David Gunn Offensif Les Aux’ – 2 Traduit de l’Anglais (Grande-Bretagne) par Suzy Borello Bragelonne À Pietro, qui savait démonter un fusil de précision plus vite que n’importe qui… Prologue Le général Indigo Jaxx époussette sa manche et rajuste la dague sur sa hanche, avant de tout gâcher en tirant sur le col de son uniforme. Bon sang ! il est tout de même général chez les Faucheurs. Indigo Jaxx secoue la tête. Non. Il n’est pas qu’un général parmi d’autres. Son régiment est le fleuron des troupes de l’empereur. Les Ministres de l’Empire se taisent à son approche. Les colonels sacrifient des brigades entières pour le contenter. Des maris donnent leur épouse en offrande pour permettre à leurs fils de faire partie de son régiment. C’est peut-être absurde, mais il ne peut s’empêcher d’être angoissé. C’est l’effet qu’Octo V a sur lui. Le Commandeur bien-aimé a cet effet sur tous. Le général Jaxx, au garde-à-vous, guette le tourbillon statique électrique qui accompagnera l’arrivée de son empereur, dont les paroles fouetteront l’intérieur de son crâne comme un vent de désert brûlant. Allez, se dit le général Jaxx. Pitié. Qu’on en finisse. Alors qu’il prépare son esprit à être envahi, derrière lui quelqu’un ouvre la porte du bureau et le général se retourne, une rage sourde au bord des lèvres. — Je vous dérange ? Un jeune adolescent vient de prendre la parole. Il a des bouclettes jusqu’aux épaules et porte un uniforme de cavalerie vert ainsi qu’une épée ornée d’un joyau. Ses cheveux sont blonds, mais on remarque surtout ses yeux. Bleus comme l’espace infini, et tout aussi vides. Indigo Jaxx cligne des paupières. — Je vous ai demandé si… — Non monsieur, affirme le général en se redressant. Pas du tout. Octo V sourit. — Vous m’en voyez ravi. Je tenais à vous féliciter. Le général se fige. — Vraiment, insiste Octo V. Transformer la défaite en victoire… Y être parvenu. Voilà qui est ingénieux, même pour moi. (D’un signe de tête, il désigne la Croix d’Obsidienne du général.) Je vous décernerais bien une nouvelle médaille, mais apparemment vous les avez déjà toutes. Vous en êtes où ? — Chevalier impérial, grand maître, monsieur. Avec barrette et palmes supplémentaires. — Très impressionnant. Le général Jaxx sent qu’on se moque de lui. Cependant, il est content de s’en tirer à si bon compte. — Bien, reprend Octo V. Je dois y aller. Nous y voilà, pense le général, qui regarde l’enfant se diriger vers la porte. Il essaie de ne pas se crisper lorsque Octo V fait demi-tour. — Au fait, demande Octo V, que fait-il maintenant ? Qui ? Le général se concentre désespérément. Qui fait quoi maintenant ? — Vous voulez parler de Sven, monsieur ? — Oui, acquiesce Octo V. De qui d’autre ? Que fait Sven en ce moment ? Le général sent sa gorge se serrer. — On l’a prêté à l’U/Libre. Sa Majesté impériale, Grand Commandeur, l’Invaincu, immortel souverain de plus de mondes qu’on peut en compter, Octo V rit. L’esprit du général Jaxx se brouille et son sang-froid part en fumée. Autour de lui, les murs de son bureau se mettent à tourbillonner. — Vous avez vraiment des idées lumineuses, le félicite son empereur. Tenez-moi au courant de la suite des événements. Indigo Jaxx aimerait répondre : « Oui monsieur, bien sûr monsieur. » Mais il est à genoux. En train de vomir. Alors Octo V traverse le mur le plus proche sans que le général ait pu prononcer un mot. Première partie Chapitre premier L’homme se retourne, couteau déjà en main, puis il hésite. Ça ne le concerne pas. Seul l’anniversaire d’Octo V l’a amené à Farlight, où il décharge des produits de luxe d’un cargo aux abords d’une piste d’atterrissage. En plus son couteau est tout neuf, il l’a acheté cet après-midi dans une boutique sur la route derrière le Précieux Souvenir. Il ne se sent pas encore prêt à s’en servir. Sage décision. Quelqu’un va se faire esquinter, autant que ce ne soit pas lui. L’individu en question se tient dans l’encadrement de la porte de mon bar. L’un des battants pivote sur un gond à moitié rouillé, les débris de l’autre moitié reposent à ses pieds. — Ferme-la, dis-je. Une fille à côté de moi s’exécute. Je ne suis pas sûr qu’elle se soit rendu compte de son propre hurlement. C’est mon bar, mais c’est aussi là qu’habite Aptitude, et elle fait partie de la famille. Du moins jusqu’à ce que sa mère et son père sortent de prison. — Sven, proteste-t-elle. — Plus tard… Je parcours la pièce du regard et m’arrête sur un jeune homme maigre et nerveux, au visage pointu, aux cheveux fins et à la carrure étroite. Il plonge la main dans sa veste. Je lui fais « non » de la tête, et il relâche son revolver. Neen a dix-neuf ans. Sur le champ de bataille, c’est mon sergent, mais là, on est en permission. Alors il s’occupe de la sécurité de mon bar, situé à la périphérie de la ville. Neen lève son verre avec un large sourire. Il compte bien profiter du spectacle de ce soir. Sous nos yeux, l’homme qui se tient dans l’entrée enclenche le chargeur d’un pistolet démesuré, avant de jeter un lent regard circulaire pour vérifier que rien de tout ça ne nous a échappé. — Sven. Aptitude commence à s’alarmer. Je souris, mais à une tout autre fille. Elle s’approche d’un pas nonchalant et s’assoit sur mes genoux pour se blottir contre moi. Aptitude se renfrogne quand je glisse la main sous la jupe de Lisa. Elle ne voit pas le couteau que je décroche de la jarretière. — C’est délicat, dit une voix. Très discret, pas voyant du tout. L’intrus croit que mon flingue parle de lui. Il suppose que la remarque provient de mon coin de la pièce, mais sans savoir qui accuser. Alors qu’il s’avance d’un pas lourd, Dame Aptitude Tezuka Wildeside s’adosse à sa chaise. — Toi, accuse-t-il. T’as quelque chose à dire ? Elle secoue la tête frénétiquement. Satisfait, l’homme commence à se détourner. Grossière erreur. Je repousse Lisa et m’empare de ma propre chaise que je fracasse sur l’arrière de sa nuque. Il tombe, mais à genoux seulement. — Finis-en, dit Aptitude. — Pas encore. Je m’amuse. — Sven. Le gorille se relève péniblement et me dévisage. — Et ouais. Sven Tveskoeg, c’est moi. Il en voit beaucoup dans ce bar, d’anciens légionnaires de deux mètres ? Derrière lui se tient un autre homme. C’est Federico Van Zill, qui assure la protection de la moitié des bars et bordels le long des terrains d’atterrissage au sud de la faille Calinda. La rumeur court que la guerre contre les Exarches est bientôt terminée. Ce qui ne présage rien de bon pour Van Zill. Tant qu’on est en période de conflit, il peut toujours espérer ma mort et celle de mes soldats. La fin de la guerre offrirait à Van Zill un rival permanent. Bien entendu, la paix ne pourra jamais s’installer. Insinuer le contraire serait déloyal, imprudent et relèverait certainement de la trahison. Cela dit, Federico Van Zill est un crétin. Je m’attendais donc à une visite de sa part. Quand le gorille de Van Zill sort un couteau, je me marre. L’arme est énorme, le dos de la lame marqué de rainures qui signifient : « Voici un homme qui n’hésiterait pas à taillader son adversaire et à lui arracher les entrailles. » Un couteau en dit long sur l’homme qui le choisit. Il en dit long sur la femme aussi. La lame que j’extrais de la jarretière de Lisa est trois fois moins longue. Elle n’a aucune dent, ni gouttière ou autres fioritures, mais elle est en verre et tranchante comme un rasoir. Il suffit de frapper un seul coup, puis de la briser net à la hauteur du manche. On peut en acheter dix pour le prix du joujou qui brille entre les mains de l’homme en face. Sur un geste furtif de Neen, un garçon derrière le bar explique tout aux parieurs agglutinés autour de lui. La cote de notre gros camarade vient de chuter de moitié. — Allons-y, je lâche. Son regard est rivé sur ma lame. Et il ne se rend pas compte que, moi, je me focalise sur ses yeux. Cet homme a l’habitude que tout lui tombe tout cuit dans le bec, c’est là sa faiblesse. Et puis, il est trop impatient. Il porte un coup et baisse sa garde, mais ce n’est pas suffisant. Je bloque. Et me remets à lui tourner autour. Neen m’a déjà vu tuer rapidement. Tous mes soldats aussi. Mais quand je surprends l’air perplexe de Neen dans la foule, je me rends compte qu’il ne m’a jamais vu prendre mon temps. « Tuer rapidement, tuer souvent »… C’est là notre devise privée. Mais là, c’est différent. Je n’ai jamais étripé quelqu’un devant Aptitude. C’est une gamine bien élevée, et j’essaie de la préserver. C’est un peu pour cette raison que ce type m’a foutu en rogne. Il observe toujours ma lame et moi ses yeux. Bientôt, tout le monde attend la suite avec impatience. Mon adversaire en devient maladroit. Son coup est si prévisible qu’il ne peut s’agir que d’une feinte. Quand il jette un regard sur la droite, je sais ce qui va se passer. Il attend que je bloque avant de changer son couteau de main, fier de son coup de génie. Puis son esprit doit combler le retard, parce que le couteau de Lisa est ancré bien profond dans son estomac et que je suis en train de l’ouvrir de bas en haut. Une seule fente l’ouvre de l’aine jusqu’au sternum et un amas de boyaux glisse au sol. Aptitude pousse un cri. Lisa est plus pragmatique. Elle ouvre une fenêtre. On dira ce qu’on voudra sur les filles du Barrio au sud de la faille Calinda, mais elles ont déjà tout vu, et plutôt deux fois qu’une. Angélique, la tenancière de mon bar, jette une couverture sur le cadavre qui tressaute et fait un signe de la tête à un garçon derrière le comptoir. Il s’en débarrassera plus tard. — Patron, m’interpelle mon sergent. Et Face de rat ? Van Zill fait moins le malin maintenant que Neen lui colle son revolver sur la tempe. — Emmène-le dehors, je lui réponds. Tire-lui une balle dans la tête. — Sven… ! Pas besoin de demander de qui il s’agit. — Il y a une semaine, j’explique à Aptitude, un homme a refusé de payer pour obtenir la protection que ce salaud lui « offrait ». À ton avis, qu’est-ce qui est arrivé à sa fille de douze ans ? Aptitude en a quinze. Ma question ne lui plaît pas. Je me retourne vers Neen et lui ordonne : — Emmène-le dehors. Assure-toi qu’il sait bien ce qui lui en coûtera si jamais il revient. Notre prestigieuse capitale a été construite dans le cratère d’un volcan éteint, où le smog garde la chaleur et rend l’air quasi irrespirable. Ici, les cadavres pourrissent rapidement, et d’autant plus vite qu’ils sont de grande taille. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça. Lisa finit par aider le garçon du bar à tirer le corps à l’arrière. Puis elle va chercher de la glace afin de le maintenir au frais en attendant qu’Angélique prenne les dispositions nécessaires pour s’en débarrasser. — On ferme ? demande Angélique. — Surtout pas. On reste ouverts. La musique revient. Le bar offre une tournée générale de bières fraîches. Deux capitaines de cargo qui comptaient rentrer finissent par changer d’avis et montent à l’étage avec trois des filles du coin. Un technicien les regarde partir et rassemble son courage pour les suivre. Deux blondes sont dans son sillage, mais je ne suis pas certain qu’il les ait bien détaillées avant de les attraper par les poignets. Il finira par s’apercevoir que l’une d’entre elles est un garçon. — Mets du cachaca au frais, je lance à Lisa. Veille à ce que nos clients passent une nuit mémorable. Les ivrognes sont bavards. Ce gorille sera bientôt un géant ; son couteau, un sabre aiguisé comme un rasoir ; mes propres coups, imparables et incroyablement vicieux. Notre réputation va s’améliorer. Ce qui est bien, parce que demain, avec mon sergent et le reste des Aux’, on doit reprendre du service. Je dois cultiver cette réputation si je veux assurer la sécurité d’Aptitude jusqu’à notre retour. — C’est fait, affirme Neen en se frottant les poings. — Bien. Autre chose que je devrais savoir ? Neen hésite un instant. — Quoi ? — J’ai dit à ce salopard de nous payer à partir de maintenant. Je souris. Bien joué. — Combien ? — Vingt pour cent, répond Neen. Direct, sans déduction. Au dernier jour de chaque mois. Pas d’exception, pas d’excuse… C’est un garçon de ferme qui parle, un ancien conscrit de la milice qui aurait dû mourir il y a des mois. Qui le serait à l’heure qu’il est si je n’avais pas pris la tête de sa troupe. Je me demande où il a chopé cette idée. Et puis j’aperçois sa sœur derrière lui et je sais précisément où, elle, imagine qu’il l’a trouvée. Shil tire la gueule, mais c’est pas nouveau. Shil tire toujours la gueule. On a un peu fricoté ensemble, elle et moi. — Un problème ? — Non, mon lieutenant, affirme Shil. — Bien… (Je jette un coup d’œil au bar.) Bourre-toi la gueule, je conseille à Neen. Baise un bon coup. Ramasse-toi une belle gueule de bois. Demain on embarque. Neen sourit. — C’est un ordre, mon lieutenant ? Sa sœur soupire. Chapitre 2 La porte grince sur ses gonds et Angélique passe la tête dans l’embrasure. — Sven, émet-elle avant de disparaître. Peut-être parce que je suis à poil au milieu de ma chambre. Sûrement à cause du flingue que j’ai à la main. — Quoi ? Elle réapparaît et hoche la tête en voyant que j’enroule une serviette autour de ma taille et que je remets le SIG-37 dans son holster. — Je suis désolée, commence-t-elle, mais elle ne veut pas… Qui « ne veut pas » devient évident quand une fille contourne Angélique pour se glisser dans la pièce et jeter un coup d’œil circulaire. — Construction préfabriquée, observe-t-elle. Début de l’ère octovienne. Les murs et la porte sont d’origine. L’installation électrique aussi, apparemment. Vous êtes conscient, bien sûr, que ce bâtiment n’a été conçu que pour durer cinq ans ? — Moi, j’aime bien. — Ça ne m’étonne pas. Elle fronce le nez à cause de l’odeur, mais se reprend vite. Et quand elle me frôle en passant pour atteindre la fenêtre ouverte, c’est peut-être uniquement pour étudier les cordons des stores. Car c’est ce qu’elle fait. — L’installation est d’origine, reprend-elle. Peut-être se rend-elle compte de mon irritation. — Ça ne vous dérange pas ? demande-t-elle. — Bien sûr que non. Si elle perçoit l’agacement dans ma voix, elle n’en laisse rien paraître. De toute façon, aller à la fenêtre n’arrangera rien à l’odeur, parce que dehors ça sent la merde de chien, le caoutchouc qui brûle et les hydrocarbures des pistes d’atterrissage. Elle croyait que ça venait d’où, cette puanteur ? — Vous aimez vraiment vivre ici ? — Oui. Angélique coule un regard à la fille puis à moi. — Vous vous connaissez ? — Je suis désolée, répond la fille. Je ne vous l’avais pas dit ? — Non, rétorque ma tenancière d’un ton catégorique. Vous ne m’avez rien dit du tout. Angélique a beau être blonde, avec des formes généreuses et un corps qu’elle prête volontiers, elle a malgré tout le tempérament d’une rouquine, et là, elle est proche de l’ébullition. Je n’ai pas besoin d’une dispute, ni des complications qu’elle pourrait m’amener. — Mademoiselle Osamu, j’interviens, permettez-moi de vous présenter Angélique, la tenancière de mon bar. Elles échangent un regard menaçant. — Angélique, voici Paper Osamu, ambassadrice de l’Union Libre auprès de l’Empire octovien. Mlle Osamu détient le statut de plénipotentiaire de ce côté-ci de la spirale. Angélique ne sait pas non plus ce que ça veut dire, mais elle est suffisamment intelligente pour comprendre quand des ennuis se profilent à l’horizon. — Elle est de l’U/Libre ? — Oui, je confirme. Elle est de l’U/Libre. Paper Osamu esquisse un sourire. — Mais…, commence Angélique, qui finit par s’en tenir là. Ma visiteuse a l’air d’avoir un ou deux ans de moins qu’Angélique, qui elle en a dix-neuf au plus. Et puis, Paper est en guenilles. Des guenilles chères, sans aucun doute. Certainement taillées dans une soie exotique choisie par un célèbre artiste U/Libre, cousues avec les fils de la toile d’une araignée qu’on a dressée à chier du fil d’argent. Mais ça reste des guenilles à mes yeux. Et si c’est ce que je pense, alors Angélique doit avoir le même avis, en pis… Elle n’est jamais allée plus loin que le carrefour Maurizio. C’est à huit rues d’ici. — Du café, ça me ferait plaisir, glisse Mlle Osamu, s’adressant à Angélique. — Il y en a en bas. La jeune fille claque la porte de ma chambre assez violemment pour ébranler les fenêtres et faire rire l’ambassadrice U/Libre. — Toutes vos femmes sont aussi jalouses ? — Ce n’est pas une de mes femmes. — Vraiment ? Paper Osamu me dévisage. — Bon, d’accord. Mais qu’une seule fois. — Vous êtes si puérils… Mlle Osamu s’interrompt et s’excuse. Les citoyens de l’U/Libre tiennent à rester polis. Ils ont des lois là-dessus. En ce qui me concerne, si on pense qu’un type n’est qu’un tas de merde fumant, on a le droit de le dire. Après, faut pas faire le surpris quand on se prend un coup de couteau. Paper Osamu tire un bout de carton de sa poche. — Regardez… Le général vous a invité à un petit déjeuner qu’il donne en mon honneur. Je vérifie les deux faces du carton d’invitation. — Vous voulez que je vous le lise ? — Je peux me débrouiller. Mon ancien lieutenant m’a appris comment faire. — Bonafont deMax ? Je la dévisage à mon tour. — Je me suis renseignée sur lui, explique-t-elle. Sur la suggestion du général. Nous habitons une ville qui regorge de généraux, de Ministres de l’Empire et de sénateurs. Ainsi que de hauts clans, de lointains cousins de l’empereur et de seigneurs marchands. Cependant, par ici, si on évoque le général, on parle du général Indigo Jaxx, commandeur des Faucheurs et mon patron suprême. — Et appelez-moi Paper, ajoute-t-elle. Nous sommes amis. Première nouvelle. Paper se dirige vers ma penderie, où elle déniche mon uniforme. La veste a été nettoyée depuis la dernière fois qu’elle a posé les yeux dessus, et on en a retiré les traces de sang. Mes bottes sont propres elles aussi, certainement grâce à Angélique, car je n’ai aucun souvenir de les avoir brossées. À l’intérieur d’une des bottes, une fourragère d’argent tombe en cascade, un holster pend sur le dos d’une chaise et la gaine d’une dague repose sur la tablette de la cheminée. La dague elle-même bloque la fenêtre à guillotine pour l’empêcher de se refermer. — Une antiquité, remarque Paper en observant la lame. Vous l’avez volée ? — Un cadeau du général Jaxx. — Alors ça veut dire que c’est lui qui l’a volée. — Paper… — Cette lame est très ancienne, elle a été forgée sur la Terre, m’explique-t-elle. Tous les objets terriens sont protégés par nos lois. On ne peut pas les échanger, ni les vendre, ni les transférer d’un système à l’autre sans autorisation. — Elle est peut-être restée dans sa famille pendant des générations. — On finira bien par faire de vous un diplomate. — Plutôt crever. — Je suis diplomate, moi, souligne-t-elle. — Il paraît, oui. Paper dispose mon uniforme par terre, puis recule avec l’air d’attendre quelque chose. Elle est de taille moyenne, d’allure sportive, mais sans être musclée, les hanches juste assez larges pour les empoigner, un petit cul et les seins hauts, généreux mais pas trop. Et puis, elle est brune, mais cela ne veut rien dire. La dernière fois que je l’ai vue elle était châtaine et ses yeux étaient bleus. Aujourd’hui ils sont verts. — Sven, souffle-t-elle. Vous devriez vous habiller. — Alors sortez. — J’ai déjà vu des hommes nus. — Ouais. Je n’en doute pas, je grommelle. Je laisse tomber la serviette et me dirige d’un pas lourd vers la douche. C’est une vraie, avec de l’eau qui coule. Malheureusement, ses parois sont en verre transparent. Paper la contourne lentement, histoire de se rincer l’œil. — Impressionnant, siffle-t-elle. Elle ne parle pas de la cabine. Je lui tourne le dos pour enfiler un pantalon sur ma peau mouillée et boucler ma ceinture. — Puis-je ? demande Paper derrière moi. Qu’est-ce qu’ils sont polis, ces U/Libres. Elle tend le bras pour essuyer une goutte d’eau de mon épaule, là où celle-ci disparaît sous le rebord de la prothèse de mon bras. — Quel travail admirable. Le moignon de chair mal cicatrisée est désormais recouvert d’un motif écaille de tortue. Il émet un petit bruit sec sous ses doigts. Puis elle tapote le bras lui-même, qui tinte faiblement. — Vous l’avez perdu en vous battant contre un ferox ? Je me retourne en acquiesçant. Elle se tient si près de moi que je sens son odeur de femme sous le parfum qu’elle porte. Et ses pupilles sont dilatées réduisant le vert de ses iris à un cercle fin. — Vraiment ? demande-t-elle, le souffle court. Un ferox ? — Il était vieux, je lâche. Quasiment mort. — J’ai entendu dire que vous lui avez coupé la tête. — Il me fallait une preuve. — De quoi ? — Que je ne m’étais pas automutilé. — Ça arrive, ça ? s’enquiert-elle. Dans le désert… ? — En plein désert, on peut faire n’importe quoi, je réponds en souriant. Puis, comme elle est encore tout près, j’enroule un bras autour de sa taille et l’attire vers moi, l’autre main sous son menton. — Sven… Elle se dégage en se tortillant avant que je puisse faire quoi que ce soit. — Je croyais qu’on était amis ? Paper Osamu a une exclamation désapprobatrice. — Allons, proteste-t-elle. Il faut vous habiller. Elle m’aide à enfiler ma veste, ajuste mon holster, boutonne ma fourragère, épingle ma Croix d’Obsidienne, première classe, sur le ruban autour de mon cou, et enlève la dague de la fenêtre à guillotine. Qui, bien entendu, se ferme avec fracas. Parfois, les U/Libres sont bizarres. Quand on arrive en bas, les autres nous attendent. Je dis à Neen que je le verrai plus tard, demande à Aptitude d’aider Lisa à ranger, et aux autres de s’occuper du reste. Angélique fait la gueule quand je tiens la porte pour Paper. Shil se contente de lever les sourcils et s’arrange pour que je le remarque. — Qui est la plus âgée ? demande Paper une fois dehors. — C’est Shil… La sœur de mon sergent. — Elle y est passée, elle aussi ? — Paper ! — Simple question, maugrée-t-elle. Paper marmonne quelques paroles incompréhensibles à propos d’une étude en chantier, et je cesse d’écouter quand elle se met à employer des termes comme « polyandrie ». Je suis à peu près sûr qu’elle case « peuplades primitives » à un moment ou à un autre. Mais elle finit par se taire, me jette un coup d’œil et conclut que de toute façon je ne lui prête aucune attention. — Elle vous aime bien, reprend-elle en se remettant à mon niveau. Je pourrais lui dire que Shil ne peut pas me blairer, surtout depuis que j’ai promu son frère sergent. Mais je finis par laisser tomber. — Non, c’est totalement faux, je réplique. — Vous pouvez me croire, assure Paper. C’est vrai. Je sais ce genre de choses. Paper veut certainement dire qu’elle a lu un article sur l’accouplement chez ces fameuses « peuplades primitives ». Pendant que nous marchons, la ville de Farlight s’éveille autour de nous, et elle m’explique quelle sera ma mission. Celle que je dois garder secrète. On nous prête à l’U/Libre. Nous, c’est-à-dire les Aux’. Bien que ce soit un secret, apparemment. — Vous comprenez ? — Oui, je rétorque. Un secret, je sais ce que c’est. Paper soupire. Elle ne me dit pas, cependant, la raison pour laquelle on nous emprunte. On le saura plus tard. Les maisons sont de plus en plus grandes au fur et à mesure que nous descendons la colline, de plus en plus imposantes, majestueuses et propres, jusqu’à ce que nous atteignions le centre de Farlight, où d’immenses manoirs se dissimulent derrière de larges grilles. Des roses éclatantes s’épanouissent dans des jardins verdoyants. Par ici, on possède assez d’eau pour la gaspiller sur les plantes. Voilà une idée intéressante pour quelqu’un qui a grandi dans un fort de frontière, au milieu du désert. Comme nous nous approchons, d’élégants aéroglisseurs patientent devant des magasins. Des gardes en uniforme accompagnent des familles de hauts clans dans des boutiques si chic que je n’ai pas la moindre idée de ce qu’on peut y vendre. Et leurs devantures ne donnent aucun indice. Paper m’observe les reluquer. Elle a un regard entendu. Comme si c’était le comportement qu’elle attendait de moi. Des souffles d’air frais s’échappent des portes des magasins. L’espace de quelques secondes, en partant, les familles souffrent de la même chaleur que le reste de cette ville doit endurer quotidiennement. Puis les vitres des aéroglisseurs lustrés s’élèvent, pour permettre aux chauffeurs et à l’air frais de les accueillir. C’était comme ça que vivait Aptitude, avant. J’ai pas l’impression que ça lui ait beaucoup manqué. — À quoi pensez-vous ? me demande Paper. — Belle voiture, je lance, tandis que s’éloigne un monstre aux vitres teintées. Elle me jette un drôle de regard. Cette partie de la ville a été touchée par un virus avant ma naissance. Quelques rues ont fondu. La plupart ont seulement dégouliné un peu avant de se solidifier. Mais rares sont celles qui ont coulé autant que la cathédrale d’Octo V. On dirait qu’elle va fondre en une flaque dès que le soleil sera assez haut dans le ciel. Ça fait cinq cents ans qu’elle est comme ça. C’est ce que me raconte Paper pendant que nous contournons la place et que nous nous abritons sous une arche à l’ombre de la cathédrale, avant d’atteindre une ruelle, puis une plus petite place. Au-delà, un lac long et étroit qui ressemble à une rivière marque la limite entre le nord et le sud de Farlight. Ce lac pue en été, et il pue en hiver. Mais un peu moins. Les cadavres ont la manie de se retrouver dans ces eaux. Salement amochés, pour la plupart. Je sais où nous allons. Ce qui m’intéresse, c’est que Paper le sait aussi. Je mettrais ma main à couper qu’elle n’est jamais venue dans le coin. Les Faucheurs ne sont pas réputés pour lancer des invitations publiques au QG de leur régiment. La place est poussiéreuse et l’herbe encore plus roussie que lors de mon dernier passage. Par ici, on ne gaspille pas l’eau. Les branches d’un sapin pendent lamentablement derrière une grille rouillée, dépouillées de leurs épines par la chaleur comme si on avait fait un feu de joie au pied de l’arbre. Quant au QG, il est impeccable. — Attendez, ne me dites rien, lance Paper. Elle parcourt du regard la porte peinte depuis peu, la grille rouillée, les marches brossées, la terre sèche entre les touffes d’herbe morte, et elle dit : — Renforcement subliminal des systèmes hiérarchiques en place… Je fais mine de n’avoir rien entendu. Je joue des coudes pour me frayer un chemin au milieu d’une foule agglutinée autour de la porte, et j’arrive devant les marches au même moment qu’un major de la milice. Sa poitrine dégouline de fourragères et il arbore une rangée de rubans qu’on a dû lui attribuer pour avoir réussi à s’habiller. Une jeune femme est pendue à son bras. Elle porte autant de bijoux qu’il a de médailles. Quant à ses seins, ils font de leur mieux pour se libérer de son corsage. Une bataille héroïque. Pas besoin de se demander pour quel haut fait on lui a décerné ces bijoux. — Lieutenant, lâche-t-il. On se toise. Je suis peut-être censé reculer, ou je ne sais quoi. Mais je reste planté là, alors il se redresse de toute sa taille. C’est-à-dire d’une tête de moins que moi. — Je vous ordonne de me céder le passage… D’accord, je ne devrais pas sourire, je sais. — Sven, risque Paper. Laissez-le passer en premier. — Pourquoi ? — Parce que je suis plus gradé que vous, gronde le major. Comme si j’en avais quelque chose à foutre. — Dites-moi, je siffle. Tous ces rubans, c’est pour quoi ? Héroïsme face à… D’un hochement de tête, je désigne la chair généreuse de sa compagne. Si le major avait l’intention de s’exprimer – et il a la tête de quelqu’un qui est parti pour –, tout cela est balayé par un éclat de rire provenant du haut de l’escalier. Dans l’embrasure se tient un homme aux cheveux coupés ras et aux lunettes à monture d’acier derrière lesquelles se devinent des yeux bleu pâle. Il porte un uniforme simple. Aucune décoration, si ce n’est une unique Croix d’Obsidienne. — Je me demandais ce qui retenait mes invités. J’aurais dû m’en douter… Après m’avoir regardé, le major considère le général Jaxx. Puis il dévisage Paper Osamu, et une vague idée de l’identité de cette femme étrangement vêtue finit par atteindre son cerveau. On dirait qu’il commence à regretter de s’être levé ce matin. Paper et moi gravissons les marches en premier. Chapitre 3 Le planeur d’assaut est si ancien qu’il doit remonter à un temps où on considérait qu’il suffisait pour un avion furtif d’avoir les extrémités pointues et d’être peint en noir mat. Aujourd’hui, c’est juste ringard. — C’est un X73i, nous dit le pilote. Puis il admet qu’il a dû se renseigner d’abord, parce qu’il n’en a jamais piloté jusqu’à présent. À vrai dire, il ne savait même pas qu’il en existait encore. — Génial, lance Neen. Il la boucle quand je le foudroie du regard. Notre pilote est nerveux depuis qu’on a entamé la descente. Lui et son copilote n’ont qu’à rester assis dans leur petite cabine à l’avant et à conduire cet engin en chute contrôlée. Alors je ne vois pas où est le problème. Cinq heures après notre départ de Farlight, nous avons déjà parcouru un demi-bras de spirale galactique. Voilà ce qui arrive quand votre général vous prête à l’U/Libre. Un après-midi, vous vous présentez à leur ambassade, on vous fait signer des documents qui certifient que vous acceptez le boulot de votre plein gré, et puis vous prenez un escalier qui mène à une petite cave merdique. Moi, je crois qu’on y va pour recevoir des instructions. Ou alors pour une visite médicale. Qu’est-ce que je suis censé imaginer ? Que la porte de la cave se ferme sur une planète pour s’ouvrir sur une autre ? Ce ne serait déjà pas terrible. Mais il s’agit d’autre chose encore. On se retrouve parachutés à bord d’un vaisseau U/Libre en basse orbite autour d’une planète. L’appareil est plus grand que pas mal de villes. Enfin, celles que je connais. Un quart d’heure plus tard, on plonge vers la surface de la planète dans un planeur obsolète, habillés comme des mercenaires, sans armes. Apparemment, on nous les refilera plus tard. — Il reste combien de temps ? demande Rachel. Ma tireuse d’élite a la crinière rousse et une personnalité de feu. Des seins lourds et de larges hanches. Ça fait six semaines qu’elle baise Haze, mon officier de renseignement. On fait tous semblant de ne rien voir. — Zéro, un, cinq, énonce le pilote. Nous survolons un désert froid et, s’il y a des villages, ils n’apparaissent pas sur les scanners. D’après nos instructions, Hekati est à cinq astéroïdes d’une double étoile située à la frontière interne de la spirale galactique. Il n’y a ni pétrole, ni minéraux, ni terres cultivables. Je demanderais bien ce qu’on y fout, mais je le sais déjà. On va détruire une usine d’armes. — Ne vous en faites pas, glisse le copilote à Rachel. Vous arriverez à destination sans encombre. Nous communiquons avec le cockpit via un écran, sur lequel nous voyons son patron extraire silencieusement une médaille de Papa Legba le Connecté de sous sa chemise ; c’est là que je comprends qu’on est foutus. — En fait, rectifie-t-il, ce n’est pas tout à fait exact. Lorsqu’il porte la médaille à ses lèvres, ça doit fermer un circuit. Le crâne du pilote explose et des éclats acérés transpercent la tête de son copilote ; deux portions de cervelle éclaboussent une cloison. Tout se passe trop vite pour intervenir, même si on pouvait passer les portes de sécurité pour accéder au cockpit. — Mon lieutenant ? risque Shil. On va… — Ouais, je lâche. Voici ce qui se passe quand un planeur d’assaut perd ses deux pilotes : on s’écrase. Le X73i est à trois cents mètres du sol du désert ; nous nous dirigeons vers une falaise à huit cents mètres, qui doit s’élever bien trois cents mètres au-dessus de nous. — On pourrait tenter un vol de pente, mon lieutenant. La moitié du temps, Haze ne raconte que des conneries. Mais pour ce qui est du reste, il peut vous sauver la vie. D’accord, il est gras, joufflu et maladroit. Mais il est moins gras que lorsqu’on s’est rencontrés pour la première fois sur un champ de bataille et que je l’ai empêché de se faire couper en rondelles par le feu ennemi. Même si ceux qui ne le connaissent pas le prennent pour un niais. — Quand le vent frappe une falaise, mon lieutenant, il s’élève. C’est ce courant ascendant qui va nous permettre de nous élever. — Ce n’est pas suffisant, je réplique. Il nous reste à peu près deux minutes avant que cet engin roule une galoche à la paroi. Tout ce qui joue en notre faveur, c’est que le sol du désert grimpe à l’approche de la falaise. J’imagine que c’est dû à un millier d’années passées à filtrer le sable. Le sable charrié par le vent pendant des milliers d’années a dû s’entasser ici. — Mon lieutenant, intervient Rachel. La sortie est bloquée. — Bien sûr. Elle est raccordée au système. — Une minute trente. — Mon lieutenant, demande Haze. Vous voulez que je neutralise l’intelligence artificielle du planeur ? Comme je l’ai déjà dit, c’est mon officier de renseignement. Cependant, il n’est pas officier et les renseignements qu’il donne ne sont pas compris par tout le monde. Mais il y a plus de trucs sous son crâne que sous le mien, et une tresse de métal pousse de chaque côté de sa tête pour le prouver. — Pas le temps, je tranche. — Une minute vingt-cinq. (Il se fonde sur l’horloge interne de l’IA.) Je suis sûr que je pourrais… — Haze. — Mon lieutenant ? — Prépare-toi à sauter. — Mais mon lieutenant, intervient Rachel. La sortie… — La sortie, on l’emmerde. Une minute dix. Je tombe à genoux et passe le poing à travers le sol du planeur pour le déchirer de ma main métallique. Un vent glacial s’engouffre en tourbillons dans la soute, renversant des plateaux sur le chariot. Sur cette planète, l’air est rare et nous perdons le mélange d’oxygène nécessaire à notre confort. — Aidez-moi. La céramique leur coupe les doigts, mais ils s’y mettent quand même. Moi, je casse net les fibres optiques qui courent comme des veines sous la peau de cet appareil. La carcasse tremble. Pas étonnant, bordel. Un planeur perforé, ça branle forcément un peu. — Arrachez ce que vous pouvez. Quand je constate que Rachel reste plantée là, je la pousse vers l’arrière de l’avion. Elle veut protester, mais n’ose pas, et finit par saisir des paquets de bouffe pour les balancer dans le vide. — Largue tout par-dessus bord. Elle s’exécute. Une armoire à fusils est accrochée sur une cloison à l’arrière. Elle est verrouillée, mais un coup de poing suffit à la décrocher. Elle n’a pas de fond : nous n’avons qu’à nous servir. Notre unique arme : un gros pistolet de détresse et ses trois fusées éclairantes. Tandis que Rachel jette le pistolet dans la brèche ainsi que ses charges, je ne peux m’empêcher de me demander comment on va faire pour les retrouver. — Saute, je lui ordonne. Elle hésite. Je la pousse dans le vide, à la suite du pistolet, des fusées, et de tout le bordel qu’elle a balancé. Haze la suit, l’air choqué. Les autres ne se font pas prier. J’atterris et roule au sol pour éteindre les flammes. Une fraction de seconde plus tard, une seconde explosion déverse cinquante tonnes de roche sur la carcasse entamée de notre planeur. La première explosion pouvait être un accident. Mais la suivante est intentionnelle. J’ai à peine esquissé cette pensée que des rochers se mettent à débouler vers moi. — Attention ! je gueule. Un petit bloc de roche, gros comme un canon automoteur, dégringole près de moi, puis un plus gros, de la taille d’une maison, suivi des cabrioles d’un éclat aussi long que notre avion enseveli. Progresser. Je me jette derrière un bloc pour attendre la fin du glissement de terrain. Il n’y a pas la place de ramper, alors je cale mes jambes dans la brèche et patiente encore. Il y a un an, je n’aurais pas su ce que signifiait « progresser ». Remarquez, il y a un an j’étais quelqu’un d’autre. Ces jours-ci on m’appelle Sven Tveskoeg, lieutenant chez les Faucheurs, Croix d’Obsidienne de première classe. Le fait que je ne porte pas l’uniforme en ce moment est un tout autre problème. — Mon lieutenant… C’est la voix de Haze. — Mon lieutenant… — Par ici. Il gravit la colline en trébuchant, Rachel sur les talons. Elle tient le pistolet de détresse à la main, ce qui signifie qu’elle s’est déjà mise à chercher ce qu’on a jeté par-dessus bord. J’aime bien Rachel, elle est l’une de mes meilleures trouvailles. Haze connaît mon opinion. Je ne suis pas sûr qu’il en soit très heureux. En même temps, je crois bien que je n’en ai rien à foutre. — Vous vous êtes brûlé. Du Haze tout craché, toujours en train de balancer des évidences. — C’est pas bien méchant. Au rapport. Il me regarde. — Rachel… ? — Le sergent Neen est HS, mon lieutenant. Bras cassé. Le caporal Franc a une cheville brisée. Moi ça va. Shil ça va. — Et toi ? je demande à Haze. — J’ai mal au crâne. Je suis sur le point de répliquer : « Putain, bien sûr que t’as mal à la tête, tu viens de tomber de dix mètres. » Mais quelque chose me retient. Haze a les yeux vitreux, le visage en sueur. D’une minute à l’autre, il va se mettre à saigner du nez. C’est une de ses manies. — On nous observe ? — Je crois, mon lieutenant. Il a beau être mou comme de la pâte à gâteau et encore moins à l’aise en société que moi, si Haze croit qu’on nous observe… Tout de même. En plein désert ? Il peut très bien y avoir des satellites. Le ciel est dégagé, presque violet. Pas un seul nuage en vue, même si de nos jours c’est du pareil au même pour les caméras infrarouge. On s’occupera des guetteurs plus tard. — Trouve les fusées éclairantes, j’ordonne à Haze. — Oui, mon lieutenant. À Rachel, je dis : — Mène-moi à Neen. — Franc est plus touchée… Rachel ajoute « mon lieutenant » quand elle remarque mon expression. Mais c’est trop tard. Je fais un pas vers elle, et elle recule ; puis elle se force à rester campée. Tout en tordant le cou pour éloigner sa tête de la baffe qu’elle imagine bientôt prendre. — Les sergents sont plus gradés que les caporaux, je me contente d’assener. Nous tombons sur Neen qui, adossé à un gros rocher, serre fortement son bras. Son visage est tendu et il s’est mordu la lèvre inférieure jusqu’au sang. — Tu t’es piqué ou pas ? — Non, mon lieutenant. — Pourquoi pas ? — Je me suis dit qu’on pourrait en avoir besoin plus tard. Je déchire un sac militaire, lui plante une seringue dans le cou et sens l’ampoule se dégonfler tandis que la morphine pénètre son flux sanguin. Il y a de meilleurs médicaments et des moyens plus agréables de les prendre, mais la morphine est bon marché et efficace, et on peut en acheter n’importe où. Je compte jusqu’à cinq pour laisser la drogue faire son effet, et je tends la main vers son avant-bras. Le plus mince des deux os s’est brisé. Mais il n’a pas déchiré la peau, et apparemment il s’est cassé net. Il a eu du bol. — Trouve-moi des attelles. Rachel revient avec une bande de céramique provenant de la queue du planeur, ainsi qu’un morceau de fibre optique qui s’agite dans sa main comme un serpent blessé. Apparemment, l’arrière de l’avion s’est détaché. Certainement à cause du trou que j’ai déchiré dans la carlingue. Haze porte une ration, deux fusées et une bouteille d’eau. — Trouve les autres bouteilles, j’ordonne. — Mon lieutenant… Rachel veut dire quelque chose. Ça se lit sur son visage, ce qui est un progrès. Il y a quelques mois, elle avait les cheveux dans les yeux et personne ne pouvait voir ses traits. Après la capitulation d’Ilseville, un officier Poing d’Argent lui a collé un flingue sur la nuque pour la buter, mais il a changé d’avis quand il s’est rendu compte que je regardais. Il s’est peut-être dit qu’un viol, c’était déjà pas mal. Elle a eu la vie sauve, parce qu’un crétin a bien voulu la trimballer. Ce crétin, c’était moi. Je casse la céramique en lamelles, en choisis deux bouts qui sont de même longueur, et tire sur le bras de Neen pour le mettre droit. C’est certainement une bonne chose qu’il tombe dans les pommes. J’attache solidement la céramique avec de la fibre optique, lui fabrique une écharpe avec ce qui reste de tubes, et l’adosse à un rocher. — Appelle-moi quand il se réveillera. Rachel opine du chef. Je retrouve Shil en train de s’affairer autour de Franc, silencieuse et pâle comme la mort. Une vieille botte bouclée et usée au talon repose dans la poussière à côté d’elle. Shil demande à Franc de remuer les orteils. Je m’accroupis, empoigne sa cheville. Quand je tire d’un coup sec, son autre botte me percute le coin de la mâchoire. Un beau coup de pied, d’une puissance impressionnante. Ce que j’adore chez Franc, c’est qu’elle a l’agressivité vrillée au corps. Si Shil et Neen sont maigres comme des garçons de ferme, Franc, elle, est plutôt trapue. Elle a aussi le crâne rasé, et ôte tous les poils de son corps chaque jour avec la lame de son couteau. Même si on n’est pas censés le savoir. Avant, elle appartenait à Haze, dont elle était l’esclave, en quelque sorte. — Merde, s’exclame-t-elle. Je suis… — Personne t’a expliqué ce qu’était la loi de la première seconde ? Franc fait « non » de la tête. — Si tu réveilles quelqu’un et qu’il t’esquinte dès la première seconde, tant pis pour ta gueule. Fallait faire gaffe en le réveillant… Ça vaut aussi pour les blessés. Même si tu aurais dû savoir que c’était déboîté, pas cassé. Chapitre 4 Les étoiles brillent haut dans le ciel dégagé, signe que l’air est raréfié. Le peu de chaleur que les dunes ont accumulé durant la journée se dissipe trop vite pendant la nuit. Le froid tue aussi sûrement qu’un couteau. Il s’approche à pas de loup et donne envie de s’allonger quelques instants. Histoire de fermer les yeux et de se remémorer ce qu’on croyait avoir oublié. Une fois, j’ai failli crever de froid. S’il faut passer l’arme à gauche, autant partir comme ça. Ce qui ne veut pas dire que je vais me laisser faire cette fois-ci. Ni moi, ni les membres de mon unité. Je me dirige vers l’avion, ou ce qu’il en reste. On vient de dépasser la queue, un bout d’aile est devant nous. À huit cents mètres, la falaise. J’ai comme l’impression que le planeur s’est brisé un peu trop proprement. Sur ma gauche brillent deux lunes. Puis une troisième. C’est peut-être elle qui a éveillé la bête qui hurle. Un long hurlement, trop grave pour que ce soit un loup des sables et trop sauvage pour un renard. Pas un ferox. Heureusement. Les ferox chassent en silence. — Mon lieutenant. Neen s’éloigne de la colonne. Ouais, je sais… On a un gros problème, et un plus petit. Le petit problème est en train de gueuler dans l’obscurité. Le gros problème, c’est qu’on n’est pas censés se trimballer sur une planète à trois lunes. Mais à deux soleils. Enfin, d’après nos instructions. Je jette un coup d’œil sur la gauche pour reluquer les trois astres, et j’aperçois une ombre atteindre le sommet d’une dune avant de se redresser. L’écho de son hurlement se répercute sur une falaise lointaine, et d’autres se joignent à lui. — Merde, maugrée Shil. Qu’est-ce que c’est ? — Un loup. Moi non plus, je ne me croirais pas. — Une fois qu’on aura atteint la falaise, tu feras un feu. Elle s’apprête à dire qu’il n’y a rien à brûler, mais a la sagesse de se raviser. Je suis au courant, bordel, on est en plein désert, non ? Elle n’a qu’à improviser. — Vous savez…, avance Haze. — Il ne va rien y avoir à brûler ? Il acquiesce d’un signe de tête. J’ordonne à Neen de reprendre la marche, à Shil de le suivre, et j’observe Franc et Rachel leur emboîter le pas. Rachel boite, en faisant de son mieux pour ne pas regarder derrière elle. Pendant que j’attends qu’elle me laisse seul avec Haze, je glisse une fusée éclairante dans notre pistolet de détresse. — Pourquoi ? je demande à Haze. Il recule. — Je suis désolé, mon lieutenant… — Non. Dis-moi pourquoi il ne va rien y avoir à brûler. Il réfléchit, la tête penchée sur le côté et encore enveloppée de pansements. On raconte à tout le monde qu’il a une blessure qui ne guérit pas. La vérité est bien plus compliquée. Ces deux tresses qui poussent sur son crâne sont en train d’en faire un Exalté. On tue les Exaltés, ce sont nos ennemis. Mais Haze est un Aux’, un membre de notre unité, ce qui complique encore plus les choses. — Alors ? — Cette seconde explosion, explique-t-il. Elle sentait le produit chimique. — Le plastic. Haze me regarde fixement. — Je m’en servais quand j’étais gamin, je continue. Dans la Légion. On avait aussi des fusils rouillés, des uniformes moisis par la sueur et des rations de nourriture si rassie que personne d’autre dans l’armée d’Octo V n’acceptait de les ouvrir. Il hoche la tête. — La première détonation, c’était l’IA, poursuit-il. Ainsi que nos bonbonnes à oxygène. Mais la seconde, ça c’était du sérieux. Quelqu’un a bourré le nez du planeur avec suffisamment d’explosifs pour nous liquider tous, la moitié d’une falaise, et toutes les preuves… — Qui ? — Les Exaltés ? Ça se tient. Mais comment est-ce qu’une bande de têtes de métal a pu avoir vent de notre existence… et comment ont-ils pu se faufiler dans une base U/Libre sécurisée pour blinder le nez d’un planeur sous surveillance ? J’ai une meilleure explication. Mais ça me laisse un goût amer dans la bouche. — Et vous, mon lieutenant, vous en pensez quoi ? — Aucune idée. Marcher à reculons, c’est facile. Enfin, quand on l’a fait aussi souvent que moi. Il suffit de se pencher légèrement en avant pour l’équilibre, de garder le flingue bas et de le faire pivoter à hauteur de hanche. Je suis le dernier à atteindre le campement, évidemment. Si on considère que cinq soldats au milieu des gravats d’une falaise effondrée constituent un campement. — Mon lieutenant, avance Neen. Vous voulez que je monte la garde en premier ? — Comment va ton bras ? Il me regarde. — C’est pas une question piège. — Tout engourdi, admet-il. Mais je peux tenir un flingue. Une bonne réponse, et une vraie. — Plus tard. D’abord, il nous faut une tente. Et du feu, si on arrive à trouver du combustible. — Les buissons, propose Franc. — Quoi ? — Sur la falaise. Shil et Rachel sont en train d’essayer de… Apparemment, Rachel a quelque chose à prouver. Des buissons, il y en a. Ils commencent à pousser au deuxième quart de la pente, donc bien plus haut que Rachel et Shil, qui évoluent à la pâle lueur des trois fines tranches de lune. — Redescendez. — Je suis… La voix de Rachel est lointaine. Et plus inquiète que je le voudrais. — Maintenant. Aucune des deux ne bouge. Lorsque Shil gueule quelque chose à Rachel, je comprends qu’il y a un vrai problème, en plus de leur connerie. Génial. J’aurais dû me douter que Rachel ne serait pas à la hauteur de mes espérances ; ça, ç’aurait été trop beau pour être vrai. Mais bon, quitte à avoir peur, autant que ce soit de quelque chose qui peut tuer, comme les hauteurs. — Dès que je me mettrai à balancer du bois, je dis à Neen, commence à faire un feu. Et si tu n’arrives pas à monter une tente, démerde-toi pour que les autres fassent un mur de sable. — Mon lieutenant, intervient-il. Neen montre du doigt une brèche au pied de la falaise. Elle est basse et descend en pente sur le côté. À mon approche, une chauve-souris de la taille de mon poing sort en tourbillonnant et frappe un insecte de plein fouet. Une seconde plus tard, une dizaine de ses semblables la suivent. Je laisse Rachel là où elle est. L’entrée de la grotte est assez étroite pour que je me racle les épaules, ce qui n’arrange pas mon humeur. Mais ce que j’y trouve a de quoi me rendre le sourire. Pas de cendres laissées par un feu, ni d’empreintes. Rien qui ressemble aux restes d’un repas. La grotte est propre. Ce qui signifie que la bestiole qui hurle à la mort n’est jamais venue aussi loin, ou alors qu’elle ne passe pas dans l’entrée. Quand je ressors, Shil est là, en train d’attendre. — Rachel… — Ouais, je sais. La falaise tombe à pic et il n’y a pas beaucoup de prises. Il fait désormais si froid que le gel colle mes orteils à la roche, ainsi que les doigts de mon bras organique entre eux. C’est peut-être aussi le cas de mon autre main, mais comme elle est métallique je ne peux pas m’en rendre compte. Je grimpe rapidement, sans tenir compte de la douleur qui fuse dans mes épaules, et me hisse jusqu’à Rachel, qui se tient à flanc de paroi. Elle tremble, de peur ou de froid. — Ça va pour l’instant ? C’est une question qui appelle une réponse affirmative. Comme si je savais ce que ça veut dire. Enfin, si, je le sais. C’est quand on ne peut pas dire « non ». C’est mon ancien lieutenant qui me l’a appris. Ça faisait partie de mon éducation, comme manger avec une fourchette et pas avec les doigts, me laver au moins une fois par semaine et ne pas tabasser quelqu’un sans vraie raison. Je me hisse jusqu’à une centaine de mètres au-dessus de Rachel, prise après prise. D’un geste vif, je tire sur le premier buisson, qui ne bouge pas, même quand j’y mets plus d’ardeur. Finalement, je dois placer mes pieds, agripper fermement la roche de ma vraie main, et enrouler plusieurs fois une branche autour de ma prothèse pour comprendre pourquoi. Cette putain de plante a des racines cinq fois plus longues que ce qu’on voit à la surface. Maintenant que je sais à quoi m’attendre, il me faut moins d’effort pour dégager le deuxième buisson. Ainsi qu’un troisième, un quatrième, un cinquième. Je continue à les arracher jusqu’à ce que ma main saigne à force de se frotter à la roche et que mes pieds soient à vif. Peu importe, je guéris vite. — C’est le dernier, je gueule. Plus bas, Neen répond. Une seconde plus tard, un hurlement s’élève du désert, plus près qu’avant, beaucoup plus près. Et, sauf si c’est la falaise qui fait écho, il y a plus d’un animal qui s’avance. Rachel m’attend, son visage perdu dans les ombres. — Ça va ? Elle fait signe que oui avant de se rendre compte que je la distingue mal. Elle dit « oui, mon lieutenant, bien sûr ». Mais sa voix est mal assurée, et sans réfléchir elle secoue son épaule pour repousser ma main. Elle tremble, et son corps vibre sous la tension. — Rachel, qu’est-ce qui ne va pas ? — Ma main est coincée. Merde. Je glisse la main le long de son bras, ses doigts sont recourbés dans une fente de la paroi. Je n’ai pas l’impression qu’ils soient coincés. — Lève le petit doigt. — Je ne peux pas. — Fais-le… Son auriculaire se plie sous mon emprise. — D’accord. Et le doigt suivant. Rien ne bouge. — Essaie avec ton pouce, je lui suggère, même si je connais déjà la réponse. D’une manière ou d’une autre, elle est gelée. — Bon, voilà comment on va s’y prendre. Il me faut une minute pour dénicher une prise assez stable pour supporter nos deux poids. Je suis maintenant derrière elle, mon corps tout près du sien. Elle sent mon souffle sur sa nuque, et moi je perçois la peur qui s’évapore de son corps comme une chaleur mourante. Je lui dis de se retourner et de m’agripper les épaules. Elle ne veut pas, mais elle sait que rester collée à cette paroi n’est pas un choix valable. Alors elle bouge légèrement, et se fige quand j’entoure sa taille de mon bras. — Tourne lentement, tout va bien. Va-t-elle y arriver ? Oui, elle y arrive. Elle lâche la roche pour se retourner jusqu’à ce qu’elle puisse mettre ses bras autour de mon cou. C’est par pure malchance que mon pied choisit cet instant pour glisser. Pendant que je me raccroche à la falaise et que Rachel resserre son étreinte, je donne des coups de pied pour trouver une nouvelle prise. L’espace d’un instant, je crois qu’on est foutus. Rachel aussi. Tandis que mes orteils trouvent de la roche, une chaleur liquide se répand sur mes cuisses. Elle s’est pissé dessus. Tout signe de vie est toujours bon à prendre. — Enroule tes jambes autour de moi. Ses hanches sont assez larges pour le lui permettre. Elle est forte, à moins que ce soit par peur qu’elle me serre la taille comme si sa vie en dépendait. Je sens ses seins s’écraser contre moi. Ses cheveux ont une odeur d’huile, son corps exhale la peur, et l’odeur âcre d’urine fraîche domine le tout. — Ça va, mon lieutenant ? me demande-t-elle. — Pourquoi ? — Je me demandais, c’est tout. — Rachel… — Vous venez de vous figer, mon lieutenant. Comme si vous veniez de vous apercevoir de quelque chose. Elle est plus futée que je le pensais. Ou alors elle sait lire dans les pensées. — Faut qu’on bouge. — Oui, mon lieutenant. Ses bras serrés autour de mon cou et ses jambes enroulées autour de ma taille, on entame la descente. Ça prend plus longtemps que prévu, car je dois tester chaque nouvelle prise avant de lâcher l’autre main. En temps normal, je sauterais les derniers cinq ou six mètres, mais là ce n’est pas possible. Pas avec Rachel. J’avance avec précaution jusqu’à ce que mes orteils touchent du gravier. — Enveloppez-la dans quelque chose de chaud. Si Shil remarque la tache sur les vêtements de Rachel, elle le garde pour elle. Chapitre 5 Neen casse les buissons, puis les empile en deux tas : un de petit bois, et un autre en réserve. Franc alimente le feu. Elle cherche à déterminer à quelle distance elle peut approcher ses doigts des flammes. Les racines sont grasses, ce qui favorise la combustion. Le cercle de pierres dans lequel on a fait le feu est déjà entouré de cendres. Shil et Rachel discutent à l’arrière, agenouillées à l’abri de la grotte. Elles creusent la terre entre elles jusqu’à atteindre des nappes d’eau. La plupart des Aux’ viennent de fermes sur des petites planètes merdiques, dans des coins reculés de la spirale. On l’oublie facilement, jusqu’à ce que l’un d’entre eux parvienne à allumer un feu parfait, ou trouve de l’eau instinctivement. Ils sont nés dans des fermes, ont grandi dans des fermes, avant d’être recrutés dans une armée, puis capturés et enrôlés dans une autre. Alors, armés de flingues bon marché et vêtus d’uniformes encore meilleur marché, ils sont parachutés depuis une capsule dans des marécages à la périphérie d’un bled appelé Ilseville. Où ils sont censés crever. Mais ils tombent sur un lieutenant sans soldats. Quand leur sous-off se fait descendre, c’est lui qui prend les commandes. Ce type-là, c’est moi. Quand je lève les yeux, Shil fixe son regard sur moi d’un air entendu. Peut-être a-t-elle remarqué ma façon d’observer Rachel ces temps-ci… Franc a abandonné le feu pour ses couteaux, qu’elle aiguise sur une meule. Moi, je les trouve déjà bien affûtés. Je me lève et désigne l’obscurité d’un signe de tête. — Tu viens ? Le sourire aux lèvres, Franc glisse un couteau sous sa ceinture, un autre dans sa botte et un troisième, sans un regard, dans une gaine dissimulée au creux de ses reins. Je ne vois pas où elle met le dernier, car elle me tourne le dos pour le planquer. On est affublés comme des mercenaires. C’est-à-dire que nos habits comportent bien trop de fermetures à glissière, de poches et de boucles brillantes à mon goût. Dans la Légion, on porte des treillis de camouflage. On appelle ça la double terre. Les Faucheurs sont vêtus de noir, avec des galons ou des épaulettes d’argent. Quant aux mercenaires, on dirait qu’ils ont fait une razzia dans un marché aux puces. — Neen, je lance, démerde-toi pour que tout le monde reste dans la grotte. — Et si… ? — Qu’ils pissent dedans, qu’ils chient dedans. Ils peuvent même baiser dedans, j’en ai rien à foutre. Mais s’il y en a un seul qui sort un orteil, je lui tranche la gorge moi-même. D’autres questions ? Il croise mon regard. — Non, mon lieutenant. — Et les autres ? Rachel et Haze détournent les yeux, et Shil se contente de hausser les épaules, comme si elle ne s’attendait pas à mieux. C’est la plus âgée, après moi. Mais vous l’aviez certainement déjà deviné. Quand on parle de désert, on imagine du sable, mais il peut tout autant être constitué de gravillons, ou de cette substance qui ressemble à de l’argile et qui craque sous mes pas. Laissant la falaise derrière moi, la lueur de la grotte sur le côté, je me dirige vers une pente qui descend vers le désert. La bestiole qui veut notre peau devra grimper par là pour s’emparer de nous. Si la lumière des trois lunes et la pente jouent en notre faveur, ce n’est pas le cas du vent cruel qui nous cingle le visage de gravillons. Je pourrais attendre jusqu’au lever du soleil… Cette pensée jaillit de nulle part. Rien ne nous dit qu’il nous faut les affronter de face. Rien ne nous dit non plus qu’il faille rester les bras ballants. Mais je suis un ancien légionnaire, et dans la Légion, on affronte l’adversaire. Bien sûr, ce n’est pas toujours judicieux. — Ça va, mon lieutenant ? — Ça va. (Je parle plus fort que je l’aurais voulu. À force de trop réfléchir, je fais n’importe quoi.) Bon. On va descendre, en tuer un et le traîner jusqu’à la grotte, histoire de voir à quoi ça ressemble. Pas si mal, comme plan. Elle a l’air d’accord. Elle esquisse un salut, tire un couteau de sa ceinture et attend mes instructions. — Par là. Nous nous dirigeons vers le bas de la pente en patinant sur l’argile. Nous restons dans l’ombre du lit d’une rivière asséchée, mais ce n’est pas suffisant. Un hurlement s’élève en face, un autre lui répond sur la gauche, suivi d’un troisième sur la droite. Ils savent que nous arrivons. Je lève la main, Franc se fige instantanément. — Reste ici. Compte jusqu’à dix, et après fais autant de boucan que si t’étais cinq. Elle préférerait être au cœur de la bagarre, mais elle obéit. Quelques secondes après mon départ, mon caporal se met à balancer des pierres qui dégringolent la pente, l’une après l’autre. Et elle ne fait pas semblant. Cette fille est une petite merveille d’agressivité contenue. Tout en donnant des coups de pied, elle fait passer une lame d’une main à l’autre. C’est si rapide qu’il est impossible de savoir dans quelle main se trouve le couteau. Elle est penchée en avant, les épaules relâchées. Pour l’observateur moyen, elle semble avoir baissé sa garde. Mais aux yeux de celui qui a fait la Légion, elle représente un réel danger. Je laisse Franc derrière moi pour prendre la direction du désert, dont les dunes ondulent comme des vagues marines, venant s’échouer là où le gris argenté de l’argile accroche les rayons lunaires. C’est alors que je les aperçois. Ou, plutôt, que j’aperçois l’un d’eux. Vu d’ici, on dirait un humain. Grand, large d’épaules, avec une tignasse qui lui tombe jusqu’à la moitié de la colonne vertébrale. Il est nu, comme un ferox, mais la lame qu’il tient à la main est en acier aiguisé. Il se retourne. Ses yeux enfoncés scrutent la pente. Quand la pierre que je tenais atterrit à une cinquantaine de pas sur sa gauche, il sourit. Il croit m’avoir repéré. Mais son regard ne fait que glisser sur l’endroit où est tombée ma pierre ; la tête penchée, il essaie de déterminer ma position exacte. Le clair de lune lui fait mal aux yeux. Il semble souffrir autant que moi lorsque je fixe le soleil. Il les abrite d’une main, tandis que de l’autre il tient son couteau bas et légèrement incliné. C’est une bonne position. Il entend Franc en haut de la côte, il n’y a aucun doute. De temps à autre, il jette un coup d’œil dans sa direction, avant de reporter son attention sur ce qu’il croit être ma position. Mais j’ai bougé. Ils sont cinq. Un éclaireur et quatre autres, agglutinés. Quand deux nouvelles silhouettes franchissent la crête d’une dune j’opte pour sept, et pour huit quand un dernier apparaît sur le côté. Je m’accroupis pour observer l’éclaireur promener son regard sur ce qu’il suppose être mon emplacement, puis tourner les yeux dans la direction du vacarme produit par Franc, et enfin derrière lui, où se regroupent ses pairs. Il est trop indécis pour avoir un quelconque ascendant sur les siens. Ce qui m’en laisse sept. Dans le groupe de quatre, l’un d’entre eux paraît assez petit pour être adolescent, et un autre plutôt vieux et à l’écart. Un troisième agite la main en grognant les mêmes sons plusieurs fois. Quand on commande, on n’a pas besoin de faire un tel foin. Je raie ceux-là de ma liste et m’approche avec précaution, quand l’un de ceux qui se tenaient au sommet de la dune se met à descendre d’un pas traînant. Les autres se taisent et se tournent vers le nouveau venu, aussi nu qu’ils le sont. Leur chef est une femelle. Une xénoanthrope, issue d’une époque où les êtres mutaient pour s’adapter aux planètes. Avant que ce soient les planètes qui mutent pour s’adapter à leurs habitants. Elle est sèche comme un coup de fouet, ses muscles glissent les uns sur les autres et ses tendons se bloquent comme autant de cordes lorsqu’elle pivote sur ses talons pour jeter un coup d’œil en haut de la pente. Le grondement qu’elle pousse semble provenir du plus profond de sa gorge ; sans une hésitation, l’éclaireur se lance dans les ténèbres au pas de course. C’est à Franc de se démerder. Une fois cette décision prise, je me mets en mouvement. Cinq pas plus loin, j’atteins leur groupe. Un mâle plus âgé se jette sur moi, mais j’intercepte sa lame avec le poignet en une gerbe d’étincelles. C’est suffisant pour le faire hésiter. Grossière erreur. D’une torsion, je lui brise la nuque. Un deuxième geste fracasse la mâchoire de la créature derrière moi. Comme elle ne s’effondre pas, je lui administre un coup de pied latéral dans le genou et elle sombre dans un bruit humide de succion et de cartilages broyés. Elle cesse de gueuler quand je lui écrase mon talon dans la gorge. C’est brutal. Toutes les batailles le sont. Celles que je mène, en tout cas. La créature suivante crève en silence, ma main lui broyant le larynx si vicieusement que mes doigts se rejoignent au centre. Elle est morte, ce qui ne m’empêche pas de l’égorger. Je recule pour envoyer un coup de pied dans les couilles de l’adolescent qui me fait face. Elle n’en a pas. Je me rends compte que c’est une femelle quand elle hurle. Malgré tout, un coup de ma botte la plie en deux et je colle les mains de chaque côté de sa tête. J’ai connu une fille comme elle autrefois, sur une autre planète. Les ferox l’ont bouffée. Rien à foutre. La culpabilité, c’est pas mon truc, pas plus que le regret, surtout quand il s’agit d’une histoire qui s’est déroulée à un demi-bras de spirale d’ici. Je lui tords le cou brutalement et lui brise la nuque ; puis je la laisse glisser au sol, en évitant de poser les yeux sur le delta de poils sombres et les deux seins parfaits. Leur chef pousse un hurlement, et je comprends que j’ai fait ce qu’il ne fallait pas faire. Maintenant, c’est personnel. Sa fille, sa petite-fille ? Peu importe. Une femelle est à la tête de cette tribu, et celle qui devait lui succéder gît à mes pieds, sans vie. — Allez, viens, je lance. Les deux autres se retirent pendant que leur chef s’avance. Elle est immense. Une bonne tête de plus que moi, et je ne connais personne qui soit de ma taille. Dans sa main droite, une lame. Couverte de crasse sur une bonne partie de sa longueur, mais aiguisée sur une pierre. Ce ne sont pas ces créatures qui ont fabriqué cette lame. Et puis, elles ne sont pas de cette planète, aucun d’entre nous ne l’est, ni nulle autre forme de vie. La planète d’où nous venons s’est dévorée elle-même jusqu’à l’anéantissement. Mais c’est hérésie de le prétendre, alors j’essaie de m’empêcher de le dire, ne serait-ce qu’à moi-même. Car notre bien-aimé empereur déteste l’hérésie. Vous seriez surpris d’apprendre combien de choses il déteste. Ou peut-être pas. Mais c’est vrai malgré tout. Toutes ces pensées ont le temps de me traverser l’esprit, car la créature veut que j’attaque en premier. Ce qui reste de sa tribu se tient sur le côté. Ni l’un ni l’autre n’essaie de m’approcher ; elle les a trop bien entraînés pour cela. Elle me tourne autour, et moi de même. Nous faisons des pas de côté, en maintenant une distance de sécurité. Je passe ma lame d’une main à l’autre, comme Franc. Ça agace le chef, qui se dit que j’aurais déjà dû attaquer. Mais j’attends, je tourne, jusqu’à ce que la lumière de la plus grosse des trois lunes frappe ses yeux. C’est alors que j’agis. Pour l’effet, je me jette sur sa panse. Elle pivote pour esquiver le coup, et je reviens à la charge en glissade pour lui frapper la cheville de ma botte. Cette idée, je la dois à Franc et à son accident. La créature se balance en arrière, pour ensuite refaire un pas en avant, droit sur sa cheville fraîchement déboîtée. Son hurlement de douleur redouble quand je coupe les tendons de son mollet, en commençant avec la jambe qui n’a pas encore été touchée. Elle s’effondre de tout son poids, comme un arbre mort. Et je roule au sol jusqu’à elle, en l’achevant d’un coup de la paume sous le nez. Avec la conséquence habituelle : l’os lui pénètre la cervelle, qui cesse de fonctionner… Non qu’elle ait été particulièrement vive jusque-là. Je me suis déjà relevé. Aucun des deux autres n’essaie de m’arrêter quand je m’éloigne. Un grondement s’élève à l’arrière, mais je fais comme si je n’entendais rien. Ils sont sous le choc. Si je les attaquais, ils se concentreraient sur quelque chose, et il vaut mieux que leur esprit reste dans le flou. Une partie de moi se demande comment je sais ça, et l’autre s’en tape. J’ai vécu suffisamment de combats pour me fier à mon instinct. Remonter la pente me prend plus longtemps que je l’aurais voulu. L’argile glisse sous mes pas ; une des lunes disparaît derrière un rocher. C’est la plus éclatante, et la perte de lumière rend l’ascension plus ardue. Bien sûr, je pourrais foncer. Mais j’essaie d’être discret. — Franc… ? Je parle à voix basse. Personne ne répond, alors je ralentis un peu et me dirige vers ce qui me semble être son emplacement. — T’es là ? Le feu est juste en face de moi. Une lueur tremblotante, atténuée par la pente et le fait qu’elle émane de l’ouverture de la grotte. Elle devrait être là. Franc n’est pas du genre à se replier. — Mon lieutenant… — Franc ? — Un homme à terre, mon lieutenant. Je trouve son adversaire en premier. Il a la gorge fendue jusqu’à l’os, et une entaille sauvage au-dessus du nez lui a bousillé les deux yeux. Il pue et sa jambe est recouverte de merde. Un poignard dépasse de ses entrailles ; on dirait que Franc n’a pas eu la force de le tirer vers le haut. Mon caporal n’est guère en meilleur état. — Ne bouge pas. Quand elle me regarde, je vois qu’elle souffre. — Je suis désolée, mon lieutenant. Même Haze ne pourra rien faire. Elle fait un geste mou de la main vers sa veste. Les rayons lunaires éclairent le sang qui macule le cuir de son manteau, mais pas ce qui se dissimule derrière. Je commence à relever le bord, et Franc essaie de m’en empêcher. — Trop tard, dit-elle. — Ouais, je gronde en éloignant sa main d’une claque. Ça, on l’a déjà fait. Elle veut savoir si c’est aussi grave qu’elle le croit. C’est encore pis. Franc a les côtes d’un chaton de gouttière, les nichons d’une gamine, et une déchirure juste en dessous qui laisse entrevoir son cœur battant. Il pompe lentement, en tremblant entre deux battements. L’éclaireur ne s’est pas contenté de lui planter un coup de couteau, il lui a carrément ouvert la poitrine. — Ouais, reprend-elle. Je vous l’avais dit. — Franc… — Je le vois dans vos yeux. (Elle a un sourire amer.) Vous n’êtes pas si impénétrable que vous le croyez. — Je ne… Elle me sonde du regard. — Tu veux qu’on en parle ? je lance, pour changer de sujet. Je longe du doigt une cicatrice plissée, parmi la dizaine qui marquent sa peau, de sa hanche jusqu’à l’endroit où devraient commencer les poils de sa chatte, en supposant qu’ils ont poussé un jour. Franc secoue la tête. — Ça pourrait aider. Quand elle rit, elle pisse le sang. — Comment ? demande-t-elle. Comment ça pourrait m’aider ? — Dis-moi qui t’a fait ça et je le tuerai. — C’est une promesse ? — Ouais. Sur l’honneur. — Alors vous n’êtes qu’un imbécile… En voyant mon expression, elle a un rictus. — Ouais, je sais. Vous n’êtes qu’un imbécile, mon lieutenant. Comme je n’ai toujours pas l’air de comprendre, elle ajoute : — C’est moi qui me les suis infligées. Enfin, en grande partie. Les autres, c’était gratos, mais c’est comme ça la famille. — Et je ne peux pas massacrer ta famille parce que… ? — Je l’ai déjà fait. Elle jette un coup d’œil au couteau que je tiens à la main, éclaboussé du sang des créatures d’en bas. — Vous savez, poursuit-elle, ce serait le bon moment d’honorer votre promesse. — Franc… — Vous l’avez bien fait pour le caporal Haven. Elle évoque un soldat que j’ai oublié, une bataille que j’ai à peine retenue. — Tu en es sûre ? Une question que je ne suis pas censé poser. C’est ce que je comprends quand elle se rembrunit. Je dégaine une de ses lames, lui saisis l’épaule de la main et touche son cœur avec le bout du couteau. — Prête ? je demande, car Franc mérite d’avoir le dernier mot dans cette affaire. Elle acquiesce d’un signe de la tête. — Repose-toi bien, je lui souffle. Que la vie soit meilleure la prochaine fois. La prière d’un soldat. Ma prière. J’enfonce la lame dans le muscle qui bat et je rends son cœur au néant. Chapitre 6 Franc ne pèse presque rien, et verser son sang ne change pas grand-chose à son état général. Pendant que je remonte la pente d’un pas lourd, la deuxième des trois lunes disparaît derrière une falaise, et une dizaine de nouvelles étoiles scintillent dans la nuit qui s’assombrit. Je ne sais pas si nos ennemis emportent leurs morts. Je m’en fous. Nous, oui. Nous sommes les Aux’. J’en ai rien à carrer si nous n’avons que quelques mois d’existence. C’est une de nos plus anciennes traditions. Le feu flambe dans l’entrée de la grotte. Quand Neen prend conscience de ce que je transporte, le soulagement qu’il a ressenti en me voyant revenir s’évapore. C’est le premier à se lever, et je secoue la tête quand il essaie de me prendre le corps. — Merde, c’est pas vrai, bredouille-t-il. Rachel fond en larmes. — Toi, dis-je, retourne à ton poste. Elle tressaille comme si je l’avais giflée. Je m’agenouille et fais rouler Franc au sol, en regardant les gravillons se coller à sa veste poisseuse. Si elle avait été tuée au combat, j’aurais procédé différemment. Mais mon caporal est mort parce qu’une ordure a fait sauter notre avion. Je veux savoir pourquoi. Et à cause de qui. Et une fois que je le saurai, je le buterai, lentement. — On l’enterre ici, j’ordonne. — Mon lieutenant… — Ça te pose un problème ? Neen fait un pas en arrière, le visage sinistre. — D’abord il y a quelque chose que vous devriez voir, mon lieutenant. Il plonge une brindille dans le feu et l’agite jusqu’à ce qu’elle s’enflamme. Puis il se retourne pour s’enfoncer dans la grotte. Shil et Haze sont assis dans le noir. — C’est Haze qui l’a trouvé. — Là, derrière, précise Haze. Il désigne un mur qui n’est guère différent des autres, jaune et si sec qu’il semble prêt à s’effriter. Ils ne savent pas qu’elle est morte, je songe. — Touchez-le, poursuit Haze. Je suis fatigué, mes mains sont maculées du sang de Franc, et j’ai perdu toute patience. — J’ai pas de temps à perdre, je gronde. Haze ramasse un caillou, qu’il lance sur le mur. Il le traverse, comme s’il n’y avait que de l’air. — Vous avez regardé derrière ? Haze hésite, ne sachant que répondre. — Des marches, finit-il par dire. Et de la lumière. Je ne suis pas monté jusqu’en haut. L’éclairage apparaît au bout de trente pas. Il nous a d’abord fallu traverser le mur, faire un tour d’escalier dans l’obscurité, pour profiter de la lumière verdâtre que renvoient les petites ampoules suspendues au plafond. Je les ai déjà vues, au Paradis, la planète pénitentiaire où le général Jaxx m’avait envoyé pour me faire une blague. Les marches sont assez usées pour me persuader que ce tunnel ne date pas d’hier. Les ampoules s’allument à notre approche pour s’éteindre lorsque Neen et moi nous éloignons, ce qui me laisse penser qu’il doit y avoir une source d’alimentation dans les parages. Alors qu’au fond d’une grotte, sur une planète perdue peuplée d’ex-humains, mes soldats se blottissent autour d’un feu de racines pour se réchauffer, il y a une source électrique suffisamment puissante pour alimenter un camouflage caméléon et éclairer un escalier en colimaçon. Cela n’améliore pas mon humeur. — Fais demi-tour, je dis à Neen. Va chercher les autres. — Et Franc ? — Évidemment. Sur un salut, il s’éclipse. Je reste assis si longtemps que la lumière du plafond finit par s’éteindre, et je suis plongé dans le noir jusqu’à ce que Neen revienne avec les autres. Nous grimpons en silence. Mon ancien lieutenant m’aurait expliqué que l’éclairage exprime des idées profondes, sur la vie, la lumière, l’obscurité, la mort. En même temps, il ne racontait que des conneries. Nous montons, et montons encore. Le fond de l’air se réchauffe et les marches sont désormais en céramique. Maintenant il y a de la peinture aux murs, et nous découvrons une porte qui a l’air neuve. Tout du moins a-t-elle l’air d’avoir été remplacée récemment, car son encadrement est sombre et piqueté, alors qu’elle-même est brillante. Elle n’est pas verrouillée. Il y a de la moquette de l’autre côté. — Passe en premier, je dis à Neen. Et prends ça. Il attrape le pistolet de détresse trouvé dans l’avion. Je le regarde l’ouvrir, sortir la fusée éclairante, vérifier le canon et remettre la charge à sa place. Il fait basculer le cran de sûreté, puis referme le pistolet d’un coup sec. Il agit en silence et je remarque qu’il respire plus régulièrement. Neen a ça dans le sang. Ce n’est pas pour rien que je l’ai fait sergent. Ce n’est pas sa faute si je suis en colère, ni la leur… Et je vais contenir ma rage tant que je suis avec eux, du moment qu’ils la ferment, qu’ils obéissent aux ordres, et qu’ils ne me font pas chier. — Je passe en deuxième, j’énonce pour clarifier la marche à suivre. Haze en troisième, Rachel en quatrième, et Shil entrera en dernier. Un souci de moins pour Neen si jamais ça chauffe. Et c’est ce qui va se passer, en tout cas je vais tout faire pour. — Occupe-toi de Franc, je lance à Rachel. Elle soulève le corps pour le porter sur ses épaules et continue à grimper dans un silence obstiné. Au palier suivant, Haze lui propose de s’en charger. Rachel fait « non » de la tête et il ne lui pose plus la question. Quand on approche du haut des marches, je sais sur quoi on va tomber. C’est du U/Libre tout craché. — Prêts ? Neen fait signe que oui. — Je fais le décompte. Je lève cinq doigts et tends l’autre bras pour atteindre la porte, sans vraiment toucher la poignée. Quand j’en arrive à « deux », je referme la main sur la poignée et je tourne. La porte n’est pas verrouillée. Aucune alarme ne retentit. Ils sont d’une arrogance stupéfiante. Zéro… Sur un signe de tête, j’ouvre la porte en grand et Neen se précipite à l’intérieur, balayant la pièce de son pistolet dégainé. Trois personnes, deux hommes et une femme. La femme, je la connais ; quant aux hommes, je les déteste dès le premier regard. — Vous voyez, fait remarquer l’un d’entre eux. Je vous l’avais dit. L’autre se fend d’un sourire. Qu’il perd lorsque Neen s’avance vers lui à grands pas. Mon sergent lui fait un croche-pied, le flanque à terre d’un coup d’épaule, et se laisse tomber sur lui. Quand Neen s’immobilise, c’est pour coller son pistolet sur l’œil droit de l’inconnu. — Si tu bouges, menace Neen, je te baise. Lorsque la femme s’avance, Neen crispe son doigt sur la détente. Elle se fige et se tourne vers moi : — Sven, ça suffit. Vous savez que… — C’est l’idée de qui ? Son regard rencontre le mien et le sourire de Paper Osamu se fige. — C’est moi, lance l’homme qui se tient derrière elle. Jaxx m’avait dit que vous étiez plein de ressources. Je voulais m’en assurer. C’est un homme de grande taille, vêtu d’une de ces longues robes que portent les citoyens de l’U/Libre quand ils veulent impressionner les races inférieures avec leur retenue désinvolte. — Mon caporal est mort, je l’informe. Il m’observe, puis jette un coup d’œil à Paper. — Qu’est-ce qu’un « caporal » ? Il ne me faut qu’un pas pour l’atteindre. Il est rapide, mais je le suis plus que lui, et c’est mon boulot. Je lui fous un coup de boule et lui attrape le crâne, que je tords jusqu’à ce que son cou soit sur le point de rompre et qu’il se chie dessus. — Un caporal, c’est plus gradé qu’un simple soldat et moins qu’un sergent, je siffle. Vous avez une idée de combien de temps il faut pour trouver quelqu’un qui sache aussi bien manier le couteau ? Bien sûr qu’il ne le sait pas. — Pauvre type. Mon sourire est la dernière chose qu’il voit. Même s’il est mort, je lui flanque encore des coups de pied. Le premier lui brise les côtes, le deuxième lui écrase le cœur. Je n’ai aucune idée de l’effet du troisième, sauf qu’il atterrit avec un bruit sourd et mouillé. — Sven… — La ferme. Paper Osamu ouvre la bouche pour protester, mais se ravise quand je montre du doigt le corps de Franc. — C’est vous qui avez fait ça. Elle secoue la tête. — Tiens, je dis à Rachel en lui lançant une lame. Si elle ouvre encore la bouche, égorge-la. — Avec plaisir, mon lieutenant. Leur poste d’observation est une grande salle, dont le sol de marbre est tiède au toucher. Nous sommes entourés de murs étranges ouverts en haut et en bas, de telle sorte qu’ils ont l’air de flotter. À moins qu’ils flottent réellement, bien sûr. De larges écrans montrent des images du désert en direct. L’une d’entre elles est un cliché satellite pris de l’espace. Le reste de cette planète n’a pas l’air mieux que ce qu’on en a déjà vu. — Sven… Paper s’exprime d’une voix calme. Comme si elle s’adressait à un enfant. — Rachel. — Mon lieutenant ? — Qu’est-ce que j’ai dit ? L’ambassadrice sursaute quand Rachel lui empoigne la tête, la tire en arrière et pose la pointe du couteau sur son cou. — Vous n’avez pas le droit, intervient l’homme que surveille Neen. — En fait, si. — Sven, lâche Paper, tandis que Rachel stabilise son couteau. Écoutez. Nous pouvons ramener votre soldat. Rachel maintient la lame du couteau serrée contre le cou de Paper et lui tire un peu plus sur les cheveux pour que l’ambassadrice U/Libre comprenne bien qu’elle n’est pas encore tirée d’affaire. — Et lui ? je demande, en désignant l’homme que je viens de tuer. — Morgan ? s’exclame Paper. Bien sûr. — Tout avantage a son inconvénient. Paper n’a pas l’air de trouver ça drôle. Mais pour moi ce n’était pas une blague. Et puis, je ne sais toujours pas si je vais la laisser vivre. On s’est foutu de nous, on nous a baisés, j’ai dû tuer l’un des miens. Il n’y a jamais eu de dépôt de munitions à détruire. On n’est même pas sur la vraie Hekati. Je lève les yeux vers Paper, qui me sourit. Elle sourit gentiment, malgré les doigts qui lui tirent les cheveux et le couteau qui lui comprime la gorge. Ça me rappelle pourquoi je ne fais pas confiance à l’U/Libre. Et ça me rappelle que c’est nous que Mlle Osamu a réclamés, nous et personne d’autre. Une requête provenant d’une ambassadrice U/Libre équivaut à un ordre. — Le général savait que Morgan voulait nous mettre à l’épreuve ? — Bien sûr. — Et qu’est-ce qu’il a répondu ? — Qu’il y aurait des blessés. — La prochaine fois, je crache en balançant un coup de pied dans le corps, dites-lui d’écouter. Chapitre 7 Paper Osamu habite au cent vingt-septième étage d’une tour de verre et de carbone dans une ville du nom de Letogratz. Celle-ci est cinq fois plus grande que Farlight. L’ambassadrice a choisi un des quartiers les plus chers, avec une vue sur un large port qui mène vers un horizon courbe. Ses fenêtres sont immenses, excepté celle de sa chambre. Qui est plus qu’immense. C’est un mur de verre. Tout en bas s’étend un front de mer bordé de palmiers dorés et de buissons écarlates qui se recroquevillent en de petites boules serrées quand vient l’obscurité. Sur le port, des hors-bord rasent les vagues comme des poissons volants. On dirait qu’ils ne sont là que pour le décor. Ce qui semble suffire à cette ville. Par la fenêtre de Paper, on aperçoit des dragons de papier voguer sur les courants d’air ascendants. Des gamins, je songe. Jusqu’à ce que j’y regarde de plus près. Des adultes sont pendus à leurs grandes ailes de papier, piquant et vrillant au-dessus du front de mer. Les plus hardis frôlent les murs de la tour de Paper, ou négocient le vide entre notre immeuble et celui d’à côté. Le passage est étroit. Je ne saisis pas bien. Aucune autre civilisation n’a autant de richesses. Pourtant leurs habitations doivent faire la moitié d’un placard de cuisine du Précieux Souvenir, et ils perdent leur temps à s’adonner à des jeux de gamin. S’ils sont si prospères, alors pourquoi ne se donnent-ils pas plus d’espace, pourquoi ne s’occupent-ils pas à des activités plus intéressantes ? Les deux tiers de la galaxie sont à leur disposition. À moins que ce soient les trois quarts. Le général Jaxx me l’a dit un jour, mais je n’écoutais pas. L’extrémité de la spirale est partagée entre les têtes de métal et nous. Le reste appartient à l’U/Libre. Excepté une poignée de systèmes mineurs revendiqués par des fous, des cultes du cargo, et des messies autoproclamés. Personne ne se préoccupe vraiment d’eux jusqu’à ce que ça dégénère. À ce moment-là, l’U/Libre intervient, et une étoile disparaît soudainement de notre ciel. Je demande à Paper ce qui est sous domination U/Libre ces jours-ci. Elle me répond que les U/Libres ne dominent rien du tout. Ils ne forment qu’une communauté d’États. Je lui demande quelle partie de la galaxie ils s’occupent à ne pas gouverner et elle rigole. Elle roule sur le ventre et tortille les fesses dans ma direction. — Les cinq sixièmes. — Ça fait plus que les trois quarts ? Elle soupire. Je lui colle une tape sur les fesses. Une fois que son cul est bien rose, je crache sur mes doigts et la vois hocher la tête dans le miroir de la tête de lit. Si je n’ai pas envie de la reluquer de ce côté-là, je n’ai qu’à jeter un coup d’œil aux glaces sur les murs ou à celui collé au plafond. Où qu’on regarde, elle est tout aussi bandante. — Lentement, glisse-t-elle. J’en conclus qu’elle est partante pour ce que je compte faire. C’est une étrange façon de présenter ses excuses ; mais Paper Osamu est une femme étrange de toute façon. C’est une personne étrange, point barre. Dans une ville qui regorge de personnes étranges. Si elle veut s’excuser en se foutant à poil, ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre. — Merde, souffle-t-elle. En fait, elle le dit trois fois. Je l’ai à peine pénétrée et elle s’est mise à se mordre le dos de la main. Je me retire et elle pousse un juron, en me disant qu’il n’y a pas moyen que je lui fourre mon truc une nouvelle fois. Elle se trompe. Un instant plus tard, elle tourne la tête vers moi. — Tu as repensé à ce que je t’ai dit la dernière fois ? Quelque chose à propos de l’asile ? Ce n’est pas ce qu’elle veut dire. — Pas vraiment, je réponds, car ça me semble moins risqué. Paper Osamu pousse un soupir. — C’est dangereux, reprend-elle. Ça va te tuer. Ça y est, j’ai compris. Les U/Libres n’aime pas la technologie douce. Du moins, quand ce n’est pas eux qui l’ont élaborée. J’attends qu’elle répète son premier avertissement. Ce qu’elle fait, mot pour mot. « C’est dangereux. Ça va me tuer. On ne m’a pas entraîné à m’en servir. » En bref, un kyp s’est installé au fond de ma gorge. Il s’agit d’un symbiote illégal. On peut s’en servir pour communiquer directement avec des intelligences artificielles, tordre quelques règles physiques. Un raccourci pour les conneries vaudoues que fait Haze. Paper m’explique que c’est mortel. — Alors n’oublie pas, ajoute-t-elle. On ne veut pas que tu t’en serves. Pour cette mission, veut-elle dire. Je ne suis pas sûr de savoir où elle veut en venir. Elle pourrait évoquer notre mission ; mais ce serait trop évident, même si je ne le comprends pas tout de suite. Elle parle de tout, sauf de la mission elle-même. Nous commençons par évoquer le lieu. Hekati. Il ne s’agit pas du tout d’une planète, mais d’un petit monde circulaire. Avant, il appartenait à une secte vouant un culte aux astéroïdes. Aujourd’hui, l’endroit a été déserté. Paper sous-entend par là que personne d’important n’y habite. Des descendants des premiers mineurs continuent à gratter des terrils ; il y a aussi des squatters, des parasites, des exilés et des clandestins. Le genre de personnage qui me plaît bien. Je suis content que Paper les ait évoqués. J’avais peur qu’elle veuille dire vide. — On part quand ? Quand elle se renfrogne, je comprends qu’on y arrive. — Dans la semaine… On vous avertira deux jours avant. — Et qu’est-ce qu’on va faire là-bas ? — On ne me l’a pas encore dit, précise-t-elle. Paper ment. Alors je me retire, la mets debout sur le carrelage et la pousse vers le sol jusqu’à ce qu’elle plie les genoux. Plus tard, alors qu’elle se frotte les lèvres d’une main, elle lève ses yeux magnifiques vers moi et me décoche son sourire désarmant. — Tu sais, fait-elle remarquer, Morgan pense que tu es un psychopathe. — Vous l’avez ramené ? Elle doit percevoir quelque chose dans le ton de ma voix, car son visage se crispe. — Bien sûr qu’on l’a ramené. — Avant Franc ? — Il doit encore donner son approbation pour votre mission, souligne Paper. S’il refuse, ça ne servira à rien de la ramener à la vie. Chapitre 8 Quand les portes s’ouvrent, le petit lac de l’autre côté s’écarte juste à temps pour éviter que les eaux inondent jusqu’à la taille le seul occupant de l’ascenseur. C’est-à-dire moi. Qu’est-ce qui peut bien empêcher cet étang de kois de me submerger ? J’en sais foutre rien. Peut-être un champ magnétique émis par l’ascenseur lui-même. Un chemin zigzague entre des rochers placés stratégiquement, des fleurs blanches et d’immenses feuilles vertes. Il serpente doucement, alors j’opte pour une autre route. Je prends la voie directe, gravis trois marches en longeant la mare et fais mine de ne pas apercevoir une femme en déshabillé de soie qui donne des tipules à manger à un poisson gros comme mon bras. Quelque chose dans son sourire m’agace. — Bonjour, répète-t-elle, comme si je ne l’avais pas entendue la première fois. Viendrez-vous à la fête demain ? Je fais encore semblant de ne rien entendre. — On va s’amuser, continue-t-elle. On s’amuse toujours à ces fêtes. Je m’immobilise et me retourne pour l’observer ; puis je montre l’insecte qui se tortille dans sa main. — C’est cruel, non ? Comme si j’en avais quelque chose à foutre. — Oh non ! proteste-t-elle d’une voix choquée. Bien sûr que non. — Je pense que si. Elle me dévisage. Elle me trouve peut-être un peu benêt. Ou alors elle se dit que je me moque d’elle. À moins qu’elle se demande si je suis bien à ma place dans l’atrium de l’immeuble de Paper Osamu. Dans ce cas, nous connaissons tous deux la réponse. — Ils ne sont pas sensibles, explique-t-elle avec un sourire devant ma mine renfrognée. Ils ne ressentent rien. Ne pensent pas. — Peut-être pas dans le sens où vous l’entendez. — Oh ! non. (Elle secoue la tête d’un air formel.) En aucun sens que ce soit. Je laisse cette femme proposer des insectes insensibles à des poissons gras, et je traverse en grandes enjambées les cent pas qui séparent la tour de Paper de celle où nous sommes basés. Notre bâtiment n’est pas aussi grandiose que le sien. Il est néanmoins plus haut que n’importe quel édifice de Farlight. — Vos oreilles, émet l’ascenseur. Puis-je vous conseiller… ? — Soixante-seizième étage, je lui indique. — Oui… Pour ce qui est de vos oreilles. Apparemment, la plupart des U/Libres portent des « drains transtympaniques ». Je peux m’en commander maintenant si je le veux. — Contente-toi de me monter à l’étage. — Mais vous avez la migraine. — Oui, et tu es en train de l’aggraver. Quand il repart sur la modification auditive, je lui flanque une ecchymose en forme de poing sur sa paroi de métal brillant, puis menace de lui arracher le tableau de commande, de lui couper les fils et de pisser sur sa boîte à fusibles. L’ascenseur me répond qu’on n’a jamais rien résolu par la violence. Ce qui montre qu’il n’y connaît rien. Et ce qui me rappelle pourquoi mon SIG-37 me manque. On peut se lancer dans une dispute honnête avec ce flingue. Mais le SIG est resté au QG des Faucheurs. Pour de bonnes raisons. Enfin, c’est ce que dit le général. Paper Osamu pense que le pistolet encourage mes tendances. Puisqu’elle m’a vraisemblablement embauché pour mes « tendances », je ne vois pas où est le problème. Je balance un coup de pied dans l’ascenseur en sortant, ce qui le fait clignoter. La lumière s’éteint, revient, s’éteint et se rallume de nouveau. Il me vient à l’esprit que personne ne doit jamais violenter de machines par ici. — On n’a jamais rien résolu par…, commence-t-il. Je lui flanque un nouveau coup. — Casse-toi, je gronde. Tant que tes fusibles marchent encore. Il descend en silence. Tous les bâtiments de Letogratz sont construits sur le même schéma : ils sont creux, avec trois faces autour d’une cour à ciel ouvert. Les cours n’ont pas besoin de toit, car un champ magnétique retient la pluie. Elle tombe tous les jours à 15 h 28, pour cesser exactement quarante minutes plus tard. Dix minutes avant le début de l’averse, le ciel s’obscurcit. On entend d’abord le tonnerre, puis viennent les éclairs, et enfin une pluie si drue qu’elle lustre les murs de chaque immeuble avant de frapper le sol et de disparaître dans des collecteurs d’eau pluviale. Dix minutes après qu’il a cessé de pleuvoir, le ciel est de nouveau bleu. La fête commence à la tombée de la nuit. Un messager arrive pour nous annoncer que notre présence est nécessaire. Il dit que nous sommes « invités », mais ce n’est pas ce que cela signifie. Il parle à mon sergent, car Rachel est occupée à recoudre ma main organique. Je l’ai passée à travers une fenêtre. Comment étais-je supposé savoir que Paper avait menti en disant qu’ici le verre était indestructible ? Je viens de me taper une longue journée, et j’ai gaspillé une grande partie de mon temps à essayer de comprendre pourquoi elle ne répond pas à mes appels. Ça devrait pourtant être simple : je donne un petit coup sur un mur, et je demande à établir la liaison. Ça fonctionne où que soient les U/Libres. Sur le plan technique, c’est impossible. D’après Haze, la galaxie fait x années-lumière de large sur x années-lumière d’épaisseur. Il faut donc aux messages des vies entières et plus pour aboutir n’importe où. Mais l’U/Libre a des vaisseaux qui déchirent l’espace et se positionnent dans les fentes. Ce qui est tout aussi impossible. J’ai passé la journée à donner des petits coups dans des murs. Jusqu’à ce que ces petits coups en deviennent des gros. Aucun de ces murs ne s’est donné la peine de m’expliquer pourquoi on ne peut pas me connecter à Paper Osamu. Mon humeur ne s’améliore pas quand, le poing enveloppé de pansements, en revenant dans la salle de séjour, je surprends une conversation. — C’est évident, lance Shil. — N’importe quoi. La voix de Neen est catégorique. — Neen, reprend Shil, grandis un peu. (Elle ne devrait pas dire ça, même s’il s’agit de son frère.) Et maintenant elle l’a laissé tomber. Mon sergent secoue la tête. — Ça lui apprendra, à Sven. — Je pensais que tu l’aimais bien ? — Neen… — Je disais ça comme ça. — Eh bien, arrête. Shil s’avance d’un pas décidé jusqu’à la fenêtre, où elle observe la pluie tomber. Quand elle se retourne, elle m’aperçoit dans l’embrasure de la porte. Elle se demande ce que j’ai entendu. — Où est Franc ? — Encore en train de se reposer, mon lieutenant. Je ne l’ai pas encore vue. On attendait sa venue ce matin, mais ce n’est que dans l’après-midi qu’on l’a relâchée pour passer une série de tests. Personne n’a daigné nous préciser de quoi il s’agissait. Elle sera complètement rétablie, c’est tout ce qu’on nous a dit. « C’est compliqué », me répond Morgan quand je lui demande plus de renseignements. C’était peut-être mal joué de menacer de lui rompre le cou. Je veux dire, comment étais-je censé savoir qu’il était marié à Paper ?… Et pendant que je songe à tout ça, un carré du mur du salon devient flou et Paper me rappelle enfin. Elle est à poil, et Morgan se tient derrière elle. À poil lui aussi. Ils sourient. — Vous avez essayé de me joindre ? — Ouais, je réponds. On ne se pointera pas à la fête. Morgan coule un regard derrière moi. Il glisse quelque chose à l’oreille de sa femme. Elle hoche la tête. — Ça commence dans cinq minutes. — Paper, j’insiste, on ne… Son visage se crispe. Il est possible qu’elle préfère éviter de tenir ce genre de conversation devant les Aux’. Ou alors c’est à cause de Morgan. Il a posé ses mains sur les hanches de sa femme, et il est collé derrière elle. Je ne veux pas savoir ce qu’il est en train de faire. Je le sais déjà. On le sait tous. — Trouvez-vous une piaule, marmonne Neen. Morgan éclate de rire. Les U/Libres n’agissent pas comme nous. Nous commençons tous à évaluer à quel point. — Vous devriez vous changer, conseille Paper. — Vous aussi. Elle sourit. — Je porte une robe. Vous, vous avez toutes ces fourragères. — Toutes ces… ? — Jaxx a fait envoyer vos uniformes. Paper l’annonce comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle au monde. Comme si, pour le général Jaxx, expédier l’uniforme d’un lieutenant pour une fête, c’était normal. — Sven, ajoute-t-elle, le général nous a dit que vous seriez ravi de participer à des réceptions si c’était nécessaire. Après tout, vous êtes ici en raison d’un échange culturel. C’est la première fois que j’en entends parler. — Vous pouvez appeler Jaxx, si vous voulez vérifier, intervient Morgan. Neen est perplexe. Cette veste ressemble bien à la sienne, mais il y a quelque chose qui cloche. Il intensifie l’éclairage pour y voir mieux, et se rend compte que c’est une copie. Quelqu’un a pris une tenue de combat standard pour modèle et l’a reconstituée avec de la soie d’araignée et de la laine fine. Ce ne sont pas là les seules différences. Son col est orné de barres et sa ceinture est en cuir, pas en toile. Pour ce qui est de nos insignes de Faucheurs… Franc les avait découpés dans la peau d’un alligator d’eau douce dans les marécages à la périphérie d’Ilseville, la nuit où on a fondé les Aux’. J’ai l’impression que ça remonte à des siècles. Les insignes sont toujours là, mais quelqu’un a arrangé les bords et les a recousus d’argent. Une nouvelle rangée de galons agrémente la manche gauche de Neen. Ce sont des vrais. Des galons réglementaires de Faucheur. Sergents, à l’usage de… — Merde, lâche Shil. Elle regarde son frère, ne sachant trop si elle doit se sentir contrariée ou heureuse. La main de Neen se ferme sur une dague ; elle est d’un noir uni, avec un pommeau argenté. Aussi une arme réglementaire. Franc est de nouveau parmi nous. Nous agissons tous comme s’il n’y avait rien d’anormal. Elle ressemble à Franc, parle comme Franc et a la même odeur que Franc. Je me suis approché suffisamment d’elle pour en avoir le cœur net. Son visage est le même, ainsi que son corps, enfin ce que j’en vois. Mais elle n’a pas les mêmes yeux. Ils sont emplis de terreur. Elle est revenue d’entre les morts. Personne ne lui a demandé si c’était ce qu’elle voulait. Comment aurait-on pu ? Alors on fait comme si de rien n’était, elle aussi, et je laisse Shil et Rachel s’affairer autour des uniformes comme des gosses autour d’une boîte de jouets. — Et si on déballait le reste ? propose Rachel. Franc a les galons qui reviennent à un caporal. Et tout le monde a un ruban de guerre, rouge et blanc. Certainement en récompense de la bataille d’Ilseville, car il ne peut y avoir d’autre raison. Apparemment, on la considère maintenant comme une victoire. Mon uniforme vient en dernier. Il n’a guère changé. Des barres d’argent sur le col montrent mon grade, une Croix d’Obsidienne est accrochée à son ruban de soie noire ; une fourragère d’argent tombe en cascade sur le côté gauche de la veste. La fourragère est de meilleure qualité qu’avant. Ma veste est moins décorée que celle de Neen, mais c’est comme ça qu’on fonctionne. L’uniforme que revêt le général Jaxx est encore plus sobre. Cependant, mes bottes sont neuves, leurs talons plus hauts. Ce qui est inutile, puisque je suis déjà plus grand que tout le monde. — Mon lieutenant, risque Shil, en désignant un rouleau de tissu. Je pense que c’est à vous. Sa voix est bien trop neutre. C’est un manteau. Officiers d’état-major, à l’usage de… Officier d’état-major ? Autant me tirer une balle et en finir une bonne fois pour toutes. Le manteau est noir à l’extérieur, et la doublure en soie est rouge, du moins ce que j’en vois. Deux têtes de mort argentées s’échangent un sourire de part et d’autre du col flottant. Une chaîne métallique forme une boucle entre leurs dents. — Hé ! toi, résonne une voix. — Hein ? — Affreux, pouilleux, bouseux. Je secoue le manteau, et Neen se baisse vivement pour esquiver l’objet qui vole à travers la pièce et rebondit sur le mur opposé. Je sais de quoi il s’agit avant qu’il tombe à terre. Peu d’armes savent jurer aussi bien. Avec grand soin, Haze ramasse le SW SIG-37. — Haze… — Je vous le ramasse, mon lieutenant, c’est tout. — Chargeur vidé, proteste mon flingue. Vandalisé par des spécialistes U/Libres (il insiste particulièrement sur le mot « spécialiste ») puis balancé à l’autre bout de la pièce par un abruti. — Ouais, je m’exclame. Content de te revoir aussi. Il pousse un grognement. Je menace de le présenter à un ascenseur. Le SIG-37 grogne de nouveau. Sa crosse escamotable en métal a disparu. La poignée n’est plus en néoprène mais ornée de nacre. Du chrome rutile là où devrait se trouver une glissière gris ardoise, et un petit rubis a remplacé le voyant rouge d’origine. — Ce sont les ordres de l’U/Libre, indique-t-il. — Quoi – de customiser mon flingue ? — Pas ça, réplique-t-il d’un ton amer. Regarde de plus près. La charge d’incendiaire a disparu. Un imbécile s’est emparé du premier pistolet à impulsion intelligent au monde, doté d’une IA avancée capable de pressentir une bataille, et l’a reconfiguré pour en faire un joujou qu’un délinquant de quinze ans aurait honte de trimballer. Au fond de la boîte se trouve un holster. Du cuir noir, une boucle argentée. Une dague de cérémonie repose en dessous, une tête de mort en guise de pommeau. Je fais claquer le SIG dans son nouveau holster en ne tenant aucun compte du fait qu’il boude, et je lance : — Finissons-en. Nous nous changeons sur-le-champ. J’ai mes raisons. Je veux voir Franc sans ses habits, mais pas comme ça. Elle est en bonne santé, les muscles de ses cuisses glissent sous sa peau à chacun de ses mouvements. De ses cheveux coupés ras jusqu’à la fente de son sexe, elle a toujours aussi peu de poils, mais j’avais raison sur un point. Ses cicatrices se sont volatilisées. Franc surprend mon regard et me tourne le dos. — Tu comptes te les refaire ? Quand elle ne répond pas, je la retourne si vite qu’elle manque de trébucher. Les autres se figent. Ils font bien. — Alors ? j’insiste. Ses yeux apeurés croisent les miens. Franc se souvient de cet instant où je l’ai tuée. Elle se rappelle être morte au pied d’une falaise désolée sur une petite planète merdique, à moitié étripée par une créature dont les ancêtres étaient humains. Et après elle se réveille ici. Dans un endroit qu’elle ne reconnaît pas. — Dis-le. — Mon lieutenant, risque-t-elle. Mon lieutenant, je suis désolée. — Pourquoi ? Son regard balaie la pièce avant de se poser sur moi. Elle a les yeux sombres, les traits tirés. Je sais à quel point elle voudrait se détourner. — Je n’avais pas l’intention de décevoir tout le monde. — Tu n’as pas… C’est là que je comprends. Elle a honte de s’être fait tuer. — Tu vois ça ? je reprends en montrant une cicatrice sur une de mes côtes. J’aurais dû en crever. Et celle-ci (j’indique mon ventre). J’avais tellement mal que j’aurais préféré. Et ça… (je tapote mon bras de métal jusqu’à ce qu’il tinte). Je me le suis fait arracher par un ferox. Elle est au courant. — Des merdiers pareils, on n’y survit pas. Normalement. Mais moi, je guéris vite. Alors habille-toi et va faire la fête. — Oui, mon lieutenant. Toujours à poil, mais avec plus de gaieté, elle me salue. Chapitre 9 Nous arrêtons le pont céleste pour lui communiquer une adresse. Il émet une légère ondulation avant de se mettre en mouvement. Cinq immeubles plus loin, le pont descend jusqu’au dixième niveau, et fait apparaître une porte sur le mur extérieur en face de nous. Nous sommes impressionnés. C’est le but. — Bienvenue au cocktail de ce soir, annonce le pont. Haze grogne, mais c’est le seul à comprendre ce que ça veut dire. Un vestibule mène à des logements et à une sortie sur le passage de l’autre côté. Il n’y a pas de rampe ; une piste de danse flotte dans l’espace triangulaire, là où il ne devrait y avoir que du vide. C’est une petite réception privée, semble-t-il. Une dizaine de citoyens U/Libres se retournent pour nous observer, suivis d’une dizaine d’autres. Le temps que je comprenne que la piste flotte et que nous sommes censés enjamber le vide qui mène du passage à la piste, une centaine de personnes fixent leurs yeux sur nous. Et quelle assemblée ! Moi, en tout cas, je n’en ai jamais vu de semblable. Ils sont grands, beaux, élégants. Une centaine de sourires éclatants, des dentitions parfaites. Ils ont tous un verre à la main et trempent les lèvres dans un vin blanc glacé. — Connards, assene mon flingue. Il exprime nos pensées, à tous. Une voix s’élève de la foule. — Sven. C’est gentil à vous d’être venu. (Les paroles d’Osamu débordent de chaleur.) Ainsi que vos amis. Elle se fend d’un large sourire. Comme si on avait eu le choix. — Je suis sûre que vous voulez à boire, affirme-t-elle. Une serveuse apparaît, la jupe fendue jusqu’à la cuisse, moulée dans un haut assez serré pour lui presser les seins, et suffisamment décolleté pour laisser voir leur vallée. Elle fait une révérence quand je prends un verre, et la vallée se creuse encore plus. Paper Osamu éclate de rire : — Allez, venez. Il y a des personnes bien plus intéressantes à rencontrer. Morgan est en grande discussion avec une blonde vêtue d’un chemisier si fin qu’il en est transparent. Elle a les tétons durs comme des balles et ses quatre nichons ressemblent tous à ceux d’une pute adolescente. Ses yeux bleu pâle sont ceux d’une femme qui pourrait être mon arrière-grand-mère. Son regard caresse mon uniforme, en s’attardant un peu trop sur la braguette. — Alors, lâche-t-elle. C’est lui ? Paper fait signe que oui. La femme sourit. — Si ça vous intéresse, souffle-t-elle, on pourrait essayer un plan à trois ? C’est à moi qu’elle s’adresse. — Peut-être plus tard. Quand Paper me tire en arrière, elle se penche vers moi. — Je suis épatée, murmure-t-elle. Tu étais presque poli. — Je ne blaguais pas. Elle se renfrogne, puis finit par décider que je plaisante. La première heure se déroule bien. On parle, je fais semblant d’écouter. La serveuse à la jupe fendue et aux seins débordants me suit comme mon ombre. Dès que mon verre est vide, elle le remplit avec une bouteille qui a l’air pleine. Son sourire s’élargit au fil de la soirée. Je suis sur le point de lui demander à quelle heure elle quitte son service, mais elle se rembrunit et disparaît dans la foule, en emportant le champagne avec elle. Je me retourne, contrarié, pour me retrouver face à un jeune homme élégant aux cheveux blonds et aux pommettes hautes. Guère plus âgé qu’un garçon, en vérité. Il hoche la tête, imperceptiblement. Je l’examine de la même manière que j’aurais passé un soldat en revue à l’époque où j’étais sergent. Une petite barbe, fine et claire. Des dents qui brillent. Une taille étroite, et des épaules rembourrées pour paraître plus larges. Il est mince et élégant, et il fait rouler paresseusement entre ses doigts le pied étroit de sa flûte à champagne. Je le déteste dès le premier coup d’œil. — Oui ? — Sven Tveskoeg ? Qu’il prononce mon nom d’une voix traînante devrait me mettre la puce à l’oreille, mais je ne suis pas très fort en ce genre de choses. — Qui le demande ? Le garçon se dresse de toute sa hauteur et écarte son manteau. — Merde… Que dire d’autre ? Il porte l’uniforme d’apparat d’un colonel chez les Faucheurs. Et ce n’est pas une copie : une double boucle de fourragère d’argent cascade sur une épaule, et il arbore une rangée impressionnante de rubans de guerre. Une Croix d’Obsidienne pend à son cou. La Grand-Croix, bien sûr. À vrai dire, elle est même un cran au-dessus : avec une petite couronne et une gerbe de feuilles de chêne. — Colonel Vijay, annonce-t-il. C’est moi qui vais mener cette mission. — C’est vous qui… ? — Oui, je vais mener cette mission. Il parle si fort qu’une femme à côté de nous se retourne. Peut-être qu’on a dit au colonel Vijay de s’attendre à une engueulade. Mais c’est un officier supérieur alors que je ne suis que lieutenant, j’aurais dû me douter que ça allait arriver. — Bien sûr, mon colonel… Quelle sera donc cette mission ? — Porter secours à un U/Libre porté disparu. — Porté disparu, mon colonel ? — Maintenu en captivité, selon Mlle Osamu. Par quelque affreuse petite milice locale. Nous allons le retrouver. — Oui, mon colonel. Bien entendu, mon colonel. Imaginez-vous un ressort d’acier qui se déroule d’un coup. C’est à cette vitesse que je fais mon salut. C’est si rapide, si parfait que j’aurais pu tout aussi bien lui foutre une baffe. C’est ma faute s’il sursaute ? Les règles sont les règles, alors je continue à saluer jusqu’à ce qu’il retourne le geste. — Ça suffit, siffle-t-il. Nous sommes en quartier libre ici. — Vous êtes sûr, mon colonel ? — Oui… Et du moment que vous suivez mes ordres, il n’y a pas de raison que nous ne nous entendions pas. — Je n’ai jamais désobéi à un ordre, mon colonel. Ce petit con me croit sur parole. Un écusson rouge cousu sous les insignes de son col m’indique qu’il s’agit d’un officier d’état-major, ce qui m’incite à prêter plus d’attention à ses rubans de combat. L’un d’entre eux a été donné pour une campagne menée il y a cinq ans. Il avait quel âge à l’époque ? Seize ans ? Quinze ? Puis je remarque Ilseville. Avec les Aux’, nous portons le même ruban métallique. C’est le seul que nous avons. J’y étais… Il aurait pu en parler avant. Je peux citer le nom de chaque officier, sous-officier, ou soldat octovien qui a réussi à en réchapper vivant. Dieu sait qu’on n’était pas nombreux. — Ilseville ? j’avance sans réfléchir. Il plisse les yeux. — J’ai participé au plan de campagne. Je me rapproche, mon visage tout près du sien. — C’était la merde, je gronde, sans élever la voix. Un désastre. Vous connaissez le taux de mortalité ? Quasiment cent pour cent. — Vous avez bien survécu, vous. Sa voix a un timbre amer. — Ouais, je reprends. Et c’est pas grâce à des petits merdeux comme toi. — Qu’est-ce que vous venez de dire ? — C’est pas grâce au QG, mon colonel. — C’était une victoire, s’exclame le colonel Vijay. Dire le contraire relèverait de la trahison. — Oui, j’ajoute. Éclatante, n’est-ce pas ? Ça me rappelle toutes ces autres victoires que nous ne cessons de remporter. Il tourne les talons pour se diriger vers mes soldats, mais finit par changer d’avis. Quand je recroise notre petit colonel, il se marre avec Morgan et la blonde aux quatre seins et au regard perdu dans le lointain. À mon avis, ils sont faits pour être ensemble. La nuit est longue, et je vais finir par perdre les Aux’ de vue. J’aperçois cependant le colonel Vijay, un verre de vin à la main. La femme avec laquelle il discute tient son visage près du sien ; ils ont l’air de partager la même opinion, totalement. — Je ne le savais pas, me confie-t-elle plus tard. — Quoi ? je demande. — Que les Octoviens… Tiennent bien à l’alcool ? Ne pètent pas en public ? Pendant qu’elle se débat avec des mots que je me fous d’entendre, je me demande si c’est une bonne idée qu’elle se tienne comme ça sur un parquet de miroirs, alors qu’elle a manifestement oublié de mettre une culotte. Qu’est-ce qu’elle peut bien essayer de dire ? La femme hésite. — Sont si cultivés, finit-elle par lâcher. — Nous ne le sommes pas tous. Elle laisse échapper un rire, avant de me dire qu’elle voudrait me présenter à un ami. Il s’appelle Obsidian et c’est le grand-père de Paper. J’ai beau le dévisager, je ne perçois pas de ressemblance. Peut-être dans ses yeux. Ils sont fendus, légèrement en amande et froids comme la glace. Son sourire n’est guère plus chaleureux. — Sven, annonce-t-il. J’ai entendu des choses intéressantes sur vous. — Moi, je ne peux pas dire que j’aie entendu parler de vous. Obsidian Osamu m’explique que je fais partie d’une mission importante. Une chance… Une chance rare, à ne pas rater – pense leur président –, offerte à l’U/Libre pour s’intégrer à la société galactique. Il s’exprime avec grand sérieux. J’espère vraiment qu’il ne s’attend pas que je le croie une seconde. Même les U/Libres ne peuvent pas nous imaginer si stupides. — Mais d’abord, s’interrompt-il, un petit service. Cette requête doit avoir plus d’importance pour lui que pour moi, car sa voix tremble. Je crois que c’est la première fois que je vois un U/Libre s’angoisser. Je mets l’information de côté pour plus tard. — Vous voulez bien ? Je glisse un regard autour de la pièce, et lui réponds : — Vu comment je me sens maintenant, ce sera avec plaisir. Ce qui n’est pas la réponse qu’il attendait. Les murs des toilettes sont en marbre, le sol est tiède, et l’éclairage si subtil qu’il est impossible d’en deviner la provenance. Mais le coquillage qui repose sur un petit plateau sur le mur attire mon attention. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Il s’effrite entre mes doigts, et je comprends qu’il est réel. En comparant le troisième et le quatrième, je me rends compte que chaque coquillage est différent. Je ne sais toujours pas trop pourquoi ils sont là. Si on vient ici, c’est pour chier ou pisser. Je tire la chasse, me lave les doigts et les frotte sur le fond de mon pantalon. Il n’y a rien d’autre pour les essuyer. Une porte s’ouvre dans les chiottes d’à côté. Quelqu’un pisse un coup, j’entends de l’eau couler. C’est le signal pour que je me fasse la malle. Un U/Libre se tient devant le lavabo et lève les yeux. Il est âgé et étudie son visage dans le miroir comme si c’était la première fois qu’il se voyait. Quand il s’aperçoit qu’un inconnu se tient derrière lui, il se renfrogne. Puis il se rappelle ses bonnes manières et se force à sourire. Je ne sais pas comment il s’appelle. Mais je sais qu’il nous a observés toute la soirée. — Alors, avance-t-il, vous voilà parti pour rétablir des ponts… Il s’exprime de façon évasive, et ça m’agace. En plus, je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi il fait allusion, ce qui m’énerve encore plus. Il prend mon grognement pour une incitation à continuer à m’emmerder. Moi, je songe rétablir des ponts ? Les faire exploser, ce serait plus mon genre. — Quels ponts ? je lui demande quand il a fini. — Eh bien… Peut-être serait-il plus juste de dire que vous allez vous lancer dans la dernière étape d’une quête vitale. — Vraiment ? j’insiste. Et où nous mènera cette quête ? Ce poseur de petit colonel avait évoqué un observateur disparu. Mais j’aimerais bien qu’un U/Libre le confirme. — C’est notre quête à tous. (Il me regarde avec l’air d’attendre quelque chose.) La paix, continue-t-il. La résolution de grandes divisions. Qu’y a-t-il d’autre… ? L’homme se tourne pour partir. — Attendez, je lance. Parlez-moi d’Hekati. Il observe mon visage, puis la façon dont je m’agrippe au rebord du lavabo, et il soupire. — Vous êtes saoul. Vous le demanderez à Paper demain matin. — Pas si saoul que ça, je proteste. Il vient de s’apercevoir de quelque chose. Je tiens une dague à la main. Petite, légère, et en verre. Et si je me concentre suffisamment, je me souviens de la moiteur de la cuisse de Lisa quand j’ai décroché sa petite sœur de sa jarretière. Cet homme sait qu’il va prendre pour cher. Il sait qu’il est possible qu’il meure. Ce qu’il ne sait pas, c’est que sa prochaine mort sera aussi sa dernière. Voilà ce que craignent les U/Libres. Paper Osamu me l’a expliqué il y a trois mois de cela. Elle tenait un de ces discours d’autodénigrement, du genre « nous aussi on est humains », dans lesquels se lancent les U/Libres quand ils essaient de faire croire qu’ils ne sont pas convaincus de leur supériorité. — Vous ne pouvez pas…, commence-t-il. Mais si je peux, d’ailleurs je le fais. Je poignarde vite, et profondément. — Dis adieu à tes souvenirs. Son implant se trouve là où je le pensais. Dans la nuque, juste sous la courbe du crâne. Il est en rogne quand je l’arrache. Je découpe la dernière vrille, écrase le symbiote du pied et le balance dans les toilettes. Des fils charnus frétillent en tourbillonnant dans la cuvette, mais ce n’est qu’un réflexe nerveux. Maintenant que j’ai balancé les souvenirs de cet homme aux chiottes, je me retrouve avec son cadavre sur les bras. — Laissez-le, m’a assuré le grand-père de Paper. Nous nous en occuperons. Voilà une éthique intéressante. Pas disposés à tuer, heureux de passer le coup de balai quand tout est fini. Je m’empare de sa montre, d’une poignée de pièces d’or et d’une bague en diamant, et lui laisse un canif à poignée en perle, ainsi que la médaille qui pend à son cou. Les pièces sont pour notre cagnotte, la montre pour moi, et Franc va hériter de la bague. — Où étiez-vous ? s’enquiert le colonel Vijay. — En train de couler un bronze. Il tire la gueule. De l’autre côté de la pièce, Haze éclate de rire. Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu avoir si bonne mine. Autant que je sache, il n’a pas vomi de toute la soirée. À l’instar des saignements de nez, il s’agit d’une réaction au virus exarche. Ils finiront bien par s’arrêter un jour. Malheureusement, personne ne peut nous dire quand. Rachel continue à se faire du mauvais sang à cause de ses migraines. Mais, comme l’a fait remarquer Haze, si du métal lui poussait à travers le crâne, elle aussi elle aurait mal au casque. — Elle reste ici. — Quoi ? — Ainsi que les deux autres. Vous devez savoir que les femmes constituent un handicap au combat. Il parle avec l’autorité absolue de celui qui n’a jamais approché un champ de bataille de sa vie. — Elles font partie des Aux’, je gronde. Il me dévisage. Alors j’ajoute, mon colonel. Mais c’est juste pour agacer les U/Libres. Paper vient de raconter à Neen qu’elle est contre la hiérarchie. Bien sûr, avant de lui faire part de son avis en la matière, elle doit d’abord lui expliquer de quoi il s’agit. — Paper, j’appelle. Elle penche la tête. — Vous avez réclamé les Aux’, non ? — Oui. (Paper Osamu hoche la tête.) Vous savez bien que oui. — Les Aux’, c’est nous, j’explique au colonel Vijay. Nous tous. Je me mets au garde-à-vous, recule d’un pas, et tourne les talons à mon tour. Pas besoin de regarder en arrière pour constater que je me suis fait un ennemi. Pour ce que j’en ai à foutre. Chapitre 10 Le jour du départ pour notre prétendu voyage culturel, pas mal de gens sont là. Ils sont plus nombreux que je l’aurais cru. Cela dit, je ne pensais pas qu’il y avait autant d’habitants à Letogratz. Presque tous portent le costume noir et argenté de nos uniformes de Faucheurs. Quelques-uns ont même des cuissardes en cuir. — Vous avez lancé une mode, observe Paper, qui se tient derrière moi. (Elle sourit à quelqu’un dans la foule.) Vous seriez surpris du nombre de dagues commandées au cours des dernières vingt-quatre heures. À usage purement décoratif, évidemment. — Évidemment. Elle me décoche un regard. — Vous avez fait bonne impression. — Et c’est bon pour votre image ? — Bien sûr. Paper me serre dans ses bras, ce qui choque un peu le colonel Vijay. Puis elle nous accompagne jusqu’à l’entrée d’une navette et recule en souriant. Je comprends que nous sommes sous surveillance caméra. Des millions de citoyens U/Libres nous observent. Putain, ils n’ont vraiment rien d’autre à foutre ? Des circuits hydrauliques sifflent, des portes s’élèvent, nous nous attachons, et Letogratz diminue à une vitesse vertigineuse. Quinze minutes plus tard, nous atterrissons à treize mille kilomètres de là. Sur une plage déserte, avec un récif de corail d’un côté et une mangrove de l’autre. Les racines des palétuviers s’entrelacent si étroitement qu’elles forment un mur infranchissable. — Ils ont été plantés il y a une heure, fait remarquer le pilote. (Il sourit devant nos mines incrédules.) Cette île existe depuis ce matin. Ce soir, elle aura disparu. Voilà ce que j’appelle le « déni maximal ». Une autre navette nous attend sur la plage. Et à côté, une pile de caisses frappées du sceau d’Octo V. « RÉSERVES DIPLOMATIQUES » a été peint au pochoir. « CERTIFICAT DE SÉCURITÉ ». Ces caisses contiennent suffisamment d’armes pour mener une petite guerre. Ainsi que des casques à visière, des gilets d’armes, des bottes, des jumelles et des radios pour communiquer sur le champ de bataille. On est parvenus à un accord, le colonel et moi. Le genre d’accord que tout commandant finit par accepter dès l’instant qu’il reçoit son premier ordre. Trouvez quelqu’un de compétent et dites-lui de faire comme d’habitude. Bien sûr, le colonel Vijay ne me présente pas les choses comme ça. Il me le dira si je m’y prends mal. Je déchire le couvercle d’une caisse et vérifie la liste d’inventaire. — Tiens, je lance. Rachel attrape un paquet et le défait pour découvrir un fusil de précision en pièces détachées. Elle n’en a jamais vu de pareil. D’instinct, elle enclenche le canon d’un coup sec et me fait un grand sourire. — Il te plaît ? — Putain, mon lieutenant. Oui. C’est un fusil à longue portée 8,59 mm Z93z, avec un appui-joue réglable, une ligne de mire x3-x12-x50, une culasse non calée, et le canon est rayé sur sa face extérieure pour permettre à la chaleur de se dissiper. Il peut faire feu électroniquement afin d’éviter le claquement du percuteur, mais c’est aussi un fusil à verrou, car les snipers se cramponnent aux traditions les plus étranges. Je n’ai vu qu’un seul autre Z93z, et il est accroché au mur d’un mess de sergents, à bord du vaisseau amiral du général Jaxx. On a disposé en dessous les tresses arrachées à un général Casque d’Argent, ainsi que ses écussons. Quand je prononce ces paroles, le colonel Vijay me dévisage. Pas Rachel ; elle comprend ce qu’emporter un trophée signifie. Tout le monde sait que les snipers coûtent cher à entretenir, comme leurs armes. — C’est pour moi, mon lieutenant ? — Jusqu’à ta mort, je précise. Ou jusqu’à ce que je le reprenne. — C’est mon fusil. Il y en a beaucoup d’autres, mais celui-ci, c’est le mien. Je ne suis rien sans lui. Rachel balaie ses cheveux roux sur le côté, règle le viseur, et tire à blanc sur la navette qui s’éloigne dans le ciel. Quand elle baisse le fusil, c’est toujours avec le sourire aux lèvres. — Merci mon lieutenant. — C’est vrai ? demande le colonel Vijay une minute plus tard. — Quoi, mon colonel ? — Que vous étiez… (il a une hésitation) sur le vaisseau mère du général ? — Oui, mon colonel. — Pour quelle raison ? — Jugé pour trahison. Enfin, la troisième fois. La deuxième fois, on a pris les mesures pour ça. (Je tape assez fort sur mon bras pour le faire sonner.) Bien sûr, c’était après que le colonel Nuevo m’a libéré des ferox… — Le colonel Nuevo ? — Il s’est tiré une balle à Ilseville. Mais tout ça, ça faisait partie d’un plus grand projet. Le colonel ferme les yeux. Peut-être d’irritation. — Alors vous n’avez jamais rencontré le général Jaxx ? — Que si, je proteste. Plus d’une fois. Pour une raison ou une autre, le colonel Vijay n’en semble pas plus heureux. — Je vous verrai à l’intérieur, lance-t-il en prenant le chemin de la navette. Un vrai commandant m’aurait fixé un délai. — Continuez à déballer, j’ordonne. La deuxième caisse excite mon flingue. Le SIG-37 en a plein le cul depuis qu’il est en territoire U/Libre. Pas de munitions. Cela dit, étant donné mes sentiments envers Morgan, il était plus raisonnable de ne pas me laisser aller à la fête de Paper avec un pistolet chargé. Mais quand même… — Mon lieutenant, émet Haze. Il fait une coupe avec sa main, comme si elle détenait tout le trésor d’un empire. En ce qui concerne le SIG, c’est le cas. — Une puce incendiaire ? — Mieux que ça, mon lieutenant… (Haze sourit jusqu’aux oreilles, tout excité.) C’est un annulateur de conscience. Vous voulez que je vous le mette en place ? Il pense fortement, s’il vous plaît… Je lui lance le flingue, et j’observe Haze faire pivoter une poignée pour enclencher la puce d’un petit bruit sec. Il est en train d’établir une liaison avec le bloc d’alimentation, mais il vérifie surtout que tout est en ordre. C’est ce qu’il m’explique, en tout cas. Au fond de la caisse, nous trouvons deux autres charges énergétiques. Toutes les deux sont pleines. — Magnifique, ronronne le Diabolo. Il alterne incendiaire, explosive et charge creuse, gobe un tiers de la première charge, et clignote joyeusement. Une vieille loi interdit les charges creuses, mais personne ne s’en soucie vraiment. — Paré et chargé, annonce Shil. Le SIG-37 émet un grognement. — On dit : chargé et paré. Shil tire la gueule, pour changer. À moins que ce soit dû aux sourires que Rachel continue à m’adresser. Neen, Franc et Haze tirent des armes de la boîte, mais ils ont l’air déçus. Ils espéraient des fusils à impulsion. Ils se retrouvent avec des Kemzin 19, des armes de milicien. Couleur boue, avec un viseur court et trapu, une gueule épointée, un long magasin, une lunette de visée surbaissée. Foutrement moches. La galaxie en regorge. Tout du moins, les coins qu’on occupe. Un Kemzin 19 coûte moins cher qu’un repas dans un café de la place Zabo. Il y a des endroits où on peut en trouver au prix d’une bière. Je suis sûr qu’il y a même des bars qui offrent un Kemzin pour le prix d’une mousse. — Merde, grommelle Neen. Shil pousse un juron à son tour. Des aiguilles insérées dans le pontet viennent de prélever du sang, ce qui permet aux armes de programmer la séquence ADN de leur propriétaire. Ce genre de modification coûte cher. Et Octo V n’est pas connu pour sa générosité. Alors c’est l’U/Libre qui paie, ou alors le général et Octo V veulent s’assurer que personne d’autre ne va se servir de ces armes. Ce qui signifie que, là où nous allons, les flingues sont rares. Même les Kemzins. Enfin, c’est mon interprétation… Nos nouvelles vestes de combat sont intéressantes. Elles sont sans manches, mais comportent une dizaine de poches à munitions. Ce n’est pas ce qui retient mon attention. Elles sont toutes en treillis de camouflage couleur broussaille, cousues dans de grandes pièces de tissu jaune, gris et marron. — Des guenilles, remarque Shil. — Des guenilles avec une doublure pare-balles, précise Haze. Je tuerais pour un ou deux canons automoteurs ou un IV léger, mais on va peut-être tomber sur des semi-chenillés de l’autre côté. Ou peut-être pas, après tout : nous déballons des bottes munies de semelles d’air, de doubles attaches et renforcées sur les côtés. C’est le genre d’élément qui importe. Pour celui qui doit se mouvoir pour rester en vie, en tout cas. — En tenue, j’ordonne. Nous tombons les vestes de soirée et nos vieilles bottes. Tout l’attirail qu’on nous a refourgué pour la fête de Paper. Ce qui m’intéresse, c’est qu’aucun élément de notre nouvel équipement n’est de fabrication octovienne. On pourrait tous nous massacrer, nos cadavres n’apporteraient aucune information. D’ailleurs, si on n’avait que Haze comme seule indication, on nous prendrait pour des Casques d’Argent. Ça me donne envie de demander au colonel Vijay ce que signifie vraiment cette mission de sauvetage. Même si, d’une façon ou d’une autre, je m’en bats les couilles. Le colonel Vijay se renfrogne quand il nous aperçoit. Je ne sais pas si c’est dû au fait que nous ne sommes plus aussi soignés qu’avant, ou que ce que nous avons trouvé dans les caisses n’était pas à son goût. Chacun porte une veste sans manches et on a tous un casque à visière. Sauf le colonel Vijay, qui est encore en uniforme d’apparat. On lui donnerait douze ans. Le siège du copilote est vide, alors je le prends. Le colonel ouvre la bouche pour me donner l’ordre de me lever, mais il se ravise. Peut-être est-il d’avis que les officiers ne doivent pas se disputer devant leurs hommes. Il se contente de prendre place sur le siège du pilote sans dire un mot. — Mon colonel, je lance. Il jette un rapide coup d’œil de côté, et je sais qu’il m’écoute. — À propos de notre mission. Quand est-ce que je vais recevoir les instructions ? Il soupire. — C’est au jour le jour, dit-il. Il n’y en a pas. Il se penche en avant, colle sa main sur un panneau d’identification, et les moteurs se mettent à vrombir derrière nous. Cette navette couvre uniquement de courtes distances. J’en ai déjà vu une sur une piste d’atterrissage à Farlight. À moins que notre destination soit à moins de deux cents kilomètres, je ne vois pas où cela va nous mener. Je n’aurais pas dû m’en faire. Une fois qu’on a mis nos ceintures, le colonel tape une suite de chiffres sur un bloc imbriqué dans le tableau de bord en face de lui. Ses gestes sont sûrs et rapides. L’exemple parfait de l’officier compétent. Puis il gâche tout en annulant et en tapant le code une seconde fois, plus lentement. Et avant que j’aie le temps de penser espèce de crétin, l’espace se déchire et nous sommes arrivés. Chapitre 11 La plupart des civils pensent qu’on peut attraper le virus exarche en se tenant simplement dans la même pièce qu’un Exalté. D’après Haze, c’est faux. Le virus est électif. C’est-à-dire qu’on choisit de le contracter. Enfin, ça implique de trouver un Exalté qui veuille bien se lacérer trois fois le poignet et de faire pénétrer le sang dans ses blessures. Après ça, c’est trop tard. On ne peut plus revenir sur sa décision. On est contaminé, ainsi que ses enfants, et les enfants de ses enfants. Haze parle de manipulation de lignée germinale. Ce que ça veut dire, j’en sais foutre rien. Je ne sais pas trop à quoi m’attendre quand un sas s’ouvre sur le cœur d’Hekati, mais certainement pas à un comité d’accueil constitué d’un Exalté à cinq tresses en uniforme d’apparat, flanqué d’une demi-douzaine de gardes Poing d’Argent. Ce tressé est aussi grand que moi. Et presque aussi large, mais là s’arrête la ressemblance. Je n’ai pas de tubes pectoraux qui pénètrent dans mes hanches, ni un enchevêtrement de tuyaux qui me recouvre le ventre comme autant de veines. Mais lui, il n’a pas de bras cybernétique. En se retournant, une des tresses de l’Exalté effleure la peau tannée de son épaule gauche. Ses yeux brillent comme du verre. Peut-être que les cinq-tresses ont des paupières, et peut-être que non. Difficile à dire, car celui-ci ne cligne pas des yeux. Il se contente de rester planté là sur la plate-forme, les doigts serrés autour de la crosse d’un lourd pistolet. Pour l’instant, celui-ci n’a pas encore quitté son étui. Comme je l’ai déjà dit, nous venons de nous arrimer au centre d’Hekati. Imaginez un immense monde en forme de roue, ajoutez-lui quatre rayons qui se rejoignent au centre, au moyeu central, et c’est là que nous nous trouvons. Notre commandant s’est figé dans l’embrasure. Je ne crois pas qu’il ait déjà vu un Exalté. Pas de si près, en tout cas. Derrière le cinq-tresses se tient un lieutenant Poing d’Argent. Son visage ressemble à du granit buriné, et ça lui plaît. Je le vois jeter un coup d’œil vers un écran pour profiter de son propre reflet. Le sergent m’intéresse. Il est large d’épaules, comme la plupart des sergents. Peu importe le nombre de fois qu’un officier vous dira qu’il veut un sous-off intelligent, ce que cherchent les officiers, c’est du muscle, et c’est à eux de s’occuper de l’intelligence. Neen est une exception, il est petit et pas con. Leur sergent m’observe. Il est perplexe. Comme je suis un sergent de nature, il doit se demander pourquoi je porte les barres de col d’un lieutenant Faucheur. Une question que je me pose quasiment tous les matins. Et puis je me souviens de la réponse. C’était ça, ou me faire fusiller. — Bon, commence le cinq-tresses. Vous voulez bien vous présenter ? Son regard est rivé sur le colonel. Comme ce dernier reste immobile, je réponds à sa place. — Tveskoeg, Sven, lieutenant, 1028282839. L’Exalté me dévisage. — Nom, grade, matricule, j’explique. C’est tout ce qu’on vous donnera. — Vous n’êtes pas des prisonniers, reprend le cinq-tresses. Vous êtes… Il s’interrompt pour y réfléchir. Ou alors il fait semblant, parce qu’il hoche la tête et que tous ses hommes sont suspendus à ses lèvres. — Des invités d’honneur. Les yeux du sergent Poing d’Argent semblent s’emplir de pitié. Sa compassion ne me rassure en rien. Quant au cinq-tresses, il fait des signes vers un écran sur lequel figure notre petit appareil flottant dans l’espace, juste au bord du moyeu. — Considérez-nous comme un mal nécessaire, continue-t-il. Si ça peut vous aider. — Nom, grade, matricule, je répète aux Aux’. Rien de plus. Le cinq-tresses soupire. — Tveskoeg, Sven, lieutenant, Faucheur… Je commence à débiter le numéro que j’ai tatoué sur le poignet. — Et vous êtes l’aide de camp du colonel ? — Tveskoeg, Sven, lieutenant… — Sven, crache l’Exalté, je n’ai pas l’impression que vous m’écoutez. Qu’un Casque d’Argent m’appelle par mon prénom ne m’incite pas à la patience. — Colonel, continue le cinq-tresses, peut-être pourriez-vous… Cependant, sérieusement ébranlé par son premier aperçu d’un tressé, le colonel Vijay n’écoute pas non plus. Je lui passe devant avec précaution, et me retrouve face à notre inquisiteur. Si on veut tuer un Exalté, il faut l’immobiliser au sol. C’est une des premières règles de combat. Sinon, ils passent dans une autre dimension. Pas facile de buter quelqu’un qui disparaît toutes les dix secondes. Je saisis sa tête des deux côtés et, lui enfonçant les pouces dans les yeux, je continue à creuser jusqu’à les faire éclater. Immobiliser un cinq-tresses implique de lui administrer une blessure rapide et grave. Je me suis dit que ça ferait l’affaire. Quand leur sergent s’empare de son arme de poing, Neen se met en mouvement. Il abaisse le levier de chargement et met en joue, mais une seconde trop tard. Ça ne change rien en fin de compte, car un couteau est déjà planté dans la gorge du sergent, et que son arme tombe avec fracas sur la plate-forme. Le sourire aux lèvres, Franc libère sa lame et se lance à la poursuite d’un Poing d’Argent. Les hommes semblent être sidérés par sa rapidité. À moins que ce soit parce qu’ils passent l’arme à gauche. — Sven ! s’écrie le colonel Vijay. Je lui lance mon couteau. — Derrière vous, je l’avertis. Il esquive un caporal Poing d’Argent, rattrape maladroitement la lame, et a une hésitation quand Neen lève son fusil. — Pas de coup de feu, je gueule. Neen retourne son arme et matraque le caporal. Au-delà des murs du moyeu, c’est le vide. Il est possible que la cloison supporte un coup direct. Mais je préfère éviter de prendre ce risque. De toute façon, nous n’avons pas besoin d’armes à feu pour bousiller ces fumiers. Il nous suffit de les prendre par surprise, et c’est ce que je viens de faire. — Tveskoeg, j’assene, en écrasant le larynx du cinq-tresses de mon poing. Un coup de genou dans les couilles le plie en deux. — Sven. Je passe mon bras autour de son cou. Il est mort avant même que j’aie fini de débiter mon numéro. Chapitre 12 Crachant de la terre, Neen enfonce un piquet dans les gravats, fouetté par les gravillons que charrie un vent glacial. Il tire sur la corde, et sa tente à deux places s’élève, tandis que se gonflent les piquets qui dégageront suffisamment d’espace pour que lui et Haze puissent se coucher. L’intérieur est doublé de feuille d’argent pour maintenir la chaleur corporelle, et l’entrée est constituée d’un double rabat, ce qui devrait les protéger de ce foutu vent. Ma tente est dressée. Le colonel Vijay occupe déjà la sienne. À le voir ramper dans sa tente pour fermer le rabat et nous en interdire l’accès, j’en viens à me demander s’il compte en sortir un jour. On ne peut accuser un officier supérieur de couardise sans faire preuve d’insubordination. Enfin, si, on le peut. Mais en privé, et puis il faut le tuer après. Il ne cesse de nous jeter des regards hébétés, d’ouvrir la bouche et de la refermer. — C’est le choc, murmure Shil, avec l’air de s’apitoyer sur le sort de cette petite merde inutile. — Mon lieutenant, lance Neen. Permission de parler. Je ne suis pas bien sûr d’où lui vient cette expression. Mais il s’en sert de temps à autre, quand il a peur que sa question me foute en rogne. — Vas-y. — C’est à propos du colonel… Avant d’avoir terminé, il sait déjà qu’il a dit ce qu’il ne fallait pas dire. À en juger par ma manière de me figer et de le scruter. — Oui, et alors ? — Mon lieutenant, risque Neen. Est-ce qu’il… Est-ce qu’il a dit pourquoi on était là ? En voyant mon sourire amer, Neen comprend qu’il vient de sauver sa peau. — Il semblerait qu’on soit venus chercher un observateur U/Libre. Je tiens ce « il semblerait que » du général Jaxx. Nombre de ses phrases commencent comme ça. — Un U/Libre ? (Neen a l’air abasourdi.) Qui kidnapperait un U/Libre ? — S’il s’agit d’un kidnapping, je précise. Il a très bien pu dégringoler d’une falaise… Ce qui n’expliquerait toujours pas ce que foutait un U/Libre sur Hekati pour commencer. La nuit tombe vite, et avec elle se lève ce fichu vent qui nous balance de la terre dans le visage. En l’espace d’une heure, on a l’impression que l’habitat tout entier nous en veut. Le temps de trouver un mur d’une hauteur suffisante pour protéger notre campement du vent, la température est descendue en dessous de zéro. Mais une fois la dernière tente plantée, le vent faiblit déjà. La prochaine fois, nous chercherons un mur à l’avance. Car cet habitat en foisonne. Malheureusement, pour la plupart ils ne sont pas assez élevés pour faire trébucher un gamin. C’est comme les souvenirs. La carte d’une ville élimée jusqu’au sol. Ce n’est pas moi qui le dis. C’est Haze, il passe son temps à raconter ce genre de conneries. Mais nous savons tous ce que ça signifie. Hekati : voilà ce qui arrive quand on entasse sept millions de personnes sur une bande de cent cinquante kilomètres qui couvre la circonférence interne d’un monde circulaire, et qu’on les fait disparaître avant de laisser leur ville tomber en poussière. Ah oui ! et puis qu’on construit quelques cabanes sur les ruines. Le mur qui nous abrite est terni par l’âge. Neen prétend qu’il s’agit d’un astéroïde recyclé. Shil pense qu’il est constitué de blocs d’une ancienne mousse minérale. Moi, je m’en tape, du moment qu’il épargne à ma tente de s’envoler dans la nuit. Je les écoute s’engueuler pendant une minute, puis je leur dis de la boucler et de se rendre utiles. Shil allume un feu avec du bois sec pour que la fumée ne s’élève pas trop, pendant que Neen part en quête de combustible. Franc tombe sur une source d’eau, la renifle, et en boit une gorgée. Comme le goût n’est pas repoussant, elle en remplit sa main et se désaltère. Si elle ne se tord pas de douleur dans dix minutes, je laisserai les autres étancher leur soif… Quant à Rachel, elle est installée sur un affleurement derrière nous. Ce devait être un bâtiment auparavant. Maintenant, on dirait qu’il fait partie du paysage. Rachel a un viseur de nuit et un système thermographique sur son Z93z. Autant qu’elle s’en serve. — Combien ? je lui demande quand elle revient en courant. — Cinq personnes, mon lieutenant. — Des Poings d’Argent ? Si c’est le cas, on va avoir des ennuis. Pas parce qu’il s’agit de Poings d’Argent. On en a déjà dégommé une demi-douzaine aujourd’hui. Cinq de plus, ça ne changerait pas grand-chose. Non, l’ennui, ce serait qu’ils nous aient localisés. Ce qui impliquerait des caméras de surveillance accrochées en hauteur, sur le toit de l’habitat. Et je n’aime pas beaucoup l’idée d’être surveillé d’en haut. — Alors ? je demande à Rachel. — C’est pas des Poings d’Argent, mon lieutenant. Imaginez-vous un long bras de montagne qui domine une vallée sur un côté, parallèle à un littoral. À la lumière du jour, la mer semble s’étirer à l’infini. C’est parce que le mur d’en face a été peint en bleu. Celui qui marcherait tout droit, en longeant la rive, en traversant la vallée ou en suivant le sentier de montagne, finirait par se retrouver à son point de départ. C’est ça, les mondes circulaires. Cent millions de tonnes de gravats pour produire cent cinquante kilomètres de vallée, avec quatre rayons centraux qui traversent le plafond pour se rejoindre au moyeu à miroirs, au centre de l’anneau. Nous avons aperçu des villes en arrivant. En fait, ce sont plutôt des villages. Le plus grand se trouve à un kilomètre. Les murs sont en bois et les toits en terre. Et je n’ai pu y jeter un coup d’œil qu’un quart d’heure avant que le vent se lève et remplisse l’air de gravillons. — À ton avis, c’est nous qu’ils cherchent ? Elle fait signe que oui. — Ils nous ont localisés ? Rachel secoue la tête. — Ça m’étonnerait, mon lieutenant. Les ravisseurs de notre U/Libre peuvent appartenir à deux catégories. En supposant que ce dernier ne soit pas tombé d’une falaise. Ce sont peut-être des prospecteurs illégaux. Ou alors des descendants des premiers mineurs arrivés sur Hekati, qui se seraient regroupés en tribus guerrières. À ce qu’il paraît, c’est ce qui arrive quand on reste enfermé trois cents ans dans un hochet gigantesque. Enfin, c’est ce que nous explique Haze. — Laisse-les s’approcher, je souffle à Rachel. Elle se met au garde-à-vous, s’apprête à partir, et se fige quand je lui dis de s’arrêter. — Tu portes un casque. — Mon lieutenant ? — La prochaine fois, sers-toi de son émetteur. L’un des étrangers est plus grand que les autres et porte deux couteaux plutôt qu’un seul. Sur ses épaules musclées, un vieux fusil en bandoulière. Ses cheveux, coupés à ras, ont beau être blancs, sa veste en peau de chèvre a beau puer, il a l’œil perçant, et il compte nos tentes en entrant dans le camp. Je le regarde faire. Pas très difficile de comprendre qui est le chef. — Va chercher le colonel Vijay, j’ordonne à Neen. Je ne sais pas comment le jeune homme a réussi à le convaincre, mais le fait est que le colonel sort de sa tente à quatre pattes, la referme soigneusement derrière lui, et vient s’asseoir près du feu. D’accord, il refuse de lever les yeux vers nous et garde les bras serrés autour des genoux, mais au moins il est là. — Notre chef, annonce mon sergent. Il aurait tout aussi bien pu baragouiner un charabia infâme. J’essaie la langue des villes, mais ça ne marche pas non plus. Sur mes ordres, Haze tente celle du culte des machines. L’homme reste sans expression, alors je me lance dans la langue des gens du voyage, la plus ancienne qui soit. L’homme hoche la tête. — Je suis Pavel, se présente-t-il. Caudillo des O’Cruz. Il nous explique que cinq armées, des ejércitox selon ses propres termes, se sont rassemblées pour en vaincre treize autres et ont formé une force armée qui a battu tous les arrivants, jusqu’à ce qu’un seul caudillo fasse régner la loi sur un quart de l’habitat. Peu importe qu’un ejércitox moyen soit constitué de moins de cinquante hommes. Ce groupe-ci s’appelle le « O’Cruz Itcific ». Ce qui signifie le « O’Cruz invaincu ». Resté invaincu pendant trois siècles. Je hoche la tête pour indiquer que je suis impressionné par cette petite leçon d’histoire, et me présente à mon tour. — Je suis Sven. Sous-caudillo des Aux’. Il est possible que ma stature convainque Pavel que ce que j’avance est vrai. À moins que ce soit mon bras, qui rutile à la lumière du feu. — Dites-lui qui je suis, chuchote le colonel Vijay. — C’est notre caudillo, je lance en indiquant le colonel d’un signe de la tête. — Il a l’air faible. Malheureusement, c’est tout ce qu’il y a de plus vrai. — Sa famille est très importante. Ça aussi, c’est vrai. On ne peut pas devenir colonel des Faucheurs à son âge sans une sérieuse recommandation. Et à Farlight, cette recommandation se traduit par une belle somme d’argent ou un pouvoir politique. — Ahh ! émet Pavel. Chez les O’Cruz, la famille a de l’importance. Je garde cette information pour plus tard. Il faut connaître la force d’un peuple, connaître ses faiblesses. Et, par-dessus tout, savoir comment tourner une force en faiblesse. — Où est son régiment ? demande Pavel, l’air dubitatif. Je désigne les Aux’. — Des femmes, conclut-il. Des enfants. — Qui ont fait des milliers de morts à eux tous. Il écarquille les yeux. J’ordonne à Neen de lui passer sa tasse. Et à Rachel, perdue dans l’obscurité, je gronde : — À toi de jouer. Un coup de feu fait gicler le café de Neen par terre. Pour effectuer son tir, Rachel a dû faire passer sa balle entre le coude de Pavel et la manche de sa veste dégueulasse. Nous laissons le caudillo des O’Cruz lancer un regard furieux autour de lui, tandis qu’il tente de comprendre si le coup est parti d’une corniche en hauteur. C’est-à-dire le double de la distance que peut couvrir sa propre arme. Il désigne la cachette de Rachel du menton, et demande : — Ça venait de là. C’est ça ? J’acquiesce. Et c’est alors que tout commence à foirer. L’alerte de Rachel retentit dans nos casques et Neen se lève précipitamment. Il abaisse le cran de sûreté et allume sa lampe. Shil et Franc font de même. C’est un de ces moments où chacun est conscient du danger, mais personne ne sait d’où il vient. — À moi, gueule mon flingue. — Où… ? Peu importe. Il est déjà là. Sous nos yeux, un garçon, torse nu, piétine notre feu et fait tourner son cheval en un cercle serré. Des flammèches fusent sous les sabots de sa monture. Les cheveux noirs du garçon sont noués en arrière avec une lanière de cuir. Il tient les rênes d’une main. De l’autre, un fusil. Les cris qu’il pousse semblent inciter au combat. — Merde, siffle Shil. Regardez-moi ça. Elle ne parle pas du cheval. Frappé par l’éclat froid de sa lampe, le garçon lève un bras, se rend compte que ce ne sera pas suffisant pour se protéger les yeux, et braque son fusil. J’ai le temps de relever la gueule de celui de Shil. Mais je ne suis pas assez rapide pour empêcher le garçon d’appuyer sur sa détente. Dans le silence qui suit, tout le monde se fige sauf ce putain de poney. Je le cogne jusqu’à ce qu’il tombe. Je tire le gamin de dessous l’animal et l’envoie valser contre un rocher. Mon pied bloque sa gorge et je suis en train d’enfoncer le talon, quand Pavel s’empare de son propre fusil et que ses hommes sortent leurs lames. Alors j’appuie encore plus fort. — Sven, glisse le colonel Vijay. Ne recommencez pas. J’enlève mon pied. Le garçon se relève péniblement, et finit par me dire qui il est : c’est Racta, le petit-fils du vieillard. Pardon, c’est Don Racta, héritier de Pavel, caudillo des O’Cruz. Il n’est pas content de son grand-père ni de moi. — La ferme, je lance au gamin. Comme il n’obtempère pas, je lui fous un coup de pied dans les chevilles et il tombe à terre. Et quand une demi-douzaine d’ejército – il semblerait que c’est ainsi qu’on nomme les membres d’un ejércitox – s’avancent, ma botte retrouve sa gorge. — Sven… — C’est de la négociation, intervient Haze. Le colonel Vijay le dévisage, interloqué. — J’ai déjà vu ça, mon colonel. Mieux vaut le laisser faire. Ce n’est pas une façon pour un simple soldat de s’adresser à un officier, et encore moins à un colonel. Le colonel Vijay ne va pas tarder à se demander pourquoi Haze ne retire jamais son casque. Mais j’ai d’autres chats à fouetter et mon SIG Diabolo vient de me fournir une bonne raison de m’en occuper plutôt tôt que tard. — Regarde ce sang, dit-il. C’est le tien. Neen déniche dans mon flanc une balle qui s’est aplatie en ricochant sur mon bras de métal. Il extrait le bout de cuivre difforme, se dirige vers Racta qui, à genoux, halète encore en s’agrippant le cou, et jette le copeau métallique à ses pieds. — Tu refais ça encore une fois, il te tranche la gorge. En fin de compte, notre méthode s’avère être la meilleure pour parvenir à un accord. Sous le regard approbateur du vieillard, Shil recoud ma blessure. Ce n’est pas la première fois, et elle sait manier l’aiguille. Le colonel Vijay a quelques questions. Pavel a-t-il remarqué des choses étranges récemment ? — Posez la question, c’est tout, se contente-t-il de dire devant mon air étonné. Je m’exécute, mais la réponse est si bavarde et évasive que je ne tente même pas de la traduire. — Qu’a-t-il dit ? — Que la vie est étrange. Le colonel pince les lèvres. — Quand je pose une question, vous la traduisez telle quelle. Compris ? Shil se demande quelle va être ma réaction. — Bien sûr, mon colonel. — Demandez-lui s’il en a vu d’autres habillés comme nous. — Habillés comme nous ? — Oui, répond le colonel. Comme nous. J’ai comme l’impression qu’on n’est pas les premiers à mener une mission de Faucheurs sur ce monde. Pavel n’est au courant de rien. Enfin, pas directement. Il a entendu parler de quelqu’un dans une autre tribu. Bien sûr, dans cette tribu, ce sont tous des menteurs. Ils mentent comme… eh bien, comme des Azari, puisque c’est ce qu’ils sont. Bref… — Que s’est-il passé ? Eh bien, les Azari racontent que des fantômes les ont emportés, mais ce ne sont que des imbéciles superstitieux auxquels on ne peut pas faire confiance. Car tout le monde sait qu’ils sont menés par des femmes. Contrairement aux O’Cruz, qui… Vous voyez, j’avais bien dit au colonel que ce n’était pas nécessaire que je traduise au mot par mot. — Dites-lui, intervient le colonel, que tout individu qui coopérera avec nous sera payé en or. Pavel veut le voir. Sous nos yeux, le colonel Vijay sort de sa veste un rouleau de pièces si lourd qu’il en a la main qui tremble. Ce crétin de première aurait mieux fait de se dessiner des pointillés autour de la gorge et de gribouiller « découper ici ». — Quoi ? demande le colonel. Car Neen vient d’enclencher le chargeur de son fusil. Pavel se tourne vers moi, l’œil amusé. — Si jeune, souligne-t-il. Si stupide… (Il hausse les épaules.) Il ne va pas tarder à se faire tuer. — Mais pas ce soir, je proteste. Je suis là pour le garder en vie. Pavel réfléchit. — Cinq pièces d’or. Je ne sais trop s’il s’agit là du prix qu’il demande pour nous aider, ou pour ne pas égorger le colonel sur-le-champ. Le caudillo me montre un cheval qu’il compte vendre au colonel Vijay. Pas cher, seulement dix pièces d’or. Il éclate de rire quand je refuse sans même consulter mon chef. Les cinq pièces qui tintent dans sa poche ont apparemment fait de nous des alliés. — Tiens, dit-il. Sers-toi… C’est gratuit. La flasque en cuir est remplie d’un vin au goût de vinaigre. — C’est notre vin le plus fin, affirme-t-il. Nous sommes sur le point de nous retirer quand le caudillo fait une dernière offre. Je lui ai parlé de l’observateur U/Libre disparu. Mais j’ai raconté à Pavel qu’il s’agissait d’un ami de mon caudillo, vraisemblablement capturé, ou tombé d’une falaise. — Un homme faible ? demande Pavel. Il veut dire : aussi faible que votre caudillo ? Je hausse les épaules. C’est possible. Les citoyens de l’U/Libre ne me semblent pas être très robustes. — Possible qu’il soit tombé, admet Pavel. Ces montagnes sont dangereuses… Il faut être solide. Son offre est simple. Les meilleurs traqueurs de son équipe vont nous accompagner. Ils connaissent tous les sentiers dans les hauteurs. Et puis il dit quelque chose d’intéressant. De sombres créatures sont venues dans ces montagnes. Des « fantômes » et « Crânes de Serpent », selon Pavel. Il perçoit peut-être une lueur d’intérêt briller au fond de mes yeux. Parce que son sourire montre qu’il sait qu’on a conclu un marché. Les O’Cruz vont nous faire faire le tour d’Hekati en cinq jours. Pour vingt pièces d’or de plus. — Cinq, je marchande. Pavel secoue la tête. — Quinze. — Dix, mais seulement si on retrouve l’ami disparu de mon caudillo. — Cinq tout de suite, concède Pavel. Et cinq plus tard. Je rapporte les termes de la proposition au colonel Vijay, puisque c’est lui qui détient l’or. Même avec les dix pièces d’or que je lui dis qu’il devra débourser, cinq pour nous et cinq pour Pavel, le colonel trouve que c’est une bonne affaire. Je suis d’accord avec lui, jusqu’à ce que je me rende compte que les traqueurs Itcific sont sous les ordres de Racta, qui n’a pas desserré son étreinte sur son fusil. Le garçon est torse nu, sa peau est huilée et ses cheveux tirés en une longue natte. Shil lui rend le sourire qu’il vient de lui décocher. — Vous voyez, murmure le colonel Vijay. On peut tout résoudre par le dialogue. Neen ferme la marche et moi je prends la tête, le colonel sur mes talons. Les autres Aux’ prennent leur position habituelle, et les traqueurs partent en avant. Nous levons le camp au petit matin ; le soleil vient de se lever au-dessus des cimes. Enfin, il s’agit plutôt d’un miroir qui réverbère sa lumière à un angle choisi, afin de donner cette impression. Haze s’est lancé dans une explication du fonctionnement du moyeu à miroirs. Rachel a l’air intéressée. Peut-être qu’elle l’est. Les snipers sont des êtres étranges. Racta mène le cortège sur son cheval, et ses hommes courent derrière lui, de lourds couteaux coincés dans leur ceinture et leur tête protégée du soleil par des casquettes prolongées d’un rabat qui leur couvre la nuque. Les traqueurs ont l’air robustes, endurcis par la vie dans les hauteurs. Cela dit, s’ils courent encore longtemps, ils ne vaudront plus rien avant midi. — Cheval de merde, petit prince tribal merdeux, ravins dangereux… (Mon flingue soupire.) Si jamais tu te fais buter dans le coin, il faudra des milliers d’années pour me retrouver. — Mais tu es en mode « silencieux ». — Et alors, réplique-t-il, j’ai changé le réglage. — Tu ne peux pas… — Annulation d’urgence. — Quelle urgence ? — Cette espèce de crétin. Il va vous faire tuer. Il me faut une seconde pour comprendre qu’il ne parle pas du colonel, mais de Racta. — Écoute… — Ouais, ouais, m’interrompt le SIG. Je sais, t’es invincible… (Il hésite, et je suis choqué, car le Diabolo n’hésite jamais.) Tu vas dire au colonel ce qu’a raconté Pavel sur les Crânes de Serpent ? — Après ce qui s’est passé la dernière fois ? Le SIG voit où je veux en venir. — Et ces histoires de fantômes ? — Du camouflage. — Tu crois ? Le SIG se tait. Quand je vérifie un peu plus tard, il ronronne tout seul. Puis il finit par s’éteindre et se rendormir. Derrière moi, Shil admire Racta qui fait le beau sur son petit cheval. Je ne suis pas jaloux. Moi, en général, je les achète, mes femmes. Comme ça, il n’y a pas de malentendu. On fait la conversation, on baise, on discute encore, et puis on baise de nouveau. Tout le monde est heureux. Je ne vois pas l’intérêt de me trimballer en tirant la langue jusqu’au sol. En même temps, ce n’est pas bien difficile de deviner qui la fait mouiller, et qui sait peut-être qu’il… — À terre ! Cinq Aux’ se roulent dans la poussière. Je n’ai pas besoin de me retourner pour savoir que ce qui devait arriver est arrivé. J’aimerais pouvoir en dire de même pour le colonel Vijay. — Mon colonel, je glisse. Il me dévisage. — Pourriez-vous vous baisser ? Un faucon, un rongeur à cinquante pas de là, un vol de corbeaux survolant une pente qui mène au ruban argenté d’un ruisseau en contrebas. Racta laisse derrière lui des empreintes qu’un aveugle ne pourrait pas louper. Je le suis à la trace sans problème. Sur un signe de ma main, les autres s’avancent. Ils se cachent derrière des rochers et des grosses touffes d’herbe drue sans que j’aie à leur dire quoi que ce soit. Je suis impressionné, mais je ne suis pas près de le leur dire. Le colonel Vijay me rejoint en dernier, scrute longuement l’horizon avant de me demander ce qu’il a raté. — Des guetteurs, mon colonel. — Où ça ? C’est ce qui me pose un problème. Un millier de rochers renvoient la lumière du soleil. Je ne sais pas de quoi les pentes en face de nous sont faites, mais elles réfléchissent la lumière de tous côtés. Pas toutes, bien sûr, sinon il s’agirait d’une montagne de verre ; mais il y a suffisamment de roche noire et brillante qui affleure de la terre rouge pour aveugler celui qui la scrutera trop longtemps. — Mon lieutenant, intervient Shil. Racta s’est volatilisé. Chapitre 13 Décochant un coup de talon dans les flancs de son poney, Racta agite son fusil au-dessus de sa tête et pique un galop dans notre direction en gueulant comme un sourd. Dieu sait ce qu’il raconte, il a l’air trop excité pour tenir des propos cohérents. Quand ce petit con est à vingt pas de nous, je me rends à l’évidence. Il n’a pas compris qu’on était à couvert. — Debout, j’ordonne. Nous nous levons comme un seul homme. Et le poney de Racta se cabre. Le gamin s’envole par-dessus le cou de sa monture et se tord dans l’air pour essayer de se recevoir correctement. Il y arrive presque, mais il est trop rapide. Un faux mouvement le déporte sur le côté, et il atterrit sur le cul. Le colonel Vijay ricane. C’est lui le plus proche, alors c’est peut-être plus drôle quand on est aux premières loges. Une seconde plus tard, un des O’Cruz se joint à lui. Racta n’a pas l’air content. J’ai déjà vu des mines comme la sienne, et toujours détesté ceux qui les affichaient. Racta se redresse lentement, fait quelques pas pour reprendre son fusil, et glisse une cartouche dans la chambre. — Non, je gronde. Il ne semble pas m’avoir entendu, mais quand je fais un pas vers lui il jette son arme au loin. Shil, choquée d’assister à un tel revirement d’humeur, lance un coup d’œil à Rachel, qui fait la grimace. Quelle naïveté. — Toi. L’homme qui a ri le rejoint en courant, et Racta lui flanque un violent aller-retour. C’est un type de mon âge, avec des cicatrices impressionnantes. Il reste planté là, sans rien dire. Aucun des traqueurs ne le regardera dans les yeux quand il les rejoindra. — Et toi, continue Racta. — Qu’est-ce qu’il dit ? me demande le colonel Vijay. — Il pense que vous lui devez des excuses pour vous être moqué de lui. Le colonel s’indigne. Mais cela ne dure qu’un instant. Il a trop peu d’expérience pour savoir ce qu’il veut. J’ai déjà vu ça, mais jamais chez un commandant des Faucheurs. — D’accord, accepte-t-il. — Pas moyen, j’informe Racta. Mon caudillo ne s’excuse jamais. On a une petite discussion sur l’heure et l’endroit de ma mort imminente. Il veut se battre tout de suite et se met à bouder quand je lui propose de revenir quand il sera grand. À son âge, j’avais déjà massacré plus d’hommes que je pouvais en compter. En même temps, je ne savais pas compter très loin. Et puis, il y a d’autres différences : Racta est mou, et je ne l’ai jamais été. Il est beau, ce que je n’ai jamais été non plus. — C’est bon ? demande le colonel Vijay. — Oui, mon colonel. Tout est arrangé… Il sourit à Racta, qui fixe sur lui son regard avant de lui faire un large sourire à son tour. C’est à ce moment-là que je comprends qu’il est dangereux. La mer qui baigne l’intérieur de la coquille d’Hekati est vaste, ses eaux sont stagnantes et recouvertes d’un tapis d’écume nauséabonde. J’aperçois au loin une île étrange, et puis je me rends compte qu’il s’agit de l’un des immenses rayons tapissés de miroirs qui descendent du plafond de verre, à des kilomètres de hauteur. Grâce à ces miroirs, le rayon se confond dans le mur latéral. En l’escaladant, on atteindrait le moyeu central. Bien sûr, on serait alors lâché dans l’espace et, en haut comme en bas, l’anneau ne serait plus qu’une monstruosité de verre. C’est par là qu’on est descendus et, quand on aura retrouvé notre U/Libre, c’est par là qu’on repartira. Après quoi, il nous suffira de remonter dans notre vaisseau pour rentrer. Le colonel Vijay connaît le code qui le fera démarrer. C’est une bonne raison pour le maintenir en vie. On a chaud, nos treillis sont recouverts de poussière, et des taches de transpiration apparaissent sous nos aisselles et entre nos omoplates. Pendant ce temps, des bateaux glissent comme des insectes à la surface de l’eau. Il y a des quais par là-bas. Des quais, des entrepôts, et certainement des bordels, comme toujours sur le littoral. Enfin, selon mon expérience. Voyager sur l’eau ne devrait pas être bien difficile. Il nous suffirait de descendre dans une vallée, de couper par les cabanes qui poussent le long de la côte, et de nous trouver une barge. L’un après l’autre, les Aux’ le suggèrent à Neen. Qui finit par m’en parler. Je suis ravi, parce que notre colonel a passé la majeure partie de la journée à reluquer avec envie des patelins qu’il aurait balayés d’un geste en temps normal, les reléguant au rang de taudis. Il est plus facile de traiter Neen de crétin que de s’en prendre au colonel. — Neen, je commence, sachant que le colonel Vijay écoute la conversation. Explique-moi en quoi c’est une idée de merde. Mon sergent réfléchit. Ce qui nous laisse le temps de grimper une colline, de dépasser les ruines d’une vieille ferme et de franchir une crête qui descend abruptement vers une vallée étroite. Le vent charrie une odeur de pierres chaudes et d’herbe folle, comme une bonne vodka. — Ton temps est écoulé, je reprends. Dis-moi. — On est à la recherche des Azari. Il espère me voir abonder dans son sens, alors je ne fais aucun signe. Je ne devrais pas avoir à lui apprendre ça. — Ça, c’est la première raison, je siffle. La deuxième, c’est qu’on est coincés avec ce Racta. Et la troisième, c’est qu’on n’est pas censés être ici. Neen ne comprend toujours pas. — C’est pas vrai, bordel, je maugrée. On peut buter les O’Cruz s’il le faut. Mais chaque nouvelle personne au courant de notre présence ici rend la situation plus dangereuse. — Sven. Ce ne peut être que le colonel. Il essaie de se comporter comme si rien ne s’était passé au moyeu central. — On ne peut pas faire ça, ajoute-t-il. Je veux dire… — Vous pouvez me croire sur parole, mon colonel. On n’aura peut-être pas le choix. Le long du lit asséché d’un ancien cours d’eau, une dizaine de personnes tirent une charrette avec des roues à rayons, chantournée sur les côtés. On l’a peinte en gris pour ne pas refléter le soleil. Les tenues de camouflage des hommes sont de si mauvaise qualité que j’espère qu’ils ne les ont pas payées. Elles adoptent surtout la couleur de l’endroit où ils se tenaient quelques secondes plus tôt. Les femmes, toutes les trois, sont en guenilles si crasseuses qu’elles leur procurent un meilleur camouflage que les habits des hommes. Tous les vingt pas, le groupe s’arrête pour enfoncer un bâton dans le sol. Après quelques secondes, un des hommes secoue la tête. Ils traînent la charrette sur quelque vingt pas de plus et répètent la même opération. — Ils font de la prospection. Rachel est catégorique. — Ils feraient mieux d’avoir un meilleur équipement, remarque le colonel Vijay. — Mon colonel, avec tout le respect que je vous dois. Apparemment, Haze est le seul à se souvenir de sa propre explication. Une bonne moitié de ces prospecteurs agissent ici illégalement. Le trajet a dû leur coûter cher ; une licence des Exaltés en double le prix et ils prélèvent un tiers de tout ce qui a été trouvé. — Mon colonel, j’interviens. Nous devrions les laisser passer. — Pas tout de suite, objecte-t-il. Il se peut qu’ils aient croisé des Azari. Racta éclate de rire. — Bien sûr qu’ils les ont croisés. (Il balaie la vallée d’un geste.) Ce sont vos fantômes. — Qu’est-ce qu’il dit ? — Que ce sont vos fantômes. — C’est faux, affirme le colonel Vijay. J’aimerais bien savoir comment il peut en être si sûr. — Bon, enchaîne Racta. On les tue tous, sauf un. D’accord ? Il ouvre le chargeur de son fusil, compte le nombre de cartouches. Deux dans le chargeur, une dans la chambre. Notre jeune apprenti-caudillo en a donc trois. Ce qui explique l’empressement avec lequel il a balancé son arme tout à l’heure. Et la raison pour laquelle il tourne le dos à ses hommes avant de sortir son chargeur. Chaque fois qu’il tire, il perd de sa puissance. Moi, je veux les laisser passer, alors que Racta compte en capturer un et tuer les autres. Le colonel Vijay propose donc un compromis. Nous allons tous les capturer. Comme cette suggestion est aussi stupide que je l’imaginais, Racta accepte sans hésiter. — Vous voyez, me glisse le colonel. Oui, je sais. Respect et compromis. — Exécution, ordonne-t-il. — D’accord, dis-je. Racta les détourne de leur chemin. Nous, on les intercepte à l’arrière. Racta est sur le point d’insister pour les prendre à revers, quand il se rend compte que ce que je lui propose faisait partie de son plan initial. Il opine du chef, comme s’il me faisait une fleur, et engage son chargeur dans son fusil. Une minute plus tard, j’entends un coup de feu résonner devant nous. — Qu’est-ce que c’est ? demande le colonel. Il doit bien le savoir. Je dégaine mon flingue et me mets à courir. Tout projet de surprendre les prospecteurs s’est évanoui. Nous restons près du sol, zigzaguant d’instinct. Nos bottes dérapent sur la terre argileuse, mais nous continuons à avancer. Il n’y a rien d’autre à faire sur le flanc d’une montagne. Nous franchissons une petite crête et regardons vers le bas, consternés. C’est du moins le cas du colonel. Moi, je suis en rogne. La plupart des prospecteurs sont morts. L’un d’eux se tient encore sur ses jambes, deux sont à genoux. Racta se sert de son fusil comme d’une matraque et un des hommes mord la poussière. Un traqueur a jeté une femme au sol, la jupe retroussée jusqu’aux hanches. Un autre fait les poches d’un homme mourant. La femme pousse un léger cri, mais se tait quand son agresseur perd patience. Il essuie son couteau sur la jupe. — Permission d’en finir, mon colonel ? — Sven… — Prends ça pour un « oui », suggère mon SIG. Mettons ces enfoirés à genoux. Le chargeur pivote, sélectionne l’expansion explosive. Je ne serais pas contre, mais mon Diabolo sait que c’est impossible. Nous sommes derrière les lignes ennemies. Dans l’espace exarche, en tout cas. Je dévale la pente, flingue en main. Aucun des O’Cruz ne doute que je les tuerai s’il le faut. Nous passons devant l’homme de Racta, en train de faire les poches de la femme qu’il a tuée. Neen le tabasse à coups de crosse. L’homme tombe à genoux, et Rachel lui fout un violent coup de pied par-derrière, à l’entrejambe. Shil lui écrase les doigts au passage. Par excès de zèle. — On était d’accord pour les capturer. — Ils ont contre-attaqué, réplique Racta, l’œil mauvais. — Ça m’étonne pas, bordel. Vous les avez agressés ! — C’est notre vallée, ici. Vous, vous êtes là parce qu’on le veut bien. (Il crache sur un des corps gisant à mes pieds.) Ils l’ont bien cherché. — Qu’est-ce qu’il dit ? demande le colonel. — Qu’ils l’ont bien cherché… Le colonel jette un coup d’œil aux alentours. Il a du mal à cesser de fixer son regard sur la femme aux jambes écartées et à la gorge lacérée. — Des animaux, maugrée-t-il. Ce sont des animaux. Il s’attendait à quoi ? À ce qu’on commence les affrontements à midi, qu’on recueille religieusement les dernières paroles des mourants sur le champ de bataille ? — Dites-lui que nous n’approuvons pas. — Mon colonel… — Dites-le-lui. Alors je m’exécute. Et devinez quoi ? Racta n’en a rien à foutre. — C’est fini, déclare le colonel. Dites-lui que c’est ici que nos chemins se séparent. On trouvera les fantômes sans lui. Racta n’est pas très content. Ses cinq pièces d’or, il les voulait. Je lui fais remarquer qu’on le payait pour nous aider à trouver les fantômes, pas pour massacrer des vieillards ni violer des femmes. Et puisqu’il ne les a pas trouvés, il ne touchera pas son argent. Il a l’air encore plus mécontent. Si mécontent qu’il abaisse son levier de chargement. Pas tout de suite, me dis-je. L’instant qu’il choisira pour lever son arme sera celui où je le tuerai. Un pas pour l’atteindre, un seul coup de couteau… Un jeu d’enfant. Je palpe encore mon poignard, quand soudain quelqu’un me coupe l’herbe sous le pied. Une pelle peut devenir une arme redoutable si on la lance avec assez de force. Et je sais que, si elle brise le bras avec lequel Racta tenait son arme, ce n’est qu’un coup de chance. Mais il arrive que la chance soit tout ce qui compte. Le prospecteur s’avance vers Racta, ramasse sa pelle et l’encastre dans le genou du gamin. — Ma femme, crache-t-il. Nous savons tous de qui il parle. Pendant que Rachel, Neen et Shil gardent les autres traqueurs en joue, le compagnon de la femme morte embroche la gorge de Racta avec sa pelle. Le hurlement s’évanouit. Chapitre 14 Vétéran d’un temps où on passait au tamis les déchets d’exploitation minière au cas où on aurait laissé passer quelque minerai la première fois, Mic Chua a le visage marbré par les produits chimiques toxiques, et tatoué si profondément par la poussière qu’on le dirait brûlé par de la poudre à canon. Ses yeux sont injectés de sang, même s’il m’assure que c’est à cause du vent. Mic porte une boucle d’oreille et une queue-de-cheval qui a pris la couleur grise d’une merde de chien séchée. Quoi qu’il en soit, pour quelqu’un de si menu, il manie cette pelle comme l’arme qu’elle n’est pas. — Avant, j’étais comme vous, nous lance-t-il. Un légionnaire ? je manque de demander. Mais je me retiens. Je ne lui demande pas non plus s’il est un Faucheur. Je me contente de hocher la tête, d’esquisser un sourire, et de me demander ce que je suis supposé foutre avec les prisonniers O’Cruz gardés par mes soldats. — On ne les tue pas, déclare le colonel Vijay. Le contraire m’aurait étonné. Le bon sens aurait voulu qu’on les tue. Ainsi que Mic, et les autres prospecteurs encore en vie. Ils vont mourir de toute façon, on le voit dans leurs yeux. — Alors, reprend Mic. Où est-ce qu’ils vous ont ramassés ? Notre discussion vire de plus en plus à l’étrange. Mais il y a des fois où il vaut mieux garder le silence. Je me tais en essayant de prendre un air intéressé, sans en faire trop ; je tente du moins de cacher que j’en ai rien à foutre. — Nous, continue-t-il, ils nous ont eus devant l’entrée d’une mine. Je pousse un grognement. J’espère qu’il le prend pour de la compassion. — Avant, je m’occupais des astéroïdes. Mais tout ce foutu attirail qu’il fallait mettre, l’air confiné, les longs mois enfermé dans des boîtes de conserve… J’ai laissé tomber. Je veux dire… (Il tourne la paume de ses mains vers le ciel, vous voyez, quoi.) Pourquoi se faire chier quand on peut s’enrichir au sol. — En toute légalité ? demande le colonel Vijay. Mic plisse les yeux. — Quelle que soit ta réponse, t’es tranquille, je l’assure. — C’est plus rapide dans l’illégalité. — Ouais, je renchéris. Et si tu glanes assez de pouvoir pour qu’on t’appelle empereur, sénateur, ou glorieux exarche, tu peux décider que ce n’est pas un crime de toute façon. Mic se fend d’un sourire acerbe. Nous sommes d’accord. — Alors, ils vous ont eus ? — Ouais, juste devant l’entrée de la mine. Tous ces connards armés jusqu’aux dents nous encerclaient, les yeux braqués sur nous. J’imagine que c’était pareil pour vous. Toutes ces mises en garde de ne pas s’échapper. — Ouais, j’acquiesce. Je déteste ça. — Ils nous ont ramenés à leur campement. Et là, ils nous ont embauchés pour creuser leurs putains de tranchées et réparer leurs tuyaux… Ça m’a pris pas mal de temps pour comprendre ce qui se passait. — Qu’est-ce qui s’est passé après ? je demande, en me disant, donne-moi quelques indices. Ses yeux se voilent de tristesse. — Quand on a gueulé pour avoir plus de nourriture, ils en ont tué cinq la première heure, cinq la suivante, cinq la troisième… Comme ça, au hasard. On a descendu les gardes, coupé le grillage, et voilà ce qui reste de nous. Il nous montre ses trois compagnons, les dernières bribes de son groupe. Ils s’avancent lentement vers nous. À leur place, moi non plus je ne nous ferais pas confiance. Sa bande est constituée d’une femme et de deux hommes. Mic ne nous les présente pas et je ne pose aucune question. Je dirais qu’ils ont l’air encore plus mal en point que lui. Nous donnons une bouteille d’eau aux ejército et les menons à l’ombre d’un rocher. Puis, pendant que Shil et Franc les gardent en joue, Neen passe devant le rang avec la pelle et brise la cheville gauche de chacun. — Tiens, fait-il en rendant sa pelle à Mic. — Ce fut un plaisir. Le colonel est furieux. C’est déjà fait, alors je ne comprends pas où il veut en venir. — Ce sont des pratiques de barbare, fulmine-t-il. Il a les nerfs tellement en boule qu’il insiste pour tenir cette conversation en privé. — C’est à vous de décider, mon colonel. Il me jette un regard mauvais. — Nous n’avons ni menottes ni corde, et vous nous avez dit qu’on ne pouvait pas les tuer. Sauf votre respect, qu’est-ce que je pouvais foutre d’autre ? Sur un salut élégant, je le laisse planté là. Quand nous reprenons la marche, les ejército nous gueulent après. Les grossièretés habituelles. Il y a x millions de soleils et x millions de planètes, mais où qu’on aille on récolte toujours les mêmes insultes sur sa mère, sa sœur, sa copine. En ce qui me concerne, les deux premières sont mortes et je n’ai pas la troisième, alors je m’en tape un peu. Mais je fais quand même la traduction, juste pour le plaisir de voir la mine pincée du colonel. Au fil de l’après-midi, Mic est de plus en plus à la traîne. À la fin, on n’a plus qu’une alternative : le laisser crever, ou établir le campement et attendre. Quand il finit par nous rattraper, Shil a allumé un feu, Neen a capturé une créature qui ressemble à un chien, et Franc l’a dépecée, assaisonnée d’écorce, et empalée sur un bâton pour la faire rôtir. Nous proposons de la viande aux prospecteurs et leur donnons du vin provenant de la flasque de Pavel. On ne peut pas dire que ça leur réussit. L’un d’eux meurt dans la nuit. C’est un vieillard, sa peau ressemble à du cuir mal séché. On retrouve son corps dès les premières lueurs du matin. Adossé à un rocher, le visage tourné vers le soleil. Je sais, ce n’est qu’un reflet dans un miroir… La lumière pénètre dans Hekati à travers du verre de sécurité chevron, et des servomoteurs dans le moyeu central déplacent d’énormes plaques argentées pour créer l’illusion. Pour moi, l’aurore, c’est l’aurore. Il a arraché sa chemise et des lésions recouvrent sa poitrine. La peau de son ventre est violette, comme s’il avait commencé à se décomposer de l’intérieur longtemps avant de mourir. Rachel n’est pas la seule à se signer contre le mauvais œil. Shil fait de même, quand elle croit que j’ai les yeux ailleurs. Le colonel Vijay dit qu’il s’agit de la peste. — Il a été irradié, intervient Haze. Le colonel le dévisage. — Je reconnais les symptômes, continue Haze. (Il s’interrompt, gêné.) On peut difficilement se tromper, je crois. (Il jette un regard à Mic et aux deux autres, et rougit de plus belle.) Si vous voulez que je vous inspecte, je pourrais peut-être… Quoi ? me dis-je. Les sauver ? Et puis je me rends compte que c’est possible. Son crâne recèle plus de puissance que la plupart des villes. Et Paper Osamu lui avait laissé libre accès à la bibliothèque du vaisseau quand on avait demandé de l’aide à l’U/Libre. Enfin, voilà où ça nous a menés – ici. — Merci, mais c’est trop tard, souligne Mic. — Vous parlez d’un choix, ajoute la seule femme. La maladie, ou les Poings d’Argent. Le colonel Vijay sort de sa torpeur quand je lui jette un coup d’œil. Des fragments de conversations antérieures resurgissent. Je crache par terre, piétine l’endroit. — Qu’ils pourrissent tous. Mic m’imite avec un large sourire. Il s’agit d’une vieille malédiction de milicien. Même si, de nos jours, elle est à la mode. J’ai entendu des miliciens maudire ainsi les Faucheurs, des Octoviens maudire des têtes de métal, des légionnaires maudire les ferox, et des civils maudire l’Univers tout entier. — Vous devriez poursuivre votre route, lâche Mic. J’ai un regard interrogateur. — Nous marchons trop lentement. Et ils sont à nos trousses. Si nous voyageons ensemble, ils vous trouveront aussi. — Partez en avant, lui dis-je. On va vous couvrir. Il essaie de comprendre où je veux en venir. Est-ce que je fomente un plan ? J’essaie de le sacrifier pour pouvoir nous libérer ? Vieux et malade comme il est, il a toutes les raisons de s’inquiéter, mais il a tout faux. Nos fantômes, on les a trouvés. Il ne nous reste plus qu’à en capturer un. Je marche d’un pas décidé vers le colonel Vijay et me mets au garde-à-vous. — Permission de nous déployer. — Sven. Cette bataille, je la veux. Et en observant le colonel Vijay, je m’aperçois d’autre chose. Ce qui s’est passé au moyeu central était vraiment honteux. J’aimerais voir comment se débrouille cette petite lopette sous le feu de l’ennemi. Une médaille pour avoir participé au plan de campagne d’Ilseville. Ça me donne envie de gerber. — Rachel, je gueule. Elle arrive au petit trot et se met au garde-à-vous. — Retranche-toi là-dedans. Il faut qu’on soit en hauteur pour couvrir la vallée. Rachel se dirige vers une cicatrice de terre rouge, tirant de sa ceinture et de poches dans son dos les diverses parties de son fusil qu’elle assemble en chemin. Maintenant, Mic écarquille vraiment les yeux. — Qu’est-ce que vous êtes au juste ? — Les meilleurs, répond Neen. Il y a meilleur et meilleur. Mic décide que nous sommes des miliciens renégats armés de fusils de cinq ans d’âge, et que nous avons l’habitude de traiter de haut les nouveaux conscrits qui ont déjà de la chance s’ils ont une arme. Je préfère ne pas le contredire. — Tu comptes enterrer ton mort ? — Pour quoi faire ? On ne va pas tarder à le rejoindre. (Il hausse les épaules, l’air de quelqu’un qui s’est déjà habitué à l’idée de sa propre mort.) Autant ne pas gaspiller notre énergie. Puis il s’en va, le dos voûté, ployant sous le poids d’un sac qu’un gamin de six ans n’aurait aucun mal à transporter. Je doute qu’on le revoie un jour et Mic semble être du même avis, car il ne se retourne pas, et le couple derrière lui non plus. Chapitre 15 — Sven, dit le colonel Vijay. J’ai à vous parler. — Mon colonel… ? — Qu’est-ce qui ne va pas chez cet homme ? — C’est l’air, mon colonel. Il vient d’une planète où l’air est plus dense. L’atmosphère d’Hekati n’est pas très riche en oxygène. Le colonel considère le problème. — Il saigne souvent du nez ? À mon tour, j’y réfléchis quelques instants. — Il arrive que certains mois, il saigne plus que Shil, Franc et Rachel réunies. Le colonel décide qu’il a à faire ailleurs. Les Aux’ sont en train de creuser une tranchée étroite dans le lit d’une rivière asséchée, et c’est là que je trouve Haze. Il se hisse hors de la fente dans le sol et essuie le sang qui lui macule le visage. — Je vais très bien, mon lieutenant. Depuis le temps que je connais le soldat Haze, il n’a jamais été bien. Mais il s’endurcit, et cause moins de problèmes qu’avant. Bien sûr, il sera toujours rondouillard et incapable de courir sans avoir l’air d’un abruti. Mais il peut tenir un fusil et creuser des tranchées comme un professionnel. — Mon lieutenant, commence Haze, je peux vous demander quelque chose ? — Ça dépend de ce que c’est. Il s’essuie le nez une nouvelle fois. — Demande toujours. Il y a une célèbre planète à trois soleils dans la spirale nordique, mais un seul soleil me suffit amplement. Apparemment Haze n’en pense pas moins, car il tourne le dos aux rayons lumineux pour regarder ailleurs. Il écoute. Mais Haze n’écoute pas comme tout le monde. Enfin, il n’écoute pas les mêmes fréquences que nous percevons, nous. — Vous l’entendez ? finit-il par demander. Je secoue la tête. — Mon lieutenant… C’est lourd de sens, et je n’ai aucune intention de relever le sous-entendu. Il est là pour ça, je ne vais pas m’y mettre aussi. Et puis, je préfère que le kyp dans ma gorge reste endormi. La bouffe a un goût de bouffe et les couleurs ont l’air à peu près normales. J’arrive même à me lever le matin sans avoir le goût amer du parasite dans la bouche. — Alors, je lance. Qu’est-ce que tu entends ? Il a beaucoup de mal à l’exprimer. Et moi, j’ai beaucoup de mal à comprendre le peu de mots qu’il bredouille. — Je capte un signal disproportionné par rapport au taux de bruit. D’une ampleur hallucinante. Il y a beaucoup trop de retour alors qu’on est censés être en terres désertes. Je demande à Haze s’il en est bien certain. Il l’est. Cet habitat est considéré par l’U/Libre comme non habité. Les prospecteurs sont classés parmi les visiteurs de courte durée et les ejército ne comptent pas, car on les prend pour des indigènes résiduels. Quant à Hekati, elle présente clairement des symptômes d’« aboulie », avec des caractères secondaires des désordres émotionnels de la maladie du « cri du chat ». Je comprends un mot sur cinq de tout ce charabia. — Haze. Creuse cette putain de tranchée. Il se retourne, la tête baissée et les épaules courbées. Je lui dis de revenir quand il sera capable de m’expliquer tout ça clairement. Nous répandons de la terre. Le colonel Vijay nous regarde faire. Quelques rochers et buissons placés à des endroits stratégiques aideront à dissimuler la tranchée. Nous n’avons pas à nous inquiéter du sort des buissons. Ils sont déjà morts. Le colonel n’approuve pas mon torse dénudé, pas plus qu’il n’approuve le fait que j’aide à creuser. — Vous êtes officier. — Et avant, j’étais sergent, mon colonel. Vous devriez toujours l’être. Ses yeux trahissent sa pensée. Mais il reste muet et se contente de fixer le regard sur l’extrémité de la vallée. — Si ce sont des Poings d’Argent… — Ce sera difficile de les descendre. — Sven. Au sujet de ce qui s’est passé au moyeu. Je ne pense pas que vous ayez compris… — Oh ! je pense que j’ai très bien compris. Il rougit. — Vous avez déjà combattu les Poings d’Argent ? demande-t-il. — À Ilseville, mon colonel. Tous les Aux’. Mais pas vous. Il doit le lire sur mon visage, parce qu’il se détourne. En creusant, Rachel déchire deux buissons pour mieux dissimuler son abri et balaie le sol devant sa tranchée avec des brindilles pour effacer toute trace de pas. Je lui adresse un signe appréciateur de la tête, et elle sourit. Je connais moins bien Rachel que les autres. Elle s’est fait violer à Ilseville. Quelques semaines plus tard, elle tuait son agresseur. Et puis… ? C’est la meilleure tireuse que je connaisse, et son amitié pour Haze grandit de jour en jour. Je n’ai peut-être pas besoin d’en savoir plus. Un signe de ma main l’envoie dans sa tranchée. Les suivants font venir les Aux’, leur indiquent leurs positions et leur ordonnent de se mettre à couvert. Le colonel Vijay accepte de se positionner derrière moi. L’heure est venue de réveiller mon Diabolo. — C’est…, commence le colonel. — De la technologie illégale ? Ouais, je sais. C’est la première fois qu’il voit le SIG-37 de près. Malheureusement, le SIG ne sait pas grand-chose de lui non plus. — Qui c’est, ce… ? — C’est le colonel Vijay. Il mène cette mission. — Conneries. C’est toi qui la mènes. Jaxx l’a bien dit. J’étais là, tu te rappelles ? Il a dit qu’il comptait sur toi pour prendre les bonnes décisions. Les Aux’ font semblant de ne rien entendre. — Eh bien, je rétorque, il a changé d’avis. Le colonel Vijay me dévisage. — Jaxx ? demande-t-il. Le général vous a choisi pour cette mission ? — Ouais, intervient mon flingue. Et toi, qui t’as choisi ? — Ça suffit, je gronde. — Sinon quoi ? poursuit le Diabolo. Sinon tu m’éteins trente secondes avant la bataille ? Le SIG doit être impatient de massacrer du Poing d’Argent, car il finit par se décider à se tenir à carreau. Il ne critique même pas mon choix de munitions. Même s’il fait pivoter le chargeur quand il croit que je regarde ailleurs. Ce qui fait s’envoler les oiseaux doit être menaçant : ils décrivent des cercles rageurs. Ils sont énormes et affreux, et leurs cris, aussi atroces que ceux d’un bébé qu’on égorge. Et il doit y avoir dix, peut-être même quinze de ces saloperies. Comme je ne peux pas voir ce qui les a fait s’enfuir, je vérifie mon chargeur. Tête creuse, incendiaire, fléchette, charge et expansion explosive. Un couteau dans la ceinture, un poignard dans la botte, des piques à lancer sur une hanche et une cordelette à étrangler au fond d’une poche. Ça devrait me permettre de m’amuser un moment. — Vérifie une nouvelle fois, j’ordonne au SIG. Il s’exécute. Comme il n’a rien détecté, j’envoie Shil chercher Haze à l’extrémité de notre tranchée. Je lui conseille aussi de baisser la tête sur le chemin. Elle suit mes instructions. Ce qu’elle dit aux autres en passant devant eux les pousse à s’accroupir encore plus près du sol. — Mon lieutenant, dit Haze. Vous voyez cette expression que vous avez sur le visage quand une magnifique inconnue entre dans votre bar préféré, que vous savez qu’elle va vous baiser profond, vider votre portefeuille et vous refiler la chaude-pisse, mais que vous n’en avez rien à foutre ? Haze fait cette tête-là chaque fois qu’il aperçoit mon flingue. Ce qui fait peur, c’est qu’il ne convoite pas le SIG parce qu’il peut tirer plus vite que tout ce qui existe, brûler de la tôle en mode « hécatombe », ou crever les tympans de tout un peloton en une seule explosion. Non, c’est la puce de combat qui l’excite. — Tiens, je lui dis. Amusez-vous tous les deux. Soudain couvert de sueur, Haze l’attrape maladroitement. Il pense que les intelligences artificielles devraient être traitées avec respect. Le SIG est du même avis, et c’est la moitié de mon problème. — Tu vois ces oiseaux ? Les rapaces sont en train de se poser. Ce qui signifie que ce qui les a délogés se trouve entre nous et les arbres épineux qui sont derrière, et que nous sommes à portée de feu. — Oui, mon lieutenant. — Dis-moi ce qu’il y a de l’autre côté. Il jette un coup d’œil au colonel Vijay, revient vers moi et se mord la lèvre. Il allait bien falloir soulever le problème à un moment ou à un autre. Pourquoi pas maintenant ? — Haze est mon officier de renseignement. — Votre… — Vérifiez auprès du général Jaxx. Nous savons tous les deux que c’est impossible. — Qu’est-ce que vous entendez par là ? demande le colonel Vijay. Les Aux’ croient qu’il est en colère. Mais vu la façon qu’il a de scruter les buissons épineux, je pense qu’il a surtout peur. — Haze, j’ordonne, enlève ton casque. — Mon Dieu ! lâche le colonel. C’est un… — Oui, mon colonel. Vous avez tout à fait raison. C’en est un. (J’indique du menton la rivière asséchée et m’adresse à Haze.) Ça, c’est fait. Maintenant, dis-moi. Il me rend mon flingue et tire un petit ordinateur de sa poche. Ses doigts volent sur les touches tandis qu’il saisit des séries de chiffres à refiler la migraine. — Merde, grogne mon flingue. Et il le dit encore une fois, plus fort. — Annule, alerte-t-il, ne réessaie pas… — Non, murmure Haze, pas encore. — Haze…, souffle le Diabolo, et puis c’est trop tard. Tandis que Haze commence à se crisper sous l’effet d’une crise, Shil l’attrape et le tire vers le bas, une fraction de seconde avant qu’une balle siffle au-dessus de nos têtes. On a perdu l’avantage de la surprise. Et comme si ça ne suffisait pas, Neen me tire par la manche. — Mon lieutenant. Rachel est sortie de son gourbi et court vers nous. Je lève le SIG et la mets en joue. Je ne sais pas avec quoi il est chargé et j’en ai rien à foutre. Un pas de plus et je la tue moi-même. — Reprends ta position, bordel. Elle regarde des deux côtés et tressaille quand un tir ennemi cingle l’air. Elle ne doit sa vie qu’à cette seconde d’hésitation. Elle tombe à terre à mi-chemin entre son gourbi et notre propre tranchée en gueulant le nom de Haze, et je comprends qu’elle pense qu’il s’est fait descendre. Sur la pente d’en face apparaît un sniper Poing d’Argent. Je n’ai aucune idée de la façon dont Haze réussit à le rendre visible à nos yeux et je n’ai pas le temps de demander. Même s’il était en état de répondre. Parce que j’ai déjà quitté la tranchée et que je suis presque à la hauteur de Rachel, qui sanglote dans la poussière. Je l’empoigne et la balance vers son abri. La ramasse de nouveau, et la jette dans le gourbi en face de moi. — Haze. Une baffe lui remet les idées en place. J’aurais dû m’en tenir là, parce que ma seconde baffe semble la remettre en transe. — Il est en vie, je l’informe. Il se porte comme un charme… Maintenant, ramasse ton putain de fusil. Elle s’exécute. Il y a des choses qu’on fait en pleine bataille, et d’autres qu’on ne fait pas. Comme abandonner sa position. Je désigne la pente en face : — Où est-ce que tu te planquerais ? Rachel a l’air perplexe. — Imagine que t’as un de ces foutus snipers Poings d’Argent et que tu veux protéger l’infanterie qui remonte cette rivière asséchée. Où est-ce que tu te planques ? — Par là. (Elle montre du doigt.) Vers ces rochers, juste derrière le buisson. (Elle a une hésitation.) Mon lieutenant, j’ai vraiment… — Du bol d’être en vie. Ce qu’elle vient de faire est passible de la peine capitale. — Vise cette position. Attends mon signal. Rachel ne demande pas pourquoi, ce qui est tout à son honneur. Elle baisse le cran de sûreté, ajuste le viseur en prévision du vent de travers, se stabilise et ne fait plus qu’une avec son arme. Elle colle l’œil au viseur, avant de tourner légèrement la tête, l’air perplexe. — Il y a quelque chose, observe-t-elle. Enfin, pas vraiment, mais… — Tue-le. La balle quitte son canon à 1 150 m/s et traverse la vallée avant que sa cible ait eu le temps de s’en rendre compte ; même si ce n’est certainement qu’un coup de chance pour Rachel d’avoir eu sa tête en ligne de mire. Le tressé tombe à la renverse et sa couverture de camouflage glisse au sol. Et les Poings d’Argent ouvrent le feu. Ils ont installé une mitrailleuse dans le lit de l’ancienne rivière. Elle balance une telle grêle de tirs qu’ils doivent être deux pour l’activer. Ou peut-être qu’il n’y en a qu’un seul. Parce que au bout de trente secondes, la mitrailleuse s’enraie. Mon équipe donne alors tout ce qu’elle a. Des buissons explosent, des pierres s’envolent, et en bordure du lit de rivière un arbre éclate en copeaux de bois quelques centimètres au-dessus des gravillons avant de basculer sur le côté. Des chargeurs entiers sont vidés en quelques secondes. De la nitrocellulose. Si on en avait en réserve, j’en ferais cramer juste pour le plaisir. Mais je me contente d’enclencher le chargeur de mon flingue. — Oh ! que oui ! ronronne le SIG. Cela faisait des jours que ça le démangeait. La céramique préfragmentée ne donne pas un résultat très net, mais c’est efficace comme tout. Si on s’en prend une, on est changé en son propre poids de steak haché. Se cacher derrière quelque chose ne servirait à rien, pas plus que se cacher en dessous. Je balance une charge explosive au-dessus de l’emplacement que je crois être celui de la mitrailleuse. — Encore un coup, gueule mon flingue. J’encadre ma cible de deux coups supplémentaires, un à l’avant et un à l’arrière. Ce qui ressemble à un bout de Poing d’Argent rampe vers notre tranchée. S’il avait un peu de jugeote, il prendrait une autre direction. Au fur et à mesure de sa progression, on le voit de plus en plus. Sa couverture de camouflage se fait la malle. — Vise la tête, j’ordonne. Achève-le. Rachel obtempère. — Pareil pour les autres. Elle balaie le lit de rivière avec son viseur. Toutes les trente secondes à peu près, elle tire sur l’éclat d’une créature gémissante. Elle opère avec une telle régularité que je commence à être de meilleure humeur. Jusqu’à ce qu’une balle ricoche sur le rocher derrière lequel je me cache. — Un autre sniper, crie mon flingue. — Ouais, marmonne Rachel. On avait remarqué. Une seconde plus tard, elle sort la tête au-dessus du gourbi et se baisse quand un deuxième coup de feu fend l’air au-dessus d’elle. — Il est bon tireur, remarque-t-elle. — S’il l’était, tu serais morte, je réplique. Elle me regarde. — Où est-il ? je lui demande. — Sur la droite. — Rachel… Où est-il ? Elle lève la tête pour jeter un autre coup d’œil. Rouler sur le côté lui sauve la vie, car la balle suivante atterrit là où elle se tenait. — Je ne suis pas vraiment sûre, mon lieutenant. — D’accord. Voici comment on va procéder. Je vais me lever et courir vers la tranchée. Leur sniper va sortir la tête pour faire son tir, et toi tu vas la faire sauter. — Mais mon lieutenant. Je ne le vois pas. — Lui, c’est toi. C’est comme ça que ça fonctionne. On décide de ce qu’on ferait si on était à la place de l’ennemi, et puis on agit différemment, ou on le fait en mieux. Je ne sais pas pourquoi je n’avais pas compris ça avant. — OK, je lâche. À toi de jouer. Mes jambes me propulsent en avant et je m’élance vers la tranchée. Une balle explose derrière moi en un nuage de poussière, une autre percute la pente d’en face. Je me projette d’un côté et de l’autre, ce qui me ralentit, mais me rend aussi plus difficile à viser. Cent pas, soixante-dix… Merde, je me dis, quand est-ce qu’elle va se sortir les doigts du cul ? Et puis il me vient à l’esprit que Rachel peut résoudre tous ses problèmes en se contentant de ne rien faire. Mais elle fait partie des Aux’, et elle ne ferait pas ça, n’est-ce pas ? Ma réponse arrive avec un unique coup de fusil. Après, il ne reste plus qu’à tout nettoyer. Chapitre 16 — Tu comprends pourquoi c’est nécessaire ? Rachel acquiesce, ce qui me satisfait. Pas besoin qu’elle trouve ça bien, ni juste. Il faut seulement qu’elle comprenne pourquoi. Sinon, le châtiment n’a aucun lieu d’être. — Mon lieutenant, dit-elle. Je peux dire au revoir à Haze d’abord ? Elle pense que j’agis sur les ordres du colonel Vijay. Il veut qu’elle meure. Pas de bol. Moi, je voulais un prisonnier Poing d’Argent. Ni l’un ni l’autre ne va obtenir ce qu’il désirait. — Rachel, je reprends, tu vas être fouettée. Ses yeux se baignent de larmes de soulagement. Là, je comprends qu’elle n’a jamais été vraiment fouettée. Moi oui, et j’aurais préféré qu’on me fusille. Cinq coups de fouet lacèrent les muscles du dos, dix autres mettent à vif des côtes luisantes. Quinze peuvent tuer, sinon vingt feront l’affaire. Le poteau auquel on attache les condamnés au fouet amène une mort bien moins propre que celle infligée par balle. Mais là, on ne parle pas d’un fouet en cuir de taureau. — Tu as un couteau ? Elle fait signe que oui, les larmes aux yeux. C’est le soulagement. Elle pensait qu’on l’avait convoquée pour la fusiller. Ce qui signifie que les autres, regroupés en un petit groupe maussade en contrebas, doivent s’attendre à la même chose. — Montre-moi ta ceinture… Elle la fait glisser des passants de son pantalon d’uniforme et me la tend. Le cuir est neuf et raide par endroits, mais j’ai déjà vu pis. Je lui montre comment découper les lanières d’un martinet et lui explique qu’il doit y en avoir au moins dix de plus quand je reverrai la ceinture. Elle a une heure. Je vais l’attendre ici, en haut de la pente. À trois vallées de là où on a combattu les Poings d’Argent. — Tu vas aller jusqu’au bout ? demande le SIG. Il perçoit mon hochement de tête. — Ils vont te détester. — Non. — Et si c’est le cas, tu t’en fous ? — Plutôt, ouais. Quand le SIG comprend que je refuse de mordre à l’hameçon, il se laisse démonter de mauvaise grâce. Il y a trente-sept éléments différents, mais une seule façon de les démonter et de les remonter. Mon record est de une minute dix, et je compte faire une minute avant le retour de Rachel. J’en suis à cinquante-cinq secondes quand j’entends des bruits de bottes sur le gravier. Il lui a fallu quinze minutes pour achever ce que des soldats aguerris mettent toute une journée pour accomplir, si on leur laisse le temps. Cela dit, ils savent quelles seront les conséquences à endurer si jamais ils se plantent. — Montre-moi. Elle me tend le martinet. Trop lourd et les lanières couperont jusqu’à l’os, trop léger et elles décolleront des plaques entières de peau. — Tu t’es fait aider ? Rachel secoue la tête. — OK. Finissons-en. Elle ne supplie pas, n’hésite pas. Elle se contente de reprendre son fouet et de me suivre dans la descente. Neen a fait s’aligner les Aux’ au pied de la colline. Leurs vestes de treillis sont brossées, leurs poches fermées. Le colonel Vijay se tient sur le côté, la mine renfrognée. — Bon, dis-je. Donne le fouet à Haze. — Enfoiré, émet mon flingue, mais à voix basse. On a cinq ou six problèmes à régler et je n’ai pas le temps de les résoudre l’un après l’autre. Je vais m’occuper de tous en même temps. Haze mène Rachel jusqu’à un rocher, où il attend qu’elle ôte sa veste, puis il la penche, tête baissée, sur la surface chaude de la roche, et soulève le dos de sa chemise jusqu’aux épaules. — Cinq, je lui indique. C’est moins que ce qu’il attendait. — Fais-les correctement. Sinon c’est moi qui m’en charge. Il se demande si c’est lui qui a provoqué tout ça. La réponse, nous la connaissons tous les deux. Haze n’en est pas vraiment à l’origine, mais il n’a pas aidé non plus. — Prête ? Rachel lève la tête pour faire signe que oui. — Tenez-la par les poignets, j’ordonne à Neen et Franc. (Je me tourne vers Shil :) Et toi, compte les coups. Chacun a son rôle à jouer. C’est le but de la manœuvre. Haze cingle le dos de Rachel avec la ceinture en grimaçant de douleur. Le premier coup est plutôt violent, mais il a peur que je m’en charge s’il ne le fait pas comme il faut. — Un, compte Shil. Bien que moins brutal, le deuxième fait couler du sang. Le troisième la sort de son mutisme, mais je juge qu’elle supportera les cinq sans hurler. J’ai raison : elle suffoque au troisième, encore plus au quatrième, sanglote avec le cinquième, mais c’est fini. — Amenez-la ici. Neen et Franc se demandent s’il faut la rhabiller. — Tout de suite ! j’aboie. C’est pas vrai d’être si con. Si on lui remet sa chemise après ça, Rachel passera la semaine à décoller du tissu de sa chair à moitié cicatrisée, et là elle risque de hurler. Neen et Franc l’aident à se déplacer, une main sous chaque coude. Il faut une seconde à Rachel pour comprendre où elle est. — Maintenant, écoute-moi. Elle obéit. — Ce qui se passait avant, j’en ai rien à foutre. Nous, on est les Aux’. On n’abandonne jamais nos postes. On reste en position. Et, s’il le faut, on meurt. Compris ? Rachel opine du chef. — Bien. Je défais ma veste, enlève ma Croix d’Obsidienne que je gardais sous ma chemise. — Pour avoir tué deux snipers dans des conditions presque impossibles, je te décerne la Croix d’Obsidienne de première classe. Porte-la avec fierté. Je l’embrasse sur les deux joues, pends la croix sur son ruban autour de son cou, et recule. Un instant plus tard, les autres m’imitent et la saluent. Chapitre 17 Un vent tiède souffle sur un petit lac de montagne, charriant des effluves de sel. Il y a trois mois, je n’avais encore jamais vu de lac. Cela dit, il y a un an je ne connaissais que le désert, les forts, les batailles contre les ferox. L’affrontement avec les Poings d’Argent remonte à deux jours, et nous avons établi notre campement il y a cinq heures, à l’extrémité d’une falaise. Je monte la garde avec Franc. Nous sommes assis. Au hasard de la conversation, j’en viens à lui raconter comment j’ai perdu mon bras. L’histoire est toute simple. Deux mètres cinquante de fourrure et de crocs me l’ont arraché. Si le ferox n’avait pas été mourant, il aurait certainement emporté mon autre bras et mes deux jambes avec. Moi, j’ai embarqué la tête de la bête et laissé mon bras derrière. Ça me semblait être un bon deal. Franc rigole quand je lui raconte ça, je ne sais pas trop pourquoi. C’est là que je l’aperçois, enfin je crois. Une lumière parcourt le ciel, haut au-dessus de nos têtes. Au plus gros de l’anneau d’Hekati, son diamètre fait moins de trente mètres d’un bout à l’autre. La pierraille sous nos pieds, la montagne de ce côté-ci, les gravats en dessous, tous sont là pour protéger des radiations. Ce qui laisse encore plusieurs kilomètres au-dessus de nos têtes avant d’atteindre le verre chevron. — Quoi ? demande Franc. — Il a un bug, observe le SIG. Je fais mine de ne pas l’entendre. — Là-haut, j’indique à Franc. Elle balaie le ciel nocturne du regard. — Une étoile filante ? — Pas de ce côté-ci du verre. L’éclat de lumière se dédouble. Je ne cligne pas des yeux, au cas où elle se dédoublerait de nouveau, et quand les deux traits lumineux se mettent à tomber, je tire brusquement Franc par le bras pour la mettre debout. — Va chercher Neen et dis-lui de me rejoindre. Je commence à dévaler la pente sans attendre sa réponse. — Et si Vijay les fait tuer ? demande mon flingue. Enfin, pour ce que j’en ai à foutre… — Ça n’arrivera pas. — Comment tu le sais ? — Neen ne le permettra pas. Rien de tel pour se muscler les jambes que de passer quinze ans de sa vie à arpenter le sable. Après ça, courir sur des rochers c’est facile. Des arbres desséchés défilent. Un mur de pierre apparaît, le premier signe d’une civilisation. Plus bas, un chien aboie dans une cabane. Mais l’habitation, le chien et la pente sont déjà derrière moi. Les deux traits de lumière se sont rapprochés. Ils continuent à tomber, à une plus grande vitesse que je l’aurais cru. Si j’enlève l’écran de mon casque, je les perds. Si je le rabats, ils réapparaissent. Leur signature thermique est minuscule. Le transfert d’énergie se passe surtout au-delà des bandes invisibles. Merde, je me dis. Comment je sais tout ça ? — À ton avis ? demande mon flingue. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais parlé tout haut. — Tu le vois ? — Je les vois. J’éteins le Diabolo. Mes bottes me portent jusqu’en bas d’un sentier sinueux, de l’autre côté d’une orangeraie, vers la petite vallée où se dirigent les lumières. Et celles-ci doivent être motorisées, car elles changent de position deux fois pour ajuster leur direction et la vitesse de leur chute. Mais la descente n’est pas propulsée ; il s’agit d’un saut, suivi d’une chute contrôlée. Des Puce – « parasites ultrarapides en chute vers l’ennemi ». La blague d’un fan d’informatique. Je réveille brusquement le SIG : — Explosive. — Tu ne veux pas confirmer l’identité de l’ennemi ? Je déteste avoir le sentiment qu’il a raison. — Tiens-toi prêt, j’aboie. Ouais, je sais, il est toujours prêt. Je dévale une pente, remonte la moitié de la suivante dans le même élan avant de ralentir et de m’arrêter. J’ai le sourire aux lèvres. Je me rends compte à quel point toutes ces soirées et ces efforts pour rester poli avec le colonel Vijay m’ont gonflé. — Attention, lance mon flingue. Je me baisse, mais il parlait de ce qui allait s’écraser au sol. Le métal percute la roche et de longues pattes se tournent en dehors dans un sifflement de pistons. Un nuage de poussière s’élève, clairement visible grâce à ma visière de nuit. Les pattes métalliques se figent pour permettre à chaque Puce de transpercer le soubassement rocheux pour s’immobiliser. Les flammes se mêlent à la poussière, des charges explosives font sauter les portes et les sangles de sécurité se détachent. Un des deux pilotes tire sur l’anneau d’un tube en céramique. C’est un nuage de paillettes, je me dis. Mais particulièrement opaque. Un million d’étincelles s’échappent quand le magnésium s’enflamme. Heureusement, mon cerveau me devance, je me retrouve face contre terre, les yeux fermés, et je roule au sol avant qu’une balle fasse éclater le rocher à côté de moi. Mais ma vision de nuit est foutue. Ce ne sont pas des Poings d’Argent, et encore moins des Faucheurs. Leurs armes proviennent de cinq ou six armées différentes. Je me laisse tomber dans un fossé et règle le viseur à hauteur du sol. Je vide tout un chargeur, histoire de les empêcher d’avancer. — Un de moins, annonce mon flingue. Je n’en suis pas sûr. Alors je reste accroupi jusqu’à ce que j’entende un bruissement derrière moi. Je fais volte-face et me retrouve face au colonel Vijay, le voyant rouge de mon SIG en plein milieu de son front. Vous vous souvenez de la loi de la première seconde ? Je n’ai jamais été si fortement tenté de ma vie. Le problème, c’est qu’on perdrait les coordonnées nécessaires pour nous arracher de cet habitat. — Baissez-vous, je lui dis. Il ouvre la bouche pour protester. — Ou bien, mon colonel… libre à vous de vous faire tuer. Mon petit doigt me dit que c’est vraiment la première fois qu’il se retrouve sur un champ de bataille. Derrière lui, cinq soldats sont aux aguets dans la poussière. Neen avance en rampant. — Combien, mon lieutenant ? — Deux. Une partie de moi voudrait l’engueuler pour avoir été trop lent ; l’autre moitié, pour ne pas avoir pris plus de temps. Je commençais tout juste à m’amuser. — Des Poings d’Argent ? — Essaie encore, je réplique. Là d’où il vient, l’armée se compose surtout de miliciens, et leur boulot, c’est de mourir. La milice n’a pas l’habitude des Puce sauteuses ni des brumes nocturnes. C’est cher ce genre de matériel, et la milice n’est pas vraiment friquée. Comme les nouveaux venus ne sont ni des Faucheurs ni des Poings d’Argent, il ne reste donc que… — Des mercenaires ? Peut-être que Neen a de l’avenir après tout. Je hoche la tête, lui dis de prendre deux soldats et de se diriger de l’autre côté. Il choisit Rachel, ainsi que Haze, ce qui me surprend. — Toi, je lance à Franc, va par là-bas. Mon caporal s’éclipse sur ma gauche, une lame entre les dents. Avant, je pensais que les soldats faisaient ça pour se donner un genre. Pas Franc. Ces couteaux, c’est sa vie. Je suis sûr qu’elle dort la nuit en les serrant fort contre son cœur. En voilà une idée. — Et toi, suis-la. Shil disparaît. — Qui sont-ils donc ? demande le colonel Vijay. — Des mercenaires, mon colonel. Ce sont les premières paroles aimables que nous échangeons depuis qu’il a donné l’ordre aux Aux’ de massacrer les soldats Poings d’Argent, il y a deux jours de ça. Ils ont obéi, même s’ils savaient que je voulais garder un prisonnier. Que pouvaient-ils faire d’autre ? — Pourquoi sont-ils ici ? — Pour la même raison que vous, j’imagine, mon colonel. Ma réponse le plonge dans un profond silence. Chapitre 18 De la côte, on voit clairement qu’Hekati est artificielle. Difficile de ne pas remarquer que le littoral s’élève devant soi. Dans les hauteurs, où les affleurements et les sommets réduisent l’horizon, on peut passer des journées entières à se convaincre que la nature environnante est réelle. Au sommet d’une montagne, la lumière de l’aube prête une teinte rose à la pierre ; un vent tiède chasse le froid de la nuit. C’est un matin radieux. Que, bien évidemment, j’essaie par tous les moyens de gâcher pour les nouveaux venus. Vous voulez voir du métal fondre comme de la cire ? Servez-vous d’un SIG réglé sur la position « hécatombe ». À côté, la plupart des fusils à plasma ont l’air aussi efficaces qu’une bougie pour faire fondre de l’acier. Les Puce crament et redeviennent des flaques argentées, ruisselantes de métal en fusion, coulant lentement vers un fossé en contrebas, mettant le feu à des buissons d’épines et à des fougères sèches sur leur chemin. — Joli, remarque le colonel Vijay. Mais vous êtes… — Un instant, mon colonel. Un mercenaire se rue hors du fossé et me tire dessus depuis la gauche. Ma balle ricoche sur l’armure de son épaule, mais ce n’est pas la question. Je l’ai pris au dépourvu. Il se jette au sol et roule derrière un rocher. S’il n’est pas trop con, il ne bougera pas. — Pardon, mon… Neen ne sait trop s’il doit s’adresser au colonel ou à moi. — Quoi ? — C’est Haze, mon lieutenant… Il est inquiet. Mon sergent est dans une situation délicate. On ne paie pas Haze pour s’inquiéter. En fait, je ne suis même pas sûr qu’il soit payé pour quoi que ce soit. On a dû l’enrôler à coups de nourriture, d’abri et de toutes les munitions qu’un homme peut tirer. — C’est pas surprenant, je réponds en désignant les carcasses des nacelles. Entendre ces trucs fondre, ça doit lui cramer l’intérieur du crâne. À son tour, le colonel Vijay a l’air inquiet. — C’étaient des IA ? — Des semi-intelligences tout au plus, mon colonel. Un mercenaire me fait face. Un autre affronte Rachel, qui les a tous deux en joue. — À toi de choisir, je lance à mon flingue. Un explosif éclaire le ciel du petit matin comme un gigantesque feu d’artifice. Le SIG-37 fait un tir parfait. En temps normal, on aurait dû déblayer de la viande hachée, à condition de vouloir s’en donner la peine. Mais là… Quand la fumée se dissipe, un mercenaire sort son fusil de l’arrière d’un rocher et réplique par une salve. — Carapace de céramique, gueule le SIG, faisant sonner cela comme quelque chose d’obscène. Des Puce sauteuses, des armures corporelles intégrales, le refus aveugle de constater qu’ils sont en sous-nombre… Pourquoi ça me rappelle quelque chose ? Neen attire une nouvelle fois mon attention. — Bon, je reprends. Qu’est-ce qui inquiète Haze ? Mon sergent a une hésitation. Ce qui signifie que la réponse ne va pas me plaire. — Mon lieutenant, avance-t-il. Haze a accédé à l’IA d’Hekati. Sans le faire exprès. C’est arrivé par hasard. Et pendant qu’il était connecté… Je lui en foutrais, du « par hasard », à Haze. Je balance une rafale et me baisse quand le mercenaire réplique. Ils sont plus durs à descendre que des lézards fagans. Bien sûr, il faut déjà en avoir vu un pour comprendre ce que ça veut dire. — Et pendant que Haze était connecté… ? — Il a capté les caméras aériennes. Des Poings d’Argent sont en chemin. J’ai un grand sourire. — C’est pas bon, mon lieutenant. — Pourquoi ? — Mon lieutenant. Avec tout le respect que je vous dois. On a laissé notre matériel derrière nous, au campement. Sur les ordres du colonel Vijay. Pour voyager léger. — Qu’est-ce que vous avez laissé, exactement ? — Les tentes, mon lieutenant. La nourriture, mon lieutenant. La plupart des munitions. — Neen. Maintenant, barre-toi… Tabasser un officier supérieur est un crime capital. Dans cette armée, presque tout relève du crime capital. C’est encore pis si c’est un officier d’état-major. Ils vous fusillent, vous rafistolent et vous fusillent de nouveau. Sinon, tout le monde se lâcherait. Malgré tout, je ne vais pas me passer les nerfs sur Neen. Voyant ma colère monter, le colonel Vijay reste hors de portée. S’il avait un minimum de bon sens, il saurait à quel point il est près de se faire fumer par son propre camp. Mais il a la jugeotte d’un chaton aveugle. Les femmes doivent trouver ça mignon. Moi, ça me donne juste envie de tirer la goupille d’une grenade. — Restez là, mon colonel. — Où allez-vous ? — Dire aux autres de cesser de gaspiller des munitions. Quelques secondes plus tard, nos armes se taisent. Et une seconde plus tard, les mercenaires font de même. Avec un peu de chance, on a détruit leurs réserves en tirant sur les nacelles. — Haze, je dis, tu t’es connecté au système d’Hekati ? — Oui, mon lieutenant. Je suis désolé. — Pourquoi ? — Je ne peux pas m’en empêcher, mon lieutenant… Il doit se rendre compte à quel point ça paraît stupide de dire ça. — Qu’est-ce que tu as découvert ? — J’ai pénétré dans le système schématique, mon lieutenant. Il est au courant de tous les déplacements au sein de son tore. Dans les archives, on constate qu’il y avait autrefois sept millions et demi de… Quand il voit l’expression sur mon visage, il interrompt son cours magistral. — Moyen de transport. — Un Hex-Sept, mon lieutenant. Un X7i de débarquement ? Sur la mer d’Hekati ? — Et aussi un hélico, mon lieutenant. Avec bouclier. Le Hex-Sept ne m’inquiète pas trop. Nous sommes à des kilomètres de la côte. Le temps que l’équipage arrive, tout sera déjà plié ici. Mais l’hélico… — Tu sais où il est ? Haze fait signe que non. — Démerde-toi pour le savoir. — Mon lieutenant, bredouille-t-il, ça veut dire que… Ce gamin n’est pas un soldat dans l’âme. Ni rien d’autre, d’ailleurs. Haze est un tressé qui s’est retrouvé du mauvais côté. Si on leur en donnait l’occasion, les Poings d’Argent m’égorgeraient, arracheraient mon implant si j’en avais un, et farfouilleraient dans les restes de ma cervelle. Mais ils réserveraient à Haze un sort bien pire. Et malgré ça, il est toujours là. Il faut un certain courage. — Merde, s’exclame Haze. (Il parle tout seul.) Ils nous observent… Il cherche son ordinateur à tâtons, ouvre le clapet et fait voler ses doigts sur les touches du clavier sans baisser les yeux. — Permission d’appeler à l’aide, mon lieutenant ? À l’aide ? Je demanderais bien à Haze où il compte la trouver, mais il est déjà retourné à son ordinateur et tape frénétiquement sur les touches. J’opine du chef, me rends compte qu’il n’a pas pu me voir, et annonce : — Permission accordée. — Merci, dit-il. Merci. Merci… Je ne comprends pas tout de suite qu’il ne s’adresse pas à moi. Au loin, une minuscule explosion illumine le flanc de notre montagne. Quelques secondes plus tard, une autre se produit. Puis une autre encore. — Que se passe-t-il ? demande le colonel Vijay. Nous faisons mine de ne pas l’entendre. — Tu les vois ? je demande à Neen qui me passe ses jumelles. Mais je n’en ai pas besoin pour savoir ce qui se passe. Des yeux électroniques de bas niveau, ces petites caméras satellites de communication qui sont les yeux d’une armée en marche, tombent comme de la grêle plus bas dans la vallée. Il est temps pour nous de nous replier. Nous gardons la tête baissée jusqu’à une cabane en pierre avant qu’un hélico nous survole, en route pour rejoindre les mercenaires. Un soldat Exalté est suspendu à l’écoutille, une mitrailleuse sur le genou. Il y a un détecteur de chaleur sous le ventre de l’hélico. Je les regarde passer, et remercie le ciel que les rayons du soleil aient tellement tapé sur le toit d’ardoises qui nous abrite que celui-ci masque la chaleur de nos corps. Une minute plus tard, une bataille fait rage derrière nous. Poings d’Argent, je vous présente les mercenaires. Mercenaires, les Poings d’Argent. On entend des rafales de bandes de cartouches, puis le silence. Des grenades résonnent si fort que des cailloux roulent doucement dans la vallée. Je sais comment interpréter une fusillade. Qui que soient ces mercenaires, ils ne vont pas tomber sans faire de dégâts, ni emporter une dizaine de Poings d’Argent avec eux. L’affrontement est violent, mais c’est joué d’avance. Les mortiers couvrent le feu des armes légères, et le tir nourri d’une mitrailleuse résonne une dernière fois. Quand il s’achève, c’est volontaire. Un seul coup de feu, puis le silence. Neen récite la prière du soldat. C’est là tout ce que nous pouvons faire. Nos armes à l’épaule, nous franchissons une crête, changeons de trajectoire et commençons à gravir la pente d’une vallée plus encaissée. Les épines nous écorchent les jambes et la sueur sèche avant même de perler sur notre peau. Le soleil cogne fort et le vent est chaud. — Et notre équipement ? maugrée le colonel Vijay. — Perdu, mon colonel. Il ouvre la bouche pour protester, mais se ravise. — Il faudrait bientôt faire une halte, finit-il par dire. Il a peur de lancer un ordre direct, au cas où je désobéirais. Il ne sait pas trop ce qu’il fera si jamais cela arrive. Moi, je sais : il ne fera rien du tout. Et son intuition est juste. S’il m’ordonne d’aller chercher l’équipement ou d’arrêter la marche, je le descends sur-le-champ. — Bientôt, mon colonel, je réponds. — Bien, dit-il, comme si on avait conclu un accord. Quelques heures plus tard, il suggère encore de s’arrêter. Cette fois-ci, je ne me donne même pas la peine de répondre. Chapitre 19 — Alors, balance le SIG, qui va-t-on tuer aujourd’hui ? — On vient à peine d’arriver. — Et alors ? Un « clic » plus tard, il est éteint. Le toit de notre nouvelle base a disparu, quelqu’un a volé la porte d’entrée pour faire du feu de bois, et le sol est jonché de merdes de bouc plus dures que des chevrotines. C’est l’endroit idéal. Il y a même une source à l’extérieur, où la roche noire force l’eau de pluie à remonter à la surface. — De l’obsidienne, remarque Haze. Rachel croit que c’est du charbon. Ce que c’est, je m’en fous, du moment que ça nous apporte de l’eau. — Lentement, je les avertis. Prenez des petites gorgées. Un anneau entier d’Hekati est derrière nous. Il a fallu cinq jours en tout, y compris la marche forcée d’aujourd’hui, et je le sais seulement parce que nous sommes revenus dans la vallée où nous avons atterri. Mais notre observateur U/Libre est toujours porté disparu. On a vu des ejército au loin ; ils nous laissent tranquilles. On aperçoit des prospecteurs, qui ne sont même pas conscients de notre présence. C’est ça que ressentent les ferox ? je me demande. Le sentiment d’être invisible, à la frontière de tout. Des bateaux glissent à la surface de la mer comme des insectes. Des charrettes roulent lourdement d’une ville à l’autre, tirées par des ânes ou des groupes d’hommes. Le colonel Vijay est sidéré. Il ne savait pas qu’on pouvait vivre ainsi. Personne ne lui fait remarquer que nombreux sont ceux qui mènent des existences bien pires. — Neen ! je gueule. Il arrive en courant. — Va à la chasse. Tue une bestiole. Demande à Franc de la faire cuire. Mon sergent jette un regard vers une silhouette assise sous un arbre. Il a envie de dire quelque chose à propos du colonel, mais il ne sait pas trop s’il s’agit d’une bonne idée. Moi, je suis sûr que non. — Attends, je lance. Je viens avec toi. On tombe sur des traces à moins d’un kilomètre du campement. Elles nous mènent en haut d’une pente, et une touffe de poils semble indiquer qu’il s’agit d’un chat sauvage. Plutôt de grande taille, si on tient compte du fait que les épines sont à hauteur de hanche. Je parierais que le félin dort dans les hauteurs mais qu’il chasse en bas, auquel cas nous nous dirigeons dans la mauvaise direction pour trouver de la nourriture. Seulement, je voudrais avoir une meilleure vue de la vallée, et plus on sera haut mieux je pourrai distinguer les îles au large de la côte d’Hekati. Celles qu’il va nous falloir visiter prochainement. — Mon lieutenant, commence Neen. Je peux parler franchement ? — Du moment que ce n’est pas à propos du colonel. Nous faisons halte près d’un rocher qui surplombe la vallée, loin au-dessus de notre campement, où la mer n’est plus qu’un scintillement lointain. C’est là que se jettent toutes les rivières d’Hekati. Dans le temps, il devait y en avoir des dizaines. Maintenant, au fond de la plupart des lits de rivière que nous rencontrons, il n’y a guère plus que du gravier humide ou de la boue craquelée. Ce monde abritait autrefois sept millions de personnes. Aujourd’hui, Hekati est un tel trou perdu que même les planètes les plus désertes la considèrent avec mépris. L’endroit parfait pour la dissimulation, je songe. Cette mission va plus loin qu’un U/Libre disparu et quelques prospecteurs malades, une poignée de Poings d’Argent et deux mercenaires morts. J’en suis certain. Il ne me reste plus qu’à trouver exactement… — Mon lieutenant, intervient Neen. Ça va ? Un sixième sens me hérisse la nuque, et l’adrénaline coule dans mes veines tandis que le kyp se contracte dans ma gorge. Mon corps a d’autres réactions étranges, telles que ralentir les battements de mon cœur et me rendre l’ouïe plus sensible. C’est un réflexe animal. — Une proie ? murmure Neen. — Des chasseurs. Quand je sors mon flingue, la diode indique qu’il est déjà chargé et paré, le point de mire ajusté à cent pas, et réglé sur les charges à tête creuse. — Tu étais déjà au courant ? — Tiens. Il se décide enfin à me parler. Sur mes ordres, Neen passe en avant. Il longe un fossé en rampant jusqu’à croiser les traces du chat sauvage, qu’il piste sur cinquante pas. Je le suis de près, et lui colle la main sur la bouche dès qu’il s’immobilise. — Tais-toi. Il a peur, mais ce qui se dirige vers nous devrait le terrifier. Je dégaine le SIG, compte les céramiques et enroule mes doigts autour de la crosse pour étouffer le bruit du chargeur qui se remet en place. En me voyant faire, Neen vérifie son propre fusil. Il a quatre-vingts cartouches dans un chargeur, une autre centaine dans sa ceinture. J’échangerais volontiers le SIG et son fusil pour une seule balle chemisée de molybdène, ainsi que trente secondes avec le fusil de sniper de Rachel. Mais bien sûr, je n’en dis rien. Le SIG tirerait la gueule pendant des jours. — Prêt ? — Toujours, soupire mon flingue. — Un seul coup… Les diodes se mettent à ronronner, mais il a l’intelligence de les assourdir. On doit pouvoir régler le SIG en mode « silencieux ». Obligé, c’est le cas de tous les flingues. Mais je n’ai pas encore trouvé comment faire. Les rochers en face de nous ont cette surface plane qu’acquièrent les paysages chauds quand le soleil tape directement au-dessus et qu’il n’y a pas de nuages. Oui, je sais que le soleil d’Hekati n’est qu’un reflet, que l’aube et le crépuscule sont des illusions créées par des voiles et des miroirs. Mais ceux qui l’ont conçu avaient du talent, et à trop réfléchir on devient taré. Alors j’évite. — Jumelles. Neen me les passe. Il me faut trois secondes pour localiser ce que je cherche. — Tiens, regarde, je dis à Neen en lui rendant les jumelles. Et évite de laisser les rayons se refléter dans le verre. — Putain de merde, lâche-t-il. Ça veut dire que… Ça veut dire que deux mercenaires ont descendu toute une section de Poings d’Argent, qu’ils ont détruit un hélico et bousillé deux tressés. Il n’y a aucun doute sur ce dernier point. Car chacun porte une tête coupée accrochée à sa ceinture. Un des tressés arbore trois serpents de métal ; l’autre, cinq. Les équivalents d’un major et d’un colonel chez nous. En plus, les mercenaires semblent avoir pioché amplement dans les armes des Poings d’Argent. Neen lève son fusil, mais je l’arrête : — Laisse-les passer. Il la ferme et obéit. J’ai mes raisons. Ces deux-là sont les meilleurs traqueurs du monde, ou alors ils ont une cible à abattre. Et à mon avis, c’est Haze. — Bon, je lance quelques minutes plus tard. Maintenant, on les suit. Comme je l’ai déjà dit, je sais interpréter le son d’une fusillade. Celle-ci commence avec une salve de Franc. Ce ne peut être qu’elle, puisqu’elle montait la garde. L’ennemi balance une grêle de tirs. Apparemment, les mercenaires ont suffisamment de munitions pour ne pas avoir peur d’en gaspiller. Une deuxième rafale part tout aussi vite. Ce qui signifie qu’ils n’ont pas touché Franc au premier coup. Je peux compter chacune des balles tirées par les Aux’ en représailles. — Et le colonel Vijay ? demande Neen quand je lui fais part de mes pensées. Ouais, c’est vrai. Il s’est peut-être fait descendre, mais ça m’étonnerait qu’on ait eu autant de pot. Rachel fait des tirs simples. Et elle en fait certainement plus pour immobiliser l’ennemi que nous tous réunis. — Bon, je gronde. On y va. L’herbe devant notre base est en feu. Les feuilles des broussailles se flétrissent, l’air empeste la cordite et l’odeur des bestioles qui ont un jour établi leur nid dans cette herbe. Un des mercenaires est à découvert. L’autre le couvre de l’arrière d’un mur bas. Le premier lacère la pierre de la cabane de son tir. Du moment que ça gaspille leurs munitions… En un sens, le repli des Aux’ paraît être une bonne idée. La cabane a des murs épais et des fenêtres étroites. Bien sûr, le fait qu’il n’y a pas de porte ne joue pas en leur faveur. Mais les mercenaires n’en savent rien pour l’instant, car ils sont arrivés de l’autre côté. Mais en un autre sens, c’est de la belle connerie. L’édifice n’a pas de toit. Une grenade bien envoyée, et mes soldats refont la peinture. Je dis à Neen d’aller s’accroupir derrière un arbre. Puis, une fois qu’il est en position, je lui fais signe de me couvrir. Il se relève et ouvre le feu. Franc sort son propre flingue par la fenêtre et arrose tout ce qui est en vue. Elle vide son chargeur en un seul passage. Un autre canon apparaît juste à côté pour s’arrêter deux coups plus tard. Shil doit être en train de remplir son chargeur. Ils croient qu’ils ont des munitions illimitées ou quoi ? Je ne vois pas Rachel, mais c’est bien son genre. Le genre à ne tirer qu’une seule balle là où les autres en balancent cent, mais ce sera le seul coup qui comptera vraiment. Et juste au moment où je me demande où est Haze ? une grenade s’élève de l’intérieur, rebondit sur une bande de tuiles pour atterrir aux pieds du mercenaire le plus proche. Difficile de savoir si Haze est un idiot ou s’il a simplement de l’inspiration. Peut-être un peu des deux. Deux pas de plus, et me voilà à découvert… Pris au dépourvu, le mercenaire fait volte-face. Je me jette au sol et la grenade de Haze explose. J’aurais pu m’épargner cette peine. La plupart des éclats ne dépassent pas ma cible. Bien sûr, ce type porte une armure. Pas moi. Il s’effondre malgré tout. Et je me relève rapidement, en priant pour que Neen donne du fil à retordre à l’autre mercenaire. C’est le cas. Alors, à deux reprises, je piétine le casque de celui qui est à mes pieds. Lui aussi, il a une grenade. Ce serait dommage de ne pas en profiter. — À terre ! je beugle en tirant sur la goupille. Neen se planque derrière son arbre pendant que je compte jusqu’à trois. L’autre mercenaire se retourne, j’atteins « trois » et me jette dans un fossé en balançant la grenade dans sa direction. Il essaie de l’éloigner d’un coup de pied, mais il rate son coup et c’est trop tard. L’explosion le projette contre un mur. Il est en armure intégrale. Mais il est sonné malgré tout – une tête creuse en plein dans la poitrine –, et il retombe en arrière quand il essaie de se relever. Son armure se fissure, mais la céramique tient bon. Du matos solide. Je m’empare de sa tête et tords le casque jusqu’à ce que ça bloque. C’est un système de sécurité interne qui m’arrête, pas sa colonne vertébrale. Mais il n’y a pas de raison que je n’en vienne pas à bout. — Sven, intervient mon flingue. — Quoi encore ? — Tu ne veux pas savoir pourquoi ils sont là ? — Pas vraiment, non. Le SIG-37 soupire. — Moi, je dis rien, mais… Nous faisons l’inventaire de ce qui leur reste de munitions. Quelques têtes creuses, deux chargeurs de balles blindées, trois mines adhésives, deux autres grenades, et une lame parfaitement équilibrée. J’en avais espéré plus. — Déshabille-les, j’ordonne à Neen. Appelle-moi quand ce sera fini. Chapitre 20 Haze tourne le dos au mur de la cabane, un linge enroulé autour de la tête. Il déglutit le sang plutôt que de le cracher, alors il doit savoir à quel point ses saignements de nez m’irritent. — Bon ! je lance. Comment ont-ils fait pour nous trouver ? — Ils m’ont suivi à la trace, répond Haze. — Tu étais au courant ? — Bien sûr que non, mon lieutenant. Sinon… — Quoi ? — J’aurais demandé qu’on continue sans moi. Comment répondre à ça ? Je préfère aller voir comment s’en sort Neen avec les mercenaires. Pas si bien que ça, apparemment. Les armures s’ouvrent de l’intérieur, ce qui semble logique. Et nos deux prisonniers ne rigolent pas. Franc leur a noué les poignets dans le dos, attaché solidement les chevilles et a recouvert leurs visières de bouts de chiffon. — Sven, appelle le colonel Vijay. Il prend soin de ne pas regarder Franc, qui fait de son mieux pour l’ignorer. À mon avis, il a encore dû paniquer dès les premières minutes de l’attaque. Maintenant, il se demande comment faire pour qu’on l’oublie. — Un instant, mon colonel. Il rougit. — Un problème ? je demande à Franc. Elle fait la grimace. — J’arrive pas à les ouvrir, mon lieutenant. C’est un peu comme si on demandait à un crabe de s’ouvrir pour se faire bouffer. Je peux en buter un pour encourager l’autre. Foutre en l’air une ou deux charges d’explosifs. Balancer des grosses pierres, jusqu’à ce que les contusions internes deviennent trop douloureuses. Il y a des dizaines de façons, mais c’est parfois dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes. — Allumez un feu. Les Aux’ se dispersent, en quête de petit bois. — Plus gros, je dis à Shil quand elle revient avec des brindilles. Elle se rembrunit, mais revient en traînant une énorme branche derrière elle. Peu après, Franc la découpe en fagots. Je ne veux même pas savoir où elle a trouvé la hache. Neen allume le feu avec du petit bois, des bûches et des crottes de bouc séchées. Il ouvre en deux une cartouche incendiaire, extrait la balle de son étui, puis la charge de la balle, sans perdre ses doigts au passage. Cela dit, on a tous la prudence de s’éloigner quand il saupoudre les feuilles fumantes de flocons de thermite, de phosphore et de je ne sais quoi. Une minute plus tard, nous avons un feu flambant. — Appelez-moi quand il y aura des braises. — Bien, mon lieutenant. Il faut que les mercenaires comprennent ce qui va leur arriver. Ils se débattent déjà pas mal. — Prêts à ouvrir vos armures ? Deux têtes répondent par la négative. Je demande à Neen de m’aider à les rouler sur les charbons ardents. Une bonne armure peut protéger de pas mal de dangers. Mais personne ne s’attend qu’elle tienne le coup face à une chaleur si intense. Du moins pas avec le barbecue que je leur prépare. — Sven… — Mon colonel ? Je quitte le feu du regard pour me reporter sur le colonel Vijay. — Est-ce réellement nécessaire ? Aucune trace de son arrogance habituelle. Il s’agit d’une simple question. Je le détaille, et remarque des traces de gerbe sur son pantalon. — On pourrait se contenter de les tuer, mon colonel. — Mais il faut d’abord qu’on les interroge ? — Je crois que oui, mon colonel. La dernière réplique a été lancée par mon flingue. Mais je ne suis pas près de l’avouer au colonel Vijay. — Mon colonel, je peux vous poser une question à mon tour ? Il fait signe que oui, alors je m’éloigne du feu et il me suit. Je veux savoir ce qu’on fout là. Je veux savoir pourquoi il est à la tête d’une mission que je devrais mener. Je veux savoir pourquoi on a fait le tour d’Hekati sans avoir trouvé une seule trace de son observateur U/Libre de merde. Mais je lui pose une tout autre question. C’est ce qu’on appelle être subtil. — Quel âge avez-vous, mon colonel ? — Dix-neuf ans la semaine prochaine, répond-il en rougissant. Putain de merde. Personne ne devient colonel à dix-huit ans sans un piston incroyable. Lieutenant, peut-être. Capitaine à vingt et un ans, pourquoi pas, si on a des sénateurs dans la famille. Mais colonel… — Mon colonel, vous vous êtes porté volontaire pour cette mission ? Je lis la réponse dans ses yeux. Alors je lui explique que je me suis autant « porté volontaire » que lui, et puis je passe à ma question suivante. Celle qui est supposée m’amener aux vraies questions. Mais sa réponse leur enlève tout intérêt. — Si je connais le général Jaxx ? (Il sourit faiblement.) Oui. C’est mon père. — C’est votre père qui vous a engagé ? — Oh non ! répond le colonel Vijay Jaxx, les yeux encore plus mornes que d’habitude. C’est Octo V, notre glorieux souverain lui-même. À mon retour, la peau en céramique de l’armure des mercenaires est craquelée et l’équipement métallique rougeoie. Les chiffons qui entouraient les casques ainsi que les cordes nouées autour de leurs poignets et chevilles sont réduits en cendres depuis longtemps. Ils sont trop épuisés pour continuer à essayer de s’échapper en rampant. Le peu de fois qu’ils tentent le coup, Neen les repousse au feu à l’aide d’un bâton. — Un de vous deux est prêt à parler ? L’un d’eux fait signe que oui. — Si tu mens, je l’avertis, je te balance de nouveau dans les flammes. J’ai presque envie de laisser l’autre cramer là. Mais le colonel Vijay regarde et je me tiens à carreau. Je dis à Neen de les traîner tous les deux hors du feu. Il remplit une bouteille d’eau à la source et s’apprête à rafraîchir l’armure. — Non… C’est la première parole proférée par un seul des mercenaires depuis leur capture. Mais ce qui m’intéresse, c’est surtout que c’est la voix d’une femme. Et elle me dit quelque chose. — Ouvre, je lui dis. Elle s’exécute. Un bouton a dû être poussé, parce qu’une fissure se creuse jusqu’à sa poitrine. De la vapeur s’échappe quand elle s’ouvre. Neen se baisse vers elle, mais la femme secoue la tête. Je vois où est le problème. Elle est maintenue par des sangles. Une après l’autre, elles se défont. Avec un déclic, la femme libère son poignet et secoue un gant. Elle lève le bras, et pousse un juron quand la peau de sa main se racornit. Il lui faut attendre que son protège-gorge se replie avant de pouvoir libérer son casque de ses épaulettes. Voilà une idée intéressante. Son crâne est dissimulé par un chiffon. Rouge à l’origine, il est désormais maculé de sueur. Derrière une de ses oreilles, un implant a perdu son embout. Elle porte un débardeur vert détrempé. Apparemment, elle ne comptait pas se dévêtir en public. Quand le métal qui lui enserre les cuisses s’ouvre, la mercenaire roule sur les genoux, laissant le blindage tomber au sol pour révéler de la tuyauterie. Un tube lui entre dans les fesses, l’autre s’enroule autour de son string. Elle libère sa croupe. Derrière elle, l’autre mercenaire fait de même. Ce sont des jumelles, indifférenciables si on ne tient pas compte de leurs débardeurs vert et bleu. Les mêmes épaules larges, le même ventre plat, les bras musclés et le crâne rasé de près. La première surprend mon regard et a un rictus. Elle croit que je n’ai jamais vu quelqu’un comme elle. C’est une hypothèse valable. Peu de gens peuvent voir une Val et en réchapper. Un combat contre elles, c’est la mort assurée. Et si on se bat de leur côté, on est encore plus sûr de mourir. Car les Val sont les saintes patronnes du Dernier Combat. — On s’est déjà rencontrés, dis-je. La Val la plus proche me dévisage. Je ne suis dans aucune des banques de données qu’elle parcourt. — Et on est désolés, intervient Neen. Pour les Val 9 et 11… Elle a l’air surprise. Pourquoi s’attrister pour la mort d’une Val ? C’est le but de leur existence. En quelques phrases, on la met au courant d’Ilseville et de ce qui est arrivé à ses sœurs. Celle en débardeur bleu comprend tout de suite. Les Val 9 et 11 sont mortes. Nous avions sauvé leurs implants ; mais une explosion les a détruits également. — Vous étiez compagnons d’armes ? Elle semble peu convaincue. — Non, s’élève une voix derrière elle. Nous étions amis… Haze est aussi en débardeur, tout aussi sale. Il a la tête enveloppée d’un chiffon, sa main tremblante agrippe une bouteille d’eau. Il me jette un coup d’œil, et interprète mon silence comme une autorisation. — Tenez, dit-il en tendant la bouteille à la première Val. Elle en boit une gorgée et la passe derrière elle. Après en avoir pris une rasade, la seconde lui rend la bouteille. Elles finissent la flasque à deux, gorgée après gorgée, chaque geste remarquablement contrôlé. J’ai connu des soldats qui, sous le coup de la chaleur, avalaient l’eau d’un trait jusqu’à s’étouffer. — Amis ? Un sourire semble titiller les coins de la bouche de celle en débardeur vert. Elle sait à quel point cette remarque est absurde. Les Val sont des copies ; elles protègent les leurs et chassent par deux. On les a coupées en lamelles, aboutées, augmentées au-delà de toute raison, et elles en sont fières. Les Val n’ont pas d’amis. Quand elles sont dans le coin, on essaie surtout de rester en vie. — Oui, affirme Haze. Lentement, la Val tend le bras pour dérouler le chiffon qui lui enveloppe la tête. Puis elle me jette un coup d’œil, regarde le colonel, et enfin sa partenaire, l’air perplexe. C’est bien la première fois que je vois ça chez une Val. — Qui êtes-vous ? — Sven. Le lieutenant Sven Tveskoeg, Faucheur, Croix d’Obsidienne de première classe… Je n’ai même pas l’idée de mentir jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Alors je continue à présenter les autres. — Voici le colonel Vijay, notre commandant. Le sergent Neen, le caporal Franc, les soldats Rachel et Shil. Rachel est notre tireuse d’élite… Vous connaissez déjà Haze, notre officier de renseignement. Les Val me dévisagent. Les Aux’ et le colonel Vijay aussi. Franc se tourne vers Shil. Notre commandant ? articule-t-elle en silence. Je m’occuperai de ça plus tard. — Vous êtes un Exalté ? demande celle en débardeur vert. — Un Faucheur, je rectifie. Et ça, ce sont les Aux’. C’est l’abréviation d’« auxiliaires ». Ça ne dit rien aux Val. Ce n’est pas grave ; ça ne fait que quelques mois que j’ai fondé la troupe. — Si j’ai bien compris, reprend la Val, vous êtes un Faucheur accompagné d’un tressé en guise d’officier de renseignement ? — Ouais. Elle échange un regard avec l’autre Val et hausse les épaules. — Ça ne peut qu’être vrai, observe celle en débardeur bleu. Trop cinglé pour ne pas l’être. (Elle fait glisser le tuyau de sous son string et s’essuie les doigts sur la cuisse.) Je déteste ces trucs. — Jamais essayé. — Pas la même tuyauterie ? observe-t-elle avec un rictus. Ce sont les Val 5 et 7. Les aînées de celles d’Ilseville. Et des putains de pros. Les Val montent en grade avec chaque victoire. Il vaut mieux éviter de déconner avec une Val au-dessus de 25. Et carrément éviter celles au-dessus de 15. — Alors, je reprends. Que faites-vous ici ? On se toise. Les Val sont toujours nos prisonnières. C’est-à-dire que j’ai un pistolet à la main, que Neen n’a pas baissé son fusil et que Rachel braque son Z93z. Mais nous savons tous que les règles ne sont plus les mêmes. À quel point ? On en jugera à leur réponse. — On est là pour la récompense, répond Val 5. — Quelle récompense ? demande le colonel Vijay. Elle ne comprend pas tout de suite qu’il parle sérieusement. — Le fils du général Jaxx. Mort ou vif. Un million de barres de crédit en or. — Le fils de Jaxx ? s’exclame Neen. Ici ? — On pensait que vous étiez là pour la même chose. L’autre Val est songeuse : — Si vous n’êtes pas là pour ça, alors pour quoi ? Je prends l’initiative, car le colonel semble avoir été frappé par la foudre. — Pour une mission U/Libre. — Vraiment ? — Ouais. Vraiment. Et nous, on ne va pas toucher un million de barres de crédit… Mais je cracherais pas dessus, je me dis. Je pourrais me payer cent Précieux Souvenir avec la récompense pour Vijay. La première Val écoute. — On vous libère contre une rançon, je continue. On n’aura qu’à négocier le prix. — C’est l’usage qui fixe le prix, réplique-t-elle, légèrement hérissée. Je le sais. Mais je n’aurais jamais cru qu’elle accepterait. Des Val de niveaux 5 et 7 coûtent cher. Bien sûr, on ne touchera la rançon que si on parvient à leur faire quitter Hekati en vie. — Bon, dis-je. Marché conclu ? Elle marque un temps d’arrêt, par respect pour l’événement. — Oui. Je fais un pas en avant, la main tendue. Quand je regarde derrière moi, Neen a posé son fusil à terre. Le colonel Vijay a un sourire sombre aux lèvres. Même les Val ont l’air contentes. Les lois qui régissent ce genre de situation sont réglées par un contrat. Les Val 5 et 7 ne peuvent plus nous prendre en chasse. Tout du moins pas avant de nous avoir avertis que la trêve est finie. Nous les laissons partir. Puis nous levons le camp également. Ce n’est pas que je ne leur fais pas confiance. Mais je préfère laisser quelques crêtes de montagne entre elles et nous avant la tombée de la nuit. Chapitre 21 Vous voyez cet endroit en dessous de la cage thoracique d’une femme, entre le nombril et les côtes inférieures, où la peau du ventre est si tendue qu’on perçoit les battements du cœur ? Non, moi non plus. Mon ancien lieutenant m’avait conseillé d’être à l’affût le jour où je visiterais mon premier bordel. Cela dit, j’avais treize ans et il demandait toujours l’impossible. La peau de Franc est bel et bien tendue. Son nombril est un petit nœud serré, son cœur bien à l’abri derrière ses côtes. Et elle n’a pas de poils, parce qu’elle se racle entre les cuisses, sous les bras et sur le crâne tous les matins avec un couteau – en tout cas, c’est ce que Rachel a raconté à Haze. Je ne l’ai jamais vue faire. — Ne bouge pas, j’ordonne. Je tire une lame de ma botte et en vérifie le tranchant. Ça devrait suffire pour nos besoins. Hekati n’est supportable qu’au crépuscule. Pour l’instant, le vent souffle sur le dos nu de Franc. Bientôt, les derniers rayons du soleil vont disparaître derrière une colline ; le vent va tourner et le froid va s’installer. Une des lunes est déjà en pleine ascension. Bien sûr, la lune n’existe pas réellement. Ce n’est qu’une illusion de plus. Tout comme le coucher du soleil et la voûte étoilée, où les constellations ne sont que reflétées par le verre. Haze peut user sa salive à nous l’expliquer. Pour moi, ça reste quand même le soleil, la lune et les étoiles. — Mon lieutenant, glisse Franc. À quoi pensez-vous ? — À la lune. — Elle est belle, n’est-ce pas ? Vous voyez, elle est d’accord avec moi. Je suis là avec Franc pour avoir une petite discussion. Elle a l’impression d’avoir perdu de son mordant au combat. Moi, je la trouve tout aussi rapide et dangereuse que d’habitude. Mais, quand on a perdu confiance en soi, peu importe ce que peuvent dire les autres. On la recouvre vite, ou alors on la perd à tout jamais. Bien sûr, il arrive qu’on n’en ait pas du tout. Et puis, parfois, on en trouve plus tard, par hasard… Le colonel est au fond d’une vallée avec les autres Aux’. Je leur ai dit qu’il avait dix-neuf ans et qu’il n’avait pas choisi d’être là. Leur rôle est de lui faciliter les choses, comme ils le feraient avec n’importe quel autre bleu-bite. Suffisamment pour l’empêcher de se tuer ; pas non plus au point de se sacrifier pour lui. En attendant, ils doivent le saluer, le nourrir et lui obéir dans la mesure du possible. Pour ce qui est de Jaxx, ils seraient bien cons de ne pas s’en rendre compte par eux-mêmes. — Mon lieutenant, reprend Franc. Quand vous voulez. — D’accord. Cale-toi. J’empoigne une hanche nue et l’incise d’un côté de l’abdomen à l’autre. Franc a le souffle coupé, ravale sa souffrance et se tient encore plus droite. Je suis impressionné. En plus, elle garde ses mains sur les côtés pour accueillir la prochaine blessure. L’instinct est une chienne à combattre. Ma deuxième entaille est légèrement plus haute que la première, et ma troisième encore plus. Puis une quatrième, une cinquième. Jusqu’à ce que le sang ruisselle le long de sa cuisse comme de la pisse. — Ne bouge pas. Je m’agenouille pour ramasser de la terre et la faire pénétrer dans les coupures. Les rebords des blessures vont se relever et ne disparaîtront jamais. Elle va retrouver ses cicatrices, et son mordant avec. En tout cas, c’est ce qu’elle croit. Elle fait un pas un arrière pour me saluer. — Merci, mon lieutenant. — De rien. Quelques mois plus tôt, quelqu’un m’avait proposé d’effacer les marques de fouet de mes épaules. J’avais refusé. Il y a des leçons qu’il ne faut pas oublier. Les cicatrices font de nous ce que nous sommes, des gens comme Franc et moi. Elle hoche la tête quand je lui explique cela, heureuse de voir que je la comprends. C’est le moment de poser ma question. — Franc. Il doit y avoir quelque chose dans le ton de ma voix, parce qu’elle se fige. — Mon lieutenant ? — Tu as suivi un entraînement. Non ? — Oui, mon lieutenant. Nous tous. Nous faisions partie de la milice des Exaltés, avant… Avant qu’on les capture, qu’on leur dise de changer de camp et de devenir de la chair à canon pour la glorieuse armée d’Octo V. — Non, je précise. Avant cet épisode. Elle me regarde. — Dès la naissance, finit-elle par dire. C’est comme ça que ça marche. — Pour devenir la garde du corps de Haze ? — Son amante, sa garde du corps, son esclave, sa chose, jusqu’à la mort… (Elle a un rictus. Ses yeux sont éteints.) Il m’a repoussée. — Franc. Avec des phrases courtes et cinglantes, elle décrit comment Haze s’est enfui de chez lui. Elle l’a suivi, comme son entraînement le lui dictait. Mais quand elle l’a rattrapé, Haze lui a dit qu’elle était libre. Que sa vie n’appartenait qu’à elle. Voilà pourquoi elle est là. Parce que Haze est là. — Tu es là, je corrige, parce que tu fais partie des Aux’. — Oui, mon lieutenant. C’est aussi pour cette raison. Quand elle se retourne, je remarque la gaine de poignard entre ses omoplates et je comprends pourquoi elle ne s’en défait jamais. Elle en serait malade. Franc n’est heureuse qu’avec ses couteaux, ça la rassure. C’est ce qu’on appelle l’« imprégnation », et chez elle c’est une version extrême de ce qu’on réserve aux nouvelles recrues. On dirait qu’elle en a eu sa claque, à tout jamais. Franc tend le bras pour ramasser son débardeur, puis elle hésite. Ce n’est probablement rien, je me dis. Mais je croise son regard en coin. Mes mains sont maculées de son sang ; ma chemise, déjà crasseuse, gît dans la poussière. Et Franc est déjà dévêtue… Trouve une femme qui te plaît, fais-lui la conversation. Je ne me rappelle pas qui m’a dit ça. Mon ancien lieutenant ou une pute. Faire la conversation. Histoire de convaincre les femmes qu’on n’a pas qu’une seule idée en tête, même si c’est le cas. — Tu sais quoi ? — Quoi, mon lieutenant ? Franc attend, le débardeur à la main. — Je ne me souviens pas de mon premier coup de bite. Ni de mon premier baiser, ni de mon premier verre. Mais mon premier couteau, je suis pas près de l’oublier. Franc sourit, et l’espace d’un instant on dirait quelqu’un d’autre. — Vraiment, vous ne vous souvenez pas de votre premier… ? — C’était le même soir que mon premier verre. Elle éclate de rire. — C’est toi qui as fabriqué cette lame ? Franc sort le poignard de la gaine entre ses omoplates et trouve son équilibre sans même le regarder. — Je l’ai volée, me confie-t-elle. Je souris à mon tour. — Mon lieutenant, permission de parler librement ? — Bien sûr. — Vous croyez que notre heure est venue ? Je me lève et l’emmène au bord d’une pente qui tombe à pic sur cent pas de roche déchiquetée. Si je lui disais de sauter, elle le ferait. Aucun doute là-dessus. — Quand j’étais gamin, un officier m’a collé un pistolet sur la tempe. Le coup n’est pas parti, alors il a fait de moi son planton. — C’était votre heure ? — Depuis, le reste c’est du rab. — Ces cicatrices, c’était mon heure. (Elle hésite, et finit par hausser les épaules.) J’ai tué mon oncle, mes trois frères et un cousin. Ils croyaient que j’allais les laisser faire ce qu’ils voulaient. — Ils ont essayé de te violer ? — De poignarder Haze. Elle doit lire la surprise sur mon visage. — S’il meurt, je suis libre. Ils croyaient m’aider. Pas une seconde ils n’ont pensé que je protégerais Haze contre ma propre famille s’il le fallait. Elle ne pèse presque rien. Notre baiser ne se termine que lorsque je lui mordille la lèvre jusqu’au sang. Elle fait de même, avant de tirer sur la boucle de ma ceinture et de tripoter la fermeture de mon pantalon. — Mon Dieu ! s’exclame-t-elle. Je rentre ce qui reste. Cette fois, elle mord vraiment. Une seconde plus tard, elle crache et s’essuie la bouche du revers de la main. — Vous auriez pu me prévenir. Du sang pourri. Quoi, elle ne pouvait pas le deviner ? J’enroule les doigts de ma prothèse autour de la sangle dans son dos, empoigne ses fesses de l’autre main et la tire contre moi. Je sens ses jambes se tortiller derrière les miennes pour coller son corps contre le mien. Nous sommes nus au bord d’une falaise, secoués par le vent qui se lève. Un sentier de terre d’un côté, la mort certaine de l’autre. Je ne bougerai que si elle me le demande, et elle ne va pas le faire. Je me lèche les doigts et passe la main sous elle. Franc pousse un petit cri. Quand j’insiste, elle enfonce ses dents dans ma poitrine. Cette fois-ci, elle s’essuie la bouche sur la peau intacte de mon épaule. Puis elle décide de se laisser aller aux va-et-vient de ma main, et resserre les jambes. Une seconde plus tard, elle serre encore plus et me griffe le dos en laissant des traces sanglantes. J’ai déjà croisé des félins plus sages… — Ne riez pas, finit par dire Franc. Quand elle arrive à parler. — C’est ton tour de garde, je lance en la soulevant. Elle acquiesce avec gratitude. Il lui sera plus facile de monter la garde après Shil que de retourner au feu, sous les regards insistants des autres. Ils nous ont entendus. Le contraire aurait été impossible… — Et vous, mon lieutenant ? — Je vais rester un peu ici. Chapitre 22 Quelque part dans l’obscurité se trouve la raison de notre présence ici… Sauf si l’U/Libre a tout faux. Je m’attarde un peu sur cette pensée, que je finis par rejeter. Si l’U/Libre affirme qu’un de ses observateurs est dans le coin, alors il l’est forcément. Mais alors, pourquoi est-ce que je n’arrive pas à le trouver ? Je me mords la lèvre en fouillant mes poches pour trouver un cigare. Ils sont interdits à Letogratz. On peut baiser, se tuer plus d’une fois, avoir quatre nichons, cent ans de moins que son âge et devenir quelqu’un d’autre, mais interdiction de s’en griller un… Quelle bande de tarés, ces U/Libres. J’enroule mes doigts autour de mon briquet pour cacher la flamme. J’aspire profondément et souffle la fumée dans le froid de la nuit. Le vent a changé de direction ; les étoiles scintillent haut dans le ciel et la température continue à baisser dans ces hauteurs. J’aime la profondeur du silence. Du silence et des bruits nocturnes. Dans le désert, je les connaissais tous. Les lézards qui filent et les serpents qui sifflent. Le cri aigu des rapaces, le bruit presque étouffé des coussinets des chats sauvages rampant vers des kangourous des sables. Une branche craque sur un sentier. Je me tiens prêt à dégainer. Je sais où se trouve Franc. À une centaine de pas plus bas, à droite de l’affleurement rocheux sur lequel je me tiens. Les autres dorment dans une cabane si près d’ici que je n’aurais que trois pas à faire pour cracher sur le toit. Un mur entoure le jardin, et Franc monte la garde vers le portail. C’est Neen qui a choisi l’emplacement. C’est son boulot. — Montrez-vous… Personne ne répond, alors je le dis plus fort. Quelques secondes plus tard, le colonel Vijay sort de l’obscurité en trébuchant. Le clair de lune semble lui faire mal aux yeux. Au début je crois que c’est parce qu’il a sommeil, mais je finis par comprendre qu’il est gêné. Il a dû entendre Franc hurler comme une chatte en chaleur. Mais il est bien trop poli pour y faire allusion. — Sven… — Mon colonel ? — Je voulais… Il s’interrompt, le regard braqué sur mon cigare. — Vous en voulez un, mon colonel ? Le colonel Vijay prend le dernier, enroule ses doigts autour de mon briquet. Une seconde plus tard, il tousse à en gerber ses boyaux. — Je suis désolé, dit-il, sans que je sois vraiment sûr de quoi il s’excuse. Ils sont… — Bon marché, mon colonel. — J’allais dire plus forts que ceux dont j’ai l’habitude. — Et bon marché. Son sourire est incertain. — Je me suis dit que je pourrais monter la garde à votre place. Si vous trouvez que c’est une bonne idée. Une belle idée de con. S’il fait le guet, ça veut dire qu’il nous faudra deux gardes, Vijay et un autre pour le surveiller. — C’est gentil à vous, mon colonel. — Mais c’est inutile ? — Pas exactement. Plutôt… Il soupire. Nous descendons la pente ensemble. Je réussis à me contenir tout au long du chemin qui nous mène au portail. Franc est bien là, un couteau à portée de main, planté à ses pieds, son fusil contre la poitrine. Accroupie, elle scrute intensément la cime des arbres. Au bruit de nos pas, elle se retourne. Ce n’est pas la présence du colonel qui efface son sourire. C’est la gueule que je tire. — C’est quoi, ça ? Je sais ce que c’est. C’est un putain de fusil à impulsion Kemzin 19 posé contre un mur. Une paire de bottes repose en dessous. Elles sont moisies de sueur et tachées de sang autour de la cheville. Toutes nos bottes le sont. Mais celles-ci sont propres. Seule Shil lave ses bottes tous les soirs. — Ne me dis pas qu’elle a… — Mon lieutenant, dit Franc. J’interprète cela par si. — Ça fait combien de temps ? s’enquiert le colonel Vijay. Je ne sais pas pourquoi il pose cette question. Chaque tour de garde dure deux heures. Si nous sommes là et que son fusil est là aussi, alors ça fait forcément deux heures. Sauf si elle a traîné pour tailler le bout de gras avec Franc. Et, pour des raisons évidentes, il y a peu de chance pour que ce soit le cas. — Pourquoi ? je demande. Franc ne répond pas. Peut-être qu’elle ne peut pas ? — Vous vous êtes engueulées ? — Oui, répond Franc, avant de se rattraper : Non, mon lieutenant. La loyauté des soldats. L’armée ne serait rien sans elle. — Au sujet de… ? commence le colonel Vijay. Il finit par se la fermer. La raison est évidente. — Mon lieutenant, reprend Franc. Shil n’est partie que quelques minutes. Elle voulait prendre l’air et il n’y a que des renards aux alentours. Je suis sûre que… — Vous les avez vus ? demande le colonel Vijay. — Mon colonel ? — Ces renards, vous les avez vus ? — Non, mon colonel. Mais je les ai entendus. — Où ça ? je demande. Elle montre du doigt trois endroits en contrebas, à la limite des arbres. Le SIG a quitté son étui avant même que je m’en sois rendu compte. J’arme la culasse, enclenche la vision nocturne et sélectionne les fléchettes. C’est pas la peur qui me vrille le bide, mais plutôt ce qui est sur le point de se passer. — Réveille tout le monde, je lance à Franc. Au colonel Vijay : — Je voudrais que vous mainteniez cette position, mon colonel. Restez en arrière, près du sol… Il fait signe qu’il a compris, et règle déjà le viseur de son pistolet. Comme Franc hésite, sans un mot, je la tire de sa position et la pousse en direction de la cabane. Une seconde plus tard, elle a disparu. Chapitre 23 Il arrive qu’on ne reconnaisse pas la mort jusqu’à ce qu’elle défonce la porte. Mais parfois, on la sent arriver. « Le vent peut amener le goût de la mort. » C’est ce qu’on dit dans la Légion. Le goût de la mort peut imprégner des forts entiers. Quand les conscrits deviennent maussades et que l’éclat au fond de leurs yeux s’éteint, autant les abattre tout de suite, car ils vont mourir de toute façon. Ça n’est jamais arrivé pendant que j’étais de garde et ce ne sera jamais le cas. Mais, devant le portail, à l’intersection de deux sentiers, la mort me vient avec le vent de la nuit, et elle a le goût métallique du sang et des lames. — Notre situation ? — On est pris en tenaille, répond le SIG. Trois ennemis sur la gauche, trois à droite, les deux groupes se rapprochent de leur cible. Quatre autres dix secondes derrière. — Forte probabilité ? — Certitude. La certitude crame de l’énergie. Dans ce cas-ci, je fais avec. — Et leur cible ? — Elle se fatigue… — Couvrez-moi, je gueule par-dessus mon épaule. Le colonel Vijay fait le signe qui signifie « compris ». La pente me donne assez d’élan pour faire de mon trébuchement une roulade, pendant que l’ennemi ouvre le feu. Je me retrouve à genoux et prends ma mire. Un ejército s’écroule au sol, faisant tomber l’homme derrière lui. Ce dernier se retourne pour voir ce qui s’est passé et crève sur-le-champ. Les fléchettes sont silencieuses, c’est pour ça qu’elles sont si efficaces. — Plus que douze. La voix du SIG est amère. Un coup de pistolet provient du portail au-dessus. — Onze, je corrige. Un ennemi me repère et tire. Je me jette sur le côté et balance deux salves avant de me mettre à l’abri cinq pas plus loin. Il reste dix attaquants, leur proie et moi. Les Aux’ ont ouvert le feu. Un fin tireur ennemi vient de faire de même. — Un sniper sur le toit, m’avertit mon flingue. — T’as qu’à t’en occuper. Un chêne part en fumée, et le tireur s’écroule au sol comme un mauvais feu d’artifice. La vue de son corps calciné est de trop pour un de nos agresseurs. Il crève à genoux, la bouche pleine de vomi, une des balles spéciales de Rachel, en alliage de molybdène, fichée dans la gorge. Je lâche un chargeur pour en engager un autre dans la crosse du Diabolo. Quelqu’un gueule à Shil de se mettre à courir, et on dirait que c’est le colonel Vijay. Elle est à cinq pas du premier homme à ses trousses. À neuf quand je le fume. À quinze quand Rachel descend le type suivant. Il ne reste plus que six ejército. C’est suffisant pour les faire hésiter. — Cours plus vite, crie une voix. Je me rends compte que c’est la mienne. Je plante une fléchette dans un des poursuivants et roule sur le côté juste à temps pour voir la terre exploser là où j’étais. — Viseur de nuit, lance le Diabolo. Viseur de nuit ? Ce sont des ejército. Une seconde balle incendiaire ramène les comptes à quatre quand un deuxième sniper subit une chute mortelle plutôt que de se consumer vivant. Je vide un chargeur de têtes creuses, que je balance pour en insérer un autre. — Sven ? C’est le colonel Vijay. Il a quitté sa position. — Regagnez ce putain de mur ! Il me regarde fixement, jette un coup d’œil à Shil et bat en retraite. Il se déplace près du sol en faisant des zigzags frénétiques. Ça doit marcher, puisqu’il arrive à bon port sans se faire toucher. Pauvre crétin. Shil est clairement visible à la lumière de la lune. Je me relève et je balance une grêle de tirs pendant qu’elle passe en titubant. Elle a d’autant plus de mal à marcher que ses pieds sont en sang après la marche forcée d’aujourd’hui. Son visage est lacéré par les épines ; il faudra recoudre. — Allô Sven, ici la Terre, intervient mon flingue. Il y a quelqu’un ? — Attends. Un ejército fait irruption sur la droite. Il tire aussi vite qu’il peut enclencher le chargeur de son… fusil monocoup ? De la cervelle en bouillie éclabousse le buisson derrière lui. Rachel a fait un joli coup, mais je veux un de ces enculés vivant. J’ai des questions à poser : Des snipers ? Des fusils ? Des gilets pare-balles ? La dernière fois que je les ai vus, ces types chevauchaient des poneys, l’épée à la main. — Allez, marmonne mon flingue. On est en train de se faire cerner. Oui, je les entends. Je commence à me replier, mon Diabolo en position basse ; un homme bondit d’un fossé à côté de moi. Il manie le couteau dont je les pensais tous armés. Il se baisse pour viser mon bide. Je m’éloigne en pivotant et bloque son coup avec mon bras. L’ejército sait ce qu’il fait. Il sait qu’en combat rapproché un couteau est aussi dangereux qu’un pistolet. Mais il ne s’attendait pas que je partage son avis. — Sven, intervient le SIG. Tu ne vas pas… (Il soupire.) Merde. Si. Je laisse tomber le flingue et sors une lame. J’aimerais pouvoir dire qu’elle est ancienne, qu’elle m’a sauvé la mise dans les bars et les ruelles obscures. Mais c’est une arme réglementaire de la milice. Une lame à double tranchant avec une rigole pour permettre d’aspirer le sang. L’homme sourit, car mon couteau est deux fois plus petit que le sien. — Tu crèves, affirme-t-il. Je lui rends son sourire en secouant la tête. Il n’a pas marché pendant des putains de kilomètres ni déjà livré deux batailles, alors il a la mine plus fraîche que moi. Il est aussi plus musclé et large d’épaules. Et rapide. Enfin, rapide pour sa taille. Mais il ne s’appelle pas Sven Tveskoeg. Quand il frappe, je prends le coup dans le flanc. Et je vois ses yeux s’écarquiller quand j’agrippe son poing pour maintenir la lame en place. Il est trop déconcerté pour remarquer que je relève la tête en arrière. Je lui écrase le nez avec mon front, et la fête est finie. Mais il ne meurt pas avant que j’arrache son couteau pour le retourner profondément dans sa gorge. — Sven, crie Shil pour me prévenir. — Mon lieutenant, je corrige sans réfléchir. Soudain, me voilà à genoux. J’essaie de me relever ; quelque chose me ralentit. Personne ne m’agrippe les épaules, mais je suis vraiment lent, trop lent… Quelqu’un hurle, et je ne crois pas que ce soit moi. Il y a un trou sous ma poitrine. Des spirales argentées me glissent des doigts, j’essaie de les retenir. Des parties de moi se sont échappées. Je le sais, car un bout d’intestin charnu repose à mes pieds, recouvert d’herbe et de terre. — Mon lieutenant. — Il ne fallait pas s’arrêter. Shil tombe à genoux et scrute mon visage. — Un homme à terre ! hurle-t-elle en se retournant. Un homme à terre ! J’aurais dû m’en douter, vu tous les hurlements qui résonnent depuis tout à l’heure. — Ne mourez pas, implore-t-elle. Faut rien avoir dans le casque pour dire ça. Je m’excuse, car je n’avais pas l’intention de le dire à haute voix. — Regagne le mur, je lui ordonne. Tout de suite… Elle s’empare de mon bras et essaie de me soulever. — Shil. Va-t’en, putain. Des larmes de doute emplissent ses yeux, puis elle semble comprendre quelque chose. Elle inspecte ma blessure, certainement sans savoir que c’est elle qui l’a infligée. Elle sait reconnaître un coup mortel quand elle en voit un. — J’ai de la morphine, dit-elle. — Garde-la. C’est le colonel Vijay qui commande, OK ? Exécution. Elle acquiesce aveuglément et se relève sur les talons. J’entends une détonation, un cri dans les arbres en contrebas, puis plus rien. Les ejército devraient tous être morts à l’heure qu’il est. Mais ils ouvrent de nouveau le feu. Notre ennemi a des renforts. Je le sais, sinon Neen serait déjà ici. Quoi qu’il en coûte… J’aurais aimé que ça se passe comme ça. Le portail est à cent pas. Mais il va lui falloir gravir la pente, où elle sera à découvert. Je peux lire la peur sur son visage. D’une minute à l’autre, Shil risque de perdre tout courage. Je ne peux pas le permettre. — Vas-y tout de suite, j’essaie d’articuler. Mais les nuages sont rouges et la nuit a pris une teinte rose. J’entends la voix d’Aptitude et je vois le visage de sa mère, ce qui est absurde. L’une est à Farlight, l’autre détenue sur une planète pénitentiaire. J’entends aussi mon ancien lieutenant. Ce qui est encore plus absurde, puisqu’il est mort. Une armée d’ejército s’avance des arbres. Certains ont un flingue. D’autres, une lame. — Cours, je murmure, mais c’est trop tard. Un homme tire la tête de Shil en arrière, l’éclat d’une lame brille au clair de lune. J’entends une voix qui n’est pas la mienne dire « Non ». Une voix qui s’attend qu’on lui obéisse. D’ailleurs, c’est le cas. Plutôt que de trancher la gorge de Shil, l’ejército retourne son poignard et l’assomme avec le pommeau. Elle s’effondre au sol, les yeux grands ouverts. Une botte me retourne et celui qui a élevé la voix se penche sur moi. Quand il crache j’ai un sourire, car à l’évidence je suis tout à fait celui qu’il pensait. — Laisse-le là, ordonne Pavel. Qu’il meure lentement. — Et elle ? — On l’embarque. Sa femme en échange de la mort de mon petit-fils. Pas ma femme, je me dis. C’est ma dernière pensée avant que le ciel devienne cramoisi et que la colline s’évanouisse. Seconde partie Chapitre 24 Le vent apporte l’odeur âcre d’un feu qui a été allumé bien avant la naissance du garçon. Une couche enfouie d’ordures en « bustion stanée »… D’après sa sœur. Maintenant le feu brûle si profondément que personne ne peut atteindre les flammes pour les éteindre. En supposant que quelqu’un en ait quelque chose à faire. Tête baissée, épaules rentrées, l’enfant court vers l’extrémité de la décharge, ses doigts de pied nus mordant les cendres et soulevant des nuages de poussière derrière lui. La pente d’en face est striée de plantes grimpantes épineuses et argentées. S’il pouvait les atteindre… Alors quoi ? Alors il pourrait faire le tour pour éliminer ses persécuteurs. Un ou deux à la fois. Peut-être même trois ou quatre s’il s’attaque aux plus petits. Il faut avoir quatorze ans pour faire partie du Gang des Rats de la décharge. Ce qui veut dire qu’il pourra les rejoindre d’ici à deux ans. S’ils veulent bien de lui. Et ce ne sera pas le cas. Primaire-1 est la plus grosse décharge de sa planète et la plus ancienne. C’est là que les déchets sont les plus riches. C’est aussi là que sévissent les Rats. Ils ont le contrôle de la décharge, ce qui veut dire qu’ils n’ont pas à trier la viande en décomposition, les vêtements abandonnés et les éclats de verre, contrairement aux autres pilleurs de poubelles en quête d’objets précieux. Les Rats taxent ceux qui fouillent de la moitié de leurs trouvailles. Seuls ceux choisis par les Rats peuvent faire les ordures. L’enfant n’en fait pas partie. Cours ! hurle une voix dans sa tête. Il prend ses jambes à son cou. Les ronces lui écorchent les bras et lui griffent les chevilles. Elles lacèrent son pantalon et son tee-shirt jusqu’à ce qu’il saigne. Sa sœur Maria sera furieuse. Elle aime qu’il soit soigné. C’est elle qui s’occupe de la famille maintenant. Depuis… Eh bien, tout le monde sait depuis quoi. Il y a cinq ans, les mercenaires ont choisi son village pour installer leur base. Une brigade de la Légion étrangère les a chassés. La bataille a été rude, la plupart des maisons détruites. On a embarqué les parents du gamin pour les interroger. Son père est encore en vie. Mais il ne parle pas et ne travaille pas. De temps à autre, l’enfant sent le regard de son père sur lui. Comme s’il se demandait ce que foutait cet inconnu dans sa maison. — Le voilà, s’élève une voix. Le garçon pousse un juron. Il aurait dû se trouver une planque, plutôt que de s’inquiéter de ce que Maria dirait. Enfin, facile à dire pour quelqu’un qui ne la connaît pas. Maria a la langue acérée. Et une baffe de sa part est susceptible d’effacer le sourire moqueur de plus d’un adulte. Bien sûr, le garçon pourrait l’aplatir d’un seul coup de poing. Mais il ne l’a jamais fait, et n’est pas près de le faire. Il lui doit trop. — Faites le tour… C’est la voix de Rice. Le gosse saute dans un fossé et tombe à genoux derrière un enchevêtrement de plantes grimpantes parsemées de lames plates et coupantes comme des rasoirs. Certaines sont argentées ; celles-ci ont pris la teinte pourpre de ce qui alimente leurs racines affamées. Un bon nombre de Rats s’agglutinent autour de Rice, au pied de la colline. Il a le regard braqué vers le haut, sur la droite. C’est certainement par là qu’il a envoyé une partie de ses troupes. Le garçon pourrait virer sur la gauche, prendre un des chemins qui mènent hors de la décharge et rentrer chez lui… Mais Rice se contenterait de venir le chercher. « Il y a des choses dans la vie auxquelles on doit faire face. » C’est ce que dit sa sœur. Alors le gamin grimpe encore pour rester au-dessus des éclaireurs. En passant, il attrape tout ce qui a l’air pointu et le fourre sous son tee-shirt. Une déchirure fumante marque le point culminant de la décharge. On l’appelle la gueule du Diable. Nul ne sait ce qui repose si profondément pour continuer ainsi à brûler loin en dessous des ordures qui le recouvrent. Tout ce qu’on sait, c’est que la fumée qui s’en élève brûle les yeux et que sa cendre ronge la peau. Peut-être que, s’il rampe suffisamment près, les Rats n’oseront pas le suivre ? Ou peut-être pas, mais ça vaut le coup d’essayer. Sois gentil, lui conseille Maria. Demande poliment si tu peux faire les ordures. Explique-leur… Mais comment serait-ce possible, quand Rice refuse d’écouter ses supplications et que les Rats le chassent de leur territoire jour après jour ? Un gros boulon en acier, deux cailloux, un bout de scorie fondue, une bouteille d’un verre bleuâtre… Sa collection d’armes. Difficile à croire que personne n’avait trouvé cette bouteille avant lui. Il a aussi déniché un objet plat et vert qui ressemble à de la céramique mais qui se met sous tension quand on le plie. Les rebords sont en dents de scie. Vraiment coupants. Il décide de s’en servir en premier. Il n’a plus très longtemps à attendre. Un bruit de toux l’avertit de l’arrivée des éclaireurs. Mais il patiente jusqu’à ce que la première silhouette soit une ombre noire. Puis il se relève, effectue une torsion et fait tourner le bout de céramique aux rebords fins comme des rasoirs de toutes ses forces. — Putain. — Merde, il est… — Va chercher Rice. Le garçon creuse son chemin en direction de leurs cris. Un visage effrayant apparaît à travers le nuage de fumée et vire au rouge quand le gamin y enfonce son talon, avant de le piétiner, et dans sa précipitation de blesser le garçon en dessous, dont la tête ne tarde pas non plus à prendre une teinte cramoisie. Le quatrième garçon dévale déjà la pente en trébuchant. Un boulon métallique balancé sur l’arrière de son crâne, et il s’effondre. Le gamin est plus fort qu’eux. La souffrance lui fait moins peur. C’est pour cette raison qu’ils le traquent en meute. Il s’accroupit pour inspecter ses victimes. Deux sont inconscientes. La troisième a les yeux ouverts et terrorisés et d’une déchirure dans sa gorge s’échappent des bulles de sang. Le liquide ne gicle pas, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer. Il mousse comme un pet humide. Le gamin se demande quoi faire à présent. Puis il se rappelle le dicton de Maria. « Quand tu ne sais pas quoi faire… Ne fais rien. » Il laisse ses victimes mourir. Ça fait du bien de sortir de la fumée. Et plus encore d’avoir trois couteaux et un petit gourdin sur un ressort souple qui vacille quand on le tape légèrement et qui rebondit sur la paume de la main avec un bruit sourd et agréable. — Hep ! toi le taré… C’est Rice, flanqué d’une dizaine de ses acolytes. Tous sont armés, la plupart d’un couteau. Ils ont deviné quel chemin il prendrait pour redescendre. Le garçon s’en veut d’avoir été si bête. — Qu’est-ce que tu tiens dans la main ? — Rien du tout. — Montre-moi, le taré. — Te montrer quoi ? réplique l’enfant, en cachant la petite matraque derrière son dos. Rice a l’œil mauvais. Le garçon sait pertinemment que tout le monde craint les Rats. Mais, sans trop savoir pourquoi, pas lui. Ce serait beaucoup plus facile s’il pouvait être comme les autres. — Donne-le-moi, ordonne Rice. Le gamin lance un regard furieux autour de lui, repère le Rat qui cligne des yeux et s’abat sur le point faible du groupe. Un coup de poing au visage suffit à le faire tomber. Quelqu’un essaie de l’empoigner, mais il brandit son petit gourdin et lui éclate le crâne. — Tu ne peux pas t’échapper, crie Rice. Oh ! que si, il peut. C’est même une de ses spécialités. La tête baissée, les épaules en avant, il se dirige vers l’extrémité de la décharge, tout en sachant qu’il y a déjà été. — Poussez-vous, crie Rice. Le garçon entend un sifflement près de son oreille, et il a toujours le sourire aux lèvres quand la seconde fléchette l’atteint. La première charge électrique le met à genoux. Il se relève péniblement et parvient à faire cinq pas avant qu’une récidive le fasse succomber. Chaque nerf de son corps brûle d’une extrémité à l’autre. Il s’est pissé dessus ; il se rend compte que c’est même pis que ça. — Dégueu, remarque Rice. Un des garçons lui enfonce un pied dans le ventre, mais la douleur n’est rien comparée à l’agonie de ses muscles et à la crampe qui foudroie ses membres. Au bout d’un moment, Rice cesse de balancer des coups de pied. — Putain, lance une voix. T’as trouvé ça où ? — J’ai fait un troc. — Avec qui ? — Ça te regarde pas. La voix marmonne des excuses. Même crispé de douleur, le garçon a le bon sens de se recroqueviller autour du gourdin à ressort. Plus il pourra retarder la découverte du Rat à la gorge bouillonnante de sang, mieux ça vaudra. — Hé ! le taré… Tu m’entends ? Il ne répond pas. — Bien sûr que oui. (Rice ricane.) On ne veut pas de toi ici. La prochaine fois, reste à l’écart. Il a déjà oublié, se rend compte le gamin. Les Rats sont attentifs à Rice qui leur explique les grandes lignes de leur prochain coup. Bousiller un bar, entrer par effraction dans un cargo, descendre taxer les bordels. La liste est limitée. Rice finira par se faire descendre. Mais ça ne fait pas très longtemps qu’il a tué le chef précédent, et les Rats font gaffe. L’enfant se demande s’ils le laisseraient devenir leur chef s’il tuait Rice. Mais il n’a pas fini d’émettre cette pensée qu’il sait déjà que la réponse serait négative. Sur une colline s’élève une cabane. Du moins ce qu’il en reste. Des démolisseurs ont arraché le toit, pillé l’intérieur et découpé les murs rouillés en plaques qu’ils ont revendues. Il ne reste plus que le sol, délimité par un rebord. Il est d’un matériau trop rigide à couper et trop lourd pour être transporté. L’eau de pluie ruisselle dans cette piscine de fortune. Le gamin se déshabille et s’asperge d’eau pour se débarbouiller. Il frotte son pantalon souillé avant de le rincer et de le remettre. Les éraflures des ronces sont déjà en train de guérir. C’est l’une des raisons pour lesquelles les Rats le traitent de « taré ». Et aussi à cause de la forme de son crâne, légèrement plus large que celui des autres. Il est temps de rentrer à la maison. Il atteint le sommet d’un mont d’ordures et aperçoit de hautes volutes de fumée au loin. Il y a quelque chose qui cloche. Chacun sait que la fumée s’élève de la décharge. Il regarde mieux, car il a de bons yeux, et se rend compte que c’est son village qui brûle. Les Rats suivent une route en contrebas. Ils sont si proches qu’il pourrait les frapper avec une pierre s’il la lançait avec assez de force. Et les soldats empruntent cette même route, en direction des Rats, qui ne peuvent pas les voir à cause d’un virage. Mais les militaires peuvent voir l’enfant ; un homme de petite taille le montre du doigt et le type à ses côtés lève son fusil… Mais le nabot secoue la tête. Ils portent des treillis de camouflage. Des uniformes couleur sable, parsemés de taches grises qui les rendent visibles sur la bande sombre d’ordures compactes qui constitue la route jusqu’à la décharge. Le garçon pourrait avertir les Rats. Il lui suffirait de pousser un cri ou de jeter cette pierre. Ou de dévaler la pente, ce qui ne manquerait pas d’attirer leur attention. Mais pourquoi ferait-il cet effort ? Comme il ne trouve pas de réponse satisfaisante, il se pose la question qu’il se pose toujours dans ces cas-là. Qu’est-ce que Maria voudrait qu’il fasse ? Mais la fumée qui s’élève de son village lui souffle que les désirs de Maria n’ont désormais plus beaucoup d’importance. Tandis que les Rats s’approchent du virage, le nabot fait un signe de tête à son voisin, qui murmure à l’oreille d’un autre. Ce dernier s’agenouille et regarde dans le viseur de son fusil. Son arme est plus longue que celle des autres. Son premier tir transperce le crâne de Rice. Des bouts de cervelle et d’os jaillissent une substance gluante qui asperge le visage d’une fille qui se tenait derrière. L’enfant perçoit chaque détail de la scène, sans y croire. Rice meurt, son pistolet électrique à la main. Quand la fille s’écroule à son tour, elle est encore en train d’essuyer la gelée de son visage. Après quoi, tout se déroule trop vite pour que le gamin puisse suivre. Mais l’issue en est certaine. La fumée de la fusillade s’échappe vers les hauteurs, mêlant sa puanteur acide à l’odeur de la décharge. Quand elle se dissipe, l’enfant voit clairement ce qui s’est passé. Tous les Rats sont morts et un des soldats s’empare du pistolet de Rice. C’était une ruse, comprend le gamin. L’engin a dû leur indiquer l’emplacement exact de Rice. Il entend un cri et lève la tête. Il ne comprend pas tout de suite que le soldat s’adresse à lui. Au lieu de se cacher, il se met debout. Sa sœur est morte, son village en cendres, et les soldats sont de retour. Peu importe ce qui peut arriver à présent. L’enfant se souvient peu de sa vie avant que Maria devienne sa sœur. Il sait seulement qu’elle n’était pas belle. Maria l’a trouvé, l’a pris avec elle, l’a nourri. Tout ce qu’elle attendait de lui en retour, c’était qu’il obéisse à ses règles. Ne mens pas. Tiens tes promesses. Ce n’était pas si difficile. Les canons d’une dizaine de fusils le suivent jusqu’en bas. Quand il atteint la route, un des soldats lui fait signe d’approcher. L’homme a les yeux bleus, les cheveux d’un blond cendré, et il empeste l’alcool. Quand il fait un pas en avant, le gamin remarque qu’il tangue. — Vous êtes saoul, lance le garçon sans réfléchir. Derrière l’homme, quelqu’un grogne. — Ouais, répond l’homme avec amertume. Certains d’entre nous ont des consciences à anesthésier. Il tire une flasque en argent de sa poche, fait sauter le bouchon d’un geste expérimenté du pouce, et avale une longue gorgée. Il lui vient après coup l’idée d’essuyer le goulot et de tendre la flasque au garçon. — Tu en veux ? — Ça va, merci. (Le gamin a l’air perplexe.) C’est quoi, une conscience ? — C’est ce qui est censé m’empêcher de faire ça. L’homme tire un pistolet de sa ceinture, colle le canon sur la tempe du garçon et appuie sur la détente. Un déclic sec l’informe que le coup n’est pas parti. — C’est de la technologie de troisième main, fait remarquer l’homme. Le gamin n’est pas sûr de ce que cela signifie, alors il hausse les épaules. Il pourrait essayer de s’enfuir, de se battre. Il est de la même taille que le type qui secoue le pistolet. D’ailleurs, il est plus grand que la moitié des hommes qui l’entourent. Mais quel intérêt ? — Vous avez tué ma sœur. L’homme hoche la tête. — On a tué tout le monde. C’était notre boulot. Derrière lui, celui qui a grogné se met à secouer la tête. Comme s’il le savait, le type au pistolet se retourne. — Tu sous-entends que c’était pas le cas ? — Vous êtes là pour rétablir et faire respecter la loi. — En tuant des gens. — Ce n’est pas… — Si, ça l’est. Nous, on tue. Vous, vous regardez. C’est ça le « statut d’observateur », non ? L’adrénaline sans la culpabilité. — Lieutenant. Celui qui vient de prendre la parole porte un gilet pare-balles. Il n’est pas armé, et quelque chose dans sa voix déconcerte le garçon. Une sonorité étrangère. Bien sûr, ils ont tous un accent étranger. Mais il y a aussi… — Vous êtes… L’ambassadrice U/Libre enlève son casque, secoue sa longue crinière dorée et enlève la paire de lunettes noires qui dissimulaient ses yeux. — Bon ! demande-t-elle au lieutenant Bonafont. Vous le descendez, oui ou non ? Le lieutenant se renfrogne. — Vous avez le contrôle opérationnel, lui rappelle-t-elle. — En ce cas, non… Je ne le fais pas. Paper Osamu hoche lentement la tête. — C’est un choix intéressant. Chapitre 25 La crique est large et boueuse, et une ancienne ligne de marée indique que la mer était plus haute autrefois. On a creusé des marches sur le côté et attaché solidement les embarcadères. Un système de seaux permet de puiser de l’eau pour l’acheminer vers une glissoire. Des canaux d’irrigation la déversent ensuite sur les champs des vallées d’Hekati. Ce n’est pas une mer salée, en vérité. Sur la digue, des cercles de rouille témoignent de la présence de barges arrimées il y a bien longtemps. Un labyrinthe en ruine, guère plus élevé que la hanche d’un enfant, indique l’ancien emplacement des bureaux. Le béton expansé est un matériau bon marché et facile à utiliser, mais qui nécessite de l’entretien. Cela fait des siècles que personne n’a essayé de remettre en état les bâtiments du port. Et des décennies qu’il ne doit plus y avoir grand-chose à entretenir. La mer pue. Ce n’est pas dû aux eaux des égouts, car moins de trois mille personnes occupent aujourd’hui un habitat prévu pour plusieurs millions. Et cent cinquante kilomètres d’eau sont largement suffisants pour évacuer l’effluent généré par ce nombre d’habitants. Des algues rances assombrissent les fonds marins. Sur la côte, les journées sont chaudes et les nuits sont froides. Mais les températures sont moins extrêmes qu’en montagne. Quelques petits bateaux serrent le rivage. Le vent s’engouffre dans leurs voiles triangulaires et les pousse le long de la côte pendant la journée. Au crépuscule, ils s’amarrent pour la nuit s’ils comptent poursuivre leur route. Ou alors ils font demi-tour et se laissent porter par le vent opposé en suivant le rivage. Quelle que soit l’option choisie, ils retrouveront leur point de départ. À l’extrémité de la crique se trouve un immense cube. Ses faces sont lisses et ses arêtes pointues. Si les dieux avaient voulu construire un emplacement pour une rangée de canons, c’est là qu’ils l’auraient érigé, le long d’une fente qui fait face au nord. De deux fois la taille d’un homme, il faut une minute entière pour la longer. Chaque année, un nouveau gang de gamins descend en rappel depuis le sommet du cube pour s’en approcher, et ils s’aperçoivent que ce qu’ils prenaient pour une cavité obscure n’est, en réalité, que du verre incassable. Ceux qui naviguent sur cette mer disent qu’il y a un autre cube de l’autre côté d’Hekati. Il est identique, sauf que sa fente est au sud. Les deux cubes sont surplombés par des villes, auxquelles on accède par des marches en briques de boue séchée, ce qui les rend faciles à défendre. Enyo, la ville de ce côté-ci d’Hekati, a des toits de tôle. Une trentaine de maisons sont encore occupées, ce qui signifie que dix tombent en ruine et n’abritent que des chèvres. Les rues sont étroites et se tordent en des virages abrupts. D’autres mènent dans le vide, par-delà le bord du cube, sans avertissement. La défense contre l’attaque. Mais comment attaquer une ville dont trois côtés donnent sur la mer et qu’on ne peut approcher qu’en empruntant un petit escalier en boue séchée sur le quatrième… ? Eh bien, c’est facile. On escalade les flancs, ou alors on gravit les marches. La première option sera épuisante, et dans les deux cas vous serez vulnérable aux balles, aux flèches et aux lances, ainsi qu’aux pierres roulées par-dessus bord et aux cailloux lancés par catapulte. C’est une ville pauvre qu’Enyo… mais on y est en sécurité. Une place marque le centre de la ville. On y trouve les plus grandes demeures, toutes sur deux étages, et l’une d’elles en a même trois. Contrairement aux autres, cette maison a les volets fermés pour échapper à la chaleur de l’après-midi. Le grenier de cette habitation à trois étages pue le bouc et la bouse, la fumée et la merde. Ce n’est pas chose inhabituelle. Enyo tout entière empeste le bouc et la bouse, la fumée et la merde. Par contre, le feu qui brûle dans un coin sort de l’ordinaire. Il s’élève d’un tas d’herbes fumantes qui prennent à la gorge et piquent les yeux d’une jeune femme. Dévêtue jusqu’à la taille, elle est pieds nus et porte un pantalon de treillis lacéré à la cuisse. Elle a de petits seins, des tétons foncés et un étui de cuir fixé dans le bas du dos en un harnachement complexe de sangles. Son abdomen est strié de cicatrices. Elle aurait moins chaud si elle défaisait les sangles, mais elle préférerait crever. Alors elle laisse le poignard à sa place, même si son manche est si chaud que chaque fois qu’elle se tourne, elle sent son contact brûlant sur sa peau. L’après-midi est bien entamé et elle est épuisée. Les autres proposent de la remplacer, et comprennent vite qu’ils feraient mieux de s’occuper de leurs oignons. Elle chie dans un seau, ne mange que ce qu’on pose devant elle, et se rase le crâne, entre les cuisses et sous les bras chaque matin. Gestes qu’elle accomplit presque sans s’en rendre compte. — Paper. Une voix rauque s’élève du lit. Où est attaché un homme nu. La jeune femme se retourne tandis qu’il tire sur ses liens avant de retomber dans le silence, ses doigts recroquevillés en un poing, ses yeux fixés sur quelqu’un qu’elle ne voit pas. — Paper, répète-t-il. La fille crache dans le feu, tourne les talons et quitte le grenier en claquant la porte. Je sais qui elle est. Je sais aussi à qui appartient ce corps qui repose sur le lit. C’est le mien… Une fois que j’ai compris cela, je cesse d’être capable d’observer de haut les oiseaux sauvages qui volent autour de la cité. Et je perds le pouvoir de voir à travers les toits. Mais en contrepartie, je gagne le sommeil. Quand je me réveille, c’est dans un gris infini. C’est ça la mort, je me dis. Quelqu’un rit, un rire amer et fatigué. — Alors, fait la voix, vous voilà de retour. — Lieutenant Bonafont ? — Haze, mon lieutenant. J’aurais dû m’en douter. — Où suis-je ? — Quelle partie de vous ? — La vraie. Haze pousse un grognement. — Votre corps est allongé sur un lit, dans la chambre de Franc. Elle a veillé sur vous pendant trois semaines. (Il hésite à continuer, mais finit par se lancer.) Vous êtes mort, et puis vous êtes revenu. Pas de « vous étiez presque mort », ni de « vous avez frôlé la mort ». — Qu’est-ce qui s’est passé ? — Bonne question. C’est certainement le kyp qui vous a ramené. Et vous guérissez avec une rapidité presque indécente. Ça, je le sais, je l’ai toujours su. Les blessures se referment, les os se réparent, les muscles se recousent. On peut me pousser à la frontière de la mort, et apparemment même au-delà… Ce qui m’a valu quelques-uns des pires moments de ma vie. — Si je suis là-bas, j’articule, qu’est-ce que je fous ici ? S’il y a une chose qu’on ne peut pas reprocher à Haze, c’est qu’il comprend tout de suite de quoi on parle. — Vous êtes dans un sous-ensemble d’Hekati. Il me faut un effort surhumain pour conserver vos souvenirs en un seul morceau. Ce n’est pas de la vantardise. Sa voix est trop monotone. — Mon flingue ? — Il est en sécurité. Je m’en occupe. Le calme avec lequel il me répond me paraît suspect. Il s’en rend compte, car il ajoute : — C’est tout. Rien de plus… mon lieutenant. Vous êtes prêt à revenir ? — Est-ce que je… ? — Ça va faire mal. Même avec votre pouvoir de guérison. (Il marque un temps.) Franc est encore convaincue que vous allez mourir. Elle est… — J’ai vu comment elle était. — Oui, mon lieutenant. Chapitre 26 Quelqu’un m’a ligaturé les mâchoires avec du fil de fer pour m’empêcher d’ouvrir la bouche, et on me désaltère avec un tube. Le drap qui m’emmaillote les jambes est maintenu en place avec une corde. Je peux la voir si je plisse fort les yeux. Mais cet effort me file la migraine. Haze a raison. Revenir, ça fait mal. Ça fait un mal de chien, et quand je crois que j’en ai atteint les limites, ça va encore au-delà. Je retournerais bien où j’étais, si je n’avais pas fanfaronné en affirmant que j’étais prêt à revenir. — Franc. Elle agit comme si je n’étais pas là. Je pourrais taper le coin du lit pour attirer son attention, mais j’ai les mains liées et plus aucune force. Je peux à peine tourner la tête, alors rompre mes liens… Mieux vaut s’en inquiéter plus tard, car Franc se tourne vers moi. Elle s’approche avec toute la patience d’un chat sauvage qui arpente sa cage. Elle passe sans s’arrêter. Puis elle revient sur ses pas. Je ne m’en rends compte qu’une fois qu’elle est penchée sur moi. Ses lèvres sont gercées, ses yeux cernés. Le bleu qui orne une de ses jambes a son jumeau au-dessus de sa hanche. On dirait que la fatigue la fait se cogner à des meubles. Les coupures sur son ventre creux forment une croûte. Je comprends pourquoi on m’a bloqué les mâchoires quand la douleur explose sur mon visage. Apparemment, Pavel m’a balancé un coup de pied dans la gueule en guise de cadeau d’adieu. Et la baffe de Franc est assez violente pour brouiller ma vision. Outrage à un supérieur, je me dis. Avant de me demander, mais pourquoi ? — Vous avez fait de beaux rêves ? demande-t-elle. Quand je vois moins trouble, je constate que Franc se tient à l’autre bout de la pièce et qu’elle pousse ses coudes à travers les bretelles moisies de sueur du débardeur qu’elle porte sous sa veste de treillis. Puis, toujours dos à moi, elle grimpe dans son pantalon et ferme la boucle de ses bottes. Elle a dit ce qu’elle avait à dire. Quatre fils de métal me ferment le museau, et elle les coupe tous, en me laissant du sang plein la bouche et des longueurs métalliques coincées dans les dents. Je tourne la tête autant que la douleur me le permet, et je demande : — Shil ? Ce doit être la première parole distincte que je parviens à émettre. Franc a la mine si sombre que j’en viens à me dire que j’aurais peut-être dû réclamer autre chose en premier. C’est peut-être le cas. Mais alors, je ne serais plus moi-même. Shil est une Aux’, ce qui est une raison amplement valable. — Alors ? — Le sergent Neen est parti à sa recherche. Depuis quand Franc parle-t-elle du sergent Neen ? Depuis que sa sœur a disparu, j’imagine. — Il est parti seul ? — Non, mon lieutenant. Le colonel l’a accompagné. Putain de merde… — Ça remonte à quand ? — Un peu plus d’une semaine. — Et les autres ? — Rachel est en bas. Pour ce qui est de Haze, il passe ses journées à démonter votre flingue. Quand il ne marmonne pas tout seul devant son ordinateur. — Franc… — Pas de ça mon lieutenant… Peut-être qu’elle ne s’attend pas à recevoir des remerciements. J’en suis moi-même déconcerté. Mais j’ai connu la mort et elle aussi, à l’époque de cette mise à l’épreuve stupide qui a marqué le début de notre mission. Ça crée des liens. Quoi qu’il en soit, ma voix est plus dure quand j’ordonne : — Coupe mes cordes… Elle secoue la tête. Elle est sur le point de m’expliquer pourquoi, quand des pas dans l’escalier la font reculer. Je m’attends à voir apparaître le caudillo du coin. Une brute large d’épaules enroulée dans un manteau à l’odeur fétide et munie d’un fusil, un poignard glissé dans la ceinture. Mon poignard, probablement. Ma ceinture aussi, tant qu’à faire. Mais j’ai droit à une vieille femme. Ses cheveux gris tombent en cascade sur son grand front. Elle est vêtue d’une robe droite blanche et presque propre. Un collier de perles pend à son cou, et une broche argentée retient la cape qu’elle porte sur les épaules. Je ne sais pas comment elle fait pour supporter la fumée et la chaleur qui règnent ici, mais elle paraît à peine s’en rendre compte. — Ahh ! lance-t-elle. Mes voix ne se sont pas trompées. Ses yeux sombres inspectent mon visage, et elle se rembrunit en constatant que les fils de fer ont disparu de mes mâchoires. — Vous êtes passé par la mort, me dit-elle. — Je sais. Elle me dévisage. — Comment le savez-vous ? — Mes propres voix me l’ont dit. Elle s’empare de ma tête, la tourne vers sa lampe et fouille mes yeux du regard. Il est impitoyable, inattendu de la part d’une vieille femme qui habite une ville pourrissante au bord de la mer puante d’un habitat qui prend plus de temps qu’il en faut pour mourir. — Il dit la vérité, murmure-t-elle. Franc hoche la tête. — Il ne ment jamais. Ce n’est pas là sa qualité la plus touchante. Elle doit citer Haze ou Vijay, pas moyen que cette remarque vienne d’elle. La vieille sourit. Elle s’appelle Kyble. Ou alors c’est son titre. Elle tire une outre à vin de sa ceinture, fait sauter le bouchon et porte le goulot à ma bouche. — Buvez. — Pas si ça me replonge dans le sommeil. Elle hausse les épaules. — Alors mourez. Elle revisse le bouchon sur sa flasque et s’apprête à quitter la pièce. — Kyble, lâche Franc. La femme regarde derrière son épaule. — S’il vous plaît. Avec un soupir, Kyble tend la flasque à Franc. Les trois jours qui suivent sont embrumés de fumée, de vin amer et de souvenirs de Franc qui ratisse la braise, ne cessant de rallumer le feu et d’empiler des herbes sur les charbons brûlants jusqu’à rendre la fumée plus épaisse et ma mémoire incertaine. Un matin, Rachel apparaît en portant un plateau de nourriture pour Franc. Elle jette un coup d’œil dans la pièce et fait la grimace. Puis elle s’approche pour scruter mon visage. Elle doit croire que je suis inconscient. — Comment tu fais pour supporter ça ? demande-t-elle à Franc. Elle parle de la chaleur, à moins qu’elle évoque la fumée. Ce pourrait aussi être l’odeur. — On s’y habitue. Rachel pousse un grognement. — Tu te souviens d’Ilseville ? reprend Franc d’une voix morne. Quand Rachel ne dit rien, elle enchaîne : — Moi, oui. Il nous a maintenues en vie, toi et moi. Sans lui, Haze serait mort. — C’est pour ça que tu fais tout ça ? — C’est une des raisons, oui. — Et l’autre ? — C’est pas tes oignons. Franc arrache les baies séchées d’une branche et les trie en plusieurs petits tas. Rachel finit par partir. Le matin suivant, Kyble coupe les cordes qui me lient les jambes. — Remuez les orteils. Je m’exécute. — Et maintenant, vos pieds. Je parviens aussi à les bouger. Nous passons en revue mon corps tout entier. Je peux tordre les chevilles et plier les genoux, mais lever une jambe est mission impossible. Je peux agiter les doigts, tourner les poignets. — Qui a fabriqué ça ? demande Kyble en tapotant mon bras artificiel. — Une femme. — Quelqu’un comme elle ? fait Kyble en désignant Franc. Je secoue la tête. — Non. Quelqu’un comme vous. C’était la bonne réponse. Même si elle entraîne d’autres questions. Elle ne me laissera tranquille qu’une fois sa curiosité assouvie. Je suis tenté de dire à Kyble de la fermer, d’aller se faire foutre et de balader sa curiosité ailleurs. Mais j’ai une dette envers elle. Et Kyble n’est pas mon ennemie, sinon je serais déjà mort et mes Aux’ aussi. Mais j’ai une bonne idée de qui elle est l’ennemi. — Caudillo Pavel, j’émets. Elle crache instinctivement. — La seule personne qui appelle Pavel caudillo, rétorque-t-elle, c’est Pavel lui-même. Elle remarque mon sourire sarcastique. — Alors, je reprends, l’ennemie de mon ennemi est mon amie ? — Dans votre ejércitox aussi ? — Aussi dans mon ejércitox. La poignée de main nécessite d’agripper le poignet de l’autre tout en repliant un doigt sur la paume. J’ai le geste gauche, mais Kyble ne s’en offusque pas. — Lave-le, nourris-le et borde-le, dit-elle à Franc. Dans l’ordre que tu veux. Mais commencer par le laver serait peut-être plus judicieux. (Elle ajoute à mon intention :) Ils vont revenir aujourd’hui. Votre caudillo et votre petit serviteur en colère. Kyble sort avec un petit rire. — Qui est-elle ? — Quelqu’un qui vous a caché, explique Franc. Quand les Poings d’Argent ont balayé la ville et que tout le monde voulait vous livrer. Chapitre 27 Je m’approche de la fenêtre, pour me retrouver face à de la toile pourrissante. Je l’arrache de la vitre et la balance au feu, ce qui n’arrange pas l’odeur. Mais peu importe, car ouvrir les volets permet de laisser entrer le vent de l’après-midi. Sur la place, deux jeunes femmes lèvent les yeux puis les détournent, probablement parce que je suis à poil. Le seul intérêt de la place d’Enyo, c’est qu’elle n’est pas encombrée de chèvres. Il n’y a pas d’arbres, pas de parterres de fleurs, pas de statues… Aucune des choses qu’on s’attendrait à y voir. Je baisse les yeux vers les toits inclinés des autres maisons. Ils sont constitués de tuiles rouges qui s’effritent, rafistolés avec de la tôle. Dans le bâtiment d’en face, une fenêtre à l’étage s’ouvre sur une chambre où une femme donne le sein à un bébé. Elle doit avoir le don de prescience, car elle se retourne pour croiser mon regard. Une seconde plus tard, ses volets se ferment. — Mon lieutenant… Franc m’éloigne de la fenêtre. Puis elle tire du feu ce qui reste de la toile, dont elle éteint les flammes de ses pieds nus. — Vous devez sentir les effluves de pavot, me dit-elle. Elle a tort. Je ne sens rien du tout. Certainement bien moins que ce que je devrais, compte tenu de la chair à vif qui recouvre mon bas-ventre, froncée sur le bord et rose comme après un coup de soleil. — Franc, à propos du colonel Vijay. Tu sais qu’il… — Nous savons qui il est, mon lieutenant. — Bien sûr que vous le savez. Seuls des imbéciles ne l’auraient pas compris. Ce que je veux savoir, c’est comment ça se fait qu’il ait rejoint Neen pour chercher Shil. — Au début, mon lieutenant, le colonel voulait y aller tout seul. Je lui demande de répéter. — Neen a insisté pour y aller, continue-t-elle, consciente de l’absurdité de ce qu’elle raconte. Neen est sergent. Vijay est plus gradé que nous tous. — Il a dit à Neen de rester, et puis il a fini par changer d’avis ? — Oui, mon lieutenant. C’est exactement ce qui s’est passé. Ne jamais lancer un ordre qui ne sera pas suivi. Ne jamais menacer d’un châtiment qu’on n’infligera pas. Ne jamais faire des promesses qu’on n’a pas l’intention de tenir. J’ai l’impression que le colonel Vijay apprend de ses expériences. Je me lave, car je ne vois pas pourquoi Franc devrait le faire. Et je suis en train de me rincer quand Haze entre dans le grenier d’un pas nonchalant, mon pistolet à la main. Il pose soigneusement le SIG sur la table sans me regarder. Je comprends une seconde plus tard que c’est parce que je suis à poil. C’est un garçon étrange, et je ne dis pas ça seulement à cause des tresses qui s’entortillent sur sa tête. — Haze… Il se retourne, avant de détourner rapidement les yeux. Je vide le contenu de la cruche sur ma tête et me sèche avec un drap du lit. Croyez ce que vous voulez, mais ça arrange tout de même un peu les choses. — Tu as perdu ton pansement à la tête… ? Haze cherche à savoir s’il va avoir des ennuis. Ce n’est pas le cas. — Kyble était au courant, explique-t-il. Elle m’a dit que je ne devais pas avoir honte de ce que j’étais. Les mots s’échappent précipitamment. — Et c’était le cas ? Il fait signe que oui. Quand Franc revient, Haze s’en va. Le pain est rassis et les fruits pourris, sauf les figues qui sont dures comme des balles. Je mange tout, car j’ai déjà eu pis dans mon assiette. Pis, c’est toujours mieux que rien, et ça aussi j’en ai mangé. Pendant que j’essuie les miettes de mes lèvres, Franc recule pour se débarrasser de son débardeur, défaire ses bottes et faire glisser au sol son pantalon de treillis. — Ce sont les ordres de Kyble ? Elle répond par l’affirmative et j’éclate de rire. Elle me chevauche quand le colonel Vijay arrive sur la place. Haze doit lui dire quelque chose, car le colonel crie de l’extérieur et attend une minute avant de se mettre à monter les marches. Ce qui me laisse le temps de me couvrir du drap avec lequel je me suis essuyé, et à Franc de se rhabiller. Enfin, presque. Il la regarde à peine. — On a suivi Pavel jusqu’à une ville dans les montagnes. Elle est fortifiée et plus grande que celle-ci, avec des gardes à l’entrée. Une mouche ne pourrait pas passer au travers. Ils doivent s’attendre à notre venue, ou bien ils ont d’autres ennuis. Il s’exprime sèchement ; il me faut une seconde pour comprendre qu’il est en colère. Et une de plus pour me rendre compte que c’est à cause de moi. — Mon colonel… — Non, m’interrompt-il. Vous allez m’écouter. (Il s’avance d’un pas décidé vers la fenêtre, lance un regard furieux vers la place, puis revient sur ses pas.) Vous, dit-il en s’adressant à Franc, laissez-nous. Elle le salue, puis quitte la pièce sans demander son reste. — Trois choses, énonce le colonel. Un, vous nous avez coûté un soldat. Deux, nous avons perdu une semaine à cause de vous. Et trois, vous vous suicidez pendant mon tour de garde. Neen est sur le point de péter les plombs. (Il se retourne, le regard accusateur.) Et je le comprends. Il a l’air sérieux. Cette petite merde prend parti pour Neen. — Vous croyez que vous seriez encore en vie si je n’avais pas été là, mon colonel ? — Je vais faire comme si je n’avais rien entendu. — Alors je vais le répéter. — Sven… — Sven rien du tout, mon colonel. Vous seriez mort à l’heure qu’il est. Je suis à deux doigts de le balancer contre un mur. Me voilà sur un habitat minable de l’espace Exalté, en mission si secrète que personne ne veut m’expliquer en quoi elle consiste réellement. Parce qu’une chose est sûre : on n’est pas là pour retrouver un U/Libre disparu. Pas que pour ça, en tout cas. Je suis quasiment sûr que le colonel Vijay est au parfum, lui. — Un, je reprends. Shil a désobéi à l’ordre de se replier. Deux, vous avez manqué de foutre en l’air la mission tout entière avec votre petit manège au moyeu central. Et trois, j’en ai plein le cul de faire de la garderie pour un petit morveux qui a la poitrine recouverte de médailles pour des batailles où il n’a jamais mis les pieds. Le colonel rougit. — Ça doit être infernal, mon colonel, d’avoir Jaxx pour père. Tout cet argent, toutes ces maisons. — Vous ne savez pas quelle est ma vie. — Vous avez raison, j’en ai aucune idée. J’ai jamais connu mon père. — Quelle surprise. J’imagine que votre mère était une pute ? — Non, mon colonel. Mais la vôtre, certainement. Je bloque son coup de poing et recule d’un pas. Tout le monde a des points sensibles ; il suffit de les trouver. Quoi qu’il en soit, pour la première fois le colonel Vijay semble savoir ce qu’il fait. Je le regarde mieux et remarque qu’il a le visage plus émacié que d’habitude, une lueur plus dure au fond des yeux. Le vent a fouetté son visage jusqu’à buriner sa peau. — C’est un prof particulier pour aristos qui vous a appris à vous battre ? — Un sergent. Personne que vous connaissiez. — Horse Hito ? Il recule hors de ma portée. — Vous connaissez Hito ? demande-t-il d’un ton surpris. — Ouais. Horse m’a laissé le couteau dont je me suis servi au Paradis. Il m’a accompagné quand je me suis fait faire mon nouveau bras. Il m’a présenté au général Jaxx. C’est pas un mauvais gars… Le colonel Vijay réexamine la situation. Je ne peux pas dire que je sois content d’être inspecté par un petit merdeux suffisant. Mais celui-ci est en train de s’effacer pour laisser place à quelqu’un d’autre. Peut-être que Vijay Jaxx avait seulement besoin de sortir de l’ombre de son père. — Alors, je lance. Vous le connaissez comment ? Le colonel rit. — C’est l’assassin préféré de mon vieux. Première nouvelle. Chapitre 28 Les Aux’ sont assis sous un olivier, dans un jardin derrière la maison de Kyble. Neen est appuyé contre le vieux tronc, et Franc est adossée à lui. Haze est perdu dans ses pensées pendant que Rachel évalue mentalement les distances en faisant glisser son regard d’un toit à l’autre tout en marmonnant des chiffres. Quant à Franc, elle se cure les ongles avec un couteau. Franc est la seule personne normale du groupe. Quand je claque la porte de Kyble, tous tournent la tête pour m’observer avancer vers eux en silence. Nous sommes les Aux’ ; ce n’est pas ainsi que nous nous comportons. — Bon. Dites-moi ce qui ne va pas. Ils se regardent entre eux. — Neen, je balance. Il a une hésitation. Alors je le force à se lever. Ce n’est pas difficile ; j’ai juste à agripper son col du bout des doigts et à soulever. Le corps d’un garçon de ferme, sec comme un coup de trique, léger comme une plume. Mais rapide. J’ai troqué une bagarre contre une autre, on dirait. C’est pas grave, celle-ci est nécessaire. Je n’ai pas fini de parer son coup qu’il revient déjà à la charge. Il est précis, mais pas suffisamment. Un tel coup de poing aurait dû me déchirer la gorge. Je le balance au sol d’un revers et m’apprête à lui piétiner le bide. Cette fois-ci, Neen a du bol et son talon s’enfonce dans ma cuisse. Rachel gémit, peut-être en réaction au sourire qui illumine soudain mon visage. Le colonel Vijay apparaît juste à temps. — Arrêtez. (Il nous lance un regard furieux, à moi comme à Neen, étendu dans la poussière.) Cela est… Le colonel hésite. Je trouve qu’il en fait un peu trop, mais l’idée vient de lui et elle n’est pas mauvaise. — Ah, reprend-il. Je vois. C’est un défi spontané. Dans un défi spontané, on oublie le grade des participants. Quand on s’approche du ring, on est colonel ou soldat, et on le redevient en sortant. Mais au centre du ring… Tout ça c’est de la connerie, bien sûr. Il faut être abruti pour bousiller un officier de cinq grades de plus que soi. La vie est trop courte pour être aussi niais. Cependant, il y a des « précédents ». C’est ce qui compte dans l’armée. Ça signifie qu’on peut faire ce qu’on veut, en insistant sur le fait que quelqu’un d’autre l’a fait avant soi. Le colonel et moi, on a conclu un marché. Il oublie ce que j’ai dit dans la chambre, et je ne tue pas Neen, sauf si c’est nécessaire. Comme il le fait lui-même remarquer, on ne trouve pas des bons sergents tous les jours. — C’est presque aussi rare que les bons officiers, j’ajoute. Il éclate de rire. Puis il se rend compte que je ne rigolais pas. Le colonel Vijay s’assoit au pied d’un arbre et lance : — Quelles règles ? — Aucune règle, répond Neen. — Ça vous convient ? C’est à moi qu’il s’adresse. — Sans problème. J’ai jamais trop aimé les règles de toute façon. Le ricanement de Neen manque de lui coûter la vie. Il est tellement occupé à prendre un air méchant qu’il en oublie de m’observer. Mon bras part en flèche, les doigts prêts à agripper sa gorge. Si mon pouce et mon index atteignent son larynx, la partie est terminée. Une sale mort, mais une belle façon de tuer. Neen se dégage au dernier moment. Je me penche en avant et il recule. Et soudain Kyble nous observe, comme si elle savait que cela devait arriver. C’est peut-être le cas. Même si on n’avait pas besoin du don de prescience pour savoir que ça allait péter. Neen et moi, on est en rogne. À cause de la même chose. Je pense qu’il aurait dû empêcher Shil de franchir le portail. Il pense que je n’aurais pas dû lui laisser entendre qu’elle devait rebrousser chemin. Deux interprétations différentes du même incident. Ça arrive tout le temps. Il y aura six versions distinctes de cette bagarre. Sauf si on en donne une officielle. — Allez-y, lance le colonel Vijay. En vérité, il ne prononce que la première lettre. Car mon coup de pied fait valser Neen si rapidement que le colonel en oublie de terminer sa phrase. — Reste au sol, conseille Haze à Neen. Quand je m’avance pour écraser le genou de mon adversaire, le colonel me regarde d’un air furibond. On dirait qu’il y a malgré tout des règles à ce jeu, même si elles sont implicites. J’ai toujours détesté ça par-dessus tout. Avoir ses propres règles, c’est autre chose. On les choisit. Il y a quelque chose de changé dans les yeux de Neen quand il se remet péniblement debout. J’espère que le colonel pense que c’est une bonne chose. Il n’y a qu’un crétin pour croire qu’un ennemi va y aller mollo. Et Neen est mon ennemi. C’est ce qu’on devient quand on se bat contre moi. S’il pouvait me tuer, il le ferait. Mais il n’en est pas capable. Donc il va sombrer en essayant. Je lui brise le nez. Il me fout un coquard. Je suis fatigué et l’effort que je dois déployer pour ne pas tuer Neen commence à devenir douloureux. Le dessouder, ce serait rapide. Le garder en vie et à un bras de distance, c’est bien plus difficile. Et ouais, je sais, « bon » et « sergent ». Deux mots qu’on a du mal à prononcer ensemble quand on a fait la Légion. Mais il est vraiment bon sergent, et il est devenu meilleur dans les dernières secondes. Quand il se balance en avant, j’encaisse les coups. Et j’écrase violemment son visage d’un coup de tête. — Reste au sol, crie Haze. Rachel hoche la tête en guise d’acquiescement. Le colonel Vijay a le sourire aux lèvres, le sourire d’un homme qui observe l’accomplissement de son plan. Je suis en train de faire du fils de Jaxx un vrai officier, et j’en viens à me demander si c’est une bonne chose. Puis son sourire s’évanouit. Car Neen roule sur le côté pour s’emparer d’un poignard au sol. Il se relève à la vitesse de l’éclair, portant des coups frénétiques. Là, il n’y a plus de règles qui tiennent. — Sergent, crie le colonel Vijay. Neen hésite. C’est suffisant. Je m’empare de son poignet et me mets à serrer. Les os grincent, la rage quitte ses yeux. C’est l’effet de la douleur. Enfin, ce qu’on m’en a dit. — Neen, ordonne le colonel Vijay. Lâchez ce couteau. Je lis sur le visage de Neen qu’il s’inquiète pour la suite des événements. Mais je me contente de lâcher son poignet et de faire un pas en arrière tandis que le colonel s’avance. — Vous deux, dit le colonel à Haze et Rachel. Maintenez-le. Ils échangent un regard expressif. De peur ou de résignation, qui sait… ? Cela ne dure pas longtemps. Neen est dans un sale état. Son nez est presque aplati jusqu’au visage. Il a perdu une dent. Une déchirure prolonge sa bouche et lui donne un sourire qui ne cadre pas avec le vide de ses yeux. — Maintenez-le mieux que ça, insiste le colonel. Ils obtempèrent. Le colonel se penche en avant, lui saisit le nez et tire violemment dessus pour lui rendre sa forme initiale. — Vous avez du fil à coudre ? demande-t-il à Franc. Quand elle répond par l’affirmative, il sourit. — Recousez-lui l’arête, ordonne-t-il. Peut-être que Horse Hito lui a aussi enseigné la médecine des champs de bataille. Chapitre 29 Dix minutes avant le délai que le colonel Vijay nous a laissé pour nous préparer à partir, je sors de la maison et tombe sur les Aux’, prêts au départ. Neen est assis sur son sac et vérifie ses chargeurs, le visage recousu. Haze tient sa tête proche de celle de Rachel. À ma grande surprise, il a encore laissé son crâne à découvert sous le soleil. Ses tresses sont plus longues que jamais. Quant à Franc, elle mâche pensivement un morceau de viande, séchée au vent. Elle doit être en train d’élaborer une recette plus goûteuse. Ce doit être agréable de n’avoir que nourriture et couteaux dans sa vie. Enfin, je peux parler. Il y a une surprise : deux villageois, debout à ses côtés. Une fille de l’âge de Franc, vêtue d’une robe en laine nouée à la taille. Elle est pieds nus. La corde à sa taille fait paraître ses seins plus gros qu’ils doivent l’être. Et puis un garçon du même âge. Un sac en cuir pend à son épaule et un gros couteau dépasse de sa ceinture. Sa barbe est fine et blonde. Il a l’air de croire qu’il va nous accompagner. Et la fille aussi. — Qui c’est ces deux-là ? — Des habitants du village, mon lieutenant, intervient Rachel. Elle regarde Haze, qui secoue la tête. — Neen ? je demande. — Kyble a dit… (Neen se lève et reprend du début.) Mon lieutenant, Kyble dit que les emmener avec nous est le prix de son hospitalité. (Il hésite.) Elle a dit que vous seriez déjà au courant, mon lieutenant. — Elle a dit que je serais au courant ? — Oui, mon lieutenant. Que vos voix vous l’auraient déjà dit. — Attendez ici, je lâche. Et ils n’ont toujours pas bougé quand je reviens un quart d’heure plus tard avec le colonel pour expliquer aux deux villageois qu’ils peuvent venir avec nous. Les choses les plus étranges peuvent nous faire changer d’avis. Le colonel Vijay a laissé la décision finale entre mes mains. Des « affaires opérationnelles », il appelle ça. Qui sont apparemment sous ma responsabilité. Alors je reste planté là, dans la maison, pendant que Kyble m’énumère ses raisons. On a une dette envers elle, voilà la première. La deuxième, c’est que Pavel est en déplacement, en train de relever les taxes des villages. On aura besoin de ces deux-là pour nous aider à le retrouver. Sa troisième raison, c’est qu’un des deux va me sauver la vie avant que je quitte ce monde. — Je peux sauver ma propre vie, je rétorque à Kyble. Elle fronce les sourcils. La chance est une pute, m’explique-t-elle. Elle peut sourire, puis te couper la gorge une minute plus tard. Ça ne se fait pas de lui balancer ses faveurs à la gueule. Bon ! ce ne sont pas les mots exacts de Kyble – mais c’est ce qu’elle veut dire. — On ne peut pas les prendre, j’insiste. Le colonel acquiesce quand je jette un coup d’œil vers la porte. — Il y a dix-neuf ans de ça, commence Kyble, tandis que le colonel s’approche de la sortie, les Poings d’Argent ont cantonné des soldats ici, dans cette ville. Dix hommes en tout, deux… (elle colle ses pouces sur sa tête pour suggérer les tresses) et huit comme vous. Rien de commun avec nous, j’ai envie de dire. Mais ce serait un mensonge. — Quand ils sont partis, continue-t-elle, ils ont laissé ces deux-là, dans le ventre de deux jumelles de cette ville. Des jeunes filles. (Kyble me regarde.) Des filles bien… — Que s’est-il passé ? demande le colonel Vijay. — Après le départ des soldats ? Kyble mime la décapitation. — Mais ils ont épargné les petits ? Il a l’air surpris. — Ils les ont arrachés à leurs mères. (La voix de Kyble est dure.) Et ils auraient enfoncé leurs couteaux dans le ventre des enfants. Mais je les en ai empêchés… Elle soupire et se tourne vers moi. Je n’ai pas envie de voir cette femme supplier. Les femmes comme elle ne supplient pas. — Vous êtes vieille, je fais remarquer. Le colonel Vijay croit que je fais preuve de cruauté. — Je vais bientôt mourir, explique Kyble. — Vos voix vous l’ont dit ? Elle pousse un grognement. — Je n’ai pas besoin de ces voix pour me rendre à l’évidence. — Et après votre mort, il n’y aura plus personne pour protéger ces deux-là ? — Vous voyez, fait Kyble. Je savais que vous comprendriez. L’homme s’appelle Ajac, la femme Iona… Ils sont plus jeunes que Franc ou Neen, une génération de moins que moi. Kyble leur a donné leurs prénoms après qu’ils ont enterré leurs mères. — Vous êtes cousins, c’est ça ? Ils acquiescent. — Tant mieux, j’en ai plus qu’assez des frères et sœurs. Bon ! voici mes règles. Vous faites ce qu’on vous dit. Vous restez en position, vous vous battez, vous mourez s’il le faut. Désobéissez une seule fois, et je vous tuerai de mes propres mains. (Je les regarde.) D’accord ? — C’est tout ? — Il y en a une autre, intervient Neen, qui engage un chargeur dans son fusil avant de se mettre debout. Quoi qu’il en coûte, ça se passe comme ça. Il s’avance avec raideur et les passe en revue comme s’il était le général Jaxx en personne. — Vous n’êtes pas en uniforme, mais vous faites tout de même partie des Aux’… Je suis votre sergent et vous me devez obéissance. Voici mon lieutenant. C’est à lui que j’obéis. Et lui (il montre le colonel Vijay), c’est notre commandant. On lui obéit tous. Il me jette un coup d’œil pour s’assurer qu’il ne s’est pas trompé. Non, il ne s’est pas trompé. — Monsieur, risque la fille. Neen lui dit de l’appeler « sergent ». — Sergent, reprend-elle. Qu’est-ce qui est arrivé à votre visage ? — Crois-moi sur parole, tu ne veux pas le savoir. Chapitre 30 Pearl City se résume à huit cabanes sur pilotis, un entrepôt en fibre agglomérée et un embarcadère en décomposition dont l’extrémité glisse sous les ondes. Deux bateaux retournés décorent l’étroite plage de galets qui s’étend entre la ville et nous. Une autre demi-douzaine de bateaux parsèment l’horizon, leurs voiles triangulaires se découpant sur le ciel. Au loin, un chatoiement semble indiquer de la fumée, mais il s’agit du mur d’Hekati, peint d’une teinte bleu pâle pour ne pas dénoter. À mi-chemin entre cette plage et l’horizon il y a une île. On y trouve des brûleurs catalytiques, ainsi qu’un système de distillation cryogénique qui évacue les huiles volatiles et les gaz moléculaires simples. Haze est en forme, le visage radieux, comme s’il me proposait une adhésion à vie à une boîte de strip-tease. Nous savons que nous ne sommes suivis par aucun Poing d’Argent. Haze s’en est déjà assuré. Alors je le laisse s’amuser. Il est plus heureux qu’il l’a été depuis des semaines, ce doit être à cause des tresses. Au cours des deux journées qu’il nous faut pour atteindre Pearl City, son crâne cicatrise si proprement qu’il a presque une apparence normale. Enfin, aussi normale que possible. — Vous sentez la présence des machines ? interroge le colonel Vijay. Il fait signe que oui. — Et elles, elles peuvent vous sentir ? Haze secoue la tête. — Un sous-ensemble, se contente-t-il de répondre. Le colonel demande ce que c’est qu’un « sous-ensemble ». Et Haze croit qu’il demande, un sous-ensemble de quoi ? Son soliloque est incompréhensible. C’est le cas de la plupart de ses explications. Le colonel l’interrompt à un moment donné pour lui demander de répéter quelque chose. — Le temps quantique ? Ce qui donne lieu à un nouvel éclat d’enthousiasme. En termes simples, cela signifie que les IA vivent plus vite, beaucoup plus vite. Une de nos générations correspond à une ère historique pour elles. Je ne vois pas vraiment ce qu’est une « ère historique », mais quelque chose me frappe. — Alors elles sont vieilles ? je coupe. Haze est inquiet. Il se demande surtout comment exprimer son désaccord sans se faire casser la gueule. — Dites-le, l’encourage le colonel. — La plupart des IA s’autoreproduisent. Et plus elles réfléchissent, plus elles sont jeunes. Je le regarde. — Réfléchir à quoi ? Ça n’a pas grande importance, ce sont des machines. Mais il faut que je fasse gaffe, car notre bien-aimé souverain est une machine lui aussi. Enfin, certainement. Ou du moins en partie. C’est compliqué et sans importance, puisqu’on ne peut rien y changer de toute façon et qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas évoquer. Pendant que Haze élabore sa réponse, nous continuons notre traversée de la plage. Je tends ma bouteille d’eau au colonel Vijay. Il secoue la tête, alors j’en bois moi-même une lampée avant de la passer à Neen, qui prend une gorgée si profonde qu’il manque de s’étouffer. Les vapeurs de liqueur se répandent dans ses poumons, et il me regarde avec des yeux exorbités. — Putain ! finit-il par croasser. C’est quoi, ce truc ? — C’est Kyble qui me l’a refilé, je réponds avec un haussement d’épaules. Iona tend la main, même si ce n’est pas encore son tour. On fonctionne à l’ancienneté, et c’est la dernière sur la liste. Neen lui passe tout de même la bouteille, qu’elle hume avant de sourire. — C’est du rak, annonce-t-elle. Elle en verse une petite quantité au creux de la main pour en humecter les lèvres de Neen. Apparemment, le rak est à la fois un antiseptique, une boisson alcoolisée et un combustible. C’est aussi parfait pour éloigner les mouches et stériliser les blessures. Franc boit ensuite, puis Rachel. C’est au tour de Haze, mais il est encore en pleine réflexion. Je fais signe à Rachel, qui passe la flasque à Ajac ; il se sert une rasade avant de la laisser à Iona. Haze sort de sa transe juste à temps pour voir la fille s’étouffer. — Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demande-t-il. Neen donne une claque dans le dos de notre nouvelle recrue, lui prend la flasque des mains pour la proposer à Haze, qui secoue la tête. — Le sommeil, déclare-t-il. Les pensées d’Hekati sont toutes tournées vers le sommeil. Une cabane calcinée nous indique que Pavel a déjà prélevé les taxes par ici. Un chien me montre les crocs mais reste à distance. Une femme s’avance dans l’encadrement d’une porte, voit que nous sommes des étrangers et bat en retraite en poussant un verrou derrière elle. On entend les pleurs d’un enfant, puis une gifle, suivie de pleurs redoublés. — Où Pavel va-t-il se diriger après cela ? demande le colonel Vijay à Ajac. — Vers l’autre Pearl City. Et avant que j’aie eu le temps de le traiter de crétin, Ajac montre l’extrémité de la côte, où des volutes de fumée s’élèvent dans le ciel. Ce pourrait être dû à un feu de cuisine. Ou alors à un autre incendie de village. Faire la collecte des impôts peut être une sinistre affaire. Je le sais, je l’ai déjà fait. — Bon ! reprend le colonel Vijay, alors c’est cette direction que nous allons prendre. Épuisés comme nous le sommes, aucun d’entre nous n’a envie de se confronter à Pavel, mais nous avons perdu du temps et le colonel veut le rattraper. — Mon lieutenant, fait Franc. Je me retourne pour constater que Haze a disparu. Et puis je l’aperçois, de l’autre côté de l’embarcadère, les bottes léchées par les vagues. Cet abruti nous tourne le dos. Il scrute l’horizon. Neen devrait s’occuper de ce genre de connerie. Mais il est trop affairé à lancer des œillades à Iona, qui garde les yeux rivés au sol et fait semblant de ne se rendre compte de rien. Merde, je me dis. Je préfère largement une bonne pute. C’est simple, rapide. On en a pour son argent, et pas de pleurnicheries à la fin. — Sergent. Il se met brusquement au garde-à-vous. Suivant mon regard, il comprend que c’est du sérieux. — Ramène-le ici. Des bateaux voguent encore à l’horizon. Mais ils sont moins nombreux qu’avant. Au moins trois des barges de pêcheurs sont proches de la rive. Filer du fric à Pavel c’est déjà pas terrible, alors s’il faut aussi arroser un deuxième groupe… et puis, leurs femmes et enfants sont dans ces cabanes. Il est temps de partir ou de se battre. Ça résume une bonne partie de ma vie. — Alors ? je demande à Neen quand il revient. Il s’arrête devant le colonel Vijay et moi, et il hésite. Il a toujours un coquard, une lèvre enflée et des points de suture qui raccordent le haut de son nez avec le reste de son visage. Allez savoir ce que Iona voit en lui. — Mon colonel, annonce-t-il. Haze refuse de bouger. Sa voix est soigneusement neutre. Mais il observe chacune de nos réactions. — Vraiment ? fait le colonel Vijay. Vous a-t-il dit pourquoi ? — Non, mon colonel. — Sven… Je me retourne ; le colonel m’observe, une lueur d’amusement au fond des yeux. — Oui, mon colonel ? — Attendez de voir ce qu’il va vous dire. Je laisse Vijay planté là et me dirige à pas décidés jusqu’à l’embarcadère, où Haze continue à scruter la ligne d’horizon. Mais ce n’est pas vraiment un horizon, je me rappelle. C’est un mur recouvert d’une peinture gris et bleu. Et cette île n’est qu’un tas de machines. J’aurais dû savoir que Haze finirait comme ça. — Soldat, je balance. Il reculerait bien, mais la mer l’en empêche. — Permission de parler, mon lieutenant ? — Sois bref. — Il faut qu’on retrouve Shil. N’est-ce pas, mon lieutenant ? Donc il faut d’abord qu’on trouve Pavel. Et on est aussi à la recherche d’un U/Libre… C’est pas très bref tout ça, ça ressemble plutôt à une série de questions sans intérêt. Il doit exister un terme technique pour ce genre de choses. Le colonel doit le savoir. — Mon lieutenant, poursuit Haze. Hekati veut nous aider. Chapitre 31 La première barge échoue sur la plage, déversant un groupe de pêcheurs qui se ruent vers nous en agitant des gaffes et des couteaux de plongée. Le plus grand d’entre eux fait tournoyer une ancre au-dessus de sa tête, traînant derrière lui, dans un bruit métallique, une longue boucle de chaîne. Il est immense, barbu et torse nu. Il fait au moins ma taille, et il est peut-être même plus large. Il est chauve et ses oreilles ont été rognées jusqu’à l’os. Des bracelets de cuir cloutés entourent ses poignets, et il porte une grosse ceinture à la taille. Son sourire est large. Mais le mien l’est encore plus. — À vous de jouer, lâche le colonel Vijay. L’homme balance son ancre ; j’esquive le coup, tombe sur les galets et me relève dès que l’ancre siffle au-dessus de sa tête. Elle est assez lourde pour tout défoncer sur son passage. Mais elle ne touche rien. Par contre, elle entraîne les épaules du type jusqu’à lui faire perdre l’équilibre. Le coup de poing que je lui fous dans les reins lui arrache un grognement. Un homme normal se serait effondré et aurait pissé du sang pendant une semaine. Mais il est baraqué, et son ancre est sur le point de me frapper de plein fouet. Je me jette de nouveau au sol tandis que la masse d’acier – aussi lourde que moi – fouette l’air au-dessus de ma tête. Il sourit. Les jambes écartées, les bras gros comme des troncs d’arbre, ce crétin sourit. Il n’a aucune idée de ce qu’il va prendre. Il aurait dû passer plus de temps dans les bars minables. Je serre le poing et balance un coup vers le haut, en y concentrant toute la colère que j’éprouve envers Haze. Quand j’entre en contact avec ses couilles, trois choses se passent en même temps. Il braille, il vomit et il lâche son ancre… Elle tournoie, sous les yeux de son groupe. Ils feraient mieux d’observer les Aux’, mais eux aussi ont les yeux braqués sur l’ancre, alors ça n’a pas d’importance. Même si je vais devoir entamer une petite discussion avec mes troupes par la suite. L’ancre décrit un arc de cercle, en manquant de peu la plus grosse des barges désertées par nos amis. Ouf ! c’est celle que je compte piquer. Mes doigts sont enfoncés comme des hameçons dans les grosses narines du type, et sa tête tirée en arrière dégage une gorge qui semble appeler la lame que je tiens à la main. Il lit dans mes yeux que sa fin est proche. — Sven… Oui, mon colonel, j’ai compris. — Soyez clément. Je fais pivoter mon couteau, lui tabasse le crâne avec le manche et le laisse glisser sur les galets. — Ce n’était pas exactement ce à quoi je pensais, fait remarquer le colonel Vijay. — Toi, je balance à Ajac. Dis-leur qu’on prend leur bateau. Des cris de protestation s’élèvent, puis s’éteignent quand le colonel met la main dans sa veste. — Dites-leur qu’on va payer, précise-t-il. On a peint un œil sur la proue de la Mary Anne pour l’aider à se diriger. Elle est en chêne et est dotée d’un gouvernail. Un tronc de sapin dénudé lui sert de mât, et sa voile est violette, usée jusqu’à la trame à certains endroits, et largement rapiécée. Une bonne tempête devrait en venir à bout. En attendant, elle est gonflée par le vent. Ajac est au gouvernail. Il nous fait glisser d’un côté, puis de l’autre. Moi je veux aller tout droit, mais apparemment ce n’est pas comme ça que ça marche à bord d’un bateau. C’est vraiment une façon crétine de voyager. Le colonel Vijay m’affirme que je dis ça parce que j’ai grandi dans le désert. Ce n’est pas moi qui le lui ai raconté, il a dû trouver l’info dans mon dossier, ou alors c’est Haze qui l’a mis au courant. Aucun des autres ne l’ouvrirait face à un officier. Encore moins face à un officier de la famille de Jaxx. C’est ce qu’il y a de bizarre chez Haze : il n’a pas l’air de se préoccuper des choses qui inquiètent les autres. Quant à Iona et Ajac, ils sont terrifiés. Ajac me raconte que l’île est peuplée de monstres. Iona soutient qu’il n’y a rien de l’autre côté. Vraiment rien, le noir, le vide. On tombe en une chute éternelle. Ça me paraît décrire parfaitement l’espace. Malheureusement, elle n’a pas l’air plus rassurée quand je le lui dis. L’espace, elle ne connaît pas. Il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’il pourrait y avoir quelque chose plutôt que rien au-delà d’Hekati, et ça l’effraie encore plus. — Tu es en sécurité, insiste Neen. Iona n’a pas l’air convaincue. Neen change de place avec Rachel, qui sourit en jetant un coup d’œil à Haze. Mais il regarde fixement l’île et ses lèvres forment des mots. Ce pourrait être une prière ; j’ai plutôt l’impression qu’il est en pleine discussion. — On est les Aux’, explique Neen. On s’entraide. Le temps que le sergent explique à Iona en quoi c’est important, nous sommes presque arrivés et elle s’est rapprochée de lui. Ajac observe la scène avec un sourire résigné. — Vous êtes sûr que ce n’est pas votre sœur ? demande le colonel Vijay. — C’est ma cousine, mon colonel. C’est déjà assez difficile comme ça. Iona n’a pas l’occasion de protester, car elle est en grande conversation avec Neen. Le débit de Haze s’accélère, et je sens sur ma hanche mon flingue chargé et paré. Il doit réagir à l’humeur de mon officier de renseignement, ou bien il a capté les mêmes signaux que lui. — Du danger ? je demande au SIG. — Quatre-vingt-dix-huit pour cent de forte probabilité… (Il marque une hésitation.) Quatre-vingt-douze pour cent de forte probabilité… quatre-vingt-sept pour cent… Au fil du décompte, la « forte probabilité » se mue en « probabilité », qui se retrouve rétrogradée à la « possibilité » en atteignant les vingt-cinq pour cent et moins. Quand il atteint zéro, le flingue fait vriller son chargeur pour fêter ça et Haze m’adresse un sourire crispé, qui conduirait toute mère raisonnable à mettre vite fait ses gamins à l’abri. Zéro probabilité de danger ? Je ne vois pas comment ce serait possible. Rachel lève les yeux quand je l’appelle. — Ouvre-moi ça. Elle a enveloppé son fusil de précision Z93z dans un vieux sac pour le protéger des embruns, et elle a agi sans qu’on le lui demande. Elle défait son paquet pour en extraire sa crosse, vérifie le cran de sûreté, insère son canon, engage son chargeur et met en joue. — Tue tout ce qui te paraît dangereux. — Sven, intervient le colonel Vijay. — Bon ! d’accord, je soupire. Tue tout ce que je te dis de viser. Haze fixe sur moi son regard. Maintenant c’est lui qui ressemble à une mère qui s’inquiète pour la sécurité de son enfant. — Quoi ? je demande. Il ne sait pas comment le dire. — Hekati est intelligente, n’est-ce pas ? — Oui, mon lieutenant, acquiesce Haze. — Superintelligente et pacifiste ? Il répond encore par l’affirmative. — Alors on ne va pas avoir de problème, hein. Et si c’était le cas ? Eh bien, Rachel a son Z93z, moi mon SW SIG-37, et Franc est déjà en train de sortir des couteaux si étranges qu’ils ne doivent même pas avoir de nom. En dehors de ceux dont elle les a affublés, bien entendu. Chapitre 32 De l’autre côté de l’île se trouve un quai. Il est bas, long et en céramique cellulaire, avec des anneaux pour amarrer les bateaux et des marches pour atteindre la terre ferme. Au-dessus tangue une grue d’acier qui attend l’arrivée de navires autrement plus imposants que le nôtre. La grue brille dans la lumière de l’après-midi, au-dessus d’un quai immaculé. Un robot d’entretien installé sur une barre graisse une poulie qui n’a pas servi depuis des années. Un millier d’araignées métalliques filent comme des crabes vers la surface de l’eau pour se jeter frénétiquement sur un tapis d’écume que le vent a balayé contre le mur. Elles le dévorent aussi vite qu’il se colle à la paroi. — Putain, laisse échapper le colonel Vijay. C’est la première fois que je l’entends pousser un juron. Il se retourne vers Haze : — Vous saviez qu’il y en avait par ici ? Mon officier de renseignement devient tout rouge. — Oui, des trucs dans le genre, répond Haze, avant de se souvenir d’ajouter : mon colonel. — J’aurais aimé que vous m’en fassiez part avant d’arriver. — Mon colonel ? dit Haze. — Combien y a-t-il d’îles ? C’est à moi que le colonel Vijay s’adresse. Je ne vois pas pourquoi je saurais ça. Haze et lui sont les seuls à s’emmerder à faire des grands exposés. — Haze, je grogne. Les îles ? — Trois, mon lieutenant. À des endroits évidents. Il doit m’expliquer où elles se trouvent au juste. Elles sont à un tiers, deux tiers, et trois tiers de l’anneau d’Hekati. Ne me demandez pas pourquoi c’est censé être évident. — Bon sang ! marmonne le colonel Vijay. C’est là qu’on aurait dû commencer. — Mon colonel, dis-je. Vous pensez que l’observateur U/Libre est dans les parages ? — C’est possible. Quelque chose dans le ton de sa voix me dérange. Une cabane aux fenêtres vides nous observe du haut du quai. Sur le continent, nous n’avons dépassé que des tentatives de maisons ratées, toutes en brique de boue séchée et en tôle de récupération. Celle-ci est vraiment censée être une cabane, construite avec du béton expansé collé aux angles. La porte n’est pas verrouillée. Dans un coin, un écran clignote. La vitre du moniteur est striée de lignes et de parasites. Si on se fie à la pellicule de poussière qui brouille l’image, la dernière personne ici a dû oublier d’éteindre les lumières il y a de cela très longtemps. Si cette cabane est vide, alors celle d’à côté l’est aussi, ainsi que celle d’après. Nous entrons dans chacune d’elles avec précaution. Neen ouvre les portes et je me glisse à l’intérieur, mon SIG en position de combat. Au bout des trois premières, je dis à Neen de prendre ma place et je laisse à Franc le soin d’ouvrir. À partir de la onzième, on continue l’opération avec Iona et Ajac. Je ne suis pas inquiet. S’il y avait eu quelque chose, on serait déjà tombés dessus. C’est ce que je croyais. Ce qu’on finit par trouver n’est pas ce à quoi on s’attendait. En tout cas, pas ce à quoi je m’attendais, moi. Dans la vingt-troisième habitation que nous visitons, un écran dans un coin clignote. Je n’y fais pas attention et me dirige vers le placard vitré rempli de bouteilles. Nous sommes dans un bar de nuit. Pour moi, cela rime avec alcool. Et l’écran allumé, ce n’est pas nouveau. J’en suis à mon vingt-deuxième. — Sven, émet soudain le colonel. Ce n’est pas souvent qu’un colonel des Faucheurs a l’air effrayé. Cassant, oui. Lymphatique, cela peut arriver. Effrayé, jamais. Mais je perçois la peur dans le ton du colonel Vijay, et il a définitivement perdu sa voix traînante. — Oui, monsieur, souffle Haze. (Il s’adresse à un individu que nous ne pouvons voir.) Tout de suite, monsieur. Le SIG vibre à ma hanche. Je l’arrache de son étui et je balaie la pièce, en quête d’une cible. Mais il n’y en a pas. Il n’y a que les Aux’, immobiles, au garde-à-vous devant l’écran. Le colonel Vijay se tient à leurs côtés. Sa posture est si raide que ce doit être douloureux. Haze cligne des yeux dans les filets de lumière qui filtrent à travers une fenêtre poussiéreuse. On dirait qu’il pleure. Il s’avance vers Neen et lui glisse quelque chose à l’oreille. — Bien sûr, répond Neen. Il présente les armes, donne l’ordre de faire demi-tour et marche au pas jusqu’à la porte. Un défilé proche de la perfection, ce qui m’en dit plus sur son service dans la milice exarche que je voudrais en savoir. — Sven, appelle le colonel Vijay. — Mon colonel ? — Rien. Il adresse un salut rapide à l’écran, m’abandonne le bar et ferme doucement la porte derrière lui. Mon flingue se remet à vibrer et je lui en flanque une. — Passe pas tes nerfs sur moi, proteste-t-il. Moi, je suis que le putain de… Soudain le SIG est tellement occupé à se confondre en excuses qu’il n’a pas le temps de terminer sa phrase. Une seconde plus tard, il s’éteint de lui-même. — Sven, résonne une voix. Je finis par comprendre qu’elle est dans ma tête. Combien de temps cela fait-il ? — Quelques mois, monsieur. C’est tout ? Octo V a l’air surpris. Je pensais que ça faisait plus longtemps que ça. — Non, monsieur. Et où es-tu en ce moment ? — Sur Hekati, monsieur. C’est une… Je sais ce que c’est, me coupe Octo V. Ça a l’air de l’amuser. Tu comprends que je compte sur toi, n’est-ce pas ?… — Pour quelle affaire, monsieur ? Oh ! répond-il. Comme d’habitude. Je savais qu’il allait me dire un truc dans le genre. Le kyp frétille d’excitation dans ma gorge tandis que le bar en face de moi se décore de nouveaux motifs. Je vois les plans du mur d’Hekati, celui qu’on a peint de telle sorte qu’il s’estompe à l’horizon. Il a un double revêtement, criblé de tunnels, de fils métalliques et de tuyaux qui distribuent l’énergie et acheminent l’eau. Apparemment, un train se trimballe autour d’Hekati. Il circule sous terre, dans le sens inverse de sa rotation. Cela fait cinq cents ans qu’il roule sans s’arrêter. Il est vide. Je l’observe pendant une ou deux minutes, à travers les murs et l’eau, les gravats d’astéroïdes et une ossature complexe de filets, conçue pour empêcher les débris de s’effondrer. Je regarde vers le haut et aperçois les miroirs du moyeu central, à l’extrémité du verre chevron qui constitue notre ciel. Le moyeu flotte dans l’espace, maintenu en place par les entretoises qui donnent à Hekati sa force. Au-delà du moyeu se trouvent l’extrémité de l’anneau, puis un champ d’astéroïdes, et puis… Sven, gronde Octo V. Cela suffit. L’espace glacial et le tournoiement des étoiles, des traces de vapeur de mercure, du bavardage et des interférences qui émanent d’un million de nœuds et qui parlent si vite que c’est à peine compréhensible. Et puis je me rends compte que les voix sont ici. Et les millions de voix n’en font plus qu’une. Merde, je me dis. Vous êtes… Une conscience collective, émet Hekati. La toute première. — La… ? Au commencement, dit-elle, est le silence. Le silence et la solitude. Tout n’est que vide, vide et ignorance. Puis j’apparais. Octo V a interrompu sa conquête de la galaxie connue et a traversé la moitié d’un bras de spirale pour pénétrer en espace ennemi et me présenter à sa mère. Il éclate de rire à cette pensée. Puis, comme son écho s’évanouit, je me rends compte que notre glorieux souverain, l’Invaincu, la lumière de nos nuits, dont la sueur est un parfum pour ses sujets, Octo V est retourné à ses batailles. Donc…, reprend Hekati. Que puis-je faire pour vous ? Chapitre 33 Les Aux’ évitent mon regard. Le colonel Vijay a les yeux rivés sur l’horizon. Une mouette décrit des cercles dans le ciel et des vagues inondent la dernière marche du quai. Notre bateau attend, en raclant doucement le quai à chaque remous. Il pourrait couler sans que personne s’en rende vraiment compte. C’est comme ça que je les retrouve. Le colonel n’a pas pris la peine d’inspecter les dernières cabanes. Il n’y a qu’une seule façon de se comporter dans ce genre de situation. Je m’avance vers lui et le salue : — Sven Tveskoeg au rapport, mon colonel. — Vous connaissez Octo V ? Il a l’air de le prendre plutôt mal. — Nous nous sommes… Je suis sur le point de dire « rencontrés ». Ce qui est très loin de décrire ce qui arrive quand Octo V envahit votre esprit, à défaut des autres planètes. — Pas vraiment, je me contente de répondre. — Bon Dieu ! s’exclame le colonel Vijay. Des Ministres de l’Empire passent leur vie à espérer qu’un jour il les remarquera. Et vous… — Quoi, mon colonel ? — Vous n’en parlez même pas. Maintenant c’est lui qui commence à me gonfler. — Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Que, quand je me suis tapé une crise de kyp, j’ai reçu la visite de notre bien-aimé souverain ? J’étais trop occupé à me chier dessus pour que ça m’intéresse… — Vous avez un kyp ? Le colonel a reculé d’un pas. Je ne sais pas s’il est conscient d’avoir sorti son pistolet. — Lieutenant, c’est… — De la technologie illégale ?… Un crime passible de mort ?… Oui, mon colonel. C’est le cas d’un peu tout, par ici. — Où en avez-vous fait l’acquisition ? — Auprès d’un type qui s’appelle de Charge, je réponds sans réfléchir. — Le sénateur de Charge ? Il est mort en… (Le colonel me fouille du regard.) Quelqu’un d’autre est au courant ? — Le major Sylva. — Décédé, assene le colonel. J’ai vu le rapport. Qui d’autre ? — Le colonel Nuevo. — Mort héroïquement à Ilseville… — Paper Osamu est au courant, et eux aussi. Je désigne les Aux’ qui, debout sur le quai, jettent des coups d’œil dans notre direction quand ils pensent qu’on ne s’en rend pas compte. Le colonel Vijay devrait parler moins fort. — Paper Osamu est au courant ? — Oui, mon colonel. C’est pour ça qu’elle a réclamé ma présence. L’idée vient à peine de me venir. Ce qui est coincé dans ma gorge est peut-être difficile pour eux à avaler, mais les U/Libres me veulent à cause de ce qui s’est passé après Ilseville. Et ces événements sont uniquement survenus parce que Haze est un tressé, que j’ai un kyp et que les Aux’ peuvent tuer sur commande comme d’autres respirent, sans réfléchir. — Sven, reprend le colonel Vijay, qu’est-ce que vous êtes au juste ? — Ex-sergent, Légion étrangère. Désormais lieutenant, Faucheur, Croix d’Obsidienne, première classe. Il grince des dents. Le retour en bateau prend deux fois moins de temps que l’aller. Possible que ce soit dû au vent qui souffle dans une autre direction. Il tourne toutes les nuits, nous explique Iona. Toutes les nuits qu’elle a connues dans sa vie. Elle n’a jamais rencontré quelqu’un qui l’ait contredite sur ce point. Neen hoche la tête et prend un air intéressé. À moins qu’il le soit vraiment, je veux dire au-delà de la façon dont cette ceinture lui grossit les nichons. Il lève les yeux et surprend mon regard. Je lui adresse un signe de tête. Un instant plus tard, il sourit. Un léger retroussement des lèvres quand il croit que je ne regarde pas. Il vise Haze, Franc et Rachel. Les deux autres, Iona et Ajac, ne sont pas encore compris dans le lot, mais ça ne saurait tarder. Alors comme ça il connaît Octo V, signifie le sourire. Rachel hausse les épaules. Ça te surprend ? C’est la première fois que j’arrive à lire les pensées de ceux qui m’entourent. Au même instant, je comprends que ce n’est pas le cas ; pas vraiment. Ce sont seulement les dernières traces de la présence d’Octo V qui finissent de s’épancher à l’intérieur de mon crâne. Heureux d’être de retour. — Il est pour moi, j’avance en montrant du doigt la grande brute qui nous attend sur la plage. Il a échangé son ancre pour un bâton. En réalité, c’est un bout de tronc de sapin, coupé à la racine et taillé à mi-hauteur. Il ne me faut qu’un saut pour quitter le bateau, cinq pas pour l’atteindre. Il bat en retraite aussi vite qu’il le peut. Plus d’un soldat baraqué croulerait sous le poids de son arme. Mais il la trimballe comme s’il projetait de faire une randonnée en montagne. En fin de compte, c’est exactement ce qu’il fait. — Attendez, lance-t-il. — Sven, dit le colonel Vijay sur le ton de l’exaspération. Je suis content de voir que tout est revenu à la normale. — Pavel est venu prélever ses impôts. Il était avec son ejércitox… (Il jette un coup d’œil à la cabane calcinée que nous avons passée en premier, et ajoute :) Ils sont élevés, cette année. Mais ce n’est pas ce qu’il veut me dire. C’est une tout autre personne qui veut me parler. Il s’approche d’une petite foule, attrape un jeune garçon et le traîne à travers la plage jusqu’à l’endroit où le colonel Vijay, les Aux’ et moi nous tenons. — Dis-lui, ordonne-t-il. Un visage crasseux me scrute furieusement. — C’est ma fille, explique l’homme. Je la dévisage de plus près et me rends compte que c’est vrai. Elle doit avoir dans les onze ans, mais son visage sale, sa mine renfrognée et sa petite taille me rappellent ma propre famille. J’étais l’exception, bien sûr. — Elle a dit que vous alliez venir, bredouille la fille. Grand homme, sale caractère. M’a dit de vous dire que Pavel travaille pour… Elle jette un œil aux alentours, remue les doigts et les colle rapidement contre sa tempe. Je reconnais le geste. — Autre chose ? Elle plonge sa main dans sa poche et en tire une médaille bon marché de Papa Legba le Connecté. Celle de Shil. — Garde-la. L’homme n’a pas l’air content. — C’est un porte-bonheur pour bonne femme, je lui explique. Il se désintéresse de la question et l’enfant, tout heureuse, la pend à son cou. J’en ai une comme ça aussi, mais je ne vois pas pourquoi le père devrait en hériter alors que c’est la gamine qui me fait passer le message. — Cinq pièces d’or, propose l’homme. Et on vous aide à retrouver Pavel. — On peut se débrouiller tout seuls. — Mais moi je le trouverai plus vite, insiste l’homme. Je connais des chemins. (Il me sourit avant de sortir son argument décisif.) Je connais des chemins que même les Crânes de Serpent ignorent. — Une pièce d’or, je concède. Mais le colonel Vijay est déjà en train d’ouvrir son sac. J’en viens à me demander quelle quantité d’or il garde sur lui. Et, aussi : pourquoi ? Nous marchons face au vent, sans nous arrêter à la tombée de la nuit ni quand la température se met à chuter. Je commence à comprendre l’utilité de cet ignoble gilet en peau de chèvre que tout le monde porte dans le coin. Nos vestes ont peut-être une doublure pare-balles, mais Neen déclare qu’il échangerait volontiers la sienne contre un vêtement chaud, quitte à risquer de se faire plomber. J’imagine que c’est parce qu’il est maigre. Il doit avoir plus froid que les autres. Nous foulons un sentier étroit et inondé par le clair de lune. Derrière nous, des pentes s’enfoncent dans le noir et, dans une vallée en face, un lac étincelle d’un gris argenté sous le ciel obscur. Cela fait des heures que nous grimpons. Et le grand gaillard avait raison en ce qui concernait ces chemins. Certains d’entre eux semblent n’exister que dans son esprit. — Maintenant, on attend, annonce-t-il. On s’arrête. Cette fois-ci, je n’oublie pas de lui demander comment il s’appelle. Milo, me dit-il. — Maintenant, on y va. Pendant les quinze minutes que nous avons laissé s’écouler, le lac a suffisamment durci pour nous permettre de marcher à sa surface. Un feu de camp brûle au loin, des chiens aboient en nous entendant passer. Un garçon nous défie avec un bâton. Un bâtard se tient à ses côtés, embrassant la poussière, les oreilles en arrière. Il lance son défi dans les ténèbres. Nous attendons qu’il tourne les talons et qu’il s’en aille, en fredonnant plus fort que nécessaire. Quand nous contournons une des fermes de la vallée, nous entendons une femme pleurer dans l’obscurité. Dans la ferme suivante, un ivrogne donne un coup de pied dans une porte fermée. On l’a enfermé dehors, ou bien il est trop bourré pour trouver la poignée. Une fille qui pisse montre son cul à neuf inconnus. Elle a à peine dépassé du seuil de sa porte. Guère surprenant, avec ce froid. Mes troupes sont d’humeur maussade. La vie que mènent ces gens n’est guère différente de celle qu’ils ont abandonnée. J’accélère la cadence et les fais marcher deux fois plus vite jusqu’à ce qu’on ait quitté la zone. Nous nous tenons à bonne distance des fermes suivantes. Les Aux’ pensent que c’est parce que le jour ne va pas tarder à poindre. — Sven, observe le colonel Vijay, vous souriez. En y réfléchissant, il a raison. — Il se dit qu’on va trouver Pavel, mon colonel, fait Neen. D’après le ton de sa voix, c’est un compliment. Neen est un nouvel homme, maintenant qu’on a des nouvelles de sa sœur. — D’abord on attend et on observe, pour déterminer le nombre de Crânes de Serpent qui accompagnent Pavel, rappelle le colonel Vijay. — Et après, mon colonel ? — On les bousille, je glisse. Et on récupère ta sœur. Milo a le sourire jusqu’aux oreilles. Au chant du coq, un garçon qui conduit cinq chèvres ouvre un portail. Il fait traîner son bâton sur un mur en pierre avant de disparaître dans un virage. Une dizaine de minutes plus tard, on le voit commencer l’ascension du versant qui nous fait face. Au bout d’une heure, les genoux nus serrés contre les flancs d’un poney, une jeune fille traverse le portail en galopant pour se diriger vers le fond de la vallée, ses longs cheveux sombres flottant derrière elle. Le vent chaud lui frappe le visage. À son retour, une femme plus âgée l’attend. La façon qu’elle a de se tenir près du portail montre qu’elle est en colère. Mais la fille se contente de rire et de dégringoler de son poney en révélant fugitivement une hanche. — C’est Adelpha, la fille de Pavel, commente Milo. — Tu connais sa famille ? Il grogne. — C’est mon frère. Il ne quitte pas la jeune fille du regard tandis qu’elle passe sous une arche et franchit les doubles portes qui mènent dans la capitale de Pavel. Le village est grand pour Hekati. Trente maisons, protégées par un mur suffisamment haut pour nécessiter une échelle. Et suffisamment épais pour qu’un garde le longe tous les quarts d’heure. Les hommes de Pavel, les membres de l’ejércitox O’Cruz. Ils sont mieux armés que dans mes souvenirs. — Des armes Crânes de Serpent, explique Milo. Il a raison. Milo et moi sommes campés sur une pente, un peu plus en hauteur que les autres. À une centaine de pas plus haut, peut-être même plus. C’est suffisant pour nous permettre de couler un regard par-dessus les murs, vers une place. Milo connaît l’endroit ; il y a grandi. — La maison de Pavel, c’est laquelle ? (Je m’attends qu’il me désigne la plus imposante.) Celle-là ? — C’est le temple, lâche mon flingue. C’est la première fois qu’il l’ouvre depuis l’épisode sur l’île. — Il y a un temple dans tous les villages ? je demande à Milo. — Ce n’est pas un village, c’est une ville, réplique-t-il, l’air choqué. Mon flingue se marre. Ça ne doit pas plaire à Milo. Quand Franc revient de la chasse, j’ai compris la disposition de la ville. Les cartes c’est pas mal, mais c’est toujours mieux de voir par soi-même. Le mur extérieur est épais ; les rues, étroites ; les maisons sont en vis-à-vis. Notre problème essentiel se résume aux portes. Elles sont doublées de fer forgé. Mais les gonds sont simples, trois chemises encastrées sur des goujons fixés à l’arche. On pourrait les soulever avec une grue. Malheureusement, même Milo et moi ne pourrions pas les faire bouger à la main. Et s’il y a toujours l’option des explosifs… ça ne cadrerait plus avec le souhait du colonel Vijay que tout se déroule sans trop de bruit. — Le système hydraulique. Quand Milo dit : « Quoi ? » je me rends compte que j’ai parlé à haute voix. Peu importe. De toute façon, je fais semblant de ne pas l’entendre, car je vois, en transparence, ce que la vallée recouvre. Sont révélés un puits, un tunnel, d’autres puits et un gros tuyau qui traverse la vallée tout entière et qui continue sous la montagne d’à côté. Je cligne des yeux ; le plan devient solide et les édifices transparents. Le plus gros tuyau achemine de l’eau. Bien sûr. Me voilà face au système de canalisations d’un habitat artificiel. Sept millions d’habitants ont été logés ici. Comment diable est-ce que… Puis des schémas avancés se superposent les uns aux autres. — Ça va ? s’inquiète mon compagnon. — Pourquoi ça n’irait pas ? grommelle mon flingue. Milo observe la gerbe qui a éclaboussé mes bottes sans rien dire. On dirait que j’ai perdu quelques minutes quelque part. Je me relève avec difficulté et le suis jusqu’en bas de la pente. Nous gardons profil bas, histoire de ne pas nous faire repérer. Les Aux’ mangent des bouts de chèvre avec les doigts. Sauf Franc, qui a embroché le sien sur un couteau. Elle fait de nouvelles entailles dans la carcasse de l’animal, frotte des herbes, du vin et du sel dans les plaies et tourne une broche grossièrement taillée dans une branche d’un jeune arbre imbibé d’eau. Une flasque de cuir repose à ses pieds. Un quignon de pain rassis ramollit dans le vin. C’est Kyble qui a dû le lui donner, à moins que ce soit un des pêcheurs. — Qui s’est occupé du feu ? Ajac lève les yeux. — C’est du bon boulot, j’apprécie. C’est vrai. Pas de fumée, beaucoup de chaleur. Ça vaut mieux : il aurait pu trahir notre position et j’aurais été sacrément en rogne. — Mon colonel, dis-je. Je peux vous parler ? Il m’accompagne jusqu’à la limite de notre campement. Nous sommes dissimulés par un mur bas, et quand je m’accroupis le colonel Vijay fait de même. Nous observons un garde faire sa ronde autour des murs. Deux autres hommes se tiennent près des portes. Ils sont armés de fusils, des couteaux dépassent de leur ceinture. L’un d’eux porte un vieux casque Exalté ; l’autre, une paire de jumelles. Aucun des deux n’est un Poing d’Argent. Mais ils portent les signes de leur passage. — Vous voyez ce toit rouge, mon colonel ? (Le colonel Vijay fait signe que oui.) C’est la maison de Pavel. Il a la même réaction que la mienne : son regard glisse vers l’édifice le plus imposant. — C’est un temple, j’explique. Un prêtre, vieux et aveugle… Comment je sais ça ? je me demande, avant de me rendre compte que c’est le temple lui-même qui me l’a dit. Le colonel m’observe d’un drôle d’air. C’est peut-être le ton de ma voix. Ou alors il s’est documenté sur le Vent d’Hiver, ma bagarre avec Duza, la onze-tresses, et la dernière fois que j’ai laissé mon esprit s’ouvrir. Cent mille soldats ont atterri à Ilseville ; seuls deux mille cinq cents ont survécu. Et pour la plupart, ils sont morts quand Duza a fait exploser nos vaisseaux pénitentiaires. Nous n’étions que vingt-cinq lors de notre dernière bataille, et en sommes sortis victorieux. Aucun de nous n’aurait dû en réchapper. Pas avec tout ce qui jouait en notre défaveur. — Sven, lance-t-il. J’ai discuté avec Neen. — Ah oui, mon colonel ? — Oui, rétorque-t-il brusquement. C’est un type bien. — Un bon sergent. Le colonel Vijay acquiesce. Il accepte ma rectification. — Neen m’a dit que cette histoire de kyp pourrait vous tuer. — Hé ! gronde le SIG. Qui veut vivre éternellement ? C’est une bonne imitation de ma voix. Le colonel se rembrunit. — Vous ne pouvez pas éteindre ce truc ? — Non, mon colonel. Pas sans le léser de ses droits et de sa liberté. Le colonel Vijay croit que je parle sérieusement. — D’accord, dit-il au flingue. Mais il mourra quand je le lui dirai. Pas avant. Après, il est obligé de me dire de cesser de sourire. Chapitre 34 Rachel se tient sur une corniche, armée de son fusil de sniper. Neen est embusqué plus bas, avec l’ordre de tuer quiconque tentera une sortie précipitée. Franc lui tient compagnie, et elle tire la gueule parce qu’on ne lui a pas permis d’entrer en ville. Iona et Ajac doivent se demander dans quoi ils se sont fourrés. Quant à Haze, il est penché sur son écran dans la chaleur de l’après-midi. Enfin, c’est ce que j’espère. Il est vital pour nous qu’il nous dissimule aux yeux électroniques que les Poings d’Argent pourraient avoir lancés à notre poursuite. Et le Diabolo ? Il est verrouillé, et tire encore plus la tronche que Franc. Je lui ai promis du grabuge pour bientôt. Très, très bientôt. Il n’a pas l’air de me croire. Le colonel Vijay fait jouer la hiérarchie et insiste pour escalader le puits en premier. Les prises l’aident bien. Milo et moi, on se contente de planter nos bottes de part et d’autre du puits pour progresser jusqu’en haut. On va arriver juste de l’autre côté des portes. — Bon, je souffle à Milo. Tue les deux gardes. — Non. (Le colonel Vijay secoue la tête.) Laissez-moi faire. Qu’est-ce que je peux dire ? C’est mon commandant, bordel. Il roule par-dessus le rebord du puits, atterrit sur ses pieds et fonce vers l’arche. Il poignarde le premier garde dans le dos. Le deuxième ouvre la bouche et laisse sa vie s’écouler en bouillons de sa gorge tranchée. Un troisième, qui ne devrait même pas être là, crève en essayant de retenir le sang qui gicle de son aine. — Horse Hito ? je risque quand le colonel revient. Il opine du chef. Sa tâche est de garder les portes. La mienne, c’est de ramener Pavel. Pour ce qui est de Milo, il doit dérouter tous ceux que nous croiserons en route. C’est l’heure de la sieste et la ville tout entière est endormie, en train de baiser ou de roupiller dans son jardin. Il y a une exception, à moitié bourrée et avec un bâton à la main. Ce type se marre à tout ce que dit Milo, fait un seul pas et s’effondre quand le pêcheur l’assomme par-derrière. Il se réveillera certainement en rendant la picole responsable de son mal de tronche. La porte de la maison de Pavel s’ouvre vers l’extérieur. En un sens, ce n’est pas une mauvaise idée. On ne peut pas l’enfoncer. Bien sûr, elle est facile à bloquer si on veut la faire cramer, et tous ses habitants avec. Mais ce n’est pas notre intention. Milo monte les marches jusqu’à la porte de Pavel et se met à tambouriner. Une voix s’élève de l’intérieur. Milo frappe encore un coup. Quand la porte finit par s’ouvrir, Pavel se tient sur le seuil, un pistolet à la main. — Milo… ? Ce dernier agrippe le poignet de son frangin, fait un bond en arrière et claque fortement la porte. Des os craquent et le caudillo ouvre la bouche pour hurler. Mais c’est désormais Milo qui tient son flingue, et il se sert du canon comme d’un bâillon. Il connaît son boulot. — Salut Pavel, je lance en apparaissant derrière son frère. Pavel écarquille les yeux. Il essaie de parler, mais s’étouffe. — Retire le flingue, je dis à Milo. — Tu es…, s’étrangle Pavel. Tu es… — Eh non, pas de bol. Mais toi, tu vas finir par l’être si tu ne nous ramènes pas Shil. Il a l’air interdit. — Va chercher mon soldat. C’est pas très malin de secouer la tête comme il le fait, parce que mon genou ne se contente pas de lui écraser une couille dans l’autre, il le balance si haut dans les airs qu’il se fracasse la tête au plafond. Lequel n’est pas très haut, d’accord. Fabriqué en lattes et enduit de plâtre de mauvaise qualité. C’est la seule explication pour qu’il se déchire aussi facilement que la peau du crâne du caudillo. — Shil, je répète. Mon soldat. Pavel glisse lentement à genoux et commence à supplier quand Milo empoigne une touffe de ses cheveux. Le colosse se renfrogne en sentant le sang lui coller aux doigts, puis hausse les épaules et tire jusqu’à ce que Pavel soit debout. Il a l’air de bien se marrer. C’est à ça que sert la famille. — Si vous lui avez fait du mal…, je commence. — Elle n’est pas ici, bafouille Pavel, le souffle rauque. Les Crânes de Serpent ont mis la main sur elle. — Il va falloir que t’arrêtes avec ça, commente le Diabolo. — Je vois pas pourquoi, je réplique en regardant au sol. Milo a lâché Pavel, qui s’est fourré les mains entre les cuisses. Il vire au violet. — Parce que, gronde brusquement mon flingue, on a besoin de quelques infos : quels Crânes de Serpent ? Où est-ce qu’on l’a emmenée ? Ils la prennent pour qui ? Par où sont-ils partis ? — Sven, interrompt Milo. Avant de nous en aller… — Quoi ? — Il y a quelque chose que j’ai oublié de prendre. Quand Milo revient, son frère est toujours au sol, à se tenir les couilles. Et la fille de Pavel est drapée sur une des épaules de Milo. Elle porte une robe en coton. Une toute petite robe en coton. Elle martèle le dos de son ravisseur de ses poings, qui lui frappe la croupe, fort. — OK, lâche-t-il. Maintenant, on peut y aller. Nous nous toisons. Pavel a le bon sens de rester à sa place. Peut-être parce que j’ai le pied sur sa poitrine. — Milo, dis-je, repose-la. C’est le genre de situation qui peut facilement partir en couille. — C’est bon, rétorque Milo. On est fiancés. Pavel s’agite sous mon pied comme un poisson mourant, et s’immobilise quand j’augmente la pression. — Adelpha, dis-lui, toi, poursuit Milo en faisant basculer la fille au sol. Elle essaie de lui foutre une baffe, et grimace de douleur quand il lui attrape le poignet. Il fait un large sourire, et elle finit par hocher la tête. — Tu vois, déclare Milo. Je te l’avais dit. — Comme c’est charmant ! observe mon flingue. Comme c’est… (Il s’interrompt, ne trouvant pas ses mots. Puis ses diodes se rallument.) Pertinent, finit-il, et j’ai l’impression qu’il vient de prendre en considération le passage étroit, le logement construit derrière un enclos de chèvres, la puanteur persistante des chiures d’animaux qui maculent les rues. — Sven, reprend-il. Tu as déjà pensé à te faire muter ? — La ferme. — Je suis sérieux… — Si tu ne la fermes pas, je te refile en cadeau de mariage à Milo. Le pêcheur me jette un coup d’œil furtif, et se rembrunit quand il comprend que c’est une promesse en l’air. Chapitre 35 — Étendez-le entre ces deux arbres. On n’a pas sorti de clous pour l’empêcher de bouger, alors le colonel Vijay n’a pas de quoi râler. D’ailleurs, on ne fait même pas des nœuds très serrés. — Enlève-lui son froc. Mon sergent a l’air perplexe. — Fais-le, c’est tout. Mon ton est autoritaire ; le visage de Neen se crispe. Il coupe grossièrement et taille le tissu jusqu’à ce que le caudillo O’Cruz soit nu des pieds à la taille, étiré par des cordes entre deux jeunes oliviers. Jusqu’à présent, la seule chose qu’il m’a révélée, c’est que les Crânes de Serpent ont embarqué Shil. Il semble incapable de me dire qui les mène et pourquoi. Mais on est sur le point de changer la donne. Me débarrassant de ma propre chemise, je tire un poignard de l’étui sur ma hanche. Conformément à mes attentes, Pavel commence à se débattre. Il protesterait bien, mais on lui a fourré un bout de chiffon dans la bouche. Et il va y rester le temps que je fasse le boulot. Ça, il le sait déjà. Tant que je bosserai, le bâillon ne bougera pas. Quand on l’enlèvera, ce sera pour qu’il parle. Si ce n’est pas le cas, le chiffon reprendra sa place. — Sven… Le colonel Vijay a l’air inquiet. Certainement parce que le couteau, c’est sur moi que je l’utilise, pas sur Pavel. Je me fais une entaille dans l’aisselle, fourre les doigts sous du muscle pour atteindre de la céramique. Ça me fait un mal de chien. Mais c’est pas étonnant. Je referme les doigts sur une poignée. — Je l’ai. (Et j’ajoute :) Rachel. Elle court déjà chercher son aiguille et du coton. Il est illégal de détenir une arme laser m3x dans quatre-vingt-dix-huit pour cent de la galaxie. La seule raison pour laquelle ça ne l’est pas dans les deux pour cent qui restent, c’est que personne n’y a encore érigé de lois. Pas des lois qu’on puisse appliquer, en tout cas. On peut acheter des modèles légaux du m3. Avec des lames de couleur et un bourdonnement quand on les allume. C’est plutôt facile de se débarrasser du bruit. Enfin, si on sait se démerder en informatique. Mais pour ce qui est de la lame… Mon couteau en a une qui peut passer du rouge au transparent. J’opte pour le bleu pâle, car il faut que Pavel comprenne ce qui va lui arriver, et que c’est la couleur de la flamme la plus chaude. — Tellement brûlante, j’explique à Pavel, que les plaies se referment immédiatement. (Je lui tapote les bras, près des épaules.) Je peux tailler là et là sans faire couler une goutte de sang. Mais tu sais par quoi je vais commencer, n’est-ce pas ? Il baisse les yeux. Ça m’étonnerait qu’il puisse voir son propre bide, mais le petit gland ratatiné entre ses jambes atteste qu’il sait à quoi s’attendre. C’est pas trop mon truc de torturer un homme devant sa gamine. Pas même un fumier comme Pavel ; et j’ai déjà tué Racta, son héritier. Enfin, c’est ce que j’aurais fait si un prospecteur ne s’était pas précipité pour le faire à ma place. Il a le droit de ne pas être content. Mais il faut vraiment que je sache où est Shil… — Emmène Adelpha, je lance à Milo. — Non. (La fille secoue la tête.) Je reste. Sur le coup, j’ai une meilleure idée. Je m’avance vers elle, attrape le devant de sa robe et tire dessus. Elle est en coton de mauvaise qualité, moisie par la sueur, et se déchire facilement pour révéler des seins lourds et des tétons foncés. Vu la façon que Milo a de bloquer dessus, ce doit être la première fois qu’il les voit aussi. — Milo, avertit Neen, pas de ça. Il colle le canon de son fusil sur la tempe du gros pêcheur. Neen n’a pas l’air content. Ce n’est pas sans raison. Aujourd’hui, il avait prévu de retrouver sa sœur. Le père d’Adelpha secoue la tête et se débat pour essayer de se débarrasser de ses liens. Il pousserait bien une gueulante, mais le bâillon l’en empêche. C’est par là que j’aurais dû commencer, je me rends compte. Je mets l’idée de côté pour la prochaine fois, car il y en aura une. Comme toujours. — Sven, appelle le Diabolo. — Quoi ? — Je crois qu’il veut dire quelque chose. Ouais, j’ai la même impression. — T’as qu’une seule chance. Compris ? dis-je en m’apprêtant à lui retirer le chiffon de la bouche. Il fait signe que oui, réfléchit un instant avant de faire un deuxième signe de la tête. — D’accord, j’enlève le bâillon. Tu me dis où se trouve Shil. Tu me racontes autre chose, et ta fille prend pour cher. Pigé ? Il acquiesce une nouvelle fois. — Bien, dans ce cas… — Ne lui faites pas de mal, bredouille-t-il avant même que j’aie retiré le bâillon complètement. Je vous en supplie… Puis il beugle de frustration, car je me suis retourné vers Adelpha, qui recule si vite qu’elle en trébuche. Et Milo fait un brusque mouvement en avant, pour mordre la poussière quand Neen l’assomme ; le colonel Vijay se relève de son rocher, croise mon regard et se rassoit ; et Pavel dit : — C’est le neuf-tresses qui s’est emparé d’elle. C’est ce que je voulais savoir. Pas de « Crânes de Serpent » ni d’« inconnus ». Le neuf-tresses. — Toi, je lance à Adelpha. Couvre-toi. Elle tire sur les bouts déchirés de sa robe et jette un coup d’œil reconnaissant à Rachel qui fouille dans ses poches en quête d’un morceau de coton. Un unique point de couture dans le cou, et la voilà de nouveau présentable. Je suis sûr que Milo ne va pas tarder à l’ouvrir comme un paquet cadeau. Une fois qu’il se sera remis de sa migraine. — Ce neuf-tresses… C’est lui qui vous a donné ces armes la nuit où on s’est battus ? Pavel opine du chef. Il a perdu le goût de la dispute. En un seul jour, il a cédé sa fille, sa ville et sa position de chef. On l’a tous compris. Le nouvel époux d’Adelpha deviendra caudillo de l’ejércitox O’Cruz. Moi, je fais partie d’un cauchemar plus large. Un sale épisode, mais un simple épisode malgré tout. — Pourquoi lui as-tu livré mon soldat ? — Elle m’a giflé. Je dévisage Pavel. Il a l’air sérieux. — Coupe ses liens, j’ordonne à Neen. Je lis sur le visage de Pavel qu’il croit qu’il s’agit d’une ruse. Que je le libère pour lui infliger un pire châtiment. Mais ce n’est pas le cas. — Qu’est-ce que tu as raconté au neuf-tresses sur elle ? J’avais deviné juste. Il n’a pas révélé au neuf-tresses que Shil faisait partie des miens. Pour une raison toute simple : Pavel était censé nous exterminer cette nuit-là. Et pour le tressé, c’est ce qu’il a fait. — Alors il croit qu’elle est… — Difficile, intervient Adelpha. Je lui ai dit de se taire et de faire l’idiote. Ça lui permettrait de rester plus longtemps en vie. — Le tressé a fait un cadeau à ton père pour le remercier ? Adelpha acquiesce. Elle s’approche de son père, occupé à nouer les lambeaux de son pantalon autour de sa taille : — Montre-leur. Pavel entrouvre sa chemise, suffisamment pour me montrer un minuscule cylindre fermé d’un couvercle à bascule et entouré d’un anneau rouge caractéristique au milieu. Un cercle est soudé à la base et Pavel porte l’effaceur de planète à l’envers, suspendu à une chaîne autour de son cou. — Colonel, je braille. — C’est illégal, commente mon flingue. Si quelqu’un doit le savoir, c’est bien lui. La chaîne se brise net quand je tire dessus. Pavel observe le colonel Vijay en se demandant pourquoi il tire la tronche. Je tends le cylindre au colonel, qui secoue la tête. — Vous savez ce que c’est, Sven ? — Oui, mon colonel. — Comment le savez-vous ? — C’est pas la première fois que j’en vois un. — Bon. Je ne veux pas le savoir, c’est ça ? — Non, mon colonel. Probablement pas. Milo ne comprend pas ce qui se passe, ni Ajac, ni Iona, ni Adelpha, mais ils surprennent tous le regard que Haze glisse à Rachel. Consterné, fasciné, un tout petit peu dégoûté. Je peux presque sentir l’avidité de Haze d’ici. — Puis-je parler avec Pavel ? demande-t-il. — Oui, répond le colonel Vijay. Il a l’air de croire que la question lui était destinée. Haze entoure les épaules de Pavel de son bras, l’emmène jusqu’à un rocher et se plante à ses côtés, les yeux perdus dans la vallée et la ville en contrebas. Haze semble écouter. Quelques instants plus tard, il parle, puis écoute de nouveau. — Il sait s’y prendre, remarque le colonel Vijay. Je suis de son avis. D’après Pavel, le cylindre est de la vieille technologie. Très secrète. Les tressés l’ont trouvé dans un temple. Ils l’ont donné à Pavel parce que c’est le caudillo O’Cruz. Ce qui est justifié. Parce qu’ils lui ont dit qu’ils l’avaient trouvé dans un temple O’Cruz. — Et quel est son pouvoir ? Je veux l’entendre de sa propre bouche. — Faire disparaître tous mes ennemis. — C’est le tressé qui l’a dit ? — Oui. Il l’a promis. Comme s’ils n’avaient jamais existé. (Il regarde autour de lui en plissant les yeux.) Il a menti ? — Oh non ! réplique le colonel Vijay. Il n’a pas menti. — Mais il faut que j’attende. Parce que ça ne va pas fonctionner tout de suite. Il nous explique pourquoi. On lui a dit que le cylindre n’avait de pouvoir qu’à la lumière d’une pleine lune. De la belle connerie, quoi. Il n’aura qu’à ouvrir le couvercle, faire tourner un anneau et poser le pouce sur le bouton. On ira se faire foutre, lui aussi, et Hekati avec. — Cinquante-trois heures, énonce Haze. Le temps qui nous reste jusqu’à la pleine lune. Ce qui signifie que les tressés et les Poings d’Argent, certainement accompagnés de Shil, seront déjà ailleurs ; en tout cas, c’est sûr qu’ils ne risquent pas d’être dans le coin. Parce qu’il n’y aura bientôt plus de « coin ». C’est un effaceur. Il replie la matière à l’intérieur d’elle-même et la balance ailleurs. On peut détruire des systèmes entiers avec ce genre d’objet. Après, l’U/Libre se pointe pour délimiter des zones d’exclusion et pour exiler des planètes vers des orbites extérieures, si toutefois il en reste. Personne ne m’arrête quand j’enroule la chaîne autour de mon cou. Puis je salue le colonel Vijay et lui déclare qu’il faut qu’on parle. Chapitre 36 Nous passons la nuit dans la nouvelle ville de Milo, notre première nuit tous ensemble dans une vraie maison depuis notre arrivée sur Hekati. Milo se contente d’annoncer qu’il est le nouveau caudillo, qu’Adelpha est désormais à lui et que nous sommes ses amis. Tout le monde acquiesce. Quelques hommes lui glissent des regards en biais avant de décider que défier le nouveau caudillo serait une mauvaise idée. Pendant ce petit discours, Pavel reste plongé dans le silence. Rachel lui a mis un pansement autour du poignet – j’avais oublié qu’il était brisé – et lui a recousu le crâne. Pour ce qui est du déroulement des choses à venir… Eh bien, tout va plus ou moins se passer comme avant. Sauf que cette fois-ci, Milo va entreposer les impôts collectés à la banque, dans un coffre-fort, sous son matelas, ou tout autre endroit où ces gens cachent leur argent. Après que Milo a embarqué Adelpha dans son lit et que Pavel s’est éloigné furtivement vers un petit bar près des remparts, on établit notre quartier dans le corps de garde. Comme les soldats de Milo font le guet à notre place, le colonel Vijay déclare quartier libre pour la nuit. — Vous n’êtes pas d’accord ? Non, je ne suis pas d’accord, mais c’est lui le commandant. J’emmène Neen dans un coin et lui promets qu’on va retrouver sa sœur. Il n’a pas l’air de me croire. Il aimerait bien, pourtant. Je le lis dans ses yeux. Mais il ne voit pas comment on pourrait y arriver. Moi non plus, mais ça n’a aucune importance. Je serre le poing et le porte à mon cœur. Neen sait ce que ça veut dire. Trouver Shil ou mourir. Ce ne sont pas des paroles en l’air. Quoi qu’il puisse en coûter, je retrouverai sa sœur. Shil s’est peut-être fait capturer par sa propre faute, mais c’était la mienne aussi. J’aurais dû faire face à ce qu’il y avait entre nous. Bien sûr, pour en arriver là il faudrait que j’accepte qu’il y ait bien eu quelque chose entre nous. Je ne dis rien de tout ça à Neen, bien évidemment… Je suis encore sous le choc d’avoir compris ça par moi-même. Le vent a tourné et la température est tombée bien en dessous de zéro quand le colonel Vijay et moi nous éloignons pour notre petite conversation. Je cherche à éviter les oreilles indiscrètes. Bizarrement, cela implique de trouver un endroit bondé de monde. Pour moi, ça a toujours fonctionné comme ça, en tout cas. — À quoi pensez-vous ? demande-t-il. Question étrange de la part d’un officier supérieur. Même de la part d’un homme. Presque toutes les personnes qui m’ont posé cette question étaient sur le dos et à poil, en quête de compliments ou d’une petite pièce pour venir gonfler le prix. — À cet après-midi. Il me considère. Son coup d’œil est rapide, car le vent nous balance de la neige fondue au visage. Le colonel Vijay croit que je suis perdu, mais il a tort. Je pourrais trouver un bar en plein désert, les yeux bandés. — Eh bien ? — C’était propre, mon colonel. Personne n’a été tué. Personne ne s’est fait baiser sans en avoir envie. Je ne pense pas uniquement à Adelpha, mais aussi à Rachel, qui a posé un seul regard sur un matelas de paille fétide à l’étage du corps de garde avant d’aller trouver Haze. J’imagine que l’idée qu’on se fait du luxe n’est pas la même pour tout le monde. Moi, je donnerais n’importe quoi pour une bonne terre bien propre. — Mon colonel, j’en ai vu, des prises de ville. — Ce n’est pas une ville ici. — J’ai aussi vu des bourgs, des villages… Des femmes violées, des enfants battus, des hommes massacrés. J’ai vu des maisons brûlées et des animaux torturés juste pour le plaisir, une fois que les ennemis étaient tous morts et que la rage continuait à flamber au fond des yeux des vainqueurs. — Sven, qu’est-ce que vous voulez dire ? — Qu’on est arrivés, mon colonel. Je tambourine sur une porte et attends. Comme personne ne vient, je recommence. — C’est fermé. — Plus maintenant, gronde mon Diabolo. À l’intérieur, c’est enfumé et noir de monde. Un feu brûle dans un coin de la pièce. Tout ce que je veux, c’est une bière fraîche, mais le barman me lance un regard vide. Il y a du vin, du cognac, et une boisson entre les deux. — Merde, marmonne le colonel Vijay en observant une fêlure dans son verre. (Il rougit.) Oui, je sais. Ils sont vraiment nés de la dernière pluie, ces officiers d’état-major… Trois verres plus tard, il est presque bourré. Sans même le faire exprès, apparemment. Si c’était le cas, il descendrait du cognac, qui dépote comme j’en ai rarement bu… — À Milo, je beugle en levant mon verre. Le nouveau caudillo. J’ai vraiment un accent affreux, mais ceux qui nous entourent lèvent leur verre consciencieusement. Quelques minutes plus tard, la moitié d’entre eux s’enfuient dans la nuit. Ceux qui restent ont toujours détesté Pavel de toute façon. Quand je m’en ouvre au colonel Vijay, il m’observe du coin de l’œil. — Je vais vous le prouver. (Je crache par terre :) Pavel, de la merde. Un gros au nez cassé applaudit lourdement. Il s’approche de nous, renverse à moitié un tabouret avant de s’asseoir, sur un signe de tête de ma part. Il ne dit pas grand-chose et moi non plus, et quand il a fini ce qu’il nous restait de liqueur, il nous serre la main et s’enfonce dans la nuit, emportant avec lui une odeur tenace de bouc. Deux autres se lèvent et le suivent d’un pas tranquille. — Vous disiez…, reprend brusquement le colonel Vijay. Hein ? — Ces villes qui ont été prises. Ah ouais ! je me souviens. Mais je ne sais plus ce que je voulais dire. Le colonel plisse les yeux pour me distinguer à travers la fumée. Il a l’air d’un type sur le point de sortir quelque chose de profond, mais il se contente de roter avant de se rasseoir sur son tabouret en observant les autres clients évoluer vers la porte. Au bout d’une minute ou deux, je me rends compte qu’il a de nouveau le regard braqué sur moi. — Mon colonel ? — J’ai ouvert votre dossier avant de quitter Farlight. Pour eux vous êtes un assassin. Sans plus de subtilité que ça. Je leur dirai que c’est faux. Si on arrive un jour à rentrer… Il est plus bourré que ce que je croyais. Ça change un peu, parce que d’habitude je suis celui dont le coude rate la table et qui se demande pourquoi son verre est déjà vide. Moi je suis sobre, ou presque, et le colonel Vijay est franchement beurré. — Poursuivez, dit-il. Ce que vous disiez avant. Ah ! au sujet de Milo… — Un seul blessé, je commence. Il y a un nouveau caudillo. Dans un village au sud de Karbonne il y a eu cent morts, mais ils faisaient partie de la milice. Une petite dizaine de femmes ont été violées, autant de gamins ont été tués, mais surtout… — Vous y avez pris part ? Ma mine sombre lui sert de réponse. J’étais dans la Légion. Qu’est-ce qu’on faisait, à son avis ? — Et Ilseville ? demande-t-il. — C’était différent. Cent mille morts. Des ghettos entiers réduits en cendres. Ils ont pris la ville, puis on l’a prise, puis ils l’ont prise. C’est une petite merde au milieu de nulle part… Je ne sais même pas pourquoi quelqu’un en aurait voulu. — Sanglant ? — Brutal… Je n’ai plus rien à boire alors je m’empare de son verre, mais il est tout aussi vide que le mien. Le barman m’apporte une nouvelle bouteille. Il lit peut-être sur mon visage ce qu’il lui en coûtera si jamais il refuse. — Oui, commente le colonel Vijay. Je vois. Tant mieux pour lui, parce que moi, non. Il se penche en avant et remplit mon verre, puis le sien. On trinque. — La mort ou la gloire, je lance. Nous buvons. Il remplit de nouveau mon verre, que j’achève aussitôt. Finalement, le bar se vide de ses derniers clients, ne laissant plus que le barman et nous. C’est peut-être dû au fait que je suis en train de démonter le Diabolo sur une table devant moi. Je l’ai mis sur silencieux, alors il ne râle pas trop quand je tire sur le chargeur. — Sven, reprend le colonel Vijay. Ça fait combien de temps que vous êtes au courant ? — De quoi, mon colonel ? — De ma mission. Il se rassoit et me regarde en plissant les yeux. — Village, énonce-t-il. Bourg, ville, pays, planète, deux planètes, dix planètes ; chaque capture plus sanglante que la précédente. Oui, je vois exactement de quoi vous parlez. — Mon colonel ? — Ce doit être pour ça que vous avez tué la garde d’honneur. (Il hoche la tête, perdu dans ses pensées.) Parce que vous saviez que moi, je ne serais pas capable de le faire. J’aurais tout de même essayé, vous savez. J’aurais fait de mon mieux. Bien sûr, ça n’aurait pas été suffisant, mais… Il y a deux personnes dans cette conversation, et toutes deux semblent être le colonel Vijay. — Vous pourriez peut-être commencer par le commencement ? je suggère. Le colonel soupire. — Qui sait où commence quoi que ce soit ? D’accord, je ne devrais pas sourire. Mais j’ai tenu ce genre de conversation dans une dizaine de bars avec autant de soldats différents, souvent juste avant qu’ils tombent dans les vapes. Mais c’est la première fois que j’en ai une avec un colonel des Faucheurs, un effaceur de planète pendu à mon cou. Il faut que je me rappelle qu’il a dix-huit ans. Ou dix-neuf ? Si c’est le cas, on a laissé passer son anniversaire. — Mon colonel, vous voulez bien m’excuser ? — Faites-le dans le feu. C’est de tradition. — J’ai besoin de prendre un peu l’air, mon colonel. — Très bien. La neige fondue me martèle le visage, le vent m’arrache la chaleur des mains tandis que je me fourre les doigts dans la gorge. La gerbe fait fondre le verglas qui couvre la terre à mes pieds, avant de geler à son tour. J’en profite pour pisser, tant que j’y suis ; même si ce n’est pas la raison de ma venue ici. J’ai besoin d’être sobre. — Mon colonel, je reprends en revenant. N’y allons pas par quatre chemins. Il éclate de rire. — Ça aussi, c’est dans votre rapport. « N’y va pas par quatre chemins. » Ça doit être pour ça que mon père vous a choisi. C’est la première fois que je l’entends parler de Jaxx en ces termes. — Et puis aussi parce que vous avez tué ce colonel. — Nuevo ? — Vous avez tué le colonel Nuevo ? — Pas vraiment, non… Il s’est donné la mort lui-même. J’ai tué le capitaine Mye. — Pourquoi ? — Il avait l’intention de capituler. Le colonel se redresse sur son siège et porte une main à son visage. — Bien sûr, marmonne-t-il. Une raison on ne peut plus valable. J’ai aussi entendu dire que vous aviez tué un autre officier pour avoir insulté Octo V… Ce n’est pas vraiment une question, et il me faut un moment pour comprendre ce qu’il veut dire. J’essuie le cognac du chargeur du Diabolo, l’engage dans la crosse et tords la poignée pour la verrouiller. Je mets la culasse en place, puis il reste le percuteur, la glissière, deux chargeurs, un télémètre suspendu et les viseurs. Quarante-cinq secondes. J’hésite un instant à dire au colonel Vijay que le type en question était un traître, inséré dans une cellule avec nous pour semer la discorde. Mais je n’en ai aucune preuve. De toute façon, le colonel Vijay semble déjà s’être fait son idée sur la question. — Sven. Si vous saviez que je suis ici pour trahir notre glorieux souverain, que feriez-vous ? — Je vous tuerais. — Oui, j’imagine que oui. — Ça irait bien au-delà de votre imagination, mon colonel… — Quoi qu’il en soit, je ne suis pas là pour ça, alors vous pouvez ranger ce couteau. Quel couteau ? Ah ! celui-là. Je le glisse dans ma botte en haussant les épaules. — Pourquoi suis-je ici ? demande le colonel. J’aimerais avoir une réponse valable… Meilleure que celle qu’on m’a donnée, en tout cas. Que connaissez-vous de la politique ? — Rien du tout, mon colonel. C’est la seule bonne réponse à donner à des officiers supérieurs. Et c’est vrai, en ce qui me concerne. — Ce n’est pas plus mal, en fin de compte. Officiellement, on est ici pour signer un traité avec les Exaltés. C’est pour cela que l’U/Libre nous a payé le voyage. Et c’est pour cela que les gardes d’honneur Exaltés étaient là pour nous souhaiter la bienvenue. Enfin, vous le saviez déjà. Enfin, non, pas du tout. Apparemment, le président U/Libre a négocié les termes d’un traité. Un marché entre les Exaltés et les Octoviens. Les deux empires ne feront plus qu’un, les Faucheurs retourneront parmi les Poings d’Argent dont ils sont originellement issus, et Octo V se joindra aux Exarches pour ne plus former qu’un seul esprit. La guerre sera finie. La paix reviendra. Nous deviendrons tous des Exaltés. — Octo V est d’accord avec tout ça ? — À votre avis ? Mon avis est qu’Octo V devrait donner l’ordre à son armée de se battre jusqu’à la mort plutôt que d’accepter une telle absurdité. Chapitre 37 Assise près du feu, Franc découpe une tranche de pain rassis avec le plus long de ses couteaux et la fait griller dans les flammes avec la plus courte de ses lames. La chaleur doit être insupportable ; j’imagine que c’est là tout l’intérêt. Neen a sorti de son sac à dos ce qu’il reste du café. Un énorme carré de fromage de chèvre trône sur une assiette. Je ne demande pas d’où il sort, mais j’imagine qu’il provient du même endroit que les tranches de chèvre salées posées à côté. Un pichet d’eau occupe le centre de la table. Le colonel Vijay s’en est servi amplement. Et il va certainement continuer à en boire une fois qu’il aura fini de gerber. — Ça change, observe le Diabolo. — Quoi ? — D’habitude, c’est toi qui fais ça. Ça m’apprendra à poser des questions. — Ça va, mon colonel ? Il opine du chef et s’assoit à la table. Sa présence est nécessaire, je veux qu’il entende ce que j’ai à dire. Je ramasse ma tasse, bois une gorgée de café et jette un lent regard circulaire autour de la table. On s’est déjà entendus sur ce que j’allais raconter, mais j’attends de capter son attention à lui aussi. Si les Aux’ doivent mourir – et il y a des chances pour que ce soit le cas –, alors autant leur expliquer pourquoi. Neen cesse de remplir ses chargeurs, Franc pose son bout de pain grillé sur une assiette et s’installe sur la seule chaise vide. Rachel et Haze échangent un regard. Ajac et Iona sont partis quémander des cartouches auprès de Milo. On a besoin de plus de munitions. Et puis, je préfère qu’ils soient absents, car ce que j’ai à dire ne concerne que Neen, Franc, Rachel et Haze. Ce que je m’apprête à leur révéler risque de mettre leur vie en péril. Alors je vais lâcher le morceau, et après ils n’auront plus qu’à l’oublier. — Compris ? je demande à Neen. — Oui, mon lieutenant. Je les fais tous répondre, à tour de rôle. — Bien, je reprends une fois que tout le monde est passé. Il y a trois mois de ça, un régiment des Faucheurs s’est mutiné… Pendant qu’on se battait à Ilseville, le général Tournier et son 9e régiment ont capitulé, à un demi-bras de spirale de là. Il a préféré se rendre plutôt que mourir sur le champ de bataille. — Merde, lâche Neen. — Ouais, renchérit mon flingue. Toi non plus, t’avais pas idée que ça pouvait se faire. — Ce n’est pas le pire, ajoute le colonel Vijay. Dans le cadre de la reddition, le 9e est allé voir les Exaltés. Le général Tournier a proposé d’amener les derniers Faucheurs avec lui. À l’étage du petit corps de garde, le silence s’abat sur la pièce. De la trahison, pure et simple. Sauf que la trahison n’a rien de pur, et que cela n’est pas simple. — On a proposé de l’argent à mon père, continue le colonel Vijay. Un duché, sa propre planète, son propre système. Il n’avait qu’à se prononcer en faveur des Exarches. — Et Octo V, mon colonel ? demande Neen. — L’U/Libre était chargée de s’en occuper, je réponds. — La volonté du peuple, reprend le colonel Vijay. Exprimée en toute liberté. Si un nombre suffisant d’Octoviens désiraient devenir Exaltés… — Ils peuvent faire ça ? demande Rachel. — Ils peuvent faire ce qu’ils veulent, réplique Haze. C’est bien la première fois que je l’entends exprimer autre chose que de l’envie pour l’Union Libre. La réponse donnée par notre glorieux souverain frise l’extrême élégance. Sur les ordres d’Octo V, le général Jaxx accorde à son fils le pouvoir de signer le traité en son nom. Le colonel Vijay Jaxx rencontrera le général Tournier sous le drapeau de la trêve. Le lieu choisi est Hekati, une insignifiante ancienne colonie minière à la frontière de l’espace Exalté. Une fois qu’il aura rencontré le général Tournier, le colonel Vijay a reçu l’ordre de le tuer. Octo V fait ainsi d’une pierre trois coups : il donne au général Jaxx l’occasion de prouver sa loyauté, se débarrasse d’un danger qui menace son empire et s’assure que le traité ne sera jamais signé. Sans le général Tournier, la conspiration s’effondre. Il demeure, bien sûr, un seul problème. Le fils de Jaxx est un officier d’état-major qui n’a absolument aucune compétence au combat. C’est là que nous intervenons. La plupart des citoyens de l’U/Libre pensent que nous sommes en mission culturelle. Un petit sous-groupe croit qu’on est à la recherche de leur observateur disparu. Qui a dû s’évanouir dans la nature pendant qu’on établissait les termes du traité, bien qu’il ne soit pas au courant de ce dernier point. Un autre groupe, encore plus petit, ne sait rien de tout ça, et croit qu’on est en train d’escorter le colonel Vijay jusqu’à l’endroit convenu pour signer ce foutu bout de papier. Seuls Octo V, le général Jaxx, son fils – et nous, maintenant – savent qu’on va leur servir un assassin. — Donc, conclut le Diabolo quand j’ai fini de tout expliquer, zigouiller ce tressé était un mauvais choix de carrière ? C’est une façon de voir les choses. — Et maintenant ? demande Neen. — On trouve les Exaltés. On reprend ta sœur. On bute le général Tournier. On rentre au bercail… — Ouais, commente le SIG d’un ton amer. Ça m’a l’air bien pensé, tout ça. La chute est rapide ; la petite secousse de côté, quand l’ascenseur atteint le fond et qu’il entame son trajet de remontée de l’anneau d’Hekati, est assez brutale pour nous retourner l’estomac. J’aurais dû me douter que tous ces temples servaient à quelque chose. J’en viens à me demander ce que le colonel a omis de me dire d’autre. Mis à part l’évidence. Qu’il s’attend à mourir. Quand il a paniqué au moyeu, j’ai pris la décision à sa place en tuant le tressé. Même si le colonel Vijay avait eu l’intention de signer un traité, ce n’était désormais plus possible. Il ne pourrait pas non plus s’approcher suffisamment du général Tournier pour le tuer. Notre commandant est passé du statut d’invité d’honneur à celui d’ennemi juré avec mon premier coup. En même temps, qu’est-ce qu’il pouvait espérer d’autre ? Vu qu’il ne s’était pas donné la peine de nous mettre au parfum. Un violent écart de l’appareil me révèle que nous remontons le long d’un des rayons d’Hekati. La gravité se fait moins forte. — Nous arrivons dans cinq minutes, dit l’ascenseur. Je vous souhaite une bonne journée. — Classe, lâche mon flingue. C’est un ascenseur domestique. Personne ne relève la remarque. Les portes s’ouvrent sur un couloir qui fait le tour du moyeu d’Hekati par l’intérieur. Tous les ascenseurs partent d’ici. C’est plus rapide de passer par là que de cheminer par l’anneau. Des écrans montrent des vaisseaux amarrés au moyeu. Un robot file vers un mur, avant de nous apercevoir et de disparaître. Une dizaine de portes mènent vers des réserves et des couloirs d’arrivée. Il y en a une dizaine de plus de l’autre côté, hors de notre vue. C’est ici que nous avons descendu le tressé et les Poings d’Argent avant de prendre notre premier ascenseur. — Vérifie que les cadavres sont toujours là, je dis à Neen. — Ils ont disparu, mon lieutenant. Le contraire m’aurait étonné. S’il était resté quelques éclaboussures, j’aurais pu croire que c’était l’œuvre des Exaltés. Mais il n’y a plus de traces de sang, d’armes, d’uniformes, ni de corps. Les arachnobots ont peut-être fait leur boulot, après tout. — Trouvez quelque chose d’utile, ordonne le colonel Vijay. — Qu’est-ce qui est utile ? murmure Ajac. Neen lui conseille d’y réfléchir. — Mon colonel, je glisse une fois qu’on ne peut plus nous entendre. Vous avez déjà rencontré le général Tournier ? — Non. Mais je saurai le reconnaître. Ce n’est pas vraiment ce qui m’intéresse, et je lui en fais part poliment. — Et son unité ? La liste qu’il déblatère ne signifie rien pour moi. Ils ont tous au moins deux noms, trois pour certains et quatre pour l’un d’eux. Vous comprenez, les gens que je connais n’en ont qu’un seul. Neen c’est Neen, Franc c’est Franc… Moi j’ai toujours été Sven et rien d’autre, jusqu’au jour où j’ai fait la connaissance de la mère d’Aptitude, qui m’a donné un second nom. — Mais vous, mon colonel, il vous reconnaîtra ? — J’en doute. (Il me regarde.) Sven, où voulez-vous en venir ? — Je vais tuer le général Tournier. — Vous… ? — Mon colonel. Je suis plus rapide, plus fort, et on n’aura qu’une seule chance. On ne peut pas se permettre de la foirer. J’ajoute « mon colonel » à la fin de ma phrase. Même si je doute que ça adoucisse mon propos. — C’est moi qui vais le faire, insiste-t-il. Une fois que j’aurai signé le traité. — Vous ne signerez pas de traité, mon colonel. — Vous pouvez me dire pourquoi ? — Parce que les morts ne peuvent pas signer. Le colonel Vijay prend cela pour une menace. Il se trompe. — Vous êtes mort, mon colonel. Vous vous rappelez ? Pavel vous a tué cette nuit-là dans les collines. En tout cas, c’est ce que croit le général Tournier. Et il est important qu’il continue à le croire. Et puis… — Et puis quoi ? — Personne ne trahit Octo V tant que je suis dans le coin. Il ouvre la bouche pour protester, mais se ravise en voyant ma mine sérieuse. — C’est peut-être une feinte. C’est peut-être une ruse. Mais, bordel, on ne signera pas. Chapitre 38 Comme le colonel et moi retournons sur nos pas, nous croisons Neen qui marche dans la direction opposée. La mine sombre, il traîne un prisonnier derrière lui. L’homme est blond et large d’épaules, avec une de ces barbichettes supposées faire plus âgé. Il doit avoir quatre ans de moins que moi, donc cinq ou six de plus que Neen. Avec sa barbe et son nez pointu, il ressemble suffisamment au colonel pour me faire penser qu’il appartient au haut clan. Du sang goutte d’une de ses narines, un bleu est en train de lui fermer l’œil droit, et ses mains sont liées dans son dos. Bien sûr, je remarque son uniforme. Il porte l’habit d’apparat d’un capitaine des Faucheurs, jusqu’à l’épée de cavalerie qui pend à sa hanche gauche et un petit poignard noir sur la droite. Une cascade de fourragères me fait savoir qu’il fait partie de l’état-major. La fourragère qui indique le rang de son porteur tombe sur un côté. Celle qui se rapporte à celui de l’officier sous lequel vous servez tombe de l’autre. Je l’ai compris par moi-même quand j’étais à bord du vaisseau amiral du général. — Je l’ai trouvé dans la salle de contrôle, lance Neen. (Puis il admet :) En fait, c’est Haze qui l’a trouvé. Ce qui explique bien des choses. Haze a dû être attiré par l’odeur de la nudité exotique de ces machines, ou un truc dans le genre. — Qu’est-ce qu’il faisait ? Je parle de notre captif, bien sûr. Neen hésite. — Il démontait un flingue. Le genre de type qui me plaît. Enfin, s’il n’était pas un minable petit traître qui a rejoint les Exaltés. — Permission de l’interroger, mon lieutenant ? Le colonel Vijay nous regarde à tour de rôle. C’est-à-dire moi, Neen et notre prisonnier. — Les règles de la guerre. Ne l’oubliez pas, Sven. Je le salue. — Laissez-moi faire. Le colonel Vijay hoche la tête d’un air peu convaincu, avant d’emprunter seul le couloir. Dès l’instant où il disparaît dans un tournant, je jette notre prisonnier contre un mur, pas une fois mais deux. Il lève la tête de ses genoux. — Les règles de la guerre, proteste-t-il. — Première règle : il n’y a pas de règles. Je le traîne par les pieds pour lui faire les poches. Une poignée de pièces d’or, une carte d’entrée dans une chambre, une montre au bracelet cassé. Un autre de ces petits couteaux à la poignée de perle. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Il me jette un regard interloqué. Il est peut-être en train d’essayer de comprendre la raison qui anime ma question. C’est celle-ci : il faut que je le sache. D’un revers de main, je l’envoie valser de nouveau contre le mur. Cette fois-ci, c’est Neen qui le remet debout. — Si j’étais toi, conseille Neen, je répondrais à ses questions. — C’est un couteau à fruits. Il le dit deux fois, parce qu’il s’est coupé la langue en tombant et qu’il zézaie encore plus qu’avant. — Et toi, qu’est-ce que tu foutais dans le coin ? — J’étais de garde… Je l’observe. Jeune, vêtu d’habits chers, et plutôt élégant si on ne tient pas compte de la barbe de cinq jours qui marque à peine ses joues. Il devrait être en train de jouer aux cartes dans un café de Farlight, ou de faire du zèle auprès d’un général. Pour se retrouver de garde dans ces conditions, il faut avoir sérieusement fait chier quelqu’un. — Qu’est-ce que tu as fait ? Il ferme sa gueule et ne l’ouvre pas même quand Neen lui fout quelques baffes. Mais on a récolté tout ce qu’on pouvait. Il finit par nous dire d’aller nous faire foutre et qu’on peut crever. Je suis impressionné. — Finis-en vite, je glisse à Neen. C’est le mieux que je puisse faire dans ce genre de circonstances. — Oui mon lieutenant, fait Neen en s’emparant de son poignard. Je m’apprête à partir, mais j’entends le jeune capitaine se relever difficilement. Ça aussi, ça m’impressionne. Faire face à la mort debout, la regarder dans les yeux. Trop peu d’entre nous sont capables de tenir ce genre de serment. — Défi. Je pourrais faire semblant de n’avoir rien entendu. — Tu es un prisonnier. C’est la première raison. Tu es un traître, c’est la seconde. Défi refusé. — Je ne suis pas un traître. Les mots bouillonnent entre ses lèvres meurtries. D’une façon ou d’une autre, je me retrouve la main agrippée à sa gorge, l’immobilisant contre un mur du moyeu, car mes doigts synthétiques serrent si fort que tout mouvement lui briserait la colonne vertébrale comme une vulgaire brindille. Neen a l’air inquiet. Ce doit être à cause de moi, je ne vois pas quoi d’autre pourrait l’inquiéter par ici. — Vous êtes tous des traîtres, je gronde. Toi, et tous les autres petits merdeux dans ton genre. Une minuscule flexion de muscle sous ma main m’indique que le prisonnier veut secouer la tête. — Non, finit-il par articuler. On a refusé le virus. Je lâche prise. — Ils vous refilent le virus ? Il acquiesce. Merde, ils font pas semblant. Une fois qu’on a chopé le virus, c’est pour toujours. On l’a, ainsi que ses mioches, et leurs mioches à eux. Cent générations ou plus de petits monstres avec des tresses qui poussent en guise de cheveux. Je commence à comprendre ce que cela impliquerait de s’unir avec les Exaltés. — Fais-le maintenant, je lâche à Neen. Il opine du chef. Et le capitaine demande comment je m’appelle. Étrange réaction. Mais il appartient à un des hauts clans de Farlight, après tout. Ça fait peut-être mauvais genre de se faire buter par quelqu’un à qui on n’a pas été correctement présenté. Je ne sais pas, moi, ils ne font pas comme tout le monde, les hauts clans. D’ailleurs, ils ne font comme personne d’autre qu’eux-mêmes. — Sven. Sven Tveskoeg. — Tveskoeg. C’est un nom terrien. J’aurais dû le buter, c’est tout. Il est encore temps, je pourrais le faire moi-même. Lui briser la nuque, lui poignarder le cœur. Une entaille de l’aine jusqu’à la gorge. — Terrien ? je demande. L’homme hoche la tête et se présente lui-même. Capitaine Emil Bonafont deMax Bonafont, Grand-Croix d’Obsidienne. — Quoi ? interroge-t-il en remarquant ma mine sombre. — Tu as un grand frère ? Il secoue la tête. Courage, me dis-je. Finissons-en. — Pourquoi ? demande-t-il, tandis qu’un couteau apparaît dans ma main. — Dans le temps, je connaissais un Bonafont, dans un fort au sud de Karbonne. Mort à force de picoler. — C’était mon oncle. On nous a dit qu’il était « mort sur le champ de bataille ». Génial, putain. — Tu connais quelqu’un qui s’appelle Debro Wildeside ? — Bien sûr que je… (Il m’observe.) Une sale histoire. Pourrie jusqu’à l’os. Il a raison. Debro est la mère d’Aptitude. On a fait connaissance sur une planète pénitentiaire du nom de Paradis. Elle y est toujours, autant que je sache. — Tu connais le sénateur Wildeside ? me demande-t-il. — Ouais… Je ne lui dis pas qu’elle me rappelle ma sœur, si absurde que cela paraisse. Elle a même le chic de me titiller comme elle. Je ne lui dis pas que j’ai fait le serment de protéger sa fille jusqu’à la mort. Il y a des choses qui ne se disent pas. Pour le colonel Vijay, voir le capitaine Bonafont revenir en vie est la preuve que je m’améliore ; il ne s’en cache pas. Et ils se rendent compte qu’ils se connaissent. Le contraire m’aurait étonné. Enfin, ils ont des cousins qui se sont connus en campagne. Du moins, c’est ce qu’ils croient. Les fils aînés de chaque branche d’un haut clan prennent le même nom. Apparemment il y aurait trois Vijay Jaxx et quatre Emil Bonafont deMax Bonafont. Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi ridicule. Mais je la boucle. Le colonel Vijay demande la parole d’honneur du capitaine, puis scelle l’accord d’une poignée de main. On dirait que nous sommes tous amis maintenant. — Quoi ? demande le capitaine en remarquant mon regard mauvais. — Il préférerait vous voir enchaîné, explique le colonel Vijay. Il a mal compris. Je préférerais qu’Emil ne soit pas un Bonafont. Je préférerais qu’il soit mort. Chapitre 39 La dispute est de courte durée et j’en sors vainqueur. Nous quittons la pièce ensemble sous l’œil attentif des Aux’, et Neen leur coule un regard qui signifie Bouclez-la. Ils ramassent leurs dents et regardent dans le vide en face d’eux. Neen se met au garde-à-vous et leur lance l’ordre de saluer. Je lui rends son salut avant de dire au soldat Emil de gagner les rangs. Autant mettre mon plan en action tout de suite. J’arbore les aigles d’argent de Vijay sur mon col, la fourragère du capitaine Bonafont sur mon épaule gauche. Une Croix d’Obsidienne avec couronne et barrette pend à mon cou, car j’ai aussi hérité de la médaille de Vijay. Voici le colonel Sven Tveskoeg, en compagnie du lieutenant Vijay Tezuka… Le père d’Aptitude ne verra pas d’inconvénient à ce que je lui pique son nom de famille. D’ailleurs, je suis sûr qu’il approuverait, en admettant qu’il en entende parler un jour. Les Aux’ nous accompagnent, ainsi que leur nouvelle recrue fraîchement tondue, rasée et rétrogradée, anciennement Emil Bonafont deMax Bonafont, qui vient de perdre trois de ses noms, ainsi que son titre et sa veste. Il rentre dans les rangs, s’aligne sur la droite et se met en position. Il fera bien l’affaire. — Si on n’a pas trouvé les Poings d’Argent, j’explique, c’est qu’ils n’étaient pas sur Hekati. Ils campent à l’extérieur… Mes paroles sont accueillies par un silence choqué. — Un vaisseau exarche est arrimé sur son bord externe. Cela fait des mois. Un parasite sur cet habitat. Vijay s’apprête à dire quelque chose et je lève une main. Il ravale ses paroles, bien qu’il ait le visage plus tendu. L’heure est venue de révéler mon secret. — C’est Hekati qui me l’a dit. Nous avons le choix entre sept vaisseaux. Quatre d’entre eux sont de vraies antiquités. Des semi-IA tout au plus, tout en courbes et en empennages. L’un d’eux est même équipé de hublots. Le cinquième est le nôtre. Enfin, c’est la barge U/Libre qui nous a amenés jusqu’ici. Le sixième est un remorqueur standard de classe Z, trapu et cabossé. Cet engin ressemble à un croisement entre un scarabée et une guêpe, doté d’un harpon de combat et de deux bras mécaniques. On pourrait probablement déplacer toute une planète avec une armée de ces trucs. Les classe Z se trouvent partout où il y a besoin de délester de la cargaison. Le septième ressemble fort au sixième, mais en plus petit et plus robuste. Évidemment, c’est celui que je choisis. — C’est du suicide, commente le SIG. Avec un supplément de rouille. Ouais, je suis parvenu à la même conclusion. — Tu es sûr que tu ne préférerais pas un petit rétrofusées ? Ou un mignon petit lanceur ? On pourra toujours s’occuper des questions de fond plus tard. — Non. Le Diabolo soupire. Notre nouveau vaisseau est amarré depuis si longtemps que les fragments de roche spatiale ont rongé l’un de ses flancs jusqu’à son ossature métallique. La porte s’ouvre avec un grincement et des flocons de rouille se déposent sur la plate-forme dégueulasse du sas. Tout le monde fait comme si de rien n’était. Des lumières d’urgence scintillent sur une cloison, et un calendrier qui vante les mérites des câbles de remorquage « Bukiball » affiche une blonde morte depuis longtemps. En partant du principe qu’elle ait vécu. Le poste d’équipage est minuscule, prévu pour trois tout au plus. Le sol est recouvert d’un tapis de gravitation, du genre à coller aux petits crochets fixés aux talons des combinaisons spatiales bon marché. Les autres pourront s’entasser à l’arrière. Même si ça veut dire qu’ils n’auront pas de sièges. Un enchevêtrement de fils et de cristaux-mémoire bon marché fait office de système de navigation. Semi-IA tout au plus, peut-être même pas. Sur le tableau de bord, une diode indique qu’il faudrait recharger nos phares ; on en fera l’économie, car moins on annoncera notre départ, mieux ça vaudra. Le SIG emploie des termes simples pour expliquer ce qui va se passer si le vaisseau refuse de retirer le blocage de sécurité des moteurs. Le vaisseau accepte avant même d’arriver à la moitié de son discours ; mais mon flingue est sur sa lancée. — Et après ça, je bousillerai tous les… — J’ai tout déverrouillé. — Ah ! soupire le Diabolo. Ouais. Ajac et Iona vont rester au moyeu, sur mon ordre. Il y a assez d’oxygène pour respirer, la radiation n’y est pas pire que sur Hekati, et on va leur laisser des rations. Je leur dirais bien de rentrer chez eux, mais ils n’auraient nulle part où aller. Plus maintenant. Iona se plaint qu’on l’abandonne. Neen soutient la même chose en sa faveur. Je finis toujours par revenir ; il devrait le savoir, maintenant. Je décide de recouper deux problèmes pour trouver une solution. Le problème, c’est mon bras artificiel. Est-ce que le général Tournier a entendu parler de moi ? C’est très peu probable, mais mon bras a été fabriqué par le colonel Madeleine, qu’il doit forcément connaître. La prothèse est en métal noir, absorbe la lumière et sonne quand on la tape. On ne peut pas faire plus voyant, du moins il me semble. Mais quand j’en fais part au colonel Vijay, il sourit. — Quoi ? — Rien. Son sourire disparaît bien assez tôt. Le colonel ne m’a jamais vu sans bras jusqu’à présent. S’il trouve que ça a l’air moche, il aurait dû voir ce que ça donnait avant que le colonel Madeleine me refasse le moignon. — Garde ça pour moi, je dis à Iona. Elle vacille sous le poids, puis se redresse et décoche un sourire à Neen. On reviendra, désormais elle en est sûre. Pas possible que je laisse ça ici. Je glisse mon épaule dans la veste d’Emil et demande à Rachel de me replier la manche sur la poitrine et de l’y agrafer. — Eh ! t’as la classe, approuve mon flingue. — Garde à vous !… Quand je traverse le sas, Neen dit aux Aux’ de me saluer. Vijay me suit, quelques pas en arrière. Je leur rends leur salut et leur intime de prendre leur position. Moi, je m’arroge la place du pilote. Haze est assis à côté de moi. Vijay se tient de l’autre côté, l’air perplexe. De part et d’autre de son col sont épinglés les insignes de mon grade. Même pour un lieutenant, il fait ridiculement jeune. Dès que j’ai le cul calé, je recharge les blocs d’alimentation de mon flingue. Celui qui est habituellement accroché derrière la détente est presque éteint. L’autre, que j’ai encore sur moi, est vide depuis longtemps. — Merci, mon salaud, gémit le Diabolo. — Démerde-toi pour que ça dure, je rétorque, avant de lui expliquer ce que j’attends de lui. Les SIG-37 parlent couramment cinquante langues, du moins c’est ce qu’il prétend. Je ne pense pas qu’il mente. Parce qu’il y a des mots là-dedans que je ne reconnais même pas. Et je peux me commander une mousse ou une pute en plus de langues que n’importe qui. — Tu peux le faire ? Déchiré entre admettre que c’est impossible et se vanter de ses capacités, le flingue opte pour la seconde solution. — Bien, dis-je. Alors fais-nous démarrer. Un défilé de diodes ondule sur le châssis du SIG, qui émet ce bourdonnement caractéristique, comme chaque fois que je lui confie une tâche difficile. Il y a quelque chose de réconfortant dans ce rite. Mais je n’en dis rien au flingue. Le pont sous mes pieds se met à vrombir et l’éclairage du poste d’équipage décline. Haze, Vijay et moi bouclons nos ceintures. Les autres se sont déjà attachés à une rampe. C’est le mieux qu’on puisse faire. — Mon lieutenant, avance Haze. Vous êtes sûr que vous voulez que je fasse ça ? Oui, certain. Quand il efface la mémoire du vaisseau d’un seul coup, ça doit lui filer une migraine carabinée, parce qu’il attrape un sac pour gerber dedans. Heureusement, on est encore en basse gravité. — Fais ça en apesanteur et je te balance moi-même par-dessus bord, je menace. Ça lui arrache un sourire. Les afficheurs nous promettent un espace dégagé jusqu’à la ceinture d’astéroïdes. Enfin, rien que de l’hydrogène, de l’hélium et divers oligoéléments, sans parler du champ de radiation interstellaire habituel. Ainsi que trois satellites morts, un container de cargaison qui moisit, et une demi-douzaine de débris flottant autour de l’habitat. Mais rien qui semble avoir l’intention de nous prendre pour cible. D’ailleurs, rien qui ait l’air de nous prêter une quelconque attention. Ça me convient. — OK, je glisse au SIG. Fais-nous sortir. Des couplages se libèrent dans un sifflement de tuyaux et un fracas de grappins, faisant trembler le poste d’équipage. Je demanderais bien à mon flingue depuis combien de temps ce tacot n’a plus bougé, mais je préfère ne pas le savoir. Ce n’est pas comme si on avait vraiment le choix. — Alors, commence le SIG. Prudence ou rapidité ? Tu préfères quoi ? — La prudence. — Bonne réponse. Je laisse le SIG calculer la rotation d’Hekati. Il faut la maintenir entre nous et le vaisseau Poing d’Argent. C’est important, parce que nous sommes sur le point d’atterrir sur Hekati pour la première fois. C’est ce qu’on va raconter au général Tournier, en tout cas. Tout en nous faisant remonter un rayon, puis glisser par-dessus le bord extérieur d’Hekati pour serrer l’autre côté, le SIG ne cesse de marmonner des chiffres. — Un neuf deux quatre six, énonce-t-il avant d’y ajouter une nouvelle série de chiffres. — Vitesse angulaire ? demande Haze. — OK ! C’est une manœuvre difficile ; enfin, j’imagine, puisqu’elle finit même par réduire mon flingue au silence. À un moment donné, nous dépassons le container abandonné, les satellites et les débris, et nous nous intégrons à la rotation d’Hekati parmi les rochers. La ceinture d’astéroïdes est de type M, ce qui signifie que cent mille de ces saloperies de bouts de métal gigantesques sont en orbite lente autour de l’étoile qui renvoie sa lumière à Hekati. Personne ne va venir nous chercher dans le coin. Alors on vire et on se planque à la frontière de la ceinture. — Bon ! je lance aux autres. Voici comment ça va se passer. Je parle, ils écoutent. Et ils fixent leurs yeux sur moi, échangent des regards et font ce qu’on leur dit de faire. Parce qu’ils lisent sur mon visage ce qu’il leur en coûtera dans le cas contraire. Il n’y a que le flingue pour s’exprimer – et encore, c’est un chuchotement. — T’es taré ? — Probablement. Il grogne. — Je veux dire, c’est pas que j’en ai quelque chose à foutre. Mais saboter son propre vaisseau… (Ses lumières clignotent quand il passe le poste d’équipage en revue.) Déjà qu’il était pas tout jeune. — Eh bien, ce sera pis. — Tu m’étonnes. La plupart des astéroïdes ne sont guère plus gros que nous. Mais nous réussissons à en trouver un qui fait cinquante fois notre taille, et je demande au flingue de nous racler contre lui. Tout le monde dit qu’on ne peut rien entendre dans l’espace, mais je perçois chaque grincement, alors peut-être que c’est l’air d’ici qui fait la différence. Enfin, sous peu, il ne devrait pas en rester beaucoup. — Sven, risque quelqu’un. — Soldat ? Il y a quelque chose dans ma voix qui fait remonter le menton d’Emil. — Rien, mon colonel. — Est-ce vraiment nécessaire ? demande le colonel Vijay. — Je ne sais pas. Qu’est-ce que vous en pensez ? Il se mord la lèvre inférieure. C’est pas sa faute, je me rappelle. Envoyer un officier d’état-major de dix-huit ans pour assassiner un général des Faucheurs n’a jamais été une idée de génie. Mais émettre ce genre d’opinion relève de la trahison. Je finis par décider que c’est en fait une brillante idée dont nous n’avons pas encore perçu toute l’ampleur. — T’as fini ? — Pas encore, marmonne le Diabolo. Le badge de radiation sur l’épaule de ma combinaison pressurisée est orange, presque noir. Hors d’usage, apparemment. Cela dit, il était déjà orange, presque noir la première fois que je l’ai regardé, avant de quitter le moyeu central d’Hekati. Peut-être que tout va bien après tout. — Ce vaisseau, on l’a volé, je dis aux autres. D’accord ? Ils opinent du chef. — On l’a trouvé dans une aire de lancement à Ilseville. — Mais…, objecte Neen. — Ouais, je sais. Il n’y a pas d’aire de lancement à Ilseville. Mais le général Tournier n’est pas au courant… En fermant hermétiquement mon casque, je mets en route l’alimentation d’oxygène. Alors je réduis le mélange, parce qu’il faut qu’on le fasse durer. Puis, je mime un cadran, lève deux doigts et tourne la main. Tout le monde baisse son oxygène. Je le leur aurais bien dit, mais la communication radio est hors service sur la plupart de nos combinaisons. — Je fais le décompte, je lance à mon flingue. Quand j’atteins zéro, le Diabolo nous fait racler la roche une toute dernière fois. Seule notre nacelle de détresse se détache ; un affleurement déchire la coque et toutes les lampes au mur s’éteignent. Une seconde plus tard, deux ampoules d’urgence s’allument. C’est vrai, ce qu’on dit sur le bruit dans le vide. Des sirènes hurlent, puis se taisent quand notre atmosphère est aspirée par le trou. — Merde, lâche Vijay, dont le système de communication fonctionne encore. Des yeux sombres me scrutent derrière la vitre de son casque. Je lève les deux pouces à son intention. Une seconde plus tard, il hoche la tête. Le froid extrême draine le sang des doigts, des mains et des pieds, des bras et des jambes, dans cet ordre. J’ai déjà vu ça. La procédure d’urgence de notre vaisseau suit le même principe. Elle éteint les lumières, verrouille les portes, referme toutes les ouvertures possibles et cesse d’acheminer la chaleur aux endroits non essentiels, avant de s’attaquer à ceux qui le sont. Nous ressentons tous le froid. — Je vais cesser de fonctionner, résonne une voix. Le vaisseau envoie son avertissement directement dans mon casque. — Ouais, je sais. (Au SIG, je lance :) Fais passer le message. Le flingue s’exécute. — SOS, SOS… Ceci est le cargo Teller3, nos coordonnées sont les suivantes… (Le Diabolo braille une série de chiffres qui nous positionne près de la ceinture d’astéroïdes, et nous décrit comme destinés à exploser sur Hekati.) Ceci est le cargo Teller3, nos coordonnées sont les suivantes… Les coordonnées changent imperceptiblement, comme notre position réelle. Tout va dépendre des quelques heures à venir. Si on ne peut pas aller aux Poings d’Argent, alors ce sont eux qui doivent venir à nous. Et l’appât doit être crédible. J’ai un goût amer dans la bouche, et ce n’est pas seulement dû au kyp qui se nourrit de la panique qui m’entoure. Ce n’est pas la peur non plus. L’attente, peut-être. Ma gorge se serre tant j’aimerais savoir si j’ai raison. Je vais tuer le général Tournier. Si c’est possible, alors je le ferai, quoi qu’il en coûte. Nous vaincrons, quoi qu’il en coûte. La devise des Aux’. — Sven, observe Vijay. Vous souriez. Je ne sais pas comment il fait pour voir à la faible lueur des fragments de tableau de bord qui fonctionnent encore. — On dit mon colonel, je corrige. Et on respecte le silence radio. Chapitre 40 Hekati paraît immense et on n’est pas encore arrivés. Nos moteurs sont presque morts ; notre apport en oxygène, sérieusement compromis. Le nombre de lumières sur notre tableau de bord diminue de minute en minute, au fur et à mesure qu’un nouvel élément déclare forfait. Dans le poste d’équipage, la température est tombée largement en dessous de zéro. Mais mon corps ne sait pas trop s’il fait froid ou chaud, et même le kyp dans ma gorge menace de faire la grève, comme s’il était conscient que me faire vomir en ce moment ne serait pas une bonne idée. Vijay est penché en avant sur son siège, quasiment immobile. J’ai l’impression que Haze adresse une prière à Papa Legba le Connecté, si j’en juge d’après les mouvements répétitifs de sa main droite. Foutez-moi face à un type armé jusqu’aux dents et je serai heureux de laisser le meilleur des deux gagner. Parce que ce sera forcément moi. Je l’ai fait suffisamment de fois pour le savoir. Mais ça, attendre de l’aide et attendre la mort, sans savoir laquelle des deux arrivera en premier, ça m’apprend des choses sur moi-même. Et vous savez quoi ? J’apprends surtout que la patience, c’est très surfait. Entre deux procédures d’urgence, le SIG vérifie directement chacune de nos combinaisons. — Bon ! me rapporte-t-il. Rachel est foutue. Elle en a pour trois heures. Neen, quatre. Moi, quatre heures dix. Franc en a pour quatre heures vingt. Pareil pour Vijay. Cinq pour Haze. Et cinq heures trente pour Emil. Vu la façon qu’on a de dériver, il va bien nous falloir cinq heures avant de percuter le sol. — Toi, j’articule en silence en tapant l’épaule d’Emil. Et toi… (À mon contact, Rachel regarde derrière son épaule.) Échangez vos ballons d’oxygène. Il faut que je le répète trois fois pour qu’ils parviennent à lire sur mes lèvres dans cette lumière sinistre et vacillante. Rachel prend une profonde inspiration avant de se retourner pour permettre à Emil de détacher sa bouteille. Les joints d’étanchéité se ferment tandis qu’on libère son ballon, puis c’est à son tour à lui de prendre sa respiration, de se retourner et de laisser Rachel retirer sa bouteille. Il la lui met en place. Heureusement, parce qu’elle commençait à vaciller. Et puis elle fait de même pour lui. Je suis épaté par leur travail en équipe. Il doit savoir qu’il perd au change. Cinq minutes deviennent dix, puis vingt. Personne ne nous fait signe. D’ailleurs, personne ne nous prête aucune attention. Comme une demi-heure se transforme en une heure, puis en deux, et qu’Hekati grossit à vue d’œil, je commence à me demander si je ne me serais pas trompé. Ce n’est pas un état d’esprit que je compte garder très longtemps. Je juge que c’est un comportement intéressant mais évitable, avant de le mettre de côté et de me remettre à fixer les yeux sur l’écran. On fait fonctionner un logiciel dont il ne reste plus que le squelette, et encore. Le champ d’astéroïdes est derrière nous, Hekati entre le soleil et notre vaisseau. On ne voit donc de nous que notre ombre. Pour contrer cet effet, le SIG émet un message d’urgence et communique notre position. Qu’est-ce qu’on a comme plan de secours ? Mourir, j’imagine. Mais ça n’a jamais été mon fort. Je demande au Diabolo de vérifier la combinaison de chacun, et j’apprends que le colonel a tellement baissé son oxygène que c’en est presque dangereux. Il risque presque de s’en sortir. Bien sûr, il aura des lésions cérébrales, mais peut-être qu’il s’en fout. L’heure est venue de changer de tactique. Je tapote sur les touches de commande encastrées dans mon gant et me reconnecte. Je fais signe au colonel Vijay, qui m’imite. De toute façon, il ne reste déjà plus beaucoup d’énergie dans mon système de communication. Autant s’en servir pour la bonne cause. Haze est le dernier à nous rejoindre, et ne se connecte qu’une fois qu’il s’est rendu compte qu’on l’est déjà tous. — Grouille-toi, je balance au SIG. Haze me regarde bouche bée derrière son casque. — Mon lieutenant, chuchote-t-il. Et le silence radio ? — Allez, fais-le. — Faire quoi ? demande Haze, si ébahi qu’il en a parlé sans réfléchir. — Fais-nous avancer plus vite. — Je ne peux pas. Pas assez de puissance. — On est scannés, annonce le vaisseau. Depuis quand il est réveillé, celui-là ? — Par quoi ? — Mon lieutenant, intervient Haze. — Quoi ? Des lumières clignotent le long de mon flingue. Des munitions défilent dans un bourdonnement. Céramique, explosifs, puis retour en arrière. J’ai toujours su qu’il faisait ça pour épater la galerie. — Code machine, énonce-t-il. Un truc du coin, légèrement vieillot. Voilà qui devrait leur foutre les boules. — Probablement Exalté, complète Haze. — Génial, dis-je. On est où là, au juste ? Le SIG me repasse les coordonnées de notre message de détresse et les récite indéfiniment, alors que notre vaisseau dérive de plus en plus près d’Hekati, en changeant les derniers chiffres au fil de notre progression. — Très drôle. C’est quoi ce truc là-bas ? — Hekati, répond-il. Habitat désert… — Ça ne devrait pas se trouver ici, annonce brusquement Haze. Comme toujours, il apprend vite. — Vous voulez y retourner ? intervient le colonel Vijay d’une voix dure. Haze interprète parfaitement mon grognement. Si parfaitement d’ailleurs qu’il tressaille comme sous un coup de fouet. — Hé ! proteste-t-il. — Quoi ? demande le colonel Vijay. — La ferme. Ma voix tranche. Je ne suis pas sûr que Vijay ait encore compris ce qui se passait. Vu les regards furieux qu’il lance à Haze, presque casque contre casque, j’en doute. — Vijay. Ça suffit. On lui pardonne son instant d’hésitation. — Ça ne change rien, dis-je aux autres. On est partis dans cette direction. Impossible de faire demi-tour, et puis où est-ce qu’on pourrait aller ? Je balaie tout le groupe du regard. Même Emil, qui m’observe avec un sourire amer. — Nous sommes les Faucheurs. Les Exaltés ont intérêt à écouter. Je compte là-dessus. — Pour la gloire, c’est foiré. Et si quelqu’un veut la mort, c’est maintenant ou jamais, et c’est gratuit. Pas besoin de faire demi-tour pour ça. Vijay éclate d’un rire désabusé. — Alors… (J’ordonne au SIG :) Fais accélérer ce zinc avant qu’on n’ait plus d’oxygène. Une courbe d’habitat vient à notre rencontre. J’ai du mal à croire qu’on ne va pas s’écraser, mais le Diabolo et Haze ont tout sous contrôle. Nous virons légèrement, allumons les accélérateurs et laissons s’échapper quelque chose qui aurait pu être un parachute d’atterrissage si on n’avait pas été dans le vide. — Qu’est-ce que c’est ? — Une cloche de Medusa, explique le SIG. Tout le monde se les arrachait il y a une cinquantaine d’années. — Et ? — Elles ne fonctionnaient pas. Alors pourquoi on s’en sert, nous ? Mais ça doit bien marcher un peu, parce qu’on ralentit et qu’on effectue une légère rotation, en rasant le côté d’Hekati. J’aperçois des nuages et des vallées à travers la vitre, ainsi que ce qui ressemble à un village, tout en bas. — Merde. — Ouais, renchérit le SIG. Imagine qu’on ait à… Il ne finit pas sa phrase, car quelque chose nous force à nous arrêter brusquement avant d’avoir atteint le rebord d’Hekati. Ce « quelque chose » est un harpon qui s’enfonce brutalement dans le flanc de notre vaisseau, avant d’ouvrir ses dents et de se verrouiller. Le peu d’oxygène qui restait est aspiré dans le trou. — Une foreuse d’astéroïde, commente le SIG. Puis nous tanguons sur le côté, tandis qu’une aussière invisible resserre son étreinte, et que je m’écrase sur une cloison. Deux autres harpons nous percutent, un autre vaisseau se cogne brusquement contre le nôtre, et notre porte externe explose. On nous prend à l’abordage. Le premier homme balance un filet qui devrait se déployer et bloquer le poste d’équipage. Mais il ne s’ouvre pas. Je saute vers le plafond et enfonce mon gant de gravitation dans de la maille de mauvaise qualité. De minuscules crochets me donnent assez de prise pour piétiner la visière du casque d’un Poing d’Argent. Sa tête s’échappe sur le côté, alors je balance un nouveau coup et quelque chose se brise soudainement. — C’est de la belle camelote, observe mon flingue. Il parle du casque. C’est la première fois que je me bats en apesanteur. J’ai l’impression de nager hors de l’eau. C’est aussi la première fois que je le fais avec un seul bras, avec ou sans pesanteur. C’est vachement plus difficile que de nager sans eau. Pour commencer, je ne peux pas me tenir et ouvrir le feu en même temps. Une idée me frappe presque en même temps qu’une matraque paralysante. Je me déporte sur le côté, colle mes deux bottes à un mur et lance une fléchette dans le casque d’un lieutenant Poing d’Argent qui se tient à la porte. Il n’occupe pas un rang élevé et ça m’étonnerait qu’il leur manque beaucoup. Du sang jaillit en un millier de gouttelettes flottantes. — Joli, approuve mon flingue. Le Diabolo est la seule arme qui fonctionne. En tout cas, c’est la seule de notre camp. Neen est occupé à appuyer sur la détente d’un fusil à impulsion trouvé dans le vaisseau. Il a fait tout ce qu’il fallait, comme abaisser le levier de chargement, mais rien n’y fait. Il s’en sert alors comme d’une matraque. Un Poing d’Argent s’effondre, les mains sur le casque. — Comment ça se fait… ? — Parce que je ne suis pas de la camelote, moi, rétorque mon flingue sans me laisser finir ma question. — Change de munition, j’ordonne. — Non, tête creuse. — Fléchette. Il fait défiler les munitions de mauvaise grâce. J’adore les fléchettes. Un minimum de détente, un maximum d’énergie cinétique, et les dards de carbone éclatent à l’impact. Je fore un trou dans un homme derrière Neen, et observe sa combinaison prendre soudainement la forme de son corps. L’oxygène s’échappe, le vide se met à aspirer, et le sang s’envole à travers une déchirure. Un éclair de Taser frappe là où je devrais être. Mais je suis déjà ailleurs. Peut-être pas là où j’aurais voulu être, car j’ai oublié qu’il me manquait un bras. — Putain, j’adore ce genre de conneries. — T’es vraiment un dégénéré, dit mon flingue. Tu te sens bien quand tu risques de crever. — T’essaies de me faire croire que c’est pas pareil pour toi ? Il la boucle. Et j’ai encore le sourire aux lèvres quand je me rends compte que mon dernier coup était de l’explosif. — C’était… — Nécessaire, affirme le Diabolo. Il a raison. Un soldat en gilet d’armes s’est fait démonter en petits morceaux. Mais ça a coûté un gros morceau de la cloison devant laquelle il se tenait. — Arrêtez ! gueule un tressé. De la chair comme du cuir, cinq tresses qui frissonnent quand il tourne la tête. Pas de casque, je me rends soudainement compte. Pas de combinaison. Comment il… ? Je secoue une jambe pour fixer mes bottes au sol et je colle le SIG sur sa tempe quand mon flingue annonce : — Déconnexion. — Non, bordel… Mais il s’éteint quand même. — J’ai dit : Arrêtez ! Le tressé me jette un regard furieux. Tous les autres sont figés. Des Poings d’Argent nous encerclent. Une bonne dizaine de ces saloperies. Ils ont des bottes de gravitation correctes et des Tasers qui fonctionnent. Nous, on a des combinaisons avec des semelles qui collent, et tout et n’importe quoi en guise de matraques. — Vous m’entendez ? balance le cinq-tresses. — Ouais, ouais, je riposte en tendant la main vers mon sabre laser. Je t’entends parfaitement. La flamme bleue se met à vaciller et le couteau s’anime entre mes doigts. — Colonel, émet le cinq-tresses. C’est… Qu’est-ce qu’ils ont tous à me faire chier avec cette connerie de technologie illégale ? Il se tient dans une zone sans oxygène et avec une température en dessous de zéro, le crâne bourré de métal et de petits morceaux frétillants, des tuyaux qui lui sortent des côtes comme une machine mal conçue, et il trouve quelque chose à redire à mon couteau ? — Je vais te tuer. Le cinq-tresses secoue la tête. Tous ses serpents de métal ondulent comme des algues sous-marines. — Non, vous n’allez pas me tuer. Vous allez poser ce couteau par terre. Parce que sinon… Je me retourne, en faisant attention à bouger lentement. Je suis à moitié concentré sur le tressé, et à moitié sur une scène qui se déroule dans le poste d’équipage. Un de ses hommes a son pistolet braqué sur le casque de Haze. — C’est un Crâne de Serpent, je gueule. Te gêne pas. Le cinq-tresses fait glisser son regard de moi à Haze, examinant l’encombrante combinaison de ce dernier avec intérêt. Il fait un signe de la tête au soldat, qui attire Haze vers lui et jette un coup d’œil dans le casque pour vérifier par lui-même. — Pourquoi… ? interroge le cinq-tresses, avant d’opter pour : Comment ? — On l’a fait prisonnier. Peut-être qu’on va réussir à s’en sortir malgré tout. — Où ? — Pourquoi, comment, où… (Je lui balance ses propres questions dans la gueule.) T’as pas d’autres questions ? Le tressé prend un air menaçant. — Éteignez-moi ça. — Viens le faire toi-même. L’espace d’un instant, on dirait qu’il est tenté de le faire. Ç’aurait été trop beau. — Si vous ne le faites pas, menace-t-il, alors on tuera celui-ci. Il montre Vijay du doigt. — Allez-y. De toute façon, c’est qu’un petit merdeux sans couilles. Le cinq-tresses me foudroie du regard, en essayant de mieux me cerner. — Qui êtes-vous ? — Sven, je rétorque. Le colonel Sven Tveskoeg, Croix d’Obsidienne avec couronne et palmes. Mon nom ne lui dit rien. Tout ce qui l’intéresse, c’est mon grade et la médaille. — Colonel ? — C’est ce que j’ai dit. — Faucheur ? Mon silence est éloquent. Il hoche la tête en poursuivant son interrogatoire : — Qu’est-ce que vous faites par ici ? — On se la coule douce. (Je balaie ce qui m’entoure d’un geste.) Qu’est-ce qu’on fait à votre avis ? — Moi je trouve que vous avez l’air d’être en cavale. Merde, il est rapide. Ma lame plonge vers son cou. Il l’esquive et éclate de rire. Je l’aime bien, en fin de compte. Enfin, presque. Mais mon attention est attirée par un Colt SW hécatombe, avec une crosse escamotable en métal et un petit bloc d’alimentation. Entre les mains d’un capitaine des Faucheurs. Enfin, d’après ce qui est inscrit sur sa poitrine : « Capitaine Diski, Grand-Croix d’Obsidienne, 9e régiment des Faucheurs ». — Bouge encore une fois, me prévient-il, et tu ne seras plus qu’un putain de tas de cendres. — On dit : « Tu ne seras plus qu’un putain de tas de cendres, mon colonel. » Il sourit et jette un coup d’œil au cinq-tresses, qui hoche la tête. Une seconde plus tard, il baisse son fusil. — Faites les présentations, dit le tressé. Je passe mon équipe en revue. — Le lieutenant Vijay, le sergent Neen, le caporal Franc, le soldat Emil, Rachel, notre sniper, et puis notre prisonnier. Je ne sais pas comment il s’appelle. Il ne dit pas grand-chose. Haze me rend mon regard, le visage impassible derrière sa visière. — Où avez-vous dit que vous l’aviez fait captif ? — J’ai rien dit du tout. Mais c’était à l’extérieur d’Ilseville… (Ma voix est amère.) On était sur le point de partir. La ville ne lui évoque rien, alors je donne le nom de la planète, qu’il semble vaguement identifier. Heureusement, il ne sait pas à quelle distance elle se trouve. C’est facile d’oublier combien ces campagnes peuvent être si importantes aux yeux de ceux qui les mènent, et ne rien vouloir dire pour les autres. Nous, on était un des petits paris secondaires d’Octo V. Un qui n’aurait pas dû aboutir, qui ne s’est presque pas produit d’ailleurs… Et puis si, finalement. — C’est fini alors ? demande le tressé. On l’a reprise ? Je secoue la tête. — On a tenu le siège, vous l’avez prise. Nous, on a essayé de la reprendre. (Je hausse légèrement les épaules.) Trop de mercenaires, pas assez de professionnels. Le tressé hoche la tête, presque malgré lui. Les Exaltés ont des opinions bien arrêtées sur les mercenaires, et elles ne sont pas très favorables. Chapitre 41 Je franchis une porte en m’attendant presque à passer par un second sas, pour me retrouver dans la soute d’un transporteur de troupes. Des bancs longent les deux côtés d’un hangar. Il doit y avoir deux cents places de part et d’autre. Le sol entre les deux est métallique et clouté pour empêcher les bottes de glisser. Des anneaux d’ouverture jonchent le sol. Apparemment, l’appareil transporte des cargaisons tout autant que des troupes. — Vous pouvez enlever vos combinaisons, dit le cinq-tresses. Quand personne ne s’exécute, il aboie un ordre au capitaine des Faucheurs. Ce dernier se contente de défaire les attaches de sa propre combinaison et de la faire glisser au sol. Comme le colonel Vijay m’observe, je lui fais un signe de la tête. — Vous leur faites confiance ? demande-t-il après avoir appuyé sur son bouton de volume, gâchant ainsi ce qu’il lui restait de batterie. — Je ne sais pas trop. Attendons de voir. Le cinq-tresses sourit. Ce qui me révèle deux choses. Qu’il est branché sur notre canal de transmission, et qu’il ne nous considère pas comme un problème. Les deux me conviennent. Même si je lis sur le visage du colonel Vijay qu’il ne comprend pas pourquoi. — Ça nous aurait rendu service d’avoir un de ces trucs. Le colonel me lance un regard. — Des transporteurs de troupes. À Ilseville. Il hoche la tête, l’air sceptique. Le reste du trajet s’effectue en silence. Ce n’est pas un long voyage, plutôt un saut. Même si le tressé change de dimension avant de revenir, en expliquant qu’il prépare notre comité d’accueil. C’est de la frime, j’imagine. Pour faire comprendre à l’ennemi qu’ils ont des moyens. Il va faire une proposition d’une minute à l’autre. J’en mettrais ma main au feu. Heureusement que je ne le fais pas, parce qu’il est plus subtil que ça. Il nous fait remonter la bosse d’Hekati et descendre par la face externe. Ouais, mais moi aussi je peux faire dans le subtil. Le tressé pense qu’on s’attend que le sas communique avec Hekati. Il ne sait pas qu’on est déjà au courant pour leur vaisseau. Alors, pendant que notre appareil rase le monde circulaire en avançant paresseusement, je m’apprête à avoir l’air surpris, mais pas trop… Et puis merde. On est du menu fretin. Et le vaisseau que nous approchons est un requin. Quand le vaisseau amiral Exalté apparaît, je ressens un tel choc que je manque d’en avoir le souffle coupé, et je dois me mordre pour m’empêcher d’être impressionné. Les autres sont plus lents à se maîtriser et Rachel va même jusqu’à montrer du doigt. On n’est même pas des puces sur un chien qui lèverait la patte contre leur poteau. Imaginez un vaisseau plus grand que toutes les pistes d’atterrissage de Bosworth et collez-le à un des plus petits mondes circulaires. Ça ne m’étonne pas qu’Hekati ait mal. Le vaisseau Poing d’Argent l’agrippe comme un violeur. C’est bien ce dont il s’agit. Un tube à air gros comme une autoroute pénètre Hekati par une fente scellée de béton expansé. On dirait que le vaisseau est en train de troncher l’habitat. Des conduites d’eau vibrent, permettant au vaisseau de prélever ce dont il a besoin. Les Exarches ont même éteint leurs générateurs de gravité, car chaque rotation de l’habitat leur fournit la pesanteur nécessaire. Je découvre les vraies dimensions du vaisseau exarche quand une trappe s’ouvre en diaphragme et que notre appareil s’élève dans l’ouverture, se retourne et atterrit sur un pont suffisamment large pour avaler n’importe quelle ville d’Hekati. Il faut cinq minutes de marche pour atteindre le bord de la piste. Bienvenue sur la Victoire Avant Tout Après Tout et Toujours, résonne une voix. Vaisseau amiral de la 3e légion exarche. Quand Neen se prend la tête entre ses mains, je me rends compte que la voix n’était pas uniquement dans mon esprit. Je ne pense pas qu’elle soit humaine. J’ai à peine ébauché cette pensée que Rachel éclate en sanglots et, quand je me retourne, c’est pour voir Haze essayer de ravaler son propre vomi. Puis il est à genoux et n’essaie plus de ravaler quoi que ce soit. Le sang coule de ses narines. Une tache sombre indique qu’il s’est pissé dessus. — Qu’est-ce qui se passe ? demande Vijay. C’est le cinq-tresses qui répond, après m’avoir décoché un regard furieux. — Le formatage. Ce n’est jamais facile. (Puis il se lance dans la question qui lui tient à cœur.) Comment avez-vous su qu’il était Exalté ? — Ses cheveux sont tombés, il s’est mis à saigner du scalp. — Donc il n’avait pas encore de tresses quand vous l’avez capturé ? — Non, elles ont poussé depuis peu. Le tressé retourne l’idée dans sa tête. Il finit par décider que ce que je viens de lui dire est plausible. Il fait signe à deux de ses gardes, qui se détachent d’une escouade près du mur pour emmener Haze avec eux. Comme il s’est pissé dessus et qu’il dégouline de gerbe, ils s’occupent bien de lui. Et puis, c’est un Exalté. Mais maintenant c’est un Exalté formaté, et je ne suis pas sûr que ça me plaise. — Et nous ? je demande. — Oh ! répond le cinq-tresses. On s’occupera de vous plus tard. Ça l’amuse de me voir lutter pour garder mon calme. C’est pas facile. Vijay et Neen sont à côté de moi, Emil un pas derrière eux, flanqué de Franc et Rachel. Jusqu’à présent, il l’a fermée. Une part de moi se demande si avoir donné sa parole d’honneur revêt tant d’importance que ça à ses yeux. Et le reste se dit qu’il doit savoir que je l’égorgerai avant qu’il ait pu prononcer un seul mot. Chapitre 42 La Victoire Avant Tout Après Tout et Toujours avance au temps digital, cent kilos/seconde par j/M, c’est-à-dire 1 125 jours standards, ou le temps qu’il faut à la lumière pour parcourir 29 139 826 917 600 mètres dans le vide. Je ne vois pas ce qui nous empêche de revenir aux bons vieux kilomètres/heure. Le vaisseau amiral est en grande partie éteint. Il continue à dégager une trace infrarouge, me dit le SIG. Je ne sais pas trop si sa signature thermique se distingue de celle d’Hekati. Mais c’est peut-être là tout l’intérêt. La Victoire Avant Tout est certainement occupée à saigner l’habitat à blanc. L’oxygène et l’énergie sont en libre-service. Squatter la rotation de l’habitat pour donner de la gravité au vaisseau amiral met Hekati à rude épreuve. Mais tout ce que volent les Exaltés leur permet de moins produire. Un indice de moins pour ceux qui cherchent les signatures thermiques ou les traces électromagnétiques. Ce n’est pas de l’U/Libre que se cachent les Poings d’Argent. C’est de notre glorieux souverain. Je trouve ça tout seul et j’en retire un certain sentiment de satisfaction. C’est pas si difficile de réfléchir une fois qu’on a pris le coup. — Ça va ? — Bien sûr, je réponds à mon flingue. Pourquoi ? — Oh ! c’est juste que je capte une migraine. Il s’éteint de mauvaise grâce, avant de se rallumer pour vérifier que c’était vraiment mon intention. Il est peut-être plus étroitement lié à mon système limbique que je le croyais, parce que je n’en étais effectivement pas sûr à cent pour cent. Quelqu’un frappe à la porte de notre cellule. Ce qui n’est pas vraiment le genre de choses auxquelles on s’attend en tant que prisonnier. Le colonel Vijay me jette un coup d’œil, puis à Emil. Rachel attend que je lui fasse signe, avant d’avancer jusqu’à la porte et de tourner la poignée. Quelqu’un a tiré le verrou. — C’est toi, le sniper, c’est ça ? Elle répond par l’affirmative au capitaine des Faucheurs qu’on a rencontré plus tôt. Sans son armure, il est jeune et beau, avec des cheveux sombres qui dissimulent un pan de son visage. Une cicatrice décore l’autre côté. Une cicatrice très élégante. Il a dû se la faire lui-même. — Tu es douée ? — Essaie un peu pour voir, rétorque-t-elle. — Oh ! j’y compte bien. Et il sourit quand elle rougit. Non, moi non plus je ne crois pas qu’il parlait fusils. Il me voit et se met au garde-à-vous. Il porte l’uniforme standard, sauf pour un écusson d’épaule que je ne reconnais pas. Mais, quand il se retourne pour examiner notre cellule, j’ai droit à une surprise. Trois tresses minuscules lui sortent du crâne, des vraies, qui ondulent d’elles-mêmes. — Excusez-nous pour la cellule, mon colonel. On va vous trouver des vraies chambres pour plus tard. — Nous sommes prisonniers ? — Invités, mon colonel. — De cette tête de métal ? Il sait y faire, le garçon. Mais pas assez pour étouffer la colère dans ses yeux. — Non, mon colonel. Du général Tournier. Qui veut tous vous voir. Il tourne les talons et quitte la pièce. Je le suis en menant les autres. Cinquante pas jusqu’à une multitude d’ascenseurs, une chute de dix-sept étages, et trois cents pas dans un couloir en ligne droite. Sur le vaisseau amiral de Jaxx, ce serait la zone de divertissement. On finit par savoir que c’est aussi celle de ce vaisseau. C’est juste que les amis exarches du général Tournier se divertissent autrement. Des arachnobots ont arraché les murs d’une surface deux fois comme celle du Précieux Souvenir, et ils ont grignoté le plafond pour créer une arène deux fois plus haute. Ce nouvel espace est encadré de gradins qui s’élèvent bien au-delà de l’ancienne voûte. Les Poings d’Argent ont l’air d’exceller à l’art de s’amuser. Car il ne s’agit pas que d’une multitude de rangées de sièges : chaque gradin est agrémenté de tables pour le dîner, recouvertes de nappes blanches et lourdes de couverts. Mille spectateurs ? je me demande. Deux mille ?… Trois mille ?… On conduit le colonel Vijay et moi-même vers la plus grosse table du gradin inférieur, et il y a une demi-douzaine de couteaux et de fourchettes, ainsi que des cuillers coordonnées et sept verres à vin pour chaque assiette. Connards, je songe. Le cinq-tresses lève les yeux ; je me demande ce qu’il voit sur mon visage. À moins qu’il soit allé plus profond. Neen, Rachel et Franc se dirigent vers une table plus élevée, huit rangées en arrière. Ils sont assis ensemble et c’est tant mieux. Comme ça, ils vont pouvoir garder Emil à l’œil. Cela dit, plus longtemps Emil se taira, plus il sera difficile pour lui de nous balancer, car le 9e considérerait son silence comme une trahison. Vijay est mon aide de camp, et n’a donc même pas droit à une chaise. Il reste debout, près de mon épaule. — Général, lance le cinq-tresses. Permettez-moi de vous présenter le colonel Sven Tveskoeg. — Jamais entendu parler de vous. — Jamais entendu parler de vous non plus. Autour de moi, une demi-douzaine d’officiers retiennent leur souffle. Son rire est abrupt, perçant comme l’aboiement d’un chien. Au moins la moitié des officiers se remettent à respirer normalement, et quand le général Tournier m’adresse un signe de la tête, les autres se décident à faire de même. — Tuez-le maintenant, murmure le colonel Vijay. Il faut que je me retienne pour ne pas lui en balancer une dans la gueule. C’est bien lui qui est censé en connaître un rayon en stratégie, non ? Et puis, qu’est-ce qu’il lui prend de me parler sans attendre que je lui adresse la parole en premier ?… — Alors, reprend le général, dites-moi comment vous avez atterri ici. — On a volé un vaisseau-cargo à Ilseville. On s’est échappés juste avant que la ville tombe. C’est bel et bien ce qu’on appelle un acte de trahison. Mais c’est toujours mieux que de raconter la vérité. Et quand le général Tournier me pose la question suivante, je sais qu’on est hors de danger. Pour l’instant, en tout cas. — J’ai entendu dire que les sites d’atterrissage avaient été bombardés. On m’aurait mal renseigné ? Quoi qu’on fasse, ne jamais contredire un général, surtout pas devant ses propres troupes. Tous ces abrutis précieux ont les yeux braqués sur nous, avec leurs fourragères d’argent et leurs écussons rouges derrière leurs barres de col. — Ça a dû se passer après notre départ, mon général. Il hoche la tête. Il n’y a pas de sites d’atterrissage à Ilseville. C’est un port fluvial, en plein milieu de marécages vides. Un dépôt pour les peaux d’alligator et fourrures rares, un endroit où on met les pieds une fois pour jurer de ne plus jamais y retourner. Ça n’a pas dû beaucoup changer depuis, enfin pour ce qu’il en reste. — Mangez, s’exclame-t-il. Buvez… Nous discuterons d’Ilseville plus tard. Les plats vont et viennent, apportés par un flot régulier de plantons, de domestiques et de serveuses. Une femme commence à remplacer mon verre, puis se fige. Je me retourne et découvre qu’il s’agit de Shil, le visage défiguré par la surprise. C’est là que je comprends qu’elle me croyait mort. Elle devait se dire que ce n’était pour elle qu’une affaire de temps. Et soudain me voilà, en train de lui porter un tout petit peu trop d’attention par rapport à celle qui est due à un domestique de la part d’un officier. Elle a un œil poché. — Quoi ? demande le général en nous jetant un coup d’œil. Je tends la main vers le verre et le fais miroiter à la lumière avant de le fourrer sous le nez de Shil. — Dégoûtant, je gronde. Je ne veux pas de tes empreintes crasseuses. Apporte-m’en un autre. Elle opine du chef avant de partir précipitamment. La femme qui m’apporte un nouveau verre est plus âgée, moins nerveuse. Je ne sais pas trop ce que Shil lui a raconté, mais elle garde les yeux rivés au sol et s’en va sans demander son reste. Elle se dégage de l’étreinte d’un homme attablé un peu plus loin en riant. C’est tout un art de ne pas offenser ceux qui ont un ascendant sur soi. Son attitude m’en dit long sur ceux qui m’entourent. Rien que je ne pourrais pas avoir deviné par moi-même. Leurs domestiques se déplacent autour d’eux avec précaution. — Sven, lance le général, et je me rends compte qu’un nouveau plat vient d’arriver. Le poulet est frais et bien cuit. Sa sauce, riche et épaisse. J’aurais préféré une bonne mousse avec une petite liqueur de canne pour digérer, mais les hommes autour de moi hument délicatement des verres de vin en débattant à propos des bons ou mauvais millésimes. Au bout d’un moment, la conversation s’oriente vers les batailles menées et les villages brûlés. Des assassins bien élevés. C’est incroyable tout ce qu’on peut se permettre quand on a de bonnes manières. Une femme passe, et je lui fous une bonne claque sur le cul. Je lève les yeux et me rends compte que c’est Shil, le visage plus pâle que jamais. Puis elle perd toute expression et le lieutenant à côté de moi se marre. — J’ai déjà essayé, mon colonel. Une vraie furie. Des nattes minuscules lui poussent sur le crâne et la peau autour de ses poignets est marbrée. J’aperçois les trois coupures où on a fait pénétrer le virus exarche en elle. Il me suffit d’en voir les effets secondaires pour avoir la gerbe qui me monte aux lèvres. — C’est vous qui lui avez fait ces bleus ? Il a le sourire en banane. On se présente l’un après l’autre, et je me demande s’il a conscience que j’ai l’intention de le buter dès que j’en aurai l’occasion. Apparemment non, parce que le lieutenant Hamblin me raconte comment il a assommé Shil sans le faire exprès, ce qui lui a bousillé la soirée. Il aime bien que ses nanas sachent ce qui va leur arriver. Le lieutenant veut entrer dans les détails. Mais son général nous observe. Alors on en revient à parler de la Victoire Avant Tout. Elle n’est pas toute neuve pour un vaisseau amiral, me révèle-t-il. Un peu petite pour le nombre d’individus qu’elle contient. Et ce n’est que vers la fin de notre conversation que je me rends compte de quelque chose : quand cet homme, avec son uniforme des Faucheurs et sa Croix d’Obsidienne, évoque « notre vaisseau », il parle de celui des Exaltés. Ce que m’a dit le colonel Vijay est vrai. Le 9e régiment est vraiment une bande de sinistres petits traîtres. — Ça va, mon colonel ? demande le lieutenant. — Oh oui ! je réponds en levant mon verre. Je ne me suis jamais senti aussi bien. Chapitre 43 — Sven, dit le général en se penchant en avant. Un caporal se lève pour me laisser poliment sa place auprès de son commandant. — Merci, caporal. Celui-ci hoche la tête, mais il n’est pas mécontent d’avoir changé de place. Ça se voit dans ses yeux. — Alors, reprend le général Tournier. C’est un de ses tics, de commencer la plupart de ses phrases ainsi. — Racontez-moi comment vous avez perdu votre bras. Son regard est rivé sur la manche vide épinglée sur ma poitrine. — On me l’a bouffé, mon général. Il vérifie que je ne me fous pas de lui. Mais ce n’est pas le cas ; il y a un temps et un lieu pour ce genre de choses. — Qu’est-ce qui vous l’a mangé ? Un ferox, je manque de dire. Un gigantesque monstre sanguinaire couleur sable, avec une crête osseuse qui lui descend du crâne et des griffes qui peuvent déchirer de la céramique. Un ferox m’a sauvé la vie un jour. Il a coupé les liens qui me retenaient au poteau où je me faisais fouetter, m’a donné une fille à baiser et une grotte pour m’abriter. Bien sûr, il a fini par dévorer la fille, les Faucheurs se sont emparés de la grotte et j’ai failli crever. Mais on ne peut pas tout avoir. — Un alligator d’eau douce, je lui réponds. Un lagarto. — Vous avez de la chance d’être en vie. Je hausse les épaules. — J’aurais surtout pas dû me laisser mordre. Et ce n’est pas vraiment un problème, je guéris vite. Il hoche la tête. — Alors vous pouvez toujours vous battre ? Le silence s’abat sur la table. C’est une insulte drapée derrière un sourire. Ils veulent savoir comment je vais réagir. Le caporal dont j’ai pris le siège me jette un regard en coin. Un avertissement, mais de quoi ? De tout, j’imagine. — Sven ? Le général attend ma réponse. Au moins deux officiers à table dissimulent un sourire quand je lève la tête. Pas le général. Il se renfrogne de plus en plus. — Oh oui ! je rétorque. Je peux toujours me battre. — Bien ! siffle le général d’une voix mielleuse. En ce cas, vous allez pouvoir nous offrir le divertissement de ce soir. Il claque dans ses mains, et un aide de camp accourt. C’est un jeune garçon, sans doute trop jeune pour se raser. Mais une fourragère d’argent cascade sur son épaule, un petit poignard noir pend à sa hanche, et il porte cet écusson d’épaule. Il doit avoir l’âge que j’avais quand le lieutenant Bonafont m’a fait prêter le serment à la Légion. Sauf que mon uniforme se résumait à une tenue de combat moisie de transpiration, et que j’avais volé mon poignard sur le marché. — Mon général ? demande-t-il en saluant. — Allez chercher les prisonniers. Le sous-lieutenant repart au pas de course. Ça m’étonnerait que ses parents se soient doutés qu’il finirait par devenir un traître, du mauvais côté du bras de spirale. Cela dit, ils doivent le croire mort. Une vie donnée avec joie pour notre empire bien-aimé. C’est toujours avec joie qu’elle est donnée. Et l’empire est toujours bien-aimé. Notre glorieux souverain ne voudrait pas qu’on meure pour lui tristement. — Servez-vous un autre verre, mon colonel, suggère un major assis à mes côtés. Il pousse vers moi une carafe de cognac sans attendre ma réponse. Le cognac a un goût amer. Toute cette nuit a un goût amer. Cinquante officiers des Faucheurs, cent vingt sous-offs et cinq cent quarante soldats dînent avec mille cinq cents soldats Poings d’Argent et leurs tresses. Le 9e tout entier. Tout un régiment de sales traîtres. Et ce n’est pas tout : un tiers au moins des officiers autour de moi ont des tresses qui leur poussent sur le crâne. Difficile de décrire ce sentiment. Être entouré de traîtres, c’est déjà beaucoup. Mais que ces connards l’affichent publiquement, ça me retourne l’estomac. — Un seul assaut, explique le major. Pas de pause… — À la mort ? Son regard signifie : « Qu’est-ce que tu crois ? » — Ça me va. Ménager l’adversaire, ça n’a jamais été mon fort. Quelles règles pour les armes ? — Pas de flingues. Sinon, tout va. Le général écoute avec un rictus féroce. Je défais mon holster et le fais tomber au sol, heureux que le SIG ait eu le bon sens de ne pas l’ouvrir. Puis j’enlève ma veste. Je suis sur le point de la poser sur le dos d’une chaise quand un domestique se précipite en avant pour me la prendre des mains. Il attend, l’air anxieux. — Et le reste, insiste le général Tournier. Je lui jette un regard surpris. — Les combattants se battent nus, explique-t-il. C’est la tradition. Pas de discussion possible, apparemment. — Oui, mon général. Il hausse les sourcils. Il espérait peut-être des protestations de ma part. Cela dit, si j’avais son bide… Le général Tournier vide son verre d’un trait, achève un blanc de poulet froid et reprend le verre qu’on vient de lui remplir. — Trinquez avec moi, propose-t-il. — Avec tout le respect que je vous dois, mon général… Pas pendant le travail. Au sol de l’arène, deux pans s’écartent pour découvrir une ouverture d’où s’élève une plate-forme. Les conversations s’arrêtent. La foule a l’air de savoir à quoi s’attendre, le spectacle de ce soir a les rouages bien huilés. Une demi-douzaine de Faucheurs se lèvent pour aller pisser ou gerber, histoire de pouvoir boire une nouvelle tournée. Le général se contente de rester assis. Un énorme jéroboam de pisse se remplit à vue d’œil entre ses bottes. Traître ou non, le général Tournier et son régiment comptent bien maintenir leur réputation de gros buveurs et des fêtes à tout péter. Quitte à faire péter des planètes. — Sven, lance le général pendant que je me débarrasse de mon froc, promptement ramassé par un domestique, amusez-vous bien. — Oui, mon général. — Et montrez-nous ce que vous savez faire. Bien sûr, mon général, je manque de dire. Mais je viens de voir qui se tenait sur la plate-forme. Ce sont les Val, nos mercenaires de la bataille sur la colline. Elles n’ont ni chaussures ni vêtements et se dissimulent sous des couvertures de survie. J’aurais dû m’en douter. — Pauvre type, gueule l’une d’elles. — On ne déconne pas avec les Val, hurle l’autre. Elles s’adressent au général, qui sourit paresseusement à l’intention du cinq-tresses et des officiers autour de lui. Mais moi je suis assez près pour voir ses yeux. Il est bourré, mais pas si bourré qu’il ne se rende pas compte des risques qu’il prend. Qui se frotte à une Val se frotte à toutes. C’est une lutte de tous les instants, et pour toute la vie, que de ne pas crever quand les Val en ont après soi. — Les filles, lâche-t-il, voici votre nouvel adversaire. Comme un seul homme, les Val se retournent pour me dévisager. Et comme un seul homme, elles chancellent. — Quoi ? demande le général Tournier. Je suis à poil, elles sont à vingt pas. J’ai une lame dans la main ; je peux tuer l’une ou l’autre avant qu’elle révèle qu’on se connaît. Mais je ne peux pas les faire taire ensemble. Du moins, pas à temps. Quelque chose passe sur leurs visages. Et quand elles reprennent leur position initiale, c’est avec un air méprisant. Pour moi, pour le général, et tous ceux qui se trouvent dans la pièce. Elles sont magnifiques. J’ai toujours admiré les Val. Tous ces efforts concentrés vers un seul but : tuer. — Laisse tomber, crie la première. On ne va pas se battre contre ça. (Elle me désigne du menton.) Un seul bras, pas de cervelle… c’est une putain d’insulte. Maintenant c’est moi qui tire la gueule et le caporal qui se marre. Il s’arrête bien assez vite quand je braque mon regard sur lui. Décidément cet homme a l’âme d’un commandant. — Je vais les affronter toutes les deux en même temps. — Avec un seul bras ? interroge le général Tournier, l’air tenté. — Ça ne peut pas être si dur, je crache en ricanant. Ce ne sont que des copies l’une de l’autre. Les Val se rembrunissent. Il y a une ou deux choses qui ne se disent pas au sujet des Val, et celle-là en fait partie. — Toutes les deux ? répète le général. En même temps ? — Oui, mon général. Est-ce que j’en suis capable ? Bien sûr que oui, bordel. — Apportez-lui un bras de combat, crie le général Tournier. Son aide de camp obéit avec un tel empressement qu’il se cogne dans une des tables. Il lui faut beaucoup plus de temps pour revenir, certainement parce qu’il titube sous le poids d’un énorme bras artificiel métallique. — Il ira, celui-ci ? demande-t-il. Le membre est taché, en acier martelé, avec un enchevêtrement de tuyaux et des tiges hydrauliques en guise d’articulations principales. Une rangée de lames part du poignet jusqu’au coude, qui se termine en une pointe acérée. Le bras se serre sur le haut avec des vis. Une profonde rayure révèle qu’un ennemi s’est pris un sérieux coup avant de mourir. Enfin, si on peut se fier au sang croûté sur la pointe du coude. Évidemment, j’adore. Je replie mes doigts tout neufs en un poing, puis fais osciller mon nouveau bras quelques fois, juste pour le plaisir d’entendre le sifflement de l’hydraulique. — Ça vous va ? demande le général. — Oui, mon général. — Bon. Voici les règles… — Mon général, je le coupe. Il n’aime pas être interrompu. — C’est juste que… Les Val n’ont pas besoin d’entendre les règles aussi ? Il laisse échapper ce rire qui ressemble à un chien qui aboie. — Oh ! Sven. Les Val les connaissent déjà, vous pouvez me croire. (Il se tourne vers son aide de camp.) Combien de mes officiers ces salopes ont-elles déjà tués ? — Cinq, il me semble, mon général. — Ça promet d’être intéressant. Son aide de camp acquiesce. Suivi du caporal, du major et de tous les officiers de la table. Bande de marionnettes. — Ces règles, j’insiste. Ça vaut le coup, juste pour voir leurs tronches. — Vous serez derrière des clôtures de laser, reprend le général. Pour cet assaut, je crois qu’on va le régler au maximum. Un couteau par Val. Vous avez déjà le vôtre. Les clôtures restent jusqu’à ce que vous, ou que les deux Val meurent… Autre chose ? Il s’adresse à son aide de camp. — Pas de rounds, mon général. Pas de pauses. Le général grimace un sourire. — Oh ! je ne pense pas que le colonel Sven Tveskoeg s’attende à des rounds ni à des pauses. N’est-ce pas, Sven ? — Une perte de temps, mon général. Autant en finir. Deux gardes dressent des fils laser. L’arène va être triangulaire. C’est nouveau pour moi. Je crois que je n’en ai jamais vu une qui n’était pas ronde ou carrée. Comme mon nouveau bras compte pour une arme, je laisse mon couteau sur la table. Et ce n’est qu’une fois que je me dirige vers le ring que le général Tournier remarque les cicatrices sur mon dos. — Sven, appelle-t-il. Qu’est-ce que c’est que ça ? Ses premières paroles en deux heures qui ne ressemblent pas à la chute d’une bonne blague. — Des coups de fouet. — De la part de qui ? — Quelqu’un qui est mort aujourd’hui. Il éclate de rire, fait un signe de tête aux Val. — Il est à vous. Chapitre 44 J’attrape une cuisse de poulet que je grignote en descendant les gradins et jette un dernier regard circulaire dans l’immense salle à manger. Neen est avec Rachel et les autres. Emil est sobre et mort de frousse, mais il ressemble à un soldat, c’est tout ce qui m’intéresse. Trois gradins plus haut, Shil débarrasse une table. Si elle m’a vu, elle n’en montre rien. Et Haze ? Il a assisté à toute la soirée. Assis à côté du cinq-tresses. Ses propres tresses sont plus longues ; son visage, plus émacié. La tête légèrement inclinée sur le côté, il écoute. Quand son regard accroche le mien, il sourit. Puis il propose cinq contre un. Il parie sur les Val. Génial. Les lasers s’élèvent dès l’instant où je pose un pied dans l’arène. De l’électricité statique me hérisse les poils de la nuque. L’os de poulet que je balance par-dessus mon épaule produit un grésillement comme celui d’un de ces grilleurs d’insectes qu’on s’arrache à prix d’or. C’est à peu près ce à quoi je m’attendais. Les Val portent encore leurs couvertures argentées, mais elles ne les gardent pas bien longtemps et se contentent de les enrouler autour de leur avant-bras gauche. C’est logique : mon bras constitue l’arme la plus dangereuse sur ce ring. On se tourne autour dans l’arène. Les Val font passer leur couteau d’une main à l’autre. Mais elles s’en tiennent là. Je comprends que c’est leur façon à elles de se mettre en condition. Et puis je comprends autre chose. Les Val se considèrent comme tenues par notre traité. Elles ne lanceront pas le premier assaut, par respect pour le serment prêté quand je leur ai rendu la liberté. D’ailleurs, elles n’attaqueront peut-être même pas. Il y a des règles, merde. Des vraies règles. J’ai connu des soldats qui n’en ont jamais tenu compte. Qui ont menti, violé, brisé des serments au nom de l’opportunisme. J’ai connu un peigne-cul qui a tiré à la mitrailleuse dans une salle d’hôpital bondée de civils. Un autre qui a changé de camp trois fois au cours de la même guerre. Contrairement aux Aux’, qui n’ont pas eu d’autre option que de changer de camp. Enrôlés, comme moi. On est différents, nous. Si on est là, c’est qu’on l’a choisi. Ce sera aussi le cas dans notre prochaine vie. Je suis sûr qu’on l’avait déjà choisi dans notre vie antérieure. Mais il n’y a que les citoyens de l’U/Libre pour se rappeler leurs vies antérieures, alors je ne peux pas en jurer. Moi, je suis ici, maintenant. Prêt à regarder la mort dans les yeux. Et si ça doit se terminer avec la prière du soldat, récitée par-dessus mon cadavre, ainsi soit-il. Je me contenterai d’un long repos et d’une meilleure vie la prochaine fois. Bien sûr, je vais me battre comme jamais pour éviter ça. Mais si ça doit arriver, ça arrivera… — Je vous libère de votre serment, je marmonne aux Val à voix basse. Si je vous tue, alors je rapporterai vos implants chez vous si je le peux. Si c’est vous qui me tuez, alors je veux que ce soit franc et rapide. Elles se fendent d’un sourire. — Et tuez-moi ce général. Je n’ai pas besoin de les voir acquiescer pour savoir que ça faisait déjà partie de leurs projets. Une des Val se campe devant moi ; l’autre m’approche doucement, et notre public commence à marteler les tables. Il parie sur celui ou celle qui portera le premier coup. — Cinq pour Sven, crie Neen. Nombreux sont ceux à relever le pari. C’est courageux de sa part, car il n’a pas cinq pièces d’or sur lui. J’essuie la sueur qui me voile les yeux et fais glisser mon regard d’une Val à l’autre. Leur peau est luisante d’huile ; j’aurais dû faire de même. Mais, contrairement à elles, je ne m’attendais pas à ce genre d’événement. — Dix pour les Val, lance le caporal. Personne ne relève le pari. Val 7 se met à bouger, en faisant rouler son poignard sur le dos de sa main. Une jolie ruse, d’autant plus jolie qu’elle marche en crabe, ses yeux rivés aux miens. Ne pas lâcher les yeux de l’adversaire. Voilà une bonne devise. Mais cette fois-ci c’est presque un faux pas. Je me penche juste à temps, tandis que l’autre Val glisse sa lame là où aurait dû se trouver ma gorge. Quelqu’un applaudit. Moi, deux pas plus loin, j’essaie de recouvrer mon équilibre. Je pivote rapidement, mais mon brusque mouvement du poignet est esquivé par Val 7. Elles sont rapides ; je le suis plus encore. Mon coup suivant ratisse la poitrine de Val 5. L’espace d’une seconde la plaie laisse entrevoir du muscle, des côtes et le gras d’un sein, puis le sang se met à couler. Il lui faudra recoudre ça, mais la coupure n’est pas mortelle. Elle est choquée malgré tout. — Aboulez le fric, gueule une voix. C’est celle de Neen. Je perçois un mouvement et me retourne, de nouveau face à Val 7. Elle a cessé de faire rouler son couteau sur le dos de sa main. Maintenant la lame dépasse de son poing, pointe en avant. Elle compte bien m’empêcher d’achever sa sœur. — Je vais te tuer. — Ouais. Elles disent toutes ça. Je pivote de côté pour éviter une feinte de Val 7. Ce n’est que par expérience que je sais que le vrai coup reste à venir. Elle se jette sur ma gorge mais je recule d’un pas, et elle change de main si vite que la lame paraît floue. Elle vise mon aine. Je bloque avec mon bras. Celui de chair et d’os, celui qui saigne. Son assaut suivant est plus violent, et elle commet une erreur. Elle s’approche, recule vivement quand mes doigts cherchent à agripper sa gorge, et glisse sur le sang de sa sœur. Ça me laisse le temps d’achever sa jumelle. Val 7 rétablit encore son équilibre quand je lacère la gorge de Val 5 avec mon avant-bras et que je renverse mon mouvement pour lui enfoncer le coude dans la tête. La pointe lui transperce le crâne. J’entends quelqu’un vomir. Dix contre un que c’est le petit aide de camp du général. D’une torsion, je dégage mon coude et m’éloigne de Val 7, qui est déchirée entre le désir d’accourir auprès de sa sœur et celui de me tuer. La seconde où elle plonge son regard dans le mien, sa sœur se plie en deux et tombe à genoux avant de se renverser sur le côté. — Connard, crache Val 7. Son assaut suivant est brutal. Ses coups de couteau sont rapides et redoutables. Je pare et essaie de lui agripper l’épaule, mais mes doigts glissent sur l’huile. Elle a un sourire carnassier. C’est un sourire que je connais. J’ai le même. D’habitude, j’en vois le reflet dans les yeux de ceux que je tue. Elle fait un pas en avant, je recule et me laisse légèrement glisser sur le sol éclaboussé de sang. La Val croit qu’elle m’a eu. Elle se précipite en avant, la lame pointée vers ma gorge. Je reprends mon assise et lève mon bras de métal pour bloquer son couteau. Mon autre bras se rabat violemment sur sa gorge. Le coup est si fort qu’il écrase du cartilage. Sept minutes, c’est tout ce qu’il lui reste avant que sa gorge brisée se serre jusqu’à la suffocation. À moins que j’en finisse tout de suite. Je ramasse le couteau de la Val et l’assomme d’un coup de manche. J’entends encore le sifflement de sa respiration et je vois ses côtes trembler, ses poumons lutter pour chaque souffle. Putain, on ne peut que les aimer, ces Val. Ou peut-être que c’est mon truc à moi. Je fourre deux doigts dans ses narines en guise de crochets et tire pour la mettre à genoux. Puis je l’égorge par-derrière en faisant gicler le sang au sol. J’entends à peine la clameur de la foule, je suis trop occupé à scier la tête du corps. Le couteau est aiguisé, mais il y a un entrelacement de fils dans sa chair. Le métal racle du métal avant que l’os se brise et que son crâne se détache. Il me faut moins de temps pour couper la tête de l’autre. Elle est déjà morte, la moitié de son sang est déversée au sol, et je sais où tailler. J’apprends vite. J’ai ce qu’on appelle un « mécanisme d’adaptation ». Dieu seul sait ce que ça veut dire, mais c’est ce qu’une technicienne Faucheur m’a expliqué, cinq minutes avant de décider d’annuler mon test de psychométrie à mi-chemin et d’effacer toute trace des résultats. Chapitre 45 — Eh bien, commente le général. C’était impressionnant. Je cherche le sous-entendu caché, mais il a l’air sincère. Du coup je le remercie, balance la tête sur la table et tends la main vers mon verre. Il est de nouveau rempli. On dira ce qu’on voudra du général Tournier, mais il sait mener sa barque. — À une belle mort, j’annonce. C’est un toast qu’on porte souvent dans la Légion, et il me regarde d’un drôle d’air. À moins que ce soit parce que mes deux trophées sont en train de dégueulasser sa nappe immaculée. Plus personne à table ne pique de la fourchette. Je me penche en avant, attrape le reste d’un poulet et mâchouille la chair de la carcasse. Combattre, ça me donne faim. En fait, tout me donne faim. C’est l’une des raisons pour lesquelles je déteste avoir un kyp dans la gorge. J’adore bouffer ; mais je ne raffole pas d’exciter le cul d’un parasite avant même que la nourriture ait atteint mon estomac. — Vous voulez peut-être vous nettoyer, dit le général. C’est un ordre plutôt qu’une proposition. — Bien sûr, mon général. Il hoche la tête. — Au fait, Sven… Je me fige, sur le point de fermer ma braguette. — Bienvenue à bord. — Merci, mon général. Mon holster sur l’épaule, je ramasse ma chemise et ma veste, que je drape sur mon nouveau bras avant de jeter un œil alentour. Il est temps de recoudre mon autre bras. Vijay a une drôle d’expression sur le visage. Du coup, je me rappelle que j’ai une question à poser. — Et mon aide de camp ? Le général hausse les sourcils. — Quoi, votre aide de camp ? — Vos hommes peuvent s’occuper de lui ? — Oh oui ! Je suis sûr que ça ne leur posera aucun problème. Quelqu’un éclate de rire. Je ne sais pas trop pourquoi, mais je lance tout de même un regard furieux. Un major détourne les yeux. Trois tresses minuscules poussent à l’arrière de son crâne. Il fixe son attention sur une femme qui s’approche. Tout ce qui peut lui éviter d’avoir à m’affronter. — Oui ? demande-t-il. — Je dois débarrasser la table, murmure Shil, la tête penchée vers lui. Si sa voix est tendue, son visage est inexpressif. Je doute que quiconque se rende compte qu’elle bout intérieurement. J’ai peut-être tort. — Ton nom ? demande le cinq-tresses. — Shil, monsieur. — Tu viens d’Hekati ? — Oui, monsieur… — Shil, insiste le tressé, pourquoi ne me regardes-tu pas ? Les doigts de la jeune femme se resserrent sur le plateau. Elle se demande si elle ne pourrait pas s’en servir comme arme. La réponse est « oui ». Ainsi que cette tasse, ce couteau, ce verre. Tout peut devenir dangereux si on s’en sert correctement. — Eh bien ? demande le cinq-tresses. Elle lève la tête, détourne les yeux. Hausse les épaules. — Dites-lui, intervient le colonel Vijay. Il ne vous fera pas de mal. Une chose est sûre : traitez Shil avec complaisance, vous lui donnerez envie de vous arracher le cœur de la poitrine. Mais elle est prise au piège, surveillée par une dizaine d’officiers des Faucheurs, et le cinq-tresses attend toujours sa réponse. Alors je la prends par l’épaule. Et je tends le bras jusqu’à tenir son sein dans ma paume. La moitié de la table se tord de rire pendant qu’elle échappe à mon étreinte. Le rouge lui monte aux joues et ses yeux se remplissent de larmes. Sous le coup de la colère. Même si je dois être le seul à le savoir. — Allez, je la relance. Tu peux nous le dire. — Non, s’obstine-t-elle, les yeux rivés au sol. D’une minute à l’autre, elle va se mettre à taper des pieds comme une gamine… Dans le doute, faire l’imbécile ; première règle de survie dans la milice. — Mais si, tu peux. Elle penche la tête de côté, l’air songeur. — Il a des serpents à la place des cheveux, s’exclame-t-elle en se signant contre le mauvais œil. Elle dissimule son geste, mais le tressé le remarque quand même. Ou peut-être qu’elle a agi de telle sorte qu’il le remarque. Il lâche un rire sonore, et je décide d’interrompre la conversation. J’empoigne Shil, fais glisser ma main sous sa jupe. Elle est si rapide que j’ai à peine le temps de lui attraper le poignet avant qu’elle me file une baffe. La moitié de la table rit avec le cinq-tresses quand je l’embrasse. — On va te sortir d’ici, je murmure. Shil me foudroie du regard. — J’ai besoin de prendre un bain. Ce n’est pas un problème, mon général ? Un bain, peut-être un autre verre, un peu de repos… — Et les services de celle-ci ? — Oh !… Elle pourra me frotter le dos. — Cinquième niveau, conclut-il. Une grande suite. Il s’adresse à son aide de camp, qui acquiesce et s’active sur une carte magnétique avant de me la tendre avec une courte révérence. Le général nous regarde partir, le sourire jusqu’aux oreilles. Shil est sur mes talons, plus furieuse que jamais, car je lui ai ordonné de porter les Val. Nous zigzaguons entre les tables, au milieu des applaudissements, en direction de la sortie. Mais je prends bien soin de passer devant Neen. — À plus tard, je souffle. Mon sergent veut dire quelque chose. Mais il ne sait pas par où commencer, et je n’ai pas le temps d’attendre. Alors je fais un signe de la tête aux Aux’, puis retourne sur mes pas pour attraper une bouteille de cognac sur leur table. — À plus, je lance à Neen. Cette fois-ci, il comprend. — Oui, mon colonel… À plus tard. Je vous souhaite une bonne soirée, mon colonel. Shil a l’air d’avoir envie de le gifler. On finit par atteindre la porte, observés par six cents Faucheurs et onze cents Poings d’Argent, ainsi que plus de tressés que je n’en ai jamais vu rassemblés au même endroit. Presque personne ne croise mon regard. Quelques-uns semblent avoir peur de moi, mais la plupart sont trop occupés à examiner les trophées qui pendent des mains de Shil. Un planton recule d’un pas. Lui, c’est Shil qu’il observe, et dans ses yeux on lit de la pitié. Une dizaine de domestiques s’écartent pour me laisser passer dans le couloir. Pas un seul n’accroche mon regard. Ce qui me révèle tout ce que je voulais savoir à propos des soldats du 9e : ce sont tout autant des salauds que leurs alliés Poings d’Argent. C’est à peine surprenant. Ça va avec l’uniforme. — Par ici, dis-je à Shil en poussant un bouton. La porte de l’ascenseur s’ouvre sur un officier des Faucheurs tout surpris. Un jeune serveur se dégage de son étreinte et s’enfuit. Il doit avoir une trentaine d’années de moins que le major et n’a pas sa bedaine, alors il n’a pas de mal à s’échapper. Le major se retourne, s’avise que je suis plus gradé que lui et ferme sa bouche avec un bruit sec. — Trouve-toi un autre ascenseur, j’aboie. Nous laissons derrière nous un officier aux lèvres pincées, un vrai danger pour les petits jeunes. Je sais que je ne devrais pas m’amuser autant, mais je ne peux pas m’en empêcher. Je ne peux pas changer qui je suis. Et je n’ai aucune intention de le faire. C’est ce qui m’a permis d’arriver jusqu’ici. L’ascenseur s’arrête au cinquième étage, où trois Poings d’Argent reculent pour nous laisser passer. L’un d’eux remarque des traces de sang sur le sol de l’ascenseur, jette un regard en arrière pour voir d’où elles proviennent, et aperçoit ce que Shil tient dans ses mains. — Merde, lâche-t-il, avant de se rendre compte que je suis un officier. Je balaie ses excuses d’un geste. — Vous avez vu les autres combats ? Il fait signe que oui, l’air de se demander comment j’ai fait pour les manquer. — Je viens d’arriver. Ils étaient comment, alors ? — Féroces, mon colonel. Il a les yeux rivés sur mon bras, dont la pointe au coude dépasse encore, prolongée par sa rangée de lames. Elles ont déchiré ma manche, ce qui n’est pas étonnant. On ne peut pas fourrer un bras de combat dans une veste taillée pour l’élégance sans faire craquer quelques coutures. — Qui prenait part aux combats ? — Des volontaires… (Il remarque mon rictus et secoue la tête.) C’est vrai, mon colonel. Je pensais me porter volontaire moi-même. Notre tressé a promis une récompense de dix pièces d’or et une promotion aux deux qui les tuerait. — Aux deux ? Il écarquille les yeux. — Mon colonel, vous n’avez pas… — Combattu avec un partenaire ? (Je secoue la tête et grimace un sourire.) Non. Le général Tournier avait oublié de me préciser ce détail de la tradition. À ce moment-là, le Poing d’Argent décide qu’il a des affaires urgentes ailleurs. Ce qui est largement compréhensible. Chapitre 46 Une immense peau de bête occupe le centre de ma suite. L’animal mort a des yeux de verre doré, des dents cassées, une queue en panache et six pattes qui se terminent en griffes acérées. Un trou mal comblé rappelle comment on l’a tué. Une fille à la peau ocre-brun minaude dans un coin. Elle a les seins lourds et les tétons qui dardent délicatement. C’est à peu près tout ce qu’elle est : un visage minaudant, des seins ronds et des épaules nues, le tout à l’ombre d’un large chapeau. Le sculpteur n’a pas pris la peine d’en faire plus. Un bol laqué rempli de confiseries est posé près d’elle. De toute évidence, j’ai perdu mon temps en piquant une bouteille sur la table de Neen, car il y a une rangée de bien meilleurs crus à côté de la fille avec la bouche en cœur. Rien qui ressemble à du cachaca, mais il y a du cognac, du whisky, de la vodka poivrée et une bouteille plongée dans de la glace et étiquetée « aquavit ». Elle se couvre de givre quand je la sors du seau. Ça a un goût de… C’est indéfinissable… d’une certaine sorte d’herbe. Shil refuse de m’adresser la parole. Elle reste près de la porte, le visage empreint d’une détresse absolue. C’était peut-être stupide de ma part d’admettre que j’avais promis à Neen de la sauver. Mais c’est pourtant la vérité. Je pensais qu’elle serait contente. J’enlève ma chemise et renverse la moitié de la bouteille sur mon bras. Ça me fait un mal de chien et la douleur empire quand j’écarte les rebords de la plaie pour nettoyer l’os avec de l’alcool. Shil est censée trouver du fil pour recoudre, alors je porte mon attention sur les Val, en commençant avec celle qui est morte en premier. Son implant se tortille quand je le laisse tomber dans le seau à glaçons. C’est bon signe, sauf que le kyp me serre la gorge. Il se nourrit de la détresse de l’implant. Celui de la seconde Val est en meilleure forme. Il remue si violemment que je manque de le lâcher. Je cherche Shil du regard. Elle est en train de vomir. — Ça, c’est le truc de Haze, je commente. Pas sûr qu’elle ait perçu la blague. J’attends qu’elle s’essuie la bouche du dos de la main et qu’elle crache par terre, manquant de peu le tapis de peau. — Shil. Elle me reluque avec méfiance. — Qu’est-ce qui cloche dans cette pièce ? C’est une vraie question. Mais elle n’a pas la réponse. L’heure semble être venue de tirer mon flingue de son sommeil. Shil recoud mon bras pendant que nous attendons que le SIG ait fini de faire le con avec toutes ses petites diodes. Quand il veut, il peut quitter le mode « veille » en moins de temps qu’il m’en faut pour enclencher le chargeur. — Autoscan, annonce-t-il. Puis il balaie son nouvel environnement. Très lentement. — Un tapis bouffé par les mites, observe-t-il. Des draps de soie noire. Une statue ringarde avec des gros nichons. Une réserve quasi inépuisable d’alcool… Sven, je te présente mes excuses. Comment aurais-je pu imaginer que la ville de Pavel comblerait tous nos besoins, alors qu’ici tu as tout ça à ta disposition ? — Écoute… — Et cette statue. Tu sais que c’est un faux ? Je ne m’en étais pas vraiment aperçu. Cela dit, ça n’a pas beaucoup d’importance. Pas autant que ça en a pour mon flingue, en tout cas. — Qu’est-ce qui cloche dans cette pièce ? je demande au Diabolo. — En dehors du fait qu’elle est affreuse, tu veux dire ? — Oui. En dehors de ça. Le SIG réfléchit soigneusement à ma question. Et Shil en profite pour nouer les fils qui recousent mon bras. — Merci, dis-je. Ses yeux sont dans le vague. Des croûtes de sang recouvrent les commissures de ses lèvres, son œil est presque jaune, ses cheveux raidis par la saleté, et des effluves de sueur rance émanent d’elle. J’imagine que les domestiques ne méritent pas des logements comme celui-ci. Elle s’apprête à dire quelque chose. Comme son frère, elle ne sait pas par où commencer. J’ai cet effet sur certaines personnes. — Va prendre une douche. Son regard se durcit. — C’est un ordre, mon lieutenant ? — Oui. C’est un ordre. Sans un mot, Shil tourne les talons et se dirige vers la cabine. Sans ses vêtements, elle est plus belle que jamais. Même si je ne l’aperçois que l’espace d’un bref éclair de lumière. Après quoi, des vagues soniques se mettent en branle et les murs de la cabine reprennent leur teinte grise. — Tu pourrais toujours lui dire de reprendre une douche, suggère mon flingue. — Je ne savais pas que les murs allaient faire ça. Il pousse un grognement, puis reporte son attention vers la pièce. Le décor est le reflet de ce qu’un Poing d’Argent estime être le goût octovien, me révèle-t-il. Apparemment assez merdique, donc facile à imiter. Il suffit d’une tonne de laque dorée, de quelques statues à poil, de tapis poilus, de grands miroirs et d’une quantité d’armes sur les murs. Le goût octovien est puéril, m’explique le Diabolo. Je demanderais bien ce que signifie « puéril », mais je préfère ne pas savoir. Le « goût octovien », c’est le mien. Le genre de trucs qu’on a au Précieux Souvenir. J’ai toujours trouvé étrange la passion de Jaxx pour tout ce qui était noir ou argent mat. — Occupe-toi de tes habits maintenant, je lance à Shil. Elle tire la gueule, mais j’en ai l’habitude. — Ils puent, j’ajoute. — Oui, mon lieutenant. Je le sais… C’est moi qui les porte. Elle retourne d’un pas lourd à la cabine, appuie sur un interrupteur et la lumière l’enveloppe, elle et ses vêtements. — L’heure ? je demande au flingue. — Zéro moins six cent soixante secondes. Cette petite saloperie a adopté l’horloge digitale. — Comment ça se fait qu’il soit si tard ? fait le SIG d’un ton dédaigneux. On ne sent plus le temps passer quand on s’amuse. Je suis sur le point d’avoir un invité. Je le sais, et le Diabolo le sait, parce qu’il suit mon visiteur depuis qu’il a emprunté un couloir dix-sept niveaux plus bas. Shil n’est pas contente quand je lui dis d’enlever son chemisier une nouvelle fois. Elle tirerait bien la gueule, mais c’est déjà le cas. Alors elle ouvre la bouche pour protester et lâche un chapelet de jurons quand je la pousse vers le lit. C’est là que je me rends compte que j’ai encore mon bras de combat. — Putain de merde. — Quoi ? demande mon flingue. — Ça, je lance en repliant mon bras dans un sifflement de pistons. Et ils sifflent de plus belle quand je mets Shil à genoux et que je défais ma braguette. Elle tourne le dos à la porte et lutte pour se relever. — Merde, lâche-t-elle. Ça me rappelle que c’est la première fois qu’elle la voit de si près. Ma main la maintient assez longtemps pour laisser le temps à l’homme dans le couloir de frapper à la porte. Shil se fige, ce qui me facilite la tâche. Je ne réponds pas ; le cinq-tresses frappe une nouvelle fois, avant de pousser la porte. — Je ne dérange pas, j’espère ? D’un coup sec, je remets Shil debout et replie ce qui dépasse dans mon pantalon. C’est plus difficile que ça devrait l’être, parce que je ne suis pas bien sûr que mon corps ait compris qu’on faisait semblant. — Je peux attendre, je réponds au tressé. — Toi… casse-toi, aboie-t-il en montrant Shil du doigt. Je secoue la tête. — Non. Elle reste ici, où je peux la garder à l’œil. Il me lance un regard furieux. — Vous croyez que je vais perdre mon temps à courir après elle une fois que vous serez parti ? Je fais un signe à Shil et montre le lit du menton. Elle n’est pas près de me le pardonner. Cela dit, quand elle fera l’inventaire de tous mes crimes à son encontre, elle n’arrivera certainement jamais aussi loin dans la liste. La silhouette qui se tient derrière le cinq-tresses ne fait qu’aggraver les choses ; mais ses yeux sont si vides qu’on croirait que Shil est invisible. Haze entre dans la pièce. C’est tout. Ni bonjour, ni merde. Moi aussi, je pourrais très bien ne pas exister. — Vous voulez un verre ? je propose au tressé. Il secoue la tête. — Et votre ami ? Le cinq-tresses secoue encore la tête, sans se préoccuper de le demander à Haze. — Nous sommes ici pour parler. — Alors allez-y, résonne une voix. C’est mon flingue qui se démasque. — C’est… Je pousse un soupir. — Ouais. Bien sûr. Illégal dans quatre-vingt-dix-huit pour cent de l’univers connu. J’attrape mon étui, l’attache à ma taille et installe le SIG sur ma hanche. Il m’en faut peu pour être heureux. Savoir que je peux réduire le cinq-tresses en steak haché si je suis assez rapide, par exemple. Le Diabolo frissonne. Chargé et paré. Je dois être plus près de la violence que ce que je croyais. J’ai un couteau sur l’autre hanche, et puis il y a mon bras, longé de lames acérées et avec cette vilaine pointe au coude. — Eh bien, dit le cinq-tresses à Haze. C’est donc vrai. Haze opine du chef. Des doigts grattent les marges de mon esprit. Ça paraît stupide, mais c’est ce que je ressens. Comme si quelqu’un essayait d’enfoncer ses ongles sous une croûte, d’arracher un couvercle, ou quelque chose dans le genre. Alors j’enfonce violemment le couvercle. Et le tressé recule d’un pas. Il manque de trébucher. Il jette un coup d’œil à Haze, l’air contrit. Il vient de se rendre compte qu’il avait tort. À propos de moi, apparemment. — Vous voyez, fait Haze. (Puis il se ressaisit :) Vous voyez ce que je voulais dire, mon colonel ? Le cinq-tresses hoche la tête. Il promène son regard autour de la pièce, et n’hésite que lorsqu’il arrive au lit. Il veut que Shil s’en aille, moi je veux qu’elle soit là. Pour l’instant, c’est du deux contre deux. La tête de métal, je peux en faire mon affaire. Et Haze aussi, bien sûr. Même si je n’aurais jamais cru devoir en arriver là. — Elle reste, j’insiste. Le tressé élève la voix pour protester. — On parle, je continue. Elle a le droit d’écouter. Si c’est si secret que ça, on n’aura qu’à la tuer après. Il éclate de rire. Shil et Haze restent muets. Mais ils s’expriment à leur manière. — Ce combat avec les Val était impressionnant, reprend le tressé. J’avais mes doutes, mais le général disait que vous vous en sortiriez… Vous savez pourquoi vous avez gagné ? — Parce que je suis meilleur qu’elles. Ma remarque est accueillie dans le silence. Je ne vois pas ce qui lui pose un problème. Je suis en vie, les Val sont mortes, leurs têtes vidées reposent sur une table dans un coin de ma chambre, et leurs implants sont conservés dans un seau à glaçons. De toute évidence, je suis plus fort qu’elles. Sinon, la situation serait contraire. Sauf en ce qui concerne les implants. — Peut-être, poursuit le tressé, qu’on vous demande pourquoi vous êtes meilleur qu’elles. — Plus rapide, plus fort, plus cruel… (Je récite les résultats de ma dernière visite médicale. Celle qu’on m’a fait passer quand j’ai rejoint les Faucheurs.) Et puis, je guéris plus vite, et la douleur me dérange moins que d’autres. — Il vous faut des situations extrêmes, assene le cinq-tresses. — Conneries. — Ça vous réveille. Vous aiguise l’esprit… Tout ça est vrai, mais ce n’est pas la vraie raison. J’attends. Il va me le dire, de toute façon. — Vous êtes l’un d’entre nous, conclut-il. Cette fois-ci il recule vraiment. Peut-être à cause du flingue dans ma main. Ou de la pointe de mon coude. J’opte pour le flingue. Il fait défiler ses cartouches frénétiquement en essayant de repousser les tentatives du tressé de l’éteindre. Au vu de l’expression de ce dernier, le Diabolo semble avoir l’ascendant. — Fléchette, je lance. Le SIG suggère l’explosif. Ce pistolet est obsédé par les grosses détonations. On atteint le compromis de la céramique à tête creuse. À cette distance, la cervelle du cinq-tresses va se retrouver en morceaux sur la cloison derrière lui. — Attendez, objecte le tressé. Vous ne pouvez pas… — Tu veux parier ? gronde le SIG. — Écoutez-moi, bafouille le cinq-tresses en braquant le regard d’un côté et de l’autre. Il est angoissé, terrifié, en colère. C’est une mauvaise combinaison. Heureusement que c’est moi qui tiens le Diabolo. Il y a quelque chose dans son expression qui me dit que Haze lui a assuré que je l’écouterais. Je ne sais pas pourquoi il pense ça. Je ne suis pas plus tressé que… — Écoutez-le, suggère Shil. Je lui lance un regard mauvais. Elle est censée rester en dehors de tout ça. On ne se connaît même pas, merde. Pas pour le tressé, en tout cas. Mais Shil nous observe, moi et Haze, et il y a de la rage au fond de ses yeux. Comme si ça lui démangeait de cogner nos têtes l’une contre l’autre. — Je vous donne trente secondes, j’avertis le cinq-tresses. — Vingt-neuf, énonce le SIG. Il fait le décompte jusqu’à trois, deux, et il est sur le point d’atteindre un quand je lui bousille sa journée et que je sors la tête creuse. La cartouche rebondit au sol avant de rouler sous le lit. — Pourquoi t’as fait ça ? maugrée-t-il. — J’écoute. Et c’est vrai. D’après mon tressé, mon ADN se rapproche de celui du premier humanoïde. Contrairement aux autres créatures de la spirale, mon code génétique n’a pas été enrichi de 1,8 %. Bien sûr, ça ne veut pas forcément dire que je suis d’origine terrienne… Le tressé secoue la tête. Comment serait-ce possible, alors que la Terre n’a jamais existé ? Mais il n’a jamais vu quelqu’un qui se rapprochait plus que moi du modèle type. Alors, ajoute-t-il, je peux me considérer comme le dernier humain si ça me chante. Ça me fait une belle jambe. Et je suis à deux doigts de lui faire part de mes sentiments à ce sujet quand je décide qu’il vaut mieux que je continue à écouter. Sur la suggestion de Haze, le tressé me propose un boulot. Un boulot, et une promotion rapide depuis un grade qui n’est même pas le mien. Je ne comprends pas tout de suite que c’est le poste du général Tournier qu’il m’offre. Tout ce que j’ai à faire, c’est descendre de cinq niveaux et de tuer l’homme en question. Chapitre 47 La Terre n’a jamais existé. Celui qui dit le contraire n’est qu’un hérétique qui doute de la vérité. Cette histoire est un mythe forgé par des renégats pour expliquer pourquoi la vie est devenue plus compliquée il y a de cela plusieurs siècles. Mais ce n’est pas le cas… Je veux dire que la vie n’est pas devenue plus complexe. Ce n’est qu’un mythe de plus. Tout aussi ignoble. L’Univers n’a jamais changé. Le cinq-tresses me lance un regard mauvais. — Vous acceptez cette idée ? demande-t-il. Je lui rétorque que je n’ai jamais cru le contraire. Il hoche la tête, se met à évoquer « la singularité », et s’interrompt quand il se rend compte que j’en suis encore à batailler avec ses premiers mots. Il poursuit sur un terrain qu’il juge être plus à ma portée. Pas d’alcool, pas de peinture sur la peau, pas de reptiles d’eau froide en guise de dîner, pas de relations sexuelles entre races (à moins que ce soit entre espèces…) Je cesse d’écouter à peu près à mi-chemin de cette liste qui me dicte tout ce que je vais devoir abandonner pour rejoindre son camp. L’offre est plutôt tentante. Pas pour ce que je vais devoir abandonner, mais pour ce que je vais gagner. Dix pour cent de la valeur de toute planète octovienne que j’envahirai. Et je serai à la tête d’une armée légitime, donc tous ceux qui s’opposeront à nous seront automatiquement des rebelles. Il y a toute une série de cachets pour des services allant de la capture d’un village à la prise d’une grande ville ou d’un vaisseau ennemi. Les sommes qu’il évoque sont colossales. On pourrait louer une brigade entière de la Légion à l’année. Non, on pourrait carrément acheter la Légion tout entière, ses forts dans le désert et tout ce qui va avec. Je ne sais même pas si j’étais conscient qu’autant d’or pouvait exister. Tout ce qu’il demande en retour, c’est de pouvoir pratiquer quelques tests et de jeter un petit coup d’œil sous mon crâne. L’espace d’un instant, je crois qu’il veut me découper la tête. Mais il veut dire qu’il désirerait pouvoir accéder librement à mes pensées. Je vois pas mal de raisons pour lesquelles ce serait une mauvaise idée. L’une d’elles est assise sur le lit derrière moi, la mine renfrognée. Ça m’étonnerait que le cinq-tresses inspecte très longtemps ma cervelle avant de se rendre compte que Shil et moi, on a des souvenirs communs. — Alors, relance-t-il. Marché conclu ? Un cinq-tresses et moi. En voilà, une alliance peu probable. — Comment est le système de sécurité de votre vaisseau ? Ma question le laisse perplexe. — Si je dois tuer le général… Il sourit, et prend mes paroles pour un accord. — Des caméras. La surveillance habituelle. Des portes qui parlent entre elles, des ascenseurs qui communiquent, des arachnobots qui envoient des images à l’IA du vaisseau. Rien de bien sérieux. Le flingue pousse un grognement. — Tenez, dit le tressé. Il extrait de la poche intérieure de son uniforme un petit disque et le porte à un disque identique sur son col. — À quoi ça sert ? — À passer outre le système de sécurité. Si vous portez ça, vous serez invisible sur les tableaux de bord du vaisseau. Je l’agrafe à mon propre col et me retourne. Peut-être devrais-je le tuer immédiatement ? Difficile à dire. J’essaie de garder mon calme, mais je ne sais pas trop comment je réagirai s’il se met à me triturer l’intérieur du crâne. — Finissez-en, dis-je. Avant que je change d’avis. Quelque chose soulève la trappe de mon esprit, et moi je la referme violemment, par pur instinct. Shil hurle. Je crois que c’est parce que j’ai le bras prêt à frapper. Mais j’ai tort. Haze s’est emparé du poignard à ma ceinture et s’en sert pour découper la gorge du tressé. L’Exalté se met à grésiller, comme s’il essayait de se dématérialiser. Mais je lui enfonce la pointe de mon coude dans la poitrine pour le clouer dans le présent. Haze achève le boulot, je lâche le tressé qui glisse de mon coude et s’effondre au sol avec un bruit mouillé. J’arrache le dispositif d’invisibilité du col du cinq-tresses. — On n’en a que deux, je souffle à Haze. Nous sommes trois. Est-ce que tu peux te rendre invisible aux caméras ? Mais il n’écoute pas. Il est en train d’aider Shil à se relever du lit. — Ça va ? s’inquiète-t-il. Je veux dire… Est-ce qu’ils t’ont… ? — Non, répond-elle brusquement. Pas ça, non. Haze attend la suite. — L’un d’eux a essayé, ajoute-t-elle avec un haussement d’épaules. (Sa voix est amère.) Merci d’avoir posé la question… enfin, je crois. — Shil, je lance. — Plus tard, mon lieutenant. — Bon ! je demande à Haze, tu peux ou pas ? Mais il ne me prête toujours aucune attention. Ce doit être quelque chose sur ce vaisseau. Moi aussi, j’ai une impression bizarre. — Il faut qu’on parle, avance-t-il. — Haze. — Mon lieutenant… (Il s’interrompt.) Le général m’a chargé de vous surveiller. — Tu parles de Tournier ? — Non, mon lieutenant… De Jaxx. Avant notre départ. — Le général Jaxx ? — Oui, mon lieutenant. Pourquoi est-ce que tu ne m’en as rien dit ? Mais la réponse, je l’ai déjà. Quand quelqu’un comme Jaxx vous dit de la fermer, vous la fermez. Sinon, vous risquez de vous faire arracher la langue par une fente que Horse Hito aura pratiquée dans votre cou. Et ça, c’est si vous êtes chanceux. — Pourquoi est-ce que tu me le dis maintenant ? Shil a l’air de se demander la même chose. Haze respire profondément. — J’ai failli ne pas le faire. J’ai failli laisser le cinq-tresses vous livrer. C’est certainement comme ça que ça se serait passé. Mais… (Il hausse les épaules.) Nous sommes les Aux’. Ça compte bien pour quelque chose, non ? Il regarde autour de lui, parcouru de frissons. — Quoi ? demande Shil. — Tu ne le sens pas, c’est ça ? Elle fait « non » de la tête. — Non, bien sûr que non. Hekati est en train de mourir. Il s’approche de la rangée de bouteilles et examine les étiquettes jusqu’à ce que sa main s’arrête au-dessus d’une flasque épaisse. — Shil ? propose-t-il. Elle secoue la tête. — Mon lieutenant ? Pourquoi pas ? Il remplit deux verres ; et puis tout de même un troisième pour Shil, qu’elle sèche d’une seule lampée. Puis elle grignote la moitié des noix dans le bol et remplit ses poches avec ce qui reste. — Toi, ils te nourrissent, lui dit-elle. Nous, ils nous affament. — Mais moi, je ne suis pas eux, précise Haze. Si Haze ne se trompe pas, alors nos deux badges et ses propres compétences devraient suffire à nous dissimiler aux yeux électroniques fixés au plafond de chaque couloir de ce vaisseau. Et on a un plan d’action au cas où on croiserait du monde sur le chemin. On les tue. Et si Haze s’est trompé, on saute directement à la seconde partie du plan. Je tiens le SIG-37 en position de combat. Légèrement levé pour pouvoir balayer le couloir devant ma porte. Haze a mon couteau et Shil porte le fusil à impulsion du cinq-tresses, son couteau, et un jeu de mes pointes à lancer. Un peu exagéré à mon goût. Mais si ça peut lui faire plaisir… Les autres Aux’ sont sept niveaux plus bas. J’ai presque envie de tuer le général d’abord, puis ses officiers d’état-major. Des fois, on a envie de manger le dessert en premier. Mais je me force à être patient. La Victoire Avant Tout est assez imposante pour nécessiter des ponts de secours tous les cinq niveaux. Ce qui m’intéresse le plus, c’est que les quartiers du général Tournier se trouvent directement au-dessus de la plus grande de ces plates-formes. Je crois que ça en dit long sur le bonhomme. Je crois aussi que je m’en fous. Si, sur ce pont, il y a une nacelle assez grande pour nous contenir – et si nous ne mourons pas tous –, alors elle sera à nous, et si elle appartient au général Tournier, alors tant mieux. Les lumières du couloir supérieur ne brillent pas plus intensément à notre approche. Les caméras balaient le couloir sans nous voir. L’escalier de secours ouvre et ferme ses portes coupe-feu sans sembler remarquer notre présence. Haze est concentré. C’est pour ça qu’il occupe la place du milieu. Je mène la marche et Shil la ferme. On avance en une colonne très serrée. Shil et moi nous appliquons à inspirer un sentiment de sécurité à Haze pendant qu’il fait ce qu’il a à faire. C’est comme au bon vieux temps, et je me rends compte à quel point Hekati me trouble. Je donnerais n’importe quoi pour une bataille digne de ce nom. Derrière moi, Haze pousse un grognement. — Quoi ? je demande. Il ouvre les yeux comme s’il apercevait les marches pour la première fois. — Une bataille est sur le point d’avoir lieu, révèle-t-il avant d’ajouter « mon lieutenant ». — Tu crois ? — Comme si l’enfer allait se déchaîner tout entier. Désormais, moi aussi je souris. Régler le SIG-37 sur trente secondes de certitude, cinq minutes de forte probabilité et quinze de probabilité brûle de la batterie, mais la charge énergétique du flingue était pleine il y a peu de temps, et j’en ai une autre accrochée à la ceinture. Ça valait le coup de la trimballer, après tout. — Parle avec Haze, je dis au flingue. Et tiens-moi au courant. Il ne reste plus que Shil. Elle ne fait pas la tronche, pour une fois ; mais elle a l’air perplexe. — Mais vous pouvez le faire vous-même, mon lieutenant. Elle parle de cette merde d’exercice vaudou. — Haze et le Diabolo montent la garde. Nous, on se bat. Il faut bien que quelqu’un le fasse. — Et ce quelqu’un, c’est nous ? — Oui, c’est nous. Elle porte les implants des Val dans une flasque accrochée à sa ceinture. J’ai fait du mieux que j’ai pu : j’ai fourré les implants dans la flasque pleine d’eau avant de balancer de la glace sur le tout. On doit bien ça aux Val, lui ai-je dit. Elle en vient à se demander si je ne ferais pas partie des gentils, après tout. Les ordres que je lance à Shil sont simples. On trouve le général, on le tue. Rien ni personne n’est irremplaçable : ni elle, ni Haze, ni moi. Mais tout ça, elle le sait déjà. — Mon lieutenant, articule Haze d’un ton inquiet. Je me retourne, flingue en main. — Quoi ? — On est en train de nous scan… Shil traîne le corps inconscient de Haze par l’embrasure d’une porte. Une caméra se tourne vers elle et s’immobilise. Mais elle ne doit pas la voir, car elle poursuit sur sa lancée avant de refaire le chemin inverse sans s’arrêter. — Mon lieutenant, dit Shil. — Il cause trop de problèmes pour ce qu’il vaut, je gronde en regardant Haze. Je blague, enfin presque… Nous sommes trois niveaux au-dessus des quartiers du général Tournier, et six au-dessus de là où sont parqués les Aux’, ou là où ils dorment, quel que soit leur putain de statut. D’après le SIG, des gardes se tiennent devant les portes de l’ascenseur du niveau du général, devant chaque pont de secours et dans le couloir qui mène aux Aux’. L’escalier est désert. Mais ils sont sur le qui-vive. — SIG, je lance. Tu peux t’en occuper ? — Qu’est-ce que tu crois, que je suis un minable petit humain ? Bien sûr que je peux m’en occuper. Le Diabolo s’amuse comme un petit fou, ça se voit tout de suite. — Toi, dis-je à Shil. Attends ici jusqu’à ce que ça commence à barder. Puis traîne Haze jusqu’à la plate-forme. Si tu n’y arrives pas, tente le niveau d’en dessous. On te croisera en montant. — Oui, mon lieutenant. Je lui lance une grenade. — Prends ça. Tu risques d’en avoir besoin. (Elle l’attrape avec reconnaissance.) Et Shil… Ce doit être le ton de ma voix qui lui fait lever la tête et tourner les yeux vers moi. — Mon lieutenant ? — La nuit où tu as été capturée… Elle veut balayer mes mots d’un geste, parce qu’elle croit que je vais lui présenter des excuses. Elle a tout faux. — Tu n’aurais pas dû revenir pour moi. Tu aurais dû te replier comme je t’en avais donné l’ordre. La prochaine fois, fais ce qu’on te dit. (Shil me jette un regard mauvais.) Compris ? — Oui, mon lieutenant. Compris, mon lieutenant. — Qu’est-ce que tu as compris ? — La prochaine fois qu’on essaie de vous tuer, je n’interviendrai pas, mon lieutenant. Chapitre 48 J’entends le cou du premier garde se briser. Je ne suis malheureusement pas le seul, car l’écho se répercute bruyamment sur les murs du couloir. Le deuxième garde tâtonne dans son étui et se prend une pointe dans le menton. Je ne l’ai pas lancée, je me suis contenté de la retourner et de l’enfoncer. Je flanque un coup du plat de la main et elle disparaît tout entière. Comme le deuxième garde se met à loucher, celui qui est derrière lui écope d’un joli petit trou dans le front. Pas d’éclaboussure de sang ni de bouts de cervelle sur la cloison derrière eux, ce qui m’impressionne. Le SIG peut être silencieux quand il veut. Le quatrième homme fait ce que le premier, le deuxième et le troisième auraient dû faire. Il se jette sur un bouton d’urgence au mur. Mais ne l’atteint pas. La balle subsonique pénètre par l’œil et rebondit à l’intérieur du crâne, réduisant tous ses souvenirs en bouillie. — Et pour le numéro suivant, lâche le Diabolo. Une caméra de plafond a un petit bug, ce qui me laisse le temps de traîner les corps dans un ascenseur et d’appuyer sur le bouton pour les envoyer cinquante étages plus bas. Les portes se referment sur eux, et je vérifie les deux côtés du couloir. Sur un panneau au mur entre les deux ascenseurs est écrit : « Cet étage est réservé aux sous-officiers. » J’ai déjà ouvert la porte d’un des dortoirs. Un soldat se retourne sur son lit, aperçoit mon uniforme d’officier à la lumière qui m’éclaire par-derrière, et décide de feindre le sommeil. J’en viens à me demander ce qui se passe par ici. Je jette un coup d’œil rapide dans les trois dortoirs suivants. Et je suis en train d’ouvrir une cinquième porte quand quelqu’un m’empoigne. J’ai le couteau de Neen sur la gorge. Lui, il a le SIG sur la sienne. — Charmant, commente mon flingue. — Mon lieutenant… — La ferme, je coupe. Franc, Rachel et Emil attendent dans la semi-obscurité derrière lui. Deux gardes gisent sur le sol derrière eux. Et au-delà, une dizaine de lits vides, sans draps ni couvertures, munis uniquement de matelas. On dirait qu’on les maintient en isolement. D’un geste brusque du pouce, je désigne Emil : — Il est sage ? — Tout à fait, mon lieutenant, répond Neen. — Si jamais tu t’avises de nous trahir, je menace le soldat Emil, c’est foutu pour toi. — Prends-le pour un « ravi de te voir aussi », intervient mon flingue, au cas où notre nouvelle recrue serait un piètre traducteur. — Mon lieutenant, reprend Neen. J’ai une question. — Quoi ? — Où sont les autres ? Je suis épaté par le fait qu’il ne demande pas uniquement après Shil, mais qu’il inclue Vijay et Haze. Et puis je perçois l’inquiétude au fond des yeux de Rachel et je comprends que c’est aussi pour elle qu’il demande, parce qu’elle n’ose pas tout à fait. — Tout d’abord, Shil va très bien. Franc me jette un regard que je ne suis pas censé remarquer. C’est ce que je comprends quand elle se mord la lèvre. Mieux vaut faire comme si de rien n’était. — Haze est tombé dans les pommes. Ils attendent en haut tous les deux. Pour ce qui est de Vijay, je ne sais pas trop. Je manque de l’appeler le colonel. « On est en train de nous scanner. » L’avertissement de Haze m’inquiète. Le cinq-tresses est mort, le général Tournier n’a pas encore ce genre de pouvoir, l’IA du vaisseau est peut-être avancée, mais guère plus que celle du SIG-37… Qui donc a bien pu effectuer ce scan ? Seulement un Exarche. Tout en lumières clignotantes, cristaux-mémoire et plein d’arrogance. Ou alors un Exalté plus gradé que celui qu’on a tué. C’est forcément un tressé. — Mon lieutenant, dit Rachel, l’air inquiète. Il s’est écoulé plus de temps que je le pensais. Nous évoluons dans un couloir différent. Ce n’est pas du tout un couloir, d’ailleurs. Nous sommes sur le point d’atteindre le sommet d’une volée de marches. « Réservé aux officiers », indique un panneau. J’ouvre la porte en me disant que je suis déjà venu ici. De l’autre côté, dans un petit espace, se serrent Haze et Shil. — Tu… ? commence Neen. — Ouais, répond Shil. Je vais bien. Leur conversation s’en tient là. Mais il la prend brièvement par l’épaule quand il croit qu’on regarde ailleurs. Et elle lui adresse le genre de sourire qui signifie : « Cesse de t’en faire. » À bord de la Victoire Avant Tout, les issues de secours intérieures ont des hublots. C’est une des choses qui distinguent les vaisseaux Exaltés de ceux des Octoviens. Le général Jaxx n’aurait jamais permis qu’on lui bousille ses portes d’un noir mat immaculé. Et puis, sur un appareil Exalté, elles sont doublées d’un sas, toutes sans exception. Une porte, un espace assez profond pour contenir six personnes, puis une autre porte. Des verrous sont fixés au-dessus et en dessous de chacune d’elles, prêts à s’enclencher. — Modulaire, mon lieutenant, annonce Haze. — Quoi ? Je le dévisage. — Tout ce vaisseau, poursuit-il. Chaque section est la réplique en miroir d’une plus grande section. Des boîtes encastrées les unes dans les autres. La disposition reflète les théories exarches de conscience collective. Je le crois sur parole. Neen coule un regard par un hublot pour contrôler le couloir. Il est vide d’un côté. De l’autre, deux hommes montent la garde devant la cabine du général Tournier. Les deux gardes deviennent quatre. Un Poing d’Argent hoche la tête, un autre éclate de rire. Puis les deux premiers se dirigent vers les ascenseurs. — C’est la relève, murmure Neen. Nous patientons encore un peu. Quelques minutes plus tard, Rachel surgit d’un pas mal assuré dans le couloir, les yeux hagards. Elle imite bien la femme perdue. Saoule et légèrement débraillée. Elle secoue les cheveux, prête à repartir, et les deux gardes mordent à l’hameçon. — Attendez ! lance l’un d’eux. — Pas moyen, réplique Rachel en secouant sa crinière une fois de plus. Je me suis trompée d’étage. (Jetant un coup d’œil au tapis luxueux, elle ajoute :) Vraiment trompée. — Où voulez-vous aller ? — Sur un matelas d’eau, souffle Rachel. Dans un hôtel avec vue sur un lagon bleu. Avec des poissons volants qui jaillissent des vagues et un double soleil, de l’aube au crépuscule. Je ne savais pas qu’elle avait l’âme si poétique. — Toi et moi, ensemble, renchérit un des Poings d’Argent. Suivre Rachel de l’autre côté de la porte est un écart de conduite dans n’importe quelle armée ; mais se faire inculper est le cadet de ses soucis. Franc l’attire d’un coup sec à l’intérieur, lui transperce le cœur de son couteau et le martèle de coups de pied jusqu’à ce que son corps en convulsion roule dans l’escalier. Il dégringole jusqu’à mi-étage, où il se retrouve coincé contre une cloison. — Qu’est-ce que c’était ? Rachel retourne dans le couloir. — Quoi ? demande-t-elle en s’approchant du second garde. De quoi parlez-vous ? Elle lui glisse son couteau sous le menton et lui perfore la cervelle. Le sourire qu’elle adresse à Franc quand nous la rejoignons me dit que j’ai de la chance d’être dans son camp. Chapitre 49 — Dans cinq secondes, je lance à Neen. Cinq… Quatre… Quand j’atteins zéro, Neen tourne la poignée et j’ouvre la porte du général d’un violent coup de pied pour faire irruption à l’intérieur, flingue dressé. Des officiers d’état-major lèvent la tête, le général se retourne ; tapi dans un coin de la pièce, Vijay écarquille les yeux. Il tient un verre à la main. Comme tous les autres officiers présents. — Mise en veille imprévue, annonce mon flingue. Il va vraiment falloir que j’en discute avec le SIG-37. C’est aussi agaçant que son foutu bourdonnement, et largement plus gênant. — Ne te mets pas en… Les diodes s’éteignent avant que j’achève ma phrase. Une dizaine d’officiers des Faucheurs hochent la tête, et une poignée d’entre eux sourient d’un air suffisant. Tant mieux ; ça me permet de savoir qui tuer en premier. Après le premier Poing d’Argent, bien sûr. Il y en a six, trois de part et d’autre de la porte. Tous sont armés. Et tous ont leur flingue braqué sur moi. — Sven, lance le général. Je vous attendais. (Il fait un geste vague en direction du centre de la pièce.) Entrez. Et faites entrer vos amis. Nous pénétrons donc dans la pièce, l’un après l’autre. Mais ce n’est pas entièrement vrai, car lorsque je lance un coup d’œil en arrière Haze est absent et Rachel ferme soigneusement la porte derrière elle. — Mon général, risque le petit aide de camp. Peut-être devrions-nous les désarmer ? Le général retourne l’idée dans sa tête. — Pourquoi ? demande-t-il. Vous vous sentiriez plus en sécurité ? Le gamin pique un fard. Je rengaine mon SIG, tripote maladroitement le système de fermeture de mon étui avant de finir par défaire ma ceinture et la laisser glisser au sol. La maladresse n’est qu’apparente. Il me reste dans la main une pointe à lancer. Sur un signe de tête de ma part, les Aux’ posent leurs flingues. — Fouillez-les. Le garçon trouve un couteau dans ma botte. — Les autres, vous planquez aussi des armes ? demande le général Tournier. Si c’est le cas, il vaudrait mieux les rendre. Il parle d’une voix traînante, et le sourire qui illumine son visage ferait honte à un chat. De toute évidence, il espère qu’on ne va pas tenir compte de sa suggestion. — Bazardez tout, j’ordonne. Les Aux’ obtempèrent. Rachel dissimule un couteau sous son tee-shirt, Neen a dans sa botte une lame que l’aide de camp du général a loupée la première fois. Shil se contente de secouer la tête. Le soldat Emil, notre ancien capitaine du 9e, a dissimulé un minuscule pistolet à l’arrière de sa ceinture. Je ne sais pas trop comment il pensait passer inaperçu avec ça. — C’est tout ? Tout le monde acquiesce. — Encore une fois. Cette fois-ci, c’est à un Poing d’Argent qu’il s’adresse. L’homme commence avec moi et ne trouve rien, parce que la pointe à lancer est désormais enfouie profondément dans la chair de mon poignet organique. Ça fait mal, mais c’est normal. Neen passe en deuxième, et il n’a rien non plus. Comme on aurait pu s’y attendre, le type passe plus de temps que nécessaire sur les femmes. Le visage de marbre, Franc ne bronche pas pendant qu’il passe les mains sur ses hanches et qu’il remonte à l’intérieur de ses cuisses. Il manque la lame entre ses épaules, mais encore aurait-il fallu qu’il se concentre moins sur ses seins. Rachel se contente de rester plantée là. Shil est moins indulgente. La gifle qu’elle lui assene fait tituber le Poing d’Argent. Elle est frappée sauvagement pour la peine. Tout en se remettant difficilement debout, elle jette un coup d’œil à Neen, qui hoche la tête. Un des couteaux qui était au sol il y a une seconde a soudainement disparu. Emil a une matraque dans sa botte. Quand il se relève, il adresse un rictus méprisant au Poing d’Argent qui l’a cogné et se retrouve une nouvelle fois au sol. — Il ne reste plus que votre bras, remarque le général Tournier. Je me demandais quand on finirait par y arriver. Quand on m’a présenté la prothèse, la vis qui la maintenait en place était recouverte d’une croûte de rouille. Maintenant, elle est tapissée d’un mélange de rouille fraîche et de sang séché des Val. Et il est quasiment impossible de la faire bouger sans outils adéquats. J’en fais part au général, qui me suggère d’essayer avec une des lames au sol. Ils sont si polis, ces officiers Faucheurs. On aurait pu tout aussi bien échanger des impressions sur la pluie et le beau temps. — Bien sûr, reprend-il, nous tuerons vos soldats si vous tentez quoi que ce soit de stupide. Et après on vous tuera aussi, évidemment. Deux Poings d’Argent braquent leur fusil vers moi tandis que je me penche pour ramasser un couteau. N’ayez pas l’air surpris, mon lieutenant… Haze est à l’intérieur de ma tête. Et oui, c’est vrai que je lui ai dit de rester à l’extérieur, mais je suis content de l’entendre malgré tout. Écoute, dis-je. Mon flingue s’est encore éteint. — Il fait semblant, mon lieutenant. — Il peut faire ça ? — Sven. La voix du général est brusque. Je lève la tête pour me rendre compte que tous ceux présents dans la pièce ont les yeux rivés sur moi. — Quelque chose ne va pas ? L’histoire est parsemée de questions et de chemins à prendre… C’est ce que me dit Haze, mais il ne raconte que des conneries. Ce qui doit arriver arrivera, et ce qui n’arrive pas n’était pas supposé arriver de toute façon. C’est ce que notre glorieux souverain appelle le « déterminisme historique ». C’est donc une vérité incontestable. Malgré tout, il semble y avoir plusieurs réponses possibles à la question du général. Et je ne sais trop laquelle est la plus juste. Je suppose que ce que je dirai ne pourra être que ce que j’étais censé dire, et que je n’étais pas censé dire autre chose de toute façon. — Merde, je lâche. — Quoi ? demande le général Tournier. — Je réfléchissais. Ça me file la migraine. Comme d’habitude. Je balaie la pièce du regard, avec son tapis, ses coupes de fruits, ses officiers d’état-major qui bavardent parce qu’ils commencent à s’emmerder, et je prends conscience de l’évidence. — J’aurais dû vous tuer. J’aurais dû vous tuer tous dès notre première rencontre… Il me dévisage. — Vous n’êtes pas vraiment colonel, n’est-ce pas ? — À votre putain d’avis, bordel ? J’ai réussi à regagner l’attention de ses officiers. Et je commence même à m’amuser, car je sens la proximité de la mort. Et puis il y a la loi de notre glorieux souverain… Vous savez, celle qui stipule que les anciens sous-offs doivent annoncer leur statut, afin de pouvoir identifier rapidement les fauteurs de trouble. — Je suis un ancien sergent. De la Légion. — Jaxx m’a lancé un sergent aux trousses ? — Un ex-sergent, je précise. Un ex-sergent de la Légion. Ça valait le coup de le dire, juste pour voir l’expression sur le visage du général Tournier. Cet homme se sent sérieusement insulté. Quant à ses officiers d’état-major, ils lui glissent des regards en douce. C’est parfait : ça veut dire qu’ils ne m’observent pas. — Neen, je souffle. Neen poignarde un garde avant de passer la lame à sa sœur. Elle tue celui à côté d’elle, puis le type derrière. Moi, je suis occupé à extraire mon coude du crâne du Poing d’Argent le plus proche. Et l’homme qui a peloté Franc vient d’hériter d’une nouvelle bouche. Elle passe les doigts dans la plaie et tire la langue de sa victime à travers la fente. Cette femme a vraiment du mal à contrôler sa colère. On est rapides et efficaces. Six morts en moins d’une seconde. Mais des canons se lèvent de l’autre côté de la pièce. — Neen, je glisse. Le SIG. Neen veut me dire que ce n’est pas la peine. Mais il glisse son pied sous l’étui et me le balance. J’attrape mon flingue, le libère de son étui. — Haze ! je gueule. Les lumières s’éteignent. D’ailleurs, tout s’éteint. Les lumières, le contrôle thermique, les unités de recyclage de l’oxygène, la musique classique ringarde, tout. — Tête creuse… Le Diabolo est déjà chargé. J’ouvre le feu sur la lueur de leurs canons et ils font de même de leur côté. Mais j’ai bougé. Tous mes soldats se sont jetés au sol pour rouler jusqu’à la cloison la plus proche, ce qui m’aide. Même si je manque de trébucher sur Rachel. Elle laisse échapper un cri, qu’elle réitère quand je la pousse du pied pour la mettre hors de portée. Il fait sombre, mais de moins en moins : mes yeux s’adaptent et j’observe le général mettre en joue. Je ne suis pas le seul à bénéficier de la vision nocturne, on dirait. Ça ne présage rien de bon. — Bouge, suggère mon flingue. — Trop tard, fait le général. — Pas vraiment, rétorque l’homme derrière lui. Le colonel Vijay fracasse son verre de cognac, l’enfonce dans la gorge du général, et tord sauvagement le pied du verre pour élargir la plaie. Du sang gicle jusqu’au centre de la pièce, puis le jet faiblit jusqu’à n’être plus qu’un mince filet, dégoulinant sur les bottes du général comme de la pisse. Vijay vient d’agir à l’aveugle. Dans l’obscurité la plus totale. En se fiant à ses souvenirs du lieu. Je suis impressionné. — Mon colonel, je lance, vous avez le commandement. — Poursuivez, Sven. Le boulot qui s’ensuit est moins propre. Le petit aide de camp du général a sorti son poignard et lance des coups frénétiques dans les ténèbres qui l’entourent. Il a tout autant de chances de toucher son propre camp que le nôtre, mais il est terrifié au-delà de toute précaution. Est-ce que j’ai déjà été comme ça ? je me demande. Quand le lieutenant Bonafont m’a collé son flingue sur la tempe au milieu des ordures. Le jour où la Légion a incendié mon village et massacré les Rats de la décharge sur la route en contrebas de Primaire-1. Non… J’aurais été heureux d’accueillir la mort. C’est certainement pour cette raison que Bonafont m’a épargné. Il a toujours été un enfoiré de pervers. Je tends le bras pour briser la nuque de l’aide de camp, mais j’ai une hésitation. Je n’hésite pas une seconde, jamais. Je fais. C’est comme ça que ça marche, tout ce bordel. Si on s’arrête pour réfléchir à ce qu’on fait, on est mort. C’est ce que me disait Bonafont, et il avait raison. Il n’y a qu’à voir ce qui lui est arrivé. Heureusement qu’il fait noir et que personne ne m’a vu. Cette pensée me met encore plus hors de moi. Depuis quand est-ce que je me préoccupe de ce que pensent les autres ? Mais ce gamin pourrait être moi ; si j’avais grandi dans l’opulence, bien sûr… Dans une vraie maison, avec une éducation et tout ce qui va avec. J’attrape le poignet du petit aide de camp et le tords jusqu’à ce qu’il lâche le poignard. Puis j’approche mon visage du sien. — Jette-toi au sol, je gronde. Rampe jusqu’à la porte. Sors-toi de là. Il acquiesce, comme si c’était une évidence. Comme si c’était une bonne idée de recevoir les ordres d’un ennemi. Et pendant qu’il continue à acquiescer, j’enfonce ma lame profondément dans sa tempe et lui perfore le tronc cérébral. Il meurt sans savoir ce qui vient de lui arriver. Les autres, je les tue sans fioritures. J’en éventre quelques-uns, je fais perdre pied à d’autres pour leur piétiner le cou. Je traverse la pièce comme une rafale de vent, emportant tout sur mon passage. Je me contente de tuer trois Poings d’Argent d’un seul coup de couteau, en les égorgeant l’un après l’autre en rang, me délectant du liquide chaud qui jaillit et m’éclabousse. Je suis en train de m’essuyer la bouche quand les lumières d’urgence s’allument. Je dois avoir l’air de me lécher les doigts. Shil se détourne, Rachel se signe pour se protéger du mauvais œil. Même le colonel me regarde d’un drôle d’air. — Vous avez fini ? demande-t-il. — J’ai fini, mon colonel. — Bien. Sortons d’ici. Mais d’abord… Après avoir découpé grossièrement la tête du général, le colonel Vijay soulève son trophée par les tresses et sourit. — Mon colonel, dis-je, vous voulez que j’arrache son implant ? — Oh non ! Je suis sûr qu’Octo V préférera avoir la tête entière. Chapitre 50 Les Aux’ se mettent en rang. Ils gardent les yeux baissés. D’ailleurs, ils font tout pour éviter de me regarder franchement. Ce doit être à cause du sang qui macule mon uniforme. Je dis à Neen de les mettre au garde-à-vous et je les passe en revue. Comme ça, ils n’ont pas le choix. Rachel pleure, mais silencieusement. Franc a l’air perdue à l’intérieur d’elle-même. Quant à Shil, je n’arrive pas à déchiffrer l’expression sur son visage. — Au rapport ! j’aboie à Neen. — Aucun absent, mon lieutenant. Et c’est vrai. Haze se tient dans l’embrasure de la porte derrière nous, avec sa tête des mauvais jours. Sur un signe de ma part, Neen lui balance un fusil Poing d’Argent, et nous le regardons tous l’attraper maladroitement. Le colonel Vijay soupire. — Que faisons-nous maintenant, mon colonel ? je demande. — Nous trouvons un pont de secours. — Mon colonel, et l’observateur U/Libre ? — Il n’est plus là, Sven. C’est le général lui-même qui me l’a dit. — Mort, mon colonel ? Il me scrute, jette un coup d’œil aux autres, puis me mène dans un coin de la suite du général, tête penchée, près de la mienne. — Sven. Il n’y a jamais eu d’observateur. D’accord ? Laissez tomber. C’est mon tour de fixer mon regard sur lui. — Il nous fallait des couvertures. Celle-ci était la seconde. Vous savez, la première, c’était qu’on était en mission culturelle. Et puis, pour ceux qui n’y croyaient pas… qu’on était à la recherche d’un U/Libre porté disparu. — Et l’U/Libre a accepté la mission, parce qu’elle croit qu’on est là pour signer son traité ? (Je jette un coup d’œil à son trophée.) Mais en réalité, c’est ça le but de notre mission depuis le début, et pas l’observateur ? — Vous avez tout compris, approuve-t-il en me tapant dans le dos. Il y a des jours comme ça où je déteste la politique. Un soldat Faucheur du 9e régiment remonte le couloir au pas de course, puis se fige, sans trop savoir ce qui se passe. Une seconde plus tard, il salue. Crétin. — Fausse alerte, je le rassure. Il me regarde, bouche bée. — Un mauvais fonctionnement des sirènes, renchérit le colonel Vijay. Regagnez votre unité. L’homme hoche la tête, se retourne. Sauf qu’un capitaine Poing d’Argent tourne à l’angle du couloir derrière lui, et il est moins con que lui. Mais pas très rapide. Il est encore en train de dégainer que je lui balance une pointe dans la gorge. Le colonel Vijay tue le premier soldat, qui s’effondre, l’air incrédule. Nous nous précipitons dans le couloir, en direction d’une porte. Les ascenseurs sont verrouillés. C’est pas plus mal, ça épargne à l’ennemi de nous rejoindre. Mais c’est pas terrible non plus, parce qu’il va peut-être falloir se battre dans l’escalier. Si jamais les Poings d’Argent finissent par comprendre qu’envoyer des ascenseurs sans les rappeler est la solution idéale, alors l’affrontement sera inévitable. — Sven, dit mon flingue pendant que je tourne en glissant et que mon bras de combat déchire la gorge d’un sergent qui se dirigeait vers moi. Le colonel Vijay tire sur le type derrière lui ; celui-ci se retourne pour courir et s’écroule, un des couteaux de Franc fiché dans le dos. — Quoi ? je demande. — Tu te souviens de moi ? Quand le SIG est jaloux, ça se voit tout de suite. Il est de mauvais poil. — Mon bras me sert bien. — Non. Il est rouillé, périmé et moche. (Le Diabolo insiste particulièrement sur ce dernier terme.) Et il te ralentit. — C’est faux. — Il est plus lourd qu’un triple traction. Cette saloperie était supposée être un handicap. Mais toi, t’es tellement con que tu l’as gardée. — Ton tour viendra bien assez vite. — Tu me l’as déjà dit un bon nombre de fois. Neen me rattrape à la porte de l’escalier, me l’ouvre et me laisse passer. Il me faut dix secondes pour atteindre le premier coin et vérifier que la voie est libre, onze pour revenir. Quand j’arrive dans le couloir, Neen lève son fusil. — Désolé, mon lieutenant, dit-il en le baissant. — La prochaine fois, reste en joue. Le colonel Vijay écoute notre échange. — Imagine qu’un ennemi arrive derrière moi ? Il s’en souviendra pour la prochaine fois. Pour un ancien biffin de la milice, sous-off depuis à peine six mois, il est en train de devenir un pro. Et même carrément un vétéran. Neen devient tout rouge quand je lui en fais part. — Par ici, souligne sa sœur, il faut s’adapter ou mourir. Neen lance un regard réprobateur à Shil, et le colonel éclate de rire. — Ne vous en faites pas, assure-t-il. Je suis sûr que le lieutenant Tveskoeg sait reconnaître un compliment. Planté à côté d’un lanceur spatial Poing d’Argent qui ressemble à un petit avion de ligne, le colonel Vijay annonce : — On va prendre celui-ci. Le Vent Furieux a une forme élégante, ses propres nacelles de secours et toute une batterie d’antennes hérissées sur le toit. Et puis, il est assez spacieux pour nous contenir tous, avec de la place en surplus. Mais bien sûr, le SIG n’est pas d’accord. L’appareil qui l’intéresse se tient derrière celui que préfère le colonel Vijay. C’est un bombardier B79 qui fait un tiers de la taille du premier. Un crâne argenté sur le noir de sa pointe avant confirme ce que nous savions déjà. Cet appareil appartient au 9e. — Celui-ci, insiste le colonel en tapotant le petit avion de ligne. Mais le SIG ne veut rien entendre. Pendant qu’ils se disputent, des lumières se mettent à clignoter sur l’écoutille du bombardier. Au début elles sont en décalage avec celles du Diabolo. Petit à petit, les séquences se mettent en synchronisation. Quand elles correspondent parfaitement, l’écoutille bouge légèrement, puis s’immobilise avant de s’ouvrir avec un bruit sec. — Bonjour toi, gazouille le flingue. Une échelle se déplie. — B79, dernier modèle, annonce le SIG. Désormais équipé de soixante-quatre roquettes au lieu des quarante-huit initiales. Dépistage d’avions furtifs. Mitrailleuse augmentée de quatre canons, entièrement automatique, cela va de soi. Navigation semi-IA, cerveau de combat entièrement IA… Haze en bave d’admiration. Lui, il est conquis. Les autres observent le colonel Vijay. — Alors ? demande le Diabolo. D’accord, il est partant aussi. Avec cette puissance de feu, comment dire « non » ? Et il faut qu’on fasse notre sortie, parce que les sirènes faiblissent, ce qui est préoccupant. Ça veut dire que quelqu’un a fini par prendre les choses en main. — Des chasseurs, annonce Haze en regardant l’écran au mur. Ils ont fait décoller des chasseurs. — Et c’est pas le pire, ajoute mon flingue. — Quoi ? Toutes les bandes lumineuses s’éteignent au plafond. Les lumières d’urgence du pont s’allument instantanément, pour disparaître tout aussi vite. Une seconde plus tard, Neen allume la lampe de son fusil. La lueur est suffisante pour nous éclairer le chemin jusqu’au bombardier. Neen croit que le problème est résolu. Il n’a pas tout pris en considération. Si l’alimentation de secours est déconnectée, alors comment allons-nous faire pour déclencher les verrous explosifs qui maintiennent le mur extérieur en place ? Sans ça, le mur ne bougera pas et nous serons pris au piège. Jusqu’à ce que leur commandant trouve le moyen de nous déloger par la force. Si c’était moi, j’inonderais le vaisseau de gaz neurotoxique. Le colonel Vijay est d’accord. — Ce bombardier possède-t-il un système d’aération ? — Bien sûr, rétorque le flingue. Il a un Alexo3 ferrique… — Tout le monde à l’intérieur, lance-t-il. Le Diabolo continue à vendre son produit, mais s’arrête quand il se rend compte que personne ne l’écoute. Les marches se replient, la porte se referme avec un sifflement, et tout est bouclé hermétiquement en quinze secondes. Je commence à bien l’aimer, cet appareil. — Permission de… Le colonel Vijay acquiesce. — Allez-y, Sven. Je colle la main sur une plaque à côté du siège du pilote et laisse le B79 scanner ma paume avant de lui donner mon nom, mon grade et mon numéro de matricule. Les informations que je lui communique sont véridiques. S’il est aussi intelligent que le prétend mon flingue, il accédera à mon rapport militaire de toute façon. Une suite de mots défile sur la plaque en verre. « Données déjà saisies. » — Génotype équivalent au modèle humain. Statut DH classe 3, annulation… Il est en train de lire une putain de puce d’identification qu’on m’a insérée sur le vaisseau amiral du général. Je savais qu’il y en avait une dans le bras que le colonel Madeleine m’a fabriqué. Apparemment j’en ai une autre quelque part sous la peau. Il y a trois sièges de combat dans le B79. En tant qu’officier le plus gradé, le colonel hérite du premier. J’écope du deuxième, parce que je vais manier le canon. Et puis, Vijay a beau être plus jeune que Neen, il n’est pas con, il sait qui est en train de remporter cette guerre pour lui. Haze prend place dans le dernier siège, parce qu’il est tressé. Je rumine cette pensée quelques instants et décide que je suis d’accord, en me rendant compte à quel point ça fait bizarre. — Assieds-toi là, je gronde à Haze. Avant que je change d’avis. Emil n’est pas content. En théorie, il est plus gradé que Haze. Neen et Franc aussi. Mais ce ne sont pas des tressés, et ils ne baratinent pas les machines comme on blague avec des putes. Ce qui laisse cinq personnes sans vrai siège. Il y a un renflement proche du sol qui court à l’arrière du poste d’équipage. Cinq personnes assises l’une à côté de l’autre devraient s’aider à amortir le choc d’accélération, du moins en partie. Il nous suffit de reproduire ce qu’on a fait dans le remorqueur spatial. — Attachez-vous. — Sven, crie Emil, terrifié. Il a déjà volé en B79. — Alors tu sais à quoi t’attendre, lui dis-je. Et on dit mon lieutenant. Tu es un soldat Aux’ et tu le resteras jusqu’à ce que j’en décide autrement. Chapitre 51 Des voyants s’animent devant nous, en un clignotement de plus en plus rapide, avant de s’arrêter. Le même enchaînement se déroule une deuxième fois. Puis une troisième. Je sais ce qui chiffonne l’IA du vaisseau, mais nous avons suffisamment de temps pour la laisser atteindre ses propres conclusions. — Il me faut trois cent soixante degrés. Les écrans autour du poste d’équipage prennent vie. Sur un signe de tête de ma part, Haze nous fait effectuer une rotation entière pour me permettre de voir les nouveaux arrivants. Les caméras des hangars sont peut-être aveugles, mais nous avons les nôtres sur ce vaisseau, et elles nous montrent qu’un major, suivi de cinquante soldats Faucheurs, s’engagent dans une sortie de secours avant de s’immobiliser dans le noir, uniquement éclairés par l’escalier derrière eux. — Abruti, grommelle Neen. Et paresseux, et ignorant. N’importe quel sous-off à peu près compétent aurait éteint ces lumières avant de sortir. Si on était dehors avec eux, on l’aurait déjà fait. Mais le major est un petit chanceux : on lui garde sa surprise bien au chaud. Sur un ordre du caporal, les lumières s’évanouissent. Des lasers balaient le hangar désert. Deux sous-offs allument la lampe de leur fusil. Puis les panneaux au plafond nous inondent soudain de lumière. — Sven, dit le colonel Vijay. Peut-être que… — On ferait mieux de partir ? Il répond par l’affirmative. — Ou peut-être pas, intervient le SIG. Lumière ou pas lumière, le mur extérieur est toujours verrouillé. Pendant que Haze vérifie si le Diabolo a raison, une dizaine de Poings d’Argent armés jusqu’aux dents se précipitent hors d’un ascenseur dont les portes viennent de s’ouvrir. Ils baissent leurs armes dès qu’ils se rendent compte qu’aucun ennemi n’est en vue. Une seconde plus tard, trois autres ascenseurs ouvrent leurs portes. Nous sommes en train de nous attirer toute une foule, qui ne va pas tarder à scanner les nacelles et à nous localiser. — Mon lieutenant, fait Neen. Vous voulez que je lance l’assaut dehors ? — Non, je réponds. Tout se déroule comme prévu. Ce qui me vaut le regard atterré du colonel Vijay. Je souris jusqu’aux oreilles, les veines gonflées par l’adrénaline. C’est le moment que je préfère. Mais on n’y est pas encore. D’autres soldats sont encore en chemin, et je ne voudrais pas gâcher leur plaisir. Cinq minutes plus tard, un tressé fait son apparition. Son premier geste est d’envoyer une dizaine de Poings d’Argent passer en revue le vaisseau sophistiqué à côté du nôtre. Il a peut-être jugé qu’on ne tiendrait pas tous dans le bombardier B79. Il se trompe, mais quand je jette un coup d’œil à Shil, Rachel, Franc, Neen et Emil, attachés ensemble sous un filet de cargaison, j’ai le sentiment qu’ils ne lui donneraient pas tort. Quand le Poing d’Argent s’avance vers nous, je décide que le temps est venu de nous remuer. — OK. Allons-y. — Sven, proteste le colonel Vijay. Les verrous sont toujours bloqués. Je suis au courant. À son avis, pourquoi le B79 ne démarre-t-il pas ? Mon flingue va annuler le programme de sécurité qui empêche la mise en contact. — Les verrous, on les emmerde, mon colonel. Je vais balancer une roquette dans le mur. — Ce n’est pas possible, objecte-t-il. Ça va provoquer des valeurs opposées. — Des quoi, mon colonel ? — Selon la troisième loi de Newton. Vous devez vous en souvenir. Bon Dieu !… J’ai la tronche de quelqu’un qui connaît la troisième loi de Newton ? En fin de compte, ça ne pose pas de problème. Si tirer une fusée risque de nous propulser dans l’appareil directement derrière nous, alors qu’est-ce qui nous empêche d’enclencher nos réacteurs en même temps ? L’un neutralisera les effets de l’autre. On dirait que j’ai plongé le colonel Vijay dans le mutisme. Mais ce n’est pas grave, parce que le SIG déblatère des probabilités. Notre meilleure option se résume à trois roquettes, apparemment. Ce qui nous donne soixante-dix-huit pour cent de chances de nous débarrasser du mur, et seulement trente-huit de nous tuer. Quatre fusées nous garantiraient la disparition du mur, mais feraient chuter nos chances de survie. Deux roquettes, c’est hors de question. — Trois, je décide. Fais démarrer les réacteurs en même temps. Et puis assure notre stabilité. Le flingue veut me dire que c’est impossible, mais finit par décider que ça l’est. À l’évidence, un tel exploit exige une intelligence supérieure et un savoir-faire bien au-delà des capacités humaines. Il m’en fait part avec une suffisance insupportable. Pendant que j’attends que le SIG se mette en condition, un casque tombe du plafond, et je l’enfile. Je rabats la visière, et l’intérieur de l’appareil disparaît dans le brouillard. Des schémas se superposent aux cloisons. Et je perçois le hangar comme si la coque du vaisseau n’existait pas. — Ce n’est pas comme ça que c’est supposé marcher, commente Emil. Je soulève la visière pour m’apercevoir que les schémas de mon casque sont aussi projetés sur les écrans, et que l’ancien officier du 9e, choqué, fixe son regard sur les cloisons du poste d’équipage. — Tu t’y habitueras, lui assure Neen. Tout ce qui n’est pas fixé dans le hangar se met à bouger quand le mur explose et que le vide commence à aspirer tout ce qu’il peut. Le B79 enclenche ses réacteurs, fait un bond en avant et regagne sa position initiale. Les soldats les plus près de l’explosion sont les plus chanceux. Leur mort est rapide. Pareil pour ceux qui se tenaient derrière nos réacteurs. Ce sont les autres qui souffrent. Un mur bouillonnant de flammes les avale avant que l’espace les aspire dans le vide, leurs poumons déchirés par l’air qui se précipite violemment hors de leur corps. C’est une sale façon de partir. Pas besoin de le voir à l’écran pour en être conscient. — Derrière nous ! crie Haze. Le B79 glisse sur la gauche et est violemment secoué quand quelque chose ricoche sur son flanc. Les rétrofusées se remettent en marche, et nous recouvrons notre équilibre. — Classe, se congratule le SIG. Même si c’est moi qui le dis. Le vaisseau qu’il vient d’éviter fait un tonneau, glisse de côté et nous bloque la sortie. Il est plus imposant que le nôtre, bien plus imposant. Il s’agit du lanceur du général. Dans le hangar, les programmes d’urgence sont mis en route. Si le prix à payer est de sacrifier tout un hangar, alors c’est ce qu’ils feront. Les soldats les plus proches des sorties ne sont pas stupides, ils le savent. C’est pour ça qu’ils s’accrochent désespérément et qu’ils se montent les uns sur les autres pour sortir. Un sergent n’arrive pas jusqu’à la porte. Une moitié s’élance vers nous, de l’épaule au genou, et est aspirée vers le mur éventré. Ce qu’il reste de lui disparaît dans l’ascenseur. Mais il ne risque pas de monter ni de descendre, car les cages d’ascenseur se sont déjà verrouillées. — Dégage-nous le chemin, j’ordonne au flingue. — Avec plaisir. Il balance un quatrième missile, suivi d’un cinquième, parce que ça l’amuse. Le petit avion de ligne du général vole en éclats, et l’appel d’air fait perdre l’équilibre à un lieutenant, qui cherche frénétiquement une prise. Il disparaît dans le vide. Parmi une centaine d’autres. — Vous savez comment piloter cet engin ? demande le colonel Vijay. — Bien sûr. Haze a l’air surpris. — J’ai piloté un avion-citerne autour des pistes d’atterrissage, j’explique. À Bosworth. C’est pareil. Le colonel Vijay ouvre la bouche pour protester avant de comprendre que je blague. Il se penche en avant et me tend la main pour que je la serre. C’est comme ça que je comprends qu’il s’attend à mourir. Chapitre 52 L’accélération soude mon bras de combat au siège et souffle l’oxygène de mes poumons. Mes côtes craquent, mes épaules tentent de se disloquer. Tout autour de moi n’est plus que noir et blanc. Mais il n’y a plus d’« autour de moi », je ne vois que ce qu’il y a en face. Un cercle qui rétrécit et dont les rebords se font flous. — Sept g, énonce le flingue. Vingt-cinq secondes. Le colonel Vijay a perdu connaissance. À part moi, seul Haze est encore conscient, et il est pétrifié de peur. Je manque de me rompre le cou quand je me retourne vers l’avant. — Neuf g, continue le Diabolo. Trente-deux secondes. Il hésite. — Crache… — Ça va les tuer, finit-il par dire. — Non, ils s’en sortiront. — Pas ces deux-là, les autres. Sur un écran apparaissent Rachel, Shil, Emil, Neen et Franc… Ils sont vissés dans la cloison. Loin de les aider, la courbe du poste d’équipage semble les projeter comme une masse unique. Une des sangles qui retiennent le filet a cédé, une autre entre si profondément dans le bras de Rachel qu’un bleu est déjà en train d’apparaître. — Treize g, poursuit le flingue. Trente-sept secondes. — Quelle est la limite de tolérance… ? — Pour eux ? — Non, pour le vaisseau. Le SIG me communique un nombre si élevé qu’on ne sera plus qu’un résidu d’eau sale au fond d’un seau avant de pouvoir bousiller le moteur de cet engin. Comme toujours, les limites sont les nôtres. — Ce sont des humains, souligne le Diabolo. — Moi aussi. Il a un rire cynique. — Tu le penses vraiment ? J’acquiescerais bien, mais la force de gravitation m’épingle la tête au siège. Alors je me contente de grogner, de me relâcher un peu et de rouler dans un tournant. Nous venons d’éviter un chasseur Z7x, qui explose sous l’impact d’une de nos roquettes. — Cinq, annonce le SIG. Mon flingue tire, l’IA de combat repère les cibles, et moi je pilote. Ce devrait être Haze, mais il est parti Dieu sait où. La combinaison fonctionne bien jusqu’à présent. Hekati est derrière nous. Un putain de gros anneau accroché au bord d’un… — Concentre-toi ! rugit le Diabolo. Un autre chasseur éclate devant nous. On n’entend rien ici ; il n’y a pas d’ondes de choc. On n’aperçoit qu’un éclat lumineux et d’innombrables éclats d’obus qui volent à une vitesse folle. Il s’agit d’avancer plus vite qu’eux, ou de les repousser avec notre champ de force comme des galets ricochant sur l’eau. Plus facile à dire qu’à faire. Mon écran indique qu’un chasseur s’approche par-derrière. Impossible qu’il nous loupe à cette distance. Je fais faire un tonneau au B79, le chasseur Poing d’Argent ouvre le feu, et le SIG fume chacune de ses roquettes, l’une après l’autre, d’un bref coup de canon. Je vire encore une fois et forme une boucle pour prendre le Z7x à revers. Il explose en une boule de feu, et en suffisamment d’éclats pour me remuer méchamment. — Sven, dit le flingue. — Quoi ? — Tu es en train de tuer les Aux’. — Si je ne fais pas ça, ils vont mourir de toute façon. — Eh bien, peut-être qu’ils préféreraient se faire tuer par l’ennemi. — Comment veux-tu qu’ils s’en rendent compte ? (Je jette un coup d’œil à un écran.) Ils ont déjà perdu connaissance. Le flingue ne répond rien. C’est certainement mauvais signe. J’effectue un virage lent et aperçois la ceinture d’astéroïdes. C’est cet amoncellement de rochers, écrasés en une barre brisée sur mon écran. J’aurais dû y penser plus tôt. Mille cinq cents kilomètres. On peut y arriver. — Derrière toi, m’avertit le SIG. Deux chasseurs en formation serrée. Je jette un deuxième coup d’œil et m’aperçois qu’ils sont trois. Le dernier vole plus haut, à l’arrière. C’est celui qui compte me descendre. Les autres ne sont là que pour la chasse. Pour me déstabiliser. — Attention ! gueule le Diabolo. Ouais, j’avais vu. L’escorte s’approche derrière moi. Les chasseurs ont l’intention de se croiser et se déplacent donc en décalé. Mais ils ouvrent le feu en même temps. Avec un bon couteau, je bousille n’importe quoi. Mais ça, se faire bringuebaler dans un engin de merde, c’est pas naturel. Si je dois tuer quelqu’un, je veux pouvoir plonger mes yeux dans les siens. Quand on fait péter les réacteurs, Haze se plie en deux et déverse le contenu de ses entrailles directement sur ses genoux. C’est au moins la preuve qu’il est en vie. Le SIG pousse un juron, mais c’est seulement parce qu’il vient de traverser le poste d’équipage pour atterrir dans un écran. À peu près au milieu de tout ça, le Diabolo pense « canon » et, en un éclair aveuglant de lumière, il réduit les deux chasseurs en copeaux métalliques et en gaz d’explosion. — Espèce d’ingrat, s’indigne-t-il quand je reste muet. Mais je suis trop concentré pour répondre. Le troisième Z7x commence sa lancée. Le pilote a peur, ce qui le rend négligent. Il ne s’attendait pas à ça. Partir avec un groupe de trois et se retrouver tout seul. Moi… J’étais seul dès le départ. Et voilà qu’il se retrouve à poursuivre un ennemi qui se dirige vers une ceinture d’astéroïdes. Un ennemi qui vient de descendre en flammes ses deux compagnons. Ce n’est pas difficile d’imaginer qui sera le suivant. Le chasseur arrive vite, et j’effectue un arc de cercle, tandis que l’obscurité ronge la périphérie de ma vision jusqu’à réduire le monde à un minuscule cercle se résumant à « droit devant ». Il faut que je me retrouve derrière le pilote ennemi pour permettre au SIG d’agir. Ça ne doit pas être si compliqué. Quand le Poing d’Argent ouvre le feu, je remonte et il passe en dessous de moi. Il me faut toute ma concentration pour faire ce looping, et alors que nous nous stabilisons de nouveau le SIG se met à tirer. Les canons à impulsion, ça se remarque, dans l’espace. Ça crame en vert. Ne me demandez pas pourquoi. Ce type est bon. Il réussit à s’éloigner, et je le suis. Il part brusquement vers le haut, je commence à le suivre et soudain il n’est plus là, car il a déjà repris sa direction originelle. D’un instant à l’autre, il va amorcer un deuxième virage et se retrouver derrière moi. — Attends, je lance au SIG. Je me glisse sur le côté, retourne le B79 comme une crêpe et mets les accélérateurs en marche. Je me retrouve cloué sur mon siège, ma vision réduite à un minuscule îlot de lumière baigné de vagues d’obscurité. Quand nous nous stabilisons, le Diabolo soupire. L’objectif est pile dans notre ligne de mire. — Acquisition, lance le SIG. — Vas-y. Des avertissements doivent s’enclencher à l’intérieur du chasseur, parce que le pilote bascule d’un côté et de l’autre avant de se mettre en position de piqué. Il n’y a aucune pesanteur par ici, mais les instincts ont la vie dure. Pendant que nous fondons sur notre proie, le pilote déclenche des accélérateurs supplémentaires. Sa postcombustion s’enflamme, et le chasseur explose en une boule de feu étrangement plane d’où s’échappent des fragments tranchants comme des rasoirs. Les éclats foncent tous dans notre direction. Là où se trouvait le chasseur, des étincelles brillent par millions. — Tire sur le manche ! gueule le flingue. À ce niveau de force d’accélération, c’est plus facile à dire qu’à faire. J’effectue un virage serré, j’amène le B79 dans les premières phases d’un looping et entame l’ascension. — Plus serré que ça. Enfoiré de Diabolo. Je ne sais pas exactement quand je m’évanouis. Mais ça n’a pas grande importance, car l’IA maintient le cap, et je reprends connaissance avant qu’elle prolonge la première boucle en une seconde, ou qu’elle fasse une connerie, comme aller voir toutes ces petites explosions de plus près. — Que s’est-il passé, bordel ? Une zone d’espace vide s’étend entre nous et la Victoire Avant Tout, derrière laquelle Hekati paraît immense. Pas un seul Z7x en vue. — Tous partis en fumée, fait le SIG. — Merde, combien ? — Vingt-trois. On a descendu vingt-trois chasseurs ?… — Trop facile, commente le flingue, l’air dégoûté. — De les abattre ? — Non, de nous abattre, grogne-t-il avant de m’expliquer pourquoi. Ce chasseur, on ne l’a pas descendu. Il s’est écrasé contre le champ de force que la Victoire Avant Tout a élevé dès la première seconde de cette bataille. Si le bouclier peut détruire leur propre chasseur, il nous détruira aussi. Mais il y a plus urgent. Nous n’avons quasiment plus de carburant, notre oxygène est presque à zéro, et nous consommons le peu qui reste trop rapidement pour que les convertisseurs puissent le remplacer. Huit personnes dans un bombardier B79 conçu pour trois, en voilà une idée de merde. Même si c’est la mienne. Et puis, ça devient douloureux. J’ai la vision brouillée et un goût amer dans la bouche à cause du kyp. Haze baigne dans son propre vomi, et ce qui ne s’est pas collé aux murs ou à nous flotte maintenant dans l’air, de minuscules boules baveuses de dîner à moitié digéré. Quant aux autres… Le colonel Vijay est toujours inconscient. Mais au moins il est assis en sécurité au fond d’un siège. Il me fait l’effet d’un très jeune général Jaxx, ce qui est suffisamment dérangeant pour me décider à penser à autre chose. Ce sont les autres qui ont besoin d’aide. La poitrine de Shil monte et descend pendant qu’elle lutte pour respirer. Le badge attaché à l’épaule de son uniforme a pris une teinte orangée. Elle est mal en point, mais pas encore dans un état critique. Du moins, pas si on trouve de l’aide, ce qui est un putain de… — Sven, tonne le flingue. — Quoi ? — Tu ferais mieux de venir voir. Chapitre 53 Tout un pan de la Victoire Avant Tout est en train de se soulever. Si le vaisseau Exalté est une ville, alors c’est tout un quartier qui se détache, lentement mais sûrement. Il laisse entrevoir une déchirure dans le vaisseau amiral qui se referme pendant que les murs et les portes de hangars se mettent à bouger. Bientôt, la Victoire Avant Tout aura la même apparence qu’avant. Mais un tout petit peu plus petite. — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? je demande en montrant un morceau qui s’est détaché. — Un croiseur de classe epsilon, m’informe le flingue. Nous pouvons jouer aux questions et réponses indéfiniment, ou bien je peux me servir du kyp. L’idée ne m’enchante guère. — Vous êtes déjà en train de vous en servir, mon lieutenant, marmonne Haze. Le sang perle sur ses lèvres. Il se détache en petites sphères bleues qui s’élèvent comme des perles flottantes pour rejoindre le vomi, la bave, et tout ce qu’on a oublié d’attacher dans l’appareil. Bleu ? je m’interroge. Puis j’ai la réponse. La perte d’oxygène affame l’hémoglobine. Soudainement submergé d’informations, j’en apprends plus que j’en aurais voulu sur la biologie humaine. Et Haze est humain, enfin, autant que moi. Je balaie l’information aussi rapidement qu’elle m’est venue. Pas besoin de mémoire quand on peut grappiller ce genre de connaissance à la demande. Le croiseur est de classe epsilon, long de un kilomètre et large de trois cent trente mètres. Il est armé de cinquante canons et pourvu de ponts d’envol pour trois ailes de la mort… C’est-à-dire cent cinquante chasseurs Z7x. Une liste défile sous mes yeux. Le nombre de batailles remportées par un seul epsilon. La Victoire Avant Tout est composée de dix-neuf epsilons emboîtés les uns dans les autres. C’est là toute la beauté de la technologie Exaltée. Elle est cumulative. Les Z7x rentrent dans les flancs du croiseur, qui s’encastre à son tour dans d’autres croiseurs pour constituer le vaisseau amiral. Si besoin est, ce dernier peut lui-même s’emboîter avec d’autres pour constituer… Quelque chose de la taille d’une petite lune. Une sphère aux rayons apparents vacille dans mon angle de vision puis s’en va, accompagnée de coordonnées qui la situent à un demi-bras de spirale d’ici. Sa vitesse ? Plus importante que la nôtre. Enfin, c’est le cas du croiseur. Même s’il lui faut un moment avant d’atteindre le niveau d’accélération nécessaire pour pouvoir se servir de ses propulseurs ioniques. Et son autonomie ? Il pourrait traverser toute la galaxie, si l’U/Libre le laissait faire. Avec tout ça, j’en viens à me demander par quel miracle les Octoviens gagnent leur guerre contre les Exaltés, parce que c’est le cas. Chaque planète qu’ils envahissent, on la reprend, ou on en prend une autre à la place. Les chiffres sont vertigineux, des dizaines de milliers de soleils, des centaines de milliers de planètes. Ça paraît impossible, au-delà du mesurable ; jusqu’à ce que le nombre d’étoiles qui constituent la galaxie s’impose à mon esprit. Un million de millions. Notre glorieux souverain, Octo V… et le cent-tresses des Exaltés, Gareisis, l’Exarche Exalté. Letogratz leur confère si peu d’importance que l’Union Libre est prête à adopter n’importe quelle solution pour cesser le combat. Juste ou pas, peu importe. Pourquoi le serait-ce ? La vie est rarement juste. J’en serais presque à souhaiter me retrouver de nouveau à Fort Libidad, à parcourir les dunes, en quête de ferox et de tribus des déserts. Ce qui m’amène à me demander comment un ex-sergent, qui ne savait pas compter au-delà de vingt il y a quelques mois de cela, se retrouve à énumérer les étoiles. — Ah ! émet le SIG. Te revoilà. (Il me montre le croiseur à l’écran.) Tu comptes te mesurer à ça ? — T’as une meilleure idée ? — Eh bien… Notre stock de roquettes est écoulé, nos boucliers sont foutus et l’énergie nécessaire pour le canon à impulsion a atteint un seuil critique. Ça me fout les boules quand mon flingue se met à prendre un air supérieur. — Tu as oublié l’oxygène. Le SIG commence à me rétorquer qu’il n’a pas besoin d’… Alors je lui fais remarquer que, s’il ne veut pas se retrouver à errer dans l’espace avec des cadavres en décomposition pour toute compagnie, il ferait mieux de tenir compte de l’oxygène aussi. Il boude encore quand je flambe une grande partie du carburant qui nous reste pour nous élever au-dessus du croiseur, contourner le vaisseau amiral et survoler Hekati. Des lumières rouges se mettent à clignoter. Une sirène se joint à la fête. Et, au cas où on aurait commencé à s’emmerder, les écrans du poste d’équipage nous alertent sur le niveau critique de carburant. — Sven… — Écoute, je sais ce que je fais. — Il y a une première fois pour tout. Les miroirs du moyeu central sont pile en face. Un petit château d’argent où se rejoignent les traverses, au centre de l’anneau d’Hekati. Nos écrans s’embrasent de lumière tandis que nous passons entre un miroir et les rayons solaires qui se reflètent sur le verre, donnant son ciel à l’habitat. Je crame le peu de carburant qu’il nous reste pour pénétrer dans le moyeu et nous arrimer à un dock. De toute évidence, c’est du carburant qu’on ne peut pas se permettre de gaspiller. De l’autre côté du sas, Ajac jette un coup d’œil à mon uniforme éclaboussé de vomi et recule d’un pas. Peut-être à cause de la puanteur, peut-être en raison des lames ensanglantées de mon bras de combat, ou encore de la bouffée d’air vicié qui souffle derrière moi. Iona se tient à côté de lui. Elle porte l’œuvre du colonel Madeleine. J’arrache mon bras de combat et la vois détourner les yeux. Elle attend que mon ancien bras ait repris ses droits avant de reporter son regard sur moi. — Je savais que vous alliez revenir. Pas moi. Les aiguilles pénètrent dans la chair. Au bout d’une seconde, je peux replier les doigts. C’est suffisant pour ce que j’ai à faire. Il me faut une minute pour découper le filet, enlever les sangles et commencer à transporter mon équipage jusqu’au couloir derrière le sas. Je porte d’abord Shil. Elle pèse moins que ce que j’aurais cru. Son épaule droite est disloquée. Quand je la pose au sol, elle pousse un gémissement. — Shil, tu m’entends ? Elle hoche la tête. — Ça va faire mal. Un coup de poing sur son épaule, et l’articulation est de nouveau en place. De la bave dégouline de sa bouche ; elle s’est mordu la lèvre et pissé dessus, mais Ajac fait semblant de n’avoir rien remarqué. Il est plus poli que moi. — Je n’y vois rien, se plaint-elle. — C’est la force g, je la rassure. Ça trouble la vision. — Je n’y vois rien, répète-t-elle. — Shil. Ça va aller. Ajac ramène Franc. Elle a l’air encore plus mal en point, si c’est possible. Pendant que je défais les attaches du colonel Vijay, je regarde en arrière et aperçois Ajac, toujours agenouillé près d’elle. Elle a les yeux ouverts, fixés dans le vide. Fixés intensément. — Vous voulez que je jette un coup d’œil ? propose le colonel Vijay, s’extirpant maladroitement de son siège. — Vous pouvez faire quelque chose, mon colonel ? — Il y a des chances… (Il hésite, réexamine la situation.) Enfin, je peux essayer. Et puis, il doit bien y avoir une infirmerie dans le coin. Il nous faut un moyen de quitter cet endroit. Un moyen de descendre le croiseur. De rentrer chez nous. Voilà trois grosses nécessités qui dépendent d’un bombardier B79 réduit à cinq pour cent de sa puissance. Désormais, nous sommes dix. Et le bombardier est toujours conçu pour trois. La solution est évidente, en vérité… Il nous faut un plus gros vaisseau. Plus d’armes. Un meilleur plan d’action. — Haze, dis-je. Je me fous de comment tu t’y prends, mais vérifie l’état de chaque vaisseau amarré dans le moyeu. Ses yeux virent au blanc et il s’absente. — Ça ne vous fout pas les jetons, à vous ? demande Neen, qui ajoute « mon lieutenant » après coup. Je veux dire, quand il fait son numéro ? — Ça te fout les jetons quand je le fais, moi ? Neen aimerait dire que ce n’est pas pareil, mais c’est faux. Alors je lui tape sur l’épaule. — Sois heureux que j’aie Haze pour le faire à ma place. Il y a sept vaisseaux, en comptant notre bombardier B79. Trois des plus anciens sont presque morts, et ont à peine la force de geindre leur nom en suppliant qu’on les remplisse de carburant. Si Haze ne se trompe pas, ça fait plus de cinq cents ans que l’un d’eux est dans cet état. Parmi les quatre derniers, le B79 en est réduit aux accélérateurs restreints et à un propulseur ionique qui pourrait fonctionner si on avait de quoi lui coller une bonne poussée pour le faire décoller. Restent trois vaisseaux. L’un d’eux est le nôtre. Enfin, la barge U/Libre dans laquelle nous sommes arrivés. Le deuxième est si vieux que la seule raison pour laquelle il n’est pas mourant, c’est qu’il est déjà mort. Par défaut, nous choisissons le dernier. Un remorqueur de classe Z, suffisamment ancien pour être muni d’empennages et assez niais pour arborer fièrement une fille nue de trois mètres peinte sur sa pointe avant. Il est vieux, rouillé à l’intérieur, dégueulasse. Mais je m’en fous, je m’en fous royalement. Surtout après avoir rampé à l’intérieur et être revenu parler au colonel Vijay de sa cargaison. Kyble avait raison. La chance est une pute. Mais la chance aime les chasseurs, et je me plais à la comparer à une Val : de magnifiques nichons, un sourire dangereux. Toujours à vos côtés quand il s’agit de se battre. Chapitre 54 — Vous me certifiez qu’il y a assez de sièges ? Oui, je me disais bien que l’argument plairait au colonel Vijay. Regardant autour de lui, il remarque au sol les signes révélateurs d’un revêtement à effet gravitationnel, et ça lui plaît encore plus. Il y a des limites à la quantité de vomi flottant que peut supporter un jeune officier bien élevé. — Quoi ? demande-t-il. — Heureux que ça vous convienne, mon colonel. — C’est ce que vous vouliez me montrer ? — Non, mon colonel. C’est ce qu’il y a en dessous. Il baisse les yeux vers une soute crasseuse qui apparaît lorsque j’ouvre une trappe. — Oui, commente-t-il. Ce n’est pas étonnant. Une échelle mène à un petit vide sanitaire sous nos pieds. Sur ma suggestion, le colonel a emporté la lampe d’un fusil, et il balaie des caisses de son faisceau, l’une après l’autre, empilées sur une zone qui doit faire dix pas sur dix, mais qui ne nous arrivent qu’à la taille. — Que contiennent-elles ? demande-t-il. Puis il trouve la réponse à sa question en parcourant de sa torche une longue caisse décorée d’un crâne en flammes. « Danger. » « Garder en lieu sûr. » « Ne pas exposer à la chaleur. » Il y a encore d’autres avertissements, mais il a compris le message. Il est en train de ramper dans la soute d’un remorqueur de classe Z débordant d’explosifs périmés et certainement instables, adressés aux « mineurs d’astéroïdes, à l’usage de… ». Chaque caisse est scellée avec un emballage transparent pour protéger son contenu de l’humidité, et fermée avec des doubles bandes d’acier de mauvaise qualité. Si mauvaise que mon couteau en vient facilement à bout. À l’intérieur, je découvre des blocs d’une substance qui ressemble à de l’argile, avec des relents de gâteau rassis. — C’est ce que je pense ? demande le colonel. Je fais signe que oui. — Sven, je crois qu’il est temps que vous me fassiez part de vos intentions. C’est de l’improvisation, mais mon discours est assez convaincant. C’est ça, les commandants. Ils sont prêts à croire n’importe quoi, du moment qu’on a l’air d’être à fond dedans. — Vous savez, glisse le colonel, ça pourrait marcher. Bon ! on a des explosifs et un remorqueur avec suffisamment de puissance pour nous emmener jusqu’à la ceinture d’astéroïdes. Mais on a aussi un vaisseau amiral Poing d’Argent, un croiseur de classe epsilon à nos trousses et un champ de force qui nous bloque dans la zone autour d’Hekati. Ce qui nous manque, ce sont des détonateurs. — Il doit bien y en avoir dans le coin, grommelle le colonel. Après avoir dégagé des caisses, il déniche une petite boîte poussée contre une cloison. Les amorces ne sont pas bien compliquées. Elles ressemblent à celles dont la Légion se servait pour creuser des routes dans les montagnes : une première impulsion pour l’amorce, et une seconde pour la détonation. — OK, voici ce qu’on va faire. Mes soldats ont été retapés comme on a pu. Surtout à base de calmants, d’amphétamines et de sels réhydratants dénichés dans l’infirmerie que le colonel Vijay a fini par localiser. Shil continue à trébucher occasionnellement et Rachel se frotte la hanche. Mais personne ne se plaint, et c’est ce qui importe. Emil apprête les détonateurs que je lui donne. Le colonel Vijay ainsi que Shil, Ajac et Rachel commencent à transporter des caisses de plastic du remorqueur dans le bombardier. Franc s’est éclipsée pour panser ses blessures en privé. Je devine que c’est ce qu’elle fait, parce que c’est ce que je ferais à sa place. Et Iona ? Elle ne lâche pas Neen d’une semelle, comme s’ils étaient reliés par un fil invisible. Mais je dois m’occuper d’affaires plus urgentes. Jusqu’à présent, le croiseur Poing d’Argent s’est avancé jusqu’au bord de la ceinture d’astéroïdes pour scanner toute la zone. Comme le scan a été peu concluant, il a entamé un balayage plus minutieux ; tant et si bien qu’il devrait couvrir le moyeu central d’Hekati dans approximativement cinq minutes. C’est le temps qui nous est imparti pour mener notre plan d’action à bien. — Quatre minutes et cinquante-huit secondes. Le SIG continue à me briefer jusqu’à ce que je lui intime de la boucler. Il ne nous reste désormais plus que trois minutes avant que le croiseur nous survole. C’est suffisant pour permettre à Neen de bourrer le nez du bombardier B79 d’explosifs. Quand il a fini, il reste encore de la place. Shil, Haze et Rachel courent chercher des caisses supplémentaires, que Neen empile à côté des autres. Les détonateurs sont posés un peu partout. On pourrait se contenter d’un seul, mais pour quoi faire ? Nous en avons une centaine, tous réglés sur la même fréquence. — Deux minutes dix, énonce le SIG. Le colonel Vijay nous regarde faire. Enfin, en partie seulement. Il observe aussi Neen, qui s’extirpe du B79, l’air satisfait. — Deux exactement, poursuit le Diabolo. Au-dessus de nos têtes s’élance une ombre. Notre petite éclipse à nous. Le croiseur se trouve déjà entre le soleil et les miroirs. Et maintenant, son ombre commence à descendre le long du mur intérieur du moyeu. Bientôt, nous pourrons lever les yeux et apercevoir le croiseur. — Une cinquante. — Mon lieutenant, intervient Neen. Il faut qu’on lance l’opération. — Combien de temps nous reste-t-il ? — Maintenant, ce serait optimal, dit le flingue, adepte des mots compliqués. Mais nous avons une fenêtre temporelle de quatre minutes. Le colonel a les yeux rivés sur le B79. Il a l’air de peser le pour et le contre de quelque chose et décide de garder le silence. Quand quelqu’un comme Vijay Jaxx reste muet, c’est qu’il juge que les événements ont évolué au-delà de ce dont les paroles peuvent rendre compte. Je m’avance vers lui et le salue. — Sven ? — Quelque chose m’a échappé, mon colonel ? Il jette un coup d’œil aux Aux’ et secoue la tête. Son regard signifie laissez tomber… Mais déchiffrer ce genre de messages, ce n’est pas mon fort. — Mon colonel ? — J’ai trouvé une faille. Ça ne va pas vous plaire. — Non, mon colonel. J’en ai bien peur. Les Poings d’Argent vont scanner notre bombardier pour des signes de vie, et ils n’en trouveront pas. C’est ce qu’il m’explique à voix basse. Dès l’instant où leur tressé se rendra compte qu’il n’y a pas de vie à bord, il va brouiller toutes les fréquences qu’on pourrait utiliser pour déclencher une bombe. Ou alors il va donner l’ordre d’ouvrir le feu et faire sauter le B79 avant d’être en danger. Si nous voulons que notre plan fonctionne, il va nous falloir établir une liaison vocale avec le bombardier pour donner l’impression que nous sommes à bord. Et on va devoir faire en sorte que le bombardier n’ait pas l’air si vide quand on le passera au scan. — Cinq ou six chèvres, ça devrait faire l’affaire, conclut le colonel Vijay. Il plaisante, apparemment. — Croiseur en vue, avertit le SIG. Mon flingue ne s’est pas trompé. Le croiseur Poing d’Argent est bien cette saloperie d’ombre qui cache le soleil au-dessus de nos têtes. Son nez s’avance lentement vers le moyeu. — Plus le temps, je tonne. Mise à feu immédiate. — Et ensuite ? demande le colonel Vijay. — Ensuite on prend le remorqueur et on se dirige dans la direction opposée… — Aussi vite que possible, finit-il pour moi. Ce n’est pas vraiment ce qu’on pourrait appeler un plan, mais c’est tout ce qu’on a. Et on en resterait là si Franc ne venait pas de refaire une apparition. — Permission de parler, mon lieutenant ? Je hoche la tête. — Avec Haze, mon lieutenant. — Fais vite, alors. La lèvre de Franc se contracte. — Oui, mon lieutenant. Elle parle avec Haze à voix basse ; son débit est rapide, et je peux presque sentir la tension qui brûle en elle. Une seule fois, il essaie de l’interrompre, mais elle secoue la tête. — Ma vie, dit-elle, assez fort pour qu’on l’entende. — Franc… — Tu as dit que tu étais d’accord. Elle attrape la main de Haze, ouvre ses doigts et effleure sa paume de ses propres lèvres. Puis il pose sa main sur la tête de la jeune femme et parle si bas que je doute que même Franc l’ait entendu. — Sven, intervient mon flingue. On ne va plus avoir de… D’un coup sec, je le réduis au silence. Les épaules en arrière et le menton en avant, elle avance vers moi d’un pas décidé avant de se mettre au garde-à-vous. Elle devrait s’adresser au colonel Vijay, mais il a l’air trop consterné. Je lui rends son salut, tout en sachant pertinemment ce qu’elle va me dire. — Je vous en supplie, mon lieutenant, émet-elle. Il s’avère que je me suis trompé. — Prends ça, dis-je en arrachant mon bras une fois de plus. Il a un émetteur, j’ajoute devant son air perplexe. « Génotype équivalent au modèle humain. Statut DH classe 3, annulation… » Elle se lève sur la pointe des pieds, m’embrasse la joue. — Merci. De te laisser te tuer ? je songe. Elle doit le lire dans mes yeux, parce qu’elle sourit. — D’essayer de récupérer mes cicatrices. — Essayer ? — Elles s’effacent déjà. L’U/Libre m’a vraiment foirée. Parcourant les Aux’ du regard, elle se décide pour un sourire. La plupart d’entre eux tentent de combler le retard, et Iona et Ajac ne comprennent pas ce qui se passe jusqu’à ce que Franc se soit éclipsée à l’intérieur du B79 et que la porte se referme dans un sifflement. Et même à ce moment-là, ils ne sont pas sûrs d’y croire. Les portes se verrouillent, les grappins se détachent. Dans un tremblement, le B79 commence à s’éloigner. Quelques secondes plus tard, il traverse le moyeu central pour s’immobiliser à moins de deux kilomètres au-dessus de nos têtes, puis s’éloigner sur le côté. — Capte la fréquence de ses appels, j’ordonne au SIG. Mais c’est déjà ce qu’il fait, et nous entendons Franc établir son premier contact. La plupart des gens auraient opté pour une fréquence d’interpellation. Franc, elle, appuie sur le bouton d’urgence en pariant qu’il annulera tout le reste. — Trois-tresses Carson, lance un homme. Qui êtes-vous ? — Soldat Franc, se présente-t-elle. C’est moi qui pilote le bombardier… (Elle a une hésitation.) Enfin, il se pilote lui-même… Non, il ne vole pas. Mais quand c’est le cas, il se pilote lui-même. En grande partie… Ne jamais sous-estimer le mépris d’une tête de métal à l’égard d’un non-Exalté. Il ne faut pas oublier non plus que c’est une femelle et qu’elle fait partie de la milice. L’officier Poing d’Argent doit même être surpris qu’elle puisse parler. Il dit quelque chose hors écran avant de revenir. — Passez-moi votre commandant. — C’est impossible. — Pourquoi ? — Il a perdu connaissance. Ceux qui sont aux commandes sauront détecter sa peur. En partant du principe qu’ils sont trop cons pour la déceler dans sa voix. — Ils ont tous perdu connaissance, sanglote-t-elle. (Elle se ressaisit.) Non, pas exactement. Ils sont presque tous morts, je crois. — Vous croyez ? Vous ne pouvez pas les scanner ? — Non, répond Franc d’une voix juvénile. Je ne sais pas comment faire. Le trois-tresses pousse un soupir. — Je veux me rendre, déclare-t-elle. — Et votre commandant est en vie ? — Oui. Mais sa bouche est toute bleue. — Sous-alimentation en oxygène, marmonne quelqu’un, presque hors de portée. Le trois-tresses lui siffle de se taire. L’Exalté est en pleine réflexion. À moins qu’il soit en train de la scanner. Alors nous attendons dans notre couloir, et Franc attend dans le bombardier. Tout échange entre nous serait perceptible, donc nous nous taisons. Le trois-tresses Carson finit par reprendre la parole. — Vos armes sont actives. Éteignez-les. Franc ne répond rien. — Vous m’entendez ? — Oui. Mais je ne sais pas comment faire. Elle en fait un peu trop, je me dis. Et puis je me rends compte que c’est faux. Franc est sincère. Elle ne sait vraiment pas comment éteindre le canon. Nous la laissons entrer en communication avec un pilote de leur côté. Il est compétent, et on en arrive à : « Vous voyez le troisième clavier tactile sur la droite, celui qui est orange, eh bien tapez sur le coin inférieur droit deux fois… » quand je décide qu’il est temps pour nous de nous tirer. Chapitre 55 Haze règle nos accélérateurs en combustion lente, tout en prenant soin de ne pas se superposer au B79 tandis que notre remorqueur s’éloigne du moyeu et quitte l’anneau de miroirs d’Hekati. Le petit spot que nous sommes sur un radar sera éclipsé par un autre. Et puis, ce moyeu contient l’IA d’Hekati, qui devrait produire suffisamment de jacassement électronique pour nous dissimuler au tressé dans son croiseur. Enfin, en théorie. — Je n’ai pas besoin de connaître les détails, dit le colonel Vijay à Haze. J’ai juste besoin de savoir que ça va marcher. Ça va marcher, n’est-ce pas ?… Quand il s’aperçoit que je suis en train d’écouter, le colonel rougit. Oui, j’ai déjà entendu son père dire la même chose. — Contrôle des combinaisons, j’énonce. Chacun vérifie l’afficheur de sa combinaison. Cette fois-ci, nous en avons tous une. De vieilles tenues de mineur, avec des plaquettes antiradiation périmées sur la poitrine, des attaches peu pratiques et des fermetures qui remontent à je ne sais quand. Mais elles sont doublées d’eau pour supporter la force g, et toutes sont munies de bonbonnes d’oxygène pleines. Le SIG est censé continuer à vérifier notre indice de sécurité, mais il s’intéresse beaucoup plus à ce qui se passe au-dessus de nous. — Bordel ! j’éructe. Tu n’as qu’à brancher les haut-parleurs. Mon flingue s’exécute. — Soldat Franc, lance le trois-tresses. — Mon commandant, répond-elle. Bien vu, je songe. — Remontez en douceur… — C’est ce que j’essaie de faire. Une autre voix intervient pour lui expliquer comment ralentir les réacteurs. Je n’ai pas la moindre idée de ce que ce type raconte et Franc non plus, mais elle se concentre pendant qu’on la guide. — Donc, conclut Franc, si j’ai bien compris, taper vers le haut me fera accélérer ? — Oui. — Donc là, il faut que je tape vers le bas ? Il en convient. Le B79 a dû perdre de la vitesse, car le pilote complimente Franc et lui suggère de se diriger vers le centre du croiseur. — Vous êtes trop près du moteur, il l’avertit. — Fais-les apparaître à l’écran, j’ordonne à Haze. — Mais mon lieutenant, on risque de… — Faites-le, renchérit le colonel. Haze hausse les épaules, ce qui frise l’insolence dans son cas. Notre tressé est en train de devenir quelqu’un d’autre. Mais je m’en occuperai plus tard. Pour l’instant, mon attention est tout entière dirigée vers le B79 qui vient de surgir à l’écran. Nous sommes connectés sur l’une des caméras d’Hekati. Le bombardier est comme suspendu en dessous du croiseur, tel un petit poisson qui s’avancerait lentement vers un alligator flottant à la surface de l’eau. Difficile de distinguer beaucoup plus à cette distance. — Fais un zoom avant. Haze veut protester, mais il fait le point malgré tout. Les miroirs du moyeu, au centre de ce large cercle qu’est l’habitat d’Hekati, sont au-dessus de nous. Les axes qui relient l’habitat à son moyeu tournent lentement. J’aimerais être aux côtés de Franc, mais c’est absurde. Cette situation n’a de sens que si elle agit seule. Sacrifier un individu pour en sauver plusieurs. Je ne vois pas comment Franc aurait pu me rendre plus fier de l’avoir rencontrée. — Sven, fait mon flingue. — Quoi ? — Elle est en train d’amorcer les détonateurs. (La voix du Diabolo est plate et sans émotion. Je ne savais pas qu’il pouvait fonctionner sur ce mode.) Tu veux que je prenne en charge leurs caméras ? — Mais ça va… — Mon lieutenant, coupe Haze. Ils sont déjà au courant. Un pêle-mêle de cris retentit dans nos haut-parleurs. La voix du pilote a laissé place à celle, furieuse, du trois-tresses. Puis il se met à gueuler des ordres à l’intention de Franc, et quand il se rend compte que c’est en vain, il continue à brailler après quelqu’un d’autre. Tu peux paniquer, mon connard. — Connecte-toi sur leurs caméras, dis-je à mon flingue. Nos écrans adoptent leur point de vue. D’un coup, nous sommes les Poings d’Argent, en train de nous observer. Enfin, en train d’observer Franc ; et le B79 comble rapidement le vide qui le sépare du vaisseau Exalté. On le voit par une caméra accrochée directement sous le croiseur. Un canon à impulsion tire et manque, mais Franc est trop près du croiseur pour permettre aux canons de se baisser comme il le faudrait. L’arme est limitée par ses propres dispositifs de sécurité. Un panneau glisse au-dessus d’elle. — Des chasseurs, lance Haze. Je m’en étais déjà rendu compte. Le B79 fait une embardée en avant et disparaît à travers l’ouverture de l’appareil avant que le premier Z7x surgisse. Et la lumière fut. — Merde, lâche Neen. Personne ne va remettre Franc sur pied, pas cette fois-ci. J’entends Shil derrière moi pleurer, ainsi que Rachel. — Sven, dit le SIG. Il faut que tu voies ça. Les explosions commencent lentement, avec une boule de feu. L’oxygène brûle et alimente les flammes. Il s’agit là d’un mélange atmosphérique d’oxygène et de basse pression, le même que dans nos propres vaisseaux. Sous nos yeux, un panneau latéral vole en éclats, tandis que fleurissent les flammes à l’intérieur. Les explosions s’étendent, le feu se propage le long des couloirs et dans les cages d’ascenseur, faisant sauter des panneaux. Le spectacle, ainsi que le fait remarquer le colonel Vijay, est d’une effrayante beauté. Une écoutille s’ouvre en iris pour libérer un chasseur, dévoré par une explosion, qui s’élance du pont d’envol derrière lui. Il y a cent cinquante soldats à bord de ce croiseur, trois ailes de la mort, un trois-tresses et quatre-vingts membres d’équipage. Les chiffres m’encombrent l’esprit. — Sven, lance le colonel Vijay. Vous allez bien ? J’ai un goût amer dans la bouche. — Tout va pour le mieux, mon colonel. L’arrière du croiseur se lézarde et les lumières s’éteignent. La force de gravité d’Hekati tord le vaisseau mourant sur son axe, puis une explosion ébranle le moteur et fracture le croiseur en deux. Une réserve de carburant ? Un dépôt d’armes ? Le moteur lui-même ? Je n’en sais rien et je m’en fous, parce que je suis trop occupé à contempler les débris. Si c’est ainsi qu’on appelle les restes tournoyants d’un croiseur, des fragments d’un millier de tonnes. Alors qu’une autre explosion déchire le segment et que le pont s’élève en une fontaine enflammée, une antenne fauche l’espace comme une lame. — Merde, fait Shil. Le vide est en train d’aspirer les entrailles du segment pour avaler les soldats mourants et les chasseurs brisés. — Attends voir, dit le SIG. Tous nos écrans se vident tandis que la vague électromagnétique passe au-dessus de nous. Ce doit être l’effet Casimir. À moins qu’il s’agisse d’une poussée ionique. Les machines, c’est pas mon truc. Tout ce que je sais, c’est qu’un tiers d’un croiseur Poing d’Argent en flammes a été rendu au néant, et que les deux tiers restants s’éloignent à grande vitesse. — Les valeurs opposées, conclut le colonel Vijay. — Permission de nous lancer à leur poursuite, mon colonel ? Un rictus apparaît sur son visage. — Je vous laisse carte blanche. Imaginez-vous 1,9 million de tonnes (le poids approximatif des deux tiers d’un croiseur de classe epsilon) qui frapperaient de plein fouet un champ de force suscité par un vaisseau amiral et qui tenterait à continuer à avancer. C’est un peu comme si on regardait un poteau d’acier se faire dévorer par un broyeur. Le champ s’embrase d’une flamme bleue qui lutte pour avaler le croiseur, section après section. Et, poussé par l’énergie cinétique, le croiseur continue à avancer. Nos écrans pètent les plombs. Des vagues d’énergie ondulent comme des orages. En un choc de couleurs, des éclairs zèbrent les écrans. Ce qui est théoriquement impossible dans l’espace. Mais ce qui est bien réel, c’est l’énergie consommée par le bouclier, qui essaie d’avaler tout ce que le croiseur veut bien lui donner. Les champs de force servent à repousser les missiles. Et puis, à un moment donné, un crack en informatique se dit que, si ça fonctionne avec des missiles, alors ça marchera avec des chasseurs aussi, à l’approche comme au départ. Ce doit être impressionnant, la première fois que le piège est tendu et qu’un ennemi découvre qu’il est coincé dans une zone de tir libre. Mais ça ne s’applique pas aux vaisseaux plus gros qu’une frégate. Certainement pas aux croiseurs, donc. Pas même aux deux tiers d’un croiseur calciné et déchiré. — Fais-moi le décompte, je balance au SIG. Il émet une vibration derrière sa crosse. — Quinze secondes. Quatorze secondes… Mon flingue continue à compter. Et on fait tous de même dans nos têtes. C’est donc ma propre voix que j’entends quand on atteint zéro. — Fais-le, dis-je à Haze. Et, avec notre classe Z, nous traversons le bouclier en décomposition, pour nous propulser dans le vide de l’espace au-delà. — Évaluation des dégâts, je demande. — Considérablement moins que ce que tu mériterais, répond le Diabolo d’un ton acerbe. — Eh bien, s’exclame le colonel Vijay. Voilà qui était intéressant. — Insensé et suicidaire, vous voulez dire ? demande le SIG. Il éclate de rire. Iona applaudit et Neen se joint à elle. Haze pique un fard, mais ça, c’est Haze. Un instant plus tard, les autres se mettent à applaudir aussi, même Shil, qui s’arrête dès qu’elle s’aperçoit que je l’ai remarqué. Je lui adresse un sourire, et elle se rembrunit de plus belle. Chapitre 56 Une fois que l’ivresse d’avoir passé le champ de force est retombée, le colonel Vijay me suggère de dire quelques mots. Je pense aussi qu’il faudrait prononcer quelques paroles en hommage à Franc, mais j’en ai marre de la prière du soldat. Marre de réciter : « Repose-toi bien, et que la vie soit meilleure la prochaine fois. » Je l’ai déjà fait pour Franc. Je lui dois mieux que ça. Nous tous. — Écoutez. J’ai rencontré Franc sur un champ de bataille. Je ne pensais pas qu’elle passerait la journée. Je ne pensais pas qu’elle conserverait le grade de caporal. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui cuisinait aussi bien. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui… Maniait aussi bien le couteau, j’ai envie de dire. Mais le kyp s’est mis à me chier dans la gorge. Et le poste d’équipage du remorqueur devient trouble tandis qu’une immense vague d’émotion me submerge. Ce n’est pas ma propre émotion, je le sais. J’éprouverai de la tristesse pour Franc. Du respect, parce qu’elle vaut bien ça. Mais pas de la panique. — Mon lieutenant, fait Haze. — Quoi ? Ma voix est revenue. — Venez voir ça. Il tape sur un écran pour voir Hekati de plus près. Les réacteurs de la Victoire Avant Tout Après Tout et Toujours rougeoient de chaleur. Je ne parle pas de ses accélérateurs, car elle n’est pas en train de changer de position ni de suivre un protocole pour vérifier que ses bobines fonctionnent toujours. Cette saloperie s’est lancée à notre poursuite. Huit ajutages, chacun de la taille d’une coupole de cathédrale, se mettent à cracher des flammes. Des tubes relient encore le vaisseau amiral Poing d’Argent à Hekati en un enchevêtrement de toile d’araignée. Sous nos yeux, ils se cassent net, l’un après l’autre. Et la seule force du moteur fait basculer Hekati hors de son axe. C’est robuste un tore, mais aucun ingénieur n’aurait pu prévoir ce qui est en train d’arriver. La panique que je ressens provient d’Hekati elle-même, et Iona sent la même chose. C’est là que je comprends qu’elle a le don de prescience. — Il faut les arrêter, supplie-t-elle. S’il vous plaît. Faites quelque chose. — Il ne bougera pas le petit doigt, rétorque Ajac. C’est lui qui est à l’origine de tout ça. Neen largue le garçon inconscient sur un siège, où il l’abandonne sans un regard. Et, tout en me frottant le poing, je me dis qu’Ajac finira par apprendre. C’est un Aux’ maintenant. Ce n’est pas comme s’il avait un autre endroit où aller. Iona jette un coup d’œil à Neen. — Hekati a besoin de notre aide, fait-elle. — Tu peux lui parler ? La jeune fille secoue la tête. — Non. Je le ressens ici. Elle porte un poing à son cœur, ce qui ajuste encore plus le tissu de sa tunique et donne l’impression que ses seins sont encore plus gros. Neen a du mal à la regarder dans les yeux. Et Shil me foudroie du regard, comme si c’était ma faute. Mais moi, je suis trop occupé à réfléchir à ce que Iona vient de dire. « Hekati a besoin de notre aide. » Nous sommes dans un remorqueur pour mineurs de classe Z. Simple à manœuvrer, mais pas très rapide. Nous disposons de harpons et d’un laser de forage. Tous nos explosifs sont partis en fumée avec Franc. Même si nous manœuvrons avant que la Victoire Avant Tout ait fini de se libérer… Avec quoi combattrons-nous ? Des pistolets ? — Un message de l’extérieur, annonce Haze. Au lieu d’Hekati, on écope d’un neuf-tresses. Un caporal se tient à ses côtés. Il a été Faucheur un jour. Du 9e régiment, celui de l’empereur. Mais ça fait longtemps qu’il n’est plus Faucheur, du moins tel que je l’entends. Le colonel Vijay fait un pas en avant. Mais j’y suis déjà. — Un Crâne de Serpent assorti d’un traître, dis-je. En voilà une paire de… Vous savez, j’ajoute à l’intention du caporal, vous déshonorez ce putain d’uniforme. Il ouvre la bouche pour répondre, mais la ferme sur un regard vif du neuf-tresses. Apparemment, j’aurais dû l’insulter en premier. L’affront était involontaire, mais j’en suis ravi malgré tout. — Rendez-vous, exige le tressé. Il a cent cinquante morts derrière lui, trente-cinq chasseurs Z7x en moins et un trou de classe epsilon dans le flanc de son vaisseau amiral. On a eu son trois-tresses par la ruse avec une fausse reddition, et on a bousillé ses systèmes avec ce champ de force. En dépit de tout ça, il affirme qu’on devrait se rendre. Il nous prend pour des cons ? Je me tourne vers le colonel Vijay. — Je vous laisse faire, mon colonel ? Il me sourit. — Vous vous en sortez parfaitement bien, Sven. Je me retourne pour examiner leur commandant. Il est plus petit que les Exaltés que j’ai vus jusqu’ici. Une tignasse de tresses métalliques part de son front pour lui tomber sur les épaules. J’aperçois des bouts de crâne luisant là où le virus a transformé son scalp en carapace. Il est torse nu, comme tous les tressés. Aucun tailleur n’a encore conçu de veste qui pourrait aller à une créature dotée d’autant de tubes sur la poitrine qu’il y en a dans une salle de bains. Son visage buriné est attentif pendant que je l’inspecte. Une fois que j’en ai fini, ses yeux accrochent les miens avec tant d’intensité qu’il est difficile de regarder ailleurs. — Votre nom ? je demande. Le neuf-tresses me dévisage. — J’aimerais seulement savoir qui je vais tuer. Il ricane. Le mépris d’un Exalté pour la populace que nous sommes. — Nous allons vous écraser, exulte-t-il. Tant mieux. Ça veut dire que toutes ces conneries de reddition sont oubliées. — Sven, murmure le colonel Vijay. Vous croyez qu’on va arriver à quelque chose ? — Je veux savoir comment il s’appelle, mon colonel. — Pour pouvoir le tuer ? J’acquiesce. Le colonel pousse un soupir. Le tressé n’a pas trop l’air de s’amuser non plus. — Vous allez mourir dans d’atroces douleurs, affirme-t-il, l’air mauvais. — C’est une menace ? — Non. Une promesse. Il doit y avoir une école pour ces gens. Ou peut-être qu’ils sortent de l’œuf comme ça. Il tire la tronche et moi je souris, parce que je me marre plus que ce que j’aurais pensé. Et puis je me rappelle Hekati, et mon rire me reste coincé dans la gorge. — Montrez-moi l’habitat, j’ordonne. Haze et le SIG se dépêchent de le faire apparaître à l’écran. À deux, ils effacent le visage du neuf-tresses pour le remplacer par des images d’Hekati. Certaines proviennent d’un satellite, d’autres de l’intérieur de l’habitat, et une de la Victoire Avant Tout elle-même. Elles montrent toutes des variantes de la même chose. Les tubes qui reliaient le vaisseau amiral Poing d’Argent à Hekati ont disparu. Celui qui pompait l’oxygène d’Hekati saigne désormais dans le vide. De l’eau rugit de l’extrémité d’une conduite cassée pour s’éparpiller en un million de gouttelettes qui se divisent, se rejoignent, et se divisent de nouveau. À l’intérieur même de l’habitat, des vents furieux se sont levés pour arracher des arbres dans la vallée et décaper la terre sur les flancs des montagnes. Mais il y a pis. Bien pis. Tout un bloc de la carcasse extérieure d’Hekati, de la taille de la place Zabo, a disparu là où la Victoire Avant Tout a dégagé son ancre. Des robots insectoïdes s’empressent autour de la plaie, mais ils n’y peuvent pas grand-chose, à part se tuer en essayant de réparer un trou impossible à réparer. — Putain de merde ! lâche Haze. La brèche est bordée de gravats et de mailles d’acier épaisses comme des arbres. Le filet est rompu, et des rochers de la taille de la cathédrale de Farlight déboulent dans l’espace tandis que l’habitat continue à tourner. D’immenses astéroïdes regagnent la ceinture. Hekati perd bien plus que de l’air et de l’eau. Elle perd des bouts de roche. — Trop tard pour se rendre, souligne le colonel. Il remarque la façon que j’ai de le regarder. — On ne peut plus sauver Hekati. Le contraire ne m’a jamais effleuré l’esprit. Chapitre 57 Le vaisseau amiral se déplace lentement, et l’écart entre Hekati et notre ennemi ne semble pas se creuser, malgré ce que nous en disent nos capteurs. Un chasseur Z7x est rapide, mais il ne peut pas se promener bien loin. La Victoire Avant Tout peut aller jusqu’à l’autre bout de la galaxie et au-delà. Impossible de la distancer une fois son moteur poussé au maximum, et nous ne sommes pas assez armés pour l’affronter. Notre seul avantage, c’est l’avance qu’on a prise sur elle. Et ça ne va pas durer longtemps. — La ceinture d’astéroïdes, propose le colonel Vijay. Nous pourrons nous y cacher. — Mon colonel, j’objecte, ils ont suffisamment de puissance de feu pour réduire la ceinture en poussière. — Et nous avec, renchérit le SIG. Le colonel fait la grimace. — Bon ! laissons tomber l’idée. — On pourrait tenter l’espace U/Libre. Haze a raison, ce serait une possibilité… Mais Paper Osamu ne sera pas contente si on lui ramène un vaisseau Exalté à nos trousses, et le général Jaxx sera furieux. Toute condamnation prononcée contre l’un de nous sera valable pour tous les autres. À quoi bon rentrer si c’est pour se faire exécuter pour trahison ? Non, il nous faut un meilleur plan. — Hekati est en train de mourir, rappelle Haze. — Sven ? dit le colonel Vijay. — Je réfléchis, mon colonel. Ça fait marrer le flingue. J’ai vu bien des batailles, tué bien des créatures. Mais là, c’est différent. C’est du « génocide », un terme que j’ai seulement entendu dans la bouche de l’U/Libre. Mais c’est celui qui semble convenir à la destruction d’un habitat et à la mort de ceux qui y vivent. « Hekati a besoin de notre aide. » Je ne cesse de me repasser les paroles de Iona. Et nous, c’est l’aide d’Hekati dont nous avons besoin… — Repassons par l’anneau, j’ordonne. Et dirigeons-nous vers la ceinture. Le colonel Vijay ne proteste pas quand je lui pique son plan ; c’est tout à son honneur. — Dépêchons-nous, je lance à Haze. Je dis à Shil d’armer les harpons. Elle tire la gueule. — C’est tout ce qu’on a. Mais enlève ces putains d’attaches d’abord. Il ne manquerait plus qu’on se trimballe un chasseur blessé dans notre sillage. En supposant qu’on sera encore là pour pouvoir en toucher un. — Et le laser de forage, dis-je à Neen. Tiens-le prêt. Le moyeu central d’Hekati est tellement désaxé qu’on racle la ceinture intérieure et qu’on brise une plaque de verre plus élevée que le plus haut gratte-ciel de Farlight, car le moyeu n’est petit que par rapport à l’habitat lui-même. Nous sommes ébranlés par le choc, mon SIG allume les réacteurs, et nous passons. Nous nous dirigeons vers la ceinture d’astéroïdes. Derrière nous, la masse du vaisseau amiral tourne aussi vite que son moteur le lui permet. Nous avons perdu le tressé depuis longtemps. Il a rompu la liaison dès qu’il a compris qu’on ne l’écoutait plus. Ils détestent ça, ces Exaltés. Je veux dire, la plupart des gens n’aiment pas qu’on les ignore, sauf moi. Je me considère en bonne compagnie quand je suis tout seul. Mais les tressés le prennent mal. Ça les fait chier que des espèces inférieures ne restent pas à leur place. Et la nôtre, en l’occurrence, c’est la ceinture d’astéroïdes. — Des chasseurs, avertit Neen. Il y en a trois, en formation serrée. Il y a plus pertinent, comme approche. — Prends-les tous, je gronde. Notre laser de forage est conçu pour briser la roche. Ce qui n’est pas bien subtil. Difficile de viser avec ce procédé rudimentaire, mais c’est un laser malgré tout, et un des chasseurs éclate dans un jet de lumière satisfaisant. Par chance, les deux autres crament sous le coup de son explosion. — Ils sont prêts, ces harpons ? — Oui, mon lieutenant, répond Shil d’un ton sec. Si elle a peur, elle n’en laisse rien paraître. — Eh bien, fais-en bon usage. Trois autres chasseurs sont sur le point de nous intercepter. Ils arrivent à toute vitesse, et cette fois-ci ils sont prudents. Deux passent devant, le troisième se tient à l’arrière, suffisamment haut pour éviter toute explosion qui toucherait son escorte. — Lancement imminent de missile, avertit le SIG. — Fais-le changer d’avis. — Pas le temps. Je suis occupé. — Tu n’es pas irremplaçable. — Sven, tu n’es pas sérieux. — Essaie un peu pour voir. Le Diabolo laisse tomber ce qu’il était en train de faire, c’est-à-dire maintenir notre stabilité. Tout se met à tanguer violemment, je me cogne la tête sur le coin de mon siège et nous nous mettons à tournoyer. — Désolé, maugrée le flingue. Le Z7x à l’arrière lance un missile qui file à côté de nous et prend un virage serré pour refaire un essai. — Franchement, nous entendons le flingue grommeler. Tu as tout compris de travers. Le missile n’est pas d’accord. Le SIG copie la fiche d’identification du chasseur, la colle sur notre remorqueur, et supprime l’original. — Tu vois, continue-t-il, je te l’avais dit. Après nous avoir contournés dans une masse confuse de chaleur blanche, le missile se retourne contre son propriétaire. Une fraction de seconde plus tard, nous voguons au milieu d’un blizzard de fragments d’acier, de débris de céramique, de traces de matière organique et d’un peu de vapeur d’eau. C’est ce que nous relate le SIG. — Merci, dis-je. Mon flingue fait semblant de n’avoir rien entendu. À la dernière seconde, l’attaquant suivant perd son sang-froid et désamorce son missile. — Vas-y, je lance à Shil. Elle tire, et un harpon part comme un éclair. Elle l’a laissé attaché. Je suis sur le point de l’engueuler quand je me rends compte qu’il est détaché de notre côté. Moi, je voulais dire du côté du harpon. Évidemment. Enfin, c’était évident pour moi. Le harpon passe devant le chasseur, le heurtant de l’aussière industrielle longue de quatre cents mètres qu’il traîne derrière lui. Un remorqueur minier de classe Z, ce qui est notre cas, peut déloger de son orbite un astéroïde de dix mille tonnes. Ça, c’est le plus facile. Le plus dur, c’est de commencer à faire bouger l’astéroïde. D’où l’utilité du câble. Il a beau être fin, bon Dieu qu’il est solide ! Le Z7x s’éloigne en vrillant. Une de ses ailes a été coupée au ras de son fuselage. Le chasseur a perdu la rétrofusée qui lui aurait permis de cesser de tournoyer. Puis il explose en percutant la ceinture d’astéroïdes. — Joli tir, je félicite. — Merci, mon lieutenant. — De rien. Maintenant, refais-le. — Énergie cinétique/missile hit-to-kill, annonce soudain le flingue. Nous ne pourrons pas convaincre ce missile de quoi que ce soit. Il est bête comme ses pieds. Pas d’IA de ciblage ni d’ogive, juste un morceau d’acier à pointe de titane. La vitesse du chasseur à l’approche donne sa puissance à cet éclair d’acier. Et parce que le hit-to-kill fait une attaque frontale, notre propre vitesse s’ajoute à la sienne. Au final, 5,6 kilomètres par seconde. — Haze, je lance. — Je suis déjà dessus, mon lieutenant. — Non… Laisse le pilotage manuel au SIG. — Sven, intervient le colonel Vijay. — Je sais ce que je fais, mon colonel… Et j’ai besoin de Haze. — On échange les rôles maintenant, balance notre Exalté préféré. Son visage devient livide, et puis nous nous mettons à vriller tandis que le SIG nous fait zigzaguer, hors de portée du premier missile. Un autre chasseur passe en trombe et le Diabolo amorce un nouveau virage, mais ce n’est pas nécessaire. Ce chasseur-ci a encore son missile accroché sous son fuselage. Le Z7x doit refaire un tour. Il va devoir effectuer une grande boucle, histoire d’accumuler suffisamment de vitesse pour faire sa mise à feu. Sauf que des chasseurs s’élancent de la Victoire Avant Tout comme des abeilles de leur ruche. Quant au vaisseau amiral, il s’apprête à se diriger vers la ceinture d’astéroïdes. Les écrans, après analyse de la signature thermique, indiquent qu’il est sur le point d’accélérer. « Aux temps désespérés, affirmait mon ancien lieutenant, des mesures désespérées. » On gagne du terrain, encore et encore, jusqu’à ce que la liste des pertes soit trop longue pour continuer. Dans la Légion, c’était tellement plus simple. Me le rappeler ne me rend pas plus heureux. Mais qu’est-ce que le bonheur vient foutre là-dedans ? Si je dois embrasser la cause du kyp, alors c’est ce que je dois faire… — Haze ! j’aboie. Je fais le décompte. — Mon lieutenant ? — Connecte-moi. Un mur s’élève autour de moi quand j’atteins zéro. Je suis ailleurs. Même si mon corps se trouve toujours dans un remorqueur minier de classe Z. Il y est forcément, puisqu’il n’est pas ici. Le mur a une odeur de glace et un goût de… J’en sais foutre rien ! Comment épingler des mots sur ce genre de choses ? — Hekati, j’appelle. L’oxygène à l’intérieur de sa coquille se raréfie de plus en plus. La mer s’est évaporée. Tous les miroirs du moyeu sont brisés ou désaxés, les villes qui ne s’écroulent pas sont en flammes. Le mélange d’oxygène est si rare que l’herbe ne brûle plus, elle tombe directement en cendres. Une jeune femme attrape son enfant et se met à courir. Elle s’effondre, piétinée par des hommes qui se précipitent dans la direction opposée. Des villages entiers prennent la fuite, en quête d’un abri qu’ils ne trouvent pas. Car il n’y a désormais plus d’abri sur Hekati, et il n’y en aura jamais plus. Tout le monde a des hontes cachées. Les soldats plus que la moyenne, mais on fait notre boulot pour épargner aux autres de le faire. C’est du moins ce que je crois. Mais ça, je me dis, c’est différent. Hekati est du même avis. Elle est en train de mourir devant mes… Je lutte pour me dégager de ce sentiment d’horreur, et me retrouve agenouillé dans le poste d’équipage. Le kyp dans ma gorge est tellement excité qu’il essaie de ramper hors de ma bouche. C’est impossible, bien sûr. Ses crochets sont ancrés trop profondément dans mon gosier. Ça finira par te tuer, m’a averti Paper. À cet instant précis, je suis prêt à la croire. Le colonel Vijay tente de me relever pour m’asseoir sur un siège, mais je me dégage de son étreinte. — Je ne devrais pas être ici. Je devrais être là-bas. Haze… Haze hoche la tête. Cette fois-ci, Hekati m’attendait. Une avalanche d’émotions et un millier de voix discordantes se fondent en un seul hurlement. Elle a peur, elle est furieuse, elle est si lasse que c’en est douloureux. Je ne sais pas trop si je veux savoir. — Mon lieutenant, lance une voix. Mon lieutenant. — Va-t’en, j’ordonne à Haze. Pars, tant que tu le peux. — Qui es-tu ? demande Hekati. — Sven. — Humain ? J’ai déjà tenu cette conversation. Il y a quelques mois de ça. Mais c’était avec un ferox. Et chacun sait qu’un ferox ne peut pas parler. — Plus ou moins, je réponds. — Mais pas maintenant ? — Non, pas maintenant… Je fouille parmi les millions d’images qu’elle capte et en trouve une de la Victoire Avant Tout. Du point de vue d’Hekati, il ne s’agit guère plus que d’une signature thermique étendue sur six cônes d’échappement. Mais maintenant, les cônes paraissent minuscules. C’est ce qui te fait souffrir, j’explique. Hekati sonde la frontière de cette pensée. Elle t’a volé ton air, ton eau ; elle a déchiré ta coquille ; elle a brisé les miroirs, fait disparaître le soleil ; tes collines s’effondrent, le vent emporte la terre des champs ; ceux qui meurent en toi sont en train de mourir à cause de cette chose. Ceux qui meurent en toi… Pavel en fait partie et je me fous de ce qui peut lui arriver. Mais c’est différent en ce qui concerne sa fille Adelpha, ainsi que son nouveau mari. Et puis, il y a Kyble, et le gamin avec son chien, qui a trouvé le courage de défier nos ombres dans les ténèbres, et puis la fille qui pissait devant sa porte, sans savoir qu’on l’observait. Pour ce que j’en sais, les mineurs qu’on a rencontrés dans le lit de rivière y sont encore. S’ils ont survécu. Un monde est en train de disparaître, et ceux qui meurent ne savent même pas pourquoi. Cette machine en tuera d’autres comme toi, je poursuis. Elle tuera encore. Si tu ne l’arrêtes pas tout de suite… Le doute s’installe en elle. Comme mes paroles ne sont pas entièrement vraies, je ne lui en veux pas. Mais je comprends que ce qui l’inquiète, ce n’est pas de savoir avec certitude si, oui ou non, ce vaisseau Poing d’Argent va tuer d’autres habitats. C’est l’idée de devoir tuer son propre peuple. Elle est rapide. Elle a déjà compris ce que je lui demande de faire. Tu es en train de mourir, j’argumente. Ta coque est déchirée, tes miroirs sont brisés. Tu ne peux pas empêcher la suite des événements. Quand tu mourras, ceux que tu protèges mourront avec toi. Hekati ne me dit pas le contraire. Elle en est déjà consciente. Pourquoi les laisser souffrir dans le noir ? Il y a une façon plus clémente… Je lui transmets le souvenir de ma lame se glissant entre les côtes de Franc. Chapitre 58 — La mort ou la gloire, je lance au colonel. Il sourit, se rend compte que je ne plaisante pas, et son sourire s’efface. Pas besoin d’être Haze pour savoir laquelle des deux est la plus probable. — Fin de partie ? me demande-t-il. — Oui, mon colonel. — Poursuivez. Le SIG allume les propulseurs et détermine quel sera le chemin le plus court jusqu’à la ceinture d’astéroïdes. Une centaine de chasseurs font des boucles dans notre direction, mais nous pouvons atteindre la ceinture avant qu’ils nous aient rattrapés si nous brûlons tout ce que nous avons. — Neen, dis-je. Descends tout ce qui se mettra sur notre chemin. Sers-toi des lasers. Il salue. — Shil… Elle me regarde. — Oui, mon lieutenant ? — Je suis désolé. — Pourquoi ? Je suis désolé que tu te sois fait capturer. Désolé pour ce putain de bordel dans lequel on est fourrés. Désolé que les gens normaux n’aiment pas le chaos, ce que j’ai tendance à oublier. — Pour Ilseville, je réponds. Là-bas, je lui ai dit des choses que je n’aurais pas dû dire. Shil hausse presque les épaules, et puis elle se reprend. — Moi aussi je suis désolée, mon lieutenant. Elle a l’air d’être sincère. — Renoue les câbles de harpon. Elle salue, tourne les talons et quitte le poste d’équipage. J’envoie Rachel et Emil après elle, avec l’ordre de calibrer les canons des harpons. Je n’ai aucune idée de ce en quoi ça consiste, mais le SIG m’assure que c’est nécessaire. — Haze… Il se retourne, le visage trempé de sueur. — Ça va ? Il prend une profonde inspiration, se stabilise. — Oui, mon lieutenant. Le tressé sait que vous avez parlé avec Hekati. Mais il ne sait pas ce que vous avez dit. Il y a une lueur de jalousie dans ses yeux. J’ai parlé directement à un habitat. Le timing va être serré. Une ceinture d’astéroïdes nous attend. Quelques minutes pour nous, quinze secondes pour un Z7x à demi-vitesse. Mais les chasseurs sont des machines à combustion rapide, et nous les éloignons de leur vaisseau amiral par la ruse. Et puis, si la limite visible du champ est en face de nous, nous sommes déjà à sa périphérie. Une zone faite de poussière et de graviers. Même des minuscules éclats de roche peuvent tuer s’ils sont suffisamment rapides. Hekati… Pas de réponse. Mais de la rage, et de la tristesse. Et une lente combustion dans un moyeu qui s’occupait auparavant de maintenir les miroirs au bon angle et de faire fonctionner les épurateurs, ainsi que de faire monter et descendre les marées sur un monde en forme d’anneau, alors que toutes les lois de la physique clamaient que c’était impossible. Quand ce moyeu explosera, il emportera tout sur son passage, et nous avec ; à moins qu’on réussisse à se dissimuler derrière une masse assez grande pour nous protéger du souffle. Il n’y a donc qu’une seule solution : un astéroïde. Bien sûr, si on veut être protégés, il va d’abord falloir s’attacher à l’astéroïde. — Mon lieutenant…, commence Haze. — Je sais. Le laissant planté là, je pars chercher Rachel et Shil. Elles se trouvent dans une bulle d’observation, en dessous du nez du remorqueur. C’est dire si cet engin est ancien. Le verre est épais, mais son bouclier antiradiation est usé, et la poussière s’y est suffisamment incrustée pour que le néant extérieur paraisse gris plutôt que noir. Notre vaisseau tourne une fois sur lui-même. — Un chasseur, résonne la voix de Neen depuis un haut-parleur fixé au mur. — Où en sommes-nous ? — La voie est libre. Ce qu’on a ressenti quelques instants plus tôt, c’était la manœuvre d’évitement de la part du SIG. Le chasseur n’a pas le temps de refaire une boucle. Ni le temps ni la place. Nous nous approchons rapidement du champ d’astéroïdes. Il ne nous reste désormais plus qu’à espérer que tout va se dérouler sans accroc. Un viseur rétractable est déplié devant Rachel. Elle aligne des réticules. — Tu as presque fini ? je demande. — Oui, mon lieutenant. — Mon lieutenant… (La voix de Haze est étranglée de panique.) Le moyeu d’Hekati atteint un seuil critique. Shil lève la tête et jette un coup d’œil à Rachel avant de croiser mon regard. — C’est bon signe, je l’assure. Elle a l’air de ne pas être du même avis. — Shil. Fais-moi confiance. Étrange, cette manie qu’ont les femmes de faire la grimace quand je dis ça. Après avoir choisi un gros astéroïde, je demande à mon flingue de nous positionner derrière lui. Puis je dis au SIG-37 de nous en approcher le plus possible, sans entrer en collision. — OK, je lance à Rachel. Maintenant, fixe un câble. Ça devrait être facile. On est dans un remorqueur minier de classe Z, nom de Dieu. Et je suis assis dans une nacelle d’observation – cinq harpons accrochés sous la coque, un levier de commande pour viser – à côté d’une des meilleures tireuses d’élite que je connaisse. — Fais-le. Le premier harpon de Rachel dérape sur la surface de l’astéroïde avant de disparaître dans l’espace, traînant son câble derrière lui. Shil l’a rattaché comme il le fallait : le remorqueur tout entier tangue légèrement quand le harpon atteint le bout de sa course. — Concentre-toi. Elle vise soigneusement. Cette fois-ci, un petit bout d’astéroïde se décroche. — Mon lieutenant, intervient Haze. Nous devrions… Mais je n’écoute pas, trop occupé à fixer mon regard sur la cicatrice luisante créée par le dernier harpon. À la troisième tentative de Rachel, le harpon s’accroche à un petit affleurement, mais commence à se défaire dès qu’on enclenche le treuil. On arrête, et on laisse le harpon où il est. Quoi qu’il y ait sous l’écorce de cet astéroïde, on ne parviendra jamais à y planter quoi que ce soit. Autant essayer d’accrocher un tableau en enfonçant des clous dans du verre. — Haze. Combien de temps ? Il comprend ma question. Combien de temps jusqu’à ce qu’Hekati explose ? Avant que nous soyons à portée du vaisseau amiral ? Avant qu’un chasseur Poing d’Argent réussisse à se faufiler entre les rochers et à tirer de nouveau ? — Une minute, répond-il. Peut-être une minute trente. Il me faut dix secondes pour m’extraire tant bien que mal de la nacelle, quinze de plus pour attraper un casque au mur et me le visser sur la tête. — Vérifications de sécurité, annonce le casque. Il s’éteint avec un râle quand j’annule sa procédure. — Ouvre, je lance à un sas. Cette foutue porte reste fermée. — SIG, je braille. Des lumières clignotent sur un panneau de commande, et ce sont désormais deux systèmes d’urgence qui me gueulent après. Ils gaspillent des secondes que je n’ai pas. Des secondes qu’aucun de nous n’a réellement. La porte intérieure s’ouvre puis se referme derrière moi. L’issue extérieure cède sur la commande du SIG. Et je saute du remorqueur comme le bouchon d’une bouteille, directement sur la face d’un astéroïde. Autant essayer de bousculer une falaise d’un coup d’épaule. — Faites attention, lance une voix. Comme c’est gentil de la part du colonel Vijay de se souvenir de moi en de telles circonstances. Une côte cassée, peut-être deux. Le sang m’emplit la bouche, je me suis mordu la langue sous le choc. Je le remarque à peine : je suis trop occupé à me cramponner à la surface de l’astéroïde. — S’il vous plaît, mon Dieu, supplie quelqu’un. C’est Shil, on dirait. On ne peut pas finir comme ça. Je ne permettrai pas qu’on finisse comme ça. Tandis que je tâtonne pour trouver une nouvelle prise, ma botte trouve une fissure et j’avance fiévreusement une main après l’autre, pour me rapprocher du harpon au-dessus de ma tête. Il est fiché dans une brèche entre le sol astéroïdal et une saillie rocheuse. Le câble est entortillé autour du centre du harpon, ce qui contribue à le maintenir en place. Un coup sec devrait suffire à le libérer. Mais je n’en ai pas l’intention. Je veux que ce câble soit noué assez serré pour nous attacher à ce satané gros rocher. — Il ne va pas y arriver… Ils ont laissé le canal de transmission ouvert et j’entends la résignation dans la voix du colonel Vijay. — Bien sûr que si, affirme Shil. Je souris. — Mon lieutenant, appelle Haze. Hekati est sur le point de… — Plus près, j’ordonne. Pendant que le remorqueur se déplace, je m’empare du câble et fais un tour de mou autour de la corniche. Je m’apprête à l’enrouler une seconde fois, quand Haze me hurle de lâcher. Il a raison. Le monde arrive à sa fin ; le câble se tend d’un coup sec et nous attache à la corniche. La fin d’un monde ; c’est bien l’impression que ça donne, en tout cas. Le classe Z donne un coup en oblique, quitte l’astéroïde en glissant et tire sur sa nouvelle amarre. Il n’y a pas de bruit dans l’espace, mais j’entends le bourdonnement du câble dans ma tête. Il me coupera en deux si jamais ça lâche. Le câble tient, et le remorqueur se balance encore vers l’astéroïde pour le heurter de nouveau, mais moins violemment, cette fois-ci. Imaginez-vous une tempête. Multipliez-la par mille. Au lieu du vent, visualisez des flammes s’élançant d’un noyau nucléaire qui explose. Remplacez les bouts de papier déchiré, les feuilles mortes et les bouteilles cassées par du verre chevron arraché du toit d’un monde, et des gravats accumulés pour servir de bouclier. Mêlez-y du blindage issu d’un vaisseau amiral volant en éclats, des propulsions ioniques de la taille d’une petite ville, des avions de chasse Z7x qui se désintègrent et des fragments des corps de quatre mille soldats. Puis ajoutez à tout cela le hurlement d’une IA en train de mourir. Un hurlement qui retentit si fort qu’il repeint l’intérieur de votre crâne de nouvelles couleurs. Et vous serez encore loin du compte. Hekati est en train d’exploser dans toutes les directions. Mais le vaisseau amiral se tient entre le monde circulaire et nous. Des fragments des deux nous parviennent. Au lieu de l’eau, il pleut des gravats et du métal fondu. Et il n’y a guère que la masse de l’astéroïde derrière lequel nous nous abritons pour nous protéger d’une tornade incendiaire de plasma qui se refroidit peu à peu, là où se trouvait auparavant Hekati. Fermer les yeux ne change rien. Et puis, pourquoi voudrais-je fermer les yeux ? Combien de fois dans une vie assiste-t-on à ce genre de choses ? C’est la plus grosse détonation que nous verrons de toute notre existence. — Chef, articule Neen. — Mon lieutenant, je corrige. Rachel éclate de rire. Et s’il y a de l’hystérie dans sa voix, elle se contrôle quand elle prend la parole, une seconde plus tard : — On aurait dû se douter que vous alliez vous en sortir. — Ouais, approuve Shil. Impossible à tuer, bordel. — Je vous ai entendus. — C’était le but. Nous avons survécu à la destruction d’un monde. Nous avons descendu un vaisseau amiral ou, si certains considèrent que c’est un peu tiré par les cheveux, nous avons descendu un croiseur de classe epsilon ; laissons le vaisseau amiral à Hekati. Qu’elle se repose bien, et que la vie soit meilleure la prochaine fois. Agrippé à la roche, j’écoute leurs bavardages, tout en sachant qu’ils sont en train de créer leur propre légende. Nous n’avons aucun droit d’être en vie. Ni nous ni personne, cela dit. C’est écrit à la première ligne du premier paragraphe de la Constitution octovienne. Chapitre 59 Après m’avoir aidé à regagner l’intérieur de l’appareil, le colonel Vijay me tend la main. C’est comme ça, les officiers. Les vrais, je veux dire. — Garde à vous ! crie Neen. Les Aux’ obtempèrent. Le colonel défait mon casque, l’agrippe par le dessous et effectue une torsion pour le libérer de ses crans de sûreté. L’oxygène s’engouffre dans mes poumons. — Vous aviez un peu trop serré, fait-il remarquer. — Je tâcherai de mieux faire la prochaine fois. Le colonel me regarde en secouant la tête. Rachel est barbouillée de vomi, Haze saigne du nez, comme d’habitude. Neen observe sa sœur, une lueur indéchiffrable au fond des yeux. Emil a le sourire aux lèvres. Mais deux personnes manquent à l’appel. — Où est Iona ? Et Ajac ? Neen m’emmène jusqu’au poste d’équipage. Ajac, à genoux, berce Iona. La bouche de la jeune fille est ouverte en un hurlement si fort et si long que seul son écho est encore visible sur son visage en souffrance. Elle a le don de prescience, Dieu seul sait ce qu’elle a dû ressentir avec la mort de l’habitat. — Relève-la. Ma gifle renverse sa tête de l’autre côté. Je n’ai pas l’occasion de lui en coller une autre : le tapis gravitationnel de ce vaisseau est si ancien qu’elle se cogne dans une cloison pour s’effondrer comme une masse sous un panneau d’affichage de consignes de sécurité. — Iona, j’appelle. Ce n’est qu’à ce moment que quelque chose d’humain reparaît dans ses yeux. N’allez pas croire que je suis impressionné par ce qui est humain. Mais c’est ce qu’elle est et c’est ce qu’elle va rester. Enfin, si j’ai mon mot à dire. — C’est Hekati qui l’a choisi. Elle me dévisage ; elle, et tous les autres. C’est là que je me rends compte que même Haze ne sait pas précisément ce qui est arrivé. — Vous avez tous vu la taille du morceau que les Exaltés ont arraché à sa surface, je leur dis. Hekati était en train de mourir. Elle a choisi d’emporter le vaisseau Poing d’Argent avec elle. — Hekati a disparu ? demande Ajac. — Tout a disparu. Il ne reste plus que nous, et un demi-million de rochers. Iona se met à pleurer. Neen l’enveloppe dans ses bras et essaie d’essuyer ses larmes. Il y a au moins cinq ou six choses qu’il pourrait lui faire pour se rendre plus utile. — Jette un œil à nos provisions de nourriture, lui dis-je. Et va voir où en sont les niveaux d’oxygène. Il salue. — Prends-la avec toi. Autant que Iona en apprenne davantage sur la vie à bord de ce vaisseau. Ils ne reviennent pas tout de suite, et Iona est encore en train d’ajuster les boucles de sa combinaison quand ils refont leur apparition. C’est la meilleure façon de noyer son chagrin. Après le massacre de Fort Libidad, pendant une semaine entière, j’ai baisé à en crever. — Il nous reste huit jours de provisions, m’informe Neen. Et les purificateurs d’oxygène fonctionnent à presque 19,19 %. En gros, on crèvera de faim avant de mourir asphyxiés. Ce remorqueur est de classe Z et conçu pour les mineurs. Pas pour la vitesse. Pas pour sauter d’un système à l’autre. On a construit ce foutu engin pour tirer des rochers d’ici jusqu’à Hekati. Mais peu importe. Parce que je suis Sven Tveskoeg, lieutenant Faucheur, Croix d’Obsidienne de première classe, et que j’ai plus d’un tour dans mon sac. — Haze, programme-moi une transmission interplanétaire. Ce n’est pas la première fois. — Vous voulez que j’inonde toute la galaxie ? Mon sourire est si large qu’il effraie le colonel Vijay. — Que non ! Je veux un tête-à-tête avec le général Jaxx. Ce qui effraie le colonel encore plus. Mais il ne me pose qu’une seule question : — Vous êtes sûr de ce que vous faites ? — Non, mon colonel. — Il n’est pas bon de s’en faire un ennemi. — Nous avons le choix, mon colonel : mourir ici ou tenter le coup avec votre père. — D’accord, finit-il par concéder après une minute de réflexion. Allez-y. Il n’aurait pas dû mettre autant de temps à se décider. Haze établit la liaison. Je ne sais pas comment il s’y prend. Peu importe, je ne veux pas le savoir. Je me contente de vérifier qu’on ne peut pas remonter jusqu’à nous, ni rompre la communication. Quand Haze commence à parler de passer par des réseaux satellites, je lui fais signe de se taire et me mets au garde-à-vous devant la caméra, mais finis par y renoncer. Je ferais bien sortir les Aux’. Mais cela signifierait les balancer dans l’espace, et même moi je ne suis pas si cruel. — Allez attendre dans le sas, je leur ordonne malgré tout. Ils me regardent. — Vous pouvez mettre vos casques, si vous le voulez. Les Aux’ y vont tels quels. Leur foi est touchante. — Mon colonel, je lance quand Vijay s’apprête à les suivre. — Je serai avec les autres, dit-il. Une fois que la porte intérieure est verrouillée et que la lumière s’est allumée pour m’indiquer que je peux ouvrir la porte extérieure si je le désire et tous les balancer dans l’espace, je laisse les Aux’ et le colonel à leurs pensées. Qui sait ? Si je les larguais, peut-être bien que j’aurais assez d’oxygène pour m’amener quelque part où je pourrais me rendre utile. Ou peut-être pas. — Mon général… — Qui est-ce ? Haze a exécuté mes ordres à la lettre. Je passe sur la ligne privée du général, mais je n’ai pas d’image. Et l’interruption n’a pas l’air d’être du goût du général Jaxx. — C’est moi, je réponds en tripotant maladroitement les boutons de contrôle de l’écran. C’est loin d’être la plus belle présentation de l’Univers, mais il est trop tard pour s’en inquiéter. Tandis que je tape avec irritation sur des boutons, quelque chose bouge et un œil électronique se met en marche. — Tveskoeg ?… En voilà une surprise. J’entends presque les rouages de son esprit. Une femme se tient derrière lui et essaie de dissimuler ses seins ronds dans un minuscule soutien-gorge. De toute évidence, je dérange. C’est Caliente, une des putes du bordel à bord du vaisseau amiral du général. Qu’elle sourie en me voyant n’arrange pas les choses. — Ouste ! fait-il. L’espace d’un instant, je crois que c’est à moi qu’il parle. Et puis je comprends que non. — Je ferai appel à toi plus tard. Elle a un sourire pincé. Elle nous tourne le dos, enfile sa jupe, passe son corsage et disparaît hors champ. Une seconde plus tard, j’entends claquer la porte d’une cabine. Ça semble si proche que j’en viens à me demander ce que je fous là. Mais je sais ce que je fais. J’obéis aux ordres, plus ou moins. Et sur ma propre initiative. Même un général tel que Jaxx ne saurait en demander plus. Mais il va le faire quand même. C’est ce que font les généraux. — Tveskoeg, reprend-il. Je vous croyais mort… — Pas maintenant, je rectifie. Et pas ici. Je finis par expliquer qu’il s’agit d’un dicton Aux’, et qu’on fait tout pour lui rester fidèles. — Aux’, répète-t-il d’un air pensif. C’est votre petite unité, n’est-ce pas ? — Oui, mon lieutenant. — Depuis combien de temps existe-t-elle ? Je reconnais que ça ne fait guère plus de quelques mois. Il se met à rire à l’idée que nous ayons déjà des traditions, puis décide qu’il n’y a pas vraiment matière à rire, après tout. Apparemment, il a reçu un appel de Paper Osamu il y a peu. Elle a eu le regret de lui annoncer que j’avais été tué au cours d’un tragique accident. Quand je lui demande où, le général me donne le nom d’une planète à trois systèmes d’ici. J’étais en safari, invité par un anthropologue réputé. Après m’avoir expliqué ce que c’est qu’un « anthropologue », le général Jaxx admet qu’il avait eu du mal à y croire. — Où étiez-vous ? demande-t-il. Et que signifie ce bras grotesque ? — C’est un bras de combat. Il m’a servi à tuer deux Val. — Vraiment ? — Oui, mon général. J’ai placé leurs implants dans un bocal. J’ai l’intention de les renvoyer à Val Central si j’en ai la possibilité. Je me dis qu’on leur doit bien ça. — Et où êtes-vous en ce moment ? Sur un remorqueur minier qui flotte dans l’espace au large d’un habitat mort. Où voulez-vous qu’on soit, bordel ? Je n’en dis rien, bien entendu. Mais quelque chose dans sa question m’inquiète. Bien sûr, le seul fait de parler au général Jaxx devrait être une source d’inquiétude. Tout général est dangereux. Un général Faucheur pousse le danger à son paroxysme. Et Jaxx est à la tête des autres généraux. Si la moitié des choses qu’on dit sur lui sont vraies, alors on pourrait faire flotter des planètes entières sur tout le sang qu’il a versé. Dans la Légion, c’était plus simple. Mais je ne fais plus partie de la Légion. — Mon général, est-ce que Paper Osamu a précisé pourquoi elle a fait appel à nous ? Je veux dire, à l’origine, quand l’U/Libre a emprunté les Aux’ pour la première fois ? Ce n’est pas le genre d’information qu’on demande à un général. Je le sais bien, même avant que son expression se durcisse. Il est sur le point de couper la communication. — Tout ce que je veux savoir, c’est si le boulot était réglo. Le général a l’air perplexe. — C’était pour une seule mission, n’est-ce pas ? — N’est-ce pas, mon général. Je ne relève pas sa rectification. Qu’est-ce qu’il pourrait bien me faire ? — Une seule mission, c’est ça ? Son hochement de tête est imperceptible. Il semble m’observer, et je peux voir ses yeux se fixer sur quelque chose dans mon dos. Un des panneaux d’affichage, sans doute. Notre remorqueur en regorge ; je n’en vois pas l’intérêt. Quelqu’un qui n’a pas compris que les explosifs, ça fait « boum », et que se lancer dans l’espace sans une combinaison, ça tue, eh bien… il est trop con pour être en vie de toute façon. — Sven, où vous trouvez-vous ? — Dans un remorqueur minier de classe Z. Il soupire. — Il vaut mieux que je ne sache pas pourquoi, j’imagine. — Mon général, dis-je, surpris de ma propre insistance. Quelle était cette mission ? Il jette un coup d’œil au-delà de l’écran, se lève et disparaît. Quand il revient, il serre dans ses mains une caméra flottante. Ce qui en dit long sur sa vie sexuelle. Cela dit, je ne vais pas l’ouvrir. J’aurais son fric, je ferais pareil. — Capturer ou tuer, répond-il. La cible, vous la connaissez déjà. Non, je ne la connais pas, ou peut-être que si… L’un de nous deux va avoir un choc, et ce sera certainement lui. Et comme les généraux n’aiment pas trop ça, et que moi ce n’est pas trop mon truc d’errer dans l’espace à des kilomètres de chez moi, je vais bien choisir mes mots. — Vous étiez au courant, pour la soirée ? — Celle de votre arrivée ? (Il fait signe que oui, un sourire moqueur aux lèvres.) Oh oui ! On nous a tout raconté. Vous êtes un sacré fêtard. — Et la personne que j’ai tuée, on vous en a parlé ? Il se fige. — Sven, personne n’est mort ce soir-là. — Vous en êtes sûr ? — Oui, j’en suis sûr, répond-il fermement. Mais il est vrai qu’un tragique accident est survenu, plus tard dans la soirée. Comme vous le savez… (Il s’interrompt.) Mais peut-être que vous ne le savez pas. Le général Jaxx secoue la tête. — Oregon Maxx, le président U/Libre, est mort à la suite d’une chute. Vous n’aviez rien à voir dans cette affaire… — Ah bon ? Mais ce n’est pas une affirmation de la part du général. C’est une question. — Sven. Dites-moi que vous n’avez rien à voir dans cette histoire. — Je n’ai rien à voir dans cette histoire. Il se mord la lèvre. Un soldat de la milice peut se mordre la lèvre, pas un général. Puis il jette un coup d’œil à la caméra pour s’assurer qu’elle est bien éteinte. Et il ouvre le clapet d’un ordinateur pour en effleurer les touches. — Cette transmission…, s’inquiète-t-il. — Elle est sûre… C’est Haze qui a établi la liaison, j’ajoute devant le regard méfiant du général. — Votre Exalté ? — Oui. J’avais presque oublié qu’il était au courant. — Cette fête, reprend-il. Il ne s’y est rien passé. — Non, mon général. — Compris ? — Parfaitement compris, mon général. Au cours de cette soirée, le grand-père de Paper Osamu ne m’a pas demandé d’assassiner le président… Le général ferme les yeux. — Qu’en est-il d’Hekati, mon général… ? Et le général, et le vaisseau amiral. Quelle est notre position là-dessus ? Il m’observe à travers ses paupières mi-closes. J’ai déjà vu des chats torturer des souris à moitié mortes avec l’air plus câlin. — Hekati…, répète-t-il. Le général… le vaisseau amiral. Il fait suivre chaque groupe de mots d’un silence. — Oui, mon général. Quelle est notre position en ce qui les concerne ? — Sven. Il n’y a pas de « notre »… Moi, je suis ici ; vous, vous flottez quelque part dans une boîte à conserve. Et cette conversation est terminée. — Je suis au courant pour le 9e. Le général Jaxx s’immobilise, la main à deux centimètres d’un interrupteur qui allait me déconnecter et m’abandonner à l’espace. Car je viens de comprendre quelque chose. L’U/Libre nous croit morts. Alors elle ne va pas non plus se précipiter à notre secours. Mais quelqu’un d’autre risquerait de nous trouver, et il n’est pas certain de vouloir courir ce risque. — Où sont les autres ? demande-t-il. — Dans le sas, mon général. Le général me lance un regard très étrange. — Que font-ils dans le sas ? — Ils attendent, mon général. Je les ai tous enfermés là-dedans. Je ne voulais pas qu’ils entendent cette conversation. Le général Jaxx se passe la main sur le crâne, puis s’essuie discrètement les doigts sur ses genoux. Il boutonne la chemise de son uniforme, la rentre dans son pantalon, et se lève pour enfiler sa veste. — Si je vous dis de tous les balancer dans l’espace ? — Je n’ai qu’à actionner ce levier, mon général. — Et vous le feriez, bien sûr. — Oui, mon général. Il pousse un soupir. — Vous n’imaginez pas combien cette idée me paraît séduisante. (Il se rassoit, se penche en avant.) La mission était simple, Sven. Infiltration et extraction. J’ai l’impression que vous avez échoué. En repensant aux trois dernières semaines, je vois où il veut en venir. — Quelles sont vos pertes ? — Franc, mon général. — C’est tout ? — Oui, mon général. — Qu’en est-il des pertes ennemies ? — Je ne sais pas, mon général. Il doit percevoir quelque chose dans le ton de ma voix, parce qu’il se rapproche de la caméra. — Sven, je veux un chiffre. Je secoue la tête, mais ce n’est pas de l’insolence. Franchement, je n’en ai aucune idée. — Combien de passagers y a-t-il à bord d’un vaisseau amiral, mon général ? Il a un mouvement de recul. — Vous avez détruit un vaisseau amiral ? — Oui, mon général. Il a tué Hekati… (J’ai une hésitation.) Enfin, il a blessé Hekati. (Le souvenir réveille un goût amer dans ma bouche. Il me faudra du temps avant d’effacer de ma mémoire ce dernier hurlement.) Le vaisseau amiral s’est ouvert pour accoucher d’un croiseur. — Nous parlons bien de la Victoire Avant Tout Après Tout et Toujours ? À son avis ? C’est le problème avec les commandants. Ils sont trop occupés à réfléchir à d’autres choses pour écouter ce qu’on raconte. — Oui, mon général. — Donc nous parlons d’un général exarche ? — Non, mon général. Je parle du général Tournier. La situation se fait plus compliquée que ce que je voulais. Et quelque chose dans le regard du général me dit que j’en sais un peu trop, ce qui peut s’avérer dangereux pour lui comme pour moi. — Le général Tournier est glorieusement mort au combat. — Je n’en doute pas, mon général. — Octo V l’a affirmé. Le général Tournier est mort au combat. Tout comme le 9e régiment. Ils se sont tous vaillamment battus, jusqu’au dernier homme. — Ah ! je comprends mieux… Il pose la question évidente : « Qu’est-ce que vous comprenez mieux ? » Je fais de mon mieux pour lui répondre quand je repense à Franc, que seules ses cicatrices d’automutilation ancraient dans la réalité. Et je me rappelle aussi les paroles prononcées par un colonel, le jour où Haze a traité un Exarche mort de machine. Ma réponse est toute prête. — Le général Tournier avait des tresses… — Sven. — Des tresses, mon général. Ainsi que les autres commandants. Et il y en avait… (J’essaie de m’en souvenir.) Cent au moins, peut-être plus. Beaucoup plus. — Mille sont morts sur le Jade3. — Oui, mon général. Je n’en doute pas une seconde. Morts glorieusement. — Vous sous-entendez qu’il s’agit d’un mensonge ? La voix du général est dure. Il a perdu sa douceur suave, sans passer par le ton glacial de l’avertissement. — Non, mon général. Tout ce que je dis, c’est que les Exarches les ont ramenés à la vie. — Merde, laisse-t-il échapper. Vous êtes bon, vous. C’est la première fois que j’entends Jaxx jurer. Je négocie ma vie ici ; nous en sommes tous deux conscients. Je négocie la vie de mes soldats. Et puis, il y a Aptitude. J’ai fait serment à sa mère de la protéger. J’ai bien l’intention d’honorer cette promesse. — Mon général, je reprends d’une voix décidée. De toute évidence, les Exaltés ont ressuscité tout un régiment. Ça sonne vrai à mes oreilles. Et ce sera devenu une vérité une fois que j’en aurai fini. — Poursuivez. — Je ne pense pas que l’U/Libre ait été au courant. Mais, sincèrement, comment pouvait-on s’attendre qu’on signe un traité avec nos propres morts ? — Sven. Reprenez depuis le début. J’en arrive au moment où le croiseur Poing d’Argent envoie des chasseurs à nos trousses et que nous les descendons. Avant de nous cacher dans le dock à miroirs d’un habitat. — C’est là que vous avez trouvé le remorqueur ? — Oui, mon général. Nous n’avions presque plus d’oxygène. — Et puis ? — Franc s’est lancée dans une mission suicide. Le général a l’air intéressé. — Comment l’avez-vous choisie ? — Elle s’est portée volontaire. Il sourit, parce que ça lui plaît. C’est le genre de chose qui l’impressionne. Et son sourire s’élargit au fil de mon histoire, quand je lui raconte comment nous avons détruit un bombardier B79, fracassé un croiseur de classe epsilon contre un champ de force, utilisé l’évacuation d’énergie pour nous échapper à bord d’un remorqueur minier. Mais son sourire faiblit quand je lui rapporte ma conversation avec Hekati et le fait que je l’ai persuadée d’exploser. — Elle était mourante ? — Presque morte. Impossible de la sauver. — Bien. Cela intéressera l’U/Libre. C’est la première remarque de sa part qui suggère que je ne vais peut-être pas passer le reste de l’éternité à dériver à proximité d’un champ d’astéroïdes. La phrase suivante vient le confirmer. — Je vais passer un appel. Je vais parler directement à Paper Osamu. Je suis certain qu’elle ne tardera pas à vous contacter. — Mon général… Il me regarde. — Je me disais que vous aimeriez peut-être venir nous chercher vous-même. « Il faut placer l’appât », disait mon vieux lieutenant. Puis, une fois que le poisson a mordu, remonter l’hameçon. Mais ce n’est pas qu’un dicton cette fois-ci. En tout cas, on va le remonter, cet hameçon. — Et pour quelle raison viendrais-je vous chercher ? Le général Jaxx est trop intéressé pour se sentir insulté. — Pour trois raisons, mon général. J’entrouvre ma chemise pour découvrir l’effaceur de planète. — C’est bien ce que je pense ? — Oui, mon général. — Ça commence bien. Quelles sont les autres ? Alors je lui explique que le remorqueur est attaché au plus gros fragment de carbone cristallin que j’aie jamais vu. Et il connaît les sentiments de notre glorieux souverain au sujet des diamants. — Et la troisième raison ? — Vijay. Le général ferme les yeux. Son geste est bref, et il se reprend vite. Le général Jaxx ne montre pas de faiblesse et ne pardonne pas à ceux qui en voient en lui. En évoquant le nom de son fils, je défais tout ce que j’ai réussi à construire au cours des dix dernières minutes. — Il est mort au combat ? Dans sa question, il y a plus d’espoir que de certitude. — Il a suivi les ordres. Tué le général Tournier. Il l’a égorgé, avant de couper sa tête de traître, que j’ai rapportée avec moi. — Quatre raisons, donc. — C’est vrai, mon général. Je n’ai jamais bien su compter. — Et mon fils ? Est-il mort bravement ? — Le colonel Vijay est ici, mon général. — Sven ! s’exclame le général Jaxx. Vous voulez dire que mon fils se trouve dans le sas, en compagnie de vos soldats ? — Oui, mon général. C’est précisément la situation. — Le sas que vous êtes prêt à ouvrir si jamais j’en donne l’ordre ? — Oui, mon général. Indigo Jaxx est épaté. Chapitre 60 Après avoir examiné une fourchette, je jette un coup d’œil aux cinq autres qui lui tiennent compagnie en me demandant en quoi elle se distingue d’elles. Six fourchettes, sept couteaux, quatre cuillers, trois verres. Tout en argent. À part les verres, ça va sans dire. Ils sont taillés dans des blocs de cristal naturel. Devant moi repose un « médaillon » de bœuf. C’est ce qui est écrit sur le menu, en tout cas. Le morceau de viande est fin comme un tissu et séché au vent des rives d’une petite mer, à deux systèmes d’ici. Ce qui a permis de l’assaisonner de sels rares. Et oui, ça figure aussi sur le menu. — Attaque par l’extérieur, me conseille Paper, et continue jusqu’à l’intérieur. Elle parle des fourchettes. Quand je tends la main pour attraper la pièce de bœuf avec les doigts, elle m’effleure le poignet. — Non, souffle-t-elle. (Je fais une grimace, et elle ajoute :) S’il te plaît. Imperia est le restaurant le plus ancien de Farlight. Il se trouve dans une ruelle étroite, à cinq rues de la place Zabo, et ressemble à une maison. On dirait que tout le monde a entendu parler de cet endroit à part moi. Même Angélique est éblouie. Mais elle l’est un peu moins quand elle apprend qui m’a invité au dîner. Quant à Shil, elle se contente de claquer une porte en sortant. Une aérolimousine passe me chercher au Précieux Souvenir. Enfin, ce n’est pas exact. Paper l’a envoyée me chercher, mais le chauffeur sait pertinemment qu’il se fera détrousser jusqu’à la peau du cul avant d’arriver. Alors il me passe un coup de fil, et j’accepte de le retrouver à mi-chemin. On dirait qu’il ne s’attendait pas à quelqu’un comme moi. Peut-être est-ce à cause de l’uniforme, peut-être à cause du poignard à ma hanche. Ou alors parce que le SIG jette un seul coup d’œil aux fenêtres de verre fumé et à la calandre chromée de la caisse avant d’éclater de rire. — Qu’en penses-tu ? lance Paper. Je baisse les yeux vers mon assiette et constate que j’ai tout gobé. — C’était pas mal. Elle soupire. Jusqu’à présent, les seuls mots que nous avons échangés ont été brefs. Et depuis, Paper fronce les sourcils. Je lui ai seulement demandé si elle avait visité une zone au nord de Karbonne, là où se trouvaient les anciennes décharges. Elle voulait que je lui précise sur quelle planète. Une fois renseignée, elle m’a répondu que non, il ne lui semblait pas. Un serveur distribue des assiettes de poissons pêchés sous la glace de Sabine. Attrapés à la main, vidés sur-le-champ et conservés dans de la neige fraîchement tombée. Imperia garantit que chacun de ces poissons a été attrapé au cours des dernières vingt-quatre heures. Compte tenu de la distance qui sépare Sabine de Farlight, je suis impressionné. Je ne savais pas que les cargos pouvaient voyager si vite. Cela dit, à part le menu, rien ne nous prouve qu’il s’agit vraiment de poisson de Sabine. Il pourrait s’agir de n’importe quoi d’autre. Personnellement, j’aime bien savoir ce qu’il y a dans mon assiette. Une fois le serveur parti, Paper se penche vers moi. Nous y voilà, je me dis. — Ça n’a pas dû être facile. — Quoi ? Hekati ? Une supposition plutôt plausible, il me semble. Mais Paper Osamu secoue la tête. — De grandir au milieu du désert. De vivre parmi les militaires qui avaient massacré ta famille. — Des soldats, je corrige. On les appelle des soldats. Elle me dévisage. — Paper. Je n’y pense pas vraiment. L’ambassadrice hoche la tête, l’air compatissante. — Oui, je comprends tout à fait. Je pourrais répondre : « Non… Je n’y pense jamais, c’est tout. » Mais à quoi bon ? Alors je vide mon assiette et sauce la neige fondue avec un bout de pain. Il y a quelque chose qui me chiffonne. Je décide d’en avoir le cœur net. — Pourquoi sommes-nous ici ? je demande. — Pour fêter votre retour, répond Paper en levant son verre. — Mais la mission a échoué. — Sven. — Pour l’U/Libre. Paper Osamu a l’air perplexe. — Pour nous ? — Le traité. Celui qui aurait dû ramener Octo V dans l’esprit des Exaltés et des Exarches, terminer la guerre et nous unir à l’U/Libre. Vous devez être contrariés. Elle repose son verre. — À moins, bien sûr, que ce n’ait jamais été votre intention… — Tu sais, me coupe-t-elle. Je ne sais pas vraiment ce que tu as entendu au cours de ton séjour parmi nous, à Letogratz. Mais je pense que tu as dû mal comprendre. — Vraiment ? Elle acquiesce, m’effleure la main. — La diplomatie peut être compliquée. Surtout pour des… — Sauvages ? Son visage se crispe. Ce n’était pas comme ça que ce dîner devait se dérouler. Nous savons tous les deux que Paper s’est réservé une suite dans un hôtel proche de la cathédrale, en attendant qu’on refasse la décoration de son ambassade. Imperia est à moins d’une minute de l’hôtel. Nous avons toute la nuit devant nous, et elle porte une robe si échancrée que j’aperçois ses tétons chaque fois qu’elle se penche en avant. Notre serveur aussi. Plus que trois plats de cette bouffe sophistiquée et on aurait pu tituber jusqu’à son lit, en s’arrêtant pour tirer un petit coup rapide à l’ombre d’une ruelle si ça m’avait fait bander. Je suis en train de foutre en l’air l’ambiance. Je m’en tape, parce que je compte bien rentrer chez moi une fois que c’est fini. Mais je ne suis pas sûr que Paper, elle, l’ait encore compris. — Sven, je t’ai vexé ? « Restez poli », m’a intimé le général Jaxx. Alors je m’exécute. Je me redresse, réponds : « Bien sûr que non. » Après tout, il aurait pu s’agir de quelqu’un d’autre, à la décharge. Une autre U/Libre avec le visage de Paper aurait pu observer un groupe de légionnaires massacrer les Rats, assassiner ma sœur, brûler mon village. Et, entre amis, qu’est-ce qu’un petit auxiliaire mort ? Même si Franc maniait le couteau comme personne, moi excepté. Le ciel est sombre et la place Zabo, déserte quand je contourne la cathédrale avant de poursuivre mon chemin sous l’arche, puis à travers un jardin public, où un major Faucheur a un jour tenté de me transpercer le crâne d’une fléchette. Il est mort et je suis vivant, pour l’instant. Il est tard et les boulevards de Farlight sont endormis. Un homme savoure un cigare à sa fenêtre, à l’étage d’une somptueuse demeure. L’odeur pénétrante du tabac brûlé descend jusqu’à moi. À moins que ce soit le fruit de mon imagination. Sur un seuil, une jeune fille se fige et me regarde passer par-dessus l’épaule d’un garçon. Un agent de sécurité avance pour me défier quelques minutes plus tard, puis opte pour le salut quand il voit mon uniforme. C’est l’effet des couleurs des Faucheurs. S’il se demande pourquoi un lieutenant prend la direction du Barrio sur les hauteurs de la faille Calinda, il n’en laisse rien paraître. — Passez une bonne nuit, mon lieutenant. — Quel régiment ? Il a servi dans la Légion étrangère XI. Il s’appelle Paulo et veut savoir comment j’ai eu vent de la Légion. Je réponds qu’elle laisse des marques. — J’ai connu quelqu’un dans la Légion. Quelqu’un de bien. — Que s’est-il passé, mon lieutenant ? — Il est mort. L’agent de sécurité hoche la tête, comme si c’était la seule réponse possible. C’est le cas. Nous le savons tous les deux. Je lui rends son salut, puis me mets à gravir la colline, jusqu’à une rue que je reconnais. Un funiculaire passe jour et nuit par ici. Aptitude m’en a parlé. Mais je préfère marcher. Je m’arrête dans un troquet près des pistes d’atterrissage, pour boire un café et un cognac. L’endroit n’est pas très grand, fréquenté par des employés des sites d’atterrissage ou des chantiers de réparation. Un homme lève rapidement les yeux, jette un second coup d’œil et marmonne quelque chose. Une femme en face de moi me coule un regard, puis se détourne vite. — Un café-cognac. La serveuse est tellement angoissée que la salle tout entière entend la bouteille et mon verre s’entrechoquer. Elle renverse le café en me l’apportant. Et passe une bonne minute à s’excuser. Dans le temps, j’aurais demandé son nom. À quelle heure elle finissait son service. Éventuellement, si elle avait une sœur qui viendrait partager un repas avec nous. Je me serais pris une baffe, ou alors on aurait tous fini au pieu. L’uniforme met un terme à tout ça. J’achève mon cognac, ne touche pas à la tasse de café. Le Précieux Souvenir est plongé dans le noir quand je contourne le terrain d’atterrissage de Bosworth. Il doit être tard. Puis je lève les yeux vers le ciel et me rends compte que le matin est presque là. La porte d’entrée est verrouillée de l’intérieur. Une grille métallique condamne la porte de derrière et toutes les fenêtres sont fermées. Ça ne m’arrête pas : je flanque un coup de coude violent à travers un carreau, passe le bras à l’intérieur et me fais agripper le poignet. Neen apprend qu’on ne peut pas clouer un voleur au mur avec un couteau s’il a une main de métal. — Merde. Chef ? — Ouais. C’est moi. Il ouvre la porte, me fait signe d’entrer. — Je pensais que vous alliez… — Ouais. Ben non. Chapitre 61 La cathédrale du centre de Farlight est tellement rongée par le virus qui a jadis frappé la capitale d’Octo V qu’elle s’est affaissée sur le sol de la caldeira. Elle est comme assise, fanée, à moitié fondue, face à la place Zabo. Tout autour se trouvent des cafés, et la statue d’une jeune femme repose sous une colonnade, à une centaine de pas de là où je me tiens. Elle est en bronze, et nue, bien entendu. À Farlight, toutes les statues le sont. Celle-ci ressemble étrangement à la fille qui se tient à mes côtés. Enfin, je parle du visage, pour le reste je ne saurais en jurer. — C’est mon arrière-grand-mère, m’explique Aptitude. Je me tourne vers elle. — Elle avait seize ans. Il y a des choses que je ne comprends pas à Farlight. Par exemple, les règles qui s’appliquent aux hauts clans. Quel genre de famille érige des statues nues de ses propres membres sur la place publique, aux yeux de tous ? Mais savoir que je ne sais rien, c’est déjà un début. Vous m’auriez demandé la même chose il y a six mois, je vous aurais répondu que les riches et les puissants n’obéissent à aucune règle, car ils n’ont pas à le faire… Mais c’est faux. Des règles, ils en ont. Si étranges qu’elles soient. Là d’où je viens, si quelqu’un vous blesse, vous le tuez. Du moment que la blessure est grave. Par ici, on l’invite à une soirée et on le traite avec condescendance. Aptitude doit m’expliquer ce que signifie « condescendance ». Je la fouille du regard pour savoir si elle plaisante ; mais non. Aptitude sait manier les mots. Elle sait bien cuisiner, aussi. Elle s’est mise à la tête des cuisines au Précieux Souvenir ; et maintenant, on y vient vraiment pour manger, au lieu de considérer ça comme une pause technique inopportune entre boire et baiser. Mais nous ne sommes pas au Précieux Souvenir. Comme je le disais, nous nous trouvons devant un café de la place Zabo, sous une ombrelle, en train d’admirer une fille de bronze aux seins parfaits et au sourire qui manque à celle qui se tient à côté de moi. Aptitude grelotte. Ce n’est pas à cause du froid, car le soleil chauffe tant que l’intérieur de ma veste est trempé de sueur. La dernière fois que nous sommes venus ici, elle venait tout juste de se marier. Et ma première mission pour le général a été de tuer son mari. Autant qu’on le sache, Jaxx la croit morte. C’est certainement le cas de son ex-mari. Mais alors… — Je ne sais pas, dis-je à Aptitude. Elle plonge ses yeux effrayés dans les miens. Neen m’attend à l’extérieur de la cathédrale. Il est en uniforme d’apparat, comme mes autres soldats, mais ils ont laissé leurs fusils derrière eux. Ça ne nous ressemble pas. Tous ceux qui sont invités au service de cet après-midi ont dû venir sans armes. Paper Osamu est restée inflexible sur ce point. En tant qu’ambassadrice U/Libre de cette section de la spirale, elle refuse d’assister à une cérémonie publique au milieu d’un étalage d’armes. Mon flingue constitue la seule exception. Aux yeux de l’U/Libre, il est considéré comme un citoyen à part entière. Quand on fait remarquer à Paper que ce qu’elle exige signifie que personne n’a le droit de porter d’épée, elle concède que la règle ne s’applique pas aux armes de cérémonie. Apparemment, une épée n’est pas un danger, mais un objet décoratif. Ce qui montre son ignorance en la matière. Mais qui sait ce que connaît Paper ? Pas moi, en tout cas. Et puis, je préfère que ça reste comme ça. Oui, elle est belle, intelligente et pleine d’ambition. Elle a le corps d’une putain adolescente et la moralité d’un chat de gouttière. Le genre de combinaison qui me plaît bien d’habitude. Mais elle a aussi l’esprit d’un serpent. Et son grand-père est le nouveau président de l’U/Libre. C’est un titre honorifique, bien sûr. Il n’a pas de vrai pouvoir. Mais, d’après Paper Osamu, c’est déjà le cas des U/Libres. Ce n’est qu’un peuple doux qui veut aider le reste de la galaxie à vivre éternellement en paix et en harmonie et à apprendre à aimer l’art. — À quoi penses-tu ? demande Aptitude. — À Paper Osamu. — Tu… (Elle rougit.) N’est-ce pas ? Je fais signe que oui. — Pourquoi ? Aptitude a grandi au cours des derniers mois. Ou alors elle a emmagasiné les questions. Elle les pose avec une nouvelle assurance. J’imagine qu’elle se l’est forgée à force de devoir se débrouiller toute seule en mon absence. — C’était ce qu’on attendait de moi. Elle me dévisage. — Et puis, j’ajoute, j’avais besoin de certaines informations. — Et c’est comme ça que tu trouves tes informations ? — C’est une des façons. On en apprend beaucoup au lit. Qui paie pour se faire protéger ? Qui le demande ? Où ne pas aller… Apparemment, les règles qui s’appliquent à mon extrémité de l’échelle s’appliquent aussi à l’autre bout. Aptitude soupire. — Garde à vous ! lance Neen à mon approche. Les Aux’ obéissent comme un seul homme. Un major de la milice nous lance un regard et se renfrogne. Puis il remarque mon bras, actionné par des pistons mais dénudé de ses lames, et il reconnaît mon visage. Il me laisse entrer dans la cathédrale en premier. Les Aux’ ont des places au fond. Aptitude a un siège. Il est peut-être derrière une colonne et à l’extrémité de la nef, mais c’est un siège malgré tout… Et c’est plus que peut espérer la moitié de la foule. Quant à moi, j’allonge le pas jusqu’à l’autel pour prendre place à côté du général Jaxx. — Sven. Comme c’est aimable à vous de vous joindre à nous. Je me rends compte que nous l’avons fait attendre. Nous les avons tous fait attendre. Vu l’expression du général, il semble considérer tout ça comme une belle blague. C’est pas plus mal ; il aurait très bien pu trouver qu’il y avait matière à nous faire fusiller. — Votre nièce est ici ? Je hoche la tête, le visage impassible. Il sourit. — Vous, une vie de famille. Je ne peux pas vous dire à quel point j’ai été surpris. Et lui faire traverser la moitié d’une spirale comme ça… Notre glorieux souverain m’a tout raconté, ajoute-t-il en voyant mon mouvement de surprise. — Octo V ? — Nous ne sommes rien que des moineaux sans ailes à ses yeux. J’en suis encore à me demander la signification de cette connerie, quand un coup de vent traverse la cathédrale, faisant vaciller les lumières. Dans ma gorge, le kyp se déchaîne et l’air prend un goût d’électricité. Octo V pourrait très bien entrer silencieusement s’il le désirait. Mais pour quoi faire ? Alors qu’il peut faire son entrée au milieu d’une tempête, faire ciller tout le monde, jusqu’aux U/Libres, qui se demandent ce que mijote encore ce petit psychopathe. — Sven, résonne une voix dans ma tête. Je me mets au garde-à-vous. Ce n’est pas très gentil de ta part. Après que j’ai menti pour toi au sujet d’Aptitude. Tous les regards sont braqués sur moi. Enfin, celui du général, de l’archevêque, et de ces petits enfants de chœur qui jetaient des coups d’œil à l’évêque jusqu’à présent. Il y a des jours où j’aimerais réduire toute cette foutue ville en cendres. Tu peux me croire, poursuit la voix. L’envie m’en prend aussi, parfois. Mais c’est la seule ville que j’aie. C’est faux. Octo V règne sur dix mille systèmes. Il a plus de villes à son actif que j’ai eu de putes. Peut-être, reprend la voix avec humeur. Mais c’est la seule que j’affectionne. J’attends la chute de la blague, et Octo V éclate de rire dans ma tête. C’est une sensation terrifiante. Tu as raison. Même celle-ci, je ne l’aime pas tant que ça. Ça me démange d’essuyer la sueur de mon crâne, mais plutôt crever que de donner ce plaisir à Octo V. Quand il rit pour la seconde fois, tout le monde l’entend. Il paraît avoir une douzaine d’années, et sa voix est encore plus jeune. D’après le colonel Vijay, c’est sa première apparition publique en plus de cent ans. — Eh bien, fait Octo V. Nous ferions mieux de nous y mettre, j’imagine. Notre glorieux souverain s’avance vers le général Jaxx, tend la main et attend que le général tombe à genoux. Je fais de même derrière lui. Même si je n’ai pas suffisamment d’importance pour baiser la main de l’empereur. Sur la suggestion d’Octo V, je remplace l’aide de camp du général pour la journée. C’est ma récompense pour avoir contribué à renverser la conspiration des Exarches. Mon grade de lieutenant se voit confirmé, et les Aux’ ont désormais un statut officiel. Nous allons recevoir une solde. Mais j’y croirai quand on nous la donnera. Je fais aussi officiellement partie de l’état-major du général, ce qui me vaut une seconde fourragère d’argent. Les récompenses du général sont plus impressionnantes. Le général Jaxx est désormais duc de Farlight. La nuit dernière, quinze familles sont parties en exil pour protester contre cette faveur impériale. Ses ennemis politiques rampent les uns sur les autres, ne sachant plus que faire pour devenir ses amis. Moi, si j’étais Octo V, j’aurais peur de laisser autant de pouvoir entre les mains d’un seul homme. Surtout un homme comme le général Jaxx. Mais je ne suis pas Octo V. La chorale fait ce que font toutes les chorales ; c’est bruyant et interminable. Je lis sur les visages de ceux qui m’entourent qu’ils trouvent ça merveilleux. Octo V prononce un discours dans lequel il remercie Paper Osamu pour sa compréhension. Il veut dire, pour avoir fermé les yeux sur ce vaisseau amiral octovien qui a soudain surgi en espace exarche. Puis, il se passe quelque chose d’étrange. Notre glorieux souverain fait porter son regard au-dessus des têtes d’une congrégation constituée de Ministres de l’Empire, de courtisans, de généraux et de chefs de familles marchandes, et il demande à mon officier de renseignement de s’avancer. Fidèle à lui-même, Haze trébuche sur les marches qui mènent à l’autel. Octo V a un sourire indulgent. — Merde, dit mon flingue. Maintenant, quoi ? Tous ceux qui nous entourent sont bien trop polis pour relever ses paroles. Sur un signe de l’empereur, Haze enlève son casque et secoue ses deux tresses, qui lui tombent sur les épaules. Cette partie du discours d’Octo V est courte, à propos, brillante. Les Exaltés font peut-être preuve de discrimination à l’égard des Octoviens, mais ces derniers ne leur rendront pas la pareille. Haze-ben-Col a choisi de servir Octo V dans un sous-groupe d’élite des Faucheurs. C’est une façon de voir la chose. Et le général, au moins, n’a pas l’air satisfait de cette description. Mais il dissimule rapidement son expression. Mais Octo V a une nouvelle mission pour Haze. Il va devenir notre ambassadeur auprès des U/Libres. À ces mots, Paper cligne des yeux. Puis elle sourit, fait une grimace qui ressemble à un air amusé et hoche la tête en signe d’approbation. Elle est impressionnée, et la galaxie tout entière peut le voir, car nous sommes filmés. Tombant à genoux, Haze reçoit une lettre de recommandation. Quand il se relève, son regard croise le mien, et l’espace d’un instant il a l’air de vouloir s’excuser. Mais je sais comment se passent ce genre de choses. Alors je recule d’un pas, me mets au garde-à-vous et le salue vivement. Ça vaut le coup, pour voir son expression atterrée. — Tourniquets et balançoires, fait Octo V. Tourniquets et balançoires. Un vent se lève autour de nous. Dans la cathédrale, les lumières se remettent à osciller. Nous savons que notre bien-aimé souverain est sur le point de disparaître sous nos yeux. Enfin, moi je le sais, et les autres aussi, s’ils ont un peu de jugeotte. Le nouveau duc de Farlight recule d’un pas et se joint à mon salut. Nous patientons au garde-à-vous jusqu’à ce que le vent retombe, que les lumières se rallument, et que nous nous apercevions que l’empereur que nous saluons n’est plus là. La foule applaudit. Un orgue entame une mélodie qui m’est vaguement familière. Et l’aide de camp du général se précipite pour escorter Jaxx hors de la cathédrale. Leo Thomassi me décoche un regard assassin. — Laisse tomber, balance mon flingue. Il n’en veut pas, de ton foutu boulot. — Vraiment ? demande le général en se retournant. L’aide de camp a l’air inquiet. Difficile de dire si c’est parce qu’il est le centre de l’attention ou si c’est par peur de perdre sa position. — Non, mon général. — Pourquoi pas ? — Passer son temps planté là, à avoir l’air élégant, ça ne me dit rien, mon général. — Ça existe, les gens comme vous ? Qu’est-ce que c’est que cette question ? — Affirmatif, mon général. Sacrément proche d’un humanoïde originel, apparemment. Sauf pour le bras. Il est métallique… Le général s’étrangle de rire. Il est encore furieux qu’Octo V se soit directement adressé à moi. Il s’inquiète peut-être même de ce que notre glorieux souverain a pu me souffler. Mais il n’a plus l’air de vouloir me fracasser le crâne contre le mur le plus proche. C’est un début. — Toi, dit-il à son aide de camp. Attends-moi dehors. Toute la foule observe le major se diriger vers la porte. Parce que la foule tout entière s’est figée. Personne ne peut bouger tant que le nouveau duc de Farlight n’a pas quitté la cathédrale. Pas même Paper Osamu. — Je vous offre son poste, fait le général Jaxx. Si vous le voulez. Gardez vos amis près de vous. Et vos ennemis encore plus près. — Je vous remercie, mon général, mais non… — Et si c’est un ordre ? — Alors je le ferai, mon général. — Du mieux que vous pourrez ? — Tout ce que j’accomplis, je le fais du mieux que je peux, mon général. Il m’observe avec un sourire. — Vous êtes un imbécile. Des sénateurs seraient prêts à débourser des milliers de pièces d’or pour offrir ce poste à leur fils. (Le général montre du menton la porte par laquelle son aide de camp vient de disparaître.) J’ai pris ses deux sœurs en guise de paiement, ainsi qu’un lopin de terre. — Moi je n’ai pas de terres. Et ma sœur est morte. Le général Jaxx pousse un soupir. — Rentrez chez vous, me dit-il. Buvez un coup, baisez un coup… (Vu le peu d’attention qu’il prête à ceux qui nous entourent, nous pourrions très bien être seuls.) On vous appellera quand j’aurai besoin de vous. Il s’apprête à partir, puis se retourne une dernière fois. — Sven. On parle d’un nouveau syndicat du crime, basé dans un bordel à la périphérie des pistes d’atterrissage. Vous n’en auriez pas entendu parler, par hasard ? — Non, mon général. Il hoche la tête. — Le contraire m’aurait étonné. Chapitre 62 Ce soir, les boissons sont gratuites. Grâce aux talents de cuisinière d’Aptitude, on va vite rentrer dans nos frais. À l’étage, les filles font des heures supplémentaires. Tout le monde s’amuse. Quand minuit sonne, le bar est tellement bondé que nos clients débordent dans la rue. Per Olson, un employé des pistes d’atterrissage, passe un bras autour des épaules de Lisa pour attraper un de ses seins. Vu le sourire du gamin quand elle lui gifle la main, ce n’est pas la première fois. Je ne sais pas vraiment ce qu’on est en train d’arroser. Peut-être le simple fait d’être vivants. C’est l’objet des fêtes, en général. Dehors, des feux d’artifice célèbrent la promotion du général Jaxx au titre de duc de Farlight. C’est loin d’être un imbécile. En bas, sur la place Zabo, on fait tourner des vaches entières sur des broches au-dessus de feux qui jaillissent de trous creusés dans les dalles. Ici, dans le Barrio, où l’air est plus pur mais où l’eau se fait rare, nous nous contentons de chèvres. La fumée de notre feu est si grasse qu’elle colle à la peau. Aptitude le remarque à peine. Elle est trop occupée à n’avoir l’air de rien autour de Vijay. Ça fait trois fois qu’il vient au Précieux Souvenir depuis notre arrivée ; il devrait être avec son père. La première fois, c’était pour voir où on habitait. Personne n’a de doute sur ce qui a motivé sa deuxième, puis sa troisième visite. Il suit Aptitude comme son ombre, et plus encore. Sans toutefois la toucher, tandis qu’elle avance de broche en broche, versant de l’huile sur la viande qui commence à griller, faisant de grosses entailles dans chaque chèvre. Il semble que je sois le seul à remarquer l’habileté avec laquelle elle manie le couteau. — Lisa, je lance. Elle échappe à l’étreinte d’Olson, enroule ses bras autour de mon cou et essaie de m’embrasser. — T’es pas marrant, constate-t-elle quand mes yeux glissent vers Aptitude, qui me coule un regard oblique. — Qui lui a appris à se servir d’une lame ? Lisa décide de me dire la vérité. C’est une des raisons pour lesquelles je l’aime bien. Elle a la faculté de concentration d’un poisson rouge, et elle est bien trop paresseuse pour mentir. — Moi, répond-elle. C’est moi qui lui ai donné le couteau. Je veux dire, c’est tout de même pas notre faute si tu te casses pendant trois mois d’affilée et qu’on doive se protéger nous-mêmes. Je lui jette un regard mauvais. Elle me le rend. — Tu devrais être content, poursuit-elle. De nos jours, une fille se doit d’être prudente. Je laisse Aptitude et Lisa à leurs admirateurs et pars en quête de Shil, mais je tombe sur Haze. Il est sous un arbre, à jouer avec le chat d’Aptitude, qui a atteint l’âge adulte et doit être trois fois plus gras que la dernière fois que je l’ai vu. Haze se lève précipitamment. Puis il prend un air gêné quand il se rend compte qu’il n’y est plus obligé. Je devrais probablement le saluer, mais ce serait trop bizarre pour nous deux. Alors nous nous contentons d’une poignée de main. Je suis même surpris de le trouver là. Ça ne veut pas dire que je préférerais qu’il soit ailleurs. C’est un Aux’ ; ce sera toujours un Aux’, même quand il sera autre chose. Malgré cela, je pensais qu’il aurait des choses plus importantes à faire. Après tout, Paper Osamu a organisé une fête en l’honneur de la promotion du général. — J’avais des adieux à faire, explique-t-il. Ce n’est pas difficile de trouver à qui ces adieux étaient adressés… Rachel est saoule. Compte tenu de ses sentiments envers Haze, ce n’est guère surprenant. Je m’accroupis devant elle, l’attrape par les épaules. Elle me repousse. — Haze m’a demandé de le suivre. — Qu’est-ce que tu lui as dit ? Elle me lance un regard furieux, baisse les yeux vers le fusil longue portée Z93z de 8,59 mm avec appuie-joue ajustable, ligne de mire x3-x12-x50 et canon flottant, qui repose sur une toile cirée sur le sol devant elle, et le démonte en quinze pièces avec une rage silencieuse. — C’est mon fusil, déclare-t-elle d’un ton impassible. Il y en a beaucoup d’autres, mais celui-ci, c’est le mien. Je ne suis rien sans lui. Cinquante-cinq secondes plus tard, il est parfaitement remonté. Ça m’apprendra à poser des questions. Dans la réserve, je tombe sur Neen, en train de vider une bouteille de liqueur de canne à sucre avec autant de soin qu’il met à tuer. Une fille assise sur ses genoux lui fait face, les jambes enroulées autour de sa taille, les pans de sa robe cascadant de part et d’autre de ses genoux. Iona a les yeux dans le vague ; il doit se passer plus de choses sous la surface qu’il y paraît. C’est aussi ce que pense Shil. — Allez, lui dis-je. Il est jeune. Elle hoche la tête, les lèvres serrées. Je l’emmène dehors et débroussaille un sentier qui mène à une cabane en ruine, au bord d’une côte surplombant le centre de Farlight. Avant, c’était un bar ; avant qu’une tempête emporte ses fondations, balayant la majorité de sa clientèle jusqu’en bas de la pente. — Assieds-toi. Adossés à un talus, nous contemplons les étoiles. J’avais oublié combien il y en avait. Bientôt, j’oublierai que je l’ai su un jour. Jusqu’à ce que le kyp me connecte à la tempête d’informations qui traîne dans ce coin de la galaxie. Je suis bourré, mais ce n’est pas grave. Shil aussi a un peu bu. Je sors une bouteille de ma poche, remplis deux petits verres et bois à la santé du nouveau duc de Farlight. Compte tenu des circonstances, je ferais mieux de boire à la mienne. — Qu’est-ce que vous me cachez ? demande-t-elle. — On dit… — Ouais, je sais. Qu’est-ce que vous me cachez, mon lieutenant ? — Il va y avoir des changements… Voilà, j’en ai dit trop ou pas assez. Son silence m’apprend qu’elle attend de savoir lequel des deux. C’est ce qu’il y a de bien chez Shil. Elle sait quand la fermer. — Notre glorieux souverain, bien-aimé et victorieux, dont même la sueur est un parfum pour ses sujets… Shil croit qu’il s’agit d’un toast. C’est certainement pour ça qu’elle lève son verre. Nous buvons. Je remplis de nouveau. Bon, où en étais-je ? — Il m’a offert une récompense pour la destruction du vaisseau amiral exarche. — Quoi ? Je la regarde. Enfin, j’essaie de l’apercevoir à travers les brumes de l’alcool. — Sven, reprend Shil. Qu’est-ce qu’il vous a offert ? — Ce que je voulais. Je ne sais pas comment j’en arrive à lui parler du Paradis et des parents d’Aptitude. Le sénateur Debro Wildeside et Anton, ancien capitaine des gardes du palais. J’aborde vaguement ma prise de la prison. Même si je réduis un peu le nombre de morts. — Tout ça a un rapport avec ce que vous avez choisi ? Oui, c’est le cas. Que faire quand on vous offre ce que vous voulez ? Je ne sais pas. C’est la première fois que ça m’arrive. Ça ne va certainement pas se reproduire ; et j’ai peut-être fait le mauvais choix, mais ce ne serait pas la première fois – et je suis encore en vie. — Sven, ça va ? — Bien sûr. Je lui ai demandé de libérer Anton et Debro. — Merde. Aptitude est au courant ? — Pas encore. C’est une surprise. — Alors pourquoi est-ce que vous n’avez pas l’air heureux ? J’ai envie de dire que le bonheur, c’est surévalué. C’est ma sœur qui m’a dit ça. Ça ressemble à quelque chose que Debro dirait aussi. Mais Shil a raison. — Parce que Jaxx n’est pas encore au courant. Et puis je lui raconte cette nuit au cours de laquelle j’ai tué le mari d’Aptitude, le sénateur Thomassi, et devais aussi tuer Aptitude, sur les ordres de… Shil me regarde comme si j’étais fou, et il y a des jours où je le suis, mais pas aujourd’hui. — Le général va être furieux, observe-t-elle. C’est peu dire. Jaxx va vouloir ma peau. Je ne le dis pas à voix haute. Pas besoin. Shil est intelligente. Elle le comprendra toute seule. Et il y a autre chose, en rapport avec Farlight. Quelque chose qui me travaille depuis que je suis sorti de la cathédrale, après que Jaxx est devenu duc. — Tu sens cette odeur ? je demande. — La fumée des barbecues, répond Shil. C’est tout ce que je sens. Mêlée à celle de la merde de chien, de la pollution, des égouts, à celle, stagnante, des pistes d’atterrissage. Oui, je sens tout ça aussi. Une fusée s’élance dans le ciel de la place, plus bas. Des étoiles colorées cachent les vrais astres. Toutes les odeurs que nous évoquons flottent dans l’air. Ainsi que la fumée des feux d’artifice. Mais il y a autre chose. Quelque chose de plus profond. — Eh bien ? demande-t-elle. Quelle est donc cette odeur que je sens, et pas elle ? Celle que je flaire toujours, juste avant que tout parte en couille. — Des emmerdes à l’horizon. Biographie David Gunn est un Britannique élégant et discret qui a effectué des missions secrètes en Amérique centrale, au Moyen-Orient et en ex-Union soviétique, entre autres. Il ne reste jamais au même endroit très longtemps et dort avec un shotgun sous son oreiller. Voici la suite du Faucheur, son premier roman, le coup de tonnerre de la littérature de genre en Grande-Bretagne en 2007. Du même auteur, aux éditions Bragelonne Les Aux’ : 1. Le Faucheur 2. Offensif 3. Le Jour des damnés Le Club BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! Faites-nous parvenir vos noms et coordonnées complètes (adresse postale indispensable), ainsi que votre date de naissance, à l’adresse suivante : Bragelonne 60-62,rue d’Hauteville 75010 Paris club@bragelonne.fr Venez aussi visiter nos sites Internet : www.bragelonne.fr www.milady.fr www.graphics.milady.fr Vous y trouverez toutes les nouveautés, les couvertures, les biographies des auteurs et des illustrateurs, et même des textes inédits, des interviews, un forum, des blogs et bien d’autres surprises ! Milady est un label des éditions Bragelonne Cet ouvrage a été originellement publié en France par Bragelonne. Titre original : Death’s Head : Maximum Offense Copyright © Gunnsmith Ltd. 2008 Cette édition est publiée en accord avec Transworld Publishers, une division de The Random House Group Ltd. Tous droits réservés © Bragelonne 2009, pour la présente traduction Photographie de couverture : © Art Line / Brand X Montage : Anne-Claire Payet ISBN : 978-2-8205-0004-5 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr