joignit, le cœur qu’il ne possédait plus se serra dans sa poitrine. Cayleb tourna la tête pour une dernière inspection de son bâtiment amiral. Les ponts avaient été sablés pour éviter aux matelots de glisser en forçant sur les cordages. Les pièces avaient été rentrées, chargées de boulets et de mitraille, puis remises en batterie. Les fusiliers, armés de leurs nouveaux mousquets, baïonnette au canon, étaient alignés le long du bastingage des passavants ou perchés sur les hunes avec les servants des pierriers, que les Sanctuariens appelaient « loups ». Des seaux de sable et d’eau étaient à disposition en cas d’incendie. Affalés et pris en remorque, les canots laissaient libres leurs chantiers sur le pont. Au-dessus, le gréement et les voiles dessinaient des motifs géométriques anguleux en capturant la puissance du vent. Et sous le pont, se rappela Merlin en voyant l’un des plus jeunes gardes-marines déglutir avec émotion, les guérisseurs et chirurgiens attendaient avec leurs couteaux et leurs scies. — Très bien, capitaine, déclara Cayleb d’une voix assez forte pour que chacun l’entende. Veuillez hisser le signal. — Bien, Votre Majesté ! répondit le capitaine de vaisseau Manthyr d’un ton sec avant de faire un signe de tête au garde-marine Kohrby. Hissez le signal, je vous prie, monsieur Kohrby. — À vos ordres, capitaine ! L’élève officier salua puis se tourna pour déléguer avec fermeté ses instructions à l’équipe de transmission. Les pavillons s’élevèrent vivement en bout de vergue à l’instant où le soleil levant, avec un sens louable de l’à-propos, pointa à l’horizon encerclé de nuages. L’astre du jour inonda les fanions de somptueux éclats d’or et une immense clameur exaltée jaillit des gorges de l’équipage du Cuirassé. Rares étaient les matelots à savoir déchiffrer les signaux, mais le sens de ceux-ci avait déjà fait le tour de toute la flotte. Les commissures des lèvres de Merlin tressaillirent sous sa moustache. Si je suis le seul sur toute cette planète à me souvenir de l’histoire de la Vieille Terre, songea-t-il, autant en profiter pour m’approprier les bonnes répliques ! Cayleb s’était enthousiasmé pour ce message quand Merlin le lui avait suggéré la veille au soir, après le départ de Staynair. « Charis compte que chacun fera son devoir », annonçaient les pavillons, tels ceux du Victory de l’amiral Nelson au seuil de la bataille de Trafalgar. Quand la ribambelle multicolore flamboya au soleil levant, Merlin entendit les hourras du Cuirassé être repris avec ferveur à bord du bâtiment de derrière, en un tumulte assourdi par le vent mais retentissant. Cayleb se tourna vers lui, tout sourires. — Eh bien, c’est une bonne idée que vous avez eue là. À vrai dire, je… — Voiles à l’horizon ! cria la vigie. Ennemi en vue ! Le comte de Thirsk se hissa dans le nid-de-pie de la Baie-de-Gorath, hors d’haleine après les efforts fournis dans les enfléchures. Il était trop vieux – et en trop mauvaise forme – pour se livrer encore à de tels exercices, mais il tenait à le voir de ses yeux. Il se cala le dos contre le tronc d’arbre du mât agité de vibrations et se fit violence pour ne pas entourer son bras autour de quelque chose afin de se stabiliser. Le roulis de la galère était beaucoup plus sensible à cette hauteur et le perchoir se balançait follement, même si le comte savait les arcs de cercle ainsi décrits plus prononcés dans son imagination que dans la réalité. Cela faisait trop longtemps que je n’avais pas eu à grimper jusqu’ici, songea-t-il dans un recoin de son esprit en une réflexion vite éclipsée par la confirmation apportée par ses yeux des impossibles observations de la vigie. Le vent n’avait cessé de fraîchir au cours de la nuit en tournant d’environ un quart vers le nord. Les vagues étaient assez hautes pour rendre les mouvements des avirons plus que maladroits, surtout dans le cas des galères dohlariennes, à cause de leurs coques plus basses sur l’eau et de leurs sabords de nage placés plus près de la flottaison. De fait, Thirsk avait conscience de manœuvrer la Baie-de-Gorath plus vite qu’il était raisonnable par ces conditions de mer. S’il l’avait osé, il aurait envisagé d’ordonner à son escadre de prendre un troisième ris pour réduire encore la voilure. Mais s’il était une décision qui lui était interdite, c’était de perdre de la vitesse. Surtout quand existait déjà un tel écart entre ses bâtiments et le navire amiral du duc de Malikai. Depuis le pont de la Baie-de-Gorath, on ne voyait déjà plus la coque du Roi-Rahnyld, dont les voiles étaient sur le point de disparaître elles aussi à l’horizon. Quant aux unités du baron Du Gué-Blanc, elles se trouvaient encore plus loin. Ce n’était pas le moment d’aggraver ce retard, et encore moins quand au minimum vingt-cinq galions de la Marine royale de Charis se laissaient porter sur la « formation » disséminée de la flotte alliée. La présence de ces vaisseaux était inconcevable. Malgré ce que lui affirmaient ses yeux, malgré le kraken d’or sur fond noir flottant à leur corne d’artimon, il ne parvenait toujours pas à le croire. Même si Haarahld avait su ce qui l’attendait, jamais il n’aurait pu imaginer où trouver la flotte alliée ! Seul un dément aurait détaché une telle proportion de sa marine au milieu de cette désolation salée en une sorte de quête chimérique visant à localiser son ennemi. Et pourtant, ils étaient bien là. La pluie qui s’était déversée toute la nuit sur la flotte s’était calmée petit à petit quand la couverture nuageuse avait commencé de se dissiper peu avant l’aube. Quelques averses sévissaient encore dans le sillage de la perturbation initiale et de nouveaux nuages s’accumulaient déjà au levant, en une promesse d’autres ondées avant le soir. Les premières intempéries ayant réduit la visibilité à tout juste quelques milles, les galions avaient pu se rapprocher de très près sans être repérés. Mais cela n’expliquait en rien comment leurs capitaines avaient pu deviner que les alliés se trouvaient précisément derrière ce même rideau de pluie. Thirsk emplit ses poumons de l’air du large et leva sa longue-vue pour examiner l’ennemi. Jamais il n’avait vu voiliers évoluer en une formation si précise. Telle fut sa première pensée quand apparurent dans son œilleton les chefs de file des deux colonnes gouvernant droit sur la flotte. Je n’ai jamais vu tant de sabords non plus, se dit-il en les voyant surgir effrontément au-dessus des crêtes blanches des vagues de dix pieds que chevauchaient ces navires en d’impressionnantes explosions d’écume. À l’évidence, les rumeurs courant sur le nombre de canons embarqués par les Charisiens à bord de leurs galions n’étaient pas exagérées. Elles paraissaient même en dessous de la vérité. En poursuivant son examen des vaisseaux en approche, il décela quelques différences entre eux. Au moins la moitié devaient être d’anciens navires marchands. Tous comportaient le nouveau gréement de conception charisienne, mais les bâtiments convertis se révélaient plus petits, même si la muraille de certains paraissait percée de plus de sabords que d’autres, pourtant beaucoup plus imposants. Thirsk aurait volontiers parié que toutes ces unités ne se manœuvraient pas aussi bien, mais il n’en détenait encore aucune preuve. Cela étant, ces galions faisaient route moitié plus vite que ses galères. Or ils gouvernaient sous huniers et focs seuls… Ils avaient selon toute vraisemblance de la vitesse et de la manœuvrabilité en réserve, contrairement à ses lourdes galères, freinées par les parasites collés à leur carène et à peine portées par leur malheureuse voile unique. Il serra les lèvres à cette pensée. Ces conditions de mer favorisaient de façon considérable ces galions plus marins et plus fins au louvoyage. Pis encore, il savait que la stupéfaction qui était la sienne à la vue de ces navires se répandait dans toute la flotte alliée à mesure qu’étaient confirmées les observations des vigies, au désespoir des officiers et des matelots. Les prières et exhortations matinales des aumôniers de bord, malgré toute leur ferveur, n’y changeraient rien. Et quand les hommes déjà apeurés découvriraient l’immense supériorité de l’adversaire en termes de capacité de manœuvre, leur moral tomberait encore plus bas. Arrête ! s’intima-t-il. Oui, ça s’annonce mal. Accepte-le. Mais tu as tout de même plus de cent cinquante navires contre moins de trente ! Soit un rapport de cinq contre un ! Avec de brusques et vifs hochements de tête, il baissa sa longue-vue et enjamba le garde-corps du nid-de-pie pour s’agripper de nouveau aux enfléchures. Pendant toute sa descente, il se répéta les mêmes chiffres, sans relâche. Il n’y trouva guère de réconfort. Lorsque enfin ses pieds touchèrent le pont, il tendit la lunette à un garde-marine livide puis se dirigea d’un pas grave et posé vers le capitaine de vaisseau Maikel. — J’ai compté entre vingt-cinq et trente bâtiments, dit-il sans émotion en agitant la main dans la direction des huniers qui se découpaient au nord-est sur fond de nuages gris émaillés de bleu. Ils ont adopté une formation en deux colonnes. J’ai l’impression qu’ils comptent se glisser au milieu de notre ligne de bataille – si on peut appeler ça une ligne de bataille ! (Sur son visage contracté plana l’ombre d’un sourire non dénué d’humour.) Ensuite, ils tenteront de ronger peu à peu notre flotte. Il marqua une pause. Maikel exprima sa compréhension d’un signe de tête, le visage tendu. — S’ils maintiennent leur cap, reprit Thirsk, leur colonne au vent franchira notre route au moins cinq ou six milles devant nous. J’imagine (il afficha un sourire pincé) que la taille du Roi-Rahnyld aura attiré leur attention et qu’ils en feront leur premier objectif. Dès lors, nous n’aurons d’autre choix que de poursuivre ainsi afin de venir en aide au duc aussi vite que possible. — En effet, Votre Grandeur, dit le capitaine quand le comte s’interrompit de nouveau. — Faites signe au reste de l’escadre de conserver le même cap et de se rapprocher de nous. Je sais que la plupart de nos bâtiments n’en seront pas capables, mais tous les efforts seront les bienvenus. — Tout de suite, Votre Grandeur. (Maikel adressa un signe de tête au lieutenant de vaisseau Mathysyn.) Faites le nécessaire, je vous prie. — Ensuite, capitaine, poursuivit Thirsk, il ne nous restera plus qu’à nous préparer pour la bataille. — Bien, Votre Grandeur, fit Maikel avec une courbette. Quand Thirsk gagna le pavois bâbord pour observer, le nez au vent, les huniers en approche, il entendit la voix grave des tambours appeler au branle-bas de combat. — Ils nous ont repérés, déclara Cayleb, tandis qu’une dernière averse inondait les ponts du Cuirassé. Le prince fronça pensivement les sourcils sans se préoccuper de l’eau dégoulinant le long de son casque. La pluie se calmait mais, si Merlin ne s’était pas trompé dans ses prévisions, d’autres précipitations, plus abondantes, accompagnées de vents plus frais, virant nord, se feraient sentir avant le milieu de l’après-midi. Il lui restait encore environ six heures avant que la visibilité se détériore de nouveau. Il distinguait désormais assez clairement les galères les plus proches depuis le pont. Tout l’horizon ouest, du nord au sud, était parsemé de voiles. Il fit la grimace. Malgré les descriptions de Merlin et les comptes-rendus de la Furtive et de la Fulgurante, qui naviguaient de conserve, il n’avait pas encore visualisé combien sa cible était gigantesque – et disséminée. Face à ce spectacle, il se demanda s’il conviendrait de modifier son plan de bataille. Les six goélettes affectées à sa flotte faisaient route plus loin au vent, avec l’ordre exprès de se tenir à l’écart des combats tout en demeurant assez proches pour déchiffrer et répéter les signaux du Cuirassé et de la Bourrasque. S’il voulait revoir sa tactique, il en avait encore le temps, mais sans excès. Le Cuirassé était le chef de file de la colonne au vent. Il aurait sans doute été plus sensé d’insérer le bâtiment amiral au centre de la ligne, où Cayleb aurait été mieux placé – du moins en théorie – pour surveiller l’engagement et en coordonner les premières phases. Par malheur, une fois que la fumée des canons commencerait de s’accumuler, plus personne ne verrait grand-chose, même sous cette brise. Les exercices menés par l’Escadre expérimentale en avaient apporté la preuve douloureuse. Voilà pourquoi Cayleb et Staynair menaient chacun la marche de leur colonne. Ainsi en contrôleraient-ils mieux le positionnement avant l’action. Par ailleurs, tant que les navires alignés derrière eux resteraient dans leur sillage, les deux amiraux pourraient mieux décider des endroits où livrer bataille une fois le combat initié. Les plis de son front s’accentuèrent. Chaque colonne en route vers l’ennemi s’étirait sur trois milles et celle de Staynair se trouvait à environ six milles sous le vent de la sienne. Le Cuirassé gouvernait un peu plus vers le nord que ce qu’avait ordonné Cayleb mais celui-ci ne s’en formalisa pas. Le capitaine de vaisseau Manthyr avait repéré la colossale galère arborant la marque d’un amiral dohlarien et avait ajusté son cap en conséquence pour lui passer à la poupe. Des nuages de fumée sale, d’un blanc grisâtre, jaillirent des galères les plus proches. La probabilité pour des bouches à feu non améliorées par Merlin d’atteindre une cible à cette distance était aussi proche de zéro que tout ce que Cayleb pouvait imaginer. Il ne vit même pas les éclaboussures des boulets – bel et bien destinés au Cuirassé – là où ils s’enfoncèrent dans l’eau. Après quelques instants de réflexion, il haussa les épaules. Le plan que Staynair, Merlin et lui avaient adopté était le meilleur qu’ils avaient pu mettre au point à eux trois. Il n’allait pas y mettre la pagaille pour la seule raison qu’il avait l’estomac noué avant la bataille. Amusé par ses propres états d’âme, il poussa un grognement discret sans même remarquer l’effet relaxant qu’eut son sourire soudain sur les épaules tendues des officiers debout à ses côtés sur le gaillard d’arrière de son navire amiral. — Encore une quinzaine de minutes, je dirais, capitaine, lança-t-il sur le ton de la conversation. — En effet, Votre Altesse, répondit Manthyr. — Très bien. Dans ce cas, capitaine, dit le prince plus solennellement, engagez le combat. — À vos ordres, Votre Altesse ! Sur le château arrière du Roi-Rahnyld, Faidel Ahlverez, duc de Malikai, regardait la colonne de galions se diriger droit vers son bâtiment amiral. Le chef de file de la ligne de bataille ennemie était l’une des unités les plus imposantes de la formation charisienne. Malikai serra les dents quand le galion se fit assez proche pour lui permettre de distinguer la couronne princière dont était surmonté le kraken d’or flottant à sa corne d’artimon. Une seule personne en Charis avait le droit d’arborer ce pavillon : l’héritier du trône. Cayleb, se dit-il. Le prince héritier Cayleb Ahrmahk lui-même, fondant sur lui tel le rejeton de quelque démon. Le duc ne croyait guère aux doutes manifestes de l’Église quant à l’orthodoxie de Charis. Pourtant, comment expliquer autrement la présence de ces vaisseaux, à plus de sept milliers de milles de navigation de la baie des Brisants ? Et qu’ils aient pu non seulement repérer sa flotte, mais apparaître à l’endroit idéal pour l’attaquer ? Une terreur froide et sourde brûla en lui, rendue plus oppressante encore par la proximité des récifs de l’Armageddon. Il n’aurait jamais dû laisser Thirsk et Du Gué-Blanc le convaincre de demeurer si près de ces rivages maudits ! Il aurait dû s’en tenir à la route décidée au départ, à celle qu’il avait reçu l’ordre de suivre. Mieux valait risquer de perdre toute sa flotte sous les assauts des éléments que sous les griffes des légions de l’enfer ! Agrippé à la lisse de pavois bâbord, le capitaine de vaisseau Ekyrd scrutait d’un regard absorbé l’ennemi en approche. Malikai regarda d’un œil furibond le dos de son capitaine de pavillon. Ekyrd lui avait recommandé d’ordonner à sa flotte de faire demi-tour, même à l’aviron, dès que la première voile inconnue avait été repérée. Il avait aussitôt rejeté cette suggestion, bien entendu. La vigie avait dû se tromper, s’était-il dit. Quand bien même, cette voile solitaire ne pouvait rien cacher de dangereux, et certainement rien de capable d’inquiéter une flotte telle que la sienne ! Désormais, son propre capitaine de pavillon ne lui prêtait plus attention. Malikai adressa un regard noir à la nuque raide d’Ekyrd puis toucha la poignée de son épée. Il fit jouer la lame dans son fourreau, s’assura qu’elle glissait librement. Enfin, il se tourna vers les canonniers penchés sur leur culasse. Ekyrd avait aussi discuté les ordres de Malikai ce matin. Il voulait se tenir à l’écart des Charisiens, assez loin pour que les pièces de son haut navire puissent espérer les toucher plutôt que tomber tout droit à portée des leurs. Malikai l’avait remis vertement à sa place. Ces galions portaient certes plus d’artillerie que ses galères, mais celles-ci étaient fortes de puissants équipages, grossis de formidables contingents des meilleurs régiments de l’armée royale. Si les alliés pouvaient s’approcher de l’un de ces galions par le travers et déferler sur ses ponts, armés de piques, de sabres et de haches d’abordage, le nombre de canons dont étaient armés ces fichus rafiots ne revêtirait plus aucune importance ! Or, quoi que puisse en penser Ekyrd, les galères de Malikai étaient cinq fois plus nombreuses que les galions charisiens. Il montra les dents en opposant la colère que suscitait en lui la lâcheté de son capitaine de pavillon au poison glacial de sa propre terreur tandis que tonnaient les canons à bord d’autres galères et que les Charisiens continuaient à approcher, inexorablement. Les premiers projectiles gémirent dans l’air au-dessus du Cuirassé telles des âmes perdues. L’un d’eux toucha le grand hunier et perça la toile humide avec la force d’un poing géant. Un autre bondit à tout juste cinq pieds de la proue. Bientôt, le galion reçut son premier véritable impact. Un boulet de huit livres, sans doute propulsé par un long faucon, fracassa la muraille tribord sous les bastingages du passavant, juste en avant du grand mât. Il surgit du pavois en une gerbe d’éclats de bois et coupa en deux un fusilier dans une explosion de sang. Des hurlements de douleur et de panique indiquèrent que les éclisses avaient elles aussi infligé des blessures. À bord du Cuirassé, plus d’un homme tressaillit. Toutefois, le galion poursuivit imperturbablement sa course. La silhouette massive du Roi-Rahnyld se dressait à moins de soixante-dix yards. — Préparez-vous à mettre la barre à gauche ! lança le capitaine de vaisseau Ekyrd à son officier en second. Notre meilleure occasion se présentera dès qu’ils se seront glissés à notre poupe ! — Bien, capitaine. Malikai pinça les lèvres de mépris en entendant un léger chevrotement dans la voix du lieutenant. La terreur manifeste de cet homme lui fit oublier la sienne et il dégaina son épée tandis que la pointe du long beaupré du Cuirassé atteignait le sillage du Roi-Rahnyld, à peine cinquante yards derrière lui. — Faites feu dès que vous découvrirez l’objectif ! rugit le capitaine de vaisseau Manthyr quand les premières pièces du Cuirassé arrivèrent au niveau du Roi-Rahnyld. La formidable poupe du bâtiment amiral ennemi dominait de toute sa hauteur le galion, si bas sur l’eau. Malgré les dégâts subis au cours des milliers de milles endurés par la galère, malgré la mousse et les longues algues visibles le long de sa ligne de flottaison, des traces de dorures s’accrochaient encore aux splendides ornements sculptés, flamboyant sous le ciel bleu matinal, là où les nuées grises se dissipaient. La mer verte festonnée de blanc remontait le long de la coque, plus haut que les sabords de nage inférieurs. Les larges fenêtres du tableau arrière miroitaient au soleil malgré la couche de sel qui s’y était déposée. Trahis par l’éclat terne de l’acier, des casques apparaissaient au-dessus des pavois du château, tandis qu’étincelaient les pointes des piques d’abordage, les lames des haches et des hallebardes, les canons des mousquets à mèche. La voile de rechange, usée et rapiécée, au bas ris, était gonflée tel un bouclier. Des clameurs de défi se firent entendre. Pourtant, ces cris manquaient de conviction et se heurtèrent au seul silence de l’équipage discipliné du Cuirassé. Des flammes jaillirent des sabords de retraite du Roi-Rahnyld mais ils étaient trop hauts, les pointeurs avaient mal calculé la vitesse de l’adversaire et celui-ci se trouvait de toute façon beaucoup trop près. Au contraire des pièces d’artillerie charisiennes, il était impossible d’incliner ces canons vers le bas. Aussi leurs projectiles fusèrent-ils à travers le gréement du Cuirassés ans rien toucher avant de plonger misérablement dans l’eau, loin de l’autre côté. Alors, la galère arriva en ligne de mire des premiers canons du galion. Un à un, les tubes crachèrent flammes et fumée asphyxiante à mesure que les chefs de pièce tiraient d’un coup sec sur leur cordon. La cible flottait à moins de soixante yards et, à l’inverse des canonniers du Roi-Rahnyld, ceux du Cuirassé avaient estimé presque à la perfection le mouvement de leur navire. Sabord après sabord, sur toute la longueur de la muraille, les monstres de bronze se jetèrent en arrière, propulsés par le recul en un chœur halluciné de grincements de roues, tandis que leurs boulets, chacun accompagné d’une dose de mitraille pour faire bonne mesure, déchiquetaient la galère ennemie en une avalanche de fer. Les fenêtres de poupe disparurent, effacées avec le magnifique tableau arrière quand le feu nourri du Cuirassé en fit la gueule béante d’une grotte de cauchemar. Boulets et mitraille fusèrent sur toute la longueur de la galère prise en enfilade. Des bris de bois volèrent. Des hommes hurlèrent. La fumée de la bordée jeta un voile pudique sur le carnage. Chaque canon n’eut le temps de tirer qu’une seule fois au cours du passage du galion à la poupe du Roi-Rahnyld, mais la voix du capitaine de vaisseau Manthyr tonna soudain : — Larguez les écoutes et les bras ! La barre à droite, toute ! Le monde du duc de Malikai se désintégra en un tonnerre étourdissant de dévastation. Il n’avait jamais imaginé ni rêvé rien de tel que l’interminable rugissement de cette bordée du Cuirassé. Vingt-sept canons bombardèrent son vaisseau de boulets de six pouces et demi de diamètre, d’un poids de plus de trente-huit livres chacun, et accompagnés de mitraille d’un pouce et demi. Les projectiles s’engouffrèrent par la poupe de sa galère, en rien incommodés par les frêles vitrages et ornements du tableau, pour balayer les ponts jusqu’à la proue en tuant ou mutilant quiconque se trouvait sur leur passage. Cette bordée parfaitement ajustée et calculée tua plus de cent trente personnes à bord du Roi-Rahnyld. Les matelots hurlèrent sous les coups des boulets, de la mitraille et des éclats de leur propre navire. Le sang coula sur les bordages des ponts en dessinant de larges motifs grotesques. Des hommes qui n’avaient jamais imaginé un tel ouragan de feu, déjà démoralisés et affolés par l’apparition inexplicable de leur ennemi à tant de milliers de milles de Charis, regardèrent avec horreur leurs camarades massacrés. La plupart des tirs du Cuirassé avaient pénétré la coque du Roi-Rahnyld sous son château arrière. Une demi-douzaine de boulets traversèrent la grand-chambre de la galère avant d’en ressortir pour creuser de larges sillons ensanglantés parmi les malheureux entassés sur le pont. Deux projectiles, cependant, furent déviés vers le haut du château. Malikai chancela en voyant une tempête de bois pulvérisé surgir au milieu des officiers rassemblés là. Un objet lourd et rapide cogna son propre plastron, au point de lui faire presque perdre l’équilibre. La protection ne céda pas, toutefois. L’impact le fit pivoter sur lui-même, juste à temps pour lui donner à voir le capitaine de vaisseau Ekyrd qui titubait en arrière en serrant la grosse éclisse qui s’était fichée sur le côté de son cou tel un harpon à pointe barbelée. Le sang jaillissait autour du bout de bois comme de l’eau par la buse d’une pompe. Le commandant s’effondra sur le pont avec un bruit sourd. Malikai chercha son équilibre tandis que s’abattaient sur son navire les derniers tirs de la bordée retentissante du Cuirassé. Il se sentait abasourdi, comme aspiré par les pieds dans d’épais sables mouvants. Il jeta des regards affolés autour de lui et vit le bâtiment ennemi éviter sa galère par tribord. Le galion renversa la barre, vira fermement sur sa gauche, reçut le vent par le travers et non plus par la poupe. Ses vergues pivotèrent avec une précision toute mécanique comme il prenait les amures à bâbord, à cent yards sous le vent, entre le Roi-Rahnyld et les récifs de l’Armageddon, tel un kraken entre une vouivre de mer à peine éclose et la côte. Assommé par la confusion et le carnage consécutifs à l’engagement, le navire amiral dohlarien était paralysé. Son capitaine avait été tué ; son officier en second était mortellement blessé ; ses hommes de barre perdaient tout leur sang sur le pont. Le numéro trois du bâtiment avait à peine commencé d’en reprendre le contrôle que le Cuirassé avait déjà adopté son nouveau cap et que ses canons tonnaient derechef. De nouveaux boulets martyrisèrent la haute muraille tribord de la galère, plus résistante que sa poupe. Les bordages plus épais résistèrent mieux aux lourds projectiles du galion. Néanmoins, quand ils cédaient, c’était en produisant des éclats énormes, dévastateurs pour l’équipage. Or à peine le Cuirassé avait-il lancé sa deuxième bordée que le Ravageur, galion suivant de la ligne de bataille charisienne, franchit à son tour le sillage du Roi-Rahnyld et le remit au supplice. Malikai se détourna du Cuirassé quand le Ravageur ouvrit le feu. Dans la déflagration des canons de ce deuxième galion, il vit la destruction de sa flotte. Aucune de ses galères ne faisait le poids contre la puissance de tir concentrée de Cayleb. Elles étaient dispersées et désorganisées, quand les vaisseaux charisiens évoluaient en lignes serrées et maîtrisées, leurs canonniers tirant et rechargeant à une vitesse incroyable. En outre, les galères étaient terriblement désavantagées pour manœuvrer par ces conditions de mer. La force numérique d’une flotte n’était rien si l’on ne pouvait s’en servir. Or la sienne était bel et bien impuissante. Il entendit le numéro trois du navire amiral crier ses ordres aux remplaçants des timoniers tués pour tenter de dérober l’arrière du Roi-Rahnyld à l’impitoyable feu ennemi. Mais lorsque enfin la lourde galère commença d’obéir péniblement à son gouvernail, un boulet sectionna son mât sous le pont. Le fût s’effondra verticalement avec fracas puis bascula dans un entrelacs de bordages pulvérisés, de toile flottant au vent et d’espars brisés. Quand il fracassa le pont et tomba dans l’eau, la galère soudain impotente fit une folle et spectaculaire embardée. Agissant telle une ancre flottante, l’enchevêtrement d’agrès fit pivoter le navire, qui continua malgré tout à essuyer d’impitoyables tirs sans fin. Malikai se tourna vers l’arrière, sous le choc, quand le troisième vaisseau de la ligne de bataille princière fondit sur lui. Le Roi-Rahnyld avait assez tourné sur lui-même pour présenter sa hanche et non sa poupe à l’Audacieux, galion de Sa Majesté, mais celui-ci ne se préoccupait guère de son pauvre bâtiment amiral. Le Duc-de-Fern, la galère suivant le Roi-Rahnyld, avait largué un ris pour tenter de porter assistance au commandant de la flotte alliée. Il gîtait dangereusement sous cette toile déraisonnable mais parvenait ainsi à fendre les flots plus vite… ce qui ne fit que le propulser droit sous le feu des pièces tribord de l’Audacieux. Malikai eut un mouvement de recul quand éclata la fureur volcanique du galion. Il distinguait à peine ce qui se passait à travers le voile de fumée étouffante, mais celle-ci se dissipa sous le souffle enflammé de la première bordée de la Défense, qui se joignait à son tour au combat. Elle déchargea sa colère, tant sur la galère amirale que sur le Duc-de-Fern, ne faisant qu’ouvrir la voie à la Dévastation, qui arrivait derrière elle. Le duc n’entendait plus rien que le grondement de l’artillerie charisienne. Elle semblait tonner de partout, dans toutes les directions, les conserves du Cuirassé suivant ce dernier sur un cap sud-ouest imperturbable. Ces galions étaient – beaucoup – plus rapides sous voile que n’importe laquelle de ses galères et leurs canons tiraient sans relâche ni pitié, avec la même incroyable célérité, comme ils doublaient un à un les bâtiments de la flotte alliée. Le mouvement du Roi-Rahnyld se faisait de plus en plus lourd. Ses fonds devaient se remplir d’eau, songea confusément Malikai en titubant sur le côté. Il s’appuya à un pavois délabré, conscient des corps et morceaux de corps jonchant le château arrière. Il ne se trouvait plus sur le pont principal qu’un monceau de cadavres désarticulés là où les hommes du capitaine de vaisseau Ekyrd s’étaient rassemblés pour un abordage qui n’avait jamais eu lieu. Le duc vit par-dessus bord les épais flots de sang jaillir des dalots. On aurait dit que c’était le navire lui-même qui saignait, lui souffla une voix intérieure. Soudain, quelque chose le fit lever les yeux tandis que la Dévastation évitait la coque suppliciée et sur le point de sombrer de l’ancien joyau de la Marine du Dohlar. Il leva la tête juste à temps pour aviser les flammes fulgurantes des canons du galion. Ce fut son ultime vision. Le Cuirassé poursuivit sa course vers le sud, à la gîte sous la pression du vent de nord-est. La canonnade fulminante continua à faire rage derrière lui comme les autres vaisseaux de sa colonne croisaient le cortège de la Force sud avant de virer dans son sillage. Un banc de fumée de canon dériva sous la forte brise vers la Dent de roche, tache à peine visible à l’horizon. La férocité des coups de canon grondant encore à l’arrière indiquait qu’au moins quelques galères au nord du bâtiment amiral en perdition de Malikai tentaient encore de se porter au secours du duc avec une bien futile vaillance. Ni Cayleb ni Merlin ne s’en préoccupaient. La flotte ennemie était trop éparpillée pour pouvoir se rassembler en un groupe capable de résister aux bordées de ses galions. Si ces galères arrivaient toutes seules ou par deux, le prince ne demandait pas mieux que de laisser le soin de leur destruction à ses commandants de bâtiments tandis qu’il se concentrait sur le reste de la Force sud. À deux milles droit devant, des volutes de fumée s’élevaient là où la colonne de l’amiral Staynair avait elle aussi franchi la ligne ennemie. Cayleb leva les yeux pour vérifier la hauteur du soleil. — J’ai l’impression que nous devrions prendre un peu plus de vitesse, Gwylym, dit-il. Le capitaine de vaisseau Manthyr examina les huniers et la flamme de tête de mât pour estimer la force du vent puis laissa passer le vacarme d’une nouvelle bordée. La galère qui avait tenté de virer vers l’ouest pour échapper au Cuirassé chancela sous le feu de la batterie tribord du galion, qui la pilonna par la poupe. Ses haubans cédèrent et son mât unique bascula sur le côté. Gênée par le fatras d’espars à la mer, elle pivota sur elle-même. — Souhaitez-vous établir les perroquets ? suggéra le commandant. — Cela devrait suffire pour l’instant, acquiesça Cayleb. — À vos ordres, Votre Majesté. (Manthyr leva son porte-voix de cuir.) Lieutenant de vaisseau Gyrard ! Du monde pour établir la voilure, je vous prie ! Hissons les perroquets ! — À vos ordres, capitaine ! répondit l’officier en second. Il entreprit de donner à son tour ses instructions, et les servants de la batterie bâbord se hissèrent bientôt dans les enfléchures pour se répartir le long des vergues de perroquets tandis que d’autres matelots se ruaient sur les râteliers des gaillards et des deux passavants, au-dessus des canons, pour larguer les écoutes, les cargues-fonds et les cargues-points. — Déferlez les perroquets ! hurla Manthyr dans son porte-voix. Les gabiers entreprirent de libérer les voiles en détachant les rabans de ferlage qui tenaient la toile serrée contre la vergue. Le commandant les regarda d’un œil critique, les doigts de sa main gauche tambourinant doucement contre sa cuisse tandis que ses canons lâchaient une nouvelle bordée contre la galère sur tribord. — Laissez tomber les perroquets ! (Les gabiers lâchèrent la toile pour l’abandonner à ses drisses.) Bordez les perroquets à joindre ! ordonna Manthyr. — Bordez à joindre ! répétèrent les officiers responsables de chaque mât. — Affalez les cargues-fonds et cargues-points ! commandèrent les chefs de râteliers. Les perroquets tombèrent tels de vastes rideaux et se gonflèrent au-dessus des huniers déjà établis quand la forte brise prit dedans. — Brassez tribord ! Le Cuirassé s’inclina davantage sous la pression de sa voilure augmentée quand le halage des bras orienta les perroquets. Le galion glissa sur la mer de travers en de majestueuses explosions d’embruns. La gîte fit tomber les sabords tribord plus près des flots mais souleva dans le même temps la batterie au vent. Le bâtiment se laissa porter sur les galères droit devant lui tel un faucon fondant sur sa proie. Une ultime bordée de ses pièces tribord s’abattit sur la galère sous le vent et Cayleb se tourna vers l’arrière. Tout en établissant ses perroquets à l’instar de son navire amiral, le Ravageur tira une bordée sur la même galère en détresse. Par-dessus les nuages de fumée, le prince vit d’autres voiles se gonfler en haut des mâts des bâtiments de sa colonne. Il adressa à Merlin un sourire résolu, empreint de la férocité d’un kraken, puis pivota vers le sud tandis que le capitaine de vaisseau Manthyr changeait légèrement de cap pour permettre à ses canons bâbord de pointer sur une autre galère dohlarienne. Gahvyn Mahrtyn, baron Du Gué-Blanc, était comme pétrifié en haut du château arrière du Roi-Gorjah-II, le capitaine de vaisseau Kaillee à ses côtés. Les deux hommes avaient le regard rivé vers le nord. Les galères tarotisiennes avaient mené la marche de la flotte alliée et le Roi-Gorjah-II se trouvait presque en tête de toute la formation. Du Gué-Blanc était donc trop au sud pour bien voir ce qui se passait, mais ses vigies ne lui laissaient que peu de doutes quant à la nature totale du désastre. — Comment s’y sont-ils pris, Votre Seigneurie ? marmonna Kaillee. — Je n’en ai aucune idée, Zhilbert, admit le baron en toute franchise. Mais est-ce bien ce qui importe ? — Non, Votre Seigneurie. Morose, le capitaine jeta un regard en biais à son amiral. Celui-ci ne quittait pas l’horizon nord des yeux. Porté par le vent, le grondement des puissantes canonnades parvenait jusqu’à lui, de plus en plus fort à mesure que l’écart se réduisait. Ses guetteurs avaient signalé la présence de « nombreux » galions, mais il était presque sûr que tous n’avaient pas encore été repérés. Si Haarahld de Charis avait couru le risque insensé de détacher des galions si loin de la baie des Brisants, il avait dû tous les envoyer. Or, à entendre leur puissance de feu, ils devaient être en train de faire du petit bois des galères dohlariennes voguant à sa poupe. Il leva les yeux vers le ciel. Le soleil avait largement dépassé son zénith. Les nuages qui stagnaient depuis le matin à l’horizon oriental se rapprochaient à vive et régulière allure. De fait, leurs éclaireurs étaient déjà sur lui. Encore un grain, songea-t-il. Bientôt. Sans compter le vent qui, à en juger par la vitesse de progression des nuées, allait lui aussi fraîchir. Il se tourna vers l’ouest. Le Crochet, promontoire recourbé tel un index de falaises rocheuses abritant l’anse du même nom, se dressait au sud-ouest par tribord. Du Gué-Blanc éprouva la tentation irrésistible de changer de cap. S’il passait entre le Crochet et l’île d’Opale pour atteindre les eaux abritées de l’anse, ses navires seraient protégés du coup de chien qui se profilait à l’est. Dans ces eaux plus calmes, en outre, ils pourraient manœuvrer à l’aviron, ce qui leur permettrait – en théorie – de mieux résister aux galions vindicatifs à leur poursuite. Cela étant… — Maintenons notre cap, dit-il en réponse à la question muette de Kaillee. Et larguons un ris. Une lueur de protestation flotta dans les prunelles de son capitaine de pavillon. Du Gué-Blanc partit d’un mauvais éclat de rire. — C’est tentant, je sais, admit-il en agitant le bras en direction de la passe menant à l’anse du Crochet. Très tentant. Et je n’ignore pas les dangers que je fais courir au bâtiment en augmentant sa voilure par ce vent. Mais si nous nous abritons là, soit ils se jetteront sur nous, soit ils croiseront au large de l’île d’Opale pour nous garder parqués comme des moutons jusqu’au moment où ils seront prêts à nous attaquer. Et alors, leur artillerie fera de nous de la tripaille à krakens. Kaillee eut l’air de vouloir lui tenir tête, mais Du Gué-Blanc prit les devants : — Je devine ce que vous pensez, Zhilbert, mais tendez un peu l’oreille. (Le vent porta clairement jusqu’à eux le tonnerre de la poudre ennemie. Le baron grimaça.) Ils ont non seulement plus de canons que nous, mais ils les rechargent également plus vite. C’est la seule explication à une telle cadence de tir. Par ailleurs… (il afficha un sourire sinistre), cela explique aussi pourquoi ils ont embarqué tant de pièces, non ? — Oui, Votre Seigneurie. Sans doute. L’air rebelle de Kaillee s’atténua. Subsista toutefois dans ses traits une profonde inquiétude que Du Gué-Blanc comprit sans peine. Ils se trouvaient encore à près de deux cent cinquante milles au nord du cap de la Dévastation et il n’existait aucun mouillage abrité entre l’anse du Crochet et la passe du Démon. — J’imagine que nous perdrons encore quelques galères si le vent forcit comme il a l’air d’en avoir l’intention, déclara le baron sans émotion. Mais nos ennemis auront plus de mal à nous bombarder dans le mauvais temps et nous aurons plus de chances contre la mer que contre ça. Il montra le nord à Kaillee d’un vigoureux signe de tête. Lentement, Kaillee finit par branler du chef, non pas en simple signe d’acceptation, mais d’acquiescement. — En effet, Votre Seigneurie. — Très bien, Zhilbert. (Du Gué-Blanc laissa légèrement reposer sa main sur l’épaule de son capitaine de pavillon et prit une profonde inspiration.) Signalez à tous les bâtiments en notre compagnie de mettre plus de voile, eux aussi. .IV. À bord du Cuirassé, galion de Sa Majesté Au large des récifs de l’Armageddon — Faites amarrer les canons, capitaine, lança le prince héritier Cayleb. — À vos ordres, Votre Altesse. Enseigne de vaisseau Sahdlyr, mettez les canons à la serre, je vous prie. — À vos ordres, capitaine. Numéro trois du Cuirassé, Bynzhamyn Sahdlyr exerçait pourtant depuis peu les fonctions d’officier en second. Le titulaire du poste, Andrai Gyrard figurait parmi les dix-neuf blessés du bord. Sur toute la longueur du navire, des matelots éreintés rentrèrent une ultime fois les pièces, halant avec précaution leur charge de deux tonnes sur le pont incliné. On força sur les anspects insérés sous le bouton pour baisser la gueule du canon de sorte que le dernier boulet chargé roule sur le pont, entraînant avec lui le valet. On glissa dans le tube une pique terminée par un crochet pour extraire la gargousse. On écouvillonna l’âme pour la débarrasser du plus gros de la poudre brûlée qui s’y était accumulée et on nettoya soigneusement la lumière. Une fois l’inspection menée par le chef de pièce, on remit en place tape et couvre-lumière puis on rapprocha de nouveau le canon de son sabord afin de l’y amarrer solidement en vue de la navigation. Tandis que les servants s’activaient, Cayleb se dirigea vers le couronnement pour examiner sa colonne. Le Ravageur courait toujours dans le sillage du Cuirassé. Il avait pris un peu de retard – l’intervalle de trois cents yards adopté au début de l’action avait presque doublé –, mais il regagnait peu à peu le terrain perdu. Il était difficile de voir très loin au-delà. Le soleil couchant avait disparu sous l’épaisse couverture nuageuse. Les vagues commençaient de s’écrêter en longues traînées d’écume et la pluie qui n’était tombée jusque-là que par intermittence ne semblait plus vouloir cesser. Cayleb distinguait vaguement les voiles du Ravageur à travers le déluge et les embruns mais n’aurait jamais pu identifier le bâtiment. Quant à ceux qui le suivaient, il ne les voyait pas du tout. Le prince héritier tourna la tête vers Merlin, qui se joignait à lui. Le lieutenant Falkhan se dressa entre eux et le reste du gaillard d’arrière pour respecter leur intimité et inviter discrètement les autres hommes présents à faire de même. — Tout le monde est là ? s’enquit Cayleb. Il avait dû élever la voix presque au point de crier pour se faire entendre par-dessus le tumulte de la pluie, du vent, des craquements de bois et des vagues. — Pas tout à fait, répondit Merlin d’une voix tout aussi forte. (Il avait l’air de vouloir percer les intempéries du regard alors que ses yeux n’étudiaient en fait pas le Ravageur mais les images en incrustation qu’Orwell lui transmettait par le biais d’une PARC.) La colonne n’est plus aussi ordonnée qu’avant la bataille. Le Poignard et le Redoutable font route presque bord à bord et la plupart des navires ont échangé leurs positions. Tous ont dû quitter la ligne à un moment donné pour s’occuper d’une galère en fuite ou désemparée. La Jouvencelle et le Torrent n’ont pas réussi à rejoindre la formation et se dirigent vers l’île de Samuel. Cependant, nous n’avons perdu aucun bâtiment. Les douze autres se sont réalignés et sont toujours derrière. — Je n’arrive pas y croire, avoua le prince en se retournant pour balayer du regard les ponts du Cuirassé. Enfin, je savais que ces nouveaux canons nous donneraient un avantage considérable, mais… Il n’acheva pas sa phrase. Merlin acquiesça. Sa mine n’était pas assombrie que par la pluie et les embruns. — Nous n’avons perdu aucun navire, certes, mais nous ne sommes tout de même pas passés sans encombre. Cayleb dut hocher la tête à son tour, l’air abattu. Le Cuirassé avait subi six coups au but, dont neuf venant de pièces aussi lourdes que les siennes. Il avait été touché à deux reprises sous la flottaison : le charpentier et ses aides avaient dû boucher les voies d’eau à l’aide de tampons insérés en force dans le bordé. L’une des caronades du gaillard d’avant avait été arrachée à son affût par un boulet qui avait tué en même temps la plupart des servants de la pièce. Un autre projectile avait arraché un morceau du grand mât. Ce coup, heureusement, n’avait été qu’oblique et le lieutenant de vaisseau Gyrard, avant d’être blessé, avait « jumelé » la partie meurtrie du fût en y roustant des espars pour le renforcer, telle une attelle sur un bras cassé. L’ancre bâbord avait aussi été emportée et le gréement courant comptait plus d’une dizaine d’épissures nouvelles. Bien entendu, les voiles étaient presque toutes percées. Malgré tout, en dépit de ses dix-sept morts et dix-neuf blessés – en majorité victimes d’éclats de bois –, le Cuirassé s’en sortait incroyablement bien. D’autres galions, comme le savait Merlin, avaient eu moins de chance. Le Typhon, un ancien de l’Escadre expérimentale affecté à la colonne de l’amiral Staynair, s’était retrouvé par le travers entre deux galères tarotisiennes particulièrement bien commandées. Il les avait toutes les deux mises en pièces, mais un tir ennemi avait sectionné son grand mât à tout juste douze pieds au-dessus du pont. L’assemblage s’était effondré sur l’adversaire sous le vent et les survivants du galion s’étaient élancés dans l’enchevêtrement d’espars en une tentative d’abordage désespérée. Cet acte de bravoure avait échoué, au terme d’un tourbillon de blessures effroyables infligées dans une large mesure par les mousquets à silex et baïonnettes des quatre-vingts fusiliers du Typhon, mais davantage encore par les armes pourtant plus rudimentaires de leurs adversaires. Au bout du compte, le galion avait perdu au moins deux cents hommes, soit plus de la moitié de son équipage, et s’était retrouvé isolé, loin de la colonne de Staynair. Toutefois, le capitaine de vaisseau Stywyrt était encore debout malgré une plaie superficielle subie au cours de l’abordage. Il maîtrisait la situation. Nonobstant les dégâts causés dans son gréement, son galion tenait toujours la mer. Aussi le gouvernait-il avec précaution sous la pluie battante et le vent fraîchissant en direction du point de rendez-vous prédéterminé au large de l’île de Samuel, où deux avitailleurs attendaient le reste de la flotte. Rares étaient les bâtiments de Cayleb à n’avoir essuyé aucun dommage, mais nul n’avait été aussi meurtri que le Typhon. En fait, le Cuirassé était plus mal en point que la plupart, sans doute en raison de sa position de chef de file. — Que pouvez-vous me dire de Domynyk et de sa colonne ? demanda Cayleb en penchant sa tête à quelques pouces de celle de Merlin. Il lui fallut crier pour surmonter le tumulte du vent et de la mer, mais pas même Ahrnahld Falkhan n’aurait pu l’entendre. Merlin tourna la tête vers le prince pour croiser son regard. Il haussa un sourcil et Cayleb lui sourit à pleines dents. — L’heure n’est plus à prétendre qu’il vous faut vous retirer dans votre cabine pour méditer, Merlin, dit-il, de la malice dans les yeux. — D’accord, fit Merlin avant de se lisser pensivement la moustache pendant quelques instants. Le Voyageur et la Lune-d’Eté attendent l’Intrépide au point de ralliement, reprit-il en commençant par les avitailleurs et leur goélette d’escorte. Toutes les autres goélettes sont en bon état, mais leurs commandants s’inquiètent des conditions de mer. Je crois que la plupart mettront le cap sur l’île de Samuel dès qu’ils le pourront. » La colonne de Domynyk est presque intacte. Le Typhon, la Foudre et le Maelstrôm ont été séparés de leur ligne. Ils font route seuls vers l’île de Samuel, tout comme la Jouvencelle et le Torrent. Les autres naviguent encore de conserve. Domynyk lui-même combat toujours les derniers éléments de la formation du baron Du Gué-Blanc, mais dix ou douze Tarotisiens devraient pouvoir lui échapper là-dedans. (Il désigna les intempéries d’un geste du bras.) Du Gué-Blanc mène la marche et met ses bâtiments à rude épreuve malgré le temps. Il a déjà largement dépassé le cap de la Dévastation et semble se diriger vers la pointe de Dexter. Toutefois, j’ignore si c’est dans l’intention de se réfugier ensuite dans la passe du Démon ou de poursuivre sa fuite en avant. » Il y a encore cinq ou six galères à l’est, poursuivit-il, l’air sinistre, en montrant l’horizon oriental plongé dans un noir d’encre. Deux d’entre elles sont très mal en point. Je ne crois pas qu’elles passeront la nuit. Les autres devraient s’en sortir, mais les deux bâtiments dohlariens qui se trouvent parmi elles sont en mauvaise posture. Il marqua une pause en cherchant à percer l’obscurité bien au-delà de la portée de ses optiques, là où les rameurs de ces galères défendaient leur vie contre la mer affamée. Il se retourna vers Cayleb. — Le comte de Thirsk commande les unités encore opérationnelles. Il lui reste une soixantaine de galères et tous ses avitailleurs. Il est en train d’arrondir le Crochet en cet instant même. Il mouillera à l’abri de l’anse d’ici à deux ou trois heures. — Je vois. Cayleb fronça les sourcils, le regard dans le vague, en réfléchissant à ce que Merlin venait de lui apprendre. Il demeura ainsi pendant plusieurs secondes puis jeta un coup d’œil à son conseiller. — Quelle est notre position ? — Parce que me voilà promu navigateur, maintenant ? lança Merlin avec un sourire. — Quand un sorcier – ou un seijin – vous offre ses services, autant en profiter, répliqua le prince, tout aussi radieux. — Eh bien, pour votre gouverne, nous nous trouvons à environ trente-trois milles au sud-sud-est de la pointe septentrionale de l’île d’Opale. — Thirsk compte-t-il jeter l’ancre à l’abri du Crochet, ou sous le vent d’Opale ? — Derrière le Crochet. Cayleb hocha la tête, à l’évidence pris dans une intense réflexion, puis fit la grimace. — Je ne me souviens plus assez bien de la carte, avoua-t-il. Pourrions-nous atteindre le passage entre Opale et le Crochet en une seule bordée ? Ce fut au tour de Merlin de froncer les sourcils comme il étudiait l’image satellite relayée par la PARC flottant au-dessus du Cuirassé. — Je ne pense pas, décida-t-il au bout d’un moment avec une certaine lenteur dans la voix. Le vent a trop tourné. — C’est bien ce que je craignais. Cela dit, c’est sans doute pour le mieux. Ce contretemps permettra aux hommes de prendre un repos bien mérité. Merlin plongea son regard dans celui du prince. — Cayleb…, vous n’envisagez tout de même pas de les attaquer dans l’anse dès ce soir ! — Telle est précisément mon intention. — Cayleb ! Il ne vous reste plus que treize bâtiments, à condition qu’aucun ne se perde en route, et vous proposez d’enfiler une aiguille dans le noir ! Le passage entre Opale et le Crochet fait à peine vingt-deux milles de large. Il pleut des cordes. La nuit tombe. Le vent continue à fraîchir. La mer fait des creux de seize pieds. Et toutes les hauteurs de fond indiquées sur vos cartes datent de huit cents ans ! — Je vous l’accorde, répondit Cayleb avec calme. Mais, d’après ces mêmes cartes, le chenal principal est large de plus de neuf milles sur près de soixante pieds de fond, et ce jusqu’à la pointe nord de l’île. La physionomie des lieux a peut-être changé depuis que Hastings a effectué ces relevés, mais la marge est suffisante pour que nous puissions tenter l’aventure. — Au milieu de la nuit ? par ce temps ? sans attendre Domynyk et les retardataires ? — Nous perdrions au moins deux jours à rejoindre l’autre colonne et à nous remettre en formation. — Cela ne change rien au fait qu’il fera plus noir que dans une barrique quand nous arriverons. Vos vigies ne distingueront même pas l’îlot du Croissant. Nous risquons de nous y échouer ! — Ha ! mais j’aurai un sorcier avec moi, non, seijin Merlin ? Vous la verrez, vous, cette île, de même qu’Opale et le Crochet, les trois en même temps ! Le Cuirassé mènera la marche et les autres n’auront qu’à nous suivre. — Mais certains risquent de dévier ! Si l’un de nos galions touche le fond par un temps pareil, nous perdrons tout son équipage. En outre, Thirsk ne va pas bouger de là. Certainement pas avant la levée du jour ! — Non, en effet. Mais je vais vous dire ce qu’il va faire. (Merlin lui adressa un regard interloqué et Cayleb eut un geste de dédain.) Il va mouiller en croupière pour pouvoir diriger ses bâtiments à volonté. Il va débarquer autant de canons lourds qu’il pourra afin d’établir des batteries côtières. Il va réfléchir au combat d’aujourd’hui et s’avisera que l’anse du Crochet sied beaucoup mieux à ses galères que la pleine mer. Et il fera son possible pour atténuer la panique et l’hébétude de ses hommes. Il mettra chaque jour – chaque heure ! – à profit pour s’organiser afin de tuer un maximum de mes hommes quand nous nous déciderons à faire parler la poudre. — Mais… Cayleb interrompit Merlin d’un signe de tête. — Je sais que, si nous attendons Domynyk, nous pourrons tout de même détruire tous les bâtiments de Thirsk, quoi qu’il fasse entre-temps. Mais si nous lui laissons le loisir de se préparer, le rapport de forces nous sera moins favorable et nous perdrons nous aussi des navires. Pas autant que lui, j’en suis sûr, mais il ne se rendra pas sans combattre. Et à cette portée, ce ne sera pas beau à voir. » Par contre, si nous attaquons dès ce soir, alors que ses matelots sont épuisés et affolés, que lui-même en est encore à s’efforcer de comprendre ce qui vient de lui arriver, nous pourrons continuer sur notre élan. Ses matelots se sentiront pris au piège, impuissants. Or des hommes se trouvant dans un tel état d’esprit sont plus susceptibles de se rendre, tout simplement, que de mener une lutte acharnée. Merlin avait ouvert la bouche pour protester mais la referma. Il jugeait toujours le plan de Cayleb très risqué mais devait admettre que le prince s’était joliment accoutumé à la notion selon laquelle les capacités surhumaines de son seijin – ou sorcier – étaient là pour qu’il s’en serve. De ce fait, l’idée de pénétrer dans l’anse du Crochet en plein milieu d’une quasi-tempête n’était pas tout à fait aussi insensée qu’elle pouvait le paraître au premier abord. Pourtant, ce n’était pas ce qui l’avait fait renoncer à s’insurger. Non : il s’en était abstenu parce qu’il venait de comprendre que Cayleb avait raison. Cela ne serait jamais venu à l’esprit de Nimue Alban car, dans la guerre qu’elle avait menée, nulle reddition n’était possible. Il y avait les vainqueurs et les morts. Il aurait été impensable d’agiter un drapeau blanc. Merlin avait bien pris en compte les effets de la démoralisation et de la panique sur l’aptitude de l’ennemi à se battre, mais pas au point de se souvenir que la capitulation honorable était fermement ancrée dans les usages militaires de Sanctuaire. En outre, avoua-t-il en son for intérieur, il s’était trop soucié des difficultés potentielles qu’il y aurait à embouquer le chenal de l’anse pour songer à combien une attaque nocturne d’un « mouillage sûr » pourrait se révéler terrifiante. Surtout par une nuit telle que celle qui s’annonçait… et à la suite de la journée de cauchemar qu’avaient vécue ces hommes. La décision demeurait difficile à prendre, se dit-il. Il y avait du pour et du contre des deux côtés, avec des arguments tout à fait légitimes. Pourtant, il commençait à soupçonner Cayleb Ahrmahk de préférer systématiquement la solution la plus audacieuse à tout problème. Ce pourrait être un gros défaut, mais uniquement si le prince laissait son instinct l’emporter sur son évaluation de sang-froid des avantages et inconvénients potentiels d’une initiative. Or, nonobstant la réaction initiale de Merlin, ce n’était pas le cas en l’occurrence. On dirait qu’il n’a pas hérité de son père que son futur trône, songea Merlin en se remémorant sa réaction imperturbable et réfléchie à l’horrible infériorité numérique dans laquelle se retrouvait son royaume. Y aurait-il un gène pour ce genre de dispositions ? — Très bien, Votre Altesse, dit-il enfin avec plus de solennité qu’il était désormais de mise entre eux. Si vous êtes déterminé à procéder ainsi, j’imagine que le moins que puisse faire votre « sorcier » domestique est de vous y aider. — À la bonne heure ! s’exclama Cayleb en lui assenant une bonne tape dans le dos de sa cuirasse dégoulinante de pluie. (Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et s’écria :) Capitaine ! Signal général : « Formez une ligne de bataille derrière moi. Préparez-vous à une action de nuit. Répétez à toutes les unités. » Ensuite, allumez et hissez vos fanaux tant qu’il fait encore jour. Quand ce sera fait… (il adressa un sourire carnassier à son capitaine de pavillon), je vous demanderai de changer de cap. .V. Anse du Crochet Récifs de l’Armageddon Le comte de Thirsk étouffa un grognement de pur épuisement en se laissant tomber sur sa chaise. Avec force borborygmes, son ventre le tirailla soudain quand l’arôme des plats chauds que son valet était parvenu à lui préparer lui rappela qu’il n’avait rien mangé depuis son petit déjeuner, une quarantaine d’heures plus tôt. Il tendit le bras vers son verre de vin mais se ravisa avec une contraction des lèvres désabusée. S’il y avait quelque chose à éviter de glisser dans un estomac vide, c’était bien de l’alcool. Il opta plutôt pour une belle portion de pain beurré. Quand ses dents se refermèrent dessus, il crut n’avoir jamais rien goûté d’aussi délicieux. Il se força à mâcher lentement pour savourer au lieu de tout engloutir tel un tigre-lézard affamé. Enfin, il avala avec un soupir de félicité. Il se pencha en avant, s’empara de son couteau et de sa fourchette, puis coupa un morceau de la tranche de mouton grillée qui trônait dans son assiette. La viande suivit le pain dans sa bouche et il ferma les yeux en mastiquant avec délectation. Il avait bien mérité ce menu plaisir après une telle journée, songea-t-il en déglutissant. Il s’autorisa une modeste gorgée de vin pour faire descendre et fit la grimace. Il ignorait, encore à cette heure, combien de navires demeuraient sous son commandement. D’après ses estimations, il en restait entre quarante-cinq et quatre-vingts, en comptant les avitailleurs rescapés. C’était peu, quand la flotte alliée avait compté plus de cent soixante-dix bâtiments le matin même. Il porta à ses lèvres un bout de pomme de terre beurrée et fumante, mais la nourriture lui parut moins savoureuse, malgré sa faim, tandis qu’il se remémorait l’interminable succession de désastres de cette journée. Sans savoir à combien s’élevaient les pertes de la flotte alliée, il s’attendait tout de même à un chiffre très élevé. Il avait vu de ses yeux l’épave jonchée de cadavres du Roi-Rahnyld – et les corps emportés par les flots tout autour – juste avant que la coque massacrée chavire et coule. Il avait vu prendre les bûchers funéraires d’une bonne dizaine de galères victimes d’un accident de poudre ou embrasées par les Charisiens. Il espérait que l’ennemi avait au moins permis aux matelots d’embarquer dans les chaloupes encore à flot avant de mettre le feu à leurs bâtiments, mais rien n’était moins sûr. Il marqua une pause dans sa réflexion et secoua la tête, agacé par son propre aveuglement. Mais si, tu sais qu’ils ont laissé le temps à certains équipages de quitter le navire, se dit-il. Allons ! tu as plus de cent quatre-vingt-dix survivants à bord de la seule Baie-de-Gorath ! C’était tout à fait exact. Mais le nombre de vies ainsi sauvées ne faisait que souligner les centaines – les milliers ! – de morts à bord des autres galères du duc de Malikai. Il coupa un autre morceau de mouton et le glissa dans sa bouche avant de le mastiquer méthodiquement. Tout le long de la course de son bâtiment amiral sur les lieux de la bataille, ce n’avait été qu’épaves en perdition et coques en flammes. Les galions charisiens semblaient n’avoir épargné aucune galère croisée sur leur chemin. Deux fois plus rapides que ses navires, surtout après avoir hissé leurs perroquets, ils avaient mis à profit cette vitesse pour donner la chasse à leurs proies. Méticuleusement, implacablement, ils avaient rattrapé et coulé toutes les galères en vue. Thirsk n’y pouvait plus rien, mais sans doute valait-il mieux qu’il ne puisse les rejoindre, songea-t-il en se rappelant, abattu, le vieux conte du chien de chasse qui était parvenu, à son grand dam, à remonter jusqu’au tigre-lézard… Encore atterré, il eut un geste de consternation. Les rescapés recueillis par la Baie-de-Gorath avaient confirmé ce qu’il avait déjà compris. Les Charisiens avaient trouvé le moyen de recharger leurs canons lourds trois ou quatre fois plus vite que quiconque avant eux. Thirsk en était encore à envisager les conséquences que cela aurait sur l’art du combat naval mais savait déjà qu’elles seraient lourdes : le prince Cayleb – car plusieurs survivants avaient identifié le pavillon de l’héritier du trône de Charis sur l’un de ces terrifiants galions – venait d’en faire la démonstration brutale. Au moins Thirsk était-il parvenu à regrouper sa flotte autour de la Baie-de-Gorath à l’abri du Crochet. Même là, derrière la barrière rocheuse de ce promontoire incurvé, son bâtiment amiral ruait et se cabrait en tirant sur son ancre. La pluie battante tambourinait sur l’écoutille au-dessus de sa tête, coulait à torrents sur les ponts et par les dalots. Le vent hurlait dans les haubans et soulevait des nuages d’embruns. Au plafond, les lampes oscillaient sur leur cardan, baignant avec chaleur sa chambre de leur lumière réconfortante et familière, évocatrice d’autres nuits identiques. Il se remémora les douces soirées passées à fumer la pipe, à déguster un quart de vin ou une chope de bière, bien au chaud malgré le crépitement de la pluie, le gémissement du vent. Mais il n’y aurait aucun réconfort ce soir. Seulement la certitude de n’avoir gagné qu’un répit. Cayleb déduirait sans mal où il s’était réfugié. Dès lors, il ne manquerait pas d’agir. D’après les récits des rescapés et ses propres observations, le prince de Charis n’avait pas dû perdre plus de deux galions. Il venait de remporter la plus grande victoire unilatérale de toute l’histoire de Sanctuaire. Or, au contraire de Malikai, Cayleb était un marin. La Marine royale de Charis s’y entendait à mener jusqu’au bout les missions confiées à ses équipages. Jamais le prince ne laisserait passer une occasion de parachever sa victoire. D’ici à un jour ou deux, Thirsk verrait entrer les galions dans l’anse du Crochet et ce serait son tour d’assister, impuissant, à la dévastation de ses galères. Mais ils ne s’en tireront pas à aussi bon compte contre nous que contre Malikai ! se promit-il. Il avait déjà donné l’ordre à chaque galère de frapper une croupière sur le câble de son ancre. Cette aussière passant par un sabord et reliée au cabestan permettrait à chaque bâtiment de pivoter sur lui-même par la simple action de l’énorme treuil pour présenter ses canons dans la direction voulue. Thirsk ne pourrait en espérer davantage. Son artillerie demeurerait incapable de rivaliser avec la cadence de tir de Cayleb, mais ce dernier ne pourrait pas non plus faire un usage simultané de toute sa puissance de feu. Et cette fois, songea-t-il avec amertume, nous saurons à quoi nous attendre ! Il enfonça sa fourchette dans une autre pomme de terre et montra les dents. Dès le jour levé, il enverrait des éclaireurs à terre pour identifier les meilleurs sites où installer des batteries côtières. Ce ne serait pas facile, mais ils en trouveraient bien quelques-uns et, compte tenu de l’escarpement du relief, leurs pièces pourraient être disposées assez haut pour gagner en portée. Dès lors, le prix qu’aurait à payer Cayleb pour sa victoire éventuelle monterait en flèche. Il était même possible que, si ce tarif se révélait trop élevé, Cayleb refuse de s’en acquitter. Après tout, il avait déjà brisé cette pointe du dispositif offensif des alliés et ses galions devaient représenter une immense part de la force navale de Charis. S’il avait le choix entre subir de lourdes pertes en échange de la destruction d’un ennemi déjà défait et s’en retourner avec ses navires intacts pour soutenir le reste de la flotte charisienne contre les escadres alliées de Corisande, d’Émeraude et de Chisholm, peut-être opterait-il pour la seconde solution. Tu aimerais t’en convaincre, hein, Lywys ! s’écria-t-il en lui-même avec un grognement d’aigreur. Il avala un autre morceau de pomme de terre puis cligna des yeux de surprise en découvrant que c’était le dernier. Il avait aussi réussi à engouffrer toute son épaisse tranche de mouton et l’ensemble de ses petits pois. Sans compter, s’avisa-t-il en examinant la corbeille vide, au moins trois petits pains. Il éclata de rire en secouant la tête avec lassitude. Il était à l’évidence plus éreinté encore qu’il l’aurait cru. Il était plus que temps pour lui de prendre un peu de repos. La situation ne sera peut-être pas beaucoup plus riante demain matin, songea-t-il, mais quelques heures de sommeil et l’estomac bien rempli me laisseront en meilleure forme pour y faire face. Il vida son verre de vin, se leva et tituba jusqu’à son cadre. .VI. À bord du Cuirassé, galion de Sa Majesté Au large des récifs de l’Armageddon Juché dans les enfléchures du mât d’artimon, à huit pieds au-dessus du gaillard d’arrière, Merlin Athrawes scrutait l’obscurité. Le vent, comme il l’avait prévu, avait encore fraîchi mais semblait vouloir s’apaiser : il ne soufflait « plus » qu’à cinquante-quatre kilomètres à l’heure. La pluie, en revanche, avait redoublé. Même les yeux artificiels de Merlin peinaient à percer ce rideau compact d’intempéries et d’embruns. Il se surprit à regretter de n’être pas équipé d’un radar. Bien sûr, les ACIP avaient été conçus pour évoluer dans un environnement de haute technologie. Il aurait été un peu exagéré de les doter d’un émetteur assez puissant pour lui être d’une quelconque utilité dans ces conditions de visibilité. — Orwell ? subvocalisa-t-il en redescendant sur le pont, où il s’agrippa à l’une des filières de protection. — Oui, commandant ? — J’ai besoin des images, maintenant. Pas de réponse. Merlin fit la grimace. — Transfère les images précédemment spécifiées, lança-t-il d’un ton un peu sec. — Oui, commandant, répondit l’IA, imperturbable. Une carte détaillée et translucide se superposa au champ de vision de Merlin. Au contraire de ses yeux, les capteurs de ses PARC étaient capables de pénétrer cette noirceur tumultueuse. Il ressentit une indéniable pointe de soulagement en voyant les symboles représentant les treize galions de Cayleb. Comment l’homme de veille, simple mortel, de chaque navire avait-il réussi à ne pas perdre de vue les fanaux de poupe et de corne d’artimon du bâtiment qui le précédait ? Merlin n’aurait su l’expliquer. En tout cas, la formation était arrivée intacte. À présent, c’était à lui qu’il appartenait de la guider dans les eaux abritées de l’anse du Crochet. Il examina les courbes de niveau de la carte. Le Cuirassé semblait suivre un cap à peu près correct mais, en l’espèce, un simple « à peu près » ne suffirait pas. — Orwell ? — Oui, commandant. — Ajoute à l’imagerie les vecteurs de vent et la route estimée du Cuirassé et mets à jour les données en continu. — Oui, commandant. Les flèches et la ligne pointillée réclamées apparurent aussitôt, ce qui arracha un reniflement à Merlin. Il entreprit de remonter le long du gaillard fortement incliné en veillant à ne jamais lâcher la filière pour rejoindre Cayleb et le capitaine de vaisseau Manthyr à côté des timoniers. Il y avait deux hommes à la barre. Un troisième se tenait prêt à peser sur les poignées de la roue si nécessaire. Manthyr aurait dû se reposer lui aussi, songea Merlin, mais le capitaine de pavillon ne l’avait même pas envisagé. Le Cuirassé était son bâtiment. Tout ce qui le concernait relevait de sa responsabilité et, maintenant qu’il avait pourvu aux besoins immédiats de ses hommes, il devait prier en silence pour que son prince héritier ne soit pas aussi fou qu’il en avait l’air. Les commissures des lèvres de Merlin tressaillirent à cette idée. Pourtant, peut-être se montrait-il injuste envers le commandant. Ce qu’avait accompli Cayleb au cours de cette journée – avec la modeste assistance de Merlin, bien sûr – semblait avoir empli tous les passagers du navire amiral d’une foi confinant à l’idolâtrie en l’instinct de marin du prince. S’il voulait les faire embouquer au vent de la côte une passe flanquée de falaises au milieu d’une tempête nocturne, ils étaient prêts à le suivre. Malgré tout, Manthyr semblait déterminé à rester sur le gaillard pour garder personnellement un œil sur l’ensemble de la manœuvre. Cayleb ne semblait pas s’inquiéter des doutes que quiconque aurait pu éprouver quant à sa stabilité mentale. Les pieds fermement écartés, vêtu d’un poncho imperméable par-dessus sa cuirasse et sa cotte de mailles, il avait le poing droit fermé sur une filière pour assurer son équilibre. Les pans de son ciré battaient au vent. La pluie et les embruns coulaient en cascade le long de son casque évoquant un morion. La lampe éclairant la rose des vents dans l’habitacle du compas lui illuminait le visage par en dessous. Il avait les traits tirés, les pommettes émaciées et saillantes sous sa peau tendue, mais ses lèvres demeuraient fermes et assurées. La lueur de ses yeux marron ne venait pas seulement de la boussole. Cet homme était encore très jeune, songea Merlin, mais c’était pour de tels instants qu’il était né. Cayleb leva les yeux à son arrivée et Merlin se pencha vers lui pour lui crier à l’oreille : — Nous gouvernons trop au nord ! Le vent a légèrement tourné à l’est. Il faut tomber d’environ un quart et demi sous le vent ! Cayleb hocha la tête et Merlin rejoignit Ahrnahld Falkhan, debout dans la lueur de l’écoutille de la grand-chambre, le regard rivé sur les omoplates de Cayleb. Le prince attendit quelques minutes puis se pencha sur l’habitacle pour consulter le compas. Il se redressa, examina la disposition des voiles à peine visibles puis se tint immobile pendant une seconde ou deux, à l’évidence plongé dans sa réflexion, avant de se tourner vers Manthyr. Nul n’aurait pu percevoir ce qu’il dit à son capitaine de pavillon, mais la conversation ne dura de toute façon qu’une petite minute. Manthyr se rapprocha de ses timoniers. — Faites route au sud-ouest quart ouest ! brailla-t-il par-dessus le tumulte. — À vos ordres, capitaine ! hurla le plus ancien des hommes de barre. Suroît quart d’ouest ! Ses compagnons et lui laissèrent aller la barre, rayon par rayon, le regard rivé sur la rose des vents. Quelles que soient les conditions de mer, il était impossible de conserver un cap précis à la voile. Par ce temps, il devenait même inutile de s’y efforcer. Néanmoins, ces marins étaient des timoniers chevronnés et se tiendraient aussi près de leur cap qu’il était humainement possible. Merlin sourit de satisfaction en voyant la route estimée du Cuirassé se décaler en plein milieu du chenal passant au nord de l’île d’Opale, entre le Crochet et l’îlot du Croissant. Ou, se rappela-t-il, en plein milieu de ce qui était encore un chenal huit siècles plus tôt… — Il a bien joué la comédie ! Merlin se tourna vers Falkhan après que celui-ci lui eut crié dans l’oreille. Ils se voyaient parfaitement dans la lueur de l’écoutille. Merlin haussa un sourcil. — Qui ça ? — Cayleb ! répondit Falkhan, tout sourires. (Il essuya la pluie sur son visage et secoua la tête.) Les timoniers ne devineront jamais que c’est vous qui lui avez soufflé ce changement de cap ! — Je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler ! répondit Merlin avec autant d’innocence que possible par cette mer et ce vent. — Bien entendu, seijin Merlin ! acquiesça le fusilier marin encore plus hilare. Merlin éclata de rire puis recouvra son sérieux. — Vous avez raison, il a joué son rôle à la perfection ! Et c’est plus important que jamais ! — En effet ! fit Falkhan avec de vigoureux hochements de tête avant de jeter un coup d’œil au prince avec un sourire hautement approbateur. Il a grandi, n’est-ce pas ? — Oh ! que oui ! Falkhan avait raison, songea Merlin, et pas qu’un peu. Cayleb avait déjà fait la preuve de son intuition tactique et stratégique, ainsi que de sa volonté d’étayer sa propre évaluation de la situation. Il ne s’en remettait pas au jugement de Merlin – à moins qu’il rejoigne le sien –, mais s’appuyait sur ses aptitudes pour prendre ses propres décisions. Le jeune homme affichait en outre un impressionnant soin du détail. C’était volontairement qu’il avait gouverné trop à l’est avant de revenir vers les récifs de l’Armageddon, au prix de deux heures de navigation supplémentaires. Le capitaine de vaisseau Manthyr avait ainsi pu mettre ce temps à profit pour faire rallumer les fourneaux et servir aux hommes autant de soupe chaude et de ragoût riche en riz et en légumes qu’ils avaient pu en manger. Il était impossible d’estimer le bien que ferait cette nourriture à ces matelots qui avaient déjà vécu une journée éreintante et s’apprêtaient à subir une nuit encore plus pénible, mais Manthyr avait aussi réussi à offrir à chacun au moins deux heures dans son hamac. Les marins et fusiliers du Cuirassé reprendraient le combat le ventre plein, aussi frais et dispos que possible. En outre, leur capitaine était parvenu à faire récupérer l’eau de pluie à l’aide d’entonnoirs confectionnés avec les voiles. Les réservoirs une fois remplis, il avait donné l’ordre aux coqs de préparer du thé chaud pour tout le monde avant d’éteindre de nouveau les foyers. À bord du Cuirassé, chacun était conscient de ces efforts et le bruit avait couru que le prince avait délibérément perdu du temps pour que tout cela soit possible. C’était le genre de considérations – et de préparatifs – que nul n’oublierait. Parmi ceux qui survivraient à la nuit à venir, du moins. .VII. Anse du Crochet Récifs de l’Armageddon — Langhorne merci, nous ne sommes pas en pleine mer, au milieu de ça ! fit observer l’enseigne de vaisseau Rozhyr Blaidyn en écoutant la tempête. Il faisait plus noir que dans un four, mais le claquement régulier et sauvage du ressac sur les côtes du Crochet et de l’île d’Opale se faisait entendre par-dessus le vent et la pluie. Bien sûr, la brise et la houle étaient beaucoup plus faibles dans les eaux abritées de cette anse. Non pas que Blaidyn les aurait qualifiées de calmes… C’était un mouillage profond et ceint de falaises escarpées, surtout à l’ouest, où la mer venait lécher la paroi haute de cent pieds formant la face occidentale du Crochet. À l’ouest, la côte de l’anse se faisait moins verticale et les fonds y montaient beaucoup plus tôt. Quelques grèves se dessinaient même au sein des criques creusées dans le relief. Toutefois, la mer s’y révélait plus agitée et la plupart des capitaines de la flotte avaient préféré mouiller plus au large, là où leur navire aurait plus de marge de sécurité dans l’éventualité où il viendrait à chasser sur son ancre. La galère de Blaidyn, la Royale-Bédard, avait été l’une des dernières à trouver refuge. La visibilité avait empiré au-delà de l’insupportable et le navire était entré en collision avec la Championne-Royale dans le passage menant à l’anse, ce qui lui avait coûté l’une de ses ancres de bossoir. Compte tenu de son arrivée tardive et de la nuit tombante, il avait fallu mouiller à l’écart de la flotte. Le commandant avait fait sonder pour s’aventurer aussi loin que possible dans la baie avant de jeter la deuxième ancre de bossoir. La Royale-Bédard mouillait donc à l’extrême sud-est de la flotte agglutinée, à tout juste cent vingt yards de son plus proche voisin, le Paladin. Bien sous le vent du Crochet, elle était toutefois plus exposée que la plupart des autres vaisseaux et tirait sur son ancre avec nervosité, comme effrayée par la fureur des éléments au-delà du mouillage. — Je ne m’étais jamais rendu compte que vous étiez si pieux, Rozhyr, fit remarquer Nevyl Mairydyth. Blaidyn et lui s’étaient abrités du vent et de la pluie sous le vent du château avant, au pied de l’échelle tribord. Mairydyth était l’officier en second de la Royale-Bédard, tandis que son compagnon en était le numéro trois. À ce titre, Blaidyn venait d’inspecter personnellement le navire dans le cadre de son quart au mouillage. Mairydyth prendrait sa relève en tant qu’officier de quart dans une dizaine de minutes. Après quoi, l’enseigne pourrait enfin gagner l’entrepont, trouver quelque chose à grignoter et prendre quelques heures d’un repos bien mérité. — Après une journée pareille ? lança Blaidyn à son supérieur avec une grimace. Tout le monde à bord est beaucoup plus pieux ce soir qu’il l’était ce matin ! — Même le grand-vicaire Erek n’aurait pas mieux résumé la situation, ironisa Mairydyth. — Parce que vous préféreriez être ballotté au large plutôt qu’à l’abri ici, peut-être ? s’écria Blaidyn avec un grand geste du bras dans la direction générale des flots bouillonnants invisibles dans la nuit noire et pluvieuse. — Ce n’était pas exactement ce que je voulais dire. Je… Il ne termina jamais sa phrase. Ce furent les trois matelots de quart au mouillage qui le virent en premier. Affectés au bossoir de la Royale-Bédard en tant qu’hommes de veille, ils avaient pour unique tâche de garder un œil sur le câble afin de s’assurer que la galère ne chassait pas sur son ancre et que le cordage lui-même ne raguait pas – point particulièrement capital puisqu’il s’agissait de l’unique fer restant du navire. Un guetteur se trouvait bien à son poste en tête de mât, mais personne – à commencer par l’intéressé – n’imaginait qu’il aurait quoi que ce soit à signaler. S’il était perché là-haut, c’était uniquement parce que le comte de Thirsk avait donné instruction à chaque commandant de bâtiment de poster une vigie. Aussi l’infortuné qui s’était ainsi retrouvé dans le nid-de-pie de la Royale-Bédard pestait-il contre ces ordres qui l’exposaient sans raison aucune au vent glacial et à la pluie pénétrante. Trempé, gelé jusqu’aux os, malheureux et épuisé comme tous ses camarades, il n’aspirait qu’à offrir à son corps le repos que celui-ci réclamait douloureusement. Recroquevillé contre le mât, enveloppé dans son ciré pour se protéger le mieux possible, il s’efforçait d’endurer son supplice jusqu’à la relève, où il pourrait enfin s’effondrer dans son hamac. À sa décharge, même s’il avait été frais et dispos, les abominables conditions de visibilité l’auraient de toute façon empêché de rien voir, malgré la faible distance, jusqu’à quelques secondes avant les guetteurs du bossoir. Et ce parce que le Cuirassé, galion de Sa Majesté, avait éteint tous ses fanaux et lampes à l’exception d’une seule lanterne masquée à la poupe, dont le faisceau était dirigé droit vers l’arrière. Par malheur pour lui, la Royale-Bédard – comme toutes les galères à l’ancre en sa compagnie, et contrairement au bâtiment amiral de Cayleb – était illuminée par ses feux de mouillage, fanaux de poupe et lanternes de coupée. Brûlaient encore d’autres lampes dans l’entrepont, jetant leur lumière par les fenêtres du tableau et des hanches, ainsi que par les sabords, les écoutilles et écoutillons ouverts. Malgré l’obscurité et la pluie, la galère n’était que trop visible. L’un des guetteurs du bossoir se redressa soudain, scrutant la nuit comme une ombre semblait se profiler entre lui et les fenêtres de poupe du Paladin, presque en plein nord de son propre navire. — Qu’est-ce que c’est que ça ? lança-t-il à ses camarades. — Quoi donc ? répondit l’un d’eux avec irritation. Pas plus enchanté par le temps que ses deux compagnons, ni plus reposé, l’homme se montrait en outre volontiers irascible. — Ça ! s’écria le premier tandis que la vague silhouette devenait soudain beaucoup plus claire. On dirait… Debout près du pavois du gaillard d’arrière, le capitaine de vaisseau Gwylym Manthyr ne bougeait plus. À leur poste de combat, les hommes du Cuirassé attendaient dans un silence de mort, figés comme des statues. Le commandant savait le prince héritier, ses fusiliers et le lieutenant Athrawes derrière lui, mais toute son attention était tournée vers les fanaux, les fenêtres et les écoutilles dont la lumière perçait la pluie. Manthyr peinait encore à croire que le prince Cayleb ait réussi à les faire pénétrer sans encombre dans cette anse. Le vent du large, les courants et la marée montante s’étaient associés pour créer de méchantes turbulences, mais le chenal séparant le Crochet de l’île d’Opale s’était révélé aussi large que l’avaient indiqué les cartes marines. Heureusement, du reste. Le soudain effet masquant des hauteurs vertigineuses du Crochet avait déventé les voiles du Cuirassé pendant plusieurs minutes. Encalminé, le navire n’avait dû qu’à son erre et au courant de flot de dépasser cette zone par trop abritée et de voir ses voiles se gonfler de nouveau. Dans des eaux plus étroites, cela aurait pu se révéler fatal, mais Cayleb les avait placés, autant que pouvait en juger Manthyr, en plein centre du chenal. Désormais, ils étaient sur le point de récolter les fruits de l’audace du prince héritier. Se surprenant à retenir sa respiration, le capitaine renifla. S’imaginait-il que l’ennemi percevrait son souffle par-dessus le tumulte du coup de tabac qui faisait rage hors de l’anse ? Il fit une grimace ironique, amusé par sa propre naïveté. Pourtant sa détente ne demeura que bien superficielle tandis que se glissait son navire entre la galère ennemie située le plus au sud et sa voisine, une centaine de yards au nord. Le fanal de mouillage de la première brillait à son bossoir, ce qui faisait d’elle une cible de choix pour ses canonniers de la batterie bâbord. Or sa conserve était encore plus visible, ses fenêtres de poupe étincelant comme pour faciliter le travail des pointeurs tribord de Manthyr. Encore quelques secondes, se dit-il en levant lentement le bras droit à l’intention des chefs de pièce accroupis derrière leur culasse le long des deux flancs de son navire. Encore… encore… — Feu ! Il baissa le bras et l’obscurité se déchira dans la rage fulgurante d’une double bordée. — On dirait… L’homme de bossoir n’eut jamais l’occasion de terminer sa phrase. Droit sur la Royale-Bédard, un boulet de trente-huit livres jaillit en hurlant dans un tonnerre de flammes fumeuses et le frappa juste au-dessus de la taille. Ses hanches demeurèrent quelques instants juchées sur ses jambes raides, dans un bouillonnement de sang épais giclant sous la pluie. Elles s’effondrèrent lourdement sur le pont et les premiers cris retentirent. — La barre à gauche ! aboya Manthyr tandis que reculaient les canons, la gueule fumante, et que leurs servants se jetaient sur eux avec fauberts, écouvillons et refouloirs. Deux quarts tribord ! — Deux quarts tribord ! Bien, capitaine ! — À mouiller l’ancre de croupiat ! Frappé d’horreur, l’enseigne de vaisseau Blaidyn recula tandis qu’un boulet déchirait la proue en hurlant, perçait la façade du château avant en un cyclone de débris mortels et percutait le lieutenant de vaisseau Mairydyth tel un démon. L’officier en second explosa littéralement, trempant son adjoint d’un torrent de sang chaud et fumant. Blaidyn s’en trouva si épouvanté qu’il fit à peine attention à la douleur lancinante dans son mollet droit. Les canons du Cuirassé avaient tiré à double charge. Leurs servants avaient préparé la bordée avec la plus exquise minutie, prenant bien le temps de veiller à ce que tout soit parfait. Chaque pièce avait été pourvue de non pas un, mais deux boulets, avec de la mitraille par-dessus pour faire bonne mesure. Cette technique limitait la précision et mettait les tubes à rude épreuve, mais il s’agissait là d’un tir à faible distance et toutes les bouches à feu étaient neuves, fondues pour résister à la déflagration nécessaire. Quant aux conséquences pour la cible, elles étaient dévastatrices. L’objectif flottait à un peu plus de quarante yards. Les pointeurs du Cuirassé avaient l’impression de se livrer à un simple exercice. Il n’était pas physiquement impossible pour eux de manquer leur cible, mais il leur aurait fallu y mettre beaucoup de mauvaise volonté. Vingt-sept canons propulsèrent toute leur haine sur la Royale-Bédard sans aucun avertissement, sans laisser le temps à son équipage de se préparer. Les canons de la galère étaient à la serre. Sa bordée, qui n’était pas de quart dormait dans les hamacs. Son commandant somnolait dans sa chambre. Ses fusiliers n’étaient ni armés ni en armure. L’abominable avalanche de fonte surgit en mugissant du cœur de la tempête tel un éclaireur de l’enfer, presque droit sur la ligne médiane du navire. Le carnage infligé fut indicible. Le Paladin, à soixante-dix yards des canons charisiens, aurait pu espérer mieux s’en tirer compte tenu de son éloignement plus important de l’agresseur, mais ses fenêtres de poupe illuminées offraient un point de repère encore plus sûr… et une protection encore moindre que les joues solidement bordées de la Royale-Bédard. Le tir en enfilade l’éventra, déchirant et tuant tout sur son passage, ne recevant en écho que les hurlements des mutilés et des agonisants. Lywys Gardynyr, comte de Thirsk, remua dans son sommeil au son du soudain grondement. Il fit la grimace sans se réveiller tout à fait, son esprit engourdi identifiant le bruit du tonnerre qui aurait accompagné n’importe quelle tempête, a fortiori une aussi forte que celle qui sévissait cette nuit sur les récifs de l’Armageddon. Mais le même grondement retentit de nouveau. Puis encore une fois. Il ouvrit brusquement les yeux… et cela recommença. Le Cuirassé répondit à sa barre. Il pivota sur tribord sous ses huniers et focs seuls, de longs rubans de fumée s’échappant de ses deux flancs, tandis qu’il s’écartait de la Royale-Bédard pour pénétrer plus avant au sein du mouillage. Son long beaupré s’enfonça dans la formation dohlarienne telle une lance et sa batterie tribord rugit de nouveau quand il contourna le Paladin par sa hanche bâbord. Il s’imposa entre sa cible et, presque plein ouest, l’Archange-Schueler. Les deux galères, comme toutes les unités de la force dohlarienne, mouillaient assez loin les unes des autres pour pouvoir éviter sur leur ancre sans risque de collision, ce qui offrit au Cuirassé plus qu’assez de place pour se glisser entre elles. Debout derrière ses timoniers, une main sur l’épaule de chacun, le capitaine de vaisseau Manthyr leur susurrait presque ses ordres à l’oreille, gouvernant son navire avec une infinie délicatesse. Un torrent de flammes et de fumée jaillit des murailles du galion quand ses batteries déversèrent leur ire sur les galères au mouillage, dont l’équipage exténué s’arrachait tout juste au sommeil. Derrière lui, le Ravageur, galion de Sa Majesté, ne quittait pas son sillage comme il s’enfonçait toujours plus profondément dans la masse des galères immobiles. Derrière le Ravageur venaient encore le Danger, la Défense et le Dragon. — Tout le monde, paré à mouiller ! cria Manthyr. — À réduire la voilure ! beugla l’enseigne de vaisseau Sahdlyr dans son porte-voix tandis que le garde-marine Kohrby s’accroupissait près de l’équipe chargée de l’ancre à l’arrière. — Mouillez ! commanda Manthyr. Kohrby répéta l’ordre et l’ancre de croupiat disparut sous les moutons. Le câble courant vers l’arrière par l’entrepont se mit à fumer en raison de son frottement contre le seuillet d’un des derniers sabords. — Amenez les huniers ! hurla Sahdlyr. Les officiers responsables de chaque mât répétèrent son ordre. Les matelots en poste aux râteliers affalèrent les drisses de huniers, dont les vergues se mirent à peser sur leurs balancines. Une fois les voiles déventées, d’autres manœuvriers larguèrent les cargues-fonds et cargues-boulines sous l’œil attentif de Sahdlyr. — Brassez sous le vent ! Carguez les huniers ! Les voiles disparurent quand les marins les ramenèrent contre leur vergue en forçant sur les cargues avant de les tourner sur les cabillots. Les hommes en poste sur le gaillard d’avant serrèrent les focs pendant que continuait à filer le câble de l’ancre, dont l’une des oreilles mordit bientôt le fond de l’anse du Crochet. Le galion s’immobilisa. — Frappez la croupière ! ordonna Manthyr. Les hommes de Kohrby fixèrent à l’aussière de mouillage le courant d’un grelin préparé à l’avance, juste à l’extérieur du sabord. — Du monde au cabestan de l’arrière ! brailla le commandant. Les hommes préalablement affectés à cette tâche se précipitèrent vers le treuil pour virer sur la croupière. Le comte de Thirsk sortit de sa chambre en titubant. Pieds nus, sans autre habit que son haut-de-chausses, il se retrouva sous la pluie battante, au cœur des détonations incessantes. Il se rua sur l’échelle menant au sommet du château arrière sans tenir compte de l’eau glacée qui coulait sur son torse dévêtu, il regarda d’un air ébahi les sauvages éclairs illuminant la tempête. Nul n’avait jamais vu tel spectacle sur Sanctuaire. Les canons charisiens rugissaient, leur gueule crachant dans l’obscurité des flammes d’une longueur et d’un éclat inconcevables. Des nuages âcres empestant le soufre de Shan-wei se répandirent autour des galions. Chaque déflagration faisait ressortir les gouttes de pluie dans la nuit comme des rubis ou des diamants de sang. Des volutes s’élevèrent, éclairées par en dessous, telles les fumerolles d’un volcan en éruption. Et il n’était rien que le comte de Thirsk puisse entreprendre pour s’y opposer. La Royale-Bédard fit une embardée quand un autre galion – le sixième, s’avisa Rozhyr Blaidyn avec épouvante – glissa lentement devant sa proue, ses canons crachant une bordée. Agrippé au garde-corps pour conserver son équilibre, l’enseigne était presque arrivé au sommet de l’échelle bâbord du château avant – l’échelle tribord n’étant plus qu’un amas de débris, tout comme le mât dont le chicot brisé ne s’élevait plus qu’à dix pieds du pont. Une éclisse avait tailladé son mollet droit avec l’efficacité d’une épée. Il sentait le sang chaud se répandre le long de sa jambe mais n’y prêtait pas attention, pas plus qu’à la pluie, tandis qu’il hurlait des encouragements aux matelots qui tentaient de charger deux des pièces de chasse de la galère malgré les gémissements des boulets fendant l’air autour d’eux. C’est alors qu’il sentit une odeur de fumée. Non pas celle de la poudre, portée par le vent malgré la pluie depuis les batteries ennemies, mais une autre, plus terrifiante encore. Celle du bois qui brûle. Il tourna vivement la tête et blêmit d’horreur. Le mât sectionné s’était abattu de biais sur les ponts, noyant l’écoutille du milieu du navire sous les vergues brisées et leur fardeau de toile trempée. C’était de cette ouverture à demi occultée que montait de la fumée, se frayant un passage à travers les espars et les voiles désormais inutiles avant de former au-dessus du désastre une colonne dense et éclairée de flammes. Blaidyn ignorait ce qui s’était produit. Sans doute une lanterne allumée s’était-elle brisée dans l’entrepont, déversant de l’huile enflammée sur le bordé. Peut-être encore était-il arrivé un accident à l’un des mousses chargés de porter les gargousses jusqu’aux batteries. Pouvait aussi être en cause un valet enflammé propulsé par un canon charisien. Mais peu importait la cause de cet incendie. Le pire ennemi des vaisseaux traditionnels n’était pas la mer mais le feu. Construits en bois sec, recouverts de peinture à l’intérieur comme à l’extérieur, gréés de cordages goudronnés, ces navires étaient des véritables boîtes d’amadou qui ne demandaient qu’une étincelle pour s’embraser, même par ce temps. Étincelle que la Royale-Bédard venait de recevoir. Dans d’autres circonstances, on aurait pu combattre le feu, le contenir et l’éteindre. Mais pas dans celles-ci, alors que des boulets continuaient à fracasser la coque du bâtiment, d’estropier et d’éviscérer les marins terrifiés dont l’esprit embrumé s’efforçait de s’arracher au sommeil pour retomber en plein cauchemar. — Abandonnez le navire ! Abandonnez le navire ! Blaidyn ignorait qui avait poussé ce cri le premier, mais il était inutile d’espérer combattre la panique qu’il avait entraînée. D’ailleurs, il aurait été futile de la combattre. Aussi acheva-t-il de se hisser en haut de l’échelle pour gagner le pavois bâbord. Il s’y pencha et serra les dents en découvrant ce qui se passait en contrebas. Les canots de la galère avaient été affalés quand on avait mouillé l’ancre et des hommes se jetaient par-dessus bord puis se débattaient dans l’eau pour tenter d’atteindre ce refuge provisoire. Blaidyn se retourna. Une équipe de pièce tâchait encore de charger son arme. Il boitilla vers le servant le plus proche pour l’empoigner par le bras. — C’est inutile ! cria-t-il. Nous n’avons plus le temps ! Quittez le navire, mes braves ! Les autres canonniers le dévisagèrent, les yeux écarquillés. L’instant d’après, ils escaladaient la lisse de plat-bord. Blaidyn les regarda sauter à l’eau puis jeta un ultime regard circulaire sur le pont pour s’assurer que tout le monde avait fui ou était sur le point de le faire. Des flammes montaient déjà par l’écoutille. Il sentait leur chaleur sur son visage de là où il se trouvait, malgré la pluie. Il fit son possible pour ne pas entendre les cris de douleur des hommes piégés sous le pont dans ce brasier infernal. Il n’avait plus rien à faire. Aussi pivota-t-il sur lui-même pour imiter les canonniers… à l’instant où un boulet d’une dernière bordée fulminante le frappait en pleine poitrine. Quinze minutes plus tard, le feu atteignait la soute aux poudres. Au moins trois des galères à l’ancre étaient en flammes à présent, baignant le mouillage d’une lumière vive en dépit des intempéries. Merlin se tenait à côté de Cayleb sur le gaillard d’arrière du Cuirassé tandis que les canons du galion continuaient à pilonner leurs cibles. Rien de ce qu’avait pu voir Nimue Alban au cours de sa vie, elle qui s’était pourtant battue avec la puissance de la fusion nucléaire, n’aurait égalé le panorama sauvage de destruction entourant Merlin. Le bâtiment n’avançait plus. Il n’était pas aussi stable qu’une forteresse côtière dans ces eaux agitées, sans doute, mais assez pour ses canonniers accoutumés au roulis d’un navire en pleine mer. Dans ces conditions, toucher des cibles tout aussi immobiles était un jeu d’enfant pour eux. Aussi leur cadence de tir était-elle encore supérieure à celle qu’ils auraient atteinte à bord d’un vaisseau faisant route. Ils chargeaient et tiraient, rechargeaient et tiraient encore, tels des automates, réduisant leurs objectifs à l’état d’épave pulvérisée. De la vapeur d’eau montait entre les tirs des tubes surchauffés en chuintant telles des volutes de brouillard emportées par le vent. La pestilence de la poudre brûlée, du bois roussi, du goudron et des cordages en flammes fendait les vagues en bannières fuligineuses battues par les embruns, crispées et brisées au-dessus des moutons, se détachant sur fond de canons en action et de navires embrasés. L’une des galères ardentes se libéra de son ancre quand son câble se fut consumé. Le vent la fit lentement dériver dans la direction du Cuirassé – non pas droit vers lui mais trop près tout de même –, nimbée du halo éclatant de sa propre ruine. Le capitaine de vaisseau Manthyr la vit et donna l’ordre de virer au cabestan pour raidir la croupière jusqu’à ce que les pièces tribord du galion aient l’épave flamboyante en ligne de mire. Le commandant se tint prêt à faire couper son propre câble et établir les voiles, si nécessaire, mais trois brèves et retentissantes bordées suffirent à envoyer par le fond la galère déjà en perdition. Elle donna de la bande dans un formidable nuage de vapeur sifflante comme la mer étouffait les flammes. À cent cinquante yards de là, les canonniers du Cuirassé laissèrent échapper de nouvelles exclamations rageuses de victoire. La Royale-Bédard explosa. L’assourdissante déflagration qui se produisit quand les flammes atteignirent la soute aux poudres couvrit tous les autres bruits, jusqu’aux détonations d’airain des canons charisiens. L’éclair gigantesque parut évaporer l’espace d’un instant les embruns et la pluie. Il illumina le ventre des nuages, se répercuta sur la face verticale du Crochet, à l’ouest, et propulsa des fragments embrasés haut dans la tourmente nocturne, tels des météores nostalgiques regagnant le firmament. Les débris incandescents décrivirent des arcs au-dessus de l’anse avant de retomber pour s’éteindre dans l’eau en un soupir ou s’écraser sur les ponts des galères et galions à proximité en cascades d’étincelles. Des matelots se précipitèrent pour jeter par-dessus bord les dangereuses braises. Çà et là, de petits foyers s’allumèrent, mais la pluie battante et les embruns soulevés par le vent avaient tant imbibé les œuvres mortes des bâtiments des deux camps qu’aucun ne fut gravement menacé. Pourtant, la fureur du combat s’apaisa, comme si la spectaculaire et intimidante désintégration de la galère avait plongé les deux parties dans un état de choc temporaire. La trêve ne dura que deux ou trois minutes. Bientôt, les canonniers de Cayleb rouvrirent le feu et la bataille reprit de plus belle. Le comte de Thirsk scruta, impuissant, ce tableau dantesque. Il ignorait depuis combien de temps il se tenait sur le château arrière de la Baie-de-Gorath. Cela lui faisait l’impression d’une éternité, alors qu’il n’avait pas dû passer là beaucoup plus de deux heures. Quelqu’un jeta une cape sur ses épaules. Il n’avait aucune idée de qui il s’agissait, mais il s’y emmitoufla, serrant les pans de l’habit contre lui tandis qu’il observait les ultimes convulsions de son commandement. Les Charisiens s’étaient séparés en deux ou trois colonnes. Ils s’étaient profondément infiltrés au sein de sa formation au mouillage, tirant bordée après bordée, sans pitié. Partout où se posait son regard, la pluie formait comme des panneaux de verre ensanglanté, illuminés par l’éclat des galères en flammes et de l’artillerie fulminante. Il avait sous-estimé son ennemi. Jamais il n’aurait imaginé que Cayleb aurait l’audace insensée de conduire sa flotte entière de galions dans l’anse du Crochet, de nuit, dans la fureur de cette quasi-tempête. Il ne parvenait toujours pas à y croire, du reste, malgré les preuves accablantes qui brûlaient sous ses yeux jusqu’à la flottaison. La Royale-Bédard avait sombré, emportant ses flammes avec elle, mais une demi-douzaine d’unités de sa flotte flamboyaient encore avec ardeur. Alors même que Thirsk considérait ce carnage, un autre bâtiment s’embrasa. Le comte regarda les langues de feu jaillir de ses cales, lécher ses haubans goudronnés. En contre-jour, il distingua les chaloupes surchargées qui s’écartaient du brasier à coups vigoureux d’avirons. Autant qu’il pouvait en juger, aucun Charisien n’avait tiré sur cette galère. Ses dents lui firent mal sous la pression de sa mâchoire quand il comprit que l’équipage avait préféré incendier et abandonner son navire plutôt que de faire face à l’adversaire. Il se détourna de ce spectacle, mais ce ne fut que pour voir l’une de ses galères encore intactes appareiller. Non pas pour engager le combat mais pour voguer droit vers la côte ouest du mouillage. Sous ses yeux, elle se jeta à corps perdu contre la grève. Son équipage jaillit par-dessus bord, faisant gicler l’eau peu profonde, et se précipita à terre pour s’évanouir dans l’obscurité. Il aurait voulu les vouer à la damnation pour leur lâcheté mais s’en sentit incapable. Qu’aurait-on pu attendre d’autre de ces hommes ? La destruction était sur eux, surgie de la nuit telle l’œuvre d’un démon. Du reste, n’était-ce pas dans les eaux des récifs de l’Armageddon eux-mêmes qu’ils avaient jeté l’ancre ? C’était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase, songea-t-il. Ces rivages étaient bel et bien maudits. Chacun de ses hommes connaissait l’histoire du mal monumental qui avait vu le jour en ces lieux dans les temps anciens, et de la terrible vengeance qui s’était abattue sur lui. C’en était trop pour eux, si on y ajoutait la terreur de cette attaque inattendue, la soudaine explosion de violence et leur absence totale de préparation. Une nouvelle galère prit feu, embrasée par son propre équipage, tandis qu’une deuxième se dirigeait vers la plage. Et une troisième. Au-delà, se découpant sur le fond de flammes et de fumée de leurs sœurs à l’agonie, d’autres encore amenèrent leurs couleurs en signe de reddition. Thirsk les examina pendant un instant puis détourna les yeux. Lentement, tel un vieil homme, un très vieil homme, il descendit l’échelle du château arrière, ouvrit la porte de sa chambre et y entra. .VIII. À bord du Cuirassé, galion de Sa Majesté Anse du Crochet Récifs de l’Armageddon — Le comte de Thirsk est arrivé, Votre Altesse, annonça Ahrnahld Falkhan avec une solennité peu coutumière en ouvrant la porte de la chambre de l’amiral du Cuirassé. Cayleb s’arracha à sa contemplation des eaux couvertes de moutons au-delà des fenêtres de poupe pour se tourner vers l’entrée tandis que le chef de sa garde faisait entrer l’amiral dohlarien. — Votre Altesse, salua Thirsk en inclinant la tête. — Votre Grandeur, répondit Cayleb. Le Dohlarien se redressa et le prince étudia attentivement sa physionomie. Trempé à la suite de son éprouvant transbordement en canot ouvert, il avait l’air usé, exténué. Pourtant, c’était plus que de la fatigue qui lui marquait le visage. Ses yeux foncés – que Cayleb soupçonnait d’irradier en temps normal d’assurance, voire d’arrogance – étaient voilés par la défaite. Mais cela allait encore plus loin. Merlin ne s’était pas trompé quand le prince héritier lui avait exposé son projet. Pas même cet homme mûr, avec tout son aplomb et sa force de caractère, n’était immunisé contre la réputation et l’aura des récifs de l’Armageddon. Ce qui ne manquerait pas de rendre cette conversation matinale encore plus captivante. — Je suis venu vous remettre mon épée, Votre Altesse, déclara Thirsk d’un ton pesant, comme si chaque mot lui causait une douleur physique. Il porta la main gauche à sa taille pour la poser non sur le pommeau mais sur la garde de son arme. Il l’ôta de son fourreau sans prêter attention aux regards perçants de Falkhan et de Merlin, et la tendit à son ennemi, poignée devant. — Nul avant vous ne m’a jamais privé de mon épée, prince Cayleb, affirma le Dohlarien comme les doigts du jeune homme se refermaient dessus. — Cette lame est celle d’un homme qui méritait de servir une plus noble cause, répondit calmement Cayleb. Il examina l’arme dans sa main pendant un moment puis la tendit à Falkhan, qui la reposa sur le bureau avec délicatesse. Le prince héritier scruta le visage de son ennemi pour y guetter une réaction à sa réplique. Il crut déceler un resserrement de ses lèvres mais n’eut aucune certitude. Il désigna l’une des deux chaises vides en bout de table. — Prenez place, je vous prie, Votre Grandeur. Il attendit que Thirsk se soit installé avant de s’asseoir à son tour de l’autre côté. Merlin, dans son rôle de garde du corps, se campa derrière lui. Une carafe d’eau-de-vie trônait sur la nappe de lin. Le prince en versa personnellement un fond dans chacun des deux verres avant d’en offrir un à Thirsk. Le commandant de la flotte dohlarienne accepta le verre, attendit que Cayleb ait levé le sien, puis y trempa les lèvres. Il ne but que quelques gouttes avant de reposer le récipient. Cayleb afficha un sourire maussade en posant le sien à côté. — Je suis ici aussi, comme Son Altesse l’aura sans doute compris, pour découvrir à quelles conditions de capitulation doit s’attendre ce qu’il reste de ma flotte, déclara le comte d’une voix éteinte. Cayleb hocha la tête. Dix-neuf galères dohlariennes avaient été incendiées ou coulées. Trois autres avaient été réduites à l’état d’épaves en perdition qui étaient à peine parvenues à flotter jusqu’au rivage avant de sombrer. Onze d’entre elles avaient amené leur pavillon et huit s’étaient échouées, indemnes, avant d’être abandonnées par leur équipage. Pourtant, un tiers des bâtiments de guerre de Thirsk subsistaient, avec tous ses avitailleurs, et Cayleb avait lui aussi payé le prix de sa victoire. Le Dragon, galion de Sa Majesté, s’était trouvé sur la trajectoire de l’une des galères en flammes dont le câble avait cédé. L’épave embrasée avait dérivé droit sur le galion, dont l’équipage avait tenté de le désolidariser de son ancre pour s’échapper, sans succès. Les deux navires s’étaient pressés l’un contre l’autre en une étreinte flamboyante avant de se consumer dans un brasier flottant et rugissant qui avait fini par engloutir deux autres bâtiments de Thirsk. Plus des deux tiers de l’équipage du Dragon, dont son capitaine et tous ses lieutenants, sauf un, avaient trouvé la mort, emportés par l’explosion de la soute aux poudres ou noyés avant de pouvoir être sauvés des eaux du Crochet. Malgré tout, les vingt et une galères restant sous les ordres de Thirsk étaient impuissantes, les douze vaisseaux rescapés de Cayleb mouillant en une ligne robuste, quoique irrégulière, entre elles et tout espoir de fuite. Or, après ce que leur avaient déjà infligé les canons de ces galions, aucun marin dohlarien – pas plus que leur amiral – n’entretenait d’illusions quant à ce qui se produirait s’ils s’avisaient d’attaquer les Charisiens ou de forcer leur barrage pour gagner la pleine mer. — Mes conditions sont très simples, Votre Grandeur, lâcha enfin le prince héritier. J’accepte la capitulation totale et sans réserve de chacun des navires présents en ce mouillage. Thirsk tressaillit, moins de surprise que de douleur. — Je pourrais vous faire remarquer, Votre Altesse, que vous êtes loin de disposer d’assez d’hommes pour amariner mes navires. — Exact, concéda Cayleb avec placidité. Cela dit, je n’ai aucune intention de repartir avec. — Ah bon ? (Thirsk le dévisagea un instant puis pencha la tête sur le côté.) Dois-je en conclure que vous permettrez à mes hommes de rembarquer à bord de leurs navires en échange de leur parole d’honneur ? — Certes non ! fit Cayleb d’un ton glacial, conscient de la présence de Merlin dans son dos. Votre souverain a envoyé sa marine attaquer le royaume de mon père en temps de paix, alors que Charis n’avait jamais rien fait pour l’offenser ou lui causer du tort. Or il n’a rien exigé de nous, ni ne nous a déclaré ses intentions. Au contraire, tel le commanditaire d’un vulgaire assassinat, il vous a ordonné, au duc de Malikai et à vous, Votre Grandeur, de conjuguer vos forces à celles d’un de nos propres alliés pour agresser avec perfidie un pays gisant à plus de six milliers de milles du sien. La stupeur, et peut-être une lueur de colère face à l’acrimonie de Cayleb, brilla dans les yeux de Thirsk. Cayleb renifla. — Vous ne nous avez pas pris autant au dépourvu que vous – et vos maîtres des « Chevaliers des Terres du Temple » – l’imaginiez, Votre Grandeur. Nos agents de Tarot ont mis au jour l’ensemble de votre plan d’attaque. Sinon, comment croyez-vous que nous aurions su dans quel secteur vous guetter ? Et soyez bien certain que Gorjah de Tarot paiera lui aussi pour sa trahison. » Mais ce qui nous importe dans l’immédiat, c’est que votre roi ne mérite pas la parole d’honneur que vous et vos hommes pourriez nous donner, pas plus que nous saurions nous fier à lui pour qu’il la respecte. Par conséquent, je suis au regret de vous annoncer que cette possibilité vous sera refusée. — J’ose espérer, gronda Thirsk, les lèvres serrées, que vous n’aurez pas la sottise de croire que mes hommes ne tenteront pas d’arracher leurs navires aux équipages de prise dont vous parviendrez à les doter, Votre Altesse ! — Il n’y aura pas d’équipages de prise. Vos galères seront brûlées. — Brûlées ? lâcha Thirsk, bouche bée. Mais… leurs équipages ? mes hommes ?… — Vos hommes seront débarqués. Vous aurez l’autorisation de vous munir de fournitures et de matériaux pour bâtir des abris. Vous pourrez aussi récupérer les vivres de vos navires, dont vos avitailleurs. En revanche, il vous sera interdit d’emporter d’autres armes que des haches et des scies. Une fois l’ensemble de vos hommes à terre, tous vos bâtiments seront détruits, à l’exception d’un seul avitailleur, sans armes, à qui nous permettrons de faire route là où vous le lui indiquerez pour transmettre des dépêches à votre roi. — C’est une plaisanterie ! s’écria le comte en le dévisageant, la mine horrifiée. Vous ne pouvez pas débarquer tant d’hommes et les abandonner ! pas ici ! pas sur les récifs de l’Armageddon ! — Je suis très sérieux, répliqua Cayleb sans se laisser émouvoir, en plongeant dans les yeux de son adversaire un regard irradiant de détermination furieuse. C’est vous qui nous avez déclaré cette guerre, Votre Grandeur. N’essayez pas de me faire croire que vous ignoriez les projets des « Chevaliers des Terres du Temple » concernant l’annihilation totale du royaume de mon père et ce que cela impliquerait pour ses sujets ! Je peux vous débarquer, vous et vos hommes, là où cela me chante, et je le ferai. Je vais vous abandonner ici. Votre seule alternative est de vous y résoudre, ou de regagner votre navire amiral pour reprendre le combat. Si, toutefois, vous optiez pour la deuxième solution, nous n’accepterions plus aucune capitulation, pas plus que nous ferions de quartier. Debout derrière la chaise de son protégé, Merlin affichait un masque sans expression. Il avait perçu les accents intraitables de la voix de Cayleb et pria pour qu’ils n’aient pas échappé à Thirsk non plus. Les conditions proposées étaient celles du prince héritier, et de personne d’autre. Merlin n’avait éprouvé qu’une légère surprise en découvrant le sort que réserverait Cayleb aux Dohlariens défaits mais ressentit un frisson intérieur quand le prince expliqua comment il entendait réagir si Thirsk rejetait ses conditions. Le comte étudia l’expression inflexible de Cayleb Ahrmahk et y reconnut la détermination du jeune prince à mettre ses menaces à exécution s’il en était besoin. Même si cela ne lui plaisait pas, il le ferait. — Votre Altesse, reprit l’amiral vaincu d’une voix grinçante après un long silence bourdonnant, aucun chef d’état-major de toute l’histoire n’a jamais ainsi traité un ennemi ayant offert une reddition honorable. — Aucun ? Cayleb lui renvoya son regard et dévoila ses canines en un sourire que le kraken emblématique de sa dynastie aurait pu lui envier. Enfin, il poursuivit avec une précision froide et mortelle : — Peut-être, Votre Grandeur. Cela étant, quel chef d’état-major avant moi a jamais découvert que pas moins de cinq rois et princes s’étaient alliés pour détruire son royaume, quand son souverain ne leur avait causé aucun tort ? Quel autre chef a jamais appris que ses ennemis projetaient de brûler ses villes, de violer et piller ses sujets, pour la seule et unique raison que quelqu’un les avait achetés, tels les vulgaires larrons qu’ils sont ? Je vous l’ai dit : nos agents de Tarot ont appris ce que vos commanditaires avaient à l’esprit. Les conditions honorables et généreuses de capitulation sont réservées aux ennemis honorables, Votre Grandeur. Elles ne sauraient s’appliquer à des étrangleurs, assassins et violeurs à gages. Avec un sursaut, Thirsk blêmit et grimaça comme les mots cruels et le mépris cinglant de Cayleb atteignaient leur cible. Pourtant, son regard se troubla, car il savait que ces paroles, aussi brutales, aussi dédaigneuses soient-elles, étaient irréfutables. Le prince laissa le silence régner pendant une minute entière puis regarda le comte droit dans les yeux. — À présent, vous savez selon quelles dispositions vos hommes pourront rendre les armes et leurs navires, Votre Grandeur. Les acceptez-vous, oui ou non ? Depuis la galerie de poupe du Cuirassé, Merlin et Cayleb regardaient la chaloupe de Thirsk s’éloigner à la force des avirons sur les eaux agitées de l’anse du Crochet. — Vous avez été un peu dur avec lui, fit observer l’homme qui avait été jadis Nimue Alban. — Oui, admit Cayleb. C’est vrai. (Il se tourna pour plonger son regard dans celui de son conseiller.) Croyez-vous que je l’aie été plus qu’il le méritait ? C’était une question sérieuse, s’avisa Merlin. Il réfléchit longuement avant de répondre. — Pour parler franchement, je crois que vous vous êtes montré plus dur que lui le méritait. Pour le roi Rahnyld, en revanche, c’est autre chose. Songez toutefois aux conséquences diplomatiques qu’il y aurait à le corriger avec autant de vigueur qu’il en serait digne. — Après ce que nous venons de lui infliger – et ce qu’il a fomenté contre nous –, je crois très improbable que mon père ou Rayjhis accepteraient de négocier un quelconque traité avec lui, quoi que j’aie pu lui dire. De surcroît, même si Rahnyld se révélait disposé à faire du passé table rase – et il n’en sera rien –, Clyntahn et ses collègues du Groupe des quatre ne lui en laisseraient jamais le loisir. Or, au contraire de Charis, le Dohlar se trouve à deux pas du Temple. Par conséquent, autant en profiter pour lui confier ce que je pense de lui. — Je suis sûr que vous en avez retiré une certaine satisfaction personnelle. Cayleb partit d’un gros éclat de rire. — Une intense satisfaction personnelle, vous voulez dire. Cela étant, ce n’est pas pour cela que je l’ai fait. (Merlin haussa un sourcil. Les épaules du prince héritier se soulevèrent.) Thirsk rapportera cette conversation à son roi dès qu’il rentrera chez lui et Rahnyld sera furieux. Enfin, ce serait arrivé de toute façon, même si je m’étais montré meilleur « diplomate ». Mais, maintenant, il va aussi se produire deux choses. » Il se trouve tout d’abord que, dans l’impétuosité de ma jeunesse et l’immaturité de ma colère, j’ai « laissé échapper » combien nos espions sont actifs en Tarot. Cela devrait protéger encore un peu mieux vos « visions », Merlin. Mais, surtout, Rahnyld et – espérons-le – le Groupe des quatre croiront Gorjah responsable d’avoir laissé filtrer, soit de façon délibérée, soit par négligence criminelle, l’information qui nous a permis d’intercepter la Force sud. Or, que les seuls rescapés de cette débâcle soient des galères tarotisiennes contribuera à convaincre ses « amis » qu’il avait tout manigancé. Quoi qu’il en soit, il aura bien du mal à se justifier, vous ne croyez pas ? Le sourire sardonique de Cayleb le fit ressembler de façon troublante à son père en cet instant, remarqua Merlin. — Ensuite, poursuivit le prince, ce que j’ai dit à Thirsk, et qu’il répétera à Rahnyld, filtrera de toute façon. Ne vous imaginez pas le contraire. Dès lors, cela influera sur le jugement de tous les nobles de Rahnyld. De même, ces rumeurs atteindront peu à peu tous les souverains de Howard et de Havre. Je crois donc qu’il deviendra assez difficile pour le Groupe des quatre d’organiser une nouvelle opération telle que celle-là. Ils ne pourront plus s’y prendre comme s’il s’agissait d’« affaires courantes ». Si les victimes de leur prochain marché de dupes savent ce qui risque d’arriver à leur flotte s’ils ne remportent pas le combat, sans doute se montreront-ils moins enthousiastes à l’idée de participer. Merlin hocha lentement la tête. Il n’était pas sûr d’être d’accord avec tout ce que Cayleb venait d’affirmer, mais la résolution que laissaient transparaître ces paroles allait de pair avec ce qu’il savait désormais devoir attendre du jeune héritier du trône. Quant à l’effet qu’auraient ses décisions sur Tarot et le roi Gorjah, tout cela était très bien observé, se dit Merlin. C’était le corollaire du problème qui l’inquiétait. Oui, il serait plus difficile au Groupe des quatre de mobiliser ses forces pour la prochaine attaque, mais l’inflexibilité qu’exprimait l’attitude de Cayleb risquait d’entraîner une réaction identique de la part de ses futurs adversaires. Cela dit, songea Merlin, pourraient-ils se montrer beaucoup plus cruels qu’ils le sont déjà ? Cayleb ne s’est pas trompé sur ce que le Groupe des quatre voulait infliger à Charis. Peut-on s’imaginer que leurs objectifs se révèlent moins extrêmes une autre fois, après que leurs outils auront été ainsi brisés lors de leur première tentative ? — Au moins, dit-il à voix haute, Thirsk a préféré accepter plutôt que de vous contraindre à l’irréparable. — En effet. Et vous aviez raison ce matin quand vous avez suggéré de lui proposer de débarquer sur l’île d’Opale au lieu du continent. Personnellement, je ne trouverais pas si rassurant que cela de placer la seule anse du Crochet entre moi et les démons que redoutent tant ses hommes. Mais je me réjouis qu’eux s’en satisfassent, si cela peut les aider à accepter mes conditions et m’éviter de tous les massacrer. — Je suis heureux de vous avoir été utile, affirma Merlin, pince-sans-rire. Maintenant qu’il a accepté, quels sont vos projets ? — Eh bien, dit lentement Cayleb en se tournant vers les rivages arborés des trois milliers de milles carrés de l’île d’Opale, je préférerais remettre le cap tout de suite vers Tellesberg. Mais si le Typhon est aussi endommagé que vous le dites, il faudra prendre le temps de le réparer. D’autres navires ont subi des dégâts et nous avons tous utilisé beaucoup de poudre et de boulets. Il nous faut faire venir le Voyageur et la Lune-d’Été pour nous réapprovisionner en munitions. Je me dis aussi qu’il serait sage, avant de brûler les galères de Thirsk, d’y récupérer tout ce qui pourrait nous être utile, à commencer par des espars, du bois de construction, des cordages, de la toile, ce genre de choses. Enfin, nous serions bien inspirés de rester ici pour réaliser les principaux travaux. — Serait-ce prudent ? lança Merlin d’un ton à la neutralité étudiée. — J’en discuterai avec Domynyk pour profiter de son avis et de ses conseils, bien sûr, mais je crains que nous n’ayons guère le choix. Nous ne pouvons pas laisser un ou deux navires ici à des fins de radoub, alors que plusieurs milliers d’hommes de Thirsk se trouveront sur l’île d’Opale, prêts à les capturer. Par conséquent, soit nous brûlons nos galions les plus meurtris en même temps que les galères – solution détestable s’il en est mais qui pourrait se révéler la meilleure –, soit nous nous attardons tous le temps de les réparer afin de faire route ensemble par la suite. Le prince héritier eut un mouvement mécontent des épaules. — Aucune de ces deux issues ne me satisfait entièrement, Merlin. Mais quoi que nous décidions, nous sommes encore séparés de Charis par un rude mois de navigation. Perdre une quinquaine ou deux pour radouber n’allongera pas tant que cela notre voyage de retour. De toute façon, Hektor et Nahrmahn n’attendront pas Malikai avant un mois non plus. Vos propres « visions » confirment qu’ils s’en tiennent encore au calendrier d’origine. Ils ne s’étonneront pas de constater un retard de Malikai et de sa flotte. Pas après une telle traversée à bord de galères dohlariennes. » Par conséquent, à moins que Domynyk me fasse part d’un argument décisif auquel je n’aurais pas pensé, je juge plus important pour nous de prendre le temps de bien réparer tous nos galions encore à flot que de tenter de rentrer deux quinquaines plus tôt. MARS DE L’AN DE GRCE 892 .I. À bord du Cuirassé, galion de Sa Majesté Au large des récifs de l’Armageddon Merlin contempla par-dessus les bastingages la pointe sud de l’île d’Opale qui glissait lentement à bâbord. En tête de la ligne de navires charisiens, la goélette Furtive gouvernait avec une grâce effrontée tandis que ses conserves plus frustes suivaient lourdement dans son sillage. Le soleil d’été illuminait un ciel bleu rehaussé de quelques cumulus tandis que des torrents de goélands, de macareux et de vouivres marines nichant dans les falaises de l’anse du Crochet tournoyaient et plongeaient. Le ressac se brisait sans violence sur l’îlot de Sable, sur la joue bâbord de la goélette, et au pied des falaises menant droit sur la pointe du Roc-Chauve, à tribord. Il aurait été difficile d’imaginer un plus fort contraste avec les conditions qui régnaient lors de leur arrivée dans l’anse du Crochet. — Je dois dire que je ne suis pas fâché de quitter cet endroit, fit remarquer Cayleb à côté de Merlin, lequel tourna la tête pour le regarder. Le prince était vêtu d’une tunique et d’une culotte, sans l’armure et le casque qu’il avait portés au cours de cette fameuse nuit de violence. Il passa la main sur sa tête nue et considéra lui aussi l’île d’Opale. — Vous savez que ce que nous avons vécu ici sera considéré comme l’une des plus grandes batailles navales de l’histoire de ce monde, n’est-ce pas ? lança Merlin. — A juste titre, j’imagine, acquiesça Cayleb avant de hausser les épaules. Cela dit, n’oublions pas que je disposais de certains avantages… déloyaux. Il sourit et Merlin fit de même. — J’ai de la peine pour Thirsk, par contre, dit Merlin en se rembrunissant. Vous aviez raison de souligner qu’il aurait mérité de servir une meilleure cause. — Il aurait plus de chances d’en choisir une s’il se trouvait un meilleur roi, répliqua Cayleb avec aigreur. Croyez-moi, j’en sais quelque chose. — Absolument. Merlin se retourna vers les flancs arborés de l’île. Le comte de Thirsk et ses rescapés y seraient en sécurité jusqu’à ce que des navires leur soient envoyés pour les ramener chez eux. Opale ne manquait pas d’eau douce. Les naufragés avaient déjà bâti assez d’abris, d’autant que l’été régnait encore, et ils avaient débarqué assez de provisions pour survivre au moins six mois, même s’ils n’arrivaient pas à améliorer leur ordinaire avec le produit de leur chasse et de leur pêche. En outre, Cayleb s’était laissé fléchir et avait fait déposer sur leur plage le matin même, au moment d’appareiller, une partie des mousquets à mèche et arbalètes saisis. Évidemment, ce qui attend Thirsk à son retour promet d’être moins réjouissant pour lui, songea Merlin avec sévérité. Chef d’état-major de la Marine du Dohlar, il aura à son passif le pire désastre naval de toute l’histoire de son royaume. Or ce que je sais du roi Rahnyld me porte à croire qu’il aura plus envie de boucs émissaires que d’explications. Il y réfléchit encore pendant quelques instants puis mit de côté la question de l’avenir du comte de Thirsk et se pencha sur le bastingage pour admirer toutes les voiles gonflées dans l’alignement du Cuirassé. Les dernières colonnes de fumée épaisse montant des plus de cinquante navires qu’ils venaient d’embraser montaient dans le ciel pour escorter la flotte de galion quittant son mouillage. La ligne avait fière allure après deux quinquaines de radoub, un balai fixé en haut de chaque grand mât de perroquet. Cayleb avait éclaté de rire quand Merlin lui avait suggéré cette facétie en lui en expliquant le symbolisme sous-jacent. Pourtant, il avait vite recouvré son sérieux en comprenant combien l’image s’imposait. Ses galions avaient bel et bien balayé l’adversaire… Merlin sentit les commissures de ses lèvres se soulever à ce souvenir, mais il afficha de nouveau un air grave car trois grand-voiles n’étaient nulle part en vue. Il ressentit un nouveau pincement de cœur pour la Vouivre, goélette de Sa Majesté. Il ignorait ce qu’il était advenu d’elle. Elle était là, à étaler la fureur du coup de vent, et, au passage suivant de sa PARC, elle avait disparu. Merlin n’avait repéré ni épave ni survivants parmi ses quatre-vingt-dix hommes d’équipage. Manquait également à l’appel le Dragon, perdu de façon spectaculaire dans la phase finale de la bataille de l’anse du Crochet. Enfin, l’Éclair, galion de Sa Majesté, avait lui aussi subi un sort funeste. Ce navire marchand converti affecté à la colonne de Domynyk Staynair avait subi plus de dégâts que l’avait imaginé Merlin au cours de l’engagement mené au large de la Dent de roche. Il avait bien rejoint les autres bâtiments de Staynair sous le vent de l’île de Samuel mais avait lentement sombré pendant cette longue nuit tumultueuse. Par bonheur, on avait pu en débarquer presque tout l’équipage avant que la mer l’ait définitivement emporté. Les deux quinquaines prévues par Cayleb n’avaient pas été de trop pour réparer le Typhon, qui arborait désormais un grand mât tout neuf, mais le reste de la flotte avait fait bon usage du temps qu’il avait fallu pour remplacer l’ancien. On s’était réapprovisionné en eau sur l’île d’Opale, en vivres dans les soutes des bâtiments capturés, en gargousses et en boulets à bord du Voyageur et de la Lune-d’Eté. Tous les galions avaient aussi pu recevoir les soins nécessaires à la suite de la bataille. Les survivants du Dragon et de l’Éclair avaient été répartis entre les navires pour compenser l’essentiel des pertes subies. Ainsi, toutes les unités encore à flot étaient de nouveau prêtes à combattre. — Si seulement nous avions pu appareiller plus tôt…, marmonna Cayleb. Il parlait tout seul, mais l’ouïe de Merlin était plus aiguisée que celle du commun des mortels. Il jeta un coup d’œil au prince. — C’est vous qui disiez qu’il fallait réparer. Vous aviez raison, du reste. Et Domynyk a appuyé votre décision. — Pas vous, rétorqua Cayleb en pivotant pour lui faire face, les cheveux soulevés par la brise, légère mais régulière. — Je n’ai jamais affirmé mon désaccord. Vous ne vous trompiez pas en soulignant qu’aucune solution ne serait pleinement satisfaisante. Mais il fallait que quelqu’un fasse un choix. Et il se trouve que vous êtes le prince héritier. — Je sais, soupira Cayleb. (L’espace d’un instant, il parut deux fois plus âgé. Enfin, il se ressaisit et afficha un sourire désabusé.) Vous savez, le travail de prince héritier est en général assez gratifiant. Mais il arrive qu’il n’ait rien de drôle. — J’ai déjà pu m’en rendre compte. Mais le plus important, est ailleurs : n’oubliez pas que ce sera toujours à vous de prendre les décisions, et que vous aurez rarement le loisir d’y réfléchir longuement. Dans l’ensemble, ceux qui remettront vos choix en question et vous critiqueront après coup le feront bien au chaud et à l’abri, avec tout le recul nécessaire pour analyser vos éventuelles erreurs. — C’est plus ou moins ce que m’a dit mon père, à une ou deux reprises. — Eh bien, fiez-vous à lui. En contrepartie, en cas d’idée de génie, telle celle qui vous a fait mettre directement le cap sur l’anse du Crochet, personne ne pourra vous en disputer le mérite. (Merlin sourit à pleines dents.) Pensez-y… Vous voilà officiellement élevé au rang de haut stratège ! — Mouais, enfin…, fit Cayleb en roulant des yeux, je vais quand même éviter de laisser le succès me monter à la tête. Sinon, mon père aura tôt fait de me faire redescendre sur terre ! .II. Baie d’Eraystor Principauté d’Émeraude — Qu’y a-t-il de si important pour que vous me tiriez du lit au milieu de la nuit ? s’exclama le duc de Flots-Noirs avec irritation en nouant la ceinture de sa robe de chambre légère et en foudroyant du regard Tohmys Bahrmyn, baron du Château-Blanc. Le baron se leva de la chaise qu’il occupait dans la grand-chambre de la Corisande quand le duc y fit irruption. Il venait de passer moins de trois heures sur son cadre, au terme d’une énième réunion houleuse – ou dispute virulente, plutôt – avec ses alliés involontaires. Il n’était pas de très bonne humeur. — Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, Votre Grâce, commença Château-Blanc avec une courbette respectueuse, mais je crois que vous conviendrez qu’il était nécessaire de vous informer sur-le-champ. — Pour votre bien, j’espère que vous ne vous trompez pas, grogna Flots-Noirs en invitant d’un geste brusque le baron à se rasseoir. Le duc claqua des doigts et son valet apparut, comme par magie, chargé du service à eau-de-vie sur son plateau d’argent. Il servit deux verres, en tendit un à chaque aristocrate puis s’évanouit avec autant de diligence. — Bien, fit Flots-Noirs d’un ton un peu moins sec en reposant son verre vide. Dites-moi ce qu’il y a de si important. — Bien sûr, Votre Grâce. (Château-Blanc se pencha en avant, les deux mains serrées sur son verre, auquel il n’avait pour sa part pas touché.) Comme vous le savez, voilà plus de quatre ans que notre prince a fait de moi son ambassadeur en Émeraude. Au cours de ces années, il a veillé à me tenir à l’écart des activités du comte de Coris dans cette même principauté. Il marqua une pause. Flots-Noirs grimaça en lui signifiant avec impatience de poursuivre. Château-Blanc remarqua l’intérêt qui commençait de poindre dans le regard de son interlocuteur. — Eh bien, cela vient de changer. J’ai été contacté ce soir – il y a moins de deux heures – par un homme que je n’avais jamais rencontré mais qui connaissait tous les mots de passe que… — Les mots de passe ? le coupa Flots-Noirs. — Oui, Votre Grâce. (Si Château-Blanc se formalisa de cette interruption, il n’en montra rien.) Lors de ma prise de fonctions, j’ai reçu avec mes instructions une enveloppe cachetée à n’ouvrir que dans certaines circonstances bien précises. Elle contenait une série de mots de passe connus des seuls agents les plus fiables du comte de Coris. Il avait désormais toute l’attention du duc, qui se pencha en avant, le coude posé sur la table à côté de lui. — Cet homme, qui s’est dûment identifié, est en poste à Tellesberg depuis plus de douze ans, Votre Grâce. Il agissait en totale indépendance, sans aucun contact avec les autres agents actifs en Charis. Aucun espion du comte de Coris ne savait qui il était, pas plus que lui les connaissait. Sa mission – son unique mission – était de vivre en bon et loyal Charisien, de préférence en exerçant un métier au sein ou à proximité de l’arsenal royal, jusqu’à ce qu’une éventuelle guerre éclate entre la ligue de Corisande et Charis. Apparemment, le comte imaginait qu’en cas de conflit il n’aurait plus accès à tout ou partie de son réseau de renseignement. Cet homme constituait donc une sorte de police d’assurance. Il se tut une fois de plus et Flots-Noirs hocha la tête. — Poursuivez, Votre Seigneurie. Je suis tout ouïe, je vous assure. — Je pensais bien que cela vous intéresserait, Votre Grâce. (Château-Blanc s’autorisa un léger sourire, mais il recouvra bientôt son sérieux.) Apparemment, Tonnerre-du-Ressac et ses hommes en savaient beaucoup plus que nous l’aurions imaginé sur les espions « officiels » du comte en Charis. Il semblerait en outre que Haarahld et lui aient découvert ce qui les attendait un peu plus tôt que prévu. — Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? — Qu’ils aient arrêté presque tous les espions étrangers actifs à Tellesberg et dans le royaume dès le début du mois d’octobre, Votre Grâce. — Octobre ? — Oui, Votre Grâce. À l’évidence, ils ont compris très tôt au moins une partie de ce qui se tramait. Ce qui explique sans doute le silence des autres agents du comte de Coris. — Mais cet homme leur a échappé parce que même ces espions ne savaient rien de lui, compléta Flots-Noirs. — C’est certainement ce qui s’est passé, Votre Grâce. — Cela étant, je suis prêt à parier que ce n’est pas uniquement pour vous annoncer ces arrestations en masse datant d’il y a trois mois qu’il vous a contacté. Alors, Votre Seigneurie, qu’est-ce qui l’a fait se présenter soudain à votre porte ? — En fait, Votre Grâce, cela fait plus de deux mois qu’il essaie de me joindre, mais ça n’a pas été facile. Les Charisiens ont interdit la navigation dans le Gosier et autour de l’île de la Glotte. Des bâtiments légers patrouillent en mer de Charis, au nord de la baie des Brisants. Il lui a fallu voyager par voie de terre et trouver un contrebandier disposé à le faire passer en Émeraude. À vrai dire, il a dû s’y prendre à trois fois avant de réussir à traverser car le contrebandier s’est vu contraint de rebrousser chemin à deux reprises en apercevant une goélette charisienne. » Cela dit, vous avez tout à fait raison de supposer qu’il avait des informations plus pertinentes à nous transmettre. Il est venu m’annoncer que toute la flotte de galions de Haarahld a quitté Charis en octobre sous le commandement du prince héritier Cayleb. — Hein ? s’écria Flots-Noirs, qui cilla de surprise avant de jeter un regard noir à l’ambassadeur. C’est ridicule ! Nos éclaireurs ont vu leurs huniers à l’arrière-garde des galères de Haarahld ! — Ce n’est pas ce qu’affirme cet homme, Votre Grâce, insista timidement Château-Blanc. C’est un ancien marchand d’accastillage qui a approvisionné l’arsenal royal de Tellesberg pendant plus de cinq ans. D’après ce qu’il a entendu de la bouche d’« amis » au sein de la Marine de Charis, trente de ces galions dont l’armement a demandé tant de travail aux Charisiens auraient quitté l’île de la Glotte plusieurs quinquaines avant votre arrivée en baie d’Eraystor. Par ailleurs, toujours d’après les renseignements de cet homme, aucune galère de réserve n’aurait encore été mobilisée. Et ce n’est pas tout : le roi Haarahld aurait affrété deux ou trois douzaines de galions marchands à des fins inconnues. Mon visiteur n’a pas pu vérifier cette information, mais il a tout de même vu une bonne dizaine de navires de commerce immobilisés par la guerre quitter Tellesberg sous étendard royal. Or personne n’a l’air de savoir où ils se trouvent à présent. Flots-Noirs serra les dents. Serait-il possible que… — Vous dites qu’ils auraient appareillé en octobre. Votre homme a-t-il une idée de leur destination ? — Aucune, admit Château-Blanc. — Jamais ils n’auraient pris la mer sans but précis. Je me demande… (Le duc de Flots-Noirs regarda fixement la porte en se frottant le menton puis secoua la tête et leva les yeux vers le baron.) Nous tenons tous pour acquis que Haarahld n’a eu vent du danger que peu avant notre départ. Mais s’il a fait appareiller ses galions si tôt, c’est qu’il a appris quelque chose, et ce presque en même temps que nous. Or l’information n’a pas pu lui parvenir d’espions actifs en Corisande : personne n’aurait pu lui faire parvenir si vite un message de Manchyr. Par ailleurs, aucun agent opérant en Émeraude n’a pu le renseigner non plus, parce que Nahrmahn lui-même n’était pas au courant, à cause de l’aviso perdu en mer. Par conséquent, c’est forcément de Tarot que lui est venu cet avertissement. L’ambassadeur fronça les sourcils pendant quelques instants, à l’évidence plongé dans son analyse des propos du duc. Enfin, il hocha la tête. — Vous avez sûrement raison, Votre Grâce. À votre avis, que savaient les Tarotisiens à cette époque ? — Je l’ignore, mais Gorjah devait déjà connaître les grandes lignes de l’opération, car il lui a fallu coordonner sa part du déploiement. En revanche, je n’ai aucune idée de ce qu’il pouvait savoir de nos plans. (Il pinça les lèvres.) Et ça n’a du reste pas grande importance, si ces galions font route depuis si longtemps et que Haarahld se sert des voiles de navires marchands pour faire croire à nos éclaireurs – et à moi – qu’ils sont encore avec lui. — Votre Grâce ? fit Château-Blanc visiblement déconcerté. Flots-Noirs partit d’un mauvais éclat de rire. — Il a envoyé ses galions dans un secteur que les mauvaises qualités marines de ses galères leur interdisaient de gagner, Votre Seigneurie. Et s’il a appris de ses espions en Tarot ce qui se préparait, je ne vois qu’une chose qui ait pu les pousser à partir si vite, sans être encore revenus à ce jour. (Le duc secoua la tête, l’air aussi stupéfait qu’impressionné.) Il a décidé de jouer son va-tout en envoyant ses galions – et son fils – intercepter les Tarotisiens et les Dohlariens. Ils ne sont pas ici, à protéger la baie des Brisants. Ils sont quelque part en mer de la Justice ou de Parker, suivant la qualité des informations des espions de Haarahld, dans l’espoir de retrouver le duc de Malikai et de l’empêcher d’arriver. — C’est insen…, commença Château-Blanc avant de se raviser et de s’éclaircir la voix. Je veux dire, cela me semblerait très risqué de sa part, Votre Grâce. — Ce serait de la folie de sa part. Pourtant, c’est le seul objectif qu’auraient pu poursuivre ses galions. En outre… Il n’acheva pas sa phrase, l’air soudain soucieux. — Votre Grâce ? finit par lancer le baron. — Je viens de me rendre compte qu’il pourrait y avoir un moyen pour lui d’avoir une assez bonne chance de parvenir à ses fins. (Les lèvres du duc se soulevèrent en ce qui tenait davantage du rictus que du sourire.) Si ses espions sont assez bons ou si quelqu’un d’assez haut placé lui communique des informations, il a pu apprendre des Tarotisiens où ceux-ci étaient censés rejoindre les Dohlariens. — Votre Grâce, êtes-vous en train de suggérer que Gorjah lui-même aurait pu renseigner Haarahld ? s’enquit Château-Blanc avec une infinie circonspection. — Je l’ignore. À première vue, il n’aurait eu aucune raison de le faire – et d’encourir les foudres du vicaire Zahmsyn et du Grand Inquisiteur ! Mais cela n’exclut pas qu’un notable de sa cour ait pu s’en charger. (Le duc examina son bureau pendant plusieurs secondes puis imprima une secousse à tout son corps.) Peut-être n’aurons-nous jamais de réponse à votre question. Mais si ce que vous a raconté cet homme est exact, alors la baie des Brisants n’est plus défendue que par quatre-vingts galères environ. Si nous les vainquons et prenons le contrôle de la baie, nous pourrons à la fois en empêcher l’accès aux galions de Cayleb à leur retour et débarquer assez de soldats pour assiéger les bastions sur la terre ferme. — Ces chiffres s’entendent en supposant que la flotte de réserve de Charis demeure désarmée, Votre Grâce. Le duc poussa un grognement. — Si j’accepte de juger votre fameux espion assez compétent pour que je croie ce qu’il vous a dit à propos des galions, autant lui faire confiance aussi au sujet des galères ! (Il haussa les épaules.) En toute honnêteté, nous n’avons décelé aucun signe des unités de réserve charisiennes. Je pars du principe depuis le début que les besoins en hommes de leurs galions ont empêché nos ennemis d’armer leurs galères. J’aurais donc fortement tendance à me fier à votre visiteur là-dessus aussi. — Comment comptez-vous réagir, si je puis me permettre, Votre Grâce ? (Le duc leva un sourcil à l’intention du baron et ce fut au tour de ce dernier de hausser les épaules.) Je suis l’ambassadeur du prince Hektor, Votre Grâce. Si votre décision implique de faire appel au prince Nahrmahn, il sera peut-être en mon pouvoir de l’inciter à vous satisfaire. — En effet, concéda Flots-Noirs. Quant à mes intentions, elles dépendront de ce que je pourrai obtenir de mes courageux alliés. .III. À bord du Cuirassé, galion de Sa Majesté Le Chaudron En entendant frapper à sa porte, le prince héritier se redressa sur son cadre suspendu aux barrots du pont courant au-dessus de sa chambre. — Oui ? lança-t-il en se frottant les paupières avant de risquer un coup d’œil par les fenêtres de poupe ouvertes sur une agréable nuit claire. La lune ne s’était pas encore levée. Il n’était donc couché que depuis une heure environ. — Excusez-moi de vous réveiller, Cayleb, fit une voix grave. Il faut que je vous parle. — Merlin ? Cayleb fit basculer ses jambes par-dessus le rebord de son cadre et se leva. Il y avait dans la voix de son conseiller des accents qu’il n’avait encore jamais perçus. Il traversa la pièce en deux enjambées et tira sur la poignée de la porte d’un coup sec. — Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui se passe ? — Puis-je entrer ? — Pardon ? Cayleb eut un sursaut et grimaça un sourire gêné en s’avisant qu’il avait ouvert sans prendre la peine de s’habiller. Il était nu comme un ver, tel qu’il dormait d’ordinaire quand il faisait aussi chaud que cette nuit. Il fit un pas en arrière en pouffant de rire malgré la tension manifeste dans la voix de Merlin. — Bien sûr que vous pouvez entrer. — Merci. Merlin passa devant le sergent Laligne, en faction devant la chambre de Cayleb, baissa la tête pour ne pas se cogner aux barrots du pont et ferma la porte en silence derrière lui. — Alors, qu’est-ce qu’il y a ? le pressa Cayleb en se retournant pour ramasser et enfiler la tunique dont il s’était débarrassé avant de se coucher. — Je viens… d’avoir une vision, déclara Merlin. Cayleb pivota vivement sur lui-même, alarmé par le ton de son visiteur, et lui fit signe de s’asseoir. — Quel genre de vision ? — Le duc de Flots-Noirs, en baie d’Eraystor, dit Merlin d’une voix éteinte en s’installant sur la chaise indiquée. On dirait que Bynzhamyn et moi avons manqué au moins un espion de Hektor. Il vient de signaler à Flots-Noirs que… — … et c’est à peu près tout, conclut Merlin avec morosité quelques minutes plus tard. Assis sur le rebord de son cadre, le visage vide, Cayleb se concentrait sur ce que venait de lui apprendre Merlin. — Que va-t-il faire, selon vous ? — Je crois qu’il a eu raison de dire à Château-Blanc que cela dépendra de ce dont il pourra convaincre ses alliés, Cayleb. Tout ce que je puis vous dire pour l’instant, c’est que Corisande est enfin parvenue à faire appareiller toute sa flotte de réserve. De son côté, Émeraude a armé une soixantaine de galères. Quant à Chisholm, Sharleyan, Sandyrs et Ladret n’ont finalement eu d’autre choix que d’envoyer vingt galères à Eraystor. Malgré les pertes que Bryahn et votre père ont infligées à la Force nord, celle-ci comporte donc désormais cent quatre-vingts unités, contre quatre-vingts de notre côté. Enfin, soixante-seize, compte tenu des quatre bâtiments victimes des écueils de la pointe de la Couronne la quinquaine dernière. — Soit un rapport supérieur à deux contre un, marmonna Cayleb. — Et puisque Flots-Noirs sait – ou soupçonne fortement – que nous ne sommes pas sur place, il sera forcément tenté de frapper avant notre retour. À condition, toutefois, d’en convaincre ses « alliés ». — Encore quinze jours, si le vent se maintient. Trois quinquaines. (Cayleb abattit son poing droit dans sa paume gauche.) Bon sang ! J’aurais dû ordonner notre retour immédiat, sans radouber ! — N’oubliez pas ce que je vous ai dit sur la sagesse acquise a posteriori. (Le jeune prince héritier foudroya Merlin du regard puis eut un léger haussement d’épaules.) Vous avez pris une décision. Vous ignoriez ce qui allait se produire. Dans l’immédiat, vous devez vous concentrer sur ce que nous allons entreprendre à présent, pas sur ce que nous avons fait hier. — Ce que j’ai fait hier, vous voulez dire, martela Cayleb avec amertume avant de ramener les épaules en arrière et d’inspirer profondément. Quoi qu’il en soit, vous avez raison. Le problème est qu’il n’y a pas grand-chose qui soit en notre pouvoir. Merlin chercha que répondre mais ne trouva rien. Les galions survivants mettaient déjà leur gréement à rude épreuve en cinglant à travers le Chaudron au petit largue par brise régulière d’est nord-est, à près de dix nœuds. Certains navires auraient pu gagner encore un peu en vitesse, mais les marchands convertis demeuraient alourdis par la coque à fort tonnage héritée de leurs anciennes activités de fret. Plus courts et plus ronds que les galions de la Marine – surtout ceux dessinés par Olyvyr, tel le Cuirassé –, ils portaient déjà toute leur toile rien que pour demeurer dans le sillage de leurs conserves aux lignes spécialement étudiées. Si la flotte tentait de gagner en célérité, ce ne serait qu’au prix de l’abandon des unités les plus lentes, pour un gain de temps total ne dépassant pas un jour ou deux de toute façon. — Si seulement mon père était au courant…, se lamenta Cayleb à part lui en frappant de nouveau sa paume de son poing, sans violence, mais de façon répétée. Si seulement… Ses mains s’immobilisèrent. Il leva la tête, les yeux braqués sur Merlin dans la chambre mal éclairée. D’une voix douce, il lança : — Pourriez-vous l’avertir ? Merlin se sentit se pétrifier. Il regarda le jeune homme assis sur son cadre. Ses pensées semblèrent se figer dans son crâne. — Cayleb, je… Jusqu’où irait l’ouverture d’esprit de Cayleb à son égard ? Le prince avait déjà percé au fur et à mesure beaucoup plus de secrets que Merlin lui en aurait dévoilé spontanément, mais quelles étaient les limites de sa tolérance ? Certes, il appelait Merlin son « sorcier ». Il avait accepté ses visions et sa force surhumaine. Il comprenait même le caractère inévitable du conflit opposant son royaume aux hommes corrompus détenant le pouvoir au Temple. Mais c’était encore un Sanctuarien, un enfant de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Voilà pourquoi il éprouvait une telle colère envers la corruption affligeant celle-ci. Depuis sa naissance, il baignait dans la conviction que Pei Shan-wei était la mère de tous les vices et que les anges déchus avec elle étaient devenus des démons déterminés à insuffler à l’humanité la soif de connaissances interdites de leur maîtresse jusqu’à la damnation. — Voulez-vous vraiment que je vous réponde ? lança-t-il après un long moment de silence. (Cayleb allait s’exprimer mais Merlin l’interrompit d’un geste.) Réfléchissez-y bien, Cayleb ! Si vous me posez cette question et que j’y réponds, vous ne pourrez pas la retirer. Cayleb le dévisagea pendant trois battements de cœur puis hocha la tête. — Répondez-moi, dit-il d’une voix ferme. — Très bien, fit Merlin sur le même ton. La réponse est « oui ». (Une expression de soulagement commença de poindre sur le visage de Cayleb, mais il ouvrit de nouveau la bouche et Merlin secoua la tête.) Je peux avertir votre père dès cette nuit, malgré les quatre milliers de milles qui nous séparent. Mais pour cela, il faut que je me rende auprès de lui. La bouche de Cayleb se referma. Le silence se fit dans la chambre du prince. Un silence tendu, pesant, renforcé et non brisé par le bruit de fond des vagues léchant la coque, des flots bouillonnant dans le sillage du galion par les fenêtres de poupe ouvertes, du gréement et de la charpente craquant au vent et à la lame, du gouvernail, parfois, grinçant sous l’effort. — Vous pouvez le rejoindre ? — Oui, soupira Merlin. — Merlin, fit Cayleb en plongeant les yeux dans ceux de son protecteur, êtes-vous bel et bien un démon ? — Non, répondit l’intéressé en affrontant le regard du prince. Je ne suis pas un démon, Cayleb. Et je ne suis pas un ange non plus. Je vous l’ai déjà dit, à Port-du-Roi. Je suis… (Il secoua la tête.) Quand je vous ai affirmé ce jour-là ne pouvoir vous donner aucune explication, c’était la vérité. Si j’essayais de vous éclairer, il me faudrait faire appel à des concepts et à des connaissances qui vous sont étrangers. Cayleb le dévisagea pendant une quinzaine de secondes lourdes et interminables, le regard plissé. Lorsque enfin il s’exprima, ce fut d’une voix toute douce : — Ce savoir entrerait-il en violation des Proscriptions ? — Oui. Si Merlin avait encore été une créature de chair et de sang, il aurait retenu sa respiration. Cayleb Ahrmahk resta assis, immobile, le regard rivé sur l’être qui était devenu son ami. Il demeura ainsi un long moment, puis se ressaisit. — Comment pouvez-vous affirmer vous tenir du côté de la Lumière, quand votre existence même bafoue les Proscriptions ? — Cayleb, je vous ai déjà dit ne vous avoir jamais menti, même quand il m’a été impossible de vous assener toute la vérité. Je ne vous tromperai pas davantage aujourd’hui. Mais s’il reste des éléments que je ne pourrai pas vous expliquer, sachez au moins ceci : les Proscriptions elles-mêmes sont un mensonge. Cayleb en eut le souffle coupé. Sa tête partit brusquement en arrière, comme si Merlin l’avait frappé. — Elles nous ont été transmises par Dieu Lui-même ! s’écria-t-il d’une voix plus aiguë. Merlin secoua la tête. — Non, Cayleb. Elles ont été rédigées par Jwo-jeng. Or Tsen Jwo-jeng n’était pas plus archange que moi. Cayleb tressaillit de nouveau. Le sang quitta son visage. Les yeux de Merlin – ses yeux artificiels – le voyaient distinctement malgré le manque de lumière. — Comment les Proscriptions pourraient-elles être un mensonge ? insista le prince d’une voix rauque. Êtes-vous en train de prétendre que Dieu aurait menti ? — Non, pas Dieu. C’est Jwo-jeng qui a menti en affirmant parler en Son nom. — Mais… Cayleb s’interrompit, le regard rivé sur Merlin, qui tendit la main droite, paume en coupe vers le haut. — Cayleb, vous savez que les hommes à la tête du Temple sont corrompus. Ils mentent. Ils acceptent des pots-de-vin. Ils se servent des Proscriptions pour extorquer de l’argent à qui tente de lancer de nouvelles idées ou souhaite les voir disparaître. Vous-même m’avez dit, le jour où nous étions au sommet de la citadelle avec Rayjhis, que les vicaires s’inquiètent plus de renforcer leur pouvoir séculier que de sauver les âmes. Ils sont prêts à détruire tout votre royaume – à brûler vos villes, à assassiner et terroriser vos sujets – alors que vous n’avez rien fait de mal ! Est-il si inconcevable pour vous que d’autres hommes aient pu se servir de Dieu et pervertir Ses desseins à leurs seules fins ? — Ce n’est pas d’hommes que nous parlons là, Merlin, mais des archanges eux-mêmes ! — En effet. À ceci près que les êtres qui se prétendaient archanges n’en étaient pas, Cayleb. Ce n’étaient que des hommes. — Non ! s’écria le prince avec pourtant dans la voix un début d’hésitation qui procura à Merlin une étincelle d’espoir. — Si vous le souhaitez, je pourrai vous apporter la preuve de ce que j’avance. Pas ce soir, pas ici, mais vous avez vu ce dont je suis capable. Ce n’était qu’un échantillon. Or les hommes et les femmes qui se disaient archanges disposaient des mêmes aptitudes. Ils s’en servaient pour se faire passer pour des êtres divins. Je pourrai vous le prouver, si vous m’y autorisez. Le problème, Cayleb, est que votre foi en le mensonge qui vous a été inculqué toute votre vie est si forte que vous ne croirez rien de ce que je pourrai vous montrer. Cayleb demeura assis sans bouger, la mâchoire contractée, le dos voûté comme pour parer un coup. Enfin, doucement, tout doucement, ses épaules se relâchèrent un peu. — Si vous êtes un démon malgré vos dénégations, alors vous m’avez déjà entraîné sur le chemin de la damnation, n’est-ce pas ? (Il parvint à grimacer un sourire.) Je sais depuis des mois que vous êtes plus qu’humain. Je me suis servi de vous – et de vos… compétences – pour servir mes propres objectifs et m’opposer aux princes de l’Église. N’est-ce pas là la définition même de l’hérésie et de l’apostasie ? — Peut-être, dit Merlin d’une voix aussi neutre que possible. Aux yeux des actuels dirigeants du Temple, c’est certainement le cas. — Pourtant, vous n’aviez pas à m’informer de votre capacité à avertir mon père, pas plus que vous étiez tenu de secourir ces enfants à Port-du-Roi. Ni de sauver Rayjhis des griffes de Kahlvyn. Ni de me guider vers les galères de Malikai ou le long du chenal menant à l’anse du Crochet. — Certes… Cela dit, Cayleb, si j’étais un démon déterminé à vouer votre âme à la damnation, je le ferais en invoquant votre désir, votre besoin de protéger le peuple et le royaume que vous aimez. Vous n’êtes ni Hektor ni même Nahrmahn. Je ne pourrais pas faire appel à votre cupidité ni à votre soif de puissance. C’est donc par la bonté de votre cœur que je vous tenterais, par la peur que vous éprouvez pour tout ce qui vous est cher. — Sans doute prétendriez-vous même avoir procédé ainsi pour me pousser à conclure que vous n’en auriez rien fait, ajouta Cayleb avec le même sourire tordu. Mais vous ne m’avez pas compris. Peut-être êtes-vous un démon, ou ce que la Charte décrit comme tel. Peut-être m’avez-vous effectivement tenté. Au fond, vous n’avez jamais cessé de nous affirmer, à mon père et à moi, que vous nous utilisiez pour remplir vos propres objectifs. Mais si c’est au prix de mon âme que vous l’avez fait, Merlin Athrawes, alors qu’il en soit ainsi. Parce que rien de ce que vous m’avez demandé ne s’opposait à ce qu’un Dieu juste et aimant aurait attendu de moi. Et si le Dieu de la Charte n’est ni juste ni aimant, alors il n’est pas le mien. Merlin dévisagea le jeune homme assis devant lui. Un jeune homme qui, constata-t-il, se révélait encore plus extraordinaire qu’il l’avait toujours cru. — Cayleb, dit-il enfin, à votre place, je ne crois pas que j’aurais su dépasser comme vous venez de le faire tout ce qui m’a jamais été enseigné. — Je ne suis pas sûr de l’avoir fait, répondit Cayleb avec un haussement d’épaules. Vous dites pouvoir prouver vos affirmations. Un jour, je vous prendrai au mot. Mais, pour l’heure, je dois prendre des décisions, faire des choix. Pour cela, je ne puis m’appuyer que sur mes convictions. Or celles-ci me dictent que, quoi que vous puissiez être d’autre, vous êtes un homme bon. Et que vous êtes en mesure d’avertir mon père. — Comment croyez-vous qu’il réagira si j’apparais soudain à bord de son navire amiral, à quatre milliers de milles d’ici ? s’enquit Merlin, pince-sans-rire. — Je l’ignore, avoua Cayleb avant d’afficher un grand sourire, mais j’adorerais voir sa tête quand vous surgirez devant lui ! .IV. Le Chaudron Flottant sur le dos, bercé par la houle, Merlin Athrawes regardait la lune en montant et redescendant au gré des vagues. Quelque part au-delà de ses orteils, invisibles de là où il flottait au ras de l’eau, le Cuirassé et ses conserves poursuivaient leur route, inconscients de l’absence d’un membre d’équipage. Avec un peu de chance, cela ne changerait pas. Ce que je suis en train de faire, médita-t-il, les yeux dans les étoiles, est sans doute ce que j’ai entrepris de moins sage à ce jour. À part cette histoire avec les krakens, peut-être. Même si Cayleb l’a bien pris, je n’ai aucun moyen de prévoir comment réagira Haarahld. Cela étant, à l’improviste, il n’avait imaginé aucune autre solution offrant de meilleures chances de secourir le roi. Bien sûr, après réflexion, Merlin aurait pu se dire avec un rien de cynisme que le sort du roi Haarahld et de ses galères ne revêtirait que peu d’importance pour la survie à long terme de Charis. Ce que Cayleb et Domynyk Staynair avaient déjà fait à une flotte de galères, ils pourraient l’infliger à une autre s’il le fallait. Surtout si cette deuxième formation subissait auparavant de lourdes pertes en s’en prenant à la Marine royale. Par conséquent, même si Flots-Noirs parvenait à prendre le contrôle de la mer de Charis et de la baie des Brisants, il ne s’agirait que d’une main mise temporaire, qui ne durerait que le temps pour Cayleb de rentrer et de rétablir la situation. Sans doute la mort de Haarahld porterait-elle un coup terrible à son royaume, mais Merlin ne doutait pas de l’aptitude de Cayleb à succéder à son père, surtout avec Havre-Gris et Tonnerre-du-Ressac à ses côtés pour le conseiller. Pourtant, même s’il était certain que Charis survivrait à la mort de son roi, Merlin se savait incapable d’abandonner celui-ci à son sort. Et de regarder Cayleb contraint à l’impuissance. Jamais il ne s’y résoudrait sans avoir tout tenté pour l’empêcher. C’était étrange, songea-t-il tandis qu’une vague le portait assez haut pour lui donner à entrevoir les lumières d’un galion dans le lointain. Quand il avait entrepris de faire de Charis l’outil dont il avait besoin, il ne s’était pas imaginé qu’il pourrait un jour se sentir aussi proche de ce peuple et des individus qui le composaient. Haarahld Ahrmahk n’était plus seulement le roi de Charis ; il était l’ami de Merlin Athrawes et le père d’un autre, encore plus cher. Or l’homme qui avait été Nimue Alban avait déjà perdu trop d’amis. Est-ce pour cela que j’ai laissé Cayleb me « persuader » de lui dire que je pourrais intervenir ? Ou est-ce plutôt, s’avisa-t-il en fronçant les sourcils, parce que je me sens si seul ? Parce que j’ai besoin de quelqu’un qui sache à quoi je m’emploie et combien je suis loin de chez moi ? Ces gens sont mes amis, mais aucun ne sait qui – ou ce que – je suis vraiment. Éprouverais-je le désir inconscient de savoir qu’une personne qui verrait en moi un ami connaisse la vérité sur mon identité, du moins dans la mesure où elle pourrait la comprendre ? Peut-être… Et peut-être ce désir représentait-il une faille dangereuse dans sa cuirasse. Peu importait la réaction de Cayleb, ou même de Haarahld : la vaste majorité des Sanctuariens, même en Charis, le considéreraient comme le fruit même de l’enfer s’ils connaissaient ne serait-ce qu’un dixième de la vérité à son propos. Dans ce cas, tout ce à quoi il aurait été associé serait sali et rejeté avec horreur. Ainsi, en définitive, s’il laissait sa soif d’amitié le pousser à révéler la vérité à quelqu’un qui ne serait pas prêt à l’accepter, ou même à quelqu’un de susceptible d’éventer le secret par inadvertance, tous ses efforts seraient réduits à néant. Et tous ceux qui étaient morts et mourraient encore pour l’aider auraient donné leur vie en vain. Tout cela était vrai. Il le savait. Mais il n’avait aucune intention de se livrer à sa propre psychanalyse – en supposant qu’un ACIP pouvait s’y soumettre – pour évaluer sa motivation. Parce que, au bout du compte, cela n’avait aucune importance. Quelles que soient les raisons qui l’avaient poussé à prendre cette décision, il devait aller jusqu’au bout. Il ne pouvait pas s’en abstenir. Il se laissa de nouveau porter par une lame. Plus aucun fanal n’était en vue. Il exprima sa satisfaction d’un hochement de tête intérieur en examinant les images superposées à son champ de vision qui lui étaient transmises depuis le glisseur de reconnaissance flottant au-dessus de lui en mode furtif. La flotte faisait route sans encombre en s’éloignant progressivement de lui, ballotté par les flots au milieu de la mer. Il s’était révélé à peine moins ardu de quitter un voilier exigu et bondé sans se faire remarquer qu’il le serait de monter à bord d’une galère dans les mêmes conditions. Que la pleine lune se soit levée ne faisait qu’ajouter à la difficulté de l’entreprise. Heureusement, Cayleb et lui avaient déjà prévu un dispositif de défense en profondeur, même s’ils n’avaient jamais imaginé y avoir recours dans cette intention. Ahrnahld Falkhan et les autres gardes du corps de Cayleb connaissaient tous la « vérité » sur le « seijin Merlin ». Tous savaient que Merlin recevait parfois des visions et qu’il lui était nécessaire pour cela de se retirer à des fins de méditation. De même, ils savaient combien il était essentiel de dissimuler l’existence de ces visions à quiconque n’appartenait pas à l’entourage immédiat du roi Haarahld et de son fils. En tant qu’officier de la garde royale et protecteur de Cayleb, Merlin s’était vu attribuer une modeste cabine privée. Située tout à l’arrière du bâtiment, près des quartiers de Cayleb, elle possédait sa propre fenêtre de poupe. Ainsi, Falkhan et les fusiliers marins chargés de veiller sur Cayleb étaient bien placés pour intercepter quiconque aurait tenté de déranger le seijin pendant sa méditation. Ces hommes avaient donc l’habitude de laisser Merlin se recueillir seul. Aussi lui avait-il été assez simple de se hisser par la fenêtre et de se laisser glisser le long d’une manœuvre jusqu’à la crête des vagues. Une fois dans l’eau, il s’était immergé pour parcourir un demi-mille à la nage avant de refaire surface. Alors, il avait attendu que la flotte se soit éloignée. Il avait pris soin d’émerger avec les galions entre lui et la lune, assez loin pour que personne ne remarque rien, mais il n’avait envie de courir aucun risque. La nuit était claire comme seule peut l’être une nuit tropicale. Une phosphorescence luisante se réfléchissait sur les flancs des navires tandis que ceux-ci gouvernaient le long du reflet de la lune d’argent sous leurs voiles d’étain poli, leurs sabords et dalots laissant échapper l’éclat des lampes et lanternes brûlant à l’intérieur. Les chances étaient infimes que quelqu’un regarde précisément dans la bonne direction et aperçoive quelque chose d’aussi minuscule qu’une silhouette humaine flottant dans les deux mais Merlin avait tout son temps. En tout cas assez pour éviter tout risque inutile. Ou du moins, se reprit-il avec ironie, supérieur à ceux que j’ai déjà courus ! Il consulta son imagerie une dernière fois puis activa son communicateur intégré. — Orwell, dit-il à voix haute, pour changer, sans quitter des yeux l’étrange firmament de Sanctuaire. — Oui, commandant ? — Remonte-moi, maintenant. — Oui, commandant ! .V. À bord de la Royale-Charis, galère de Sa Majesté Mer de Charis Le roi Haarahld VII fit signe à son valet de sortir. — Êtes-vous certain de ne plus avoir besoin de moi ce soir, Sire ? — C’est la troisième fois que vous me le demandez, Lachlyn, dit Haarahld avec affection. Je ne suis pas encore trop faible pour ne pouvoir m’extirper de mon cadre, même en mer. Alors, filez. Ouste ! Allez prendre un peu de repos, vous aussi. — Très bien, Sire. Si vous insistez… Lachlyn Zhessyp esquissa un sourire et obtempéra. Haarahld secoua la tête avec un petit rire. Il traversa la grand-chambre, ouvrit la porte en treillis et sortit sur la galerie de poupe de la Royale-Charis. Il souffrait encore plus de l’absence de Cayleb qu’il s’y était attendu. C’était différent de l’année où Cayleb avait embarqué en tant que garde-marine. Il n’avait alors eu à se soucier que des risques de maladie, d’accident et de naufrage. Là, il venait d’envoyer, en toute connaissance de cause, son fils aîné engager le combat à plus de sept milliers de milles contre un ennemi fort d’une supériorité numérique écrasante. Si tout s’était passé comme prévu, la bataille devait être finie depuis longtemps. Mais son fils l’avait-il remportée, ou perdue ? Quelle qu’ait été l’issue de l’affrontement, y avait-il survécu ? Non pour la première fois au cours de ses longues et rudes années de règne, Haarahld Ahrmahk s’avisa que la certitude d’avoir pris la bonne décision n’apportait parfois qu’un bien froid réconfort. — Votre Majesté. Haarahld sursauta. Il fit volte-face, sa main se portant par automatisme à la poignée d’une dague pourtant absente. Il s’accroupit à moitié, malgré son genou ankylosé. Les yeux écarquillés, il vit une haute et large silhouette se découper dans l’obscurité à l’autre bout de la galerie. Incrédule, hébété, le roi demeura figé telle une statue, le regard rivé sur l’homme qui ne pouvait pas se tenir là. — Pardonnez-moi de vous avoir fait peur, Votre Majesté, déclara Merlin Athrawes d’une voix basse et posée, mais Cayleb m’a demandé de vous porter un message. La dynastie Ahrmahk, songea Merlin, devait souffrir d’une sorte de tare génétique. C’était la seule explication à la défaillance, chez les membres de cette famille, de leur instinct de survie. En toute logique, le roi Haarahld aurait dû au moins appeler la garde, sinon se précipiter dans sa chambre, voire sauter par-dessus bord pour échapper à l’apparition. De fait, Merlin s’était équipé d’un pistolet à impulsion pour prévenir de telles réactions bien naturelles, tout en redoutant d’avoir à en expliquer les effets par la suite à un monarque courroucé. Pourtant, au lieu de chercher ainsi à se protéger, Haarahld était resté recroquevillé pendant dix secondes précises au chronomètre interne de Merlin avant de se redresser et de pencher la tête sur le côté. — Eh bien, seijin Merlin, dit-il avec un calme écœurant, si Cayleb vous a demandé de me porter un message, je puis au moins en conclure qu’il est en vie, n’est-ce pas ? Et il sourit. Vingt minutes plus tard, les deux hommes étaient encore isolés sur la galerie de poupe, le seul endroit du navire amiral où ils pouvaient espérer jouir d’une parfaite intimité. Le bruit du vent et de la mer avait aussi l’avantage de couvrir leurs voix, comme la Royale-Charis et son escadre naviguaient lentement avec le reste de la flotte. — Ainsi, Cayleb vous a envoyé me signaler que Flots-Noirs a déjoué notre menue mascarade, maître Traynyr ? lança Haarahld. Merlin pouffa de rire en se souvenant de la première fois où le roi l’avait appelé ainsi. — Oui, Votre Majesté. (Il inclina la tête et poussa un léger grognement.) Si je puis me permettre, Votre Majesté, vous avez pris mon… arrivée beaucoup plus calmement que je l’avais prévu. — Au cours de l’année passée, Merlin, vous m’avez appris à m’attendre au plus inattendu de votre part. N’allez pas vous imaginer que m’a échappé la circonspection dont vous avez fait preuve pour répondre aux questions du père Paityr quand il vous a présenté sa pierre de vérité. Non plus que les… actes singuliers que vous avez accomplis au fil des mois. Toutes les informations éparses que vous nous avez communiquées. Le fait que, malgré vos explications farfelues avancées à l’époque, jamais vous n’auriez pu gagner si vite le château de Kahlvyn. (Le roi eut un geste dédaigneux, et pourtant étrangement doux, de la main.) J’ai compris depuis longtemps que vous étiez davantage que ce que vous laissiez paraître, même à moi, peut-être même à Cayleb. Oui (il sourit), je sais combien mon fils et vous êtes devenus proches. » Je crois vous avoir déjà dit que c’est à ses actions qu’on juge un homme – quel qu’il soit et quelles que soient ses… aptitudes. C’est donc au vu de vos actions que je vous juge et que, à l’instar de mon fils, je vous fais confiance. Si je me trompe, je le paierai dans l’autre monde. Mais c’est dans celui-ci que je dois prendre mes décisions, non ? — Votre fils vous ressemble beaucoup, Votre Majesté, déclara Merlin avec une nouvelle courbette, de respect cette fois-ci. Et c’est l’un des plus beaux compliments que je pourrais lui faire. — Dans ce cas, maintenant que nous nous sommes tous les deux couverts de fleurs, laissa tomber Haarahld avec un sourire, nous devrions peut-être décider de la façon de réagir à la nouvelle que vous venez de m’annoncer. — Rien n’est encore certain quant à l’usage que pourra faire Flots-Noirs des renseignements de son espion. D’après ce que je sais de lui, je pense qu’il imposera son point de vue aux autres amiraux. Il jouit déjà d’une forte personnalité, et que ses « alliés » le sachent soutenu par le Groupe des quatre lui confère un ascendant de poids dont il n’hésite pas à se servir. — Nous pouvons donc en conclure qu’il tentera de passer à l’attaque, et le plus vite possible. Haarahld leva les yeux vers le ciel parsemé d’étoiles. La lune avait fini par se coucher pendant que Merlin et lui discutaient. Il fronça les sourcils en se caressant la barbe. — Flots-Noirs ne peut pas savoir de combien de temps il disposera avant le retour de Cayleb, poursuivit le roi en réfléchissant tout haut. Il va donc attaquer droit sur la baie des Brisants. Il s’attendra à nous voir soit résister et livrer bataille, soit battre en retraite derrière l’île de la Glotte et les bastions. Dans les deux cas, il gagnera le contrôle de la baie et de la mer de Charis, du moins jusqu’à ce que mon fils revienne. — C’est ce que Cayleb et moi avons imaginé de plus plausible de sa part, en effet. — Et que me suggérerait Cayleb ? — De lâcher prise. De concéder la baie. (Merlin haussa les épaules.) Tant que vous contrôlez le Gosier, même si vous perdez l’un des bastions, voire les deux, l’ennemi ne pourra pas menacer gravement vos zones vitales. En outre, Cayleb n’est plus qu’à quinze jours d’ici. Si la flotte alliée pénètre assez profondément dans la baie, elle sera prise au piège entre vos forces et celles de Son Altesse. — Je vois que mon fils s’inquiète de la survie de son vieux père, lâcha Haarahld, pince-sans-rire. — Pardonnez-moi, Votre Majesté ? — Je me suis déjà rendu compte que Flots-Noirs, même s’il se trouve encombré d’alliés qui ne figurent pas parmi les plus coopératifs qu’on puisse imaginer, est loin d’être un imbécile, Merlin. Il sait que Cayleb va rentrer. S’il envoie sa flotte en baie des Brisants, il veillera à ce qu’elle puisse en ressortir en urgence. Aussi ne la fera-t-il pas pénétrer trop loin, pas plus qu’il oubliera de prendre la précaution élémentaire de protéger les approches. Que Cayleb arrive du nord, par l’anse d’Émeraude, ou du sud, par l’anse de Darcos, il sera repéré bien avant de pouvoir bloquer Flots-Noirs dans la baie. Par conséquent, la stratégie de Cayleb ne servirait qu’à me maintenir à l’abri de l’île de la Glotte en donnant à l’ennemi le temps de se retirer en baie d’Eraystor, voire au-delà d’Émeraude, vers Zebediah ou Corisande, pour l’éviter à son arrivée. Par ailleurs, bien entendu, il faudrait tant de temps à mes forces pour embouquer le goulot d’étranglement formé par l’île de la Glotte et les bastions que nous ne pourrions jamais arrêter Flots-Noirs dans sa fuite. — Si nous approchions sous le couvert de la nuit, alors… — Alors, si tout se passait à la perfection, vous l’emporteriez peut-être, le coupa Haarahld. Mais, comme nous l’a un jour signalé Rayjhis, si quelque chose risque de mal tourner dans un plan de bataille, alors cela se produira. Non. Ce n’est pas en nous cachant derrière l’île de la Glotte que nous en finirons avec la flotte de Hektor. — J’ai l’impression que vous avez une autre idée, Votre Majesté, lança Merlin avec un léger pincement d’appréhension. — En effet. (Haarahld sourit à pleines dents.) Je n’ai aucune envie de me laisser parquer dans le Gosier. Pas plus que je souhaite offrir à Flots-Noirs la bataille qu’il recherche. En revanche, j’ai bien l’intention d’agiter sous son nez la possibilité de cet engagement. — Comment, Votre Majesté ? — Je vais déplacer mes forces vers le sud, de la baie des Brisants à l’anse de Darcos. Le fort de l’île du même nom se prête moins bien que l’île de la Glotte à la protection d’une flotte de guerre, mais il fera l’affaire le temps qu’il faudra. Quand Flots-Noirs lancera son offensive, je ferai tout pour gagner du temps avant de me retirer encore plus vers le sud, loin de la baie. Il est assez malin pour reconnaître en ma marine son véritable objectif. Une fois qu’elle sera hors de son chemin, il aura le champ libre pour entreprendre tout ce qu’il souhaitera. Pourtant, ses choix seront limités par l’existence de mes galères. Par conséquent, sauf erreur de ma part, il sera si content de m’avoir débusqué d’un refuge aussi fortifié que l’île de la Glotte et le Gosier qu’il s’empressera de me donner la chasse. — Vous comptez l’attirer vers le sud de la mer de Charis, résuma Merlin. Loin de sa ligne de retraite la plus courte. — Exactement. Je suis certain qu’il postera des navires sentinelles pour couvrir ses arrières, mais il n’aura pas tant que ça de marge de manœuvre. Si j’arrive à l’appâter assez loin vers le sud, à accaparer toute son attention – et le fait que ma bannière flottera en permanence au mât de mon bâtiment devrait y contribuer –, alors, quand Cayleb reviendra par le nord derrière lui, il lui coupera sa retraite. — Ce plan ne va pas plaire à Cayleb, Votre Majesté. — C’est dommage, répondit calmement Haarahld, mais il se trouve que je suis le roi et qu’il n’est que prince héritier. Aussi procéderons-nous à mon idée. — Si vous déplacez votre flotte vers le sud, tenta d’argumenter Merlin, vous exposerez le Gosier. Le détroit Nord serait assez large pour autoriser le passage de galères si vous n’êtes pas là pour le défendre. — Plus maintenant, gloussa Haarahld. Je vois que vous n’avez pas réussi à tout surveiller, seijin Merlin. — Votre Majesté ? — Le baron de Haut-Fond et messire Dustyn ne sont pas restés les bras croisés pendant votre absence. Tous deux ont mis en place ce que Haut-Fond appelle, puisque c’était son idée, des « batteries flottantes ». Ce sont des radeaux – imposants, mais des radeaux tout de même – dotés de pavois surélevés et résistants, d’une épaisseur de cinq pieds et percés de sabords. Ils en ont installé quinze, chacun armé de trente caronades et d’un demi-bataillon de fusiliers marins déterminés à prévenir toute tentative d’abordage. Tous mouillent en croupière au milieu du détroit Nord, entre l’île de la Glotte et les batteries côtières du bastion Nord. (Le roi haussa les épaules.) Je ne crois personne capable de franchir ce barrage. Et vous ? — Non, mais… — Dans ce cas, tenons-nous-en à mon idée, décida Haarahld d’un ton inflexible. Merlin le considéra pendant un long moment puis opina lourdement du chef. — Bien, Votre Majesté. — Ce qui me manque toutefois, ajouta Haarahld, songeur, c’est un moyen pour mon fils et moi de coordonner nos mouvements. Si ce que j’ai en tête porte ses fruits, Flots-Noirs se retrouvera coincé entre les galions de Cayleb et mes galères quand vous arriverez dans son sillage. Ainsi, il vous verra, saura que vous serez là, avant moi. S’il existait un moyen – en dehors d’une spectaculaire visite personnelle comme celle-ci – de me faire savoir quand Cayleb sera sur le point d’arriver sur lui, ce serait bien utile. Il pencha la tête sur le côté pour regarder Merlin avec une expression si semblable à celle d’un petit garçon plein d’espoir que Merlin pouffa de rire. — À vrai dire, Votre Majesté, il se trouve que j’y avais déjà réfléchi. Tenez. Il lui tendit un petit objet. Haarahld l’examina durant un instant avant de s’en saisir avec hésitation. Merlin eut du mal à réprimer un fou rire. À l’évidence, même l’impassibilité d’un Ahrmahk avait ses limites. — C’est un messager de poche, Votre Majesté. — Un « messager de poche » ? répéta Haarahld avec application. — Oui, Votre Majesté. Merlin avait pendant un temps envisagé de fournir au roi un communicateur multifonctions mais s’était ravisé. À la réflexion, compte tenu du flegme avec lequel Haarahld avait pris son apparition sur la galerie de poupe de la Royale-Charis, il avait sans doute eu tort de craindre que le roi ait du mal à accepter d’entendre des voix sortir d’un boîtier minuscule. Par malheur, il avait opté pour le messager avant de quitter le glisseur. — Je l’ai réglé de telle sorte qu’il vibre quand j’aurai besoin de vous contacter, reprit-il. Me permettez-vous de vous faire la démonstration ? — Bien entendu. — Dans ce cas, tenez-le dans votre paume, je vous prie, Votre Majesté. Non, la face unie vers le bas. Comme ça. Bien… Merlin déclencha le dispositif à l’aide de son communicateur interne. Le roi tressaillit quand les vibrations lui chatouillèrent la paume de sa main. Il leva vers Merlin des yeux écarquillés dans lesquels se lisait tant le ravissement que la surprise. — Vous avez senti, Votre Majesté ? — Et comment ! — Eh bien, l’idéal serait que vous acceptiez de le porter quelque part sous vos vêtements. Je me disais que vous pourriez utiliser le bracelet de l’appareil – il est réglable, Votre Majesté, comme ceci (Merlin montra au roi le fonctionnement de l’attache) – pour le porter à votre avant-bras, sous votre tunique. Ainsi, je pourrais vous avertir dès que nous repérerions les navires de Flots-Noirs. Je me disais que je pourrais déclencher une vibration au premier aperçu d’un éclaireur, deux quand nous serions en vue du corps de bataille et trois dès que nous serions prêts à engager le combat. — Cela devrait donner satisfaction, acquiesça Haarahld en examinant le messager désormais fixé sous son avant-bras gauche. — La prochaine fois, dit Merlin avec malice, je tâcherai de vous proposer quelque chose d’un peu plus… exotique, Votre Majesté. Haarahld leva brusquement les yeux puis éclata de rire. — C’est noté, seijin Merlin. C’est noté ! (Il lança un dernier coup d’œil à l’appareil puis baissa la manche de sa tunique par-dessus.) Je crois qu’il est temps pour vous de rejoindre Cayleb, Merlin. (Il tendit les bras pour poser les mains sur les épaules du seijin.) Dites-lui que je suis fier de lui, très fier. Et que je l’aime. — Je n’y manquerai pas, Votre Majesté. Non pas qu’il ait besoin d’être rassuré sur ce point. — Peut-être, mais certaines choses font parfois autant de bien à dire qu’à entendre. Quant à vous (Haarahld plongea les yeux dans le regard saphir de Merlin), acceptez ma gratitude. La gratitude d’un roi dont vous aidez à protéger le peuple, et celle d’un père qui sait que vous ferez votre possible pour protéger son fils. — Soyez sans crainte, Votre Majesté. (Merlin s’inclina de nouveau, plus profondément que jamais, puis se redressa.) À présent, comme l’avez dit, il est temps pour moi de rejoindre Cayleb. Il se pencha sur le garde-corps de la galerie de poupe pour examiner les flots en contrebas. — N’avez-vous d’autre choix que de plonger ? — Excusez-moi, Votre Majesté ? Merlin regarda par-dessus son épaule, stupéfait des accents de mélancolie qu’il avait cru percevoir dans la voix du roi. — Je me disais qu’il serait merveilleux de voir quelqu’un voler, voilà tout, expliqua Haarahld d’un ton indéniablement cajoleur. — J’aimerais vous satisfaire, Votre Majesté, assura Merlin avec une sincérité absolue qui le surprit lui-même. Malheureusement, je crains que vos officiers et matelots ne soient pas prêts à voir un seijin volant. Peut-être une autre fois mais, ce soir, si quelqu’un regardait juste dans la mauvaise direction au mauvais moment… Il haussa les épaules et Haarahld hocha la tête. — Je comprends, vous avez raison. Mais un de ces jours, quand nous serons seuls, je saurai rappeler ce « peut-être » à votre bon souvenir ! — Je n’en doute pas, Votre Majesté ! répliqua Merlin en un éclat de rire avant de tomber dans la nuit au milieu d’une discrète éclaboussure. .VI. À bord de la galère Corisande Baie d’Eraystor Assis en bout de table dans la grand-chambre de la Corisande, le duc de Flots-Noirs écoutait, impassible, la voix de messire Kehvyn Myrgyn. Après mûre réflexion, il avait demandé à son capitaine de pavillon de présenter à ses alliés les dernières informations reçues au lieu de s’en charger lui-même. Ces renseignements venaient d’un espion du prince Hektor et il préférait éviter au maximum de donner l’impression à ses hôtes de les leur faire ingurgiter de force. Même s’il n’imaginait leurrer personne. Il étudia les traits de ses deux collègues amiraux. Ladret avait l’air sceptique mais, au fond, pas plus que d’ordinaire. Malgré leurs efforts, les espions de Flots-Noirs n’avaient réussi à intercepter aucune dépêche de Sharleyan adressée au commandant de sa flotte, mais le duc ne doutait pas de ce qu’il aurait découvert s’il avait pu lire ne serait-ce que l’un de ces messages. En toute honnêteté, il n’en voulait pas le moins du monde à la reine de Chisholm. S’il s’était trouvé à sa place, au service de l’un de ses pires ennemis, lui aussi aurait fait son possible pour limiter au maximum son exposition et ses pertes. Néanmoins, ce n’était pas parce qu’il comprenait ses motivations que leurs conséquences devenaient plus agréables. Cela étant, Ladret demeurait un commandant en chef beaucoup plus expérimenté que son homologue esméraldien. Si contrainte qu’ait été sa reine de participer à cette campagne, il était trop intelligent pour rien faire qui soit susceptible d’offenser le Groupe des quatre. Il en allait tout autrement du comte de Mahndyr, chef d’état-major du prince Nahrmahn. Au contraire de Sharleyan, le souverain d’Émeraude avait de bonnes raisons d’aspirer à la réussite de cette opération. Ou, du moins, d’espérer qu’elle ne se termine pas par un échec, ce qui n’était peut-être pas la même chose. Maintenant qu’il avait rencontré le prince, Flots-Noirs comprenait que son propre souverain l’avait sous-estimé. Nahrmahn était tout sauf l’imbécile qu’on lui avait décrit et s’était sans aucun doute prémuni contre les conséquences d’une victoire du prince Hektor. Que ses dispositions se révèlent suffisantes ou non, l’histoire le dirait mais, quoi qu’il en soit, le duc était certain que Nahrmahn préférerait tenter sa chance contre un Hektor triomphant que contre un Haarahld miraculé – et enragé. C’était en tout cas ce que semblait confirmer la façon dont la marine de Nahrmahn avait réagi aux ordres de Flots-Noirs au cours des deux mois écoulés depuis la destruction de l’escadre du baron de La Tour-de-Tanlyr. Mahndyr s’était mis au travail et avait exhorté ses propres capitaines et matelots à prendre part avec énergie – à défaut d’exaltation effrénée – aux rigoureux exercices d’entraînement imposés par le duc. La coopération de Ladret s’était révélée moins enthousiaste que celle de Mahndyr mais, en contrepartie, ses capitaines étaient mieux formés au départ. Flots-Noirs avait du reste tenu compte de l’expérience de Ladret et fait appel à lui pour préparer les exercices de la flotte, ce qui avait eu le mérite de garantir la participation active de l’officier général chisholmois. Le duc avait aussi veillé à ne pas s’éloigner des côtes alliées au cours de ces deux mois, pour éviter que les Charisiens saisissent une nouvelle occasion de tendre un piège à un autre détachement. Pendant ce temps, il s’était efforcé de renforcer la cohésion de sa formation. Au bout du compte, cela commençait à prendre tournure. Il restait encore quelques points faibles, bien sûr. Flots-Noirs supposait que c’était inévitable, compte tenu du caractère disparate de cette coalition, d’autant que ses membres ne l’avaient pas tous rejointe avec beaucoup de bonne volonté. La pire faiblesse de son organisation était qu’elle se fondait toujours sur les origines des différentes unités. Flots-Noirs aurait préféré décomposer les trois flottes alliées et en réaffecter les bâtiments à plusieurs escadres internationales, mais les différents chefs d’état-major, même Mahndyr, n’avaient rien voulu savoir. Faute d’avoir atteint cet objectif impossible, le duc s’avouait toutefois aussi satisfait de son commandement qu’il pouvait l’espérer dans un monde imparfait. C’était le meilleur dispositif qu’il avait pu organiser et il répondrait plus ou moins à ses attentes en mer. Restait désormais à convaincre ses collègues amiraux de ce qu’il entendait entreprendre, d’autant qu’il s’agirait de le faire avant d’appareiller. — Merci, messire Kehvyn, dit Flots-Noirs quand son capitaine de pavillon eut achevé son exposé. (Il jeta un coup d’œil à Ladret et Mahndyr, assis à l’autre bout de la table.) Il me semble que ces informations éclairent notre situation d’un nouveau jour. De toute évidence, Haarahld en sait beaucoup plus sur nos projets – et notre potentiel – qu’aucun d’entre nous l’aurait cru possible. Je suis du reste certain que nous aimerions tous savoir comment il s’y est pris. Pour l’heure, néanmoins, l’essentiel est de décider d’un plan d’action en réponse à celui déjà adopté par Haarahld sur la foi de ses propres renseignements. — Avec tout le respect que je vous dois, Votre Grâce, intervint Ladret, sommes-nous certain de ce qu’il a entrepris ? Nous ne possédons qu’un compte-rendu d’un seul espion du prince Hektor. Supposons que cet homme soit d’une honnêteté absolue. Supposons qu’il soit persuadé de la véracité de ses informations. Il pourrait malgré tout s’être trompé sur certains points de son rapport, sinon tous. Et quand bien même chacun de ses mots ne serait que la stricte vérité, nous n’avons aucun moyen d’en déduire avec certitude la réaction de Haarahld. (L’amiral chisholmois secoua la tête avec un grognement réprimé.) Personnellement, je crois que ç’aurait été de la folie de sa part de tenter une telle imbécillité. Or je ne me souviens pas de la dernière fois où quelqu’un aurait accusé Haarahld de Charis d’un quelconque manque d’intelligence. » Les chances de repérer Malikai et Du Gué-Blanc en pleine mer, même en connaissant le lieu où ils étaient censés se rejoindre, seraient infimes. Même si Cayleb les avait localisés, ses galions se seraient retrouvés en infériorité numérique selon un rapport de six contre un au moment de l’engagement. (Il secoua la tête de nouveau.) Non, je n’imagine pas Haarahld risquer ainsi une part aussi importante de sa marine – et la vie de son propre fils – alors qu’il lui faudrait pour ainsi dire chercher une aiguille dans une botte de foin. — Dans ce cas, quelle autre décision a-t-il prise, selon vous, Votre Grandeur ? lui demanda Flots-Noirs avec courtoisie. — Je n’en ai pas la moindre idée. Je suppose, si improbable que ce soit, qu’il pourrait tenter une sorte de double bluff alambiqué. Imaginons qu’il ait ordonné très tôt à ses galions de prendre ostensiblement le large de sorte que nos derniers espions en Charis – en supposant qu’il en reste – nous en fassent part. Il aurait pu vouloir nous faire croire que les huniers aperçus à l’arrière de sa flotte sont ceux de navires marchands, quand ils appartiennent en fait à ses vaisseaux de guerre. Cela dit, je dois admettre qu’un tel coup de dés ne me paraîtrait pas beaucoup plus raisonnable que d’envoyer tous ses galions en expédition farfelue au milieu de la mer de Parker ! — Toujours est-il qu’ils sont bien quelque part, martela Mahndyr. Quant à moi, j’aurais tendance à croire aux informations de votre agent, Votre Grâce. (Il pencha la tête dans la direction de Flots-Noirs.) Je m’incline devant la grande expérience de la mer du comte de Ladret et conviens qu’une telle décision serait remarquablement téméraire de la part de Haarahld. Cela étant, s’il connaît mieux nos plans que nous le croyons, il n’ignore pas combien le rapport de forces lui est défavorable. Ayant de ce fait exclu tout espoir de vaincre nos formations une fois qu’elles seraient rassemblées, il a pu décider qu’une chance – même maigre – d’empêcher cette réunion vaudrait mieux que la certitude de voir sa flotte anéantie s’il ne la tentait pas. — C’est bien possible, admit Ladret à contrecœur. Pourtant, je vois mal Haarahld raisonner ainsi… Il ressemble beaucoup à feu son père, que j’ai rencontré quand je n’étais encore que capitaine de vaisseau. Le père de notre reine avait choisi mon bâtiment pour transporter une mission diplomatique vers le roi de Charis. Celui-ci m’a donné l’impression d’être toujours prêt à prendre des risques, même énormes, mais uniquement à condition que le jeu en vaille la chandelle et que les chances de l’emporter soient en sa faveur. Tout ce que j’ai entendu dire de Haarahld semble indiquer qu’il partage le même état d’esprit. Ainsi, quoi que puisse suggérer ce fameux rapport, jamais il ne tenterait une manœuvre aussi inconsidérée. — Dans des circonstances normales, j’aurais tendance à être d’accord avec vous, Votre Grandeur, affirma Flots-Noirs. Dans le cas présent, toutefois, je nous crois contraints de considérer, du moins de façon provisoire, ces informations comme correctes. Si elles le sont, alors Cayleb a tenté d’intercepter le duc de Malikai. S’il y est parvenu, une bataille a eu lieu, que l’un des deux bords aura remportée. Si c’est Cayleb qui en est sorti vainqueur, il devrait être de retour dans deux à quatre quinquaines, de même que s’il n’a pas réussi à repérer le duc de Malikai. Si ce dernier a triomphé, il devrait arriver dans les mêmes délais. S’il est passé sous le nez de Cayleb sans coup férir, il ne mettra pas plus de deux quinquaines à nous rejoindre. Il nous faut donc décider de ce que nous allons faire en attendant que l’un ou l’autre pointe à l’horizon. — Je serais tenté de suggérer de ne provoquer aucun engagement général avant l’arrivée du duc de Malikai, avança Ladret. C’est ce dont nous sommes convenus à l’origine pour cette campagne et ce plan nous offrirait une certaine protection si Haarahld avait effectivement soumis ses galions à de complexes manœuvres pour nous induire en erreur. En outre (il regarda le duc de Flots-Noirs droit dans les yeux), si nous ne voyons jamais arriver le duc de Malikai et le baron Du Gué-Blanc, cela nous donnera une bonne indication de ce qu’il adviendra de nos galères dans un combat contre les galions améliorés de Charis. — Je ne suis pas d’accord, messire Lewk, affirma Mahndyr avec politesse. Je crois que nous devrions faire le maximum pour provoquer et même forcer dès que possible un affrontement de masse. Si le duc de Malikai a défait Cayleb, nous nous retrouverons dans une excellente position pour la suite des événements, à condition que nous soyons de notre côté venus à bout de Haarahld entre-temps. Si le duc a dû s’incliner, mais non sans avoir infligé de lourdes pertes à son adversaire, alors il sera capital que nous ayons neutralisé le nôtre pour éviter qu’il soutienne et couvre Cayleb à son retour. Enfin, si ce dernier l’a emporté sans trop de dégâts, il sera plus important que jamais que nous n’ayons pas à nous soucier des galères de Haarahld quand il nous faudra affronter son fils. — Je me sens obligé de me ranger à l’avis du comte de Mahndyr, Votre Grandeur, dit Flots-Noirs à Ladret. J’avoue que je me sentirais plus à l’aise si ce compte-rendu unique avait été confirmé par une source indépendante. Néanmoins, il me semble nécessaire de tâter le terrain pour vérifier si les galions de Haarahld escortent ou non le reste de sa flotte. » S’ils sont bel et bien là, alors nos informations se révéleront fausses. Dans le cas contraire, j’accorderai beaucoup de crédit aux suggestions du comte de Mahndyr. S’il est vrai que le plan d’origine de cette campagne prévoyait que nous attendions l’arrivée des escadres tarotisiennes et dohlariennes, c’était surtout pour atteindre une supériorité numérique décisive face aux Charisiens. Si nous ne nous trouvons confrontés qu’à quatre-vingts galères sur le pied de paix, alors cette supériorité nous est d’ores et déjà acquise. Le silence régna pendant quelques instants. Enfin, presque contre son gré, Ladret opina lentement du chef. .VII. Au large de la Tête du Triton Mer de Charis — Ils font route vers le sud, Votre Majesté. Le capitaine de vaisseau Tryvythyn adressa au roi Haarahld un regard curieux, de ceux qu’on réserve normalement, songea le souverain, aux prophètes, aux fous… ou aux seijin. — Vraiment, Dynzyl ? répondit-il sur un ton neutre en levant les yeux de son déjeuner. — Oui, Votre Majesté, et en grand nombre. D’après l’Etincelle, il s’agirait même de toute leur flotte. — Je vois. Haarahld souleva son verre de vin, en but une gorgée et s’essuya les lèvres dans sa serviette immaculée. — Eh bien, Dynzyl, s’ils semblent résolus à livrer bataille, je suppose qu’ils ont leurs raisons. Nous, en revanche, n’en avons aucune. — Aucune raison immédiate, Votre Majesté, en effet. L’accent, pourtant discret, que Tryvythyn avait mis sur cet adjectif n’échappa pas à Haarahld, qui sourit. — Dynzyl, Dynzyl ! (Le roi secoua la tête.) Je sais qu’il est douloureux de céder du terrain à ces… gens. Je n’ai pas oublié non plus que Bryahn leur a donné une déculottée la dernière fois qu’ils se sont aventurés si loin au sud. Mais vous et moi savons qu’ils ne seraient pas là si Flots-Noirs nous jugeait susceptibles de recommencer. Or, quel que soit leur objectif, le nôtre est de continuer à gagner du temps jusqu’au retour de Cayleb. — Certes, Votre Majesté. Haarahld remarqua que son capitaine de pavillon s’abstint de lui faire remarquer que nul au sein de la flotte charisienne ne savait si Cayleb reviendrait ou non. Le roi éprouva la tentation soudaine et irrésistible de partager avec lui ses informations mais se ravisa sans trop de mal. — Veuillez transmettre ce renseignement à Bryahn, préféra-t-il lui lancer. Faites-lui signe de mettre en œuvre le plan mis au point hier. — Eh bien, voilà qui est inattendu, commenta le duc de Flots-Noirs. À côté de lui, Kehvyn Myrgyn pouffa de rire. — Je ne m’étais jamais rendu compte de votre don pour les euphémismes, Votre Grâce, dit-il quand Flots-Noirs se tourna vers lui en souriant. Pourtant, la joie du duc disparut bientôt au profit d’une moue pensive tandis qu’il examinait le rapport. — Il a mis le cap au sud, murmura-t-il en se grattant le bout du nez, les cheveux ébouriffés par la bonne brise de nord-est. Pourquoi le sud ? — C’est surprenant en effet, Votre Grâce. Je l’aurais plutôt imaginé se replier en baie des Brisants s’il avait voulu échapper au combat. — Moi aussi. Flots-Noirs inclina la tête, les mains serrées dans son dos, près du pavois tribord du château arrière de la Corisande. Pendant plusieurs secondes, il monta et redescendit sur ses pointes de pieds. — Quelles que soient ses intentions, Votre Grâce, il a l’air de vouloir éviter un engagement général. — Ce qui tendrait à confirmer que ses galions se trouvent bel et bien ailleurs. S’il ne dispose effectivement en tout et pour tout que de quatre-vingts galères, je comprends qu’il n’ait aucune envie de se mesurer à notre force alliée. Mais qu’il entreprenne de s’éloigner de la baie des Brisants… Voilà qui m’inquiète. — Croyez-vous qu’il tente de nous attirer dans une embuscade, Votre Grâce ? — Quelle embuscade ? L’irritation de Flots-Noirs ne s’adressait pas à son capitaine de pavillon, comme celui-ci le comprenait parfaitement. Le duc désigna d’un grand geste du bras la longue colonne de galères alliées voguant droit vers le sud-ouest. — Si nos informations sont correctes, reprit-il, il n’a rien qui lui permette de nous tendre un piège ! Et si elles sont fausses, à quoi lui servirait-il de se réfugier dans l’anse de Darcos avant de livrer bataille ? — Il souhaite peut-être éviter de se retrouver coincé dans la baie, Votre Grâce. (Flots-Noirs interrogea du regard son capitaine de pavillon, qui haussa les épaules.) Nous avons supposé d’emblée que les Charisiens se battraient pour défendre la baie, Votre Grâce. Et si nous nous étions trompés ? Si Haarahld était prêt à nous la céder en échange de sa liberté de mouvement ? — En théorie, cela nous offrirait la possibilité d’envoyer une force d’invasion au-delà de l’île de la Glotte, dit Flots-Noirs d’un air songeur. Serait-il prêt à courir ce risque ? — Cela dépend de l’importance de ce risque, Votre Grâce… Si nous parvenons à faire passer ne serait-ce qu’une poignée de bâtiments en baie de Howell, nous pourrions faire beaucoup de dégâts. Mais si quelques galères nous attendaient là, ou plutôt derrière l’île de la Glotte pour couvrir le détroit Nord, il nous faudrait mobiliser une force beaucoup plus imposante pour espérer forcer le passage. — Ce qui donnerait la possibilité à Haarahld de revenir sur notre force principale une fois que nous l’aurions affaiblie en en détachant une formation suffisante pour mener à bien cette mission, compléta Flots-Noirs en dodelinant de la tête. — Tout à fait, Votre Grâce. Si ses galions se trouvent bel et bien ailleurs, il tentera d’esquiver tout combat décisif avant leur arrivée. Ainsi, il lui faudra éviter de rester coincé dans un piège tel que la baie des Brisants au cas où son fils aurait besoin de son aide en mer de Charis. — C’est ce que je me disais aussi. (Le duc s’abîma dans sa réflexion pendant plusieurs secondes puis poursuivit :) S’il attend effectivement le retour de son fils, alors peut-être sa fuite vers le sud indique-t-elle la direction dans laquelle Cayleb devrait apparaître. S’il est un danger que Haarahld voudra éviter à tout prix, c’est de voir notre force entière se placer entre Cayleb et lui, car nous aurions alors le champ libre pour vaincre l’une après l’autre ses deux formations isolées. — À moins qu’il imagine une attaque convergente, suggéra Myrgyn. Flots-Noirs partit d’un mauvais éclat de rire. — Ladret ne peut pas nous sentir, Kehvyn, mais il a raison sur les risques que Haarahld est susceptible de courir. Tenter de nous prendre en tenaille, entre deux flottes si éloignées, chacune plus faible que nous ? sans savoir exactement quand arriverait la plus distante ? (Il secoua la tête.) Alors que l’une ne saurait que nous aurions attaqué l’autre qu’une fois la bataille terminée ? (Il fit le même geste, avec plus de fermeté encore.) Non, c’est le genre de plan trop futé dont les gens de l’espèce de Magwair ont le secret. Haarahld est trop bon marin pour tenter une telle folie. — Je n’ai jamais prétendu que c’était vraisemblable, Votre Grâce, souligna Myrgyn. Je n’ai fait qu’avancer une possibilité. — Bien sûr. (Flots-Noirs tendit le bras pour tapoter l’épaule de son capitaine de pavillon en une rare démonstration publique d’affection.) Je crois du reste que vous ne vous trompez pas sur ce qui l’a poussé à quitter la baie des Brisants, surtout s’il attend le retour de Cayleb. — Jusqu’où pensez-vous qu’il descendra vers le sud avant d’accepter le combat ? — Je ne l’imagine pas sortir de l’anse de Darcos, répondit Flots-Noirs après un instant. Le fort du même nom est loin de représenter une aussi bonne base opérationnelle que l’île de la Glotte, mais Haarahld pourra s’en contenter, du moins pour un temps. En outre, le passage entre l’île de Darcos et le cap du Diadème fait moins de trente milles de large à marée haute. À marée basse, il est beaucoup plus étroit et le chenal l’est encore davantage. S’il décidait de l’embouquer, nous serions bien en peine de l’y suivre. — Nous pourrions toujours passer de l’autre côté, par le détroit d’Argent, pour remonter sur lui. — Pas sans diviser nos forces. Il nous faudrait laisser quelques unités en arrière pour empêcher Haarahld de remonter vers le nord, ce qui lui donnerait l’occasion de vaincre une formation isolée de notre côté. En tout cas, tel est peut-être son raisonnement. — Quel est le vôtre, Votre Grâce ? lança Myrgyn, l’air rusé. — Je me dis que, s’il est assez inconscient pour se laisser piéger dans l’anse de Darcos, autant tenter le coup et diviser nos forces. Si nous l’obligeons à se réfugier dans les détroits, la largeur de mer à défendre au nord de l’île nous permettra de limiter la formation affectée à cette tâche. Ainsi, un tiers, voire un quart de notre force totale suffirait sans doute à déjouer une tentative de Haarahld de regagner l’anse tandis que le reste ferait le tour de l’île pour remonter sur lui. — Croyez-vous vraiment qu’il commettra une telle bévue, Votre Grâce ? — Non, pas vraiment. Mais il est toujours permis d’espérer. En attendant, nous nous trouvons à près de six cents milles de l’île de Darcos. À notre vitesse actuelle, cela représente presque une quinquaine de navigation. Or, si réservé que Haarahld puisse se montrer en ce moment, je ne doute pas qu’il fera son maximum pour nous rendre la vie impossible d’ici à notre arrivée. Les quelques jours à venir ne devraient pas manquer d’intérêt. .VIII. À bord de la Royale-Charis, galère de Sa Majesté Anse de Darcos Debout sur le gaillard d’arrière de son navire amiral, Haarahld de Charis scrutait l’horizon oriental où ce qui ressemblait à un orage d’été lançait des éclairs dans l’obscurité. À ceci près qu’il ne s’agissait pas d’un orage, bien sûr. Le roi serra la mâchoire en imaginant combien de ses sujets étaient en train de mourir là-bas. Peu, si tout se passe comme prévu, se dit-il. Mais rien ne se passe jamais comme prévu, si ? — Le chef d’escadre Nylz connaît son métier, Votre Majesté, murmura le capitaine de vaisseau Tryvythyn. Haarahld se tourna vers son capitaine de pavillon. — Ai-je l’air si nerveux ? lança-t-il, sarcastique. — Non, pas vraiment, dit Tryvy thyn en haussant les épaules. Il se trouve que je vous connais mieux que beaucoup de gens, voilà tout, Votre Majesté. — Ça, c’est vrai, pouffa Haarahld. Mais vous avez raison, et il fallait bien que quelqu’un s’en charge. — Absolument, Votre Majesté. Après une légère courbette, le capitaine de pavillon tourna les talons pour abandonner le roi à ses pensées. Qui se révélèrent, comme Haarahld put s’en rendre compte, un peu moins pesantes après l’intervention de Tryvy thyn. Le roi prit une profonde inspiration et entreprit d’analyser les onze jours passés. Flots-Noirs était de toute évidence résolu à l’immobiliser et à détruire sa flotte une fois pour toutes. La ténacité de l’amiral corisandin et le contrôle qu’il semblait exercer sur sa flotte hétéroclite étonnaient quelque peu le souverain de Charis. Quand ce dernier avait profité du couvert de la nuit pour faire glisser toute sa flotte sur le flanc droit de Flots-Noirs et remonter vers le nord, le duc avait tout simplement fait demi-tour pour le suivre en direction de la baie des Brisants. Il s’était refusé à disperser ses unités pour tendre un plus large filet, décevant ainsi les espoirs de Haarahld. Au lieu d’offrir aux Charisiens des escadres isolées à attaquer, il avait maintenu une formation serrée – exception faite de ses éclaireurs – et poursuivi sa chasse obstinée. De toute évidence, il tenait à déclencher une bataille décisive, sans aller toutefois jusqu’à risquer une défaite à l’usure pour l’obtenir. Or, malgré les manœuvres de Haarahld, en dépit de toutes ses ruses et astuces, l’écart entre les deux flottes s’était réduit petit à petit. Plus imposantes que celles de l’ennemi, les galères de Haarahld étaient mieux adaptées à la pleine mer. En contrepartie, elles étaient aussi un peu plus lentes à la rame. Or elles naviguaient depuis près de trois mois sans interruption, exception faite de brèves escales individuelles pour remplir les cuves d’eau potable. Leurs carènes étaient envahies par les parasites, ce qui les ralentissait encore. Sous voile, cela ne posait guère de problème car elles étaient aussi plus toilées et puissantes. Mais quand il s’agissait de remonter au vent à la seule force des avirons, c’était beaucoup plus gênant. Ainsi, au crépuscule, la flotte de Flots-Noirs n’était plus qu’à moins de vingt-cinq milles au sud du navire amiral de Haarahld. Il faut que j’arrive à me glisser de nouveau au sud de lui, où je pourrai faire route sous le vent, se répéta Haarahld en regardant les éclairs des canons augmenter d’intensité. Au moins, ce devrait être la dernière fois. Il aurait voulu se réfugier sous le pont, dans sa chambre, loin du silence de cet « orage d’été », mais c’était impossible. Le chef d’escadre Kohdy Nylz était là-bas avec ses bâtiments, à attaquer une flotte plusieurs fois supérieure en nombre, dans le seul dessein de convaincre Flots-Noirs que Haarahld tentait de se frayer un passage vers l’est et non vers l’ouest. Le moins que puisse faire le roi qui leur avait donné cet ordre était de rester sur le pont pour les regarder. .IX. À bord de la galère Corisande Anse de Darcos Après un petit déjeuner écourté, le duc de Flots-Noirs arpentait le pont en regardant avec aigreur par-dessus le pavois. Dans des circonstances normales, la vue qui s’offrait à lui aurait dû lui procurer un intense plaisir. Deux imposantes galères voguaient sur la hanche bâbord de la Corisande. La plus proche battait le pavillon or sur fond noir de Charis sous celui, blanc sur fond orangé, de Corisande. L’autre arborait les couleurs de Charis sous le léviathan d’argent sur fond bleu roi de Chisholm. Ces deux navires étaient les deux premières prises d’importance de la flotte de Flots-Noirs et on lui avait déjà rapporté que la façon dont étaient montés leurs canons se révélait des plus singulière. Singuliers ou non, songea-t-il amèrement, ils sont plutôt efficaces, non ? La capture de ces deux bâtiments – et la destruction d’un troisième – lui avait coûté quatre de ses propres galères. Six, en fait, mais les dégâts subis par deux d’entre elles étaient réparables. Sur les quatre perdues, une avait été coulée sur-le-champ et les trois autres réduites à l’état d’épaves pitoyables qu’il avait ordonné de brûler une fois les survivants recueillis. Par la suite, près des deux tiers de la force charisienne avait réussi à se dégager pour prendre la fuite. Le double de pertes, se dit-il. Et nous ne saurons sans doute jamais pourquoi la troisième des leurs a pris feu avant d’exploser, ce qui veut dire que nous ne pouvons pas espérer recommencer. Les implications de ce bilan lui importaient peu. Bien sûr, il commandait au moins deux fois plus de galères que Haarahld mais, s’il ne revenait qu’avec une dizaine de navires délabrés après avoir achevé le dernier bâtiment charisien, cela ne plairait guère au prince Hektor. — Bonjour, Votre Grâce. — Bonjour, Kehvyn. (Il se tourna vers son capitaine de pavillon aux vêtements trempés jusqu’à bien au-dessus de la taille.) Auriez-vous vécu quelque aventure ce matin ? lança-t-il en haussant un sourcil. — J’ai mal calculé mon saut vers l’échelle de coupée, Votre Grâce. Myrgyn fit une grimace comique et Flots-Noirs pouffa de rire, même si de tels incidents n’étaient pas toujours drôles, loin de là. Mal choisir son moment pour abandonner un canot au profit des lattes fixées à la muraille d’une galère en vue de l’ascension jusqu’au pont pouvait avoir des conséquences fatales. Plus d’un homme s’était retrouvé écrasé contre le flanc de son propre navire quand une lame imprévue avait précipité sur lui l’embarcation qu’il venait de quitter. D’autres avaient été arrachés à leur perchoir par une déferlante qui les avait aspirés sous le renflement de la coque, où ils s’étaient noyés. Flots-Noirs avait lui-même échappé de peu à un tel sort, bien des années auparavant. — Heureux que vous vous en soyez tiré à si bon compte, dit-il à son capitaine de pavillon avant de désigner les deux prises du menton. Qu’en pensez-vous ? — Je suis… impressionné, Votre Grâce, affirma Myrgyn avec sérieux. Et je comprends beaucoup mieux ce qui est arrivé à La Tour-de-Tanlyr. Ces navires sont plus gros que les nôtres, bien entendu. Nous le savions déjà. Mais ces canons… (Il secoua la tête, l’air aussi admiratif que contrarié.) J’ignore pourquoi personne n’y a songé avant, Votre Grâce. Leurs armes latérales sont plus courtes que nos bouches à feu, et plus légères – beaucoup plus légères. On dirait des krakens sciés montés là où seul un faucon pourrait l’être. Et tous ont des genres de… pivots de part et d’autre du tube, qui agissent presque comme des réas dans une poulie. (Myrgyn bougea les mains comme pour faire basculer un objet invisible dans l’air devant lui.) Cela leur permet d’incliner leurs canons vers le haut et le bas. Et ce n’est pas tout : leur poudre est différente, elle aussi. — Différente ? Comment cela ? — On dirait… des grains, Votre Grâce. Des grains de sable. De gros grains de sable. — Hum… Flots noirs fronça les sourcils en s’efforçant de visualiser ce que lui décrivait Myrgyn. — J’ai également compris comment ils s’y prennent pour tirer si vite, Votre Grâce. (Le duc plissa les yeux.) Là aussi, je ne comprends pas comment nous avons fait pour ne pas y penser avant. Ils ont cousu leurs charges dans des sacs en tissu. Ils enfoncent tout le sac dans la gueule d’une seule poussée sans avoir à charger la poudre à la cuiller. Il y a aussi un… machin installé sur la culasse. Une sorte de marteau avec un silex fixé dessus et un ressort. Ils tirent sur le marteau et, quand ils sont prêts à faire feu, le ressort le ramène en position, ce qui projette des étincelles sur l’amorce. Ils n’ont ainsi plus besoin d’utiliser de mèche lente ou de fer chauffé au rouge. Flots-Noirs fit la grimace. Il connaissait depuis longtemps l’insupportable goût des Charisiens pour l’innovation. C’était du reste une grande partie de ce que reprochait le Grand Inquisiteur à ce royaume. Cela étant, il commençait à comprendre grâce aux explications de Myrgyn, qu’il savait n’avoir encore saisies que de façon très imparfaite, comment huit galères avaient pu causer tant de ravages avant d’être enfin repoussées. Non, se reprit-il vertement. Pas « repoussées ». Les cinq dernières ont rompu le contact de leur propre chef une fois leur mission accomplie. — C’est fascinant Kehvyn. Et je suis sincère. Je vous saurais gré de réaliser quelques croquis de ce dont vous venez de m’entretenir, de sorte que je les examine à table ce midi. Mais dans l’immédiat, que savons-nous des autres bâtiments de Haarahld ? — Ce que vous supposiez à l’aube semble se confirmer, Votre Grâce, répondit Myrgyn en grimaçant à son tour. Vous aviez raison. C’était une diversion. Pendant que nous regardions vers l’est, Haarahld nous a contournés par l’ouest. Son corps de bataille fait déjà route à vingt milles du nôtre et creuse peu à peu l’écart, aidé en cela par le vent. — Que Shan-wei l’emporte, dit Flots-Noirs en retenant sa colère avant de manifester d’un signe de tête son admiration forcée. Nous voilà de nouveau contraints à lui donner la chasse jusqu’à l’île de Darcos. — Serait-ce bien avisé de notre part, Votre Grâce ? s’enquit timidement Myrgyn. (Flots-Noirs lui adressa un regard acéré.) Ce que je veux dire, Votre Grâce, c’est que, comme vous l’avez vous-même souligné au cours de la première poursuite, s’ils s’attendent à voir Cayleb arriver par le sud et qu’ils parviennent à nous faire perdre tant de temps à les pourchasser, nous risquons de ne pas les rattraper avant le retour du prince. — Ou du duc de Malikai. Il est censé arriver dans la même direction, ne l’oubliez pas. — Avec tout le respect que je vous dois, Votre Grâce, le duc a déjà presque un mois de retard. Il arrivera peut-être un jour mais, si les Charisiens ont armé leurs galions d’autant de canons que nous l’ont indiqué nos espions, et s’ils ont réussi à intercepter Malikai, alors celui-ci aura subi de très lourdes pertes. Ces galères (il désigna les deux prises) ne portent que six canons de chaque bord. D’après nos espions, les bordées de leurs galions sont fortes de vingt pièces. — Je sais. (L’espace d’un instant, le visage de Flots-Noirs afficha une morosité qu’il n’aurait jamais permis à personne d’autre de voir. Il prit une profonde inspiration et se ressaisit.) Je sais. Mais nous sommes tout de même parvenus à couler ou à saisir un tiers de leurs galères hier soir. Or le rapport de forces leur était encore moins défavorable qu’il a dû l’être pour Cayleb. Certes, des galions dotés d’une telle puissance de feu représentent une menace non négligeable, mais ils ont dû eux aussi subir des pertes. Et ils n’étaient pas très nombreux au départ. — Sauf votre respect, Votre Grâce, j’espère que vous avez raison, dit Myrgyn avec un sourire gêné. — Moi aussi… Cela dit, quel que soit l’armement de leurs galions, leurs galères, elles, ne doivent pas être uniformément pourvues de ces nouveaux canons. Sinon elles se seraient alignées en plus grand nombre hier soir. D’ailleurs, si toutes les galères charisiennes étaient ainsi équipées, elles n’auraient jamais pris la peine de nous fuir ! (Il rit jaune en considérant les deux prises d’un regard haineux et secoua la tête.) J’imagine que c’est à l’armement des galions qu’ils ont donné la priorité. Par conséquent, si ce maudit Haarahld cesse enfin de nous filer entre les doigts, nous devrions n’en faire qu’une bouchée. En outre, si le fils fait effectivement route sur nous depuis la mer de Parker, nous ferions mieux de nous occuper du père avant son arrivée. — En toute honnêteté, Votre Grâce, avança Myrgyn d’une voix lente, l’air préoccupé, j’ai l’impression que la galère, en tant que type, vient de devenir complètement obsolète… — Je suis du même avis. Et la mauvaise nouvelle, c’est que notre flotte est dénuée de galions. La bonne, c’est que les Charisiens n’en ont pas beaucoup non plus et que nous allons pouvoir en construire presque sur un pied d’égalité maintenant que nous avons découvert comment ils montent leurs canons. — Tout à fait, Votre Grâce. Dans ce cas, je me demande s’il serait bien utile d’engager le combat contre Haarahld. (Flots-Noirs lui adressa un regard perçant et Myrgyn haussa les épaules.) Même si nous avons raison de sa flotte, nous ne ferons que capturer – ou couler – des navires dont plus personne ne voudra d’ici à un an ou deux. — Ah ! d’accord. Je comprends votre raisonnement à présent, affirma le duc avant de secouer la tête à son tour. Personnellement, je vois deux raisons d’écraser Haarahld. Tout d’abord, nous ignorons ce qu’il est advenu de Cayleb. Nous avons beau broyer du noir, tous les deux, il a très bien pu subir une lourde défaite face à Malikai et Du Gué-Blanc. Et même s’il l’a emporté, il a forcément subi des pertes – peut-être telles que, malgré ses merveilleux canons tout neufs, nous pourrions encore avoir le dessus sur lui. » Ensuite, même s’il revient à la tête d’une flotte que nous ne saurions affronter – du moins avant d’en avoir bâti une équivalente –, nous devons malgré tout détruire celle qui nous nargue dans ces eaux. Le roi de Charis se trouve à bord d’une de ces galères, Kehvyn. Si nous le tuons ou, mieux, le capturons, les conséquences seront fantastiques. Même si nous n’y arrivons pas, ces navires abritent des milliers de matelots et officiers exercés. Ce sont ces hommes qui manœuvreront leurs futurs galions. Nous devons donc en tuer autant que possible aujourd’hui, tant que nos bâtiments font le poids face aux leurs, pour les priver de cette main-d’œuvre entraînée. Myrgyn le dévisagea pendant plusieurs secondes puis hocha lentement la tête en signe de profond respect. — Je ne voyais pas si loin, Votre Grâce. Peut-être (il esquissa un sourire) est-ce pour cela que vous êtes amiral et pas moi. — Eh bien, répondit Flots-Noirs avec une expression à l’avenant, ce doit être l’une des raisons, oui, peut-être. — Bien sûr, il reste encore le léger problème de ce qui risque de se produire si Cayleb arrive à un moment inopportun, Votre Grâce. — Des navires montent la garde au nord et Haarahld évolue au sud de nous. Si Cayleb arrive par le sud, nous ferons demi-tour pour courir de l’autre côté. Je sais que les nouveaux gréements des Charisiens rendent leurs galions plus fins au louvoyage. Néanmoins, je doute fort qu’ils puissent remonter droit au vent aussi bien que nous à l’aviron. — Mais si nous nous trompons et qu’ils arrivent par le nord, Votre Grâce ? — Alors nos sentinelles nous en avertiront bien avant que Haarahld lui-même s’en rende compte. Dès lors, nous pourrons mettre le cap sur le détroit d’Argent et prendre la fuite. Nous serons prévenus bien assez tôt pour contourner Haarahld avant qu’il se rende compte de ce qui se passe, à condition que nous cessions de lui donner la chasse pour mieux battre en retraite. Et s’il se met en travers de notre route (il haussa les épaules), nous passerons en force en lui infligeant autant de dégâts que possible. .X. Anse de Darcos — Vous avez à peine touché à votre souper, fit remarquer Lachlyn Zhessyp. Le roi Haarahld s’arracha à sa contemplation des flots par les fenêtres de poupe en entendant le gémissement de son valet. — Lui avez-vous trouvé un défaut, Votre Majesté ? s’enquit ce dernier avec un air de dignité offensée en rassemblant la vaisselle sur son plateau. Haarahld secoua la tête avec un sourire. — Non, je ne lui ai trouvé aucun défaut, affirma-t-il patiemment sans tenir compte de l’hilarité du sergent Haarpar en faction à la porte de la grand-chambre, qu’il venait d’ouvrir à Zhessyp. Non, je ne me plains pas du coq. Non, je ne suis pas souffrant. Et non, ne m’apportez pas d’en-cas plus tard. (Zhessyp lui adressa un regard de chien battu dont seuls sont capables les domestiques les plus fidèles et le roi soupira.) En revanche, je vous promets de dévorer un énorme petit déjeuner. Voilà. Satisfait ? — Votre Majesté, dit solennellement Zhessyp, ce n’est pas à moi qu’il appartient de vous soutirer des promesses. Il souleva son plateau, redressa le nez de façon à peine perceptible, et quitta le salon. Haarpar lui tint la porte. Son sourire s’élargit encore au passage du valet. — Vous savez, Gorj, ironisa le roi, le plus inquiétant est qu’il pense vraiment tout ce qu’il dit. — En effet, Votre Majesté. Cela dit, au fond de lui, il sait ce qu’il en est. — Bien sûr. (Haarahld eut un sourire chaleureux et secoua la tête.) Bonne nuit, Gorj. — Bonne nuit, Votre Majesté. Le garde se toucha l’épaule gauche pour saluer et referma la porte. Haarahld passa la minute suivante le regard rivé sur le battant puis se leva, son sourire s’atténuant, et gagna la galerie de poupe de la Royale-Charis. Il leva les yeux au ciel, où luisait faiblement à l’est l’ongle de la nouvelle lune. Les étoiles brûlaient au firmament tandis que montait vers lui le bouillonnement musical du remous de sa galère, associé au rythme de l’eau glissant le long de sa coque. Le vent arrière avait légèrement fraîchi en tournant un peu vers l’ouest. C’était une nuit magnifique, quoique un peu sombre, songea le roi en admirant derrière son navire amiral les fanaux des autres bâtiments de sa colonne. Chacun des hommes embarqués à bord de ces galères était placé sous son commandement. Et il savait que tous lui obéissaient de leur plein gré, confiants qu’ils étaient en ses prises de décision. Mais au-delà de ces feux, il en était d’autres qu’il ne distinguait pas. Ceux d’une autre flotte qui se rapprochait de nouveau peu à peu. Bientôt, très bientôt, il lui faudrait choisir entre redescendre vers le sud en direction de l’île de Darcos, ou se glisser une fois de plus sur le flanc de Flots-Noirs. Il ne voulait pas s’aventurer plus au sud que nécessaire, d’autant qu’aucune base aussi satisfaisante que le fort de Darcos ne l’accueillerait en mer du Milieu, mais Flots-Noirs ne le lâchait pas d’une semelle. Or ses chances de mystifier quelqu’un d’aussi rusé que le duc corisandin diminuaient à chaque tentative. Ce n’est pas ce qui te tracasse, pourtant, se dit-il en sondant la nuit. Ce qui te tracasse, c’est que, d’après les estimations de Cayleb et de Merlin, même en tenant compte de ton déplacement vers le sud, les galions auraient dû arriver sur les sentinelles de Flots-Noirs au moins avant-hier. Il sourit sans grande joie et appuya ses avant-bras sur la lisse du garde-corps en se penchant pour décharger son genou droit d’une partie de son poids. Le reste de la flotte devait se demander ce qu’il avait en tête, à sillonner ainsi sans logique apparente la mer de Charis et l’anse de Darcos. Il aurait aimé renseigner ses hommes, mais comment aurait-il pu leur annoncer, même à ses officiers les plus fidèles, qu’il avait décidé de fonder sa stratégie – et ses espoirs de survie de son royaume, de leurs familles et peut-être de leur âme immortelle – sur les services d’un personnage qui pourrait très bien se révéler être un démon ? Il rit doucement et secoua la tête en se souvenant de l’expression de Merlin sur cette même galerie. Quoi qu’il puisse être d’autre, il n’était à l’évidence pas omniscient. C’était du reste l’une des raisons pour lesquelles Haarahld avait décidé de lui faire confiance, même s’il ne l’avait jamais confié au seijin – ou à ce qu’il pouvait bien être. Il était possible de surprendre Merlin. Par conséquent, celui-ci pouvait sans doute faire des erreurs. Ce dont il était incapable, en revanche, c’était de dissimuler ses émotions. Peut-être ne s’en rendait-il pas compte, ou peut-être n’était-ce que devant ses amis qu’il se montrait si transparent. Mais Haarahld avait compris depuis longtemps combien Merlin se sentait seul. C’était un homme qui avait souffert mais qui refusait de s’abandonner à la douleur. Quels que soient ses origines et ses pouvoirs, il était résolu à mener à bien l’objectif qu’il avait exposé à Haarahld lors de leur premier entretien. Seigneur, je sais qu’il est possible que ce soit bel et bien un démon, pria Haarahld Ahrmahk en silence, le regard levé vers l’œuvre scintillante, propre et intacte, de son Dieu. Si telle est sa nature et que je n’aurais pas dû l’écouter, je le regrette et implore Votre pardon. Mais je suis persuadé du contraire. Si j’ai raison, alors peut-être est-ce Vous qui l’avez envoyé, même s’il ne ressemble pas non plus à l’image que je me faisais d’un archange. (Les yeux du roi pétillèrent dans l’obscurité.) Cela étant, j’imagine que Vous auriez pu envoyer qui Vous vouliez pour montrer à ces chiens corrompus du Temple la laideur de leur conduite. S’il entre dans Votre volonté de m’accorder de vivre pour le voir, alors je mourrai heureux. Sinon je suppose qu’il est de pires causes pour lesquelles un homme donnerait sa vie. Cette prière n’aurait sans doute pas été du goût du Conseil des vicaires, et pas seulement en raison de son contenu, mais le roi Haarahld VII de Charis n’en avait cure. C’était étrange, se dit-il. Malgré son inquiétude à propos du retard de Cayleb, malgré la volonté du Groupe des quatre d’anéantir Charis, malgré le fait qu’un échec de cette attaque ne ferait qu’inviter les vicaires à réessayer, avec plus de moyens, il ressentait une profonde satisfaction. Pourtant, il ne se leurrait pas sur ce qui risquait de se passer. Si Charis était vaincue, les conséquences pour tout ce à quoi Haarahld tenait, pour tout ce qu’il aimait, seraient catastrophiques. Même si son royaume remportait cette guerre, ce ne serait que pour en mener une autre, puis une autre encore. Haarahld doutait de vivre assez longtemps pour voir la fin de ce conflit titanesque dont il espérait, dans ses prières nocturnes, l’issue très lointaine. Mais peut-être Cayleb la connaîtrait-il. Ou Zhan et Zhanayt. Voire ses petits-enfants. Et il avait au moins pris position. Il avait fait en sorte que ces petits-enfants qu’il ne connaissait pas encore puissent un jour vivre dans un monde où des hommes malveillants et vénaux, dissimulant leur avarice et leur corruption derrière le masque du Seigneur, ne dicteraient plus au peuple ses convictions, ni n’exploiteraient sa foi en Dieu pour leurs seuls vils desseins. Pauvre Merlin, songea-t-il. Il a si peur que je devine où mèneront en fin de compte ses intentions ! Je me demande s’il commence à se douter que je le devance sur ce point presque depuis le début… Il était sans doute temps que Merlin et lui aient une franche discussion là-dessus, se dit-il. Il était devenu inutile de jouer la comédie, après tout. Et dès qu’ils cesseraient de perdre du temps à tourner autour du pot par souci de diplomatie, ils pourraient sans doute… Le roi Haarahld s’interrompit dans ses pensées quand le « messager de poche » fixé à son avant-bras se mit soudain à vibrer. Penché sur la table à cartes à côté de Merlin, le prince Cayleb examinait en fronçant les sourcils les pièces de cuivre que son conseiller avait savamment disposées pour figurer les unités combattantes. — Et donc, le gros de leur force se trouve ici, dit Cayleb en tapotant une zone vaguement rectangulaire délimitée par quatre monnaies. — Oui. Merlin se redressa, croisa les bras et observa l’expression absorbée du prince. Malgré la tension de l’instant, il fut tenté de sourire du ton absent de son ami. L’exaspération du jeune homme face au ralentissement que leur causaient les vents contraires était palpable autour de lui depuis plusieurs jours. Or cette nervosité venait de se muer en autre chose. Le prince était si concentré sur son travail qu’il ne lui était manifestement pas venu à l’esprit de s’inquiéter de l’origine des informations de Merlin. Pas plus qu’il s’était soucié de savoir comment il s’y était pris pour informer son père de leur arrivée. — Et là (la main de Cayleb se déplaça au-dessus des plus petites pièces éparpillées en forme d’arc au nord du dispositif principal de Flots-Noirs), ce sont ses sentinelles. — Oui, répéta Merlin. Le prince se redressa, le front toujours plissé. — Si ces relevés sont exacts, elles sont trop loin derrière lui. Et trop éloignées les unes des autres. — Exact, fit Merlin. Mais la nuit est claire. N’importe quel tir de canon sera visible de très loin. — Certes. Cela dit… (Cayleb leva les yeux avec un sourire mauvais), le recours à l’artillerie n’est pas obligatoire, si ? — Qu’avez-vous en tête ? — Eh bien… (Le prince croisa lui aussi les bras, tout raide, en se redressant sur ses talons.) Il s’agit d’unités légères, de simples avisos. Au pis aller, elles seront armées de quelques loups. Merlin hocha la tête. Le terme de « loup » désignait sur Sanctuaire n’importe quelle pièce d’artillerie navale d’un calibre inférieur à deux pouces. De telles bouches à feu – en fait semblables à d’énormes fusils à un coup –, telles celles montées sur les hunes du Cuirassé, se limitaient normalement à un usage antipersonnel, mais pouvaient aussi se révéler efficaces contre les canots et les chaloupes. — Je me disais, poursuivit Cayleb, que s’il arrivait malheur à cette sentinelle, là (il tendit le bras droit pour tapoter l’une des monnaies du bout du doigt), pendant la Veille de Langhorne, cela laisserait un écart entre ces deux-là. (Il désigna deux autres piécettes.) En outre, je parie qu’il s’agit de leur navire relais. Par conséquent, même si elles nous repèrent, elles ne pourront pas le signaler à Flots-Noirs. Ainsi, nous pourrions placer notre flotte principale à dix milles de son corps de bataille, voire moins, entre le coucher de la lune et l’aube. Merlin étudia la carte puis opina lentement du chef. — Et comment comptez-vous vous y prendre pour qu’il lui arrive malheur ? s’enquit-il d’un ton poli. — Je suis ravi que vous me posiez la question, affirma Cayleb avec un sourire carnassier. Il faut vraiment que je dise à ce garçon qu’il y a des limites aux risques que le commandant en chef d’une flotte a le droit de courir, songea Merlin trois heures plus tard sur le gaillard d’arrière de la Mouette. Armée de douze caronades, soit six par bordée, cette goélette était l’un des plus grands escorteurs des galions de Cayleb. De par leur calibre réduit à cinq pouces et demi, ses bouches à feu n’étaient capables de tirer que des projectiles d’un poids tout juste supérieur à vingt-trois livres. Elles étaient donc beaucoup plus légères que celles de ses impressionnantes conserves, mais nettement plus dévastatrices que tout ce dont avait jamais pu s’équiper un navire de sa catégorie. Pour l’heure, toutefois, la puissance de ses bordées ne revêtait guère d’importance. Le pont unique de la goélette, long d’à peine quatre-vingt-dix pieds, était surchargé de fusiliers marins. Cayleb avait réussi à en faire monter quatre-vingts en plus de l’équipage, sans compter ses gardes du corps, Merlin et lui-même. — Vous ne devriez pas faire ça, glissa Merlin à l’oreille du prince. Les deux hommes se tenaient à côté du timonier, qui pesait sur la barre franche. — Non ? fit Cayleb avec la même discrétion en adressant à son conseiller un sourire étincelant dans la lueur de la lune prête à basculer derrière l’horizon. — Non, dit Merlin sans se démonter. Vous faire tuer dans une opération aussi mineure serait stupide, pas héroïque. — Mon père m’a toujours soutenu qu’« héroïque » et « stupide » sont d’exacts synonymes. — Un homme très intelligent, votre père. — Tout à fait. Mais il se trouve que je crois n’avoir d’autre choix que de diriger cette opération. Sauf si, bien sûr, vous tenez à expliquer au capitaine que c’est vous qui me soufflez où mettre le cap, et comment vous vous y prenez ? Merlin avait ouvert la bouche pour répondre. Il la referma en foudroyant le prince du regard. Hélas, Cayleb avait raison. Tous les hommes de la flotte éprouvaient désormais la ferme conviction que leur prince suivait son flair pour repérer l’adversaire. Ils étaient prêts à suivre son « instinct » partout où il les guiderait et ne s’étonnaient jamais de trouver des navires ennemis là où il les conduisait, ce qui détournait commodément l’attention des contributions de Merlin. À terme, ce serait une bonne chose. Dans l’immédiat, Merlin n’appréciait guère de voir Cayleb se livrer à des faits d’armes aussi écervelés. Allons, s’admonesta-t-il, cette action n’est pas si « écervelée » que ça, si ? Cayleb n’a pas tort : si nous arrivons à nos fins, Flots-Noirs aura droit à une vilaine surprise au lever du soleil. Cela ne faisait aucun doute. Toutefois, Merlin n’avait en tête que trop d’exemples dans l’histoire de la Vieille Terre d’hommes et de femmes essentiels qui avaient trouvé la mort au cours de manœuvres importantes mais pas capitales. — Eh bien, murmura Merlin à l’oreille du prince, si vous voulez vous charger des explications auprès du capitaine, vous feriez bien de lui suggérer de changer légèrement de cap : un demi-quart sur tribord environ. — À vos ordres, mon lieutenant ! fit Cayleb avec un sourire ironique avant de se diriger vers le commandant de la goélette, absorbé dans l’examen de ses voiles. La galère légère Ondine courait dans un silence de mort un énième bord de son interminable patrouille. L’équipage esméraldien du bâtiment n’appréciait pas beaucoup le duc de Flots-Noirs. Ces hommes avaient du mal à accepter les ordres qui avaient subordonné leur marine à un commandement corisandin. Quant aux instructions qui les maintenaient en mer depuis trois quinquaines et demie, elles leur plaisaient encore moins. Chacun des soixante-quinze marins embarqués à bord de cette galère savait que celle-ci ne devait sa présence dans ces eaux qu’à une idée de dernière minute. Certes, il était possible que les galions charisiens mystérieusement disparus tentent de se glisser derrière la force alliée par le nord. Mais c’était peu probable. D’autant plus que les galères du même royaume semblaient tenir à tout prix à descendre vers le sud. L’équipage de l’Ondine ne voyait aucun inconvénient à ce que quelqu’un surveille les arrières de la flotte ; il ne comprenait pas pourquoi c’était à lui de s’en charger, voilà tout. Le capitaine avait ordonné de prendre un ris juste après la tombée de la nuit. Non parce que la brise aurait fraîchi au point de représenter une menace mais parce qu’il lui fallait réduire sa voilure pour maintenir sa position au vent des galères plus imposantes et plus lentes du gros de l’armée navale. Il était parti se coucher après le dîner en laissant la responsabilité du navire à son second. L’essentiel de l’équipage s’efforçait lui aussi de prendre autant de sommeil que possible avant une autre journée assommante à jouer les vigies. — Là ! chuchota Cayleb à l’oreille du capitaine de la Mouette, le doigt tendu dans le sens du vent. La goélette faisait route tribord amures, au grand largue en prenant la brise par la hanche tribord. Et là, presque exactement à l’endroit prédit par le prince, brûlaient les fanaux d’une unité de faible tonnage. La lune venait de se coucher et la Mouette, tous feux masqués, glissait en silence sous focs et misaine seuls, de plus en plus près du navire sentinelle. D’une longueur à peine supérieure à soixante pieds, la galère était encore plus courte que la Mouette. Ses lanternes de poupe indiquaient très précisément sa position. Le commandant de la goélette adressa un signe de tête à son prince héritier. — Je la vois, à présent, Votre Altesse. Les lèvres de Cayleb tressaillirent quand il perçut l’admiration pointant dans la voix de l’officier. — Accostez-la, comme prévu, dit-il en veillant à réprimer son amusement. — À vos ordres, Votre Altesse. Le commandant se toucha l’épaule pour saluer et Cayleb hocha la tête avant de retourner à côté de Merlin et d’Ahrnahld Falkhan. — Quand nous l’aurons accostée, lança Merlin juste assez fort pour que Falkhan l’entende aussi, vous resterez à bord de la Mouette, Votre Altesse. — Entendu, répondit Cayleb d’un ton absent en regardant le navire changer légèrement de cap pour se rapprocher de la galère à bord de laquelle personne ne se doutait de rien, moins de deux cents yards plus loin. — Je ne plaisante pas, Cayleb ! insista Merlin avec sévérité. Ahrnahld et moi n’avons aucune intention d’expliquer à votre père comment son fils est mort en abordant une minuscule galère de rien du tout, c’est compris ? — Entendu, répéta le prince. Merlin jeta un coup d’œil à Falkhan. Le lieutenant d’Infanterie de marine lui renvoya son regard et secoua la tête avant de désigner du menton le sergent Laligne. Le monumental bas-officier se tenait juste derrière le prince héritier, visiblement prêt à assener à l’héritier du trône un bon coup sur le crâne s’il fallait en venir là pour le maintenir à bord de la Mouette. Ce qui convenait parfaitement à Merlin. — Maintenant ! Le timonier de la Mouette mit d’un coup sec la barre au vent et la goélette se rangea avec élégance le long du bord de l’Ondine. Un matelot de la galère repéra les intrus à la toute dernière minute et donna l’alerte, mais il était beaucoup trop tard. Des grappins s’envolèrent et mordirent dans le bois de l’Ondine quand les deux navires frottèrent l’un contre l’autre. Les hommes de quart – une dizaine, tout au plus – firent volte-face, bouche bée d’horreur, quand la goélette surgit sur eux du fond de la nuit. Une masse compacte de fusiliers en armes, leur baïonnette réfléchissant d’un éclat terne et meurtrier la lueur des fanaux de l’Ondine, se pressait contre la muraille de la Mouette. Bientôt, ces mêmes fantassins déferlèrent sur le pont de la galère. Les baïonnettes s’enfoncèrent. Les crosses des mousquets frappèrent. Il y eut quelques hurlements, davantage de cris, mais pas un coup de feu ne fut tiré. En moins de trente secondes, tout était fini. Bien entendu, il fallut un peu plus de temps à l’équipage pris au piège dans l’entrepont pour se rendre compte de ce qui se passait et au commandant de l’Ondine pour l’accepter et abandonner solennellement son navire. Mais on ne compta que sept blessures, toutes du côté esméraldien, dont seulement deux mortelles. Ç’avait été une opération rondement menée, admit Merlin. Et, surtout, trop rapide pour que Cayleb ait pu y participer, même s’il l’avait voulu. — Très bien, déclara le prince héritier en arrivant auprès de son conseiller sur le château arrière de la galère capturée, où il venait d’accepter la capitulation de son capitaine éberlué. Armons cette unité de son équipage de prise. Ensuite, il faudra revenir sur nos pas pour aller chercher le reste de la flotte. Étendu sur son cadre doucement bercé par le roulis, le roi Haarahld faisait consciencieusement semblant de dormir. Il n’avait pas grand-chose d’autre à faire, mais cela ne lui facilitait pas la tâche. Pour l’heure, il n’avait qu’une envie : convoquer le capitaine de vaisseau Tryvythyn dans la chambre de navigation pour évoquer les différents déploiements envisageables. De fait, la tentation devenait presque irrésistible. Si ce n’était que Tryvythyn se demanderait à coup sûr ce qui l’avait inspirée. Or, si le roi devinait que Cayleb gouvernait à moins de cinquante milles de lui, il n’en savait pas davantage. Ce n’était pourtant pas comme si le haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte et Haarahld, ainsi que leurs commandants d’escadres et de bâtiments, n’avaient pas discuté au cours des mois passés de toutes les éventualités tactiques et des réponses à leur apporter. Chacun de ses officiers supérieurs connaissait sa mission et celle de ses collègues. Le souverain avait du reste la certitude que, le moment venu, tous comprendraient non seulement ses ordres, mais également l’objectif sous-jacent. Cela étant, qu’il n’ait rien d’autre à faire ne l’empêchait pas de le regretter. Il jeta un coup d’œil par les fenêtres de poupe. Le ciel était-il un peu plus clair que la dernière fois qu’il avait regardé ? C’était possible, mais Haarahld prenait plus sûrement ses rêves pour des réalités. Il sourit, amusé malgré la tension qui s’accumulait de plus en plus dans ses entrailles. Mais oui, le ciel s’éclaircissait bel et bien, s’avisa-t-il, et… Le messager de poche vibra encore contre son avant-bras. À deux reprises. — Heureusement que vous êtes assez jeune pour n’avoir pas trop besoin de sommeil, lâcha Merlin avec un rien d’aigreur. Cayleb lui adressa un large sourire. — Avouez-le, Merlin. Vous êtes en rogne parce que j’ai été très sage hier soir et que vous n’avez pas pu vous plaindre de moi. — Sottises. Je ne suis pas « en rogne ». Stupéfait, voilà tout, rétorqua Merlin à la grande hilarité du prince. — Croyez-vous qu’ils nous ont repérés, Votre Altesse ? s’enquit Falkhan, ce qui obligea Cayleb à recouvrer son sérieux. — Si ce n’est déjà fait, cela ne saurait tarder, gronda-t-il. Falkhan opina du chef. Alignés sur une seule colonne, les galions de Cayleb cinglaient toutes voiles dehors, bâbord amures, presque exactement au sud-est quart est. Le Cuirassé menait la marche et les traits carrés des premières galères de Flots-Noirs se découpaient déjà jusqu’au ras du pont contre les lueurs de l’aube à l’horizon est. — Il doit nous rester encore une minute ou deux, dit Merlin d’un ton posé. Le ciel est encore noir derrière nous. Mais vous avez raison, Cayleb. Ils ne vont pas tarder à nous repérer. — Tenez-vous prêt à envoyer les signaux, Gwylym, lança le prince par-dessus son épaule. — À vos ordres, Votre Altesse, répondit le capitaine de vaisseau Manthyr avant de jeter un coup d’œil à l’équipe de transmission du garde-marine Kohrby. La vigie du Prince-Noir, galère de la Marine d’Émeraude, s’étira et bâilla. On la relèverait de son nid-de-pie dans une demi-heure environ. Il lui tardait d’avaler un petit déjeuner et de profiter un peu de son hamac. Le matelot baissa les bras et pivota sur lui-même pour balayer tranquillement l’horizon du regard tandis que le ciel du levant se parait de teintes crème et saumon. Au nord et à l’ouest, assez haut pour refléter une partie de ces couleurs, quelques mèches nuageuses ressortaient telles de brumeuses bannières d’or contre un dais de velours gris encore piqué d’étoiles. Il allait se tourner de nouveau vers l’est quand un détail attira son regard. Il fronça les sourcils, scruta plus attentivement l’horizon vers le nord-ouest. Cela l’obligea à affronter le vent et ses yeux s’embuèrent. Il se les frotta avec irritation et reprit son observation. Il crut sentir son cœur cesser de battre. L’espace d’un instant, il en fut réduit à considérer avec incrédulité ce spectacle impossible tandis que l’éclat de l’aube dans son dos conférait à la toile grise, salie par les intempéries, le lustre de l’étain poli. Enfin, il recouvra sa voix : — Voiles en vue ! hurla-t-il. Voiles en vue ! — Voilà, ils nous ont aperçus, dit doucement Merlin à Cayleb quand la galère la plus proche, le serre-file de la colonne la plus à l’ouest de la Force nord, battant le pavillon rouge et or d’Émeraude, se mit à fourmiller d’activité. Il n’avait pas besoin de l’imagerie superposée de ses PARC pour le voir, du reste. Il avait du mal à croire à quelle distance Cayleb avait réussi à se rapprocher, même s’il le savait un peu déçu. Le prince héritier accusait un retard de plus de deux heures par rapport à son ambitieux programme d’origine. Il avait espéré rattraper la flotte de Flots-Noirs avant l’aube et n’annoncer son arrivée que par ses premières bordées, administrées dans l’obscurité totale. Hélas, malgré la précision de ses renseignements sur les positions relatives des deux flottes, il n’avait pas réussi à déjouer assez bien les caprices du vent et des courants. L’irritation que lui causait ce retard se voyait plus qu’il devait naïvement l’espérer, songea Merlin, hilare. Malgré tous les hauts faits qu’il avait déjà à son actif, le prince héritier Cayleb était encore très jeune. Heureusement, il avait tenu compte de contretemps éventuels dans son plan. Ainsi, la lassitude de la vigie ennemie et les mauvaises conditions de visibilité vers l’ouest avaient permis au Cuirassé de s’approcher à moins de six milles avant d’être repéré. Les unités des deux colonnes suivantes de Flots-Noirs étaient visibles jusqu’à la flottaison depuis le pont du Cuirassé, même si personne ne les distinguait aussi bien que Merlin. — Hissez le signal, capitaine ! fit Cayleb. — À vos ordres, Votre Altesse ! Monsieur Kohrby, si vous voulez bien vous donner la peine. — Bien, capitaine ! Les pavillons de couleur s’envolèrent en bout de vergue, flottant au vent, pour être répétés par les goélettes placées au vent de la ligne de bataille charisienne. Les hommes de Cayleb laissèrent échapper une clameur vorace. — Signal numéro un hissé, capitaine ! indiqua Kohrby. À l’attaque ! Le roi Haarahld était encore en train de s’habiller quand le messager de poche vibra de nouveau contre son avant-bras, cette fois à trois reprises. Il éleva la voix pour s’adresser à la sentinelle en faction devant sa chambre. — Charlz ! La porte s’ouvrit aussitôt. Le sergent Gahrdaner pénétra, épée à demi dégainée, dans la pièce et en fit le tour du regard à la recherche d’une éventuelle menace. Ne trouvant rien, il se détendit quelque peu mais pas complètement. — Votre Majesté ? — Faites appeler le capitaine de vaisseau Tryvythyn, je vous prie. Ensuite, vous me remettrez mon armure. Le lieutenant de vaisseau Rholynd Mahlry fit volte-face, ses yeux incrédules braqués sur le nid-de-pie. — Des bâtiments par la hanche tribord ! braillait la vigie avec frénésie. Beaucoup de bâtiments par la hanche tribord ! Mahlry demeura tête levée pendant un autre battement de cœur puis traversa à toutes jambes le château arrière du Prince-Noir pour regarder à son tour dans la direction du vent. L’espace d’un instant, il ne vit rien. Aussitôt après, il en vit beaucoup trop. — Faites battre la générale ! hurla-t-il en avisant l’interminable ligne de galions qui fondait droit sur son navire. Qu’on réveille le capitaine ! — Envoyez un signal à la Bourrasque, dit Cayleb sans quitter des yeux les galères ennemies dont sa flotte se rapprochait à grande vitesse. — Oui, Votre Altesse ? fit Kohrby, la craie sur son ardoise. — Engagez le combat contre la colonne ennemie au vent la plus proche, dicta le prince. — Engagez le combat contre la colonne ennemie au vent la plus proche. Bien, Votre Altesse ! fit le garde-marine avant de rejoindre son équipe de transmission. — Capitaine de vaisseau Manthyr, tâchons de dépasser au moins deux colonnes par-derrière, si possible. — À vos ordres, Votre Altesse ! (Le capitaine de pavillon examina les premières galères ennemies puis jeta un coup d’œil à ses timoniers.) Changement de cap, deux quarts bâbord. Le capitaine de vaisseau Payt Khattyr se hissa d’un bond en haut de l’échelle du château arrière du Prince-Noir tel un lézard des souches à la queue en feu. Il n’avait pas pris la peine d’enfiler son armure, ni même de s’habiller. Aussi fut-ce torse nu qu’il arriva à côté du lieutenant de vaisseau Mahlry. — Où… ? commença-t-il d’un ton précipité avant de s’interrompre en voyant les galions. — Ils ont changé de cap il y a quelques minutes, capitaine, dit l’officier en second en désignant le chef de file. Ils remontent un peu plus au vent. — Ils manœuvrent pour nous couper la retraite, marmonna Khattyr. Mahlry ignorait si cette remarque lui était destinée, mais il se surprit à hocher tristement la tête en signe d’adhésion à l’opinion de son supérieur. — Faites hisser le signal indiquant que l’ennemi est en vue, décida ce dernier. — Je l’ai déjà fait, capitaine. Khattyr adressa un bref regard de vive approbation à son second. — Excellent, mon garçon ! Le capitaine se replongea dans son évaluation de l’adversaire et serra les dents en voyant le long des murailles s’ouvrir les sabords et surgir les gueules des canons, tels des monstres affamés. Il se tourna vers le sud pour examiner la formation à laquelle appartenait son navire. Le Prince-Noir était le serre-file de la colonne située le plus à l’ouest parmi les neuf colonnes de la flotte. Cette ligne comptait vingt galères, toutes esméraldiennes, comme les deux suivantes. La plus proche était menée par le navire amiral du comte de Mahndyr, le Triton. La quatrième se composait tout d’abord des dix dernières galères d’Émeraude, suivies de neuf bâtiments chisholmois. Vingt autres galères de Chisholm constituaient la cinquième colonne, commandée par le comte de Ladret à bord du Roi-Maikel. La sixième colonne, entièrement corisandine, était dirigée par le duc de Flots-Noirs à bord du navire amiral de la flotte. Venaient ensuite un autre alignement chisholmois et, enfin, deux colonnes aux couleurs de Corisande. Avec un intervalle de deux cents yards entre les navires, même la plus courte de ces colonnes mesurait plus de deux milles et demi. Quant à l’écart entre les colonnes, il était de trois milles. La formation s’étendait donc sur vingt-quatre milles d’est en ouest. Même juchée en tête de mât, la vigie du Prince-Noir ne distinguait pas du tout les bâtiments de la ligne la plus éloignée. Par conséquent, il faudrait du temps pour avertir Flots-Noirs de ce qui se passait et sa réponse en mettrait encore davantage à revenir. — Aucun signal du comte de Mahndyr ? s’enquit Khattyr. — Non, capitaine, répondit nerveusement Mahlry. Le commandant ravala un juron et se tourna de nouveau vers les galions charisiens, qui gagnaient inexorablement sur lui en gouvernant plein est. Ils devaient filer au moins dix ou onze nœuds sous cette forte brise, songea-t-il en les regardant gîter sous la pression de leurs montagnes de toile. D’ici à quinze minutes – vingt-cinq, tout au plus –, ils frôleraient la poupe du Prince-Noir. À cette idée, Khattyr sentit ses entrailles se contracter sous un poing de glace. Il avait déjà vu ce dont étaient capables des galères armées de la nouvelle artillerie charisienne. Or le plus proche de ces galions portait au moins vingt-cinq pièces de chaque bord, soit quatre fois plus qu’une galère. — Capitaine ! s’écria soudain Mahlry en montrant du doigt le chef de file charisien. C’est le pavillon du prince héritier ! — En êtes-vous certain ? le pressa Khattyr. Vous avez une meilleure vue que moi, mais… en êtes-vous certain ? — Oui, capitaine ! Khattyr fit cogner ses deux poings l’un contre l’autre et fit volte-face pour examiner une fois de plus la ligne en approche. Il entendait les tambours des autres galères appeler aux postes de combat, il voyait même les matelots courir sur les ponts des unités les plus proches, mais il n’y avait toujours aucune nouvelle du comte de Mahndyr. Il patienta encore cinq minutes puis prit une profonde inspiration et hocha vivement la tête. — Carguez ! ordonna-t-il d’un ton sec. Armez les avirons ! Paré à virer ! — Il y a là quelqu’un qui fait preuve de bon sens, Votre Altesse, fit observer le capitaine de vaisseau Manthyr quand la galère de la première colonne évoluant le plus au nord ferla soudain son unique voile. Ses avirons jaillirent des sabords de nage et elle pivota brusquement sur elle-même en abandonnant sa colonne. Un ou deux quolibets jaillirent de la masse des matelots du Cuirassé. Pourtant, la galère ne fuyait pas. Sous les yeux des marins charisiens, elle se mit bout au vent et adopta son nouveau cap – droit vers le galion. — Ils ont vu votre pavillon, Votre Altesse, commenta tranquillement Ahrnahld Falkhan en voyant les pelles plonger. — J’en ai bien l’impression, acquiesça Cayleb. (Il examina pendant quelques instants la galère en approche, évalua les trajectoires relatives des deux bâtiments avec l’œil du marin puis secoua lentement la tête.) Ils l’ont vu mais n’ont pas viré assez tôt. — Avec votre permission, Votre Altesse, je préférerais tout de même laisser un peu d’eau entre nous. La dernière chose dont nous ayons besoin serait de voir si vite votre navire amiral endommagé ou contraint de se retirer. — Ce serait regrettable en effet, capitaine, convint le prince, le regard amusé par la formulation timorée de son capitaine de pavillon. — Je me réjouis que vous soyez d’accord, Votre Altesse, déclara ce dernier avec gravité avant de se tourner vers ses hommes de barre. Remontez encore un peu sur bâbord, un quart. — Shan-wei l’emporte ! gronda Khattyr quand la longue ligne de galions infléchit légèrement son cap. Aussi fin marin que Cayleb, il voyait très bien ce qui se dessinait. Il avait trop attendu, même en supposant qu’il ait eu une chance de réussir. La nécessité absolue de maintenir la formation avait été gravée dans l’esprit de tous les capitaines de la flotte de Flots-Noirs. Quitter sa ligne sans ordre était passible de la cour martiale. Aussi avait-il hésité trop longtemps avant de passer à l’acte. Mais il n’y pouvait plus grand-chose désormais. Rebrousser chemin ne ferait qu’aggraver la situation et il avait encore une chance d’engager le combat avec le navire amiral de Cayleb, malgré ses canons. S’il y parvenait, tous les bâtiments charisiens en vue se rueraient à la rescousse de leur prince héritier. Les conséquences pour le Prince-Noir seraient sans nul doute fatales, mais s’il pouvait retarder ces galions, les occuper ne serait-ce qu’une heure ou deux pour laisser le temps au reste de la flotte de réagir… — Ouvrez le feu ! L’ordre du capitaine de vaisseau Manthyr claqua, clair et net. L’inévitable tapage d’un navire faisant route semblait n’avoir qu’encadré, exacerbé le silence tendu régnant parmi l’équipage du Cuirassé. Attendu avec fébrilité, ce commandement parut pourtant surprendre tout le monde. L’espace d’une minuscule fraction de seconde, rien ne se produisit. Alors, tous les chefs de pièce de la batterie tribord tirèrent simultanément sur leur cordon. — Vous souhaitiez me voir, Votre Majesté ? Le capitaine de vaisseau Tryvythyn était arrivé vite. Si vite, en fait, qu’il n’avait pas fini de s’habiller et qu’il se présenta le torse recouvert de sa seule chemise de coton, sans tunique d’uniforme. — Oui, Dynzyl. Le roi se tourna vers son capitaine de pavillon tandis que le sergent Gahrdaner achevait de boucler sa cuirasse. L’officier haussa les sourcils de surprise en voyant son souverain se préparer si ostensiblement à la bataille. Haarahld lui adressa un sourire pincé. — Non, je n’ai pas perdu l’esprit. Mais j’ai le… pressentiment que nous n’allons pas nous ennuyer aujourd’hui. Et ce sans tarder. — Certes, Votre Majesté. Tryvythyn ne parvint pas à dissimuler tout son étonnement – et une pointe de scepticisme – dans sa voix. Haarahld pouffa de rire. — Je ne saurais vous reprocher d’éprouver quelques doutes, Dynzyl, mais faites-moi confiance. — Vous avez toute ma confiance, Votre Majesté, affirma Tryvythyn sans l’ombre d’une hésitation. — Parfait. Dans ce cas… — Excusez-moi, Votre Majesté, dit le garde-marine Marshyl à la porte de la chambre. Nous venons de recevoir un signal de la Fringante. — Que nous fait-elle savoir ? — Qu’elle a entendu des coups de canon au nord-est, Sire. Et qu’elle se rend sur place pour enquêter. Tryvythyn dévisagea le jeune élève officier puis jeta un coup d’œil au roi, lequel ne vit ni surprise ni interrogation dans son regard. — Signal général, Dynzyl. Préparez-vous au combat. Le navire amiral charisien disparut derrière une soudaine éruption aveuglante de fumée d’artillerie percée d’éclairs de feu. L’ennemi se trouvait encore à près de deux cents yards, mais ces canons ne tiraient pas à double charge. La pression de la toile couchait le Cuirassé sur tribord, ce qui rapprochait de l’eau le seuillet des sabords, mais le franc-bord du galion était largement suffisant. En outre, la gîte contribuait à stabiliser les batteries. Plus de la moitié des pièces manquèrent leur cible malgré tout… mais près de la moitié la touchèrent. Le capitaine de vaisseau Khattyr vit l’explosion flamboyante de fumée un instant avant que le premier boulet fracasse la joue bâbord de sa galère. Cette bordée de quartier avait été tirée selon un angle d’environ soixante degrés. Des débris volèrent en tous sens quand les globes de fer de trente-huit livres pulvérisèrent le bordé du bâtiment. Des cris de douleur s’élevèrent du pont des rameurs. Les avirons de l’avant battirent l’air quand les hommes qui les maniaient se firent massacrer à coups de fonte et d’éclats de leur propre navire. D’autres projectiles fusèrent plus haut pour frapper les pavois avant de tracer d’horribles sillons dans la masse des combattants qui s’assemblaient sur le château avant et dans l’embelle en vue de l’abordage. Des morceaux d’hommes s’éparpillèrent dans un ouragan de métal. Le sang gicla tandis qu’étaient déchirés les corps. Le Prince-Noir trébucha tel un coureur dont le pied se serait pris dans un obstacle inaperçu. Khattyr hurla ses ordres aux timoniers dans l’espoir de compenser le sort subi par un tiers de ses avirons bâbord. — Qu’avez-vous dit ? lança le comte de Mahndyr à son capitaine de pavillon. — Le Prince-Noir nous signale que l’ennemi est en vue, Votre Grandeur, répéta le capitaine de vaisseau Nyklas Zheppsyn. — C’est ridicule ! Comment Haarahld aurait-il pu nous contourner ainsi ? — Je l’ignore, Votre Grandeur. Ce signal vient de nous parvenir et… — Qu’est-ce que c’était que ça ? le coupa Mahndyr en tendant l’oreille vers un lointain grondement de tonnerre. — Des coups de canon, Votre Grandeur. Fauberts, écouvillons et refouloirs à la main, les canonniers du Cuirassé se jetèrent sur leurs pièces dès que les bragues en eurent freiné le recul. Les roues des affûts grincèrent quand on remit les canons en batterie. De la gueule des tubes jaillirent de nouveau flammes et fumée. Comme toujours, les longs canons du pont principal tiraient moins vite que les caronades des gaillards, plus courtes et plus légères. Bien à l’écart de celles-ci, entre Cayleb et le couronnement, Merlin regardait les lourds projectiles mettre en miettes la galère esméraldienne à une distance de plus en plus réduite. Les avirons bâbord du bâtiment ennemi s’agitèrent de façon désordonnée quand le feu du Cuirassé ravagea l’espace confiné et surpeuplé du pont des rameurs. Merlin frissonna intérieurement en imaginant la boucherie ainsi provoquée. Une galère gouvernant à la force des bras dépendait de l’étroite coordination des nageurs. Or on n’aurait su attendre de personne qu’il maintienne cette cohésion quand ses voisins se transformaient les uns après les autres en viande sanguinolente. Les pièces de chasse de la galère parvinrent à répliquer, mais leurs tirs s’éparpillèrent tandis que le Cuirassé passait juste devant la proue du Prince-Noir. Le galion donna une enfilade qui déchira le navire ennemi dans le sens de la longueur, en tuant ou estropiant tous les marins se trouvant sur la trajectoire des boulets. Dans les fugaces instants où ne tonnait aucun canon charisien, on entendait clairement les lamentations des blessés. Le capitaine de vaisseau Khattyr se cramponnait à la lisse de fronteau de son château arrière. Il ne pouvait rien faire d’autre. Même ses pires cauchemars avaient été loin de dépeindre ce dont étaient capables les bordées charisiennes. Les écoutilles du Prince-Noir vomissaient des hommes, souvent horriblement blessés, à mesure que les rameurs paniqués se ruaient le long des échelles. Par malheur pour eux, le pont n’offrait aucun abri contre le feu sans merci des galions ennemis. Son navire perdait du terrain, ses marins mouraient pour rien. Il ne pouvait pas rester là à les regarder se faire massacrer en vain. — Lieutenant…, commença-t-il en se tournant vers son second. Le jeune homme était étendu sur le pont du château arrière, les yeux déjà vitreux, les deux mains refermées sur l’éclat de bois semblable à un pieu qui s’était profondément fiché dans sa poitrine. Khattyr serra les dents et empoigna un garde-marine par l’épaule. — Amenez les couleurs ! aboya-t-il. Avancez sur l’ennemi et… Le boulet de trente-huit livres tua les deux hommes sur le coup. — Pourquoi n’amène-t-il pas ? murmura Cayleb. Pourquoi n’amène-t-il pas ? Ballottée par les flots, impuissante, la galère vibrait sous la tempête de fer qui la réduisait en charpie. La Dévastation et la Destruction, les deux galions alignés dans le sillage du Cuirassé, faisaient feu sur elle à leur tour. Déjà, d’épaisses frises écarlates coulaient le long de ses flancs. Son capitaine ne pouvait plus rien faire pour empêcher la progression de Cayleb, mais il ne se résolvait toujours pas à amener son pavillon en signe de capitulation. — Elle est perdue, Cayleb ! cria Merlin à l’oreille du prince. Ce dernier le dévisagea un instant puis hocha vivement la tête. Il se dirigea vers son capitaine de pavillon et lui agrippa l’épaule. — Laissez-la, Gwylym ! Manthyr lui adressa un regard presque reconnaissant. — Cessez le feu ! Cessez le feu ! hurla-t-il. Les canons du Cuirassé se turent, mais ceux de la Dévastation et de la Destruction continuèrent à gronder pendant une minute ou deux. Enfin, les déflagrations sauvages s’espacèrent avant de s’éteindre. Le vent emporta le banc de fumée. Plus d’un marin du navire amiral de Cayleb éprouva un frisson d’horreur en découvrant sa cible, en entendant les cris et les plaintes de ses hommes brisés et ensanglantés. Agitée par le roulis, ses avirons cassés, son mât incliné tel un ivrogne, la galère elle-même semblait hurler de douleur. Sous les yeux de l’équipage entier du Cuirassé, qui observait la coque disloquée, le mât chancelant de l’épave s’effondra dans l’eau de lassitude le long de son flanc. La voix du capitaine de vaisseau Manthyr brisa le silence avec un calme affecté. — Arrivez, un quart, ordonna-t-il à ses timoniers. Le Cuirassé infléchit sa course sur tribord pour se rapprocher de la deuxième colonne ennemie, désormais éloignée de moins de deux milles. — Ils sont passés par le nord ? Le duc de Flots-Noirs adressa un regard incrédule à son capitaine de pavillon. — C’est ce que dit le signal, Votre Grâce, répondit nerveusement le capitaine de vaisseau Myrgyn. Flots-Noirs pivota sur lui-même pour regarder par les fenêtres de poupe de la grand-chambre tandis que son cerveau s’efforçait d’assimiler le message de Myrgyn. Le nord ? Pourquoi Cayleb – parce qu’il ne pouvait s’agir que de lui – serait-il descendu sur lui du nord quand son père s’était acharné avec tant d’obstination à faire route vers le sud ? Et comment avait-il pu franchir son réseau de sentinelles sans se faire repérer ? Quel démon l’avait aidé à calculer le moment de son arrivée avec une telle perfection ? à l’heure exacte du lever du soleil ? Il serra les dents et se raidit méchamment. Peu importait comment il s’y était pris. Seule comptait la réaction à adopter. Recouvrant tous ses esprits, il entreprit de trier les différentes possibilités qui se présentaient. C’était l’un des navires de sa colonne la plus à l’ouest qui avait aperçu Cayleb. Par conséquent, celui-ci faisait route sur lui, soit plein est, au près, soit selon un cap sud-est, vent arrière. Le caractère limité de son système de signalisation interdisait à Flots-Noirs de le savoir et c’était gênant. Une voix intérieure lui dictait que Cayleb ne pouvait pas se trouver à la fois au nord et à l’ouest de la flotte alliée. Personne ne pouvait être si heureux au combat ! Cela étant, personne n’aurait dû avoir assez de chance non plus pour arriver ainsi sur lui, juste au bon moment. Quoi qu’il en soit, c’était tout d’abord aux Esméraldiens de Mahndyr que Cayleb s’en prendrait, et sans douceur. Presque totale, la surprise engendrerait la panique. Mahndyr n’était pas un lâche, la plupart de ses capitaines non plus, mais Flots-Noirs éprouvait la triste certitude qu’il allait perdre entièrement au moins la première colonne esméraldienne. Le tout étant de décider, songea-t-il, s’il convient de le combattre, ou de tenter plutôt de s’enfuir… Son instinct lui hurlait de se tourner vers Cayleb, de dresser toute sa flotte et son impressionnante supériorité numérique contre le prince héritier de Charis afin de le réduire à néant. Mais, dans le même temps, son intellect l’exhortait à la prudence et à se souvenir des descriptions et croquis que lui avait donnés Myrgyn de la nouvelle artillerie charisienne… et de ce dont les galères ainsi équipées s’étaient révélées capables, alors qu’elles étaient dominées en nombre et plus légèrement armées. Par contre, si je fuis, toute cette campagne aura été vaine, se dit-il avec morosité. Et cela ne plairait pas du tout au prince, pas plus qu’à Clyntahn et au Conseil des vicaires. Or il me sera impossible de connaître l’efficacité des bordées charisiennes sans accepter le combat. En outre, à l’heure qu’il est, je ne fais que me perdre en conjectures sur la position de Cayleb, sa force, tout ! De fait, le meilleur moyen de lui échapper serait peut-être de mettre le cap au nord. — Signal général, annonça-t-il d’un ton sec en se retournant vers Myrgyn. Ennemi en vue au vent. Préparez-vous au combat. Cap au nord. — Feu ! Le Cuirassé coupa la deuxième colonne de galères et ses canons rugirent encore. Plus proche que la précédente, la galère visée faisait route presque plein sud, à l’opposé du galion. Les fenêtres de poupe et les magnifiques ornements du tableau du navire esméraldien volèrent en éclats quand la bordée toucha sa cible. À l’ouest, d’autres pièces tonnèrent tandis que l’escadre de Domynyk Staynair se séparait de celle de Cayleb. Les bâtiments de l’amiral descendirent vers le sud, parallèlement au reste de la colonne du Prince-Noir, qui tentait de s’éloigner de Cayleb en conservant son cap d’origine tout en répondant au feu charisien selon une cadence nettement inférieure. La décision prise par Cayleb de ne pas réduire la voilure se révélait pour l’instant très payante, remarqua Merlin. L’expérience de la bataille menée au large des récifs de l’Armageddon avait convaincu le prince que les canons à l’ancienne avaient peu de chances d’infliger de lourds dommages au gréement de ses galions. Ils ne tiraient pas assez vite, ne pointaient pas assez haut. Aussi avait-il décidé d’engager le combat avec tous les traits carrés établis, sans même ferler les basses voiles, et ce jusqu’à ce que sa flotte se trouve vraiment au cœur de l’action. Il y avait gagné un avantage considérable en termes de vitesse, dont Staynair et lui tiraient parti sans états d’âme. — Des nouvelles de la Fringante ? s’enquit le roi Haarahld en achevant son escalade de l’échelle menant en haut du château arrière de la Royale-Charis. — Oui, Votre Majesté ! s’exclama le jeune garde-marine Aplyn avec un grand sourire. La Fringante vient de répéter un signal de la Mouette ! « Suis en position à cent milles au nord de l’île de Darcos en compagnie de vingt-huit galions. L’ennemi fait route au sud quart sud-est. J’engage le combat. Cayleb. » Les acclamations qui accueillirent l’annonce de cet enfant de onze ans suffiraient à assourdir Hektor jusqu’à son retour à Manchyr, songea Haarahld. — Merci, monsieur Aplyn, dit-il d’une voix tranquille parmi les clameurs en appuyant une main sur l’épaule frêle du garçon. Merci beaucoup. (Il maintint sa pression pendant quelques instants puis se tourna vers Tryvythyn.) S’ils ont un minimum de sens commun, ils devraient infléchir leur course et gouverner vers le détroit d’Argent. — Son Altesse demeure dominée par six contre un, Votre Majesté, fit remarquer Tryvythyn. Haarahld poussa un grognement féroce de fierté inébranlable. — Cayleb est arrivé, Dynzyl. Et il n’a perdu que deux galions. Or le duc de Malikai n’a toujours pas été annoncé. Qu’en concluez-vous sur ce qui est arrivé à la dernière flotte de galères qui s’en est prise à mon fils selon un rapport de force de six contre un ? — Je m’incline, Votre Majesté. Bel argument. — Argument qui n’aura pas échappé à Flots-Noirs non plus, ajouta Haarahld, soudain plus sombre. Ce que je regrette. J’aurais préféré qu’il soit assez stupide pour accepter le combat, mais ce n’est pas le cas. Je le crois en outre doué du courage moral suffisant pour fuir si c’est le seul moyen de sauver ce qu’il pourra. — Votre analyse du personnage rejoint la mienne, Votre Majesté. — Eh bien, dans ce cas, c’est à nous qu’il appartient de lui faire répondre de sa décision. (Il leva la tête pour examiner la flamme de tête de mât et l’étendard royal de Charis puis se tourna de nouveau vers son capitaine de pavillon.) Signal général, Dynzyl. Formation en colonnes par escadres, cap à l’est. Les galères esméraldiennes des deux colonnes de Flots-Noirs évoluant le plus à l’ouest ne virent jamais le signal de leur amiral. Il y avait trop de fumée. Elles avaient d’autres préoccupations. L’escadre de Staynair longea sans faiblir celle du comte de Mahndyr en la pilonnant avec sauvagerie. Aucun des dix-neuf navires restants ne subit autant de dommages que le Prince-Noir, mais uniquement parce que tous parvinrent à amener leurs couleurs avant que plus personne à bord ne soit en état de s’en charger. Staynair s’approcha de l’ennemi à moins de cinquante yards. Rugissante, son artillerie démâta ses cibles, provoqua un carnage parmi les rameurs alignés sur les bancs de nage, massacra les malheureux soldats et marins agglutinés sur les ponts et châteaux arrière en vue d’abordages qui n’eurent jamais lieu. L’amiral n’eut le temps de prendre solennellement possession d’aucune prise mais c’était inutile. Si certains équipages risquaient d’enfreindre les conditions de leur capitulation ou de prétendre n’avoir jamais amené leurs couleurs, dans l’idée de prendre la fuite, la plupart avaient trop souffert pour rien entreprendre d’autre que de soigner leurs blessés du mieux possible en attendant d’être faits prisonniers. Si Staynair et Cayleb n’avaient pas assez de navires pour tous les accueillir, le roi Haarahld disposait à bord des siens de plus de place qu’il en fallait. Pendant que Staynair achevait de pulvériser cette colonne, Cayleb poursuivit sa course vers l’est, avec une légère inclinaison vers le sud. Il croisa le sillage des troisième et quatrième colonnes, assez près pour massacrer un ou deux bâtiments à l’arrière de chacune. — Flots-Noirs tente de s’échapper vers le nord ! hurla Merlin à l’oreille de Cayleb tandis que le Cuirassé déversait son feu sur une autre victime. Il a fait virer quatre colonnes – environ quatre-vingt-dix unités – en direction du nord nord-ouest ! Cayleb lui coula un regard en coin puis ferma les yeux, à l’évidence pour se remémorer la géographie des lieux. Il étudia sa carte mentale derrière ses paupières puis hocha vivement la tête. — Capitaine ! Le duc de Flots-Noirs faisait rageusement les cent pas sur le château arrière de la Corisande. Il savait que cela ne contribuerait en rien à apaiser les officiers et l’équipage de son navire amiral, mais rester immobile était au-dessus de ses forces. Il s’arrêtait de temps à autre pour jeter un coup d’œil vers l’ouest et le nord. Les procédures de transmission qu’il avait mises au point pour sa flotte alliée étaient plus sophistiquées que celles de la plupart des marines mais nettement moins efficaces que celles imaginées par Staynair, Haut-Fond et Merlin. Elles étaient loin de suffire à le tenir informé de tout ce qui se passait, même en supposant que ses commandants d’escadres et de bâtiments le savaient eux-mêmes. Un détail ne lui avait pas échappé toutefois : la colonne chisholmoise commandée par le comte de Ladret n’avait à l’évidence pas vu – ou daigné prendre en compte – son signal enjoignant à la flotte de mettre le cap au nord. Elle poursuivait sa route vers le sud, emportant un dixième de la force alliée avec elle. Flots-Noirs n’avait pas non plus manqué de remarquer le grondement de tonnerre des tirs concentrés d’artillerie, distants et intermittents mais de plus en plus forts et réguliers. Le changement de cap vers le nord avait inversé l’ordre de marche des colonnes ayant obtempéré à son signal. La Corisande, qui avait mené sa colonne à l’origine, se retrouvait désormais en position de serre-file. Par conséquent, l’amiral censé commander la flotte figurerait parmi les derniers à découvrir ce qui se passait à l’avant. — Votre Grâce… Flots-Noirs fit volte-face et se retrouva nez à nez avec le capitaine de vaisseau Myrgyn. — Quoi ? fit-il en parvenant plus ou moins à ne pas paraître trop sec. — Votre Grâce, la vigie signale des coups de canon et une forte fumée à l’ouest et au nord. J’ai demandé au lieutenant de vaisseau Wynstyn de monter dans le nid-de-pie pour mieux évaluer la situation. Le capitaine de pavillon montra d’un geste l’officier en second de la Corisande, qui se tenait à côté de lui, le visage contracté. Flots-Noirs se tourna vers le jeune homme. — Alors ? lança-t-il. — Votre Grâce, je n’ai rien distingué de très clair à l’ouest. La fumée s’étend d’environ un quart à l’arrière sur bâbord à un quart sur l’avant de la joue tribord. Wynstyn s’était exprimé d’une voix assurée, mais Flots-Noirs sentit combien le jeune officier avait dû prendre sur lui pour y arriver. Il ne pouvait pas lui en vouloir. — Merci, lieutenant. Le duc se tourna vers le garde-corps du château arrière et en agrippa la lisse des deux mains pour s’appuyer dessus en réfléchissant au compte-rendu de Wynstyn. Si ses observations étaient correctes, Cayleb avait dû effectivement arriver presque dans la position idéale. Sous cette bonne brise, la surface de voile très supérieure de ses galions lui offrirait un avantage marqué en termes de vitesse. En outre, il avait dû scinder sa flotte en au moins deux forces distinctes. La première gouvernait de toute évidence vers le sud. Si les relevés de Wynstyn étaient corrects, elle avait même dû dépasser le navire amiral – désormais en position de serre-file – de la colonne des Flots-Noirs située le plus à l’ouest. Elle devait donc s’employer à pulvériser le Triton de Mahndyr à l’heure qu’il était. Pis encore, elle allait sans doute se laisser porter plein est, à travers la ligne de progression d’origine de la flotte alliée. Comme si cela ne suffisait pas, la fumée qui s’élevait au nord se révélait encore plus inquiétante. Cayleb tendait ses filets autour de toute la formation de Flots-Noirs, alors que celle-ci jouissait d’une supériorité numérique écrasante. Si le prince héritier de Charis était déjà arrivé si loin à l’est, il avait déjà dû remonter sur au moins un tiers de la largeur du dispositif allié. Les poings du duc se contractèrent sur la rambarde. Il poussa un juron, sauvage mais silencieux. À en juger par la vitesse de progression des galions de Cayleb, personne ne parvenait à le ralentir. La surprise, et la panique en découlant, pouvaient expliquer en partie – sinon en intégralité – ce manque de réaction, mais Flots-Noirs éprouvait l’horrible certitude que la véritable raison était encore plus simple. Il se rappela une fois de plus ce que les galères charisiennes avaient infligé à sa flotte tandis que, porté par le vent, le grondement des canons arrivait de nouveau à ses oreilles. S’il poursuivait vers le nord, il se dirigerait droit sur le feu ennemi, et son propre navire amiral figurerait parmi les derniers à prendre part au combat. Il semblait évident que la formation nord de Cayleb disposait de la vitesse nécessaire pour passer devant lui, quoi qu’il entreprenne, tout comme l’alignement ouest se glisserait sans aucun doute derrière lui. Il était possible que les galères parviennent à absorber le feu des galions et à se rapprocher de ceux-ci pour une mêlée conventionnelle, couronnée par une série d’abordages, mais Flots-Noirs en doutait. Même si la puissance de tir des bâtiments charisiens se révélait inférieure à ce qu’il craignait, il sentait déjà le vent de panique qui soufflait sur ses équipages, même sur celui de son propre navire amiral. Il fallait déjà du courage et de la détermination pour s’avancer vers l’ennemi dans des circonstances favorables. Le faire en essuyant des bordées aussi rapides et intenses que celles qu’il entendait résonner au nord réclamerait encore plus de volonté. Or, de volonté, ses officiers et marins rudement éprouvés n’en avaient plus. Restait à prendre en compte l’équilibre des forces en présence. Même s’il se révélait impossible de provoquer le combat rapproché dans lequel résidait le seul espoir de victoire de ses galères, les chiffres demeuraient favorables à Flots-Noirs. Cayleb ne possédait pas assez de vaisseaux pour capturer ou détruire toute la flotte alliée. Certaines unités parviendraient à percer l’alignement ennemi, ne serait-ce que parce que les galions seraient trop occupés à s’acharner sur d’autres cibles pour les en empêcher. Cela étant, Cayleb était en position de détruire tous les navires qu’il attaquerait. Un murmure féroce à l’arrière de son crâne rappela à Flots-Noirs ses propres paroles adressées à Myrgyn. Tu voulais tuer autant que possible des marins exercés de Haarahld malgré l’obsolescence de leurs navires, hein ? À présent, c’est Cayleb qui va t’infliger ce sort ! Il examina la position du soleil puis se tourna vers le nord-ouest. S’il maintenait son cap, il livrerait ses navires en pâture à Cayleb selon la voie la plus directe possible. Il offrirait ainsi à l’ennemi un formidable gain de temps. Du temps que le prince mettrait à profit pour tailler en pièces les galères alliées à mesure qu’elles avanceraient vers lui et pour donner la chasse à toutes celles qui parviendraient à percer son dispositif. Du temps qui permettrait à Haarahld de remonter du sud dans le sillage de Flots-Noirs. Au contraire, si le duc virait vers le sud-est en direction du détroit d’Argent, il s’éloignerait des deux divisions de Cayleb. La retraite était toujours une manœuvre de longue haleine, même quand le chasseur courait plus vite que le chassé. S’il pouvait maintenir son écart par rapport à Cayleb jusqu’à la nuit puis ordonner à ses bâtiments restants de s’éparpiller pour échapper à la poursuite de façon individuelle… Bien sûr, battre en retraite devant Cayleb donnerait à Haarahld l’occasion de l’intercepter, à condition que celui-ci réagisse assez vite. Néanmoins, Flots-Noirs savait à quoi s’en tenir à propos des galères de Haarahld. La flotte alliée aurait assurément la force de résister à tout ce que le roi de Charis pourrait lui opposer. Par ailleurs, songea-t-il avec fermeté, ses galères n’ont rien à voir avec ces maudits galions. Les hommes paniqueront moins à l’idée de les affronter. Il lâcha le garde-corps et pivota sur lui-même pour interpeller son capitaine de pavillon. Sous le regard de Merlin, un nouveau bâtiment chancela, déchiré par la première bordée du Cuirassé. Ce spectacle devenait horriblement familier, tel un geste de boucher répété à l’infini. Les avirons de la galère s’agitèrent avec frénésie quand les boulets fauchèrent les rangs des rameurs. Des morceaux de coque s’envolèrent paresseusement dans l’air avant de tomber à l’eau en gerbes blanches d’écume. Merlin détourna les yeux pour se concentrer sur l’imagerie superposée de ses PARC et se raidit. Il se tourna brusquement vers Cayleb. Debout à côté du capitaine de vaisseau Manthyr, le visage blême, le jeune prince regardait les canons de son navire amiral massacrer un équipage de plus. — Cayleb… L’intéressé se retourna en entendant son nom. Merlin se pencha vers lui. — Flots-Noirs a changé d’avis, dit-il en veillant à s’exprimer d’une voix aussi basse que possible tout en demeurant intelligible. Il a encore donné l’ordre à ses colonnes de virer de bord. Elles mettent le cap au sud-est. — Le détroit d’Argent, dit Cayleb d’une voix neutre. — Exactement. Merlin avait l’air tendu. Cayleb haussa un sourcil en remarquant l’inquiétude de son protecteur, lequel fit la grimace. — Votre père avait bien entendu deviné les intentions possibles de Flots-Noirs. Il fait déjà route pour lui couper le passage avant le détroit. Cayleb écarquilla les yeux puis les plissa en s’avisant de ce que cela impliquait. Il prit une profonde inspiration et hocha la tête. Non en signe d’acquiescement mais de compréhension. Il afficha d’un geste sa détermination et se tourna vers son capitaine de pavillon. — Capitaine, mettez le cap au sud, je vous prie. Signal général : combattez l’ennemi de plus près. — Votre Grâce, les galères charisiennes se tiennent en travers de notre route, annonça sèchement le capitaine de vaisseau Myrgyn. Flots-Noirs leva les yeux de la carte étalée devant lui. Debout dans l’encadrement de la porte de la chambre de navigation, son capitaine de pavillon avait l’air très préoccupé. Le duc n’aurait su le lui reprocher. La cohésion de la flotte s’était fortement relâchée quand il lui avait ordonné de virer une fois de plus. La plupart des colonnes en étaient encore à s’aligner, ou du moins à essayer, tandis que les unités chisholmoises ne semblaient pas très motivées pour obéir. Certaines d’entre elles avaient l’air de prendre un malin plaisir à mal interpréter – ou à ignorer – ses signaux, ce qui le privait de ressources dont il avait pourtant un cruel besoin. Il n’était pas vraiment en position de force pour affronter la flotte de Haarahld. Aussi avait-il espéré se glisser devant le roi de Charis avant que celui-ci ait compris ses intentions. De toute évidence, il n’en serait pas ainsi. Malgré tout, il disposait toujours d’une bonne centaine de galères, alors que Haarahld n’en commandait que soixante-dix. — Remontons sur le pont, dit-il à Myrgyn d’un ton posé. Son capitaine de pavillon se tint sur le côté pour le laisser passer puis le suivit. Le duc cligna des yeux dans l’éclat du soleil, qui venait de passer au zénith. L’interminable bataille faisait rage depuis plus de huit heures. Flots-Noirs serra les dents en entendant le grondement ininterrompu de l’artillerie à sa poupe. Les canons semblaient tonner de plus en plus fort. Le duc esquissa un sourire désabusé. Cayleb ne pouvait qu’ignorer ce que préparait son père, mais il comprenait manifestement l’importance de ne pas quitter d’une semelle un ennemi en fuite. Flots-Noirs leva les yeux au ciel puis les baissa sur l’horizon, où se dessinait, presque droit devant, une forêt menaçante de mâts et de voiles de galères. Sous ses yeux, les traits furent ferlés, les vergues amenées. Il dévoila ses dents en reconnaissant l’invitation traditionnelle à mener le combat jusqu’à son terme. Il aurait bien voulu répondre à la provocation de Haarahld. Mais s’il se laissait tenter, Cayleb se rapprocherait par-derrière. Dès lors, les galères et galions charisiens réunis domineraient en nombre les navires demeurant sous le commandement de Flots-Noirs. Son écrasante supériorité numérique d’origine s’était évaporée. Une mêlée générale, surtout si ces galions y prenaient part, ne pourrait se solder que par sa défaite. — Gardez le même cap, capitaine, dit-il d’une voix calme. Ne réduisez pas la toile. — Ils vont tenter de se frayer un chemin à travers nous, Votre Majesté, commenta le capitaine de vaisseau Tryvythyn. — Il peut y avoir une énorme différence entre tenter et réussir, Dynzyl, répondit posément Haarahld. Debout sur le château arrière de la Royale-Charis, le roi regardait le fouillis de galères ennemies faisant route sur lui. Au contraire des quatre longues lignes désordonnées de la flotte de Flots-Noirs, celle de Haarahld était organisée en une douzaine de colonnes plus courtes, plus compactes, chacune composée d’une seule escadre. Malgré lui, le souverain éprouva une certaine satisfaction personnelle. Il était trop intelligent pour ne pas reconnaître les avantages énormes apportés à son armée navale par les améliorations de Merlin. Toutefois, la Marine royale de Charis et son infanterie n’avaient pas attendu Merlin et sa nouvelle artillerie pour terroriser leurs ennemis. Les deux camps se préparaient à vivre là une bataille à l’ancienne, peut-être la dernière. Or Haarahld était justement de l’ancienne école. Son navire amiral menait la marche de son escadre, mais le roi de Charis ne comptait pas prendre part au premier et douloureux contact avec l’adversaire. Surtout compte tenu du style d’engagement mené par les galères de son royaume. — Signal général, Dynzyl, dit-il tandis que les escadres en fuite de Flots-Noirs gouvernaient droit sur les siennes. Combat rapproché. La colonne est de Flots-Noirs avait pris une énorme avance sur les autres. Ses premières galères se précipitèrent tel un bélier contre la formation charisienne. C’était du moins l’impression que ce mouvement aurait pu donner à un observateur non averti. Car, en réalité, ce furent plutôt les escadres charisiennes qui se ruèrent sur leur adversaire tels des krakens sur un groupe de narvals. Les tactiques navales traditionnelles de Charis se fondaient entièrement sur la férocité et la vitesse. Les fusiliers marins se savaient appartenir à la plus belle Infanterie de marine – la seule professionnelle – du monde et les chefs d’escadre étaient formés pour mener d’un bloc leurs bâtiments sur l’ennemi. Le navire amiral du comte de L’Île-de-la-Glotte dirigea le premier assaut qui eut pour victime pantelante l’une des galères corisandines de Flots-Noirs. Les avirons bâbord du Tellesberg se soulevèrent et glissèrent à l’intérieur avec une précision toute mécanique tandis que le capitaine de pavillon du haut-amiral jetait son bâtiment par le travers contre la muraille de l’Écume, plus courte et de plus frêle conception. Le mât de l’Écume céda sous l’impact et s’effondra sur le pont à grand fracas. Les coutures de la coque bâillèrent, laissant l’eau gicler à l’intérieur. Les pièces bâbord du Tellesberg firent feu dans la masse de toile et de cordages tandis que le frottement des deux murailles émiettait peu à peu la plus faible. Enfin, le navire amiral de L’Île-de-la-Glotte se dégagea, ressortit ses avirons et gagna un nouvel élan en fondant sur la conserve de l’Écume, la Hallebarde. Derrière le Tellesberg, la Hache-d’Armes, galère de Sa Majesté, entreprit de pilonner l’Écume à l’aide de sa propre artillerie puis se rua sur la Combattante de Corisande. Le Tellesberg heurta la Hallebarde avec presque autant de violence que pour l’Écume. Le mât de la Hallebarde ne s’effondra pas, lui, mais le fragile bâtiment tressaillit sous le choc, tandis que des dizaines de grappins s’envolaient du navire charisien. Ils mordirent dans le pavois corisandin et les premiers fusiliers marins déferlèrent sur le pont ennemi au son du rugissement strident et chevrotant de leur cri de guerre. Quiconque survivait après l’avoir entendu n’oubliait jamais ce hurlement, héraut de la terreur méritée qu’inspirait l’Infanterie de marine royale de Charis. La plupart des nouveaux mousquets et baïonnettes avaient été distribués à bord des galions de Cayleb, mais les fusiliers du Tellesberg ne semblaient pas s’en soucier. Ils balayèrent la Hallebarde en un raz-de-marée dont la férocité fit oublier la rigueur de la discipline et de l’entraînement de ces soldats. Les piques d’abordage s’enfoncèrent, les sabres et haches tranchèrent. Le premier assaut investit toute l’embelle de la Hallebarde. Bientôt, toutefois, l’équipage assailli se ressaisit. Les loups et mousquets à mèche firent feu dans la mêlée depuis les châteaux avant et arrière, en tuant et blessant des dizaines de fusiliers. Les marins corisandins contre-attaquèrent avec l’énergie du désespoir. Ils combattirent les abordeurs avec une violence suffisante pour faire reculer même ces soldats d’élite. L’espace de quelques minutes, le flux du combat oscilla, d’un côté puis de l’autre, comme les hommes se lacéraient mutuellement en une frénésie de destruction et de carnage. Alors, la conserve du Tellesberg, l’Épée-de-Tirian, surgit dans un roulement de tonnerre sur l’autre flanc de la Hallebarde et une nouvelle vague de fusiliers de Charis submergea les défenseurs. Le duc de Flots-Noirs regarda d’un air lugubre ses galères en fuite se fondre dans la masse de leurs adversaires charisiens. Cela ne marchait pas. Ce fut avec une sourde douleur dans les muscles de sa mâchoire qu’il dut le reconnaître. Sa propre colonne, la plus à l’ouest de toutes, naviguait environ un mille et demi derrière les autres, mais il voyait tout de même ce qui se passait. L’enchevêtrement des galères entrées en collision quand les Charisiens s’étaient jetés de tout leur poids contre les unités de ses deux premières colonnes était trop dense pour lui permettre de le traverser. Quand les deuxième, troisième et quatrième galères de chaque longue et pataude colonne rattrapèrent leur chef de file, elles ne parvinrent pas à éviter l’entrelacs de navires déjà solidarisés par les grappins. Parfois même, elles refusèrent de s’écarter. Certaines s’y efforcèrent, mais il semblait toujours y avoir une autre colonne compacte charisienne, une autre galère ennemie parfaitement positionnée pour les aborder par le travers, s’amarrer à elles et les ajouter à la barricade croissante de bois, d’acier cruel et de sang. Elles étaient telles des feuilles d’automne emportées par l’eau vive qui rencontraient une branche tombée en travers du courant et s’accumulaient alors en une masse de plus en plus lourde et touffue. Alors même que la flotte de Haarahld se dressait devant lui, Flots-Noirs entendit les canons de Cayleb retentir de plus en plus fort dans son dos comme les galions entreprenaient de dévaster les derniers navires de sa propre colonne. Il considéra, les yeux brûlants de haine, le fouillis de navires, de mâts brisés, de fumée, d’étendards et de débris, et y vit la ruine absolue de toute sa campagne. C’est alors que, à l’écart de l’action principale, il aperçut une escadre charisienne isolée. Les flammes de son regard s’attisèrent quand il en reconnut le pavillon. C’était parce que sa colonne s’était laissé distancer que Cayleb avait pu attaquer son arrière-garde. Mais c’était aussi pour cela que son navire amiral et les galères qui le suivaient n’avaient pas encore été entraînés dans la mêlée générale. La plupart des galères de Haarahld y prenaient part, en revanche, et les lèvres de Flots-Noirs se soulevèrent sur ses dents. Il agrippa le capitaine de vaisseau Myrgyn par l’épaule et montra du doigt le pavillon royal de Charis. — Là ! gronda-t-il. Voilà votre cible, Kehvyn ! Le capitaine de vaisseau Tryvythyn vit la ligne de galères corisandines gouverner vers la Royale-Charis. Forte d’une bonne quinzaine de bâtiments – la fumée lui interdisait de tous les compter –, elle avait à l’évidence reconnu les armoiries royales. Les autres unités de l’escadre aperçurent l’ennemi presque en même temps que lui. Les tambours des chefs de nage adoptèrent un rythme plus pressant et les cinq autres galères bondirent en avant pour encadrer la Royale-Charis et parer l’agression. Tryvythyn jeta un coup d’œil à son roi et commença d’ouvrir la bouche, mais Haarahld se contenta de lui renvoyer son regard, aussi le capitaine de pavillon conserva-t-il le silence. — Voilà qui est mieux, dit le souverain avec un sourire pincé avant de désigner du menton les Corisandins en approche. Si ces gens parviennent à nous dépasser, il n’y aura plus personne pour les arrêter. — J’entends bien, Votre Majesté, mais j’espère que vous me pardonnerez d’affirmer que vous comptez plus pour Charis que tous ces navires réunis. — Merci pour le compliment, Dynzyl. Toutefois, nul n’est indispensable, au contraire de la victoire. Or même la victoire ne suffira pas. Quoi qu’il advienne aujourd’hui, cette guerre ne fait que commencer. Seule notre capacité à contrôler les océans nous permettra d’y survivre. Il nous faut une victoire si complète, si écrasante, que le prochain amiral qui songera à s’en prendre à nous sera déjà à demi vaincu dans son esprit avant même de quitter le port. Un triomphe si dévastateur que nos hommes se sauront capables de tout, de défaire n’importe quel ennemi, quel que soit le rapport de forces. Un exemple qui leur donnera la volonté de combattre, quelles que soient leurs chances de l’emporter. Et cela, c’est plus important que la vie d’un homme, fût-il le roi. Comprenez-vous ? Tryvythyn affronta pendant quelques instants le regard de son souverain. Enfin, il s’inclina. — Oui, Votre Majesté. Je comprends. Le Cuirassé doubla une autre galère. La Dévastation était restée en arrière, mais la Destruction avait pris de l’avance et gouvernait désormais presque bord à bord avec le Cuirassé, dont elle s’était un peu écartée vers l’est. Le navire amiral de la flotte longea le flanc tribord de la galère Cimeterre et salua celle-ci d’une bordée de ses pièces bâbord. Une longueur de navire après sa conserve, la Destruction pilonna l’autre flanc de la galère. Quelques tirs manquèrent leur but, deux boulets frôlèrent même dangereusement la proue de la Destruction, mais le feu déversé de part et d’autre sur le Cimeterre se révéla dévastateur. Cayleb détailla d’un regard cruel la coque martyrisée tandis que descendait le pavillon corisandin. Les canonniers du Cuirassé étaient trop épuisés pour émettre une quelconque acclamation et les munitions baissaient. Les pourvoyeurs commençaient à manquer de gargousses et le capitaine de vaisseau Manthyr avait mis en place une longue chaîne de fusiliers chargés de remonter des projectiles du puits. Malgré tout, le prince héritier savait déjà que Charis venait de remporter une victoire cinglante. Il le savait et, pourtant, s’agitait tel un tigre-lézard en cage tandis que Manthyr tâchait d’arracher encore plus de vitesse à son navire amiral. Les navires les plus rapides, telle la Destruction, ne cessant de dépasser les plus lents, l’escadre de Cayleb avait perdu de sa rigueur d’origine. Toutefois, elle était encore intacte et gagnait rapidement du terrain sur les fugitifs. Au nord, Staynair avait ravagé la moitié ouest de la formation d’origine de Flots-Noirs et plus de vingt galères chisholmoises s’étaient rendues après une résistance de principe. Quelques capitaines esméraldiens et corisandins particulièrement déterminés étaient parvenus à esquiver les deux escadres de galions en profitant de la fumée et de la confusion pour s’éclipser vers le nord. Ces fuyards n’étaient qu’une poignée, toutefois, et au moins les deux tiers des navires encore actifs de Flots-Noirs étaient pris dans la mêlée imposée par les galères de Haarahld. Seule une trentaine de bâtiments corisandins avait encore un espoir d’en réchapper. Ils tentaient de se soustraire au terrible combat au corps à corps qui faisait rage entre leurs conserves et le gros de la flotte du roi de Charis en se glissant sur le flanc ouest du tohu-bohu. Sur leurs talons, Cayleb et ses galions tiraient déjà sur ceux qui étaient placés le plus en arrière, mais certains parviendraient peut-être à se dégager. Cependant c’était sans compter les six galères charisiennes qui gouvernaient droit sur eux. Flots-Noirs jeta un coup d’œil vers l’arrière. La présence funeste des premiers perroquets se devinait désormais au-dessus de la fumée. Les galions cachés en dessous étaient encore loin mais se rapprochaient à vive allure et la nuit n’était pas encore près de tomber. Les lèvres pincées en une ligne dure et mince, il coula un regard en coin au capitaine de vaisseau Myrgyn et lut dans ses yeux les mêmes conclusions. — Nous pourrons au moins en emporter quelques-uns dans notre chute, dit le duc d’un ton sinistre. Son capitaine de pavillon ne put que hocher la tête. La Reine-Zhessyka, galère de Sa Majesté, bondit pour intercepter la Corisande, qui menait l’attaque de Flots-Noirs. Le capitaine charisien évalua les positions et mouvements relatifs des deux bâtiments et gouverna pour venir violemment bord à bord avec le navire amiral corisandin. De son côté, le capitaine de vaisseau Myrgyn, debout à côté de son timonier, estima avec autant de soin les mêmes paramètres. Les deux bâtiments s’approchèrent l’un de l’autre à une vitesse d’impact supérieure à quinze nœuds. Myrgyn garda les yeux braqués sur la galère charisienne en attendant qu’elle rentre ses avirons bâbord, ce qui indiquerait l’instant précis où son capitaine abandonnerait son navire à son erre. En montrant les dents en un maigre sourire, Myrgyn attendit… attendit… attendit… — Maintenant ! aboya-t-il. Son timonier envoya et la Corisande pivota brusquement, non pas sous le vent, droit sur le bâtiment charisien, mais vers le lit du vent, pour s’éloigner de l’adversaire. La Reine-Zhessyka tenta de compenser pour suivre la Corisande dans sa ronde, mais le capitaine charisien n’avait jamais imaginé qu’un ennemi gouvernant sous voile tournerait contre le vent. Il parvint tout de même à heurter au passage la hanche bâbord du navire ennemi et une bonne dizaine de grappins s’envolèrent pour l’accrocher. Néanmoins, l’élan des deux galères en bois déplaçant plus de deux tonnes chacune et évoluant dans des directions différentes rompit les câbles comme du fil à coudre. La Corisande trébucha et sa charpente hurla quand sa bouteille bâbord céda sous le choc, et vingt-cinq pieds de pavois du château arrière avec elle. Cinq soldats embarqués en qualité de fusiliers marins trouvèrent la mort sous l’impact et au moins une demi-douzaine de matelots furent blessés. Deux bordages s’enfoncèrent sous la flottaison et l’eau se mit à s’engouffrer dans la cale. Toutefois, le mât résista et la galère conserva son allure. Les ordres vifs de Myrgyn permirent d’en reprendre rapidement le contrôle. Elle avait dépassé l’escadre charisienne. À présent, le navire amiral du roi Haarahld se précipitait sur elle, presque droit devant. Haarahld examina les cinq autres galères de son escadre quand l’ennemi fonça sur elles. La Corisande réussit à échapper à la Reine-Zhessyka, mais les sept autres navires de la ligne corisandine furent tous interceptés. La Baie-des-Brisants, galère de Sa Majesté, se précipita par le travers contre le bâtiment suivant la Corisande avec une violence telle que le mât de sa victime s’effondra puis elle poursuivit sa course pour se dresser droit devant la Confédérée, troisième unité de la ligne de Flots-Noirs. Les galères sanctuariennes ne présentaient plus d’éperon, mais l’étrave de la Confédérée mordit la Baie-des-Brisants, pourtant plus imposante, telle une hache et la fendit sur un tiers de sa largeur dans un abominable fracas de bois brisé, écrasé, déchiqueté. Mortellement blessée, la Baie-des-Brisants fit rapidement de l’eau, donnant de la bande contre son adversaire dont elle emprisonna la proue. Au moins un tiers des rameurs de la galère éventrée étaient morts sous l’impact. Des dizaines d’autres souffraient de divers traumatismes, souvent atroces. Leurs camarades luttaient pour les hisser hors des flots qui s’engouffraient à bord tandis que se stabilisait le bâtiment. C’est alors que les canonniers charisiens tirèrent une terrible salve de mitraille dans la longueur du pont de la Confédérée, que les fusiliers prirent bientôt d’assaut en une marée tonitruante d’acier tranchant et pénétrant. La Reine-Zhessyka reprit très vite de la vitesse après avoir frôlé la Corisande et fit une embardée pour intercepter le Harpon en approche. Le capitaine charisien ne refit pas la même erreur et tourna en même temps que sa cible, ce qui lui permit de l’aborder par le travers. Les grappins s’envolèrent de nouveau mais, cette fois, les deux navires suivaient le même cap. Ils frottèrent l’un contre l’autre, leur charpente grinçant et frémissant sous la pression. Une autre vague de fusiliers marins de Charis déferla sur les ponts du Harpon. Les trois autres galères charisiennes, l’Îlle-de-Sable, la Terre-de-Margaret et le Roi-Tymythy, choisirent avec soin leur adversaire. Chacune se rua sur sa victime pour bloquer la progression de la colonne ennemie. Ainsi, au moins deux navires corisandins s’enfoncèrent dans le barrage qui venait de se matérialiser devant eux. Mais la Corisande était passée et dix-huit autres galères voguaient droit sur la maigre escadre du roi Haarahld. Cette fois, le mât de la Corisande ne résista pas. La galère du capitaine de vaisseau Myrgyn se jeta contre le flanc de la Royale-Charis dans un grincement déchirant de bordages à l’agonie. Des grappins bondirent de part et d’autre. Mousquets, loups et canons tonnèrent. Des hommes hurlèrent et moururent. Le navire amiral de Haarahld avait vu ses faucons latéraux remplacés par des caronades, dont l’efficacité dévastatrice souilla de sang les ponts de la Corisande. Dotés eux aussi de nouvelles armes à feu, les fusiliers marins de la Royale-Charis ajoutèrent une volée mortelle à la boucherie. Pendant un instant, on aurait cru que l’issue de la bataille venait de se décider en cet unique moment cataclysmique. Pourtant, soudain, Flots-Noirs bondit sur le pavois de son château arrière en brandissant, étincelante, son épée dégainée. — Suivez-moi, mes garçons ! beugla-t-il. Un rugissement sauvage de colère monta de la Corisande au point de noyer les cris des blessés. Le duc franchit d’un bond le gouffre séparant les deux navires et atterrit seul au milieu d’un espace dégagé par l’un des canons de la Corisande. Il glissa sur le pont ensanglanté devant les corps charisiens ainsi fauchés et s’affala sur le dos, ce qui lui sauva la vie. Les fusiliers les plus proches en étaient encore à se tourner dans sa direction quand ses hommes se ruèrent au-dessus de lui. Ses soldats et marins survivants abandonnèrent leur navire pour se jeter sur le bâtiment amiral de Haarahld, à demi fous de terreur et de désespoir mais déterminés à atteindre l’homme dont la Royale-Charis arborait les armoiries. Ils emportèrent les défenseurs tel un raz-de-marée humain et même les fusiliers marins durent céder du terrain face à leur fureur. Les attaquants traversèrent l’embelle de la galère assaillie puis entreprirent pour la plupart de prendre d’assaut le château arrière tandis que les autres tentaient de retenir les fusiliers qui contre-attaquaient depuis le château avant. La balance pencha d’un côté ou de l’autre pendant plusieurs minutes interminables, mais les combattants de la Corisande avaient subi trop de pertes avant même de monter à l’abordage et les fusiliers marins de Charis étaient les meilleurs du monde à cet exercice. Ils regagnèrent l’avantage conféré aux assaillants par l’intrépide coup d’éclat de leur chef et les repoussèrent progressivement. Soudain, la galère corisandine Crête surgit sur le flanc libre de la Corisande et une nouvelle vague d’attaquants se jeta dans la mêlée après avoir traversé comme un pont le navire amiral de Flots-Noirs. Cayleb Ahrmahk affichait un masque de détermination sinistre et sauvage quand le Cuirassé se rua sur l’arrière de la colonne ennemie en déconfiture. Il voyait l’entrelacs inextricable de galères charisiennes et corisandines approcher rapidement sur sa joue bâbord, mais au moins trois adversaires étaient parvenus à échapper à la mêlée. Ils chargeaient à présent le navire amiral de Haarahld, déjà aux prises avec deux bâtiments. Il était inutile d’exhorter le capitaine de vaisseau Manthyr à redoubler d’efforts. Si c’était le père de l’un qui se battait là-bas, c’était aussi le roi de l’autre. Debout derrière eux, Merlin crut sentir Manthyr se pencher en avant, comme pour ajouter son poids au vent qui propulsait son navire. Malgré tout, il y avait des limites à la vitesse dont était capable le Cuirassé. Le seul moyen d’atteindre la Royale-Charis serait de passer en force entre les navires corisandins qui les en séparaient. Aussi Manthyr faisait-il route parmi eux, toutes voiles dehors, ses canons tonnant le long de ses deux murailles, en gouvernant son galion comme s’il s’était agi d’un sloop de dix mètres dans une régate sur la Vieille Terre. Les bouches à feu pointaient à une distance inférieure à vingt yards. Les mousquets à silex crépitaient, les pierriers tonnaient du haut des hunes, tandis que répliquaient les loups, mousquets à mèche et canons ennemis. À cette portée, même la lente artillerie corisandine pouvait infliger de terribles blessures. L’un des canons du pont principal du Cuirassé reçut un boulet presque droit dans sa gueule. La pièce et son affût reculèrent d’un bond, le tube dressé tel un dauphin terrestre sur sa queue. La masse de métal s’abattit tel un marteau de deux tonnes sur ceux de ses servants qui n’avaient pas déjà été réduits en bouillie par le projectile. Une section du bastingage vola en éclats quand une charge de mitraille percuta les hamacs roulés et glissés là pour arrêter les balles et les éclisses, sans prétendre à la moindre protection contre la mitraille, toutefois. Les projectiles mortels tuèrent six fusiliers et trois marins, et en blessèrent cinq autres. Des hurlements dénotèrent d’autres victimes et un boulet arracha une bouchée frangée d’éclisses au grand mât, mais les canonniers ne tinrent nul compte du carnage régnant autour d’eux. Il ne s’agissait pas seulement là de courage, ni de discipline, mais aussi d’épuisement. Ces hommes étaient réduits à l’état d’automates, si concentrés sur leur tâche que rien d’autre ne leur semblait tout à fait réel. — Repliez-vous ! Au château arrière ! L’ordre désespéré du capitaine de vaisseau Tryvythyn résonna dans le chaos quand encore une autre galère corisandine, le Léviathan, surgit à côté de la Royale-Charis. Celle-ci était plus imposante que ses adversaires, elle portait un plus large équipage et davantage de fusiliers, mais pas moins de cinq navires ennemis avaient réussi à lui donner l’abordage. L’adversaire était venu à bout des défenseurs du tiers avant de la Royale-Charis. La moitié de ses fusiliers et un quart de ses matelots étaient encore debout en arrière de l’écoutille d’avant, mais ils se faisaient repousser, pas à pas, dans le sang, par une marée sans cesse croissante d’assaillants. Dynzyl Tryvythyn considéra d’un regard éperdu la résistance opiniâtre de ses hommes. Non par peur pour lui-même, mais pour le roi qui se tenait à côté de lui. — Tenez les échelles ! hurla-t-il. Tenez… Une balle de mousquet tirée par un soldat du Léviathan tout juste embarqué le frappa à la base de la gorge. Il fut projeté en arrière et s’écroula, se noyant dans son propre sang tandis que les souliers de ses hommes livrant un combat désespéré martelaient le pont autour de lui. Le roi, pensa-t-il. Le roi. Et il mourut. Le Cuirassé se glissa le long du flanc sous le vent d’une autre galère. Il assena une bordée ravageuse à cette nouvelle cible mais frémit sous les coups aussitôt reçus en réponse. Son mât de petit perroquet trembla quand ses haubans cédèrent sous le feu ennemi puis bascula lentement en avant pour pendre telle une croix brisée, toile encore gonflée, en haut du petit mât de hune. Malgré tout, le Cuirassé dépassa ses adversaires, de la fumée montant de ses sabords, et fit enfin route sur les galères amarrées à la Royale-Charis. — Accostez ! lança Cayleb d’un ton sec, une froide fureur dans les yeux, en dénudant l’épée que Merlin lui avait offerte. Le duc de Flots-Noirs jetait des regards affolés dans tous les sens. Les équipages de ses galères étaient irrémédiablement mélangés. Toute idée d’organisation avait disparu dans la confusion indescriptible du combat au corps à corps, mais il se retrouva soudain à la traîne du flot de la bataille qui déferlait encore vers l’arrière du bâtiment. Il ne comprenait pas comment il pouvait être encore en vie. Son plastron avait été cabossé et déchiré par des coups dont il se souvenait à peine. Son épée était rouge jusqu’à la garde du sang d’hommes qu’il ne se rappelait pas avoir tués. Il entendait le tonnerre continu de l’artillerie par-dessus les cris et les clameurs qui l’entouraient et, comme il se tournait pour jeter un coup d’œil vers le nord, il vit les galions de Cayleb surgir enfin de la fumée et du chaos. Ce n’était pas sans encombre qu’ils avaient traversé toute sa flotte. Il leur manquait des mâts de hune. Leurs voiles avaient été percées et déchirées par des débris et des projectiles. Des cordages rompus flottaient au vent. Des trous de boulets béaient dans les pavois et les murailles. Des corps étaient affalés sur les bastingages, pendus aux enfléchures. Mais ils étaient passés, ils faisaient route, et leurs sabords laissaient encore échapper de la fumée. Flots-Noirs montra les dents de rage. Il poussa un grondement de haine et entreprit de se frayer un passage parmi les hommes qui l’entouraient en jouant des coudes pour gagner à grand-peine le château arrière assiégé de la Royale-Charis. Une balle de mousquet frappa le plastron de Haarahld Ahrmahk en sifflant. Penché en avant, il s’agrippa de la main gauche à son esponton et recula sous l’impact en poussant un grognement. Le projectile, qui s’était abattu sur lui avec une force capable de lui briser les côtes, se contenta de ricocher sans faire la moindre bosse dans le métal. Pour seule preuve de son passage sur le cadeau de Merlin, il y abandonna une faible trace de plomb. Haarahld tint bon sur ses pieds et sa main droite enfonça son épée dans la poitrine d’un marin corisandin qui tentait de se hisser sur l’échelle menant du pont principal au sommet du château arrière. L’homme s’effondra avec un gargouillis, du sang giclant de sa bouche et de son nez. Haarahld gémit sous la douleur qui monta de son mauvais genou quand il se redressa. Le sergent Gahrdaner abattit son propre adversaire d’un coup assené des deux mains puis bouscula le roi sans cérémonie sur le côté pour prendre sa place en haut de l’échelle. Le souverain grimaça mais renonça à protester. Hors d’haleine, il recula en observant le dos de son garde du corps. Le château arrière formait désormais un îlot de résistance qui ne tiendrait plus très longtemps. Haarahld n’avait pas assisté à la mort de Tryvythyn, mais il avait vu son corps sans vie, ainsi que ceux d’au moins trois des lieutenants et enseignes de la Royale-Charis. Le garde-marine Marshyl était tombé, lui aussi. Il gisait en travers du cadavre du chef de bataillon Byrk, le commandant des fusiliers marins du navire amiral. Gahrdaner était le dernier des gardes de Haarahld encore debout et le nœud des défenseurs du roi se resserrait petit à petit sous les assauts implacables de leurs agresseurs. Debout à côté de Haarahld, le garde-marine Aplyn avait le visage blême et contracté de terreur. Pourtant, ses yeux n’avaient rien perdu de leur détermination et il avait refermé les deux poings sur le sabre d’abordage d’un marin qu’il brandissait telle une épée à deux mains. Il dansait d’un pied sur l’autre, comme hésitant entre le besoin de se jeter dans la mêlée et l’envie désespérée de survivre. Haarahld lâcha son esponton pour agripper l’épaule du garçon. Aplyn sursauta comme sous l’effet d’un coup de couteau puis fit volte-face pour lever les yeux vers son roi. — Restez avec moi, monsieur Aplyn. Nous aurons bientôt beaucoup de travail. Le Cuirassé se précipita dans la masse des galères assujetties. Gwylym Manthyr se souciait peu, pour l’instant, des dégâts qu’il infligerait à son navire. Il refusa de réduire la voilure jusqu’au tout dernier moment. Le bois hurla en éclatant quand il enfonça l’étrave de son bâtiment droit dans la muraille tribord du Léviathan. Le beaupré du galion se dressa au-dessus de l’embelle de la galère jusqu’à ce que son bout-dehors se fracasse contre la muraille, plus haute, de la Royale-Charis. Son taille-mer fendit la coque du Léviathan en écrasant couples et bordages. Son mât de misaine, déjà affaibli par la chute du mât de petit perroquet et par deux coups reçus juste au-dessus du pont, bascula en avant et s’écrasa sur sa cible en une avalanche d’espars brisés, de cordages arrachés et de toile déchirée. Les fusiliers marins et gabiers à leur poste à la hune tombèrent avec lui, de même que le petit mât de hune et le mât de petit perroquet. Les hommes trébuchèrent, culbutèrent, s’agenouillèrent sous la violence du choc entre les deux bâtiments. D’autres furent broyés sous l’effondrement des mâts. Néanmoins, tous les fusiliers survivants du Cuirassé se redressèrent bientôt. Ils se ruèrent en avant, se glissèrent entre les espars et les haubans. Mousquets crépitants, ils frappèrent dans le dos les combattants corisandins qui allaient encore à l’abordage de la Royale-Charis. Les baïonnettes luisantes s’enfoncèrent sauvagement puis se retirèrent, couvertes d’un sang brillant. Les gros souliers des fusiliers piétinèrent les corps ennemis et poursuivirent leur course furieuse. Tandis que chargeait l’Infanterie de marine, Merlin bondit le long du bastingage tribord, katana à la main, wakizashi dans l’autre. Cayleb, Ahrnahld Falkhan et les autres gardes du corps du prince l’imitèrent aussitôt, mais ils n’étaient qu’humains. Il eut tôt fait de les distancer. La plupart des débris s’étaient amoncelés sur bâbord et les deux ou trois marins qui se dressèrent contre le seijin auraient tout aussi bien pu tenter d’arrêter la charge d’un dragon. Ils furent projetés en l’air quand il les percuta. Il effectua alors un bond prodigieux par-dessus pas moins de vingt-cinq yards d’eau bouillonnant dans le triangle formé par les deux coques solidarisées. Il atterrit sur le pont du Léviathan, isolé dans la masse compacte des Corisandins. Trois d’entre eux l’avaient vu venir et parvinrent à pivoter sur eux-mêmes pour lui faire face… ce qui fit d’eux les premiers à mourir. Le sergent Gahrdaner s’effondra, une pique enfoncée dans la cuisse. Il bascula en avant sur le pont principal où l’attendaient sabres et haches d’abordage. Les Corisandins enragés se ruèrent sur l’échelle qu’il avait tenté de défendre et la dernière poignée de Charisiens recula contre le couronnement, où ils formèrent un ultime demi-cercle désespéré autour de leur roi. L’espace d’un fugace instant, il se creusa un écart entre eux et leurs ennemis tandis que ces derniers escaladaient les deux échelles enfin prises. Haarahld avait perdu son casque au cours de la bataille. Le vent était froid dans ses cheveux trempés de sueur. Le garde-marine Aplyn et lui étaient les seuls officiers encore debout. L’épuisement rauque et pantelant de ses derniers protecteurs résonnait à ses oreilles. Il examina leurs adversaires et envisagea de se rendre pour sauver la vie de ces hommes. C’est alors qu’il perçut la folie qui brûlait dans les yeux des Corisandins. Ils étaient sous l’empire de la rage meurtrière qui les avait menés jusque-là. Même s’ils comprenaient qu’il leur offrait sa capitulation, ils ne se résoudraient probablement pas à l’accepter. Je ferais bien de trouver une parole noble à prononcer. Quand cette pensée lui traversa l’esprit, à sa grande stupéfaction, il pouffa de rire. Aplyn l’entendit et lui coula un regard en biais. Haarahld sourit en baissant les yeux sur le garçon à la figure livide. — Ne vous en faites pas, monsieur Aplyn, dit-il d’une voix presque douce. Je vous expliquerai plus tard. Alors, les Corisandins chargèrent. Merlin Athrawes traversa le Léviathan dans une explosion de victimes puis bondit sur le pont de la Royale-Charis et chargea vers l’arrière en tuant tout sur son passage. Les Corisandins qui se trouvèrent sur son chemin n’avaient aucune idée de ce qu’ils affrontaient. Peu d’entre eux eurent le temps de s’en rendre compte. Merlin était, très littéralement, une machine à tuer, un tourbillon déchaîné d’acier incroyablement acéré mû par la force de dix mortels. Ses lames fendaient la chair, les armures, les piques et les sabres. Nul ne se dressait devant lui sans y perdre la vie. Des corps et des morceaux de corps volèrent autour de lui en gerbes de sang et de membres tranchés. Il franchit le flot de ses ennemis telle une avalanche, davantage gêné par leurs cadavres que par leurs armes. Mais ils étaient des centaines entre lui et le château arrière de la Royale-Charis. Cayleb ne parvint pas à suivre Merlin dans son saut. Personne ne l’aurait pu. Ses gardes du corps et lui continuèrent leur charge le long du bastingage. Laligne trouva le moyen de se glisser devant lui pour mener l’assaut sur le Léviathan. En reconnaissant le prince et ses protecteurs, les fusiliers déjà à bord de la galère redoublèrent d’efforts et luttèrent pour demeurer entre l’héritier du trône et ses ennemis. Sans succès. Cayleb, Laligne et Ahrnahld Falkhan formaient la pointe du coin charisien forcé à travers le Léviathan en direction de la Royale-Charis. L’épée nommée « Excalibur » par Merlin étincela dans la main du prince héritier quand elle découvrit, pour la toute première fois, le goût du sang. Les Corisandins se ruèrent sur le mince cercle de fusiliers et de marins protégeant Haarahld. Pendant quelques instants incroyables, les défenseurs tinrent bon, parvinrent même à repousser leurs adversaires. Mais un ou deux finirent par tomber et l’ennemi s’infiltra par ces brèches. Les Charisiens cédèrent du terrain. Il le fallait. Ils se divisèrent en petits groupes, luttèrent dos à dos, jusqu’à la mort, en s’efforçant encore désespérément de protéger leur roi. Haarahld prit appui sur la lisse de couronnement, son genou ankylosé en feu sous le poids de son propre corps, et son épée siffla. Il pourfendit un attaquant puis grogna sous un impact semblable à un coup de marteau quand un soldat corisandin lui abattit des deux mains le côté pointu de sa hache d’abordage en pleine poitrine. Pourtant spécialement conçu pour percer les armures, le fer en forme de poinçon rebondit, laissant intact le plastron du roi. Le Corisandin demeura bouche bée d’incrédulité quand l’épée de sa cible se ficha dans sa gorge. Il tomba sur le côté et, l’espace d’un instant, une trouée s’ouvrit devant le roi. Celui-ci leva les yeux et avisa un ennemi muni d’une arbalète à arc d’acier, qui avait réussi à recharger son arme avant de bondir sur le pavois du château arrière. À présent, il visait directement Haarahld. — Votre Majesté ! Hektor Aplyn avait vu l’arbalétrier lui aussi. Haarahld n’avait pas encore eu le temps de faire un geste que le garçon se jeta devant lui en offrant son corps en protection de son roi. — Non ! hurla celui-ci. Il lâcha la rambarde, sa main gauche jaillit et saisit le garde-marine par sa tunique. Avec un bon coup de rein, il le tira en arrière et pivota sur lui-même pour interposer la plaque dorsale de sa cuirasse. Le carreau le frappa droit dans le dos et ricocha en sifflant, dévié par la feuille de suracier. Haarahld sentit le choc violent puis hoqueta de douleur quand autre chose lui mordit la cuisse droite, juste au-dessus du genou. Au moins, ce n’est pas ma bonne jambe ! Cette pensée lui traversa l’esprit quand il se retourna pour faire face à la bataille. Le marin corisandin qui venait de le blesser retira sa pique d’abordage avec un grognement et leva son arme pour frapper de nouveau. Dans un sanglot, Aplyn se précipita devant le roi, sous la pointe de l’arme ennemie, en tenant son sabre des deux mains. Le Corisandin hurla de douleur quand la lame du frêle garde-marine lui ouvrit le ventre. Il s’écroula, les mains serrées sur la plaie mortelle. Aplyn recula en titubant à côté de son roi. Ils étaient les deux derniers Charisiens encore debout. Haarahld frappa éperdument la poitrine d’un marin fondant sur Aplyn du côté droit, alors même que l’élève officier en pleurs abattait son arme sur un autre ennemi menaçant le roi de l’autre bord. Le garçon hurla quand une épée s’enfonça dans son épaule gauche. Il faillit tomber mais resta campé sur ses pieds en jouant de son lourd sabre d’abordage. Un coup d’épée rebondit sur la manche de la cotte de mailles de Haarahld. De sa propre lame, le roi repoussa le responsable sur le côté. Pendant ce temps, il sentait ses forces le quitter tandis que le sang coulait par saccades le long de sa jambe droite. Une sorte d’instinct alerta le soldat corisandin juché en haut de l’échelle tribord du château arrière de la Royale-Charis. Il tourna la tête et eut un instant pour apercevoir, bouche bée, l’apparition trempée de sang qui venait de bondir du pont en contrebas jusqu’au pavois à côté de lui. Il mourut aussitôt quand le katana en suracier lui transperça le cou dans un éventail de sang. — Charis ! Le cri de guerre poussé par la voix grave de Merlin couvrit tous les autres bruits et le seijin prit pied sur le château arrière. Deux hommes parvinrent à lui opposer des coups défensifs, mais il ne tint pas compte d’eux et laissa leurs armes rebondir sur son armure en se taillant un passage jusqu’au roi. — Charis ! Il se creusa un couloir dans la masse des Corisandins, sans aucune pitié dans ses yeux saphir, katana et wakizashi projetant des gerbes de sang. La panique se répandit autour de lui comme la peste. Bientôt, sans savoir comment, il eut raison de l’ultime barrière le séparant de Haarahld. Il fit volte-face, braqua le regard dans la direction d’où il était venu. L’espace d’un long instant où chacun retint sa respiration, aucun des quarante ou cinquante Corisandins encore debout sur le château arrière n’osa attaquer. Derrière Merlin, Haarahld posa le genou gauche à terre, son épée pesant contre le bordé du pont. Aplyn se jeta devant le roi. — Tuez-le, bande d’imbéciles ! fit une voix. Le duc de Flots-Noirs se fraya un passage à travers les rangs des abordeurs survivants. Son armure bosselée et déchirée, il saignait d’une demi-douzaine d’entailles. À la pointe de son épée perlaient des larmes écarlates. Il avait de la folie dans les yeux, mais sa voix rauque grésillait de passion. — Tuez-le ! beugla-t-il encore avant de charger. Ses hommes rugirent et l’imitèrent. Ils se ruèrent sur Merlin, qui les accueillit par une tempête d’acier. Il ne fit pourtant jamais un pas. Ses pieds semblaient rivés aux bordages ensanglantés. À aucun moment il ne cilla. Flots-Noirs eut un instant pour comprendre qu’il affrontait là quelque chose qui dépassait tout ce qu’il avait jamais vécu. Alors, lui aussi tomba sous l’acier impitoyable de Merlin. Au moins une dizaine de ses hommes subirent le même sort. La plupart n’eurent même pas le temps de crier. Ils étaient semblables à un torrent qui se précipiterait contre un rocher pour s’y écraser en une gerbe d’éclaboussures sous sa force inébranlable. Nul ne put approcher à portée de Merlin sans y laisser la vie. Au bout de dix secondes hurlantes de ce massacre, les survivants terrorisés reculèrent devant la barricade de cadavres qu’il venait d’établir devant le souverain blessé de Charis. Hektor Aplyn sentit quelque chose lui toucher l’arrière de la jambe. Il pivota sur lui-même, leva son sabre, puis se figea. C’était la main du roi. Le garçon écarquilla les yeux d’horreur en découvrant la mare de sang qui s’élargissait peu à peu autour de lui. — Votre Majesté ! Aplyn tomba à genoux, cherchant d’un regard éperdu la blessure du roi, mais celui-ci secoua la tête. Un mouvement effroyablement faible. — Je suis désolé, Votre Majesté, sanglota le jeune garde-marine sanguinolent. Je suis désolé ! Vous n’auriez jamais dû m’écarter ! — Sottises, dit Haarahld d’une voix épuisée tandis que la vie le quittait avec le sang qui s’échappait encore par soubresauts de sa profonde blessure à la cuisse. C’est le devoir d’un roi que de mourir pour ses sujets, monsieur Aplyn. — Non ! — Si. Étonnant, songea-t-il dans un recoin de son esprit. Il ne ressentait plus de douleur, même dans son genou. Pas de douleur physique, en tout cas. Il souleva un bras soudain incroyablement lourd et le passa autour des épaules du garçon en larmes qui se balançait à genoux à côté de lui. Un enfant qui lui était devenu si important… et à qui il pourrait rendre un ultime service, comme se le devait un souverain. — Si, chuchota-t-il encore en se penchant en avant jusqu’à ce que son front rencontre celui d’Aplyn. Si, c’était mon devoir. Tout comme il est de celui d’un sujet de servir son nouveau roi, Hektor. Le ferez-vous pour moi ? — Oui, murmura le garçon à travers ses larmes. Oui, Votre Majesté. — Ce fut… un honneur…, monsieur Aplyn. Haarahld Ahrmahk ferma les yeux. Il s’effondra en avant contre le garde-marine, qui l’entoura de ses bras, enfouit son visage contre son épaule bardée de métal et éclata en sanglots. AVRIL DE L’AN DE GRCE 892 .I. Palais du roi Gorjah III Tranjyr Royaume de Tarot C’est avec un visage de pierre que le roi Gorjah III regarda Edymynd Rustmyn, baron de La Tourelle, pénétrer dans la salle du Conseil. — Vous m’avez fait quérir, Votre Majesté ? demanda d’un ton calme le nouveau venu. Grand, les cheveux gris, il parvint à conserver une mine soigneusement inexpressive malgré les deux hommes déjà présents aux côtés du roi. Le baron Du Gué-Blanc était assis à sa gauche et le comte de Thirsk à sa droite, à la place d’honneur. — En effet, répondit Gorjah d’une voix beaucoup plus froide. Asseyez-vous. Le roi désigna la chaise en bout de table et La Tourelle s’y assit avant d’incliner la tête d’un air interrogateur. — En quoi puis-je vous être utile, Votre Majesté ? Gorjah foudroya du regard celui qui était à la fois son premier conseiller et le responsable de son réseau d’espionnage. En temps normal, La Tourelle était l’un des rares personnages à bénéficier de la confiance presque totale du roi, ce qui le rendait beaucoup trop précieux pour être sacrifié. Mais ces circonstances n’avaient rien de normal et Gorjah se demandait dans quelle mesure le baron le comprenait. — Je viens d’évoquer certaines questions avec le comte de Thirsk, dit le roi sans aménité. Il a notamment eu la bonté de me répéter ce que lui a dit le prince Cayleb juste avant de l’abandonner sur les récifs de l’Armageddon. La Tourelle se contenta de hocher la tête en silence, le regard absorbé. Si le reste de la cour l’ignorait encore, il savait lui-même depuis près de deux quinquaines que Thirsk était revenu à Tranjyr. De fait, les principaux conseillers du royaume avaient appris dès le retour lamentable du Roi-Gorjah-II de Du Gué-Blanc que Cayleb était parvenu à intercepter la flotte alliée au large des récifs de l’Armageddon avec des conséquences désastreuses. C’était La Tourelle qui avait insisté pour que la nouvelle ne soit pas ébruitée tant qu’on ne connaîtrait pas l’ampleur exacte du désastre en question. Apparemment, il était encore plus complet que les premiers comptes-rendus du baron Du Gué-Blanc le lui avaient laissé craindre. — Cayleb, poursuivit Gorjah en prononçant ce prénom comme s’il s’était agi d’un juron, a capturé et détruit tous les navires qui se trouvaient encore sous le commandement du comte de Thirsk. Les six galères aujourd’hui au mouillage dans le port et l’avitailleur à bord duquel l’amiral est rentré à Tranjyr seraient les seuls rescapés de toute la flotte alliée. À ces mots, malgré son formidable flegme, La Tourelle blêmit. — Ce qui me tracasse en ce moment, dit encore le roi, c’est de savoir comment Cayleb et Haarahld s’y sont pris pour nous intercepter ainsi, comme par miracle. Auriez-vous une idée sur la question, Edymynd ? Le regard que posa Du Gué-Blanc sur le premier conseiller se fit songeur, mais celui de Thirsk aurait foré un bloc de pierre. Ce qui, en y ajoutant la simple participation de l’amiral dohlarien à une conversation qui prenait un tour de plus en plus désagréable, avertit La Tourelle que le pire était à venir. — Votre Majesté, dit-il avec la voix de la sagesse, je ne suis pas un marin. Les déploiements et déplacements de forces navales dépassent de très loin mon champ de compétences. Je suis certain que le baron Du Gué-Blanc et le comte de Thirsk seront beaucoup mieux qualifiés que moi pour vous conseiller là-dessus. Une lueur dans les yeux de Du Gué-Blanc et le resserrement des lèvres de Thirsk suggérèrent à La Tourelle qu’il aurait pu choisir une meilleure réponse. — Il se trouve, Edymynd, dit Gorjah avec un mince sourire, que ces messieurs et moi en avons déjà discuté. D’après eux, Cayleb n’aurait jamais dû réussir ce tour de force. La Tourelle y réfléchit un instant puis regarda le monarque droit dans les yeux. — Votre Majesté, je déduis de vos propos – et de ce que vous les teniez devant moi – que vous me jugez d’une certaine façon responsable de ce qui s’est passé. Or, autant que je sache, je n’ai eu presque aucune part dans les décisions concernant l’organisation et les mouvements de la flotte. Je crains de ne pas comprendre en quoi j’aurais pu contribuer à cette catastrophe. Comme une ombre de respect réticent traversa la figure de Thirsk. Gorjah, en revanche, s’en tint à dévisager froidement La Tourelle pendant plusieurs secondes. Enfin, il montra d’un geste l’amiral dohlarien. — À en croire le prince Cayleb, Haarahld serait au courant de nos plans depuis des mois. Son « incapacité » à mobiliser ses galères de réserve, sa « demande d’assistance » aux termes de notre traité n’auraient été que des ruses. En fait, le prince avait déjà dû appareiller quand les messages de son père nous sont parvenus. Le baron Du Gué-Blanc et le comte de Thirsk m’ont confirmé que Cayleb n’aurait jamais pu atteindre si vite les récifs de l’Armageddon autrement. Nous devons donc en conclure qu’il n’a pas menti. Qu’en pensez-vous, Edymynd ? — Cela paraît tout à fait vraisemblable, Votre Majesté, avança La Tourelle avec circonspection. Bien sûr, comme je l’ai déjà souligné, ces questions ne me sont que peu familières. — Je n’en doute pas. (Le sourire du roi se fit encore plus pincé qu’avant.) Tout le problème, néanmoins, est de savoir comment Haarahld a obtenu ces informations. Cayleb a affirmé qu’elles venaient de chez nous. La Tourelle sentit son ventre se nouer et la sueur perler sous son bandana. Une seconde ou deux plus tard, il parvint à articuler, la bouche sèche : — Votre Majesté, je ne vois pas comment cela pourrait être possible. — Bien entendu. — Je comprends à présent pourquoi vous m’avez convoqué, poursuivit le baron d’une voix aussi calme que possible malgré le ton du roi. Je comprends aussi ce qui a pu motiver la colère apparente du comte de Thirsk. Pourtant, je le répète, je ne vois vraiment pas comment cela pourrait être possible. — Pourquoi ? — Parce que, autant que je sache, personne en dehors des hommes qui se trouvent dans cette pièce en ce moment, outre un ou deux subordonnés du baron Du Gué-Blanc, n’avait connaissance de l’endroit où devaient se rejoindre les deux flottes, ni de la route qu’elles suivraient ensuite pour gagner Charis. Je n’en savais d’ailleurs rien moi-même. Les yeux de Gorjah tressaillirent et La Tourelle s’autorisa un infime soupir intérieur de soulagement. Mais Thirsk secoua la tête. — Votre Seigneurie, il y avait forcément quelqu’un qui connaissait cette information et l’a transmise à Charis. Étant moi-même étranger en Tarot, je n’ai aucune idée de qui il peut s’agir, mais la chronologie des événements désigne ce royaume comme la seule source possible. Aucun ressortissant d’un autre État n’aurait pu avertir les Charisiens assez tôt pour leur permettre de placer leur flotte en position de nous intercepter. — Pardonnez-moi, Votre Grandeur, mais, si je ne m’abuse, le roi Rahnyld et sa cour ont eu vent de ce projet bien avant quiconque en Tarot. — Certes, mais nous n’avons connu notre point de rendez-vous et la route que nous suivrions ensuite que juste avant de lever l’ancre. Si ce renseignement était parvenu à Haarahld depuis le Dohlar, il n’aurait jamais eu le temps de réagir comme il l’a fait. — Je vois. La Tourelle parvint à conserver une assurance de façade mais non sans mal. — Quant à la route que nous avons suivie après nous être rejoints, intervint Du Gué-Blanc – pour la première fois et visiblement de mauvaise grâce –, quelqu’un d’aussi expérimenté que Haarahld n’aurait jamais eu besoin d’en être informé. Pour tout dire, nous n’avons même pas respecté celle indiquée dans nos instructions d’origine. Celle que nous avons adoptée nous a été dictée par les conditions de navigation. Or Haarahld était tout à fait capable de prévoir à quels changements de stratégie la mer et le vent étaient susceptibles de nous contraindre. Il a ainsi pu diriger la flotte de Cayleb en conséquence. — Vous voyez, Edymynd, dit Gorjah en s’attirant de nouveau le regard du baron, toutes nos preuves indiquent que Haarahld tenait cette information de nous. La Tourelle aurait pu contester l’utilisation du terme « preuve » pour décrire ces indices, mais il savait plus sage de s’en abstenir pour l’instant. — Si c’est le cas, poursuivit Gorjah, les vicaires Zahmsyn et Zhaspyr seront très, très mécontents. Et s’ils le sont de moi, je le serai de quiconque aura permis que cela arrive. Il regarda La Tourelle droit dans les yeux. Pour une fois, le baron ne trouva rien à répondre. .II. Palais du prince Nahrmahn II Eraystor Principauté d’Émeraude — Votre Altesse. Du fond de son lit, Nahrmahn d’Émeraude poussa un grognement fort peu princier puis se dressa sur son séant. On aurait dit un narval particulièrement bien nourri ou un morse de la Vieille Terre qui serait remonté des abysses. Il n’avait pas l’air ravi. — Pardonnez-moi de vous avoir réveillé, Votre Altesse, bredouilla le chambellan de nuit en voyant l’expression de son maître. Je vous assure, je ne me le serais jamais permis si j’avais eu le choix. Je sais que vous détestez être dér… — Suffit ! Nahrmahn parvint – presque – à ne pas aboyer, mais l’homme s’interrompit tout de même au milieu d’une syllabe. Le prince se frotta les yeux, prit une profonde inspiration et lança à son serviteur un regard un peu moins hostile. — Voilà qui est mieux. Bien, que se passe-t-il ? — Votre Altesse, il y a là un officier de port qui… (Le chambellan de nuit se tut pendant un instant avant de prendre visiblement son courage à deux mains.) Votre Altesse, il y a eu une bataille. D’après cet officier, nous l’aurions perdue. — Perdue ? L’irritation de Nahrmahn disparut au profit d’un air sidéré. Comment auraient-ils pu perdre un combat où ils dominaient l’ennemi par presque trois contre un ? — L’officier de port vous attend, Votre Altesse. Il sera mieux qualifié que moi pour vous expliquer ce qui s’est produit. — Faites-le venir, dit Nahrmahn d’un ton sec en basculant les jambes par-dessus le rebord de son lit. — Dois-je commencer par appeler vos valets, Votre Altesse ? Le chambellan avait l’air pitoyablement empressé de se raccrocher à un semblant de routine rassurante, mais Nahrmahn secoua la tête avec colère. — Faites-le venir ! ordonna-t-il en se levant et en s’emparant de la robe de chambre disposée à côté du lit. — Bien, Votre Altesse ! Il sortit à pas précipités et Nahrmahn noua la ceinture de sa robe de chambre. Il se tourna vers la porte et attendit avec impatience. Moins de deux minutes plus tard, le chambellan était de retour avec un officier de marine encore plus piteux que son guide. Il ne portait pas d’épée et la gaine de son poignard était vide. Un geste vif de la tête de Nahrmahn indiqua au garde en faction dans le couloir de ne pas en bouger. — Monsieur le capitaine de vaisseau Tallmyn, Votre Altesse, annonça le chambellan tandis que l’officier exécutait une profonde révérence. — Laissez-nous, lança Nahrmahn à son domestique, qui s’évanouit telle une volute de fumée par grand vent. La porte se referma derrière lui. L’officier de marine dressa l’échine et affronta le regard de Nahrmahn, visiblement à son corps défendant. — Capitaine, le salua Nahrmahn. Vous êtes… ? — Capitaine de vaisseau Gervays Tallmyn, Votre Altesse. (La voix grave de Tallmyn se prêtait à l’évidence parfaitement à l’aboiement des ordres. Pourtant, des accents de consternation y résonnaient en ce moment et les lèvres de Nahrmahn se contractèrent quand il les perçut.) J’ai l’honneur de seconder le chef du port d’Eraystor, Votre Altesse. — Je vois. Et cette bataille ? — À l’heure qu’il est, Votre Altesse, nos informations sont encore très incomplètes, commença Tallmyn d’un ton mesuré. (Nahrmahn accepta ces réserves d’un hochement de tête impatient.) Tout ce que nous savons pour l’instant, c’est que la Nuée vient de rentrer au port. D’après son capitaine, ce navire serait le seul rescapé de toute son escadre. Ce serait même… (l’officier inspira pour se préparer à assener la mauvaise nouvelle) le seul rescapé de toute la flotte. Le visage rond de Nahrmahn blêmit. — Je ne dis pas que c’est le cas, Votre Altesse, s’empressa d’ajouter Tallmyn. J’ai employé le conditionnel. Pour l’instant, ce bâtiment est le seul à être rentré, mais son capitaine est visiblement très ébranlé. Il est possible et même probable que, malgré toute son honnêteté, ce dont il a souffert le pousse à surestimer l’ampleur de nos pertes. Cela dit… (la voix de l’officier se fit plus sombre et plus ténue), même si c’est le cas, il ne fait aucun doute que nous venons de subir une très lourde défaite. — Que s’est-il passé ? — Je crains qu’il nous faille longtemps avant de pouvoir répondre à cette question, Votre Altesse. Néanmoins, le témoignage du capitaine de la Nuée semble indiquer que Cayleb et ses galions seraient rentrés en Charis. Apparemment, ils auraient attaqué notre flotte par-derrière, dès le lever du jour, et leurs bordées seraient encore plus efficaces que ce que nous avaient laissé entendre les derniers comptes-rendus du duc de Flots-Noirs. La Nuée a réussi à s’échapper contre le vent, mais son capitaine a vu de ses yeux au moins onze de nos galères, dont toutes celles de son escadre, amener leur pavillon. Nahrmahn le dévisagea en silence pendant plusieurs secondes. Enfin, il hocha lentement la tête et se dirigea vers la fenêtre pour baisser les yeux sur les jardins de son palais. .III. Cathédrale de Tellesberg Royaume de Charis Le corps du roi Haarahld VII était exposé solennellement devant le maître-autel de la cathédrale de Tellesberg. Six hallebardiers de la garde royale entouraient sa bière, leur regard vide braqué droit devant eux, le fer de leur arme drapé de noir en signe de deuil. Sur ordre du roi Cayleb, les sergents Gahrdaner et Haarpar gisaient de part et d’autre du monarque qu’ils étaient morts pour protéger. Assis aux pieds de la dépouille royale, le bras tenu par une écharpe immaculée, le garde-marine Hektor Aplyn veillait sur l’épée de feu son souverain. Aplyn était l’un des trente-six survivants de l’équipage de la Royale-Charis. Tous avaient subi des blessures. Certains risquaient encore de ne pas y survivre malgré tous les efforts des guérisseurs. Depuis quatre jours, le peuple du roi Haarahld défilait dans un silence révérencieux au sein de la gigantesque cathédrale pour faire leurs adieux à leur défunt monarque. Beaucoup sanglotaient, la plupart pleuraient, tous avaient le visage fermé de douleur. Malgré tout, on ne sentait chez eux que peu de désespoir, voire aucun. Debout derrière le roi Cayleb, Merlin Athrawes attendait que débute la messe de funérailles en balayant l’édifice du regard par-dessus l’épaule du nouveau souverain assis dans la loge royale parmi ses frère et sœur plus jeunes. Zhan et Zhanayt avaient l’air de chercher encore à assimiler l’énormité de la mort de leur père. Cayleb affichait, lui, une expression moins abasourdie et beaucoup, beaucoup plus dure. Cela résumait très bien l’humeur régnant majoritairement en Charis, songea Merlin en considérant lui aussi avec tristesse le corps de Haarahld. La mort de leur roi bien-aimé estompait la joie et la fierté des Charisiens à la suite des victoires remportées par leur marine, mais rien n’aurait pu effacer dans leur esprit le sens de ces exploits. Dix-neuf des galères de Haarahld, soit un quart de sa flotte entière, avaient été coulées ou si détériorées que Cayleb avait ordonné leur incinération. L’étrave du Cuirassé avait tant souffert de sa collision avec le Léviathan qu’il avait été impossible de le maintenir à flot. Tous les équipages avaient subi de lourdes pertes. En contrepartie, cent dix-sept galères de Flots-Noirs mouillaient au port de Tellesberg sous pavillon charisien. La plupart étaient très fatiguées, mais trente-six d’entre elles, toutes chisholmoises, s’étaient rendues presque sans dommage. Quarante-neuf autres bâtiments ennemis avaient été envoyés par le fond au cours du combat ou brûlés par la suite. Seuls dix-sept – moins de dix pour cent des forces engagées par Flots-Noirs – avaient réussi à prendre la fuite. Sur les trois cent cinquante navires de guerre envoyés par le Groupe des quatre à l’assaut de Charis, moins de trente avaient échappé à la destruction ou à la capture. C’était sans conteste la victoire navale la plus écrasante de toute l’histoire de Sanctuaire. La fierté du royaume de Charis envers sa marine brûlait telle une flamme vigoureuse et ardente, plus vive encore dans les ténèbres entourant la mort de son souverain. Merlin ne le savait que trop bien. Il regrettait de tout son cœur en circuits moléculaires que Haarahld se soit laissé emporter. Il regrettait de n’avoir pas atteint le château arrière de la Royale-Charis ne fût-ce qu’une minute plus tôt. Il regrettait de ne s’être pas aperçu de la gravité de la blessure du roi, de n’avoir pas trouvé le moyen de la soigner tout en repoussant les abordeurs corisandins. Mais c’était trop tard. Le roi qui avait peu à peu gagné son admiration et son respect – son amour, aussi, quoique inconscient – était mort dans son dos entre les bras d’un garde-marine de onze ans. C’était une tragédie que ne rendait que plus cruelle le fait que la victoire avait été d’ores et déjà acquise. Si tous les navires de la colonne de Flots-Noirs s’étaient échappés, la bataille de l’anse de Darcos se serait tout de même soldée par un triomphe absolu. Et pourtant… Dans le dos du roi Cayleb, Merlin observait, écoutait. Que le succès de l’opération de Darcos ait été établi ou non sur le moment ne revêtait plus aucune importance. Il le savait. Ses PARC affectées à la surveillance de Haarahld avaient enregistré la conversation du roi avec son capitaine de pavillon. Par sa mort, le souverain avait acheté précisément ce pour quoi il avait mis sa vie dans la balance. Le peuple de Charis entier savait que son roi aurait pu éviter le combat, qu’il avait choisi de livrer bataille malgré un rapport de forces de six contre un plutôt que de renoncer à rattraper les fuyards, et ce parce que Charis ne pouvait pas se contenter de remporter cette guerre. Il savait que les hommes d’équipage du navire amiral s’étaient battus littéralement jusqu’au dernier en faisant rempart de leurs corps autour de leur souverain. Il savait que l’ultime décision du roi Haarahld avait été de donner sa vie pour protéger un garde-marine de onze ans. Le jeune Aplyn avait répété à Cayleb les derniers mots de son père. L’élève officier, qui n’était encore qu’un enfant, avait eu du mal à prononcer sans pleurer ces paroles, qui avaient ensuite fait le tour de tout le royaume. Charis savait aussi bien que Merlin que rien n’obligeait Haarahld à combattre l’ennemi de front. Que, à bien des égards, ce n’était pas la bonne décision à prendre pour un roi. Mais qu’il n’en était pas de meilleure pour un homme. Charis le savait, tout comme elle chérirait à jamais les derniers mots qu’il avait glissés à l’oreille d’un garçon de onze ans. Il était devenu un martyr et, surtout, un exemple. L’étalon à l’aune duquel serait désormais jugée sa marine. La légende de l’ultime combat de la Royale-Charis ne ferait que s’amplifier avec le temps. Cette légende, Haarahld l’avait créée en montrant ce qu’il attendait de lui-même, en s’érigeant en modèle pour son peuple, qui devrait dorénavant se hisser à sa hauteur pour se montrer digne de son défunt roi. Merlin ne doutait pas qu’il s’y efforcerait. Non pas que Haarahld n’ait laissé à ses sujets qu’un exemple, car il leur avait aussi offert un nouveau roi pour qui ils brûlaient autant de fierté que pour son père. Ils savaient que c’était Haarahld qui avait préparé la bataille de Darcos. Toute la stratégie de la campagne avait été son œuvre. C’étaient son intelligence et son courage qui l’avaient rendue si décisive, même s’il y avait laissé la vie. Mais c’était le roi Cayleb qui avait remporté les victoires écrasantes de la Dent de roche et de l’anse du Crochet dans les eaux infestées de démons des récifs de l’Armageddon. C’étaient aussi Cayleb et ses galions qui avaient rendu possible le triomphe de Darcos. Le jeune monarque était soutenu par son peuple uni derrière son nom, comme peu de souverains avant lui dans l’histoire de l’humanité. Et il fallait s’en réjouir, car tous les Charisiens savaient désormais qui avait orchestré l’agression dont ils avaient été l’objet. Cayleb et Havre-Gris avaient décidé de rendre l’information publique. Merlin pensait qu’ils avaient bien fait. Ce n’était pas un secret qu’ils auraient pu garder longtemps, de toute façon, et il était temps que le peuple de Charis connaisse le danger qui menaçait son royaume. Il était temps qu’il sache que les chefs de l’Église de Dieu du Jour Espéré avaient décrété sa destruction. Cette idée en était encore à faire son chemin dans les esprits. Il faudrait des quinquaines, peut-être des mois, avant que chacun l’ait vraiment assimilée, mais la réaction des Charisiens à cette nouvelle était déjà limpide. Tout comme celle de Cayleb. Les obsèques du roi Haarahld ne seraient pas célébrées par le délégué archiépiscopal Zherald, qui était désormais l’« invité » de Cayleb dans une suite confortable du palais. Dans toute l’histoire de Sanctuaire, aucun évêque n’avait jamais été arrêté ou emprisonné par un souverain séculier. En jouant sur les mots, c’était toujours le cas, mais nul ne doutait de ce qui se cachait derrière ces amabilités de façade. Tout comme chacun savait que le véritable prélat de tout Charis était à présent l’évêque Maikel Staynair. Cela prendrait du temps, mais Merlin percevait déjà des échos du destin de Henri VIII d’Angleterre. Que Cayleb prenne officiellement ou non la tête de l’Église en son royaume restait à voir, mais la séparation de l’Église de Charis et du Temple était désormais un fait qui n’attendait plus que ratification. Cette décision n’avait pas fait l’unanimité. Presque un quart du clergé du royaume, à commencer par les prêtres nés en Charis, s’était déclaré scandalisé et horrifié par cette idée. Une partie de la population générale partageait cette réaction, mais selon un pourcentage plus faible, autant que Merlin ait pu en juger. Il restait beaucoup de peur et d’inquiétude, ainsi que de confusion, mais la grande majorité des sujets de Cayleb n’avaient jamais apprécié les hommes corrompus de Sion. Que le Conseil des vicaires ait lancé une attaque d’une telle envergure contre eux alors qu’ils n’avaient rien fait pour le mériter avait mué ce manque de sympathie en une haine virulente. Que la responsabilité de l’affaire appartienne au Groupe des quatre et non à l’ensemble du Conseil des vicaires ne constituait pour la plupart des Charisiens qu’une distinction artificielle et sans grande importance. De fait, Cayleb et Havre-Gris ne firent rien pour les détromper. La Réforme de Sanctuaire, que Merlin avait espéré retarder jusqu’à ce que Charis y soit prête, avait d’ores et déjà commencé. Il ne pouvait rien faire pour revenir en arrière. Même s’il l’avait pu, la fureur incandescente de Charis et de son nouveau monarque ne le lui auraient jamais permis. Pour l’heure, l’initiative reposait clairement entre les mains de Cayleb. Malgré ses pertes, la Marine royale de Charis exerçait une domination incontestée sur les mers du monde, car il n’existait pour ainsi dire aucune autre marine. Dieu seul savait comment réagirait le Groupe des quatre en le découvrant. Dans l’immédiat, il ne pouvait pas faire grand-chose sans flotte. À plus long terme, il ne fallait pas oublier que le Temple contrôlait environ quatre-vingt-cinq pour cent de la population totale de la planète et une énorme proportion de ses richesses. C’était intimidant. Mais si Cayleb Ahrmahk en éprouvait un quelconque émoi, Merlin n’en décela nulle trace chez lui. Et le roi s’efforçait déjà de rééquilibrer la balance. Le dégoût de la reine Sharleyan pour les ordres que lui avait imposés le Groupe des quatre lui offrait une ouverture, et la capitulation de tant de ses navires de guerre un moyen de pression. Cayleb avait déjà envoyé à Cherayth un ambassadeur spécial chargé de proposer à la reine de récupérer ses bâtiments et équipages capturés en échange d’une cessation formelle des hostilités. Tel était le message officiel ainsi communiqué. La lettre privée de Cayleb à Sharleyan qui l’accompagnait suggérait une relation plus étroite. Elle veillait à ne pas souligner que le Groupe des quatre risquait de se montrer mécontent de son royaume et des états de service de sa marine contre Charis. Elle ne laissait pas non plus entendre que la restitution des navires saisis attiserait sans aucun doute la colère des éminents vicaires. Ce qui, bien sûr, ne fit que donner plus d’importance à ces faits. Ce que cette lettre mentionnait, en revanche, c’étaient toutes les raisons communes à Charis et à Chisholm de haïr et de mépriser Hektor de Corisande. Sans oublier une invitation à agir de concert en conséquence. Restait, bien sûr, Nahrmahn d’Émeraude, qui se retrouvait isolé au-delà de la mer de Charis, sans marine ni alliés, avec tout juste un embryon d’armée. Mais tout cela pouvait attendre, se dit Merlin quand s’ouvrirent les portes de la cathédrale et que retentirent les grandes orgues. Viendrait un moment où il faudrait s’occuper des différentes menaces. Le temps de l’analyse, de la préparation, de l’identification des dangers et possibilités. Mais l’heure n’était pas à ces considérations. Quand bien même, Merlin ne s’en serait pas préoccupé. Peut-être avait-il été aussi dans son « tort » d’éprouver ces sentiments que Haarahld l’avait été d’attaquer le navire amiral de Flots-Noirs au lieu de se tenir à l’écart. Merlin Athrawes était, après tout, une créature de circuits et d’alliages née du murmure froid des électrons, et non un être de chair et de sang vivant au rythme d’un cœur humain. Il était de son devoir de parer à ces périls, de flairer ces occasions, de déterminer comment mettre le mieux à profit même la mort du roi Haarahld. Et il comptait bien s’acquitter de cette tâche. Mais pas ce jour. Ce jour appartenait à l’homme qui était devenu son ami. L’homme qui lui avait confié sa vie, son royaume, son fils, et s’était éteint sans avoir jamais su qui était vraiment Merlin. Ce jour appartenait à Haarahld Ahrmahk et à tous ceux qui étaient tombés dans une guerre dont les véritables objectifs ne leur avaient jamais été exposés. Il appartenait à leur mémoire, aux prières de pardon que balbutiait Merlin en contemplant le sang qu’il avait sur les mains et celui, plus abondant encore, qui serait bientôt répandu. Le regard posé sur la bière de Haarahld et le garde-marine blessé à ses pieds, Merlin Athrawes éprouva le poids douloureux et amer de l’immortalité. De ne pas savoir combien d’années interminables l’attendaient, combien d’hommes et d’enfants officiers – et de femmes, sous peu – mourraient au cours de la guerre qu’il avait initiée. Il sentit ce poids, le vit de son œil intérieur, qui s’avançait vers lui, terrifiant, tel un Everest spirituel. Mais l’exemple de Haarahld – ainsi que celui de Pei Kau-yung, de Pei Shan-wei, et même de Nimue Alban – brûlait aussi devant lui. Cet Everest était le sien, et il le gravirait, aussi loin qu’il faudrait marcher, aussi longtemps qu’il faudrait résister. Il le savait. Mais cela attendrait que le royaume de Charis – et l’homme qui avait été Nimue Alban – ait fait ses adieux au roi Haarahld VII. Cela attendrait. Personnages AHDYMSYN, Zherald (délégué archiépiscopal) – Administrateur en chef de l’archevêché de Charis au nom de l’archevêque Erayk Dynnys. AHLBAIR, Zherohm (lieutenant de vaisseau, Marine royale de Charis) – Officier en second du Typhon, galion de Sa Majesté. Ahlbyrt (bas-prêtre) – Voir HARYS, Ahlbyrt. Ahlfryd (messire) – Voir HYNDRYK, Ahlfryd. AHLVEREZ, Faidel (amiral général, Marine du Dohlar) – Duc de Malikai, chef d’état-major de la marine du roi Rahnyld IV du Dohlar. Ahnzhelyk (Madame) – Voir PHONDA, Ahnzhelyk. AHRMAHK, Cayleb (prince héritier) – Prince héritier de Charis, fils aîné du roi Haarahld VII. AHRMAHK, Haarahld VII (roi) » Roi de Charis. AHRMAHK, Kahlvyn – Duc de Tirian, gouverneur d’Hairatha, cousin germain du roi Haarahld VII. AHRMAHK, Kahlvyn Cayleb – Fils cadet de Kahlvyn Ahrmahk. AHRMAHK, Rayjhis – Fils aîné et héritier de Kahlvyn Ahrmahk. AHRMAHK, Zhan (prince) – Frère cadet du prince héritier Cayleb, plus jeune enfant du roi Haarahld VII. AHRMAHK, Zhanayt (princesse) – Sœur cadette du prince héritier Cayleb, deuxième enfant du roi Haarahld VII. AHRMAHK, Zhenyfyr – Duchesse de Tirian, épouse de Kahlvyn Ahrmahk. AHZGOOD, Phylyp – Comte de Coris, chef des services secrets du prince Hektor. ALBAN, Nimue (capitaine de corvette, Flotte de la Fédération terrienne) – Officier tactique de l’amiral Pei Kau-zhi. Allayn (vicaire) – Voir MAGWAIR, Allayn. APLYN, Hektor (garde-marine de deuxième classe, Marine royale de Charis) – Élève officier à bord de la Royale-Charis, galère de Sa Majesté. ATHRAWES, Merlin (lieutenant, garde royale de Charis) – Avatar masculin de Nimue Alban. AYMEZ, Bardulf (garde-marine de première classe, Marine royale de Charis) – Élève officier à bord du Typhon, galion de Sa Majesté. BAHLTYN, Zheevys – Valet du baron Du Gué-Blanc. BAHRMYN, Borys (archevêque) – Archevêque de Corisande. BAHRMYN, Tohmys – Baron du Château-Blanc, ambassadeur du prince Hektor auprès du prince Nahrmahn. Bahrnai (grand-prêtre) – Voir GUYSHAIN, Bahrnai. BAHRNS, Rahnyld IV (roi) – Roi du Dohlar. BAYTZ, Felayz (princesse) – Benjamine et deuxième fille du prince Nahrmahn d’Émeraude. BAYTZ, Mahrya (princesse) – Fille aînée du prince Nahrmahn d’Émeraude. BAYTZ, Nahrmahn Gareyt (prince) – Fils cadet du prince Nahrmahn d’Émeraude. BAYTZ, Nahrmahn II (prince) – Souverain de la principauté d’Émeraude. BAYTZ, Ohlyvya (princesse) – Épouse du prince Nahrmahn d’Émeraude. BAYTZ, Trahvys (prince) – Troisième enfant et deuxième fils du prince Nahrmahn d’Émeraude. BÉDARD, Adorée (docteur) – Chef psychiatre, opération Arche. BLAIDYN, Rozhyr (enseigne de vaisseau, Marine du Dohlar) – Adjoint de l’officier en second de la galère Royale-Bédard. Borys (archevêque) – Voir BAHRMYN, Borys. BOWSHAM, Khanair (capitaine de vaisseau, Marine royale de Charis) – Commandant de la Bourrasque, galion de Sa Majesté. BRADLAI, Robyrt (lieutenant de vaisseau, Marine de Corisande) – Vrai nom du capitaine Styvyn Whaite. BRAUNYNG, Ellys (capitaine de vaisseau) – Commandant du Saint-Langhorne, galion du Temple. BREYGART, Fraidareck – Quatorzième comte de Hanth, arrière-grand-père de Hauwerd Breygart. BREYGART, Hauwerd (messire) – Héritier légitime du comté de Hanth. BROUN, Mahtaio (grand-prêtre) – Assistant, secrétaire particulier, confident et protégé de l’archevêque Erayk Dynnys. BYRK, Brekyn (chef de bataillon, Infanterie de marine royale de Charis) – Commandant du détachement de fusiliers marins embarqué à bord de la Royale-Charis, galère de Sa Majesté. CAHKRAYN, Samyl – Duc de Fern, premier conseiller du roi Rahnyld IV du Dohlar. CAHNYR, Zhasyn (archevêque) – Archevêque de Cœur-de-Glacier. Cayleb (prince) – Voir AHRMAHK, Cayleb. CHALMYR, Mailvyn (lieutenant de vaisseau, Marine royale de Charis) – Officier en second du Tellesberg, galère de Sa Majesté. CHALMYRZ, Karlos (grand-prêtre) – Assistant et secrétaire de l’archevêque Borys Bahrmyn. CHARLZ, Marik (capitaine) – Commandant du navire de commerce charisien Filles-des-Vagues. CHTEAU-BLANC (baron) – Voir BAHRMYN, Tohmys. CLAREYK, Kynt (chef de bataillon, Infanterie de marine royale de Charis) – Fusilier marin spécialiste de la stratégie d’infanterie. CLYNTAHN, Zhaspyr (vicaire) – Grand Inquisiteur de l’Église de Dieu du Jour Espéré, membre du Groupe des quatre. COHLMYN, Lewk (messire, amiral, Marine de Chisholm) – Comte de Ladret, chef d’état-major de la flotte de la reine Sharleyan. CORDERIE, Ahdam (colonel) – Chef de la Garde royale de Charis. CORIS (comte) – Voir AHZGOOD, Phylyp. CÔTEVILLE, Wahltayr (capitaine) – Commandant du navire marchand Fraynceen faisant office de messager pour les espions du prince Hektor en Charis. Voir aussi MAYTHIS, Fraizher. DAIKYN, Gahlvyn – Valet personnel du prince héritier Cayleb. DAYKYN, Hektor (prince) – Prince de Corisande, chef de la ligue de Corisande. Domnek (maître) – Maître d’armes de la cour du roi Haarahld VII. Domynyk (messire) – Voir STAYNAIR, Domynyk. DRAGONNIER, Zhak (caporal, Infanterie de marine royale de Charis) – Membre de la garde rapprochée du prince héritier Cayleb. DU GUÉ-BLANC (baron) – Voir MAHRTYN, Gahvyn. DUCHAIRN, Rhobair (vicaire) – Ministre du Trésor du Conseil des vicaires de l’Église de Dieu du Jour Espéré, membre du Groupe des quatre. Dustyn (messire) – Voir OLYVYR, Dustyn. DYMYTREE, Fronz (soldat, Infanterie de marine royale de Charis) –Membre de la garde rapprochée du prince héritier Cayleb. DYNNYS, Adorai – Épouse de l’archevêque Erayk Dynnys. DYNNYS, Erayk (archevêque) – Archevêque de Charis. Dynzyl (messire) – Voir TRYVYTHYN, Dynzyl. EKYRD, Hayrys (capitaine de vaisseau, Marine du Dohlar) – Commandant de la galère Roi-Rahnyld. Erayk (archevêque) – Voir DYNNYS, Erayk. Erek XVII (grand-vicaire) – Chef spirituel et temporel de l’Église de Dieu du Jour Espéré. FAHRMAHN, Luhys (soldat, Infanterie de marine royale de Charis) – Membre de la garde rapprochée du prince héritier Cayleb. FALKHAN, Ahrnahld (lieutenant, Infanterie de marine royale de Charis) – Chef de la garde rapprochée du prince héritier Cayleb. Felayz (princesse) – Voir BAYTZ, Felayz. FERN (duc) – Voir CAHKRAYN, Samyl. FLOTS-NOIRS (duc) – Voir LYNKYN, Ernyst. FOFÁO, Mateus (capitaine de vaisseau, Flotte de la Fédération terrienne) – Commandant du Swiftsure, vaisseau de la Fédération terrienne. FUHLLYR, Raimahnd (grand-prêtre) – Aumônier du Cuirassé, galion de Sa Majesté. FURKHAL, Rafayl – Joueur de deuxième base et premier frappeur des Krakens de Tellesberg. GAHRDANER, Charlz (sergent, garde royale de Charis) – Garde du corps du roi Haarahld VII. GARDYNYR, Lywys (amiral, Marine du Dohlar) – Comte de Thirsk, officier général professionnel de la Marine du Dohlar, second du duc de Malikai. Gorjah III (roi) – Voir NYOU, Gorjah III. GRAISYN, Wyllys (délégué archiépiscopal) – Administrateur en chef de l’archevêché d’Émeraude au nom de l’archevêque Lyam Tyrn. GRATTEMER, Rhyzhard (messire) – Premier enquêteur du baron de Tonnerre-du-Ressac. Greyghor (Protecteur de la république) – Voir STOHNAR, Greyghor. GUYSHAIN, Bahrnai (bas-prêtre) – Assistant du vicaire Zahmsyn Trynair. GYRARD, Andrai (lieutenant de vaisseau, Marine royale de Charis) – Officier en second du Cuirassé, galion de Sa Majesté. Haarahld VII (roi) – Voir AHRMAHK, Haarahld VII. HAARPAR, Gorj (sergent, garde royale de Charis) – Garde du corps du roi Haarahld VII. HAHLMAHN, Pawal – Grand chambellan du roi Haarahld VII. Halmyn (archevêque) – Voir ZAHMSYN, Halmyn. HANTH (comte) – Voir MAHNTAYL, Tahdayo. HARRISON, Matthew Paul – Arrière-petit-fils de Timothy et Sarah Harrison. HARRISON, Robert – Fils de Timothy et Sarah Harrison, grand-père de Matthew Paul Harrison. HARRISON, Sarah – Épouse de Timothy Harrison, Ève. HARRISON, Timothy – Maire de Beau-Rivage, Adam. HARYS, Ahlbyrt (bas-prêtre) – Représentant spécial du vicaire Zahmsyn Trynair au Dohlar. HASKYN, Yahncee (garde-marine de première classe, Marine du Dohlar) – Élève officier à bord de la galère Baie-de-Gorath. HAUT-FOND (baron) – Voir HYNDRYK, Ahlfryd. Hauwerd (messire) – Voir BREYGART, Hauwerd. HAUWYRD, Zhorzh – Garde du corps personnel du comte de Havre-Gris. HAVRE-GRIS (comte) – Voir YOWANCE, Rayjhis. Hektor (prince) – Voir DAYKYN, Hektor. HENDERSON, Gabriela, dite « Gabby » (lieutenant de vaisseau, Flotte de la Fédération terrienne) – Officier tactique du Swiftsure, vaisseau de la Fédération terrienne. HOTCHKYS, Ohwyn (messire, capitaine de vaisseau, Marine royale de Charis) – Commandant du Tellesberg, galère de Sa Majesté. HOWSMYN, Ehdwyrd – Riche propriétaire tellesbergeois de fonderies et chantiers navals. HUNTYR, Klemynt (lieutenant, garde royale de Charis) – Officier de la garde royale à Tellesberg. HYNDRYK, Ahlfryd (messire, capitaine de vaisseau, Marine royale de Charis) – Baron de Haut-Fond, spécialiste de l’artillerie de la Marine royale de Charis. HYRST, Zohzef (amiral, Marine de Chisholm) – Second du comte de Ladret. KAILLEE, Zhilbert (capitaine de vaisseau, Marine de Tarot) – Commandant de la galère Roi-Gorjah-II. Karlos (grand-prêtre) – Voir CHALMYRZ, Karlos. Kehvyn (messire) – Voir MYRGYN, Kehvyn. KHATTYR, Payt (capitaine de vaisseau, Marine d’Émeraude) – Commandant de la galère Prince-Noir. KOHRBY, Lynail (garde-marine de première classe, Marine royale de Charis) – Élève officier à bord du Cuirassé, galion de Sa Majesté. LA COMBE-DES-PINS (comte) – Voir OHLSYN, Trahvys. LA TOUR-DE-TANLYR (baron) – Voir QWENTYN, Donyrt. LA TOURELLE (baron) – Voir RUSTMYN, Edymynd. LADRET (comte) – Voir COHLMYN, Lewk. LAHANG, Braidee – Chef des espions du prince Nahrmahn d’Émeraude en Charis. LALIGNE, Payter (sergent, Infanterie de marine royale de Charis) – Garde du corps du prince héritier Cayleb. LANGHORNE, Eric – Administrateur en chef de l’opération Arche. LAVIRON, Sygmahn (soldat, Infanterie de marine royale de Charis) – Membre de la garde rapprochée du prince héritier Cayleb. LAYN, Zhim (lieutenant, Infanterie de marine royale de Charis) – Assistant du chef de bataillon Kynt Clareyk. Lewk (messire) – Voir COHLMYN, Lewk. L’ÎLE-DE-LA-GLOTTE, Bryahn (haut-amiral) – Comte de L’Île-de-la-Glotte, chef d’état-major de la Marine royale de Charis, cousin du roi Haarahld VII. Lyam (archevêque) – Voir TYRN, Lyam. LYNKYN, Ernyst (amiral, Marine de Corisande) – Duc de Flots-Noirs, chef d’état-major de la Marine de Corisande. MAGWAIR, Allayn (vicaire) – Capitaine général du Conseil des vicaires de l’Église de Dieu du Jour Espéré, membre du Groupe des quatre. MAHGENTEE, Mahrak (garde-marine de première classe, Marine royale de Charis) – Élève officier à bord du Typhon, galion de Sa Majesté. MAHKLYN, Rahzhyr (docteur) – Doyen du Collège royal de Charis. MAHLRY, Rholynd (lieutenant de vaisseau, Marine d’Émeraude) – Officier en second de la galère Prince-Noir. MAHNDYR (comte) – Voir RAHLSTAHN, Gharth. MAHNTAYL, Tahdayo – Comte usurpateur de Hanth. MAHRAK, Rahnald (lieutenant de vaisseau, Marine royale de Charis) – Officier en second de la Royale-Charis, galère de Sa Majesté. MAHRTYN, Gahvyn (amiral, Marine de Tarot) – Baron Du Gué-Blanc, chef d’état-major de la Marine de Tarot. Mahrya (princesse) – Voir BAYTZ, Mahrya. Mahtaio (grand-prêtre) – Voir BROUN, Mahtaio. Maikel (évêque) – Voir STAYNAIR, Maikel. MAIKEL, Qwentyn (capitaine de vaisseau, Marine du Dohlar) – Commandant de la galère Baie-de-Gorath. MAIKELSYN, Leeahm (lieutenant de vaisseau, Marine de Tarot) – Officier en second de la galère Roi-Gorjah-II. MAIRYDYTH, Nevyl (lieutenant de vaisseau, Marine du Dohlar) – Officier en second de la galère Royale-Bédard. MAKFERZAHN, Zhames – Agent du prince Hektor en Charis. MAKGREGAIR, Zhoshua (grand-prêtre) – Représentant spécial du vicaire Zahmsyn Trynair en Tarot. MALIKAI (duc) – Voir AHLVEREZ, Faidel. MANTHYR, Gwylym (capitaine de vaisseau, Marine royale de Charis) – Commandant du Cuirassé, galion de Sa Majesté. MARSHYL, Adym (garde-marine de première classe, Marine royale de Charis) – Élève officier à bord de la Royale-Charis, galère de Sa Majesté. MATHYSYN, Zhaikeb (lieutenant de vaisseau, Marine du Dohlar) – Officier en second de la galère Baie-de-Gorath. MAYLYR, Dunkyn (capitaine de vaisseau, Marine royale de Charis) – Commandant du Narval, galion de Sa Majesté. MAYSAHN, Zhaspahr – Chef des espions du prince Hektor en Charis. MAYTHIS, Fraizher (lieutenant de vaisseau, Marine de Corisande) – Vrai nom du capitaine Wahltayr Côteville. MHULVAYN, Oskahr – Espion du prince Hektor en Charis. Michael (prêtre) – Prêtre de la paroisse de Beau-Rivage. MYCHAIL, Raiyan – Important propriétaire de fabriques de textiles et voileries de Tellesberg. MYLLYR, Urvyn (archevêque) – Archevêque du Sodar. MYRGYN, Kehvyn (messire, capitaine de vaisseau, Marine de Corisande) – Commandant de la galère Corisande. Nahrmahn (prince) – Voir BAYTZ, Nahrmahn. Nahrmahn Gareyt (prince) – Voir BAYTZ, Nahrmahn Gareyt. NYLZ, Kohdy (chef d’escadre, Marine royale de Charis) – Commandant de l’une des escadres de galères du haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte. NYOU, Gorjah III (roi) – Roi de Tarot. OHLSYN, Trahvys – Comte de La Combe-des-Pins, cousin et premier conseiller du prince Nahrmahn d’Émeraude. Ohwyn (messire) – Voir HOTCHKYS, Ohwyn. OLYVYR, Ahnyet – Épouse de messire Dustyn Olyvyr. OLYVYR, Dustyn (messire) – Éminent architecte naval de Tellesberg, directeur de la construction navale de la Marine royale de Charis. Orwell – Intelligence artificielle de Nimue Alban, nommée ainsi à partir de sa désignation technique : ordinateur tactique Ordones-Westinghouse-Lytton RAPIER, série 17a. Paityr (grand-prêtre) – Voir WYLSYNN, Paityr. PEI, Kau-yung (contre-amiral, Flotte de la Fédération terrienne) – Commandant de l’escorte finale de l’opération Arche. PEI, Kau-zhi (amiral, Flotte de la Fédération terrienne) – Chef de la manœuvre Séparation, frère aîné du contre-amiral Pei Kau-yung. PEI, Shan-wei (docteur) – Épouse du contre-amiral Pei Kau-yung, responsable de la terraformation au sein de l’opération Arche. PHONDA, Ahnzhelyk (Madame) – Propriétaire de l’une des maisons closes les plus discrètes de la cité de Sion. PROCTOR, Elias (docteur) – Éminent cybernéticien, collaborateur de Pei Shan-wei. QWENTYN, Donyrt (chef d’escadre, Marine de Corisande) – Baron de La Tour-de-Tanlyr, commandant de l’une des escadres du duc de Flots-Noirs. RAHLSTAHN, Gharth (amiral, Marine d’Émeraude) – Comte de Mahndyr, chef d’état-major de la Marine d’Émeraude. RAHLSTYN, Erayk (chef d’escadre, Marine du Dohlar) – Commandant de l’une des escadres du duc de Malikai. Rahnyld IV (roi) – Voir BAHRNS, Rahnyld IV. RAICE, Bynzhamyn – Baron de Tonnerre-du-Ressac, chef des services secrets du roi Haarahld VII et membre de son Conseil privé. Raimahnd (grand-prêtre) – Voir FUHLLYR, Raimahnd. RAYNO, Wyllym (archevêque) – Archevêque de Chiang-wu, adjudant-général de l’ordre de Schueler. Rhobair (vicaire) – Voir DUCHAIRN, Rhobair. Rhyzhard (messire) – Voir GRATTEMER, Rhyzhard. ROWYN, Horahs (capitaine) – Commandant du yacht de messire Dustyn Olyvyr, l’Ahnyet. RUSTMYN, Edymynd – Baron de La Tourelle, premier conseiller et chef des services secrets du roi Gorjah III de Tarot. SAHDLYR, Bynzhamyn (enseigne de vaisseau, Marine royale de Charis) – Adjoint de l’officier en second du Cuirassé, galion de Sa Majesté. SANDYRS, Mahrak – Baron de Vermont, premier conseiller de la reine Sharleyan de Chisholm. SHANDYR, Hahl – Baron de Shandyr, chef des services secrets du prince Nahrmahn d’Émeraude. Sharleyan (reine) – Voir TAYT, Sharleyan. SHUMAKYR, Symyn (grand-prêtre) – Secrétaire de l’archevêque Erayk Dynnys lors de sa visite pastorale de 891, agent du Grand Inquisiteur. SMOLTH, Zhan – Lanceur vedette des Krakens de Tellesberg. SOMERSET, Martin Luther (capitaine de vaisseau, Flotte de la Fédération terrienne) – Commandant de l’Excalibur, vaisseau de la Fédération terrienne. STAYNAIR, Domynyk (messire, chef d’escadre puis amiral, Marine royale de Charis) – Spécialiste de la stratégie navale, commandant de l’Escadre expérimentale, second du prince héritier Cayleb, frère cadet de l’évêque Maikel Staynair. STAYNAIR, Maikel (évêque) – Évêque de Tellesberg, confesseur et conseiller du roi Haarahld VII. STOHNAR, Greyghor (Protecteur de la république) – Chef de la république du Siddarmark, élu démocratiquement. STYWYRT, Dahryl (capitaine de vaisseau, Marine royale de Charis) – Commandant du Typhon, galion de Sa Majesté. SYMMYNS, Tohmas – Grand-duc de Zebediah, membre éminent et président du Conseil de Zebediah. Symyn (grand-prêtre) – Voir SHUMAKYR, Symyn. TALLMYN, Gervays (capitaine de vaisseau, Marine d’Émeraude) – Second du chef du port d’Eraystor. TAYT, Sharleyan (reine) – Reine de Chisholm. TERTREVERT, Tymahn – Maître chasseur du roi Haarahld VII. THIESSEN, Joseph (capitaine de vaisseau, Flotte de la Fédération terrienne) – Chef d’état-major de l’amiral Pei Kau-zhi. THIRSK (comte) – Voir GARDYNYR, Lywys. TILLYER, Henrai (lieutenant de vaisseau, Marine royale de Charis) – Assistant du haut-amiral de L’Île-de-la-Glotte. TIRIAN (duc) – Voir AHRMAHK, Kahlvyn. Tohmas (grand-duc) – Voir SYMMYNS, Tohmas. TOHMYS, Frahnklyn – Précepteur du prince héritier Cayleb. TONNERRE-DU-RESSAC (baron) – Voir RAICE, Bynzhamyn. TRYNAIR, Zahmsyn (vicaire) – Chancelier du Conseil des vicaires de l’Église de Dieu du Jour Espéré, membre du Groupe des Quatre. TRYVYTHYN, Dynzyl (messire, capitaine de vaisseau, Marine royale de Charis) – Commandant de la Royale-Charis, galère de Sa Majesté. TYRN, Lyam (archevêque) – Archevêque d’Émeraude. Urvyn (archevêque) – Voir MYLLYR, Urvyn. VERMONT (baron) – Voir SANDYRS, Mahrak. VYNCYT, Zherohm (archevêque) – Archevêque de Chisholm. WHAITE, Styvyn (capitaine) – Commandant du navire marchand Nuage-de-Mer, messager des espions du prince Hektor en Charis. Voir aussi BRADLAI, Robyrt. Wyllym (archevêque) – Voir RAYNO, Wyllym. WYLLYMS, Marhys – Majordome du duc de Tirian. Wyllys (délégué archiépiscopal) – Voir GRAISYN, Wyllys. WYLSYNN, Paityr (grand-prêtre) – Prêtre de l’ordre de Schueler, intendant de l’Église de Dieu du Jour Espéré en Charis. WYNSTYN, Kynyth (lieutenant de vaisseau, Marine de Corisande) – Officier en second de la galère Corisande. YOWANCE, Ehrnaist – Frère aîné décédé de Rayjhis Yowance. YOWANCE, Rayjhis – Comte de Havre-Gris, premier conseiller du roi Haarahld et chef de son Conseil privé. Zahmsyn (vicaire) – Voir TRYNAIR, Zahmsyn. ZAHMSYN, Halmyn (archevêque) – Archevêque de Gorath, premier prélat du royaume du Dohlar. ZEBEDIAH (grand-duc) – Voir SYMMYNS, Tohmas. ZHAHNSYN, Frahnk (capitaine) – Chef de la garde du duc de Tirian. Zhan (prince) – Voir AHRMAHK, Zhan. Zhanayt (princesse) – Voir AHRMAHK, Zhanayt. Zhaspyr (vicaire) – Voir CLYNTAHN, Zhaspyr. Zhasyn (archevêque) – Voir CAHNYR, Zhasyn. ZHEPPSYN, Nyklas (capitaine de vaisseau, Marine d’Émeraude) – Commandant de la galère Triton. Zherald (délégué archiépiscopal) – Voir AHDYMSYN, Zherald. Zherohm (archevêque) – Voir VYNCYT, Zherohm. ZHESSYP, Lachlyn – Valet du roi Haarahld VII. ZHOELSYN, Phylyp (enseigne de vaisseau, Marine de Tarot) – Adjoint de l’officier en second du Roi-Gorjah-II. Zhoshua (grand-prêtre) – Voir MAKGREGAIR, Zhoshua. Glossaire ACIP – Avatar cybernétique à intégration de personnalité. Anshinritsumei – Mot japonais signifiant littéralement « illumination », traduit toutefois dans la Bible de Sanctuaire par « petit feu ». Contact secondaire de l’esprit de Dieu, il s’agit de la plus grande illumination accessible aux mortels. Bandana – Coiffure traditionnelle du royaume de Tarot consistant en un foulard caractéristique noué autour de la tête. Chardon d’acier – Plante autochtone de Sanctuaire rappelant un bambou arborescent. Elle porte des cosses remplies de minuscules graines couvertes d’épines enveloppées dans de fines fibres droites. Il est très difficile d’extraire ces graines à la main. En contrepartie, les fibres se révèlent encore plus résistantes que la soie de coton après tissage. Leur commettage permet en outre d’obtenir des cordages très robustes et à faible étirement. Par ailleurs, cette plante pousse presque aussi vite que le bambou et offre un rendement de soixante-dix pour cent supérieur à celui du coton terrestre. Chevaliers des Terres du Temple – Titre collectif des prélats régnant sur les Terres du Temple. En principe, les Chevaliers des Terres du Temple sont des souverains séculiers qui exercent accessoirement de hautes fonctions cléricales. D’après les règles de l’Église, les actions entreprises au titre de Chevaliers des Terres du Temple sont parfaitement distinctes de toute initiative officielle de l’Église. Cette fiction juridique s’est révélée très utile à cette dernière en bien des occasions. Commentaires – Interprétations officielles et extensions doctrinales de la Sainte Charte. Les Commentaires constituent le fondement officiel de l’exégèse canonique des premiers textes sacrés. Conseil des vicaires – Équivalent, dans l’Église de Dieu du Jour Espéré, du Collège des cardinaux de l’Église catholique romaine. Crabe-araignée – Espèce marine autochtone d’une taille nettement supérieure à celle de n’importe quel crabe terrien. Il ne s’agit pas d’un crustacé, mais plutôt d’une forme de limace de mer métamérisée, recouverte d’un épais cuir et dotée de nombreuses pattes. Malgré l’aspect peu ragoûtant de cet animal, ses membres savoureux sont considérés comme un mets de choix. Dragon – Plus grand animal terrestre autochtone de Sanctuaire. Il en existe deux variétés : le dragon commun et le dragon-lion. Deux fois plus gros qu’un éléphant terrien, le dragon commun est herbivore. Un tiers plus petit, le dragon-lion est Carnivore. Il représente le dernier élément de la chaîne alimentaire terrestre de Sanctuaire. Les représentants des deux espèces se ressemblent beaucoup, en dehors de leur taille et de leur denture : mâchoire arrondie et dents plates pour le dragon commun, mâchoire allongée, dents acérées et crantées pour le dragon-lion. Ils comptent six pattes comme le tigre-lézard. À la différence de ce dernier, ils sont couverts d’un épais cuir protecteur et non de fourrure. Dragons de Hairatha – Équipe de base-ball professionnelle de Hairatha, rivale traditionnelle des Krakens de Tellesberg dans le cadre du championnat du royaume. Étrangleur – Arbuste rampant originaire de Sanctuaire. Cette espèce connaît de nombreuses variétés et prolifère sous la plupart des climats de la planète. Dense, résistante, elle est difficile à éliminer mais nécessite beaucoup de soleil pour prospérer. Il est donc assez rare d’en trouver dans les forêts anciennes. Flémingie – Variété absorbante de mousse originaire de Sanctuaire, génétiquement modifiée par l’équipe de terraformation de Shan-wei pour lui conférer des propriétés antibiotiques naturelles. Il s’agit d’un produit de base de la médecine sanctuarienne. Groupe des quatre – Ensemble des quatre prélats dirigeant et contrôlant le Conseil des vicaires de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Inspirations – Recueil des déclarations et observations des grands-vicaires et saints de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Ces écrits recèlent d’inestimables enseignements spirituels mais, étant l’œuvre de simples mortels, ne jouissent pas de la même autorité que la Sainte Charte. Intendant – Ecclésiastique affecté à un évêché ou archevêché en tant que représentant direct du Saint-Office de l’Inquisition. L’intendant est spécialement chargé de veiller au respect des Proscriptions de Jwo-jeng. Kraken – Terme générique désignant toute une famille de prédateurs maritimes. Les krakens ressemblent au croisement de requins et de pieuvres. Ils possèdent un puissant corps de poisson, une forte mâchoire aux dents semblables à des crocs, inclinées vers l’intérieur, et, en arrière de la tête, un ensemble de tentacules permettant à la bête d’immobiliser sa proie pendant qu’elle la dévore. Les plus petits individus, vivant près des côtes, ne mesurent pas plus de vingt centimètres de long. Par contre, des spécimens de plus de quinze mètres ont été signalés en eau profonde et certaines légendes évoquent des monstres encore plus gigantesques. Krakens de Tellesberg – Equipe de base-ball professionnelle de Tellesberg. Kyouseihi – Littéralement, « grand feu » ou « feu splendide ». Terme employé pour décrire l’éclatant halo de lumière généré par l’équipe d’encadrement de l’opération Arche autour de leurs navettes et glisseurs pour « prouver » leur nature divine aux premiers Sanctuariens. Léviathan – Prédateur le plus dangereux de Sanctuaire, qui ne prête heureusement guère attention à des proies aussi insignifiantes que les humains. Purs carnivores, les léviathans peuvent mesurer jusqu’à trente mètres de long et sont capables de dévorer n’importe quoi, y compris les plus énormes des krakens. Il est même arrivé, en de très rares occasions, qu’ils attaquent un navire marchand ou une galère de guerre. Chaque individu occupant à lui seul un large territoire, il est toutefois exceptionnel d’en rencontrer, ce dont ne se plaignent pas les êtres humains, merci pour eux. Lézard cervidé – Lézard de la taille d’un élan doté d’une unique corne dont le dernier tiers se ramifie en quatre pointes acérées. Il s’agit d’une espèce herbivore, sans férocité particulière. Maître Traynyr – Personnage issu de la tradition sanctuarienne du spectacle vivant. Il s’agit d’un protagoniste récurrent du théâtre de marionnettes local dont le nom désigne tour à tour un conspirateur maladroit dont les projets échouent chaque fois ou le marionnettiste qui contrôle tous les « acteurs » de la pièce. Narval – Animal marin de Sanctuaire évoquant l’espèce éponyme de la Vieille Terre. Les narvals sanctuariens mesurent environ douze mètres et sont munis de deux défenses rectilignes d’une longueur maximale de deux mètres cinquante. PARC – Plate-forme autonome de reconnaissance et de communication. Proscriptions de Jwo-jeng – Définition des technologies tolérées par la doctrine de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Seules sont en fait autorisées les techniques faisant appel aux énergies éolienne, hydraulique et musculaire. Les Proscriptions sont sujettes à interprétation, ce dont se charge l’ordre de Schueler, qui tend généralement à privilégier un certain conservatisme. Puma-lézard – Espèce de petit tigre-lézard. Très rapide et plus intelligent que son cousin, le puma-lézard a par conséquent tendance à éviter les humains. Il n’en demeure pas moins un prédateur dangereux et meurtrier. Quinquaine – « Semaine » sanctuarienne seulement composée de cinq jours, du lundi au vendredi. Rakurai – Littéralement « coup de foudre ». Terme utilisé dans la Sainte Charte pour décrire les armes cinétiques employées pour détruire l’enclave d’Alexandrie. Rat-araignée – Espèce autochtone de vermine occupant une niche écologique globalement équivalente à celle du rat terrien. Comme tous les mammifères de Sanctuaire, le rat-araignée possède six membres mais ressemble au croisement d’un monstre de Gila doté de fourrure et d’un insecte dont les longues pattes aux multiples articulations s’arquent au-dessus de sa colonne vertébrale. C’est un animal doué d’un très mauvais caractère mais plutôt lâche. Les spécimens adultes mâles des plus grandes variétés mesurent un mètre vingt de long, dont soixante centimètres pour la queue. Les variétés plus communes atteignent entre un tiers et la moitié de cette taille. Sainte Charte – Texte sacré de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Rédigée à l’origine par Maruyama Chihiro, un membre de l’état-major d’Eric Langhorne, la Sainte Charte a régi pendant des siècles la vie spirituelle de Sanctuaire. Scarabée – Insecte sanctuarien évoquant le coléoptère terrien mais Carnivore et pouvant mesurer jusqu’à vingt-trois centimètres. Il est heureusement plus rare que les scarabées sur Terre. Seijin – Sage, saint homme. Mot japonais introduit par Maruyama Chihiro, membre de l’équipe de Langhorne, qui rédigea la Bible de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Soie de coton – Plante autochtone de Sanctuaire combinant bon nombre des propriétés de la soie et du coton. Elle est très légère et résistante, mais ses fibres brutes proviennent de cosses encore plus remplies de graines que le coton de la Vieille Terre. Du fait de la main-d’œuvre nécessaire pour traiter ces cosses et en extraire les graines, la soie de coton est très onéreuse. Surgoi kasai – Littéralement « terrible (grand) incendie ». Véritable esprit de Dieu, manifestation de son feu divin que seul peuvent endurer un ange ou un archange. Taret – Variété de mollusque de Sanctuaire qui perce la coque des navires et le bois des pontons pour s’y fixer. Il existe différents types de tarets, les plus ravageurs étant capables de s’enfoncer profondément dans le bois. Les tarets et la pourriture sont les deux pires menaces – en dehors, bien sûr, du feu – pesant sur les coques en bois. Témoignages – De loin le plus grand recueil de textes sacrés de l’Église de Dieu du Jour Espéré, les Témoignages sont constitués des observations directes des premières générations d’hommes ayant vécu sur Sanctuaire. Ces écrits ne jouissent pas du même statut que les Évangiles chrétiens car ils ne révèlent pas les enseignements et inspirations fondamentaux de Dieu. En revanche, ils forment de façon collective une preuve tangible de l’« exactitude historique » de la Charte et attestent de la réalité des événements qu’ensemble ils décrivent. Tigre-lézard – Mammifère ovipare reptilien doté de six pattes et de fourrure. L’un des trois principaux prédateurs de Sanctuaire. Sa gueule est armée d’une double rangée de crocs capables de percer une cotte de mailles. Ses pieds présentent chacun quatre longs orteils munis de griffes de douze à quinze centimètres de longueur. Vache de mer – Mammifère marin de Sanctuaire évoquant une sorte de morse dont la longueur des spécimens adultes peut atteindre environ trois mètres. Veille de Langhorne – Période de trente et une minutes ajoutée juste avant minuit au jour sanctuarien pour atteindre sa durée de vingt-six heures et demie. Ver de sable – Répugnant Carnivore évoquant une limace à six pattes qui hante les plages juste au-dessus de la limite de montée des eaux. Les vers de sable ne s’attaquent normalement pas à des proies vivantes mais ne voient aucun inconvénient à dévorer les petits animaux qui passeraient à leur portée. Leur coloration naturelle leur permet de se fondre facilement dans leur environnement. Pour parfaire leur camouflage, ils ont l’habitude de s’enfouir dans le sable jusqu’à ce que leur corps soit entièrement recouvert ou que seule émerge une portion réduite de leur dos. Vigne-liane – Plante originaire de Sanctuaire similaire à la vigne vierge terrestre. La vigne-liane n’est pas aussi vivace que son équivalent terrien mais tout aussi tenace. De nombreuses variétés présentent en outre de longues épines pointues. Contrairement à de nombreuses espèces végétales sanctuariennes, elle se mêle avec bonheur aux importations terriennes. Les fermiers l’utilisent volontiers en guise de fil de fer barbelé sur leurs talus. Vouivre – Équivalent sanctuarien des oiseaux terrestres. Il existe autant de variétés de vouivres sur Sanctuaire que d’oiseaux sur Terre : vouivre voyageuse, vouivre de proie se prêtant bien à la chasse aux petits animaux, vouivre des montagnes (rapace d’envergure assez réduite : trois mètres), différentes espèces de vouivres marines, sans oublier la vouivre royale (énorme rapace d’une envergure pouvant atteindre près de huit mètres). Toutes les vouivres possèdent deux paires d’ailes et une de puissantes serres acérées. Il arrive, lorsque l’occasion se présente ou qu’elle ne trouve rien d’autre à manger, qu’une vouivre royale emporte un enfant. Toutefois, il s’agit d’une espèce relativement intelligente qui sait qu’il vaut mieux ne pas s’en prendre à ces proies et préfère éviter les lieux habités par les hommes. Vouivrerie – Lieu de nidification et de couvaison pour vouivres domestiques. Note concernant la mesure du temps sur Sanctuaire Sur Sanctuaire, un jour dure vingt-six heures et trente et une minutes. L’année y est de 301,32 journées locales, soit 0,91 année terrienne standard. La planète possède une lune importante, baptisée Langhorne, qui tourne autour de Sanctuaire en 27,6 jours locaux. Le mois lunaire dure donc environ vingt-huit jours. Un jour sanctuarien est divisé en vingt-six heures de soixante minutes, plus une période de trente et une minutes appelée « Veille de Langhorne » permettant de diviser le jour local en minutes et heures standards. L’année calendaire sanctuarienne est divisée en dix mois : février, mars, avril, mai, juin, juillet, août, septembre, octobre et novembre. Chaque mois est divisé en six semaines de cinq jours appelées « quinquaines ». Les jours de la semaine sont : lundi, mardi, mercredi, jeudi et vendredi. Le jour manquant à chaque année est inséré au milieu du mois de juillet, sans numéro. Appelé « Jour de Dieu », il marque le nouvel an de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Cela signifie, entre autres, que le premier jour de chaque mois tombe toujours un lundi et le dernier jour un vendredi. Une année sur trois compte un jour de plus – appelé « Commémoration de Langhorne » –, inséré au milieu du mois de février, là aussi sans numéro. Chaque mois sanctuarien compte par conséquent sept cent quatre-vingt-quinze heures standard, par opposition aux sept cent vingt d’un mois terrien de trente jours. Les équinoxes ont lieu le 23 avril et le 22 septembre. Les solstices tombent, eux, le 7 juillet et le 8 février.