PROLOGUE «À mon avis, c'est une belle erreur. » Les yeux bleus de Cordélia Ransom brillaient, mais sa voix passionnée qui avait galvanisé et orienté tant de foules abreuvées de slogans restait froide, presque monocorde. Preuve que le sujet lui tenait réellement à cœur, pensa Robert Pierre. « Évidemment, je ne suis pas d'accord, sinon je n'aurais pas fait cette proposition », dit-il, croisant son regard sans ciller. Il s'efforçait de durcir sa réponse délibérément posée pour compenser la conviction glaciale de son interlocutrice. Il y parvint dans l'ensemble, mais plus difficilement qu'il n'aurait dû, il le savait. Il espérait juste que Cordélia, elle, ne s'en apercevrait pas. Officiellement, Pierre était l'homme le plus puissant de la République populaire de Havre. En tant que fondateur et président du comité de salut public, sa parole avait force de loi et il exerçait un pouvoir absolu sur les citoyens de la République. Pourtant, lui aussi était parfois confronté à ses limites — dont celle qui l'avait finalement convaincu de la nécessité de cette proposition — qui, pour être invisibles aux personnes extérieures au comité, n'en demeuraient pas moins réelles: Il dirigeait un gouvernement révolutionnaire qui s'était imposé de force à la République. Tout le monde savait qu'il avait étendu son emprise bien au-delà de l'expédition des affaires courantes que le Quorum du peuple avait en tête en ratifiant la création du comité et en l'en nommant président. Le Quorum avait cru mettre en place un simple gouvernement d'intérim chargé de rétablir la stabilité intérieure le plus vite possible et s'était retrouvé avec une révolution menée par une dictature pluricéphale usant sans vergogne de coercition, de répression et même d'une politique de la terreur afin de maintenir son pouvoir et promouvoir son programme. C'était-là le cœur du problème. En utilisant impitoyablement la force pour outrepasser les attentes du Quorum et ce qu'il autorisait, il s'était forgé un pouvoir réel, indéniable, aux dépens de son autorité (ce qui n'était pas tout à fait la même chose, il l'admettait), qui avait perdu cette dimension subtile et volatile qu'on nomme légitimité. Un règne imposé par la violence ou la menace de la violence peut être renversé de la même façon et, créature née de l'usage de la force, son comité ne pouvait espérer le soutien de la loi ni de la coutume. Bizarre comme les gens faisaient peu de cas des gouvernements qui pouvaient prétendre à cette forme de soutien, songea-t-il sombrement. Et comme ils ignoraient combien la destruction du contrat social — bon ou mauvais — fondant une société ruinait sa stabilité jusqu'à ce qu'un nouveau contrat jugé légitime par tous ses membres le remplace. Pierre lui-même avait grandement sous-estimé les conséquences de ses actes en s'engageant sur le sentier révolutionnaire. Il savait alors que s'ensuivrait une période de troubles et d'incertitude, mais il s'était dit que, une fois passées les premières difficultés, le temps suffirait à légitimer son autorité et celle de ses collègues aux yeux des gouvernés. Et c'est ainsi que cela aurait dû se passer, se répéta-t-il une fois de plus. Indépendamment de la façon dont ils étaient arrivés à leur place, ils la méritaient au moins autant que les Législaturistes qu'ils avaient assassinés pour y parvenir. Et, contrairement à eux, Pierre était devenu révolutionnaire parce qu'il croyait sincèrement en ses réformes. Toutefois, en se saisissant du pouvoir, il avait créé une situation dans laquelle la capa cité à prendre le pouvoir devenait la seule chose d'importance aux yeux de ceux qui avaient soif d'autorité, car ses propres initiatives avaient éliminé toutes les anciennes voies d'accès au sommet, d'une part, mais aussi toute restriction « légitime » concernant l'usage de la force. En conséquence, le comité de salut public, bien qu'en apparence tout-puissant, était en réalité un édifice fragile. Ses membres veillaient à faire étalage de leur confiance devant les allocataires et les proies qu'ils avaient mobilisés, mais Pierre et ses collègues savaient que des conspirateurs insoupçonnés pouvaient à tout moment travailler à les renverser. Et pourquoi pas ? N'avaient-ils pas eux-mêmes renversé les précédents seigneurs et maîtres de la République ? L'accaparement du pouvoir par les Législaturistes n'avait-il pas produit son lot d'illuminés et de fanatiques ? Et le comité n'avait-il pas écrasé suffisamment d'« ennemis du peuple » pour garantir à ses membres une ribambelle d'adversaires potentiels passionnés ? Bien sûr que si, et certains avaient fait preuve d'une propension inquiétante à agir en accord avec leur passion. Heureusement, la plupart des véritables illuminés — à l'image des zéroistes » qui avaient soutenu Charles Froidan et son exigence qu'on abolisse l'argent — étaient trop incompétents pour organiser ne serait-ce qu'une fête digne de ce nom, alors un coup d'État... D'autres, comme les « parnassiens » — dont le programme incluait l'exécution de tous les bureaucrates sous prétexte que leur choix professionnel constituait une preuve évidente de trahison du peuple — s'étaient avérés des comploteurs raisonnablement organisés mais avaient mal choisi leur moment. En agissant trop tôt, ils s'étaient fait beaucoup d'ennemis au sein de la faction extrémiste rivale, et Pierre et le Service de sécurité étaient parvenus à les monter l'une contre l'autre pour aboutir à leur destruction. (En fait, Pierre avait eu bien du mal à prendre cette décision car, ayant eu affaire à la lente et volumineuse bureaucratie héritée des Législaturistes, il s'était découvert une certaine sympathie pour les idées parnassiennes. Il avait toutefois fini par décider, non sans regret, que le comité avait besoin des bureaucrates pour la bonne marche de la République.) Certains de leurs ennemis, en revanche, comme les niveleurs de LeBoeuf, tout cinglés qu'ils étaient, avaient su choisir leur moment et assurer la sécurité de leurs opérations. Leur conception de la société idéale faisait paraître l'anarchie réglementée à outrance par comparaison, mais ils s'étaient révélés suffisamment organisés pour causer la mort de plusieurs millions de personnes en moins d'une journée de combats lourds. Stupéfiants, les dégâts qu'un bombardement cinétique et quelques malheureuses têtes nucléaires peuvent provoquer dans une ville de trente-six millions d'âmes, songea-t-il. En fait, ils avaient eu de la chance de s'en tirer à si bon compte... et, au moins, aucun des meneurs connus du mouvement n'avait survécu au bain de sang. Évidemment, il ne faisait aucun doute que quelques-uns des responsables siégeaient en fait au comité lui-même. Il le fallait pour que les niveleurs soient passés à deux doigts de réussir, et ceux-là, quels qu'ils soient, n'avaient pas encore été identifiés. Dans ces conditions, Pierre se disait qu'il ne devait pas s'étonner de voir sa soif initiale de réformes s'étioler, victime du sentiment croissant d'insécurité qui l'habitait en permanence sans qu'il parvienne à s'en débarrasser. Passait encore de se sentir vulnérable tant que cela ne relevait que d'une franche paranoïa sans fondement dans les faits, mais, maintenant qu'il possédait la preuve qu'il avait des ennemis et qu'ils pouvaient aussi être mortellement dangereux, il cherchait désespérément le moyen de conférer un peu plus de stabilité au comité et de consolider son influence. Combiné au besoin tout aussi désespéré de gagner la guerre dans laquelle le régime précédent avait engagé Havre, cela justifiait la proposition qu'il venait de faire, et il jeta un coup d'œil à Oscar Saint-Just en quête de soutien. Pour un observateur extérieur, Saint-Just devait clairement paraître le second dans la hiérarchie du triumvirat dirigeant le comité et donc la République. En réalité, on aurait même pu le juger plus puissant encore que Pierre lui-même — du moins sur un plan tactique —, car c'était lui qui menait d'une main de fer le Service de sécurité. Mais, encore une fois, les apparences étaient trompeuses. En tant que chef du SS, Saint-Just était le bourreau du comité, et l'assise de son pouvoir était bien plus évidente que celle de Ransom. Pourtant, ces mêmes raisons qui poussaient Pierre à lui confier cette autorité soulignaient le fait que Saint-Just ne représenterait jamais la menace que Ransom pourrait un jour devenir. En effet, contrairement à Cordélia, Oscar savait que sa réputation de garde-chiourme de la République l'empêcherait de se maintenir indéfiniment au pouvoir même s'il parvenait un jour à s'en emparer : il concentrait sur sa personne toute la peur, la haine et le mécontentement générés par le comité de salut public. Et puis il n'avait réellement pas envie de supplanter son supérieur. Pierre lui avait fourni bon nombre d'occasions de prouver le contraire, mais Saint-Just ne les avait pas saisies, connaissant ses propres limitations. Ransom ignorait les siennes et, pour cette raison, Pierre ne lui aurait jamais confié la position qu'occupait Saint-Just. Elle était trop imprévisible — donc, dans son esprit, trop peu fiable. Et, alors qu'il était décidé à tenter de bâtir quelque chose sur l'ossature du gouvernement qu'ils avaient éliminé, elle semblait souvent s'intéresser davantage à l'exercice du pouvoir qu'aux fins auxquelles on l'exerçait. Elle excellait à galvaniser la foule des protes, et c'était sa capacité à détourner leur colère vers des cibles autres que Pierre et son régime qui la rendait si précieuse. Toutefois, cela offrait également à son ministère de l'Information publique la possibilité de présenter chaque problème à sa façon, lui conférant un pouvoir intangible mais terriblement réel qui en faisait presque l'égale de Saint-Just. Et puis Cordélia avait plus que sa part de fidèles au sein du Service de sécurité d'Oscar. Elle avait compté parmi les bourreaux itinérants du comité de salut public juste après le coup d'État, avant qu'il ne la place au ministère de l'Information publique, et elle conservait des contacts personnels avec les hommes et femmes qui avaient servi à ses côtés. Qu'Oscar et elle soient de féroces -bâtisseurs d'empire (bien qu'animés de mobiles très différents, soupçonnait Pierre) compliquait encore la situation, mais cela lui permettait au moins de les jouer l'un contre l'autre et de maintenir leurs soutiens respectifs dans un état d'équilibre délicat, parfois précaire, qu'il pouvait utiliser pour renforcer sa propre position au lieu de la miner. « Je comprends l'inquiétude de Cordélia, Robert », fit Saint-Just en réponse à l'appel muet de Pierre, après un long moment de tension. Il bascula le dossier de sa chaise, s'écartant de la table de conférence au plateau de cristal, et croisa les mains sur sa poitrine en un geste qui soulignait encore un peu plus son air d'oncle inoffensif. « Nous avons passé plus de cinq années T à convaincre notre monde que la Flotte était responsable de l'assassinat du président Harris et, même si nous avons... disons... "relevé" presque tous les officiers supérieurs en poste avant le coup d'État, l'envoi de mes commissaires à bord des vaisseaux militaires ne nous a pas gagné beaucoup de cœurs parmi leurs remplaçants. Que ça nous plaise ou non, le pouvoir de veto accordé à nos agents politiques – soyons honnêtes et appelons-les plutôt des espions – sur les décisions d'officiers professionnels explique en partie les fiascos qu'accumule notre flotte... et le corps des officiers le sait également. Si on ajoute tout cela au nombre des leurs que nous avons fusillés ou emprisonnés "pour l'exemple", on peut certainement penser qu'il n'est au mieux guère judicieux de relâcher la pression de notre botte sur leur cou. Même si c'est bel et bien la Flotte qui nous a sauvés des fous furieux de LeBoeuf. Car ne nous leurrons pas : n'importe qui valait mieux que les niveleurs. N'oubliez pas qu'un pan de leur programme appelait à l'exécution de tous les militaires de rang supérieur à capitaine de corvette ou major en représailles de "la conduite traîtresse de la guerre par le complexe militaro-industriel". Rien ne garantit que la Flotte nous soutiendrait contre un adversaire moins... "énergique" que celui-là. » Sa voix de ténor était tiède et atone comme son attitude, toutefois l'éclat des yeux de Ransom se durcit en devinant le « mais » qu'il n'avait pas formulé. Pierre avait lui aussi perçu sa réserve, et son regard s'étrécit. « Mais au vu des autres options ? » fit-il doucement, invitant Saint-Just à poursuivre. Le chef du Service de sécurité haussa les épaules. « Au vu des autres options, je crois que nous n'avons guère le choix. Les Manties ne cessent de battre nos commandants à plate couture et nous de le leur reprocher. Passé un certain stade, ça devient de la mauvaise propagande en plus d'une mauvaise stratégie. Soyons réalistes, Cordélia, fit Saint-Just en tournant son regard inexpressif vers sa collègue blonde, il devient très difficile pour le ministère de l'Information publique de continuer à rallier l'opinion derrière nos "vaillants défenseurs" alors que nous avons l'air d'en tuer autant que les Manties ! — Peut-être, répliqua Ransom, mais c'est moins risqué que de laisser l'armée glisser un pied dans l'entrebâillement de la porte. » Elle dirigea vers Pierre toute sa force de conviction. « Si nous intégrons un militaire au comité, comment l'empêcherons-nous de découvrir des informations que nous voulons cacher à l'armée ? Comme l'identité des véritables assassins du gouvernement Harris... — Il y a peu de chances que cela se produise, souligna calmement Saint-Just. Nous n'avons jamais laissé de preuve formelle de nos activités et, en dehors de quelques-uns qui ont eux-mêmes participé à l'opération, il ne reste plus personne pour mettre en doute notre version des événements. » Il eut un sourire froid. « Tous ceux qui savent quelque chose - et sont encore en vie - ne pourraient que s'incriminer s'ils tentaient de parler. De plus, je me suis assuré que les archives internes du Service de sécurité reflètent la version officielle. Quiconque voudra mettre en doute ces "preuves impartiales"-ne pourra être qu'un contre-révolutionnaire ennemi du peuple. — "Peu de chances", ça ne veut pas dire aucune », répondit Ransom. Elle s'exprimait sur un ton plus cassant qu'à l'habitude car, manipulatrice ou non, elle croyait sincèrement au concept d'ennemi du peuple et se méfiait des militaires jusqu'à l'obsession. Il lui fallait produire une propagande va-t-en-guerre vantant les mérites de la Flotte, tout en lui vouant une aversion personnelle presque pathologique. Elle méprisait et haïssait cette institution « décadente et dégénérée » dont les traditions la liaient encore à l'ancien régime et la poussaient sans doute à comploter pour renverser le comité et rétablir le règne des Législaturistes. Pire, l'incapacité persistante des militaires à repousser l'ennemi et à sauver la République - probablement due en partie au moins à leur déloyauté - doublait son mépris de la peur qu'ils n'échouent à sauver sa petite personne, et ce sentiment commençait à lui échapper. D'ailleurs, ses préjugés antimilitaristes de plus en plus irrationnels justifiaient presque à eux seuls la décision de Pierre d'intégrer un membre de la Flotte au comité pour rétablir l'équilibre. Il s'étonnait souvent que sa haine se concentre ainsi sur les militaires car, contrairement à lui, Ransom avait émergé du bras armé de l'Union pour les droits des citoyens. Elle avait passé une bonne quarantaine d'années à combattre non pas l'armée, qui n'intervenait jamais dans les affaires intérieures, mais les sbires de la Sécurité intérieure, et Pierre se serait attendu à la voir diriger contre eux sa rancune passionnée. Mais non. Elle travaillait bien avec Oscar Saint-Just, ancien numéro deux de-SécInt, et ne semblait jamais tenir rigueur aux hommes du Service de sécurité de leurs liens antérieurs avec. Peut-être parce qu'ils avaient joué le même jeu selon les mêmes règles, songea-t-il. Ils avaient été ennemis, mais des ennemis qui se comprenaient, et Ransom l'ex(?)-terroriste ne ressentait ni compréhension ni sympathie pour les valeurs et les traditions de la famille militaire. Mais, quelle que soit la source de son attitude, ni Pierre ni Saint-Just ne partageaient sa virulence. Les ennemis du comité, oui, ils avaient la preuve formelle de leur existence. Mais, contrairement à Ransom, ils opéraient une claire distinction entre le comité et la République populaire, de même qu'ils admettaient que les échecs militaires n'étaient pas la preuve irréfutable d'intentions traîtresses. Elle n'y parvenait pas. Peut-être étaient-ils plus pragmatiques ou essayaient-ils tous deux, chacun à sa façon, de bâtir quelque chose là où elle s'efforçait encore de tout détruire. Pour sa part, Pierre soupçonnait l'égoïsme et la paranoïa de Ransom de s'alimenter mutuellement. Dans son esprit, le peuple, le comité de salut public et elle-même ne formaient plus qu'un. Quiconque s'opposait - ou faillissait - à l'un des membres de sa trinité personnelle devenait l'ennemi des trois, et la simple autodéfense exigeait donc qu'elle se montre éternellement vigilante afin de débusquer et d'écraser les ennemis du peuple avant qu'ils ne s'en prennent à elle. « Et même si votre couverture tient parfaitement, poursuivit-elle avec force, comment pouvez-vous envisager une seule seconde de faire confiance à un officier ? Vous l'avez dit vous-mêmes : nous avons fusillé et fait disparaître trop d'entre eux -et leurs familles. Ils ne nous le pardonneront jamais. — À mon avis, vous sous-estimez la force de l'intérêt personnel, répondit Pierre à la place de Saint-Just. Celui à qui nous offrirons une part du gâteau aura ses propres raisons pour nous arder en selle. D'abord, tout le monde se doutera qu'il nous a fait de lourdes concessions pour obtenir le poste, et tout le pouvoir dont il jouira dépendra de notre soutien. Et si nous relâchons la pression sur les officiers... — Ils croiront que c'est lui qu'il faut remercier, raison de plus pour lui être loyal plutôt qu'à nous ! tempêta Ransom. — Peut-être, concéda Pierre. Mais peut-être pas. Surtout si nous veillons à souligner que c'est nous qui mettons ses conseils en pratique et que nous le faisons très ouvertement. » Ransom s'apprêtait à répondre, mais il l'arrêta d'un geste de la main –pour le moment. « Je ne dis pas que celui que nous choisirons n'en retirera aucun mérite. Soyons francs, c'est sans doute lui qui en tirera tous les bénéfices dans un premier temps. Mais si nous voulons gagner cette guerre, nous devons employer nos militaires autrement que comme une main-d’œuvre corvéable à merci. Nous avons usé de la "responsabilité collective" avec un certain succès – après tout, l'idée que votre famille souffrira pour vos échecs est une sacrée motivation, dit-il avec un mince sourire. Mais c'est un procédé contre-productif qui garantit l'obéissance et non l'allégeance. En menaçant leur famille, nous devenons l'ennemi au même titre que les Manticoriens. Sans doute plus, même, aux yeux de bon nombre : les Mandes essayent peut-être de les tuer, mais l'Alliance ne menace pas leurs femmes, leurs maris ni leurs enfants. » Franchement, il serait irrationnel de la part des officiers de nous faire confiance dans les circonstances actuelles, et nos échecs passés démontrent, je pense, que nous devons nous "réhabiliter" à leurs yeux si nous voulons les voir former une force de combat efficace et motivée. Nous avons eu une chance incroyable que la Flotte ne se contente pas de regarder les niveleurs nous balayer. D'ailleurs, je vous rappelle qu'un seul vaisseau du mur – un seul, et même pas une unité de la capitale, qui plus est – a eu le cran et l'initiative d'intervenir. Si le Rousseau était resté à l'écart, vous, Oscar et moi-même serions tous morts à l'heure qu'il est, et nous ne pouvons pas compter que ce genre de soutien se manifeste à nouveau si nous ne nous montrons pas au moins reconnaissants envers ceux qui ont sauvé notre peau. Et la seule façon à mes yeux de le faire consiste à leur donner une voix au plus haut niveau – en nous assurant que la piétaille soit mise au courant – et à lui prêter un tant soit peu attention... du moins en façade. — En façade ? » répéta Ransom, l'air perplexe et le sourcil arqué. Pierre acquiesça. En façade, oui. Oscar et moi avons déjà discuté de la police d'assurance dont nous aurons besoin au cas où notre toutou rêverait d'indépendance. Oscar ? — J'ai examiné le dossier de chacun des officiers envisagés par Robert, fit-il. Il était assez facile de les épurer, ainsi que les rapports de leur commissaire attitré. N'importe lequel aura l'air d'un chevalier blanc quand nous le présenterons au public, et ils sont tous très compétents dans leur domaine, mais leurs dossiers contiennent suffisamment de bombes à retardement pour nous en débarrasser si besoin. Bien sûr, ajouta-t-il avec un fin sourire, il serait fort pratique que l'officier en question soit déjà mort lorsque nous rendrons ces bombes publiques. Il est toujours plus difficile à un mort de se défendre. — Je vois. » Ransom s'adossa à son tour et se frotta le menton, pensive, puis hocha lentement la tête. « D'accord, c'est une première étape positive », admit-elle enfin. Son ton manquait encore d'enthousiasme, mais il avait perdu son inflexibilité. « Je veux jeter un coup d'œil sur ces "bombes à retardement", en tout cas. Si nous voulons que cette figure de proue prête le flanc aux accusations à terme, le ministère de l'Information publique va devoir faire attention à la façon dont il la fera mousser auprès de l'opinion. Il ne faudrait pas qu'une incohérence flagrante se glisse dans l'histoire. — Aucun problème », lui assura Saint-Just, et elle hocha la tête. Toutefois elle semblait encore mécontente. Elle redressa son dossier et cessa de se frotter le menton pour se pencher vers Pierre par-dessus la table. « C'est bien beau, tout ça, Robert, mais ça reste diablement risqué. Et nous allons envoyer des signaux très contradictoires, quelle que soit la façon dont nous nous y prenons. D'une part, nous venons tout juste d'exécuter l'amiral Girardi pour avoir perdu l'Étoile de Trévor et, malgré ce que nous en avons dit aux proies, nous savons tous que ce n'était pas entièrement sa faute. » Pierre s'étonna un peu de la voir prête à faire cette concession à un officier de la Flotte, mais peut-être était-ce parce qu'elle-même devait bien admettre qu'un mort ne pouvait plus comploter pour la trahir. « Les officiers supérieurs de la Flotte ne le croient sûrement pas, en tout cas. Ils sont persuadés que nous ne l'avons exécuté que pour nous absoudre aux yeux de la foule, et certains des matelots eux-mêmes n'ont pas apprécié que nous en fassions un bouc émissaire ! Je ne vois pas en quoi votre proposition y changerait quoi que ce soit dans l'immédiat. — Ah, mais c'est parce que vous ignorez qui j'ai l'intention de nommer ! » dit Pierre. Il s'assit sans ajouter un mot et lui sourit. Elle le fusilla du regard, s'efforçant de donner l'impression qu'il ne parvenait pas à titiller son impatience. Hélas, ils savaient tous deux que c'était le cas. Près d'une minute s'écoula, puis elle haussa les épaules, à bout. « Alors dites-le-moi ! — Esther McQueen », répondit simplement Pierre, et Ransom sursauta dans son fauteuil. « Vous plaisantez ! » s'écria-t-elle. Pierre se contenta de secouer la tête, et le visage de son interlocutrice s'assombrit. « Et pourtant vous feriez mieux ! Bon sang, Oscar ! » Le regard qu'elle tourna vers Saint-Just aurait pu incinérer sur place le chef du Service de sécurité. « La popularité de cette femme atteint déjà des sommets inquiétants, et votre propre espion lui attribue des ambitions personnelles – et des plans en conséquence. Vous envisagez sérieusement de mettre un pulseur chargé dans la main de quelqu'un dont nous savons qu'elle en cherche déjà un ? — Tout d'abord, son ambition pourrait bien être notre meilleur allié, intervint Pierre avant que Saint-Just ne puisse répondre. Certes, le général de brigade Fontein nous a prévenus qu'elle suivait son propre programme. Elle a même tenté une ou deux fois d'instaurer une espèce de réseau clandestin entre ses confrères officiers généraux. Mais elle n'a guère eu de succès, parce qu'ils savent aussi bien que nous ce qu'elle a derrière la tête. La plupart ont trop peur pour se mouiller, et les autres la considèrent autant comme un animal politique que militaire. Et la politique se jouant de manière assez... irrévocable, ces temps-ci, ils ne sont pas près de faire confiance même à un des leurs si ce dernier a prouvé qu'il voulait être de la partie. D'un autre côté, si nous lui offrons une place à notre table, cette même ambition lui donnera toutes les raisons de s'assurer que le comité – et avec lui les fondements de son pouvoir – survive. — Pffff ! » Ransom se détendit légèrement et croisa les bras sur sa poitrine pour réfléchir. Puis elle secoua de nouveau la tête, mais plus lentement cette fois, l'air pensive. « Très bien, dit-elle enfin. Admettons que vous ayez raison sur ce point. Elle n'en est pas moins dangereuse. La foule voit en elle le sauveur du comité face aux niveleurs – tu parles, la moitié de ce fichu comité la croit capable de marcher sur les eaux ! Mais nous ne sommes même pas sûrs qu'elle avait réellement l'intention de nous sauver, n'est-ce pas ? Si sa pinasse ne s'était pas écrasée, elle aurait pu continuer sur son élan et nous achever elle-même ! — Elle aurait pu, mais je ne crois pas une seule seconde que telle était son intention, répondit Pierre avec un peu plus d'assurance que n'en méritait son degré de confiance. Le comité jouit pu moins de la légitimité que lui vaut la résolution qui l'a créé, sans parler des six dernières années T où il a fait office de gouvernement de la République. Même si elle était parvenue à nous balayer toute seule, sur quoi aurait-elle fondé son pouvoir ? Souvenez-vous que seul son vaisseau amiral l'a soutenue quand elle est venue à notre secours, et elle- faisait manifestement son devoir à ce moment-là. Il lui était impossible de compter sur le reste de la Flotte pour soutenir un putsch personnel, surtout avec sa réputation d'ambition politique. — J'ai l'impression que vous essayez de vous en convaincre vous-même, marmonna Ransom. Et en admettant que vous ayez vu juste, ce raisonnement ne sape-t-il pas votre propre argument pour l'admettre à notre table ? Si le reste du corps des officiers voit en elle un animal politique, en quoi sa nomination au comité les convaincra-t-elle de nous apporter leur soutien ? — Parce que, animal politique ou non, c'est notre meilleur commandant sur le terrain et qu'ils le savent aussi, fit Saint-Just. Ils ne mettent pas en doute ses compétences, Cordélia, mais ses intentions. D'une certaine façon, c'est tout bénéfice pour nous : il s'agit d'un officier reconnu par ses pairs mais dont la réputation d'ambition politique la met à l'écart de la Flotte "réelle". — Si elle a tant de talent, comment avons-nous fait pour perdre l'Étoile de Trévor ? » s'enquit Cordélia, et Pierre dissimula un sourire derrière sa main. Le ministère de Cordélia avait fait de l'Étoile de Trévor une espèce de redoute protégeant la République populaire tout entière – la « ligne dans les étoiles », le point stratégique dont on ne pouvait pas envisager de se retirer –malgré sa suggestion personnelle qu'on adoucisse un peu la rhétorique employée. Certes, le système revêtait une importance stratégique majeure, et c'étaient les conséquences militaires de sa perte qui l'avaient d'abord poussé à rechercher un représentant de la Flotte à intégrer au comité. Pourtant, vu le gigantisme de la République, on pouvait sacrifier jusqu'à l'Étoile de Trévor. Ce qu'on ne pouvait sacrifier, en revanche, c'était le moral du peuple et la volonté de combattre de la Flotte populaire, qui avaient tous deux faibli une fois de plus lorsque la « ligne entre les étoiles » était tombée aux mains de la sixième force de la Flotte royale manticorienne. « Nous avons perdu l'Étoile de Trévor parce que les Mamies disposent de meilleurs bâtiments et que leur technologie demeure plus avancée que la nôtre, dit-il à Ransom. Et parce que leurs officiers supérieurs ne cessent d'accumuler de l'expérience tandis que les nôtres ont une fâcheuse tendance à se retrouver entre quatre planches – et notre manie d'exécuter les amiraux qui échouent n'y est pas étrangère. » Elle écarquilla les yeux en l'entendant si caustique, et il lui adressa un mince sourire. « McQueen n'a peut-être pas réussi à tenir le système, mais elle a infligé de lourdes pertes à l'ennemi, au moins. En fait, vu la taille relative de nos flottes, les pertes de l'Alliance ont sans doute dépassé les nôtres en proportion, du moins avant la bataille finale. Les capitaines et jeunes commandants d'escadre sous ses ordres ont aussi beaucoup gagné en expérience durant les combats, et nous avons pu en faire revenir un tiers ici pour transmettre leur savoir. Mais il était évident depuis plus d'un an que Havre-Blanc finirait par prendre le système. C'est pourquoi j'en ai retiré McQueen et j'ai envoyé Girardi prendre les coups. » Ransom haussa le sourcil et Pierre les épaules. « Je ne voulais pas la perdre; or, vu notre politique actuelle, nous n'aurions pas eu d'autre choix que de la fusiller si elle avait encore été aux commandes à la chute de l'Étoile de Trévor. » Il eut un sourire ironique. « Après les événements du mois dernier, j'aurais tendance à y voir l'une de mes plus sages décisions depuis le début de la guerre. — Pfff ! » répéta Ransom en se renfonçant dans son fauteuil, les sourcils froncés vers la table de conférence. « Vous êtes sûr que McQueen est celle qu'il vous faut? Plus vous me parlez de ses compétences, plus ça m'inquiète, je dois bien l'avouer. — Ses compétences dans son domaine sont une chose. Dans le nôtre, c'est une autre affaire, dit Pierre d'un air confiant. Sur le plan politique, elle se croit plus fine qu'elle n'est, et il lui faudra un moment pour comprendre les règles en vigueur de notre côté de la rue. Oscar et moi garderons l'œil sur elle, et si elle a l'air de piger trop rapidement, eh bien... un accident est si vite arrivé ! — Et quelles que soient vos réserves à l'idée qu'on la choisisse, intervint Saint-Just, elle vaut toujours mieux que le candidat suivant. — Et de qui s'agirait-il ? demanda Ransom. — Avant l'échec cuisant de notre raid sur le commerce manticorien en Silésie, Javier Giscard aurait constitué un meilleur choix encore que McQueen. En l'état actuel, nous ne pouvons absolument pas faire appel à lui, du moins pour l'instant. Ses opinions politiques sont plus acceptables que celles de McQueen – d'ailleurs le commissaire Pritchart persiste à nous en dire beaucoup de bien. Et, à sa décharge, il n'est pas responsable de l'échec de son plan. Nous avons sans doute commis une erreur en décidant de le rappeler, mais nous l'avons fait, et il demeure "à l'essai" suite à son échec. » Ransom inclina la tête de côté, et Saint-Just haussa les épaules. « Une simple formalité – il est trop doué pour que nous le fusillions à moins d'y être forcés. Mais nous ne pouvons pas le réhabiliter du jour au lendemain. — Très bien, je comprends. » Ransom hocha la tête. « Mais ça ne me dit pas quel était le candidat suivant en lice. — Excusez-moi, fit Saint-Just, j'oubliais. En réponse à votre question, le seul rival de McQueen serait Thomas Theisman. Il est beaucoup moins ancien en grade, mais c'est le seul officier général à avoir émergé de l'opération Poignard avec une réputation de combattant, et il s'est distingué lors des combats autour de l'Étoile de Trévor avant que nous ne l'en retirions. Sa victoire à Seabring est l'une des rares dont nous puissions nous vanter, mais, si la flotte le respecte en tant que tacticien et stratège, il a toujours veillé à demeurer strictement apolitique. — Et c'est un inconvénient? » Ransom paraissait surprise, et Pierre secoua la tête en la regardant. « Je ne vous reconnais plus, Cordélia, fit-il doucement. Il n'y a qu'une seule raison qui puisse le pousser à se montrer apolitique, et ce n'est sûrement pas l'admiration qu'il nous porte. Il choisit peut-être d'éviter le jeu politique pour les risques qu'il présente, mais aucun homme justifiant d'un tel palmarès au combat ne peut être un imbécile, or seul un imbécile manquerait de voir qu'il est plus d'une façon discrète de nous signifier son obéissance et sa soumission. Pas besoin d'être sincère, mais ça ne lui coûterait rien. — Le commissaire du peuple qui lui est affecté confirme cette impression, fit Saint-Just. Dans ses rapports, le citoyen commissaire LePic manifeste clairement son admiration pour lui en tant qu'homme et qu'officier, et il est convaincu de sa loyauté envers la République. Mais il nous a également signalé que Theisman n'approuve guère plusieurs de nos mesures. L'amiral s'est bien gardé de le dire, mais son attitude le trahit. — Je vois, répondit Ransom d'une voix beaucoup plus sombre qu'avant. — En, tout cas, glissa Pierre, s'efforçant de détourner la conversation avant que les soupçons de Ransom n'aient le temps de s'épanouir complètement, Theisman était acceptable du point de vue professionnel, mais c'est un Brutus là où il nous faut un Cassius. Les ambitions de McQueen la rendent dangereuse, mais l'ambition est plus prévisible que les principes. — Je vous l'accorde », marmonna Ransom. Elle fronça de nouveau les sourcils en regardant la table, puis hocha la tête. « Très bien, Robert. Je sais qu'Oscar et vous l'intégrerez au comité quoi que j'en dise, et je dois admettre que vos arguments tiennent à peu près debout. Mais veillez à bien la garder à Nous n'avons vraiment pas besoin qu'un amiral nourrissant des ambitions politiques monte un véritable coup d'État militaire contre nous. — Nous serions bel et bien pris à notre propre piège, convint Pierre. — Mais quoi que nous fassions avec McQueen, je m'inquiète de ce que vous avez dit à propos de Theisman, poursuivit Ransom. J'imagine que si McQueen assume des responsabilités politiques, Theisman prendra sa place en tant que meilleur commandant aux yeux des officiers ? > Saint-Just hocha la tête, et elle plissa un peu plus le front. « Dans ce cas, je pense qu'il serait peut-être bon d'examiner personnellement et de près le citoyen amiral Theisman. — "Personnellement" ? Vous envisagez donc de le faire vous-même ? s'enquit Pierre sur un ton soigneusement indifférent. — Peut-être. » Ransom se pinça la lèvre quelques instants. « Il est stationné à Barnett, maintenant? — C'est le commandant du système, confirma Saint-Just. Nous avions besoin de confier DuQuesne à une personne de valeur. » Ransom hocha la tête. La prise de l'Étoile de Trévor par l'Alliance offrait à Manticore une position presque inexpugnable entre le cœur de la République populaire et Barnett, mais l'infrastructure massive de la base de DuQuesne et toutes les autres installations du système demeuraient. Havre avait conçu Barnett comme un tremplin dans la guerre inévitable contre Manticore, et le régime législaturiste avait passé vingt années T à le renforcer dans cette optique. Si grande soit la tentation pour les Manticoriens de le laisser pourrir sur pied, ils ne pouvaient pas se permettre de le laisser intact dans leur dos car, contrairement aux bateaux des marines antiques, les vaisseaux spatiaux pouvaient facilement éviter l'interception en empruntant l'hyperespace, sans même prendre trop de précautions. Les renforts – ou de nouvelles forces d'assaut – mettraient peut-être du temps à atteindre Barnett sur des trajectoires aussi indirectes, mais ils pouvaient y parvenir. Toutefois, le système était plus rapidement accessible aux Manties. En effet, pendant que la sixième force s'occupait de prendre l'Étoile de Trévor, d'autres forces d'intervention alliées avaient profité de la distraction de la Flotte populaire pour s'emparer des bases avancées de Treadway, Solway et Mathias. Elles avaient pris les installations navales de Treadway presque intactes, ce qui était déjà grave en soi, mais elles avaient en prime percé la ligne de bases protégeant le flan sud-est de Barnett... sans parler des conséquences de la perte de l'Étoile de Trévor. En s'emparant de ce système, la FRM avait obtenu le contrôle de tous les terminus du trou de ver de Manticore, et convois et forces d'intervention pouvaient donc passer directement du système binaire de Manticore à l'Étoile de Trévor pour s'abattre sur Barnett par le nord. En pratique, donc, Barnett était condamné. Pourtant l'ennemi avait souffert pour prendre l'Étoile de Trévor. Il lui faudrait quelque temps pour se réorganiser, reprendre son souffle et, une fois qu'il serait de nouveau prêt à avancer, Barnett détournerait à coup sûr son attention du cœur de la République vers la frontière. En conséquence, il était crucial de tenir le système aussi longtemps que possible, ne serait-ce que pour faire diversion. Ce qui, en retour, exigeait les services d'un commandant compétent. « Vu ce que vous en avez dit, je suppose que vous n'avez toutefois pas l'intention de le laisser là-bas jusqu'à ce que nous perdions la base », fit observer Ransom au bout d'un moment, et Pierre acquiesça. « Dans ce cas, je crois que je devrais faire un petit tour jusqu'à Barnett pour me forger ma propre impression du personnage, dit-elle. Après tout, le ministère de l'Information publique devra gérer ce qui finira par arriver là-bas et, s'il ne semble pas suffisamment fiable politiquement, nous pourrions décider de l'y laisser... et produire un récit épique de son combat courageux mais perdu d'avance pour repousser l'assaut des hordes manticoriennes. Un genre de Custer des temps modernes. — À moins que vous ne remarquiez un détail qui aurait échappé à LePic, il restera trop précieux pour qu'on s'en débarrasse, fit prudemment Saint-Just. — Oscar, pour un barbouze au sang froid, je vous trouve un peu trop délicat, répondit Ransom, l'air sévère. Un bon ennemi est un ennemi mort, si faible soit le danger qu'il a l'air de représenter. Et quand on a sur les bras une flotte qui se fait botter les fesses aussi nettement que la nôtre, un héros mort par-ci par-là peut valoir cent fois plus que le même officier ne valait de son vivant. Et puis ça m'amuse de transformer des menaces potentielles en instruments de propagande. » Elle eut un mince sourire froid et affamé, celui qui effrayait même Oscar Saint-Just, et Pierre haussa les épaules. Oscar avait raison quant à la valeur de Theisman, et Pierre n'avait absolument pas l'intention de s'en défaire, quoi qu'en dise Cordélia. D'un autre côté, Cordélia était l'enfant chéri des foules, la porte-parole et le catalyseur de sa soif de violence. Si elle décidait qu'il lui fallait absolument ajouter la tête de Theisman à celles qui ornaient déjà son tableau de chasse, Pierre était prêt à la lui accorder – surtout si ce geste lui achetait le soutien de Cordélia (et du ministère de l'Information publique) pour l'adjonction de McQueen au comité. Mais il ne comptait pas le lui dire. L'aller à lui seul prend trois semaines, souligna-t-il plutôt. Pouvez-vous vous permettre de quitter Havre si longtemps ? — Je ne vois pas ce qui m'en empêcherait, répondit-elle. Vous n'allez pas convoquer d'autres réunions plénières du comité avant deux ou trois mois, n'est-ce pas ? » Il secoua la tête, et elle haussa les épaules. « Dans ce cas, Oscar et vous n'aurez pas besoin de ma voix pour continuer à faire tourner la machine, et j'ai fait équiper le Tepes pour servir de poste de commandement mobile du ministère. Rien ne dit que toute notre propagande doit trouver sa source ici, sur Havre, pour se répandre vers l'extérieur, vous savez. Mon adjoint peut prendre toutes les décisions de routine ici en mon absence, et nous produirons tous les nouveaux documents à bord du Tepes. Tant que je me trouve en position d'y apposer mon veto avant publication, nous pouvons les balancer sur les réseaux provinciaux et les laisser cheminer vers le centre aussi bien que dans l'autre sens. — D'accord, dit-il au bout d'un moment, le ton conciliant. Si vous voulez examiner la situation et que vous ne voyez pas d'inconvénient à gérer l'Information publique depuis là-bas, je pense que nous pouvons nous passer de vous pour la durée du voyage. Assurez-vous toutefois d'emmener suffisamment de forces de sécurité. — Je n'y manquerai pas, promit Ransom. Et je mobiliserai également toute une section technique du ministère. Nous procéderons à pas mal de prises de vues et enregistrerons des entretiens avec le personnel pour diffusion après la chute du système – ce genre de choses. Après tout, si nous ne pouvons vraiment pas le tenir, autant tirer le meilleur parti possible de sa perte ! » CHAPITRE PREMIER Le taux de poussière atmosphérique était élevé ce jour-là. Pas suffisamment pour poser problème aux natifs de Grayson après un petit millier d'années d'évolution et d'adaptation, mais plus qu'assez pour inquiéter le ressortissant d'une planète moins riche en métaux lourds. L'amiral des Verts Hamish Alexander, treizième comte de Havre-Blanc et commandant en chef désigné de la huitième force (en admettant que celle-ci se mette jamais en place) était né sur Manticore, or la planète capitale éponyme du Royaume stellaire ne pouvait se prévaloir de telles concentrations. Il avait un peu l'impression qu'on ne voyait que lui, étant l'unique membre du groupe à porter un masque respiratoire sur le tarmac, mais près d'un siècle de service dans la flotte lui avait inculqué un sain respect des règles de sécurité sanitaire et il s'accommodait volontiers de ce sentiment si c'était le prix à payer pour éviter d'inhaler plomb et cadmium ambiants. C'était aussi le seul sur le tarmac à arborer l'uniforme noir d'espace et or de la Flotte royale manticorienne. Plus de la moitié de ses compagnons étaient en civil, y compris les deux femmes en jupe longue et tunique à la mode graysonienne. Ceux qui portaient l'uniforme, toutefois, se répartissaient à peu près également entre le vert sur vert de la garde seigneuriale Harrington et le bleu sur bleu de la Flotte spatiale graysonienne. L'aide de camp de Havre-Blanc lui-même, le lieutenant de vaisseau Robards, était graysonien. L'amiral avait tout d'abord trouvé cela déconcertant : il avait beaucoup plus l'habitude de croiser les hommes des flottes alliées dans le Royaume stellaire que sur leur propre terrain, mais il s'était vite accoutumé à cet état de fait dont il reconnaissait le bien-fondé. La huitième force serait en effet la première formation alliée comptant plus d'unités extérieures que manticoriennes. Vu l'« ancienneté »' de la FRM, il avait toujours paru évident que celle-ci en fournirait le commandant en chef, mais les deux tiers au moins de ses vaisseaux seraient issus de la flotte graysonienne en constante expansion et de la beaucoup plus modeste flotte d'Erewhon. Du coup, Havre-Blanc, en tant qu'officier commandant désigné de la huitième force, ne pouvait que bâtir son état-major autour d'un effectif graysonien, et il venait d'ailleurs d'y consacrer un mois et demi. Globalement, ce qu'il avait découvert dans l'intervalle l'avait impressionné. L'expansion de la flotte locale avait fortement sollicité son corps officier — au point que douze pour cent environ des officiers « graysoniens » étaient en fait des Manticoriens prêtés par le Royaume — et l'institution elle-même manquait manifestement d'expérience, mais elle faisait preuve d'une compétence agressive. Les commandants d'escadre et de force d'intervention graysoniens semblaient ne rien tenir pour acquis, conscients que la plupart des hommes sous leurs ordres avaient trop vite été propulsés à leur grade actuel. Ils imposaient à leurs subordonnés exercice sur exercice, sans relâche, et leurs ordres tant tactiques que de manœuvre exposaient leurs intentions avec un degré de précision qui produisait parfois des résultats un peu trop mécaniques au goût de Havre-Blanc. Il préférait la tradition manticorienne, qui voulait que les officiers d'un certain grade s'occupent eux-mêmes des détails, sans instruction spécifique venue d'en haut. Toutefois, il voulait bien admettre qu'une flotte aussi « jeune » avait probablement besoin d'ordres plus explicites... et si les manœuvres de la flotte locale étaient parfois un peu rigides, il n'y avait jamais décelé ce désordre qui pouvait s'insinuer lorsqu'un officier général partait à tort du principe que ses subordonnés comprenaient ce qu'il avait en tête. Cependant, si le comte regrettait parfois que les amiraux graysoniens laissent si peu d'initiative à leurs subordonnés, l'obstination de leur flotte à préférer les manœuvres embarquées aux simulations informatiques l'avait à la fois étonné et ravi, de même que le fait qu'elle était prête à sacrifier des munitions au cours d'exercices en conditions réelles. La FRM privilégiait traditionnellement la même attitude, mais l'Amirauté manticorienne avait toujours dû se battre bec et ongles contre le Parlement pour obtenir les fonds nécessaires. L'amiral Matthews, commandant en chef de la FSG, bénéficiait pour sa part du soutien enthousiaste du Protecteur Benjamin et d'une forte majorité de la Chambre planétaire, seigneurs et sujets confondus. La guerre actuelle contre Havre, qui en huit ans avait par quatre fois choisi l'Étoile de Yeltsin pour théâtre, n'y était sans doute pas étrangère — tandis que nul n'avait osé attaquer directement le système binaire de Manticore en près de trois siècles —, mais celle que Havre-Blanc et ses compagnons s'étaient rassemblés pour accueillir en portait aussi une bonne part de responsabilité selon lui. Il esquissa un sourire, et ses yeux bleus qui pouvaient se parer d'une froideur polaire étincelèrent à cette idée. Lady dame Honor Harrington, comtesse Harrington, n'était que capitaine de la Liste pour la FRM et s'était taillé une réputation d'élément dangereux, colérique et indiscipliné (du moins auprès de ses nombreux ennemis politiques manticoriens). Mais ici, à Yeltsin, elle avait le grade d'amiral de la FSG, sans parler de son titre de seigneur Harrington. C'était le second officier de la flotte locale, l'un des quatre-vingts nobles qui gouvernaient la planète, la femme la plus riche (plus que n'importe quel homme, même) dans l'histoire de Grayson, la seule personne vivante décorée de l'Étoile de Grayson (ce qui en faisait également le champion officiel du Protecteur Benjamin) et celle qui avait sauvé le système des griffes de l'envahisseur étranger — non pas une mais deux fois. Havre-Blanc lui-même avait gagné le respect de la flotte et du peuple de Grayson en tant qu'officier chargé de la conquête de Masada, leur planète sœur fratricide, et vainqueur de la troisième bataille de Grayson en ouverture de la guerre contre Havre, mais il demeurait un étranger. Contrairement à Honor Harrington. Elle était devenue l'une des leurs et par la même occasion, qu'elle le sache ou non, la sainte patronne de leur flotte. Elle l'ignorait probablement, songea Havre-Blanc. Ce genre de chose ne lui serait jamais venu à l'idée — ce qui expliquait sans doute qu'elle était advenue. Mais Havre-Blanc et tous les autres Manticoriens travaillant avec la FSG étaient au courant. Comment l'auraient-ils ignoré ? Le critère d'évaluation de tous les principes de formation et de toutes les innovations tactiques graysoniennes tenait en ces quatre mots — « Lady Harrington dit ceci » — ou leur pendant : « Lady Harrington ferait cela. » La manière presque idolâtre dont la FSG avait adopté les préceptes et l'exemple d'un unique individu aurait été terrifiante si la philosophie d'Honor Harrington ne se fondait pas sur une remise en question perpétuelle de ses propres principes. D'une façon ou d'une autre — que Havre-Blanc aurait été bien en peine de définir — elle avait également réussi à transmettre cet aspect de sa personnalité à la flotte qui se façonnait avec tant d'enthousiasme à son image, et il s'en félicitait. Bien sûr, la FSG avait accordé à son modèle bien plus de liberté que l'Amirauté manticorienne n'en avait jamais concédé à aucun de ses amiraux, mais cela ne diminuait en rien son mérite. L'amiral Matthews avait reconnu devant Havre-Blanc l'avoir presque enrôlée de force au service de Grayson dans le but exprès de profiter de ses connaissances, et le comte le comprenait sans peine. Très peu de flottes pouvaient rivaliser avec la FRM sur le plan de l'expérience et, malgré tous ses démêlés politiques au sein du Royaume, la réputation professionnelle d'Harrington n'y avait pas d'égale. Même sans l'avoir vue de ses yeux en action, n'importe quelle formation spatiale dans la position de la FSG aurait été prête à tout ou presque pour lui faire endosser son uniforme. Et vu l'attention que les Graysoniens avaient prêtée à ses propos, songea Havre-Blanc, et leur enthousiasme à l'utiliser comme formatrice, il aurait de fait été surprenant qu'elle se rende compte à quel point elle avait laissé sur eux l'empreinte de sa philosophie et de sa personnalité. Ils adoptaient si aisément ses principes qu'elle avait sans doute le sentiment d'être celle qui s'adaptait à leurs conceptions. Oui, il comprenait comment cela s'était passé. Mais il ne lui paraissait pas moins ironique pour autant que la FSG s'approche plus de l'idéal de la FRM à bien des égards que cette dernière n'y parvenait. Cela lui avait également permis de découvrir Harrington elle-même sous un angle neuf et précieux, il l'admettait. Il connaissait bien le genre de flagorneurs que traînaient trop souvent dans leur sillage les officiers brillants, tout comme il savait reconnaître les formes extrêmes de culte aveugle du héros quand il en rencontrait, or il avait trouvé un peu des deux ici sur Grayson concernant Harrington. Mais lorsqu'une femme célibataire et étrangère parvenait à se faire une place au sein d'une société théocratique dominée par les hommes et à gagner la loyauté d'un groupe si disparate qu'il comprenait non seulement la flotte planétaire, mais aussi des sexistes dans la pure tradition graysonienne comme Howard Clinkscales, régent du domaine Harrington, des réformateurs tels que Benjamin IX, l'actuel monarque de la planète, des chefs de file religieux à l'image du révérend Jérémie Sullivan, chef spirituel de l'Église de l'Humanité sans chaînes, des hommes d'État élégants et courtois comme Lord Henry Prestwick, chancelier de Grayson, et même d'anciens officiers havriens tels qu'Alfredo Yu, désormais amiral de la FSG, c'est qu'elle devait vraiment sortir de l'ordinaire. Havre-Blanc l'avait deviné dès leur toute première rencontre, malgré les blessures physiques, le chagrin et le sentiment de culpabilité qu'elle gardait de la deuxième bataille de Yeltsin, mais il se trouvait alors en position d'officier supérieur et la toisait du haut d'un fort écart de rang tant militaire que social. Désormais, elle possédait un grade équivalent au sien (du moins au service de Grayson), et son titre de seigneur, si récent fût-il, lui donnait la préséance sur lui, pourtant héritier d'un des plus anciens comtés de Manticore. Hamish Alexander n'était pas du genre à se laisser impressionner par quiconque. Il comptait parmi les rares personnes à pouvoir appeler la reine par son prénom en privé et était aussi le stratège le plus respecté de l'Alliance. Sa réputation s'appuyait fermement sur ses succès, et il le savait — tout comme il se savait l'égal ou le supérieur de n'importe quel officier servant dans n'importe quelle autre flotte. Il n'était pas arrogant — ou il s'efforçait de ne pas l'être —, pourtant il avait conscience de tout cela, et il aurait été stupide de prétendre le contraire. Mais il savait aussi qu'Honor Harrington avait débuté en se passant des avantages liés à un nom aristocratique, alliances familiales et autres appuis. Malgré tout ce qu'il ne devait qu'à son mérite personnel et tout ce qu'il avait sacrifié en contrepartie des chances que lui avait values le hasard de sa naissance, il ne pourrait jamais oublier ni nier que la position de sa famille lui avait donné un avantage de départ sur Harrington. Pourtant ici, sur Gray-son, on lui avait fourni l'occasion de faire ses preuves, et ce qu'elle avait accompli en imposait au comte de Havre-Blanc. Elle était deux fois plus jeune que lui, et tout ce secteur de la Galaxie était entré dans la sombre vallée d'une guerre dont on n'avait pas vu la pareille depuis des siècles. Pas question de paix négociée ni même de conquête : cette fois le vaincu serait détruit. Le conflit se déchaînait déjà depuis six années T et, malgré les récentes victoires alliées, la fin ne semblait pas proche. Au sein d'une société où le prolong étirait l'espérance de vie jusqu'à plus de trois cents ans, accéder aux grades les plus élevés pouvait prendre un temps fou, bien que l'expansion de la FRM avant-guerre ait évité que la situation se dégrade à ce point, professionnellement parlant, pour ses officiers. Par rapport à ce qui avait cours dans des flottes comme celle de la Ligue solarienne, les promotions étaient même jusqu'alors plutôt rapides, et la guerre avait ouvert en grand les rangs des officiers supérieurs. Même les amiraux victorieux mouraient un jour, et le taux de croissance de la flotte avait triplé depuis le début des hostilités. Où une Honor Harrington finirait-elle cette guerre, en admettant qu'elle y survive ? Quelle empreinte laisserait-elle sur le conflit ? Il semblait évident aux yeux de tous — sauf peut-être aux siens — qu'elle figurerait dans les livres qu'on finirait par écrire sur le sujet, mais atteindrait-elle dans la flotte de sa patrie le grade élevé que méritaient ses capacités ? Et dans ce cas, qu'en ferait-elle ? Ces questions avaient fini par fasciner Havre-Blanc. Peut-être parce que, dans un sens, elle était son hôtesse depuis qu'il avait gagné Yeltsin. Elle lui avait généreusement offert de séjourner au manoir Harrington, la résidence officielle d'où elle dirigeait son domaine quand elle se trouvait sur Grayson. C'était logique vu que le camp Alvarez, nouvelle grande base planétaire de la FSG et site du nouveau centre de simulation tactique Bernard Yanakov, se trouvait à seulement une demi-heure par aérodyne. Tant que les vaisseaux de la huitième force ne seraient pas terminés, la plupart des exercices d'entraînement devraient se faire en simulateur, quelles qu'aient été les préférences des Graysoniens ou de Havre-Blanc. En conséquence, il lui fallait être hébergé assez près des simulateurs d'Alvarez et, en l'invitant à loger dans son manoir pendant qu'elle-même était temporairement retenue dans le Royaume stellaire, Harrington avait marqué de son approbation sa relation avec la FSG. Il n'en avait sans doute pas besoin et il se doutait qu'elle avait raisonné dans les mêmes termes, mais il était suffisamment expérimenté pour ne pas refuser les avantages qui se présentaient. Pourtant, à vivre dans sa maison, servi par ses domestiques, à parler avec ses collègues graysoniens, son régent, son équipe de sécurité... il avait parfois eu l'impression très nette de découvrir des aspects de sa personnalité qu'on ne pouvait déceler qu'en son absence. C'était peut-être stupide. Il avait quatre-vingt-treize ans T, et voilà qu'il se retrouvait fasciné – presque hypnotisé –par les talents d'une femme qu'il n'avait vue qu'une douzaine de fois tout au plus. Dans un sens, il la connaissait à peine, mais elle lui était devenue familière comme peu de gens dans sa vie, et il se réjouissait dans un coin de son esprit de pouvoir réconcilier enfin ses deux visions différentes de la même personne. Honor Harrington s'adossa dans le fauteuil de la pinasse en s'efforçant de ne pas sourire tandis que le major Andrew LaFollet, son homme d'armes personnel et commandant en second de la garde seigneuriale Harrington, rampait aussi loin que possible sous le siège devant elle. Allez, viens, Jason », fit-il d'un air enjôleur. Son doux accent graysonien s'y prêtait bien, et il exploitait à fond cet avantage. « Nous allons très bientôt entrer dans l'atmosphère. Il faut que tu sortes. S'il te plaît... » Il n'obtint pour toute réponse qu'un joyeux gazouillement, et Honor l'entendit soupirer. Il tenta de s'enfoncer plus avant sous le siège, puis recula et s'assit par terre en grommelant. Sous ses cheveux acajou en bataille, ses yeux gris mettaient au défi ses subordonnés de risquer un mot – rien qu'un – sur cette activité qui manquait un peu de dignité, mais personne ne releva le défi. Pour tout dire, les autres hommes d'armes d'Honor regardaient partout sauf vers lui, et leur expression demeurait admirablement, voire obstinément, grave. LaFollet les regarda l'ignorer pendant un long moment puis soupira de nouveau. Il esquissa un petit sourire et tourna la tête vers le mince chat sylvestre brun taché de blanc lové dans le fauteuil voisin de celui d'Honor. Je ne voudrais pas avoir l'air de critiquer, dit-il au chat, mais c'est peut-être toi qui devrais le sortir de là. — Il n'a pas tort, Sam, fit remarquer Honor, dont le sourire s'élargit jusqu'à creuser une fossette sur sa joue. Après tout, c'est ton fils. Et puis, contrairement à Andrew, tu passerais sous le siège. » Samantha se contenta de la regarder, une lueur espiègle dans ses yeux verts, et bâilla paresseusement, découvrant des crocs blancs et acérés. Deux têtes aux oreilles dressées, chacune beaucoup plus petite que la sienne, pointèrent hors du nid douillet qu'elle avait formé en se lovant autour de leurs propriétaires ensommeillés, et elle avança une patte préhensile pour les y renfoncer. Puis elle se tourna vers le chat gris crème beaucoup plus gros allongé sur les genoux d'Honor, et celle-ci perçut les échos d'un échange mental complexe tandis que Nimitz se redressait pour rendre son regard à Samantha. Aucun des humains présents ne savait exactement ce qu'elle disait à son compagnon –d'ailleurs personne en dehors d'Honor ne l'avait jamais « entendue » –, mais ils saisirent tous la teneur de ses propos quand Nimitz poussa un soupir à son tour, inclina les oreilles en signe d'assentiment et se coula jusqu'au sol. Il descendit prestement l'allée en se servant de ses trois paires de pattes et s'installa à côté du siège sous lequel LaFollet avait tenté de se glisser. Il croisa sur le plancher les pattes préhensiles terminant ses membres antérieurs et y posa le menton pour inspecter le dessous du siège, et Honor sentit à nouveau les échos des pensées d'un autre. Elle percevait aussi l'amusement, la fierté et l'exaspération mêlés de Nimitz s'adressant fermement au plus téméraire de ses rejetons. À sa connaissance, aucun autre être humain n'avait jamais été capable de percevoir les émotions d'un chat sylvestre, et personne en tout cas n'avait pu capter les- émotions d'autres humains grâce à son partenaire d'adoption, mais, malgré sa force hors du commun, son lien avec Nimitz n'était pas assez limpide pour qu'elle parvienne à suivre ses pensées. Ce qui ne l'empêcha pas de remarquer qu'il prenait le temps de les formuler très clairement et distinctement cette fois, et elle se doutait qu'il les limitait à des instructions aussi simples que possible. Logique puisqu'il s'adressait à un chaton de quatre mois à peine. Il ne se passa rien pendant plusieurs secondes, puis elle perçut l'équivalent mental d'un soupir de résignation, et un Nimitz miniature pointa la tête de sous le siège. James MacGuiness, l'intendant personnel d'Honor, l'avait nommé Jason à cause de ses intrépides voyages d'exploration, et Honor savait qu'elle aurait dû s'attendre à ce que l'énigme nouvelle et merveilleuse de la pinasse le pousse à vagabonder. Elle aurait préféré qu'il se montre un peu moins curieux, mais il s'agissait d'un trait commun à tous les chats sylvestres — et particulièrement marqué chez les jeunes. De fait, il était plutôt ahurissant de constater que tous les chatons de Samantha et Nimitz étaient des explorateurs compulsifs. Jason s'avérait simplement pire que la moyenne, affligé d'un goût pour les exploits en solitaire bien digne de son nom, et Honor se demandait parfois comment les chats sylvestres survivaient jusqu'à l'âge adulte s'ils se montraient aussi curieux dans la nature. Mais cette portée-ci ne se trouvait pas dans la nature et, au moins, tous les humains à bord gardaient l'œil ouvert sur les petits. Et les chats adultes faisaient de même. Pendant qu'elle regardait Nimitz prendre Jason d'une main agile aux doigts longs, une femelle brun et blanc arriva en bondissant de dossier en dossier, chargée d'un quatrième chaton. Honor reconnut Achille, le frère à peine moins aventureux de Jason, et elle sourit de nouveau en voyant la nounou le ramener à sa mère tandis qu'il se tortillait sans cesse en signe de protestation. Elle se demandait si MacGuiness lui-même se rendait vraiment compte combien il était rare que des humains assistent à ce genre de scène. Les chats sylvestres qui formaient des liens d'adoption ne s'accouplaient et ne se reproduisaient presque jamais et, dans les très rares occasions où cela se produisait, les mères retournaient invariablement dans leur clan ou celui de leur compagnon pour mettre bas, puis confiaient leurs enfants à d'autres femelles du clan. En dehors de l'Office des forêts de Sphinx, seule une poignée d'humains avaient déjà vu des petits dans la nature, et Honor n'avait jamais entendu parler de chatons que les parents avaient introduits dans la société humaine dès la naissance. Pourtant c'était précisément ce que Samantha et Nimitz avaient fait, et leur refus de se conformer aux usages avait surpris Honor et la Flotte. La FRM avait dû, longtemps auparavant, instaurer un règlement spécifique pour les rares occasions où elle avait eu affaire à une chatte sylvestre enceinte liée à l'un des membres de son personnel. La réaffectation d'Honor dans le système binaire de Manticore huit mois plus tôt, à son retour de la Confédération silésienne, se justifiait ainsi. La mesure mettait la chatte à l'abri des radiations et autres risques associés au service spatial, ainsi qu'à portée de Sphinx et de son clan comme de celui de Nimitz. Bien sûr, Samantha n'ayant pas adopté Honor au sens habituel, son cas se situait hors des paramètres classiques depuis le début, mais la mort de son partenaire adopté ne lui laissait que Nimitz et Honor pour seule famille. Suite à cette terrible perte, l'Amirauté avait décidé qu'Honor pouvait bénéficier du congé maternité généralement accordé aux deux partenaires d'un lien d'adoption. De plus, la Flotte y avait vu l'occasion de l'affecter à la Commission d'étude et de développement des armements pour la durée de son congé. Honor constituait un choix évident pour assurer un retour d'information concernant les performances sur le terrain des derniers équipements nés des travaux de la Commission, étant la seule à avoir jamais commandé une escadre les intégrant — même s'il ne s'agissait que de croiseurs marchands armés. Et, à sa propre surprise, elle avait apprécié ce poste. Mais, malgré tous les efforts de la Flotte pour s'adapter à ses besoins, Samantha avait persisté dans son originalité. Il fallait peut-être s'y attendre, d'ailleurs. En effet, presque toutes les rares femelles à avoir un jour adopté s'étaient liées à des gardes de l'Office des forêts de Sphinx et n'avaient jamais quitté la planète, Honor l'avait vérifié. Aucune loi, aucun règlement n'exigeait que soit enregistrée l'adoption par un chat sylvestre, donc les archives qu'elle avait consultées étaient sûrement incomplètes, mais, d'après ce qu'elle avait pu rassembler, sur plus de cinq siècles T, seules huit femelles avaient adopté une personne autre qu'un garde... en comptant Samantha. Elle aurait probablement dû en déduire tout de suite que la chatte ne se sentirait pas liée par les usages « normaux » des chats sylvestres en matière d'attitude parentale, mais elle était néanmoins tombée des nues quand Nimitz lui avait signifié que Samantha se proposait sérieusement de retourner sur Grayson avec Honor et lui —et d'emmener ses petits. Ça avait paru une très mauvaise idée à Honor. Nimitz et elle étaient censés reprendre du service à bord d'un vaisseau juste après leur retour, ce qui laisserait Samantha seule avec quatre petits exubérants sur une planète étrangère dont l'environnement comportait des risques invisibles et insidieux, mortels pour un chat adulte, sans parler d'un chaton. Pire, ils seraient les seuls chats sylvestres de la planète, et la jeune maman ne pourrait se tourner vers aucune mère plus vieille et expérimentée pour obtenir des conseils ou de l'aide. Honor avait tenté d'exposer ces arguments à Nimitz et Samantha, et elle avait la certitude que Nimitz avait saisi. Mais elle doutait parfois que Samantha ait compris, même avec son compagnon pour lui expliquer. La télépathie, c'était bien beau, mais Samantha se montrait si insouciante face aux objections d'Honor que celle-ci se demandait si le message passait bien. Du moins jusqu'à la semaine précédant leur départ pour Grayson. Honor ne s'était jamais interrogée sur le statut de Samantha parmi ceux de son espèce. La sachant beaucoup plus jeune que Nimitz, elle s'était simplement dit que les souhaits d'une chatte de sa jeunesse relative ne pèseraient pas lourd aux yeux d'un clan auquel elle n'appartenait que « par alliance ». Mais elle avait été contrainte de réviser son opinion lorsque pas moins de huit membres du clan de Nimitz — dont trois femelles, toutes plus âgées que Samantha — s'étaient présentés à sa porte. À leur arrivée, elle logeait dans la maison cinq fois centenaire de ses parents, au flanc des Murailles de cuivre, et elle avait eu du mal à en croire ses yeux. Elle avait tout d'abord pensé à une erreur quand MacGuiness avait répondu au coup de sonnette et qu'ils étaient entrés calmement, mais Nimitz et Samantha les avaient reçus avec force ronronnements ravis et l'air indéniable d'hôtes accueillant leurs invités. Il ne lui était même pas venu à l'idée de les chasser — on ne faisait tout simplement pas ce genre de chose à des chats sylvestres —, et les huit chats avaient bondi sur la table de la salle à manger de ses parents, fixant Honor comme s'ils attendaient quelque chose. La surprise l'avait rendue un peu lente, mais un rappel à l'ordre de Nimitz sur leur lien empathique lui avait remis les idées en place, et elle s'était présentée à ses invités surprises pendant que MacGuiness disparaissait dans la cuisine en quête du céleri que tous les chats adoraient. Chacun avait gravement accepté sa présentation et, bien que l'usage voulût que nul ne baptise un chat qui ne l'avait pas adopté, ils étaient si nombreux qu'Honor avait dû se résigner à le faire pour s'y retrouver. Vu son goût pour l'histoire navale, elle avait nommé les cinq mâles Nelson, Togo, Hood, Farragut et Hipper, mais les femelles lui avaient posé plus de problèmes. Puisqu'elles étaient si rares à adopter, il lui semblait particulièrement important de leur trouver un nom reflétant leur personnalité, et elle avait mis plusieurs jours à les connaître assez bien pour oser les baptiser. Finalement, la dynamique sociale apparente du groupe lui avait facilité la tâche. La plus âgée des trois était devenue Héra car il semblait évident que tous les mâles — à part peut-être Nimitz — se soumettaient pleinement à son autorité. Si elle dirigeait ce petit bout de clan, toutefois, celle qu'Honor appelait Athéna faisait manifestement office de second et de conseiller. La troisième femelle, Artémis, à peine plus vieille que Samantha et la plus énergique de ces dames, avait pour sa part entrepris d'enseigner aux chatons les rudiments de la chasse et de la traque. Honor ressentait encore un certain malaise à les avoir nommés, mais les arrivants avaient gaiement accepté leurs nouveaux patronymes. Ils avaient également commencé à s'installer comme s'ils avaient toujours fait partie de sa maisonnée... et clairement signifié qu'ils comptaient le rester. Mais si eux l'avaient pris avec sérénité, cela n'avait pas été le cas des humains de Sphinx ! Bien qu'en connaissant plus sur les chats sylvestres que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des habitants de la planète, Honor ne savait pas plus qu'un autre comment s'y prendre. Il était clair que Samantha et Nimitz avaient invité les autres à les rejoindre, mais il lui avait fallu un moment pour comprendre qu'il ne s'agissait pas juste d'une visite prolongée ou destinée à ramener les chatons au clan de Nimitz. Et quand elle avait fini par comprendre que Samantha comptait bel et bien que les nouveaux venus les accompagnent jusqu'à Grayson, les problèmes avaient commencé. Les chats sylvestres étaient une espèce protégée. Mieux, le neuvième amendement à la Constitution du Royaume stellaire leur accordait expressément un statut particulier en tant qu'espèce intelligente indigène de Sphinx. Des lois pour le moins fermes affirmaient leur droit collectif et perpétuel à un peu plus du tiers de la surface de Sphinx et les protégeaient de toute exploitation, mais ceux qui avaient conçu ces lois n'avaient pas envisagé pareille situation. Les liens d'adoption bénéficiaient du même statut légal que le mariage, ce qui expliquait le règlement de la Flotte concernant le rapatriement des chattes sylvestres enceintes et de leur compagnon humain, mais le fait que Samantha n'avait pas adopté Honor avait déjà mis leur relation en marge des précédents établis. On n'avait jamais vu d'humain accompagné de deux chats sylvestres, mais personne n'avait sourcillé dans la mesure où Nimitz et Samantha formaient manifestement un couple. Mais huit de plus ? Nul n'avait jamais envisagé qu'un humain se retrouve le centre d'attention de pas moins de dix chats, sans parler des petits... tous apparemment décidés à le suivre sur une autre planète ! L'Office des forêts avait piqué une colère, et une douzaine de gardes étaient descendus sur les terres des Harrington, déterminés à sauver les huit chats « sauvages » de tout risque d'exploitation. Mais, une fois sur place, ils avaient été confrontés à des « victimes » bien décidées à ne pas se laisser secourir. Deux des gardes étaient venus accompagnés de leur propre chat, dont les réactions avaient clairement montré qu'à leurs yeux les amis de Nimitz et Samantha avaient le droit d'aller où bon leur semblait avec qui ils voulaient... quelque contrariété qu'en ressentent les humains. Mais, suite au recul confus de l'Office des forêts, les larbins de l'Amirauté y avaient mis leur grain de sel. Ils voulaient qu'Honor laisse Samantha sur Sphinx avec le clan de Nimitz —ce qu'elle avait d'abord eu l'intention de faire, d'ailleurs. Honor ne pouvait guère reprocher aux gens de PersNav d'être contrariés qu'elle ait changé d'avis (bien que, à sa décharge, elle ne soit pas vraiment celle qui avait changé d'avis), mais à ses yeux ils avaient réagi de manière excessive en lui ordonnant pratiquement de laisser Samantha, les chatons et — surtout! — les huit adultes « sauvages » sur Sphinx. Sans lui donner d'ordre formel, on lui avait refusé le droit d'emmener un autre chat que Nimitz à bord du transport militaire qu'elle pouvait utiliser pour regagner son poste sur Grayson. Hélas pour les Lords de l'Amirauté, le code de guerre n'imposait pas au personnel de la Flotte d'emprunter des transports militaires pour rejoindre leurs affectations, et, une fois faite à l'idée que ses amis à six pattes étaient sérieux, Honor avait cédé et trouvé un autre moyen de transport. Elle avait d'abord pensé prendre un ticket sur un paquebot civil, puis projeté d'affréter un petit bâtiment privé. Ce qu'elle n'avait pas envisagé — avant que son conseiller financier, Willard Neufsteiler, ne le suggère —, c'était de s'acheter un vaisseau. Dans la mesure où même un petit bâtiment civil dépourvu d'armement et réduit à sa plus simple expression coûtait environ soixante-dix millions de dollars, l'idée d'en acheter un lui avait semblé pour le moins extravagante. Mais, comme l'avait fait remarquer Willard, elle pesait désormais plus de trois milliards et demi et, si elle déclarait le vaisseau comme un actif de sa société Dômes aériens, SARL basée à Grayson, elle serait exemptée de frais d'immatriculation (vu son statut de seigneur) et bénéficierait d'un abattement d'impôts substantiel dans le Royaume stellaire. Sans compter qu'il avait réussi à obtenir un prix très avantageux du cartel Hauptman pour un vaisseau à peine utilisé, beaucoup plus grand et puissant qu'elle ne l'aurait cru possible. Et puis, avait-il ajouté, persuasif, son empire financier grandissant exigeait des allers-retours de plus en plus nombreux entre l'Étoile de Yeltsin et Manticore de la part de ses divers gérants et agents. La flexibilité et l'indépendance que lui apporterait son propre bâtiment par rapport aux lignes régulières se révéleraient de plus en plus utiles avec le temps. Et donc, à son immense étonnement, elle avait regagné Gray-son non pas à bord d'un croiseur de la FRM ou de la FSG et accompagnée d'un unique chat sylvestre, mais en grande pompe à bord du Paul Tankersley, yacht privé de classe Faucon stellaire, entourée de quatorze chats ! À un moment du trajet, elle s'était rendu compte de ce qu'elle était en train de faire : aider Samantha et Nimitz à établir la première colonie extra-sphinxienne de chats sylvestres. Pour une raison obscure, ses deux amis et — de toute évidence — le reste du clan de Nimitz avaient décidé qu'il était temps d'implanter leur espèce sur une autre planète, ce qui représentait un véritable bond quantique dans leur relation avec l'humanité. Cela prouvait aussi qu'ils étaient sous doute plus intelligents que même Honor ne le soupçonnait. Nimitz, au moins, comprenait que le Royaume stellaire était en guerre, elle le savait, et il avait à l'occasion observé d'un peu trop près les dégâts que les armes humaines pouvaient infliger en combat vaisseau contre vaisseau. Il était parfaitement possible que d'autres chats aient vu ce qui pouvait se produire quand on retournait ces mêmes armes contre des cibles planétaires ou qu'il en ait déduit les conséquences à partir de ce qu'il avait vu. Quoi qu'en pensent les autres, Honor l'avait toujours su plus intelligent que la plupart des êtres à deux pattes, et elle lui avait demandé sans détour si c'était bien la conscience du danger militaire qui justifiait cette extraordinaire entorse au comportement normal de son espèce. Comme toujours, les nuances de sa réponse restaient entachées d'un flou frustrant, mais l'idée principale était clairement ressortie. Oui, Samantha et lui comprenaient bien ce que des armes nucléaires ou cinétiques pouvaient faire à des cibles planétaires et ils avaient décidé — seuls ou en accord avec son clan, Honor n'avait pas de certitude sur ce point — que- l'heure était venue pour les chats sylvestres de ne plus mettre tous leurs œufs dans le même panier. Sans en être sûre, elle se doutait toutefois qu'avant longtemps d'autres humains adoptés seraient mis à contribution pour aider à déplacer des groupes de colonisation de Sphinx vers Manticore et Gryphon, les deux autres mondes habitables du système de Manticore, ce qui la poussait à se poser d'autres questions. Elle avait acquis la conviction au fil des ans que les chats sylvestres en général étaient bien plus malins qu'ils ne le montraient, et elle voyait plus d'un avantage pour eux à dissimuler leurs capacités réelles. Aucun humain adopté ne pouvait douter de l'intensité, de la force et de la réalité des liens entre lui et « son » chat. Honor savait sans l'ombre d'un doute que Nimitz l'aimait aussi férocement qu'elle l'aimait. Mais seul un infime pourcentage de la population sylvestre totale adoptait jamais, et elle s'était déjà demandé si ceux qui le faisaient ne remplissaient pas le rôle d'éclaireurs ou d'observateurs pour le reste de l'espèce. Nimitz rapportait-il à son clan tout ce qu'il avait vu et fait avec elle entre deux visites à la maison ? Les chats avaient-ils depuis longtemps décidé qu'il leur fallait garder un œil sur les humains qui avaient envahi leur monde ? Vu que la technologie humaine pouvait aussi bien détruire qu'aider, il aurait probablement paru logique d'observer et d'étudier les nouveaux venus. Honor n'avait jamais demandé franchement à Nimitz s'il faisait des rapports à son clan, mais elle avait progressivement acquis la certitude que c'était le cas. Cela ne l'ennuyait pas : après tout, elle discutait des événements qu'ils avaient partagés — et de la part qu'il y avait prise — avec d'autres humains, alors comment lui reprocher de faire la même chose avec sa propre famille ? Mais la résolution de son clan d'établir des colonies extra-planétaires sous-entendait une capacité de décision beaucoup plus développée que le plus optimiste des experts en chats sylvestres n'était prêt à postuler. Cela exigeait non seulement de procéder à une analyse plutôt sophistiquée des risques, mais présupposait aussi la capacité à formuler une stratégie sur plusieurs générations pour leur clan, voire leur espèce tout entière. L'idée en imposait et, une fois qu'elle aurait fait son chemin, ces « experts » se verraient contraints de procéder à une réévaluation conséquente de leurs hypothèses. Notamment, avait-elle songé, le sourire aux lèvres, les théories échafaudées pour tenter d'expliquer pourquoi sept des neuf derniers monarques de Manticore avaient été adoptés lors de visites d'État sur Sphinx. Si son intuition se confirmait, cela signifierait que les chats avaient conscience des structures politiques humaines à un degré que nul n'imaginait dans ses rêves les plus fous. Entre-temps, toutefois, elle devait gérer les conséquences immédiates de leur décision d'émigrer. Samantha et Nimitz en avaient au moins retiré un nombre généreux de baby-sitters et, vu l'énergie incroyable et la curiosité dont leur progéniture faisait preuve, il s'agissait d'un avantage non négligeable. Mieux encore, les autres s'étaient montrés beaucoup moins réticents à interagir avec les humains que la plupart des chats « sauvages ». Honor ne les avait pas encore testés en présence d'une certaine foule, mais ni MacGuiness ni ses douze hommes d'armes ne les gênaient. Chacun des huit nouveaux venus avait fait le tour du groupe d'humains pour être individuellement présenté par Nimitz ou. Samantha. La plupart avaient suivi l'exemple de Nimitz et adopté la poignée de mains, mais les hochements de tête et les mouvements d'oreilles ou de queue de ceux qui ne s'y étaient pas résolus constituaient manifestement des saluts polis. Ils étaient montés à bord du vaisseau avec le même aplomb et s'étaient conformés aux strictes injonctions d'Honor leur interdisant de se promener partout sans un humain. Comme Nimitz et Samantha, ils comprenaient que la technologie humaine pouvait tuer par accident aussi bien qu'intentionnellement, et ils avaient prouvé qu'ils voulaient éviter ces dangers mais aussi en préserver les chatons avec une attention sans faille. D'ici trente minutes, la pinasse de la FSG venue chercher Honor et ses compagnons sur le Tankersley les déposerait tous sur le tarmac du spatioport Harrington et, tandis que Héra, la nounou qui bondissait de siège en siège, déposait Achille sur le fauteuil auprès de Samantha, Honor en vint à se demander comment les Graysoniens accueilleraient l'invasion de leur planète par les chats sylvestres. Les colons humains de Grayson avaient toujours été confrontés à de lourdes contraintes écologiques. Par bien des côtés, la planète entière tenait du vaste tas de déchets toxiques, où on ne fondait d'enclaves habitables qu'au prix d'efforts incessants, et un contrôle draconien des naissances s'était imposé pendant un millénaire. La situation s'était régulièrement améliorée au cours des trois derniers siècles T et surtout pendant la dernière décennie. Lorsqu'elle avait rejoint l'Alliance manticorienne, la planète se débrouillait par ses propres moyens grâce à une industrie essentiellement spatiale et des fermes orbitales. Le processus avait connu une prodigieuse accélération quand un tout jeune ingénieur du nom d'Adam Gerrick s'était présenté devant son nouveau seigneur en proposant de bâtir des fermes planétaires sous des dômes construits grâce aux matériaux innovants dont l'Alliance avait fourni la technologie. Son plan audacieux dépassait de loin les ressources du domaine Harrington... mais pas la fortune extra-planétaire de la comtesse Harrington et, à ce jour, la SARL Dômes aériens de Grayson s'affairait à dômer des villes entières en plus des fermes. C'était l'une des raisons pour lesquelles sa fortune personnelle connaissait une progression presque géométrique. Il y en avait d'autres, bien sûr. Comme Willard le lui avait promis, une fois dépassé un certain capital de roulement, la réaction s'auto-entretenait. Honor commençait même à comprendre les mécanismes internes de la haute finance, bien qu'elle n'arrivât toujours pas à la cheville d'un vieux roublard en la matière tel que Neufsteiler. Mais, sur Grayson, son investissement avait eu pour conséquence d'offrir une multitude de nouveaux espaces de vie sûrs et d'assouplir bon nombre de restrictions traditionnelles concernant le taux de natalité. Et voilà qu'elle — ou plus précisément le clan de Nimitz — se proposait d'introduire une seconde espèce intelligente dans l'équation. Certes, la plupart des Graysoniens mettraient un certain temps à comprendre que les chats sylvestres formaient une autre espèce intelligente, mais Honor s'attendait à ce qu'ils saisissent aussi vite que des Manticoriens à leur place. Nimitz et elle avaient été beaucoup trop exposés aux regards pour que le peuple de Grayson ignore son intelligence, alors que peu de non-Sphinxiens se trouvaient jamais nez à nez avec un chat sylvestre dans le Royaume. En un sens, les chats faisant partie du décor là-bas, les Manticoriens pouvaient plus facilement minimiser leur intelligence. Là où les Graysoniens voyaient en Nimitz une espèce nouvelle et fascinante, à étudier avec soin et à aimer, les Manticoriens se montraient blasés, sûrs de ce qu'ils « savaient » déjà. Ça avait été plutôt rafraîchissant, tant pour Honor que pour Nimitz, de tomber sur une planète entière peuplée de gens prêts à accepter le chat tel qu'il était, mais cette ouverture les rendait aussi plus à même de comprendre que les amis de Nimitz et Samantha constituaient dans les faits l'avant-garde d'une invasion. Amicale peut-être, mais une invasion tout de même. L'une des responsabilités traditionnelles d'Honor en tant que seigneur Harrington consistait à décider combien d'immigrants et lesquels seraient admis sur son domaine. Aux premiers jours sinistres de la planète, il incombait également au seigneur de déterminer lesquels de ses sujets devaient mourir si la mesure était nécessaire pour que la population ne dépasse pas le maximum supportable pour son domaine,-et Honor rendait grâces au ciel que ce genre de décision ne s'impose plus désormais. Pourtant Grayson demeurait attachée au maintien d'un équilibre entre population et ressources qui aurait ravi le plus fanatique écolo terrien de l'ère préspatiale, et c'était dans cet environnement qu'Honor voulait introduire les chats sylvestres. La bonne nouvelle résidait dans le fait que leur population s'accroissait beaucoup moins vite qu'on n'aurait pu s'y attendre vu les naissances multiples qu'ils connaissaient. La portée de quatre qu'avait eue Samantha se situait dans la moyenne, mais la plupart des femelles ne mettaient pas bas plus d'une fois tous les huit à dix ans T. Comme elles vivaient à peu près deux cents ans, dont cent cinquante où elles étaient fertiles, un unique couple pouvait néanmoins donner naissance à un nombre impressionnant de rejetons, mais l'affaire prenait beaucoup plus de temps qu'il n'y paraissait d'abord. Et il était inévitable que les sociétés humaines et sylvestres se retrouvent bien plus intimement liées ici sur Grayson, en l'absence des interminables forêts qui offraient un habitat presque illimité à l'espèce intelligente native de Sphinx. Ici, les chats devraient partager les enclaves vitales de l'humanité, et Honor se demandait en quoi cela affecterait leur taux d'adoption. Mais qu'ils adoptent en plus grand nombre ou non, ils allaient devoir trouver leur propre niche dans ce nouvel environnement, si radicalement différent. D'après ce qu'elle savait d'eux, elle ne doutait pas qu'ils en soient capables — et qu'ils y parviennent. Et ce d'une façon qui en ferait des citoyens de valeur, songea-t-elle. Entre-temps, elle disposait de l'autorité légale de fonder leur colonie sur son domaine et, vu la fascination et la fierté de ses sujets pour « leur » chat sylvestre Nimitz, elle s'attendait à ce que les premiers temps se passent bien. En fait, se dit-elle avec l'ombre d'un sourire, le plus gros problème serait sans doute qu'il n'y aurait pas assez de chats ! La pinasse atterrit avec douceur et précision. Le comité d'accueil resta patiemment derrière la ligne jaune de sécurité tandis que le pilote sortait les tracteurs ventraux, stoppait l'antigrav et éteignait les autres systèmes. Puis le sas s'ouvrit. C'est à cet instant qu'en d'autres circonstances l'orchestre se serait mis à jouer la marche seigneuriale, mais Honor avait donné l'ordre strict de laisser l'orchestre à la maison... assorti de menaces parfaitement macabres en cas de désobéissance. Au lieu de cela, Howard Clinkscales et Katherine Mayhew, en tant que personnalités les plus importantes du groupe, se dirigèrent vers la rampe dès que le témoin vert de sécurité s'alluma. Havre-Blanc, en sa qualité de représentant manticorien le plus gradé, et la femme de chambre personnelle d'Honor, Miranda LaFollet, première dame de la maisonnée Harrington, leur emboîtèrent le pas. Le chat sylvestre de Lady Harrington trônait sur son épaule, mais c'était à prévoir. Ce que Havre-Blanc n'avait pas prévu, c'était qu'elle porterait l'uniforme de la FRM et non celui de la flotte graysonienne, et son regard marqua son approbation. La dernière fois qu'il l'avait vue en uniforme manticorien, son col portait une unique planète d'or, et ses manchettes les quatre fines rayures identifiant un capitaine de la Liste. Aujourd'hui, elle arborait deux planètes au col, et la quatrième rayure de ses manchettes était large, faisant d'elle un commodore. On ne l'avait pas informé de cette promotion, mais il se réjouissait de la découvrir. Bien qu'encore loin du grade qu'elle méritait, c'était un pas dans la bonne direction... et le signe que la vendetta de l'opposition politique contre elle faiblissait. Elle avait également ajouté la Croix de Saganami à l'Étoile de Grayson, la Croix de Manticore, l'Ordre du mérite, la médaille présidentielle de Sidemore et la médaille d'honneur, premier rang. Elle se taillait une belle collection de médailles, songea-t-il, et ses yeux s'assombrirent à cette idée. Il savait mieux que quiconque combien chacun de ces bouts de métal et de ruban avait coûté, et il avait suffisamment de cauchemars, les mauvaises nuits, pour se douter qu'elle les payait encore cher de temps en temps. Puis son humeur s'éclaircit, et il dissimula un sourire mal venu en voyant Katherine Mayhew se précipiter. Presque tous les Graysoniens étaient petits par rapport aux Manticoriens, mais Katherine l'était même pour une Graysonienne. La première femme du Protecteur Benjamin — dans les faits la e reine » de Grayson — mesurait cinquante bons centimètres de moins que Lady Harrington, et son superbe habit paraissait éclatant de couleur à côté de l'uniforme noir et or de la Manticorienne. Mais si ridicule que parût le contraste, il n'y avait aucune gêne entre elles, et leur amitié manifeste allait bien au-delà de la cordialité de façade attendue entre la femme d'un chef d'État et l'un de ses plus puissants vassaux. Puis Harrington se tourna de madame Mayhew vers Howard Clinkscales, et Havre-Blanc haussa les sourcils en la voyant serrer le vieux dinosaure dans ses bras. On ne se permettait jamais ce genre de familiarité d'homme à femme en public sur Gray-son, et Harrington ne lui avait pas paru portée aux gestes d'affection superficiels. Mais quand il vit l'expression de Clinkscales, il sut qu'il n'y avait rien là de superficiel. Il digérait encore cette information lorsqu'un autre chat sylvestre franchit le sas de la pinasse. L'espace d'un instant, Havre-Blanc se dit que le nouveau venu était sans doute la femelle du chat d'Harrington... Nimitz, voilà comment il s'appelait. Mais son hypothèse s'effondra à l'apparition d'un deuxième puis d'un troisième, un quatrième et un cinquième chat sylvestre. Une véritable procession de félins, dont quatre portaient de minuscules chatons agités, descendit la rampe. Ça, personne ne lui en avait touché mot et, d'après les réactions de ceux qui l'entouraient, nul n'avait été mis au courant. Havre-Blanc fut alors pris d'une soudaine et presque irrépressible envie de rire face au talent inné d'Honor Harrington pour renverser les situations figées. Honor eut un sourire en coin lorsque Katherine Mayhew s'interrompit au milieu d'une phrase. Elle avait bien envisagé de prévenir à l'avance, mais le Tankersley était rapide. Les Faucons stellaires constituaient la version civile d'un ancien courrier militaire et diplomatique utilisé à l'époque pour transporter des messages ou de petits groupes de passagers quand le temps était compté. Le Tankersley ne ferait jamais un bon transport de marchandises mais, vu sa vitesse, même le courrier le plus rapide n'aurait prévenu les Graysoniens qu'un jour ou deux à l'avance de l'invasion des chats sylvestres. Honor ne sachant pas bien comment ils réagiraient à la nouvelle et dans quel délai sa propre arrivée aurait ensuite lieu, elle avait décidé qu'il valait mieux attendre de pouvoir l'annoncer personnellement. Elle pensait toujours avoir pris la bonne décision, mais elle se sentait indéniablement nerveuse quand une vague de silence s'étendit à la sortie des chats sylvestres, qui s'alignèrent sagement derrière elle. Ils s'assirent sur leurs quatre membres inférieurs, et la plupart de ceux qui ne s'efforçaient pas de maîtriser un chaton voulant à toute force qu'on le pose entreprirent de se lisser les moustaches. Les Graysoniens les regardaient fixement. Howard, Katherine, dit-elle à Clinkscales et madame Mayhew, permettez-moi de vous présenter les derniers citoyens du domaine Harrington. » Elle se tourna vers eux pour les désigner tour à tour : e Voici Samantha, la compagne de Nimitz, et ses amis Héra, Nelson, Farragut, Artémis, Hipper, Togo, Hood et Athéna. Les chatons se nomment Jason, Cassandre, Achille et Andromède. Et de l'autre côté, fit-elle à l'adresse des chats, voici Howard Clinkscales, Katherine Mayhew, Miranda LaFollet, le comte de Havre... » Elle s'interrompit, stupéfaite, lorsque Farragut croisa le regard de Miranda. Seule la tête du chat sylvestre avait bougé, mais Honor ressentit leur choc comme un coup de marteau résonnant sur son lien avec Nimitz. Il chanta et se répercuta en elle, puis Farragut bondit en avant dans un éclair gris crème. Il quitta le sol à deux mètres de Miranda en un saut prodigieux, et Honor entendit Andrew inspirer brusquement derrière elle. L'homme d'armes n'était que trop conscient des ravages que pouvaient causer ses griffes, et il voulut crier une mise en garde à sa sœur. Seulement Miranda n'en avait pas besoin. Ses yeux doux, du même gris clair que ceux de son frère, étaient ronds de surprise et d'émerveillement, mais elle tendit instinctivement les bras, et le bond de Farragut l'y déposa si naturellement que cela semblait inévitable. Ils se rapprochèrent aussitôt, et elle serra contre elle le chat sylvestre, qui émit un ronronnement sonore en la prenant par le cou et en frottant sa joue contre la sienne, l'air ravi. « Bien ! s'exclama brusquement Honor après un instant. Je vois que deux d'entre nous n'ont plus besoin d'être présentés. » Miranda ne quitta même pas Farragut des yeux, mais Katherine Mayhew s'éclaircit la gorge. « Euh... il s'agit bien de ce que je crois ? s'enquit-elle, et Honor hocha la tête. — En effet. Vous venez d'assister à la première adoption d'un Graysonien par un chat sylvestre de Sphinx... et Dieu seul sait où la foudre frappera la prochaine fois. — C'est vraiment si aléatoire, milady ? » demanda Clinkscales, contrôlant grâce à toute une vie de discipline la nuance d'envie dans sa voix. Honor haussa les épaules. « Non, ce n'est pas aléatoire, Howard. Hélas, personne n'a jamais réussi à déterminer quels critères les chats appliquent. D'après mes observations, je dirais que chacun d'eux a recours à une gamme personnelle de jugements de valeur, et je doute qu'eux-mêmes se rendent compte qu'ils sont susceptibles d'adopter avant de rencontrer la "bonne" personne. — Je vois. » Son régent observa encore un moment Miranda et Farragut, puis lança un regard aux chats restants et se secoua. « Eh bien, pour l'instant, milady, bienvenue chez vous. Je suis ravi de vous voir pour plusieurs raisons, dont le tas de paperasse accumulé en votre absence ne constitue pas la moindre, fit-il avec un sourire espiègle. — Vous êtes un sadique, Howard, répondit Honor en souriant. En l'occurrence, toutefois, vous allez devoir attendre un peu avant de pouvoir me traîner jusqu'au bureau. » Il lui rendit son regard pétillant, et elle le dépassa pour tendre la main au comte de Havre-Blanc. « Bonjour, milord. Je suis contente de vous revoir. — Et moi de vous revoir, milady. » Théoriquement, le commodore Harrington aurait dû saluer l'amiral de Havre-Blanc selon les règles strictes de la courtoisie militaire. Le seigneur Harrington, en revanche, fraîchement arrivée sur son propre domaine, avait la préséance sur tous hormis le Protecteur Benjamin lui-même, et la grâce instinctive avec laquelle elle avait trouvé un compromis entre ses deux identités impressionna le comte. La dernière fois qu'il lui avait parlé, ici sur Grayson, avant son retour au service de Manticore, il avait constaté combien elle avait mûri dans son nouveau rôle de grand seigneur féodal. Elle avait manifestement poursuivi dans cette voie, et il se demanda une fois de plus si elle avait la moindre idée de la façon dont elle avait changé. « Excusez tout ce remue-ménage, poursuivit-elle avec aisance. Les Lords de l'Amirauté m'ont confié des messages ainsi que mes propres ordres à votre intention. » Elle regarda derrière lui les dignitaires locaux, le personnel militaire et les hommes d'armes venus l'accueillir, et elle eut un de ces sourires en coin qu'imposaient les nerfs artificiels de sa joue gauche. « Je pense que je vais être assez occupée à dire bonjour dans la demi-heure qui vient, milord, et ensuite je dois installer Sam, les petits et le reste des chats sylvestres dans le manoir. Puis-je abuser de votre bonté et vous demander d'attendre vos messages pendant que je finis d'éteindre tous les feux qui m'attendent? — Vous pouvez, bien sûr, milady », répondit le comte en étouffant un petit rire. Il relâcha sa main après une dernière pression. « Merci, milord. Merci beaucoup », dit-elle avec sincérité. Puis elle se tourna pour saluer la masse de gens venus lui souhaiter la bienvenue chez elle. CHAPITRE DEUX Hamish Alexander entra dans la bibliothèque du manoir Harrington d'un pas qu'un observateur impartial aurait sûrement qualifié de furtif. Il regarda soigneusement autour de lui puis se détendit. L'immense pièce était vide, et il desserra le col de sa tenue de cocktail avec un soulagement non feint tout en traversant le parquet incrusté des vastes armoiries Harrington. La musique le poursuivait par la porte ouverte, mais la distance avait gommé le murmure des voix et le claquement de ses talons sur le bois poli résonnait clairement. Il détacha le sabre archaïque réglementaire de sa tenue de cocktail et le posa sur l'un des terminaux cernés de livres, puis s'installa sur une chaise accueillante devant l'appareil et s'étira sans retenue. La bibliothèque était devenue l'une de ses pièces favorites du manoir. Si son contenu avait été choisi pour refléter les goûts d'Honor Harrington, alors ils partageaient plus de centres d'intérêts qu'il ne l'aurait cru, mais le mobilier élégant et confortable ainsi que le calme régnant ici – surtout le calme, songea-t-il en souriant – participaient aussi de cette impression. Son sourire s'élargit tandis qu'il finissait de s'étirer et basculait le dossier de la chaise. Sa naissance l'avait exposé aux soirées les plus guindées de l'élite sociale du Royaume stellaire dès son plus jeune âge, mais il n'avait pas pour autant appris à aimer ces fêtes. Ses parents avaient veillé à ce qu'il sache feindre de s'y amuser et, à l'occasion, il n'avait pas besoin – du moins temporairement — de faire semblant. Mais, dans l'ensemble, il aurait préféré se faire arracher une dent chez un dentiste de l'ère pré-spatiale plutôt que d'assister à la moitié des fêtes auxquelles on l'avait convié, et le bal officiel de ce soir l'avait poussé à la fuite active. Non qu'il n'aimât pas ses hôtes car il trouvait les Graysoniens admirables par bien des aspects, de leur -refus d'admettre qu'une tâche puisse dépasser leurs capacités à leur courage, leur honnêteté fondamentale et leur inventivité. Il se sentait parfaitement à l'aise dans les réunions professionnelles avec leurs officiers et matelots, et il peinait rarement à se lier avec leurs civils sur un plan pratique. Mais leur conception de la musique classique suffisait à le faire grincer des dents, or ils insistaient pour en jouer en des occasions comme celle-ci. Pire, la société graysonienne tout entière était dans un état de flux qui renforçait encore son aversion viscérale pour les réceptions mondaines, mais il n'avait aucun moyen élégant de les éviter. Au moins un tiers de sa mission dans le système de l'Étoile de Yeltsin relevait autant de la diplomatie que du militaire. Son petit frère était le deuxième ministre du gouvernement Cromarty, et lui-même avait occupé le poste de troisième Lord de la Spatiale (une nomination à la portée autant politique que militaire) pendant le précédent mandat du duc de Cromarty à la tête du gouvernement. En tant que tel, il était obligé d'interagir avec les cercles de pouvoir au plus haut niveau et, puisque la politique se jouait si souvent sous une forme mondaine, cela signifiait qu'il devait passer dans une réception ou une autre la plupart de ses soirées théoriquement « libres »• Goûts musicaux mis à part, les mœurs en constante évolution de la société locale rendaient ce régime épuisant pour un ressortissant du Royaume stellaire, où l'idée qu'hommes et femmes puissent ne pas être égaux semblait aussi bizarre que de soigner la fièvre par une saignée. Et, ce soir, cette tension persistante était encore exacerbée par les soucis professionnels que les dernières dépêches en provenance du Royaume avaient réveillés dans son esprit. Les choses auraient pu être plus simples, songea-t-il en inclinant encore un peu son dossier pour appuyer ses talons sur le terminal, à côté de son sabre d'apparat, si la société graysonienne était restée figée au stade qu'elle avait atteint avant de rejoindre l'Alliance. Dans ce cas, il aurait pu en considérer les membres comme un ramassis de barbares arriérés — admirables par bien des côtés, mais néanmoins barbares — et endosser un rôle pour communiquer avec eux, à la manière d'un acteur d'holodrame historique. Il n'aurait pas eu besoin de les comprendre, simplement de connaître le comportement attendu pour faire mine de les comprendre. Malheureusement, ces temps-ci, les élites planétaires se demandaient autant que tous les étrangers quelle attitude adopter. Elles se donnaient du mal, Havre-Blanc devait bien le leur reconnaître, et il admirait assez les progrès faits sur une si courte période, mais il subsistait un climat d'incertitude. Certaines des grandes dames appréciaient encore moins l'évolution des règles intégrées dans leur enfance que les conservateurs ringards ne digéraient la perte de leurs privilèges. Ces clans formaient une espèce d'alliance naturelle et se regroupaient un peu en retrait du défilé des invités, dégageant une certaine irritabilité tout en s'accrochant sévèrement aux vieux usages... ce qui, bien sûr, les amenait en collision directe avec leurs pairs plus jeunes (en général) qui avaient embrassé avec une ferveur toute militante l'idée d'égalité des sexes. Pour sa part, Havre-Blanc jugeait les plus enthousiastes des réformateurs plus fatigants que les réactionnaires. Il ne trouvait rien à redire à leurs intentions, mais le fait demeurait que Benjamin IX avait imposé une révolution drastique à sa planète natale. Il remodelait ce qui était jusqu'alors, malgré ses défauts, un ordre social stable qui n'avait changé que lentement et par étapes ces six ou sept cents dernières années. À de rares exceptions près, les membres actuels de cet ordre social n'avaient qu'une vague idée de ce vers quoi ils se dirigeaient, et bien des réformateurs semblaient croire que le bruit pouvait tenir lieu de ligne directrice. Le comte faisait confiance à la plupart pour surmonter cette crise — ils ne s'y débattaient que depuis quelques années et ils finiraient bien par y voir plus clair avec le temps — mais, pour le moment, leur fonction lors des réceptions paraissait consister à mettre tout le monde mal à l'aise en démontrant agressivement leur rejet de l'ancien ordre social. Et, bien sûr, le conflit entre la vieille garde et la nouvelle prenait Havre-Blanc et les autres Manticoriens entre deux feux. Les réactionnaires considéraient les étrangers comme la source de l'infection qui avait gagné tout ce qu'ils connaissaient et chérissaient, tandis que les réformateurs tenaient pour acquis que les Manticoriens étaient forcément d'accord avec eux... même si, de toute évidence, tous les réformateurs ne s'accordaient pas entre eux ! Marcher ainsi sur une corde raide sans vexer personne — ou du moins sans les vexer davantage — se révélait aussi épuisant qu'irritant, et Havre-Blanc en avait sincèrement assez. À dire vrai, la situation était meilleure ici. Dès le début, le domaine Harrington n'avait attiré que les plus ouverts des citoyens de Grayson, car seuls des gens de ce type étaient prêts à déplacer leur famille pour venir vivre sous la férule de la première femme seigneur dans l'histoire de leur planète. De plus, les personnes présentes à la réception avaient amplement eu l'occasion de voir leur seigneur en action sur le plan politique et social, de même que sur le plan militaire. Qu'elle en soit consciente ou non, son statut de seigneur faisait d'elle l'arbitre de la coutume dans son domaine, et ses sujets l'avaient observée avec attention pour adapter leur comportement à ses réactions. Le tout permettait au comte de se sentir bien plus à l'aise dans le domaine Harrington que dans beaucoup d'autres sur la planète, et il avait même apprécié l'ouverture du bal offert pour souhaiter la bienvenue à Lady Harrington. Son besoin de solitude était plus lié à la fatigue accumulée qu'à autre chose. Et puis il avait de quoi réfléchir après avoir parcouru les ordres et documents ramenés par Lady Harrington. Il s'était réjoui d'apprendre qu'elle serait affectée à la huitième force, mais certains rapports de la Direction générale de la surveillance navale offraient une lecture troublante, et il devait en informer l'amiral Matthews et le central opérationnel dès que possible. C'était l'une des principales raisons pour lesquelles il s'était éclipsé si tôt : il avait besoin de réfléchir aux informations et de se composer une vision générale. Et puis, il l'avouait, il devait encore se faire une idée quant aux autres documents car, si sombres que paraissent certaines analyses des activités havriennes par la DGSN, les recommandations de la Commission d'étude et de développement des armements de la FRM l'inquiétaient plus encore. L'idée d'opérer des changements fondamentaux dans la répartition des armes de la Flotte à une époque où le Royaume combattait pour sa survie lui semblait hautement contestable. Il avait mené une bataille amère avant-guerre, des dizaines d'années durant, contre les stratèges orientés « matériel » de la jeune école, qui s'efforçaient d'introduire des systèmes d'armement mal conçus avant de les avoir pleinement testés. À l'occasion, le combat d'idées avait dégénéré en affrontement personnel venimeux, et il regrettait profondément les violentes querelles que cela avait provoquées entre les plus haut gradés de la FRM, mais il n'avait jamais osé laisser ces paramètres affaiblir sa résistance. Les tenants de la jeune école rêvaient tant de prendre un avantage décisif grâce aux innovations technologiques qu'ils semblaient croire toute idée neuve bonne du simple fait de sa nouveauté, sans considération pour ses vertus ou ses vices tactiques réels. Rien de ce qu'il avait vu récemment ne le convaincrait qu'ils avaient tiré le moindre enseignement du présent conflit, ce qui signifiait... Le cours de ses pensées fut interrompu par un claquement de talons sur le parquet de la bibliothèque. Il ôta vivement ses pieds du terminal, redressa son dossier et se retourna pour faire face à la porte, puis il marqua une pause. Il avait acquis beaucoup trop de maîtrise au fil des ans pour laisser transparaître sa consternation, mais il eut plus de mal que d'habitude à la dissimuler en constatant que son hôtesse l'avait surpris à se cacher pendant sa réception. Elle se tenait dans l'encadrement de la porte, grande et mince dans la robe blanche et la tunique verte trompeusement simples qui étaient devenues son (^ uniforme » civil, et Andrew LaFollet la suivait de près. Ses cheveux bruns tombaient en cascade dans son dos, contrastant fortement avec la coupe à la brosse qu'elle arborait à leur première rencontre, et la clef seigneuriale Harrington ainsi que l'Étoile de Grayson, toutes deux en or, brillaient sur sa poitrine. Elle avait fière allure, songea-t-il en se levant respectueusement pour la saluer. Honor regarda le comte se lever et sourit à son air surpris. Évidemment, se dit-elle en avançant vers sa main tendue, il ignorait que les systèmes de sécurité de la maison l'avaient tenue au courant toute la soirée de l'endroit où il se trouvait. Il se pencha sur sa main, la baisant à la mode graysonienne, puis se redressa en la tenant encore. Havre-Blanc était un homme grand et imposant, pourtant Honor et lui mesuraient à peu près la même taille, et elle sentit Nimitz se hausser légèrement sur son épaule et examiner le comte avec intérêt. « Je vois que vous avez découvert ma cachette préférée, milord, dit-elle. — Votre cachette ? répondit-il poliment. — Bien sûr. » Elle se retourna vers LaFollet, qui lut l'ordre muet dans son regard. Il n'aimait guère l'idée de la laisser sans escorte, mais même lui devait bien admettre qu'elle ne risquait pas grand-chose ici. Il s'inclina donc en signe de reddition et se retira. La porte de la bibliothèque se referma derrière lui, et Honor dépassa Havre-Blanc pour gagner le terminal principal dans un froufrou de jupes. Elle déposa Nimitz sur le perchoir installé au-dessus à son intention, il émit un petit cri, mi-rire, mi-reproche, et tenta de saisir sa main par jeu. Mais elle avait l'habitude : elle lui échappa sans mal et lui donna une petite tape sur le museau avant de reporter son attention sur le comte. — Je n'ai jamais aimé les réceptions, milord, admit-elle. Sans doute parce que je ne m'y sens toujours pas à ma place. Mais Michelle Henke et l'amiral Courvosier m'ont appris à feindre de m'y amuser. » Elle lui adressa un de ses sourires dissymétriques, et il hocha la tête comme s'il n'en avait rien su. Raoul Courvosier avait été l'un de ses plus proches amis ainsi que le mentor professionnel d'Honor et, au fil des ans, Raoul en avait dit plus sur son étudiante favorite qu'il ne s'en rendait compte. En tout cas, poursuivit-elle en reculant pour prendre appui sur le coin du terminal derrière elle, j'ai décidé que, puisque je suis désormais seigneur, j'avais au moins le droit de m'octroyer une cachette. C'est pour cette raison que mon personnel a ordre d'écarter les invités de la bibliothèque les soirs de réception : afin de m'offrir un endroit où je puisse m'éclaircir les idées entre deux escarmouches. — Je l'ignorais, milady », fit Havre-Blanc en tendant la main vers son sabre, prêt à partir. Mais elle secoua vivement la tête. Je n'essaye pas de me débarrasser de vous, milord, assura-t-elle. Pour tout dire, la Sécurité vous a vu prendre cette direction et a transmis l'information à Andrew. C'est pourquoi je suis là... et si vous n'aviez pas trouvé le chemin tout seul, Mac serait en ce moment même en train de vous pousser par ici. — Ah bon ? » Havre-Blanc inclina la tête de côté, et le sourire d'Honor se fit ironique tandis qu'elle haussait les épaules. « Je sors d'une affectation à la Commission d'étude et de développement des armements, et l'amiral Caparelli pensait que vous pourriez concevoir quelques... inquiétudes au vu de certaines recommandations. Pour cette raison, il m'a expressément ordonné de vous informer des travaux de la Commission et, puisque nous ne semblons ni l'un ni l'autre particulièrement attirés par les mondanités et que je sais que vous en parlerez dans les prochains jours à l'amiral Matthews et son état-major, j'espérais pouvoir ainsi m'offrir l'occasion de répondre à toutes les questions à ma portée ce soir. — Je vois. » Havre-Blanc se frotta le menton et, face à son air confiant et assuré, se découvrit encore une fois impressionné de la maturité qu'elle avait acquise dans ses nombreux rôles. Il savait qu'il avait tort, mais il ne pouvait s'empêcher de la comparer à l'officier têtu, douloureusement ignorant de la politique et plein de mépris pour elle (ou du moins pour les hommes politiques) qu'il avait rencontré pour la première fois ici même, à Yeltsin. Il ne retrouvait pas trace d'une telle ignorance dans cette femme d'État posée, et sa métamorphose le stupéfiait. Cela provenait sans doute en partie du fait qu'il avait bénéficié de la première génération de prolong. Malgré l'espérance de vie qu'il en avait tirée, il avait grandi dans un monde où les gens mouraient après un peu plus d'un siècle T et, tout au fond, les conditions de cette époque révolue continuaient à faire partie de son bagage psychologique. Ayant quatre-vingt-douze ans, une personne aussi jeune qu'Honor Harrington lui semblait un enfant, et le fait que le traitement de troisième génération qu'elle avait subi gelait le processus de vieillissement physique beaucoup plus tôt ne faisait qu'accentuer cette impression. Lui, au moins, avait des mèches blanches et ce qu'il préférait appeler des « rides de caractère » autour des yeux, alors qu'elle avait l'air d'une gamine de dix-neuf ou vingt ans de l'ère pré-prolong ! Mais ce n'était pas une gamine, se répéta-t-il. Elle avait cinquante-deux ans en réalité, et il avait peu de chances de jamais rencontrer quelqu'un de plus intelligent – et de plus fort, tant mentalement que physiquement. Cette femme-là n'avait jamais reculé devant ses responsabilités, qu'elle les ait ou non désirées, et il était donc presque inévitable qu'elle s'épanouisse dans son rôle de seigneur. Elle n'aurait pu faire autrement sans devenir quelqu'un d'autre. Ce qui ne diminuait en rien ses mérites. Seulement, il était temps qu'il cesse de voir en elle un officier subalterne brillant, talentueux, doué, et qu'il envisage l'amiral Lady Harrington de la FSG comme son égal. Ces pensées traversèrent fugitivement son esprit, puis il lui sourit. « Je vois », répéta-t-il en reprenant la chaise qu'il avait quittée. Honor lui rendit son sourire et tourna vers lui la chaise de son propre terminal, puis s'assit en l'invitant du geste à parler. « En fait, dit-il au bout de quelques instants, je m'inquiète au moins autant de certains rapports de la DGSN que des recommandations de la Commission. L'Amirauté m'a globalement tenu informé des événements, mais les analyses que vous avez amenées sont à la fois plus détaillées et plus pessimistes que tout ce que j'ai pu lire. Elles semblent également inclure bon nombre de données nouvelles, et je m'interroge sur leur fiabilité. Avez-vous eu l'occasion d'en discuter avec un responsable de la DGSN avant de quitter le Royaume stellaire ? — Il se trouve que l'amiral Givens et moi en avons assez longuement parlé il y a deux mois, répondit Honor. Elle ne s'est pas appesantie sur les détails opérationnels – les activités de collecte d'information de la DGSN sont classées secret-défense et révélées en fonction des besoins, or je n'avais pas besoin d'en savoir plus –, mais il fallait une vue d'ensemble la plus complète possible à la Commission avant de rédiger ses recommandations. D'après ce qu'elle m'en a dit à cette occasion, je la crois convaincue de la fiabilité de ses sources et, vu que la DGSN et elle ont très bien su prévoir les actions des Havriens depuis le début des combats... » Elle haussa les épaules, sachant que Havre-Blanc comprenait ce qu'elle passait sous silence. L'ouverture des hostilités avait pris les services secrets par surprise, et l'amiral Givens et ses analystes n'avaient pas eu plus de motifs que les autres de s'attendre à l'assassinat du président Harris ou à la création du comité de salut public, ni de les prédire. Mais, ces échecs mis à part, les barbouzes de la DGSN avaient admirablement disséqué les capacités havriennes et leurs intentions probables. « J'ai eu l'impression, poursuivit-elle après un instant, choisissant ses mots avec soin, que beaucoup de données brutes provenaient de nouvelles sources humaines. » Elle soutint le regard du comte jusqu'à ce qu'il hoche encore une fois la tête. L'expression « sources humaines » était un euphémisme pour « espions » mais, même à ce jour, les nombreux moyens techniques de collecte des informations ne valaient pas ce qu'une paire d'yeux et d'oreilles alertes pouvaient glaner si on s'en servait bien et au bon endroit. Le problème, bien sûr, consistait à juger de la fiabilité de ses espions puis à faire passer leurs rapports sur des distances interstellaires. D'un autre côté, les agences d'espionnage travaillaient sur la transmission des données depuis que la voile Warshawski avait fait du voyage en hyperespace une option vraiment praticable. « En particulier, reprit-elle, je soupçonne, bien que l'amiral Givens ne m'en ait rien dit, que nous possédons au moins une taupe à l'ambassade havrienne sur la vieille Terre. » Havre-Blanc haussa les sourcils à cette nouvelle, puis une moue pensive vint remplacer son air surpris. C'était plutôt logique, songea-t-il. Ron Bergren, le ministre des Affaires étrangères de l'ancien gouvernement législaturiste, avait été le seul membre du gouvernement Harris à échapper au massacre au cours du prétendu coup d'État militaire en République populaire. Et il avait survécu pour la simple raison qu'il se trouvait à l'époque en transit vers la vieille Terre afin d'expliquer à la Ligue solarienne que les Havriens n'avaient pas réellement provoqué la guerre contre Manticore, malgré les apparences. En apprenant le coup d'État, il avait fait connaître sa loyauté enthousiaste envers le comité de salut public... et trouvé toutes les raisons du monde pour que ni lui, ni sa femme ni leurs trois enfants ne retournent en République populaire. C'était sans doute sage de sa part, vu que plus de quatre-vingt-dix pour cent des membres des grandes familles législaturistes avaient été exécutés ou exilés vers des planètes prisons par les tribunaux populaires. Et il avait été aidé en cela par la situation de la Terre, à plus de mille huit cents années-lumière du système de Havre. Le nœud du trou de ver de Manticore était fermé au trafic havrien pour des raisons évidentes, et le gouvernement Cromarty avait remporté une immense victoire diplomatique en intégrant la République d'Erewhon à l'Alliance manticorienne sept ans plus tôt. Erewhon ne comportait qu'un seul système stellaire mais, à l'image du Royaume de Manticore — bien qu'à une moindre échelle —, elle était beaucoup plus riche qu'une nation de cette taille n'aurait dû l'être, car elle contrôlait le seul autre terminus de trou de ver relié à la Ligue dans un rayon de mille deux cents années-lumière autour de la capitale havrienne. Malgré leur rivalité économique passée, Erewhon et Manticore avaient bien vu la menace que la République populaire représentait pour eux, et l'admission d'Erewhon au sein de l'Alliance avait fermé son trou de ver aux Havriens. En conséquence, les courriers havriens, qui utilisaient sans problème la partie supérieure des bandes thêta de l'hyperespace, mettaient plus de six mois pour rallier la Terre là où un courrier manticorien effectuait le voyage en moins d'une semaine. Les avantages diplomatiques pour le Royaume paraissaient évidents, mais ceux de Ron Bergren à son échelle étaient presque aussi nombreux. Il se trouvait largement hors de portée du comité mais déjà en place dans la structure diplomatique de la vieille Terre, où il représentait les intérêts de ses nouveaux maîtres avec diligence (après tout, il lui restait quelques parents sur Havre), et toute tentative de le rappeler contre son gré ne pouvait que le pousser à demander l'asile politique à la Ligue... ou à passer dans le camp de Manticore. Du coup, il demeurait techniquement ministre des Affaires étrangères de la République populaire de Havre bien que, dans les faits, son rôle se limitât à celui d'ambassadeur havrien auprès de la vieille Terre et de la Ligue. Mais même si Bergren était pour sa part loyal envers le nouveau régime – ou agissait tout comme –, il avait emmené du personnel avec lui. La plupart étaient eux aussi législaturistes, et il y avait de fortes chances pour que l'un d'eux soit devenu agent manticorien – pour l'argent, par vengeance, par loyauté envers l'ancien régime ou toute combinaison de ces trois éléments. Et vu les écarts de temps de transit, le Royaume obtiendrait les rapports d'un tel agent concernant les changements dans les relations entre Havre et la Ligue au moins six mois avant le comité de salut public. « En tout cas, déclara Honor après avoir laissé quelques minutes au comte pour réfléchir à ses propos, la nature des informations indique clairement qu'au moins une source majeure est basée sur Terre. Regardez les données concernant les efforts des Havriens pour contourner l'embargo technologique. — Je l'ai fait », répondit amèrement Havre-Blanc, et Honor hocha la tête à son tour. L'embargo décidé avant-guerre par la Ligue solarienne sur les transferts de technologie aux belligérants favorisait sans conteste Manticore, doté d'une meilleure structure de recherche et développement ainsi que d'un meilleur système scolaire, et les avantages technologiques de la FRM avaient beaucoup joué dans sa capacité à porter la guerre aussi loin sur le terrain de la République. Mais certains des systèmes membres de la Ligue n'avaient jamais digéré cet embargo, que le Royaume stellaire n'avait obtenu que grâce au poids économique de son imposante flotte marchande et à sa mainmise sur le nœud du trou de ver de Manticore. Et si l'on ne pouvait nier sa taille et son pouvoir, la Ligue restait un édifice bancal par bien des aspects. On avait beau l'appeler Ligue solarienne, la vieille Terre n'y tenait que le premier rang parmi ses égaux, car chaque monde membre détenait un siège au conseil exécutif... et chaque délégué au conseil un droit de veto. Une vieille tradition voulait qu'on ne l'exerce que rarement sur des questions internes, et ce pour deux raisons. D'abord, les ministres étant conscients que leur politique pouvait être balayée par un opposant solitaire, ils ne recommandaient que des mesures intérieures très classiques dont ils étaient sûrs qu'elles donneraient lieu à un large consensus. Ensuite, toute nation membre utilisant son droit de veto inconsidérément découvrait bientôt que ses pairs disposaient d'une panoplie complète de mesures unilatérales de rétorsion. Mais si la politique intérieure de la Ligue était cohérente, il en allait autrement de sa politique militaire et étrangère, car il était bien plus difficile d'obtenir un consensus sur le front diplomatique. Cela découlait en grande partie de son pouvoir et de son immensité. Même l'énorme machine militaire qu'avait forgée la République populaire représentait à peine un quart de la flotte solarienne, et l'infrastructure industrielle de la Ligue valait celles du reste de l'humanité cumulées. Par conséquent, il était très difficile à quiconque de convaincre les mondes membres que quelqu'un ou quelque chose constituait une menace crédible, et cette confiance sublime devenait désastreuse lorsqu'il s'agissait de mener une politique étrangère harmonieuse. Les décisions de politique intérieure avaient un impact direct et perceptible sur le niveau de vie des citoyens solariens, contrairement à l'absence de politique étrangère rationnelle, et chaque nation membre se sentait donc libre de promouvoir sa propre vision de la politique idéale... ou d'ignorer simplement la question. Et les délégués au Conseil exécutif étaient beaucoup plus susceptibles d'utiliser leur droit de veto pour empêcher de « dangereuses aventures étrangères » que de contrarier leurs collègues sur des affaires internes. C'était pourquoi le gouvernement Cromarty avait finalement été obligé de réclamer l'embargo technologique en termes purement économiques. Le Royaume stellaire n'avait pas fait preuve de subtilité dans les pressions appliquées, mais rien d'autre que la menace de fermer le nœud de Manticore à tous les vaisseaux de fret battant pavillon solarien et d'imposer des droits de douane punitifs aux chargements solariens transportés par des unités manticoriennes ne pouvait retenir l'attention du Conseil. Cromarty s'était bien rendu compte qu'une tactique aussi musclée générerait du mécontentement, mais il était convaincu de ne pas avoir d'autre choix. La manœuvre avait payé... mais créé plus d'hostilité encore qu'il ne s'y attendait. Non seulement cette position dure semblait un affront personnel et diplomatique à bon nombre de responsables solariens, mais les analystes de Cromarty avaient sous-estimé les sommes que Havre offrirait en échange de leur technologie. Une fois que les combats avaient révélé l'avantage que possédait Manticore, même un empire financièrement étranglé comme la République populaire avait réussi à proposer des sommes colossales à quiconque acceptait de lui vendre ce dont il avait besoin. Qu'on leur impose de renoncer à ce marché lucratif semblait aux marchands d'armes de la Ligue un affront pire encore que les méthodes de négociation manticoriennes et, d'après les éléments rassemblés par la DGSN, il paraissait douloureusement évident que quelqu'un parmi eux avait finalement décidé de violer l'embargo. Il était de même clair que la brèche dans l'embargo laissait passer l'information dans les deux sens, car une source au sein de la flotte solarienne rapportait que leurs ingénieurs en recherche et développement expérimentaient leur propre version du système de com supraluminique à courte portée qui constituait l'un des plus précieux avantages tactiques de la FRM. Ils ne remportaient que des succès très limités à ce jour, mais ils prenaient la bonne direction, et leurs progrès, sans parler du concept sur lequel se concentraient leurs efforts, suggéraient qu'on leur avait fourni des informations. Il pouvait s'agir d'un agent au sein de la flotte alliée, mais les Havriens, qui avaient vu le système en action et possédaient sans nul doute des enregistrements de capteurs (sans compter qu'ils avaient peut-être saisi un transmetteur en assez bon état pour leur permettre de l'analyser et d'en comprendre le principe), étaient des suspects plus probables. Et s'ils parvenaient dans les faits à fournir à la Ligue les données nécessaires au développement de ce genre de technologie, il semblait juste qu'ils reçoivent en compensation du matériel militaire plus performant. Les transferts de technologie nous ont été confirmés par d'autres sources encore, fit doucement Honor. Les têtes chercheuses des missiles havriens se sont beaucoup améliorées en très peu de temps. Nous possédions un avantage de trente à quarante pour cent au début de la guerre, mais ArmNav estime notre supériorité tombée à dix pour cent environ. Heureusement, nos contre-mesures et nos capacités de guerre électronique ont continué à s'améliorer plus vite que les leurs, donc l'augmentation relative réelle de la précision de leurs missiles n'est "que" de l'ordre de vingt pour cent, mais ce n'est pas bon pour autant. Et puis — son regard s'assombrit — des rapports non confirmés signalent que la Flotte populaire a elle aussi commencé à déployer des capsules lance-missiles. — C'est vrai? fit Havre-Blanc d'une voix dure. Je n'en ai pas vu mention dans les documents de la DGSN ! — Comme je vous le disais, les rapports restent à confirmer... surtout parce que les vaisseaux dont nous pensons qu'ils pourraient les avoir rencontrées ne sont pas revenus pour nous en parler. » Honor haussa les épaules. « La commission d'étude des armements était convaincue de l'exactitude des rapports parce qu'ils coïncident parfaitement avec d'autres améliorations que nous constatons en tout dans la technologie havrienne. Mais les services secrets ont décidé que, en l'absence d'information plus précise, l'existence de capsules ennemies doit être considérée comme simple conjecture. — Simple conjecture, hein? lança rageusement le comte. Ça sera d'une grande utilité quand un malheureux commandant se retrouvera avec leurs foutues capsules "conjecturales" au... » Il s'interrompit soudain et s'éclaircit la gorge. « Je veux dire, la première fois qu'un de nos commandants d'escadre en rencontrera. Je n'arrive pas à croire que Pat Givens tienne secrète une menace de cette nature ! — Je vois tout à fait ce que vous voulez dire, milord », répondit Honor avec un petit sourire pour l'avoir surpris à châtier son langage en sa présence. Les usages graysoniens contaminaient-ils donc les Manticoriens affectés sur place ? Et si c'était le cas, y avait-il vraiment lieu de s'en plaindre ? Puis elle redevint plus grave et se pencha légèrement vers lui. « Quant à l'amiral Givens, j'ignore pourquoi elle n'a pas rendu l'avertissement officiel. Il se peut qu'elle soit moins fine technicienne que stratège –mais ce n'est que pure supposition de ma part, d'après ce que j'ai pu observer en poste à la Commission. Il me semble qu'elle hésite plus à s'engager sur les questions matérielles que lorsqu'il s'agit d'opérations ou de diplomatie. » Elle haussa les épaules comme pour s'excuser. « Je me trompe peut-être sur ce point, mais c'est ce qu'il m'a semblé. » Elle ne voyait aucune raison d'ajouter que ce que Nimitz et elle avaient lu des émotions de Givens fondait en grande part sa « supposition ». « Vous avez peut-être raison », dit Havre-Blanc. En fait, il en était certain, et il voyait encore un signe de l'intelligence d'Harrington dans le fait qu'elle était parvenue à cette conclusion depuis une position relativement subalterne dans la FRM. « En tout cas, reprit Honor, qu'ils développent ou non des capsules, des améliorations globales de l'efficacité de leurs systèmes se font jour dans presque tous les domaines. Heureusement, selon nos dernières estimations, nous conservons une certaine marge de supériorité, même sur les derniers équipements solariens introduits, mais elle est beaucoup plus mince que celle dont nous jouissons sur les Havriens. Elle pourrait suffire si nous continuons de l'exploiter agressivement, surtout vu les délais d'acheminement des données et de l'équipement entre la Ligue et la République, et ArmNav ainsi que la Commission comptent justement là-dessus. Il y a également eu quelques discussions avec ConstNav sur la façon dont nous pourrions caser plus de matériel de guerre électronique dans nos coques sans diminuer le volume d'armement, mais on dirait que nous avons atteint un seuil à ce niveau. C'est l'une des raisons pour lesquelles ArmNav insiste tant sur le projet Cavalier fantôme depuis un an T. » Elle regarda le comte, qui hocha la tête pour signifier qu'il comprenait. « Cavalier fantôme » était le nom de code de ce qu'on espérait voir s'imposer comme une toute nouvelle génération de matériel de guerre électronique. Si tout marchait comme prévu, on intégrerait les fonctionnalités voulues dans la carcasse de drones, permettant ainsi de déployer une capacité GE en plateformes multiples et indépendantes. Idéalement, un vaisseau serait en mesure de larguer des grappes de drones relativement simples et limités comparés aux systèmes embarqués, mais dotés chacun d'un mode opératoire différent afin d'offrir une capacité globale supérieure à celle des systèmes embarqués, plus puissants mais capables d'opérer dans un seul mode à la fois. « Pendant que je travaillais à la Commission, j'ai lu quelques rapports encourageants à long terme sur Cavalier fantôme, poursuivit Honor au bout d'un moment. Les seuls éléments déjà dans le circuit de production sont les missiles leurres ainsi que les capsules lance-missiles furtives, et il faudra du temps avant que d'autres appareils atteignent le stade du déploiement. Je pense que le vice-amiral Adcock a raison quant à la façon dont ce projet finira par améliorer nos capacités, mais, pour l'instant, la Flotte populaire a rattrapé une partie de son handicap. — Et son taux de production augmente », marmonna Havre-Blanc. Elle hocha de nouveau la tête, le regard grave. « C'est le moins qu'on puisse dire, milord. Le nombre total d'unités produites chaque mois continue de décliner, mais uniquement parce que nous les avons privés de tant de chantiers. Ceux qui restent connaissent un accroissement marqué de la production. Ils sortent chaque nouvelle unité plus vite, même si leur perte cumulée de chantiers leur impose d'en construire moins simultanément. Là encore, une part de ce gain de productivité pourrait résulter de transferts de technologie, mais il est plus probable qu'il découle d'une gestion plus efficace du personnel. Leur rythme de production s'est effondré quand ils ont commencé à employer des allocataires sur les chantiers, mais la tendance s'est inversée l'an dernier. À mon avis, la DGSN a raison de penser que cela indique à la fois que leur main-d’œuvre, sans qualification à l'origine, apprend à faire son métier plus efficacement et que le soutien populaire à la guerre reste fort, ce qui motive les ouvriers. En l'absence de transferts technologiques réellement substantiels de la Ligue, les limitations de leurs usines devraient les empêcher d'atteindre notre taux de production, mais ils vont s'en rapprocher beaucoup plus qu'avant. — Donc l'amiral Givens ajoute foi à l'idée que Pierre et ses sbires jouissent du "soutien populaire", hein ? » Havre-Blanc inclina la tête de côté. « Cet incident à La Nouvelle-Paris ne l'a pas fait changer d'avis ? — Non, milord. Les rapports sur les événements exacts sont contradictoires, mais puisque la Sûreté et la DGSN s'entendent pour dire qu'il a renforcé la position du comité de salut public, mieux vaut ne pas les contredire. » Elle sourit malgré la gravité de la conversation, et Havre-Blanc lui rendit la pareille. La DGSN et la Sûreté, le service général coordonnant ses homologues civils, entretenaient une tradition de vive compétition... et d'hostilité. Comme il fallait sans doute s'y attendre, la DGSN voyait plus souvent juste sur les questions d'ordre militaire alors que la Sûreté pouvait se targuer d'un bien meilleur palmarès en matière diplomatique et économique. Toutefois, à l'intersection de leurs champs de compétence, les querelles passionnées étaient légion. Il n'arrivait presque jamais que les deux tombent d'accord. Puis il se souvint de ce dont ils parlaient, et son sourire disparut. « Je n'envisage pas de les contredire, fit-il au bout d'un moment, mais je me demande si leur raisonnement coïncide avec le mien. Vous en ont-elles fait part ? — En gros, répondit Honor. Je crois que leur premier argument serait que les combats ont eu lieu à La Nouvelle-Paris et nulle part ailleurs dans le système de Havre ni dans la République. Depuis l'affaire de Malagasy et la mutinerie dans le système de Lannes, nous n'avons pas reçu de rapports signalant une résistance ouverte au gouvernement central dans aucun autre système. Ça ne veut pas dire qu'il n'y en a pas eu, mais, dans ce cas, elle devait être suffisamment limitée pour que leur ministère de l'Information publique l'étouffe. Cela signifie que quiconque contrôle la capitale contrôle les provinces. » Elle s'interrompit, haussa un sourcil à son adresse, et il lui fit signe de poursuivre. « Ensuite, celui qui se trouvait derrière la tentative de coup d'État a échoué de façon spectaculaire: Que nous adoptions la version officielle des événements donnée par l'Information publique ou celles moins cohérentes – mais probablement plus exactes – en provenance d'autres sources, il apparaît assez clairement que le gros de ses partisans s'est fait prendre à découvert. Les rapports disent qu'ils ont utilisé des bombes à fragmentation sur la foule, milord. » Son regard se voila brièvement au souvenir d'une occasion où des pinasses sous ses ordres avaient utilisé des armes de ce type contre des cibles sans défense. « Ils ont peut-être réussi à faire tuer plusieurs millions d'autres personnes avec eux, mais, après ce genre de traitement, il ne doit plus rester beaucoup de main-d’œuvre aux "niveleurs". Non seulement ils ont été écrasés, mais ce qui leur est arrivé devrait pousser les autres à réfléchir à deux fois avant de faire une tentative similaire. » Enfin, tous les éléments dont nous disposons suggèrent que c'est la Flotte qui les a arrêtés. L'Information publique prétend qu'il s'agissait du Service de sécurité, de la garde du comité, de la police de l'ordre public et de la garde du président, soutenus par la Flotte, mais toutes nos autres sources disent que c'était plutôt l'inverse. Les forces de sécurité ne se sont sûrement pas tourné les pouces en attendant que ça se passe, mais leur réaction n'était pas coordonnée. D'après la DGSN, quelqu'un devait avoir réussi à compromettre leur réseau de commandement et de contrôle, bien que nous n'ayons pas pu en obtenir confirmation. Quoi qu'il en soit, ce sont des frappes cinétiques et aériennes de la Flotte et des fusiliers en armure de combat sous les ordres de l'amiral McQueen qui ont brisé la révolte, et McQueen n'a pas essayé d'éliminer le comité ensuite. Cela révèle un soutien militaire plus important pour ce régime que nous ne l'estimions jusque-là, et l'attribution à McQueen d'un siège au comité devrait encore le renforcer. — Donc vous êtes en train de me dire que les provinces ont été mises au pas, que la résistance civile au sein de la capitale a été écrasée et que l'armée a pris le parti de Pierre, résuma Havre-Blanc comme elle s'interrompait de nouveau. — À peu près, oui, même si je ne l'aurais sans doute pas formulé précisément en ces termes. Je dirais qu'un segment particulier de la population civile de la capitale a été écrasé. Vu le carnage et les dommages collatéraux causés à l'occasion, je soupçonne la masse des allocataires d'avoir décidé de soutenir le comité car ils y voient une source de stabilité susceptible d'éviter que de telles catastrophes se reproduisent. C'est un peu plus complexe que l'idée que les civils obéissent par peur d'une main de fer, milord. — Mouais. » Havre-Blanc bascula encore le dossier de sa chaise, posa les bras sur les accoudoirs et croisa les mains devant lui en fronçant les sourcils. Une fois de plus, il ne pouvait prendre son analyse en défaut... ou, plus exactement, les estimations de la DGSN et de ConstNav concernant l'influence de la stabilité au sein de la République sur la course aux armements. Les Havriens avaient indéniablement augmenté le rythme de leurs programmes de construction. Là où il leur fallait jadis presque deux fois plus longtemps que Manticore pour bâtir un supercuirassé, ils avaient réduit leur handicap de moitié, et si aucun nouveau soulèvement ne se produisait pour gêner leurs efforts... « Peu importe sous quel angle on l'envisage, fit lentement le comte, nous perdons notre marge de supériorité. Pas seulement en termes de chiffres – ça fait des mois que je prévoyais cette augmentation de productivité – mais aussi de qualité. » Il secoua la tête. « Nous ne pouvons pas nous le permettre, milady. — Je le sais », répondit-elle calmement. Et elle vit ses yeux s'étrécir comme il reportait toute son attention vers elle. « D'un autre côté, dit-il, je pense que cela justifie encore plus mes inquiétudes concernant les recommandations de la Commission de développement des armements. — Vos inquiétudes, milord ? s'enquit-elle sereinement. — Oui, de graves inquiétudes pour tout dire. Dans la mesure où nous faisons déjà face à un désavantage numérique croissant et à une amélioration de la technologie ennemie, ce n'est pas le moment de bricoler l'équilibre de nos armements en soutenant des projets hasardeux. » Il eut un reniflement méprisant et fit intérieurement la moue en pensant aux propositions ridicules et aux prétentions du livre blanc de la Commission amené par Harrington. Il n'avait que survolé le document, mais cela lui avait suffi pour constater qu'il s'agissait encore des absurdités de la jeune école. « Nous ne pouvons absolument pas nous permettre de diviser nos efforts entre trop de projets – dont la plupart sont sans doute inutiles. Nous devons au contraire rationaliser les plans de production pour produire le maximum d'armes dont nous savons qu'elles fonctionnent plutôt que gaspiller nos ressources sur des "percées techniques" absurdes. S'il est une leçon que les gens devraient avoir retenue maintenant, ne serait-ce qu'à travers l'histoire de la Terre, c'est qu'il faut concentrer ses efforts sur des technologies réalisables plutôt que sur des vues de l'esprit, des châteaux en Espagne, de stupides panacées ! — La Commission ne propose pas tout à fait une panacée stupide, milord, répondit Honor sur un ton plutôt froid, mais il secoua la tête. — Je suis sûr que vous êtes au fait des... divergences d'opinion qui m'opposent à Lady Hemphill et à la jeune école, fit-il. Je n'ai jamais nié que les nouvelles technologies avaient leur place –le projet Cavalier fantôme est l'exemple type d'un nouveau système dont la valeur est immédiate et réelle –, mais il faut maintenir un équilibre. Nous ne pouvons pas simplement mettre une arme en service pour la seule raison qu'elle est nouvelle. Elle doit trouver son créneau de fonctionnement, et la Flotte a besoin d'une analyse rigoureuse de ses avantages – et de ses inconvénients – avant de la déployer. La simple existence d'une arme, si puissante soit-elle, ne garantit pas non plus que l'on trouve la doctrine tactique adaptée. Un système que nous ne savons pas encore employer à bon escient pourrait s'avérer plus dangereux pour nous que pour l'ennemi, surtout si nous y consacrons tant de ressources que nous lésinons sur d'autres armements qui ont fait leurs preuves. » Honor sentit son écœurement sur son lien avec Nimitz, et cela l'étonna. Elle savait Havre-Blanc le chef incontesté de l'école dite « historique », pour qui les vérités stratégiques fondamentales ne changeaient pas : les nouveaux systèmes d'armement offraient simplement des façons innovantes et plus efficaces d'appliquer ces vérités, ils n'en créaient pas d'autres. Ses affrontements avec la jeune école étaient légendaires, mais la fatigue profonde et l'amertume qui teintaient ses émotions la stupéfiaient. Cela ressemblait à la lassitude du combattant, songea-t-elle. Comme s'il s'était trop battu contre les tenants de la jeune école pour être encore capable d'envisager sereinement, objectivement les propositions de la Commission. Elle allait parler, mais il leva la main et poursuivit avant qu'elle ouvre la bouche. « Je me rends compte que votre passage à la Commission a été bref, milady, mais prenez certaines de ses propositions. » Il se mit à égrener ses arguments sur les doigts de sa main levée. « D'abord, elle veut nous faire radicalement redessiner nos vaisseaux du mur afin de produire une classe qui n'est pas éprouvée. Ensuite, elle veut nous faire accélérer la construction des bâtiments d'assaut léger, alors que nous avons à peu près fait la preuve que même les BAL modernes ne peuvent pas soutenir la confrontation, tonne pour tonne, avec des vaisseaux correctement conçus, même dans un rôle défensif. Et puis elle veut détourner quelque chose comme dix pour cent de notre capacité de construction des supercuirassés et cuirassés – et ce, je vous prie, au moment où la productivité des Havriens concernant ces mêmes catégories augmente – pour produire ses "porte-BAL" destinés à faire franchir des distances interstellaires à des bâtiments d'assaut léger en tant qu'unités offensives et non défensives. Et elle ne s'arrête pas là : elle veut priver nos vaisseaux du mur existants de tubes lance-missiles et les remplacer par des lanceurs qui prendront douze pour cent de place en plus et cracheront des projectiles dont la taille réduira notre capacité de stockage de munitions de dix-huit pour cent ! » Il secoua la tête. « Non, milady. Il ne s'agit pas seulement de changer de monture à mi-course : la Commission veut nous faire sauter de cheval sans nous assurer que nous atterrirons sur un autre, or on ne fait pas ça au beau milieu d'une guerre. Pas si on veut la gagner. Ça ressemble trop à un catalogue des caprices de Sonja Hemphill pour que je lui apporte mon soutien. — Alors vous avez tort, milord, fit Honor. Et vous auriez peut-être dû lire ce livre blanc plutôt que de décharger votre rancœur dessus. » Sa voix de soprano monocorde et mordante fit sursauter Havre-Blanc sur sa chaise, et elle sentit sa stupéfaction grâce à Nimitz. Il n'avait pas l'habitude qu'on lui parle sur ce ton et en ces termes, comprit-elle, mais elle refusa de reculer et soutint son regard sans ciller. Havre-Blanc dévisagea son hôtesse comme s'il la voyait pour la première fois. Très peu d'officiers en dessous des trois étoiles osaient croiser le fer avec lui, et même ceux-là avaient rarement le culot de s'adresser à lui sur un ton aussi froid et incisif. Mais Honor Harrington avait ce culot, et ses yeux chocolat étaient très calmes – et durs. Il cilla tout en digérant son comportement, car il était douloureusement évident que toute son expérience, ses succès et son grade ne parvenaient pas à l'impressionner. Son attitude ne trahissait pas la moindre nuance d'excuse ou d'hésitation, et son chat sylvestre leva la tête pour le regarder depuis son perchoir au-dessus d'elle. « Je vous demande pardon ? » La question lui échappa sur un ton plus dur qu'il ne l'aurait souhaité, mais elle avait touché un point sensible. Il avait passé le plus clair de ces trente dernières années à combattre la passion de « Hemphill l'Horrible » pour les nouveaux jouets. Sans lui, la Flotte tout entière se serait peut-être retrouvée encombrée du même assortiment d'armes que celui qui avait bien failli conduire Harrington à sa perte dix ans plus tôt ! — J'ai dit que vous aviez tort, répéta Honor sans céder un centimètre face à la colère froide qui imprégnait la voix du comte. J'ai moi-même eu des différends avec Lady Hemphill, mais les recommandations de la Commission ne sont pas un "catalogue de ses caprices". Certes, elle a fait pression pour le déploiement de la plupart de ces nouveaux concepts. Mais honnêtement, milord, y a-t-il eu un seul progrès technique depuis trente ans dans lequel elle n'ait pas été impliquée ? Quels que soient ses défauts par ailleurs, elle est pleine d'imagination et très brillante sur le plan technique et, bien que bon nombre de ses idées se soient effectivement révélées inapplicables sur le terrain, partir du principe qu'elles sont vouées à l'échec est aussi stupide que les rejeter juste parce qu'elles viennent de Lady Hemphill. Personne ne peut avoir tort tout le temps en possédant une imagination aussi fertile, milord ! — Je ne les rejette pas juste parce que c'est elle qui les propose, répondit vivement Havre-Blanc. Je les rejette parce que ces mesures qu'elle a fait accepter à tort par la Commission vont désorganiser notre programme de production et nous imposer de développer une nouvelle doctrine tactique – pour des armes qui ne marcheront sans doute pas aussi bien que ses partisans et elle le pensent – au beau milieu d'une fichue guerre ! — Avant que nous ne poursuivions cette conversation, milord, intervint calmement Honor, sachez que c'est moi qui ai rédigé les recommandations finales de la-Commission. » Havre-Blanc ferma brusquement la bouche et la regarda fixement. Elle n'avait pas besoin de Nimitz pour deviner son incrédulité et sa surprise, et elle étouffa une envie soudaine de soupirer d'exaspération. Elle avait toujours respecté Havre-Blanc en tant qu'homme et qu'officier, et elle savait qu'il s'était personnellement intéressé à sa carrière depuis la mort de l'amiral Courvosier. Ses conseils lui avaient souvent été précieux, mais cette fois il la décevait profondément. Elle le savait fatigué – un seul regard aux rides qui se creusaient autour de ses yeux bleus glacés et aux mèches blanches plus nombreuses dans sa chevelure noire le révélait – mais il valait mieux que cela. La Flotte – et l'Alliance – avait besoin qu'il use de son influence pour soutenir les bonnes politiques et non qu'il se retranche dans une opposition dogmatique à tout ce qui avait un lien avec Sonja Hemphill. Il allait ajouter quelque chose, mais elle le devança. « Amiral, je suis la première à reconnaître vos réussites, avant-guerre comme depuis le début des hostilités. En fait, je me suis toujours sentie plus proche de l'école historique que de la jeune école. Mais le Royaume stellaire ne peut se permettre de laisser ses officiers les plus gradés batailler jusqu'à ce que l'un des deux cède sur ce point. Je vous assure que je ne suis pas le seul officier à qui l'on ait demandé de faire part de son expérience personnelle avec l'équipement recommandé par la Commission. Et si vous aviez regardé les appendices techniques au lieu de passer rapidement en revue les changements proposés dans les priorités de production, vous auriez vu que, indépendamment de qui les a d'abord soumises, chacune de nos recommandations a été modifiée pour refléter une expérience réelle au combat. » Par exemple, les BAL auxquels vous objectez tant sont un modèle tout nouveau, doté d'améliorations dont ne bénéficiaient même pas encore ceux que j'ai emmenés en Silésie. Un nouveau compensateur les rendra bien plus rapides qu'aucun autre bâtiment dans l'espace. ConstNav a trouvé le moyen de doter leurs noyaux bêta d'une puissance presque équivalente à celle de noyaux alpha, ce qui leur garantira des barrières latérales bien plus solides qu'à leurs prédécesseurs, et les nouveaux bâtiments intègrent des armes à énergie extrêmement puissantes – des grasers et non des lasers – montées en pointe. Ils ne sont pas du tout conçus pour lancer des bordées : leur fonction sera d'approcher obliquement les bâtiments hostiles, refusant à l'ennemi un tir direct par la béance de leurs bandes gravitiques 'jusqu'à ce qu'ils atteignent une portée décisive et se tournent simultanément pour attaquer en masse des cibles isolées. Par bien des aspects, ce sera un retour aux porte-avions de l'ancienne marine... avec lesquels les porte-BAL partagent beaucoup d'avantages. Ils peuvent déployer leurs unités hors de portée de missiles, attaquer et s'en aller sans jamais être menacés par un défenseur équipé de l'armement classique. Et que nous le voulions ou non, Lady Hemphill n'a pas tout à fait tort : nous pouvons nous permettre de perdre des BAL. Ils sont si petits et emportent des équipages si limités que nous pouvons en sacrifier une douzaine contre un croiseur lourd et garder l'avantage –non seulement en termes de tonnage, mais aussi de pertes humaines. » Ensuite, les nouveaux vaisseaux du mur que vous critiquez sont un prolongement logique de l'armement dont je disposais en Silésie où – dois-je vous le rappeler, monsieur ? – les unités de mon escadre opérant indépendamment et sans pouvoir compter sur un soutien mutuel ont pris ou détruit une escadre de pirates tout entière, plus un croiseur léger havrien, deux croiseurs lourds et deux croiseurs de combat pour la perte d'un seul croiseur marchand armé. Construire un supercuirassé autour d'un cœur creux constituerait certainement un revirement radical, et ConstNav confirme que la nouvelle conception entraînera une solidité structurelle moindre. Mais elle permettra aussi à chaque supercuirassé d'emporter plus de cinq cents capsules armées de dix missiles et d'en tirer une salve de six toutes les douze secondes. Cela représente plus de cinq mille missiles, au rythme de trois cents par minute, crachés par un vaisseau unique qui devra sacrifier environ trente pour cent de son armement traditionnel pour leur faire de la place. Je pourrais aussi souligner que les plateformes du projet Cavalier fantôme rendront ces capsules plus utiles encore puisqu'elles permettront le déploiement d'une gamme complète en une seule salve. De plus, les nouveaux vaisseaux chargés de missiles et les porte-BAL pris ensemble ne détourneront que vingt-cinq pour cent de la capacité de nos chantiers actuellement consacrée aux vaisseaux du mur classiques, en admettant que les recommandations de la Commission soient adoptées. » Quant aux nouveaux missiles, milord, avez-vous seulement jeté un œil à leurs performances avant de décider qu'ils n'étaient qu'un caprice de plus de la part de "Hemphill l'Horrible" ? s'enquit Honor, incapable de dissimuler son exaspération. Certes, c'est elle qui en a eu l'idée, mais nos ingénieurs de recherche et développement l'ont reprise et améliorée. Nous parlons d'un missile à plusieurs étages, doté de trois propulsions séparées, ce qui nous offrira un degré de flexibilité tactique qu'aucune flotte n'a jamais imaginé dans ses rêves les plus fous ! Nous pouvons préprogrammer les propulseurs pour qu'ils se mettent en marche à l'instant et à la puissance désirée ! Une programmation simple pour activation en succession immédiate à pleine puissance nous donnera cent quatre-vingts secondes de vol actif... et une portée d'attaque effective à partir d'une position de repos supérieure à quatorze millions et demi de kilomètres, avec une vitesse terminale de zéro virgule cinquante-quatre c. Ou nous pouvons abaisser les réglages de puissance des propulseurs à quarante-six mille g et obtenir cinq fois cette endurance — et une enveloppe d'attaque effective de plus de soixante-cinq millions de kilomètres, avec une vélocité finale de zéro virgule quatre-vingt-un c. Cela équivaut à une portée de trois virgule six minutes-lumière, et nous pouvons faire encore mieux si nous utilisons un ou deux "étages" pour faire accélérer le missile avant de le laisser atteindre en trajectoire balistique une distance d'attaque préprogrammée pour ensuite allumer le dernier étage en vue des manœuvres d'attaque terminales à quatre-vingt-douze mille gravités. Je ne sais pas ce que vous en pensez, milord, mais je sacrifierais volontiers dix-huit pour cent de ma charge totale de missiles pour ce genre de performances ! » Havre-Blanc tenta d'intervenir, mais elle n'en tint pas compte, et ses yeux qui n'avaient plus rien de froid lançaient des éclairs. « Enfin, monsieur, le fait que Havre commence à rogner notre avantage technologique est le meilleur argument possible en faveur de ces innovations. Bien sûr nous ne pouvons pas nous permettre de gaspiller nos ressources à poursuivre des idées chimériques juste parce qu'elles sont exotiques ou fascinantes ! Mais la seule chose qui nous ait permis de conserver l'avantage jusqu'à maintenant, si peu que ce soit, c'est la meilleure qualité de notre matériel et de nos tactiques. Si vous voulez citer des exemples tirés de l'histoire de la vieille Terre, permettez-moi de paraphraser pour vous l'amiral de Saint-Vincent. "Quoi qu'il advienne, le Royaume stellaire doit mener", milord, parce que notre survie dépend plus encore de la supériorité de notre flotte aujourd'hui que celle de la Grande-Bretagne à l'époque ! » Elle s'interrompit abruptement, et Havre-Blanc se secoua. Il sentait le rouge lui brûler les joues, mais il ne s'agissait pas de colère. Ses joues le brûlaient pour s'être laissé prendre en défaut de cette façon car, bien qu'il désirât ardemment le contraire, il ne pouvait nier avoir ignoré les appendices. Et il ne pouvait pas non plus nier que c'étaient ses préjugés qui l'y avaient poussé. Il ne doutait pas un instant d'avoir eu raison de combattre les efforts de Hemphill pour introduire des équipements tels que la lance gravifique et les torpilles d'énergie pure, et Dieu seul savait où on en serait si on lui avait permis de faire monter en tête l'armement principal des vaisseaux du mur ! L'idée qu'un tel bâtiment n'ait d'autre choix que de croiser son propre T pour attaquer l'ennemi le faisait encore grincer des dents et, il en avait la certitude, produirait le même effet sur son hôtesse. Mais cela ne changeait rien à la justesse de ses accusations. Ce qui serait folie pour un vaisseau du mur pourrait s'avérer parfaitement sensé dans le cas d'une unité aussi petite, agile et (bien qu'il n'aimât pas ce terme) « remplaçable » qu'un BAL, et il ne l'avait même pas envisagé. Il n'avait pas non plus suffisamment tenu compte de ce que le système de stockage central des capsules lance-missiles avait permis à Harrington d'accomplir en Silésie lorsqu'il avait écarté l'applicabilité du concept à de « vrais » bâtiments de guerre. Et, pire encore, il ne s'était même pas donné la peine de consulter les chiffres concernant les propulseurs des nouveaux missiles ni de réfléchir à leurs implications. Et tout cela, il l'admettait à sa grande contrariété, il le devait à son rejet instinctif et irraisonné de tout projet lié à Sonja Hemphill. Ce qui signifiait qu'il venait tout juste d'avoir la même réaction automatique à l'innovation technologique pour laquelle il critiquait la jeune école, bien que dans la direction opposée. Et Honor Harrington l'avait mis face à ses contradictions. Il cilla de nouveau et se renfonça dans sa chaise, notant la légère rougeur des joues de son interlocutrice, la lueur du combat dans son regard, le refus de reculer simplement parce que l'officier le plus victorieux que la Flotte ait produit en deux siècles n'était pas d'accord avec elle. Et en l'observant il vit autre chose. Il avait toujours été conscient du pouvoir de séduction d'Harrington. Son visage triangulaire sculpté à grands traits, dominé par un long nez et les immenses yeux en amande hérités de sa mère, ne serait jamais beau au sens conventionnel. D'ailleurs, au repos, il était trop dur, ses traits trop puissants. Mais la personnalité — l'intelligence, la force de caractère et la volonté —qu'il révélait lui donnait une vie et une énergie telles qu'on oubliait ces détails. Ou peut-être était-elle belle, songea-t-il. Belle à la manière d'un faucon, avec cette vitalité dangereuse qui prévenait ceux qui la voyaient qu'elle était une force à ne pas ignorer. La grâce et la puissance de ses mouvements ajoutaient encore à cette image, et il l'avait toujours su, intellectuellement. Mais sa séduction n'était jusque-là qu'une qualité supplémentaire de ce jeune et brillant officier qui avait fini par devenir sa protégée, et le fait que tant de compétence soit contenue dans un emballage si fascinant n'avait jamais dépassé sa perception immédiate. Peut-être parce qu'il n'avait jamais vu en elle qu'un officier de la Spatiale, ou parce qu'il avait toujours été attiré vers les femmes plus petites que lui... et dont la formation ne leur permettait pas de le nouer comme un bretzel en combat à mains nues. Et puis, il l'admettait, dont l'âge se rapprochait plus du sien. Peut-être avait-il même été inconsciemment persuadé qu'il valait mieux pour eux deux qu'il ne « voie pas » combien elle pouvait devenir attirante — à ses yeux. Mais, quoi qu'il en soit, ça n'avait plus aucune espèce d'importance. À cet instant, il ne voyait plus seulement en elle un officier ou un chef de gouvernement. Bizarrement, il semblait que ce soit parce qu'elle l'avait rabroué, comme si cela l'avait poussé à reconsidérer complètement — sur une base émotionnelle autant qu'intellectuelle — ce qu'elle était vraiment. Et entre autres, il s'en rendait maintenant compte, c'était une femme absolument fascinante... dont il craignait soudain (« bien que craindre » ne soit pas précisément le terme approprié, il le reconnaissait) qu'il ne puisse plus jamais la regarder comme une simple protégée. Honor écarquilla les yeux tandis que les émotions affluant en elle à travers Nimitz changeaient brusquement, et son exaspération disparut, soufflée par l'intérêt soudain et intense du comte pour elle. Pas pour ce qu'elle venait de dire, non, pour elle. Elle se carra sur sa chaise et entendit Nimitz sauter sur le terminal derrière elle. Puis le chat se coula sur ses genoux en passant par son épaule, et elle entreprit de le serrer dans ses bras comme si cela pouvait stopper le temps pendant qu'elle réfléchissait à toute vitesse. Cela n'aurait pas dû arriver — ça ne pouvait pas arriver, et elle avait envie de secouer Nimitz comme une poupée alors que le chat sylvestre ajoutait sa propre approbation des réactions de Havre-Blanc aux émotions se déversant en elle. Nimitz savait combien elle avait aimé Paul Tankersley et, à sa façon, le chat l'avait aimé presque aussi férocement. Mais il ne voyait pas pourquoi elle ne devrait pas un jour trouver un autre amour, et son ronronnement profond n'exprimait que trop clairement sa réaction au fait que le comte la découvrait soudain si séduisante. Mais si Nimitz ne voyait pas de désastre potentiel se profiler à l'horizon, Honor ne voyait que ça. Havre-Blanc n'était pas seulement son supérieur : c'était aussi le commandant désigné de la huitième force dont elle devait diriger l'une des escadres. Cela les mettait dans la même chaîne de commandement, ce qui signifiait que toute relation entre eux violerait l'article 119, un délit passible de la cour martiale pour un officier. Pire, il était marié — et pas à n'importe qui. Lady Emily Alexander était l'actrice d'holovision la plus populaire du Royaume stellaire avant le terrible accident d'aérodyne qui en avait fait une infirme. Aujourd'hui encore, prisonnière à vie d'un fauteuil médicalisé et réduite essentiellement à l'usage d'un bras et d'une main, elle restait l'un des scénaristes et producteurs phares de Manticore... et l'un de ses plus grands poètes. Honor empêcha ses pensées de galoper plus avant et inspira profondément. Elle était ridicule. Elle n'avait capté qu'une pointe d'émotion, et ce n'était pas comme si elle n'avait jamais ressenti des pointes d'admiration ou même de désir de la part d'autres hommes depuis que son lien avec Nimitz avait évolué ! Ce genre de choses arrivait, se dit-elle fermement, et elle ne s'en était jamais inquiétée tant qu'on n'essayait pas d'aller plus loin. En fait, elle en avait souvent tiré un certain plaisir. Non qu'elle désirât encourager en rien ces hommes — sa relation avec Paul lui avait créé assez de problèmes sur la planète conservatrice qu'était Grayson et elle n'avait pas besoin de réveiller de vieux souvenirs, publics ou privés — mais c'était plutôt flatteur. Surtout pour quelqu'un qui avait passé trente ans dans la peau du vilain petit canard. Ce n'était qu'un intérêt passager, se dit-elle plus fermement encore. La meilleure chose à faire consistait à feindre de ne se douter de rien et à ne pas l'encourager. Si elle laissait Havre-Blanc soupçonner qu'elle avait deviné ses sentiments, cela ne pourrait que l'embarrasser. De plus, son amour persistant pour sa femme infirme — et leur dévotion l'un à l'autre — était légendaire. Leur mariage était l'une des grandes et tragiques histoires d'amour du Royaume, et Honor ne l'imaginait même pas se détournant de Lady Emily, si séduisante qu'il trouvât une autre femme. Et pourtant, s'entendit-elle murmurer intérieurement, il y a eu ces rumeurs sur l'amiral Kuzak et lui. Il est sans doute possible que... Elle coupa précipitamment court à cette idée et s'éclaircit la gorge. — Excusez-moi, milord, dit-elle. Je ne voulais pas vous faire la leçon. J'imagine que ma réaction s'explique en partie par les doutes que j'ai nourris moi-même concernant Lady Hemphill. — Modifier mes conceptions pour soutenir certaines de ses idées m'a peut-être investie d'une forme de ferveur évangélique, mais ce n'est pas une raison. — Mmm. » Havre-Blanc se secoua, cligna des yeux stupéfaits puis écarta ses excuses d'un sourire. « Pas besoin de vous excuser, milady. Je le méritais de bout en bout... et si j'avais pris la peine de lire les appendices, je me serais épargné un sermon bien mérité. » Elle sentait la confusion du comte quant à sa propre réaction résonner encore sous la surface de ses pensées, mais son visage n'en trahissait rien, et elle lui en fut reconnaissante. Puis il jeta un coup d'œil à son chrono et eut un mouvement de surprise si bien imité qu'il aurait trompé Honor en l'absence de Nimitz. « Je ne me rendais pas compte qu'il était si tard, annonça-t-il en se levant pour prendre son sabre. Il est temps que j'aille me coucher, et j'imagine que vos invités doivent être sur le point de partir. » Il attacha le sabre à sa ceinture et sourit de nouveau, d'un air qu'un observateur extérieur aurait jugé parfaitement naturel. « Permettez-moi de vous escorter jusqu'à la salle de réception », proposa-t-il en tendant le bras. Elle se leva, souriante elle aussi, et reposa Nimitz sur son épaule. « Merci, milord. » Elle plaça la main dans le creux de son coude à la mode de Grayson, et il l'emmena hors de la bibliothèque avec style. Andrew LaFollet leur emboîta le pas, et ses émotions calmes, attentives et parfaitement normales offrirent à Honor un contraste apaisant avec ce qu'elle captait encore de Havre-Blanc – et, pour tout dire, ce qu'elle-même ressentait – tandis qu'elle traversait le hall aux côtés du comte en discutant comme s'il ne s'était rien passé du tout. D'ailleurs, se dit-elle, il ne s'était rien passé. Elle se le répéta fermement, voire férocement, et, quand ils atteignirent la salle de réception, elle y croyait presque. CHAPITRE TROIS « Bonjour, milady. » Honor tourna la tête et leva les yeux comme pour identifier le nouveau venu, bien que ce ne fût pas vraiment nécessaire. Elle avait senti l'approche de Havre-Blanc grâce à Nimitz bien avant qu'il n'entre dans la salle à manger noyée de soleil, et elle s'imposa de lui adresser un sourire de bienvenue. « Bonjour, milord. Vous joindrez-vous à nous ? » Elle désigna la table chargée du petit-déjeuner, et il lui rendit son sourire. « Mais bien sûr, répondit-il. Les pancakes sentent terriblement bon. » Il s'exprimait sur un ton tout à fait normal, sans le moindre écho des sentiments qu'elle avait décelés chez lui la nuit précédente, et elle en conçut un soulagement... qu'elle se reprocha aussitôt. « Ce ne sont pas des pancakes, dit-elle, et il haussa un sourcil interrogateur. Ce sont des gaufres honteusement grasses comme je les aime, je le crains fort. — Des gaufres ? » Havre-Blanc répéta le mot inhabituel comme pour le goûter. « Imaginez des pancakes alvéolés croustillants, fit-elle. C'est une recette traditionnelle ici – et j'aurais aimé que le Royaume n'en perde pas le souvenir, même si les gaufres feraient le cauchemar d'un diététicien. Pourtant Manticore avait de plus grandes chances de conserver cette tradition, vu les conditions plus favorables qu'a connues sa première vague d'immigrants. D'un autre côté, vous avez peut-être remarqué que les Graysoniens peuvent se montrer un brin têtu ? » Elle tourna la tête vers Andrew LaFollet et lui sourit par-dessus son épaule, puis haussa un sourcil rieur à l'adresse de sa sœur, et tous deux gloussèrent tandis que le comte hochait la tête d'un air désabusé. « Eh bien, cela fait partie des choses qu'ils avaient décidé de ne pas perdre. J'imagine que la recette a un peu évolué... mais je ne parierais rien là-dessus. » Cette fois, Havre-Blanc rit avec LaFollet. Les habitants de Grayson se montraient on ne peut plus « déterminés ». Entre autres, eux seuls dans la galaxie explorée avaient conservé l'ancien calendrier grégorien, pourtant totalement inadapté à leur rythme planétaire. Si quelqu'un avait une chance de préserver la recette d'un ingrédient traditionnel du petit-déjeuner tout en colonisant une planète terriblement hostile avec des moyens technologiques pathétiques, c'était bien eux. Il renifla encore en se glissant sur sa chaise en face d'Harrington et embrassa du regard l'étrange assortiment de convives attablés. Nimitz, qui occupait une chaise haute à la droite d'Honor, remua les moustaches à l'adresse du comte pour le saluer. Havre-Blanc inclina poliment la tête vers lui puis vers Samantha, assise sur une chaise identique à droite de son compagnon. Miranda LaFollet était installée à gauche d'Harrington, une troisième chaise haute à sa gauche pour Farragut. Havre-Blanc avait plus d'expérience des chats sylvestres que la plupart des Manticoriens vu l'alliance historique de sa famille avec la Maison de Winton : suffisamment de monarques, princes et princesses avaient été adoptés sur les huit ou neuf dernières générations pour qu'un petit-déjeuner au palais du Mont Royal paraisse déserté en l'absence d'un chat sylvestre, mais il demeurait inhabituel — pour dire le moins — que le nombre des chats égale celui des convives humains. Évidemment, se rappela-t-il, il y en avait onze autres quelque part dans le manoir Harrington ce matin. Il se demanda qui surveillait les chatons de Samantha et souhaita bonne chance au malheureux. D'après ce qu'il avait vu de sa progéniture la veille, leurs nounous allaient avoir besoin de toutes les pauses qu'on leur accorderait, et il se réjouissait de ne pas être du nombre. Il sourit intérieurement à cette idée et reporta son attention vers les odeurs fascinantes qui entraient par la porte à l'autre bout de la salle à manger. Ça sentait décidément très bon... et les relents de beurre promettaient des « gaufres » aussi grasses qu'Harrington l'avait laissé entendre. Il inclina la tête pour la regarder, remarqua la tasse de chocolat pleine à côté de son assiette et se demanda comment elle parvenait à rester si mince malgré une telle gourmandise. Il y avait sans doute là autre chose que de l'exercice physique, quelle que soit la quantité de calories qu'elle brûlait dans le cadre de son programme d'entraînement. Honor sentit son attention sur elle et sa curiosité. Elle n'aurait su dire exactement sur quoi il s'interrogeait, mais ça n'avait rien à voir avec la prise de conscience soudaine et presque viscérale qu'elle avait décelée chez lui la nuit précédente. Elle se demanda si elle se réjouissait de ce changement, puis se reprit. Bien sûr qu'elle s'en réjouissait ! Elle avait beaucoup redouté le petit-déjeuner, car la nuit n'avait pas été de tout repos. Elle avait réexaminé encore et encore les dernières minutes passées dans la bibliothèque, y revenant comme on se gratte pour soulager une démangeaison horripilante. Et, comme la première fois, cette réflexion a posteriori l'avait amenée à conclure qu'elle n'avait pas à s'en faire. Il ne s'agissait que d'un sentiment passager, un éclair de conscience dont Havre-Blanc n'avait aucun moyen de savoir qu'elle l'avait partagé avec lui. Quelque chose qu'il rangerait dans un coin de son cerveau, où cela n'affecterait pas leur relation professionnelle. Hélas, une part profonde d'elle-même avait rejeté ce raisonnement réconfortant. C'était ridicule. Elle avait plus de cinquante ans T, ce n'était plus une écolière ! Elle n'avait pas à rester éveillée en se demandant ce qu'un homme qui ne l'avait jamais envisagée en tant que femme pouvait bien penser d'elle. Surtout pas cet homme-là. Pourtant c'était précisément ce qu'elle avait fait, et se le reprocher n'avait rien changé. Elle baissa les yeux vers son assiette, contempla les restes de sa deuxième pile de gaufres imbibées de beurre et de sirop, et se secoua encore une fois mentalement. Mais qu'est-ce qu'elle avait? Elle aurait dû se sentir soulagée qu'il ne pense pas à elle de cette façon; et d'ailleurs c'était le cas. Mais une part d'elle-même réagissait autrement. Oh, oui. Au fond, elle était irritée, elle lui en voulait d'avoir précisément écarté cette conscience de sa séduction... comme elle avait pourtant plus ou moins prié pour qu'il le fasse. Et pour couronner ces incohérences, elle se sentait un peu coupable, comme si la colère qu'éprouvait cette part irrationnelle d'elle-même trahissait en quelque sorte Paul Tankersley. Son visage n'en laissait rien paraître, mais Nimitz pencha les oreilles d'un air inquisiteur en captant la frustration que lui causait cette fixation ridicule sur les sentiments passagers d'un autre, et elle grinça intérieurement des dents en sentant son intérêt grandir. Les émotions du chat sylvestre se teintaient indéniablement d'un plaisir taquin, et l'amusement qu'exprimaient ses yeux vert d'herbe l'aurait trahi même en l'absence de lien empathique. Il n'arrivait pas souvent qu'il trouve ses réactions ridicules au point d'en rire, mais ses capacités empathiques lui donnaient apparemment une autre perspective sur la question. Eh bien, tant mieux pour lui, songea-t-elle sombrement. Peut-être que dans son espèce à lui on était si habitué à capter les émotions des autres qu'on pouvait les digérer dans la foulée, même si les circonstances s'y prêtaient mal, mais ce n'était pas une raison pour qu'il s'amuse de façon aussi indécente de ses difficultés ! Elle s'efforça de lui retourner une réprimande mentale pour bien marquer sa contrariété, mais il se contenta de découvrir les crocs en un rire paresseux caractéristique. Et, pour enfoncer le clou, il lui envoya une nouvelle vague de son approbation personnelle de Havre-Blanc. Elle entendit un bruit discret derrière elle et se retourna, soulagée de cette diversion, alors que MacGuiness émergeait de l'office – son office, comme chaque membre du manoir Harrington en avait été clairement informé. Tout le personnel domestique se soumettait à MacGuiness, et il déléguait volontiers la plupart des tâches, mais c'est à lui que revenait de servir les repas de son commandant. Il s'inclina légèrement devant Havre-Blanc. « Bonjour, milord. Puis-je vous apporter du café ? — Vous pouvez, répondit le comte avec un sourire, mais je crois que je préférerais commencer par un jus de fruit et garder le café pour après les gaufres. Je pense qu'il me faudra bien ça pour faire circuler le sirop dans mon système. — Bien sûr, milord, fit MacGuiness avant de regarder Honor. Êtes-vous prête pour une autre portion, milady ? — Mmm, oui. Oui, je suis prête, Mac », dit-elle. Il retourna vers l'office en souriant. Son intervention, pour brève qu'elle avait été, avait suffi à canaliser les pensées vagabondes d'Honor, et elle leva les yeux vers Havre-Blanc avec un sourire, alors qu'un sentiment très différent de l'admiration de la veille colorait les émotions du comte. Elle avait déjà détecté ce genre de surprise et, bien qu'elle s'abstînt en général de commenter la question, il s'agissait d'un sentiment si normal par rapport à ceux qui l'avaient tant inquiétée qu'elle se lança dans une explication. « Vous vous demandez pourquoi je ne ressemble pas à un obèse de l'ère préspatiale, n'est-ce pas, milord ? railla-t-elle gentiment. — Je... Ce n'est... » Havre-Blanc s'empourpra. La question franche et souriante l'avait pris au dépourvu, sans réponse digne, et il rougit un peu plus comme elle se mettait à rire. — Ne vous en faites pas, milord. Mike Henke me taquine sans arrêt à ce sujet, et l'explication est toute simple : je suis GM. » Le comte cilla, le visage totalement inexpressif, puis hocha la tête en comprenant soudain. Il passait pour très grossier de décrire quelqu'un comme « GM », mais Harrington ayant un père neurochirurgien et – surtout – une mère généticienne, cette étiquette la gênait sans doute moins qu'un autre. D'ailleurs, les préjugés contre les personnes génétiquement modifiées s'éteignaient doucement à mesure que les souvenirs de la guerre finale sur la vieille Terre s'estompaient dans la conscience collective. Mais ce genre de préjugé n'avait pas cours aux premiers jours de la Diaspora, et plus d'une colonie avait été fondée par des GM spécialement conçus pour leur nouvel environnement. » Je n'étais pas au courant, milady, fit-il au bout d'un moment. — Nous n'en parlons pas beaucoup, mais je dirais que la majorité des Sphinxiens le sont aujourd'hui », répondit-elle. Il arqua un sourcil poli, et elle haussa les épaules. « Imaginez, reprit-elle. Les planètes à forte gravité constituent l'un des environnements "hostiles" les plus courants. Savez-vous qu'aujourd'hui encore la plupart des habitants de ce type de mondes ont une espérance de vie plus courte que la moyenne ? » Elle le regarda de nouveau, et il hocha la tête. « C'est parce que, même avec les ressources de la médecine moderne, on ne peut pas placer un organisme conçu pour une gravité d'un g sur une planète à un virgule trois ou un virgule cinq g et s'attendre à ce qu'il fonctionne correctement. Moi, en revanche... » Elle eut un geste gracieux de la main, et il acquiesça lentement. « Je connaissais les modifications subies par les colons de Quelhollow, mais elles sont beaucoup plus visibles que celles dont vous semblez parler, remarqua-t-il. — Eh bien, Quelhollow posait d'autres problèmes, mais mes ancêtres à moi étaient de conception plutôt... passe-partout, j'imagine. En gros, mes muscles sont de vingt-cinq pour cent plus efficaces que ceux d'un humain "pur", mes systèmes respiratoire et circulatoire sont légèrement différents et mon squelette un peu renforcé. L'idée était de nous adapter aux planètes à forte gravité en général plutôt qu'à une en particulier, et les généticiens en ont fait des caractères dominants, de manière que chaque parent les transmette à tous ses enfants. — Et votre régime ? — On n'a pas des muscles plus efficaces et un cœur plus solide sans contrepartie, milord, répondit-elle, ironique. Pour compenser, mon métabolisme est de vingt pour cent à peu près plus rapide – un peu plus que ça en réalité, mais pas beaucoup. C'est pourquoi je puis me permettre de manger autant », conclut-elle en souriant tandis que MacGuiness posait devant elle une troisième assiette de gaufres. e En fait, ajouta-t-elle, j'ai tendance à me gaver au petit-déjeuner pour ensuite prendre un déjeuner relativement léger – enfin, léger pour moi, s'entend. Après le "temps mort" nocturne, j'ai besoin de reconstituer mes réserves le matin. — C'est fascinant, murmura Havre-Blanc. Vous dites que plus de la moitié des Sphinxiens sont porteurs de la même modification ? — Ce n'est qu'une estimation, et il ne s'agit pas d'une seule modification. Les Harrington descendent des Meyerdahl première génération, qui furent l'une des premières adaptations aux fortes gravités – voire la première, je crois – et les gens comme nous représentent probablement vingt ou vingt-cinq pour cent de la population. Mais il existe plusieurs variations sur le même thème, et chaque planète tend à attirer des colons qui peuvent y vivre confortablement. Si l'on y ajoute l'exemption de droit de passage accordée par le gouvernement pour recruter de nouveaux colons suite à la peste de l'an 20 après l'Atterrissage, Sphinx a reçu plus des nôtres que bien des planètes, y compris bon nombre de gens des mondes sources qui n'auraient même pas envisagé d'émigrer autrement. Par bien des côtés, les GM Meyerdahl sont les plus réussis – à mon humble avis, du moins. En tout cas, l'amélioration de notre musculature est sûrement la plus efficace. Mais nous avons un problème que les autres n'ont pas en général. — Lequel ? — La régénération ne marche pas sur la plupart d'entre nous, dit-elle en touchant sa joue gauche. Les gènes de plus de quatre-vingts pour cent des nôtres excluent la thérapie par régénération, et même les scientifiques de Beowulf n'ont pas encore réussi à trouver comment contourner le problème. Je suis à peu près sûre qu'ils y parviendront un jour, mais en attendant... » Elle haussa les épaules, un peu étonnée d'une part d'avoir proposé une explication, et plus encore d'avoir donné tant de détails. Elle-même n'y pensait pas souvent, et certaines personnes avaient encore de drôles de réactions à la seule idée de modifications génétiques. Mais la conversation lui avait rappelé autre chose, et elle se tourna vers Miranda. « Tout est prêt pour l'inauguration du chantier ? demanda-t-elle, et Miranda hocha la tête. — Oui, milady. J'ai revu les détails une dernière fois avec le colonel Hill hier soir. Tout est en place, la garde est satisfaite de ses mesures de contrôle de la foule, et Lord Prestwick sera présent pour exprimer les remerciements personnels du Protecteur pour votre fondation. » Honor écarta de la main l'importance de ce dernier point, mais Miranda, comme son frère, avait compris que le lien d'Honor avec Nimitz lui permettait de capter les émotions des autres. Elle en semblait plus consciente encore depuis son adoption trois jours plus tôt, et Honor ouvrit de grands yeux en constatant que sa femme de chambre se servait délibérément de Nimitz pour exprimer son désaccord avec la façon dont son seigneur minimisait la valeur du cadeau qu'elle faisait à son monde adoptif. Miranda soutint son regard quelques instants, et Honor ouvrit de grands yeux. Elle avait plus ou moins pris l'habitude que d'autres chats sylvestres utilisent ainsi son lien avec Nimitz, mais Miranda était la première humaine à le faire. Parce qu'elle n'était pas sphinxienne ? se demanda soudain Honor. Se pouvait-il que son absence de préjugés quant aux capacités des chats sylvestres lui permît de mieux les voir – et de s'en servir ? Peut-être. Mais pour le moment, Miranda se concentrait sur une réprobation mesurée, et Honor soupira, admettant que la jeune femme avait sans doute raison. Elle n'avait pas créé cette fondation pour se concilier les faveurs du Protecteur Benjamin ni de quiconque, mais parce qu'elle la jugeait importante et nécessaire et que, contrairement à la plupart des Graysoniens, elle avait de toute façon plus d'argent qu'elle ne pouvait en dépenser – autant donc le consacrer à une œuvre utile. Mais ça ne changeait rien au fait qu'elle avait agi, et si le Chancelier de Grayson tenait à se déplacer pour la remercier, elle pouvait au moins répondre élégamment. « Très bien, Miranda, soupira-t-elle. Je serai sage. — Je n'en ai jamais douté, milady, dit Miranda avec un sérieux admirable avant de sourire. Mais je crains que vous ne soyez contrainte de faire un discours en réponse au sien. » Ses yeux gris se mirent à briller, et Honor étouffa un petit rire tandis que Farragut émettait un blic moqueur de l'autre côté de sa compagne. La « femme de chambre » d'Honor n'avait rien d'une révolutionnaire prête à renverser les bastions de la domination masculine, mais c'était un individu solide et assuré, et cet aspect de sa personnalité était passé au premier plan. Sans même s'en rendre compte, elle avait commencé à poser quelques mines sous les forteresses qu'elle ne se sentait pas prête à attaquer de front, et Honor s'en réjouissait. Miranda était pratiquement devenue son chef d'état-major en matière de relations publiques et sociales ainsi que son conseiller politique numéro deux, doté d'au moins autant de clairvoyance que Howard Clinkscales et d'une perspective légèrement différente. Cela n'aurait suscité aucun commentaire dans le Royaume, mais ça aurait pu devenir une source de consternation ici sur Grayson, où l'on avait toujours jugé inconvenant qu'une femme se mêle de politique, même indirectement. Pire, Miranda s'était tranquillement glissée dans le rôle de coordinatrice et donnait des instructions à un personnel essentiellement masculin avec une assurance qui reflétait celle de son seigneur. Sans doute une part de cette assurance naissait-elle de la certitude qu'elle partageait son prestige, mais très peu d'après Honor. Sa confiance découlait plutôt de ce que ses capacités naturelles trouvaient enfin une chance de se révéler et qu'elle était incapable de ne pas relever le défi. Et je me demande, songea Honor, quel rôle ce facteur a joué dans son adoption par Farragut. « Le colonel a-t-il parlé de la tribune officielle ? » demanda le major LaFollet à sa sœur. Miranda haussa les épaules. « À mon avis, il te croit paranoïaque, mais il a accepté de la faire vérifier par les ingénieurs. Et d'y poster deux ou trois hommes d'armes pour garder un œil sur les événements. Nous avons aussi ajusté le programme pour vous donner le temps de rencontrer le Chancelier en privé, comme Lord Clinkscales et vous le souhaitiez, milady. » L'expression professionnelle de LaFollet se relâcha juste assez pour lui permettre un petit sourire au mot « paranoïaque », mais Honor devinait sa satisfaction. La tribune officielle surplombait la zone dans laquelle elle manierait la pelle d'argent pour la cérémonie, ce qui avait tout de suite déplu à Andrew. Et ça je peux m'en accommoder, songea-t-elle. Andrew est peut-être un brin paranoïaque, mais vu ce que Burdette et ses fanatiques ont tenté... Elle écarta cette pensée et hocha la tête. « Bien », leur dit-elle. Puis elle fronça les sourcils et se frotta le bout du nez. « En parlant de Lord Clinkscales et d'entrevues, Miranda, trouvez-moi donc Stuart Matthews. Je veux un rapport technique concis sur Dômes aériens pour me mettre au courant avant la rencontre avec Lord Prestwick. — Oui, milady. Mais n'oubliez pas non plus l'audience avec le diacre Sanderson. Je l'ai programmée pour quinze heures demain. » Le ton de Miranda était respectueux, mais Honor étouffa un désir soudain de se frapper le front de la main, car elle avait bel et bien oublié son rendez-vous avec Sanderson. Or il promettait d'être important, Sanderson étant l'assistant personnel et le représentant direct du révérend Sullivan. Honor espérait que cette audience visait à lui signifier le soutien de Sullivan à son dernier projet. Elle n'avait pas de raison de s'attendre à autre chose, mais elle ne connaissait pas encore bien le nouveau révérend, et celui-ci n'avait rien à voir avec l'homme bienveillant auquel il avait succédé. Nul n'aurait mis en doute la foi profonde de Julius Hanks, et ceux qui l'avaient bien connu savaient que, malgré ses paroles mesurées, il avait une volonté d'acier et un tempérament de titane, mais il n'avait jamais recherché la confrontation. Il préférait parvenir à ses fins par une sorte d'aïkido spirituel, transformant ses opposants les plus bruyants en alliés par la grâce de son humour et de sa bonté indéniable. Honor ne doutait pas que l'Église envisagerait sa canonisation dès que possible, et tous ceux qui l'avaient jamais rencontré soutiendraient avec enthousiasme son élévation au rang de saint. Toutefois, Jérémie Sullivan était fait d'un autre bois. Grâce à Nimitz, Honor savait sa foi aussi profonde que celle de Hanks, mais là où l'ancien révérend avait souvent semblé trop doux pour le monde réel, Sullivan traversait la vie comme un tourbillon. Pendant des années, il avait été le bras droit de Hanks et (au besoin) son « homme de main », et il avait embrassé presque tous les choix politiques de son prédécesseur à la tête de la Sacristie. Mais son tempérament tonique, agressif, parfois énergique à en devenir pesant, faisait de lui une personne très différente, et l'Église peinait encore à s'habituer à ce changement de dirigeant. À long terme, Honor pensait que Sullivan ferait du bien à Grayson : il parviendrait à ses fins par des voies auxquelles Hanks n'aurait jamais pensé, mais sa dévotion à son dieu, son troupeau, son Église et son Protecteur – dans cet ordre – ne faisait aucun doute. Malheureusement, il était toutefois plus conservateur sur le plan social que Hanks ne l'avait été. Ou plutôt qu'il ne l'était devenu après l'alliance de Grayson avec Manticore. Le nouveau révérend avait proclamé avec zèle le soutien renouvelé de l'Église aux réformes du Protecteur, et il aurait difficilement pu adopter une attitude plus positive envers le seigneur Harrington, pourtant Honor savait que l'idée d'une femme seigneur ne lui venait pas naturellement. Sullivan s'imposait littéralement de faire ce que son intellect et sa compréhension de la foi lui dictaient malgré un reste d'aversion instinctive prononcée pour les changements que connaissait sa planète – et sa vision du monde. Honor le respectait pour cela, mais elle en concevait aussi perpétuellement une crainte sourde que tôt ou tard ses émotions reprennent le dessus et provoquent des heurts douloureux entre eux – ou, pire encore, entre le Protecteur Benjamin et lui. Et vu qui elle avait choisi pour diriger la clinique... « Excusez-moi, milady. » La voix de Havre-Blanc interrompit ses pensées, et elle secoua impatiemment la tête avant de se retourner vers lui. «Je n'ai pas pu m'empêcher d'entendre ce que vous disiez, fit-il. Puis-je demander quel chantier vous inaugurez ? » Il eut un sourire ironique. « Si vous me permettez, le flot de vos projets semble intarissable. — Ce domaine est tout neuf, milord, répondit Honor. Et, à vrai dire, j'ai parfois l'impression qu'il s'agit du laboratoire d'essai de la planète. Mes sujets ont l'habitude qu'on mette à l'épreuve leur ouverture d'esprit, alors nous testons sans cesse des nouveautés ici avant de les lâcher sur les conservateurs. N'est-ce pas, Miranda ? — Je ne suis pas sûre que j'emploierais le "nous", milady, murmura sa femme de chambre, mais quelqu'un s'en charge certainement. » Elle regarda innocemment son seigneur, et les trois chats sylvestres émirent des blics rieurs. « Je prends des notes, fit Honor, et le jour viendra, Miranda LaFollet... — Et quel jour donc, milady? s'enquit modestement Miranda, l'œil moqueur. — Ne vous en faites pas, répondit Honor d'un air menaçant. Vous le saurez quand il arrivera. » Miranda gloussa, et Honor reporta son regard sur Havre-Blanc. « Comme je le disais avant qu'on nous interrompe, milord, reprit-elle en ignorant sa femme de chambre et son homme d'armes qui joignaient leur rire à celui des chats, nous testons pas mal de choses ici, et cette fois il s'agit de la première clinique génétique moderne de Grayson. — Ah oui ? » Havre-Blanc haussa un sourcil attentif, et Honor capta une nouvelle lueur d'intérêt de sa part. De l'intérêt pour le projet qu'elle décrivait, essentiellement, mais il y avait aussi autre chose, comme une flamme qui dansait à la limite de ses émotions... De l'admiration, comprit-elle en sentant ses joues rougir. Bon sang ! Quoi qu'en pense Havre-Blanc – ou Miranda, Lord Prestwick ou même Benjamin Mayhew –, il n'y avait rien d'extraordinaire dans sa décision de financer la clinique. La dotation initiale s'élevait à quarante millions à peine et, après mille ans d'exposition aux concentrations en métaux lourds de leur planète, les Graysoniens souffraient d'un nombre ahurissant de tares génétiques — dont beaucoup, sinon la plupart, pouvaient être corrigées par les moyens médicaux modernes. Il aurait été criminel de sa part de ne pas recruter quelqu'un dans le Royaume stellaire pour faire quelque chose, alors où Havre-Blanc avait-il vu qu'elle méritait son admiration ? Qu'est-ce qui lui donnait le droit de rester assis là et de... Elle interrompit brutalement le fil de ses pensées, stupéfaite et embarrassée. Mon Dieu, mais elle n'allait pas bien... Cette colère irrationnelle — et elle savait qu'il s'agissait précisément de colère — lui était étrangère. Pire, elle était bel et bien irrationnelle. Ni Miranda ni Havre-Blanc n'avaient dit ou fait quoi que ce fût susceptible de perturber un être humain raisonnable. D'ailleurs l'admiration de Miranda ne lui avait pas posé problème. Mais celle de Havre-Blanc si, et une pointe d'incrédulité totale la parcourut lorsqu'elle comprit pourquoi. Elle s'était trompée. La soudaine prise de conscience du comte, la veille, n'avait pas été à sens unique pour finir, et elle déglutit en attrapant sa serviette pour s'essuyer les lèvres et gagner quelques secondes de répit. Peut-être la révélation ne s'était-elle d'abord imposée que d'un côté, mais cela avait changé par la suite, et c'est pour cette raison qu'elle y avait si longuement réfléchi la nuit précédente. Car à l'instant où il l'avait réellement découverte, une part d'elle-même l'avait découvert lui aussi. Et maintenant il arrivait pire encore, car au moment où elle en prenait conscience, quelque chose la frappa violemment sur son lien avec Nimitz. Elle entendit le chat sylvestre inspirer brutalement et perçut son sursaut de stupéfaction, mais elle ne pouvait démêler les réactions de son compagnon : elle était trop occupée à essayer de comprendre les siennes car, à cet instant, son lien avec le chat sylvestre ne lui avait pas simplement permis de découvrir Havre-Blanc mais de le reconnaître. Il y avait comme une... résonance entre eux, un phénomène qu'elle n'avait jamais ressenti, même avec Paul. Elle avait aimé Paul Tankersley de tout son cœur. Elle l'aimait encore, et ils avaient partagé une relation précieuse, parfaite et magnifique, elle le savait. Elle ne s'autorisait plus à y penser longuement, mais pas un jour ne passait sans qu'elle regrette sa force et sa douceur, sa tendresse, sa passion et la certitude qu'il l'aimait autant qu'elle l'aimait. Et pourtant elle n'avait jamais eu ce sentiment de... « symétrie ». Ce n'était pas non plus le terme approprié, elle le savait. Mais il n'y avait pas de mot juste, et elle se demanda, désemparée, quelle part de cet instant venait d'elle et quelle part du comte, ou de quelque dysfonctionnement étrange de son lien avec Nimitz. Nul n'avait jamais été si intimement lié à un chat sylvestre. C'était sans doute ça l'explication ! Il s'agissait simplement d'un accident dans le flot télempathique, d'une pointe émotionnelle bizarre qui lui avait fait croire des choses. Mais avec cette idée lui vint aussi la conviction que l'explication ne tenait pas debout. C'était comme si une porte dont elle ignorait jusqu'alors l'existence s'était ouverte dans sa tête et que, de là, elle avait plongé son regard au fond de Havre-Blanc. Pour s'y voir elle-même. Il y avait des différences, évidemment. Il le fallait bien. Ils n'étaient pas d'accord sur tout. Ils ne partageaient pas toutes leurs opinions. En fait, il restait même une place énorme pour les désaccords, les discussions, voire les disputes. Mais là où cela comptait — là où leur personnalité prenait source et donnait un sens à leur vie — ils étaient identiques. Les mêmes qualités les guidaient, les modelaient, et Honor Harrington ressentit un besoin douloureux et pressant de lui tendre la main. Cela la surprenait et la gênait, mais elle n'aurait pas davantage pu nier ce désir que cesser de respirer, car elle devinait un énorme potentiel invisible mais indéniable entre eux. Ce n'était pas sexuel. Ou plutôt, ça l'était, mais cela faisait partie d'un tout car il s'agissait de beaucoup plus qu'une attirance sensuelle. C'était une faim si viscérale que la sexualité devait forcément en faire partie. Personne ne lui avait jamais donné à ce point le sentiment de partager ses capacités, et elle devinait qu'ils se complétaient parfaitement, qu'ils pourraient former une équipe imbattable. Pourtant c'était impossible. Cela ne pourrait jamais advenir —ils ne pourraient jamais permettre que cela se produise — car ce qu'elle sentait et voyait en cet instant allait bien au-delà de considérations professionnelles. C'était un tout, une sorte de fusion aux implications qu'elle préférait ne pas envisager. Honor n'avait jamais cru au « coup de foudre »... ce qui était stupide, se répétait-elle doucement dans un petit coin de son cerveau, de la part de quelqu'un qui en avait précisément fait l'expérience lors de son adoption par Nimitz. Mais c'était différent, gémissait une autre part d'elle-même. Nimitz n'était pas humain. C'était son autre moitié, son compagnon chéri, son champion et son protecteur — comme elle était le sien — mais à cet instant... Elle ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Assez. C'était plus que ridicule. Hamish Alexander était à la fois son supérieur hiérarchique et un homme marié qui aimait sa femme. Quoi qu'il ait pu brièvement ressentir la veille, il n'avait jamais prononcé un mot qu'elle pût qualifier de « romantique ». Elle ne savait pas ce qui lui arrivait, mais le comte pour sa part se contrôlait, et s'il avait eu la moindre idée de la confusion soudaine et ridicule qui l'agitait, il aurait été écœuré. Elle le savait, et elle chassa le rouge de ses joues puis quitta les gaufres des yeux sans que son regard trahisse son agitation intérieure. « Oui, milord, s'entendit-elle répondre posément. Les progrès immenses de Grayson en termes de capacité industrielle et de capacité à nourrir ses habitants sont remarquables, mais je pense qu'à long terme c'est la médecine moderne qui aura le plus fort impact ici. Le fait que mes parents soient médecins me prédispose sans doute à en juger ainsi — d'ailleurs j'ai demandé à ma mère de se mettre en congé de son cabinet sur Sphinx pour lancer notre clinique — mais je ne pense pas que quiconque puisse le contester s'il y réfléchit bien. Après tout, la seule introduction du prolong va provoquer des changements considérables, et si on y ajoute le génie génétique et la recherche, ou encore... » Elle écoutait sa propre voix, se laissant submerger comme par celle d'un autre, et sous son apparence calme et normale elle se demandait désespérément ce qui lui arrivait... et comment y faire face. CHAPITRE QUATRE Le citoyen amiral Thomas Theisman se carra dans son fauteuil honteusement confortable et se frotta les yeux des deux mains, comme si cela pouvait miraculeusement le débarrasser d'une fatigue brûlante. C'était impossible, évidemment, et il baissa une nouvelle fois les mains pour sourire amèrement devant le décor opulent de son bureau. Au moins le condamné a droit à une cellule confortable, se dit-il. Dommage qu'ils n'aient pas pu me donner quelques vaisseaux du mur supplémentaires par la même occasion. Il grimaça tandis que cette pensée familière suivait son chemin rebattu dans son esprit. Il n'était certes pas le seul commandant en manque d'unités, toutefois son cas personnel était un peu plus désespéré que la moyenne... et il savait que les planificateurs de la capitale avaient déjà rayé de leurs tablettes la zone dont il avait la charge. Non qu'on le lui ait dit explicitement : on ne procédait pas ainsi, ces derniers temps. On envoyait plutôt des commandants sur des missions sans espoir, tenir des positions intenables avec la certitude que lorsqu'ils échoueraient — pas de « si » là-dedans —leur famille en paierait le prix. Theisman ne niait pas que de telles mesures puissent affermir la combativité mais, à son avis, le coût était bien trop élevé par rapport aux bénéfices, même d'un point de vue purement militaire — sans parler de moralité. Des officiers convaincus à la fois qu'ils ne pouvaient pas gagner et qu'on gardait leur famille en otage pour s'assurer qu'ils s'efforceraient de vaincre tendaient à succomber au désespoir. Theisman l'avait constaté plus d'une fois. Trop souvent, un amiral combattait à mort pour tenir sa position plutôt que de se replier ou d'adopter une stratégie plus flexible (qu'un commissaire du peuple sans expérience militaire suffisante pourrait prendre à tort pour une retraite) et, en conséquence, les pertes de vaisseaux et de personnel entraîné atteignaient des sommets plus désastreux encore. Pourtant personne ne semblait en mesure de convaincre le Service de sécurité de cette évidence simple et douloureuse. D'ailleurs, Theisman se disait souvent qu'il devait à son absence de famille immédiate la suspicion permanente de la structure de commandement de la Flotte populaire. Un officier sans famille étant moins réceptif à ses arguments, il était inévitable qu'un régime qui comptait sur la terreur pour maintenir son pouvoir se méfie de lui et guette sans cesse lé moindre signe de « trahison ». Il eut un grognement désabusé et laissa le dossier de son fauteuil se redresser brutalement, puis se leva et se mit à faire les cent pas dans son immense bureau en réfléchissant à la paranoïa que trahissait cette dernière pensée. Thomas Theisman était né quinze jours après le seizième anniversaire de sa mère, une allocataire célibataire, et il se demandait souvent quel genre de personne elle était. Il ne gardait d'elle qu'un unique holocube montrant une adolescente maigre trop maquillée, aux vêtements voyants et bon marché, le tout typique du style que les allocataires continuaient d'affectionner. Elle était presque jolie, à sa manière un peu fade et fatiguée, se disait-il souvent, et on décelait au moins une lueur d'intelligence et une trace de caractère sur son visage globalement amorphe. Avec quelques années de plus, un peu de maturité, une instruction digne de ce nom et une bonne raison d'essayer au moins d'améliorer sa vie, elle aurait pu devenir une femme qu'il aurait aimé connaître. Mais il n'avait jamais eu l'occasion de découvrir si cela s'était produit car elle l'avait confié à un orphelinat d'État avant ses six mois. Il ne l'avait jamais revue, et il ne conservait cet holocube que parce que la responsable de l'orphelinat avait violé le règlement pour le lui laisser. Et ce n'est sans doute pas plus mal, se disait-il en frottant la cicatrice profonde qui barrait sa joue gauche. Puisque je ne l'ai jamais rencontrée — et que j'ignore même si elle vit encore, d'ailleurs —, même le Service de sécurité ne menacerait pas de l'exécuter pour me « motiver ». je ne pense pas, en tout cas. Il grimaça encore, s'arrêta près de la porte et se retourna pour observer l'endroit depuis lequel il dirigeait son domaine condamné. C'était sans l'ombre d'un doute le plus grand et le plus luxueux espace de travail qu'il avait jamais eu, car il s'agissait du centre nerveux du système de Barnett. Profondément enterré au cœur de la base de DuQuesne, la plus grande installation militaire de la planète Enki, il se trouvait à quelques pas seulement de la salle de guerre. Autrefois deuxième poste après celui du système de Havre en termes de prestige dans la hiérarchie des postes de commandement de la Flotte populaire, on l'avait équipé avec tout le luxe que l'ancien corps d'officiers législaturistes se réservait et, si la décoration montrait des signes de fatigue et de négligence, au moins personne n'avait pris sur lui de dépouiller la pièce de ses « ornements élitistes et décadents ». Theisman s'en réjouissait plutôt. Hélas, tout le confort du monde ne pouvait masquer le fait qu'il défendait une autre de ces positions désespérées dans lesquelles la République populaire et sa Flotte semblaient passer tant de temps à se fourrer, et il ne parvenait pas tout à fait à étouffer le sentiment qu'il se trouvait là précisément parce que la situation était désespérée. Il croisa les mains derrière son dos, les serra fort et se balança sur la pointe des pieds tout en envisageant son avenir déplaisant et sans doute bref, maudissant une fois de plus son incapacité à se plier au jeu politique. Si seulement il avait pu se forcer à faire un peu de lèche auprès du comité de salut public ou du Service de sécurité, il ne serait peut-être pas dans ce bureau, le nez sur le canon d'un pulseur chargé. Il savait confusément depuis le début qu'il finirait sur ce genre de poste. Non qu'il ait été loyal à l'ancien régime, car celui-ci ne lui avait fourni aucune raison de se dévouer à lui. Et il n'était pas non plus déloyal envers la République populaire car, malgré tous ses défauts, c'était son pays, la nation dont il avait choisi de porter l'uniforme et qu'il avait juré de défendre. Non, le problème — et il n'en était que trop conscient — résidait dans son incapacité à digérer les âneries, le gaspillage et la violence gratuite exercés au nom de la discipline par des demeurés qui n'avaient pas le bon sens de voir où leur conception de la « discipline » finirait par les mener. Comme beaucoup d'autres officiers, il avait trouvé dans les purges législaturistes l'occasion de se hisser au rang d'officier général — qu'il n'aurait jamais atteint sous l'ancien régime —, mais son comportement, au même titre que ses talents militaires, avait été modelé par son ancien mentor Alfredo Yu. Et, à l'image de Yu, le credo de Thomas Theisman consistait à tirer le maximum de la matière première qu'on lui confiait, qu'il s'agisse d'équipement ou de personnel, ce qui exigeait qu'un officier mène ses hommes et ne se contente pas de manier le bâton. Mais les tactiques simplistes adoptées par le Service de sécurité faisaient fi de ces principes. En effet, le SS ne voulait pas voir de meneurs émerger dans l'armée, car quiconque savait motiver ses hommes pour qu'ils le suivent et donnent le meilleur d'eux-mêmes dans l'enfer de la bataille ne pouvait être considéré que comme une menace envers le nouveau régime. Et c'était la véritable raison pour laquelle il se trouvait dans ce bureau, songea-t-il amèrement. Il avait commis l'erreur de convaincre ses hommes de le suivre sans mettre suffisamment de zèle à épouser personnellement le programme du comité de salut public et, aux yeux de SerSec, cela faisait de lui — malgré un parcours qui le désignait comme l'un des commandants les plus efficaces sur le terrain — un élément déloyal et dangereusement ambitieux. Il frotta une fois de plus sa cicatrice en repensant au chaos sanglant qui régnait le jour où il l'avait reçue en repoussant une attaque manticorienne dans le système de Seabring. Cela n'avait rien changé au résultat final, mais sa résistance à Seabring avait sans doute gagné trois ou quatre mois supplémentaires à l'Étoile de Trévor, peut-être plus. L'opération avait aussi décimé presque toute sa force d'intervention car il avait dû affronter des cuirassés avec des bombardiers et des croiseurs de combat. Il le savait, il s'était bien battu, voire brillamment, mais cela n'avait pas suffi à compenser l'infériorité individuelle de ses unités. Il disposait de deux fois plus de vaisseaux que son adversaire pour un tonnage inférieur d'un tiers, et bombardiers et croiseurs de combat ne faisaient pas le poids contre des cuirassés, même à deux contre un. Même à parité technologique. Il n'avait réussi à détruire qu'un seul cuirassé manticorien en réponse à l'anéantissement de sept bombardiers et onze croiseurs de combat, ajouté à des dommages suffisants pour envoyer trois autres bombardiers (dont le VFP Conquérant, son vaisseau amiral) à la casse, mais il avait si bien pilonné l'ennemi que l'amiral adverse avait battu en retraite pour mettre à l'abri ses unités endommagées. Onze croiseurs de combat et dix petits bâtiments de ligne obsolètes et sous-armés qui n'avaient de toute façon pas leur place dans un mur de bataille, voilà qui ne représentait pas un prix exorbitant à payer pour tenir un système stellaire... en admettant que le tenir servît à quelque chose, et il voulait le croire. Bah, la première bataille de Seabring n'avait pas stoppé net les Mandes et n'avait pas empêché le successeur de Theisman à la tête du système de perdre la seconde, de même qu'elle n'avait pas sauvé l'Étoile de Trévor à long terme. Mais elle avait au moins ralenti l'ennemi, l'avait un peu affaibli, lui avait coûté quelques bâtiments d'escorte et avait renvoyé une demi-douzaine de cuirassés au radoub pour réparations massives. Et, dans une guerre où la Flotte populaire pouvait compter ses victoires sur les doigts d'une main, elle avait sérieusement remonté le moral des troupes, un détail que Theisman s'efforçait de garder à l'esprit quand il pensait aux dix-neuf mille hommes et femmes morts pour la gagner. Et il se retrouvait donc au service d'un gouvernement qui l'avait récompensé d'une pleine valise de médailles pour lui avoir apporté une victoire passagère à Seabring, avant de l'envoyer finalement à Barnett sur un poste autrefois prestigieux qui ne pouvait désormais plus le mener qu'à la défaite quoi qu'il fasse. Sachant que SerSec persistait à exécuter les amiraux vaincus, il semblait fort probable que le comité de salut public ait fini par se dire qu'il pouvait se passer des services du sieur Thomas Édouard Theisman. Il grogna de nouveau, ironique et amer cette fois, regagna son immense bureau et reprit place dans son fauteuil trop confortable. Il se montrait peut-être trop pessimiste, songea-t-il. Évidemment, mieux valait pécher par excès de prudence que par excès d'optimisme ces temps-ci en République populaire, mais l'entrée d'Esther McQueen au comité de salut public était peut-être bon signe. Ce serait la seule militaire du comité et, malgré son génie au combat, elle avait toujours été dangereusement ambitieuse, même sous les Législaturistes. Isolée comme elle l'était au milieu de civils qui ne comprenaient rien aux problèmes de la Flotte, et ambitieuse par-dessus le marché, elle avait plus de chances de se retrouver occupée au jeu du pouvoir qu'à résoudre les crises de la FPH. Et même si elle avait envie de se battre pour la Flotte, c'était sans doute trop peu et trop tard pour sauver la peau de Theisman, mais il ne pouvait s'empêcher d'espérer encore qu'elle changerait quelque chose. En dépit de ses défauts, elle avait été officier spatial pendant plus de quarante ans T, et elle avait toujours su inspirer de la loyauté à ses subordonnés immédiats. Peut-être se souviendrait-elle que la loyauté s'entend dans les deux sens... ou du moins verrait-elle le besoin de renforcer la Flotte, ne serait-ce que pour consolider son soutien. Il grogna encore — d'exaspération cette fois envers ce besoin masochiste de croire que la République pourrait miraculeusement survivre malgré les fous qui la dirigeaient — et il appela un nouveau fichier. On lui avait peut-être confié un vaisseau mort qui s'enfonçait obstinément dans un puits de gravité, mais ça ne changeait rien à sa responsabilité de faire de son mieux jusqu'à... Le bourdonnement discret de l'unité de com interrompit ses pensées. Il enfonça la touche de réception, et les blocs bien nets des caractères alphanumériques disparurent de l'écran, qui passa en affichage partagé. Le citoyen capitaine de vaisseau Mégane Hathaway, chevelure corbeau et yeux marron, son chef d'état-major, ainsi que le citoyen capitaine de frégate Warner Caslet, son officier opérationnel, le contemplaient depuis l'écran, et Theisman dissimula encore une grimace car la présence de Caslet constituait une preuve supplémentaire que le comité avait décidé de se passer de Thomas Theisman. Caslet n'y pouvait rien. C'était même un officier de très grande qualité dont Theisman aurait été ravi d'obtenir les services dans des circonstances normales. Mais le capitaine de frégate était un mort en sursis. Jusqu'à l'année précédente, on le considérait comme l'une des étoiles montantes de la Flotte populaire, mais c'était avant que ne parviennent les résultats de la campagne de raids sur le commerce manticorien menée par le citoyen amiral Giscard en Silésie... et que Caslet ne perde son propre bâtiment en essayant de sauver un marchand manticorien de pirates locaux. Theisman avait lu les rapports concernant les pirates en question et, même à travers la censure manifeste qu'ils avaient subie avant de lui parvenir, il comprenait pourquoi n'importe quel officier digne de son uniforme aurait voulu sauver tout équipage marchand de leurs griffes. Pour le malheur de Caslet, toutefois, le cargo qu'il avait tenté de secourir s'était révélé un croiseur marchand armé de la Flotte royale manticorienne sous couverture, qui avait fini par prendre son vaisseau et achever les bâtiments pirates que Caslet avait attaqués afin de le sauver. Une fois prisonnier des Manticoriens, Caslet — avec la bénédiction de son commissaire du peuple — avait partagé ses données sur les pirates avec ses vainqueurs, ce qui, ajouté à ses efforts pour les v secourir », avait poussé les Manties à les rapatrier, ses officiers supérieurs et lui, plutôt que de les enfermer dans un camp de prisonniers de guerre. Tout bien considéré, ils ne lui avaient pas franchement fait un cadeau en le rendant à sa flotte, car la seule chose qui avait empêché le Service de sécurité de l'exécuter pour avoir perdu son vaisseau dans de telles circonstances était le fait que l'Amirauté avait donné à toutes les unités de la force d'intervention de Giscard l'ordre absolu de venir en aide aux navires marchands andermiens menacés. L'idée, d'après ce que Theisman avait pu en découvrir, consistait à gagner aux vaisseaux de Giscard la gratitude de l'Empire andermien afin que la flotte impériale ferme les yeux sur les opérations proches de la Flotte populaire et l'extension de la guerre contre Manticore au pas de sa porte. Si c'était bien là l'idée, elle n'avait pas marché, comme le montraient clairement les vigoureuses protestations diplomatiques andermiennes, mais ces ordres avaient sauvé la peau de Caslet car, au moment où il s'était porté au secours du bâtiment-Q manticorien, celui-ci se faisait passer pour un cargo andermien. Ce qui signifiait, bien sûr, que Caslet exécutait simplement ses ordres. En dépit de leurs autres tares (et Dieu sait qu'elles étaient légion), les responsables de l'Amirauté avaient au moins réussi à convaincre le Service de sécurité que fusiller des officiers pour avoir suivi les ordres aurait un impact « malheureux » sur les opérations spatiales. Il suffisait amplement de savoir qu'on vous mettrait à mort pour avoir manqué d'exécuter vos ordres, si impossible soit la tâche qu'on vous confiait, sans penser en plus pouvoir connaître le même sort parce que vous les aviez exécutés mais que cela s'était mal passé. De plus, des officiers persuadés qu'ils n'avaient rien à perdre quoi qu'ils fassent étaient bien plus susceptibles de se retourner contre leurs maîtres politiques et, Dieu merci, quelqu'un avait réussi à le faire comprendre au SS ! Qu'on n'ait pas fusillé Caslet, toutefois, ne signifiait pas qu'on avait l'intention de lui pardonner en haut lieu et de passer l'éponge, et on lui avait donc refusé un nouveau commandement. À la place, et malgré un dossier remarquable sur ce point, on l'avait mis au placard dans un état-major... et envoyé à Barnett, qui promettait d'être un pire cul-de-sac pour sa carrière – avec mention spéciale « absolument sans issue » – que la plupart des affectations de ce type dans des trous perdus. D'un autre côté, cela pouvait être sa chance de se « racheter » en se débrouillant bien ici, songea Theisman. S'il fait son boulot et que nous parvenons à tenir assez longtemps pour plaire à nos seigneurs et maîtres, peut-être le « réhabiliteront »-ils. Tiens, ils pourraient même me tirer d'ici à temps. Ouais. Compte là-dessus, Tommy. C'est alors seulement qu'il se rendit compte qu'un visage manquait : Denis LePic, le commissaire du peuple en chef de Barnett, chien de garde personnel de Theisman, était un type plutôt bien, mais il se montrait aussi curieux, sûr de lui, et prenait ses responsabilités suffisamment au sérieux pour être, dans l'ensemble, une plaie. Il avait l'intelligence de laisser les questions opérationnelles aux professionnels qu'il espionnait, mais il insistait pour qu'on l'informe et « partageait » en général les conférences entre Theisman et les membres de son état-major. L'absence de LePic à l'écran suffit amplement à l'étonner intérieurement, mais il évita encore une fois de le montrer. Un officier prudent partait toujours du principe que son canal de com, si sûr fût-il, était sur écoute, et sa voix ne trahissait aucune surprise lorsqu'il salua les appelants. « Bonjour, Mégane, Warner. Qu'y a-t-il ? — Nous venons de recevoir le dernier rapport de l'Amirauté concernant les mouvements de vaisseaux, citoyen amiral, répondit Hathaway sur le même ton calme. Il nous arrive plusieurs unités de plus que nous n'en attendions, et Warner et moi avons pensé qu'il fallait vous en avertir. — Ça me semble raisonnable », fit Theisman en basculant une fois de plus son dossier vers l'arrière. Mais Hathaway, pour raisonnable que pût paraître sa réponse, avait manifestement une autre raison de l'appeler. Une conférence d'état-major de routine était prévue moins de deux heures plus tard, et même l'annonce que l'Amirauté lui détachait toute la flotte postée dans le système capitale aurait pu attendre aussi longtemps. « Alors, quel genre de bonne nouvelle avez-vous ? demanda-t-il. — Pour commencer, ils nous envoient la soixante-deuxième et la quatre-vingt-unième escadres de combat », répondit Caslet et, malgré lui, Theisman haussa les sourcils cette fois. « La soixante-deuxième est en sous-effectif de vingt-cinq pour cent et il manque une unité à la quatre-vingt-unième, mais ça fait toujours treize vaisseaux du mur en plus, m... citoyen amiral. » Theisman hocha la tête. Il s'agissait de renforts beaucoup plus lourds qu'il n'avait osé l'espérer. En fait, ils augmenteraient de presque trente pour cent la puissance de son mur de bataille, ce qui pourrait bien indiquer que les dirigeants de la République comptaient réellement se battre pour Barnett. Ils ne parviendraient pas à tenir le système, même ainsi, mais s'ils lui accordaient une puissance de combat suffisante, il pourrait au moins faire gagner assez de temps à la Flotte pour que cela soit significatif. Toutefois, malgré sa surprise, il adressa un froncement de sourcil légèrement réprobateur à son officier opérationnel. Caslet avait commandé son propre bâtiment assez longtemps pour éviter le genre de lapsus qu'il avait failli commettre à l'instant. Ou peut-être était-ce précisément parce qu'il avait commandé si longtemps qu'il avait du mal à se souvenir qu'on n'avait plus le droit désormais d'appeler « monsieur » ou « madame » que les commissaires du peuple. Son VFP Vauban était un croiseur léger qui, comme c'était souvent le cas pour ce genre d'unités, passait le plus clair de son temps à patrouiller indépendamment. Caslet avait sans doute beaucoup surveillé le vocabulaire révolutionnaire de ses subordonnés, mais pendant de très longues périodes il n'avait pas eu de supérieur à qui s'adresser directement – en dehors de son propre commissaire. Quoi qu'il en soit, un officier dans sa position actuelle ne pouvait pas se permettre une attitude suggérant, même de loin, un manque d'enthousiasme pour le nouveau régime. « C'est un bon début, certes, dit Theisman au bout d'un moment. Y en a-t-il d'autres ? — Oui, citoyen amiral, intervint Hathaway. Ça constitue la partie lourde, mais on dirait que nous héritons d'une autre flottille de contre-torpilleurs, l'essentiel de la cent vingt et unième escadre de croiseurs légers et une demi-douzaine de croiseurs lourds supplémentaires. Nous pourrions même recevoir un autre croiseur de combat, en admettant que nous arrivions à le garder. » À part à qui la connaissait très, très bien, le ton de Hathaway pour cette dernière phrase aurait semblé parfaitement normal; mais Theisman la connaissait bien. « Un croiseur de combat n'est jamais de trop, dit-il naturellement. Lequel est-ce ? — Le Tepes, citoyen amiral. » Le ton de Caslet reflétait fidèlement celui de Hathaway, et Theisman sentit son expression se figer instantanément tandis qu'il comprenait la véritable raison pour laquelle Mégane et Warner avaient appelé sans LePic – et probablement après s'être assurés que le commissaire était occupé ailleurs par un souci très légitime. Le Tepes, songea-t-il. L'un des bâtiments de classe Seigneur de la guerre qui avaient supplanté les Sultans comme croiseurs de combat les plus récents et puissants de l'arsenal de la Flotte. Mais le Tepes n'appartenait pas à la Flotte... et son équipage n'était pas constitué de personnel spatial mais d'officiers et d'engagés du Service de sécurité. Theisman dissimula un sentiment viscéral de dégoût – et de peur – en réfléchissant à la nouvelle. Comme presque tous les officiers réguliers, même ceux qui soutenaient ardemment le nouveau régime, il jugeait douteuse (au mieux) la logique consistant à détourner des forces d'intervention du front des bâtiments de guerre dont on avait désespérément besoin. Mais ce qu'il trouvait effrayant et qu'il n'oserait jamais dire à voix haute, c'était l'autre aspect de cette logique : SerSec était en train de former une flotte entière de vaisseaux de guerre commandés par des officiers SS ou même, comme dans le cas du Tepes, manœuvrés par un équipage exclusivement issu du Service. Certes, bon nombre des agents de SerSec étaient d'anciens éléments mécontents de la Flotte et des fusiliers d'avant le coup d'État mais, même avec l'aide de ces volontaires, les brutes d'Oscar Saint-Just n'avaient ni l'entraînement ni l'expérience nécessaires pour faire un bon usage au combat des vaisseaux qu'ils contrôlaient. Pourtant ces bâtiments constituaient dans les faits une seconde flotte, et on s'interrogeait un peu sur sa raison d'être. Il s'agissait sans doute en partie d'une volonté bureaucratique – simple bien que stupide – de se bâtir un empire. Comme tous les parasites, le Service de sécurité avait un insatiable appétit de pouvoir, qui s'exerçait même aux dépens des unités qui devaient réellement faire face à l'ennemi. Toutefois, la création de la flotte privée du SS cachait plus que simple narcissisme ou démonstration de force. Elle serait parfaitement inutile contre les Manticoriens, mais ce n'était pas son objet réel. Ainsi que la flotte officielle le savait très bien, il s'agissait de fournir au Service de sécurité une « flotte » à laquelle il pourrait se fier pour exécuter des missions coercitives intérieures contre les citoyens de Havre, missions que Saint-Just hésiterait à confier aux forces régulières. Ou encore, se dit sombrement Theisman, pour agir contre du personnel de la FPH – ou leur famille –, comme cette affaire stupide à Malagasy. Mais ce qui lui donnait des frissons dans le dos – et expliquait l'absence de LePic –, c'était que le Tepes traînait une réputation très particulière. Bien que son équipage fût issu des rangs du Service de sécurité, il était affecté de façon permanente au ministère de l'Information publique. Il s'agissait dans les faits du transport personnel de Cordélia Ransom et, si l'idée de détourner l'un des plus puissants croiseurs de combat de la Flotte pour en faire le yacht privé de celle qui dirigeait la machine à propagande de la République et de son équipe personnelle de techniciens semblait obscène, nul n'oserait jamais le faire remarquer. Tout comme on s'abstiendrait de souligner que sa décision de visiter le système de Barnett pouvait se révéler plus dangereuse pour l'officier chargé de défendre ce système que n'importe quelle force d'intervention manticorienne. « Eh bien, s'entendit-il répondre sur un ton vif et professionnel, que nous puissions ou non garder le Tepes, nous saurons que faire des autres unités ! D'ailleurs, Warner, je voudrais que vous repensiez nos détachements avancés. Si nous devons recevoir plus de vaisseaux du mur, j'aimerais envisager de décharger les croiseurs de combat du citoyen contre-amiral Tourville de leur mission de patrouille ici à Barnett. — Bien, citoyen amiral. On peut le faire, répondit Caslet en baissant les yeux pour prendre des notes sur sa console. Les renforts de contre-torpilleurs à eux seuls compenseront amplement les pertes de plateformes de détection. À quoi vouliez-vous les affecter à la place, citoyen amiral ? — J'aimerais envoyer ses deuxième et troisième divisions étoffer le détachement de Corrigan. Ça ne suffira pas à tenir la position quand les Mannes finiront par avancer, mais cela pourrait bien les forcer à se montrer un peu plus prudents lors des reconnaissances dans le système. Assemblons donc une puissance de feu suffisante pour qu'ils réfléchissent à deux fois avant d'envoyer des croiseurs légers sur ce type de mission. — Bien, citoyen amiral. Et le reste de l'escadre ? — Je crois que j'aimerais l'envoyer effectuer quelques reconnaissances agressives pour notre compte. » Theisman fit basculer .le dossier de son fauteuil et sa voix se fit soudain pensive tandis qu'il mettait de côté la nouvelle de l'arrivée du Tepes pour envisager sérieusement les autres informations. « Vous dites qu'une demi-douzaine de croiseurs lourds sont en route, Warner ? — Oui, citoyen amiral. — Très bien. Dans ce cas, donnons à Tourville le cinquantième escadron de croiseurs et la moitié d'une flottille de contretorpilleurs à peu près, en échange des croiseurs de combat qu'on enverra sur Corrigan. Cela lui fera une jolie petite force pour opérer des raids, avec la vitesse nécessaire pour échapper à tout ce qu'il ne pourra pas combattre – à moins, bien sûr, qu'il ne tombe sur deux divisions de croiseurs de combat manticoriens équipés de nouveaux compensateurs. » Theisman grimaça en émettant cette réserve, et la nuance défensive qu'il ne put empêcher de teinter sa voix malgré tous ses efforts l'irrita suprêmement. En même temps, les quatre croiseurs de combat qu'il comptait affecter à l'opération étaient des Seigneurs de la guerre, porteurs des premiers fruits des transferts de technologie en provenance de la Ligue solarienne. La classe manticorienne des Hardis conservait toujours un avantage marginal en termes d'armement, et ses capacités de guerre électronique lui conféraient une supériorité certaine au combat, mais dans les deux cas la marge serait beaucoup plus faible contre un Seigneur de la guerre qu'on ne s'y attendait sans doute en face. Et puis, bien sûr, si Tourville tombait sur des unités moins récentes que les Hardis, eh bien... « Oui, citoyen amiral, fit à nouveau Caslet. Avez-vous une cible précise en tête ou souhaitez-vous que le citoyen capitaine de frégate Ito et moi-même dressions une liste dans laquelle vous ferez votre choix ? — Je pense à Madras ou Adler, répondit Theisman. Ils s'installent seulement à Adler, en particulier, donc une bonne petite percée dans ce coin pourrait les pousser à envoyer plus d'unités vers leurs détachements locaux et les détourner de Barnett. Mais ne nous limitons pas à ce qui me vient à l'esprit de but en blanc. Concertez-vous avec Ito, puis dites-moi quelles sont selon vous les meilleures opportunités. » Il s'interrompit un moment et se frotta le sourcil avant de hocher la tête pour lui-même. « Et réfléchissez aussi à des cibles multiples. Je ne voudrais pas me laisser emporter par mon agressivité, mais si nous parvenons à réunir le tonnage nécessaire, frapper l'ennemi en plus d'un endroit à la fois pourrait se révéler une bonne idée. Même avec ces nouveaux renforts, nous avons peu de chances de tenir Barnett s'ils concentrent bien leurs forces, donc il faut saisir toutes les occasions de leur causer du souci concernant leurs propres défenses, à mon avis. — Bien, citoyen amiral. Nous aurons quelque chose à vous soumettre pour la réunion de cet après-midi. — Excellent, Warner. » Theisman sourit à son officier opérationnel puis reporta son regard sur Hathaway, et sa voix était de nouveau soigneusement neutre quand il s'adressa une fois de plus à elle. « Entre-temps, Mégane, voudriez-vous localiser le citoyen commissaire LePic et lui transmettre cette information? Cela représente une puissance de feu nettement supérieure à ce que j'attendais, ce qui pourrait modifier en profondeur mes plans d'urgence. Dites-lui, s'il vous plaît, que j'ai besoin de discuter des nouvelles possibilités que cela nous ouvre et que je vous ai demandé de le mettre au courant des derniers mouvements de vaisseaux prévus avant que lui et moi ne nous concertions. — Bien sûr, citoyen amiral », répondit Hathaway comme si elle ne se doutait pas que Theisman parlait pour les enregistreurs dont tous les trois étaient certains qu'ils avaient suivi leur conversation... ni que tout ce qui s'était dit avant la première mention du Tepes n'était que du remplissage. « Merci, Mégane. À vous aussi, Warner, fit Theisman très sincèrement. J'apprécie. » CHAPITRE CINQ Cinq jours après avoir regagné Grayson, Honor quittait une fois de plus la surface de la planète. Elle avait expédié en toute hâte ses responsabilités sur cette courte période, épuisant le personnel de son domaine, et elle en concevait une certaine culpabilité. Surtout dans la mesure où tous ses sujets, de Howard Clinkscales au dernier, avaient prévu qu'elle resterait au moins quatre semaines. Même ce délai aurait été un peu court pour qu'elle accorde l'attention voulue à tous les problèmes — et solutions —qui avaient surgi pendant son absence prolongée, et elle avait la certitude, hélas, d'en avoir laissé bien trop en plan. Mais elle savait aussi combien Clinkscales était compétent. Par bien des côtés, il dirigeait dans les faits mieux qu'elle le domaine Harrington et puis, quand le conclave des seigneurs l'avait acceptée dans ses rangs, il avait explicitement reconnu son engagement auprès de la Flotte royale manticorienne et admis que son devoir d'officier spatial l'arracherait souvent à son domaine. Autrement dit, pensa-t-elle avec un mépris sombre, j'ai un excellent second et suffisamment de marge pour m'enfuir au nom de mon « devoir » en lui collant tout sur le dos. Elle se secoua mentalement et regarda le ciel virer au bleu indigo puis au noir de l'autre côté de la baie d'observation plastoblindée, tandis qu'elle caressait Nimitz d'une main lente et douce. Le chat sylvestre se recroquevilla sur ses genoux, son ronronnement résonnant dans ses os et ceux d'Honor, pourtant elle le savait bien moins détendu qu'il n'aurait pu le paraître à d'autres. Elle sentait sa présence au fond de son esprit, partageant ses émotions, les surveillant... et échouant à les comprendre. Elle ferma les yeux et s'enfonça un peu plus dans son fauteuil, consciente de l'inquiétude de Nimitz comme d'une ombre infime mais persistante. Celle-ci ne comportait ni plainte ni reproche mais un vague malaise car, pour la première fois de sa vie, il n'arrivait pas à comprendre les émotions de sa compagne. Plus d'une fois il avait trouvé certains concepts philosophiques humains étranges, voire carrément pervers; de même, l'intérêt de certaines distractions humaines — comme la natation — lui échappait totalement. Mais s'il avait parfois eu beaucoup de mal à comprendre pourquoi Honor ressentait telle émotion, il n'avait jamais échoué à comprendre ce qu'elle ressentait. Cette fois, c'était le cas. Et ça n'avait rien de surprenant, songea-t-elle, vu le peu de compréhension qu'elle-même avait de ce qui se passait en elle. Tout ce qu'elle savait avec certitude, c'était qu'elle se sentait de moins en moins à l'aise en présence de Hamish Alexander. Il n'avait pourtant rien dit ni fait, et elle pouvait difficilement lui reprocher ce qu'il ressentait dans l'intimité de son esprit. Mais si ses actes et son attitude correspondaient précisément à ce qu'ils devaient être, la lueur d'admiration qui les auréolait refusait de s'éteindre. Elle ne dépassait jamais le stade de lueur — lui, au moins, parvenait à se contrôler, se dit-elle amèrement —mais elle était toujours présente, comme si une part de lui-même l'étouffait par réflexe sans jamais réussir à l'éradiquer complètement. Mais qu'il soit ou non conscient de son existence, Honor, quant à elle, la connaissait, et cette part traîtresse d'elle-même qui avait capté leur résonance intérieure mourait d'envie d'atteindre ce qu'il dissimulait si bien, même à ses propres yeux. Pour la première fois, son lien avec Nimitz présentait autant d'inconvénients que d'avantages car, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait simplement pas faire mine d'ignorer l'éclat intérieur contenu de Havre-Blanc, et en connaître l'existence lui pesait et gênait ses efforts pour se contrôler elle aussi. En regardant en arrière, elle se souvenait des premiers mois après qu'elle s'était rendu compte que Nimitz reliait ses perceptions aux émotions des gens qui l'entouraient. Elle avait d'abord essayé de l'en empêcher, parce que cela lui semblait mal, en quelque sorte. Malhonnête. Cela faisait d'elle un genre de voyeur émotionnel, épiant les sentiments les plus intimes de gens qui ne se doutaient même pas qu'on pouvait les espionner. Mais Nimitz n'avait jamais compris pourquoi elle réagissait ainsi, et elle avait fini par se rendre compte que c'était parce que les chats sylvestres ne percevaient jamais personne autrement. Les émotions des autres ne disparaissaient jamais pour un chat sylvestre : il ne pouvait pas éviter de les capter, et tenter de se l'interdire revenait à vouloir arrêter de respirer. Elle avait donc perdu son combat pour rester aveugle et, avec le temps, avait même oublié ses efforts pour le rester. Elle avait pris l'habitude, à l'image de Nimitz, de percevoir les émotions des autres et de s'en servir comme guides. Cela ne lui apparaissait plus comme du voyeurisme car, de même que pour les chats sylvestres, tous les humains qu'elle rencontrait étaient un brasier d'émotions, de sentiments, d'attitudes qui l'interpellaient. L'une des nations surpeuplées de la vieille Terre — elle ne se rappelait pas laquelle, mais peut-être bien le Japon — avait un proverbe sur la nudité. Selon les Japonais, on voyait souvent la nudité mais on la regardait rarement, et c'était ainsi qu'elle avait appris à gérer l'assaut des émotions des autres. Mais pas cette fois. Cette fois, ce qui avait mis en lumière la ressemblance entre elle et Havre-Blanc avait anéanti sa capacité à ( voir » ses émotions sans les regarder. Extérieurement, elle avait réussi à se montrer tout aussi correcte que lui; intérieurement, elle avait l'impression de marcher sur une corde raide émotionnelle, et son incapacité à trouver une raison logique à son état l'irritait encore plus. Et elle prenait donc la fuite. Car c'était bien ce qu'elle faisait, elle en avait conscience, et elle savait que cela perturbait Nimitz. Peut-être ne comprenait-il pas ses sentiments parce que lui et ses semblables percevaient d'habitude très clairement les émotions. Ils savaient toujours précisément ce que leurs humains ressentaient, mais pas ce qu'ils pensaient. D'après sa propre expérience à travers l'empathie de Nimitz, Honor savait les émotions brillantes et vives. Elles pouvaient être complexes mais rarement ambiguës, car elles apparaissaient comme des portraits peints en couleurs primaires — et c'était peut-être ce qui faisait des chats sylvestres des êtres aussi simples et directs. Après tout, à quoi bon tenter de faire semblant ou de dissimuler ses sentiments aux autres membres de son espèce quand on était chat sylvestre ? C'était comme si, à voir si clairement et profondément en leurs pareils, ils contemplaient une immense richesse inaccessible aux humains... et que cette même richesse noyait les nuances plus subtiles et les interprétations indirectes auxquelles la plupart des humains devaient uniquement se fier. N'ayant pas besoin d'analyser ce que les autres ressentaient, les chats n'avaient peut-être jamais développé la capacité d'interpréter des sentiments qu'elle-même ne parvenait pas à comprendre. C'était une idée intrigante mais qui n'offrait aucune réponse. Et qui ne pouvait pas non plus transformer sa retraite en autre chose qu'une fuite, ni l'aider à expliquer ses motivations à Nimitz. Elle se sentait... impuissante. Comme si en ne parvenant pas à se justifier elle manquait à son devoir. Pourtant le sentiment qui la dominait — au-delà d'une pointe de culpabilité pour avoir imposé à ses subordonnés une part injuste de ses propres responsabilités —, c'était le soulagement. Elle avait besoin de mettre de la distance entre elle et Havre-Blanc, le temps de débrouiller sa confusion et de retrouver une attitude rationnelle. Et peut-être l'éloignement offrirait-il aussi au comte une chance de surmonter ses sentiments pour elle — quels qu'ils soient. Une part d'elle-même priait pour qu'il y parvienne, mais une autre —celle qui rendait la séparation nécessaire — espérait avec autant de force qu'il ne le fasse pas. Enfin, ce qui comptait avant tout, c'était qu'elle se reprenne, or elle n'allait manifestement pas y arriver en l'hébergeant chez elle. Pourtant elle ne pouvait pas non plus le mettre dehors. Il aurait été difficile d'inventer un prétexte qui ne semblât pas discourtois, même si elle se pensait capable d'en trouver un satisfaisant à l'usage du public. Toutefois, ce qui aurait sans doute sauvé les apparences n'aurait pas trompé Havre-Blanc, et elle ne pouvait pas se résoudre à lui servir une excuse qu'il pourrait prendre comme une insulte. De plus, il existait une solution plus simple qui se trouvait avoir toujours marché pour elle par le passé. Elle était censée prendre le commandement de la dix-huitième escadre de croiseurs, dont cinq des huit unités étaient déjà arrivées dans le système. Tant que l'escadre ne passerait pas officiellement sous la coupe de la huitième force, elle continuerait à faire partie de la flotte principale de Grayson et, si Honor s'était catégoriquement refusée à donner à l'amiral Matthews la vraie raison pour laquelle elle lui demandait d'accélérer sa prise de fonction, il avait semblé deviner l'urgence qu'elle ne pouvait avouer. En tout cas, il n'avait pas protesté, et son état-major avait rédigé les ordres la rappelant au service actif encore plus vite qu'elle ne l'avait espéré, ce qui expliquait pourquoi Nimitz et elle se dirigeaient maintenant vers le VFG Jason Alvarez, son nouveau vaisseau amiral. Ses narines s'évasèrent tandis qu'elle inspirait profondément et ses yeux étaient calmes quand elle les rouvrit. Elle tendit son esprit et son cœur vers son nouveau bâtiment, et quelque chose au plus profond d'elle-même soupira de soulagement en sentant le poids familier des responsabilités reposer sur ses épaules... et repousser au loin cette préoccupation qui la rendait folle. Elle n'en vit pas miraculeusement disparaître ses soucis, mais cela lui accordait au moins un répit qui, avec un peu de chance, pourrait bien durer assez longtemps pour que tout rentre dans l'ordre. Un doux carillon musical l'avertit que la pinasse commençait son approche finale de l'Alvarez, et elle regarda par la baie d'observation pendant que son pilote entamait une spirale destinée à lui offrir une vue directe de son vaisseau. L'Alvarez dormait tranquillement en orbite de garage, les flancs lisses de sa coque à double tête de marteau brillant sous les lumières vertes et blanches signalant un vaisseau stellaire « au mouillage ». Avec un peu plus de trois cent quarante mille tonnes, sa taille représentait à peine cinq pour cent de celle du dernier bâtiment d'Honor, mais le HMS Voyageur était un vaisseau marchand reconverti — une coque de transporteur de fret, énorme, lente et dépourvue de blindage, dans laquelle on avait entassé des armes partout où on trouvait de la place. L'Alvarez quant à lui était un vaisseau de guerre, un croiseur lourd, conçu pour frapper et déguerpir, et équipé des systèmes redondants qui avaient fait défaut au Voyageur. Malgré sa taille plus réduite, il pouvait survivre et rester en action après avoir subi des dommages bien plus importants, et il était beaucoup, beaucoup plus rapide et manœuvrable. Il marquait aussi un début d'évolution dans la construction des bâtiments de guerre, songea Honor. Comme les croiseurs de la FRM, l'Alvarez alignait toutes ses armes de flanc sur un pont unique, mais on lui voyait beaucoup moins de sas d'armement que ses équivalents manticoriens, et ce pour une bonne raison. L'Alvarez était le premier croiseur lourd de conception graysonienne et, si son équipement de guerre électronique et ses systèmes de défense reproduisaient à peu près ceux des Chevaliers stellaires de la FRM — sur lesquels on avait pris modèle —, les Graysoniens avaient leurs propres idées concernant ses systèmes offensifs. Il avait fallu une bonne dose d'« assurance » à une flotte qui n'avait jamais combattu en espace profond pour se démarquer de la sagesse combinée du reste de la galaxie explorée dans la conception technique de son premier bâtiment de guerre moderne, mais la FSG avait osé. L'Alvarez emportait moitié moins d'armes à énergie qu'un Chevalier stellaire, ce qui réduisait considérablement le nombre de cibles qu'il pouvait attaquer simultanément. Cela lui coûtait également un pourcentage faible mais potentiellement significatif de sa capacité antimissile, puisque les vaisseaux utilisaient souvent leurs batteries d'armes à énergie de flanc en soutien à leurs armes de défense active vouées à cette utilisation pendant les duels de missiles à longue distance. Mais, en acceptant cette réduction du nombre d'armes, l'équipe de conception mantico-graysonienne avait réussi à le doter de vingt pour cent de tubes lance-missiles supplémentaires et à y caser des grasers plus lourds que ceux de la plupart des croiseurs de combat. On jugeait communément qu'à tonnage égal des croiseurs lourds ne pouvaient pas battre un croiseur de combat... mais Honor soupçonnait qu'« on » se trompait dans le cas de l'Alvarez. Non qu'elle eût l'intention d'opposer un de ses bâtiments à des croiseurs de combat havriens. Elle avait connu plus que sa part de combats inégaux contre des adversaires supérieurs, et elle laisserait volontiers cet exercice à d'autres pour un temps. Elle esquissa une moue ironique à cette pensée et inspecta l'espace autour de l'Alvarez pendant que la pinasse approchait le hangar d'appontement central du croiseur. Malgré des orbites de garage relativement serrées, les unités de la dix-huitième escadre étaient suffisamment éloignées pour que les autres n'apparaissent que comme de minuscules miroirs reflétant le soleil. Un bâtiment, toutefois, le HMS Prince Adrien, se trouvait à moins de trente kilomètres à bâbord de l'Alvarez. C'était parfaitement logique puisqu'il était sous la responsabilité de l'officier qui, en tant que capitaine de vaisseau le plus ancien en grade, servirait de commandant en second pour l'escadre, et le sourire d'Honor se réchauffa à certains souvenirs. L'Adrien était plus petit, beaucoup plus vieux et moins lourdement armé que son vaisseau amiral, mais le capitaine Alistair McKeon le commandait depuis près de six ans T maintenant. S'il existait un bâtiment plus efficace dans la Flotte, Honor ne l'avait pas encore trouvé... et elle savait qu'il n'y avait nulle part de commandant — et d'ami — plus fiable. Le Prince Adrien disparut à l'angle de sa baie d'observation lorsque la pinasse coupa ses impulseurs pour allumer ses réacteurs, et Honor tira son béret de dessous son épaulette gauche. Elle le lissa, et son sourire s'évanouit comme elle lui redonnait la forme adéquate, car il était noir. Pour la première fois en vingt et un ans' T, elle s'apprêtait à assumer un commandement spatial en tant qu'officier de la FRM sans le béret blanc caractéristique des commandants de vaisseaux stellaires. En fait, elle ne le porterait plus jamais, et cette idée lui causa une douleur renouvelée. Elle savait intellectuellement avoir eu beaucoup de chance de commander autant de bâtiments, mais elle savait aussi qu'elle en désirerait toujours un de plus, et qu'elle ne l'aurait jamais. Enfin, c'était le prix de l'avancement, se dit-elle plus vivement en posant le béret sur sa tête. Elle l'ajusta légèrement tandis que les faisceaux tracteurs du hangar d'appontement s'étendaient jusqu'à la pinasse, puis elle se leva alors qu'une douce vibration et un autre carillon discret annonçaient l'enclenchement des bras mécaniques d'arrimage. Elle haussa Nimitz sur son épaule, passa une fois de plus la main sur sa natte et son béret, et puis, sans même s'en rendre compte, effleura de la même main les six étoiles d'or — chacune signalant un commandement hypercapable différent — sur sa poitrine en se tournant vers le sas. Le capitaine de vaisseau Thomas Greentree, FSG, commandant du VFG Jason Alvarez, faisait de son mieux pour paraître serein tandis que Lady Harrington descendait le boyau d'accès. Fier de son vaisseau et de son équipage, sûr qu'ils étaient à la hauteur de toutes les exigences, il était aussi terriblement conscient de l'identité de l'officier général dont l'Alvarez s'apprêtait à devenir le vaisseau amiral. Greentree émettait quelques réserves concernant les journaux manticoriens, qu'il considérait à la fois trop curieux et impertinents (et avides de sensationnel par-dessus le marché), et leur décision de surnommer Honor Harrington « la Salamandre » parce qu'elle semblait toujours se retrouver où le feu était le plus nourri le choquait. Aucun Graysonien bien élevé n'aurait affublé une dame d'un nom pareil, songea-t-il sombrement, mais ce qui l'ennuyait le plus, c'était qu'il lui aille si bien. Et si les Graysoniens n'auraient sans doute pas pensé à ce surnom, ils ne manquaient pourtant pas de l'utiliser puisque d'autres l'avaient inventé. Pour tout dire, Greentree lui-même se surprenait parfois à le lui appliquer — mentalement, au moins — bien qu'il se reprît toujours à l'instant où il s'en rendait compte. Mais si son personnel — et lui-même, il l'admettait — usait de ce surnom, c'était moins parce que Lady Harrington était attirée par le feu que parce qu'elle l'attirait. Elle était comme l'oiseau des anciens contes de la vieille Terre. Comme l'albatros annonciateur de tempêtes. Qu'elle ait prouvé à maintes reprises sa capacité à faire face à ces tempêtes la rendait plus impressionnante encore, et la Flotte spatiale graysonienne savait mieux que personne combien elle méritait sa réputation si durement gagnée. Greentree était fier qu'on ait choisi son vaisseau pour l'accueillir, mais avec cet honneur venait le risque de décevoir ses exigences, et il pensait bénéficier d'encore au moins trois semaines pour se préparer à son arrivée. L'Alvarez venait de subir une révision complète, et les radoubeurs avaient remplacé sa section GE d'origine par un matériel tout neuf. Les capacités des nouveaux systèmes promettaient de lui plaire, mais Greentree et ses ingénieurs se débattaient encore dans les inévitables problèmes liés à une nouvelle installation, et ses officiers tactiques commençaient seulement l'entraînement nécessaire sur simulateur. Des améliorations similaires, bien que moins drastiques, avaient eu lieu dans la plupart des sections du bâtiment, mais Greentree se réjouissait sincèrement que le pont d'état-major de l'Alvarez, au moins, soit resté intact. Et puisqu'il en était à se réjouir, autant citer le fait que l'état-major de Lady Harrington au complet se trouvait à bord pour l'accueillir, se rappela-t-il. À en croire sa réputation, elle avait suffisamment de tact pour ne pas l'ennuyer le temps qu'il règle ses problèmes, et la présence de son état-major lui permettrait de s'occuper de l'organisation de l'escadre au point de ne pas remarquer d'éventuel désordre à bord avant qu'il ne l'élimine. En tout cas c'est ce qu'il espérait, et il inspira profondément tandis que la haie d'honneur se mettait au garde-à-vous et qu'un vieux clairon sonnait les premières notes de la marche seigneuriale. Lady Harrington attrapa la barre d'appui verte et passa gracieusement de la gravité nulle du boyau d'accès à celle qui régnait à bord de l'Alvarez, son chat sylvestre sur l'épaule. Elle se réceptionna juste devant la ligne peinte au sol, et sa main monta à son béret en un salut pendant que son trio d'hommes d'armes débouchait du boyau derrière elle. « Permission de monter à bord, commandant ? » Thomas Greentree était graysonien. Malgré tous ses efforts pour s'adapter aux nouvelles réalités, il venait d'une culture dominée par les hommes, dans laquelle des voix telles que ce clair soprano n'avaient rien à faire sur le pont d'un vaisseau de guerre. Heureusement, cette voix-là appartenait à quelqu'un dont aucun officier graysonien n'irait jamais remettre en cause le droit de se trouver où bon lui semblait, et il exécuta à son tour un salut digne de la parade. « Permission accordée, milady ! répondit-il avant de tendre la main lorsqu'elle franchit la ligne. Bienvenue à bord, milady », fit-il sur un ton plus naturel, tout en dissimulant un instant de surprise à la fermeté de sa poigne. « Merci, commandant. » Honor examina le hangar d'appontement immaculé, la haie d'honneur et la garde qui l'attendait, puis elle sourit. « Je constate que l'Alvarez est toujours le meilleur croiseur de la flotte », fit-elle remarquer, et elle sentit le plaisir que causait ce compliment à tous ceux qui se trouvaient à portée de voix. « Je crois qu'il l'est, en tout cas, milady », répondit Greentree et, si Honor décela quelques réserves derrière cette affirmation, elle capta aussi sa détermination à les éliminer dès que possible. Eh bien, cela lui convenait. Ce bâtiment avait une réputation à défendre au sein de la FSG, et Thomas Greentree en était encore plus conscient qu'elle. Et, contrairement à la dernière fois qu'elle avait pris le commandement d'une escadre graysonienne, elle avait réussi à « faire ses devoirs » et parcouru le dossier personnel des officiers supérieurs de son vaisseau amiral. Même un coup d'œil superficiel à ces dossiers aurait révélé que, de toute évidence, le service du personnel n'avait pas choisi son capitaine de pavillon au hasard. En tant que lieutenant de vaisseau, Greentree avait été officier tactique assistant à bord de l'ancien bâtiment de l'amiral Matthews, le VFG Covington, seul croiseur graysonien à avoir survécu à la première tentative havrienne (par procuration) de conquérir l'Étoile de Yeltsin. Après que Grayson eut officiellement rejoint l'Alliance, il avait été détaché au Royaume stellaire pour une formation rapide et intensive au cours de perfectionnement tactique de la FRM, puis renvoyé à Yeltsin pour commander l'un des premiers contre-torpilleurs nouvellement construits. Son dossier d'avant- guerre contre les pirates qui infestaient autrefois la zone autour de Yeltsin était impressionnant, et il s'était encore distingué à la tête d'une division de croiseurs légers lors de la quatrième bataille de Yeltsin. D'après son dossier, il était de ces officiers qui prennent l'habitude de transcender toutes les responsabilités qui leur échoient, et elle sentit le regard scrutateur de Nimitz se joindre au sien pour l'observer. Le commandant était un homme trapu. À l'image de la plupart de ses compatriotes, il était plus petit qu'elle — de quinze bons centimètres dans son cas — et, bien qu'il fût plus jeune de dix ans, il paraissait beaucoup plus vieux. Son épaisse chevelure brune, longue pour un Graysonien, se teintait de blanc sous la casquette de la FSG, et des pattes d'oie encadraient ses calmes yeux marron, signe que la planète avait eu accès au traitement prolong trop tard pour qu'il en bénéficie. Toutefois elle ne le sentit pas jaloux de son apparente jeunesse, et ses mouvements trahissaient une forme physique qui révélait à la fois son assurance et autant de temps passé au gymnase qu'il pouvait en voler à ses autres soucis. Par certains côtés, il lui rappelait (physiquement du moins) Paul Tankersley en plus vieux, et il émanait de lui la même impression de fiabilité. Globalement, elle tendait à approuver le choix du commandant Greentree, et c'était tant mieux. En tant que son capitaine de pavillon, il serait son second pour les questions tactiques. Il lui reviendrait plus encore qu'à Alistair McKeon de transformer les plans et les intentions du commodore en actions réussies. Son dossier suggérait qu'il était l'homme idéal pour le poste, mais la possibilité demeurait toujours que le dossier se trompe. Ou encore qu'un conflit imprévisible de personnalités condamne ce qui, sur le papier, semblait une équipe de commandement rêvée. Son dernier capitaine de pavillon avait bien failli en devenir l'exemple parfait. Ce n'était pas lié à une défaillance de sa part à lui, mais plutôt au mal qu'avait eu Honor à oublier qu'il s'agissait d'un ancien Havrien dont le vaisseau avait tué Raoul Courvosier. Heureusement, Alfredo Yu était avant tout un homme bien, et cela, ajouté à la perspicacité empathique que lui conférait Nimitz, l'avait aidée à surmonter ses préjugés. D'ailleurs la prestation de Yu avait été essentielle à l'issue victorieuse de la quatrième bataille de Yeltsin. Toutefois, excepté une tension compréhensible à l'idée de rencontrer son nouveau commodore, Greentree semblait se maîtriser et avoir son vaisseau bien en main. Il désignait maintenant le jeune homme mince aux cheveux noirs à ses côtés. « Le capitaine de frégate Marchant, milady. Mon second », précisa-t-il. Marchant était très jeune pour son grade, même dans la flotte graysonienne, au point que, contrairement à son supérieur, il avait pu bénéficier du traitement prolong de première génération. Lui aussi possédait un dossier exemplaire, mais la nuance d'émotion qu'Honor capta en lui tendant la main était très différente de celle de Greentree. Derrière ses yeux calmes étonnamment verts, ses sentiments formaient un nœud défensif serré et elle s'efforça de ne pas grimacer de compassion. « Capitaine, dit-elle d'une voix parfaitement naturelle. — Milady. » Il s'exprimait sur un ton tendu – respectueux, certes, mais reflétant son agitation intérieure. Elle comprenait sa gêne, car elle avait lu son dossier comme celui de Greentree, et elle savait que Salomon Marchant était un cousin éloigné du peu regretté feu Edmond Marchant. Bien sûr, c'était le cas de bon nombre de gens, vu l'immense et complexe structure de clan que les conditions de vie difficiles sur la planète avaient créée, et la plupart des membres du clan Marchant étaient aussi respectueux des lois que n'importe qui. Mais Edmond Marchant était ce prêtre réactionnaire et bigot qui avait d'abord tenté de discréditer puis d'assassiner Honor afin de faire échouer les réformes que le Protecteur Benjamin et elle apportaient à Grayson. Rien de tout cela n'était de sa faute, et elle doutait même que Salomon ait connu Edmond, mais il paraissait clair que le capitaine de frégate se sentait coupable. Il se montrait parfaitement injuste envers lui-même – et d'une certaine façon envers elle, s'il s'attendait à ce qu'elle lui reproche la bigoterie d'un autre – et Honor captait bien trop nettement sa douleur. Mais il l'ignorait, et elle ne pouvait y faire allusion sans empirer la situation. Ravie de vous rencontrer, capitaine, dit-elle. J'ai été impressionnée par le raisonnement qui a guidé votre essai sur les nouvelles tactiques de convoyage dans les Procédures. J'aimerais en discuter plus en détail avec vous. — Euh... bien sûr, milady. » Marchant cilla – le regard moins ferme mais beaucoup plus humain en cet instant – et elle lui serra la main. Le nœud dans son ventre était toujours là, mais il semblait s'être un tant soit peu desserré. En venir définitivement à bout prendrait sans doute du temps, mais elle semblait avoir touché la bonne corde pour un début. « Quant à cet officier, je ne pense pas avoir besoin de vous le présenter, milady », reprit le commandant Greentree en désignant de la tête l'élégant capitaine de frégate manticorien à côté de lui. Andreas Venizelos était aussi petit que la moyenne des Graysoniens, mais il portait avec panache son uniforme parfaitement taillé. Mince et nerveux, il avait le cheveu noir, le nez aquilin, et un sens de l'équilibre et une aisance qu'un chat sylvestre aurait pu lui envier. « Non, en effet, commandant ! » Honor tendit la main à Venizelos avec un immense sourire. « C'est formidable de vous retrouver, Andy. On dirait que ça devient une habitude pour moi de compter de vieux amis dans mon état-major dès que j'en ai un ! — Oui, madame. Je l'ai entendu dire », répondit Venizelos avec un sourire similaire qui soulagea Honor. Tous les officiers ne sautaient pas forcément de joie à l'idée de renoncer au commandement d'un croiseur léger pour intégrer un état-major. Évidemment, il était prévu que Venizelos y passe bien avant qu'Honor ne soit choisie pour commander l'escadre. Elle s'était juste contentée de demander qu'il intègre son équipe. Seuls les amiraux et vice-amiraux étaient censés avoir un capitaine de vaisseau pour chef d'état-major – même si, à l'occasion, un contre-amiral pouvait en obtenir un s'il était particulièrement bien vu par quelqu'un à l'Amirauté. En tant que simple commodore, l'usage voulait qu'Honor soit limitée à un capitaine de frégate ou un capitaine de corvette, et elle avait immédiatement demandé qu'on lui affecte Venizelos en découvrant qu'il était disponible, mais la décision de lui donner une expérience de l'état-major avant de le promouvoir au grade de capitaine de vaisseau avait été prise à un niveau bien plus élevé. Honor était certaine qu'il le savait, et se demandait s'il comprenait bien ce que cela signifiait. Une expérience en tant que chef d'état-major d'une escadre alliée réunissant des vaisseaux et du personnel de trois flottes différentes serait inestimable pour la suite de sa carrière et, à moins qu'elle ne se trompât lourdement, PersNav envisageait déjà de lui offrir un jour son propre état-major, et sans doute plus tôt qu'il ne le croyait possible. Eh bien ! » Elle écarta ces pensées, croisa les mains derrière son dos et se balança lentement sur la pointe des pieds, observant ses nouveaux subordonnés pour quelques secondes, puis elle hocha la tête. « Je me réjouis à l'avance de rencontrer vos autres officiers supérieurs, commandant – et le reste de l'état-major, Andy – une fois que j'aurai pu m'installer. — Bien sûr, milady, répondit Greentree. Puis-je vous escorter jusqu'à vos quartiers ? — Merci, commandant. J'apprécierais », fit Honor, et des mains gantées heurtèrent la crosse de pulseurs tandis que la haie d'honneur des fusiliers se mettait au garde-à-vous. Greentree et Marchant l'accompagnèrent, chacun à un demi-pas derrière elle – la distance précise requise par la politesse militaire. Elle jeta un regard en arrière et étouffa un petit rire en voyant le reste de son entourage se mettre en formation. Andrew LaFollet menait la procession juste derrière elle, Venizelos à ses côtés. MacGuiness venait ensuite et gardait un œil affûté sur deux intendants de troisième classe peinant sous le poids de ses derniers effets personnels, et James Candless et Robert Whitman, les deux autres membres de son détachement permanent de sécurité, fermaient la marche. Elle commençait à s'habituer à son rôle de bête de foire, mais il lui semblait encore assez ridicule de traîner tant de gens dans son sillage. Hélas, on ne lui avait pas vraiment donné le choix. Elle espérait simplement que l'ascenseur serait assez grand pour y caser tout le monde. CHAPITRE SIX Le visage d'Esther McQueen, rompu à cette pratique, ne trahit pas la légère surprise qu'elle ressentait encore lorsque Robert Pierre et Oscar Saint-Just se levèrent à son arrivée. Ils avaient agi de même à chaque fois qu'elle les avait rencontrés, ensemble ou séparément, et, bizarrement, elle était certaine qu'il s'agissait d'une marque de courtoisie sincère et non pas feinte dans un but de manipulation. Certes, elle ne commettrait jamais l'erreur d'oublier que ces hommes étaient de grands manipulateurs mais, dans leurs relations personnelles, ils faisaient tous deux preuve d'une politesse surannée qui semblait presque grotesque au vu des souffrances actuelles de la République. Des souffrances, oui, songea-t-elle sombrement en traversant l'épais tapis de la salle de conférence pour serrer la main à ses hôtes. Sa propre rencontre avec les niveleurs le prouvait assez... de même que les immenses fosses communes qu'il avait fallu creuser pour s'occuper des dégâts laissés dans leur sillage. On n'avait pas réussi à déterminer précisément quel côté portait la responsabilité du plus grand nombre de morts, et McQueen s'en félicitait. D'après l'Information publique, évidemment, presque toutes les pertes humaines étaient dues aux insurgés, et McQueen ne savait pas si elle devait en remercier le ministère ou lui en vouloir. D'un côté, elle n'avait pas envie qu'on se souvienne d'elle comme d'un boucher, si nécessaire qu'ait été son intervention. De l'autre, n'importe quel individu sensé entendant ces rapports les saurait mensongers — on n'utilisait pas d'armes modernes dans une ville de la taille de La Nouvelle-Paris sans tuer beaucoup de gens, même avec le mobile le plus pur — et penserait qu'elle les avait approuvés. En vérité, elle le savait bien, le nombre de victimes ne lui laissait pas d'issue digne... et pas seulement aux yeux de l'opinion publique. Ce n'était pas elle qui avait fait sauter les charges nucléaires miniaturisées que les niveleurs avaient introduites dans les deux principaux quartiers généraux du Service de sécurité dans la capitale. Ces bombes avaient fait leur travail et anéanti les seules forces de terrain que le SS aurait pu déployer en nombre suffisant pour faire la différence, et les chefs des niveleurs avaient manifestement jugé que l'opération valait le massacre des civils alentour. McQueen aurait aimé se croire différente d'eux, mais la même honnêteté intellectuelle brute qui faisait d'elle un commandant si efficace sur le terrain le lui interdisait. La seule vraie différence, se dit-elle, c'est que, moi, je n'ai pas tiré la première. Mais je me suis rattrapée quand j'ai commencé, pas vrai? Mes frappes cinétiques étaient plus « propres » que les leurs, mais une petite fille se préoccupe-t-elle réellement de savoir si l'éclair qui l'incinère est issu d'une réaction de fusion ? Mais c'était ce qui comptait, non ? Les niveleurs avaient commencé, et leur choix initial de ce qu'on appelait encore, à l'ancienne mode, des « armes de destruction massive « soulignait la nature de leur raisonnement. Elle avait deviné ce qu'ils avaient en tête et vu comment ils étaient prêts à procéder pour y parvenir, et elle avait fait ce qu'elle devait faire parce que les conséquences de son inaction auraient été pires encore. Elle avait dû prendre sa décision sous une pression aussi terrible que celle qu'elle avait subie en défendant l'Étoile de Trévor, mais elle avait eu le temps d'y réfléchir en détail depuis, et elle était convaincue d'avoir fait les bons choix. Le plus cruel, c'était que même en sachant qu'elle avait fait ce qu'il fallait, même en sachant qu'elle n'avait pas eu le choix, elle devait vivre avec la certitude d'avoir tué au moins autant d'innocents que les niveleurs. Ouais? Eh bien, peut-être... mais contrairement à eux, j'ai aussi éliminé quelques coupables par la même occasion, bon sang! Oui, se répéta-t-elle en prenant la chaise que Saint-Just venait d'écarter de la table pour elle. Et si la nomination au comité de salut public était sa récompense, eh bien, toute peine méritait salaire. De plus, il fallait une force brute pour redresser une nation en aussi mauvaise posture que la République populaire de Havre, et un jour elle aurait le pouvoir d'attraper quelques coupables supplémentaires... à commencer par les deux qui occupaient cette salle de conférence. « Je me réjouis de voir que vous vous déplacez plus facilement, citoyenne amiral », dit Pierre pour ouvrir la conversation, et McQueen lui sourit. Lorsque sa pinasse s'était écrasée vers la fin des combats, ses côtes s'étaient cassées – « pulvérisées » correspondait sans doute plus à la réalité –, causant de graves lésions internes. Interventions chirurgicales et réparaccel avaient vite rectifié tout cela, mais le réparaccel marchait moins bien sur les os, qui persistaient à se ressouder au bon vieux rythme prescrit par l'évolution. Or elle n'avait vraiment pas fait les choses à moitié quand il s'était agi de réduire en miettes sa cage thoracique, ses côtes avaient mis plus de deux mois T à se ressouder, et une certaine raideur persistait encore. « Merci, répondit-elle. Je me sens mieux également, citoyen président, et... — S'il vous plaît, citoyenne amiral – Esther, interrompit Pierre en levant doucement la main pour retenir ses paroles. Nous essayons de ne pas être aussi formalistes en privé, du moins entre nous. — Je vois... Robert. » Le nom sonnait étrangement dans sa bouche, une autre de ces nuances surréalistes, comme la courtoisie qui l'avait poussé à se lever pour l'accueillir. Elle ne serait jamais assez naïve pour croire que cet homme voyait en elle autre chose qu'un expédient temporairement nécessaire, et elle ne comptait certainement pas le laisser en vie le moment venu, pourtant ils restaient assis là, à jouer leurs rôles en respectant les bienséances pendant que la République brûlait. « Merci, répéta-t-elle. Comme je vous le disais, toutefois, je me sens beaucoup mieux. C'est pourquoi j'ai demandé à vous voir, vous et le ci... Oscar, ce matin. Je suis prête à reprendre le travail, mais nos discussions précédentes étaient un peu vagues. J'espérais que vous pourriez m'expliquer au juste ce que vous vouliez que je fasse. » Elle lui adressa un autre sourire, et il s'adossa dans son immense fauteuil en bout de table tout en réfléchissant à sa requête. Tous les fauteuils de la salle de conférence étaient grands et honteusement confortables, mais il occupait le plus impressionnant et, alors qu'il s'appuyait sur les accoudoirs pour croiser les doigts sous son menton comme un monarque sur son trône, McQueen le vit soudain comme une araignée au centre de sa toile. Un cliché rebattu, elle le savait, mais parfaitement approprié. Pierre resta ainsi un long moment, observant la femme mince aux cheveux noirs à l'autre extrémité de la table. Ses yeux verts étaient respectueux et, malgré le galon doré et la pléthore de décorations épinglées sur son uniforme impeccable, elle n'avait pas franchement l'air d'un dangereux commandant militaire au sang froid. D'un autre côté, Oscar Saint-Just ne paraissait pas non plus le cerveau du Service de sécurité. Un détail à garder à l'esprit, songea-t-il, car il s'était lui-même servi de l'apparence inoffensive de Saint-Just avec des résultats meurtriers dans la préparation et l'exécution de son propre coup d'État. Mais, pour l'instant du moins, McQueen semblait obéir bien sagement. Officiellement, elle appartenait au comité depuis près de trois mois, mais elle avait également accepté la version tout aussi officielle selon laquelle ses blessures lui interdisaient de prendre immédiatement ses fonctions. Elle devait pourtant s'en savoir capable car, bien que douloureuses, ses lésions n'étaient pas incapacitantes, mais elle avait préféré faire semblant du contraire plutôt que de s'imposer. Elle ignorait sans doute, évidemment, que ce retard visait principalement à éloigner Cor-délia Ransom et ses amers préjugés contre les militaires. Cor-délia avait peut-être accepté de soutenir la nomination de McQueen — en paroles, au moins —, mais cela n'avait pas endormi Pierre au point de la croire réellement d'accord, et il n'avait pas eu envie de supporter d'éventuels éclats entre l'amiral et elle, du moins tant que McQueen n'aurait pas affermi sa position. Il n'avait toutefois pas l'intention de le lui dire, et il avait saisi l'occasion pour observer sa réaction et juger de la façon dont elle acceptait les limites. Finalement, elle avait attendu patiemment et accepté la fiction officielle selon laquelle ce retard ne visait qu'à lui donner le temps de récupérer, et Pierre tenait de Saint-Just qu'elle était allée jusqu'à demander l'autorisation de ses médecins avant de solliciter cette rencontre. Un bon signe ou un très mauvais, en somme. Sa popularité auprès des habitants de La Nouvelle-Paris avait atteint des sommets quand la nouvelle s'était répandue que c'était elle qui avait stoppé les niveleurs. L'Information publique avait fait de son mieux pour monter en épingle le rôle des autres forces de sécurité — dont beaucoup avaient dans les faits combattu avec bien plus de ténacité et de courage que Pierre ne s'y attendait, il l'admettait —, mais trop de gens connaissaient la vérité. Et la réputation de McQueen en tant que l'amiral qui avait tenu l'Étoile de Trévor pendant plus de dix-huit mois T avait été renforcée par son action décisive pour préserver la « révolution du peuple ». Elle avait probablement tué autant de leurs voisins et amis que les niveleurs, mais cela comptait peu aux yeux de la foule. De toute façon, son approbation était pour le moins inconstante, ainsi que Robert S. Pierre avait plus de raisons que beaucoup de le savoir, mais, pour le moment, elle était l'enfant chérie du peuple et elle aurait pu s'en servir pour exiger un rôle immédiat et significatif au sein du comité. D'ailleurs il avait craint qu'elle ne le fasse, et Saint-Just et lui s'étaient discrètement préparés à lui faire subir des complications médicales soudaines et inattendues dans ce cas. Mais elle ne l'avait pas fait. Au lieu de cela, elle avait accepté les remerciements du comité et le siège qu'on lui proposait, sans modestie mais sans arrogance non plus. Cela aussi avait frappé Pierre comme étant l'image parfaite de l'attitude à adopter, car toute modestie de sa part aurait semblé fausse. Elle savait aussi bien que lui qui avait sauvé le comité... et qu'on ne lui aurait pas offert un siège pour autant si Pierre n'avait pas cru avoir besoin d'elle. Pourtant elle semblait aussi prête à prendre les choses comme elles venaient, sans insister ni chercher d'ouvertures, de la même façon qu'elle avait toujours — en apparence au moins —accepté les ordres de l'Amirauté. En admettant que son attitude reflétait fidèlement ce qui se passait dans sa tête, c'était une très bonne chose, et Pierre se permettait d'espérer qu'il en allait ainsi. Mais il ne tirerait sûrement pas de conclusions hâtives. Les plans d'urgence qu'elle avait réussi à monter juste sous le nez du citoyen commissaire Fontein avaient joué un rôle majeur — voire décisif — dans le sauvetage du comité, mais elle n'aurait pas dû pouvoir les mettre au point. Bien sûr, sa capacité à inspirer une loyauté qui entraînait hommes et femmes avec elle dans la bataille était l'un des éléments qui faisaient d'elle un officier d'une telle qualité. Mais c'était aussi un don qui pourrait lui permettre de convaincre des subordonnés de l'aider à concevoir des plans non autorisés — ou, dit plus crûment, de conspirer avec elle pour contourner l'autorité civile – et c'était précisément pour empêcher cela qu'Oscar Saint-Just lui avait attribué Érasme Fontein pour commissaire. Fontein était l'un des meilleurs éléments du Service de sécurité, pourtant il avait l'air d'un parfait incompétent. L'idée, que Pierre avait approuvée, était que McQueen se sentirait relativement peu menacée (et serait donc moins sur ses gardes) si l'individu envoyé pour la surveiller était un imbécile, et Fontein s'était donné du mal pour la convaincre qu'il ne valait pas mieux qu'il n'en avait l'air. Et apparemment il y avait réussi, du moins jusqu'à ce que le besoin d'arrêter les niveleurs lui impose de jeter le masque et d'agir décisivement en coopération avec elle. Toutefois elle avait quand même pris suffisamment de précautions pour parvenir à lui cacher ce plan d'urgence. Non pas partiellement, mais complètement. Il avait transmis un rapport dans lequel il ne se ménageait pas, admettant avoir été pris totalement par surprise. Pierre appréciait sa franchise : bon nombre d'autres agents auraient été trop occupés à se couvrir pour tirer les bonnes conclusions et les mettre en lumière, mais Fontein était un professionnel. Il s'était assuré que ses supérieurs en verraient bien les conséquences, et Pierre prenait son avertissement au sérieux. Si elle s'était donné la peine de feindre aussi bien face à un homme qu'elle considérait comme un imbécile, elle se montrerait plus prudente encore avec des gens dont elle savait qu'ils n'étaient pas idiots. Et c'est pourquoi son comportement irréprochable inquiétait Pierre presque plus que des efforts immédiats pour se forger une base de pouvoir personnelle. Malgré ce qu'il avait dit à Cordélia, il savait qu'Esther McQueen pouvait se révéler une arme à double tranchant, et il n'avait pas l'intention de perdre ses doigts sous sa lame. Mais il avait aussi découvert qu'il était facile pour une personne dans sa position de sombrer dans l'immobilisme, même devant un désastre, à force de tout calculer et de craindre des dangers potentiels qui ne se matérialiseraient peut-être jamais. Il lui sourit donc et hocha la tête. « Nous aurions dû vous expliquer ce que nous avions en tête depuis des semaines, Esther, et je vous présente mes excuses pour avoir si longtemps tardé à vous mettre au courant. Évidemment, le travail que nous a demandé la gestion des retombées du coup d'État manqué a désorganisé tous nos plans, mais, pour être franc, quelques considérations politiques entraient aussi en ligne de compte. Je suis sûr que vous vous en doutez, tous les membres du comité ne sont pas exactement emballés à l'idée d'offrir une représentation directe aux militaires dans nos rangs. — Je peux admettre leur manque d'enthousiasme sans le croire justifié, répondit sereinement McQueen. Aucune personne sensée ne s'attendrait à ce que vous-même le croyiez. » La voix de Pierre était tout aussi sereine, et leurs regards se croisèrent comme ceux d'escrimeurs testant la garde de l'adversaire. Ce n'était pas précisément un affrontement de volontés, mais cela s'en approchait plus que la façon dont quiconque à l'exception de Cordélia osait regarder Pierre depuis plus d'un an T, et il ressentit un certain plaisir au choc de leurs fleurets. « Toutefois, ce préjugé existe, poursuivit-il, et je voulais laisser les choses se tasser un peu avant de vous intégrer complètement à notre équipe. — Puis-je en déduire que les choses se sont bel et bien tassées ? — Vous pouvez », acquiesça Pierre. Il ne voyait aucune raison d'ajouter que, vu sa popularité auprès de la foule, sa nomination au comité – bien qu'à usage purement décoratif jusque-là – y avait joué un rôle majeur. Seul un imbécile (ce qu'elle n'était manifestement pas) aurait pu manquer de s'en rendre compte, mais il gagnerait à la convaincre qu'il la jugeait assez naïve pour le croire persuadé qu'elle l'ignorait. « En fait, si vous n'aviez pas sollicité cette réunion, je vous aurais demandé de vous joindre à Oscar et moi demain ou après-demain. » Elle se carra dans son fauteuil, haussa le sourcil sans un mot, et il sourit. Mais son sourire finit par disparaître et il reprit d'une voix beaucoup plus grave en se penchant en avant : « La tentative de coup d'État des niveleurs a mis au jour un nouveau problème et en a souligné une fois de plus d'autres dont nous connaissions l'existence. La nouveauté, c'est que les niveleurs ont réussi à infiltrer le comité lui-même. Sur le plan militaire, ils n'auraient pas pu installer leurs bombes ou saboter notre réseau de commandement sans aide de l'intérieur et, d'un point de vue politique, ils devaient forcément compter sur l'intervention de quelques membres de l'actuel comité sur l'holovision pour légitimer leur putsch après la fin des combats. Je suis sûr qu'ils auraient pu se contenter d'obtenir quelques orateurs obéissants en nous plaquant un pulseur sur la tempe, mais si les niveleurs de base sont des illuminés, LeBoeuf et ses lieutenants étaient intelligents et dangereux. D'après moi — et Oscar partage mon opinion —, ils n'auraient jamais agi sans être assurés du soutien volontaire à long terme d'au moins une partie du comité. Hélas, nous n'avons pas réussi à identifier ces personnes, ce qui signifie que nous avons un grave problème de sécurité interne dont nous ignorions tout jusqu'alors. » Les agents d'Oscar y travaillent, dit Pierre en désignant Saint-Just de la tête. Nous n'avons pas encore grand-chose à nous mettre sous la dent, mais ils continueront de creuser jusqu'à trouver les taupes. Entre-temps, nous envisageons de réduire la taille du comité de façon spectaculaire. Pour l'instant, nous pensons diminuer son effectif de moitié. Nous ne pouvons pas prendre de mesure aussi drastique immédiatement, bien sûr, et nous ne pouvons pas jurer que tous les éléments peu fiables seront éliminés avec la purge le moment venu. Ce que nous pouvons prévoir en revanche, c'est de garder les gens en qui nous avons le plus confiance. » Il s'interrompit quelques instants pour observer le visage de McQueen. Ce qu'il venait de dire revenait presque à lui promettre qu'elle resterait membre du comité dans sa nouvelle version allégée, mais elle ne donnait pas l'impression de s'en rendre compte. À part une légère moue et un petit hochement de tête, son expression calme et attentive ne bougeait pas. « Comme je le disais, cette menace devra encore attendre un moment, reprit-il, mais nous pouvons commencer à nous occuper des problèmes que nous connaissions déjà. Entre nous, les Manties et les Législaturistes, nos armées ont beaucoup souffert, Esther. Pour les Manticoriens au moins, c'est leur rôle naturel que d'essayer de nous battre, mais nous avons mis du cœur à castrer notre propre flotte à leur place — et j'inclus le comité et le Service de sécurité dans ce "nous". Eh bien, il est temps de cesser de reprocher ses échecs à la Flotte et d'admettre qu'elle a des problèmes que nous avons créés. Des problèmes que nous voulons que vous résolviez. » Malgré sa maîtrise d'elle-même, McQueen ouvrit de grands yeux surpris. Elle ne s'attendait pas à tant de franchise sur le front politique, encore moins à cet aveu direct de responsabilité dans le désordre où se trouvait la flotte. La brièveté même de cette confession lui donnait plus de poids encore, et elle s'imposa de réfléchir quelques secondes avant de répondre. « Je ne vous contredirai pas sur ce point, citoyen président, dit-elle enfin, délibérément formaliste. Je ne l'aurais sans doute pas dit moi-même — pas explicitement, en tout cas — parce qu'il serait déplacé qu'un officier en service actif fasse une déclaration aussi... franche, mais je suis très heureuse de vous l'entendre dire. Si monsieur Saint-Just et vous le croyez réellement et si vous êtes prêts à me soutenir, je pense pouvoir commencer à réparer les pires dégâts. Toutefois, je serai honnête avec vous sans une certaine liberté d'action, je n'obtiendrai que des résultats limités. » Elle s'arrêta, sentant la sueur lui picoter légèrement le haut du front tandis qu'elle s'engageait ouvertement. Elle venait d'aller un peu plus loin encore que Pierre et le savait, mais son visage n'en trahissait rien. « Je vois », murmura Pierre. Il regarda brièvement Saint-Just puis reporta son attention sur McQueen. « Avant d'en venir aux sphères d'autorité et à l'action, il serait peut-être judicieux de nous assurer que nous sommes d'accord sur ce qu'il faut réparer. Et si vous nous disiez ce que vous considérez comme nos pires faiblesses militaires ? » Le terrain devenait glissant, mais McQueen ressentit quelque chose comme la poussée d'adrénaline liée au combat. Et, malgré toute son ambition, elle était amiral : elle avait passé des décennies à apprendre son métier, et la Flotte représentait toute sa vie. Quoi qu'il advienne, on lui offrait l'occasion de défendre le cas de la Flotte devant la paire d'oreilles qui comptait vraiment, et elle regarda l'homme le plus puissant de la République populaire droit dans les yeux en saisissant cette chance. « Notre plus gros problème, dit-elle clairement, c'est que nos officiers font preuve d'autant d'initiative qu'un cadavre de trois jours. Je me rends bien compte que les militaires doivent répondre de leurs actes devant l'autorité civile. Cela faisait déjà partie de notre credo du temps des Législaturistes, et c'est encore plus vrai aujourd'hui qu'à l'époque. Mais il existe une différence entre obéir aux ordres et être terrifié au point de ne pas pouvoir agir sans ordre et, très franchement, le Service de sécurité est allé trop loin. » Ses yeux verts pivotèrent pour croiser calmement ceux de Saint-Just, sans ciller. « Les pressions que subissent tous les membres de notre personnel, mais plus particulièrement nos officiers, sont trop importantes. On peut conduire des hommes et des femmes à se soumettre, mais une flotte a besoin de dirigeants et de sens de l'initiative plutôt que d'obéissance aveugle. Je ne parle pas de désobéir aux directives issues des hautes autorités; je parle d'officiers supérieurs exerçant leur faculté de décision lorsque survient une situation que leurs ordres n'ont pas prévue. La récente tentative de coup d'État offre l'exemple le plus flagrant des faiblesses que génère le manque d'initiative. Laissez-moi vous rappeler que, même lorsque les niveleurs ont commencé à faire sauter leurs engins nucléaires au cœur de La Nouvelle-Paris, pas un officier supérieur de la flotte stationnée dans le système n'a bougé pour m'aider. Ils avaient peur — peur que quelqu'un pense qu'ils soutenaient les insurgés de sorte que, même s'ils survivaient au combat, SerSec les attendrait pour les exécuter une fois la fumée dispersée. » Elle s'interrompit pour reprendre son souffle, et Pierre sentit la colère en lui. Mais il s'imposa de réfléchir à la cause de cette colère, et il eut une grimace amère. C'était le ton qu'elle avait employé autant que ce qu'elle avait dit, comprit-il. Elle n'exprimait aucune hargne car sa voix était calme. Elle ne lui faisait même pas la leçon. Mais elle ne s'excusait pas non plus, et on lisait une passion véritable dans ses yeux. Eh bien, tu lui as demandé de te dire ce qui n'allait pas, non ? Si tu n'aimes pas ce que tu entends, à qui la faute ? À elle ? Ou à ceux qui ont créé les problèmes? Il n'aimait guère les réponses qui se présentaient à son esprit, mais il avait souhaité lui confier ce poste parce qu'elle pourrait justement changer les choses pour le mieux, or elle pourrait difficilement le faire si elle était incapable d'identifier les problèmes. Seulement, il n'avait pas l'habitude qu'on lui expose la situation de la Flotte aussi brutalement, et il n'avait pas prévu que l'entendre serait si douloureux. « Le manque d'initiative fait indéniablement partie des problèmes que j'avais déjà identifiés, lui dit-il d'une voix délibérément neutre. Toutefois, à votre ton, je dirais que vous en voyez d'autres encore. — Citoyen président, je pourrais vous entretenir pendant des heures de toutes nos difficultés, répondit-elle franchement. La plupart peuvent cependant être aplanies par des officiers assurés du soutien de leurs supérieurs et convaincus que des erreurs de bonne foi - non pas des trahisons, mais de simples erreurs - ne leur vaudront pas d'être fusillés ou de voir leur famille emprisonnée. Le manque d'initiative n'est qu'un symptôme du véritable problème, monsieur. Nos officiers sont trop occupés à regarder par-dessus leur épaule pour se concentrer sur l'ennemi. Non seulement ils ont peur d'agir de leur propre chef, ils ont aussi peur de ne pas suivre des ordres dont ils savent qu'ils ne sont plus adaptés quand ils les reçoivent. Et, en dehors de toute autre considération, exécuter des officiers qui ont fait de leur mieux et échoué signifie également qu'ils n'auront pas l'occasion de tirer l'enseignement de leurs échecs. La bonne conduite d'une guerre exige des militaires professionnels sûrs d'eux et du soutien de leur hiérarchie. Pour l'instant, nous nous efforçons encore de retrouver le niveau de qualification d'avant le coup d'État, et nous n'avons pas confiance en nous, en la qualité de nos armes ni - désolée, mais je dois le dire - dans le soutien de nos dirigeants civils. » Elle se renfonça dans son fauteuil, consciente soudain d'être allée plus loin et d'avoir parlé plus franchement qu'elle n'en avait l'intention en entrant dans cette pièce. Et elle l'avait fait sans même penser aux conséquences possibles sur sa propre position, s'étonna-t-elle. Les événements des six dernières années l'avaient probablement rongée plus encore qu'elle ne le croyait, car ses mots étaient sortis du cœur et, ambition ou non, elle les pensait tous sans exception. Mais le silence des deux hommes la ramena vite sur terre, et elle serra le poing droit sous la table en se maudissant pour avoir perdu le contrôle de sa langue. Était-elle arrivée si loin pour gâcher ses chances à la dernière minute ? Pierre regarda Saint-Just d'un air interrogateur, et le responsable du Service de sécurité fronça les sourcils. Puis il eut un haussement d'épaules si imperceptible que seul quelqu'un qui le connaissait bien pouvait le déceler. Il hocha légèrement la tête, et Pierre se tourna de nouveau vers McQueen. « Croyez-moi ou non, je suis d'accord avec vous », dit-il tranquillement avant d'esquisser un sourire au moment où, malgré tous ses efforts, les épaules de l'amiral s'affaissaient de soulagement. « En même temps, toutefois, je dois vous avertir que tous les membres du comité - même dans la version allégée que nous prévoyons - ne partageront pas cette analyse. Et, pour être tout à fait honnête, j'ai de sérieuses réserves quant à l'ampleur des mesures que nous pouvons prendre, du moins à court terme, concernant les problèmes que vous avez identifiés. De toute évidence, vous seriez favorable au retour à une chaîne de commandement militaire plus classique, mais il reste quelques éléments peu fiables dans la Flotte - ne serait-ce que parce que notre politique actuelle les a créés. Je crains que nous ne nous soyons enfermés dans une impasse dont nous ne pourrons pas sortir du jour au lendemain. » Il l'admit sans même ciller, et McQueen sentit ses lèvres esquisser un bref sourire amer aux termes qu'il avait choisis. Une « chaîne de commandement militaire classique », en effet. Eh bien, c'était une autre façon de dire qu'elle voulait passer les commissaires du peuple par le sas extérieur le plus proche. À moins qu'elle ne les tasse dans ses tubes lance-missiles pour les envoyer sur l'ennemi, où ils pourraient réellement contribuer un peu à l'effort de guerre! Elle se laissa aller à imaginer une bordée complète d'Érasme Fontein pendant une glorieuse seconde puis se secoua mentalement. Elle rêverait éveillée plus tard. Pour l'instant, elle devait se concentrer sur la question qui les préoccupait. « Je me rends compte que nous ne pouvons pas tout changer dans la seconde, dit-elle, mais nous ne pouvons pas non plus nous permettre d'attendre trop longtemps avant de commencer à opérer des changements. Les transferts de technologie que nous obtenons de la Ligue solarienne devraient aider à rétablir une certaine confiance en notre armement, mais la supériorité technique des Manties n'explique pas à elle seule pourquoi ils nous repoussent. Leurs officiers réfléchissent par eux-mêmes. Ils modifient et adaptent leurs plans dans le cadre des directives qu'on leur a données au lieu de suivre à la lettre des ordres qui peuvent ne plus être logiques face à l'évolution de la situation. Et quand un de leurs amiraux donne un ordre, il le fait tout seul. Il n'a pas de permission à demander, il sait qu'il sera obéi par ceux à qui il s'adresse et qu'il ne sera pas fusillé par ses supérieurs si jamais il commet une erreur. » Elle regarda les deux hommes en se demandant si elle voulait vraiment aller au bout de son argument, puis haussa intérieurement les épaules. Si sa franchise devait tout gâcher, c'était déjà fait, alors autant mourir pour quelque chose. « Voilà ce qui donne réellement l'avantage à l'ennemi contre nous, messieurs, dit-elle carrément. Les officiers manticoriens ne font face qu'à un adversaire. » Pierre fit basculer son fauteuil d'avant en arrière pendant quelques secondes, puis il inclina la tête de côté. « Je pense que nous sommes globalement d'accord sur la... nature du problème, fit-il sur un ton qui suggérait qu'il serait sans doute bon de ne pas insister plus avant sur les erreurs passées. Ce que j'aimerais entendre, c'est de quelle façon vous proposeriez de modifier le système actuel pour l'améliorer. — J'aimerais avoir l'occasion d'y réfléchir plus longuement, de préférence en compagnie d'un petit groupe de travail à la fois militaire et politique, avant de me lancer dans des propositions détaillées, répondit prudemment McQueen. — Je comprends. Mais dites-nous par quoi vous commenceriez. — Très bien. » Elle inspira profondément avant de se jeter à l'eau. « La première mesure que je prendrais serait d'abandonner officiellement la politique de "responsabilité collective". Fusiller quelqu'un pour ses erreurs, c'est une chose, mais, à mon avis, fusiller des gens juste parce qu'ils sont parents avec quelqu'un qui s'est planté étrangle l'esprit d'initiative et est activement contre-productif en termes de loyauté envers l'État. » Deuxièmement, j'examinerais de près le dossier de tous les officiers au-dessus du grade de commodore ou général de brigade. Je les évaluerais selon quatre critères : compétence, agressivité, loyauté envers le comité et capacité à mener des hommes. Le panachage idéal précis fait partie des éléments que je souhaiterais examiner avec le groupe de travail dont je vous parlais, et dans la mesure où ces qualités sont liées, l'évaluation devrait se faire sur une base individuelle, mais cela nous donnerait un prétexte pour éliminer le bois mort. Et du bois mort, il y en a, messieurs. Nous sommes peut-être à court d'officiers, mais il vaut mieux opérer en sous-effectif que nous encombrer d'incompétents. » En troisième lieu, je retirerais les commissaires du peuple de la chaîne de commandement. » Elle vit Saint-Just se raidir mais poursuivit avant qu'il puisse protester. « Je ne propose pas qu'on les débarque des vaisseaux... (après tout, vous avez bien dit qu'il fallait commencer doucement, n'est-ce pas, citoyen président?) et je ne suggère pas non plus qu'ils cessent de représenter directement le comité. Mais si fiables soient-ils idéologiquement, ils ne sont pas tous compétents pour juger des mérites militaires d'un plan de bataille et d'ordres. Et s'il faut être honnête, certains ont des comptes personnels à régler sans rapport avec les réalités opérationnelles. Je propose simplement qu'on limite leur rôle à transmettre les instructions du comité et à superviser la politique globale des unités auxquelles ils sont attachés, sans que leur accord soit nécessaire pour donner des ordres ou monter un plan d'opérations. Si une divergence d'opinion existe entre un commissaire et un officier général, qu'il la signale à une autorité supérieure, mais, en attendant qu'une décision redescende, laissons le professionnel dont c'est le métier procéder aux choix opérationnels. Après tout (elle eut un mince sourire), si un amiral sait que son commissaire se plaint auprès de l'Amirauté, de SerSec et du comité, il réfléchira à deux fois avant de faire quelque chose de trop risqué. — Je ne sais pas... » Pierre se frotta le menton et regarda Saint-Just. « Oscar ? — Je ne dirais pas que l'idée m'emballe, répondit franchement celui-ci, mais nous avons invité l'amiral McQueen – Esther – à intégrer le comité parce que nous pensions avoir besoin du conseil d'un officier professionnel. Dans ces conditions, je ne veux pas la rejeter sans y avoir bien réfléchi. — Ça me semble raisonnable, acquiesça Pierre. Et ses autres recommandations ? — Elles sont logiques, fit Saint-Just. Remarquez, j'hésite sur la façon de procéder pour la question de la responsabilité collective. Je dois admettre que nous en sommes à un stade où elle offre de moins en moins de retombées positives, mais je suis aussi convaincu qu'elle demeure utile dans certains cas, et je me soucie de ce que la propagande manticorienne pourrait faire si nous admettons officiellement avoir jamais appliqué cette politique. Pourrions-nous l'interrompre sans faire d'annonce particulière ? Cela éviterait les éventuels dégâts de propagande, et le fait que nous avons cessé d'y recourir devrait se répandre rapidement dans les rangs. — Il s'agit de toute évidence d'une décision politique, fit McQueen, saisissant une occasion de céder du terrain et de paraître raisonnable. D'un point de vue purement militaire, je pense qu'une annonce serait bénéfique car elle marquerait la de cette pratique, et une déclaration officielle éliminerait beaucoup plus vite tout doute résiduel quant à nos intentions. D'autre côté, il y a effectivement là un matériau potentiel pour propagandistes ennemis. Madame Ransom devrait peut-être consultée. — Ça ne sera pas possible pendant au moins un mois ou deux, lui dit Pierre. Cordélia est en route pour Barnett. — Ah bon ? » Les antennes mentales de McQueen frémirent à cette nouvelle. Elle avait rencontré Thomas Theisman et respectait si palmarès même si elle ne le connaissait pas bien. Il lui avait to jours semblé un peu trop puritain sur le plan politique, toutefois D'après elle, aucun officier ne disposait de suffisamment pouvoir réel pour affecter les points décisifs d'une guerre moins d'avoir la carrure politique correspondant à son grade. Sous les Législaturistes, cela impliquait des liens familiaux des débiteurs; sous le nouveau système, il existait des chemins plus directs, mais Theisman n'avait jamais visé le pouvoir politique, quelles que soient les règles du jeu. Néanmoins, ile espérait que la visite de Ransom à Barnett ne signifiait pas qu'elle s'apprêtait à faire « disparaître » Theisman. La Flotte avait besoin de tous les officiers qui pouvaient motiver au bien leurs troupes, et surtout besoin de lui là où il était si elle comptait tenir le système assez longtemps pour faire une différence. « Oui », confirma Pierre. Puis il eut un sourire pincé. « autant reconnaître que la voir au loin pour quelques semaines, n'est peut-être pas tout à fait une mauvaise chose. Vous avais sûrement remarqué que la Flotte n'est pas précisément son institution favorite ? — Je le crains, oui, répondit McQueen sur un ton soigneusement neutre. — Eh bien, je m'attends à ce qu'elle nous fasse une crise en entendant ce que vous avez en tête, fit Pierre, presque philosophe. Et nous allons avoir besoin du soutien de son ministère, pas seulement de son assentiment, si nous voulons que ça marche. Il va donc falloir lui faire changer d'avis d'une façon ou d'une autre. — Dois-je en déduire que vous avez l'intention de soutenir les changements que j'ai suggérés ? » s'enquit McQueen, de plus en plus prudente. Pierre sourit à nouveau. « Je ne suis pas certain d'être d'accord sur tout, dit-il franchement. Je pense que ce groupe de travail que vous voulez réunir est une excellente idée, et je voudrais qu'Oscar et vous en nommiez chacun la moitié des membres. Mais même s'il appuie toutes vos propositions, ce n'est pas moi qui les défendrai. C'est vous la... citoyenne ministre de la Guerre. — Minis... ? » McQueen parvint à s'interrompre avant de répéter bêtement le titre, et Pierre hocha la tête. « Le citoyen ministre Kline fait partie des membres du comité dont Oscar et moi mettons en doute la loyauté, admit-il. Dans ces conditions, j'estime que nous pouvons nous passer de ses services et, si vous devez affronter Cordélia, il vous faudra un titre en conséquence. » McQueen acquiesça, ses yeux verts brillant malgré le contrôle de fer qu'elle exerçait sur elle-même, et il fronça légèrement les sourcils. « Néanmoins, citoyenne ministre, gardez à l'esprit que votre nomination est provisoire », ajouta-t-il sur un ton beaucoup plus froid. Elle acquiesça de nouveau. Bien sûr que c'était provisoire. Forcément. Ils ne lui feraient sûrement pas confiance avant de l'avoir jugée suffisamment docile, mais ça lui convenait. Même une nomination provisoire la mettrait dans une position depuis laquelle elle pourrait bel et bien rectifier certains des problèmes de la Flotte, et si Robert Pierre voulait jouer au dompteur avec elle, ça ne gênait pas Esther McQueen. Laissons-les donc décider que je suis bien gentille et docile, songea-t-elle tout en adressant un sourire franc mais calme au président du comité de salut public. Après tout, combien de dompteurs approchent un lion sauvage d'assez près pour qu'il les dévore ? CHAPITRE SEPT « Bonjour, milady. » Andreas Venizelos se retourna pour saluer d'un sourire Honor qui sortait de l'ascenseur du pont d'état-major, flanquée d'Andrew LaFollet. Son chef d'état-major la connaissait déjà du temps où elle n'était que le capitaine de frégate Harrington, sans titre ni responsabilités féodales, mais il s'était adapté à la présence de ses hommes d'armes sans faire d'histoires. En fait, LaFollet et lui étaient bien partis pour devenir amis, et Honor s'en réjouissait. Nimitz tenait sa position normale, mi-debout sur l'épaule de sa compagne. Comme ses tuniques graysoniennes, ses vestes d'uniforme étaient faites d'un matériau assez solide pour résister à un tir de pulseur — non qu'elle craignît que des assassins se cachent sur son pont d'état-major, mais parce que les griffes de Nimitz l'imposaient. Celles de ses « pieds » s'enfonçaient au niveau de son omoplate, et ses membres intermédiaires s'appuyaient sur son épaule pendant qu'il regardait autour de lui, l'œil brillant et curieux, pourtant ses griffes pareilles à des cimeterres, qui auraient bien vite réduit en lambeau une étoffe plus fragile, n'y laissaient même pas de trace. Ce qui n'était pas plus mal, se dit-elle avant de sourire en pensant à la réaction qu'aurait MacGuiness devant ce genre de carnage. Nimitz capta son amusement et émit un blic rieur — qu'il ponctua en agitant gaiement le bout de sa queue — en tirant cette image des pensées d'Honor. Comme elle, le chat sylvestre allait mieux depuis quelques jours. Dans le cas d'Honor, c'était grâce à l'éloignement de l'énigme que le comte de Havre-Blanc avait fini par représenter et, en un sens, c'était également pour cela que l'humeur de Nimitz s'était améliorée. Il demeurait un écho discret dans ses émotions — le sentiment que tout n'était pas parfaitement au diapason — mais, dans l'ensemble, le retour à un environnement familier et à des défis nouveaux mais qu'elle comprenait avait rétabli son équilibre et émoussé les pointes émotionnelles que Nimitz ne parvenait pas à comprendre. Aucun d'eux n'était bête au point de penser le problème résolu mais, à l'inverse d'Honor, Nimitz savait laisser les soucis se régler tout seuls sans se précipiter à leur rencontre. « Bonjour, Andy », répondit Honor avec un signe de tête à l'adresse de son chef d'état-major, avant de se diriger vers son confortable fauteuil de commandement et d'effleurer le clavier des doigts pour allumer sa console. L'écran plat et les affichages holo s'éveillèrent à la vie autour d'elle, présentant le statut complet de son escadre — ou du moins des unités déjà présentes — en un seul coup d'œil, et elle en conçut un sentiment de satisfaction. Il n'y avait pas grand-chose à voir puisque tous ses bâtiments se trouvaient encore en orbite de garage autour de Grayson, mais elle se carra un moment dans le fauteuil pour observer le trafic routinier de petits vaisseaux faisant la navette entre eux et la planète ou d'un bâtiment à l'autre. Elle prenait un plaisir presque sensuel à regarder son escadre vivre et respirer. Bizarrement, c'était même plus satisfaisant que lorsqu'on lui avait confié la première escadre de combat de la FSG et le commandement de pas moins de six supercuirassés. Un seul de ces vaisseaux prodigieux pesait trois fois plus que son escadre actuelle tout entière, mais c'était peut-être là la différence. Les supercuirassés étaient bel et bien prodigieux, et leur puissance, leur lourdeur et leur majesté ne valaient pas le répondant d'une escadre de croiseurs alertes. Il s'agissait probablement du meilleur commandement d'escadre qu'elle aurait jamais, comprit-elle soudain — à moins peut-être d'avoir un jour la chance de commander sa propre escadre de croiseurs de combat. Les croiseurs lourds étaient des unités puissantes, trop précieuses pour qu'on les gaspille à des tâches secondaires, et néanmoins assez petites et nombreuses pour qu'on les sollicite beaucoup... ou qu'on les risque. Les escadres comme celle-ci avaient toujours quelque chose à faire, et ceux qui les commandaient jouissaient d'un degré de liberté et d'indépendance de la hiérarchie qu'aucun vaisseau du mur ne connaîtrait jamais. Les bâtiments de ligne devaient rester concentrés en des points stratégiques cruciaux, mais les croiseurs étaient les yeux et les oreilles de la Flotte, et ses doigts aussi. Ils étaient beaucoup plus susceptibles d'être détachés pour des opérations indépendantes, et elle se réjouissait à l'avance de transformer ses bâtiments en une unique force cohérente qu'elle manierait aussi facilement et naturellement que le sabre Harrington. Elle sourit à cette image et fit pivoter son fauteuil, tournant le dos à ses écrans pour observer son état-major. Elle avait une demi-heure d'avance pour la conférence matinale habituelle, et la plupart de ses officiers s'occupaient à des tâches de routine ou vérifiaient une ultime donnée pour les briefings à venir. Comme les vaisseaux de son escadre, son état-major reflétait la nature composite de la force qu'ils allaient rejoindre. Toutefois, à la différence de l'ancien état-major de sa première escadre de combat, elle avait personnellement sélectionné chacun des membres de son équipe actuelle, soit sur la base d'une expérience précédente avec eux, soit sur les conseils du commodore Justin Ackroyd, chef du bureau du personnel de la FSG. Elle connaissait vraiment très bien Venizelos, évidemment, et elle posa les yeux sur lui en prenant soin de dissimuler l'affection qu'elle lui portait tandis qu'il se penchait par-dessus l'épaule du capitaine de corvette McGinley pour discuter d'un détail sur l'affichage de l'officier opérationnel. Honor entendait à peine le murmure ferme et tranquille de sa voix et sourit au souvenir de l'officier réservé, désespérément indifférent, le visage inexpressif, qu'elle avait emmené à Basilic tant d'années auparavant. Il avait beaucoup changé depuis, pourtant il gardait la même aisance — et le même physique avantageux —, et sa petite taille n'était pas un handicap au milieu d'une population graysonienne globalement dans le même cas. D'ailleurs, il aurait sans doute préféré que cela pose un problème car, dans la mesure où il naissait trois filles pour un garçon sur Grayson, les femmes se montraient beaucoup plus agressives — à leur façon — ici que dans le Royaume stellaire et, d'après les rapports que MacGuiness faisait à Honor, Venizelos était obligé de repousser vigoureusement les belles du cru. Elle étouffa un petit rire parfaitement déplacé à cette idée et reporta son attention sur l'officier opérationnel. Comme Venizelos, Marcia McGinley était manticorienne mais, contrairement à lui — et à Honor, d'ailleurs —, elle portait l'uniforme graysonien. Le capitaine de corvette, une femme brune et svelte aux yeux gris, avait à peine trente-sept ans et était donc très jeune pour son grade dans la FRM mais, comme beaucoup d'officiers manticoriens « prêtés ^> à la FSG (y compris une certaine Honor Harrington), elle avait rapidement monté les échelons dans sa flotte d'adoption. Selon le commodore Ackroyd, qui avait lui-même choisi McGinley comme l'un des trois candidats possibles au poste d'officier opérationnel auprès d'Honor, elle était aussi très douée pour son travail. D'après ce qu'Honor en avait vu jusque-là, il ne s'était pas trompé sur les compétences de la Manticorienne, et l'officier opérationnel semblait aussi devoir être l'un des boute-en-train de l'état-major pendant les périodes de repos. Le capitaine de frégate Howard Latham, son officier de com, était l'officier graysonien le plus gradé de son état-major, et il était aussi vieux pour son grade (en tant que Graysonien) que McGinley était jeune (pour une Manticorienne). Non que ses états de service aient jamais été moins qu'exemplaires, car la faiblesse relative de son grade était exclusivement due aux graves blessures qu'il avait subies lors d'un accident de navette six ans avant que Grayson ne rejoigne l'Alliance. La science médicale graysonienne de l'époque avait fait de son mieux, mais cela n'avait pas suffi pour empêcher les séquelles de couper court à une carrière très prometteuse. Mais une fois que Grayson avait signé le traité d'alliance, la médecine moderne avait pu intervenir rétroactivement et fait beaucoup pour réparer ses jambes handicapées « irrécupérables ». La guérison complète, hélas, avait échappé aux docteurs manticoriens — notamment parce que le processus de cicatrisation était si éloigné. Pour rectifier réellement tout ce qui n'allait pas, il leur aurait fallu détruire à nouveau ses jambes pour recommencer de zéro, et Latham était un officier de trop grande valeur pour qu'on le cantonne à l'hôpital deux années de plus. De profondes rides de douleur encadraient sa bouche et il se déplaçait avec raideur, mais même déclaré invalide et remercié par la Flotte, il avait continué à travailler depuis son fauteuil roulant comme consultant civil pour la FSG. À son retour en service actif, il avait passé deux ans à travailler avec la FRM pour mieux associer la capacité de communication supraluminique des alliés aux capacités tactiques et opérationnelles à l'échelle d'une escadre, et son affectation présente constituait certainement une dernière étape dans sa carrière avant qu'on ne lui accorde son premier commandement de vaisseau stellaire. Honor ignorait s'il s'en rendait compte, mais en tout cas elle était bien contente de le compter dans son équipe. À cinquante-cinq ans, le lieutenant de vaisseau Georges LeMoyne, son officier en charge de la logistique et de l'approvisionnement, était le membre le plus âgé de son état-major, mais quiconque aurait pensé que son grade peu élevé reflétait un manque de compétence ou de médiocres prestations se serait lourdement trompé. LeMoyne avait rejoint la Flotte royale manticorienne juste après le lycée (pour avoir perdu un pari, selon ses dires). Malgré une formation initiale de pilote de petits bâtiments, il était rapidement passé à la construction navale et avait été affecté au commandement logistique de ConstNav où, malgré son absence de formation universitaire, il avait régulièrement grimpé les échelons grâce à ses compétences. Deux années T avant le début de la guerre, il avait atteint le grade de major et obtenu l'équivalent d'au moins trois diplômes de troisième cycle, et ConstNav, dirigé par l'amiral Cortez, lui avait offert le statut d'officier avant de l'affecter au groupe de liaison avec le commandement logistique de Grayson. Sa prestation là-bas avait plus que justifié la foi que ConstNav avait en lui, et Honor savait qu'elle n'arriverait pas à le garder plus d'un an T avant qu'il ne soit promu capitaine de corvette et réaffecté sur l'un des trois principaux chantiers navals du système binaire de Manticore. Le capitaine de corvette Anson Lethridge, l'astrogateur, était le seul membre de l'équipe d'Honor à n'être ni graysonien ni manticorien. Lethridge venait de la République d'Erewhon et appartenait à la flotte d'Erewhon. Cheveux et yeux noirs, il était trapu et costaud. C'était aussi l'un des hommes les plus laids qu'Honor eût jamais vus, avec ses traits bruts et un front bas qui, associés à des épaules larges et de longs bras, lui donnaient un air lourdaud et presque bestial, à mille lieues de son esprit vif et de son énergie inépuisable, et elle se demandait pourquoi il n'avait jamais eu recours au biosculpt. Manifestement, il était sensible à sa propre apparence car il se donnait la peine de faire systématiquement de l'autodérision en plaisantant sur son physique. Ses saillies souvent très drôles avaient toutes un fond amer et mordant, dont Honor se demandait parfois si le reste de son équipe le percevait aussi clairement qu'elle. Évidemment, elle avait passé vingt ou trente ans T à se croire laide elle-même, et elle compatissait presque douloureusement avec lui. Mais quels que soient ses problèmes par ailleurs, c'était un astrogateur de première qualité, qui jonglait avec les trajectoires et les temps de trajet avec une aisance qu'Honor ne pouvait que lui envier. Elle l'observait maintenant tandis qu'il regardait des vecteurs changer sur son affichage à mesure qu'il modifiait les valeurs et variables d'entrée. Étrange, songea-t-elle, comme les apparences extérieures peuvent souvent être totalement trompeuses. De tous les officiers de son état-major, l'astrogateur au physique de brute était presque certainement le plus doux... malgré ses efforts pour le cacher. Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent à nouveau dans un sifflement, détournant son regard de Lethridge, et un petit sourire affectueux toucha ses lèvres à l'entrée de l'officier de santé le plus gradé de son escadre. Le médecin en chef de deuxième classe Fritz Montoya était le toubib de l'Alvarez et n'appartenait techniquement pas à son état-major, mais elle avait spécifiquement demandé son affectation sur le vaisseau et insistait pour le faire participer aux réunions d'état-major. Normalement, un médecin aussi expérimenté et compétent aurait dû se trouver dans le Royaume stellaire et faire partie du personnel d'un des principaux hôpitaux, ou encore se voir affecté sur l'un des vaisseaux hôpitaux suréquipés du train d'escadre. Certains officiers généraux auraient pu se demander pourquoi il n'était pas sur l'un de ces postes et hésiter à accepter ses services de crainte de découvrir qu'il y avait une bonne raison pour que personne d'autre ne veuille de lui. Mais Honor connaissait Montoya depuis plus de douze ans et savait que, depuis la dernière fois où ils avaient servi ensemble, il avait systématiquement évité la promotion à la première classe qui l'aurait retiré des déploiements habituels et précisément fait affecter dans l'hôpital d'une base ou sur un vaisseau hôpital. Elle doutait qu'il puisse encore éviter bien longtemps d'ajouter une quatrième bande à sa manche mais, en attendant, elle l'avait attrapé et ne comptait pas le lâcher, quoi qu'en dise PersNav. Car en plus d'être l'un des meilleurs médecins qu'elle connût (comme elle pouvait en témoigner par expérience douloureuse), c'était un ami. Et son statut d'officier de santé le mettait en dehors de la chaîne de commandement normale, ce qui lui donnait un point de vue objectif qu'elle avait trouvé utile par le passé. Le très jeune capitaine de corvette qui arrivait en compagnie de Montoya sur le pont était le dernier des membres manticoriens de l'équipe. Sa troisième bande était si récente qu'elle étincelait, mais Honor avait connu Scotty Tremaine au grade d'enseigne de deuxième classe et, malgré son aversion profonde pour tout ce qui ressemblait à du favoritisme, elle avait veillé de son mieux sur sa carrière. Elle devait bien ça à la Flotte en remerciement aux officiers tels que son premier commandant et l'amiral Courvosier qui avaient veillé sur sa carrière à elle, et elle savait tout du professionnel compétent que cachait son personnage de boute-en-train. Elle était heureuse de l'avoir obtenu pour officier électronique d'état-major, bien que, elle le savait, il eût quelques réserves sur le poste — non sur le fait de servir sous ses ordres mais sur le travail en lui-même. Tout d'abord, Tremaine était un spécialiste des bâtiments légers qui se sentait plus à l'aise en tant qu'officier du hangar d'appontement ou en charge des opérations de vol pour une escadre de BAL. Là-bas, il était dans son élément, et il aurait préféré y rester... et c'était une des raisons pour lesquelles Honor l'avait choisi pour ce poste. Solliciter un peu son cerveau et le pousser à voir autre chose que ses chers bâtiments légers ne lui ferait pas de mal. Cette expérience lui serait utile un jour, et sa vivacité intellectuelle l'aiderait — ainsi qu'Honor — à définir avec elle l'étendue exacte de ses responsabilités. Ils ne seraient pas les seuls officiers de la FRM à travailler sur la question, et Honor savait que d'autres l'aborderaient avec des préjugés négatifs. Elle les comprenait tout en rejetant leurs doutes... et pas uniquement parce qu'elle était devenue aussi graysonienne que manticorienne. Certes, l'idée de créer un poste d'état-major pour un officier en charge de coordonner les systèmes de guerre électronique d'une escadre ou d'une force d'intervention, si logique soit-elle, n'était jamais venue à la FRM, qui avait toujours considéré ce genre de tâche comme relevant des responsabilités de l'officier opérationnel. La plupart des autres flottes faisaient de même, mais les Graysoniens, persistant dans leur conduite iconoclaste, avaient décidé de séparer les fonctions. Ils avaient créé ce nouveau poste moins d'une année T auparavant, et il était donc en pratique aussi neuf pour Honor que pour tout autre officier manticorien, mais le bureau du personnel et le commandement des doctrines et formations, sous la responsabilité du commodore Reston, y avaient longuement réfléchi avant d'agir. Elle savait qu'ils l'envisageaient déjà avant qu'elle quitte Yeltsin pour reprendre l'uniforme de la FRM, ce qui lui donnait au moins un peu d'avance sur ses collègues manticoriens, dont beaucoup en étaient toujours à grommeler contre les nouvelles idées d'amateurs inexpérimentés qui n'avaient pas le bon sens de comprendre qu'on ne change pas un système qui fonctionne très bien. D'après l'expérience d'Honor, c'était en général la première réaction de ceux qui s'accrochaient aux traditions uniquement parce qu'elles étaient « traditionnelles ». Cela aurait déjà suffi à lui faire donner sa chance à cette idée et, à l'image de quelques autres trouvailles hérétiques de la FSG, celle-ci semblait donner de bons résultats dans les faits —une conclusion que Scotty avait l'air de commencer à partager maintenant qu'il s'établissait dans ses nouvelles fonctions. Sous son regard, Tremaine traversa le pont jusqu'au deuxième membre le plus jeune de son état-major. Le lieutenant de vaisseau Jasper Mayhew, à vingt-huit ans T seulement, était son officier de renseignement et un lointain parent du Protecteur Benjamin, les cheveux acajou aussi épais que ceux de LaFollet et les yeux bleu ciel. Malgré son extrême jeunesse, Honor avait foi en ses compétences, d'autant qu'il avait été formé par le capitaine de vaisseau Grégory Paxton, qui occupait ce poste dans son état-major au sein de la première escadre de combat. De plus, Scotty et lui travaillaient ensemble sans accroc, comme des copains de longue date, et, bien qu'elle ne soit pas prête à l'admettre (en tout cas pas à portée de voix de Tremaine), elle plaçait la plus grande confiance dans le jugement de l'officier en électronique. Le capitaine de corvette Michael Vorland, l'aumônier, serait le seul membre de son état-major à manquer la réunion de ce matin. Petit homme élégant et dégarni aux doux yeux marron sous une mèche de cheveux blonds, Vorland portait d'antiques lunettes cerclées de fer et refusait obstinément de recourir aux méthodes chirurgicales que l'Alliance manticorienne avait introduites sur Grayson. D'un autre côté, sa correction était faible et Honor le soupçonnait de refuser d'abandonner les lunettes moins pour une question de préjugés dépassés que pour préserver un élément qui avait fini par faire partie de son uniforme avec le temps. Impossible de paraître plus doux, pourtant son air frêle dissimulait une force physique surprenante, et il savait au besoin dégager une impressionnante présence morale. Manifestement, il était également conscient que les Manticoriens de son état-major n'étaient pas tout à fait à l'aise avec sa fonction. La FRM n'avait pas d'aumôniers officiels, et il aurait été surprenant qu'il ne leur faille pas une période d'adaptation. En même temps, la Flotte graysonienne n'avait jamais fait sans aumôniers, et même le plus sceptique des Manticoriens devait bien admettre qu'une escadre mixte exigeait une présence cléricale. Honor aurait préféré faire à nouveau appel aux services d'Abraham Jackson, aumônier de la première escadre de combat sous ses ordres, mais Jackson avait été détaché du service actif et affecté dans l'équipe personnelle du révérend Sullivan et, bien que Vorland soit un homme très différent, elle sentait en lui la même force, la flexibilité et l'ouverture d'esprit qu'elle avait trouvées chez Jackson. À cet instant, il se trouvait quelque part dans le domaine Mackenzie plutôt qu'à bord de l'Alvarez, mais Honor pouvait difficilement lui reprocher son absence : son fils unique épousait ce jour-là sa troisième femme, et Vorland serait là pour conduire la cérémonie. Honor se frotta lentement le bout du nez en réfléchissant aux forces — et aux quelques faiblesses — déjà apparentes chez ses collaborateurs. Même ceux avec qui elle avait déjà servi assumaient des rôles neufs, des responsabilités nouvelles qui modifieraient leur relation avec elle mais, jusque-là, la plupart des surprises avaient été bonnes et... Elle entendit un bruit soudain derrière elle — comme un glissement discret, suivi du choc sec d'un objet flexible contre le sol — et tourna la tête juste à temps pour voir un jeune homme costaud tenter frénétiquement de rattraper la brassée de classeurs qu'il était en train de faire tomber. Il parvint à en saisir un, mais les autres échappèrent à ses mains désespérément tendues comme des missiles sur une trajectoire d'évitement préprogrammée. Ils heurtèrent le sol dans un fracas remarquable, et Honor serra les lèvres pour ne pas sourire tandis que le visage du jeune homme virait au rouge pivoine. La couleur ne passait pas inaperçue, car l'enseigne de vaisseau de deuxième classe Carson Clinkscales, son officier d'ordonnance, était affligé du teint clair et des taches de rousseur qui allaient de pair avec ses cheveux roux sombre et ses yeux verts. Il était extrêmement grand pour un Graysonien — du haut de son mètre quatre-vingt-dix, il était plus grand qu'Honor elle-même, ce à quoi fort peu de ses compatriotes pouvaient prétendre —mais n'avait que vingt et un ans T. Il ne semblait jamais très bien savoir que faire de ses mains et de ses pieds, et il n'était que trop conscient du grade et de la réputation d'Honor... ce qui aggravait encore sa maladresse constante de jeune chiot. Par bien des côtés, il lui rappelait le jeune Aubrey Wanderman, un technicien de son dernier vaisseau qui cumulait manque d'expérience et culte de la personnalité. Sauf que, évidemment, ce Wanderman avait toujours au moins bien fait son travail, et Clinkscales, eh bien... Elle n'avait jamais rencontré garçon plus appliqué ni plus consciencieux mais, s'il existait une chance — la moindre chance — que quelque chose tourne mal, le pire se produisait pour lui avec une inévitabilité impressionnante. Elle espérait sincèrement qu'il se débarrasserait de cette propension au désastre car elle l'appréciait beaucoup — et même plus qu'elle n'était prête à le lui laisser penser. Elle avait ignoré l'une de ses propres règles en acceptant de le prendre pour aide de camp, et elle était fermement décidée à ne pas lui laisser croire un seul instant qu'être le neveu d'Howard Clinkscales lui vaudrait le moindre favoritisme. Et, en toute honnêteté, il semblait posséder toutes les qualités requises, si seulement il parvenait à surmonter sa poisse. Bien qu'il fût physiquement à l'opposé de Jared Sutton, son dernier aide de camp, sa timidité persistante et sa volonté de bien faire — un jour — lui rappelaient un peu trop Jared. Elle n'arrivait pas à oublier la façon dont le jeune Sutton avait péri, et son visage se superposait à celui de Clinkscales dès qu'elle baissait la garde. Mais il n'y avait pas de fantômes sur le pont d'état-major en cet instant, et elle entendit Venizelos glousser — sans discrétion, mais sans méchanceté non plus — alors que l'enseigne s'accroupissait pour rassembler les classeurs. Le chef d'état-major se dirigea vers lui et s'agenouilla pour attraper un dossier qui avait glissé sous une console, loin des autres, puis le lui tendit avec un sourire. « Ne t'en fais pas, gamin », l'entendit-elle dire, bien que le capitaine de frégate eût manifestement parlé bas pour que seul Clinkscales le comprenne. « Tu aurais dû voir ma première catastrophe sur le pont d'un vaisseau. Toi au moins, tu ne fais tomber que des classeurs. Moi, j'ai renversé une tasse de café –un café crème avec deux sucres – pile sur les genoux du second ! » Clinkscales le regarda fixement pendant quelques instants, puis sourit timidement et inclina la tête en signe de remerciement. Honor détourna les yeux une fois de plus. Clinkscales s'attendait de toute évidence à ce qu'on lui sonne les cloches, et certains officiers supérieurs ne s'en seraient sans doute pas privés. Mais pas dans ce groupe, toutefois, et elle prit une profonde inspiration, satisfaite, car les détails en apparence mineurs étaient souvent les meilleurs témoins de la cohésion et de la qualité d'une équipe. « Oui, monsieur. Je suis désolé, monsieur, répondit doucement Clinkscales à Venizelos. Je viens de récupérer ces dossiers au CO pour que le lieutenant Mayhew les distribue avant le briefing de ce matin, et maintenant,... » Il s'interrompit et baissa les yeux sur le tas de classeurs. Certains s'étaient ouverts dans leur chute, éparpillant leurs pages qui ne respectaient plus aucun ordre et formaient comme une grosse pile de confettis. Venizelos pressa de la main droite l'épaule du grand aide de camp et de la gauche fit un signe à Mayhew, avant de sourire d'un air rassurant. « Il nous reste encore vingt minutes, Carson. Vous aurez le temps de les remettre en ordre... mais vous devriez probablement commencer tout de suite. — Oui, monsieur. À l'instant, monsieur ! » L'officier de renseignement arriva, et Clinkscales et lui emportèrent les classeurs en désordre vers sa console. Venizelos les regarda faire et fit signe à trois quartiers-maîtres, qui convergèrent promptement pour leur prêter main-forte, puis il regarda Honor et lui fit un clin d'œil avant de se retourner et de regagner calmement sa propre console. Oui, tout le monde s'entend bien, songea Honor en écoutant Mayhew taquiner gentiment Clinkscales. Le grade relativement peu élevé de l'officier de renseignement en faisait un mentor logique pour l'enseigne – suffisamment gradé pour incarner une figure d'autorité, mais pas assez pour l'effrayer – et Mayhew semblait s'être naturellement glissé dans ce rôle. j'espère quand même que Carson va surmonter cette crise de maladresse. Andy est sur la bonne voie pour l'instant, et les autres suivent son exemple, mais tôt ou tard ce gamin va devoir s'y mettre. C'est un officier – à l'état larvaire au moins – et... Nimitz la gronda doucement depuis le dos de son fauteuil, et elle gloussa en levant la main pour lui caresser les oreilles. Il avait raison. Des générations de jeunes officiers avaient survécu à leur gaucherie et à leur gêne, et Carson n'échapperait sans doute pas à la règle. De toute façon, il appartenait à son chef d'état-major de s'en inquiéter, pas à elle. Sauf que, bien sûr, s'inquiéter faisait partie des privilèges liés au commandement. Elle gloussa une fois de plus et posa Nimitz sur ses genoux pour pouvoir lui frotter correctement les oreilles. « ... et c'est à peu près tout, milady, conclut Marcia McGinley. D'après le central opérationnel, il faudra au moins un mois avant que le reste de l'escadre se rassemble ici, mais il nous signale que nous pourrions être détachés pour diverses missions d'ici là. Une fois que l'amiral de Havre-Blanc aura pris ses fonctions, notre position et nos ordres dépendront de lui. — Compris, Marcia. Merci. » Honor bascula le dossier de sa chaise et inspecta du regard tous les visages rassemblés autour de la table de conférence dans la salle de briefing d'état-major. En avez-vous parlé avec le capitaine Greentree, Andy ? — Oui, milady, répondit le chef d'état-major avec un léger sourire. Il n'en a pas entendu plus que nous, et rien d'officiel ne nous est encore parvenu, mais vous savez comme l'information circule vite. — C'est-à-dire ? » Honor arqua le sourcil, et Venizelos haussa les épaules. « Son astrogateur vient de recevoir une mise à jour sur le secteur de Clairmont-Mathias, milady. Cela m'a donné envie d'effectuer quelques vérifications, et il se trouve que le contrôle de ce système attend l'arrivée d'un convoi TSMC sous peu. Il doit continuer sur Quest, Clairmont, Adler et Treadway, et je tiens d'un ami au central opérationnel que la division de cuirassés qui l'escorte doit s'arrêter ici pour rejoindre la huitième force. À mon avis, il va leur falloir trouver une escorte de rechange, milady. — Je vois. » Honor fit doucement pivoter sa chaise d'un côté puis de l'autre, et hocha la tête à l'adresse de Jasper Mayhew quand celui-ci leva la main. « Oui, Jasper ? — Je pense que le capitaine Venizelos a mis le doigt sur quelque chose, milady, fit Mayhew. D'après les dernières informations que m'envoie l'état-major de l'amiral Mayhew (il tapota le classeur posé devant lui, l'un de ceux que Clinkscales avait amenés sur le pont), l'essentiel du chargement du convoi est destiné à Treadway, le terminus du voyage. Je n'ai pas sa composition détaillée, mais on peut lire entre les lignes qu'il s'agit sans doute de matériel - et peut-être de personnel - supplémentaire afin d'aider à améliorer les chantiers navals pris aux Havriens. La partie du manifeste du convoi dont je dispose en revanche, c'est celle qui concerne Adler. Apparemment, le Protecteur a accepté de fournir des fusiliers pour tenir garnison sur Samovar, la planète habitée du système, jusqu'à ce que l'Armée royale puisse prendre le relais. Une bonne partie du chargement consiste en munitions, équipement au sol et soutien logistique global pour ces fusiliers, et il y a aussi un volume conséquent d'aide humanitaire. On dirait que le système n'était pas en grande forme avant que l'Alliance n'éjecte les Havriens, et la population locale a l'air de nous préférer à l'ancienne direction. — Vous dites que tout cela faisait partie de votre dernier téléchargement ? — Oui, milady. — Alors j'imagine que le capitaine Venizelos et vous avez raison quant à la direction que nous risquons de prendre sous peu. Et, pour tout dire, je ne suis pas mécontente de l'entendre. Nous disposons d'environ soixante pour cent de l'escadre et je préférerais les mettre à bon usage - et accumuler un peu d'expérience opérationnelle - plutôt que d'attendre en orbite. Andy, fit-elle en se retournant vers Venizelos, parlez donc à votre "ami" au CO. Faites-lui comprendre que nous pensons être le candidat idéal pour cette mission précise. Après tout (elle eut un de ses sourires en coin), autant faire savoir aux huiles que nous sommes prêts et enthousiastes, n'est-ce pas ? — Oui, milady. » Le ton de Venizelos mêlait à merveille respect et résignation, et un rire discret secoua la table. Et pendant que le capitaine s'occupe de ça, Carson, ajouta Honor en se tournant vers son aide de camp, j'aimerais que vous contactiez le capitaine Greentree et le capitaine McKeon. Invitez-les tous les deux à se joindre à moi - ainsi que vous, Andy, et vous aussi, Marcia - pour dîner ce soir. Si nous devons nous porter volontaires pour jouer les escortes, j'aimerais effectuer quelques simulations à l'échelle de l'escadre avant de partir, alors autant commencer dès maintenant à les prévoir. — Bien, milady ! » Clinkscales, tout en restant dans sa chaise, avait réussi à donner l'impression qu'il s'était levé, avait salué, claqué les talons et s'était incliné, et Honor dissimula un sourire. « Très bien. Je pense que nous avons tout vu. À moins que quelqu'un n'ait autre chose à nous soumettre ? » Ce n'était pas le cas, et elle hocha la tête, satisfaite. « Excellent ! Dans ce cas, je serai au gymnase pendant la prochaine heure et peut-être plus, si on a besoin de moi. Après cela, Andy, j'aimerais que Marcia et vous me présentiez deux ou trois idées. — Oui, milady. — Bien. » Honor se leva et prit Nimitz sur le dossier de sa chaise pour le mettre en position sur son épaule tandis que ses subordonnées se redressaient eux aussi. « Un briefing fécond. Merci à tous. » Un murmure de contentement lui répondit et elle sourit, hocha encore la tête et se dirigea vers le sas et un rendez-vous avec son partenaire d'entraînement pour lequel elle était déjà en retard. « Le comte de Havre-Blanc est arrivé, monsieur », annonça le quartier-maître. Il s'effaça pour admettre Havre-Blanc dans le bureau austère mais confortable, puis se retira et ferma silencieusement l'ancienne porte derrière lui. « Ah, amiral de Havre-Blanc ! » L'amiral Wesley Matthews se leva et contourna promptement son bureau pour lui tendre la main. « Je vous prie de m'excuser pour avoir bouleversé votre emploi du temps, mais je vous remercie d'être venu si vite. — Vous n'avez pas vraiment bouleversé grand-chose, amiral, le rassura Havre-Blanc. Mon état-major a organisé une simulation de combat pour l'amiral Vertsep et le contre-amiral Ukovski, mais nous faisons simplement office d'arbitres. Que puis-je pour vous, monsieur ? — Asseyez-vous, je vous prie », fit Matthews en désignant à son hôte l'un des confortables fauteuils alignés devant son bureau. Il prit place dans un autre tout en se demandant comment il allait aborder le sujet qui le préoccupait. La tâche ne lui était pas simplifiée par le fait que Hamish Alexander, bien que deux fois plus vieux que lui et l'un des stratèges et commandants les plus respectés de la galaxie explorée, était techniquement moins haut placé que lui. En fait, la sixième force, commandement précédent de Havre-Blanc, représentait un tonnage environ huit fois supérieur à toute la flotte graysonienne réunie, ce qui mettait toujours Matthews un peu mal à l'aise quand il avait affaire au comte par la chaîne de commandement officielle. Mais le Graysonien n'avait pas l'habitude de fuir ses responsabilités, et il croisa les jambes, posa les mains sur son genou droit, et entreprit d'expliquer pourquoi il avait invité Havre-Blanc à venir le voir. « Comme vous le savez, milord, commença-t-il, Lady Harrington a pris le commandement de son escadre plusieurs semaines plus tôt que prévu. » Havre-Blanc se carra dans son fauteuil en hochant brièvement la tête. Mais n'y avait-il pas eu un éclair de... quelque chose dans ces yeux bleus de glace ? « Inutile de vous dire que j'étais ravi de la récupérer, même temporairement, poursuivit l'amiral, et elle a investi son nouveau poste avec son efficacité habituelle. D'ailleurs, c'est la raison pour laquelle je souhaitais vous voir. — Je vous demande pardon ? » Havre-Blanc ouvrait de grands yeux étonnés, et Matthews eut un sourire ironique. « Comme vous le savez sûrement encore mieux que moi, milord, une flotte spatiale manque toujours de croiseurs, et notre force locale ne fait pas exception. Vu nos besoins en détachements, éclaireurs et éléments de soutien, nos unités légères sont très sollicitées. » Havre-Blanc hocha une fois de plus la tête. Ainsi que le disait Matthews, les croiseurs manquaient toujours, ce qui expliquait pourquoi leurs commandants se reposaient si peu... et pourquoi tout officier subalterne ambitieux rêvait d'en obtenir un. « Hélas, il semblerait que nous soyons un peu plus à court encore que d'habitude, poursuivit Matthews, et tout le monde dans l'Alliance cherche tous ceux sur lesquels on peut mettre la main – moi y compris. Plus particulièrement, amiral, j'aimerais vous "emprunter" l'escadre de Lady Harrington pour quelques semaines. — Ah bon ? » Havre-Blanc s'enfonça un peu plus profondément dans son fauteuil et croisa les jambes à son tour. Il ressentait une petite pointe très inhabituelle de consternation, mais rien n'en transparaissait dans son sourcil poliment arqué. « Oui. Je sais bien que la dix-huitième escadre de croiseurs est encore une formation graysonienne pour le moment, mais je me rends compte que son statut pourrait changer très vite à mesure que le reste de la huitième force se rassemble ici. En fait, vous pourriez tout à fait activer dès maintenant votre quartier général et assumer le commandement des forces déjà arrivées, à mon avis. C'est pourquoi je voulais en discuter avec vous avant de prendre la moindre décision. — Quelle mission avez-vous précisément en tête, monsieur ? s'enquit le comte au bout d'un moment. — Une opération de routine, pour tout dire. Un important convoi – seize ou dix-sept cargos et transporteurs – passe par Yeltsin en route vers Clairmont-Mathias. Il doit effectuer des livraisons dans différents systèmes, mais il est uniquement composé de vaisseaux TMSC, donc les temps de transit seront beaucoup plus courts qu'on ne pourrait le penser. » Il fit une pause jusqu'à ce que Havre-Blanc ait acquiescé. Le transport militaire spatial conjoint était l'invention du commandement logistique de la FRM et du service de ravitaillement de la FSG. Le commandement logistique avait fait remarquer que les très gros cargos et transporteurs, bien que précieux dans bon nombre de circonstances, n'étaient pas franchement idéaux en termes de flexibilité. Des bâtiments plus petits, jaugeant quatre à cinq millions de tonnes, ne pouvaient pas emporter autant de marchandises ou de personnel, mais une taille réduite impliquait un plus grand nombre d'unités pour le même tonnage cumulé et donc un plus grand nombre de destinations desservies simultanément. En temps de paix, les coûts auraient condamné cette proposition (après tout, un vaisseau de quatre millions de tonnes exigeait le même équipage et à peu près la même quantité de carburant qu'un bâtiment de huit millions de tonnes, avec des coûts de maintenance équivalents) mais, face à la guerre contre Havre, l'efficacité militaire avait pris le pas sur l'efficacité financière. Le TMSC – ou transport militaire spatial conjoint –, composé de bâtiments de taille moyenne et normalement affecté à la livraison de chargements urgents à haute priorité (ou sur des sites potentiels de combat), était le résultat de cette réflexion. Et, dans la lignée de cette volonté d'accélération et de rationalisation des procédés de transport, les unités désignées à l'usage du TMSC avaient été prises en main par les chantiers navals manticoriens ou graysoniens, selon les disponibilités, pour révision. Le temps manquait pour changer leurs compensateurs d'inertie et leurs impulseurs civils, mais elles avaient été équipées de barrières latérales légères et de systèmes de défense antimissiles, de capteurs plus performants et de systèmes de guerre électronique rudimentaires, ainsi que de générateurs hyper de classe militaire pour leur permettre de voyager jusque dans les bandes êta. La plupart des vaisseaux marchands étant conçus pour croiser au plus dans les bandes delta, leurs générateurs améliorés doublaient pour ainsi dire la vélocité apparente que les bâtiments TMSC pouvaient atteindre. « Même ainsi, souligna Matthews, le trajet aller-retour va prendre quelque chose comme deux mois T, et il pourrait durer plus longtemps si certaines escales se prolongent plus que prévu. C'est pourquoi je souhaitais vous parler avant d'affecter Lady Harrington à cette mission. Par bien des côtés, son escadre conviendrait parfaitement. Il lui manque encore un quart de ses unités, mais ces vaisseaux n'arriveront pas avant un mois, et six croiseurs lourds devraient suffire à surveiller le convoi. En même temps, comme je ne m'attendais pas à ce qu'elle prenne son poste aussi rapidement, ses bâtiments n'ont pas encore été affectés à d'autres missions, ce qui signifie que je peux les détacher sans les soustraire à une responsabilité pressante. Et une mission de routine telle que celle-ci lui donnerait l'occasion de tester son équipage et son état-major. Mais la date d'activation de votre QG restant indécise, je voulais obtenir votre autorisation avant de détacher l'une de "vos" unités pour aussi longtemps. — Je vois. Et j'apprécie cette attention, monsieur », répondit Havre-Blanc, se frottant le menton tout en réfléchissant. Non qu'il y ait grand-chose à peser, se dit-il. Tant que nous n'activons pas la huitième force, les bâtiments appartiennent à Matthews. Et ils seraient parfaits pour cette mission, il a raison. Alors pourquoi cette idée me pose-t-elle problème ? Il fronça les sourcils intérieurement, cherchant la réponse à sa question. L'explication évidente était que Matthews avait également raison concernant l'éternelle pénurie de croiseurs et que Havre-Blanc était donc contrarié comme n'importe quel commandant de flotte à l'idée d'en détacher une escadre. Mais, si tentante fût-elle, il savait que ce n'était pas la vraie raison. Ce n'était pas comme si l'escadre d'Harrington devait rester absente bien longtemps, et même si l'amiral Matthews disait vrai quant à la vitesse à laquelle la huitième force se constituait, ils savaient tous deux qu'il faudrait encore au moins trois ou quatre mois avant qu'elle soit prête à attaquer Barnett. Un officier du calibre d'Harrington aurait tout le temps d'accomplir sa mission d'escorte, de revenir, d'absorber ses unités restantes et de s'installer confortablement dans la chaîne de commandement de la force. Alors pourquoi cela l'ennuyait-il ? Il rumina la question encore un moment, mais la réponse lui était déjà apparue. Seulement, il ne voulait pas l'étudier de trop près car il se sentait déjà coupable. Il grommela intérieurement en l'admettant. Il ne savait pas précisément ce qu'il avait fait, mais il n'arrivait pas à se départir de la certitude inexplicable qu'il portait d'une façon ou d'une autre la responsabilité du départ précipité d'Honor Harrington de son manoir. Elle n'avait rien dit ou fait qui pût le laisser penser, pourtant il avait décelé une certaine tension qui n'existait pas auparavant. Un... malaise. Quoi qu'il en soit, cela avait commencé cette fameuse nuit dans la bibliothèque, et il se frotta le menton vigoureusement pour dissimuler à Matthews la raideur de sa mâchoire tandis qu'il se remémorait leur confrontation – si c'était lé mot juste – et ses suites. Avait-il donc trahi la façon soudain radicalement différente dont il la percevait ? Il avait essayé de ne rien en laisser paraître et, après tant d'années de service spatial et une exposition un peu trop fréquente aux luttes politiques du Royaume stellaire, il aurait juré qu'il maîtrisait suffisamment son visage pour dissimuler tout ce qu'il ne souhaitait pas révéler. Mais il ne voyait pas d'autre raison pour justifier qu'elle soit brutalement devenue si prudente, si circonspecte vis-à-vis de lui. L'avait-elle deviné ? n'en pas douter, elle avait un don pour lire les sentiments de gens qui l'entouraient. Il n'était pas le seul à l'avoir remarqué, songea-t-il en se rappelant des conversations avec Mark Sarnow, Yancey Parks et d'autres officiers généraux sous les ordres desquels elle avait servi. Avait-elle détecté ses sentiments grâce à son intuition ou cet il-ne-savait-quoi qu'elle utilisait? Avait-elle mal interprété sa réaction, craignant peut-être même qu'il abuse de sa position en tant que son futur supérieur hiérarchique pour tenter de lui imposer une certaine intimité ? Bien sûr que non ! Elle le connaissait mieux que ça forcément ! Mais, alors même qu'il se faisait cette réflexion, il se demandait vaguement si, en lui prêtant ce genre d'intentions, elle se serait autant méprise sur son compte qu'il voulait le penser. Il n'avait jamais rien fait de la sorte par le passé, et il avait toujours cru qu'il n'existait pas la moindre chance qu'il s'y abaisse, car il méprisait tous ceux, hommes ou femmes, qui tentaient de profiter de leur situation de cette manière. Pourtant il devait bien admettre qu'il n'avait jamais rien ressenti qui ressemble à... à ce qu'il avait ressenti cette nuit-là. Et puis, admit-il avec une pointe de culpabilité, tu n'es pas tout à fait le saint pour lequel tu voudrais passer aux yeux de ton public admiratif, hein, Hamish? Il ferma les yeux et inspira profondément. Il aimait sa femme. Il l'aimait depuis le jour de leur rencontre et il l'aimerait jusqu'à sa mort, elle le savait. Mais elle savait aussi, bien qu'ils n'en eussent jamais discuté, qu'il avait eu plus d'une aventure depuis le terrible accident qui l'avait clouée dans son fauteuil médicalisé. Ils ne pouvaient plus — et ne pourraient plus jamais — avoir de relation physique. Ils en étaient tous deux conscients, et Émilie détournait donc le regard lorsque éclosait une de ses rares liaisons. Elle savait qu'elles n'étaient que temporaires, que ses maîtresses occasionnelles étaient toutes des femmes qu'il appréciait et en qui il avait confiance mais qu'il n'aimait pas — pas comme il l'aimait, elle, et l'aimerait toujours. C'était vers elle qu'il revenait toujours car ils partageaient tout, sauf cette unique forme d'intimité qu'ils avaient à jamais perdue. Il savait qu'elle en souffrait, moins parce qu'il lui était « infidèle » que parce que cela lui rappelait ce qu'elle avait perdu, et que ses « infidélités » lui feraient beaucoup de peine si elles étaient rendues publiques. Il se montrait donc toujours très prudent... et prenait soin d'éviter toute relation susceptible de déboucher sur plus que de l'amitié. Mais à présent il n'était plus sûr, et cela le blessait profondément à la source de sa foi en lui-même, de sa confiance en lui. Il n'avait jamais rien ressenti de tel que ce soudain instant d'essor où il avait regardé Honor Harrington et vu non pas simplement un officier mais une femme qu'il n'avait jamais vraiment regardée jusque-là. Ce n'était pas seulement qu'elle était séduisante, bien qu'elle le fût certainement, à sa façon exotique avec ses traits anguleux. Il avait perdu le compte des femmes — et des hommes — splendides qu'il avait vues dans une société où le biosculpt était devenu aussi courant que les appareils dentaires pendant l'ère préspatiale et, bien que la beauté physique continuât d'attirer son œil, elle n'était plus capable de le saisir à la gorge de cette manière. Non, il réagissait à une pulsion bien plus profonde, à une part viscérale d'elle qui en appelait à quelque chose au fond de lui. En dehors d'une poignée de main à l'occasion, d'une main posée sur l'épaule ou le coude, il ne l'avait même jamais touchée, pourtant ce quelque chose s'était éveillé pour elle comme jamais pour aucune des femmes qu'il avait eues pour maîtresses, et cela lui faisait peur. C'était une chose que se tourner vers une autre pour l'intimité physique qu'il ne pouvait plus donner à Émilie ni recevoir d'elle; c'en était une autre, sombre et effrayante, que se sentir si violemment attiré par une autre femme. Surtout que celle-ci avait la moitié de son âge et était en prime l'un de ses subordonnés. Sous quelque angle qu'il l'envisage, Honor Harrington ne pourrait jamais être qu'une collègue pour lui, il le savait. Mais tu n'y crois pas vraiment, n'est-ce pas, Hamish? observa sa conscience, impitoyable. Et si tu n'y crois pas et qu'elle s'en est aperçue, alors elle a peut-être eu raison de mettre un peu de distance entre vous. Et pendant qu'on y est, milord, qu'est-ce que tu comptes faire à ce propos? Tu vas te laisser aller à agir comme un adolescent malmené par sa testostérone ou bien te souvenir que tu es un officier de Sa Majesté... et qu'elle aussi en est un ? Il se rendit compte que Matthews le regardait avec attention et secoua la tête comme pour éloigner une mouche insistante. Matthews se demandait sans doute quel était au juste le problème. La proposition était simple, de même que la mission d'escorte, et vu l'autorité sous laquelle la dix-huitième escadre de croiseurs se trouvait pour l'instant placée, cet entretien tout entier n'était guère plus qu'une politesse professionnelle. «  Excusez-moi, amiral, fit le comte. J'avais commencé à jongler avec mes bâtiments et mes déploiements, je le crains, et je me suis laissé distraire. En ce qui me concerne, Lady Harrington et son escadre me semblent le choix idéal pour la mission que vous avez décrite. Bien sûr, j'aimerais qu'elle soit présente quand nous commencerons effectivement à mettre la huitième force sur pied. Malgré son grade manticorien relativement peu élevé, j'envisage de lui donner un rôle majeur dans la coordination et le déploiement de mes unités de soutien, ce qui me permettra également de tirer le meilleur parti de son statut au sein de la FSG. Mais le temps ne devrait pas manquer pour gérer tout cela après son retour. J'apprécie que vous m'informiez de vos intentions, évidemment, mais je n'y vois aucune objection. — Merci, milord. » Matthews se leva avec un geste de la main, puis le raccompagna jusqu'à la porte où ils se serrèrent à nouveau la main. « Je crois, ajouta le Graysonien avec un sourire ironique tout en ouvrant lui-même la porte pour son invité, que je souhaitais en fait en parler avec vous parce que je me sens coupable de vous voler Lady Harrington. On n'a jamais assez de bons officiers dans aucune flotte, et quand on en trouve un comme elle, eh bien... » Il haussa les épaules. « Tous les amiraux que je connais seraient ravis de mettre la main dessus. — En effet, monsieur », acquiesça Havre-Blanc. Mais d'ici son retour, ajouta-t-il en son for intérieur, peut-être cet amiral-ci aura-t-il mis de l'ordre dans ses idées et compris qu'il devait garder ses mains dans ses poches la concernant! CHAPITRE HUIT Allez, les gars ! Montrez-moi un peu d'enthousiasme ! On a des culs de Mandes à botter ! » L'épaisse moustache du citoyen contre-amiral Lester Tourville se hérissait agressivement par-dessus son sourire féroce. La conformité était devenue la voie de la survie pour la plupart des officiers supérieurs de la Flotte populaire, mais Tourville était et demeurerait toujours un personnage – presque une caricature. Après son ascension fulgurante du grade de capitaine de vaisseau à celui de contre-amiral, il savait comme tout le monde qu'il n'avait à peu près aucune chance de s'élever plus haut. Et cela ne le gênait pas. Il affectait peut-être délibérément l'essentiel de ses manies les plus pittoresques mais, sous leur vernis, il était réellement le guerrier hardi qu'il parodiait si bien. Un grade plus élevé n'aurait fait que noyer l'impact que ses talents (et son style) pouvaient avoir à l'échelle d'une escadre. Il lui aurait également imposé de rentrer dans le jeu politique, or Tourville connaissait ses limites. Même ces imbéciles de SerSec n'iraient sans doute pas exécuter un simple contre-amiral viscéralement incapable de rentrer dans le moule du Parti – surtout s'il était aussi particulièrement doué pour résoudre les problèmes –, mais un vice-amiral ou un amiral affligé des mêmes tendances se retrouverait vite six pieds sous terre. Ce qui justifiait le personnage de « tête brûlée » qu'il s'était donné tant de mal à mettre au point. Bien sûr, son grade relativement subalterne comportait quelques inconvénients. Le premier d'entre eux étant qu'il serait toujours chargé d'exécuter les ordres d'un autre, puisque toutes les escadres qu'il commanderait appartiendraient toujours à la force d'intervention ou à la flotte de quelqu'un d'autre. D'un autre côté, dans n'importe quelle flotte, il fallait souvent détacher des escadres pour un service indépendant. Lorsque cela se produisait, les ordres ne pouvaient offrir qu'une ligne directrice, on attendait du commandant d'escadre qu'il fasse preuve de bon sens pour les appliquer, et les officiers de la FPH ne pouvaient guère espérer mieux en termes d'indépendance, ces temps-ci. Et puis la personne qui rédigeait les ordres savait parfois ce qu'elle faisait. C'était l'une des raisons pour lesquelles Tourville aimait travailler pour l'amiral Theisman. L'analyste pointu qui se cachait derrière ses apparences de tête de mule doutait que Theisman dure encore bien longtemps puisqu'il avait commis l'erreur de se laisser promouvoir. Il fallait avoir un doctorat mention lèche-cul à son niveau, or le commandant du système de Barnett était incapable d'astiquer suffisamment de postérieurs. C'était sans doute positif sur son compte en tant qu'être humain, mais cela représentait un défaut rédhibitoire dans la FPH du moment. Jusque-là, Theisman – comme Tourville – avait toujours réussi à faire ce qu'on lui demandait et gardait donc sa valeur aux yeux de ses maîtres. Mais, contrairement à son subordonné, il s'était élevé trop haut pour qu'on lui permette de rester apolitique, et sa valeur militaire pure serait bientôt oblitérée par son passif politique s'il persistait à vouloir n'appartenir qu'à lui-même. Entre-temps, toutefois, Theisman faisait partie de ces rares officiers supérieurs qui voyaient ce qu'il fallait faire et osaient le dire. Il avait également le cran de prendre des risques calculés, malgré la coutume du SS consistant à exécuter ceux qui échouaient dans leurs tentatives, et il prenait toujours soin de formuler ses ordres de façon à protéger des foudres du Service de sécurité les subordonnés qu'il envoyait courir ces risques. Comme ceux qu'il avait donnés à Tourville. — Je vous félicite pour votre enthousiasme, citoyen contre-amiral, fit sèchement le commissaire du peuple Évrard Honeker, mais ne nous emballons pas. Nous avons reçu l'ordre de procéder à une reconnaissance en force, pas de vaincre l'Alliance à nous seuls ! — Je vous l'accorde, je vous l'accorde. » Tourville agita la main en un geste désinvolte et tira un cigare de la poche poitrine de sa veste. Il le planta dans sa bouche selon l'angle précis à même de marquer son insouciance, l'alluma et souffla une bouffée de fumée âcre vers l'aération située au-dessus de sa console. Pour tout dire, il n'adorait pas les cigares, mais fumer était revenu à la mode ces dernières années, et il avait décidé que le cigare collait avec son image. Maintenant, il ne pouvait plus se débarrasser de ces horribles trucs sans admettre s'être trompé, et il préférait mourir que s'y résoudre. « Une reconnaissance en force, citoyen commissaire, poursuivit-il après avoir assuré un tirage suffisant au cigare, reste toutefois précisément cela : une reconnaissance en force. Cela signifie que nous avons le droit de botter le cul à tout ce qui n'est pas capable de botter le nôtre, et les Manties ne sont pas légion dans le coin en ce moment. On dirait que ces salopards sont devenus un peu trop sûrs d'eux. Ils nous ont chassés de l'Étoile de Trévor et ils cernent Barnett en se figurant que nous n'avons rien pour les arrêter. Ils ne se trompent pas tant que ça, d'ailleurs, admit-il, mais partir du principe que l'ennemi va se contenter de s'allonger et de mourir n'est jamais une bonne idée, et c'est ce qu'ils font dans notre secteur. Alors, oui, monsieur, nos ordres sont d'effectuer une "reconnaissance", mais si je trouve quelque chose sur quoi ouvrir le feu, je ne vais pas me gêner ! » Honeker soupira, mais il s'était fait à l'exubérance de Tourville. Inutile d'essayer de lui résister car le citoyen amiral ne semblait pas s'apercevoir que Honeker tenait sa laisse. En fait, Honeker avait souvent l'impression de se faire traîner par le dogue allemand ou le saint-bernard qu'il était censé promener. Les choses n'auraient pas dû se passer ainsi, mais cela fonctionnait – pour l'instant du moins – et ses supérieurs politiques lui attribuaient l'essentiel du mérite lié aux réussites de Tourville. De plus, Honeker aimait bien le citoyen contre-amiral... même si celui-ci avait choisi de jouer le rôle d'un commandant qui aurait eu sa place sur un gaillard d'arrière briqué, un sabre d'abordage et une paire de fusils à silex à la ceinture, braillant ses ordres au-dessus du rugissement des canons. « Attaquer l'ennemi ne me pose aucun problème, citoyen contre-amiral. » Le commissaire décela une nuance apaisante familière dans sa propre voix et dissimula une grimace désabusée. « Je me contente simplement de souligner que votre escadre représente un atout de valeur qui ne devrait pas être risqué si le bénéfice potentiel ne le justifie pas clairement. — Évidemment! » acquiesça Tourville sur un ton enjoué, à travers un autre nuage de fumée aromatique. Honeker se serait senti un peu plus tranquille si le sourire du citoyen contre-amiral avait été un peu moins féroce, mais il décida de croire Tourville sur parole. Il aurait tout le temps d'argumenter le moment venu... et il était de toute façon à peu près inutile d'essayer de faire entendre raison à l'avance à ce joyeux adolescent assoiffé de sang. Tourville regarda le commissaire abandonner le débat avec une profonde satisfaction. Il avait vite compris qu'il valait mieux paraître trop agressif, de sorte que les espions du comité de salut public soient forcés de vous contenir, plutôt que de d'avoir l'air timide ou hésitant. C'était une leçon que la conduite de l'amiral Theisman avait mise en lumière pendant la quatrième bataille de Yeltsin, et elle lui avait bien servi depuis l'assassinat de Harris. Quand il fut certain que Honeker n'élèverait plus d'objection, Tourville porta son regard sombre et affûté sur son chef d'état-major et braqua son cigare vers lui comme un pulseur. « Très bien, Youri. On vous écoute, lança-t-il. — Oui, citoyen amiral », répondit le capitaine de vaisseau Youri Bogdanovitch. Il faisait équipe avec Tourville depuis suffisamment longtemps pour jouer son antithèse à l'intention de leur chien de garde, et son ton froid et sec formait un contraste délibéré avec la férocité joviale du contre-amiral. Il carra les épaules, se redressant avec une précision toute militaire, et activa l'unité holo afin de projeter une carte stellaire au-dessus de la table de la salle de briefing du VFP Comte de Tilly. « Voici notre zone d'opérations globale, citoyen amiral, citoyen commissaire. Comme vous le savez, le citoyen amiral Theisman et le citoyen commissaire LePic ont envoyé notre deuxième et notre troisième divisions en renfort des détachements avancés du système de Corrigan, ici. » Il enfonça une touche et la primaire G6 du système se mit à clignoter. « Cela représente la moitié de notre escadre, mais les bâtiments en question sont des Sultans ou des Tigres alors que les unités restant sous notre commandement immédiat sont toutes des Seigneurs de la guerre. De plus, le QG de Barnett nous a affecté en remplacement cinq croiseurs lourds de classe Cimeterre et trois de classe Mars, ainsi que six croiseurs légers de type Conquérant. Notre perte cumulée en puissance de combat effective est donc à peu près égale à un vaisseau de classe Sultan, mais nous avons gagné en retour trois fois et demi plus de plateformes de reconnaissance et une courbe d'accélération légèrement supérieure pour l'escadre. En d'autres termes, nous avons plus d'yeux, plus de vitesse et presque autant de puissance de frappe qu'avant. Sans compter que nous avons obtenu deux poseurs de mines rapides - le Yarnowski et le Simmons - qui ont été reconfigurés en transporteurs pour le soutien logistique. » Bogdanovitch marqua une pause et balaya la table du regard pour vérifier que tout le monde avait bien compris son résumé, puis il s'éclaircit la gorge et enfonça quelques touches supplémentaires. Trois autres étoiles clignotèrent sur la carte, et il surligna leur nom en petits caractères à côté de chacune. « Les zones qui nous intéressent en ce moment sont ces trois systèmes, reprit-il. Sallah, Alder et Micah. D'après les derniers rapports des renseignements, les Manties ont pris Adler et Micah, mais nous tenons encore Sallah. Malheureusement, les données concernant Sallah ont plus de deux semaines; donc, avec votre permission, le citoyen capitaine de frégate Lowe et moi-même recommandons que nous commencions par là, pour ensuite nous déplacer au sud vers Adler et Micah, avant de regagner Barnett. — Quel temps de trajet faut-il compter ? demanda Tourville. — Un peu moins de neuf jours et demi pour Sallah, citoyen amiral, répondit le capitaine Lowe, son astrogateur d'état-major. Trois autres jours de Sallah vers Adler, et trente et une heures d'Adler à Micah. Plus neuf jours et quelques pour revenir de Micah sur Barnett. — Donc le mouvement complet, sans compter les temps que nous passerons à dégommer du Manticorien, représenterait quoi ? » Tourville plissa le front derrière la fumée de son cigare en se livrant au calcul mental. « Environ trois semaines T ? — Oui, citoyen amiral. Disons cinq cent vingt-quatre heures, soit un peu moins de vingt-deux jours. — Qu'est-ce que ça donne, comparé au temps que nous laisse le QG, Youri ? — Le citoyen amiral Theisman et le citoyen commissaire LePic ont autorisé jusqu'à quatre semaines d'absence, fit Bogdanovitch sur le même ton sec. Il y a également une disposition vous permettant, à vous et au citoyen commissaire Honeker, de prolonger la durée de votre mission d'une semaine si cela semble justifié. — Mouais. » Tourville tira longuement sur son cigare puis le tint devant son visage pour en examiner l'extrémité rougeoyante. Il se tourna vers Honeker. « Personnellement, citoyen commissaire, je préférerais commencer par m'occuper d'Adler et Micah. Nous savons que nous allons trouver l'ennemi là-bas, alors que Sallah est probablement encore entre nos mains. » Il éclata d'un rire épais. « Dieu sait qu'il n'y a rien d'assez important à Sallah pour justifier une attaque mantie ! Toutefois (il reprit le cigare entre ses lèvres avec un grognement contrarié), je suppose que nous devons commencer par là malgré tout. Apparemment, le QG veut savoir ce qui s'y passe, et c'est la plus longue partie du trajet. Vous êtes d'accord ? — Je crois. » La réponse de Honeker se teintait de prudence. Il était tombé un peu trop vite d'accord avec Tourville une ou deux fois, pour découvrir ensuite que le contre-amiral l'avait roulé pour voir un peu d'action. Cette expérience lui avait appris à ne se précipiter en rien, et il se tourna vers la citoyenne capitaine de frégate Shannon Foraker, officier opérationnel de Tourville et plus récente addition à son état-major. « Que savons-nous des forces ennemies probables dans la région, citoyenne ? — Pas autant que je le souhaiterais, monsieur », répondit aussitôt Foraker. La jeune femme blonde bénéficiait d'une formidable réputation en tant qu'officier tactique (elle était même considérée comme une sorte de magicienne dans son domaine) et de la recommandation enthousiaste de son précédent commissaire du peuple. Heureusement pour elle, le rapport du commissaire Jourdain avait également prévenu Honeker que, lorsqu'elle se concentrait sur un problème, elle retombait souvent dans des habitudes de langage prérévolutionnaires. Vu ses performances, Honeker - comme Jourdain avant lui - était prêt à se montrer tolérant, et l'un des traits qu'il préférait chez elle, c'était qu'il ne semblait jamais lui venir à l'idée de se couvrir en esquivant les questions. Quand on lui en posait une, elle y répondait de son mieux, sans équivoque, ce qui devenait hélas de plus en plus rare dans la Flotte populaire. Dans ses moments de lucidité, Honeker savait pourquoi on en était là, mais il préférait ne pas s'y attarder. « Nos informations concernant Micah sont particulièrement parcellaires, poursuivit Foraker. Nous pensons qu'il s'y trouve une force d'intervention légère ennemie – disons deux divisions de vaisseaux du mur – et des escortes issues des flottes de Gray-son et de Casca. En tout cas, c'est ce qui nous a attaqués et nous a pris le système, et je pense qu'il serait sage de présumer qu'ils sont encore là jusqu'à preuve du contraire. — Je suis d'accord », dit fermement Honeker. Il ignorait si Tourville aurait ou non contesté cette attitude prudente, et il n'avait pas l'intention de le découvrir. « Et pour Adler ? — Je pense que nous avons une meilleure idée de ce qui se passe là-bas, monsieur », répondit Foraker. Elle appela des données sur son terminal et les consulta pour se rafraîchir la mémoire avant de poursuivre. « À notre dernier décompte, leur détachement sur Adler ne consistait qu'en une escadre de croiseurs et deux ou trois divisions de contre-torpilleurs. Il s'est sans doute légèrement renforcé depuis mais, vu que nous n'avons ni contre-attaqué ni opéré de raid dans tout ce secteur depuis plus de six mois, je doute qu'ils aient envoyé beaucoup de renforts. Eux aussi sont à court de vaisseaux, citoyen commissaire. Ils doivent sûrement rapatrier des unités de toutes les zones tranquilles pour renforcer leurs effectifs en vue de la prochaine offensive. — C'est précisément pour cela que cette opération a plus d'importance qu'on ne pourrait le croire, souligna Tourville en agitant son cigare comme un bâton en train de se consumer. Je vous le disais, citoyen commissaire, ces salopards deviennent trop sûrs d'eux. Ils tiennent pour acquis, puisque nous n'avons pas encore contre-attaqué, que nous ne le ferons pas. Mais si nous les frappons fort une fois ou deux et les détrompons, ils étofferont sans doute les détachements locaux. Ce qui écartera au moins des forces légères de leur attaque finale sur Barnett –ou d'attaques partout ailleurs, en fait. — Je comprends le but de nos ordres, citoyen amiral », fit Honeker sur un ton légèrement réprobateur, mais Tourville se contenta de sourire, et le commissaire du peuple étouffa un soupir. Tout le monde dans cette salle de briefing savait qu'en tant que commissaire de l'escadre c'était lui son véritable commandant. Un seul mot de sa part et n'importe lequel de ces officiers pourrait « disparaître », même Tourville, et ils le savaient aussi. Alors pourquoi se sentait-il comme un chef scout assiégé par tout une troupe de gamins de dix ans ? Ça n'aurait pas dû se passer comme ça. « Très bien, dit-il au bout d'un moment. J'imagine, citoyen amiral, que vous êtes d'accord avec les recommandations de la citoyenne capitaine Foraker ? — Bien sûr, répondit joyeusement Tourville. Shannon a bien saisi, monsieur. On effectue notre reconnaissance, on s'introduit dans le système d'Adler avant qu'ils sachent qu'on est là, et on descend assez de Mandes pour attirer leur attention et plus de vaisseaux en renfort des détachements dans la zone. — Quand pouvons nous quitter Barnett? s'enquit Honeker. — Sous six heures, monsieur, répondit Bogdanovitch à la place de son supérieur. Nous avons le plein de munitions et de pièces de rechange et nous devons atteindre la masse critique d'ici six heures. Toutefois, à en juger d'après l'ordre d'alerte du QG, je doute que nous partions avant quelques jours. Nous attendons la soixante-deuxième escadre de combat dans les quatre-vingt-seize heures à venir. J'ai cru comprendre que nous ne serions autorisés à partir en opérations qu'après son arrivée. — Donc il nous reste un peu de temps pour mettre au point des plans d'urgence, remarqua Honeker. — Oui, monsieur, fit Tourville. Et, avec votre accord, j'ai l'intention de m'y atteler cet après-midi. — Bien », répondit le commissaire – et il le pensait. Car si belliqueux que pût souvent paraître Tourville, il prévoyait méticuleusement toutes les urgences concevables et la plupart des inconcevables. Malgré son agressivité, il calculait précisément ses chances avant de se lancer dans l'action – une des raisons pour lesquelles Honeker acceptait de supporter sa conception flamboyante du commandement. Le commissaire du peuple s'adossa puis haussa le sourcil en voyant Bogdanovitch sursauter sur sa chaise. Pour un peu, il aurait pu croire que Foraker venait de donner un coup de pied au chef d'état-major sous la table. « Euh... je voulais soulever un autre point, citoyen amiral, fit Bogdanovitch en lançant un regard en coin à Foraker. — Oui ? — Eh bien, c'est juste que je... enfin, la citoyenne capitaine Foraker et moi nous demandions si nous pourrions obtenir du QG quelques-unes des nouvelles capsules lance-missiles. » Il y eut un instant de silence, et Bogdanovitch reprit précipitamment avant que quiconque ne le rompe : « Voyez-vous, citoyen amiral, les Manties doivent forcément être au courant que nous en avons, maintenant. Nous savons qu'elles ont déjà été utilisées plus près de l'Étoile de Trévor, et nous savons que le QG compte s'en servir en cas d'attaque contre Barnett. Mais ce que nous ignorons, c'est si les unités alliées de notre secteur en ont été informées. Et si ce n'est pas le cas, l'effet de surprise pourrait s'avérer décisif. Et on nous a attribué le Yarnowski et le Simmons. Chacun d'eux pourrait emporter jusqu'à soixante-dix capsules et un jeu complet de recharges tout en gardant suffisamment de capacité pour nos autres besoins. — Mmmm. » Tourville mâchonna son cigare puis se tourna vers Honeker. « Citoyen commissaire ? — Je ne sais pas », fit lentement Honeker. Il se pinça la lèvre tout en fronçant les sourcils, dubitatif. Bogdanovitch et Foraker avaient sûrement raison concernant l'utilité probable de cette arme, mais demander au QG de leur en fournir impliquait qu'il se mouille vraiment. D'un autre côté, décida-t-il, LePic et Theisman pouvaient toujours opposer leur veto à sa proposition. S'ils ne le faisaient pas, c'est eux qui auraient à en subir les éventuelles conséquences et non lui. « D'accord, dit-il enfin. Je vous soutiendrai si vous voulez en faire la demande, en tout cas. Essayez seulement de rédiger une proposition convaincante. — Oh, je pense que nous devrions y arriver, monsieur », assura Tourville avec un sourire avant d'adresser un signe de tête à Foraker. « Très bien, Shannon. Admettons que vous ayez vos capsules. Maintenant esquissez-moi un plan opérationnel qui en fasse le meilleur usage. — Oui, monsieur. » Foraker entra de nouvelles données, son visage étroit et long exprimant la concentration, et Honeker se mordit la lèvre pour se retenir de la reprendre. Il l'avait vue à l'oeuvre assez souvent maintenant pour s'apercevoir que Jourdain avait vu juste : son recours aux anciennes formules de politesse interdites signalait simplement que son cerveau était trop occupé par le problème auquel elle réfléchissait pour laisser la moindre place à d'autres considérations. « Tout d'abord, commença l'officier opérationnel, nous devons garder à l'esprit que les systèmes manticoriens sont encore techniquement supérieurs aux nôtres sur toute la ligne. D'un autre côté, ils ne sont pas en possession d'Adler ou Micah depuis suffisamment longtemps pour avoir déployé leur réseau habituel de plateformes de détection. Et même s'ils avaient eu le temps, leurs schémas opérationnels autour de l'Étoile de Trévor indiquent que la sixième force manque de plateformes pour l'instant. En tout cas, c'est ainsi que les renseignements interprètent leur utilisation accrue de contre-torpilleurs et de croiseurs légers en détachement périphérique, et ça me semble logique également. S'ils manquent de plateformes de détection, ils sont obligés de combler les trous grâce à des bâtiments. Je crois aussi que nous ne prenons pas trop de risques en considérant que s'ils n'ont pas assez de plateformes pour un système aussi capital que l'Étoile de Trévor, c'est encore pire dans les systèmes à beaucoup plus faible priorité de notre secteur opérationnel. S'ils connaissent bel et bien une pénurie de plateformes, ce n'est sans doute que temporaire mais, tant qu'ils n'ont pas réglé le problème, nous disposons d'une ouverture. » Les autres membres de l'état-major se penchaient en avant, l'écoutant attentivement et tapant notes et questions sur leur bloc-mémo pour discussion ultérieure. Et, bien qu'il eût le sentiment que le contrôle des affaires de l'escadre lui échappait, Évrard Honeker se penchait comme eux, car c'était pour cette raison qu'il acceptait de supporter les poses de Tourville et de le défendre à l'occasion contre ceux qui l'accusaient d'avoir créé un (4 culte de la personnalité ». Malgré ses défauts, le contre-amiral était un combattant. Dans une Flotte populaire qui avait beaucoup trop l'expérience des batailles défensives désespérées — et perdues —, Tourville cherchait constamment l'occasion d'attaquer. Pas étonnant qu'il ait voulu Foraker dans son état-major ! Ces deux-là se ressemblaient sur un point au moins : là où trop de leurs collègues considéreraient la supériorité technologique des Manticoriens comme un handicap fatal, Foraker et Tourville y voyaient un défi. Ils s'attachaient plus à trouver le moyen d'exploiter la moindre ouverture contre les Manties qu'à tenter de s'en protéger, et Honeker tolérerait n'importe quoi en dehors d'une trahison manifeste pour protéger des gens qui avaient bel et bien envie de se battre. « Maintenant, continua Foraker en remplaçant la carte stellaire par le schéma détaillé d'un système hypothétique, imaginons que ceci est notre objectif et que les Manties ne disposent que de la moitié des plateformes de détection réellement nécessaire à la couverture du périmètre. À leur place, j'installerais mes plateformes ici, ici et là. » De minuscules éclats rouges fleurirent dans certaines zones au sein du système pour signaler les secteurs couverts par ses capteurs théoriques. « Cette disposition offrirait une utilisation tactique optimale des plateformes, mais elle laisse la périphérie du système vulnérable, donc je suggérerais que... » Elle poursuivit, détaillant le plan d'attaque qu'elle proposait à coup de vigoureuses flèches rouges, et Évrard Honeker sourit, approbateur, en l'écoutant. CHAPITRE NEUF La salle de briefing du VFG Jason Alvarez était plutôt petite comparée à celle d'un croiseur de combat ou d'un vaisseau du mur, mais elle était bien équipée et suffisamment grande pour les besoins d'Honor. Elle n'aurait pas dédaigné un peu plus d'espace entre le dossier de sa chaise et la cloison du compartiment, et inviter quiconque en plus de son état-major donnait vite à la pièce des allures surpeuplées, mais elle avait déjà travaillé dans des conditions beaucoup moins agréables, et au moins sa chaise était confortable. « Bon, disait-elle maintenant en tapotant la longue table étroite qui occupait tout le compartiment. Installons-nous. » Les autres trouvèrent leur chaise et s'y glissèrent simplement. À l'exception – inévitable – de Carson Clinkscales, qui réussit à s'emmêler les pieds tout seul. L'enseigne tomba sur sa droite, et son bras gauche qu'il agitait pour reprendre l'équilibre heurta la casquette de la FSG du capitaine de corvette McGinley. La lourde casquette survola la table de conférence et frappa la surface polie, glissa avec une précision diabolique devant Andreas Venizelos qui tendait la main pour la rattraper et heurta de plein fouet une carafe d'eau glacée. Le projectile accidentel possédait juste assez d'énergie cinétique pour la renverser, et l'eau en jaillit au moment où le bouchon qu'un intendant avait négligé de bien refermer sautait. Trois personnes se précipitèrent sur la carafe, mais aucune ne l'atteignit, et le capitaine Greentree étouffa un cri tandis que l'objet roulait à bas de la table et qu'une rivière glacée se déversait sur ses genoux. S'ensuivit un profond silence. Clinkscales, horrifié, regardait fixement le capitaine de pavillon, attendant l'explosion de colère qui le réduirait instantanément à l'état de vulgaire tache de graisse. Mais l'explosion ne vint pas. Greentree baissa simplement les yeux vers ses genoux puis saisit la carafe (désormais vide) entre le pouce et l'index pour la tendre avec précaution au lieutenant Mayhew. L'officier de renseignement la prit sans un mot et alla jusqu'au sas pour qu'on l'en débarrasse tandis que Venizelos et Howard Latham sauvaient leur bloc-mémo du petit lac en formation sur la table. Le capitaine de pavillon tira un mouchoir de la poche de sa veste et se mit à tamponner son pantalon trempé. «Je... » Clinkscales, cramoisi, donnait l'impression de vouloir mourir sur place. «Je... je suis désolé, commandant, parvint-il enfin à articuler. Je ne sais pas... C'est... » Il déglutit et voulut faire le tour de la table. « ... Laissez-moi vous aider... — Ça ira, monsieur Clinkscales, fit Greentree. Je sais que c'était un accident, et je peux m'en occuper tout seul, merci bien. » Clinkscales s'empourpra un peu plus, et Honor ressentit son humiliation. Greentree ne l'avait certainement pas fait exprès, mais il avait refusé l'aide de l'officier d'ordonnance juste assez vite pour avoir l'air sur la défensive, comme s'il n'avait pas envie de voir le jeune homme s'approcher. Elle envisagea d'intervenir à son tour mais, malgré tous ses efforts, elle ne trouva rien à dire qui ne fût pire encore, et elle leva les yeux vers la seule personne présente qui ne comptât pas au nombre de ses officiers d'état-major. Alistair McKeon se tenait dans l'encadrement du sas et ses yeux gris brillaient en contemplant le carnage. Son amusement moqueur lui parvenait clairement sur son lien avec Nimitz et stimulait son propre sens du ridicule. L'incident était certes embarrassant mais n'entraînait aucun dégât permanent, et devoir vivre avec les conséquences ferait peut-être du bien à Clinkscales. La Galaxie n'allait pas arrondir ses angles pour lui. Tôt ou tard, il lui faudrait cesser d'avoir des accidents ou apprendre à supporter gracieusement leurs retombées – sans la protection de ses supérieurs –, et elle se contenta donc de se pencher de côté pour récupérer la casquette de McGinley sur le tapis. « Je crois que ceci vous appartient, Marcia ? » dit-elle, et l'officier opérationnel lui sourit, glissa le couvre-chef sous son bras gauche et se pressa contre la cloison pour laisser passer Clinkscales. Les larges épaules du malheureux enseigne s'affaissèrent comme elle s'écartait visiblement de son chemin, mais Honor remarqua la gentille petite tape d'encouragement dont elle le gratifia au passage. Jasper Mayhew revint avec une nouvelle carafe et une serviette. Il plaça l'une sur la table et tendit l'autre à Greentree, puis reprit place sur sa chaise avec un air félin tandis qu'Honor tapotait de nouveau la table. « Comme je le disais, installons-nous », répéta-t-elle calmement, et McKeon, en tant que son second dans la chaîne de commandement, prit la chaise qui lui faisait face à l'autre bout de la table. Clinkscales s'enfonça dans la sienne avec un soulagement évident à l'idée d'y être parvenu sans provoquer plus de désastres, et elle étouffa l'envie de secouer la tête. « Merci d'être venu, Alistair », préféra-t-elle dire en adressant un signe de tête à McKeon. Il le lui rendit tout aussi gravement, comme si accepter l'invitation d'un commodore n'avait pas de caractère obligatoire, et elle se tourna vers Greentree. « Si j'ai voulu que Thomas et vous soyez présents, c'est que nous avons reçu confirmation officielle que nous escorterons le convoi TMSC soixante-seize de Grayson à Treadway. Je sais que nous en avons discuté l'autre soir, mais on nous a fourni des chiffres fermes et des destinations sur lesquels nous pouvons désormais nous fonder plutôt que des estimations, et nous avons quelques décisions à prendre. Marcia ? » Elle fit signe de la tête à McGinley, qui se pencha légèrement en avant sur sa chaise. « D'après le central opérationnel, milady, nous allons escorter un total de vingt bâtiments de Yeltsin à Casca puis Kwest, Clair-mont, Adler, Treadway, et enfin retour à la case départ via Candor. Tous ces vaisseaux marchands seront des unités TMSC, ce qui devrait écourter les temps de transit, mais nous ferons une escale d'au moins trente-six heures à Casca pour transborder des marchandises. Nous détacherons également une unité à cet endroit et trois autres pour la station de Clairmont. La plus grosse livraison sera pour Adler : deux transports de fusiliers et cinq vaisseaux de soutien, mais nous lâcherons simplement ces bâtiments en passant et continuerons vers Treadway où nous laisserons trois autres vaisseaux pour en récupérer quatre repartant à vide sur Yeltsin. Durée estimée de l'aller-retour : environ deux mois. » Elle s'interrompit, invitant les questions. Mais il n'y en avait pas, et Honor lui fit signe de poursuivre. « Évidemment, notre plus gros souci sera la possibilité de rencontrer des raids havriens. D'après nos derniers renseignements, la Flotte populaire est en grosse difficulté sur son flanc méridional. Hélas, cette information est moins précise que je ne le souhaiterais et laisse la place à plusieurs interprétations. Avec votre permission, milady, je vais demander à Jasper de traiter cet aspect. — Bien sûr. Jasper ? » L'officier de renseignement graysonien paraissait encore plus jeune qu'à l'habitude, mais ses yeux bleus étaient graves lorsqu'il rendit leur regard à ses supérieurs. « Tout d'abord, commença-t-il, je dois souligner que, comme l'a indiqué le capitaine McGinley, nos renseignements sont un peu légers à mon goût. Nous sommes à peu près sûrs que les Havriens n'ont pas réussi à réunir une force suffisante pour tenir Barnett contre une attaque sérieuse, mais ils y disposent d'une puissance de feu à même de nous empêcher d'effectuer beaucoup de reconnaissances avancées ou d'introduire des drones de reconnaissance à l'intérieur du système, donc nous pouvons seulement affirmer avec certitude que nos patrouilles n'ont pas signalé l'arrivée d'un nombre substantiel de vaisseaux du mur. » Notre plus gros problème reste que, pour le moment, notre présence est loin d'être aussi forte dans le secteur qu'il le faudrait. La situation autour de l'Étoile de Trévor a éloigné le gros du tonnage ennemi disponible, mais l'effet a été le même pour nous. Vu le nombre de vaisseaux de ligne qui ont dû être envoyés en réparation après les derniers combats, les secteurs plus calmes – le nôtre y compris – ont été beaucoup sollicités pour augmenter les effectifs de l'amiral Kuzak, et le rappel des unités affectées à la huitième force a un peu plus vidé le placard entre Yeltsin et Barnett. Pour nous, cela veut dire que nos détachements sont plutôt minces et manquent d'effectifs pour effectuer des reconnaissances agressives dans les systèmes tenus par Havre, donc nous en sommes réduits à deviner plus ou moins ce qui se trouve de l'autre côté. » Il marqua une pause pour les laisser assimiler l'information, puis il reprit : Sur la base des données dont nous disposons et des estimations les plus précises de nos analystes, le central opérationnel pense que nous pouvons nous attendre à ce que la plupart des détachements ennemis locaux soient faibles – pas plus de quelques croiseurs dont le rôle consiste plus à prévenir Barnett de l'arrivée d'une force d'assaut que d'assurer une défense sérieuse de leur poste. Il pense également que les responsables de systèmes tendront à se montrer prudents car ils doivent se douter que nous préparons une entrée en force dans leur zone de commandement. La dernière mise à jour du central ne va pas jusqu'à prédire que l'ennemi adoptera une posture exclusivement défensive, mais il s'attend manifestement à une grande timidité de sa part. — Je vois. » Honor s'adossa et fit la moue. Elle leva le bras pour caresser les oreilles de Nimitz, étalé au sommet de son dossier, et elle posa les yeux sur le visage de Mayhew. « Dois-je comprendre, lieutenant, que vous ne partagez pas cette opinion ? — En effet, milady. Je ne la partage pas. » Plus d'un lieutenant se serait perdu dans de longues explications, mais Mayhew secoua fermement la tête. « D'après notre dernier téléchargement en provenance des renseignements manticoriens, le nouveau commandant du système de Barnett est l'amiral Thomas Theisman. » Honor sentit ses sourcils s'arquer. On ne le lui avait pas encore dit, et cette information mettait un visage humain sur l'ennemi, car Thomas Theisman et elle s'étaient déjà rencontrés, et elle tenait en haute estime ses compétences et son sens de l'initiative. « rai étudié le dossier de Theisman, poursuivit Mayhew, inconscient des pensées de son commodore, et il ne correspond pas au profil havrien classique. Il prend des risques. Je ne le qualifierais pas d'impétueux, mais il a prouvé qu'il était prêt à relever les défis quand il s'en jugeait capable. Tôt ou tard, ça lui vaudra le peloton d'exécution. Il ne peut pas avoir raison tout le temps et, dès qu'il manquera une opération, il sera fichu. Mais jusqu'à présent il a toujours réussi, et j'imagine mal qu'il change son approche maintenant. — Je vois », répéta Honor. Elle se frotta le bout du nez, puis se tourna vers Venizelos et McGinley. « Marcia et vous êtes d'accord avec Jasper, Andy ? — Dans l'ensemble, oui, répondit Venizelos. Nos opinions divergent légèrement quant aux implications spécifiques à notre mission d'escorte, mais je pense que Jasper a plutôt bien évalué Theisman. J'ai aussi parlé de lui avec le contre-amiral Yu. » Il marqua une pause, et Honor hocha la tête. Comme elle, Venizelos avait combattu – et rencontré – Thomas Theisman mais, lors de sa dernière opération en tant qu'officier de la Flotte populaire, Alfredo Yu avait lui-même choisi Theisman pour second. Si quelqu'un parmi les Alliés avait une idée du fonctionnement de Theisman, c'était bien Alfredo Yu. « D'après l'amiral Yu, fit Venizelos, Theisman est un homme dangereux. Il me l'a décrit comme déterminé, intelligent et calculateur. Il étudie les situations avec soin et agit en fonction de sa propre analyse chaque fois que c'est possible, même si cela exige une interprétation assez créative de ses ordres – et cela rejoint l'impression qu'il m'a laissée. Franchement, je m'étonne qu'il ait duré aussi longtemps sous le régime actuel, mais je suis d'accord avec Jasper pour dire que le central commet sans doute une grosse erreur en s'attendant à ce qu'il reste passivement sur la défensive. — Alors où vos opinions divergent-elles légèrement ? — Si je puis me permettre, milady, je vais vous répondre, intervint McGinley, et Honor acquiesça. — Notre principal point de désaccord n'est pas de savoir si Theisman agira ou non aussi offensivement que ses ressources le lui permettent mais plutôt la question des ressources dont il dispose réellement. Sachant que nos propres détachements dans les systèmes environnants sont très légers, Jasper craint que Theisman ne lance une série de frappes sélectives contre eux. En admettant qu'il ait une force suffisante pour permettre une telle stratégie, Andy et moi sommes tout à fait d'accord pour dire qu'il s'agirait de l'option la plus rentable pour lui, mais au vu de la menace bien plus importante que représente l'Étoile de Trévor pour le cœur de la République populaire, je ne vois pas l'ennemi envoyer des vaisseaux du mur en nombre conséquent à Barnett. Les Havriens ne peuvent pas y assembler une force suffisante pour nous empêcher de prendre le système quand nous nous y déciderons, et ils le savent. En conséquence, je pense que ses renforts – s'il en obtient – consisteront en unités plutôt légères : des vaisseaux dont Havre peut se passer et qui conviendraient mieux à des missions de soutien ou de raids sur notre commerce. Theisman serait contraint d'envoyer au moins des croiseurs de combat pour avoir une chance réaliste de nous prendre l'un des systèmes locaux, mais des croiseurs légers ou lourds, voire des contre-torpilleurs, pourraient être utilisés pour frapper notre fret. À sa place, c'est exactement ce que je ferais pour obtenir le meilleur retour sur investissement. « Mmmm. » Honor se frotta encore une fois le nez puis haussa un sourcil à l'adresse de Mayhew. « Jasper ? — Le capitaine McGinley n'a pas tort, milady, admit le lieutenant, mais ses conclusions reposent sur deux hypothèses. L'une est que l'ennemi ne libérera pas les croiseurs de combat nécessaires pour affronter l'un des nos détachements avancés, et l'autre que les forces légères à sa disposition seraient prêtes à attaquer notre fret. En réponse à la première, nous ne pouvons qu'essayer de deviner ce que ses supérieurs vont attribuer à Theisman. Oui, ils ont sûrement fait une croix sur Barnett. Je sais que la DGSN a déjà conclu, sur la base des unités disponibles, qu'ils ne peuvent faire autrement, et son raisonnement est incontestable. Mais même s'ils jugent Barnett perdu d'avance, ils pourraient bien ne pas le lâcher sans combattre. En tout cas c'est ce que je ferais, ne serait-ce que pour nous forcer à envoyer le maximum de puissance contre ce système et en éloigner autant des opérations autour de Trévor. » Il s'interrompit, et Honor hocha la tête sans s'engager. Mayhew prenait un risque en s'opposant à la sagesse dispensée par des têtes mieux payées et plus gradées. Il fallait un certain courage – ou beaucoup d'ego – à un simple lieutenant pour discuter l'avis de la DGSN, mais son grade peu élevé lui facilitait sans doute la tâche en un sens au moins. Il pouvait s'opposer et proposer des hypothèses divergentes autant qu'il voulait, il n'avait pas le pouvoir de faire prévaloir ses interprétations. Même si l'un de ses supérieurs choisissait de suivre ses conseils, la responsabilité du résultat (et les reproches) ne pèserait pas sur Mayhew mais sur l'officier en question. Ce qui ne changeait rien au fait que la stratégie qu'il venait de décrire correspondait exactement à celle qu'Honor aurait adoptée à la place de l'ennemi. « En réponse à la seconde hypothèse selon laquelle des unités légères havriennes seraient prêtes à attaquer nos transports de marchandises, reprit le lieutenant, je soulignerais simplement que les modalités de transport de fret local ont été modifiées afin de consolider notre capacité d'escorte ces derniers mois. Nous envoyons un plus grand nombre de vaisseaux par convoi, mais le nombre total de convois – et donc de cibles potentielles – a été divisé par deux, ce qui signifie, en théorie du moins, que la force d'escorte par convoi a été doublée. Les Havriens ne le savent peut-être pas encore, bien que quiconque envoyé pour opérer un raid sur nos couloirs de fret s'en rendrait vite compte. Mais s'ils se sont déjà aperçus de la façon dont nos déploiements changent? Le central nous envoie escorter un convoi unique, il y aura donc six croiseurs lourds en attente d'éventuels attaquants. Ça n'est pas loin de ce dont disposent plus d'un tiers de nos détachements avancés locaux, alors pourquoi courir après une cible mouvante ? L'ennemi serait contraint de disperser largement ses forces pour localiser un convoi en hyperespace, même en connaissant son programme exact, et du fait de cette dispersion il aurait peu de chances d'aligner une puissance de feu suffisante pour engager les vaisseaux d'escorte même s'il parvenait à tomber dessus. En revanche, les systèmes stellaires ne se promènent pas. L'ennemi sait exactement où ils se trouvent et, s'il a des croiseurs de combat sous la main et choisit de les utiliser agressivement, il serait comme une araignée sur sa toile. S'il parvenait à prendre un système, il serait impossible de prévenir les bâtiments déjà en route avant leur arrivée... et là sa force concentrée pourrait détruire l'escorte avant de massacrer les vaisseaux marchands. Surtout s'il pouvait leur faire franchir l'hyperlimite pour les empêcher de s'échapper en effectuant une nouvelle translation. » Honor fronça les sourcils et se frotta le menton, pensive. Elle réfléchit plusieurs secondes, puis baissa la main et pointa son long index vers McGinley. « Si je comprends bien, ce n'est pas sur ce qui constituerait une stratégie rationnelle de la part des Havriens que vous êtes en désaccord avec Jasper, mais sur les ressources probables de Theisman. C'est bien cela ? — En gros, oui, répondit McGinley. Pour l'instant, on ne nous a pas signalé d'attaques contre des convois dans cette zone, ce qui me fait aussi douter que l'ennemi ait déjà repéré nos nouvelles modalités de transport, mais il s'agit d'un détail. S'il a bel et bien la puissance nécessaire pour mettre à mal l'un de nos détachements, même temporairement, il est évident que ce serait intelligent de sa part. Non seulement il aurait accès au trafic entrant, comme Jasper vient de le dire, mais il tiendrait aussi une excellente occasion d'infliger des pertes conséquentes au détachement attaqué. J'ai simplement du mal à croire que les Havriens soient prêts à gaspiller un peu plus de vaisseaux de ligne pour un système qu'ils ne peuvent espérer tenir à terme. Et même s'ils lui envoyaient des renforts substantiels, je me demande si Theisman oserait les risquer dans une opération avancée sans autorisation. — Thomas Theisman pourrait bien vous surprendre, Marcia », murmura Honor. Elle balança sa chaise d'avant en arrière pendant quelques instants de réflexion, puis elle reporta son attention sur McGinley. « Vous avez peut-être raison quant aux ressources de Barnett, dit-elle, mais je pense que Jasper a mis le doigt sur le pire danger auquel nous pourrions être confrontés. — Que cela se produise ou non, nous devons partir du principe qu'il est possible que l'ennemi choisisse d'attaquer nos détachements avancés plutôt que de se lancer dans des opérations de recherche et destruction contre les convois entre les systèmes stellaires. Comment nous protégeons-nous contre ces deux éventualités ? — Si nous formions une escorte plus étoffée, j'opterais pour la formation Sarnow », répondit aussitôt McGinley, et Honor hocha de nouveau la tête. Tous ceux qui s'attaquaient à des bâtiments commerciaux savaient que le meilleur moment pour attaquer un cargo (ou tout un convoi) était juste après sa translation hors de l'hyperespace, avant que ses capteurs n'aient eu le temps de localiser les menaces potentielles et pendant que sa vitesse était au plus bas. Puisqu'on pouvait estimer avec un bon degré de certitude le volume d'espace dans lequel les bâtiments arrivants risquaient d'effectuer leur translation, il n'était pas bien difficile de placer un attaquant en position pour frapper les cargos à l'instant où ils étaient le plus vulnérables. Couvrir toutes les zones cibles probables pouvait exiger un bon nombre d'unités, mais leur placement restait simple. De même, la meilleure position relative d'où attaquer un convoi (en hyperespace comme en espace normal) était par l'avant, où sa vitesse l'amènerait droit sur vous. Toute manœuvre d'évitement imposait en effet à ses bâtiments de surmonter une vitesse d'approche potentiellement très élevée, et aucun vaisseau marchand, énorme et lent, avec son compensateur d'inertie et ses impulseurs civils ne pouvait rivaliser avec l'accélération et la maniabilité d'un bâtiment de guerre. La manœuvre défensive classique consistait à placer l'essentiel de l'escorte à l'avant du convoi, de façon à interposer les vaisseaux de guerre entre lui et l'axe de danger le plus probable, tout en laissant une ou deux unités couvrir l'arrière contre la menace moindre d'un attaquant essayant de les rattraper. Face à des pirates, dont le but était de saisir des bâtiments (et leur chargement) intacts, la FRM continuait de conseiller cette formation, mais contre un ennemi havrien, la Flotte avait adopté la nouvelle stratégie proposée par le vice-amiral Mark Sarnow. Au lieu de masser les vaisseaux d'escorte à l'avant, on les concentrait sur les flancs et à l'arrière du convoi, en déployant des éléments de reconnaissance relativement faibles à au moins trente ou quarante minutes de temps de vol en avant de la formation entière. C'était logique, dans la mesure où les Havriens, contrairement aux pirates, voulaient uniquement priver l'Alliance des marchandises du convoi. Ils préféreraient peut-être les saisir, mais leur simple destruction ferait tout aussi bien l'affaire; donc, de leur point de vue, il était sensé d'ouvrir le feu à l'instant où ils entraient à portée effective des cargos – ce qui imposait en retour à l'escorte de les maintenir hors de portée. La nouvelle doctrine plaçait la principale force combattante de l'escorte dans une position qui permettait à ses unités d'utiliser leur vitesse supérieure pour intercepter une menace arrivant sur n'importe quel vecteur d'attaque, et les éléments de reconnaissance avancés servaient à a assainir » la trajectoire projetée du convoi, de façon à éviter les surprises. Cela signifiait également, bien sûr, que les bâtiments envoyés pour ouvrir la voie étaient les unités les plus exposées de l'escorte, mais on n'y pouvait rien, et les éclaireurs avaient le temps de se replier sur le groupe principal avant d'être submergés isolément. C'était du moins la théorie, et l'expérience d'Honor suggérait que cela devait bien fonctionner. Hélas, comme McGinley venait de le souligner, son escadre incomplète ne pouvait pas déployer plusieurs unités en avant sans affaiblir de façon inacceptable l'escorte rapprochée. En conséquence, celui qu'elle mettrait en pointe se trouverait dangereusement exposé, sans personne pour surveiller ses arrières. Elle réfléchit brièvement puis regarda McKeon. « Alistair ? » fit-elle, et le capitaine de vaisseau trapu se pencha en avant et posa les avant-bras sur la table. «Je pense également que, de notre point de vue, le pire que les Havriens puissent faire serait de détruire l'un de nos détachements avancés. Le capitaine McGinley a peut-être raison de dire qu'ils n'ont pas la puissance nécessaire pour le faire, mais à mon avis le lieutenant Mayhew voit juste concernant Theisman. Vous vous souvenez sans doute, dit-il avec un sourire ironique, que vous et moi avons eu le plaisir de faire sa connaissance. S'il dispose d'une puissance de feu suffisante pour lui donner une chance réaliste de réussir un raid sur un système, il s'y risquera à moins que quelqu'un de plus haut placé ne le lui interdise explicitement. » En même temps, je ne pense pas que la stratégie qu'il adoptera compte beaucoup pour nous. Le capitaine McGinley a raison, une formation Sarnow nous offrira la meilleure couverture possible contre les deux éventualités. — Et qui met-on en pointe, alors ? » La question du capitaine Greentree aurait pu sembler un défi, formulée comme elle l'était, mais son ton était doux et il venait de résumer les propres soucis d'Honor. « Nous manquons d'unités pour en positionner autant qu'il faudrait à l'avant – à moins que nous ne réduisions notre présence sur les flancs, ce qui ôterait tout intérêt à cette formation précise, poursuivit le capitaine de pavillon. Si nous avions aussi quelques contre-torpilleurs, les choses seraient différentes : nous pourrions en placer deux ou trois devant pour se couvrir mutuellement. En l'état actuel, toutefois, il nous faudrait envoyer un seul bâtiment, et celui que nous y mettrons sera très exposé. Il se trouvera beaucoup trop en avant pour que nous puissions le couvrir s'il est attaqué. — Certes, fit McKeon, mais nous sommes avant tout responsables du convoi. Si on pousse le raisonnement, n'importe quelle unité d'escorte est sacrifiable, et une formation Sarnow étirera l'enveloppe de détection du convoi de neuf bonnes minutes-lumière. Même ceux d'entre nous qui n'ont pas de système de com supraluminique embarqué disposent de drones de reconnaissance qui en sont équipés, ce qui signifie que l'unité avancée sera capable de voir les ennemis éventuels et de signaler leur présence au vaisseau amiral bien avant qu'ils ne le détectent. Au pire, cela nous permettra au moins de ne pas laisser les cargos s'en approcher; au mieux, nous aurons une bonne chance de réussir à attirer une force d'attaque faiblarde dans un piège de notre facture. — Je ne le conteste pas, fit Greentree. Je demande simplement qui nous mettons devant. — Ça, c'est facile, répondit McKeon en souriant. Je dirais que le Prince Adrien est le seul choix cohérent, vous ne pensez pas ? Greentree ouvrit la bouche puis la referma, et Honor capta son irritation – dirigée non pas contre McKeon mais contre son raisonnement. Mieux, elle la comprit car, tout comme Greentree, elle aurait préféré se trouver elle-même en pointe. Que ce soit ou non la position de risque maximal, c'était aussi celle depuis laquelle l'escorte aurait son premier aperçu d'une menace en approche. Tout bon tacticien aspirait à pouvoir jauger la situation par lui-même et non à travers les rapports d'un autre. De plus, elle détestait l'idée d'envoyer ses hommes au-devant d'un danger qu'elle ne pouvait partager avec eux. C'était une faiblesse irrationnelle qu'un officier général se devait de surmonter, elle le savait, mais elle n'en était pas moins réelle. Pourtant, comme Greentree, elle savait aussi que McKeon avait raison. L'idée consistait à étendre la capacité de détection de l'escadre et déclencher tous les pièges posés sur son chemin, et, si elle ne pouvait se mettre elle-même en pointe (et elle ne le pouvait pas : sa responsabilité de commandant excluait qu'elle exposât inutilement son vaisseau amiral), McKeon était le meilleur candidat à ce poste. C'était non seulement son second dans la chaîne de commandement, mais elle se fiait implicitement à son jugement. Et, détail tout aussi capital, il la connaissait assez bien pour oser prendre des initiatives en situation d'urgence sans attendre sa permission. « Très bien », dit-elle. Sa calme voix de soprano ne trahissait aucune des pensées qui venaient de traverser son esprit, et elle hocha brièvement la tête. « Alistair a raison, Thomas. Nous mettrons le Prince Adrien en pointe. » Greentree acquiesça, et elle reporta son attention sur Venizelos. « Je déduis des premiers commentaires de Marcia que nous avons reçu des chiffres fermes sur la composition du convoi. Disposons-nous déjà d'une liste de vaisseaux ? — Il reste encore quelques trous, madame, répondit le chef d'état-major. Toutefois cela devrait être rectifié d'ici quinze heures trente. D'après ce que j'ai compris, ils sont tous présents dans le système, mais la logistique n'a pas encore décidé à bord desquels embarquer les dernières réserves de la garnison de Samovar. — Bien. Howard, fit-elle en se tournant vers l'officier de com, dès que nous aurons une liste complète, je veux que vous contactiez le commandant de chacun des bâtiments qui y figurent. Invitez-les ainsi que leur second à une réunion à bord de l' Alvarez à, disons, dix-neuf zéro zéro. — Oui, milady. — Marcia, d'ici là, je veux qu'Andy et vous esquissiez une formation Sarnow pour l'escadre. Partez du principe que le Prince Adrien occupera la pointe et mettez le Magicien pour surveiller l'arrière. — Oui, madame. » Honor resta encore assise un long moment, se frottant le nez tout en essayant de déterminer s'il restait un sujet à aborder. Puis elle regarda Mayhew. — Vous avez fait du bon travail en proposant une autre interprétation des analyses de la DGSN, Jasper. On oublie parfois de prendre en compte la personnalité du commandant ennemi en plus de son grade. » Greentree et McKeon hochèrent vigoureusement la tête en écho à son approbation, et elle devina le plaisir du lieutenant. Plus important peut-être, elle sentit aussi que McGinley n'en concevait pas de ressentiment. Plus d'un officier général aurait mal pris qu'un subalterne ose s'opposer à lui et parvienne en prime à convaincre le commodore qu'il avait raison. Il faisait bon savoir que McGinley n'était pas du nombre. Honor fit mine de se lever, mettant un terme officiel à la réunion, mais elle s'arrêta en chemin. Il y avait autre chose à régler : elle inspira profondément et se prépara psychologiquement. « Carson ? — Oui, milady ? » L'aide de camp parut frémir sur sa chaise, comme s'il lui fallait fournir un effort physique pour ne pas bondir sur ses pieds et se mettre au garde-à-vous. Je vais inviter les commandants du convoi à se joindre à moi pour dîner lorsqu'ils seront à bord, dit-elle. Mettez la main sur mon intendant et prenez les dispositions nécessaires, s'il vous plaît. — Oui, milady ! » répondit fermement l'enseigne, et une effrayante explosion d'enthousiasme et de détermination submergea le lien empathique d'Honor et Nimitz en provenance du jeune homme. Enfin, pas aussi effrayante que les perspectives de catastrophe si je laisse Carson s'approcher un tant soit peu d'une table couverte de victuailles, songea-t-elle en silence. S'il peut causer autant de dégâts avec un simple pichet d'eau, de quoi est-il capable lors d'un dîner officiel? Au moins, se dit-elle, pleine d'espoir, Mac sera là pour le surveiller. Alors ça ne peut pas être si grave, hein ? La réponse à cette dernière question s'imposa à elle et la fit frémir. CHAPITRE DIX « Regardez-moi ça, murmura respectueusement Youri Bogdanovitch. Ça marche vraiment ! — Votre étonnement n'est guère flatteur, Youri, lui reprocha le citoyen contre-amiral Tourville au milieu d'un nuage de fumée de cigare. Et, maintenant que j'y pense, il trahit un extraordinaire manque de confiance en notre officier opérationnel. — Vous avez raison, citoyen amiral. » Bogdanovitch se détourna de la contemplation de la sphère holo principale pour s'incliner en direction de Shannon Foraker. « Je reste étonné, vous comprenez, poursuivit-il, mais seulement parce que d'habitude ce sont les Mandes qui nous prennent par surprise. Et, si je puis me permettre, Shannon, c'est un vrai plaisir que d'être du côté qui prépare la surprise pour changer ! — Ça, c'est sûr ! » marmonna Karen Lowe, et un chœur de rires – discrets et dans l'ensemble plus nerveux que leurs auteurs n'auraient voulu l'admettre – secoua le pont. Le commissaire du peuple Honeker l'écouta avec gratitude. Il sentait l'anxiété qui le sous-tendait, mais il savait aussi combien les signes de légèreté dans de telles circonstances s'étaient fait rares pour la Flotte populaire. Il ne manquait pas d'ambition pour lui-même et, une fois que la situation intérieure se serait suffisamment stabilisée, il comptait entamer une carrière politique civile, pour laquelle son expérience de commissaire auprès d'un officier aussi brillant que Tourville ferait très bon effet. Pourtant, à sa décharge, il était plus impressionné par la capacité du contre-amiral à motiver ses troupes que par ses propres perspectives de carrière. « Combien de temps encore, citoyenne capitaine Foraker ? » s'enquit-il doucement. Foraker tapa quelques chiffres sur son clavier puis étudia les résultats pendant un moment. « En admettant que j'aie correctement estimé le nombre de plateformes de détection dont ils disposent et qu'ils les aient bel et bien mises là où je le pense, monsieur, et si les renseignements ne se sont pas trop plantés dans l'évaluation de leur capacité de détection passive, ils devraient être en mesure de commencer à nous voir dans les sept prochaines heures et demie, dit-elle. Évidemment, nous n'émettons pas le moindre signal, ce qui va beaucoup leur compliquer la tâche. En ce qui concerne les capteurs actifs, les seuls dont je détecte les émissions pour l'instant se trouvent largement hors de portée, et ils ressemblent à des radars de navigation standard – des engins civils – du trafic local intrasystème. — Pas un seul capteur militaire actif ? » Honeker ne put masquer son scepticisme, et Foraker haussa les épaules. « Monsieur, un système stellaire, c'est une sacré grande mare, et notre trajectoire d'approche était conçue pour nous maintenir en dehors de l'écliptique de façon à éviter de rentrer accidentellement dans les enveloppes de détection du trafic local. À moins d'avoir une idée assez précise d'où se cache le vaisseau qu'il cherche, la portée de détection d'un bâtiment est trop faible pour opérer des balayages franchement utiles. C'est ce qui rend si pénibles les plateformes manties. Leur équipement de détection, leurs amplificateurs de signal et les logiciels qui vont avec sont plus efficaces que n'importe lequel de nos systèmes embarqués et, par simple précaution, ils veillent à semer ces cochonneries de façon si dense et à générer des chevauchements tels que leurs capteurs actifs peuvent bel et bien détecter tous ceux qui essayent de s'introduire discrètement. Sans parler du fait qu'un réseau de capteurs intact leur permet d'éteindre complètement leurs systèmes mobiles pour ne compter que sur les données transmises par les relais, sans révéler leur propre position. Mais ce que nous avons vu jusqu'à maintenant vient étayer l'idée qu'ils manquent de plateformes, et nous capterons leurs émissions de capteurs actifs bien avant qu'ils ne puissent obtenir un écho exploitable de notre part. » Le grognement qu'émit Honeker était autant une façon de s'excuser d'avoir douté d'elle qu'une acceptation de son explication, car elle avait pris soin de ne pas ajouter : « Je vous l'ai déjà dit, imbécile ! » Elle avait en effet déjà expliqué ce plan en détail après que Bogdanovitch, Lowe et elle en avaient réglé les derniers points. L'escadre de Tourville tentait une manœuvre presque inouïe : elle s'enfonçait de plus en plus profondément dans un système tenu par l'ennemi sans déployer aucun éclaireur pour sonder sa trajectoire. Au lieu de cela, les quatre croiseurs de combat et toutes leurs unités de soutien s'étaient rassemblés en une formation la plus serrée possible et avançaient en mode balistique sur une course d'interception avec Samovar... et jusque-là il apparaissait clairement que personne ne les avait vus. Il était toujours possible que Foraker et Bogdanovitch se trompent sur ce point, songea Honeker. Les systèmes furtifs manticoriens étaient plus performants que ceux de la Flotte populaire, et on pouvait imaginer que le détachement allié tout entier se dirigeait droit sur le Comte de Tilly et son escadre à cet instant. Cela semblait toutefois peu probable car, ainsi que Foraker venait de le signaler, ils n'avaient pas encore capté la moindre émission de capteur actif, les seuls qui avaient une chance réaliste de les détecter. « Mais qu'est-ce que... » Le lieutenant de vaisseau Holden Singer plissa le front devant l'image puis effectua une infime correction. Son front se plissa un peu plus et il se gratta le nez, perplexe. « Qu'y a-t-il ? » Le capitaine de frégate Dillinger, commandant en second du HMS Enchanteur traversa le pont pour regarder par-dessus l'épaule de Singer. « Je n'en suis pas sûr, monsieur. » Singer cessa de se gratter le nez et tendit la main sur le côté sans jamais quitter des yeux l'image, tout en laissant courir ses doigts sur une série de contrôles tactiles avec la précision d'un pianiste professionnel aveugle. L'affichage se modifia tandis que les lasers de com du croiseur lourd interrogeaient les unités reliées à son réseau tactique, en quête d'autres données de détection, et Singer eut un grognement écoeuré. Un code unique trônait au milieu de la projection holo, mais il ne s'agissait pas de l'icône nette et claire d'un vaisseau spatial connu. Non, c'était le symbole orange tremblotant d'un contact éventuel mais complètement non identifié. « Eh bien ? s'enquit Dillinger, et Singer secoua la tête. — Sans doute juste un effet d'écho, monsieur, dit-il, l'air peu convaincu de sa propre conclusion. — Quel genre d'écho ? fit Dillinger. — Monsieur, si je savais ce que c'était, ce ne serait pas un effet d'écho », fit remarquer Singer. Dillinger inspira profondément et se rappela que les officiers tactiques étaient tous de petits malins. Il était bien placé pour le savoir : il avait lui aussi commencé comme ça. « Alors dites-moi ce que vous savez », fit-il au bout d'un moment, l'air si patient que Singer eut la bonne grâce de rougir. « Tout ce que je sais de façon certaine, monsieur, c'est que quelque chose a titillé les capteurs passifs d'une de mes plateformes il y a environ... (il vérifia l'information) onze minutes. J'ignore de quoi il s'agissait, je ne l'ai pas détecté ici et personne d'autre sur le réseau ne l'a vu. L'ordinateur de combat appelle ça un "pic électromagnétique anormal", ce qui est sa façon à lui de dire qu'il ne sait pas non plus à quoi il avait à faire. Ça ressemblait à une bribe de transmission cryptée, mais on dirait qu'il n'y a rien là dehors pour la produire. — Ça se trouve à l'intérieur de notre enveloppe active ? En admettant que ça existe réellement... — Je ne saurais pas dire, monsieur. Je n'ai qu'une direction dans laquelle il se pourrait qu'il y ait eu quelque chose. Je ne saurais même pas estimer la distance. S'il y a vraiment quelque chose là-bas, ça se trouve au-delà de nos radars de proximité, donc à au moins quatre millions de kilomètres, mais, d'après la direction d'où provenait le "pic anormal", ça doit venir de l'intérieur de notre enveloppe de drones. Je ne peux rien affirmer de plus. — Je vois. » Dillinger se frotta un moment la mâchoire. Dans la mesure où aucun des systèmes passifs extrêmement sensibles de l'Enchanteur n'avait rien détecté, il semblait très probable que l'écho de Singer ne soit rien d'autre : une anomalie électronique sans existence dans l'espace réel. Pour qu'il s'agisse d'autre chose, il aurait fallu qu'un vaisseau stellaire entre dans le système sous strict contrôle d'émission, et ce genre de manœuvre exigeait plus de cran qu'aucun commandant havrien ne pouvait se vanter d'en avoir. Surtout depuis que les plateformes de détection périphériques manticoriennes repéraient les bâtiments hostiles entrants bien avant qu'ils n'atteignent le cœur du système. Néanmoins... « Passez en active », dit-il. Singer regarda par-dessus son épaule et haussa un sourcil. Le commodore Yeargin avait donné l'ordre à ses unités en orbite de rester en mode de détection passive uniquement. Les capteurs actifs possédaient une portée trop faible pour apporter grand- chose de toute façon, et leur seule conséquence pratique aurait été de transformer leurs bâtiments en brillants phares électroniques pour quiconque aurait réussi à dépasser le petit nombre de plateformes que son « groupe d'intervention » en sous-effectif avait réussi à déployer. Mais ses ordres incluaient une clause autorisant les officiers de garde à effectuer des balayages actifs courts et ciblés s'ils le jugeaient nécessaire, et Dillinger fit signe à Singer d'y procéder. « À vos ordres, monsieur », fit l'officier en tendant la main vers sa console. « Impulsion radar ! L'annonce brutale de Shannon Foraker claqua sur le pont d'état-major comme un fouet. Malgré leur confiance en la tacticienne de génie, Tourville et son équipe (y compris le commissaire Honeker) avaient senti la tension monter jusqu'à des sommets presque intolérables à mesure qu'ils approchaient de Samovar. Il semblait impossible qu'ils aient pu arriver si près d'une force manticorienne sans être découverts... à moins que la réserve ennemie de plateformes de détection ne soit plus faible encore que Foraker ne l'avait estimé. « Puissance ? aboya Tourville. — Nettement supérieure aux valeurs de détection, répondit Foraker sans quitter des yeux son écran, tout en manipulant ses capteurs passifs. Ils nous voient, mais je les vois aussi ! » Elle leva enfin les yeux et adressa un sourire carnassier à son commandant. « Ils sont à deux virgule quatre millions de kilomètres, monsieur – et je situe parfaitement celui qui vient de nous balancer l'impulsion radar ! — Mettez tout en place ! » Tourville se tourna vers le lieutenant Fraiser. « Passez le mot, ordonna-t-il à l'officier de com. Nous lançons dans trente secondes ! » « Mon Dieu! » Holden Singer se redressa dans son fauteuil, les yeux écarquillés. Il avait fallu huit secondes à son impulsion radar pour atteindre le Comte de Tilly et son escadre, et huit autres pour revenir. Pendant ce temps, la vitesse d'approche des Havriens avait diminué la distance les séparant de plus d'un million de kilomètres... les mettant largement à portée de missiles. Il fallut encore deux secondes au lieutenant pour comprendre ce qu'il voyait et lancer un avertissement, et une seconde et demie au capitaine Dillinger pour ordonner qu'on sonne le branle-bas de combat. En tout, vingt secondes s'étaient écoulées entre le moment où Tourville avait donné l'ordre de tirer et celui où le hurlement à deux tons de l'alarme se mit à résonner. L'équipage de l'Enchanteur avait à peine commencé à courir vers les postes de combat quand quatre croiseurs de combat, huit croiseurs lourds et six croiseurs légers traînant un total de cinquante-six capsules lance-missiles ouvrirent le feu. Les missiles havriens étaient moins efficaces que ceux de la FRM mais, en compensation, leurs vaisseaux embarquaient plus de tubes... de même que leurs capsules. Le temps que l'assistant tactique de Singer se jette dans le fauteuil voisin du sien, plus de neuf cents missiles se dirigeaient vers son bâtiment. « Ouiiii ! » Le murmure enthousiaste du capitaine de vaisseau Bogdanovitch se suffisait à lui-même, tandis que Tourville et son état-major regardaient leur salve massive avancer vers l'ennemi. À l'éjection des missiles, les ingénieurs de Tourville avaient activé les impulseurs et les barrières latérales de ses vaisseaux, n'ayant plus aucune raison de se cacher. Contrairement aux Manticoriens, prévenus à l'avance qu'ils auraient besoin de leurs systèmes de propulsion et de défense, ils les maintenaient prêts depuis plus de quinze heures mais, même avec des noyaux d'impulsion déjà chauds, il leur faudrait au moins treize minutes supplémentaires pour activer leurs bandes gravitiques. Toutefois cela leur laissait une belle avance sur les Manticoriens, qui n'avaient pas idée de ce qui allait leur tomber dessus. Leur contrôle de tir antimissiles commençait à s'allumer, fleurissant en explosions de lumière sur l'écran de Shannon Foraker, mais ils ne pourraient jamais lancer à temps leurs défenses passives. Et contre le déluge de feu qui venait à leur rencontre, leurs radars et leurs lidars ne pouvaient qu'offrir un guidage sûr aux têtes chercheuses de ses missiles. Le commodore France Yeargin se précipita sur son pont d'état-major à la seconde même où les portes de l'ascenseur s'ouvrirent. Elle n'avait pas attendu d'enfiler sa combinaison souple : elle quitta l'ascenseur en manches de chemise, sans même une veste... juste à temps pour voir les premières têtes laser exploser dans les profondeurs de son visuel. Lester Tourville regardait fixement l'écran principal, encore incapable d'en croire ses yeux. Un groupe d'intervention manticorien avait été pris totalement au dépourvu, or ce n'était pas censé arriver. Et pourtant si, et le plan de Shannon avait profité sans pitié de l'excès de confiance de l'ennemi. Il regarda les codes de ciblage fleurir et changer tandis que les missiles transmettaient leurs rapports sur les liens télémétriques. Ils étaient livrés à eux-mêmes, mais Foraker leur avait dit précisément quoi rechercher, et la procession régulière de systèmes de contrôle de feu s'activant devant eux attirait leurs têtes chercheuses. La masse de projectiles commença de s'étaler et se disperser pour se répartir entre les différentes victimes sur son chemin. La distribution n'était pas parfaite, nota-t-il dans un coin de son esprit. Un ou deux bâtiments s'en tireraient avec seulement une douzaine de missiles alors que d'autres en recevraient des vingtaines, mais cela importait peu. Shannon reprogrammait déjà les projectiles de sa prochaine bordée et, sous les yeux de Tourville, ses vaisseaux crachèrent une seconde salve – beaucoup moins nourrie que la première, mais soigneusement dirigée contre la poignée de Manties qui pourraient lui survivre. À tous égards, la surprise fut totale. Les équipages du commodore Yeargin gagnaient encore frénétiquement leur poste quand la première vague de missiles arriva. De ses six croiseurs lourds, deux n'eurent même pas le temps de mettre en ligne leurs défenses actives. Trois autres parvinrent d'une façon ou d'une autre à faire passer leurs lasers sous contrôle informatique, mais seul l'Enchanteur envoya une salve (unique) d'antimissiles. Non que cela fît une grande différence. Cent six missiles en approche furent détruits avant d'arriver à portée d'attaque. Les huit cent soixante-deux restants se précipitèrent jusqu'à vingt mille kilomètres et détonèrent les uns après les autres. Des explosions nucléaires trouaient l'espace, générant chaque fois une forêt de lasers à rayons X. Ce ne fut même pas un massacre, car il n'y avait rien – absolument rien – entre ces lasers et leurs cibles. Il fallut moins de quatre secondes pour que toutes les huit cent et quelques têtes attaquent. Seize secondes plus tard, la deuxième salve de Shannon Foraker se précipita sur les survivants ébahis et mutilés. Et quand les derniers de ces missiles détonèrent, l'Alliance manticorienne avait perdu six croiseurs lourds et légers de la FRA/1, neuf croiseurs légers graysoniens et neuf contre-torpilleurs... sans répliquer par le moindre tir offensif. Le capitaine de frégate Jessica Dorcett restait immobile dans son fauteuil de commandement et fixait sans la comprendre l'impossible image tactique. Son vaisseau était à la tête de la division de contre-torpilleurs affectée à la protection de la principale plateforme de traitement liée à l'industrie minière spatiale du système d'Adler. La technologie du site conçu par les Havriens n'allait pas chercher loin selon les critères manticoriens, mais cela demeurait une installation importante, qui se trouvait actuellement à plus de cinquante minutes-lumière de Samovar, bien loin de la trajectoire que l'ennemi avait dû suivre pour entrer dans le système. Les trois bâtiments de Dorcett avaient donc survécu... et elle se retrouvait l'officier le plus gradé du système. Il lui revenait de décider ce qui devait être fait mais, au nom du ciel, que pouvait-elle bien faire ? Le groupe d'intervention détruit, seule sa division demeurait, et elle serait parfaitement inutile contre la force qui décélérait vers les nouvelles épaves en orbite autour de Samovar. Elle venait d'assister à la défaite la plus écrasante de l'histoire de la Flotte royale manticorienne, et elle ne pouvait rien y faire. Une douleur sourde lui indiqua qu'elle serrait les dents en un rictus cadavérique. Elle inspira profondément et relâcha de force sa mâchoire. Puis elle se secoua comme un chien sortant de l'eau et se tourna vers son second. Le capitaine de corvette Dreyfus fixait toujours l'écran, son visage habituellement sombre désormais pâle, et Dorcett s'éclaircit bruyamment la gorge. Dreyfus sursauta comme si elle lui avait planté une épingle dans le corps, puis il ferma les yeux quelques instants. Lorsqu'il les rouvrit, il exerçait un semblant de contrôle sur ses émotions et croisa sans ciller le regard de son commandant. « Transmettez : nous allons passer en hyper, direction Clair-mont. Le Rondeau et le Ballade prendront respectivement la direction de Quest et Treadway. — Mais... » Dreyfus marqua une pause. « Ça ne laissera personne pour surveiller le système et garder l'œil sur eux, madame, fit-il calmement remarquer. — Nous ne pouvons pas nous le permettre. » Le ton de Dorcett était aussi sombre que l'expression de son visage. J'ignore quel était le programme, mais je sais que le QG principal a déjà envoyé des renforts pour ce système. Les vaisseaux arriveront sans doute un ou deux à la fois, ce qui est déjà grave, mais la logistique a également lancé des cargos de ravitaillement et des transports de troupes. Des bâtiments de guerre isolés n'auront aucune chance contre une force de cette taille, mais ils auront peut-être au moins une vitesse suffisante pour sauver leur peau. Les transporteurs, non. Mais la logistique va sûrement les faire passer par Clairmont, Quest ou Treadway. Il faut donc que nous les rattrapions dans l'un de ces systèmes pour les avertir à temps. Et, fit-elle en esquissant un sourire désabusé, il ne reste plus que nous. Quelqu'un doit alerter les autres détachements locaux de ce qui s'est passé ici, et nous sommes les seuls à pouvoir le faire. — Oui, madame. » Dreyfus fit un signe à l'officier de com et Dorcett entendit le murmure pressant de sa voix tandis qu'il transmettait les ordres. Elle savait qu'elle aurait dû écouter pour s'assurer qu'il avait bien compris, mais ils servaient ensemble depuis plus d'un an T. Il n'était pas du genre à se tromper et, même dans le cas contraire, elle était physiquement incapable de détourner les yeux de son écran et des icônes représentant les vaisseaux ennemis s'installant en orbite autour de Samovar. En comparaison des tonnages régulièrement détruits quand des murs de bataille s'affrontaient, la perte du groupe d'intervention du commodore Yeargin passerait presque inaperçue, mais Dorcett savait que le tonnage était la moindre des pertes subies ce jour-là. Même les pertes humaines, bien que terribles, étaient secondaires par rapport à ce qu'elle venait de voir. Ce qui comptait, c'était la vitesse, la puissance brutale, écrasante et efficace avec laquelle on avait détruit le groupe d'intervention. C'était cela que l'Alliance aurait du mal à digérer. Surtout la FRM. Il ne s'agissait pas de la première victoire que les Havriens remportaient, mais son caractère absolu la plaçait dans une catégorie à part. Une catégorie dont la FRM avait cru posséder l'exclusivité, bien au-dessus des empotés surclassés de la Flotte populaire. Eh bien, songea sombrement Dorcett, nous nous trompions. Et vu la densité de la première salve, ils devaient utiliser des capsules lance-missiles. Ils se sont montrés plus malins, plus prévoyants et plus puissants que nous. Et s'ils peuvent le faire ici, alors où peuvent-ils encore y réussir ? Elle l'ignorait. Les deux seules choses qu'elle savait, c'était qu'elle devait transmettre la nouvelle avant que d'autres bâtiments ne se jettent dans le piège qu'était devenu ce système... et que, quoi qu'il arrive désormais dans sa carrière, les officiers de ses trois vaisseaux et elle-même seraient toujours connus comme les témoins impuissants du pire désastre de l'histoire spatiale manticorienne. Ce n'était pas leur faute. Ils n'auraient rien pu faire. Mais cela importait peu, elle le savait. Le Rondeau et le Ballade sont prêts au départ, madame », annonça posément le capitaine Dreyfus. Dorcett hocha la tête. « Très bien, Amie. Envoyez le code d'autodestruction aux plateformes de détection, et puis en route », dit-elle. CHAPITRE ONZE Howard Clinkscales avait passé l'âge d'être mal à l'aise en public. Il avait commencé sa carrière en tant qu'homme d'armes du Protecteur (même pas au grade d'élève officier, non, en tant qu'homme du rang) soixante-sept ans T plus tôt et s'était élevé au rang de général de brigade dans la sécurité du palais à l'âge de trente-six ans. Au moment de la Restauration Mayhew, il commandait la Sécurité planétaire, poste qu'il avait aussi occupé sous le règne du père de Benjamin IX, et c'était un membre officieux de la famille royale. En chemin, il avait croisé de petits voyous, des tueurs en série et autres psychotiques, des tentatives d'assassinat et de trahison, sans que cela lui pose de problème. Plus surprenant encore, il avait également appris à accepter les bouleversements sociaux qui affectaient sa planète, chose dont aucun de ceux qui le connaissaient avant que Grayson ne rejoigne l'Alliance ne se serait douté. Il avait près de quatre-vingts ans à la signature du traité, et on aurait eu peine à trouver réactionnaire plus borné. Même ses meilleurs amis ne l'auraient pas décrit comme un homme brillant : ce n'était pas un imbécile, certes, et il aimait penser qu'il avait appris deux ou trois choses en huit décennies, mais personne ne l'avait jamais considéré comme un génie. C'est pourquoi tant de gens s'attendaient à ce qu'il rejette toute compromission avec les réformes qui secouaient la société qu'il connaissait depuis l'enfance. Mais ces gens n'avaient pas tenu compte des trois qualités qui l'avaient porté si haut en partant de si bas : une énergie inépuisable, un sens du devoir inflexible et une intégrité inébranlable. C'était cette dernière qualité qui avait finalement fait la différence, car il s'agissait d'intégrité personnelle. Beaucoup de gens peuvent se montrer scrupuleusement honnêtes dans l'exercice de responsabilités publiques ou dans leurs relations avec les autres, mais Clinkscales était de ces individus beaucoup plus rares dont l'intégrité s'étendait à lui-même : il ne pouvait pas plus fermer les yeux sur une vérité qui n'était pas à son goût qu'il n'aurait pu voler sans ceinture antigrav. C'était la raison pour laquelle Benjamin IX l'avait nommé régent du domaine Harrington : son sens du devoir constituait la police d'assurance du Protecteur. Il était impensable qu'Howard Clinkscales fît moins que son mieux pour servir son seigneur et son domaine, et le fait que les autres conservateurs de la planète savaient qu'il partageait leurs inclinaisons philosophiques en faisait un atout précieux en tant que régent. Si lui parvenait à faire son devoir et vivre avec les changements qu'il détestait, eux pouvaient le faire aussi — du moins Benjamin avait-il raisonné ainsi. Cela ne s'était pas passé comme ça, cependant. Clinkscales, dans son rôle de régent, avait sans conteste eu un impact sur les plus raisonnables des conservateurs graysoniens, mais il n'avait pas empêché les véritables fanatiques de comploter contre Honor et les réformes Mayhew. Bien sûr, rien n'aurait pu dissuader des gens aussi peu accessibles à la raison, et penser que sa nomination les calmerait n'était de toute façon sans doute qu'un vœu pieux. Mais elle avait eu un effet auquel Benjamin ne s'attendait pas et qu'il n'aurait même jamais cru possible. Elle n'avait pas fait de Clinkscales un réformateur radical (pour être honnête, cette idée confondait l'imagination), mais il en était bel et bien venu à envisager les changements intervenant sur sa planète comme bénéfiques. Cela parce que la régence l'avait amené au contact régulier d'Honor Harrington en même temps qu'elle lui imposait de superviser la montagne de détails liés à la création du premier nouveau domaine graysonien depuis plus de soixante-douze ans T. Il avait non seulement été confronté de force à la réalité d'une femme dont les compétences, le courage et (plus important peut-être encore) le sens du devoir valaient les siens, mais il avait également dû s'occuper en détail de l'application des réformes tandis qu'il travaillait sur la toile vierge qui allait devenir le domaine Harrington. C'était tout à son honneur qu'il soit parvenu à corriger son mode de pensée si tard dans la vie, bien qu'il ne l'envisageât pas lui-même de cette façon. Pour sa part, il se voyait encore comme un conservateur s'efforçant de freiner les exigences les plus extrêmes des réformateurs, mais ça ne posait pas de problème. Il avait en fait quelques longueurs d'avance, et sa réaction furieuse aux efforts des « fauteurs de troubles » qui voulaient ralentir le processus avait plus d'une fois amusé Honor. Si quelqu'un avait réuni assez de courage pour lui demander pourquoi il soutenait les changements; il aurait donné une réponse toute simple : c'était son devoir envers son seigneur. En insistant, on aurait pu lui faire admettre (non sans un regard courroucé et menaçant) que son soutien ne venait pas que de son sens du devoir, mais aussi de sa dévotion à une femme qu'il avait appris à respecter profondément. Ce qu'il n'aurait pas admis, c'est qu'il en était venu à considérer son seigneur comme un curieux mélange de guerrière, meneuse, suzeraine... et aussi comme l'une de ses filles. Il était fier d'elle, aussi fier que s'il s'était agi de son propre enfant, et il aurait tué le premier à oser le dire car, comme tant de gens quand ils aiment vraiment, Howard Clinkscales se donnait beaucoup de mal pour dissimuler au monde ses sentiments. Les émotions étaient de dangereuses failles dans l'armure d'un policier, et l'homme qui était devenu commandant en chef des forces de sécurité d'une planète entière avait appris à les cacher, de peur qu'on ne les utilise contre lui. C'était une habitude dont il ne s'était jamais débarrassé... mais ça ne signifiait pas qu'il ignorait ses propres sentiments. Et c'était en partie pour cela qu'il se sentait mal à l'aise en cette occasion officielle bien précise : son seigneur aurait dû être présente et son intuition lui soufflait que les raisons qu'elle lui avait données pour repartir si vite n'incluaient pas son mobile véritable. Oh, elles étaient toutes vraies — il n'avait jamais vu Honor Harrington mentir et, d'ailleurs, il n'était pas sûr qu'elle sache seulement le faire — mais elles n'étaient pas la source réelle de sa décision, et cela l'inquiétait. Puisqu'elle était son seigneur, son travail consistait à savoir quand quelque chose lui causait des soucis et à régler le problème. Et puis, si les fanatiques qui avaient comploté contre elle du temps des peu regrettés feu Lord Burdette et frère Marchant n'avaient pas suffi à lui faire quitter la planète, tout ce qui pouvait l'y pousser méritait manifestement qu'on s'en préoccupe. Mais ce n'était encore qu'une explication partielle de son malaise. Il inspira profondément et admit le reste en lui-même tout en regardant descendre la navette. Il s'était peut-être fait aux réformes autour de lui mais, au fond, il restait un bon vieux patriarche graysonien. Il avait appris à reconnaître qu'il existait dans la Galaxie des femmes (dont quelques spécimens locaux) au moins aussi compétentes que lui mais, malgré tout, cette notion restait purement intellectuelle. Il devait établir un contact personnel avec une femme, la voir faire la preuve de ses capacités, avant que ses émotions ne se mettent au diapason de son cerveau. C'était stupide de sa part et il le savait, mais ça n'en était pas moins vrai. Il faisait de son mieux pour surmonter son préjugé et, si cela affectait son attitude, il arrivait à l'empêcher d'influer sur ses actes, mais il était parvenu à la conclusion que cette idée faisait trop viscéralement partie de sa « programmation sociétale » pour qu'il s'en défasse jamais totalement. Et cela posait problème aujourd'hui, car la navette qui s'apprêtait à atterrir amenait une personne dont son cerveau savait qu'il devait s'agir d'un des individus les plus capables et les plus intelligents qu'il rencontrerait jamais... mais d'une femme. Qu'elle fût aussi la mère de son seigneur et par voie de conséquence —qu'elle en soit ou non consciente — l'une des deux ou trois cents personnes les plus importantes de la planète n'arrangeait rien, pas plus que l'endroit où elle était née et avait grandi. Le docteur Allison Chou Harrington était native de Beowulf, dans le système de Sigma du Dragon, or la société locale était réputée pour ses mœurs_ libérales à faire dresser les cheveux sur la tête des Manticoriens, sans parler des Graysoniens. Clinkscales était à peu près persuadé (du moins il pensait l'être) que la rumeur avait grossi le trait, mais Beowulf était indéniablement aussi connue pour les nombreux (et imaginatifs) arrangements maritaux et sexuels de ses habitants que pour fournir les meilleurs chercheurs en médecine de l'humanité et... La navette toucha le sol, et l'ouverture du sas interrompit ses pensées. Il regarda descendre la rampe d'accès puis tourna la tête vers Miranda LaFollet pour lui adresser un sourire ironique. Elle le lui rendit avec un mélange d'amusement et de compassion, et le chat sylvestre assis à ses côtés émit lui aussi un blic rieur. Clinkscales ne connaissait pas encore très bien Farragut, mais il avait déjà remarqué que son sens de l'humour ressemblait un peu trop à celui de Nimitz. Pire : Nimitz ayant passé quarante ans au contact des humains, il avait acquis un certain vernis qui manquait encore à Farragut, et le jeune chat sylvestre avait rapidement fait preuve d'un goût prononcé pour les farces les plus basses. Mais Miranda l'avait fermement sermonné quant à la nécessité de bien se conduire en public, et Clinkscales osait espérer que cela produirait un effet quelconque. Il s'aperçut qu'il avait laissé ses réflexions concernant Farragut le distraire lorsque l'orchestre entama l'hymne Harrington. Seul un seigneur était accueilli au son de la marche seigneuriale, mais tout membre de la famille de Lady Harrington devait être salué par l'hymne du domaine, et un ordre claqua, mettant la garde d'honneur au garde-à-vous. Les membres de la garde Harrington, tirés à quatre épingles, formaient deux rangées bien droites d'uniformes vert sur vert de chaque côté du chemin menant du pied de l'aire d'atterrissage à l'escalator final, et une toute petite silhouette s'arrêta dans son élan, surprise par la musique. Clinkscales ouvrit de grands yeux en découvrant Allison Harrington pour la première fois. Il la savait plus petite que sa fille, mais il ne s'était pas attendu à voir quelqu'un d'aussi menu. Elle était même plus petite que la majorité des Graysoniennes, et l'idée qu'elle avait donné naissance à un seigneur qui dominait presque tous ses sujets (y compris un certain Howard Clinkscales) semblait difficile à accepter. Il apparaissait clairement que personne ne l'avait prévenue qu'elle aurait droit à un accueil officiel, et Clinkscales pesta intérieurement de ne pas y avoir veillé lui-même. Bien sûr, Lady Harrington n'aurait probablement pas prévu un tel cérémonial si elle avait été présente : elle avait encore du mal à se penser comme un « seigneur », et elle aurait probablement juste sauté dans un aérodyne pour aller jusqu'à l'astroport et ramené sa mère sans ce qu'elle insistait pour appeler « ce raffut ridicule ». Hélas, Clinkscales ne pouvait pas faire de même sans qu'on risque de l'interpréter comme une injure, mais il aurait néanmoins pu s'assurer que le docteur Harrington était prévenue de ce qui l'attendait. Enfin, il était trop tard pour cela, et sa brève hésitation disparut avant de devenir évidente. Elle carra les épaules et descendit plus calmement les marches tandis que Clinkscales et Miranda venaient à sa rencontre. Miranda n'avait pas la force qui permettait à Lady Harrington de porter Nimitz sur son épaule, mais Farragut semblait se satisfaire de marcher à ses côtés, et il agita majestueusement la queue en avançant, flanqué de sa compagne et de Clinkscales, comme si la musique et la garde d'honneur n'étaient que son dû. Ils minutèrent leur trajet presque parfaitement, arrivant au pied de la rampe un pas ou deux tout au plus avant le docteur Harrington. Elle leva les yeux vers son comité d'accueil, des yeux en amande terriblement semblables à ceux de sa fille, qui brillèrent de plaisir et de malice. Vous devez être Lord Clinkscales », dit-elle en lui tendant la main. Elle sourit lorsqu'il se pencha pour y déposer un baiser formaliste plutôt que de la lui serrer. — À votre service, milady, fit-il, et les fossettes du docteur se creusèrent. — Milady? répéta-t-elle. Mon Dieu, je vois qu'Honor avait raison. Je vais vraiment me plaire ici ! » Clinkscales arqua les sourcils, mais elle se tourna vers Miranda avant qu'il ait pu reprendre la parole. « Et vous êtes Miranda, j'imagine, dit-elle en tendant la main pour serrer celle de la jeune femme. Et si je ne m'abuse, poursuivit-elle en se penchant vers le chat sylvestre, la main en avant, voici Farragut. » Le chat lui serra vivement la main, à la façon de Nimitz, et elle se mit à rire. « C'est bien Farragut! Dois-je déduire de sa présence que l'un de vous deux a eu la chance parfois discutable d'être adopté ? — Oui, moi, milady », reconnut Miranda. Elle sourit en parlant, mais le docteur Harrington perçut la douceur, l'écho étonné persistant de sa voix, et elle se redressa. Elle posa la main sur l'épaule de Miranda, la pressant gentiment. « Alors je suis très heureuse pour vous, dit-elle. — Merci, milady. » Clinkscales écoutait l'échange : en vertu des règles appliquées dans sa lointaine jeunesse, il aurait été parfaitement déplacé que Miranda, une simple femme, prenne en main la discussion à l'accueil d'un visiteur important. Évidemment, en vertu de ces mêmes règles, le visiteur en question aurait certainement été un homme et non une femme, et de toute façon elles ne prévalaient plus. D'ailleurs, à cet instant, il n'en était pas mécontent, car cela lui offrait l'occasion de prendre du recul pour évaluer l'invitée du domaine. Un seul regard suffisait à l'identifier comme la mère du seigneur Harrington. Les yeux surtout, songea-t-il, ces yeux sombres immenses, en amande; pourtant il y avait autre chose. Le visage du docteur Harrington était joli et délicat, d'une perfection dans les traits et les proportions juste assez imparfaite pour prouver qu'elle était naturelle et non le produit du biosculpt. Lady Harrington partageait ses traits presque point par point, mais ce qui paraissait délicat chez sa mère était trop accusé, trop vigoureux chez elle pour en faire une beauté classique. On aurait dit que quelqu'un avait pris la force indéniable des traits de sa mère et l'avait distillée, éliminant la délicatesse, la douceur, pour révéler l'oiseau de proie, mais la ressemblance restait évidente. Il existait aussi quelques différences. Tout d'abord, le docteur Harrington avait deux ans de plus que Clinkscales, et celui-ci peinait encore à l'admettre intérieurement. Il s'était habitué à l'âge de son seigneur, mais au moins Lady Harrington était-elle plus jeune que lui. Ce n'était pas le cas de sa mère, malgré ses longs cheveux noirs sans la moindre mèche blanche, sa peau jeune et sans rides, et il se doutait qu'il aurait du mal à se faire à cette idée-là. Au moins, elle avait effectivement l'air plus vieille que sa fille, mais le prolong avait été inventé sur Beowulf, et Allison Harrington avait compté parmi les tout premiers bénéficiaires du traitement de seconde génération. Elle paraissait donc plusieurs années de moins que Miranda, et l'éclat polisson de ses yeux le rendait très nerveux. Il se faisait des idées, se dit-il fermement. Malgré les apparences, cette femme avait près de quatre-vingt-dix ans T ! C'était aussi un docteur immensément respecté, l'un des deux ou trois meilleurs généticiens du Royaume stellaire de Manticore et la mère d'un seigneur graysonien. Elle n'envisagerait sûrement pas le moindre geste susceptible de causer ne fût-ce qu'une ombre de scandale. Pourtant, si fermement qu'il se sermonnât, il ne parvenait pas tout à fait à ignorer ces yeux brillants de malice... ni la façon dont elle était vêtue. Howard Clinkscales n'avait jamais vu son seigneur en costume civil manticorien. Quand elle ne portait pas l'uniforme, elle s'habillait toujours à la mode de Grayson sur la planète; mais sa mère était une tout autre affaire. Elle portait une veste courte bleu roi, comme un boléro, par-dessus un chemisier sur mesure de soie terrienne couleur crème qui avait dû coûter plusieurs centaines de dollars manticoriens... et restait, malgré son opacité, déplorablement fin. L'argent ouvragé de ses bijoux simples mais exquis contrastait avec son teint de bois de santal, et son pantalon élégant était assorti à sa veste. Aucune Graysonienne d'avant l'Alliance n'aurait accepté de se montrer en public dans des vêtements qui révélaient aussi franchement sa silhouette, et Clinkscales ne pouvait même pas se consoler en pensant qu'il s'agissait d'un uniforme. Nul ne pouvait se plaindre de l'uniforme de la FRM que portait Lady Harrington (enfin, pas légitimement... ce qui n'avait pas empêché certains des vrais réactionnaires de le faire malgré tout) puisqu'elle n'était pas responsable de sa conception. Mais le docteur Harrington n'avait pas cette excuse et... Bon, une petite minute, Howard! se dit-il fermement. Cette femme n'a pas besoin d'« excuse »... et elle n'en aurait pas plus besoin si elle n'était pas la mère de Lady Harrington! Son apparence n'a absolument rien d'indécent — à part, peut-être, dans ton esprit de vieil imbécile — et, même si c'était le cas, elle a parfaitement le droit de s'habiller à la mode manticorienne. Si nous sommes une planète à ce point obtuse et arriérée que nous ne pouvons pas l'accepter, c'est notre problème, pas le sien! Il inspira profondément et sentit une étrange sensation de relâchement se propager en lui en même temps que l'oxygène tandis qu'il se sermonnait. D'une certaine façon, il était presque soulagé d'avoir laissé sa « programmation sociétale » lui échapper car ce rappel à l'ordre l'avait aidé à reprendre ses esprits. Néanmoins, il ne parvenait pas tout à fait à étouffer un reste d'embarras. À cause de ses yeux, songea-t-il à nouveau. À cause de l'étincelle qui luisait des ces yeux à la fois si semblables à ceux de son seigneur et si différents. Sur Grayson, il naissait trois filles pour un garçon, et la seule carrière féminine respectable pendant près d'un millier d'années avait été celle d'épouse et de mère. Par conséquent, la concurrence pour séduire un partenaire masculin avait toujours été rude, même si Grayson pratiquait la polygamie, et, en dépit de leur respect des bienséances, les femmes avaient vaillamment livré bataille contre l'autre sexe (et contre leurs concurrentes). C'était ce qui inquiétait Howard Clinkscales, car il avait vu exactement la même étincelle dans les yeux d'innombrables femmes au fil des ans. Des yeux jeunes en général, anticipant avec toute l'énergie et la passion de leur âge la gloire de la conquête. Mais même si le regard d'Allison Harrington paraissait très jeune, il exprimait aussi l'assurance et la confiance nées d'une longue expérience, et un sens de l'humour dangereusement espiègle. Il ne tarderait pas à découvrir le docteur Harrington tout aussi compétente dans son domaine que sa fille dans le sien, il n'en doutait pas, mais il lui semblait déjà évident qu'elle était aussi très différente d'elle par d'autres côtés. Il était surpris de l'admettre, mais une part de lui-même se réjouissait à l'avance de la voir affronter les conservateurs. Une autre part frémissait à cette seule idée, mais il aimait l'éclat de son regard, son manifeste appétit de vivre et son refus d'être catégorisée et enfermée dans une boîte par quiconque. La confrontation ne se révélerait sans doute pas de tout repos, mais il s'aperçut soudain qu'il ne doutait absolument pas de son issue. Elles étaient deux, après tout, et à elles deux, le docteur et le seigneur Harrington mettaient nettement le reste de la planète en position d'infériorité numérique. « ... et voici votre bureau, milady », fit Miranda en la précédant dans l'immense pièce princièrement meublée. Allison Harrington la suivit et s'arrêta pour regarder autour d'elle en haussant les sourcils devant le luxe de l'aménagement. Et pas seulement en termes de confort, songea-t-elle : l'ordinateur intégré à son bureau et les interfaces de communication étaient meilleurs encore que ce dont elle disposait chez elle sur Sphinx, mais cela ne la surprenait pas vraiment. Honor lui avait promis le meilleur équipement, et elle avait tenu parole. La clinique génétique Docteur Chou — Honor avait choisi ce nom en l'honneur de sa grand-mère maternelle — possédait les plus belles installations qu'Allison avait jamais vues. Sa fille n'avait regardé à aucune dépense, et elle se sentait plutôt fière d'elle. La fortune personnelle d'Honor s'était accrue à un point qui rendait tout ceci facilement abordable, elle le savait, mais elle se demandait combien d'autres auraient eu l'idée de seulement faire cet investissement. Après tout, ce n'était pas comme si Honor allait en tirer le moindre bénéfice... sauf, bien sûr, la vision de ces milliers d'enfants qui deviendraient forts et sains en conséquence directe. « J'espère que vous aimez, milady », fit Miranda. Allison cilla puis secoua légèrement la tête en se rendant compte qu'elle était restée là à rêvasser. Miranda semblait un peu inquiète, et le docteur sourit. « Oh, j'aime beaucoup ! assura-t-elle. Honor me l'avait promis, et ça a toujours été une fille très honnête. » Son regard s'illumina face à la mine de Miranda l'entendant qualifier son seigneur de « fille ». Eh bien, ça ne leur ferait pas de mal, à ces gens, que quelqu'un désacralise un brin la réputation d'Honor. Allison connaissait suffisamment bien sa fille pour savoir que l'excès de déférence lui pesait forcément. Et puis, se dit-elle joyeusement, elle a toujours pris la vie trop au sérieux. Ça lui fera du bien de découvrir à son retour que je me suis donnée en spectacle! Elle étouffa un petit rire à cette idée. Comme Honor, elle détestait le son qu'elle produisait en gloussant de rire : elles étaient toutes les deux convaincues que cela leur donnait l'allure d'écolières, et la petite taille d'Allison accentuait encore l'impression. Non que quiconque l'ayant déjà bien regardée pût la prendre pour une enfant, se dit-elle, satisfaite. Cette pensée faillit la faire pouffer à nouveau, mais elle se maîtrisa fermement et fit un signe rassurant de la main à Miranda qui la regardait avec inquiétude. La pauvre fille croit sûrement que j'ai une attaque ou quelque chose du genre! je me demande ce qu'elle penserait si elle savait qu'au lieu de ça je prépare une attaque? Allison consacra plusieurs minutes à un examen minutieux du bureau, mais elle ne faisait qu'à moitié attention aux tables de travail, tables basses et autres placards. Elle pensait aux soixante ans qu'elle venait de passer dans le Royaume stellaire et se frottait joyeusement les mains à l'idée de conquérir (littéralement) d'autres mondes. Allison Harrington savait très bien comment le reste de la Galaxie considérait ces libertins de Beowulfiens. Elle se demandait parfois comment sa planète avait bien pu finir tenante incontestée du titre de « monde le plus décadent de la Galaxie » étant donné que la vieille Terre, au moins, était tout aussi sophistiquée et « libertine » que Beowulf, mais l'univers obéissait à des lois mystérieuses. Peut-être était-ce dû à la réputation sans égale de Sigma du Dragon dans le domaine des sciences de la vie. L'invention du prolong par Beowulf n'était que la plus spectaculaire de ses contributions à la santé et à la longévité de l'espèce humaine, ce qui signifiait que la planète d'origine du docteur Harrington avait eu un impact direct sur chaque être humain où qu'il soit, inférieur uniquement à celui de la vieille Terre soi-même. Il était peut-être donc inévitable que les natifs de Beowulf acquièrent aux yeux des autres une image sortant de l'ordinaire. Ce qui n'expliquait toujours pas pourquoi tout le monde s'était focalisé sur les pratiques sexuelles planétaires plutôt que sur la passion que vouaient tous les habitants du système Sigma du Dragon au gravski polo ! Quoi qu'il en soit, Allison savait qu'elle pénétrait dans un autre monde (au propre comme au figuré) en tombant amoureuse d'un étudiant du nom d'Alfred Harrington, boursier à l'université de Semmelweiss. Alfred, bien sûr, n'était pas un grand dadais sans expérience. Le Royaume de Manticore étant l'une des puissances interstellaires les plus riches et les plus avancées sur le plan technique en dehors de la Ligue solarienne, sa planète capitale était probablement aussi sophistiquée que Beowulf. Mais Alfred ne venait pas de cette planète : il était natif de Sphinx, sans doute le plus rigoriste des trois mondes habités du système binaire de Manticore. Il s'était montré douloureusement honnête en le lui expliquant — non parce qu'il voulait qu'elle change pour se conformer aux critères parfois obtus de son monde d'origine, mais parce qu'il bénéficiait d'une bourse militaire qui exigeait de lui un minimum de quinze ans de service spatial. Il n'aurait d'autre choix que de regagner le Royaume pour remplir cet engagement; donc, si elle acceptait sa demande en mariage, elle se trouverait confrontée à la société dont il était issu. Eût-il été moins grave, elle aurait souri et lui aurait gentiment tapoté la tête en certifiant qu'elle était adulte. En l'occurrence, elle avait été trop touchée par son inquiétude pour laisser son amusement transparaître et lui avait assuré avec un sérieux admirable qu'elle appréciait son avertissement et que, oui, elle croyait pouvoir survivre dans la cambrousse s'il le fallait vraiment. Bien entendu, les choses n'avaient pas été aussi pénibles qu'on aurait pu le craindre d'après sa description. En fait, les Beowulfiens n'étaient pas plus « libertins » que quiconque : ils omettaient simplement de porter des jugements et d'affirmer que tel style de vie était le seul valable, peu importe qui l'approuvait, et Allison n'aurait jamais accepté d'épouser Alfred si elle avait eu l'intention d'adopter un mode de vie susceptible de le faire souffrir. Ou si elle avait cru qu'il attendait d'elle qu'elle se plie à des usages qui lui pèseraient. Cela ne l'avait pas empêchée de juger les Sphinxiens trop coincés sur la question de la sexualité ni de s'inquiéter — beaucoup — de l'absence totale de vie sexuelle d'Honor avant Paul Tankersley, mais elle n'avait jamais été tentée par autre chose que la monogamie. Toutefois, elle ne s'était pas franchement donné de mal pour le faire savoir. Le simple fait d'être née sur — mon Dieu! — Beowulf lui avait valu les regards en coin des Sphinxiens les plus puritains, et son côté malicieux ne lui avait pas permis d'ignorer les occasions que cela lui offrait. Après presque soixante-dix ans passés à aiguiser ses talents, elle jouait d'une prude comme d'un Stradivarius et y prenait un malin plaisir. C'était si drôle de jouer sur leurs préjugés et leurs stéréotypes pour s'approcher aussi près que possible de la limite sans jamais tout à fait la franchir. De plus, en tant que médecin, elle le devait à ses détracteurs. Une bonne crise de rage de temps en temps élevait le pouls et améliorait le système circulatoire. Évidemment, elle ne ferait rien qui puisse embarrasser Honor — en tout cas, pas sérieusement. Un peu d'embarras lui ferait sans doute du bien. Après la mort de Paul et le duel d'Honor avec Pavel Young, Allison avait enfin découvert l'incident qui, à l'Académie, avait tant dégradé l'image que sa fille avait d'elle-même. Elle comprenait beaucoup de choses que sa propre éducation – et les réticences d'Honor – l'avait empêchée de voir à l'époque, mais sa fille semblait encore beaucoup trop sérieuse et détachée émotionnellement. Après tout, Paul était mort depuis plus de cinq ans T. Honor et lui s'étaient beaucoup aimés, certes, mais il était temps qu'elle reprenne le cours de sa vie. Et si elle avait besoin qu'on la secoue un peu, eh bien, c'était le devoir d'une mère que de s'occuper de sa fille, non ? Et si sur Sphinx on l'avait regardée de travers parce qu'elle arrivait de Beowulf, elle imaginait déjà comment les Graysoniens d'Honor allaient l'approcher ! Elle se réjouissait que Miranda au moins semble à l'aise avec elle, car elle avait déjà compris combien celle-ci était essentielle à la bonne marche du manoir et du domaine tout entier, malgré son titre officiel de « femme de chambre ». Si une personne "aussi importante pour Honor s'était sentie gênée à ses côtés, Allison aurait fourni tous les efforts nécessaires pour la mettre à l'aise. En l'occurrence, elle avait plutôt l'impression qu'elle n'aurait aucun mal à faire de Miranda son alliée et sa complice lorsqu'elle lancerait son assaut contre le reste de Grayson. Et avec Honor dans l'espace, se dit-elle, rêveuse, elle aurait tout le temps de faire ça bien. Cela lui rappela un autre détail, et elle prit place dans le confortable fauteuil trônant devant le bureau et invita du geste Miranda à faire de même dans le siège situé face à elle, derrière la table basse. Farragut se coula sur ses genoux dès qu'elle fut assise, et Allison eut un sourire ironique. « Je me rappelle la première fois qu'Honor a amené Nimitz à la maison, dit-elle. Vous ne le croiriez pas à la voir aujourd'hui, mais elle a grandi très tard, et le prolong de troisième génération ralentit encore plus le processus. Elle avait, quoi? seize ans, je pense, quand elle a commencé à pousser, et, quand Nimitz l'a adoptée, il était presque aussi long qu'elle haute. Mais elle insistait pour le porter partout. Un moment, j'ai cru que ses pattes allaient complètement s'atrophier ! — Farragut n'en est pas à ce point, milady, répondit Miranda dans un sourire, frottant les oreilles du chat qui ronronnait vivement. — Non, en effet, reconnut Allison. En tout cas, pas encore. Mais les chats sylvestres sont des hédonistes consommés, alors méfiez-vous. — Je n'y manquerai pas, milady », promit Miranda en souriant. Allison fit basculer le dossier de son fauteuil. « J'aimerais que vous me rendiez un service, Miranda, dit-elle. Ou plutôt deux, en fait. — Bien sûr, milady. Lesquels ? — Le premier serait de laisser tomber les "milady", fit Allison avec un sourire espiègle devant la mine de la jeune femme. Oh, je n'en prends pas ombrage, non. Simplement, j'ai toujours été roturière. Je me rends bien compte qu'Honor a changé tout cela en ce qui vous concerne ici, sur Grayson, mais je passe mon temps à me demander à qui vous vous adressez ! » Miranda l'observa un moment, puis se carra dans son propre fauteuil et croisa les jambes en serrant Farragut contre sa poitrine. « C'est peut-être plus difficile que vous ne le croyez, mi... docteur, dit-elle enfin. Votre fille est un seigneur – la première femme seigneur de l'histoire –, et la façon de s'adresser aux seigneurs ainsi qu'à leur famille compte parmi les fondements de notre étiquette. Évidemment, nous avons dû opérer quelques modifications. Avant Lady Harrington, on ne pouvait s'adresser à un seigneur qu'en disant "milord", il a donc bien fallu que cela change, mais pousser les gens à modifier le reste... » Elle secoua la tête. « Disons simplement que les Graysoniens peuvent se montrer un brin têtus, docteur. — Si ça ne vous écorche pas trop, vous pourriez essayer "Allison", ou même "Allie", au moins lorsque nous sommes seules et que nous ne sommes pas de service », fit remarquer Allison. Miranda rougit légèrement à son ton un peu âpre, puis elle sourit et le docteur Harrington fit de même. « Et je crois bien avoir entendu Honor parler de l'entêtement des Graysoniens. Dans son cas, ajouta-t-elle avec une certaine amertume, c'est l'hôpital qui se moque de la charité ! Mais j'imagine que si vous n'êtes pas plus têtus qu'elle, que nous commençons doucement et que nous y travaillons régulièrement, nous devrions voir les Graysoniens correctement reprogrammés d'ici, oh ! un petit siècle. » Miranda laissa échapper un rire qui la surprit elle-même, et Allison lui sourit. Mais son sourire s'évanouit, et elle redressa le dossier de son fauteuil pour se pencher en avant, les coudes posés sur son nouveau bureau et les yeux fixés sur Miranda. « Quant au deuxième service, fit-elle d'une voix beaucoup plus grave, je me demandais si vous pourriez me dire pourquoi Honor est partie beaucoup plus tôt que prévu. — je vous demande pardon, mi... Allison ? — Vous avez fait ça très bien, complimenta la Manticorienne. — Fait quoi ? s'enquit Miranda. — Semblé parfaitement surprise par ma question », expliqua-t-elle. Cette fois, la femme de chambre rougit violemment. « Ah ! il y avait donc bien quelque chose, n'est-ce pas ? — Pas vraiment, fit Miranda. Ou, du moins, rien dont elle ait discuté avec moi. — Discuté ? » répéta Allison, en quoi elle sonnait tout à fait comme sa fille. Elles avaient toutes les deux l'habitude de rebondir sur les mots les plus importants de vos phrases, songea Miranda en se demandant ce qu'elle pouvait – ou ce qu'elle devait, d'ailleurs – dire sans trahir la confiance de son seigneur. Que Lady Harrington ne lui en ait jamais soufflé mot rendait la décision plus difficile encore, et elle pressa sa joue contre celle de Farragut en y réfléchissant. « Milady, dit-elle enfin sur un ton formaliste, je suis la femme de chambre personnelle de votre fille. Autant que Lord Clinkscales et mon frère Andrew, j'ai l'obligation de respecter et préserver sa confiance devant quiconque, même sa mère. » Allison écarquilla les yeux devant la gravité de cette réponse, qui confirmait l'opinion déjà très haute qu'elle avait de l'intégrité de Miranda mais suggérait aussi qu'il existait bien une raison cachée pour le départ soudain d'Honor. Elle s'en doutait déjà, car elle savait qu'Honor se faisait une joie de l'accueillir sur Grayson et de lui montrer personnellement la clinique. Qu'elle n'ait pas écrit pour la prévenir de son absence constituait un signe supplémentaire que ce qui s'était produit n'avait pas été prévu, mais, en observant le visage de Miranda, elle se rendit compte qu'elle ne découvrirait pas de quoi il s'agissait par la bouche de la femme de chambre de sa fille. « Très bien, Miranda, dit-elle après quelques secondes. Je n'insisterai pas – et je vous remercie de votre loyauté envers Honor. » Miranda acquiesça, la remerciant plus pour la promesse de ne pas la presser que pour le compliment implicite, et Allison hocha la tête à son tour avant de se lever. « Entre-temps, toutefois, fit-elle vivement, je crois que nous sommes censées nous joindre à Lord Clinkscales et ses épouses pour dîner ce soir ? — Oui, mi... Allison. Et j'espère que vous ne vous vexerez pas, mais je n'oserais pas vous appeler par votre prénom devant Lord Clinkscales. » Miranda feignit un frisson horrifié, et le docteur se mit à rire. « Oh, ne vous en faites pas pour ça ! J'avais autre chose en tête. — Ah ? » Miranda inclina la tête de côté, alertée par le ton de son invitée, et Allison eut un sourire malicieux. « Oui. Vous voyez, je n'ai même pas eu le temps d'essayer une robe graysonienne, donc je vais devoir choisir que porter dans ma garde-robe manticorienne, et j'ai besoin de conseils. » Miranda prit un air à la fois consterné et prudent, et le sourire d'Allison s'élargit, de plus en plus espiègle. « Je crains que les styles en vogue chez nous soient un petit peu différents, poursuivit-elle, simulant à merveille l'inquiétude, mais j'ai réussi à trouver quelques robes habillées avant de partir. À votre avis, faut-il que je porte le dos nu à décolleté en V ou la robe fendue jusqu'à la hanche ? » CHAPITRE DOUZE « Oh, cessez de broyer du noir, Mac ! Ce n'est pas comme si je vous abandonnais. — Bien sûr que non, milady. » L'intendant principal James MacGuiness avait parlé d'une voix inexpressive très inhabituelle, et son commodore ne manqua pas de remarquer l'usage de son titre officiel. Honor soupira intérieurement tout en se regardant ajuster son béret noir dans le miroir mural. Nimitz, assis sur le bureau, observait ses préparatifs, et elle perçut son rire silencieux. MacGuiness et lui étaient de vieux amis, mais le chat sylvestre, en esprit libre, trouvait hilarants l'intendant et son obsession périodique de ce qu'il considérait comme le protocole adéquat. Ni Nimitz ni sa compagne ne doutaient un instant de l'attachement de MacGuiness à Honor, mais les émotions de l'intendant comportaient à cet instant une pointe indéniable de jalousie professionnelle. La véritable cause de sa raideur formelle – l'équivalent pour lui d'une scène terrible – était son indignation à l'idée qu'un autre intendant s'occupe du dîner que son commodore organisait. Et, bien entendu, le lien télempathique entre Honor et le chat sylvestre signifiait qu'elle le savait aussi bien que Nimitz. Ce serait bien, parfois, si Mac parvenait à comprendre que je ne suis pas un enfant sur lequel il doit garder un œil en permanence, songea-t-elle. Après tout, j'ai fait sans lui pendant quarante ans, et je sais me débrouiller seule! Elle ressentit une ombre de culpabilité – discrète mais insistante – à cette idée et adressa une grimace à son reflet. Bon, d'accord, je n'ai pas envie de me débrouiller toute seule, mais quand même! Parfois, je l'étranglerais avec joie. « Écoutez, dit-elle enfin, se tournant pour lui faire face. Vous ne pouvez pas venir pour deux raisons. D'abord, la pinasse n'a pas assez de places assises pour que je vous emmène. Ensuite, et plus à propos encore, nous nous rendons à bord du Prince Adrien en tant qu'invités du capitaine McKeon, et si j'essayais de vous amener pour superviser le repas, son intendant serait tout aussi furieux que vous à sa place. Et je pourrais ajouter que je ne pars que pour dix-huit heures. Que vous le croyiez ou non, Mac, je suis bel et bien capable de me débrouiller seule tout ce temps ! Son regard brun sombre, brillant mais sévère, soutint celui de McGuiness jusqu'à ce qu'il baisse les yeux. Il regarda un moment le bout de ses chaussures puis s'éclaircit la gorge. « Oui, madame. Je... je ne sous-entendais pas que vous en étiez incapable. — Oh, mais si », répliqua Honor, l'œil un peu plus brillant encore, et il eut un sourire penaud. « Voilà qui est mieux ! » Elle lui donna une petite tape sur l'épaule puis prit Nimitz dans ses bras. « Bon, maintenant que je vous ai informé que je pouvais m'en sortir toute seule, suis-je suffisamment présentable pour ne pas vous faire honte en public ? — Vous êtes très bien, madame », lui assura MacGuiness tout en rectifiant la position déjà parfaite du col de sa veste avant d'ôter une peluche imaginaire de son épaule dépourvue de chat sylvestre. Honor sourit à son tour et secoua la tête tandis qu'il reculait. Puis elle le précéda dans sa cabine de jour et passa en revue le trio d'hommes d'armes qui l'accompagnerait à bord du Prince Adrien. Comme prévu, ils étaient tirés à quatre épingles. Andrew LaFollet et James Candless servaient Honor depuis son accession officielle au titre de seigneur Harrington et, bien que Robert Whitman ne soit devenu le troisième homme de son détachement de sécurité qu'un an et demi auparavant, suite à la mort d'Eddy Howard au cours du dernier combat du HMS Voyageur, LaFollet l'avait lui-même choisi pour ce poste. Whitman, bien conscient de ce fait, portait des chaussures plus luisantes encore et un uniforme plus amidonné (si c'était possible) que ses deux supérieurs, mais les trois hommes auraient préféré se faire dévorer par des néorats graysoniens que d'embarrasser leur seigneur par leur apparence, et elle hocha la tête, satisfaite. « Très bien, messieurs, fit-elle. Même vous, Jamie. Je ne crois pas que j'aurais honte d'être vue en public avec l'un de vous. — Merci, milady. Nous nous sommes donné du mal », répondit LaFollet avec une politesse exquise, le visage très sérieux, et elle se mit à rire. « Je n'en doute pas. Vous avez le paquet, Bob ? — Oui, milady. » Whitman tendit une petite boîte enveloppée de papier brillant, et elle hocha la tête. « Dans ce cas, messieurs, au travail », dit-elle. Les autres passagers de la pinasse attendaient dans le hangar d'appontement numéro deux quand elle arriva. À la demande d'Honor, l'Alvarez évitait les formalités, et il n'y avait donc pas de haie d'honneur officielle, mais le capitaine Greentree était descendu pour assister à leur départ. « Nous ne serons pas partis bien longtemps, Thomas, dit-elle en lui serrant la main. — Bien sûr, répondit-il. Et de toute façon, j'imagine que je peux tenir la boutique sans vous pour quelques heures, milady. — J'imagine, en effet. Même si je vous vole votre second. — Ça pourrait me compliquer un peu la tâche, mais je suis sûr que j'y survivrai, fit Greentree, et le capitaine de frégate Marchant sourit. Il s'était détendu au contact d'Honor ces cinq dernières semaines T, à mesure que Greentree et lui travaillaient avec elle et son état-major. Le rôle de Greentree en tant que second tactique d'Honor plaçait sur les épaules de Marchant une part plus grande qu'à l'habitude des responsabilités liées à la gestion de l' Alvarez et, avec la ferme approbation d'Honor, le capitaine de pavillon l'avait aussi délibérément impliqué dans autant de réunions d'état-major que possible. S'il arrivait quelque chose à Greentree, Marchant hériterait de ses responsabilités vis-à-vis de l'escadre en plus du commandement du vaisseau amiral, et il était fort peu probable qu'Honor ait alors le temps de lui expliquer ses choix et ses positions opérationnelles. Elle avait apprécié la détermination de Greentree à mettre son second au parfum afin de minimiser le risque de confusion dans un cas aussi catastrophique, et le contact forcé de Marchant avec elle lui avait aussi permis d'évaluer ses compétences. Elle était satisfaite de ce qu'elle avait vu... et de cette occasion de lui faire comprendre qu'elle ne lui tenait pas rigueur de la trahison d'un parent éloigné. Il avait réagi en acquérant non seulement une compréhension assurée des opérations de l'escadre mais aussi un fort sentiment de loyauté envers elle. J'essayerai de le ramener à la maison avant qu'il ne se transforme en citrouille », promit-elle en lâchant la main de Greentree. Puis elle se tourna vers le boyau d'accès et attrapa la barre d'appui. LaFollet et ses autres hommes d'armes lui emboîtèrent immédiatement le pas, suivis d'Andreas Venizelos et des membres du groupe par ordre décroissant d'ancienneté. Elle se laissa glisser dans le boyau puis s'élança gracieusement dans la gravité interne de la pinasse, et salua l'imposant ingénieur de vol au visage cabossé. « Bonjour, maître principal. — Bonjour, madame, tonna en retour le maître principal Harkness. Bienvenue à bord. — Merci », fit-elle en tirant sur l'ourlet de sa veste pendant qu'elle descendait l'allée vers son siège. Horace Harkness était franchement trop gradé pour assurer la fonction qu'il avait aujourd'hui, mais elle s'attendait à sa présence, vu l'identité du pilote. Elle déposa Nimitz dans le siège à côté d'elle et s'attacha, puis regarda par-dessus son épaule le reste de son groupe. Il était assez conséquent, et Honor se permit un sourire paresseux inhabituel que même Nimitz n'aurait pas renié. Pauvre Alistair, jubila-t-elle. Si je me suis débrouillée à moitié aussi bien que je le pense, il n'a pas la moindre idée de ce qui va lui tomber dessus ! Mais son sourire se ternit un peu. Il y avait un côté négatif à ses préparatifs, après tout, car la nouvelle qu'elle apportait à McKeon allait lui compliquer la vie, à elle. Elle le savait, mais cet inconvénient ne comptait guère face à la joie qu'elle se faisait de voir sa tête quand elle la lui annoncerait. De toute façon, il ne l'avait pas volé. Elle gloussa à cette idée tout en regardant les autres s'installer dans le compartiment passagers tronqué. Ainsi qu'elle l'avait dit à MacGuiness, le nombre de places était limité, car la pinasse transportait un lourd chargement, adressé en l'occurrence à l'ingénieur du Prince Adrien. L'une des usines de dépollution atmosphérique du croiseur avait rendu l'âme, ce qui réduisait sa capacité de régulation vitale de dix pour cent, et, bien que le vaisseau de McKeon emportât suffisamment de pièces pour en reconstruire une si nécessaire, cela prendrait une semaine sans l'aide d'un chantier naval. Le travail ingrat que cela impliquait ne tentait personne, mais cela restait un facteur mineur par rapport à la perte de capacité liée à la panne. Mettre l'usine hors ligne avait réduit la marge de sécurité environnementale du Prince Adrien de trente-trois pour cent, et aucun commandant n'avait envie d'opérer dans ces conditions pendant une semaine entière s'il pouvait l'éviter. Or il se trouvait que, cette fois-ci, on pouvait l'éviter. Le Prince Adrien emportait suffisamment de pièces de rechange pour réparer l'usine, mais l'Alvarez, plus récent et plus gros, s'avéra transporter trois usines de dépollution de secours dans les vastes soutes de la section ingénierie. Où l'ingénieur en chef de l'Alvarez s'était procuré la troisième (qui n'aurait pas dû figurer dans ses stocks), cela restait un mystère, et le capitaine de corvette Sinkowitz s'était montré plutôt vague sur le sujet, mais Honor ne s'étonnait plus de la tendance qu'avaient divers éléments d'équipement supplémentaires à apparaître à bord des bâtiments. Les usines de dépollution plus volumineuses de l'Alvarez ne correspondaient pas parfaitement à celles du Prince Adrien, mais elles avaient assez de points communs pour qu'on puisse en adapter une en remplacement de l'unité défaillante. Les échanger ferait gagner au moins huit jours et beaucoup de travail, et Greentree avait offert de fournir à McKeon l'usine complète en échange des pièces de rechange que le vaisseau manticorien aurait utilisées pour les réparations. McKeon avait accepté avec reconnaissance, et les conditions hyperspatiales locales avaient permis le transfert, malgré la brièveté de la fenêtre de transport. Ayant quitté Clairmont un peu plus de cinq jours auparavant, ils se trouvaient à cet instant sous impulseurs, en transition entre deux ondes gravifiques, et il était donc possible de circuler en bâtiment léger. Mais la transition vers l'onde gravitique qui emmènerait le convoi jusqu'à sa prochaine destination ne prendrait que deux heures, après quoi les vaisseaux devraient reconfigurer leur mode de propulsion et passer des impulseurs aux voiles Warshawski. Et puisque ces voiles n'équipaient rien de plus petit qu'un vaisseau interstellaire, aucun bâtiment léger ne pourrait se déplacer entre les vaisseaux jusqu'à ce que le convoi regagne l'espace normal. Les flottes graysonienne et manticorienne partageaient l'avis d'Édouard Saganami : il ne faut jamais perdre de temps, seule denrée absolument irremplaçable à disposition. Greentree et McKeon s'étaient rapidement mis au travail pour organiser le transfert de leurs stocks au cours de la fenêtre qui s'offrait à eux et, quand Honor en avait entendu parler, elle avait saisi l'opportunité pour se transférer elle aussi, en compagnie de plusieurs membres de son état-major. Les discussions qu'ils avaient eues ces deux derniers jours l'avaient amenée à approuver quelques petits changements significatifs au planning tactique de l'escadre, et elle voulait en parler personnellement avec son second autour d'une table. Même si elle n'avait pas été un partisan zélé des discussions face à face, le délai de com imposé par la position de tête du Prince Adrien aurait rendu impossible toute forme de conférence électronique. Elle aurait sans doute pu attendre l'arrivée à Adler, mais elle avait une autre bonne raison de rendre visite au Prince Adrien pile ce jour-là. De plus, bien que Greentree et elle aient appris à s'apprécier, elle se disait que son capitaine de pavillon ressentirait un certain soulagement à ne pas l'avoir sur le dos pendant quelques heures. Elle était impressionnée par la rapidité et l'efficacité dont l'officier du hangar d'appontement de l'Alvarez avait fait preuve pour coordonner le transfert, mais l'usine de dépollution était si imposante (et d'une forme telle) qu'il avait dû condamner les deux tiers de l'intérieur modulable de la pinasse pour libérer suffisamment d'espace de stockage. Il lui avait aussi fallu ôter les sièges occupant habituellement cet espace, évidemment, ce qui expliquait la place réduite destinée aux passagers — et l'excuse qu'Honor avait donnée à MacGuiness pour le laisser à bord. Même en l'absence de l'intendant, les places étaient chères. En plus de la précieuse usine, Sinkowitz envoyait une demi-douzaine de ses propres techniciens pour aider le capitaine de corvette Palliser, ingénieur en chef du Prince Adrien, à l'installer. Ils prenaient un tiers des places disponibles, et Honor avait vite rempli les autres. En plus de ses hommes d'armes, du capitaine Marchant et de Venizelos, elle amenait Fritz Montoya, Marcia McGinley, Jasper Mayhew, Anson Lethridge et Scotty Tremaine, et elle avait ajouté Carson Clinkscales à la réflexion. Les services de l'officier d'ordonnance s'étaient grandement améliorés sur les trois dernières semaines. Il demeurait une catastrophe potentielle ambulante, mais il apprenait à anticiper les désastres, à en limiter les conséquences... et à vivre avec son embarras quand ils se produisaient malgré tout. Mais c'était en présence de supérieurs qu'il avait appris à connaître, et elle avait décidé que passer quelques heures avec des étrangers lui ferait du bien. Il avait régulièrement gagné en assurance à bord de l'Alvarez et, si ses progrès survivaient à la visite d'un nouvel environnement, cela profiterait énormément à son estime de soi. De plus, s'agissant du but avoué de sa visite, la présence de Carson se justifiait au moins autant que celle de Montoya. Après tout, il n'y avait guère de raison pratique à ce que l'officier de santé le plus gradé de l'escadre participe à une discussion tactique... même s'il se trouvait être un vieil ami du commandant du Prince Adrien. Le dernier passager prit place, et Harkness scella le sas. Il consulta soigneusement les témoins puis parla dans le micro de son casque. « Tout est paré en poupe, annonça-t-il au pilote. — Merci, maître principal, répondit la voix de Scotty Tremaine. Désengagement du boyau et des ombilicaux. » La coque de la pinasse transmit des bruits indistincts à ses passagers tandis que Tremaine se détachait des systèmes de l'Alvarez et que Harkness surveillait ses voyants. « Tout est au vert, annonça-t-il à Tremaine après quelques instants. Paré à désarrimer. « Désarrimage », fit Tremaine. Les bras d'arrimage mécaniques se retirèrent et l'officier en électronique d'Honor fit quitter le hangar à la pinasse à la force de ses réacteurs. Honor regardait par le hublot en souriant à son reflet dans plastoblinde tandis que le hangar brillamment illuminé s'éloignait. Au moins, mettre Scotty à bord n'avait pas posé de problème. Il avait très vite fait comprendre, poliment mais fermement, que, officier général ou non, il ne permettrait à autre de piloter la pinasse d'Honor. Dans la mesure où le protocole interdisait à Honor de piloter elle-même, elle avait accédé avec joie au désir de Tremaine, sachant que c'était un des cinq ou six meilleurs pilotes qu'elle eut jamais vus. Mais Harkness lui n'allaient nulle part l'un sans l'autre, et l'installer dans cockpit signifiait inévitablement que le maître principal retrouverait à bord dans le rôle d'ingénieur de vol. Comme Harkness parvenait à manipuler PersNav pour toujours sui Tremaine sur ses nouvelles affectations demeurait un des grau mystères de la Flotte royale manticorienne, et Honor n'avait l'intention de creuser la question. Ils étaient bien trop utiles duo pour qu'elle prenne le risque de rompre le charme. La pinasse quitta le hangar, et l'Alvarez coupa ses bandes gravitiques juste assez longtemps pour qu'une poussée plus vive réacteurs la porte au-delà du périmètre de sécurité des bandes. Tremaine alluma rapidement ses impulseurs, effectuant la transition sans heurt, et la pinasse s'éloigna du vaisseau amiral sous une accélération largement supérieure à quatre cents gravités, L'Alvarez rétablit ses bandes derrière elle, et Honor se carra da son siège alors que Tremaine stabilisait leur vitesse pour rattraper le Prince Adrien. Le vol prendrait l'essentiel des deux heures dont ils disposaient, car l'écran antiparticules d'une pinasse la limitait à une vitesse supérieure d'à peine vingt-deux mille cinq cents kilomètres par seconde à celle qu'un vaisseau marchand pouvait atteindre dans ces conditions, et le bâtiment de McKeon se trouvait près de neuf minutes-lumière en avant de l'Alvarez. Tout fond, Honor digérait encore mal d'avoir dû mettre quelqu'un d'autre dans cette position exposée, mais elle avait eu largement le temps d'apprendre à l'accepter. Et puis elle savait qu'il était ridicule de ressasser. Son travail consistait à commander l'escadre, de même que celui d'Alistair consistait à prendre la position avancée. Un point c'est tout. Elle s'enfonça dans son fauteuil confortable, caressant d'une main les oreilles de Nimitz qui ronronnait de contentement sur ses genoux et regardant les profondeurs splendides et mystérieuses de l'hyperespace trembloter de l'autre côté de son épais hublot plastoblindé. « Alors, qu'avez-vous pensé des idées de mon équipe ? » demanda Honor à McKeon en haussant le sourcil tandis que l'ascenseur les emmenait en douceur vers la cabine de réception du commandant. La conception du Prince Adrien remontant à plus de soixante ans, ses ascenseurs étaient plus étroits que ceux de bâtiments plus récents, et les membres de l'état-major d'Honor ainsi que le second de McKeon avaient décidé avec tact, sans un mot, de laisser leurs supérieurs emprunter seuls la première cabine. Enfin, seuls avec les hommes d'armes d'Honor, ce qui était toute la solitude qu'elle pouvait désormais avoir. « Impressionnantes. Très impressionnantes, répondit McKeon. Scotty notamment a fait du très joli travail concernant les aspects GE, et votre McGinley a superbement intégré à ses plans la portée supplémentaire de nos nouveaux systèmes passifs. Évidemment, ajouta-t-il sur un ton volontairement badin, nous ne pourrons pas en faire un usage optimal tant que nous ne disposerons pas de quelques nouvelles capsules lance-missiles. — De nouvelles capsules ? » Les sourcils d'Honor se rabaissèrent – elle ne les fronça pas, non, elle s'en abstint même plutôt –et sa voix se fit froide. « Et de quelles nouvelles capsules s'agirait-il ? — De ces capsules à faible écho, top-secrètes, documentation classée "brûlez avant lecture", dotées des nouveaux missiles longue portée à propulsion multiple, répondit patiemment McKeon. Vous savez, celles dont vous avez aidé à rédiger les caractéristiques finales quand vous étiez à la Commission ? Ces capsules-là. — Ah, fit Honor sans expression particulière. Celles-là. Et comment au juste, capitaine McKeon, savez-vous seulement que ces capsules existent, à plus forte raison qui en a rédigé les caractéristiques ? — Je suis capitaine de la Liste, expliqua McKeon, mais du temps où je n'étais que simple capitaine de frégate, il se trouve que j'ai été affecté aux essais d'utilité sur le terrain des premiers drones supraluminiques pour les unités légères, avant la guerre. Jouer les "bancs d'essai" fut ma première grosse affectation avec le Madrigal, vous vous rappelez ? Et j'ai toujours des liens avec ArmNav et ConstNav. En fait, je figure encore sur la liste de "consultants sur le terrain" de l'amiral Adcock. — Sa liste de consultants ? répéta Honor. J'ignorais qu'il en avait une. — Ce n'est pas le cas, officiellement. Mais l'amiral a toujours hésité à trop lâcher la bride à nos technocrates. Il préfère discuter de leurs concepts avec des officiers de ligne en compagnie desquels il a déjà travaillé et en qui il a confiance. Personne ne voit de documents pour lesquels il ne possède pas le niveau d'habilitation suffisant, mais nous sommes en dehors du circuit officiel. Ce qui signifie – puisque nul à la Commission ne verra jamais nos rapports – que nous pouvons parler franchement, sans craindre de représailles. — Je vois. » Honor regarda McKeon, songeuse. Le vice-amiral des Verts Jonas Adcock, officier commandant du Bureau d'armement naval, était une des légendes de la FRM. C'était aussi l'un des rares officiers supérieurs de la Flotte à ne pas avoir bénéficié du prolong, car sa famille et lui avaient immigré au Royaume stellaire depuis Maslow, une planète technologiquement aussi arriérée que Grayson avant l'Alliance, et il était trop vieux à son arrivée pour subir le traitement. Mais son cerveau ne posait aucun problème : il avait terminé huitième de sa promotion à l'Académie, bien que n'ayant pas connu de système scolaire moderne avant dix-neuf ans T, et avait eu une carrière remarquable. Aujourd'hui, à l'âge de cent quatorze ans, il était beaucoup trop fragile physiquement pour obtenir un nouveau commandement spatial, mais son cerveau ne lui faisait toujours pas défaut. Il avait pris la tête d'ArmNav onze ans plus tôt, juste à temps pour la guerre, et s'était révélé depuis plein d'énergie et d'agressivité. De fait, c'était probablement grâce à lui que des versions rationalisées des propositions de la jeune école commençaient à quitter les bureaux d'étude sous la forme de matériel utilisable. Honor avait apprécié plusieurs discussions approfondies avec lui pendant son affectation à la Commission d'étude et de développement des armements, et il l'avait impressionnée par sa pensée non conformiste. Elle l'appréciait et le respectait également et, avec le recul et ce que McKeon venait de lui dire, elle se rendait compte qu'il l'avait encore mieux sondée quant aux problèmes opérationnels actuels qu'elle ne le pensait sur le coup. Mais il n'avait jamais sous-entendu qu'il entretenait un réseau officieux d'évaluateurs. D'un autre côté, elle faisait partie de la Commission à l'époque et, d'après les dires de McKeon, l'amiral s'était donné du mal pour cacher à ses membres qu'il avait recours à des officiers de ligne pour critiquer leurs propositions avant de les approuver. Ce qui était sans doute sage de sa part, admit-elle intérieurement, vu l'ego surdimensionné de certains des membres de la Commission. Sonja Hemphill, par exemple, car « Hemphill l'Horrible » aurait été furieuse de découvrir que ses propositions faisaient l'objet d'une évaluation indépendante (ou, comme elle l'aurait sans doute formulé, « partisane ») par ses subalternes, si expérimentés fussent-ils. Honor n'était pas certaine que Hemphill se serait ouvertement vengée d'un officier assez imprudent pour objecter à l'un de ses projets chéris, mais le chef de file de la jeune école ne le lui aurait jamais, jamais pardonné. Et d'autres qu'Honor avait connus auraient certainement puni tout évaluateur extérieur officieux en désaccord avec eux. — On vous a autorisé à m'en parler ? demanda-t-elle au bout d'un moment, et McKeon haussa les épaules. — Il ne m'a jamais dit de ne pas le faire, et je serais fort surpris que vous n'entendiez pas vous-même parler de lui, maintenant que vous avez quitté la Commission. D'après ce qu'il m'a dit avant que l'Adrien ne quitte Manticore pour Yeltsin, vous l'avez beaucoup impressionné. En fait, ajouta-t-il avec un sourire, il semblait un peu se demander comment vous aviez atterri à ce poste. Il aime à répéter que "ceux qui peuvent se battent; les autres sont affectés à la Commission pour trouver de nouveaux moyens de les handicaper". — Dois-je comprendre, fit Honor une fois certaine qu'elle maîtrisait sa voix, qu'il considère la Commission comme moyennement efficace ? — Oh, non ! Pas la Commission, lui assura McKeon. Juste les officiers qui y sont systématiquement affectés. Mais, bien sûr, vous êtes l'exception qui confirme la règle. — Bien sûr. » Honor le regarda sévèrement pendant quelques secondes puis secoua la tête. « Il n'aurait jamais dû vous encourager, fit-elle. Vous étiez déjà assez insupportable avant d'avoir des amis bien placés. — Comme vous, Votre Seigneurie ? » Le ton obséquieux de McKeon aurait trompé quiconque ne le connaissait pas. Andrew LaFollet et James Candless, qui travaillaient pour Honor depuis suffisamment longtemps pour savoir que McKeon comptait parmi ses deux ou trois amis les plus proches, étaient habitués à son humour et acceptèrent la plaisanterie sans tiquer. Whitman, en revanche, n'avait jamais rencontré le capitaine, et Honor sentit un éclat de colère instinctif et immédiat chez son nouvel homme d'armes devant la familiarité dont McKeon faisait preuve. Mais elle le sentit maîtriser sa colère presque aussitôt, prenant exemple sur ses collègues et Honor elle-même, et elle lui sourit avant de reporter son attention sur McKeon avec une grimace. « Peut-être à Yeltsin, lui dit-elle en ne plaisantant qu'à demi, mais il vaut mieux ne pas faire savoir à trop de gens dans le Royaume stellaire que nous sommes amis. Je n'ai pas encore été entièrement réhabilitée, vous savez. — Suffisamment, fit McKeon, d'une voix soudain sérieuse. Il y aura toujours des imbéciles pour écouter les salauds du genre des Young et Houseman, mais ceux dont le cerveau fonctionne commencent à comprendre que vos ennemis personnels ne sont qu'un ramassis de... » Il ravala ce qu'il s'apprêtait à dire, mais il avait l'air si écoeuré –et en colère – qu'Honor posa la main sur son épaule. « Vous n'êtes sans doute pas le juge le plus impartial de mes ennemis, répondit-elle sur un ton léger qui ne trompait personne, mais j'aime votre analyse. Et Nimitz est tout à fait d'accord avec vous. — Nimitz est un excellent juge des hommes – et des femmes. Je l'ai toujours dit. — Il ne vous apprécie que parce que vous lui donnez du céleri. — Pourquoi pas ? Comment un être incapable de reconnaître une tentative de corruption profondément sincère pourrait-il bien juger l'âme humaine ? » McKeon lui sourit, et elle secoua tristement la tête. « Et dire que les Lords de l'Amirauté ont jugé utile de faire d'un personnage aux qualités morales si douteuses un officier de Sa Majesté, soupira-t-elle. — Mais bien sûr, milady ! fit McKeon dans un sourire plus large encore tandis que l'ascenseur s'arrêtait. Vous ne pensiez quand même pas que mes tentatives de corruption avaient commencé avec Nimitz, n'est-ce pas ? Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, et Honor et McKeon s'engagèrent dans la coursive côte à côte en riant, suivis de près par les hommes d'armes. CHAPITRE TREIZE Le citoyen amiral Theisman entra sans un mot dans la salle de guerre et regarda, immobile, le point vert en approche décélérer vers Enki. Il était en retard – le contrôle du système attendait son arrivée depuis plus d'une semaine – mais les retards n'étaient pas si inhabituels. Bien sûr, une semaine entière, c'était un peu excessif. Pour tout dire, un capitaine lambda se présentant avec autant de retard pouvait s'attendre à ce que ses supérieurs consacrent plusieurs minutes déplaisantes à discuter avec lui des raisons exactes de sa désinvolture vis-à-vis des ordres de mouvement. Mais personne n'irait soulever ce genre de question avec le commandant de ce vaisseau-là. Warner Caslet était pourvu de l'intuition très développée de tout officier d'état-major, et il tourna la tête en devinant l'apparition de Theisman. Il se leva promptement et se dirigea vers le citoyen amiral, qui le salua de la tête. — Warner. — Citoyen amiral. » Caslet ne demanda pas ce qui amenait Theisman. Il se tourna simplement vers l'immense projection et, debout à côté de son amiral, les mains croisées derrière le dos, observa le point vert. Il semblait à peine avancer dans la sphère holo de vingt-cinq mètres de diamètre, pourtant sa vitesse atteignait presque douze mille kilomètres par seconde, et il s'approchait régulièrement de l'icône bleue indiquant la position d'Enki. — HPA ? demanda Theisman au bout d'un moment, sur le ton de la conversation. — Environ cinquante minutes, citoyen amiral. Il atteindra Enki dans une quarantaine de minutes, mais il lui faudra un peu plus pour s'installer sur l'orbite désignée. » Theisman hocha la tête sans faire de commentaire. Normalement, le contrôle du trafic dans un système aussi fréquenté que Barnett assignait les orbites de garage en fonction des disponibilités. Bien que le système soit loin des jours de gloire où il servait de marchepied aux futures conquêtes républicaines, il accueillait plus qu'assez de trafic pour que sa gestion soit une tâche à plein temps, et les contrôleurs haïssaient les vaisseaux VIP qui requéraient un traitement particulier. Mais personne n'allait se plaindre cette fois, même si le contrôle était obligé de faire dégager tous les autres vaisseaux de l'orbite affectée au nouveau venu et dans une bulle de sûreté de cinq mille kilomètres de diamètre. Bien sûr, songea Theisman, critique, seul un imbécile irait croire que cinq mille kilomètres offrent bel et bien un avantage. Oh, c'est peut-être utile pour éviter un abordage ou empêcher un équipage d'illuminés kamikazes de vous éperonner, mais cinq mille kilomètres ne représentent rien contre un Braser ou un missile à impulsion. Bon Dieu, à cette distance, même une tête laser serait d'entrée à portée de feu ! Non que je nourrisse ce genre de dessein, évidemment. Il ajouta cette dernière pensée précipitamment, puis eut un sourire ironique et amer. Il devenait encore plus nerveux qu'il ne le croyait. Même le Service de sécurité n'avait pas encore trouvé le moyen de lire les pensées. Des talons claquèrent sur le sol derrière lui, et il se tourna pour saluer Denis LePic. Le commissaire du peuple lui rendit son salut et tourna la tête vers la projection holo. Au fil de sa longue affectation auprès de Theisman, LePic s'était un peu familiarisé avec le matériel employé par la Flotte. Il ignorait toujours complètement comment la plupart des appareils fonctionnaient et continuait à demander les explications de spécialistes concernant les codes rattachées aux diverses icônes, mais il en savait suffisamment pour repérer le nouveau venu et son nom, affiché à côté. « Je vois que la citoyenne Ransom est arrivée, fit-il. — Ou, pour être plus précis, qu'elle arrivera dans les prochaines... trente-six minutes, répondit Theisman en consultant son chrono. Sans compter le temps qu'il faudra au Tepes pour se placer en orbite finale, bien entendu. — Bien entendu «, acquiesça LePic avant de tourner la tête vers Theisman en lui adressant un sourire empreint d'une chaleur sincère. Le commentaire du citoyen amiral aurait pu n'être qu'un sarcasme à peine voilé impliquant que l'ignorance crasse de LePic imposait des explications supplémentaires, mais Theisman et lui savaient que ce n'était pas le cas. La précision dont avait fait preuve l'amiral était une plaisanterie entre eux et la preuve qu'ils se sentaient assez à l'aise l'un avec l'autre pour que Theisman risque une remarque qu'un autre commissaire aurait pu prendre pour une insulte. LePic comprenait non seulement que la plupart des officiers de la Spatiale n'aimaient pas les espions du comité de salut public mais aussi leurs raisons, et cela n'était pas étranger à leur entente, naturellement. S'il avait lui-même été officier, l'intervention des commissaires du peuple l'aurait vexé, notamment le fait que des gens peu ou pas formés aux questions militaires, nommés pour des raisons politiques, avaient le pouvoir de contredire ses ordres. C'est pourquoi il tenait à ne pas se mêler des décisions professionnelles de Theisman plus qu'il ne le fallait absolument. En retour, l'amiral, sachant que l'homme était raisonnable, s'efforçait de maintenir avec lui une relation aussi amicale que possible entre officier et commissaire. Ces deux dernières années, LePic en était venu à soupçonner Theisman et le capitaine de vaisseau Hathaway de l'avoir berné dans les derniers moments de la quatrième bataille de Yeltsin. Mais personne dans la hiérarchie n'avait émis de commentaire, leur action lui avait sans doute sauvé la vie – ainsi qu'à eux-mêmes – et, quoi qu'il se soit produit à Yeltsin, Theisman s'était bien battu à Seabring, avec courage et entêtement. Dans ces conditions, LePic avait décidé de pardonner à l'amiral. Il l'avait aussi surveillé de plus près depuis et, en chemin, le respect qu'ils se vouaient mutuellement s'était mué en quelque chose qui ressemblait bien plus à de l'amitié que le commissaire ne comptait l'admettre auprès de ses supérieurs. Ou devant Theisman, d'ailleurs. Qu'il appréciât l'amiral ou non, son travail consistait à exercer sur lui un contrôle civil et à guetter toute faille dans sa fiabilité, or le commissaire croyait à la fois en l'importance de sa tâche et dans les objectifs finaux du comité de salut public. On ne lui demandait pas d'apprécier tout ce que le Service de sécurité faisait au nom des rudes impératifs à court terme de la survie révolutionnaire, et bon nombre des excès du SS le dérangeaient profondément, mais il persistait à croire. Ça devenait peut-être plus dur qu'avant, mais que lui resterait-il s'il cessait un jour de croire? Denis LePic n'était pas prêt à répondre à cette question, mais c'était l'une des raisons pour lesquelles l'aversion de Theisman pour la politique – non, soyons honnête, son mépris pour elle –le frustrait si souvent. La République avait désespérément besoin d'hommes et de femmes de la trempe de l'amiral. Pour leur talent au combat et peut-être même plus en tant que contrepoids, aussi bien face aux éléments réactionnaires qui rêvaient d'un retour à l'ancien régime que face aux extrémistes révolutionnaires qui laissaient leur zèle les porter à l'excès. Le devoir de LePic lui imposait de signaler le manque d'ardeur révolutionnaire de Theisman, mais il était douloureusement conscient d'avoir gardé pour lui-même l'étendue réelle de la désaffection du citoyen pour le système. Il n'aurait pas dû le faire, mais il était convaincu que la loyauté de Theisman envers la République et son propre voeu d'allégeance continueraient à compenser son manque de conscience politique. Du moins ça avait toujours été le cas. L'amiral lui rendit son sourire avec la même pointe chaleureuse. Il ignorait quelles idées traversaient l'esprit de l'autre, mais il avait eu plus d'une occasion de constater qu'il était bien mieux loti que beaucoup de ses pairs. Il ne comptait pas sur leur partenariat tacite pour pousser LePic à agir contre ses principes, mais il se félicitait sincèrement et profondément de ne pas avoir à surveiller ses arrières comme avec l'un de ces commissaires du peuple qui cumulaient le caractère soupçonneux d'un paranoïaque et la conviction que leur ferveur révolutionnaire en faisait un meilleur juge de la stratégie et des opérations que trente ans d'expérience spatiale. De plus, leur quasi-amitié signifiait qu'il pouvait prendre le risque de taquiner gentiment LePic de temps en temps. Du moins tant que je ne commets pas l'erreur d'insister sur des choses que mon état-major et moi ne devrions pas faire... comme lorsque Mégane m'a prévenu de l'arrivée de Ransom. Il y a une limite à ce sur quoi il peut fermer les yeux. « Un contact avec la citoyenne membre du comité pour l'instant ? » s'enquit LePic au bout d'un moment. Même lui trouvait le titre un peu lourd, mais il le prononça en entier, courageusement. « Je ne crois pas, monsieur, répondit Theisman avant de hausser le sourcil à l'adresse de son officier opérationnel. Le Tepes a-t-il donné des nouvelles, Warner ? — Juste un contact de routine avec le contrôle du système, citoyen amiral, fit Caslet. — Je vois. Merci, citoyen capitaine. » LePic hocha gravement la tête. Il avait d'abord entretenu quelques doutes sur le compte du capitaine de frégate, mais Cas-let lui avait donné satisfaction depuis son arrivée dans l'équipe de Theisman. Il n'était pas bien vu dans les plus hautes sphères et c'était regrettable, mais LePic faisait de son mieux pour le réhabiliter dans ses rapports confidentiels. Bien sûr, il ne fallait faire ce genre d'intervention qu'avec prudence et sans précipitation. Le commissaire du peuple se retourna vers la sphère holo pour regarder le croiseur de combat se rapprocher lentement, et étouffa un soupir en évaluant l'état d'esprit des personnes présentes dans la salle de guerre. Il était difficile de bien lire les émotions derrière le masque professionnel d'un officier expérimenté, mais LePic avait acquis pas mal de pratique ces six dernières années, et ce qu'il devinait le décevait. Il était trop honnête avec lui-même pour croire qu'on pouvait l'éviter, mais il se désolait que les officiers de la République ressentent une aversion presque unanime – si ce n'est une crainte ouverte et de la haine – pour un membre du comité de salut public. Elle était plus petite qu'il n'aurait cru. Theisman fut un peu surpris par le caractère anecdotique de sa propre observation tandis que Cordélia Ransom entrait dans son bureau. Cela semblait... inapproprié, bizarrement, de penser à une chose pareille en cet instant. Pourtant c'était vrai et, en se levant pour la saluer, il se dit que sa surprise était peut-être révélatrice sur le compte de Ransom. Ses apparitions en holovision lui faisaient attendre une femme plus grande d'au moins dix centimètres, et il fallait sans doute un travail particulier de la caméra et du monteur pour créer cette impression. Ce n'était pas compliqué, mais ça n'arrivait pas tout seul, et il se demanda pourquoi cela comptait aux yeux de la citoyenne. Elle avait les yeux aussi bleus que lui, bien que plus sombres. Beaucoup plus froids et inexpressifs qu'il n'y paraissait à l'image mais cela, au moins, ne constituait pas une surprise. Hélas. On pouvait rechercher le pouvoir pour différentes raisons, et il ne tirait aucune satisfaction à constater qu'il avait eu raison concernant celles qui motivaient Ransom, mais il ne pouvait guère se dire surpris. Deux gardes du corps massifs, portant des vêtements civils plutôt que l'uniforme de SerSec, la suivirent dans le bureau. Theisman était prêt à parier qu'on les avait choisis pour leur masse musculaire plus que pour leur génie, et il émanait d'eux la concentration et la férocité de rottweilers bien dressés. Leurs yeux balayèrent la pièce comme des lasers de visée, et l'un d'eux gagna sans un mot la porte des toilettes attenantes. Il l'ouvrit et jeta un rapide coup d'œil à l'intérieur immaculé, puis referma et retourna auprès de son collègue. Ils prirent position chacun d'un côté de la porte, l'air parfaitement indifférent et la main légèrement inclinée, comme prête à glisser dans leur veste entrouverte. « Citoyenne membre du comité, fit Theisman en lui tendant la main pendant que ses gardes prenaient place. Bienvenue dans le système de Barnett. J'espère que vous apprécierez la visite. — Merci, citoyen amiral », répondit-elle. Sa petite main paraissait trop chaude et délicate pour la porte-parole du terrorisme du comité de salut public. Inconsciemment, Theisman s'attendait à la trouver froide, comme une serre, mais ce n'était pas le cas, et elle lui sourit. Une erreur si elle essayait de le charmer. C'était une femme séduisante par bien des côtés mais, ajoutées à ses yeux bleus froids, les petites dents blanches que révélait son sourire lui faisaient penser à un néorequin de Thalassia «Je vous en prie, appelez-moi "citoyenne ministre", ajouta-t-elle. Je suis ici en tant que ministre de l'Information publique, après tout, et non en mission d'enquête officielle, et ça sonne tellement moins bizarre que "citoyenne membre du comité", vous ne trouvez pas ? » Et tu es libre de croire autant que tu veux qu'elle n'est pas en « mission d'enquête officielle », Thomas, mon garçon, songea Theisman, sardonique. « Comme vous préférez, citoyenne ministre », se contenta-t-il de répondre, et une lueur d'amusement passa dans les yeux froids de Ransom comme elle serrait une dernière fois sa main avant de la relâcher. « Merci », dit-elle, puis elle parcourut le bureau du regard, haussant un sourcil en guise de commentaire sur son opulence un peu fatiguée. Elle prit un air gracieux en s'installant dans le fauteuil que lui désignait Theisman, s'y carra et croisa les jambes, puis il s'assit dans le siège qui lui faisait face plutôt que de regagner sa place derrière le bureau. Mieux valait éviter tout geste qui pût être interprété comme un effort pour affirmer sa propre autorité, après tout. « Désirez-vous un rafraîchissement, citoyenne ministre ? J'espère que vous vous joindrez au citoyen commissaire LePic, aux principaux membres de mon état-major et à moi-même pour dîner d'ici peu, mais si vous voulez prendre quelque chose en attendant... — Non merci, citoyen amiral. J'apprécie votre offre, mais je n'ai besoin de rien. — Comme vous préférez », répéta-t-il, s'enfonçant dans son fauteuil avec une expression attentive et polie, et une nouvelle lueur d'amusement passa dans les yeux de Ransom. Le silence patient de l'amiral était une forme de « judo social » défensif. Tout en étant courtois, il lui permettait d'éviter de commettre une bourde, or même un faux pas mineur pouvait avoir de lourdes conséquences dans cette conversation. Elle semblait prendre plaisir à le voir si prudent, et elle laissa le silence se prolonger quelques secondes avant de reprendre la parole. « J'imagine que vous vous demandez pourquoi je suis là exactement, citoyen amiral, dit-elle enfin, et il haussa légèrement les épaules. — Je suppose que vous me direz tout ce qu'il me faut savoir afin de satisfaire vos besoins, citoyenne ministre, répondit-il. — En effet, oui. » Elle inclina la tête de côté. « Dites-moi, citoyen amiral, cela vous a-t-il surpris que je demande à vous rencontrer seul ? » Theisman envisagea de faire remarquer qu'ils ne l'étaient pas, seuls, mais elle considérait manifestement ses gardes du corps comme des meubles plutôt que des personnes. Il envisagea également de jouer l'imbécile, mais sans conviction. Un homme sans cervelle n'atteignait jamais le grade d'amiral, même en République populaire, et essayer de faire croire le contraire –notamment à cette femme – serait non seulement stupide mais aussi dangereux. « Pour tout dire, cela m'a un peu étonné. Je ne suis que le commandant militaire du système, sous la direction du citoyen commissaire LePic, et j'imaginais sans doute que vous souhaiteriez lui parler également. — C'est le cas, dit-elle, et je le ferai. Mais essentiellement en tant que membre du comité, et je souhaitais vous parler en tant que ministre de l'Information publique. C'est la raison principale pour laquelle j'ai fait tout ce chemin, et j'ai besoin de vos conseils ainsi que de votre aide. — Mes conseils, madame ? » Une pointe de surprise sincère perça malgré lui dans la voix de Theisman, et les yeux de Ransom brillèrent. « Vous êtes sans nul doute conscient, citoyen amiral, que nous sommes sur la défensive depuis le début de la guerre. Non que notre flotte et nos fusiliers héroïques en portent la responsabilité, bien sûr. » Elle marqua une pause et lui adressa un autre de ses minces sourires. Mais Theisman continua d'attendre, refusant de mordre à l'hameçon, et elle reprit après quelques secondes : « Les ambitions impérialistes des oppresseurs législaturistes corrompus et leur incompétence se sont mêlées pour trahir la République sur le front intérieur et militaire, dit-elle. À l'intérieur, ils ont systématiquement appauvri le peuple pour servir leurs intérêts et soutenir l'appareil oppressif nécessaire à l'élimination de toute résistance à leur exploitation éhontée des masses. Sur le plan militaire, leur excès de confiance criminel les a menés aux premiers désastres frontaliers qui ont entamé inutilement notre supériorité numérique et permis à l'ennemi de repousser nos courageux combattants dans la confusion. Contrediriez-vous cette analyse, citoyen amiral ? — Je suis très mal placé pour parler des affaires intérieures, madame, répondit Theisman au bout d'un moment. Vous le savez peut-être, j'ai grandi dans un orphelinat et j'ai intégré les rangs de la Flotte en sortant du lycée, donc je n'ai jamais travaillé dans le secteur civil et je n'ai pas de famille proche. En un sens, on pourrait sans doute dire que j'ai toujours été au service de l'État d'une façon ou d'une autre, sans bénéficier d'une expérience personnelle qui me permette d'évaluer les circonstances de la société civile. Et je ne suis pas retourné sur Havre – à part en mission pour la Flotte – depuis quinze ans T, ce qui, je suis désolé de le dire, ne m'a pas fourni l'occasion de voir combien les conditions ont changé depuis le coup d'État. — Je vois. » Ransom croisa les doigts sous son menton et arqua les sourcils. Apparemment, elle avait décidé de s'amuser des tournures prudentes de l'amiral, ce dont il se félicitait, mais elle n'était pas prête à le laisser complètement tranquille. « J'imagine que je ne m'étais jamais rendu compte du cocon qu'une carrière spatiale pouvait représenter – d'un point de vue social, je veux dire, fit-elle lentement. Mais peut-être bien cela vaut-il mieux. Cela devrait accroître encore votre perspicacité concernant les aspects militaires de mon analyse, n'est-ce pas ? — Je l'espère bien, citoyenne ministre ! » s'exclama Theisman dans son soulagement à l'idée de ne pas avoir à renier sa perception personnelle du caractère oppressif relatif des Législaturistes et du comité de salut public. « Bien ! Alors dites-moi comment nous nous sommes mis dans ce pétrin selon vous », proposa Ransom sur un ton si sincère que Theisman manqua lui répondre franchement. Mais alors qu'il ouvrait la bouche, la froideur de ses yeux le frappa comme un jet d'eau glacée. Cette femme était encore plus dangereuse qu'il ne l'avait cru, comprit-il. Il savait les risques qu'il courrait – qu'il courait – à lui répondre honnêtement, et pourtant elle l'y avait presque poussé. Et elle avait fait paraître ça tout simple. « Eh bien, madame, dit-il après une pause infime, je ne suis pas aussi à l'aise que vous sur le plan rhétorique, alors j'espère que vous me pardonnerez si je m'exprime de façon directe. » Il s'interrompit et attendit pour reprendre qu'elle ait acquiescé. « Dans ce cas, citoyenne ministre, pour parler directement, le "pétrin" militaire dans lequel nous nous trouvons est si profond qu'en isoler une cause unique – voire le groupe de causes essentiel – semble très difficile. Les plans mis au point avant-guerre par nos officiers et leur mauvaise gestion des premières opérations du conflit n'y sont certes pas étrangers. Comme vous l'avez vous-même dit, nous avons commencé la guerre avec une supériorité numérique marquée, qui s'est effritée dès les premiers combats. Cela s'ajoutait à la meilleure qualité des systèmes d'armement ennemis, et je dirais que la faute incombe d'une part au gouvernement d'avant-guerre et au corps d'officiers, pour leur incapacité à reconnaître notre handicap technologique et à retarder les opérations jusqu'à ce que nous ayons au moins rattrapé leur niveau. D'autre part, nos services de renseignement ont également failli, de toute évidence, puisqu'ils n'ont pas correctement prévu les déploiements initiaux des Manticoriens... sans parler de leur échec à détecter et empêcher l'assassinat du président Harris. » Il s'interrompit de nouveau, une petite moue aux lèvres, comme s'il réfléchissait à ce qu'il venait de dire, puis il haussa les épaules. « Ce que j'essaye de dire, je crois, c'est que nos difficultés militaires actuelles sont le produit de tout ce qui a précédé : que l'ouverture désastreuse du conflit et la confusion née de l'assassinat du président ont ouvert la voie pour le reste. Donc, en effet, sur cette base, je dois admettre que la faute en incombe à notre ancien corps d'officiers et aux dirigeants politiques pour leur incompétence et leur stupidité. — Je vois », répéta Ransom, et Theisman retint son souffle car sa dernière phrase était beaucoup plus franche qu'il n'en avait eu l'intention. Le corps d'officiers s'était bel et bien gravement fourvoyé dans les premières phases de la guerre, mais la Flotte populaire n'avait souffert ses plus lourdes pertes qu'après le massacre ou l'exil forcé des amiraux législaturistes. C'était la peur et la confusion liées au début des purges qui avaient permis aux Manties de vraiment mettre la Flotte en pièces, et on ne pouvait guère le reprocher aux Législaturistes, qui étaient pour la plupart déjà morts. Mais, pour le coup, il n'avait pas mis la faute sur le dos des dirigeants politiques d'avant-guerre, et il priait pour que Ransom ne s'en aperçoive pas. Apparemment, elle n'y avait pas fait attention. Elle resta assise à le regarder tout en réfléchissant à ce qu'il avait dit, puis elle hocha la tête et se pencha légèrement en avant. « Je me réjouis de constater que vous avez une vision réaliste de ce qui nous a menés à cette situation, citoyen amiral, fit-elle. Cela m'encourage à penser que vous comprenez également ce que nous devons faire pour nous sortir de nos difficultés actuelles. — Je vois plusieurs choses qu'il serait bon de faire d'un point de vue militaire, dit prudemment Theisman. Toutes ne sont pas possibles, bien entendu, surtout au vu des lourdes pertes que nous avons subies. Mais je ne suis pas qualifié pour donner des conseils sur notre politique économique ou sociale, madame, et je me sentirais présomptueux si je m'y risquais, je le crains. — J'apprécie de rencontrer des gens qui reconnaissent les limites de leur propre expérience », répondit Ransom sur un ton si doux qu'il en faisait presque oublier le poignard qu'il dissimulait. Theisman eut encore un instant de crainte, puis elle sourit et se carra de nouveau dans son siège, et il se détendit, soulagé. « Toutefois, je crois pouvoir vous montrer, citoyen amiral, l'impact direct que votre commandement ici, à Barnett, peut avoir sur ces questions économiques et sociales. Et bien évidemment sur la conduite militaire immédiate de la guerre. — Je suis prêt à faire tout mon possible pour servir la République, madame. — Je n'en doute pas, citoyen amiral. Je n'en doute pas. » Ransom passa la main sur sa chevelure blonde et, quand elle reprit la parole, sa voix trahissait une gravité, un sérieux auxquels Theisman ne s'attendait pas de sa part. « En fait, tout se résume au moral, fit-elle. Je ne vais pas vous dire qu'avec le moral on peut surmonter un handicap matériel énorme. Tout le courage et la détermination de l'univers ne permettront pas par une quelconque opération mystique à une foule armée de cailloux de battre des soldats entraînés en armure de combat, et vous ne me croiriez pas si je vous disais le contraire, n'est-ce pas ? — Probablement pas, madame, reconnut Theisman, stupéfait du changement intervenu dans l'intensité de sa voix et dans son insistance. — Bien sûr que non. Mais si vous voulez armer les gens avec mieux que des cailloux, vous devez soit acheter soit fabriquer des armes. Et si vous voulez qu'ils s'en servent correctement, vous devez les motiver. Il faut convaincre les civils que les militaires utiliseront efficacement les armes qu'on leur donne si vous voulez que ces mêmes civils se mettent au travail et fabriquent les armes en question. Et il faut convaincre les militaires qu'ils peuvent gagner si vous voulez qu'ils risquent leur vie. C'est juste ? — Je ne peux rien contester de tout cela, citoyenne ministre. — Bien ! Parce que vous, citoyen amiral, êtes un de nos –hélas ! – trop peu nombreux officiers généraux à y avoir réussi, c'est-à-dire à avoir gagné des batailles, et c'est pourquoi je suis ici. Il est vital pour l'Information publique de faire passer aux civils le message que nous avons des amiraux capables de gagner. Et il importe presque autant de montrer à la fois aux civils et à la Flotte combien il est capital que nous tenions des systèmes comme Barnett. Mes techniciens tourneront donc beaucoup de séquences ces prochaines semaines. J'assumerai conjointement avec le citoyen commissaire LePic la responsabilité de toute censure nécessaire au maintien de la sécurité opérationnelle, je souhaiterais donc que vous demandiez à vos officiers de coopérer en répondant aux questions aussi complètement que possible, dans des termes compréhensibles au profane. — Je leur demanderai avec joie de coopérer avec vous, madame, fit Theisman. Mais si les séquences que vous tournez sont destinées à être diffusées, j'aimerais avoir mon mot à dire sur les questions de sécurité que vous venez de mentionner. Je suis sûr que les Manties surveillent nos médias d'aussi près que nous les leurs, et je ne voudrais surtout pas leur donner d'indices quant aux dispositions que nous avons prises ici. — Évidemment, nous vous consulterons sur ce point. Le principal, toutefois, consiste à s'assurer que l'opération est bien menée. L'information est une arme, citoyen amiral. Elle doit être déployée et utilisée de façon à maximiser son effet, c'est pourquoi j'ai décidé de venir à Barnett en personne. De toute évidence, j'ai beaucoup de responsabilités au sein du comité de salut public qui passent avant celles liées au ministère de l'Information publique mais, pour être tout à fait honnête, j'ai le sentiment que mon travail le plus important se fait avec le ministère. Je suis ici pour cela, et j'espère pouvoir compter sur vous et vos hommes pour m'aider dans ma tâche. — Bien sûr, citoyenne ministre. Je serai ravi de vous aider de mon mieux, et je suis certain de parler pour tous les officiers présents à Barnett », affirma Theisman. On a intérêt de toute façon, si on veut éviter le peloton d'exécution, ajouta-t-il intérieurement tout en lui souriant. « Merci, citoyen amiral. J'apprécie. » Ransom lui rendit un sourire plus large encore. « Et je vous assure que l'Information publique fera le meilleur usage possible de son séjour ici. » CHAPITRE QUATORZE « Eh bien, capitaine, qu'est-ce qui presse à ce point ? Le vice-amiral des Rouges dame Madeleine Sorbanne ne perdait pas son temps en plaisanteries, et l'expression de son visage, aussi peu amène que le ton de sa voix, signifiait clairement qu'elle avait mieux à faire que de recevoir les visites de courtoisie de commandants de vaisseaux stellaires fraîchement débarqués qui ne voulaient pas se résigner au refus opposé par son quartier-maître. La petite femme ne s'était levée qu'à demi pour une poignée de main indifférente, et elle se laissa lourdement retomber dans son fauteuil tout en parlant. Son bureau, inhabituellement encombré de puces de données et de dossiers papiers, n'affichait pas l'ordre spartiate qui représentait l'idéal de la FRM, et à voir la chevelure courte de Sorbanne, acajou mêlé de mèches blanches, on devinait qu'elle avait l'habitude d'y passer la main quand quelque chose la tracassait. Eh bien, dame Madeleine avait une ribambelle d'excuses pour justifier le désordre de son bureau... et ses éventuels tracas, se rappela Jessica Dorcett. En tant qu'officier le plus gradé de la station de Clairmont, Sorbanne avait vu la moitié de ses vaisseaux de ligne rappelés pour renforcer la huitième force, mais personne n'avait jugé utile de réduire sa zone de commandement ou d'adapter ses responsabilités en fonction de cette baisse d'effectif. Et avec toutes les allées et venues préliminaires à l'assaut final du comte de Havre-Blanc sur Barnett, l'agitation confuse du trafic local et traversant le secteur aurait sans doute mis à mal la patience d'un saint. Évidemment, personne n'avait jamais envisagé de canoniser dame Madeleine, et la demande d'entretien personnel immédiat qu'avait déposée Dorcett l'avait manifestement irritée. « Je suis désolée de perturber votre programme, madame », dit le capitaine de frégate. Elle ignora le geste de l'amiral qui l'invitait à s'asseoir elle aussi, choisissant de rester au repos de parade, et elle vit Sorbanne hausser les sourcils sous l'effet de la surprise. « Vu les circonstances, toutefois, j'ai pensé devoir vous faire mon rapport directement. — Quel rapport ? » La voix de Sorbanne paraissait un peu moins irritée. Elle était plus réputée encore pour sa compétence que pour son caractère irascible, et la fermeté gagnait sur l'agacement maintenant que l'expression tendue de Dorcett lui apparaissait pleinement. Le capitaine de frégate hésita un court instant, puis prit une profonde inspiration et se jeta à l'eau. « Amiral, nous avons perdu Adler. » Le dossier du fauteuil de Sorbanne se redressa brutalement. L'amiral se pencha en avant et toute expression disparut de son visage aux pommettes hautes, comme si Dorcett lui avait jeté un sort. « Comment ? demanda-t-elle brusquement, et le capitaine secoua la tête. — Je n'ai pas tous les détails : le Chant du vent était trop éloigné pour obtenir de bonnes images tactiques, mais les points essentiels sont très clairs, je le crains. Nous nous sommes plantés, madame, et celui qui a préparé l'attaque havrienne a eu le cran et la cervelle d'en profiter. » Dorcett répugnait à le dire, pourtant il fallait que ce soit dit et, sous l'effet de la colère – et de la honte –, elle s'était exprimée d'une voix monocorde. « Expliquez-vous. » Sorbanne semblait se ressaisir, et Dorcett se demanda dans quelle mesure cela reflétait la réalité ou un talent d'actrice. « Le commodore Yeargin n'avait pas assez de plateformes de détection pour permettre une couverture complète, madame, et elle a donc placé celles dont elle disposait sur les vecteurs d'approche les plus évidents. Puis elle a mis le gros de sa force en orbite autour de Samovar... et, en dehors de ma division de contre-torpilleurs qu'elle a détachée pour couvrir le nœud principal de traitement minier, elle n'a posté aucun détachement avancé. » Malgré le contrôle de fer qu'elle exerçait sur ses nerfs, Sorbanne grimaça, et Dorcett poursuivit sur un ton sinistre. « Les Havriens sont arrivés au-dessus de l'écliptique du système, ce qui leur a permis de contourner les plateformes et d'échapper complètement à l'enveloppe de détection de notre force. Et ils sont entrés en mode balistique. — Des Havriens, entrer en mode balistique ? répéta soigneusement Sorbanne, et Dorcett acquiesça. — Oui, madame. C'est forcé. Ou alors leurs systèmes furtifs se sont bien plus améliorés que la DGSN ne le projetait. Même sur la trajectoire qu'ils ont suivie, ils auraient dû passer suffisamment près d'au moins une de nos plateformes pour qu'elle détecte des impulseurs actifs. — Ils sont restés impulseurs coupés jusqu'à entrer à portée d'attaque ? » Sorbanne semblait encore avoir du mal à y croire, et Dorcett acquiesça de nouveau. « Oui, madame. Et je crains que ce ne soit pas tout. » L'amiral lui lança un regard perçant et l'invita du geste à s'expliquer. Dorcett soupira. « Ils ont utilisé des capsules lance-missiles, annonça-t-elle posément. — Merde. » Doucement murmuré, le juron semblait une prière, et Sorbanne ferma les yeux. Elle resta ainsi quelques secondes, puis les rouvrit et regarda une fois de plus Dorcett. « Quelle est la taille de la force havrienne dans le secteur ? — Je n'en suis pas certaine, madame. Comme je vous le disais, nous étions trop loin pour obtenir des scans de qualité, mais je dirais quatre croiseurs de combat, six à huit croiseurs lourds et une demi-douzaine de croiseurs légers. Mon officier tactique et moi n'avons vu aucun contre-torpilleur, mais je ne puis garantir leur absence. » Sorbanne grimaça encore, cette fois à la disparité de bordées que suggérait l'estimation de Dorcett, surtout si l'ennemi avait bel et bien utilisé des capsules. « Quelles ont été les pertes du commodore Yeargin ? s'enquit-elle au bout d'un moment. — Madame, je... » Dorcett s'interrompit et déglutit. « Je suis désolée, amiral. Je n'ai pas dû être assez claire. » Elle inspira puis reprit carrément : « Ma division mise à part, les pertes du groupe d'intervention ont été totales, dame Madeleine. Je suis... l'officier survivant le plus gradé. » Sorbanne ne répondit pas. Elle resta assise l'espace de quelques secondes douloureuses et sans fin, à regarder fixement son interlocutrice pendant que son cerveau galopait. Que l'ennemi ait finalement déployé des capsules lance-missiles, c'était une nouvelle effrayante et malvenue, mais pas franchement inattendue. Chaque officier qui se donnait la peine de réfléchir savait que les Havriens devaient travailler dur pour surmonter l'avantage énorme que le monopole des capsules conférait aux Alliés. Mais voir ces armes depuis longtemps attendues employées avec tant de compétence pour un résultat aussi écrasant par un ennemi méprisé... voilà qui surprenait. Et c'était plus qu'effrayant. Madeleine Sorbanne se carra lentement dans son fauteuil, les yeux toujours fixés sur Dorcett sans la voir réellement. Elle voyait le visage d'une autre femme, elle pensait à France Yeargin et à son commandement. Yeargin a toujours été une pétasse arrogante et trop sûre d'elle, songea-t-elle lentement au souvenir de la défunte commodore et du mépris qu'elle affichait souvent pour la Flotte populaire. Bon sang, elle savait pourtant qu'elle manquait de plateformes ! Elle aurait au moins dû placer quelques détachements avancés, pour l'amour du ciel! Pourquoi croyait-elle qu'on l'avait envoyée là-bas? Mais ce que Yeargin avait cru importait peu désormais. À tort ou à raison, l'avenir la condamnerait plus sévèrement encore que Sorbanne ne le faisait, car jamais dans toute son histoire la FRM n'avait subi de désastre semblable. Une génération entière d'analystes examinerait chaque détail de la bataille d'Adler et désignerait les coupables avec la certitude que donnent le recul et l'absence de pitié de ceux qui n'y étaient pas. Mais cela importait tout aussi peu pour l'instant que ce que Yeargin avait cru. Ce qui comptait, c'était que son groupe d'intervention avait disparu, éliminé, effacé. Et si l'ennemi avait utilisé des capsules lance-missiles avec l'avantage de la surprise et d'une distance réduite, les pertes humaines avaient dû être massives, car personne ne portait sa combinaison et très peu de gens s'étaient enfuis dans des capsules de secours avant la mort de leur bâtiment. Une douleur profonde la saisit à l'idée de tous ces morts, puis une autre pensée la frappa, et ses yeux sortirent du vague. « Si vous êtes l'officier survivant le plus gradé, alors qui surveille le système, capitaine ? — Personne, madame. Je n'avais que trois vaisseaux : le Chant du vent, le Rondeau et le Ballade. Vu les circonstances, j'ai jugé que mon devoir immédiat consistait à les utiliser tous les trois pour répandre la nouvelle le plus rapidement possible. J'ai donc amené le Chant du vent ici et envoyé les deux autres respectivement à Kwest et Treadway. — Je vois. » Quelque chose dans la réponse presque mécanique de l'amiral saisit Dorcett à la gorge, et elle serra les mains derrière son dos. Elle essayait de conserver une expression neutre, mais elle sut qu'elle y avait échoué quand Sorbanne secoua la tête. « Ce n'est pas votre faute, capitaine. » Elle soupira et se pinça durement l'arête du nez. « Vous vous êtes dit que votre division serait mieux employée à alerter d'autres commandants de station avant qu'on n'envoie davantage de bâtiments vers Adler qu'à courir autour du système pour éviter des poursuivants havriens, n'est-ce pas ? » Elle baissa la main en regardant Dorcett, qui hocha la tête. « C'était le raisonnement logique, le bon, et mon rapport à l'Amirauté le soutiendra comme tel. Mais vous arrivez trop tard. — Trop tard, madame ? » Une intuition froide et désespérée lui brûlait les tripes tandis qu'elle répétait les paroles de l'amiral, et Sorbanne acquiesça. « Dix-sept navires marchands et bâtiments d'escorte ont quitté Clairmont il y a un peu plus de cinq jours, capitaine Dorcett. Ils devraient atteindre Adler dans les douze prochaines heures et, en l'absence de détachement avancé pour les prévenir... » Elle haussa les épaules, et Jessica Dorcett ferma les yeux avec un sentiment d'horreur... et de culpabilité. Alistair McKeon, en tête de table dans sa cabine de réception, regardait ses invités. Ils en étaient presque à la fin de ce dîner confortable et délicieux : ils en mangeaient les dernières bouchées et entretenaient une douzaine de conversations séparées tout en goûtant le vin, et McKeon s'autorisait l'expression satisfaite de l'hôte qui a atteint son but. Honor était assise à sa droite en tant qu'invitée d'honneur, et le capitaine de frégate Taylor Gillespie, second du Prince Adrien, lui faisait face. Le capitaine de corvette Géraldine Metcalf, l'officier tactique de McKeon, était à droite de Gillespie, face à Nimitz, et les officiers d'Honor ainsi que le médecin de première classe Enrico Walker, docteur du Prince Adrien, occupaient le reste des chaises autour de la table. James Candless partageait la garde devant le sas menant aux quartiers de McKeon avec le fusilier en faction, tandis qu'Andrew LaFollet et Robert Whitman se tenaient contre les cloisons, poliment discrets mais rappel néanmoins alerte que le commodore de la dix-huitième escadre de croiseurs était aussi un grand seigneur féodal. Certains officiers de la FRM, McKeon le savait, auraient trouvé le titre d'Honor et son statut ridicules ou irritants. Un certain pourcentage de Manticoriens – des civils pour la plupart, rejoints toutefois par quelques officiers de Sa Majesté qui n'auraient pas dû commettre cette erreur – n'avaient jamais pris la peine de revenir sur leur opinion du système de Yeltsin. Ils méprisaient encore Grayson (et sa flotte) comme s'il s'agissait d'une espèce de principauté d'opérette, techniquement arriérée, un repère de fanatiques religieux aux illusions de grandeur, et leur mépris s'étendait aux titres aristocratiques de la planète et à ceux qui les portaient. Et même si la plupart des officiers de la FRM respectaient énormément les succès d'Honor, il y en aurait toujours pour dénigrer sa réputation, par jalousie, mécontentement ou avec la conviction sincère qu'elle ne devait tout cela qu'à la chance. Dieu sait qu'il y a suffisamment d'imbéciles de la trempe de Jurgens et Lemaître, songea-t-il. Ils la prennent vraiment pour une tête brûlée, ils croient qu'elle n'a perdu des hommes et des bâtiments que parce qu'elle était trop téméraire pour réfléchir avant de se lancer à l'attaque! Le fait qu'aucun autre n'aurait réussi à ramener quiconque à la maison ne signifie rien pour eux. Et, bien sûr, il y a toujours les Houseman et les Young. Peu importe ce qu'elle accomplit, en ce qui les concerne. Il prit son verre tout en regardant Honor se tourner vers Walker pour s'adresser à lui par-dessus la tête de Nimitz, et il dissimula un sourire. Eh bien, qu'ils aillent se faire voir. Nous, on sait reconnaître sa valeur, et l'Amirauté aussi. Honor s'interrompit dans sa conversation avec Walker, comme si elle sentait les yeux de McKeon sur elle. Elle se retourna pour lui sourire et il esquissa un geste de salut avec son verre. Elle ouvrit la bouche comme pour parler puis hésita, les yeux fixés cette fois sur un point par-dessus son épaule. McKeon la regarda d'un air interrogateur mais elle ne dit pas un mot. Il se tourna donc à demi sur sa chaise pour regarder dans la même direction et sentit ses sourcils s'arquer sous l'effet de la surprise. Alex Maybach, son intendant personnel, surveillait deux intendants plus jeunes qui poussaient une desserte surmontée d'une monstruosité pâtissière au seuil de l'office. Le gâteau mesurait au moins un mètre de long et sa forme stylisée représentait manifestement le Prince Adrien. Il brillait d'un bout à l'autre de l'éclat de bougies allumées, et, dans sa surprise, il se demanda comment Maybach avait bien pu lui cacher cette énormité. Il se posait encore la question quand quelqu'un donna le signal pour que la cabine tout entière se lance dans ce qu'un observateur particulièrement charitable aurait pu appeler une chanson. McKeon se retourna brusquement vers ses invités, s'efforçant de leur lancer des regards noirs tandis que ceux dont le grade le permettait souriaient comme des vauriens et que les autres, trop subalternes pour se montrer si enjoués, faisaient de leur mieux pour garder leur sérieux, et le blic ravi de Nimitz sonna au milieu des chants. « ...yeux anniversaire ! » La chanson se termina enfin dans un tonnerre d'applaudissements, et McKeon secoua la tête en regardant Honor. « Comment avez-vous fait ? » demanda-t-il, la voix couverte par l'hilarité générale. Il ne lui vint même pas à l'idée de douter qu'elle pût en être responsable. Ses propres officiers l'auraient peut-être pris au piège dans le carré, mais aucun n'aurait eu le culot de tenter la même chose dans ses propres quartiers. Pourtant, même elle ne pouvait avoir arrangé ceci sans se servir du lien com, car, jusqu'à la panne du dépollueur, elle n'avait aucun moyen de savoir qu'elle se trouverait à bord au bon moment. Alors comment lui avait-elle caché qu'elle était en communication avec ses hommes pendant qu'elle organisait tout cela ? « Vous vous rappelez cette longue liste de pièces et le fichier de données techniques que le capitaine Sinkowitz a transmis à votre section machines ? » fit-elle en dissimulant un sourire. Il acquiesça. « Eh bien, je lui ai fait cacher un message personnel dedans, adressé au capitaine Palliser, qui l'a transmis à Alex. Vous ne pensiez tout de même pas que nous allions vous laisser vous en tirer sans vous infliger une petite fête ! — On peut toujours rêver », grommela-t-il sans conviction. Elle se mit à rire et lui tendit la main. Le bruit ambiant cessa comme il la serrait, et elle jeta un regard aux autres avant de reporter son attention sur lui. « Joyeux anniversaire, capitaine, et meilleurs vœux de notre part à tous », dit-elle simplement. Quelqu'un recommença d'applaudir, mais elle leva la main gauche pour rétablir le silence et poursuivit : « Je suis certaine que votre équipage a son propre cadeau à vous offrir – il ferait mieux s'il sait où est son intérêt –mais j'ai moi-même amené un petit quelque chose. » Elle lâcha la main de McKeon et tendit la sienne vers Robert Whitman. L'homme d'armes avança de trois pas vifs et tira un petit paquet à l'emballage coloré de sa veste. Il le remit à son seigneur avec une précision toute militaire puis se mit au garde-à-vous à son côté. Andrew LaFollet fit de même contre la cloison derrière elle, et l'ambiance festive se transforma en une atmosphère beaucoup plus intense alors qu'Honor tendait le paquet à McKeon. Il le prit lentement, l'air interrogateur, mais elle secoua seulement la tête et lui fit signe de le déballer. Le formalisme de ses hommes d'armes et son propre changement d'attitude faisaient tinter les nerfs de McKeon, et il défit le ruban et déchira prestement le papier pour révéler une boîte noire toute simple. Il reporta son regard vers Honor, puis ouvrit lentement la boîte et inhala brusquement. À l'intérieur était posée sur un lit de velours une paire d'insignes de col de la FRM, mais, au lieu de l'unique planète d'or identifiant un capitaine de la Liste, chacun portait deux planètes identiques à celles piquées sur le col d'Honor. Il les contempla le temps d'une douzaine de battements de cœur, puis se ressaisit et croisa les yeux sa voisine, à la fois graves et souriants. « Félicitations, Alistair, dit-elle. Ce ne sera pas officiel avant notre retour à Yeltsin et je sais qu'annoncer la nouvelle trop tôt est censé porter malheur, mais l'Amirauté l'a confirmé juste avant notre départ et l'amiral Matthews savait que je tenais à vous l'annoncer moi-même, alors il m'en a informée. Quand vous avez subi cette panne, j'ai décidé que votre anniversaire était le moment rêvé pour vous le dire. » Personne n'ajouta rien et McKeon, sentant la curiosité planer dans la cabine comme une présence supplémentaire, comprit qu'elle n'avait mis personne d'autre au courant. Seuls ses hommes d'armes et – il vit à côté d'elle le sourire d'Andreas Venizelos – son chef d'état-major l'avaient su à l'avance. Il déglutit puis fit un geste du poignet pour que les autres voient le contenu de la boîte. Il y eut un instant de profond silence, puis les applaudissements éclatèrent. « Félicitations, pacha! » Le capitaine Gillespie saisit son verre, le leva en l'honneur de son commandant, et d'autres l'imitèrent autour de la table. « Hé, s'ils vous font monter en grade, ça veut dire que, moi, je récupère le commandement de l'Adrien? demanda-t-il. — Faudrait que PersNav soit vraiment désespéré ! » répondit rudement son supérieur. Gillespie se mit à rire, et McKeon effleura du doigt l'un des insignes. « Moi, commodore ? » Il secoua la tête, étonné, et Honor posa doucement la main sur son bras. « Vous le méritez, dit-elle d'une voix posée mais ferme, et je me réjouis pour vous. Bien sûr, avec ça, vous serez beaucoup trop gradé pour commander une division de croiseurs lourds, donc je vais probablement vous perdre, mais je suis heureuse malgré tout. Et vu la façon dont la huitième force s'étend, l'amiral de Havre-Blanc vous trouvera probablement quelque chose à faire sans vous renvoyer à la maison. — Je... » McKeon s'interrompit, incapable de savoir ce qu'il voulait réellement dire, puis il posa la main sur celle qui couvrait son bras. « Merci, dit-il sur le même ton. Ça me touche beaucoup, venant de vous. » Elle ne répondit pas, se contentant de presser son bras quelques secondes, puis elle se recula en souriant et il s'éclaircit la gorge. « C'est bon, vous autres ! Assez de boucan ! » Il secoua sévèrement la tête face à ses subalternes impénitents. « Ce n'est pas une façon de se conduire pour des officiers de Sa Majesté ni leurs alliés ! Non seulement vous vous êtes laissés aller à l'indiscipline et à un crime de lèse-majesté, mais vous avez fait preuve d'une totale ignorance du protocole des fêtes d'anniversaire ! » Il les balaya de ses yeux gris brillants puis désigna le gâteau semé de bougies. « L'invité d'honneur est censé souffler ses bougies pour commencer la fête, et si vous ne remettez pas un peu d'ordre dans vos priorités, je ne partagerai mon gâteau avec aucun d'entre vous ! » Il était tôt à l'horloge du Prince Adrien, le lendemain matin, lorsque le convoi TMSC-76 atteignit sa destination suivante. Honor avait apprécié sa visite au bâtiment de McKeon et surtout le succès de sa fête surprise. L'organiser en si peu de temps sans alerter un commandant attentif comme McKeon s'était révélé bien plus compliqué que son explication désinvolte ne le laissait entendre, et elle était plutôt fière de s'en être aussi bien tirée. Mais en vérité, elle était devenue encore plus gâtée qu'elle ne l'aurait cru : Alex Maybach avait fait de son mieux, mais le service discret de MacGuiness lui avait manqué quand elle était allée se coucher après la fête. Surtout le cacao qui apparaissait comme par magie lorsqu'elle se préparait à gagner son lit, quelle que soit l'heure, et elle se réjouissait de rentrer « à la maison » une fois que le convoi aurait regagné l'espace normal et que Scotty la reconduirait vers l'Alvarez. Pour l'instant, toutefois, elle se tenait avec Venizelos sur le pont de commandement du Prince Adrien, Nimitz sur l'épaule, et regardait l'équipage de McKeon se préparer à la translation. Andrew LaFollet avait trouvé un coin où se loger, bien qu'il eût l'air de souffrir d'une légère claustrophobie qu'Honor ne pouvait lui reprocher. Elle aurait franchement préféré que McGinley au moins soit elle aussi présente, mais la place manquait pour caser son officier opérationnel sur le pont exigu sans gêner l'équipe de commandement du Prince Adrien. Sans doute Honor aurait-elle pu insister pour qu'on fasse de la place pour Marcia malgré tout. Certains officiers généraux n'auraient pas hésité, en tout cas, mais en l'absence d'une raison vraiment prioritaire, Honor refusait de bousculer les gens qui devaient absolument se trouver là pour manœuvrer le vaisseau, même si cela n'était pas pratique pour elle. Les bâtiments de classe Prince consort tels que le Prince Adrien étaient le produit d'une philosophie de conception abandonnée à l'émergence des Chevaliers stellaires. Les plans d'origine des Princes consorts remontaient à plus de soixante ans T, aux toutes premières étapes du renforcement de la Flotte entrepris par Roger III pour contrer l'expansionnisme de la République populaire de Havre, et ils n'étaient pas destinés à servir de vaisseau amiral. D'ailleurs, dans leur effort pour envoyer dans l'espace autant de puissance de feu — pour un coût aussi modeste — que possible, les architectes de ConstNav avaient choisi de ne pas le doter d'un pont d'état-major et de tous les systèmes de soutien que cela impliquait, pour utiliser la masse ainsi libérée afin de caser un graser supplémentaire et deux tubes lance-missiles de plus dans chaque bordée. En fait, même leur pont de commandement classique avait été construit selon des critères inhabituellement austères afin de compenser le surplus d'armement et de munitions à stocker. Au lieu de laisser un volume inutilisé sur le pont, destiné normalement sur les nouvelles unités à accueillir la prolifération des systèmes de contrôle qui les gagnait systématiquement, ConstNav avait doté les Princes consorts de juste assez de place pour leurs exigences d'origine. En conséquence, le pont des vaisseaux de ce type était devenu de plus en plus exigu à mesure que les inévitables modernisations imposaient des pupitres, affichages et panneaux partout où il restait quelques centimètres cubes pour les loger. Le problème avait été anticipé à l'époque, mais accepté comme une conséquence inévitable de la production de vaisseaux dont on maximisait la puissance de feu en regard de leur coût et de leur tonnage. De plus, ConstNav avait envisagé un programme consistant à produire les Princes consorts par groupes de sept et à associer chaque groupe avec un bâtiment de classe Croisé — équipé, lui, d'un pont d'état-major — pour obtenir une escadre de huit vaisseaux. Hélas, ce qui semblait alors une bonne idée paraissait tout autrement depuis le début du premier véritable conflit dans lequel la Flotte s'engageait en cent vingt ans T. Le premier programme de construction des Croisés ne tenait pas compte de l'inévitable cycle de révisions auquel tout vaisseau de guerre était soumis, et on avait donc prévu trop peu de bâtiments amiraux dès le début, d'au moins vingt-cinq pour cent. La décision de Sir Edward Janacek de baisser de plus de soixante-dix pour cent les fonds destinés aux Croisés pendant son premier mandat en tant que Premier Lord de l'Amirauté avait encore aggravé la situation. Mais pour Janacek le rôle légitime de la Flotte se limitait aux patrouilles anti pirates et à la défense du système binaire de Manticore lui-même. Toute manœuvre plus agressive se heurtait à son préjugé de membre du parti conservateur contre les « aventures impérialistes n qui risquaient de « provoquer » la République populaire, et il considérait le déploiement d'escadres de croiseurs dans des systèmes distants comme la première étape vers la pratique qu'il rejetait d'une diplomatie à la pointe du canon. Un moyen de paralyser ces déploiements consistait à réduire le nombre de vaisseaux amiraux disponibles, et c'était précisément ce qu'il avait fait, tout en prenant soin de donner pour raison officielle le coût plus élevé par unité des Croisés. Pendant son mandat, plus de la moitié des croiseurs de la Flotte avaient été envoyés sur des opérations en solo, à la poursuite de pirates dans des systèmes lointains tâche pour laquelle on n'avait pas besoin de vaisseau de commandement —, et les autres avaient pour la plupart été concentrés en un point et rattachés à la première force, où la présence d'un nombre limité de vaisseaux amiraux était requise. Du coup, les implications de la pénurie de Croisés étaient globalement passées inaperçues à l'époque. Malheureusement, ce n'était plus le cas. Janacek avait quitté son poste depuis onze ans T maintenant, mais les effets pernicieux de ses décisions budgétaires persistaient. Sur le plan numérique, les Princes consorts représentaient la plus grosse classe de croiseurs lourds dans l'inventaire de la FRM, mais leur absence d'installations destinées au commandement d'escadre en limitait sérieusement l'utilité. Les ponts d'état-major des Chevaliers stellaires, plus gros mais moins nombreux, forçaient l'Amirauté à les solliciter continuellement pour remplir les rôles de commandement détaché que les Princes consorts ne pouvaient correctement assumer, ce qui signifiait que les vaisseaux les plus récents avaient également subi plus de pertes proportionnellement. Le Prince Adrien et ses semblables tendaient à rester liés à des formations de type groupe d'intervention ou flotte, où un autre bâtiment pouvait fournir l'espace nécessaire pour un commodore ou un amiral et leur état-major. Par conséquent, on les trouvait généralement en compagnie de vaisseaux du mur, alors que les Chevaliers stellaires, exposés dans des déploiements aux frontières ou en convoi, avaient plus de chances de se retrouver aux prises avec des forces d'assaut rapides composées de croiseurs de combat ou lourds. Et, bien entendu, chaque Chevalier stellaire perdu face à l'ennemi ou envoyé au radoub pour avaries au combat réduisait d'une unité la réserve de vaisseaux de commandement. Il n'y avait pas tant de différence que cela entre la puissance offensive respective des deux classes, ce qui, vu le contraste de tonnage, tendait à prouver que même la conception des Chevaliers stellaires était loin d'être parfaite. Si puissants fussent-ils, ils consacraient trop peu de volume aux systèmes d'attaque, aux yeux d'Honor, et trop à la défense, probablement en réaction aux défauts de leurs prédécesseurs. Des générateurs de barrières latérales plus puissants, un blindage plus épais, des capacités supérieures de guerre électronique et des systèmes de défense active plus nombreux les rendaient au moins trente pour cent plus résistants que les plus anciens Prince consorts, et ConstNav reconnaissait pleinement le besoin de mieux équilibrer l'attaque et la défense. Hélas, comme on avait besoin de croiseurs amiraux, les chantiers produisaient des Chevaliers stellaires aussi vite que possible — vu l'espace limité que l'on pouvait détourner de la construction de vaisseaux de ligne pour bâtir n'importe quel type de croiseur — et cela avait beaucoup retardé l'introduction des nouveaux bâtiments de classe Édouard Saganami. Les Saganamis, dix pour cent plus volumineux que les Chevaliers stellaires, étaient conçus pour mettre pleinement à profit la récente expérience manticorienne du combat et intégrer le meilleur mélange des concepts graysoniens et manticoriens. Ils auraient dû entrer en phase de production plus de trois ans T auparavant, mais les ingénieurs de ConstNav avaient décidé qu'ils ne pouvaient pas se permettre de détourner une partie de leur capacité de construction pour une nouvelle classe (qui devrait sûrement surmonter sa part de défauts de production) alors qu'on avait tant besoin de produire en masse. Et on continuait donc de construire des Chevaliers stellaires selon des plans qui avaient maintenant dix-huit ans. Certes, au moment où on les avait finalisés, ils étaient à la pointe de la technologie et – tout comme les Princes consorts – ils avaient été matériellement améliorés depuis, mais, même avec un programme de rénovation aussi rapide que le permettaient les exigences de déploiement, cette classe perdait sa supériorité sur les Havriens. En un sens, songea Honor, debout dans un coin à regarder l'équipe de pont de McKeon, cela illustre parfaitement le problème sur lequel le comte de Havre-Blanc et moi nous sommes... opposés. (Elle fut légèrement – et agréablement – surprise de ne ressentir qu'un faible pincement en pensant au comte.) Nous conservons l'avantage technologique à vaisseau équivalent ou tonnage égal, mais il s'amenuise. Nous ne pouvons pas nous le permettre mais, à moins de trouver un moyen quelconque de rompre avec les schémas de production traditionnels, notre avantage va continuer de s'éroder. Ce ne sera pas spectaculaire ni évident à court terme, mais à long terme... Elle se secoua mentalement et s'imposa de revenir à la réalité et d'y prêter attention tandis que le capitaine de corvette Sarah DuChêne, l'astrogateur de McKeon, mettait la dernière main à sa trajectoire avant de se tourner vers son commandant. Paré pour la translation dans huit minutes, monsieur. — Très bien. Communications, informez le vaisseau amiral, fit McKeon. — À vos ordres, monsieur. Transmission. » Le lieutenant de vaisseau Russell Sanko, officier de com du Prince Adrien, enfonça une touche pour envoyer la communication flash. « Transmission effectuée, monsieur. — Merci. Très bien, Sarah. Le pupitre est à vous. — À vos ordres, monsieur. Le pupitre est à moi. Timonier, paré à opérer la translation à mon commandement. — À vos ordres, madame. Paré à opérer la translation », répondit la femme qui occupait le poste de timonier. Honor vint calmement se poster à côté du fauteuil de commandement de McKeon, prenant soin de ne pas le gêner mais se plaçant de façon à observer plus confortablement son répétiteur tactique, et il leva les yeux pour lui adresser un petit sourire. Puis il se tourna vers le capitaine Metcalf. Honor hocha la tête pour elle-même comme l'officier tactique et lui entamaient une discussion feutrée. Contrairement à son vaisseau amiral, le Prince Adrien n'était pas équipé d'un transmetteur supraluminique interne. La technologie n'existait pas à l'époque où on l'avait construit, et trouver la place nécessaire pour caser les modifications des noyaux censés projeter les impulsions gravitiques sur lesquelles le système était fondé aurait exigé, non pas qu'on le rénove, mais qu'on le reconstruise complètement. N'importe quel vaisseau pouvait se servir de ses capteurs gravitiques standards pour lire un message supraluminique (s'il savait quoi chercher), et les drones du Prince Adrien, de conception plus moderne que leur vaisseau mère et dotés de noyaux d'impulsion largement plus petits, étaient équipés de transmetteurs moins puissants pour les missions de reconnaissance distantes. Mais la capacité de transmission du bâtiment lui-même était limitée à la vitesse de la lumière; donc, l' Alvarez se trouvant à neuf minutes-lumière en arrière du Prince Adrien en hyperespace (une distance équivalente à presque neuf jours-lumière en espace normal), le message transmis par Sanko mettrait à peu près six minutes à atteindre le vaisseau amiral, pendant lesquelles l'Alvarez et le reste du convoi continueraient d'avancer en hyperespace à soixante pour cent de la vitesse de la lumière (soit une vélocité apparente de deux mille cinq cents c en espace normal). Le gros du convoi TMSC-76 atteindrait le point de translation du Prince Adrien sept minutes après la manœuvre en question, mais, plutôt que de suivre immédiatement McKeon hors de l'hyperespace, les autres bâtiments s'immobiliseraient et patienteraient deux heures encore avant d'effectuer leur propre translation. Le délai devait donner au Prince Adrien le temps d'analyser les données de ses capteurs et de s'enfoncer suffisamment dans le système pour s'assurer qu'aucune surprise désagréable ne les attendait. Une précaution sans doute inutile ici, et que certains commandants de convoi auraient négligée, mais Honor était responsable de la sécurité de ces bâtiments et de tous les gens et du matériel à leur bord. Le temps ne manquait pas au point de l'empêcher de passer deux heures à prévenir les dangers même les moins probables, et le fait que McKeon vérifie tranquillement les préparatifs de sa section tactique avec Metcalf montrait qu'il partageait sa détermination à bien faire les choses. « Translation dans une minute », annonça DuChêne, et Honor sentit une tension silencieuse partagée grandir autour d'elle. Aucun spationaute endurci ne l'admettrait jamais, mais personne n'appréciait vraiment la vitesse à laquelle les vaisseaux de guerre effectuaient souvent leur translation depuis l'hyperespace. Le Prince Adrien ne se préparait pas à une véritable translation d'urgence, mais il se soumettrait à un gradient suffisamment élevé pour retourner l'estomac de tout le monde à bord, et l'équipage le savait. « Translation... maintenant » annonça brutalement DuChêne. Honor grimaça et serra un peu plus les mains dans son dos tandis que son estomac s'enfonçait douloureusement. Mmm... » Le citoyen capitaine de frégate Luchner, commandant en second du VFP Katana, leva les yeux au murmure intéressé en provenance de sa section tactique. Le citoyen lieutenant Allworth ne jouait pas dans la même catégorie que la « sorcière » du contre-amiral Tourville – pas encore – mais il suivait son exemple. Luchner lui aussi, d'ailleurs. Le Katana faisait partie du groupe d'intervention de Tourville depuis près d'un an, et le groupe entier s'en était bien tiré pendant cette période, d'après les critères de la Flotte populaire. Mais Foraker... Elle leur avait amené quelque chose de nouveau, une assurance innocente et arrogante qui semblait contagieuse. Luchner l'espérait, en tout cas, en regardant le lieutenant opérer de lents et soigneux ajustements sur son pupitre. Allworth était absorbé, concentré sur ses indicateurs avec une intensité inhabituelle, mais cela ne valait pas en soi qu'on s'y arrête : l'officier tactique parvenait à trouver quelque chose pour l'intéresser à chaque quart. Mais il semblait mettre plus longtemps que d'habitude à décider qu'il avait en fait détecté un phénomène naturel, et Luchner vint se poster à ses côtés. « Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. — Je n'en suis pas sûr, citoyen second. » Allworth prenait peut-être pour modèle le capitaine Foraker pour sa compétence professionnelle, mais il n'avait nullement l'intention d'imiter ses dangereux recours occasionnels à des formules de politesse contre-révolutionnaires. Pas tant que ma réputation ne vaudra pas la sienne, en tout cas ! songeait-il. « Ça n'est peut-être rien du tout... mais il pourrait quand même s'agir d'une empreinte hyper. — Où ça ? s'enquit plus brusquement Luchner. — À peu près ici, citoyen second », fit Allworth, et une icône minuscule apparut sur son écran. Elle se trouvait à dix-neuf minutes-lumière sur la périphérie de l'hyperlimite (située à vingt-deux minutes-lumière de la primaire Go), et Luchner fronça les sourcils. C'était trop loin pour que les capteurs embarqués du Katana le détectent, mais Allworth poursuivit avant qu'il puisse objecter : Nous l'avons sur notre DR numéro onze, expliqua-t-il. — Et que fait donc un de nos drones de reconnaissance là-bas ? demanda Luchner. — Le citoyen capitaine de vaisseau Turner nous a demandé de prendre en charge ce côté de la zone confiée au Nouada, citoyen second, répondit respectueusement Allworth. Ses capteurs gravifiques principaux étaient déjà en panne, mais les capteurs secondaires ont un problème quelconque eux aussi. Ses ingénieurs ont désactivé la plupart de ses capteurs passifs classiques le temps de trouver le problème, et il se repose exclusivement sur des DR jusque-là. Mais s'il tentait de couvrir la zone entière grâce à ses drones, il surchargerait sa section télémétrie. Tant qu'il n'aura pas réglé ce problème de détection, il ne pourra pas couvrir plus des deux tiers du secteur qu'on lui a assigné, alors je lui ai dit que nous prenions le reste en charge à sa place. » Luchner fronça les sourcils d'un air si sombre qu'Allworth dut réprimer une envie de reculer. Non que le second mît en doute son explication. Le Katana et le Nouada avaient travaillé en tandem pour attaquer deux contre-torpilleurs manticoriens et un transporteur rapide isolé sur une trajectoire indépendante depuis que le groupe d'intervention avait pris Adler, et le bâtiment de Turner avait perdu les deux tiers de sa capacité primaire de détection au cours de la poursuite du deuxième contre-torpilleur. De telles pannes étaient moins rares qu'elles n'auraient dû dans la Flotte populaire, surtout lorsque l'on confiait à des équipes de maintenance insuffisamment formées de nouveaux systèmes alors qu'elles ne maîtrisaient pas encore bien les anciens. Les ingénieurs de Turner avaient promis de réparer la panne quelle qu'elle soit, mais il apparaissait maintenant que le Nouada avait été plus malchanceux encore et avait aussi perdu ses capteurs secondaires. Luchner ne doutait pas que les ingénieurs de Turner finiraient – un jour – par résoudre leur problème, mais il savait que cela leur prendrait plus de temps qu'il n'aurait fallu. Ils n'étaient pas vraiment responsables de leurs propres carences, bien sûr. Tout officier de ligne savait qu'en précipitant le passage des nouveaux dans les centres de formation en moitié moins de temps que ce que les critères d'avant-guerre définissaient comme le minimum, on leur imposait de se former réellement sur le tas – surtout quand on recrutait dans les rangs des allocataires, dont la scolarité n'était pas poussée. Hélas, les dirigeants politiques ne voulaient pas en entendre parler. Vu les lourdes pertes que subissait la Flotte au combat, les commissaires du peuple affectés à la supervision des programmes de gestion de la main-d’œuvre de l'Amirauté n'avaient pas d'autre choix que de recruter où ils pouvaient et de former à marche forcée. Mais ils devaient se soucier de leur propre peau, or s'ils admettaient envoyer au front du personnel insuffisamment formé, le Service de sécurité risquait de fourrer son nez dans leurs affaires. Il serait donc sans doute inutile d'essayer de défendre l'absence de progrès du Nouada auprès des autorités supérieures. Cela signifiait probablement aussi que Turner avait demandé à Allworth – très indirectement et discrètement, bien sûr – de ne pas mentionner la panne devant quiconque. Et on comprenait aisément pourquoi le Nouada avait sollicité de l'aide plutôt que de tenter de se fier à ses seuls drones de reconnaissance pour compenser la différence. En effet, les croiseurs de classe Mars avaient renoncé à près du tiers de la capacité télémétrique de leurs ancêtres les Sabres en échange de meilleures capacités de guerre électronique, et le Nouada ne pouvait tout simplement pas gérer assez de drones pour couvrir toute sa zone de responsabilité sans l'aide de ses systèmes embarqués. Luchner le comprenait bien et il ne voyait pas d'objections à couvrir un collègue. Après tout, ce pourrait bien être son tour la prochaine fois. Non, sa contrariété naissait d'une autre considération, et il haussa un sourcil en jetant un regard noir au lieutenant. « Je vois. Et avez-vous, peut-être, informé la citoyenne capitaine Zachary ou moi-même que le Katana assumait cette responsabilité supplémentaire ? - Euh... non, citoyen second. » Allworth s'empourpra. « Je crois que j'ai oublié. — Vous avez "oublié", répéta Luchner, et Allworth rougit de plus belle. Il ne vous est pas venu à l'idée que nous pourrions apprécier d'être mis au courant? Ou* tout simplement que la citoyenne commandant et moi sommes légalement responsables de vos actes ? — Non, citoyen second », reconnut Allworth, penaud. Il avait manifestement envie de baisser les yeux vers son écran afin d'éviter l'expression sévère de son supérieur, mais il s'imposa de soutenir son regard. Luchner l'observa froidement pendant quelques secondes encore mais, sous ses airs menaçants, il se félicitait que le jeune homme refuse de flancher et, au bout d'un moment, il lui posa la main sur l'épaule. « La citoyenne Foraker est un extraordinaire officier tactique, dit-il en s'autorisant un petit sourire. Vous pourriez choisir bien pire pour modèle. Mais essayez de mieux rester en contact avec le reste de l'univers qu'elle ne le fait, citoyen lieutenant. Bien reçu ? — Oui, citoyen second ! — Bien. » Luchner exerça une légère pression sur l'épaule du jeune homme. « Maintenant dites-moi tout sur cet éventuel contact. — Il a opéré sa translation juste en dehors de l'hyperlimite il y a huit minutes, citoyen second... en admettant qu'il s'agisse bel et bien d'un contact. Difficile d'en être sûr, si loin du drone. Le lieutenant marqua une pause, et Luchner hocha la tête. Les drones de la Flotte populaire n'étaient pas aussi performants que ceux des Manties : leur portée de détection passive ne dépassait pas douze à quatorze minutes-lumière, selon la puissance des émissions de la cible, et une portée télémétrique de dix minutes-lumière. Pour cette raison, on ne les déployait normalement pas à plus de sept ou huit minutes-lumière, ce qui limitait la portée de détection de leur vaisseau mère à une vingtaine de minutes-lumière environ mais mettait rapidement les données concernant des sources supraluminiques (telles que l'énergie de bandes granitiques ou une translation depuis l'hyperespace) à disposition du centre d'opérations de combat. Dans le cas présent, Allworth avait déployé le drone à l'extrême limite de ses liens télémétriques pour renforcer la couverture du Nouada, mais, même ainsi, l'éventuel contact se situait tout au bord de l'enveloppe du drone. « Ça se dirige vers Samovar, poursuivit Allworth. La géométrie de son vecteur va lui faire quitter la portée du drone sans qu'il se rapproche assez pour nous permettre d'estimer sa masse d'après sa signature d'impulsion. — Mmm. » Luchner se frotta un moment le menton. « En admettant qu'il s'agisse d'un contact et qu'il se dirige vers l'intérieur du système, qui serait en meilleure position pour l'intercepter ? — Normalement, je dirais le Nouada, citoyen second, mais son anomalie de détection lui compliquerait la tâche. Le contact se trouve à soixante-six millions de kilomètres de lui à peine, mais il est en plein milieu du secteur que nous surveillons pour lui. En l'absence de capteurs gravitiques, il n'a sûrement rien détecté, or si le contact se dirige vers Samovar, il accélère presque à l'opposé du Nouada. Le citoyen commandant Turner pourrait probablement rattraper un vaisseau marchand mais, même s'il abandonne ses capsules lance-missiles, n'importe quel bâtiment de guerre devrait avoir une capacité d'accélération suffisante pour rester hors de sa portée avec une avance comme celle dont celui-ci dispose. — Ce qui signifie que nous ne pouvons sans doute pas intercepter dans la zone extérieure, fit Luchner. Il nous reste donc le Dirk. — Oui, citoyen second », confirma Allworth, et Luchner fronça de nouveau les sourcils tout en digérant l'information. Techniquement, ce qui se passait dans la zone du Nouada relevait de sa responsabilité. Le Katana devait s'occuper de son propre secteur et, s'il se mêlait du problème d'interception d'un autre et que les choses tournaient mal, Luchner – ou plutôt le citoyen commandant Zachary – ferait un bouc émissaire bienvenu. Mais Luchner disposait d'informations inconnues du capitaine Turner, et cela lui imposait une responsabilité qui dépassait les questions techniques d'autorité. En tout cas dans le groupe d'intervention du citoyen amiral Tourville, et Luchner se frotta doucement le menton en envisageant la situation du point de vue de Tourville. Le groupe d'intervention manquait de bâtiments pour établir une couverture complète, donc Shannon Foraker avait conçu une embuscade sur plusieurs a couches » afin de surveiller les vecteurs d'arrivée les plus probables. Tout ce qui entrerait dans le système par un autre point leur échapperait probablement, mais tout vaisseau opérant son retour en espace normal sur une trajectoire logique aurait beaucoup plus de mal à s'en tirer. Jusque-là, le groupe d'intervention avait réussi à rattraper tous les bâtiments arrivés à Adler depuis que le système avait changé de mains, même si les soucis matériels du Nouada risquaient désormais de lui mettre des bâtons dans les roues. Luchner espérait que cela ne reviendrait pas tourmenter Turner et son équipage, mais il s'imposa d'écarter cette idée le temps de réfléchir à la meilleure façon d'organiser l'effort d'interception. Comme le Katana, le VFP Dirk (le vaisseau responsable de la zone moyenne d'interception dans le secteur de Turner) était l'un des anciens bâtiments de classe Sabre. C'est pour cette raison que le plan opérationnel l'avait relégué au poste intérieur, moins risqué, pour donner au Nouada, plus massif, le rôle de rabatteur, approchant depuis sa position à trois minutes-lumière et demie au-delà de l'hyperlimite pour couper la retraite de toute cible. On s'attendait à ce que les vaisseaux de classe Mars constituent une mauvaise surprise pour les Manticoriens : presque aussi volumineux que les croiseurs de combat havriens d'avant-guerre, ils tiraient le meilleur parti des systèmes GE améliorés que la Flotte avait acquis de ses contacts au cœur de la Ligue solarienne et, en réduisant l'espace de stockage des munitions, ils réussissaient aussi à tirer des bordées deux fois plus nourries que celles d'un Sabre tout en ne renonçant qu'à vingt gravités d'accélération maximale. Mais si puissant que soit le Nouada, ses défauts matériels impliquaient qu'il ignorait ce que le Katana venait de découvrir. Privé de cette information, il ne quitterait pas son poste pour poursuivre l'éventuel contact, ce qui laisserait au Dirk le soin de s'en occuper tout seul, et cela pouvait être grave. Non seulement il risquait de se trouver surclassé dans une action en solitaire si le contact était bel et bien un bâtiment de guerre ennemi, mais en plus, contrairement au Katana, les vaisseaux stationnés dans la zone intermédiaire se fiaient aux détachements avancés pour détecter les arrivées. Le Dirk n'avait donc déployé ni DR ni capsules lance-missiles. « Quel est le délai de com actuel pour joindre le Nouada? demanda Luchner au bout d'un moment. — Vingt-deux minutes, citoyen second. — Et la distance de la cible au Dirk? — Environ dix-huit virgule trois minutes-lumière. » Luchner opina de nouveau puis regagna le fauteuil de commandement au milieu du pont. Il se pencha au-dessus sans prendre place, enfonça une touche de com et attendit que le petit écran s'allume sur l'image de la citoyenne commandant Hélène Zachary. Quelques instants plus tard, l'écran se divisa en deux par le milieu avec l'arrivée sur le circuit du citoyen commissaire Kuttner. « Oui, Fred ? fit Zachary. — Nous avons un contact possible dans le secteur du Nouada, citoyenne commandant », répondit le second. Il résuma le rapport d'Allworth puis reprit : « Avec votre permission, j'aimerais alerter le Nouada et le Dirk pour mettre en place une interception alpha. Nous ne sommes qu'à quinze minutes-lumière du Dirk, donc notre transmission devrait l'atteindre bien avant qu'un vaisseau accélérant suite à une translation entre à portée de détection et, si le Nouada abandonne ses capsules et passe en accélération maximale dès qu'il reçoit la nouvelle, il devrait avoir des chances raisonnables d'intercepter le bâtiment s'il essaye de repasser l'hyperlimite. Mais puisqu'il lui faudra renoncer à ses capsules pour ce faire, je voudrais aussi demander au Raiden et au Glaive de le soutenir – ainsi que le Dirk – au cas où il s'agirait d'un croiseur de combat ou d'une unité plus lourde encore. — Mmm. » Zachary se frotta le bout du nez. « Quel retard prendrions-nous si nous alertions simplement Turner et que nous le laissions gérer la situation ? » Luchner et elle connaissaient déjà la réponse à cette question. Elle ne la posait que pour s'assurer que l'information était officiellement enregistrée avant qu'ils ne s'impliquent. « Le Nouada se trouve à vingt-deux minutes-lumière de nous, dix-huit du Dirk, répondit Luchner. Il faudrait à Turner au moins quarante minutes à partir de l'instant où nous l'alerterions pour transmettre le signal au Dirk, et deux de plus pour atteindre le Raiden et le Glaive. Si nous passons le mot aux autres en même temps qu'au Nouada, nous gagnerons au bas mot treize minutes pour tous les vaisseaux et dix-neuf pour le Dirk, vu notre position actuelle. — Ça me semble justifier amplement que nous nous en mêlions, fit Zachary en croisant le regard de Kuttner sur son propre écran de com. Citoyen commissaire ? — Je suis d'accord. Et nous devrions probablement alerter aussi le Comte de Tilly. — Bien, monsieur », répondit respectueusement Luchner, omettant de mentionner que leurs ordres exigeaient que tout contact soit signalé au vaisseau amiral. Kuttner devait le savoir –on en avait assez discuté en sa présence – mais il n'était pas toujours sage de rappeler aux commissaires du peuple les choses qu'ils étaient censés savoir. « Très bien, Fred. Occupez-vous-en. Et tenez-nous informés de tout élément nouveau, dit Zachary. — Oui, citoyenne commandant. » Luchner coupa le circuit et se tourna vers l'officier de com de quart. « Allumez votre transmetteur, Hannah. » CHAPITRE QUINZE « Toujours rien de la part du commodore Yeargin ? » s'enquit Alistair McKeon. Quarante minutes s'étaient écoulées depuis le retour du Prince Adrien en espace normal. Il s'était enfoncé d'un peu plus de deux minutes-lumière dans le système d'Adler, sa vitesse atteignait vingt et un mille km/s, et le silence de sa section com était devenu plus qu'étrange depuis une demi-heure. « Non, monsieur. » Le lieutenant de vaisseau Sanko répondit d'une voix tendue bien que ferme et professionnelle, et McKeon se tourna vers Honor. Ses yeux gris reflétaient son inquiétude, et Honor sentit Nimitz remuer la queue, mal à l'aise, tandis que les émotions des personnes alentour l'imprégnaient. La tension sur le pont du croiseur n'avait d'abord rien été de plus qu'une vague inquiétude — une démangeaison que personne ne savait comment soulager — à l'absence de message en provenance des détachements avancés du système, mais elle s'était accrue à mesure que le Prince Adrien continuait d'accélérer vers le cœur du système à quatre cents gravités. Il n'était pas capable de transmettre de signaux supraluminiques, mais les vaisseaux du groupe d'intervention basé à Adler l'étaient, eux, et Sarah DuChêne avait calculé sa trajectoire pour émerger de l'hyperespace à l'intérieur de l'enveloppe de détection des rares plateformes dont disposait le commodore Yeargin. Le Prince Adrien aurait donc dû être repéré, identifié et signalé au vaisseau amiral par le transmetteur d'impulsions gravitiques de la plateforme, et recevoir un message supraluminique de l'Enchanteur dans les dix minutes suivant son arrivée. Ça n'avait pas été le cas, et Honor s'était efforcée de paraître sereine alors que les minutes s'étiraient. Il existait sans doute une explication très simple, se disait-elle. Yeargin ne dispose pas de tant de capteurs que ça et elle a peut-être décidé de modifier le déploiement de ses plateformes par rapport à ce qu'on nous en a dit. Mais dans ce cas, pourquoi n'a-t-elle pas envoyé un détachement couvrir le trou ? Nous sommes pile sur la trajectoire d'approche logique depuis Clairmont. Elle s'assurerait forcément que la zone soit couverte, non ? D'ailleurs, il était possible que Yeargin ait bel et bien repéré le Prince Adrien et qu'elle ne voie tout simplement aucune raison de héler un bâtiment que ses capteurs avaient d'ores et déjà identifié. Si c'était le cas, toutefois, elle faisait preuve d'une nonchalance atterrante quant à la sécurité de sa zone de commandement. Honor, pour sa part, n'aurait jamais considéré qu'un contact était ce qu'il semblait être avant d'obtenir une confirmation ferme de son identité, et elle trouvait déplorable qu'un commandant de système agisse autrement. Pourtant il n'y avait qu'une seule façon de découvrir les intentions de Yeargin, et c'était d'y aller voir. Mais prudemment, se dit Honor. Très prudemment. Mieux vaut être parano et avoir tort que trop confiant et mort. McKeon tenait manifestement le même raisonnement, car il avait calmement donné l'ordre à Géraldine Metcalf de lancer deux drones de reconnaissance sur sa trajectoire projetée. Les DR furtifs balaieraient le secteur en avant du bâtiment et leurs petits transmetteurs supraluminiques annonceraient ce qu'ils détecteraient presque en temps réel. Les drones n'étaient pas donnés. Même quand on les récupérait, ce qui serait probablement le cas de ceux-là, il fallait dépenser des milliers de dollars pour les réviser et les remettre à neuf avant l'utilisation suivante. Malgré cela, McKeon n'avait même pas demandé l'approbation d'Honor pour couvrir sa décision, ce qui en disait long sur son état d'esprit. Non qu'elle aurait hésité un seul instant s'il avait posé la question. L'information était la seule denrée dont un commandant n'avait jamais assez, or McKeon n'en possédait aucune. Sans une idée de la position d'au moins un des vaisseaux de Yeargin, Russ Sanko ne pouvait même pas aligner ses lasers de com dessus et il était donc inutile d'essayer de contacter quiconque en dehors de la planète elle-même. En l'absence de signal supraluminique, McKeon avait d'ailleurs transmis un message classique à la planète dix minutes après son arrivée dans le système. Hélas, la position orbitale de Samovar à ce moment la mettait à plus d'une demi-heure-lumière du Prince Adrien, donc, même en cas de réaction immédiate, ils n'obtiendraient pas de réponse avant encore dix minutes. Et il était probable, vu le relâchement général qui paraissait la règle dans ce secteur, qu'on n'accuserait réception de son message qu'après un certain délai, donc... Un bip sonore retentit, et Honor leva prestement les yeux. Elle se tourna vers la console tactique, s'imposant de réagir avec beaucoup plus de calme qu'elle n'en ressentait, et regarda le capitaine de corvette Metcalf se pencher sur l'épaule d'un de ses techniciens. L'officier tactique, une femme toute fine, enroula une boucle de cheveux blonds autour de son doigt et fit la moue en étudiant l'écran, puis se tourna vers Alistair McKeon. « Nous avons un contact, pacha. On dirait... » Un autre bip retentit, et elle s'interrompit pour consulter de nouveau l'écran. Sa moue se mua en une mimique perplexe, et elle entra une ligne de commande. Ses sourcils s'arquèrent puis s'aplatirent tandis que les ordinateurs utilisaient toute leur capacité pour affiner les données, et elle parla sur un ton monocorde plus que professionnel quand elle releva les yeux. « Rectification, pacha. Nous avons au moins deux contacts, qui opèrent tous deux en mode furtif. — Deux ? » McKeon inclina la tête de côté, et Metcalf acquiesça. « Oui, monsieur. Le plus proche nous rattrape par l'arrière, depuis un-sept-huit par zéro-zéro-quatre. Le CO le désigne sous le nom d'Alpha un, et il se trouve à environ cinq virgule neuf minutes-lumière. Il est sur une trajectoire de poursuite directe, sous accélération de cinq cent dix gravités, mais sa vélocité actuelle ne dépasse pas mille deux cents km/s. L'autre, Alpha deux, se trouve presque droit devant – position zéro-zéro-trois par zéro-un-quatre, distance environ quinze virgule huit minutes-lumière. Alpha deux suit une trajectoire d'interception à sept mille six cent cinquante km/s, accélération cinq cent vingt gravités. — Bon sang, mais comment Alpha un a-t-il pu arriver si près sans que nous le détections ? demanda McKeon — Vu sa vitesse actuelle et son accélération, il ne doit pas avoir démarré depuis plus de six minutes, monsieur, donc il 'n'y avait tout bonnement rien à détecter en passif. En plus, d'après l'analyse du CO, son équipement GE semble plutôt efficace, et nous nous sommes concentrés sur la zone située devant nous. Étant donné l'activité GE du contact, le CO a fait du bon boulot en le repérant si vite. Et nous n'avons vu Alpha deux que parce que notre drone bêta se trouve pratiquement au-dessus de lui. » Metcalf parlait sur le ton du professionnel s'efforçant de ne paraître ni exaspéré ni sur la défensive, et McKeon leva la main pour signifier qu'il avait compris. « Que pouvez-vous me dire d'Alpha un maintenant que nous le voyons ? — Pour l'instant, nous ne captons qu'une signature d'impulsion assez vague. Je n'ai jamais rien vu qui ressemble tout à fait à l'équipement de guerre électronique de ce vaisseau, et nous essayons encore de nous faire une idée assez précise de ses systèmes pour les percer. Je dirais qu'il s'agit soit d'un croiseur de combat, soit d'un très gros croiseur lourd, pacha, mais ce n'est qu'une supposition. — Compris fit McKeon. Il regarda Honor. « Devant et derrière ? En mode furtif ? murmura-t-il avant de secouer la tête et de se tourner vers la section com. Toujours rien de la part du commodore Yeargin ? -- Rien du tout, monsieur », répondit le lieutenant Sanko. Le front de McKeon se plissa un peu plus. Il se frotta le sourcil, puis quitta son fauteuil de commandement et vint se poster à côté d'Honor. « Il y a quelque chose de bizarre là-dedans, madame. Très bizarre, fit-il tout bas. — Je suis d'accord », répondit Honor sur le même ton. Elle leva la main pour caresser les oreilles de Nimitz qui s'agitait sur son épaule. Elle balaya le pont du regard, observant les officiers qui s'appliquaient à ne pas la regarder s'entretenir avec leur commandant. Le malaise qui régnait auparavant s'était mué en un sentiment beaucoup plus fort – pas encore de la peur, mais un peu plus que de l'anxiété – qui s'étendait comme une fumée sur son lien avec le chat sylvestre. « Ils manœuvrent pour nous intercepter », dit-elle, l'esprit en alerte, tandis que McKeon acquiesçait. Les unités du commodore Yeargin n'avaient aucune raison d'intercepter le Prince Adrien plutôt que de le héler par com à moins que, pour une raison obscure, elles aient décidé de le considérer comme hostile – une idée ridicule. Tout commandant de système avisé considérait toujours par principe comme potentiellement hostile un bâtiment qui n'était pas identifié comme ami, mais retirer une unité de sa position avancée pour opérer une interception physique ouvrait des brèches par lesquelles d'autres vaisseaux potentiellement hostiles pouvaient pénétrer votre périmètre, donc la première étape consistait toujours à héler le bâtiment inconnu. Et ce que Metcalf venait de dire concernant les systèmes GE d'Alpha un l'inquiétait. Si le contact s'était servi d'un équipement allié, la base de données du centre d'opérations de combat l'aurait reconnu. Mais s'il ne s'agissait pas d'une technologie alliée, ses performances dépassaient celles des systèmes dont les Havriens étaient censés disposer, ce qui... « Contacts non identifiés supplémentaires ! s'écria le maître principal de Metcalf. Deux contacts non identifiés très rapprochés ! — Appelez-les Alpha trois et quatre et donnez-moi leur position ! aboya Metcalf. — Nous les avons sur le drone alpha, madame. Position zéro un-un par zéro-zéro-quatre, distance approximative dix-huit minutes-lumière. Vitesse actuelle deux mille cinq cents km/s, sous accélération de cinq km/s2. Quels qu'ils soient, ils opèrent eux aussi en mode furtif, capitaine, et je ne crois pas qu'ils utilisent des systèmes alliés. Nous obtenons de meilleures indications sur leur signature d'impulsion que notre équipement GE n'en laisserait voir aux capteurs d'un drone. » Le maître principal tourna la tête et croisa le regard de son supérieur. « Le CO identifie Alpha trois comme un croiseur lourd à coup sûr et Alpha quatre comme un possible croiseur de combat, madame, mais l'équipement GE d'Alpha quatre ressemble beaucoup à celui du un et l'identification est provisoire. En tout cas, ils se trouvent sur une trajectoire d'interception. — Commandant, je... » commença Metcalf avant de s'interrompre, la main fermement appuyée sur son oreillette tandis qu'elle écoutait attentivement. Elle pâlit et s'éclaircit la gorge. « Commandant, le CO vient de reclassifier les contacts comme clairement hostiles. Je les renomme Bandits un à quatre. Bandits un et quatre restent indéterminés, mais les deux autres se servent sans doute possible de systèmes GE havriens. » McKeon se tourna brusquement vers elle, mais Honor ne ressentit aucune surprise. Pas vraiment. En réalité, elle était stupéfaite de se sentir aussi calme, comme si elle avait su d'instinct que quelque chose de ce genre devait se produire dès l'instant où le commodore Yeargin avait omis de les héler à leur arrivée. Elle croisa les mains dans son dos et observa l'écran de Metcalf pendant peut-être quatre secondes, puis elle braqua son regard sur l'officier tactique. « Merci, capitaine Metcalf », dit-elle, et le calme de sa voix aurait trompé quiconque ne la connaissait pas. Elle resta un moment sur place, à se balancer sur la pointe des pieds, puis elle se tourna vers McKeon. « Commandant, dit-elle sur un ton formaliste, nous devons supposer que l'ennemi a pris le système d'Adler. » Une onde de choc se propagea autour d'elle. Les officiers de pont de McKeon étaient des vétérans. Même avant que le CO ne reclassifie les vaisseaux inconnus en hostiles, la même explication à l'absence de sommation devait leur trotter dans la tête, si improbable qu'elle ait pu paraître et si ardemment qu'ils aient préféré nier cette possibilité. Malgré tout, entendre le commandant d'escadre le dire leur faisait un choc. « Mais pourquoi nous approcher de cette façon ? demanda Venizelos. Je peux comprendre le choix du mode furtif, au moins pour ceux qui se trouvent devant nous, mais nous avons dû effectuer notre translation juste au-dessus de Bandit un. Il a forcément dû voir notre empreinte et obtenir une bonne estimation de notre masse d'après notre signature d'impulsion, alors pourquoi attendre – quoi ? trente-cinq minutes ? – avant de nous prendre en chasse ? Surtout si c'est un croiseur de combat ! — Je ne sais pas, Andy, fit McKeon sans lâcher le regard d'Honor. Quelqu'un a dû détecter notre empreinte et avertir les salopards qui se trouvent devant nous – ceux-là n'ont sûrement pas la portée de détection nécessaire. C'est peut-être ça que faisait Bandit un : il attendait d'être sûr que ses collègues avaient reçu son alerte. — Probablement, fit Honor. De toute façon les explications n'apportent pas grand-chose à ce stade. » Elle gagna le pupitre de Sarah DuChêne et posa la main sur l'épaule de l'astrogatrice. « Excusez-moi, capitaine. J'ai besoin de votre pupitre », dit-elle d'un air absent. DuChêne lui jeta un coup d'œil ébahi, puis s'effaça, et Honor se glissa dans le fauteuil vide. L'air concentré, le cerveau en ébullition, elle promenait ses doigts sur le pavé numérique avec une assurance professionnelle. Elle travaillait habituellement avec lenteur et soin, vérifiant ses calculs deux, voire trois fois, mais la concentration lui permettait à ce moment de surmonter son manque de confiance en ses capacités mathématiques, et ses doigts couraient sur le clavier. Une série de vecteurs complexes – les uns rouges, les autres verts – se succédèrent rapidement sur l'écran de DuChêne, mais personne ne pipa mot pendant qu'elle travaillait, malgré les secondes qui s'écoulaient. Ça va être serré. Probablement trop. Mais il n'y a pas d'autre moyen, pas vrai ? songea-t-elle, toujours investie de cet inexplicable calme intérieur, en contemplant le résultats de ses efforts. Elle devinait une émotion très différente – un sentiment dur et enlaidi par la peur – en lisière de ce calme, mais elle refusait de la laisser l'affecter tandis qu'elle examinait la dernière trajectoire d'évitement qu'elle avait essayée. Si le Prince Adrien avait opéré seul, Honor aurait déjà ordonné qu'il commence à accélérer vers le « haut », en s'éloignant de l'écliptique sur une course qui lui aurait offert une forte chance – pas de certitude, mais une chance sur laquelle n'importe quel bookmaker aurait parié – d'échapper carrément à ses ennemis. Mais il n'opérait pas seul et la fuite pure et simple, bien que tentante, n'était pas une option acceptable. « Capitaine Metcalf, dit-elle dans le silence qui l'entourait. — Oui, milady ? — Quand Bandit un franchira-t-il l'hyperlimite sous son accélération actuelle ? — Dans environ... soixante-dix minutes, milady », répondit l'officier. Honor entendit McKeon inspirer brutalement comme Metcalf confirmait ce que ses calculs lui avaient déjà appris. Elle resta calmement assise quelques instants encore, puis se leva et fit signe de la tête à DuChêne. « Merci, capitaine. J'ai terminé », dit-elle posément, et d'un autre signe de tête elle invita McKeon à regagner le fauteuil de commandement. Elle resta immobile plusieurs secondes, les yeux dans ceux de son vieil ami, puis elle soupira. « J'ignore moi aussi pourquoi Bandit un a tant tardé à nous prendre en chasse, dit-elle, mais ça lui rend bien service. Vous croyez qu'il a des dons de voyance ? — C'est une explication, en tout cas. » McKeon essayait d'imiter sa faible tentative d'humour, mais il avait le regard soucieux. « Il va se trouver juste au-dessus du convoi quand celui-ci opérera son transit. — Exactement. » Honor hocha la tête et se pinça l'arête du nez. Sur sa trajectoire actuelle, Bandit un passerait l'hyperlimite moins d'une minute avant que Thomas Greentree sorte le reste du convoi de l'hyperespace... et les vaisseaux émergeraient au cœur de l'enveloppe de missiles du Havrien. Greentree n'aurait sans doute pas le temps de comprendre ce qui se passait avant l'arrivée des premières bordées. Les bâtiments d'escorte avaient beau être cinq contre un, l'immense avantage de la surprise émousserait grandement leur supériorité numérique, même dans un affrontement direct. Et le Havrien pourrait même choisir de ne pas affronter les escortes du tout –il pourrait bien ne pas les voir, avec tous ces cargos et transporteurs gras et sans défense sur son écran de visée. Les bâtiments du TMSC-76 transportaient près de cent mille hommes de garnison et techniciens, qui pouvaient tous mourir en quelques secondes si Bandit un choisissait d'ignorer les escortes. Elle ne pouvait pas laisser cela se produire. Elle ne devait pas le permettre, et elle n'osait pas supposer l'ennemi moins malin qu'elle. Pour tout dire, sa présence à cet endroit – et l'absence inquiétante des unités du commodore Yeargin – indiquait clairement que ce lot de Havriens, au moins, connaissait son affaire. Et c'était pourquoi le Prince Adrien ne pouvait tout simplement pas prendre ses jambes à son cou. S'il adoptait une trajectoire qui interdisait à Bandit un de le dépasser, l'ennemi pouvait réagir de plusieurs manières. Continuer la poursuite malgré tout, même s'il avait peu de chances de rattraper sa proie, en se disant que quelqu'un d'autre pourrait bien détourner le Prince Adrien de sa course et le forcer à se rabattre vers lui; simplement abandonner, décélérer et regagner son poste en laissant ses collègues s'occuper de lui; ou encore faire ce qu'Honor ferait à sa place : se diriger vers le point auquel le Prince Adrien avait effectué sa translation. Bandit un devait envisager la possibilité que l' Adrien soit une unité isolée, mais un commandant doté d'un peu d'imagination tiendrait compte du fait qu'il ne l'était peut-être pas et qu'il était arrivé en tant qu'éclaireur d'un convoi qui le suivrait bientôt en espace normal – comme c'était précisément le cas. Pour cette raison, Honor devait renoncer à sa plus grande chance d'éviter l'action. « Nous ne pouvons pas laisser cela se produire, Alistair, dit-elle, toujours posée. Et je ne vois qu'une seule façon de garantir que ça n'arrive pas, je le crains. — Nous le poussons à nous prendre en chasse, fit carrément McKeon. — Oui. » Honor enfonça une touche sur le bras du fauteuil de commandement, faisant apparaître sur le répétiteur tactique de McKeon l'une des trajectoires d'évitement qu'elle avait conçues sur le pupitre de DuChêne. « Si nous modifions notre course d'environ trente-cinq degrés à bâbord et accélérons à cinq cents gravités pendant quinze minutes avant de nous rabattre vers l'hyperlimite dans le même plan, nous nous éloignerons des Bandits deux, trois et quatre. Deux conservera une chance de nous rattraper s'il a encore un peu d'accélération en réserve, mais nous offrirons à Bandit un l'occasion de couper l'angle et d'engager l'action juste avant la limite. Pas de beaucoup : j'estime que nous nous trouverons dans son enveloppe de feu pendant vingt-cinq minutes au plus. Pour nous affronter, toutefois, il devra se conformer à nos mouvements... ce qui devrait mettre le point de translation du convoi hors de sa portée lors de l'émergence. — Je vois. » McKeon étudia les vecteurs affichés sur son écran puis s'éclaircit la gorge. « Je ne peux pas mettre votre logique en défaut, madame, dit-il calmement, et, s'il est le seul à pouvoir nous attaquer, il ne voudra sûrement pas lâcher la proie pour l'ombre. Mais imaginez que, malgré tout, il ne nous suive pas ? — S'il ne suit pas, c'est comme ça, répondit Honor. Nous ne pouvons pas plus. Même si nous faisions immédiatement demi-tour pour l'affronter, il nous faudrait plus d'une heure rien que pour décélérer et nous trouver au repos par rapport à Adler... et nous serions quarante-trois millions de kilomètres plus avant dans le système. Il maintiendrait certainement sa trajectoire et son accélération le temps de passer à l'intérieur de l'hyperlimite, et Bandit deux aurait tellement avancé d'ici que nous repartions vers l'extérieur du système qu'il nous arriverait dessus avant même que nous n'ouvrions le feu sur Bandit un. McKeon se frotta un moment le menton puis décida de ne pas demander ce qu'elle comptait faire si la trajectoire qu'elle proposait les jetait dans les griffes d'un autre Havrien, un vaisseau qui n'avait pas allumé ses impulseurs et n'émettait donc aucune signature susceptible de les avertir qu'il les attendait. Elle y avait sûrement réfléchi aussi, pour parvenir comme lui à la conclusion qu'ils ne pouvaient rien y faire si cela arrivait. « Si je puis me permettre, madame, dit-il plutôt, je suggère que nous déployions également un DR et que nous programmions ses transmetteurs gravitiques pour ordonner au commandant Greentree et au reste du convoi de regagner tout de suite l'hyperespace. — D'accord. » Honor acquiesça d'un geste ferme et s'éloigna du fauteuil de commandement. Il eut un sourire ironique à cette marque de courtoisie et prit place. « Je regrette que vous ne soyez pas restée à bord de l'Alvarez », dit-il tout bas. Puis il fit pivoter son fauteuil pour faire face au capitaine Gillespie. « Très bien, Tony. Sonnez le branle-bas de combat et virez de trente-cinq degrés à bâbord sous cinq cents gravités. » CHAPITRE SEIZE « Eh bien je n'en reviens pas. » La citoyenne capitaine de vaisseau Hélène Zachary se carra dans son fauteuil de commandement et adressa un sourire crispé au commissaire du peuple assis à côté d'elle. « On dirait que nous allons avoir de la compagnie, citoyen commissaire. — Je vois ça. » Timothy Kuttner hocha la tête, mais il fronça aussi les sourcils et se mit à tambouriner anxieusement de la main droite sur son casque. Comme tout le monde sur le pont du Katana, Kuttner portait sa combinaison souple mais, plutôt que de bien accrocher son casque à son fauteuil de la façon préconisée par la Spatiale, il le gardait sur les genoux. Zachary avait tenté de lui expliquer (avec tact) pourquoi ce n'était pas une bonne idée –un choc pouvait facilement envoyer un casque non arrimé valser à travers le compartiment, avec des conséquences potentiellement fatales pour son propriétaire – mais Kuttner aimait jouer avec l'objet. Et, Zachary voulait bien le reconnaître, elle n'avait pas essayé de le convaincre avec trop d'insistance. Il était peut-être mieux que certains commissaires, mais bien pire que d'autres, et, à cet instant, il arborait l'expression qu'elle détestait le plus : celle d'un homme qui cherchait activement quelle suggestion il pourrait bien faire pour prouver qu'il maîtrisait la situation. Elle avait eu par le passé une expérience suffisante des suites de cette expression, et elle tourna prestement son attention vers le lieutenant Allworth dans un effort pour lui couper l'herbe sous le pied. « Tactique, dans combien de temps tombera-t-il dans notre sac ? — À peu près vingt-trois minutes s'il maintient sa trajectoire et sa décélération, citoyenne commandant », répondit aussitôt Allworth. Zachary hocha la tête. Elle réfléchit pendant quelques instants, prenant toujours soin de ne pas croiser le regard de Kuttner, puis elle fit signe à son second de la rejoindre avant de se retourner vers le commissaire du peuple. « Avec votre permission, monsieur, lui dit-elle sur un ton ferme, j'ai l'intention de passer à la puissance maximale d'ici vingt-cinq minutes. — Mais si vous attendez aussi longtemps alors que nous traînons des capsules lance-missiles, nous n'allons pas pouvoir nous aligner sur son vecteur avant qu'il ne nous dépasse, non ? » Kuttner paraissait surpris, et Zachary étouffa un soupir. « Non, monsieur, répondit-elle patiemment. Mais nous n'avons aucune raison de le faire. Sa vitesse d'approche ne sera que de six mille km/s quand nous passerons sous accélération maximale et, à ce moment-là, il sera trop proche pour nous éviter. Il n'aura d'autre choix que d'accepter le combat et, même si notre vélocité ne rattrapera jamais la sienne, nous pouvons le garder à portée jusqu'à ce qu'il franchisse l'hyperlimite... en admettant qu'il survive aussi longtemps. » Elle jeta un coup d'œil à Luchner, mais l'expression attentive du second ne trahissait nullement l'exaspération qu'il devait partager avec elle. Le Katana avait allumé ses impulseurs à cinq pour cent de leur puissance dès qu'il était clairement apparu que les manœuvres de l'ennemi allaient le ramener droit vers lui. Les systèmes GE du Katana pouvaient dissimuler une signature d'impulsion aussi faible même à des capteurs manticoriens à plus de trente secondes-lumière, et Zachary, Luchner et Allworth avaient presque parfaitement prévu la trajectoire du Mantie. À moins qu'il ne change de direction dans les vingt-trois minutes, il entrerait à portée des missiles du Katana, se précipitant tout droit sur le croiseur républicain... à une bonne demi-heure encore de l'hyperlimite. Dans d'autres circonstances, la perspective aurait rendu Zachary nerveuse. Le commandant n'était pas lâche, mais seul un imbécile (ce qu'elle n'était pas) essaierait de nier l'avantage dont jouissaient les bâtiments manticoriens au combat. Toutefois le Katana avait un puissant soutien sous la forme du VFP Nouada, qui entrerait à portée efficace d'engagement à peine dix minutes après les premiers tirs de son collègue. Mieux, les défenseurs du système avaient eu tout le temps d'identifier leur cible : il s'agissait de l'un des vieux croiseurs de classe Prince consort et non d'un moderne Chevalier stellaire, ce qui signifiait que l'affrontement serait équilibré. Ou l'aurait été, songea Zachary avec un sourire de requin, si son propre vaisseau ne traînait pas une demi douzaine de capsules lance-missiles en poupe. « Je me rends bien compte que vous pouvez le garder à portée de missiles, citoyenne commandant, fit Kuttner d'une voix assez irritée, interrompant le cours des pensées de Zachary. Mais vous n'arriverez pas à le mettre à portée de vos armes à énergie. Êtes-vous sûre qu'il soit raisonnable de combattre à longue distance vu la... disparité de nos capacités antimissiles ? » Zachary ravala difficilement une réponse un peu trop franche. Elle se prit à rêver — brièvement, mais avec ferveur — de soudaines pertes de pressurisation et de casques qui rebondissaient loin de commissaires stupides mêlant un sentiment aigu de leur propre importance à juste assez de connaissances pour les rendre dangereux. Oh, comme il serait beau avec les poumons suintant par le nez, songea-t-elle, mais elle s'imposa de sourire gravement. « Je comprends votre argument, citoyen commissaire, dit-elle, mais les conditions sont un peu atypiques, et j'aimerais qu'elles le restent. » Kuttner fronça les sourcils, perplexe, et Zachary se répéta qu'elle devait s'en tenir aux faits — et les présenter simplement. « Ce que je veux dire, monsieur, c'est que, pour le moment, l'ennemi n'a aucune idée de notre présence. Sinon il aurait choisi une autre trajectoire dès le début ou il en aurait changé depuis. » Le commandant marqua une pause polie, haussant un sourcil interrogateur pour s'assurer qu'il suivait son raisonnement. L'expression aurait pu devenir insultante, et Zachary rêvait de s'y laisser aller, mais elle demeura correcte, et Kuttner hocha la tête. « Dans ces conditions, reprit Zachary, je préfère le laisser dans l'ignorance de notre présence jusqu'à ce qu'il lui soit impossible de nous éviter. Pour cela, j'ai l'intention de maintenir notre accélération à un niveau faible dont j'ai la certitude que nos systèmes GE peuvent le dissimuler, tant que l'ennemi n'aura pas dépassé d'au moins deux minutes-lumière la zone dans laquelle il pourrait encore refuser de nous affronter. Vous avez tout à fait raison : après une attente aussi longue, nous ne pourrons pas atteindre la même vitesse que lui avant qu'il ne repasse l'hyperlimite ni le forcer à entrer à portée de nos armes à énergie. Toutefois, les seules trajectoires sur lesquelles il pourrait éviter notre enveloppe énergétique lui imposeront de se rapprocher du Nouada, ce qui l'enfoncera un peu plus encore dans l'enveloppe de missiles du citoyen capitaine Turner. » Elle s'interrompit encore, et Kuttner acquiesça de nouveau, plus enthousiaste cette fois. « Et bien sûr, conclut-elle, s'il est vrai que nos défenses antimissiles ne valent pas encore celles des Manties, nous avons quand même l'avantage des capsules. Cela signifie que nous pouvons ouvrir l'action par une salve de quatre-vingt-quatre projectiles. Je doute qu'ils s'attendent à un feu aussi nourri et, même dans le cas contraire, cela devrait saturer leurs défenses actives. — Je vois. » Kuttner plissa le front d'un air important pendant quelques instants encore, puis acquiesça une dernière fois. Très bien, citoyenne commandant. J'approuve votre plan. » « Géraldine, à combien estimez-vous la fenêtre d'engagement de Bandit un? s'enquit Alistair McKeon. — Je dirais pas plus de onze minutes à partir du moment où nous entrerons à sa portée, pacha, répondit aussitôt le capitaine Metcalf. Il a tardé à effectuer son premier virage. » L'officier tactique leva les yeux vers son commandant. « Je commence à croire qu'il a un problème de détection, monsieur. Si ses capteurs gravifiques ne sont pas fiables, cela pourrait expliquer pourquoi il a mis si longtemps à nous prendre en chasse. Et s'il doit attendre des données télémétriques transmises à la vitesse de la lumière par un drone ou des mises à jour en provenance d'autres bâtiments, cela pourrait également justifier sa réaction tardive à notre manœuvre. — Je vois. » McKeon se frotta le menton. « Des indications plus précises sur son tonnage ? — Ça s'affine un peu à mesure que la distance diminue, pacha, mais ses systèmes GE sont bien plus efficaces que tout ce dont les Havriens sont censés disposer. Le CO persiste à y voir un croiseur de combat, mais je pense qu'il pourrait s'agir d'un des nouveaux croiseurs lourds dont les Renseignements ont parlé. À moins qu'il ne pousse son compensateur dans le rouge –et je ne vois pas pourquoi il prendrait ce genre de risque juste pour attraper un unique croiseur manticorien –, son accélération est trop forte pour un croiseur de combat. Et je suis prête à parier que Bandit quatre appartient à la même classe, quelle qu'elle soit. « Je vois », répéta McKeon. Il lui tapota légèrement l'épaule et se retourna vers le fauteuil de commandement puis s'arrêta. Honor se tenait à côté du fauteuil, les mains derrière le dos. Droite comme la justice, elle arborait une expression calme, mais Andreas Venizelos, Andrew LaFollet et elle, contrairement à tous les autres sur le pont, ne portaient pas de combinaison souple. L'estomac de McKeon se serra une fois de plus à cette vue. Il prit une profonde inspiration et vint se placer à côté d'elle, qui tourna la tête pour le regarder gravement. « Onze minutes, dit-il tout bas. — J'ai entendu », répondit Honor en libérant une main pour se frotter le bout du nez. Elle jeta un coup d'œil au compte à rebours au coin du répétiteur tactique du fauteuil de commandement, puis désigna la petite icône représentant le point d'arrivée théorique du convoi. « Dix minutes, souffla-t-elle, et McKeon acquiesça. — Dix minutes. Et Bandit un ne réussira pas à les mettre à portée avant qu'ils ne repassent en hyper. — Dans notre fuite leur salut », fit Honor avec un petit sourire, et McKeon les surprit tous les deux en pouffant. Mais son moment de gaieté fit long feu, et ses yeux revinrent à l'écran, comme attirés par un aimant. Les efforts du Prince Adrien pour éloigner Bandit un du point de translation du convoi avaient porté leurs fruits, mais ils avaient aussi démontré quelle puissance de feu l'ennemi avait déployé pour leur tendre un piège. En plus des quatre vaisseaux que Metcalf avait détectés à l'origine, ses drones et elle en avaient depuis localisé cinq autres, dont trois contre-torpilleurs, un croiseur léger et ce qui ne pouvait être qu'un croiseur de combat. Aucune de ces unités additionnelles n'avait la moindre chance de rattraper le Prince Adrien, mais leur nombre et le simple fait qu'ils essayaient de le rattraper en disaient long sur l'officier qui avait préparé cette embuscade. Celui qui commandait dans le secteur avait positionné ses bâtiments avec tant de soin que, même en les détectant tôt, il aurait été presque impossible au Prince Adrien de tous les éviter. Ayant agi ainsi, le commandant ennemi avait manifestement l'intention d'utiliser toute la puissance à sa disposition. Il ne visait pas l'égalité ou un simple avantage en termes de puissance de feu mais une supériorité écrasante et, là où plus d'un commandant aurait lâché prise et rappelé à leur position initiale ses unités les plus éloignées, celui-ci ne faisait rien de la sorte. Les chiffres disaient qu'elles ne pouvaient pas rattraper le Prince Adrien, mais ils ne tenaient pas compte de l'éventualité que le vaisseau manticorien soit lourdement endommagé dans son affrontement à venir avec Bandit un, qui approchait désormais à bâbord. Si l'Adrien subissait de fortes avaries sur ses impulseurs ou d'autres dégâts brutaux — ou même s'il était forcé de se détourner franchement de son adversaire —, un de ses poursuivants ou plus pourraient éventuellement arriver à portée de missiles. Il y avait peu de chances que cela se produise, mais ce type s'obstinerait à les poursuivre avec tous ses bâtiments tant que cela aurait la moindre chance de lui servir — une attitude fort peu conforme aux habitudes havriennes. McKeon quitta l'écran des yeux et regarda son commodore en pinçant les lèvres. Il hésita un moment puis se pencha vers elle. « Honor, vous voulez bien sortir d'ici et enfiler une combinaison de secours ? » fit-il d'une voix dure et soucieuse, trop basse pour que d'autres l'entendent. Elle le fixa de ses yeux chocolat, et il eut envie de grincer des dents à la voir si calme, le sourcil arqué, perplexe. Elle leva la main pour caresser les oreilles de Nimitz, et le chat sylvestre se pressa contre ses doigts. McKeon n'avait pas besoin d'un lien empathique pour deviner que, par son ronronnement inquiet, le chat insistait pour qu'Honor suive son conseil, mais elle semblait se soucier aussi peu de son opinion que de celle de McKeon. « Il faut que je reste ici », dit-elle simplement, et McKeon inspira brusquement. Il aurait voulu l'attraper par la peau du cou, la traîner hors du pont et la confier à ses fusiliers avec l'ordre de la mettre de force dans une combinaison, pour son propre bien. Que toute tentative de ce genre soit vouée à un échec prompt et humiliant ne rendait pas l'idée moins séduisante, juste irréalisable. Même en admettant que LaFollet ne lui arrache pas les yeux pour avoir porté la main sur le seigneur Harrington, Honor elle-même était capable de le clouer au sol en deux temps, trois mouvements, si elle voulait, et ils le savaient tous les deux. Mais commodore et seigneur ou pas, il voulait qu'elle débarrasse son pont de commandement avant qu'ils n'entrent à portée de Bandit un, car ni elle ni les autres membres humains de son équipage n'avaient amené leur combinaison souple en quittant l'Alvarez. Les combinaisons de la Flotte et des fusiliers n'existaient pas en version » prêt-à-porter ». Elles devaient être soigneusement adaptées à leur propriétaire — « adaptées » n'était d'ailleurs pas le mot juste puisque, dans l'ensemble, elles étaient taillées sur mesure pour l'individu à qui elles étaient destinées. D'autres équipements permettant la survie dans le vide, telles les combinaisons rigides des équipes de construction ou les combinaisons de sauvetage peu pratiques qu'emportaient systématiquement tous les vaisseaux, pouvaient être portés par presque n'importe qui, mais leur utilité demeurait limitée. Les combinaisons rigides, par exemple, étaient en fait de petits engins spatiaux indépendants conçus pour une utilisation prolongée en espace profond ou pour la manutention dans des cales dépressurisées. Elles ne tiendraient absolument pas dans l'intérieur confiné d'un vaisseau spatial et, si les combinaisons de sauvetage pouvaient se porter presque partout, elles ne représentaient guère plus que des enveloppes de régulation vitale d'urgence prévues pour être tirées par les équipes de secours. En fait, Honor et ses compagnons auraient été bien mieux lotis à bord d'un transporteur civil, car les lois interstellaires imposaient aux bâtiments commerciaux d'embarquer suffisamment de combinaisons pour tous leurs passagers. Le coût, sans parler du temps nécessaire pour tailler une combinaison souple sur mesure, mettait les paquebots dans l'incapacité d'en fournir autant, donc l'équipement destiné aux passagers était un croisement entre combinaisons souples et de sauvetage – presque un retour aux combinaisons malcommodes du premier siècle post-Diaspora, en version toutefois moins encombrante. Même elles n'auraient pas convenu pour une utilisation prolongée, et leurs gants à l'ancienne étaient dépourvus des servomécanismes miniaturisés à retour d'information biologique qui permettaient à un individu vêtu d'une combinaison souple d'enfiler une aiguille même dans le vide, mais elles restaient infiniment préférables à une combinaison de sauvetage. • Hélas, les listes d'équipement du Prince Adrien n'en incluaient pas. Des combinaisons de sauvetage étaient fournies pour le cas où certains seraient temporairement séparés de leur barda personnel, mais la Flotte considérait que le personnel spatial gardait normalement sa combinaison souple à portée de main. D'après le règlement, Honor et ses compagnons auraient dû emmener leur combinaison en quittant l'Alvarez, si peu pratique que cela soit, puisqu'ils comptaient rester plus de douze heures à bord du Prince Adrien, mais on faisait souvent peu de cas de cette obligation. Il se trouvait donc que, de tout son groupe, seul Nimitz (dont la combinaison spéciale tenait parfaitement dans une mallette conçue à cet effet) était correctement équipé pour un vaisseau de guerre au combat. « Écoutez, disait maintenant McKeon, prenant toujours soin de parler à voix basse, vous ne serez pas la seule à mourir si le pont est dépressurisé. » Il désigna de la tête Venizelos et LaFollet, qui faisaient de leur mieux pour ignorer la conversation. « Eux non plus n'ont pas de combinaison. » Une lueur passa dans les yeux brun sombre d'Honor, et elle se tourna vers ses subordonnés. LaFollet sembla deviner son regard car il leva les yeux et le soutint sans ciller, puis Honor revint à McKeon. « C'est un coup bas », souffla-t-elle d'une voix dure. Il haussa les épaules. « Faites-moi donc un procès. » Elle le fixa en silence pendant quelques secondes puis s'éclaircit la gorge. « Andy, descendez rejoindre les autres avec Andrew », dit-elle fermement. Venizelos se tourna prestement vers elle. L'expression de son visage indiquait qu'il avait prévu cet ordre et qu'il ne l'aimait guère. « Je suppose que vous allez vous joindre à nous, milady », fit-il sur un ton monocorde. Ce n'était pas une question, et les lèvres d'Honor se pincèrent. « Vous supposez ce que vous voulez, capitaine. Mais allez le faire dans la galerie du hangar d'appontement, en combinaison de sauvetage. — Sauf votre respect, commodore Harrington, je crois que ma place est ici », répondit Venizelos. Les yeux d'Honor se durcirent et elle voulut le tancer, mais elle se reprit et maîtrisa visiblement sa mauvaise humeur. « Je vous comprends, Andy, dit-elle, beaucoup plus calme, mais vous ne pouvez rien faire du tout ici, et il est inutile que nous nous entêtions tous les deux. » Malgré la tension ambiante, une lueur d'amusement passa dans les yeux de Venizelos à cet aveu, mais il ne semblait pas vouloir céder. « Vous avez raison sur ce point, madame. C'est pourquoi je pense que vous devriez vous joindre à nous dans le hangar d'appontement. — Je ne doute pas que vous le pensiez, répondit posément Honor. Mais il existe une différence entre nous, vous savez. » Venizelos haussa un sourcil, et elle eut un sourire chargé d'humour sombre. « Vous êtes capitaine de frégate et moi commodore. Ça veut dire que, moi, je peux vous ordonner de partir. — Je... » commença Venizelos. Mais Honor leva la main, le coupant dans son élan. Son geste n'avait rien d'arrogant ni de dédaigneux, mais il était sans appel. « Je suis sérieuse, Andy. Quoi qu'en pense le commandant McKeon, il faut que je reste ici. Ce bâtiment fait partie de mon escadre, et sa position actuelle résulte des ordres que j'ai donnés. Mais vous n'avez pas besoin d'être là, et vous allez rejoindre le hangar immédiatement. » Venizelos eut une moue rebelle et jeta un regard à McKeon derrière elle, comme pour en appeler au commandant du Prince Adrien, mais celui-ci fixait sombrement le dos d'Honor avec l'air d'un homme conscient d'avoir perdu la bataille. Le chef d'état-major hésita encore un moment, puis ses épaules s'affaissèrent et il acquiesça. « Très bien, madame », dit-il à contrecœur. Il se tourna pour appeler l'ascenseur. « Venez, Andrew », fit-il sur le même ton résigné, mais l'homme d'armes secoua la tête. « Non, monsieur », fit-il calmement. Venizelos tourna la tête, mais le major ne le regardait pas. Ses yeux gris soutenaient ceux de son seigneur, et il souriait très légèrement. » Avant que vous ne disiez quoi que ce soit, milady, je dois vous rappeler qu'il s'agit d'un ordre que vous ne pouvez pas donner. — Je vous demande pardon ? » Le ton d'Honor était glacial, mais LaFollet ne cilla pas. » Je suis votre homme d'armes personnel, milady. En vertu de la loi graysonienne, vous ne pouvez pas m'ordonner de vous laisser si je juge que votre vie est en danger. Si vous essayez, j'ai non seulement le droit mais le devoir de refuser d'obéir. — Je n'ai pas l'habitude de tolérer l'insubordination, major ! » déclara sèchement Honor, et LaFollet se mit au garde-à-vous. « Je suis désolé que vous me considériez comme insubordonné, milady. Si vous souhaitez interpréter mon attitude en ce sens, vous avez parfaitement le droit de me renvoyer de votre service à notre retour sur Grayson. Entre-temps, je reste tenu par mon serment – envers vous comme envers le conclave des seigneurs – d'effectuer mon devoir en tant qu'homme d'armes. » Honor le fusilla du regard pendant un long moment, mais elle reprit la parole sur le ton de la conversation. « Nous ne sommes pas sur Grayson, Andrew. Nous sommes sur un vaisseau de Sa Majesté. Imaginez que j'ordonne au capitaine McKeon, en tant que commandant du Prince Adrien, de vous ordonner de partir. — Dans ce cas, milady, je serais malheureusement contraint d'ignorer ses ordres », fit LaFollet d'un ton changé, lui aussi, comme s'ils savaient déjà tous deux comment la dispute allait finir mais partageaient la responsabilité de mener le débat à son terme inévitable. En les observant, Alistair McKeon comprit que LaFollet n'était pas poussé que par une fierté mal placée ou son sens du devoir. L'intransigeance absolue du Graysonien naissait d'une loyauté intense et profonde envers la femme qu'il servait –un amour profond et durable à sa façon, bien que sans la moindre connotation romantique ou sexuelle. « Vous ne pouvez pas les ignorer. » La voix d'Honor était plus douce. » C'est le commandant de ce vaisseau. — Et moi, milady, je suis votre homme d'armes », répondit LaFollet en souriant cette fois. Honor le regarda encore un moment puis secoua la tête. « Rappelez-moi d'avoir une longue discussion avec vous quand nous rentrerons à la maison, major. — Bien sûr, milady », fit-il poliment. Elle eut un sourire en coin puis pointa un long index vers Venizelos. « Quant à vous, capitaine, en route ! » dit-elle, et à sa propre surprise, Venizelos pouffa. Lui aussi fixa LaFollet pendant quelques instants, puis il hocha la tête et entra dans l'ascenseur. Les portes se refermèrent derrière lui et Honor, se retournant, adressa un sourire qui mêlait intransigeance et excuse à McKeon. « Translation du convoi dans six minutes », annonça Géraldine Metcalf dans le silence. « Ils entreront dans nos filets d'ici quatorze minutes, citoyenne commandant », fit le citoyen lieutenant Allworth, et Hélène Zachary opina. « Vous savez, pacha, intervint le capitaine Luchner, il y a quelque chose de bizarre là-dedans. — Quelque chose de bizarre ? Que voulez-vous dire, Fred ? — Je n'en suis pas sûr », répondit lentement le second. Il se frotta un moment la lèvre du bord de l'index, le front plissé par la réflexion. « Simplement, je n'arrive pas à comprendre pourquoi il a effectué toutes ses manœuvres dans le même plan. Je veux dire, si j'étais lui, j'aurais calculé la trajectoire la plus courte pour sortir d'ici à l'instant où j'aurais compris qu'on m'attendait. — Qu'est-ce que vous essayez de dire, citoyen capitaine ? demanda Kuttner. — Je n'en suis pas sûr », répéta Luchner en dissimulant sa contrariété à l'intrusion du commissaire dans sa conversation avec le commandant. Le ton tendu et presque accusateur du commissaire n'aidait pas, songea le second en s'efforçant de combattre le sentiment qu'il devait se défendre. « Monsieur, je pense que le citoyen second veut dire que la décision qu'a prise l'ennemi n'était pas la plus efficace, intervint Zachary. Bien sûr, il est tout à fait possible que celui qui commande ce vaisseau ait simplement pris une décision discutable –cela peut se produire dans n'importe quelle flotte, après tout. Mais parmi les devoirs du citoyen capitaine Luchner figure celui de se demander s'il pourrait ou non y avoir une autre justification – une raison qui nous semblerait logique à nous aussi, si nous la connaissions. — Sauf votre respect, citoyenne commandant, fit impatiemment Kuttner, je ne vois aucun mystère. Il a détecté les unités à sa poursuite mais, comme vous l'avez vous-même souligné, il ignore que nous sommes ici, et il se dirige donc vers ce qu'il croit être une zone libre. — Peut-être, répondit poliment Zachary, mais il n'est jamais sage de rester prisonnier d'une seule explication, monsieur. » Elle s'étonnait un peu : elle n'était intervenue dans la conversation que pour détourner Kuttner de Luchner et protéger son second, mais elle ressentait maintenant une envie impérieuse de poursuivre le débat – sans savoir si celle-ci naissait de son irritation face à la suffisance de Kuttner ou si la question de Luchner avait réveillé en elle un soupçon instinctif. « Il ne sait peut-être pas que nous sommes là, monsieur, poursuivit-elle, mais ses changements de trajectoire indiquent clairement qu'il a détecté la présence du Nouada dès le début. En fait, je crois fort probable qu'il ait vu le Nouada avant de se rendre compte que d'autres bâtiments l'attendaient. — Et alors ? fit impatiemment Kuttner comme elle marquait une pause. — Alors sa trajectoire actuelle lui interdit d'éviter l'affrontement avec le Nouada, le vaisseau sur lequel il doit avoir le plus de données », répondit lentement Zachary. Elle se tourna vers Luchner et ses yeux s'assombrirent. « C'est ça, hein, Fred ? C'est bien ce qui vous tracasse ? Pourquoi choisir une trajectoire qui le met à portée de l'unité qu'il a forcément détectée ? — Oui, citoyenne commandant. » Le regard de Luchner s'illumina soudain : « C'est exactement ça ! S'il avait opéré un virage à quatre-vingt-dix degrés dans n'importe quel plan – ou même viré à angle droit dans le même plan – il aurait repassé l'hyperlimite avant que le Nouada ne puisse l'attraper. Il nous aurait tous évités, à moins de tomber sur un vaisseau immobile en embuscade comme nous. Mais là... — Là, il a attiré à sa suite le seul bâtiment qui aurait pu interdire l'accès au volume spatial dans lequel il a effectué sa translation alpha », conclut Zachary sur un ton monocorde. Kuttner regarda tour à tour les deux officiers, l'air ébahi, et Zachary se carra dans son fauteuil en soupirant. « Nous avons affaire à un commandant très rusé, dit-elle. À part qu'il ignore que nous sommes là, il a fait tout ce qu'il fallait. — Ça vous dérangerait de m'expliquer de quoi vous parlez ? intervint Kuttner, cassant, et Zachary tourna la tête vers lui. — Si le citoyen capitaine et moi avons vu juste, monsieur, c'est très simple. Vous voyez... — Empreinte hyper ! aboya le lieutenant Allworth. Multiples empreintes hyper, position un-zéro-six par zéro-zéro-trois ! » Le VFG Jason Alvarez ramenait le convoi TMSC-76 en espace normal. Vaisseau après vaisseau, ses bâtiments émergeaient de l'hyperespace, illuminant tour à tour le vide d'un feu azur comme leurs voiles Warshawski de plusieurs centaines de kilomètres de diamètre évacuaient leur énergie de transit. Aucun système de détection à quarante minutes-lumière à la ronde n'aurait pu manquer cette signature massive et, sur le pont d'état-major du VFP Comte de Tilly, Lester Tourville jura comme un charretier à l'annonce du CO. Et il ne fut pas le seul. Tous les commandants havriens présents dans le système comprirent ce que le Prince Adrien avait fait, et leur réaction rageuse à l'énormité de la prise dont on les privait fut à l'image de celle de leur amiral. En dehors du Nouada – et bien sûr du Katana, toujours caché – tous les bâtiments qui poursuivaient le Prince Adrien se détournèrent pour s'élancer vers le convoi. Non qu'ils avaient le moindre espoir de l'intercepter, mais simplement parce qu'ils ne pouvaient pas rester sans rien faire à la vue de cette proie énorme et tentante. Le commandant Thomas Greentree se tenait derrière le capitaine de corvette Terracelli, les yeux baissés vers l'écran plus grand et plus détaillé de l'officier tactique. Il faudrait quelques minutes aux capteurs de l'Alvarez pour faire le tri des informations mais, entre-temps... « Monsieur ! » Greentree se retourna vivement à l'exclamation soudaine et inhabituelle de son officier de com. Il allait ouvrir la bouche, mais le lieutenant Chavez poursuivit : « Nous captons une transmission priorité éclair de Lady Harrington, monsieur ! — Priorité éclair? répéta Greentree. Que dit-elle? — Je ne sais pas encore, monsieur. Elle est supraluminique et encore en cours de réception. Je... » Chavez s'interrompit, écarquillant les yeux, et Greentree s'imposa de garder le silence. Inutile de submerger l'officier de questions auxquelles il ne pouvait pas encore répondre car, malgré les nombreuses améliorations subies par le système d'origine, l'inconvénient majeur des communications supraluminiques demeurait leur faible taux de transmission. L'émetteur pouvait envoyer des impulsions presque instantanément sur plusieurs minutes-lumière, mais le temps requis pour générer chaque impulsion signifiait que la transmission d'une simple phrase déclarative pouvait prendre jusqu'à deux minutes. Ce qui expliquait, bien sûr, pourquoi on utilisait des codes. C'était presque un retour au système de drapeaux utilisé autrefois dans la marine, où un seul drapeau pouvait représenter une lettre de l'alphabet ou une phrase entière tirée des livres de code, et... « Ordres du commodore, commandant », annonça Chavez, et Greentree sentit sa mâchoire se raidir en remarquant le ton ébranlé de l'officier de com. D'un signe de tête, il l'invita à poursuivre. « Le convoi doit regagner l'hyperespace et retourner immédiatement à Clairmont, fit Chavez d'une voix parfaitement monocorde. Vous devez prendre le commandement, monsieur... et informer l'amiral Sorbanne à Clairmont que l'ennemi a pris le système d'Adler. — Je dois prendre le commandement? » Greentree s'entendit poser la question avant de pouvoir la retenir, et Chavez acquiesça. « Oui, monsieur. Et rentrer à Clairmont avec le convoi. Immédiatement. — Mais... et Lady Harrington ? » laissa échapper Terracelli. Greentree se tourna pour lui lancer un regard noir, mais le cœur n'y était pas car la question de l'officier tactique brûlait aussi dans son esprit. « Je... » Chavez s'interrompit et baissa les yeux vers son écran où d'autres groupes de caractères alphanumériques s'étaient formés pendant qu'il parlait. Il les parcourut puis déglutit. « Le Prince Adrien a attiré les Havriens à sa poursuite, commandant, dit-il toujours sur le même ton. Il regagnera l'escadre à Clair-mont indépendamment. Et... (sa voix trembla et il releva la tête pour croiser le regard de Greentree) l'ordre de retourner en hyperespace est répété, monsieur. Deux fois. » Greentree rejoignit aussitôt le lieutenant et observa l'écran, les lèvres pincées. Chavez avait raison, et le commandant pinça encore un peu plus les lèvres à mesure que la dernière phrase s'affichait, très lentement, lettre par lettre : Ces ordres sont non discrétionnaires, Thomas, disait-elle. Il serra les poings. Relevant les yeux, il croisa le regard de Chavez et, pendant un instant, il fut sur le point de lui ordonner d'effacer cette dernière phrase du journal de com. Mais c'était un officier de la Spatiale. Son instinct avait beau lui hurler de se porter au secours de Lady Harrington, en tant qu'officier il était responsable non pas de lui seul mais aussi de tous les vaisseaux de l'escadre et des cargos sous leur escorte, et il avait des ordres. « Monsieur, fit le capitaine Terracelli dans le silence, je détecte des signatures d'impulsion en approche. — Combien ? — Au moins cinq, monsieur. Dont probablement deux croiseurs de combat. — Quel délai ? — Trente et une minutes avant portée de missiles pour le plus proche, monsieur. — Merci. » Greentree se détourna, regagna lentement son fauteuil de commandement et s'y assit. Trente et une minutes. Amplement suffisant pour que le convoi en réchappe. Une fois de retour en hyper, l'onde gravitique qu'ils avaient suivie jusqu'à Adler leur permettrait d'accélérer à plusieurs milliers de gravités, et tous ses transporteurs étaient des bâtiments TMSC. D'ici que le premier Havrien opère sa translation à leur poursuite, ils seraient trop loin pour que celui-ci les repère, sans parler de leur tirer dessus. Il lui suffisait d'abandonner le commodore. Mais il n'avait pas le choix, n'est-ce pas ? Il ferma les yeux quelques instants, puis les rouvrit et regarda Chavez. « Com, signal général, fit-il d'une voix rauque. Le convoi rentrera en hyper dans deux minutes. Adrien, fit-il sans même se tourner vers l'astrogateur, préparez notre trajectoire de retour vers Clairmont et donnez-la au lieutenant Chavez pour transmission à toutes les unités. Le Santander prendra la position de pointe. » « Voilà, ils s'en vont », fit Luchner, écoeuré, et Zachary acquiesça en silence. Elle partageait son amertume – d'autant plus qu'ils avaient compris à l'avance ce qui allait se passer –mais elle ressentait aussi malgré elle une certaine admiration professionnelle pour le commandant du croiseur manticorien qui avait attiré le Nouada trop loin pour qu'il puisse réagir. Mais elle n'avait pas l'intention de laisser ce détail l'empêcher de détruire son adversaire. Elle regarda disparaître les signatures d'impulsion du convoi puis éleva la voix. « Tactique, combien de temps sont-il restés en espace normal ? — Environ neuf minutes, citoyenne commandant, mais leur translation initiale a pris plus de trois minutes. — Merci, fit Zachary d'un air absent avant de se tourner vers Luchner. Pas mal du tout pour un convoi de cette taille, hein, Fred ? » Le second secoua la tête, et elle eut un mince sourire. « Eh bien, maintenant qu'ils nous ont joué leur petit tour, voyons si nous pouvons leur faire une petite surprise, nous aussi. Passez le mot aux machines : je veux la puissance militaire maximale dans quatre minutes. » CHAPITRE DIX-SEPT Honor parvint à ne pas trahir son exultation, pourtant elle avait l'impression qu'on venait juste de lui retirer le poids de l'univers entier des épaules. Un écho de son immense soulagement lui parvint de la part de l'équipage de pont du Prince Adrien alors que le convoi regagnait sagement l'hyperespace, et elle se tourna vers McKeon, avec qui elle échangea un regard satisfait. Il ne leur restait plus qu'à s'occuper du seul ennemi qui leur barrait la route et, bien que tout fût possible lors d'un combat en espace profond, Honor était tout à fait prête à tenter sa chance dans un affrontement de onze minutes à distance maximale. L'avantage des Alliés dans les duels de missiles demeurait écrasant, et s'il s'agissait bel et bien d'un croiseur de combat, il n'aurait ni le temps ni la puissance de feu... Une alarme résonna brutalement, et son regard se braqua sur le poste tactique pour découvrir une icône rouge criard sur l'écran principal de Metcalf, à trente degrés par bâbord avant du Prince Adrien et accélérant pour couper sa trajectoire. « Nouveau contact non identifié ! » La surprise aiguisait la voix de l'officier. « Contact désigné sous le code Bandit dix. Il doit avoir bridé son accélération pour échapper à nos capteurs », continua Metcalf. Puis son ton passa de la surprise à la perplexité. « Pacha, le CO en fait un croiseur de classe Sabre d'après sa signature d'impulsion et l'empreinte de ses émissions, mais il y a quelque chose de bizarre dans les chiffres. — Comment ça, "bizarre" ? demanda McKeon. — Il n'accélère pas suffisamment par rapport à l'énergie qu'il produit, répondit Metcalf. Il devrait produire une accélération d'au moins cinq km/s2 avec une signature d'impulsion aussi forte, or il ne fait pas mieux que quatre virgule vingt-cinq. » McKeon fronça les sourcils, mais il avait bien d'autres motifs d'inquiétude qu'une ambiguïté de signature inexpliquée, et il l'écarta pour se concentrer sur les questions les plus pressantes. « À accélération et trajectoire constantes, calculez le délai avant que nous entrions à portée de missiles puis celui avant que nous atteignions l'hyperlimite, dit-il fermement. — À vos ordres, monsieur. » Les mains de Metcalf se mirent à danser sur son pupitre tandis que McKeon plissait le front devant son écran. Honor fit de même tout en se mordillant l'intérieur de la lèvre, car elle voyait au moins une explication, hélas trop probable, à la faible accélération du bâtiment ennemi. « En tenant compte des conditions spécifiées, pacha, nous sommes à trente et une minutes de la limite, annonça Metcalf après quelques secondes. Bandit dix a une portée effective d'engagement de huit millions de kilomètres à peine, et nous entrerons dans son enveloppe d'ici dix-sept minutes trente. En admettant que notre accélération et notre trajectoire demeurent constantes mais que lui modifie les siennes pour obtenir une fenêtre d'engagement plus longue, il peut nous arroser jusqu'à l'hyperlimite – pendant treize minutes trente à partir de l'instant où il ouvrira le feu. — Pouvons-nous l'éviter ? — Négatif, monsieur. Nous pouvons réduire sa fenêtre d'engagement, mais pas nous mettre hors de sa portée. Et il s'est parfaitement positionné. Comme il arrive à bâbord par le dessus et que Bandit un approche à tribord par le dessous, nous sommes coincés. Plus nous nous éloignons de lui, plus nous nous rapprochons de Bandit un. Dans les conditions actuelles, nous serons à portée des deux en même temps pendant au moins onze minutes. — Je vois. » McKeon se frotta la mâchoire puis tapa des chiffres sur son pupitre. Il observa brièvement le résultat, essaya une autre combinaison puis leva les yeux vers Honor. « Géraldine a raison, madame. Nous sommes pris entre le marteau et l'enclume. Je peux réduire la fenêtre d'engagement de Bandit dix à une dizaine de minutes, mais seulement en portant celle de Bandit un à quinze minutes. Ou je peux laisser bandit un à onze minutes et accepter les treize et quelques de Bandit dix. » Honor opina et serra les mains derrière son dos. Elle fit la moue quelques instants puis soupira. « Vous vous doutez bien de l'explication la plus probable pour la faible accélération de Bandit dix, n'est-ce pas ? fit-elle. — Des capsules lance-missiles, répondit sombrement McKeon. — Sans doute », acquiesça Honor. Elle regarda son vieil ami pendant quelques secondes mais n'ajouta rien. Elle était peut-être le commodore de la dix-huitième escadre de croiseurs, mais c'était lui le commandant du HMS Prince Adrien. Il portait la responsabilité de ce qui arriverait à son bâtiment, et il lui appartenait donc de décider comment il le mènerait au combat. Honor savait comme lui que bon nombre d'officiers généraux auraient refusé de l'admettre, dans leur désir frénétique de faire quelque chose, mais il ne s'agissait pas d'une décision impliquant l'escadre car il n'y avait pas d'escadre. Il n'y avait que le Prince Adrien, livré à lui-même, et même si ce n'avait pas été le cas, Honor se fiait entièrement au jugement de McKeon. Elle ne lui ferait pas l'affront de se mêler de ses ordres ou d'évaluer ses décisions, et elle vit dans ses yeux une lueur de gratitude avant qu'il ne se retourne vers ses officiers. « Chef Harris, faites-nous rouler de cent degrés à tribord mais maintenez trajectoire et accélération », ordonna-t-il au timonier. Puis il fit pivoter son fauteuil pour faire face à Metcalf. « Géraldine, vu son accélération, Bandit dix traîne probablement des capsules lance-missiles, mais l'accélération de Bandit un est trop forte pour cela depuis le début. Nous pourrions réduire la fenêtre d'engagement du numéro dix en inclinant notre trajectoire à tribord pour nous éloigner de lui, mais ça ne servirait pas à grand-chose. Que sa fenêtre dure dix minutes ou treize, il tirera de toute façon sa première salve et nous n'y pouvons rien, mais Bandit un possède sans doute une plus forte capacité de lancer à terme. Alors nous allons nous maintenir en position basse, subir le gros coup de poing de Bandit dix et rester le plus loin possible du un aussi longtemps que nous le pourrons. — Compris, monsieur », répondit Metcalf d'une voix tendue. « Eh bien, il a pris sa décision », souffla Hélène Zachary. Le croiseur manticorien venait de rouler, tournant sa bande gravi-tique ventrale vers le Katana et allumant ses systèmes de guerre électronique. L'ennemi accélérant vers le Katana, la portée théorique maximale des missiles plus gros et plus puissants lancés par les capsules de Zachary était de l'ordre de huit virgule cinq millions de kilomètres, mais les leurres et contre-mesures électroniques du Manticorien réduiraient leur portée effective à sept millions de kilomètres à peine. Cela suffirait néanmoins. « Comment ça, "il a pris sa décision" ? demanda Kuttner. Il n'a rien fait si ce n'est enclencher ses systèmes GE. Il n'a même pas changé de trajectoire ! — Non, en effet. Et il ne le fera pas, ajouta Zachary. Sa trajectoire d'origine l'exposera à un total de moins de vingt-cinq minutes de feu : treize et demie de notre part, et onze pour le Nouada. Tout changement de course réduirait la fenêtre d'engagement de l'un pour augmenter celle de l'autre. Il tente sa chance, mais vous remarquerez qu'il a fait rouler son bâtiment. — Et alors ? » fit Kuttner. Zachary parvint à se retenir de soupirer. « En éloignant sa barrière latérale bâbord de nous, monsieur, il la dirige vers le Nouada. Cela n'offre pas un très bon angle de tir au citoyen commandant Turner, mais toujours meilleur que le nôtre, et puis il reste en position basse, ce qui maintient sa bande gravitique ventrale vers nous. En d'autres termes, il se soucie plus de se protéger de notre feu que de celui du Nouada, ce qui suggère qu'il se doute que nous traînons des capsules. » Zachary secoua la tête. « Je vous avais dit qu'il s'agissait d'un sacré client, citoyen commissaire. » Les secondes s'étiraient sur le pont du Prince Adrien alors même que les comptes à rebours défilaient à toute vitesse. Il n'y avait pas de manœuvre brillante à effectuer en dernière minute cette fois. Les termes de l'équation étaient brutalement clairs, et la plupart des officiers du Prince Adrien avaient déjà vu les capsules lance-missiles alliées en action. Ils savaient ce qui les attendait, et la seule véritable inconnue était le nombre de missiles dont disposait Bandit dix. Certes, leur qualité importait également, de même que le moment où les Havriens décideraient de les tirer, mais si Bandit dix en avait suffisamment, timing et efficacité deviendraient des éléments secondaires. Même dans des conditions idéales, on ne pouvait s'attendre à ce que les systèmes de guerre électronique trompent tous les missiles. Les défenses actives devraient se charger d'intercepter ceux qui passeraient au travers, or il y avait une limite au nombre de cibles que le contrôle de feu défensif et les armes du Prince Adrien pouvaient gérer avant d'atteindre la saturation. Et sans ses partenaires d'escadre pour lui prêter main-forte, ce nombre était trop faible au goût d'Alistair McKeon et Honor Harrington. « Portée maximale de missiles dans quinze secondes », annonça enfin Metcalf de la voix calme d'une professionnelle. « Faites feu comme prévu », répondit fermement McKeon. « Tir hostile ! s'écria le citoyen lieutenant Allworth. Lancers multiples. Environ seize projectiles en approche. — Déjà ? Comment peuvent-ils espérer nous toucher d'aussi loin ? » Kuttner était si sincèrement étonné qu'il en oubliait de jouer les petits chefs, et Zachary sourit sans joie. « Ils ne visent pas le Katana, monsieur, et il ne s'agit pas de têtes laser. » Kuttner la regarda fixement, et les narines du commandant s'évasèrent. « Ce sont de bonnes vieilles ogives nucléaires qui vont tenter de détoner à proximité des capsules. » Elle détourna les yeux du commissaire et regarda son répétiteur tactique. Les missiles manticoriens se précipitaient vers son vaisseau et, si elle ne se trompait pas quant à leur nature et leur visée, ils exploseraient à l'arrière du Katana, assez loin pour compliquer la tâche des défenses actives, mais suffisamment près pour griller les systèmes électroniques de ses capsules. Toutefois ils mettraient du temps à arriver, et elle refusait de laisser cette menace la pousser à effectuer un lancement prématuré de ses propres missiles. « Citoyen lieutenant Allworth, fit-elle. — Oui, citoyenne commandant ? — Vous viderez nos capsules dans... cent quarante secondes. » Honor regarda la première salve du Prince Adrien se diriger vers l'ennemi. Une deuxième suivit quinze secondes plus tard, puis une troisième. À la quatrième, les Havriens ne réagissaient toujours pas. Dix bordées – cent soixante missiles – partirent sans provoquer le moindre tir en réponse, et elle sentit l'espoir grandir chez certains officiers. Toutefois elle ne partageait pas leur optimisme, pas plus que McKeon. Ils se regardèrent, et Honor n'eut pas besoin de Nimitz pour savoir ce qu'il pensait. Le commandant avait espéré qu'en ouvrant le feu très tôt il ébranlerait nerveusement l'ennemi et le pousserait à faire de même, au moment où sa précision serait la plus faible. Mais le commandant havrien n'avait pas mordu à l'hameçon, et il ne leur restait donc plus qu'à espérer qu'il attende trop longtemps et permette aux missiles de la première bordée manticorienne d'approcher les capsules et de les endommager avant qu'elles puissent... « Séparation de missiles ! » annonça Géraldine Metcalf. Les ongles d'Honor s'enfoncèrent dans ses paumes tandis qu'elle serrait les poings dans son dos. « Multiples séparations, poursuivit Metcalf. Estimation : plus de quatre-vingts en approche. — Merde », fit Alistair McKeon sur un ton presque léger. Quatre-vingt-quatre missiles se précipitaient vers le HMS Prince Adrien. Cela représentait un peu moins de la moitié de ce qu'il avait déjà tiré, mais il existait une énorme différence entre dix bordées successives de seize missiles (séparées dans le temps et l'espace de telle sorte que chacune posait aux équipes de défense antimissiles un nouveau problème de tir défensif) et un véritable déluge. Une sinistre équation qui s'était trop souvent imposée à la Flotte populaire depuis les premières batailles de la guerre. C'était maintenant le tour de la Flotte royale manticorienne, et Géraldine Metcalf et ses assistants firent de leur mieux tandis qu'une vague de destruction s'abattait en rugissant sur eux. Les brouilleurs se déchaînèrent pour tenter d'aveugler les systèmes de guidage des projectiles en approche, et les leurres se mirent à chanter pour les attirer au loin. Mais les nouveaux missiles de la République, améliorés grâce à la Ligue solarienne, étaient bien plus dangereux que ceux avec lesquels la Flotte populaire avait commencé la guerre. Leurs capteurs étaient plus sophistiqués, les capacités de leur logiciel de visée avaient été multipliées par trois, et l'absence de données les concernant dans les bases de la FRM rendait les contre-mesures de Metcalf bien moins efficaces que prévu. À peine un quart des missiles de cette salve massive furent aveuglés, et une poignée seulement succomba aux sirènes des leurres. Cinquante-sept autres passèrent outre les efforts de GE du croiseur, et des antimissiles s'élancèrent à leur rencontre. Les icônes rouge sang commencèrent à disparaître de l'écran de Metcalf avec une précision mécanique, mais trop lentement. Trente-cinq percèrent la couverture des antimissiles, et les lasers de la dernière chance se concentrèrent sur eux, tirant désespérément, s'efforçant de les détruire avant qu'ils n'entrent à portée d'attaque. Les lasers en éliminèrent dix-neuf. Seuls seize projectiles, moins de vingt pour cent de la bordée initiale, les dépassèrent, mais c'était suffisant. Le croiseur se tordit en tentatives désespérées pour échapper à ses assaillants et parvint à en éviter certains, mais ils arrivaient à pleine vitesse et avaient encore amplement le temps et la puissance nécessaires pour exécuter leurs manœuvres terminales d'attaque. Impossible de tous les éviter. Quatre des seize têtes laser s'immolèrent en vain contre la bande granitique ventrale du Prince Adrien qui tournait sur son axe pour la leur opposer, et trois autres passèrent au-dessus et s'acharnèrent inutilement sur sa bande dorsale. Des neuf restantes, cinq détonèrent à bâbord et vers le « haut » du croiseur; or, comme les missiles embarqués dans les capsules manticoriennes, ceux traînés par le Katana étaient aussi puissants que les projectiles emportés par les supercuirassés. Le Prince Adrien rua tandis qu'une grappe de lasers à détonateur déchiraient arrogamment sa barrière latérale pour lacérer sa coque. Le blindage éclata, des cloisons internes se brisèrent, deux tubes lance-missiles, un graser, trois lasers et le radar numéro trois furent anéantis, et trente-deux membres d'équipage périrent à mesure que l'énergie se propageait dans la coque, mais la barrière latérale et les écrans antiradiations qu'elle abritait avaient atténué l'effet de ces lasers. En revanche, il n'y avait pas de barrière latérale pour protéger le croiseur des quatre têtes qui explosèrent droit devant lui. Leur fureur se déversa sans obstacle dans l'ouverture béante de ses bandes gravitiques, et les alarmes d'avarie se mirent à hurler sous l'effet brutal du transfert d'énergie qui arrachait aussi bien alliage que tissus vivants, massacrant l'équipage. Les niveaux de puissance fluctuèrent follement, des surcharges se répandant trop vite dans les systèmes à la proue du bâtiment pour que les coupe-circuits fonctionnent, et de violentes explosions secondaires se produisirent dans leur sillage. Honor fut jetée à genoux tandis que le poing d'un géant secouait le vaisseau comme un fox-terrier secoue un rat, et les écrans du pont clignotèrent, moururent puis se rallumèrent. « Rapport d'avaries ! » aboya McKeon, mais son ordre resta sans réponse. Il enfonça les boutons de com sur le bras de son fauteuil pour se connecter directement au central de contrôle d'avarie. « Rapport d'avaries ! » répéta-t-il sans obtenir de réponse. Il essaya une autre combinaison, menant cette fois tout droit au lien com du capitaine Gillespie. « Taylor, j'ai besoin du rapport d'avaries ! — Le second est mort, pacha, souffla une voix sur l'intercom après ce qui lui sembla une éternité. Le central de contrôle d'avarie est détruit. On est... tous... morts... ici... » La voix s'éteignit, et McKeon ferma douloureusement les yeux. « Impacts sur Bandit dix ! annonça Metcalf. On a touché ces salauds au moins quatre fois, monsieur ! — Fonctionnement négatif pour toutes les défenses actives de proue ! lança quelqu'un d'autre. On a perdu les lidars un et deux ainsi que gray trois ! — Passez sur lidar cinq ! » répondit Metcalf. L'un de ses assistants accusa réception de l'ordre, mais le désastre continuait d'avancer par-dessus sa voix : en l'absence de central de contrôle d'avarie les rapports arrivaient au compte-gouttes... mais ils arrivaient. « Le Braser un est HS. Lourdes pertes humaines sur les grasers trois et cinq et sur missile cinq. Aucun contact avec missile sept. La soute un est coupée du circuit de distribution. — Et la salle d'impulsion un ? » demanda McKeon au timonier, abandonnant ses efforts pour joindre quelqu'un aux machines. « Monsieur, la salle d'impulsion un ne répond pas, fit le chef Harris d'une voix tendue. Notre accélération est tombée à deux cents gravités et poursuit sa chute. — Les générateurs de barrière latérale un, trois, cinq et sept sont hors circuit. Nous perdons la barrière bâbord, commandant! — Monsieur, Bandit un a ouvert le feu. Vingt-quatre missiles en approche. Impact dans cent soixante-treize secondes. — Bandit dix change de trajectoire et augmente son accélération. Il nous rattrape à cinq virgule trois km/s' ! » Le Prince Adrien frémit de nouveau, se tordant autour de son squelette métallique sous l'impact d'une nouvelle vague d'énergie. « Frappe directe sur le CO ! s'écria une voix sur le circuit de com. Nous perdons le cont... » La voix fut interrompue en pleine phrase. De la fumée s'échappa de la ventilation principale avant que le conduit ne se scelle brusquement, et d'autres alarmes se mirent à hurler. « Pont de commandement, ici Junon à fusion deux ! fit la voix du lieutenant Junon, un sous-officier chargé des machines. Je m'installe ici pour le contrôle d'avarie, mais ça se présente mal. — Quel est le statut d'impulsion un ? s'enquit McKeon. — Détruite, monsieur, fit durement Junon. Il nous reste peut-être quatre ou cinq noyaux bêta, si je parviens à les remettre dans le circuit, mais c'est tout. » Le visage de McKeon se figea. Privé de ses noyaux alpha de proue, le Prince Adrien perdait ses voiles Warshawski... et Adler se trouvait juste au cœur d'une onde gravitique sur laquelle seules ces voiles permettaient de manœuvrer. Cette unique salve dévastatrice avait condamné son bâtiment, et McKeon le savait. « Timonier, virez de quarante degrés à bâbord ! » dit-il d'un air mauvais. Son regard se planta dans celui de Metcalf à l'autre bout du pont tandis que Harris accusait réception de l'ordre. « Géraldine, nous nous dirigeons vers l'avant de ses bandes gravitiques. Frappez ce salaud de dix avec tout ce que vous avez ! — À vos ordres, monsieur. » Metcalf se pencha sur son pupitre, luttant contre les problèmes de ses capteurs et de ses systèmes de contrôle de feu autant que contre l'ennemi, et le croiseur rua encore sous les coups de nouveaux missiles qui passaient ses défenses mutilées pour détruire ses armes et leurs servants. Honor se remit péniblement debout, Nimitz accroché sur l'épaule. Elle sentait le sang couler sur son menton depuis sa lèvre, qu'elle avait mordue en tombant, mais c'était une sensation distante, qui appartenait à quelqu'un d'autre, loin, très loin. Elle balaya du regard les témoins d'avarie cramoisis sur les écrans de McKeon. Elle ouvrit la bouche, puis tituba et se rattrapa au dossier du fauteuil de commandement tandis que le Prince Adrien frémissait à nouveau de douleur. Elle faillit tomber encore une fois mais parvint d'une façon ou d'une autre à rester sur pied, et elle serra l'épaule de McKeon. « Rendez-vous, Alistair. » Elle n'éleva pas la voix, pourtant son calme trancha comme un couteau au milieu des rapports d'avarie, des instructions et du hurlement des alarmes, et McKeon la dévisagea. « Mais... » commença-t-il. Elle secoua la tête et serra fort son épaule. « Rendez-vous, répéta-t-elle. C'est un ordre. » McKeon continuait de la fixer, et elle comprenait son hésitation et sa souffrance, sa honte. En cinq cents ans T d'histoire de la FRM, seuls trente-deux vaisseaux de Sa Majesté s'étaient jamais rendus à l'ennemi. — J'ai dit rendez-vous, capitaine ! fit-elle plus durement. Nous avons sauvé le convoi, mais votre salle d'impulsion de proue tout entière est détruite. Maintenant signalez votre reddition avant qu'un autre membre de votre équipage ne meure pour rien ! — Je... » McKeon ferma les yeux, puis se reprit et opina. Timonier, détournez-nous de l'ennemi et cessez d'accélérer, fit-il d'une voix métallique. Capitaine Metcalf, larguez tous les drones pourvus d'équipement supraluminique en verrouillant leur système sur autodestruction, puis purgez les ordinateurs et ordonnez à l'équipage de détruire les équipements et matériels classés. Lieutenant Sanko, hélez Bandit dix. Informez son commandant de notre reddition. » TOME 2 CHAPITRE DIX-HUIT « Vous avez dit qui ça? » Lester Tourville fixait le visage sur son écran de com, persuadé d'avoir mal compris, mais le citoyen capitaine Bogdanovitch hocha vigoureusement la tête. « Il n'y a pas d'erreur, citoyen amiral. Puis-je vous passer le message de la citoyenne capitaine Zachary ? » Tourville acquiesça, et l'en-tête et la date d'un message rapide adressé au chef d'état-major remplacèrent l'image de Bogdanovitch. L'en-tête disparut à son tour au profit d'une femme mince au visage sévère. ZACHARY, HÉLÈNE G., disait l'identifiant apposé sur sa combinaison souple, et ses yeux sombres semblaient emplis d'un écho de l'ébahissement que Tourville venait juste de ressentir. Elle resta un instant immobile puis s'éclaircit la gorge. « Citoyen capitaine Bogdanovitch, dit-elle sur un ton formaliste, je dois signaler que le VFP Katana, sous mon commandement, et le VFP Nouada, sous les ordres du citoyen capitaine Wallace Turner, ont attaqué le croiseur lourd manticorien Prince Adrien. Après un échange à longue distance au cours duquel j'ai pu tirer le meilleur parti de mes capsules lance-missiles, le Prince Adrien a été contraint de se rendre. Le Katana a subi des avaries modérées; vingt et un membres d'équipage ont été blessés, dont sept mortellement, et l'étude préliminaire de mon second indique que les pertes du Prince Adrien sont au moins six fois plus élevées. Nous sommes en train d'examiner notre prise, mais l'équipage semble avoir systématiquement détruit tous les équipements classés, et les importants dégâts que nous avons nous-mêmes infligés incluent la destruction de la salle d'impulsion de proue. À mon avis, la réparation est impossible sur nos ressources actuelles, et je crains que nous ne soyons contraints de le détruire plutôt que de l'emmener avec nous quand nous nous retirerons du système. » Elle s'interrompit quelques instants comme pour reprendre intérieurement sa respiration et poursuivit d'une voix mécanique : « Dans la liste des prisonniers que nous avons d'ores et déjà identifiés figurent le commandant du Prince Adrien, le capitaine de vaisseau Alistair McKeon, FRM, et le commandant de l'escadre escortant le convoi qui nous a échappé, le commodore Honor Harrington. Plusieurs de ses officiers d'état-major sont également entre nos mains. » Elle marqua une nouvelle pause, comme si ce qu'elle venait de dire lui paraissait incroyable, puis elle haussa imperceptiblement les épaules. « Sauf contrordre, j'ai l'intention de laisser au citoyen capitaine Turner et à son vaisseau le soin de prendre les commandes du Prince Adrien, et d'amener mon propre bâtiment jusqu'au vaisseau amiral afin d'y transférer les officiers faits prisonniers le plus tôt possible. Je continuerai l'évaluation de mes avaries sur le trajet et j'espère pouvoir vous en donner un rapport complet à mon arrivée. Le citoyen commissaire Kuttner a été informé de mes intentions et les cautionne. Zachary, terminé. » L'écran se vida brièvement, puis l'image de Bogdanovitch réapparut. Les yeux du chef d'état-major brillaient, et Tourville sentit un immense sourire se dessiner sur son visage. Il savait son enthousiasme et son plaisir disproportionnés pour l'ajout d'un simple croiseur lourd à la liste des onze vaisseaux qu'il avait déjà pris dans le système – même si le croiseur en question appartenait à une flotte qui bottait régulièrement les fesses de la Flotte populaire depuis six ans – mais il s'en moquait. « Harrington, murmura-t-il. Harrington, bon Dieu! — Oui, monsieur ! Je veux dire oui, citoyen contre-amiral ! » Bogdanovitch lui rendit son sourire, plus radieux encore, et Tourville bascula le dossier de son fauteuil et croisa les jambes. Son sourire se fit presque rêveur, et il tira un cigare de sa poche de poitrine. Affectation ou pas, il n'aurait jamais meilleure occasion d'en fumer un. Harrington, songea-t-il. D'abord Adler, et maintenant Harrington ! Il déballa son cigare, en coupa l'extrémité de ses puissantes dents blanches puis l'alluma avec un soin minutieux tout en réfléchissant à ce que le ministère de l'Information publique ferait de cette nouvelle-là. Un petit commodore n'aurait pas dû paraître une si belle prise, surtout en regard de la galaxie d'amiraux et vice-amiraux havriens capturés par Manticore. Mais ce commodore-ci n'avait rien de « petit ». Honor Harrington était l'un des cauchemars de la Flotte populaire. Elle avait fini par incarner le gouffre séparant les capacités de la FRM et celles de la Flotte populaire, et Tourville savourait le sentiment d'avoir franchi un premier pas de géant dans le comblement de ce gouffre. Malgré sa petite échelle, son succès à Adler constituait la défaite la plus cuisante des Manties en cinq cents ans, et ils sauraient le voir aussi bien que lui-même. Il avait probablement déjà accompli plus que l'amiral Theisman n'osait espérer en l'envoyant en mission, et maintenant, cerise sur le gâteau, les bâtiments sous ses ordres avaient aussi capturé Harrington. Il s'autorisa à envisager quelques secondes de plus les conséquences de ce triomphe, puis il souffla un nuage de fumée et s'imposa de revenir sur terre. Son succès n'était pas sans danger, songea-t-il. D'abord, il risquait fort de lui valoir une promotion — une sacrée mauvaise nouvelle. Il avait prospéré jusque-là en évitant d'accéder à un grade plus élevé, qui l'aurait d'une part éloigné des missions indépendantes qu'il affectionnait et l'aurait d'autre part exposé à servir d'exemple en cas d'échec dans le commandement d'une flottille. Mais si l'Information publique en faisait trop, la Flotte n'aurait pas d'autre choix que de lui offrir une promotion, et il pourrait difficilement y échapper une fois la proposition faite. Toute flotte (même celles dont le haut commandement dépérissait sous l'emprise d'une ferveur révolutionnaire) appliquait une règle très simple concernant les officiers qui refusaient d'être promus, indiquant ainsi qu'ils n'étaient pas prêts à accepter les responsabilités liées au grade offert. On ne le leur proposait plus jamais. D'ailleurs, on ne leur confiait plus jamais de responsabilités... quand par extraordinaire on continuait de les employer. Et, bien qu'il fût loin d'être le seul à chercher le moyen de ne pas devenir le bouc émissaire du Service de sécurité, ceux qui refusaient une promotion, surtout au sein d'une flotte qui se battait pour sa survie, risquaient de voir leurs collègues aider activement SerSec à se débarrasser d'eux. Il fronça les sourcils à cette idée et se promit de bien s'assurer que son rapport attribuerait tout le mérite de la capture d'Harrington à Zachary et Turner. La Flotte saurait qu'il était à la tête de l'escadre, et sa modestie lui rendrait service face à ses pairs, mais, avec un peu de chance — bon, il lui faudrait sans doute beaucoup de chance, mais ça valait le coup d'essayer, se dit-il —, la version officielle détournerait toute promotion vers Zachary et Turner. Surtout qu'ils le méritent tous les deux, songea-t-il. La chance a peut-être joué un grand rôle dans cette histoire, mais c'est toujours le cas. Dieu sait qu'Harrington a une fichue baraka vu son palmarès ! Il hocha la tête et ôta le cigare de sa bouche. Il le tint devant lui, contemplant son extrémité rougeoyante, le front plissé, et il se repassa intérieurement le message de Zachary. Il était sûr que la citoyenne l'aurait averti si Harrington avait été blessée pendant le combat, et il se réjouissait que ce ne soit pas le cas. S'il se félicitait de sa capture, Tourville ne comptait pas parmi ces officiers havriens qui la haïssaient pour ce qu'elle avait fait à leur flotte. C'était même une des raisons pour lesquelles l'idée de sa capture lui faisait tant plaisir : c'était un ennemi qu'il pouvait respecter, un adversaire digne de lui, et il avait hâte de la rencontrer. Et surtout d'être le premier officier supérieur havrien à la rencontrer sans être son prisonnier, gloussa-t-il intérieurement. Mais le respect qu'il lui vouait, tout autant que son palmarès militaire et son importance politique, rendait d'autant plus essentiel qu'on la traite avec toute la courtoisie que son grade et ses victoires exigeaient. Déjà, du temps des Législaturistes, la République n'était pas réputée pour le bon traitement qu'elle réservait à ses prisonniers de guerre. Lester Tourville faisait partie de ces officiers qui en concevaient honte et amertume, et la situation avait encore empiré sous le nouveau régime. Le Service de sécurité avait désormais la haute main sur la gestion des prisonniers tant militaires que politiques, et la Flotte menait un incessant combat clandestin pour maintenir ses prisonniers de guerre hors de ses griffes. Hélas, elle ne gagnait que les batailles où SerSec décidait de la laisser prévaloir, et même celles-là ne résultaient en général que de la décision de laisser les spatiaux trouver eux-mêmes le personnel requis pour tenir ses camps pendant que le SS se concentrait sur des prisons plus essentielles — et politiquement sensibles. Il était possible, voire probable, que SerSec exige qu'on lui confie Harrington, comprit Tourville, et son sourire céda la place à une sinistre absence d'expression. Non seulement elle méritait mieux mais, contrairement aux brutes du SS, Tourville et tous les autres membres de la Flotte populaire avaient un intérêt direct à ce qu'on traite dignement les personnels alliés capturés : on comptait bien plus d'officiers et d'hommes du rang havriens aux mains des Alliés que l'inverse, et, si les Manticoriens décidaient de se venger des mauvais traitements infligés à leurs hommes, ce ne serait pas au SS d'en payer le prix. Le contre-amiral bascula de nouveau le dossier de son fauteuil et observa son écran de com d'un air pensif. Il remarqua l'expression de Bogdanovitch, la perplexité du chef d'état-major devant le changement d'humeur de son amiral, dont il ne comprenait pas les raisons. Mais Bogdanovitch tenait pour l'instant une place secondaire dans les pensées de Tourville. Il avait négligé certains aspects de la situation dans son enthousiasme de départ, et son esprit se mit au travail pour imaginer comment gérer au mieux les répercussions qui se dessinaient. Pourrait-il s'assurer l'aide d'Évrard Honeker ? Il ne pouvait certainement pas lui expliquer officiellement son raisonnement, mais Honeker était son chien de garde politique depuis assez longtemps pour qu'ils aient atteint un certain degré de compréhension mutuelle. Et le commissaire récolterait sa part de gloire pour la capture d'Harrington, ce qui pourrait bien le pousser à écouter ce que Tourville avait à dire. À strictement parler, Honeker appartenait à SerSec et on pouvait donc raisonnablement s'attendre à ce que sa loyauté aille vers cette institution, mais c'était aussi un quasi-officier qui avait été confronté aux réalités du service spatial. Mieux, peut-être, ce n'était pas un imbécile comme tant d'autres commissaires. Il ne l'admettrait sûrement pas, mais il semblait comprendre qu'une flotte qui comptait gagner une guerre ne pouvait pas ignorer les réalités opérationnelles pour se soumettre servilement au moindre aspect d'une doctrine révolutionnaire, si obstinément qu'on l'appliquât. Il avait déjà accepté de détourner le regard de temps en temps dans l'intérêt de la raison et de l'efficacité, mais Tourville pouvait-il le convaincre de le soutenir pour maintenir Harrington entre les mains de la Flotte plutôt que de la confier au Service de sécurité ? Il était inenvisageable d'en appeler à Honeker sur la seule base des obligations morales et de l'honneur de la Flotte. Non que le commissaire risquât de ne pas comprendre que Tourville pensait vraiment ce qu'il disait, mais parce que, comme tous ses collègues, il rejetait systématiquement tout ce qui ressemblait aux concepts prérévolutionnaires de l'ancien régime. Après tout, ils tenaient pour article de foi que le régime législaturiste s'était effondré sous le poids de sa propre corruption et de sa décadence, et que le comité de salut public avait engagé un combat à mort contre les forces réactionnaires, aristocratiques et élitistes, ainsi que contre les intérêts ploutocratiques bien ancrés. Les valeurs prônées par ces adversaires de la justice et du progrès n'étaient que mensonges inventés afin de manipuler les masses et devaient être rejetées comme expressions de l'hypocrisie d'une élite cupide qui avait conspiré tout au long de l'histoire pour opprimer et avilir le peuple. Ainsi que la citoyenne membre du comité Ransom aimait elle-même à le dire : « "Honneur" est un mot que les ploutocrates utilisent quand ils veulent faire tuer quelqu'un. » Tourville en était venu à soupçonner Honeker de souscrire plus qu'il ne voulait bien l'admettre aux valeurs décadentes que Ransom méprisait, mais le commissaire du peuple était comme ces hommes issus de familles très religieuses qui continuent d'assister régulièrement à l'office sans jamais s'avouer qu'ils sont secrètement devenus agnostiques. Quoi qu'il se passât dans les profondeurs de son esprit, il ne contesterait jamais ouvertement la doctrine orthodoxe, et Tourville devrait donc visiblement fonder son argumentation sur une analyse des avantages et inconvénients immédiats et tangibles. Même si la part agnostique de Honeker pourrait bel et bien se révéler réceptive à l'argument moral, il devait fournir au commissaire une autre raison dans laquelle tous deux feraient mine de voir la véritable source de son soutien. Ma meilleure chance, ce sont les accords de Deneb, se dit Tourville. Dieu sait que le Service de sécurité les a suffisamment violés, mais ils demeurent la norme officielle pour le traitement des personnels capturés, et ils chargent explicitement les armées des nations signataires de veiller au bon traitement des prisonniers de guerre. Et la Ligue solarienne a accepté la responsabilité de surveiller la façon dont les deux camps traitent leurs prisonniers pendant ce conflit. SerSec a peut-être réussi à se débarrasser des enquêteurs de la Ligue jusqu'à maintenant, mais je pourrais faire comprendre à Honeker qu'Harrington sera une prisonnière particulièrement en vue. Les Manties ne se satisferont pas d'une excuse comme quoi « les registres étaient mal tenus » si elle disparaît, et puis c'est un seigneur graysonien. Même ces idiots que la Ligue envoie par ici vont devoir se bouger le cul et sérieusement examiner la situation si nous « égarons » un chef d'État! Et je pourrais arguer que notre efficacité en pâtira si nos hommes s'attendent à ce que l'ennemi viole les accords et que les mauvais traitements. . Non, mieux vaut ne pas aborder le thème des mauvais traitements. Il risque d'être sur la défensive si je sous-entends que le SS maltraite les prisonniers, même si nous savons tous les deux que c'est précisément le cas. Disons simplement que si notre traitement de Lady Harrington viole la lettre de la loi telle qu'elle est formulée par les accords, un régime réactionnaire comme celui du Royaume stellaire risque fort de procéder à des représailles, et que nos troupes le savent. Il fronça les yeux quelques secondes encore en regardant son cigare, envisageant toutes les autres manières possibles de formuler son argument. Il lui fallait le peaufiner un peu, choisir les termes appropriés... et dégoter le moyen de coincer Honeker dans un secteur où les micros seraient le moins efficaces possible avant de lui balancer tout cela de but en blanc. Heureusement, il disposait de plusieurs heures avant que le Katana puisse livrer ses prisonniers au Comte de Tilly. Il se concentra enfin sur le visage de Bogdanovitch et sourit. « Voilà une excellente nouvelle, Youri, dit-il. Veuillez en informer immédiatement le citoyen commissaire Honeker, puis prenez les dispositions nécessaires pour que nous recevions le commodore Harrington et les autres officiers prisonniers avec la courtoisie militaire voulue. D'après ce que j'ai entendu dire, elle a toujours veillé à bien traiter ses prisonniers, et j'entends lui retourner la politesse. — Bien, citoyen amiral. — Oh, et tant que j'y pense, passez aussi le mot à Shannon. Je suis sûr qu'elle voudra présenter ses respects au commodore Harrington. — Je n'y manquerai pas, citoyen amiral. — Merci, et prévenez-moi... disons trois quarts d'heure avant que nous ne rejoignions le Katana. — Oui, citoyen amiral. — Merci », répéta Tourville avant de couper le circuit. Son cigare s'était éteint et il le ralluma, tirant pensivement sur l'extrémité tout en basculant doucement son fauteuil d'avant en arrière. Et maintenant, comment devrait-il faire exactement pour pousser Honeker à lui accorder son soutien ? « La citoyenne commandant Zachary vous présente ses respects et vous demande ainsi qu'à vos officiers de m'accompagner jusqu'au hangar d'appontement pour transfert à bord du vaisseau amiral, commodore. » Honor se retourna au son de la voix du capitaine de frégate Luchner. Elle n'avait pas entendu le sas s'ouvrir, et une part d'elle-même se demanda dans quelle mesure son désespoir écrasant expliquait ce manque d'attention. Elle savait que son absence même d'expression était une indication suffisante du caractère total de sa défaite, mais elle ne pouvait mieux faire, et elle acquiesça devant le second du Katana. «  Merci, citoyen capitaine. » Elle eut un lointain sentiment de surprise en entendant sa propre voix : elle sonnait un peu rauque, comme si elle en avait oublié le fonctionnement exact mais, en dehors de cela, si naturelle — si normale — qu'Honor eut l'impression qu'elle devait appartenir à une autre qui se faisait passer pour elle. Elle écarta cette idée ridicule et s'éclaircit la gorge. Ce qui n'eut pas l'air de changer quoi que ce soit. » Vous transmettrez mes remerciements à votre commandant. Votre personnel et vous avez bien pris soin de nos hommes... surtout les blessés. J'apprécie. » Luchner s'apprêtait à répondre, mais il s'abstint. Il n'y avait pas grand-chose à dire, après tout, et il se contenta d'un signe de tête poli avant de s'effacer en invitant du geste Honor à passer le sas. Elle s'exécuta, et chaque pas semblait l'ébranler. Sa démarche avait perdu toute énergie, remplacée par une lassitude lourde et brutale qui ne devait rien à sa condition physique. Ou, plutôt, cette lassitude s'ajoutait à sa fatigue physique et pèserait sans doute encore sur ses épaules longtemps après qu'elle aurait récupéré. Alistair McKeon marchait à ses côtés, et elle sentait sa souffrance — sa honte — brûler plus cruellement encore que la sienne. Elle aurait voulu le réconforter, mais elle n'avait aucun réconfort réaliste à lui offrir et, même dans le cas contraire, McKeon n'était pas en état de l'accepter. Il était comme un père pleurant la mort d'un enfant et se la reprochant, et le fait que rien de tout cela n'était sa faute ne signifiait rien à ses yeux pour l'instant. Et Alistair n'était pas la seule personne dont les émotions l'assaillaient, car Andrew LaFollet la suivait de près. Son expression parfaitement impassible le cachait peut-être à tous les autres, mais Honor ressentait chaque nuance de son terrible sentiment d'impuissance et d'échec. Des échos de ces mêmes émotions résonnaient aussi dans son esprit en provenance de James Candless et Robert Whitman, car ces hommes d'armes graysoniens ne pouvaient plus protéger la femme qu'ils avaient juré de garder de tout danger, et leur inquiétude désespérée pour elle menaçait de dépasser son seuil de tolérance. Elle avait envie de leur crier dessus, de leur ordonner d'arrêter. De les supplier de la protéger au moins de leurs émotions, puisqu'ils ne pouvaient plus la protéger d'autre chose. Mais même s'il y avait eu le moindre espoir qu'ils parviennent à s'y conformer, elle n'avait pas le droit de donner cet ordre, car les sentiments dont les échos lui arrachaient l'âme par petits morceaux résultaient de la nature et de la personnalité même de ses hommes d'armes. C'était leur dévotion pour elle qui les rendait si désespérés, et comment aurait-elle pu augmenter encore leur détresse en leur disant combien leur souffrance la tourmentait ? Elle ne pouvait pas, évidemment. En fait, elle avait fait tout son possible en les identifiant comme des fusiliers graysoniens auprès de leurs vainqueurs. Elle avait ressenti l'étonnement de McKeon en l'entendant dire à Luchner que LaFollet était colonel des fusiliers et Candless et Whitman lieutenants du même corps, mais il n'avait pas pipé mot. Il pensait qu'elle avait menti afin d'éviter qu'on ne la sépare de Candless et Whitman lorsque les officiers avaient été séparés des autres prisonniers, elle le savait, mais il n'avait qu'à moitié raison. C'était bien pour cela qu'elle les avait présentés comme des fusiliers, mais sans mentir. Le terme graysonien « d'homme d'armes » recouvrait de multiples réalités. On l'utilisait pour désigner la plupart du personnel de police, mais il prenait un sens très particulier appliqué aux serviteurs d'un seigneur. La garde seigneuriale Harrington était constituée de deux corps différents, l'un englobant l'autre. Le plus petit — connu sous le nom de garde personnelle — ne comportait que cinquante hommes car la constitution de Grayson limitait le nombre d'hommes d'armes personnels de tout seigneur à ce chiffre. La garde seigneuriale Harrington comprenait la garde personnelle, dont les membres étaient officiers des deux corps, plus tous les autres personnels de police en uniforme du domaine Harrington. Tous ses membres — au grand dam des étrangers — étaient des e hommes d'armes », mais il existait des différences significatives entre leurs devoirs respectifs. La garde personnelle fournissait le détachement de sécurité personnel d'Honor —une fonction dans laquelle le reste de la garde lui prêtait main-forte au besoin — et le remplacement de ses membres se faisait normalement à partir des effectifs du reste de la garde. Mais elle ne pouvait pas avoir plus de cinquante hommes d'armes personnels, car Benjamin le Grand n'avait pas passé quatorze ans à combattre dans l'une des guerres civiles les plus amères de l'histoire humaine pour que son fils ou son petit-fils retombe dans les mêmes erreurs. Les armées personnelles des seigneurs avaient fourni le gros des troupes entraînées pour les deux camps pendant la guerre civile, et la constitution écrite par Benjamin avait donc imposé un plafond strict aux effectifs des légions personnelles que les seigneurs pouvaient lever. Et il avait pris une mesure de précaution supplémentaire en attribuant aussi à chaque homme d'armes le statut d'officier dans l'armée de Grayson. L'intention était simple : si tous les hommes d'armes appartenaient à l'armée, alors — en théorie du moins — le Protecteur pouvait appeler en service actif dans l'armée les hommes d'armes d'un seigneur récalcitrant, le privant ainsi des cinquante gardes personnels auxquels il avait droit. Ne pouvant recruter que cinquante hommes d'armes, chaque seigneur tendait de plus à choisir les meilleurs possibles, ce qui signifiait que la réserve d'officiers qu'ils représentaient serait de grande qualité si on en avait jamais besoin. Mais tout le monde savait qu'il ne s'agissait que d'un bénéfice secondaire du point de vue de Benjamin. Hélas pour son plan, toutefois, la Haute Cour planétaire d'un protecteur suivant (plus faible) avait fait remarquer que les hommes d'armes ne devaient leur statut d'officier de l'armée qu'à leur fonction d'hommes d'armes... et qu'ils le devenaient sur la base du serment de loyauté qu'ils prêtaient à leur seigneur. Aux yeux de la Cour, cela impliquait que leur premier devoir était envers le seigneur qu'ils servaient plutôt qu'envers l'armée. Dans ces conditions, on ne pouvait les appeler au service militaire actif qu'avec le consentement de leur employeur, qu'aucun seigneur engagé dans un bras de fer avec le Protecteur ne risquait d'accorder. Cela avait ruiné les efforts de Benjamin pour ses descendants, mais les limites constitutionnelles demeuraient. Et puisque les fusiliers graysoniens n'étaient autres que des troupes de l'armée affectées au service à bord de vaisseaux, et que LaFollet, Candless et Whitman étaient bel et bien officiers de l'armée, ils se retrouvaient techniquement officiers des fusiliers. Ce raisonnement fragile reposait entièrement sur les particularités des lois de Grayson, mais il était honnête et, Honor ayant laissé les dossiers personnels de ses hommes d'armes dans ses propres fichiers à bord de l' Alvarez, il n'existait aucun document susceptible de le démentir. Pourtant, la satisfaction qu'elle avait ressentie quand Luchner les avait acceptés en tant que fusiliers n'avait été qu'une brève lueur dans l'obscurité qui l'avait engloutie, une lueur encore amenuisée par le sentiment de défaite et d'échec des hommes et des femmes qui l'entouraient. Dans bien des cas, ils ressentaient aussi une immense gratitude à l'idée d'avoir survécu mais, pour la plupart, même ce soulagement semblait souillé. En un sens, que la mort ou la blessure leur aient été épargnées devenait une autre source de honte, car les survivants se sentaient coupables d'être soulagés, comme si cette réaction bien humaine était en quelque sorte méprisable. Et cela aussi assaillait Honor à travers Nimitz. Elle ferma les yeux, avec dans la bouche le goût amer du désespoir de ses officiers, et serra le chat sylvestre sur sa poitrine. Comme la plupart de ceux qui la suivaient vers le hangar d'appontement du Katana, il portait encore sa combinaison souple. Il était donc trop lourd pour occuper sa place habituelle sur son épaule, mais elle avait délibérément choisi de lui laisser la combinaison, et ses bras se resserrèrent autour de lui comme elle repensait à la raison qui l'y avait poussée. Une peur terrible et intensément personnelle était tapie au fond de son cœur. Elle avait fait de son mieux pour l'évincer de sa conscience, pour l'ignorer ou du moins se préoccuper à tel point de ses devoirs qu'elle pouvait faire semblant de l'ignorer, mais tous ses efforts n'étaient qu'un leurre. Sa peur se riait de ses tentatives pour l'étouffer. Elle la raillait et murmurait à son oreille, et son incapacité à l'écarter comme sa raison insistait pour qu'elle le fasse contribuait seulement à lui faire honte car elle ne maîtrisait pas cette faiblesse. Mais, pire encore, tout en soutenant qu'elle avait le devoir de vaincre sa peur, sa raison la reconnaissait logique, car elle craignait la séparation. Elle redoutait que ses geôliers ne voient en Nimitz qu'un animal familier extraterrestre, curieux, et qu'ils les séparent. Ou, plus terrible, qu'ils le considèrent comme un animal dangereux. Les conséquences d'une telle décision la terrifiaient à tel point qu'elle n'osait ni les envisager complètement ni les ignorer. Elle l'avait donc laissé en combinaison, dans l'espoir que son aisance manifeste à l'utiliser soulignerait son intelligence et le fait qu'il était beaucoup plus qu'un « simple » animal quand viendrait pour elle le moment de le défendre. Et puis, elle l'admettait, les gants de la combinaison dissimulaient les longs cimeterres meurtriers qu'étaient ses griffes. Aucun de leurs vainqueurs n'avait jamais vu Nimitz en action et, si elle parvenait à leur cacher le danger que représentaient ses armes naturelles jusqu'à ce que son intelligence et sa maîtrise de lui-même aient eu une chance de s'imprimer dans leur esprit, elle pourrait peut-être le protéger. Peut-être... ou non. Mais si elle échouait, si quelqu'un essayait de les séparer ou de blesser Nimitz, si... Elle serra la mâchoire et se libéra du sentiment de panique étouffant qui tentait de la gagner une fois de plus. Elle avait d'autres responsabilités, des devoirs dont elle devait s'acquitter d'une façon ou d'une autre, et elle sentit Nimitz tendre la patte pour lui caresser doucement le visage. Il captait sa crainte, et elle sut qu'il en comprenait l'origine en détectant sa peur en réponse. En fait, ils étaient pris dans une boucle de retour d'information qui nourrissait leur angoisse commune et la renforçait. Mais elle sentait aussi son soutien, son amour et son rejet forcené des efforts de sa conscience professionnelle pour la punir de laisser ses pensées filer comme de l'eau alors qu'elle aurait dû se concentrer sur son devoir envers les gens que ses ordres avaient amenés là. Mais il avait tort. Ces autres responsabilités lui incombaient, et elle s'imposa de redresser les épaules et de relever la tête lorsque la procession de prisonniers atteignit la galerie du hangar d'appontement. Des fusiliers havriens impassibles étaient alignés le long des cloisons, en position du « présentez armes », non pas ouvertement menaçants mais prêts à l'action, et les lèvres d'Honor se tordirent en une moue amère. Elle avait vu ses propres fusiliers dans des poses similaires, l'œil alerte, tandis que des Havriens arrivaient en captivité. Maintenant c'était son tour, or ça n'était pas censé se produire. La Flotte royale était supposée faire des prisonniers et non en fournir à l'ennemi, et même la certitude que le sacrifice du Prince Adrien avait sauvé le reste du convoi ne soulageait en rien la honte d'Honor pour avoir failli au service de sa reine. Le citoyen capitaine Luchner lui tendit une main qu'elle serra fermement. Elle parvint — elle ne sut comment — à esquisser une caricature de sourire à son intention, tandis que cette part honteuse d'elle-même se raillait de ses maigres efforts. Indépendamment du reste des événements, Luchner et son commandant avaient bien traité leurs prisonniers. Il méritait mieux qu'un sourire fantomatique de sa part, pourtant elle ne pouvait lui offrir davantage, en espérant qu'il comprenait. Il s'effaça une fois de plus, et les fusiliers séparèrent Honor et ses officiers en plusieurs groupes adaptés chacun à la contenance d'une pinasse. Ils parcoururent les boyaux d'accès jusqu'aux appareils, observés là aussi par des fusiliers silencieux, et prirent place. Puis les pinasses se désarrimèrent et enclenchèrent leurs réacteurs pour quitter le hangar en une longue file. Honor s'enfonça dans son fauteuil trop confortable et ferma les yeux, seule face à son désespoir. Le contre-amiral Tourville se détourna de sa conversation avec le capitaine Hewitt, son capitaine de pavillon, lorsque les faisceaux tracteurs du hangar d'appontement déposèrent la pinasse de tête dans le ber. Les bras d'arrimage mécaniques se verrouillèrent, le boyau d'accès et les ombilicaux se déployèrent vers le petit engin, et Tourville prit une profonde inspiration. Il avait fait de son mieux auprès de Honeker et, pour être honnête, il s'en était mieux sorti qu'il ne l'aurait cru. Ils avaient calmement discuté de la situation dans un coin du gymnase du Comte de Tilly, dans le bruit d'un match de basket. Ni l'un ni l'autre n'avait fait de remarque quant à la raison qui avait poussé Tourville à choisir cet endroit particulièrement difficile à espionner, et ce simple détail lui avait révélé que Honeker comprenait pourquoi il lui avait demandé de le retrouver là. Et, comme il l'avait espéré, Honeker s'était montré compréhensif. En fait, Tourville le soupçonnait d'avoir été presque aussi réceptif à son souci de respecter l'honneur et les obligations morales de la Flotte qu'aux conséquences « pratiques » de leur façon de traiter les prisonniers. Pourtant il existait des limites que le commissaire n'était pas disposé à dépasser. Dans les faits, il avait accepté — sans jamais le dire explicitement — de laisser à Tourville le soin de s'occuper d'Harrington et de son personnel. Cette question, avait-il dit, relevait logiquement de la responsabilité des militaires ». Une expression que plus d'un commissaire du peuple avait utilisée pour se décharger d'une décision difficile sur la Flotte sans renoncer au droit de la tenir responsable de toute suite indésirable, mais cette fois Tourville s'était réjoui de l'entendre car elle lui permettait d'agir comme il l'entendait. Mais à un certain prix. En autorisant les militaires » à assumer cette responsabilité, Honeker avait été contraint de se dissocier des décisions de Tourville, et il se distinguait donc par son absence à l'arrivée des prisonniers manticoriens à bord du Comte de Tilly. Afin d'éviter de gêner Tourville dans ses décisions, il avait dû prendre de la distance. En retour, cela limiterait sa capacité à soutenir plus tard le contre-amiral face aux autorités supérieures – en admettant qu'il en ait l'intention. Le sas externe du boyau d'accès s'ouvrit, et Tourville croisa les mains derrière son dos et attendit. Quinze à vingt secondes au plus s'écoulèrent avant que la première personne – une femme grande et athlétique – ne descende le boyau. Contrairement à presque tous les autres prisonniers, elle portait l'uniforme plutôt qu'une combinaison souple, et elle se déplaçait avec grâce malgré la créature longue de soixante centimètres qu'elle serrait d'un bras contre sa poitrine. Elle attrapa de sa main libre la barre d'appui située à l'extrémité du boyau et s'élança à travers l'interface pour gagner la gravité interne du Comte de Tilly. Puis elle s'avança pour faire de la place à ceux qui la suivaient. Elle se tenait haute et droite, les épaules carrées, le menton relevé, et son visage triangulaire aux arêtes vives affichait un calme inhumain, pourtant Tourville dissimula une grimace en percevant la terrible douleur qu'exprimaient ses yeux en amande. Elle balaya du regard les officiers – et les fusiliers –rassemblés dans la galerie du hangar d'appontement. Elle passa sur Tourville lui-même, fixa le citoyen commandant Hewitt et se mit au garde-à-vous en se tournant vers lui. « Commodore Harrington, Flotte royale manticorienne », dit-elle d'une douce voix de soprano... tout aussi dénuée d'émotion que son visage. « Citoyen capitaine de vaisseau Alfred Hewitt, VFP Comte de Tilly », répondit-il. Il n'ajouta pas de formule stupide lui souhaitant la bienvenue à bord : il lui tendit la main. Honor la fixa un moment puis la saisit. Il serra plus fort qu'elle ne s'y attendait, et elle perçut un étrange mélange de triomphe et de compassion sur son visage. Une expression qu'elle connaissait. Seulement elle ne l'avait jamais vue sur le visage d'un autre. « Commodore Harrington, poursuivit Hewitt sur un ton formaliste, permettez-moi de vous présenter le citoyen contre-amiral Tourville. — Citoyen contre-amiral. » Honor se tourna vers Tourville au moment où Alistair émergeait du boyau. Elle entendit McKeon et Hewitt commencer le même échange, mais son attention se portait sur Tourville, et elle ressentit un premier frémissement d'espoir en sentant les émotions qu'elle lui inspirait. Les sentiments de l'amiral havrien étaient trop complexes pour une analyse aisée. Le triomphe et la fierté professionnelle prédominaient, mais elle devina aussi une certaine compassion et la ferme intention d'agir honorablement quand il lui tendit à son tour la main. « Commodore Harrington. » Tourville regarda sa prisonnière dans les yeux, essayant de cerner la femme qui se cachait derrière eux, et elle soutint son regard inquisiteur sans ciller. « J'ai été navré d'apprendre que vos pertes étaient si lourdes, dit-il. Je vous promets que notre personnel médical s'occupera de vos blessés comme s'il s'agissait des nôtres... et que vos hommes et vous serez traités avec toute la courtoisie due à votre grade. — Merci, monsieur. » Honor le vit cligner des yeux et s'en voulut d'avoir oublié qu'on appelait « madame » ou « monsieur » les seuls commissaires du peuple à bord des vaisseaux havriens. Puis elle se rendit compte qu'aucun commissaire n'était présent, et une certaine curiosité entama son désespoir. « De rien, répondit Tourville au bout de quelques instants, avant de lui adresser un bref sourire. Ce n'est que justice, après tout, vu la façon dont vous vous êtes comportée envers ceux des nôtres qui se sont retrouvés vos... invités, dirons-nous. » Elle écarquilla les yeux, surprise, et il sourit de nouveau, plus naturellement. « En fait, je crois que mon officier opérationnel, la citoyenne capitaine de frégate Foraker, a passé un peu de temps à bord de votre dernier vaisseau amiral, ajouta-t-il. — Shannon Foraker ? fit Honor, et il acquiesça. — En effet. J'ai assez longuement discuté avec elle, commodore. Et bien que rien ne puisse être garanti en temps de guerre, j'espère que vos hommes et vous trouverez notre conduite à votre égard aussi humaine et respectueuse que la vôtre envers la citoyenne Foraker. » La voix de Tourville – de même que ses émotions – était sincère, pourtant son ton semblait la mettre en garde, et Honor comprit le non-dit qu'il véhiculait. Il la regarda alors droit dans les yeux. « Je suis tout particulièrement heureux que la citoyenne ait pu me donner quelques renseignements complémentaires concernant votre... compagnon. » Il désigna Nimitz d'un geste, sans jamais détourner son regard de celui d'Honor. « J'ai cru comprendre que vous aviez un lien unique en son genre avec lui, et la citoyenne Foraker m'assure qu'il est bien plus intelligent qu'on ne pourrait le croire d'après sa taille. Dans ces conditions, j'ai ordonné qu'on le laisse avec vous, tant qu'il se comporte bien, pour toute la durée de votre séjour à bord du Comte de Tilly. Évidemment, je devrai vous tenir pour responsable de sa bonne conduite et je ne doute pas que vous –comme lui – veillerez à ne pas me faire regretter cette décision. — Merci, citoyen amiral, fit posément Honor. Merci beaucoup. Vous avez ma parole que Nimitz et moi ne vous donnerons aucune raison de regretter votre générosité. » Tourville eut un petit geste pour écarter ses remerciements, puis il se tourna vers Alistair McKeon, mais Honor sentit Nimitz se détendre dans ses bras en captant la sincérité de l'offre du contre-amiral. Le relâchement de la tension du chat sylvestre atténua l'effet de boucle et elle sentit ses muscles se dénouer, toutefois sa réaction fut plus circonspecte que celle de son compagnon. Les chats sylvestres se concentraient sur « ici et maintenant », partant du principe qu'il faut vivre un jour à la fois, en ignorant les menaces et les problèmes non immédiats. Et parce que les chats fonctionnaient ainsi, Nimitz, malgré son sens empathique, avait manqué le subtil sous-entendu de la dernière phrase de Tourville. Sa garantie qu'Honor et Nimitz resteraient ensemble « pour toute la durée de leur séjour » à bord de son vaisseau amiral était à la fois une promesse et un avertissement : il ne pouvait rien garantir une fois qu'ils auraient quitté son croiseur de combat. L'avenir s'étendait sombre et menaçant devant elle, et quelque chose au fond de son être commençait à comprendre l'effet dévastateur de l'impuissance sur une personne habituée à contrôler sa destinée et à assumer la responsabilité de ses actes. Mais elle ne pouvait rien y faire, alors elle prit une profonde inspiration intérieure, recula devant ces choses qu'elle ne pouvait changer et tenta de prendre exemple sur Nimitz. Un jour à la fois, songea-t-elle. C'est comme ça que je dois le prendre : un jour à la fois. Mais tout en se le répétant, sachant que c'était vrai, elle continuait de sentir le vide menaçant de son avenir prêt à l'engloutir. Et elle avait peur. CHAPITRE DIX-NEUF Le vice-amiral Sorbanne contourna son bureau et tendit la main à son visiteur. Un seul regard à la table de travail suffisait à révéler que les responsabilités du commandant du poste de Clairmont s'étaient faites plus pressantes, et non moins, depuis la chute d'Adler, mais elle avait mis entre parenthèses sa légendaire irascibilité et affichait une expression compatissante. « Capitaine Greentree, dit-elle d'un ton posé en désignant les fauteuils placés autour de la table basse. Asseyez-vous, je vous en prie. — Merci, dame Madeleine. » L'officier graysonien effectuait une visite de courtoisie avant de ramener les vestiges de l'escadre d'Honor Harrington vers l'Étoile de Yeltsin, et il avait mauvaise mine. Les traits tirés, des cernes bleuâtres sous les yeux, son corps trapu semblait avoir fondu. Même son uniforme paraissait désormais trop grand : il tombait sur ses épaules, parfaitement taillé, et donnait pourtant une impression débraillée. Et s'il accepta l'invitation à s'asseoir, on aurait dit que le fauteuil confortable était un ennemi auquel il devait résister. Il se tenait tout droit, les pieds serrés, la casquette bien en main sur ses genoux, et Sorbanne perçut la tension qui émanait de lui. Elle prit place et décida finalement de ne pas sonner pour le café. Cet homme n'était pas d'humeur à accepter un rafraîchissement et, bien qu'elle se doutât qu'il se montrerait poli, elle avait le sentiment que sa proposition serait presque insultante car elle banaliserait son intense inquiétude. « Je suis certaine que vous comprenez pourquoi je vous ai demandé de venir, capitaine », dit-elle. Elle avait essayé en vain de se garder de tout formalisme, et elle vit le visage de Greentree se durcir à son ton. « Je crains que les nouvelles ne soient pas bonnes », poursuivit-elle puisqu'il fallait bien le dire, même si ni l'un ni l'autre n'avaient envie de l'entendre. « Même en tablant sur un passage extrêmement lent, le Prince Adrien aurait dû atteindre Clairmont il y a deux jours. Dès treize heures, heure locale, il sera officiellement considéré comme manquant... et présumé perdu, j'en ai bien peur. — Je... » commença le capitaine Greentree avant de s'interrompre, les yeux baissés sur sa casquette, et ses articulations blanchirent tandis que ses mains s'y agrippaient. Il prit une profonde inspiration, et Sorbanne se pencha par-dessus la table basse pour poser une main légère sur son genou. « Ce n'est pas votre faute, capitaine, dit-elle doucement. Vous avez fait exactement ce que vous deviez faire – ce que Lady Harrington voulait que vous fassiez. Mon état-major et moi avons analysé les enregistrements de la situation tactique réalisés par vos capteurs au moment où vous avez effectué votre translation en espace normal. Même si vous vous étiez immédiatement porté à son secours, cela n'aurait eu aucune incidence sur le sort du Prince Adrien. — Mais j'aurais pu essayer. » Ce murmure douloureux était si faible que Greentree ne devait même pas se rendre compte qu'il avait pensé tout haut, mais Sorbanne décida de faire comme si ces mots lui avaient été adressés. « Bien sûr, vous auriez pu essayer, fit-elle si brusquement qu'il releva les yeux, surpris. On peut toujours essayer, capitaine, mais un officier spatial doit parfois savoir quand s'en abstenir. Quand "essayer" est la solution de facilité pour lui, sa réputation ou sa conscience, mais seulement au prix de son devoir. Je suis sûre que bon nombre d'idiots qui n'étaient pas là vous diront que vous auriez dû vous précipiter au secours de Lady Harrington sans tenir compte de ses ordres. Vous auriez sans doute pu vous épargner toute la douleur que vont vous causer ces accusations si vous aviez tenté le coup. Mais vous et moi savons que ça aurait été la mauvaise décision, même s'il nous coûte de l'admettre. » Elle soutint son regard, l'air féroce. « Même si Lady Harrington ne vous avait pas expressément ordonné de regagner l'hyperespace, vous n'auriez pas pu arriver à distance de soutien du Prince Adrien. Il se trouvait trop loin pour que vous le rejoigniez avant qu'il ne retraverse l'hyperlimite et s'échappe en solitaire ou qu'il ne soit contraint à combattre. Dans les deux cas, vous ne pouviez rien faire pour changer ce qui lui est arrivé. Si vous vous étiez obstiné, vous auriez risqué de subir le même sort que lui – probablement tomber sur un vaisseau en embuscade, impulseurs coupés, au beau milieu de votre trajectoire – or votre responsabilité première allait au convoi sous votre escorte, à la fois d'après les ordres directs de Lady Harrington et en tant que capitaine de pavillon de l'escadre. Vous allez entendre assez de gens commenter vos actes, capitaine. Nous sommes deux adultes. Nous savons que ça va arriver, et nous savons que certains se montreront injustes et cruels. Alors ne vous y mettez pas vous aussi. — Mais que vais-je dire à Grayson ? fit Greentree, au désespoir. J'ai perdu le seigneur Harrington, amiral ! — Vous n'avez perdu personne, capitaine ! aboya Sorbanne. Lady Harrington a fait son devoir comme vous le vôtre. Elle a choisi de porter cet uniforme, de courir les risques associés au commandement d'une escadre en termes de guerre. Et elle a également choisi d'ordonner au Prince Adrien d'attirer l'ennemi loin du convoi. — Je sais, répondit Greentree au bout d'un moment. Je sais même que vous avez raison, j'imagine, et je vous remercie d'avoir été assez bonne pour me le dire. Un jour, j'en suis sûr, vos paroles signifieront beaucoup pour moi. Mais pour l'instant – en cette minute précise, dame Madeleine – je n'arrive à penser qu'à tous ces gens sur Grayson. Non parce qu'ils me le reprocheront, mais parce qu'eux aussi l'ont perdue. Parce que nous l'avons tous perdue. Ça semble tout simplement... impossible. — Je sais », soupira Sorbanne. Elle se carra dans son fauteuil, passa la main dans ses cheveux courts et esquissa un sourire sombre. « Ça paraît toujours impossible quand il s'agit d'officiers vraiment doués, hein ? Ils ne sont pas comme nous. Ils sont invincibles, d'une certaine façon, immortels. Une quelconque magie doit les garder en vie, les ramener vers nous, parce qu'il le faut. Parce qu'ils ont trop de valeur pour que nous les perdions. Mais la vérité c'est qu'ils ne sont ni invincibles ni immortels. Nul ne l'est, et quand ils tombent, nous autres devons trouver le moyen de compenser leur perte. — Je ne crois pas que nous pourrons "compenser" cette perte-là, répondit simplement Greentree. Nous ferons de notre mieux, amiral, et nous survivrons. » Il lui rendit son sourire sinistre. « Nous sommes graysoniens, et nous nous y connaissons un peu en matière de survie. Mais de là à trouver quelqu'un qui puisse prendre sa place ? Et devenir ce qu'elle a été ? » Il secoua la tête. « Notre planète sera plus pauvre de l'avoir perdue, dame Madeleine, et ceux d'entre nous qui la connaissaient se demanderont toujours ce que nous aurions pu accomplir ou devenir si nous ne l'avions pas perdue. — Peut-être la volonté de vous montrer à la hauteur de ce qu'elle attendait de vous vous poussera-t-elle à en accomplir encore plus, suggéra doucement Sorbanne. On peut rêver pire, comme héritage. Et ne présumez pas forcément que nous l'ayons perdue. Tout ce que nous savons pour l'instant, c'est que le Prince Adrien est en retard. Bien sûr, il faut envisager le pire, mais il y a presque toujours des survivants, même quand des bâtiments sont perdus au combat, et, d'après ce que je sais de Lady Harrington, elle avait – elle a – le courage moral d'accepter la responsabilité d'ordonner la reddition d'un vaisseau de Sa Majesté. Je ne crois pas qu'elle aurait laissé le Prince Adrien se battre à mort s'il était évident qu'il ne pouvait vaincre, surtout sachant que vous aviez sauvé le convoi. Je dirais qu'il existe au moins une chance sur deux pour qu'elle soit vivante et prisonnière. — Vous avez sans doute raison, madame. En tout cas je l'espère. Mais les Havriens n'ont pas très bonne réputation s'agissant du traitement des prisonniers de guerre et, à la place du comité de salut public, je ne me presserais pas d'échanger cet officier-là. Je répugne à l'imaginer dans leurs mains – pas autant qu'à la croire morte, mais j'y répugne néanmoins. Et dans la mesure où cette guerre a l'air partie pour durer, il pourrait se passer des années – voire des décennies – avant que nous ne la récupérions. — Sur ce point, je crains de ne pouvoir vous contredire, admit Sorbanne en soupirant encore. Mais mieux vaut tard que jamais, capitaine. — Oui, madame, fit-il tout bas. Mieux vaut tard que jamais. » Il baissa de nouveau les yeux vers sa casquette pendant quelques secondes, puis se leva et la glissa sous son bras gauche. « Merci, amiral Sorbanne, dit-il en lui tendant la main droite tandis qu'elle se levait à son tour. J'apprécie que vous ayez pris le temps de me l'annoncer personnellement. Et vos conseils. » Il parvint à produire un sourire qui aurait presque paru naturel sur un visage moins torturé. « J'imagine qu'à m'entendre geindre on croirait que nous autres Graysoniens avons oublié que Lady Harrington est aussi manticorienne, madame, mais il n'en est rien. Nous savons combien elle va manquer à votre Flotte. — Elle va nous manquer, en effet, capitaine, confirma Sorbanne en lui serrant fermement la main. Je vais vous dire au revoir dès maintenant, poursuivit-elle. Vous devez rentrer à Yeltsin, et j'ai des choses à organiser ici. Pour votre information personnelle, je monte une reconnaissance en force à destination d'Adler. Nous allons envoyer une douzaine de croiseurs de combat et de croiseurs ainsi qu'une division de supercuirassés en soutien; donc, à moins qu'ils n'aient reçu de lourds renforts, nous devrions les renvoyer tout droit sur Barnett ou tout autre système d'où ils sont venus. — J'aimerais pouvoir venir, madame. — Je le sais, et j'aimerais également que ce soit possible, mais... » Sorbanne haussa les épaules, et Greentree acquiesça en lâchant sa main. Elle hocha la tête elle aussi, puis il se retourna et se dirigea vers la porte du bureau, mais la voix du contre-amiral l'arrêta juste avant qu'il ne sorte. « Une dernière chose, capitaine, dit-elle posément, et il se retourna pour lui faire face. D'après ce que j'en ai vu, vous êtes un homme qui fait son devoir, si déplaisant soit-il, mais j'ai pris la liberté d'envoyer un messager à Yeltsin. Il est parti il y a deux heures, avec la nouvelle de la perte présumée de Lady Harrington. — Je vois. » Greentree la regarda un moment puis soupira profondément. « Je comprends, dame Madeleine, et je vous en suis reconnaissant, même si je ne devrais sans doute pas. — Je ne vous dirai pas "de rien", fit Sorbanne, parce que j'aurais préféré que personne n'ait à faire cette annonce à votre peuple, mais... » Elle haussa encore les épaules, et Greentree hocha la tête. « Dans ce cas, je vais partir, madame », dit-il. Un instant plus tard, la porte se refermait derrière lui. Madeleine Sorbanne la fixa encore quelques secondes avant de prendre une profonde inspiration et d'opiner vigoureusement. « Bonne chance, capitaine », fit-elle tout bas. Puis elle carra les épaules et regagna le fauteuil derrière son bureau et les responsabilités qui allaient avec. Trente minutes plus tard, un ascenseur à bord du VFG Jason Alvarez s'arrêtait. Thomas Greentree inspira longuement et en sortit. Il s'imposait de marcher du pas le plus normal possible, mais il savait son visage figé. Il n'y pouvait rien. D'ailleurs, il n'était même pas sûr de vouloir qu'il en soit autrement, car ce qu'il s'apprêtait à faire était comme une répétition – à un niveau très personnel et douloureux – de ce qui l'attendait à son retour dans le système de Yeltsin, et son expression reflétait simplement l'état de son cœur, qui semblait un bloc de granit au milieu de sa poitrine. Il passa un coude dans la coursive, et il ne put soutenir la vue de l'homme en uniforme vert posté devant les quartiers de Lady Harrington. Normalement, ce devoir échoyait à James Candless ou Robert Whitman, en tant que membres les moins gradés de son escorte légère habituelle composée de trois hommes. Toutefois, quand elle était... absente, quelqu'un d'autre devait monter la garde devant ses quartiers. En tant que second d'Andrew LaFollet, Simon Mattingly était trop gradé pour ce genre de tâche, mais il fallait bien que quelqu'un se charge d'attribuer les postes et, en l'absence de LaFollet, il s'agissait du caporal Mattingly. Il pouvait affecter ici qui il voulait, et il se tenait droit comme une lance, les épaules raides, boutons et pièces métalliques brillant comme de petits soleils. Il arborait même l'aiguillette dorée à nœuds aux armes du domaine Harrington que les hommes d'armes personnels d'un seigneur ne portaient que lors des cérémonies officielles, et Greentree serra les dents. Il comprenait le message silencieux de Mattingly : sa présence n'était pas une simple formalité mais un devoir quotidien. Et son seigneur n'était pas parti : elle était juste absente et, à son retour, elle trouverait ses hommes en train d'accomplir leur devoir. Si longtemps que cela dure, si longue soit l'attente, Simon Mattingly monterait la garde pour elle et conjurerait ainsi son absence. Le capitaine s'arrêta, et Mattingly se mit au garde-à-vous. « Puis-je vous aider, commandant ? s'enquit-il sur un ton professionnel. — Oui, caporal. Je voulais parler à l'intendant MacGuiness. — Un instant, monsieur. » Mattingly enfonça le bouton de com et attendit. Quelques secondes s'écoulèrent – beaucoup plus que d'habitude – avant qu'une voix que Greentree faillit ne pas reconnaître réponde. « Oui ? » Ce mot unique, terne et pesant, tomba comme une pierre de l'intercom, et Mattingly posa brièvement les yeux sur le commandant. « Le capitaine Greentree voudrait vous parler, Mac », dit-il posément. Il y eut un autre moment de silence, puis le sas s'ouvrit. Mattingly n'ajouta rien. Il se remit simplement au garde-à-vous, et Greentree passa près de lui et pénétra dans les quartiers de Lady Harrington. MacGuiness se tenait dans l'encadrement du sas menant à son office, et si ses yeux paraissaient un peu gonflés, Thomas Greentree ne s'étendrait sûrement pas sur le sujet. Contrairement à Mattingly, l'intendant semblait physiquement abattu et, pour la première fois depuis qu'il le connaissait, il faisait son âge. Ses bras pendaient inutiles le long de son corps, comme si les mains expertes à leur extrémité avaient oublié à quoi elles servaient. Les rides que le prolong avait empêché le temps de creuser sur son visage se voyaient désormais, profondément imprimées par le chagrin et l'inquiétude. Et le capitaine devinait avec quelle force il voulait espérer, il voulait croire à l'idée que des nouvelles arrivaient, comme si en espérant assez il pouvait le rendre possible. « Bonjour, monsieur, fit-il d'une voix rauque en esquissant un sourire de bienvenue. Désirez-vous un rafraîchissement? Je... » Sa voix se brisa, et il s'éclaircit la gorge. « Je suis sûr que le commodore voudrait... » Ses poings se fermèrent, sa voix mourut, et Greentree fut submergé par une vague de culpabilité irrationnelle. C'était son expression qui avait interrompu MacGuiness, il le savait. Il le voyait à la façon dont le visage de l'intendant s'était tendu et son corps voûté, comme pour éviter un coup redouté. Mais il n'y avait aucun moyen de l'épargner, et le capitaine inspira profondément. « L'amiral Sorbanne a rendu la nouvelle officielle, dit-il, essayant de trouver la clémence dans la brièveté. À partir de cet après-midi, le Prince Adrien est officiellement considéré manquant et présumé perdu. » MacGuiness blêmit, et Greentree posa la main sur son épaule. « Je suis désolé, MacGuiness, fit-il plus doucement. Pour l'instant, Lady Harrington n'est que manquante. Nous n'en saurons pas plus avant de recevoir un rapport des Havriens ou des inspecteurs de la Ligue. Je... » Il marqua une pause et pressa l'épaule de l'intendant. « Je voulais que vous l'appreniez de ma bouche plutôt que de la rumeur. — Merci, monsieur », répondit MacGuiness dans un murmure. Il regarda la cabine vide en contenant difficilement ses larmes. « On ne dirait pas... » Il s'interrompit, serra les dents et détourna la tête pour se cacher du commandant. « Merci de me l'avoir dit, monsieur, fit-il d'une voix bizarrement essoufflée. Si vous voulez bien m'excuser, je... j'ai des choses à faire... » Ignorant la main sur son épaule, il gagna rapidement la chambre de Lady Harrington. Le sas se referma derrière lui et Greentree le contempla un moment en silence, puis il soupira et se retourna vers l'accès principal. Mattingly devait avoir deviné la raison de sa visite à MacGuiness, il n'en doutait pas, mais cela ne lui épargnerait pas la tâche de le lui annoncer à lui aussi, d'être le porteur de cette nouvelle qu'aucun membre du personnel de Lady Harrington n'avait envie d'entendre. Derrière lui, dans la chambre d'Honor Harrington, James MacGuiness, assis dans un fauteuil, regardait le sabre Harrington dans son fourreau incrusté de pierres précieuses, au-dessus de la vitrine en cristal qui recelait l'Étoile de Grayson et la Clef Harrington. Il n'émettait pas un son, son corps ne bougeait pas, et les larmes glissaient sur ses joues en silence, comme la pluie. Honor soupira, releva les yeux du livre qu'elle faisait semblant de lire depuis une heure environ et se frotta les yeux d'un geste fatigué. Elle resta encore assise un moment puis posa son livre de côté, passa ses longues jambes par-dessus le bord de son étroite couchette et gagna le milieu du grand compartiment qu'elle partageait avec Marcia McGinley, Géraldine Metcalf et Sarah DuChêne pour commencer une série d'exercices d'étirement. McGinley leva la tête du problème d'échecs auquel elle réfléchissait. Elle regarda un moment Honor sans rien dire puis jeta un coup d'œil interrogateur à DuChêne. L'astrogatrice acquiesça en réponse à sa question muette, et elles se levèrent pour rejoindre Honor. Celle-ci se poussa pour leur faire un peu de place, et elles se mirent à décrire des cercles dans cette sorte de danse étrangement gracieuse que leur imposait l'espace limité au sol, pendant que Metcalf les observait depuis son lit. Il n'y aurait pas de place pour elle tant qu'une autre ne s'assiérait pas et elle attendait donc patiemment, mais Nimitz n'allait pas laisser perdre des genoux tout à fait accueillants — et immobiles. Il s'élança du pied du lit d'Honor sur celui de Metcalf, et l'officier tactique pouffa tandis qu'il s'affalait sur ses jambes et se mettait sur le dos pour réclamer des caresses. Honor observait les trois autres du coin de l'œil tout en se dépensant, regrettant de ne pas avoir un peu plus de place. Il n'y en avait pas assez pour lui permettre de faire ses katas d'entraînement, même toute seule, et, avec les autres autour d'elle, elle aurait probablement infligé de graves blessures à quelqu'un si elle avait essayé. Pourtant, malgré l'inconfort d'être entassées ainsi, cette partie d'elle-même qui s'effritait un peu plus chaque jour sous le poids de son impuissance se félicitait de la présence des autres. Non qu'aucune d'elles eût envie d'être là, mais au moins Nimitz et elle n'avaient pas à porter le fardeau supplémentaire de l'isolement, que la courtoisie militaire leur aurait imposé sur un vaisseau plus vaste. Malgré le gouffre hiérarchique qui les séparait d'Honor, McGinley, Metcalf et DuChêne étaient les prisonnières les plus gradées du lot, et il était impossible aux Havriens d'offrir à aucun de leurs prisonniers — même Honor — des quartiers privés. Le capitaine Bogdanovitch s'était excusé au nom du contre-amiral Tourville pour les avoir entassées toutes les quatre, mais le Comte de Tilly n'était qu'un croiseur de combat. Il disposait d'un espace limité et, bien que spartiate, le compartiment — prévu par les concepteurs du bâtiment pour abriter six officiers subalternes — était préférable à une cellule. Metcalf et DuChêne avaient d'abord été très gênées qu'on les loge avec Honor... et Nimitz bien sûr. Elles semblaient penser que c'était leur faute si on avait refusé à Honor l'intimité qu'elle méritait à leurs yeux, et la différence de grade n'avait fait qu'aggraver ce sentiment. Elle s'était efforcée de leur ôter de l'idée qu'elles portaient la responsabilité des événements, et la présence de McGinley l'y avait aidée. Ni Metcalf ni DuChêne n'avaient précédemment servi sous les ordres d'Honor. En dehors des brefs contacts qu'elles avaient eus au cours de ses visites à bord du Prince Adrien, elles restaient de parfaites étrangères, mais McGinley, en tant qu'officier opérationnel du commodore, était comme un pont entre elles. Tout en ayant le même grade que les deux autres, elle se montrait aussi à l'aise dans son rôle de deuxième membre de l'état-major d'Honor, et sa relation de travail avec elle s'était progressivement étendue à Metcalf et DuChêne. Rien ne pourrait faire passer leur situation pour normale et naturelle, mais les autres s'y étaient habituées après les premiers jours. La différence de grade persistait, évidemment, même dans ces conditions inédites et tendues. Honor n'était pas juste leur supérieure hiérarchique : c'était leur commandant, l'officier le plus gradé des prisonniers de guerre alliés, ce qui exigeait qu'elle garde ses distances. Elle ne pouvait pas espérer devenir une des leurs », mais il s'était instauré une relation presque naturelle dont elle se réjouissait car elle restait assez lucide pour admettre que, dans sa situation actuelle, elle avait besoin de toute la stabilité possible. Elle n'avait quasiment aucun contact avec les autres prisonniers de guerre, et le sentiment qu'elle en tirait d'être déconnectée, de ne jamais savoir exactement ce qui arrivait à des gens dont elle se sentait encore responsable, s'ajoutait à cette peur de l'avenir qui continuait de la ronger. Nimitz, d'un autre côté, semblait presque heureux. Mais les apparences étaient trompeuses. Il ne parvenait pas à cacher à Honor son sentiment d'être pris au piège, bien que son opportunisme joyeux donnât le change à tous ceux qui n'étaient pas reliés à ses émotions. Il avait bien fait connaissance avec McGinley à bord de l'Alvarez, et il la sollicitait maintenant sans complexe pour obtenir des caresses et se faire brosser. D'ailleurs, il daignait accepter les offices des trois subalternes d'Honor, qui aurait presque pu se sentir abandonnée si elle n'avait pas compris qu'il transformait jeux et caresses en une forme de thérapie pour elles... et si sa propension à profiter de manière éhontée de leurs attentions n'avait pas été d'une aide capitale pour surmonter la gêne première de Metcalf et DuChêne. De plus, le regarder manipuler les autres pour les sortir de leur déprime aidait Honor à oublier la sienne. Et ses compagnes d'infortune n'étaient pas les seules que le chat sylvestre avait charmées. En effet, Shannon Foraker rendait visite à Honor — et Nimitz — si souvent qu'Honor s'inquiétait pour elle. Entretenir une trop grande familiarité avec un officier manticorien risquait d'être source de problèmes pour un officier havrien, et elle se sentait un peu coupable de ne pas avoir fait comprendre à Foraker qu'elle devrait peut-être garder ses distances. Mais en vérité elle était trop reconnaissante au capitaine de frégate de ses visites pour l'en détourner, et Tourville avait décidé de la nommer officier de liaison avec Honor. Foraker faisait sans nul doute un bon choix si le contre-amiral voulait être certain de pouvoir se fier à son officier de liaison pour veiller à ce que les prisonniers soient bien traités, mais Honor en était venue à soupçonner Tourville de se laisser guider par un autre motif. Malgré sa promotion, l'officier opérationnel Foraker n'avait guère changé depuis qu'Honor l'avait rencontrée en Silésie, et elle voulait manifestement la remercier pour la façon dont elle avait été traitée à bord du HMS Voyageur. Mais ce que ses supérieurs auraient interprété comme une intention honorable dans n'importe quelle flotte pouvait se révéler extrêmement dangereux au sein de l'actuelle Flotte populaire, et c'était là, Honor s'en doutait, la véritable raison qui avait poussé Tourville à la nommer officier de liaison. Puisqu'on lui avait ordonné de veiller au bien-être des prisonniers, on pouvait difficilement lui reprocher de se montrer consciencieuse dans l'accomplissement de son devoir. Foraker ne se rendait probablement pas compte des intentions de Tourville (en admettant, bien sûr, qu'Honor les avait correctement devinées), mais cet aveuglement faisait partie de son charme. Elle avait une innocence presque enfantine. Il ne s'agissait pas de bêtise, plutôt d'un refus de se laisser dicter ses relations personnelles par les pressions idéologiques qui agitaient la Flotte havrienne. À moins que ça ne lui ait tout simplement été impossible : elle paraissait totalement dépourvue de cette paranoïa constructive qui guidait bon nombre de ses collègues dans ce champ de mines, et l'idée de ce qu'il aurait pu advenir d'elle si sa compétence et son talent en avaient fait un officier un peu moins précieux aux yeux de ses supérieurs suffisait à glacer le sang d'Honor. Il était sans doute idiot de sa part de s'inquiéter pour un officier de la flotte ennemie, surtout si ses talents le rendaient des plus dangereux, mais il était difficile de garder cela à l'esprit alors que Foraker rappelait avec insistance aux cuisiniers du Comte de Tilly les besoins énergétiques particuliers d'Honor et passait pendant ses rares heures libres pour jouer aux échecs avec McGinley, offrir une branche de céleri à Nimitz ou remettre à Metcalf les pinceaux et tubes de peinture récupérés dans ses quartiers à bord du Prince Adrien. Et si Foraker semblait inconsciente des risques qu'elle pourrait courir, elle avait compris la grande inquiétude d'Honor et entrepris d'y faire quelque chose. Non seulement elle avait amené d'autres Havriens pour leur faire rencontrer Nimitz —et l'on pouvait compter sur son charme pour détendre l'atmosphère pendant n'importe quelle visite de courtoisie — mais elle avait aussi « emprunté » le chat sylvestre plusieurs fois. Officiellement, elle lui faisait faire un peu d'exercice mais, en réalité, elle le présentait à autant de gens que possible à bord du Comte de Tilly, dans l'intention évidente de les convaincre qu'il ne représentait aucun danger pour eux. Honor lui était immensément reconnaissante de ses efforts, toutefois elle aurait été plus optimiste quant à leur issue si elle n'avait pas découvert que Tourville, au moins, savait Nimitz dangereux. Le contre-amiral avait pris l'habitude de les inviter, McKeon, le « colonel » LaFollet et elle, en leur qualité de prisonniers les plus gradés, à dîner de temps à autre avec ses officiers. Honor se réjouissait de cette chance de voir les autres, tout en sachant que ces repas coûtaient à LaFollet, mais ils avaient aussi offert à Tourville l'occasion de laisser « échapper » que les services de renseignement de la Flotte populaire avaient rassemblé un dossier sur son compte. D'abord stupéfaite, elle avait compris à la réflexion qu'elle n'aurait pas dû l'être. Après tout, elle voyait régulièrement les dossiers que la DGSN compilait concernant des officiers ennemis que la FRM jugeait suffisamment importants pour les surveiller. Elle n'avait simplement pas envisagé que la Flotte populaire pouvait la voir sous cet angle. C'était toutefois le cas, et son dossier détaillait aussi sa carrière sur Gray-son. Des remarques délibérément nonchalantes de Tourville, elle avait déduit que ces détails incluaient des extraits de la vidéo sanglante tournée par la Sécurité planétaire les montrant, Nimitz et elle, en train de faire échec à la tentative d'assassinat contre la famille du Protecteur Benjamin. Quiconque avait vu ces images ne pouvait commettre l'erreur de sous-estimer Nimitz et, bien que Tourville ne se sentît manifestement pas menacé en sa présence, elle doutait que tous ceux qui avaient un grade suffisant pour les visionner partageraient son calme. De ce point de vue au moins, l'existence de ce dossier rendait beaucoup plus probable la perspective qu'on la sépare de Nimitz. Pour tout dire, si elle avait été havrienne, elle se serait sûrement opposée à ce qu'un prisonnier garde un « animal familier » qui avait déjà tué des hommes. Cela ne faisait rien pour renforcer sa confiance, et elle fut choquée de constater combien les incertitudes quant à son avenir l'affectaient. Elle n'avait jamais été confrontée à ce genre de pression et elle était particulièrement mal équipée pour y faire face. Elle avait tout doucement compris qu'il aurait été impossible de concevoir une situation plus à même de retourner cruellement contre elle les fondements de sa personnalité. Le simple fait d'ordonner la reddition du Prince Adrien avait transformé son sens du devoir et la conscience de ses responsabilités envers sa reine et sa flotte en une source de culpabilité plutôt que de force. Son devoir envers son personnel, ce sentiment d'obligation mutuelle qui existe entre tout officier et ses subalternes, était lui aussi devenu un cruel aiguillon car elle ne pouvait en aucun cas s'en acquitter. Elle faisait de son mieux pour les représenter, et la décence d'officiers tels que Tourville et Foraker empêchait leurs vainqueurs de maltraiter ses hommes... jusque-là. Mais c'était bien là le problème, non ? Elle n'aurait pas le pouvoir de protéger son personnel si Tourville était remplacé par un autre — non, quand il le serait. Et à tous ces soucis usants s'ajoutait son lien avec Nimitz. Ce pilier de sa vie depuis plus de quarante ans, cette source de stabilité et d'amour vers laquelle elle s'était tournée même dans ses moments les plus sombres, représentait désormais la pire menace qu'elle eût jamais affrontée. Elle pouvait perdre Nimitz. On pouvait le lui enlever, même le tuer, si l'envie en prenait n'importe quel officier de la Flotte ou des fusiliers ennemis, n'importe quelle brute du Service de sécurité, voire un simple maton. Elle était absolument impuissante à le protéger de ces gens, et elle ne pouvait que cacher à ses subordonnées le désespoir que cela éveillait en elle, à défaut de réussir à le dissiper. Et parce qu'elle ne pouvait dissiper son désespoir, sa terreur, ils ne faisaient que croître comme des sources d'infection impossibles à inciser puis nettoyer. Ses craintes sombres, toujours plus fortes et plus vastes, dévoraient ses réserves de courage et sapaient son identité sans qu'elle puisse faire mieux que les ignorer, éviter d'y penser, faire comme si elles n'existaient pas... alors qu'elle était bien consciente du contraire. Tout cela la minait. Elle le savait et sentait sa fragilité grandir à mesure que le poison de l'impuissance érodait petit à petit sa force. Elle avait horreur de ça. Horreur. Pas seulement pour l'effet que cela avait sur elle, mais à cause de ce que cela l'empêchait de faire pour les gens qu'elle avait amenés là. Elle soupçonnait que seuls McKeon et LaFollet — peut-être aussi McGinley — se rendaient compte combien elle s'usait. Elle espérait que personne d'autre ne le voyait, en tout cas. C'était bien assez que ceux dont elle était le plus proche soient obligés de se préoccuper de ses échecs et de ses terreurs personnelles alors qu'ils avaient leurs propres peurs et inquiétudes, et le droit d'attendre son soutien pour y faire face. Mais... Un doux carillon résonna, et Honor releva la tête à l'ouverture du sas, heureuse qu'on la tire de cette spirale d'auto flagellation sans cesse plus étroite. Shannon Foraker se tenait dans l'encadrement, et Honor ébaucha un sourire de bienvenue, qui mourut sur ses lèvres lorsqu'elle remarqua l'expression de Foraker, et elle sentit que McGinley et DuChêne, dans son dos, ralentissaient puis stoppaient leurs exercices. « Oui, citoyenne capitaine ? » dit-elle, et comme toujours la fermeté de sa voix l'étonna. Elle aurait dû sonner aussi tendue et diminuée qu'Honor se sentait, et frémir comme un câble trop sollicité. « Le citoyen amiral Tourville m'envoie vous transmettre ses respects et vous informer que nous avons reçu de nouveaux ordres, commodore. » Si la voix d'Honor semblait trop naturelle à ses propres oreilles, celle de Foraker paraissait un peu trop monocorde. Même les mots sonnaient faux, comme écrits par quelqu'un d'autre. Et c'était précisément le cas, comprit soudain Honor. Foraker n'était que la messagère, et le message venait de Tourville. La citoyenne marqua une pause pour s'éclaircir la gorge avant de poursuivre. « Le courrier est revenu de Barnett, fit-elle en regardant Honor droit dans les yeux. Les dépêches du citoyen amiral Tourville étaient destinées au citoyen amiral Theisman, commandant du système, et à son commissaire, mais la citoyenne Ransom, du comité de salut public, se trouve en ce moment à Barnett et on lui a bien entendu montré le message. » Honor sentit sa respiration se figer. Elle avait ressenti un vague espoir en entendant le nom de Theisman, car l'amiral et elle s'étaient déjà rencontrés et, bien qu'appartenant au camp ennemi, c'était un homme intègre et courageux. Mais la mention de Cordélia Ransom brisa tout espoir, et elle s'efforça de dissimuler sa peur en s'imposant de soutenir le regard de Foraker. La plupart de vos hommes du rang et officiers subalternes seront directement transportés vers une installation de la Flotte dans le système de Serpentine. En revanche, vous et vos officiers supérieurs ainsi que quelques-uns de vos quartiers-maîtres les plus anciens en grade regagnerez Barnett avec nous à bord du Comte de Tilly. » Foraker marqua encore une pause, comme si elle voulait trouver un moyen, n'importe lequel, d'éviter de terminer ce message. Mais il n'y en avait pas, et elle poursuivit d'une voix plus monocorde encore. — La citoyenne Ransom a donné l'ordre au citoyen amiral Tourville en personne de vous amener à Barnett, commodore. D'après son message, elle souhaite s'entretenir elle-même avec vous avant de décider des dispositions à prendre dans votre cas. — Je vois. » Le soprano d'Honor ne flancha pas. C'était comme si elle se tenait de côté et regardait un étranger habiter son corps et parler par sa bouche. Elle avait vu les rapports de la DGSN concernant le comité de salut public et ses membres. Elle connaissait le dossier de Cordélia Ransom et, du coup, elle ne saurait se mentir quant aux raisons qui pouvaient pousser Ransom à vouloir « s'entretenir » avec elle... ni quant aux « dispositions » qu'elle envisageait. Pourtant, bizarrement, elle se rendit lointainement compte qu'elle en était presque soulagée. Au moins, désormais, elle ne pouvait plus se tourmenter avec de faux espoirs. Elle entendit les pas de Nimitz résonner tandis que, quittant d'un bond les genoux de Metcalf, il traversait la cabine pour la rejoindre. Elle se pencha sans quitter Foraker des yeux et le prit dans ses bras, le serrant si violemment contre son cœur qu'elle s'étonna de ne pas l'entendre protester de douleur. L'univers semblait s'être arrêté autour d'elle. Il n'y avait que Foraker, la peine dans son regard – confirmation qu'elle partageait la vision qu'Honor avait de son avenir – et la chaleur infiniment précieuse du chat sylvestre dans ses bras. Puis elle se rendit compte qu'elle avait tort. Il restait encore une chose à laquelle, même maintenant, elle ne pouvait échapper. Son devoir. Son devoir envers sa reine, qu'elle ne pouvait déshonorer en se montrant faible. Son devoir envers ses hommes, qu'elle ne pouvait pas trahir en s'effondrant au moment où ils auraient le plus besoin d'elle. Et enfin son devoir envers elle-même. Le devoir de rassembler le peu de force qui lui restait et de faire face à ce qui adviendrait avec au moins un semblant de dignité. « Merci, Shannon. Veuillez transmettre ma gratitude au citoyen amiral Tourville, à la fois pour m'en avoir informée et pour ses nombreuses attentions », répondit sereinement Lady dame Honor Harrington dans un sourire. CHAPITRE VINGT Hamish Alexander eut l'impression qu'on venait de le frapper au ventre. Il s'effondra dans un fauteuil sans quitter des yeux le visage de Nathan Robard, dans le silence de sa cabine digne d'un palace à bord du VFG Benjamin le Grand, uniquement rompu par le tic-tac patient et régulier d'une antique horloge. Un cadeau du duc de Cromarty, songea-t-il distraitement, comme s'il cherchait quelque chose – n'importe quoi – pour détourner son attention. Mais le tic-tac précis ne faisait que souligner le calme environnant, à croire que le vaisseau amiral lui-même ne parvenait pas à accepter ce que l'officier d'ordonnance venait de dire. « Présumé perdu ? » répéta-t-il enfin et, même à ses propres oreilles, les mots paraissaient avoir été prononcés par quelqu'un qui pensait pouvoir les faire mentir rien qu'en fermant les yeux et en faisant un voeu. « Oui, milord, fit le jeune Graysonien. J'ai apporté le message de l'amiral Sorbanne. » Il présenta à Havre-Blanc le bloc-message électronique qu'il gardait sous le bras comme s'il avait hâte de s'en débarrasser, mais le comte secoua la tête. « Plus tard. » Sa voix était rauque, et il baissa les yeux sur ses mains et déglutit. « Je le visionnerai plus tard, Nathan, parvint-il à dire plus naturellement. Donnez-m'en juste les grands traits. — Le rapport préliminaire de l'amiral Sorbanne ne donne guère de détails, milord », répondit respectueusement Robard, mais Havre-Blanc se contenta de hocher la tête avec impatience, et l'officier glissa le bloc-message sous son bras, maussade, et se redressa pour adopter un semblant de repos de parade. « Ainsi que dame Madeleine l'avait déjà signalé, fit-il, les Havriens se sont emparés au moins temporairement du système d'Adler après avoir détruit le groupe d'intervention du commodore Yeargin, mais Lady... » Robard s'interrompit, comme pris de court par son propre rapport. Puis il toussa derrière sa main et reprit d'une voix résolument normale : « Lady Harrington n'était pas au courant de la situation et n'avait donc aucune raison d'anticiper une présence hostile là-bas. Pour des motifs qui ne sont pas très clairs dans le rapport de l'amiral Sorbanne, elle était en visite sur le vaisseau du capitaine McKeon, qui tenait la pointe du convoi. À un certain moment entre sa translation en espace normal et celle du gros du convoi, Lady Harrington s'est aperçue de la présence des Havriens et a ordonné au capitaine McKeon d'attirer l'ennemi loin du point de translation du convoi. Elle a également donné l'ordre au capitaine Greentree de regagner l'hyperespace avec le convoi. Son intention était de rejoindre Clairmont indépendamment et, la dernière fois qu'on l'a vu, le Prince Adrien semblait devoir échapper à tout poursuivant hormis un croiseur ou croiseur de combat ennemi qui n'aurait dû pouvoir lui imposer qu'un très bref affrontement. Mais... » Robard s'interrompit et resta immobile une seconde. Puis ses épaules s'affaissèrent imperceptiblement et il croisa le regard de son amiral. « C'est tout ce que nous savons, milord, dit-il tout bas. Lorsque le courrier a quitté Clairmont, le Prince Adrien avait cinquante heures de retard. L'amiral Sorbanne l'a officiellement ajouté à la liste des unités présumées perdues. — Je vois. » Havre-Blanc baissa les yeux sur son bureau, et ses narines s'évasèrent tandis qu'il prenait une profonde inspiration. (^ Merci, Nathan. Laissez-moi le message de dame Madeleine. Je le regarderai plus tard. — Bien, milord. » Le bloc tinta contre le coin du bureau quand Robard le posa, puis l'officier d'ordonnance se retira, et le sas se ferma sans bruit derrière lui. Le silence emplit la cabine, rythmé par le tic-tac doux et méticuleux de l'horloge. Le comte restait assis, immobile. Combien de vaisseaux, au fil des ans, avaient été déclarés manquants et présumés perdus » pour finir par réapparaître ? Sûrement beaucoup. Forcément. Mais à cet instant, aucun nom ne lui venait, et il savait confusément que le Prince Adrien ne serait pas de ceux-là. Comment est-ce arrivé ? se demanda-t-il. Elle était trop douée pour laisser les Havriens l'attraper de cette façon, et McKeon aussi. Alors, bon Dieu, que s'est-il passé ? Les capsules lance-missiles. Ce devait être ça. Les capsules que l'ennemi, selon elle, commençait à déployer. Et elles n'équipaient sûrement pas le bâtiment dont elle connaissait l'existence : Harrington était trop prudente pour manquer de les remarquer, sachant qu'elles auraient réduit l'accélération du vaisseau s'il en avait remorqué. Elle se serait demandé pourquoi il accélérait si faiblement, et le comte savait qu'elle en aurait tiré les conclusions qui s'imposaient. Il se leva et croisa les mains dans son dos, puis se mit à faire les cent pas, le front plissé, les yeux au sol, pendant que son esprit passait en revue les possibilités. Quelqu'un devait être en planque, décida-t-il. Forcément. La seule chose contre laquelle on ne pouvait pas se préserver. Bon sang, combien de chances y avait-il qu'un truc pareil se produise ? Mais ça paraissait logique. Un bâtiment dont elle ignorait la présence, caché devant elle, équipé de capsules lance-missiles et resté coi jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus lui échapper. Havre-Blanc ' ferma les yeux avec douleur, imaginant le moment de vérité, l'instant où elle avait compris ce qui se passait... et qu'elle ne pouvait pas l'éviter. Et puis le carnage auquel il avait trop souvent assisté, auquel il avait lui-même trop souvent procédé, lorsque la vague de têtes laser s'était abattue sur le Prince Adrien comme un mascaret sphinxien. Il se retourna pour faire face à l'immense portrait de Benjamin IV accroché à la cloison derrière son bureau, le visage empreint de douleur. Manquant et présumé perdu. La formule officielle résonnait comme une raillerie dans son esprit, et il serra les poings derrière lui en se demandant si elle était vivante ou morte. Même en vie, elle était prisonnière désormais. C'était inévitable. Il se rappela sa conversation avec l'amiral Matthews et les questions auxquelles il s'était trouvé confronté, sur lui-même et ses sentiments. Il n'y avait jamais répondu. Il les avait mises de côté, refusant d'y réfléchir, et maintenant... Maintenant, il y avait de grandes chances pour qu'il ne connaisse jamais les réponses. Pourtant, alors qu'il fixait les yeux noisette du portrait, il savait aussi qu'il se sentirait toujours personnellement responsable de ce qui était arrivé. On ne l'aurait jamais envoyée vers Adler si elle n'avait pas repris du service plus tôt que prévu et, s'il ne s'était pas trahi d'une façon ou d'une autre cette nuit-là, dans la bibliothèque, elle n'aurait pas repris en avance. Donc, en un sens que nul ne devinerait, c'était sa faute à lui. Il ne sut jamais combien de temps il était resté à fixer le visage du Protecteur mort depuis longtemps qui avait donné son nom à son vaisseau amiral, mais il prit finalement une profonde inspiration et se secoua. Il n'y avait pas de raison de la croire morte, dit-il à sa conscience. Elle avait déjà fait preuve d'une aptitude hors du commun à survivre, et il restait toujours quelques survivants à bord d'un vaisseau. Tant que sa mort n'était pas confirmée — si elle l'était —, elle survivrait dans son esprit. Il le fallait. Il se détourna du portrait et reprit place derrière son bureau. Il avança la main vers le bloc-message laissé par Robard puis la retira. Cela aussi pouvait attendre, insistait son cerveau, et il revint à son terminal et aux montagnes de rapports en souffrance. Il n'aurait jamais cru accueillir avec soulagement les détails bureaucratiques liés à l'activation d'un commandement de flotte, pourtant c'était le cas ce jour-là, et il s'y plongea comme un homme qui cherche à échapper à ses démons. La veste vert sombre de Thomas Theisman était négligemment jetée sur le dossier d'une chaise, ses pieds déchaussés reposaient sur une table basse en cuivre martelé, le col de sa chemise était ouvert, et il contemplait son verre, l'air maussade. Même un amiral ne pouvait s'offrir le whisky de la vieille Terre au prix qu'il atteignait alors en République populaire, et Theisman buvait rarement. Pas assez souvent, en tout cas, pour s'être constitué une réserve d'alcools forts, mais son officier logistique avait réussi à lui trouver une marque imitant le whisky terrien, mise en bouteille ici même, à Barnett. Il avait beau ne pas boire, Theisman se doutait qu'il s'agissait d'une bien piètre copie — une conclusion à laquelle il était parvenu lorsque le premier verre lui avait cautérisé les papilles. L'impressionnante quantité qu'il avait consommée depuis bouillonnait dans son estomac avec une virulence qui ne faisait rien pour améliorer son appréciation de sa qualité, mais au moins il avait l'effet désiré il lui anesthésiait le cerveau. Il versa donc un peu plus de liquide ambré sur le glaçon au fond de son verre tout en maudissant cette chienne de déesse du hasard. Cordélia Ransom se trouvait dans le système de Barnett depuis dix jours à l'arrivée du courrier de Tourville, et il se laissait alors aller à espérer un peu. Ses équipes d'holovision étaient partout, se mêlaient de tout, traînaient dans les pattes de tout le monde et, de façon générale, semaient la pagaille dans son commandement bien organisé. Même ses hommes du rang se sentaient mal à l'aise, sachant les sbires de l'Information publique partout autour d'eux, et ses officiers de renseignement s'étaient démenés pour essayer d'éviter d'éventuelles atteintes à la sécurité opérationnelle. Ça devait être agréable, avait-il songé, de vivre avant l'époque où les voiles Warshawski avaient rendu la communication interstellaire réellement possible. Aujourd'hui, les courriers mettaient peut-être des semaines voire des mois à effectuer leur voyage, mais ils semblaient hélas toujours parvenir à destination. Les grandes agences de presse telles que Journaux intra galactiques unis, Reuters de Beowulf et le Service d'information interstellaire — tous basés en Ligue solarienne — étaient déjà pénibles, mais, au moins, un accès restreint et des agents de sécurité alertes pouvaient limiter leurs dégâts. Non qu'on pût totalement se fier à aucune mesure. D'ailleurs l'insistance officielle de la Ligue sur la «  liberté de la presse » rendait les choses plus difficiles encore. Leurs correspondants paraissaient croire que leur carte de presse en faisait des dieux, et les fusiliers chargés de la sécurité sur la base de DuQuesne avaient attrapé deux pigistes —l'un travaillant pour JIU et l'autre pour Sul — alors qu'ils tentaient de s'introduire à bord d'une navette de fret dans l'intention manifeste d'obtenir des interviews de l'équipage du supercuirassé vers lequel elle se dirigeait. Dans l'ensemble, toutefois, Theisman se sentait raisonnablement confiant en sa capacité à protéger la sécurité opérationnelle de tout élément extérieur. C'était ses propres propagandistes qu'il craignait. Dieu savait que les Renseignements de la Flotte et le Service de sécurité dépensaient assez d'argent — et de temps — à payer des agents neutres pour enregistrer les bulletins d'information nationaux de Manticore. Ces émissions avaient des semaines, voire des mois, quand elles atteignaient enfin les analystes, pourtant les services de renseignement parvenaient toujours à en tirer quelque information utile, ne serait-ce que pour préciser le contexte. Il devait partir du principe que l'Alliance leur retournait la politesse, ce qui signifiait qu'un mot de travers dans une émission de propagande pourrait révéler des secrets que la Flotte cachait depuis des mois, tout ça parce qu'un rédacteur obscur de l'Information publique qui ne comprenait pas les réalités opérationnelles et s'en contrefichait voulait faire une belle phrase. Mais bien que la présence de Ransom ait constitué un monumental emmerdement, ses propres contacts avec elle l'avaient encouragé à espérer que peut-être on ne le destinait pas à jouer les boucs émissaires quand Barnett tomberait. Il ne pouvait en être certain, bien sûr. En effet, Cordélia Ransom aurait fait — entre autres — une splendide joueuse de poker, mais elle avait passé beaucoup trop de temps avec lui et enregistré trop d'heures d'interview pour qu'il croie encore qu'elle avait l'intention de mettre une croix sur lui en même temps que sur le système, et les scripts à partir desquels ses interlocuteurs travaillaient avaient renforcé cet espoir. Beaucoup du contenu de la propagande était un peu trop criard à son goût, mais les clips d'holovision étaient manifestement destinés à présenter un certain Thomas Theisman sous l'éclairage le plus héroïque possible. Le ministère n'investirait sûrement pas autant de temps — et l'attention personnelle de la ministre — à monter en épingle un officier dont il comptait se défaire. Après tout, la perte d'un héros ne pouvait que porter un coup au moral des civils, non ? Surtout si la ministre de l'Information publique avait personnellement présenté ce héros comme le champion de la République. L'idée qu'on fasse de lui le paladin du comité de salut public avait été dure à avaler, mais si c'était là le prix de la survie, il était prêt à le payer — et soulagé. Mais, alors qu'il commençait à penser que l'intérêt que lui portait Ransom pourrait bien signifier son salut, le hasard attendait d'ajouter une nouvelle tache sur sa conscience. Car si Ransom ne s'était pas trouvée à Barnett pour tourner des reportages dépeignant Thomas Theisman comme un héros, elle n'aurait jamais vu le courrier de Tourville. Le citoyen amiral jura à voix basse et avala une nouvelle gorgée. L'alcool le brûla en descendant pour aller exploser dans son estomac, mais il paraissait avoir atteint la limite du réconfort qu'il pouvait en tirer, et il s'adossa dans un soupir. Il ne savait pas très bien comment Tourville avait réussi à obtenir de son commissaire qu'il accepte son plan concernant les prisonniers, mais il était évident d'après le message qu'ils s'étaient arrangés. Tourville comptait envoyer tous ses prisonniers, officiers inclus, vers les installations de la Flotte à Serpentine. Les camps de prisonniers n'avaient rien d'hôtels de luxe mais, contrairement à SerSec, la FRP avait fortement intérêt à ce que les personnels militaires alliés capturés soient correctement traités. Mieux, la Commission de la Ligue solarienne pour les prisonniers de guerre, qui contrôlait la conformité de l'attitude des belligérants aux accords de Deneb, avait un bureau à Serpentine et dressait la liste de tous les captifs entrants. En conséquence, le Royaume stellaire aurait été informé sous quelques semaines du sort du Prince Adrien... et du fait qu'Honor Harrington était sauve. Rien n'aurait pu la protéger de l'éventualité que les hommes du Service de sécurité exigent qu'elle leur soit remise, mais ceux-ci s'étaient jusqu'alors fait une règle de laisser les prisonniers de guerre aux mains des militaires une fois qu'ils s'y trouvaient. Tourville et Theisman auraient au moins pu espérer qu'ils appliquent la même politique dans le cas d'Harrington et, même s'ils s'y étaient refusés, l'endroit où on la retenait aurait été connu de tous, et sa notoriété aurait offert une protection supplémentaire. Même SerSec ne devait pas être assez stupide pour la maltraiter sous le regard attentif du public. Imaginez les opportunités de propagande que ce genre de comportement aurait offertes à l'Alliance ! Mais la présence de Ransom avait fait échouer les efforts de Tourville, et les ordres qu'elle avait donnés faisaient frissonner Theisman. Elle avait passé outre à l'intention de Tourville d'envoyer tous ses prisonniers à Serpentine, insistant pour que les officiers supérieurs et un échantillon d'officiers subalternes soient acheminés jusqu'à Barnett. C'était probablement inévitable une fois qu'elle avait appris la capture d'Harrington, mais ce qui effrayait Theisman, c'était l'ordre de ne pas la mentionner. On ne devait dire à personne — ni aux inspecteurs de la Ligue, ni aux Manties, ni même à la Flotte populaire — qu'Harrington était désormais prisonnière, et un ordre de ce genre déclenchait de noires inquiétudes chez tout citoyen de la République. L'ancienne Sécurité intérieure que les Législaturistes dirigeaient avant la guerre faisait déjà peur : les procès constituaient des formalités irritantes dont Séclnt ne voyait pas l'utilité de s'encombrer, et tout le monde avait entendu murmurer des histoires concernant Untel que Séclnt avait fait disparaître, ou bien la police d'hygiène mentale, ou une de leurs murmures aujourd'hui, car le Service de sécurité voulait que les citoyens soient au courant des arrestations et des châtiments. Et les procès n'étaient plus des formalités irritantes : ils s'étaient transformés en outils parfaits pour la propagande et pour légitimer les atrocités du SS. Pourtant la première étape demeurait la même : les procès spectacles venaient peut-être plus tard, mais le temps que le Service décide ce qu'il comptait faire d'un individu donné, celui-ci disparaissait. On pouvait toujours le faire réapparaître par la suite si un procès semblait désirable... mais s'il s'avérait plus pratique de l'éviter, il était fort simple de rendre sa disparition permanente. Theisman n'arrivait pas à croire que Ransom réservait ce sort à Harrington car il était certain qu'elle en voyait trop clairement les inconvénients. Il se l'était répété fermement, désespérément, parce qu'au fond de lui il en était beaucoup moins sûr qu'il ne l'aurait voulu. On avait déjà fait trop de choses stupides au nom de la révolution et de la « guerre du peuple ». On avait déjà versé trop de sang pour la simple raison qu'on en était capable. Et il ne voulait pas que cela arrive à Honor Harrington. Il prit une plus petite gorgée de whisky, ferma les yeux et appuya le verre froid contre son front pendant que les vapeurs d'alcool faisaient tourbillonner dans son cerveau des pensées qu'il n'aurait peut-être jamais osé affronter sans l'aide de la boisson. Il respectait Harrington. Plus que cela, il lui devait sa vie et celle de son équipage, puisqu'elle lui avait permis de se rendre alors qu'elle avait toutes les raisons du monde de les effacer de l'espace pour en finir, et elle avait continué à faire preuve de compassion envers ses ennemis depuis. Warner Caslet avait été retourné à la République parce qu'Harrington avait le sentiment que le Royaume stellaire leur était redevable, à son équipage et lui. Le capitaine de vaisseau Stephen Holtz et les quarante-six survivants du VFP Achmed n'avaient survécu que parce qu'Harrington avait envoyé ses pinasses les tirer de la coque morte de leur vaisseau, sans savoir si la capacité de régulation vitale de son bâtiment mutilé lui permettrait de maintenir en vie ses propres survivants. Et elle s'était arrangée pour qu'ils soient rapatriés en même temps que Caslet et ses hommes. La Flotte populaire avait une dette d'honneur envers elle, et Thomas Theisman une dette personnelle, ce qui renforçait encore l'argument en faveur de la réciprocité. Honor Harrington était tout simplement une personne que la République devait traiter avec dignité et respect si elle s'attendait à ce que son propre personnel soit bien traité. Et l'idée que... Le carillon d'admission résonna, et il grommela, irrité. Il mit son verre de côté et enfonça le bouton sur l'accoudoir de son fauteuil. « Oui ? grogna-t-il. — Je voudrais vous parler, citoyen amiral. » Theisman sursauta en reconnaissant la voix de Cordélia Ransom. Le temps parut s'arrêter, l'instant s'étira vers l'éternité, et dans cette suspension cristalline il se rendit soudain compte à quel point il était stupide de se soûler alors que Cordélia Ransom se trouvait dans le même système. Puis l'instant se brisa, et son instinct de conservation contrôla le flot de panique. Il était peut-être stupide, mais se le reprocher ne le sauverait pas des conséquences. Pour ça, il allait devoir agir. Il se secoua violemment et s'extirpa du fauteuil. « Euh... un instant, citoyenne ministre ! » parvint-il à articuler. Ses pieds trouvèrent péniblement ses bottes pendant qu'il refermait le col de sa chemise, puis il attrapa l'inhalateur à côté de la bouteille de whisky. Il détestait ce satané produit et buvait rarement assez pour en avoir besoin, mais il avait appris à ses dépens qu'il valait mieux le garder à portée de la main quand il buvait. Jusqu'alors, il pensait que cette nuit désastreuse pendant sa troisième année à l'Académie garderait sans conteste le titre de plus grosse cuite de sa vie. Il savait désormais que ce ne serait pas le cas, et il porta l'inhalateur à sa bouche, enfonça le bouton et inspira profondément. La toux sèche et soudaine qui le plia en deux le saisit par surprise. Son esprit l'avait anticipée, mais pas le reste de sa personne, et son crâne parut prendre des proportions colossales. Pendant un instant, il crut qu'il allait mourir – puis il se contenta de le souhaiter. Mais au moins ce satané machin produisait l'effet désiré. Son estomac était encore plus dérangé qu'avant, mais son esprit s'était éclairci – à peu près – et la pièce avait cessé de danser la polka autour de lui. Il se secoua encore une fois, glissa l'inhalateur dans la poche de son pantalon et attrapa sa veste sur la chaise. Il s'apprêtait à la remettre mais il changea d'avis. Après tout, il était dans ses quartiers personnels, et Ransom ne l'avait pas prévenu avant de passer. Dans ces conditions, il refusait de l'accueillir en uniforme complet comme un néo-lapin s'empressant de se présenter sous son meilleur jour au chasseur. Il décida de suspendre sa veste un peu mieux à un portemanteau, prit une profonde inspiration et appuya sur le bouton d'admission. La porte s'ouvrit, et Cordélia Ransom la passa, suivie comme toujours de ses imposants gardes du corps. En fait, comme Theisman s'en rendit compte en les examinant plus attentivement, il s'agissait d'une autre paire que celle qui l'avait accompagnée dans son bureau le premier jour. Non que cela parût avoir la moindre importance : ils étaient manifestement disponibles en sets interchangeables. « Bonsoir, citoyenne ministre, dit-il. Je ne vous attendais pas. — Je m'en rends compte, citoyen amiral », répondit-elle en inclinant la tête de côté. Ses yeux bleus se posèrent un instant sur sa veste, puis passèrent à la bouteille de whisky et au verre posés sur la table basse. « Je vous prie de m'excuser pour vous avoir dérangé sans me faire annoncer, mais il y a quelques détails dont je souhaiterais discuter avec vous. En privé. — Ah oui ? » fit-il poliment. L'inhalateur lui avait laissé une violente migraine, mais la douleur semblait l'aider à garder les idées claires, et il posa les yeux sur ses gardes du corps. Mais elle ne releva pas l'allusion. Le concept de discussion privée ne comprenait manifestement pas leur éviction, et Theisman fut frappé par une soudaine révélation. La lutte qui se poursuivait entre le contenu de l'inhalateur et les vestiges de son ébriété avait-elle pour ainsi dire libéré son esprit de sorte qu'il pouvait désormais faire le rapprochement ? En tout cas, une fois opéré, il devenait si évident que l'amiral se demanda comment il pouvait l'avoir manqué jusque-là. La présence de ces gardes n'avait rien à voir avec un authentique sentiment de danger de la part de Ransom. Ils étaient uniquement présents parce qu'elle avait suffisamment d'importance pour y prétendre. Ils n'étaient que l'expression de son pouvoir, un totem ou un trophée dont elle n'était pas disposée à se passer. « En effet », répondit-elle, inconsciente du cours de ses pensées. Il s'écarta et l'invita du geste à choisir un fauteuil. « Je prenais un verre pour me détendre, dit-il. Puis-je vous en offrir un ? — Non, merci. Mais que cela ne vous empêche pas de vous resservir. — Non, pas maintenant, merci. » Theisman attendit qu'elle ait pris place avant de s'asseoir en face d'elle. « En quoi puis-je vous aider, citoyenne ministre ? » demanda-t-il sur un ton poli tandis que les gardes du corps se positionnaient derrière elle. « Je voulais discuter des actes du citoyen contre-amiral Tourville », répondit-elle, et il ressentit une nouvelle vague d'inquiétude devant sa voix froide et son regard inexpressif. « À quel propos, madame ? » Son estomac malmené par le whisky se noua, mais il parvint à ne pas laisser sa méfiance percer dans sa voix ni sur son visage. Ce fut difficile, et les mots que prononça ensuite Ransom lui compliquèrent encore la tâche. « Je ne suis pas contente du tout de sa tentative manifeste de remettre ses prisonniers aux mains des militaires, dit-elle. — Je ne suis pas certain de vous suivre, citoyenne ministre, fit Theisman aussi calmement qu'il le put. Ses prisonniers sont déjà aux mains des militaires, et il a signalé leur capture et demandé qu'on approuve son intention de les transférer directement à Serpentine. — Ne jouez pas à ça avec moi, citoyen amiral. » La voix de Ransom se fit plus froide, et elle esquissa un mince sourire. « Se montrer solidaire de ses subordonnés est une qualité admirable, mais vous savez ce que je veux dire. Cette Harrington n'est pas un prisonnier de guerre ordinaire, et vous comme Tourville le savez très bien. Sa capture est un facteur politique d'importance capitale. De ce fait, ce que nous faisons d'elle est une décision politique et non militaire ! — Mais, citoyenne ministre, tenta Theisman, en vertu des accords de Deneb... — Je me fiche des accords de Deneb ! » aboya Ransom. Elle se pencha en avant et lui lança un regard noir. « Les accords de Deneb ont été signés par les Législaturistes et non par les représentants du peuple, et le peuple n'est pas lié par les vestiges archaïques d'un passé ploutocratique – surtout alors qu'il est engagé dans un combat à mort contre d'autres ploutocrates élitistes ! Ce sont deux idéologies qui s'affrontent, et il ne peut y avoir de compromis entre elles. Comment se fait-il que vous autres officiers ne le compreniez pas ? Il ne s'agit pas d'une autre de ces guerres où votre clique "guerrière" affronte des "ennemis honorables" ou des "frères officiers", citoyen amiral ! Nous menons une guerre de classes, un combat révolutionnaire dont la seule issue acceptable n'est pas la défaite mais l'annihilation de nos ennemis, parce que, si nous échouons à les éradiquer cette fois-ci, ils nous écraseront sûrement et nous imposeront de nouveau leur férule d'exploiteurs. La seule chose qui compte, c'est la victoire, et seuls les gens dotés d'une vision et d'une volonté politiques suffisantes pour l'admettre nous offrent une chance de survie. Eh bien, le comité de salut public a cette vision, et nous refusons de faire une croix sur un outil ou une option qui pourrait nous aider à gagner à cause d'un malheureux torchon inutile que nous n'avons jamais signé ! » Thomas Theisman se demandait si l'inhalateur avait si bien fonctionné, car la ferveur de Ransom semblait authentique. Mais c'était absurde, non ? Ce qu'elle venait de dire correspondait parfaitement à la propagande officielle de la République, mais la femme chargée de la mettre en forme ne pouvait quand même pas y ajouter foi elle-même ! « Je ne vous contredirai pas sur le fond, citoyenne ministre, dit-il prudemment, mais je crois que certaines conséquences pratiques – des considérations tactiques et non pas de principe – doivent aussi être prises en compte. » Les lèvres de Ransom se pincèrent en une moue menaçante, mais elle ne l'interrompit pas, et il massa sa tempe douloureuse tout en poursuivant sur un ton de plus en plus circonspect : « Plus précisément, madame, il me semble que les hommes du rang de la Flotte manticorienne croient de fait au système pour lequel ils se battent, et ils considèrent que les accords de Deneb en font partie intégrante. Si nous violons... — Foutaises ! interrompit Ransom, impatiente. Oh, les professionnels qui se sont engagés auprès de l'ennemi avant la guerre croient sans doute à ces sornettes. Après tout, ce sont des mercenaires et ils ont été assez stupides – ou endoctrinés, ou avides – pour aller servir de leur plein gré leurs exploiteurs impérialistes contre salaire ! Mais depuis le début de la guerre, leur Flotte a été contrainte de recruter au sein des masses populaires. À mesure que les combats se prolongeront, un plus fort pourcentage de leur main-d’œuvre totale sera conscrite, tout comme la nôtre, et les conscrits ne croiront pas les mensonges des élitistes. Ils se rendront compte qu'on les sacrifie dans une guerre contre leurs semblables au profit de leurs ennemis naturels et, ce jour-là, ils se dresseront contre leurs maîtres comme nous contre les nôtres ! » Theisman grimaça. Il ne put s'en empêcher, car il venait de découvrir un secret terrifiant : Cordélia Ransom croyait bel et bien en sa propre propagande. Il resta immobile, regrettant de ne pas avoir choisi une autre nuit pour se soûler, et il s'imposa de se calmer. Elle ne peut pas y croire réellement, se répétait-il. N'est-ce pas ? Est-il possible qu'elle croie ce qu'elle dit aux proies? Non, décida-t-il. Elle était maîtresse dans l'art de manipuler les foules, et elle s'était adaptée trop rapidement dans les premiers jours, elle avait trop vite changé de trajectoire en réponse aux caprices des foules. Elle avait trop bien réussi à les devancer, à anticiper leur mouvement suivant, pour être une véritable idéologue. Mais cela n'est révélateur que de ce qu'elle était, Thomas. Elle a eu des années depuis, des années pour imposer sa propre empreinte sur les désirs de la foule. Elle n'anticipe plus vraiment sa direction : elle la modèle. Son estomac troublé se serra à cette idée, pourtant il existait une contradiction fondamentale entre la manipulatrice cynique qu'elle était à coup sûr et l'idéologue passionnée qui pouvait croire en ce qu'elle venait de débiter. Cette femme qui traînait partout ses gardes du corps pour prouver son importance et dont le ministère de la Propagande forgeait ses mensonges pour soutenir toutes les affirmations du comité de salut public faisait un paladin du prolétariat plus improbable encore que Thomas Theisman. Elle devait bien savoir qu'elle mentait, sinon elle n'aurait pas pu le faire de façon aussi cohérente et complète. Mais il existait une autre possibilité, presque aussi effrayante que probable. Après tant de temps passé dans une position de pouvoir incontesté, après tant d'années à modeler la vérité officielle à l'image de son choix, pouvait-elle avoir perdu la capacité de reconnaître ce qui était réellement vrai ? Theisman avait vu des officiers issus de puissantes familles législaturistes victimes d'un aveuglement comparable. Ils savaient que les situations décrites dans leurs rapports à l'Amirauté n'avaient que peu de lien avec la vérité, toutefois, vu la position de leur famille, personne n'osait remettre en cause lesdits rapports. Et au fil des ans, ils en venaient à opérer sur deux niveaux différents : l'un où ils mentaient à leurs supérieurs pour protéger leur petit empire privé, l'autre où ils croyaient sincèrement pouvoir rendre une chose vraie rien qu'en la décrétant telle. Qui, au sein de la République populaire, pouvait dire à Cordélia Ransom qu'elle avait tort? Elle n'avait d'autres pairs que Robert Pierre et Oscar Saint-Just, et tout l'appareil répressif du Service de sécurité se tenait derrière elle : remettre en question l'évangile prêché par l'Information publique constituait même une haute trahison ! La folie allait plus loin qu'il ne l'aurait cru, songea-t-il, ébranlé. Un membre au moins du triumvirat dirigeant sa nation en était venu à voir ses ennemis à travers le prisme déformant de ses propres inventions, et elle prenait carrément des décisions – des décisions qui mettaient en jeu la survie de la République – sur cette base ! « Je ne peux pas m'exprimer au nom de tous les officiers de la Flotte, citoyenne ministre, dit-il après un silence dont il espérait qu'il ne s'était pas dangereusement prolongé. Mais, pour ma part au moins, je n'ai jamais douté que les affaires militaires devaient être sujettes à un contrôle civil. » Il choisissait ses mots avec un soin infini. Il ne s'était jamais trouvé confronté à pire danger de sa vie et il le savait. Mais quelqu'un devait trouver un moyen quelconque de ramener Ransom à un semblant de raison, et il avait l'air d'être le seul interlocuteur disponible. Nausée et migraine n'aidaient guère, et ses mains étaient moites, mais la peur donnait à sa réflexion le tranchant d'une lame de rasoir quand il reprit : « Mon souci du respect des accords de Deneb découle de mon interprétation personnelle de l'attitude des inspecteurs de la Ligue solarienne et, pardonnez-moi de le rappeler, des instructions politiques que j'ai dans les faits reçues. » Et tout cela était assez vrai, songea-t-il, bien que dans un sens autre que celui qu'y verrait Ransom. « Quelles "instructions politiques" ? s'enquit la ministre sur un ton soupçonneux. — Les déclarations officielles du ministère de l'Information publique ont toujours souligné que la République populaire de Havre traiterait correctement ses prisonniers, ce que la plupart des nations définissent par l'application des accords de Deneb. Il n'a jamais été explicitement dit que nous agirions dans les limites de ses dispositions, mais cela semblait néanmoins sous-entendu, et je sais que plusieurs représentants de la Ligue solarienne avec qui je me suis entretenu interprétaient ainsi nos déclarations. Je me rends bien compte que la désinformation joue un rôle essentiel en temps de guerre, mais je n'ai pas reçu de directives indiquant que notre intention en la matière était d'abuser l'ennemi. Dans ces conditions, la seule conclusion que je me sentais autorisé à tirer était que je devais effectivement considérer que les accords conditionnaient mes décisions et celles de mes subordonnés. Je n'allais sûrement pas risquer de contredire les intentions apparentes du comité en ordonnant à mes officiers d'adopter une autre position. — Je vois. » Ransom s'enfonça dans son fauteuil, croisa les jambes et inclina une fois encore la tête. « Je n'y avais pas réfléchi en ces termes, citoyen amiral, dit-elle au bout d'un moment, sur un ton beaucoup moins glacial. Vous soulevez une question que le comité n'a manifestement pas envisagée de manière assez approfondie. Il faudra procéder à une annonce cohérente depuis le haut de la hiérarchie si nous voulons que nos commandants sachent en quoi consiste notre politique, n'est-ce pas ? » Elle fit la moue puis hocha lentement la tête. « Oui, je comprends. D'ailleurs, je me demande pourquoi je ne m'en suis pas rendu compte plus tôt. Nous avons pourtant bien vu la nécessité d'énoncer clairement nos autres changements de politique. Je constate que le citoyen Saint-Just et moi allons devoir nous atteler à cette question afin de promulguer là aussi des directives appropriées. — Je suis certain que le comité prendra la bonne décision, madame. » En tout cas, j'espère bien que Pierre et Saint-Just l'emporteront sur vous ! « Puis-je toutefois me permettre une suggestion pour guider nos actes en attendant ? — Bien sûr, fit Ransom, presque aimable. — Merci. » Theisman évita soigneusement de s'essuyer le front et tenta de se donner l'air à la fois raisonnable et confiant sans paraître chercher la confrontation et sans trahir le soin extrême avec lequel il choisissait ses mots. « Sur un plan purement pragmatique, je pense qu'il serait bon pour nous d'appliquer les accords à la population globale des prisonniers de guerre sans demander – ni permettre – aux responsables militaires locaux de prendre de décisions dans un sens contraire en l'absence d'instructions expresses de la hiérarchie. » Il leva la main en un geste rassurant comme elle ouvrait la bouche. « Je ne nie pas que des décisions politiques devront être prises dans certains cas isolés, mais je vois trois avantages majeurs à nous appuyer sur les accords la plupart du temps. » Le premier consiste à fournir à la Flotte une ligne directrice sur laquelle fonder ses actes. Je me rends compte que nos commissaires sont là pour nous conseiller mais, en l'absence de ligne directrice, nous nous trouverions dans une situation où chaque commandant de système, de flottille, de force d'intervention ou d'escadre et son commissaire devraient formuler leur propre politique personnelle. Je crains qu'il ne puisse en résulter que le chaos. En revanche, si nous continuons d'utiliser les accords pour principe de base, les commandants locaux pourront s'y référer pour s'assurer qu'on dispose de façon cohérente des personnels capturés. Là où il est indiqué de s'écarter de ce principe, les directives politiques peuvent toujours être transmises par la suite aux commandants concernés. » Il s'interrompit jusqu'à ce que Ransom acquiesce à contrecoeur. « Et les autres avantages ? demanda-t-elle. — Le deuxième, fit Theisman, c'est l'avantage en termes de propagande que le respect des accords nous offrirait – et, réciproquement, les dangers qui pourraient naître de leur abandon officiel pur et simple. Les accords de Deneb comptent beaucoup aux yeux des dirigeants à la fois de l'Alliance et de la Ligue solarienne. Sans aller jusqu'à admettre que ces dirigeants soient les représentants légitimes du peuple... (mais sans admettre le contraire non plus, songea-t-il) nous ne pouvons nier cette réalité objective : ce sont eux qui prennent les décisions pour l'instant. Parmi lesquelles celles qui nous permettent de recevoir un soutien clandestin de la part de certains éléments au sein de la Ligue. Si nous dénonçons les accords, les partisans de la guerre contre la République nous présenteront sous le pire jour possible dans leurs médias nationaux, ce qui aura le double effet de fortifier la résolution des Manticoriens et de leur offrir un argument supplémentaire pour essayer de nous priver de l'aide que nous recevons en provenance de la Ligue. » À l'inverse, si nous continuons de nous plier aux dispositions des accords, nous pouvons nous décrire comme l'allié naturel du peuple du Royaume stellaire. Souvenez-vous que les officiers ne représentent que vingt pour cent du personnel ennemi capturé, citoyenne ministre, et tous ne viennent pas de l'aristocratie ou de la ploutocratie. Autrement dit, quatre-vingts pour cent au moins des prisonniers qui bénéficieront de notre respect des accords sont issus des autres classes de la société manticorienne. En insistant sur le fait que nous traitons nos prisonniers en respectant la lettre des accords, nous assurons à nos alliés naturels au sein de la population des nations ennemies que nous les traiterons bien s'ils se rendent... ou passent de notre côté. — Mmm. » Ransom se frotta le nez quelques instants, les yeux à demi fermés, l'air pensif, puis elle hocha lentement la tête. « Vous n'avez pas tout à fait tort, citoyen amiral, admit-elle. Évidemment, si nous adoptons officiellement cette position, nous allons devoir choisir avec le plus grand soin les occasions pour lesquelles nous ne nous conformerons pas aux dispositions ridicules des accords. Sinon, les propagandistes manticoriens s'empareront sûrement des cas isolés qui donneront lieu à d'autres... décisions pour prouver que nous mentons. — Peut-être, madame. » Évidemment, pauvre cloche! C'est bien pour ça que je l'ai suggéré, fulmina Theisman sans rien en laisser transparaître sur son visage. « Je vous offre simplement ma vision personnelle de la question. — Je comprends bien, citoyen amiral. Mais vous avez parlé d'un troisième avantage ? — Oui, madame. Pour le dire simplement, il s'agit d'une question de réciprocité. Si nous traitons bien leur personnel captif, nous pouvons exiger qu'ils traitent nos hommes de même. De fait, ils seront contraints de traiter leurs prisonniers au moins aussi bien que nous, sous peine de perdre du terrain dans la guerre de propagande, et je pense que cela en vaut la peine pour deux raisons. Tout d'abord, il me semble que nous avons la responsabilité morale de veiller à ce que le personnel combattant pour la République soit traité aussi bien que possible dans toutes les circonstances, même en cas de capture par l'ennemi. Ensuite, le moral de nos troupes sera plus solide si elles s'attendent à être bien traitées aux mains de l'ennemi. » Il allait ajouter une autre raison d'espérer la réciprocité dans le traitement des prisonniers de guerre mais se retint juste à temps : il n'était guère judicieux de rappeler au ministre de l'Information publique que la FRM avait jusqu'alors capturé dix à quinze fois plus de Havriens que la Flotte populaire n'avait pris de Manticoriens. « Je vois », répéta Ransom. Elle appuya ses coudes sur les bras du fauteuil et posa le menton sur ses doigts tendus. Elle observait Theisman d'un air indéchiffrable, et il soutenait posément son regard tout en essayant d'ignorer les noeuds que faisait son estomac. « J'avoue, citoyen amiral, poursuivit-elle après quelques secondes de silence, que je suis impressionnée par le raisonnement qui sous-tend vos arguments. Dommage que vous soyez jusque-là resté aussi... apolitique. Nous saurions que faire d'un officier général aussi clairvoyant. — Je suis resté apolitique parce que je ne me sens pas taillé pour une carrière politique, répondit Theisman, ce qui restait très en deçà de la vérité. — Je n'en suis pas si sûre, fit Ransom, songeuse. Vous semblez avoir une compréhension très fine de la situation sous l'angle de la propagande ! — Je suis flatté que vous en jugiez ainsi, madame, mais je ne suis pas persuadé de penser de même. » Il prit bien garde de ne pas ajouter que l'idée qu'il avait une « compréhension fine » du moindre aspect de la situation en disait long sur les lacunes de sa propre analyse des faits. « D'ailleurs je suis sûr que, si vous vous y attardez, vous remarquerez que toutes mes observations sont liées à ce que je considère comme les conséquences militaires de notre attitude concernant les accords. Je m'inquiète de ne pas mettre en péril nos contacts avec les experts techniques de la Ligue solarienne et de ne pas affermir la combativité de l'ennemi ni affaiblir la nôtre. Je crains que, au-delà, ma compréhension des aspects politiques et économiques de la guerre ne soit fort limitée. Souvenez-vous de notre discussion, le jour de votre arrivée. J'ai passé toute ma vie d'adulte et ma carrière dans les rangs des militaires plutôt que dans la société au sens large, et je suis fermement convaincu qu'il vaut mieux me cantonner à ce que je connais le mieux dans une guerre comme celle-ci. — Vous avez peut-être raison. Franchement, au vu de votre palmarès au combat, il ne serait pas bienvenu de vous rapatrier vers le système mère. Le succès de l'effort de guerre exige des directives politiques, mais aussi la présence d'officiers capables de transformer ces directives en actions victorieuses sur le champ de bataille. » Theisman acquiesça de la tête mais ne dit rien, a elle se mit à frotter ses mains contre les accoudoirs dans un mouvement de va-et-vient. « Vous m'avez donné matière à réflexion, citoyen amiral, dit-elle. J'ai peut-être été un peu vite en besogne en qualifiant les accords d'inutiles. Enfin, je ne vois toujours pas pourquoi nous devrions nous estimer liés par les accords obsolètes signés par nos ennemis de classe s'il est à notre avantage de les ignorer, mais vous m'avez pour le moins donné à réfléchir à l'opportunité de le faire sans avoir soigneusement envisagé les conséquences. » Theisman hocha de nouveau la tête. Son estomac formait un nœud solide sous l'effet combiné de la tension et du mauvais whisky, et l'effort fourni pour que sa voix et son expression n'en trahissent rien lui donnait envie de vomir. Mais sa tentative semblait avoir porté ses fruits, et il s'efforça vigoureusement de ne pas penser à toutes les autres manières dont quelqu'un comme Ransom pouvait provoquer des désastres... ou des atrocités. « En tout cas, fit-elle plus vivement en se relevant de son fauteuil, le moment est clairement mal choisi pour les dénoncer unilatéralement. » Le soulagement que Theisman ressentit à ces mots affaiblit ses genoux au point qu'il eut du mal à se lever à son tour, mais elle n'avait pas terminé. « Et pour ce qui est des cas dans lesquels il est indiqué de violer les accords, ajouta-t-elle, nous allons devoir choisir nos justifications avec prudence... Vous avez bien raison sur ce point, citoyen amiral. » Heureusement pour Theisman, elle s'était tournée vers la porte en parlant, et elle manqua donc l'expression totalement horrifiée qui traversa son visage malgré tous ses efforts. « Oui, poursuivit-elle d'un air songeur tandis qu'il s'imposait de la raccompagner poliment à la porte, il va falloir y réfléchir. Peut-être devrions-nous centraliser toutes les décisions concernant les prisonniers de guerre. Nous pourrions adopter des directives selon lesquelles le nom des captifs ne serait fourni aux inspecteurs de la Ligue que depuis des QG centraux. D'ailleurs, nous pourrions même restreindre les contacts et les mouvements non escortés des inspecteurs aux planètes abritant ces QG, non ? » Sa voix s'anima. « Bien sûr ! Il suffit de dire qu'il s'agit d'une question de sécurité militaire et que procéder de façon ordonnée nous permettra plus facilement de nous assurer du bon traitement des PG. Et ce sera même la vérité ! Bien sûr, dit-elle avec un de ses sourires glaciaux et carnassiers, cela impliquera aussi que nous n'aurons jamais besoin d'admettre avoir vu les prisonniers... gênants. Quel dommage que nous n'y ayons pas pensé plus tôt! Cela aurait certainement simplifié la situation actuelle. » Theisman ravala sa bile tandis que la ministre de l'Information publique s'arrêtait à la porte pour lui serrer chaleureusement la main. — Merci beaucoup, citoyen amiral ! dit-elle avec enthousiasme. Vous avez apporté une aide inestimable à l'effort de guerre. Si vous avez d'autres idées valables, n'hésitez pas à m'en faire part ! » Elle serra encore une fois sa main, lui adressa un grand sourire et partit. Thomas Theisman eut à peine le temps d'atteindre les toilettes avant de vomir. CHAPITRE VINGT ET UN Les gardes à bord de la navette portaient les vestes noires et pantalons rouges du Service de sécurité au lieu du vert et gris de la Flotte ou du brun et gris des fusiliers havriens, et ils étaient plus nombreux. En fait, il y avait autant de gardes que de prisonniers, tous armés de fusils à sagettes et l'air d'avoir envie de s'en servir. Honor était assise, droite et raide, Nimitz immobile et tendu sur ses genoux, et elle tentait de se cacher derrière un calme de façade tandis que des yeux durs et hostiles s'enfonçaient dans son dos. Ce n'était pas facile, et le masque avait glissé quand les gardes du SS étaient arrivés en remplacement de l'escorte militaire qu'elle attendait. Et les prisonniers n'étaient pas restés groupés pour le trajet vers la surface planétaire car cette navette n'emportait que les membres de son état-major et les plus gradés des officiers du Prince Adrien. Le reste des officiers et officiers-mariniers de McKeon que Tourville avait reçu l'ordre d'amener à Barnett se trouvaient dans une seconde navette qui suivait celle-ci, et elle se demandait au fond s'ils seraient réunis après l'atterrissage. Elle l'ignorait, mais elle espérait presque que non, car ils se porteraient mieux le plus loin possible de ce que les Havriens lui réservaient. Elle le savait maintenant, car les émotions qui balayaient la navette rugissaient en elle, et elle comprenait parfaitement pourquoi Nimitz était si tendu. L'angoisse et la peur des autres prisonniers, leur ignorance et leur impuissance en attendant de découvrir quel avenir on leur réservait étaient déjà terribles, mais elle ressentait aussi les émotions —et la hâte — des brutes du SerSec. Car il s'agissait bien de brutes, songea-t-elle sombrement, s'efforçant de s'accrocher à sa stabilité mentale et de maintenir un semblant de calme pendant que la peur des autres nourrissait la sienne. Les services de renseignement de Manticore avaient analysé le rôle que jouait le Service de sécurité dans le maintien au pouvoir du comité de salut public, et Honor avait vu les rapports de la DGSN. Dans l'ensemble, les analystes de l'amiral Givens s'inquiétaient plus de l'influence de SerSec sur les opérations de la Flotte populaire que de son fonctionnement au sein de la société civile, mais même leurs rapports sommaires signalaient que le SS avait recruté non seulement parmi les éléments les plus mécontents de l'ancien régime mais aussi dans les rangs de feu le Bureau de la sécurité intérieure. Les agents et bourreaux de Séclnt étaient des professionnels plutôt que des idéologues. Ils n'avaient guère hésité à retourner leur veste sous le nouveau régime et à enseigner leur art à ses recrues, qui avaient bien appris leur leçon. Ils avaient même réussi à dépasser leurs maîtres, car ils avaient eu de nombreuses occasions de s'exercer. L'une des causes de la chute des Législaturistes résidait dans la répression... irrégulière qu'ils exerçaient. Ils pouvaient faire disparaître des dizaines de fauteurs de troubles un jour et accorder une amnistie générale le lendemain pour s'attirer les faveurs des allocataires. Mais l'irrégularité constituait une erreur que le comité de salut public ne comptait pas commettre. Cordélia Ransom elle-même avait proclamé que « l'extrémisme dans la défense du peuple était la première responsabilité de l'État », et pas un jour ne passait sans que SerSec ne fasse de son mieux pour se montrer à la hauteur de cette directive. Même les chaînes d'information officielles de la République ne faisaient pas mystère de l'utilisation délibérée de la terreur par le SS dans sa lutte contre les « ennemis du peuple » — qui, après tout, n'avaient que ce qu'ils méritaient. Honor n'avait pas remis en question l'exactitude de ces rapports, mais elle n'avait pas non plus réfléchi à toutes leurs implications. Sinon elle aurait compris quel genre d'individu il fallait être pour s'engager dans ce type d'action. Elle s'en rendait compte aujourd'hui. Elle ne pouvait faire autrement car leurs émotions s'abattaient sur elle comme des démons goguenards murmurant avec malveillance dans un coin de son esprit. Certains semblaient dégager une soif de sang aiguisée par le besoin de prouver leur pouvoir en écrasant les autres sous leur talon. Ils avaient un appétit malsain de cruauté qui retournait l'estomac d'Honor, pourtant il y avait pire, car d'autres, debout derrière elle, n'avaient même pas cet appétit. Ils ne ressentaient rien en regardant Honor et les autres prisonniers. Ses hommes et elle auraient pu être autant d'insectes vu le peu d'émotion que leur aurait causé l'ordre de tous les assassiner, et ce néant émotionnel avait une odeur de charnier plus horrible que le sadisme le plus sauvage. Ils n'étaient plus humains : c'était devenu des automates et, qu'ils aient été attirés par le Service de sécurité parce qu'ils avaient toujours été sociopathes ou qu'on les ait déshumanisés au point d'en faire des sociopathes n'avait aucune importance. Quand leur regard se posait sur elle, elle les sentait se réjouir froidement à l'avance. Tous les gardes de la navette savaient quel sort on réservait à Honor, et elle savait sans qu'on le lui dise que cela n'avait rien à voir avec les accords de Deneb. Le plaisir sauvage de ceux qui les haïssaient le lui confirmait. Pourtant les autres, ceux qui étaient morts aux émotions, l'effrayaient plus encore car ils attendaient avec la patience froide des pythons. Il n'y avait guère de hâte chez eux, mais nulle hésitation pour autant... et pas la moindre pitié. La navette les secoua doucement en entrant dans l'atmosphère, et Honor ferma les yeux, les mains posées sur la douce et chaude fourrure de Nimitz. Elle ne gâchait pas ses forces à espérer le meilleur. Plus maintenant. Thomas Theisman regarda le citoyen contre-amiral Tourville du coin de Ransom avait convoqué Tourville, Honeker, Bogdanovitch et Foraker avant même d'ordonner qu'on descende Harrington et les autres prisonniers du vaisseau en orbite. Theisman n'avait pas été convié à l'entretien, mais Tourville, d'habitude flamboyant, en était ressorti une heure plus tard le visage blême et tendu, et Honeker paraissait tout aussi secoué. Theisman n'aurait su dire quelle part de la tension de Tourville naissait d'un sentiment de peur ou de colère, mais il n'avait aucun doute concernant Honeker car le commissaire du peuple avait l'air absolument terrifié. Bogdanovitch et Foraker étaient ressortis au moins aussi pâles que leurs supérieurs, mais il y avait une différence subtile entre eux deux. Le chef d'état-major au visage figé était manifestement effrayé, bien qu'il contrôlât mieux sa peur que Honeker. L'officier opérationnel, d'un autre côté, avait l'air de vouloir étrangler quelqu'un de ses mains. Malgré sa légendaire inadaptation aux finesses sociales, Shannon Foraker n'était pas une imbécile et elle se contrôlait clairement d'une main de fer, mais l'absence d'expression de son long visage étroit rendait plus évidente encore la flamme meurtrière qui brillait dans ses yeux bleus. Et le temps était venu d'assister à ce numéro de cirque macabre. Theisman eut une pensée pour Warner Caslet tandis que la navette se posait. Le sort probable d'Harrington avait bouleversé Caslet plus encore que Theisman lui-même. Il en avait même conçu une fureur telle qu'il avait fait une entrée fracassante dans le bureau de Theisman et protesté ouvertement devant Denis LePic... dans des termes qu'aucun commissaire ne pouvait laisser passer. Pourtant LePic l'avait fait — forcément, puisque Caslet n'avait pas été arrêté. Et Theisman avait agi de son mieux pour protéger son officier opérationnel en l'envoyant effectuer une tournée d'inspection des plateformes de détection situées sur le périmètre du système. Ce n'est pas grand-chose, se dit-il amèrement, mais vu la situation, le simple fait de maintenir Warner hors des griffes de SerSec doit être pris comme une victoire majeure! La navette se stabilisa, le sas s'ouvrit et Theisman remarqua que SerSec avait déjà pris en charge les prisonniers. L'uniforme des gardes en train de débarquer ne laissait aucun doute, et la navette portait le numéro de coque du VFP Tepes. Qui plus est, les gardes autour du ber appartenaient eux aussi au SS, et il n'y avait pas le moindre uniforme de la Flotte ni des fusiliers en vue. Ils étaient nombreux et armés jusqu'aux dents. Il faut dire qu'ils l'étaient en toute circonstance : ils ne se déplaçaient jamais autrement que par deux, et jamais sans armes... ce qui en disait long sur leur paranoïa ou sur les sentiments qu'ils inspiraient au peuple qu'ils étaient censés protéger — ou peut-être les deux à la fois. Theisman retint une moue méprisante : il n'y avait pas de place pour le mépris aujourd'hui. Pas alors qu'il craignait de savoir pourquoi ces gardes étaient présents en si grande force. Il jeta un regard à l'autre bout du terminal, où se tenait Ransom, en train de discuter avec le capitaine de vaisseau Vladovitch, commandant du Tepes. La présence de Vladovitch contribuait elle aussi à mettre à vif les nerfs de Theisman, car il n'aurait jamais dû être promu à son grade actuel. Theisman le savait de première main car il avait fait partie de la dernière commission d'avancement avant-guerre à refuser la promotion de Vladovitch au grade de capitaine de corvette... pour la dix-septième fois ! Cet homme avait passé plus de vingt-six ans au grade de lieutenant. Même dans une flotte où il fallait absolument avoir des liens avec les Législaturistes pour dépasser le titre de capitaine de vaisseau, rester coincé presque trois décennies au même grade aurait dû lui faire comprendre qu'il n'avait rien à espérer de cette carrière. Et c'était le cas. Son ambition indéniable, son énergie et son expérience en faisaient un élément trop valable pour qu'on lui ordonne de prendre sa retraite, mais la fibre sadique de sa personnalité lui interdisait l'accès à un poste supérieur. Il prenait trop de plaisir à tourmenter ses subordonnés, toujours de façon à ne pas violer tout à fait la lettre du règlement. Les Législaturistes ne toléraient ce genre de comportement que chez les leurs et, si Theisman lui-même n'appréciait pas du tout leur mainmise sur les postes d'officier supérieur, il s'était franchement réjoui que Vladovitch ne puisse y accéder. Bien sûr, Vladovitch n'avait pas compris la véritable raison pour laquelle il n'obtenait jamais de promotion. Il s'était convaincu que c'était uniquement dû au fait qu'il n'était pas législaturiste. Il avait même fini par se croire la victime d'une vendetta, d'un complot destiné à l'exclure des grades les plus élevés de peur que ses compétences n'embarrassent les Législaturistes —et il ne se contentait pas de le prétendre, il y croyait réellement. Sous l'ancien régime, c'était juste pathétique. Sous le nouveau, cela en faisait une recrue toute trouvée pour les rangs paramilitaires du SS. Malgré tous ses défauts, il avait néanmoins une bonne compréhension des réalités spatiales, et son ardeur à dénicher et détruire les « ennemis du peuple » était légendaire. Hélas, il semblait n'avoir rien appris des responsabilités liées au commandement. On le disait impopulaire même auprès des autres employés de SerSec et, d'après les rapports, il dirigeait le Tepes comme sa propriété personnelle et l'équipage (mis à part ses chouchous) comme des serfs. Il prenait sûrement toujours soin de draper son attitude dans les platitudes de rigueur concernant le service du peuple, mais le favoritisme particulièrement désagréable qu'il pratiquait et la façon dont il utilisait une faction de son équipage contre une autre retournait l'estomac de Theisman. C'était de plus incroyablement stupide. Vladovitch pensait probablement que son vaisseau n'avait aucune chance d'être appelé au combat comme une unité normale de la Flotte, mais, si cela se produisait un jour, il allait se découvrir aux commandes d'une arme terriblement faussée, songea sombrement Theisman. Un équipage dont le commandant montait les membres les uns contre les autres irait au combat les mains liées dans le dos, handicapé par le manque de cohésion, et Vladovitch ne semblait même pas s'en rendre compte. Mais pour le moment il avait l'air du parfait commandant de croiseur de combat — malgré son uniforme noir et rouge du Service de sécurité — tandis que Ransom discutait avec lui, apparemment indifférente à l'équipe d'holovision qui enregistrait chaque instant de la journée. Elle tournait le dos aux fenêtres — et à la zone d'atterrissage de la navette derrière elle — pour bien montrer qu'elle se désintéressait des événements, et Theisman serra les dents. Une ficelle aussi évidente l'aurait amusé chez une personne moins puissante; chez Cordélia Ransom, elle le terrifiait car cette femme n'était pas dépourvue de pouvoir et son attitude transmettait un message. Elle n'aurait pas affiché si franchement son mépris envers les prisonniers qu'on lui amenait — pas devant les caméras — si elle avait eu l'intention de les traiter avec respect, et le sourire réjoui de Vladovitch ne faisait que confirmer les craintes de l'amiral. Il se détourna de ce spectacle et regarda de nouveau par la fenêtre alors que les prisonniers manticoriens et graysoniens émergeaient de la navette pour être brutalement alignés. Les gardes les escortèrent sur le tarmac de béton céramisé puis le long de l'escalator menant au terminal, et les yeux de Theisman s'étrécirent en reconnaissant la femme qui ouvrait la marche. Il aurait reconnu cette haute silhouette athlétique même en l'absence du chat sylvestre gris crème dans ses bras, et il inspira profondément en identifiant le capitaine de vaisseau carré qui la suivait. Alistair McKeon. Encore un Manticorien de sa connaissance, dont il tenait à conserver l'estime. Que penserait McKeon de lui après aujourd'hui ? Ce n'était pas sa faute, il le savait, mais Theisman ressentit au fond de lui un nouvel accès d'une colère terrible, dirigée celle-ci autant contre Harrington et McKeon que Ransom. C'était irrationnel, ça aussi il le savait, mais ça ne changeait rien. Ils allaient le juger, tout comme lui l'aurait fait si les rôles avaient été inversés. Et, comme lui à leur place, ils ne ressentiraient que mépris pour lui, car eux ne s'étaient jamais retrouvés coincés entre leur devoir envers eux-mêmes et leur devoir envers une nation tombée aux mains de maniaques. C'était là la source de cet effrayant accès de colère. Car, même si son impuissance lui faisait honte, elle était réelle. Il aurait voulu mériter leur respect et il ne le pouvait pas. Et il savait qu'il était inutile d'essayer de défier Ransom. Il n'arriverait à rien de cette façon, sinon à se perdre en plus d'Harrington, et, même si une part fatiguée et rageuse de lui-même répétait qu'il pouvait faire bien pire que mourir en pareille compagnie, il savait au fond que la solution n'était pas là. Il avait peut-être les mains liées pour l'instant, mais il se devait de rester en vie et de faire son possible — tout son possible —pour tempérer les excès de ces fous. Il le savait désormais, et il se demanda dans un coin de son esprit pourquoi si peu de régimes répressifs semblaient se rendre compte qu'ils créaient eux-mêmes les rebelles qui fini raient par les détruire. Comment une Cordélia Ransom ou un Robert Pierre, après avoir profité de ce même aveuglement chez les Législaturistes, pouvaient-ils manquer de le remarquer chez eux ? La file de prisonniers atteignit le haut de l'escalator, et les pensées de Theisman s'interrompirent brutalement alors qu'un des gardes tournait Harrington vers le grand salon VIP dans lequel Ransom et sa cour — bon gré, mal gré — attendaient. L'agent de SerSec utilisa la crosse de son pistolet pour diriger sa prisonnière (sans grande douceur), et ils se trouvaient désormais assez près pour que Theisman remarque le rictus mauvais sur le visage d'Alistair McKeon lorsque la crosse de l'arme heurta l'épaule d'Harrington. Mais si grande soit-elle, la colère manifeste de McKeon était moins effrayante que l'absence totale d'expression de l'homme en uniforme vert à ses côtés. La coupe de son uniforme le désignait comme un Graysonien, ce qui en faisait l'un des « fusiliers » qui étaient de toute évidence les hommes d'armes d'Harrington... ce qui expliquait sans doute sa dangereuse tension. Theisman avait déjà vu ce genre de masque. Il savait ce qu'il signifiait, et le spectateur impuissant piégé au fond de lui supplia le Graysonien aux cheveux acajou de ne pas perdre le contrôle de lui-même. Avec autant de gardes lourdement armés alentour, une attaque furieuse ne pouvait se terminer qu'en massacre. Un commandement sourd arrêta les prisonniers et, pour la première fois, Theisman s'imposa de croiser le regard d'Harrington. Elle avait l'air pire encore qu'il ne le redoutait, si c'était possible, et il se mordit douloureusement la lèvre. Son visage était encore moins expressif que celui de son homme d'armes. Il ne l'avait vue en personne auparavant que pendant et juste après la première opération désastreuse de la République à Yeltsin : son œil gauche était alors recouvert d'un bandeau, et tout le côté gauche de son visage était figé suite à ses blessures. Pourtant, même alors, il était plus expressif qu'aujourd'hui, où il ne montrait aucune émotion : ni peur, ni espoir, ni défi, ni même curiosité. Mais ce n'était qu'un masque, qui de plus ne faisait guère illusion, et Theisman fut choqué de découvrir ce qu'il dissimulait. Il s'était préparé à la colère, au mépris, à la haine même, mais au lieu de cela il vit la peur. Pire que la peur, la terreur, et avec elle le désespoir. Ses dents s'enfoncèrent dans sa lèvre avec une violence involontaire et il eut un goût de sang sur la langue. À sa place il aurait eu peur, il le savait, mais il ne s'attendait pas à ce qu'Harrington le montre si visiblement. Puis il vit le berceau que formaient ses bras pour son chat sylvestre, son attitude désespérément protectrice, et il comprit. « Alors. » Cet unique mot détourna son regard de la Manticorienne. Cordélia avait abandonné sa conversation avec Vladovitch pour observer les prisonniers, et ses yeux bleus contenaient autant de mépris que sa voix. Sa lèvre se retroussa tandis qu'elle balayait la file du regard, puis elle renifla d'un air dédaigneux. Le son se propagea clairement dans le silence du salon, et Theisman vit plus d'un PG se raidir de colère. « Et qui sont donc ces gens, citoyen major ? demanda Ransom au garde SS le plus gradé. — Des ennemis du peuple, citoyenne ministre ! aboya le major. — Ah oui ? » Ransom parcourut la file d'un pas lent. Non, rectifia Theisman, « parcourir » n'était pas le bon mot. Elle paradait, elle se pavanait, et il eut soudain honte de l'image qu'elle donnait. Ne se rendait-elle pas compte de l'air creux et mesquin, stupide même, qu'elle arborait ? Ni de la façon dont son mépris pouvait affecter le personnel de la flotte de la République elle-même ? Car, malgré tout, ces prisonniers s'étaient battus ouvertement et avec compétence pour leur nation, tout comme Theisman se battait pour la sienne, et en crachant sur leur courage et leur dévouement, c'était sur lui qu'elle crachait. Et elle, qu'avait-elle fait pour gagner le droit de les traiter avec mépris ? Quels ennemis avait-elle affrontés au combat ? Même en tant qu'insurgée avant le coup d'État, elle n'était que terroriste : poseuse de bombes, assassin, meurtrière, mais pas guerrière. Elle ne le voyait peut-être pas sous cet angle, mais cela ne changeait rien à la réalité. Et pour cette raison, son mépris théâtral la rabaissait plutôt qu'eux, qu'elle le comprenne ou non, et ses propres équipes d'holovision enregistraient toute la scène. Bientôt – trop tôt –, elle serait diffusée dans toute la République populaire, et elle trouverait ensuite le chemin des ondes de l'Alliance manticorienne et de la Ligue solarienne, et il grinça des dents à cette idée. Mais il ne pouvait rien y faire sinon rester là, le visage de marbre, et il regarda Ransom s'arrêter devant McKeon. « Et vous êtes ? » s'enquit-elle froidement, comme s'il était l'officier le plus gradé présent. Il resta silencieux quelques secondes et son regard se porta brièvement sur Harrington à côté de lui. Elle ne lui rendit pas son regard, mais elle hocha imperceptiblement la tête, et il inspira brusquement. « Capitaine de vaisseau Alistair McKeon, Flotte royale manticorienne », grinça-t-il d'une voix métallique. Ses yeux gris brillaient de colère, mais Ransom se contenta de renifler à nouveau et parada jusqu'à l'extrémité de la file. Puis elle regagna sa première position, et l'équipe d'HV se déplaça pour la filmer de profil tandis qu'elle désignait Harrington. « Que fait cet animal ici, citoyen major ? — Il appartient à la prisonnière, citoyenne ministre. — Et pourquoi ne le lui a-t-on pas retiré ? » La voix de Ransom s'était faite plus douce, presque soyeuse, et sa lèvre découvrit un sourire carnassier tandis qu'elle observait les yeux de sa victime. Pas un muscle du visage d'Harrington ne bougea, mais Theisman vit combien ses muscles se tendaient encore un peu plus pendant que Ransom savourait son pouvoir comme un grand cru rare. « Nous avons reçu l'ordre de ne pas le lui retirer, citoyenne ministre, répondit le major. Sa propriétaire est l'officier le plus gradé, et on nous a ordonné de lui permettre de le garder. — Quoi? » Ransom regarda Tourville, et ses yeux bleus brillèrent d'un éclat glacial. Son expression trahissait plus que du triomphe désormais, et Theisman sentit le cœur lui manquer, car il était soudain sûr de ce qui allait suivre. Elle allait faire payer à Tourville ses efforts pour protéger Harrington en lui arrachant le chat sylvestre et en le faisant tuer devant les caméras, songea-t-il, écoeuré. Il en était sûr... mais il avait tort, car les intentions de Ransom ne se limitaient pas à ce qu'il imaginait. « Vous ai-je entendu identifier cette femme comme le prisonnier militaire le plus gradé, citoyen major ? fit-elle doucement. — Oui, citoyenne ministre ! — Alors il y a erreur, l'informa-t-elle, les yeux toujours rivés sur le visage blême de Tourville. Cette femme n'est absolument pas un prisonnier militaire. — Je vous demande pardon, citoyenne ministre ? » répondit le major. Et s'il était besoin d'une preuve que toute sa conversation avec Ransom n'était qu'une mascarade cruelle, le ton de sa voix la fournit. Les mots étaient crédibles, mais sa voix ne trahissait absolument aucune surprise, et Theisman se tendit en voyant plusieurs hommes sous les ordres du major modifier légèrement leur position derrière les prisonniers. « Bien sûr que non, fit froidement Ransom. Cette femme est Honor Harrington, citoyen major. J'ai vérifié les archives ce matin, et il existe un mandat d'arrêt civil contre elle. Un mandat antérieur au début des hostilités. » Même Harrington eut un mouvement de surprise à cette déclaration, et Ransom se fendit d'un sourire vicieux. Honor Harrington, dit-elle sur un ton très précis, a été inculpée de meurtre il y a onze ans à la suite de la destruction délibérée en l'absence de provocation du Sirius, un cargo républicain sans défense, dans le système de Basilic. On lui a offert l'occasion de se défendre devant la cour mais elle l'a rejetée, et ses maîtres ploutocratiques ont refusé de la livrer à la justice, ce qui n'a laissé au ministère d'autre choix que d'ordonner qu'elle soit jugée par contumace. Elle a bien sûr été condamnée... et la peine retenue était la mort. » Elle fixait Tourville droit dans les yeux, et le contre-amiral serra les poings. Son regard se braqua un instant sur Harrington puis revint à Ransom. Theisman devinait sa rage et sa honte et priait désespérément pour qu'il la ferme, mais elle l'avait poussé trop loin. « Citoyenne ministre, je dois protester ! grinça-t-il. Le commodore Harrington est un officier spatial. En tant que tel, elle... — Ce n'est pas un officier spatial ! » La voix de Ransom claqua comme un fouet. « C'est une meurtrière condamnée, citoyen contre-amiral, et vous feriez bien de vous en souvenir ! — Mais... — Faites attention, citoyen contre-amiral. Faites très attention. » La voix de Ransom se fit soudain très douce, et Honeker surprit Theisman en attrapant le coude de Tourville. Il n'aurait pas cru le commissaire capable d'autant de courage – ou de se soucier tant de Tourville –, mais la pression de ses doigts parut rappeler au contre-amiral qu'il n'était pas le seul dans le collimateur de Ransom. Bogdanovitch et Foraker couraient autant de risques que lui, et leur grade les protégeait moins bien. Il ferma la bouche. Ransom le regarda quelques secondes puis hocha légèrement la tête. « C'est mieux », dit-elle, puis elle se retourna vers le garde, négligeant Tourville comme indigne de son attention. « Maintenant, citoyen major, reprit-elle, puisque le mandat d'arrêt contre cette femme et son ordre d'exécution sont issus de l'autorité civile, elle ne regarde pas les militaires, n'est-ce pas ? Les événements malheureux qui sont par la suite advenus entre la République populaire et le Royaume stellaire de Manticore (elle prononça ces derniers mots comme s'il s'agissait de jurons) ne peuvent absolument pas peser sur les décisions prises par l'institution judiciaire en temps de paix, et un uniforme ne peut pas protéger celui qui le porte du verdict d'un tribunal civil d'avant-guerre. Je crois que la section vingt-sept, alinéa quarante et un, des accords de Deneb traite précisément de cela. » Elle jeta un bref coup d'œil à Theisman, qui parvint – il ne sut comment – à dissimuler sa haine pour elle. « En fait, poursuivit-elle, la section vingt-sept spécifie que le statut militaire d'un individu est annulé s'il a été condamné pour un crime civil avant le début des hostilités... ce qui signifie que cette femme n'est pas une prisonnière militaire. C'est donc une chance que vous et vos hommes, en tant que représentants du système judiciaire civil, soyez présents pour la prendre en charge, n'est-ce pas ? — Oui, citoyenne ministre ! » Le major se mit au garde-à-vous et salua. « Quels sont vos ordres ? » Thomas Theisman grinça des dents, impuissant, tandis que Ransom souriait à la brute de SerSec, car il savait ce qu'elle s'apprêtait à dire. Et c'était sa faute, songea-t-il amèrement. Elle aurait sûrement trouvé un autre moyen de faire ce qu'elle voulait, mais c'était lui qui avait insisté pour qu'on respecte les termes des accords de Deneb, et le plus rageant de tout, c'est qu'elle les avait correctement cités. L'alinéa quarante et un de la section vingt-sept avait été ajouté depuis la guerre entre l'Association de Kersey et la République mahaine. Le prétendu gouvernement kerseyen avait recruté plusieurs dizaines de Manitobains condamnés pour meurtre les avait mis sous l'uniforme d'une unité effectuant des « rations spéciales » contre leur monde d'origine avant de décider que leur statut de prisonniers de guerre les protégerais cas de capture, contre l'exécution de la sentence. Évidement, l'Association de Kersey n'était guère qu'un ramassis de pirates et de meurtriers organisés, mais leur usage pervers accords avait mené à leur modification après-guerre afin combler le vide juridique que les Kerseyens avaient exploités. Et voilà qu'une autre bande de meurtriers allait se servir de cette modification pour ses propres motifs biaisés, se Theisman, dégoûté, et la farce que représentait ce « procès d'avant-guerre rendrait le tout techniquement légal. « Vous la prendrez en charge et la transférerez à bord Tepes, citoyen major. » Ransom parlait à l'officier du SS, ses yeux froids et triomphants ne quittaient pas le vi, d'Harrington. « Vous la placerez en confinement à bord vaisseau pour transport jusqu'à la prison du Service de sécurité dans le système de Cerbère, où vous la livrerez au gars du camp Charon pour exécution. » C'était un cauchemar. Tout cela n'arrivait pas vraiment insistait une voix dans le cerveau d'Honor. C'était impossible Mais au fond elle savait que cela pouvait se produire et c'était le cas. Ses yeux se posèrent brièvement sur le visage Thomas Theisman lorsque Ransom la qualifia de meurtrière et la honte impuissante qu'elle y lut fit déborder le vase. Le plaisir froid et cruel que prenait Ransom à énoncer son verdict lui parvenait par son lien avec Nimitz comme un couteau qu'on remuerait lentement et avec délice dans une plaie, mais ce fut le désespoir de Theisman qui rendit le tout réel en lui ôtant tout semblant d'espoir. Elle avait complètement oublié cette prétendue condamnation. Tout le monde savait qu'il s'agissait d'une opération de propagande, d'une tentative de la part des Législaturistes de convaincre leurs propres sujets et la Ligue solarienne qu'ils étaient les innocentes victimes d'une agression manticorienne. Qu'auraient-ils pu faire d'autre ? S'ils n'avaient pas soutenu que le Sirius était un « cargo sans défense », il leur aurait fallu admettre qu'ils avaient envoyé un bâtiment-Q de sept millions et demie de tonnes en violation délibérée du territoire manticorien. Mais toute cette histoire était si absurde qu'elle n'aurait jamais cru qu'on puisse la prendre au sérieux – surtout aussi tardivement. Mais alors que le triomphe vindicatif de Ransom coulait en elle comme un venin, Honor comprit que ça n'avait pas vraiment d'importance. Cette femme voulait sa mort, et pas simplement pour ce qu'Honor avait fait à la Flotte populaire. Non, il y avait une dimension noire et empoisonnée, une dimension personnelle à sa haine. Et malgré son propre désespoir, Honor vit de quoi il s'agissait. La peur. Ransom avait peur d'elle, comme si elle incarnait tout ce qui menaçait sa propre position. Dans son esprit, Honor personnifiait la menace militaire de l'Alliance contre la République et donc contre elle-même. Toutefois sa haine plongeait plus loin encore que cela ne le justifiait et, quand Ransom regarda Tourville, Honor comprit. Les efforts du citoyen contre-amiral pour la protéger avaient fait d'elle le symbole d'un autre genre de menace : celle que les militaires de la République pourraient se retourner contre le comité de salut public. Pas mal de rumeurs avaient couru concernant l'agitation politique dans le système de Havre, où des factions d'illuminés issus des masses de La Nouvelle-Paris avaient monté au moins une tentative de coup d'État. La Flotte l'avait fait échouer – à la surprise de la DGSN –, mais que se passerait-il si les militaires n'écrasaient pas le prochain soulèvement ? S'ils se mettaient à penser par eux-mêmes, à décider de leur ligne politique et à résister au comité ? Une femme comme Ransom ne pouvait interpréter autrement l'attitude de Tourville, elle ne pouvait y voir que la première étape d'un complot pour renverser le comité, parce qu'il ne lui viendrait jamais à l'idée que le contre-amiral avait agi par sens des convenances. Cor-délia Ransom ne pouvait pas imaginer qu'on voit en ses ennemis des adversaires honorables qui méritaient qu'on les traite honorablement, et elle partait donc du principe que, comme elle l'aurait fait à sa place, Tourville devait se livrer à quelque jeu compliqué dans lequel Honor n'était qu'un pion de plus. Si c'était le cas, il devait être écrasé, d'une manière qui apprendrait aux autres militaires à ne pas croiser le fer avec le comité de salut public ni ses membres. Et si Ransom pouvait en profiter pour faire tuer Honor, tant mieux. Ces pensées traversèrent son esprit en un éclair, mais elle semblait paralysée, incapable de réagir, de bouger ni de parler. Ransom tourna son sourire triomphal de Tourville vers sa victime, et Honor ne cilla pas. Elle ne pouvait pas. Mais une dangereuse ride agita la file de prisonniers. Ransom la remarqua, et son sourire aurait congelé de l'hélium lorsqu'elle se retourna vers le major de SerSec en désignant Nimitz. « En attendant, citoyen major, emmenez cette créature dehors et détruisez-la. Tout de suite, dit-elle doucement. — Bien, citoyenne ministre ! » Le major salua de nouveau puis fit signe à deux de ses hommes. — Vous avez entendu la citoyenne, grogna-t-il. Occupez-vous-en. — Oui, citoyen major ! » Les deux gardes se dirigèrent vers Honor, et quelque chose se brisa en elle. Résister était pire qu'inutile car, si elle résistait, certains de ses subordonnés feraient de même, or ils étaient cernés de gardes armés. Elle savait depuis le début que ce serait le cas, et elle s'était dit qu'elle devrait endurer tout ce qui arriverait, à elle ou à Nimitz. Elle ne pouvait pas – elle ne devait pas – laisser un geste inutile de sa part provoquer le massacre des hommes et des femmes dont elle était responsable, et elle s'était ordonné de ne pas réagir. Mais elle ne pouvait pas obéir à cet ordre. En cet instant, son lien avec Nimitz se fit soudain plus profond et plus fort que jamais auparavant. Ils ne formaient plus deux êtres distincts, et leur identité unique n'avait aucun doute... et un seul objectif. Les gardes avaient été avertis des intentions de Ransom et on leur avait dit de s'attendre à des problèmes, mais la passivité d'Honor les avait endormis. Ou peut-être ses réflexes adaptés à une gravité forte étaient-ils simplement trop rapides pour eux. En tout cas, ils furent trop lents, même prévenus, quand elle se dressa sur la pointe des pieds et lança Nimitz du bout des bras, à la manière d'un fauconnier. Le chat sylvestre n'était qu'une tache gris et crème décrivant un arc de cercle par-dessus la tête des gardes, et le citoyen major n'eut d'autre avertissement que son cri de guerre semblable au bruit d'un tissu qu'on déchire. L'homme hurla de douleur tandis que six jeux de griffes taillées comme des cimeterres réduisaient son visage à néant, et son cri mourut dans un affreux gargouillis lorsqu'un dernier coup lui trancha la jugulaire. Mais ce n'était qu'une étape aux yeux de Nimitz, un pas de tir d'où il pourrait rediriger sa trajectoire plutôt qu'un véritable objectif, et il bondit de sa première victime vers un autre garde SS qu'il frappa en pleine poitrine. Sa nouvelle cible hurla, saisissant vainement le démon à six pattes qui sifflait en lui grimpant dessus, ravageant son ventre et sa poitrine sous ses griffes, puis il se jeta de ses épaules tout droit sur Cordélia Ransom. La crosse du premier pistolet s'abattit sur Honor avant même que Nimitz n'atteigne le major, mais elle l'avait senti venir et elle absorba la force du coup. Elle le laissa la projeter de côté, ce qui l'ôta du chemin du deuxième garde, et ses pieds s'élevèrent au moment où son dos touchait le sol. Ses talons s'enfoncèrent dans le ventre d'un homme, et elle roula frénétiquement pour en éviter deux autres. Elle se redressa sur un genou, et son poing gauche s'élança sauvagement vers un entrejambe sans protection. Le garde touché s'effondra en avant comme elle se remettait debout, et le tranchant de sa main lui vola dans la figure. Le coup lui brisa le nez et enfonça os brisés et cartilage jusqu'au cerveau, et Honor tendit la main gauche vers son arme tandis qu'il s'affalait. Mais elle ne la toucha pas. Une autre crosse s'abattit, et cette fois celui qui la maniait ne commit pas d'erreur. Il frappa pile à la base du cou, la renvoyant au sol, sonnée et incapable de bouger, puis deux autres s'enfoncèrent dans ses reins et ses côtes pendant que cris, ordres et bruits de coups fusaient autour d'elle au milieu des hurlements de la deuxième victime de Nimitz. Elle ne pouvait même pas tourner la tête, mais elle aperçut quelques images du chaos. Elle vit McKeon neutraliser un garde en lui écrasant la rotule puis s'effondrer à son tour sous les coups de crosse. Andrew LaFollet était comme fou : il se retourna à la manière d'un chat et prit un garde par surprise, lui écrasant le larynx du poing comme un marteau. Deux autres se dirigèrent vers lui, et il les rencontra dans un déluge de poings, de coudes et de pieds. Ils allèrent tous deux au tapis, l'un le cou brisé, et il se jeta sur la femme qui venait de frapper Honor dans les côtes et brandissait son arme pour lui asséner un autre coup. L'arme d'un autre garde le heurta de côté, si violemment que ses pieds perdirent le contact avec le sol. Une autre crosse s'abattit, et il s'effondra en travers des jambes d'Honor tandis qu'Andreas Venizelos et Marcia McGinley étaient maîtrisés et enfouis sous le poids d'une demi-douzaine de gardes. La plupart des autres PG n'eurent même pas le temps de réagir avant d'être mis à genoux manu militari, mais le cri de guerre de Nimitz retentissait encore lorsqu'une garde SS se plaça entre Ransom et lui. La nouvelle venue n'essayait pas de l'intercepter, au contraire, elle tentait désespérément de s'ôter de son chemin, mais elle constituait la dernière barrière entre sa proie et lui, et il miaula en l'égorgeant. Elle s'effondra dans une fontaine de sang, mais la tuer avait retardé le chat sylvestre un instant de trop, et il hurla sous le choc d'une crosse. Honor hurla avec lui, le visage collé au sol, alors que la douleur de la blessure du chat la déchirait. On aurait dit que c'était son épaule à elle et ses propres côtes qui s'étaient brisées sous la violence de l'impact, et son corps fut agité de spasmes tandis qu'elle essayait de se recroqueviller autour de la blessure qu'un autre avait souffert. Elle sentit l'arme se lever à nouveau et sut qu'elle allait encore frapper, et elle découvrit les dents comme Nimitz face à son tueur. La crosse entama son mouvement descendant, mais une paire de mains l'arrêta à mi-chemin et la précipita au sol. Le garde SS jura et se tourna vers le Manticorien qui s'était interposé, pour s'immobiliser, perplexe. Il ne s'agissait pas d'un Manticorien en réalité, et il resta bouche bée devant Shannon Foraker, qui l'écarta et se tourna vers Ransom. « Si vous tuez le chat, elle mourra ! » Le cri de l'officier opérationnel perça le désordre et elle tendit une main vers la ministre. « Ils sont liés ! s'écria-t-elle. Vous ne comprenez pas ? Si vous tuez le chat, elle mourra aussi ! » Honor était étendue, toujours trop sonnée pour bouger ou penser de façon cohérente, mais son corps s'agitait comme celui de Nimitz dans sa douleur, et les yeux de Ransom s'étrécirent. Elle s'attendait à quelque chose comme ça – en fait, elle l'avait même prévu – mais elle ne comptait pas passer personnellement si près de la mort, et tout était allé si vite qu'elle n'avait pas vraiment eu le temps de réagir. Maintenant elle l'avait, et un sentiment de panique rétrospectif l'emplit à la vue de la demi-douzaine de victimes que Nimitz, Honor et LaFollet avaient laissées dans leur sillage. Elle découvrit les dents à l'adresse du chat sylvestre blessé qui s'était donné tant de mal pour la tuer et avait bien manqué réussir, puis fit mine d'ordonner à Foraker de s'écarter. Mais elle s'imposa au lieu de cela d'inspirer profondément. Elle ferma les yeux, reprit de force le contrôle de ses nerfs et, quand elle rouvrit les yeux, elle s'exprima d'une voix froide. « Que voulez-vous dire ? fit-elle, cassante. — Exactement ce que je viens de dire... madame. » Foraker s'agenouilla auprès de Nimitz, prenant un risque que la plupart des Sphinxiens n'auraient jamais osé courir car même un chat mutilé pouvait infliger de terribles blessures. « Les chats sylvestres sont empathes, probablement télépathes, même, poursuivit-elle d'une voix pressante mais claire. Ils se lient à leur partenaire et, à leur mort, leur partenaire meurt également ou sombre dans un état catatonique. — C'est absurde ! grogna Ransom. — Non, ça ne l'est pas », fit une autre voix, et la ministre se tourna vers sa source. Comme tous les autres Manticoriens, Fritz Montoya était maintenant à genoux, la gueule d'une arme appuyée sur la nuque, mais son caducée de médecin brillait à son col. — Que voulez-vous dire ? répéta Ransom, soupçonneuse. — C'est mentionné dans la littérature médicale, mentit Montoya pour soutenir l'affirmation ridicule de Foraker. Les liens que les chats sylvestres forment avec des humains sont rares, et nous n'en savons pas autant sur le sujet que nous ne le voudrions, mais les conséquences de la mort d'un chat sont fermement établies. La catatonie est plus courante que la mort, mais le taux de mortalité dépasse néanmoins les quarante pour cent. » La bouche de Ransom se déforma comme pour cracher, mais elle se retint de nouveau et prit une profonde inspiration. L'effet de la poussée d'adrénaline se dissipait désormais, et sa frayeur tardive se transformait en un sentiment de soulagement à l'idée d'avoir survécu. Elle avait du mal à réfléchir tout en passant mentalement en revue les détails du dossier de SerSec concernant Harrington. Elle l'avait étudié avec soin avant de planifier les événements de l'après-midi et avait parfaitement prévu la réaction qu'aurait Harrington à l'ordre de tuer le chat. Le problème, c'était qu'il manquait trop d'informations au dossier pour savoir si Foraker avait raison ou non. Elle jura intérieurement en l'admettant. Les images tirées des informations graysoniennes constituaient leur meilleure source de renseignements sur les chats sylvestres, car Harrington était une héroïne planétaire. Elle faisait toujours gonfler les chiffres d'audience sur sa planète d'adoption, et son lien avec l'animal fascinait sans relâche son public. Hélas, les Graysoniens en savaient très peu quant au mode de fonctionnement de ce lien. Leur couverture médiatique de la question lui avait appris que l'animal était à la fois dangereux et plus intelligent qu'on ne l'aurait cru, et que la meilleure façon de faire souffrir Harrington serait de le lui arracher pour le tuer, mais elle ne disposait d'aucun élément sur la nature exacte du lien entre eux. Ses yeux se posèrent sur la Manticorienne toujours étendue, encore agitée de spasmes, et elle fronça les sourcils. Sa position, tournée d'un côté et recroquevillée sur elle-même, reproduisait celle du chat. Pour tout dire, compte tenu du fait que l'animal avait six pattes et Harrington seulement quatre, leur attitude était quasiment identique. Mais la femme n'était même pas consciente. Elle ne pouvait pas avoir délibérément adopté cette posture, ce qui impliquait que Foraker pourrait bien avoir raison. D'un autre côté, Foraker avait le sentiment de devoir quelque chose à Harrington. Était-elle suffisamment courageuse – et stupide – pour risquer pareil mensonge afin de la protéger ? — Et comment avez-vous donc eu vent de ce détail, citoyenne capitaine de frégate ? s'enquit la ministre après un long instant de colère. — Le citoyen contre-amiral Tourville m'a nommée officier de liaison avec les prisonniers à bord du Comte de Tilly, répondit-elle sans hésitation. Dans l'exercice de cette fonction, je me suis renseignée auprès du docteur Montoya concernant tous les besoins sanitaires spécifiques qu'ils pourraient avoir. Étant donné les circonstances, il a jugé utile de me prévenir de la nature du lien entre le commo... entre la prisonnière et le chat sylvestre. — Je vois », fit lentement Ransom. Une part d'elle-même avait la certitude que Foraker mentait, mais une part seulement, et le médecin manticorien avait soutenu l'affirmation de l'officier opérationnel immédiatement et sans hésiter. Elle voulait voir cette bête dégoûtante morte, mais qu'adviendrait-il si Foraker et Montoya avaient dit vrai ? Ses plans pour l'enregistrement des détails de l'exécution d'Harrington tomberaient à l'eau si elle faisait tuer le chat et qu'Harrington mourait bel et bien ou sombrait dans un état catatonique. Elle réfléchit furieusement pendant quelques secondes encore, puis elle eut un sourire. Un sourire froid et laid, qui fit frémir Thomas Theisman. « Très bien, docteur Montoya, annonça-t-elle posément, vous êtes désormais responsable du maintien en vie de cet animal. » Elle fit signe au garde du médecin de retirer la gueule de l'arme de sa nuque, et Montoya se précipita à côté de Foraker. « Faites de votre mieux, lui dit Ransom. Je le veux en bonne santé pour quand la prisonnière montera sur l'échafaud. » Son sourire se fit plus froid encore tandis qu'elle imaginait la réaction d'Harrington en voyant l'animal en cage, sachant qu'à l'instant où elle mourrait, son précieux « Nimitz » subirait le même sort, et elle se tourna vers la femme musculeuse qui était le commandant en second du major SS. « En ce qui concerne le reste de ces... gens, citoyenne capitaine... de Sangro, dit-elle en lisant la plaque d'identité sur sa poitrine, ils ont clairement agi ici en l'absence de toute provocation. » Elle désigna d'un geste les blessés gémissants du SS –et les corps de ceux qui ne gémiraient plus jamais. « Même aux yeux des accords de Deneb, un prisonnier de guerre qui s'en prend à notre personnel en dehors d'une tentative d'évasion ou d'un acte de légitime défense renonce aux protections généralement accordées au personnel militaire. » Elle se retourna pour sourire à Theisman, qui serra les dents comme elle citait une fois de plus la lettre des accords afin d'en détourner l'esprit. « Les accords ne nous donnent pas le droit de les exécuter pour leurs actes, ce que, de toute façon, nous ne choisirions jamais de faire, dit-elle pieusement à l'officier de SerSec, à l'usage des caméras qui les observaient. Toutefois, au vu de leur agression meurtrière et sans provocation contre notre personnel, des dispositions plus fermes doivent manifestement être prises dans leur cas. Sous mon autorité en tant que membre du comité de salut public, je vous ordonne de les prendre en charge au nom de SerSec pour transfert et emprisonnement au camp Charon. Ils peuvent y être expédiés sur le même vaisseau que leur ex-commandant. — À vos ordres, citoyenne ministre ! » aboya la capitaine SS en saluant d'une main portée à sa casquette, et Theisman se sentit physiquement malade de rage. Cela n'aurait pas dû le surprendre, se disait-il, et pourtant c'était le cas. Même maintenant. Incroyable comme une vie entière passée à attendre un comportement semi-civilisé de vos supérieurs pouvait vous empêcher de voir venir un tel événement, songea-t-il calmement, mais, avec le recul, il aurait dû le savoir dès le début. Bien sûr, Ransom avait joué son jeu cruel jusqu'au bout. Pas besoin d'être un génie pour deviner comment Harrington risquait de réagir à la condamnation à mort de son chat sylvestre. Même un bref coup d'œil à son dossier l'aurait révélé. La réaction de ses officiers quand le garde l'avait clouée au sol était tout aussi prévisible, et Ransom s'y était fiée pour lui fournir le prétexte nécessaire à leur envoi sur Cerbère avec Harrington. Évidemment. Triomphalisme et méchanceté se mêlaient dans son sourire lorsqu'elle se retourna vers Tourville. « Quant à vous, citoyen contre-amiral, dit-elle, je crois que vous devriez regagner Havre avec moi. Ce qui s'est passé ici soulève de graves questions quant à la justesse de vos appréciations concernant ces prisonniers. Je pense que vous devriez passer à l'Amirauté pour y discuter de la procédure à suivre face au personnel ennemi capturé. Tourville ne répondit rien. Il soutint son regard posément, refusant de ciller, mais cela ne gênait pas Ransom. Elle voulait bien lui accorder cette petite bravade. Pour tout dire, elle rendrait l'issue finale plus satisfaisante encore. « En fait, poursuivit-elle, je crois que vous devriez emmener votre état-major tout entier... ainsi que le citoyen commissaire Honeker. » Elle lança un regard à Theisman. « Le citoyen contre-amiral Tourville et son vaisseau amiral escorteront le Tepes jusqu'au système de Cerbère, citoyen amiral, lança-t-elle. Veuillez rédiger des ordres dans ce sens immédiatement. — Bien, citoyenne ministre. » Avec difficulté, Theisman parvint à garder une voix bien plus naturelle que Tourville avant lui. Et il en tira l'impression d'avoir été contaminé. « Alors je pense que nous en avons terminé, fit Ransom d'un air satisfait avant de hocher la tête à l'adresse de Sangro. Veillez à ce que ces gens soient embarqués, citoyenne capitaine, dit-elle en désignant d'un geste méprisant les prisonniers défaits, à genoux. Je suis sûre que nous leur trouverons des logements appropriés. — Tout de suite, citoyenne ministre ! » La garde SS salua de nouveau puis fit un signe de tête à ses hommes : les crosses incitèrent les prisonniers à se relever et à quitter le salon. Ceux qui ne pouvaient pas marcher furent traînés et, en les regardant partir, Thomas Theisman sut qu'il ne se sentirait plus jamais propre. CHAPITRE VINGT-DEUX La douleur. Un océan de douleur déchaîné battait son cerveau de ses vagues brûlantes pour anéantir sa pensée dans une explosion d'écume, et elle serra les dents pour retenir un gémissement de détresse. Son esprit refusait de fonctionner, pourtant elle savait qu'une infime part seulement de cette douleur était réellement sienne. Elle se sentait cruellement meurtrie aux points d'impact des crosses, mais les os brisés et les muscles déchirés appartenaient à quelqu'un d'autre, et son âme submergée par les vagues de souffrance de Nimitz lança un cri. Elle ouvrit les yeux et cilla en essayant de transformer le brouillard qu'elle voyait en une image cohérente. Il lui fallut plusieurs longues et lentes secondes pour comprendre qu'elle était affalée sur le côté, appuyée vers l'avant contre la ceinture de sécurité d'un siège de navette, le regard rivé au sol, et un moment s'écoula encore avant qu'elle parvienne à décider ce qu'elle devait y faire. Elle se redressa péniblement dans son siège, l'effort rendu difficile par les menottes qui lui bloquaient les poignets dans le dos, et sa vision se brouilla une fois de plus alors que les élancements douloureux de Nimitz remplissaient ses yeux de larmes. La fusion étrange et plus profonde qui les avait animés dans leur moment de désespoir la tenait encore, et sa vision était étrangement dédoublée. Il ne s'agissait pas uniquement des conséquences des coups qu'elle avait reçus, comprit-elle enfin, car, si une part d'elle-même voyait le sol et la cloison avant de la navette à moins d'un mètre devant elle, une autre part regardait par les yeux de Nimitz Fritz Montoya penché au-dessus de lui. Le docteur le manipulait avec douceur, mais le contact de ses mains leur causait à tous deux une souffrance renouvelée, et cette part d'eux-mêmes qui était encore Honor espérait follement que Fritz savait ce qu'il faisait. Toutefois, sa formation recouvrait la physiologie humaine et non sphinxienne, alors elle s'efforça de tuer dans l'œuf la crainte qu'elle avait de son ignorance avant que la moitié issue de Nimitz ne la détecte. Elle cligna des yeux, grinça des dents et combattit la dualité de ses perceptions. Elle avait du mal, beaucoup de mal, car chaque fibre de son être voulait rester avec Nimitz, partager sa douleur dans l'espoir de la soulager un peu et de lui prouver qu'il n'était pas seul. Mais le tourbillon de souffrance, de peur et de fragilité — en provenance de tous les autres prisonniers de la navette et non uniquement de Nimitz et elle —l'emportait trop violemment, l'empêchant de réfléchir correctement, et elle savait Nimitz trop perdu dans sa propre douleur pour se rendre compte de sa présence. Elle se battit donc pour se séparer de lui et redevenir elle-même. Elle y parvint et en conçut une certaine honte, le sentiment d'avoir en quelque sorte abandonné le chat sylvestre. Le besoin de le rejoindre physiquement lui faisait tourner les poignets dans ses menottes, et ses muscles luttaient pour s'en libérer comme si elle pensait pouvoir l'atteindre si seulement elle n'avait pas été attachée, mais la lutte était vaine. Elle ne réussit qu'à se meurtrir. D'ailleurs, même si elle avait été libre, les gardes SS l'auraient simplement tabassée une fois de plus pour l'empêcher d'arriver jusqu'à lui. Ses souvenirs de ce qui s'était passé dans le terminal étaient flous, mais elle avait cette certitude. Elle serra donc les dents et tenta de se maîtriser. Au moins, la douleur qui l'assaillait prouvait que Nimitz était vivant. Elle en aurait pleuré de soulagement, pourtant elle ne comprenait pas comment c'était possible. Ils avaient tous deux décelé la jubilation qui sous-tendait l'ordre meurtrier de Ransom. C'était ce plaisir et la certitude que Ransom avait réellement l'intention de l'éliminer qui les avaient poussés à agir, sachant qu'ils n'avaient rien à perdre. Mais, pour une raison obscure, Nimitz était toujours en vie, et elle s'imposa lentement de contrôler la douleur et les échos intérieurs troublants de cette union plus forte avec le chat, et de réfléchir à la façon dont cela avait pu advenir. De vagues souvenirs tremblaient juste hors de portée. Elle se souvenait assez clairement avoir lancé Nimitz en direction de Ransom et brièvement combattu les gardes avant qu'ils ne la clouent au sol sous leurs coups, mais tout le reste était brumeux. Elle gardait une image de LaFollet s'efforçant de venir à ses côtés, une autre de McKeon tombant à genoux, et elle se mordit la lèvre en comprenant le prix qu'avaient dû payer les autres pour son geste de défi. Mais rien n'évoquait une raison pour que Nimitz soit encore en vie, à moins que... Elle fronça les sourcils tandis que le faible écho d'une voix faisait son chemin dans son esprit. Elle n'arrivait pas à se rappeler les mots, mais elle reconnaissait la voix : celle de Shannon Foraker. Et si elle avait oublié ce qu'elle disait, son ton pressant lui revenait clairement. Shannon avait dû miraculeusement réussir à convaincre Ransom de ne pas tuer Nimitz tout de suite, mais comment ? Et à quel prix pour elle ? Elle ne connaissait pas la réponse à ces questions, et elle tourna la tête à la recherche de quelqu'un à qui les poser. Mais il n'y avait personne à côté d'elle. Elle était seule sur la première rangée de sièges où on l'avait déposée, et elle voulut se retourner pour regarder derrière elle, mais elle gémit de douleur en sentant une main lui tirer cruellement les cheveux. Elle l'empêchait de se retourner, la forçant à regarder droit devant elle, et Honor serra les dents un peu plus fort, éliminant tout autre signe extérieur de douleur lorsque son bourreau parla : « Tu restes bien sagement où tu es, chica. » C'était la capitaine de SerSec qui avait pris la tête du détachement, et son accent semblait terriblement familier. Il fallut quelques secondes à Honor pour se rendre compte qu'elle l'avait déjà entendu dans la bouche de Thomas Ramirez et d'autres réfugiés ayant fui les conquérants havriens de Saint-Martin, la planète habitée de l'Étoile de Trévor, et elle se demanda ce que ressentait la femme qui se tenait derrière elle maintenant que son monde d'origine avait été conquis par l'Alliance. Pour l'instant, toutefois, l'origine de son accent lui importait bien moins que le plaisir méprisant que trahissait sa voix. « Tu ne causes pas, tu ne tournes pas la tête, tu ne fais rien du tout sans qu'on te le dise. Pigé ? » Honor ne répondit pas, et sa tortionnaire tourna le poignet dans ses cheveux, la soulevant de quelques millimètres de son siège. La gravité de Saint-Martin était beaucoup plus forte encore que celle de Sphinx, et Honor se mordit violemment la lèvre tandis que la femme démontrait la force que sa planète lui avait donnée. Elle n'aurait jamais cru qu'on pouvait faire aussi mal rien qu'en tirant les cheveux de quelqu'un, et la voix se fit plus froide et dure. « J'ai demandé si t'avais pigé, chica! aboya-t-elle — Oui. » Honor s'imposa de répondre de la voix la plus inexpressive possible et parvint – sans savoir comment – à ne pas soupirer de soulagement quand la femme ricana et la relâcha d'un geste dédaigneux. Les élancements douloureux de Nimitz brouillaient sa capacité à lire les émotions, mais elle n'en avait pas besoin pour déceler la satisfaction mauvaise de l'autre... et celle qu'elle anticipait. Elle ne faisait pas partie des gardes froids, sans émotions, comprit Honor. Elle était de ceux qui aimaient leur travail. « Bien. Tu vas suffisamment t'amuser sur le trajet vers l'Enfer, de toute façon, chica. Crois-moi, t'as pas envie de prendre de l'avance », dit la femme. Honor entendit le léger frottement de l'uniforme sur le siège tandis que sa tortionnaire se rasseyait derrière elle. Même sans regarder, elle sut qu'il n'y avait personne non plus sur cette rangée. Ses gardes en avaient fait une espèce de cordon sanitaire destiné à la couper du soutien de ses officiers en la séparant physiquement d'eux, et elle savait qu'il ne s'agissait que d'une première étape. Les intentions de Ransom étaient claires. Au fil des ans, les forces de sécurité de la République populaire avaient découvert qu'il était beaucoup plus efficace de faire « disparaître » les fauteurs de trouble. Séclnt avait souvent utilisé cette technique contre les opposants au régime législaturiste, et SerSec l'avait portée vers de nouveaux sommets. Et ça marchait, songea-t-elle sombrement, car il était infiniment plus effrayant de savoir que les gens auxquels on tenait pouvaient se volatiliser purement et simplement. La mort est terrible, mais elle constitue une fin, une conclusion. La disparition n'est qu'une porte qui ouvre sur l'ignorance et la plus cruelle de toutes les émotions : l'espoir que celui qu'on aime vit encore... quelque part. C'était ce qui en faisait une méthode si efficace : la disparition d'un unique individu pouvait en pousser une douzaine d'autres à se tenir à carreau dans l'espoir que leur soumission achèterait la vie et le retour de la personne aimée. Mais son cas était différent, car Ransom avait orchestré toute la confrontation devant les caméras pour justifier officiellement son exécution. Elle pourrait sans doute encore changer d'avis quant à l'opportunité d'en aviser le public —après tout, la ministre de l'Information publique pouvait étouffer toutes les nouvelles qu'elle souhaitait —, mais Honor n'y croyait pas. Elle voulait que ses ennemis, intérieurs et étrangers, réels ou imaginaires, sachent ce qu'il était advenu-de la Manticorienne, ce qui signifiait que sa mort ferait l'objet d'un reportage spécial aux informations du soir. Elle voyait déjà les avertissements solennels quant au « contenu violent », l'appel à la « responsabilité parentale » qui précédaient toujours les images d'« ennemis du peuple » payant pour leurs crimes. En fait, elle s'étonnait presque, d'une façon lointaine, de ne pas encore avoir été exécutée. Le système de Barnett devait regorger d'endroits où l'on pouvait régler un détail mineur tel que celui-là, alors pourquoi l'envoyer jusqu'au camp Charon ? Il était stérile de se poser ce genre de questions, mais elle ne pouvait s'en empêcher. Elle éprouvait une fascination terrifiante à envisager son propre meurtre de sang-froid et elle se demandait si Ransom n'avait pas choisi le camp Charon pour confirmer l'existence du lieu. Dans ce cas, l'événement marquerait un changement majeur dans la politique établie des dizaines d'années plus tôt par Séclnt et maintenue depuis par SerSec, et elle se demanda dans un coin de son esprit indifférent si elle devait se sentir flattée d'en être le catalyseur. Pendant soixante-dix ans, les Législaturistes puis le comité de salut public avaient vigoureusement nié l'existence d'une planète nommée Hadès ou du camp Charon. Il ne s'agissait d'après eux que d'une rumeur malveillante répandue par les opposants au régime, dépourvue de fondement dans les faits. Les dénégations des Législaturistes étaient à ce point cohérentes que les services de renseignement du Royaume stellaire étaient à deux doigts de les croire. Après tout, comme plus d'un analyste l'avait souligné, la rumeur d'une telle prison serait presque aussi efficace que son existence même en matière de contrôle de la population, et alimenter la rumeur coûterait bien moins cher que de créer un camp Charon. Mais on s'entendait pour dire que le camp existait bel et bien et, par le passé, quelques dizaines d'anciens ennemis « disparus » avaient été « réhabilités » au milieu de murmures sur leur détention là-bas. Leurs descriptions fragmentaires concordaient pour former une image de la planète officiellement dénommée Hadès mais que tous ceux qui y avaient séjourné appelaient « l'Enfer ». En dehors des forces de sécurité de la République, nul ne savait où elle se trouvait, mais tous les rapports s'accordaient pour dire qu'il était impossible de s'en échapper, et les histoires abondaient selon lesquelles les plus récalcitrants des prisonniers militaires et politiques de la République y étaient envoyés depuis soixante-dix ans. Et maintenant Ransom comptait se servir de l'exécution d'Honor pour confirmer l'existence de cet endroit. Pendant un instant, un lointain espoir s'éveilla en Honor à voir la ministre se sentir si menacée et croire le contrôle du comité de salut public si fragile qu'elle voulait s'assurer que ses ennemis le sachent bien : la main d'acier existait réellement, toutes les rumeurs concernant le pouvoir répressif de SerSec étaient fondées. C'était comme une preuve qu'il existait une faille dans l'armure de l'ennemi. Mais sa joie mourut plus vite encore qu'elle n'était venue : quelles qu'en soient les implications quant au sort final de Havre et à l'issue de la guerre, Honor Harrington ne serait plus là pour le voir, et elle ressentit à nouveau de plein fouet l'absence d'espoir en son avenir tout en fixant la cloison. Elle savait qu'on voulait la voir désespérer, que la brute assise derrière elle avait délibérément suscité ce sentiment comme une première étape pour la briser, mais il y avait un pas entre le savoir et parvenir à résister. Sa mémoire lui répétait sans cesse les termes exacts de la sentence de mort prononcée par Cor-délia Ransom, comme un enregistrement défectueux, comme si quelque chose en elle était déterminé à bien lui faire rentrer dans la tête que Nimitz et elle n'avaient pas d'avenir, songea-t-elle. Une idée stupide, mais elle ne pouvait pas s'en débarrasser — d'ailleurs elle n'était même pas certaine de le vouloir car, bizarrement, admettre ce qui l'attendait lui permettait de se sentir lavée, purifiée. Peut-être parce qu'elle avait eu confirmation de son sort, se dit-elle. Peut-être que s'entendre bel et bien condamnée avait résolu son incertitude et éteint les dernières braises cruelles qu'un vestige d'espoir avait maintenues en vie. D'une certaine façon, il y avait là une forme de miséricorde. S'il n'existait plus aucun espoir, alors il n'y avait plus de raison d'agir comme s'il restait quelque chose à espérer, et elle sentit l'appel séducteur de l'apathie. Elle pouvait laisser tomber la dignité, se dit-elle, songeuse. Elle pouvait cesser de simuler fierté et courage, car s'accrocher à ces qualités inciterait seulement ses geôliers à les anéantir, et elles ne valaient sûrement rien aux yeux d'une morte. Pourquoi garder son masque et continuer à jouer le rôle de l'officier de Sa Majesté faisant bravement face à l'adversité ? Laisse tomber, pressait une petite voix dans sa tête. Ils vont faire tout ce qu'ils peuvent pour te briser — tu as déjà pu le constater. Alors pourquoi ne pas les laisser faire? Pourquoi t'infliger les épreuves qu'ils te feront subir si tu essayes de les en empêcher ? joue leur jeu, fais tout ce qu'ils insistent pour que tu fasses. Ça ne veut rien dire. Ça n'aurait de sens que si tu avais le choix, s'il y avait la moindre possibilité que cela fasse une différence — et il n'y en a pas. Une voix insidieuse et tentatrice, dont une part froidement rationnelle d'elle-même savait qu'elle avait pourtant raison. Rien ne justifiait logiquement qu'elle se soumette à ce que ses vainqueurs lui feraient si elle les défiait — pas si elle devait de toute façon mourir à la fin. Mais il existait des raisons, comprit-elle alors que ses pensées vagabondaient encore avec une étrange lucidité. Pas de raisons logiques, non, mais des raisons qui n'en étaient pas moins importantes pour autant. Au bout du compte, nul en dehors des Havriens ne saurait ce qu'elle avait fait ni comment, et la façon dont elle se conduirait ne signifiait rien pour personne... à part elle-même. C'était là l'essentiel. La façon dont elle ferait face à ses geôliers et à la mort comptait à ses yeux et, si elle devait mourir et que Nimitz devait périr avec elle, ce devait être debout. Non parce qu'elle était officier de Sa Majesté, ni même parce qu'elle devait montrer l'exemple à ses hommes. C'était bel et bien le cas, et cela avait son importance, mais son identité et son rôle faisaient simplement partie d'elle-même. En réalité, ils n'importaient que parce qu'ils comptaient pour elle, et non à cause de ce que les autres en pensaient. Non. Nimitz et elle se devaient cette dernière dignité, cet ultime défi lancé aux gens tels que la femme assise derrière elle, qui feraient n'importe quoi pour les en priver. C'était la véritable raison pour laquelle ils devaient refuser de se rendre. Résister inciterait peut-être leurs ennemis à remplir de brutalité et d'humiliation le temps qui leur restait, mais, tout en l'envisageant, elle sentit une certaine force lui revenir. Ça ne ressemblait pas à la force dont elle avait besoin pour mener un vaisseau au combat, ni au courage qu'elle revêtait comme une armure lorsqu'elle emmenait son équipage vers une mort probable. Face à elle-même dans cet étrange instant de lucidité, elle se rendit compte que la force qu'elle utilisait dans ces occasions était toujours teintée de... pas de bravade, mais quelque chose d'approchant. Il s'agissait d'une force bien réelle, mais destinée aux autres plus qu'à elle-même. D'une certaine façon, c'était un don, un pouvoir qui lui venait de l'extérieur pour lui permettre de porter ses hommes quand il n'y avait rien d'autre. Un mélange de devoir et de responsabilité, de détermination à faire son travail parce que d'autres comptaient sur elle, parce qu'elle avait prêté serment et qu'elle préférait mourir plutôt que de se parjurer, et parce que les règles du jeu lui imposaient d'aller jusqu'au bout. Et derrière tout cela il y avait la tradition, l'exemple des grands commandants du Royaume stellaire qui lui servaient à la fois de modèle, d'inspiration et de défi. Combien de fois avait-elle partagé le manteau d'Édouard Saganami, Travis Webster ou Ellen d'Orville sans même s'en rendre compte ? Mais la force qu'elle ressentait maintenant n'avait rien à voir avec ces sources extérieures ni le besoin d'accomplir son devoir pour le bien des autres. Pour la première fois de sa vie, aucun de ces éléments n'importait dans sa situation. Non, c'était faux. Ils comptaient, mais ils étaient devenus secondaires, subordonnés à son devoir envers elle-même et Nimitz, et leur soutien était lui aussi devenu secondaire. Ce qui la portait désormais, c'était sa force personnelle – la sienne et celle de Nimitz –, et le désespoir quitta son regard lorsqu'elle en prit conscience. Étrange, songea-t-elle. Il avait fallu en arriver là, au point où tout ce qu'elle était et aurait encore pu devenir allait prendre fin, être effacé, pour découvrir la véritable force cachée en elle. Mais elle l'avait trouvée désormais, et, en la contemplant honnêtement de l'intérieur, elle comprit que cette force-là n'avait pas de fin. Elle pourrait s'amenuiser, on pourrait l'en priver un temps, l'écraser encore et encore, mais elle reviendrait toujours, car elle faisait partie intégrante de sa personne. Elle était trop honnête et réaliste pour se mentir. Avec assez de temps et de détermination, les experts tels que ceux qui travaillaient pour SerSec pouvaient détruire n'importe qui, mais, en un sens, c'était ce qui comptait. Ils pouvaient la détruire. En utilisant les bonnes drogues, en exerçant les pressions et violences appropriées, ils pouvaient l'écraser, voire en faire une personne totalement différente; mais il s'agissait simplement d'une autre forme d'exécution et, tant qu'elle vivrait – tant qu'il subsisterait une trace de la personne qu'elle était et avait toujours été –, la force qui l'emplissait en cet instant perdurerait. Ainsi, personne ne pouvait la lui enlever : elle seule pouvait y renoncer. Le commodore Lady dame Honor Harrington était assise dans son siège, le visage et le corps meurtris, douloureux, menottes aux poignets, tandis que la souffrance de Nimitz vibrait en elle, mais le calme qu'elle affichait n'était plus un simple masque destiné à tromper l'ennemi. — Vous pouvez entrer maintenant, citoyen capitaine. — Merci. » La brutalité de Warner Caslet n'était pas dirigée contre le secrétaire devant le bureau du citoyen amiral Theisman. Il regrettait même plutôt d'avoir été si sec avec le citoyen chef Maynard, et il savait aussi cette attitude dangereuse, mais il n'avait pu s'en empêcher. Il était trop furieux pour accorder à ce genre d'idées le poids qu'elles méritaient... et c'était précisément ce qui rendait sa brusquerie dangereuse. Il entra dans le bureau de Theisman et s'arrêta en voyant Denis LePic debout à côté de l'amiral. Il ne marqua qu'une brève hésitation puis traversa mécaniquement le tapis pour faire face à ses supérieurs. La vue du commissaire du peuple lui fit l'effet d'un seau d'eau froide, comme pour lui rappeler toutes les raisons familières pour lesquelles il devait dissimuler sa colère, que la présence de LePic aviva aussi, paradoxalement. Non qu'il blâmât LePic personnellement pour ce qui s'était passé mais parce que, malgré tous ses efforts pour se montrer un être humain digne de ce nom, le commissaire s'était volontairement associé avec les gens à qui il en voulait. Et toi aussi, Warner, d'une certaine façon, non ? raillait son cerveau. Tu aurais pu te conduire en héros et défier le nouveau régime. Tu aurais pu refuser de te salir les mains, de compromettre tes principes et ton honneur, n'est-ce pas ? Ils t'auraient exécuté pour ta peine, mais tu aurais pu... et tu ne l'as pas fait. Alors ne te crois pas si supérieur à un homme comme LePic. « Vous m'avez fait demander, citoyen amiral ? » s'enquit-il en s'efforçant de noyer les échos de sa colère dans la concision, et Theisman acquiesça. Quelque chose avait changé dans le visage de l'amiral. Sans afficher de nouvelles rides, on aurait cru que Theisman avait pris plusieurs années en l'espace de quelques heures. En constatant ce changement chez son commandant, Caslet comprit que ce qui était arrivé aux prisonniers devait être encore pire que ce qu'on lui en avait raconté. Ou bien non. Peut-être Theisman s'était-il simplement trouvé trop près, avait-il trop clairement vu les événements et leurs conséquences. « Je le crains, oui, Warner, répondit-il au bout d'un moment. Vous avez sans doute entendu parler des événements... regrettables de ce matin. » Il posait la question à Caslet, mais il regarda LePic tout en parlant. Le commissaire du peuple ne dit rien, mais une lueur trembla dans son regard. Ses lèvres se pincèrent et ses narines s'évasèrent, mais il finit par hocher brièvement la tête, comme pour approuver à contrecoeur l'adjectif employé par Theisman. C'était un détail, mais sa portée frappa Caslet de plein fouet, car il plaçait le commissaire du peuple — pour le moment du moins — du côté des officiers qu'il était censé espionner. « Oui, citoyen amiral. En effet. » Le capitaine de frégate répondit posément, et pas seulement parce que lui aussi approuvait le terme choisi par l'amiral. Ils n'avaient pas discuté des raisons pour lesquelles Theisman l'avait envoyé sur la tournée d'inspection dont il revenait tout juste, mais il en devinait la teneur, et il se sentait partagé entre la gratitude et le sentiment qu'il avait en quelque sorte manqué à son poste, qu'il avait fui sa responsabilité d'être présent quand Honor Harrington avait fait face à Cordélia Ransom. « Eh bien, je crains qu'ils ne doivent avoir certaines répercussions », fit Theisman en regardant de nouveau LePic, comme pour évaluer à quel point il pouvait se montrer franc. Caslet le comprenait : allié temporaire ou non, il y avait des limites à la franchise dont Theisman osait faire preuve devant le commissaire. Il vit les mêmes réflexions passer sur le visage de son supérieur, puis l'amiral secoua la tête comme un cheval chassant les mouches ou un taureau prêt à charger. « Plus particulièrement, reprit-il, la citoyenne ministre Ransom a le sentiment que les militaires n'ont pas bien saisi la dure réalité d'une guerre totale contre nos ennemis de classe. D'après elle, trop d'officiers dans nos rangs continuent de s'accrocher à des concepts élitistes et désuets tels que notre prétendu "code de l'honneur". Bien que la persistance de tels vestiges soit compréhensible dans l'absolu, elle pense le moment venu de briser ces habitudes de pensée qui créent un dangereux sentiment de sympathie envers les ennemis du peuple qui tentent de saper notre volonté de combattre, dans leur effort pour vaincre et détruire la République. » Malgré sa propre colère, Caslet écarquilla les yeux au ton incroyablement corrosif de Theisman et tourna aussitôt son regard vers LePic. Nul n'aurait pu trouver à redire aux termes employés par l'amiral, mais il les avait débités d'une voix qui criait un dégoût et un mépris au moins aussi profonds que celui de Caslet. Le commissaire du peuple eut un mouvement gêné, mais il ne dit rien. Tout simplement parce qu'il déplorait moins le ton de Theisman que la certitude que celui-ci était justifié, comprit Caslet. « Au vu de ses conclusions, poursuivit l'amiral de la même voix froide aux relents de vitriol, la citoyenne ministre juge que son devoir en tant que membre du comité de salut public exige qu'elle se préoccupe des manquements du corps des officiers spatiaux. Dans cette optique, elle a décidé que, bien que les prisonniers se trouvent désormais sous la responsabilité du Service de sécurité, une délégation de personnel militaire devrait être temporairement attachée à SerSec afin d'observer comment les ennemis du peuple doivent être traités. Pour cela, elle m'a ordonné de détacher le Comte de Tilly pour escorter le Tees jusqu'à Cerbère, de sorte que le citoyen contre-amiral Tourville et son état-major puissent former le cœur de cette délégation. De plus (les yeux de Theisman s'étrécirent et se posèrent sur Caslet comme deux affûts laser), elle a expressément requis votre présence. — Ma présence, citoyen amiral ? « Caslet était sincèrement surpris, et il ouvrit de grands yeux lorsque Theisman le confirma d'un signe de tête. « La citoyenne a-t-elle expliqué pourquoi elle souhaitait me voir l'accompagner ? — Non «, répondit l'amiral, mais sa voix monocorde indiquait qu'il en soupçonnait la raison. Et, après quelques secondes de réflexion, Caslet se rendit compte que lui aussi. Évidemment. Les rapports déjà entendus l'avaient averti que l'imprudence de Shannon avait fini par la mettre dans la situation désastreuse dont il avait tant essayé de la protéger, et il y avait peu de chances qu'une femme comme Ransom manque de consulter son dossier. Après tout, comment Shannon aurait-elle pu atteindre son grade actuel sans que SerSec ne détecte son manque de fiabilité si ses supérieurs ne l'avaient pas couverte ? Et, si Ransom avait vérifié, elle savait que Caslet, en plus d'avoir été son commandant, avait par deux fois recommandé sa promotion. Une autre vérification aurait mis à jour son absence pour la «tournée d'inspection » et, bien qu'elle n'eût pas de raison officielle de mettre en doute les ordres de Theisman, elle n'aurait pas hésité à additionner deux et deux. Vu les liens existant entre Shannon et lui, il ne lui en fallait pas plus, et elle n'était pas du genre à faire les choses à moitié. Si Caslet avait toléré un officier comme Shannon sous son commandement, alors il entretenait sans doute lui aussi de dangereuses sympathies élitistes. Et il se pouvait fort bien que Ransom vît aussi dans cette mesure une façon de taper sur les doigts de Theisman pour avoir éloigné Caslet. Elle ne pouvait quand même pas tolérer que des officiers spatiaux se serrent les coudes pour se protéger mutuellement de leur gouvernement, hein ? L'amertume de ses propres pensées effraya Caslet, car elle l'entraînait vers une destination qu'il craignait d'atteindre, et il refusait délibérément d'y regarder de trop près. « Je vois, fit-il après une brève interruption. Quand devons-nous partir, citoyen amiral ? — La citoyenne a l'intention de quitter ce système pour Cerbère à dix-neuf heures trente ce soir, répondit Theisman. Pouvez-vous être prêt d'ici là? — Bien sûr, citoyen amiral. Le citoyen capitaine de corvette Ito assumera-t-il mes responsabilités en mon absence ? — Je pense, oui. — Dans ce cas, il faudrait que je m'entretienne avec lui avant de monter à bord du Comte de Tilly, afin de m'assurer qu'il est au fait de tout ce que le citoyen commissaire LePic, vous et moi avons discuté, dit Caslet avant de s'interrompre, sourcils haussés, en remarquant l'expression de Theisman. — Vous devez effectivement discuter avec Ito, soupira l'amiral, mais vous ne monterez pas à bord du Comte de Tilly. — Ah bon ? — Non, citoyen capitaine. La citoyenne Ransom a exigé que vous soyez temporairement attaché à son personnel pour servir d'officier militaire de liaison avec les prisonniers jusqu'à leur remise officielle à Cerbère. — Pour servir de... » commença Caslet, incapable de se retenir, puis il ferma la bouche, interrompant sa question, et serra les poings contre ses cuisses. « Sauf votre respect, citoyen amiral, je ne crois pas être le mieux placé pour exercer cette responsabilité, dit-il après quelques secondes tendues, en suppliant Theisman du regard. Je n'ai aucune expérience de la sécurité, je n'ai même jamais été attaché au service de renseignement de la Flotte, encore moins à SerSec. Il y a sûrement d'autres officiers mieux qualifiés pour s'occuper des prisonniers ennemis. » Theisman ne détourna pas les yeux, mais il secoua la tête. Non pas pour rejeter l'estimation que Caslet offrait de son expérience ou de ses qualifications, mais gentiment, et le capitaine de frégate porta son regard vers LePic. Le commissaire du peuple le soutint sans ciller puis soupira, « La citoyenne Ransom a insisté, j'en ai bien peur, citoyen capitaine », dit-il. Son ton était moins acerbe que celui de Theisman, mais la colère contenue – et la sympathie – qu'il révélait frappait encore davantage de sa part. Pas seulement parce qu'il était un représentant direct du comité de salut public dont faisait partie Ransom, mais aussi parce qu'il avait choisi de l'être, et, en constatant la désapprobation du commissaire, Caslet se demanda si Ransom avait la moindre idée du mal qu'elle avait potentiellement fait à sa propre cause ce matin-là. Enfin, quelque dégât qu'elle ait pu causer pour l'avenir, cela ne sauverait pas Warner Caslet de sa vengeance dans le présent, se dit-il. « Je comprends, monsieur », fit-il sombrement, et l'air contrit de LePic lui inspira une étrange sympathie pour lui. « Je peux être prêt à briefer Ito d'ici treize heures, citoyen amiral. Deux ou trois heures devraient amplement suffire. Pourrez-vous vous joindre à nous ? — J'en ai l'intention », dit Theisman en se levant de derrière son bureau, la main tendue. Caslet se redressa et serra fermement la main de son supérieur, qui lui adressa un sourire chargé à la fois de tristesse et de mise en garde. « En attendant, vous feriez mieux d'aller boucler vos bagages. Le citoyen chef Maynard est déjà en train de rédiger vos ordres, et il devrait avoir tout terminé pour l'heure de notre réunion avec Ito. — Bien, citoyen amiral. » Caslet pressa une dernière fois la main de Theisman, eut un signe de tête respectueux pour LePic et se tourna vers la porte. Elle s'ouvrit devant, lui et il s'engagea dans l'ouverture, pour s'arrêter aussitôt et se retourner lorsque Theisman s'éclaircit la gorge. « Ito fera parfaitement l'affaire en votre absence, mais le citoyen commissaire LePic et moi-même attendons votre retour dès que possible, Warner, fit l'amiral. Je m'attends à ce que la situation militaire se mette à chauffer dans les prochaines semaines et, vu combien le citoyen commissaire et moi aurons besoin de vos talents dans ce cas, nous avons demandé à la citoyenne de vous renvoyer promptement vers nous. » Les yeux noisette de Caslet s'écarquillèrent puis s'adoucirent au hochement de tête de LePic. S'il était aussi mal vu de Ransom qu'il le craignait, ses supérieurs avaient pris de gros risques en lui demandant une chose pareille. Des risques qu'il s'attendait à voir un homme comme Theisman courir, mais que LePic y ait souscrit lui aussi fit naître un nœud dans sa gorge, et il dut déglutir avant de répondre. « Merci, citoyen amiral. J'apprécie cette preuve de confiance. De votre part à tous les deux, dit-il enfin d'une voix légèrement rauque. — Vous ne méritez pas moins, citoyen capitaine, fit LePic. — J'apprécie malgré tout, monsieur. Et j'essaierai de revenir le plus vite possible. — Je n'en doute pas, Warner, dit posément Theisman. Bon vent. — Merci, citoyen amiral. » Caslet regarda une dernière fois son commandant dans les yeux, hocha la tête et passa la porte. Celle-ci se referma sans bruit derrière lui, et Thomas Theisman et Denis LePic se regardèrent en silence. CHAPITRE VINGT-TROIS Le chantier qui avait construit le VFP Tepes avait modifié les plans d'origine pour mieux l'adapter à son rôle dans la flotte privée de SerSec. Le changement majeur apparut clairement à Warner Caslet tandis que son cotre approchait du vaisseau, car le Tepes comptait trois grasers et un lance-missiles de moins sur chaque flanc que les autres bâtiments de classe Seigneur de la guerre, et le tonnage ainsi gagné avait servi à caser l'équipement de régulation vitale nécessaire pour un contingent de v fusiliers » deux fois plus nombreux qu'à l'ordinaire et deux hangars d'appontement supplémentaires - et très vastes. Ces modifications donnaient au croiseur de combat une capacité d'hébergement d'appareils légers équivalente à celle d'un supercuirassé, ce qui lui semblait excessif jusqu'à ce que les faisceaux tracteurs attirent son cotre dans l'un des hangars caverneux et qu'il voie ce qui y était déjà arrimé. Pas moins de trois énormes navettes d'assaut à forte capacité, grosses chacune comme une pinasse et demie, surblindées et armées en conséquence, reposaient entre les butoirs d'arrimage, et il fit la moue en les regardant. Ce bâtiment ne serait jamais attaché à une force d'intervention normale de la Flotte populaire, ce qui signifiait que ces navettes ne seraient pas utilisées contre les ennemis de la République. Elles servaient contre ceux du comité de salut public, ce qui n'était pas tout à fait la même chose. Elles étaient destinées à déposer des forces d'assaut sur des planètes dépendant de Havre afin de les arracher aux citoyens de la République eux-mêmes, et il aurait aimé croire que leur présence ne résultait que d'une forme de paranoïa, mais ce n'était pas le cas. Quoi qu'on pense du comité et du Service de sécurité, ils avaient incontestablement des ennemis bien réels — et prompts à la violence —, et cette pensée alourdit encore sa déprime. Rien ne s'arrangea quand l'officier du hangar d'appontement l'accueillit. Se démarquant là encore des pratiques de la Flotte, on ne demandait pas la permission officielle de monter à bord d'un vaisseau de SerSec. Au lieu de cela, on vous vérifiait simplement les papiers, en présence de gardes armés prêts à descendre le premier assez stupide pour tenter de se glisser à bord sous une fausse identité. En toute logique, Cas-let devait bien admettre que, tant que les officiers du hangar d'appontement gardaient le compte de qui se trouvait à bord ou non, la tradition des arrivées et départs officiels n'était rien de plus qu'une tradition. Mais cela ne l'empêchait pas de juger qu'on aurait dû la respecter, et le regard arrogant des gardes ainsi que les manières désinvoltes de l'officier du hangar lui portaient sur les nerfs. Pour autant, le lieutenant en question ne paraissait pas se préoccuper de la mauvaise opinion que Caslet pouvait avoir de lui et de son bâtiment. Comme tout le reste de l'équipage du Tepes, il appartenait à SerSec et non à la Flotte, et il retroussa la lèvre en observant le nouveau venu. Celui-ci était peut-être de deux grades son supérieur, mais il ne s'agissait que de grades de la Flotte. Et puis la rumeur était à l'oeuvre depuis plus de six heures maintenant, et l'officier SS savait que Caslet figurait sur la liste noire de Ransom. Ajoutés les uns aux autres, ces éléments faisaient de lui un objet de mépris plutôt que de respect. « Z'êtes Caslet? » fit-il en tendant une main impérieuse pour obtenir son identifiant. La question était posée d'une voix mi-maussade, mi-ennuyée, avec une bonne dose d'insolence, et Caslet se tourna lentement pour lui faire face. Inutile de réagir à l'insulte, mais le ton du garde avait soufflé sur les braises de sa colère et ranimé sa flamme. Il se trouvait dans une position suffisamment précaire sans y ajouter une confrontation avec le Service de sécurité, et son bon sens comme son instinct de conservation lui soufflaient de laisser courir. Pourtant il y avait un côté presque libérateur à savoir combien il était déjà mal engagé. D'une certaine façon, il en tirait le sentiment de ne rien avoir à perdre. Il mit donc son fourre-tout à terre et posa un regard glacial sur l'homme, ignorant sa main tendue. L'officier du hangar d'appontement rougit sous ces yeux froids qui le jaugeaient de la tête aux pieds avec un mépris sans borne, et les lèvres de Caslet esquissèrent ce qu'on aurait pu appeler un sourire s'il n'avait pas découvert autant de dents. « Oui, je suis le citoyen capitaine de frégate Caslet. Et vous êtes... ? » Sa voix, plus froide encore que son regard, avait le tranchant d'un scalpel, et il était assez furieux — et téméraire —pour bien en faire sentir la morsure. L'officier s'apprêtait à lancer une réponse immédiate et hargneuse, mais il se retint. Il avait vu son lot d'hommes et de femmes désespérés, et le scintillement glacial des yeux de Caslet l'inquiétait. Il y avait trop de colère dans son regard, et pas assez de panique. La rumeur prêtait peut-être à cet homme un aller simple pour sa perte, mais lui n'avait pas l'air au courant... et on avait déjà vu la rumeur se tromper. Ce n'était probablement pas le cas cette fois, mais, si elle n'avait pas vu juste, Caslet risquait d'en ressortir plus fort et non affaibli. Après tout, c'était déjà l'officier opérationnel d'état-major du deuxième plus gros commandement spatial de la République. S'il regagnait ce poste indemne, il aurait accès à des oreilles très haut placées et, en regardant ces yeux froids, le garde SS se dit soudain que cet officier spatial-là ne devait pas être du genre à passer l'éponge. « Citoyen lieutenant de vaisseau Janseci, citoyen capitaine », répondit-il sur un ton beaucoup plus professionnel. Caslet acquiesça sèchement, et Janseci se mit presque au garde-à-vous. Il envisagea d'ailleurs de saluer, mais cela aurait constitué un aveu flagrant qu'il aurait dû le faire dès le début... et que Caslet l'intimidait. « Je dois vérifier votre identité, citoyen capitaine », ajouta-t-il comme pour s'excuser. Caslet glissa lentement la main dans sa veste pour en ressortir son identifiant. Il le remit à Janseci et fut amèrement amusé de voir les gardes derrière lui se mettre effectivement au garde-à-vous. Et tout ça pour un simple officier spatial. Quel honneur ! L'officier du hangar d'appontement examina rapidement son identifiant, le replia et le lui tendit. Le capitaine contempla le document pendant peut-être trois secondes, les yeux toujours froids, puis le prit et le rempocha. « Eh bien, citoyen lieutenant Janseci, dit-il après quelques instants, quelqu'un sait-il par hasard où exactement je suis censé me rendre ? — Oui, citoyen capitaine. Votre guide est en chemin et j'attends... » Janseci s'interrompit et leva la main pour faire signe à l'officier-marinier qui venait de sortir d'un des deux ascenseurs desservant l'immense hangar. « Le voici, annonça-t-il avec un certain soulagement. Le citoyen chef Thomas va vous escorter jusqu'à vos quartiers. — Merci », répondit Caslet sur un ton frais mais correct. Puis il se détourna car son guide arrivait et saluait. « Citoyen capitaine Caslet ? » Caslet lui rendit son salut et confirma son identité. « Si vous voulez bien me suivre, citoyen capitaine, on va vous installer », fit Thomas en s'emparant de deux des trois sacs que l'équipage du cotre avait remorqués dans le boyau d'accès pendant que Janseci et Caslet s'occupaient l'un de l'autre. « Merci, citoyen chef », dit Caslet avec beaucoup plus de chaleur que lorsqu'il s'adressait à Janseci. Il ramassa le troisième sac, passa la sangle du fourre-tout sur son épaule et suivit Thomas vers l'ascenseur en se demandant ce que le citoyen chef faisait à bord du Tepes. Contrairement à Janseci, l'homme se comportait comme quelqu'un qui avait servi dans la vraie Spatiale et qui devait bien faire son travail, et Caslet n'arrivait pas à concevoir ce qui pouvait l'avoir tenté dans le transfert de la Flotte vers... ceci. Il ne posa toutefois pas la question. Parce que ce n'était pas ses affaires, d'une part, et aussi parce qu'il avait un peu peur de la réponse. Des hommes de valeur, fondamentalement honorables, tels que Denis LePic, étaient devenus commissaires du peuple – et donc, techniquement, des officiers supérieurs de SerSec – car ils croyaient aux promesses du comité de salut public, ce que Caslet pouvait à peu près comprendre, voire respecter, même s'il les estimait dans l'erreur. En revanche, il ne voulait pas comprendre ce qui pouvait pousser un homme – n'importe lequel – à s'engager dans les forces de terrain SS. Bien que les quartiers qui lui avaient été assignés fussent plus petits qu'ils ne l'auraient été à bord d'un vaisseau de la Flotte pour un officier de son grade, au moins il ne s'agissait pas d'une cellule. Dans sa situation, il fallait y voir un bon signe, mais il se répéta, tout en remerciant Thomas avant de commencer à s'installer, qu'il ne devait pas faire preuve de trop d'optimisme. Il ouvrit ses sacs et en rangea le contenu avec l'efficacité et la rapidité d'un homme souvent passé d'un vaisseau à un autre pendant les vingt dernières années, en s'efforçant de ne pas penser au fait que le système de Cerbère se trouvait à plus de cent soixante-huit années-lumière de Barnett. Même pour un croiseur de combat, le voyage durerait un mois dans les deux sens, ce qui donnerait tout le temps à Ransom de décider que sa place était bel et bien dans une cellule. Et si tu ne te tiens pas à carreau, que tu ne fais pas au moins semblant d'être un bon garçon, c'est exactement ce qu'elle fera, imbécile ! A moins qu'elle ne décide carrément de ne pas te ramener de Hadès, pour finir. Il eut une grimace amère à cette idée, mais il la savait réaliste et il s'imposa de réfléchir à sa situation comme à un problème tactique pendant qu'il tentait de maîtriser ses émotions. Le commandant d'un bâtiment de guerre apprenait à les mettre de côté au combat, et il trouvait cette autodiscipline bien utile à cet instant. Évidemment, songea-t-il, il était regrettable qu'assimiler Cordélia Ransom et le Service de sécurité à « l'ennemi » lui parût si naturel. Non parce que cela ne marchait pas, mais parce que chaque pas supplémentaire dans cette voie pouvait rendre un peu plus problématique sa survie finale, quand bien même il serait bénéfique à court terme. Il avait presque fini de défaire ses bagages lorsque le com carillonna. Il s'arrêta et se tourna un instant vers l'appareil, qui sonna de nouveau. La perspective de répondre et d'être attiré un peu plus avant dans les événements qui se préparaient ne le remplissait pas exactement de joie, mais refuser de répondre aurait été puéril en plus d'inutile, et il enfonça donc la touche de réception. « Citoyen capitaine Caslet ? » s'enquit sèchement la femme en uniforme noir et rouge sur son écran. Il hocha la tête. « Bien. Je suis la citoyenne capitaine de frégate Lowell, le second. Le citoyen commandant Vladovitch m'a demandé de vous souhaiter la bienvenue à bord. — Merci, citoyenne capitaine », répondit poliment Caslet, bien qu'il se doutât que Vladovitch se souciait autant de son hôte que lui-même de tout le Service de sécurité. « De plus, poursuivit Lowell, on m'a demandé de vous prévenir que la citoyenne ministre Ransom et le citoyen commandant Vladovitch interrogeraient incessamment les prisonniers afin de préparer leur assignation en justice. Votre présence est requise. — Compris, citoyenne second », fit Caslet. Au moins on se montrait poli avec lui jusque-là. Bien sûr, ils pouvaient se le permettre. « Dans ce cas, citoyen capitaine, le citoyen lieutenant Janseci... – je crois que vous vous êtes déjà rencontrés ? – vous escortera jusqu'à l'entretien d'ici environ une demi-heure. — Merci. » Lowell acquiesça poliment et coupa la connexion. Il resta encore un moment à regarder l'écran vide, puis il se secoua. « Janseci, murmura-t-il. Splendide ! Je me demande s'il est aussi ravi de me servir de guide que moi de devoir le suivre. » L'écran ne lui répondit pas. Il soupira, se secoua encore une fois, et reprit son rangement. « Eh ben, eh ben... Regardez un peu ce que le chat nous ramène ! Honor refusa de tourner la tête ou même de bouger les yeux pour localiser l'homme qui avait parlé. Elle resta au contraire parfaitement immobile, regardant droit devant elle tout en s'efforçant d'empêcher son visage de refléter la sensation de vide au creux de son ventre alors qu'elle contemplait la coursive grise et nue. Les hommes restaient des hommes, d'où qu'ils viennent, où qu'ils aillent. Il se trouvait inévitablement des fauteurs de troubles dans n'importe quel groupe, et tout vaisseau de guerre comportait une « prison » pour gérer ce facteur. Mais celle de ce bâtiment était bien plus vaste qu'aucune de celles qu'Honor avait jamais vues, et la lumière agressive, les cloisons grises et mornes ainsi que la forte odeur de désinfectant auraient pu être tout spécialement conçues pour briser quiconque y était consigné. C'était d'ailleurs sans doute leur but, se dit-elle. Il ne s'agissait pas juste d'un local où l'on enfermait des prisonniers : c'était la première étape d'un processus destiné à les réduire à une obéissance servile... en admettant qu'on ne s'en débarrasse pas tout simplement à la place. Elle se calma intérieurement, refusant de laisser cette idée l'entraîner vers le fond. Son esprit était plus clair désormais, car les grandes vagues de souffrance en provenance de Nimitz s'étaient retirées. Elle ignorait si c'était dû au fait que Montoya avait réussi à calmer sa douleur ou à la distance entre eux, et elle était partagée entre le soulagement de retrouver sa lucidité et l'angoisse de la séparation. Mais céder à sa peine ne l'aiderait pas, se rappela-t-elle, alors que la lucidité peut-être. « Une sale bêcheuse, hein ? commenta la voix masculine alors qu'elle restait debout en silence, à attendre. Je pense qu'on peut arranger ça. » Quelqu'un ricana, mais la citoyenne capitaine de Sangro secoua la tête. « Pas de ça, Timmons. La citoyenne ministre Ransom veut qu'elle soit livrée intacte. S'il y a de la casse, quelqu'un paiera, et ce ne sera pas moi. — Pfff ! » fit l'homme répondant au nom de Timmons avant de se racler la gorge pour cracher à terre. Le jet de salive atterrit à deux centimètres du pied d'Honor, et l'officier spatial en elle le nota avec un dégoût distant. Ce genre de com portement ne serait jamais toléré, ne serait-ce que pour des raisons d'hygiène, à bord d'un vaisseau manticorien, mais personne ne paraissait s'en soucier ici. « Pas de casse, hein ? C'est tout de suite beaucoup moins drôle, de Sangro. — Ça me fend le cœur, tiens, répondit le capitaine. Écoute, j'ai mieux à faire que de papoter avec toi. Et si tu signais simplement le reçu pour cette putain, que je m'en aille ? — Toujours aux pièces, pas vrai ? gloussa Timmons. C'est bon, c'est bon ! Passe-moi ce foutu bloc. » Honor resta immobile tandis que Timmons griffonnait une signature et apposait ses empreintes digitales sur le scanner du bloc-mémo. Son visage ne traduisait aucune émotion alors qu'on la réceptionnait comme une marchandise. Quiconque ne l'avait jamais vue dans une salle d'armes s'entraîner au sabre ou au coup de vitesse aurait même pu prendre son absence d'expression pour de la passivité. Elle ne se faisait pas d'illusions : ses compétences en arts martiaux ne la sauveraient pas de ce qui suivrait, mais elle ne les avait pas acquises uniquement dans le but de combattre : elle avait passé quarante ans à apprendre comment recourir au besoin à la discipline et aux facultés de concentration qu'ils développaient... or elle n'avait jamais autant eu besoin de ces deux qualités qu'aujourd'hui, elle le savait. « Et voilà, fit Timmons en rendant le bloc. Signé, scanné, livré ! Allez, bonne journée maintenant, de Sangro. — Connard », lança de Sangro. Elle fit signe aux deux membres de son détachement de regagner l'ascenseur, laissant Honor avec Timmons et son détachement à lui. Une seconde ou deux passèrent en silence, puis quelqu'un la saisit par les bras et la retourna brusquement. Le mouvement était rapide et brutal, destiné à la surprendre et la désorienter, mais elle se détendit comme lorsqu'elle accompagnait l'assaut d'un partenaire d'entraînement en salle d'armes, et la manœuvre manqua son effet. L'absence de résistance déstabilisa au contraire l'homme derrière elle, qui tituba à demi et resserra sa poigne sur ses bras en essayant de garder son équilibre. Il grommela un juron, et le coin droit de la bouche d'Honor frémit comme pour esquisser un sourire amer. Il ne s'agissait que d'une petite victoire, mais dans une bataille où le triomphe final était impossible, n'importe quelle victoire, si minime fût-elle, avait son importance. Le demi-tour la mit face à face avec Timmons, et elle n'aima guère ce qu'elle découvrit. L'homme mesurait quelques centimètres de plus qu'elle. Les épaules larges et le visage au charme brutal, il portait l'insigne de premier lieutenant des fusiliers du peuple, ce qui devait sans doute impliquer le même grade au sein des forces de terrain du Service de sécurité. Ses cheveux étaient coupés court, son uniforme fraîchement repassé, et son sourire découvrait des dents saines et blanches, pourtant cette apparence immaculée n'était qu'un masque, un leurre qui ne parvenait pas à dissimuler une réalité fort différente. Malgré le contrôle qu'elle exerçait sur elle-même, Honor cligna des yeux, surprise, en comprenant de quoi il s'agissait... et pourquoi son masque ne pouvait pas le lui cacher. On aurait dit que Timmons promenait sur lui la puanteur du sang séché, et c'était le cas. Mais pas au sens physique. Ce qu'elle décelait venait de l'intérieur, et ses narines s'évasèrent lorsqu'elle se rendit compte que, même éloignée de Nimitz au point de ne presque plus ressentir sa douleur, elle détectait les émotions d'un autre. Cela n'était encore jamais arrivé. En tout cas elle ne le pensait pas, mais elle n'en savait rien en réalité, car elle n'avait jamais tenté de lire les émotions d'une autre personne aux rares occasions où le chat sylvestre et elle avaient été physiquement séparés. Était-ce un nouveau phénomène ? Ou bien quelque chose qu'elle aurait pu faire à n'importe quel moment si elle avait essayé ? Et sachant qu'elle ressentait à peine la présence de Nimitz, lisait-elle Timmons grâce au chat ou... toute seule ? Cette révélation la déconcentra et força un instant le cocon de son apparente indifférence, mais Timmons ne le remarqua pas. Son attention allait au bloc-mémo que lui avait confié de Sangro. Il parcourut plusieurs pages, examinant les écrans de données pendant cinq minutes au moins. Puis il releva les yeux avec un autre sourire éclatant, et Honor dissimula un frisson. Les formes de vie présentes sur Sphinx étaient insensibles à la rage, mais si un hexapuma avait pu contracter cette maladie de la vieille Terre, il aurait probablement souri ainsi. « On s'est récupéré une prisonnière un peu spéciale, les gars, dit-il à son détachement. Je vous présente Honor Harrington. Je suis sûr que vous avez entendu parler d'elle. » Des rires désagréables lui répondirent, et il gloussa. « Bien ce que je me disais. Évidemment, elle a un peu dégringolé l'échelle sociale. Ça dit là-dedans qu'on l'emmène au camp Charon pour lui étirer le cou un brin. Quel dommage. » La puanteur de sang émanant de ses émotions était plus forte désormais, au point de soulever l'estomac d'Honor, mais elle maîtrisait de nouveau son expression et ses yeux le transperçaient. Il n'aimait pas ça. Elle le sentit en lui : la colère se mêlait à un sadisme pire que tout ce qu'elle avait décelé en provenance de Sangro, et elle savait sa propre absence de réaction dangereuse. Mais tout ce qu'elle pouvait faire était dangereux. Elle attendit que les émotions rageuses de Timmons débordent, mais ce ne fut pas le cas, et elle frémit d'une peur plus violente en comprenant que, sous ses airs calmes et souriants, le garde aimait en fait le bouillonnement de sa fureur. La colère et le goût pour la cruauté qui l'emplissaient agissaient comme des drogues, quelque chose qui donnait un intérêt à sa vie, et le besoin de les contrôler ne faisait qu'augmenter cet intérêt. C'était comme si, en se refusant une satisfaction immédiate, il raffinait ou distillait ses émotions, rendant la perspective de leur lâcher la bride plus douce encore que le moment où il le faisait bel et bien. « D'après ceci, poursuivit-il d'une voix nasillarde dont le calme ne trompait ni Honor ni lui-même, certains de ses amis l'accompagnent pour le voyage, mais ils sont militaires. Ils seront logés à l'étage, et elle sera toute seule ici. Ça vous ferait presque de la peine pour elle, non? » Les autres ricanèrent encore, et Honor se demanda dans un coin distant de son esprit se cela faisait partie d'un jeu orchestré pour briser la résistance du prisonnier ou si Timmons aimait simplement parader devant la galerie. Évidemment, ça n'avait guère d'importance. Le résultat serait le même dans les deux cas. « Comment ça se fait qu'ils sont militaires et pas elle ? s'enquit un garde portant l'unique chevron d'un caporal. L'uniforme m'a l'air identique. — N'importe qui peut mettre un uniforme, andouille, répondit Timmons d'un air extrêmement patient. Mais d'après ceci (il agita le bloc-mémo), cette ennemie du peuple est une meurtrière de masse. On a hérité d'une criminelle civile, les gars, et comme nous le savons tous, les accords de Deneb ne s'appliquent pas aux criminels condamnés par des tribunaux civils. Ça veut dire qu'on peut tout de suite oublier toutes les conneries concernant le traitement des prisonniers militaires. — Eh ben, mon cochon, fit le caporal. — Sors ton imagination du caniveau, Hayman, le gronda Timmons, tout sourire. La simple idée que quiconque au sein de mon détachement puisse prendre des libertés envers un prisonnier sous notre garde me choque ! Il ne s'agit peut-être pas d'un prisonnier militaire, mais la procédure sera systématiquement respectée. C'est clair ? — Si vous le dites, monsieur, répondit Hayman. Mais c'est un sacré gâchis. — On ne sait jamais, fit Timmons sur un ton apaisant. Elle pourrait se sentir seule et aspirer à un peu de compagnie une fois qu'elle aura passé un moment ici, et ce qui arrive entre adultes consentants... » Il s'interrompit en haussant les épaules, et un amusement mauvais souffla de nouveau autour d'Honor. « Entre-temps, toutefois, reprit-il plus vivement, il faut s'occuper d'elle. C'est pour toi, Bergren. » Il tendit le bloc-mémo à un petit sergent costaud. « Ils disent là-dedans qu'elle a un œil artificiel, or tu connais le règlement sur les implants. Fais descendre Wade pour qu'il le neutralise. Et s'il n'y arrive pas, appelle le doc. — Bien, monsieur. Et le reste ? — C'est une meurtrière condamnée, citoyen sergent, pas un hôte payant, soupira Timmons. Procédure standard. Fouille au corps, fouille des cavités corporelles, coupe des cheveux, vérification sanitaire – tu connais la chanson. Et puisque la citoyenne ministre veut être sûre qu'elle arrive intacte, mieux vaut la mettre aussi sous veille anti suicide. En fait, dit-il avec un autre de ses grands sourires, autant prendre toutes les précautions. Je veux qu'elle soit fouillée – intégralement, si vous voyez ce que je veux dire – à chaque fois qu'on ouvre la porte de sa cellule. Et ça inclut les repas. — Bien, monsieur. Je m'y mets tout de suite, promit Bergren en levant la main pour attraper le col d'Honor. Amène-toi, ma belle », grommela-t-il en tirant dessus. Il était assez petit pour que ce mouvement oblige Honor à se pencher et la fasse tituber à sa suite. Une expérience humiliante, mais c'était là le but recherché, elle le savait. Et les humiliations ne faisaient que commencer. « Un instant, Bergren », intervint Timmons. Le sergent se retourna pour faire face au lieutenant, et sa poigne ne donna d'autre choix à Honor que de se retourner avec lui. Il ne la lâcha pas et ne la laissa pas se redresser, mais Timmons s'avança, plaça deux doigts sous le menton de la Manticorienne et lui fit lever le visage vers lui. Il s'agissait d'un geste méprisant, comme si elle était un enfant, mais elle s'imposa de bouger sous la pression modérée et aperçut dans son regard un éclair de déception car son manque de résistance le privait d'une occasion de la forcer à lever la tête contre la poigne de Bergren. « Encore une chose, ma belle, lui dit-il. De temps en temps, on récupère ici quelqu'un qui s'imagine qu'après tout il n'a rien à perdre, qui essaye de causer des problèmes. Ce bloc-mémo dit que tu viens d'une planète à forte gravité. Il dit aussi que tu es un genre de combattant à la noix, et j'imagine que tu as entendu la citoyenne capitaine de Sangro me dire qu'ils veulent te voir au camp Charon intacte. Tu pourrais donc croire que tu peux faire ta maligne avec nous parce qu'on n'a pas le droit de te botter le cul sans fâcher la citoyenne Ransom. Eh bien, si c'est ce que tu penses, te gêne pas, mais souviens-toi d'un truc : il y a vingt ou trente de tes amis à l'étage, et chaque fois que tu causeras des soucis à quelqu'un, il faudra bien qu'on se défoule sur l'un d'eux, puisqu'on peut pas le faire sur toi. » Il sourit encore, lui donna une chiquenaude au menton et hocha la tête à l'adresse de Bergren. Emmène-la et faites connaissance », dit-il. « Alors ? Vous pouvez l'aider ? » Fritz Montoya leva les yeux du chat sylvestre installé sur la couchette devant lui. McKeon, Venizelos, LaFollet, Anson Lethridge et lui, en tant qu'officiers masculins les plus gradés, avaient été entassés dans un unique compartiment nu mais assez vaste. En dehors de la demi-douzaine de couchettes et des installations sanitaires sommaires dans un coin, il aurait pu s'agir d'un hangar de stockage, et sa nudité lui donnait un aspect froidement impersonnel et improvisé. En tout cas, même si ce n'était pas grand-chose, la couchette supplémentaire fournissait un lit à Nimitz... pour le bien que ça lui ferait... On voyait à peine les côtes du chat se soulever et redescendre, et ses yeux restaient aux trois quarts fermés, sans le moindre signe d'intelligence. Qu'il soit inconscient n'était sans doute pas bon signe, songea Montoya, mais cela lui avait permis de le manipuler sans qu'il se torde en émettant des cris de douleur rauques. — Je l'ignore, admit le docteur. Je n'en sais pas suffisamment sur les chats sylvestres. À ma connaissance, personne hors de Sphinx n'en sait rien. — Mais vous devez bien savoir quelque chose », supplia presque LaFollet. L'homme d'armes était agenouillé à côté de la couchette, une main doucement posée sur le flanc de Nimitz. Sa joue était décolorée et enflée là où une crosse l'avait ouverte, il avait gagné leurs quartiers actuels en boitant douloureusement et Montoya le soupçonnait de s'être au mieux démis l'épaule gauche, mais la peine qu'exprimait sa voix allait au chat plutôt qu'à lui-même. « Je sais qu'il a des côtes cassées sur le flanc droit, fit sombrement Montoya, et à mon avis c'est aussi le cas de l'épaule et du membre intermédiaires droits. La crosse l'a frappé du dessus dans un mouvement descendant, et je suis presque sûr qu'elle a cassé à la fois l'omoplate et la clavicule. Je ne pense pas que l'impact ait été assez violent pour endommager la colonne vertébrale, mais je ne peux pas m'en assurer, et je n'en sais pas assez sur le squelette des chats sylvestres pour être certain de bien replacer les os que je sais brisés, même dans des conditions idéales. À mon avis – peu informé – toutefois, son épaule nécessitera une reconstruction chirurgicale, et je n'ai pas l'ombre de l'équipement nécessaire ici. — Est-ce... » LaFollet déglutit. « Vous êtes en train de dire qu'il va mourir ? » demanda-t-il d'une voix plus ferme. Montoya soupira. « Je dis juste que je n'en sais rien, Andrew, fit-il sur un ton nettement plus doux. Il y a quelques signes encourageants, le meilleur étant l'absence de saignement par le nez ou la bouche. De plus, sa respiration, bien que lente et peu profonde, est régulière, ce qui suggère que les os cassés n'ont pas percé les poumons, et son ventre n'est pas gonflé, donc, s'il y a hémorragie interne, elle doit être très limitée. Si j'arrive à mettre la main sur quelque chose qui puisse servir d'attelle, je pourrai au moins immobiliser le membre et l'épaule abîmés, ce qui devrait – je l'espère – éviter d'autres dégâts mais, à part ça... » Il marqua une pause et soupira de nouveau. « À part ça, il n'y a rien que je puisse faire, Andrew. S'il s'en sort, cela dépendra beaucoup plus de lui que de moi. En tout cas les chats sylvestres sont des durs à cuire. — Je comprends, murmura LaFollet en caressant la hanche de Nimitz. Il n'a jamais abandonné de sa vie, doc, fit-il doucement. Il ne va pas laisser tomber maintenant. — J'espère que non, mais... » Le docteur s'interrompit alors que le sas s'ouvrait sur un lieutenant des forces SS de terrain, l'air arrogant, suivi par deux hommes armés de fusils à sagettes. Les autres officiers prisonniers changèrent de position, se retournant pour faire face aux intrus avec une espèce de solidarité instinctive, et le lieutenant renifla dédaigneusement. « Debout ! aboya-t-il. La citoyenne ministre Ransom veut vous voir ! — Je crains que ce ne soit hors de question. » La voix de Montoya, une voix de commandement ferme et calme, aurait surpris quiconque ne l'avait jamais vu opérer en urgence pendant que des frappes directes secouaient l'infirmerie autour de lui. Même le lieutenant parut un instant déconcerté, mais il se ressaisit promptement. « Je vois qu'on a un petit malin à bord », lança-t-il à ses collègues. Ils ricanèrent, mais sa voix était froide lorsqu'il se pencha plus près de Montoya. « C'est pas toi qui dictes les règles, ici, le Mantie. C'est nous. Et quand on te dit de te magner, t'as intérêt à te magner ! — La ministre Ransom m'a ordonné de maintenir ce chat en vie, fit Montoya d'une voix plus glaciale encore que celle du lieutenant. Je vous suggère de vérifier si elle le pensait vraiment avant de m'éloigner de lui. » Le lieutenant bascula le poids de son corps sur les talons, l'air soudain songeur. Il hésita un moment, puis regarda l'un des gardes. « Appelez le citoyen commandant, dit-il. Demandez s'ils veulent voir le docteur ou s'il doit rester ici avec l'animal. — Bien, citoyen lieutenant ! » L'homme de troupe salua et recula dans la coursive. Il resta absent plusieurs minutes – qui leur parurent des heures – puis revint et salua une nouvelle fois. « Le citoyen commandant a dit de laisser le docteur ici mais d'amener les autres, annonça-t-il. — Très bien. » Le lieutenant désigna McKeon de la tête et pointa la main vers le sas. « Tu l'as entendu, Mantie. Alors on bouge son cul. » Les prisonniers restèrent immobiles, les yeux fixés sur McKeon. Les lèvres du lieutenant se pincèrent et il avança vers le capitaine de vaisseau, pour s'arrêter alors que McKeon lui adressait un regard méprisant. « Il y a une limite au nombre de coups de crosse que vous pouvez nous asséner avant que l'un de nous ne vous mette la main dessus », fit McKeon d'une voix grave aussi froide que son regard, et le lieutenant hésita. Puis il se secoua en ricanant. « T'as sans doute raison, Mantie. Alors pourquoi on vous tirerait pas tout de suite dessus, plutôt? — Parce que vous avez les couilles plus ratatinées encore que le cerveau et qu'il vous faut des ordres en trois exemplaires pour oser chier », répondit McKeon, à qui le rougissement du lieutenant tira un mince sourire. Mais il savait qu'il ne fallait pas pousser trop loin et il fit donc signe de la tête aux autres en disant : « Allons-y, messieurs. Nous sommes invités à rencontrer madame Ransom. » Warner Caslet aurait voulu être ailleurs – n'importe où –lorsque le citoyen lieutenant Janseci le fit entrer dans le gymnase des hommes du rang du Tepes. Les appareils d'entraînement bordaient le terrain de basket à l'une des extrémités de la salle comme les os abandonnés de dinosaures morts depuis longtemps, et une douzaine d'hommes de troupe de SerSec lourdement armés se tenaient de l'autre côté du terrain. Cor-délia Ransom et le capitaine Vladovitch étaient assis derrière une table qu'on avait en hâte recouverte du drapeau de la République, et les éternels gardes du corps de Ransom se tenaient derrière elle. Deux équipes d'holovision avaient été placées en des endroits stratégiques de façon qu'aucune nuance du drame prêt à se nouer n'échappe à leurs objectifs, et de la scène tout entière émanait un sentiment d'irréalité morbide. Le besoin d'espace rendait sans doute inévitable l'utilisation du gymnase – il s'agissait d'une des rares zones du bord offrant la place dont Ransom avait manifestement décidé qu'elle avait besoin – mais le décor formé par les appareils de musculation, les rangées de ballons de basket, de volley et autres joyeux accessoires de sport et d'exercice lui semblait incroyablement déplacé. Non que quiconque se souciât de ce que Warner Caslet pensait. Janseci l'accompagna jusqu'à la table, et Ransom le regarda un instant par-dessus son épaule. Ses yeux bleus étaient durs mais, consciente de la présence des caméras, elle ne dit rien et se contenta de désigner la chaise vide placée à l'écart, loin d'elle et de Vladovitch. La défiance et la rage qui avaient alimenté sa confrontation avec Janseci s'étiolèrent sous la froideur de ce regard, car il y avait un univers de différence entre un officier subalterne arrogant et la femme qui occupait le troisième rang – ou le deuxième – du comité de salut public. Il se laissa tomber sur la chaise et resta muet tandis qu'un bruit de pas annonçait l'approche des prisonniers alliés. Il tourna la tête dans cette direction et serra les dents lorsque les captifs furent introduits. On recourut moins aux coups de crosse cette fois, mais les prisonniers meurtris avaient manifestement été maltraités auparavant. Certains avaient du mal à se tenir droit, voire à marcher, et sa mâchoire se crispa quand il vit Géraldine Metcalf osciller pour garder l'équilibre. L'œil gauche de l'officier tactique était si gonflé qu'il restait fermé, surmonté d'un sourcil maculé de sang séché là où une crosse l'avait fendu, et elle clignait de l'œil droit, apparemment désorientée. Marcia McGinley se tenait à ses côtés, elle-même sévèrement amochée mais prêtant le bras à son amie pour la maintenir debout. Il y en avait d'autres, dont certains que Caslet avait appris à bien connaître à bord du HMS Voyageur. Il souffrit tout au fond en voyant Scotty Tremaine, Andrew LaFollet et James Candless poussés sans ménagement par le sas, et la douleur fut rejointe par la brûlure sourde de la honte quand les trois hommes le reconnurent. Il s'imposa de croiser leur regard en espérant qu'ils comprendraient la signification de son isolement, mais leurs visages ne révélaient rien et il se força à regarder les autres prisonniers. Il y en avait vingt-cinq, dont les cinq officiers les plus gradés du Prince Adrien, cinq membres de l'état-major d'Honor Harrington, ses trois hommes d'armes, deux ou trois officiers qu'il n'arrivait pas à identifier et neuf officiers-mariniers. Il reconnut également l'un d'eux, car on n'oubliait pas la gueule cassée d'Horace Harkness, mais il se demanda pourquoi ceux-là avaient été choisis pour le transfert vers Barnett alors que des hommes plus gradés avaient été expédiés vers les installations de la Flotte à Serpentine. D'après leur tête, ils se posaient la même question mais, en compagnie de leurs officiers, ils attendaient immobiles de le découvrir. Le silence s'étendit sur le gymnase tandis que Ransom se carrait dans sa chaise pour observer sévèrement les prisonniers. Caslet remarqua qu'une des équipes d'holovision se déplaçait pour la filmer de profil — sans doute pour mieux capter son regard d'acier — mais elle en semblait pour sa part inconsciente, et les secondes s'écoulaient. Puis elle s'éclaircit la gorge. « Vous êtes nos... prisonniers, fit-elle avec dédain. Les uniformes que vous portez suffisent à vous identifier comme ennemis du peuple, mais la République populaire vous aurait traités avec les égards dus au personnel militaire capturé si vous n'aviez pas fait la preuve de votre véritable nature par votre conduite sur Enki. Puisque vous avez jugé utile d'attaquer notre personnel, tuant quatre hommes dans l'incident, vous avez renoncé à toutes les protections que le statut de militaire aurait pu vous valoir. Que cela soit clair. » Elle s'interrompit, et le silence qui suivit fut différent. Il pesait d'un poids plus froid et menaçant, car il apparaissait clairement qu'elle comptait sur ces premières remarques pour mettre quelque chose en scène, et tout le monde ignorait quoi. — Votre destination actuelle est le camp Charon, sur la planète Hadès, reprit-elle après une petite éternité, le sourire glacial. Vous avez sûrement tous entendu des histoires concernant le camp Charon, et je vous garantis qu'elles sont toutes véridiques. Je ne pense pas que vous apprécierez votre séjour là-bas... et il va durer très longtemps. » Sa voix dégoulinait de plaisir et de cruauté, mais elle avait autre chose en tête que simplement railler des prisonniers impuissants, et Caslet se demandait de quoi il s'agissait. « Néanmoins, la République populaire reconnaît que certains d'entre vous — peut-être beaucoup — ont été trompés par vos dirigeants élitistes et corrompus. Après tout, les citoyens d'États ploutocratiques ne sont jamais consultés quand leurs seigneurs choisissent de partir en guerre et, puisqu'il est le champion du peuple dans son combat contre la ploutocratie, le comité de salut public se doit de tendre une main amicale aux autres victimes de régimes impérialistes. En tant que représentante du comité, il m'incombe donc de vous offrir l'occasion de vous démarquer des chefs politiques qui vous ont menti et se sont servis de vous à leurs fins égoïstes. » Elle cessa un moment de parler, dans un silence de nature encore différente. La plupart des prisonniers la fixaient d'un air franchement incrédule, incapables de la prendre au sérieux, et Caslet partageait leur stupéfaction. Comme l'essentiel des citoyens de la République, il avait vu les confessions de « crimes de guerre » soutirées à du personnel allié captif, et il n'en avait jamais cru une seule. Ces « criminels de guerre » s'accusaient dans l'ensemble d'une voix pesante et maladroite, répétant manifestement les mots que d'autres avaient écrits pour eux. Certains marmonnaient et butaient tout au long de leur « confession », confus comme si on les avait drogués. D'autres fixaient la caméra d'un œil terrorisé, débitant tout ce qu'ils pensaient que leurs geôliers voulaient entendre. Certes, quelques-uns lui avaient paru bien plus naturels, mais Caslet se disait qu'il y avait probablement quelques fourbes dans n'importe quel groupe d'hommes et de femmes, et il suffisait d'une once de fourberie pour se laisser convaincre que la coopération était infiniment préférable à tout ce que SerSec pouvait vous infliger. Mais il n'arrivait pas à croire que Ransom demanderait des volontaires pour trahir devant ses propres caméras ! Quoi que pussent gober les proles, elle au moins devait savoir comment on avait extorqué ces déclarations à ceux qui les avaient faites, et elle était bien plus stupide qu'il ne le pensait si elle espérait que quiconque ayant servi sous les ordres d'Harrington plierait si facilement. Il resta immobile à regarder les prisonniers fixer Ransom et Vladovitch. D'où il était assis, il voyait clairement le visage de la ministre, et il nota sa mâchoire crispée et la rougeur de ses joues. Elle ne s'était quand même pas attendue à ce qu'ils cèdent ? « Je tiens à me faire comprendre clairement, ajouta-t-elle après une longue pause, la voix blanche et menaçante. La République populaire est prête à se montrer clémente envers ceux d'entre vous qui, comprenant à quelles fins criminelles vous et vos compagnons avez été utilisés, souhaitent se libérer de leurs fers. Les vestiges du conditionnement que vos chefs vous ont fait subir vous poussent peut-être à penser qu'il serait déshonorant de "passer à l'ennemi". Mais vous ne passeriez pas à l'ennemi. Au contraire, vous gagneriez les rangs de vos véritables amis, les rangs du peuple dans sa juste lutte contre ses oppresseurs. Réfléchissez bien avant de rejeter cette offre. Elle ne vous sera plus faite, quand bien même les conditions de vie au camp Charon vous feraient regretter de ne pas l'avoir acceptée. » Elle se pencha en avant, les bras sur la table, et parcourut de son regard à la fois froid et brûlant la ligne de prisonniers. Sa position lui donnait l'air d'un prédateur à la crinière dorée, prêt à bondir, et un ou deux des PG se dandinèrent, mal à l'aise, sous son regard affamé. Mais personne ne prit la parole et, finalement, elle inspira profondément et se rassit. « Très bien. Vous avez fait votre choix. Je doute que vous l'appréciez longtemps. Citoyenne capitaine de Sangro, remmenez les prisonniers. — Bien, citoyenne ministre ! » La capitaine SS se mit au garde-à-vous puis eut un mouvement de tête à l'adresse de ses hommes de troupe. « Vous avez entendu la citoyenne. On ramène cette vermine élitiste dans sa cage ! — Un instant ! » Des têtes se tournèrent vers la voix qui s'élevait des prisonniers. Un officier large d'épaules que Caslet ne connaissait pas, la chevelure sombre légèrement semée d'argent, s'avança en ignorant les regards dangereux que les gardes posaient sur lui, et Ransom inclina la tête de côté. « Vous êtes ? fit-elle avec mépris. — Capitaine de vaisseau Alistair McKeon, répondit simplement l'officier. — Vous souhaitez rejoindre le peuple dans son combat contre ses oppresseurs ? » La voix de Ransom dégoulinait de sarcasme, mais McKeon, ignora sa question. « En tant qu'officier de Sa Majesté le plus gradé présent, dit-il d'une voix blanche et mordante, je proteste officiellement contre les mauvais traitements infligés à mon personnel. Et j'exige de voir le commodore Harrington – immédiatement ! — Un "officier de Sa Majesté" n'a aucune autorité ici ! dit sèchement Ransom. Et je ne suis impressionnée ni par vos protestations ni par vos exigences. Les seuls droits que vous ayez sont ceux que le peuple choisit de vous donner et, pour l'instant, je ne vois aucune raison de vous en accorder un seul. Quant à la femme que vous appelez "commodore Harrington", vous la reverrez – à sa pendaison ! — En vertu des accords de Deneb... commença McKeon, et Ransom bondit sur ses pieds. — Citoyenne capitaine de Sangro ! » aboya-t-elle, et une crosse frappa la bouche de McKeon. Il s'écroula, crachant du sang et des dents cassées, et Venizelos s'avança, rageur, mais Anson Lethridge et Scotty Tremaine se saisirent de lui. Le docteur Walker s'agenouilla aux côtés de son commandant, et le regard qu'il adressa à l'homme qui avait frappé McKeon le fit involontairement reculer. Ransom, pleine de morgue, regarda Walker examiner McKeon puis l'aider à se relever. McKeon oscilla, s'appuyant sur le médecin de première classe, et passa le dos de sa main sur sa bouche. Il contempla sans passion le sang qui la maculait puis planta ses yeux dans ceux de Cordélia Ransom. « J'espère que vos caméras ont filmé ça. » Les mots étaient compréhensibles bien que traînants et mal articulés. « Ça sera une preuve d'importance lors de votre procès, après la guerre. » Ransom pâlit et, l'espace d'un instant, Caslet craignit qu'elle ne fasse exécuter le Manticorien sur place. Mais elle inspira profondément et se reprit. « S'il y a des procès après-guerre, je ne ferai pas partie des accusés, dit-elle froidement. Et vous ne serez pas là pour y assister. Citoyenne capitaine de Sangro ! » Elle désigna le sas d'un vigoureux signe de tête, et de Sangro aboya de nouveaux ordres. Les gardes commencèrent à pousser les prisonniers vers le sas, et Caslet s'adossa avec un sentiment de défaite et de lassitude. L'« entretien » avait été plus court et moins pénible qu'il ne le redoutait, malgré ce qui était arrivé à McKeon. Mais c'était une parodie de tout ce en quoi on lui avait appris à croire et... « Attendez une minute. Attendez une minute ! » Caslet releva brusquement la tête, et Ransom se détourna de sa conversation avec Vladovitch au son de cette voix grondante. Le maître principal Harkness restait obstinément à sa place : il ne résistait pas vraiment au SS qui essayait de le faire sortir, il ignorait simplement ses efforts. Le maître principal faisait penser à un chêne, mais son visage meurtri affichait une expression de panique que Caslet ne se serait jamais attendu à voir. « Attendez une minute ! s'écria-t-il à nouveau. J'suis pas un héros – j'ai pas l'intention de perdre quoi que ce soit dans ce foutu camp Charon ! — Maître principal ! aboya Venizelos. Qu'est-ce que vous croyez... » Le cri du capitaine de frégate mourut dans un grognement de douleur sous l'impact d'une crosse dans son ventre. Harkness ne tourna même pas la tête, car ses yeux fixaient ceux de Ransom avec une intensité désespérée. « Écoutez, madame – madame la ministre ou ce que vous voudrez –, ça fait maint'nant pas loin de cinquante ans T que je suis dans la Flotte. Je m'suis pas porté volontaire pour une saloperie de guerre, mais c'était mon boulot, vous voyez ? En tout cas c'est ce qu'on m'a dit, et j'en connaissais pas d'autre. Mais cette guerre remplit pas mon compte en banque, et je veux pas moisir en prison pour le combat d'un salaud de richard ! — Non, Harkness ! » Scotty Tremaine regardait le maître principal, le visage déformé par l'horreur et l'incrédulité, et son intervention lui valut à lui aussi un coup de crosse. Il s'écroula, prêt à vomir, et cette fois Harkness se retourna. « Je suis désolé, monsieur, fit-il d'une voix rauque, mais vous êtes un officier. Vous croyez peut-être que vous devez finir en beauté. Moi je ne suis qu'officier-marinier, et vous savez combien de fois on a rejeté ma promotion avant de me nommer maître principal. » Il secoua la tête et se retourna vers Ransom, le visage exprimant à la fois honte, peur et désespoir. « Si vous proposez un transfert, madame, j'accepte sans problème ! » déclara-t-il. CHAPITRE VINGT-QUATRE « Elle a fait quoi? » Robert Pierre fixait son écran de com, furieux et incrédule, et son interlocuteur déglutit. Il portait un badge du ministère de l'Information publique, un identifiant au nom de L. BOARD-MAN, second directeur adjoint à l'information, et manifestait un manque d'enthousiasme flagrant pour cette conversation. « Je peux vous envoyer les puces, citoyen président. » Ses mots se bousculaient dans sa hâte de sous-fifre tentant désespérément d'éviter les reproches. « Je veux dire, je n'en sais pas tant que ça, monsieur, et elles expliquent bien mieux la situation que je ne pourrais le faire, donc... — Taisez-vous. » La voix d'hélium gelé de Pierre coupa Boardman au milieu de sa tirade, et celui-ci ferma sagement la bouche. Le président du comité de salut public le fusilla du regard puis s'efforça de se détendre... un peu. La terreur du bureaucrate soulignait le gouffre entre eux d'une façon qui lui faisait vaguement honte. Il pouvait briser cet homme – au propre comme au figuré, selon son humeur – sur un caprice, et ils le savaient tous deux. Ce genre de pouvoir était dangereux, se rappela Pierre. Il devait constamment se garder de son côté corrosif mais, malgré sa prudence, cette corrosion lui semblait douce. Il pouvait sûrement s'y abandonner juste un peu, non ? Alors que la Galaxie tout entière semblait vouloir lui exploser à la figure, où était le mal à se prouver qu'il existait au moins quelques sources d'irritation qu'il pouvait balayer sans un mot ? Il prit une profonde inspiration et s'éclaircit la gorge, puis se pencha vers la caméra. « Évidemment, je souhaite pouvoir visionner les puces, dit-il avec un air de patience éprouvée qui ajoutait le mot "imbécile" sans qu'il ait à le prononcer. En attendant, toutefois, résumez donc les points principaux. Maintenant. — Bien, monsieur ! » Boardman parut se mettre au garde-à-vous sur sa chaise. Ses mains n'étaient pas dans le champ de la caméra, mais ses épaules frémirent tandis qu'il cherchait quelque chose sur son bureau. Puis il y eut un froissement de papier : il avait retrouvé les notes qu'il avait prises. Euh... Voyons voir, marmonna-t-il en essuyant la sueur qui coulait sur son front pendant qu'il les parcourait. Ah. Oui, citoyen président. » Il regarda de nouveau la caméra et esquissa un sourire maladif. « D'après le citoyen Mancuso, mon assistant, le citoyen contre-amiral Tourville... (il consulta ses notes) c'est bien ça, le citoyen contre-amiral Lester Tourville a pris plusieurs vaisseaux manticoriens, dont un croiseur à bord duquel se trouvait Honor Harrington. » Il marqua une pause en contemplant ses notes comme s'il s'attendait à les voir changer s'il les quittait des yeux. Ou bien, songea Pierre, comme s'il n'arrivait pas à croire ce qu'il venait de dire. Ce qui était raisonnable, vu la régularité avec laquelle Harrington avait botté les fesses de tous les officiers havriens ayant eu le malheur de l'affronter. Mais la pause s'étira assez longtemps pour devenir une nouvelle source d'irritation, et Pierre s'éclaircit brusquement la gorge, arrachant Boardman à sa rêverie, quelle qu'elle fût. « Euh... excusez-moi, citoyen président ! fit-il aussitôt. Comme je vous le disais, le citoyen contre-amiral Tourville a capturé Harrington et envoyé un message au système de Barnett, où la citoyenne ministre Ransom en a été informée. Les avantages de cet événement sur le plan de la propagande lui ont paru évidents, bien sûr, et elle a ordonné à Tourville de ramener Harrington à Barnett. — J'avais bien compris ! coupa Pierre. Ce que je veux savoir, c'est ce à quoi elle croyait jouer ensuite ! » Boardman grimaça, les yeux chargés de panique. Les affrontements internes entre membres du comité étaient rares – en public tout au moins – mais, lorsqu'ils se produisaient, il s'ensuivait normalement la disparition d'un des protagonistes, et Robert Pierre veillait en général à ne rien dire qui pût être interprété comme une condamnation publique d'un de ses collègues. Non parce qu'il ne se mettait jamais en colère, mais parce qu'il était si puissant qu'il n'osait pas le montrer : s'il rendait public un conflit, alors sa position en tant que chef du comité ne lui donnait pas d'autre choix que d'éliminer celui qui l'avait mis en colère, car toute réaction moindre saperait sa propre autorité et sa position. Boardman le savait... et il savait aussi que, étant l'un des principaux assistants de Cordélia Ransom, les retombées de la fureur de Pierre contre elle ne pouvaient guère être bénéfiques pour lui. Et puis, s'il ne soutenait pas sa patronne et qu'elle survivait, elle aurait certainement vent de son manque d'enthousiasme... avec des conséquences tout aussi fatales. Mais en cet instant, Ransom était à des années-lumière alors que Robert Pierre se trouvait six étages plus haut dans le même bâtiment, et le bureaucrate croisa le regard du citoyen président. « Je ne suis pas sûr de tout ce qu'elle avait en tête, monsieur, dit-il avec une fermeté surprenante. Je n'étais pas là, et je n'ai pas encore eu le temps de visionner les puces. D'après le synopsis qu'on m'en a donné, elle s'est souvenue que les tribunaux de l'ancien régime avaient condamné Harrington à mort avant la guerre et, bien... » Il marqua une pause et inspira de nouveau profondément. « Elle a décidé de l'emmener personnellement au camp Charon pour exécution de la sentence, monsieur. » « Est-ce qu'on peut l'arrêter ? » demanda brusquement Esther McQueen. Oscar Saint-Just et elle étaient assis devant l'immense bureau de Robert Pierre, et ses yeux verts lançaient des éclairs. Elle avait commencé à s'atteler à son nouveau travail et, en chemin, avait découvert le ministère de la Guerre dans un état bien pire encore qu'elle ne l'aurait cru depuis l'autre côté de la barrière. Au vu des problèmes qu'elle avait déjà découverts, le ministère lui faisait l'effet des écuries d'Augias, et elle n'avait pas besoin de ce genre de folie gratuite pour lui compliquer encore un peu la tâche. « Je ne vois pas comment, répondit Saint-Just d'une voix monocorde. Le messager de Theisman n'est parti pour Havre que trois jours après que Cordélia a eu quitté Barnett. Elle se trouve à présent à moins de six jours de Cerbère, et il en faudrait sept à un de nos messagers pour arriver là-bas. — On pourrait au moins essayer ! s'écria McQueen. Même Ransom ne fera pas pendre Harrington le jour même de son arrivée ! — Je crains que vous ne compreniez pas, citoyenne amiral, fit Pierre d'une voix fatiguée. Même si je pouvais la contacter à temps, nous ne pouvons pas nous permettre de la contredire. — Et pourquoi pas ? » McQueen parvint à radoucir son ton au dernier moment mais, malgré le contrôle formidable qu'elle exerçait sur elle-même, sa frustration était évidente, et Pierre soupira, regrettant de ne pouvoir faire comme si sa réaction était déplacée. « Parce qu'elle a déjà balancé son "entretien" avec Harrington dans le réseau de diffusion, répondit Saint-Just à sa place. Notre propre population est au courant, et les journalistes de la Ligue solarienne doivent à cette heure avoir envoyé des rapports à leurs agences dans l'espace de l'Alliance. Je suis sûr que vous pouvez imaginer le battage que les journaux vont faire sur un sujet pareil. Et même si les correspondants de la Ligue n'y touchaient pas pour une raison obscure, les espions qui surveillent nos émissions pour l'Alliance doivent avoir la même information. Ce qui signifie, bien sûr, que si la nouvelle n'a pas encore atteint Manticore, elle le fera sous peu... et nous ne pouvons pas changer notre fusil d'épaule sans passer pour des imbéciles finis. » McQueen le fixa plusieurs secondes puis regarda Pierre, qui approuva de la tête. La nouvelle ministre de la Guerre resta un moment immobile puis reprit la parole sur le ton le plus calme dont elle était capable. « Citoyen président, nous devons bien réfléchir à tout ceci. En soi, en tant que simple officier spatial, Harrington n'est pas si capitale. Je ne nie pas ses compétences ni le mal qu'elle nous a fait. En fait, j'irai jusqu'à admettre que, ennemie ou non, c'est une des meilleures dans le métier. Des tacticiens de sa trempe, on n'en voit peut-être qu'une demi-douzaine par génération – quand on a de la chance – mais en fin de compte, d'un point de vue purement militaire, ce n'est qu'un amiral de plus – ou un commodore, en fonction de la flotte dans laquelle elle sert. » Mais la citoyenne ministre Ransom commet une très grave erreur si elle ne voit en Harrington qu'un officier spatial. Le Royaume stellaire de Manticore considère cette femme comme l'un de ses plus grands héros de guerre. Le Protectorat de Grayson voit en elle non seulement une héroïne, mais aussi l'un de ses grands seigneurs. Et notre propre Flotte la tient pour le meilleur jeune officier d'état-major ennemi. Je ne doute pas que la Flotte et au moins certains segments de notre population civile ressentiront à la fois soulagement et triomphe en apprenant qu'on l'a retirée de l'équation. Mais la mettre dans un camp de prisonniers suffirait pour ça. Nous ne sommes pas obligés de la tuer... et son exécution pour un motif que vous m'excuserez de décrire comme monté de toutes pièces aura des répercussions bien au-delà de la perte de ses compétences pour la flotte alliée ou d'un avantage à court terme pour nous en termes de propagande. Nous allons en faire une martyre, monsieur, ce qui la rendra dix fois, cent fois plus dangereuse qu'elle ne l'a jamais été vivante. Et même en occultant complètement l'effet que son exécution aura sur l'ennemi, imaginez ce qu'elle signifiera pour notre personnel. Les Manties ne nous le pardonneront jamais — jamais — et, sauf le respect que je vous dois, citoyen Saint-Just, ce ne sont pas les hommes de SerSec qui tomberont entre leurs mains. Ce sont les spatiaux et les fusiliers, et ils sauront que c'est à eux qu'on en fera payer le prix. Ce qui va non seulement les rendre inquiets pour leur sort s'ils devaient être capturés mais aussi inévitablement creuser un gouffre entre eux et le Service de sécurité, parce que, à tort ou à raison, c'est lui qu'ils rendront responsable de l'exécution. » Elle avait observé les deux hommes en parlant, sans déceler la colère qu'elle s'attendait à éveiller. Pour tout dire, elle ne se rappelait pas avoir jamais vu le visage de Saint-Just trahir la moindre émotion, et Pierre avait plus l'air épuisé et d'accord avec elle que furieux. Mais il secoua la tête quand elle eut fini. Il se carra dans son fauteuil, une main sur son buvard tandis qu'il se massait les yeux de l'autre, et il parla d'une voix lasse. « Je ne peux pas mettre votre analyse en défaut, dit-il. Mais même si Harrington devient plus dangereuse pour nous en tant que martyre, nous ne pouvons pas nous permettre de contredire Cordélia. Pas publiquement. » Il baissa la main, et son regard sombre cloua McQueen sur sa chaise. « Elle a tort. Je sais que son idée est stupide, vous le savez aussi, de même qu'Oscar, mais elle l'a déjà rendue publique. Si je la contredis maintenant, je serai contraint de le faire publiquement, or je ne peux pas. Pas si tôt après l'affaire des niveleurs. Pas alors qu'elle fait partie des premiers membres du comité et qu'elle dirige l'Information publique. Nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre un désaccord ouvert en ce moment, alors que Dieu sait qui attend de retourner contre nous la moindre faiblesse au sommet. Non, citoyenne amiral, dit-il en secouant la tête d'un air las, si lourd soit le prix à payer en la laissant faire, il est moindre que celui à payer pour l'arrêter. » McQueen s'adossa et retint les protestations qui lui brûlaient encore les lèvres. La colère et l'écœurement autant que la logique nourrissaient son indignation, mais il ne fallait pas être un génie pour comprendre que la décision était déjà prise avant même qu'on l'informe des événements. Pierre et Saint-Just se montraient aussi stupides que Ransom, au moins à long terme, songea-t-elle amèrement, mais essayer de les en convaincre ne ferait que saper sa propre position, encore récente et fragile. Jusque-là, ses arguments semblaient avoir trouvé un écho favorable chez eux. Ils ne pouvaient nier la validité de son raisonnement; simplement, ils jugeaient le risque d'une rupture ouverte avec Ransom plus grave que ceux qu'elle avait énoncés. Ils se trompaient, mais si elle voulait garder le peu de respect qu'elle avait gagné en donnant son avis, elle devait abandonner la discussion avant que leur décision actuelle de ne pas en tenir compte, prise à contrecoeur, ne se mue en quelque chose de beaucoup plus désagréable. « Très bien, citoyen président, soupira-t-elle enfin. Je persiste à penser qu'il s'agit d'une grave erreur, mais la décision est en fin de compte politique. Si le citoyen Saint-Just et vous croyez tous deux qu'il serait... malvenu de contredire la citoyenne Ransom, la décision vous appartient. — Merci, citoyenne amiral. » Pierre paraissait sincèrement reconnaissant, et McQueen se demanda pourquoi. Saint-Just et lui pouvaient faire tout ce qui leur chantait, avec ou sans son approbation... pour l'instant du moins. « Je crains fort que votre analyse de la réaction de notre flotte soit exacte, poursuivit-il, et nous allons avoir besoin de toute l'aide disponible pour l'amortir. À cette fin, j'apprécierais tous les conseils que vous pourriez donner au citoyen Boardman. » McQueen haussa le sourcil, et Pierre eut un sourire désabusé. « Le citoyen Boardman rédigera le communiqué officiel du comité et le brouillon d'un message aux armées, mais je n'ai pas le... plus grand respect pour ses compétences, dirons-nous. Surtout pour la question militaire, il aura besoin de toute l'aide possible pour présenter l'information sous un angle avantageux. — Citoyen président, répondit franchement McQueen, je ne crois pas que nous puissions présenter cela sous un angle "avantageux" aux yeux de la Flotte. Au mieux nous pouvons espérer rendre la nouvelle moins mauvaise, mais je suis tout à fait prête à fournir au citoyen Boardman toute l'aide que je peux apporter. — Merci », répéta Pierre, et McQueen comprit à sa voix qu'elle était congédiée. Elle se leva et salua les deux autres avec juste la bonne dose de déférence et de conscience de sa propre valeur, puis elle passa la porte et se dirigea vers les ascenseurs. Il lui fallut faire appel à toute sa volonté pour empêcher son pas de révéler la colère qui bouillait encore en elle. Mais au moins ce n'est pas ma décision, se rappela-t-elle. je me suis vraiment battue contre – et pas seulement par opportunisme. C'est drôle, pour la première fois depuis des années je peux honnêtement dire que j'ai « les mains propres »... et ça ne change rien du tout. Elle appela un ascenseur et croisa les bras en l'attendant. D'un autre côté, ce malheur-ci pourrait bien être bon à quelque chose, songea-t-elle. Pas dans l'immédiat, non, mais c'est Ransom qui a eu l'idée de l'exécution, et Pierre et Saint-Just ont refusé de la contredire, n'est-ce pas? Le corps des officiers le saura aussi bien que moi. D'ailleurs, les Manties aussi. Ça pourrait bien se révéler un atout de taille le moment venu. Après tout, j'agirai par indignation morale face aux excès commis par le Service de sécurité et le comité, pas vrai ? Bien sûr que si. Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, et les lèvres d'Esther McQueen dessinaient un sourire amer et sardonique quand elle les passa. Miranda LaFollet était assise sur un banc à l'ombre et regardait jouer les enfants. Farragut était étalé sur le ventre à côté d'elle, le menton posé sur la cuisse de sa compagne humaine, et elle lui sourit en tendant la main pour caresser sa fourrure incroyablement douce. Son ronronnement discret résonnait dans son oreille et il voûta légèrement le dos, et même cette infime réaction renouvela l'étonnement qu'il lui causait sans cesse. Elle ne voyait pas ce qu'elle avait pu faire pour mériter son amour et la magie de son lien avec lui. C'était son compagnon, son champion et son meilleur ami, tout en un, et déjà vivre sans lui ne lui semblait plus concevable. Ça ne pouvait simplement pas arriver, et elle était indiciblement reconnaissante à... Sa pensée s'arrêta net et ses yeux gris s'assombrirent. C'était toujours comme ça. Elle parvenait à éloigner l'idée de son esprit en se concentrant sur ce qu'elle avait à faire – les tâches simples, quotidiennes, qui pouvaient occuper tant de temps — et puis il se passait quelque chose, et son humeur sombre revenait avec force et brutalité. Elle regarda de nouveau les autres chats, et une inquiétude familière lui tordit le ventre. Samantha et Héra étaient allongées chacune sur une branche d'un chêne de la vieille Terre, et l'extrémité de leur queue préhensile se balançait tandis qu'elles surveillaient les chatons et regardaient Cassandre et Andromède poursuivre leurs frères à travers les buissons sous la tutelle d'Artémis. De l'extérieur, tout paraissait complètement normal, mais Miranda était présente au retour de James MacGuiness sur Grayson. Elle l'avait regardé faire face à Samantha, et elle tenait Farragut dans ses bras, devinant sa tension, quand l'intendant avait expliqué ce qui était arrivé à Nimitz. Si les personnes présentes avaient jamais douté que les chats sylvestres comprenaient l'anglais, ils ne douteraient plus jamais. Samantha s'était montrée tendue et mal à l'aise dès l'arrivée de MacGuiness, décelant manifestement sa propre agitation — d'ailleurs nul besoin de capacités empathiques pour cela : son visage épuisé le criait à la face de l'univers. Il s'était agenouillé devant Samantha, assise bien droite, ses yeux verts plantés dans ceux de l'intendant, et il lui avait tout dit. Miranda n'oublierait jamais cet instant. Elle avait pour sa part déjà entendu la nouvelle; elle savait que son frère ainsi que son seigneur étaient portés disparus. Toutefois il lui restait une famille immense et aimante... et Farragut. Si terrible que fût la nouvelle, elle avait des gens qui l'aimaient et des occupations pour éviter d'y penser. Mais Samantha avait perdu son humain adopté à peine vingt mois plus tôt. Maintenant son partenaire et la compagne humaine de celui-ci disparaissaient à leur tour, et la désolation de son regard avait fendu le cœur de Miranda. Les autres chats sylvestres s'étaient dirigés vers elle — même Farragut — pour l'entourer de leur chaleur physique tout en lui offrant la chaleur intérieure plus profonde de leur présence, mais, empathie, télépathie ou non, elle était aussi seule à cet instant que n'importe quel humain. D'une certaine façon, les jours sans fin qui s'étaient écoulés depuis étaient une bénédiction, car ils avaient émoussé l'immédiateté de la nouvelle. Le temps ne guérissait peut-être pas toutes les blessures, mais personne — ni humain ni chat —ne pouvait indéfiniment supporter la douleur du premier instant et, comme Miranda, Samantha avait une famille. Elle avait le reste du clan que Nimitz et elle avaient amené sur Grayson, plus ses enfants, et elle s'était consacrée à eux aussi désespérément que Miranda à sa propre famille. Et les chats n'avaient pas oublié MacGuiness. On aurait cru qu'ils comprenaient — et c'était sans doute le cas — que lui aussi avait besoin de sa « famille » en cet instant, et il se trouvait toujours un adulte pour lui confier un chaton à bercer ou lui soumettre tout autre problème requérant son attention. Ils veillaient sur lui aussi attentivement que sur les rejetons de Samantha, et Miranda s'assurait que le personnel du manoir agisse de même. Aucun des domestiques de Lady Harrington n'admettrait jamais que c'était ce qu'ils faisaient, bien sûr, mais en vérité ils tenaient presque autant à MacGuiness qu'à leur seigneur et, d'une certaine façon, veiller sur lui revenait à promettre à Lady Harrington que sa maisonnée et son domaine seraient prêts pour son retour. Farragut bougea, levant la tête de la cuisse de Miranda, qui se tourna pour voir ce qui avait retenu son attention. Un sourire ironique se dessina sur ses lèvres tandis que la plus récente citoyenne du domaine Harrington venait vers elle. Par certains côtés, le docteur Harrington n'aurait pas pu choisir pire moment pour arriver sur Grayson, mais Miranda se réjouissait sincèrement de sa présence. Elle s'était plongée dans l'organisation de sa clinique avec une énergie aussi formidable que celle de sa fille, pour un résultat impressionnant. Les médecins manticoriens étaient arrivés en nombre sur la planète ces dernières années, dont près d'un tiers de femmes, et le gouffre entre la médecine moderne et celle de Grayson avant l'Alliance avait fortement contribué à venir à bout de toute réserve concernant les femmes docteurs. Il était difficile à un médecin de prétendre les femmes moins compétentes que les hommes alors que leurs connaissances médicales avaient au moins un siècle d'avance sur les leurs. Bien sûr, rien n'était impossible aux vrais bigots. Un certain pourcentage des docteurs graysoniens les plus conservateurs avaient réussi à garder leurs préjugés, mais il s'agissait d'une minorité isolée. Malgré cela, certains membres du corps médical planétaire — et pas tous des bigots, loin de là — avaient d'emblée considéré que le choix du docteur Harrington pour diriger la clinique devait plus à sa relation avec le seigneur qu'à ses compétences. Jusque-là, personne n'avait réussi à se cramponner à cette idée plus de vingt minutes après l'avoir rencontrée, qu'on soit venu la consulter pour une question administrative ou médicale. Elle avait été formée à la meilleure université de médecine et dans les meilleurs centres hospitaliers universitaires de la galaxie explorée, elle avait soixante-cinq années T d'expérience derrière elle, ainsi qu'une énergie et un enthousiasme qu'une personne d'un quart de son âge aurait pu lui envier, et, comme sa fille, elle était tout simplement incapable d'offrir moins que son maximum. Elle n'avait même pas besoin d'essayer d'impressionner ses détracteurs : il lui suffisait d'être elle-même. Hélas — ou heureusement peut-être, le jury intérieur de Miranda délibérait encore — les différences entre son tempérament et celui de sa fille étaient vite apparues. En fait, on aurait même pu pardonner à un observateur impartial de se demander si la société graysonienne survivrait à l'impact du docteur Harrington. Miranda était certaine qu'il n'y avait pas une once de méchanceté chez Allison Harrington, mais ça ne rendait pas son sens de l'humour moins espiègle, et elle n'était que trop consciente de la perception que les conservateurs de Grayson avaient de la réputation de Beowulf. Le dîner du premier soir chez les Clinkscales l'avait amplement démontré, car elle s'était bel et bien présentée dans une robe dos nu grise en soie fine — très fine — de néovers de Naismith, pourvue d'un décolleté plongeant. La simplicité de sa coupe était frappante, mais le tissu opaque lui collait au corps et se mouvait comme la fumée à laquelle il ressemblait tant, soulignant si ouvertement ses formes que, dans les premières secondes, Miranda avait craint pour la santé du régent. Ce n'était plus un jeune homme après tout, et l'impact potentiel de cette robe sur sa pression artérielle l'inquiétait. Mais il avait manifestement mieux pris la mesure du docteur Harrington lors de leur première rencontre que Miranda ne l'aurait cru, et il n'avait manifesté ni confusion, ni consternation ou indignation. Il avait même souri en se penchant sur sa main pour l'accueillir avec un formalisme exquis, puis l'avait escortée jusqu'à table pour lui présenter ses épouses. Miranda ignorait s'il les avait prévenues à l'avance. Elle en doutait un peu mais, ces dernières années, elles avaient toutes trois fait preuve d'une capacité d'adaptation qui aurait sûrement stupéfait leur mari auparavant. Leur réaction à la robe d'Allison avait pris la forme d'un commentaire sur le tissu et la simplicité de la coupe, puis elles s'étaient plongées dans une comparaison des styles graysonien et manticorien. Au grand étonnement de Miranda, Allison s'était immédiatement jointe à elles, les yeux brillants de plaisir, et Miranda avait compris une chose à laquelle elle ne s'attendait pas : Allison Harrington était futile. Oh, pas dans un sens péjoratif, mais elle avait parfaitement conscience de sa beauté, et elle aimait s'habiller au moins autant que toutes les Graysoniennes. Bizarrement, Miranda aurait cru Lady Harrington représentative de toutes les femmes de Manticore. Elle soignait certes son apparence et elle aimait se savoir à son avantage, mais ça avait toujours été secondaire pour elle. Et, en un sens, ça l'était aussi pour sa mère. Sur le plan professionnel, dans son travail pour organiser la clinique et commencer l'énorme tâche de cartographier le génome de tous les citoyens du domaine Harrington, elle se montrait aussi efficace et impitoyablement rigoureuse que le seigneur, et elle se fichait pas mal de ce à quoi elle ressemblait. Mais une fois quittée la clinique, elle prenait un plaisir puéril à essayer vêtements, bijoux, produits de beauté... toutes choses auxquelles sa fille semblait totalement indifférente. Ce plaisir s'accompagnait d'un goût particulier pour remettre à leur place les gens imbus d'eux-mêmes et hypercritiques, et la combinaison de sa beauté, de sa stature incontestée de meilleure généticienne à jamais avoir posé le pied sur la planète, son sens de l'humour et son éducation sur Beowulf faisaient d'elle une arme fatale sur Grayson. Les traditionalistes qui s'étaient déjà offusqués face à « l'étrangère » devenaient des cibles impuissantes face à sa mère. Elle était posée, sûre d'elle et — contrairement à sa fille — adorait les réceptions, dîners et bals. Elle s'y complaisait avec délice et légèreté, sans feinte, et, alors que le seigneur Harrington se sentait déplacée et ridicule lorsqu'elle avait fait ses premiers pas dans des vêtements seyant à une femme graysonienne, Allison, soutenue par les épouses du régent et surtout Catherine Mayhew, s'était précipitée sur toutes les modes les plus extravagantes. Très peu de Graysoniennes auraient pu porter les vêtements qu'elle choisissait, mais elle n'obéissait clairement pas aux mêmes règles que tout le monde, et ses yeux en amande et son charme dévastateur rendaient tout possible. La vieille garde avait dû être tentée de l'ignorer, de ne voir en elle qu'une femme légère issue d'une société licencieuse aux mœurs relâchées, mais tous ceux qui avaient commis l'erreur fatale de la sous-estimer à cause de son apparente jeunesse n'avaient jamais eu l'occasion de s'en remettre. On voyait bien que son mari lui manquait — et qu'elle l'aimait —beaucoup, mais elle avait aussi passé soixante-dix ans T à se délecter de sa capacité à attirer les mâles de l'espèce. Jusque-là, elle avait veillé à éviter tout acte susceptible d'embarrasser sa fille, mais Miranda se doutait que c'était bien la seule chose qui la retenait. Toutefois, elle ne se privait pas de profiter de la réputation de Beowulf pour attirer les « vautours » sur de fausses positions afin de mieux leur couper les jambes. Il avait suffi à Miranda de l'observer lors d'une réception pour comprendre d'où sa fille tenait son instinct tactique impitoyable. Mais Allison n'avait pas eu le temps de bien scandaliser Grayson avant que les fêtes ne s'interrompent brusquement à la nouvelle de la disparition de Lady Harrington. Une ombre était descendue sur le manoir et les gens qui la connaissaient le mieux. Lord Clinkscales avait aussitôt envoyé le Tankersley à Manticore pour amener le père du seigneur à Grayson, et le Protecteur Benjamin ainsi que toute sa famille s'étaient préparés à réconforter Allison en son absence. Toutefois la situation n'avait pas tourné de la manière attendue : ils avaient découvert qu'au cœur du docteur Harrington, au-delà des plaisanteries, de la mode et des affectations, on trouvait une immense sérénité et une force inépuisable. Elle y avait beaucoup puisé à l'annonce de la disparition de sa fille et en avait fait profiter tout le personnel de Lady Harrington. Ceux que le seigneur appelait en riant son « cercle d'intimes » — MacGuiness, Miranda et Howard Clinkscales — avaient eu tout spécialement besoin de sa sérénité, et elle l'avait volontiers partagée avec eux. Elle se trouvait sur Grayson depuis deux mois à peine, mais Miranda imaginait déjà difficilement le manoir sans elle. Ou plus exactement, peut-être, elle n'avait pas envie de l'imaginer sans elle. Elle regardait maintenant Allison approcher, et son sourire ironique s'élargit. En tant que « grand-mère » humaine des petits de Samantha, le docteur Harrington se tenait au courant des faits et gestes des chatons. Pour tout dire, elle montrait un grand intérêt pour tous les chats sylvestres venus sur Grayson. Miranda se demandait si ce n'était pas parce qu'ils constituaient un lien entre elle et sa fille mais, indépendamment de ses raisons, son intérêt était profond et sincère. Miranda mettait un point d'honneur à la tenir au courant de tous les détails intéressants ou amusants — surtout en ce moment — et elle savait que la farce compliquée que Farragut et Hood avaient jouée au jardinier en chef ce matin-là lui plairait beaucoup. Mais son sourire s'effaça vite, car quelque chose n'allait pas. Il lui fallut plusieurs longues secondes pour comprendre de quoi il s'agissait, et elle bondit alors de son banc, pleine d'une vague crainte. Elle n'avait jamais vu Allison Harrington marcher de cette façon. L'énergie, la vitalité, l'enthousiasme qui la caractérisaient s'étaient envolés, et elle avançait d'un pas mécanique. On aurait dit que ses jambes ne bougeaient que parce qu'elles n'avaient pas d'autre choix, ou que leur propriétaire ne savait pas où elle allait, s'en moquait et continuerait de marcher en aveugle jusqu'à rencontrer un obstacle qui l'arrêterait net. Miranda jeta un coup d'œil à Farragut. Le chat regardait fixement Allison, les oreilles plaquées sur le crâne, un grognement sourd montant de sa gorge. Il sentit le regard de sa compagne sur lui et leva brièvement ses yeux vert sombre, puis reporta son attention complète sur Allison. Miranda regarda autour d'elle, déroutée, s'efforçant de comprendre ce qui se passait, et son estomac se serra : tous les chats adultes commençaient â apparaître comme par magie. Ils surgissaient des bouquets d'arbustes, bondissaient de branche en branche, dévalaient les allées, et tous sans exception gardaient les yeux fixés avec intensité sur la mère du seigneur Harrington. Elle approcha de son pas lent et sans énergie, et Miranda tendit la main en combattant une vague appréhension. Elle se demandait dans un coin de son esprit dans quelle mesure elle réagissait instinctivement à la démarche d'Allison ou en écho aux chats sylvestres. Quel genre de « retour » un être humain pouvait-il attendre de la part de neuf chats adultes désespérément inquiets ? Mais ce n'était qu'une idée lointaine, isolée, sans importance, et elle posa la main sur l'épaule d'Allison. « Milady ? » Elle entendit la peur résonner dans sa propre voix, bien qu'elle n'eût toujours aucune idée de sa source. Son contact arrêta Allison, mais Miranda crut un instant qu'elle ne l'avait pas entendue... ou qu'elle était si perdue dans sa douleur qu'elle l'ignorerait. Pourtant elle leva les yeux, et la crainte remonta jusqu'à la gorge de Miranda, l'étouffant, à la vue de la désolation qu'exprimait son regard en amande déchirant. « Qu'y a-t-il, milady ? » demanda-t-elle d'une voix brusque et précipitée. Allison recouvrit la main sur son épaule. « Miranda », fit-elle d'une voix atone, sans vie, que la jeune femme reconnut à peine. « Qu'y a-t-il, milady ? » répéta-t-elle plus doucement. La bouche d'Allison frémit. « Je viens de... » Elle s'interrompit et déglutit. « C'était à l'holovision, dit-elle enfin. Je... je viens de voir les informations. Une nouvelle retransmise par une agence de la Ligue, en provenance de... des Havriens, et... » Sa voix mourut, et elle resta simplement à fixer Miranda de ses immenses yeux désolés. « Quel genre de nouvelle ? » demanda Miranda comme si elle s'adressait à un enfant, et sa crainte se mua en terreur tandis que le visage d'Allison Harrington se tordait enfin de douleur. CHAPITRE VINGT-CINQ Scotty Tremaine termina ses exercices de musculation et essuya la sueur de son visage à l'aide d'une des petites serviettes rêches fournies par leurs gardes. Elle ne valait pas grand-chose en tant que linge de toilette, étant aussi absorbante qu'un film de plastique, mais il fallait sans doute leur être reconnaissant d'en avoir au moins fourni aux prisonniers. C'était bien la seule chose qu'ils leur aient donnée ! SerSec n'avait vu aucune raison d'emmener leurs bagages et, comme tous les autres, Scotty n'avait que l'uniforme qu'il portait quand on les avait traînés pour la première fois devant Cordélia Ransom. Les tissus synthétiques modernes avaient beau être solides et durer longtemps, il existait une limite à l'usage qu'on pouvait en faire. Les gardes leur avaient proposé des combinaisons orange vif en remplacement, mais sans succès car tous les prisonniers savaient qu'ils n'agissaient pas par bonté d'âme. Ces combinaisons les auraient coupés de leur identité, les réduisant d'officiers spatiaux à captifs sans espoir, impossibles à distinguer les uns des autres. Leurs uniformes étaient usés, partaient en lambeaux, et ils devaient les laver à la main dans l'unique lavabo du compartiment, chacun son tour, mais aucun de ses compagnons n'avait accepté leur offre. Il pinça les lèvres et s'essuya de nouveau le visage, utilisant la serviette pour dissimuler son expression aux autres comme il se souvenait de la seule personne à avoir accepté une proposition des Havriens. Ce choix-là le blessait profondément — bien plus qu'il ne l'aurait imaginé. Plus encore, songeait-il parfois, que d'entendre ce déchet humain sadique condamner à mort Lady Harrington. Sur l'échelle cosmique des événements, la défection d'Horace Harkness n'avait sans doute pas tant d'importance. Son effet sur la guerre serait infime et, dans la hiérarchie des sources de peine, elle n'aurait pas dû arriver à la cheville de la certitude que la femme que Tremaine respectait le plus dans la Galaxie allait mourir. Il savait tout cela. Mais il savait aussi qu'il y avait un grand pas entre ce qui était et ce qui devrait être. Il baissa la serviette et s'assit sur sa couchette en regardant la cloison nue. Malgré tous ses efforts, son esprit insistait pour revenir sur son premier déploiement à Basilic. Il était alors presque aussi jeune que Carson Clinkscales et, bien qu'il se soit donné du mal pour le cacher, il se sentait mal assuré, effrayé, mais Harkness l'avait pris en main. Il avait appris à un officier subalterne ce qu'était un officier — non pas en lui disant que faire, mais en le lui montrant. En le testant et en le poussant dans ses retranchements, certes, mais dans la tradition immémoriale non seulement de la Flotte royale mais de toutes les flottes. À n'en pas douter, des maîtres d'équipage grisonnants avaient pris en main de jeunes marins d'eau douce carthaginois pour en faire des officiers lors des guerres puniques, songea Scotty, car c'était le boulot des non-cadres les plus gradés. Quelles que soient leurs responsabilités par ailleurs, c'étaient eux les véritables dépositaires de la sagesse tribale, les anciens chargés de mettre le pied à l'étrier à chaque nouvelle génération, ce qu'Horace Harkness avait fait pour Scotty Tremaine. Mais il ne s'était pas arrêté là, et ses yeux le brûlèrent au souvenir de tout ce que Harkness et lui avaient fait ensemble. À part une année où il avait été réaffecté du croiseur lourd l'Intrépide au Troubadour du capitaine McKeon avant la première bataille de Yeltsin, le maître principal et lui avaient toujours été ensemble. Ils avaient servi à bord du Prince Adrien pendant la troisième bataille de Yeltsin, et ils s'étaient aussi trouvés aux deux premières batailles de Rossignol. Et quand Scotty avait été transféré sur le HMS Voyageur, Harkness l'avait suivi, et ils s'étaient mutuellement sauvé la vie... ainsi que celle de tous les autres survivants de l'équipage du bâtiment-Q endommagé. Il n'avait jamais réussi à définir leur relation — elle ne requérait pas de définition — mais elle avait toujours existé et, tout au fond, Scotty Tremaine savait ne jamais pouvoir complètement perdre espoir, si critique que fût la situation, si impossible que paraisse la victoire, tant qu'Harkness se tenait à ses côtés. Et maintenant qu'il ne l'avait plus, c'était comme si un principe fondamental de la physique s'était violé tout seul. L'une des certitudes inébranlables de sa vie s'était effondrée, et la part de lui-même qui en était profondément blessée aurait voulu tempêter contre l'univers pour l'avoir ainsi trahi. Seulement ce n'était pas l'univers qui l'avait trahi, et un accès de colère n'y changerait rien. Il prit une profonde inspiration et la retint, portant le deuil de l'homme qu'avait été Horace Harkness, puis il se força une fois de plus à écarter son chagrin. Celui-ci reviendrait, il le savait, mais c'était lui l'officier le plus gradé du compartiment. Il lui appartenait de mener, de donner l'exemple, et il se rappelait les leçons que Harkness lui avait apprises avant la trahison finale, et le besoin de se montrer à la hauteur de ces leçons avait bizarrement pris une importance accrue. C'était un peu comme si, tant que lui leur restait fidèle, d'une certaine façon Harkness n'avait pas failli. Et c'était ce que Lady Harrington aurait attendu de lui — ainsi que le capitaine McKeon. Il y avait quelques personnes qu'il ne pouvait simplement pas envisager de décevoir, et Scotty se demanda si McKeon et Lady Harrington sauraient un jour que ce n'était pas son courage, son dévouement ni son patriotisme qui l'empêchaient d'admettre son désespoir devant Clinkscales, Mayhew, Jamie Candless et Robert Whitman, mais l'impossibilité de se laisser aller à faillir à leurs valeurs. Et puis, il l'admit en se remettant debout, il y avait aussi Horace Harkness. Il avait trop bien appris les leçons du maître principal pour y renoncer maintenant, malgré ce qui venait de se passer. James Candless regarda le capitaine de corvette Tremaine traverser le compartiment pour rejoindre l'enseigne Clinkscales. Malgré son propre statut théorique d'officier du corps des fusiliers, Candless ne se sentait pas à sa place, confiné avec ces officiers, et il savait Whitman dans le même cas. Mais il avait également conscience que s'ils se sentaient à la dérive, sans repères, c'était surtout parce qu'on les avait privés du centre même de leur vie. C'étaient des hommes d'armes graysoniens, mais leur seigneur croupissait en prison, condamné à mort, et eux vivaient encore. Ils portaient tous deux le poids de cette honte, songea Candless alors que Tremaine s'asseyait à côté de Clinkscales pour lui parler sur un ton calme et encourageant. Ils auraient dû mourir plutôt que laisser quiconque porter la main sur leur seigneur, et ils ne l'avaient pas fait. Ils n'étaient pas là quand les Havriens l'avaient condamnée à mort, et les officiers présents n'avaient pas voulu leur raconter les événements, mais ils savaient. Leur seigneur avait été frappé, mis à terre; Nimitz blessé, à demi tué. Et la femme qu'ils avaient juré de protéger avait été emmenée, seule, aux mains de gens qui la haïssaient. Candless grinça des dents et ferma les yeux en combattant la douleur que lui causait cet échec. Whitman la partageait, il le savait, mais même lui ne connaissait pas la profondeur de son désespoir. Depuis six ans, Candless protégeait le seigneur Harrington avec le major LaFollet. Depuis six ans, toujours à leur poste, ils la gardaient de ses ennemis et, quand le besoin, s'en faisait sentir, d'elle-même — de son propre courage et de sa tendance à risquer sa vie pour les autres. Et maintenant elle était seule, Dieu seul savait où, subissant Dieu seul savait quels mauvais traitements et sûre de mourir bientôt, et on ne laisserait même pas Jamie Candless mourir à ses côtés. Il rouvrit les yeux, regardant Tremaine et Clinkscales et décelant une nouvelle maturité sur le visage de l'enseigne : faire face à sa propre impuissance avait consumé son incertitude et sa jeunesse. Il tourna la tête vers Whitman qui lavait son uniforme à la main dans le lavabo puis vers le lieutenant Mayhew, assis dans un coin à jouer aux échecs contre le médecin de première classe Walker sur un plateau qui n'existait que dans leur tête. Ils tenaient bon, tous, parce qu'ils refusaient de laisser tomber, mais combien de temps cela durerait-il encore ? Même s'ils avaient connu la durée du trajet vers Hadès, ils n'avaient ni chrono ni calendrier, aucun moyen de déterminer depuis combien de temps ils se trouvaient à bord. Mais ils savaient qu'ils finiraient par arriver, et ensuite ? Que se passerait-il quand le seigneur serait mort et qu'eux ne seraient plus que quelques prisonniers de plus, anonymes et oubliés dans une geôle de la taille d'une planète ? Il ne connaissait pas les réponses à ces questions, mais cela n'avait guère d'importance car elles ne le concerneraient pas. Il ne pouvait pas plus sauver Lady Harrington que prendre le contrôle du vaisseau tout entier, mais il y avait une chose qu'il pouvait faire, et la décision lui était venue avec une aisance étonnante pour quelqu'un qui ne se serait pas cru l'âme d'un kamikaze. On ne le laisserait pas mourir avec son seigneur, soit. Mais tôt ou tard, quelque part, sa chance viendrait. Pas tout de suite. Il se refusait à agir précipitamment car il devait absolument réussir, il y était décidé. Au moins l'un d'eux. Au moins l'un de ces salopards en uniforme rouge et noir avant qu'il ne les force à le tuer, c'était tout ce qu'il demandait... et tout ce qu'il désirerait jamais plus dans l'univers. « Allez, ma belle. Habille-toi ! » La gardienne méprisante jeta d'une main la combinaison orange à Honor et recula en ôtant le fin gant de plastique de son autre main. Honor attrapa le vêtement rêche sans regarder, fixant le mur droit devant elle comme elle le faisait depuis que les deux gardes étaient entrés dans sa cellule pour la fouille « prévention suicide » routinière qui suivait chaque repas. Ils venaient toujours à deux pour ce rituel dégradant. Généralement, comme aujourd'hui, le deuxième était le sergent Bergren, qui prenait un plaisir tout particulier à chaque occasion de l'humilier, mais, si ce n'avait pas été lui, Hayman serait venu, ou peut-être Timmons lui-même, car le deuxième garde était toujours un homme. Cela faisait partie de l'humiliation. Même le Service de sécurité avait des règles. Son personnel pouvait les ignorer ou les enfreindre, mais les procédures officielles existaient et — sur le papier en tout cas — elles semblaient presque raisonnables. Mais Timmons et son détachement d'animaux à deux pattes comprenaient que contourner le règlement sans tout à fait le violer techniquement leur donnait encore plus de latitude pour humilier et rabaisser les malheureux qui tombaient en leur pouvoir. La lettre du règlement stipulait que les fouilles au corps et celles des cavités corporelles des prisonniers ne pouvaient être effectuées que par du personnel du même sexe, et Timmons insistait pour que ses brutes s'y tiennent. Mais elle imposait aussi la présence d'au moins deux gardes à chaque fois qu'un prisonnier sensible était soumis à une fouille... et le deuxième était toujours un homme. Honor comprenait quel effet Timmons pensait que cela aurait sur elle. Il aurait même peut-être eu raison autrefois. Mais plus maintenant. Le temps où l'ombre de Pavel Young lui empoisonnait la vie était révolu, car elle y avait fait face. Les journées entières qu'elle avait passées à s'entraîner avec des hommes l'avaient aidée à tourner la page, mais ce qui lui avait réellement permis de purger son esprit de ce poison, c'était l'amour que lui portait Paul Tankersley, et elle s'entourait désormais du souvenir de cet amour comme d'une armure. L'animal tapi derrière l'œil concupiscent qui se réjouissait de son humiliation et de sa nudité était peut-être mâle, mais, quoi qu'il en soit, Honor ne lui donnerait jamais le nom d'« homme », et le mépris sans borne qu'elle lui vouait —ainsi qu'à tous ses geôliers — s'unissait au souvenir de Paul et à son propre refus de laisser ces créatures la vaincre. C'était la fusion de ces forces, chacune vigoureuse en soi et pourtant réunies en un flot bien plus puissant que la somme de ses composantes, qui lui permit d'attraper la combinaison sans changer d'expression ni même ciller. Elle l'enfila en regardant la cloison morne et en ignorant ses gardes et, sous le plaisir de surface qu'ils prenaient à la railler et à l'humilier, elle sentit leur étonnement et leur colère. Elle les déroutait car, ignorant tout de la source de sa détermination, ils n'arrivaient pas à la comprendre. Ils ne voyaient pas ce qui lui permettait de persister dans cette absence irritante de réaction, mais ils savaient qu'il ne s'agissait pas simplement de passivité. Cette prisonnière-ci choisissait de les ignorer comme une forme de défiance plutôt que d'évasion ou de reddition. D'où qu'elle tirât sa fermeté intérieure, celle-ci lui permettait de leur échapper fondamentalement, comme personne avant n'y était parvenu, et ils la détestaient pour cela. Elle comprenait leur perplexité. Leur expérience leur certifiait que les mauvais traitements et la négation systématique de son humanité auraient dû la briser, mettre à bas sa défiance comme ç'avait toujours été le cas auparavant, et, théoriquement, cela aurait dû marcher cette fois encore. Sa cellule sinistre et anonyme ne comportait pas de miroir, mais elle n'en avait pas besoin pour savoir à quoi elle ressemblait. Leur précieux règlement interdisant l'usage de toute prothèse cybernétique et autres augmentations biologiques aux prisonniers, un de leurs techniciens avait mis hors service son œil artificiel... ainsi que les nerfs synthétiques de sa joue gauche. Une insulte gratuite, une brimade réjouie sans la moindre utilité. On ne pouvait quand même pas considérer son œil ou ses nerfs faciaux comme des e risques pour la sécurité » ! Mais cela ne les avait pas empêchés de le faire, et leur base technologique assez rudimentaire leur interdisait de simplement déconnecter ses implants. Ne disposant ni des codes d'accès ni de la technologie nécessaire pour les trouver, ils avaient opté pour la force brute et les avaient tout bêtement grillés, la laissant aveugle de l'œil gauche et paralysée de la moitié du visage. Elle soupçonnait les dégâts d'être irréparables : un remplacement complet serait nécessaire... ou l'aurait été si elle avait dû vivre assez longtemps pour en bénéficier. Et leurs petits gestes sadiques ne s'étaient pas arrêtés là. Ils lui avaient rasé la tête sous prétexte d'hygiène, coupant les tresses qu'elle avait mis tant d'années à obtenir. Mais là, au moins, leurs efforts pour la déshumaniser se heurtaient à un obstacle qui l'amusait, car ils semblaient ignorer qu'elle s'était elle-même coupé les cheveux presque aussi court pendant trente ans pour des raisons pratiques. Quoi qu'ils en aient espéré, sa résistance ne s'effondrerait sûrement pas avec la perte de ses tresses. Mais si sa volonté demeurait intacte, elle savait aussi, avec ou sans miroir, que le confinement l'usait tout doucement. Timmons ne paraissait pas se rendre compte qu'elle possédait un métabolisme augmenté qu'il fallait alimenter. Était-ce le cas ou voulait-il seulement la voir mendier la nourriture supplémentaire dont elle avait besoin, elle l'ignorait, et cela importait peu. Elle avait décidé depuis longtemps qu'elle préférait mourir plutôt que de lui demander quoi que ce soit. Le côté animé de son visage s'était creusé, et son tonus musculaire s'émoussait lentement sous l'impact d'un régime alimentaire trop pauvre et du manque d'exercice. Elle savait que Cordélia Ransom la voulait en bonne forme pour les caméras le jour de sa pendaison, et elle ressentait une satisfaction morbide, perverse, à l'idée de ce qu'elle aurait en fait. Pourtant, au fond, là où elle montait la garde sur la forteresse de son esprit, elle se savait devenue dangereusement indifférente. Elle n'avait pas d'idée précise du temps qu'elle avait déjà passé dans cette cellule à la luminosité et la température invariables, sans rien à lire ou faire, sans rien pour se changer les idées que les repas et les humiliations des gardes. Ils approchaient sans doute de leur destination et de son exécution mais, bizarrement, cela ne lui semblait pas très important. Elle n'avait pas dit un mot à ses geôliers de tout le temps qu'elle avait passé là — si long fût-il — et elle se disait parfois, dans le flux calme de ses réflexions solitaires, qu'elle avait peut-être oublié comment parler. D'une certaine façon, elle était devenue muette, se retirant des parties de son cerveau qui conversaient avec les autres afin de fortifier les zones vitales en son centre. Cette perte de la parole lui donnait la sensation d'être diminuée, le sentiment qu'une autre de ces ancres qui la retenaient au monde extérieur voyait son câble s'effilocher, et elle savait qu'il ne s'agissait que d'une facette de sa déconnexion interne délibérée des sadiques qui régissaient son existence physique. Mais il restait une autre ancre dont ses gardes ignoraient tout et qui ne lui ferait jamais défaut, elle en avait la certitude. Elle était faible, réduite par la distance à l'ombre de ce qu'elle avait été, mais elle demeurait et, par sa présence, Honor savait que Nimitz vivait encore. Elle s'accrochait à cette ancre non comme un noyé à une planche mais comme une maîtresse à son amant, car elle ressentait sa souffrance — la souffrance physique qui perdurait et celle, morale, née de l'impossibilité dans laquelle il se trouvait de soigner la douleur qu'il décelait chez elle — et elle savait qu'à ce moment, comme jamais auparavant, ils avaient besoin l'un de l'autre. Et ils conservaient au moins cette bénédiction car aucune des créatures sadiques et haineuses du VFP Tepes n'avait deviné que leur lien subsistait, qu'ils s'offraient mutuellement grâce à lui, non pas de l'espoir, car ils n'en avaient pas, mais une chose plus importante : de l'amour. La certitude absolue qu'ils seraient toujours là l'un pour l'autre, qu'aucun d'eux ne sombrerait seul dans l'obscurité, quelles que soient les intentions des Havriens. C'était là le dernier soutien de sa sérénité, celui que le lieutenant Timmons, le sergent Bergren et le caporal Hayman ne pourraient pas lui enlever. Elle avait enfilé le bas de la combinaison et commençait à passer les bras dans les manches quand une main saisit son épaule. Elle cessa de s'habiller, immobile, debout, et, malgré son indifférence chèrement acquise, son cœur se mit à battre plus fort car il s'agissait de la main de Bergren. « La fin du voyage approche, ma douce », lui dit-il d'une voix réjouie, juste derrière son oreille, tandis qu'elle sentait son souffle chaud sur sa peau nue. « Il ne reste plus beaucoup de temps avant que ton cou si raide ne s'allonge un peu. » Elle ne répondit pas, ne bougea pas un muscle, mais il se mit à rire et ses doigts se resserrèrent sur l'épaule d'Honor en une parodie de caresse. « Je me dis que tu apprécierais peut-être un peu de réconfort avant qu'on ne te fasse monter sur l'échafaud, vermine », reprit-il en accentuant sa pression pour la forcer à se retourner vers lui. Il laissa ses yeux traîner sur elle, et Honor décela la perversité qu'ils masquaient. Il n'y avait aucune comparaison possible entre ce qu'il ressentait et ce que Paul et elle avaient partagé. En fait, l'appétit malsain de Bergren était pire encore que ce qu'elle avait capté de Pavel Young. Ce dernier la détestait. Il avait voulu la punir parce qu'en repoussant ses avances elle l'avait humilié devant ceux qu'il considérait comme ses pairs. C'était une haine stupide et creuse — la haine d'un homme aux yeux de qui les autres êtres humains n'étaient pas des gens mais des choses qui n'existaient que pour le satisfaire — mais au moins elle était personnelle. Contrairement à celle de Bergren. Peu lui importait qui elle était ou ce qu'elle représentait, si ce n'est dans la mesure où sa résistance passive l'avait frustré dans ses efforts pour la forcer à le craindre. Elle aurait pu être n'importe qui — absolument n'importe qui — car ce qui seul comptait réellement à ses yeux, c'était d'infliger une souffrance. Physique, morale, spirituelle... il s'en moquait aussi, car son besoin de faire mal et de punir ne naissait pas d'une injure particulière qu'on lui avait faite mais de toutes à la fois, de la moindre offense, du moindre affront réel ou imaginaire qu'il avait jamais essuyé. Il n'était que haine, un noyau vide qui brûlait de dévorer et détruire tous ceux qui refusaient de partager sa haine. L'œil gauche artificiel d'Honor était inexpressif, pupille fixe, dilatation inchangée, mais, malgré tous ses efforts, son œil droit cilla, plein d'un mépris froid pour le déchet à forme humaine devant elle, et il eut un sourire mauvais. « Ouais, cocotte, fit-il d'une voix plus douce et plus laide encore. Je crois bien que t'as besoin de réconfort. Alors pourquoi t'écarterais pas un peu les jambes ? » Il passa la langue sur ses lèvres et jeta un coup d'œil à la femme qui l'accompagnait. Pourtant il n'y avait aucune chance qu'elle intervienne car elle était aussi malsaine que tous les hommes du détachement de Timmons, et sa hâte était plus écœurante encore que celle de Bergren. « Viens par ici, ma belle », souffla-t-il, et la main posée sur l'épaule d'Honor la tira vers lui pendant qu'il portait l'autre vers ses seins. Mais il ne les toucha pas. Pendant son mouvement, la main gauche d'Honor jaillit comme un serpent, et il siffla soudain de douleur car les doigts de la Manticorienne se refermaient autour de son poignet comme un étau. Il essaya de se libérer, mais la main d'Honor aurait pu passer pour une attache en acier. Sa passivité l'avait poussé à oublier qu'elle venait d'une planète à forte gravité, tout comme elle l'avait convaincu qu'elle resterait toujours passive, et une peur soudaine — d'autant plus sombre, laide et forte qu'elle était totalement inattendue — brilla dans ses yeux tandis qu'elle resserrait son étreinte et que la moitié droite de sa bouche esquissait une parodie de sourire. « Ôte tes pattes de moi. » Les mots résonnèrent avec une clarté douce et dangereuse qui surprit Honor elle-même après ces journées infinies de silence. Ils se teintaient d'acier et d'une avidité qui répondait à celle de Bergren, et, l'espace d'un instant, le sang du Havrien se figea. Mais il se reprit aussitôt et avança, essayant de la repousser contre la cloison. En vain. C'est à peine si elle vacilla, puis il émit un grognement sourd : elle lui tordait la main et l'explosion de douleur dans son poignet le mit à genoux. « Laisse-le se relever, salope ! » L'autre garde avança en tendant la main vers la matraque à sa ceinture, et Honor tourna la tête pour planter ses yeux dans ceux de la femme. « Touche-moi avec ça et je te brise la colonne vertébrale », fit-elle d'une voix monocorde. La Havrienne s'immobilisa devant tant d'assurance puis se secoua. « Je ne crois pas, non ! railla-t-elle. Même si tu y arrivais, tu n'irais nulle part, et tu n'aimeras pas ce que les autres te feront si tu essayes. Et puis tu as des copains là-haut, tu te souviens ? » Elle fit un pas avec une confiance renouvelée... et Bergren hurla tandis que son poignet se brisait dans la poigne d'Honor. Elle l'écarta d'un coup de pied et se retourna vers sa collègue, qui recula devant le feu avide et froid qui brillait dans son regard. « Tu as raison, répondit tout bas Honor. J'ai des amis là-haut, et vous pouvez m'imposer vos petits jeux en les menaçant. Mais pas celui-ci. Pas même pour eux. Et au cas où tu l'aurais oublié, Ransom me veut "indemne", tu te souviens ? Alors jouez à tout ce que vous voulez, mais dis aux autres ordures qu'il y a des limites. » Bergren se hissait sur ses genoux en se tenant le poignet, mais le pied droit d'Honor jaillit et le cueillit en pleine bouche. Le garde percuta un angle de la pièce, gémissant, à demi inconscient, et l'autre frémit —elle avait peur et en détestait d'autant plus Honor. « Vous pouvez revenir avec vos amis et faire ce que vous voulez, dit-elle de la même voix basse. Je le sais. Mais vous feriez mieux de tous les rameuter et, quand ce sera terminé, il n'y a aucune chance — pas la moindre dans l'univers — que vous puissiez me livrer vivante à Ransom. » La partie mobile de sa bouche esquissa un sourire mince et terrifiant, et la gardienne recula involontairement en serrant sa matraque, sans bien comprendre comment l'équilibre des forces avait pu basculer en un clin d'œil dans cette cellule alors qu'elle tenait toutes les cartes. Puis elle plongea son regard dans l'unique œil de la femme maigre à demi nue devant elle, et un loup lui rendit son regard, un chef de meute blessé, affamé, affaibli, que les chiens sur sa trace avaient harcelé, aiguillonné, mais qui ne se laisserait plus faire. Un loup qui mourrait sur place plutôt que de reculer encore. Un loup, comprit-elle, ébranlée, qui était tout à fait prêt à mourir — qui en avait même peut-être envie — si seulement il pouvait planter ses crocs dans la gorge des bâtards qui hurlaient sur ses talons. En regardant cet œil dangereux et avide, elle comprit. Elle comprit exactement comment l'équilibre avait changé. Elle ôta très prudemment la main de sa matraque et, sans jamais quitter des yeux le visage d'Honor, se baissa, remit sur pied un Bergren gémissant et à demi conscient et l'entraîna hors de la cellule sans un mot. Et tandis qu'elle refermait la porte derrière elle, elle se demanda tout au fond, embarrassée, si elle enfermait le loup dans sa cage ou si elle s'en protégeait. CHAPITRE VINGT-SIX « Alors, qu'y a-t-il au programme aujourd'hui ? » Horace Harkness, anciennement de la Flotte manticorienne, se carra confortablement dans son fauteuil inclinable, les mains croisées derrière la tête et les orteils en éventail en s'adressant à ses « gardes ». Le citoyen caporal Heinrich Johnson et le citoyen seconde classe Hugues Candleman avaient été désignés pour former son escorte permanente quand il avait décidé de changer de camp. Leur rôle était évident depuis le début : ils devaient lui faire passer d'avance toute envie de se livrer à des activités inappropriées — et Harkness savait que les deux hommes de main du Service de sécurité avaient été choisis parce qu'ils étaient grands, forts, durs et bien formés à l'art de démembrer leur prochain à mains nues. Il était peut-être dommage que ces qualités résument à peu près toutes leurs compétences exploitables, mais on ne pouvait pas tout avoir. « Pas grand-chose, je crois », répondit Johnson. Le caporal, bien que moins large d'épaules que Harkness, mesurait plusieurs centimètres de plus, et il était impressionnant dans son uniforme noir et rouge. Il plongea la main dans sa veste et en ressortit son bloc-mémo, dont il alluma l'écran avant de froncer les sourcils en le contemplant. « Encore un entretien HV prévu à treize heures trente, annonça-t-il au bout d'un moment. Ensuite le citoyen capitaine Joyau veut encore te parler des systèmes de communication manticoriens. Ça, c'est prévu pour... euh... dix-sept heures. À part ça, tu n'as que du temps libre. » Il rempocha le bloc et gloussa. « On dirait qu'ils t'aiment vraiment bien, Harkness. — Et qu'est-ce qu'ils pourraient ne pas aimer en moi ? » répondit Harkness avec un sourire paresseux. Les deux gardes de SerSec se mirent à rire. Des cadeaux comme Horace Harkness ne tombaient pas tous les jours dans l'escarcelle du ministère de l'Information publique, et son métier de technicien de missiles familier des transmetteurs supraluminiques montés sur les drones de reconnaissance manticoriens en faisait une source encore plus précieuse de données technologiques dont la section recherche et développement ferait bon usage. Mais les implications plus vastes des émissions de propagande et des apports technologiques échappaient à l'horizon mental de Johnson et Candleman. Ils avaient leurs propres raisons de se réjouir de la défection de Harkness, et celles-ci n'avaient rien à voir avec sa valeur aux yeux du reste de la République populaire de Havre. « Alors, tu avances sur la Traversée de Farley ? » demanda Candleman. Le sourire de Harkness mua de paresseux en roublard. « Ah, hommes de peu de foi, murmura-t-il. Je vous ai dit que je pouvais... améliorer les probabilités, non ? Tenez. » Il tira une puce de la poche de sa chemise et la lança à Candleman, qui l'attrapa avec avidité. Le seconde classe contempla la puce anonyme comme s'il pensait pouvoir en lire les données à l'œil nu – et, pour ce que Harkness en savait, il le croyait peut-être vraiment. « Comment ça marche ? » s'enquit Johnson, nonchalamment appuyé sur la cloison d'en face. Harkness haussa les épaules. « C'est un peu plus compliqué que les autres parce qu'il y a beaucoup plus de variables, dit- il, et les versions multi-joueurs compliquent encore les choses. Alors, au lieu de m'arranger pour que vous puissiez prédire l'issue du jeu, je me suis débrouillé pour vous permettre de la forcer pendant que vous jouez. — Hein ? » fit Candleman. Harkness dissimula son envie de soupirer derrière un autre sourire amical. Théoriquement, ses deux chiens de garde avaient leur bac, et Johnson avait même deux ans d'université à son actif. Hélas – ou heureusement, selon la perspective qu'on adoptait – ils étaient tous deux issus des rangs des allocataires et ils devaient leur instruction aux écoles de la République populaire. Bien qu'il eût été techniquement possible d'y acquérir une formation valable, il fallait pour cela utiliser les ressources disponibles pour se former soi-même car, après des décennies passées à déprécier l'idée de réussite au nom de la « démocratisation » et de l'« épanouissement des étudiants », nul dans le corps enseignant n'avait la moindre idée de comment former quelqu'un d'autre. Le problème, c'était que les gens réellement motivés étaient rares. Si personne ne le leur explique, la plupart des jeunes ne comprennent pas pourquoi il est si important d'apprendre. Il y a toujours des exceptions, mais la majorité des êtres humains tirent plus d'enseignements de leur expérience que dés règles et, tant qu'on n'a pas ressenti les conséquences de son manque de formation, on a rarement l'envie pressante d'y remédier. Susciter le désir d'apprendre chez quelqu'un qui n'est pas déjà pris dans l'engrenage exige la présence d'une structure de soutien complète, une société où les aînés font bien comprendre que chacun doit acquérir du savoir et se former à l'utiliser. Or c'était précisément ce qui avait manqué aux allocataires d'avant-guerre, car l'allocation de minimum vital tombait toujours sans faute, si improductifs soient-ils. Et puis qu'aurait fait un allocataire de son éducation ? Pire, peut-être, les Législaturistes s'étaient donné du mal pour que la réponse à cette question soit « rien », car le savoir était une arme. Ils ne voulaient pas d'allocataires instruits ou attachés à faire fonctionner le système. Ceux-ci avaient beau peser comme des parasites d'un poids presque intolérable sur une économie moribonde, tant que l'A/VIV avait suffi à subventionner leur mode de vie habituel, ils n'avaient pas ressenti le besoin d'exiger le droit de prendre part aux décisions politiques. Après tout, c'était le marché que leurs ancêtres et ceux des Législaturistes avaient conclu : en échange d'une « prise en charge » complète, les citoyens de la République avaient renoncé à leur pouvoir décisionnel au profit de ceux qui dirigeaient la machine et, jusqu'à son effondrement, personne n'avait jugé utile d'en réparer les nombreux défauts. À grande échelle, le pacte de suicide mutuel passé entre les Législaturistes et leur système scolaire n'avait que des conséquences théoriques aux yeux de Harkness mais, au niveau personnel, elles s'avéraient très importantes car Johnson et Candleman étaient des produits typiques de ce système. Ce qui signifiait qu'ils souffraient d'une ignorance affligeante, inconcevable pour la plupart des Manticoriens. Des gens qui maîtrisaient à peine les mathématiques élémentaires ou, comme Candleman, souffraient de ce que n'importe qui en dehors du ministère havrien de l'Éducation aurait appelé un illettrisme fonctionnel n'étaient que très modérément utiles au fonctionnement d'une machine de guerre moderne, l'entretien et le dépannage de tout équipement plus complexe qu'une carabine à impulsion exigeant des notions minimales d'électronique, cybernétique, théorie de la gravité et bon nombre d'autres disciplines. On pouvait former n'importe qui à se servir d'appareils modernes — la simple survie au sein d'une société technologique demandait au moins une compétence superficielle — mais pour des hommes tels que Candleman et Johnson, cette compétence s'arrêtait au niveau de mathématiques qu'on acquérait en rendant la monnaie dans un supermarché. Ils ne comprenaient pas plus ce qui se passait derrière les claviers et les écrans qu'un habitant de la Terre de l'ère préindustrielle. C'était une des raisons pour lesquelles l'essentiel des tâches de maintenance étaient attribuées à des officiers ou officiers-mariniers. Si la Flotte populaire voulait des techniciens compétents avant-guerre, il lui fallait les former elle-même, or elle ne gardait souvent pas assez longtemps ses conscrits pour compenser les lacunes avec lesquelles ils arrivaient. Elle n'avait eu d'autre choix que de les former d'abord en tant qu'opérateurs, pour ensuite seulement en faire de véritables techniciens, et cela prenait du temps. Des années, en général. L'approche la plus pratique consistait donc à ne former que son noyau de professionnels. Les fusiliers havriens étaient confrontés aux mêmes problèmes, bien qu'à moindre échelle. Personne n'avait envie de confier son armure de combat et son armement de soutien à des béotiens sur le plan technique, et le temps où la lie d'une société sans instruction pouvait fournir des soldats de première ligne sans formation intensive était révolu depuis l'introduction des fusils à chargeur, mais on effectuait traditionnellement un long temps de service chez les fusiliers, où le pourcentage de conscrits était plus faible. Ajouté à un équipement (relativement) plus simple que celui de la Flotte, cela leur avait permis d'imposer un niveau de formation uniforme qui s'approchait beaucoup plus des compétences requises de leurs homologues manticoriens, bien que la maintenance restât un problème chronique, même pour eux. Mais les lourdes pertes essuyées par la Flotte et les fusiliers havriens dans les premiers temps de la guerre — sans parler des purges dans les corps d'officiers suite à l'assassinat de Harris ni des morts au cours d'incidents tels que le soulèvement des niveleurs — avaient dangereusement entamé les rangs de la main-d’œuvre militaire formée. Le comité de salut public avait rappelé les vétérans ayant achevé leur temps de service, ce qui avait presque couvert les besoins initiaux, mais la seule solution réelle résidait dans l'instruction et la formation des remplaçants nécessaires selon des critères modernes... et de préférence avant leur arrivée au camp d'entraînement. Il y avait suffisamment de réalistes au sein de la République pour le comprendre et, malgré ses défauts, Cordélia Ransom avait réussi à vendre cette idée à la foule. Suivant une forme de logique incroyablement tordue, le besoin de mener une guerre commencée pour préserver un mode de vie parasitaire avait abouti à ce que lesdits parasites se montrent prêts — avec un certain enthousiasme — à renoncer à l'inactivité, réparer leurs écoles et apprendre à fournir le soutien dont leur armée avait besoin. Dommage que personne n'ait eu l'idée d'effectuer ces réparations quand elles auraient encore pu éviter la guerre. Entre-temps, toutefois, les gens réellement instruits demeuraient terriblement rares et on en avait besoin non seulement dans les forces armées mais aussi pour gérer l'infrastructure civile et industrielle de la République. Équilibrer les affectations entre les combattants et les fabricants des armes que ceux-ci utilisaient demeurait un énorme problème pour la République populaire. La situation s'améliorait — beaucoup plus rapidement que les dirigeants alliés les plus assurés ne l'auraient cru possible — mais, dans un futur proche, les réserves de main-d’œuvre resteraient limitées. Il y avait au moins une fonction dans laquelle des gens à l'instruction minimale pouvaient sans problème être employés par l'État, ce qui ramenait à Johnson et Candleman. Rien ne clochait fondamentalement dans le cerveau que la nature leur avait attribué; seulement, personne ne s'était jamais donné la peine de leur révéler leur potentiel. Ils étaient ignorants mais pas stupides, et le Service de sécurité ne cherchait pas à recruter des hyper physiciens. D'ailleurs, même avec des vaisseaux tels que le Tepes dans son arsenal, SerSec n'avait pas besoin d'un grand nombre de techniciens gravifiques et de missiles — et il pouvait les pêcher dans les effectifs de la Flotte en prétextant l'absolue priorité des forces de sécurité. Ce dont SerSec avait besoin en revanche, c'étaient de troupes de choc et d'agents qui sachent obéir aux ordres et briser tous les ennemis du peuple contre qui on pourrait les diriger. Soixante-quinze à quatre-vingts pour cent de son personnel relevait de cette catégorie, et il ne fallait guère de formation pour appuyer sur la gâchette d'un pulseur ou matraquer un contestataire. Aux yeux de leurs pairs, Johnson et Candleman manifestaient des capacités supérieures à la moyenne... pourtant on n'aurait jamais laissé ni l'un ni l'autre servir à bord des bâtiments auxquels Harkness avait été affecté. Après tout, à partir d'un certain point, l'ignorance devenait de la stupidité, car on pouvait difficilement s'attendre à ce que des gens (même très intelligents) pensent à se protéger de dangers dont personne n'avait pris soin de leur révéler l'existence. Et à cet instant, les chiens de garde de Harkness en faisaient justement la démonstration. « Vous voyez, dit-il au bout d'un moment, souriant toujours à Candleman, la Traversée de Farley ne ressemble pas aux autres jeux que j'ai... disons... modifiés pour vous, les gars. Il s'agit en fait d'une version simplifiée d'un véritable simulateur d'entraînement de la Flotte, et ses paramètres sont donc beaucoup plus complexes que ceux des autres, d'accord ? » Il marqua une pause, les sourcils arqués, et Candleman jeta un regard à Johnson. Le caporal hocha la tête, ce qui sembla le rassurer, et il reporta son attention vers Harkness. Le Manticorien ressentit un petit pincement de culpabilité comme la brute de SerSec le regardait d'un œil confiant, effroyablement vide de la moindre étincelle de compréhension de ce dont il parlait. Harkness avait passé suffisamment de temps sous les drapeaux pour être sûr, quels que soient ceux que SerSec affecterait à sa surveillance, qu'ils seraient réceptifs à l'idée de truquer la bibliothèque de jeux électroniques du vaisseau. Un mélange d'ennui, d'avidité et un désir parfaitement humain (bien que méprisable) de rouler ses collègues avait fait naître la même ambition dans presque tous les bâtiments manticoriens sur lesquels Harkness avait jamais servi, et ces facteurs étaient encore plus fortement à l'oeuvre à bord du Tepes. Toutefois, il avait eu de la chance de tomber sur ces deux-là, il le savait, car Johnson avait derrière lui une longue carrière de spéculateur et de vendeur au marché noir. Il était même plutôt compétent, dans les limites de ses connaissances, mais il se montrait également très âpre au gain, et ni lui ni Candleman n'imaginaient les conséquences de ce qu'ils faisaient en donnant à Harkness accès à la bibliothèque de jeux. Pour tout dire, le Manticorien ne s'était pas précipité pour le leur proposer. Il était impensable de se livrer à la moindre activité susceptible de mettre en péril son arrangement avec la ministre Ransom, et il avait donc fait exactement ce qu'on lui demandait. Il avait enregistré des dizaines de programmes de propagande dans lesquels il mentait allégrement, jurant sur son âme immortelle avoir observé ou aidé à commettre des « crimes de guerre ». D'autres enregistrements, lors de leur diffusion, appelleraient sincèrement ses anciens compatriotes à suivre son exemple et passer dans le camp de leurs véritables alliés de classe plutôt que de continuer à servir leurs exploiteurs ploutocrates. Et, bien qu'il eût pris soin de prévenir la citoyenne capitaine de frégate Joyau que, simple technicien, il n'avait qu'une compréhension très limitée de la théorie à la source des générateurs d'impulsion gravitique dont il avait assuré la maintenance, il avait aussi passé des heures à discuter du système avec elle et à lui fournir des indices quant à son fonctionnement. À ce stade, d'après ses calculs, il avait commis au moins trente formes différentes de trahison — sûrement assez pour qu'il lui soit impossible (ou, du moins, mortellement déconseillé) de jamais rentrer chez lui. À mesure qu'il prouvait sa bonne foi à leurs supérieurs et qu'on lui accordait une liberté de mouvement toujours plus grande, Johnson et Candleman en étaient venus à considérer leur rôle de gardes comme une formalité. Les sommets impressionnants qu'avait atteints sa propre activité de contrebande et de marché noir durant sa carrière avant Basilic les y avaient aidés, d'ailleurs. Une fois que Johnson eut baissé sa garde et qu'ils eurent commencé à se raconter leurs exploits passés, le caporal avait vite compris qu'il se trouvait en présence soit d'un véritable virtuose dont les hauts faits dépassaient tout ce qu'il avait jamais osé envisager, soit du plus grand menteur de l'univers exploré. À mesure que les anecdotes s'accumulaient, force lui avait été de reconnaître que Harkness était bel et bien un homme de grand talent... et une « âme sœur ». Il lui avait demandé conseil — prudemment tout d'abord — sur certaines de ses opérations, et les suggestions du Manticorien avaient augmenté sa marge bénéficiaire de plus de vingt pour cent dès la première semaine. À partir de là, le caporal en était naturellement venu à lui présenter l'empire du jeu illégal qu'il aidait à gérer. Le véritable responsable des opérations illicites à bord du Tepes était le sergent d'état-major Boyce, mais Johnson était l'un de ses principaux adjoints, et l'interdiction réglementaire des jeux d'argent à bord rendait encore plus lucratif l'empire de Boyce, puisque personne ne risquait d'aller se plaindre auprès d'un officier des pertes qu'il avait subies. Mais le sergent était toujours à l'affût de nouveaux moyens de maximiser ses profits, et il avait été ravi que Johnson parvienne à augmenter ses gains de près de quarante pour cent. Il avait également décidé de ne pas demander au caporal comment il y était arrivé — partant apparemment du principe qu'il ne pouvait pas être coupable de ce qu'il ignorait — et lui avait confié la responsabilité de tous les jeux. Ce qui signifiait réellement qu'il l'avait confiée à Horace Harkness, car les jeux disponibles dans la bibliothèque du Tepes étaient bien plus faciles à manipuler que ceux qu'on trouvait à bord d'un vaisseau manticorien. Harkness avait découvert avec stupeur leur degré d'obsolescence. Plusieurs d'entre eux étaient même des variantes de jeux qu'il avait croisés pour la première fois cinquante ans T plus tôt, au tout début de sa carrière spatiale. Il avait toujours pensé — à raison, manifestement — que le matériel militaire havrien (et les logiciels qui le géraient) devait être au moins comparable à celui de la FRM. Bien que clairement inférieur, s'il ne s'était pas trouvé au moins à portée raisonnable, la guerre aurait été terminée depuis des années. Pour cette raison, il ne lui était pas venu à l'idée que ce qui fournissait la base même des paris à bord pouvait se révéler aussi simpliste... ou comporter des sécurités aussi primitives. Il était évident que tout jeu qu'on pouvait truquer finirait tôt ou tard par l'être, et ceux qu'on proposait à bord des vaisseaux manticoriens étaient régulièrement inspectés par des équipes d'électroniciens de la section machines pour s'assurer de leur état. Peut-être plus important, les concepteurs de ces jeux (et de leurs systèmes de sécurité) savaient que des gens très malins et extrêmement bien formés consacreraient tout leur immense talent à passer outre leurs sécurités. Mais il n'y avait pas tant de gens bien formés au sein de la Flotte populaire... et encore moins dans les rangs de SerSec. En conséquence, la bibliothèque de jeux contenait une ribambelle de programmes dont les sécurités paraissaient risibles à qui s'était fait les dents sur les logiciels manticoriens. Harkness avait commencé petit, modifiant légèrement les probabilités en faveur de la maison dans une demi-douzaine de jeux de cartes et de dés. Il n'avait pas eu besoin de plus pour faire ses preuves, et la cupidité de Johnson avait pris le relais dès cet instant. Du point de vue de Harkness, ce projet comportait une forte part de risque. Non pas dans la modification des logiciels — un jeu d'enfant — mais parce qu'afin de procéder aux modifications il avait dû accéder à la bibliothèque de programmes dans laquelle ils étaient stockés et, si les supérieurs de Johnson avaient découvert qu'un ex-Manticorien la consultait, les conséquences auraient été terribles. Mais Johnson avait toutes les raisons de taire ce qui se passait... et aucune idée de ce qui aurait tant irrité ses supérieurs. Aux yeux de Johnson et Candleman, la bibliothèque de jeux n'était rien d'autre que ça : une bibliothèque de jeux. Il ne s'agissait que d'un endroit où l'on stockait les jeux, quelque part dans la masse de ces ordinateurs auxquels ils ne comprenaient rien, et ils savaient qu'eux n'avaient aucun accès à quoi que ce fût d'autre dans le système. Mais Horace Harkness était un artiste. Sa capacité à influencer le système de gestion du personnel de la FRM pour s'assurer qu'on l'affectait toujours sur le même bâtiment que Scotty Tremaine avait étonné plus d'un observateur, mais c'était parce qu'aucun d'entre eux ne se doutait qu'il avait réussi à pirater les dossiers de PersNav. Il s'était peut-être beaucoup assagi depuis son premier séjour à Basilic avec Tremaine et Lady Harrington, et il avait bel et bien renoncé aux diverses opérations de contrebande qu'il menait en complément, mais il ne voulait pas perdre la main... et les barrières de sécurité érigées pour empêcher des ignares en matière de technologie d'accéder à des données interdites semblaient ridicules à un homme qui avait passé outre les défenses des dossiers classés du bureau du personnel navigant de la Flotte royale manticorienne. Ces deux dernières semaines, Harkness avait donc arpenté presque à sa guise les systèmes d'information et de contrôle du Tepes. En dehors des changements apportés aux logiciels de jeu, il avait pris soin de ne rien modifier, de peur de laisser des empreintes qui permettraient de remonter jusqu'à lui, mais il avait amassé une quantité phénoménale d'informations sur le vaisseau, sa trajectoire, sa destination, son équipage et ses procédures opérationnelles. Johnson et Candleman considéraient ses activités de piratage comme rien moins que de la magie noire, ce qui l'avait beaucoup aidé car ils lui avaient offert cette tranquillité de travail qui était la prérogative des sorciers au cours de l'histoire. Il n'avait donc pas eu à imaginer comment mener ses explorations pendant qu'ils regardaient sans arrêt par-dessus son épaule. En fait, ils le laissaient généralement travailler tranquille dans un coin du compartiment sur le mini-ordinateur qu'ils avaient eu la bonté de lui fournir, pendant qu'ils se faisaient un bon vieux poker de leur côté. Pour plus de sûreté, il avait créé sa propre version de ce qu'on appelait encore un programme anti patron, destiné à transformer instantanément l'affichage en quelque chose d'inoffensif si l'un d'eux avait décidé de se montrer curieux, mais il n'en avait presque jamais eu besoin. En fait, son plus gros problème était désormais qu'il avait terminé ses préparatifs. Il n'avait consacré qu'une fraction des heures passées sur le mini-ordinateur à la modification des logiciels de jeu, mais Johnson et Candleman pensaient qu'il avait travaillé tout ce temps aux objectifs dont ils avaient connaissance et, s'il réduisait soudain ses heures sans prendre de retard dans les modifications de logiciels qu'ils lui demandaient, même eux risquaient de se demander pourquoi cela lui prenait tout à coup si peu de temps. C'est pourquoi il avait proposé de truquer la Traversée de Farley, une recréation très simpliste du dernier gros engagement dans lequel la flotte de la Ligue solarienne avait été impliquée. En effet, simpliste ou non, un jeu conçu pour permettre à dix joueurs d'un même côté de contrôler plus de six cents vaisseaux était largement plus compliqué que les précédents, et il ne doutait pas que le travail nécessaire pour introduire les changements rognerait joliment sur son temps libre. Mais maintenant qu'il avait terminé, il fallait encore l'expliquer à ses « associés », et il prit une profonde inspiration. « Vous voyez, commença-t-il, il y a une énorme quantité de variables dans ce programme, et le fait que, dans une très grosse partie, chaque bâtiment soit contrôlé individuellement par quelqu'un – un joueur humain, pas juste l'ordinateur –complique encore la tâche. Ça veut dire que je dois faire attention à la façon dont je m'y prends, parce que toute approche un peu trop brutale risque d'être très visible, d'accord ? » Candleman ne dit rien, mais Johnson acquiesça. « Je comprends, fit le caporal. Tu penses que si, disons, l'ordre d'arrivée dans la variante Tango se mettait soudain à favoriser les Solariens à chaque partie, ou si les vaisseaux d'un joueur commençaient à désobéir aux ordres, quelqu'un se douterait de quelque chose. — Exactement ! le félicita Harkness. Du coup, je l'ai programmé pour que, quand vous entrez l'un des identifiants que j'ai repérés dans la liste des joueurs, vous ayez un petit avantage. Vous devrez faire attention en vous en servant mais, en gros, si vous enfoncez deux fois la touche de tir dans une situation difficile, l'ordinateur ajoutera un bonus de cinquante pour cent à votre probabilité de toucher. — La vache ! Ça, je comprends ! intervint joyeusement Candleman. — C'est bien ce que je pensais, répondit Harkness avec un sourire. Comme je vous le disais, il faut faire attention à ne pas en abuser, mais ça devrait vous donner un avantage conséquent en cas de difficulté. J'ai aussi ajouté une modification dans le sous-programme d'allocation des dommages. Si l'un de "nos" bâtiments est touché, les allocateurs réduiront les dégâts qui lui seront infligés. Je dois encore y travailler un peu pour affiner cet aspect et j'ai encore quelques idées mais, dans l'ensemble, vous allez devoir gérer celui-ci partie par partie. Évidemment, avec ce genre d'avantage, vous devriez pouvoir bien plumer vos pigeons. — Je pense, ouais, fit Johnson en souriant. Merci. Z Il prit la puce à Candleman et la fit rebondir un instant dans sa main. « T'es réglo, Harkness, dit-il après une seconde. Et tu mérites chaque centime de ta part. — Content que tu sois de cet avis, répondit Harkness en souriant lui aussi. J'aime à penser que je gagne ma place partout où je suis, mon caporal, et je prends toujours soin de mes amis. » CHAPITRE VINGT-SEPT « Un message du Tepes, citoyen amiral. » Lester Tourville leva la main à l'annonce du lieutenant Fraiser, interrompant sa conversation avec le capitaine Bogdanovitch et Évrard Honeker pour se tourner vers l'officier de com. « Que dit-il, Harrison ? » Sa voix ne trahissait aucune émotion, pourtant sa neutralité même hurlait sa tension, car le Comte de Tilly avait quitté Barnett depuis six cent quatre-vingt-dix heures et le four blanc de Cerbère B, une étoile de type G3, brûlait à vingt-quatre minutes-lumière devant lui. « Le Tepes va gagner une orbite de garage autour de Hadès, mais nous devons nous placer en orbite autour de Cerbère B-3, citoyen amiral, répondit respectueusement Fraiser, avant de s'interrompre pour s'éclaircir la gorge. Il y a aussi un message de la citoyenne ministre Ransom en personne, ajouta-t-il. Elle dit que le citoyen commissaire Honeker, le citoyen capitaine Bogdanovitch, la citoyenne capitaine Foraker et vous devez vous présenter au rapport sur Hadès par pinasse à zéro neuf zéro zéro, heure locale, demain. — Si c'est pas charmant, ça », grommela Bogdanovitch avec un dégoût que tous les membres de l'état-major de Tourville ne comprenaient que trop bien. Leurs ordres d'origine indiquaient qu'ils devaient accompagner le Tepes jusqu'à Hadès, et ce changement abrupt à un moment aussi tardif leur paraissait à tous presque aussi incohérent qu'insultant. « Ils ne veulent pas voir un vaisseau de la Flotte plus près de leur précieuse prison que nécessaire, poursuivit-il. Ils pensent sans doute qu'on ouvrirait le feu dessus ou ce genre de bêtise ! » La voix mauvaise du chef d'état-major trahissait une haine féroce qu'il ne se serait pas permis de montrer un mois plus tôt. Elle coupait comme une lame de rasoir, mais Honeker ne cilla même pas. Il avait eu tout le temps pendant ce voyage pour comprendre qu'il était aussi condamné que Tourville et ses officiers. Il aurait sans doute dû en rejeter la faute sur le contre-amiral, mais il n'y arrivait pas. Il s'était engagé sur cette voie les yeux ouverts, et il demeurait convaincu que l'officier spatial avait raison. La détermination de Cordélia Ransom à faire assassiner Honor Harrington dans un cadre juridique serait catastrophique pour tout le monde, pas uniquement pour ceux qui avaient essayé de l'en empêcher. La Ligue solarienne serait presque aussi furieuse que Manticore et ses alliés, ce qui pourrait avoir des conséquences désastreuses sur les mouvements de technologie de la Ligue vers la République, et, dans l'ensemble, trop de membres des forces armées havriennes seraient aussi écœurés et honteux que Tourville l'avait prédit. Et en dehors de toutes les considérations pragmatiques qui faisaient de cette exécution une folie, essayer de garder Harrington en vie était moralement la chose à faire. Non, il avait beau en regretter — et craindre — les conséquences, Évrard Honeker ne pouvait pas reprocher à Tourville d'avoir fait cet effort ou obtenu son soutien tacite. Et cela avait eu un étrange résultat sur le commissaire. Il était monté à bord du Comte de Tilly, et avant cela à bord de l'ancien vaisseau amiral de Tourville, le Rash al-Din, afin de le surveiller pour le compte de SerSec et du comité de salut public et, bien qu'il eût appris à apprécier ce contre-amiral agressif et combattant, il n'avait jamais oublié son rôle de tuteur et le besoin d'une certaine distance, d'un recul et d'une attention constante aux signes de manque de fiabilité. Mais la distance avait désormais disparu. Peut-être uniquement parce que Honeker les savait tous deux condamnés, mais cela n'en constituait pas moins un immense soulagement. En partie, il le savait, parce qu'il n'avait plus besoin de mentir — aux autres ou à lui-même — pour justifier des actes qu'il avait toujours jugés injustifiables au fond de lui. Le système l'avait finalement libéré de ses liens en le trahissant et le condamnant pour avoir tenté de faire son devoir malgré ses limites, et il comprenait maintenant que des personnes « peu fiables » comme Lester Tourville et son état-major faisaient de bien meilleurs champions de la cause que le comité était censé servir que des gens comme Cordélia Ransom. Inconscient des pensées que masquait le silence de son commissaire, Tourville se contenta de hocher la tête à l'adresse de Bogdanovitch, car le capitaine avait manifestement raison. Le système de Cerbère tout entier n'était qu'un monumental hommage à la paranoïa institutionnelle des services de sécurité de la République populaire, anciens et nouveaux confondus. Ses coordonnées ne figuraient même pas dans la base de données d'astrogation du Comte de Tilly car l'existence même du système (sans parler de sa localisation) avait été classée secret-défense par Séclnt quand l'ancien régime avait autorisé la construction du camp Charon. À ce jour encore — ou peut-être plus particulièrement —, cette information restait un secret fanatiquement gardé, connu de SerSec uniquement, et l'ignorance générale de sa position ne constituait que la première barrière d'une défense en profondeur. De toute sa carrière spatiale, Tourville avait rarement vu des défenses orbitales aussi massives que celles qui entouraient Hadès (également connue sous le nom de Cerbère B-2) et ses trois grandes lunes. Les données dont le Comte de Tilly disposait à son propos étaient sévèrement limitées, mais le capitaine Vladovitch lui avait fourni des éléments fragmentaires quand on supposait encore qu'il accompagnerait le Tepes jusqu'au bout. Il le fallait bien, car le système était littéralement semé d'armes dont la puissance de feu ne ferait qu'une bouchée du premier bâtiment à effectuer une manœuvre malencontreuse. Pourtant un coup d'œil hâtif aux informations de Vladovitch suffisait à prouver que la méfiance chronique de SerSec avait donné naissance à un arrangement défensif étrange, que Tourville et les membres de son état-major n'auraient jamais imaginé. Il n'y avait pas la moindre forteresse habitée dans tout le système. Des champs de mines — de bonnes vieilles têtes nucléaires destinées à détruire les engins légers au contact autant que des balises laser faites pour abattre des BAL et des vaisseaux, le tout en rangs serrés — entouraient la planète et ses lunes, ainsi que des plateformes d'armes à énergie plus modernes et sophistiquées pour faire bonne mesure, et Tourville soupçonnait également la présence de missiles à la surface de la planète au moins, si ce n'était celle des lunes. En tout, Hadès devait réunir la puissance de combat brute d'une escadre complète de supercuirassés... mais toutes ces armes étaient contrôlées à distance depuis le camp Charon. Il n'y avait même pas une station orbitale de ravitaillement. Tout ce qui se trouvait dans un rayon d'une minute-lumière autour de la planète était couvert par une puissance de feu phénoménale, mais aucune présence orbitale humaine n'était tolérée, et Tourville se demanda pourquoi. Certes, les champs de mines et les plateformes d'armes à énergie étaient plus économiques que des systèmes habités et, parce qu'ils étaient automatisés, on n'avait pas besoin de trouver de personnel pour s'en occuper. Bien sûr, le terme « économique » était purement relatif lorsqu'on parlait de défenses de cette ampleur, mais même les économies relatives étaient bonnes à prendre. Il le comprenait, de même qu'il comprenait que la décision de SerSec (comme celle de Séclnt avant lui) de cacher la position de cette prison à ses propres militaires signifiait qu'on ne pouvait pas affecter du personnel de la Flotte à sa défense. Mais SerSec aurait sûrement pu trouver suffisamment d'hommes dans ses propres rangs pour s'occuper d'une station de ravitaillement ! Cela aurait immensément simplifié le transfert de marchandises (et de prisonniers) de l'orbite à la surface, alors pourquoi s'en priver ? Étaient-ils paranoïaques au point de n'oser placer personne, même les leurs, en orbite au-dessus d'eux ? Il ignorait la réponse à cette question et doutait de la connaître un jour. Il ne comprenait pas non plus pourquoi ils s'étaient encombrés de défenses orbitales. S'ils ne comptaient pas informer la Flotte des coordonnées du système et la laisser y envoyer un détachement, alors toutes les mines et les plateformes de la Galaxie seraient inutiles à terme, car une planète est toujours affligée d'un énorme désavantage tactique : elle ne peut pas esquiver les tirs. Un assaillant sait toujours exactement où elle se trouve et il suffisait donc d'un unique croiseur de combat — voire d'un croiseur lourd — pour détruire toutes les armes en orbite autour de Hadès à coups de bonnes vieilles têtes nucléaires lancées sur des trajectoires balistiques depuis une position hors de portée des défenses. Quelques dizaines de détonations de cinquante à soixante mégatonnes creuseraient des trous béants dans cette massive coquille de mines, et même un blindage moderne ne pourrait empêcher l'impulsion électromagnétique de paralyser au moins provisoirement les systèmes électroniques d'une plateforme spatiale qui survivrait à la destruction totale. Les missiles installés sur la planète ou ses lunes survivraient sans doute (s'il y en avait bel et bien), mais tout concepteur de défenses compétent savait que les systèmes purement orbitaux — même de vraies forteresses dotées d'une bulle de protection — ne servaient en fin de compte à rien contre des agresseurs mobiles. La seule explication envisageable, c'était que quiconque avait ordonné la dépense colossale (et inutile) nécessaire à cette gabegie n'avait pas pris la peine de consulter un concepteur de systèmes de défense. Enfin, c'était presque logique, non ? Quand on se méfiait de ses militaires au point de refuser de leur révéler l'existence d'une prison, sans parler de sa localisation, de peur qu'ils ne décident de l'attaquer pour une raison abracadabrante, on ne risquait pas de demander conseil à ces mêmes gens sur la meilleure façon de se protéger d'eux, pas vrai ? Mais quel que soit le raisonnement qui avait guidé ces choix, Youri avait raison : les paranoïaques qui en étaient responsables ne permettraient jamais à un bâtiment de guerre dont l'équipage n'était pas des leurs de s'approcher plus près que nécessaire de Hadès. Et placer le Comte de Tilly en orbite de garage autour de Cerbère B-3 le mettait à dix-sept minutes-lumière de la planète prison — et condamnait Tourville, Honeker, Bogdanovitch et Foraker à un vol de près de trois heures en pinasse pour l'atteindre. Eh bien, au moins le Comte de Tilly se trouverait-il amplement hors de portée de la coquille défensive. Dans son état d'esprit, Lester Tourville y voyait un avantage indéniable. « Très bien, dit-il enfin à Fraiser. Je suppose que le citoyen capitaine Hewitt dispose déjà de cette information ? » Fraiser acquiesça et Tourville haussa les épaules. « Dans ce cas, informez la citoyenne ministre Ransom que son message a bien été reçu. » Personne sur le pont d'état-major ne manqua de noter qu'il n'avait pas demandé à Fraiser, selon la formule consacrée, d'accuser réception du message et donc de confirmer que les ordres seraient obéis. Il était également clair aux yeux de tous, Honeker compris, que, d'après les usages de la Flotte, un message aussi simple et concis constituait en fait une insulte à peine voilée. Ransom ne s'en rendrait peut-être pas compte mais, franchement, Tourville se fichait désormais pas mal de ce que Cordélia Ransom comprenait ou non. Le vecteur du Comte de Tilly s'écarta progressivement de celui du Tepes, et il regarda le petit point brillant représentant Cerbère B-3 grandir lentement sur l'écran principal. Horace Harkness s'agita nerveusement lorsque le chrono caché sous son oreiller bipa. Il l'avait ôté de son poignet et placé sous l'oreiller pour éviter qu'il ne réveille quelqu'un d'autre, et il ravala un juron comme il sonnait une deuxième fois. Il n'avait pas dormi de la nuit, bien qu'on ne l'aurait pas cru à le voir — du moins l'espérait-il —, et il avait programmé la sonnerie à défaut d'autre moyen de s'empêcher de vérifier compulsivement l'heure toutes les cinq minutes. Il était sûr que l'oreiller étoufferait complètement le son mais, maintenant que le chrono s'était déclenché, sa voix étouffée semblait résonner comme le tonnerre dans le compartiment sombre. Mais tout ça, c'était dans sa tête, se répétait-il fermement —sans que cela paraisse impressionner son pouls. C'était uniquement parce que le bip lui annonçait qu'il était temps de mettre son plan à exécution. Bon, ça et puis le fait qu'il venait juste de comprendre combien il avait peu de chances de le mener à bien. Hélas, il n'avait pas trouvé d'autre plan, ce qui ne lui laissait guère de choix. Le chrono bipa une fois de plus, et sa main se précipita sous l'oreiller pour le faire taire. Puis il prit une profonde inspiration, passa la langue sur ses lèvres et se redressa sur sa couchette. Il posa ses pieds nus au sol et se leva très lentement, en silence. La respiration lente et régulière de Heinrich Johnson et les ronflements de Hugh Candleman ne faiblirent même pas, et il serra les dents. C'était la partie de son plan qu'il avait détesté préparer, mais il n'avait pas le choix, et il traversa la pièce comme un fantôme. La faible lueur de la veilleuse que Candleman insistait pour garder allumée éclairait un peu le compartiment, ce qui lui permettait de voir où il posait les pieds tout en se dirigeant sans bruit vers la couchette de Johnson. Il atteignit la tête du lit et s'arrêta pour prendre une autre inspiration silencieuse, puis il frappa. Sa main gauche jaillit, attrapa le menton de Johnson et lui imprima un brusque mouvement vers le haut, appuyant l'arrière de sa tête plus profondément dans l'oreiller et lui creusant le cou. Les yeux du caporal s'ouvrirent, dans le vague, déroutés, mais il n'avait pas encore compris qu'il était éveillé — et encore moins ce qui se passait — quand la main droite de Harkness s'abattit comme une hache. Johnson voulut prendre de l'air, mais le cri qu'il aurait pu pousser mourut en un sifflement angoissé dans son larynx brisé. Il se débattit nerveusement, les mains sur le cou, tout en s'efforçant de reprendre une respiration qui ne venait pas, mais Harkness s'était détourné. Heinrich Johnson était déjà un homme mort, même s'il ne s'en rendait pas compte, et Harkness devait encore s'occuper de Candleman. Le deuxième garde renifla et remua dans son sommeil. Malgré leur violence, les spasmes d'agonie de Johnson n'étaient guère bruyants, et Candleman n'eut pas l'occasion d'analyser ce que laissaient présager les suffocations déplaisantes qui avaient percé son sommeil. Il approchait encore confusément les frontières du réveil quand deux mains calleuses saisirent sa tête et la firent tourner brutalement. L'espace d'un instant, le sinistre craquement des vertèbres parut noyer complètement les efforts désespérés mais faiblissants de Johnson pour respirer, puis ceux-là aussi s'éteignirent, et Horace Harkness recula dans le noir, ferma les yeux et frémit en se haïssant. Ce n'était pas la première fois qu'il tuait, mais il n'avait jamais tué quelqu'un qu'il connaissait, et jamais à mains nues, mais plutôt à coups de missiles ou d'armes à énergie, et c'était différent de cette façon. Il se sentait souillé, car ni Johnson ni Candleman n'avaient deviné ce qui les attendait. Mais c'était bien là le but. Il ne pouvait pas les laisser deviner, et il avait donc dû devenir leur associé — leur bon copain, le vénal ex-Manticorien — pour pouvoir les assassiner dans leur sommeil. Il serra les poings à ses flancs et resta immobile, secoué de petits frissons qu'il ne parvenait pas à calmer tout à fait. Puis ses narines s'évasèrent et il rouvrit les yeux. Il avait déjà réfléchi à tout cela en concevant son plan, et il avait eu raison à ce moment-là : il n'avait pas le choix et il le savait. Et bien que Johnson et Candleman aient été très agréables autour d'une bière à discuter de leur prochaine arnaque, ils restaient des brutes de SerSec. Dieu seul savait combien de gens ils avaient aidé d'autres de leur espèce à torturer et tuer. Cette idée n'était peut-être qu'un prétexte pour soulager sa conscience, mais cela ne la rendait pas moins juste, et il tourna le dos aux morts pour gagner leurs casiers. Ils étaient tous deux cadenassés, mais Horace Harkness avait ouvert plus d'un cadenas qui ne lui appartenait pas au cours de sa carrière en dents de scie, et il possédait un avantage : il avait vu leurs propriétaires ouvrir ceux-ci des dizaines de fois. Il entra rapidement les combinaisons, et sa bouche dessina un sourire avide lorsque l'éclairage intérieur des casiers se refléta sur les armes de ses défunts gardes. Il passa le ceinturon de Johnson autour de sa taille avant d'en tirer le pulseur, qu'il vérifia. Le chargeur et le condensateur indiquaient pleine charge, et il passa aussitôt en revue les cartouchières pour confirmer la présence de chargeurs et de batteries supplémentaires. Puis il fourra l'une des vestes d'uniforme du caporal et un pantalon dans un sac à linge et se tourna vers le casier de Candleman. Il effectua les mêmes contrôles sur l'arme du seconde classe et ceignit le deuxième ceinturon comme un baudrier, de l'épaule droite à la hanche gauche. Puis il ferma les casiers, s'empara du mini-ordinateur dont il s'était servi pour truquer les logiciels de jeu et le connecta à la fente d'accès dans la cloison du compartiment. Il utilisa le mot de passe de Johnson pour s'enregistrer. Si les ordinateurs se préoccupaient de ce genre de détails, celui du Tepes aurait pu s'étonner du bond quantique des compétences informatiques du citoyen caporal Heinrich Johnson, SN SS-1 oo2-56722-o531-HV. Mais les ordinateurs s'en fichaient, et Harkness parcourut rapidement les chemins qu'il avait tracés pendant que Candleman et Johnson le croyaient simplement occupé à trafiquer l'issue des jeux pour leur compte. Il n'avait pas osé opérer de modification majeure sur le système principal de peur qu'un des officiers ou officiers-mariniers ayant des connaissances en informatique ne tombe sur ses œuvres, mais cela ne l'avait pas empêché de préparer toutes ces modifications à l'avance sur le mini-ordinateur. Bien sûr, veiller à ce que ses petits cadeaux soient activés au bon moment et dans le bon ordre allait poser quelques problèmes, mais il espérait en avoir suffisamment tenu compte. Et il y avait une séquence de programmation qu'il avait été obligé de changer à l'avance. Il la vérifia et grogna de satisfaction : elle s'était activée dix-huit minutes et vingt et une secondes plus tôt, exactement comme prévu, et il sourit. Il y avait encore un millier de choses qui pouvaient mal tourner, mais c'était cette partie-là qui l'inquiétait le plus. Il devait désormais passer à l'autre partie la plus dangereuse, et il enfonça une touche. Pour toutes les personnes présentes à bord du Tepes, rien ne se passa, mais Harkness et son mini-ordinateur savaient que ce n'était pas le cas. Dans le cœur électronique du croiseur de combat, une demi-douzaine de programmes changèrent brusquement, écrasés par les versions d'eux-mêmes que Harkness avait chargées sur son mini-ordinateur et modifiées — parfois subtilement, parfois moins — des jours, voire des semaines auparavant. Malgré la taille de certains des programmes et groupes de programmes concernés, les substitutions s'effectuèrent à une vitesse inconcevable pour quiconque avait vécu à l'époque des puces et circuits imprimés, et Harkness, qui ne s'était pas rendu compte qu'il retenait son souffle, le relâcha lorsque la confirmation de l'exécution de ses commandes clignota à l'écran. Puis il déconnecta, débrancha le mini-ordinateur, le fourra dans sa poche, passa le sac à linge contenant l'uniforme de Johnson sur son épaule et gagna rapidement l'extrémité du compartiment. La grille de ventilation serait un peu étroite, mais c'était le cadet de ses soucis en cet instant. Warner Caslet carra les épaules et se redressa lorsque l'ascenseur s'arrêta et que les portes s'ouvrirent. Les quatre dernières semaines avaient été pires qu'il ne s'y attendait, moins du fait de tracasseries délibérées que de son impuissance totale. Il savait exactement ce qui allait arriver à Honor Harrington et ses hommes, et il ne pouvait rien y faire, tout comme il ne pouvait rien faire contre le sort que lui réservait Cordélia Ransom. Il était un peu surpris, à la réflexion, qu'elle ait été satisfaite de laisser son « officier de liaison militaire » tranquille aussi longtemps, mais peut-être était-ce parce qu'il avait sous-estimé son intelligence. Elle savait peut-être simplement que plus elle laisserait l'épée de Damoclès pendre au-dessus de sa tête, pire serait sa souffrance quand elle la ferait enfin tomber, pour lui prouver que tous les espoirs qu'il s'était permis d'entretenir n'étaient qu'illusoires. Quoi qu'il en soit, le Tepes s'apprêtait à pénétrer dans le périmètre des satellites protégeant la planète Hadès. En fait, il se trouvait à un peu plus d'une demi-heure de son orbite de garage – même s'il n'était pas vraiment censé le savoir. Il ne voyait pas franchement l'intérêt d'essayer de le lui cacher, à moins que cela ne relève simplement de la manie des gens de SerSec de tout garder pour eux, mais il n'avait pas eu beaucoup de mal à découvrir l'information. Et, parce qu'il savait ce qui allait se passer, il avait décidé de rendre une nouvelle visite à Alistair McKeon et Andreas Venizelos. Il n'aurait pas dû le faire, évidemment. On l'avait amené dans le but précis de lui faire assumer la responsabilité de l'état de santé des prisonniers, mais rechercher délibérément leur contact ne faisait qu'effriter la minuscule chance de survie qu'il lui restait peut-être encore. Il le savait, mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Malgré son statut officiel, il n'avait pas réussi à avoir accès à Lady Harrington – qui, après tout, n'était pas un prisonnier militaire... officiellement –, et son unique tentative pour obtenir un rapport sur sa santé avait essuyé une rebuffade si violente qu'il n'avait pas osé aller plus loin. Mais il avait pu accéder presque à volonté à ceux que l'on considérait encore comme des prisonniers de guerre. Peut-être parce qu'il n'avait pas demandé la permission. Il s'était simplement servi de son grade et de son devoir d'officier de « liaison » pour passer en force face au lieutenant de SerSec responsable d'eux. Il ne s'attendait pas vraiment à s'en tirer, mais apparemment le lieutenant n'avait pas signalé ses visites aux autorités supérieures – à moins, bien sûr, que lesdites autorités n'aient décidé de lui donner assez de corde pour faire un bon nœud coulant en utilisant les caméras de sécurité pour enregistrer la preuve de son apostasie. Après tout, quelle bonne raison un officier de la République pouvait-il avoir de fréquenter des prisonniers ennemis du peuple plus que ses responsabilités officielles ne le requéraient ? À n'en pas douter, les puces HV seraient fort utiles lors de son procès... en admettant qu'on prenne la peine de lui en offrir un. Il passa les portes de l'ascenseur et hocha brièvement la tête à l'adresse des quatre gardes installés au pupitre de sécurité au milieu de la coursive. Les hommes de troupe de SerSec levèrent les yeux, affolés, se redressant et reposant leurs tasses de café non réglementaires, puis se détendirent en constatant qu'il s'agissait de Caslet. Même sans tenir compte de ce que la rumeur sous-entendait sur son avenir, ce n'était qu'un officier spatial. Le sergent de garde fit donc signe aux autres de ne pas bouger et s'avança tranquillement dans la coursive pour accueillir le visiteur. « Que puis-je faire pour vous, citoyen capitaine ? demanda-t-il sans s'ennuyer à saluer. — J'aimerais parler avec les prisonniers les plus gradés, citoyen sergent Innis, répondit Caslet, et le garde haussa les épaules. — Ça ne me pose pas de problème », grommela-t-il en invitant du geste un des trois autres à le rejoindre comme il se tournait vers le sas verrouillé. La femme qui se tenait derrière le pupitre, en réponse à son geste, prit un fusil à sagettes et vint se poster à cinq pas en retrait pour couvrir le sas. Alors seulement le sergent entra la combinaison ouvrant la porte. « Ayez l'air vivants, les Manties ! cria-t-il par le sas. Vous avez de la visite. » Les lumières du compartiment s'allumèrent à l'ouverture du sas, et Caslet eut un pincement de culpabilité tandis que des hommes ensommeillés se redressaient sur leur couchette. On était au milieu de la nuit à l'horloge du Tepes mais, s'il avait attendu le matin, ils auraient été partis avant qu'il puisse les voir. Il hocha une fois de plus la tête à l'adresse du sergent et entra dans le compartiment de sorte qu'Innis puisse fermer derrière lui. Les bâillements se figèrent : des suppositions tendues remplaçaient soudain le sommeil dans le regard des PG, mais Caslet resta immobile, les bras croisés derrière le dos, en attendant qu'ils finissent de se réveiller. La première fois qu'il avait rendu visite à ces hommes, il avait reçu un accueil glacial. Il ne leur en avait pas tenu rigueur. En fait, il s'était même attendu à pire, mais c'était parce qu'il ignorait que le « colonel » LaFollet se trouvait dans ce même compartiment. L'homme d'armes de Lady Harrington l'avait reconnu et présenté aux autres, et la façon dont il s'y était pris leur avait fait comprendre que ce Havrien-là était différent. Caslet avait fini par nouer une amitié fragile avec McKeon. Venizelos demeurait plus méfiant mais, comme McKeon — et plus encore LaFollet et Montoya —, il était trop reconnaissant à Caslet de ses efforts en vue d'obtenir des fournitures médicales supplémentaires à destination de Nimitz pour maintenir une hostilité active. À la pensée du chat sylvestre, Caslet traversa la pièce et gagna le lit de LaFollet, et son cœur se serra sous l'effet d'une angoisse familière tandis que Nimitz se redressait péniblement sur son nid de couvertures au pied de la couchette pour le saluer. Les os des chats sylvestres se ressoudaient plus rapidement que ceux des humains, mais aucun membre de l'équipage du Tepes ne s'était préoccupé de fournir à Montoya les instruments nécessaires pour réduire proprement les fractures de Nimitz. Le chat avait retrouvé beaucoup de force, mais sa clavicule et sa patte brisées étaient tordues, ayant été « soignées » dans la position approximative que Montoya avait pu leur imposer. Cette blessure l'avait privé de sa grâce naturelle, et la douleur qu'exprimaient son regard et ses oreilles à demi aplaties tandis qu'il s'imposait de bouger faisait mal à voir, mais le chat sylvestre refusait de se laisser aller à s'apitoyer sur son sort. Il se redressa presque complètement, tout en penchant légèrement à droite car sa blessure pesait sur son équilibre, et il adressa un blic de bienvenue à Caslet. Le fait que Nimitz l'appréciait et lui faisait confiance avait été l'élément déterminant dans l'acceptation du Havrien par les prisonniers humains, Caslet le savait, et il passa doucement la main sur la tête du chat sylvestre avant de se tourner vers McKeon. « Désolé de vous réveiller, capitaine, dit-il posément, mais j'ai pensé que vous deviez être mis au courant. » McKeon se raidit, et Caslet sentit une vague de tension traverser le compartiment. « L'heure du vaisseau et l'heure locale ne sont pas tout à fait synchronisées, poursuivit-il, mais il fera jour au camp Charon dans environ deux heures, et ils vous y emmèneront à ce moment-là. Je me suis dit que vous aimeriez le savoir. » Harkness négocia un dernier virage puis s'arrêta, à plat ventre, et sortit le mini-ordinateur. La fenêtre mobile à l'écran était centrée sur une portion du système de ventilation et de maintenance dont il avait copié les plans dans les fichiers de la section machines, et il enfonça une touche pour agrandir l'image. L'échelle changea, lui montrant les alentours de manière beaucoup plus détaillée, et il grogna de satisfaction. Les grippe-planète tendaient à envisager les vaisseaux stellaires comme un ensemble de coursives et de compartiments entourés de blocs d'alliage solides, mais n'importe quel professionnel de l'espace savait qu'il n'en était rien. Tout comme le corps humain, les vaisseaux étaient sillonnés d'artères et de capillaires transportant d'un bout à l'autre l'électricité, la lumière, l'air, l'eau et tous les autres ingrédients vitaux d'un monde artificiel. Mais, contrairement au corps humain, ils comportaient des sas d'inspection et des conduits donnant accès aux composants qui pourraient exiger réparations ou ajustements. Inutile de dire que l'existence de ces voies d'accès supplémentaires donnait des boutons aux architectes spatiaux, qui devaient les équiper elles aussi de portes de sécurité pour les sceller, en plus des coursives et ascenseurs connus des grippe-planète, en cas de soudaine dépressurisation, mais il était impossible de s'en passer. Et quand on savait y trouver son chemin et qu'on avait le temps, on pouvait aller à peu près n'importe où par cette voie sans emprunter coursives ni ascenseurs. Et c'était précisément ce que Harkness avait fait. Il éteignit le mini-ordinateur, le rempocha et avança sur les derniers mètres de la gaine de ventilation. Ce n'était pas le chemin idéal pour atteindre sa destination, mais cela s'en approchait autant qu'il était en droit de le souhaiter. La grille qui l'obturait était insérée dans l'une des cloisons de la coursive, mais elle se trouvait à l'opposé des ascenseurs. Personne ne risquait de regarder dans cette direction – après tout, la seule chose à voir par là, c'était le cul-de-sac qui terminait la coursive –mais sa position signifiait aussi qu'il ne pourrait pas examiner la situation avant d'agir, et il n'aimait guère l'idée de s'élancer en aveugle. D'un autre côté, il n'avait pas tellement le choix, et il avait passé suffisamment de temps à regarder les images des caméras de sécurité couvrant le passage pour savoir ce qui devait normalement l'attendre. Il pria en silence pour ne pas se tromper, se retourna pour poser les pieds contre la grille, tira ses deux pulseurs et appliqua une vigoureuse poussée. — À votre avis, pourquoi il passe autant de temps avec les Manties, sergent ? demanda le citoyen caporal Porter. — Aucune idée. » Le citoyen sergent Calvin Innis haussa les épaules et tendit la main vers sa tasse de café. La citoyenne seconde classe Donatelli, ayant vu son geste, rapprocha la tasse, et il la remercia d'un signe de tête avant de regarder à nouveau Porter. « Moi, tout ce que je sais, c'est qu'il est censé être leur "officier de liaison", et tant que personne me dit qu'il peut pas aller les voir, je me fiche pas mal de ce qu'il fait. Bien sûr, s'il a pas l'autorisation de descendre ici, il va avoir une méchante surprise quand le citoyen capitaine Vladovitch l'apprendra, vous croyez pas ? — Oh, j'imagine qu'on pourrait dire ça, acquiesça en souriant le seconde classe Mazyrak, quatrième membre du détachement. On fait une cagnotte et on prend les paris sur le temps qu'il lui faudra pour revenir dans une de ces cellules en tant que locataire ? » Innis et lui échangèrent des sourires mauvais, puis le sergent gloussa et porta la tasse à ses lèvres. Il avait besoin de rigoler, mais plus encore de sa dose de caféine, et il grommela pour lui-même en prenant une gorgée. Il n'était de garde que depuis moins d'une heure, et il détestait le zérac. Il n'avait pas l'impression de vraiment dormir quand on le faisait travailler de zéro à quatre heures, ce qui était stupide puisque seuls les chronos donnaient un sens aux termes « jour » et « nuit » à bord d'un vaisseau. Mais c'était comme ça. Il avait toujours cette impression de fatigue, ce tiraillement autour des yeux qui lui faisaient apprécier particulièrement le café, et... Un grand fracas interrompit le cours de ses pensées, et il sursauta. Du café brûlant se répandit sur sa veste, et il lança un violent juron au moment où le liquide atteignit la peau. Il se tapota inutilement la poitrine de sa main libre et tourna la tête vers la source du bruit, prêt à remonter les bretelles du responsable, quel qu'il soit. Son cerveau ne rattrapa ses réactions instinctives qu'après qu'il eut commencé à se tourner, et il haussa un sourcil surpris, car le son était venu de la gauche, or les ascenseurs constituant la seule voie d'accès à cette zone se trouvaient à sa droite, et ses trois subordonnés étaient juste devant lui : Donatelli assise derrière le pupitre de sécurité, Porter et Mazyrak négligemment accoudés dessus. Alors, s'ils étaient tous avec lui et que les ascenseurs se trouvaient à sa droite, qui donc... Il n'acheva jamais sa pensée car, avant même de voir la grille de ventilation qui rebondissait encore au sol, il vit un corps humain la suivre les pieds devant. Il n'eut pas le temps de reconnaître l'officier-marinier manticorien qui avait déserté pour rejoindre la République — pour tout dire, il eut à peine le temps de comprendre d'où l'homme avait dû déboucher — car l'apparition tenait un pulseur de classe militaire à canon long dans chaque main, et la dernière chose que ressentit le citoyen sergent Calvin Innis fut une totale stupéfaction tandis qu'un ouragan de fléchettes calibre trois millimètres les déchiquetaient, son détachement et lui. CHAPITRE VINGT-HUIT « J'apprécie cette attention, citoyen capitaine, mais si nous ne sommes pas censés connaître le programme, vous ne devriez pas être là. » Les quatre dents manquantes et deux cassées que lui avait values son exigence de voir Lady Harrington rendaient la prononciation d'Alistair McKeon un peu confuse, mais sa sincérité transparaissait, et Warner Caslet eut un petit haussement d'épaules fataliste. « Je ne peux pas me créer beaucoup plus de problèmes, capitaine, dit-il. Vous n'en êtes pas la cause, ni Lady Harrington d'ailleurs. Je les ai, c'est tout. Et puisque c'est comme ça, autant consacrer un peu de temps à faire ce que je juge bon. » McKeon resta un long moment silencieux, le regard planté dans les yeux noisette du Havrien. Puis les siens s'adoucirent, et il acquiesça. En fait, comme ils le savaient tous les deux, le capitaine de frégate ne pouvait pas faire grand-chose, mais cela ne diminuait en rien ce qu'il avait réussi à obtenir. Les petits services qu'il avait rendus, comme les fournitures médicales limitées dont Montoya s'était servi pour soigner Nimitz — et aussi, d'ailleurs, calmer les douleurs dentaires constantes de McKeon — étaient bienvenus en eux-mêmes, mais la certitude qu'ils venaient d'un homme qui se risquait à les fournir parce que son sens de l'honneur l'y poussait avait fait davantage pour le moral des prisonniers que Caslet ne s'en douterait jamais. Et le prix qu'il paierait probablement pour sa conduite honorable leur rendait ses efforts plus précieux encore. « Merci, fit tout bas le Manticorien en lui tendant la main. Dame Honor m'avait dit que vous étiez quelqu'un de spécial, citoyen capitaine. Je constate qu'elle avait raison. — Ce n'est pas tant que je suis "spécial" mais plutôt que SerSec est une grande fosse d'aisance, répondit Caslet, amer, en serrant malgré tout la main de McKeon. — Peut-être. Mais je ne fais que constater, et... » Le Manticorien s'interrompit au milieu de sa phrase pour regarder le sas derrière Caslet s'ouvrir sans avertissement. L'officier havrien se raidit mais refusa de se retourner. Il n'y avait qu'une seule raison pour que le sas s'ouvre avant qu'il n'ordonne à Innis de le laisser sortir, et il attendit qu'une main lourde et méprisante se pose sur son épaule et qu'une voix le place en état d'arrestation pour collusion avec les ennemis du peuple. Mais il n'entendit en fait qu'un retentissant silence, une étrange suspension de tout son et mouvement, comme si aucun des prisonniers n'arrivait tout à fait à croire ce qui se passait. Puis le calme se brisa. « Harkness? » L'incrédulité totale que trahissait la voix de Venizelos poussa Caslet à faire volte-face malgré sa détermination, et il resta bouche bée en reconnaissant à son tour l'homme encadré dans le sas. Un homme qui portait sous son bras gauche quatre fusils à sagettes lourds comme un fardeau encombrant tandis que quatre pulseurs et leurs ceinturons pendaient de sa main droite. « Oui, monsieur, fit Horace Harkness en réponse à Venizelos, avant d'adresser un signe de tête à McKeon. Désolé que ça m'ait pris aussi longtemps, commandant. — Bon Dieu, Harkness. » McKeon paraissait plus stupéfait encore que Venizelos. « Mais qu'est-ce que vous croyez faire ? — Organiser une évasion, monsieur, répondit Harkness sans sourciller, comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle au monde. — Vers quoi ? » s'enquit McKeon. Ce qui, songea confusément Caslet, était une question parfaitement raisonnable dans la mesure où ils se trouvaient à cent trente années-lumière du territoire allié le plus proche. « Monsieur, j'ai planifié tout ça – je crois – mais nous n'avons pas le temps de rester plantés là pour en discuter, fit Harkness, toujours aussi calme bien que plus pressant. Nous devons agir pendant une fenêtre temporelle franchement réduite si nous voulons que ça marche et... » Il s'interrompit en fixant Caslet comme s'il venait seulement de remarquer sa présence, et ses lèvres se pincèrent. « Oh, merde, capitaine ! Ça fait combien de temps que vous êtes là ? — Je... » commença Caslet avant de s'arrêter. Il ne comprenait pas plus ce qui se passait que les officiers alliés autour de lui, mais il savait que son propre statut venait de changer. Il était passé du rôle de geôlier – bien qu'honorable et respecté – à celui d'unique officier ennemi dans une cabine remplie d'hommes désespérés. Mais était-ce la vérité ? Était-il encore leur ennemi ? D'ailleurs, pouvaient-ils réellement être plus désespérés que lui ne l'était devenu ces dernières semaines ? « Je ne suis là que depuis quelques minutes, maître principal, dit-il au bout d'un instant. Pas plus de cinq ou dix. — Ouf, Dieu merci ! » Harkness inspira et reporta son regard sur McKeon. « Commandant, vous voulez bien vous contenter de me faire confiance et vous mettre en branle ? Il faut qu'on se magne le tronc si on veut pas finir sérieusement morts ! » McKeon le fixa encore une seconde, puis se secoua et hocha vigoureusement la tête. « Vous êtes bon pour la camisole et vous allez sans doute nous faire tuer, maître principal, dit-il en saisissant l'un des ceinturons, mais au moins on sait à quoi s'attendre cette fois. » Son sourire aux dents cassées était sinistre et son regard froid. « Si ça ne vous fait rien, monsieur, je préférerais m'en sortir vivant, répondit Harkness. Et je suis peut-être fou, mais je pense que nous avons une chance. — Très bien, maître principal. » McKeon fit signe aux autres d'avancer, et des sourires voraces apparurent pendant qu'ils soulageaient Harkness de son stock d'armes. La plupart étaient tachées de sang malgré ses efforts pour les nettoyer, et McKeon jeta un coup d'œil dans la coursive et fit la moue en voyant la mare de sang qui entourait les corps mutilés des gardes. « Il y a une raison pour que nous ne croulions pas déjà sous un flot d'hommes de main de SerSec, Harkness ? demanda-t-il presque naturellement. — Eh bien, oui, monsieur. En fait il y en a une. » Harkness remit le dernier fusil à Andrew LaFollet, sortit son mini-ordinateur et le lui montra. « J'ai comme qui dirait piraté leurs ordinateurs. C'est pour ça que la présence du capitaine m'inquiétait, fit-il en désignant Caslet. J'ai créé une boucle dans l'imagerie des caméras de surveillance de cette zone. — Une boucle ? répéta Venizelos. — Oui, monsieur. J'ai ordonné aux caméras de passer en mode enregistrement cinq minutes après le début de ce quart et d'y rester pendant vingt minutes. Il y a seize minutes, elles ont commencé à rediffuser ce passage comme s'il s'agissait de ce qu'elles voient pour les types qui surveillent les moniteurs là-haut. À moins qu'ils n'envoient quelqu'un ici pour vérifier, ils vont continuer à voir ce qu'ils voient toujours et, d'après les fichiers de la sécurité, personne n'est censé venir vous rendre visite avant qu'on n'envoie les pantins vous chercher, vous et les autres officiers, pour transfert sur la planète. C'est ce qui nous offre notre fenêtre – en admettant que tout se passe bien. Mais si j'avais enregistré l'arrivée du capitaine et qu'ils l'avaient vu entrer deux fois sans qu'il soit ressorti entre-temps, eh bien... » Il haussa les épaules, et Venizelos acquiesça. Puis il se tourna et posa un long regard pensif sur Caslet avant d'arquer le sourcil à l'adresse de McKeon. « Il vient avec nous, Andy », déclara fermement le commandant. Caslet écarquilla les yeux, et McKeon lui sourit tristement. « Je crains que nous n'ayons guère le choix, citoyen capitaine. Nous vous apprécions beaucoup et nous vous sommes très reconnaissants pour tout ce que vous avez fait, mais vous êtes un officier havrien. Il serait de votre devoir de nous empêcher de... eh bien, de faire ce que Harkness peut bien avoir en tête. Et nous ne vous rendrions pas service en vous laissant enfermé derrière nous, n'est-ce pas ? — Non, j'imagine », convint Caslet. Son sourire était un peu forcé, mais il exprimait un certain humour, et il se demanda si McKeon était aussi surpris de le voir que lui de le sentir. « Ils penseraient forcément que j'y suis pour quelque chose, pas vrai ? — Vous avez bien compris », fit McKeon. Puis il se retourna vers Harkness. « Vous pouvez ouvrir les autres compartiments ? — Pas de problème, monsieur. J'ai récupéré les combinaisons sur le pupitre de sécurité, là-bas. » Il désigna la console d'un signe de tête, et McKeon réprima un léger frisson. Non seulement le sol était couvert de sang, mais des restes innommables de ce qui avait été le détachement de gardes maculaient le pupitre et la cloison derrière lui. Pour atteindre l'ordinateur, Harkness avait forcément dû se planter en plein milieu de... Le capitaine posa le regard sur les empreintes de pas sanglantes dans la coursive, qui allaient du pupitre à moins de deux mètres du sas. Il les fixa un instant, puis prit une profonde inspiration et reporta son attention sur Harkness. « Dans ce cas, donnez les combinaisons au capitaine Venizelos et laissez-le aller ouvrir pendant que vous m'expliquez ce qu'on peut bien être en train de faire, maître principal. » « ... et c'est à peu près tout », fit Harkness en regardant autour de lui les hommes et femmes libérés de leur prison. Il était inférieur en grade à tous sauf cinq officiers-mariniers, mais ils lui accordaient leur attention inconditionnelle. Surtout Scotty Tremaine, qui semblait incapable de détacher de lui ses yeux brillants. « J'ai neutralisé les alarmes de sécurité dans l'essentiel du vaisseau et j'ai établi un itinéraire jusqu'au hangar d'appontement, mais je n'ai pas pu coupler mes petites surprises à un minuteur parce que je ne savais pas sous combien de temps nous serions prêts. Ça veut dire que nous allons devoir transmettre le code d'activation une fois en position, et quelqu'un va donc devoir brancher mon ordinateur sur une borne d'accès au bon moment. Et je n'ai pas non plus réussi à pénétrer dans les systèmes qui contrôlent la zone de détention. Il s'agit de la zone de plus haute sécurité du bâtiment, et ses ordinateurs ne sont pas reliés au réseau. Il n'existe aucune interface directe entre eux et le système principal, et s'y rendre physiquement va déjà être sacrément difficile, commandant. On peut y arriver, mais si le détachement en poste a le temps d'appuyer sur une alarme, elle va se déclencher, parce que je ne peux pas y accéder pour la neutraliser. — Compris. » McKeon se frotta le menton en regardant les vingt-six visages effrayés mais sombrement déterminés rassemblés autour de Harkness et lui. En tant qu'officier spatial de carrière, il n'avait jamais entendu de plan plus insensé que celui du maître principal, mais le plus fou dans l'histoire, c'était qu'il pourrait bien marcher. « Très bien, nous allons devoir nous séparer, dit-il au bout d'un moment. Chef, donnez le bloc-mémo au capitaine Venizelos. » Harkness hocha la tête et tendit le bloc-mémo qu'il avait récupéré sur le pupitre de sécurité. Il y avait téléchargé les plans des conduits d'aération et des voies de maintenance du Tepes, et il appuya sur une touche lorsque Venizelos le saisit. « Nous sommes juste ici, monsieur, dit-il lorsque l'écran s'alluma. J'ai surligné ce qui me semble le meilleur itinéraire vers la prison, mais je ne suis pas certain de l'exactitude des plans. Ces connards sont complètement paranos, et je suis tombé sur quelques fichiers dans lesquels je suis presque sûr qu'ils ont délibérément inclus des informations erronées. Et même si ce truc (il désigna le bloc) est vrai à cent pour cent, vous allez devoir aller très vite avant que tout ne parte en vrille. — Compris, maître principal. » Venizelos fixa l'écran une minute puis regarda de nouveau McKeon. « Qui d'autre ? demanda-t-il simplement. — Je vais avoir besoin de Scotty, Sarah et Gerry dans le hangar, fit McKeon, réfléchissant à voix haute. Et Carson évidemment. » L'enseigne Clinkscales rougit comme tous les regards se tournaient vers lui. Il se sentait très voyant et mal à l'aise dans son uniforme de SerSec, mais c'était lui le seul sur qui les vêtements de Johnson tombaient à peu près correctement, un détail qui aurait son importance dans le hangar d'appontement. McKeon resta un instant immobile à se frotter le sourcil, puis il soupira. « Je prends tout ça à l'envers. Inutile d'envoyer quiconque chercher le commodore sans arme, et nous n'en avons pas suffisamment pour tout le monde de toute façon. » Il réfléchit encore une seconde puis hocha la tête. « Bon, Andy. Vous, LaFollet, Candless, Whitman (Alistair McKeon savait qu'il serait stérile d'essayer d'exclure du groupe les hommes d'armes d'Honor) et McGinley. Ça fait six. Nous allons vous donner trois des fusils et trois pulseurs. Ce qui nous laisse un fusil et trois pulseurs pour pénétrer dans le hangar d'appontement. — Ça vous fera une puissance de feu suffisante ? s'inquiéta Venizelos. — Nous ne devrions pas avoir besoin de grand-chose pour entrer, capitaine, le rassura Harkness. Et si nous y arrivons, nous aurons des tas d'armes pour le tenir. — Parfait, alors, conclut McKeon avec un vigoureux signe de tête et un sourire ironique. Comme dirait dame Honor, les gars, "au travail". » Trente et une minutes plus tard, McKeon et Harkness haletaient, debout dans une cage d'ascenseur en compagnie de Carson Clinkscales. Scotty Tremaine était avec eux, et les rides tristes qui s'étaient creusées sur son visage au cours du mois, bien qu'encore visibles, ne semblaient plus aussi dures et anciennes. Le reste de leur détachement était réparti en une longue file dans la cage en dessous d'eux, comme une enfilade de corps pressés dans les tunnels d'inspection creusés dans ses murs. Au moins une douzaine de cabines les avaient dépassés pendant leur prudent voyage, mais aucun des passagers n'avait jamais soupçonné ce qui se mouvait le long de la cage, au-delà des minces cloisons de leur véhicule. McKeon posa la main sur l'épaule de l'enseigne et le regarda dans les yeux. « Vous vous sentez de taille, Carson ? » demanda-t-il tout bas, et Clinkscales acquiesça d'un mouvement de tête brutal et saccadé, mais étrangement mûr. Carson Clinkscales était encore jeune, mais sur le plan physique uniquement. Le mois passé l'avait débarrassé de sa jeunesse, et McKeon se demandait dans un coin de son esprit s'il la récupérerait jamais. Il l'espérait, mais, en cet instant, ce qui comptait, c'était que le jeune homme au regard dur debout devant lui n'était plus le gamin maladroit et mal assuré qui évoluait à bord du Jason Alvarez et du Prince Adrien. « Oui, monsieur, répondit l'enseigne, inconscient des pensées qu'entretenait son supérieur. — Très bien, alors », fit McKeon en sortant une unité de com portative. Une demi-heure plus tôt, elle appartenait encore au sergent Innis, et s'en servir représentait un risque, bien que modéré. Toutes les communications personnelles à bord du Tepes étaient enregistrées – encore une des mesures de précaution de SerSec – et il était vaguement possible que l'un des techniciens soit à l'écoute et entende ce qu'il s'apprêtait à dire. Mais il devait courir ce risque, et il tapa donc la combinaison du com qui avait appartenu au citoyen caporal Porter. « Oui ? » répondit presque aussitôt Andreas Venizelos. McKeon regarda Harkness et Clinkscales. « Le cadeau est là, dit-il à Venizelos. Votre partie de la fête est prête ? — Nous avons encore besoin de dix minutes », fit Venizelos, et McKeon fronça les sourcils. Il valait mieux attendre que le groupe du chef d'état-major se trouve en position, mais chaque minute qui passait ajoutait aux chances que son propre groupe soit découvert... ou que quelqu'un tombe sur l'un des cadavres que Harkness avait laissés dans son sillage. Et même s'il agissait maintenant, il lui faudrait sans doute près de dix minutes pour mettre en action sa partie de l'opération. Le problème, bien sûr, c'était qu'aussitôt qu'un des deux groupes se lancerait l'équipage du Tepes se rendrait vite compte que des prisonniers en cavale se promenaient dans le bâtiment. Il réfléchit en silence pendant dix secondes puis soupira. Il n'avait pas tellement le choix. « Nous effectuerons la livraison comme prévu, alors, dit-il. — Compris », répondit Venizelos. McKeon coupa le circuit et fit un signe de tête à Harkness, qui confia le mini-ordinateur à Clinkscales. Le maître principal détestait l'idée même de s'en séparer, mais il ne pouvait pas faire autrement. Même si tous les membres de leur détachement avaient été armés, la probabilité de réussir à prendre un seul hangar d'appontement, même en bénéficiant de l'effet de surprise, était infiniment faible, or ils avaient besoin de contrôler tous les hangars d'appontement du Tepes pour que leur plan marche. Et, malheureusement, il n'y avait qu'une seule façon d'y parvenir. « Bon, écoutez bien, monsieur Clinkscales, dit-il de la même voix calme dont il avait usé avec des générations d'officiers subalternes, vous n'avez qu'à entrer dans le hangar, relier l'ordinateur à la borne et enfoncer cette touche. Cela transmettra le code d'accès de Johnson, vous enregistrera sur le système et exécutera les programmes, compris ? — Compris, maître principal », répondit Clinkscales, et Harkness ouvrit de grands yeux en l'entendant si ferme et concis. Ce gamin avait l'air de prendre ça très au sérieux, et c'était tant mieux. « Alors allez leur en mettre plein la vue, monsieur ! » dit-il en lui claquant l'épaule. Carson Clinkscales prit son courage à deux mains et se pencha pour passer le sas de maintenance que le maître principal Harkness et le commandant McKeon avaient ouvert pour lui. Il s'agissait plus de ramper vite et maladroitement que de passer une marche, pour tout dire – un mouvement à effectuer rapidement, de peur que quelqu'un passant dans la coursive ne le voie et se demande ce qu'il était en train de faire –, et il se prit les pieds dans l'hiloire. Il tendit le bras pour reprendre son équilibre, mi-bondissant, mi-tombant dans l'étroit couloir et, pendant un terrible instant, le souvenir de tous les désastres et maladresses humiliantes de son adolescence lui fit l'effet d'une corde autour de son cou. À cette seconde, il sut sans l'ombre d'un doute qu'il allait se planter encore une fois et, ce faisant, causer la mort de tous les gens qui comptaient sur lui. Puis sa main tendue heurta la cloison face au sas, et il se rattrapa. La panique assaillait son esprit, mais il n'avait pas de temps à perdre avec ça, et il l'étouffa sans pitié. Il ne pouvait rien contre la rapidité de son pouls, mais il se redressa et carra les épaules en repoussant la cloison qui avait arrêté sa chute. Il tira sur les manches de sa veste – Johnson avait les bras plus courts que lui – et regarda d'un air calme dans les deux directions; son pouls ralentit un tout petit peu lorsqu'il constata qu'il n'y avait personne en vue. De toute façon, personne ne devrait être dans le coin, se dit-il. Ce passage n'était généralement utilisé que pour la maintenance des bras d'arrimage et des ombilicaux du hangar d'appontement numéro quatre. Si des opérations impliquant des unités légères avaient été en cours, il aurait eu de fortes chances de tomber sur quelqu'un, mais aucun ordre de lancement ne figurait sur le programme que Harkness avait tiré des ordinateurs centraux. Et même s'il y en avait eu, il n'aurait pas concerné le hangar numéro quatre... à moins que Cordé-lia Ransom n'ait décidé pour une raison ou une autre de faire un atterrissage en force sur la planète prison de SerSec. Clinkscales se sentit sourire à cette idée, puis il prit une profonde inspiration et se mit en route avec une expression calme et un pas assuré qu'il trouva vaguement surprenants... et que n'importe qui d'autre le connaissant aurait jugé ahurissants. Andreas Venizelos regarda la cloison devant lui puis l'écran du bloc-mémo et marmonna un juron bien senti. Andrew LaFollet tourna vivement la tête, et la détermination qu'on lisait dans ses yeux gris frappa Venizelos comme un coup de poing. Une détermination proche du désespoir – si elle n'en était pas déjà –, et le Manticorien saisit fermement l'épaule du Graysonien. « Nous faisons de notre mieux, Andrew, dit-il tout bas. N'allez pas prendre de risques inutiles. J'ai besoin de vous, et Lady Harrington aussi. » LaFollet hocha brièvement la tête, mais son regard resta planté dans celui de Venizelos, exigeant une explication pour le juron du capitaine, et celui-ci soupira. « Il y a une incohérence dans le plan », expliqua-t-il. Il lâcha l'épaule de LaFollet pour désigner de la main gauche le panneau métallique qui transformait le conduit de ventilation en une intersection en T. « D'après lui, ceci devrait être un carrefour à quatre voies, et celle qui se trouve devant nous aurait dû nous mener tout droit à la prison. En l'occurrence... » Il haussa les épaules, et LaFollet serra la main autour de son lourd fusil à sagettes. « Alors par où allons-nous à la place ? » demanda-t-il d'une voix dure, et Venizelos montra la droite. « Par là. Mais on dirait qu'ils se sont encore plus appliqués à isoler la prison du reste de la coque que Harkness ne le pensait. » Il désigna de la tête la cloison qui n'aurait pas dû se trouver là. « Ceci a dû être ajouté après coup. Je pense que, quand ils ont confié le Tepes à SerSec, ils ont décidé de murer tous les conduits de ventilation par mesure de sécurité supplémentaire. Ils pouvaient probablement se le permettre parce que cette section se trouve juste à côté d'une de leurs usines de régulation vitale. Ils n'ont réellement besoin que d'un conduit aller et retour vers elle. Tout ce qui est de ce côté de la prison dépend sans doute du système de distribution du reste du vaisseau. Mais s'ils se sont montrés suffisamment paranoïaques pour sceller les conduits de ventilation, il y a fort à parier qu'ils ont fait de même avec les voies de maintenance. — Ce qui signifie ? » demanda LaFollet. L'homme d'armes détestait devoir dépendre d'un autre pour organiser le sauvetage de son seigneur, et cela se voyait. Mais, malgré tout le temps qu'il avait passé à bord de vaisseaux spatiaux avec Lady Harrington, la situation sortait de son champ de compétence et relevait plutôt de celui d'Andreas Venizelos. Toutefois le capitaine savait reconnaître une colère née du dévouement quand il la croisait, et il répondit d'une voix plus calme et posée qu'il ne s'en serait cru capable, tout en serrant à nouveau l'épaule de LaFollet. « Ça signifie que nous n'allons pas pouvoir les prendre par surprise comme Harkness l'a fait avec nos gardes », dit-il en enfonçant des touches sur son bloc-mémo. L'affichage changea d'échelle, perdant en précision pour montrer une zone beaucoup plus large, et il y désigna un point. « Nous allons devoir traverser ce passage, là, pour gagner l'ascenseur, puis descendre d'un pont dans la cage pour arriver à la prison. S'ils sont sur leurs gardes, ils pourraient bien avoir installé des caméras dans la cage, auquel cas ils nous attendront. Nous savons qu'ils en mettent dans les cabines, mais Harkness n'a relevé aucun signe de surveillance des cages elles-mêmes. Si c'est exact, nous devrions garder l'avantage de la surprise, mais de toute façon nous avançons en aveugles. — Mouais », grommela LaFollet, songeant sans enthousiasme aux implications d'une attaque en aveugle contre un nombre d'ennemis inconnu. Venizelos n'avait pas non plus besoin de lui dire que le changement d'itinéraire allait les mettre en retard. Utiliser la cage d'ascenseur les aiderait sans doute un peu, à ce niveau — ce serait certainement plus rapide que de parcourir la même distance dans ces tunnels étroits —, mais il n'aimait pas l'idée d'entrer dans la prison par le côté le plus prévisible. L'effet de surprise le compenserait en grande partie, en admettant qu'ils en bénéficient toujours le moment venu, mais ce serait néanmoins problématique. « Très bien, capitaine, dit-il au bout d'un moment. On va faire comme ça. Mais donnez votre fusil à Bob. » Venizelos arqua un sourcil interrogateur, et LaFollet découvrit les dents en une grimace que nul n'aurait pu prendre pour un sourire. « Il vous laissera son pulseur, mais quand nous arriverons à la prison, le capitaine McGinley et vous fermerez la marche. » Venizelos allait répliquer, mais LaFollet l'interrompit d'un geste brusque. « Elle et vous êtes des officiers spatiaux. Vous serez plus utiles s'il faut choisir une autre voie pour sortir que Jamie, Bob ou moi; donc, s'il faut que nous perdions quelqu'un... » Le Manticorien n'aimait pas cela, mais la logique de LaFollet était inattaquable. Alors, plutôt que de protester, il ôta de son épaule la bandoulière de son fusil pour confier l'arme à Robert Whitman. Carson Clinkscales remonta vivement l'étroite coursive, et le sas s'ouvrit à son approche. Il le passa en s'efforçant d'avoir l'air parfaitement à l'aise... et en espérant que personne ne se demanderait ce qu'un membre des forces au sol avait à faire dans les voies de maintenance des bras d'arrimage. Il y avait vingt à trente personnes dans la galerie. Certaines semblaient effectuer des opérations d'entretien de routine sur la pinasse à l'extrémité du hangar, et deux ou trois hommes en combinaison de vol discutaient tranquillement près du boyau d'accès menant à l'une des énormes navettes d'assaut blindées qui remplissaient le reste du hangar. Clinkscales jeta un regard nonchalant alentour pour essayer de se repérer rapidement. Harkness l'avait préparé du mieux qu'il pouvait, mais trouver la borne d'accès sans jamais avoir mis les pieds dans le hangar auparavant se révélait plus difficile qu'il ne s'y attendait. Elle était là ! Il obliqua légèrement à gauche et continua d'avancer, glissant la main dans sa veste pour y prendre le mini-ordinateur dont Harkness avait fait une arme fatale. Il le sortit avec un calme apparent qu'il était loin de ressentir, et l'écran s'alluma lorsqu'il glissa la fiche dans la fente, la connexion amenant le mini-ordinateur en ligne. « Hé, vous ! » Le cri venait de sa gauche. Il tourna la tête et son cœur faillit cesser de battre, car un sergent de SerSec se tenait à vingt mètres et le fusillait du regard. « Vous vous croyez où, là ? » Le sergent paraissait plus irrité qu'inquiet, mais l'enseigne connut un instant de panique totale. Et puis, aussi soudainement que la panique était venue, il ressentit une impression complètement différente. Comme si l'échelle de temps de l'univers venait de changer, et une détermination froide et limpide remplaça sa terreur étouffante. Il avait toujours peur, mais il avait « seulement » peur, et sa crainte n'était qu'un sentiment lointain, minime par rapport à la certitude absolue de ce qu'il devait faire. Son doigt pressa la touche que le maître principal Harkness lui avait dit d'enfoncer. L'écran du mini-ordinateur clignota tandis que les lignes de commande se déversaient par l'interface, mais Clinkscales ne regardait même pas. Toute son attention était sur le sergent, et il se dirigea lentement vers lui, d'un air anodin mais intéressé. Leur angle d'approche respectif dissimulait son côté droit au Havrien, et sa main droite glissa naturellement vers sa hanche pour se poser sur la crosse de son pulseur, placé dans son étui. Il sourit en inclinant la tête de côté comme pour demander au sergent ce qu'il pouvait faire pour lui, pendant que, sous la tension glaciale qui résonnait dans son cerveau, il se demandait combien de temps les fichus programmes de Harkness mettraient à s'activer et ce qui se produirait à ce moment-là, et, doux Seigneur, ce sergent se rapprochait vraiment, maintenant, et... Le VFP Tepes frémit violemment tandis que la première explosion se réverbérait dans son squelette métallique. Les hangars d'appontement ne sont généralement pas considérés comme des secteurs dangereux. Certes, ils offrent bon nombre de façons de se tuer, mais c'est le cas de beaucoup de zones à bord d'un vaisseau spatial, et les éléments qui mettent en danger le bâtiment — comme les connexions permettant de faire le plein d'hydrogène et de carburant d'urgence pour les appareils légers du bord, ou les stocks de munitions et d'artillerie externe placés dans des soutes avoisinantes — sont protégés de multiples façons. Une bonne formation à leur maniement et leur entretien constitue la première défense avec leur séparation, de sorte que chaque source de danger se trouve aussi loin de la voisine que les exigences du hangar d'appontement le permettent. Et, en plus de toutes les protections humaines, les ordinateurs surveillent continuellement les points critiques. Hélas pour le Tepes, toutefois, son réseau informatique avait été compromis. L'équipage l'ignorait... et les ordinateurs s'en fichaient. Ils n'existaient que pour exécuter les ordres de leurs maîtres humains, et les lignes de code que Horace Harkness avait modifiées leur paraissaient aussi cohérentes que les instructions antérieures. Les programmes déjà enfouis et en attente dans le système central commencèrent à s'activer à mesure que les ordres d'exécution se déversaient sur le réseau depuis le mini-ordinateur branché sur la borne d'accès 5 du hangar d'appontement numéro quatre, et, partout sur le Tepes, les officiers et hommes du rang fixèrent leurs pupitres, d'abord perplexes puis inquiets. Le centre d'opérations de combat tomba le premier, et l'officier de détection jura devant son écran soudain vide. Ça n'avait rien d'un désastre mettant l'existence du bâtiment en danger puisqu'il se trouvait en sûreté, en orbite autour de Hadès, mais ça restait diablement irritant, et aucune raison logique ne le justifiait. Enfin, si. L'écran s'était éteint pour la bonne et simple raison que ses imageurs ne recevaient plus aucune donnée. L'espace d'un instant, l'officier tactique se sentit soulagée de constater que sa section n'était pas responsable de la défaillance soudaine de l'écran, puis son front se plissa d'une consternation renouvelée — et profonde. Bon sang, mais qu'est-ce qui avait bien pu causer la panne simultanée de tous les capteurs ? Le programme qui avait éteint tous les capteurs du Tepes termina la première partie de sa tâche et s'attela à la seconde. En un clin d'œil, bien trop vite pour qu'un opérateur humain comprenne ce qui se passait, il se servit des ordinateurs du CO pour envahir le système central de la section tactique, en prendre le contrôle et... ordonner au système de se reformater. L'officier tactique de quart resta bouche bée, incrédule, tandis que ses pupitres commençaient à défaillir. Le phénomène commença avec la détection puis se répandit à la vitesse de l'éclair : écran après écran clignotait et s'éteignait. Radar un, gray un et deux, défense missiles, contrôle de feu principal... le centre nerveux des capacités de combat — et de défense — du vaisseau mourait sous ses yeux. Et les dégâts n'étaient pas de ceux qu'on pouvait réparer rapidement. Il faudrait complètement reprogrammer les ordinateurs pour les remettre en ligne — un cauchemar dans une flotte comportant si peu de techniciens qualifiés —, et tout se passa si vite que l'officier tactique eut à peine le temps de comprendre ce qui arrivait avant que ce ne soit fini. D'autres programmes cabriolaient et dansaient sur le réseau, l'envahissant comme une armée de pillards. Les alarmes internes et les systèmes centraux de communication se transformèrent en enchevêtrements inutiles tandis que les logiciels qui les contrôlaient étaient réduits à un charabia incohérent. Les salles de timonerie et d'impulsion du bord se verrouillèrent. La « morgue ^>, dans laquelle on stockait toutes les armures de combat, fit soudain de même... et les coprocesseurs dédiés qui surveillaient les armures disponibles afin qu'elles soient toujours prêtes à un usage immédiat envoyèrent une pointe de tension dans les câbles de surveillance afin de lobotomiser leurs ordinateurs embarqués et les rendre parfaitement inutiles tant que des équipes de techniciens n'auraient pas passé les heures nécessaires à les reprogrammer. Et pendant ce temps les ordinateurs chargés d'observer les besoins en carburant des appareils légers reçurent leurs propres ordres. Des valves s'ouvrirent et, dans le hangar numéro un, un technicien qui travaillait par hasard sur une anomalie mineure du deuxième ombilical écarquilla les yeux, horrifié, devant ce qui se passait. Il bondit vers les manettes de contrôle manuel, essayant de reprendre la main, mais le temps manquait... et cela n'aurait rien changé. Car même s'il avait réussi à éviter que le carburant d'urgence se vide dans l'ombilical numéro deux et se mélange à son contenu, cela n'aurait pas empêché la même chose de se produire dans l'ombilical numéro quatre. Le carburant, fabriqué à partir de deux substances, était un hypergol, et tout en hurlant et en s'enfuyant, le technicien de maintenance savait que cela ne servait à rien. Les composants qui se mélangeaient dans son dos étaient trop... voraces pour cela, et le Tepes rua comme un cheval blessé pendant que le hangar d'appontement numéro un explosait. Vingt-six membres d'équipage ainsi que tous les appareils légers du hangar furent déchiquetés par l'explosion, et des alarmes se mirent à hurler tandis que le choc trouait la coque. Des cloisons s'effondrèrent, et quarante et un hommes et femmes de plus périrent pendant que l'atmosphère s'échappait de l'horrible blessure en un anneau de feu presque parfait. Des portes de sécurité se verrouillèrent, d'autres alarmes hurlèrent, et officiers comme matelots s'efforcèrent de crier des ordres sur les systèmes de com. Mais ceux-ci ne fonctionnaient plus. Puis le vaisseau frémit à nouveau alors que le hangar d'appontement numéro deux explosait, tout comme le un avant lui. Le sergent qui se dirigeait vers Clinkscales trébucha lorsque la première explosion se répercuta dans la coque. Il écarta les bras pour reprendre son équilibre et se lança dans une danse destinée à le maintenir sur ses pieds, qui aurait paru ridicule en d'autres circonstances. Mais il n'y avait rien de drôle dans la situation et, tandis que Clinkscales tendait lui aussi le bras gauche pour s'appuyer à la cloison, il vit les yeux du sergent regarder derrière lui le mini-ordinateur encore branché sur la borne d'accès. Il n'y avait aucune raison logique pour ça, mais cela importait peu. Le sergent ne savait pas comment on avait procédé ni pourquoi, mais, en cet instant de lucidité intuitive, il sut qui était responsable. C'était comme si son esprit était en quelque sorte relié à celui de l'enseigne car, au moment même où le sergent devinait que Clinkscales avait d'une façon ou d'une autre provoqué ce qui se passait, celui-ci sut qu'il était percé à jour. Il n'y avait plus trace du jeunot maladroit monté à bord du VFG Jason Alvarez avec Lady Harrington dans le grand jeune homme dont la main gauche repoussa soudain la cloison. L'élan ainsi pris le propulsa vers le sergent qui s'efforçait encore de reprendre son équilibre en ouvrant la bouche pour donner l'alarme. Mais il n'eut pas l'occasion de le faire car, à l'instant où il commençait à crier, Carson Clinkscales l'attrapa de la main gauche par le col de sa veste et l'attira à lui. Les deux hommes tombèrent, Clinkscales en dessous, et le sergent sentit un objet dur s'enfoncer dans sa poitrine. Il planta son regard dans celui de Clinkscales, la perplexité faisant place à la haine, mais il n'avait toujours pas compris ce que le Graysonien braquait contre lui quand celui-ci appuya sur la gâchette et qu'une rafale de pulseur lui déchira le cœur. Son corps se convulsa sur Clinkscales, l'inondant d'un torrent de sang chaud. Il le rejeta et se redressa sur un genou après une roulade, alors que le vaisseau subissait l'explosion du hangar numéro trois et que la voix amplifiée de Horace Harkness retentissait dans le hangar numéro quatre. « Fuite de carburant ! annonçait-elle. Fuites multiples de carburant ! Évacuation immédiate du hangar. Je répète, évacuation immédiate ! » Il ne s'agissait pas d'une voix générée par ordinateur ni d'un message standard et, alors que la panique balayait le hangar, nul ne remarqua qu'on n'avait pas la moindre idée de qui avait parlé. La voix venait des haut-parleurs et s'exprimait avec une autorité absolue. Ils n'avaient pas besoin d'en savoir plus, et ils se ruèrent vers les ascenseurs pendant que des témoins de danger rouges et orange commençaient à clignoter. Le Tepes trébucha encore sous l'effet de l'explosion du hangar numéro cinq, et ce nouveau choc ajouta un certain désespoir à la fuite. Tous s'empilèrent dans les ascenseurs, trop pressés de s'échapper pour remarquer le caporal couvert de sang agenouillé à côté du cadavre d'un sergent et, en les regardant partir, Carson Clinkscales sut que, pour la première fois de sa vie, il avait parfaitement rempli son rôle. CHAPITRE VINGT-NEUF Le citoyen lieutenant Hanson Timmons était d'humeur massacrante. Raide comme un piquet dans son uniforme de cérémonie, les mains gantées croisées dans le dos, badine sous le bras, il dardait un regard noir vers les portes de l'ascenseur. Une double section de quart se tenait à ses côtés, arme en bandoulière, chaque homme et chaque femme tirés comme lui à quatre épingles en attendant les équipes d'holovision qui viendraient chercher l'unique prisonnière dont ils avaient la charge. Ses troupes avaient particulièrement soigné leur apparence, et pas seulement à cause de l'arrivée imminente des caméras : la frustration croissante du chef du détachement était évidente depuis des semaines, et personne n'avait envie de lui offrir la moindre occasion de la passer sur eux. Timmons le savait, et la certitude qu'ils voyaient sa mauvaise humeur l'empirait encore car cela signifiait qu'ils en avaient manifestement deviné la cause. Timmons avait été placé à la tête du détachement de la prison du 'Topes quelques semaines seulement avant que Cordélia Ransom ne mette le cap sur Barnett et, vu son grade assez bas, cette affectation était une aubaine pour lui. Elle indiquait également la bonne opinion que ses supérieurs avaient de lui et leur foi en ses compétences. Au cours de sa carrière à SerSec, il s'était spécialisé dans la gestion des prisonniers sensibles sur le plan politique, et il les avait toujours livrés dans l'état désiré. Cela impliquait en général de les briser, de les réduire à une obéissance servile face à toutes les exigences de SerSec, et Timmons était sûr de pouvoir briser n'importe qui. Après tout, un homme qui aimait son travail le faisait souvent bien. C'était d'ailleurs pour cette raison qu'on l'avait affecté au transport personnel de Ransom : la ministre de l'Information publique pensait avoir occasionnellement besoin des services d'un tel spécialiste. Mais le lieutenant était frustré cette fois, car Honor Harrington avait déjoué tous ses efforts. Évidemment, il avait été gêné par l'exigence de Ransom que la Manticorienne soit livrée au bourreau en mesure d'apprécier ce qui lui arrivait — et d'y réagir. Après tout, les caméras enregistreraient ce grand moment pour diffusion ultérieure. Mais son passage devant les caméras avait exclu l'application d'une coercition physique directe — il n'aurait pas fallu la marquer suffisamment pour éveiller la compassion des holospectateurs — et l'insistance de Ransom pour qu'elle réagisse correctement à son exécution interdisait l'usage de drogues. Objectivement, Timmons ne pouvait pas vraiment mettre en cause ces restrictions : ce n'était pas comme si on essayait de soutirer des informations à Harrington, et il n'était pas franchement utile de la briser si elle devait juste être pendue. Mais cela ne changeait rien au fait qu'il voulait l'anéantir. Il avait sa fierté professionnelle, après tout. Et puis il prenait plaisir à son travail, et il s'était cru capable de la mater comme tous les autres avant elle... ce qui rendait son échec encore plus douloureux. Ç'aurait dû être si simple ! Même sans recours aux formes les plus brutales de maltraitance physique ou aux drogues, l'humiliation aurait dû suffire. Il avait vu l'acier dont elle était faite, mais cela avait seulement ajouté au plaisir qu'il prenait par avance, car il détestait les fiers, ceux qui toisaient les simples mortels à leurs pieds du haut de leur montagne de réussites. Il se délectait particulièrement à les faire dégringoler de leur piédestal et, s'il avait appris une chose en s'occupant de prisonniers législaturistes, c'était que l'efficacité de l'humiliation comme moyen de briser la résistance d'un prisonnier était directement proportionnelle au pouvoir qu'il avait eu avant sa chute. Un homme habitué à voir ses ordres prestement exécutés, à exercer un contrôle sur lui-même et ceux qui l'entouraient, était bien plus vulnérable une fois confronté à sa propre impuissance que quelqu'un qui n'avait jamais occupé de poste de commandement. Quand il lui apparaissait clairement que rien de ce qu'il faisait n'avait le moindre effet sur les événements, que son autorité s'était muée en impuissance totale, le choc et la honte frappaient avec un effet dévastateur. Timmons en avait été témoin en maintes occasions, dans le cas de prisonniers civils comme militaires, et, pour cette raison, il n'avait jamais douté qu'Harrington suive la même voie. Mais elle ne l'avait pas fait, et il ne comprenait pas. D'autres prisonniers avaient tenté de lui échapper en se retirant dans leur univers privé, mais aucun n'y avait réussi. Les moyens de les ramener à la réalité ne manquaient pas, et ils fonctionnaient toujours. Sauf cette fois-ci. L'attitude d'Harrington avait un caractère étrange, élastique, comme si, en refusant de résister aux coups qu'il faisait pleuvoir sur elle, la Manticorienne les dépouillait en quelque sorte de leur force et, d'une façon qu'il ne parvenait pas à définir, cela faisait de son refus de résister le défi le plus puissant qu'il eût jamais rencontré. Son esprit persistait à soutenir que, s'il avait eu plus de temps, il aurait pu écraser sa passivité mais, tout au fond, il savait que ce n'était pas le cas. Il avait tout si bien calculé, il avait si précisément mesuré l'humiliation. Il avait opté pour la mort par mille plaies, choisissant de faire tomber ses défenses en même temps que sa dignité, son assurance en même temps que sa capacité à contrôler son destin et, pendant un temps, il avait cru réussir. Mais ce n'était pas le cas, et il avait lentement compris qu'il n'y parviendrait pas. Ce qu'elle avait fait à Bergren trois jours plus tôt avait seulement confirmé ce qui lui semblait déjà évident. Il l'avait eue pendant un mois T, et, s'il ne l'avait pas matée dans ce délai, alors il ne le ferait jamais sans recourir à des mesures plus radicales. Or on les lui refusait. Ce qu'il voulait vraiment, c'était faire irruption dans sa cellule armé d'un fouet neural et voir si elle appréciait la stimulation directe de ses terminaisons nerveuses pendant une heure ou deux. Et il y avait d'autres techniques plus anciennes — plus grossières, mais peut-être encore plus efficaces de ce fait — qu'il avait apprises des anciens de Séclnt qui l'avaient formé. Mais les ordres de Ransom interdisant de l'abîmer l'avaient empêché d'y recourir. En fait, il était plus qu'inquiet de la façon dont la ministre réagirait malgré cela en posant les yeux sur sa prisonnière. Le règlement exigeait la désactivation des implants d'Harrington, mais il n'avait pas pensé à l'effet que cela aurait sur son visage. Il ne s'attendait pas non plus à ce que le technicien chargé de les neutraliser les grille carrément, écartant tout retour en arrière. Ransom ne serait sans doute pas ravie de voir sa prisonnière ressembler à une femme de l'ère préspatiale victime d'une attaque, ni de la retrouver aussi maigre, l'air affamé. Mais ce n'était pas sa faute, bon sang ! Il l'avait nourrie régulièrement ! D'ailleurs, il... Le vaisseau rua. Ça ressemblait plus à un frémissement, en fait, mais cela suffit à le faire se raidir. Le croiseur de combat jaugeait près d'un million de tonnes. Seul un événement terriblement violent pouvait provoquer une onde de choc à travers un bâtiment aussi immense, et Timmons se tourna vers le pupitre de sécurité... juste au moment où une deuxième onde de choc secouait le Tepes. La deuxième était plus prononcée que la première, et Timmons réagit plus vite. Le citoyen seconde classe Hayman bondit hors de son chemin lorsqu'il se précipita derrière le pupitre, mais le lieutenant le remarqua à peine. Il enfonça brutalement la touche de com tandis que le vaisseau tremblait pour la troisième fois, mais rien ne se produisit. Timmons plissa le front et pressa une autre touche sans que rien ne se passe. Il sentit une vague de panique se propager parmi ses subordonnés, et la sienne crût avec la leur comme il entrait un troisième code de com sans obtenir plus de réponse. À bord d'un vaisseau spatial, on se fie complètement à la technologie, et il n'est rien de plus terrifiant que de la voir faillir – surtout en l'absence de raison apparente. Timmons ne faisait pas exception à la règle, et il adressa un rictus mauvais à l'écran vide du communicateur, puis il prit une décision et plongea la main dans la poche de sa veste pour en tirer son unité de com individuelle. En tant que chef du détachement surveillant la prison, on lui avait confié un communicateur personnel, à n'utiliser que dans les cas d'extrême urgence. Extérieurement indifférenciable des autres, il avait une particularité capitale : il ne passait pas par le réseau de com principal. Non, c'était une ligne sécurisée aboutissant au citoyen colonel Livermore, commandant des troupes au sol du Tepes et des détachements de sécurité, via un système indépendant qui avait priorité absolue. « Oui? » La réponse lapidaire, sans identification, ne relevait pas de la procédure de com officielle, et Timmons y reconnut peur et confusion. Mais le simple fait de l'entendre le soulagea énormément. Timmons, détachement du quartier de détention, fit-il vivement, se drapant dans un protocole rassurant. Nos communications ne fonctionnent plus ici. Qu'est-ce qui se passe ? — Et comment je le saurais ? rétorqua la voix non identifiée. Ce putain de vaisseau tout entier tombe en pièces et... » Hanson Timmons ne sut jamais ce que son interlocuteur aurait ajouté parce qu'à cet instant les portes de l'ascenseur s'ouvrirent. Il releva la tête et se tourna vers elles, perplexe, car le carillon signalant l'approche d'une cabine n'avait pas sonné. Sa perplexité s'accrut encore quand il contempla l'obscurité de la cage d'ascenseur et comprit que le carillon n'avait pas résonné parce qu'il n'y avait pas de cabine... Puis le premier fusil à sagettes cracha ses projectiles. La coursive de la prison qui donnait sur les ascenseurs formait un coude vers la droite en direction des cellules. LaFollet ignorait s'il s'agissait d'une mesure de sécurité délibérée, mais ça en avait certainement les effets. Candless et lui étaient prêts quand le reste du groupe de secours avait ouvert les portes manuellement... ce qui n'était pas le cas de la demi-douzaine de gardes qui se tenaient là dans leurs uniformes de cérémonie noir et rouge. Chacun portait un fusil en bandoulière et un pulseur au côté droit, mais la plupart regardaient l'officier derrière le pupitre de sécurité au coude du couloir plutôt que les ascenseurs. Les têtes commencèrent à se tourner lorsque les portes s'écartèrent, et l'un d'eux cria même quelque chose en essayant frénétiquement de saisir son arme, mais trop tard. Andrew LaFollet et James Candless avaient des dettes à régler – l'une envers leur seigneur et l'autre, très différente, envers ses ennemis – et ils appuyèrent sur la gâchette, le regard impitoyable. Les fusils à sagettes étaient conçus pour le combat à bord. Descendants modernes des fusils de l'ère préspatiale, leurs guides gravifiques crachaient des volées de petites flèches acérées. Dotées d'une vélocité beaucoup plus faible que les fléchettes des pulseurs, elles risquaient moins de ricocher ou de percer des trous dans des équipements importants, mais elles étaient fatales à une cible sans armure. Les projectiles se dispersaient selon plusieurs modes mortels, déterminés par la molette « éparpillement » de la crosse. On pouvait les régler pour couvrir une zone de plus d'un mètre de large à cinq mètres du canon, ou quinze centimètres à une distance de cinquante mètres, et la chair comme les os ne signifiaient rien pour ces sagettes cruelles comme des rasoirs. LaFollet et Candless avaient programmé leurs armes pour une dispersion maximale en mode automatique. Le cycle des fusils était beaucoup plus lent que celui des pulseurs, mais cela n'importait guère vu leur large zone d'impact. Les armes crachaient rythmiquement, vomissant mort et destruction, et les gardes qui attendaient explosèrent en un brouillard sanglant. « Nous sommes attaqués ! Nous sommes attaqués ! » s'écria\ Timmons dans son unité de com tout en se jetant derrière le pupitre de sécurité. Les sagettes s'y fichaient comme une pluie mortelle, et il remonta la coursive à plat ventre. Une sagette isolée, profitant de l'intervalle entre le pupitre et la cloison, l'atteignit comme il passait le coude, et il hurla tandis qu'elle transperçait sa cuisse. Bien que plus lente qu'une fléchette de pulseur, elle avançait quand même à trois cents mètres par seconde, et elle lui découpa l'arrière de la jambe comme une hache à haute vélocité. Le lieutenant laissa involontairement tomber le com pour agripper à deux mains sa blessure, et le communicateur glissa de l'autre côté du couloir. Il entendit les questions qu'on criait à l'autre bout au milieu de ses propres sanglots de peur, mais il n'avait pas le temps de se préoccuper d'y répondre. La plupart de ses subordonnés étaient déjà tombés, mais les deux qu'il avait postés en sentinelles devant la cellule d'Harrington avaient été protégés par le coude que formait le couloir. Ils étaient à l'origine destinés à planter le décor pour le transfert officiel de la prisonnière, mais leur position lui offrait finalement une réserve, et il découvrit les dents en un rictus douloureux. « Soyez prêts ! » leur souffla-t-il en ôtant la main droite de sa jambe déchirée. Ses doigts étaient gluants de sang, mais il dégaina son pulseur et entreprit de couvrir le coude tout en traversant la coursive sur les fesses, sa cuisse gauche laissant une trace écarlate derrière lui. « On y va! lança LaFollet, et Robert Whitman s'élança de la cage d'ascenseur dans la coursive. Il y en a au moins un qui a passé le coude ! » avertit le major. L'autre homme d'armes acquiesça sans pour autant ralentir dans sa course vers le pupitre de sécurité. Il se mit sur un genou, prêt à faire feu, et se raidit en entendant une voix. « Timmons ! Timmons! Putain, mais qu'est-ce qui se passe en bas ? » Il comprit aussitôt ce qu'il entendait — et que quiconque se trouvait à l'autre bout de ce lien com enverrait des renforts aussi vite que possible. Le temps venait tout juste de devenir un ennemi plus mortel encore, et il regarda par-dessus son épaule LaFollet et Candless qui sortaient juste de la cage. « Lien com ouvert ! » s'écria-t-il. Puis, avant qu'on puisse l'arrêter, il quitta le couvert du pupitre avec son fusil réglé sur mode automatique. Timmons entendit son cri et eut un sourire mauvais. Les salauds savaient qu'on les prendrait à revers d'ici peu. Tout ce que ses hommes et lui avaient à faire, c'était tenir, et il comprit soudain comment y parvenir. Ces imbéciles devaient être là pour secourir Harrington, donc il lui suffisait d'ouvrir sa cellule et de la placer au milieu du feu, et... Ses pensées s'interrompirent au moment où quelqu'un roula au milieu du passage. Sa soudaine apparition prit Timmons totalement par surprise, et il resta bouche bée, incrédule à l'idée qu'on puisse délibérément se jeter dans ce qui était manifestement un piège mortel. Mais c'était parce qu'il n'avait jamais croisé d'homme d'armes graysonien dont le seigneur était en danger. Robert Whitman n'avait qu'un but dans la vie, et son tout premier tir déchiqueta le citoyen lieutenant Timmons. Les deux hommes un peu plus loin dans la coursive ouvrirent le feu en réponse, mais les cloisons nues et le sol n'offraient aucune protection... pour personne. Des nuages de sagettes se croisèrent en hurlant, se mêlant avant de se séparer, toutes programmées pour une dispersion maximale, et il n'y avait nulle part où se cacher. « Citoyen amiral ? » Lester Tourville releva vivement la tête car le ton de Shannon Foraker était très étrange. « Quoi ? demanda-t-il, et l'officier opérationnel plissa le front. — Je crois que vous feriez bien de regarder ça, monsieur, dit-elle. Les capteurs actifs du Tepes viennent de s'éteindre. — Quoi ? » répéta Tourville sur un ton très différent. Foraker hocha la tête. « Absolument tous, monsieur. » Foraker se montrait de plus en plus négligente – ou têtue – avec son vocabulaire « élitiste » depuis un mois, mais cette fois Tourville était certain qu'elle avait utilisé le « monsieur » sans même y penser. « Ils ont passé les principaux champs de mines et sont en orbite, mais personne de sensé n'irait éteindre son radar. » Tourville acquiesça et traversa rapidement le pont vers sa console, car elle avait raison. Le Tepes se trouvait peut-être sur son orbite de garage désignée mais, avec tant de mines flottant alentour, la possibilité que l'une d'elles ait dérivé sur sa trajectoire orbitale ne pouvait pas être totalement exclue. « Des communications en provenance du Tepes, Harrison ? s'enquit-il. — Négatif, citoyen amiral, répondit l'officier de com. Je ne... Une seconde, citoyen amiral. » Le lieutenant de vaisseau Fraiser écouta son oreillette avec concentration puis se tourna vers Tourville. « Le citoyen capitaine Hewitt signale qu'il recevait un message du citoyen capitaine Vladovitch, citoyen amiral. Apparemment, la transmission a été interrompue au milieu d'une phrase. » Tourville et Bogdanovitch se regardèrent puis se tournèrent comme un seul homme vers Évrard Honeker. Le commissaire du peuple les fixa, tout aussi perplexe mais moins immédiatement inquiet. Contrairement aux officiers spatiaux, il ne comprenait pas tout à fait le sens de l'interruption massive que les systèmes du Tepes venaient apparemment de subir. Tourville constata l'incompréhension de Honeker, et il allait parler mais se ravisa et reporta son regard vers Foraker. Celle-ci était penchée sur son écran, concentrée, et il le fixa à son tour plutôt que de la déranger. Les positions orbitales relatives de Hadès et de Cerbère B-3 étaient telles que le Comte de Tilly était passé à moins de deux minutes-lumière de la première sur son vecteur en direction de la seconde. Hadès se trouvait maintenant à trois minutes-lumière et demie à tribord et s'éloignait à un peu plus de vingt-six mille km/s tandis que le vaisseau continuait de décélérer vers Cerbère B-3. Il releva la tête et regarda le capitaine de frégate Lowe. « En admettant que nous passions à la puissance militaire maximale, sous quel délai atteindrions-nous le Tepes? » Lowe entra rapidement quelques chiffres sur son pupitre puis releva les yeux. « Il nous faudra un peu plus de quatre-vingt-trois minutes pour arriver à l'arrêt par rapport à Hadès, citoyen amiral. Si nous optons pour le vol le plus rapide à partir de ce point, nous pouvons ensuite atteindre la planète sous cent dix-sept minutes – disons trois heures vingt au total – mais notre vélocité relative serait supérieure à trente-six mille km/s. Si nous partons pour une interception à vélocité nulle, il faudra ajouter presque une heure au profil de vol. » Tourville grommela et se retourna vers le pupitre de Foraker. Il sortit de sa poche un cigare qu'il déballa lentement, sans jamais quitter des yeux les données affichées à l'écran. Le cigare était à mi-chemin de sa bouche quand Foraker prit une inspiration bruyante et que sa propre main s'immobilisa. « Cit... — J'ai vu, Shannon, dit-il calmement avant de porter le cigare à sa bouche. Quelle gravité ? s'enquit-il d'un air presque absent. — Je ne saurais pas dire, citoyen amiral. Mais regardez ici et là. » Elle tapota un écran secondaire au niveau de son coude, et Tourville hocha lentement la tête en parcourant les informations. « Restez dessus », lui dit-il. Puis il fit signe à Honeker et Bogdanovitch de le rejoindre. « J'ignore ce qui se passe, mais il est certain que quelque chose de grave vient de se produire sur le Tepes, annonça-t-il à voix basse et monocorde. — Comment ça, "grave" ? demanda Honeker, tendu. — Citoyen commissaire, les vaisseaux de guerre ne coupent pas soudainement leurs transmissions à moins d'un événement très inhabituel. Et la citoyenne Foraker vient de détecter des débris et une perte atmosphérique. Je dirais que le croiseur a subi au moins une avarie de coque majeure. — Une avarie de coque ? » Honeker le fixait, incrédule, et Tourville acquiesça d'un air sombre. « Je ne sais pas ce qui l'a causée, et la perte atmosphérique est suffisamment faible – pour l'instant du moins – pour indiquer qu'ils ont réussi à sceller les zones endommagées. Mais, quoi qu'il se passe là-bas, c'est très sérieux, citoyen commissaire. Extrêmement sérieux. — Je vois. » Honeker frotta l'une contre l'autre ses mains moites et s'imposa d'inspirer profondément. e Que proposez-vous d'y faire, citoyen amiral ? demanda-t-il posément. — Ce que nous voyons là s'est produit il y a au moins quatre minutes, fit Tourville de la même voix atone. À cet instant, il a peut-être déjà explosé sans que nous le sachions. Mais s'il est en grosse difficulté, il va avoir besoin d'aide. — Et vous proposez que nous emmenions le Tilly pour l'offrir, conclut Honeker. — Oui, monsieur. Le seul problème, c'est que nous ne savons pas ce que le Tepes a déjà dit au camp Charon... ni comment ils pourraient réagir si nous nous dirigeons soudain vers la planète alors qu'ils nous ont ordonné de rester à bonne distance. — Compris. » Honeker resta encore un moment à se frotter les mains, puis il regarda Fraiser. « Citoyen lieutenant, contactez le camp Charon. Informez-le que nous nous portons au secours du Tepes sous notre meilleure accélération, à mon initiative, et demandez qu'il confirme que les champs de mines ont été désactivés pour notre passage. » Honor Harrington se leva et fit face à la porte de sa cellule lorsque celle-ci s'ouvrit, le côté droit de son visage presque aussi inexpressif que le côté gauche inerte. Elle avait du mal à le garder ainsi. Timmons avait pris grand plaisir à l'informer que la prochaine fois que sa cellule s'ouvrirait, ce serait pour qu'on l'emmène voir le bourreau. Cela aurait suffi à compliquer le maintien d'une expression sereine, même sans les flashs émotionnels qu'elle avait commencé à recevoir de la part de Nimitz. Ils étaient trop éloignés l'un de l'autre et leur lien trop tendu pour qu'elle sache exactement ce que le chat sylvestre ressentait, mais il y avait une idée de... mouvement et des flashs de douleur plus clairs, comme si bouger lui faisait mal. Au début, elle s'était dit qu'on le transportait vers la planète pour mourir avec elle, comme Ransom l'avait promis, puis elle avait commencé à douter car une nuance d'excitation et une détermination féroce, étrange, semblaient envelopper toutes ses autres émotions. Elle n'avait aucune idée de ce qui pouvait en être la source. D'ailleurs, cela n'était peut-être bien qu'une hallucination de sa part, inspirée par sa propre peur, sa faiblesse et la faim. Mais, quoi qu'il en soit, elle accueillerait Timmons et ses sbires sans flancher. Le verrou claqua, et elle se raidit comme la porte s'ouvrait. Et puis... « Milady ! Lady Harrington ! Honor vacilla et écarquilla son œil valide alors qu'Andrew LaFollet criait son nom. Son homme d'armes personnel se tenait dans l'encadrement de la porte, le visage hagard, son uniforme d'habitude immaculé en lambeaux, un fusil à sagettes en mains. Impossible, lui souffla calmement son cerveau. C'est impossible. Il s'agit forcément d'une hallucination. Mais ce n'était pas le cas, et elle s'avança d'un pas hésitant alors qu'il libérait une main de l'arme et la lui tendait. Son œil valide s'embua, rendant sa vision difficile, mais la main de LaFollet était chaude et ferme lorsqu'elle se referma sur ses doigts trop maigres. Il les serra fort et Honor prit une inspiration profonde, frémissante et, l'entourant de ses bras, le serra férocement contre elle. « Nous sommes là pour vous sortir d'ici, milady », fit-il sur son épaule, et elle acquiesça et s'imposa de le lâcher. Elle recula, cligna des yeux pour éclaircir sa vision et vit le visage de son homme d'armes changer en remarquant sa propre apparence. La combinaison de couleur vive paraissait deux tailles trop grande pour son corps émacié, et ses yeux gris se firent plus durs que l'acier en apercevant la moitié inerte de son visage. Il fit mine de parler, mais elle secoua la tête. « Pas le temps, Andrew, lui dit-elle d'une voix rauque. Pas le temps. Plus tard. » Il la regarda encore une fraction de seconde puis se secoua comme un chien qui sort de l'eau. « Bien, milady », fit-il en adressant un signe de tête à quelqu'un d'autre. Qui que ce soit, cette personne se trouvait à la gauche d'Honor, qui se tourna brusquement puis inspira, de nouveau surprise, tandis qu'Andreas Venizelos approchait et lui bouclait un ceinturon autour de la taille. Il leva les yeux pour croiser les siens avec un sourire tendu et forcé, et elle posa un instant la main sur son épaule, puis tira son pulseur et le vérifia rapidement. « Par ici, milady », pressa LaFollet. Elle se retourna pour le suivre... et s'arrêta. Quatre corps gisaient à terre; le sang s'écoulait de leurs multiples blessures par sagettes. Elle reconnut deux gardes dont elle n'avait jamais fait l'effort de retenir le nom, Timrnons... et Robert Whitman. « Bob », murmura-t-elle. Elle voulut s'agenouiller auprès de lui, mais LaFollet la saisit par le bras et secoua violemment la tête. « Nous n'avons pas le temps, milady ! » Si Honor ne l'avait pas aussi bien connu, elle l'aurait détesté à cet instant, car son ton était brusque et dur, vide de toute émotion. Mais elle le connaissait, et elle vit sa douleur derrière le masque d'indifférence alors qu'il la tirait encore par le bras. « Nous devons y aller, milady. Ils ont donné l'alarme avant que Bob ne les tue. » Honor acquiesça et s'efforça de vider son esprit tandis que Candless apparaissait de l'autre côté et, avec LaFollet, la soulevait à demi pour la faire passer dans la cage d'ascenseur. Marcia McGinley attendait pour l'aider, et Honor s'accrocha un instant à elle pendant que ses hommes d'armes sautaient à ses côtés. Elle voulut parler, mais son officier opérationnel se contenta de la serrer brièvement et férocement dans ses bras avant de ramasser son propre fusil et de disparaître dans l'obscurité de la cage, sur les talons de Candless, alors que Venizelos rejoignait Honor et LaFollet. « Au moins nous avons des armes à revendre », dit-il à Honor, ironique, en lui tendant un fusil pour aller avec son pulseur. « J'ai aussi fait le plein de chargeurs. — Venez, milady », pressa LaFollet. Et, avec Venizelos, il la poussa à se mettre en marche. « Ils essayent encore de passer par l'ascenseur ! » Alistair McKeon entendit quelqu'un crier, puis un lance-grenades cracha un feu rapide. Trois grenades passèrent à côté de lui en sifflant et tombèrent pile entre les portes que la première tentative d'assaut avait laissées bloquées, à demi ouvertes, et il y eut un instant de silence. Puis les hurlements éclatèrent une demi-seconde avant que les grenades n'explosent en rapide succession. Leur effet dans l'étroite cage d'ascenseur avait dû être ravageur, mais Jasper Mayhew en envoya encore deux autres. McKeon eut un grognement satisfait, mais il se tourna néanmoins vers Salomon Marchant. « Nous avons besoin de quelqu'un en position de voir qui arrive par la cage, fit-il vivement. Je ne voudrais surtout pas que nous tuions par accident nos propres hommes s'ils arrivent par là avec Lady Harrington ! — Je m'en occupe », assura le Graysonien. Il fit signe à Clinkscales de le rejoindre tout en courant vers les portes bloquées. L'ascenseur situé à l'autre bout de la galerie semblait intact jusque-là, mais Russ Sanko et le maître principal Halburton étaient postés juste devant, armés d'une carabine à plasma protégée par une barricade de machines brisées et de palettes d'équipement. Un autre des programmes de Harkness avait verrouillé tous les ascenseurs du hangar d'appontement numéro quatre – ce que les Havriens avaient manifestement déjà découvert. Pour l'instant, ils se limitaient à l'ascenseur de devant et, puisqu'ils ne pouvaient pas se servir de la cabine, ils étaient descendus par la cage et avaient essayé de souffler les portes dans la galerie. Ils y avaient partiellement réussi, et l'explosion qu'ils avaient provoquée dans ce but avait tué le chef Reilly, mais le reste des troupes de McKeon avait massacré l'équipe d'assaut tout entière avant qu'elle puisse quitter la cage. L'ascenseur intact demeurait une menace, mais McKeon avait décidé de ne pas le faire exploser lui-même. Honor en aurait peut-être besoin, et Sanko et Halburton constituaient une mesure de sécurité plutôt efficace. Quiconque essaierait de s'en servir pour attaquer le hangar pourrait aller jusqu'à ouvrir les portes. Il n'irait sûrement pas plus loin. McKeon tourna sur place pour regarder le reste de ses hommes exécuter leurs tâches en hâte et, tout en aboyant des ordres, il continua dans un coin de son esprit à s'étonner d'Horace Harkness. La prétendue défection du maître principal l'avait dupé lui aussi, et il comptait bien lui soutirer toute l'histoire, même s'il fallait pour cela lui mettre le couteau sous la gorge. Mais cela attendrait. Pour l'instant, tout ce qui comptait c'était que le plan insensé de Harkness avait bel et bien l'air de fonctionner. Le fait que le Tepes était un vaisseau du Service de sécurité jouait en leur faveur jusque-là. Chacune des navettes d'assaut présentes dans le hangar était conçue pour larguer le plus vite possible une des compagnies d'infanterie démesurées de SerSec, environ soixante-quinze pour cent plus étoffées que celles des fusiliers manticoriens. En conséquence, leurs râteliers d'armes et d'artillerie étaient garnis en permanence... et les armes de poing qu'on y conservait étaient chargées, les munitions à portée de main. Ses troupes disposaient d'une puissance de feu largement supérieure à ce qu'elles pouvaient utiliser, cela grâce à SerSec, et elles employaient tout ce qu'elles pouvaient avec une satisfaction sauvage. Mais tout le monde ne pouvait pas être affecté à tirer sur l'ennemi. Harkness avait déplacé son précieux mini-ordinateur de la borne d'accès où Clinkscales l'avait branché vers le cockpit de l'une des navettes, où il l'avait mis en mode accès direct pour combattre les techniciens informatiques havriens qui avaient compris sur le tard ce qui se passait. Le maître principal possédait deux énormes avantages : il était meilleur programmeur qu'eux tous et, contrairement à eux, lui savait exactement ce qu'il avait fait. Mais il était affligé de deux handicaps en retour : les Havriens étaient plus nombreux et, contrairement à lui, eux avaient physiquement accès à tous les systèmes du bâtiment. Après avoir tenté pendant vingt minutes de lui reprendre le contrôle, ils s'étaient mis à éteindre les ordinateurs — ou à les dépecer — pour passer en contrôle manuel. Heureusement pour les prisonniers en cavale, Harkness avait soigneusement préparé son sabotage initial. Chaque fois que c'était possible, il s'était servi des ordinateurs pour causer des dégâts importants aux systèmes plutôt que de simplement les bloquer, et il faudrait des mois de réparations au Tepes avant de reprendre du service. Malheureusement l'équipage semblait l'avoir compris et paraissait prêt à infliger des dommages supplémentaires conséquents à son propre vaisseau si c'était la seule façon d'accéder aux insurgés. « Paré à lancer, monsieur ! » McKeon se retourna au cri de Géraldine Metcalf. Elle se tenait juste devant le boyau d'accès à la deuxième navette d'assaut du hangar, et il lui fit signe qu'il avait compris. Son officier tactique s'élança dans le boyau pendant qu'Anson Lethridge déverrouillait les bras d'arrimage. Puis les réacteurs de la navette crachèrent des flammes tandis que Metcalf lui faisait doucement quitter le hangar, et McKeon prit up instant pour souffler une prière silencieuse, en espérant que Harkness avait bel et bien réussi à désactiver les armes des Havriens. Géraldine Metcalf fit remonter le flanc du croiseur de combat à la navette en n'utilisant que ses réacteurs. Le gros engin d'assaut lui paraissait apathique et maladroit, et une part d'elle-même aurait voulu allumer les bandes gravifiques et pousser l'accélération, mais c'était hors de question. Elle avait une tâche bien particulière à accomplir, et toute émission susceptible de la trahir l'en empêcherait. Elle se positionna au-dessus du bâtiment, capteurs passifs braqués en avant de la proue en forme de marteau du Tepes. Si un appareil était envoyé depuis le camp Charon, il arriverait certainement par l'avant, et elle jeta un regard en coin à Sarah DuChêne, sa copilote, qui effleurait la console d'armement dont les témoins d'attente verts virèrent à un écarlate menaçant. « Message du camp Charon, citoyen amiral », annonça Fraiser. Tourville lui fit signe de continuer. « Votre intention de porter assistance au Tepes, si nécessaire, est approuvée, mais le général de brigade Tresca dit ne pas avoir confirmation que ce soit nécessaire. Il envoie quelques navettes vérifier et nous informera de leurs découvertes. Entre-temps, nous ne devons pas franchir le périmètre extérieur des mines sans permission exprès. — Splendide, grommela Bogdanovitch. Ces salauds ne veulent toujours pas nous voir où que ce soit dans leur ciel, pas vrai ? — Allons, allons, Youri », fit doucement Tourville en guettant un éclair de réprobation dans les yeux de Honeker. Il n'en vit pas et mémorisa l'information pour y réfléchir plus tard... À terre ! Andrew LaFollet plaqua Honor au sol tandis que des coups de feu éclataient soudain devant eux. La chute lui coupa le souffle et elle toussa, s'efforçant de reprendre de l'air alors que le gémissement des pulseurs et le crachotement des fusils à sagettes emplissaient la cage d'ascenseur. Il y eut des cris, et LaFollet la relâcha pour avancer à quatre pattes. Elle s'apprêtait à le suivre quand une main se referma sur sa cheville, et elle tourna brusquement la tête. « Vous restez ici », lui dit simplement Andreas Venizelos. Elle ouvrit la bouche, mais il secoua la tête. « Vous êtes commodore. En l'occurrence, vous êtes même le seigneur de cet homme, et il n'a pas fait tout ce chemin pour venir vous chercher juste pour que vous vous fassiez tuer maintenant. » Les fléchettes des pulseurs hurlèrent en ricochant contre une défense dans une averse d'étincelles, et LaFollet se baissa involontairement, mais il ne s'arrêta pas pour autant et rattrapa bien vite Candless et McGinley, à plat ventre derrière une saillie, avec un excellent champ de tir. Hélas, les Havriens, un peu plus haut, en avaient un tout aussi bon, ce qui signifiait que la meilleure route vers le hangar numéro quatre, la plus discrète, était barrée. D'autres fléchettes sifflèrent dans la cage d'ascenseur, et Candless se mit sur le côté pour arroser l'ennemi en réponse. Il avait réglé la dispersion pour une couverture moyenne et il balaya toute la largeur de la cage. Un affreux hurlement mêlé de gargouillis retentit, et il se remit à couvert juste au moment où d'autres fléchettes les dépassaient. « Combien ? demanda LaFollet. — Je ne sais pas, répondit Candless en parcourant du regard l'obscurité devant eux. C'est un pur hasard si nous les avons aperçus à temps pour nous mettre à couvert. Je dirais qu'ils sont au moins quinze ou vingt. Pas d'armes lourdes –pas encore –, sinon ils nous auraient déjà délogés, mais ça va changer. — S'ils parviennent à se coordonner suffisamment », intervint McGinley. Elle paraissait beaucoup plus tendue que Candless, mais ce n'était pas tout à fait le genre de combat dont elle avait l'habitude. « Si le sabotage de Harkness a fonctionné, leurs communications sont sûrement aussi compromises que les nôtres. » LaFollet acquiesça d'un air absent. Les communicateurs qu'ils avaient volés ne recevaient que du bruit, ce qui signifiait sans doute que les efforts de Harkness en vue de mutiler le réseau central de communications de l'ennemi avaient été couronnés de succès. Mais la présence de ces gens devant eux prouvait que cela n'avait pas totalement réussi... et que quelqu'un de l'autre côté avait compris au moins une partie de ce qui se passait. Si les Havriens n'avaient rien deviné, ils n'auraient pas su qu'il fallait barrer la cage d'ascenseur entre la prison et le hangar numéro quatre et, s'il ne leur restait pas un minimum de capacité de communication, ils n'auraient pas pu envoyer ces hommes les bloquer. Mais quel genre de capacité leur restait-il ? Si elle était plus que simplement fragmentaire, il ne mettrait jamais son seigneur en sécurité, parce qu'il y avait trop de gens à bord de ce vaisseau. Si les officiers parvenaient à leur dire où aller pour intercepter les fuyards... « Je m'en charge », dit calmement Candless. Il n'avait même pas regardé LaFollet et il ne quittait toujours pas l'obscurité des yeux, mais son ton posé prouvait qu'il avait réfléchi dans les mêmes termes que le major. « Retournez en arrière de soixante mètres et essayez le tunnel de service du pont dix-neuf, poursuivit-il. Le capitaine McGinley vous montrera. — Eh, attendez une minute ! intervint McGinley. On ne peut pas... — Si, on peut, fit tout bas LaFollet. Tenez. » Il lui tendit brusquement le bloc-mémo puis désigna la cage d'ascenseur derrière eux. « Allez-y », dit-il d'une voix monocorde à l'accent de commandement implacable. McGinley le fixa un instant puis inspira bruyamment, se retourna et s'évanouit dans l'obscurité. LaFollet regarda Candless. « Vous êtes sûr, Jamie ? demanda-t-il. — Je suis sûr. » La réponse de Candless était presque sereine. Il tourna la tête vers son supérieur et lui sourit. « Nous avons passé quelques bons moments, major. Maintenant, allez tirer le seigneur Harrington d'ici. — Je le ferai », dit LaFollet. Ce n'était pas une simple promesse mais un serment, et Candless hocha la tête, satisfait. « Vous feriez mieux d'y aller, alors, Andrew, conclut-il sur un ton plus doux. Et plus tard, quand vous l'aurez sortie d'ici, dites-lui... » Il s'arrêta, incapable de trouver les mots qu'il cherchait, et LaFollet acquiesça. « Je le ferai », répéta-t-il avant de passer un bras autour de son frère d'armes et de le serrer contre lui. Puis il fit demi-tour et suivit McGinley dans sa descente. Il ne lui fallut que quelques minutes pour retrouver Honor et Venizelos. Ils se tenaient là où McGinley les avait déjà dépassés, les yeux braqués vers le haut tandis que des fusils crachotaient de nouveau leur feu rapide, et il les dépassa brusquement. « Par ici, milady », dit-il en leur faisant signe de le suivre. Mais Honor ne bougea pas. « Où est Jamie ? » demanda-t-elle, et il s'arrêta. Il resta un instant immobile, regardant McGinley s'éloigner, puis soupira. « Il ne vient pas, milady, répondit-il avec tout le ménagement possible. — Non !Je ne peux pas... — Si, vous pouvez ! » Il se retourna brutalement vers elle, et elle cilla devant le mélange de douleur et de fierté sur son visage. « Nous sommes des hommes d'armes, milady, et vous êtes notre seigneur, et, bon sang, vous pouvez faire tout ce qu'il y a à faire ! » Elle le fixa un moment sans respirer, incapable de parler, puis ses épaules s'affaissèrent et LaFollet la prit par la main comme si elle n'était qu'une enfant. « Venez, milady », fit-il doucement. Elle le suivit dans la cage d'ascenseur pendant que le fusil de Jamie Candless crachait derrière eux. CHAPITRE TRENTE Scotty Tremaine sortit en rampant de la travée de la pinasse dédiée à l'électronique et frotta la sueur qui lui coulait dans les yeux. Il n'avait jamais imaginé faire ce qu'il venait de faire, et la facilité avec laquelle il y était parvenu lui glaçait le sang. Il y avait bon nombre de meilleurs ingénieurs de vol spécialisés en vaisseaux légers que lui — à commencer par Horace Harkness — mais il ne fallait pas être un génie pour apporter les modifications nécessaires, et il trouvait cela effrayant. Bien sûr, il n'y avait pas de système de sécurité pour l'en empêcher, car aucune personne sensée n'aurait envisagé qu'on puisse faire ce genre de manipulation à dessein. Mais c'était fait maintenant, et il espérait bien que Harkness avait raison sur ce point comme sur tout le reste. Jusque-là, il avait effectué un sans-faute — pour ce qu'ils en savaient, en tout cas — mais il semblait injuste de mettre autant de responsabilités sur le dos d'un seul homme. Sauf qu'on ne lui a rien mis sur le dos, pas vrai ? Il s'était porté volontaire dès le début. Alors que nous restions assis sans rien faire, persuadés qu'il avait vraiment déserté. Tremaine ressentit un nouvel accès de honte brûlante à cette idée, bien qu'il n'y eût aucune raison logique pour cela. Harkness avait suffisamment bien joué son rôle pour tromper les Havriens, et les réactions des autres prisonniers de guerre avaient sans doute contribué à sa réussite. Pourtant, malgré tout, Tremaine n'arrivait pas tout à fait à se pardonner d'avoir cru ne serait-ce qu'un instant que Harkness pouvait bel et bien les trahir. Il écarta cette idée et ferma l'accès à la travée. Il se releva dans le compartiment passagers et adressa un signe de tête au chef Barstow. — Celle-ci est prête, dit-il. Maintenant, allons nous occuper de la nôtre. » « Base, j'ai le Tepes en visuel. » Géraldine Metcalf posa la main sur son oreillette comme si cela pouvait l'aider à mieux entendre. Non qu'elle en eût réellement besoin : la voix en provenance de la navette cargo de tête était claire et ferme, et elle regarda les trois points rouges se rapprocher sur son écran de visée en regrettant que les commandes de la navette d'assaut ne lui soient pas un peu plus familières. Pour tout dire, elle aurait aussi donné trois doigts de sa main gauche contre la possibilité de recourir à ses capteurs actifs. La navette d'assaut était bien cachée, plus qu'à demi dissimulée dans l'ombre visuelle et radar de la proue renflée du Tepes, et ses systèmes passifs semblaient bien verrouillés sur les navettes cargo, mais le sentiment d'être dans le vaisseau d'un autre — de ne pas avoir tout sous contrôle total — persistait à lui poser problème. Elle cumulait des milliers d'heures de vol à bord d'appareils légers et, si elle n'était pas une pilote-née comme Scotty Tremaine, elle possédait une immense expérience. C'était une des raisons pour lesquelles elle avait écopé de ce rôle et, intellectuellement, elle était sûre de sa capacité à y faire honneur. Mais cela ne l'empêchait pas de déplorer de ne pas avoir eu un mois ou deux pour se familiariser avec cet espèce de veau. Elle se sentait lourde et maladroite — une illusion, certes, mais qui n'en semblait pas moins réelle. Et en vérité, DuChêne et elle auraient été désespérément surclassées dans un combat rapproché impliquant de manœuvrer. Leur manque d'expérience avec cet engin aurait vite transparu dans ces circonstances... mais le but de l'opération était bien d'éviter que tout cela ne finisse en combat rapproché, n'est-ce pas ? Et puis ces éboueurs, là devant, n'étaient même pas armés. « Des signes d'avarie externe, numéro un ? demanda une autre voix dans son oreille. — Négatif pour l'instant, base. Je vois quelques débris épars, mais aucun signe de rupture dans la coque. J'imagine qu'un de leurs hangars d'appontement a dû exploser – peut-être plus d'un – mais je ne vois rien pour indiquer pire. En tout cas, ils ne perdent plus d'atmosphère, et je ne vois pas de balises signalant des capsules de survie. Ça doit être un genre de défaillance électronique interne. — Ouais ? » La base semblait dubitative. « Jamais entendu parler d'une défaillance électronique qui faisait sauter tout le réseau de com d'un vaisseau et exploser ses hangars d'appontement, et vous ? — Non, mais, bordel, qu'est-ce que ça peut être d'autre ? S'ils avaient de véritables problèmes, on verrait des capsules de survie et des appareils légers d'évacuation partout ici ! Metcalf étouffa un petit rire au ton exaspéré du Havrien. Elle ne pouvait pas mettre en cause leurs raisonnements respectifs, mais c'était uniquement parce qu'aucun d'eux n'avait jamais entendu parler d'une « défaillance électronique » du nom de Horace Harkness. — Rien à répondre à ça, numéro un, admit la base au bout d'un moment. Quelle est votre HPA pour le contact ? — Je dirais moins de quinze minutes, base. Peut-être un peu plus. Je veux effectuer un passage bas et jeter un œil aux hangars avant d'essayer de nous arrimer sur l'un des points d'ancrage externes. — C'est vous qui voyez, numéro un. Faites-nous savoir si vous repérez quelque chose d'intéressant. — On n'y manquera pas, base. Numéro un, terminé. » Les voix s'éteignirent, et Metcalf regarda les navettes approcher lentement. Un carillon discret retentit, et elle se tourna vers DuChêne. « Acquisition et verrouillage des cibles effectués », annonça l'artilleuse. La qualité des systèmes passifs de la navette ne comptait plus vraiment, désormais, car les têtes chercheuses des missiles mêmes étaient réglées sur les Havriens. Verrouillées et prêtes à poursuivre. Le sourire que Géraldine Metcalf échangea avec Sarah DuChêne aurait pu congeler une étoile. « Toujours rien en provenance du 'Tepes? demanda Tourville. — Non, citoyen amiral », répondit Fraiser d'un ton si patient que Tourville s'empourpra. Il posa brièvement une main légère sur l'épaule de l'officier de com en guise d'excuse, puis se dirigea vers le pupitre de Shannon Foraker pour fusiller du regard l'écran tactique. Le Comte de Tilly avait réduit sa vitesse par rapport à Hadès à dix mille sept cent cinquante km/s, mais il lui faudrait encore trente-cinq minutes pour la ramener à zéro et, à ce moment-là, il se trouverait à plus de sept minutes-lumière de la planète. Pour arriver à ce maigre résultat, le capitaine Hewitt poussait son vaisseau au maximum, ne laissant aucune marge d'erreur à son compensateur. Beaucoup de gens s'interrogeraient sans doute quant à l'opportunité d'agir ainsi alors qu'il existait une base planétaire en bonne position pour enquêter, mais aucun professionnel de l'espace ne pouvait ignorer un bâtiment qu'il pensait en difficulté. Et, à mesure que les secondes défilaient, chacune laissait Tourville de plus en plus persuadé que quelque chose n'allait pas – vraiment pas. Trop de systèmes avaient dû lâcher simultanément pour produire ce silence total, et il ravala un autre juron face aux efforts dilatoires du camp Charon. Bon Dieu, c'était pourtant un de leurs vaisseaux, là ! Mais que croyaient donc ces imbéciles de SerSec ? Mais il n'avait pas de réponse... et il se trouvait encore à une heure vingt du Tepes. « Je n'aime pas ça, dit Honor d'une voix monocorde en s'accroupissant pour regarder le bloc-mémo avec les autres. C'est trop exposé. — Je ne dis pas le contraire, madame, répondit Venizelos sur le même ton, mais le temps presse. — Et si nous faisions un détour par ces voies de service ? demanda-t-elle en tapotant un coin de l'écran. — Je ne pense pas que ça marcherait, madame, intervint McGinley avant que Venizelos ne réagisse. Quelqu'un sait que certains d'entre nous parcourent les cages d'ascenseurs et les conduites. S'ils ont réussi à passer le mot, l'ennemi s'attendra à ce que nous allions par là à partir de notre dernier point de contact avec eux. Et puis Andy a raison, le temps presse. Nous allons devoir nous dépêcher, et cette solution nous offre le plus bref délai d'exposition. » Honor fronça les sourcils et massa le côté inerte de son visage du bout des doigts en regrettant de ne pas le sentir. Elle se trouvait plus près de Nimitz désormais, et les émotions du chat sylvestre grésillaient sur leur lien. Les ombres de sa souffrance physique étaient plus fortes, mais son enthousiasme également. Elle n'obtenait aucune image claire des événements, mais Nimitz avait l'air de juger que tout se passait conformément au plan, et elle se raccrochait à cet espoir. Mais quoi qu'il se passât dans le hangar d'appontement, Venizelos et McGinley avaient raison : ils devaient parvenir là-bas d'une façon ou d'une autre, et leurs options s'amenuisaient. Seulement l'itinéraire choisi par Venizelos allait tout droit vers l'ascenseur le plus proche relié au hangar d'appontement numéro quatre et, si les Havriens savaient que des retardataires essayaient de rejoindre le reste des fuyards... « Andrew ? » fit-elle en regardant son homme d'armes. LaFollet haussa les épaules. « Je pense qu'ils ont raison, milady. C'est risqué, certes, mais pas autant que de faire un grand détour. Le capitaine McKeon devra soit nous laisser derrière lui... soit, pire, nous attendre jusqu'à ce que l'ennemi nous attrape tous. — Très bien, soupira-t-elle, et le côté droit de sa bouche esquissa un sourire ironique. Qui suis-je pour argumenter avec les fous qui ont mis ce plan au point ? » « Les voilà... » murmura DuChêne, et Metcalf acquiesça. Les navettes cargos havriennes se rapprochaient tellement qu'elles seraient bientôt obligées de repérer la navette d'assaut, cachée ou non. Et puis elles commençaient à se séparer, or elle ne pouvait pas le permettre. Elle observa encore cinq secondes puis enfonça le bouton. La distance à la navette la plus éloignée était inférieure à soixante kilomètres quand ses missiles à impulsion quittèrent leur rampe et allumèrent leurs bandes gravitiques. Ils ne pouvaient pas prétendre à l'accélération de quatre-vingt à quatre-vingt-dix mille gravités des meilleures armes embarquées, mais ils pouvaient accélérer à quarante mille gravités. Le trajet le plus long ne dépassa pas zéro virgule cinq cent soixante seize secondes, un délai bien trop court pour que quiconque envoie un message ou se rende seulement compte de ce qui se passait. « Mais que... ? » Shannon Foraker se redressa dans son fauteuil, les yeux rivés sur son écran, puis se retourna pour appeler son amiral. Mais Tourville l'avait vue sursauter et avait déjà traversé la moitié du pont d'état-major pour la rejoindre. « Quoi ? fit-il. — Les trois navettes de Charon viennent d'exploser, monsieur, annonça-t-elle posément. — Qu'est-ce que vous voulez dire ? demanda Bogdanovitch derrière Tourville. — Je veux dire qu'elles sont détruites, monsieur. Leur signature d'impulsion a enregistré un pic, puis elles ont explosé. — Bon sang, mais qu'est-ce qui se passe là-bas? fulmina Bogdanovitch. — Eh bien, monsieur, si je devais tenter une explication, je dirais que chacune de ces navettes vient de se manger un missile à impulsion, répondit Foraker. Et il devait s'agir de projectiles assez petits, sinon j'aurais détecté leur signature d'ici, or ce n'est pas le cas. » Le chef d'état-major la fixa comme s'il ne pouvait ou ne voulait pas croire ce qu'elle venait de dire, puis il se tourna brusquement vers le contre-amiral. S'il s'attendait à ce que Tourville rejette l'analyse de son officier opérationnel, il fut déçu, car celui-ci hocha simplement la tête et regagna lentement son fauteuil de commandement. Il y prit place et parla sur un ton très calme. « Shannon, je veux que vous lanciez un drone de reconnaissance. Il arrivera là-bas bien plus vite que nous, et je veux voir tout ça de plus près. Compris ? — À vos ordres, citoyen amiral », répondit Foraker. Tourville releva les yeux alors que Bogdanovitch et Honeker arrivaient chacun d'un côté de son fauteuil. « On dirait que la ministre Ransom est prise à son propre piège, dit-il d'une voix posée, le sourire pincé. — Ce qui signifie ? demanda carrément Honeker. — Ce qui signifie que la seule explication que je puisse envisager aux phénomènes que nous avons observés, c'est que ses prisonniers manigancent quelque chose. — Mais c'est encore plus absurde que toutes les autres explications ! » protesta Bogdanovitch – moins parce qu'il n'y croyait pas que parce qu'il avait le sentiment que quelqu'un devait le faire, soupçonnait Tourville. « Ils ne sont que trente, et Vladovitch a plus de deux mille hommes ! — Parfois la quantité compte moins que la qualité, fit remarquer Tourville. Et, quoi qu'ils fassent, ils semblent bien avoir complètement paralysé ce vaisseau. Je me demande comment ils ont eu accès à ses ordinateurs... » Il fronça les sourcils, songeur, puis haussa les épaules. Pour l'instant, la façon dont ils s'y étaient pris importait moins que leur action elle-même, et il soupira sans joie en comprenant ce qu'il devait faire. Il passerait sans doute beaucoup de temps à éviter les miroirs ces prochaines semaines – voire ces prochains mois – mais son devoir ne lui laissait pas le choix. « Harrison, contactez le général de brigade Tresca à Charon. » Il leva les yeux et croisa le regard de Honeker. « Dites-lui que je pense que les prisonniers à bord du Tepes essayent de prendre le bâtiment... ou de le détruire. » « Les revoilà ! » McKeon ne savait pas très bien qui avait crié cette fois, mais l'avertissement venait juste à temps. Les Havriens s'étaient enfin réorganisés, et ils descendaient de la cage d'ascenseur endommagée derrière un rideau de grenades. Les pulseurs gémirent et les fusils crachèrent depuis la cage, et McKeon jura amèrement en voyant une fléchette de pulseur faire exploser la tête d'Enrico Walker. Le médecin de première classe s'effondra sans vie, comme une poupée de chiffon, et il vit Jasper Mayhew projeté en arrière sous l'impact d'une volée de sagettes au niveau de la poitrine. Mais comme tous les autres, Mayhew avait trouvé le temps d'enfiler une armure corporelle simple trouvée dans l'une des navettes d'assaut : il se remit à genoux et son lanceur projeta des grenades vers l'ennemi. Une autre des officiers-mariniers de McKeon tomba – morte, il en était tristement certain –lorsqu'une grenade havrienne rebondit par les portes entrouvertes et explosa juste derrière elle, mais Sanko et Halburton imprimèrent un demi-tour à leur carabine à plasma, et un faisceau blanc et brûlant d'énergie s'éleva en rugissant dans la cage d'ascenseur. Ceux qui se trouvaient sur son chemin n'eurent pas le temps de comprendre qu'ils étaient morts, mais ceux qui se tenaient aux limites de sa zone d'effet eurent moins de chance. Des hurlements de douleur et des explosions secondaires dues à la surchauffe des munitions déferlèrent comme la voix de damnés, puis Sanko tira une seconde salve et les cris se turent aussitôt. Ils n'essuyaient plus de tirs depuis la cage d'ascenseur, et McKeon poussa un soupir de soulagement. Mais il savait que le répit serait bref. Il y avait des limites aux armes que les Havriens accepteraient d'utiliser contre eux tant qu'ils tiendraient le hangar d'appontement – l'explosion des autres hangars leur avait bien rappelé qu'il y avait là des choses qui réagissaient mal à la combustion – mais ils étaient beaucoup plus nombreux que ses hommes. Et ceux-ci l'étaient encore moins qu'avant, songea-t-il en regardant le cadavre de Walker. Il se releva et rejoignit Harkness. Le visage du maître principal était tendu et dégoulinait de sueur, mais ses mains ne couraient plus sur le clavier, et il releva la tête à l'approche de McKeon. «  On dirait qu'ils ont fini par m'éjecter, monsieur, dit-il, découvrant les dents en un sourire carnassier. Mais le temps qu'ils y arrivent, à peu près tous les systèmes à l'exception de ceux qui gèrent la régulation vitale étaient réduits en miettes. Même si nous ne nous en sortons pas, ils vont passer un bout de temps à remettre ce seau de boulons en ligne. — Donc ils ont le contrôle total de tout ce qui reste ? demanda McKeon. — À peu près, monsieur. Je ne pense pas qu'ils puissent briser le verrou que j'ai mis sur cet ascenseur (il désigna les portes intactes par lesquelles aucune attaque n'avait encore été lancée) et il ne reste pas le moindre logiciel ici, dans le hangar. Mais donnez-leur quarante ou cinquante minutes et ils vont commencer à récupérer un contrôle manuel sur certains capteurs et certaines armes. Et à ce moment-là... » Il s'interrompit en haussant les épaules, et McKeon acquiesça sombrement. « Maintenant, souvenez-vous, madame, que si Harkness a réussi, cet ascenseur nous attendra quand nous arriverons là-bas », fit Venizelos d'une voix basse et pressante tandis qu'ils conféraient, accroupis devant une grille de ventilation. Honor acquiesça. Leur voyage dans les entrailles du vaisseau avait été trop hâtif pour que Venizelos détaille beaucoup les hauts faits de Harkness, mais il avait pu lui en raconter les grandes lignes, et elle était stupéfaite du soin méticuleux avec lequel le maître principal avait préparé tout cela. Le fait que SerSec ait jugé bon de conserver des fichiers périmés concernant la prison avait semé la pagaille dans une partie de son plan, mais ce n'était vraiment pas sa faute. Et si le reste n'avait pas fonctionné – jusque-là du moins –, les Havriens auraient déjà repris le contrôle de leurs ordinateurs... auquel cas tout serait déjà terminé. Mais si cela ne devait pas se terminer, il leur fallait de toute façon atteindre le hangar d'appontement – et vite. Andy et Marcia avaient raison sur ce point, et elle s'adossa contre la paroi de la conduite, essoufflée, en espérant que les autres ne remarqueraient pas son épuisement. Le poids et la vigueur musculaire qu'elle avait perdus pendant son confinement pesaient sur elle comme une ancre, mais elle se força à ouvrir les yeux et adressa à ses subordonnés – ses amis – un de ses demi-sourires. « Au moins je n'aurai pas de mal à me souvenir du code », fit-elle, et Venizelos la surprit en pouffant, car Harkness avait choisi sa date de naissance. Elle ignorait comment il avait fait pour se la rappeler, mais le maître principal se révélait plein de surprises. « Très bien, dit Venizelos avant de regarder LaFollet. Andrew ? — Nous descendons la coursive en file indienne, répondit l'homme d'armes. J'avance en pointe, puis Lady Harrington, le capitaine McGinley et vous. Tenez, milady. » Il lui tendit le bloc-mémo pour saisir son fusil à sagettes à deux mains. « Vous êtes sûr de l'itinéraire ? s'enquit-elle. — Absolument. » LaFollet ôta une main du fusil pour se tapoter la tempe. « Et je veux que vous ayez la carte au cas où quelque chose... » Il haussa les épaules, et elle acquiesça, le cœur lourd des risques que ces gens – et Jamie Candless et Bob Whitman – avaient pris pour elle. Elle aurait voulu dire quelque chose, les remercier, mais le temps et les mots lui manquaient de toute façon. Elle sourit donc simplement à son homme d'armes et passa un bras autour de chacun de ses officiers d'état-major en les serrant brièvement contre elle. « Très bien, dit-elle en reprenant sa propre arme. Au travail. » « Le citoyen Tresca vous remercie pour votre avertissement, citoyen amiral, annonça Harrison Fraiser. Toutefois, il pense que vous vous inquiétez peut-être à tort, et il est certain que l'équipage du Tepes reprendra vite le contrôle du bâtiment. Entre-temps, il est prêt à s'occuper de tout engin léger qui tenterait une sortie. — Oh, bah ! c'est fantastique. » Cette fois le murmure provenait de Shannon Foraker et non de Bogdanovitch. Tourville regarda Honeker et, à leur étonnement mutuel, ils échangèrent des sourires impuissants. « Comment ça, Shannon ? » s'enquit Honeker au bout d'un instant, et Tourville se demanda si l'officier opérationnel avait remarqué que le commissaire du peuple venait de l'appeler par son prénom. « Eh bien, je réfléchissais simplement, monsieur. Il dit qu'il peut s'occuper de tout engin léger qui tenterait une sortie, hein ? » Le commissaire du peuple acquiesça d'un signe de tête, et Foraker haussa les épaules. « Ça me rassurerait plus s'il n'y avait pas déjà au moins un engin léger – armé, qui plus est, dans l'espace. » Honeker arqua un sourcil, et Foraker soupira. « Monsieur, fit-elle avec douceur, qui d'autre aurait pu lancer les missiles qui ont détruit les navettes de Charon ? « En avant ! » LaFollet enfonça la grille d'un coup de pied et chargea aussitôt. Son fusil à sagettes avait déjà tiré deux fois avant qu'Honor ne le suive. Seule une de ses victimes eut le temps de hurler, puis l'homme d'armes se précipita dans la coursive, Honor sur les talons. Elle avait du mal à suivre son rythme malgré ses jambes plus longues. Son cœur battait à grands coups et son œil valide se brouillait sous l'effort qu'elle faisait pour adopter la même allure, et elle maudit son long emprisonnement et sa mauvaise alimentation. Elle entendit McGinley derrière elle et Venizelos plus loin, puis son sang se figea comme un cri retentissait derrière eux. Des pulseurs gémirent et des fusils crachèrent et, malgré elle, elle tourna la tête et vit Venizelos s'arrêter après un coude. Ses jambes voulurent cesser de courir et le rejoindre, mais McGinley la percuta par-derrière. « Foncez ! » hurla l'officier opérationnel, et Honor sut qu'elle avait raison. Ses jambes obéirent à sa subordonnée, mais comme son esprit se révoltait ! Puis Venizelos fut à genoux et, dans la dernière image qu'elle garda de lui, il tirait sans relâche, calmement, comme un homme choisissant ses cibles au stand, couvrant sa retraite pendant qu'elle fuyait et l'abandonnait à son sort. D'autres tirs résonnèrent, devant eux cette fois, et elle faillit trébucher sur un cadavre. Pendant un instant terrifiant, elle crut qu'il s'agissait de LaFollet, puis elle reconnut l'uniforme de SerSec et comprit que son homme d'armes avait tué celui-ci au passage. Et il en tuait encore d'autres. LaFollet lui avait déjà sauvé la vie une fois, contre des assassins — lui, Jamie Candless et Eddy Howard —, mais Honor était alors trop ébahie par les événements pour bien comprendre ce qui se passait. Aujourd'hui, la situation était différente, peut-être parce que Jamie et Eddy étaient morts et que, tout au fond de son cœur, elle savait LaFollet voué à mourir pour elle lui aussi. Peut-être. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'aujourd'hui, après avoir débarrassé son œil du voile flou lié à l'effort, elle voyait pour la première fois la force meurtrière qu'il était réellement. Il courait vite, sans à-coups, et sa tête pivotait comme le balancier d'un métronome pour balayer du regard la coursive devant lui. Il portait le lourd fusil au niveau de la hanche, bandoulière passée à l'épaule pour le stabiliser, et son doigt caressait la gâchette pour produire des salves élégantes et précises à mesure que des Havriens étonnés apparaissaient devant lui, attirés par les bruits de combat retentissant au milieu d'eux. C'était un sorcier de la mort distribuant ses sortilèges à travers les motifs de ses sagettes, car il se battait pour la vie de son seigneur, et tous ceux qui croisaient son chemin étaient condamnés. Puis il passa un dernier coude et poussa un cri triomphant en atteignant enfin les portes de l'ascenseur. Il se retourna, fit signe à Honor de passer devant lui pour taper le code, et Marcia McGinley et lui s'accroupirent de chaque côté de la coursive dont ils avaient débouché pour l'arroser de leur feu. Des armes plus lourdes répondaient désormais et, tout en tambourinant sur le bouton de l'ascenseur, elle entendit le vacarme assourdissant caractéristique d'un fusil à trois coups dévastateur découpant les cloisons comme une scie à ruban. Les portes s'ouvrirent et elle les franchit d'un bond, se jetant sur la console. Des lumières clignotèrent à l'écran puis devinrent fixes, confirmant que Harkness conservait le contrôle de l'engin. Elle se retourna vers ses amis. « Venez ! s'écria-t-elle. Venez ! » McGinley l'entendit, fit demi-tour, un immense sourire triomphant aux lèvres, et se précipita vers l'ascenseur... puis elle sembla trébucher en pleine course et sa poitrine explosa tandis que le fusil à trois coups découpait la cloison. Honor poussa un hurlement de refus inutile. Partez, milady ! cria LaFollet en enfonçant son dernier chargeur dans le fusil à sagettes. Partez tout de suite! » Il se mit sur un genou, tirant désespérément — comme Jamie, comme Robert, Venizelos et Marcia. Honor ne pouvait pas l'abandonner. Elle ne pouvait pas ! « Venez, Andrew ! » hurla-t-elle, mais il l'ignora. Puis une grenade passa le coude et il rejeta son arme pour s'élancer sur le projectile. Il parvint à l'atteindre avant qu'elle n'explose, et son bond frénétique la renvoya d'où elle était venue, mais pas tout à fait assez vite car la déflagration le souleva et l'envoya heurter la cloison comme une poupée de chiffons. Il s'effondra brutalement, inerte, et le cœur d'Honor mourut avec lui. Elle devait partir. Elle le savait. Elle savait que c'était pour cela que ses hommes d'armes — ses amis — avaient péri. Que seule sa survie donnerait un sens à leur mort et qu'il était de son devoir — sa responsabilité — de partir. Mais elle ne pouvait pas. C'était trop demander, plus qu'elle ne pouvait donner. Elle lâcha son arme et jaillit de l'ascenseur. L'explosion de la grenade semblait avoir stupéfait les attaquants — s'il en restait en vie — et pas un coup ne fut tiré tandis qu'elle se jetait à terre à côté d'Andrew. Elle était affaiblie, soutenue par l'adrénaline et le désespoir uniquement, mais cela importait peu. Elle le souleva comme s'il s'était agi d'un enfant et le chargea sur ses épaules tout en se retournant vers l'ascenseur. C'est à ce moment que les Havriens parurent se réveiller. Les fléchettes de pulseurs gémirent et hurlèrent, ricochant sur les cloisons. D'autres grenades explosèrent. Le fusil à trois coups ouvrit de nouveau le feu, laminant les cloisons, et l'univers tout entier ne fut plus qu'une vague de métal hurlant et bouillant de haine qui lui déchirait les tympans. Elle trébucha sous la morsure d'une sagette dans sa cuisse droite, mais elle resta debout et se jeta dans la cabine. Elle tourna sur la pointe des pieds pendant que le sang échappé de sa blessure réchauffait sa jambe, et elle parvint sans savoir comment à enfoncer le bouton de fermeture des portes sans lâcher LaFollet. La cabine se mit en mouvement et le soulagement la gagna, le disputant au chagrin. Elle allait réussir. Andrew et elle allaient ré... C'est alors que le fusil à trois coups déchira les portes de l'ascenseur. « L'ascenseur ! Quelqu'un arrive par l'ascenseur ! » McKeon fit volte-face à ce cri, et son cœur fit un bond. Si le verrouillage de Harkness avait tenu, il ne pouvait s'agir que de l'équipe partie secourir Honor. Et si ce n'était pas eux... Il fit un signe, et Sanko et Halburton braquèrent leur carabine vers l'ascenseur intact pendant qu'Anson Lethridge traversait le pont en toute hâte, armé d'un lance-grenades. Puis l'ascenseur s'arrêta, les portes s'ouvrirent et Lethridge se figea. Il fixa l'intérieur de la cabine en blêmissant, puis jeta au loin son arme et s'y précipita. McKeon le suivit de près et resta bouche bée d'horreur au spectacle qu'il découvrit. Le tiers supérieur de la cabine avait été taillé en pièces, littéralement découpé par ce qui ne pouvait être qu'un fusil à trois coups de gros calibre, et la cloison avait craché comme des balles des fragments d'alliage acérés — certains de la taille d'une rognure d'ongle, d'autres larges comme la main. Il le savait, car Honor Harrington et Andrew LaFollet gisaient au sol, emmêlés, et tout le bas de la cabine était maculé de sang. Lethridge était déjà sur place, soulevant LaFollet du corps de son seigneur et passant l'homme d'armes inerte à McKeon Le capitaine le prit et le confia à d'autres mains, prêtes à le recevoir, sans jamais quitter des yeux Honor tandis que Lethridge s'agenouillait dans son sang. C'était son bras. Son bras gauche était écrasé juste au-dessus du coude, et Lethridge agit avec une rapidité née du désespoir : il enroula sa propre ceinture autour du bras du commodore, juste au niveau de l'aisselle, et serra ce garrot improvisé. Puis à eux deux, McKeon et lui ramassèrent son corps affreusement inerte, couvert de sang, et coururent vers la pinasse. « Puce extérieure un, ici Puce numéro deux. Annoncez votre statut. » Géraldine Metcalf faillit soupirer de soulagement en entendant la voix du capitaine McKeon dans son oreillette, puis elle remarqua son ton dur et haché, chargé d'une colère – ou d'un désespoir – qu'elle n'avait jamais entendue chez lui. Elle se tourna pour regarder DuChêne. « Statut vert, dit-elle dans son com au bout d'un instant. Je répète, statut vert. — Très bien, répondit la voix de McKeon. Paré pour Chute de feuille. » Deux navettes d'assaut dérobées à SerSec se dirigeaient l'une vers l'autre, cachées dans l'ombre radar du Tepes, utilisant le croiseur de combat lobotomisé comme protection. Certains des systèmes du vaisseau revenaient en ligne sous contrôle manuel, mais pas beaucoup, et il demeurait aveugle, inconscient de la présence des deux poussières qui glissaient rapidement vers sa poupe à la seule force de leurs réacteurs. Et aucun des membres d'équipage du Tepes rie se doutait que les derniers programmes informatiques de Horace Harkness – les plus meurtriers – ne se trouvaient pas dans le système central mais à bord de l'unique navette d'assaut et de la pinasse qui restaient dans le hangar d'appontement numéro quatre. Scotty Tremaine était aux commendes de la Puce numéro deux, dont McKeon occupait le siège de copilote, et il regardait le compte à rebours égrené par le chronomètre du tableau de bord en priant pour que Harkness l'ait bien réglé. Il paraissait déloyal de douter du maître principal, mais on ne pouvait quand même pas lui demander d'avoir tout réussi ! Et s'il n'avait pas... La troisième navette jaillit du hangar d'appontement numéro quatre, réacteurs poussés au maximum. Sa trajectoire de vol soigneusement programmée la lança le long du flanc blindé du Tepes avant de la stabiliser sur une course l'éloignant de Hadès, maintenant le croiseur entre elle et la planète. Ses bandes gravitiques se levèrent dès qu'elle fut assez loin du vaisseau, et son accélération bondit aussitôt à quatre cents gravités. « Signature d'impulsion ! » aboya Shannon Foraker. Le Comte de Tilly avait réduit sa vélocité par rapport à Hadès et commencé de rebrousser chemin, mais il restait bien au-delà de la portée à laquelle il aurait pu intervenir dans les événements en orbite de Hadès. Le drone qu'il avait lancé se trouvait encore trop loin pour offrir une résolution très détaillée, mais suffisamment près pour voir la brillante balise gravitique d'une pinasse filant vers les étoiles. D'ailleurs, ses capteurs embarqués détectèrent facilement ses impulseurs, et Foraker serra les dents tandis que le petit engin courait vers la liberté. « Est-ce qu'ils le voient depuis le camp Charon ? pressa Tourville. — Forcément, monsieur », répondit-elle sombrement. Elle leva les yeux et croisa ceux de son amiral, puis elle se retourna vers son écran, déjà certaine de ce qu'elle y verrait. La plupart des défenses en place autour de Hadès étaient conçues pour détruire des vaisseaux stellaires et non des appareils aussi petits et agiles qu'une navette. Ni les plateformes d'armes à énergie ni les missiles chasseurs ne pouvaient viser une cible aussi minuscule – pas efficacement –, et le camp Charon n'était pas d'humeur à essayer. Il n'en avait pas besoin, de toute façon, car on avait placé là les bonnes vieilles mines à effet de zone pour ça. La base attendit donc patiemment que l'engin léger passe entre deux mines de cent mégatonnes, et quelqu'un appuya sur le bouton. « Maintenant ! » fit brusquement McKeon, et Scotty Tremaine appliqua une poussée supplémentaire à ses réacteurs, qui envoya Puce numéro deux loin du Tepes. Les capteurs embarqués de la navette étaient temporairement inutiles, aveuglés par la puissance phénoménale de l'explosion, mais, avec un peu de chance, c'était aussi le cas de ceux du camp Charon. « L'activation devrait avoir lieu à peu près... maintenant ! » fit McKeon en regardant par la baie d'observation le croiseur de combat qui rétrécissait sur fond d'étoiles. Les appareils légers de toutes les flottes maîtrisant la propulsion par impulsion ont au moins une chose en commun. Ils peuvent être plus ou moins grands, armés ou non, lents ou rapides, mais chacun d'eux est équipé de systèmes de sécurité qui l'empêchent d'activer ses bandes gravitiques tant qu'un objet solide assez gros pour le mettre en danger — ou pour être mis en danger par lui — se trouve dans le périmètre des bandes en question. Et, par-dessus tout, il lui est impossible d'activer accidentellement ses impulseurs s'il se trouve encore dans un hangar d'appontement. Mais ces protections, bien qu'aussi proches que possible de la perfection, sont conçues pour éviter des accidents, or ce qui se passa dans le hangar d'appontement numéro quatre du Tepes n'était pas un accident. Il n'y restait plus qu'un vaisseau, celui sur lequel Scotty Tremaine avait peiné, et l'ultime programme de Horace Harkness alluma ses systèmes. Or Scotty avait opéré une légère altération : il avait physiquement coupé les liens entre les capteurs de la pinasse et son pilote automatique. Les ordinateurs de vol ne pouvaient plus « voir » le hangar autour d'eux. Pour ce qu'ils en savaient, ils auraient pu se trouver au fin fond de l'espace interstellaire le plus noir, et ils ne s'inquiétèrent donc pas le moins du monde quand ils reçurent l'ordre d'activer les bandes gravitiques de la pinasse alors qu'elle reposait encore entre les butoirs d'arrimage. « Mon Dieu. » Le murmure discret de Shannon Foraker parut se répercuter sans fin à travers le pont d'état-major du Comte de Tilly alors que le Tepes explosait. Non, songea Lester Tourville, ébranlé. Non, il n'avait pas explosé, il s'était simplement désagrégé. Il s'était... désintégré. Et c'était précisément le mot, comprit-il. Les centrales à fusion du croiseur de combat avaient explosé quand leur vase magnétique avait lâché, déversant une colère chauffée à blanc au milieu des débris, mais cela importait peu. Rien n'aurait pu survivre à ce coup terrible et violent venu de l'intérieur de sa coque. Les centrales à fusion ne firent que vaporiser une petite vingtaine de tonnes de débris et découper le reste sur un fond de lumière aveuglante, comme des flocons de neige dans les phares d'un géodyne. Plein d'effroi, il fixait les images du carnage transmises à l'écran principal par leur drone de reconnaissance. Il savait comment cela s'était passé. Il n'avait jamais rien vu de tel auparavant, mais les Manticoriens n'avaient pas trente-six moyens de produire ce résultat : il n'y en avait qu'un, et il se demanda dans un coin de son esprit comment ils avaient fait fi des sécurités censées rendre pareille catastrophe impossible. Évrard Honeker se tenait devant lui, plus abasourdi encore que tous les officiers présents, et Tourville prit une profonde inspiration en fixant le dos du commissaire du peuple. Il balaya du regard le reste de son état-major et les assistants —tous hypnotisés comme Honeker. Tous, sauf Shannon Foraker, toujours penchée sur son écran, semblaient incapables de surmonter leur stupéfaction à la suite de l'événement, mais Tourville y parvint, et une étrange joie le disputait chez lui à l'horreur face à tant de morts. Il savait qu'il aurait dû être aussi sonné que les autres, incapable de réfléchir, mais il ne pouvait pas s'en empêcher : il ne pouvait pas empêcher une idée unique de résonner dans son esprit. Cordélia Ransom était morte. De même qu'Henri Vladovitch et tous ceux à bord de ce vaisseau qui savaient ce que Ransom réservait à Lester Tourville et ses hommes. Personne d'autre n'en savait rien, car ils ne s'étaient pas arrêtés entre Barnett et Hadès, et Ransom avait pris trop de plaisir à les maintenir dans l'expectative pour confier ses intentions à quiconque. Mais maintenant elle était morte, et tous ses fichiers et son état-major personnel avec, et s'il était mal de se réjouir alors que tant de gens venaient de périr, il était désolé mais il ne pouvait simplement pas s'en empêcher. Puis il vit la main droite de Shannon Foraker quitter ses genoux et se diriger vers son pupitre en un mouvement lent, presque furtif. Quelque chose dans ce geste retint son attention, et il alla tranquillement se poster derrière elle. Elle l'entendit, et sa main s'éloigna de la touche de suppression plus lentement encore qu'elle n'y était arrivée — et manifestement à contrecoeur. Tourville regarda par-dessus son épaule l'enregistrement tactique qu'elle se passait en boucle, et il serra les dents en voyant ce qu'elle avait vu : deux débris plus gros que les autres, sur un vecteur qui les avait éloignés du croiseur de combat assassiné avant que celui-ci n'explose. Un vecteur qui ressemblait comme par hasard à une trajectoire d'entrée atmosphérique balistique. Il les regarda encore un long moment, frottant d'un doigt sa féroce moustache. Le drone de Shannon les avait vus, mais il y avait peu de chances pour que les capteurs de Hadès, aveuglés par l'impulsion électromagnétique, les aient aperçus à temps et, avec la destruction de la pinasse « en fuite », personne ne songerait à chercher après eux. Il admirait celui qui avait eu cette idée, mais il savait ce que son devoir exigeait de lui. — Oui, je sais ce que mon « devoir » exige, se dit-il. Et il passa la main au-dessus de l'épaule de Shannon pour appuyer lui-même sur la touche de suppression. Il entendit Shannon inspirer violemment, vit sa tête s'agiter nerveusement, mais elle ne dit pas un mot et il se détourna de son pupitre. Il se dirigea vers Honeker et Bogdariovitch, tous deux encore fascinés par l'image des débris qui s'éparpillaient, relayée par le drone de Shannon, et il s'éclaircit la gorge. « Dommage », fit-il gravement. Au son de sa voix, Honeker sursauta et se retourna vers lui. « Impossible qu'il y ait des survivants, dit-il au commissaire en secouant la tête d'un air consterné. Dommage... Lady Harrington méritait mieux. » ÉPILOGUE Elle se réveilla doucement, ce qui ne lui ressemblait pas du tout. Trente-cinq années de service spatial l'avaient habituée à s'éveiller rapidement et l'esprit clair, prête à affronter n'importe quelle urgence, mais cette fois c'était différent. Elle avait du mal à émerger du sommeil et elle n'en avait pas envie. Trop de souffrance et de désespoir l'attendaient, un immense sentiment de perte, et son cerveau endormi renâclait à y faire face. Puis quelque chose changea. Un corps tiède s'étendit sur sa poitrine, vibrant sous l'effet d'un ronronnement grave, empli d'amour, qui semblait en appeler au plus profond d'elle-même. « N... Nimitz ? » Elle reconnut à peine cette voix étonnée, rauque et fêlée, mal articulée. C'était pourtant bien la sienne, et elle ouvrit les yeux en battant des cils tandis qu'une main puissante touchait sa joue droite avec une tendresse infinie. Elle écarquilla les yeux et prit une inspiration laborieuse pendant que Nimitz se rapprochait pour poser son nez contre le sien. Elle le fixa de son unique œil valide et leva la main droite pour lui caresser les oreilles, comme si le simple fait de le toucher était le plus grand cadeau de l'univers. Sa main tremblait, autant de faiblesse que d'émotion, et le chat sylvestre se lova sur sa poitrine et appuya sa joue contre la sienne, laissant son immense amour résonner dans les os d'Honor en écho à son ronronnement. « Oh, Nimitz ! » souffla-t-elle dans sa douce fourrure. Et toute la souffrance dont elle se souvenait, toute la peur et le désespoir qu'elle n'aurait jamais reconnus devant l'ennemi, au risque de mourir, tenait dans ce murmure, car c'était là l'autre moitié de son être, le compagnon chéri qu'elle avait eu la certitude de ne plus jamais revoir. Des larmes roulèrent sur ses joues creuses et elle voulut le serrer contre elle... mais elle s'immobilisa. Son bras droit s'était naturellement enroulé autour de lui, mais le gauche... Elle tourna brusquement la tête, l'œil écarquillé, et ses narines s'évasèrent sous le choc : elle n'avait plus de bras gauche. Elle fixa le moignon bandé, comme étrangement anesthésiée par l'incrédulité. Elle ne souffrait pas et son esprit lui répétait avec insistance qu'elle sentait les doigts de la main qu'elle n'avait plus, qu'ils lui obéissaient toujours, qu'elle pouvait serrer le poing si elle le voulait. Mais ces sensations n'étaient que mensonges, et elle resta immobile, stupéfaite en cet instant de révélation, tandis que Nimitz se serrait un peu plus contre elle, son ronronnement plus insistant et plus grave. « Je suis désolé, madame. » Elle tourna la tête de l'autre côté et leva les yeux vers Fritz Montoya. Le regard du médecin était cerné, et elle sentit son regret mêlé de culpabilité alors qu'il s'asseyait à côté d'elle. « Je ne pouvais rien faire d'autre, lui dit-il. Il y avait trop de dégâts, trop de... » Il s'interrompit et inspira, puis la regarda droit dans les yeux. « Je ne disposais pas des instruments nécessaires pour le sauver, madame, et si je n'avais pas amputé, nous vous aurions perdue. Elle le regarda, aux prises avec trop d'émotions pour parvenir à une pensée rationnelle : la joie de retrouver Nimitz, l'étonnement d'être en vie, le choc de sa mutilation et, derrière tout cela, le souvenir des amis morts – qui ne se réveilleraient jamais, comme elle, pour découvrir qu'ils avaient finalement survécu. Tout cela s'abattait sur elle, et elle ne pouvait parler. Elle dut se contenter de fixer le visage de Montoya rongé par l'inquiétude pendant que son bras droit serrait bien fort Nimitz et que son âme s'accrochait encore plus fort à celle du chat sylvestre. Combien de temps cela dura, elle l'ignorait, mais la commissure droite de sa bouche trembla enfin et esquissa un sourire. Elle libéra sa main de Nimitz et la tendit à Montoya. « Fritz », dit-elle d'un air étonné. Il prit sa main et la serra férocement, et de ses doigts trop fins elle lui rendit la pareille. « Je suis désolé », répéta-t-il. Elle secoua la tête sur l'oreiller. — Pourquoi ? fit-elle doucement. Pour m'avoir sauvé la vie une fois de plus ? — Et il vous a bel et bien sauvée, milady », intervint une autre voix. Honor inspira brutalement. Elle voulut se redresser, mais sa main droite tenait toujours celle de Montoya et elle émit un sifflement de douleur en essayant de s'appuyer sur la main gauche qu'elle n'avait plus, pressant son moignon contre la surface ferme sur laquelle elle reposait. Montoya voulut se lever, l'air bouleversé, mais les bras de quelqu'un d'autre se tendirent pour la soutenir. Nimitz quitta sa poitrine pour s'allonger à côté d'elle, et elle ôta sa main de celle de Montoya. Elle allongea le bras, et la douleur qui la traversait encore ne signifiait plus rien tandis qu'elle serrait contre elle Andrew LaFollet de toute la force qui lui restait. L'homme d'armes retourna son étreinte, et elle sentit ses émotions puissantes trouver un écho infini au plus profond d'elle-même. Elle goûta son soulagement d'avoir survécu, sa peine pour ceux qui avaient péri et la fierté sans bornes qu'ils lui inspiraient. Mais, par-dessus tout, elle sentit sa dévotion, son amour pour elle et sa joie de la voir vivante, et elle s'accrocha à lui comme à Nimitz. Ces instants étaient trop intenses pour durer, et elle finit par prendre une inspiration profonde et mal assurée puis relâcha son étreinte. LaFollet agit de même et fit mine de reculer, mais elle secoua promptement la tête, tendit la main et tapota le lit à sa gauche. Le côté animé de son visage affichait une expression presque suppliante, et il hésita un instant, puis haussa les épaules et s'assit à côté d'elle. Elle le fixa puis regarda Montoya, et une incrédulité d'un autre genre la gagna en reconnaissant derrière le docteur la cloison et le plafond bas d'une pinasse ou d'une navette. L'arrangement ne lui était pas familier, et on avait installé des rideaux pour isoler la rangée de sièges rabattus qui lui servaient de lit mais, quoi qu'il en soit, elle ne se trouvait certainement pas dans la zone de détention du Tepes. Elle se tourna vers LaFollet, l'air interrogateur. «  Comment? demanda-t-elle simplement, et il sourit. — On se le demande encore nous-mêmes, milady, répondit-il, ironique. Mais on sait à qui on le doit. » Il regarda Montoya, le sourcil arqué, et le docteur attrapa le poignet d'Honor. Il lui prit le pouls pendant plusieurs secondes, puis examina son œil valide et hocha la tête. «  Je pense qu'elle est de taille, fit-il. Mais dites bien au commandant que quand je vous mettrai dehors, vous y resterez. — Bien, monsieur », dit LaFollet dans un sourire. Il se releva, tapota l'épaule d'Honor, puis se retourna et passa les rideaux. Honor commença à se tortiller obstinément pour se redresser sur son lit. Montoya, qui s'apprêtait à la tancer, soupira, secoua la tête d'un air résigné et l'aida à s'asseoir en la calant sur des oreillers. Elle lui adressa un sourire de remerciement, mais son attention se reporta sur Nimitz qui s'installait sur ses genoux. Elle avait ressenti son accès de douleur, et son œil valide s'assombrit en remarquant le boitillement qui remplaçait sa grâce habituelle. Elle l'aida à s'installer, et ses doigts tremblaient en caressant son épaule et son membre intermédiaires tordus. Elle releva la tête vers Montoya, qui soutint son regard sans ciller. « J'ai fait de mon mieux avec ce que j'avais, pacha, dit-il, mais ces salauds ne voulaient pas me donner grand-chose. La bonne nouvelle, c'est qu'à part les dégâts causés à l'os et à l'articulation il a l'air d'aller bien – et si nous pouvons le ramener à la maison, n'importe quel chirurgien vétérinaire sphinxien compétent pourra les réparer. La mauvaise nouvelle, c'est qu'il ressentira une douleur sourde constante et qu'il ne montera pas aux arbres tant qu'il n'aura pas vu de chirurgien. — Vous avez tort, Fritz, répondit-elle en posant une main légère sur la tête du chat sylvestre. La vraie bonne nouvelle, c'est qu'il est vivant. Et c'est à Shannon Foraker et vous que je le dois, pas vrai ? — À Foraker plus qu'à moi », protesta Montoya. Il ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, puis la referma comme on tirait les rideaux. Honor tourna la tête, et son sourcil droit s'arqua de surprise renouvelée en reconnaissant l'homme aux yeux noisette en uniforme de la Flotte populaire qui se tenait à côté d'Alistair McKeon. Warner Caslet lui adressa un sourire en coin et haussa les épaules. — Je ne m'attendais pas à vous revoir dans ces conditions, milady, commença-t-il ironiquement, mais, vu l'autre choix qui nous était offert – à tous deux –, je suis ravi d'avoir cette chance. — Warner », fit-elle, étonnée, avant de regarder McKeon. L'imposant capitaine semblait presque aussi fatigué qu'elle et il y avait des trous dans son sourire, mais ses yeux brillaient quand il prit la main qu'elle lui tendait. « On est loin de Basilic, hein ? dit-il, et Honor se surprit à rire. — En effet, oui. » Puis elle vit Horace Harkness derrière lui. Le maître principal paraissait gêné, au point qu'on aurait cru qu'il allait se tortiller sur place en regardant ses pieds. Elle reporta son attention vers McKeon et haussa une nouvelle fois le sourcil. « J'ai le sentiment que l'adjudant Babcock va être fière de son mari quand on le ramènera à la maison, fit le capitaine avec un sourire. C'est lui qui nous a tous sortis de là. — C'est ce que j'ai cru comprendre. » Honor posa de nouveau l'œil sur Harkness, et cette fois le maître principal regarda bel et bien ses pieds. « Oui, madame. Il a... euh... convaincu les Havriens qu'il passait dans leur camp, obtenu l'accès à un de leurs mini-ordinateurs – je lui laisse le soin de vous donner les détails plus tard – et piraté leur système central. Il a monté le plan d'évasion complet... et pour couronner le tout, il s'est arrangé pour que l'ennemi nous croie tous morts. — Je ne... » commença Honor avant de s'interrompre. Il s'était passé trop de choses, et elle n'était pas en état de les assimiler toutes. Cela viendrait plus tard, et elle soupçonnait qu'il leur faudrait un certain temps pour tout lui raconter, mais pour l'instant... « Je veux entendre l'intégralité de l'histoire quand je serai en état de la comprendre, dit-elle à ses subordonnés. Mais pour l'instant, j'aurais plutôt besoin d'un rapport sur notre statut. — Bien, madame. » McKeon se frotta un moment le sourcil comme pour rassembler ses idées. « Pour faire bref, madame, nous sommes à la surface de la planète Hadès. Grâce à Harkness, qui est sans doute le pirate le plus rusé pour se frayer un chemin hors d'une prison de sécurité maximale – enfin, de n'importe quelle autre prison de sécurité maximale –, nous avons réussi à quitter le Tepes alors qu'il se trouvait encore en orbite planétaire. Mieux, il a carrément fait sauter le vaisseau, et les Havriens nous croient disparus avec lui. — Il a... » Honor écarquilla l'œil puis regarda Harkness. « Vous avez fait sauter le vaisseau, maître principal ? demanda-t-elle d'un air circonspect. — Euh... oui, madame, marmonna Harkness en prenant une teinte écarlate inquiétante. En fait, euh... j'ai, disons... — Il a montré ce qui se produit quand une pinasse active ses bandes gravitiques à l'intérieur d'un hangar d'appontement, pacha », intervint McKeon, et Honor écarquilla de nouveau l'œil avec un respect mêlé d'épouvante. « Je vois », dit-elle. Puis le côté droit de sa bouche frémit. « Rappelez-moi de ne jamais, jamais vous mettre en colère, Horace. » Harkness s'empourpra de plus belle en l'entendant l'appeler par son prénom pour la première fois depuis onze ans qu'ils se connaissaient. Il commença de marmonner quelque chose puis s'interrompit, la regarda et haussa les épaules d'un air impuissant. « II a également tiré pas mal d'informations sur Hadès de la base de données du Tepes, poursuivit McKeon, autant pour éviter tout embarras supplémentaire au maître principal que pour mettre Honor au courant. Je les parcours depuis que nous avons atterri, et je comprends pourquoi les Havriens jugent cette prison plutôt sûre. — Ah oui ? » Honor lui retourna son regard, plus attentive encore. « Oui, madame. C'est bien simple : il n'y a pas le moindre aliment métabolisable par un humain sur toute la planète. » L'œil d'Honor s'étrécit, et il hocha la tête. « Vous comprenez, pacha. Ils n'ont pas besoin d'enfermer quiconque il suffit de maintenir les prisonniers hors des hangars alimentaires. Nous n'avons pas de chiffres concernant la population carcérale, mais si la rumeur dit vrai, ils déposent des prisonniers militaires et politiques ici depuis à peu près soixante-dix ans, et la plupart de ces gens avaient bénéficié du prolong. Il doit y avoir des milliers de prisonniers ici, mais les Havriens les ont répartis sur la surface d'une planète entière en groupes limités qui ne peuvent guère s'éloigner de l'endroit où on les a déposés, car c'est là qu'on livre leurs rations. — Je vois. » Honor caressa les oreilles de Nimitz et plissa le front. « Quel effectif en garnison ? — Encore une fois, nous n'avons pas de chiffres précis, mais j'estime leur présence entre mille et mille cinq cents hommes. Leur installation principale se trouve sur une île au milieu du plus grand océan de la planète. Elle est couverte par une reconnaissance satellite et, d'après la base de données du Tepes, ils ont disposé des défenses antiaériennes légères et moyennes autour de la base. Le seul contact entre elle et le reste de la planète se fait par la voie des airs et, une fois expédiés à la surface, les prisonniers ne sont pas autorisés à se rendre sur l'île. » McKeon haussa les épaules. « Puisqu'ils contrôlent la seule source de nourriture et le seul moyen de l'atteindre ainsi que les défenses orbitales autour de la planète, la sécurité ne les a jamais beaucoup inquiétés. — Je vois », répéta Honor. Puis elle désigna de la main les cloisons autour d'eux. « Mais maintenant ? suggéra-t-elle. — Maintenant, cela pourrait bien changer, acquiesça McKeon avec un sourire déplaisant. Grâce à l'ami Harkness, nous avons deux navettes d'assaut lourdes avec un stock d'artillerie externe presque plein, des râteliers complets d'armes de poing et un bon nombre d'armures corporelles simples. » Honor sentit son sourcil se hausser et adressa un autre regard respectueux au maître principal. « Nous sommes également à peu près sûrs que l'ennemi ignore notre présence, poursuivit McKeon. D'après ce que Harkness a tiré de la base de données du Tepes, ils possèdent un bon réseau de surveillance satellite, mais celui-ci se concentre sur leur installation principale, or nous avons atterri de l'autre côté de la planète. De plus, nous avons effectué une approche en branche morte sans utiliser nos impulseurs, et nous n'avons enclenché l'antigrav qu'à moins de cent mètres du sol. Impossible qu'on nous ait vus opérer notre entrée dans l'atmosphère ni atterrir, et cet endroit est recouvert d'une jungle à trois niveaux, donc nous n'avons pas eu grand mal à camoufler les navettes une fois à terre. De plus, nous sommes ici depuis plus de trois jours locaux maintenant. S'ils avaient soupçonné que nous nous en étions tirés lors de l'explosion du Tepes, nous serions noyés sous les vols de reconnaissance. Dans ces circonstances, SerSec aurait sans doute demandé aux appareils légers du Comte de Tilly de nous rechercher, or nous n'avons pas observé de trafic aérien. — Très bien, dit Honor au bout d'un moment. Il me semble que ce pan de votre analyse est juste, mais que faisons-nous à partir de là ? — Ça dépend de vous, madame, et, franchement, je n'en suis pas mécontent, répondit honnêtement McKeon. Pour l'instant nous sommes au sol et bien cachés. Nous avons un peu de matériel avec lequel travailler et assez de rations de survie pour nous durer cinq mois si nous faisons attention. Mais nous ne sommes que dix-huit – ou vingt, en comptant Warner et Nimitz (il adressa un signe de tête et un sourire d'excuse ironique à l'officier havrien) – et l'ennemi dispose d'une puissance de feu largement supérieure à la nôtre. Sans parler de leur base établie, d'au moins une douzaine de pinasses armées et de ces satanés satellites pour surveiller leurs arrières. Par où qu'on envisage la situation, madame, nous sommes en large infériorité numérique ! — En infériorité numérique, Alistair ? » Honor se radossa, ses longs doigts plongés dans la fourrure douce et tiède de Nimitz. La tête rasée, le visage à demi mort et le bras amputé, elle avait plus que jamais l'air d'un loup décharné, à moitié affamé, mais dans son œil brillait la sauvagerie d'un chef de meute. Elle le posa sur les hommes qui l'entouraient et retroussa le côté droit de sa lèvre supérieure pour découvrir les dents. — Vous nous avez sortis du Tepes et amenés sur cette planète, dit-elle. Il y avait deux ou trois mille personnes à bord de ce vaisseau, avec des armes et les combinaisons commandant l'accès à nos cellules, mais vous nous avez quand même tirés de là, et nous sommes bien mieux équipés maintenant qu'alors, non ? » Elle soutint le regard de McKeon jusqu'à ce qu'il acquiesce puis passa encore une fois les autres en revue. Elle n'aurait pas su définir ou décrire le flot féroce de ses émotions, même si sa vie en avait dépendu, mais cela n'avait pas d'importance. Elle n'avait pas besoin de définir ou décrire quoi que ce soit, car elle sentait la même détermination, le même défi lui revenir de la part de ses officiers. Elle ne vit pas combien ces émotions se concentraient sur elle, elle ignorait qu'ils voyaient en elle le symbole vivant de leur victoire, et cela n'importait pas non plus. Ce qui comptait, c'était cet instant, l'impression que des épées nues se levaient dans le matin et que des voix nombreuses prêtes à défier les dieux eux-mêmes grondaient derrière elle. Et en entendant l'écho intérieur de ce défi, elle sut que n'avoir que vingt hommes et deux navettes sans capacité supraluminique sur une planète à cent cinquante années-lumière du territoire ami le plus proche n'avait aucune importance, car il était inconcevable que l'ennemi parvienne à y maintenir ses hommes. Pas après tout ce qu'ils avaient déjà accompli. Si quelqu'un est en infériorité numérique dans le coin, dit doucement Lady dame Honor Harrington à ses amis, ce sont les Havriens. »