PROLOGUE On n'entendait pas un bruit dans l'immense salle plongée dans la pénombre. L'amphithéâtre du cours de perfectionnement tactique se flattait d'abriter la deuxième plus grande cuve holo de la Flotte royale manticorienne et pouvait accueillir plus de deux mille personnes assises. En l'occurrence, le groupe emmené par l'amiral Sir Lucien Cortez, Cinquième Lord de la Spatiale, et le vice-amiral Alice Cordwainer, juge avocat général de la FRM, n'occupait que trente-sept sièges, et tous ses membres observaient attentivement la cuve. L'image d'une grande femme au visage volontaire s'y détachait, assise droite et raide sur sa chaise, calme pourtant, les mains croisées sur la table à côté de son béret blanc de commandant de vaisseau stellaire. Des planètes dorées l'identifiant comme capitaine de la Liste brillaient au col de son uniforme noir, et elle faisait franchement face à la caméra HV, le visage dénué d'expression. « Et que s'est-il passé exactement après le dernier changement de trajectoire du groupe d'intervention, capitaine Harrington ? » Une légende en caractères rouge sang attribuait la voix off au commodore Vincent Capra, président du comité d'enquête dont les recommandations rassemblaient aujourd'hui ces spectateurs dans l'amphithéâtre. L'ennemi a changé de vecteur pour se lancer à notre poursuite, monsieur. » Le soprano du capitaine Harrington était étonnamment doux pour une femme de sa taille, mais sa voix restait froide, presque lointaine. « Et la situation tactique ? insista Capra. Le groupe d'intervention essuyait un feu nourri, monsieur, répondit-elle sur le même ton impersonnel. Je crois que le Circé a été détruit au moment du changement de cap. Nous avons perdu l'Agamemnon environ cinq minutes plus tard, et plusieurs autres unités ont subi avaries et pertes humaines. Qualifieriez-vous cette situation de désespérée, capitaine ? Je la qualifierais de... critique, monsieur », répondit Harrington après quelques instants de réflexion. Il y eut un bref silence, comme si son interlocuteur attendait la suite. Toutefois, elle demeura obstinément calme et détachée, et le commodore Capra soupira. « Très bien, capitaine Harrington. La situation était donc "critique", l'ennemi avait modifié sa trajectoire pour se lancer à votre poursuite et avait détruit l'Agamemnon. Étiez-vous en contact avec le pont d'état-major du Victoire et l'amiral Sarnow ? En effet, monsieur. C'est donc à ce moment qu'il a ordonné au groupe d'intervention de se disperser ? Je crois qu'il en avait l'intention, monsieur, mais, si c'était le cas, il a été interrompu avant de pouvoir effectivement donner cet ordre. Et de quelle manière a-t-il été interrompu, capitaine ? Par un rapport en provenance de notre réseau de capteurs, monsieur. Nos plateformes avaient détecté l'arrivée des supercuirassés de l'amiral Danislav. Je vois. Et l'amiral Sarnow a-t-il alors ordonné au groupe d'intervention de ne pas se disperser ? Non, monsieur. Il a été blessé avant de pouvoir donner d'autres ordres, répondit le calme soprano. Et comment a-t-il été blessé, capitaine ? Dans quelles circonstances ? » La voix off paraissait désormais presque irritée, comme frustrée par le professionnalisme impassible d'Harrington. « Le Victoire a subi plusieurs frappes, monsieur. L'une a détruit le hangar d'appontement numéro un, le centre d'opérations de combat et le pont d'état-major. Plusieurs membres de l'équipe de l'amiral ont péri et lui-même a été gravement blessé. Il a perdu connaissance ? Oui, monsieur. Et avez-vous confié le commandement du groupe d'intervention à l'officier le plus gradé restant? Non, monsieur. Vous avez gardé le commandement ? » Harrington acquiesça en silence. « Pourquoi, capitaine ? D'après moi, monsieur, la situation tactique était si critique que nous ne pouvions risquer la moindre confusion dans la chaîne de commandement. Je possédais des informations – le fait que l'amiral Danislav était arrivé – que le capitaine Rubenstein, l'officier le plus gradé, ignorait peut-être et nous disposions de très peu de temps. Donc vous avez pris la responsabilité de commander le groupe d'intervention tout entier au nom de l'amiral Sarnow ? » La question de Capra était brusque : sans condamner le capitaine, elle devait éclaircir un détail crucial. Harrington hocha encore la tête. « Oui, monsieur, dit-elle sans montrer aucune émotion alors qu'elle admettait avoir violé au moins cinq articles différents du code de guerre. Pourquoi, capitaine ? insista Capra. En quoi manquiez vous de temps au point de justifier une telle décision de votre part ? Nous approchions du point de dispersion dont nous étions convenus, monsieur. L'arrivée de l'amiral Danislav nous donnait l'occasion d'amener l'ennemi dans une position telle qu'il ne pourrait éviter l'interception, mais seulement si nousrestions groupés pour lui offrir une cible digne d'être poursuivie. Étant donné les avaries qu'avaient subies les installations de com du capitaine Rubenstein, j'ai jugé trop grand le risque que le groupe d'intervention se disperse comme prévu avant que le capitaine soit complètement informé de la situation pour exercer le contrôle tactique. Je vois. » Il y eut encore un long silence, uniquement rompu par ce qui ressemblait au bruit de feuilles de papier froissées hors champ. Puis Capra reprit la parole. « Très bien, capitaine Harrington. Veuillez expliquer à la commission ce qui s'est passé environ quatorze minutes après que l'amiral Sarnow eut été blessé. » Une première trace d'émotion, discrète, troubla le visage du capitaine Harrington. Ses yeux en amande semblèrent se durcir et briller d'un éclat froid et dangereux; sa bouche se pinça. Pour un instant seulement. Puis toute expression disparut à nouveau de son visage, et rien de ce qui avait brillé dans ses yeux ne teintait sa voix impassible lorsqu'elle répondit à son tour par une question. « Je suppose, monsieur, que vous faites allusion au mouvement de la dix-septième escadre de croiseurs lourds ? En effet, capitaine. C'est à peu près à ce moment que la dix-septième escadre s'est détachée du groupe d'intervention et dispersée, fit Harrington, la voix encore plus froide et inexpressive. Sous la responsabilité de... ? Du capitaine Lord Young, monsieur, devenu dans les faits officier commandant de l'escadre suite à la mort du commodore Van Slyke un peu plus tôt dans les combats. Lui avez-vous ordonné de se détacher ? Non, monsieur, je ne l'ai pas fait. Il a donc agi de sa propre initiative et sans en avoir reçu l'ordre de la part du vaisseau amiral ? Tout à fait, monsieur. Lui avez-vous ordonné de revenir en formation ? Oui, monsieur. Plus d'une fois ? Oui, monsieur. Et a-t-il obéi à vos ordres, capitaine ? demanda calmement Capra. Non, monsieur, répondit Harrington comme une machine. Il n'a pas obéi. Les autres unités de la dix-septième escadre ont-elles regagné leur position lorsqu'elles en ont reçu l'ordre ? Oui, monsieur. Et le vaisseau du capitaine Young ? Il a continué de s'éloigner, monsieur », répondit tout bas l'image d'Honor Harrington, et un écho de cet éclat dur et effrayant brilla dans ses yeux alors que le film se figeait. Quelques instants de silence total suivirent, puis l'image disparut. Les lumières revinrent et tous les yeux se tournèrent vers le capitaine du cabinet du JAG qui s'éclaircissait la gorge, debout derrière le pupitre d'orateur. « Voilà pour ce qui nous intéresse dans la déclaration de Lady Harrington à la commission d'enquête, mesdames et messieurs. » Elle parlait d'une voix grave et ferme qui portait loin, trait naturel de cette avocate expérimentée. « Sa déclaration complète ainsi que les autres témoignages recueillis par la commission sont bien sûr à votre disposition. Souhaitez-vous en visionner d'autres extraits avant que nous ne reprenions ? » L'amiral Alice Cordwainer jeta un coup d'œil à Cortez et haussa un sourcil en se demandant s'il avait saisi les mêmes subtilités qu'elle. Probablement. Elle était peut-être juriste de formation, plus sensible que la plupart des gens aux non-dits et à la façon dont on évitait d'aborder certains sujets mais le Cinquième Lord, en tant qu'officier de vaisseau, avait l'expérience des combats, elle l'avait vu dans ses yeux et au pincement de ses lèvres tandis qu'il écoutait le récit froid des événements que faisait Lady Harrington. Cortez secoua la tête, et le JAG reporta son regard vers la femme qui se tenait derrière le pupitre. « S'il y a des questions, nous pourrons visionner le reste du document après votre exposé, capitaine Ortiz, fit-elle. Continuez. « Bien, madame. » Ortiz acquiesça et baissa les yeux; elle tapa sur quelques touches pour parcourir les notes de son bloc-mémo et releva la tête. « C'est le document suivant qui m'a poussée à demander au CPT de nous prêter sa cuve bobo, madame. Ce que vous allez voir est la reconstitution des épisodes significatifs de la bataille, effectuée à partir des enregistrements des capteurs de toutes les unités survivantes du groupe d'intervention Hancock-zéro-zéro-un. Certaines données sont manquantes car le groupe d'intervention a subi de lourdes pertes, mais nous avons réussi à combler les trous en interpolant les données recueillies par lescuirassés de l'amiral Chin. À l'aide de ces informations, les ordinateurs du CPT ont généré l'équivalent des visuels d'un centre d'opérations de combat, avec une compression temporelle de.. (Ortiz jeta un nouveau regard à son bloc-mémo) environ cinq. La séquence commence peu avant la blessure de l'amiral Sarnow. Elle enfonça des boutons et les lumières faiblirent à nouveau. Un brouillard lumineux occupa brièvement l'immense cuve holo, puis la mise au point s'effectua brusquement, et Cordwainer sentit Cortez se raidir à côté d'elle tandis que les icônes brillantes d'un visuel de combat apparaissaient sous leurs yeux. La plus grande partie de cette projection à deux niveaux reproduisait le système de la naine rouge de Hancock jusqu'à l'hyperlimite de onze minutes-lumière. Les codes lumineux épars de planètes et le point vert désignant la base de radoub de la Flotte, cœur de la station de Hancock, y brillaient, mais trois codes plus lumineux attiraient l'œil comme des aimants. Même l'énorme cuve du CPT ne pouvait représenter les vaisseaux de guerre individuellement à pareille échelle, mais un seul des points lumineux affichait le vert franc des unités manticoriennes; les deux autres brillaient du morose cramoisi attribué aux formations hostiles. Des fuseaux de lumière les reliaient tous les trois à des vues éclatées qui, elles, permettaient d'observer les unités individuelles et leur position relative. Le JAG n'avait pas reçu de formation tactique, mais elle n'en avait pas besoin pour comprendre la tension soudaine de Cortez. L'une des taches cramoisies la plus grosse, et de loin restait presque immobile, à mi-chemin à peine entre l'hyperlimite et la station de Hancock, et les icônes des unités correspondantes l'identifiaient comme composée d'un nombre effrayant de supercuirassés de la Flotte populaire. Mais la deuxième force ennemie se trouvait beaucoup plus près de la base et s'en rapprochait rapidement, tout en rattrapant peu à peu le groupe d'intervention H001. La poignée de points verts souffrait d'une terrible infériorité numérique plus alarmante encore si l'on considérait les puissances de feu relatives face aux points rouges des navires lancés à sa poursuite. Des six croiseurs de combat qui constituaient les unités les plus lourdes du groupe manticorien, trois arboraient déjà la bande jaune intermittente signalant des avaries, or six cuirassés menaient la charge des Havriens dans leur sillage. Cordwainer grimaça en voyant les éclats de missiles aller et venir entre les deux formations. Les Havriens pilonnaient le GI-H001 à raison d'au moins trois missiles pour chacun de ceux qu'envoyaient les Manticoriens. Difficile d'en être certain l'échelle temporelle compressée réduisait terriblement le temps de vol des projectiles et rendait impossible toute estimation mais le groupe d'intervention semblait frapper au but au moins aussi souvent que l'ennemi. Hélas, ce dernier pouvait supporter beaucoup plus de coups. « Le groupe d'intervention a déjà perdu deux croiseurs de combat à ce stade, fit la voix détachée du capitaine Ortiz, invisible dans le noir. Les Havriens ont subi des pertes beaucoup plus lourdes grâce à l'embuscade que leur a d'abord tendue l'amiral Sarnow, mais il faut garder à l'esprit que l'amiral a perdu ses deux commandants de division les plus gradés ainsi que le commodore Van Slyke. Bref, à cet instant, il ne reste plus au sein du groupe d'intervention aucun officier général à l'exception de l'amiral Sarnow lui-même. » Cordwainer hocha la tête en silence; elle écoutait la respiration saccadée de Cortez à côté d'elle et grimaça lorsqu'un autre navire manticorien un croiseur léger cette fois disparut subitement du visuel. Deux des croiseurs de combat endommagés essuyèrent également de nouvelles frappes. La bande jaune qui entourait l'un d'eux elle plissa les yeux pour distinguer son nom à côté de l'icône : HAIS AGAMEMNON se teintait désormais du rouge des dommages critiques, et elle frissonna en essayant d'imaginer ce que ressentait un équipage qui se savait à portée d'un vaisseau doté d'une puissance de feu huit à neuf fois supérieure. « Nous approchons du changement de trajectoire final du groupe d'intervention », fit calmement Ortiz, et le JAG regarda le vecteur du GI-H001 dévier d'au moins quinze degrés. Elle se mordit la lèvre au moment où les cuirassés havriens obliquèrent pour couper sa trajectoire, et l'image se figea soudain. « À cet instant, l'amiral Sarnow joue sa dernière carte pour attirer l'ennemi loin de la base et de son personnel », expliqua le capitaine Ortiz, et l'image s'anima de nouveau. Les vues éclatées demeurèrent inchangées, mais la vision du système fut ramenée à une minuscule fraction de l'affichage afin de laisser la place à trois nouvelles projections. Cette fois, il ne s'agissait pas de codes lumineux et de vaisseaux, mais de ponts de commandement et d'officiers manticoriens étrangement figés, comme s'ils attendaient que le temps reprenne son cours. « Nous allons maintenant examiner les événements qui ont amené les décisions de la commission d'enquête, poursuivit Ortiz. Une étude approfondie des réunions et des discussions de l'amiral Sarnow avec ses commandants d'escadre et ses capitaines avant la bataille révèle clairement qu'ils comprenaient tous sa volonté d'écarter l'ennemi de la base par tous les moyens possibles, notamment en utilisant ses propres navires comme leurres. Dans le même temps, je devrais peut-être souligner, à la décharge de Lord Young, que ces mêmes discussions concernaient également l'intention qu'avait l'amiral de voir ses unités se disperser et fuir indépendamment dès qu'il s'avérerait impossible de poursuivre la diversion, bien que l'exécution d'une telle manœuvre demeurât conditionnée par un ordre exprès du vaisseau amiral. » Elle marqua une pause comme si elle attendait des commentaires, mais il n'y en eut pas et elle reprit : « À partir de maintenant, nous passons en temps réel et les projections des ponts de commandement tirées des enregistreurs des vaisseaux respectifs sont synchronisées avec les événements qui se déroulent sur le visuel tactique. Pour votre information, ceci (l'une des projections passa en surbrillance) est le pont d'état­major du HMS Victoire. Ceci (la suivante s'illumina) le pont de commandement du Victoire; et voilà celui du croiseur lourd HMS Sorcier. » Elle s'arrêta de nouveau pour attendre les questions, puis la sculpture lumineuse complexe de la cuve reprit vie comme si elle l'avait touchée du bout de sa baguette magique. Cette fois, le silence fut brisé par le hurlement des alarmes, les signaux prioritaires et les bruits effrénés de la bataille en fond sonore. Les projections des ponts de commandement étaient terriblement réalistes. Il ne s'agissait pas d'images froides et sans vie, elles étaient authentiques, et Cordwainer se sentit glisser jusqu'au bord de son siège confortable, submergée par leur crudité. D'ailleurs, elle n'était pas la seule. Elle entendit quelqu'un grogner derrière elle au moment où quatre missiles havriens au moins frappaient de plein fouet le croiseur lourd Circé, qui explosa sous l'effet de leurs lasers à rayons X, mais elle gardait les yeux rivés sur le pont du Victoire et sur une femme qui ne ressemblait pas du tout au capitaine froid et détaché dont ils venaient de visionner le témoignage. « Com, formation Réno. Faites approcher les croiseurs ! » L'ordre d'Honor Harrington résonna, chargé d'autorité, et le groupe d'intervention tout entier se réaligna instantanément sur le visuel tactique comme une machine. Cette manœuvre rendait les défenses antimissiles de la formation bien plus efficaces même Cordwainer s'en rendait compte , pourtant ce n'était qu'une observation périphérique, presque secondaire, par rapport à la vue d'Harrington chevauchant son fauteuil de commandement comme une Walkyrie sa monture ailée. On aurait dit sa présence inéluctable : elle n'aurait pu se trouver nulle part ailleurs dans l'univers, semblait-il. Elle était l'âme de l'activité à la fois frénétique et disciplinée du pont de son navire, pourtant elle paraissait au-dessus de cette frénésie. Son visage demeurait froid, sans expression non pas détaché mais déterminé, avec la concentration intense et totale du tueur , et ses yeux bruns lançaient des flammes gelées. Cordwainer sentait sa concentration étendre son effet à tous les officiers du pont, comme si Harrington était un maestro prenant en main un orchestre formidablement entraîné pour l'emmener jouer sur des sommets qu'il n'aurait jamais atteints sans elle. Elle évoluait dans son élément, elle faisait le métier qu'elle était née pour exercer et emportait les autres dans son élan, dirigeant son navire qui lui-même menait le groupe d'intervention dans la bataille. L'homme blême et ruisselant de sueur assis dans le fauteuil de commandement du HMS Sorcier n'avait aucune substance, comparé à elle. Il était si banal, si insignifiant qu'on le remarquait à peine. Quant à l'amiral Sarnow et son état-major, le JAG les observait du coin de l’œil. Elle reconnaissait intellectuellement le talent de l'amiral et sa détermination au moins aussi ferme que celle d'Harrington, sa capacité hors du commun à conceptualiser une situation tactique extrêmement complexe, l'autorité qui émanait de sa personne, pourtant il semblait étrangement éloigné. Pas diminué, non, mais... poussé dans l'ombre, un pas derrière la flamme brillante et glacée du capitaine du Victoire. C'était le cerveau du groupe d'intervention, mais Harrington en était l'âme, se dit Cordwainer tout en s'étonnant intérieurement de ses propres réflexions. Elle n'avait pas l'habitude de ce genre de métaphores qui juraient avec sa formation froide et analytique, pourtant elles seules paraissaient convenir. Pacha, nous avons perdu l'Aganzeninon! » lança une voix sur le pont du Victoire, et Cordwainer se mordit la lèvre à la disparition d'une icône verte supplémentaire, mais ses yeux restèrent fixés sur le visage d'Harrington et le léger tic qui agitait le coin droit de sa bouche tandis que son co-divisionnaire périssait. Rapprochez-nous de l'Intolérant. Tactique, reliez-nous à son réseau antimissiles. » Les confirmations fusèrent, mais son regard resta rivé sur l'écran de com qui la reliait au pont d'état-major de l'amiral Sarnow, et on lisait autre chose dans ses yeux : une nuance d'amertume, âpre comme un poison, tandis que l'amiral lui rendait son regard. Le groupe d'intervention payait trop cher pour une simple diversion qui ne sauverait pas la base, et ils le savaient tous les deux. Leurs navires mouraient pour rien, et Sarnow ouvrit la bouche pour donner l'ordre de dispersion. Mais il n'en fit rien. Il se retourna brusquement au cri d'un membre de son état-major, et de nouveaux codes lumineux verts apparurent sur la représentation du système et le visuel tactique de la cuve holo. Quarante non, cinquante ! nouveaux vaisseaux arrivaient sur l'hyperlimite, des bâtiments manticoriens emmenés par dix cuirassés, et Sarnow, tendu, les regarda adopter une trajectoire d'interception et commencer d'accélérer. Il se retourna vers le capitaine Harrington, les yeux brillants... et au même instant le Victoire gémit et se tordit de douleur : des lasers à rayons X pénétraient son blindage et s'enfonçaient profondément dans sa coque. Sur le pont, des écrans clignotèrent avant de s'éteindre : le centre d'opérations de combat explosait; le pont d'état-major, quant à lui, connaissait un véritable holocauste. Cordwainer s'enfonça dans son siège, les poings serrés sous le choc, tandis que la cloison arrière du pont d'état-major volait en éclats dans un vacarme assourdissant. Des débris de blindage chauffés à blanc traversèrent le pont dans un hurlement, transperçant ordinateurs, visuels, consoles de commandement et chair humaine dans un accès de violence sanglant pendant que des torrents d'atmosphère s'échappaient en hurlant par les fissures de la coque. Le JAG n'avait jamais vu de combat. C'était une femme imaginative et très intelligente, pourtant seule la réalité aurait pu la préparer à l'horreur et au chaos de cet instant, à l'incroyable fragilité des êtres humains face à la destruction et au déchaînement des éléments qu'ils provoquaient. Son estomac se souleva lorsque l'amiral Sarnow fut projeté hors de son fauteuil de commandement, les jambes horriblement mutilées, la combinaison soudain imprégnée de sang. Elle arracha son regard à la fumée, détourna son attention du hurlement des alarmes, des cris des survivants et des mourants, et lut le choc sur le visage d'Honor Harrington. La conscience de ce qui venait d'arriver à son amiral et à son vaisseau. Cordwainer vit tout se jouer à cet instant : Harrington sut immédiatement ce que cela signifiait et prit aussitôt, instinctivement, sa décision. Sa voix n'en laissa rien paraître tandis qu'elle accusait réception du flot de rapports d'avarie, mais le TAG savait. Harrington était le capitaine de pavillon de Sarnow, son second sur le plan tactique, mais l'autorité passait avec l'amiral. Elle n'avait légalement pas le choix : elle devait informer l'officier le plus gradé restant qu'il prenait le commandement, pourtant elle s'imposa de se carrer dans son fauteuil lorsque les rapports d'avarie cessèrent... et elle se tut. Le groupe d'intervention poursuivait sa course sous le feu des missiles, et le HMS Victoire encaissait coup après coup. Les Havriens avaient-ils compris qu'il s'agissait du vaisseau amiral ou le considéraient-ils seulement comme le plus massif et le plus puissant de leurs ennemis ? Peu importait. Leurs projectiles se précipitaient sur le Victoire comme un tourbillon de flammes dans lequel le navire se tordait. Les croiseurs lourds Merlin et Magicien s'accrochaient à ses flancs et joignaient leur feu défensif au sien et à celui de l'Intolérant, mais ils ne pouvaient arrêter tous les missiles, et l'image holo du pont de commandement d'Harrington frémit et tressauta encore et encore, à mesure que les coups portaient. Son bâtiment se tordait de douleur, mais une nouvelle icône brillait devant le groupe d'intervention sur le visuel, un point de mire lumineux que même Cordwainer reconnut : le point à partir duquel il deviendrait mathématiquement impossible aux Havriens d'échapper aux cuirassés manticoriens qui venaient d'arriver et demeuraient hors de portée de leurs capteurs embarqués. Les minutes s'écoulaient lentement; elles s'écrivaient dans le tonnerre et la mort d'êtres humains, mettant à rude épreuve les nerfs des spectateurs silencieux. Les survivants mutilés du GI-H001 se dirigeaient vers ce point de mire, payant courageusement de leur sang la possibilité d'attirer l'ennemi vers sa ruine. Des débris et de l'atmosphère s'échappaient de la coque blessée du Victoire que les Havriens détruisaient à petit feu, et Cordwainer se tassa dans son siège en voyant la détermination farouche que reflétaient les yeux d'Harrington et sa douleur devant la mort de ses hommes. Elle l'encourageait en silence et s'efforçait avec elle d'atteindre l'objectif. Et puis tout bascula. Un unique missile prit pour cible le HMS Sorcier. Il échappa aux défenses actives du croiseur lourd encore indemne et se précipita sur lui. Il détona, et deux lasers entamèrent le navire. Les dégâts furent soudains et choquants, bien qu'infimes comparés à ceux que d'autres bâtiments avaient subis, mais une voix de ténor stridente, chargée de terreur, détourna tous les regards du pont de commandement du Victoire vers le capitaine Lord Pavel Young. « Ordre à toute l'escadre ! Dispersion des bâtiments ! Je répète, dispersion des bâtiments ! » Cordwainer reporta son attention vers le visuel tactique et, horrifiée, regarda la dix-septième escadre de croiseurs lourds lui obéir. Les unités se détachèrent de la formation principale toutes sauf le HMS Merlin, qui resta fermement agrippé au flanc du Victoire, s'escrimant à écarter le feu qui s'abattait sur son navire amiral et le chaos frappa le réseau dense des défenses antimissiles du groupe d'intervention. Le croiseur léger Arethusa explosa sous l'effet d'une frappe directe et d'autres missiles pilonnèrent le HMS Cassandre soudain exposé, lacérant la coque du croiseur de combat et détruisant sa barrière latérale bâbord, ce qui le laissait nu et vulnérable. La voix d'Honor Harrington s'éleva dans le chaos comme une trompette aux notes froides et claires. Contactez le Sorcier! Ramenez-moi ces navires en position ! » Par réflexe, Cordwainer reporta son attention sur le pont du Sorcier tandis que l'officier de com d'Harrington transmettait ses ordres... et que Pavel Young se taisait. Il se contentait de fixer son propre officier de com, incapable de répondre ou se refusant à le faire. Le visage de son second se durcit, incrédule. Vos ordres, monsieur ? » demanda l'officier d'une voix dure. Young ramena ses yeux affolés vers le visuel, le visage blême et raidi par la terreur, et regarda les Havriens marteler les bâtiments exposés par sa défection. « Vos ordres, monsieur ? » cria presque le second. Les muscles faciaux du capitaine Lord Pavel Young se plissèrent et il serra la mâchoire en se laissant tomber dans son fauteuil de commandement pour contempler son visuel en silence. Pas de réponse de la part du Sorcier, madame. » La voix de l'officier trahissait son immense surprise. Le Victoire trembla sous le coup d'une nouvelle frappe et le commandant releva brusquement la tête. Monet eut un mouvement de recul car le visage d'Harrington n'avait plus rien de froid ni de déterminé. Surprise et fureur brûlaient dans son regard, de même qu'un autre sentiment – une haine brute et hideuse. Sa voix claqua comme un fouet. « Établissez-moi un lien direct avec le capitaine Young ! À vos ordres, madame. » L'officier de com enfonça quelques touches et un écran au genou d'Honor montra le visage de Pavel Young dégoulinant de sueur. « Revenez en formation, capitaine ! » ordonna Harrington. Young se contenta de la regarder en bougeant les lèvres. Le soprano d'Harrington résonnait de haine et de mépris. « Revenez en formation, bon sang! » aboya-t-elle... et l'écran redevint noir Young avait coupé la communication. Harrington observa l'écran nu durant une seconde, abasourdie, et, pendant ce temps, son navire gémit et frémit sous l'effet de nouvelles frappes. Des rapports d'avarie frénétiques se mirent à crépiter autour d'elle, et elle quitta l'écran des yeux pour s'adresser à son officier de com. « Message général à tous les croiseurs lourds. Revenez immédiatement en formation. Je répète, revenez immédiatement en formation ! » Le visuel tactique du système se modifia une fois de plus : quatre des cinq croiseurs en fuite faisaient demi-tour. Ils reprirent leur place dans la formation et se solidarisèrent à nouveau au réseau de défenses actives. Tous sauf un. Le HMS Sorcier poursuivit sa course, s'éloignant du groupe d'intervention, tandis que Young subissait les insultes de son second sur l'image bobo du pont de commandement et lui retournait un torrent d'invectives teintées de panique. Puis la cuve holo tout entière s'éteignit et les lumières revinrent. « Je crois, fit le capitaine Ortiz dans un silence de mort, que cela conclut l'exposé des preuves. » Un capitaine de frégate du bureau du JAG leva la main et Ortiz lui fit un signe de tête. « Oui, capitaine Owens ? Le Sorcier est-il revenu en formation à un moment ou un autre, madame ? Non. » La voix d'Ortiz était inexpressive, et sa neutralité même claironnait sa propre opinion de Pavel Young. Owens se radossa avec une lueur froide et dure dans le regard. Le silence revint et flotta pendant de longs instants, puis le vice-amiral Cordwainer s'éclaircit la gorge et se tourna vers Sir Lucien Cortez. « Je ne crois pas qu'il y ait le moindre doute quant au fait que Lady Harrington a excédé sa propre autorité en ne transmettant pas le commandement, Sir Lucien. Toutefois, il n'y a pas non plus le moindre doute – ni la moindre excuse –concernant l'attitude de Lord Young. Je soutiens sans réserve les recommandations de l'amiral Parks. Je suis d'accord. » La voix de Cortez était sombre, et ses yeux comme sa bouche s'étrécissaient plus encore que ce qu'ils venaient de voir ne semblait le justifier. « Quant aux décisions de Lady Harrington, l'amiral Sarnow, l'amiral Parks, le Premier Lord de la Spatiale, la baronne de l'Anse du Levant et S'a Majesté elle-même les ont tous soutenues. Je ne pense pas que vous ayez à vous en soucier, Alice. Je suis soulagée de l'apprendre », répondit tout bas Cordwainer. Elle prit une profonde inspiration. « Dois-je demander au service compétent de commencer la sélection des officiers qui formeront la cour ? Oui. Mais laissez-moi ajouter ceci – un détail qui concerne toutes les personnes présentes. » Le Cinquième Lord de la Spatiale se leva et, le visage sévère, se tourna vers les officiers du JAG blêmes, assis derrière les deux amiraux. « Je souhaite vous rappeler – à tous – que ce que vous venez de voir est confidentiel. Lady Harrington et Lord Young ne sont pas encore rentrés de Hancock, et cette réunion, de même que tout ce que vous avez pu entendre, voir ou lire concernant cette affaire, ne doit pas être porté à la connaissance du public tant que la nomination de la cour n'aura pas été annoncée par mon bureau. Est-ce bien clair ? » Des hochements de tête lui répondirent et il acquiesça à son tour, puis il se retourna une fois de plus et quitta lentement l'amphithéâtre silencieux et secoué. CHAPITRE PREMIER La grande horloge tictaquait sans cesse dans un angle; derrière sa vitre, le balancier marquait lentement secondes et minutes sur un rythme mécanique vieillot. Lord William Alexander, ministre des Finances et deuxième personnage du gouvernement manticorien, observait son mouvement hypnotique. Un chrono moderne beaucoup plus précis brillait en silence sur le bureau le cadran de l'horloge marquait en fait les douze heures standard des jours terriens plutôt que les vingt-trois heures et quelques des journées manticoriennes et il se demanda une fois de plus pourquoi l'occupant de ce bureau s'entourait ainsi d'antiquités. Il pouvait se le permettre, Dieu .lui en était témoin, mais pourquoi ces objets exerçaient-ils une telle fascination sur lui ? Peut-être parce qu'il regrettait un temps où tout était plus simple ? Alexander dissimula un petit sourire triste à cette idée et jeta un regard à l'homme qui se tenait derrière le bureau. Allen Summervale, duc de Cromarty et Premier ministre du Royaume stellaire de Manticore, était un homme mince dont les cheveux blonds avaient depuis longtemps pris une teinte argentée malgré les miracles qu'accomplissait le prolong. Ce n'était pas la vieillesse qui avait blanchi sa chevelure ni creusé ces rides profondes sur son visage, mais les responsabilités écrasantes qui accompagnaient sa fonction. Qui aurait pu lui reprocher de rêver d'un monde moins complexe et ingrat ? Alexander y pensait souvent, et cela l'effrayait car, s'il arrivait un jour malheur à Cromarty, son fardeau retomberait sur ses épaules. Il n'imaginait rien de plus terrifiant et ne parvenait pas à comprendre quelle facette de sa propre personnalité l'avait conduit à se placer dans une situation pareille. D'ailleurs, il n'avait aucune idée de ce qui avait poussé Cromarty à assumer la charge de Premier ministre pendant plus de quinze ans. « Il n'a pas dit pourquoi ? demanda finalement Alexander, brisant le silence rythmé qui lui portait sur les nerfs. Non. » La voix de Cromarty était un baryton profond, doux comme le whisky – une arme politique puissante et souple, qui pour l'instant se teintait d'inquiétude. « Non, répéta-t-il d'un air las, mais quand le président de l'Association des conservateurs sollicite une réunion formelle plutôt qu'une vidéoconférence, je sais d'avance que le sujet de discussion risque fort de me déplaire. » Il eut un sourire forcé, et Alexander acquiesça. Michael Janvier, baron de Haute-Crête, ne figurait pas au rang des personnalités que les deux hommes préféraient. C'était un homme froid et hautain, un bigot trop conscient de sa naissance « élevée ». Qu'Alexander et Cromarty fussent de bien plus haute extraction lui semblait secondaire, une broutille dont il pouvait être contrarié, peut-être, mais pas de quoi se mettre martel en tête. Typique du bonhomme, se dit amèrement Alexander. Le ministre réfléchissait rarement à sa propre naissance – sauf peut-être, de temps à autre, pour regretter ne pas appartenir à une famille moins éminente et puissante, libre d'ignorer la tradition de service public que son père et son grand-père lui avaient inculquée – mais il s'agissait de l'élément déterminant dans l'existence de Haute-Crête. Seules ses origines comptaient à ses yeux car elles lui garantissaient pouvoir et prestige, et la défense mesquine de ses privilèges formait le cœur de sa prétendue philosophie politique. Celle-ci constituait d'ailleurs le point de ralliement de l'Association des conservateurs tout entière, ce qui expliquait pourquoi l'Association ne bénéficiait d'aucune représentation à la Chambre des communes et éclairait son isolationnisme xénophobe. En effet, toute source de tension et de changement dans le système politique manticorien représentait une force supplémentaire à conspirer contre leur noble organisation. Alexander fit la moue et s'enfonça un peu plus dans son siège en se répétant qu'il ne devait pas jurer dans le bureau du Premier ministre. Et qu'il lui faudrait étouffer son aversion pour le personnage lorsque Haute-Crête arriverait enfin. Si seulement ils n'avaient pas besoin de lui et de ses réactionnaires ! Le parti centriste au gouvernement détenait la majorité absolue aux Communes, avec une marge de soixante voix, mais ne jouissait que d'une majorité relative dans la Chambre haute. En s'alliant les loyalistes et l'Association, le gouvernement Cromarty réunissait une faible majorité à la Chambre des Lords. Sans l'Association, cette majorité disparaissait, ce qui conférait à Haute-Crête – si insupportable et détestable fût-il – une importance capitale. Surtout en ce moment. L'unité de com sur le bureau de Cromarty bourdonna pour attirer son attention, et le duc se pencha pour enfoncer une touche. « Oui, Geoffrey ? Le baron de Haute-Crête est là, Votre Grâce. Ah. Faites-le entrer, s'il vous plaît. Nous l'attendions. » Il relâcha le bouton et fit une grimace à Alexander. « Depuis déjà vingt minutes, d'ailleurs. Bon sang, mais pourquoi n'est-il jamais à l'heure ? Tu sais bien pourquoi, répondit le ministre d'un air acide. Il veut s'assurer que tu mesures son importance. » Cromarty eut un grognement amer, puis les deux hommes se levèrent et masquèrent leur véritable expression sous de faux sourires de bienvenue tandis que Haute-Crête était introduit dans la pièce. Le baron ignora son guide. Évidemment, pensa Alexandre. Les paysans ne servaient qu'à se courber et gratter la terre pour leurs seigneurs. Il repoussa au loin cette idée et gratifia leur grand et maigre visiteur du salut le plus aimable dont il était capable. Haute-Crête était encore plus mince que Cromarty mais, sur lui, il en résultait de longs membres dégingandés et un cou qui ressemblait à une paille en plastique. Il lui donnait toujours l'impression d'être une araignée, sentiment que démentaient uniquement son sourire rusé et ses petits yeux froids. Si on l'envoyait à un producteur d'holovision pour le rôle de l'aristocrate crétin et affecté, celui-ci le renverrait à la distribution artistique avec un mémo cinglant sur les stéréotypes et les clichés. « Bonsoir, milord, fit Cromarty en tendant la main pour le saluer. Bonsoir, Votre Grâce. » Haute-Crête la lui serra en un geste étrange et méticuleux – il ne s'agissait pas là d'une attitude adoptée pour l'occasion, Alexander le savait, mais d'un de ses maniérismes naturels – puis il s'assit dans le siège qui faisait face au bureau du Premier ministre. Il s'y carra et croisa les jambes, prenant clairement possession du fauteuil. Cromarty et Alexander reprirent leur place. « Puis-je vous demander ce qui vous amène, milord ? » s'enquit poliment le duc. Haute-Crête fronça les sourcils. « À vrai dire, je viens pour deux raisons, Votre Grâce. La première concerne une information assez, disons... déconcertante qui est parvenue jusqu'à mes oreilles.» Il s'arrêta, le sourcil relevé, se délectant du sentiment de son propre pouvoir en attendant que le duc lui demande des éclaircissements. C'était là une de ses affectations les plus irritantes mais, comme toutes les autres, les réalités de la survie en politique commandaient à son hôte de ne pas y prêter attention. « Et cette information, quelle est-elle ? demanda Cromarty du ton le plus aimable possible. On m'a rapporté, Votre Grâce, que l'Amirauté envisageait de traduire Lord Pavel Young devant une cour martiale, fit Haute-Crête, le sourire affable. Naturellement, je me rends compte que cette rumeur ne peut être fondée, mais j'ai jugé plus sage de venir vous en demander personnellement le démenti. » En homme politique aguerri, Cromarty avait l'habitude de ne laisser transparaître sur son visage que ce qu'il voulait y donner à lire à ses interlocuteurs, mais il pinça les lèvres et tourna vers Alexander des yeux brillants de colère retenue. Celui-ci lui retourna un regard tout aussi sinistre et furieux. « Puis-je vous demander, milord, où vous avez entendu cela ? » interrogea Cromarty d'une voix menaçante. Haute-Crête se contenta de hausser les épaules. « Je crains que ce ne soit confidentiel, Votre Grâce. En tant que pair du Royaume, je dois protéger mes propres canaux d'information et respecter l'anonymat de ceux qui me fournissent les renseignements dont j'ai besoin pour accomplir mon devoir envers la Couronne. À supposer qu'une cour martiale soit effectivement envisagée, fit doucement Cromarty, cette information ne devrait légalement être connue que de l'Amirauté, la Couronne et ce bureau tant que la décision n'a pas été prise et rendue publique. Cette restriction est entre autres destinée à protéger la réputation de ceux contre lesquels de telles actions sont envisagées. La personne qui vous l'a fournie aurait donc violé la loi sur la défense du Royaume et celle sur les secrets officiels, ainsi que le code de guerre s'il s'agit d'un membre en service de notre armée, sans compter les serments qu'il – ou elle – a personnellement prêtés à la Couronne. J'insiste pour que vous me donniez un nom, milord. Et je m'y refuse respectueusement, Votre Grâce. » Le coin de la bouche de Haute-Crête se releva en un rictus méprisant à la simple idée que la loi puisse s'appliquer à sa personne, et un silence menaçant, furibond, plana dans la pièce. Alexander se demanda si le baron se rendait compte à quel point le terrain sur lequel il s'aventurait était glissant. Allen Summervale tolérait sans doute bien des choses au nom de la politique, mais la violation des lois sur la défense du Royaume et les secrets officiels n'en faisait pas partie, surtout pas en temps de guerre, et ce refus d'identifier son informateur rendait Haute-Crête coupable de complicité d'après les lois de Manticore. Mais l'instant funeste passa. Cromarty serra les dents, ses yeux brillèrent d'un éclat mauvais, mais il s'enfonça dans son fauteuil et s'imposa d'inspirer profondément. « Très bien, milord. Je ne vous forcerai pas la main – pour cette fois », dit-il d'une voix dure, ne faisant exceptionnellement aucun effort pour dissimuler l'opinion qu'il avait de son interlocuteur. Mais Haute-Crête ne parut rien remarquer; la menace glissa comme de l'eau sur l'armure de son arrogance, et il se remit à sourire. « Merci, Votre Grâce. Toutefois, j'attends encore que vous apportiez un démenti à la rumeur. » Face à tant de culot, Alexander serra discrètement le poing sous couvert de l'angle du bureau. Cromarty regarda le baron d'un œil de glace pendant plusieurs longues secondes de silence. Puis il secoua la tête. « Je ne puis la démentir, milord. Et je ne la confirmerai pas non plus. La loi s'applique même à ce bureau, voyez-vous. Je le constate. » Haute-Crête haussa les épaules à ce rappel insistant et tira délicatement sur le lobe de son oreille. « Toutefois, si mon information était fausse, je suis certain que vous l'auriez démentie, Votre Grâce. Ce qui suggère, évidemment, que l'Amirauté envisage bien de juger Lord Young. Dans ce cas, je souhaite exprimer les plus vives protestations, non seulement en mon nom mais aussi en celui de l'Association des conservateurs tout entière. » Alexander se raidit. Le père de Pavel Young, Dimitri, dixième comte de Nord-Aven, était le censeur du groupe conservateur à la Chambre des Lords. C'était aussi l'homme le plus puissant de toute l'Association, et tous dans cette pièce le savaient. C'était lui qui faisait les présidents et contrôlait l'Association en coulisse, armé d'un flair implacable pour le scandale et l'intrigue qui transformait les dossiers secrets qu'il était réputé tenir en de redoutables armes politiques. « Puis-je vous demander sur quelles bases vous protestez ? demanda sèchement le Premier ministre. Bien sûr, Votre Grâce. En admettant que l'information dont je dispose soit exacte – or, je crois qu'elle l'est, vu votre refus de la démentir –, cela ne constitue qu'une étape supplémentaire dans les persécutions abusives qu'exerce l'Amirauté à l'encontre de Lord Young. Les efforts persistants de la Flotte pour en faire le bouc émissaire des tragiques événements de Basilic sont une insulte et un affront qu'il a, je crois, supportés avec une patience remarquable. Néanmoins, nous sommes aujourd'hui face à une situation beaucoup plus grave, que toute personne respectueuse de la justice ne peut s'abstenir de contester. Alexander sentit son cœur se soulever au ton moralisateur de Haute-Crête. Il s'étrangla bruyamment, mais Cromarty lui décocha un vif regard d'avertissement et il serra les dents, s'imposant de rester dans son fauteuil. «Je récuse vigoureusement votre description de l'attitude de l'Amirauté face à Lord Young, répondit vertement le Premier ministre. Et même si vous n'aviez pas tort, je n'ai pas le pouvoir ni le droit, d'ailleurs d'intervenir dans les affaires du bureau du juge avocat général, et surtout pas sur un élément aussi spéculatif qu'une cour martiale dont la formation n'a même pas encore été annoncée ! Votre Grâce, vous êtes Premier ministre de Manticore, fit Haute-Crête avec un sourire indulgent. Vous n'avez peut-être pas le pouvoir nécessaire pour intervenir, mais Sa Majesté l'a sans nul doute, et vous êtes le chef de son gouvernement. En tant que tel, je vous conseille sincèrement de lui recommander d'abandonner toute cette procédure. Je ne peux pas le faire et ne le ferai pas », répondit simplement Cromarty; pourtant une sirène d'alarme se déclencha dans son esprit, car Haute-Crête se contenta d'acquiescer en arborant une expression étrangement triomphale plutôt qu'inquiète ou irritée. « Je vois, Votre Grâce. Eh bien, si vous ne voulez pas, vous ne voulez pas. » Le baron haussa les épaules avec un sourire déplaisant. « Puisque la question est réglée, toutefois, je suppose que je devrais passer à la deuxième raison qui m'amène. Et qui est? s'enquit brutalement Cromarty lorsque le baron s'arrêta une fois de plus. L'Association des conservateurs, reprit Haute-Crête, les yeux brillants de ce même étrange éclat triomphal, a bien sûr soigneusement étudié la requête du gouvernement concernant une déclaration de guerre contre la République populaire de Havre. Alexander se raidit de nouveau, écarquillant les yeux, à la fois horrifié et incrédule. Haute-Crête lui jeta un regard et poursuivit avec une certaine jubilation « Naturellement, les attaques havriennes sur notre territoire et nos vaisseaux doivent être considérées avec l'inquiétude la plus profonde. Toutefois, à la lumière des récents événements survenus en République populaire, nous pensons qu'une réponse plus... mesurée est de mise. Je me rends parfaitement compte que l'Amirauté souhaite agir promptement et massivement contre les Havriens, mais elle a souvent la vue courte des institutions militaires et sous-estime la valeur de la modération. Les problèmes politiques interstellaires se règlent souvent avec le temps, après tout, surtout dans ce genre de situation. Enfin, du point de vue de l'Association, l'hostilité injuste dont l'Amirauté fait preuve envers Lord Young est une indication supplémentaire de son caractère... faillible, dirons-nous Venez-en au fait, milord ! » aboya Cromarty, abandonnant tout semblant d'amabilité; Haute-Crête haussa les épaules. s Bien sûr, Votre Grâce au fait. Je crains donc de devoir vous informer, avec mes regrets, que si le gouvernement propose une déclaration de guerre et des opérations militaires étendues contre la République populaire en ce moment, l'Association des conservateurs n'aura d'autre choix que de passer dans l'opposition pour une question de principe. » CHAPITRE DEUX La tension qui régnait dans l'unique hangar d'appontement opérationnel du HMS Victoire était froide et palpable, pourtant ce n'était qu'un écho de l'agitation intérieure d'Honor Harrington. Son épaule lui semblait légère et vulnérable sans le poids et la chaleur de Nimitz, mais elle aurait commis une erreur en l'amenant ici. La personnalité sans artifice du chat sylvestre ne lui aurait pas permis de dissimuler ses sentiments ainsi que le requérait la gravité du moment. D'ailleurs, elle n'avait pas non plus vraiment de raison de se trouver ici et elle s'efforça de rester immobile, les mains derrière le dos, en se demandant ce qui l'avait poussée à venir. Elle tourna la tête, l'amande de ses yeux sombre et figée, tandis que le capitaine Lord Pavel Young entrait dans la baie. Il était comme toujours immaculé dans son coûteux uniforme, mais son visage immobile demeurait vierge de toute expression et il regardait droit devant lui, ignorant le fusilier silencieux et armé sur ses talons. Son masque serein glissa brièvement lorsqu'il aperçut Honor. Ses narines s'évasèrent et il pinça les lèvres, puis il prit une profonde inspiration et s'imposa de continuer la traversée du hangar d'appontement dans sa direction. Il s'arrêta devant elle, qui carra les épaules et salua. La surprise brilla un instant dans ses yeux et il leva la main en réponse. Sa façon d'exécuter le salut ne marquait aucun respect mais plutôt haine et défi, pourtant il y flottait aussi une infime trace de ce qui aurait pu être de la gratitude. Elle savait qu'il ne s'attendait pas à la voir. Qu'il aurait préféré qu'elle n'assiste pas à son humiliation, mais elle se sentait vidée de tout triomphalisme. Depuis trente années T c'était son pire ennemi mais, en le regardant, elle ne voyait que sa médiocrité, l'égocentrisme vicieux et mesquin d'un homme qui croyait réellement que sa naissance le rendait supérieur à son entourage et le protégerait à jamais des conséquences de ses propres actes. Il ne représentait plus une menace, seulement une vile erreur que la Flotte s'apprêtait à corriger, et rien ne comptait plus pour Honor que de l'oublier à jamais. Et pourtant... Elle baissa la main à la fin de son salut et s'effaça lorsqu'un capitaine du bureau du juge avocat général portant à l'épaule l'écusson frappé d'une balance s'éclaircit la gorge derrière elle. « Capitaine Lord Pavel Young ? fit l'homme, sur quoi Young acquiesça. Je suis le capitaine Victor Karatchenko. Vous devez, sur ordre du juge avocat général, m'accompagner à terre, monsieur. On m'a également demandé de vous signifier officiellement que vous êtes aux arrêts de rigueur, en attendant d'être jugé par une cour martiale pour lâcheté et désertion en présence de l'ennemi. » Le visage de Young se tendit en entendant la formule dépouillée; il était sous le choc, peut-être, mais pas surpris. S'il recevait là sa première notification officielle, il connaissait depuis le début les recommandations de la commission d'enquête. « Vous resterez sous ma garde jusqu'à ce que nous rejoignions les autorités planétaires compétentes, monsieur, poursuivit Karatchenko. Toutefois, je ne suis pas votre avocat. En conséquence, soyez informé que je ne suis pas tenu par le secret professionnel et que, lors de votre procès, je pourrai être appelé à témoigner en rapportant tout ce que vous m'aurez dit. Avez-vous bien compris, monsieur ? » Young hocha la tête et Karatchenko s'éclaircit de nouveau la gorge. « Pardonnez-moi, monsieur, mais vous devez répondre oralement pour la transcription. J'ai compris. » Le ténor de Young était plat et rouillé. « Dans ce cas, si vous voulez bien m'accompagner, monsieur. » Karatchenko s'écarta et désigna le boyau d'accès à son cotre. Un autre fusilier attendait à l'extrémité du tube. Young le regarda un instant d'un œil vide avant d'entrer dans le boyau. Karatchenko s'arrêta juste assez longtemps pour saluer Honor puis le suivit; le sas de la galerie se ferma derrière eux. Un mécanisme ronronnant évacua le tube scellé et le témoin de pression nulle s'alluma. Le cotre décolla et, à travers la baie plastoblindée, Honor le regarda quitter le hangar d'appontement du Victoire à la seule force de ses réacteurs. Elle inspira très profondément et se retourna. L'officier du hangar d'appontement et ses matelots se mirent au garde-à-vous et elle passa devant eux, quittant la galerie sans un mot. Le capitaine Paul Tankersley leva les yeux lorsque Honor entra dans l'ascenseur. « Alors il est parti, ça y est? » Elle acquiesça. « Bon débarras, fit-il sur un ton méprisant avant de pencher la tête. Comment a-t-il pris la notification officielle ? Je ne sais pas, répondit lentement Honor. Il n'a rien dit. Il était là, c'est tout. » Elle frissonna et haussa les épaules d'un air irrité. « Je devrais sans doute sauter de joie, mais tout ça me semble si... si froid, bizarrement. Et c'est mieux qu'il ne mérite. » Le visage de Tankersley exprimait la même amertume que sa voix. « Au moins, il aura droit à un procès équitable avant d'être exécuté. » L'ascenseur se mit en mouvement et Honor frémit à nouveau sous l'effet des mots de Paul. La haine qu'elle vouait à Pavel Young remontait presque à ses premiers souvenirs, pourtant Paul avait raison quant à son destin probable. Dieu leur était témoin que Young était bien coupable de ce qu'on lui reprochait, or le code de guerre ne prévoyait qu'une seule sanction pour lâcheté en présence de l'ennemi. Tankersley observa Honor quelques instants, puis il fronça les sourcils et stoppa l'ascenseur dans sa course d'une pression sur la touche d'arrêt d'urgence. « Qu'est-ce qu'il y a, Honor ? » Il parlait d'une voix profonde et sonore, pleine de douceur, et elle le regarda avec un sourire timide qui disparut aussitôt. « Bon sang, poursuivit-il sur un ton plus rude, ce type a essayé de te violer à l'Académie, il a tenté de détruire ta carrière à Basilic et fait de son mieux pour te faire tuer à Hancock ! Il s'est enfui – en essayant d'emmener toute son escadre dans son sillage –quand tu avais besoin de lui, et Dieu seul sait combien de tes hommes en sont morts ! Ne me dis pas que tu t'apitoies sur son sort ! Non, fit Honor si bas qu'il dut tendre l'oreille pour comprendre. Je ne m'apitoie pas sur lui, Paul. C'est juste que... » Elle s'arrêta et secoua la tête. « J'ai peur pour moi. Peur de moi-même. Après toutes ces années, toute cette haine, il s'effondre enfin. Une espèce de... de lien s'est tissé entre nous pendant ce temps, un lien que je détestais pourtant. Je n'ai jamais réussi à comprendre comment son esprit fonctionnait mais il a toujours été là, comme un jumeau maléfique. Presque un morceau de moi-même... Oh, tu as raison, dit-elle en agitant la main, il le mérite. Mais c'est moi qui l'ai amené là et je n'arrive pas à ressentir la moindre pitié pour lui, malgré tous mes efforts. Encore heureux ! Non, tu ne comprends pas. » Honor secoua la tête d'un mouvement plus affirmé. « Je ne dis pas qu'il mérite qu'on le plaigne, seulement, qu'il le mérite ou non ne devrait pas affecter ce que je ressens. » Elle détourna les yeux. « C'est un être humain, pas un simple rouage, et je n'ai pas envie de haïr quelqu'un au point de me moquer de savoir si la Flotte l'exécutera ou non. » Tankersley observa son profil franc et gracieux. Son œil gauche était une prothèse sophistiquée mais, artificiel ou non, on y lisait de la douleur. Il sentit la haine monter en lui, sourde mais affermie par l'amour qu'il portait à Honor. Il allait lui répondre durement, s'emporter contre ses scrupules, mais il se tut. Il ne pouvait pas. Sans eux, elle n'aurait pas été la femme qu'il aimait. Honor, soupira-t-il enfin, si tu te moques de ce qui lui arrive, alors tu es plus adulte que moi. Je veux qu'il soit fusillé, pas seulement pour ce qu'il a essayé de te faire au fil des ans, mais pour ce qu'il est. Si les rôles étaient inversés, s'il avait pu te faire traduire, toi, devant une cour martiale, il ne se serait pas gêné pour sauter de joie ! Si tu n'y arrives pas, la seule chose qui cloche en toi, c'est que tu vaux mieux que lui. » Elle se retourna pour croiser son regard et il eut un sourire triste. Puis il glissa un bras autour de sa taille. Après un instant de tension, presque de résistance – l'habitude de trop de solitude, trop d'années de commandement et d'autodiscipline –, elle céda et s'appuya contre lui. Il était plus petit, mais elle posa la joue sur son béret et soupira. « Tu es un homme bon, Paul Tankersley, fit-elle tout bas, et je ne te mérite pas. Évidemment. Personne ne me mérite. Mais j'imagine que tu t'en approches un peu plus que les autres. Tu payeras pour ça, Tankersley », grogna-t-elle, et il se déroba en poussant un petit cri comme elle lui pinçait violemment les côtes. Il se réfugia contre la paroi de l'ascenseur, un large sourire aux lèvres, et elle se mit à rire. « Ce n'est qu'un acompte, le prévint-elle. Une fois que j'aurai remis le Victoire aux radoubeurs d'Héphaïstos, toi et moi allons consacrer du temps à notre entraînement au gymnase. Et si tu survis à ça, j'ai des projets épuisants pour la suite ! Tu ne me fais pas peur ! lança Tankersley d'un air de défi. Nimitz n'est pas là pour te protéger pour l'instant; quant à ce soir, balivernes ! » Il claqua des doigts et se redressa de toute sa hauteur, tortillant une moustache imaginaire en lui lançant un regard suggestif. « Fritz m'a prescrit une dose supplémentaire de vitamines et des injections d'hormones. Je te réduirai en marmelade et tu imploreras ma pitié ! Cette fois, tu vas vraiment le payer ! » Tout sourire, elle lui donna une petite tape, et il la gratifia d'un regard affligé en ajustant méticuleusement l'ourlet de sa veste pendant qu'elle se détournait pour remettre en marche l'ascenseur. Elle regarda l'indicateur de position reprendre son décompte... puis se haussa sur la pointe des pieds avec un petit cri parfaitement indigne d'un commandant, car Paul se vengeait des coups reçus en lui pinçant les fesses. Elle fit mine de se retourner vers lui, mais l'ascenseur poursuivait sa course et la console signalait son arrivée imminente. D'un mouvement brusque, elle fit face à la porte en braquant un œil courroucé sur Paul, qui lui souriait effrontément. « On verra bien qui paye quoi, Lady Harrington », murmura-t-il d'un air suffisant, du bout des lèvres, avant que les portes ne s'ouvrent. L'amiral Sir Thomas Caparelli, Premier Lord de la Spatiale de la Flotte royale manticorienne, se leva poliment lorsque Francine Maurier, baronne de l'Anse du Levant, passa la porte. L'amiral Sir Lucien Cortez, aux côtés de Caparelli, attendit avec lui que la baronne se soit assise. C'était une petite femme mince âgée de plus de soixante-dix ans mais qui, grâce au prolong, demeurait jeune et dangereusement séduisante à sa façon féline et mystérieuse. C'était également le Premier Lord de l'Amirauté, la responsable civile de leur arme, et pour l'instant elle affichait une expression tendue. « Merci d'être venus, messieurs, dit-elle alors que ses subordonnés reprenaient place sur leurs sièges. J'imagine que vous avez deviné le motif de cette réunion ? Oui, milady, nous le craignons. » Même assis, Caparelli dominait la baronne; pourtant l'ordre hiérarchique ne faisait aucun doute. « Du moins, nous pensons l'avoir deviné. Je n'en attendais pas moins. » Maurier croisa les jambes et s'adossa, puis observa Cortez. « La composition de la cour a-t-elle été déterminée, Sir Lucien ? En effet, milady », répondit simplement Cortez. La baronne attendit, mais l'amiral n'ajouta rien. Officiellement, personne en dehors de son propre bureau du personnel – qui incluait celui du juge avocat général – n'était censé savoir qui jugerait Pavel Young tant que la cour n'était pas effectivement réunie. Pour tout dire, personne n'aurait dû savoir qu'on avait recommandé la formation d'une cour martiale. Qu'une fuite se soit produite, qu'une information que Cortez avait juré de garder secrète soit devenue une banalité dans certains cercles le rendait furieux, et avec lui la majorité de la Flotte. Il n'entendait pas alimenter d'autres fuites et, les récents événements ayant démontré qu'aucun secret ne se trouvait à l'abri, il ne pouvait se défendre que par un refus obstiné de divulguer ses informations à quiconque n'avait pas absolument besoin de les connaître. Maurier savait exactement ce que le Cinquième Lord se disait et pourquoi, mais elle pinça les lèvres et son regard sombre se durcit. « Je ne vous le demande pas par simple curiosité morbide, amiral, fit-elle froidement. Maintenant dites-moi qui compose la cour. » Cortez hésita encore quelques instants puis soupira. « Très bien, milady. » Il sortit de sa poche un bloc-mémo, en alluma l'écran et le lui fit passer. Il ne mentionna toutefois aucun nom à voix haute, et Caparelli dissimula un sourire amer. Que Lucien s'accroche à ses secrets, il n'y trouvait rien à redire, mais la gravité de la situation transparaissait douloureusement dans le fait qu'il avait amené son mémo malgré son évidente intention de ne discuter de la composition de la cour avec personne. « Nous avons dû écarter trois premiers choix car les officiers en question se trouvent hors du système, milady », précisa Cortez pendant que Francine Maurier parcourait les noms. Caparelli et elle hochèrent la tête. Conformément à la tradition, les ordinateurs du bureau du personnel sélectionnaient au hasard les membres d'une cour martiale convoquée pour un crime passible de la peine capitale, les choisissant parmi les officiers en service de rang suffisant. Étant donné les déploiements qu'effectuait alors la Flotte manticorienne, ils avaient de la chance que seuls trois des élus initiaux aient été indisponibles. « Les membres de la cour sont récapitulés ici par ordre d'ancienneté. L'amiral de Havre-Blanc (Cortez lança un regard en coin à Caparelli) sera le plus ancien en grade, en admettant qu'il revienne à temps de Chelsea. Nous pensons que ce sera le cas. Les autres se trouvent tous dans ce système à l'heure actuelle et y resteront. » La baronne acquiesça puis fit la grimace en découvrant les noms suivants. « Au cas où l'une des personnes présélectionnées ferait défaut pour une raison quelconque, nous avons également choisi trois suppléants. Ils sont répertoriés sur l'écran suivant, milady. Je vois. » Elle fronça les sourcils et frotta du pouce les autres doigts de sa main droite comme s'ils étaient recouverts d'une substance gluante. « Je vois en effet, Sir Lucien. Et certains jours je regrette que nous n'usions pas de procédures plus... discrétionnaires. Je vous demande pardon, milady ? Le problème, fit Maurier avec lenteur et précision, c'est que notre procédé de sélection scrupuleusement impartial nous prépare cette fois-ci un bel affrontement. J'ignore ce qu'il en est du capitaine Simengaard et de l'amiral Kuzak, mais les quatre autres auront tous des arrière-pensées. Sauf votre respect, milady, fit Cortez d'un ton sec, ces officiers connaissent tous leur devoir de justice et d'impartialité. J'en suis persuadée. » Maurier arborait un sourire glacial. « Mais, hélas, ce sont également des êtres humains. Vous savez mieux que moi que Havre-Blanc s'est personnellement occupé de la carrière de Lady Harrington. Je suis d'accord avec vous, il fera son possible pour demeurer impartial, mais ni cela ni le fait que le dossier d'Harrington justifie amplement son soutien n'empêchera les partisans de Young de se déchaîner contre son rôle de juge. Quant à ces trois-là... » Elle frissonna. « Vu la situation actuelle à la Chambre des Lords, cette cour martiale risque fort de dégénérer en une lutte entre factions politiques, aux dépens d'une procédure légale impartiale. » Cortez se mordit la lèvre. Il désirait manifestement contester l'analyse pessimiste de la baronne, toutefois il craignait aussi clairement qu'elle n'eût raison. Caparelli s'enfonça plus profondément dans son fauteuil. Il ignorait qui d'autre figurait sur la liste et, franchement, il ne voulait pas le savoir. Il avait amplement de quoi nourrir ses cauchemars sans en rajouter. La récente attaque de la République populaire de Havre avait été repoussée dans la confusion grâce à un mélange de talent et de chance éhontée. La Flotte populaire avait subi des pertes retentissantes sur les deux fronts de sa première offensive, et la riposte rapide de la Flotte manticorienne lui avait permis de prendre une demi-douzaine des bases avancées havriennes. Malheureusement, les effectifs de la Flotte populaire dépassaient toujours ceux de la FRM – les chiffres étaient terrifiants – et les événements qui s'étaient produits sur la planète capitale de la République avaient provoqué un flot de querelles politiques et de conflits internes sur Manticore. Nul ne savait quel avenir se préparait la République populaire. Les rapports disponibles suggéraient que la flotte havrienne avait tenté un coup d'État suite à ses premières défaites mais, dans ce cas, elle ne s'y était pas prise de façon efficace. Le raid qui avait éliminé le gouvernement havrien tout entier – ainsi que les chefs de la plupart des éminentes familles législaturistes qui le composaient – avait été aussi brillant que brutal, mais il n'avait pas eu de suite et un comité de salut public s'était formé au sein du Quorum du peuple. Ce comité contrôlait désormais les organes centraux de la République et entreprenait sans pitié de s'assurer qu'aucun coup d'État militaire ne réussirait. Il en résultait un chaos généralisé dans les corps d'armée havriens. Personne ne savait encore combien d'officiers avaient été emprisonnés, mais l'arrestation et l'exécution de l'amiral Amos Parnell, chef d'état-major de la marine, et de son adjoint avaient été confirmées. On parlait aussi confusément de résistance et de conflits internes face au nouveau comité qui persistait à purger l'armée de ses officiers supérieurs « peu fiables », et un ou deux des systèmes membres de la République en avaient profité pour se rebeller contre un gouvernement central honni. Sa fibre stratégique hurlait à Caparelli d'enfoncer le clou dès maintenant. L'ennemi en déroute se sabordait de l'intérieur, certains de ses systèmes stellaires se révoltaient ouvertement et ses officiers supérieurs se retrouvaient comme paralysés à l'idée que la moindre initiative puisse être interprétée comme une trahison du nouveau régime. Dieu seul savait combien d'entre eux pourraient passer dans le camp de Manticore si la FRM engageait une offensive lourde maintenant ! L'idée de voir une telle chance lui filer entre les doigts rendait Caparelli malade, mais on ne l'avait pas autorisé à agir. En fait, il n'obtiendrait peut-être jamais cette autorisation, tout cela pour des raisons politiques. La majorité du duc de Cromarty au Parlement avait disparu avec la défection de l'Association des conservateurs et des « Hommes Nouveaux » de Sir Sheridan Wallace, les deux formations étant passées dans l'opposition. Le gouvernement jouissait du soutien ferme de la Chambre des communes; auprès des Lords, en revanche, il était loin d'atteindre une majorité... et il n'y avait pas eu de déclaration de guerre officielle. Caparelli grinça des dents, terriblement frustré. Évidemment qu'il n'y en avait pas eu! La République populaire n'avait jamais déclaré la guerre en un demi-siècle de conquêtes ; de telles subtilités n'auraient servi qu'à prévenir ses victimes. Le Royaume stellaire, hélas, ne procédait pas ainsi. En l'absence d'une déclaration officielle et légale, soutenue par les deux Chambres, la Constitution ne permettait au gouvernement Cromarty que de défendre l'intégrité du territoire manticorien. Pour toute manœuvre plus agressive, il fallait déclarer l'état de guerre, et les ténors de l'opposition insistaient pour qu'on respecte la lettre de la loi. Leur belle solidarité durerait sans doute peu, car leur philosophie et leurs motivations étaient fondamentalement contradictoires, mais, pour le moment, ces motivations se renforçaient au lieu de s'opposer. Les libéraux détestaient jusqu'à l'idée d'opérations militaires. Une fois apaisée leur panique initiale, ils avaient réagi par une hostilité instinctive envers tout ce qui était militaire, sans prendre le temps de consulter leur cerveau. Ils s'étaient bien gardés de répéter en public leur argument de longue date, à savoir que l'accroissement des effectifs militaires de Manticore constituait une provocation inutile de Havre même eux discernaient le potentiel suicidaire d'une telle affirmation, étant donné les réactions de l'opinion publique aux récents événements mais ils avaient trouvé un autre moyen de justifier leur résistance au bon sens. Ils avaient décidé qu'au sein de la République populaire de Havre venait de naître un mouvement réformateur dévoué au renversement de « l'ancien régime militariste » car convaincu de « l'inutilité d'un recours à la force brute ». De leur côté, ils souhaitaient « aider les réformateurs à atteindre leurs objectifs dans un climat de paix et de concorde ». Leurs alliés dans les rangs du parti progressiste du comte de Morne-Gris ne croyaient pas plus au pacifisme de ce comité de salut public que Caparelli lui-même. Ils voulaient pour leur part laisser Havre mariner dans son jus après tout, si la République s'autodétruisait, on n'aurait plus besoin d'autres opérations militaires , en quoi ils se montraient plus bêtes encore que les libéraux. Quel qu'il soit, le cerveau qui se cachait derrière le comité de salut public avait agi avec promptitude etfermeté pour s'assurer le contrôle de l'État. A moins qu'une force extérieure ne le renverse, il allait s'accrocher au pouvoir et, tôt ou tard, il finirait par briser les dernières résistances internes pour reporter son attention vers Manticore. Et puis il y avait l'Association des conservateurs – réactionnaire, xénophobe, isolationniste au dernier degré... et assez têtue pour que, par contraste, les progressistes paraissent intelligents. Les conservateurs croyaient (ou prétendaient croire) que les premiers revers cuisants subis par Havre amèneraient le nouveau gouvernement à abandonner toute idée de guerre contre l'Alliance de peur que les affrontements suivants ne rencontrent une issue pire encore. Ils négligeaient complètement le déséquilibre des forces et le désir de revanche qui devait animer la Flotte populaire humiliée. Enfin, les plus méprisables étaient les « Hommes Nouveaux », motivés seulement par la perspective cynique d'accroître leur pouvoir parlementaire en vendant leurs voix au plus offrant. C'était insensé. Ils avaient une occasion en or de frapper fort, et les politiciens voulaient la jeter aux orties... pour laisser sa Flotte absorber les pertes quand arriverait l'addition ! Il quitta les sentiers de plus en plus rebattus de sa colère et s'éclaircit la gorge. « Quelle est exactement la gravité de la situation, milady ? J'ai discuté avec le duc de Cromarty hier et je lui ai assuré que la Flotte le soutiendrait, mais... » Caparelli laissa sa phrase en suspens quand la baronne lui lança un regard acéré. Puis il haussa les épaules. « Je vous croyais au courant de cet appel, milady. Eh bien, j'en ignorais tout. Et il a omis de m'en parler lors de notre entretien, cet après-midi. Quel genre de "soutien" lui avez-vous promis, exactement ? Rien du tout sur le plan intérieur, milady. » Caparelli évita soigneusement le terme de « coup d'État », et Francine Maurier se détendit légèrement. « Je lui ai simplement assuré que nous continuerions à obéir aux ordres de Sa Majesté et de ses ministres s'il m'ordonnait de poursuivre les opérations. Nous pouvons le faire sans déclaration de guerre, mais pas très longtemps, je le crains. Si je suspendais complètement les constructions en cours et détournais chaque dollar possible vers nos infrastructures essentielles, je pourrais sans doute maintenir les opérations pendant environ trois mois. Ensuite, il nous faudrait une dotation spéciale – en admettant qu'une déclaration officielle ne vienne pas délier les mains du ministre des Finances – et je ne vois pas comment nous pourrions l'obtenir si nous n'arrivons pas à faire voter la guerre. » Il s'arrêta et haussa les épaules; la baronne se mordilla doucement un ongle puis soupira. « La prochaine fois que le Premier ministre vous appelle directement, Sir Thomas, j'apprécierais que vous m'en informiez, dit-elle d'une voix qui exprimait autant de fatigue que de froideur. J'imagine que le duc pourrait vous ordonner de poursuivre les opérations offensives sans déclaration de guerre, tant que les finances suivent, mais je vous assure que cela provoquerait un tollé au Parlement, au point que la crise de Gryphon aurait l'air d'une bataille de polochons par comparaison ! Et j'entends insister sur ce point lors de ma prochaine discussion avec Sa Grâce, ajouta-t-elle d'un air sévère. Bien, madame. » Caparelli réprima l'envie de se lever pour se mettre au garde-à-vous : la baronne de l'Anse du Levant était peut-être menue et séduisante, mais elle dégageait une autorité incontestablement vigoureuse. « Je comprends, madame. Et je vous assure que nous n'avons que très brièvement évoqué ce que j'appellerais la situation tactique au Parlement. À la lumière de ce que je viens de vous dire, pourriez-vous nous donner une idée de ce qui se passe exactement ? Il se passe que la situation ne pourrait guère empirer, fit brutalement le Premier Lord. Le duc se bat sur chaque voix à la Chambre haute – Dieu seul sait quelles promesses il va devoir faire et à qui – et, même s'il obtient une nouvelle majorité, elle sera extrêmement fragile. Quelle bande d'imbéciles ! marmonna Cortez, avant de s'empourprer en se rendant compte qu'il avait pensé à voix haute. Excusez-moi, milady, fit-il aussitôt, je... Vous venez de résumer ma pensée, Sir Lucien. » La baronne écarta d'un geste ses excuses et reporta son attention vers Caparelli. « C'est stupide, et c'est l'un des grands défauts de notre système. Bah, ajouta-t-elle avec un mouvement irrité en voyant Caparelli rester bouche bée, je ne dis pas que le système en lui-même soit mauvais. Il a bien fonctionné pendant ces quatre ou cinq derniers siècles T, après tout. Mais les membres de la Chambre des Lords ne sont pas élus. Cela peut constituer un avantage énorme lorsqu'il s'agit de résister à l'enthousiasme populaire pour des politiques déraisonnables, mais cela peut également se transformer en une faiblesse tout aussi grande. Un député des Communes sait ce qui l'attend aux prochaines élections législatives s'il entrave la marche du gouvernement dans la situation actuelle, mais les Lords n'ont pas à s'en soucier, et ils ont une tendance prononcée à créer des cliques de pensée unique autour de leurs théories préférées sur la marche idéale du monde. » En ce moment, un sentiment d'euphorie domine – on a évité le pire –, couplé au désir de se cacher sous les couvertures jusqu'à ce que la menace s'éloigne.Évidemment, elle ne s'éloignera pas, mais ils ne veulent pas l'admettre. Il le faudra bien pourtant et je prie le Ciel pour qu'ils réagissent à temps, mais, même dans ce cas, leur résolution se sera affermie d'ici là. La tension créée par l'accroissement de notre puissance militaire a polarisé notre univers politique, et ils sont nombreux dans l'opposition à croire qu'en refusant l'usage de la force – quelle qu'en soit la raison – ils se montrent intrinsèquement nobles. Ils n'ont pas l'impression de renoncer lâchement à notre volonté et notre capacité à résister à une agression ou à tout autre malheur organisé ! Tant que d'autres s'occupent de faire la guerre, ils peuvent se payer le luxe de continuer à s'y opposer afin de prouver leur supériorité morale. Et je crains que bon nombre d'entre eux ne s'apprêtent à adopter ce genre de position. Ce qui nous ramène au procès de Young. Je me rends compte que ni vous ni Lucien n'avez eu votre mot à dire dans cette sélection – vous n'en aviez pas le droit – mais je n'imagine pas de cour plus dangereuse. Cette affaire pourrait bien nous exploser à la figure au moment même où le duc remue ciel et terre pour trouver les voix dont il a besoin afin de faire passer une déclaration officielle. Eh bien, je sais où il peut en trouver au moins une », fit amèrement Caparelli. Maurier haussa un sourcil et il eut un sourire désabusé. « Lady Harrington voterait sans aucun doute pour la guerre. J'aimerais qu'elle puisse, soupira la baronne, mais là aussi, c'est hors de question. Elle n'a jamais pris possession de son siège à la Chambre et ce n'est pas le moment de le faire. Le duc pense que, même sans procès, son admission aux Lords se retournerait contre nous en ce moment. L'opposition accuserait le Premier ministre de vouloir seulement voler une voix et, vu les irrégularités qui ont entouré son élévation au rang de pair... » Elle secoua la tête et Caparelli ne put qu'acquiescer. Bon Dieu, que ne donnerait-il pas pour ne plus jamais avoir à se mêler de politique ! « Alors qu'attendez-vous de nous, milady ? demanda-t-il. Je ne sais pas. » La baronne se frotta la tempe d'un geste rapide et nerveux. « Et je suis à peu près sûre que le duc ne le sait pas non plus. C'est pour cette raison qu'il voulait que je découvre qui siégerait à ce procès – et je vous présente mes excuses à ce propos. Je me rends compte que nous avons techniquement violé la loi, mais les circonstances ne nous ont pas laissé le choix. » Caparelli hocha la tête : il comprenait. Maurier se frotta de nouveau la tempe et soupira. « Le Premier ministre ne m'a pas dit comment il comptait gérer cette affaire, reprit-elle enfin, mais il n'a que deux possibilités : accélérer le processus ou bien y mettre un frein. La meilleure tactique consisterait peut-être à s'en débarrasser le plus vite possible, mais cela pourrait se retourner contre nous, même si Young est condamné. D'un autre côté, plus nous attendons et plus l'opposition essayera d'obtenir des concessions du duc en jouant sur sa crainte du résultat. Et le tout est encore compliqué par le fait que Young a légalement droit à un procès rapide; or, si nous attendons d'avoir réuni les voix nécessaires pour déclarer la guerre – à coups de promesses et de menaces –, l'opposition dénoncera ce délai comme une cynique manœuvre politique du gouvernement. Ce qui serait exactement le cas, après tout », admit-elle avec un sourire tendu. Elle poussa un autre soupir et secoua la tête. « Le capitaine Harrington semble avoir le chic pour irriter le Royaume d'une façon ou d'une autre. » L'observation était faite sur un ton ironique, mais Caparelli se sentit obligé de répondre. « En toute honnêteté, milady, il faut dire que ce n'est pas sa faute. Je me rends bien compte de son impopularité auprès des ténors de l'opposition, mais elle ne s'est jamais écartée de son devoir. De plus, les charges qui pèsent contre Lord Young ont été retenues par le vice-amiral Parks sur les conseils d'un comité d'enquête officiel. Et, si je puis me permettre, uniquement parce que la conduite de Lord Young les justifiait amplement – voire les exigeait. Je sais, Sir Thomas, je sais. » Maurier décroisa les jambes et se leva, un sourire repentant aux lèvres. « S'il vous plaît, ne prenez pas ma dernière remarque comme une critique du capitaine Harrington ou de sa conduite. Simplement, certaines personnes ont un talent indéniable pour se trouver au centre de tous les débats et, depuis quelques années, ce talent est sien. J'admire et je respecte ce qu'elle fait, mais je ne peux pas m'empêcher de souhaiter qu'elle ait été un peu moins... visible depuis Basilic. "Visible" », répéta tout bas Caparelli, comme s'il goûtait le mot. Il se fendit d'un sourire qui l'étonna lui-même : « Voilà en effet une description appropriée du capitaine Harrington, milady. » Son sourire s'effaça et il inclina la tête. « Dois-je l'appeler pour discuter de la situation avec elle ? Au vu des pressions politiques, il serait peut-être sage de la mettre en garde. Dieu sait que les médias n'attendront que l'occasion de se jeter sur tout ce qu'elle dira! » La baronne réfléchit longuement à sa proposition avant de secouer la tête. « Non, Sir Thomas. Certes, elle a besoin qu'on la prévienne, mais il s'agit davantage d'une question politique que militaire. Je la verrai au palais demain matin et j'en parlerai personnellement avec elle. Je le lui dois bien, et je crains que ce genre de démarche ne fasse partie de mon travail », ajouta-t-elle avec un sourire en coin. CHAPITRE TROIS Honor regardait l'aire d'atterrissage grossir sous le cotre en se répétant sévèrement qu'il ne s'agissait pas de sa première visite au palais du Mont-Royal. D'ailleurs, elle avait changé de statut depuis. De roturière, elle était devenue non seulement capitaine de la Liste décoré, mais aussi chevalier et pair du Royaume – ce qui ne changeait rien du tout à sa nervosité. Sa tension excessive lui inspira un sourire ironique, et elle jeta un coup d'œil à son commandant en second. L'honorable Michelle Henke, capitaine de frégate, semblait parfaitement à l'aise... et c'était logique. Contrairement à son supérieur, Michelle effectuait une simple visite au chef de la branche aînée de sa famille. Sur les genoux d'Honor, Nimitz releva les yeux, remuant sa queue duveteuse comme pour lui reprocher son agitation intérieure; elle lui caressa les oreilles. Ce mouvement attira l'oeil de Henke, qui leva la tête avec un sourire malicieux. « Nerveuse, hein ? » Sa voix rauque et suave de contralto exprimait affection et amusement. Honor haussa les épaules. Contrairement à certaines, je n'ai pas l'habitude de me frotter à la royauté. Bizarre. J'aurais cru que tu commençais à t'y faire, depuis le temps », répliqua Henke, impassible. Honor grommela, mais elle devait bien admettre (et avec moins de modestie qu'elle ne l'aurait souhaité) que Michelle n'avait pas tort. La plupart des officiers passaient leur carrière tout entière sans recevoir les remerciements personnels de leur monarque, pourtant il s'agissait de la quatrième fois pour Honor – et la troisième en à peine cinq années T. C'était aussi effrayant que flatteur, mais cela représentait bien plus. Elle avait rencontré sa souveraine en personne, la femme derrière le symbole de la couronne, et l'avait trouvée digne de sa loyauté. Élisabeth III régnait depuis près de onze années manticoriennes – plus de dix-huit années T – suite à la mort tragique de son père dans un accident de grav-ski. Seizième monarque descendant en ligne directe de Roger Tel, fondateur de la maison de Winton, elle réunissait la prestance et la dignité de toute sa dynastie. Elle possédait également un fort charisme personnel, malgré un tempérament parfois irritable. Honor avait entendu dire que son caractère et sa détermination –voire son obstination – auraient fait honneur à n'importe lequel de ses sujets sphinxiens. On disait que les rancunes qu'elle nourrissait ne mouraient que de vieillesse et qu'elle les faisait alors empailler et exposer, mais Honor s'en accommodait. Car la reine se montrait tout aussi loyale envers ceux qui servaient bien son royaume. Certains analystes politiques soutenaient que sa personnalité férocement directe gênait les manœuvres politiques et diplomatiques délicates, mais elle compensait ce handicap par une énergie inépuisable et une intégrité absolue, et elle avait fait de la résistance aux Havriens l'œuvre de sa vie. Tout cela était vrai, avait son importance, et pourtant comptait peu aux yeux d'Honor. Élisabeth III, la femme à qui elle avait juré loyauté en tant qu'officier et allégeance en tant que comtesse, incarnait le Royaume stellaire de Manticore pour le capitaine Harrington. Il ne s'agissait pas d'un être infaillible et supérieur qu'il fallait vénérer, mais d'un être humain bien vivant, parfois fantasque jusqu'à en devenir exaspérant, mais qui représentait néanmoins toutes les valeurs qu'Honor voulait défendre. Elle avait juré de sacrifier sa vie au service de la Couronne et, tout en n'ayant pas la vocation de martyre, elle se sentait soulagée de savoir Élisabeth Adrienne Annette Winton digne de ce serment. Le cotre suspendit doucement sa descente puis toucha terre dans un discret gémissement d'antigrav. Le sas s'ouvrit; Honor se leva et plaça Nimitz sur ses épaules. Une tradition si ancienne qu'elle précédait l'acceptation par la Flotte des chats sylvestres auprès des officiers en service actif voulait que les chats accompagnent l'humain qu'ils avaient adopté lorsque celui-ci répondait à une convocation royale. Sept des neuf derniers souverains de Manticore dontÉlisabeth elle-même avaient été adoptés lors de visites sur Sphinx. À croire que les chats sylvestres, au courant de leur venue, n'avaient attendu qu'eux. Une plaisanterie immuable du moins sur Sphinx voulait même que la Couronne ne prenne ses décisions qu'après consultation des chats. Honor souriait poliment lorsqu'on lui faisait cette remarque éculée, mais elle se demandait parfois si la plaisanterie ne comportait pas un fond de vérité. En tout cas, Nimitz ne se gênait jamais pour juger les actions de sa compagne ! Elle dissimula un sourire à cette idée familière puis précéda Henke pour passer le sas. Normalement, celle-ci aurait dû sortir la première car sa naissance prenait le pas sur son grade inférieur dans ces circonstances précises, mais aujourd'hui Honor était comtesse en plus de capitaine de vaisseau. Bizarrement, elle prenait conscience pour la première fois d'avoir dépassé non seulement le rang militaire mais aussi le rang social de sa plus vieille amie. Elle n'était pas sûre d'apprécier cet état de fait, mais elle n'eut pas le temps d'y réfléchir car la garde d'honneur se mettait au garde-à-vous. Le major moustachu qui se trouvait à sa tête arborait les manchettes, le col et le revers écarlate distinctifs du régiment personnel de la reine, ainsi que l'écusson du bataillon des Murailles de cuivre, sa composante sphinxienne. Le plaisir évident qu'il ressentait à l'honneur rendu à une compatriote le disputait à la discipline tandis qu'il saluait. Honor et Henke saluèrent à leur tour et le major replaça la main à son flanc avec la précision exigée lors des parades. « Lady Harrington. Capitaine Henke. Je suis le major Dupré, votre escorte. » Son léger accent sphinxien vint comme un souffle familier, et il s'effaça brusquement pour désigner la sortie de l'aire d'atterrissage. « Merci, major », fit Honor en suivant la direction indiquée, Henke sur les talons et l'estomac noué. Le trajet prenait plus longtemps qu'Honor n'avait prévu, et elle comprit soudain qu'ils ne parcouraient pas le chemin qu'elle avait emprunté lors de ses précédentes visites. En fait, ils ne se dirigeaient pas vers l'horrible bâtiment incongru de la chancellerie royale. Honor ne s'en plaindrait pas : l'architecte qui avait conçu la chancellerie un siècle T plus tôt souffrait de fonctionnalité aiguë, de sorte que le résultat de ses travaux jurait affreusement avec les sections plus anciennes et plus élégantes du palais. Toutefois, ce changement inattendu resserrait les nœuds de son estomac. La reine l'avait reçue dans la salle bleue à chacune de ses visites. La salle officielle du trône avait à peu près les mêmes dimensions qu'un terrain de football et son plafond très haut intimidait à coup sûr, mais l'idée de voir la reine de plus près et dans un cadre moins formel lui paraissait étrangement terrifiante. Elle se reprit : elle n'avait pas le droit de penser qu'une rencontre de la sorte se préparait. C'était présomptueux, voire pire, et... Le major Dupré obliqua soudain vers la plus ancienne aile du palais, et Honor s'éclaircit la gorge. «Excusez-moi, major, mais où allons-nous exactement? A la tour du Roi Michael, milady. » Dupré semblait surpris, comme si tout un chacun aurait dû le savoir, mais Honor entendit Henke prendre une soudaine inspiration dans son dos. Elle regarda par-dessus son épaule, mais Michelle s'était remise de son étonnement – s'il s'agissait bien de cela – et lui rendit son regard avec une innocence que son cousin Paul n'aurait pas mieux simulée. Honor fusilla du regard le visage inexpressif de son second, puis se retourna vers le doigt de pierre locale qui se profilait devant eux. Pour une civilisation qui maîtrisait l'antigrav, il ne s'agissait que d'une tourelle, pourtant elle se dressait et s'imposait avec une certaine grâce. Et un détail tourmentait Honor, un détail qui lui échappait; elle passa en revue toutes les cases de sa mémoire pour le retrouver. Était-ce quelque chose qu'elle avait lu ? Les médias manticoriens avaient passé un accord tacite avec la Couronne dès la fondation du Royaume ou presque. En échange d'une politique officielle de disponibilité face à la presse et d'un recours modéré aux lois sur les secrets officiels et la défense du Royaume, la vie privée de la famille royale était intouchable, mais elle avait lu quelque chose dans La Voix d'Arrivée sur... Et elle se rappela soudain. La tour du Roi Michael était la retraite privée de la reine Élisabeth, accessible uniquement à ses proches alliés politiques et à ses intimes. Elle fit mine de se retourner à nouveau vers Henke, mais il était trop tard : ils atteignaient déjà l'entrée de la tour. Les sentinelles en uniforme se mirent au garde­à-vous lorsque la porte s'ouvrit, et Honor s'imposa de ravaler ses questions, suivant Dupré sans commentaire. Le major leur fit traverser une pièce aérée et ensoleillée pour gagner un vieil ascenseur qui ne fonctionnait que verticalement et devait faire partie de l'équipement d'origine de la tour. Il tapa leur destination. L'ascenseur ne comportait même pas de régulateurs gravitiques internes, mais la cabine s'éleva avec une étonnante douceur pour un appareil aussi obsolète, et les portes s'ouvrirent sur une autre pièce spacieuse des étages supérieurs. On n'apercevait aucune sentinelle, mais Honor savait que des systèmes de sécurité sophistiqués observaient chacun de leurs mouvements. Elle imposa à son visage une expression calme qui ne correspondait pas du tout à ses émotions pendant qu'elle accompagnait le major vers une porte fermée au bois assombri par les ans. Il frappa un coup sec sur le panneau sculpté puis l'ouvrit. « Votre Majesté, annonça-t-il d'une voix sonore, Lady Harrington et le capitaine Henke. Merci, André », répondit quelqu'un, et le major fit un pas de côté pour laisser passer Honor et Henke avant de refermer la porte en silence derrière elles. Honor déglutit et s'avança sur un océan de riches tapis couleur rouille. Un coin de son cerveau nota les détails d'un ameublement à la fois simple et confortable, mais son regard restait rivé sur les deux femmes qui lui faisaient face, assises dans de vieux fauteuils trop rembourrés devant une table basse. On n'aurait pu se méprendre sur l'identité de la femme de droite, même si elle n'avait pas porté un chat sylvestre à l'épaule. La chaude teinte acajou de sa peau, bien que plus claire que celle de Michelle, demeurait plus sombre que celle de la plupart des Manticoriens, et leur ressemblance était encore plus frappante que sur les portraits. Elle n'était pas aussi jolie que Michelle, mais son visage avait plus de caractère et son regard était ferme, direct et intense. La reine Élisabeth se leva à l'approche des deux officiers, et Honor mit un genou à terre. En tant que roturière, elle n'aurait eu qu'à baisser la tête; un salut plus marqué et plus formel était requis de la part d'un pair à sa suzeraine, mais la reine gloussa. « Relevez-vous, dame Honor. » Même sa voix ressemblait à celle de Michelle, pensa Honor, le même timbre rauque. Elle leva les yeux, troublée, mal assurée, et a reine se mit à rire. Il s'agit d'une audience privée, capitaine. Gardons les formalités pour une autre fois. Euh...Bien, Votre Majesté. » Honor rougit en s'entendant bafouiller, mais parvint à se relever avec un semblant de naturel et la reine hocha la tête. « C'est mieux », fit-elle d'un air approbateur. Elle lui tendit la main et Honor sentit chaque centimètre de son corps vaciller lorsqu'elle la prit par réflexe. La poignée de main d'Élisabeth était ferme, et le chat sylvestre gris crème sur son épaule pencha la tête en regardant Nimitz. Le compagnon de la reine était plus petit et plus mince que lui, et moins de cercles de vieillesse ornaient sa queue, mais ses yeux avaient le même éclat et la même couleur. Honor capta une infime partie de l'échange profond et subtil auquel Nimitz et lui procédèrent. Puis les deux chats se firent un signe de tête et Nimitz émit un léger blic avant de se détendre. Elle regarda la reine, qui eut un sourire ironique. « J'allais présenter Ariel, mais on dirait qu'il s'en est déjà chargé. » Elle avait parlé sur un ton si comique que les lèvres d'Honor frémirent, et son désarroi s'évanouit en grande partie. La reine lâcha sa main et se tourna vers Henke. « Eh bien, eh bien. Ne serait-ce pas la cousine Michelle ? Votre Majesté » Henke lui serra la main à son tour bien plus naturellement que son supérieur ne l'avait fait, nota Honor - et Élisabeth secoua de nouveau la tête. « Tu me sembles bien solennelle, capitaine de vaisseau Henke... Je... commença Henke avant de s'interrompre. Qu'est-ce que tu as dit ? » ajouta-t-elle après quelques instants. La reine se mit à rire. « J'ai dit "capitaine de vaisseau", Michelle. Tu connais ce terme, n'est-ce pas ? Oui, évidemment, mais... » Henke ravala ce qu'elle s'apprêtait à dire et la reine rit de plus belle devant son expression. Elle regarda Honor. « Je ne peux attribuer la déférence flatteuse de Michelle qu'à votre bonne influence, dame Honor. J'ai souvenir d'au moins une occasion où elle m'a donné un coup de pied dans le tibia. Dans les deux tibias, d'ailleurs. Seulement après que tu as mis toi-même du sable dans mon maillot de bain, fit Henke. Et si j'ai bonne mémoire, mère nous a toutes les deux envoyées au lit sans dîner. Ce qui était parfaitement injuste, ajouta-t-elle, puisque c'est toi qui avais commencé ! » Honor eut toutes les peines du monde à dissimuler l'appréhension que lui causait le ton âpre de son second. Michelle était certes l'aînée d'une branche cadette de la famille royale. Honor avait toujours envié son assurance, même en présence des aristocrates les mieux nés, mais là... « Oui, mais c'était moi l'invitée ! » Honor se détendit comme la reine souriait, visiblement ravie. « Toi, tu devais te comporter en hôtesse accueillante envers ta future reine. Oui, oui, bien sûr. Mais ne change pas de sujet, d'accord ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de "capitaine de vaisseau" ? Asseyez-vous toutes les deux. » La reine désigna un divan et attendit qu'elles aient obéi. Nimitz se précipita sur les genoux d'Honor dès qu'elle fut assise, et Ariel gagna ceux de la reine avec le même empressement. « Bien. » Elle fit un signe de tête à la femme qui occupait le second fauteuil. «Je ne crois pas qu'aucune de vous ait déjà rencontré la baronne de l'Anse du Levant? » s'enquit-elle. Honor regarda la femme qui avait remplacé Sir Edward Janacek au poste de Premier Lord de l'Amirauté et se reprocha de ne pas l'avoir reconnue plus tôt. Le caractère informel de cet entretien l'avait surprise, ce qui l'excusait sans doute, mais elle aurait dû identifier cette femme sans qu'on l'y aide. Elle se rendit compte que les autres attendaient sa réponse et elle se secoua mentalement. « Non, Votre Majesté. Je crains de ne pas avoir eu ce privilège. J'espère que vous le considérerez toujours comme un "privilège" une fois que nous aurons fini, capitaine. » La voix de la reine trahissait une certaine ironie, une amertume qui disparut si vite qu'Honor se prit à douter de l'avoir réellementperçue. « En tout cas, Michelle, poursuivit Élisabeth, je crois que je vais laisser la baronne t'expliquer. Francine ? Bien sûr, Votre Majesté, murmura celle-ci avant de se tourner vers Henke. Bien que Sa Majesté se soit exprimée de façon peu conventionnelle et légèrement prématurée, capitaine Henke, elle a raison sur le fond. Dès cet après-midi, vous devenez capitaine de vaisseau. » Henke resta bouche bée et la baronne sourit. « De plus, vous recevrez sous une semaine des ordres officiels vous affectant au commandement du croiseur léger Agni. Félicitations, capitaine. » Henke la regarda fixement puis se tourna vers sa cousine d'un mouvement soudain. « C'est ton idée, Beth ? demanda-t-elle d'un air accusateur, mais la reine secoua la tête. Il faut t'en prendre à dame Honor, Michelle, pas à moi. Je sais combien tu détestes tirer profit de ton nom mais, d'après la baronne, l'usage veut que l'on promeuve le second d'un commandant qui s'est distingué au combat. Évidemment, si ça t'ennuie tant que ça, je peux sans doute convaincre l'Amirauté de te retirer ce grade. N'essaye surtout pas ! Je savais bien que tu réagirais ainsi, murmura la reine. Une fois qu'il apparaîtrait clairement qu'il ne s'agissait pas d'un vilain cas de népotisme, bien sûr. » Henke lui lança un regard assassin puis reporta son attention vers la baronne de l'Anse du Levant. « Merci, milady, fit-elle sur un ton beaucoup plus sérieux. De rien, capitaine. Et maintenant, dame Honor, c'est votre tour », lança la reine. Honor se redressa. « Nous nous occuperons des formalités – dont l'expression de remerciements amplement mérités – plus tard, dans la salle bleue, mais j'ai également décidé de vous nommer au rang de colonel des fusiliers. » Honor ouvrit des yeux ronds, aussi étonnée que Henke. Le titre de colonel des fusiliers permettait à la Couronne d'exprimer son approbation particulière pour un capitaine de vaisseau dont le manque d'ancienneté empêchait la promotion au rang d'officier général, et très peu d'officiers recevaient jamais cet honneur. Cela ne changerait rien à son autorité dans les faits, mais elle percevrait un salaire de colonel outre sa solde normale, et sa nomination indiquait sans équivoque l'estime que lui portait la reine. « Merci, Votre Majesté », parvint-elle à articuler. La reine secoua la tête. « Ne me remerciez pas, dame Honor, dit-elle d'une voix parfaitement sérieuse. Si un officier l'a jamais mérité, c'est bien vous. » Le visage d'Honor s'empourpra et elle esquissa un geste gêné. Élisabeth acquiesça simplement, comme si elle n'avait pas prévu d'autre réaction, et Honor lui en fut reconnaissante. Toutefois, la souveraine se radossa alors en soupirant. « Et maintenant que nous vous avons annoncé les bonnes nouvelles, mesdames, il est temps de passer à des considérations un peu moins agréables », dit-elle. Honor sentit Henke se raidir à côté d'elle, et Nimitz, sur ses genoux, leva la tête. La reine resta encore muette quelques secondes, puis elle haussa les épaules. « Que savez-vous de la situation à la Chambre des Lords, dame Honor ? Pas grand-chose, Votre Majesté. » Elle avait répondu d'un ton circonspect, elle le savait et le regrettait. La reine fronça les sourcils, et Honor réprima un haussement d'épaules. « Nous avons regagné le système il y a seulement quatorze heures environ, Votre Majesté, et la politique n'est pas mon sujet d'étude préféré, je le crains. Pour tout dire, je ne l'aime guère. Difficile de vous en vouloir étant donné vos expériences passées, fit la reine. Et ce qui se trame en ce moment ne va pas vous réconcilier avec le sujet, je le crains. Malheureusement, vous vous trouvez au milieu d'une crise politique majeure et il faut que vous compreniez exactement ce qui se passe. Moi ? Au milieu d'une crise politique, madame ? » laissa échapper Honor. La reine acquiesça. « En effet. J'ajouterai que ce n'est pas votre faute, mais ça ne change rien à la situation. Laissez-moi vous expliquer. » Élisabeth croisa les jambes et caressa Ariel en plissant le front. « Le problème, dame Honor, c'est que la Chambre des Lords a décidé de m'irriter profondément. En ce moment, les partis d'opposition forment un front uni et solide contre les centristes et les loyalistes, ce qui prive le duc de Cromarty d'une majorité de travail à la Chambre haute. Cela signifie en retour que notre politique militaire tout entière est gelée jusqu'à ce qu'il parvienne à mendier, emprunter ou voler les voix qui lui permettront de reprendre le contrôle de la Chambre. Pas besoin de vous dire ce que cela implique pour la poursuite de la guerre ? Non, Votre Majesté. » Honor était abasourdie par cette révélation, pourtant même la surprise ne parvint pas à empêcher l'écœurement de percer dans sa voix. La reine eut un sourire désabusé, une expression fugace qui disparut aussitôt, et elle poursuivit sur un ton égal : « J'ai besoin qu'il récupère sa majorité, dame Honor, j'en ai terriblement besoin. Pour l'instant, les Havriens nagent en pleine confusion, mais ça ne durera pas, et je ne peux rien y faire tant que l'opposition bloquera une déclaration de guerre officielle. Or je crains fort que la rumeur du passage de Lord Young en cour martiale n'ait déjà son impact sur leur résistance. » Honor s'adossa aux coussins du divan; la perplexité ainsi qu'un début d'appréhension assombrissaient son regard. « Ils sont trop nombreux dans l'opposition à ne pas vous aimer, capitaine, poursuivit calmement la reine. Ce n'est pas votre faute. Vos états de service sont exemplaires – mieux, remarquables – et je vous crois plus populaire encore à la Chambre des communes qu'impopulaire auprès des Lords. En fait, la population en général vous considère comme son héroïne, mais vos succès gênent les ténors de l'opposition. Vous les avez fait paraître stupides à Basilic en soulignant leurs erreurs, quant à l'incident de Yeltsin... » Elle haussa les épaules et Honor se mordit la lèvre. Pour la première fois, elle regrettait sincèrement d'avoir frappé Réginald Houseman. Il le méritait, mais elle avait laissé sa colère lui échapper et, maintenant, les liens que l'éminente famille du diplomate entretenait avec le parti libéral retournaient son geste contre elle. Et pas seulement contre elle, pensa tristement le capitaine face à l'inquiétude de sa reine. « Ne vous accablez pas, dame Honor. » Élisabeth parlait d'une voix douce et Honor s'imposa de croiser son regard. « Je ne suis pas intervenue lorsque vous avez été réprimandée parce que je mets un point d'honneur à laisser la Spatiale à l'Amirauté. Et aussi, franchement, parce que vous êtes allée trop loin. D'un autre côté, je comprends comment vous en êtes arrivée là et, en tant que femme, je regrette seulement que vous ne l'ayez pas frappé plus fort. N'allez pas vous croire responsable de la situation à la Chambre des Lords. Ce n'est pas le cas. Mais gifler Houseman a fait de vous la bête noire des libéraux, et les accusations qui pèsent sur Lord Young aujourd'hui vous ont rendue encore plus impopulaire auprès des conservateurs. Pour dire les choses crûment, vous déplaisez à trop d'imbéciles qui s'opposent au duc de Cromarty et, à cause de la personnalité de Lord Young, son père et ses sbires profitent de cette réaction épidermique pour essayer de le protéger. » Elle s'arrêta, et le silence s'étira pendant d'interminables secondes. Honor le supporta aussi longtemps qu'elle le put, puis elle s'éclaircit la gorge et le brisa. Que puis-je faire, Votre Majesté ? demanda-t-elle. Vous pouvez comprendre ce qui se passe », répondit simplement Élisabeth. Elle perçut la douleur qui animait le regard d'Honor et secoua prestement la tête. « Non, je ne vais pas annuler les charges retenues contre Young ! » Honor, soulagée, prit une inspiration profonde et douloureuse; mais la reine n'avait pas encore fini. « Toutefois, j'ai peur que son procès, par nature, n'aggrave encore la crise politique actuelle. » Une nouvelle inquiétude voila les yeux d'Honor et la reine fit un signe à la baronne de l'Anse du Levant, qui se pencha vers l'officier par-dessus la table basse. « Capitaine Harrington, l'Amirauté a formé aujourd'hui une cour qui doit juger Lord Young en fonction des accusations retenues contre lui par l'amiral Parks. Officiellement, je ne peux pas émettre d'avis sur ces accusations tant que la cour n'aura pas rendu son verdict, mais, puisque je ne prends pas part à la décision, je vous dirai, personnellement et officieusement, que les preuves, telles que je les interprète, ne peuvent mener qu'à un verdict de culpabilité. Le problème, c'est que ce verdict implique la peine de mort; le comte de Nord-Aven remue donc ciel et terre pour sauver la vie de son fils, et les conservateurs dans leur ensemble ont l'air de penser qu'ils peuvent tourner le procès à leur avantage face au duc. Ils s'époumonent déjà en coulisses, et cela devrait empirer –avec un regain de publicité – après l'énoncé officiel des accusations, lorsque les médias s'en saisiront. Bien que je ne puisse pas vous révéler la composition de la cour, le conflit politique des Lords risque de déborder sur elle... et vice-versa. Vous me suivez jusque-là ? » Honor hocha la tête en s'efforçant de dissimuler sa crainte à l'idée que Young puisse encore une fois échapper aux conséquences de ses actes. Elle observait le visage de la baronne avec une intensité presque douloureuse, inconsciente de sa propre expression maladive, et elle sentit Henke lui serrer doucement le bras. « Nous n'allons pas le laisser s'en tirer, dame Honor, ajouta la baronne, mais nous mettons les pieds dans un champ de mines. Nous devons approcher ce procès bien plus prudemment qu'il ne le mérite à cause de ses implications annexes. Vous devez surtout vous montrer extrêmement prudente. La presse va vous harceler afin d'obtenir des commentaires dès que nous publierons le compte rendu officiel de la bataille de Hancock, et il est impératif, absolument impératif, que vous ne répondiez rien concernant le procès, les accusations ou les événements qui y ont mené. C'est terriblement injuste envers vous, et je vous présente mes plus sincères excuses, mais vous devez rester aussi discrète que possible jusqu'au verdict. Bien sûr, madame. » Honor se mordit de nouveau la lèvre, puis elle prit son courage à deux mains : « Mais, pardonnez-moi de poser la question, selon vous, quel impact aura la situation sur l'issue du procès ? Aucun, je l'espère, mais je ne peux pas le garantir, répondit honnêtement Maurier. Nous n'en savons pas assez sur la tactique qu'ils comptent adopter. En ce moment, les conservateurs réclament un non-lieu pur et simple. Et ça, au moins, je peux vous assurer que ça n'arrivera pas. » La baronne lança un coup d'oeil à la reine et sa bouche s'affermit. « De plus, bien que je ne sois absolument pas habilitée à le dire, je peux également vous promettre que Young ne retrouvera jamais de poste en service actif. Peu importe l'issue du procès, aucun Premier Lord – pas même l'amiral Janacek – ne lui offrira jamais plus qu'une demi-solde, politique ou non. En dehors de ces assurances, toutefois, tout demeure si incertain que je ne peux pas deviner comment cette affaire se terminera. Et, en toute honnêteté, c'est la raison de ma présence ici. Parce que nous ne savons pas... et parce que je vous dois bien une explication personnelle sur ce qui nous force la main ! » La voix du Premier Lord exprimait trop de frustration pour qu'Honor puisse douter de sa sincérité, et elle acquiesça lentement. Une colère sombre et amère envers Young venait de remplacer son indifférence passée, mais elle comprenait. Les mêmes forces qui l'avaient sauvé tant de fois se précipitaient une fois de plus à son secours, et les circonstances faisaient que même la Couronne ne pouvait garantir leur échec. Elle aurait voulu pleurer de rage et de dégoût, mais elle se contenta d'acquiescer encore, et la reine lui lança un regard empreint de compassion. « Dame Honor, je veux que vous sachiez que j'en suis sincèrement et profondément désolée. J'ai déjà fait part au duc de Cromarty et à l'amiral Cordwainer de ma volonté que le procès se déroule sur la base des accusations actuelles et que la pleine rigueur du code de guerre y soit appliquée. Mais je dois également tenir compte de mes responsabilités envers le Royaume. Je ne peux pas permettre à la dette immense que le Royaume a envers vous de passer avant une réponse militaire adéquate à la menace havrienne, c'est impossible. Je comprends, Votre Majesté. Et ne vous excusez pas, s'il vous plaît. » L'idée d'entendre la reine lui présenter ses excuses répugnait à Honor, et elle s'efforça de sourire. « Merci », fit tout bas Élisabeth. Elle soutint longuement le regard d'Honor puis se secoua. « En tout cas, j'ai l'intention de faire connaître au Royaume tout entier la considération que j'ai pour vous. C'est bien sûr la raison de votre élévation au rang de colonel des fusiliers, mais je veux que vous compreniez autre chose, dame Honor. Lorsque nous entrerons dans la salle bleue, d'ici quelques minutes, et que je vous exprimerai ma reconnaissance en tant que reine de Manticore pour votre action à Hancock, il ne s'agira pas d'une simple formalité. Et je ne me permettrai jamais d'oublier tout ce que je vous dois. » CHAPITRE QUATRE Une musique douce jouée par des musiciens en chair et en os flottait dans le restaurant à l'éclairage tamisé, en même temps que les délicieux arômes des cuisines d'une centaine de mondes. Le Cosmo's, l'établissement le plus sélect de la ville d'Arrivée, se vantait qu'aucun client n'avait jamais commandé de plat que sa cuisine ne pouvait fournir. Ce n'était pas une mince affaire, vu les énormes flux de marchandises (et de passagers) qui transitaient par le terminus central du nœud du trou de ver de Manticore, mais Honor le croyait sans peine. Elle n'était allée au Cosmo's qu'une fois en tout et pour tout : sa mère l'y avait amenée après qu'Honor eut refusé le cadeau qu'elle avait imaginé lui offrir à l'occasion de la remise des diplômes. À l'époque, Honor était trop occupée à satisfaire sa curiosité pour faire très attention à la qualité de la cuisine; cette fois, non seulement elle était plus âgée, mais elle jouait le rôle d'hôtesse, et elle découvrait que le travail des chefs du Cosmo's dépassait encore les prétentions de ses propriétaires. Et il valait mieux, vu le montant de l'addition non qu'elle en regrettât un seul centime. Willard Neufsteiler ne l'avait pas encore dit, mais son air de chat sylvestre comblé de céleri lui révélait qu'elle pouvait se le permettre. Neufsteiler gérait les intérêts financiers d'Honor depuis cinq années T, et elle remerciait le Ciel d'être tombée entre ses mains. Il avait bien quelques lubies qui pouvaient devenir irritantes, comme le plaisir enfantin qu'il prenait à retarder l'annonce des bonnes nouvelles pour la taquiner, mais il se montrait scrupuleusement honnête et faisait preuve d'un sixième sens en matière d'investissements. L'argent qu'Honor avait gagné à Basilic avait fait d'elle une millionnaire; la gestion de Neufsteiler, une multimillionnaire. Elle pouvait donc au moins lui offrir un dîner de temps en temps, même aux tarifs du Cosmo's, et supporter son étrange sens de l'humour. Elle leva son verre de vin à cette idée, s'en servant pour dissimuler un sourire. Mais elle n'était pas seulement là pour entendre le rapport de Willard. Elle balaya la tablée du regard et ses yeux s'illuminèrent en passant sur Paul Tankersley, avant de se poser sur les deux dernières personnes affectées au Victoire. Le bataillon de fusiliers attaché au croiseur de combat avait subi à Hancock des pertes plus lourdes qu'aucun autre département, proportionnellement à ses effectifs. Le lieutenant-colonel Klein et le major Flanders, son second, avaient péri pendant la bataille, et le capitaine de compagnie le plus gradé se trouvait en congé maladie pour une durée indéterminée suite à ses blessures. Le capitaine Tyler, survivante la plus ancienne en grade, s'était bien débrouillée malgré son manque relatif d'expérience, mais tout le monde savait qu'elle faisait seulement fonction de commandant. Pourtant, l'Amirauté ne s'était pas pressée pour la remplacer, ni même pour compenser les autres _pertes. Intellectuellement, Honor pouvait difficilement le reprocher aux Lords. Ses fusiliers ne risquaient pas d'être envoyés au combat tant que le Victoire se trouvait au radoub, après tout, et la Flotte avait d'autres préoccupations. Mais l'effet produit sur le moral de ses troupes et leur rythme d'entraînement lui avait pesé. Ce détail-là au moins allait changer, se dit-elle avec une intense satisfaction, car l'Amirauté avait fait preuve d'une rare clairvoyance en choisissant enfin un successeur à Klein. Le colonel Thomas Santiago Ramirez était simple major la dernière fois qu'Honor l'avait vu. Il commandait les fusiliers du HMS Intrépide dans le système de l'Étoile de Yeltsin, et elle soupçonnait la qualité de son travail là-bas de n'être pas étrangère à sa promotion rapide. Mais, que ce fût ou non le cas, il méritait sans conteste son nouveau grade et Honor se réjouissait de le retrouver. Le colonel avait émigré de Saint-Martin, ce qui expliquait sa stature impressionnante. Ses soeurs, sa mère et lui avaient fui Saint-Martin via le terminusdu nœud du trou de ver de Manticore situé dans le système de l'Étoile de Trévor, au moment même où la flotte d'occupation havrienne arrivait, balayant la marine complètement dépassée de Saint-Martin et tuant son père. Ramirez n'avait que douze ans à l'époque, mais les habitants de Saint-Martin atteignaient tôt la maturité physique et le colonel reflétait la pesanteur du monde sur lequel il était né. À première vue, on l'aurait facilement dite massif », mais « colossal » lui convenait mieux. Il n'était pas beaucoup plus grand que la moyenne, toutefois son ossature imposante supportait une musculature à l'identique et un cou épais comme une barrique. Tankersley, assis à côté de lui, présentait un contraste saisissant. Paul était trapu et musclé bien que relativement petit, mais Ramirez avait les épaules deux fois plus larges que lui et les bras plus épais que les cuisses de bien des hommes. Du haut de son mètre quatre-vingt-trois, il pesait plus de cent cinquante kilos et, s'il se cachait là ne serait-ce que trois grammes de graisse, vingt ans d'exercices au sein du corps des fusiliers avaient échoué à les débusquer. Quant à son nouveau second, c'était une autre histoire. Le major Susan Hibson, un autre vétéran du raid sur Merle et de la deuxième bataille de Yeltsin, avait la peau et les cheveux aussi sombres que Ramirez, mais elle était presque menue, et d'étonnants yeux vert d'eau brillaient au milieu de son visage, beaucoup plus sévère que celui du colonel. Ce beau visage aux traits finement ciselés n'exprimait aucune douceur. Il n'était pas déplaisant; il disait simplement que sa propriétaire n'avait jamais vu l'intérêt d'apprendre à reculer devant autrui. Ramirez et Hibson servaient ensemble pour la première fois depuis Yeltsin, et Honor se félicitait de les revoir. À eux deux, ils allaient réveiller les fusiliers du Victoire en un temps record. Elle posa son verre et le serveur réapparut comme un génie alerte pour le remplir. Il fit le tour de la table, vérifiant tous les verres, puis s'éclipsa de nouveau sans un mot. Bien qu'indéniablement efficace, il aurait pu prendre quelques cours de discrétion auprès de l'intendant d'Honor. Mais peut-être voulait-on le mettre en évidence afin que les clients soient conscients du service pour lequel ils payaient. Elle sourit à cette idée et envisagea gaiement de le rappeler pour commander une tasse de cacao, mais même elle n'avait momentanément plus envie de sucré après le baklava qu'ils venaient de terminer. Et puis offrir à Paul une telle occasion de la taquiner sur sa boisson préférée n'était peut-être pas très malin. Elle décida, non sans regret, de s'en passer et offrit une nouvelle branche de céleri à Nimitz. Le maître d'hôtel n'avait pas cillé lorsqu'elle était arrivée avec le chat sylvestre. Il ne devait pas en voir beaucoup ici, sur Manticore, mais il s'était contenté de claquer des doigts pour qu'on apporte une chaise haute destinée aussi bien aux bébés humains qu'aux chats sylvestres adultes et qu'on la place aux côtés d'Honor. Nimitz s'y était installé avec la dignité d'un monarque gagnant son trône et avait soigné son comportement à table toujours exemplaire lors des grandes occasions – encore plus qu'à l'habitude. En règle générale, Honor essayait de limiter sa consommation de céleri au strict minimum car, s'il en était friand, il ne disposait pas d'enzymes capables de digérer la cellulose terrienne. Pourtant, cette fois, il avait gagné sa part, et elle lui caressa les oreilles tandis qu'il se régalait. « Une telle passion pour le céleri, je n'en reviens pas. » Neufsteiler secoua la tête. « Étonnant qu'il ne finisse pas par s'en lasser, dame Honor. Un chat sylvestre sphinxien vit en moyenne deux cent cinquante ans, répondit Honor, et on n'en a jamais vu un seul se lasser du céleri. Vraiment ? » La voix de Neufsteiler se teintait d'amusement, et Honor secoua la tête. « Vraiment. J'ai beau le gronder, ça ne change rien. Et, d'une certaine façon, j'imagine que j'en suis plutôt heureuse. Heureuse ? » Paul Tankersley se mit à rire. « J'avoue que je ne m'en serais jamais douté, vu la façon dont tu me harcèles quand je lui donne sa dose ! C'est parce que tu le gâtes, fit-elle d'un air sévère. Et je ne voulais pas dire que je me réjouissais de sa dépendance, je parlais des chats sylvestres en général. Pourquoi ? s'enquit Neufsteiler. Parce que c'est le céleri qui a rassemblé les humains et les chats sylvestres. Il faut absolument que j'entende ça! » Tankersley éclata de rire et se carra sur sa chaise. « En admettant, bien sûr, que tu ne te moques pas de nous », ajouta-t-il. Nimitz interrompit sa dégustation pour le gratifier d'un regard hautain, et Honor sourit. « Non, je parle sérieusement. Les premiers colons n'ont pas pris la peine d'étudier les chats sylvestres à leur arrivée sur Sphinx. Ils avaient d'autres choses en tête. Ils se rendaient à peine compte de leur existence, et aucune des équipes d'exploration n'a jamais deviné l'étendue de leur intelligence. Personnellement, je pense que c'est lié à leur taille. On n'avait jamais rencontré d'autre espèce intelligente avec une si faible masse corporelle, et personne ne s'y attendait. Ce qui explique sans doute que les équipes d'exploration n'aient pas assez poussé leurs études pour se rendre compte qu'ils se servaient d'outils. Je ne l'avais jamais entendu dire, madame. » Le colonel Ramirez semblait surpris. Sa voix était aussi profonde qu'on pouvait s'y attendre, provenant de cet énorme coffre, mais l'accent de Saint-Martin adoucissait sa puissance de façon musicale. « je ne mets pas votre parole en doute, évidemment. Mais les chats sylvestres m'ont toujours fasciné et j'ai lu tout ce que je pouvais trouver sur le sujet sans jamais y voir la moindre allusion. Ça ne m'étonne pas, Thomas. » Honor parcourut les convives du regard, puis haussa les épaules et se tourna de nouveau vers Ramirez. « En fait, je serais surprise si vous aviez trouvé beaucoup d'informations sur leur organisation sociale. Je me trompe ? Eh bien, non, madame, maintenant que vous en parlez... » Ramirez se frotta le menton. « J'ai trouvé pas mal de renseignements sur leur physiologie et bon nombre de livres traitant de leurs liens d'adoption avec des humains – sans expliquer grand-chose, toutefois. Chaque "expert" semble émettre un avis différent sur la façon dont ce lien fonctionne. Et ils n'ont rien de mieux à offrir que des "hypothèses", n'est-ce pas ? demanda Honor, sur quoi Ramirez acquiesça. Eh bien, en vérité, la plupart de ceux qui savent quelque chose sur les chats sylvestres se taisent. Je n'irais pas jusqu'à évoquer une conspiration du silence, mais les xénologues qui vont les étudier soit se font adopter, soit n'apprennent presque rien, se lassent et repartent. Ceux qui se font adopter finissent souvent au Service des forêts de Sphinx et, les chats sylvestres étant une espèce protégée, les autorités planétaires –dont les xénologues du Service des forêts – incitent les chercheurs à ne pas les ennuyer. D'ailleurs, presque tous les Sphinxiens tendent à se montrer très protecteurs dès qu'il s'agit des chats sylvestres. Simplement, nous n'en parlons pas beaucoup, sauf aux gens en qui nous avons confiance. Du coup, la documentation sur le sujet disponible ailleurs que sur Sphinx se limite à un niveau très scolaire, mais je vous assure que les chats fabriquent des outils. Oh, bien sûr, il ne s'agit que d'instruments rudimentaires, un peu comme ceux de l'homme du Néolithique, mais vous devriez voir les haches en silex et autres objets que produisent certaines communautés. Évidemment, ils ne s'intéressent guère aux ornements ou aux biens personnels dépourvus d'utilité spécifique. Et ceux qui adoptent des humains, comme monsieur l'affamé ici présent, n'ont pas vraiment besoin d'outils. Leur compagnon est là pour accomplir les travaux pénibles à leur place. » Nimitz émit un son dédaigneux et Honor gloussa en lui tendant une autre branche de céleri. Ce pot-de-vin fut accueilli avec la grâce appropriée, et elle reporta son attention vers ses invités. « En fait, après plus de trois années locales sur Sphinx – soit près de seize années T – les colons avaient établi encore moins de contacts avec les chats que les équipes d'exploration. Les chats se montrèrent assez intelligents pour rester hors de la vue et des préoccupations des humains, le temps de s'adapter à leur soudaine intrusion, et les colons avaient suffisamment d'autres sujets d'inquiétude. Toutefois, cela changea lorsqu'ils installèrent leurs serres et commencèrent à diversifier leurs cultures. Personnellement, je soupçonne les chats d'avoir opéré des reconnaissances dans les fermes dès le début. Croyez-moi, on ne voit pas un chat sylvestre en extérieur s'il ne veut pas se laisser voir – et personne n'avait jamais jugé utile de verrouiller les serres. Du moins jusqu'à ce que tous les plants de céleri se mettent à disparaître proprement et silencieusement la nuit. Vous plaisantez. Ils volaient le céleri ? » Neufsteiler se mit à rire, et Honor acquiesça. « Exactement, mais je ne pense pas qu'ils voyaient les choses sous cet angle. Les chats sylvestres n'ont pas de notion claire de la propriété privée. Il m'a fallu des années pour expliquer ce concept à Nimitz, qui persiste à y voir l'une des idées les plus stupides de l'humanité. Mais le "grand mystère de la disparition du céleri" a provoqué bien des remous, laissez-moi vous le dire ! Vous n'imaginez pas quelles théories les colons ont inventées pour expliquer pourquoi cette plante – et uniquement celle-là – disparaissait sans laisser de trace. Aucun ne s'est réellement approché de la vérité. Enfin, franchement, pouvez-vous concevoir un événement moins probable – ou plus ridicule en apparence – qu'une opération commando dans des serres, menée au beau milieu de la nuit par un groupe de carnivores arboricoles extraterrestres, juste pour voler du céleri? Non, j'imagine que non. » La voix profonde de Ramirez vibrait d'amusement. Nimitz se donna du mal pour l'ignorer, et Hibson éclata de rire. « Je doute que même un fusilier l'envisage, madame, acquiesça le major. Et personne n'y pensait sur Sphinx – jusqu'à cette nuit où une enfant de dix ans, incapable de trouver le sommeil, en prit un sur le fait. Et le dénonça ? » Neufsteiler gloussa, mais Honor secoua la tête. « Non. Elle n'en dit rien à personne. Alors comment les colons ont-ils découvert ce qui se passait ? demanda Paul. Ah, ça, c'est une autre histoire. Si tu es vraiment gentil avec moi, je pourrais même te la raconter un jour. Bah, je parie que tu ne connais pas la suite ! Bien tenté, Paul, mais tu ne me feras pas parler. Je suis prête à te révéler un élément, toutefois. » Elle s'arrêta, les yeux rieurs, tandis qu'il la fixait d'un air exaspéré. Mais elle connaissait trop bien sa curiosité naturelle, et il capitula en soupirant. « D'accord, je demande. Qu'est-ce que tu es prête à nous dire ? La petite fille en question ? » Honor haussa les sourcils et il hocha la tête. « Elle s'appelait Harrington, lança-t-elle avec suffisance. On pourrait dire que, chez nous, les chats sylvestres sont une affaire de famille. Je pourrais également dire que le sens de l'humour discutable de sa descendante la mènera à sa perte si elle ne nous raconte pas tout. Nous verrons bien. Peut-être trouveras-tu de quoi me tenter. Eh, peut-être bien, murmura-t-il d'un air si suggestif qu'Honor s'empourpra. Vous n'allez rien nous dire, n'est-ce pas ? » demanda Neufsteiler. Ni lui ni les deux fusiliers ne semblèrent remarquer le rougissement d'Honor, qui secoua la tête avec un sourire reconnaissant et espiègle. « Alors peut-être que je ne devrais pas vous dire pourquoi je voulais vous voir. Ah, mais vous et moi entretenons une relation fiduciaire. Contrairement à vous, je peux vous poursuivre en justice. Et vous en seriez capable, en plus. » Neufsteiler secoua la tête face à tant de perfidie, mais il sourit également et sortit une petite liasse de feuilles. « Jetez un coup d'oeil là-dessus », suggéra-t-il en la faisant glisser jusqu'à Honor. Elle déplia les imprimés, parcourut des yeux les colonnes de chiffres... et s'arrêta net. « Vous plaisantez ? » souffla-t-elle, mais Neufsteiler eut un signe de tête négatif, accompagné d'un immense sourire. « Sûrement pas, dame Honor. Les premiers revenus trimestriels de votre domaine sur Grayson vous ont été crédités en même temps que le tribunal des saisies annonçait la prime officielle pour les cuirassés que l'amiral Danislav et vous-même avez capturés à Hancock. Il y a de cela six heures, fit-il en consultant son chrono, votre valeur nette se montait exactement à ce qu'indique ce rapport. » Honor le fixa, incrédule et sans réaction, puis glissa le rapport à Tankersley. Il regarda la dernière ligne et fit mine de siffler, admiratif. « Je ne dirais pas que les grands cartels marchands doivent commencer à s'inquiéter, remarqua-t-il au bout d'un moment, mais il y a quelques terres de plaine sur Gryphon que j'aimerais bien te montrer. » Honor lui sourit - une réaction presque machinale - tandis que la surprise continuait à la faire frémir. Elle venait d'une famille de francs-tenanciers. Si ses parents étaient indéniablement aisés grâce à leur efficace partenariat médical, la majorité des francs-tenanciers possédaient plus de terres que de fortune, notamment sur Sphinx. Elle avait déjà eu du mal à accepter l'idée que la prime de Basilic avait fait d'elle une millionnaire, alors là... « Vous êtes sûr qu'il n'y a pas d'erreur, Willard ? fit-elle d'un ton hésitant. Dame Honor, répondit-il patiemment, un cuirassé vaut à peu près trente-deux milliards de dollars, et le tribunal des saisies accorde trois pour cent de la valeur d'un vaisseau ennemi à la force d'intervention qui l'a capturé, au cas où la Flotte choisit de l'intégrer à ses rangs. Les capitaines de pavillon de cette force se partagent douze pour cent de ce total, or il n'y avait que quatre capitaines de pavillon à Hancock au moment de la reddition de l'amiral Chin. L'Amirauté a jugé deux des cinq cuirassés survivants trop endommagés pour valoir qu'on les répare, mais la Flotte a intégré les trois autres. Alors, trois pour cent de quatre-vingt-seize milliards de dollars nous font deux virgule quatre-vingt-huit milliards, et douze pour cent de ce montant font trois cent quarante-cinq millions et des poussières. Ce qui veut dire, chère madame, que votre part se monte à la coquette somme de quatre-vingt-six millions quatre cent mille dollars – sans compter les vaisseaux plus légers qui se sont rendus en même temps que les cuirassés. Évidemment, ils n'ajoutent que six millions à la prime totale, donc j'imagine que nous n'avons pas besoin de nous en inquiéter. Croyez-moi, ces chiffres sont exacts. D'ailleurs, si vous jetez un coup d'oeil en page trois, vous constaterez que le personnel le moins gradé servant sous vos ordres percevra près de cinquante mille dollars. Honor entendit à peine la dernière remarque. Elle s'attendait bien à toucher une prime conséquente, mais sûrement pas à ce point ! Elle quadruplait presque son patrimoine total ! L'idée d'une somme pareille l'effrayait, surtout sachant que les primes n'étaient pas soumises à l'impôt : elle en gardait chaque centime. Elle secoua mollement la tête. « Bon sang ! Mais que vais-je faire de tout ça ? lança-t-elle sur un ton plaintif, ce qui fit glousser de joie Neufsteiler. Je suis sûr que vous trouverez à le dépenser, milady. Entre-temps, vous pouvez le laisser entre mes mains si vous le souhaitez. J'ai l'oeil sur quelques affaires prometteuses, mais je ne veux pas que vous décidiez trop vite. Prenez quelques jours pour vous faire à l'idée, puis laissez-moi vous montrer quelques rapports annuels et projections de bénéfices avant de vous déterminer. Je... » Honor se secoua et eut un sourire forcé. « Je crois que c'est une excellente idée, Willard. Moi aussi. Après tout, je touche cinq pour cent de vos bénéfices pour ma bonne gestion de vos intérêts. Bien que (Neufsteiler parvint à prendre un air endeuillé) le fisc ponctionne ma part. Pauvre garçon. » Les yeux d'Honor se mirent à briller tandis qu'elle retrouvait son équilibre. « J'imagine que vous allez donc me laisser payer l'addition, pour finir. C'est la première leçon qu'apprend un banquier, milady. Eh bien, dans ce cas, je... » Elle s'arrêta car on l'appelait par son nom. Elle se retourna et son visage s'illumina lorsqu'elle reconnut les trois hommes qui se dirigeaient vers sa table. « Alistair ! » Elle quitta promptement sa chaise et lui tendit la main. « Et Andy, et Rafe ! Qu'est-ce que vous faites ici ? Nous sommes allés voir le capitaine Henke, qui nous a expliqué où vous trouver, madame, commença Andreas Venizelos, alors le capitaine McKeon a dit qu'il paierait l'addition pour venir vous voir. » Honor se mit à rire, et Venizelos se fendit d'un sourire. « C'est normal, madame. Après tout, c'est lui le plus gradé. Un détail que vous feriez bien de garder à l'esprit, capitaine de frégate, fit sombrement observer McKeon. À vos ordres, monsieur ! » Venizelos exécuta un brusque salut et Honor rit à nouveau, les yeux brillants de bonheur, tandis que le serveur, répétant son tour de passe-passe, se matérialisait – porteur cette fois de chaises pour les nouveaux venus. « Ne vous inquiétez pas, Alistair, je viens de découvrir que je suis désormais une femme d'importance, et c'est moi qui invite. Vous avez faim ? Pas vraiment. Nous avons dîné avant de partir à votre recherche sur le Victoire. » Le regard de McKeon se voila, et il secoua la tête. « J'aimerais bien que vous fassiez un petit peu plus attention. Pour une fois, je voudrais que vous preniez la responsabilité d'un navire sans le réduire en morceaux – et vous avec. Moi aussi, je voudrais bien », répondit-elle doucement en entendant l'inquiétude percer dans sa voix. Puis elle se reprit. « Avant que j'oublie complètement mes bonnes manières, laissez-moi faire les présentations. Je pense que vous connaissez tous les trois le colonel Ramirez et le major Hibson ? » McKeon hocha la tête et tendit la main, d'abord à Ramirez, puis à Hibson. « Je vois que des félicitations s'imposent, fit-il en désignant leurs insignes. On dirait que le corps des fusiliers reconnaît le talent quand il se présente. Certainement, acquiesça Honor avant de présenter Paul. Ce monsieur est le capitaine Paul Tankersley, un tout nouvel adjoint aux constructions sur Héphaïstos, et voici Willard Neufsteiler, mon gestionnaire de patrimoine. Paul, Willard, voici le capitaine de vaisseau Alistair McKeon, le capitaine de frégate Andreas Venizelos et le lieutenant de vaisseau... non, corrigea-t-elle spontanément, le capitaine de corvette Rafe Cardones. » Elle gratifia Cardones d'un sourire approbateur en tapotant le demi-anneau flambant neuf sur sa manchette tandis que Tankersley se penchait par-dessus la table pour serrer la main aux nouveaux arrivants. « Félicitations, Rafe ! Merci, madame – je veux dire, dame Honor. » Cardones s'empourpra légèrement et Honor ravala un rire. Rafael Cardones était très jeune pour son grade. Il l'avait gagné à la dure, mais il gardait quelques traits du jeune chiot maladroit qu'il était cinq années T auparavant, quand elle l'avait connu. « Bien ! » Elle s'adossa et examina un visage après l'autre. « Puis-je vous demander ce qui vous amène tous les trois à me chercher ? Oh, des choses et d'autres. » McKeon accepta un verre de vin des mains du serveur et le leva en désignant ses compagnons. « Andy et moi sommes affectés à la force qui défend le système mère et nos deux vaisseaux sont amarrés à Héphaïstos; cela nous a semblé une excellente occasion de vous rendre visite. Et vous, Rafe ? Moi ? » Cardones eut un large sourire. « Je suis le nouvel officier tactique du Victoire, madame. Vraiment ? C'est formidable, Rafe ! Mais depuis quand ? Environ six heures, pacha. Alors bienvenue à bord, canonnier ! » Elle abattit sa main sur l'avant-bras de Cardones avec un sourire, puis son front se plissa. « Mais, personne ne m'a dit que le capitaine Chandler s'en allait. Je suis ravie de vous revoir, mais je regrette de la perdre. Vous ne la perdez pas, madame. La situation reste assez confuse pour l'instant, mais j'ai amené au capitaine Henke une liste des transferts et des remplacements à mon arrivée à bord. D'après ce que j'ai compris, PersNav a promut le capitaine Chandler de la section tactique au poste de second : elle remplacera le capitaine Henke à son départ pour l' Agni. Je crains que vous ne nous ayez tous les deux sur les bras, pacha. Je m'en remettrai », lui assura Honor. Puis elle se tourna vers McKeon et désigna les quatre bandes dorées qui ornaient ses manches. « On m'a dit que vousaviez reçu votre quatrième anneau, Alistair. À mon avis, c'est une preuve de clairvoyance de la part de l'Amirauté. Félicitations. Je crois que votre réputation a un peu déteint sur moi », répondit ironiquement McKeon, ravi de la teinte rosée que prenaient les joues d'Honor. « Alors, quel vaisseau vous ont-ils donné ? Le Prince Adrien », répondit McKeon avec un plaisir manifeste. Honor hocha la tête d'un air approbateur. Le Prince Adrien était plus petit que les unités de classe Chevalier stellaire, plus récentes, mais le croiseur lourd de deux cent quarante mille tonnes demeurait un bâtiment puissant. C'était même une excellente récompense pour un nouveau capitaine de vaisseau... et Alistair n'en méritait pas moins. « Scotty est toujours avec vous ? Eh oui, fit McKeon avant d'étouffer un rire. Quoi ? demanda Honor. Quelqu'un d'autre est arrivé à bord juste après lui. Je crois que vous le connaissez. Le maître principal Harkness. Harkness bombardé maître principal? s'exclama Honor, incrédule. Parole d'honneur. » McKeon leva solennellement la main. « Il a mis trente ans et des poussières à devenir chef et à le rester, mais on dirait que Scotty a une influence stabilisatrice sur lui. Ne me dites pas qu'il a tourné une nouvelle page ? Non, c'est juste qu'il n'a pas récemment croisé de fusilier dans un bar ni été pris en défaut lors d'une inspection douanière. D'un autre côté, il pourrait bien s'y tenir, cette fois. J'y croirai quand je le verrai. » Honor secoua la tête à l'évocation de ces bons souvenirs, puis regarda Venizelos. « Et que vous ont donné nos seigneurs et maîtres, Andy ? Rien d'aussi splendide qu'un croiseur lourd, madame, mais je ne me plains pas. » Il sourit. « J'ai récupéré l'Apollon du capitaine Truman lorsque les radoubeurs ont eu terminé les réparations. Excellentes nouvelles pour tous les deux. » Honor leva son verre en un hommage silencieux, et un rare sentiment de complète satisfaction l'emplit à l'évocation de leur bonheur amplement mérité. Et au sien, pensa-t-elle en regardant Paul. « Merci », fit McKeon en reproduisant son salut avec son propre verre. Il se carra ensuite sur sa chaise. « Et maintenant que nous vous avons débusquée et que vous connaissez les dernières nouvelles, je veux entendre ce qui s'est réellement passé à Hancock. À ce qu'on m'a déjà raconté (il lui décocha un sourire entendu), on dirait que vous avez encore fait des vôtres, dame Honor ! » CHAPITRE CINQ « Il est temps que j'y aille, j'imagine. » Michelle Henke soupira. Le nom de son nouveau commandement, brodé sur un écusson en forme de fer à cheval, ornait son épaule gauche, et le ruban bleu et blanc de la médaille d'honneur épinglée sur son cœur brillait sur sa veste noir d'espace. L'uniforme était à peine plus foncé que sa propre peau qui, en retour, faisait ressortir plus nettement le nouveau béret blanc de commandant de vaisseau stellaire. Quant aux quatre galons dorés flambant neufs de capitaine de vaisseau, ils étincelaient à son col. Honor aurait aimé transmettre ses propres galons à son amie, comme le voulait la coutume lorsqu'un second était promu, mais elle avait sauté ce grade dans son ascension de la hiérarchie. En tout cas, galons anciens ou neufs, Michelle paraissait mieux que simplement parfaite : elle était à sa place. J'imagine, oui. » Honor tendit la main pour redresser sur la manche droite de Henke l'écusson rouge et or de la Flotte, représentant une manticore rugissante. « Je me réjouis pour toi, Michelle. Ça ne me plaît pas de te voir partir – j'espérais que nous passerions plus de temps ensemble – mais Dieu sait que tu le mérites. Je t'avais bien dit, à ton arrivée à bord, que je ne me satisferais de rien de moins que mon propre croiseur, non ? Henke haussa les épaules et sourit. « Tu devrais savoir que j'arrive toujours à mes fins. On dirait, en effet, acquiesça Honor. Laisse-moi t'accompagner jusqu'au hangar d'appontement. » Henke hocha la tête et Honor jeta un regard à l'intendant en chef James MacGuiness tout en élevant Nimitz jusqu'à son épaule. Le visage de l'intendant n'exprimait rien, mais il cligna imperceptiblement de et Honor lui rendit son clin d'oeil, accompagné d'un signe de tête discret, avant de franchir le sas derrière Henke. Elles dépassèrent le fusilier en faction devant les quartiers du commandant et se dirigèrent vers l'ascenseur. Le couloir était désert, comme souvent dans le quartier des officiers, mais Honor nota que Henke regardait sans cesse autour d'elle. Tous les officiers sans exception s'étaient joints à Honor, la veille, pour offrir au second un dîner de félicitations, mais la tradition voulait aussi qu'au moment de son départ les officiers supérieurs d'un navire « tombent » par hasard sur le second qui les quittait pour lui souhaiter bonne chance à son nouveau poste, surtout s'il partait assumer le commandement de son propre navire. Seulement, il n'y en avait pas un seul dans les parages aujourd'hui, et une ombre passa dans les yeux de Henke. Elle fit mine d'ouvrir la bouche, puis haussa les épaules et entra dans l'ascenseur. Honor tapa le code de leur destination et engagea une conversation banale, debout à ses côtés. Elle gardait un ton léger pour réconforter son amie déçue et parvint même à la faire rire tandis qu'elles regardaient trembler l'indicateur de position. L'ascenseur se déplaçait vite et sans bruit, mais le trajet dura plus longtemps qu'à l'habitude car elles se rendaient au hangar d'appontement numéro trois. De tous les hangars du Victoire, c'était le moins bien placé par rapport aux quartiers du commandant mais, suite aux avaries subies au combat, les deux installations de proue demeuraient inutilisables. Elles atteignirent leur destination, la porte de l'ascenseur s'ouvrit et, d'un grand geste, Honor invita son amie à sortir. Henke se mit à rire et répondit par une majestueuse révérence, mais elle releva brutalement la tête, abasourdie, car les premières notes de la Marche de Saganami s'écoulaient soudain, pures et lumineuses, par les haut-parleurs du hangar. Elle pivota pour faire face à la galerie, les yeux écarquillés, et un ordre couvrit l'hymne solennel de la Flotte royale manticorienne. « Présenteeeeeeez armes ! » aboya quelqu'un, et, la garde d'honneur des fusiliers s'exécutant, les mains s'abattirent sur la crosse des pulseurs avec une précision professionnelle. Le colonel Ramirez et le major Hibson se trouvaient là, mais ils se tenaient sur le côté, en observateurs, tandis que le capitaine Tyler, survivant le plus gradé de la bataille de Hancock, brandissait son sabre d'apparat en guise de salut. Ses fusiliers et elle formaient un bloc compact de superbes uniformes de parade vert et noir, et contre les murs de la galerie s'alignaient officiers de marine et matelots, tous au garde-à-vous, doublant d'une ligne noir et or la haie d'honneur qui l'attendait à l'entrée du boyau d'embarquement. Henke se retourna vers Honor, les yeux brillants. « Tu m'as piégée ! accusa-t-elle sous le couvert de l'hymne, mais Honor secoua la tête. Pas moi. C'était l'idée de l'équipage. J'ai juste envoyé Mac les prévenir que nous nous mettions en route. » Henke allait ajouter quelque chose, mais elle déglutit et se retourna vers la galerie. Elle carra les épaules et traversa le hangar entre les lignes rigides, Honor sur les talons. Elles atteignirent le boyau d'embarquement et le capitaine Chandler exécuta un salut de parade. Henke le lui rendit, et la petite femme rousse qui la remplaçait au poste de second du Victoire tendit la main à la fin de la mélodie. « Félicitations, capitaine Henke, dit-elle. Vous nous manquerez. Mais, de la part des officiers et de l'équipage du Victoire, je vous souhaite bon vent et bonne chasse. Merci, capitaine. » Le contralto de Henke était plus rauque qu'à l'habitude et elle déglutit à nouveau. « Vous avez un bon vaisseau et un bon équipage, Évelyne. Prenez-en soin. Et... (elle parvint à sourire) essayez d'empêcher le pacha de s'attirer des ennuis. Je m'y efforcerai, madame. » Chandler salua une fois de plus avant de reculer d'un pas, et le sifflet du bosco retentit pour saluer le départ d'un commandant de vaisseau stellaire. Henke serra encore la main d'Honor, fermement, puis entra dans le boyau sans un regard en arrière. Pavel Young se détourna de la fenêtre lorsque le doux carillon résonna. Il s'arrêta une seconde pour lisser sa veste, puis appuya sur le bouton d'admission et regarda s'ouvrir la porte de ses quartiers. La présence d'un fusilier en faction devant l'entrée ne constituait pas une marque de respect comme à bord d'un navire. Cette femme était le geôlier de Young, le symbole de sa disgrâce, et son expression froide et impersonnelle claironnait l'opinion qu'elle avait de lui. Il pinça les lèvres à ce nouveau rappel; sa colère et son humiliation firent un nouveau bond tandis que le fauteuil antigrav médicalisé passait devant la sentinelle et entrait dans son salon. L'occupant du fauteuil avait à peine quatre-vingt-dix ans, un âge mûr dans une société qui disposait du prolong, mais il avait le teint maladif et remplissait le siège des flots de sa chair obèse, spectacle qui soulignait toujours de façon désagréable aux yeux de Young son propre embonpoint croissant. Il y a des limites aux miracles que la médecine peut accomplir pour pallier les conséquences d'une vie d'excès catastrophiques. En ronronnant, l'engin avança jusqu'au centre de la pièce, et le dixième comte de Nord-Aven s'adossa pour poser sur son fils aîné des yeux soulignés par des poches de graisse. « Alors, siffla-t-il. Tu as mis le pied dedans cette fois, hein ? J'ai fait ce que je jugeais le mieux vu les circonstances, père », répondit Young avec raideur, et le grognement de mépris du comte fit trembler sa montagne de graisse. « Garde ça pour la cour, mon garçon ! Tu as foiré – n'essaye pas de dire le contraire. Pas à moi. Surtout (ses petits yeux porcins se durcirent) si tu comptes sur moi pour t'aider à sauver ta peau! » Young déglutit brutalement. Il croyait ne pas pouvoir s'effrayer davantage, mais l'idée que cette fois son père ne parviendrait peut-être pas à le sauver lui démontra qu'il avait tort. « C'est mieux. » Le comte déplaça son fauteuil jusqu'à la fenêtre, par laquelle il jeta un coup d'oeil, puis pivota pour faire face à son fils. « Je n'arrive pas à croire que tu aies été assez stupide pour merder comme ça alors que cette chienne était aux commandes », grommela-t-il. Comme Young lui-même, il appelait rarement Honor Harrington par son nom, mais Young s'empourpra en entendant percer dans sa voix un mépris coupant car, pour une fois, elle n'en était pas la cible. « Bon sang, mon garçon ! Elle ne t'avait pas causé assez de problèmes sans ça? cracha le comte en agitant une main comme un battoir vers la porte close et gardée. Merde, mais qu'est­ce qui te sert de cervelle ? » Young se mordit la lèvre, et une colère toute neuve l'embrasa comme un feu malsain. Qu'est-ce que son père en savait? Ce n'était pas son navire à lui qui s'était retrouvé au milieu d'une pluie de missiles ! « Douze minutes. Voilà ce qui a fait la différence, reprit la voix sifflante. Tu n'avais qu'à tenir le coup douze minutes de plus, et rien de tout ça ne serait arrivé ! J'ai pris la meilleure décision que je pouvais, monsieur », répondit Young, conscient qu'il s'agissait d'un mensonge. Il ressentait encore maintenant les terribles échos de cette panique irrationnelle qui l'avait paralysé. « Mon oeil, oui. Tu t'es enfui. » Young prit une teinte cramoisie, mais le comte l'ignora et continua, comme pour lui-même : « Je n'aurais jamais dû t'envoyer dans la Flotte. J'ai toujours su que tu n'avais pas assez de tripes. » Young le dévisageait, incapable de s'exprimer, et Nord-Aven soupira. « Enfin, je perds mon temps à revenir là-dessus. » Il parut soudain se rendre compte que son fils se tenait toujours au garde-à-vous, tendu, et il désigna une chaise d'un doigt rageur qui ressemblait fort à une saucisse. « Oh, assieds-toi, mon garçon. Assieds-toi ! » Young s'exécuta avec une raideur de machine et son père poussa un nouveau soupir. « Je sais bien que je n'y étais pas, Pavel, fit-il plus gentiment. Et je sais que ce genre de choses peut arriver. Ce qui compte, maintenant, c'est de trouver comment nous allons t'en sortir. J'ai déjà quelques fers au feu mais, avant de pouvoir entreprendre la moindre action efficace, je dois savoir exactement ce qui s'est passé. Pas seulement l'histoire officielle. Ce qui se passait dans ta tête. Pour de bon, ajouta-t-il avec un regard dur et perçant. Ne me raconte plus de bobards, fiston. L'enjeu est trop important. Je m'en rends compte, père, répondit tout bas Young. Tant mieux. » Le comte lui tapota le genou et arrêta son fauteuil sur le tapis. « Alors commence donc par tout ce dont tu te souviens. Garde les justifications pour la cour et raconte-moi juste les faits. » L'amiral des verts Hamish Alexander, treizième comte de Havre-Blanc, regardait fixement son frère cadet et héritier par-dessus la nappe blanche, tandis que leur hôte au visage lugubre, l'amiral Sir James Bowie Webster, commandant en chef de la Première Force, les observait tous deux. « Je n'arrive pas à y croire », lâcha enfin Havre-Blanc. Son vaisseau amiral avait regagné l'orbite de Manticore depuis moins d'une heure quand Webster l'avait « invité » à dîner à bord du HMS Manticore. Maintenant, il secouait la tête comme dans un mauvais rêve. « Je savais la situation tendue, mais les messages de Caparelli n'ont jamais rien évoqué de si grave ! Nous ignorions à quel point cela empirerait quand il t'a envoyé tes dernières instructions et t'a ordonné de rentrer, Hamish. » William Alexander haussa les épaules comme pour s'excuser. « Nous savions que nous avions perdu Wallace et ses petits amis, mais comment deviner que l'Association des conservateurs allait se ranger aussi du côté de l'opposition ? Merde, Willie, c'est maintenant que nous devons frapper les Havriens ! Ils s'écroulent sous nos yeux : ils n'ont même pas ouvert le feu quand j'ai pris Chelsea! Mais s'ils se remettent sur pied... » Le comte laissa sa phrase en suspens, et son frère haussa les épaules. « Tu prêches un converti, Hamish. Le duc bat en ce moment le rappel de tous les Lords à qui il a rendu service ces cinquante dernières années, mais, pour l'instant, l'opposition tient bon. Je crois que les libéraux ont vraiment réussi à se convaincre qu'ils se trouvaient face à un authentique mouvement réformateur sur Havre. Quant aux progressistes... Je doute que Morne-Gris et Lady Descroix reconnaîtraient un principe même s'il les mordait, mais ils ont persuadé leurs militants que les Havriens vont simplement s'autodétruire si nous leur fichons la paix. Mais ce sont des conneries, Willie ! » Webster reposa sa tasse avec une colère telle que son café déborda. « Bon Dieu, mais il n'y en a pas un qui lise les livres d'histoire ? Eh non. » La colère de William transparaissait dans sa voix trop policée. « Ça n'est pas "pertinent". Les imbéciles ! » grommela Havre-Blanc. Il quitta sa chaise et effectua un rapide tour de la cabine de réception de Webster. « C'est une situation classique. Le gouvernement havrien était un désastre en puissance depuis des décennies, mais nous devons prendre au sérieux ce nouveau comité de salut public. Je me fous de leur propagande, ils ne sont pas plus réformateurs que l'Association des conservateurs et ils se montrent absolument impitoyables. D'après tes propres sources, ils ont déjà exécuté plus d'une douzaine d'amiraux ! Si nous ne les écrasons pas avant qu'ils aient affermi leur pouvoir, nous allons nous trouver face à un monstre dix fois plus dangereux que ne l'étaient Harris et ses sbires. Bah, ils supprimeront peut-être assez de commandants pour nous donner l'avantage. » William avait l'air d'essayer de se convaincre que ce malheur-là serait vraiment bon à quelque chose, et son frère émit un grognement incrédule. « Tu n'as jamais lu ton Napoléon, on dirait, Willie ? » Alexander secoua la tête et Havre-Blanc se fendit d'un sourire forcé. « Napoléon a bâti l'armée qui allait conquérir l'Europe en nommant colonels et généraux des lieutenants, des sergents et même des caporaux ! Ses hommes disaient qu'un bâton de maréchal se cachait dans chaque paquetage, que n'importe qui pouvait atteindre les hauteurs de la hiérarchie une fois l'ancien régime hors de leur chemin. Eh bien, les Législaturistes ont fait leur temps. Certes, le nouveau régime se prive de personnel très expérimenté en supprimant la vieille garde, mais il offre aussi à des proles leur première chance de grimper au sommet. Bon Dieu, il ne nous manquait plus que des officiers havriens vraiment attachés au système et capables de s'élever au mérite ! Sans compter l'autre nouveau facteur motivant », intervint Webster. William se tourna vers lui et l'amiral haussa les épaules. « Ils reviennent la tête haute ou les pieds devant. Tous ceux qui décevront le nouveau régime suivront le même chemin que Parnell. » Une expression de regret sincère passa sur son visage et il soupira. « Ce type était un ennemi et je détestais le système qu'il représentait mais, bon sang, il méritait mieux que ça. Pour sûr. » Havre-Blanc se laissa retomber sur sa chaise et attrapa sa tasse de café. « Il était doué, Jim. Plus que je ne le croyais. Je l'ai cueilli à froid à Yeltsin. Il ignorait que nous étions là, surtout si nombreux, avant que nous n'ouvrions le feu sur lui, et il a quand même réussi à sauver presque la moitié de ses navires. Et ensuite son propre gouvernement le fusille pour "trahison" ! » Le comte prit une gorgée de café, puis secoua la tête d'un air triste et inspira profondément. « Bon, Willie, Jim et moi comprenons les problèmes du duc, mais qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, exactement? Tout le monde sait que je soutiens les centristes, et pas seulement parce que mon petit frère est ministre, ajouta-t-il avec un sourire fatigué. Je doute de pouvoir influencer beaucoup de Lords que lui et toi ne puissiez déjà atteindre. En fait, dit Willie d'un air gêné, je crains que tu n'aies un rôle plus central à jouer que tu ne t'y attends. Moi ? » fit Havre-Blanc, sceptique. Il jeta un coup d'œil à Webster mais celui-ci haussa les épaules pour signifier son ignorance, et ils se tournèrent tous deux vers William. « Oui, toi, soupira Alexander en s'appuyant sur le dossier de sa chaise. Je ne suis pas censé le savoir, mais la cour qui doit juger Pavel Young a été désignée, Hamish. Il était grand temps ! » grommela Webster, mais l'intonation de son frère déclencha une sonnette d'alarme dans l'esprit de Havre-Blanc et son regard se durcit. William le soutint sans ciller et acquiesça. « Tu en fais partie. D'ailleurs, tu en es même le membre le plus gradé. Oh, mon Dieu! » lâcha Webster, comprenant soudain. Havre-Blanc resta un long moment muet, les yeux fixés sur Alexander, puis il parla très prudemment. « Willie, je suis prêt à faire beaucoup de choses pour Allen Summervale, mais c'est là que je fixe la limite. Dis au duc que si je dois siéger en tant que juge, même au procès de Pavel Young, j'étudierai le dossier et prendrai ma décision en fonction des preuves, et uniquement en fonction des preuves. Personne ne t'en demande plus », trancha William. Ses yeux bleus se plantèrent dans ceux tout aussi bleus de son frère, qui leva la main pour s'excuser. Il le défia encore quelques instants du regard puis soupira. « Désolé, Hamish. Désolé. C'est seulement que... » Il s'arrêta et ferma brièvement les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, son visage était serein. « Écoute, nous n'essayons pas de t'influencer, mais nous ne voulons surtout pas que tu n'aies qu'une vue partielle de la situation, d'accord ? Une vue partielle ? » répéta Havre-Blanc. Alexander confirma d'un signe. « Je sais que le procédé de sélection est censé éviter tout favoritisme dans le choix des membres d'une cour martiale, mais, cette fois, ça se retourne méchamment contre nous, Hamish. Certes, tu fais partie des juges, mais il y a aussi Sonja Hemphill, Rex Jurgens et Antoinette Lemaître. » Havre-Blanc grimaça et Webster étouffa un juron incrédule. Le silence s'installa une fois de plus, jusqu'à ce que le comte le rompe. « Qui sont les deux autres ? Thor Simengaard et l'amiral Kuzak. Mouais. » Le front de Havre-Blanc se plissa, il croisa les jambes et se frotta le sourcil. « On ne fait pas plus apolitique que Théodosia Kuzak, dit-il au bout d'un moment. Elle ne tiendra compte que des preuves. Simengaard est plus problématique, mais je pense que, s'il écoute ses préjugés, il sanctionnera Young. Évidemment, je n'ai pas encore vu les preuves – d'ailleurs, je ne connais même pas officiellement les chefs d'accusation –, mais je ne crois pas qu'il se soucie de Young par principe. Ce qui laisse encore les trois autres, signala William, et Nord-Aven nous sort le grand jeu. Si je ne m'abuse, il va essayer de convaincre Haute-Crête de lier à l'issue du procès la perpétuation du soutien que les conservateurs apportent à l'opposition, ce qui mettra également dans le coup libéraux et progressistes. L'odeur du sang les attire, et ils flairent peut-être là l'occasion de renverser le gouvernement du duc malgré le soutien de la Couronne. Ils ne laisseront pas passer cette chance, et s'il faut pour cela sauver la vie du fils Nord-Aven... » Il s'arrêta sur un haussement d'épaules éloquent. « Il a tant de pouvoir que ça, Willie ? insista Webster. Bon sang, Jim ! Tu devrais le savoir aussi bien que moi, avec ta longue expérience de Premier Lord de la Spatiale ! Ce vieux salaud est le censeur des conservateurs à la Chambre, il sait où sont enterrés tous les cadavres politiques de Manticore. Tu crois qu'il ne les exhumerait pas un par un pour sauver la peau de son fils ? » Alexander eut une moue méprisante, et Webster acquiesça lentement. « Selon toi, Willie, comment va-t-il s'y prendre ? s'enquit Havre-Blanc. Nous l'ignorons encore. Pour l'instant, il exige que l'ensemble des charges soient abandonnées, mais il doit bien se douter que ça n'arrivera pas. Sa Majesté a clairement exposé son point de vue et, opposition ou non, cela influencera pas mal de gens. Toutefois, il a le soutien de Janacek en tant que conseiller, et ça nous inquiète. Janacek est peut-être un vieux salaud conservateur et réactionnaire, mais il maîtrise l'aspect militaire de la question aussi bien que Nord-Aven l'aspect politique. Pour le moment, je pense qu'ils tentent de se mettre en position de négocier mais, à eux deux, ils vont nous inventer quelque chose de bien plus efficace, comptez sur eux. Et je gagne le droit de présider la cour. Génial. » Havre-Blanc décroisa les jambes et se tassa sur sa chaise. « Oui, tu gagnes le droit de présider la cour, reprit son frère. Je ne t'envie pas – et je n'essaierai même pas de te suggérer ce que tu as à faire. Non seulement tu m'arracherais la tête, mais personne n'en sait encore assez pour suggérer quoi que ce soit. Pourtant, ça s'annonce comme la pire bataille que j'aie jamais vue, Hamish, et ça ne va pas s'améliorer. Splendide litote. » Havre-Blanc se mit à observer l'extrémité de ses bottes bien cirées en ressassant des idées noires, puis il ébaucha un sourire amer. « J'imagine que c'est ma juste récompense, Jim », dit-il sur un ton comme espiègle. Les deux autres le regardèrent d'un air surpris. « Que veux-tu dire ? demanda Webster. N'est-ce pas moi qui ai suggéré d'envoyer Sarnow à Hancock, avec Harrington pour capitaine de pavillon ? Ça me semblait une bonne idée à moi aussi, Hamish. Et, à en juger par les rapports d'opérations, on a rudement bien fait de les y affecter. C'est vrai. » Havre-Blanc se redressa légèrement sur sa chaise et fronça les sourcils. « À ce propos, comment va Sarnow ? Il fait pitié à voir, répondit franchement Webster, mais les médecins sont contents. Il a perdu ses deux jambes au niveau du genou et il ne faut pas sous-estimer ses blessures internes mais, d'après eux, le réparaccel a bien pris. Moi, je n'en vois pas trace, mais c'est ce qu'ils disent. Évidemment, il va se retrouver sur la liste des malades pour des mois une fois qu'ils commenceront à régénérer ses jambes. Au moins ils peuvent », murmura Havre-Blanc; Webster et son frère se regardèrent en silence. Le comte resta sans mot dire pendant un instant, puis soupira encore. « Parfait, Willie, je suis prévenu. Dis au duc que je ferai de mon mieux pour limiter les retombées politiques, mais si les preuves étayent les charges, dis-lui aussi que je ne laisserai pas Young s'en tirer. Si ça aggrave la situation, je le déplore, mais c'est comme ça. Je sais bien, gros malin. » William sourit tristement à son frère aîné et posa la main sur son bras en une rare manifestation physique d'affection. « De toute façon, je le savais avant de venir ! Je m'en doute », fit Havre-Blanc, un petit sourire aux lèvres. Il consulta le chrono accroché à la cloison et se leva. Très bien, reprit-il plus vivement. Je suis prévenu. Et maintenant, bien que je regrette d'abandonner vos augustes personnes, je n'ai pas vu Émilie depuis près de quatre mois, et c'est bientôt l'aube à Havre-Blanc. Alors, si vous m'excusez... Nous allons te raccompagner au hangar d'appontement », conclut Webster. CHAPITRE SIX Honor Harrington faisait les cent pas dans ses quartiers, l'air maussade, la démarche brusque. Elle enfonçait les mains dans les poches de sa veste, et une frustration qu'elle ne pouvait exprimer raidissait ses épaules voûtées. Nimitz la regardait depuis son perchoir au-dessus du bureau en agitant l'extrémité de sa queue préhensile. MacGuiness, pour sa part, avait effectué un repli tactique après avoir échoué une première fois à engager la conversation. Honor le savait et connaissait ses raisons, ce qui ne faisait qu'augmenter sa colère et sa frustration. Mais ce n'était pas après lui qu'elle en avait. Elle soupira et s'affala sur le siège matelassé devant l'immense baie d'observation de sa cabine. Ses quartiers se trouvaient sur le flanc du Victoire blotti contre la masse maternelle disgracieuse de la station spatiale Héphaïstos, et la vue depuis l'orbite de Manticore ne décevait jamais. La baie offrait un panorama infini d'étoiles, entrepôts orbitaux et plateformes de transfert, et des poussières brillantes des navires de passage. Les immenses collecteurs d'énergie solaire de la planète capitale brillaient au loin comme des joyaux de lumière, et Thorson, la lune de Manticore, étincelait de blancheur tandis que l'orbite géosynchrone d'Héphaïstos la faisait passer dans le champ de vision d'Honor. En temps normal, elle aurait pu rester plongée dans cette contemplation pendant des heures, emportée par le plaisir semi-hypnotique que procure le ballet incessant de l'univers, mais même cette vue splendide ne changeait rien à son humeur du jour. Elle grimaça et passa brusquement les doigts dans ses cheveux. L'Amirauté avait rendu public le rapport officiel concernant la bataille de Hancock deux jours après son dîner au Cosmo's, et elle avait très vite été contrainte d'ordonner à Georges Monet, son officier de communication, de refuser tous les accès com non officiels : elle ne voyait pas d'autre moyen d'endiguer le flot des demandes d'interview. C'était encore pire qu'après Basilic ou Yeltsin, mais même Basilic n'incluait pas une telle dimension politique et polémique, se disait-elle, au désespoir. La nouvelle du passage de Pavel Young en cour martiale était tombée lors de la même conférence de presse, et une odeur de sang flottait dans l'air. Honor n'aimait pas les journalistes. Elle détestait leur tendance à simplifier et banaliser l'information autant que leur sensationnalisme et leur mépris des plus élémentaires règles de politesse dès qu'ils étaient sur une affaire. Certes, ils avaient un rôle à jouer, et les crocs dont le Parlement avait doté la loi de 14 A.A. sur la vie privée décourageaient en général les importuns que toléraient des sociétés comme la Ligue solarienne, mais, cette fois, tout semblant de retenue avait disparu. Le procès de Young avait suscité une frénésie d'information telle que la plupart des rédacteurs en chef se montraient prêts à risquer de perdre à coup sûr (et à grands frais) un procès pour violation de la vie privée tant que leurs correspondants ramenaient un article. Les médias poursuivaient tout l'équipage du Victoire, avides du moindre lambeau de récit de première main pour étoffer le rapport clinique de l'Amirauté sur la bataille et les incidents qui avaient mené à ce procès - un procès qui promettait d'être spectaculaire. Mais ils traquaient le commandant du Victoire avec une ardeur particulière... et pas seulement à propos des événements de Hancock. Tous les détails du passé d'Honor - et de Young, elle l'admettait - avaient été exhumés et placardés en une de tous les journaux du Royaume, accompagnés d'analyses et d'hypothèses tout aussi détaillées, généralement inexactes et presque invariablement de mauvais goût. Chaque incident, chaque rumeur étayant leur hostilité faisaient maintenant les gros titres. Certaines éditions étaient même remontées à son enfance sur Sphinx, et une équipe de reporters particulièrement odieux avait coincé ses parents dans leur cabinet médical. Ils étaient entrés en se faisant passer pour des patients, puis avaient harcelé les deux docteurs Harrington - et tous les membres de leur personnel qui passaient à leur portée - de questions personnelles jusqu'à ce que sa mère, excédée, appelle la police et porte plainte pour violation de la vie privée. Honor avait blêmi en l'apprenant et ne s'était guère calmée depuis, mais sa propre situation ne valait pas mieux. La moitié des journalistes de la planète infestaient désormais Héphaïstos et se terraient comme des lézaraignées sphinxiens dans les couloirs et les galeries du bassin de carénage, dans l'espoir qu'elle mette le pied à bord de la station. Cette histoire l'atterrait. D'une part à cause de l'acharnement accablant dont elle faisait l'objet, mais surtout parce que les faits étaient rapportés de façon incroyablement partisane. Les médias traitaient cette affaire comme un combat de gladiateurs, comme si le procès de Young cristallisait d'une certaine façon toutes les angoisses du Royaume. La peur grandissante qu'inspirait depuis un demi-siècle la République populaire, le sentiment de défi et de victoire qui résultait des premières batailles et l'incertitude née de la présente crise politique semblaient s'être concentrés autour du procès... et d'elle-même. Reporters, analystes, intellectuels ou simples particuliers, tous choisissaient leur camp, et Honor Harrington se trouvait en plein milieu de la mêlée. Elle ne s'étonnait pas de la façon dont les journaux d'opposition et les services de presse contrôlés par le cartel Hauptman l'invectivaient, mais les commentateurs pro-gouvernementaux qui s'étaient faits ses champions lui pesaient autant. Elle trouvait déjà affreusement embarrassant de se faire appeler « l'héroïne la plus courageuse du Royaume », mais au moins la moitié de ses partisans semblaient la considérer également comme une espèce de paladin lumineux destiné à stigmatiser « l'opposition obstructionniste ». Les analystes politiques de tout poil avançaient que les chances du gouvernement Cromarty d'obtenir une déclaration de guerre dépendaient de l'issue du procès, et il y avait même eu de grandes manifestations devant le Parlement pendant lesquelles certains avaient brandi sa photo ! Elle vivait un cauchemar : à l'instant où l'histoire s'était répandue, elle était devenue virtuellement prisonnière du Victoire. Elle avait promis à sa reine de ne pas commenter les accusations retenues contre Young; d'ailleurs, même sans promesse, Pavel Young était la dernière personne dont elle aurait eu envie de parler, indépendamment des circonstances. Elle répugnait autant à évoquer ses propres exploits comme un officier vaniteux et, de toute façon, elle avait toujours détesté et craint les caméras. Honor se débattait encore avec l'idée qu'elle pouvait être attirante. Paul Tankersley avait réussi à lui faire accepter intellectuellement qu'il avait raison : elle n'avait plus le visage banal et dur de son adolescence, il avait mûri en même temps qu'elle. Mais le traitement prolong nouvelle génération commençait si tôt que le processus de maturation avait pris des décennies, or Paul n'avait entrepris de la convaincre que depuis quelques mois. Cela ne pesait guère devant toute une vie passée à se considérer comme un vilain petit canard, et elle était encore loin de se juger « très belle », ainsi que le répétait Paul, bien que Nimitz lui ait prouvé sa sincérité en lui transmettant ses émotions. Honor ne se rappelait pas avoir aimé une seule photo d'elle-même, bi ou tridimensionnelle, et elle se raidissait encore lorsqu'on braquait un appareil vers elle. Ce n'était pas juste, se dit-elle amèrement en envoyant balader un coussin à travers la cabine sans prendre la peine de quitter son siège. Elle n'aurait pas dû avoir à s'isoler pour éviter un troupeau de curieux imbus d'eux-mêmes, déterminés à faire d'elle l'élément majeur d'une confrontation politique qui menaçait la survie même du Royaume, dans le seul but d'augmenter leur audience ! Quant à ceux qui la décrivaient comme une espèce de manipulatrice machiavélique décidée à obtenir la tête de Young, comme si tout était sa faute à elle, son idée... Un sourd feulement de Nimitz exprima sa colère en écho à la fureur d'Honor. Il se dressa sur ses pattes arrière, oreilles aplaties, griffes ivoire sorties, et elle leva la tête, repentante. Elle quitta son siège et le prit dans ses bras, lui fredonnant un air en le serrant contre elle, et la dangereuse tension du chat sylvestre se relâcha. Il émit un nouveau son, plus grognon que furieux cette fois, et elle mordilla gentiment son oreille dressée, puis se mit à rire lorsqu'il leva une main dotée de longs doigts pour lui tapoter la joue. Il lui caressa le visage tandis que leur lien télempathique transmettait à Honor son hostilité envers ceux qui lui menaient la vie dure, et elle le serra plus fort, enfouit son visage dans sa douce fourrure qui sentait le propre, tout en s'efforçant d'étouffer son ressentiment, pour le bien du chat comme pour le sien. Les reporters qui la traquaient le traquaient aussi. Ils ne s'en rendaient peut-être pas compte (en admettant qu'ils s'en seraient souciés dans le cas contraire), mais son sens empathique le rendait particulièrement sensible à la mentalité de prédateur qui émanait du troupeau de journalistes. C'était une des raisons de l'isolement qu'elle s'imposait : encore une bruyante « conférence de presse » surprise – comme celle qu'on lui avait infligée la veille au boyau d'accès principal du Victoire – et le chat entrerait dans une fureur aux conséquences franchement déplaisantes... surtout pour les journalistes. Les chats sylvestres étaient des âmes simples et sans artifices qui ne maîtrisaient pas complètement le concept de « réponse mesurée »; or, malgré leur petite taille, ils disposaient d'armes redoutables. Nimitz avait plus d'expérience des contacts humains que la plupart de ses congénères, mais Honor s'était néanmoins trouvée devoir retenir des deux bras un chat feulant, grimaçant et toutes griffes dehors tandis qu'elle s'efforçait de sortir de cette foule braillarde pour s'enfuir par leboyau. Et ce n'était pas tout, car Évelyne Chandler et Thomas Ramirez avaient doublé les gardes à l'extrémité de tous les boyaux d'accès du Victoire à l'instant où le procès de 'Young avait été annoncé. Les fusiliers d'Honor connaissaient Nimitz et, comprenant son angoisse, ils avaient couvert la retraite du commandant avec plus d'énergie que de tact. Ainsi, un reporter qui avait tenté de la suivre à bord souffrait maintenant d'éraflures, de contusions et de légers problèmes dentaires suite à sa « collision accidentelle » avec la crosse d'un pulseur. Honor aurait sans doute dû infliger un blâme au propriétaire de l'arme mais, heureusement pour son sens du devoir, il régnait alors une confusion telle que les systèmes de surveillance de la galerie n'arrivaient pas à déterminer de quel fusilier il s'agissait... et, s'il y avait des témoins, elle n'avait aucune intention de les trouver. Elle reposa Nimitz sur son juchoir et fit à nouveau le tour de la cabine. C'était ridicule. Elle était capitaine d'un vaisseau de Sa Majesté, pas un criminel en cavale ! Elle aurait dû pouvoir aller et venir sans... Un carillon doux et clair résonna, et elle se tourna brusquement vers le sas avec une grimace qui ressemblait beaucoup trop à celles de Nimitz. Le carillon résonna de nouveau. Elle inspira profondément et brida sa colère inhabituelle. Après tout, se dit-elle avec un sourire fatigué, ce n'était pas comme si les journalistes pouvaient monter à bord du Victoire, ainsi qu'au moins l'un d'entre eux pouvait en témoigner. Son sourire s'élargit et elle passa encore une fois la main dans ses cheveux, remettant un semblant d'ordre dans les boucles qui lui tombaient presque jusqu'aux épaules; puis elle appuya sur un bouton de l'intercom. « Oui ? » Sa voix de soprano était froide et polie, presque normale. Le capitaine Tankersley, madame, annonça le fusilier, et les yeux d'Honor s'éclairèrent soudain de bonheur et de soulagement. Merci, soldat O'Shaughnessy », répondit-elle sans parvenir à dissimuler son plaisir; puis elle ouvrit le sas. Tankersley franchit le seuil et s'arrêta, puis il se tendit en la voyant arriver. Le pas gracieux et allongé d'Honor était bien plus rapide que d'ordinaire, et le sas eut à peine le temps de se refermer derrière lui que déjà elle se réfugiait dans ses bras et soupirait de soulagement. Elle le sentit vibrer d'un petit rire tandis qu'elle appuyait la joue sur son béret doux et chaud, et ses propres lèvres frémirent. Elle mesurait une bonne tête de plus que lui et ils avaient sans doute l'air un peu ridicules, mais elle s'en fichait complètement à cet instant. « Tu verrais le monde qui campe dans la galerie, commença-t-il en lui caressant le dos et les épaules, tout en la serrant fort contre lui. Je crois qu'ils sont encore plus nombreux aujourd'hui qu'hier. Merci beaucoup », répondit-elle sèchement; elle le serra brièvement en retour avant de reculer pour l'attirer sur le divan à ses côtés. Il observa quelques instants son visage, puis se mit à rire doucement et posa la main sur sa joue droite. « Pauvre Honor. Ils t'en font vraiment voir de toutes les couleurs, hein, chérie ? C'est un euphémisme ou je ne m'y connais pas. » Elle avait répondu sur un ton acerbe, mais la présence de Paul améliorait grandement son humeur. Elle prit sa main dans les siennes et s'adossa contre les coussins tandis que Nimitz bondissait de son juchoir sur le bras du divan. De là, le chat sylvestre à six pattes s'étala sur les genoux de Paul et posa le menton sur la cuisse d'Honor. Il émit un ronronnement sonore lorsque Tankersley entreprit de le caresser de sa main libre. « Est-ce que tu suis tout ce cirque ? demanda Paul après quelques instants. Sûrement pas ! » grommela-t-elle. Il eut un sourire compréhensif et pressa gentiment sa main, mais son regard demeura sérieux. « Ça ne s'arrange pas. Les journalistes à la solde de Nord-Aven et une certaine sous-espèce détestable de chroniqueurs parlementaires s'en mêlent - toujours en citant des "sources anonymes", évidemment. Ils essayent de présenter cette affaire comme une espèce de vendetta personnelle de ta part, tout en insinuant lourdement que Cromarty soutient le procès afin de punir l'Association des conservateurs pour avoir rompu avec le gouvernement sur la question de la déclaration de guerre. Alors que les conservateurs, de leur côté, n'ont agi qu'au nom de grands principes moraux, bien sûr. Magnifique. » Honor ferma les yeux et inspira profondément. «. Je suppose qu'ils ne parlent pas de ce que Young m'a fait, lui ? Certains services y font allusion, admit Tankersley. Mais pas les partisans de Young. Tu connais Crichton, l'analyste militaire préféré de la Fondation Palmer ? » Honor acquiesça en faisant la grimace, et Tankersley haussa les épaules. « Il prétend que c'est Young la véritable victime parce que l'Amirauté essaye de le plomber depuis Basilic. Selon sa version -qu'il a dû facturer les yeux de la tête à Haute-Crête et Nord-Aven - le pauvre petit Young, à qui on avait fourgué un navire défectueux à Basilic, est devenu le bouc émissaire de l'Amirauté et du gouvernement Cromarty lorsqu'il a été forcé de rentrer pour réparer. Il semblerait que Young ne l'ait pas fait pour te piéger et que son inefficacité jusque-là dans ce poste n'ait en rien contribué à créer les problèmes auxquels tu as dû faire face. La véritable source de la dangereuse situation de Basilic, c'était la coupable négligence de l'Amirauté, qui n'y avait affecté que deux bâtiments - dont un à deux doigts de tomber en ruine. Oh, pitié ! coupa Honor. Le Sorcier n'avait pas vraiment de problèmes; quant à la réduction du détachement, c'était la politique de Janacek! Certes, mais tu ne t'attends pas à ce qu'ils admettent que les conservateurs en portent la responsabilité, si ? Surtout pas quand l'opposition tout entière te reproche encore à toi la façon dont le gouvernement a amendé la loi d'annexion après que la situation t'a explosé à la figure ! Tu as vraiment le don pour mettre les politiciens en rogne, mon amour... » La voix de Paul traduisait trop de tendresse et d'amusement pour qu'elle proteste ou lui en veuille. Surtout sachant qu'il avait raison. « Écoute, Paul, répondit-elle, si ça ne te fait rien, je préférerais ne pas en parler. D'ailleurs, je préférerais même ne pas y penser - et à Young non plus. Pas de problème. » Sa réponse immédiate semblait si penaude qu'elle sourit et prit son visage à deux mains pour l'embrasser. Il se laissa aller, savourant le goût de ses lèvres, puis recula avec le sourire. « D'ailleurs, je n'avais pas du tout l'intention d'en parler en arrivant. J'étais venu lancer une invitation. Une invitation ? Parfaitement. Tu as besoin de sortir de cette cabine, Honor. Tu aurais même besoin de quitter le Victoire et de laisser tout ça derrière toi pendant un certain temps. Et justement, efficace comme toujours, j'ai trouvé l'endroit parfait pour toi. Et sans aucun journaliste. Où ça ? s'enquit Honor. La station météo de l'île de Sidham ? » Tankersley éclata de rire et secoua la tête. Située très au-dessus du cercle arctique de Sphinx, l'île de Sidham était sans doute le bout de terre techniquement habité le plus stérile, désolé et paumé des trois planètes habitables que comptait le système binaire de Manticore. Non, je ne nous crois pas désespérés à ce point. Mais il s'agit bien d'une île. Qu'est-ce que tu dirais de faire un tour jusqu'à Kreskin ? Kreskin ? » Honor se redressa, l'air soudain absorbée. Kreskin était le principal terrain d'aviation de l'île de Saganami, site de l'Académie de la Flotte royale manticorienne. « Exactement. Je peux déposer le plan de vol en mon nom, et tu sais bien que l'Académie te couvrira tant que tu resteras discrète. La presse ne saura même pas que tu es là et, franchement, tu as besoin de prendre un peu le soleil. Et puis (il désigna du pouce le planeur gravé sur une plaque dorée, déformée autrefois par la chaleur, qui trônait sur la cloison), tu me répètes depuis des mois que tu es très douée pour lu maniement des engins volants primitifs, non ? Mais non ! fit-elle, indignée. Ah bon ? » Il se gratta le menton, perdu dans ses pensées. «Alors ça devait être Michelle. Mais je me souviens très bien avoir entendu quelqu'un raconter fièrement que tu détenais le record absolu de l'Académie en planeur. Tu nies ? Mais non, évidemment, morveux. » Elle voulut lui enfoncer le coude dans les côtes mais il l'avait prévu et para l'assaut de son propre coude. J'ai peine à le croire, fit-il d'un air dédaigneux. D'après mes observations, les personnes petites et compactes sont plus efficaces dans les airs quand elles ne peuvent pas compter sur l'antigrav pour les soutenir. » Honor se mit à rire à son tour. Paul était l'un des rares dans l'univers à pouvoir la taquiner sur sa taille sans l'irriter. S'agit-il d'un défi, capitaine Tankersley? Oh, non, pas un défi. Juste un petit affrontement amical histoire de vérifier qui est vraiment le meilleur. Évidemment, j'ai un certain avantage. Non seulement je suis une de ces personnes petites et compactes, mais je parie aussi que j'ai volé plus récemment que toi. Tu t'es entraîné à l'avance, hein? Tu ne sais pas que ça gâche le plaisir ? Tu parles comme un vrai barbare. Ça t'intéresse ? Planeur ou motorisé ? demanda-t-elle. Bah, les planeurs sont trop... trop passifs. Et puis, si nous les prenions, c'est toi qui aurais l'avantage, pas moi. Non, j'ai contacté Kreskin et ils nous ont réservé une paire de Javelots. Des Javelots ? » Le regard d'Honor s'éclaira de plaisir et Tankersley lui sourit. L'engin de perfectionnement connu sous le nom de Javelot constituait un anachronisme technique délibéré : il s'agissait d'un vieil avion au plan de sustentation à géométrie variable, privé d'antigrav mais doté d'une puissance incroyable. Petit et rapide, il présentait des courbes harmonieuses. Les instructeurs de l'Académie répétaient toujours qu'un vol en Javelot procurait plus de plaisir que le sexe. Honor n'était pas tout à fait d'accord, maintenant qu'elle connaissait Paul... mais elle admettait volontiers que le vol en Javelot venait juste après. « Des Javelots, confirma Tankersley avant d'ajouter d'un air complice : et ils ont accepté qu'on se ravitaille en vol si nous décidons de rester un peu plus longtemps dans les airs. Mais comment as-tu fait pour obtenir un temps de vol pareil ? Il y a toujours une liste d'attente pour les Javelots ! Oh, je pouvais citer le nom respecté d'un célèbre officier de la Spatiale. Lorsque j'ai dit au contrôle de vol de Kreskin avec qui j'allais voler – après leur avoir fait jurer le plus grand secret, bien sûr – ils avaient hâte de dérouler le tapis rouge. » Honor s'empourpra et il lui tapota le bout du nez d'un geste affectueux. « Alors qu'en dis-tu, dame Honor ? Tu veux jouer ? Tu parles que je veux ! » Elle souleva Nimitz en riant et le posa sur son épaule. « Viens, boule de poils, nous avons rendez-vous pour battre un prétentieux à plate couture ! » CHAPITRE SEPT Honor remit les gaz et appuya sur le palonnier tout en tirant le manche à balai afin de grimper presque à la verticale. Le hurlement des turbines jumelles faisait vibrer la cellule, et les nerfs artificiels de sa joue gauche reconstituée frémissaient d'un feu électrique tandis que l'accélération resserrait son poing autour d'elle. C'était une sensation étrange mais pas douloureuse, et elle regarda les icônes se modifier sur le viseur de son casque pendant que son champ de vision rétrécissait. Paul tenait le rôle du « chat » dans leur jeu de poursuite par caméra, et elle étira les lèvres – le sourire aplati par l'accélération – en s'éloignant vivement de son engin. Elle l'avait pris en défaut cette fois, et elle attendit, observant l'affichage et comptant les secondes. L'avion de Paul releva le nez et s'engagea sur une trajectoire de poursuite. Elle fit demi-tour, appuya sur le manche à balai et amorça un plongeon vertigineux qui la fit flotter contre son harnais et la précipita vers la mer lointaine dans le mugissement des turbines. Aucun simulateur, aucun bâtiment léger doté de générateurs de gravité, aucune pinasse avec son compensateur d'inertie et ses impulseurs ne procurait le plaisir sauvage et intense d'une telle expérience. Doté d'ordinateurs de bord simplistes et minimaux, le Javelot avait été conçu dans un seul et unique but : former des pilotes – et Honor, en virant, poussa un cri de triomphe digne du plus fier rapace. Elle s'élança au nord en configurant ses ailes pour la vitesse maximale, Paul à sa poursuite, et l'île de Saganami, site de l'Académie navale de la FRM depuis deux siècles manticoriens et demi, se mit à grossir sous le nez de l'avion comme une émeraude frappée par le soleil et riche de souvenirs tandis qu'elle s'en rapprochait à Mach 6. Honor connaissait bien l'eau salée. Du lieu de sa naissance sur Sphinx, on voyait et on sentait l'océan Tannerman mais l'aspirant Harrington n'en avait pas moins tardé à s'adapter à l'Académie. Elle s'était sentie anormalement légère sur ses pieds car il y régnait une gravité de vingt-cinq pour cent plus faible ; et puis l'île de Saganami se nichait à l'entrée du golfe d'Argent, or le bras de mer profond et scintillant qui reliait la baie de Jason à l'océan austral se situait vingt-six degrés sous l'équateur de la planète capitale, et si Manticore se trouvait au début de la zone du système stellaire où l'eau demeurait à l'état liquide, Sphinx n'y figurait que de justesse. La situation de l'Académie sur une île l'avait aidée, mais il lui avait fallu des semaines pour s'habituer à la chaleur permanente et débilitante. Une fois passé ce stade, bien sûr, elle avait voulu trop en profiter. Elle se rappelait encore l'affreux coup de soleil qu'elle avait réussi à prendre malgré tous les avertissements. Cette expérience avait suffi, car le pauvre Nimitz qui tentait encore de s'adapter au changement de climat avait dû la subir avec elle à travers leur lien télempathique. Calmée et assagie, elle avait exploré son nouvel environnement avec plus de précaution, pour découvrir bientôt qu'elle prenait autant de plaisir à naviguer sur les eaux tropicales qu'à voguer sur les mers plus froides et rudes de Sphinx. Et les courants aériens ascendants rendaient la pratique de l'aile delta aussi plaisante bien que moins traîtresse et excitante que dans les Murailles de cuivre sphinxiennes. Nimitz et elle avaient passé des heures et des heures d'un précieux temps libre à s'élever au-dessus des magnifiques eaux bleues du golfe, en affichant un mépris raffiné pour les unités antigrav que les Manticoriens de naissance insistaient pour emmener à titre de précaution. Son dédain pour l'antigrav avait inquiété certains instructeurs, mais l'aile delta était une passion planétaire sur Sphinx. Ses habitants mettaient un point d'honneur (aussi stupide, elle l'admettait, que la plupart des points d'honneur) à refuser toute assistance technologique, et Honor pratiquait parfaitement ce sport depuis l'âge de douze ans ce qui expliquait peut-être en partie sa grande sensibilité kinesthésique : elle savait toujours où elle se trouvait dans les airs, avec un instinct si sûr qu'un albatros sphinxien aurait pu le lui envier... et que les instructeurs de Saganami n'en étaient pas revenus. La FRM entretenait une vaste marina de petits voiliers, et chaque aspirant, indépendamment de sa spécialisation finale, devait non seulement obtenir son brevet de planeur et d'aviation sur les vieux modèles, mais aussi un diplôme de navigation. Sans compter le module de maniement d'antigrav. Les esprits chagrins pouvaient bien regarder cette exigence comme un retour au pas si bon vieux temps où les capitaines de vaisseaux stellaires chevauchaient les ondes gravitiques de l'hyperespace à l'instinct autant qu'à l'aide de leurs instruments, mais l'Académie tenait à cette tradition et Honor, comme la plupart des meilleurs pilotes de la Flotte, croyait fermement que cette pratique lui avait apporté en confiance et en connaissances des richesses qu'elle n'aurait acquises dans aucun simulateur sans parler du plaisir qu'elle y prenait! En même temps, elle devait bien admettre que ses capacités à évoluer dans les airs, sa confiance et son plaisir à en faire la démonstration lui avaient plus d'une fois attiré des ennuis. Cela ne partait pas d'une mauvaise intention, mais l'aspirant Harrington tendait à ignorer ses instruments et à se fier à son instinct, ce qui avait plongé certains instructeurs dans une fureur noire. Le major Youngman, qui dirigeait la marina d'une main de fer, ne lui avait pas posé trop de problèmes une fois qu'elles avaient appris à se connaître. Youngman, native de Gryphon, passait souvent ses vacances sur Sphinx pour, profiter de ce qu'elle appelait la « voile au long cours ». Après qu'elle eut personnellement vérifié les compétences d'Honor, elle l'avait nommée instructeur adjoint. Il en était allé autrement pour l'école d'aviation. Avec le recul, Honor comprenait la réaction atterrée du lieutenant de vaisseau Desjardins quand elle lui avait déclaré, insouciante, qu'elle n'avait pas besoin d'instruments. Mais, plus jeune et impétueuse, elle s'était offusquée lorsqu'il l'avait clouée un mois au sol pour avoir ignoré les alertes météo et ses instruments lors d'un vol de nuit en planeur, au premier semestre. Ensuite il y avait eu son faux combat avec Henke en deuxième année, qui, elle le reconnaissait, avait un petit peu dérapé. Et puis, bien sûr, cette démonstration inopinée d'acrobaties au-dessus du parcours de la régate. Elle ignorait que le commandant Hartley gagnait à l'instant où elle avait croisé son voilier avant d'effectuer un « huit cubain », mais elle persistait à penser qu'il s'était montré plus irrité que l'incident ne le valait. Ce n'était pas sa faute si le contrôle de Kreskin avait oublié de restreindre l'espace aérien au-dessus de la régate. Et puis elle n'avait causé aucun dégât réel, après tout; elle était passée à au moins quarante mètres au-dessus de son mât, et c'était lui qui avait décidé de virer de bord. Elle rit au souvenir du savon tonitruant que lui avait passé Hartley bien qu'à l'époque il ne l'eût pas fait rire, ni l'impressionnante légion de mauvais points qui l'accompagnaient puis vérifia ses icônes au déclenchement d'un signal d'alarme. Paul se trouvait encore trop loin pour obtenir un verrouillage caméra, mais il se rapprochait. Elle regarda son icône perdre de l'altitude pour gagner de la vitesse, arquant sa trajectoire pour couper celle d'Honor, et elle sourit en ajustant une main sur le manche à balai tout en tendant l'autre vers la manette des aérofreins. Il n'était pas mauvais, certes, mais elle volait depuis assez longtemps pour reprendre l'initiative, et elle doutait qu'il s'attende à... ça! Elle coupa les gaz, sortit les aérofreins et heurta violemment son harnais. La manœuvre la ralentit comme si elle venait de jeter l'ancre, les ailes se configurèrent automatiquement en position avancée tandis que sa vitesse tombait presque à zéro, et elle la diminua encore en amorçant une brusque boucle ascendante. Le Javelot menaçait de partir en vrille, les alarmes hurlaient... jusqu'à ce qu'elle rentre les aérofreins et renvoie la sauce vers ses turbines mugissantes. Une puissance insolente permit au Javelot de s'en tirer, et l'avion de Paul se trouva soudain devant elle au moment où elle effectuait le demi-tonneau final de l'immelmann. Elle avait perdu trop de vitesse pour rester derrière lui toutefois, et il faillit la semer... jusqu'à ce qu'il se lance à son tour dans une brutale ascension. Honor eut un sourire carnassier et le suivit en ciseau ascendant, à pleins gaz. Elle sentit un voile gris obscurcir sa vision et découvrit les dents pour s'accrocher. Leurs engins étaient identiques, mais un Javelot pouvait dépasser les limites physiques de n'importe quel pilote, et elle tolérait bien mieux les g que lui. Elle en profitait sans complexe, restant dans son sillage et s'approchant plus qu'il n'aurait pu le faire, puis sa caméra aligna soudain l'icône de Paul sur le viseur. Elle appuya sur la gâchette, le verrouillant sur son radar et capturant son empreinte sur la puce de score, puis elle vira à bâbord, fit un tour sur l'extrémité d'une aile et repartit par le même chemin avec un rire triomphant. « Marin à Radoubeur. Il va falloir faire mieux si tu veux jouer dans la cour des grands ! » Le luxueux salon d'attente était silencieux. Des flaques de soleil baignaient le parquet d'un or chaud et liquide, mais Honor le remarquait à peine. La joie intense de son vol avec Paul semblait un souvenir lointain, à demi oublié. Assise, muette et raide comme la justice, elle faisait semblant de ressentir le calme qu'elle affichait. Pourtant elle ne trompait pas ceux qui la connaissaient, car Nimitz ne tenait pas en place. Il ne cessait de se lever du nid qu'il s'était ménagé sur la chaise d'à côté, tournant en rond comme pour localiser le point le plus moelleux du coussin avant de s'y lover à nouveau. Elle se serait sentie mieux si on l'avait autorisée à parler avec n'importe lequel des douze officiers présents des connaissances pour la plupart, et beaucoup d'amis. Mais le quartier-maître de l'Amirauté assis près de la porte n'était pas là que pour satisfaire leurs désirs. Les personnes appelées à témoigner devant une cour martiale de la Flotte royale n'avaient pas le droit de discuter à l'avance de leur témoignage. L'usage ne leur permettait donc aucune conversation avant la comparution, et la présence du quartier-maître leur rappelait leurs responsabilités. Elle s'appuya un peu plus contre son dossier, posa la tête contre le mur derrière sa chaise et ferma les yeux en priant pour qu'ils se dépêchent. Le capitaine Lord Pavel Young entra dans l'immense salle silencieuse, le regard fixé droit devant lui. Le capitaine du bureau du juge avocat général désigné pour assurer sa défense l'attendait, debout, pendant que son escorte de fusiliers lui faisait traverser le tapis écarlate. Une baie vitrée occupait un pan entier de la salle, baignant de lumière le lambris de bois précieux, et Young s'efforçait de ne pas cligner des yeux face à tant de luminosité, de peur que cette réaction involontaire ne soit mal interprétée. Il se détendit très légèrement, soulagé, en atteignant son siège, mais, s'il tournait le dos à la lumière, il faisait désormais face à la longue table supportant six sous-mains et autant de carafes d'eau glacée. Il sentait derrière lui le public silencieux et attentif; il savait son père et ses frères présents, mais il ne pouvait détourner son regard de la table. Un sabre étincelant son sabre, l'arme réglementaire de son uniforme de parade était posé devant le sous-main central : le symbole de son honneur et de son autorité en tant qu'officier de la Reine livré à la cour pour jugement. Une porte s'ouvrit et il se mit au garde-à-vous tandis que la cour entrait, dans l'ordre inverse des préséances. Les juges les moins gradés restèrent debout près de leur siège en attendant que le président gagne sa place, puis ils s'assirent tous en même temps. L'amiral de Havre-Blanc se pencha en avant, regarda des deux côtés de la table puis saisit le petit marteau à tête d'argent dont il frappa deux fois la cloche placée devant lui. Les notes flottèrent dans l'air saturé de soleil, puis des bruits de pieds et des crissements de chaises s'élevèrent tandis que l'assistance s'asseyait. Havre-Blanc mit le marteau de côté, ouvrit son dossier papier, y posa les mains comme pour le retenir et parcourut la salle des yeux. « L'audience est ouverte. » Sa voix de baryton tomba dans le silence général et le remplit, puis il baissa les yeux vers les documents rassemblés devant lui. Ce tribunal a été formé conformément aux règles et procédures fixées par le code de guerre et le manuel des cours martiales, sur ordre de Lady Francine Maurier, baronne de l'Anse du Levant, Premier Lord de l'Amirauté, agissant sur ordre de Sa Majesté la Reine et avec son autorisation, afin d'étudier les accusations et charges retenues contre le capitaine Lord Pavel Young, Flotte royale, commandant le vaisseau spatial de Sa Majesté Sorcier, suite à ses actes au cours d'un engagement contre des forces ennemies dans le système de Hancock. » Il s'arrêta et tourna la première page, la posant soigneusement de côté avant de lever sur Young un regard bleu glacé. Son visage n'exprimait absolument aucune émotion, pourtant Young savait qu'il ne s'agissait que d'une objectivité de façade. Havre-Blanc était l'un des partisans de l'autre salope, un de ceux qui la croyaient infaillible, et il goûta une haine amère en soutenant le regard de l'amiral. « Accusé, levez-vous », fit posément Havre-Blanc. La chaise de Young gratta légèrement le tapis lorsqu'il la repoussa pour obéir et se dressa derrière la table de la défense devant ses juges. « Capitaine Lord Young, cette cour doit vous juger en répondant aux questions suivantes. » Question numéro un : le vingt-troisième jour du sixième mois, année deux cent quatre-vingt-deux après l'Atterrissage, faisant fonction de commodore de la dix-septième escadre de croiseurs lourds dans le système de Hancock suite à la mort au combat du commodore Stephen Van Slyke, avez-vous violé l'article vingt-trois du code de guerre en quittant la formation du groupe d'intervention Hancock-zéro-zéro­un, abandonnant l'action contre l'ennemi sans en avoir reçu l'ordre ? » Question numéro deux : avez-vous ensuite violé l'article vingt-six du code de guerre en désobéissant à un ordre direct du vaisseau amiral du groupe d'intervention Hancock-zéro-zéro-un, sans tenir compte des ordres répétés de retour en formation ? » Question numéro trois : les actes supposés aux questions un et deux ont-ils directement entraîné la mise en péril de l'intégrité du réseau de défense antimissile du groupe d'intervention Hancock-zéro-zéro-un du fait du retrait des unités placées sous votre commandement, qui a exposé les autres bâtiments du groupe d'intervention au feu nourri de l'ennemi, leur infligeant des avaries sérieuses et de lourdes pertes humaines ? » Question numéro quatre : vos actes et leurs conséquences supposés aux questions un, deux et trois sont-ils preuve de lâcheté ? » Question numéro cinq : les actes supposés aux questions un et deux constituent-ils un acte de désertion en présence de l'ennemi tel que le définissent les articles quatorze, quinze et dix-neuf du code de guerre et, en tant que tel, un acte de haute trahison selon le code de guerre et la Constitution du Royaume ? » Young était blême, il le savait, lorsque Havre-Blanc acheva sa lecture et tourna une nouvelle page avec la même irritante circonspection, mais il serra les dents. Son cœur battait la chamade et son estomac formait un gros nœud, pourtant l'humiliation et sa haine pour la femme qui l'avait amené là lui donnèrent de la force. « Capitaine Lord Young, vous avez entendu les chefs d'accusation, poursuivit Havre-Blanc de sa voix profonde et calme. Que plaidez-vous ? Non coupable pour tous les chefs, milord. » Le ténor de Young était moins retentissant qu'il ne l'aurait souhaité et il avait échoué à y introduire une nuance de défi, mais au moins sa voix n'avait pas tremblé. « Nous en prenons note, répondit Havre-Blanc. Asseyez-vous, capitaine. » Young reprit une fois de plus sa place et croisa les mains sur la table, leur imposant une étreinte forte pour calmer leur tremblement. Havre-Blanc fit un signe de tête au procureur, qui se leva à son tour. « Mesdames et messieurs de la cour, commença-t-elle sur un ton formel, le ministère public compte prouver que l'accusé a bien commis les crimes énumérés lors de l'énoncé des chefs d'accusation. Il compte de plus démontrer... » Young n'entendit pas la suite c'était un choix délibéré, un acte de volonté. Il fixa ses mains croisées et sentit la haine et la peur bouillonner en lui comme de l'acide. Même à cet instant, il n'aurait su dire laquelle de ces émotions avait le dessus. Malgré le soulagement bruyant et la confiance qu'avaient affichés son père en apprenant la composition de la cour, il suffisait de quatre voix sur six pour le condamner. Et s'il était condamné, il mourrait. C'était la seule sentence envisageable pour les deux derniers crimes dont on l'accusait. Pourtant, si grande fût sa terreur, la haine s'élevait jusqu'aux mêmes sommets, nourrie par le caractère dégradant et humiliant des charges. Même si on l'innocentait, son honneur demeurerait souillé. Une réputation de lâche le suivrait partout comme un murmure silencieux, quoi qu'il fît, et tout cela par la faute d'Harrington. Harrington, cette chienne qui l'avait humilié à l'Académie en rejetant ses avances, le ridiculisant devant ses amis. Harrington qui l'avait battu jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'une épave sanglante baignant dans ses larmes, la nuit où il l'avait surprise toute seule pour la punir comme elle le méritait. Qui avait survécu à tout ce que lui-même, sa famille et ses alliés avaient tenté pour faire dérailler sa carrière. Qui s'était couverte de gloire et l'avait fait passer pour un imbécile à Basilic, pour enfin sortir de Hancock comme l'héroïne du vulgum pecus alors qu'elle-même avait violé le code de guerre en refusant de passer le commandement à l'officier indemne le plus gradé ! Merde, elle était moins gradée que lui-même, pourtant on lui reprochait d'avoir désobéi à ses ordres ses ordres illégaux ! Il s'étranglait de colère et serra un moment les poings jusqu'à faire blanchir ses articulations avant de parvenir à se calmer. Il sentait la sueur née de sa haine et de sa peur perler dans ses cheveux et au creux de ses bras. Il prit une profonde inspiration, s'imposa de rester bien droit et raide sur sa chaise pendant que le public et les charognards de la presse étaient pendus aux lèvres du procureur, et il serra les dents. L'heure d'Harrington viendrait. D'une façon ou d'une autre, quelque part, quoi qu'il lui arrive, son heure viendrait, et elle paierait pour toutes les humiliations qu'elle lui avait infligées. « ... conclut la déclaration liminaire de l'accusation, mesdames et messieurs », dit enfin le capitaine Ortiz. Havre-Blanc lui fit signe de s'asseoir, puis regarda le public installé derrière Young. « Cette cour souhaite rappeler à toute l'assistance que l'accusé est présumé innocent tant que la validité des accusations n'aura pas été démontrée à la pleine satisfaction d'une majorité des juges. Toutefois, il ne s'agit pas d'un tribunal civil, et les membres de cette cour ne sont pas des juges au sens civil du terme. Tout comme les avocats de l'accusation et de la défense, nous avons un rôle actif à jouer dans la détermination des faits liés aux charges retenues contre l'accusé. De plus, nous devons envisager l'impact de ces faits non seulement sur l'accusé lui-même, mais sur la discipline et les capacités de combat de la Flotte royale. Si un membre de la cour devait poser une ou plusieurs questions à un témoin, cela ne constituerait pas une violation de l'impartialité judiciaire, mais l'affirmation de la responsabilité de la cour dans la découverte de toutes les facettes de la vérité. De plus, la cour a conscience de l'intense intérêt que la nation porte à cette affaire. C'est d'ailleurs cet intérêt qui a poussé l'Amirauté à ouvrir les audiences au public et à y admettre les médias. Toutefois, la cour met en garde les représentants des médias sur ce point : ceci est un tribunal militaire et ils ne sont pas présents de droit, mais par un effet de notre tolérance. Cette cour ne souffrira pas qu'on éprouve sa patience ni qu'on viole la loi de défense du Royaume. Les médias sont donc prévenus. » Il parcourut les rangs de la presse de ses yeux bleus sévères dans un silence qui résonnait comme le cristal, puis s'éclaircit la gorge et leva le doigt à l'adresse du procureur. « Très bien, madame le procureur. Vous pouvez appeler votre premier témoin. Merci, milord. » Le capitaine Ortiz se leva et regarda l'huissier. « Milord, l'accusation appelle pour premier témoin le capitaine dame Honor Harrington, comtesse Harrington. » CHAPITRE HUIT Le jury de la cour martiale pénétra dans la salle de conférence dédiée aux délibérations. Pas un mot ne fut échangé tandis que les juges dépassaient les fusiliers en faction devant l'unique porte de la pièce, et le léger claquement que produisit celle-ci en se fermant derrière eux parut assourdissant. Le comte de Havre-Blanc s'assit en tête de table et l'amiral des verts Théodosia Kuzak en face de lui. Leurs subordonnés prirent les fauteuils qui flanquaient le plateau poli en bois doré local, deux de chaque côté, et il les regarda s'installer d'un oeil froid et inexpressif. C'était Kuzak qu'il connaissait le mieux. Pour des raisons personnelles, l'amiral à la tignasse rousse entretenait depuis sa sortie de l'Académie sa réputation d'officier strict, sans humour et croyant en la discipline; ses yeux verts et ses traits sévères lui donnaient d'ailleurs souvent un air froid qui s'alliait bien à cette image. Sauf, songeait Havre-Blanc avec affection, pour ceux qui connaissaient la femme que ce masque dissimulait. Théodosia et lui étaient amis depuis l'enfance – et, une fois, brièvement, ils avaient été beaucoup plus. Il traversait alors une période difficile : il avait dû se résoudre à accepter les blessures de sa femme comme réelles et permanentes, car aucun miracle médical ne lui permettrait jamais plus de quitter son fauteuil roulant. Il ne portait aucune responsabilité dans l'accident, mais il n'avait pas été là pour l'empêcher; un sentiment de culpabilité et un chagrin insupportable le minaient tandis qu'il la regardait se transformer en un fantôme fragile de la femme magnifique qu'il avait aimée. Une femme qu'il aimait toujours, mais avec laquelle il ne pourrait plus jamais avoir de relation physique. Théodosia avait compris qu'il ne pouvait plus faire face, qu'il avait besoin de réconfort ni plus ni moins de la part d'une personne dont il savait qu'il n'aurait jamais à remettre l'intégrité en cause. Et il ne s'était pas trompé. Le vice-amiral des verts Rexford Jurgens, à la gauche de Kuzak, était complètement différent : bâti d'un bloc, trapu, il affichait sous des cheveux couleur sable une expression toujours belliqueuse, plus prononcée encore ce jour-là que de coutume. Ses yeux marron clair semblaient des volets. Il n'avait pas l'air d'un homme placé devant une décision, mais plutôt de celui qui a déjà décidé et se prépare à défendre sa position contre tous. L'amiral des rouges Hemphill, la plus gradée après Kuzak, restait plus difficile à déchiffrer malgré toutes les années que Havre-Blanc et elle avaient passées à s'affronter. Aussi pâle que Kuzak, Sonja Hemphill était une belle femme aux cheveux blonds et aux yeux frappants, bleu-vert. Mais là où le visage de Théodosia dissimulait souvent la femme, la détermination qui faisait la force de Hemphill tendait ses traits et lui donnait un air dogmatique aussi vrai que nature. De vingt ans la cadette de Havre-Blanc, avec bien moins d'ancienneté que lui, elle s'était pourtant vite fait un nom dans les centres de recherche et développement, et menait la « jeune école », adepte d'une « nouvelle pensée tactique » fondée sur les équipements alors que le comte était le chef incontesté de l'école historique. Il respectait à la fois son courage personnel et ses compétences dans certains domaines, mais ils ne s'étaient jamais entendus et leurs divergences professionnelles aggravaient seulement leur antipathie naturelle. Leurs affrontements avaient pris des dimensions mythiques ces quinze dernières années et, cette fois, il avait d'autres motifs d'inquiétude : elle était cousine de Sir Edward Janacek, héritière de la baronnie de Bas-Dehli et, comme Jurgens, spirituellement affiliée à l'Association des conservateurs. Le troisième membre féminin de la cour, le commodore Lemaître, présentait un contraste marqué avec Théodosia Kuzak et pas un simple contraste physique. Les cheveux et la peau foncés, mince comme un lévrier, des yeux marron intenses, elle rayonnait d'énergie tendue et à peine maîtrisée. Autre membre de la « jeune école », Lemaître n'en faisait pas moins une excellente théoricienne tactique, bien qu'elle n'eût jamais commandé en situation de combat. C'était également, malgré une personnalité difficile, un administrateur de talent. Havre-Blanc soupçonnait son soutien pour la jeune école de découler moins d'une analyse rigoureuse de ses mérites que des liens que sa famille entretenait avec le parti libéral, antimilitariste et fondamentalement méfiant envers toute tradition; toutefois, ses compétences la promettaient sous peu au grade de vice-amiral. Elle le savait, hélas, et il lui manquait la qualité qui rendait Hemphill supportable. Si Sonja était dure en affaires, ne connaissait pas la pitié et se montrait excessivement sûre des mérites de ses théories techniques et tactiques préférées, elle se reconnaissait volontiers faillible. Pas Lemaître. Elle était absolument convaincue non seulement de sa propre droiture, mais de la supériorité des idées qu'elle choisissait d'honorer de son soutien, et il avait vu ses narines s'évaser lors de la comparution du capitaine Harrington. L'honorable Thor Simengaard, capitaine de vaisseau, était l'officier le moins gradé de cette cour, et aussi le plus massif. Sa famille avait émigré de Sphinx deux siècles T plus tôt, mais elle était originaire de Quelaven, un monde ancien, colonisé avant le conflit final sur la vieille Terre et l'interdiction dans toute la Galaxie de la pratique consistant à modifier génétiquement les colons en fonction de leur destination. La montagne de muscles de Simengaard culminait à un peu plus de deux mètres de haut, couronnée par une chevelure si noire qu'elle faisait mal aux yeux. Son teint brun cuivré mettait brillamment en valeur ses yeux étonnants, couleur topaze, et ses traits doux et bienveillants dissimulaient un homme au moins aussi têtu que Jurgens était ouvertement belliqueux. Présider cette assemblée n'aurait rien d'une partie de plaisir, se dit Havre-Blanc. « Très bien. » Il brisait enfin le silence, et cinq paires d'yeux se tournèrent vers lui. « Nous connaissons tous les règlements, et je pense que nous avons tous étudié les notes de procédure du JAG ainsi que la formulation spécifique des chefs d'accusation. » Il promena son regard autour de la table jusqu'à ce que tous aient acquiescé. La façon même dont certains hochèrent la tête clamait bien haut qu'ils avaient déjà pris leur décision, en dépit de l'insistance du règlement sur un « jugement réfléchi Il se laissa aller contre son dossier, croisa les jambes, posa les coudes sur les bras du fauteuil et joignit les mains. « Dans ce cas, poursuivit-il paisiblement, mettons-nous au travail. Nous avons entendu les preuves, mais, avant d'ouvrir la discussion, il faut admettre que notre décision – quelle qu'elle soit – va faire l'effet d'une bombe politique. » Lemaître et Jurgens se raidirent, et Havre-Blanc sourit sans humour. Il était interdit d'introduire la politique dans les décisions d'une cour martiale. En effet, on avait exigé de chaque officier un serment solennel selon lequel il rendrait une décision apolitique, sur la seule base des preuves fournies, et il était sûr que Kuzak et Simengaard avaient juré de bonne foi. Il avait également la certitude que ce n'était pas le cas de Jurgens, et l'expression de Lemaître semblait pour le moins révélatrice. Hemphill, toutefois... Il ne pouvait se prononcer dans le cas de Sonja. Elle soutint simplement son regard et, si elle pinçait les lèvres, ses yeux bleu-vert ne cillèrent pas. « Je ne suggère pas que l'un ou l'autre d'entre nous pourrait utiliser sa voix dans un but partisan », reprit-il. Après tout, il devait rester poli. « Néanmoins, nous sommes des êtres humains faillibles et je ne doute pas que nous ayons tous envisagé les ramifications politiques de l'affaire. Puis-je vous demander ce que vous voulez dire exactement, monsieur ? » s'enquit le commodore Lemaître sur un ton raide. Havre-Blanc tourna vers elle ses yeux bleus et froids et haussa les épaules. « Ce que je veux dire, commodore, c'est que chacun ici doit comprendre que nos concitoyens sont aussi conscients que nous tous de la dimension politique de l'affaire. En fait, vous suggérez que quelqu'un pourrait voter de façon partisane, on dirait, répliqua Lemaître, et, pour ma part, je n'apprécie pas ce soupçon. » Havre-Blanc s'abstint prudemment de toute remarque sur qui se sent morveux, mais il sourit légèrement, soutenant son regard jusqu'à ce qu'elle rougisse et baisse les yeux vers son sous-main. « Libre à vous, évidemment, d'interpréter mon intervention comme bon vous semble, commodore, dit-il au bout d'un instant. Je répéterai simplement que cette décision sera politiquement sensible, comme nous le savons tous, et que nous ne devrions pas laisser cet état de fait modifier notre perception des preuves. Cet avertissement et son expression font partie de mes responsabilités en tant que président de cette cour. Est-ce bien compris ? Nouveaux hochements de tête. Jurgens, toutefois, paraissait avoir avalé une couleuvre. Lemaître, quant à elle, n'acquiesça pas, et le regard de Havre-Blanc se durcit. « J'ai demandé si c'était compris, commodore », répéta-t-il doucement. Elle grimaça comme s'il l'avait pincée, puis hocha la tête avec colère. « Bien, fit-il sur le même ton avant de regarder les autres. Dans ce cas, messieurs dames, préférez-vous voter une première fois sans débat ou commencer par une discussion liminaire des accusations et des preuves ? Je ne vois pas l'utilité d'un vote, monsieur. » Jurgens avait répondu du tac au tac, comme si, prêt à l'assaut, il n'attendait que ça. Il continua d'une voix irritée, sur un ton brusque, presque théâtral. « Toute la liste des accusations se fonde sur une interprétation illégale du code de guerre. Elles ne peuvent donc être justifiées. » S'ensuivit un moment de silence absolu. Même Hemphill et Lemaître avaient l'air sonnées, et le masque neutre de Kuzak glissa suffisamment pour laisser transparaître son mépris. Havre-Blanc se contenta de hocher la tête en faisant la moue, puis il fit pivoter son fauteuil de droite à gauche et de gauche à droite. « Peut-être pourriez-vous développer cet argument, amiral, dit-il enfin, et Jurgens haussa les épaules. On accuse Lord Young d'avoir rompu l'engagement de sa propre initiative puis rejeté l'ordre de revenir en formation. Qu'il s'agisse ou non d'une description exacte de ses agissements – et qu'il ait en cela fait preuve ou non de discernement – ne change rien au fait qu'il avait légalement le droit d'agir ainsi. L'amiral Sarnow était blessé et incapable d'assumer le commandement, et tous les autres officiers généraux du groupe d'intervention étaient déjà morts. Il faisait désormais fonction de commandant de l'escadre de croiseurs lourds, et sa responsabilité consistait à prendre les mesures que lui jugeait nécessaires en l'absence d'ordres contraires de la part d'une autorité compétente. Il a peut-être pris une très mauvaise décision, mais il avait légalement le droit de la prendre, et aucune autre interprétation n'a de sens. N'importe quoi ! » La voix caverneuse de Thor Simengaard n'exprimait que brutal mépris. « Le commandement tactique appartenait toujours au Victoire, et il n'avait absolument aucun moyen de savoir que Sarnow était blessé ! Nous ne parlons pas de ce que Lord Young savait ou ignorait. » Jurgens fusilla le capitaine du regard mais, malgré son grade inférieur, Simengaard ne cilla pas. « Nous examinons les faits, poursuivit l'amiral. Et le fait est que Lord Young était plus ancien en grade que la femme qui lui a ordonné de revenir en formation. Dans ces conditions, rien ne l'obligeait à obéir à des ordres qu'Harrington n'avait d'ailleurs pas le droit de lui donner. Suggérez-vous qu'elle ait donné de mauvais ordres, amiral ? » s'enquit Théodosia Kuzak d'une voix glacée et menaçante. Les épaules de Jurgens s'agitèrent une fois de plus. « Sauf votre respect, amiral, leur qualité n'affecte en rien leur caractère illégal. Et le fait que l'amiral Sarnow, l'amiral Danislav, l'amiral Parks, une commission d'enquête indépendante et la commission générale de l'Amirauté les aient approuvés en termes clairs et forts n'affecte pas non plus cette affaire ? » La voix calme et mesurée de Kuzak dégoulinait de vitriol, et Jurgens s'empourpra. « Encore une fois, sauf votre respect, non, dit-il simplement. Juste un instant, mesdames et messieurs. » La main levée de Havre-Blanc coupa la réplique de Kuzak, et tous se tournèrent vers lui. « J'avais prévu que quelqu'un pourrait soulever ce point, reprit-il une fois qu'il eut toute leur attention, et j'ai demandé au juge avocat général de le traiter pour moi. » Il posa un bloc mémo sur la table et l'alluma, mais il soutenait le regard de Jurgens au lieu d'observer le petit écran. « Cette situation particulière ne s'était jamais présentée mais, d'après le vice-amiral Cordwainer, les précédents sont clairs. Les actes d'un officier doivent être jugés selon deux critères. Premièrement, en fonction de la situation réelle au moment de ses actes; deuxièmement, en fonction de la situation qu'il croyait réelle d'après les informations dont il disposait. L'amiral Jurgens a raison de dire que, dans les faits, l'amiral Sarnow était blessé. Toutefois, de la même façon, Lord Young pensait que l'amiral avait encore le commandement et que Lady Harrington, son capitaine de pavillon, avait le pouvoir de lui donner des ordres. Dans ce cas, pour autant qu'il le sût, son refus d'obéir à ses instructions répétées constituait un acte d'insubordination face à son supérieur légal ou faisant fonction. Cela, d'après l'amiral Cordwainer, justifie la formulation des chefs d'accusation. Il est accusé, non pas d'avoir désobéi au capitaine Harrington, moins gradée que lui, mais d'avoir ignoré les ordres du vaisseau amiral qui, pour autant qu'il le sût, avait parfaitement le droit de les donner. Foutaises ! cracha Jurgens. C'est de la langue de bois, du parler d'avocat ! Ce qu'il savait ou non ne peut pas changer les faits ! Ce qu'il savait ou non constitue les faits dans le cas présent, monsieur, répondit brusquement Simengaard. Ne soyez pas stupide, capitaine ! » Lemaître s'exprimait pour la première fois, et ses yeux sombres lançaient des éclairs. « On ne peut pas condamner un officier qui a agi dans les limites de la loi parce qu'un autre officier lui a caché une information vitale. Le capitaine Harrington devait transférer le commandement quand l'amiral Sarnow a été blessé. Qu'elle s'en soit abstenue fait d'elle la coupable, pas de lui ! Et, d'après vous, à qui au juste aurait-elle dû transférer le commandement, commodore ? demanda Kuzak. L'officier indemne suivant dans la chaîne de commandement était le capitaine Rubenstein, mais, d'après son propre témoignage sous serment, sa section communications avait subi des dégâts tels qu'ils empêchaient l'exercice du contrôle tactique depuis son bâtiment. Alors elle aurait dû le transférer au capitaine Trinh, riposta Lemaître. Les capacités de com de l'Intolérant demeuraient intactes, et Trinh était le plus ancien en grade après le capitaine Rubenstein. L'Intolérant essuyait également un feu nourri, tout comme le groupe d'intervention dans son entier, répondit Kuzak d'un ton froid et clinique. La formation se trouvait dans une situation tactique plus désespérée qu'il m'a jamais été donné d'en voir. Toute confusion dans la chaîne de commandement à cet instant aurait pu mener à la catastrophe, et dame Honor ne pouvait pas savoir quelle connaissance Trinh avait alors de la situation. Dans ces conditions, elle a fait preuve d'un bon sens extrêmement solide en refusant de risquer de désorganiser le commandement du groupe d'intervention à ce moment. Qui plus est, ses décisions ont mené l'ennemi tout droit dans les filets des renforts dirigés par l'amiral Danislav et forcé quarante-trois navires ennemis à se rendre. Les actes du capitaine Young, d'un autre côté, en disent long sur ce que lui aurait fait à sa place. » La lèvre de Kuzak se releva en une moue méprisante, et Lemaître comme Jurgens s'empourprèrent. Le phénomène était plus net sur le visage pâle et semé de taches de rousseur de Jurgens, mais celui du commodore se fit plus sombre que jamais. « Même si le capitaine Harrington était un parangon de toutes les vertus militaires – ce dont je me permets de douter, madame –, elle s'est tout de même arrogé une autorité qui ne lui appartenait pas devant la loi. » Lemaître martelait chaque mot avec une précision furieuse. « Lord Young n'était légalement – légalement, madame – pas tenu d'accepter son autorité, d'autant qu'il était plus ancien en grade qu'elle. Les détails de la situation tactique ne peuvent pas peser sur la loi. Je vois. » Kuzak observa le commodore sans passion pendant quelques instants puis esquissa un sourire. « Dites-moi, commodore Lemaître, quand avez-vous vous-même exercé un commandement tactique en situation de combat pour la dernière fois ? Le teint sombre de Lemaître pâlit. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais Havre-Blanc frappa sèchement des doigts sur la table; les autres se tournèrent brusquement vers lui encore une fois. Il arborait une expression dure. « Permettez-moi de souligner, mesdames et messieurs, que les actes de Lady Harrington ont été approuvés au plus haut niveau. Elle n'est pas, n'a pas été et ne sera pas accusée de manœuvre illégale. » Sa voix profonde et mesurée était aussi dure que son visage. Lemaître serra les dents et détourna les yeux, Jurgens émit un grognement moqueur, mais Sonja Hemphill resta murée dans son silence. « Cela posé, cette cour a sans nul doute le droit d'envisager les conséquences que ses décisions peuvent avoir eues sur celles de Lord Young. Puisque ce cas ne s'est jamais présenté auparavant, nous devons, comme de nombreuses cours martiales, créer un précédent. Les indications du juge avocat général sont claires : la vision que l'officier a de la situation constitue une base acceptable pour juger ses actes. Certes, cet argument sert en général à la défense plutôt qu'à l'accusation, mais cela ne signifie pas qu'il ne vaille que dans un sens. Que nous l'appliquions ou non à cette affaire, et comment, dépend de nous. C'est dans cette perspective – et dans celle-là uniquement – que les décisions de Lady Harrington et la façon dont Lord Young les a comprises sont pertinentes. Cette cour s'en tiendra à les examiner sous ce jour. S'agit-il d'un ordre, monsieur ? demanda Jurgens entre ses dents. Il s'agit d'une instruction du président de la cour, répondit froidement Havre-Blanc. Et, si vous n'êtes pas d'accord, vous pouvez bien sûr signifier votre désapprobation par écrit. Vous avez même le droit de vous retirer de la cour si vous le souhaitez », ajouta-t-il en découvrant les dents pour un sourire sans humour. Jurgens lança au comte un regard noir mais n'en dit pas plus. Havre-Blanc patienta un moment puis se radossa. « Pouvons-nous reprendre la discussion ? » fit-il. Sur quoi Kuzak acquiesça vigoureusement. « D'après moi, voici les points importants. D'abord, le vaisseau amiral n'avait pas transmis le commandement et, en conséquence, dame Honor était dans l'esprit de Young habilitée à lui donner les ordres qu'elle a énoncés; ensuite, de son propre chef, il a retiré unilatéralement le soutien de son escadre au groupe d'intervention à un moment critique; et, enfin, il a refusé les instructions du vaisseau amiral lui intimant de revenir en formation bien que tous les autres bâtiments sous ses ordres se soient exécutés. Je crois l'enregistrement parfaitement clair. Il a paniqué, s'est enfui et n'a pas stoppé sa fuite même après que les autres unités de l'escadre eurent regagné la formation. Donc vous prétendez les accusations justifiées de A à Z, n'est-ce pas ? » Jurgens parlait sur un ton bien plus caustique qu'un vice-amiral ne se le permettait jamais devant un amiral, et Kuzak le regarda comme s'il s'agissait d'un insecte particulièrement répugnant. « Je crois que c'est en effet ce que j'ai dit, amiral Jurgens, fit-elle froidement. Si vous préférez une formulation plus claire, toutefois, je crois qu'il a agi de façon aussi méprisable que lâche et que, si jamais officier a déserté en présence de l'ennemi, c'est bien Pavel Young. Est-ce assez clair pour vous, amiral? » Jurgens prit une teinte pourpre et fit mine de se lever. Havre-Blanc s'éclaircit alors la gorge. « Pas d'échanges personnels, mesdames et messieurs. Vous prenez part aux débats d'une cour martiale, pas à une querelle de chiffonniers. Nous pouvons assouplir les règles de politesse et ne pas tenir compte des grades afin de permettre une discussion et des décisions libres, mais vous devez respecter un minimum de courtoisie militaire. S'il vous plaît, ne me forcez pas à le répéter. » Jurgens se rassit lentement, et un silence à la fois fragile et morose s'ensuivit. Havre-Blanc le laissa durer quelques instants avant de reprendre : « Quelqu'un souhaite-t-il porter d'autres arguments à la connaissance de la cour ? » Personne ne répondit, et il haussa imperceptiblement les épaules. « Dans ce cas, messieurs dames, je propose que nous procédions au vote. Veuillez indiquer votre position sur les formulaires placés devant vous. » Des stylets grattèrent le papier, qui bruissa lorsque chacun plia son formulaire pour le faire passer en tête de table. Havre-Blanc les rassembla en un petit tas puis les ouvrit un par un, et son sang se figea car le résultat confirmait ses craintes. « Résultat : coupable pour tous les chefs d'accusation : trois. Innocent pour tous les chefs d'accusation : trois. » Il leva les yeux avec un petit sourire. « J'ai l'impression que nous allons rester ici un moment, messieurs dames. » CHAPITRE NEUF Dans le salon d'attente, Honor Harrington s'appuyait sur le dossier de son fauteuil, les yeux fermés, et faisait semblant de dormir. Elle doutait de tromper quiconque et savait pertinemment que Paul Tankersley en tout cas n'était pas dupe. Nimitz, masse douce et chaude, pesait sur ses genoux, et le sens télempathique du chat sylvestre lui transmettait les émotions de Paul, assis près d'elle. Elle avait senti son inquiétude grandir à mesure que les heures s'allongeaient, et l'appréhension de Paul n'avait fait que renforcer la sienne, mais elle lui était reconnaissante de bien vouloir la laisser en paix, lui épargnant les propos rassurants et bien intentionnés qu'un autre lui aurait infligés. Ça prenait trop de temps. Dès l'instant où elle avait appris la composition de la cour, elle n'avait redouté qu'une chose, et chaque seconde de cette attente douloureuse avivait sa crainte. L'avertissement de la reine quant aux considérations politiques qu'elle ne pouvait éluder lui revenait en mémoire et la brûlait comme de l'acide sur une plaie ouverte. Si les juges ne parvenaient pas à une décision, ce serait presque pire qu'un acquittement, se dit-elle, malheureuse. Une façon pour Young de s'en tirer, d'afficher une fois de plus la protection que lui fournissait l'influence familiale, et elle n'était pas sûre de pouvoir le supporter. La salle de conférence ne sentait pas vraiment la sueur et la haine lasse, pensa Havre-Blanc, mais on avait quand même l'impression que le climatiseur avait jeté l'éponge. Non qu'il le blâmât : les féroces ondes négatives des dernières heures auraient achevé n'importe quel objet inanimé assez malchanceux pour y être exposé. Il s'appuya contre le dossier de la chaise, sur lequel pendait sa veste, et frotta ses yeux douloureux en s'efforçant de dissimuler sa déception alors que le débat s'enferrait une fois de plus dans un silence houleux. Pour tout dire, le terme de « débat », avec tout ce qu'il impliquait de discussions et d'arguments raisonnés, ne convenait peut-être pas. Les membres de la cour – lui compris, admettait-il avec lassitude – n'avaient manifestement pas l'intention de céder sur le moindre détail. Conscient de sa position de président, il avait laissé Kuzak et Simengaard batailler contre Jurgens et Lemaître. Sonja Hemphill en avait encore moins dit que lui (en fait, elle n'avait quasiment pas pris la parole malgré son grade élevé), mais les deux autres avaient plus que compensé son silence et elle avait systématiquement voté comme eux. Huit consultations supplémentaires avaient eu lieu sans que les bulletins changent en rien, et une migraine sourde battait à ses tempes. « Écoutez, dit-il enfin, nous débattons depuis des heures, et personne n'a seulement évoqué les preuves présentées ou les témoignages. » Sa voix exprimait toute la fatigue qu'il ressentait malgré ses efforts pour la rendre énergique. « Quelqu'un dans cette salle remet-il en question les faits tels qu'ils ont été présentés par l'accusation? Nul ne répondit, et il baissa la main dans un soupir. « C'est bien ce que je pensais. Ce qui signifie que nous bloquons, non sur ce que Lord Young et Lady Harrington ont fait ou pas, mais sur les paramètres à appliquer à notre décision. Nous n'avons pas avancé d'un centimètre. Et je ne crois pas que nous avancerons... monsieur. » Jurgens s'exprimait désormais d'une voix enrouée, mais il croisa le regard de Havre-Blanc d'un air de défi. « Je soutiens et persisterai à soutenir que Lord Young a agi dans les limites autorisées par le code de guerre, ce qui ôte tout sens à cette procédure. Je suis d'accord », ajouta le commodore Lemaître. Kuzak et Simengaard semblaient à deux doigts de commettre un meurtre, mais Havre-Blanc leva de nouveau la main avant qu'aucun d'eux n'ait pu parler. « Peut-être bien, amiral Jurgens, dit-il, mais je doute sérieusement qu'une autre cour partage votre avis. Si nous sommes incapables de rendre un verdict, l'Amirauté devra forcément réunir une autre cour – dont la décision se fera très probablement contre Pavel Young. Comme vous dites, monsieur, peut-être bien, répondit Jurgens. Je ne puis voter qu'en conscience, sur la base de ma propre interprétation de la loi. Sans égard aux conséquences politiques sur l'effort de guerre, amiral. C'est cela ? » Havre-Blanc aurait voulu se couper la langue en s'entendant le dire, mais il était trop tard. Le regard de Jurgens s'enflamma comme si les mots cruciaux venaient enfin d'être prononcés. « J'ai prêté serment de juger cette affaire sur la base des preuves et de mon interprétation du code de guerre, monsieur, lança-t-il presque méchamment. Les implications politiques sont hors de propos. Toutefois, puisque vous en parlez, je qualifierai ce procès tout entier de machination politique. Son but est de condamner Lord Young au peloton d'exécution à la seule fin d'aider une cabale de politiciens et d'officiers supérieurs – qui comptent bien en retirer un avantage politique – à satisfaire la soif de vengeance personnelle du capitaine Harrington! Quoi ? » Thor Simengaard se leva à demi, fusillant son supérieur du regard, ses énormes poings cramponnés au bord de la table comme pour la réduire en miettes. Tout le monde le sait, capitaine, railla Jurgens. Harrington déteste Young depuis leur passage à l'Académie. Maintenant c'est la chouchoute du peuple et elle se trouve enfin en position de l'achever à travers ce simulacre de cour martiale. Et certains officiers supérieurs (il fixait Simengaard, refusant de regarder Havre-Blanc) sont prêts à adopter n'importe quel jargon juridique pour lui offrir sa tête sur un plateau et mobiliser l'opinion publique contre l'opposition. Eh bien, moi, en tout cas, je ne m'y prêterai pas ! » Un son inarticulé montait de la gorge de Simengaard, mais la voix tranchante de Lemaître l'interrompit. « Vous venez de soulever une excellente question, amiral Jurgens. » Elle tourna son regard noir vers Simengaard. « Et j'ajouterai que le choix du capitaine Harrington comme porte-drapeau du gouvernement dans cette affaire me gêne. Il me gêne beaucoup. Son dossier démontre clairement qu'il s'agit d'une tête brûlée, une femme vindicative – et pas seulement envers Lord Young, capitaine. Je n'ai pas besoin de vous rappeler qu'elle a agressé un envoyé de la Couronne à Yeltsin, ni qu'elle a tenté d'assassiner des prisonniers de guerre à sa charge dans le même système. Sa tendance à l'insubordination et son arrogance sont également bien établies. Dois-je vous rappeler son témoignage devant la commission de développement des armements, un témoignage qui constituait une attaque directe contre l'amiral Hemphill en tant que présidente de la commission ? » Sonja Hemphill grimaça et leva la main, pour la laisser retomber tandis que Lemaître continuait à cracher sa colère et son épuisement. Cette femme est un danger public ! Et je me moque de savoir qui a pu approuver sa conduite à Hancock ! Personne n'est au-dessus de la loi, capitaine Simengaard, personne, et j'ai l'intention, à l'issue de cette cour martiale, de demander au juge avocat général, de ma propre initiative, d'ouvrir une enquête sur son comportement afin d'étayer une éventuelle accusation de mutinerie suite à son usurpation effrontée du commandement à Hancock ! Je soutiendrai cette requête, commodore », renchérit Jurgens. Simengaard et Kuzak explosèrent à l'unisson. Havre-Blanc se tassa sur sa chaise, atterré par les conséquences de sa maladresse. Les quatre officiers se penchaient sur la table, grade oublié, et vociféraient, emportés par leur fureur. Seule Sonja Hemphill demeurait assise et silencieuse, l'air écœurée, tandis que la solennité propre à une cour martiale s'évaporait. Le comte secoua la tête comme un boxeur épuisé, puis se leva et abattit ses deux poings aux articulations blanchies sur la table comme des marteaux. « Silence! » Son cri secoua la pièce et les adversaires se retournèrent comme un seul homme pour le regarder. « Assis ! » Ils hésitèrent et il retroussa les lèvres en un rictus hargneux. « Tout de suite ! » aboya-t-il, et cette explosion les enfonça dans leurs chaises comme un coup de poing. Maintenant, vous allez tous m'écouter, poursuivit-il d'une voix glaciale et trop mesurée, parce que je ne me répéterai pas. Le prochain qui élève la voix dans cette salle, d'un côté ou de l'autre, pour quelque raison que ce soit, et sans considération de grade, je le fais sanctionner pour conduite inconvenante ! C'est clair ? » Un silence tendu répondit à leur place. Il prit une profonde inspiration et s'imposa de se rasseoir. Ceci est une cour martiale. Peu importent nos opinions et nos désaccords, nous allons nous comporter en officiers supérieurs de la Flotte royale et non comme un ramassis de délinquants juvéniles. Si vous n'êtes pas capables de respecter les rudiments de la politesse au cours d'une conversation normale, j'imposerai des règles de procédure parlementaire et autoriserai chacun de vous à prendre la parole à son tour. » Kuzak et Simengaard étaient confondus, honteux, et Lemaître avait l'air effrayée. Seul Jurgens soutint le regard noir du comte sans frémir, et son visage ne montrait aucun relâchement. « Sauf votre respect, amiral de Havre-Blanc, fit-il avec un effort évident pour parler d'une voix égale, délibérer ne sert plus à rien. Nous n'atteindrons pas de décision. En dépit des vœux de certains membres de la cour, ils n'obtiendront pas de vote condamnant Lord Young. Je pense que, en tant que président, il ne vous reste qu'une seule option. Ah oui, amiral Jurgens ? Et quelle serait donc cette unique option ? » Un calme mortel émanait de la voix de Havre-Blanc. Annoncer que nous n'avons pas pu aboutir à un verdict et recommander l'abandon de toutes les poursuites. Leur abandon? » Simengaard étrangla sa réponse incrédule, presque un cri, et Jurgens hocha brusquement la tête sans jamais quitter Havre-Blanc des yeux. « Leur abandon, oui. » Il n'essaya pas de cacher sa joie triomphante. « Comme vous l'avez fait remarquer, amiral, la situation politique est difficile. Décider de rejuger Lord Young ne ferait qu'aggraver la crise. En tant que président de cette cour, vous avez le droit de formuler les recommandations de votre choix, mais la décision sera prise à un plus haut niveau, et je doute que le duc de Cromarty remercie l'Amirauté si elle poursuit l'affaire. Dans ces conditions, vous ne pouvez rien faire de plus constructif que de déconseiller un nouveau procès. Une telle recommandation, émanant du Service, fournirait au gouvernement une porte de sortie, un gracieux prétexte pour abandonner les poursuites afin que le duc de Cromarty – et l'opposition – puissent oublier l'affaire et s'occuper de la guerre. » Furieux, Havre-Blanc serra les dents à s'en faire mal en percevant la satisfaction malsaine qu'exprimait le ton de Jurgens. Le masque tombait enfin, il ne faisait même plus semblant, car il visait cette issue depuis le début. « Un instant, amiral de Havre-Blanc. » La voix de Théodosia Kuzak, aux accents d'hélium liquide, frémissait tant il lui coûtait de brider sa colère. Elle fixait Jurgens d'un regard de jade glacé. « Amiral Jurgens, vous avez vu les preuves. Vous savez, aussi bien que nous tous dans cette pièce, que Pavel Young a paniqué et qu'il s'est enfui. Qu'en désertant il a exposé ses camarades – d'autres membres du Service de la Reine – au feu ennemi, et que des dizaines, probablement des centaines d'entre eux en sont morts. Vous le savez. Oubliez cette histoire d'hostilité de la part de Lady Harrington ou envers elle. Oubliez la lettre de la loi et la façon dont Young voyait la situation. Il a trahi son serment et ses camarades, et ils le savent. Cette cour a une mission bien plus importante que de déterminer simplement sa culpabilité ou son innocence. Certes, les fines nuances de la loi et les tactiques juridiques rusées ont peut-être leur place dans un procès civil, mais nous formons une cour militaire. Nous sommes aussi chargés de protéger la Flotte de Sa Majesté en y assurant la discipline et en protégeant son moral et sa capacité de combat. Vous savez quelles seront les conséquences à grande échelle si la Flotte découvre que nous refusons de punir un acte de lâcheté flagrant, vous le savez forcément. Êtes-vous en train de nous dire, sachant tout cela, que vous demeurez prêt à des manœuvres spécieuses et autres pressions politiques pour sauver un minable comme Young du peloton d'exécution ? Bon sang, Jurgens ! Vous ne voyez pas ce que vous faites ? » Jurgens détourna les yeux et ses épaules se voûtèrent. Kuzak se tourna vers Lemaître et Hemphill. « Vous ne voyez donc pas ? » Elle n'était plus furieuse, elle les suppliait. « Êtes-vous tous les trois prêts à rester sans réagir et à laisser cette souillure à notre uniforme et notre honneur impunie ? » Le commodore Lemaître s'agita sur sa chaise et imita Jurgens dans son refus de soutenir le regard de Kuzak, mais Sonja Hemphill leva la tête. Elle parcourut la table du regard puis croisa les yeux de l'amiral d'un air de défi. « Non, amiral Kuzak, fit-elle doucement. Je ne suis pas prête à la laisser impunie. » Jurgens se redressa brusquement. Lemaître et lui se tournèrent vers Hemphill, l'air incrédule, et Jurgens inspira pour protester. Mais Hemphill les ignora, reporta son regard sur Havre-Blanc, et ses lèvres ébauchèrent un sourire en lisant la même surprise dans ses yeux. « Je ne voterai pas favorablement en réponse aux chefs d'accusation entraînant la peine de mort pour Lord Young, monsieur. » Elle parlait à voix basse, mais ses mots claquèrent dans le silence. « Qu'il se soit légalement trouvé dans son droit en refusant les ordres de Lady Harrington ou qu'il ait été tenu par sa vision de la situation de les accepter n'affecte en rien cette décision. » Elle s'arrêta et Havre-Blanc hocha lentement la tête. Cette simple phrase pouvait bien être interprétée comme un abandon de l'impartialité qu'elle avait juré de maintenir, mais, au moins, elle avait l'honnêteté d'admettre la vérité. Contrairement à Jurgens et Lemaître. « En même temps, je ne permettrai pas qu'un homme comme Lord Young échappe à tout châtiment, poursuivit-elle de la même voix égale. Légaux ou non, ses actes sont inexcusables. J'ai donc un... compromis à vous proposer. » On frappa à la porte du salon d'attente. Honor bougea dans son fauteuil, étonnée de constater qu'elle s'était effectivement endormie, puis elle ouvrit les yeux. Elle tourna la tête et un quartier-maître de l'Amirauté inexpressif, portant un brassard de la cour martiale, lui rendit son regard depuis le seuil. « La cour se réunira de nouveau dans dix minutes, mesdames et messieurs », annonça-t-il. Il se retira, et elle l'entendit à peine frapper à une autre porte à travers le tonnerre soudain de son propre pouls. Les spectateurs étaient moins nombreux, mais les témoins, libérés de leur isolement formel après leur témoignage, complétaient les rangs. Le public tout entier semblait en mouvement et se déversait en quête de places. Même Honor, pourtant avantagée d'habitude par sa haute taille, n'y voyait pas clairement; elle se raccrochait désespérément à la main de Paul. Elle avait beau détester ce signe de faiblesse, elle ne pouvait pas s'en empêcher, et, sur son épaule, Nimitz était tendu et frémissant. Ils se frayèrent laborieusement un chemin le long de l'allée centrale et elle eut soudain peur de regarder les juges qui avaient déjà regagné leur place derrière la longue table. Paul et elle trouvèrent deux chaises et s'assirent, puis elle prit une profonde inspiration. Elle leva les yeux vers la cour et inspira brusquement, le soulagement lui faisant l'effet d'un coup de couteau. L'amiral de Havre-Blanc était assis bien droit et silencieux, le sabre de Pavel Young sur son sous-main, la garde pointée vers lui. Elle sentit son corps se mettre à trembler, entendit le murmure des voix enfler soudain comme d'autres remarquaient la position du sabre, et un son étranglé monta sur sa droite. Elle se tourna vers sa source et pinça les lèvres en découvrant l'homme monstrueusement obèse dans son fauteuil antigrav médicalisé. Le visage gras du comte de Nord-Aven avait pris une teinte blanche, terreuse, et ses yeux exprimaient sa surprise. Les deux jeunes frères de Young flanquaient le fauteuil de leur père et arboraient un visage presque aussi pâle que lui. Au fond de son coeur, quelque chose lui disait qu'elle aurait dû ressentir de la pitié pour Nord-Aven, que, si méprisable soit-il, Young demeurait son fils. Mais elle ne pouvait pas. Pire peut-être, elle n'en avait même pas envie. Il y eut un autre remous, puis les notes claires de la sonnette retentirent lorsque Havre-Blanc la frappa du petit marteau. « L'audience peut reprendre », déclara l'amiral avant d'adresser un signe de tête aux fusiliers en faction devant la porte latérale. L'un d'eux la franchit et toute la salle retint son souffle. Puis la porte se rouvrit et Pavel Young entra, escorté par ses gardes. Son visage barbu se contracta. Il s'efforçait manifestement de conserver une expression indifférente, mais des tics agitaient ses joues et des perles de sueur brillaient sur son front. Honor se dit alors que, si l'attente lui avait personnellement semblé une torture, Young avait dû la vivre comme un avant-goût de l'enfer, et elle fut choquée de la satisfaction que cette réflexion lui procurait. Young la vit à peine. Il gardait les yeux fixés droit devant, comme si en les maintenant dans cette position il pouvait retarder de quelques secondes l'inévitable. Mais il atteignit alors la table de la défense et se tourna vers les juges sans pouvoir différer davantage. Son regard tomba sur le sabre et son cœur cessa de battre. L'arme était pointée vers lui. Vers lui ! Un flot de terreur le submergea soudain tandis qu'il assimilait cette simple et horrible information. Il se sentit trembler et voulut se maîtriser, mais n'y parvint pas. Il ne put non plus empêcher sa tête de se tourner ni se retenir de regarder par-dessus son épaule. L'air paniqué et implorant, il croisa le regard de son père, dont l'expression de frayeur et d'impuissance furieuse le poignarda de terreur. Il détourna les yeux, et même la haine qu'il ressentit en voyant son ancien second assis à côté d'Harrington (et la main dans la main avec cette chienne !) ne put pénétrer la gangue de glace qui emprisonnait son âme. « Que le prisonnier se tourne vers la cour. » La voix froide de Havre-Blanc rompit le silence, et Young tourna brusquement la tête par simple réflexe mécanique. Il déglutit, essayant de ne pas flancher sous l'effet du désespoir, et Havre-Blanc s'éclaircit la gorge. « Capitaine Lord Young, vous avez été jugé par cette cour martiale sur les motifs retenus contre vous. Êtes-vous prêt à entendre son verdict ? » Il déglutit à nouveau, puis une troisième fois, dans un effort pour humidifier sa bouche desséchée : l'angoisse liée à cette procédure formelle et interminable lui écorchait les nerfs. C'était comme une torture raffinée, pourtant il ne pouvait y échapper, et un dernier sursaut de fierté lui donna la force de répondre. « Oui. » Il prononça le mot d'une voix rauque mais distincte, et Havre-Blanc acquiesça. « Très bien. Au premier motif retenu, à savoir que vous avez violé l'article vingt-trois du code de guerre, cette cour, à quatre voix contre deux, vous déclare coupable. » Quelqu'un gémit derrière lui son père, pensa-t-il et ses mains se serrèrent de chaque côté de son corps pendant que la voix profonde de Havre-Blanc débitait sa litanie sans passion, comme au jour du Jugement dernier. « Au deuxième motif retenu, à savoir que vous avez violé l'article vingt-six du code de guerre, cette cour, à quatre voix contre deux, vous déclare coupable. » Au troisième motif retenu, à savoir que vos actes ont exposé d'autres unités du groupe d'intervention à de graves avaries et pertes humaines, cette cour, à quatre voix contre deux, vous déclare coupable. » Au quatrième motif retenu (malgré son immense désespoir, Young entendit la voix de Havre-Blanc changer), à savoir que vos actes constituaient une preuve de votre lâcheté, cette cour, se prononçant par trois voix en faveur de la condamnation et trois en faveur de l'acquittement, n'a pas pu aboutir à un verdict. » Un chœur d'inspirations bruyantes et incrédules monta dans la salle, et Young frémit sans y croire. Ils n'ont pas pu aboutir à un verdict? Ça... « Au cinquième motif retenu, continua Havre-Blanc du même ton inexpressif, à savoir que vos actes constituaient le crime de désertion en présence de l'ennemi tel que le définissent les articles quatorze, quinze et dix-neuf du code de guerre, cette cour, se prononçant par trois voix en faveur de la condamnation et trois en faveur de l'acquittement, n'a pas pu aboutir à un verdict. Pavel Young sentit l'espoir renaître. Pas de verdict. Ils n'avaient pas réussi à se décider sur les deux seuls chefs d'accusation qui comptaient vraiment, les seuls susceptibles de l'envoyer devant le peloton d'exécution ! Un courant électrique parcourait ses nerfs et le son de sa propre respiration résonnait dans ses narines. « Que nous n'ayons pas pu aboutir à un verdict, fit platement Havre-Blanc, ne signifie pas que nous vous acquittons, mais l'accusé bénéficie de la présomption d'innocence. En conséquence, la cour n'a pas d'autre choix à cet instant que de renoncer à vous poursuivre sur les chefs d'accusation quatre et cinq. » Honor Harrington se tenait raide et immobile sur sa chaise, paralysée par un sentiment d'horreur qui avait grandi parallèlement au soulagement de Pavel Young. Encore une fois. Il s'en était sorti encore une fois. Les trois premiers chefs d'accusation ne suffiraient même pas à lui faire perdre l'uniforme pas avec le pouvoir que détenait sa famille. Il recevrait un blâme et vivrait sur une demi-solde, ça oui. Comme l'avait promis la baronne de l'Anse du Levant, il se retrouverait au ban de la Flotte et ne reprendrait jamais le service actif, mais ça n'avait pas d'importance. Il avait échappé à sa propre exécution et battu le système là où cela comptait vraiment, car l'Amirauté n'engagerait pas de nouvelles poursuites dans un climat politique si divisé, et elle eut envie de vomir quand le relâchement soudain des épaules de Young lui apprit qu'il avait compris la même chose. L'amiral de Havre-Blanc parlait encore, pourtant il ne s'agissait que de bruit privé de sens. Elle était là, assise, pétrifiée dans cet instant d'écœurement. Mais soudain le bruit privé de sens redevint phrase, et elle sentit la main de Paul se serrer sur la sienne comme une griffe. « ... il appartient à cette cour, disait Havre-Blanc, de décider de la sentence à vous appliquer en fonction des crimes dont vous avez été reconnu coupable. À une majorité des deux tiers, sans tenir compte des votes sur les chefs d'accusation quatre et cinq, cette cour considère que votre conduite au cours de la bataille de Hancock traduit une négligence coupable et une faiblesse de caractère qui dépasse de loin le seuil acceptable chez un officier de la Flotte de Sa Majesté. Cette cour ordonne donc, par quatre voix contre deux, que l'accusé, capitaine Lord Pavel Young, soit dépouillé de ses grade, droits, privilèges et prérogatives en tant que capitaine de la Flotte royale manticorienne et destitué de manière infamante en tant qu'indigne de porter l'uniforme, jugement exécutoire sous trois jours à compter d'aujourd'hui. » L'audience est levée. » Les notes cristallines de la sonnette retentirent une fois de plus. Elles frappèrent Honor comme des éclairs purificateurs mais firent une tout autre impression à Pavel Young. Pire qu'une exécution. Un congé délibéré, comme si on le jugeait trop méprisable, trop petit pour valoir qu'on le fusille. Elles lui disaient qu'on ne lui avait épargné l'exécution que pour lui faire subir la disgrâce d'une expulsion officielle du Service et le réduire à un objet de mépris pour le reste de sa vie. Il chancela, blême, saisi d'une horreur d'autant plus douloureuse qu'il avait cru un moment échapper à sa propre destruction. Un silence de mort régnait parmi les spectateurs sonnés, mais il y devinait déjà les premiers commentaires sur sa déchéance, et son âme frémit à l'avance de ces murmures qui enfleraient bientôt. Puis il sursauta : une alarme électronique stridente résonnait derrière lui. Il n'arrivait pas à la situer. Le temps d'un, deux, trois battements de cœur, il l'entendit sans la reconnaître, puis il se retourna brusquement, comprenant soudain. L'alarme médicale hurlait, éprouvant ses nerfs, et, incapable de bouger, il regarda le comte de Nord-Aven s'effondrer mollement sur lui-même dans son fauteuil roulant médicalisé. CHAPITRE DIX « Mon Dieu. » Le murmure de Paul Tankersley mêlait incrédulité et stupéfaction, et Honor, la tête posée sur son épaule comme sur un oreiller, modifia légèrement sa position pour en découvrir la raison. La FRM se mettait en quatre pour assurer le confort des commandants de ses croiseurs de combat, et ses quartiers à bord du Victoire étaient donc plus spacieux et bien plus luxueux que ceux de Paul sur Héphaïstos. Allongés dans son grand lit, tendrement enlacés, ils se sentaient encore moites, un brin exaltés, et rayonnaient de plaisir partagé. Pourtant ce n'était pas le plaisir qui avait amené le commentaire de Paul. Il s'était déjà éloquemment exprimé à ce sujet – bien que sans recourir à des mots. Il regardait à présent le dernier reportage en provenance d'Arrivée, l'air assez impressionné. « Je n'arrive pas à y croire, dit-il au bout d'un moment. Regarde ça, Honor ! Je ne préfère pas. » Elle ferma les yeux et respira son odeur forte et chaude tout en goûtant la texture de ses longs cheveux, coincés entre sa joue droite et l'épaule de son compagnon. « Je ne suis pas mécontente qu'ils courent après quelqu'un d'autre, mais Young ne m'intéresse pas tant que ça. Moi, il ne m'ennuiera plus. Franchement, c'est tout ce qui m'importe dans son cas. Un petit peu étroit de ta part, mon amour, lui reprocha gaiement Paul. Il s'agit d'un moment historique. Tu connais beaucoup d'hommes, toi, qui se font casser et héritent d'un titre de comte en trois minutes chrono ? » Honor eut une grimace dégoûtée et ouvrit les yeux au moment où l'écran du terminal de chevet cessait de diffuser des séquences de reportage sur les dernières manifestations devant le Parlement pour montrer un lumineux plateau d'HV. L'écran plat ne rendait pas les riches détails dimensionnels comme un bon holoviseur et le son était coupé, mais elle reconnut Minerva Prince et Patrick DuCain, animateurs de « Sous le feu », ainsi que leurs invités. Sir Edward Janacek et Lord Hayden O'Higgins étaient deux anciens Premiers Lords de l'Amirauté aux convictions fort divergentes, et le décor du jour reflétait les mêmes lignes de fracture politique que le choix des invités : deux immenses holos de Pavel Young et d'Honor se faisaient face. Elle n'avait pas besoin du son pour deviner le sujet du débat, mais Paul augmenta le volume et elle grimaça. « ... quelle mesure, selon vous, cela affecte-t-il l'équilibre à la Chambre des Lords, Sir Edward ? » demandait DuCain. Janacek haussa les épaules. « Très difficile à dire, Pat. Je ne crois pas que la situation se soit jamais présentée. Lord Young – excusez-moi, le comte de Nord-Aven – doit entrer à la Chambre, ça ne fait aucun doute. L'issue de ce procès l'embarrassera certes politiquement, mais c'est un pair, et la loi s'exprime clairement à ce sujet. Cela signifie que l'équilibre entre les partis demeurera inchangé et, franchement, vu le verdict ouvertement partisan de cette cour martiale, je ne crois pas... Partisan ? intervint O'Higgins. Foutaises ! Ed, on ne peut pas dire que la cour ne représentait qu'un parti, et elle a voté pour casser Young aux deux tiers des voix ! Mais bien sûr qu'elle était partisane ! répliqua Janacek. Peut importe le vote, la cour a été constituée – sous la présidence d'un officier qui est à la fois le frère du ministre des Finances et l'un des plus fervents soutiens du capitaine Harrington – à seule fin d'embarrasser l'opposition. De nombreuses irrégularités se sont produites à Hancock, et pas toutes du fait de Lord Young... du comte de Nord-Aven. Pour tout dire, certains d'entre nous demeurent convaincus que la cour n'a pas jugé le bon capitaine, et si vous pensez un seul instant que l'opposition acceptera passivement cet affront, vous commettez une grave erreur. Le duc de Cromarty et son gouvernement peuvent pratiquer une politique partisane en cette heure de crise s'ils le souhaitent, mais croyez bien que l'opposition leur en fera rendre compte ! Suggérez-vous que la composition de la cour ait été truquée, Sir Edward? » s'enquit Minerva Prince. Janacek allait répondre mais il se ravisa, serra les lèvres et haussa un sourcil éloquent. « N'importe quoi ! grogna O'Higgins. Sir Edward peut suggérer tout ce qu'il veut, mais il sait aussi bien que moi qu'il ne peut se produire d'ingérence humaine dans le processus de sélection des juges pour les cours martiales ! Les ordinateurs de l'Amirauté les choisissent au hasard et la défense a le droit d'examiner les archives électroniques concernant tout le processus de sélection. S'il y avait la moindre entourloupe, pourquoi Young et ses avocats n'ont-ils pas fait révoquer les membres de la cour qui leur paraissaient suspects ? Eh bien, Sir Edward ? » demanda le massif DuCain. Janacek haussa les épaules d'un air irrité. « Évidemment que la procédure n'était pas "truquée", admit-il à contrecœur. Mais la décision d'engager un procès en cour martiale dans un climat si polarisé et défavorable témoigne d'un mépris total pour une procédure judiciaire raisonnée et des plus mesquines tactiques partisanes. On ne peut y voir que... Comment se fait-il, Sir Edward, intervint à nouveau O'Higgins, que tout ce que fait le gouvernement s'apparente à des manœuvres partisanes, alors que tout ce que tente l'opposition relève d'une haute conscience de l'État? Réveillez-vous et devenez réalistes avant que votre arrogance et votre bêtise ne vous coûtent vos douze derniers sièges à la Chambre des communes ! Devons-nous en déduire que vous soutenez la position du gouvernement sur la question du procès et de la déclaration de guerre, Lord O'Higgins ? » demanda Prince, coupant court à toute réponse de la part de Janacek. O'Higgins haussa les épaules. Je soutiens sans nul doute la position du duc de Cromarty sur la déclaration de guerre. Mais je ne peux pas soutenir sa position sur le jugement en cour martiale de Lord Young parce que le gouvernement ne s'est pas exprimé sur ce point. C'est ce que j'essaye de faire entendre à mon cher collègue, qui semble un peu dur de la feuille. Il s'agissait d'un procès militaire, en application de la loi militaire, sur la base d'accusations retenues par une commission d'enquête réunie tout de suite après la bataille. Sans compter que l'un des trois membres apparemment pro-Young de la cour a dû apporter sa voix au verdict de culpabilité ainsi qu'au châtiment imposé. Qu'insinuez-vous par "pro-Young" ? lança Janacek, énervé. Suggérez-vous qu'il y aurait eu un complot destiné à le sauver ? Grand Dieu, non ! Vous ne pensez quand même pas que j'irais imaginer qu'un marché a été conclu, n'est-ce pas ? Quel genre de marché, Lord O'Higgins ? » intervint encore DuCain avec plus de hâte que d'élégance, avant que Janacek, cramoisi, n'éclate. « Il me semble remarquable que Young ait été reconnu coupable de tout ce qu'on lui reprochait excepté les crimes entraînant la peine de mort, répondit O'Higgins d'une voix plus froide et beaucoup plus grave. Je le trouve d'autant plus frappant que les raisons énumérées pour son renvoi du Service ont été formulées précisément dans les termes qu'on aurait utilisés si ces crimes capitaux avaient été reconnus. Je ne suis qu'un simple citoyen aujourd'hui, mais, à mon sens, ces éléments laissent à penser qu'un des juges qui a voté pour l'acquittement estimait néanmoins Young coupable. Auquel cas, je suis troublé que celui-ci ou celle-là ait refusé de voter en son âme et conscience, car cela tendrait à exprimer le triomphe de la politique sur les preuves. Mais, au moins, il ou elle désirait son éviction de la Flotte et a eu le courage moral d'y veiller. Dieu merci ! Si un officier ayant fait preuve d'une telle lâcheté s'en tirait avec une tape sur les doigts, la Flotte... C'est monstrueux ! aboya Janacek. Mon Dieu... votre propre précieuse cour martiale a refusé de le condamner pour lâcheté ! Il a été sali et déshonoré, son père a succombé à une crise cardiaque lors de l'énoncé du verdict, ça ne vous suffit pas ? Combien de temps comptez-vous encore le harceler ? Jusqu'à la saint-glinglin s'il le faut, dit froidement O'Higgins. C'est l'exemple le plus méprisable de... Comment osez-vous ? éclata Janacek. Je vous ferai... Messieurs, messieurs, je vous en prie ! » Prince agitait nerveusement ses mains manucurées, mais DuCain se contentait de mener une bataille perdue d'avance contre le fou rire, tandis que les deux anciens Premiers Lords s'invectivaient en ignorant la présentatrice. Et puis, soudain, les invités hurlants et leurs hôtes disparurent : le directeur des programmes passait une coupure commerciale. Honor secoua lentement la tête puis se retourna pour lancer à Paul un regard assassin. Son amant irrespectueux se tordait de rire, et elle lui arracha la télécommande des mains. Elle éteignit le terminal et balança la télécommande sur sa table de nuit. « Oh, c'est tellement drôle, Paul ! fit-elle d'un ton aigre. Ils ne cesseront donc jamais d'en parler ? Dé-désolé ! souffla Paul qui essayait désespérément de contrôler son fou rire, l'oeil sincèrement contrit. C'est seulement... » Il haussa les épaules, penaud, les lèvres frémissant d'un sourire rebelle. « La situation a peut-être une forme de comique macabre, soupira Honor, mais j'ai horreur de ça. Horreur ! Et je ne peux toujours pas pointer le nez hors du vaisseau sans qu'un imbécile de journaliste me saute dessus ! Je sais, chérie. » Son visage était redevenu sérieux et il la serra contre lui. « Mais tu es coincée en cale de radoub, là où ils peuvent se planquer en t'attendant, du moins tant qu'Héphaïstos n'en aura pas fini avec le Victoire. Alors je crains que tu ne doives supporter leurs assauts jusqu'à ce que l'excitation retombe. Si elle s'y décide un jour, s'obstina Honor. Ça viendra. Ça date seulement d'hier, tu sais. Je crois que le sensationnel s'effritera beaucoup une fois qu'ils auront officiellement cassé Young. Tu l'espères, oui. Il reste encore son investiture à la Chambre des Lords et cette petite histoire de déclaration de guerre. Je... » Honor s'interrompit car le sas de la cabine s'ouvrait en sifflant devant Nimitz. Il bondit au pied du lit et s'assit sur les pattes arrière, la tête inclinée de côté. Honor fronça les sourcils tandis qu'il tournait ses yeux verts et brillants vers elle. Leur nudité ne les gênait pas, ni Paul ni elle, car, si Nimitz se réjouissait visiblement pour eux, les amours humaines n'intéressaient pas les chats sylvestres. Il était donc là pour une autre raison. Elle se concentra sur leur lien télempathique. Les chats sylvestres partageaient les émotions de leurs compagnons humains depuis toujours mais, pour autant qu'elle le sache, aucun autre humain n'avait jamais réussi à capter les émotions de son chat en retour. En tout cas, elle-même en était incapable de manière fiable jusqu'à cet événement, deux ans plus tôt, et sa réceptivité aux sentiments de Nimitz s'affinait encore. Le changement était un peu déstabilisant après quarante ans de vie commune, mais pas déplaisant. Toutefois, elle n'en avait fait part à personne. Paul l'avait deviné, et elle soupçonnait Michelle Henke, James MacGuiness et ses parents d'en avoir fait autant. Personne d'autre ne savait, et elle se fiait à ces cinq-là pour garder son secret. Elle ne savait pas vraiment pourquoi il comptait tant à ses yeux, mais c'était ainsi. Nimitz restait patiemment assis, les yeux plantés dans ceux d'Honor, pendant qu'elle s'efforçait d'interpréter son message. L'exercice n'était pas aisé car ils ne pouvaient échanger que des émotions et quelques très vagues images, mais elle s'entraînait depuis quelque temps et se mit soudain à rire. Quoi ? demanda Paul. Je crois que nous ferions bien de nous habiller, répondit Honor. Pourquoi ? » Paul se redressa sur ses coudes en haussant les sourcils. Elle se leva en souriant et saisit le kimono de soie que sa mère lui avait offert. « Mac est sur le point de se décider à nous déranger, et je détesterais le choquer. Mac sait tout de nous, chérie, répondit ironiquement Tankersley. Il nous a couverts assez souvent. » Honor eut un large sourire approbateur. Son intendant était deux fois plus vieux qu'elle et semblait parfois la prendre pour une adolescente imprudente, assez insouciante pour entrer dans un sas sans en vérifier la pressurisation. Il râlait, s'inquiétait et n'hésitait pas à la manipuler (toujours pour son bien, évidemment), mais se montrait aussi d'une discrétion exemplaire. Il se tenait au courant des visites de Paul et faisait en sorte de leur éviter tout dérangement, et elle lui en savait profondément gré. Et puis il était heureux pour elle, ce qui importait encore plus. Je sais bien qu'il connaît notre relation, fit-elle alors. Voilà le problème. Il craint que nous ne soyons... euh... occupés et, s'il m'appelle et que je n'accepte qu'une communication audio, il va se convaincre qu'il nous a interrompus. Alors habille-toi un peu, espèce d'exhibitionniste ! Des ordres, des ordres, toujours des ordres », grommela Paul. Il attrapa un peignoir et se leva, puis rassembla ses cheveux derrière sa tête. Elle le regarda faire avec envie : les siens avaient enfin atteint une longueur suffisante pour en faire une queue de cheval (il lui fallait d'ailleurs adopter cette coiffure dès qu'elle portait un casque), mais le catogan de Paul était plus long et plus épais, bien qu'elle s'employât à remédier à la situation. Elle aimait tant enfouir son visage et ses doigts dans la chevelure de son amant qu'elle entendait bien en faire un exercice réciproque. Elle se mit à rire et se regarda dans le miroir en passant une brosse dans ses cheveux soyeux. Ils bouclaient moins qu'avant, ou plutôt les boucles des pointes demeuraient, mais le corps de sa chevelure, à mesure qu'elle poussait, se contentait d'une élégante ondulation. Elle s'en réjouissait : elle avait craint un temps de devoir les porter à la façon de Michelle, or l'antique style « afro », ainsi nommé pour des raisons perdues dans les brumes de l'étymologie, aurait été un peu lourd à porter pour une personne de la taille d'Honor. Elle sourit à nouveau à cette idée et replaça la brosse dans son espace de stockage. Elle venait de la ranger et de nouer la ceinture de son kimono lorsque le terminal sonna. Tu vois ? » fit-elle d'un air suffisant. Elle accepta l'appel d'une pression sur un bouton. « Bonjour, Mac. Que puis-je pour vous ? » À l'écran, MacGuiness sourit de l'entendre si joyeuse. Il se sentait manifestement soulagé de ne pas s'imposer à un moment délicat. Excusez-moi de vous déranger, madame, mais le capitaine Chandler m'a transmis deux messages pour vous. Ah ? » Honor haussa un sourcil et les engrenages de son cerveau se mirent à jouer : elle reprenait son rôle de commandant. « Quels messages, Mac ? Le premier n'est qu'une mise à jour du programme des réparations, je crois, envoyé par l'officier de port. Je ne l'ai pas consulté, bien sûr, mais le capitaine Chandler m'a assuré que cela pouvait attendre jusqu'au dîner. Je crains cependant que l'autre ne soit un peu plus urgent. Il émane de l'amiral de Havre-Blanc. L'amiral de Havre-Blanc ? » Honor se raidit, et MacGuiness hocha la tête. « Présente-t-il un degré de priorité ? Non, madame. Mais, comme il provenait d'un officier général... » MacGuiness haussa légèrement les épaules, et elle acquiesça. Les messages d'un amiral étaient forcément plus prioritaires que ceux d'aucun mortel. Compris, Mac. Ils sont dans le système ? Oui, dans votre boîte de réception, madame. Merci. Je les regarde tout de suite. Bien, madame. » MacGuiness coupa la communication et disparut. Honor enfonça la touche de lecture, et l'écran se ralluma sur le visage d'Évelyne Chandler. « Mac m'informe que vous n'êtes pas disponible, disait le second du Victoire, et l'information n'est pas assez urgente pour que je vous dérange, mais je me suis dit que vous aimeriez le savoir : nous avons enfin obtenu le feu vert pour le remplacement complet du graser six. » Chandler jubilait, et le sourire d'Honor exprimait la même joie. Le graser six avait subi de graves dommages collatéraux au moment de la destruction du graser huit, mais les experts d'Héphaïstos prétendaient qu'on pouvait le « remettre à neuf ». Cette réparation aurait eu l'avantage d'économiser environ quatorze millions de dollars – s'ils avaient raison. Dans le cas contraire, le HMS Victoire aurait bien pu se retrouver amputé de dix pour cent de sa bordée tribord lors de son prochain combat. Ivan Rayiez, son ingénieur en chef, n'en démordait pas : il fallait remplacer le graser; alors Honor et Chandler l'avaient soutenu contre le vice-amiral Cheviot. Ça n'avait pas été sans mal, mais les conseils de Paul en coulisse avaient étoffé les arguments d'Honor, et ils avaient visiblement payé. « L'officier de port a promis de s'y mettre dès demain », poursuivait Chandler. Elle baissa les yeux comme pour vérifier ses notes, puis haussa les épaules. « C'est à peu près tout. Il dit aussi que le hangar d'appontement numéro un devrait à nouveau être opérationnel pour mercredi, presque une semaine plus tôt que prévu, ce qui nous enlève quelques épines du pied. D'une part, ça va énormément simplifier notre gestion de la circulation des petits bâtiments et, d'autre part, si la pressurisation des galeries est rétablie, nous n'aurons plus à nous soucier de l'étanchéité des réparations d'urgence pratiquées au niveau du CO. Du coup, les radoubeurs vont pouvoir travailler dans le compartiment sans combinaison, ce qui devrait encore nous faire gagner quelques jours. » Elle releva la tête et sourit. « Ils ne sont pas encore aussi rapides que les gars de Hancock, pacha, mais ils apprennent ! Chandler, terminé. » « Bien, bien, bien ! Il était temps qu'on reçoive quelques bonnes nouvelles par ici, dit Honor avec un plaisir non dissimulé tandis que l'écran redevenait noir. Pardon ? » Paul passa la tête par le sas, derrière elle, dans un nuage de vapeur. « Tu me parlais ? Oui, je crois. » Honor lui lança un sourire par-dessus son épaule. Elle ne l'avait même pas entendu quitter la chambre, mais ça lui ressemblait bien. Il ne se mêlait jamais des affaires internes du Victoire et avait coutume de s'éclipser dès qu'elle devait s'occuper de la moindre information ressemblant de près ou de loin à une donnée confidentielle. « Et de quoi ? s'enquit-il alors. D'après Évelyne, nous avons obtenu le remplacement du graser six, en fin de compte. C'est vrai ? Splendide ! Suis-je autorisé à penser que mon humble contribution à ton affaire y est pour quelque chose ? Ça ne m'étonnerait pas, mais, ce qui compte, c'est que l'amiral Cheviot a finalement dit aux rond-de-cuir inutiles du service expertise de se bouger les fesses et d'écouter les vrais marins, pour changer. Allons, allons, Honor ! Tu ne devrais pas parler comme ça des gars de l'expertise. Après tout, moi aussi j'ai fait ce boulot-là, et vous, les marins au long cours, avec vos esprits étroits et directs, vous ne pouvez pas imaginer les pressions auxquelles ils sont confrontés. Bien sûr, mes propres recommandations ne tenaient jamais compte de considérations aussi bassement matérielles que l'impact du coût sur les évaluations de rentabilité, mais peu de gens possèdent mon tempérament résolu et intrépide. La plupart des experts se tournent et se retournent toutes les nuits dans leur lit, baignant dans leur sueur, les mains crispées sur des bouteilles de tord-boyaux vides, futile écran contre les cauchemars que leur inspire la prochaine inspection. » Il secoua tristement la tête. « Ils n'ont vraiment pas besoin d'un commandant qui brandisse un dossier en béton pour qu'on dépense de l'argent sur son vaisseau. Pauvres petites choses. J'en pleurerais. Sois bénie, mon enfant. Pareille compassion t'honore. » Paul pouvait s'exprimer d'une voix incroyablement doucereuse quand il le voulait, et elle sourit en le voyant lever la main en signe de bénédiction. Mais une alarme retentit de l'autre côté du sas et il glapit d'un air inquiet : « Le signal de coupure de l'eau chaude ! Faut qu'j'y aille ! » Il disparut à nouveau dans la vapeur avant que les capteurs qui avaient détecté son absence ne coupent la douche. Honor se mit à rire et appela le message suivant en enfonçant un bouton. L'écran s'alluma une fois de plus, et le visage de l'amiral de Havre-Blanc apparut devant elle. « Bonjour, dame Honor, dit-il sur un ton formaliste. On vient de me notifier que la cinquième escadre de croiseurs de combat sera réaffectée à la Première Force à l'issue des réparations. Je me rends bien compte que vous n'avez pas encore reçu vos ordres en ce sens, mais je vous annonce que vous serez rattachée au groupe d'intervention numéro quatre. » Honor se redressa et son regard s'illumina. Après les pertes subies à Hancock, elle avait craint que la cinquième escadre ne soit dissoute. Elle savait maintenant que cela n'aurait pas lieu. Quant à son rattachement au GI-4, il la placerait sous le commandement direct de Havre-Blanc. « La notification officielle devrait vous parvenir d'ici demain, poursuivit l'amiral, et j'ai cru comprendre que l'amiral Mondeau prendrait la succession de l'amiral Sarnow. Évidemment, il vous faudra encore au moins quelques mois pour terminer les réparations et l'Amirauté cherche encore des bâtiments susceptibles d'étoffer l'escadre, je ne m'attends donc pas à l'arrivée imminente de Mondeau, mais je lui ai parlé, et elle compte maintenir le Victoire dans son rôle de vaisseau amiral. Vous allez donc être l'un de mes capitaines de pavillon, et j'ai voulu vous appeler pour vous souhaiter la bienvenue. » La satisfaction d'Honor se manifesta par un immense sourire. Deux affectations à la suite en tant que capitaine de pavillon – et pour deux amiraux différents, qui plus est –, voilà qui représentait un grand compliment professionnel, et elle se réjouissait de servir sous les ordres de Havre-Blanc. Elle ne croyait guère aux propos rebattus des médias qui le décrivaient comme son protecteur secret. Cela ressemblait trop à une rumeur lancée par l'opposition pour miner le verdict de la cour martiale, mais elle le respectait beaucoup. Et le statut de commandant phare dont il jouissait au sein de la Flotte garantirait à l'escadre d'Honor une place au cœur de l'action une fois que la Chambre des Lords bougerait son gros postérieur collectif pour voter la déclaration de guerre contre Havre. « Entre-temps, toutefois, continua l'amiral, j'apprécierais beaucoup que vous vous joigniez à moi pour dîner ce soir. Je souhaite discuter certains détails avec vous dès que possible. Rappelez-moi d'ici quatorze zéro zéro pour confirmer, merci. Havre-Blanc, terminé. » L'écran s'éteignit et Honor s'assit sur le lit en se frottant le bout du nez. Le ton de l'amiral avait changé sur la fin. Elle n'aurait pas su identifier ce changement ni en deviner le sens, mais il était là. Une certaine... prudence ? Inquiétude ? En tout cas, ça n'avait pas l'air dirigé contre elle, pourtant il avait manifestement plus qu'un simple dîner en tête. Elle soupira, secoua la tête et se leva en quittant son kimono. De toute façon, ça pouvait attendre. Pour l'instant, elle avait un homme sous sa douche et elle ne pouvait pas laisser passer cette chance. CHAPITRE ONZE Le sifflet du bosco retentit, la haie d'honneur se mit au garde-à-vous et le jeune lieutenant de vaisseau à sa tête salua Honor qui pénétrait dans le hangar d'appontement du HMS Reine Caitrin. Elle parvint à ne pas sourire et garda son expression sereine de capitaine de vaisseau tandis que Nimitz paradait sur son épaule comme si tout ce remue-ménage avait lieu en son honneur personnel. Toutefois, elle ressentit à son tour une bouffée de satisfaction en apercevant l'officier qui l'attendait derrière la haie d'honneur. Son navire était minuscule par rapport au magnifique supercuirassé, mais le capitaine de pavillon de Havre-Blanc s'était déplacé en personne pour l'accueillir. « Bienvenue à bord, capitaine Harrington. » Le capitaine Frederick Goldstein avait la stature professionnelle qu'on pouvait attendre du capitaine de pavillon de Havre-Blanc. C'était non seulement l'un des capitaines de vaisseau les plus respectés de la FRM, mais aussi l'un de ses plus anciens en grade. La rumeur voulait qu'il figurât au nombre de ceux qui seraient bientôt promus au rang d'officier général. Il lui offrit un sourire de bienvenue sincère. « Merci, monsieur », dit-elle en lui serrant la main. Le sourire de Goldstein s'élargit. J'imagine que vous aimez autant sortir du Victoire sans tomber sur un journaliste », fit-il. Honor sourit à son tour. Ils sont devenus plus que gênants, je l'avoue, monsieur. Entre nous, dame Honor, ils le sont toujours. Et, toujours entre nous, laissez-moi profiter de cette occasion pour vous féliciter de votre prestation à Hancock. C'était bien joué, capitaine. Vraiment bien joué. Merci, monsieur », répéta tranquillement Honor, sincère. Un officier de la trempe de Goldstein savait exactement quelle épreuve Hancock avait dû représenter, ce qui faisait de son compliment une récompense plus précieuse que toute l'adulation des civils. v J'aimerais pouvoir m'en attribuer le mérite, ajouta-t-elle, mais c'était le plan de bataille de l'amiral Sarnow et nous avions de bons officiers pour l'appliquer. Et puis nous avons eu de la chance. Je n'en doute pas. » Du regard, Goldstein approuva le ton d'Honor autant que ses paroles. « Je connais Mark Sarnow et je sais quel genre d'escadre il avait dû mettre sur pied. Mais il fallait du bon sens et des tripes pour tirer profit de ce qu'il avait construit et vous obstiner quand tout vous est tombé dessus. Certains n'auraient pas insisté... comme un officier que nous ne nommerons pas. » Honor acquiesça en silence, et Goldstein l'invita d'un geste à quitter avec lui la galerie du hangar d'appontement. Il était plus petit qu'elle, ce qui la forçait à ralentir légèrement le pas tandis qu'ils parcouraient les coursives, mais il se déplaçait avec énergie. Il la fit entrer dans l'ascenseur devant lui. Le trajet, bien que long – pas surprenant, vu la taille du Reine Caitrin – ne leur pesa pas. Goldstein était le capitaine de pavillon de Havre-Blanc depuis que ce dernier avait choisi le Reine Caitrin pour nouveau vaisseau amiral, avant les batailles de Yeltsin (troisième du nom), Chelsea et Mendoza, et le capitaine les résuma en termes clairs, concis et détaillés en réponse aux questions d'Honor. Comparée au premier de ces affrontements, la bataille de Hancock n'était qu'une escarmouche, pourtant il parvint à en exposer l'essentiel en quelques phrases précises. Non qu'il se montrât bref pour décourager ses questions. En effet, il lui peignit un tableau plus vivant des trois batailles qu'aucun rapport officiel et le fit sans hauteur ni condescendance. Il s'agissait d'une discussion professionnelle entre deux égaux, malgré leur différence d'âge et d'ancienneté en grade, et Honor ressentit une pointe de regret lorsqu'ils atteignirent enfin la cabine de l'amiral de Havre-Blanc et que Goldstein la quitta sur une nouvelle poignée de main. Mais ce ne fut qu'après avoir été annoncée par le fusilier en faction qu'elle se demanda soudain pourquoi il s'était éclipsé. C'était le capitaine de pavillon de l'amiral, et elle-même s'apprêtait à rejoindre le groupe d'intervention en remplissant une fonction similaire pour un autre amiral. Ils auraient trouvé là une excellente occasion d'apprendre à se connaître... à moins que, pour une raison quelconque, Havre-Blanc ne souhaitât la voir seule à seul ? Elle haussa un sourcil à cette idée mais le disciplina bien vite car le sas s'ouvrait, et elle se retrouva face à l'amiral en personne. « Dame Honor. » Havre-Blanc lui tendit la main en signe de bienvenue. « Content de vous revoir. Entrez, je vous prie. » Honor obéit à l'invitation, et des souvenirs de leur dernière rencontre lui revinrent en mémoire. C'était après la deuxième bataille de Yeltsin, et elle dut étouffer un sourire en se rappelant le sermon qu'il lui avait débité sur la nécessité de se maîtriser. Elle l'avait mérité, certes, mais elle avait depuis entendu parler de plusieurs occasions où lui-même s'était mis en colère, ce qui donnait à ses conseils un petit côté « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». Malgré tout, l'une de ses plus célèbres sorties avait roussi tous les poils de Sir Edward Janacek – alors amiral – et Havre-Blanc avait passé quatre années T à terre avec une demi-solde lorsque Janacek était devenu Premier Lord; peut-être son avertissement naissait-il donc de sa rude expérience. « Asseyez-vous », poursuivit Havre-Blanc en désignant un fauteuil. Son intendant apparut presque aussi silencieusement que l'aurait fait MacGuiness et lui offrit un verre de vin, qu'elle accepta dans un murmure de remerciement. L'amiral, un grand homme aux cheveux sombres, s'enfonça dans un fauteuil en face d'elle et s'adossa, puis leva son verre en direction d'Honor. « À un travail bien fait, dame Honor », dit-il. Cette fois, elle s'empourpra. C'était une chose que de recevoir les compliments d'un autre capitaine, si ancien en grade fût-il, mais il n'y avait que neuf officiers en service actif dans toute la Flotte royale plus anciens en grade que le comte de Havre-Blanc. Elle le remercia d'un signe de tête, incapable de formuler une réponse qui ne paraisse ni prétentieuse ni idiote. Il lui adressa en réponse un sourire bienveillant qui dénotait compréhension et humanité. « Je ne veux pas vous mettre dans l'embarras, dame Honor, mais j'ai vu de quelle façon les journalistes s'acharnent sur vous à propos de cette affaire de cour martiale. C'est devenu plus important à leurs yeux, bizarrement, que ce que vous et vos hommes avez accompli à Hancock. C'est parfaitement écœurant, mais la politique fonctionne souvent ainsi. La Flotte, néanmoins, ne s'y trompe pas... ni moi, d'ailleurs. J'aimerais pouvoir me prétendre surpris par votre prestation à Hancock, mais je connais votre dossier et je n'en attendais pas moins de vous. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai expressément réclamé l'affectation de la cinquième escadre de croiseurs de combat au GI-4, et je me réjouis que l'Amirauté ait jugé bon d'accéder à ma requête. Je... » Honor s'interrompit et s'éclaircit la gorge, abasourdie par le compliment. « Merci, monsieur. J'apprécie beaucoup, et j'espère continuer à vous donner satisfaction. Je n'en doute pas. » Il s'arrêta pour prendre une gorgée de vin puis soupira. « Je n'en doute pas, mais je crains toutefois que les manœuvres politiques ne soientpas encore derrière nous. À vrai dire, voilà le véritable motif de mon invitation et, si vous me pardonnez, je préfère évoquer les points principaux avant le retour du capitaine Goldstein. » Honor haussa les sourcils – elle ne put s'en empêcher – et Havre-Blanc émit un petit rire sec. « Ah, oui. Mes officiers d'état-major et lui se joindront à nous pour dîner, mais j'ai jugé préférable de tout vous expliquer en privé. Voyez-vous, vous êtes sur le point de partir en congé prolongé. Je vous demande pardon, monsieur ? » Elle avait sans doute mal compris. Son bâtiment était en réparation, de nouveaux hommes et femmes arrivaient à bord pour remplacer les pertes et elle avait un second tout neuf. Aucun commandant avec autant de pain sur la planche ne prenait de congé prolongé. Un jour ou deux par-ci par-là pour rendre visite à ses parents ou se dégourdir les jambes à terre, peut-être,mais laisser Évelyne Chandler assumer autant de responsabilités en son absence serait inexcusable. Et puis, de toute façon, elle n'avait pas demandé de congé ! « J'ai dit que vous partiez en congé. En fait, je vous suggère – officieusement, bien sûr – d'aller inspecter vos terres sur Grayson pendant, disons, un mois ou deux. Mais... » Honor ferma la bouche et lança un regard dur au comte. « Puis-je vous demander pourquoi, monsieur ? Officieusement, bien sûr. Certainement. » L'amiral soutint son regard sans ciller. « Je pourrais dire que vous l'avez amplement mérité, ce qui serait vrai. Mais, très honnêtement, cela arrangera surtout beaucoup le gouvernement. Je suis donc si gênante, monsieur ? » Sa question, elle le savait, exprimait plus d'amertume qu'un capitaine de vaisseau n'aurait dû en manifester devant un officier aussi gradé que Havre-Blanc, mais c'en était trop. Le gouvernement allait-il carrément l'expulser du Royaume après tout ce que l'opposition lui avait déjà fait endurer ? La frustration qu'elle refoulait refit surface dans son cœur, amplifiée jusqu'à l'explosion par l'idée qu'un officier qu'elle respectait autant lui signifiait plus ou moins sa mise à pied. Nimitz se raidit sur son épaule, surpris par ce pic émotionnel soudain, mais Havre-Blanc resta de marbre. « J'imagine que cela peut vous apparaître sous ce jour, dame Honor, et je le déplore. » Il parlait d'une voix profonde, aussi égale que son regard; elle eut honte de sa colère en sentant la compréhension qui y perçait – ce qui n'arrangea rien. Elle prit Nimitz dans ses bras et le descendit sur ses genoux, essayant de calmer par des caresses l'indignation qu'exprimaient ses oreilles aplaties, tandis qu'elle combattait sa propre amertume et tentait d'en étouffer les échos chez le chat sylvestre. Havre-Blanc reprit sur le même ton impassible : « En vérité, vous êtes gênante, effectivement, bien que vous n'y soyez pour rien. Curieusement, c'est la façon exemplaire dont vous avez rempli votre devoir, ajoutée à ce qui se passe ailleurs, qui fait de vous une personnalité encombrante. » Il s'enfonça un peu plus dans son fauteuil et croisa les jambes, et Honor sentit sa colère refluer doucement en remarquant l'expression grave qu'il arborait. « La situation en République populaire ne s'améliore pas : elle empire, fit-il calmement. Nous avons reçu des rapports concernant une espèce de purge – exécutions massives et tout le tralala – touchant les Législaturistes qui ont survécu à l'assassinat de Harris. À ce jour, on nous a confirmé l'exécution de plus de cent capitaines de vaisseau et officiers généraux, et au moins deux cents autres officiers supérieurs ont simplement disparu. Certains de leurs capitaines de frégate ont même recours à la résistance armée, sans doute pour sauver leur propre peau, et au moins huit systèmes stellaires ont déclaré leur indépendance du gouvernement central. Toutefois, ça n'a pas empêché le président de ce comité de salut public, un certain monsieur Pierre, de s'assurer le contrôle des principales bases de la Flotte populaire. Et d'après certains signes troublants, une espèce de ferveur révolutionnaire semble s'emparer du système de Havre même. Les proles ne se contentent plus d'aller passivement chercher leur allocation de minimum vital. Pierre a réussi à les impliquer sincèrement pour la première fois de mémoire de contemporain, et le même phénomène se répète dans plusieurs autres systèmes, surtout parmi ceux que les Havriens dominent depuis longtemps et ont entièrement soumis à l'administration centrale. » L'amiral s'arrêta un instant pour observer le visage d'Honor et hocha la tête en la voyant pincer les lèvres. « Tout à fait, dame Honor. Évidemment, nos analystes interprètent tout cela de façons diamétralement opposées. Ce coup d'État – cette manœuvre, somme toute – nous a complètement pris au dépourvu, et les divers groupes de réflexion se débattent tous pour concevoir de nouveaux modèles. Entre-temps, personne ne sait ce qui se passe réellement ni vers quoi Havre se dirige. Certains, dont le duc de Cromarty et moi-même, pensent assister à la naissance d'un pouvoir bien plus dangereux que ne l'était le régime précédent. Pierre a fait preuve d'un excellent sens tactique en concentrant d'abord ses efforts sur les bases principales et les systèmes stellaires les plus peuplés. Si son comité, sa junte ou ce que vous voulez parvient à affermir sa position – ce qui semble bien être le cas –, il pourra toujours reprendre les mondes rebelles plus faibles par la suite, surtout s'il suscite un authentique soutien populaire face à ce problème. » Il s'interrompit et Honor hocha lentement la tête, tout en passant doucement les doigts sur les oreilles de Nimitz. « Et l'exécution des amiraux leur permettra de placer leurs propres hommes en position de commandement à ce moment-là, murmura-t-elle. Voilà. Ils auront donc aussi des commandants fiables – des officiers qui devront leur nouvelle position au seul comité – le jour où ils décideront de s'occuper de notre cas. » Havre-Blanc haussa les épaules. « Cette tactique leur coûte en expérience, du moins à court terme. Pour votre information personnelle – il s'agit d'un élément top secret, dame Honor plusieurs de leurs meilleurs officiers généraux ont fui la République. Certains sont même passés dans notre camp et, d'après eux, la Flotte populaire n'avait rien à voir avec l'assassinat de Harris. Pour ma part, j'ai tendance à les croire, ce qui, en retour, soulève quelques questions particulièrement intéressantes sur le compte de monsieur Pierre et de ses amis, vu la rapidité de leurréaction pour empêcher un "coup d'État militaire". » Mais, tant que ce qui se passe n'est pas évident au point de ne plus souffrir la contestation, les membres des factions politiques manticoriennes restent libres de croire ce qui correspond le mieux à leurs propres préjugés. En toute honnêteté, cela s'applique sans doute aussi au duc de Cromarty et à moi-même, mais Cromarty ne peut pas se permettre de discuter des affaires havriennes autour d'un cognac à son club. Il doit agir dans le monde réel et c'est là que vous intervenez, je le crains. Moi, monsieur ? » Honor fronçait les sourcils, sous l'effet de la concentration plutôt que de la frustration, cette fois. La franchise de Havre-Blanc avait éteint sa colère et, en l'écoutant analyser la situation, elle croyait presque entendre un commandant exposer les missions de ses unités et les plans opérationnels. « Oui, vous. Raoul Courvosier m'a dit un jour que vous n'aimiez pas la politique, dame Honor. Je voudrais qu'il soit là pour vous expliquer tout cela lui-même, mais il n'y est pas, et aujourd'hui vous baignez dans la politique jusqu'au cou. » Honor ressentit une douleur familière à ce rappel de la mort de l'amiral, mais le chagrin s'accompagnait d'une autre émotion. Elle n'aurait jamais cru que Courvosier avait parlé d'elle à quiconque, sûrement pas autant que le supposait cette remarque. Elle paraissait visiblement surprise, et Havre-Blanc eut un sourire triste. « Raoul et moi étions bons amis, dame Honor, et il vous a toujours considérée comme l'un de ses étudiants les plus remarquables. En fait, il m'a dit un jour voir en vous la fille qu'il n'avait jamais eue. Il était très fier de vous, et je ne crois pas qu'il serait déçu – ni surpris – de la façon éclatante dont vous avez justifié sa confiance. » Honor ferma soudain les yeux sur ses larmes. Courvosier ne le lui avait jamais dit. Il ne l'aurait pas fait, de toute façon, mais la blessure la plus amère née de sa mort à Yeltsin, c'était ce regret profond et incessant de ne lui avoir jamais dit combien il comptait pour elle. Mais, s'il la considérait vraiment ainsi, il le savait peut-être déjà. Il l'avait toujours su. « Merci, monsieur, dit-elle enfin d'une voix rauque. De me l'avoir dit. L'amiral comptait aussi beaucoup pour moi. Je le sais, répondit Havre-Blanc d'un ton égal, et je regrette de tout cœur qu'il ne soit pas avec nous aujourd'hui. Mais l'important, capitaine, que vous aimiez la politique ou non, c'est que cette fois vous devez jouer sur le terrain des politicards. Oui, monsieur. » Honor s'éclaircit la gorge et hocha la tête. « Je comprends. Dites-moi simplement ce que vous voulez que je fasse. » Havre-Blanc eut un sourire approbateur et décroisa les jambes, puis se pencha pour poser les coudes sur ses genoux. « Pour l'instant, les partis d'opposition, chacun pour ses propres raisons, veulent laisser Havre tranquille. Ils ont choisi de soutenir les analystes selon qui les Havriens essayent sincèrement de réformer leur système, ou du moins s'autodétruiront si nous refusons de leur fournir une menace extérieure contre laquelle s'unir. C'est une idée intéressante. Voire carrément séduisante. Malheureusement, tout comme le duc de Cromarty, je la crois fausse. Nous devons les frapper maintenant, pendant qu'ils sont divisés et avant que leur comité de salut public n'asseye son pouvoir. » L'opposition n'est pas d'accord avec nous, ce qui explique le ralliement de tant de groupes politiques disparates à la cause de Young : ils cherchent tous les arguments possibles pour nous contrer à la Chambre des Lords et retarder la déclaration de guerre jusqu'à l'effondrement de Havre. Aucune intention politique ne motivait le passage de Young en cour martiale, évidemment, ce sont des conneries, mais des conneries très chargées émotionnellement. Or la politique est affaire de perception. Ils le savent et se servent du tumulte entourant le verdict pour paralyser toute initiative majeure autour d'autres problèmes. Hélas, pour défendre Young, ils doivent s'attaquer à vous, et, franchement, votre dossier leur donne quantité de raisons – en tout cas selon leur interprétation – de réclamer votre tête. Vous voulez donc m'éloigner des médias, fit Honor d'une voix monocorde. Exactement, dame Honor. Je sais que vous évitez les interviews, mais les journalistes ne vous laisseront pas en paix tant que les partis d'opposition entretiendront le sujet. D'une certaine façon, votre réclusion à bord du Victoire joue même en leur faveur : ils peuvent spéculer sur ce que vous avez à cacher, pourquoi vous refusez d'affronter la presse ou de "présenter votre version". Mais, si vous cédez aux pressions des médias, vous leur donnez l'occasion de déformer tous vos propos pour les adapter aux buts qu'ils poursuivent. Mais, en m'envoyant sur Grayson, n'allez-vous pas exacerber les spéculations, monsieur ? Je veux dire... j'aurai l'air de m'enfuir, non ? Peut-être. D'un autre côté, vous êtes également seigneur Harrington. » Il s'interrompit à nouveau, haussant le sourcil, et Honor hocha la tête. Havre-Blanc était présent lorsque Benjamin Mayhew l'avait élevée à cette position. Nous savons, vous et moi, que le Protecteur Benjamin comprenait en vous demandant d'accepter ce rôle que vos devoirs en tant qu'officier de marine limiteraient votre présence physique sur Grayson, poursuivit l'amiral. Néanmoins, le Protecteur a contacté le duc de Cromarty et lui a officiellement demandé la permission de vous convoquer à l'assemblée des seigneurs qui se réunit sur Grayson dans trois semaines. Sa Majesté vous aurait certainement accordé un congé exceptionnel pour assister à n'importe quel événement, mais, dans les circonstances actuelles, l'occasion est inespérée. Il s'agit d'une requête de présence incontestablement authentique de la part d'un chef d'État allié dont le système vient de connaître une bataille décisive. Si les porte-parole de l'opposition essayent de faire passer ça pour une fuite de votre part, le gouvernement les crucifiera. Je vois. » Honor acquiesçait une fois de plus, le regard pensif. C'était bien raisonné et, de fait, elle aurait déjà dû retourner à Grayson, bien que cette idée la terrifiât secrètement. Elle avait fait de son mieux pour se tenir au courant des événements dans « son » fief et avait attentivement examiné toutes les proclamations et nominations conseillées par son régisseur avant de les approuver, mais elle n'avait pas envie d'être un propriétaire trop absent si elle pouvait l'éviter. De plus, elle devait agir en connaissance de cause... et ce n'était pas le cas. Pas vraiment. « Je savais que vous comprendriez. » Havre-Blanc n'essaya pas de dissimuler son approbation. « D'ailleurs, le moment choisi a un autre avantage. Un autre avantage, monsieur ? Oui. Sa Majesté a attiré l'attention du duc de Cromarty sur le fait que vous n'aviez jamais officiellement réclamé votre siège à la Chambre des Lords. Eh bien, oui, monsieur, je le sais. Mais... » Honor s'arrêta, incapable d'exprimer ses sentiments mêlés. Elle comptait parmi les pairs de Manticore, mais cette idée la mettait mal à l'aise, surtout que sa seule prétention à ce statut naissait de son titre graysonien. Aucun Manticorien n'avait jamais siégé aux Lords sur la base de propriétés étrangères, et elle avait laissé traîner avec plaisir tant que la Couronne se montrait disposée à oublier de l'y introduire. « Un problème, dame Honor ? » s'enquit Havre-Blanc. Elle tira son courage de l'ironie douce et compréhensive dont sa voix s'était teintée. « Monsieur, je préférerais ne pas réclamer mon siège. Comme vous dites, je n'aime pas la politique. Je n'y comprends pas grand-chose non plus, et la perspective de voter sur des questions que je ne maîtrise pas me déplaît. Je m'efforce d'éviter de prendre des décisions sur ce que je ne me sens pas apte à juger, monsieur. Et, franchement, vu la façon dont j'ai obtenu mon titre, je serais présomptueuse d'essayer. » Havre-Blanc inclina la tête et étudia son visage un moment, puis il esquissa un sourire. « Je ne crois pas que vous pourrez vous entêter dans ce sens, capitaine. Et je vous rappelle que votre appartenance à la Chambre des Lords exigera de vous bien moins de décisions que votre position de seigneur du fief Harrington. Je m'en rends compte, monsieur. » Honor soutenait son regard d'un oeil grave. « Pour tout dire, si j'avais seulement entrevu tout ce qu'implique le rôle de seigneur, le Protecteur Benjamin ne m'aurait jamais convaincue de l'accepter. Pourtant il a réussi. Je ne peux donc y échapper, et j'avouerai que je lui suis reconnaissante au-delà de toute expression de m'avoir trouvé un régisseur aussi remarquable. Et, au moins, il a compris dès le départ que je ne pourrais jamais demeurer à plein temps sur Grayson et qu'il me faudrait déléguer mon autorité. » Le faible sourire de Havre-Blanc se transforma en légère grimace. « Dois-je comprendre que vous ne comptez pas être plus qu'un symbole ? Que vous allez déléguer vos responsabilités sur Grayson à plus compétent? Non, monsieur. » Honor se sentit rougir au ton légèrement offensant de l'amiral. «J'ai accepté ce rôle, et peu importe si j'ignorais à l'époque à quoi je m'engageais. C'est ma responsabilité, et tout officier qui n’a jamais commandé un bâtiment de Sa Majesté sait ce que cela implique. Je n'ai pas le choix : je dois découvrir mes devoirs envers Grayson et les remplir de mon mieux – et j'en ai bien l'intention. » Le regard du comte s'adoucit, et elle poursuivit d'une voix plus sereine : « Toutefois, cette perspective m'effraie, monsieur, et je préférerais ne pas assumer de responsabilités supplémentaires dans notre propre Chambre haute, ni prendre plus de décisions encore pour le moment. D'après moi, votre raisonnement indique que vous voteriez de manière bien plus responsable que la plupart des pairs », répondit Havre-Blanc, très sérieux. Honor rougit de plus belle. Le titre du comte remontait aux origines du Royaume, pourtant son propre anoblissement faisait d'elle son égale techniquement. Elle en concevait de la gêne, comme si elle n'était qu'une petite fille déguisée en femme adulte, et elle s'agita dans son fauteuil. « En tout cas, reprit-il au bout d'un moment, Sa Majesté souhaite vous voir siéger aux Lords, et elle n'apprécie guère que le duc de Cromarty vous ait laissée traîner si longtemps. J'ai cru comprendre qu'elle s'était exprimée avec... force à ce sujet. » Honor devint écarlate à cette idée, et il se mit à rire. « Autant vous rendre avec grâce, capitaine. À moins que vous ne souhaitiez exposer vous-même vos réserves à Sa Majesté ? » Honor secoua aussitôt la tête, et Havre-Blanc éclata de rire. « Dans ce cas, je crois, le sujet est clos. Toutefois, il vaudrait mieux attendre que la guerre soit votée avant de jeter de l'huile sur le feu. En vous envoyant à Grayson, nous pourrons laisser Young prendre sa place et compter nos voix. » Honor baissa les yeux vers les oreilles de Nimitz et acquiesça. Personnellement, elle aurait préféré retarder son entrée à la Chambre haute de façon permanente. Havre-Blanc sourit à sa tête penchée et reprit son verre. Il but quelques gorgées pour lui donner le temps de digérer la nouvelle, et le silence s'installa entre eux. Il fut soudain brisé par le doux carillon d'admission du sas. « Ah ! » Havre-Blanc consulta son chrono et parla vivement alors qu'Honor relevait les yeux. « Le capitaine Goldstein et ses acolytes, pile à l'heure. N'oubliez jamais, dame Honor, que les amiraux exigent toujours de leurs invités une stricte ponctualité. » Honor sourit à ce changement de conversation. « Il me semble en effet l'avoir entendu à l'Académie, milord. Je savais que l'Académie servait à quelque chose, milady ! » Havre-Blanc lui rendit son sourire et se leva tandis que le carillon retentissait à nouveau. « Et maintenant que nous voilà débarrassés de tout ce fatras politique, j'espère que vous allez nous raconter tout ce qui s'est passé à Hancock. » Son sourire s'élargit. « Tout ce qui s'est réellement passé. Vous constaterez que vous êtes entourée d'amis, ici. » CHAPITRE DOUZE « Je vais pouvoir m'apitoyer sur mon sort pendant les prochains mois, murmura Paul Tankersley tandis que la navette se rapprochait du croiseur lourd. Surtout la nuit », ajouta-t-il, espiègle. Honor rougit et jeta un bref coup d'oeil autour d'eux, mais personne ne se trouvait assez près pour entendre. La douzaine de diplomates avec lesquels ils partageaient la navette du ministère des Affaires étrangères, tout disposés à laisser seuls les deux officiers, avaient choisi les places situées à l'avant du compartiment passagers. Maintenant, ils discutaient tranquillement entre eux pendant que le croiseur grossissait sur le visuel, et elle poussa un soupir de soulagement avant d'adresser une grimace à Paul. « Tu ne vaux pas mieux que ma mère, fit-elle d'un air de reproche. Ni elle ni toi n'avez la moindre retenue. Et aucune pudeur non plus. Je sais. C'est pour ça que je l'apprécie tant. D'ailleurs, si elle était un peu plus grande... » Tankersley s'interrompit en gloussant, et le coude d'Honor s'enfonça dans ses côtes, mais elle ne put empêcher une fossette de se creuser sa joue droite. Paul et elle n'avaient eu le temps de rendre qu'une fois sur Sphinx, et pour une seule journée, mais ses parents – surtout sa mère – avaient reçu Tankersley à bras ouverts. Allison Harrington avait émigré de Beowulf, dans le système de Sigma leconis, où les mœurs sexuelles différaient beaucoup de celles, très strictes, qui avaient cours sur Sphinx. L'absence totale de vie sexuelle de sa fille étonnait le docteur Harrington autant qu'elle l'inquiétait, et elle aurait accueilli avec joie n'importe quel mâle à peu près bien formé. Lorsqu'elle avait constaté la qualité de celui qu'Honor avait trouvé et compris combien ils s'aimaient, elle l'avait littéralement serré sur son cœur. D'ailleurs, Honor avait craint un moment que sa mère n'oublie son demi-siècle T d'acculturation et ne fasse une proposition que même Paul aurait jugée indécente. Rien de tel n'était arrivé, mais elle ne pouvait s'empêcher de le regretter un peu : elle aurait voulu voir la réaction de lui à cette occasion. « Contente-toi de rester loin de Sphinx jusqu'à mon retour, Paul Tankersley », fit-elle sur un ton sévère. Nimitz, sur ses genoux, leva les yeux en lançant un petit blic lieur, et Tankersley posa la main sur son cœur en prenant l'air innocent. « Mon Dieu, Honor ! Tu ne crois quand mène pas... Il ne vaut mieux pas que tu saches ce que je crois, interrompit-elle. Je vous ai bien vus vous cacher dans un coin. D'ailleurs, qu'est-ce que c'était que ces messes basses ? Bah, nous avons parlé d'un tas de choses, répondit Paul, radieux. Elle m'a surpris une fois ou deux, je dois l'avouer, et pas seulement en me montrant ce holo du bébé Honor tout nu. Tu savais que les habitants de Beowulf ne pratiquaient pas le divef ? Honor se sentit rougir une fois de plus -beaucoup plus violemment –, mais elle ne put réprimer un gloussement embarrassé et ravi. L'un des diplomates regarda par-dessus son épaule pour se détourner à nouveau, et les yeux de Paul débordaient de gaieté lorsqu'il les leva vers elle « Oui, fit-elle au bout d'un moment. Je crois que je le savais. Vraiment? » Il sourit en constatant qu'elle refusait de mordre à l'hameçon de l'holo puis secoua la tête. « Difficile d'imaginer qu'un petit bout de femme comme elle t'a menée à terme. Ça me semble un sacré boulot. S'agit-il d'une remarque désobligeante sur ma taille ? Ou bien sous-entends­tu que ses efforts ont été inutiles ? Grand Dieu, non ! Ni l'un ni l'autre ne serait très habile – ni très sûr, maintenant que j'y pense. » Le sourire de Paul s'élargit puis se transforma en une expression plus grave. « Mais, sérieusement, ça a dû représenter une fameuse épreuve, sur Sphinx. En effet. La gravité de Beowulf est plus forte que celle qui règne sur Manticore, mais elle demeure inférieure de dix pour cent à celle de Sphinx. Papa était tout à fait prêt à me faire développer artificiellement, mais maman ne voulait pas en entendre parler. Il travaillait encore pour la Flotte, à l'époque, et ils n'avaient même pas les moyens d'équiper la maison de plateaux gravifiques, mais elle est extrêmement têtue. Je savais bien que tu tenais ça de quelque part, murmura Paul. Mais je ne comprends pas pourquoi elle y attachait tant d'importance. Je ne me serais pas attendu à ça de la part d'un émigré de Beowulf. Je sais. » Honor fronça les sourcils et se frotta le bout du nez, réfléchissant à la meilleure façon de justifier cette apparente incohérence. Beowulf devançait toute la galaxie explorée dans le domaine des sciences de la vie et s'enorgueillissait de posséder les installations les plus performantes en matière d'ingénierie génétique, notamment en eugénisme appliqué. Le reste de l'humanité avait virtuellement abandonné ce champ de recherche depuis plus de sept siècles T C'était au dixième siècle de la Diaspora, après que les machines de combat spécialisées, les armes biologiques et les « super-soldats » de la guerre finale sur la vieille Terre y eurent provoqué un incroyable carnage. Certains historiens prétendaient que seules les voiles Warshawski et les missions humanitaires envoyées par d'autres membres de la toute récente Ligue solarienne avaient sauvé la planète mère. Il avait fallu presque cinq siècles T de convalescence au système solaire pour retrouver sa place prééminente dans la Galaxie. Pourtant, quand le reste de l'humanité eut reculé, horrifié par ses propres méfaits, Beowulf n'en fit rien. Sans doute parce que ses habitants n'avaient jamais poussé trop loin le concept amélioration de l'espèce ». C'était la plus ancienne des colonies issues de la Terre et elle avait développé son propre code d'éthique biologique bien avant la guerre finale, un code qui interdisait la plupart des excès commis sur les autres mondes. Quant aux sommités médicales de Beowulf, elles n'avaient pas subi les pressions qu'on aurait pu imaginer afin de les faire reculer comme les autres : en effet, c'étaient des chercheurs de cette planète qui avaient vaincu une par une les horribles maladies et réparé les dégâts génétiques que la guerre finale avait infligés aux survivants de la vieille Terre. Encore aujourd'hui, pourtant, après un millier d'années T, Beowulf maintenait son code, peut-être même plus strict qu'alors, pour tout dire. Le Royaume stellaire de Manticore, à l'image de la plupart des planètes disposant de connaissances médicales décentes, n'opérait aucune distinction légale entre les enfants nés de façon naturelle et les embryons menés à terme in vitro. Le divef, ou développement in vitro de l'embryon et du fœtus, présentait de nombreux avantages : il permettait d'une part une intense surveillance du fœtus et une correction relativement aisée de ses défauts, et offrait d'autre part un immense intérêt pour les femmes actives, surtout celles qui, comme Honor, travaillaient dans la Spatiale. Mais Beowulf rejetait cette pratique. « C'est assez difficile à expliquer, dit-elle enfin. Personnellement, je pense que c'est surtout lié au fait que les Beowulfiens ont maintenu leurs programmes d'eugénisme alors que tous les autres s'en débarrassaient. Ils ont en quelque sorte fait un geste pour rassurer la Galaxie et prouver qu'ils n'allaient pas bricoler le patrimoine génétique humain. Et c'est vrai, tu sais. Ils ont toujours préféré une approche graduelle : ils exploitent le matériel génétique disponible dans les limites de son potentiel naturel, mais ils refusent d'aller plus loin chez les humains. On pourrait sans doute objecter qu'ils ont dépassé les bornes en inventant le prolong, mais ils n'ont pas vraiment modifié le processus de vieillissement. Ils ont simplement convaincu quelques groupes de gènes de travailler un peu différemment pour deux ou trois siècles. D'un autre côté, leur attachement à l'enfantement naturel constitue plus qu'un simple geste envers nous. D'après maman, ils veulent officiellement éviter une "dépendance technologique dans le phénomène reproductif", mais elle dit ça avec un grand sourire, et elle a admis une fois ou deux qu'il y avait autre chose. Et quoi donc ? demanda Paul comme Honor s'interrompait. Elle refuse de m'en parler – sauf pour m'assurer que je comprendrai quand ce sera mon tour. Elle se montre plutôt irrationnelle à ce sujet. » Honor haussa lesépaules, puis sourit et serra la main de Paul. « Évidemment, elle pourrait décider de faire une exception dans notre cas, vu l'emploi du temps que nous risquons d'avoir ces prochaines années. Elle l'a déjà décidé », fit tranquillement Paul. Honor haussa les sourcils, et il sourit. « Elle a dit qu'à notre prochaine visite elle sortirait ses éprouvettes. » Il leva le nez d'un air supérieur pour ajouter : « Elle ne veut pas qu'un sperme de grande classe t'échappe. » Honor ouvrit de grands yeux ébahis puis se radoucit. Elle ne s'était pas rendu compte que sa mère approuvait à ce point leur relation, et sa main se resserra sur celle de Paul. « Je trouve cette idée merveilleuse », dit-elle doucement en se penchant pour l'embrasser malgré la présence des diplomates. Elle se redressa ensuite dans son siège et eut un sourire taquin. « Bien que je n'aie jamais eu l'intention de laisser un "sperme de grande classe" m'échapper. » Un faisceau tracteur attira la navette à l'intérieur du hangar d'appontement du croiseur lourd Jason Alvarez. Le petit bâtiment roula grâce à ses réacteurs et ses gyrostats, s'aligna avec les bras d'arrimage puis s'arrêta sur le butoir sans le moindre choc. Honor, tranquillement assise, regarda le groupe de civils en grande tenue se lever et récupérer bruyamment ses bagages à main tandis que les équipes de contrôle de la circulation de l'Alvarez reliaient le boyau d'accès du personnel au sas. Le moment était venu, et elle se rendit soudain compte qu'elle n'avait pas du tout envie d'y être. Nimitz émit un doux miaulement sur ses genoux, et Paul lui glissa un bras autour des épaules pour la serrer brièvement contre lui. Elle le regarda, les yeux soudain pleins de larmes, pendant qu'elle caressait la fourrure duveteuse du chat sylvestre. « Bah, il ne s'agit que de quelques mois ! murmura Paul. Je sais. » Elle s'appuya un instant contre lui puis prit une profonde inspiration. « Tu vois, je me suis toujours sentie un peu supérieure en regardant les gens pleurnicher dans les halls d'attente avant les départs. Ça me semblait si stupide. Mais plus maintenant. Alors c'est ta punition pour t'être montrée si impitoyable toutes ces années, on dirait ? » Paul passa le doigt sur le bout du nez d'Honor, et elle fit mine de le croquer. « C'est mieux. D'ailleurs, je n'aime pas qu'on pleurniche sur mon épaule. Ça laisse des traces sur ma veste, et je ne laisse jamais aucune femme le faire. Ça ne m'étonne pas, espèce de mufle. » Elle gloussa discrètement et se leva tout en déposant Nimitz sur son épaule. L'Étoile de Grayson, une superbe médaille d'or au bout d'un ruban cramoisi, brillait sur le noir d'espace de sa veste. Elle devait la porter sur sa tenue de cérémonie – en tout cas d'après les traditions de Grayson – mais son poids ne lui était pas familier. Elle la redressa avant de vérifier de la main le reste de son uniforme – impeccable. Ce dernier geste était devenu automatique au fil des ans, et Paul sourit en la voyant l'exécuter par réflexe. « Je savais bien que je ne pouvais rien te cacher. Sauf, bien sûr, les secrets vraiment importants. Si tu crois que planquer un harem n'a pas d'importance, tu te prépares une mauvaise surprise, mon ami ! » fit Honor d'un air menaçant. Il se mit à rire. Oh, ça ? » Il eut un geste négligeant de la main, puis se mit debout à ses côtés et ouvrit le compartiment à bagages au-dessus d'eux pour en tirer un grand sac à dos qui avait dû coûter cher. Il était en cuir naturel noir et on l'avait fait luire comme un miroir. Elle remarqua également avec surprise qu'il portait les armoiries or qu'elle avait choisies en tant que seigneur Harrington : les hémisphères occidentaux de Sphinx et de Grayson placés côte à côte, réunis par la clef stylisée représentant le sceau du patriarche qu'était le seigneur, le tout surmonté d'un casque antivide. Le casque n'avait rien d'un équipement moderne, mais il symbolisait la Spatiale depuis plus de deux mille ans T. « Qu'est-ce que c'est ? Ça, mon amour, c'est un des secrets importants dont je viens de parler. J'aimerais pouvoir dire qu'il s'agit d'un cadeau d'au revoir, mais ça fait déjà un moment que j'y travaille. D'ailleurs, je ne pensais pas qu'il serait prêt avant ton départ, mais ils se sont dépêchés de le terminer pour moi. De terminer quoi ? » insista-t-elle. Il se mit à rire et posa le sac sur le siège qu'elle venait de quitter. Quand il l'ouvrit, Honor resta bouche bée. Il s'agissait d'une combinaison antivide. Ça ressemblait même trait pour trait à un équipement de la Flotte... excepté par la taille – réduite – et la possibilité d'y enfiler six pattes. « Paul ! souffla-t-elle. Ça ne peut pas être ce que je crois ! Et pourtant si ! » Il plongea la main sous la combinaison et en retira un casque tout aussi petit. Il le frotta de son avant-bras puis le lui tendit en s'inclinant, ponctuant son salut d'un geste ample. « Pour Sa Sylvestre Majesté », expliqua-t-il inutilement. Honor prit le casque et le manipula, incrédule, tandis que Nimitz l'observait depuis son épaule. Le chat comprit soudain ce qu'il contemplait, et leur lien télempathique révéla sa surprise et sa joie à Honor. « Paul, je n'avais jamais envisagé... Je veux dire, pourquoi n'y avais-je pas pensé ? C'est parfait ! Encore heureux, répondit-il d'un air suffisant. Quant au fait que tu n'y aies jamais pensé, eh bien, loin de moi l'idée de suggérer que tu es parfois un peu lente, mais... » Il haussa les épaules, imbu d'une perfection toute latine. « Et en plus tu es plein de tact, s'émerveilla Honor. Mon Dieu, qu'ai-je fait pour te mériter ? J'essaye juste de rentrer dans tes bonnes grâces pour que tu ne me tapes pas dessus quand je laisserai traîner mes chaussettes sur le tapis, chérie. » Il eut un gloussement ravi au regard qu'elle lui lança puis redevint plus sérieux. « En fait, j'y ai pensé la première fois que j'ai vu le module de survie que tu lui réserves dans ta cabine. J'ai commencé ma carrière à ConstNav, tu sais, avant de me laisserentraîner dans des affectations sur les vaisseaux. À la sortie de l'Académie, l'une de mes premières tâches en tant que responsable de projet fut de redessiner les anciennes combinaisons souples car on venait d'inventer les vacuoles de stockage haute pression. Alors je me suis mis à gribouiller sur mon terminal pendant mon temps libre. Le plan général était terminé à notre retour de Hancock. Mais ça doit valoir une fortune, fit lentement Honor. Le module à lui seul m'a coûté les yeux de la tête. Ce n'était pas donné, acquiesça Paul, mais ma famille travaille depuis toujours dans la construction et la fourniture navales. J'ai montré mon projet à l'oncle Henri – ce n'est pas vraiment un parent, mais il dirige notre section recherche et développement – qui a pris le relais. Il m'a mené la vie dure avec mes plans, ajouta-t­il d'un air méditatif. J'imagine qu'il les avait cent fois améliorés quand il en a eu fini. Après quoi (il haussa les épaules), la fabrication proprement dite n'était qu'un détail.» Honor hocha la tête, mais elle paraissait gênée et elle fronça les sourcils en retournant plus lentement le casque. Elle avait découvert avec surprise combien la famille de Paul était aisée. Elle n'aurait sans doute pas dû s'en étonner, vu sa parenté avec Michelle Henke, mais il appartenait à la branche roturière de sa famille. Et, malgré la façon insouciante dont il avait écarté la question du prix de la combinaison, elle connaissait celui d'un module de survie classique et ceci devait revenir beaucoup plus cher. « C'est magnifique, Paul, mais tu n'aurais pas dû te lancer dans un projet aussi onéreux sans m'en parler. Bah, ne t'en fais pas ! L'oncle Henri pensait lui aussi qu'il s'agirait d'une espèce de gadget très coûteux, enfin... jusqu'à ce que la section marketing ait vent de l'affaire. » Honor semblait surprise et Paul lui sourit. « Tu n'es pas la seule à vivre avec un chat sylvestre, dame Honor. Nous fournissons environ un tiers des modules de survie que leur offrent leurs compagnons, et ceux qui vendent les deux tiers restants ne vont pas être contents du tout quand nous mettrons des combinaisons pour chats sylvestres sur le marché. C'est terriblement flatteur d'être considéré comme un petit génie après toutes ces années décevantes, tu n'as pas idée. J'imagine. » L'inquiétude d'Honor fondit, et elle sourit en levant le casque pour que Nimitz l'examine de plus près. Il le flaira prudemment, les moustaches frémissantes, puis glissa la tête dans le globe de plastoblinde transparent. Elle se mit à rire tandis qu'il agitait les oreilles. « Merci », dit-elle avec chaleur. Elle effleura la joue de Paul de sa main libre. « Merci beaucoup. De notre part à tous les deux. Oh, c'est rien. » Il esquissa un geste désinvolte et tendit les mains. Elle lui rendit le casque et il le plaça sur la combinaison, ferma le sac et le posa sur l'épaule d'Honor. « Te voilà prête à partir. » Il désigna le sas et elle leva les yeux, étonnée que tous les autres soient déjà sortis. Il lui prit le bras pour l'accompagner jusqu'au sas, les yeux brillants. « Elle a même ses propres réacteurs. Pas aussi flexibles que ceux d'une combi classique, certes, mais équipés d'un système de rétroaction biologique. À en juger par les acrobaties que je l'ai vu accomplir, Nimitz ne devrait pas avoir trop de mal à les maîtriser une fois qu'il aura pris le coup. Ils sont débranchés et déchargés pour l'instant, évidemment, et le logiciel est conçu pour accepter des modifications quand vous aurez déterminé quel est le groupe de muscles le plus efficace en fonction de la manœuvre. Nous te fournissons également une longe pour l'entraîner en gravité nulle, et le mode d'emploi se trouve dans le sac. Lis-le bien avant de commencer à t'amuser avec. À vos ordres, monsieur. Bien. » Ils arrivèrent au sas et il attira sa tête vers lui, à hauteur de baiser, pour poser ses lèvres sur les siennes. « Bon voyage. » Elle sourit sans rien dire, décidée à ne pas pleurnicher, et il la poussa gentiment dans le boyau d'accès. Elle attrapa la barre d'élan et traversa l'interface de gravité. Puis elle se retourna, flottant en chute libre, comme on s'éclaircissait la gorge derrière elle. « Euh... j'ai oublié un détail. » Elle pencha la tête et fronça les sourcils en remarquant son amusement. « Lequel ? Eh bien, c'est juste que je me réjouis que l'équipement ait été prêt avant ton départ plutôt qu'à ton retour. » Elle fronça un peu plus les sourcils et il eut un doux sourire. « Tu vois, comme ça, c'est toi qui vas tout expliquer à Nimitz. Oncle Henri s'est donné beaucoup de mal pour qu'il fonctionne bien, mais il y a un problème qu'il n'a pas su résoudre. Lequel ? Disons simplement, mon amour, que Nimitz ferait mieux d'être d'humeur tolérante quand tu commenceras à lui expliquer les raccords de plomberie. » Quand il eut accueilli les dignitaires manticoriens dans la galerie du hangar d'appontement de l'Alvarez, le capitaine de vaisseau Mark Brentworth se retourna brusquement vers le boyau d'accès du personnel car quelqu'un venait de s'éclaircir la gorge pour le prévenir. Un grand et mince capitaine de vaisseau vêtu de noir et d'or glissait le long du boyau; elle avait la grâce d'un oiseau, comparée aux diplomates maladroits. Une forme longue et sinueuse s'accrochait à son épaule, et les yeux de Brentworth brillèrent de plaisir. Il esquissa un geste de la main droite, et le premier maître de la haie d'honneur brandit un antique clairon, un véritable instrument à vent, en lieu et place de son sifflet électronique. Plus d'un diplomate manticorien se retourna ébahi lorsque les notes riches et claires résonnèrent dans la galerie et que la garde d'honneur des fusiliers graysoniens passa du repos de parade à un strict garde-à-vous. Présenteeeeeez, armes ! » aboya leur lieutenant-colonel. Les carabines à plasma se dressèrent à l'unisson, la haie d'honneur salua et Brentworth ôta son képi pour s'incliner avec panache : Honor Harrington sortait du boyau au son d'un second morceau de clairon. Elle se tint immobile, aussi ébahie que les diplomates, et seules des décennies de discipline lui permirent de dissimuler sa surprise. « Seigneur Harrington. » Brentworth s'exprimait d'une voix profonde tout en se redressant et en plaçant son képi sous le bras. « J'ai l'honneur et le privilège de vous accueillir à bord de mon bâtiment au nom du peuple de Grayson, milady. » Honor le regardait fixement en se demandant quelle était la réponse adéquate et décida de s'incliner à son tour en un demi-salut. « Merci, capitaine Brentworth. Je suis ravie d'être ici et... (elle sourit en tendant la main droite) vous avez un vaisseau magnifique, Mark. Merci, milady. J'en suis moi-même assez fier, et je me réjouis de vous le faire visiter quand vous le désirerez. Je vous prends au mot. » Elle serra fermement sa main, intérieurement surprise de voir combien l'uniforme de capitaine de vaisseau lui seyait. Et le bâtiment lui-même. La dernière fois qu'elle l'avait vu, il était capitaine de frégate, mais elle soupçonnait sa promotion de ne rien devoir à sa famille ni au besoin pressant d'officiers supérieurs dont souffrait la flotte graysonienne. Brentworth garda sa main plus longtemps que ne l'exigeait le protocole, et elle tourna délibérément la tête de côté pour lui montrer son profil gauche qu'il paraissait examiner. La dernière fois qu'il l'avait vue, elle portait un bandeau noir sur son oeil gauche aveugle, et tout un côté de son visage n'était qu'un masque figé et mort. Elle vit son regard se réchauffer sous l'effet du soulagement tandis qu'elle lui rendait son sourire dans un mouvement naturel de la bouche. Du moins, un mouvement qui lui paraîtrait naturel à lui, se rappela-t-elle. Il ne l'avait vue sourire qu'une fois ou deux avant sa blessure. Il lâcha sa main et recula avec un geste qui signifiait poliment mais fermement qu'elle passait avant les différents diplomates de plus ou moins haut vol qui l'avaient précédée à bord. « J'attends notre visite avec impatience, milady. Entre-temps, permettez-moi de vous escorter jusqu'à vos quartiers. Votre intendant doit avoir installé vos effets personnels maintenant. » CHAPITRE TREIZE L'homme qui avait été Pavel Young s'arrêta devant le miroir inattendu. Il le regarda, de l'autre côté de son nouveau bureau, immobile pendant que la porte se fermait dans un soupir derrière lui. Son visage le contemplait depuis le mur, les yeux inexpressifs et le teint rendu maladif par l'excès de tension, contrastant avec son costume de superbe facture. Son costume civil. Il se produisit quelque chose dans son esprit. Ses épaules furent secouées par une décharge électrique, ses narines s'évasèrent, et il traversa aussitôt le bureau, la bouche déformée par une honte trop neuve pour avoir perdu de sa violence. Il glissa les doigts sous le cadre du miroir. L'objet n'était pas simplement accroché au mur : il s'agissait d'une applique. La douleur déchira le bras de Young lorsqu'un de ses ongles cassa, mais il accueillit cette sensation avec joie, comme une alliée qui stimulait sa force haineuse. Il grognait dans l'effort en passant le bout de ses doigts dans le petit interstice comme des cales de chair. Le lambris de bois précieux céda dans un craquement sec comme un coup de revolver quand le miroir se décrocha du mur, et Young recula pour l'envoyer loin de lui. La glace traversa le somptueux cabinet en virevoltant dans un léger vrombissement puis se brisa en frappant le mur opposé. Des fragments de verre étamé se répandirent en pluie sur le tapis et roulèrent en tin tant comme des éclats de diamant sur le bois nu. La folie brillait dans les yeux de Young. Une exclamation inquiète monta du bureau adjacent lorsque la destruction du miroir secoua la pièce. La porte s'ouvrit brutalement sur un homme aux cheveux gris métal, d'allure distinguée. Son visage ne révélait rien, mais il écarquilla les yeux en apercevant le onzième comte de Nord-Aven, le regard fou, haletant au milieu de son bureau. Le comte se tenait encore penché, dans la position du lancer, et tremblait en aspirant l'air à grandes goulées sans quitter des yeux le miroir brisé. « Milord ? » Sous la voix douce et polie de l'homme aux cheveux gris perçait une certaine circonspection, mais Nord-Aven l'ignora. L'autre s'éclaircit la gorge et réessaya, un peu plus fort : « Milord ? Le comte se reprit. Il ferma les yeux et passa brutalement la main dans ses cheveux avant de prendre une profonde inspiration. Il se tourna vers le nouveau venu. « Oui, Osmond ? J'ai entendu le miroir tomber. » La bouche de Nord-Aven frémit au verbe choisi par son assistant, qui s'interrompit. Il reprit avec précaution : « Dois-je appeler une équipe de nettoyage, milord ? Non. » Nord-Aven s'exprimait d'une voix dure. Il inspira encore profondément, puis se retourna et se dirigea d'un pas décidé vers son bureau. Il prit place dans le nouveau siège très coûteux qui remplaçait le fauteuil roulant de son père et secoua la tête. « Laissez pour l'instant. » Osmond acquiesça, le visage toujours impénétrable; pourtant il réfléchissait prudemment. On pouvait difficilement reprocher au nouveau comte de Nord-Aven de mal supporter la pression, mais il avait quelque chose de dangereux. Ses yeux brillaient d'un éclat trop vif et trop fixe avant qu'il les baisse vers la console située devant lui. « Ce sera tout, Osmond », fit Nord-Aven au bout d'un moment, le regard toujours fixé sur la console, et l'autre homme se retira sans un bruit. La porte se ferma derrière lui, et Nord-Aven se tassa sur son siège en se frottant le visage des deux mains. Le miroir lui avait tout rappelé. Cinq jours. Il s'était écoulé cinq horribles jours et cinq nuits plus terribles encore depuis que la Flotte avait scellé son infamie. Il ferma les yeux et toute la scène se déroula de nouveau sur l'écran brumeux de ses paupières injectées de sang. Il ne pouvait pas l'arrêter. Il ne savait même pas s'il le voulait vraiment car, si douloureuse fût-elle, elle alimentait la haine qui lui donnait la force de continuer. Il revit l'amiral impassible, dont le regard hurlait le dégoût que son masque dissimulait, lire d'une voix claire le verdict de la cour martiale. Il revit les rangées d'uniformes noir et or qui l'observaient pendant que les museaux de caméras HV l'espionnaient sans pitié depuis des aérodynes stationnaires et autres positions avantageuses. Il revit l'enseigne de vaisseau de première classe s'avancer et arracher les planètes or de capitaine de la Liste ornant son uniforme de parade, d'un geste brusque et impersonnel de ses mains gantées, démenti par le mépris qu'exprimaient ses yeux. Suivirent les galons sur ses manches. Ils avaient été spécialement préparés pour l'événement : on les avait fixés par quelques points fragiles qui cassèrent avec un bruit net, affreux, dans le silence. Puis vinrent les médailles qui ornaient sa poitrine, les épaulettes, l'écusson portant le nom de son dernier bâtiment et le symbole rouge et or de la Flotte sur son bras droit. Il aurait voulu leur hurler au visage, cracher sur leur stupide concept d'honneur et nier leur droit de le juger. Mais il ne pouvait pas. La honte était trop bien ancrée en lui, elle l'avait figé d'horreur. Il était donc resté au garde-à-vous, incapable de réagir, pendant que l'enseigne lui ôtait son béret, le béret blanc de commandant de vaisseau stellaire, portant les armes du Royaume. Des doigts gantés en arrachèrent les armoiries et le reposèrent sur sa tête avec mépris, comme s'il était un enfant incapable de s'habiller tout seul. Et, tout ce temps, il était demeuré au garde-à-vous. Mais alors était venu le tour de son sabre, et il avait imperceptiblement flanché. Il avait fermé les yeux, incapable de soutenir le spectacle de l'enseigne appuyant la pointe aiguë contre le sol, maintenant la lame à un angle de quarante-cinq degrés et levant sa botte. Il ne vit rien mais entendit le pied retomber; il entendit l'horrible craquement de l'acier qui se brise. Debout devant eux, il n'était plus désormais officier de la Reine. Il portait un costume noir, ridicule maintenant qu'on l'avait dépouillé de ses atours, de ses symboles d'honneur. Le vent malmenait les bouts de rubans dont il n'avait compris l'immense valeur qu'en les perdant. Ils roulaient sur la pelouse soignée, et les deux moitiés de son sabre brisé brillaient à ses pieds dans le soleil éclatant. « Demi-tour, droite ! » L'amiral avait brutalement lancé son ordre, mais il ne s'appliquait plus à lui. Ses yeux s'étaient rouverts contre sa volonté. Comme si une force extérieure avait résolu de le forcer à contempler son humiliation finale, ces rangées d'officiers lui tournant le dos à l'unisson. « En avant, marche ! » aboya l'amiral, et les officiers qu'on n'avait pas eu de mal à recruter pour l'occasion obéirent. Ils s'éloignèrent de lui avec un ensemble que des fusiliers n'auraient pas renié, au rythme lent et mesuré d'un unique tambour, et le laissèrent seul, abandonné, sur le champ de son déshonneur... Il ouvrit brusquement les yeux, échappant pour un temps à ses cauchemars. Un juron amer déforma sa bouche, et ses articulations blanchirent tant il serrait les poings sur le bureau devant lui, envahi par la haine. Il connaissait bien ce sentiment qui avait toujours fait partie de lui-même, toujours couru dans ses veines. Lorsqu'un roturier arrogant bravait son autorité, qu'un supérieur malveillant lui refusait les honneurs qu'il méritait, la haine était là, brûlante comme l'acide. Elle était présente aussi quand il brisait un subalterne arriviste. Il l'avait goûtée en usant de son pouvoir pour punir ceux qui osaient le défier, mais sa brûlure lui semblait douce alors, comme celle d'un vin enivrant. Cette fois-ci, c'était différent. Sa haine ne brûlait pas, elle flamboyait. C'était comme un four en lui qui le consumait. Le monde entier s'était retourné contre lui, l'avait avalé et recraché comme une charogne aux pieds de la chienne qui l'avait voué à la destruction, et chaque cellule de son être réclamait vengeance. Vengeance sur cette chienne d'Harrington, mais pas seulement. Il les détruirait, elle et tous ceux qui l'avaient trahi, il le fallait. Pourtant il en voulait plus. Il devait le faire de belle façon, d'une manière qui rendrait mépris pour mépris, qui cracherait sur leur précieux code et leur maudit honneur. Il grinça des dents et s'imposa de rester immobile, tremblant pourtant, jusqu'à ce que sa fureur se calme. Elle ne le quitta pas : elle reprit simplement des proportions qui lui permettaient de se mouvoir et de réfléchir, de parler sans vomir les jurons qui bouillonnaient dans son cœur. Il enfonça un bouton sur sa console de com et le premier assistant de son père – non, le sien – répondit aussitôt. « Oui, milord ? Osmond, j'ai besoin de voir Sakristos et Elliott. Et vous aussi. Tout de suite. Bien sûr, milord. » La communication fut coupée, et Nord-Aven bascula le dossier de son fauteuil. Il croisa les mains devant lui, les lèvres retroussées en un horrible sourire, approuvant ses pensées d'un hochement de tête en attendant ses employés. La porte se rouvrit quelques minutes plus tard devant Osmond et un homme plus jeune. Une élégante rousse à la beauté époustouflante les accompagnait, et un éclair affamé passa dans les yeux de Nord-Aven qui la regardait. « Asseyez-vous. » Il désigna les chaises placées devant son bureau et ressentit un certain plaisir à les voir obéir. Ce n'était pas la même chose que dans la Spatiale, mais il avait un autre pouvoir ici. Le pouvoir de son nom et la machine politique dont il avait hérité lui faisaient l'effet d'un subtil aphrodisiaque, et il le goûtait voluptueusement en observant ses subalternes. Il les laissa ainsi pendant plusieurs secondes, les laissa digérer leur soumission tandis que lui jouissait de son autorité sur eux, puis il fit signe à Osmond. « Où en sommes-nous des négociations avec le baron de Haute-Crête ? Il a accepté de parrainer votre premier discours, milord. Il a exprimé une certaine inquiétude concernant l'affaire Jordan, mais j'ai pris la liberté de lui assurer qu'il n'avait rien à craindre. » Nord-Aven acquiesça avec un grognement de plaisir. Haute-Crête s'était montré réticent à le parrainer personnellement à la Chambre des Lords. Le baron était aussi connu pour la ferveur mystique avec laquelle il protégeait le nom de sa famille et sa position politique que pour son intolérance réactionnaire, et il avait craint que l'infamie que la Flotte avait associée au nom de Nord-Aven le déshonore lui aussi... mais il avait eu bien plus peur encore en découvrant que le père du comte lui avait légué son arsenal de dossiers secrets en même temps que son titre. Nord-Aven aurait pu détruire une vingtaine de carrières politiques – et salir le nom des hommes et des femmes concernés... Or Haute-Crête était du nombre. L'implication du baron dans le cartel Jordan avait été dissimulée sous plus de dix épaisseurs d'hommes de paille, mais le dernier comte de Nord-Aven l'avait découverte. Les actions de Haute-Crête n'étaient rien de plus que des pots-de-vin qui fournissaient l'argent nécessaire au sauvetage financier de la famille aux moments critiques. Pire, il les avait vendues en bloc, sur la foi d'informations privilégiées, juste avant que l'Amirauté n'annonce la suspension de tous les contrats passés entre la Flotte et le cartel, le temps d'une enquête sur des allégations de fraude et de pratiques dangereuses. La vente d'un tel volume d'actions, précédant de peu l'annonce officielle, avait largement contribué aux liquidations frénétiques qui avaient provoqué la chute du cartel, lors de la pire faillite financière du Royaume depuis plus d'un siècle T. Des milliers d'actionnaires avaient souffert, certains avaient tout perdu, et personne n'avait jamais réussi à identifier le responsable de cette première vente fatale. Personne sauf les enquêteurs travaillant pour le père de Nord-Aven. « Le baron m'a toutefois demandé quel sujet vous comptiez aborder, milord. » La voix d'Osmond interrompit le cours des pensées du comte, qui émit un grognement méprisant. « Je compte parler de la déclaration de guerre », répondit-il sur un ton sarcastique : de quoi d'autre pouvait-il parler ? Osmond acquiesça simplement et le comte fixa son regard sur l'homme plus jeune à ses côtés. « C'est à ce sujet que je voulais vous voir, Elliott. » Elliott, principal responsable de la rédaction de ses discours, inclina la tête et posa les doigts sur les touches d'un bloc sténo, l'air attentif. « Je veux que vous fassiez ça avec soin, poursuivit Nord-Aven. Je ne veux pas attaquer le gouvernement. » La rousse assise à côté d'Osmond haussa les sourcils, et Nord-Aven eut un nouveau rictus méprisant. « Je n'entends pas rompre avec le parti mais, si j'ai l'air de vouloir me venger pour ce que le gouvernement m'a fait, je ne réussirai qu'à miner ma propre influence. » Elliot approuva de la tête tandis que ses doigts parcouraient les touches, et Nord-Aven fit mine de ne pas remarquer la façon imperceptible dont les épaules d'Osmond venaient de se détendre. « D'ailleurs, je ne veux pas non plus paraître anti-Spatiale. Nous réglerons nos comptes avec ces salauds plus tard. Pour l'instant, je veux donner une impression de tristesse plus que de colère. Et puis... (il s'interrompit pour observer attentivement ses trois employés) je compte m'exprimer en faveur de la déclaration de guerre. » Elliott ouvrit de grands yeux ébahis et les leva vers le comte, avant de se reprendre et de baisser la tête. Nord-Aven y lut une immense surprise. Osmond se raidit sur sa chaise, ouvrant la bouche comme pour protester et la refermant aussitôt. Seule Georgia Sakristos ne parut pas étonnée. Elle s'adossa, croisa ses jambes minces, et une lueur d'amusement détaché s'alluma dans son regard bleu lorsque Elliott retrouva enfin sa voix. « Je... Évidemment, milord, si c'est ce que vous souhaitez. Mais, pardonnez-moi de poser cette question, en avez-vous discuté avec le baron de Haute-Crête ? Non. Je le ferai, bien sûr. Quand nous lui aurons remis le brouillon du discours. Pour l'instant, toutefois, vous êtes les seuls au courant. Personne hors de cette pièce ne saura rien tant que je ne l'aurai pas décidé. Je compte que ce discours constitue une surprise totale lorsque je le prononcerai. Mais, milord, risqua Osmond de sa voix la plus hésitante, cela représente une rupture totale avec la position de l'Association. Oui. » Nord-Aven esquissa un mince sourire. » Mais les Havriens nous attaqueront à nouveau dès qu'ils se seront organisés, que nous leur déclarions ou non la guerre. S'ils le font alors que le parti persiste à s'opposer à la déclaration, cela ne servira qu'à mettre en valeur la politique que Cromarty et ses petits amis soutiennent depuis le début. Et, bien sûr, à invalider celle de l'opposition. » Il s'interrompit pour observer le visage d'Osmond, et l'homme hocha lentement la tête. « Je ne m'attends pas à un accueil chaleureux de la part du gouvernement – du moins, pas tant que la situation ne se sera pas calmée en termes de... relations publiques. Je ne pense pas non plus jouer un rôle majeur dans la négociation de l'arrangement. Mais j'investis sur mon capital politique en ouvrant la porte à un partenariat avec le gouvernement malgré ce qu'il m'a fait. Bon sang, la moitié de l'Association se rend déjà compte que notre position est intenable. Si j'offre aux conservateurs une issue – notamment une issue qui fasse apparaître comme un geste patriotique l'accord qu'ils obtiendront –, ils feront la queue pour me lécher le cul. Et le gouvernement vous sera également redevable, qu'il l'admette ou non, murmura Sakristos. Tout à fait. » Le sourire de Nord-Aven se fit parfaitement désagréable. « Ma place à la Chambre est trop récente pour me permettre de devenir censeur du groupe, mais je ne compte pas rester à jamais dans l'ombre. De toute façon, le rôle de censeur n'est pas mon but ultime. Cela prendra quelques années, mais le baron de Haute-Crête finira bien par se retirer. À ce moment-là, je compte être prêt. » Même Sakristos se montra surprise cette fois, et les trois employés s'adossèrent, l'air concentré, pour réfléchir aux changements impliqués. Le père du comte n'avait jamais brigué la première position du parti. Il préférait agir plus discrètement, négocier des accords en tant qu'éminence grise, mais le nouveau comte ne semblait pas fait du même bois. Pas le même bois, peut-être, mais les mêmes secrets dans le coffre-fort et la même organisation pour le soutenir. Leurs yeux se mirent à briller d'ambition à leur tour tandis qu'ils envisageaient la façon dont ces secrets pouvaient servir à évincer d'autres candidats. Nord-Aven les laissa réfléchir aux possibilités qui s'ouvraient puis s'adressa une fois de plus à Elliott. « Ça vous donne une idée du genre de discours dont j'ai besoin ? Euh... oui. Oui, milord. Je crois comprendre. Quand pouvez-vous me présenter le premier jet? Demain après-midi, milord ? Trop tard. Je dois réclamer mon siège dans trois jours. Amenez-moi ça avant de rentrer chez vous ce soir. » Elliott déglutit puis hocha la tête. « Dans ce cas, vous feriez sans doute bien de vous y mettre. Osmond, je veux que vous dressiez la liste des journalistes fiables. Organisez une interview avec un professionnel qui nous posera les bonnes questions; ensuite, travaillez sur les réponses. Je veux examiner la liste liminaire avec vous d'ici demain matin, et le dossier de chaque journaliste envisagé. Sans problème, milord. » Nord-Aven les congédia d'un signe de tête mais rappela Sakristos d'un geste alors qu'elle se levait avec les deux hommes. Osmond et Elliott quittèrent le bureau sans rien sembler remarquer, et Sakristos recroisa les jambes. La porte se ferma et Nord-Aven sourit au plus grand spécialiste des coups bas qu'avait embauché son père. « Vous désirez, milord ? s'enquit-elle poliment. Pavel. Je reste Pavel pour vous... Élaine. Bien sûr, Pavel. » Sakristos lui rendit son sourire, pourtant cela lui coûta, même à elle, car elle connaissait la réputation du nouveau comte. Le père Nord-Aven avait promis de retirer son dossier du coffre-fort avant de le transmettre –c'était cela,en partie, qui lui assurait sa loyauté – mais, si Pavel l'appelait Élaine, c'est qu'il ne l'avait pas fait. Elle l'avait craint, vu la mort soudaine du comte, et un frisson la parcourut à cette confirmation de ses pires inquiétudes. Dimitri Young était trop ravagé par ses excès passés pour faire davantage que la reluquer, mais le sourire de Pavel indiquait qu'il attendait plus d'elle que son père... et il disposait des armes nécessaires pour appuyer ses demandes. Il pouvait faire bien pire que détruire sa carrière : l'envoyer en prison pour si longtemps que même le prolong ne préserverait pas sa beauté jusqu'à sa libération. « Parfait. » L'espace d'un instant, Nord-Aven afficha un sourire carnassier, un sourire gras et affamé qui la révolta. Mais, pour le moment, j'ai une autre tâche à vous confier. J'ai quelques... comptes à régler avec la Flotte, et vous allez m'y aider. Si vous le souhaitez, Pavel, répondit-elle aussi froidement que possible. D'un point de vue politique, toutefois, monsieur Osmond... Je ne pense pas à la politique, intervint-il. Vous êtes ma spécialiste de l'action directe, n'est-ce pas, "Georgia" ? » Le plaisir vain qu'il prenait à utiliser son pseudonyme était presque palpable, mais elle s'imposa de conserver une expression polie et attentive. Oui, milord. En effet. Eh bien, c'est ce que je veux. Une action directe, très directe même. Voici ce que j'ai en tête : d'abord... » CHAPITRE QUATORZE Honor avançait à petits pas sur le pont dans ses bottes à génération de gravité; elle arborait un grand sourire et tournait sur elle-même en tenant l'extrémité de la longe de Nimitz. Le chat adorait la gravité nulle depuis toujours et décrivait des cercles autour d'elle grâce aux réacteurs bourdonnants de sa combinaison, tout en miaulant de plaisir sur le circuit com de son casque. L'oreillette d'Honor lui relayait ses commentaires, mais elle n'en avait pas vraiment besoin : la joie immense que lui transmettait leur lien empathique était beaucoup plus éloquente. La progression rapide de Nimitz ralentit brusquement comme il exécutait un demi-tour pour lancer son long corps sinueux dans une boucle parfaite. oncle Henri » devait être un génie, songeait Honor en écoutant la salve d'applaudissements de leur public. Il avait programmé les ordinateurs contrôlant les réacteurs pour réagir à tous les mouvements possibles d'un chat sylvestre. Elle n'avait qu'à observer Nimitz et réfléchir à la façon de coordonner ses acrobaties normales en gravité nulle avec les capacités plus vastes de la combinaison. Il effectua une lente roulade et changea de direction, sur quoi Honor se baissa : il passait juste au-dessus de sa tête. Elle sentit la chaleur de ses réacteurs au passage et lui transmit sa désapprobation et un avertissement grâce à leur lien. Il n'avait pas encore bien compris la nécessité de respecter une zone de sécurité autour de ses propulseurs, mais elle devina ses remords et modéra ses reproches. Et puis, au moins, la taille minuscule de ces appareils les rendait beaucoup moins dangereux que ceux d'une combinaison normale. Nimitz exécuta une nouvelle boucle puis s'élança droit sur Honor; les réacteurs s'arrêtèrent au moment où ses quatre pattes arrière atteignaient l'épaulette renforcée de sa compagne. Elle tituba sous l'impact – même en gravité nulle, il conservait l'inertie de ses neuf kilos standard et plus, outre la masse de la combi – mais, dans l'ensemble, elle fut impressionnée par la douceur de sa réception. II évoluait naturellement, ce qui n'aurait pas dû la surprendre vu l'environnement forestier de son espèce sur Sphinx. Pourtant, elle n'avait pas l'intention de le lâcher sans longe hors des limites sûres d'un navire avant longtemps. Elle manipula la télécommande pour bloquer les propulseurs, par mesure de sécurité, et voulut lui ôter son casque, mais il se releva pour échapper à sa main et émit un blic réprobateur. De ses pattes gantées, il trouva le mécanisme de déblocage, et elle entendit un léger souffle à l'ouverture du sceau. Il laissa le casque de plastoblinde pendre le long de sa colonne vertébrale et se lissa soigneusement les moustaches. « Joli travail, boule de poils. » Elle tira une branche de céleri de sa poche de ceinture et il s'interrompit pour la saisir avidement, plus heureux encore que pendant ses acrobaties. Il ne s'agissait pas de dressage par renforcement positif – Nimitz n'avait pas besoin de ce genre de motivation –, mais il avait bien mérité sa friandise. La gravité fut brutalement rétablie. Pas le 1,35 g de sa planète d'origine, mais celle, beaucoup plus faible, de Grayson. Elle regarda par-dessus son épaule libre : le capitaine Brentworth se tenait à côté du panneau de contrôle du gymnase, tout sourire. « Il est agile, ce petit démon ! fit le capitaine de l' Alvarez . Pour sûr », acquiesça Honor. Elle leva la main et passa le doigt sur l'oreille duveteuse de Nimitz, qui suspendit brièvement sa mastication pour répondre à son contact. Puis il revint aux choses importantes et croqua le céleri juteux. Honor se mit à rire et le fit descendre de son épaule dans ses bras. Les combinaisons souples étaient beaucoup plus légères que les anciens équipements antivides, mais leurs vacuoles de stockage les rendaient beaucoup plus massives qu'elles n'en avaient l'air et Nimitz pesait trop dans son accoutrement pour le confort de sa compagne, même en faible gravité. Le chat sylvestre ne s'inquiéta pas de ce changement : il se lova tranquillement dans ses bras en serrant fort son céleri. Le sourire d'Honor s'élargit. Nimitz se sentait désormais à l'aise dans sa combinaison, mais il s'était hérissé, indigné, quand elle lui avait expliqué les raccords de plomberie dont Paul avait parlé. Elle allait se baisser pour enlever ses bottes, mais l'un des membres d'équipage de Brentworth était déjà là. Le technicien en électronique à peine pubère mit un genou en terre, lui offrant l'autre pour s'y appuyer. Elle sourit en levant le pied vers le support proposé. Le technicien dégrafa la botte, la posa de côté puis répéta l'opération pour l'autre pied. « Merci », dit-elle, et le jeunot – il ne devait pas avoir plus de vingt années T – rougit. « Tout le plaisir était pour moi », articula-t-il, et elle parvint à ne pas glousser devant l'admiration craintive que révélait le ton de sa voix. Elle n'avait pourtant guère été amusée, la première fois, en découvrant la révérence que l'équipage de Brentworth avait pour elle. Ses hommes l'observaient avec vénération, montrant une déférence qu'ils réservaient normalement au Protecteur lui-même. Elle en avait été contrariée –en grande partie parce qu'elle n'avait aucune idée de la façon dont elle devait réagir. Toutefois, il n'y avait nulle trace de flagornerie dans leur attitude, et elle s'était donc résignée à rester simplement elle-même, indépendamment de la façon dont ils la traitaient. Visiblement, elle avait choisi la bonne tactique : la vénération s'était muée en respect, et ils ne semblaient plus vouloir s'agenouiller à chaque fois qu'ils la croisaient dans une coursive. Enfin, se dit-elle, tout aurait sans doute été plus simple si elle n'avait pas été la seule femme au milieu des huit cents hommes d'équipage de l'Alvarez. Elle n'avait jamais été confrontée à pareille situation, mais, jusqu'à trois années T auparavant, les femmes de Grayson n'avaient même pas le droit de servir dans l'armée... de posséder des biens ni de faire partie d'un jury, d'ailleurs. Il se passerait encore quelque temps avant qu'elles apparaissent dans les équipages des vaisseaux stellaires. Elle fit un nouveau signe de tête au jeune homme qui l'avait aidée, puis stabilisa Nimitz dans ses bras et se dirigea vers le sas. Brentworth sortit à ses côtés. Le capitaine graysonien observait le profil d'Honor en silence tandis qu'ils descendaient la coursive. Son visage s'était mieux rétabli qu'il n'aurait osé l'espérer mais, après plusieurs jours en sa compagnie, il commençait à se rendre compte que la guérison n'était pas aussi parfaite qu'il l'avait cru au premier abord. La moitié gauche de sa bouche marquait toujours une infime hésitation avant de suivre l'autre, ce qui donnait à son sourire un aspect légèrement asymétrique –question de synchronisation, rien de plus. Et puis, bien qu'elle s'efforçât de surmonter ce défaut d'élocution, elle articulait encore mal certaines consonnes. Les médecins de Grayson, vu l'avancement de leurs connaissances avant l'alliance, n'auraient pas obtenu le résultat quasi miraculeux des chirurgiens manticoriens, mais il ne pouvait étouffer un léger regret. Elle tourna la tête et surprit son expression, et il s'empourpra : l'un de ses sourires asymétriques confirmait qu'elle avait suivi le cours de ses pensées. Mais elle se contenta de secouer la tête, et il lui sourit en retour. C'était une femme très différente de celle qu'il avait vue défendre l'Étoile de Yeltsin. Elle se montrait alors féroce et décidée, invariablement courtoise, mais dans son unique oeil brillait l'éclat froid et nu de l'acier. La douleur et le chagrin la hantaient alors. C'était la personne la plus dangereuse qu'il avait jamais rencontrée quand elle avait placé ses deux bâtiments endommagés entre le croiseur de combat Saladin et une planète dont la population n'était même pas l'alliée de son royaume. Un peuple qui avait tout fait pour l'humilier et la dénigrer car elle avait osé piétiner ses préjugés en portant l'uniforme d'officier. Pour lui, elle avait affronté un vaisseau de guerre deux fois plus gros que ses navires blessés et perdu neuf cents hommes et femmes d'équipage en l'arrêtant. Ce souvenir persistait à faire honte au capitaine Brentworth, et il expliquait la révérence que lui manifestait l'équipage de l'Alvarez. Lui-même n'échappait pas à ce sentiment, mais il la connaissait mieux que la plupart car il se trouvait sur le pont du HMS Intrépide pendant l'action, en tant qu'officier de liaison. Il éclata soudain de rire. Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle. Il sourit. Je réfléchissais simplement, milady. À quoi ? Oh, à l'arrivée à bord de votre intendant. Cela vous aurait sans doute beaucoup amusée. Mac ? » Elle haussa un sourcil. « Qu'a-t-il fait ? Eh bien, c'est un homme, milady. » Comprenant soudain l'allusion, elle haussa l'autre sourcil et se mit à rire comme une gamine. « Voilà. Cette découverte a surpris une partie de l'équipage. Je crains que nous ne soyons pas encore aussi "libérés" que nous voulons bien le croire. Mon Dieu, j'imagine ! » Honor riait doucement. « Et je conçois tout à fait la réaction qu'a dû avoir Mac ! Oh, non, milady ! Il n'a pas bronché. Il les a simplement regardés comme un prof de catéchisme qui surprend un groupe d'adolescents en train de raconter des histoires salaces dans les toilettes. C'est exactement ce que je pensais. Il me réserve le même regard quand je suis en retard à dîner. Vraiment ? » Brentworth se mit à rire et hocha lentement la tête. « Oui, je le vois bien faire ça. Il vous est vraiment très attaché, milady. Je sais. » Honor eut un sourire affectueux, puis secoua la tête. « Au fait, Mark, je voulais vous en parler. Vous êtes vous aussi capitaine de vaisseau, maintenant. Vous n'avez pas besoin de me donner du "milady" sans arrêt. Je m'appelle Honor. » Brentworth faillit stopper net sous l'effet de la surprise. Grayson commençait à peine à développer les modes relationnels propres à une société où règne l'égalité des sexes. En fait, il soupçonnait les habitants de sa planète d'être encore trop stupéfaits des changements imposés par le Protecteur Benjamin pour bien en comprendre toute la portée. Les anciennes mœurs condamnaient sans équivoque l'homme qui appelait par son prénom une femme célibataire sans lien de parenté avec lui, même si cette femme n'était pas un seigneur. Et surtout ce seigneur-là ! « Je... Milady, je ne sais pas si... Je vous en prie, le coupa-t-elle. Rendez-moi ce service. Vous n'êtes pas obligé de le faire en public si vous ne voulez pas, mais tous ces "milady" et "seigneur Harrington" m'étouffent. Vous vous rendez compte qu'il n'y a personne sur ce vaisseau qui oserait m'appeler par mon prénom ? Mais vous êtes un seigneur ! Je ne l'ai pas toujours été, répondit-elle sur un ton légèrement acerbe. Oui, évidemment, je le sais, mais... » Brentworth s'interrompit pour se débattre avec ses émotions. D'un côté il se sentait immensément flatté, mais la situation n'était pas aussi simple qu'elle paraissait le croire. Comme il l'avait dit, elle était seigneur, la première et unique femme élevée à cette dignité dans l'histoire millénaire de Grayson... et, pourcouronner le tout, la seule personne vivante décorée de l'Étoile de Grayson, qu'elle avait gagnée en sauvant la planète. Enfin, il l'admettait, il y avait sa beauté étrange. Elle ne ressemblait pas du tout à une Graysonienne et elle avait dix ans de plus que lui, mais l'organisme de Brentworth était trop mûr, trop vieux pour réagir au prolong lorsque Manticore en avait révélé la technologie à son peuple. Du coup, elle paraissait dix ans de moins que lui... et ses hormones irrévérencieuses se montraient réceptives à l'apparente jeunesse d'Honor. Son visage triangulaire et l'amande exotique de ses yeux ne devaient rien aux canons de la beauté, mais cela importait peu – tout comme sa taille, supérieure de quinze centimètres à celle de la plupart des Graysoniens. Enfin, des changements profonds mettaient encore en valeur sa séduction. Elle était... plus heureuse et plus détendue qu'il ne l'aurait jamais imaginée, et semblait plus consciente de sa féminité. Elle ne s'était jamais fardée à Yeltsin, même avant sa blessure, mais aujourd'hui un maquillage discret et habile soulignait le caractère et la grâce de son visage, et ses cheveux – très courts à l'époque – lui tombaient presque sur les épaules. Il se rendit compte qu'il s'était arrêté net, le temps de réfléchir à sa demande, et leva la tête pour croiser son regard tandis qu'elle attendait patiemment. Son oeil gauche cybernétique ressemblait trait pour trait à l'oeil naturel, se dit-il en passant; puis il observa mieux et découvrit la solitude qu'ils exprimaient tous deux. C'était un sentiment qu'elle connaissait bien et que Brentworth lui-même apprenait encore à supporter, le lot de tout capitaine de vaisseau stellaire. Ce qui ne rendait pas cette solitude plus tolérable, mais, en la reconnaissant, il se décida soudain. « Très bien... Honor. » Il lui toucha le bras encore un geste qu'aucun Graysonien bien élevé n'aurait osé et sourit. « Mais uniquement en privé. L'amiral Matthews m'arracherait les yeux si on lui rapportait que je me rends publiquement coupable de lèse-majesté envers vous ! Le croiseur lourd Jason Alvarez s'établit en orbite autour de Grayson, et Honor se laissa aller dans le fauteuil d'amiral du pont d'état-major. Il lui semblait un peu présomptueux de poser ses fesses sur un siège destiné à un personnage aussi éminent, mais Mark avait insisté et, elle devait bien l'admettre, elle n'avait guère offert de résistance. L'équipe de quart avec elle sur le pont d'état-major était réduite car Mark avait dirigé les dernières manœuvres depuis son pont de commandement, mais les visuels fonctionnaient et elle les observait en connaisseuse, impressionnée des progrès qu'avaient faits les Graysoniens depuis sa dernière visite. Grayson était toujours aussi belle et aussi hostile. L'Église de l'Humanité sans chaînes y avait cherché refuge afin d'échapper à ce qu'elle appelait la « technologie corruptrice » de la vieille Terre, pour découvrir qu'elle s'était naufragée sur une planète abritant de plus fortes concentrations de métaux lourds qu'une décharge de produits toxiques. Honor, dans un cas pareil, aurait complètement abandonné la surface de la planète au profit d'habitats orbitaux, mais les colons, obstinés, avaient refusé cette issue. Ils avaient relégué en orbite tout ce qu'ils pouvaient de leur production alimentaire, tout en s'accrochant au monde qu'ils s'étaient approprié par leur labeur titanesque. Les énormes constructions flottant en orbite comme l'Alvarez étaient encore plus nombreuses qu'avant l'intégration de Grayson à l'Alliance qui lui avait offert une capacité industrielle moderne; toutefois, il s'agissait encore de fermes et de pâturages, pas de refuges. D'ailleurs, se dit-elle, cela n'aurait pas dû la surprendre. Les Graysoniens ne connaissaient pas la fuite. Ce n'étaient pas des religieux fanatiques comme ceux qui avaient peuplé la planète fratricide de Masada, mais ils se montraient têtus à un point que seul un Sphinxien pouvait véritablement apprécier. Et pour des descendants de fondamentalistes religieux hostiles à toute technologie, ils avaient fait preuve d'une flexibilité et d'une ingénuité technique impressionnantes. Un pourcentage surprenant des constructions en orbite consistait en fortifications, petites, certes, mais lourdement réarmées maintenant qu'elles disposaient d'une technologie moderne. On construisait aussi des forts plus gros en soutien de ceux qui restaient de la longue guerre froide entre Grayson et Masada. Honor n'avait vu aucun plan, mais elle aurait volontiers parié sur une conception également très innovante. Car les Graysoniens ne s'étaient pas contentés de reproduire des schémas manticoriens tout faits : il fallait leur prodiguer conseils et assistance technique, mais ils évaluaient leurs besoins défensifs et prenaient leurs propres décisions avec une formidable assurance, comme dans le cas de l'Alvarez. Le croiseur lourd embarquait en effet moitié moins d'armes à énergie qu'un croiseur manticorien, mais celles dont il disposait étaient beaucoup plus lourdes et valaient bien les lasers et grasers de la plupart des croiseurs de combat. Il ne pouvait pas frapper autant de cibles, mais celles qu'il toucherait le sentiraient passer. Il s'agissait d'une innovation radicale en matière de conception navale, pourtant elle découlait d'une logique implacable vu la puissance accrue des armes à énergie modernes. Et, maintenant qu'elle s'en rendait compte, Honor se demandait combien d'autres aspects des politiques de construction manticoriennes étaient dictés par l'acceptation inconsciente de conventions dépassées. Quant à l'ampleur des efforts déployés par les Graysoniens, elle la stupéfiait plus encore que leur sens de l'innovation. La population totale de la planète ne dépassait pas les deux milliards, dont un quart d'hommes seulement, et elle doutait que même une infime fraction de ses femmes fassent partie de la main-d’œuvre disponible, pourtant ils avaient déjà construit (sans doute avec l'aide non négligeable de Manticore) non pas un ni deux, mais trois chantiers navals orbitaux. Le plus petit s'étendait au moins sur huit kilomètres et grandissait sans cesse... Le tout alors qu'ils s'employaient encore à bâtir une marine moderne à partir de rien. Elle secoua la tête, s'émerveillant en silence, tandis que le visuel lui montrait quatre croiseurs de combat en orbite, des unités de la nouvelle classe Courvosier. Les larmes lui montèrent aux yeux à ce spectacle : la flotte de Grayson reconnaissait à sa façon la dette qu'elle avait contractée envers l'amiral Courvosier et les autres Manticoriens tombés pour défendre la planète. D'une certaine façon, se dit-elle, l'amiral aurait trouvé cet hommage approprié... dès qu'il aurait eu fini de rire. Mais... Le murmure du sas qui s'ouvrait la tira de ses pensées, et elle tourna la tête pour accueillir Mark Brentworth avec le sourire. « Nous sommes en orbite, capitaine ? » demanda-t-elle, consciente que les rares membres d'équipage présents les écoutaient. Il acquiesça. « Oui, milady », répondit-il sur un ton tout aussi formaliste. Il s'arrêta à ses côtés et baissa les yeux vers son visuel, puis désigna l'un des croiseurs de combat. « C'est le Courvosier lui-même. On le reconnaît au graser manquant à mi-coque : on ne l'a pas installé, de façon à libérer de la place pour les installations d'état-major et pour un centre d'opérations de combat complet destiné à toute la flotte. Les trois autres doivent être le Yountz, le Yanakov et le Madrigal. À eux quatre, ils forment les première et deuxième divisions. Ils sont superbes », dit sincèrement Honor. Ils étaient à peu près de la même taille que son Victoire, peut-être même un peu plus gros, et leur conception reprenait la concentration d'armes à énergie moins nombreuses mais plus puissantes expérimentée sur l'Alvarez. « C'est aussi notre avis. » Brentworth passa un bras devant elle pour manipuler les commandes, et le visuel montra une vue plus éloignée. « Et voici, milady, ce que votre royaume a offert à la flotte de Grayson », ajouta-t-il tranquillement. Honor prit une brusque inspiration au spectacle qu'elle découvrait. Elle en avait entendu parler, bien sûr, mais elle le voyait de ses yeux pour la première fois. Quand l'amiral de Havre-Blanc avait tendu un piège à la puissante flotte havrienne venue attaquer Yeltsin, onze supercuirassés ennemis avaient dû se rendre – certes pas intacts, loin de là, mais réparables. Havre-Blanc et l'amiral d'Orville, son subordonné manticorien immédiat, les avaient aussitôt donnés à Grayson. C'était un geste généreux. Sur un plan personnel tout d'abord, car les deux amiraux avaient renoncé à une prime inconcevable en se séparant des supercuirassés; et sur un plan tactique, car, selon certains officiers de la FRM, Manticore aurait bien eu besoin de ces bâtiments et aurait dû les garder. Mais la reine Élisabeth avait soutenu la décision de Havre-Blanc sans la moindre hésitation, et Honor s'accordait pleinement avec sa souveraine. La flotte de Grayson, malgré tout son courage et sa bonne volonté, n'avait pas encore construit de vaisseau du mur et n'avait donc été guère plus qu'un spectateur de l'affrontement titanesque qui avait fait rage dans son système stellaire. Pourtant Grayson méritait ces navires, et même une béotienne en politique comme elle comprenait l'immense intérêt diplomatique qu'on pouvait trouver à lui en faire don. Ce geste disait aux Graysoniens la valeur que le Royaume accordait à son alliance avec eux – et donnait le même signal à tous les autres alliés de Manticore. Toutefois, bien qu'au fait de cette histoire, elle ne s'était pas préparée émotionnellement à voir ces léviathans blessés reposer simplement sous les canons des forts orbitaux. Les installations fortifiées semblaient de dimensions lilliputiennes comparées à eux, mais leur seule présence constituait la preuve que la flotte qui les avait construits n'était pas invincible. Les bâtiments de radoub grouillaient autour des géants, poursuivant furieusement leur travail de réparation, et l'un des supercuirassés paraissait approcher le réarmement sous pavillon graysonien. « Nous allons rebaptiser celui-ci le Don de Manticore », fit Brentworth. Honor leva les yeux vers lui et il haussa les épaules. « Ça s'imposait, milady. Je ne sais pas quels noms ont été choisis pour les autres, et ils ne seront plus tout à fait semblables quand nous en aurons fini avec eux. Nous alignons leurs systèmes électroniques sur la technologie manticorienne et les équipons de nouveaux compensateurs d'inertie, mais nous conservons toutes les armes qui ont survécu aux combats. Je suppose que nous les ramènerons tous sur le même modèle dès que nous aurons le temps, mais, pour le moment, nous nous efforçons de les remettre en service aussi vite que possible. Si le Don de Manticore est aussi prêt qu'il en a l'air, vous allez sans doute battre des records », fit remarquer Honor. Brentworth sourit à sa sincérité. « En tout cas nous essayons, milady. Pour tout dire, notre gros problème du moment, c'est de leur trouver un équipage. Vous vous rendez compte que le tonnage total de notre flotte a été multiplié par cent cinquante depuis notre alliance ? Un premier contingent d'officiers termine en ce moment sa formation accélérée sur votre île de Saganami, et l'ampleur de nos travaux orbitaux nous a toujours fourni bien plus de navigateurs expérimentés qu'on ne pourrait le croire au vu des chiffres de notre population planétaire, mais nous recrutons beaucoup dans les rangs de la marine marchande manticorienne. » Il se mit alors à sourire. « Non sans quelques récriminations de la part de votre Amirauté, qui nous accuse de "braconner" sur ses terres, mais nous avons promis de vous rendre vos marins dès que possible. Je suis sûre que cette promesse a tout changé, dit Honor en riant. Mais, dites-moi, vous recrutez des équipages mixtes ? Oui, milady. » Brentworth haussa de nouveau les épaules. « Tout le monde n'était pas d'accord, mais ces super-cuirassés ont fait trop de trous dans notre personnel. Nous avions réussi à équiper les vaisseaux sortis de nos chantiers, difficilement, et certains de nos conservateurs les plus acharnés comptaient agir de même pour les supercuirassés... jusqu'à ce qu'on leur présente les chiffres. Je crains toutefois que nous ne restreignions la présence féminine aux bâtiments de ligne. Ah bon ? Pourquoi ? Parce que le bureau de construction navale a insisté pour leur fournir des quartiers séparés, répondit Brentworth en rougissant, et seuls les vaisseaux du mur offrent assez de place pour cela. » Honor cilla, étonnée, et le Graysonien rougit de plus belle. « Je sais que ça semble stupide, milady, et l'amiral Matthews s'est démené contre cette idée, mais la mixité est encore un concept trop neuf pour nous. Il nous faudra un certain temps pour cesser de réagir bêtement, je le crains. Ne vous en faites pas, Mark, dit Honor au bout d'un moment. Rien n'oblige Grayson à imiter en tout les pratiques de Manticore. Et vous ne devez surtout pas vous déstabiliser en opérant les changements trop vite. » Brentworth inclina la tête, comme surpris de l'entendre, elle entre tous, tenir ces propos. Elle gloussa, amusée. Oui, j'étais furieuse de la façon dont vous traitiez notre personnel féminin à notre première visite, mais vous avez fait des progrès incroyables, et je sais qu'ils vous ont coûté. Je vous assure que personne à Manticore – à l'exception peut-être de quelques idiots du parti libéral – ne vous en tient rigueur. En tout cas, sûrement pas moi. Votre marine et moi nous connaissons trop bien à présent pour nous entêter dans de tels enfantillages. » Brentworth allait répliquer, mais il ferma la bouche et hocha la tête en souriant. Puis il s'écarta de son fauteuil et désigna le sas. Dans ce cas, Lady Harrington, puis-je vous inviter à me suivre ? Certains membres de cette marine, dont l'amiral Matthews, l'amiral Garret et mon père, devraient arriver au hangar d'appontement numéro deux dans un quart d'heure pour vous souhaiter la bienvenue. » CHAPITRE QUINZE Il n'y avait pas de terminaux de commande chez Dempsey. De véritables serveurs et serveuses bien vivants s'occupaient des clients du bar – détail qui justifiait amplement les prix élevés pratiqués en ces lieux, vu les salaires accordés aux civils travaillant sur le chantier naval orbital le plus animé de la Flotte. Détail qui expliquait également – du moins en partie –pourquoi les clients du Dempsey étaient prêts à payer ces prix. Le bar et le restaurant adjacent constituaient le lieu de rendez-vous privilégié de presque tous les personnels hors des heures de service, pour plus d'une raison. La première, c'était leur aspect familier. La SARL Restaurants Chez Dempsey s'était trouvée à la source du cartel Dempsey, qui ne rendait de pouvoir et de richesse qu'au cartel Hauptman, et quasiment toutes les villes du Royaume possédaient au moins un Dempsey. Ces restaurants existaient partout et tout le monde les connaissait. Et si la chaîne n'avait pas la réputation d'un établissement unique comme le Cosmo's et ne présentait pas l'activité frénétique des boîtes à la dernière mode, ses gérants n'en avaient cure car ce n'était pas leur objectif. Ils visaient plutôt une excellente visibilité, doublée d'une certaine familiarité et d'un niveau de service, confort et qualité suffisants pour attirer les clients et les fidéliser (même aux prix pratiqués). Or c'était précisément ce qu'ils avaient réussi à faire. Ce Dempsey-là se trouvait au centre même de la station spatiale Héphaïstos, pourtant ses concepteurs s'étaient échinés à créer un environnement rappelant une planète. Ils n'avaient pu éluder les codes de couleurs obligatoires pour les équipements de survie et autres issues de secours et de service, mais avaient acheté à grands frais la permission de construire des cloisons deux fois plus hautes, de façon à pouvoir dissimuler sous de faux plafonds les enchevêtrements de tuyaux et de conduites qui couraient là comme ailleurs. Des projections holographiques sophistiquées aux « fenêtres » montraient des paysages planétaires sans cesse renouvelés. Tous les lundis, comme ce jour-là, le bar était « sur Sphinx ». Un ciel d'automne bleu et froid dominait les tours de Carrefour Yawata, la deuxième ville sphinxienne. Les bruits de la circulation et des piétons entraient par les fenêtres ouvertes, portés par des brises fraîches habilement reproduites qui sentaient la verdure et la cuisine du café voisin. Les holos ne se répétaient jamais chez Dempsey. Au lieu des scènes artificielles que des gérants moins avisés auraient élues, les propriétaires des lieux choisissaient des holos diffusés par d'autres restaurants de la chaîne sur Manticore, Sphinx et Gryphon, ou enregistrés par eux, ce qui les situait géographiquement et leur conférait une parfaite spontanéité. Les clients pouvaient rester assis pendant des heures à contempler des paysages de la planète qu'ils connaissaient souvent bien, et ils ne s'en privaient pas; sans compter que Manticore et Sphinx se trouvaient assez près d'Héphaïstos pour permettre des retransmissions quasiment en direct. Les holos d'ambiance, si réussis fussent-ils, pouvaient paraître un facteur assez secondaire de l'attachement fanatique que vouaient à ce Dempsey les clients réguliers, puisque Manticore n'était distante que de vingt minutes par navette. Toutefois, pour plus d'un, ce trajet de vingt minutes exigeait une coordination des horaires de service souvent difficile (dans le meilleur des cas) à obtenir. Impossible ou presque de partir sur un coup de tête passer une soirée à terre en compagnie d'un amant ou de quelques amis proches... sauf chez Dempsey, où on vous apportait la terre. Le colonel Thomas Santiago Ramirez découvrit que son verre était vide et interrompit sa conversation avec Paul Tankersley pour appeler le serveur d'un geste. Sa chaise grinça dans l'opération et il salua sa plainte d'une grimace ironique. Il avait l'habitude de provoquer ce genre de bruits et on pouvait difficilement mettre en cause les meubles. Ils n'avaient pas été conçus pour les gens comme lui. Paul vit sa grimace et dissimula un sourire compatissant. Ramirez et lui s'étaient entendus au premier regard et ils étaient vite devenus amis. Le colonel, homme d'éducation catholique et lecteur vorace, cachait à grand-peine un sens de l'humour sobre et sec. Il ne baissait la garde que lorsqu'il commençait à connaître son interlocuteur, et Paul et lui avaient pris l'habitude de se retrouver pour de grandes discussions philosophiques, abondamment arrosées d'excellente bière. En tant qu'immigré, Ramirez défendait souvent un point de vue légèrement provocant sur des sujets que les Manticoriens ne mettaient jamais en question, et Paul appréciait énormément leurs conversations. La dévotion que le colonel entretenait pour Honor avait sans doute encouragé leur relation, mais Paul se doutait qu'ils seraient devenus amis même sans cela. Ramirez était aussi rude que son physique le laissait présager, pourtant c'était un des hommes les plus gentils que Paul avait jamais rencontrés... sauf quand on lui parlait de la République populaire de Havre. On n'aurait pas pu qualifier le colonel d'homme doux, mais toute son hostilité paraissait avoir été distillée et redirigée vers un seul et unique but : la destruction de la République populaire et de ses œuvres. Si sa haine des Havriens ne relevait pas tout à fait de l'obsession, il s'en fallait de peu. Son second était différent. Susan Hibson ne partageait pas l'implacable rancune de son supérieur envers Havre, mais seul un imbécile aurait pris des libertés avec elle... et nul ne l'aurait fait deux fois. Elle n'avait rien d'un bourreau et ses subalternes lui étaient dévoués, mais ils la craignaient également. Non qu'elle supportât mal la bêtise : elle ne la tolérait pas du tout. Et Dieu vienne en aide à quiconque oserait suggérer qu'il existait une mission, si impossible en apparence, dépassant les compétences de ses fusiliers. Peut-être la différence entre Hibson et Ramirez venait-elle de leur taille, se disait Paul. Le major mesurait trente-cinq centimètres de moins que son supérieur et dépassait à peine la taille minimale requise par le corps des fusiliers; quant à sa constitution, elle la destinait à la vitesse plus qu'à la puissance. Le colonel pouvait se permettre d'être gentil : un homme bâti comme une armure de combat n'a jamais besoin de jouer les chiens méchants; mais Susan Hibson semblait trop petite et fragile pour faire un « bon » guerrier. Contrairement aux engagés de la Flotte, les fusiliers devaient progresser dans la boue et le sang et, Paul n'en doutait pas, Hibson avait dû faire ses preuves pendant des années dans la profession qu'elle avait choisie, pour les autres autant que pour elle-même. Le serveur sollicité apparut au coude de Ramirez et le colonel sourit à ses compagnons. La même chose pour tout le monde ? » Il s'exprimait d'une voix profonde à laquelle ses consonnes curieusement liquides donnaient une cadence musicale. Saint-Martin faisait partie de ces mondes dont les colons ethno conservateurs avaient réussi à préserver leur langue d'origine, et Ramirez n'avait jamais perdu son accent. Des murmures d'approbation accueillirent sa question, mais Alistair McKeon secoua la tête en souriant. Plus de bière pour monsieur Tremaine », déclara-t-il. Le lieutenant de vaisseau Scotty Tremaine émit une protestation indignée, et McKeon se mit à rire. « Nous autres, les adultes, devons veiller sur les enfants qui sont parmi nous. De toute façon, vous êtes bientôt de quart. Sauf votre respect, monsieur, c'est un ramassis de... euh... préjugés sans fondement. Nous qui sommes plus jeunes et en meilleure forme possédons un métabolisme mieux à même de supporter l'alcool sans porter atteinte à nos facultés. Contrairement à certains vieux... je veux dire, à certains respectables officiers supérieurs, ajouta le blond lieutenant. Jeune homme, vous passez beaucoup trop de temps en compagnie d'individus tels que le maître principal Harkness. » Le ton de McKeon était sévère mais ses yeux brillaient, et Tankersley étouffa un rire. Il avait appris à bien connaître les gens assis à cette table et il les appréciait tous, pas seulement Ramirez, mais la familiarité hors service de McKeon et Tremaine l'avait plus que surpris. La plupart des commandants de sa connaissance ne frayaient jamais avec leurs subalternes, sans parler de plaisanter avec eux, pourtant McKeon y parvenait sans jamais miner son autorité ou laisser penser qu'il avait un préféré. Paul ne savait pas très bien comment le commandant obtenait ce résultat, mais il avait la quasi-certitude de ne pas en être lui-même capable. Toutefois, la personnalité de Tremaine y était sans doute également pour quelque chose. « Je plaide non coupable, monsieur, disait maintenant le lieutenant de vaisseau. Je me contente de vous rappeler des faits scientifiquement prouvés. Bien sûr. » McKeon sourit à nouveau et haussa les épaules. « Très bien. Encore une bière pour monsieur Tremaine. Mais, après ça, il passe à la limonade. » Dans sa voix perçait un ton de commandement sur lequel on ne pouvait se méprendre, et Tremaine l'accepta d'un hochement de tête en souriant à son tour. Le serveur tapa leur commande sur son bloc et s'en alla, puis Hibson vida sa chope et soupira. « Je ne suis pas mécontente que les choses se calment enfin à terre, je dois l'avouer, dit-elle en reprenant le fil de leur conversation. Mais je ne peux m'empêcher de regretter que Bourgogne ait échoué. Tout à fait d'accord », tonna Ramirez avec un froncement de sourcils inhabituel. McKeon acquiesça, mais Tankersley secoua la tête. « Pas moi, Susan. » Les autres le regardèrent, surpris, et il haussa les épaules. « Je me fiche complètement de ce qui peut arriver à Pavel Young tant que c'est déplaisant, mais refuser de l'admettre à la Chambre des Lords n'aurait fait qu'envenimer la situation. J'ai peine à le reconnaître, mais vous avez sans doute raison », fit McKeon au bout d'un moment. Il secoua la tête. « Qui aurait cru que ce minable finirait par soutenir la déclaration de guerre ? Je déteste l'idée de m'entendre avec lui sur quoi que ce soit et je ne crois pas un instant qu'il ait vraiment changé, mais cet enfoiré s'est rendu utile. Et j'imagine aussi qu'à long terme le commandant aurait eu à souffrir de sa non-admission aux Lords, maintenant que vous en parlez. » Paul acquiesça gravement, mais les coins de sa bouche se relevèrent. Tous ses compagnons savaient qu'il était l'amant d'Honor, dont ils étaient de fervents admirateurs, mais tous sans exception, même McKeon qui commandait désormais son propre vaisseau, ne la désignaient que par les termes de « commandant » ou de « pacha ». « Je crois aussi que vous avez raison, monsieur, intervint Scott Tremaine avec un sérieux inhabituel, mais je ne comprends toujours pas exactement ce qui s'est passé ni quel était l'enjeu. Je veux dire, Young a hérité du titre de comte. Cela n'en faisait-il pas automatiquement un membre de la Chambre des Lords ? Oui et non, Scotty. » Paul plongea son regard dans son verre vide, le faisant lentement tourner sur la table devant lui, puis il releva les yeux et l'abandonna au retour du serveur. Il prit une gorgée de sa nouvelle bière et pinça les lèvres. « Young, ou Nord-Aven désormais, est en effet un pair du Royaume, reprit-il. À moins d'être déchu de ses droits pour trahison – ce qui se serait produit si on l'avait reconnu coupable de lâcheté en présence de l'ennemi –, il était légalement l'héritier de son père. Mais la Constitution accorde aux Lords le droit de refuser l'admission de quiconque ils jugent indigne de se joindre à la Chambre, pair ou non. Ils ne l'ont pas fait depuis une bonne centaine d'années T, mais ce droit demeure, et même la reine ne peut annuler la décision si une majorité des deux tiers des Lords choisit de l'exercer. C'est ce que cherchait Bourgogne en introduisant sa motion sur la "faiblesse manifeste de caractère" de Nord-Aven. » Tremaine hocha la tête et Thomas Ramirez dissimula une grimace de dégoûtderrière sa chope. C'était un loyal sujet de la reine Élisabeth, mais il n'avait jamais vraiment accepté l'idée que la naissance pouvait automatiquement garantir certains privilèges. Avant sa conquête par les Havriens, Saint-Martin avait aussi ses propres élites héréditaires, mais pas d'aristocratie à proprement parler. Si l'on insistait, il reconnaissait volontiers que la noblesse de Manticore avait bien servi le Royaume stellaire au fil des siècles. Et puis, sans doute, tous les systèmes politiques avaient leurs défauts intrinsèques : après tout, ils étaient censés gouverner des hommes, et on pouvait compter sur l'humanité pour gâcher n'importe quoi périodiquement. Mais, depuis qu'il avait pris conscience de la haine qui opposait Pavel Young et le commandant – et plus encore maintenant qu'il savait comment tout avait commencé –, il se montrait plus sceptique que jamais quant au bien-fondé d'unpouvoir politique héréditaire. À l'image de McKeon, il ne croyait pas en l'apparente conversion de Young. Ce salaud préparait quelque chose. L'idée qu'il puisse s'en tirer, quoi qu'il cherche, lui soulevait le cœur; quant à la façon dont certains Lords persistaient à essayer d'empêcher la reprise des opérations contre les Havriens, elle n'avait rien pour le faire changer d'avis non plus. Évidemment, le commandant elle-même était noble désormais, se répétait-il, et d'autres encore avaient gagné leur titre à la dure ou prouvé qu'ils le méritaient en dépit de la façon dont ils l'avaient obtenu. Des gens comme les ducs de Cromarty et du Nouveau-Texas, ou le comte de Havre-Blanc et la baronne de l'Anse du Levant. Et d'autres encore se montraient au moins conscients de leurs responsabilités et faisaient de leur mieux pour s'en acquitter, comme le duc de Bourgogne et les cinq pairs qui avaient soutenu sa motion pour l'exclusion de Nord-Aven. Mais le mélange de bêtise et d'intérêt personnel qui poussait certains à empêcher Cromarty d'obtenirsa déclaration de guerre – et à permettre à Young de jouer les hommes d'État – écœurait le colonel. ... Et le gouvernement ne pouvait pas soutenir Bourgogne, continuait Tankersley à l'adresse de Tremaine. Je suis sûr que les ministres auraient adoré l'appuyer, du moins jusqu'à ce que Nord-Aven commence à plaider en faveur de la guerre. Mais l'opposition se tenait prête à dénoncer une manœuvre de politique partisane, alors soutenir Bourgogne et les autres non-alignés aurait... » Ramirez détourna son attention de la conversation et regarda vers le bar. Il ne pouvait pas contredire Tankersley, mais ça ne voulait pas dire qu'il appréciait ses propos. Et puis sa digestion se ressentait d'entendre un homme qui aimait le commandant forcé d'expliquer pourquoi le gouvernement n'avait d'autre choix que de soutenir l'admission au sein du plus haut corps législatif du Royaume d'un déchet qui la détestait. Son regard balaya les clients autour de lui, et un petit détail discordant retint son attention. Il n'aurait su expliquer exactement pourquoi, mais quelque chose attirait son regard vers un civil aux cheveux blonds qui se tenait debout, un coude sur le bar, un verre givré à la main. Les yeux du colonel s'étrécirent : l'ombre d'un souvenir fuyant tiraillait sa mémoire sans qu'il puisse le préciser ou l'analyser. Peut-être n'était-ce rien du tout. Ou probablement cela n'avait-il à voir qu'avec l'attitude de cet homme. Sa pose dégageait une grâce presque théâtrale, et il regardait plus ou moins dans la direction de leur table au moment où, de son côté, lui-même parcourait des yeux la salle. Leurs regards se croisèrent juste un instant, celui de l'étranger inexpressif et indifférent; puis l'homme se retourna vers le barman pour commander un nouveau verre. Le colonel haussa les épaules et reporta son attention vers ses compagnons. ... pourquoi Bourgogne n'avait en fait aucune chance, concluait Tankersley. C'est dommage. On ne l'appelle pas "la conscience des Lords" pour rien, mais, une fois que Nord-Aven s'était rendu utile aux yeux du gouvernement, trop de facteurs jouaient contre lui. Je comprends. » Tremaine prit une gorgée de sa bière (il la faisait durer puisqu'il n'en aurait plus d'autre) et haussa les épaules. v Je comprends, mais ça ne me plaît pas pour autant, monsieur. Et je suis d'accord avec le pacha : il prépare un sale coup. Vous croyez que tout son discours en faveur de la guerre n'était destiné qu'à forcer le gouvernement à appuyer son entrée aux Lords ? C'est une explication logique, mais... » Tankersley s'interrompit et leva la tête. Ramirez se tourna dans la direction de son regard et une patte d'oie rieuse se creusa autour des yeux du colonel quand il reconnut la robuste rousse qui s'avançait vers leur table. Elle portait l'uniforme d'adjudant du corps des fusiliers, et les mèches grises de sa chevelure révélaient qu'elle était assez vieille pour avoir reçu l'un des traitements prolong de première génération. « Eh bien ! Si ce n'est pas le canonnier Babcock », fit Ramirez, et la femme lui sourit. Les fusiliers manticoriens n'utilisaient plus le grade officiel de sergent d'artillerie : ils l'avaient abandonné lors de leur intégration à l'armée royale manticorienne trois cents ans T auparavant et n'en avaient pas restauré l'usage en retrouvant leur indépendance une centaine d'années plus tard. Toutefois, on désignait encore le fusilier non-cadre le plus gradé à bord de tout vaisseau stellaire par le surnom de « canonnier », et Iris Babcock était l'adjudant de bataillon affecté au HMS Intrépide du temps de Ramirez et Hibson. « Bonsoir, mon colonel. Capitaine. Major. » Babcock eut un signe de tête respectueux pour les officiers supérieurs assis autour de la table, et son sourire s'élargit lorsque Scotty Tremaine la gratifia d'un salut impertinent. La Flotte se montrait moins pointilleuse en matière de protocole militaire en dehors des heures de service, et les fusiliers en avaient pris leur parti. De plus, seul un misanthrope convaincu aurait pu fusiller Tremaine du regard. « Qu'est-ce qui nous doit cet honneur, canonnier ? » s'enquit Ramirez. L'adjudant désigna McKeon de la tête. « Je suis désormais l'adjudant du major Yestachenko dans le détachement de fusiliers du capitaine McKeon, mon colonel. Je revenais du Prince Adrien quand je vous ai tous aperçus ici. Je ne vous ai pas vu, ni le major Hibson, depuis vos promotions respectives, et j'ai pensé vous présenter mes respects en passant. » Ramirez acquiesça. Le Dempsey était un établissement civil. Il n'était pas rare pour des officiers et des non-cadres, voire de simples soldats, de se rencontrer ici, et aucun protocole officieux ne dictait la conduite à suivre en pareil cas. Il s'apprêtait à répondre lorsque le chrono de Tankersley émit un bip sonore. L'officier baissa les yeux en grimaçant. « Zut, fit-il doucement. Il faut que j'y aille, on dirait. Le devoir m'appelle, je le crains. » Il termina son verre et se leva en souriant aux autres. « J'ai passé un bon moment, et je vous reverrai tous plus tard. » Il salua Babcock qui, en réponse, adopta un repos de parade, puis il se tourna vers la sortie. Ses amis le regardèrent partir, et Ramirez vit Babcock sourire à la silhouette qui s'éloignait. Ainsi, pensa le colonel, l'adjudant comptait au nombre des admirateurs du commandant Harrington. Mais le sourire de Babcock disparut soudain. Il ne s'effaça pas lentement, il se transforma en une expression sinistre que Ramirez n'avait vue qu'une seule fois sur son visage, le jour où ils avaient pénétré dans le quartier de détention de la base de Merle et découvert ce que les Masadiens avaient infligé à leurs prisonniers de guerre manticoriens. Le changement se produisit comme par magie, le temps d'un battement de cœur, et la haine brutale qui luisait dans ses yeux abasourdit le colonel par sa soudaineté. « Canonnier ? » Il prononça le mot d'une voix douce et interrogatrice avant de pouvoir s'en empêcher, et Babcock se reprit. Elle baissa les yeux vers lui quelques instants, puis les releva, et il tourna la tête pour regarder par-dessus son épaule. Elle fixait l'homme accoudé au bar, celui qui lui avait semblé vaguement familier. Ramirez fronça les sourcils. « Qu'y a-t-il, canonnier ? » Il s'exprimait d'une voix plus ferme et autoritaire. « Vous connaissez cet homme ? Oui, mon colonel, répondit-elle d'une voix dure et sinistre. Alors qui est-ce ? » Ramirez sentit les autres les observer d'un air étonné. Ils étaient à la fois surpris de la réaction de Babcock et du ton qu'il employait comme cette irritante impression de connaître l'étranger le reprenait. « Denver Summervale, monsieur », fit Babcock d'un ton monocorde. L'air siffla entre les dents de Ramirez tandis que tout se mettait soudain en place dans son esprit. Il sentit Hibson se raidir à côté de lui, et McKeon lui adressa un regard interrogateur de l'autre côté de la table. « Que se passe-t-il, Thomas ? demanda le capitaine. Qui est ce type ? Vous ne pouvez pas savoir, monsieur », répondit Ramirez. Il desserra les poings avec effort et tourna délibérément le dos à Summervale. « Ce n'était pas un des vôtres. Il était de chez nous. Ce n'est plus le cas depuis longtemps, mon colonel, ajouta calmement Susan Hibson. Mais ça l'a été bien trop longtemps, major, grommela Babcock avant de se reprendre. Excusez-moi. Ne vous excusez pas, canonnier. Pas pour ça. L'un de vous pourrait-il, s'il vous plaît, nous expliquer de quoi il s'agit? » demanda McKeon. Ramirez se fendit d'un sourire sans humour. « L'honorable capitaine Denver Summervale servait autre-- fois en tant qu'officier du corps des fusiliers, monsieur. C'est aussi un cousin éloigné du duc de Cromarty. Il y a environ trente ans, il a été traduit en cour martiale et renvoyé du service de Sa Majesté pour avoir tué un collègue officier au cours d'un duel. Un duel ? » McKeon regarda de nouveau vers le bar et Babcock émit un grognement écœuré. « Si on peut appeler ça un duel, capitaine, intervint-elle. Il a tué un lieutenant – mon lieutenant. J'étais son chef de section. Monsieur Tremaine me le rappelle beaucoup, sauf qu'il était encore plus jeune. » Les yeux de McKeon revinrent sur l'adjudant, et elle soutint son regard sans ciller. « Ce n'était qu'un gamin. Un gentil gosse, mais un bleu. Toutefois sa famille avait des ennemis, et le "capitaine" Summervale l'a provoqué en duel. C'était ridicule, un coup monté, mais je n'ai pas réussi à le faire comprendre à monsieur Thurston. » Le visage lugubre de l'adjudant exprimait presque autant de haine pour elle-même que pour Summervale. C'était le visage d'une femme qui avait failli à l'officier subalterne qu'elle aurait dû protéger. Ce n'était pas votre faute, canonnier, fit Ramirez. J'ai entendu cette histoire, et tout le monde connaissait la réputation de Summervale. Le lieutenant Thurston aurait dû se rendre compte tout seul de ce qui se passait. Mais il ne l'a pas fait, mon colonel. Il croyait vraiment avoir accidentellement porté atteinte à l'honneur de Summervale, et ça l'a fait hésiter. Ce salaud s'est montré plus rapide d'une bonne seconde, et il a logé sa balle pile à l'endroit où on l'avait payé pour le faire. Ça n'a jamais été prouvé », fit calmement Ramirez, et Babcock émit un grognement à la limite de l'insubordination. Le colonel l'ignora. « Ça n'a pas été prouvé, poursuivit-il de la même voix posée, mais je pense que vous avez raison. Et le reste du corps des fusiliers a jugé de même quand il s'est agi de le casser. Trop tard pour monsieur Thurston, souffla Babcock avant de se secouer. Je regrette, mon colonel. Je n'aurais pas dû m'exprimer de la sorte. C'est juste que... ça m'a un peu prise de court après toutes ces années. Comme dit le major Hibson, ne vous excusez pas. Je connaissais l'histoire de Summervale, mais j'ignorais que vous commandiez la section de Thurston à l'époque. » Ramirez se retourna pour voir Summervale payer l'addition et s'en aller. Les yeux du colonel s'étrécirent sous l'effet de la réflexion. Je n'ai guère entendu parler de lui ou de ses activités ces dernières années, pensa-t-il à voix haute. Et vous Susan ? Canonnier ? Non, mon colonel, répondit Babcock tandis que Hibson secouait la tête en silence. Bizarre. » Ramirez se frotta le sourcil, les yeux dans son verre, et résolut de signaler la présence de Summervale aux services de renseignements des fusiliers. Ils préféraient garder la trace de leurs brebis galeuses, même une fois qu'elles ne servaient plus dans leurs rangs. « C'est sans doute une simple coïncidence, poursuivit-il d'un air pensif, mais je me demande ce qu'un duelliste professionnel – qui doit bien se douter de la réaction de tout fusilier qui le reconnaîtra – peut bien faire sur Héphaïstos. » CHAPITRE SEIZE Honor Harrington se redressa en tâchant de ne pas se sentir ridicule tandis qu'elle parcourait l'antique salle voûtée dans un froissement de tissu. En trois décennies au service de la Reine, Harrington n'avait jamais porté de jupe. En fait, elle n'en avait jamais mis tout court, et elle se réjouissait (chaque fois qu'elle y pensait) qu'elles fussent de nouveau passées de mode cinquante années manticoriennes plus tôt. C'était un accoutrement pire qu'inutile en gravité nulle – et presque aussi peu pratique dans le cadre de toutes ses autres activités –, qui pourtant se refusait obstinément à disparaître une fois pour toutes. La jupe faisait même un discret retour à cette époque dans le Royaume stellaire... du moins parmi les idiotes qui ressentaient le besoin d'être toujours à la pointe de la mode et avaient les moyens de remplacer toute leur garde-robe. Elle avait d'abord refusé de seulement envisager le port de la jupe, mais les Graysoniens qu'elle rencontrait avaient déjà assez de mal à se familiariser avec l'idée qu'une femme devienne seigneur. La perspective de voir non seulement une femme, mais une femme en pantalon s'installer dans l'enceinte sacrée de la résidence seigneuriale menaçait quelques conservateurs supplémentaires d'infarctus. Même les « modernistes » avaient accueilli l'idée avec des sentiments assez mitigés pour que le Protecteur Benjamin, l'homme qui s'était avidement emparé des exploits d'Honor pour lancer l'immense réforme sociale de Grayson, la supplie de réfléchir. C'est alors qu'elle avait fini par céder bien que de mauvaise grâce. Tout cela semblait si stupide, et elle se faisait l'effet d'une actrice déguisée pour une reconstitution historique. Pire, elle avait vu l'élégance avec laquelle les femmes de Grayson portaient leurs longues jupes traditionnelles et se savait parfaitement incapable de les égaler. Toutefois, l'amiral Courvosier l'avait un jour sermonnée sur l'importance de la diplomatie, et le moment était sans doute venu de négocier sa reddition. Elle avançait donc dans la salle dallée de pierre emplie de l'écho de ses pas, vers les immenses portes closes, Nimitz lové dans ses bras (les épaulettes renforcées de son uniforme manquaient sur sa nouvelle tenue), tandis qu'une jupe tombant jusqu'au sol tournait autour de ses jambes. Cette sensation avait quelque chose d'étrangement sensuel, pourtant elle se sentait totalement déplacée dans ce vêtement inhabituel et devait sans cesse se répéter de raccourcir ses grandes enjambées au profit d'une allure mieux séante. Elle avait sans doute l'air aussi ridicule qu'elle se l'imaginait, se dit-elle avec une moue ironique. Elle se trompait sur ce point. Sa tenue était l'œuvre du meilleur couturier de Grayson, et sa maigre expérience des modes civiles ne lui permettait pas de voir à quel point il avait innové par rapport aux normes locales. La soie d'araignée blanche de sa jupe toute simple rehaussait le vert sombre et précieux de sa courte veste taillée dans du daim plutôt que dans le brocart traditionnel et l'ensemble mettait admirablement en valeur sa taille, sa minceur musculeuse, ses cheveux sombres et son teint pâle. Il lui collait au corps, suivait ses mouvements et la couvrait comme le requérait la tradition, sans toutefois nier qu'il cachait un corps de femme, ni dissimuler la grâce athlétique de ses mouvements. Elle ne portait aucun bijou (cetaspect-là de la tradition, au moins, elle pouvait encore le refuser), mais l'Étoile de Grayson brillait sur sa poitrine. Cela aussi la mettait mal à l'aise, car le code vestimentaire manticorien interdisait le port de décorations militaires sur un costume civil; mais elle n'était pas une civile sur Grayson, quoi qu'elle portât. Un seigneur possédait une autorité personnelle sur ses sujets qui aurait étonné la plupart des aristocrates manticoriens, mais il ou elle commandait également les unités militaires basées dans son fief. En tant que tel, le seigneur arborait ses médailles lors de toutes les cérémonies officielles... et Honor Harrington, extraplanétaire ou non, était la seule personne vivante à porter la plus haute récompense de Grayson pour acte d'héroïsme. Elle parcourut la salle dans un tourbillon de soie blanche, cheveux bruns pendant librement sur ses épaules et chat sylvestre gris crème dans les bras, détail qui aurait pu intriguer certains observateurs. Sur la plupart des planètes étrangères au Royaume, elle aurait aggravé son cas en amenant un « animal familier » pour une telle cérémonie ; toutefois, le peuple de ce monde connaissait Nimitz, et personne n'avait osé suggérer qu'on le laisse à part. Pas sur Grayson. La salle semblait interminable. Les hommes de la garde seigneuriale, étrangers à l'armée régulière, s'agenouillaient sur son passage, et son estomac frémissait sous l'effet de la tension. Tout en marchant, elle se répétait en silence les formalités à venir, mais la certitude de connaître son rôle par cœur ne parvenait pas à la calmer. Le Protecteur Benjamin l'avait investie avant qu'elle regagne Manticore pour y subir un traitement médical, mais il ne s'était agi que d'un avant-goût. Le fief Harrington n'existait alors que sur le papier. Maintenant, il abritait des gens, des villes, une industrie balbutiante. Il avait une réalité, et il était donc temps pour elle de faire officiellement face au conclave des seigneurs, ultime juge de sa capacité à tenir son rôle, d'accepter sa fonction de protectrice et de dirigeante d'un peuple – son peuple – et d'assumer une autorité directe sur la vie et le bien-être de ce peuple, d'une façon inconnue de la noblesse manticorienne. Elle le savait et avait fait de son mieux pour s'y préparer, mais, tout au fond, elle restait Honor Harrington, fille d'un franc-tenancier de Sphinx, et cette part d'elle-même ne rêvait que de faire demi-tour et de prendre ses jambes à son cou. Elle atteignit enfin l'énorme double porte bardée de fer menant à la chambre du conclave. Ces pesantes barrières dataient de sept cents années T; des meurtrières s'ouvraient dans les murs adjacents et le battant de gauche était criblé d'impacts de balles. Harrington n'avait qu'une connaissance incomplète de l'histoire de Grayson, mais elle en avait appris assez pour s'arrêter et incliner respectueusement la tête devant ces marques. Une plaque, plus bas, rappelait le nom des « cinquante-trois » et de leurs gardes personnels, ces hommes qui avaient tenu jusqu'au bout la chambre du conclave lors de la tentative de coup d'État qui avait ouvert la guerre civile de Grayson. Pour finir, les Fidèles avaient amené des blindés afin de se frayer un passage dans cette même salle sur les corps de la garde seigneuriale, réduit le battant de droite en morceaux et envoyé une compagnie d'infanterie au complet dans un effort désespéré pour, capturer au moins quelques seigneurs et en faire leurs otages. Mais aucun des « cinquante-trois » n'avait été pris vivant. Le dernier garde mit un genou en terre comme elle saluait la plaque. Elle se redressa, prit une inspiration plus profonde encore et saisit le heurtoir métallique. Le choc sonore, fer contre fer, retentit dans la salle. Un moment de calme s'ensuivit, puis les énormes battants épais de plusieurs centimètres s'ouvrirent lentement, laissant la lumière se déverser dans la salle. Honor se trouvait face à un homme armé d'un sabre nu et distinguait derrière lui les rangées de seigneurs assis dans la chambre en forme de fer à cheval. Le costume du gardien de la porte était un anachronisme incrusté de galons d'or, plus splendide encore que sa propre tenue, pourtant on y reconnaissait l'uniforme de l'armée régulière, et l'homme portait au col la bible ouverte et le sabre du Protecteur plutôt que la clé du patriarche, symbole de la garde seigneuriale. « Qui réclame audience auprès du Protecteur ? » demanda-t-il. Malgré sa nervosité, Honor fit résonner clairement les termes de l'antique formule. Je ne demande audience d'aucun homme. Je ne viens pas en quêteur, mais pour obtenir mon admission au sein du conclave et y prendre ma place, comme c'est mon droit. En vertu de quelle autorité ? » s'enquit le gardien de la porte. Il fit passer son sabre en position de vigilance, et Nimitz imita le mouvement d'Honor qui levait fièrement la tête. « En vertu de mon autorité propre, sous le regard de Dieu et de la loi, répondit-elle. Nommez-vous, commanda le gardien. Je suis Honor Stéphanie Harrington, fille d'Alfred Harrington, venue réclamer de droit ma place en tant que seigneur Harrington. » Le gardien recula d'un pas et baissa son sabre, reconnaissant formellement l'égalité des seigneurs rassemblés avec le Protecteur. « Alors pénétrez en ce lieu, que le conclave des seigneurs puisse juger de votre capacité à assumer la fonction que vous briguez, ainsi que c'est son droit historique. » Honor s'avança dans le tourbillon de sa jupe. « Jusque-là, pas de problème, se dit-elle en essayant de mettre un terme à sa récitation mentale frénétique des phrases qu'elle devait encore prononcer. Le fait qu'elle était une femme avait imposé quelques modifications des formules millénaires; quant à son statut technique d'infidèle, il en avait requis plus encore. Toutefois, maintenant, elle était là, se répéta-t-elle, au milieu de la vaste pièce, tandis que les seigneurs de Grayson rassemblés l'observaient en silence. La porte se referma derrière elle dans un claquement étouffé, et le gardien la dépassa. Il s'agenouilla devant le trône de Benjamin IX, Protecteur de Grayson, reposant l'extrémité du Sabre de l'État serti de joyaux sur le sol de pierre, et se pencha sur sa garde simple en forme de croix. « Votre Grâce, je vous présente ainsi qu'à ce conclave Honor Stéphanie Harrington, fille d'Alfred Harrington, venue réclamer sa place parmi vos seigneurs. » Benjamin Mayhew hocha gravement la tête et baissa les yeux vers Honor pendant un long moment silencieux, avant de porter son regard sur les rangées de sièges. « Seigneurs (sa voix résonnait clairement dans la chambre à l'extraordinaire acoustique), cette femme prétend prendre place dans vos rangs. L'un de vous doute-t-il qu'elle en soit digne ? » Les nerfs d'Honor étaient parcourus d'électricité statique, car la question de Mayhew n'était pas une simple formalité. Les réactionnaires de Grayson se montraient plus virulents qu'ailleurs, or les bouleversements qui agitaient leur société avaient tous commencé avec elle. Une majorité des habitants de la planète voyaient d'un bon oeil les changements qu'on leur imposait, bien que leur enthousiasme fût variable. La minorité qui s'y opposait les combattait avec une ferveur militante. Elle avait lu et entendu leurs arguments amers depuis son arrivée, et l'occasion de rejeter une simple femme comme indigne résonna dans le silence, attendant qu'on la saisisse. Ce que personne ne fit, et Mayhew hocha de nouveau la tête. « L'un de vous souhaite-t-il parler en sa faveur ? » demanda-t-il doucement, et un grand « oui » lui parvint en réponse comme un bruit de tonnerre. Si tous les membres du conclave ne s'y étaient pas joints, aucun ne s'y était opposé. Mayhew sourit à Honor. « Votre siège vous est librement accordé par vos pairs, Lady Harrington. Venez maintenant prendre place dans leurs rangs. » Un murmure d'étoffes se répandit lorsque les seigneurs se levèrent, et Honor monta les larges marches de pierre jusqu'à la deuxième rangée de fauteuils pour se tenir devant le Protecteur. Deux petits coussins de velours avaient été placés devant le trône, et elle posa soigneusement Nimitz sur le premier avant de s'agenouiller sur le second. La manoeuvre n'était pas aussi simple qu'elle en avait l'air, vu l'encombrement de ses jupes, mais elle n'aurait jamais réussi à effectuer une révérence convenable. Une ou deux paires de pieds s'agitèrent au moment où elle s'agenouillait à la manière d'un homme, mais aucune voix ne s'éleva lorsque le gardien de la porte la dépassa et confia le Sabre de l'État à Mayhew. Le Protecteur retourna l'arme et en tendit la garde vers Honor, qui y posa les mains. Elle fut étonnée, malgré sa nervosité, de voir ses doigts trembler. Elle leva les yeux vers Mayhew, dont le sourire encourageant mit un terme à son tremblement. Honor Stéphanie Harrington, dit-il sereinement, êtes-vous prête, en présence des seigneurs de Grayson assemblés, à jurer allégeance au Protecteur et au peuple de Grayson, sous le regard de Dieu et de sa sainte Église ? Oui, Votre Grâce. Cependant, je ne puis le faire qu'en émettant deux réserves. » Honor retira ses mains de la garde du sabre, mais sa claire voix de soprano n'exprimait aucun refus, et Mayhew acquiesça. Évidemment, il savait ce qu'elle allait dire : il y avait eu pas mal de discussions sur la meilleure façon d'aborder ce point. « Prêter serment sous réserve est votre droit historique, répondit-il. Toutefois, ce conclave a également le droit de refuser ces réserves et de ne pas vous admettre s'il les juge offensantes. Reconnaissez-vous ce droit? Oui, Votre Grâce. Alors, émettez votre première réserve. Comme Votre Grâce le sait, je suis également sujet du Royaume stellaire de Manticore, et officier de sa Flotte royale. En tant que tel, j'ai des obligations que je ne peux pas dignement négliger. Je ne puis non plus renier la nation qui m'a vue naître ni mes serments à la reine, même pour accepter le haut office de seigneur, ni prêter allégeance à Grayson sans me réserver le droit d'effectuer mon devoir envers elle. » Mayhew acquiesça une fois de plus puis regarda le conclave par-dessus sa tête. « Milords, voilà qui me semble une déclaration juste et honorable, mais le jugement vous appartient sur cette question. L'un de vous récuse-t-il le droit de cette femme à posséder un fief sur Grayson sous cette réserve ? » Le silence lui répondit, et le Protecteur se retourna vers Honor. « Quelle est votre deuxième réserve ? Votre Grâce, je ne suis pas une fidèle de l'Église de l'Humanité sans chaînes. J'en respecte les doctrines et les enseignements (ce qui était vrai malgré un reste de sexisme, se disait Honor, soulagée maintenant qu'elle avait eu l'occasion de les lire), mais je ne partage pas sa foi. Je vois. » Mayhew semblait plus grave – non sans raison. L'Église, forte d'une expérience terrifiante, avait appris à ne pas se mêler de politique, mais Grayson demeurait une planète essentiellement théocratique. La loi de tolérance légalisant les autres religions ne datait que d'un siècle à peine, et il n'y avait jamaiseu de seigneur étranger à l'Église. Le Protecteur se tourna vers l'homme aux cheveux blancs qui se tenait à sa droite. Le révérend Julius Hanks, chef spirituel de l'Église de l'Humanité sans chaînes, devenait plus frêle avec l'âge, mais ses vêtements noirs tout simples et son antique col de prêtre contrastaient vivement avec la richesse tapageuse des autres costumes de la Chambre. « Mon révérend, fit Mayhew, cette réserve concerne l'Église et relève donc de votre autorité. Qu'en dites-vous ? » Hanks posa la main sur la tête d'Honor en un geste qui n'avait rien de condescendant. Sans appartenir à son Église, elle n'était pas insensible à la sincérité manifeste de sa foi personnelle tandis qu'il lui souriait. « Lady Harrington, vous dites ne pas partager notre foi, mais nombreux sont les chemins qui mènent au Seigneur. » Des dents grincèrent comme s'il venait de proférer une hérésie, mais personne ne prit la parole. « Croyez-vous en Dieu, mon enfant ? Oui, mon révérend, répondit Honor avec douceur mais fermement. Et le servez-vous du mieux de vos capacités conformément à la compréhension qu'a votre cœur de sa volonté ? Oui. En tant que seigneur, acceptez-vous de protéger le droit de vos sujets à pratiquer leur religion telle que leur cœur la leur dicte ? Oui. Respecterez-vous et protégerez-vous la sainteté de notre foi comme s'il s'agissait de la vôtre ? Oui. » Hanks hocha la tête et se tourna vers Mayhew. « Votre Grâce, cette femme ne partage pas notre foi, pourtant elle l'a avoué devant nous tous sans essayer de s'en cacher. De plus, c'est une femme bonne et pieuse, qui a démontré ses qualités en risquant sa vie et en subissant de graves blessures afin de protéger non seulement notre Église mais aussi notre monde, quand elle ne nous devait rien. Je vous dis, ainsi qu'au conclave (il se tourna vers les seigneurs, et sa voix résonna plus fort), que Dieu reconnaît les siens. L'Église accepte cette femme pour champion et défenseur, nonobstant la religion à travers laquelle elle choisit de servir Dieu dans sa vie. » Un nouveau silence profond lui répondit. Hanks resta encore ainsi un moment, soutenant tous les regards, puis il reprit place à côté du trône. Mayhew baissa les yeux sur Honor. « Vos réserves ont été notées et acceptées par les autorités séculières et spirituelles des seigneurs de Grayson, Honor Stéphanie Harrington. Jurez-vous maintenant, devant nous tous, qu'elles constituent vos seules réserves, de cœur, d'âme et d'esprit ? Je le jure, Votre Grâce. Je vous demande alors de jurer allégeance devant vos pairs », dit le Protecteur. Honor replaça donc ses mains sur la garde du sabre. « Honor Stéphanie Harrington, fille d'Alfred Harrington, avec les réserves déjà évoquées, jurez-vous allégeance au Protecteur et au peuple de Grayson ? Oui. Servirez-vous fidèlement le Protecteur et le peuple de Grayson ? Oui. Jurez-vous devant Dieu et ce conclave d'honorer, préserver et protéger la Constitution de Grayson, de protéger et guider vos sujets, en les gardant comme vos propres enfants ? Jurez-vous de prendre soin d'eux en temps de paix, de les mener au combat en temps de guerre et de les gouverner toujours avec justice et compassion, ainsi que Dieu vous en donnera la sagesse ? Je le jure », répondit doucement Honor. Mayhew acquiesça. « J'accepte votre serment, Honor Stéphanie Harrington, et, en tant que Protecteur de Grayson, je répondrai à l'allégeance par l'allégeance, à la protection par la protection, à la justice par la justice, et à la trahison par la vengeance, avec l'aide de Dieu. » Le Protecteur glissa sa main droite sur celles d'Honor, les serrant fort pendant un instant. Puis il rendit le sabre au gardien, et le révérend Hanks lui tendit à deux mains une étincelante chaîne en or. Il la déploya respectueusement, et Honor inclina la tête pour lui permettre de passer l'ornement massif autour de son cou. La clé du patriarche, distinctive des seigneurs, brillait désormais sous l'Étoile de Grayson, et le Protecteur se redressa en prenant la main d'Honor dans la sienne. « Levez-vous, Lady Harrington, seigneur Harrington ! » dit-il d'une voix forte. Elle s'exécuta, se souvenant au dernier moment qu'elle devait prendre garde à ne pas marcher sur l'ourlet de sa jupe. Elle se retourna pour faire face au conclave sur un geste de Mayhew, et un tonnerre d'acclamations gronda entre les murs de la salle peuplée de seigneurs. Elle contempla cette marée sonore, les joues brûlantes, la tête haute. Elle savait que certains de ces hourras masquaient encore des réticences, mais elle savait aussi que ces hommes qui l'acclamaient avaient surmonté mille ans de tradition et de préjugés solidement ancrés pour admettre une femme dans leurs rangs. Ils ne l'avaient peut-être fait que sous la pression des événements qui se précipitaient et sur l'insistance obstinée du Protecteur. Beaucoup devaient lui en vouloir, pas seulement en tant que femme, mais comme à l'extraplanétaire à la fois symbole et responsable de changements terrifiants. Pourtant ils l'avaient fait et, malgré ses craintes, elle pensait chaque mot de son serment solennel. Nimitz se dressa sur son coussin et lui tapota la cuisse. Elle baissa les yeux et se pencha pour le reprendre dans ses bras, geste qu'une acclamation plus forte et plus spontanée salua. Le chat leva la tête, paradant à cette ovation, et rires et applaudissements éclatèrent, brisant la tension, lorsque Honor le brandit plus haut, un immense sourire aux lèvres. Le gardien s'avança et lui effleura le coude. Elle se tourna vers lui et, paumes ouvertes, il lui tendit le Sabre de l'État tout en la saluant. Recevoir l'arme gracieusement n'était guère aisé, les bras encombrés d'un chat sylvestre, mais Nimitz la surprit par sa coopération. Il grimpa sur son épaule sans protection avec des pattes de velours, sans recourir aux griffes qu'il y plantait habituellement, et s'installa avec attention, une patte sur le sommet de la tête d'Honor, pendant qu'elle acceptait le sabre des mains du gardien. Là encore, c'était sans précédent. Le fief Harrington était le plus récent de la planète et, après avoir prêté serment, son seigneur aurait dû se retirer de l'autre côté du fer à cheval, dans la partie la plus élevée, comme il seyait au responsable d'un domaine tout neuf. Mais elle portait l'Étoile de Grayson et, bien qu'elle l'eût ignoré en recevant la médaille, cela faisait d'elle le champion du Protecteur. Tenant soigneusement le sabre et priant pour que Nimitz ne sorte pas les griffes, elle se dirigea vers le bureau de bois sculpté situé à côté du trône. Il portait son blason ainsi que les sabres croisés du champion du Protecteur, et elle soupira de soulagement lorsque Nimitz y bondit lestement. Il se redressa de toute sa taille et s'assit sur ses pattes arrière, enroulant majestueusement sa queue préhensile duveteuse autour de ses membres intermédiaires, tandis qu'elle déposait le Sabre de l'État dans le présentoir capitonné destiné à le recevoir. Le vieil homme au visage anguleux assis dans le fauteuil seigneurial derrière le bureau se leva, salua et lui tendit un mince bâton à pommeau d'argent. « Puisque vous prenez votre juste place, milady, je soumets à votre jugement mes actes et le symbole de ma fonction », fit Howard Clinkscales. Honor prit le bâton de régence et le tint dans ses deux mains en souriant plus chaleureusement que ne le requérait le protocole. Benjamin Mayhew avait été bien inspiré de nommer Clinkscales son régent. Ce vétéran était l'un des hommes les plus honnêtes de la planète et, plus important peut-être, l'un des plus conservateurs et des plus réservés quant aux changements que son Protecteur réclamait. Tout le monde le savait. Qu'il acceptât de régir son fief avait sans doute davantage contribué à consolider la position d'Honor qu'aucun autre élément. « Votre service n'appelle aucun jugement. » Elle lui rendit le bâton, et leurs regards se croisèrent quand il s'en saisit. « Et ni moi ni personne ne saurait vous remercier comme vous le méritez », ajouta-t-elle. Le vieil homme ouvrit de grands yeux étonnés, car sa dernière phrase allait plus loin que les formalités d'usage. « Merci, milady », murmura-t-il en la saluant plus bas encore avant d'accepter le bâton de régence. Honor se plaça devant le fauteuil seigneurial qu'il avait quitté, et il gagna un second siège à sa droite. Ils se retournèrent pour faire face ensemble au conclave, et Julius Hanks s'avança près du trône du Protecteur. « Et maintenant, milords et milady, fit le révérend en adressant un sourire éclatant au nouveau seigneur, demandons ensemble la bénédiction de Dieu pour nos délibérations du jour. » CHAPITRE DIX-SEPT Paul Tankersley termina le dernier rapport de la journée et balança la puce de sauvegarde dans le panier de sortie avec un, grognement de soulagement. La vie semblait bien plus terne maintenant qu'Honor se trouvait à Yeltsin, mais l'amiral Cheviot était manifestement déterminé à ne pas laisser le tout nouvel adjoint aux constructions de la station spatiale Héphaïstos rêver à son amour lointain. Paul sourit à cette idée et passa de nouveau en revue ses fichiers de travail pour vérifier que rien ne lui avait échappé. En tant que second de la base de Hancock, son travail consistait à gérer tous les détails si efficacement que son supérieur pouvait oublier que quelqu'un devait s'en occuper. Personnellement, il pensait que cette expérience se révélerait une préparation plus qu'adéquate pour ses nouvelles fonctions. Il se trompait. Il n'était qu'un adjoint parmi dix-neuf, pourtant il supportait une charge de travail énorme par rapport à celle qui lui incombait en tant que second de Hancock. Il devait superviser lui-même la construction de trois cuirassés et un supercuirassé rien que ça ! sans compter les nombreux radoubs en cours dans « son » secteur de la gigantesque station spatiale. Pour la première fois de sa carrière, l'échelle immense des programmes de construction et de maintenance de la Flotte royale ne lui apparaissait pas seulement comme une certitude intellectuelle. Son terminal émit un signal sonore confirmant qu'il avait traité tous les dossiers requérant une attention immédiate, et il soupira de satisfaction en l'éteignant. Il consigna son programme de la soirée au cas où surgirait un problème que son assistant ne pourrait pas gérer seul, puis il se leva, s'étira et consulta son chrono. Il avait dépassé son quart de quarante minutes, moins que ce qu'il prévoyait en donnant rendez-vous à Thomas Ramirez chez Dempsey pour quelques bières et une partie de fléchettes : il lui restait une bonne heure à tuer avant l'arrivée du colonel. Il se frotta le sourcil puis haussa les épaules en souriant. Autant prendre de l'avance sur la consommation de bière, car même l'abstinence ne l'aiderait pas face à la précision diabolique de Ramirez. On était un mercredi, ce qui mettait le Dempsey à l'heure de Gryphon pour la journée, et, comme c'était l'hiver dans l'hémisphère sud de la planète, un blizzard hurlant se déchaînait derrière les fenêtres fermées. Les thermostats extérieurs avaient été ajustés en conséquence et les fenêtres se bordaient de givre. Enfin, un feu holographique au réalisme impressionnant flambait et craquait dans la cheminée centrale du bar. Le murmure des conversations calmes et amicales donnait l'impression que ces gens partageaient une oasis au cœur de la tempête réelle ou non et Paul se détendit tout doucement en commandant son deuxième verre. Il buvait de l'Old Tilman, une bière sphinxienne qu'Honor lui avait fait découvrir, savourant son goût riche et corsé. S'il se débrouillait bien, il finirait à peine cette chope lorsque le colonel arriverait. Il prit une nouvelle gorgée puis tourna la tête, légèrement surpris, car un inconnu se glissait sur le tabouret d'à côté. La plupart des clients de chez Dempsey étaient installés de façon éparse aux tables et dans les angles retirés, laissant le splendide bar de bois peu occupé. Il y avait assez de tabourets libres pour permettre la solitude à défaut de l'isolement, et il se demanda confusément pourquoi le nouvel arrivant n'avait pas choisi l'un d'eux. « Un double whisky T », fit le mince inconnu à l'adresse du barman. Paul fronça les sourcils : la plupart des Manticoriens préféraient les whiskys locaux, tant pour leur goût plus familier que pour leur prix. Le whisky terrien coûtait assez cher, même dans le Royaume stellaire, pour en faire un caprice de riche; or, si le blond à ses côtés était bien habillé, ni la coupe ni le tissu de son costume n'évoquaient la fortune qu'on associait au whisky T. Le barman apporta la boisson commandée, et l'inconnu en but une gorgée avant de tourner son tabouret de façon à parcourir la salle du regard. Accoudé au bar, tenant son verre avec une grâce négligente, il détaillait les autres clients d'un air confiant qui confinait à l'arrogance. Quelque chose en lui déplaisait à Paul. Rien de concret ni de précis, pourtant il sentait des poils invisibles se dresser sur sa nuque. Il aurait voulu se lever et partir, mais la manœuvre eût été trop claire, trop grossière, et il se concentra donc sur sa bière, se reprochant l'hypersensibilité qui le poussait à préférer s'en aller sans offenser personne. Une minute passa, puis deux, avant que l'inconnu finisse brutalement son verre et le repose vide sur le bar. Ses mouvements étaient curieusement volontaires, comme calculés, et Paul s'attendait à ce qu'il parte, mais il n'en fut rien. « Capitaine Tankersley, n'est-ce pas ? » Il parlait d'une voix froide dont l'accent aristocratique cadrait parfaitement avec son goût pour le whisky T. Le ton, bien que courtois, dissimulait quelque chose. « Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, monsieur », répondit lentement Paul. L'homme sourit. « Ça ne m'étonne pas, monsieur. Après tout, depuis Hancock, vous êtes beaucoup apparu sur les holos et dans les journaux, alors que moi... » Il haussa les épaules comme pour souligner son manque d'importance, et le front de Paul se plissa. On lui avait plusieurs fois soutiré des interviews, surtout lorsque les journalistes avaient eu vent de sa relation avec Honor, mais il n'aurait pas cru que cela suffirait pour qu'on le reconnaisse dans les bars. « D'ailleurs, poursuivit l'autre, je voulais vous dire à quel point j'avais apprécié votre travail à Hancock. Il ne faut pas croire tout ce qu'on lit dans les journaux, répondit Paul. Je n'ai rien fait d'autre qu'attendre à la base, en espérant que l'amiral Sarnow et le capitaine Harrington parviendraient à empêcher les Havriens de la faire sauter sous mes pieds. Ah oui, bien sûr. » L'homme hocha la tête et leva son verre en direction du barman pour renouveler sa commande. Puis il se tourna de nouveau vers Paul. « Votre modestie vous honore, capitaine Tankersley. Évidemment, nous avons tous lu les exploits de Lady Harrington. » La façon dont il prononça le terme « exploits » fit passer un nuage sur le visage de Paul. Le ton était chargé d'une dérision légère mais immanquable, et il sentit sa colère gronder. Il la maîtrisa sévèrement et but une longue gorgée de bière, soudain pressé de finir sa chope et de s'en aller. Il commençait à soupçonner l'inconnu de n'être qu'un journaliste de plus – et hostile à Honor –, ce qui ajoutait à son envie pressante de partir sans prendre trop visiblement la fuite. « Pour tout dire, reprit l'homme, j'ai été surpris – impressionné, même – de l'importance des forces qu'elle a dû affronter. Il fallait des tripes pour résister et combattre face à une telle opposition au lieu de fuir pour sauver ses unités. Je ne suis pas mécontent qu'elle soit restée : dans le cas contraire, je ne serais probablement pas là », répliqua sèchement Paul, pour aussitôt s'en mordre les doigts. Il aurait pourtant dû savoir, depuis le temps, que la seule façon (en dehors de l'homicide) de se débarrasser d'un journaliste, surtout un journaliste hostile, c'était de se taire et de l'ignorer ! Toute autre attitude ne faisait que l'encourager – et les propos qu'on lui tenait comptaient beaucoup moins que le sens caché qu'il y trouvait de force. « C'est sans doute vrai, répondit l'étranger. Bien sûr, pas mal de gens qui servaient sous ses ordres ne sont plus là, eux. Si elle avait donné l'ordre de dispersion plus tôt, peut-être un plus grand nombre auraient-ils survécu. Enfin, je suppose qu'aucun officier ne peut faire son devoir – ou gagner autant de médailles que Lady Harrington – sans sacrifier quelques vies en route. » La colère de Paul se raviva et il se sentit rougir. Le ton de l'inconnu perdait sa nuance de courtoisie et gagnait en acidité, sûrement pas de façon accidentelle. Paul lui adressa un froncement de sourcils désapprobateur. « Le capitaine Harrington n'a jamais "sacrifié" la moindre vie qu'elle était en mesure de sauver, répliqua-t-il froidement. Si vous voulez dire qu'elle a risqué la vie de ses subalternes pour la gloire, je trouve cette idée aussi ridicule qu'insultante. Vraiment ? » Une étrange satisfaction brilla dans les yeux de l'homme, et il haussa les épaules. « Je n'avais pas l'intention de me montrer insultant, capitaine Tankersley. D'ailleurs, je ne crois pas avoir jamais pensé que Lady Harrington avait sacrifié quiconque pour la gloire. » Il secoua la tête. « Non, non. Je n'ai jamais voulu dire ça. Pourtant, ça reste une décision... curieuse : risquer la destruction d'une force d'intervention tout entière pour défendre une simple base de radoub. On pourrait même la qualifier de discutable, indépendamment du résultat, et je ne peux pas m'empêcher de me demander si elle n'avait pas une autre raison – en dehors de son sens du devoir, bien sûr – pour opposer ses unités à un tel poids de métal. Elle s'en est sortie, certes, mais pourquoi a-t-elle pris cette initiative, faisant tuer tant de ses matelots, alors qu'elle savait déjà que l'amiral Danislav était arrivé pour prendre la relève ? » Des signaux d'alarme résonnaient dans la tête de Paul, car l'inconnu avait encore changé de ton. La nuance de mépris n'était plus voilée : elle tranchait comme un scalpel, pleine de cruauté froide et gratuite. Paul ne savait pas qu'une voix pouvait évoquer tant de sous-entendus, charger d'un tel mépris des mots apparemment si neutres; quant à la nuance de méchanceté, l'homme l'affichait trop ouvertement pour faire partie des journalistes qui avaient suivi tous les mouvements d'Honor. Ce type avait un compte personnel à régler, et le bon sens voulait que Paul interrompe rapidement cette conversation, il le savait. Mais il avait entendu trop d'allusions voilées sur Honor de la part de trop de gens, et son regard se fit froid et dangereux sur l'inconnu. « Le capitaine Harrington, dit-il d'un ton glacial, a agi en accord avec son intelligence de la situation et de son devoir. Ses actions ont mené à la prise ou à la destruction de toute la force havrienne engagée contre elle. Au vu de ce résultat, je ne décèle rien de "curieux" ni de "discutable" dans sa conduite. Oui, bien sûr, pas vous », murmura l'autre. Paul se raidit, et l'homme eut un sourire hypocrite, comme pour s'excuser. « Certes, vous avez raison quant au résultat. Et puis elle a bien sauvé la base et son personnel. Vous y compris. Qu'est-ce que vous voulez dire exactement?» aboya Paul. Il sentit une vague de silence s'étendre autour d'eux aux autres clients du Dempsey. Cette confrontation avait surgi si vite, l'autre l'avait provoqué avec une aisance et un art tels qu'il en restait sidéré. Ce ne pouvait pas être un hasard. Il le savait, mais il s'en moquait désormais. Pourquoi, sinon que ses sentiments pour vous des sentiments bien connus, si je puis me permettre, pour qui lit les journaux l'ont influencée ? » La voix de l'homme exprimait un mépris glacial. « C'était sans doute terriblement romantique mais, quand même, on peut se demander si le fait d'être prêt à sacrifier plusieurs milliers de vies pour sauver quelqu'un qu'on aime constitue réellement une qualité désirable chez un militaire. Vous croyez que c'est le cas, capitaine ? Paul Tankersley, livide, quitta son tabouret avec les mouvements lents et trop contrôlés d'un homme prêt à céder à la violence. L'autre était plus grand que lui et avait l'air en forme malgré son corps mince et sec, mais Paul ne doutait pas de sa capacité à le réduire en bouillie. Or c'était précisément l'envie qui le démangeait. Toutefois, les signaux d'alarme se faisaient plus insistants et plus sonores dans son cerveau embrumé par la colère. Le problème lui était tombé dessus sans prévenir, et tout s'était passé trop vite pour lui permettre de raisonner clairement. Pas assez vite cependant pour l'empêcher de comprendre que l'homme agissait de propos délibéré. S'il ignorait ce qui avait poussé son interlocuteur à le provoquer, il devinait le danger qu'il courait à le laisser réussir. Il prit une profonde inspiration, rêvant d'effacer le sourire méprisant de ce beau visage et de l'enlaidir un peu par la même occasion. Il resta immobile pendant un instant puis se détourna délibérément pour partir. Mais l'inconnu n'en avait pas terminé. Il se leva à son tour, riant dans le dos de Paul, et sa voix forte porta clairement dans le bar silencieux. Dites-moi, capitaine Tankersley, vous êtes vraiment un si bon coup ? Bon au point qu'elle était prête à sacrifier toutes ses unités pour vous sauver ? Ou bien est-ce simplement qu'elle voulait désespérément se fourrer quelqu'un n'importe qui entre les jambes ? » Cette vulgarité soudaine fit déborder le vase. Paul perdit le contrôle de lui-même et se retourna brusquement, le regard meurtrier. Le sourire de l'autre disparut un instant, et deux poings durs comme l'acier le frappèrent avant qu'il ait pu bouger. Paul Tankersley était ceinture noire de coup de vitesse. Il parvint de peu à retenir une frappe normalement mortelle, juste à temps. Le premier poing s'enfonça profondément dans le ventre de l'inconnu, qui se plia en deux avec un cri de douleur. Le deuxième vint du dessous et lui envoya la tête en arrière dans un claquement de fouet. L'homme recula aveuglément. Des tabourets volèrent dans toutes les directions à mesure qu'il les heurtait, les bras battant l'air, et, sans trop savoir comment, Tankersley parvint à se retenir de le suivre et de l'achever. Il restait là, la respiration bruyante, choqué par sa propre réaction et tremblant du désir de frapper encore ce visage haineux tandis que l'homme s'effondrait le long du bar avec un cri déchirant. Il porta les mains à son visage. Il se balançait sur ses genoux pendant que le sang de ses lèvres en bouillie et de son nez écrasé coulait entre ses doigts. Le restaurant tout entier était figé, pétrifié par cette subite explosion de violence. Puis, lentement, l'homme agenouillé baissa les mains et lança un regard assassin à son agresseur. Il cracha sur le sol une dent cassée dans un mélange de sang et de salive, puis ramena une main à son menton sanguinolent. Ses yeux n'avaient plus rien de supérieur ni de méprisant : la folie les faisait briller. Vous m'avez frappé. » Il parlait d'une voix pâteuse, ralentie par la douleur qui irradiait sa bouche et suffoquée de haine. « Vous m'avez frappé ! » Paul ne put s'empêcher d'avancer vers lui, le regard brûlant, mais l'autre ne cilla même pas. Il le regardait simplement, depuis le sol, et son visage formait un masque de sang et de haine, à la limite de la démence. « Comment avez-vous osé porter la main sur moi ? » souffla-t-il. Paul eut un rictus méprisant et se détourna, mais la voix pâteuse, emplie de haine, n'avait pas fini. « Personne ne porte la main sur moi, Tankersley ! Vous m'en rendrez compte : je demande réparation ! Paul s'arrêta net. Il régnait désormais un silence de mort, et il se rendit soudain compte de ce qu'il avait fait. Il aurait dû le voir plus tôt – il l'aurait vu s'il avait été un tout petit peu moins furieux. Il n'avait pas compris, mais maintenant il savait. L'inconnu n'avait pas prévu que Paul l'attaquerait, pourtant il avait entrepris dès le début de le mettre en rage dans un seul but : obtenir le défi qu'il venait de lancer. Et Paul Tankersley, qui n'avait jamais participé à un duel, savait qu'il n'avait pas le choix : il devait accepter. « Très bien, grinça-t-il en fusillant du regard son ennemi anonyme. Si vous insistez, je vous accorderai réparation. » Un autre homme sortit de la foule comme par enchantement et aida l'inconnu à se relever. « Voici monsieur Livitnikov, grogna l'homme ensanglanté en s'appuyant sur l'autre. Je suis sûr qu'il se fera une joie d'être mon témoin. » Livitnikov acquiesça d'un mouvement brusque et plongea la main gauche dans la poche de sa veste tout en soutenant son compagnon de la droite. Il tendit quelque chose à Paul. « Ma carte, capitaine Tankersley. » L'outrage digne et glacial qu'exprimait sa voix dure semblait un peu trop répété, un peu trop familier. « J'attends un appel de vos amis sous vingt-quatre heures. Certainement », répondit Paul d'une voix tout aussi glaciale. L'apparition soudaine de Livitnikov lui confirmait qu'il était bien tombé dans un piège, et il gratifia l'homme d'un regard chargé de mépris en prenant sa carte. Il la fourra dans sa poche, se retourna et se dirigea vers la porte. Puis il s'immobilisa. Thomas Ramirez se tenait à l'entrée, pétrifié, mais il ne regardait pas Paul. Sous le choc de ce qu'il venait de comprendre, il gardait les yeux rivés sur l'homme que son ami avait agressé – un homme dont il n'avait pas pensé à lui parler. Horrifié, il regarda Livitnikov aider un Denver Summervale au visage en sang à s'éloigner dans la foule. CHAPITRE DIX-HUIT Au moins le fauteuil était confortable. Ce détail importait plus qu'il n'en avait l'air, car Honor y avait passé au bas mot huit heures par jour au cours du dernier mois, et sa fatigue grandissait. La journée graysonienne de plus de vingt-six heures était un peu longue, même pour elle. Le jour de son Sphinx natal ne comptait qu'une heure de moins, mais elle avait passé ces trente dernières années au rythme des horloges de la Flotte, réglées sur le cycle de vingt-trois heures régnant sur le monde capitale du Royaume stellaire. Toutefois, elle ne pouvait pas honnêtement mettre sa fatigue actuelle sur le compte de la longueur du jour. Elle se tourna vers la gauche, plissant les yeux face au resplendissant soleil matinal qui se répandait à travers les fenêtres, tandis que la porte se, refermait derrière son dernier visiteur. La demeure seigneuriale était beaucoup trop luxueuse à son goût, surtout pour un nouveau fief au budget serré, mais ses propres quartiers n'occupaient qu'une infime partie du manoir Harrington. Le reste était alloué aux bureaux, aux archives papier et électroniques, aux centres de communication et à tout l'attirail du gouvernement. James MacGuiness, d'un autre côté, considérait manifestement cette magnificence comme le dû d'Honor et, contrairement à elle, semblait ravi de tout l'apparat qui était maintenant le lot du capitaine. Les serviteurs graysoniens l'acceptaient comme majordome officiel de leur maîtresse, et il avait fait preuve d'un talent inattendu pour la gestion d'un personnel qui paraissait bien trop nombreux à Honor. Il avait également veillé à ce que Nimitz dispose d'un juchoir correct dans le bureau, positionné de façon à recevoir le maximum de soleil. À cet instant, le chat sylvestre, confortablement vautré sur ce juchoir, les six pattes pendantes de ravissement, se prélassait dans la chaleur solaire. Elle le regarda, franchement envieuse, puis fit basculer en arrière son immense fauteuil aux allures de trône. Elle posa un pied sur la chancelière que dissimulait son énorme bureau et se pinça l'arête du nez, puis ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Un rire discret à sa droite lui fit tourner la tête de l'autre côté. Howard Clinkscales était assis à un bureau plus petit, doté d'un terminal plus volumineux encore que le sien. Son bureau formait un angle droit avec celui d'Honor, de sorte qu'ils faisaient tous deux face au centre de la vaste salle lambrissée – disposition qui avait tout d'abord laissé le capitaine sceptique : elle n'avait pas l'habitude de partager son bureau avec son second, mais le système fonctionnait bien mieux qu'elle ne l'aurait craint, et la présence de Clinkscales s'était révélée précieuse. Il connaissait tous les détails concernant son fief et, comme tout second digne de ce nom, avait toujours sous la main les informations dont son supérieur avait besoin. « Déjà fatiguée, milady ? demandait-il à présent, secouant la tête d'un air de fausse réprobation. Il est à peine dix heures ! Au moins je ne bâille pas devant eux, répondit-elle avec un sourire. C'est vrai, milady. En tout cas, pas encore. » Honor tira la langue, et Clinkscales éclata de rire. Elle n'aurait pas misé un centime manticorien sur leurs chances de devenir amis. Un respect mutuel, oui, elle s'y attendait et s'en serait même contentée. Pourtant, leur intense coopération des dernières semaines avait abouti à une relation bien plus personnelle et chaleureuse. Si elle était surprise, il devait l'être plus encore. Il avait abandonné le poste de commandant de la Force de sécurité planétaire pour assurer la régence du fief Harrington, et il aurait facilement pu y voir une régression sociale. De plus, considérant son opposition à une bonne moitié des « initiatives » du Protecteur Benjamin, travailler avec – et pour – la femme qui avait provoqué tous ces changements n'aurait pas dû le réjouir. D'ailleurs, il ne semblait pas avoir modifié sa propre attitude envers les femmes en général d'un iota. Tout cela ne paraissait pourtant avoir aucune influence dès qu'il s'agissait d'Honor. Il n'oubliait jamais son sexe et la traitait avec la courtoisie excessive requise par le code graysonien, mais il lui réservait aussi la déférence due à tout seigneur. Elle avait d'abord cru y déceler une certaine ironie, mais elle s'était trompée. Pour autant qu'elle pût en juger, il reconnaissait sans la moindre réserve son droit à ce titre. Mieux, il avait l'air d'approuver ses résultats et avait même adopté une attitude plus détendue avec elle en privé. Il demeurait infailliblement courtois, certes, mais il se montrait désormais beaucoup plus à l'aise dans leurs conversations, évolution franchement étrange vu ses opinions très conservatrices. Elle vérifia le chrono sur son bureau. Il leur restait quelques minutes avant la prochaine audition, et elle fit pivoter son fauteuil pour lui faire complètement face. « Howard, ça vous dérange si je vous pose une question un peu personnelle ? Personnelle, milady ? » Clinkscales se tira le lobe de l'oreille. « Vous pouvez certainement la poser. Bien sûr, ajouta-t-il avec un sourire ironique, si c'est trop personnel, je me réserve le droit de ne pas répondre. Certes. » Honor réfléchit quelques instants à une formulation élégante puis la jugea inutile. Clinkscales se montrait toujours aussi franc et direct qu'elle, et il valait sans doute mieux ne pas tourner autour du pot. « Je me demandais comment nous parvenions à faire du si bon travail ensemble », dit-elle. Le front du Graysonien se plissa, et elle haussa les épaules. « Vous savez aussi bien que moi à quel point j'ai besoin de vos conseils. Je crois que j'apprends, mais tout ceci est entièrement nouveau pour moi. Sans votre aide, je me rendrais probablement coupable d'un beau gâchis, mais, en l'occurrence, je trouve que tout se passe plutôt bien. J'apprécie énormément votre aide, mais je sais également que vous ne vous en tenez pas à la lettre de votre serment en tant que régent et, parfois, ça me semble un peu bizarre. Je sais que vous n'approuvez pas vraiment ce qui arrive à Grayson et je suis... disons que le Protecteur Benjamin avait raison de me qualifier de symbole de ces changements. Vous auriez pu sacrément me compliquer la vie en vous contentant de faire le travail que vous aviez juré d'effectuer et en me laissant apprendre toute seule. Personne n'aurait pu vous le reprocher. Je ne peux pas m'empêcher de me demander pourquoi vous ne l'avez pas fait. Parce que vous êtes mon seigneur, milady. C'est la seule raison ? C'est une raison suffisante. » Clinkscales pinça les lèvres tout en jouant avec la petite clef en argent, symbole de l'autorité seigneuriale, qu'il portait autour du cou. Il inclina légèrement la tête : « Honnêtement, toutefois, la façon dont vous assumez vos responsabilités n'est pas étrangère à mon attitude. Vous auriez pu vous contenter d'un rôle de figure de proue, milady. Au lieu de cela, vous alignez des journées de dix ou douze heures pour apprendre votre métier de seigneur. Je respecte ce choix. Même de la part d'une femme ? » demanda doucement Honor. Il croisa son regard et leva la main d'un air prudent. « Je tremble à l'idée de ce que vous pourriez faire si je répondais "surtout de la part d'une femme", milady. » Son ton était si comique qu'Honor gloussa. Il sourit brièvement puis reprit son sérieux. « D'un autre côté, milady, je vois ce que vous voulez dire. » Il fit basculer son fauteuil en soupirant, s'appuya sur les accoudoirs et croisa les mains sur son ventre. « Je n'ai jamais dissimulé mes convictions au Protecteur ni à vous, Lady Harrington, reprit-il lentement. Je pense que le Protecteur impose des changements trop rapides, et ils me mettent... mal à l'aise. Nos traditions nous ont bien rendu service au fil des siècles. Elles ne sont peut-être pas parfaites, mais elles nous ont au moins permis de survivre, ce qui ne constitue pas une mince réussite sur un monde comme le nôtre. Qui plus est, je crois que la plupart de mes concitoyens – y compris les femmes – trouvaient leur compte dans les anciens usages. C'était mon cas. Mais, évidemment, je suis un homme, ce qui doit sans doute influencer mon interprétation. » Honor haussa un sourcil étonné à cet aveu, et il émit un petit rire amer. « Je suis parfaitement conscient de la position privilégiée que j'occupais, milady, mais je ne pense pas que cela invalide forcément ma vision des choses. Je ne vois pas non plus pourquoi toutes les planètes de la Galaxie devraient imiter une organisation sociale qui leur convient plus ou moins. Et puis, en toute honnêteté, je ne crois pas les femmes de Grayson prêtes à faire face aux exigences du Protecteur. Sans parler de leurs facultés innées – une question qui, je l'avoue à ma propre surprise, est plus facile à éluder depuis que je travaille avec vous que je ne l'auraiscru précédemment –, elles n'ont pas reçu la formation nécessaire. À mon avis, leurs efforts pour s'adapter aux changements en rendront bon nombre terriblement malheureuses. Je frémis à l'idée des conséquences sur notre vie familialetraditionnelle, et la transition n'est pas facile pour l'Église non plus. Enfin, tout au fond, je ne peux pas mettre entre parenthèses la philosophie qui a guidé toute ma vie pour en adopter une autre, juste parce qu'on me le demande. » Honor acquiesça lentement. Quand elle avait rencontré Howard Clinkscales, il lui avait fait l'effet d'un dinosaure, et c'en était peut-être un. Mais rien dans son ton ni ses manières n'indiquait qu'il s'excusait ou qu'il se trouvait sur la défensive. Il n'aimait pas ce qui se passait autour de lui, pourtant il n'avait pas réagi comme le réactionnaire écervelé pour lequel elle le prenait. « Mais, que j'approuve ou non tout ce que décide le Protecteur Benjamin, il reste mon Protecteur, poursuivit Clinkscales, et une majorité des seigneurs le soutiennent également. » Il haussa les épaules. « Mes doutes se révéleront peut-être sans fondement, si le nouveau système fonctionne. Ils lui permettront peut-être même de mieux marcher en nous faisant prendre conscience des sensibilités que nous froissons, en amortissant les chocs, pour ainsi dire. De toute façon, ma responsabilité consiste à agir du mieux que je peux. Si j'arrive à préserver des pans valables de nos traditions en chemin, je le ferai, mais je prends très au sérieux mon serment envers le Protecteur Benjamin, milady, et envers vous. » Il se tut, mais Honor sentait qu'il lui restait quelque chose à dire et elle laissa le silence se prolonger jusque-là. Plusieurs secondes s'écoulèrent, puis il s'éclaircit la gorge. « De plus, milady, je pourrais ajouter que vous n'êtes pas graysonienne de naissance. D'adoption, certes. Vous faites partie des nôtres désormais ; même ceux que ces changements contrarient le plus partagent cette opinion. Mais pas de naissance. Vous ne vous comportez pas comme une Graysonienne, et le Protecteur avait raison sur plus d'un plan en vous qualifiant de symbole. Vous êtes la preuve que les femmes peuvent être – et que, sur d'autres planètes, elles sont – aussi qualifiées que les hommes. Il fut un temps où je vous aurais volontiers détestée pour ce qui arrivait à Grayson, mais ce serait comme de reprocher à l'eau de me mouiller. Vous êtes ce que vous êtes, milady. Un jour, peut-être beaucoup plus tôt qu'un vieux réactionnaire comme moi ne le croit possible, Grayson produira des femmes de votre trempe. En attendant, je n'ai jamais rencontré d'homme doté d'un sens du devoir plus aigu, ni qui soit plus qualifié ou travailleur. Un vieux macho comme moi ne peut quand même pas vous laisser prouver que vous valez mieux que lui ! Et puis (il haussa de nouveau les épaules et cette fois son sourire était parfaitement naturel, bien qu'un peu gauche) je vous aime bien, milady. » Le regard d'Honor s'adoucit. Il avait l'air surpris de son propre aveu, et elle secoua la tête. « J'aimerais simplement ne pas me sentir si déplacée les trois quarts du temps. Je dois sans cesse me répéter que je ne me trouve plus dans le Royaume stellaire. Les règles de politesse locales m'ahurissent. Je ne crois pas que je me ferai jamais à mon statut de seigneur, et déterminer comment ménager les susceptibilités dans le même temps me rend la tâche encore plus difficile. » Elle était aussi surprise de s'entendre l'avouer que Clinkscales précédemment, mais il se contenta de sourire à nouveau. « Je trouve que vous vous en tirez plutôt bien, milady. Vous avez l'habitude de commander, mais je ne vous .ai jamais vue agir sans réfléchir ou donner un ordre par caprice. Oh, ça. » Honor agita la main, légèrement embarrassée mais ravie de cette remarque. « Je me repose seulement sur mon expérience au sein de la Flotte. J'aime à penser que je suis un bon commandant de vaisseau stellaire, et j'imagine que ça se voit. » Clinkscales acquiesça, et elle haussa les épaules. « Mais, ça, c'est facile. Le plus difficile, Howard, c'est d'apprendre à devenir graysonienne. Ça va plus loin que de mettre des robes (elle désigna celle qu'elle portait) ou de prendre les bonnes décisions. » Clinkscales inclina la tête et la regarda d'un air pensif. « Puis-je vous donner un conseil, milady ? » Honor hocha la tête, et il se tira de nouveau le lobe de l'oreille. « Alors je vous conseillerai de ne pas essayer. Restez vous-même. Personne ne peut critiquer votre travail, et il est inutile de vous échiner à devenir une "bonne Graysonienne" alors que nous nous employons tous à redéfinir ce terme. De toute façon, vos sujets vous aiment telle que vous êtes. » Honor haussa les sourcils sous l'effet de la surprise, et il se mit à rire. « Avant que vous ne preniez votre place au sein du conclave, certains s'inquiétaient de ce qui se passerait quand "cette étrangère" prendrait le pouvoir sur eux. Maintenant qu'ils commencent à vous connaître, ils se sentent plutôt fiers de vos... euh... excentricités. Ce fief attire depuis le début des gens qui avaient plus envie de changement que les autres, milady. Aujourd'hui, nombre d'entre eux semblent espérer que votre attitude déteindra sur eux. Vous êtes sérieux ? Oui. D'ailleurs... » Le chrono d'Honor émit un signal sonore annonçant l'arrivée imminente de son visiteur suivant, et Clinkscales s'interrompit. Il baissa les yeux sur son écran puis secoua la tête d'un air fatigué. « Voilà qui devrait vous intéresser, milady. Vous avez rendez-vous avec l'ingénieur dont je vous ai parlé. » Honor hocha la tête et se redressa dans son fauteuil lorsqu'on frappa un coup discret à la porte – pile à l'heure. « Entrez », lança-t-elle, et une sentinelle portant l'uniforme vert sur vert qu'elle avait choisi pour sa garde seigneuriale ouvrit la porte à l'ingénieur en question. C'était un homme jeune, et il avait un aspect légèrement désordonné. Pas négligé, non, et personne n'aurait pu se prétendre plus propre, mais il paraissait mal à l'aise dans ses beaux habits. On l'aurait vu mieux dans son élément en salopette, les poches débordant de micro-composants et autres outils de son art, se disait Honor. Sa nervosité était presque palpable tandis qu'il hésitait sur le seuil. « Entrez, monsieur Gerrick. » Elle s'exprima de sa voix la plus rassurante et se leva derrière son bureau, lui tendant la main en signe de bienvenue. Le protocole voulait qu'elle restât assise de bout en bout, mais elle ne pouvait pas s'y résoudre, pas devant un jeune ingénieur si peu assuré. Gerrick rougit violemment et traversa bien vite la pièce, manifestement confus, et Honor se dit alors qu'il s'était probablement renseigné sur la façon dont les choses devaient se dérouler. Eh bien, il était trop tard, et elle lui sourit, la main toujours tendue comme il s'arrêtait devant son bureau. Il hésita un instant puis avança une main irrésolue, comme ignorant s'il devait baiser celle d'Honor ou la serrer. Elle résolut son dilemme en saisissant fermement sa main, et une part de son incertitude parut s'évaporer. Il lui rendit son sourire timidement, et sa poigne gagna un semblant d'assurance. « Asseyez-vous, monsieur Gerrick. » Elle désigna le fauteuil devant son bureau et il s'exécuta promptement, les doigts serrés autour du porte-documents sur ses genoux, dernière trace de sa nervosité première. « Lord Clinkscales m'a dit que vous étiez l'un de mes meilleurs ingénieurs et que vous aviez un projet spécial dont vous désiriez me parler ? » Gerrick s'empourpra de nouveau, comme s'il détectait une forme d'ironie voilée dans cette appréciation, vu son évidente jeunesse, mais elle attendit simplement, les mains croisées sur le bureau. Son expression attentive dut rassurer l'ingénieur, car il prit une profonde inspiration et hocha la tête. « Oui, milady, en effet. » D'un débit rapide, sa voix était plus grave que l'indéniable maigreur du jeune homme ne le laissait présager. « Alors expliquez-le-moi », proposa Honor en se calant dans son fauteuil. Il s'éclaircit la gorge. « Eh bien, milady, j'ai étudié ces derniers temps les applications des nouveaux matériaux que l'Alliance a mis à notre disposition. » Il termina sa phrase sur une note ascendante comme s'il posait une question, et elle acquiesça pour signifier qu'elle le suivait. « Certains sont vraiment remarquables, poursuivit Gerrick avec une confiance accrue. Pour tout dire, j'ai été particulièrement impressionné par les possibilités qu'offre le cristoplast. » Il s'interrompit et Honor se frotta le bout du nez. Le cristoplast n'était pas si récent, bien qu'il pût paraître tout neuf à un ingénieur graysonien. Le plastoblinde couramment utilisé dans la construction spatiale était bien plus performant. D'ailleurs, il avait relégué le cristoplast, moins cher, à l'usage exclusif de l'industrie civile qui pouvait se permettre d'économiser sur la conception. Il lui fallut un petit moment pour se rappeler toutes les différences qui séparaient les deux matériaux. « D'accord, monsieur Gerrick, dit-elle. Je vous suis. Dois-je comprendre que votre projet concerne l'emploi de cristoplast ? Oui, milady. » Gerrick se pencha en avant, et sa nervosité s'évanouit tout à fait maintenant que l'enthousiasme l'emportait. « Nous n'avons jamais disposé de matériau résistant à de telles tensions – pas sur Grayson. Ça nous ouvre un tas de possibilités en ingénierie environnementale. Nous pourrions construire des villes entières sous dôme protecteur ! » Honor hocha la tête, comprenant soudain. Les concentrations de métaux lourds dans l'atmosphère de la planète rendaient la moindre poussière dangereuse. Les systèmes de pressurisation et de filtration internes faisaient partie de la routine des codes de construction de Grayson, au même titre que les toits sur d'autres planètes, et les structures publiques –telles que le palais du Protecteur ou sa propre demeure seigneuriale – étaient systématiquement bâties sous des dômes au climat contrôlé. Elle se frotta une nouvelle fois le nez puis jeta un coup d'œil à Clinkscales. Le régent observait Gerrick avec un léger sourire teinté à la fois d'approbation et d'expectative, comme s'il attendait la mauvaise nouvelle faisant pendant à la bonne. Elle se tourna vers l'ingénieur. «Je suppose que vous avez raison, monsieur Gerrick. Et, étant donné les circonstances, j'imagine que le fief Harrington serait l'endroit idéal pour commencer. Nous pourrions doter nos villes de dômes dès la conception en fait, n'est-ce pas ? Oui, milady. Mais nous pourrions aller plus loin. Nous pourrions bâtir des fermes sous cristoplast ! Des fermes ? » répéta Honor, un peu surprise. Gerrick acquiesça vigoureusement. « Oui, milady. Des fermes. J'ai ici les projections financières (il se mit à fouiller dans son porte-documents, le visage illuminé de ferveur) et, une fois considérées les dépenses opérationnelles à long terme, les coûts de production se révèlent beaucoup plus faibles que ceux des installations orbitales. Nous économiserions aussi sur le transport et... Un instant, Adam », intervint Clinkscales avec une douceur surprenante. Gerrick regarda aussitôt le régent, qui secoua légèrement la tête en se tournant vers Honor. « J'ai vu les chiffres d'Adam – de monsieur Gerrick –, milady, et il a bout à fait raison. Ses dômes permettraient une économie sensible sur les coûts de production des fermes orbitales. Malheureusement, nos agriculteurs sont plutôt... traditionalistes, dirons-nous. » Une étincelle brilla dans son regard à son propre choix de termes et Honor dissimula un sourire. « À ce jour, Adam n'est pas parvenu à retenir l'attention de quiconque disposant des fonds nécessaires à son projet. Ah. » Honor s'enfonça un peu plus, comprenant mieux, sous le regard inquiet de Gerrick. « Une idée de l'ordre de grandeur des sommes en question ? J'ai conçu et chiffré le coût d'un projet de démonstration sur six mille hectares, milady. » Gerrick déglutit comme s'il s'attendait à ce qu'elle conteste la superficie choisie, et reprit aussitôt : « Si on faisait plus petit, ça ne suffirait pas à prouver la validité du concept aux corporations agricoles et... Je comprends, coupa doucement Honor. Donnez-moi simplement un chiffre. Dix millions d'austins, milady », répondit l'ingénieur d'une toute petite voix. Honor hocha la tête. Au taux de change actuel, Gerrick envisageait donc une addition de sept millions et demi en dollars manticoriens. Plus exorbitant qu'elle n'aurait cru, mais... « Je me rends compte que c'est beaucoup, milady, fit Gerrick, mais c'est en partie lié au coût de la décontamination du sol, et puis il faudra aussi mettre au point pas mal de matériel pour le projet pilote. Pas seulement les purificateurs atmosphériques : il faut s'occuper de la distillation de l'eau, des systèmes d'irrigation, des moniteurs du taux de contamination... Ça gonfle les coûts mais, une fois que nous aurons tout conçu et que nous commencerons la production en série, l'amortissement sur les projets suivants sera... » Sur un petit geste d'Honor qui se tournait vers Clinkscales, il s'interrompit, les mains crispées sur son porte-documents. Howard, pouvons-nous nous le permettre ? Non, milady. » La voix du régent exprimait un regret sincère, et il adressa un sourire compatissant à l'ingénieur abattu. e Je le déplore. Je crois que d'autres fiefs adopteraient cette idée si nous en démontrions la faisabilité, et Dieu sait qu'une industrie d'exportation ne nous ferait pas de mal. Si nous fournissions les fonds initiaux pour produire du cristoplast et les machines nécessaires – pas seulement pour les fermes, mais pour les dômes urbains qu'Adam évoquait –, nous serions en position dominante dans ce secteur, du moins au début. Cela créerait des emplois et générerait des revenus en conséquence, sans parler de l'avance dont nous bénéficierions pour construire nos propres dômes. Hélas, nous sommes trop engagés sur d'autres projets. Nous ne pourrons pas investir dans celui d'Adam avant au moins un an, probablement même deux. » Gerrick se tassa un peu plus. Il fit un effort courageux pour dissimuler sa déception, et Honor secoua la tête. Si nous attendons aussi longtemps, un autre fief risque de se lancer avant nous, opposition traditionnelle ou pas, souligna-t-elle. Et, si ça se produit, nous nous retrouverons dans une situation où il nous faudra acheter cette technologie de quelqu'un d'autre. Je vous l'accorde, milady. C'est pourquoi je regrette que nous ne puissions pas nous le permettre pour l'instant, mais je ne vois aucun moyen de réunir les fonds. Et la cassette seigneuriale ? » s'enquit Honor. Gerrick s'illumina à cette expression d'intérêt, mais Clinkscales fit un nouveau signe de dénégation. Nous sommes déjà très engagés de ce côté, milady, et même si vous n'en retirez pas de revenu personnel, elle n'augmenterait nos ressources que de deux ou trois millions par an. Pourrions-nous demander un prêt ? Nous approchons déjà le seuil d'endettement maximal, milady. Nous pourrions tenter un investissement commercial privé mais, tant que nous ne rembourserons pas certaines de nos dépenses initiales, notre capacité d'emprunt public demeurera limitée. J'aimerais beaucoup qu'on teste le projet d'Adam, mais je ne peux pas recommander de nouvel emprunt dans le secteur public. Nous devons garder des réserves en cas de crise. Je vois. » Du bout du doigt, Honor dessinait des cercles invisibles sur son sous-main. Elle sentait le regard de Gerrick peser sur elle tandis que son front se plissait sous l'effet de la réflexion. Clinkscales avait raison quant à sa situation fiscale. Grayson était une planète pauvre, et l'établissement d'un nouveau fief occasionnait des dépenses phénoménales. Si elle avait eu vent plus tôt de l'idée de Gerrick, elle aurait renoncé avec joie à la construction du manoir Harrington – malgré Clinkscales qui soutenait qu'il s'agissait d'une nécessité absolue, ne serait-ce que pour doter le fief d'un centre administratif. En fait, pour la première fois depuis sa fondation deux années locales plus tôt, son domaine n'était plus dans le rouge, mais ça ne durerait pas. Elle releva les yeux puis secoua la tête. Alors oubliez la cassette, dit-elle. Et, pendant que j'y pense, Howard, notez que je souhaite voir tous mes revenus réinvestis. Je n'ai pas besoin de cet argent, le fief si. Bien, milady. » Clinkscales semblait à la fois surpris et ravi, et Honor inclina la tête en regardant Gerrick. Quant à vous, monsieur Gerrick, que diriez-vous d'une association avec une extraplanétaire ? Une extraplanétaire, milady ? » Gerrick paraissait perplexe. « Quelle extraplanétaire ? Moi, répondit Honor, qui se mit à rire devant son air ahuri. Il se trouve, monsieur Gerrick, que je suis une femme assez riche dans le Royaume de Manticore. Si vous voulez monter votre projet de démonstration, je le financerai. Vous feriez ça ? » Gerrick la fixait d'un œil incrédule, et elle acquiesça. Certainement. Howard (elle se tourna de nouveau vers Clinkscales), monsieur Gerrick est sur le point de vous remettre sa démission du personnel du fief. En même temps que vous l'accepterez à regret, bien sûr vous dresserez un permis pour la création d'une entreprise privée du nom de... euh... Dômes aériens de Grayson, SARL. Monsieur Gerrick sera embauché en tant qu'ingénieur en chef et responsable du développement, avec un salaire correspondant à sa fonction et un intéressement de trente pour cent. Je serai présidente du conseil d'administration et vous notre P.-D.G., avec un intéressement de vingt pour cent. Mon agent sur Manticore sera notre responsable financier, et je vais lui faire signer immédiatement un chèque de quelques millions d'austins pour couvrir les coûts de démarrage. Vous... vous êtes sérieuse, milady ? souffla Gerrick. En effet, oui. » Elle se leva et lui tendit la main une fois de plus. « Bienvenue dans le secteur privé, monsieur Gerrick. Maintenant, lancez-vous et faites en sorte que ça marche. » L'Étoile de Yeltsin était couchée depuis longtemps, mais Honor et Clinkscales l'avaient à peine remarqué, absorbés par leur emploi du temps exigeant. Nimitz occupait maintenant le coin du sous-main d'Honor et s'amusait à démonter une agrafeuse vieillotte lorsqu'elle repoussa enfin son fauteuil dans un soupir. Je sais bien que nous n'avons pas encore fini, Howard, mais j'ai vraiment besoin d'une pause. Accepteriez-vous de vous joindre à Nimitz et moi pour dîner, ainsi que vos épouses ? Il est si... ? » Clinkscales consulta son chrono et se secoua. «En effet, il est si tard que ça, milady. Et, oui, nous serions honorés de nous joindre à vous. À supposer (il lui lança un regard soupçonneux) que votre intendant promette de ne plus nous servir de courge frite. » Il frémit à ce souvenir, car la courge manticorienne différait légèrement du légume du même nom sur Grayson, et il y avait fait une violente réaction allergique la première fois que MacGuiness en avait préparé. «Pas de courge, promit Honor, le sourire aux lèvres. Je ne connais pas le menu, mais MacGuiness et moi avons fait une croix sur la courge pour le reste de notre séjour. D'ailleurs, il prend des cours de cuisine locale et... » Un bourdonnement de sa console l'interrompit et lui tira une grimace. Je vous ai peut-être invité trop vite, marmonna-t-elle en enfonçant le bouton de réception. Oui ? Excusez-moi de vous déranger, madame, dit une voix manticorienne. J'allais justement vous appeler, Mac. Qu'y a-t-il ? Nous venons de recevoir un message du contrôle aérien, madame. Une pinasse arrive, HPA dans douze minutes. » Honor haussa les sourcils. L'arrivée d'une pinasse, surtout si tard dans la soirée, était pour le moins inhabituelle. Et pourquoi était-ce MacGuiness qui l'en informait plutôt que son chef graysonien de la sécurité ? « Une pinasse ? Pas un aérodyne ? Non, madame. Une pinasse... du HMS Agni. Je crois que le capitaine Henke en personne se trouve à bord », ajouta-t-il. Honor se raidit. L'Agni, ici ? L'origine manticorienne du visiteur expliquait peut-être pourquoi ce n'était pas le colonel Hill mais Mac qui appelait, mais pourquoi Michelle n'avait-elle pas écrit pour la prévenir qu'elle venait à Yeltsin ? D'ailleurs, pourquoi descendre à bord d'une pinasse plutôt que l'appeler depuis son orbite ? Si l'Agni se trouvait si près de Grayson que ses petits bâtiments pouvaient l'atteindre, elle aurait pu envoyer un message plusieurs heures plus tôt. « Le capitaine Henke a-t-elle dit quelque chose concernant la raison de sa présence ? Non, madame. Tout ce que j'ai, c'est une requête officielle pour accès immédiat à votre personne. Votre force de sécurité me l'a transmise pour autorisation. Donnez le feu vert immédiatement, fit Honor. Je serai dans mon bureau. Bien, madame. » MacGuiness coupa la communication et Honor se radossa avec une moue pensive. Quelqu'un frappa une fois, discrètement, à la porte du bureau et l'ouvrit sans attendre la permission. C'était Michelle Henke, suivie de James MacGuiness au lieu du traditionnel garde graysonien. « Michelle ! » s'écria Honor, ravie, avant de faire le tour de son bureau, les deux mains tendues. Elle s'attendait à ce que Henke sourie à la vue absurde d'Honor Harrington en robe graysonienne, mais elle n'en fit rien. Elle se contentait de la fixer comme si elle venait de recevoir la fléchette d'un pulseur, et Honor s'immobilisa, laissa retomber ses mains et se raidit, soudain prise d'une crainte indéfinie. « Honor. » Henke prononça son nom sur un ton douloureux, une parodie de sa voix normale, et Honor ouvrit son lien empathique avec Nimitz. La terrible détresse qu'abritait le visage tourmenté de Henke lui coupa le souffle. Ses émotions étaient trop intenses et trop douloureuses pour qu'Honor les identifie, mais elles firent à Nimitz l'effet d'un coup de massue. Les vestiges de l'agrafeuse tombèrent sur le sol lorsqu'il se leva, les oreilles aplaties sur le crâne, et se mit à siffler d'un air défiant. Honor tendit de nouveau la main pour exprimer sa compassion, ahurie par la douleur féroce que ressentait son amie. « Qu'y a-t-il, Michelle ? » Elle s'efforçait de conserver une voix égale et douce. « Pourquoi ne m'as-tu pas appelée ? Parce que... (Henke prit une profonde inspiration) parce que je devais te le dire en personne. » Chaque mot semblait lui coûter physiquement, et elle ignora la main d'Honor pour la saisir aux épaules. « Me dire quoi ? » Honor n'avait pas encore peur. Elle !t'avait pas eu le temps et s'inquiétait trop pour son amie. « Honor, c'est... » Henke prit une nouvelle inspiration puis l'attira contre elle pour la serrer violemment dans ses bras. « On a provoqué Paul en duel, murmura-t­elle sur l'épaule d'Honor. Il... Oh, mon Dieu, Honor ! Il est mort ! » CHAPITRE DIX-NEUF Il y avait sans doute un meilleur moyen de s'y prendre, mais Georgia Sakristos ne l'avait pas trouvé et, au moins, elle était relativement satisfaite du contact qu'elle avait finalement choisi. Il fallait qu'elle joigne quelqu'un qui relaierait l'information aux personnes voulues sans laisser ceux qui connaissaient son rôle dans l'opération deviner que la fuite provenait d'elle. Si elle n'en avait pas eu la certitude, elle n'aurait rien tenté du tout. Hélas, ça ne voulait pas dire que personne de l'autre côté ne l'associerait jamais à la fuite. Ce serait presque aussi grave que si son employeur découvrait qu'elle avait parlé, et une prise de contact personnelle augmentait considérablement les risques; pourtant le temps était compté, et elle devait convaincre son interlocuteur de la fiabilité de ses informations. L'absence de toute preuve formelle lui compliquerait assez la tâche sans qu'elle perde de temps avec des intermédiaires. Elle prenait un risque, mais son terminal de com était protégé par assez de garde-fous pour empêcher quiconque, dans les faits, de remonter jusqu'à la source. Les filtres devraient rendre sa voix méconnaissable, et elle comptait appeler la ligne civile privée de son contact, dont le numéro figurait sur liste rouge. Sa capacité à trouver ce numéro devrait encourager son interlocuteur à la prendre au sérieux. De plus, les conversations civiles étaient protégées par des circuits de sécurité interdisant les écoutes, qui ne pouvaient être coupés que sur ordre d'un tribunal. Tout cela devrait minimiser le risque qu'elle courait, mais Georgia Sakristos, née Élaine Komandorski, n'avait pas échappé à la prison en s'appuyant sur des hypothèses. D'un autre côté, se disait-elle, une expression sinistre sur son joli visage (le top en matière de biosculpt), certaines choses valaient bien qu'on risque la prison pour leur échapper, et elle avait laissé son propre nom, son visage et sa voix en dehors de la transaction. Elle avait utilisé des caches anonymes... et délibérément choisi un professionnel qui insisterait pour connaître l'identité de son véritable client. Elle détailla mentalement son plan une fois de plus. Le nouveau comte de Nord-Aven avait une confiance enfantine dans les systèmes de sécurité de son bureau d'ailleurs réellement efficaces. Sakristos le savait bien : elle les avait installés elle-même pour le compte de son père. La seule façon de les pénétrer depuis l'extérieur consistait à recourir à la force, ce qui détruirait tous ces beaux fichiers et le pouvoir qu'ils représentaient. Non, elle voulait seulement en effacer un en particulier le sien sans endommager les autres. Une tâche difficile, mais Pavel Young ignorait un détail sur son propre système de sécurité. Lorsqu'elle l'avait mis en place, les ordinateurs avaient identifié Pavel comme exécuteur testamentaire de son père, autorisé à pénétrer le système à la mort du vieux comte. Il le savait. Ce qu'il ignorait, c'était que Georgia Sakristos avait été désignée comme sa doublure et prendrait le commandement du système s'il était indisponible, gravement malade... ou mort. Il avait suffi d'une nuit et des bleus qu'elle en avait gardés pour la convaincre que même la prison vaudrait mieux qu'une vie avec Pavel Young pour « amant », et elle demeurait son responsable de la sécurité. Chez tout autre, une telle confusion aurait dépassé l'entendement; dans le cas du nouveau comte, Sakristos comprenait exactement le fonctionnement de son esprit, et elle étouffa une envie de cracher. Personne n'avait d'existence réelle aux yeux de Young. C'était surtout vrai des femmes, mais cela s'appliquait également au reste de son entourage. Il vivait dans un monde de carton-pâte, de choses « à forme humaine présentes uniquement pour son usage personnel. Il ne les voyait pas comme des gens qui pourraient lui en vouloir ou qui en auraient le droit, d'ailleurs et il était trop occupé à leur faire du mal pour envisager une seule seconde ce qu'eux pourraient lui faire s'ils en avaient l'occasion. C'était un point faible qu'il ne parvenait pas à identifier, et encore moins à soigner, malgré le résultat de sa vendetta contre Honor Harrington, et cette même arrogance sublime l'empêchait de reconnaître les risques qu'il courait en forçant son propre chef de la sécurité à se plier à des jeux sexuels malsains. Georgia Sakristos accéda une fois de plus aux fichiers de sécurité depuis son terminal et se fendit d'un affreux sourire lorsque le code de vérification se mit à clignoter. Cet imbécile ne les avait même pas consultés pour voir à qui échoirait le commandement à sa mort.Évidemment, il était encore jeune pour un Manticorien. Il pensait sans doute avoir largement le temps de mettre ses affaires en ordre. D'une main on ne peut plus ferme, elle entra un code de communication dans son terminal. Alistair McKeon gardait les yeux plongés dans son verre sans le voir. Le glaçon avait fondu depuis longtemps, et son whisky flottait désormais sur un fond d'eau claire. Ça n'avait aucune importance. Plus rien ne semblait vraiment en avoir en ce moment. Andreas Venizélos et Thomas Ramirez étaient assis avec lui, tout aussi muets, le regard fixe et intense, mais dans le vague. Le petit compartiment privé du club des officiers sur Héphaïstos étendait son silence autour d'eux. Venir ici était une mauvaise idée, pensa McKeon, l'esprit vide. Elle venait de lui, mais c'était une erreur. Ses quartiers à bord du Prince Adrien l'oppressaient comme une tombe, et il se doutait que les autres devaient ressentir la même chose. Surtout Ramirez. Ce n'était pas leur faute, toutefois ils partageaient un même sentiment de culpabilité. Ils n'avaient pas été assez malins ou assez rapides pour empêcher le duel. Il ne leur appartenait peut-être pas de le faire, mais ils n'avaient pas réussi et, par leur échec, ils avaient failli non seulement à Paul Tankersley, mais aussi à Honor Harrington. McKeon craignait de la revoir; quant à Ramirez, qui avait fait office de témoin et, contrairement à McKeon et Venizelos, se trouvait sur le terrain avec Paul lorsque Summervale l'avait tué, il lui faudrait raconter le déroulement des événements à Honor, ils le savaient tous. McKeon avait caressé l'espoir qu'ils pourraient se réconforter mutuellement. Au lieu de cela, ils n'avaient fait que renforcer leur détresse collective, et il savait devoir y mettre un terme. Mais il s'en sentait incapable. Si terrible que fût ce chagrin partagé, il valait mieux que de rester seul face à ses démons. Le carillon d'admission résonna et une étincelle de colère jaillit en lui. Il avait donné des ordres pour qu'on ne les dérange pas, et l'intendant qui était passé outre allait le regretter, Il enfonça le bouton d'admission et fit pivoter son fauteuil à l'ouverture du sas. Il sentit la colère monter en lui et se muer en une rage furieuse, mais il n'essaya pas d'y résister. Il serait toujours temps plus tard de regretter la violente remontrance qu'elle allait provoquer; pour l'instant, sa douleur avait besoin d'un exutoire, même injuste. « Bon sang, mais que... ? » Sa question furieuse mourut brutalement au moment où le sas acheva de s'ouvrir. Deux personnes attendaient à l'extérieur : un grand capitaine de vaisseau aux cheveux noirs et à l'air fragile (une femme qu'il n'avait jamais vue) et un amiral en fauteuil antigrav qu'il reconnut aussitôt d'après les journaux. « Amiral Sarnow ? » McKeon bondit sur ses pieds, suivi un instant plus tard par, ses compagnons. Un sentiment de confusion l'envahit. Mark Sarnow était soigné au centre médical Bassingford, l'immense hôpital de la Flotte sur Manticore, où il se remettait de ses blessures. Il ne serait pas en état de le quitter avant plusieurs semaines, tout le monde le savait. « Asseyez-vous, messieurs, je vous en prie. » McKeon se laissa tomber dans son fauteuil. Le ténor autrefois mélodieux de Sarnow paraissait frêle et rauque, et son teint mat avait pris une pâleur maladive, mais ses yeux verts n'exprimaient aucune faiblesse. Une couverture légère était tirée sur ses moignons et, tandis que le capitaine manœuvrait le fauteuil pour entrer dans le compartiment, McKeon aperçut le panneau médical complexe accroché au dossier. Sarnow ne se promenait pas dans un fauteuil médicalisé de survie, mais ça n'en était pas loin. Je m'excuse de vous déranger, poursuivit Sarnow pendant que le capitaine garait le fauteuil à côté de la table avant de croiser les mains derrière son dos, mais le capitaine Corell ici présente (il désigna la femme aux cheveux noirs par-dessus son épaule) a quelque chose à vous dire. Elle le fait sous mon autorité, et je me dois donc d'être là afin d'assumer la responsabilité de ses propos. » McKeon étouffa les questions qui frémissaient dans sa gorge. Qu'y avait-il d'assez important pour tirer Sarnow de l'hôpital ? D'ailleurs, comment avait-il su où les trouver ? Et... Il prit une profonde inspiration. Sarnow était amiral, alors, s'il voulait trouver quelqu'un, il le trouvait. Ce qui comptait vraiment, c'était la raison pour laquelle il les avait cherchés, et McKeon jeta un regard à Ramirez et Venizelos. La surprise les avait tous extirpés des brumes de leur chagrin, mais les autres semblaient aussi perplexes que lui. Sarnow sourit devant leur expression. Ce n'était qu'un petit sourire, et il paraissait déplacé sur son visage sévère et marqué, mais il comportait une nuance d'amusement sincère. Il fit un signe au capitaine Corell. « Capitaine de vaisseau McKeon, colonel Ramirez, capitaine de frégate Venizelos. » La femme fluette les salua tour à tour de la tête, le regard sombre. « Je suis le chef d'état-major de l'amiral Sarnow. En tant que tel, je suis devenue très proche de Lady Harrington à Hancock, et j'ai été atterrée ti l'annonce de la mort du capitaine Tankersley. Je l'ai été plus encore en apprenant l'identité de son adversaire, mais je ne voyais pas ce que je pouvais y faire, alors j'ai essayé d'oublier. » Toutefois, cet après-midi, j'ai reçu un appel. Il n'y avait pas d'image et le son était filtré pour préserver l'anonymat de mon correspondant, mais je suis à peu près sûre qu'il s'agissait d'une voix de femme. L'appel est arrivé sur ma ligne privée, en liste rouge. Il ne s'agissait pas d'un canal officiel, 'nais de mon circuit civil. Seuls mes amis très proches connaissent ce numéro, qui fait l'objet de précautions supplémentaires de la part de la Flotte et des communications civiles A cause de mes habilitations en matière de sécurité. Pourtant In personne qui m'a appelée avait le bras assez long pour se le procurer. » Elle s'interrompit, et McKeon hocha la tête pour signifier qu'il comprenait, bien que son expression ahurie n'ait pas changé. Ma correspondante, reprit Corell, m'a informée qu'elle ne répondrait à aucune question et qu'elle ne se répéterait pas, ce qui lui a assuré ma pleine attention – comme c'était sans doute son but. Je n'avais pas le temps de lancer un enregistrement et je ne peux pas tout répéter mot pour mot, mais ses propos ne prêtaient guère à confusion. » D'après ma correspondante, Denver Summervale a bien été engagé pour tuer le capitaine Tankersley. » L'air siffla entre les dents des trois hommes autour de la table. Aucun n'était surpris, mais cette confirmation leur faisait néanmoins l'effet d'un coup de poing. « De plus, continua Corell d'un ton égal, il a également été payé pour éliminer dame Honor. » Le fauteuil d'Alistair McKeon bascula tandis qu'il se dressait, un rictus meurtrier aux lèvres, mais Corell ne cilla pas. Elle acquiesça simplement, et il s'imposa de ramasser le fauteuil puis se força à se rasseoir. Comme vous le savez tous, le capitaine Tankersley a blessé Summervale, reprit Corell. Malheureusement, il s'agissait d'une blessure superficielle, et il a pris prétexte de son besoin d'assistance médicale pour quitter le terrain, puis a disparu sur le chemin de l'hôpital. Pour votre information, à titre officieux, les services de renseignements du corps des fusiliers enquêtent sur la possibilité qu'il ait été payé pour ce travail. Toutefois, ni eux ni la police d'Arrivée n'ont encore découvert de preuve allant dans ce sens. À la lumière de ces événements, je pensais, tout comme les autorités, qu'il comptait se faire très discret et éviter une enquête officielle le temps que la colère populaire s'apaise; il pouvait même avoir quitté le système. Pourtant, d'après ma correspondante, il garde seulement profil bas en attendant le retour de dame Honor. Lui et celui qui l'a engagé pensent qu'elle le défiera dès qu'elle le verra, suite à quoi il est censé la tuer à son tour. Mais pourquoi ? » McKeon regarda l'amiral puis Corell d'un air implorant. « Vous voulez dire que Summervale a tué Paul uniquement pour amener Honor à l'affronter ? Sa mort n'était qu'un appât pour l'attirer là où il pourrait se débarrasser d'elle ? Je ne crois pas. Ou, du moins, je ne crois pas que ce soit la seule raison, répondit tout bas Corell au bout d'un moment. Le fait que c'est elle qui provoquera Summervale constitue une défense classique pour les duellistes professionnels, évidemment. Il ne l'aura pas cherchée : c'est elle qui le défiera, ne lui laissant d'autre choix que de se défendre. À mon avis, ils misent aussi sur sa soif de vengeance qui pourrait la rendre imprudente, et Dieu sait qu'elle manque cruellement d'expérience dans ce domaine. Tout cela est vrai et suffirait sans doute de leur point de vue, mais ils veulent lui taire mal, capitaine McKeon. Ils veulent avoir la certitude qu'ils lui ont infligé la blessure la plus cruelle possible avant de la tuer. Ils ont réussi », murmura Thomas Ramirez. Sa voix exprimait autant de douleur que son visage et ses mains réunies formaient un poing serré sur la table devant lui. Je le sais (Mark Sarnow s'exprimait d'une voix tranchante), et je ne laisserai pas ceux qui lui ont fait ça s'en tirer Impunément si je peux l'empêcher. » Il regarda Corell. « Dites-leur le reste, Ernestine. Bien, monsieur. » Corell planta ses yeux dans ceux de McKeon. « D'après ma correspondante, Summervale est déjà remis de sa blessure. Il s'agissait d'une lésion superficielle qui a bien réagi au réparaccel. Il reste cloîtré en attendant le retour de dame Honor, jusqu'à ce que l'occasion se présente pour une rencontre "accidentelle". » Elle plongea la main dans la poche de sa veste et en retira une feuille de papier pliée. Elle la posa sur la table et la coinça sous ses doigts, puis balaya du regard les trois hommes assis devant elle. « En ce moment, d'après ma correspondante, il se cache dans un chalet de chasse sur Gryphon. J'ai vérifié. Il y a bien un chalet à l'endroit qu'elle a indiqué, et il a été loué par quelqu'un qui s'est entouré de son propre personnel pour le séjour. Les coordonnées figurent sur cette feuille, ainsi que le nombre d'"invités" et de "membres du personnel" qui lui servent de gardes du corps. La plupart, j'imagine, sont des professionnels affiliés à l'Organisation. » Elle s'éloigna de la table et Sarnow reprit la parole. « Messieurs, je ne peux pas vous dicter votre conduite. Pour le moment, je doute que les autorités puissent faire quoi que ce soit – légalement – de cette information. Quant à moi, je ne peux rien faire du tout (il désigna les moignons de ses jambes sous la couverture) à part la placer entre vos mains. J'ai ma petite idée sur qui se trouve derrière tout ceci, mais je peux me tromper. Dame Honor s'est fait assez d'ennemis ces dernières années, et ils sont nombreux à disposer de ressources suffisantes pour monter cette opération, ensemble ou séparément. Essayer de deviner l'identité de cet anonyme – ou celle de la correspondante d'Ernestine, voire la raison de son appel – serait donc pire qu'inutile en l'état actuel. Mais, vu le mal qu'il s'est donné, il ne suffira pas de tenir Summervale loin de dame Honor – à supposer que ce soit faisable – pour l'arrêter. Même si Summervale était éliminé, il prendrait son mal en patience et se rabattrait sur une autre solution. C'est pourquoi je vous rappelle vos cours de tactique sur l'île de Saganami et au CPT : pour organiser une défense efficace, vous devez d'abord identifier l'ennemi, ses intentions probables et ses ressources. » Il soutint le regard d'Alistair McKeon pendant une longue et dure seconde, puis se tourna vers Ramirez et Venizelos. Ils le fixaient en silence, et il hocha la tête. « Je ne crois pas pouvoir vous en dire plus, messieurs. » Il leva les yeux vers Corell. « Vous feriez mieux de me ramener à Bassingford avant que le docteur Métier ne se mette à ma recherche, Ernestine. À vos ordres, monsieur. » Corell revint derrière le fauteuil et le tourna vers le sas. La porte s'ouvrit en sifflant à leur approche, mais Sarnow leva la main. Corell s'immobilisa aussitôt, et l'amiral regarda par-dessus son épaule. « Dame Honor est aussi mon amie, messieurs, fit-il doucement. Bonne chance... et bonne chasse. » CHAPITRE VINGT Michelle Henke quitta l'ascenseur et se redressa avant d'emprunter la coursive. Le sas situé à son extrémité était flanqué de deux hommes : un caporal du corps des fusiliers manticoriens et un garde graysonien portant la livrée verte du fief Harrington. On n'autorisait normalement pas la présence de ressortissants étrangers armés à bord des vaisseaux de guerre manticoriens, mais la caricature d'être humain, le robot blême qui vivait derrière ce sas était autant membre de la noblesse graysonienne que capitaine de la FRM. Henke doutait qu'Honor eût exigé ou même autorisé la présence de son homme d'armes dans des circonstances normales ; d'ailleurs, elle ignorait probablement que son contingent seigneurial se trouvait à bord. Elle arriva devant les gardes, qui saluèrent avec une parfaite synchronisation. « Repos », dit-elle, et sa bouche esquissa un sourire malgré son humeur maussade car le fusilier adoptait un repos de parade et le garde, qui ne voulait pas être de reste, l'équivalent graysonien. Toutefois, son sourire fragile disparut plus vite encore qu'il n'était venu, et elle se tourna vers le fusilier. « Je voudrais voir Lady Harrington. Veuillez l'avertir de ma présence. » Le caporal allait appuyer sur le carillon, mais il retira la main lorsque le garde tourna la tête et lui lança un regard serein. Henke fit semblant de ne pas remarquer l'échange mais soupira intérieurement. Nul doute que, si elle avait demandé à voir le capitaine Harrington, le Graysonien aurait laissé faire le fusilier, mais l'emploi du titre lui donnait à penser qu'elle n'était pas là pour discuter de questions concernant la FRM. L'attitude protectrice des chevaliers servants d'Honor l'avait d'abord étonnée, jusqu'à ce qu'elle découvre qu'ils étaient non seulement au courant de la mort de Paul, mais aussi du verdict de la cour martiale concernant Pavel Young. Aucun ne mentionnait jamais ces incidents, mais leur silence même soulignait à quel point ils doutaient de la capacité de Manticore à la protéger... et Henke était bien d'accord avec eux. Elle se secoua, maudissant son esprit qui l'assaillait de souvenirs de son cousin, tandis que le garde appuyait sur le carillon. « Oui ? » C'était la voix de MacGuiness, pas celle d'Honor, le garde s'éclaircit la gorge. « Le capitaine Henke souhaite voir le seigneur Harrington, monsieur MacGuiness. Merci, Jamie. » Une note douce résonna et le sas s'ouvrit. Le garde s'effaça ci Henke s'avança. Un MacGuiness à l'air épuisé l'accueillit juste à l'entrée. Il avait les yeux injectés de sang, gonflés et a ligués. La porte de la chambre de l'autre côté du compartiment principal était fermée. Aucun signe de Nimitz. « Comment va-t-elle, Mac ? » Honor ne pouvait sûrement pas l'entendre depuis la chambre, mais Henke s'exprimait néanmoins à voix basse, presque dans un murmure. « Aucun changement, madame. » MacGuiness croisa son regard. Il avait baissé la garde et son visage révélait la profondeur de son inquiétude et de son chagrin. « Aucun. Elle reste allongée là-bas. » L'intendant se tordait les mains en un geste inhabituel d'impuissance et, malgré le gouffre hiérarchique qui les séparait, Henke passa un bras vigoureux autour des épaules de l'homme. Il ferma les yeux un instant, puis elle le sentit prendre une profonde inspiration et elle le lâcha. « Et Nimitz ? demanda-t-elle sur le même ton. Même chose. » MacGuiness se secoua et recula, désignant un siège comme s'il venait de se rappeler ses bonnes manières. « Il refuse de manger, ajouta-t-il pendant que Henke s'asseyait. Même du céleri. » Sa bouche esquissa un sourire triste. « Il reste allongé sur la poitrine du capitaine et il ronronne, madame... Je ne suis même pas sûr qu'elle l'entende. » Henke s'adossa et passa les deux mains sur son visage dans un vain effort pour se débarrasser de ses propres craintes. Elle n'avait jamais vu Honor dans cet état, n'avait jamais imaginé qu'elle pourrait réagir ainsi. Elle n'avait pas versé la moindre larme quand Henke lui avait annoncé la nouvelle. Elle avait vacillé, blême, avec un regard d'animal blessé qui ne comprend pas sa propre douleur. Même la plainte déchirante de Nimitz n'avait pas paru la toucher. Puis elle s'était tournée vers Clinkscales, toujours sans une larme, aussi expressive qu'une statue. Elle n'avait plus rien d'humain : c'était un bloc de glace, et elle avait donné ses ordres d'une voix qui ne tremblait pas. Elle n'avait pas semblé entendre le régent lorsqu'il avait essayé de lui parler, de lui exprimer sa sympathie. Elle avait poursuivi de cette terrible voix d'outre-tombe, et Clinkscales avait lancé un regard implorant à Henke puis incliné la tête, résigné. Un quart d'heure plus tard, Honor se dirigeait vers l'Agni à bord de la pinasse de Henke. Elle n'avait pas dit un mot à son amie, n'avait pas tourné la tête quand celle-ci lui parlait. Elle aurait aussi bien pu se trou ver sur une autre planète que dans la pinasse, séparée d'elle seulement par l'allée centrale. Elle était restée assise, l'œil sec, serrant Nimitz sur sa poitrine, le regard fixé devant elle. C'était deux jours plus tôt. L'Agni n'avait pas pu quitter son orbite immédiatement car ses réacteurs devaient atteindre leur masse critique, et Lord Clinkscales ainsi que le Protecteur Benjamin avaient insisté pour le retenir six heures de plus afin d'y transférer un « entourage » pour Honor. Le Protecteur ne s'était pas répandu sur la question, mais le ton de sa voix portait un message que Henke n'aurait pas osé ignorer : Honor Harrington ne retournerait dans le Royaume stellaire que d'une façon qui affirmerait clairement le soutien de Grayson à l'un des siens. Honor n'avait rien remarqué. Elle s'était retirée dans sa chambre, pâle fantôme aux yeux emplis de douleur, et Henke s'inquiétait terriblement pour elle. Si même Nimitz ne pouvait pas l'atteindre, peut-être ne restait-il pas grand-chose à sauver. Michelle Henke était probablement la seule personne dans l'univers consciente de la solitude désespérée dont avait souffert Honor, du courage qu'il lui avait fallu pour laisser Paul entrer dans son cœur et de l'amour qu'elle lui avait voué depuis. Maintenant Paul était mort, et... Elle interrompit le cours de ses pensées moroses et releva brusquement la tête à l'ouverture du sas de la chambre. Honor portait son uniforme de capitaine de vaisseau et non la robe graysonienne qu'elle avait en montant à bord, et Nimitz trônait sur son épaule. Elle était parfaitement habillée et coiffée, mais le chat sylvestre ne pouvait dissimuler sa maigreur malgré sa volumineuse fourrure, et Honor ne valait pas mieux : les traits tirés, cendreux, les lèvres pâles dans un visage creusé. Elle n'était pas maquillée, et les os de son visage gracieux pointaient sous la peau comme des rocs érodés. Honor ? » Henke se leva lentement, comme si elle craignait d'effrayer une bête sauvage blessée, et sa voix douce disait toute sa peine. «Michelle ? » Aucune expression n'animait le visage d'Honor et ses yeux étaient pires que morts : des pierres brunes, froides et figées, comme de l'acier trempé dans la douleur, mais qui, au moins, reconnaissaient de nouveau son entourage. Pourtant ils exprimaient quelque chose de plus –quelque chose d'effrayant. Le regard d'Honor se porta sur MacGuiness. « Mac. » Henke sentit ses yeux la brûler. Cette voix monocorde et dépourvue d'émotion aurait pu appartenir à un ordinateur. Aucune vie, aucun sentiment ne l'animait, si ce n'est une douleur plus profonde que l'espace. Honor n'ajouta rien. Elle se dirigea simplement vers le sas principal. Elle le passa d'un pas lent et mesuré, et les deux sentinelles se mirent au garde-à-vous. Elle ne les vit même pas en passant. MacGuiness regarda Henke d'un air implorant. Elle acquiesça et se précipita à la suite d'Honor. Elle ne dit pas un mot : elle avait trop peur. Elle se contenta de marcher à côté de son amie. Nimitz se tenait voûté et muet sur l'épaule d'Honor, la queue pendant dans le dos de sa compagne comme une bannière sans vie ni espoir. Honor tapa une destination sur le panneau de contrôle de l'ascenseur et Henke ouvrit de grands yeux puis fronça les sourcils en reconnaissant le code. Elle allait parler mais n'en fit rien : elle croisa les mains derrière son dos et attendit. Le trajet sembla durer une éternité, mais la porte de l'ascenseur s'ouvrit enfin et Honor entra dans l'armurerie du croiseur léger. L'adjudant-chef du corps des fusiliers qui servait en tant qu'armurier sur l'Agni leva les yeux d'un écran qui affichait un manuel de service et se mit au garde-à-vous derrière le long et haut comptoir. « Le stand de tir est-il libre, adjudant ? s'enquit Honor de la même voix impersonnelle. Euh... oui, milady. Il est libre. » L'armurier n'avait pas l'air ravi de le confirmer, mais elle ne parut pas s'en rendre compte. « Alors donnez-moi un automatique, dit-elle. Dix millimètres. » L'adjudant regarda son commandant par-dessus l'épaule d'Honor. Il avait passé sa vie au milieu des armes, et l'idée d'en confier une à une femme qui parlait ainsi l'effrayait. Elle effrayait également Henke, mais le capitaine se mordit la lèvre cl acquiesça. L'adjudant-chef déglutit, puis passa la main sous le comptoir et en sortit un bloc mémo. « Remplissez la demande officielle pendant que je vais le chercher, s'il vous plaît, milady. Honor se mit à enfoncer les touches. L'adjudant-chef l'observa un instant puis se retourna vers la salle de stockage des armes, pour s'arrêter lorsque Honor reprit la parole. « J'ai besoin de chargeurs dix coups. J'en veux dix. Et quatre boîtes de munitions. Je... » L'adjudant s'interrompit et acquiesça. « Bien, milady. Dix chargeurs pleins et deux cents cartouches dans leurs boîtes. » Il disparut dans la salle de stockage, et Henke vint se placer à côté d'Honor. Perplexe, elle regarda les longs doigts enfoncer les touches du bloc avec une précision lente et douloureuse. L'armée du Royaume n'utilisait plus d'armes à propulsion chimique depuis plus de trois siècles, car aucune arme à feu ne pouvait égaler l'hypervélocité meurtrière des fléchettes d'un pulseur ou d'une carabine à impulsion. Un homme frappé à la main par une fléchette pouvait – avec beaucoup, beaucoup de chance – survivre en n'y laissant que son bras. Cette technologie reléguait au rang d'antiquités les armes automatiques, pourtant tous les vaisseaux de guerre manticoriens en conservaient quelques-unes, précisément parce qu'on pouvait survivre aux blessures qu'elles infligeaient. Elles étaient toujours disponibles, toujours dans le calibre traditionnel de dix millimètres, mais ne servaient jamais en opérations. Elles n'avaient qu'une seule utilité : tant que les duels demeuraient légaux, on les gardait pour ceux qui souhaitaient s'entraîner. Mais elles pouvaient servir à autre chose. Honor acheva de remplir le formulaire officiel et posa son pouce sur le scanner d'identification, puis fit glisser le bloc de l'autre côté du comptoir. Elle resta là, les bras le long du corps, à attendre le retour de l'armurier. « Voilà, milady. » Manifestement réticent, il déposa sur le comptoir un casque antibruit et le lourd pistolet protégé par un étui. Il y ajouta un deuxième casque, dont la partie réglable pouvait être ajustée pour correspondre à peu près à une tête de chat sylvestre bien qu'Honor ne lui eût rien demandé puis, plus réticent encore, une sacoche de munitions. « Merci. » Honor saisit le pistolet et en plaça l'écusson magnétique sur sa ceinture; puis elle prit d'une main les casques et de l'autre les munitions, mais la main de Henke s'abattit sur la sacoche, la clouant au comptoir. Honor leva les yeux vers elle. « Honor, je... » commença Henke avant de s'interrompre. Comment pouvait-elle poser cette question cruciale à son amie ? Et pourtant, si elle ne l'interrogeait pas, comment pourrait-elle vivre avec les conséquences si... « Ne t'inquiète pas, Michelle. » La voix d'Honor était sans vie, sans couleur, mais sa bouche esquissa une parodie froide de sourire. « Nimitz ne me laisserait pas faire. Et, de toute façon (une ombre de sentiment passa sur son visage, une 'noue laide et avide, une impression bizarrement plus effrayante que son attitude et ses propos jusque-là), j'ai plus Important à faire. » Henke soutint son regard pendant quelques instants, puis soupira et leva la main. Honor fit glisser la sacoche sur le comptoir et passa la bandoulière sur son épaule gauche de façon que les munitions reposent contre sa cuisse. Elle adressa un signe de tête à Henke puis se tourna vers l'armurier. « Programmez le stand, adjudant. Gravité manticorienne standard. Distance quarante mètres. Cibles humaines. » Elle se détourna sans rien ajouter et passa le sas du stand de tir. CHAPITRE VINGT ET UN « Prince Adrien, ici le central d'Héphaïstos. Attendez l'autorisation finale de départ. » Le capitaine Alistair McKeon fit signe à son timonier de se tenir prêt et enfonça le bouton de com sur l'accoudoir de son fauteuil de commandement. Prince Adrien, bien reçu, Héphaïstos. Attendons autorisation finale de départ. Compris, Prince Adrien. « Il y eut un instant de silence, le temps pour le contrôleur de vérifier son tableau. Puis : Autorisation accordée, Prince Adrien. Prince Adrien, bien reçu, autorisation accordée. Séparation, répondit McKeon avant de se tourner vers le timonier. Faisceaux d'amarrage désengagés, monsieur. Vérifiez la zone, Beth. Vérification de la zone, à vos ordres, commandant. » L'officier tactique opéra un rapide balayage à l'aide de ses capteurs tandis que McKeon patientait. Il avait pu observer les conséquences de l'oubli de cette opération le jour où un pilote de navette s'était égaré dans la zone de départ d'un croiseur de combat. « La zone est libre, monsieur. Cinq petits bâtiments de la station à deux-un-huit zéro-neuf-cinq, distance deux virgule cinq kilomètres. L'Apollon se trouve à zéro trois-neuf sur le même plan. Distance sept virgule cinq kilomètres. Confirmé sur l'écran de manœuvre, commandant, intervint le timonier. Très bien. Réacteurs avant. Démarrage des réacteurs avant, à vos ordres, commandant. » Le croiseur lourd quitta son beceau en tremblant, et McKeon regarda la baie d'amarrage caverneuse s'éloigner sur son visuel. « Maintenez le cap », dit-il. Le timonier accusa réception de l'ordre, et McKeon passa sur les capteurs visuels tribord pour voir l'Apollon quitter son propre berceau à reculons. Leurs trajectoires divergeaient radicalement, les éloignant afin de respecter le périmètre de sécurité de leurs bandes d'impulsion. McKeon appuya sur un bouton d'intercom. Colonel Ramirez, répondit une voix grave. Départ dans les temps, Thomas. Notre HPA semble bonne. Merci, monsieur. Nous apprécions votre aide. C'est le moins que je puisse faire, colonel », répondit McKeon. Puis il se carra dans son fauteuil et coupa la communication. Le colonel Thomas Ramirez et le major Susan Hibson avaient été atterrés par les derniers tests sur l'état de leurs troupes. Personne ne pouvait mettre en doute la bonne volonté du détachement de fusiliers du HMS Victoire, certes, mais le bataillon tout entier manquait cruellement d'entraînement. Le transfert de personnels expérimentés et leur remplacement n'avait fait qu'aggraver la situation, et le colonel Ramirez, soutenu par son compétent second, avait conclu qu'il fallait faire quelque chose, que le Victoire soit opérationnel ou non. Après tout, les fusiliers royaux n'étaient pas censés rester inactifs au point de perdre leur efficacité, tout ça parce que les femmelettes de la Flotte avaient cassé un de leurs vaisseaux ! Un bref mémo remontant la chaîne de commandement avait obtenu le soutien du général dame Érica Vonderhoff, officier commandant des fusiliers détachés à la Flotte pas moins. Évidemment, elle ne pouvait pas donner d'ordres à la Spatiale : le mieux qu'elle pût faire consistait à autoriser Ramirez à demander un soutien pour déplacement de troupes en fonction des disponibilités, avec sa bénédiction. La Flotte s'était montrée compréhensive, mais le commandement en charge du soutien et de l'entraînement avait opposé ses regrets à la requête du colonel : il faudrait au moins une semaine pour libérer les unités nécessaires au largage d'un bataillon complet. On le programmerait avec joie dès que possible mais, en attendant, pourquoi ne pas effectuer des insertions en orbite haute depuis Héphaïstos ? Après tout, la station spatiale tournait autour de Manticore soi-même, et la planète capitale offrait de nombreuses zones d'entraînement. Que dirait le colonel, par exemple, du camp Justin, dans le Haut Sligo ? En ce moment, on y pataugeait dans la neige jusqu'aux hanches, ce qui devrait offrir de quoi endurcir les fusiliers du Victoire. Ou bien, si le colonel préférait le désert, pourquoi pas le camp Maastricht, dans le duché du Vent d'Ouest? Mais le colonel tenait à Gryphon. Des troupes si manifestement hors de forme que les siennes avaient besoin d'un terrain vraiment exigeant, or peu d'expériences dans la vie se révélaient aussi difficiles que Gryphon en hiver. Non seulement l'extrême inclinaison axiale de la planète provoquait des... phénomènes météorologiques intéressants, mais sa surface demeurait à moitié vierge. Hélas, ils ne pouvaient pas se rendre à Gryphon depuis Héphaïstos. Les composantes du système binaire de Manticore venaient de passer le périastre, mais les étoiles GO et G2 demeuraient séparées de onze heures-lumière. Les pinasses du Victoire auraient mis deux jours manticoriens et demi à couvrir cette distance, soit le double de la capacité de leurs systèmes vitaux à pleine charge. Le colonel Ramirez paraissait donc condamné à se rabattre sur le camp Justin, en fin de compte, mais le destin se montre parfois capricieux. Il fit part de son problème au capitaine McKeon autour d'un verre, un soir, et le capitaine y vit une occasion de contribuer à l'amélioration des relations interservices. Le capitaine de frégate Venizelos, commandant du HMS Apollon, et lui-même devaient participer à un exercice de défense autour de Manticore B et, en se serrant un petit peu, leurs bâtiments pouvaient emporter vers Gryphon le détachement de fusiliers du Victoire au complet ainsi que ses pinasses, au prix d'un simple saut à travers l'hyperespace. Le colonel Ramirez avait accepté cette offre avec les remerciements du Corps, et les HMS Prince Adrien et Apollon quittaient donc Héphaïstos pour Gryphon pile à l'heure, chargés de six cents fusiliers supplémentaires. Mais pourquoi voulez-vous nous accompagner, Scotty ? » demanda Susan Hibson. Le lieutenant de vaisseau Scotty Tremaine, officier tactique adjoint du Prince Adrien qui remplissait également la fonction d'officier de contrôle du hangar d'appontement, la regarda déballer une plaquette de chewing-gum. Tremaine considérait le chewing-gum comme l'un des vices les plus détestables de l'humanité, mais il faisait exception dans le cas du major. Il la connaissait depuis un bon moment et l'avait vue réaliser quelques belles actions pendant l'attaque de Merle. Et puis ce n'était pas sa faute si elle passait tant de temps dans une armure de combat. Ça déformait sans doute un peu tout le monde, et on n'avait guère d'autres options pour se détendre, engoncé à l'intérieur d'un équipement qui valait un char d'assaut de l'époque pré-spatiale. Après tout, on ne pouvait faire exploser, cribler de balles ou déchirer en morceaux qu'un nombre limité de cibles. Elle glissa le chewing-gum dans sa bouche et se mit à mâcher en rythme. Il haussa les épaules sous le poids de son regard. « Le colonel a besoin d'un pilote, madame. Il en a déjà un, fit remarquer Hibson. Un type raisonnablement compétent qu'il a emmené avec lui depuis le Victoire. Oui, madame. Mais ses systèmes de navigation m'inquiètent. » Il croisa le regard de Hibson en toute innocence. Le maître principal Harkness et moi avons effectué une série de diagnostics sans parvenir à isoler de problème, mais je suis à peu près sûr qu'il y en a un. Ah bon ? » Hibson s'adossa et, pensive, fit une bulle avec son chewing-gum. Le lieutenant Tremaine n'avait pas été mis au courant de l'opération, mais ça ne l'avait manifestement pas empêché de comprendre ce qui se tramait. « C'est assez grave pour clouer le bâtiment au sol ? Oh, je n'irais pas jusque-là, madame. Seulement, le maître principal et moi nous sentirions mieux si nous étions présents pour surveiller les systèmes. Et, bien sûr, si par hasard un incident se produisait, lui et moi serions déjà sur place pour effectuer les réparations... et identifier le problème pour nos archives. » Hibson haussa un sourcil. « Avez-vous fait part de vos doutes au capitaine McKeon ? Oui, madame. Le pacha dit que les pinasses sont sous votre responsabilité et celle du colonel Ramirez mais que, si vous désirez demander le soutien technique de la Flotte au cas où, il est prêt à nous détacher pour quelques jours. Je vois. » Hibson fit quelques nouvelles bulles puis haussa les épaules. « Alors j'en parlerai avec le colonel. S'il dit que vous pouvez venir, ça ne me pose pas de problème. » « Attention ! Attention ! Largage dans trente minutes. Neuvième bataillon à vos postes de saut. Neuvième bataillon à vos postes de saut. » Hommes et femmes levèrent les yeux à l'annonce que déversaient les haut-parleurs du Prince Adrien dans les quartiers des fusiliers. Les deux compagnies de fusiliers du Victoire qui devaient effectuer le saut en configuration d'assaut lourd étaient déjà harnachées. Leurs collègues moins chanceux posèrent qui sa tasse de café, qui ses cartes, qui son livre électronique pour enfiler des combinaisons souples, tout en invoquant les traditionnelles malédictions contre les concepteurs de leur équipement. Les combinaisons souples de la Flotte étaient surtout destinées à une évolution dans le vide et conçues pour permettre à qui les portait de s'absorber dans des travaux minutieux de réparation et autres activités délicates pendant des périodes parfois très longues. En revanche, les combinaisons souples en usage chez les fusiliers, bien qu'indéniablement plus confortables que les armures de combat, étaient plus lourdes, plus volumineuses et beaucoup moins pratiques que celles de la Flotte car elles incorporaient une protection corporelle limitée mais hautement efficace et s'adaptaient aux environnements planétaires hostiles aussi bien qu'au vide. Tant que l'efficacité du soldat ne s'en trouvait pas réduite, le confort passait derrière la solidité dans la philosophie de construction des fusiliers. Heureusement, même les plus fieffés râleurs du Corps devaient admettre que les pires épisodes d'un hiver gryphonien – ou même sphinxien – ne représentaient qu'une gêne mineure pour un fusilier on combinaison souple. Ce qui, vu les prévisions météorologiques pour la mission en cours, valait sans doute mieux. Les ordres résonnaient tandis que les fusiliers du Victoire se rassemblaient dans les hangars d'appontement du Prince Adrien. Certains de ceux du croiseur lourd étaient venus assister au départ, pleins de compassion ou réjouis à la vue des malheurs des autres. Les fusiliers du Victoire répondaient par le dédain et un enthousiasme simulé, se réconfortant à l'idée que leurs hôtes se retrouveraient bien assez tôt dans une situation similaire. Le vent finit toujours par tourner, c'était l'une des vérités impérissables du Corps. Et puis la rumeur disait que cette opération particulière servait une cause plus digne que de coutume. Scotty Tremaine s'installa au siège de copilote du Victoire Un, la pinasse de commandement du colonel Ramirez. Le major Hibson voyagerait dans le Victoire Deux, prête à prendre le relais si quelque chose arrivait aux systèmes de com du colonel. Le capitaine Tyler, partant du hangar d'appontement de l'Apollon dans le Victoire Trois, serait de la même façon prêt à suppléer le major. Le barreur maître Hudson regarda le lieutenant de sous ses paupières tombantes puis se pencha pour allumer les systèmes internes. Il venait de détacher les ombilicaux lorsqu'un maître principal au visage ravagé de boxeur passa la tête dans l'étroit cockpit. « Tout a l'air bien jusqu'ici, monsieur Tremaine, déclara Horace Harkness avant de lui lancer un clin d'oeil. Il y a toujours un petit dysfonctionnement dans les systèmes de navigation, pourtant. Je l'ai consigné. Très bien. Je garderai un oeil là-dessus depuis ce poste, répondit Tremaine sans la moindre émotion. Bien, monsieur. » Harkness s'éclipsa et l'oreillette de Tremaine lui transmit la voix du colonel Ramirez. Comment ça se présente, Hudson ? Je scelle les sas... maintenant, mon colonel, répondit Hudson tandis qu'un signal rouge passait au vert sur sa console. Boyau d'arrimage rétracté. Prêt au départ. Bien. Informez-en l'officier contrôleur de service et procédez dès qu'il vous y autorise. À vos ordres, mon colonel. » Hudson passa de l'intercom au lien inter-bâtiments. Sept pinasses quittèrent le croiseur lourd et le croiseur léger qui l'accompagnait. Les réacteurs marchaient à pleine puissance, mais les bandes d'impulsion restèrent inactives tandis qu'elles se dirigeaient vers la bille bleu et blanc sous elles. Il s'agissait d'une simulation en conditions réelles : les bâtiments avançaient en silence pour éviter de se trahir par des discussions sur le lien com, mais ils avaient également neutralisé tous les systèmes détectables, y compris leur gravité interne, et se précipitaient à vitesse maximale vers l'immense système dépressionnaire stationné au-dessus de l'hémisphère sud de Gryphon. Le museau des pinasses, l'avant de leurs ailes et de leurs stabilisateurs se mirent à chauffer en entrant dans l'atmosphère. Les passagers avaient été prévenus des conditions de vol probables et s'accrochaient à leur équipement d'un air sinistre pendant que les pinasses commençaient à trembler. Si rude que soit alors la chevauchée, elle allait encore empirer. Des vents hurlants et une neige battante les attendaient. Les bâtiments fonctionnaient en mode minimal, sans antigrav pour aider les pilotes qui s'enfonçaient dans la gueule de la tempête hivernale. Les pinasses étaient conçues pour résister a de telles conditions, mais personne n'avait encore trouvé le moyen de blinder les estomacs humains. Quelques passagers souriaient à leurs voisins avec l'indifférence joyeuse de ceux qui ne craignent pas la nausée; d'autres s'efforçaient désespérément de garder leur déjeuner, et une poignée de malchanceux ne purent le retenir. Les turbines grondaient plus fort que la tempête dans leur effort pour passer sous la masse des nuages et se rapprocher de leurs zones d'atterrissage respectives. Le capitaine Alistair McKeon sourit en examinant ses rapports de détection : six pinasses suivaient une trajectoire parfaite; la septième avait déjà disparu de sa zone de détection et pénétré dans une des pires tempêtes de la planète. Le maître principal Harkness passa la tête dans le cockpit en souriant de toutes ses dents. « Oui ? » Tremaine ne quitta même pas ses instruments des yeux. Hudson effectuait un travail remarquable, mais ces conditions météo requéraient que personne ne se déconcentre. « Je me suis dit que vous aimeriez savoir, monsieur, que les systèmes de navigation devaient être complètement en rade : ils prétendent que nous avons dévié de trente degrés. C'est scandaleux, chef. Proprement scandaleux. J'imagine que vous pouvez éteindre les enregistreurs. Inutile de consigner une trajectoire erronée, après tout. Le maître Hudson et moi ferons simplement de notre mieux. » Thomas Ramirez caressait son équipement d'une main distraite, le vérifiant par réflexe tout en observant son visuel. Le Victoire Un déviait chaque seconde un peu plus de sa trajectoire – sans doute à cause de la tempête. Le colonel ébaucha un sourire puis leva les yeux comme quelqu'un apparaissait à ses côtés. « Pourquoi n'êtes-vous pas attaché, soldat ? » fit-il. Puis il s'arrêta et fronça les sourcils d'un air menaçant, avant de secouer la tête en soupirant. « Adjudant Babcock, voulez-vous me dire ce que vous foutez ici ? » Il s'exprimait sur un ton plus résigné que ses paroles ne pouvaient le laisser croire, et Iris Babcock se mit au garde-à-vous. « Mon colonel ! L'adjudant signale respectueusement qu'elle semble s'être trompée, mon colonel ! Elle croyait qu'il s'agissait d'une des pinasses du Prince Adrien. » Ramirez secoua de nouveau la tête. « À d'autres, canonnier. Le Prince Adrien n'est pas encore équipé du modèle Mark 30. Mon colonel, je... Attendez une seconde. * Le colonel tourna un regard noir vers François Ivashko, son propre adjudant. « Je suppose que vous n'avez pas enregistré la présence de l'adjudant Babcock en tant qu'observateur supplémentaire ? Euh... non, mon colonel, répondit Ivashko. Mais... Eh bien, dans ce cas, enregistrez-la tout de suite. Vous me décevez, canonnier Ivashko. Vous savez combien les formalités sont capitales. Maintenant, il va falloir que je règle ça rétroactivement avec le major Yestachenko et le capitaine McKeon ! Oui, mon colonel. Désolé, mon colonel. Je crois bien que je me suis planté, fit Ivashko en arborant soudain un immense sourire. Que ça ne se reproduise pas, grommela Ramirez avant d'agiter un doigt sous le nez de Babcock. Quant à vous, adjudant, retournez à votre place. Et restez à portée de vue, que je puisse m'assurer de votre conduite sur la planète. Compris ? À vos ordres, mon colonel ! » « Détachement Victoire, ici Victoire Deux, annonça Susan Hibson dans son com, la voix claire et calme. « Victoire Deux a perdu la trace de Victoire Un et assume le commandement jusqu'à rétablissement du contact. Deux, terminé. » Elle se cala dans son siège et sourit à sa console avec une ombre de regret. La vie est injuste, se dit-elle, mais quelqu'un doit garder la boutique... et le colonel est plus gradé que moi. Le terme de « chute de neige » était trop faible pour décrire ce qui se déchaînait sur le chalet de chasse isolé. Un vent qui soufflait à soixante kilomètres à l'heure poussait des flocons de neige qui formaient comme un mur solide et hurlait si violemment autour du chalet que nul n'aurait pu déterminer où finissait le sol et où commençait l'ouragan. On aurait pu s'attendre à ce que toutes les personnes sensées se trouvent en sécurité à l'intérieur. Et on aurait eu tort. Cinq hommes et femmes se tenaient contre les murs ou sur un escalier extérieur, maudissant leur employeur – et se maudissant eux-mêmes pour avoir accepté ce travail – tout en surveillant bon gré mal gré l'obscurité. Ils disposaient d'un excellent équipement de grand froid, mais le vent soufflait par rafales jusqu'à cent kilomètres à l'heure. Même au maximum, les systèmes de chauffage perdaient du terrain contre tant de mordant. Ce qui tendait seulement à prouver que celui qui les avait postés là n'était qu'un imbécile. La sécurité extérieure importait dans la plupart des conditions météorologiques, mais seul un fou risquerait un pied dehors par un temps pareil ! Aucun d'eux ne vit l'immense forme ailée descendre sous le vent, le hurlement de sa turbine perdu dans celui de la tempête. Le maître Hudson mit la pinasse en vol stationnaire à trois mètres du sol, le temps de déployer les bras d'atterrissage, tandis que l'engin ruait dans les rafales. Puis il tomba comme une pierre ; des amortisseurs massifs absorbèrent le choc au moment de l'impact sur l'étendue de roche plate que le radar ventral avait détectée pour Hudson. La pinasse oscilla un moment, comme ivre, puis il sortit les faisceaux tracteurs ventraux pour mettre fin à ce mouvement et ancrer l'appareil. Il éteignit ensuite ses systèmes de vol, et Scotty Tremaine lui tapa sur l'épaule. Voilà qui était très bien, maître Hudson. Mieux que bien : parfait ! Merci, monsieur. » Hudson sourit et Harkness passa la tête dans le cockpit. Tous les fantassins s'apprêtent à sortir, monsieur, dit-il à Tremaine. Je crois qu'on ferait bien de garder l'oeil sur eux. Ils sortent par ce temps ? » Tremaine enfonça un bouton qui lui permit de reculer son siège loin des panneaux de contrôle. « Chef, c'est le boulot de la Flotte de prendre soin des sans-défenses. Nous ne pouvons absolument pas laisser un ramassis de fusiliers essayer de retrouver leur chemin sans nous par une nuit pareille ! C'est aussi ce que je me disais, approuva Harkness en lui tendant un fusil paralysant. J'espère que vous avez mis vos sous-vêtements d'hiver, monsieur. » Le seul avertissement qu'eurent les gardes extérieurs frigorifiés fut la vue de quelque chose qui se matérialisait à travers la neige. Ils n'eurent pas l'occasion de l'identifier. Le plan opérationnel officiel du colonel Ramirez prévoyait que sa section jouerait le rôle d'une force de réaction défensive locale contre le reste de ses fusiliers et, pour pimenter l'exercice du côté des assaillants, il avait armé toute sa section de fusils paralysants au lieu des carabines et pistolets à marquage laser dont disposaient leurs collègues. Toute la force de sécurité extérieure se retrouva inconsciente avant d'avoir compris qu'on l'attaquait. Qu'est-ce qu'on en fait, mon colonel ? demanda l'adjudant Ivashko sur son lien corn tout en tâtant du pied un corps inerte. J'aimerais bien les laisser geler, mais ce ne serait pas très courtois. » Ramirez regarda autour de lui dans les rafales de neige, s'orientant d'après la carte que le Prince Adrien avait tracée en orbite avant le début de la tempête. « Il y a un abri de jardin là-bas, canonnier. Mettez-les dedans. À vos ordres, mon colonel. » Ivashko consulta le petit visuel tactique interne à son casque et choisit deux icônes proches. « Coulter, Malthus et vous êtes de corvée de baby-sitting. Mettez-moi ces belles au bois dormant à l'abri. » Le maître principal Harkness n'aimait pas les fusiliers. Il n'avait jamais remis cette aversion instinctive en question, mais il se sentait prêt à faire des exceptions cette nuit-là. Il suivait de près le lieutenant Tremaine, le surveillant d'un oeil tandis que de l'autre il observait les hommes du colonel Ramirez en action. Une fois les gardes extérieurs neutralisés, les fusiliers se déployèrent autour du chalet, localisèrent et mirent hors service la ligne de communication terrestre d'urgence et coupèrent les liens du bâtiment avec les satellites grâce à leurs brouilleurs. Le tout prit moins de quatre minutes. Pendant que la plupart s'occupaient de ces tâches techniques, la section se forma autour du colonel Ramirez qui attribuait à chacun l'issue qu'il devait gagner. Le lieutenant Tremaine s'attacha d'office au colonel, et Harkness ne remarqua pas que l'adjudant Babcock s'était jointe à eux avant de la voir sur les talons de Ramirez. Il secoua la tête. Le pacha devait être mouillé jusqu'au cou dans cette affaire, donc il ne pouvait pas faire grand-chose au canonnier... officiellement. Mais Harkness se doutait qu'il allait lui passer un long et douloureux savon en privé. Le colonel marcha en tête jusqu'à l'entrée principale du chalet et essaya doucement d'ouvrir la porte. Elle était ver rouillée, mais cela ne l'arrêta pas. Il passa le fusil paralysant dans sa main droite, tenant l'arme lourde comme s'il s'agissait d'un pistolet de poche, et tira une petite boîte aplatie de son harnais d'équipement. Il l'appuya contre la porte, enfonça un bouton, et la serrure céda. Ramirez ouvrit la porte du bout du pied, et quelqu'un fit une remarque indignée comme le vent froid s'y engouffrait. Le robuste officier ne cilla pas. Il appuya sur la gâchette et passa la porte avant que le râleur ait touché le sol. « Et d'un, murmura-t-il sur son lien com tandis que Babcock le suivait. Et de deux, renchérit quelqu'un sur le même circuit. Trois », fit une deuxième voix, imitée quelques instants plus tard par une troisième : « Quatre », annonça-t-elle tranquillement. Tremaine entra dans le hall lambrissé à la suite de Babcock; Harkness fermait la marche. Les autres étaient aussi à l'intérieur maintenant; ils progressaient vite et discrètement, neutralisant les occupants du chalet au fur et à mesure. Tout se passait bien, se disait Harkness, quand soudain il entendit quelqu'un derrière lui. « Bon sang, mais que... ? » Il pivota. Un type costaud, musculeux, le regardait d'un air ahuri; par réflexe, il leva la main vers le pulseur qu'il portait dans un étui d'épaule, et le maître principal jura dans sa barbe. Ce salaud se tenait trop près pour lui permettre d'utiliser son fusil paralysant, alors il releva la crosse vers la mâchoire de l'homme en un geste vif et l'envoya s'écraser par terre. « Oh, merde ! » murmura une voix quand l'impact secoua toute l'entrée. Harkness s'empourpra, mais il n'eut pas le temps de réfléchir à son embarras car d'autres portes s'ouvraient sur les « invités » occupant les chambres attenantes à l'entrée. Il en élimina un d'un tir rapide et se retourna juste au moment où le lieutenant Tremaine sonnait un troisième homme. Un seul tir de pulseur partit, et Ramirez régla le compte de trois adversaires – deux hommes et la femme qui avait tiré – grâce à une rafale grand angle, moins concentrée mais tout aussi efficace à cette distance. L'adjudant Babcock, de son côté, se trouvait juste devant une porte lorsque celle-ci s'ouvrit brusquement; le couple à l'intérieur ne dormait manifestement pas à leur arrivée. Ils étaient peu vêtus mais bien éveillés, et la femme saisit le fusil de Babcock avant que celle-ci ait eu le temps de réagir. Harkness jura et tenta de les mettre en joue, mais l'adjudant se trouvait trop près d'eux. Il ne pouvait pas viser à coup sûr –et, au bout de quelques instants, il n'en avait plus besoin. Babcock laissa la femme resserrer sa prise sur le fusil, puis ses deux pieds quittèrent le sol en même temps. Elle pivota comme une gymnaste en s'appuyant sur l'arme fermement maintenue, et l'autre femme recula violemment sous l'impact de deux bottes de combat pointure quarante (partie intégrante de la combinaison souple des fusiliers Mark 7) qui la frappèrent au ventre, lui arrachant un grognement de douleur. Le choc la projeta contre son amant, qui ouvrit la bouche pour hurler – au moment même où Babcock retombait sur le sol et abattait son coude gauche comme un marteau sur son crâne. Il s'écroula sans un bruit et le fusilier recula, le fusil toujours en main, pour tirer calmement sur la femme avant qu'elle ait pu reprendre son souffle. Tout fut terminé en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, et Harkness écarquilla les yeux devant l'efficacité rapide et silencieuse de Babcock. L'adjudant jeta un coup d'oeil à la chambre dont ses victimes étaient sorties et, pour plus de sécurité, tira aussi sur l'homme. Puis elle regarda le maître principal par-dessus son épaule. « La prochaine fois, amenez carrément le tambour et les trompettes ! railla-t­elle sur le lien com. La ferme, canonnier ! » aboya Ramirez. Le colonel, immobile, poussa au maximum les capteurs sonores externes de sa combinaison et se détendit. « Plus de peur que de mal, je crois. » Il compta rapidement le nombre de corps étendus dans l'entrée. « Douze, je répète, douze K.-O. en tout », annonça-t-il sur l'intercom en se tournant pour regarder Harkness à son tour. Le maître principal s'attendait à une sévère réprimande, mais le colonel se contenta d'agiter un doigt menaçant avant de se détourner. « Peut-être les fusiliers n'étaient-ils pas si mauvais que ça, se dit Harkness. Cinq minutes plus tard, ils avaient éliminé tous les gardes théoriquement présents – si, bien sûr, leurs informations étaient correctes. Toutefois, Thomas Ramirez n'aimait guère s'en remettre à des suppositions. Il disposa ses hommes de façon à couvrir les voies d'accès à l'escalier central puis emmena Babcock, Ivashko et Tremaine à l'étage. Harkness n'était pas invité, mais il ne comptait pas rester en arrière et ferma la marche aux côtés de Babcock. La porte en haut des escaliers était fermée. Le colonel essaya de nouveau sa boîte magique, mais celui qui occupait cette pièce ne faisait pas confiance aux verrous électriques. Il s'était servi d'une bonne vieille clé dans une serrure mécanique en complément, et le colonel haussa les épaules. Il tendit son fusil à Ivashko. Ce client-là, ils ne pouvaient pas se permettre de l'endormir pour quelques heures, et il allait donc devoir agir en force. Ce qui ne le gênait pas vraiment. Il recula jusqu'au bord du palier, se balança sur la pointe des pieds puis s'élança contre la porte. Il n'avait le recul que pour trois enjambées, mais on n'avait pas encore construit de porte de chalet capable d'arrêter Thomas Ramirez, et il traversa la pluie d'éclats de bois comme un roc. L'homme qui dormait de l'autre côté avait des réflexes de chat. Il se redressa dans son lit et glissa une main sous l'oreiller avant même d'avoir complètement ouvert les yeux. Toutefois, il se révéla bien trop lent. Ramirez atteignit le lit au moment où ses doigts se refermaient sur la crosse du pulseur, et une main comme un battoir saisit le col de son coûteux pyjama. Denver Summervale vola hors du lit comme un missile, et sa main armée heurta un montant du lit au passage. Il hurla de douleur quand le pulseur lui fut arraché, et Ramirez le lâcha lorsqu'il fut en hauteur. Summervale traversa la chambre en vol plané et parvint difficilement à se protéger la tête d'un bras avant de frapper le mur opposé comme un boulet de canon. Il rebondit et, alors qu'on l'avait pris au dépourvu dans son sommeil, il réussit à atterrir sur ses pieds. Il adopta automatiquement une position défensive, secouant la tête pour s'éclaircir les idées, et Ramirez le laissa faire. Le colonel se contenta de l'observer, lui laissant le temps de se reprendre en attendant qu'il charge. Ce qui ne tarda pas. Summervale n'aimait pas les affrontements physiques. C'était un spécialiste, un chirurgien qui vous débarrassait de vos problèmes à l'aide d'une arme, mais il avait tué plus d'un homme à mains nues. Malheureusement pour lui, il n'était ni aussi rapide ni aussi fort que Thomas Ramirez, et il portait un pyjama plutôt qu'une combinaison souple. Ramirez para un coup mortel de la main gauche et enfonça le poing droit comme un boulet de démolition dans le ventre de Summervale. Celui-ci, plus petit, se plia en deux avec un grognement plaintif, et le colonel le gifla violemment de la main gauche. L'assassin fut projeté en arrière mais ne heurta pas le mur. Ramirez le rattrapa, le fit tournoyer comme une marionnette et le plaqua sur le ventre contre le bord de son propre lit. Il lui ramena le poignet dans le dos et passa un bras d'acier en travers de sa gorge. Summervale se débattit pour hurler de douleur quand Ramirez, le visage totalement dépourvu d'expression, lui planta un genou sous combinaison souple dans le dos. « Allons, allons, monsieur Summervale, fit doucement le colonel. Pas de ça avec moi. » Le tueur gémit – signe involontaire de sa détresse, aggravée par l'humiliation – et Ramirez jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule à Ivashko, qui posa un petit enregistreur sur le lit. « Reconnaissez-vous ma voix, monsieur Summervale ? » demanda Ramirez. Summervale serra les dents et refusa de répondre – puis hurla de nouveau quand des doigts puissants lui tordirent le poignet. « J'ai posé une question, monsieur Summervale, fit le colonel sur un ton de reproche. Ce n'est pas gentil d'ignorer mes questions. » Summervale poussa un nouveau cri, se tordant de douleur, et rejeta la tête en arrière aussi loin qu'il le put. « Oui ! Oui ! » La souffrance et la haine déformaient sa voix d'aristocrate. « Bien. Vous devinez la raison de ma présence ? Allez vous faire... foutre ! haleta Summervale pardessus le bras qui lui serrait la gorge. Quel vocabulaire ! remarqua Ramirez presque aimablement. Alors que je ne suis là que pour vous poser une petite question. » Sa voix perdit son masque d'humour pour se faire I roide et dure. « Qui vous a payé pour tuer le capitaine Tankersley, Summervale ? Je vous... emmerde... fils de pute ! souffla Summervale. Ce n'est pas très gentil. Il va falloir que j'insiste. Et pourquoi... je devrais... vous le dire ? » Summervale parvint à émettre un rire étranglé. « Vous... me tuerez... après... alors merde ! Monsieur Summervale, monsieur Summervale ! soupira Ramirez. Le pacha m'arracherait les yeux si je vous tuais moi-même, alors contentez-vous de répondre à la question. Comptez là-dessus ! Je crois que vous devriez réfléchir », fit tout bas Ramirez. Scotty Tremaine se détourna, blême, au son de sa voix. J'ai dit que je ne vous tuerais pas, monsieur Summervale, murmura le colonel, comme avec amour. Je n'ai jamais dit que je ne vous ferais pas mal. » CHAPITRE VINGT-DEUX Faisceaux tracteurs engagés. Coupure des réacteurs principaux, répondit Michelle Henke. Tenez prêts les réacteurs d'attitude. Chef Robinet, à vous le contrôle d'approche. Coupure des réacteurs principaux, à vos ordres », répéta le timonier de l'Agni en enfonçant des touches sur sa console pour stopper les moteurs à réaction auxiliaires du croiseur léger. « Arrêt des réacteurs principaux confirmé. Réacteurs d'attitude parés. J'ai le contrôle d'approche, commandant, ajouta-t-elle. Parfait. » Henke se carra dans son fauteuil et regarda la masse laide mais familière de la station spatiale Héphaïstos remplir le visuel avant. L'Agni se trouvait à l'intérieur du périmètre de sécurité de ses bandes gravitiques; il n'utilisait plus que ses réacteurs conventionnels depuis vingt minutes, mais les faisceaux tracteurs d'Héphaïstos le tenaient désormais et attiraient sa proue en forme de tête de marteau vers la baie d'arrimage qui l'attendait. Le vaisseau de Henke n'avait rien d'autre à faire que de corriger sa position d'arrimage finale, opération qui requérait un degré de précision que les faisceaux tracteurs de la station ne pouvaient pas atteindre. Elle regarda silencieusement par-dessus l'épaule du premier maître Robinet. Cette dernière aurait sans doute pu s'amarrer les yeux fermés, mais, quoi qu'il arrive, Henke portait la responsabilité ultime. Cette idée la taraudait, comme toujours en pareil moment, car elle n'avait jamais vraiment aimé les manœuvres de mouillage. Elle était tout à fait compétente mais n'aurait jamais l'assurance totale et innocemment arrogante d'Honor. Elle savait parfaitement que c'était précisément ce manque de confiance en elle qui l'empêchait de manœuvrer avec le flair et le panache d'Honor – ce qui, en retour, minait sa confiance. Elle eut un grognement familier d'autodénigrement mais, de fait, elle préférait largement une simple orbite de garage qui forçait les petits bâtiments et les radoubeurs à venir jusqu'à elle. Néanmoins, elle se réjouissait qu'Héphaïstos dispose d'une baie libre, car le bassin de radoub du Victoire se trouvait à cinq minutes à peine du mouillage de l'Agni par le boyau de transport du personnel. Henke avaitdéjà appelé Évelyne Chandler pour la prévenir du retour d'Honor, et Chandler avait répondu par un autre avertissement : les journalistes attendaient en force. Henke sentit une moue déformer sa bouche, puis la força délibérément à se détendre et carra les épaules. Il était hors de question – absolument hors de question – que ces vautours se jettent sur Honor. C'est pourquoi le central d'Héphaïstos avait reçu un plan de vol concernant un cotre censé amener la comtesse Harrington et ses accompagnateurs au hall principal. Falsifier un plan de vol constituait une infraction assez grave, et elle aurait peut-être à en souffrir les conséquences lorsque aucun cotre ne se matérialiserait pour confirmer les listes d'arrivées dans le hall, mais Henke pensait avoir décelé une note complice dans la voix du contrôleur aguerri qui avait reçu son faux plan de vol. Son allusion nonchalante aux journalistes qui ne manqueraient pas d'attendre Lady Harrington n'avait fait que renforcer le soupçon – et son sentiment d'avoir bien agi, même si elle devait écoper d'un rappel à l'ordre. Un doux carillon résonna, et le maître principal Robinet hocha la tête pour elle-même. « Position de mouillage, commandant. Engagez les faisceaux d'arrimage. Engageons les faisceaux d'arrimage, à vos ordres, madame. Jack, fit Henke en se tournant vers son officier de com, demandez un verrouillage ombilical et voyez s'ils peuvent nous balancer les boyaux d'accès rapidement. À vos ordres, pacha. Merci. » Henke s'extirpa de son fauteuil de commandement et jeta un coup d'oeil à son second. « Monsieur Thurmond, à vous le quart. Bien, madame. À moi le quart. Parfait. » Elle se frotta la tempe un court instant puis soupira. « Si on a besoin de moi, je suis avec Lady Harrington. » La cabine d'Honor ne comportait pas de baie d'observation, mais elle avait branché son terminal de com sur les capteurs optiques avant de l'Agni. Elle restait assise en silence, les mains sur les genoux, et regardait l'écran plat tandis que le navire se posait sur son ber. Elle se sentait... vide. Plus vide que le vent ou l'espace, vidée par le travail silencieux de l'entropie. Elle entendait MacGuiness se déplacer autour d'elle, sentait Nimitz qui s'étirait sur le dos de son fauteuil, rayonnant d'amour et d'inquiétude, mais il n'y avait que calme et silence au fond d'elle. La souffrance attendait, mais elle l'avait enfermée dans une armure de glace. Elle la voyait en imagination : des lames de rasoir brillant dans leur prison cristalline, qui ne pouvaient pas la toucher. Qui ne pourraient pas la toucher, même, car sa peine la détruirait trop vite si elle la libérait. Elle l'avait donc gelée, sans crainte, avec détermination, l'emprisonnant jusqu'à ce qu'elle choisisse de briser la glace pour lâcher son chagrin sur elle-même. Et, pour cela, il lui faudrait attendre d'avoir trouvé Denver Summervale. Son esprit continua doucement sur cette voie, envisageant différents moyens d'y parvenir. Elle savait que Michelle craignait pour elle, mais c'était idiot. Plus rien ne pouvait la faire souffrir désormais. Elle n'était qu'un glacier, une machine de glace et de pierre qui se dirigeait implacablement vers la fin qu'elle s'était fixée. Comme le glacier, rien ne parviendrait à l'arrêter... et il ne resterait rien d'elle à la fin du voyage. Elle dissimulait cette pensée au plus profond d'elle-même, si loin qu'elle la devinait à peine, de peur que Nimitz ne la lise en elle. Mais une logique claire et nette la lui dictait. C'était inévitable, et ce n'était que justice. Elle n'aurait pas dû se laisser aller à aimer Paul, se dit-elle distraitement. Elle aurait dû se méfier. D'un côté, elle aurait voulu qu'on lui accorde plus de temps avant que le piège se referme, mais la fin était jouée d'avance. C'est l'amour que Paul lui vouait qui l'avait perdu. Elle le savait depuis l'instant où elle avait forcé Michelle à lui révéler quelle ultime insulte Summervale avait proférée. Michelle refusait de le lui dire, pourtant elle devait bien se douter qu'Honor le découvrirait un jour ou l'autre. Elle avait donc fini par avouer sans parvenir à soutenir son regard – elle en était incapable –, et, depuis, Honor savait. Elle ne comprenait toujours pas pourquoi un parfait inconnu avait cherché querelle à Paul, mais c'était elle la faille dans sa cuirasse. Summervale s'était servi d'elle pour l'atteindre, le provoquer... et le tuer. De la même façon qu'elle tuerait Summervale. Sa santé robuste servirait à quelque chose, pour finir, car elle la sacrifierait tout entière à le retrouver s'il le fallait. Une douleur plus froide et cruelle monta en elle, et elle l'accueillit à bras ouverts. Elle l'intégra à son armure, élevant plus haut les murs glacés, les épaississant pour maintenir son chagrin à distance encore un peu. Juste assez longtemps pour accomplir la dernière tâche qui lui importerait jamais plus. Honor avait meilleure mine, se dit Henke en entrant dans la cabine de son amie, et c'était vrai... dans une certaine mesure. Son visage n'arborait plus son air brisé, pourtant il gardait l'apparence d'un masque. Le cœur lui manquait chaque fois qu'elle pensait à l'idée fixe que ce masque cachait, et il lui suffisait de regarder Nimitz pour en deviner la substance. Le chat sylvestre ne se tenait plus voûté et avait repris du poids, mais toute malice l'avait abandonné. Ses oreilles demeuraient à demi aplaties, et il semblait émaner de lui une étrange aura de danger, comme un écho de la soif de vengeance qui animait Honor. Une aura froide, comme Honor se montrait froide, et différente de tout ce que Henke avait pu voir du chat sylvestre par le passé. Pire encore peut-être, la façon dont il surveillait sa compagne : il se tenait immobile sur son épaule dès qu'elle sortait et, à l'intérieur de ses quartiers, refusait de la quitter du regard – un regard vert d'herbe sombre et dur. « Bonjour, Michelle. Je vois que nous sommes arrivés. Oui », fit maladroitement Henke du ton de qui ne sait pas trop comment répondre. La voix d'Honor ne révélait aucune tension particulière, non, c'était plutôt l'inverse, mais son manque de vitalité, son timbre plat et mort en faisaient la voix d'une inconnue. Henke s'éclaircit la gorge et parvint à sourire. « J'ai monté un bateau aux journalistes, Honor. Si nous parvenons à te transférer à bord assez vite, tu pourras gagner le Victoire avant qu'ils se rendent compte que tu n'arrives pas par le hall principal. Merci. » Les lèvres d'Honor dessinèrent un sourire qui ne trouva aucun écho dans ses yeux sombres au cœur de glace, qui ne se réchauffaient jamais et semblaient ne jamais ciller, même sur le stand de tir de l'Agni. Henke n'avait aucune idée du nombre de chargeurs qu'Honor avait vidés, mais elle savait qu'elle y avait passé au moins quatre heures chaque jour, et son absence totale d'expression tandis qu'elle tirait balle après balle dans le cœur et la tête de cibles holo humaines avait terrifié Henke. Elle se mouvait comme une machine, avec une précision terrible et calculée qui niait tout sentiment humain, comme si son âme avait gelé à l'intérieur de son corps. Honor Harrington était une tueuse. Ça avait toujours été vrai, Michelle le savait mieux que personne, mais la compassion et la gentillesse qui constituaient une part bien plus importante de sa personnalité dominaient normalement ce trait meurtrier. Il était canalisé par son sens du devoir et des responsabilités, et, d'une certaine manière, c'était à la fois le complément et la conséquence de sa compassion. Honor était entière. Par bien des côtés, cela renforçait sa capacité à faire preuve de violence, mais sa bonté en faisait un instrument qu'elle pouvait utiliser quand elle en avait besoin plutôt qu'un maître auquel elle se soumettrait. Cette violence avait manqué exploser une fois ou deux. Si les rumeurs qui couraient sur le raid de Merle étaient exactes, il s'en était fallu de peu cette fois-là, mais Honor avait réussi à se maîtriser d'une façon ou d'une autre. Aujourd'hui, elle n'essayait même pas, et Henke ressentait comme jamais sa terrifiante aptitude à la destruction. Elle avait craint pour sa santé mentale; maintenant, elle savait la vérité presque pire encore. Honor n'était pas folle : elle se moquait de tout. Elle avait non seulement perdu son équilibre, mais aussi tout désir de le retrouver. Elle n'était pas folle furieuse, non, mais plus dangereuse encore, car le tueur en elle avait pris les commandes, avec sa logique inhumaine plus cruelle qu'un hiver sphinxien. Elle avait tiré un trait sur sa compassion naturelle et ne se préoccupait plus des conséquences. Honor, muette, regardait sa meilleure amie depuis sa prison de glace. Elle ressentait l'inquiétude de Henke à travers son lien avec Nimitz, et une infime part de son cœur aurait voulu la rassurer. Mais il ne s'agissait que d'un réflexe, trop insignifiant pour représenter davantage, et, de toute façon, elle avait oublié comment réconforter quiconque. Elle s'en souviendrait peut-être un jour, mais peu importait. Tout ce qui comptait désormais, c'était Denver Summervale. « J'imagine que je ferais mieux d'y aller », dit-elle au bout d'un moment. Elle tendit une main dont Henke se saisit. Nimitz permit à Honor de sentir les larmes qui brûlaient les yeux de son amie, et un fragment perdu de la femme que Paul Tankersley avait aimée regretta de ne pas sentir ses propres yeux la brûler. Pourtant c'était impossible, alors elle serra la main de Michelle, lui tapota gentiment l'épaule et la quitta sans un regard en arrière. La haie d'honneur se mit au garde-à-vous et salua lorsque Honor attrapa la barre d'appui pour passer de l'apesanteur du hoyau d'accès à la gravité interne du Victoire. Le sifflet du bosco retentit, et la main d'Honor se leva en une réponse automatique. Évelyne Chandler s'avança et tendit la main en signe de bienvenue. Honor la saisit. La petite femme rousse observait le visage de son officier supérieur, et ses yeux compatissants s'assombrirent sous l'effet de la surprise, d'une certaine crainte même. « Commandant », dit-elle calmement. Elle se contentait d'une simple salutation, sentant qu'Honor ne souhaitait pas entendre ses condoléances. « Evelyne. » Honor salua de la tête son second puis les soldats de la haie d'honneur, et fit signe à l'un de ses gardes d'avancer. « Capitaine Chandler, voici le major Andrew LaFollet, qui commande mon équipe de sécurité graysonienne. » L'ombre d'un sourire froid se posa de nouveau sur ses lèvres. « Le Protecteur Benjamin l'a envoyé pour m'empêcher de faire des bêtises. » LaFollet pinça les lèvres, mais il serra la main de Chandler sans faire de commentaire. « Présentez-le dès que possible au colonel Ramirez. Je crois qu'ils se découvriront pas mal de points communs. Bien sûr, madame, murmura Chandler. Merci. » Honor se tourna vers MacGuiness. « Veillez à faire transférer mes effets personnels, s'il vous plaît, Mac. Je rejoins directement mes quartiers. Bien, madame. » Chandler n'avait jamais vu l'intendant si fatigué – ni si inquiet – et son cœur se serra pour cet homme épuisé au regard triste. Honor s'éloigna du sabord d'entrée en direction de l'ascenseur, et LaFollet s'éclaircit la gorge dans son dos. « Soldat Candless », dit-il calmement. James Candless salua brièvement et emboîta le pas à Honor. Chandler se tourna vers le major, qui haussa les épaules. «Je suis désolé, capitaine, mais j'ai mes ordres. Je vois. » Chandler l'observa encore un moment, puis son visage s'adoucit. « Je vois bien, fit-elle plus sereinement, sur un ton différent; nous nous inquiétons tous pour elle. Nous trouverons un arrangement, major. Je l'espère, capitaine, murmura LaFollet en regardant l'ascenseur emmener son seigneur. Dieu m'est témoin que je l'espère. » Le sas de la cabine se referma, isolant Honor de Candless et de sa sentinelle réglementaire. Elle se sentait un peu coupable de ne pas avoir présenté les deux hommes ni expliqué au fusilier la présence de Candless, mais il restait trop peu d'elle-même pour ce genre de prévenances. Debout, elle balaya la cabine du regard, et une souffrance sans larmes la saisit malgré sa cuirasse lorsque ses yeux se posèrent sur le cube holo sur son bureau. Paul lui souriait depuis l'objet, riant dans le vent qui agitait son catogan, son casque de vol au creux du bras; le nez d'un Javelot, en forme d'aiguille, brillait derrière lui. Elle gagna le bureau. Sa main tremblait en soulevant le cube, et elle le fixa en regrettant les larmes qu'elle ne parvenait pas à verser. Ses lèvres frémirent et ses doigts se serrèrent, mais son âme gelée persista dans son refus de pleurer. Elle ne pouvait que fermer les yeux et serrer le cube contre son sein, le berçant comme le cœur solide de sa souffrance et de son chagrin. Elle ne sut jamais combien de temps elle était restée ainsi, Nimitz blotti dans son cou, geignant doucement et caressant sa joue d'une patte délicate. Elle sut simplement qu'elle ne pouvait rien faire d'autre – et qu'elle n'avait pas le courage d'ouvrir le sas de sa chambre. Trop de détresse l'attendait là, trop de souvenirs perfides de son bonheur. Elle ne pouvait pas les affronter. Pas maintenant. Ils la briseraient et elle n'osait pas prendre ce risque avant d'avoir fait ce qu'elle avait à faire. Elle resta donc là comme une statue en uniforme noir et or, figée à l'angle de son bureau, jusqu'à ce que le carillon d'admission retentisse derrière elle. Elle inspira brusquement, les narines évasées, puis reposa doucement le cube sur son bureau. Elle passa un doigt comme une caresse sur le visage souriant de Paul et appuya sur le bouton de l'intercom. « Oui ? » Le frémissement de sa voix la surprit, et elle le brisa dans un poing de glace. « Le colonel Ramirez, madame, annonça la sentinelle. Je ne... » Elle s'interrompit. Elle n'avait pas envie de voir Ramirez. Il avait servi de témoin à Paul et elle le connaissait trop bien. Elle savait qu'il se croyait responsable et qu'il s'attendait à la voir partager cet avis. Ce n'était pas le cas, mais la culpabilité de Ramirez rouvrirait ses propres blessures et menacerait sa cuirasse. Toutefois, si elle refusait de le recevoir, il pourrait l'interpréter comme un reproche. Il méritait qu'elle le traite mieux que ça et, puisqu'il lui restait si peu à offrir, sa propre conscience lui interdisait de refuser son réconfort à cet homme. Elle prit une nouvelle inspiration et se redressa dans un soupir. « Merci, soldat. » Elle enfonça le bouton qui commandait l'ouverture du sas et se retourna pour lui faire face. Thomas Ramirez avait l'air plus abattu encore qu'elle ne le craignait, et elle se ressaisit comme il s'arrêtait sur le seuil tandis que le sas se fermait derrière lui. « Dame Honor, je... » commença-t-il. Elle l'interrompit d'un geste. « Non, Thomas », fit-elle aussi gentiment que le permettait le carcan de glace autour de son cœur. Elle savait que sa voix devait lui paraître mécanique, indifférente et contrite. Elle posa une main sur son bras, essayant de briser sa propre réserve afin de l'atteindre et consciente de son échec. « Vous étiez l'ami de Paul. Je le sais, et je sais que ce n'était pas votre faute. Paul ne vous en voudrait pas pour ce qui s'est passé... et je ne vous en veux pas non plus. » Ramirez se mordit la lèvre. Une larme brilla au coin de son oeil – une autre de ces larmes qu'elle ne réussissait pas à verser – et il baissa la tête pour quelques instants. Puis il prit une profonde et violente inspiration, et releva les yeux. Leurs regards se croisèrent, et elle lut dans le sien qu'il comprenait qu'elle ne pouvait vraiment pas faire mieux et qu'il l'acceptait « Merci, madame », dit-il tout bas. Elle lui tapota le bras et contourna son bureau. Elle se laissa tomber dans son fauteuil et lui fit signe de prendre le siège qui lui faisait face, tandis qu'elle faisait passer Nimitz sur ses genoux. Le chat sylvestre s'y lova, collant son museau contre ses jambes tout en rayonnant d'amour pour elle. Ce sentiment lui faisait mal, comme si un marteau frappait contre le bouclier qui anesthésiait son cœur, mais elle le caressa lentement avec douceur. « Je me rends compte que vous revenez à peine, madame, reprit Ramirez au bout d'un moment, et je m'excuse de m'imposer, mais il y a une chose que vous devez savoir avant de... prendre d'autres mesures. » Honor sourit sans joie à son choix de termes. Thomas Ramirez se trouvait avec elle à Merle. Si quelqu'un dans la Galaxie avait une idée des « mesures » qu'elle comptait prendre, c'était bien lui. « La semaine dernière, poursuivit-il, le major Hibson et moi avons organisé un exercice d'entraînement sur Gryphon. Cette remarque éveilla l'intérêt d'Honor, qui haussa un sourcil en se demandant comment ils avaient gagné Gryphon avec le Victoire au radoub. « Les capitaines McKeon et Venizelos ont eu la bonté de nous aider en transportant le bataillon sur Manticore B », précisa Ramirez. Honor sentit son intérêt grandir, et quelque chose dans le son de sa voix résonna contre son cocon de place. « L'exercice a été une réussite dans l'ensemble, madame, mais nous avons connu une défaillance du système (le navigation à bord de ma pinasse de commandement. Nous avons atterri à plusieurs centaines de kilomètres de notre zone le contact théorique, je le crains – un furieux blizzard dans la région de l'exercice a probablement contribué à notre erreur le navigation –, et il m'a fallu plusieurs heures pour rejoindre le reste du bataillon. Je vois. » Honor fit basculer le dossier de son fauteuil en arrière avec un léger froncement de sourcils alors que Ramirez s'interrompait. « Puis-je vous demander pourquoi vous me racontez cela ? dit-elle enfin. Eh bien, madame, par le plus grand des hasards, notre site d'atterrissage se trouvait tout près d'un chalet de chasse. Naturellement, ma section et moi avons gagné le chalet dans l'espoir de découvrir notre position exacte, de façon à pouvoir rejoindre l'exercice. Il s'agissait d'une simple coïncidence, bien sûr, mais, eh bien, il semble que Denver Summervale prenait précisément des vacances dans ce chalet, madame. » Le fauteuil d'Honor se redressa brutalement, et Ramirez déglutit en apercevant la soudaine lueur de sauvagerie dans ses yeux. « S'y trouve-t-il toujours, Thomas ? » souffla-t-elle, posant un regard affamé et à moitié fou sur son visage. Il déglutit à nouveau. Je l'ignore, madame, répondit-il prudemment, mais, au cours de notre conversation il m'a... offert une information. » Il plongea la main dans la poche de sa veste et posa une puce sur le bureau d'Honor, tout en refusant de détourner son regard de ses yeux effrayants. Il a dit... » Ramirez s'arrêta et s'éclaircit la gorge. Madame, il a dit qu'on avait loué ses services. On l'a payé pour tuer le capitaine Tankersley... et vous-même. Payé ? » Honor le regardait fixement, et un frémissement silencieux parcourut son corps. Sa froide armure vacilla et se craquela légèrement sous l'effet de la vague de chaleur qui montait soudain en elle. Elle n'avait jamais entendu parler de Denver Summervale avant qu'il ne tue Paul. Elle supposait jusque-là qu'une raison personnelle l'avait poussé à agir, mais ceci... Oui, madame. Payé pour vous assassiner tous les deux, souligna Ramirez. Mais on lui a demandé de tuer le capitaine Tankersley le premier. » Le premier. Quelqu'un voulait que Paul meure le premier, et la façon dont Ramirez l'avait annoncé résonna sans fin en elle, assaillant la glace. Il ne s'agissait pas de l'acte cruel d'un univers impersonnel et indifférent qui la punissait pour avoir aimé, mais d'un geste délibéré. Quelqu'un voulait la voir morte et voulait auparavant la faire souffrir autant qu'il était possible. Quelqu'un avait payé pour qu'on assassine légalement Paul, en considérant cela comme une arme contre elle. Nimitz se dressa sur ses genoux en feulant, le poil hérissé, la queue dressée et les griffes découvertes, et Honor sentit son armure tomber en ruine tandis que la terrible chaleur de sa fureur détruisait son détachement. Et, alors même que sa rage s'amplifiait, elle sut. Elle sut qui devait être responsable, le seul être assez malade et sadique pour faire tuer Paul par haine envers elle. Pourtant, malgré sa certitude, elle fixa Ramirez en attendant de lui une confirmation. Madame, fit doucement le colonel, il a été engagé par le comte de Nord-Aven. » CHAPITRE VINGT-TROIS Thomas Ramirez bascula le dossier de son siège et observa l'homme en uniforme vert assis de l'autre côté du bureau, dans sa cabine de travail à bord. Le major Andrew LaFollet soutenait son regard, et ses yeux gris le jaugeaient également. Une tension invisible régnait entre eux; il ne s'agissait ni de colère ni de méfiance, mais de la prudence dont auraient fait preuve deux chiens de garde à leur première rencontre. « Alors, major, dit enfin Ramirez, dois-je comprendre que vos hommes et vous êtes assignés à Lady Harrington de façon permanente ? D'après ce que m'avait dit le capitaine Chandler, je pensais qu'il s'agissait d'une affectation temporaire, sur ordre du Protecteur Benjamin. Je regrette cette méprise, mon colonel. » LaFollet était grand pour un Graysonien, solide et musculeux, mais il mesurait une tête de moins que Ramirez et semblait presque chétif par comparaison. Il avait aussi dix ans de moins que le colonel, bien qu'ils parussent le même âge grâce au traitement antivieillissement qu'avait subi le Manticorien. Pourtant, son visage et son attitude ne trahissaient aucune incertitude. Il passa la main dans ses cheveux acajou et fronça les sourcils, réfléchissant à la meilleure façon de se faire comprendre de cet étranger. « En ce moment, mon colonel, commença-t-il avec son lent et doux accent graysonien, levant les yeux pour observer un point situé au-dessus de la tête de Ramirez, Lady Harrington n'a pas les idées très claires. » Lorsqu'il les abaissa, leur expression signala au colonel que quiconque interpréterait cette déclaration comme une critique le regretterait. « Je la soupçonne de nous considérer en effet comme une mesure temporaire. Mais elle se trompe, lança Ramirez au bout d'un moment. Oui, mon colonel. En vertu de nos lois, un seigneur doit en toutes occasions être accompagné de sa garde personnelle, sur Grayson ou ailleurs. Même dans le Royaume stellaire ? Sur Grayson ou ailleurs, mon colonel », répéta LaFollet. Ramirez ouvrit de grands yeux. « Major, je me doute que vous n'avez pas écrit la loi, mais Lady Harrington est aussi officier dans la Flotte de Sa Majesté. Je le comprends bien, mon colonel. Mais vous ne comprenez peut-être pas que le règlement interdit la présence de civils ou de ressortissants étrangers armés sur un vaisseau de Sa Majesté. Bref, major LaFollet, votre présence ici est illégale. Je suis désolé de l'apprendre, mon colonel, répondit poliment LaFollet, et Ramirez soupira. Vous n'allez pas me faciliter la tâche, n'est-ce pas, major ? demanda-t-il sur un ton désabusé. Je n'ai pas l'intention de vous causer de problèmes, ni à la Flotte ou au Royaume, mon colonel. J'entends toutefois clairement accomplir mon devoir, comme j'en ai prêté le serment, et protéger mon seigneur. Les fusiliers royaux protègent les commandants des vaisseaux de Sa Majesté, intervint Ramirez d'une voix plus dure et sèche. Sauf votre respect, mon colonel, là n'est pas la question. Et puis je sais que ni vous ni les fusiliers royaux n'êtes responsables de ce qui s'est produit, ajouta le major, le regard serein, mais Lady Harrington a assez souffert. » Ramirez serra les dents quelques instants, puis il inspira profondément et s'imposa de s'adosser. Le ton de LaFollet n'aurait pas pu être plus respectueux, et le colonel s'accordait en partie avec cette calme accusation. Il réfléchit un moment puis décida d'essayer une autre approche. « Major, Lady Harrington pourrait ne pas rentrer à Gray-son avant des années, maintenant que le Parlement a voté la déclaration de guerre et que nous reprenons les opérations actives. Êtes-vous et vos... combien, dix hommes ? douze ? Nous sommes douze au total, mon colonel. Alors douze. Êtes-vous tous les douze prêts à passer tout ce temps loin de Grayson, alors que le corps des fusiliers se déclare prêt à assurer la sécurité de Lady Harrington ? Elle ne restera pas à bord tout ce temps, mon colonel. À chaque fois qu'elle sort, elle laisse sa sentinelle derrière elle. Et, pour répondre à votre question, nous ne sommes pas loin de Grayson tant que nous restons auprès de notre seigneur. » Ramirez ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel, et LaFollet se permit un léger sourire. « Cela dit, mon colonel, je comprends votre point de vue, et la réponse est oui. Nous sommes prêts à passer tout le temps qu'il faudra loin de Grayson. Vous parlez pour tous vos hommes ? Pouvez-vous parler pour tous les vôtres, mon colonel ? LaFollet soutint son regard jusqu'à ce qu'il acquiesce sans enthousiasme. « Moi aussi. Et tous les membres de la garde Harrington sont des volontaires, comme c'est le cas pour vos fusiliers, d'après ce que j'ai cru comprendre. Puis-je vous demander pourquoi vous vous êtes porté volontaire ? » Sur un autre ton, cette question aurait pu être insultante. En l'occurrence, elle n'exprimait qu'une sincère curiosité, et LaFollet haussa les épaules. « Bien sûr, mon colonel. J'étais affecté à la sécurité du palais avant la tentative de coup d'État de Macchabée, et mon frère aîné également, en tant que membre de la garde personnelle du Protecteur Benjamin. Il s'est fait tuer, et Lady Harrington a non seulement assumé sa responsabilité en sauvant le Protecteur, mais a tué son assassin de ses propres mains – avant de prendre en charge la protection de ma planète tout entière. » Il soutint le regard de Ramirez sans ciller. « Grayson lui doit sa liberté. Ma famille lui est redevable à jamais pour avoir accompli la tâche de mon frère et vengé sa mort. Je me suis porté volontaire pour la garde seigneuriale le jour où on en a annoncé la formation. » Ramirez s'enfonça un peu plus dans son siège, le regard inquisiteur. « Je vois. Pardonnez-moi de poser cette question, major, mais je sais d'après ce que j'ai lu dans les journaux que tous les Graysoniens ne se réjouissent pas de voir une femme seigneur. Dans ces conditions, êtes-vous certain que vos hommes partagent vos sentiments ? Ils se sont tous portés volontaires pour cette affectation particulière, mon colonel. » Pour la première fois, une nuance glaciale s'insinua dans la voix de LaFollet. « Quant à leurs motivations personnelles, le père du soldat Candless a péri à bord du Covington durant la bataille de Merle et le frère aîné du caporal Mattingly à bord du Saül au cours de la même bataille. Le soldat Yard a perdu un cousin et un oncle dans la première bataille de Yeltsin; un autre de ses cousins n'a survécu à Merle que parce que Lady Harrington a insisté pour qu'on ramasse toutes les capsules de survie graysoniennes, malgré le risque d'un retour du Saladin avant la fin de cette opération. Son transpondeur étant endommagé, nos capteurs ne pouvaient pas le localiser; ceux de l'Intrépide en étaient capables et ont réussi. Il n'est pas un homme dans mon détachement – ou dans la garde tout entière d'ailleurs – qui ne se soit engagé parce qu'il a une dette personnelle envers Lady Harrington, mais ce n'est pas tout. Elle est... spéciale, mon colonel. Je ne sais pas vraiment comment l'exprimer, mais... Pas besoin », murmura Ramirez, et LaFollet l'observa. Une lueur dans les yeux du colonel lui permit de se détendre et il baissa de nouveau les yeux, regardant fixement sa main aller et venir sur le bras du fauteuil. « Un Graysonien n'est pas censé... dire ce genre de choses, mon colonel, ajouta-t-il calmement, mais nous avons rejoint sa garde parce que nous l'aimons. » Il cessa de frotter l'accoudoir et soutint le regard de Ramirez. « Mieux que ça, c'est notre seigneur, notre suzeraine personnelle. Nous lui devons la même obéissance que vous à votre reine, mon colonel, et nous comptons accomplir notre devoir. Je crois que le Protecteur a demandé à votre ambassadeur de transmettre cette information à votre Premier ministre. » Ramirez se frotta lentement le sourcil. Il reconnaissait une personne intransigeante quand il en croisait une, et le statut légal du capitaine en tant que membre d'une noblesse étrangère soulevait des questions qu'il se réjouissait de ne pas avoir à résoudre. De plus, LaFollet avait raison – peut-être plus qu'il ne le croyait – quant à la sécurité du capitaine, car il était peu probable que Nord-Aven abandonne simplement ses projets si Denver Summervale ne parvenait pas à la tuer. Les fusiliers de Ramirez ne pouvaient pas assurer sa sécurité hors du vaisseau, mais, d'après ce qu'il avait vu du major LaFollet et ses hommes, il faudrait au moins une arme nucléaire tactique pour se débarrasser d'eux. Il se demandait à quel point cela affectait son jugement. Probablement plus que de raison. Non, pas « probablement ». Il y accordait à coup sûr trop d'importance, et il s'en fichait. « Très bien, major, dit-il enfin. Je comprends votre position et, entre nous, je suis content de vous voir. Tant que les autorités compétentes ne me demanderont pas d'appliquer le règlement concernant le port d'armes à bord, vous garderez les vôtres. Je vais également prendre des mesures pour qu'un de vos hommes se trouve toujours en faction auprès de la sentinelle réglementaire, et vous serez informé dès que dame Honor quittera le Victoire. Pour le reste, vous devrez vous arranger avec elle, mais je connais le capitaine et je ne crois pas que vous ayez de grandes chances de poster un garde dans ses quartiers, quoi qu'en dise la loi graysonienne. Bien sûr que non, mon colonel. » LaFollet s'empourpra à cette suggestion, et le colonel dissimula un sourire derrière sa main. Puis il retrouva son sérieux. « Je crains que vous ne deviez encore accepter un détail, major LaFollet. Ni de ma part ni de celle de la Flotte, mais de dame Honor elle-même. » LaFollet haussa un sourcil et Ramirez soupira. « Vous êtes au courant, bien sûr, de la mort du capitaine Tankersley ? » Le garde acquiesça, et Ramirez haussa les épaules d'un air résigné. « Le capitaine connaît le responsable. Je pense qu'elle a l'intention de régler ses comptes, et vous ne pourrez pas la protéger à ce moment-là. Nous en sommes conscients, mon colonel. Nous n'aimons pas ça mais, franchement, nous n'essayerons pas de l'en empêcher même si nous le pouvions. » Ramirez ne parvint pas à cacher sa surprise à la réponse froidement immorale de LaFollet. Les mœurs graysoniennes étaient strictes, et l'idée de deux célibataires entretenant une relation sexuelle en violait un bon tiers. LaFollet ébaucha un sourire à la réaction du Manticorien mais n'ajouta rien, et le colonel commença à comprendre à quel point les sujets du capitaine Harrington tenaient à elle. « Bien. Dans ce cas, major, dit-il en se levant, la main tendue, bienvenue à bord. Venez avec moi, je vais vous présenter mes officiers et sous-officiers les plus anciens en grade. Ensuite nous veillerons à trouver des quartiers pour vous et vos hommes, et à mettre au point un tableau de garde. Merci, mon colonel. » La main de LaFollet se perdit presque dans celle de Ramirez, mais il la serra fermement. Nous apprécions votre coopération. » Honor ouvrit les yeux. Pour la première fois depuis bien trop longtemps, elle se réveillait sur autre chose qu'une impression de vide glacé. La souffrance persistait, toujours enfermée dans son cocon blindé, car au moins un point n'avait pas changé : elle n'osait pas libérer sa douleur avant d'en avoir éliminé la source. Pourtant, une nouvelle certitude empoisonnée habitait son cœur. Un venin ancien et familier. Elle connaissait désormais son ennemi. Elle n'était plus la victime d'un destin dont le sens lui échappait, mais d'une machination qu'elle ne comprenait que trop bien, ce qui fissurait la glace entourant son âme. Nimitz roula à bas de sa poitrine lorsqu'elle s'assit dans le lit et écarta une mèche de ses yeux. Elle sentait la même différence chez lui aussi. Le chat sylvestre haïssait Denver Summervale depuis le début, et pas seulement pour le chagrin qu'il avait causé à Honor. C'eût été une raison suffisante, mais Nimitz avait appris à aimer Paul Tankersley pour lui-même. Et c'était peut-être ce qui faisait la différence en lui comme pour elle. Ils connaissaient le responsable de leur peine, et le conflit qui les opposait – Honor qui voulait se détruire contre Nimitz férocement déterminé à la maintenir en vie – s'était résolu en une volonté commune implacable de détruire leurs ennemis. Elle posa les pieds par terre et laissa sa main s'attarder légèrement, avec amour, sur la place que Paul aurait occupée. Elle pouvait se le permettre maintenant, faire face à cette douleur, même si elle n'osait pas encore lui laisser libre cours. Étrange, pensa-t-elle dans un coin de son cerveau. Elle avait entendu tant de fables sur la façon dont l'amour pouvait sauver votre santé mentale; nul ne lui avait jamais dit que la haine pouvait avoir le même effet. Elle se leva et entra dans la salle de bains pour se brosser les dents, tandis qu'elle se repassait en mémoire l'enregistrement que Ramirez lui avait laissé. Elle était convaincue que le colonel en avait coupé quelques passages, mais elle ne doutait pas de la véracité du document. Malheureusement, il ne serait jamais recevable en justice, même si elle osait le soumettre à un tribunal. Ramirez s'était montré très secret quant aux circonstances de ces aveux, mais le curieux halètement et la douleur qu'on devinait dans la voix de Summervale lorsqu'il se mettait soudain à parler lui disaient tout ce qu'elle avait besoin de savoir sur la façon dont on l'avait convaincu d'» offrir » ces informations. Elle finit de se laver les dents. Si le visage dans son miroir demeurait pâle et blessé, au moins le reconnaissait-elle à nouveau, et elle lut de l'étonnement dans ses yeux. De la gravité, même, à l'idée de ce que tant de gens avaient risqué pour elle. Elle rinça la brosse à dents, la débrancha et la rangea, le tout sans quitter des yeux son reflet. Tous ces gens impliqués dans une opération qui aurait facilement pu leur coûter leur carrière... Et qui le pourrait encore, car il était impossible qu'elle demeure à jamais secrète. Summervale ne porterait pas plainte : une enquête risquait de mettre à jour l'enregistrement et, obtenu légalement ou pas, celui-ci le briserait dans son milieu, le ferait tuer, même, avant qu'il puisse dénoncer un autre de ses « clients ». Mais même s'il ne disait jamais rien, des rumeurs naîtraient un jour ou l'autre. Trop de gens connaissaient tel ou tel pan de l'opération. Quelqu'un finirait bien par lâcher un mot de trop autour d'une bière, dans une conversation, car l'histoire était trop belle pour qu'on la taise. Elle doutait qu'on puisse jamais rien prouver (elle connaissait trop bien Alistair et Thomas pour croire qu'ils ne s'étaient pas couverts), mais ça n'impliquait pas que personne n'y croirait en haut lieu. Ils devaient le savoir aussi bien qu'elle, et pourtant ils l'avaient fait quand même. Pour elle. Et peut-être, seulement peut-être, cela signifiait-il que ce n'était pas seulement la haine qui l'avait tirée de son état de zombie. Leur volonté d'accepter ce risque pour elle avait agi autant que sa haine, et cette volonté naissait d'une forme d'amour. Ses yeux la brûlaient et elle les ferma, les lèvres tremblantes : les larmes venaient enfin. Elles glissèrent sur ses joues, silencieuses comme la neige et étrangement douces. Elles ne pouvaient pas emporter l'armure qu'elle maintenait obstinément en place pour protéger sa détermination, mais elles la lavèrent. La purifièrent, d'une certaine façon, en firent une simple armure sans plus de glace, et elle appuya le front contre le miroir et les laissa couler. Nimitz bondit sur le lavabo, se dressa sur ses pattes arrière pour saisir son bras entre ses mains préhensiles et appuya son museau contre l'épaule d'Honor. Son doux ronronnement presque inaudible vibrait en elle, accueillant ses larmes. Elle se retourna et le prit dans ses bras. Elle n'aurait pas su dire combien de temps elle avait pleuré, et cela importait peu. Ce n'était pas un moment que les horloges pouvaient mesurer, qu'on pouvait découper en minutes et en secondes. Il en aurait perdu de sa valeur. Elle savait simplement qu'en séchant ses yeux elle se sentait... différente. Michelle avait craint pour sa santé mentale, et elle comprenait maintenant qu'elle avait eu raison de s'inquiéter. Mais la folie était passée. La détermination meurtrière demeurait, mais cette fois aussi saine que froide, aussi rationnelle qu'obsessive. Elle se moucha puis s'habilla sans sonner MacGuiness. Elle savait où il cachait ses uniformes, et il méritait une grasse matinée. Il avait passé bien trop d'heures ingrates à tourner autour d'elle sans rien obtenir qu'un silence indifférent. Elle ajusta soigneusement son uniforme et rassembla ses cheveux mi-longs en une simple natte qui, sans descendre très bas dans son dos, suffisait amplement. Elle y noua un ruban de soie noir, couleur du deuil et de la vengeance, avant de se tourner vers son terminal. Les messages qu'elle avait redoutés l'attendaient, à commencer par un enregistrement noyé de larmes émanant de ses parents. Elle n'aurait pas pu le supporter sans s'effondrer avant d'entendre la voix de Summervale. Maintenant, elle pouvait l'écouter et reconnaître l'amour qu'exprimaient les voix de ses parents. Mieux, elle le sentait. Il y en avait d'autres, davantage même qu'elle ne le craignait, dont un message personnel de la reine Élisabeth elle-même. Le duc de Cromarty avait envoyé des condoléances plus raides et formelles, mais sa voix exprimait une sincère sympathie. Et il y en avait d'autres : de l'amiral Caparalli, au nom des Lords de l'Amirauté, de la baronne de l'Anse du Levant, du supérieur de Paul, d'Ernestine Corell et de Mark Sarnow... et même de dame Estelle Matsuko, commissaire résident affecté aux affaires planétaires de Méduse, et du contre-amiral Michel Reynaud, commandant du service l'astrocontrôle de Basilic. Ce fut une épreuve douloureuse, terriblement douloureuse, car chaque message lui rappelait ce qu'elle avait perdu, mais elle pouvait supporter cette douleur-là aujourd'hui. Elle dut s'interrompre plus d'une fois pour sécher ses larmes, mais elle avançait et, aux deux tiers de la consultation, elle baissa les veux sur une tasse de chocolat fumante. Elle sourit avec une tendresse mêlée de souffrance à cette offrande et tourna la tête avant que MacGuiness ait pu disparaître dans l'office. « Mac », souffla-t-elle. Il se figea, se retourna pour lui faire face, et le cœur d'Honor se serra. Il portait une vieille robe de chambre miteuse par-dessus son pyjama : pour la première fois, de jour ou de nuit, elle le voyait sans son uniforme, et son visage paraissait vieux et fatigué – fragile. Très fragile. Ses yeux semblaient craindre d'espérer, et elle lui tendit la main. Il s'approcha et la saisit, et elle serra ses doigts très fort. « Merci, Mac, j'apprécie. » Elle parlait si bas qu'il l'entendait à peine, mais sa voix était redevenue normale, et il sut qu'elle le remerciait pour bien plus qu'une tasse de chocolat. Ses yeux rougis se mirent à briller d'un éclat un peu trop humide, et il baissa la tête tout en lui serrant à son tour les doigts. « De rien, madame », fit-il d'une voix rauque. Puis il s'éclaircit la gorge, se ressaisit et agita un doigt menaçant. « Vous restez où vous êtes, ordonna-t-il. Votre petit-déjeuner sera prêt dans un quart d'heure, et vous avez déjà manqué assez de repas comme ça! À vos ordres, chef », répondit-elle d'un air soumis, et le mouvement des lèvres de MacGuiness, qui s'efforçait de ne pas sourire, lui réchauffa le cœur. Honor termina son petit-déjeuner gargantuesque et porta une serviette à sa bouche. Bizarre, elle ne se rappelait aucun repas entre le dernier pris à Grayson et celui-ci. Il devait bien y en avoir eu, mais sa mémoire demeurait complètement vide quand elle essayait de s'en souvenir. Un nouveau sentiment de culpabilité l'assaillit pour la façon dont elle avait dû traiter MacGuiness, mais Nimitz émit un doux miaulement de reproche depuis l'autre extrémité de la table, et Honor lui adressa un petit sourire. « C'était délicieux, Mac. Merci. Je suis heureux que vous ayez apprécié, madame, et... » L'intendant s'interrompit et se retourna vers le terminal de com qui bourdonnait. « Quartiers du commandant, intendant en chef MacGuiness, annonça-t-il. J'ai une demande de communication pour le commandant, monsieur, répondit la voix de Georges Monet. De la part de l'amiral de Havre-Blanc. Passez-le-moi, Georges », intervint Honor en se levant. L'officier de com attendit qu'elle entre à portée visuelle du terminal, et elle crut le voir se détendre un peu, soulagé, en voyant son expression, mais il se contenta de hocher la tête. « Bien sûr, madame. Je vous le passe tout de suite. » Son image disparut, remplacée par celle de l'amiral. Malgré l'intensité de son regard bleu, ce dernier affichait une expression calme et la salua courtoisement de la tête. « Bonjour, dame Honor. Je m'excuse de vous déranger dès votre première matinée à bord. Vous ne me dérangez pas, monsieur. Que puis-je faire pour vous ? Je vous appelle pour deux raisons, en fait. Tout d'abord, je voulais vous présenter mes condoléances en personne. Le capitaine Tankersley était un homme et un officier accompli. La Flotte et tous ceux qui le connaissaient ont subi une immense perte. Merci, monsieur. » Le soprano d'Honor sonna légèrement rauque, et il fit mine de ne pas remarquer qu'elle s'éclaircissait la gorge. « J'appelle également pour vous annoncer que, pendant votre absence, le Parlement a enfin approuvé la déclaration de guerre. Nous avons repris les opérations actives contre Havre à une heure zéro-zéro mercredi dernier. » Honor acquiesça, et il poursuivit : » Puisque nous sommes rattachés à la Première Force, notre position opérationnelle n'en sera pas matériellement affectée, du moins à court terme, mais il importe plus que jamais d'expédier vos réparations. Oui, monsieur. » Honor sentit ses joues s'enflammer. « Je crains de ne pas m'être encore mise au fait des dernières évolutions, monsieur, mais dès que... Pas de précipitation, l'interrompit gentiment Havre-Blanc. Le capitaine Chandler a fait un excellent travail en votre absence, et je n'essaye absolument pas de vous presser. Il s'agit simplement de vous informer; je n'attends aucune initiative précise de votre part. D'ailleurs (il se permit un petit sourire), cette affaire est dans les mains des radoubeurs, pas dans les miennes ni les vôtres. Merci, monsieur. » Honor s'efforça de dissimuler son humiliation : il l'avait surprise ignorante de l'état de son vaisseau! Mais une rougeur de plus en plus prononcée la trahit, et Havre-Blanc inclina la tête. « En tant que commandant de votre force d'intervention, dit-il au bout d'un moment, je vous ordonne de prendre un peu de temps pour vous remettre le pied à l'étrier, dame Honor. Un jour ou deux ne changeront rien pour la Flotte et (son regard s'adoucit) je sais que vous avez manqué les funérailles du capitaine Tankersley. J'imagine que vous aurez des questions personnelles à régler. En effet, monsieur. » Honor répondit sur un ton plus froid et dur qu'elle ne l'aurait voulu. Le visage de l'amiral se figea. Il n'était pas surpris, mais ses craintes se voyaient confirmées. Summervale était un duelliste expérimenté qui avait tué à de nombreuses reprises dans des « affaires d'honneur ». Havre-Blanc désapprouvait les duels – légaux ou pas – et l'image d'Honor Harrington étendue morte dans l'herbe lui glaçait le cœur. Il ouvrit la bouche pour protester puis la ferma sans un mot. Tous ses arguments se seraient révélés inutiles, il le savait, et, de toute façon, il n'avait pas le droit d'essayer de la dissuader. « Dans ce cas, capitaine, reprit-il, je vous accorde trois jours supplémentaires de permission officielle. Si vous avez besoin de plus, nous nous arrangerons. Merci, monsieur », répéta-t-elle d'une voix beaucoup plus douce. Elle avait saisi la première intention de l'amiral et lui était reconnaissante d'avoir réfléchi et tu ses arguments. « À plus tard, donc, dame Honor dit-il tranquillement avant de couper la communication. CHAPITRE VINGT-QUATRE Les trois hommes qui venaient d'émerger de la coursive perpendiculaire avaient tout du journaliste, et leur meneur appuyait sur les boutons de sa caméra HV d'épaule avant même qu'Honor ne l'aperçoive. « Lady Harrington, s'il vous plaît, un commentaire sur... Le journaliste s'interrompit sur un son étranglé lorsque le major LaFollet se planta devant son seigneur. Le major n'était pas imposant selon les critères manticoriens, mais le journaliste non plus. LaFollet était sans doute trente pour cent plus massif, tout en muscles, et il n'avait pas l'air de plaisanter. Toute son apparence, de ses cheveux ras à la coupe de son uniforme, le désignait comme un étranger, et son regard suggérait qu'il ne faisait peut-être pas grand cas des traditions des médias manticoriens. Il resta ainsi, dévisageant froidement le journaliste. Il ne prononça pas un mot, ne fit absolument aucun geste menaçant, mais le journaliste porta la main à sa caméra d'un mouvement très prudent et la désactiva. Les narines de LaFollet s'évasèrent, amèrement ironiques, et les trois hommes s'écartèrent comme par magie pour céder le passage. Honor les salua poliment de la tête comme si de rien n'était et les dépassa, suivie du caporal Mattingly. LaFollet attendit encore un moment puis se remit en marche. Il rattrapa Honor et son garde, et reprit place à sa droite. Elle tourna la tête et baissa les yeux vers lui. « Ça ne se fait pas vraiment dans le Royaume stellaire, Andrew », murmura-t­elle. Il eut un grognement méprisant et secoua la tête. Je le sais, milady. J'ai passé un certain temps à regarder les conneries que les Manties... Excusez-moi, milady. Je voulais dire que j'avais visionné la couverture que les médias manticoriens avaient faite du procès Young. » Le ton de sa voix exprimait clairement son opinion sur la question, et Honor fit la moue. Je n'ai pas dit que je n'appréciais pas vos efforts. Je voulais simplement signaler que vous ne pouvez pas vous promener partout en menaçant les journalistes. Les menacer, milady ? fit LaFollet d'une voix innocente. Je n'ai jamais menacé personne. » Honor s'apprêtait à répondre mais changea d'avis. Elle avait déjà découvert que discuter avec le major ne servait à rien. Il écoutait avec une courtoisie infinie et sans faille, mais il avait sa conception personnelle des égards dus à son seigneur et se montrait encore plus têtu qu'elle. Il aurait sans aucun doute obéi si elle lui avait ordonné de laisser le journaliste tranquille, mais seul un ordre explicite l'aurait fait bouger. Elle soupira intérieurement, partagée entre amusement et résignation. Jusqu'à ce matin-là, elle ne s'était pas rendu compte que sa garde graysonienne ferait désormais partie de sa vie. Ça n'avait rien de surprenant, vu l'état d'esprit qu'elle avait récemment entretenu, pourtant cela l'ennuyait. Elle aurait dû prêter plus d'attention aux événements, car alors elle aurait peut-être pu étouffer cette mesure dans l'œuf. Maintenant il était trop tard, et elle se doutait qu'il lui serait difficile de s'habituer à la présence de ses gardes. Non qu'elle eût le choix, manifestement. Il apparaissait clairement que LaFollet avait reçu des instructions précises car il se montrait non seulement prêt à lui citer les articles et paragraphes des lois graysoniennes concernées, mais aussi à jouer de façon éhontée sur son sens du devoir. Elle reconnaissait la main d'Howard Clinkscales derrière le choix de tactique avisé du major, et ses soupçons s'étaient encore renforcés lorsqu'elle avait découvert que LaFollet avait fait partie de la sécurité du palais. Quoi qu'il en soit, le chef de sa garde avait poliment démonté chacun des arguments qu'elle avançait contre sa présence, quand il ne les ignorait pas, les jugeant indignes d'être discutés. Et elle n'avait même pas pu se rabattre sur la loi manticorienne. Une ordonnance spéciale du tribunal royal était arrivée par le courrier du matin, accédant à la requête du ministère des Affaires étrangères, qui souhaitait qu'on autorise le seigneur Harrington qui, par le plus grand des hasards, occupait la même enveloppe corporelle que le capitaine Harrington à bénéficier, pour sa sécurité, d'un détachement armé permanent jouissant de l'immunité diplomatique, pas moins ! Le fait que Thomas Ramirez avait manifestement participé à cette conspiration, ajouté à l'approbation évidente de MacGuiness, donnait à LaFollet un avantage déloyal, et ses dernières résistances avaient cédé lorsque Nimitz avait insisté pour lui transmettre les émotions du major, lui révélant sa profonde inquiétude pour elle et sa dévotion à sa personne. LaFollet n'avait laissé paraître aucun triomphalisme sur son visage ni dans sa voix, mais, par le lien empathique toujours ouvert, elle avait ressenti son intense satisfaction. Elle avait treize années T de plus que lui, mais les émotions du major la concernant semblaient terriblement familières. Bizarrement, sans s'en rendre compte, elle avait gagné un MacGuiness en armes, et elle se doutait que sa vie ne serait plus jamais tout à fait la même. Elle pénétra dans une des capsules de transport d'Héphaïstos avec ses gardes du corps et interrompit ses réflexions sur le sujet. Elle avait autre chose à faire ce matin, et son bref amusement se transforma en une détermination féroce tandis qu'elle regardait l'indicateur de position se rapprocher de chez Dempsey. L'homme blond et mince s'offrit un autre bretzel et but lentement de sa chope à moitié vide pendant que les clients entraient les uns après les autres pour déjeuner. Il tournait le dos aux portes sans prêter d'attention manifeste à l'agitation qui l'entourait, mais il observait tout de ses yeux sombres dans le miroir mural situé derrière le bar et, si son expression ne révélait rien de ses pensées, cela valait mieux. Denver Summervale était un homme passionné. Il s'était entraîné, au fil des ans, à dissimuler cette passion derrière une façade glacée bien contrôlée et y réussissait si bien qu'il oubliait lui-même souvent les feux qui le motivaient. Il était parfaitement conscient du danger qu'une rancœur personnelle pouvait représenter dans son métier mais, cette fois, il le savait, la maîtrise de ses émotions lui échappait. Ce contrat représentait désormais plus qu'une simple transaction, car il n'avait pas l'habitude de se faire brutaliser. Il y avait trop longtemps que personne n'avait osé lever la main sur lui du fait de l'aura effrayante que lui conférait sa réputation. Il avait toujours apprécié cette aura, mais il n'avait pas jusque-là compris à quel point il se reposait sur elle et y prenait plaisir. Il n'avait pas prévu la fureur qui l'animerait le jour où ses ennemis refuseraient de trembler devant elle. Il mangeait son bretzel, le visage inexpressif, et sentait la haine envahir son esprit. Son chemin avait déjà croisé celui d'Honor Harrington, bien qu'elle l'ignorât. À l'époque, elle l'avait privé d'une activité lucrative quoique hautement illégale, mais il l'avait accepté plus ou moins bien comme faisant partie des risques du métier. Cette fois c'était différent. Il n'avait haï personne à ce point depuis que le duc de Cromarty, son cousin éloigné, avait refusé de lever le petit doigt pour empêcher les fusiliers de le casser. Il grogna intérieurement au souvenir de ce que les amis d'Harrington lui avaient fait. Tankersley lui avait infligé une correction dégradante, humiliante, mais tolérable car elle lui avait permis de mener à bien le travail pour lequel il était payé; ce compte-là, il l'avait réglé avec intérêts. La seule balle tirée par le capitaine avait bien failli causer plus qu'une blessure superficielle, mais, cela aussi, il pouvait l'accepter. Tout comme le sentiment d'une vengeance personnelle, ce danger avait ajouté un côté sensuel à sa poussée d'adrénaline lorsqu'il avait vu sa cible s'effondrer. Mais ce qui avait suivi sur Gryphon... Pas de poussée d'adrénaline cette fois, pas de sentiment de puissance. Il n'avait plus rien de l'ange de la mort. Il ne ressentait plus que peur et douleur une peur qui s'était muée en terreur lorsque la douleur était devenue insupportable et une humiliation pire qu'aucune souffrance. Thomas Ramirez était un homme mort. Personne n'aurait à payer pour sa tête; il s'en occuperait gratis, avec délices. Il lui faudrait attendre le bon moment, attendre que personne, et surtout pas ses clients précédents, ne puisse deviner ses motivations, mais peu importait. L'attente ne ferait qu'adoucir la mise à mort finale et, entre-temps, il ferait souffrir le colonel. Première ombre de sentiment, un affreux petit sourire effleura son visage. Il l'en bannit à l'instant où il le vit dans le miroir, mais il jubilait intérieurement. Il savait comment punir Ramirez. Ce pauvre imbécile le lui avait révélé lui-même... et on l'avait déjà payé pour ce travail. Il consulta un écran indiquant date et heure puis s'installa plus confortablement sur son tabouret. Il avait attendu et espéré que les journalistes se jettent sur Harrington dès son arrivée car sa façon de réagir lui aurait donné un meilleur aperçu de son état d'esprit, mais il y avait eu une étrange pénurie d'informations sur son compte depuis son retour de Yeltsin. Tout le monde savait qu'elle était revenue, pourtant elle était parvenue à échapper à l'attention des médias avec un succès étonnant. C'était décevant, mais il savait déjà tout ce dont il avait besoin, ayant attentivement étudié son dossier. D'après ce qu'il connaissait d'elle, elle viendrait inévitablement le trouver, impatiente de se venger, et alors il la tuerait. Il sourit à nouveau, rêveur. C'était un officier de la Flotte, un bon officier, dont il n'aurait jamais défié le talent et les compétences dans le domaine qu'elle avait choisi, mais, là, il s'agissait de son propre domaine de compétences. Il voulait bien admettre qu'elle avait des tripes. Et, contrairement à nombre d'officiers qui ne connaissaient rien d'autre que l'enfer aseptisé du combat en espace profond, elle s'était montrée prête à affronter ses ennemis face à face et à les tuer au besoin. Mais elle n'avaitjamais pris part à un duel, et la mort de Tankersley constituerait l'appât rêvé. À cet instant, rien ne compterait plus pour elle que de faire couler le sang de son assassin; tant mieux. Il ne comptait plus les hommes et les femmes qui s'étaient mesurés à lui, pleins d'une envie furieuse de le détruire, pourtant il était encore là... et pas eux. La rage vertueuse de ses ennemis le servait en les rendant imprudents : un amateur aveuglé par la colère n'avait aucune chance face à un professionnel. Il n'avait même pas besoin de la traquer. Il n'avait qu'à l'attendre. Il entendait déjà son défi exalté et savait exactement comment il y répondrait car, en tant que défié, il choisirait lui-même les termes de l'affrontement. Il avala son bretzel avec une gorgée de bière et sourit intérieurement. Certains parlementaires essayaient depuis des décennies d'interdire le protocole Ellington; ils y parviendraient même peut-être un jour, toutefois il demeurait légal pour l'instant. La société le voyait d'un mauvais oeil et trouvait le protocole Dreyfus bien plus acceptable, mais ce serait un jeu d'enfant que d'amener une amante éplorée à user d'un langage assez grossier pour justifier son choix obstiné. Le protocole Dreyfus limitait les duellistes à un total de cinq coups chacun et ne permettait l'échange que d'une balle à la fois. Mieux, l'arbitre était chargé, après chaque échange, de convaincre les deux parties que leur honneur était lavé... et tout duel prenait fin au premier sang. En opérant selon ces règles, il lui faudrait s'assurer que sa première balle accomplisse le travail. Le protocole Ellington était différent : il accordait aux duellistes un chargeur de dix balles que chacun était libre de vider sans interruption jusqu'à ce que l'opposant s'effondre ou laisse tomber son arme pour signifier qu'il abandonnait. Denver Summervale connaissait sa vitesse et sa précision dans le maniement des armes à feu anachroniques du champ d'honneur. Il s'agissait d'engins spécialisés, d'armes inhabituelles et déstabilisantes pour un officier de la Flotte, et il lui mettrait au moins trois balles dans le corps, probablement plus, avant qu'elle ne s'écroule. Il se représentait la souffrance qui se peindrait sur le visage d'Harrington lorsque la première balle l'atteindrait, il l'imaginait essayant de surmonter sa surprise, maintenue sur ses pieds par sa haine bornée tandis qu'il la touchait encore. Et encore. Le truc, c'était de rendre la dernière balle instantanément fatale pour que les toubibs n'aient rien à sauver, mais il pouvait la faire souffrir avant cette ultime balle... et ses chers amis sauraient ce qu'il avait fait. Il sourit de nouveau et leva sa chope à la santé de son reflet en se promettant ce plaisir à venir. Honor s'arrêta deux mètres avant les portes battantes – qui n'avaient aucune réelle utilité à bord d'une station spatiale –et prit une profonde inspiration. Un picotement parcourait ses nerfs et ses veines comme un feu maladif, mais rien n'affectait le contrôle glacial qu'elle avait sur elle-même. Elle observa ses gardes et se réjouit d'avoir laissé Nimitz à bord du Victoire. Bon, Andrew, Simon. Vous n'allez pas me créer de problèmes, n'est-ce pas ? Vous êtes notre seigneur, milady. Vos ordres ont force de loi pour nous », répondit LaFollet, et Honor ressentit un amusement soudain et déplacé en entendant son ton grave. Il avait vraiment l'air de croire ce qu'il racontait, mais ses propos suivants le trahirent. « Nous n'aimons pas l'idée de vous voir prendre des risques, mais nous n'interviendrons pas tant que Summervale n'exercera pas de violence physique à votre égard. Je n'aime pas que mes subordonnés posent des conditions à l'exécution de mes ordres, Andrew. » Honor s'exprimait d'une voix calme, mais son envie de rire avait disparu. LaFollet, qui ne l'avait pas encore entendue employer ce ton cassant, ne put tout à fait s'empêcher de ciller; elle fronça les sourcils. « Je n'essayerais pas de vous dicter votre devoir dans des circonstances normales, mais si je vous dis que vous ne ferez rien, quoi qu'il se passe entre Summervale et moi, je veux dire absolument rien. C'est bien compris ? Les épaules de LaFollet se raidirent en un réflexe inconscient et il blêmit. Le fait qu'elle n'avait jamais employé son ton de commandement avec lui ne l'empêchait pas de le reconnaître. « Oui, milady. J'ai compris », dit-il brusquement. Honor hocha la tête. Elle ne se faisait aucune illusion : le major n'abandonnerait pas son intransigeance polie en toutes choses. Bien qu'elle eût intellectuellement beaucoup de mal à l'accepter, le principal souci d'Andrew LaFollet consistait à la garder en vie. Elle n'était pas habituée à cette idée, pourtant elle acceptait les désaccords qui en naîtraient de temps en temps. Elle envisageait ces occasions sans joie tout en respectant le major, prêt à défendre son point de vue à chaque fois. Mais ce qui comptait pour l'instant, c'était qu'ils sachent tous deux qu'il existait une ligne infranchissable et où elle se trouvait. Les portes s'ouvrirent dans son dos, et Summervale aperçut un uniforme noir et or dans le miroir. Il ne cilla pas mais reconnut aussitôt sa cible. Elle était plus pâle que sur les photos, plus belle aussi, mais on ne pouvait pas se méprendre. Une certaine impatience se fit jour en lui tandis qu'il la regardait passer en revue les gens attablés, mais un autre élément imprévu retint son attention. Deux hommes en uniformes inconnus la flanquaient, et leur attitude déclencha un signal d'alarme mental chez Summervale. Il s'agissait de gardes du corps, des professionnels. Ils se tenaient côte à côte, légèrement de biais, de façon à se partager le restaurant et ses clients en secteurs de responsabilité, presque instinctivement. Le pulseur à leur hanche faisait autant partie d'eux-mêmes que leurs pieds ou leurs mains. Il ignorait où elle les avait trouvés, mais ils valaient bien mieux que du simple muscle à louer, et cela l'ennuyait. Qui étaient-ils et que faisaient-ils avec Harrington ? Son employeur avait-il jugé inutile de mentionner certains détails ? La présence des hommes d'armes retint son attention au détriment de sa cible. Ils l'inquiétaient, et il s'efforça de les faire cadrer avec Harrington. Il ne comprit à quel point il l'avaient distrait que lorsqu'il découvrit que celle-ci avait déjà traversé la moitié de la salle dans sa direction. Il s'admonesta intérieurement. Quels qu'ils soient, ils ni représentaient qu'une considération secondaire; il reporta son attention sur sa cible. Un infime sourire d'anticipation effleura ses lèvres, qui s'évanouit lorsqu'il se concentra enfin vraiment sur elle. Elle n'arborait aucune expression, premier élément dissonant, car la rage qu'il attendait était absente de son visage; des signaux d'alarme résonnèrent dans son esprit tandis qu'il regardait le reflet d'Harrington se diriger vers lui. Les gens s'écartaient de son chemin – imperceptiblement, inconsciemment, comme s'ils reconnaissaient d'instinct en elle un sentiment qu'il ne voyait d'habitude qu'en lui-même. Il ressenti un brusque besoin de déglutir. Elle venait droit vers lui. Seul un léger tic agitant le coin de sa bouche trahissait une émotion, et il devint soudain difficile de continuer à lui tourner le dos. Il avait l'impression irrationnelle qu'elle pointait une arme vers sa colonne vertébrale, et il ne put mieux faire que se répéter qu'il avait prévu tout cela, qu'elle faisait exactement ce qu'il attendait d'elle. « Denver Summervale ? » Elle s'exprimait d'une voix de soprano glaciale, dépourvue de l'intonation défiante et rageuse sur laquelle il comptait. Une voix vidée de toute émotion. Il eut plus de mal qu'il n'aurait cru à imposer à sa bouche la moue adéquate en se tournant vers elle. « Oui ? » Des années d'expérience donnaient à sa voix la nuance souhaitable d'indifférence insultante, mais elle ne cilla pas. « Je suis Honor Harrington. Je devrais vous connaître ? » demanda-t-il d'un air hautain, et elle sourit. Ce n'était pas un sourire agréable, et Summervale sentit ses mains devenir soudain moites : il commençait à comprendre combien il avait sous-estimé cette femme. Ses yeux ressemblaient à des batteries de missiles, fermés à tout sentiment humain. Il sentait la haine qui habitait Harrington, mais elle s'en servait plutôt que de se laisser dominer par elle, et l'instinct du duelliste lui soufflait qu'il avait fini par tomber sur un prédateur aussi dangereux que lui-même. « Oui, vous devriez, répondit-elle. Après tout, je suis la femme que le comte de Nord-Aven vous a engagé pour tuer, monsieur Summervale. Tout comme il vous a engagé pour tuer Paul Tankersley. » Sa voix portait loin, et un silence ébahi s'étendit sur le restaurant. Summervale la fixait, incrédule. Elle était cinglée ! Il devait bien y avoir cinquante personnes à portée de voix, et elle accusait un pair du Royaume d'avoir payé pour un meurtre ? Il vacilla, abasourdi, incapable de croire qu'elle l'avait vraiment dit. Personne – personne ! – ne l'avait jamais accusé en face de toucher de l'argent pour tuer les ennemis des autres. On savait trop bien ce qui se produirait dans ce cas : il n'aurait d'autre choix que de défier son détracteur et de le tuer. Pas seulement pour le faire taire, mais parce qu'il deviendrait un objet de mépris dont nul homme ou femme d'honneur n'accepterait plus le défi s'il laissait cette accusation sans réponse. Mais elle ne s'était pas arrêtée là. Elle avait osé nommer l'homme qui l'avait payé pour la supprimer ! Il n'avait pas envisagé cette éventualité et maudit son assurance excessive à travers la surprise que lui causaient ces propos. Personne auparavant n'avait su qui le payait. L'anonymat de ses employeurs constituait l'un de ses atouts les plus précieux, la meilleure protection pour lui comme pour eux. Mais cette cible-là savait. Pire, elle possédait un enregistrement de sa propre voix dénonçant Nord-Aven, et son esprit se mit à galoper pour tenter d'évaluer toutes les implications de la situation. Aucun procureur ne pouvait utiliser l'enregistrement contre lui, vu les circonstances dans lesquelles il avait été obtenu, mais les simples citoyens n'étaient pas liés par les mêmes contraintes que les représentants de la justice. Si Nord-Aven ou lui-même intentaient un procès en diffamation, il leur faudrait prouver que les allégations d'Harrington étaient fausses. Dans ces circonstances, elle pourrait bien se servir de la puce pour sa défense, et peu importeraient sa provenance et la façon dont elle en avait pris possession. Elle l'avait, cela seul compterait. Et encore ne s'agissait-il que des conséquences judiciaires. Que se passerait-il si ses autres employeurs apprenaient qu'il avait parlé et... « Nous attendons tous, monsieur Summervale. » La voix de glace interrompit le tourbillon de ses pensées, et il se rendit compte qu'il la fixait d'un air ahuri. « N'êtes­vous pas un homme d'honneur ? » Une émotion s'était glissée dans sa voix, un mépris tranchant comme une lame. « Non, bien sûr, vous n'en êtes pas un. Vous êtes un tueur à gages, n'est-ce pas, monsieur Summervale ? Un minable tel que vous ne défie personne si les chances ne sont pas en sa faveur et que le crime ne paie pas. Je... » Il se secoua, s'efforçant de reprendre le contrôle de la situation. Il s'attendait à ce qu'elle le défie, pas à ce qu'elle le provoque pour le forcer à la défier, et la surprise le déstabilisait. Il savait ce qu'il avait à faire, quelle était l'unique réponse possible, mais la vitesse incroyable à laquelle elle avait bouleversé tous ses plans semblait avoir bloqué son contrôle moteur. Il ne pouvait pas prononcer les mots – il en était littéralement incapable, et elle ébaucha un rictus méprisant. « Très bien, monsieur Summervale. Laissez-moi vous aider », dit-elle avant de le gifler. Sa tête partit d'un côté puis de l'autre tandis qu'Honor le frappait cette fois du revers de la main. Elle l'accula contre le bar et le gifla encore. Encore, et encore, et encore, au vu de tous les clients. Il leva la main et tenta désespérément d'agripper son poignet. Il parvint à le saisir, un instant seulement, avant qu'elle se libère avec une aisance méprisante et recule. Le sang coulait sur son menton, tachait chemise et veste, et une lueur démente brillait dans ses yeux : on le brutalisait une fois de plus. Il s'apprêtait à l'attaquer à mains nues, mais un vestige de raison le retint. Il ne pouvait pas faire ça. Elle l'avait poussé dans les mêmes retranchements où il avait poussé tant de ses victimes, ne lui laissant d'autre choix que de la défier. C'était la seule façon de la faire taire, or il devait la faire taire ! « Je... » Il toussa et tira un mouchoir de sa poche pour essuyer sa bouche ensanglantée. Elle restait à le regarder, glaciale, l'air dégoûtée, mais ce geste lui donna au moins quelques instants pour rassembler ses idées. « Vous êtes folle, dit-il enfin en essayant de paraître convaincant. Je ne vous connais pas et je n'ai jamais rencontré votre... comte de Nord-Aven ! Comment osez-vous m'accuser d'être une espèce de... d'assassin professionnel ! J'ignore pourquoi vous me cherchez querelle, mais personne ne me parle comme ça! Moi, si, fit-elle froidement. Alors je n'ai pas d'autre choix que de vous demander réparation ! Parfait. » Pour la première fois, elle laissa une émotion autre que le mépris teinter sa voix, et Denver Summervale ne fut pas le seul à frémir en l'entendant. « Le colonel Thomas Ramirez – je crois que vous le connaissez ? – me servira de témoin. Il contactera votre ami – Livitnikov, c'est ça ? Ou bien comptiez-vous engager quelqu'un d'autre cette fois ? Je... » Summervale déglutit. C'était un cauchemar. Ça ne pouvait pas être vrai ! Son poing se serra autour du mouchoir sanglant, et il inspira profondément. « Monsieur Livitnikov est en effet un de mes amis. Je suis persuadé qu'il me secondera. Je ne doute pas que vous en soyez persuadé. Vous le payez probablement assez grassement. » Le sourire d'Harrington lui fit l'effet d'un coup de couteau. Les yeux du capitaine de la Flotte brillaient. « Dites-lui de commencer à étudier le protocole Ellington, monsieur Summervale », lança-t-elle avant de tourner les talons. CHAPITRE VINGT-CINQ Des horaires de quart défilaient sur le terminal d'Honor tandis qu'elle parcourait méthodiquement les montagnes de paperasserie qui s'étaient accumulées comme autant de couches géologiques en son absence. Heureusement, Évelyne Chandler se montrait aussi brillante dans son rôle de second qu'elle l'était en tant qu'officier tactique. La responsabilité du commandant se limitait souvent à signer des décisionsqu'Évelyne avait déjà prises, ce qui lui laissait encore une quantité phénoménale de données à assimiler, et, pour une fois, Honor n'en était pas mécontente : cette corvée la privait d'un temps libre qu'elle aurait sans doute passé à s'inquiéter. Elle termina un rapport et fit une pause pour grignoter un morceau de fromage sur le plateau que MacGuiness avait laissé à côté d'elle. Le Victoire serait prêt pour essais et réarmement sous quatre semaines, cinq au plus, et cette certitude lui apporta un sentiment de satisfaction malgré son humeur maussade. Les premiers rapports en provenance du front arrivaient maintenant que le Royaume stellaire avait lancé l'offensive, et une demi-douzaine de bases havriennes étaient déjà tombées aux mains de Manticore. Douze vaisseaux du mur, de ceux dont la Flotte avait tant besoin, s'étaient rendus intacts, et l'opinion publique jubilait. Pourtant il était peu probable que ces succès faciles durent encore longtemps. La République populaire de Havre était immense, et le comité de salut public avait pris le contrôle d'un trop grand nombre de systèmes capitaux, de bases majeures de la flotte et d'escadres défensives. Les Havriens avaient passé quelque chose comme quatre-vingts ans T à étoffer leur armée, et il leur resterait encore une impressionnante puissance de feu lorsqu'ils auraient enfin surmonté le choc de la reprise des opérations manticoriennes. Cela signifiait, vu l'éternel besoin de la Flotte en croiseurs de combat, que la cinquième escadre d'Honor ne resterait pas longtemps affectée à la Première Force. Ces bâtiments combinaient trop d'endurance, de mobilité et de puissance de feu pour cela. Elle avait déjà identifié une douzaine de régions où leur présence était nécessaire et se sentait impatiente de déclarer son navire à nouveau prêt au feu. Pourtant, pour la première fois, elle était déchirée entre son enthousiasme professionnel et un autre besoin. Ramirez et Livitnikov s'étaient entendus pour qu'elle affronte Summervale deux jours plus tard, mais le duelliste ne constituait qu'une étape. Elle n'avait pas l'intention de laisser Pavel Young en vie lorsqu'elle emmènerait son bâtiment au combat, et il fallait donc lui régler son compte avant que de nouveaux ordres l'éloignent du système mère. Son front se plissa à cette idée et elle s'adossa, croisa les jambes et posa ses mains jointes sur son genou tout en ressassant, pour relever les yeux à un léger bruit en provenance du juchoir surplombant le bureau. Un sourire lissa son visage lorsqu'elle vit Nimitz accroché au juchoir par sa queue préhensile, gazouillant à son adresse. Dès qu'il eut capté son attention, il s'imprima un mouvement de pendule en faisant mine de vouloir attraper son plateau de hors-d’œuvre. Il aurait pu descendre discrètement et en chaparder un sans bruit s'il avait voulu, mais il avait autre chose en tête. Il partageait sa détermination à tuer Summervale et Nord-Aven et ne doutait pas un instant de sa capacité à y parvenir, mais il n'allait pas la laisser s'inquiéter au point de retomber dans un état dépressif entre-temps. Il miaula de nouveau, plus fort, en accentuant son mouvement. Elle savait ce qu'il comptait faire et se précipita pour éloigner le plateau. Trop tard. Après un dernier balancement, il desserra l'étreinte de sa queue préhensile et s'élança dans les airs; ses mains œuvrèrent avec une précision diabolique tandis qu'il survolait les hors-d’œuvre. Il attrapa deux branches de céleri fourrées au fromage et se réceptionna au coin du bureau sur ses quatre membres postérieurs. Il agrippa l'angle du meuble de ses pattes intermédiaires, pivota et exécuta un parfait saut périlleux avant de retomber lourdement sur le bureau, pour enfin disparaître sous la table basse dans un éclair de fourrure gris crème. Elle l'entendit émettre un blic triomphal en prenant la fuite avec ses trophées. « D'accord, boule de poils, tu m'as eue », dit-elle en se mettant à quatre pattes sur le tapis pour regarder sous la table. Il ronronnait d'un air satisfait et croqua le céleri sous son nez. Puis il lissa d'une patte ses moustaches maculées de fromage tandis qu'elle agitait un index réprobateur. « D'un autre côté, reprit-elle sur un ton menaçant, nous savons tous les deux que tu n'auras plus faim pour dîner, alors ne te plains pas si... » Elle s'interrompit et voulut se relever brusquement car le carillon du terminal de com résonnait. Malheureusement, sa tête se trouvait toujours sous le coin de la table basse, et elle gémit lorsque son crâne la heurta de plein fouet. Sa courte natte absorba une partie du choc, mais pas assez pour l'empêcher de s'asseoir brutalement sur le tapis. Le terminal carillonna de nouveau et elle se mit à genoux en se frottant la tête, au moment même où MacGuiness sortait de l'office. L'intendant s'arrêta et l'inquiétude perpétuelle dont il semblait incapable de se défaire s'évanouit un instant. Nimitz et lui se connaissaient depuis longtemps, et il n'avait pas besoin d'être un génie pour comprendre ce qui s'était passé. Il s'éclaircit la gorge et secoua la tête avant de gagner le terminal. Honor demeura encore un moment à genoux, souriant affectueusement à son dos tourné, puis elle se leva comme il acceptait l'appel. « Quartiers du commandant, intendant MacGuiness, annonça-t-il en lançant un regard résigné à Honor. Officier de communications de quart, fit une autre voix. Le commandant est disponible, monsieur ? J'ai un appel entrant pour elle de la part du vaisseau amiral. Elle arrive dans un instant, lieutenant Hammond », répondit MacGuiness. Il s'écarta pour laisser passer Honor qui se frottait toujours le crâne. Le lieutenant à l'écran l'aperçut et s'éclaircit la gorge. « Appel entrant du vaisseau amiral, pacha. C'est l'amiral lui-même. Merci, Jack. » Honor remit en place quelques mèches folles et vérifia rapidement l'aspect de son uniforme, puis elle s'assit et hocha la tête. « Passez-le­moi, s'il vous plaît. Bien, madame. » Le visage du lieutenant Hammond fut remplacé par celui de l'amiral de Havre-Blanc, et Honor lui sourit. « Bonjour, monsieur. Que puis-je pour vous ? Capitaine. » Havre-Blanc la salua puis jeta un coup d'oeil à MacGuiness qui demeurait visible à l'angle du champ de la caméra. L'intendant comprit le message et disparut, puis l'amiral reporta son attention sur Honor. Il l'observa un moment en silence, et ce qu'il vit le réjouit tout en l'inquiétant. Elle n'affichait plus un air austère et blessé, mais son expression calme et attentive ne le trompait pas : la vérité se lisait dans ses yeux, ces yeux immenses et expressifs qui trahissaient ses pensées pour qui savait les déchiffrer en dépit du masque qu'elle portait. Un éclat dur y brillait juste sous la surface. Il le vit et se demanda comment elle allait réagir à ce qu'il comptait lui dire. « Je ne vous appelle pas pour une affaire officielle, dame Honor », fit-il. Elle haussa un sourcil et inclina la tête, l'air perplexe, et il prit une inspiration – dont il espérait qu'elle ne la remarquerait pas – avant de se lancer sans autre préambule : « Vous vous rendez compte, j'en suis sûr, que tout le monde est au courant de votre rencontre avec Summervale. » Le regard d'Honor se durcit un peu plus, et elle acquiesça. « Je sais que les détails de ce genre d'affaire sont censés demeurer confidentiels, mais le défi a été lancé de façon assez... publique. On vient de me prévenir que les médias s'en sont emparés et que des correspondants de tous les grands services d'information ont l'intention d'assister au duel. » Honor resta muette, mais il vit son poing se serrer sur le bureau; il poursuivit : « De plus, les propos que vous avez échangés chez Dempsey ont provoqué un tollé, il n'y a pas d'autre mot. Une certaine confusion entoure leur formulation exacte, mais tout le monde s'accorde pour dire que vous avez délibérément acculé Summervale à vous provoquer en duel. » Il s'interrompit, et elle hocha encore la tête sans un mot. Il n'aurait su dire s'il s'agissait d'une confirmation ou d'un simple geste mécanique, et il se frotta le sourcil d'un mouvement plus nerveux qu'à l'habitude. Cette discussion serait plus difficile qu'il ne l'avait craint. Il reprit la parole d'une voix calme mais pressante. « Dame Honor, je pense qu'aucune personne raisonnable ne pourrait vous le reprocher. La réputation de Summervale et le fait qu'il a poussé le capitaine Tankersley à le frapper sont bien connus, mais je ne peux pas dire que je me réjouisse de vous voir l'affronter. Je désapprouve le principe même du duel et je n'aime pas l'idée que vous vous retrouviez face à un tueur professionnel sur son propre terrain. Toutefois, c'est votre droit d'après la loi. » Les yeux d'Honor semblèrent s'adoucir légèrement, et il se prépara à la réaction que provoqueraient ses propos suivants. « Hélas, certains journalistes se sont également emparés des accusations que vous avez portées contre le comte de Nord-Aven. » Il s'arrêta, et ses yeux bleus paraissaient inviter – non, exiger – une réponse. « Je ne prétendrai pas m'en étonner, monsieur. » Il plissa le front et se frotta de nouveau le sourcil, et elle sentit toute l'intensité de son regard braqué sur elle. « Que vous ne soyez pas surprise, je n'en doute pas, capitaine, dit-il au bout d'un moment. Ce que je veux savoir, c'est si vous visiez ce résultat. » Honor réfléchit quelques instants puis haussa les épaules. « Oui, monsieur, en effet, répondit-elle calmement. Pourquoi ? » demanda-t-il brutalement, d'une voix qui devait sa rudesse à l'inquiétude ou à la colère. Elle ne cilla pas. « Parce que ces accusations sont fondées, monsieur. Pavel Young a engagé Summervale pour nous tuer, Paul Tankersley et moi. Il a particulièrement insisté pour que Paul meure le premier – apparemment, il le haïssait pour l'avoir "trahi" en se mettant de mon côté, mais il voulait surtout me punir. Vous vous rendez compte de ce que vous dites, dame Honor ? Vous accusez un pair du Royaume d'avoir payé un assassin. Oui, monsieur. Avez-vous la moindre preuve à l'appui de cette accusa-ion ? Oui, monsieur », répondit-elle sans montrer d'émotion. Il ouvrit des yeux ébahis. « Alors pourquoi ne l'avez-vous pas transmise aux autorités ? Les duels sont certes légaux, mais payer un duelliste professionnel pour tuer ses ennemis ne l'est pas, je vous le garantis ! Je n'ai pas contacté les autorités parce que ma preuve ne serait pas recevable dans un procès pénal, monsieur. » Il fronça les sourcils, et elle poursuivit tranquillement : « Toutefois, elle est parfaitement irréfutable. Summervale a admis sa complicité devant témoins. Quels témoins ? » La voix de l'amiral était dure, mais elle secoua la tête. « Désolée, monsieur, mais, sauf votre respect, je dois refuser de répondre à cette question. Les yeux de Havre-Blanc s'étrécirent. Honor eut soudain du mal à conserver une expression calme sous le poids de son regard. « Je vois, fit-il après une courte pause. Cette preuve – je suppose qu'il s'agit d'un enregistrement quelconque – a été obtenue dans des circonstances illégales et vous protégez celui qui s'en est chargé, n'est-ce pas ? Monsieur, sauf votre respect, je refuse de répondre à cette question. » Havre-Blanc émit un grognement agacé mais n'insista pas, et Honor poussa un soupir de soulagement, pour se raidir lorsqu'il se pencha vers son écran, le visage dur. « Avez-vous aussi l'intention de provoquer le comte de Nord-Aven en duel, dame Honor ? Je compte, milord, voir justice faite. » Elle parlait d'une voix égale, teintée d'un froid distant, et il ferma brièvement les yeux. « Je voudrais que vous... réfléchissiez bien, capitaine. La situation demeure très délicate à la Chambre des Lords. Le gouvernement a trouvé une majorité pour faire passer la déclaration de guerre, mais de justesse, et sa majorité de travail reste extrêmement mince. Pire, Nord-Aven a joué un rôle crucial dans le vote de la déclaration. Tout nouveau relent de scandale autour de son nom, surtout si vous êtes impliquée, pourrait entraîner des conséquences désastreuses. Milord, ce n'est pas mon problème, répondit carrément Honor. Eh bien, ça le devrait. Si l'opposition... Milord (pour la première fois de sa vie, Honor Harrington interrompait un officier général, et sa voix était rude), l'opposition représente très peu pour moi en ce moment. L'homme que j'aimais a été tué – assassiné – sur les ordres de Pavel Young. » Havre-Blanc allait reprendre la parole, mais elle poursuivit, abandonnant son apparente indifférence. « Je le sais – et je crois que vous le savez aussi –, mais je ne peux pas le prouver de façon satisfaisante devant un tribunal. Il ne me reste donc qu'une possibilité, à laquelle j'ai parfaitement le droit de recourir dans ce Royaume. Je compte exercer ce droit sans me préoccuper de politique. » Elle s'arrêta soudain, atterrée d'avoir osé s'adresser sur ce ton à un amiral – un amiral en général, mais celui-ci en particulier. Elle n'aurait pas cru sa maîtrise émotionnelle si limitée. De l'électricité courait le long de ses nerfs, mais elle soutint son regard sans ciller, et ses yeux avaient la dureté de la pierre. Un silence fragile plana un moment, puis Havre-Blanc finit par carrer les épaules et inspirer profondément. « Dame Honor, je ne m'inquiète pas pour Nord-Aven. Pas même pour le gouvernement – ou, du moins, pas directement. Je m'inquiète pour vous, à cause des conséquences liées à tout acte dirigé contre lui. Je suis prête à les accepter, milord. Eh bien, pas moi ! » Ses yeux brillaient de colère, une colère clairement dirigée contre elle. « Le gouvernement du duc de Cromarty survivra mais, si vous provoquez Young en duel – pire, si vous le provoquez et le tuez –, l'opposition va se déchaîner. Vous trouviez la situation difficile avant et pendant la cour martiale ? Eh bien, capitaine, ce sera mille fois pire après un tel coup d'éclat ! L'opposition réclamera votre tête sur un plateau, et le duc sera bien forcé de la lui donner ! Vous ne comprenez pas ? Je ne suis pas une politicienne, milord. Je suis officier de la Flotte. » Honor soutint son regard sans chercher à le fuir, mais le ton pressant de sa voix la surprit elle-même. La soudaine colère de Havre-Blanc la blessait profondément. Il devenait brusquement crucial pour elle qu'il comprenne, et elle leva une main implorante vers l'écran. « Je connais mon devoir et mes responsabilités en tant qu'officier de Sa Majesté, mais le Royaume n'a-t-il pas des devoirs envers moi, monsieur ? Paul Tankersley ne méritait-il pas mieux que de se faire tuer parce qu'un homme qui me déteste a payé pour sa mort? Bon sang, monsieur (sa voix intense tremblait de passion tandis qu'elle le fixait du regard), je le dois à Paul – et à moi-même ! » Havre-Blanc vacilla comme si elle l'avait frappé, mais il secoua lentement la tête. «Je compatis, capitaine, sincèrement. Mais je vous ai déjà dit que l'action directe n'était pas toujours la meilleure réponse. Si vous continuez dans cette voie, vous allez vous détruire, et votre carrière avec. Alors à quoi ça rime, monsieur ? » Sa voix avait perdu toute nuance de colère, et le désespoir adoucissait ses yeux durs. Pourtant elle soutint son regard avec un reste de fierté qui le toucha au cœur. « Je ne demande que justice à ma reine et mon Royaume, je n'ai jamais rien demandé d'autre, milord. C'est tout ce que j'ai le droit de réclamer, mais j'y ai droit. N'est-ce pas ce qui est censé nous différencier des Havriens ? » Il grimaça, et elle poursuivit de la même voix douce et pressante. « Je ne comprends pas la politique, monsieur. Je ne comprends pas ce qui donne à Pavel Young le droit de détruire tout ce qu'il touche et de se cacher ensuite derrière le sacro-saint consensus politique. Mais je comprends les notions de devoir et de décence. Je comprends le concept de justice, et, si personne ne peut me donner satisfaction sur ce point, alors, pour une fois, je le ferai moi-même, à n'importe quel prix. Et vous détruirez votre carrière. » Havre-Blanc l'implorait à son tour. « Vous avez raison : les duels sont légaux et il n'y aura pas de procès pénal. Vous ne passerez pas en cour martiale, mais vous serez relevée de votre commandement. Peu importe que vos actes soient justifiés. Si vous le tuez, ils vous prendront le Victoire, Honor. Ils vous mettront sur le carreau et vous laisseront pourrir dans votre coin. Et ni moi ni personne d'autre ne pourra rien faire pour les en empêcher. » C'était la première fois qu'il l'appelait par son prénom sans l'entourer d'aucun titre, et elle sut enfin que la rumeur disait vrai. Peut-être était-ce à cause de son amitié avec l'amiral Courvosier, ou simplement parce qu'il croyait en elle, elle l'ignorait, mais Havre-Blanc faisait de sa carrière une affaire personnelle. En retour, elle lui devait peut-être son accord, ou du moins l'examen attentif de ses arguments, mais, cette fois, c'était plus qu'elle ne pouvait donner. « Pardonnez-moi, monsieur, dit-elle doucement en implorant du regard sa compréhension, à contrecœur. Si ma carrière est le prix à payer, alors je paierai. Je n'ai pas d'autre solution, et cette fois quelqu'un va demander des comptes à Pavel Young. Je ne peux pas vous laisser faire ça, capitaine. » La voix du comte était dure, plus sèche que jamais, et ses yeux étincelaient de colère. « Vous êtes peut-être trop bornée pour vous en rendre compte, mais votre carrière compte plus qu'une douzaine de Pavel Young ! Ce n'est pas parce que nous repoussons les Havriens en ce moment que nous y parviendrons toujours, et vous le savez aussi bien que moi ! Nous sommes en pleine guerre pour la survie du Royaume, et la Flotte a investi en vous pendant trente ans. Vous êtes une ressource, capitaine Harrington, une arme, et vous n'avez pas le droit – non, aucun droit – de jeter cette arme au rebut. Vous parlez de "devoir", capitaine ? Eh bien, vous vous devez à votre reine, pas à vous-même ! » Honor eut un brusque mouvement de recul et, blême, ouvrit la bouche, mais la voix furieuse de Havre-Blanc la submergea comme un raz-de-marée. « La Flotte a besoin de vous. Le Royaume a besoin de vous. Vous avez prouvé qu'à chaque fois que vous preniez une décision tactique difficile vous accomplissiez un de vos putain de miracles ! Vous n'avez pas le droit de tous nous laisser tomber au profit d'une vendetta personnelle, quoi que Pavel Young vous ait fait ! » Il s'approcha encore un peu plus de la caméra, le regard dur comme la pierre. « Ça n'est pas moins vrai parce que vous ne le comprenez pas, capitaine, et je vous ordonne –je vous ordonne en tant qu'officier supérieur – de ne pas provoquer le comte de Nord-Aven en duel ! » CHAPITRE VINGT-SIX La navette atterrit à Port-Royal, principal astroport de la ville d'Arrivée. En mémoire de l'atterrissage de la première navette du Jason, transport colonial subluminique, une flèche de granit poli d'une centaine de mètres de haut se dressait non loin et brillait de reflets rouge sang dans le soleil levant. Toutefois, Honor n'avait pas un regard à lui accorder. Elle quitta son siège, et un calme parfait régnait en son cœur. Elle en avait banni toute émotion humaine pour ne garder que sérénité. Elle se tourna vers le sas et sortit de la navette dans l'air chaud du matin. Andrew LaFollet, James Candless et Thomas Ramirez la suivirent, et personne en dehors d'eux ne l'accompagna jusqu'au géodyne qui l'attendait. Étrange. Rien ne semblait tout à fait réel, rien ne la touchait directement, pourtant tout lui paraissait incroyablement clair et précis. Elle se déplaçait dans ce calme, un peu à part tout en y étant plongée, et elle affichait un visage serein lorsque LaFollet lui ouvrit la portière du géodyne. Elle avait eu du mal à atteindre cette détermination intense et impassible qui lui avait beaucoup coûté. La confrontation avec l'amiral de Havre-Blanc l'avait secouée plus qu'elle ne se l'avouait. Son insistance obstinée l'avait ébahie, et ça ne s'était pas arrangé. Elle ne pouvait pas lui donner ce qu'il voulait, et cela l'avait rendu furieux. Elle avait bien essayé de s'expliquer, mais il s'était contenté d'aboyer le même ordre avant de couper la communication, la laissant devant un écran noir. Sa colère cruelle à un moment pareil l'avait profondément blessée. À la veille d'un combat où sa vie était en jeu, elle avait besoin de confiance et de concentration, sûrement pas d'une brouille personnelle avec un officier qu'elle respectait beaucoup. Pourquoi ne comprenait-il pas qu'elle devait le faire ? Comment pouvait-il lui asséner des ordres – des ordres illégaux – à un moment pareil, sachant qu'ils la bouleverseraient ? Elle l'ignorait. Elle savait simplement qu'elle en avait souffert et qu'il lui avait fallu des heures pour retrouver une détermination inébranlable. Elle regrettait cette rupture entre eux, mais elle ne pouvait pas se laisser détourner de son objectif. Si Havre-Blanc n'arrivait pas à comprendre ou s'y refusait, elle ne pouvait rien y faire. Elle bougea légèrement dans le siège confortable; son épaule droite semblait légère et son cœur se serra un peu plus, troublant son impassibilité avant qu'elle ait pu réagir. Nimitz ne voulait pas rester avec MacGuiness et, pour la première fois, il avait combattu sa décision : il avait sifflé et découvert les crocs tandis que sa colère bouillonnait sur leur lien empathique. Mais elle avait refusé de céder. Il ne pouvait pas venir avec elle sur le terrain même, et elle n'entretenait aucune illusion sur ce qu'il ferait si elle le laissait se joindre aux spectateurs et que le pire se produisait. Il était incroyablement rapide et bien armé, mais Denver Summervale avait sans doute étudié les chats sylvestres en préparant son contrat. Il saurait aussi bien qu'elle comment Nimitz réagirait, et son chargeur ne serait sans doute pas vide lorsqu'elle s'effondrerait. Elle soupira, leva une main pour caresser le renfort sur lequel il aurait dû se percher et ferma les yeux pour se concentrer sur l'épreuve à venir. Thomas Ramirez occupait un strapontin en face du capitaine, et le coffret contenant les pistolets pesait lourd sur ses genoux. Il aurait aimé ressentir la sérénité qu'Honor affichait, mais il effectuait ce trajet pour la deuxième fois en moins d'un mois et la nausée le saisit au souvenir de l'occasion précédente. Au moins, le capitaine savait ce qu'elle faisait, se disait-il. Paul était moins concentré, comme s'il se sentait dépassé par les événements... ou peut-être parce qu'il n'avait pas un tempérament de tueur comme elle. Ramirez l'avait vue en action. Il ne doutait pas de sa résolution, seulement de son habileté, car Denver Summervale avait tué plus de cinquante adversaires sur des prés identiques. Il tourna la tête vers les gardes graysoniens qui la flanquaient de chaque côté. Candless faisait de son mieux pour dissimuler son anxiété, mais LaFollet se montrait aussi calme que le capitaine elle-même. Ramirez haïssait le major pour cela presque autant qu'il l'enviait, mais il écarta cette idée et se remémora les propos que LaFollet avait tenus lorsqu'il lui avait confié son inquiétude. Je n'y connais rien en duels, mon colonel, avait-il dit. La loi de Grayson les interdit. Mais j'ai vu mon seigneur au stand de tir. Au stand de tir ! avait grommelé Ramirez, les poings serrés sur la table qui les séparait. Il ne s'agira pas d'un concours de tir, major, et le capitaine est officier naval, pas fusilier. Contrairement au Corps, la Flotte ne forme pas ses recrues au maniement des armes de poing, pas même celui des pulseurs. Summervale sait parfaitement ce qu'il fait, et c'est un as avec ces saloperies d'antiquités ! Je présume que ce sont les pistolets que vous désignez sous ce terme ? » avait demandé LaFollet. Ramirez avait grogné une approbation rageuse puis ouvert des yeux ronds car le major éclatait de rire. « Je ne connais pas les capacités de ce Summervale, mon colonel, mais, croyez-moi, il ne peut pas être meilleur que Lady Harrington. Je vous le garantis. Comment pouvez-vous être aussi catégorique ? Par expérience, mon colonel. Il y a deux ans, la sécurité du palais aurait considéré ces armes que vous qualifiez d'antiquités comme de petits bijoux. Notre base technologique limitée ne nous permettait pas de produire des guides gravi-tiques assez petits pour fabriquer des pulseurs maniables. » Le front de Ramirez s'était plissé. Il voulait croire que le major savait de quoi il parlait, mais il redoutait de s'y laisser aller. « Elle est si forte que ça ? » LaFollet avait acquiescé. « Mon colonel, j'étais instructeur en armes de poing pendant mes deux dernières années à la sécurité. Je sais reconnaître un tireur instinctif quand j'en vois un, et c'est précisément le cas de Lady Harrington. » Il avait à son tour plissé le front puis passé la main dans ses cheveux. « Je vous avouerai que je ne m'attendais pas à ce qu'elle soit particulièrement douée avec des armes aussi démodées, moi non plus, mais j'en ai discuté avec le capitaine Henke, et elle m'a révélé un détail qui m'est resté en tête. Elle a dit que les tests pratiqués sur le seigneur Harrington avaient toujours révélé une forte sensibilité kinesthésique et que la Flotte recherche cette qualité. Je n'avais jamais entendu ce terme auparavant, mais je crois que ça correspond à ce que vous ou moi appellerions une conscience aiguë de sa position dans l'espace. Elle sait toujours où elle est et où tout le reste se trouve par rapport à elle. » Il avait haussé les épaules. « Enfin, faites-moi confiance. Toutes ses balles iront exactement où elle voudra les placer. Si elle arrive à en tirer une, avait murmuré Ramirez en martelant la table du poing. Bon sang, elle est rapide, je le sais. Ses réflexes sont au moins aussi bons que les miens qui sont déjà meilleurs que ceux d'aucun Manticorien de ma connaissance. Mais il faut voir Summervale pour le croire ; il est extrêmement rapide et il a de l'expérience. » Il avait secoué la tête, se haïssant de douter du capitaine, mais incapable de s'en empêcher. « Je ne sais pas, major. Je ne sais pas », avait-il soupiré. Maintenant, il détournait son regard de l'officier graysonien et regardait par la fenêtre en priant pour que la confiance de LaFollet soit justifiée. Le géodyne ralentit et Honor ouvrit les yeux au moment où il passait le portail d'un mur de pierre recouvert de lierre. Il s'arrêta sur une allée gravillonnée. Le soleil brillait juste au-dessus de l'horizon, à l'est, et ses dernières nuances rouge sang s'évanouissaient au profit du blanc et du jaune; le tapis émeraude de doux gazon terrien étincelait de rosée comme sous une couche de poussière de diamant. Elle suivit LaFollet hors du véhicule, et ses narines s'évasèrent pour aspirer l'odeur des plantes en pleine croissance. Un homme brun aux épaules carrées vint à sa rencontre. Il portait l'uniforme gris uni de la police d'Arrivée ainsi qu'un brassard noir et un pulseur lourd de classe militaire. Il s'inclina devant elle. « Bonjour, Lady Harrington. Je suis le lieutenant Castel-police d'Arrivée. Je ferai office d'arbitre ce matin. Lieutenant. » Honor lui rendit son salut, et une lueur embarrassée brillait dans ses yeux lorsqu'elle se redressa. Elle haussa un sourcil et il désigna d'une main la foule qui se pressait d'un côté du pré. « Milady, je suis navré de cet attroupement, dit-il d'une voix chargée de regrets en jetant un regard noir aux spectateurs. C'est indécent, mais je ne peux pas légalement les exclure. Les médias ? demanda Honor. Oui, milady. Ils sont venus en force et ces... gens, là-bas (il pointa un index écœuré vers un petit groupe perché sur une colline à l'extrémité du pré), ont amené des téléobjectifs et des micros à longue portée pour ne pas manquer un mot. Ils se conduisent comme au spectacle, milady. Je vois. » Honor observa un moment son public puis posa une main légère sur l'épaule de Castellario. « Ce n'est pas votre faute. Comme vous dites, on ne peut pas les exclure. J'imagine (ses lèvres frémirent d'un humour amer) que nous n'avons plus qu'à espérer qu'une balle se perde dans leur direction. » Castellario grimaça : il ne s'attendait pas à une plaisanterie aussi mordante. Puis il esquissa un petit sourire sans humour. « En effet, milady. » Il se reprit. « Bon. Si vous voulez bien me suivre ? Bien sûr », murmura Honor. Ses compagnons et elle emboîtèrent le pas au lieutenant. En traversant le gazon, leurs pieds laissèrent des taches sombres dans l'argent de la rosée. Une simple barrière – un rail de bois blanc monté sur des piquets, rien de plus – entourait un terrain parfaitement plat au milieu du pré, et Castellario s'arrêta avec un regard confus pour LaFollet et Candless lorsqu'ils l'atteignirent. « Excusez-moi, milady. On m'a informé de l'existence de vos gardes du corps, évidemment, mais la loi interdit la présence de partisans armés de l'un ou l'autre duelliste. S'ils souhaitent rester, ils devront me remettre leurs armes. » Les deux Graysoniens se raidirent immédiatement et LaFollet ouvrit la bouche pour protester, mais il la ferma brutalement lorsque Honor leva la main. « Je comprends, lieutenant, dit-elle en se tournant vers ses gardes. Andrew. Jamie. » LaFollet soutint un instant son regard, prêt à refuser, puis il soupira et tira le pulseur de son étui. Il le tendit à Castellario, et Candless l'imita bientôt. « Et maintenant l'autre pulseur, Andrew », fit Honor de la même voix calme. LaFollet écarquilla les yeux, et Ramirez lui jeta un regard surpris. Le Graysonien serra les dents et son corps tout entier se raidit, mais il poussa un nouveau soupir. Il exécuta un étrange mouvement de la main gauche et un petit pulseur sortit de sa manche. C'était une arme compacte à canon court, une arme destinée à ne servir qu'en dernier recours, mais elle n'en était pas moins mortelle. Il grimaça en la remettant au lieutenant. « J'ignorais que vous étiez au courant, milady. Je sais bien que vous l'ignoriez. » Elle sourit et lui tapota gentiment l'épaule. « Eh bien, si vous avez deviné, quelqu'un d'autre pourrait le faire, marmonna-t­il. Il va falloir que je trouve une autre cachette. Je vous fais confiance », dit-elle d'un air rassurant, tandis que Castellario prenait l'arme, le visage de marbre. Ramirez, quant à lui, regardait encore LaFollet en se demandant si celui-ci lui aurait mentionné cette cachette dans l'éventualité où il ne l'aurait pas laissé conserver ouvertement ses armes à bord. « Merci, milady », dit Castellario. Une policière apparut comme par magie près de lui et il lui remit l'arsenal, puis il désigna de la main l'enclos herbeux. « Vous êtes prête, milady ? Oui. » Honor haussa les épaules comme pour apprécier leur poids puis se tourna vers Ramirez. « Eh bien, Thomas, allons-y. » Denver Summervale était en terrain familier et regarda sa prochaine victime traverser l'herbe humide pour le rejoindre. Il portait la tenue sombre des duellistes expérimentés, sans une trace de couleur susceptible de fournir un repère à son adversaire, et dissimula un sourire hautain en observant Harrington. Le capitaine arrivait en uniforme, et son galon doré luisait au soleil. Les trois étoiles d'or brodées sur son coeur constituaient un point de mire appréciable, et il décida de loger au moins une balle dans celle du milieu. Castellario escortait Harrington, et la bouche de Summervale se déforma en un rictus moqueur. La loi imposait que l'arbitre demeure neutre et Castellario était excessivement honorable et consciencieux. Il ne pouvait pas faire preuve de partialité, pas ouvertement, mais il détestait et méprisait le duelliste professionnel. Il avait donc choisi d'accueillir lui-même Harrington et de laisser son adversaire à l'un de ses subordonnés. Le duelliste le savait et s'en amusait. Honor et Ramirez s'arrêtèrent à trois pas de Summervale et Livitnikov, leur faisant face dans la brise matinale qui agitait leurs cheveux. Castellario fit un signe de tête à l'officier en uniforme qui avait accompagné Summervale, puis se tourna vers les duellistes et s'éclaircit la gorge. « Lady Harrington, monsieur Summervale. Mon tout premier devoir consiste à vous inciter à trouver une solution pacifique à votre différend, même à cet instant tardif. Je vous demande maintenant à tous deux : ne pouvez-vous pas le régler à l'amiable ? » Honor resta muette et Summervale se contenta de regarder l'arbitre d'un air méprisant. « Finissons-en. J'ai rendez-vous pour le petit-déjeuner », dit-il. Le visage de Castellario se durcit, mais il ravala sa réplique et leva la main droite, les doigts recroquevillés comme pour saisir un objet. « Dans ce cas, présentez-moi vos armes. Ramirez et Livitnikov ouvrirent leurs coffrets, découvrant l'éclat mat d'un acier bleu dans le soleil. Castellario choisit un pistolet au hasard parmi les deux que contenait chaque coffret et l'examina de ses doigts habiles et rapides, avec l'oeil du connaisseur. Il accomplit chaque action deux fois, puis tendit une arme à Honor et l'autre à Summervale avant de contempler leurs témoins. « Messieurs, chargez », dit-il en les regardant chacun insérer dix grosses balles étincelantes dans un chargeur. Ramirez mit en place la dernière cartouche de cuivre anachronique et tendit le chargeur à Honor pendant que Livitnikov faisait de même pour Summervale. « Chargez, monsieur Summervale », fit Castellario. L'acier cliqueta lorsque Summervale glissa le chargeur dans la crosse de son pistolet, le frappant une fois du plat de la main pour s'assurer qu'il était bien enclenché. Il faisait de cette simple tâche un geste rituel, plein d'assurance, et il eut un mince sourire. « Chargez, Lady Harrington. » Elle s'exécuta sans le panache de Summervale. L'arbitre les regarda un moment d'un air sinistre puis acquiesça. « Gagnez votre place. » Ramirez posa la main sur l'épaule d'Honor et la pressa brièvement, affichant un sourire confiant que démentaient ses yeux inquiets. Elle posa la main sur la sienne avant de se détourner pour gagner l'un des cercles blancs tracés sur l'herbe sombre. Elle se retourna pour faire face à Summervale, qui prenait place dans un cercle identique, quarante mètres plus loin. Castellario se tenait sur le côté, exactement au milieu, et il éleva la voix dans la brise matinale : « Lady Harrington, monsieur Summervale, vous pouvez armer. » Honor fit coulisser la glissière, introduisant une cartouche dans le canon. Le son dur et métallique lui revint tandis que Summervale l'imitait, et elle prit une conscience aiguë du silence qui régnait. Des bribes de conversation lui parvenaient, légères et distantes, et soulignaient le calme ambiant plus qu'elles ne le brisaient. Des journalistes aux allures de vautours se serraient autour de leurs micros, et les yeux méprisants de Summervale la fixaient de l'autre côté de l'étendue d'herbe rase. Castellario sortit son pulseur et, une nouvelle fois, éleva la voix : « Vous avez convenu de vous affronter selon le protocole Ellington. » Il sortit un mouchoir blanc de sa poche et le brandit de la main gauche; le bout de tissu flottait dans le vent. « Quand je laisserai tomber mon mouchoir, vous lèverez vos armes et ferez feu. Vous continuerez à tirer jusqu'à ce que l'un de vous tombe à terre ou lâche son pistolet en signe de capitulation. Si l'un de ces deux événements se produit, l'autre tireur cessera immédiatement le feu. Qu'il ou elle s'y refuse, et je me verrai forcé de l'arrêter de n'importe quelle manière, y compris par l'usage d'une arme mortelle. Comprenez-vous, monsieur Summervale ? » Celui-ci acquiesça brutalement et Castellario se tourna vers Honor. v Lady Harrington ? Compris, fit-elle simplement. Très bien. En position. » Summervale pivota de façon à présenter son flanc droit à Honor, le bras le long du corps, canon pointé vers le sol. Honor demeura franchement de face, le pistolet dirigé vers le bas, et il arbora un sourire ravi à cette preuve de son inexpérience. Ça allait être encore plus simple qu'il ne l'avait espéré. Cette imbécile lui offrait toute la largeur de son corps pour cible ! Il ressentit un petit frisson pervers à l'idée de la perforer de sa haine. Honor sollicita les muscles de son oeil gauche cybernétique, le faisant passer en mode télescopique simple pour observer le visage de son adversaire. Elle vit son sourire mauvais, mais son propre visage inexpressif reflétait la sérénité qui régnait dans son esprit tandis qu'un bout de tissu blanc battait à l'angle de son champ de vision. La tension ambiante était palpable dans l'air du matin, et même les journalistes se turent pour contempler ce tableau immobile. Castellario ouvrit la main. Le mouchoir tomba en voletant dans la brise joueuse, et un feu impitoyable consumait l'esprit de Denver Summervale lorsque sa main armée se leva. Le pistolet semblait un prolongement de ses nerfs; il montait vers la position classique du duelliste avec une vitesse née d'une longue pratique. Pendant ce temps, Summervale gardait les yeux rivés sur Harrington. Sa cible était gravée dans son cerveau et n'attendait que de se confondre avec la mire de son arme, lorsqu'une flamme blanche fleurit dans la main du capitaine et qu'une pointe infernale le frappa au ventre. Il grogna, incrédule, les yeux exorbités par la surprise, et la flamme jaillit à nouveau. Un deuxième coup de marteau l'atteignit quelques centimètres au-dessus du douloureux premier, et il fut pris de stupeur. Elle n'avait pas levé la main. Elle n'avait même pas levé la main ! Elle tirait depuis la hanche, et... Une troisième détonation retentit et une autre large tache pourpre macula sa veste noire. La main qui tenait son pistolet lui paraissait lestée de plomb et, stupide, il baissa les yeux vers le sang qui s'échappait rythmiquement de sa poitrine. Impossible. Impossible que lui... Un quatrième coup rugit et le frappa à moins d'un centimètre du troisième. Il hurla autant de rage que de douleur. Non ! Cette chienne ne pouvait pas le tuer ! Pas avant qu'il lui colle au moins un plomb dans le corps ! Il releva les yeux et les fixa sur elle, vacillant sur ses pieds; son pistolet était revenu à son flanc. Il ne se souvenait pas l'avoir baissé, et maintenant celui d'Harrington se trouvait en position haute, à bout de bras. Il la fixait et découvrit les dents en un rictus haineux en voyant les volutes de fumée qui s'échappaient de son arme dans la brise. Le sang bouillonnait dans ses narines, ses genoux se mirent à trembler, mais il parvint bizarrement à rester debout et, lentement, l'air sinistre, s'imposa de relever son arme. Honor Harrington l'observait par-delà la mire de son pistolet. Elle lut la haine sur son visage, sa prise de conscience terrible des événements et sa résolution venimeuse pendant que son arme montait douloureusement, centimètre par centimètre. Elle se redressait vers la position de tir tandis qu'il montrait les dents, et les yeux marron d'Honor n'exprimaient absolument aucune émotion lorsque sa cinquième balle l'atteignit en plein sur l'arête du nez. CHAPITRE VINGT-SEPT Le comte de Nord-Aven, tassé dans son fauteuil, le visage blême, serrait un verre de whisky terrien. Les haut-parleurs dissimulés dans les murs de sa luxueuse suite déversaient une musique reposante, pourtant il n'entendait rien d'autre que les battements terrifiés de son coeur. Mon Dieu. Mon Dieu! Mais qu'allait-il faire ? Il avala une gorgée de son coûteux whisky. Elle le brûla comme de la lave et explosa dans son ventre; il ferma les yeux et passa le verre froid sur son front baigné de sueur. Il n'arrivait pas à croire à quel point les choses avaient mal tourné. Ce traître de Tankersley était tombé exactement comme prévu, et il avait savouré son triomphe sur la chienne dans l'exultation. Cette fois, il lui avait fait mal. Oh oui, il l'avait fait souffrir, et il avait goûté sa douleur comme un vin sucré. Sachant à quel moment l'Agni était parti lui porter la nouvelle, il avait compté les heures et s'était offert un dîner au Cosmo's et une nuit de réjouissances avec Georgia le jour où, d'après ses calculs, elle avait appris sa mort. Puis il avait attendu son retour avec impatience. Mais quand elle était revenue les ennuis avaient commencé. Comment avait-elle deviné qu'il avait engagé Summervale ? Comment? Même les médias hostiles à Nord-Aven avaient abordé avec une prudence inhabituelle cet aspect de sa première confrontation avec l'assassin soit qu'ils ne souhaitaient pas laisser cette chienne se servir d'eux contre lui, soit, plus probablement, à cause des énormes dommages et intérêts qu'un tribunal infligerait pour diffamation d'un pair. Pourtant ses accusations s'étaient répandues malgré tout et, lorsqu'elles étaient parvenues aux oreilles de Nord-Aven, il s'était traité de tous les noms qui lui venaient à l'esprit pour avoir personnellement rencontré cette espèce d'incompétent. Quelqu'un avait dû les voir. Quelqu'un avait dû donner ou vendre l'information à la chienne ou à l'un de ses amis serviles. Il savait qu'il prenait des risques, mais Georgia lui avait assuré que Summervale était le meilleur, et son tableau de chasse semblait bien appuyer cette affirmation. Quand on veut le meilleur, il faut se plier à ses règles, même si elles comportent certains dangers. Voilà ce qu'il s'était dit lorsque Summervale avait exigé de le rencontrer face à face pour conclure le marché, et il avait accepté. Merde, merde, merde ! Il était jusqu'alors persuadé qu'on les avait vus et qu'on avait ensuite soufflé l'information à l'oreille d'Harrington, mais c'était peut-être encore pire. Un vent froid comme l'espace balaya ses os à cette idée. Il avait regardé le duel. Il avait bien regretté l'échec des journalistes à coincer Harrington plus tôt car il se réjouissait à l'avance de voir son visage et de savourer sa souffrance, mais il avait conclu que ça valait mieux. Son caractère insaisissable avait fourni aux médias le dernier ingrédient nécessaire pour nourrir un torrent de suppositions et de sous-entendus. Ils avaient joué à fond l'histoire de l'amante vengeresse et l'avaient transformée en une sorte d'héroïne de tragédie prête à affronter l'effrayant duelliste qui avait tué l'homme qu'elle aimait. Nord-Aven avait bien ri de leur discours mélodramatique car, sous couvert de bêtises sentimentales, ils avaient exploité cette histoire jusqu'à la corde. Ils avaient même figé le sang du comte. « Dès que possible, je l'accuserai en personne. Bonne journée, messieurs dames. » Le duc de Cromarty grommela en regardant une fois de plus l'épouvantable bulletin d'information. Juste au moment où il croyait que les choses se tassaient, il fallait que ceci lui tombe dessus ! Son standard croulait déjà sous les appels de ténors de l'opposition qui exigeaient tous furieusement qu'il réagisse aux calomnies du capitaine Harrington. Mais il ne pouvait rien faire. Cette femme était folle ! Ignorait-elle ce qui se produirait si elle accusait un pair du Royaume d'avoir engagé un tueur professionnel ? Il éteignit la cuve d'holovision et enfouit son visage dans ses mains. Il ne ressentait aucune sympathie pour Denver. Il ne le voulait même pas. Si quelqu'un avait jamais mérité de mourir, c'était bien lui, et au fond de lui-même il ne ressentait que soulagement à le voir enfin parti. Toutefois, qu'un membre de la famille du Premier ministre, même tombé en disgrâce, se trouve mêlé à une histoire pareille représentait un coup dur pour le gouvernement. Il frémit en pensant à la façon dont l'opposition pourrait s'en servir une fois qu'elle aurait compris quelle arme elle tenait là. Mais comment Nord-Aven allait-il réagir ? Cet homme était naturellement stupide, mais il se montrait rusé et frappait d'instinct au cou. Les membres de la famille Young n'étaient guère plus que des escrocs riches et bien nés, mais ils avaient acquis un goût indiscutable pour l'exercice du pouvoir. Pavel Young, s'il était moins intelligent que son père et, bien qu'on eût du mal à le croire, plus arrogant encore n'en entretenait pas moins d'ambitions. Il s'était jeté dans le jeu des intrigues avec un courage né de l'ignorance, libre de tout principe, et, jusque-là, ses instincts malhonnêtes l'avaient plutôt bien servi. Il avait étonné des tacticiens beaucoup plus subtils et expérimentés en se présentant à la chambre des Lords comme la voix de la raison, prêt à oublier la façon dont le gouvernement avait laissé la Flotte le diffamer pour rassembler le Royaume en cette période de crise. Cromarty ne doutait pas qu'il devienne un jour trop ambitieux et se détruise lui-même, mais il avait joué le rôle de son choix à la perfection jusqu'ici, ce qui ne faisait qu'aggraver la situation actuelle. Le duc se redressa dans son fauteuil. Logiquement, Nord-Aven devait maintenant intenter un procès en diffamation, car la loi interdisait les duels entre plaideurs. Et s'il ne pouvait pas poursuivre Harrington ? Si elle avait raison ? Et s'il avait en effet engagé Denver et qu'elle en détenait la preuve ? Cromarty fronça les sourcils en frottant doucement la paume de ses mains devant lui. Dans ce cas – et le comte était sans doute capable d'un acte aussi vicieux – il n'oserait pas recourir aux tribunaux. Harrington n'aurait qu'à présenter sa preuve pour réfuter l'accusation de diffamation, et Nord-Aven pourrait dire au revoir à tout pouvoir politique. Mais, s'il ne la poursuivait pas, que pouvait-il faire ? Impossible de se méprendre sur la menace brandie par Harrington, et l'efficacité brutale et stupéfiante avec laquelle elle s'était débarrassée de Denver prouvait qu'elle pouvait tenir parole. Qu'elle tiendrait parole dès qu'elle approcherait le comte d'assez près pour le provoquer en duel. Se pourrait-il que Young refuse de relever le défi? Cromarty se mordilla un moment les lèvres, envisageant les facteurs impondérables. Nord-Aven était un lâche, mais refuserait-il pour autant d'affronter Harrington ? Qu'il prouve au Royaume tout entier sa couardise ou qu'on le découvre meurtrier, le résultat serait tout aussi fatal à sa carrière politique, mais il pouvait croire qu'en l'affrontant, s'il survivait à l'expérience, il survivrait également au scandale. Les journaux de l'opposition soutiendraient sans doute ses efforts pour faire oublier toute l'affaire. Il le faudrait bien, car leur association avec son nom les éclabousserait si le scandale le détruisait. Mais il ne survivrait pas au duel. L'idée semblait ridicule quand on avait vu Harrington faucher Denver, et de quelle terrible façon. Cette rencontre relevait plus de l'exécution que du duel. Denver, sans jamais s'en rendre compte, avait été totalement surclassé. Si elle avait tiré cinq fois, c'était parce qu'elle l'avait voulu et non parce qu'elle en avait besoin. Et, si elle entraînait jamais Pavel Young dans cet enclos, elle lui ferait subir exactement le même sort. Le duc de Cromarty ne se souvenait pas avoir jamais été physiquement effrayé par quelqu'un, mais Honor Harrington le terrifiait. Il doutait que quiconque verrait cet enregistrement oublie un jour son expression – son absence d'expression, plutôt – tandis qu'elle tirait sur Denver. Et si un officier de Sa Majesté éliminait un pair du Royaume de cette façon... Le duc frémit, inspira profondément et se tourna vers son terminal de corn. Une seule personne pouvait encore empêcher un désastre, et il tapa son code d'appel sur le terminal puis attendit qu'un secrétaire en livrée lui réponde. « Palais du Mont-Royal. En quoi puis-je... Oh, bonjour, Votre Grâce. Bonjour, Kevin. J'ai besoin de parler à Sa Majesté. Un instant, Votre Grâce. » Le secrétaire baissa les yeux pour consulter l'emploi du temps stocké dans sa base de données, avant de froncer les sourcils. « Désolé, Votre Grâce, mais elle reçoit l'ambassadeur de Zanzibar. Je vois. » Cromarty se cala dans son fauteuil et glissa les doigts sous son menton pour réfléchir. « Quand sera-t-elle libre ? demanda-t-il au bout d'un moment. Pas avant un certain temps, je le crains, Votre Grâce », répondit le secrétaire. Il s'arrêta en remarquant l'expression du duc. Élisabeth III ne choisissait pas des imbéciles pour filtrer les appels sur sa ligne privée. « Excusez-moi, Votre Grâce, s'agit-il d'une urgence ? Je l'ignore. » Cet aveu tira au duc un petit sourire surpris, qui disparut aussi vite qu'il était venu. Il posa les mains sur son bureau. « Toutes les conditions sont réunies pour que ça le devienne, en tout cas. Je crois... » Il s'interrompit puis hocha la tête. « Interrompez-la, Kevin. Dites-lui que je dois lui parler le plus tôt possible. Entendu, Votre Grâce. Vous restez en ligne ? Oui, merci. » Le secrétaire acquiesça et s'éclipsa, remplacé à l'écran par le blason du Royaume stellaire. Cromarty tambourinait nerveusement sur son bureau. Certains Premiers ministres s'étaient rendus très impopulaires auprès de leur monarque en les dérangeant pour des affaires qui auraient pu attendre. Cromarty le savait et se faisait un devoir de ne pas interrompre sa reine à moins d'une urgence absolue, ce qui contribuait beaucoup à leurs excellentes relations de travail. Cela signifiait également qu'Élisabeth acceptait en général ses appels sans grand délai, et il soupira de soulagement en la voyant apparaître à l'écran en moins de cinq minutes. « Allen, dit-elle sans préambule. Votre Majesté. J'espère que c'est vraiment important, Allen. L'ambassadeur s'inquiète : il craint que nos redéploiements ne privent Zanzibar de son détachement. Et il faut plus de cajoleries que prévu pour le calmer. Désolé, Votre Majesté, mais je pense que nous avons un problème. Quel genre de problème ? » La voix d'Élisabeth se durcit et ses yeux s'étrécirent. « Vous savez que je déteste entendre ce mot dans votre bouche, Allen ! Désolé, répéta-t-il, mais c'est le terme exact. Avez-vous regardé un bulletin d'information durant la dernière heure ? Non. Je suis restée cloîtrée avec l'ambassadeur. Pourquoi ? Que s'est-il passé ? Lady Harrington vient de tuer mon cousin Denver. » Élisabeth écarquilla les yeux, et Cromarty secoua la tête. « Non, ça ne me dérange pas. Ou plutôt, si, mais pas parce qu'elle l'a tué. Vous savez le mal qu'il a fait à ma famille pendant des années, Votre Majesté. Il y prenait un plaisir sadique. Oui, je suis au courant. » Élisabeth s'exprimait d'une voix calme et se mordillait la lèvre. «Je savais qu'ils devaient s'affronter, évidemment. J'imagine que tout le monde le savait dans le Royaume. Et, vu ce que vous venez de m'apprendre, je ne vous cacherai pas mon soulagement et ma surprise à cette conclusion. Je crois que nous nous inquiétions tous pour rien cette fois, Votre Majesté. Elle l'a touché à quatre reprises avant qu'il ne chancelle, puis elle lui a logé une cinquième balle en pleine tête. » Élisabeth ouvrit des yeux ronds et pinça les lèvres en une moue admirative. « Toutefois, il s'agit là du cadet de nos soucis, poursuivit le duc. Les médias étaient venus en force. Ils ont retransmis en duplex tous les moments sanguinolents sur les chaînes d'information à travers tout le système... et ils ont aussi diffusé la déclaration de Lady Harrington. Une déclaration ? » La reine semblait intriguée, et Cromarty acquiesça. « Oui, Votre Majesté, une déclaration. Elle a publiquement accusé le comte de Nord-Aven d'avoir payé Denver pour tuer Tankersley puis la tuer elle-même. Mon Dieu », murmura Élisabeth, et le duc ressentit comme une satisfaction masochiste en constatant sa stupeur. Il regarda ses yeux s'étrécir et attendit patiemment qu'elle réfléchisse. Il lui fallut moins de trente secondes pour envisager tous les développements auxquels il avait pensé, et elle le fixa de nouveau droit dans les yeux. « C'est le cas ? » demanda-t-elle. Cromarty haussa les épaules. « Je ne possède aucune preuve dans un sens ou dans l'autre, Votre Majesté. C'est sûrement possible, et je doute beaucoup que Lady Harrington l'accuserait si elle ne disposait pas d'une preuve quelconque pour étayer ses affirmations. » Élisabeth hocha la tête et se frotta la pommette. « Si elle a des preuves, elle agira en conséquence. » Elle aurait pu se parler à elle-même, mais son regard ne quitta jamais celui du Premier ministre. « D'ailleurs, elle n'aurait rien dit aux médias si elle n'avait pas l'intention de le tuer. » Elle acquiesça pour elle-même et sa voix se durcit. « Quelles seront les conséquences si elle le fait ? Graves, Votre Majesté, voire très graves. Si elle le tue comme elle a éliminé Denver, elles pourraient même se révéler catastrophiques. » Le Premier ministre frémit. « Vous n'avez pas encore vu la scène, Votre Majesté. Je préférerais aussi ne pas la connaître. Si elle exécute Nord-Aven de la même façon, l'opposition va se déchaîner. Une crise pire que celle qui a entouré la déclaration de guerre se prépare peut-être. On peut limiter les dégâts ? s'enquit la reine sans ambages. Difficile, mais pas impossible... peut-être. Nous perdrons probablement l'Association des conservateurs quoi qu'il arrive, mais nous avons rallié assez de progressistes pour compenser, et les Hommes Nouveaux sont de notre côté, du moins pour le moment. Les libéraux joindront presque à coup sûr leurs voix à celles des conservateurs pour réclamer la tête d'Harrington et, même si nous la leur donnons, ils s'enfonceront probablement plus encore dans l'opposition. Si nous ne la leur donnons pas, les progressistes les suivront. Même dans le meilleur des cas, cette histoire va nous faire très mal, Votre Majesté. Mais votre majorité survivra ? Si nous leur donnons Harrington, oui. En tout cas, je le crois. Je ne peux rien affirmer, Votre Majesté. À ce stade, je n'arrive même pas à imaginer la réaction de la Chambre des Communes. Les députés considèrent Harrington comme leur sainte patronne depuis Basilic, mais avec une affaire de ce genre... » Il haussa les épaules, et Élisabeth fronça les sourcils. Il la laissa réfléchir quelques secondes puis s'éclaircit la gorge. « Je ne vois qu'une solution optimale, Votre Majesté, dit-il. Vraiment ? » La reine eut un rire sans joie. « Je ne vois rien d'optimal à faire cette fois, Allen ! Il se trouve que le comte de Havre-Blanc a déjà ordonné à Lady Harrington de ne pas provoquer Nord-Aven en duel, commença le duc, et... Ordonné ? » Le visage d'Élisabeth se durcit et une étincelle menaçante brilla dans son regard. « Il lui a ordonné de ne pas le provoquer ? Oui, Votre Majesté, il... Il a violé le code de guerre, voilà ce qu'il a fait ! aboya la reine. Si Nord-Aven était encore officier en service, il aurait été dans son droit, mais là c'est parfaitement injustifié ! Dame Honor pourrait en toute légalité lui intenter un procès. Je m'en rends compte, Votre Majesté. » Cromarty remarqua qu'il était en sueur et s'imposa de ne pas s'essuyer le front. Il connaissait les signes avant-coureurs et n'avait pas envie d'affronter une Élisabeth en colère. « Je crois, poursuivit-il prudemment, qu'il s'inquiétait des conséquences pour sa carrière. Et, bien qu'il ait indiscutablement outrepassé son autorité, il a raison de se faire du souci. Et Hamish Alexander a toujours ignoré les règles quand il pensait avoir raison, ajouta la reine d'une voix monocorde. Eh bien, oui, Votre Majesté. Mais il voit souvent juste, et je ne crois pas, dans le cas présent, que nous... Oh, arrêtez de le défendre, Allen ! » Élisabeth resta silencieuse et maussade pendant une longue minute puis haussa les épaules. » Je n'aime pas cette façon de procéder – et vous pouvez le lui dire de ma part –, mais vous n'avez sans doute pas tort. Ce n'est pas mon affaire tant que dame Honor ne choisit pas de le poursuivre. Bien, Votre Majesté. » Cromarty parvint à dissimuler son soulagement et se pencha vers la caméra. « Mais je m'apprêtais à vous dire qu'il avait raison, à la foisquant aux effets sur sa carrière et aux retombées politiques. » Élisabeth acquiesça à contrecœur et le duc arbora son expression la plus persuasive. « Puisqu'il avait raison et que dame Honor ne compte manifestement pas accepter ses arguments et lui obéir, je me suis dit que, peut-être... Arrêtez tout de suite. ,> Les yeux d'Élisabeth avaient retrouvé leur dureté. « Si vous comptez suggérer que, moi, je lui ordonne d'abandonner, vous pouvez oublier cette idée. Mais, Votre Majesté, les conséquences... J'ai dit que je ne le ferais pas, Allen. Mais peut-être que si vous lui parliez simplement, Votre Majesté... Si vous lui expliquiez la situation et lui demandiez de... Non. » Le mot résonna, simple et froid, et Cromarty ferma la bouche. Il connaissait ce ton. La reine le fixa encore un moment, le regard plus dur que jamais, puis son visage s'adoucit et une expression étrange, presque honteuse, le traversa. « Je n'exercerai aucune pression sur elle, Allen, fit-elle d'une voix sereine. Je ne peux pas. Si je lui demandais de ne pas affronter Nord-Aven, elle obéirait probablement, et ce serait parfaitement injuste envers elle. Si nous avions fait notre travail correctement, Nord-Aven aurait été condamné pour désertion. Pas cassé, Allen, exécuté, et rien de tout cela ne serait arrivé. Vous savez bien que nous ne pouvions pas, Votre Majesté, souffla Cromarty. Oui, je le sais, et ça ne me donne pas meilleure conscience. Nous avons failli à dame Honor, Allen. Cela lui a déjà coûté l'homme qu'elle aimait, et c'est notre faute. Mon Dieu, si ce Royaume a jamais dû justice à l'un de ses sujets, c'est bien à elle, et nous ne la lui avons pas donnée. » Elle secoua la tête. « Non, Allen. Si c'est la seule façon pour dame Honor de finir le travail qui nous revenait, je ne l'en empêcherai pas. S'il vous plaît, Votre Majesté. Si ce n'est pour éviter les retombées politiques, pensez au moins à l'effet que cela aura sur elle. Nous ne pourrons en aucun cas la protéger. Elle perdra sa carrière, et nous l'un de nos plus brillants jeunes capitaines. Croyez-vous qu'elle l'ignore ? » demanda doucement Élisabeth. Son regard réclamait la vérité, et Cromarty secoua lentement la tête. « Moi non plus. Et, si elle connaît le prix mais reste prête à le payer, je ne vais pas lui dire qu'elle ne peut pas. Et vous non plus, Allen Summervale. Je vous interdis d'exercer la moindre pression sur elle, et dites au comte de Havre-Blanc que la même chose vaut pour lui. » CHAPITRE VINGT-HUIT L'amiral Sir Thomas Caparelli adopta une expression courtoise lorsque son assistant personnel ouvrit la porte de son cabinet. Le comte de Havre-Blanc passa devant l'officier avec un signe de tête poli bien qu'absent, et Caparelli se leva derrière le bureau pour lui tendre la main. Havre-Blanc s'en saisit puis prit le siège qu'on lui désignait. Caparelli s'installa dans le sien et en fit basculer le dossier tout en pariant intérieurement sur le motif de cette visite. Havre-Blanc et lui se voyaient rarement en dehors des occasions professionnelles, car ils ne s'appréciaient guère. Le Premier Lord de la Spatiale respectait le comte mais ne l'avait jamais aimé, et il savait que Havre-Blanc ressentait la même chose à son égard. Le comte ne venait donc sans doute pas pour des mondanités. « Merci de me recevoir si vite, fit Havre-Blanc, et Caparelli haussa les épaules. Vous êtes second dans la hiérarchie de commandement de la Première Force, amiral. Si vous demandez à me voir, je suppose que vous avez une bonne raison. Que puis-je faire pour vous ? Je crains que ce ne soit un peu compliqué. » Havre-Blanc passa la main dans sa chevelure sombre veinée de mèches blanches, et Caparelli cilla. Un des traits qu'il reprochait le plus au comte, c'était sa confiance inébranlable (et généralement justifiée, bon sang !) en lui-même. Il n'avait pas l'habitude de le voir mal assuré ou nerveux. En colère, ça, oui, et parfois cruellement sarcastique envers ceux qui réfléchissaient moins vite, mais nerveux ? Le Premier Lord de la Spatiale s'imposa d'attendre en silence, le visage courtois et attentif, et Havre-Blanc soupira. « Ça concerne Lady Harrington », dit-il. Caparelli acquiesça intérieurement : il avait gagné son pari. « Vous voulez dire, fit-il en choisissant soigneusement ses mots, qu'il s'agit de Lady Harrington et de Pavel Young, j'imagine. En effet. » Havre-Blanc parut se rendre compte qu'il continuait à se passer la main dans les cheveux, et il s'arrêta soudain avec un rictus amer. « J'ai essayé de la raisonner quand j'ai compris ce que... Non (il secoua la tête avec une amertume contre lui-même que Caparelli ne lui connaissait pas), je n'ai pas essayé de la raisonner, je l'ai sermonnée. Pour tout dire, ajouta-t-il en croisant le regard du Premier Lord, je lui ai ordonné de ne pas affronter Young. Vous avez ordonné à un officier de ne pas provoquer un civil en duel ? » Caparelli ne put s'empêcher de relever les sourcils, et Havre-Blanc haussa les épaules. Il semblait en colère - contre lui-même plutôt que quiconque d'autre, et pas même pour avoir fait cet aveu devant un homme qui n'avait jamais été son ami. « Oui, grommela-t-il en tambourinant doucement sur le bras de son fauteuil. Si j'avais eu une once de bon sens, j'aurais vu que ça ne pouvait que la... » Il s'interrompit et secoua une nouvelle fois la tête. « Je me rends compte que j'ai outrepassé mon autorité, mais je ne pouvais pas rester sans rien faire et la regarder détruire sa carrière. Car vous et moi savons que c'est exactement ce qui se produira si elle le tue. » Caparelli hocha la tête en regrettant de ne pouvoir contester cette affirmation. Ça ressemblait tout à fait à Havre-Blanc d'essayer d'ordonner à Harrington de lâcher Young, mais, dans le cas présent, le Premier Lord s'accordait bon gré mal gré avec le comte sur les conséquences. Dans des circonstances normales, il aurait été spontanément mal disposé envers un protégé de Havre-Blanc, mais l'idée de perdre un officier du calibre d'Harrington à un moment pareil lui déplaisait souverainement. « Enfin, ça n'a pas marché, admit le comte à regret, et vu la façon dont je m'y suis pris, je ne peux plus revenir en arrière et tenter de lui faire entendre raison. En admettant que, de son point de vue, la "raison" soit la même. » Havre-Blanc leva brusquement les yeux et le Premier Lord haussa les épaules. « J'ai entendu ses accusations. Si elles sont fondées – or je pense que c'est le cas –, j'agirais exactement comme elle à sa place. Pas vous ? » Havre-Blanc détourna les yeux. Il se tut, mais son silence répondit pour lui, et le front de Caparelli se plissa. On aurait dit que le comte essayait de se convaincre que lui n'aurait pas réagi comme Harrington; pourtant il se voilait rarement la face. « Enfin, reprit le Premier Lord avant que le silence ne devienne trop pesant, j'imagine que vous êtes venu dans l'espoir que, moi, je puisse faire quelque chose ? » Havre-Blanc acquiesça à contrecœur, comme s'il rechignait à admettre qu'il avait besoin d'aide, et Caparelli soupira. « Je compatis, milord, et je ne veux pas la perdre non plus, mais elle est dans son droit. Je sais. » Le comte se mordillait la lèvre, et son sens du devoir le disputait à ses émotions. Cromarty lui avait transmis le message de la reine – et son avertissement explicite –mais il ne pouvait pas rester passif. D'ailleurs, ce qu'il avait en tête n'exerçait pas de pression sur Harrington. Pas vraiment. « Je me rends compte que personne n'a l'autorité nécessaire pour l'arrêter, dit-il au bout d'un moment, mais j'ai parcouru dernièrement les rapports de fond sur nos opérations au-delà de Santander; nous y aurons très bientôt besoin de croiseurs de combat. » Il se tut, les yeux rivés sur le Premier Lord, et Caparelli se renfrogna. Il n'aimait pas ce qu'il entendait, mais il aimait encore moins la perspective de regarder Harrington causer sa propre perte. « Vous êtes prêt à laisser partir le Victoire ? » demanda-t-il. Havre-Blanc grimaça. « Même la cinquième escadre tout entière, s'il le faut. Mais le Victoire est encore en réparation », murmura Caparelli. Il se tourna vers son terminal, enfonça quelques touches, et l'écran clignota docilement. « Il ne quittera pas le radoub avant deux semaines, et ensuite il devra participer aux exercices. » Il secoua la tête. « Nous ne pouvons pas le redéployer avant un mois. Vu la façon dont Harrington presse les événements, je doute que cela suffise. Nous pourrions la transférer sur un autre bâtiment, fit Havre-Blanc que cette suggestion ne satisfaisait manifestement pas mais qui la faisait néanmoins. Non. » Caparelli démolit immédiatement cette idée : « Nous n'avons aucune raison de lui enlever le Victoire – pas encore, en tout cas. » Il soutint sévèrement le regard implorant du comte malgré sa sympathie involontaire. « Ce que vous suggérez – ce que nous suggérons – est déjà très inconvenant, mais le Victoire est notre meilleur croiseur de combat; si nous en privions Harrington, on l'interpréterait comme un désaveu. Et, même dans le cas contraire, cela trahirait nos intentions réelles de manière trop flagrante. » Il secoua encore la tête. « Non, milord. Je vais l'affecter à Santander dès que possible, mais je n'irai pas plus loin. Je ne peux pas faire mieux. C'est bien clair ? Oui, monsieur. » Havre-Blanc ferma les yeux puis les rouvrit; il semblait étrangement las. « Oui, monsieur. J'ai compris. Et... merci. » Caparelli hocha la tête. Il aurait voulu signifier que le comte lui devait une faveur en retour, mais il ne pouvait pas. En fait, il se sentait un peu gêné qu'on le remercie pour si peu. « De rien, milord », dit-il d'un ton bourru. Il se leva, mettant un terme à l'entretien, et tendit la main. « Je vais voir Pat Givens et faire rédiger l'ordre cet après-midi. Je glisserai aussi un mot à l'amiral Cheviot, qu'il essaye de faire accélérer les réparations du Victoire. Si ses radoubeurs parviennent à le remettre en état assez vite, le réarmement pourrait bien occuper Lady Harrington suffisamment pour l'empêcher de rien tenter avant que nous ne l'envoyions hors du système. En tout cas, nous ferons de notre mieux, je vous le promets. » Willard Neufsteiler, la main levée pour protéger ses yeux du soleil d'Arrivée, regardait la limousine glisser vers lui. Elle atterrit sur l'aire numéro trois de la tour Brancusi, et un homme en veste jade et pantalon plus clair en descendit pour scruter les environs avant de céder la place à une grande femme en uniforme noir et or. Deux gardes du corps supplémentaires suivirent sur ses talons, de façon à former un triangle protecteur autour d'elle. Neufsteiler lui fit signe lorsqu'elle se dirigea vers lui. Il était franchement ébahi que dame Honor soit parvenue à gagner la planète sans que les médias en aient vent, mais elle semblait avoir trouvé sa façon personnelle de gérer les journalistes. Ou peut-être était-ce plus simple encore : après l'avoir vue en action, ils avaient peur de la suivre de trop près. Elle lui serra fermement la main en arrivant, mais il eut soudain de la peine en voyant son visage. La joie de leur dîner au Cosmo's était morte avec Paul Tankersley, et même le chat sylvestre sur son épaule paraissait à la fois éteint et tendu. Elle ne semblait ni brisée ni vaincue, pourtant une certaine austérité l'habitait, glaciale sous la surface, et autre chose qu'il n'aurait pas su nommer : un étrange sentiment électrique qui défiait toute identification. Ce n'était pas sa faute s'il ne le reconnaissait pas : il n'avait jamais accompagné le capitaine Harrington sur le pont de commandement lorsqu'elle menait son bâtiment au combat. Il guida le petit groupe vers un ascenseur et tapa une destination. « La journée est si belle, dit-il en désignant la ville ensoleillée de l'autre côté de la paroi de verre pendant que l'ascenseur descendait rapidement les étages, que j'ai pensé que nous pourrions peut-être parler de tout ça au Regiano, si cela vous convient, dame Honor. J'ai réservé une section supérieure pour plus de tranquillité. » Honor le regarda. Il croisa son regard avec l'inquiétude voilée qu'elle avait pris l'habitude de lire sur les visages autour d'elle, et l'effort qu'il avait fait pour parler d'un ton léger lui fut presque douloureux. Elle aurait aimé que ses amis cessent de se faire du souci. Ils ne pouvaient rien pour elle, et leur préoccupation était un fardeau dont elle aspirait à se défaire, mais elle se força à sourire. « Ça me va, Willard, dit-elle. Excusez-moi, milady, mais vous prendriez un risque pour votre sécurité. » Neufsteiler cilla, surpris, lorsque le chef des gardes de dame Honor émit cette protestation avec son doux accent étranger. « Nous n'avons pas eu le temps de vérifier le restaurant. Je ne pense pas que ce soit vital, Andrew. Milady, vous avez prévenu ce Nord-Aven que vous en aviez après lui, répondit le major LaFollet, l'air obstiné. Ça résoudrait son problème si quelque chose vous arrivait avant que vous ne le trouviez. » Neufsteiler écarquilla les yeux. Avait-il bien compris ce que cet homme sous-entendait? « La même idée m'est venue, fit tranquillement Honor, mais je ne compte pas me cacher éternellement. De toute façon, personne n'était au courant de notre venue. Même les journalistes nous ont manqués. Nous pensons que personne n'est au courant, mais ça ne prouve rien, milady, et vous n'êtes pas bien difficile à identifier. S'il vous plaît, je me sentirais beaucoup mieux si vous vous en teniez au programme original et discutiez dans les bureaux de monsieur Neufsteiler. Dame Honor, si vous pensez que c'est mieux... » commença Neufsteiler. Elle secoua la tête. « Je pense que ce serait plus sûr, Willard, mais pas nécessairement mieux. » Elle sourit et posa la main sur l'épaule de son garde du corps. « Le major LaFollet est déterminé à me garder en vie. » La nuance d'affection dans sa voix surprit Neufsteiler, et il la regarda secouer gentiment le Graysonien. « Nous en sommes encore à déterminer quel droit de veto cela lui donne, pas vrai, Andrew ? Je ne réclame pas un droit de veto, milady. Juste un peu de prudence et de bon sens. Que je suis toute prête à vous accorder dans certaines limites. » Honor lâcha l'épaule de LaFollet, mais son sourire ne s'évanouit pas. Nimitz dressa les oreilles, inclinant la tête pour observer le major de ses yeux verts, et elle sentit le souci et la frustration de l'homme d'armes à travers son lien avec le chat sylvestre. « Je sais que je vous en fais voir, Andrew, mais toute ma vie je suis allée où je voulais sans escorte armée. Je veux bien admettre que ce n'est plus possible, mais il y a des limites aux précautions que je suis prête à prendre. » LaFollet ouvrit la bouche puis hésita, réfléchissant à ce qu'il allait dire. Il soupira. « Vous êtes mon seigneur, milady. Si vous voulez aller au restaurant, nous irons, et j'espère que je m'inquiète pour rien. Mais, s'il se passe quelque chose, je veux que vous obéissiez à mes ordres. » Il lui adressa un regard têtu et elle se mordilla la lèvre en baissant les yeux vers lui. Puis elle acquiesça. « D'accord, Andrew. S'il se passe quelque chose, c'est vous qui commandez. Je supporterai même que vous me disiez "je vous avais prévenue". Merci, milady. J'espère que ce ne sera pas nécessaire. » Honor lui tapota de nouveau l'épaule avant de se tourner vers Neufsteiler. En attendant, Willard, où en sommes-nous de ces transferts de fonds vers Grayson ? Euh... ils suivent leur cours, milady, répondit Neufsteiler en se secouant mentalement à ce changement de sujet. Mais je crains que la transaction ne se révèle un peu plus compliquée que vous ne paraissiez le penser. Dans la mesure où vous êtes un sujet manticorien et où vos principaux biens financiers se trouvent dans le Royaume, vous tombez techniquement sous le coup des taxes commerciales manticoriennes, même pour vos investissements hors du système. Il existe des moyens de contourner ce problème, toutefois, et j'ai déjà transféré quatre millions au régent Clinkscales. J'ai constitué la société conformément à la réglementation graysonienne, ce qui nous permet de profiter de la loi sur la nation la plus favorisée ainsi que des crédits d'impôts que la Couronne a étendus à Grayson. Résultat, nous nous en tirons sans payer la moindre taxe pour cette opération, mais nous nous trouvons à la limite légale pour un projet à investisseur unique, à moins que nous ne parvenions à obtenir une exemption de la part du ministre des Finances. Ça doit être possible, vu les circonstances, mais, étant donné votre statut de seigneur, il ne serait peut-être pas bête de tout transférer à Grayson. J'examine encore la structure fiscale de votre fief, mais j'ai découvert deux ou trois dispositions intéressantes qui... » Honor acquiesça et leva la main pour caresser Nimitz, n'écoutant qu'à moitié. Pendant que l'ascenseur descendait rapidement les cinq cents étages de la tour, elle contemplait la florissante capitale du Royaume stellaire. Elle savait que sa mémoire lui restituerait toute cette tirade mot pour mot quand elle aurait besoin d'y réfléchir. Mais, pour l'instant, elle avait d'autres préoccupations; tant que Willard se satisfaisait de ses manœuvres financières, elle pouvait se concentrer sur ce qui comptait vraiment. Le Regiano était un restaurant haut de plafond et aéré qui se déployait sur un atrium à cinq étages. Pour le standing, il se trouvait à mi-chemin entre les Dempsey et le Cosmo's, mais il y régnait une atmosphère vivante et détendue qui lui était propre. Quant aux membres du personnel, s'ils n'avaient pas l'habitude de voir des chats sylvestres parmi leurs clients, ils s'adaptèrent aussitôt. Personne ne tenta de suggérer que les animaux familiers devaient rester à la porte, et on lui trouva une chaise haute avec une remarquable promptitude. Et puis la cuisine était bonne. Il ne s'agissait pas d'authentiques plats italiens de la vieille Terre, comme le prétendaient les propriétaires du Regiano Honor avait déjà goûté la cuisine italienne et savait la reconnaître , mais ils étaient assez savoureux pour qu'on le leur pardonne, et la cave se révéla excellente. Elle s'adossa pour laisser le serveur retirer son assiette puis sirota un verre de rosé. Son petit goût mordant évoquait les vignes de Sphinx, et elle le fit rouler sur sa langue en attendant que les serveurs aient terminé et disparu. Ses compagnons et elle se trouvaient sur une plate-forme de chêne doré qui flottait à huit mètres au-dessus du plancher. Elle n'aurait su dire si l'architecte avait opté pour l'installation de plaques gravitiques sous la plate-forme ou de faisceaux tracteurs dans les angles supérieurs. Les deux étaient possibles puisqu'il n'y avait pas d'autre plate-forme directement au-dessus ou en dessous, mais ça n'avait pas vraiment d'importance. L'effet demeurait agréable, et la position de la plate-forme leur permettait à la fois d'être isolés et, dans le cas d'Andrew LaFollet, de disposer d'un excellent poste d'observation. Elle regarda le major par-dessus son épaule et se sentit un peu coupable. Ses hommes et lui n'avaient pas mangé et ne parvenaient pas tout à fait à dissimuler leur contrariété. Ce qui rendait la position de sa table si plaisante en offrait également une vue claire à tout un chacun. LaFollet avait fait de son mieux pour retenir une grimace lorsqu'il avait examiné toutes les lignes de mire possibles, et sa résignation nourrissait le sentiment de culpabilité d'Honor. Tout officier de sécurité digne de ce nom souffrait sans doute d'une tendance paranoïaque, et elle se promit de se le rappeler à l'avenir inutile d'angoisser un homme qui montrait un tel dévouement tant qu'elle pouvait accepter certains compromis sans se sentir prisonnière. Le dernier serveur disparut dans les escaliers. Elle posa son verre et regarda Neufsteiler. Ils avaient passé en revue toutes les affaires officielles d'Honor au cours du repas; le moment était venu d'aborder le véritable motif de sa visite. « Alors ? » demanda-t-elle tranquillement. Neufsteiler jeta un coup d'oeil alentour, vérifiant d'instinct que personne ne les écoutait, puis il haussa les épaules. « Vous ne pouvez pas l'atteindre, milady, répondit-il sur le même ton. Il se cloître dans sa résidence et n'en sort que pour se rendre à la Chambre. » Honor fronça les sourcils et fit glisser son index le long du pied de son verre tout en s'admonestant en silence. L'approche qu'elle avait choisie comportait certains avantages - au moins, le Royaume tout entier savait ce que Nord-Aven avait tenté -, mais elle l'avait aussi prévenu de ses intentions, et il avait opté pour la seule issue qu'elle n'avait pas envisagée. Il se terrait, et sa tactique se révélait étonnamment efficace. Tant qu'il refusait de la poursuivre pour diffamation, son enregistrement illégal ne servait à rien, à moins de le remettre directement aux médias - ce qui pourrait avoir des conséquences désastreuses pour les gens qui l'avaient obtenu en son nom. Et tant qu'il évitait de la rencontrer face à face, personne ne pouvait l'accuser de ne pas relever son défi. Il essayait de l'avoir à l'usure, en comptant sur la Spatiale pour l'éloigner de Manticore tôt ou tard. Elle se demandait s'il avait eu vent des ordres que l'Amirauté lui avait déjà fait parvenir. Il lui restait cinq jours, peut-être six, avant que le Victoire ne quitte le radoub. Ensuite, elle devrait soit démissionner, soit s'attacher à accomplir son devoir en l'abandonnant pour un temps. Il avait réagi comme un lâche, ce qui n'aurait pas dû la surprendre. Et, en attendant, les journaux dévoués à l'opposition chantaient le refrain qu'elle attendait plus ou moins. La plupart s'efforçaient de la décrire comme un monstre féroce qui s'attaquait à son vieil ennemi par pure haine, sans un commencement de preuve, mais les plus dangereux débordaient tout simplement de compassion envers elle. Elle avait traversé tant d'épreuves, perdu l'homme qu'elle aimait dans un duel brutal et insensé - il était d'ailleurs grand temps que le Royaume interdise ces pratiques; bref, elle n'avait pas les idées claires. Qui pouvait lui reprocher de vouloir se venger de cette souffrance ? La mort du capitaine Tankersley était une tragédie, et elle cherchait de façon irrationnelle à en rejeter la faute sur quelqu'un, n'importe qui, ce qui était compréhensible. Cela ne signifiait pas, toutefois, qu'elle avait raison d'en vouloir au comte de Nord-Aven, et leurs lecteurs devaient se souvenir de tout ce qui les opposait déjà et se dire que le comte lui aussi n'était qu'une victime. Qu'elle le tînt pour responsable - en toute sincérité - n'en faisait pas automatiquement le coupable; cela voulait simplement dire que, ayant désespérément besoin d'une cible, elle était prête à voir en lui l'ennemi. En l'absence de preuve concluante, on devait étendre à Nord-Aven la présomption d'innocence et on ne pouvait qu'applaudir à sa décision réfléchie de refuser de verser de l'huile sur le feu. Nimitz émit un Nie discret en surprenant le cours de ses émotions, et elle se reprit. Elle caressa doucement le chat pour s'excuser et le posa sur ses genoux. Il répondit par un ronronnement d'absolution tandis qu'elle reprenait ses réflexions avec une indifférence résolue. Les efforts de l'opposition se poursuivaient et, cette fois, les journaux gouvernementaux restaient silencieux sur le sujet. Elle ne pouvait pas le leur reprocher. Quoi qu'il arrive, les retombées politiques seraient brutales. Ils n'avaient d'autre choix que de prendre leurs distances, surtout au moment où l'opposition rêvait de les voir s'engager. Elle avait découvert qu'elle pouvait s'en accommoder. Pour tout dire, elle s'en réjouissait presque. C'était une histoire entre Pavel Young et elle; elle ne voulait voir personne intervenir. Vous êtes sûr qu'il ne sort jamais ? demanda-t-elle enfin. Certain. » Neufsteiler se pencha vers elle et continua d'une voix encore plus basse : « Nous avons introduit un de nos hommes dans son personnel, milady. Ce n'est qu'un chauffeur, mais il se trouve en bonne position pour observer tous les mouvements prévus. Il faut absolument que je le trouve, murmura-t-elle. Il doit bien y avoir un moment – même s'il ne s'agit que de quelques minutes – où je peux l'attraper. J'ai seulement besoin que ça dure le temps de le défier. » Elle s'interrompit et fronça les sourcils, le regard plongé dans son vin. « S'il se rend au Parlement, il nous faut peut-être quelqu'un à cette extrémité-là de la chaîne. Il se déplace forcément dans le bâtiment. Si nous parvenons à obtenir son emploi du temps, alors peut-être... J'essaierai, milady, soupira Neufsteiler, mais il y a très peu de chances. Il sait que vous le traquez et il possède un avantage : il se trouve toujours sur la planète. Obtenir son emploi du temps assez longtemps à l'avance pour vous permettre de descendre et d'en profiter... » Il secoua la tête puis soupira de nouveau. « Enfin, nous y consacrons déjà plus de quatre-vingt mille dollars par jour; quelques agents de plus ou de moins n'y changeront pas grand-chose. Très bien. Dans ce cas, je pense... A terre!» Une main se referma comme une serre d'acier sur l'épaule d'Honor, qui écarquilla les yeux tandis qu'Andrew LaFollet la renversait. Sa chaise vola à travers la plate-forme et tomba vers l'atrium; LaFollet la poussait déjà violemment sous la table. Elle ne l'aurait pas cru si fort, et elle geignit lorsqu'il se laissa tomber sur elle de tout son poids. Nimitz avait bondi de ses genoux un instant avant que LaFollet la saisisse, prévenu par les émotions soudain violentes des hommes d'armes, et elle entendit son cri de guerre déchirant en heurtant le sol. Une rage incontrôlable se déversait par leur lien empathique, et elle parvint à l'attraper juste avant qu'il se jette à l'attaque de qui les menaçait. Heureusement, car elle essayait encore de comprendre ce qui se passait lorsqu'elle entendit gémir un pulseur. Des fléchettes explosives suivirent l'escalier que les serveurs avaient emprunté – que Nimitz aurait lui aussi emprunté – et déchirèrent l'extrémité de la plate-forme. Neufsteiler poussa un cri : un éclat de bois venait de s'enfoncer dans son dos. Candless arriva aussitôt; il poussa l'agent financier hors de la ligne de tir, et un pulseur apparut dans son autre main. Honor tenta de se lever tout en s'efforçant de contrôler d'une main le chat sylvestre sifflant et écumant, mais LaFollet, jurant, la plaqua au sol d'un coup de coude au premier mouvement. Sa vue se constella d'étoiles tandis que le garde déplaçait son poids sur son dos, et un pulseur gémit à son oreille alors que les clients se mettaient enfin à hurler. Elle tourna la tête, vaguement consciente de sa respiration difficile depuis que LaFollet l'avait jetée à terre, et elle vit les fléchettes de son garde déchirer un corps humain dans une fontaine de sang. Une carabine à impulsion au canon scié vola dans les airs lorsque la cible de LaFollet s'effondra, mais on continuait à tirer. Un corps tomba lourdement à côté d'elle; LaFollet roula, s'agenouilla et, le regard impitoyable, posa le canon de son pulseur sur son avant-bras puis élimina un autre agresseur. Candless neutralisa un troisième tireur puis un quatrième, et soudain la fusillade prit fin et on n'entendit plus que le vacarme des clients paniqués qui se précipitaient vers les issues. « Merde ! » LaFollet se tenait debout et son pulseur ondulait comme un serpent tandis qu'il essayait en vain de trouver une autre cible. Honor fit mine de se mettre à genoux et, sans la regarder, il ordonna : « Restez à terre, milady ! Il y en avait au moins deux autres. Je pense qu'ils se servent de la foule pour sortir d'ici, mais s'ils essayent encore de tirer... » Honor s'aplatit donc, toujours accrochée à Nimitz. Mais la fureur du chat sylvestre refluait maintenant qu'il comprenait que sa compagne était sauve. Elle le libéra prudemment; il se retourna pour l'inspecter, puis bondit sur la table et s'y coucha, sifflant et prêt à l'attaque, mais sous le contrôle d'Honor. Elle poussa un soupir de soulagement, se tourna prestement et rampa jusqu'à Howard. Le visage gris, le jeune garde essayait d'une main d'arrêter les flots de sang qui s'échappaient de sa cuisse, mais son arme demeurait levée, prête à faire feu, alors même que son regard devenait vitreux. Elle se sentit enfin trembler, pourtant son esprit lui semblait incroyablement clair. Elle tira sa ceinture de sous sa veste et la boucla autour de la jambe du garde, juste au-dessus de la plaie. Il devait sans doute sa blessure à un autre éclat plutôt qu'à une frappe directe, se dit-elle calmement. Il avait encore sa jambe, et il gémit lorsqu'elle serra son garrot de fortune. Puis il soupira et s'effondra, mais l'hémorragie artérielle avait cessé, et elle saisit son pulseur avant de rejoindre Neufsteiler. L'agent financier geignait sous l'effet de la douleur, un éclat de bois brut fiché dans l'épaule droite comme une flèche grossière. Elle saisit sa tête, la fit tourner pour le regarder dans les yeux puis soupira de soulagement. Son regard, bien que chargé de souffrance et de terreur, restait clair, sans signe de choc, et elle lui caressa la joue. « Tenez bon, Willard. Les secours arrivent », murmura-t-elle. Relevant les yeux, elle aperçut LaFollet qui baissait enfin son arme. Il contempla le beau restaurant dévasté et prit une inspiration profonde et tremblante. « Je crois qu'on a réussi, milady. » Il s'agenouilla auprès d'Howard et vérifia son garrot puis tâta le pouls du jeune homme. « Beau travail avec cette ceinture, milady. On l'aurait peut-être perdu sans ça. Et ça aurait été ma faute », fit Honor. LaFollet tourna la tête et elle soutint son regard sans ciller. « J'aurais dû vous écouter. Eh bien, en toute honnêteté, je ne pensais pas vraiment moi-même qu'il tenterait rien aussi ouvertement », répondit LaFollet. Honor hocha la tête. Ni l'un ni l'autre ne doutait un instant de l'identité du responsable. « Je me montrais seulement prudent et, d'ailleurs, vous aviez raison sur un point, milady. Ils ne nous attendaient pas, sinon ils auraient agi plus tôt. En fait, c'est de les voir arriver ensemble et scruter la foule qui a attiré mon attention. » Le major secoua la tête. « Il devait les garder prêts à intervenir en attendant qu'on leur dise où vous trouver. Nous avons eu de la chance, milady. Non, major. Moi, j'ai eu de la chance. Vous, vous avez été efficaces. Très efficaces, tous les trois. Faites-moi penser à tous vous augmenter dès que Willard sera remis. » LaFollet plissa les yeux à son ton teinté d'humour. Ça n'allait pas bien loin, mais c'était plus qu'on n'aurait pu en demander à bien des gens. Il pointa l'index vers elle. « Ne vous inquiétez pas pour notre salaire, milady. Nous sommes déjà honteusement riches pour des Graysoniens. Mais la prochaine fois que je vous donne un conseil, promettez d'envisager au moins quelques minutes que je puisse avoir raison. À vos ordres, chef », répondit-elle en s'agenouillant dans le sang d'Howard tandis que les premiers officiers de police se précipitaient sur la scène du désastre, l'arme à la main. CHAPITRE VINGT-NEUF Georgia Sakristos observait les journalistes qui assiégeaient la résidence du comte de Nord-Aven en Arrivée et secouait la tête d'un air incrédule. Elle savait Pavel Young trop bête pour choisir tout seul des chaussettes assorties, mais elle n'aurait jamais cru qu'il tenterait rien d'aussi flagrant qu'un assassinat en public ! Plus inquiétant, il avait pris ces dispositions sans lui en parler. Peut-être avait-il simplement compris qu'elle ferait de son mieux pour l'en dissuader, mais peut-être aussi ne lui accordait-il plus toute sa confiance. Quoi qu'il en soit, l'influence qu'elle exerçait sur lui semblait donc s'amenuiser, et cette idée lui déplaisait. Un Pavel Young que personne ne contrôlait pouvait se révéler aussi dangereux pour son entourage qu'une centrale à fusion équipée d'un vase magnétique instable... comme le prouvait amplement sa dernière et spectaculaire bévue. Elle descendit un chemin discret dissimulé entre de grands buissons aux fleurs odorantes et introduisit sa carte dans le système d'identification d'une porte de sécurité plus discrète encore. Elle entra dans le parking souterrain sans qu'aucun journaliste la remarque et salua de la tête le gardien qui se retournait de son côté. Il lui rendit son salut en la reconnaissant, et elle retira sa carte de la serrure électronique pour se diriger vers les ascenseurs centraux. En chemin, elle passa devant le nouveau chauffeur et dissimula un sourire en le regardant inspecter les amortisseurs d'un géodyne. Comment réagirait-il en découvrant qu'elle savait exactement pour qui il travaillait quand elle avait autorisé son embauche ? Elle se le demandait. Elle écarta cette pensée en faveur d'autres lorsque la porte de l'ascenseur s'ouvrit. La première partie de son plan s'était déroulée à merveille. Elle s'attendait plus ou, moins à ce que les amis d'Harrington tuent Summervale une fois qu'ils sauraient qui l'avait engagé, mais ce qui s'était réellement produit valait encore mieux. En tout cas, Harrington s'était révélée plus dangereuse qu'elle n'osait l'espérer ! Ce duel lui avait fourni un spectacle réjouissant, et puis le capitaine était aussi beaucoup plus riche que ne le croyait Pavel. De plus, elle apprenait à utiliser efficacement le pouvoir que lui conférait son argent un détail à garder à l'esprit vu la position qu'occupait Georgia dans la hiérarchie Nord-Aven. Si Harrington choisissait de rendre à Pavel la monnaie de sa pièce suite à la tentative d'assassinat, la situation pourrait devenir difficile, bien que Georgia doutât d'une telle issue. Contrairement au comte, Harrington se montrait à la fois prête à tuer par elle-même et capable de le faire. Dans l'ensemble, on aurait dit que le capitaine entendait se débarrasser de Pavel d'une manière radicale des plus conformes aux espérances de Georgia. Malheureusement, elle avait commis une bourde en lui révélant qu'elle en avait après lui. Sakristos s'attendait à une tactique plus efficace de sa part, mais peut-être était-ce injuste. Elle aurait peut-être pu l'approcher d'assez près pour le défier si elle avait fermé son bec, certes, mais elle n'aurait pu trouver de meilleure façon de le punir si elle attendait ça depuis des années. Il se pissait dessus tant il avait peur, et l'impact sur ses plans politiques était pire encore. Les membres de l'opposition le défendaient peut-être en public, mais uniquement parce qu'ils n'avaient pas le choix; en privé (et sans se demander quel serait leur propre état d'esprit si l'exécuteur de Denver Summervale les traquait), ils s'exprimaient librement sur sa « lâcheté ». On riait de lui dans les vestiaires du Parlement, quelle que fût l'image offerte au public. Il écœurait jusqu'à ses frères, et Stefan, son cadet, essayait déjà Je gagner les faveurs de Georgia. Elle grimaça. Stefan ne valait pas mieux que Pavel sur bien des plans. Elle savait qu'il ne lui faisait la cour que pour humilier Pavel en le privant de sa maîtresse – pour les frères Young, une femme séduisante ne servait qu'à marquer des points dans leur perpétuelle rivalité, et les gens moins puissants n'étaient que des outils. Mais, au moins, Stefan était un peu plus malin que son aîné. Une fois Pavel mort (et une fois qu'elle aurait retiré son dossier du coffre), Stefan se révélerait sans doute beaucoup plus facile à guider. Il est toujours plus simple de manipuler une personne douée d'imagination, surtout si elle a soif de pouvoir et sait que son manipulateur compte le partager avec elle. Mais il fallait d'abord se débarrasser de Pavel, se rappela-t-elle; or il était trop occupé à imiter la tortue des profondeurs manticorienne pour qu'Harrington l'attrape. Sakristos croisa les bras et s'adossa à la cloison de l'ascenseur, la moue pensive, en se demandant si elle pouvait encore aider les ennemis de Young. Hélas, aucune idée ne lui vint. Elle ne devait pas prendre trop de risques, et elle les avait déjà contactés. Non, se dit-elle, adoptant une expression neutre à l'arrêt de l'ascenseur, elle avait fait tout ce qu'elle pouvait; il ne restait plus qu'à attendre. Et les efforts désespérés de Pavel lui procuraient plus de distractions qu'elle n'en avait eu depuis des années. « Nous ne pouvons remonter à personne, milady, fit le massif inspecteur de la police d'Arrivée d'un air contrarié. Trois d'entre eux figuraient dans nos fichiers – des mauvais garçons, pour sûr – mais, quant à savoir qui les aurait engagés... » Il haussa les épaules et Honor acquiesça. L'inspecteur Pressman rechignait peut-être à le dire – ou il en était incapable –, mais tous deux savaient qui avait payé ces assassins. Sans preuve, toutefois, la police ne pouvait rien faire, et Honor se leva dans un soupir en serrant Nimitz dans ses bras. « Nous continuerons l'enquête, milady, promit Pressman. Tous les quatre venaient d'effectuer d'importants dépôts, et nous essayons de déterminer la provenance de cet argent. Hélas, il s'agissait d'espèces; ni carte ni chèque. Je comprends, inspecteur. Et je voulais vous remercier, à la fois de vos efforts ici et de la rapidité de réaction de vos unités. J'aurais seulement voulu qu'on arrive plus tôt, fit Pressman. Ce jeune homme qui a été touché – votre... homme d'armes. C'est le terme exact ? » Honor hocha la tête et l'inspecteur agita nerveusement les épaules. « Je suis content qu'il se soit trouvé là, milady, mais nous n'aimons pas que d'autres fassent notre travail. Surtout quand ils récoltent des blessures aussi graves dans l'opération. S'agit-il d'une critique, inspecteur ? » Honor s'exprimait désormais sur un ton plus froid, et Nimitz tourna la tête pour regarder le policier, qui fit un signe de dénégation. « Oh, non, milady. À la vérité, nous sommes ravis que quelqu'un ait été là pour faire un si bon travail. D'ailleurs, j'apprécierais que vous transmettiez mes compliments à vos hommes. Ici, dans la capitale, nous avons l'habitude des agents de sécurité étrangers : chaque ambassade en emploie et, tout comme vos gardes, ils bénéficient en général de l'immunité diplomatique. Le problème, c'est que nous ne pouvons pas déterminer leur degré de compétence tant qu'aucun incident ne se produit. C'est un sujet d'inquiétude pour nous – un sujet d'inquiétude majeur – et les tirs de pulseur dans un restaurant bondé relèvent de nos pires cauchemars; pourtant vos hommes ont produit le meilleur feu réactif que j'aie jamais vu. Ils ont éliminé leurs cibles sans toucher un seul client... et ils ont eu le bon sens d'arrêter de tirer lorsque la foule a paniqué. Je sais d'expérience combien il est difficile de continuer à réfléchir au lieu de réagir quand l'un des vôtres gît à terre, et nous aurions pu assister à un véritable bain de sang s'ils n'avaient pas gardé la tête froide. Merci, fit Honor d'une voix plus amicale, avant de sourire au policier. Je ne m'étais pas rendu compte moi-même de leur véritable efficacité, et je leur transmettrai vos compliments avec plaisir. Parfait, milady, et... » Pressman se tut un moment puis haussa les épaules. « N'allez nulle part sans eux, dame Honor. Nulle part. Ces types étaient des gros bras payés pour ce travail, et celui qui les a engagés (l'inspecteur évita soigneusement toute précision) est encore là. » LaFollet et Candless l'attendaient devant le bureau de Pressman. Ils l'encadrèrent, l'air tendu, même dans un commissariat, et se dirigèrent vers les ascenseurs. Nimitz faisait écho à leur nervosité, le poil hérissé, et frémissait en émettant un feulement inaudible. Elle le tenait fermement – non pas pour l'empêcher de bouger mais pour le rassurer. Le caporal Mattingly, essoufflé, arrivait avec trois autres hommes d'armes lorsqu'ils sortirent de l'ascenseur, au rez-de-chaussée. Honor, surprise d'un renfort si rapide, sourit à ses six protecteurs tandis qu'ils prenaient leur position autour d'elle et gagnaient la sortie. « Ils n'ont aucune idée de qui les a engagés, n'est-ce pas, milady ? fit doucement LaFollet après avoir inspecté son équipe et donné le signal du départ. Pas officiellement, en tout cas », répondit Honor. Mattingly passa les portes principales et scruta la rue, puis ouvrit la portière du géodyne blindé fourni par la police d'Arrivée. Les hommes d'armes en uniforme vert formèrent une double ligne de boucliers humains qu'elle traversa rapidement jusqu'au véhicule, tandis qu'une douzaine de policiers lourdement armés prenaient position de façon ostentatoire. Deux d'entre eux portaient même des carabines à impulsion lourdes de type militaire, équipées de viseurs électroniques, pour décourager toutes intentions hostiles. Les Graysoniens la suivirent dans la voiture, et LaFollet soupira de soulagement lorsqu'elle fila vers Port-Royal à bonne vitesse. « Ça ne m'étonne pas, milady », reprit-il. Honor le regarda, et il leva la main. « Que la police n'ait pas pu identifier Nord-Aven comme étant le commanditaire. Ces gars étaient des gangsters, des gros bras qui n'ont pas pignon sur rue. Sûrement pas des membres de son personnel. C'est ce qu'a dit l'inspecteur Pressman », répondit Honor, et LaFollet grommela à la légère surprise que trahissait sa voix. « Pas besoin d'un génie pour trouver ça, milady. Seul un parfait imbécile utiliserait ses propres employés dans une opération pareille. Et la façon dont ils sont entrés prouve qu'il s'agissait d'une équipe nouvellement formée. Ils avaient un plan correct, vu le peu de temps dont ils ont disposé pour le mettre au point, mais ils ne l'avaient pas répété. Ils se surveillaient mutuellement en même temps qu'ils nous cherchaient parce que, dans cette opération impromptue, aucun d'eux n'était absolument sûr que les autres se trouveraient au bon endroit au bon moment. De plus, ils s'inquiétaient tous de leurs possibilités de fuite. Pour réussir un assassinat, il faut des gens qui soient assurés d'une issue ou qui se fichent de savoir s'ils s'en sortiront. Ces rigolos s'occupaient si bien de vérifier qu'ils pourraient battre en retraite que l'un d'eux a fini par gaffer et me laisser voir son arme. Vous comprenez pourquoi je dis que nous avons eu de la chance. Je suis impressionnée, Andrew, fit Honor au bout d'un moment. Et pas seulement par la façon dont vous avez réagi sur le coup. Milady, vous êtes officier naval. Je ne saurais même pas par où commencer si je devais prendre votre place, mais la sécurité du palais m'a entraîné pendant dix ans à ce métier. Le Graysonien haussa les épaules. « Autre planète et autre peuple, milady, mais les paramètres fondamentaux ne changent pas. Seules les motivations et la technologie. Je suis néanmoins impressionnée. Et je vous remercie. » LaFollet agita de nouveau la main, gêné de cette expression de reconnaissance, alors elle se contenta d'un sourire. Puis elle s'adossa, Nimitz toujours tendu sur ses genoux, et elle ferma les yeux. Les jambes de son uniforme étaient raides, le sang d'Howard ayant séché, et elle remerciait le ciel que le garde semble devoir s'en sortir. Quant à Willard Neufsteiler, il s'était assez remis pour plaisanter faiblement avant que l'ambulance ne les emmène, Howard et lui, mais elle frémissait à l'idée qu'il avait failli mourir. Elle n'avait pas pensé que des innocents pourraient faire les frais de ses attaques contre Young. Elle se remémora les propos de Pressman concernant les fusillades dans un restaurant bondé et frémit à nouveau, soufflant une silencieuse prière de remerciement maintenant qu'elle imaginait ce qui aurait pu se produire. C'était sans doute un acte désespéré. Seul un homme terrifié pouvait tenter une manœuvre aussi ouverte, si habilement dissimulés soient ses liens avec les tueurs. Et s'il avait suffisamment paniqué pour essayer une fois, il n'allait probablement pas s'arrêter là. Elle joignit les mains autour de Nimitz, à la fois pour le réconforter et pour s'empêcher de battre le siège du poing. S'il essayait assez souvent, il finirait par avoir de la chance. Pire, quelqu'un d'autre se ferait tuer. Il avait peut-être commencé, mais c'est elle qui avait poussé leur hostilité à un point où d'autres risquaient de mourir; il lui appartenait donc d'y mettre un terme. Son instinct de conservation l'exigeait autant que son besoin de justice et celui de protéger les innocents, mais comment approcherait-elle suffisamment pour le défier un homme qui s'était réfugié dans un trou de souris et l'avait refermé derrière lui ? Elle fronça les sourcils, pensive. H y avait forcément un moyen. Personne ne pouvait se protéger à chaque instant, à moins de se retirer dans son domaine privé et de s'y tapir, or Young ne pouvait pas se le permettre. C'était un politicien désormais, et il perdrait sa position s'il se cachait de façon aussi flagrante. Elle pinça les lèvres de mépris en imaginant Pavel Young qui singeait la conduite d'un homme d'État, pourtant cette image trouva dans son esprit un écho familier et insistant. Son front se plissa tandis qu'elle l'examinait, devinant son importance par la vertu de ce sixième sens qui lui permettait d'isoler l'élément majeur d'un problème tactique complexe. Elle n'avait jamais compris comment cet instinct fonctionnait au combat et elle ne le comprenait pas aujourd'hui, mais elle avait appris à s'y fier comme elle se fiait à sa sensibilité kinesthésique lors des manœuvres d'approche à grande vitesse. Il était politicien – ou du moins voulait le devenir. Elle le comprenait. Maintenant que sa carrière dans la Flotte était brisée, il ne lui restait plus que ce pouvoir-là à saisir, or il avait soif de pouvoir. Il en avait besoin comme d'une drogue, mais, pour l'exercer, il devait régulièrement se rendre au Parlement. C'était pour cette raison qu'il devait rester en Arrivée. Et qu'il devait la tuer. Tant qu'elle demeurerait en vie, ses accusations planeraient sur sa tête et nul ne le prendrait au sérieux. Il lui resterait encore sa fortune et son nom, mais ils ne lui donneraient pas grand pouvoir. Ils lui assuraient seulement un siège à la Chambre des Lords, pas plus... Elle se raidit soudain, les yeux brusquement ouverts, et Nimitz redressa la tête sur ses genoux. Le chat se tourna pour la regarder, et un feu vif et terrifiant brûlait dans son regard quand il croisa celui d'Honor. CHAPITRE TRENTE Le comte de Nord-Aven se tortillait dans son luxueux fauteuil pour trouver une position confortable. Il n'y parvenait pas, peut-être parce que son malaise n'avait rien de physique. Autour de lui l'air était frais, et le calme de la Chambre haute n'était troublé que par la femme qui, debout, s'adressait à ses collègues. Nord-Aven examina l'oratrice d'un oeil froidement méprisant. Lady Vert-Gave, une femme très maigre, s'exprimait d'une voix fort peu musicale. C'était l'un des pairs non-alignés que presque tout le monde respectait, et elle jacassait depuis un bon quart d'heure en soutien à la dotation militaire additionnelle. Vu sa silhouette et sa voix, c'étaient quatorze minutes et trente secondes de trop. Qui se souciait de cette dotation, de toute façon ? En ce qui le concernait, la satanée Flotte royale pouvait aussi bien pisser dans une combinaison souple. Il ne s'agirait pas d'un vote nominal, donc il aurait l'occasion de se défouler un peu en votant contre sans que personne le sache. Qu'ils aillent se faire foutre. Tous. Il savait combien la Flotte devait se réjouir de la dernière humiliation que la chienne lui avait infligée. Eh bien, qu'ils s'en amusent. Il construisait sa propre machine politique et, une fois cette salope hors de son chemin... Il stoppa là sa réflexion. Harrington. Il en revenait toujours à elle, et il ne pouvait même plus se mentir. Elle le terrifiait. Il se sentait comme un lapin qu'on pourchasse et qui se précipite d'abri en abri; et on plaisantait à ses dépens ! dans les vestiaires. Il le savait. Il avait entendu les conversations s'interrompre à son arrivée et reprendre sur quelque sujet insignifiant. Même ici elle parvenait à l'atteindre, à le détruire. Elle lui avait déjà enlevé sa carrière dans la Flotte, et maintenant elle le traquait à nouveau alors qu'elle aurait dû être morte, nom de Dieu! Il ferma les yeux et serra ses poings moites. Elle ressemblait à un monstre mythique, une hydre. Il la frappait encore et encore, mais, là où tout être humain en serait mort, chaque fois cette chienne se redressait et reprenait sa traque. Ce n'était pas une hydre, c'était Jagannath qui le poursuivait en grondant, le poursuivait sans remords jusqu'à ce qu'il trébuche et tombe, pour enfin pouvoir l'écraser, et... Il serra les poings plus fort et ralentit volontairement sa respiration jusqu'à ce que la crise de panique se transforme en un sentiment de nausée. Elle n'était pas Jagannath, bon sang ! Elle était mortelle, pas mythique et tout individu mortel pouvait être tué. Ces incompétents l'avaient peut-être ratée au Regiano, mais, tôt ou tard, quelqu'un finirait par avoir de la chance, et Georgia pouvait aller se rhabiller si elle croyait le persuader de laisser tomber ! Il voulait voir Harrington morte. Il voulait qu'elle pourrisse sous terre pour qu'il puisse pisser sur sa tombe, car tant qu'elle vivrait, il resterait prisonnier. Il ne pouvait plus que se terrer dans sa résidence ou ici, derrière les murs du Parlement, pendant qu'elle se promenait en salissant son nom. La garce. La garce mal née ! Pour qui se prenait-elle pour le traquer de cette façon ? La famille Young aurait pu se payer la sienne une bonne douzaine de fois avant qu'elle touche sa foutue prime à Basilic. Elle n'était rien, rien qu'une sale morue de franc-tenancière, et une part cachée de lui-même la haïssait avant tout pour le mépris qu'il avait lu dans ses yeux à leur première rencontre. Elle n'était alors qu'une stupide roturière pas bien jolie, le cheveu crépu, pourtant elle avait osé le regarder sans crainte, sans marque de respect. Méprisante. Il grinça des dents, mais au moins Vert-Gave s'asseyait enfin. Il essaya de trouver un certain réconfort dans ce silence bienvenu puis consulta l'immense chrono surplombant le bureau du président de la Chambre. Encore trois heures et il pourrait partir. Il eut une nouvelle moue à cette pensée. Partir. Les autres Lords se rendaient à leur club, au restaurant ou au théâtre. Aucune folle furieuse ne les attendait pour les tuer. Mais le comte de Nord-Aven devait se précipiter vers sa limousine, se hâter jusqu'à sa résidence, s'y cacher comme il se cachait à la Chambre, et... Ses pensées s'interrompirent à l'ouverture des portes de la salle. On s'agitait là-bas, et il fronça les sourcils tout en changeant de position pour voir de quoi il s'agissait. Quelqu'un était en train de parler à l'huissier, quelqu'un qui portait la robe de cérémonie noire brodée de rouge, par-dessus celle écarlate et or de l'un des ordres chevaleresques. L'huissier paraissait embarrassé, vu la façon dont il secouait la tête, mais le nouveau venu agita un bras insistant et l'huissier appela d'un geste le président. Cette agitation inhabituelle piqua l'intérêt de Nord-Aven malgré sa frustration et sa peur. Personne ne portait la robe officielle à la Chambre ce jour-là, car il s'agissait d'une session de travail ordinaire. On ne sortait la tenue d'apparat que lors de cérémonies telles que le discours du Trône ou l'installation d'un nouveau pair, or il ne se rappelait pas avoir vu de nouveau nom sur le tableau. Il appela le programme du jour sur le terminal de son bureau un peu chargé, mais celui-ci n'offrait aucun éclaircissement. Et maintenant le président lui-même se dirigeait vers la porte. Le front de Nord-Aven se plissa. Au moins, cette perturbation amenait de la nouveauté, et il accueillait avec joie la diversion. Il regarda le président arriver sur le nouveau venu et s'arrêter net, puis se tourner vers l'huissier en agitant les mains d'un mouvement rapide et saccadé. L'huissier écarta les bras, déclinant manifestement toute responsabilité, et Nord-Aven gloussa devant la comédie qui se jouait sous ses yeux. Le président se mit à discuter avec l'inconnu en secouant vigoureusement la tête, mais les dénégations cessèrent peu à peu. Il croisa les bras, inclina la tête de côté pour écouter attentivement puis acquiesça d'un mouvement lent et visiblement réticent. L'inconnu ajouta quelque chose et le président hocha encore la tête, puis leva les mains d'un air écœuré comme l'autre insistait. Un murmure de conversations se répandait dans la Chambre, et certains pairs se levaient pour descendre vers la porte. Nord-Aven vit les plus proches s'arrêter net, exactement comme l'avait fait le président, puis faire demi-tour en gesticulant et marmonnant avec animation. Certains regardaient en direction de leurs collègues encore assis. Nord-Aven avait fui la compagnie de ses pairs depuis l'accusation lancée par Harrington mais, cette fois, sa propre curiosité était piquée. Il quitta son siège, puis s'immobilisa car le président s'écartait du groupe rassemblé à la porte et regagnait son bureau, raide de colère ou d'indignation. Nord-Aven s'enfonça de nouveau dans son siège tandis que le petit groupe se désagrégeait; le président s'assit brusquement, exaspéré. Il saisit le marteau de cérémonie qu'il abattit sur son socle, juste en dessous du micro. Les coups secs et violents résonnèrent dans la Chambre et il se pencha vers le micro. « Milords, miladies, reprenez vos places », lança-t-il d'une voix forte. Nord-Aven n'avait jamais entendu le président parler sur ce ton. Le marteau s'abattit encore, si violemment que le manche céda et que la tête vint percuter le micro. « Milords, miladies, reprenez vos places ! » répéta-t-il plus fort encore. Le son de sa voix ramena les pairs à leurs fauteuils comme des oiseaux apeurés. Le murmure des conversations s'éteignit et le président contempla fixement la Chambre. Il attendit le silence complet puis s'éclaircit la gorge. « Milords, miladies, j'implore votre indulgence, dit-il brutalement, sur un ton qui n'implorait rien du tout. Je vous présente mes excuses pour cette interruption de vos délibérations mais, d'après le règlement de cette Chambre, je n'ai pas le choix. » Il tourna la tête comme à contrecœur vers la silhouette en robe à la porte puis revint à son micro. « On vient tout juste de me rappeler une règle rarement invoquée. Il est d'usage (il décocha un regard assassin au nouveau venu) que les nouveaux pairs préviennent cette Chambre à l'avance et se trouvent un parrain avant de prendre place parmi nous. Dans certaines circonstances, toutefois, comme lorsque le service de la Reine l'exige, certains nouveaux membres peuvent réclamer leur siège avec retard ou, ainsi qu'on vient de me le rappeler, apparaître devant nous au moment qui leur sied si leur devoir envers la Couronne les empêche de se présenter à une date qui convienne à la Chambre tout entière. » Nord-Aven se frotta la barbe en se demandant de quoi le président pouvait bien parler. Les exigences du service de la Reine ? « Cette règle vient d'être invoquée, continua pesamment le président. Un membre qui souhaite faire son discours d'inauguration m'informe qu'il s'agit peut-être pour lui de la dernière occasion avant plusieurs mois au vu des exigences de son service. Dès lors, je n'ai d'autre choix que d'autoriser cette irrégularité. » Les conversations avaient repris, plus sonores qu'avant, et des têtes se tournaient vers le fond de la salle. Non, pas vers le fond, comprit alors Nord-Aven. On le regardait, lui, et une peur soudaine le saisit tandis que le président invitait d'un geste la nouvelle venue. L'inconnue vint se placer devant le bureau du président puis se tourna pour faire face à l'assemblée. Elle leva les mains et repoussa la capuche rouge sang des chevaliers de l'Ordre du roi Roger, et Pavel Young bondit de son siège en étouffant un cri d'horreur : Honor Harrington lui souriait froidement. Les mains d'Honor tremblaient dans les plis de ses robes lorsqu'elle les laissa retomber le long de son corps, mais elle s'en aperçut à peine. Elle avait les yeux rivés sur Pavel Young lorsque celui-ci se dressa brutalement, blême, en comprenant ce qui l'attendait. Il tourna la tête de tous côtés comme un animal piégé cherche désespérément une issue, mais il n'y en avait pas. Cette fois, il ne pouvait s'enfuir, car l'assemblée tout entière saurait qu'il avait fui. Et, peut-être pire à ses yeux, sa seule voie de salut l'aurait fait passer à la portée d'Harrington. La haine bouillait en elle et lui insufflait l'envie de l'attaquer physiquement, mais elle croisa simplement les mains devant elle et balaya du regard l'assemblée des pairs. Certains semblaient aussi horrifiés que Young; d'autres paraissaient seulement déroutés, et un petit nombre la regardaient d'un oeil vif et alerte. La solennité de la Chambre s'était brisée comme un verre fragile, et l'huissier se rapprocha d'elle comme s'il craignait de devoir la maîtriser par la force. Elle sentait leur incertitude planer autour d'elle, comme s'ils devinaient la faim du prédateur soudain apparu parmi eux. « Milords, miladies, commença-t-elle enfin d'une voix qui s'éleva clairement au milieu de toute cette tension, je présente mes excuses à cette assemblée pour la façon cavalière dont j'ai interrompu ses débats. Mais, ainsi que l'a expliqué monsieur le président, mon bâtiment doit quitter Manticore dès que ses réparations et sa période de tests seront terminées. Réarmer un vaisseau de Sa Majesté représente un fardeau très lourd qui pèsera sur ma disponibilité, puis, évidemment, mon départ du système m'empêchera de me présenter devant vous une fois le navire prêt au redéploiement. » Elle s'interrompit, savourant le silence et l'aura terrorisée de Pavel Young, puis elle prit une profonde inspiration. « Je ne peux pas quitter Manticore en conscience, toutefois, sans accomplir l'un des devoirs les plus sacrés d'un pair envers Sa Majesté, cette Chambre et le Royaume dans son entier. Plus précisément, milords, miladies, il est de mon devoir de vous informer que l'un de vos membres a non seulement, par ses actes, prouvé qu'il n'était pas digne de siéger parmi vous, mais souillé l'honneur du Royaume. » Quelqu'un étouffa une exclamation incrédule, comme incapable de concevoir une telle effronterie, mais sa voix calme et claire agissait comme un sortilège. Ils savaient ce qu'elle allait dire, mais personne ne bougeait. Ils restaient assis à la regarder, et elle sentit le pouvoir de cet instant couler comme le feu dans ses veines. « Milords, miladies, il y a parmi vous un homme qui a conspiré pour assassiner ses ennemis plutôt que de les affronter lui-même. Un violeur en puissance, un lâche, un homme qui a engagé un duelliste professionnel pour en tuer un autre. Un homme qui a envoyé des bandits armés dans un restaurant il y a seulement deux jours pour assassiner quelqu'un d'autre et qui n'a échoué que de peu. » Le sortilège se dissipait : des pairs commençaient à se dresser, élevaient la voix pour protester, mais son soprano trancha dans cette agitation comme un couteau tandis qu'elle fixait Pavel Young. « Milords, miladies, j'accuse Pavel Young, comte de Nord-Aven, de meurtre et tentative de meurtre. Je l'accuse d'abus de pouvoir éhontés, de lâcheté en présence de l'ennemi, de tentative de viol et d'inaptitude non seulement à occuper le haut rang qu'il détient, mais également à la vie normale. Je le déclare lâche et méprisable, indigne même du dédain des sujets droits et honnêtes de ce Royaume, dont l'honneur est souillé par sa simple présence parmi eux, et je le défie, devant vous tous, de m'affronter sur le champ d'honneur, afin qu'il réponde une fois pour toutes de ses actes ! » CHAPITRE TRENTE ET UN « Eh bien, elle ne fait rien à moitié, n'est-ce pas ? » Amusement et amertume teintaient la voix de William Alexander, et le duc de Cromarty retint un sourire hargneux. « J'imagine qu'on peut le dire de cette façon. » Il secoua la tête avec colère puis ouvrit les portes coulissantes du balcon. Alexander le suivit dans l'obscurité où soufflait une petite brise, et ils se retrouvèrent trois cents étages au-dessus des rues d'Arrivée. Les phares des aérodynes dérivaient comme des bulles arc-en-ciel sous une énorme lune qui illuminait des bancs de nuages barrés de noir, réunis par le souffle humide d'une averse prochaine. Un éclair distant déchira le ciel, quelque part sur l'horizon oriental; les lumières de la capitale brillaient sous leurs pieds. Des rivières lumineuses montaient les flancs d'autres tours comme les joyaux négligemment éparpillés d'une reine des elfes, et le Premier ministre les observait comme si une réponse se cachait sous leur beauté. Mais il n'y avait pas de réponse. Honor Harrington l'avait privé du contrôle des événements. La reine Élisabeth avait peut-être interdit qu'on exerce des pressions sur elle, mais Cromarty connaissait la combine : le gouvernement civil et la Flotte réunis avaient conspiré pour son salut en essayant de l'éloigner de Nord-Aven. Pourtant elle avait réussi à l'atteindre malgré tous les obstacles. « Vous savez, murmura Alexander dans le noir, je n'arrive toujours pas à croire qu'elle ait eu un culot pareil. Je doute que Nord-Aven y ait cru lui-même. » Cromarty s'appuya sur la rambarde, emplissant ses poumons de la fraîcheur nocturne pendant que la brise agitait ses cheveux. « Il n'aurait pas été là s'il l'en avait crue capable », répondit Alexander. Le ministre des Finances se tenait à côté de son chef politique et mentor, contemplant les rivières de lumière, et il secoua la tête. « Entre nous, Allen, elle a raison, tu sais, fit-il tout doucement. Raison ou tort, ça ne compte pas. » Cromarty tourna vers Alexander des yeux brillants de lumières réfléchies. « Elle a trouvé le moyen le plus sûr de s'aliéner tous les membres de la Chambre des Lords. Oh non, Allen. Pas tous. Ouais, tu parles, grogna Cromarty, Hamish et toi voterez pour elle. Bon sang, je peux même me joindre à vous. Ce qui nous fait trois voix; si tu en trouves trois autres, alors c'est toi qui devrais occuper mon foutu poste ! » Alexander se mordit la lèvre mais ne dit rien. Après tout, que pouvait-il bien dire ? Il ne faisait aucun doute dans son esprit qu'on avait forcé la main à Lady Harrington en attentant à sa vie – tout comme il n'avait jamais douté de l'identité du responsable de cette tentative d'assassinat. Sans l'avoir rencontrée, il avait assez souvent parlé d'elle avec son frère pour être certain qu'elle n'aurait jamais utilisé la Chambre des Lords ni son statut de pair de cette façon si elle avait eu un autre moyen d'atteindre Nord-Aven. Et il avait regardé les enregistrements de sa brève intervention enflammée sans y voir ni théâtralité ni faux-semblants. Elle n'avait pas pris les pairs du Royaume pour des imbéciles : elle s'était présentée devant eux en dernier ressort, et la sincérité – et la véracité –de ses accusations résonnait dans chacune de ses paroles. Mais la Chambre ne voyait pas l'incident sous cet angle. La Chambre s'offensait de cet affront à sa dignité. La Chambre était furieuse de la façon cynique dont Harrington avait tourné ses règlements et procédures à son avantage. La Chambre n'était pas dupe de la manœuvre et comptait bien la punir pour avoir osé pervertir sa dignité magistrale. « Où en est-on réellement ? » demanda-t-il au bout d'un moment. Cromarty soupira, de tristesse plus que de colère cette fois. « Haute-Crête a déjà proposé une motion d'exclusion. Il voulait carrément lui retirer son titre, mais une solide majorité à la Chambre des communes – dont presque la moitié des députés libéraux, qui l'eût cru ? – suit Sa Majesté. Cela protégera son titre et étouffera toute tentative de monter un procès pénal contre elle, mais même la reine ne peut pas forcer les Lords à accueillir un pair qu'ils ont choisi d'exclure. Elle est perdue, Willie. Je serais étonné que cinq pour cent de la Chambre s'oppose à la motion. Et ensuite ? » La voix calme d'Alexander trahissait colère et frustration. Les épaules de Cromarty s'affaissèrent. « Tu veux dire une fois qu'elle l'aura tué. » Ce n'était pas une question, et il sentit qu'Alexander acquiesçait dans le noir. Il se détourna de la rambarde pour se laisser tomber sur une chaise longue. Il s'allongea, ferma les yeux et regretta de ne pouvoir échapper aux prochains jours aussi facilement qu'aux lumières d'Arrivée. Harrington avait proprement mis Nord-Aven au pied du mur. Malgré la rage des Lords, elle lui avait jeté ses accusations et son défi au visage. Il ne pouvait plus s'y dérober, ni donc les ignorer. S'il essayait, il perdrait non seulement son soutien politique, mais aussi tout ce qui comptait pour un homme tel que lui. Il deviendrait un paria, un marginal ignoré par ceux qui avaient été ses égaux et méprisé par ses inférieurs. Pire qu'une preuve de lâcheté, la fuite constituerait un aveu de culpabilité pour toutes les accusations lancées par Harrington. C'était ridicule, à bien y regarder, un retour aux méthodes barbares de jugement par le combat, pourtant ça n'en était pas moins vrai. Même ce prodigieux couard de Nord-Aven s'en rendait compte. Sa voix de ténor tremblait visiblement de peur quand il avait accepté le duel, mais il l'avait accepté. C'était un homme mort. Il avait choisi le protocole Dreyfus, mais, vu la façon dont Harrington avait éliminé Denver, Cromarty ne doutait pas qu'une balle lui suffise amplement, et seul un imbécile irait croire qu'elle se contenterait de le blesser. Elle entendait le tuer et elle le ferait, mais ce jour-là... « Elle est finie, Willie, dit-il tout bas, la voix chargée d'une douleur qui ne devait rien au sort de Pavel Young. D'une balle elle le tuera, lui, et sa carrière avec. Nous ne pouvons pas la sauver. Je vais même devoir prendre l'initiative de la relever de son commandement pour contenir les progressistes à la Chambre haute. C'est injuste, Allen. » Alexander tourna le dos au spectacle féerique de la ville et s'accouda à la rambarde. « C'est elle la vraie victime. Elle n'y peut rien si c'est le seul moyen pour elle d'obtenir justice. Je sais, répondit Cromarty sans ouvrir les yeux. Et j'aimerais bien pouvoir faire quelque chose. Mais j'ai un gouvernement à diriger et une guerre à mener à bien. Je sais. » Alexander soupira puis se mit à rire doucement, tristement, sans un soupçon d'humour. « Même Hamish le sait, Allen. D'ailleurs, dame Honor elle-même est consciente de ne pas vous avoir laissé le choix. Ce qui me culpabilise plus encore. » Le duc ouvrit les yeux et tourna la tête pour croiser le regard d'Alexander. Mal gré l'obscurité, ce dernier lut la tristesse qui se peignait sur son visage. « Willie, dis-moi, pourquoi seul un fou convoiterait mon poste ? » fit tout bas le Premier ministre de Manticore. Le capitaine de corvette Rafael Cardones leva les yeux lorsque la porte de l'ascenseur s'ouvrit. Il était de quart et supervisait la petite équipe de service sur le pont de commandement du bâtiment en cale de radoub. Il se leva promptement car le commandant sortait de l'ascenseur. L'un de ses hommes d'armes en uniforme vert la suivait, mais le Graysonien resta dos à la cloison au repos de parade et regarda son seigneur se diriger vers le fauteuil de commandement au centre du pont. Elle marchait lentement, les mains derrière le dos, le visage serein. Mais Rafael Cardones la connaissait trop bien. Il l'avait vue afficher la même sérénité tandis qu'elle insufflait de force un peu de vie dans un équipage hostile et découragé... et qu'elle lançait un croiseur lourd endommagé dans une course suicidaire, droit vers les missiles d'un croiseur de combat. Et maintenant elle retrouvait la même expression, à la veille d'affronter l'homme qui la détestait un pistolet à la main, et il se demanda combien d'années il lui avait fallu pour parfaire ce masque. Combien de temps pour apprendre à dissimuler sa peur ? Pour apprendre à communiquer sa confiance à l'équipage en lui dissimulant sa propre mortalité ? Et combien de temps, combien de nuits de douleur et de solitude, pour cacher à quel point comptaient à ses yeux les gens qui l'entouraient, à quel point elle les aimait plus qu'elle n'aurait dû ? Elle s'arrêta à côté du fauteuil de commandement et caressa d'une main les écrans repliés, comme une cavalière aurait caressé une monture chérie. Elle restait là, les yeux plongés dans les profondeurs du visuel principal, et seule sa main bougeait, comme indépendante de son corps. Il lut la douleur dans son regard en dépit de son masque et comprit soudain. Elle disait au revoir, pas seulement au Victoire mais à la Flotte. La peur l'emplit alors; peur pour elle, mais pour lui aussi. Elle mourrait peut-être demain, se dit-il, mais seul son intellect parlait, car son coeur connaissait la vérité. Pavel Young ne pouvait pas tuer le commandant. C'était une idée ridicule. Mais, même si elle survivait, sa carrière prendrait fin. On le lui avait répété trop souvent pour qu'elle en doute, et elle avait choisi de payer ce prix. Pourtant, quand elle perdrait sa place dans la Flotte, la Flotte la perdrait aussi. Quelqu'un d'autre commanderait le Victoire et tous les autres bâtiments qu'elle aurait pu commander, or personne ne pourrait jamais la remplacer, être tout ce qu'elle était. Personne. Et Rafael Cardones, Alistair McKeon, Andreas Venizelos, Evelyne Chandler et Thomas Ramirez, tous s'en trouveraient diminués. Un être extraordinaire, vraiment spécial, quitterait leurs vies, et ils seraient plus pauvres de l'avoir connu et perdu. Il se faisait honte. Honte, car il pensait à ce que lui voulait d'elle, ce dont il avait besoin; pourtant il ne pouvait s'en empêcher. Il aurait voulu crier, la maudire d'abandonner ceux qui comptaient sur elle, mais il aurait aussi voulu pleurer pour elle, à qui il devait tant coûter de les laisser. Il se débattait entre ces émotions contradictoires, incapable de parler, les yeux brûlants. Puis le chat sylvestre perché sur l'épaule du commandant leva la tête et regarda dans sa direction. Il agita ses oreilles dressées, le regard vert brillant, et le commandant tourna la tête à son tour. Rafe, dit-elle tout bas. Pacha. » Il dut s'éclaircir la gorge à deux reprises avant de parvenir à s'exprimer, et elle lui fit un signe de tête, puis baissa les yeux et passa de nouveau la main sur l'accoudoir de son fauteuil de commandement. Il devinait son envie de s'y asseoir encore une fois, de parcourir le pont du regard et de sentir que c'était le sien. Mais elle n'en fit rien. Elle resta là, à le regarder, caressant l'accoudoir de ses longs doigts puissants avec grâce et délicatesse. Cardones leva la main et la tendit vers elle, sans avoir aucune idée de ce qu'il allait faire ou dire. Elle prit alors une profonde inspiration et se détacha du fauteuil. Se tournant, elle aperçut sa main, mais elle secoua la tête. C'était un mouvement presque imperceptible, pourtant il cristallisait son essence. C'était une dénégation de commandant, investie d'une autorité si absolue et indiscutable qu'elle n'aurait jamais besoin de mots en sus. En s'en rendant compte, Cardones comprit ce qu'il savait depuis toujours sans jamais en avoir pris conscience. L'autorité d'Honor ne venait pas de son grade ni de ce que la Flotte avait fait d'elle, mais de ce qu'elle était. Ou peut-être était-ce encore plus complexe. Peut-être la Flotte avait-elle fait d'Honor ce qu'elle était; pourtant, dans ce cas, elle était depuis longtemps devenue bien plus que la somme de ses parties. Harrington, tout simplement, pensa-t-il. Ni plus ni moins, et rien ni personne ne pourrait jamais le lui enlever, quoi qu'il arrive. Il laissa sa main retomber le long de son corps tandis qu'elle se dressait de toute sa hauteur et carrait les épaules. Continuez, capitaine, fit-elle doucement. À vos ordres, madame. » Il répondit sur le même ton mais se mit au garde-à­vous en parlant : sa main se leva jusqu'au ruban de son béret en un salut digne de l'île de Saganami. Tristesse et souffrance voilèrent le regard d'Honor, pourtant ses yeux exprimaient autre chose. Une nuance d'approbation, il osait l'espérer, comme si elle lui confiait un bien plus précieux que la vie elle-même. Puis elle hocha la tête, se détourna et partit sans ajouter un mot. Le pont du Victoire devint alors un endroit plus petit, plus solitaire et infiniment plus pauvre que quelques instants auparavant. CHAPITRE TRENTE-DEUX La pluie qui tombait depuis tard la veille cessa au moment où le géodyne de Pavel Young franchissait le portail d'un mur de pierre couvert de lierre. Il entendit le bruit distinctif du gravier humide lorsque le champ antigrav s'éteignit et que le véhicule se posa. Les dernières perles de pluie argentées tremblaient sur sa vitre tandis qu'une terreur indicible le consumait. Le chauffeur quitta son siège, contourna le géodyne pour lui ouvrir la portière, et Pavel Young sortit dans le matin venteux et humide. Son frère Stefan le suivit avec le coffret contenant les pistolets, aussi silencieux que durant tout le trajet, et Pavel se derrianda une fois de plus à quoi il pensait. Il n'aurait pas dû être capable de se poser cette question; il n'aurait pas dû réussir à se poser la moindre question au milieu de cette peur panique. Sa terreur lui laissait comme un goût de vomi au fond de la gorge, pourtant ses pensées suivaient une dizaine de cours différents simultanément avec une espèce de clarté fiévreuse, comme si son esprit cherchait à se préserver en se dissociant de l'instant. L'humidité froide pesait sur sa joue comme des doigts moites. Un nuage passait bas au-dessus des têtes, enveloppant les tours d'Arrivée au-delà du mur délimitant le terrain voué aux duels, et des rafales de vent battaient comme des mains ouvertes ses vêtements et les arbres plantés devant le mur. Il entendait le vent soupirer et bruisser d'une vie lugubre, siffler dans les branches et les feuilles en faisant voler les gouttes d'eau. Il sursauta lorsque apparut une policière en uniforme gris. « Bonjour, milord, dit-elle. Je suis le sergent MacClinton. Le lieutenant Castellario officiera en tant qu'arbitre ce matin. Il m'a demandé, avec ses respects, de vous escorter jusqu'au pré. Le comte de Nord-Aven acquiesça d'un mouvement saccadé, presque spasmodique, mais il ne faisait pas confiance à sa voix. MacClinton était une femme coquette et séduisante, de celles dont il se demandait normalement aussitôt ce qu'elles valaient au lit. Aujourd'hui, toutefois, elle ne lui inspirait qu'un désir effréné de vivre; il aurait voulu s'accrocher à elle, la supplier de lui dire que tout ceci n'était qu'un cauchemar qui allait se terminer et le laisser indemne. Il scruta son visage à la recherche de... quelque chose. Sous sa neutralité professionnelle il découvrit du mépris et un sentiment bien pire. Elle le regardait d'un air distant et impassible, comme s'il était un homme mort qui n'attendait que de subir un processus macabre pour officialiser son décès. Il détourna aussitôt les yeux et déglutit; l'instant d'après, il la suivait à contrecœur dans l'herbe détrempée. Il pataugeait bruyamment dans le gazon dense, les pieds mouillés, et, dans un autre coin de son esprit incroyablement dispersé, il se dit qu'il aurait dû mettre des bottes plutôt que des chaussures basses. Il aurait voulu hurler face à la banalité dérisoire de ses propres pensées, et sa mâchoire lui faisait mal tant il serrait les dents. Puis ils s'arrêtèrent, et il s'étrangla de terreur, bloquant sa respiration, lorsqu'il se trouva face à face avec Honor Harrington. Elle ne le regardait même pas et, bizarrement, cette indifférence le terrifiait infiniment plus que la haine. Elle se tenait aux côtés du colonel Ramirez, son visage déterminé encadré de quelques boucles mobiles échappées d'une courte natte. Des gouttes d'eau isolées brillaient dans ses cheveux et sur son béret, comme si elle était arrivée tôt pour l'attendre, et son visage n'exprimait aucune émotion. Absolument aucune. Il ne voyait que son profil gauche, observant d'un air indifférent Castellario qui récitait la vaine invitation réglementaire à la réconciliation avant d'examiner et de choisir les pistolets. Ramirez et Stefan introduisirent les cartouches dans le chargeur à son commandement, leur imprimant du doigt une légère pichenette. L'impassibilité d'Harrington, sa sérénité froide et déterminée raillaient sa terreur plus cruellement qu'aucune phrase. La confiance qu'elle affichait se refermait comme un poing autour de son coeur, le serrant entre des doigts d'acier ; la panique se répandait comme du poison dans ses veines. Elle l'avait détruit. Elle allait parachever son œuvre dans quelques instants, pourtant sa mort ne lui semblerait rien de plus qu'un signe de ponctuation. Les efforts qu'il avait fournis pendant des dizaines d'années pour la punir, la briser et l'humilier, tout avait échoué. Pire. Car elle avait renversé la situation et l'avait conduit vers cette fin dégradante, humiliante, après lui avoir fait passer des journées d'angoisse, une terrible épée de Damoclès au-dessus de la tête. Elle ne s'était pas contentée de l'effrayer : elle lui avait fait prendre conscience de sa peur, elle avait révélé à tous sa honteuse terreur et l'avait forcé à vivre avec nuit après nuit, jusqu'à ce qu'il se réveille en geignant dans des draps trempés de sueur. La haine atténuait en partie sa frayeur, mais ce n'était pas vraiment un avantage. Il n'était pas paralysé, certes, mais il ressentait d'autant plus cruellement ses vagues de panique qu'il les percevait clairement. La sueur coulait sur ses tempes en grasses rivières serpentines, et l'air lui sembla soudain plus froid. Le pistolet automatique pesa dans sa main comme une ancre lorsqu'il le saisit, et les doigts de sa main gauche étaient si gourds qu'il manqua laisser tomber le chargeur que Stefan lui tendait. « Chargez, Lady Harrington. » Nord-Aven, les yeux fixes et écarquillés au point qu'on en voyait tout le blanc, regarda Harrington glisser le chargeur de cinq balles dans la crosse de son pistolet avec une précision si gracieuse et coulée qu'elle semblait chorégraphiée. « Chargez, Lord Nord-Aven », fit Castellario, et le comte se mit à manier l'arme avec des gestes maladroits. Le chargeur tenta de glisser entre ses doigts moites et gigota comme s'il était animé avant que le comte parvienne à l'enclencher. Il rougit, humilié, pendant que Castellario attendait qu'il ait accompli cette simple tâche mécanique. Il vit Ramirez effleurer l'épaule d'Harrington et lut une approbation sinistre sur son visage avant qu'il ne se détourne. Il rêvait du simple réconfort que lui aurait apporté le même contact de la part de son frère, mais Stefan se contenta de fermer le coffret et de reculer, froid et hautain, d'un air qui promettait à Harrington qu'elle n'en avait pas fini avec les Young, quoi qu'il arrive ce jour-là. En cet instant, Pavel Young eut le sentiment confus que sa famille était fondamentalement vaine, futile et nihiliste comme tous ses membres. Et arrogante, comme Stefan qui ne comprenait même pas le prix d'un dernier contact physique. Ce ne fut qu'une prise de conscience fuyante, balayée par son effroi avant même qu'il la perçoive, pourtant elle suffit à lui insuffler une haine renouvelée envers la femme qui lui avait révélé cette vérité. On l'aurait dit déterminé à s'infliger une ultime et brûlante humiliation, la certitude que, fût-il mystérieusement parvenu à tuer Harrington, elle gagnerait quand même. Contrairement à lui, elle avait réussi quelque chose; elle laisserait derrière elle un nom que les gens se rappelleraient avec respect, alors que lui n'avait rien accompli et ne laissait qu'un souvenir méprisable auquel même l'oubli était préférable. « Prenez vos places », lança Castellario. Young tourna le dos à Harrington. Le corps de cette chienne coupait le vent et semblait irradier sa colonne vertébrale de chaleur. Il déglutit encore et encore, désespéré, combattant sa nausée tandis que l'arbitre poursuivait d'une voix égale : « Vous avez convenu de vous affronter selon le protocole Dreyfus. Lorsque je dirai "En marche", vous avancerez chacun de trente pas. À "Stop", vous vous arrêterez aussitôt et resterez immobile en attendant mon ordre suivant. Au commandement "Demi-tour", vous vous retournerez, et chacun tirera une balle et une seule. Si personne n'est touché lors de ce premier échange, vous baisserez votre arme et resterez à votre place jusqu'à ce que j'aie demandé aux deux parties si l'honneur est satisfait. Si vous répondez tous deux par la négative, vous avancerez de deux pas à mon signal. Vous vous immobiliserez ensuite jusqu'à ce que je vous ordonne de faire feu, après quoi vous tirerez de nouveau une balle et une seule. Cette procédure se répétera jusqu'à ce que l'une des parties déclare l'honneur satisfait, que l'un de vous soit blessé ou que vos chargeurs soient vides. Comprenez-vous, Lord Nord-Aven ? Je... » Il s'éclaircit la gorge et tenta de répondre d'une voix ferme. « Oui », fit-il plus clairement, et Castellario acquiesça. « Lady Harrington ? Compris. » Elle prononça ce simple mot à voix basse mais clairement, sans montrer la même panique que lui, et Nord-Aven s'interdit d'essuyer la sueur qui lui coulait dans les yeux. « Vous pouvez armer », annonça Castellaflo, et le comte grimaça en entendant un claquement métallique derrière lui. La glissière de son arme échappait à ses doigts moites. Il dut s'y reprendre à deux fois pour armer son pistolet, et des taches cramoisies brûlaient sur ses pommettes lorsqu'il le rabaissa. « En marche », lança Castellario. Nord-Aven ferma les yeux, s'imposant de garder le dos bien droit, et fit un pas tandis que la terreur grondait en lui. La première balle. Il n'avait qu'à survivre à la première balle pour pouvoir déclarer son « honneur « satisfait et s'enfuir. Juste une balle à soixante pas. Elle le manquerait forcément, à cette distance ! Encore un pas, les pieds froids et humides dans ses chaussures trempées, le gazon odorant et gluant sous ses semelles, le vent dans ses cheveux baignés de sueur et l'affreux souvenir de la mort de Denver Summervale qu'il se repassait en détail derrière ses yeux clos. Un troisième pas, et il vit Summervale tressaillir, atteint une première fois; il vit la facilité avec laquelle Harrington le criblait, balle après balle; il vit sa tête exploser avec le dernier impact et s'étrangla d'horreur. Elle ne le raterait pas. Pas plus à soixante qu'à six cents pas. C'était un démon, un monstre dont la seule fonction consistait à le détruire, et elle n'échouerait pas dans cette tâche. Impossible. Un quatrième pas, et il se sentit tanguer : le pistolet qu'il tenait en main pesait sur son coeur et son âme. Il cligna désespérément des yeux pour se débarrasser du brouillard qui voilait son regard, s'efforçant de respirer. Un cinquième pas. Un sixième. Un septième. Et à chaque pas sa peur grandissait, oblitérant la clarté qui caractérisait jusque-là ses folles pensées et l'enserrant dans un étau d'acier. Il entendit un doux gémissement continu, se rendit vaguement compte qu'il en était la source, et quelque chose se produisit au fond de son être. Honor le sentait s'éloigner derrière elle et gardait les yeux rivés sur l'horizon. Cette fois encore, les journalistes étaient venus en force; tapis derrière leurs caméras et leurs micros, ils tentaient de se protéger du vent humide. Elle ne leur prêtait aucune attention. Elle était concentrée, concentrée comme jamais auparavant, même face à Denver Summervale. Elle ne tirerait qu'une balle, alors celle-ci devrait être parfaite. Pas question de faire feu depuis la hanche ou de se précipiter. Un demi-tour stable et prudent sur cette herbe glissante et traîtresse. Subir le feu de Young : qu'il essaye de l'atteindre en tirant trop vite. Puis le mettre en joue, le garder dans sa ligne de mire. Se raidir. Souffler. Affermir son bras et presser, presser, presser, jusqu'à ce que... «À terre ! » Une seule voix pouvait crier ces mots à un moment pareil, et pour une seule et unique raison. Ils résonnaient de la même autorité dure et inébranlable qu'elle avait déjà entendue et fusèrent comme l'éclair dans son esprit, ne souffrant aucune discussion, impossibles à ignorer. Elle ne réfléchit pas. Elle ne se rendit même pas compte sur le coup qu'elle avait entendu et reconnu cette voix. Elle se contenta de réagir, se jetant à terre du côté droit avant qu'un premier écho ne l'atteigne. Et puis vint la douleur. Une terrible souffrance dans son épaule gauche tandis que quelque chose explosait derrière elle. Une fontaine cramoisie jaillit devant elle, fumante, et projeta de gros rubis sur l'herbe détrempée. Encore une explosion, et quelque chose passa en hurlant à côté d'elle. Encore une, puis elle toucha le sol dans un nouvel accès de douleur pendant qu'une quatrième et une cinquième détonation retentissaient dans son dos. Elle roula sur sa gauche en retenant un terrible hurlement de souffrance lorsque son épaule heurta le sol, et les réflexes acquis en trente-cinq ans de pratique des arts martiaux la ramenèrent sur ses genoux dans l'herbe maculée de sang et de boue. Pavel Young lui faisait face, à moins de vingt mètres, et son arme tremblait devant lui dans un nuage de fumée. Quant à elle, du sang jaillissait de son épaule brisée; des éclats d'os tout blancs saillaient de sa blessure; son bras gauche n'était qu'un poids mort et immobile chargé de souffrance, mais son esprit demeurait clair comme un cristal gelé. D'un coin de elle vit Castellafio, le visage déformé par la rage, brandir déjà son pulseur pour tirer. Le geste de Young n'appelait qu'une seule sanction, et l'arme de l'arbitre montait vers sa cible. Toutefois, abasourdi par cet incroyable manquement à toutes les règles de conduite, il avait perdu une fraction de seconde et il bougeait si lentement... Tout bougeait si lentement, comme dans un rêve, et, sans qu'elle sût comment, sa propre main tenait déjà le pistolet devant elle en extension. Young la fixait, les yeux écarquillés, hystérique; il s'agrippait encore à son arme vide. L'automatique rua dans la main d'Harrington et une tache cramoisie fleurit sur la poitrine de Young. Le recul fit dévier son bras vers le haut, mais elle le rabaissa et tira une nouvelle fois. Et encore. Enfin le pulseur de Castellario gémit à son tour. La volée de fléchettes déchira le corps de Pavel Young dans une explosion de sang et de chair, mais il était déjà mort : trois balles de dix millimètres se serraient sur un espace moins grand qu'une main d'enfant à l'emplacement de son coeur. ÉPILOGUE Honor Harrington se tenait dans la cabine du commandant du Victoire, qui désormais n'était plus la sienne. Elle regardait James MacGuiness détacher de la cloison le module de survie de Nimitz. L'essentiel de ses effets personnels avait déjà été déménagé, et Jamie Candless passa près d'elle, porteur d'un fourre-tout contenant ses derniers uniformes, pendant qu'Andrew LaFollet gardait le sas de la cabine en compagnie de Simon Mattingly. Nimitz émit un discret blic à l'adresse d'Honor depuis le dossier du divan. Elle baissa les yeux vers le chat sylvestre en essayant de sourire et passa l'index entre ses oreilles. Il lui rendit son regard en se dressant sur le dossier. Il s'agrippa d'une main à sa veste pour garder l'équilibre et de l'autre lui caressa la joue avec une gentillesse infinie. Elle ressentait son inquiétude mais, pour une fois, elle ne pouvait pas lui répondre avec assurance que tout irait bien. Elle essaya une fois de plus de bouger son bras immobilisé et grimaça sous l'effet de la douleur que lui valut cette imprudence. Elle avait eu de la chance, même si Nimitz peinait à s'en convaincre. Sentant sa présence à l'instant où elle avait regagné le bord, il avait manqué lacérer le sas de l'infirmerie; puis il s'était couché juste devant sa bulle stérile, tendu et anxieux, ronronnant comme s'il allait éclater, pendant que Fritz Montoya endormait Honor pour réparer son épaule. Il n'avait pas pu réutiliser tous les os d'origine : la balle avait réduit l'omoplate gauche en miettes avant de ressortir à la pointe de l'épaule, détruisant au passage l'articulation et ratant de peu l'artère principale. Le réparaccel faisait certes des miracles, mais Fritz avait été contraint de reconstruire l'os pour donner au remède une base sur laquelle travailler, et son visage exprimait toute sa désapprobation pendant qu'il accomplissait cette tâche. Mais Honor ne s'inquiétait pas pour son épaule. Fritz Montoya, elle le savait par expérience – une expérience douloureuse –, faisait du bon travail et, si extensives qu'aient été les « réparations », il ne s'agissait que de procédures de routine. Il existait toutefois des blessures qu'aucun docteur ne pouvait soigner, et elle se mordit la lèvre pour contenir une douleur qui ne prenait pas source dans son corps en touchant le simple béret noir posé sur son bureau vide, symbole de son avenir brutalement amputé. Elle ne regrettait pas ses actes. Elle ne le pouvait pas et elle connaissait depuis le début le prix à payer. Elle pensait alors qu'il valait qu'on le paye, et elle le pensait encore. Seulement, sa douleur se révélait bien pire qu'elle ne l'aurait cru possible. Elle se moquait du vote qui l'avait exclue de la Chambre des Lords et n'avait cure des violentes critiques des services d'information sur la « brutalité » dont elle avait fait preuve en exécutant un homme dont l'arme était vide. Pavel Young avait renoncé à la vie à l'instant où il avait fait feu sur elle. Au regard de la loi, peu importait qui, du lieutenant Castellario ou d'elle, exécutait la sentence; mais, pour elle, ce détail comptait beaucoup. Elle s'attendait à tirer plaisir de sa mort, pourtant ce n'avait pas été le cas. Elle avait ressenti une satisfaction froide et impitoyable, oui. Le sentiment que justice était enfin faite, doublé d'un sinistre contentement pour en avoir été l'instrument. Et l'impression que cette fin sordide et ignoble était méritée. Il s'agissait d'une tâche qu'elle devait accomplir, d'un tort qu'elle devait redresser, mais il n'en naissait aucun plaisir, et la perspective de lendemains vides s'étendait, morne, devant elle. En un sens, Young aussi avait gagné. Il lui avait pris Paul, et elle avait sacrifié la carrière qu'elle avait mis trente ans à construire, la joie de faire le métier qu'elle était née pour exercer au service de la Reine, tout ça pour le détruire. Elle soupira. MacGuiness déconnectait les derniers branchements et deux matelots soulevèrent le module sur un collier antigrav. Ils lui firent franchir le sas avec précaution et l'emmenèrent dans la coursive, puis LaFollet passa un pied par le sas et la regarda tandis qu'ils s'éloignaient. Vous êtes prête, milady ? » demanda l'homme qui lui avait sauvé la vie à deux reprises. Elle acquiesça. « Mac ? fit-elle doucement. Bien sûr, madame. » MacGuiness tendit les bras et Nimitz y bondit. Il grimpa sur l'épaulette que portait l'intendant, un support qu'Honor ne pouvait pas lui offrir tant qu'elle ne serait pas guérie. Pour MacGuiness, natif de Manticore et élevé sur la planète capitale, le poids du chat sylvestre représentait un lourd fardeau, mais il se tenait droit, étrangement fier. Il leva une main vers Nimitz, et le chat frotta sa tête sur sa paume comme il l'aurait fait avec Honor, avant de se redresser, les yeux sur sa compagne. Elle lui rendit son regard un moment puis saisit le béret noir posé sur son bureau. Elle se tourna vers le miroir et l'ajusta sur sa tête d'une seule main, acceptant la perte du béret blanc que portaient les capitaines de vaisseau stellaire. Elle lui donna un angle satisfaisant, déterminée à présenter une apparence parfaite pour son départ en exil, puis elle se retourna vers les autres. « Passez devant, Andrew », dit-elle à LaFollet. Le major franchit le sas et s'engagea dans la coursive puis s'arrêta. Son dos se raidit sous l'effet de la surprise, et il se mit au garde-à-vous : un homme imposant, un centimètre plus grand qu'Honor, arrivait en uniforme d'amiral. Dame Honor, fit doucement Hamish Alexander. Amiral. » Les yeux d'Honor la brûlaient et elle se mordit violemment la lèvre. Elle avait espérer éviter cette confrontation. Elle avait même refusé deux fois de rappeler Havre-Blanc, méprisant sa propre lâcheté mais incapable de regarder en face l'homme qui avait essayé de sauver sa carrière malgré elle. Elle entretenait des sentiments trop bruts, trop ambigus, et le souvenir de la colère de l'amiral demeurait douloureux. Ces dernières semaines, elle en était venue à soupçonner l'intérêt qu'il portait réellement à sa carrière, et l'idée qu'il puisse penser qu'elle lui avait failli en jetant tout aux orties lui était insupportable. « Puis-je vous parler en privé, dame Honor ? » Havre-Blanc s'exprimait d'une voix douce, et elle se rendit compte avec surprise qu'il la suppliait presque. Elle aurait voulu refuser, lui dire qu'elle n'avait pas le temps. Elle allait d'ailleurs le faire mais se reprit. Il devait savoir qu'elle avait ignoré ses appels, pourtant il s'était déplacé en personne. Malgré tout le mépris qu'il lui portait sans doute, elle lui devait au moins cette courtoisie. « Bien sûr, milord », dit-elle d'une voix rendue monocorde par ses efforts pour en exclure toute émotion. Elle fit un signe de la tête à ses anges gardiens. « Attendez-moi dans la coursive, s'il vous plaît. » MacGuiness acquiesça. LaFollet et lui restèrent à l'extérieur tandis que le sas se fermait derrière Havre-Blanc. Elle se retourna pour lui faire face, consciente que son visage devait lui paraître un masque, et il parcourut du regard la cabine nue. Il semblait gêné, étrangement déstabilisé, et il s'éclaircit la gorge. « Avez-vous décidé de votre destination ? demanda-t-il enfin. Je retourne à Grayson. » Elle haussa son épaule indemne et caressa de la main droite son uniforme de capitaine. Elle avait encore le droit de le porter, de même qu'elle pouvait emmener MacGuiness – bien qu'elle l'aurait laissé rester s'il l'avait demandé. Ils n'avaient pas réussi à la casser malgré le scandale. Ils avaient dû se contenter de lui envoyer une lettre, « au regret de l'informer » que les Lords de l'Amirauté ne lui avaient pas trouvé de vaisseau. Elle était sur la touche et ne percevait plus qu'une demi-solde; elle se demandait parfois pourquoi elle n'avait pas mis fin à cette torture en démissionnant tout simplement. « Grayson, murmura Havre-Blanc. C'est bien. Vous avez besoin de vous éloigner quelque temps, de prendre un peu de recul. Je retourne à Grayson parce que, là au moins, je peux encore me rendre utile, milord. Pas pour prendre du "recul". » Honor reconnut l'amertume qui teintait sa voix; cette fois, elle ne pouvait pas la contenir. Il se tourna vers elle et elle lui fit face, grande et mince, pleine de défi mais particulièrement vulnérable dans son ancienne cabine silencieuse. « Vous aviez raison, milord, poursuivit-elle d'un ton dur. Vous m'aviez prévenue. Je... » Elle déglutit et détourna les yeux puis s'imposa de continuer. « Je sais que je vous ai déçu, milord. Je... Je le regrette. Pas ce que j'ai fait ni pourquoi, mais de vous avoir déçu. Ne regrettez rien », dit-il simplement, et elle braqua sur lui des yeux ébahis. « Dame Honor, savez-vous pourquoi j'étais si furieux lorsque vous avez refusé mon ordre illégal ? demanda-t-il au bout d'un moment. Parce que vous saviez ce qui allait se passer. Que j'allais fiche en l'air ma carrière, dit-elle malgré la boule qui lui obstruait la gorge. Foutaises ! » lança Havre-Blanc. Elle frémit de surprise renouvelée et au rappel d'une vieille douleur. Il lut la souffrance dans ses yeux et tendit aussitôt la main vers elle. « Qu'y a-t-il ? » demanda-t-il plus doucement. Elle eut un petit signe de tête et inspira profondément. « C'est ce que l'amiral – l'amiral Courvosier – me disait toujours quand je lui donnais une mauvaise réponse, monsieur, fit-elle tout bas. Vraiment ? » Havre-Blanc esquissa un sourire espiègle, et cette fois il termina son geste, posant la main sur son épaule indemne. « Ça ne m'étonne pas. C'est ce qu'il me disait à moi aussi. » Sa prise s'affermit gentiment. « C'était un homme bon, Honor. Un excellent professeur et un ami encore meilleur. Et il avait Il reconnaissait un talent quand il en voyait un, et je crois (il la regarda droit dans les yeux) qu'il serait sans doute encore plus fier de vous aujourd'hui qu'avant. Fier, monsieur ? » Cette fois sa voix se brisa, et elle retint ses larmes d'un battement de cils. « Fier. La raison pour laquelle je vous en voulais tant, Honor, c'est que vous m'avez fait oublier le premier principe d'un commandant : ne jamais donner un ordre dont on sait qu'il ne sera pas obéi. Le fait qu'il s'agissait d'un ordre illégal a seulement aggravé ma colère, et je l'ai passée sur vous. C'est pour ça que je suis venu, pour vous le dire... et pour vous présenter mes excuses. Vos excuses ? » Elle le regardait sans comprendre à travers ses larmes, et il hocha la tête. « Vous avez fait le bon choix, Honor Harrington, dit-il tout bas. Vous le payez cher maintenant, mais c'était le seul choix que vous pouviez faire sans vous renier, or vous êtes une per sonne vraiment spéciale, capitaine. N'en doutez jamais. Ne laissez jamais les salauds qui vous mordent les mollets vous convaincre du contraire. Vous essayez de me remonter le moral maintenant que le mal est fait, peut-être ? » Le sous-entendu malveillant qu'impliquait sa voix la choqua, et elle leva la main comme pour s'excuser, mais il l'arrêta d'un signe de tête. « Non. Aujourd'hui, vous ne touchez plus qu'une demi-solde. Eh bien, vous n'êtes pas la seule. J'ai moi-même été dans ce cas plus d'une fois, et jamais pour d'aussi bonnes raisons que vous. Cette guerre va durer longtemps, capitaine. La résistance havrienne s'organise déjà, et l'ennemi garde l'avantage en termes de tonnage. Nous progresserons encore avant qu'ils nous arrêtent, mais ensuite le conflit va s'enferrer, le temps que les deux parties se trouvent un nouvel avantage. Je crois que, le moment venu, nous y arriverons, mais il faudra du temps. Et, ainsi que me l'a dit Raoul en une occasion comparable : "Votre épreuve aussi se terminera un jour." Nous avons besoin de vous, capitaine. Je le sais, l'Amirauté le sait, Sa Majesté le sait, et le Royaume finira par s'en souvenir. » La bouche d'Honor tremblait tant elle avait besoin de le croire, tout en craignant de souffrir encore si elle s'y laissait aller. Il pressa de nouveau son épaule. « Allez à Grayson, Honor. Supportez votre pénitence. Vous ne la méritez pas, mais personne n'a jamais prétendu que la vie était juste. Toutefois, ne croyez pas que tout soit fini. Le scandale finira par retomber; la Flotte sait qu'elle a besoin de vous et, en son temps, même la Chambre des Lords s'en rendra compte. Vous reviendrez, Lady Harrington, et, ce jour-là, vous retrouverez un pont de commandement. Vous ne dites pas ça... Je veux dire, vous le pensez vraiment, monsieur ? » Elle le regardait droit dans les yeux, le suppliant de répondre honnêtement, et il acquiesça. Évidemment. Cela prendra peut-être du temps, mais cela viendra, Honor. Et ce jour-là vous serez la bienvenue dans mon équipe, à tout moment, n'importe où, pour n'importe quelle mission. » Il la secouait doucement pour ponctuer sa phrase, et elle sentit sa bouche tremblante s'affermir. Elle sourit – un sourire timide et fragile, le premier depuis la mort de Pavel Young – et il hocha la tête. Puis il la lâcha et recula avec le sourire lui aussi. Merci, monsieur. Ne me remerciez pas, dame Honor. Maintenant, sortez et crachez à la figure du premier salaud qui vous regardera de travers, compris ? À vos ordres, monsieur. » Elle cligna de ses yeux embués, le salua de la tête et se retourna vers le sas. Hamish Alexander regarda dame Honor Harrington descendre la coursive, encadrée par Andrew LaFollet et James MacGuiness, la tête haute.