Prologue Le général Jaxx s’approche du mur et exécute un demi-tour droite. Sa botte frappe le marbre avec une précision parfaite. Ses pas résonnent comme des coups de fusil dans la salle d’audience impériale. Vingt mètres plus loin, il fait demi-tour. Il s’avance avec une détermination de fer : celle d’un homme qui se rappelle avoir été fouetté pour ne pas avoir su se mettre au pas. Dans ce souvenir, il a huit ans. C’est sa première année à l’école militaire. Un feu brûle dans le grand âtre. Octo V aime avoir chaud. Ou peut-être aime-t-il juste que ses généraux aient trop chaud. L’empereur est toujours en grande tenue, et il entend que ses officiers l’imitent. La différence, c’est que sa grande tenue à lui est légère. Sur le mur, Octo V reçoit le salut de ses troupes victorieuses. Parmi elles figure l’arrière-grand-père du général. Il se tient derrière un commandant de la Brigade du Loup, dont la fourrure doit être une horreur à porter par cette chaleur. Le général Indigo Jaxx est à la fois plus jeune et plus vieux que son empereur. Octo V avait treize ans à la naissance du général. Il avait treize ans à la naissance du père du général. Il a cet âge depuis toujours. Le général passe la main sur ses cheveux taillés en brosse. Elle est humide. Octo V, le glorieux et le victorieux, l’invaincu, le maître de mondes innombrables, dont la sueur est parfum à ses sujets… Certains généraux vomissent avant l’audience. D’autres se suicident. L’un d’eux avait donné ses épaulettes à son aide de camp en lui disant de prendre sa place. Tous deux ont connu la mort qu’un tel acte méritait. « Rencontrer l’empereur, c’est comme se faire extraire et liquéfier le cerveau ; ensuite, on vous le remet avec un maillet et une cuiller émoussée. » L’officier qui a écrit ça a laissé sa propre cervelle sur ce message. Mais Indigo Jaxx n’est pas seulement général des Faucheurs, la force d’élite de l’empereur. Il est duc de Farlight, l’homme le plus puissant de l’empire après Octo V. Et comme Octo V n’est pas réellement un homme… Conscient que sa démarche militaire pourrait être considérée comme de la nervosité, le général Jaxx s’arrête en claquant des talons, effectue un autre demi-tour et contemple la fenêtre. Son pouls revient à la normale, il ralentit. Jaxx passe les doigts dans ses cheveux. Ceux-ci sont secs. Son corps sait ce que son esprit n’a pas encore accepté. Il a abaissé ses propres défenses, dénoué le nœud de son estomac, tari la sueur sur son torse et remplacé tout cela par une certitude froide, absurde, mais qui ne tolère aucun refus. Octo V ne paraîtra pas. L’audience de cet après-midi entre l’empereur et son sujet le plus loyal, le général Indigo Jaxx, a été annulée. Le général jette un œil dans la pièce d’un air sinistre. Son étatmajor attend derrière la porte. Il ne doit en aucun cas découvrir que la rencontre n’a jamais eu lieu. — Monsieur, dit Jaxx tout haut. C’est toujours comme cela qu’il appelle l’empereur. Il est le seul des sujets d’Octo V à qui cette liberté est permise. — Oui, monsieur, dit-il. Certainement, monsieur. Il compte jusqu’à cent et sort sur une courbette. — On rentre au QG, grogne-t-il. Le général Jaxx quitte le palais sans remarquer la mine amusée d’un général de la Brigade du Loup. Il réfléchit à ce que signifie la décision de l’empereur d’annuler l’audience. Rien de bon, il le sait. Chapitre premier Le lézard bouge. C’est son erreur. Au moment où il abandonne le granit pour la terre ocre, tenté par la nourriture, il est mort. Ma lame siffle dans l’air et le tranche du crâne à la queue. C’est un petit lézard. Tous les gros sont déjà mangés. Je le dépiaute de mes doigts métalliques et le tiens au-dessus du feu pendant que sa peau pèle et sa chair rôtit. L’homme à qui je propose de le partager n’en veut pas. Je prends donc gaiement une bonne bouchée de tête. — Sven, dit Anton. C’est répugnant. Ce n’est pas répugnant du tout. C’est chaud et salé à cause de l’herbe et des insectes salins qui lui remplissent l’estomac. Croyez-moi, j’ai goûté à pire. — Il ne le fait que pour t’agacer, dit une voix. Mon arme de poing boude depuis que nous avons atterri hier. Elle veut du combat. Du massacre. Elle veut de la gloire, elle veut une nouvelle puce améliorée. Au lieu de ça, mon SIG se tape une chasse au loup. Je tire l’arme de mon étui et la mets en position silence. — Je peux regarder ? demande Anton. Il prend le SIG-37 d’un geste précautionneux. Mon flingue fait cet effet-là aux gens. Les armes de poing dotées d’une IA intégrale sont rares. Et illégales, aussi. — Joli, dit-il en me rendant le SIG. Je ne suis pas sûr que j’utiliserais ce terme… — Ouais, je sais, reprend Anton. Ne jamais demander à un homme s’il est de la Légion. Si c’est le cas, il te le dira. Sinon, inutile de le mettre mal à l’aise. Dans mon cas, le dire aux gens, c’est obligatoire. Dans le passé, j’ai été rétrogradé du grade de sergent, et la loi veut que les perturbateurs soient identifiés le plus tôt possible, en particulier les perturbateurs dangereux. Nous sommes au bord du ravin, cachés dans des broussailles. Un feu brûle derrière nous. Des branchages et du bois secs, pour qu’il ne produise aucune fumée. Un lapin fraîchement tué rôtit dessus. La broche vient d’un épineux et j’ai piégé l’animal il y a deux minutes. Anton, qui a faim, refuse toujours de manger du lézard. — Tu sais, dit-il, ça fait plaisir de te voir. J’attends le mais… — Mais on pensait… Je le coupe : — C’est Octo V qui l’a suggéré. Et une suggestion de notre glorieux souverain… — Donc, le général n’avait pas le choix ? — Aucun. Anton est choqué. Il peut l’être. Je suis ici en permission, sur la suggestion d’Octo V. L’idée que notre glorieux souverain puisse s’inquiéter du bien-être d’un sous-lieutenant, aussi utile soit celui-ci, est tellement absurde que je me demande quelles sont ses motivations réelles. À voir la tête d’Anton, ce dernier se pose la même question. — C’est étonnant, dit-il, comme on sait peu de chose sur toi, Debro et moi. — Qu’est-ce qu’il y a à savoir ? Je suis un sous-lieutenant des Faucheurs. — C’est tout ? — Avant ça, j’étais prisonnier au Paradis. — Et avant ça, la Légion étrangère… Sven, ce n’est pas vraiment une réponse. Pourtant, ça me semblait bien. Il me dit que la plupart des gens, si on leur demande qui ils sont, vous parlent de leur famille ou de leur enfance, de l’endroit où ils ont grandi, de ce qu’ils voulaient être. — Allez, dit-il. Quel est ton premier souvenir ? Debro se demandait. Je tue un chien. J’ai cinq ans, six peut-être. Le chien est plus gros que moi. Mais il est vieux et édenté. Il ne lui reste qu’une canine. Moi, j’ai une brique. Je gagne. Avant que je puisse cacher le chien, des gamins plus grands le prennent. L’un d’eux se sert de la brique dont je me suis servi sur le chien. Quand je me réveille, ils sont partis. Ma nourriture pour la semaine aussi. L’odeur de la viande me conduit à leur feu. À voir leur surprise, ils ne s’attendaient pas que je me relève. Mais je récupère vite, plus vite que les autres. À quel point, je ne le sais pas encore. Et je me bats méchamment. D’un coup de pied, je balance des tisons sur l’un d’eux, et j’expédie un coup de genou entre les jambes à un autre. Il est assez vieux pour le sentir. Un troisième essaie de s’enfuir et je le tue avec ma brique. Ils auraient dû l’emporter avec eux. Je fouille le sac du mort et prends sa lame. Personne ne discute. Le chien est trop brûlant pour que je le porte. Je prends donc mon nouveau couteau pour me couper une patte à moitié cuite, et je passe les deux jours suivants à vomir tripes et boyaux. Anton regrette d’avoir posé la question. — Tu sais, dit-il, peut-être que tu ne devrais pas en parler à Debro, après tout… Trois heures avant l’obscurité. Pour être honnête, je préférerais être ici tout seul. Mais c’est sa chasse. Si je suis là, c’est seulement parce que Debro, son ex-femme, pense qu’il est en sécurité avec moi. Pourtant, le sourire aigre de sa fille, à notre départ, montre qu’Aptitude pense le contraire. — Quelque chose ne va pas ? — Pourquoi ? Anton me lance un regard en biais. Il fait ça, ces derniers temps. En général, quand il croit que je ne le vois pas. — Tu grinces des dents. — Je pense à Apt. C’est Dame Aptitude Tezuka Wildeside, et ses seize ans. Oui, c’est logique de grincer des dents, pour lui. Dans les hautes plaines, les gens restent entre eux. Peu de familles y vivent par choix. La plupart ont fui les créanciers ou la conscription dans l’armée de notre glorieux empereur. Quelques-uns, comme Anton, sont en exil. Certains se cachent… Je suis en permission prolongée. C’est la même chose. Le sol est dur, l’herbe rare. L’eau est aussi rare que des dents chez une poule. À cent kilomètres de notre planque, il pisse du pétrole, pas de l’eau. Un voile de fumée s’étend au nord, s’éloignant de la fournaise qui s’élève de la faille. Une centaine de feux, un millier de feux. Nul ne le sait, ou ne s’en soucie. C’est juste un endroit à éviter, si on a de la jugeotte. Un dysfonctionnement géomorphique, dit Debro. Qu’est-ce que ça veut dire ? Aucune idée. Les collines qui nous entourent ont une certaine beauté, mortelle. La chaleur vous cuit, et les nuits sans nuages vous gèlent la chair jusqu’aux os. De fausses pistes attendent de vous expédier dans des ravins. L’eau gâtée empoisonne les imprudents qui la boivent. Et encore, vous n’avez pas vu les serpents, les chiens sauvages et les chats des montagnes. Et les loups. Anton est un ex-capitaine de la garde du palais, ex-mari du sénateur Debro Wildeside, l’une des plus riches femmes de l’empire. C’est aussi un ex-détenu du Paradis, une planète prison à l’autre bout du bras de la spirale. Moi, je suis un ex-légionnaire. Je l’ai déjà dit, peut-être. Il a dit à Debro qu’on allait chasser le loup solitaire. C’est faux, je le sais. Anton veut parler. On pourrait penser qu’il va dans le désert pour fuir les espions de notre glorieux souverain. Mais comme notre glorieux souverain entend tout, j’imagine que c’est Debro qu’il veut fuir. Anton sourit quand je lui dis ça. — Tu as changé. — Je suis évolutif, tu sais. Il me regarde, les yeux écarquillés. « Évolutif », ce n’est pas un mot que j’emploie. — C’est ce que disait mon dernier rapport psy. — Celui qu’ils ont passé au broyeur ? Celui-là, ouais. — Alors, j’insiste, c’est pourquoi ? La dernière fois qu’on a parlé, Anton et moi, c’était au Paradis. Je protégeais leur vie, à Debro et à lui. Les temps changent. J’ai l’impression qu’il essaie de rembourser sa dette. — Sven, dit-il, si tu as besoin d’argent… — Non. Anton soupire : — Mais tu as des problèmes, on le sait. On peut dire les choses comme ça. Je tire deux amis de prison. Je fais sauter un vaisseau amiral ennemi. Je protège un morveux colonel de sa propre bêtise. Je décroche une promotion à mon général. Je remporte les félicitations de notre glorieux souverain. Et je finis avec une liste d’ennemis trop longue pour pouvoir les compter, à commencer par le général Jaxx en personne. Bienvenue dans l’Empire octovien. Anton refuse que je refuse sa gratitude. Ça montre à quel point les choses ont changé. En prison, je me contentais de le faire taire à coups de poing. Maintenant, nous voilà sur le territoire de son ex-femme, son buggy garé derrière nous, et le fusil de chasse que je tiens lui appartient. C’est une beauté, d’ailleurs. Équilibre parfait, crosse sur mesure et une lunette de visée tellement précise qu’on se croirait à côté de la cible. Balle chemisée métal, calibre 7,62. Anton est vieux jeu, c’est tout lui. — On n’arrivait pas à y croire, dit-il. Il hésite. — Non… (Il se reprend.) Moi, je n’arrivais pas à y croire. Debro a toujours dit que tu y arriverais. Mais quand les gardes ont fait irruption… Sa voix s’étrangle à ce souvenir. — Laisse tomber. Quand les gardes arrivent, on ne pense généralement pas en premier à sa libération. On pense qu’on va être interrogé. Abattu. Mais libéré ? Il est temps de changer de sujet. — Tu crois vraiment qu’il y a un loup par ici ? Anton jette un œil à la chèvre que nous avons attachée à un piquet. L’animal s’est réfugié dans un silence épuisé. Elle tire moins fort sur la corde qu’il y a une heure. — Oui, dit Anton. — Alors, on va encore lui donner cinq minutes. — Et après ? — On ira le chercher. Le rire d’Anton est un aboiement : — Je me doutais bien. Se douter de quoi ? La température dégringole, la nuit tombe. Il y a des tacos et des bières fraîches qui nous attendent à Wildeside. Plus tôt le loup sera mort, plus tôt j’aurai mon verre. — Sven… Apparemment, je n’aurai pas besoin d’aller le chercher. Le loup est énorme. Aguerri, le museau grisonnant. Il boite, aussi, et il a une plaie récente sur l’arrière-train. L’animal se perche sur un rocher et s’arrête pour regarder en arrière. Le cou tendu, la tête à un angle bizarre. — Cible nette, dit Anton. Je le vois bien. Bon Dieu, j’ai rarement eu une cible aussi facile. L’animal est éclairé de dos par le crépuscule. Ma ligne de tir est dégagée. Et il est tellement proche que la lunette devient un luxe. Alors, qu’est-ce qui m’arrête ? Le nœud au ventre que je sens quand ça va merder. — Sven… — Pas encore. Anton me jette un regard furieux, mais il attend en silence. Le loup aussi. La chèvre, elle, perd les pédales. D’autant plus que le loup ne lui prête pas attention. Le SIG-37 se rallume en frémissant, et je sais qu’on est dans le pétrin. — Des déserts arides, déclare-t-il. Un soleil impitoyable. De l’eau empoisonnée. À des millions de kilomètres du premier bar digne de ce nom. Tu disais qu’on y serait en sûreté, tu te souviens ? Pas sûr de l’avoir dit comme ça. — Tu sais quoi ? continue le SIG. Tu te trompais. D’un geste très lent, je rends son fusil à Anton. — Vas-y. Remonte dans le buggy. Il refuse, l’ahuri. — Écoute, dis-je. Je ne t’ai pas ramené pour que tu te fasses tuer. Va-t’en. Je couvre tes arrières. — Sven, je ne peux pas… — Vas-y, c’est tout. — Hé, les gars, intervient mon arme. Concentrez-vous sur ce qui arrive. Chapitre 2 Je peux mettre un nom sur le danger. Sergent Horse Hito, tueur mandaté par Indigo Jaxx, général des Faucheurs. Attention : Hito est un homme que je respecte. Simplement, je ne m’attendais pas qu’il me trouve aussi vite. Partagé entre sa proie et celui qui arrive derrière, le loup hésite. Il pense que le sergent Hito veut lui prendre son dîner, sans doute. — Hito tout seul ? Mon SIG émet son espèce de bourdonnement : — Non. Deux… (Il hésite, gigote des diodes.) Trois… Quatre, conclut-il. Le premier s’est écarté. Il se dirige vers nous. Ça me paraît bizarre. — Camouflage ? — Non… si… (Le SIG semble perplexe.) Peut-être. — Ah putain, super. — Pas ma faute. C’est… Je ne l’écoute plus. Parce que les ennuis sont là. — Sven…, dit Anton. Ouais, je l’ai vu. Putain, je sais pas ce que c’est, mais c’est pas l’assassin du général Jaxx. Même Horse Hito un lendemain de cuite n’a pas l’air aussi mauvais. Face triangulaire, yeux rouges enfoncés, dents affûtées comme des épingles. Le vent tourne et nous sentons sa puanteur. On dirait du vinaigre. Le plus étrange, c’est sa peau. Rugueuse et argentée. Anton fait feu. La créature se relève, nous fixe un moment puis se tourne vers le loup, qui sort enfin de son silence dans un long grognement. — C’est une furie, dit Anton. Je le crois sur parole. — Tête creuse, dis-je à mon arme. La fléchette est trop spécialisée, et je n’ai pas envie d’illuminer la nuit avec des incendiaires, qui indiqueraient tout bonnement ma position à tout le monde dans le coin. Comme le vrai Horse Hito. Les têtes creuses explosent. C’est pour ça que je les utilise. Ces bastos conservent 99,8 % de leur masse tout en s’éparpillant à 300 % lors d’un tir au torse classique. J’en tire trois d’affilée. Aussi inutile que des trous dans un sac en papier mouillé. — Attends ! crie Anton. Du coup, je retarde mon attaque au couteau. À mesure que la furie avance, le loup se ramasse – puis il bondit. Quelque chose d’étrange se passe alors. Au lieu de l’esquiver, la furie lance son poing dans les côtes du loup. Nous entendons les os se briser. Saisissant l’animal par la crinière, la créature plonge son autre main dans la poitrine de celui-ci. Le loup hurle. Forcément. Le sang dégouline sur le poing de la furie, mais aussi des blessures que nous lui avons faites au ventre. — Oh merde. — Oui, dit Anton. Elle boit par ses doigts. — Du sang ? — Seulement. Je comprends pourquoi il s’inquiète. Maintenant que le loup est mort, pas difficile de deviner qui est la prochaine cible. À moins qu’on ait été la cible dès le début. Cela dit, il reste toujours la chèvre. J’arrache mon couteau de son étui et le lance. Les bêlements se changent en cri de douleur. La furie, qui se jette sur Anton, hésite. Elle tourne la tête de côté et se dirige vers la chèvre. Saisissant l’animal, la créature enfonce ses doigts dans les muscles de celui-ci. Du sang frais goutte des tripes. Cette saleté a des membres squelettiques, un ventre en forme d’outre et une capacité de concentration tellement faible qu’elle ne peut pas faire plus d’une chose à la fois. Combattre ou se nourrir. Pas les deux. C’est son point faible. Peut-être qu’elle a l’habitude des gens qui reculent. Ou peut-être que j’imagine un cillement dans ses yeux. — Sven… — Je sais ce que je fais. — Eh, dit mon SIG. Il faut une première fois à tout. Nous tournons l’un autour de l’autre, la furie et moi. Elle attaque et je bloque son poignet. On dirait un coup de barre de fer. La prochaine fois, j’utiliserai mon bras de combat. Je fais un pas de côté et elle aussi. Je ne suis pas sûr que cette chose soit vivante au sens où je l’entends. Mais elle m’imite à la perfection. Et ça va être rudement dur de la tuer. Elle attaque, je pare. À son cinquième ou sixième coup, je m’avance sur elle. Je sens le poing de la créature m’ouvrir la poitrine. Des os cassent et mes côtes s’écartent sous la pression de ses doigts. Ça fait un mal de chien. C’est là que la furie rate son coup. Elle a peut-être un squelette métallique… mais mon bras de combat l’est aussi, propulsé par pistons et entrelacé de câbles. En plus, j’ai l’instinct du tueur. Bien sûr, on m’a appris à le contrôler… … mais tout le monde a droit à des vacances. Je saisis la furie par l’avant-bras, pour l’empêcher d’atteindre mon cœur. Elle lève la tête et me siffle dessus. Je serre et je tords. Les os se brisent, quelque part sous la peau parcheminée. — La Terre à Anton, dit le SIG. J’y arrive. Je fourre mon arme dans la gorge de la créature et j’appuie sur la détente. Des bouts de colonne d’acier, de fils et de chair desséchée sortent par la nuque. Les têtes creuses. On les adore. — La gorge ? demande Anton. Évidemment. Je doute qu’elle ait un cerveau digne d’être flingué. Un homme blessé. Anton s’agenouille à mon côté. Le sang se répand en un vague cercle autour de moi. L’obscurité est là et derrière les lunettes de nuit qu’il m’a posées sur les yeux, mon sang semble presque fluorescent. — Sven… — Tout va bien. Il me regarde fixement. — Va chercher le buggy, je lui dis. Il relève ses lunettes et m’examine le visage. Qu’est-ce qu’il espère, sans vision nocturne ? — OK, dit-il. Il veut ajouter quelque chose. Adieu, sans doute… Ce crétin me croit mourant. Il a raison, bien sûr. Seulement, mon métabolisme n’est pas si simple. Je sens déjà mes tissus cicatriser et mes os se remettre. — Sven, dit-il. — Ouais. Ça fait mal. Et maintenant, fous le camp. Il part sans se retourner. Sir Anton Tezuka, écuyer et seigneur marchand… Il s’éloigne, la tête haute et les épaules droites. Il se perd dans l’obscurité pour permettre à son ami de mourir dans la dignité. Merde, on ne peut que les aimer, les hauts clans. Ils sont complètement tarés. Mais ils savent se tenir. J’enfonce la main dans la blessure, trouve une côte fêlée et la remets. Les fractures, c’est plus difficile. Il y en a trois. Deux côtes sont juste cassées, mais la troisième est en deux morceaux. Je dois donc m’en occuper d’abord. Je repère la partie saillante et la remets en place. Ça fait mal à en crever, encore. Toujours. Chaque fois. C’est pour ça que j’ai expédié Anton. J’aime pas montrer ma douleur, et parfois, comme maintenant, c’est impossible à éviter. Je me mords les lèvres, du sang goutte sur ma veste. Une fois les côtes réparées, je me pose contre un rocher et j’attends. Anton ne va pas au buggy. Il est parti chercher de l’aide pour m’enterrer. Non mais quel con. Il fait presque jour quand j’entends un véhicule dans la vallée en contrebas. Ce n’est pas le buggy. Un ancien patrouilleur de la milice, à en juger par son camouflage. Des numéros peints sur la tourelle, à peine visibles. Un fouet d’antenne s’agite dans la brise. L’engin entame sa montée. Le chauffeur rétrograde. Les grosses roues du patrouilleur rebondissent sur les rochers, retombent. Ce véhicule de reconnaissance n’est pas rapide, mais il est assez puissant pour grimper la pente. Je l’entends rétrograder de nouveau, le chien sauvage qui m’observe l’entend aussi, tout comme les vautours qui tournoient dans le ciel rose. Anton doit se dire que si Horse Hito est dans les parages, il aura déjà attaqué. La première à sortir est une fille blonde, qui court vers moi, perd les pédales et s’arrête net, le visage tordu de douleur. Il y a un an à peu près, les quinze années de la vie bien rangée d’Aptitude ont percuté la mienne. À voir la raideur dans ses épaules, je comprends qu’elle pleure. — Eh, lui dis-je. Ça va ? — Sven ? Je suis en train de me relever quand elle se jette dans mes bras et manque me renverser. Je fais trente centimètres de plus qu’elle, deux fois son poids et sa largeur. Il faut nous voir ensemble pour comprendre à quel point c’est ridicule. — Papa a dit… Elle s’arrête net. Elle se rend compte qu’elle s’accroche à moi. Elle recule. Ce n’est pas plus mal, sans doute. Parce que je prends conscience de tout ce qu’il ne faut pas. Comme : elle sent bon, ses seins sont fermes et ses lèvres sont proches. Une veuve de seize ans. Moi, j’en ai vingt-neuf, peut-être trente. La différence est trop grande, pour elle comme pour moi. Bien sûr, son mari avait trois fois mon âge. Bienvenue dans l’Empire octovien. — On se débarrasse pas de moi aussi facilement, dis-je. On est à mi-chemin de Wildeside quand mon SIG se réveille. En le sentant frémir, je regarde l’horizon, cherchant Horse Hito. Tout m’a l’air dégagé. D’accord, je plisse les yeux en regardant vers le soleil, parce que c’est de là qu’il viendra. Enfin. C’est de là que je viendrais, à sa place. — Eh bien ? — Sven ? dit le SIG. Tu veux les bonnes ou les mauvaises nouvelles ? — Les bonnes, dit Aptitude. Anton propose de commencer par les mauvaises. Je me pose le temps que ça passe. Le SIG-37 est lié à mon ADN. Donc c’est ma réponse qu’il attend. En plus, il a envie de me le dire. — N’oublie pas les autres furies qui traînent dans le coin. — Ça, c’est les mauvaises nouvelles, hein ? — Non, dit le SIG, c’est les bonnes. La plupart sont mortes. — Et les mauvaises ? — Le vaisseau où elles sont mortes appartient à Debro. — D’accord, reconnais-je. Ce n’est pas bon. — Oh, mais, ce n’est pas ça la mauvaise nouvelle… (Il hésite.) Enfin, pas la nouvelle vraiment mauvaise. Le navire voyageait sous une fausse identité. — Oh merde, lâche Anton. — Et en plus, ajoute le SIG, son itinéraire n’était pas enregistré. Vous savez ce que ça veut dire… Tous les trajets dans l’Empire octovien doivent être enregistrés à l’avance, avec justification et itinéraire. Une fois choisi, ce dernier doit être respecté. Le non-enregistrement d’un voyage constitue une trahison. Le châtiment pour la trahison est la mort. Il y a un châtiment pour tout, par ici. Chapitre 3 Il est presque midi quand nous arrivons au sommet d’une colline. Un cargo naufragé s’étale sur le plateau. Imaginez un poisson d’argent géant, puis cassez-le en deux d’un coup de barre de fer. Enfin, un poisson sans indicatifs. — Poétique, dit mon arme. Je la fais taire d’une claque et dis à Aptitude de rester où elle est, et à Anton de me couvrir en tuant tout ce qui bouge. Ils n’ont pas l’air contents. Tant pis. Le SIG en position de combat, je descends la pente, à couvert où je peux – c’est-à-dire la plupart du temps : il y a soit des rochers, soit des fragments de cargo aussi gros que notre véhicule. Bien sûr, ça veut dire que n’importe qui peut être à couvert aussi. Seulement, le SIG me dit que le seul signal vital à l’intérieur du vaisseau est en train de faiblir. Un morceau de fuselage gît dans la poussière. Un nom gravé sous un numéro, tous deux grossièrement peints. J’arrive à le lire dans la lumière rasante. Paradoxe d’Oldber. C’est qui Oldber ? Aucune idée. Et c’est quoi un paradoxe ? Pas trop sûr non plus. La première victime se trouve à cent cinquante pas de l’épave. Les tripes d’un convoyeur – enfin, ce qu’il en reste – forment un dessin dans la poussière. L’éparpillement semble accidentel. La tête de l’homme repose à vingt pas de là. Les mouches à viande s’élèvent, furieuses d’être dérangées. Pour se reposer aussitôt. L’air empeste. La chaleur maltraite les corps. Ça craint. Un membre d’équipage contemple le ciel, ses yeux cuits à blanc par le soleil. Son arme est dans son étui. Le manche d’une dague sort de sa botte. Elle a le cou brisé et l’arrière de la tête en bouillie, mais le sang sur le rocher derrière elle indique que sa mort est accidentelle. — Tu as toujours un signe de vie ? — Il s’affaiblit, répond le SIG. Il m’indique la partie du milieu. Celle-ci s’est visiblement retournée sous le choc. Une vaste traînée montre l’endroit où l’engin a culbuté, avant de cogner un gros bloc qui l’a arrêté d’un coup. Je suis étonné qu’il reste quoi que ce soit de vivant là-dedans. — Tête creuse, dis-je. Le SIG change de chargeur. Je m’approche d’un mur de métal déchiqueté, le contourne et bondis à l’intérieur, balayant l’espace de mon arme. Une dizaine de corps gisent à mes pieds. Ils puent encore plus que ceux du dehors. Huit chaises et une table sont fixées au sol, au-dessus de ma tête. Bouteilles de bière brisées. Sang séché. Une fille nue, pas plus grosse qu’un chaton, tourbillonne à dix centimètres d’une montre holo abîmée, appartenant à l’un des morts. Chaque fois qu’elle met la main entre ses cuisses, elle disparaît dans un grésillement d’électricité statique, pour réapparaître et recommencer. Il semblerait que j’aie trouvé les quartiers de l’équipage. L’un des lits est occupé. Son occupant pend, accroché à la grosse sangle qui le maintenait – et lui a sauvé la vie – quand le Paradoxe d’Oldber s’est crashé. Dur de perdre cette habitude : boucler sa ceinture. Une vie passée à sauter de planète en planète. Comme il ne peut pas se détacher sans casser tout ce qui lui reste d’intact, je dois le faire pour lui. — Fais vite, dit le SIG. Je perce un trou dans le mur, trouve mon premier point d’appui et passe la main dans l’orifice. Le métal sectionnerait les doigts de toute personne normale. Mais j’utilise mon bras artificiel, et après, je trouverai une prise moins dangereuse. Mon bras de combat. Combien l’ont utilisé avant moi, je n’en ai aucune idée. Le vrai problème, c’est quand j’arrive en haut. Huit lits sont fixés, alignés. Celui que je veux se trouve au milieu. J’attrape les fixations les plus proches, qui pendent. Après cela, je me balance d’un lit à un autre. Il me faut deux minutes pour arriver à la dernière personne vivante du vaisseau. — T’es là ? Une vague lueur vacille dans ses yeux. — Réveille-toi… Il ne se réveille pas. — Sven, dit le SIG. Mauvaise idée. OK, je ne vais pas lui donner des gifles pour le réveiller. Finalement, j’arrive de son côté du lit et je tends la main vers la boucle de sa ceinture. Elle est bloquée, bien sûr. Me voilà donc suspendu à un lit retourné, en train d’essayer de libérer un blessé plié en deux comme un chiffon mouillé. — Tu t’amuses, avoue. Je prends mon couteau de lancer entre mes omoplates et coupe la moitié de la ceinture. Cette lame a une histoire. Mais ce n’est pas le moment de la raconter. Je lâche le couteau que je récupérerai plus tard et tire sur la sangle déjà attaquée. Celle-ci casse d’un coup et l’homme tombe. Et moi aussi – enfin presque. À la dernière seconde, je bande mes muscles. La barre, les fixations et mes os résistent assez pour nous empêcher de heurter le sol. Laissant mon survivant à l’ombre, je fouille le reste de son vaisseau. Une autre dizaine de membres d’équipage, en divers états de décomposition. Une petite cage pleine de ces créatures dont l’une nous avait attaqués plus tôt. Une autre cage est défoncée, ouverte. Le sol s’est présenté bien poliment au plafond, et on dirait un sandwich de monstre mort. Métal. Créature ratatinée. Métal. Ça me va. Un parcours rapide du reste ne révèle rien d’utile. Je pensais à de l’or, des diamants, une armure corporelle ou au moins des armes intéressantes. Les trucs dont rêvent les légionnaires, quand ils ne rêvent pas à de belles jeunes femmes des tribus prêtes à se dénuder. J’ai vécu dans le désert. Ça doit se voir. Et les seules femmes des tribus prêtes à se dénuder le faisaient pour de l’argent, et n’étaient ni jeunes ni belles. Sombres et silencieuses, elles nous regardaient avec une peur mêlée de haine et de mépris. Aptitude arrive en courant. Elle ne s’arrête qu’en voyant mon expression furieuse. — Quoi ? demande-t-elle d’un air de défi. Elle est vraiment d’une beauté délirante. Même avec la vieille veste militaire de son père et ses bottes du désert. Je me demande pourquoi elle a pris cette veste, puis je comprends que celle-ci a une doublure thermique et qu’Aptitude cuisait dans le véhicule. — Tu ne savais pas si c’était dangereux de descendre. — Ton SIG a dit qu’il y avait seulement une vie là-dedans. Tu l’as en main. Comment ça pourrait être dangereux ? Elle est furieuse que je lui aie dit d’attendre. Elle l’est encore plus de s’être mise dans tous ses états en pensant que j’étais mort – avant de découvrir que je ne l’étais pas. C’est un truc qui rendrait furieuses certaines femmes que je connais. — Aptitude… Elle me foudroie du regard. — On va le mettre plus à l’ombre. Elle le prend par les jambes et m’aide à gravir la colline, même si je porte l’essentiel du poids. On le pose à l’ombre du patrouilleur et Aptitude va chercher un kit de premiers secours – sans qu’on le lui dise. Elle n’est pas la gamine que je crois. C’est la moitié du problème, d’ailleurs. — Morphine, lui dit Anton. Il est déjà sur le coup. Elle me tend une seringue hypodermique avec une aiguille minuscule et un tube à pincer. Un vieux modèle, peut-être. Mais la morphine de combat, ça marche, c’est pas cher et on peut l’acheter partout. Comme les Kemzin 19. Le fusil automatique de base, apprécié par les dictateurs radins de l’univers tout entier. Anonyme, efficace, quasi increvable. Notre glorieux souverain adore le Kemzin 19. Attention, je n’insinue pas un seul instant que notre souverain… L’équipage avait des Kemzin. Pourquoi un équipage de cargo serait-il armé ? Je me penche sur le blessé, le regarde de près et pousse un juron. — Qu’est-ce qu’il y a ? demande Aptitude. Je ne réponds pas. J’injecte une nouvelle seringue dans le cou du blessé. Ses yeux réagissent, sa respiration devient régulière. Il a plus de chance qu’il le mérite. Quelques côtes enfoncées à cause de la ceinture. Une jambe disloquée, une hanche fêlée. Un bras cassé. Quelques vilains hématomes. Ça pourrait être pire. C’est la déshydratation qui le tue. Mais ça, on peut le soigner. — Laisse-moi faire, dit Aptitude en s’accroupissant. Elle tient une poche de solution saline. Elle glisse une aiguille dans le poignet du survivant, laisse le sang revenir pour se débarrasser des bulles d’air et attache un tube de plastique, puis tourne un petit robinet pour laisser couler le liquide. — Où tu as appris à faire ça ? — À l’école. Anton la regarde avec amusement. — Alors, dit Aptitude une fois son père parti chercher une attelle. C’est qui ? Il s’appelle Carl et c’est un pilote de cargo. Lors de notre dernière rencontre, j’avais échangé ma veste, ex-Faucheurs avec doublure balistique, contre un passage vers Farlight depuis l’orbite d’un monde lointain. Je ne le savais pas à l’époque, mais je partais la tuer. Aptitude… L’enfant unique d’Anton. La seule qui se demande pourquoi je fais la tête, cette fois-ci. Aucune idée du nom de famille de Carl. Il n’en a pas, sans doute. Comme la plupart des gens que je connais. Si j’en ai un, c’est seulement parce que Debro me l’a donné. Je glisse ma main dans sa veste et trouve son identification. Même visage, faux nom. Sauf s’il était faux dès le début. Je me demande si tout l’équipage s’est enrôlé sous un faux nom. Ce qui pose une autre question… — SIG. Vérifie la boîte noire. — Il n’y en a pas. Bien sûr que si, qu’il y en a. C’est déjà grave de ne pas être enregistré. Mais pas de boîte noire ? Le SIG va me dire que le Paradoxe d’Oldber n’a pas de balise d’urgence, vous allez voir. — Hé, dit le SIG, devine… L’U/Libre, qui possède les trois quarts de la galaxie, n’aime pas les navires non enregistrés. Si vous êtes sur la liste non enregistrée de l’Union Libre, vous êtes mal. Bien sûr, l’U/Libre ne possède rien. Comme ils seront les premiers à vous le dire. C’est une association de peuples libres, unis dans leur désir de paix. Le fait que nous utilisions encore de l’argent les amuse. Sur leurs planètes, les maisons se construisent toutes seules, la météo obéit et tout est gratuit. Notre habitude de nous entre-tuer les amuse moins. Donc ils fournissent des observateurs pour s’assurer que nous nous massacrons dans les règles. Si vous violez les règles, ça se passe mal. Des planètes se retrouvent sur une orbite différente. Des systèmes solaires entiers disparaissent. Des cartes galactiques sont redessinées. L’U/Libre parle d’une voix douce. Mais elle a un très gros bâton. Octo V n’aime pas non plus les vaisseaux non enregistrés. Bien sûr, sa liste de crimes entraînant la peine capitale remplirait un livre. C’est sans doute le cas, d’ailleurs. Mais là, c’est du sérieux. La mort pour le capitaine. Pour son équipage. Et probablement pour le propriétaire. Notre glorieux souverain et ses ministres ne sont pas tant que ça opposés aux trafics. Ils tiennent juste mordicus à avoir leur part. — Je suis sérieux, dit le SIG. Pas d’enregistreur. Soit c’est une opération secrète, soit le capitaine venait de tellement loin du système qu’il ignorait les règles. Mais non, Carl lui aurait dit. Donc ça veut dire opération secrète. Pas bon – surtout qu’Anton a promis à Octo V d’éviter les ennuis. — Où vas-tu ? me demande-t-il. — J’ai oublié quelque chose. — Quoi ? — Ma veste. Les mêmes mouches, le même convoyeur décapité, la même puanteur en entrant dans les quartiers. Une femme gît sur ma veste, ses tripes pourries molles comme de la confiture. Je gratte le plus gros avec mon couteau, puis je sors ma fringue à l’extérieur et la nettoie avec des poignées de terre. — Il avait ta veste ? Anton me regarde bizarrement. — Ouais. Longue histoire. — On a le temps. — Pas lui. Anton m’aide à charger Carl dans le patrouilleur. En passant par les petits chemins, on fait le tour pour arriver sur Wildeside de l’autre côté. Le soleil se couche. Pas sûr que ça fasse une différence. Si Octo V nous suit à la loupe en orbite, il nous aura suivis pendant tout le trajet, de toute façon. Est-ce que Debro est ravie de me voir vivant, furieuse qu’on soit en retard, ou prête à attendre qu’on lui raconte ? Elle ne sait pas trop. Comme c’est Debro, elle décide d’attendre. Et sa colère disparaît lorsqu’elle voit Carl. Elle lui retrousse sa chemise sans reculer devant la puanteur et examine ses côtes cassées et le travail d’Aptitude. Une femme impressionnante, cette Debro. Aptitude sera comme elle en grandissant. C’est juste qu’elle ne le sait pas encore. — Emmenez-le à l’intérieur, nous dit Debro. Anton et moi le portons. Debro choisit une pièce trois étages en dessous, tout au fond du palais. On est au sous-sol. Je me demande si cela signifie quelque chose – et la question de Debro me dit que oui : — Tu veux me dire où tu l’as trouvé ? — Non. — Sven… — Faut pas que tu saches. — Mais Aptitude et Anton le savent déjà. — Dans ce cas, il vaudrait mieux que ça soit toi qui ailles ouvrir si on frappe à la porte. D’accord ? Elle est assez maligne pour comprendre que c’est une réponse. Chapitre 4 J’ai douze ans. Un lieutenant de la Légion colle son pistolet contre ma tête. L’arme s’enraie. Peut-être qu’il ne veut pas se fatiguer à réessayer. Peut-être qu’il décide que la déesse Fortune, cette putain dont la faveur est vitale pour les soldats, a décrété que je devais vivre. Ou encore, il est tellement ivre qu’il oublie pourquoi il allait me tuer. Toutes ces hypothèses sont acceptables. Une semaine plus tard, il me fait marcher dans le désert. Il y a lui, moi, et une vingtaine de volontaires qui sortent juste de trois semaines d’entraînement élémentaire, au maximum… Il porte une outre pour l’eau, de la viande séchée et son Colt automatique. Je porte une outre, ses chargeurs de rechange, une boussole et un éclat de verre pour les signaux, quand la radio ne marche pas. C’est-à-dire la plupart du temps. Au début, je me dis qu’il m’emmène pour finir ce qu’il a commencé cinq jours plus tôt sur une autre planète. Mais pourquoi en prendre une vingtaine d’autres ? Et pourquoi s’embêter à passer d’un trou pourri à un autre ? On marche pendant une semaine. Au bout de deux jours, nos outres sont vides. Le trou d’eau qu’on trouve le troisième jour est saumâtre. C’est le terme qu’il utilise. Ça veut dire que l’eau est presque noire, qu’elle pue la mort et qu’elle a goût de pourriture et de sel. La gerbe et la chiasse nous occupent les deux journées suivantes. On vomit, on se fait dessus et avec tout ça on marche vers le sud, vers un horizon qui est toujours juste hors de portée. Le soleil brûle. Mais c’est la nuit qui tue. La température chute si vite que ça semble impossible que la chaleur sous nos bottes se dissipe aussi rapidement. Le ciel bleu devient noir. Les oiseaux tournoient brièvement dans la bande écarlate au-dessus de l’horizon puis disparaissent. On ne sait où. Le septième jour, le lieutenant Bonafont fait une blague sur le repos que personne ne comprend. Il nous dit qu’après la dune suivante, il y a notre fort. C’est le plus au sud de tous ceux que la Légion étrangère ait tenus sur cette planète. Le lieutenant y a été, il y a plus longtemps qu’il voudrait s’en souvenir. Il a raison, c’est un fort. Si on peut appeler un fort une ruine en briques de boue, avec des tours d’angle fissurées et une herse brisée à double pilier. Il a besoin d’être reconstruit, nous apprend le lieutenant Bonafont. Il est sûr qu’on s’en rend compte, nous aussi. Pour le reconstruire, il nous faut des briques. Quelqu’un sait comment faire des briques dans le désert ? — Pissez, dit-il. Nous obéissons. Il me fait touiller le sable avec une pelle jusqu’à ce que le mélange soit assez détrempé pour être versé dans un moule en bois et tassé dedans. Pelle et moule ne sont pas des mots que j’ai déjà entendus. Un moule fait douze briques. Nous avons cinq moules mais pas assez de pisse. On en fera d’autres demain, il me dit. Il se trompe, bien sûr. Il n’y aura pas de lendemain pour la plupart d’entre nous. Au moment où la lune apparaît au sommet d’une dune, loin vers l’est, un hululement brise le silence. Suit une explosion. Nos nouvelles briques sont soufflées, et le sable humide se répand sur notre petite cour de parade. Une grenade atterrit sur le seuil des réserves. Notre sergent, chauve et loucheur, saisit la grenade, la jette à l’intérieur et claque la porte. L’intendant hurle de colère mais meurt quand même. Comme le sergent Nero, qui retombe avec un éclat de porte sortant de son ventre. C’est le second éclat, celui dans l’œil, qui le tue. Je le vois mourir à la lumière d’une fusée que notre caporal essaie désespérément d’éteindre. Ses bottes éparpillent le phosphore – jusqu’à ce que toute la cour autour de lui brille d’une lueur triste. — Où est ton fusil, bordel ? hurle-t-il. Inutile de répondre que personne ne m’en a donné, sans doute. Quoi qu’il en soit, un Kemzin gît à mes pieds, son propriétaire tué dans l’explosion du mur. Je m’en empare et actionne le levier comme j’ai vu le caporal le faire cet après-midi. Mon premier tir tue un homme des tribus. Et le caporal hurle à la trahison. Apparemment, tirer avant l’ordre est punissable de mort. Le caporal se dirige vers moi, j’actionne de nouveau le levier et je pointe le Kemzin sur son bide. Il décide de laisser tomber. Une armée se déverse dans notre fort. Ils portent des robes noires et ont le visage masqué. Ils poussent tous des gémissements inhumains. Leur armement est médiocre, ils ont utilisé tous leurs explosifs dès les premières minutes de l’assaut, mais ça n’a pas d’importance. Ils sont plus nombreux que nous, et ce n’est pas la première fois qu’ils combattent. La plupart d’entre nous, si. Des sabres tranchent, des dagues pénètrent dans des ventres. Chaque assaillant abattu est remplacé par un autre, et ils finissent par piétiner leurs propres morts pour passer nos murailles. Nous sommes acculés dans un coin de la cour. Pour des recrues toutes fraîches, nous mourons bien. Quand nos chargeurs sont vides, nous sortons nos lames. À la fin, il n’en reste que deux. Dont moi. Mon Kemzin est vide, mais sa crosse plastique bon marché dégouline de sang et de cervelle. L’homme à côté de moi, l’homme qui m’a collé son arme sur la tête, la tient toujours. Le chef tribal face à lui essaie de deviner si celle-ci est chargée. C’est important, parce que cette fois, c’est sur sa tête que le lieutenant la pointe. Le chef nous offre une mort rapide en échange de notre reddition. Mon lieutenant refuse. Le soleil se lève, éclaboussant de couleur les dunes derrière les murailles. C’est joli, je pense. Je ne sais pas pourquoi. Ce n’est pas mon genre de remarquer des choses comme ça. C’est joli, c’est tout. Leur chef parle. Tout le monde détourne les yeux du lieutenant et de son arme. Ils me regardent, maintenant. Un petit homme défait un voile de sa robe, révélant des spirales tatouées sur son visage, et il s’avance pour traduire une question. — Pourquoi est-ce que tu souris ? Je hausse les épaules. Qu’est-ce que je peux répondre ? Le chef parle encore, dans un silence total. Il a une voix profonde et gutturale, lente, et il espace ses mots. — Tu es face à la mort, me dit son interprète. Mon sourire l’étonne. Comme si j’avais besoin qu’on me le dise. Bien sûr que je fais face à la mort. Comme chaque jour de ma vie. C’est pour ça que je suis toujours en vie. Il traduit ma réponse très lentement. À mes côtés, le lieutenant Bonafont hoche la tête. Des gouttes de sueur perlent sur son visage, des taches sombres défigurent son uniforme. La chaleur augmente à chaque centimètre que parcourt le soleil. Et le lieutenant braque son arme sur la tête du chef depuis cinq minutes. Mais s’il pue, c’est la sueur et l’alcool. Pas la peur. Leur chef dévoile son visage. Il porte des tatouages, comme son interprète, mais leur encre a pâli. Sa barbe grisonne par endroits. Il lui manque la moitié des dents quand il sourit. Celles qui restent sont jaunes comme de vieux ossements, et son haleine est aigre. — Quel âge ? demande-t-il. Le pistolet du lieutenant pourrait aussi bien ne pas exister. Son interprète me transmet la question. Puis ma réponse. Je dis au chef que son monde est plus joli que le mien. — C’est pour ça que je veux le reprendre, répond-il. — Qu’est-ce qui s’est passé, alors ? demande Aptitude. — Alors, on est partis à midi avec une seule outre pour deux. Il faut huit jours pour atteindre Fort Libidad, d’où on était partis. Les trois derniers jours, j’ai aidé mon lieutenant. Le dernier jour, je l’ai porté sur mon dos. — Merde, dit Aptitude. — Aptitude ! dit sèchement Debro. — Ouais, je sais, grommelle-t-elle. De toute façon… Anton prend du vin. Le déjeuner n’a pas commencé et son verre est déjà presque vide. Il éponge l’alcool dans son bide avec des bouts de pain arrachés à une grosse miche de la taille et de la forme d’un petit rocher. La contribution d’Aptitude au repas. — Hm, c’est bon, dit Anton. Aptitude fait la tête. On est censés le savoir, que c’est bon. C’est elle qui l’a fait. La porte s’ouvre et une bouffée d’ail nous frappe les narines. Une vieille femme dont j’ignore le nom porte un plat de service, quatre assiettes et un bol d’eau avec des pétales flottant dedans. — Je les ai cueillies moi-même, dit-elle en posant le plat sur la table. — Aptitude, demande Debro… Tu en veux combien ? La bonne éducation de la petite l’empêche de dire aucun, comme elle le voudrait. — Qu’est-ce que c’est ? je demande. Enfin, je sais à quoi ils ressemblent… mais je suppose que c’est du bluff, que les coquilles d’escargot sont remplies de noisettes ou d’un truc chic. Non, ce n’est pas du bluff, ce sont vraiment des escargots. Ce ne sera pas la première fois, bien sûr. Mais la dernière fois, je crevais de faim et ma sœur m’avait dit que si je ne les mangeais pas, je mourrais pour de bon. — Sven ? demande Debro. Je lui tends mon assiette. Oui, elle me fait cet effet-là. Je peux tuer sans y penser. Courir jusqu’à avoir les bottes pleines du sang de mes chevilles à vif. Et je peux éclater tous les obstacles que la douleur dresse devant moi. Mais que Debro me propose des escargots… — Quoi ? demande Aptitude. Anton sourit. On a attaqué l’entrée quand la vieille femme revient chuchoter à l’oreille de Debro. Celle-ci regarde Anton et sort de la pièce. Anton les suit. — Subtil, commente Aptitude. Son sourire s’évanouit en les voyant revenir. Sans doute à cause de l’homme derrière eux. Grand et barbu, il est plus vieux qu’Anton, qui est plus vieux que moi. Une cicatrice court sur sa joue droite. Ça ne lui coûterait pas cher de la faire enlever, il la garde donc par choix. Il porte un uniforme avec les éclairs pourpres de l’état-major. Les éclairs sont entourés de fils d’étain. Une peau de loup est drapée sur son épaule. — Shadow est ici à titre officiel. — Même si c’est toujours un plaisir… Les mots traînent sur ses lèvres. C’est un haut clan. L’une des plus vieilles familles. Les gens comme lui ne parlent qu’aux leurs. Je pourrais aussi bien être du mobilier. — Il voulait savoir pour les contrebandiers, ajoute Debro. Apparemment, ils pourraient s’être crashés près d’ici. Vous n’en avez pas entendu parler, j’imagine ? — Personne n’en a parlé, répond fermement Aptitude. Anton ne s’intéresse pas à la question. — Général Luc, dit-il, puis-je vous présenter le lieutenant Sven Tveskœg, Croix d’Obsidienne de deuxième classe. L’homme me fixe. Et je me rappelle pourquoi on appelle sa brigade les « Gars aux yeux gris ». Ils se font décolorer les iris en intégrant le corps. Mais ce ne sont pas ses yeux gris, ses boutons d’étain ou la fourrure sur son épaule qui me révèlent son identité. C’est la cartouche qu’il porte autour du cou, alors que la plupart des officiers arborent une Croix d’Obsidienne. C’est le Loup. Commandant des gardes de l’empereur. La cartouche est encore bonne, même si l’âge l’a ternie. Je vois des lettres et des numéros gravés d’un côté. SHADOW LUC, Z193XX79. Cadet, le général Luc avait acheté une balle de. 72 avec son nom dessus, par plaisanterie. La chance l’a accompagné pendant la première émeute des hérétiques et une attaque visant le palais d’Octo V. Il a donc décidé que ce talisman fonctionnait. Et surtout, ses ennemis aussi. — Les Faucheurs ? aboie-t-il. Les Gars aux yeux gris n’aiment pas la Machine noire. Pas de problème, c’est réciproque. Trop de privilèges, trop de fric. La plupart d’entre eux n’ont pas connu une seule vraie bataille de toute leur vie. — L’aide de camp du général Jaxx, dit Anton. Le Loup pousse un ricanement dédaigneux. Comme s’il s’y était attendu. Puis il me toise des pieds à la tête, très lentement et très ostensiblement. Je l’imite donc, et ça ne lui plaît pas. L’insolence toute bête. Imparable. Enfin, non. Un implant au plomb dans la nuque, ça casse l’insolence quand ça veut. On fait la même taille. Mais j’ai un bras de combat, moins les pointes. Les cheveux ras. Le crâne un peu plus large que la plupart. Même sans uniforme, en treillis et maillot de corps, ce que je fais dans la vie doit être évident. Tuer des trucs. Il a des cheveux épais, ramenés en crinière grise. Il m’examine de ses yeux mouchetés de gris, sans ciller. Le Loup irradie la supériorité, l’argent et le pouvoir. Il se croit né pour commander. Moi, je pense qu’une grenade lancée de manière stratégique peut améliorer la plupart des organigrammes, d’un simple geste. C’est un homme qui n’a guère besoin de parader. Un officier dont la réputation de sauvagerie extrême est telle que personne n’aurait pu commettre la moitié des actes dont on l’accuse. Sa colère grandit. Debro doit le sentir aussi : elle a l’air inquiète. Puis le général Luc sourit. — Des escargots à l’ail, fait-il. Mon plat préféré depuis toujours. Anton jette un regard à sa femme. Difficile de l’interpréter, mais ce n’est pas tendre. La servante pose un couvert supplémentaire sur la table. Je demande son nom à Aptitude. C’est Katie, la cuisinière. Avant ça, c’était sa nourrice. — Et ensuite, tu as eu Sophie ? Sophie était la garde du corps d’Aptitude. Elle est morte le jour où j’ai rasé la villa Thomassi dans un incendie et abattu le mari d’Aptitude. Je lève les yeux. Le général Luc me fixe du regard. Je lui rends son regard, mais il refuse de détourner les yeux. Il n’aime pas mon sourire. Mais je n’aime pas qu’on me regarde fixement. — Donc, dit-il. Tveskœg. — C’est un vieux nom terrien. Je ne fais que répéter ce que Debro m’a dit. Avant de la rencontrer je m’appelais Sven. Rien d’autre. Elle m’a donné ce nom de famille. Un jour, elle m’expliquera ce qu’il signifie. Le général a le visage aussi tendu que mon hôtesse. Apparemment, j’ai mis le pied dans un nouveau champ de mines. — Vous croyez en la Terre parfaite ? Je hausse les épaules. La politique est bien assez dangereuse sans y ajouter la religion. Nos ennemis, les Exaltés, croient que la Terre n’a jamais existé. C’est un mythe, utilisé par les fous pour expliquer pourquoi tant de peuples de la galaxie se ressemblent. Nous, cependant, nous croyons qu’elle existe. Enfin, la plupart d’entre nous. La Terre est encore là, parfaite, et elle attend. Quelques personnes, les hérétiques, croient qu’elle a été détruite. La Terre a bien existé, d’accord. Mais elle n’existe plus. C’est son souvenir que nous devons conserver à la perfection. Debro est une hérétique. Les hérétiques vivent des vies plus simples que les autres. Sur Farlight, il y a une communauté qui utilise encore les charrettes à ânes plutôt que les camions et les aéroglisseurs. Pas parce qu’ils sont pauvres, mais par choix. Ça me semble bizarre. — Je n’y ai jamais beaucoup réfléchi, mon général. — Vous devriez peut-être. Je n’aime pas voir des gens rendre Debro malheureuse. Et Debro est là, un sourire figé sur le visage, à serrer sa fourchette tellement fort qu’elle doit avoir mal aux doigts. Elle n’aime pas quand on parle de la Terre. Aptitude l’a remarqué aussi. — Les escargots, dis-je. Avez-vous appris à les goûter sur Rogate, mon général ? Anton s’étouffe dans son vin. L’histoire est célèbre. Alors capitaine, pris au piège sur une planète où l’hiver dure dix-huit mois, Shadow Luc s’est retrouvé sans rations avec ses hommes, quand leur chaîne logistique a été rompue. Un nombre surprenant d’entre eux ont survécu. On ne peut pas en dire autant des civils de la région. Dans son rapport, il fait état de racines creusées dans le sol gelé. Personne n’y croit. Manger de la chair humaine, c’est une chose. Se le faire rappeler, c’en est une autre. Au moins pour les hauts clans. Celui que dirige le Loup est l’un des plus riches de l’empire ; il transporte des épices et des armes sur toutes les planètes de ce côté-ci de la spirale. Ils fournissent aussi des dirigeants au Sénat impérial. Et des officiers supérieurs de la Brigade du Loup. Seule la mort peut effacer mon insulte. Il me foudroie du regard. Je souris. On ne parle plus de la Terre. Aptitude lui pose des questions sur son voyage. Elle l’écoute attentivement, et passe les cinq minutes suivantes à poser de vraies questions. J’ai l’impression de voir un enfant calmer un animal dangereux. Les escargots cèdent la place à un lapin. Après, Katie apporte du fromage de chèvre et des biscuits durs, que le général Luc propose à Aptitude, avant d’en déposer cinq sur sa propre assiette. Encore une délicatesse des hautes plaines, visiblement. Je ne suis pas le seul à remarquer toute l’attention qu’il lui porte. Anton et Debro n’arrêtent pas de se regarder. Ils n’ont rien de joyeux. Tant que Luc est là, je ne peux pas demander à Debro ce qui ne va pas. J’attends donc qu’elle commence à débarrasser la table, et je lui propose de l’aider. C’est tellement improbable qu’Aptitude me regarde partir. Dès qu’on a mis le pied dans l’escalier, j’attaque : — Qu’est-ce qu’il fait là ? — À ton avis ? répond-elle sèchement. — Pour Aptitude ? — C’est compliqué. Je connais Shadow depuis que je suis enfant. (Elle hésite puis continue :) Ma mère l’adorait. Lui et mon père chassaient ensemble. Nous avons été fiancés un moment. — Qu’est-ce qui s’est passé ? — J’ai rompu. — Pourquoi ? Debro rougit. — Ses goûts sont… particuliers. Malheureusement, nous possédons deux propriétés qui se touchent, et il est lieutenant gouverneur de cette province. Il est donc inévitable que nous nous rencontrions à l’occasion. (Elle hésite encore.) Sven, il est dangereux. — Je n’ai pas peur. — Moi, si. Et tu aggraves les choses. (Elle soupire.) Regarde ses yeux. On dirait un chien enragé. C’est un tueur. — Debro… — Non ! Tu n’es pas pareil. Je me demande qui de nous elle essaie de rassurer. Elle est gentille, Debro. Mais elle se trompe. Le Sven qu’elle voit, ce n’est pas celui que j’emmène au combat. Chapitre 5 — Alors, demande Debro, qu’est-ce que tu en penses ? Elle veut dire : qu’est-ce que je pense de son toit terrasse, avec ses dalles rouges et son muret blanc, avec sa vue sur une route sinueuse qui traverse le village vers l’enceinte de sa propriété. — Bon endroit pour une mitrailleuse à bande. Anton rit : — Elle te parle de la vue. — Moi aussi. Je prendrais deux mitrailleuses. Avec un mortier. Ça suffirait pour tenir Wildeside un moment. Pour prendre une place forte au bout d’un moment, il faut vraiment le vouloir. Parfois, il ne reste plus rien à prendre. Ce n’est pas le problème. Les propriétaires n’ont pas cet armement, de toute façon. — Sven, dit Anton, tes lèvres remuent. — Il réfléchit, dit mon SIG. Oui, deux mitrailleuses, peut-être. Un mortier. Un sniper derrière le mur, tirant derrière l’une des gouttières, juste après le toit. Dieu sait quand il a plu pour la dernière fois, pourtant. Et puis quelques sol-air pour descendre les ailes ennemies. Je sais quel sniper je choisirais. Elle est à trois jours d’ici, avec le reste de mon groupe. Il n’y a pas un seul des auxiliaires des Faucheurs qui ne mourrait pas sur mon ordre. Donnez-moi la bonne bataille, et je les sacrifierai tous. Seulement, mon problème avec le général Jaxx, ce n’est pas la bonne bataille. Donc ils sont sur Farlight, profil bas. Et moi je suis là, dans les hautes plaines. J’essaie de les garder en vie. Pour plus tard. Le général Luc est assis à côté d’Aptitude, à l’ombre d’un auvent rayé, sur l’une des balancelles. Il la maintient en mouvement d’un petit coup de botte négligent. Il a un bras posé sur le dossier. Il me regarde pour voir si je l’ai remarqué, et ça n’arrange rien. Cela dit, je vois son autre main effleurant le poignet d’Aptitude, qui ne bouge pas d’un cil et fait semblant que cela ne la dérange pas, et là, j’ai envie de lui tordre le cou. Malheureusement, il est l’hôte de Debro. Elle serait contre. Les gens comme Debro sont toujours contre. — Je vais me promener, dis-je. À tout de suite. Je tâte mes poches à la recherche de mes cigares et passe mon étui à l’épaule plutôt qu’à la ceinture. Le SIG ne dit rien. Mais vous pouvez être sûrs qu’il a une idée sur tout ce qui s’est passé jusqu’à présent. — Je viens avec vous, dit le Loup. Anton et Debro échangent un regard. — Nous vivons dans un monde libre… mon général. En fait, non. Mais le dire constitue une trahison. Je souris donc, tandis qu’il fait semblant de prendre mon propos au premier degré. Je recule, aussi – pour lui céder le passage dans l’escalier qui descend au jardin. Une petite poussée, et nous aurons résolu le problème. — Sven…, dit Debro. Oui, je sais. Tiens-toi bien. Le général Luc prend un cigare et accepte du feu sans mot dire. Il s’appuie contre le dossier d’un banc, à l’ombre d’un chêne-liège tordu. Il paraît à la fois détendu et dangereux. Il a la confiance de celui qui n’a jamais perdu un combat. Moi, si. J’aimerais pouvoir dire que j’ai appris grâce à mes erreurs, mais c’est des conneries, probablement. La seule chose que j’ai apprise, c’est à les refaire la fois d’après, de manière plus inventive. En fait, le Loup veut savoir comment j’ai perdu mon bras. Au moins, c’est comme ça qu’il démarre notre conversation. — Que s’est-il passé ? — Un ferox, mon général. Il me regarde pour voir si je me moque de lui. — Vous avez échappé aux griffes d’un ferox ? — Je l’ai tué. Il me regarde avec intérêt, maintenant. — Il était vieux. Presque mort. Il a pris mon bras, j’ai pris sa tête. J’ai dû transporter cette cochonnerie avec moi dans le désert, en revenant. Il me fallait une preuve que je ne m’étais pas blessé intentionnellement. Dans la Légion, l’automutilation est passible de la peine capitale. — Vous étiez sergent ? Il savait qui j’étais avant qu’Anton nous présente. — Ex-sergent, mon général. J’ai été rétrogradé pour avoir frappé un officier. Encore un acte passible de la peine capitale. Maintenant, il sait que je ne lui dis pas tout, dans cette histoire. Sinon, je ne serais plus en vie. — Un cargo s’est écrasé pas loin d’ici, dit le Loup. — C’est ce que vous avez dit. — Sans autorisation. Vous connaissez le châtiment ? — La mort, j’imagine. Par ici, c’est le châtiment pour tout. Le général Luc se renfrogne. — Exactement. Pourriez-vous protéger une famille qui serait inculpée d’un tel crime ? — Sans hésitation. — Et comment ? — En tuant celui qui les accuse. Sur le chemin du retour, il me montre l’horizon. — C’est là que commencent mes terres, dit-il en montrant des collines basses. Deux mille cinq cents kilomètres carrés de hautes plaines, de canyons et de steppes. Cinq bourgs, une ville et cent villages. Dame Aptitude héritera de deux mille kilomètres carrés de… Le général Luc s’arrête. — Au fait, dit-il, Debro ne m’a jamais dit comment vous vous étiez rencontrés. Il a raison. — Au Paradis, mon général. C’est… Ouais, il sait. Moi, il m’a fallu y être envoyé pour découvrir que c’est une planète prison. — J’ai entendu dire que vous aviez échangé la gratitude d’Octo V contre leur liberté. Qu’est-ce qu’ils ont fait, ils vous ont sauvé la vie ? Non, l’inverse. Une trentaine d’exilés, de dissidents et de révolutionnaires ratés rencontrent un criminel de droit commun. Qui se trouve être le seul à protéger leur vie. Le criminel banal devient nécessaire. C’est ça, les progressistes. — Eh bien ? demande le général Luc. — Quelque chose comme ça, mon général. C’est la réponse qu’il attend. — Vous n’avez rencontré Dame Aptitude que récemment, alors ? — Je suis arrivé hier. — Pour éviter le général Jaxx. Le Loup sourit de ses dents jaunes, comme s’il venait de dire quelque chose de spirituel. Mais il faudrait être débile pour ne pas comprendre que le général Jaxx a un problème avec moi. Je ne sais pas pourquoi Jaxx et Anton se détestent. Anton me le dira, s’il veut que je le sache. Et le général Jaxx ? Indigo Jaxx n’est pas le genre d’homme à qui on pose des questions personnelles. Ni des questions tout court. — J’ai entendu dire que vous avez sauvé son fils. Je ne réponds pas. — C’est ce qu’on raconte. Vous êtes le véritable héros d’Hekati. Il fait allusion à une campagne plus célèbre qu’elle le mérite. Hekati était un monde périphérique mineur. Il s’est fait détruire. Comme un vaisseau amiral des Exaltés. J’ai joué un rôle dans sa destruction. Le colonel Vijay Jaxx était l’officier le plus haut gradé et a donc récolté les lauriers. — À ce qu’on dit, si vous êtes encore vivant, c’est uniquement à cause de cela. Je vois les collines derrière le Loup. Une longue traînée mauve qui borde l’horizon. Toujours aussi beau. Mais elles ne me font plus la même impression – depuis que je sais à qui elles appartiennent. — Vous n’avez rien à dire ? — Non, mon général. Il ricane : — Le silence… une qualité chez un officier d’état-major. Ça alors. Et moi qui pensais que c’étaient la lâcheté et l’arrivisme. C’était juste chez ceux que j’ai rencontrés, probablement. Le Loup fait semblant de réfléchir, mais je ne suis pas dupe une seconde. — Vous êtes un homme intéressant, Sven. Vous irez loin, en bonne compagnie. Sinon, votre carrière sera très brève. Si vous faites les mauvais choix. Vous comprenez ce que je dis. Je pourrais répondre que oui. Mais ce serait mentir. Je tiens donc ma langue. Pour moi, c’est facile. — Jaxx n’a pas de famille. Mais si, je pense, et puis je comprends. Le général Indigo Jaxx n’est pas d’un haut clan. Je ne le savais pas. Le Loup doit voir la surprise dans mon regard, car il sourit férocement. — Ce qu’il a, dit-il, c’est la faveur d’Octo V. Mais cela peut… Il ne prend pas la peine d’achever sa phrase. Les gens comme moi ont tellement l’habitude de considérer Indigo Jaxx comme tout-puissant que l’idée qu’il soit vulnérable aux caprices de l’empereur crée un véritable choc. Le Loup attend de voir comment je réagis à sa proposition. Malheureusement, je ne suis pas sûr de bien la comprendre. Le général Luc écrase son cigare sous son talon et s’éloigne. Je me dis que notre conversation est terminée, mais il se retourne : — Intéressé ? — Pour quoi, mon général ? — M’avez-vous seulement écouté ? Ouais. Ça ne veut pas dire que j’ai compris. — Jaxx présume de ses forces, reprend le Loup. Et Debro est une hérétique. Quant à Anton… il a épousé un sac d’écus. Et puis il a eu la bêtise d’en divorcer. Ce que pense Anton n’a aucune importance. Il pousse un profond soupir et continue : — Ils vous ont sauvé la vie. Vous les avez fait libérer. Vous voilà quittes. Trouvez-vous un meilleur protecteur. — Debro est une amie. Loyal jusqu’à la bêtise. C’est dans mon rapport psy, celui passé au broyeur. — Sven, dit le Loup. Ne commettez pas des erreurs que vous regretteriez. — C’est une menace ? Mauvaise question. Il vient de m’offrir sa protection. Pour faire chier le général Jaxx, sans doute. Je viens de rejeter son offre. Il a envie de répondre qu’il n’a pas besoin de menacer une racaille comme moi. Mais surtout, il a envie de m’égorger. Ça se voit à ses yeux. Je souris et ceux-ci s’étrécissent. — Nous nous reverrons, me dit-il. — J’y compte bien. Il remonte pesamment l’escalier devant moi, raide de colère, et ouvre la porte d’un coup de pied. Debro et Anton voient aussitôt que ça ne va pas du tout. Dans un salut raide, le général leur dit qu’il prend congé. Il se tourne vers Aptitude, et découvre que celle-ci ne l’écoute même pas. — Je m’en vais, dit-il. Aptitude acquiesce, le regard absent. L’expression furieuse du Loup devient sinistre. Il vient de comprendre qu’il pourrait quitter le toit terrasse et qu’Aptitude ne le remarquerait même pas. La jeune fille contemple la route, par-delà les toits de tuiles du village. Son regard a quelque chose d’impatient. Chapitre 6 — Vous attendez quelqu’un ? demande le général d’une voix douce. Bien trop douce. En plus, Aptitude lui tourne le dos. Elle ne voit pas non plus la colère dans les yeux du général. — Il y a une gyromoto, dit-elle. Elle arrive par les collines. En trois pas, le général est à côté d’elle. — Une Icefeld 38. Le Loup doit avoir des implants aux yeux pour voir à cette distance. Il se retourne vers moi : — Votre régiment utilise des Icefeld, n’est-ce pas ? — Comme la plupart des régiments. — Peut-être que votre général veut discuter. Aptitude ouvre la bouche pour dire « non », et Debro lui fait un signe désespéré pour que sa fille se taise – mais elle ne veut pas attirer l’attention du général. Inutile, de toute façon. Il l’a bien vu lui-même. — Peut-être attendez-vous quelqu’un ? demande-t-il d’une voix caressante. Aptitude rougit. C’est la pire chose à faire, ou presque. Six mois, qu’elle a passés sur Farlight, au Précieux Souvenir. C’est mon bar en dessous de la faille Calinda. Et pourtant, dès qu’elle se retrouve chez elle, Aptitude oublie toutes les finesses de la rue qu’on lui a apprises. Même là, elle ne sent pas l’orage qui gronde. — Qui attendez-vous ? — Vijay Jaxx, répond-elle. Enfin, pas Vijay en personne. Il est hors planète. Mais il a dit qu’il enverrait… –… un message ? Aptitude rougit de nouveau. — Un petit cadeau ? Un gage d’amour ? Le général Luc sourit, comme si c’était la blague la plus tordante qu’il ait entendue. — Votre bien-aimé est le fils de l’homme qui veut tuer Sven ? — Qui veut… ? Aptitude est tellement choquée par les intentions meurtrières du général Jaxx qu’elle ne relève pas l’allusion à son bien-aimé Vijay. Moi si. Le Loup et moi sommes inégaux en grade, en naissance et en richesse. Mais nous avons une habitude en commun. Nous sommes avares de paroles. Aptitude ne nie pas. Un rideau tombe derrière les yeux gris du général. — Ainsi, dit-il, voilà ce dont votre mère n’avait soufflé mot. Votre cœur appartient au colonel Vijay Jaxx, le héros de la bataille d’Hekati ? Aptitude fixe le carrelage. — Eh bien ? Elle acquiesce. — Et son cœur vous appartient ? Cette fois-ci, elle relève la tête. — Oui, dit-elle, en tombant dans son piège tête baissée. Mon cœur est à lui. Et le sien est à moi. On dirait une gamine de douze ans, à qui il faudrait une bonne gifle. Debro se prend la tête à deux mains. — Le mien est à lui, et le sien est à moi…, répète le Loup en s’inclinant profondément. Dans ce cas, ce sera un plaisir pour moi de vous l’apporter… sur un plateau. Une seconde plus tard, il a disparu. Je bondis de mon siège et Anton m’attrape. Je me dégage en l’envoyant bouler contre le mur. — Sven. — Désolé… Debro fait un signe de tête vers Anton. Elle a raison : c’est à lui que je devrais faire mes excuses. Je l’aide à se relever et m’assure qu’il n’a rien. — C’était un bon blocage. Anton sourit tristement. Il porte la main à sa bouche et la retire couverte de sang. — Pas assez bon, dit-il. Debro nous regarde : moi, Anton avec sa lèvre fendue, et sa fille, au visage paralysé de stupeur. Elle vient enfin de comprendre les intentions du général Luc. Je n’oublierai jamais son expression. Debro est une progressiste. Les gens comme elle croient que tout peut s’arranger en se parlant gentiment, ou en comprenant ce que veut l’autre. Les gens comme moi savent que c’est des conneries. On décide des règles. Si quelqu’un ne les aime pas, on le casse ou il nous casse. J’ai vu le regard noir du Loup. Il va faire exactement ce qu’il a promis : offrir le cœur de Vijay à Aptitude. Sauf si l’un de nous l’arrête. Et ça doit être moi. Je sors mon arme. — Sven, dit Debro. Pour une fois, je ne lui prête aucune attention. Mon SIG-37 s’éveille instantanément. Ça prouve que quand il veut, il peut. Les portes grincent en contrebas : le véhicule de combat du général Luc sort du palais Wildeside. Cette cochonnerie est gris loup, avec un capot allongé, un coffre trapu et une tourelle comme une tasse retournée. Apparemment, quelqu’un a cassé la tasse et l’a recollée, en remplaçant les morceaux manquants par du verre à l’épreuve des bombes. La forme et la disposition de ces ouvertures n’a aucune logique. C’est sans doute une coïncidence si le véhicule ressemble à un crâne de loup sur roues. Ou pas. — C’est quoi, cette tourelle ? — Meilleure déflection des ondes de choc, répond le SIG, comme si cette question était une insulte personnelle. — OK. Quelles faiblesses ? — Ailettes antisouffle, antirecul, module de survie à haute protection. Mis à part le choix de couleurs merdique, franchement, dis-moi. — Et l’antisouffle, il est bon ? Mon SIG reconnaît que ça pourrait être un point faible. Nous prévoyons de faire exploser un projectile à effet de souffle au niveau du sol, devant le véhicule, et d’enchaîner sur deux autres à un quart de seconde d’intervalle. Si j’arrive à retourner l’engin… — Disons plutôt, corrige le SIG, à lui faire faire des tonneaux. Oui, et après je pourrai descendre le général Luc quand il rampera hors de la carcasse. Ou, s’il refuse de sortir, nous pourrons déclencher un immense incendie autour de l’engin. Le SIG et moi, on est bons pour improviser. — Sven… Je suis en train de viser, mais Debro me pose la main sur le poignet. Très lentement, elle abaisse mon bras. Je la laisse faire. — Merci, dit-elle. — Debro… — L’étiquette ne le permettrait pas. Le général était notre hôte. — Et est lieutenant-gouverneur. Commandant de la Brigade du Loup. Tandis que vous êtes en sursis, susceptibles d’être renvoyés au Paradis. — Aussi, oui. Anton est en train de jurer à sa fille que le Loup plaisante. Aptitude sait que c’est un mensonge. Impossible que le général Luc revienne à la raison une fois calmé. Le Loup a fait une promesse. Il la tiendra. — Sven, dit mon SIG. Ça peut t’intéresser. — Quoi ? Il me dit de jeter un œil à ce que fait le Loup. Apparemment, ça ne lui a pas suffi de jurer à Aptitude qu’il lui rapporterait le cœur de Vijay. Le Loup veut aussi l’empêcher de recevoir le message du fils de Jaxx. Son véhicule se gare en travers de l’entrée. La gyromoto va se trouver bloquée. Et son pilote aura d’autres problèmes. Une foule pouilleuse remplit la place poussiéreuse au pied de l’enceinte. La milice provinciale, la police du village, les gardiens de la prison locale, et même deux types qui ressemblent à des shérifs. Le Loup rameute la chair à canon. Il doit avoir un plan. Sinon, tout ce qu’il aurait à faire, c’est descendre le pilote de l’Icefeld à son arrivée. Une seconde plus tard, j’entends le gémissement des sirènes, et quatre motos de police arrivent sur la place ensemble, s’arrêtent pour parler à un sergent puis sortent de la foule et du village. Les motos sont aussi fatiguées que leurs pilotes. Le sergent se dirige d’un bon pas vers le véhicule du Loup et je vois un guichet s’ouvrir sur la tourelle. Je ne sais pas ce que le général lui raconte, mais le sergent acquiesce. L’instant d’après, il parle avec deux autres policiers. Ils commencent à ériger un barrage à l’endroit où la grand-rue – enfin, ce qui en tient lieu – débouche sur la place. Je demande à Anton : — Quelles sont les chances qu’il s’implique personnellement ? — Le général ? — Oui. — Faibles. D’autant plus dommage… le général Luc ne veut pas se salir les mains. Il va regarder les autres le faire à sa place. Mais on peut parier qu’il tuera Vijay Jaxx lui-même. Là, c’est différent. Les motos de police sont de vieux modèles de combat, peints en gris sale et presque invisibles derrière les buissons desséchés après le village. — Tu reconnais les pilotes ? dis-je à Anton en lui tendant mes jumelles. — Non. — Pas des amis à toi ? — Non, dit-il sèchement. — Tu es sûr ? — Sven ! — Je voulais être sûr, c’est tout. — Non, dit Anton. Pas d’amis à moi. — Pas d’hôtes récents, non plus ? ajoute le SIG. Anton sourit, voyant où je veux en venir. — Non, nous assure-t-il. Absolument pas. — Donc, Debro ne verra pas d’inconvénient à ce que je les tue ? Anton fait une moue fataliste, comme pour dire : qui sait à quoi Debro voit des inconvénients… Puis il me suit dans l’escalier avant qu’elle remarque notre absence. Chapitre 7 Un miaulement suraigu. Des sirènes bas de gamme, un entretien encore pire. C’est ça, la milice. Sans doute pareil partout. Le combat a des règles qui lui sont propres. On en fait des livres, des chansons. Pour que même des crétins comme moi se les rappellent. Mais la base, ça se réduit à : Tue vite, tue souvent. (C’est notre devise, chez les Aux’.) Et c’est aussi vrai que ça peut l’être. Ça, et : Chacune de tes balles doit compter, parce que je les compterai. Mais ici, on en reste à : Tire dans le tas, Dieu t’aidera. — Garde les portes, dis-je à Anton. — Pas d’armes à feu, dit-il, si tu peux l’éviter. Il veut qu’on soit silencieux. J’y crois pas. — Sven… Je me tourne vers lui, encore agacé. — Je me disais que tu pourrais utiliser ceci… Il décroche un objet du mur et me le lance. Je l’attrape par réflexe, mais c’est tellement léger que je le vois à peine sous la voûte. C’est un monofilament clair, soigneusement noué en boucle. On peut tracter un patrouilleur en panne de Wildeside à Farlight avec ça. Et bien d’autres choses encore… Je me déride. — La moto-rat approche, annonce le SIG, diodes frémissantes. Non, deux. Des tas de boue à roulettes. Et encore, c’est les pilotes. Je te raconte même pas les machines. Ça devient intéressant. — Anton, couvre-moi. — Entendu. Il sort un fusil de chasse. Je me demande s’il en garde toujours un près de la porte, ou s’il prévoyait un incident de ce genre. Je fonce vers le véhicule du Loup, effectue un roulé-boulé sur le capot et atterris de l’autre côté, pile au moment où le messager de Vijay freine en dérapant. Il doit penser que je suis son ennemi. C’est raisonnable. Il cherche déjà son arme. — Derrière toi, lui dis-je. Je lis le mépris dans ses yeux. Tu t’imagines que… ? Soudain, il entend les sirènes de police et se retourne. Trop tard. Une nouvelle moto nous frôle, son passager fait tourner une fronde et quelque chose fracasse le casque du messager. Une bille d’acier. Simple, pas cher et, lancé d’une moto, horriblement efficace. Les U/Libres, ces protecteurs de la bienséance et gardiens de la paix entre les races inférieures, possèdent des armes qui peuvent vous transformer en poussière. Vous cuire de l’intérieur. Des bombes qui aspirent l’oxygène de l’air, faisant suffoquer des armées entières. Mais de ce côté de la spirale, la plupart des gens se font poignarder, cogner sur la tête ou abattre par un simple projectile. Notre glorieux souverain est décidé à gagner la guerre contre les têtes de métal. Simplement, il n’a pas envie que ça coûte. Regardez l’état de cette moto, pour commencer. La police et la milice locale, c’est vraiment du bas de gamme, voilà ce que je veux dire. Ils existent pour que nous autres, on puisse entasser des cadavres et marcher dessus. Et éclater des crânes à coups de billes d’acier, ça revient moins cher qu’aspirer l’oxygène de l’atmosphère. — Arrière, me dit le pilote. — Pauvre con, répond le SIG. Tu crois vraiment… Il ne prend pas la peine d’achever sa phrase : j’arrive sur le type. Je donne un coup de pied à sa roue, et j’entends l’acier qui se brise. On est trop près l’un de l’autre pour que sa fronde lui serve, et sa moto tombe déjà. Je me contente donc d’un coup de poing. Sa visière s’éclate comme la roue. Je le cogne dans le bide, et quelqu’un pousse un cri indigné dans la foule. Personne ne lui a parlé de la règle de discrétion imposée par Anton. La sirène de la moto gémit toujours. Simplement, cette dernière est tombée sur le côté. J’aurais dû casser le type et prendre la moto. Bon, il reste toujours la suivante et celle d’après. Mon SIG-37 nous fraie un chemin dans la foule. Avec un tas de clignotements, de bourdonnements et de commentaires sur la parenté, l’élégance et l’odeur corporelle des gens autour de nous. Et il fait tourner au moins quatre fois ses chargeurs, juste pour le plaisir. Chaque fois, il précise à haute voix ce qu’il y a dedans. — Balle à tête creuse, explosive, incendiaire, fléchette. Un crétin essaie de m’arracher le SIG. Je lui casse un côté de la mâchoire d’un coup de crosse, puis l’autre pour qu’il n’y ait pas de jaloux, et je lui passe dessus. La foule reste en retrait. J’arrive à l’entrée de la place, et j’attache une extrémité du monofilament aux barres d’une fenêtre, puis l’autre à la fenêtre d’en face. — Le spectacle va commencer, annonce le SIG. — Eh ouais. — Tu vas rester là, c’est tout ? — Ouais. Comme ça, ces salauds auront une cible. Une moto déboule dans la grand-rue. Son pilote voit que je tiens une arme. Il ne comprend pas pourquoi je ne la lève pas. Il en est encore à accélérer en cherchant son fusil accroché au réservoir… quand il découvre l’explication. Le monofilament l’attrape à la gorge ; le pilote reste suspendu une seconde puis retombe en tas. Le sang pisse dans la poussière. Une nouvelle bouche apparaît à la place de son cou, béante. Le pilote suivant lâche sa machine plutôt que de heurter le fil. Bon choix, mais mal exécuté. Sa moto lui retombe dessus et lui casse la colonne. Il hurle de peur plutôt que de douleur : il ne doit pas sentir grand-chose. — Sven… Ouais, je sais. Mais depuis quand le SIG fait la chochotte pour ce genre de truc ? Je fonce vers le type et lui mets une balle dans la tête. Tête creuse. Rien de plus, il ne faut pas gâcher. Il reste deux autres motos. Il va falloir sortir de la place. Du moins, c’est ce que je pense en revenant vers le messager mort pour prendre le courrier de Vijay. Avant que quelqu’un d’autre, dans la foule, ait lui-même cette idée brillante. Seulement, le messager de Vijay n’est pas mort. Ce qui complique les choses. Je l’attrape par le col et le traîne dans la poussière vers la porte du palais. Comme le général Luc ne fait pas mine de bouger son véhicule, je balance ma charge sur le capot et passe moi-même par-dessus, tirant le messager derrière moi. Debro se tient à côté d’Anton. — Il faut l’emmener à l’intérieur, dit-elle. Je la regarde. — S’il te plaît. Donnez-moi des Aux’et une vraie bataille quand vous voulez. S’il y a un truc à prendre, on le prendra. Si on peut, on le tiendra. Sinon, on sera contents de mourir en essayant. C’est notre métier. Dans le silence qui suit – si le silence suit, si on a la chance d’être en vie pour dire des prières – nous dirons la prière du soldat pour nos binômes. Dors bien, et passe une meilleure vie la prochaine fois. Lâcher un combat, c’est pas facile. Même si c’est Debro qui me le demande. Je suis d’une humeur massacrante. Aptitude me retrouve sur un balcon, regardant les nuées de fumée grasse qui sortent de la faille, au loin. Devant moi, j’ai mon SIG-37 démonté : carcasse, canon, chargeurs, culasse et ressorts. J’ai mis le fichu flingue en mode silencieux, pour qu’il ne me fasse pas suer parce que j’ai ôté sa puce. — Désolée, dit Aptitude. Je ne voulais pas te déranger. Cinquante secondes plus tard, le SIG est remonté et il jure comme un charretier : Aptitude rougit. Ou alors, c’est autre chose. Elle porte une robe qui la grandit. Et ne cache rien de ses formes. — Sven, dit-elle, tu me regardes de trop. — Ma place n’est pas ici. — Tu sais… (Elle hésite.) Je… je sais bien que tu ne te sens pas vraiment chez toi ici. Je me demandais donc… Et elle se tait. — Pourquoi je suis ici ? — Oui. — Pour gâcher ma permission, c’est un endroit qui en vaut un autre. Une lueur blessée apparaît dans son regard. Aptitude se détourne pour ne pas le montrer. Soudain, elle se retourne, menton levé, et ouvre la bouche… puis elle s’arrête en me voyant sourire. — C’est mieux, dis-je. Je souris encore plus, sans doute… Vu qu’elle me tourne de nouveau le dos. — Aptitude… Sur le pas de la porte, elle hésite. — Ta mère sait que j’ai abattu ton mari et brûlé sa maison ? Que j’étais censé te tuer ? — Mais tu ne l’as pas fait, pas vrai ? Non. J’ai simplement désobéi aux ordres d’un général, massacré la moitié des invités à un mariage et enlevé la mariée, avant de la cacher dans un bordel. J’ai payé cher pour être sûr qu’elle travaillerait au bar, et pas sur le dos. Bien sûr, j’avais volé l’argent aux invités du mariage. Pas de quoi en faire un drame, finalement. Seulement, je n’ai pas encore eu le courage d’en parler à Debro et Anton. Ils croient que j’ai traqué leur fille par bonté d’âme, pour la cacher. À un moment ou un autre, ils vont finir par additionner deux et deux et comprendre ce qui s’est vraiment passé. — Je pense que tu dois leur dire, lâche enfin Aptitude. — Non, toi. — Ce n’est pas comme si j’appréciais le sénateur Thomassi, tu sais… Elle rougit en me voyant sourire. — Tu vois ce que je veux dire. Elle a raison. Je vois. Une partie du problème, c’est que je ne suis pas trop fait pour la famille. Je ne me rappelle pas mes parents. La femme qui m’a recueilli, en disant à tout le monde que j’étais son frère, a été massacrée par le lieutenant Bonafont – l’équivalent le plus proche d’un père que j’aie jamais eu. Vous voyez ce que je veux dire. Je n’ai jamais rencontré de famille qui ne crée pas davantage de problèmes qu’elle en vaut la peine. Dans une minute, Aptitude va laisser tomber le décorum, et me poser la question pour laquelle elle est venue me trouver. Je sais ce que c’est. Je sais aussi que je ne lui donnerai pas la réponse qu’elle attend. — Papa se demandait si tu voulais venir à l’étage. Manifestement, ce n’est pas ça la question. Nous montons en silence. Il y a des ascenseurs à chaque étage, dans des cages en cuivre, avec des panneaux de bois sombre. Jamais vu personne s’en servir. Je m’arrête à la porte donnant sur le toit, et j’attends Aptitude. Elle est prête à poser sa question. — Il n’était pas sérieux, n’est-ce pas ? Le général Luc. Ce qu’il a dit… — Mais si. Elle se détourne. Je l’attrape par le poignet. Debro nous surprend dans cette posture. Elle a dû m’entendre dans l’escalier. Pour une fois, je ne lui prête pas attention. J’ai des choses à dire. — Ça ne veut pas dire que je le laisserai faire, Aptitude. Des larmes brillent dans ses yeux. Le poing sur le cœur, je jure de protéger Vijay Jaxx du général Luc. Ce serment me liera jusqu’à la mort. Je lève les yeux. Debro me regarde fixement. Elle se rappelle le vœu que j’avais fait au Paradis : protéger sa fille. C’est un serment de la Légion. On ne le fait pas à la légère. La vie dans la Légion était plus simple. Protéger les siens. Et pour qu’on les reconnaisse, tout le monde porte un uniforme. — Attrape, dit Anton. Quelque chose vole dans l’air et m’atterrit dans la main. La bouteille est froide, au point où l’eau suinte dessus. — Tu m’as l’air d’avoir besoin d’une bière. Je la vide d’un coup. Il sourit, reprend ma bouteille vide et m’en lance une autre. Celle-là passe en deux gorgées. Debro et Aptitude échangent un regard étonné. Les bières sifflées, je remarque une quatrième personne sur la terrasse. En me voyant, elle tente de se lever. Debro la rattrape avant qu’elle heurte le carrelage. Quelques secondes plus tard, la soldate est rassise et Debro me regarde avec colère, comme si c’était ma faute. — Dis-lui « repos », murmure Anton. Elle s’appelle Leona. Sergent dans la milice. Ce que je prends pour du vernis gluant sur sa veste, c’est en fait des gouttelettes de pétrole : la fumée qui sort de la faille. Elle a fait un long détour pour ne pas être vue. Elle dit qu’elle a commis une erreur, en utilisant la radio pour demander la permission d’entrer chez Debro. Visiblement, quelqu’un possède un scanner des fréquences de la police locale. Elle se trompe, bien sûr. Mais ce n’est pas sa faute. Aptitude prend un air coupable. — Désolée, mon lieutenant, dit Leona. — Pas grave, dis-je. Cheveux clairs, visage un peu arrondi. Elle porte cette frange flottante qu’arborent certains sous-offs pour ressembler davantage à des officiers. Et elle est compacte plutôt que petite. Avec un regard qui hésite, puis se décide à soutenir le mien. Des yeux verts, avec des éclats d’ardoise. Assez inhabituels pour que je les regarde encore. Et des épaules massives : elle fait de la musculation. Le sergent Leona pourrait être utile en combat. Je note cette information pour plus tard. — Mon lieutenant, dit-elle, j’ai un courrier pour vous. — Du général ? Quand on parle à quelqu’un de Farlight, il n’y a qu’un seul général. Indigo Jaxx, récemment fait duc de cette ville. — De son fils, mon lieutenant. Le paquet fait la taille d’une petite bombe. En voyant ma tête, Debro me le prend des mains. — C’est bon, Debro. Je sais lire. Elle a l’air un peu étonnée : — Et alors ? Puis elle comprend – et passe l’enveloppe à Anton, qui acquiesce. — Futé, dit-il. L’adresse est bizarre, parce que Vijay a utilisé une machine qui tape une lettre après l’autre. — Aucune empreinte, dit Debro. Aucune trace électronique. Anton acquiesce encore. Je comprends qu’il veut voir la note à l’intérieur. Je lui tends donc le message du colonel Vijay. — Tu veux savoir qui veut ta mort ? Je hausse les épaules : — Les Exarches, peut-être. J’ai tué un de leurs généraux et détruit son vaisseau amiral. Ou encore l’U/Libre. Paper Osamu n’a pas aimé comment ça s’est passé entre nous. Et puis, bien sûr… Je ne devrais pas le dire. Je m’en fiche peut-être, après tout. –… il y a toujours Jaxx. C’est moins voyant de me faire assassiner que d’organiser une cour martiale ou de m’envoyer dans un endroit dangereux. Debro dit avec un rire forcé : — Ou alors, tu pourrais avoir les trois côtés qui veulent tous te tuer en même temps. Tous les trois… J’y repense. Je n’avais jamais considéré les U/Libres comme un côté. Ce sont des observateurs. Stricte neutralité. Dieu sait qu’ils nous le répètent. — Sven ? Ça va ? — Il a les neurones en feu, explique le SIG à Aptitude. Ses vaisseaux sanguins se contractent. Il réfléchit. Tu ne vois pas ? Mon paquet est scellé et entouré d’adhésif. Il porte une marque de franchise militaire, mais pas d’adresse d’expéditeur. Il semble assez lourd pour contenir une poignée de shrapnels, si jamais c’est ça. — Je le prends dehors. Pas de détente, pas de shrapnel autour d’un explosif. Le SIG m’a dit que c’était sans danger. Tout de même… Il y a un couvercle de verre noir à une extrémité. Et à l’autre bout, un clip de ceinture. Je dirige le couvercle vers un buisson et appuie sur ce qui ressemble à un bouton. Rien. Je le refais. Rien. Le cadeau de Vijay doit être cassé. Je me dirige vers le toit terrasse quand la poignée noire se détache subitement. Une traînée noire fumante marque le mur derrière moi. Je touche le mur, et un trou fumant apparaît. J’en fais un autre, puis je me dis que Debro ne me remerciera pas d’avoir bousillé son plâtre. Mais la tentation est forte, et la rampe en bois est vieille, elle a besoin d’être changée, de toute façon. Je la tranche du premier coup. Puis j’en expédie un morceau à grand fracas dans l’escalier. Il y a trois contrôles sur la poignée du sabre. Un bouton argenté pour allumer la lame. Une molette pour régler la couleur et la densité. Et une plus petite, qui émet un faible bourdonnement. — Tu as l’air content, dit Anton. C’est bien possible. J’ai une dague laser qui m’a sauvé la vie. Mais ça… je ne savais même pas qu’il existait des lames laser aussi grandes. Si j’en avais eu une face au ferox, j’aurais sans doute encore mes deux bras. Anton voit la poignée à ma ceinture. Comme par télépathie, Debro regarde au même endroit. Son sourire disparaît. — C’est ton cadeau de Vijay ? — Élégant, n’est-ce pas ? — Tu es au courant que c’est illégal ? Je dois sourire : elle soupire. Ni Debro ni Anton n’ont fait attention à Aptitude. Elle est debout au bord de la terrasse, cramoisie, et elle relit une lettre pour la cinquième ou sixième fois. — Imprimée par cette machine ? je demande à Anton. — L’enveloppe, certainement. Le colonel Vijay est peut-être précautionneux de nature. Ou alors, les espions de son père interceptent ses messages ? Le général Jaxx en est capable. Il existe une autre possibilité, bien sûr. Le colonel essaie de ne pas attirer l’attention de notre glorieux souverain. Octo V le glorieux, l’invaincu. Je me demande pourquoi. Cette idée quitte mon esprit : on frappe à la porte d’entrée. Quelqu’un demande notre attention. À l’entendre, il la demande vraiment. Anton et moi sommes dans l’escalier lorsque les coups sont remplacés par le bruit d’une masse. Chapitre 8 Les types qui s’entassent dans l’escalier de Debro sont en haillons. Ils ont les têtes de ceux qui luttent pour arracher leur pitance à la terre – et qui perdent. Ils ont les cheveux gras, la figure pas gracieuse burinée comme du jeune cuir, avec des traînées de crasse comme des brûlures de poudre. J’ai grandi avec des gens comme ça. C’était sur une autre planète. Le patrouilleur du général Luc est maintenant garé en face, sur la place, ses portes grandes ouvertes. Appuyé contre le capot, le Loup semble amusé. Il fume un cigare avec l’arrogance nonchalante qu’il lui a fallu des années pour maîtriser, sans doute. À moins qu’il soit né avec. — Fermez Wildeside, dit Anton. Pourquoi il lui a fallu tant de temps ? Les barreaux d’acier tombent derrière nous, bloquant l’accès à toute la propriété. L’homme à la masse recule. Peut-être qu’il ne s’attendait pas qu’un type armé lui ouvre. — Quoi ? je demande. Il marmonne un truc. Mais trop bas pour que je l’entende. Je commence donc à fermer la porte. Il devient encore moins gracieux. Un homme agite un fusil préhistorique. Quelques-uns brandissent de mauvais sabres de cavalerie – de la tôle martelée, affûtée à la meule. Un seul m’inquiète, et encore pas beaucoup. Il tient un pistolet à fusée. Il le lève et je vois la pointe orange du pétard. — Baisse ton arme, lui dit Anton. L’autre n’obéit pas. — Livrez-nous l’hérétique. — Le quoi ? — Nous savons que c’est une hérétique. Ça fait longtemps que je n’ai pas entendu ce mot en public. J’ai connu des soldats qui croyaient que la vie était plus simple autrefois, qu’il y avait une seule catégorie d’humains. Personnellement, je crois qu’il y a autant d’humains que de systèmes stellaires. Je ne vois pas bien pourquoi c’est si important, c’est tout. — Qui a dit que c’était une hérétique ? demande Anton. — Eux, répond l’autre en désignant la police du village, qui observe de loin. Derrière eux, le Loup s’allume un nouveau cigare. Il voit que je le regarde et sourit. — Écoutez…, commence Anton. Mauvaise technique. Il ne faut pas discuter. Il faut dire au type de baisser son pistolet ou mourir. Les situations de ce genre doivent rester simples. — Vous devez nous la livrer. — Pourquoi ? L’homme fait signe à ses compagnons de reculer pour qu’on voie les trois motos silencieuses et leurs deux pilotes gisant dans la poussière. — Vous voyez, dit-il. C’est un crime. Anton ouvre la bouche pour répondre, et là, il me vient à l’idée qu’il est temps de mettre fin à cette conversation. — Ce n’est pas le messager qui les a tués. C’est moi. L’autre me regarde. — Et je te tuerai aussi, si tu ne baisses pas ton pistolet. — Voilà des paroles dangereuses… Le général Luc est flanqué de son aide de camp et de son chauffeur. Tous deux en tenue de combat intégrale, visières abaissées. Le Loup se croit peut-être blindé. Nous nous défions du regard. Je souris, et ça ne lui plaît pas. Pourquoi je le fais, à son avis ? — Alors, dis-je, on fait combattre les autres à sa place ? Son visage se durcit. Comme obéissant à un signe, deux nouvelles motos apparaissent sur la place poussiéreuse et la foule décide de reculer encore. Les pilotes mettent lentement pied à terre. Ce qu’ils oublient, c’est de dégainer leurs fusils. Ça me montre que c’est des amateurs. Une bande de petits fermiers, portant des restes d’uniformes. Attention. Là d’où je viens, les petits fermiers c’était l’aristocratie. Et j’ai porté assez de haillons, à mon époque. Tout ce que je dis, c’est que je n’en voudrais pas pour assurer ma sécurité. Pour commencer, ils se gênent, avec leurs motos. Il leur est donc impossible de se dégager en vitesse. Vous saisissez ? Anton tient son fusil de chasse d’une main. Une main légère. Si légère qu’on pourrait croire que son arme va lui tomber des doigts à tout moment. Personne n’est dupe. C’est un fusil cher. Fabriqué par un armurier renommé. Le Loup en a forcément un pareil. Il sait qui prendra la première balle. — À toi, dit Anton. Anton a commencé dans la garde du palais. Il a épousé un sénateur, l’une des femmes les plus riches de Farlight. C’est peut-être une hérétique, et lui un exilé fraîchement libéré de prison ; mais pourtant… Cette jalousie soudaine me surprend. Je n’avais jamais su que j’étais ambitieux. Je découvre que c’est le cas. L’empire est plus grand que je pensais, et plus compliqué que je m’y attendais. Mourir ici, ce serait une belle connerie. — Tezuka, lance le général Luc, restons corrects. Cette fois, c’est le visage d’Anton qui se durcit. Il n’aime pas qu’on le prenne de haut. Il a fallu qu’Aptitude m’explique ce que ça signifie. Avant ça, je pensais que c’était juste de la grossièreté. — Qu’est-ce que vous voulez ? demande-t-il. Je suis content qu’il ne relève pas cette histoire de politesse. Le Loup montre les corps sur la place. — Ce sont des policiers, dit-il. Tuer des policiers est un crime passible de la peine capitale. Même des policiers de village. Qu’est-ce que je veux, à votre avis ? Je veux le messager de Vijay Jaxx. Il sourit : — Ne vous inquiétez pas. Je veux seulement lui poser quelques questions. Anton hoche pensivement la tête. Non, je n’ai pas pardonné au général Luc d’avoir fait de la peine à Aptitude. Et je ne suis pas intéressé qu’Anton respecte la loi, ça complique l’affaire. En plus, j’ai quelques questions à poser au sergent Leona, moi aussi. Et je n’aurai guère de chances de la récupérer une fois qu’elle sera entre les mains du Loup. Du moins, de la récupérer intacte. — Ça va pas être possible. Vous voulez savoir pourquoi ? Il ne répond pas. Ce doit être oui. — C’est une affaire interne aux Faucheurs. Si vous avez un problème avec le messager du colonel Vijay, parlez-en au QG. Le jour où je recevrai un ordre me disant de remettre le messager, là ce sera possible. En attendant… Le Loup me toise. — Vous vous souviendrez de moi, dis-je. Vous allez en rencontrer beaucoup, des anciens sergents de la Légion de deux mètres dix, avec un bras métallique ? Anton se met à rire. Ça déplaît au général Luc. Il lève son pistolet. On entend le bruit de la culasse d’Anton. À mon avis, il s’y prend un peu tard pour me laisser jouer. Le SIG-37 frémit dans ma main, effectue un diagnostic rapide et choisit l’explosif. On est entourés de barreaux d’acier, avec des murs de pierre des deux côtés et des portes devant. Je ne suis pas trop sûr de ce choix. Inquiétude inutile. Le général Luc fixe l’automatique que je tiens. Il ouvre et referme la bouche comme un poisson agonisant. Peut-être parce que je le braque sur ses tripes. Mais il semble trop outré pour que ce soit seulement ça. — Ouais, dit mon arme. Je me trompais pas. Les diodes de l’arme du Loup s’éteignent les unes après les autres. C’est généralement ce qui se passe lorsqu’une arme à semi-IA rencontre un objet à IA intégrale. — C’est illégal, dit le Loup. Le SIG-37 pousse un soupir. Le général a raison, bien sûr. C’est illégal presque partout. En fait, ce n’est pas seulement illégal de posséder une arme à IA intégrale, c’est un crime capital. Je regarde le Loup, qui en prend bonne note. Je vois le calcul sur son visage, il se demande comment il pourra l’utiliser. — Le général Jaxx sait que je l’ai. — Il le sait, là ? — Oui. Et notre glorieux souverain aussi. Le général Luc se tait. Le nom d’Octo V fait cet effet-là à la plupart des gens. — Vous êtes conscient, intervient Anton, que Sven a rencontré l’empereur ? (Il parle au Loup.) À plusieurs reprises ? — Plusieurs… ? Le Loup sait que j’ai rencontré Octo V le jour où le général Jaxx a été fait duc de Farlight. Tout le monde le sait. C’était la première apparition publique de l’empereur depuis un siècle. — N’est-ce pas ? me demande Anton. Tu l’as bien rencontré, plus d’une fois ? — Trois fois. Ou quatre, je sais plus. Le général me lance un regard furieux. Celui du prédateur qui se fait voler sa proie. Je ne suis la proie de personne. Mais ça m’impressionne que le général Luc me considère comme tel. Le Loup est un homme qu’on ne coupe pas. Il n’aime pas qu’on lui dise non. Il range son pistolet comme si je n’étais pas là. — Il va y avoir du changement, dit-il à Anton. Décidez de votre loyauté. — Ma loyauté va à l’empereur, répond fermement Anton. — Dans ce cas, conclut le général Luc, il vous faudra peut-être réfléchir à qui l’empereur est loyal. Chapitre 9 — Sven, dit Anton. Ouais, je sais. Si tu n’arrives pas à le réparer au marteau, c’est un problème électrique. Ça ne l’empêche pas de me le dire. Il me faut une journée pour réparer la moto du sergent Leona. J’enlève son carénage et j’ôte la selle, les fontes et l’étui de fusil. À l’intérieur, il n’y a qu’une unité à fusion, couplée à un gyro bas de gamme qui maintient l’engin en équilibre dans la plupart des cas, à moins d’un tir direct. En tee-shirt et treillis, le sergent passe la sableuse sur le carénage. C’est sur mes instructions. La sueur coule sous ses bras, dégouline dans son dos et colle le coton à ses seins et à son ventre. — Elle a les tétons qui pointent comme des balles, murmure Anton. C’est moi qui suis censé dire des trucs pareils. Debro pense que Leona doit se reposer. Moi, je pense que les plaques du carénage doivent pouvoir jouer correctement. C’était le cas il y a des années. Leona enlève cinq couches de peinture. Pendant ce temps, je mets l’unité à fusion de côté. Elle est vieille. Mais la protection en céramique reste bonne et la barre de combustible durera plus longtemps que toutes nos vies réunies. Une fois l’unité remontée, j’équilibre la roue et je vais faire un tour en Icefeld. La moto freine pas mal, vire au doigt et à l’œil ; je fais un dérapage avec sans perdre le contrôle. Remonter dessus, c’est plus dur. Mais c’est parce que l’engin n’est pas vraiment construit pour quelqu’un de ma taille. La moto suivante, ça va plus vite. Le sergent Leona ponce le carénage tandis que je répare l’unité, équilibre la roue et ajuste les freins. Saisi d’un doute, je cherche des mouchards et j’en trouve deux. Ma première impulsion est de les écraser. Mais non. Je les pose sur une étagère. Si quelqu’un vérifie, il croira que la moto est au garage, j’espère, au moins pendant quelques jours. Lorsque je coupe les insignes, les fourragères et les rubans de médailles de mon uniforme, Debro comprend enfin que je n’ai pas fait tout ça pour m’amuser. — Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-elle. — Je vais à Farlight. — Tu serais un idiot d’essayer. — Debro… — Un idiot complet. — Non, pas complet, intervient le SIG. Il en manque des bouts. On peut toujours compter sur lui pour arranger les choses. — Vijay doit savoir, pour le général Luc. — Envoie un message, alors. Ce sera plus simple. Plus rapide, sans doute. Et… plus sûr, j’imagine. Anton me rejoint. Je suis en train d’ajuster deux câbles faisant office de freins électriques sur l’Icefeld. Un système assez simple. À voir la tête d’Anton, c’est Debro qui l’envoie. — Ce n’est pas trop la peine d’essayer de te dissuader de partir ? — Non. — C’est ce que je pensais. Cinq minutes plus tard, il revient avec l’autre moto de police que nous avions descendue. Il sort des clés plates de sa poche, et je sais que ça ne va pas plaire à Debro. Il s’accroupit et relie un fil aux barres, ajustant le levier des freins. Puis il suit une fibre optique connectée à un interrupteur à l’intérieur du carénage. — Intéressant, fait-il. Il ne dit rien pendant quelques minutes, il est occupé à démonter le carénage. Ensuite, il tire sa fibre optique à l’arrière de la roue et ôte aussi le pare-chocs. Des supports de mitrailleuse. Une à l’arrière, une à l’avant. Toutes deux activées par fibre optique. Ces motos ont été conçues pour embarquer des arroseurs. Des armes à canons courts, chargeables en quelques secondes mais à tir assez rapide pour effrayer tout ce qui bouge. — Enlevez votre pare-chocs, dit Anton à Leona. Elle m’interroge du regard. Je confirme. Le sergent se met au travail. Anton revient avec une poignée de pistolets à impulsion, encore de la fibre optique et assez de chargeurs pour commencer une petite guerre. Il enlève un canon de son fût, qu’il sépare de la poignée, enlève le pontet, arrache un obturateur et fixe la fibre. Il actionne le bouton sur le guidon de l’Icefeld. Un cliquetis retentit. Tir lié à l’allumage, pas de percussion : pas d’amorce. On réduit le poids, là. Souriant, Anton insère un chargeur. — Vaut mieux l’essayer seul, dit-il. Il appuie sur le bouton et la moitié de la porte disparaît dans une explosion. Debro arrive en courant. Il y a un trou dans le mur de la taille du poing. — J’aide Sven, c’est tout, dit Anton. Ils échangent un regard. Indéchiffrable. Puis Debro disparaît. Quelques minutes plus tard, Aptitude revient avec une assiette de poivrons frits et trois bières. Anton en prend une, moi aussi, mais Leona fait signe que non. — Ne la gâchez pas, lui dis-je. Le sergent Leona a l’air inquiet. Le règlement interdit aux sous-offs de boire avec les officiers. Le règlement interdit aussi de désobéir aux ordres. En plus, Aptitude observe la scène d’un air bizarre. Elle veut savoir comment je vais gérer ça. — C’est bon, dis-je. On est hors service. Leona boit sa bière. Anton dénude un autre pistolet et installe sa culasse, son canon et son chargeur. Je reconnais son air décidé. La plupart du temps, je ressens la même chose. Mais moins souvent depuis Hekati, tout de même. À cette pensée, je reste là, la bière à mi-chemin de mes lèvres. — Ça va ? demande Aptitude. — Je réfléchis, c’est tout. Mon SIG ricane. Je le coupe. — Si tu veux parler…, propose aussitôt Aptitude. J’ai dû dire « non » trop vite : elle me dit qu’on a besoin d’elle aux cuisines et part en claquant la porte de l’escalier. Je n’ai pas pu m’empêcher de venir ici, et je ne peux pas m’empêcher de retourner à Farlight. J’ai une chance de mourir là-bas. Une très forte chance. Mais il vaut mieux faire face à la mort que de rester assis à l’attendre. — Je vais faire un tour, dis-je à Anton. Je récupère ma bière et découvre qu’elle est déjà vide. Bon, c’est de petites bouteilles. Il fait plus frais dehors que dans le garage. Enfin, à condition de rester à l’ombre. Je suis une piste qui sort du village, en bordure des collines que l’on voit depuis la résidence de Debro, et je m’en vais vers la rase campagne. Il fait une chaleur de four, le goudron de la route colle à mes bottes. Il n’y a personne pour me voir ôter ma chemise. Mon moignon est à vif, à l’endroit où j’ajuste mon bras de combat. J’enlève donc la prothèse pour aérer la chair. Le tissu cicatriciel ressemble à une carapace de tortue, avec une blessure ouverte : l’usure du métal. C’était bien pire avant que je rencontre le colonel Madeleine. Elle n’a pas seulement recousu le moignon, elle a tellement aimé le résultat qu’elle a gravé ses initiales sur son œuvre. Elle m’a aussi fabriqué un autre bras. Malheureusement, j’ai perdu celui-là sur Hekati. J’ai donc celui-ci. Vieux et grossier, avec un tas de plaques et de câbles en vrac. Une prise dans le coude pour mettre une pointe. Un série de fentes pour lames en céramique à l’avant-bras. Je ne les porte pas devant Debro. Soudain, un bruit dans mon dos me le fait regretter. J’aurais dû remettre mon bras, là où il doit être. — Sven… C’est Aptitude, une bouteille pleine à la main. — Je me suis dit… Sa voix se brise en voyant l’état de mon épaule, même si celle-ci commence déjà à guérir. Comme mon ancien lieutenant le disait, il faut guérir vite ou piger vite. Comme je ne pigeais pas vite, c’était pas plus mal que je guérisse vite. Aptitude aperçoit la cicatrice que j’ai au côté et fait le tour de ma personne. J’ai l’impression d’être un arbre. Je reste immobile. — Merde, dit-elle. (Elle rougit.) C’était le ferox. — Non. Des gens. — Tu as été torturé ? — Fouetté. Dans la Légion. On en meurt, en général. Aptitude assimile l’information. Elle me tend la bière et va s’asseoir sur un rocher, contemplant l’horizon. Il me faut un moment pour comprendre : je suis torse nu. Je ne comprends rien, elle vient de m’examiner le dos. Mais bon, je ne suis pas une gamine de seize ans, d’un haut clan par-dessus le marché. Je remets mon bras et le visse. Le piston siffle, les câbles s’incurvent, mes doigts reviennent à la vie. Ce bras de combat est une œuvre d’art… conçue pour un autre que moi. — Notre IA médicale… — Aptitude. Elle s’arrête. — C’est comme ça parce que je le veux. Il faut se rappeler certaines leçons. Je suis sûr qu’on a déjà eu cette conversation. Je ne sais pas pourquoi on y retourne. — Mais tu t’en souviens, quand même. — Sans les cicatrices, j’oublierais. Nous savons tous les deux que nous ne sommes pas là pour parler de mes cicatrices. Et je suis bien sûr qu’Aptitude n’a pas quitté Wildeside et sa climatisation juste pour m’apporter une bière. — Allez, Aptitude. Crache le morceau. Elle rougit. Regarde longuement l’horizon. La fumée de la faille d’un côté, et, de l’autre, les collines qui délimitent les terres du Loup. Pas grand-chose qu’elle aurait envie de voir. C’est surtout pour ne pas me regarder, en fait. Mais je n’ai pas besoin de voir son visage pour savoir qu’elle n’en peut plus. Il n’y a qu’à regarder ses poings serrés. — Sven… — Je tiens mes promesses. Elle pousse un rire sans joie : — Tu crois que je ne le sais pas ? Si quelqu’un peut protéger Vijay du général Luc… — Qu’est-ce que tu veux, alors ? — Je veux venir aussi. — Impossible. Elle ouvre la bouche pour protester mais je la fige d’un regard. On dirait qu’elle va pleurer. Ça ne lui arrive jamais. Enfin, presque. — Tu prends Leona, dit-elle. — Et alors ? — C’est une femme. — Non. C’est un sergent de la milice de Farlight. Une spécialiste bien formée et aguerrie, avec deux périodes de service derrière elle. Cela n’a rien à voir avec son sexe. Bien sûr, je sais qu’Aptitude ne va pas me croire. — J’ai peur, dit-elle. — C’est normal… Une fille aussi bien élevée qu’elle. Comment ne pas l’être ? Aptitude secoue la tête avec véhémence : — Tu ne comprends pas. Je vais vous faire tuer, tous les deux. — Leona et moi ? — Non ! Toi et Vijay. Les deux hommes que je… Aptitude a la sagesse de ne pas finir sa phrase. — Sven, dit-elle, je vaux déjà des ennuis à Vijay. Et maintenant… Elle gémit : je l’ai saisie aux épaules sans même m’en rendre compte. Je m’écarte, je me force à m’écarter. La traiter de petite conne ? Non. Donc, il faut que je m’excuse. — Tu restes à Wildeside. Elle n’est toujours pas d’accord. Je lui donne donc mes raisons. — Si le Loup te capture, Vijay est mort. Tu crois qu’il ne se livrerait pas ? Ses larmes jaillissent. Je n’y prête pas attention. Je détourne les yeux vers l’horizon. Je sais mieux qu’elle ce qui s’y trouve. — Ton papa t’a parlé des furies ? Nous, nous avons besoin de sexe et de nourriture. Certains d’entre nous ont besoin de combat… Elle me regarde bizarrement. Je n’aurais peut-être pas dû parler de sexe. — Les furies ont besoin de tuer. Tous leurs instincts sont regroupés en une seule pulsion. — Elles sont humaines ? Peut-être avant, me dis-je. La définition des humains est large, de nos jours. Assez large pour recouvrir Anton, Debro et moi. Mais je ne suis pas sûr qu’on puisse aller jusqu’aux furies. — Non. Il vaut mieux qu’Aptitude les considère comme des machines. Je défais mon ceinturon et le passe à sa taille. — Ouvre l’étui. Ses doigts se prennent dans la fermeture. — Recommence. Plus doucement, cette fois. Le deuxième essai est meilleur. Le troisième encore mieux. Elle guérit lentement mais apprend vite. Ça marche pour certains. — Donne-moi le flingue. Le terme correct est « arme de poing ». Non. En fait, le terme correct est SIG-37, avec IA Colt, puce mémoire améliorée et capacité de fusil à impulsion. Prévision de bataille, projection dans l’avenir, probabilités de combat et certitude à une minute. Dans les territoires de l’U/Libre, le SIG aurait le droit de vote. Certitude à une minute signifie que le SIG peut vous dire avec une précision de quatre-vingt-dix-neuf virgule deux pour cent ce qui va se passer dans les soixante secondes (situations de combat seulement). Un avantage utile. Même si ça pompe la batterie à mort. Je préfère carrément le mode fortes probabilités à cinq minutes. Comme ça, je garde de l’énergie. Les autres trucs, c’est la tactique, la visée et l’identification à trois niveaux. Si votre ennemi avance masqué, le SIG vous dira qui celui-ci est vraiment. Et si cette deuxième identité est un mensonge, l’arme ira creuser un niveau en dessous. Je n’ennuie pas Aptitude avec tout ça. — Garde-le allumé. Et à portée de main. Et fais ce qu’il te dit, sauf si tu as de bonnes raisons de penser qu’il se trompe. Et même dans ce cas, vérifie que ce n’est pas l’inverse. — Tu crois que les furies vont attaquer ? — Tu as de la nourriture, et de la puissance. Elles sentent ces choses-là. En plus, les furies ne sont pas ton seul problème. Elle me regarde. — Tu as entendu la foule. « Tuez l’hérétique. » — Ils parlaient du sergent Leona. Aptitude a raison. Mais il ne faudra pas longtemps avant que les villageois reportent leur haine sur Debro. Celle-ci a viré plusieurs familles de la résidence lorsqu’elle l’a récupérée. Je sais que l’endroit est à elle. Mais ils risquent de ne pas penser la même chose. Chapitre 10 Réveillé, le SIG remarque qu’Aptitude porte son étui, et lâche une bordée d’insultes sur ma personnalité, sur mes origines et sur mes habitudes sexuelles sordides. La plupart sont vraies. Heureusement, il jure en langage machine. Qu’Aptitude ne comprend pas. — Boucle-la. Le SIG n’obéit pas. Je m’approche d’un promontoire et lui propose d’aller voir le sol de la vallée de plus près. — Tu n’oserais pas. — Tu veux voir ? Nous gaspillons une bonne minute à discuter de ce qui est le pire : être mon arme, ou rouiller au pied d’une colline sous de la merde de chèvre. Le SIG prétend que la rouille et la merde, ça ne peut être que mieux. Puis on revient aux choses sérieuses. — C’est bon, dis-je. Tu as vu le vaisseau. Combien de furies il y avait dedans, au départ ? Le SIG ne répond pas. En même temps, il écoute. — C’était le vaisseau de maman, dit Aptitude. Avec les insignes peints dessus. — Bien, dis-je. Combien de furies ? — Des tas, répond le SIG. Vraiment des tas. Tu peux deviner aussi bien que moi. Cette fois-ci, je le tiens au-dessus du ravin, avec seulement deux doigts. Des diodes clignotent sur le côté. — Trente-huit, avoue-t-il enfin. — Tu es sûr ? — Bien sûr que non. J’ai juste pris un chiffre au hasard, bordel ! (Il s’arrête.) Oui, dit-il. Quatre-vingt-treize degrés. Forte probabilité. Le SIG vient juste de comprendre pourquoi Aptitude porte son étui à la hanche. Ça ne veut pas dire que ça lui plaît. Mais il commence à comprendre. Il y a encore une dizaine de furies dans le coin. Une seule peut abattre vingt miliciens dans une attaque concertée. Avec ce genre de chiffre, ça veut dire… Le SIG m’a précédé : — C’est vraiment la merde. Le soleil est bas, l’horizon commence à s’assombrir. C’est le crépuscule dans une heure. À ce moment-là, je devrai partir à Farlight. Deux jours de voyage, au moins. Trois, peut-être. Et je veux avoir quelques petites explications, d’abord. À commencer par le SIG. Seulement, il ne veut pas discuter. Il se montre tellement raisonnable que j’en deviens soupçonneux. Et puis je me rappelle que je l’ai pris à la garde du corps d’Aptitude. Il a peut-être la loyauté envers les Tezuka Wildeside inscrite dans son code. — Tu le feras ? — Ouais, dit-il. Pour elle. Je pose l’arme dans la main d’Aptitude et lui referme les doigts sur la crosse avant que le SIG ait le temps de changer d’avis. — Aïe… Le SIG enregistre déjà le génotype d’Aptitude. Il analyse l’ADN de celle-ci, suffisamment pour graver son identité. — Humain/Post-humain, conclut-il. Haut clan 3, conçu pour le commerce. Intéressant mélange… — Il est à toi jusqu’à ce que je le reprenne, dis-je à Aptitude. Elle sait ce que ça me coûte de me séparer du SIG-37. Mais je ne vais pas le montrer. — La batterie doit rester chargée. Quand tu dors, mets-le sous ton oreiller. Et si tu le sens frissonner, mets-toi à l’abri. — Et toi ? — Moi, ça ira. — Sven, dit le SIG. Ne dis pas que tu vas dépendre de ce… Il parle de mon sabre, et pas en bien. Celui que m’a envoyé le colonel Vijay, j’imagine. — Et pourquoi pas ? — Parce qu’il est laid, démodé et malcommode. Oui, on parle bien du sabre. — Si tu es vraiment obligé, je peux toujours… (le SIG réfléchit à sa proposition) l’améliorer un peu ? Bon, il sera toujours laid à crever, mais tu risqueras moins de te faire tuer. — Fais vite. Je ne voudrais pas qu’il me croie reconnaissant. — Sors-le, ordonne le SIG. Je détache le sabre et allume la lame. Il ne se passe pas grand-chose pendant une seconde, puis je remarque que le fil se rétrécit. La lame s’affine aussi au milieu. Il me semble voir une lueur noir argenté. C’est bien ça. — J’ai presque fini, dit le SIG. La poignée émet un bourdonnement et son équilibre change. Le sabre pèse deux fois son poids d’origine maintenant. Il pivote plus lentement. En fait, on dirait l’un de ces tas de ferraille que je portais dans la Légion. Impossible, bien sûr. Jamais monté sur un cheval de ma vie. Ni appartenu à un régiment de cavalerie. Mais je porte ce sabre à la parade depuis l’âge de douze ans, et c’est exactement cette sensation. — Je stabilise son gyro, explique le SIG. Il est défaillant depuis des années. J’agite le sabre d’un côté puis de l’autre. Je sens la lame équilibrer le poids de la poignée. C’est impossible, bien sûr. Chapitre 11 Je vais à l’avant et dis à Anton de passer derrière. Leona sera au milieu. Après les au revoir à Aptitude et Debro, plus rien ne nous empêchera de quitter le village. Aptitude m’enlace la taille. Je me dégage, elle a l’air bouleversée. — Occupe-toi bien du SIG. — Entendu. Elle a décidé que je ne voulais pas montrer mes émotions. Des émotions ? Elle est serrée contre moi, et ça réveille tous mes réflexes. Debro pose simplement sa tête sur ma poitrine et pleure. Je ne sais pas à quel point Anton et elle se sont disputés. Salement, sans doute. Il était censé m’aider, pas se monter une moto. Il s’installe sur son Icefeld et la démarre. Elle le regarde à peine. En franchissant les limites de Wildeside, il rompt sa conditionnelle. Le châtiment, c’est la mort. Pas une surprise. Ça ne veut pas dire que Debro approuve le risque qu’il prend. Le gyro démarre, le tableau de bord s’allume et les phares aussi. Le sergent Leona les a masqués. Ils n’éclairent qu’une étroite bande de terre, juste devant nous. Les routes d’ici à Farlight sont trop mauvaises pour qu’on se passe complètement d’éclairage. Aptitude ne veut pas que son père parte. Mais elle veut sauver le colonel Vijay. Elle pense que le sergent Leona, son père et moi avons une meilleure chance d’y arriver ensemble. Bien sûr, Vijay aurait plus de chances de revenir vivant si j’y allais seul. Mais je ne le dis pas. C’était évident qu’Anton voulait se joindre à nous, dès l’instant où il a commencé à enlever les carénages, à remplacer les optiques et à bricoler les pistolets de son armurerie. Je sentais presque sa soif d’aventure. — Écoute-moi, dis-je à Debro. Tout ira bien pour lui. Elle me jette un regard furieux, puis décide que ce n’est pas ma faute. — C’est égoïste de sa part. Debro veut vraiment que les gens ne soient pas égoïstes. — Il protège l’homme que ta fille veut épouser. — Apt’a dit ça ? demande Debro, abasourdie. — Elle le doit ? Debro ignore ma question : — Eh bien, il devrait protéger… On arrive au cœur du problème. De sa colère. — Fais confiance au SIG. Garde Aptitude à portée de main. Et ne laisse pas entrer des inconnus dans la résidence. On reviendra d’ici à une semaine. Elle me regarde comme si je cachais quelque chose. Je l’embrasse donc sur les deux joues, comme on m’a appris. J’allume ma moto. Le gyro tangue puis se stabilise. — Allez-vous-en, dit-elle. Tous. Anton devra se contenter de cet adieu. Ils ont une étrange relation, ces deux-là. Ils vivent dans la même maison. Dorment dans le même lit. Partagent la prison, et l’exil. Mais ils sont divorcés parce qu’ils ne supportent pas d’être mariés. Aptitude a essayé de me l’expliquer. Je lui ai dit que cela ne nous concernait pas. Des gens nous regardent partir, la plupart derrière des volets de bois. Une bouteille est lancée d’une fenêtre à l’étage. Elle rate ma moto d’un cheveu et se fracasse au pied d’une porte d’entrée. Je suis tenté d’enfoncer la porte du responsable et de lui faire connaître mes impressions. Mais Debro me regarde et j’essaie d’être sage. Je me contente donc de mémoriser l’endroit. Je traiterai le problème à mon retour. La route se déroule devant nous. Un ruban d’asphalte défoncé. Il traverse un désert où vacillent des échardes de lumière. Au-dessus de nous, la lune se reflète sur les rochers brisés, rasant la surface des lacs desséchés au glacis de sel. Je me rappelle vaguement ce paysage sous l’hélico qui m’avait largué à Wildeside. Mais là, il est impressionnant. Beaucoup plus rude qu’il en avait l’air vu d’en haut. Bien sûr, il offre aussi une couverture parfaite à quiconque équipé d’une vision nocturne et d’un fusil correct. Mais la poignée du sabre reste silencieuse – et je fais confiance au SIG lorsqu’il me dit que la lame me préviendrait du danger. Une heure devient deux, deux deviennent trois. La route continue, toujours aussi droite, et je sens que je me déconcentre. Physiquement, je suis encore bon pour une heure, peut-être deux ou trois. Mais mon attention se relâche. Je sais qu’il faut s’arrêter lorsqu’Anton descend de sa moto et s’écroule. Ses jambes l’ont trahi. — Des crampes, dit-il. On avait compris. Je coupe le gyro et j’attends que Leona fasse pareil. — Tout va bien, mon lieutenant ? — Oui… Je scrute l’obscurité. D’après la position de la lune, il est presque minuit. Ça veut dire que nous roulons depuis plus longtemps que je pensais. Le pneu de la moto est brûlant et presque collant, malgré le vent nocturne qui vient nous fouetter depuis les lacs de sel. — Sven, dit Anton. Je me tourne vers lui. — Qu’est-ce qu’il y a dans le coin, à ton avis ? Des furies, des trafiquants, Horse Hito… Au choix. J’aperçois un étui sous la veste ouverte d’Anton. Il se laisse pousser les cheveux, après sa tonte au Paradis. Son visage semble plus plein, et il arbore l’une de ces petites barbes que les hauts clans affectionnent. Mais Anton n’est pas seulement le mari d’une femme riche. Ça se voit à la manière dont il se tient en scrutant la nuit. C’est une position de combat. Il l’a adoptée sans même s’en rendre compte. Le sergent Leona la remarque, elle. Elle pensait que c’était juste un seigneur marchand, un de plus. La voilà qui se demande ce que fait un ex-soldat marié à un sénateur. Ce n’est pas à moi qu’il faut demander. De toute façon, elle ne le fera pas. — Alors ? demande Anton. Je ne suis pas sûr d’aimer son ton. C’est la moitié du problème. On se demande où on en est, tous les deux. — Horse Hito ? Une demi-douzaine de furies ? Je hausse les épaules. Le SIG me manque déjà. — J’ai juste l’impression de… — De quoi ? — D’être espionné. Anton fait un geste. Le sergent Leona recule – après m’avoir interrogé du regard. — Tu sais, dit lentement Anton, si tu veux… (Il choisit ses mots avec soin. Il ne sait pas trop où en venir.) Enfin… — On devrait repartir. — Tu es sûr ? — Qu’on doit repartir ? — Non, dit Anton, agacé. Qu’on doit aider Vijay. Il vient à côté de moi et scrute l’horizon invisible. Pour ce que j’en sais, on nous observe depuis le satellite, trois petits points de chaleur sur une route froide, et tout ce qu’on dit est enregistré et retenu contre nous. Rien ne m’étonnerait. — Dis-le, Anton. — Si tu ne faisais rien et que Vijay mourait… (Anton évite mon regard.) son père serait trop occupé à traquer le général Luc pour se soucier de toi. En fait, il aurait probablement besoin de ton aide. — Ça n’arrivera pas. — Et puis, il y a Aptitude. Je sais que tu… — Anton. Ça suffit. Le colonel Vijay Jaxx était avec nous quand Hekati est morte. Recroquevillé dans un tout petit remorqueur minier pourri attaché à un astéroïde. Ce n’était pas sa place. D’accord, ce n’était pas la nôtre non plus. Mais Vijay, vraiment pas. Le gamin avait peur, mais il a tenu bon. On va au combat avec quelqu’un, et ça crée des liens. On n’est pas obligé d’apprécier la personne ni de vouloir passer du temps avec. Mais on ira boire ensemble, et on se serrera les coudes dans une bagarre de bar. On se sauvera la vie, si on en arrive là. On en est arrivé là. Anton doit le savoir. Je suis un solitaire, d’aussi loin que je me souvienne. C’est la seule chose qui me convienne. Mais je prends mes dettes au sérieux, et le colonel Vijay Jaxx était mon officier commandant. Nul à chier, d’accord. — C’est un Aux’. Anton me regarde bouche bée : — C’est un colonel des Faucheurs, nom de Dieu. C’est le fils du général. Il sacrifierait ton groupe entier sans même y penser. — Peut-être. Mais c’est un Aux’. Anton soupire. Chapitre 12 Une demi-heure plus tard, nous traversons une petite ville. Nous roulons au pas, sous le regard des volets fermés. Une vague lueur filtre derrière une porte. C’est tout. La grand-rue est déserte. Pas même un chien, un chat ou un rat. Nous utilisons des communications chiffrées à trois canaux. N’importe qui peut écouter. En théorie, il ne comprendra pas un mot. Mais bon, c’est un code de la milice qu’on utilise. Un gamin pourrait sans doute le casser en deux minutes. Anton dit qu’il n’a jamais vu un village sans animaux. — Dévorés, dis-je. Il a l’air réellement choqué. — C’est la sécheresse, monsieur, lui dit Leona. L’aide d’urgence n’arrive jamais aussi loin. Les émeutes de l’an dernier ont été les pires dont on se souvienne. Des émeutes sur Farlight ? Première fois que j’en entends parler. — Nous avions des réserves à Wildeside, dit Anton. Presque tout a été volé pendant que nous étions en prison. Il en reste assez pour nous nourrir pendant six mois. Après ça… Il hausse les épaules. Anton a vingt ans d’exil devant lui. Après ça, il sera libre de retourner à la capitale. Ça laisse dix-neuf ans à expédier de la nourriture vers le nord. Et, bien sûr, il a déjà violé sa conditionnelle rien qu’en quittant le périmètre de Wildeside. Si Anton est découvert, Octo V ne se satisfera pas d’une simple exécution. Notre glorieux souverain doublera certainement l’exil de Debro – s’il ne la renvoie pas tout bonnement au Paradis, ou décide de les exécuter, elle et sa fille. C’est facile de voir pourquoi Debro est tellement en rogne. — Anton, dis-je. À propos de ce cargo… La seconde d’après, il est à mes côtés, visière relevée. Pas le genre de conversation qu’il veut tenir avec le code de la milice. — Ce n’est pas le nôtre. Pas celui de Debro, je veux dire. — Il y avait Wildeside sur le côté… Au pochoir. Pas de boîte noire, pas de balise de reconnaissance. Et tout l’équipage en uniforme, mais avec les insignes découpés. J’aimerais demander à Carl, le pilote que j’ai extrait de l’épave. Mais il est à Wildeside, la moitié du crâne encore enfoncée. — C’est un piège pour Debro, affirme Anton. — C’est une possibilité. Il y en a d’autres. — Lesquelles ? — Vous avez perdu des vaisseaux récemment ? Il détourne le regard et fixe la route. Le village est derrière nous, la lune un peu plus haut dans le ciel. Anton est censé rouler à l’arrière, mais le sergent Leona prend cette position dès qu’elle le voit l’abandonner. Un homme de valeur, cette Leona. — Alors ? — Trois, reconnaît Anton. Dans une tempête de météorites. — Tous ensemble ? — Non. Le premier, puis deux autres, à quatre mois d’écart. — Combien vous en avez perdu, ces dix dernières années ? — Trois, répète Anton. Et, oui, c’étaient ces trois-là… Il semble hésiter. Mais je connais Anton. Il y a déjà réfléchi. S’il a rejeté la conclusion évidente, je veux savoir pourquoi. — On a récupéré des pièces, reprend-il. Plus quatre-vingt-cinq pour cent de la cargaison encore intacte. — Vous avez récupéré l’épave ? Plus l’essentiel de la vente de la cargaison ? — L’assurance de Debro a payé la différence. — Bien joué. Anton détourne les yeux. — Les pièces, et une partie de la cargaison. J’ai connu des tricheurs comme ça à Karbonne. Du bonneteau, des joueurs de dés. Ils vous paient des coups dans un bar minable. Ils vous laissent examiner leurs cartes, et gagner à tous les coups. Ils vous paient même des bières pour vous montrer que c’est sans rancune. Ils vous présentent leurs putes préférées, avec un décolleté tellement profond que vous ne remarquez jamais leurs yeux durs. Le lendemain matin, vous vous réveillez sans leur argent, sans le vôtre, et sans tout ce que vous avez de valeur. Si vous vous réveillez. La seconde fois qu’un type a voulu me faire ce coup, je lui ai cassé le bras. Il n’y en a pas eu de troisième. Ça aide les gens de savoir où ils en sont. — Tu crois que c’est un coup monté ? demande Anton. — Ouais. Et un bon. Le village où nous arrivons deux heures plus tard était autre chose, avant. Un dépôt de marchandises ? Les bureaux d’une ancienne mine ? Pourquoi est-ce qu’il serait à flanc de colline sinon, à des kilomètres de l’eau et sans aucune défense ? Même par ici, les gens ne sont pas bêtes à ce point. La lune a disparu derrière un nuage. Nos phares sont presque inutiles. Je les coupe et je baisse mon viseur, mais c’est tout flou. Notre vision nocturne est du niveau technologique de la milice. En supposant qu’on soit encore en vie pour pouvoir l’utiliser, d’ici la tombée de la nuit. De vieux bâtiments. En ruine pour la plupart. Un camion sans roues. Une baignoire retournée, grêlée d’impacts. Une Icefeld, trois générations plus vieille que la mienne, des plantes rasoir emmêlées dans sa roue pourrie. Un panneau de taverne que le vent, l’âge et le vandalisme ont réduit à l’état de planche. — Ah putain, lâche Anton, quel trou. Le sergent Leona acquiesce. Anton baisse sa béquille d’un coup de pied, coupe le contact et met l’antivol. C’est un condensateur qui envoie une décharge de faible ampérage et de voltage élevé à quiconque serait assez crétin pour démarrer en trafiquant les fils. — Allez, dis-je, on va dormir. C’est comme ça qu’on voyage. On roule de nuit, on dort de jour. Une lumière sous une porte annonce le seul bar du bled. — Fermé, dit une voix avant qu’on ait le temps de frapper. Derrière une grille cassée, je vois une lentille reliée à un haut-parleur au-dessus de la porte. Quelqu’un y a percé un trou puis l’a arrachée. Pas nécessaire, on a compris. Ça craint ici. Anton frappe quand même. Pas de réponse. Il donne un coup de pied. Le sergent me regarde. Elle sait qu’il va y avoir des problèmes. Elle veut savoir ce qu’elle est censée faire. — Mon lieutenant ? — Suivez mes instructions. Elle sourit. Je l’aime bien. — Il est fermé, déclare une voix. Pas « On est fermés » ou « Je suis fermé ». « Il est fermé ». Ce n’est donc pas lui le proprio. Il ne travaille même pas ici. Il aime juste jouer les mêle-tout. — Reculez. C’est une porte minable, avec des gonds de piètre qualité. Je la démonte d’un coup de pied, et maintenant c’est une porte fracassée, avec des gonds de piètre qualité. Le système de détection intégré à l’encadrement doit être naze. Ou alors, il a l’intelligence de se taire. Il ne fait pas un « bip » quand j’entre lourdement dans la pièce, arme à la main. Le type derrière la porte a valdingué avec. Je marche dessus et j’entends un craquement. Des côtes, il me semble. — On veut pas d’histoires, dit un type à face de furet, en train de servir des bières. Je le rassure : — On n’en fait pas. Leona sourit : — Non, on les termine. Vraiment une fille comme je les aime. Chapitre 13 La taverne n’est pas mal, d’ailleurs. Le juke-box crache sa musique. L’air empeste la fumée de cigare, la bière, les types pas lavés et le mauvais cognac. L’espace d’une seconde, je me crois presque chez moi. La fumée se colle au plafond jauni comme un nuage bas. Une dizaine de types au comptoir s’assurent qu’on n’est pas des flics, des shérifs ou les maris de femmes qu’ils ont baisées. La plupart se détendent. Les autres, je les enregistre. L’un d’eux démonte son Colt. Le canon flotte dans une flaque de bière. L’arme n’a qu’une semi-IA, mais elle est assez futée pour se plaindre. Un type sort péniblement de sous la porte, jurant encore. Il vacille un peu, la main au côté. La douleur peut-être, mais ça m’a plutôt l’air à cause de l’alcool. Il s’élance vers moi mais la botte de Leona apparaît devant lui. Par malchance sans doute, elle lui écrase le doigt qui tient la détente. Une dizaine de types nous regardent fixement. La plupart d’entre eux ont des yeux qui ont vu la guerre. Les autres ont des lunettes miroir. Où se sont reflétés des villages en flammes, de petits garçons fusillés, des femmes qui s’offraient et dont on prenait quand même les filles. Il est deux heures avant l’aube. Je me demande ce qu’ils font debout aussi tôt. Mis à part jouer aux cartes, naturellement. Un type me tourne le dos. Il a un empereur, deux généraux et un sniper. Son adversaire, la figure couturée, a déjà perdu – sauf s’il a prévu de tricher. Un tas de pièces se dresse entre eux. Un gros tas. Surtout de l’argent, quelques bronzes. Un Octo d’or scintille sous la lampe. Certaines grosses pièces ont l’air hors monde. L’une est une tête de métal. Je reconnais la face de Méduse de Gareisis, avec ses cent tresses et ses yeux protubérants dans la pénombre. Il ne reste que ces deux-là en jeu. L’homme qui me tourne le dos va rafler une belle mise. Je me demande s’il va voir l’aube, d’ailleurs. Ou si l’un de ses collègues le retrouvera la bite à l’air, la gorge tranchée et les poches vides. Et la putain du village disparue. Bien sûr, on la retrouvera dans un fossé, la gorge tranchée elle aussi, quelques jours plus tard. Lorsque Tronchede-cicatrice aura quitté la zone. Une vieille histoire. Je l’ai déjà vue. Nous tous, d’ailleurs. — À manger, j’exige. Derrière le bar, le type à face de furet fait signe que « non ». Il n’apprend pas vite. — Et une chambre. Trois lits. Il commence à me dire qu’il est plein, que les cuisines sont fermées et qu’aucune des chambres n’a trois lits de toute façon, même si elles n’étaient pas toutes prises. Il finit par se taire en voyant que je n’écoute pas. Le type avec les cicatrices se lève de la table. — C’est une soirée privée. Il perd, c’est évident. Forcément, vu la vitesse à laquelle il balance son jeu, projetant quatre cartes sur la pioche. Du coup, impossible de compter ce tour. Il a la même veste que moi. Doublure treillissée à ourlets, avec un fin blindage sur le cœur et une ceinture à la hauteur des reins. Un pistolet à impulsion sort de sa ceinture, cloutée de turquoises avec une grosse boucle qui proclame Dieu reconnaîtra les siens. Une devise de mercenaire. Mais son aspect évoque le soldat régulier. D’ailleurs, son arme n’est pas assez décorée pour un mercenaire. Avec leurs crosses de perle et leurs viseurs en rubis, on les repère à un kilomètre, en général. Même par mauvais temps. — Vous m’avez entendu ? Il s’adresse à Leona. La cible la plus impressionnable, qu’il pense. — Pardon, répond-elle. Vous disiez quelque chose ? Quelqu’un rit au bar. Le type jette un regard mauvais à Leona. — Cet endroit est fermé. — Plus maintenant. — Vous ne m’avez pas entendu, sans doute. Il ouvre son étui. — Oh, répond Leona, on vous a très bien entendu. C’est juste qu’on s’en branle. D’un geste ostentatoire, il pose la main sur son revolver. — Une dernière fois, dit-il. La porte est derrière vous. — Non, dit Leona en lui montrant le panneau dégondé. Elle est par terre. Pour la seconde fois, on entend un rire. Le type serre les mâchoires. Je comprends que sa position au sein du groupe n’est pas assurée. Un caporal, un sergent fraîchement promu ? Peut-être pas si aguerri que ça, malgré sa cicatrice. Difficile d’évaluer son âge, avec l’éclairage faiblard et la fumée de cigare. — On prend une chambre, lui dis-je. Dis à tes hommes de plier bagages. — Vous ne… En un pas, il est à ma portée. Le plat de ma main entre en contact avec son menton. Je lui claque la mâchoire juste assez fort pour lui fracturer l’os. Je prends mon élan pour lui mettre un coup de coude dans la gorge, mais Anton s’interpose. — Sven… Bon, d’accord. À la place, je lui expédie un coup de genou. J’enjambe le type et je sors Anton vivement. Il a l’air furieux, mais aussi apeuré. Je me force à ouvrir le poing : — À quoi ça sert qu’on soit déguisés si tu dois brailler mon nom partout, bordel ? — Tu allais le tuer, dit Anton. — Et alors ? Anton me jette un regard. — Il aurait pu survivre, dis-je. Quelqu’un ricane dans l’obscurité. Une flamme jaillit. Un homme chauve approche une allumette de son cigarillo. La fumée s’échappe lentement de ses lèvres. Appuyé au mur, il contemple le ciel. Le col de son manteau de cuir est relevé contre le froid. — Un cigare ? demande-t-il. Anton refuse, j’accepte. Il me donne du feu avec une allumette de type militaire. Elle est bien usée, on voit la base métallique à l’endroit où elle frotte contre le ceinturon. J’approuve. Il remarque ma réaction. — Sous-off ? demande-t-il. — Ex-sergent. Jusque-là, c’est vrai. — Qu’est-ce qui s’est passé ? — J’ai cogné un officier. Il a l’air étonné. Personne ne survit, après avoir frappé un officier. Il se demande si je me fous de lui. — Pas de témoins ? demande-t-il. — Aucun… Mon lieutenant a décidé de ne pas me dénoncer. — Tout de même, répond l’homme, je suis étonné que tu en parles. — Mon lieutenant est mort et j’ai quitté la Légion. Donc, c’est ma parole de vantard contre celle d’un mort, et tout le monde s’en fout, de toute façon. J’exhale une profonde bouffée dans le ciel étoilé. C’est peut-être parce que j’ai grandi dans le désert, mais je déteste le ciel des villes. Je veux voir les constellations, comme maintenant. Au-dessus de moi, il y a le Mortier, la Putain et la Poêle. Bien sûr, elles n’ont pas le même aspect sur Farlight. J’ai l’habitude de les voir plus distinctes. — Hors monde ? demande l’homme. Il doit voir ma surprise. Il montre le Mortier et sourit : — Ça fait toujours bizarre, quand on change de ciel. Il s’appelle Toro, c’est un ex-légionnaire. Démobilisé pour invalidité après une bataille dont je n’ai jamais entendu parler, sur une planète encore moins connue. Il a roulé sa bosse dans la spirale, avant de terminer sur Farlight. En ce moment, il est sergent-major d’un régiment de la milice, à la capitale. Je lui demande s’il est avec les types à l’intérieur, et il essaie de cacher son agacement. C’est bien ce que je pensais. — Tu étais ici avant eux ? C’est ma manière de lui demander ce qu’il fout dans un trou pareil. Enfin quoi, il y a des villes à un cheval et des villes sans cheval. Celle-là n’a pas de cheval, et pas beaucoup de ville non plus. — C’est un bon terrain de chasse, par ici. Là-dessus, on discute un moment des crocodiles d’eau douce, et on en arrive à mon bras. Arraché par un ferox ? Non. Impossible. Trop invraisemblable. Je lui dis juste que c’est une blessure reçue au combat. Et que j’attends encore une indemnisation pour le réparer. On sait tous les deux que ça risque d’arriver, tiens. — Où est-ce que vous allez ? Anton me jette un regard. Je ne suis pas sûr de le comprendre. — Farlight. On cherche un ami. Enfin, mon patron. (Je montre Anton.) Il a quitté la ville depuis un moment. — Quelqu’un que je pourrais connaître ? — Non, à moins que tu sois ami avec le nouveau duc. — Le vieux salaud en personne ? siffle Toro. J’ai entendu dire qu’il avait quitté la planète. Pour mener nos glorieuses troupes à une victoire certaine. Il dit ça d’un air impassible. C’est sage, sans doute : douter d’un seul mot, c’est une trahison. Il veut en dire plus – mais porte soudain la main à son arme. C’est sans doute parce que le joueur de cartes que j’ai allongé tout à l’heure se trouve sur le pas de la porte, brandissant un pistolet à impulsion. J’avance vers lui. Il recule et relève un peu son arme. Apparemment, il l’a prise pour se protéger d’une nouvelle raclée. — Appelle-moi si tu as besoin d’aide, dit Toro. Il contemple mon bras de combat, puis l’arme que je tiens à la main. La gueule de celle-ci se trouve à présent sous le menton du joueur. Leona se tient derrière ce dernier. Elle ne braque pas son pistolet sur lui, mais pour une seule raison : je suis arrivé avant. — À mon avis, c’est peu probable, conclut Toro. Chapitre 14 — Mon patron veut vous parler. — Quoi ? — Mon lieutenant, dit Leona. Vous devriez peut-être… J’abaisse mon pistolet – juste assez pour le laisser parler. — Mon patron veut vous parler. — Qui est ton patron ? demande Anton. — Il vous le dira lui-même. (Le joueur semble rassuré de voir Anton intervenir.) Sa chambre est au premier. Il voulait savoir si vous pouviez le voir. Anton fait un signe de tête pour dire « mais bien sûr… ». L’homme au cigarillo emplit ses poumons de fumée et la recrache lentement. — Je vais rester dehors, me dit-il. Quand tu auras fini, si ça te dit de prendre un verre… (il sourit avec ironie) « en souvenir du bon vieux temps » ? Légionnaire un jour, légionnaire toujours. J’acquiesce. J’ai remarqué la froideur entre Toro et le joueur de cartes. Anton se dirige déjà vers la taverne. On aurait cru qu’en prison, il serait devenu plus alerte. Mais non, sa libération l’a complètement épuisé. — Moi d’abord, dis-je. Si je pouvais te garder en vie, ce serait pas plus mal. Dehors, l’homme au cigarillo se met à rire. Un petit homme, vêtu simplement, lève la tête de la table puis retourne à une carte dépliée devant lui, maintenue par un verre et par une bouteille. Les deux sont remplis d’eau. D’un geste rapide, il cache ce qu’il ne veut pas nous montrer. — Vous voyagez seuls ? — Oui, dit Anton. — Les routes sont dangereuses. Le monde entier est dangereux, ces temps-ci. La réplique m’a l’air d’avoir été préparée. Comme s’il y avait une phrase et une contre-phrase. Si c’est le cas, il doit être déçu : Anton ne dit rien. Le petit homme fixe Anton puis hoche la tête. Il porte une veste noire qui me semble coûteuse. Il est haut clan. Peut-être même seigneur marchand, à voir la qualité de l’anneau qu’il porte au doigt. Il n’y a pas longtemps, j’aurais raté cet indice. Il porte un étui à l’épaule. Un manteau est accroché au dossier de la chaise. Il se lève et tend la main à Anton. Les deux hommes se serrent la main. — Votre garde du corps ? demande-t-il. Anton acquiesce. Je prends position contre le mur. J’observe les portes et les fenêtres, histoire de vérifier que je dispose d’un espace suffisant pour agir si nécessaire. L’inconnu me regarde avec un sourire approbateur. Je me demande ce qui se passe, par ici. — Je suis le sénateur Cos. — Anton Tezuka. Je me rends à la ville. — Tezuka. N’est-ce pas… ? Le sénateur hésite avant de prononcer une parole imprudente. Du genre : « Vous n’êtes pas censé être en exil ? » Ou alors, il a simplement peur de paraître grossier. Il remplit un deuxième verre d’eau – en prenant soin de boire une gorgée du sien d’abord. — À un voyage paisible. — Et des routes paisibles, répond Anton. Pour tous. — Vous êtes… — Ma femme, répond Anton, est Dame Debro Wildeside. Il vide son verre d’un coup et le repose sur la table. Puis il s’incline légèrement. Il a l’air étonné que je m’avance pour ouvrir la porte. — Vous pourriez nous accompagner, dit le sénateur. En fait, vous seriez le bienvenu. Anton réfléchit. — Mes affaires à Farlight, dit-il enfin, font que je préfère voyager seul. — Alors, bonne route, dit le sénateur Cos. — À vous aussi, répond Anton en fermant la porte derrière lui. Au milieu de l’escalier sombre, je me tourne vers Anton. — Tu veux bien me dire à quoi ça rime, ces conneries ? Ces histoires de voyage paisible. Anton jette un œil derrière lui, s’assure que la porte est fermée, et me mène à une fenêtre. Un éclat de lumière éclaire le visage du sergent que nous avons rencontré. Celui-ci s’allume un nouveau cigarillo et contemple notre fenêtre. Il fait aussi noir dedans que dehors. Ça m’étonnerait qu’il voie quoi que ce soit. Les bruits du bar nous parviennent étouffés. Comme si les hommes du sénateur étaient conscients que nous nous sommes arrêtés dans l’escalier, et s’inquiétaient qu’on les écoute. — Le sénateur Cos est un hérétique… Ça, j’avais deviné. L’eau, la veste noire toute simple. Ce sont des signes. Anton me regarde de travers quand je lui dis ça. — Il est riche, dit-il. Et proche des Thomassi. Il a été leur banquier. Ça ne fait pas de mal de faire attention. — À quoi ? — Plus tard, dit Anton. On en parlera plus tard. — N’attends pas trop longtemps. Toutes ces manœuvres furtives me tapent sur les nerfs. Une dizaine de visages nous observent, puis disparaissent. Je ne sais pas ce que le sénateur a dit à ses hommes avant qu’on monte, mais la pièce est à nous. Anton me demande quel tour de garde je veux prendre. Vu comment je me sens, la réponse est simple : — Je les prends tous. C’est bien de dormir, mais j’en ai moins besoin que d’autres et je veux m’éclaircir les idées. Je prends une bière au bar pour m’aider, ferme ma veste contre le vent et me dirige vers la porte. — Monsieur…, dit le patron. Il voit mon expression et lâche aussitôt mon bras. — Vous n’avez pas besoin de monter la garde. Je ferme la cour à clé chaque nuit, et vos motos seront en sûreté… — Apportez-moi à manger. Dans deux heures. Mon ordre signifie qu’il devra rester debout ou encourir ma colère. Or, il a vu ce que j’ai fait à l’homme qui n’avait pas ouvert sa porte. — Finalement, non : envoyez-la, elle. Il suit mon regard jusqu’à la fille qui ramasse les assiettes tout au fond. Hanches larges, seins pleins, des cheveux d’un blond sale attachés en une vague queue-de-cheval. Elle se débrouille bien pour éviter les mains sournoises et les commentaires encore pires. — Votre fille ? — La nièce de ma femme. Je me disais bien qu’il le prenait mieux que prévu. — Du ragoût, fait-il. C’est tout ce que nous avons, malheureusement. — Bien sûr. Dans ce genre de coin, c’est toujours tout ce qu’il y a. J’ai mangé du ragoût sur trois planètes, dans cinq villes et dans une demi-douzaine de trous de garnison différents, et c’est toujours les restes de la semaine, découpés en petits dés et bouillis pour donner une tambouille insipide. Même le piment a du mal à la relever. — Et d’autres bières, aussi. Il acquiesce et va porter la mauvaise nouvelle à sa nièce. Leona revient à l’intérieur. Je l’ai prévenue. Si quelqu’un lui demande, elle est une ancienne de la milice. Démobilisée pour invalidité. Je suis son patron, et Anton est le mien. C’est tout ce qu’elle a le droit de dire. Personne dans ce bar ne va la croire vraiment. Mais bon, on ne les prend pas pour des mercenaires, nous non plus. C’est la petite armée privée du sénateur Cos, à mon avis. Ce qui entraîne plusieurs questions. Pourquoi pense-t-il qu’il lui faut une armée, d’abord ? Et qu’est-ce qu’Anton me cache ? Les Icefeld se trouvent là où nous les avons laissées. Le sergent Leona a armé tous leurs systèmes de sécurité. Je les coupe et j’examine chaque moto. Pas de nouveaux mouchards, apparemment. Pas de petits transmetteurs pour révéler notre position. Chargeurs pleins. Batteries chargées. Gyros parfaits. Même les pneus sont à la bonne pression. — Ça fait un moment que j’avais pas vu un modèle pareil, dit une voix. Je ne savais pas qu’il était encore en service. Le sergent Toro s’accroupit à côté de moi, et passe la main sur une unité à fusion. — Ce n’est pas le cas. — Où est-ce que vous les avez eus ? — On les a volés. — Tu es sérieux ? — Ouais. Tout à fait. — Et leurs propriétaires n’ont pas fait objection ? — Difficile, avec la nuque brisée. Il passe le doigt sur les câbles d’Anton, jusqu’aux armes d’arrosage. Il me tend un autre cigarillo. — Merci. — Pas de problème. Ton boulot te plaît ? — Pourquoi… tu m’en proposes un autre ? Il doit entendre quelque chose dans ma voix : son visage se fige. — C’est possible… J’ai des amis qui travaillent pour des… opérateurs expérimentés. — Des assassins, tu veux dire ? — Je veux dire : des gens qui ont été vraiment au combat. (Il me voit sourire.) Ouais. Je sais. Comme nous deux. Alors, qu’est-ce que tu en penses ? — J’ai déjà un boulot, lui dis-je. Toro montre le bar négligemment : — Tu fais le baby-sitter pour seigneur marchand incognito ? — Y a de pires manières de gagner sa vie. — Tout à fait. Et il y en a de meilleures. Je ne sais pas trop comment il me voit. Mais ça doit être mieux que légionnaire. Les ex-légionnaires sont faciles à ramasser un peu partout. — Pourquoi ton patron ne voyage pas par air, d’ailleurs ? La plupart des hauts clans possèdent des hélicoptères. On peut aussi aller de Wildeside à Farlight en cinq heures, en aéroglisseur grande vitesse. Bien sûr, il faut des routes correctes pour ça. Quant aux statofusées… Il faudrait sans doute plus de temps pour attacher sa ceinture que pour faire le trajet. — Mon patron veut rester… discret. Toro sourit en entendant le dernier mot. — Je me disais que c’était quelque chose comme ça. Chapitre 15 Il fait tellement froid que la nièce du tavernier accepte ma veste. Elle m’apporte une assiette, avec une bouteille de bière. Il y a du fromage de chèvre, une tranche de pain et une cuillerée de confiture de piment. — Qu’est-ce qui est arrivé au ragoût ? À voir sa tête, ça vaut mieux. Puis elle se rend compte que je la taquine et rougit à la lumière de la lampe qu’elle porte. — Éteins ça. Elle obéit. — Inutile de former une cible. La fille jette un œil dans la cour et résiste à la tentation de me dire que celle-ci est fermée, et toutes les fenêtres aussi. À mon tour, je résiste à la tentation de lui dire qu’une fois les réflexes de combat intégrés, on continue à les entretenir, même quand ce n’est pas nécessaire. — Ça devrait suffire, dis-je. En quelques secondes, je me débarrasse de mon manteau. Elle écarquille les yeux en voyant mon bras métallique. — Je l’ai perdu contre un monstre. Plus gros que moi, avec des yeux en forme de fentes et du blindage sur la poitrine. Elle croit que je plaisante. — Je suis sérieux. — Ç’a dû faire mal. Je dissimule mon sourire derrière ma bière. En fait, j’étais rentré au fort porté par l’état de choc, et le lieutenant m’avait déversé tellement de gnôle dans le gosier que je ne me souviens toujours pas de la semaine qui avait suivi la perte de mon bras. Il aurait pu utiliser de la morphine de combat. Mais nous n’en avions pas. — Viens t’asseoir. Elle se pose à côté de moi. Elle fait la moue quand je l’installe sur mes genoux. On ne se voit pas, et j’ai du mal à mettre ma veste sur ses épaules. Je la fais coulisser un peu, et ça finit par m’intéresser pour de bon. Elle sourit. — C’est mieux, dis-je. Elle s’appelle Mary. Elle a dix-neuf ans. Ou vingt, peut-être. Elle n’est pas sûre. Le père de Mary est mort, puis son vrai oncle, et sa tante a épousé le tavernier, qui n’est pas vraiment son oncle. Elle l’appelle « oncle » parce que ça fait plaisir à sa tante. Elle s’arrête pour voir si je la suis. Oui. Je connais aussi des familles comme ça. — Ta vie, ça va, alors ? Elle n’est pas sûre d’aller jusque-là. Mais ça pourrait être pire, elle est d’accord. Le pain est rassis et le fromage est tellement dur qu’il se fissure au lieu de s’émietter. La confiture de piment, elle, me fait suer du crâne. C’est comme ça que je l’aime. Quand j’ai assez mangé, je lui propose ce qui reste. Je l’observe mâchonner le pain et engloutir le reste de fromage. Du pouce, j’essuie la confiture de piment sur son menton. Ça la fait rire. Je lui prends l’assiette et la pose à côté de nous. Elle ne proteste pas. On sait tous deux ce qui va arriver. Son baiser a goût de piment, de fromage de chèvre, et de mon fond de bière. Pas étonnant. Elle ouvre la bouche et me prend la nuque. J’aime les femmes qui savent ce qu’elles font. Les baisers deviennent plus profonds, ma main s’égare et elle ouvre ma veste pour me faciliter l’accès. Elle frissonne. De froid, malheureusement. Pas d’excitation. Certes, il y a un point où il devient impossible de baiser, vu que le cerveau ne peut tout simplement pas diriger un corps aussi refroidi. Mais on n’en est pas là, et même, j’en suis loin, moi. Mary, d’un autre côté, tremble au point de claquer des dents. — Attends. Je ferme son chemisier, l’entoure de ma veste et la boutonne jusqu’en haut, avec la fermeture du col. Je la soulève un peu. Elle comprend et s’agenouille au-dessus de moi tandis que je défais mon pantalon de treillis et lui arrache sa culotte d’un geste. Je la fourre dans ma poche, crache sur les doigts de ma main de chair et trouve le seul endroit où Mary reste indiscutablement chaude. Cette fois, elle sourit malgré les tremblements. Je me mets en position, saisis ses larges hanches sous la veste, et l’abaisse sur moi. — Oh merde, dit-elle. Son sourire semble hésiter. Je la tiens en place jusqu’à ce qu’elle me fasse signe, et je la fais descendre plus lentement. Elle s’accroupit très doucement, se pose et se relève. Je vois la stupeur dans ses yeux. L’instant d’après, elle redescend et frémit. Il lui faut encore trois allers-retours avant qu’elle puisse tomber sur moi sans appréhension. Et puis elle se lâche, me saisit le crâne et ses baisers deviennent féroces et elle enfouit sa tête contre moi pour étouffer ses cris. — Ah putain oui, dit-elle enfin. J’aime les femmes qui prennent leur plaisir. Il y eut un temps où j’achetais ma ration de sexe dans les bordels. Dans la Légion, on a les femmes que personne d’autre ne veut et celles que tout le monde a déjà eues. Les putains nous détestent parce qu’en nous baisant, elles comprennent à quoi elles sont rendues. Mary refuse la pièce que je lui propose. — C’est pas comme si tu l’avais demandée, dis-je en remettant la pièce d’argent dans ma poche. Elle la regarde disparaître, mais ne change pas d’avis. Payer, pour moi, c’est quand on me demande de l’argent. Tout le reste, c’est cadeau. Elle se relève péniblement et sort de ma veste. Je me lève et la regarde en face. De bonnes joues, des lèvres pleines et des yeux bleu pâle presque perdus dans l’obscurité. Les formes amples de son corps sont cachées sous une jupe informe, un chemisier délavé et un blouson léger. — Qu’est-ce que tu veux ? je lui demande. — Je te l’ai dit, répond-elle sèchement. Rien. — Dans la vie, je veux dire. Elle me regarde bizarrement : — Tu n’es pas ce que j’attendais. « Ça déroule un sous-menu de questions supplémentaires ». C’est ce que disait mon ancien lieutenant. La formule m’a l’air adaptée. — Qu’est-ce que tu attendais ? Ça l’embarrasse. — Tu sais, dit-elle, tu es bizarre. Ça au moins, c’est vrai. J’ai un crâne large, les yeux écartés. Je fais trente centimètres de plus que la plupart des types dans la taverne. Quand je passe les portes, mes épaules frottent parfois des deux côtés. Je guéris plus vite et je résiste mieux à la douleur que tous ceux que je connais. Et encore, on n’a pas parlé de mon bras métallique, de ma collection de cicatrices, de la balle symbiote qui a trouvé refuge dans mon cou, ni des sensations étranges quand elle se réveille, et que l’information coule en moi comme de l’eau. Mais ce n’est pas de ça que Mary parle. — Ouais, dis-je. Plus bizarre que tu l’imagines. Mary m’enlace : — Sven… Je suis étonné qu’elle connaisse mon nom. — Emmène-moi avec toi. — Impossible. Le chagrin envahit ses yeux. Je lève son visage vers la lumière de la lune, et me demande ce que je vois. Une fille qui me considère comme un billet de sortie ? Une fille tellement malheureuse que, pour elle, tout vaudra mieux qu’ici ? Si c’est ça, j’ai vécu la même chose. Je peux comprendre pourquoi elle veut partir. — En ce moment, c’est pas le moment. Elle s’apprête à partir. Je la saisis par le poignet. Elle lève l’autre main, déjà prête à me gifler. La main retombe quand elle voit mon sourire. — Écoute, dis-je. Il se passe des trucs pas nets, par ici. Elle jette un regard autour d’elle. — Pas ici seulement. Partout. Farlight, c’est pas l’endroit où aller, en ce moment. — Comment tu le sais ? La réponse, c’est : « je ne sais pas comment ». Je le sais, c’est tout. C’est plus une impression qu’autre chose. Comme de l’électricité statique qui me ferait dresser les poils sur la nuque. — Je le sais. — Tu reviendras ? — Normalement. Si tout se passe bien. Dans une semaine, à peu près. — Je te reverrai peut-être, alors. Elle se dirige vers la porte enfoncée de l’auberge, avec mon assiette vide et sa lampe éteinte. Cette fois, je la laisse partir. Je l’ai sur les doigts, je la sens sur ma langue. Certaines de ses questions grouillent dans ma tête comme des vers. J’y répondrai plus tard. Chapitre 16 Quand j’entre prendre le petit déjeuner, Anton est à table avec le sergent Toro. Leona est assise en face d’Anton. Elle se concentre sur son assiette – qui ne m’a pas l’air si intéressante que ça. Mary sort des cuisines et pose un plat de poulet froid devant moi avant même que je m’assoie. — Tu veux du café avec ? — Si ce n’est pas trop demander… Elle fait mine de bouder, mais je lui donne une tape sur le cul au passage, elle sourit et ça gâche son effet. Le gars d’après qui essaie ça reçoit du café brûlant sur les genoux. Comme son patron, ses camarades et lui sont sur le point de partir, et que je le regarde, il décide qu’il n’y a pas grand-chose à faire. — Sven, dit Anton. Notre ami a un plan. Je m’apprête à dire que les plans ne m’intéressent pas. Je veux me rendre à Farlight, mettre en garde le colonel Vijay contre le général Luc et ramener Anton à Wildeside avant qu’on découvre sa disparition. En plus, l’idée de Debro défendant sa propriété contre des furies en maraude ne me plaît pas. — Toro, dis-je. Qu’est-ce que tu connais des furies ? Surpris, il lève les yeux. — Théoriquement parlant. C’est une expression d’Aptitude. — Théoriquement ? (Toro a l’air de savoir ce que ça veut dire.) Des horreurs… Je les ai rencontrées en combat. Une fois seulement, grâce à Legba. Je veux pas les revoir. — C’était où ? Il cite une planète que même Anton ne connaît pas. — Elles gardent les temples des Exaltés, la nuit. Toro avale son café et s’essuie la bouche du revers de la main. Il réfléchit puis s’essuie la sueur de son crâne chauve. Ça ne doit pas être un bon souvenir. — C’est ce qu’on nous a dit. Les têtes de métal les réveillent quand la nuit tombe et les rendorment au lever du jour. C’est une sorte de magie. Il voit que j’ai l’air dubitatif. — Je fais que répéter ce qu’on nous a dit. Je lui parle du temple exalté à Ilseville. J’avais scalpé une tête de métal et utilisé ses tresses comme déguisement. Toro apprécie l’histoire mais ne connaît pas la planète. Assez fait la conversation. Je reviens aux questions importantes. — Les furies peuvent mourir de faim ? Le regard de Toro s’éclaire : — Moi aussi j’y ai pensé. Tu sais, peut-être qu’elles pourraient… — Sven, dit Anton. Tu as entendu ce que j’ai dit ? — Ouais. J’ai entendu. Toro nous regarde l’un après l’autre. Je comprends. Cela ne ressemble pas à une conversation entre un membre d’un haut clan et son garde du corps mercenaire. Je suis bien d’accord. — Peut-être que c’est une mauvaise idée, dit-il en se levant. — Attendez, dit Anton. Mais le sergent Toro attend que je lui fasse signe pour se rasseoir. — Vous avez raison pour les furies, dit Toro. Enfin, presque. Après trois jours sans manger, elles hibernent. — Qu’est-ce qui les réveille ? — L’odeur du sang, répond Toro comme si c’était évident. — Sven, intervient Anton. Si on pouvait revenir au plan… — Juste une minute… J’essaie de décider si c’était un coup perdu d’avoir donné le SIG à Aptitude. Aptitude parle de « coup perdu », c’est en rapport avec les échecs. Si les furies vont s’endormir, elle n’a pas besoin de mon flingue. Ça me fout les boules. D’un autre côté, les furies peuvent sentir le sang ou attaquer avant les trois jours. Dans ce cas, elle aura besoin du SIG. Donc c’était un bon coup. C’est pour ça que j’ai besoin du SIG, en fait : ce genre de truc, il y réfléchit à ma place. Et je sais ce que Toro va proposer, de toute façon. C’est sa version du plan de Mary. Mais ses motivations m’inquiètent davantage. En grande partie parce qu’il me fait penser à moi. Toro n’est pas du genre à avoir besoin de voyager en meute. En toute probabilité, il n’aime même pas voyager en meute. Alors pourquoi faire équipe avec un ancien sergent de la Légion, un seigneur marchand mal déguisé et un sergent de la milice, même si celle-ci est forte ? Toro prétend savoir où vit Vijay Jaxx. Il est plus avancé que nous. Il travaillait pour le général, apparemment. Ça doit vouloir dire qu’il faisait des besognes trop sales même pour les Faucheurs. — Qu’est-ce que tu en penses ? me demande Anton. Il me laisse prendre la décision. Bon choix. — Tu sais qu’on a des gyros. Siège unique. — Moi aussi, dit Toro. Il montre un tas de toile dans un coin de la cour. Une Icefeld nouveau modèle est cachée dessous. Elle dispose d’un système de missile sol-sol fixé de chaque côté des phares. Une boîte de vitesses démontée gît dans la poussière, le volant du gyro à côté. Avec tout un fouillis de câbles optiques. — J’en ai pour dix minutes. Quinze maximum. Un homme comme je les aime. — Tu as jusqu’à cette nuit, lui dis-je. On voyage de nuit et il te faudra masquer tes phares. D’accord ? Il fait signe que oui. Toro tient parole. Quand je redescends, sa moto est remontée et garée à côté des nôtres, les cadrans et les phares masqués. L’obscurité est tombée. Je boutonne ma braguette et Mary me fait au revoir par la fenêtre de l’étage. — Sven, dit Anton. — Quoi ? Son regard se détourne. J’allume ma moto. Le gyro prend son rythme. Anton roule derrière moi, Leona le suit et notre nouvelle recrue ferme le convoi. En sortant, je vois qu’il observe les fenêtres pour voir si quelqu’un nous regarde partir, à part Mary. Il vérifie qu’il n’y a pas de tireurs sur les toits. Il est bon. Trop bon pour avoir besoin de nous. Je me demande de nouveau quel est son intérêt là-dedans. On est tous habitués au froid, ce qui est intéressant. Leona et Toro ont servi dans des zones de combat en dessous de zéro. C’est ce qu’ils disent quand on s’arrête le lendemain, à l’ombre d’une butte de grès. Une heure après, la surface gelée de la route devient assez chaude pour cuire un œuf. Même à l’ombre, il fait tellement bouillant que la respiration devient douloureuse. — Je n’aurais jamais cru que le froid me manquerait, dit Anton. Il finit par raconter à Toro qu’il revient juste d’une planète de glace. Il oublie de dire que c’est une planète prison. Moi, je leur parle du siège d’Ilseville, que j’ai passé dans une maison en ruine, avec un tas de neige contre nos murs détruits. Tout ce qui restait de la ville ou presque. Bien sûr, j’étais saoul. Mais ça ne change rien au froid. Ilseville, c’est là que j’ai rencontré Neen, qui est devenu mon sergent. Sa sœur Shil. Une fille appelée Franc, qui dormait avec ses couteaux, adorait cuisiner et savait donner au rat le goût du poulet. L’autre était un gars nommé Haze, qui se révéla être un bébé tête de métal, avec des tresses qui lui poussaient sur le crâne. Je me suis toujours demandé si j’aurais dû le laisser en vie. Ils formaient le cœur des Aux’– les auxiliaires des Faucheurs, en abrégé. Un nom que je leur avais donné pour leur sauver la vie, lorsque certains réguliers des Faucheurs s’intéressèrent trop à eux. Même les Faucheurs y réfléchissent à deux fois avant de tuer les leurs. Il y en avait un autre, mais il est mort vite, et j’ai oublié son nom. On a récupéré Rachel, notre sniper rousse, après la chute d’Ilseville. Franc est morte sur Hekati. C’était plus tard, à un demi-bras de la spirale. On a gagné. D’accord, Hekati a été détruite, avec presque tous ceux qu’on avait rencontrés. Mais c’était une victoire. Presque aussi glorieuse qu’Ilseville. Et on l’a laissée en ruine. — Mon lieutenant, dit Leona, vous grincez des dents. Elle me jette un coup d’œil et s’excuse. Puis elle s’en va pour aller pisser, j’imagine. Ça lui prend plus de temps que ça devrait. Elle doit attendre que je me calme. J’allume mon sabre laser, j’enlève les épines d’un buisson et coupe son tronc tordu en morceaux de longueur égale. Les brindilles prennent rapidement, et quelques minutes plus tard, j’alimente le feu avec des bouts de tronc. — C’est pour quoi faire ? me demande Anton. — Le petit déjeuner. Je tire une dague de ma poche et vérifie son tranchant. Inutile, bien sûr. Elle est aussi affûtée qu’avant. Et j’ai tellement aiguisé le fil qu’elle tranche la chair comme du papier : je me passe la lame sur le pouce, et un filet de sang coule sur mon poignet. — Entretenez le feu, dis-je à Leona. Elle acquiesce, tout en bouclant sa ceinture. — Mon lieutenant ? Je me retourne. — Vous voulez que je vous accompagne ? — Je travaille mieux seul. — À vos ordres, mon lieutenant, sourit-elle. — Leona… vous savez cuisiner ? — Oui mon lieutenant… Je crois. — Et vous servir d’un couteau ? Vous vous débrouillez ? — Oui. Je lui lance mon couteau qu’elle attrape adroitement, lui dis de tuer un truc comestible et de le faire cuire. Puis je vais pisser, moi aussi. Cette nuit, nous descendons dans les plaines, entamant un trajet qui nous conduira jusqu’aux pentes de Farlight. Nous traversons des villages et des petites villes avec des chèvres qui mangent dans des décharges en bord de route et des enfants qui nous saluent de la main. Les plus grands, eux, crachent. Toro me demande si j’ai déjà vu la ville. Il a l’air étonné quand je réponds « oui ». Il le serait encore plus s’il connaissait l’histoire. Farlight est une ville qui n’en finit plus, mais elle est coincée dans la cuvette d’un volcan éteint depuis longtemps. Pour y arriver par la route, on prend une piste sinueuse qui monte sur le volcan et atterrit dans son cratère. Des bidonvilles s’accrochent aux flancs intérieurs, tout en haut. L’air y est frais, mais l’eau est rare et le travail aussi. Les coins riches de Farlight se nichent au fond de la cuvette. Les coins vraiment riches se situent autour de la place Zabo et de la cathédrale. Il y a des années, un virus a frappé la zone. Imaginez une maquette de ville passée au chalumeau jusqu’à ce que les plus gros bâtiments se mettent à fondre – puis refroidissent. C’est à ça que ressemblent les boulevards autour de la place Zabo. Debro y a une maison. L’ex-mari d’Aptitude en avait une aussi. Avant que je la brûle. — Prêt ? Tout le monde fait signe que oui. Nous allumons nos motos. Le revêtement s’améliore en s’approchant de la ville. Mais la route continue à zigzaguer méchamment. Et on perd des heures à tourner tous les cinquante mètres, à descendre en spirale. Nos béquilles projettent des étincelles à chaque virage en épingle à cheveux. Une armée qui essaierait de prendre Farlight par cette route serait taillée en pièces avant d’arriver au tiers du chemin. Avec tout ça, nous ne voyons qu’un petit bout de revêtement à la lueur des phares. Un virage en épingle à cheveux après l’autre, il me semble qu’on va avoir un plus gros problème – et qu’on va l’avoir bientôt. Je fais signe d’arrêter. — Qu’est-ce qu’il y a ? demande Anton. — On va quitter la route. Il proteste : c’est déjà bien assez dangereux sur la route… Toro nous observe. Son regard suit le chemin devant nous. Il garde son avis pour lui et son moteur allumé. Un homme comme je les aime. — Tu veux le lui dire ? — Les barrages, dit Toro. — On peut les passer en discutant, assure Anton. — Et si ça se passe mal ? Ça te ferait plaisir que je leur tranche la gorge ? On pourrait aussi bien envoyer un message pour dire qu’on est arrivés. Leona se fige. Elle n’a peut-être pas l’habitude d’entendre des gens discuter ouvertement du massacre des meilleurs hommes de Farlight. — Bon, dis-je enfin. Comme on ne peut pas les tuer… Anton accepte à contrecœur. Chapitre 17 La ville s’étend en dessous de nous. Elle est si grande qu’elle déborde du fond jusqu’en haut du cratère. Une lumière minuscule au milieu : la cathédrale. Le trou devant, c’est la place Zabo. On peut y faire défiler une armée. Octo V l’a fait. Avant que je naisse, c’est tout. Derrière la place, un quartier de grandes bâtisses, puis le fleuve. Qui n’a rien d’un fleuve. C’est un système fermé, un lac en ruban qui coupe la ville en deux. Mais les deux parties ne sont pas de taille égale et ça fait des années que l’eau stagne. Nous nous trouvons à la limite orientale. Tout autour, le cratère grimpe en pente trop raide : on n’a pu y construire que des baraques sur pilotis. Des croûtes rocheuses sont visibles, là où certaines se sont effondrées sur celles du dessous, les faisant dégringoler sur les bâtiments en contrebas. Leona regarde tout ça, un sourire aux lèvres. — Je n’avais jamais pensé que c’était si beau. On peut dire ça comme ça. Dans une petite place en contrebas, les habitants d’une favela montent des étals et déchargent des tuk-tuk à trois roues. Je connais une femme qui vit là. Elle vend des armes d’occasion. Les meilleurs prix de la planète, garantis. Au-delà du petit marché, une rangée de maisons pourrissantes, bâties en mousse solidifiée et en contreplaqué. L’une des plus grandes m’appartient. Le Précieux Souvenir. Mon bar et bordel… Paper Osamu, ambassadrice U/Libre de ce côté-ci de la spirale, m’a dit que ces habitations étaient conçues pour durer moins de cinquante ans. Sept cents ans plus tard, elles tiennent encore. Elle sait des trucs comme ça. L’U/Libre aime étudier les peuples primitifs. Dans mon cas, leur ambassadrice aimait baiser avec aussi. Le terrain plat derrière, c’est l’aérodrome d’Emsworth. Du béton et des buissons pourrissants, entouré d’entrepôts délabrés. C’est là qu’Octo V a atterri la première fois. Une statue de bronze près de l’entrée le montre, dans une encombrante tenue de l’espace, un casque sous le bras. Il porte des bottes de gravité primitives et un épurateur d’air dans le dos. Cette statue ne ressemble à aucune des autres de notre glorieux souverain. Les autres le montrent comme il est maintenant. gé de treize ans, en uniforme de cavalerie, avec des boucles élégantes tombant sur ses épaules, sa taille fine ceinte d’un sabre. SVEN ? Oh merde… — Ça va, mon lieutenant ? Je suis à genoux, luttant contre la nausée. Autour de moi, les contours durs de la ville s’estompent. Un goût d’électricité dans ma bouche. Le sergent Leona me parle. Ce n’est pas sa voix que j’entends dans ma tête. C’EST TOI ? Des vagues de nausée m’emportent. Dans ma tête, c’est la voix du seul homme devant qui le général Jaxx accepte de s’incliner… Enfin, ça fait longtemps qu’on n’a pas utilisé le mot « homme » pour décrire Octo V. ÇA, CE N’EST PAS GENTIL. Les mots disparaissent avec la nausée. Je reste à genoux, sous le regard d’Anton, du sergent Leona et de Toro. Anton a l’air inquiet. Toro, choqué. L’expression de Leona est plus difficile à déchiffrer. Je m’essuie la bouche du revers de la main, me remets debout et crache. — Qu’est-ce qui s’est passé ? demande Anton. C’est vrai. Il ne m’a jamais vu comme ça avant. — Vaut mieux pas que tu saches, je lui dis. Malheureusement il veut le savoir, et Toro aussi. Je le vois sur sa figure. — Biotech. Je ne dirai rien de plus. Le regard de Toro se durcit. La biotech est illégale. C’est aussi l’une des armes préférées des têtes de métal. Comme les Exarches veulent notre mort aussi ardemment que nous voulons les effacer de la surface de cette galaxie, et que seule la peur de l’U/Libre nous empêche de nous entre-tuer, la possession d’un symbiote est presque une preuve de trahison. — Le général est au courant. Je n’aurais pas dû dire ça. Je suis censé sortir de la Légion. — J’ai fait des missions pour lui. Comme toi. Rien de spécial… Toro sourit avec ironie. Il croit savoir ce que signifie « rien de spécial ». Ça signifie que je m’en suis à peine tiré vivant. Mais j’ai le bon sens de ne pas lui en parler – ni à lui ni à personne d’ailleurs. À cinq minutes de là, il y a un bordel, avec de grands lits et de la nourriture fraîche, de l’alcool et des filles qui ne seront que trop heureuses de nous aider à nous détendre – ou pas… Comme j’ai dit, c’est moi le proprio. Les Aux’de mon équipe assurent la sécurité et encaissent les paiements : ils protègent le quartier des éléments extérieurs. C’est pénible de reprendre la marche. L’entrée du Précieux Souvenir est déserte, à cette heure de la matinée. Au loin, une blonde jette un seau d’eau sur le trottoir. On dirait Lisa. Peut-être pour faire retomber la poussière, ou pour nettoyer le vomi d’hier soir. Ça dépend de la soirée qu’a passée tout le monde. Anton regarde autour de lui. — Seigneur, soupire-t-il, c’est sinistre. Le sergent Leona croise mon regard. On ne trouve pas ça si mal, nous. Les maisons ont des portes, des toits et des fenêtres. La plupart des vitres sont intactes. D’accord, les chats sont maigres et le seul chien visible n’a que trois pattes, mais il est vivant. Le chant du coq dans la cour indique qu’il y a encore du poulet au menu. Dans certaines villes, on sert du chat. Pour la seule raison que tous les chiens ont disparu. — Qu’est-ce qu’il y a ? demande Anton. — Je réfléchis… Il ouvre la bouche, puis la referme. C’est bon, je sais. Quand je réfléchis, ça me met de mauvaise humeur. Je m’éloigne du Précieux Souvenir pour descendre une petite allée qui contourne l’aérodrome. Ils me suivent. À un endroit, il y a un trou dans le grillage. Sauf si quelqu’un l’a réparé. Non. Je vois pas bien qui l’aurait fait, d’ailleurs. Peut-être le propriétaire du champ. Difficile de savoir, au vu des entrepôts délabrés qui entourent la piste et de la flotte de cargos rouillés qui attendent les ferrailleurs. — Par ici, je dis. Nous poussons nos motos pour ne pas faire trop de bruit. Le sergent Leona a besoin d’aide pour faire passer son engin par le grillage. Anton l’aide, en gentleman qu’il est. À eux deux, ils se débrouillent pour coincer les moyeux de la roue. — Dégagez. Je les écarte, arrache le fil d’une main, attrape la moto de l’autre et la traîne derrière moi. — Attendez ici, dis-je. Si quelqu’un demande, vous cherchez du travail. Si on vous demande ce que vous faisiez avant, ne répondez pas. C’est une réponse suffisante. Je les abandonne à leur air inquiet. Ils se demandent sans doute si j’ai l’intention de revenir. La piste d’atterrissage doit avoir un drôle d’air – sauf si on en a déjà vu une. Une montagne de pièces détachées, des robots à perte de vue qui réduisent l’acier en poudre, et plus de remorqueurs et de cargos hors service qu’on peut imaginer. L’homme que je cherche vit dans un entrepôt. Il baise l’une des filles du Précieux Souvenir, et il boit à l’œil depuis six mois. Il sait que je le sais. Donc, il m’aidera sans doute. J’ai bien dit « aider » : sans menaces supplémentaires. C’est son gamin que je repère en premier. — Sven…, dit-il. — Tu m’as pas vu. — C’est vrai ? — Tu ne m’as jamais vu. Pigé ? Ses yeux bleus me regardent sous sa frange. J’étais laid comme un pou quand j’étais gosse. Ce gamin ne l’est pas, mais son intensité fait fuir les amis potentiels. Il est en train d’arracher des jambes à un seau entier de robots de combat qu’il jette par terre. Au bout de quelques secondes, le robot se déploie et commence à manger son propre poids en métal. C’est le seul moyen de réparer ces saletés. J’ai appris au gosse à le faire. Apparemment, il en a réparé des milliers, parce que je les vois dévorer d’énormes plaques de blindage spatial. Et un cercle taché de rouille entoure à présent l’entrepôt de son père, là où se trouvaient d’autres cargos. — D’accord, dit-il. Je t’ai pas vu. J’ai pas vu tes amis non plus. Il désigne Anton et les autres, plus loin. — Ton père est là ? — Oui. — Seul ? Un sourire accueille ma question. — Angélique est rentrée chez elle pour le week-end. À l’entendre, on dirait qu’elle est retournée à la campagne. Je sais qu’elle n’est jamais allée plus loin qu’à huit rues du Précieux Souvenir. Angélique est donc sûrement chez sa tante, qui vit dans l’une des cabanes au-dessus du marché. — Tiens, dis-je en lui mettant des pièces dans la main. Achète-moi des tortillas et garde-t’en une. — Et eux ? — Vas-y. Il file. L’escalier qui mène au bureau de Per est rouillé. Il grince, aussi. Je ne suis donc pas étonné de me retrouver nez à nez avec la gueule d’un Colt automatique, au moment où j’ouvre la porte. C’est un gros calibre, avec un viseur démodé. Per a le doigt sur la détente. — Oh ! merde, lâche-t-il en abaissant son arme. Je croyais que c’était… Il hésite à finir sa phrase. Je le laisse réfléchir et jette un œil dans la pièce. Un double matelas, un écran fixé au mur, un vieux fauteuil en cuir avec une déchirure au dossier, une pile de boîtes mémoires, apparemment, et un seau plein de robots de combat cassés – dont la moitié agite les jambes comme des crabes retournés. Il a fait le ménage, depuis ma dernière visite. Une bouteille gît sur le côté. — Angélique n’aime pas que je boive. — Donc, tu bois quand elle n’est pas là ? Il sourit. Un sourire de type mal rasé, qui ne se reflète pas dans ses yeux. Per est défoncé depuis plus longtemps qu’un week-end. Ce qui expliquerait pourquoi son fils est déjà debout, et Angélique chez sa tante. — Tu le sens ? me demande-t-il. Je le regarde. Qu’est-ce que… ? — L’électricité statique, dis-je. Je la sens, oui. Un goût neutre, comme le sang à l’arrière de la gorge. — Sven, dit Per, je ne voulais pas dire sentir au sens propre. — Ah. — Cela dit, ça correspond bien. — À quoi ? — À ce qui se passe. (Il me regarde de ses yeux injectés de sang.) Van Zill qui refuse de payer ses taxes. Neen n’est pas content. Federico Van Zill est une enflure, un petit caïd qu’on laisse vivre en échange du cinquième de ses gains. Neen, vous le savez, c’est mon sergent. — Pourquoi Neen ne s’en est pas occupé ? — Il y a deux jours, Van Zill a disparu. — Mort. — À mon avis, tu n’auras pas cette chance-là. Le silence retombe, et Per jette un œil à son arme. Elle a été huilée récemment, et je suis prêt à parier un bon paquet qu’il l’a démontée et qu’il a préparé quelques chargeurs supplémentaires. Je remarque d’autres changements. Les barreaux à la fenêtre, pour commencer. Et cet escalier qui grince… — J’ai desserré quelques écrous, dit-il. Pour m’avertir si quelqu’un arrive. — Et la bouteille, c’est parce que tu n’as jamais tué avant, et que tu essaies de trouver le courage ? Ou bien tu l’as déjà fait, et ça ne t’a pas plu ? — Mon gamin n’est pas au courant. Hypothèse numéro deux, alors. Je lui tends la main, il me tend son arme. Bien équilibrée, les chargeurs propres et pleins. Le percuteur émet un cliquetis sec et le canon a été astiqué si méticuleusement qu’il renvoie un éclair argenté. La plaque cassée de la crosse a été récemment réparée. Quand même. Je tire une arme de mon ceinturon et l’offre à Per, qui semble hésiter. Je la pose donc sur son bureau à côté de la bouteille vide, avec trois chargeurs. Je montre le premier : — Explosifs. Tu peux exploser un camion sans problème. Le deuxième : — Tête creuse. Expansion maximale, perte de masse minimale. Inutile contre la céramique. Mais vise quelqu’un au genou, et il peut porter ce qu’il veut au-dessus, ça ne fera aucune différence. Il a l’air malade. Sans doute parce qu’il sait que c’est vrai. — Perceur de blindage, dis-je en lui montrant le troisième chargeur. Un cœur en thermite, assez chaud pour faire fondre l’acier. Per a une fortune sous les yeux. Il pourrait vendre le lot à la tante d’Angélique, pour plus cher que ce qu’il gagne en un mois. Mais il ne s’en séparera pas. Je le vois dans ses yeux. — Prends une douche, rase-toi, mange un truc. Il acquiesce. — Et apprends à ton fils comment on s’en sert. Per comprend que je parle de son Colt. La détresse se lit sur son visage. — Sinon, tu peux le laisser se faire tuer, aussi. Ma générosité a un prix. Je veux que nos motos soient entretenues et mises en sûreté. Je veux des pneus qui ne donnent pas l’impression d’avoir reçu un coup de fusil. Et je veux que Per et son gosse ne disent rien de ma présence ici. Ça veut dire qu’il n’en parlera pas à sa copine. Angelique a des seins de déesse, une cascade de cheveux blonds et aucune inhibition. Croyez-moi, je le sais… depuis la nuit que nous avons passée ensemble sur un matelas avec Lisa, sa cousine. Celle qui nettoyait les marches devant le Précieux Souvenir. Mais si vous lui dites un truc quand elle est sur le dos, la moitié du quartier le saura dès le lendemain midi. C’est une fille qui ne sait pas tenir sa langue. — Compris ? — Oui. Je te dois déjà la vie. Il me faut un moment pour comprendre ce qu’il veut dire. Il y a un certain temps, j’étais arrivé là juste après l’atterrissage, et j’avais trébuché sur un petit garçon qui essayait de réparer un arachnobot. J’avais aidé le gamin, ce qui avait attiré le père. J’avais dû lutter le temps de remonter six rues avant de décider de ne pas revenir les tuer tous les deux. Parce que c’est ce que j’aurais dû faire. — Dis-moi que tu ne l’as pas fait, dit Per. — Fait quoi ? — Monté ces motos sur le flanc du volcan ? — C’est des Icefeld. Elles sont faites pour ça. — Sven, dit Per, les gyros sont faits pour empêcher que les pilotes messagers tombent de leurs motos. Per prend bien soin de ne pas demander leurs noms aux autres, et de ne pas donner le sien. Il s’accroupit à côté de ma moto et pousse un soupir devant l’état du pneu, les amortisseurs fissurés et le carénage cassé. Il écarquille les yeux en voyant les mitraillettes. — Tu t’attends à des ennuis ? — Toujours. — Et c’est bien vrai, hein. Les autres ont-ils vu Leona arracher un bout de sa tortilla et le jeter par terre en offrande ? En tout cas, ils ont le bon goût de ne pas le faire remarquer. Chapitre 18 Leona me chuchote que quelqu’un nous suit. Je le sais déjà. Un seul homme, qui a retrouvé notre trace quand nous sommes arrivés dans le centre de Farlight. Il est encore à cinq ou six personnes derrière. Il y a quelques minutes, il était devant nous. Avant ça, il marchait dans une rue parallèle, nous observant derrière des vitrines ou dans des ruelles. Il est bon. Cela dit, le col relevé et la casquette sur le crâne, ça doit être l’horreur dans cette chaleur. — Vous souriez, mon lieutenant. — Quelle manière débile de passer ma permission… Elle sourit : — Vous voulez que je m’occupe de notre ami ? — Non. Anton et Toro sont devant. J’ai proposé de nous séparer pour compliquer la tâche du suiveur. J’ai de bonnes raisons pour que personne ne sache que je suis ici. En plus, la vie d’Anton en dépend. Pour ce que j’en sais, Toro et Leona ont de tout aussi bonnes raisons. Ce qui veut dire que l’un de nous aurait tué le suiveur si c’était un professionnel. Mais si c’était un professionnel, on ne l’aurait pas vu. Sauf si, bien sûr… J’ai envie de dire à Leona d’aller le tuer. Rien que pour simplifier mes réflexions, en revenir au sauvetage du colonel Vijay et tirer Anton de là. — Combien de temps encore ? demande Anton. — Dix minutes, répond Toro. Nous remontons le boulevard qui débouche sur la place Zabo. Le toit de la cathédrale luit au loin. Ses dômes en or reflètent les dernières lumières du soir. Leona compte les tintements au clocher. « Sept, huit, neuf… » Je me demande pourquoi : elle porte une montre réglementaire et connaît déjà l’heure. Des femmes élégantes envahissent les colonnades. Des aéroglisseurs de luxe frôlent la route, après la place. Ce n’est pas un endroit pour des gens comme moi. Au moment où je me dis ça, j’aperçois une femme nue gribouillée à la craie rouge sur un mur voisin. Une rose piétinée gît à ses pieds. Apparemment, des gens comme moi viennent ici aussi. Leona sort son symbole de Legba le Connecté. Je la vois et elle rougit. Je sors donc mon médaillon Legba de ma chemise. Les soldats ont leur saint patron. Tout le monde n’apprécie pas. Un camion passe, rempli de Faucheurs. Crânes tondus, visages durs, regards à un kilomètre… Un petit garçon les montre du doigt et se prend une gifle pour sa peine. Son père l’entraîne à l’écart. Personne ne regarde un soldat ou ne croise ses yeux. De toute façon, c’est impossible : les Faucheurs fixent un point droit devant eux. — Nous y sommes presque, monsieur, dit Toro à Anton. — C’est ce que vous dites depuis dix minutes. Toro fait la grimace : — C’est la première fois que je me rends chez le colonel de ce côté… Vingt minutes plus tard, il nous sort encore la même excuse. Le clocher sonne la demie, et je me dis qu’il est temps d’accélérer. — T’es perdu ? Toro fait encore la grimace. Nous coupons par une arche et nous trouvons dans une grand-rue, flanquée de hauts murs avec des portes à deux vantaux. Les maisons s’élèvent sur cinq étages au-dessus de nous. La plupart ont des lentilles à l’entrée, et des systèmes de défense qui suivent nos mouvements. Ils sont bien en évidence. Ça doit être du bluff. Les vrais systèmes sont dissimulés. Je perds mon temps à essayer de les repérer, tandis que Toro tente de se rappeler quelle porte est la bonne. — Vous êtes sûr, cette fois ? demande Anton. — Oui, monsieur. La voix de Toro est tendue. Anton me fait aussi cet effet, parfois. Toro s’approche d’une porte et frappe trois coups rapides. Deux coups lui répondent. Moi, j’en frapperais un, mais Toro en fait trois et une petite porte s’ouvre. À l’épreuve des explosifs. Malgré tout, elle est peinte en vert fané. La porte à double battant sur laquelle elle donne possède des serrures électroniques et un pêne gros comme mon poignet. Le soldat qui nous ouvre n’est pas en uniforme. — Vous êtes attendus. Hein ? Des lumières dissimulées éclairent la cour du colonel Vijay. Une volée de marches mène à une porte d’entrée d’un noir luisant. Exactement le genre d’endroit que j’attendais. — Oh ! merde, dit Toro. Regardez-moi ça. Un glisseur effilé se trouve près des marches. Il a des vitres d’un noir d’obsidienne, une jupe en carbone fileté et une calandre qui ressemble à la gueule ouverte d’un requin, avec des dents chromées et des yeux enfoncés. Un minuscule drapeau est accroché à son long capot, enroulé et attaché. — La moitié du monde ne sait pas comment l’autre vit, murmure Toro. — Annoncez-vous, ordonne le soldat. Je le foudroie du regard. Il ajoute : — S’il vous plaît, mon lieutenant. Sage décision. — Le lieutenant Sven Tveskœg pour le colonel Jaxx. — Et les autres ? La voix dans l’interphone n’est pas celle de Vijay. Le contraire aurait été étonnant. — Anton Tezuka. Les sergents Toro et… La porte s’ouvre avant que je finisse ma liste. Soit l’IA est débile, soit il y a une telle artillerie braquée sur nous qu’on finira en steak haché si on fait un faux mouvement. Le sabre de Vijay frémit contre ma hanche. Je le détache. Anton me regarde. — Sven, chuchote-t-il. Tu ne vas pas… Il a raison. Je ne vais pas. Je pense qu’il y a un problème entre l’IA de Vijay et celle du sabre. Comme l’IA est supérieure au sabre, avec tous ces flingues, ça paraît logique de ne pas rendre les gens nerveux. Je mets le sabre en veille, je le rengaine et je boutonne ma veste. Aucun d’entre nous n’est en uniforme. Mais Vijay Jaxx est toujours colonel des Faucheurs. Le garde frappe à la porte, recule et nous fait signe d’entrer. Nous obéissons, et c’est là que la journée part en vrille. — Bien joué, dit une voix. Elle parle à Toro, qui accepte le compliment d’un signe de tête. — Et vous deux… Pourquoi vous a-t-il fallu tant de temps ? Visiblement, le sergent Leona n’est pas assez importante pour participer à la conversation. Le général Luc est assis à un bureau. Derrière lui, deux soldats de la Brigade du Loup. Sur un signe du général, notre compagnon de voyage s’écarte de nous pour les rejoindre. — Espèce de salaud… — Bouclez-la, dis-je à Leona. — Désolée, mon lieutenant. Toro est bien sous-off, c’est sûr. Dans la Brigade du Loup. — On dirait des marionnettes, dit le général Luc. Tirez les ficelles, et ils marchent. Je savais que vous ne pourriez pas vous en empêcher. C’est à moi qu’il parle. Il sourit à Anton et pose son regard sur Leona. — Où l’avez-vous trouvée ? — Sur la route, dit Anton. Peu avant de rencontrer… (il se tourne vers Toro) l’autre, là, quel que soit son nom. — Toro, répond le Loup. Mon ordonnance. — Si je peux me permettre, mon général…, commence Toro. — Bien sûr. Notre compagnon de voyage soulève une paupière, puis l’autre, et ôte des lentilles colorées de ses yeux gris. — De vraies saletés, mon général… — C’est pour la bonne cause, Toro. Le Loup se penche sur sa carte de la ville. Celle-ci est en papier, et tellement vieille qu’elle est écornée. Mais ce n’est pas la tromperie de Toro, la suffisance du général Luc ni sa carte qui me font voir rouge. C’est la fille assise sur le rebord de la table, et qui agite les jambes comme une putain adolescente. — Salut Sven, fait-elle, souriant de ma colère. Je me demandais quand tu reviendrais me voir. Ça fait longtemps. — Pas assez longtemps. Paper Osamu fait la moue : — Ce n’est pas gentil. Paper Osamu est la fille du président de l’U/Libre, et une ancienne maîtresse à moi. C’est aussi l’ambassadeur de l’U/Libre. Aujourd’hui, elle a les yeux bleus et la peau pâle. Sa robe est assez fine pour ne rien laisser à l’imagination. — Oui, dit-elle, j’ai gardé le même corps que la dernière fois. Salope. — Tveskœg ! lance le général Luc. J’ai la main sur mon flingue. — Combien de fléchettes, à votre avis, sont braquées sur vous ? C’est là qu’il me faudrait le SIG-37. Mon vrai flingue. Il pourrait couper l’IA, ou lui faire croire qu’on est alliés. Au moins, il pourrait me dire à quel point le général bluffe. — Madame, dit le général Luc à Paper, si vous pouviez arrêter de balancer les jambes. Elle refait la moue. Elle parcourt la pièce du regard, à la recherche d’armes. Aucune en vue, bien sûr. Les systèmes de défense domestiques utilisent des pistolets à fléchettes. Des projectiles en acier soufflés de tubes dissimulés dans les murs, le sol et le plafond. Une bonne IA peut tuer un homme au milieu d’un groupe de cinquante, sans même effleurer les autres. — Je guéris vite. Et elle sera morte, quoi qu’il arrive. — Et vos amis ? demande le général Luc. Ils guérissent vite, aussi ? Chapitre 19 On nous enferme dans une prison quatre étages plus haut, avec vue sur une rue déserte. Elle se trouve à l’arrière de la maison du général Luc. Eh oui, c’est bien là que Toro nous a conduits. Ce sont les ancêtres venimeux du Loup qui ricanent sur les tableaux accrochés dans l’escalier. Paper vient pour s’amuser. — Je suis sûre que vous serez à votre aise, dit-elle. La chambre est nue, avec une seule fenêtre. Au plafond, un panneau lumineux projette sa triste lueur. Le sol est carrelé. Aucun meuble en vue. — Va chier, lui dis-je. — Sven, j’essaie d’être aimable. De l’autre côté de la rue déserte, il y a une maison plus petite, avec des sculptures moins voyantes autour des fenêtres. L’autre différence, c’est que ces dernières n’ont pas de barreaux. — Je sais que nous avons un passé commun. Mais faites bon usage de cette nuit. Pensez à vos véritables allégeances. — Et nous, mon général ? demande Leona. Le général Luc semble amusé. — Oh, dit-il, je suis sûr que mes hommes vous trouveront une utilité. Leona rougit. — Quant à vous, me dit le général Luc, votre choix est simple… — Pas intéressé. — Vous ne l’avez pas encore entendu. — M’est égal. Se passera rien. Trahir le colonel Vijay, ou mourir. Pas besoin que le Loup me le dise pour savoir ce qui se passera demain. La porte se referme sur nous en claquant. Du bon acier. Je le sais, parce qu’après avoir essayé de la transpercer du poing, j’ai voulu la dégonder à coups de pied et ça n’a pas marché non plus. Visiblement, il me manque mon bras de combat. Et puis mon SIG, mon couteau de botte, et le sabre. En revanche, Toro a raté la lame que je cache entre les épaules, en mémoire de Franc, qui portait son couteau ainsi. Le moment venu, je tuerai Toro. Et le général Luc, aussi, Paper Osamu et les gardes qui ricanent. Mais je tuerai Toro rapidement, parce que c’est un professionnel et qu’il me témoignerait le même respect. — Sven, dit Anton, il faut qu’on parle. — Quand on sera sortis. Il me jette un regard furieux. Je fais semblant de rien. L’horloge de la cathédrale sonne 22 heures. Puis la demie. On n’est toujours pas plus près de la sortie. Je fais défiler la liste dans ma tête. Douze pas sur douze. Une porte, verrouillée. Une fenêtre, à barreaux. Un panneau lumineux, encastré dans le plafond. Un sol carrelé, abîmé maintenant. Il y a une armature en dessous. Une grille donne sur un conduit de climatisation qui ne fonctionne plus. Ma main est assez grosse pour couvrir la grille, et derrière, le tuyau est plus étroit que mon poignet. Leona sursaute quand je fais tomber la grille. — Sven…, commence Anton. Il se tait en voyant mon regard. J’ai mal à la tête. Le général Luc et Paper Osamu. Paper Osamu et le général Luc. En tant qu’ambassadrice de l’U/Libre, Paper se rend sûrement à des réceptions et à des dîners en ville. Ils peuvent s’être rencontrés n’importe où. Mais quelque chose pue. De la tension, voilà ce qu’il y a entre eux. Le Loup qui lui fait la gueule. Paper qui fait claquer ses talons comme une pétasse gâtée, assise sur le bureau du général parce qu’elle peut. Elle est ambassadrice de l’U/Libre, qui va l’en empêcher ? Et cette carte sur la table. Pourquoi une carte en papier, et pas un écran ? La réponse me tombe dessus dès que j’arrête d’y penser. Le Loup utilise une carte en papier pour la même raison que le colonel Vijay tape ses lettres à la machine à écrire. Il cache quelque chose. À qui ? — Mon lieutenant ? Leona recule en voyant mon expression furieuse. — Vous grincez encore des dents, mon lieutenant. Si elle avait ma migraine, elle grincerait des dents aussi. Le panneau s’éteint. Quelqu’un a dû le couper. Faux : des étoiles commencent à apparaître dans le ciel de Farlight. C’est tellement bizarre qu’on va tous voir à la fenêtre. Les lueurs agressives au sodium disparaissent toutes, peu à peu. Les coupures sont fréquentes dans les bidonvilles. Mais pas ici, en plein centre. Les hauts clans ne le supporteraient jamais. Pourtant, c’est ce qui est en train d’arriver. L’un après l’autre, les lampadaires de la rue s’éteignent. — Essayez la porte. Elle est verrouillée. La fermeture électronique pourrait être en panne, mais on n’est pas chanceux à ce point-là. On est toujours coincés. Mais évidemment, il y a un levier qui ouvre. Et évidemment, il est de l’autre côté. — Nous sommes pris au piège, dit Anton. Reconnais-le. Je fais un autre tour de notre prison en silence. Ça ne m’intéresse pas d’être pris au piège. Ça m’intéresse de sortir d’ici. — Criez « Au feu », dis-je à Leona. Elle me regarde. — Allez. Elle hésite. J’avance sur elle le poing levé. Elle hurle avec conviction. — Vous voyez ? Ce n’était pas difficile. Son cri résonne contre les murs jusqu’à nous assourdir. — Eh bien, dit Anton, ça ne marche pas. Il se trompe. Ça marche parfaitement. Si personne ne vient, c’est parce que 1) il n’y a rien à brûler dans cette pièce. Et 2) ils n’ont visiblement pas le temps de nous faire taire. Ce qui signifie que 3) nous sommes tout seuls. Pas parce qu’ils veulent nous faire mariner, nous attendrir. Il faudrait être débile pour croire à ça. La réponse, c’est qu’ils sont occupés à une affaire plus importante que nous. La question suivante, c’est : laquelle ? Ça doit avoir un rapport avec cette carte. Et Paper, qu’est-ce qu’elle fait là ? Impossible de pas y penser. Ça me lance la tête comme une gueule de bois. Paper est ambassadrice de l’U/Libre et le général Luc commande la Brigade du Loup. Son boulot, c’est de protéger Octo V. Celui de Paper, de s’assurer que notre glorieux souverain obéit aux volontés de l’U/Libre. Paper dirait les choses différemment, mais ça revient au même. Si le général Luc et Paper Osamu ne sont pas alliés, et s’ils ne sont pas ennemis, ils sont quoi, alors, bordel ? Le glisseur dans la cour. C’était celui de Paper. Pourquoi j’ai pas pigé ça plus tôt ? Elle a toujours aimé les jouets. Moi, entre autres. Sven le barbare. Si brutal au lit, si excitant à emmener dans les soirées. Anton choisit pile le mauvais moment pour exiger qu’on parle du colonel Vijay et d’Aptitude. Il pense qu’on ne peut plus sauver le colonel, et qu’on devrait l’accepter. Ce que le Loup veut, il l’obtient… J’ai tellement l’habitude d’entendre dire ça du général Jaxx que ça me stupéfie de l’entendre dire de quelqu’un d’autre. Quant au colonel Vijay, je ne suis pas d’accord. Abandonner maintenant, ce serait livrer notre cœur au Loup sur un plateau. Pas question. Anton prend l’air pas content quand je lui dis ça. Je décide donc de lui expliquer quelques vérités personnelles. Comme c’est moi, je fais simple. Trois phrases pour dire comment est mort le mari d’Aptitude, et Anton m’accuse de meurtre de sang-froid. Je recommence donc du début… — Au Paradis, Debro m’a dit de m’occuper d’Aptitude, pas vrai ? Anton me regarde. — C’est pas ce qu’elle a dit ? « Occupe-toi d’elle… » — Oui, fait sèchement Anton. — C’est ce que j’ai fait. Je lève la main pour l’arrêter : — Tu sais quels étaient mes ordres ?… « Commence par le sénateur Thomassi, finis avec Aptitude, tue-les tous et brûle leur maison. » Tu sais qui a donné ces ordres ? Anton fait signe que « non ». Évidemment qu’il sait pas, bordel. — Le père de Vijay. C’est pour ça qu’il veut me tuer. Pas parce que je t’ai ramené du Paradis. Parce qu’il a découvert que j’avais désobéi à son ordre de tuer Apt. Tu sais pourquoi j’ai tué le sénateur Thomassi et sauvé ta fille ? — Mon lieutenant…, intervient Leona. Peut-être parce que j’ai coincé Anton contre le mur. — Ce n’est pas votre problème, Leona. Soyez-en reconnaissante. Anton a les yeux écarquillés, le visage tout rouge. Il est sans doute temps de lâcher du lest. J’ôte mon coude de sa gorge. Il envoie de l’air dans ses poumons prêts à éclater. Ses yeux deviennent moins vitreux. Derrière eux, quelque chose a changé. Il en sait moins sur moi qu’il croit. Il y a autre chose, aussi. Il comprend qu’il en sait peu sur ce qui s’est passé pendant ses mois en prison. Mais il nous reste une question et je veux la réponse. — Dis-moi pourquoi j’ai sauvé Aptitude. — Parce que tu as promis. Il a pigé. J’ai promis à Debro, qui me rappelle ma sœur. C’est la raison la plus con que j’ai jamais eue de mettre ma vie en danger. Mais c’est la seule que j’aie, et la seule que je peux donner. Mais ça, je ne le lui dis pas. Leona regarde par la fenêtre. Elle se demande à quel point je suis dangereux. Ça se voit dans ses yeux. On pourrait croire que je lis bien sur les visages. Simplement, ce n’est pas le cas. Par ici, les visages sont faciles à lire. Je reprends : — Anton, quelle sorte de glisseur possède des drapeaux ? Il me regarde, étonné. — Des glisseurs officiels, non ? — Oui…, murmure Anton. Des ministres d’empire. Des généraux d’armée. Des sénateurs de haut rang. Des ambassadeurs. Il essaie de penser à d’autres personnes importantes, puis se tait. — Et quand les drapeaux sont attachés, ça veut dire quoi ? — Qu’ils ne sont pas là pour raisons officielles. Anton se frotte la gorge et regarde la rue en contrebas. — On parle de cette fille ? — Paper Osamu. Ambassadrice de l’U/Libre auprès de l’Empire octovien. Je n’y avais pas pensé : il ne sait pas qui elle est. Mais pourquoi il devrait le savoir ? Après sa libération du Paradis, Anton a été expédié droit à Wildeside en vaisseau. C’est la première fois qu’il est à Farlight depuis sa première arrestation. — J’ai rencontré Paper à Ilseville, dis-je. Quand elle était observatrice pour l’U/Libre. Elle a assisté à notre reddition de la ville. Et confirmé notre victoire ultérieure. C’est Paper qui a demandé au général Jaxx si elle pouvait emprunter mon équipe. — Et depuis, tu l’as rencontrée socialement ? Ça, c’est les hauts clans. — Ouais. Plusieurs fois. — Comment est-elle ? — Un scorpion. Anton me regarde : — Sven, dis-moi que tu ne l’as pas… Pourtant, c’est clair. Je l’ai… Et partout. Et c’était bon. Chapitre 20 Les barreaux de notre fenêtre sont gros comme un poignet d’enfant. Derrière, les toits enchevêtrés disparaissent dans l’obscurité. En dessous, une rue étroite, plutôt une ruelle. Vide. L’air pue, comme toujours à Farlight. La maison d’en face est plus basse que la nôtre. On voit une lumière à la fenêtre. Une lampe, sans doute. On ne voit rien dans la pièce parce que les volets sont fermés pour la nuit. Ce n’est pas étonnant, vu que la cathédrale vient de sonner 23 heures. Je gratte les barreaux et la rouille apparaît sous la peinture. Encore un grattement et je vois l’acier terne. — Sven, dit Anton d’une voix enrouée, qu’est-ce que tu fais ? Il me parle encore. Mis à part me prendre la tête parce que je n’ai pas récupéré mes Aux’au passage ? Je réfléchis. Je sais que c’est nouveau. Je suis sûr que le SIG aurait un truc à dire là-dessus. Mais j’essaie de nous tirer de là. Je ne dis rien à Anton, bien sûr. Mais pourquoi ne pas réfléchir ? Rien d’autre ne marche. J’ordonne à Anton : — Prends-en un. Il attrape le barreau du milieu et tire. Je saisis son voisin et tire dans l’autre sens. On avait raison la première fois : impossible de les tordre. — Encore. Des bouts de mortier tombent sur mes doigts. Je me tourne vers Leona : — Aidez-moi à enlever ma chemise. Entre mes épaules, la lame est étroite dans son étui de Néoprène. C’est un couteau pour lancer ou pour planter, plutôt que pour taillader. C’est bien, parce qu’il me faut une pointe fine. Je place la lame parallèlement à un barreau et j’attaque le rond de ciment par le haut. De petits gravats se détachent encore. Je souris. Pas trop de pression, sinon j’émousserai la pointe. Attention à l’angle, sinon je casse. Les autres ont l’intelligence de se taire pendant que je travaille. Si vous avez déjà construit une prison, vous savez que le trou le plus profond pour les barreaux est toujours celui du dessus. Le barreau s’encastre dedans et tombe dans un orifice plus petit dans le linteau du dessous. Sinon, le poids des barreaux les enfonce dans le ciment frais. C’est comme ça qu’ils sont fixés. Deux centimètres plus loin, le mortier devient plus malléable. J’aiguise la pointe de mon couteau sur le mur. Je pourrais le faire sur le linteau, mais la rue en dessous est déserte, et j’espère sortir de là sans laisser trop d’indices sur notre méthode d’évasion. — C’est bon. Prenez le barreau et tordez-le. Ils obéissent. Le barreau commence à tourner légèrement. Je leur dis donc de recommencer, jusqu’à ce que je leur dise d’arrêter… La pièce est un four ; la nuit est étouffante comme seule elle peut l’être dans le centre de Farlight. Ils travaillent le barreau depuis si longtemps que la sueur leur dégouline sur la figure, collant leurs vêtements à leur corps. Je sens Leona à distance. Elle croit que je ne la vois pas et examine ses mains. Couvertes d’ampoules. Elle a les paumes à vif. J’interviens : — Pissez sur vos doigts. Elle croit que je plaisante. — Leona, vous vous tortillez depuis une demi-heure. Et voilà. En plus, je l’ai gênée maintenant. Je vois pas pourquoi. Quand faut pisser, faut pisser. Elle pourrait au moins en faire un truc utile, comme endurcir ses mains. Encore que, en y réfléchissant… — Retenez-vous une minute encore. Anton prend un air scandalisé. Leona se contente d’obéir. Je saisis le barreau du milieu et le tords jusqu’à me coincer les muscles du dos et me faire claquer les ligaments de l’épaule. J’entends presque la chair qui se déchire. — Mon lieutenant ! — J’y suis presque. Dans un gémissement, le barreau effectue une rotation complète. Une autre, puis une autre, et il finit par jouer librement. Après ça, Anton n’a plus qu’à le pousser vers le haut : le bout du barreau enfoncé dans le linteau frotte contre le mortier. Le barreau finit par se dégager. — Très bien, dis-je à Leona. Maintenant, vous pouvez pisser. Apportez-nous-en un peu quand on aura fini. Je vais la mélanger avec des gravats pour refaire du mortier. — On va tourner le dos, la rassure Anton. Je fais ce qu’il propose – mais seulement parce que je veux examiner le mur au-dehors. Je dois savoir si ce sera dur d’atteindre le toit au-dessus. La réponse : c’est impossible. Chapitre 21 Au-dessus de notre fenêtre, le mur s’élève à sept mètres jusqu’à un parapet bas, qui fait probablement tout le tour du bâtiment. Le mur est lisse, sans bordure, gouttière ou autre prise. Je donne un coup de couteau dans l’enduit. Dessous, c’est de la pierre. Impossible à percer. Même le gazouillis que fait la pisse de Leona ne me redonne pas le moral. — Et ça ? demande Anton. Oui, j’ai vu. Cinq mètres plus bas, une poutrelle rouillée enjambe la rue. Elle empêche le mur arrière du bâtiment d’en face de s’effondrer sur notre maison. Pour une réparation de fortune, elle est efficace. Pour ce que j’en sais, elle est là depuis que le virus originel a bousillé les murailles par ici. La poutrelle doit avoir une valeur historique. Sinon, on l’aurait remplacée par un truc moins laid. Si le propriétaire de la maison d’en face a des barreaux sur son vasistas, on est baisés. Mais si on reste, on est baisés aussi, et si on tombe n’en parlons pas. Donc, on peut aussi bien essayer d’utiliser la poutrelle comme un pont. Surtout que l’autre baraque est moins haute que la nôtre, et que la poutre se termine à un mètre cinquante en dessous d’un vasistas. Anton frémit quand je lui explique. — Mon lieutenant… Une flaque de liquide tache le carrelage. Leona tient sa pisse entre ses mains jointes. Celle-ci pue tellement qu’elle empoisonnerait des rats. Pas étonnant : il fait une chaleur d’enfer, on a transpiré et personne ne s’est fatigué à nous apporter de l’eau. — Par ici. Elle laisse tomber le liquide sur le petit monticule de gravats que j’ai posé dans l’embrasure de la fenêtre. — Très bien. Vous la première. — Oui mon lieutenant. C’est là que je comprends : elle ne sait pas, pour la poutrelle. Leona pense que je lui ordonne de sauter de quatre étages. Je suis impressionné par cette obéissance. Anton la regarde comme si elle était folle et lui explique. — Il y a une poutre métallique à trois mètres en contrebas. — Cinq, je corrige. — Si tu le dis. — Ouais, je le dis. Leona grimpe à la fenêtre, se tortille entre les barreaux et me saisit par la main. Elle tressaille. Ses paumes sont gluantes de sang. — Je suis prête, mon lieutenant. Elle se retrouve à pendouiller quatre étages au-dessus de la rue, les bottes à trente centimètres au-dessus de la poutrelle. Elle lève la tête et me fait un faible sourire. Je la lâche. Elle atterrit sur la poutre, essaie de retrouver l’équilibre, perd les pédales et panique, se lance en avant pour étreindre le métal rouillé. Sous le choc, elle pousse un jappement de douleur – plus fort que j’aurais souhaité. Je me dis qu’elle va tomber dans la rue, mais elle se tient ferme. Cela dit, elle glisse de côté. — Merde, dit Anton. Tandis qu’on regarde, Leona continue à glisser et se retrouve suspendue au bord de la poutrelle. Elle aurait dû s’accrocher par les jambes d’abord. — Vous allez y arriver, lui lance Anton. — Lancez vos jambes en avant. Serrez les genoux et hissez-vous. Elle m’obéit. Il lui faut plus de temps qu’il faudrait. Elle se retrouve enfin en équilibre, le visage pâle de douleur. — Les côtes. Désolée, mon lieutenant. — Cassées ? — Oui… dé… solée, mon lieutenant. — Elles se remettront. Elle me remercie d’un sourire amer. Anton passe ensuite. Il est plus grand que Leona, donc ses bottes touchent presque la poutrelle. Cela dit, il décide d’éviter le plan à la Leona. Pas question de jouer les équilibristes. Il ouvre les jambes et atterrit sur la poutrelle comme si c’était une moto. — Merde… Pas sûr de choisir cette méthode, moi. La poutrelle est vieille et rouillée. Elle n’est fixée que par trois écrous à chaque bout. Inutile qu’Anton et Leona s’explosent la cervelle dans la rue si je suis trop gros et que les écrous décident de lâcher. — Grimpez par le vasistas. Mettez-vous en sécurité. Mes problèmes commencent lorsque j’essaie de passer les barreaux. Même avec un bras en moins, c’est étroit. Je saisis l’embrasure et je force le passage. J’entends mes côtes craquer. Leona a eu sa revanche. Le problème suivant : rester en équilibre tandis que je répare les barreaux. Remettre en place le barreau manquant, c’est facile. Remplacer le ciment, c’est plus dur. Je gratte le mortier en trop et je le jette dans la rue. J’aurais dû l’émietter davantage. Cela dit, vu de loin, ça ressemble à une merde de chien. Donc, peut-être qu’on aura de la chance et que personne ne le verra. — Mon lieutenant ! siffle Leona. Trois soldats tournent dans la rue. Donnez-moi trois briques, et je pourrais les tuer tous. Mais on n’a plus de briques, et je ne veux pas attirer l’attention. Donc j’attends qu’ils soient passés, avant de sortir complètement, pendu à la fenêtre par une main SVEN, EST-CE RAISONNABLE ? L’espace d’un instant, alors que j’atterris dans le grincement du métal et le crissement du ciment qui tombe des écrous, je sens un tourbillon glacial embrumer ma tête. Puis il disparaît. L’air est brûlant et Farlight à bout de souffle. La nuit est lourde, la sueur dévale mes côtes. Elle goutte de mes sourcils, coule dans mes cheveux tondus. Le kyp s’emballe dans ma gorge, et un accès de fièvre manque me décrocher de mon perchoir. — Ça va ? chuchote Anton. — Évidemment que ça va, bordel… Quelle utilité de lui dire qu’Octo V me surveille ? En admettant que ce soit vrai, ce qui n’est pas certain… Pourtant, une onde d’électricité statique irrite le kyp dans ma gorge, et ça doit bien être lui. Le kyp est défectueux. Je ne sais plus si je l’ai déjà dit. Il était défectueux à son installation. Quand on gagne un kyp, on le garde. Enfin, la plupart du temps. On peut le remplacer. Mais dans ce cas, il faudrait m’ouvrir la gorge et m’en donner une nouvelle. Je n’ai jamais valu autant d’argent. Je me tourne vers Leona : — Attrapez. Une seconde plus tard, elle se trouve en équilibre au bout de la poutrelle. Elle soulève le loquet du volet avec mon couteau. Ensuite ? Tout dépend de ce qu’on trouvera. Legba est avec nous. La fenêtre n’a pas de barreaux. Et elle est entrouverte. Leona la pousse et saute à l’intérieur. Anton la suit. Il me faut plus de temps. Je ferme les volets et remets le loquet. Puis je ferme la fenêtre. — Mon lieutenant…, dit Leona. D’une voix étrange. Une jeune femme se débat dans la poigne de mon sergent. Leona lui ferme la bouche et tient sa dague contre le cou de la femme. Celle-ci a des boucles blondes qui tombent sur ses épaules nues. Elle a un décolleté plongeant. À tel point que ses seins menacent de s’échapper tandis qu’elle se débat. Anton est fasciné. — Occupez-vous-en, dis-je sèchement à Leona. Cette dernière lâche sa lame et enfonce son pouce dans le coude de la fille. Quand elle la lâche, la fille est trop abrutie de douleur pour continuer à se débattre. Ça marche pour moi. Je lui dis : — Si tu hurles, je te tue. — Sven ! J’ignore Anton : — Tu as compris ? Ses yeux bleus s’emplissent de larmes. La fille est jolie, dans le genre inutile. Certains hommes aiment ça. À voir la tête d’Anton, il en fait partie. J’insiste : — Tu as compris ? Elle fait signe que « oui ». — OK. Lâchez-la, dis-je à Leona. La fille s’apprête aussitôt à hurler. Leona la bâillonne, en me lançant un regard qui en dit long. — Tu n’as pas écouté, dis-je à la fille en ramassant ma lame. La fille observe le couteau. De très près. Elle ne le quitte pas des yeux, même quand Leona retire sa main de sa bouche. Nous nous retrouvons tous les quatre dans le grenier silencieux. — Anton, va voir à la porte. Elle est verrouillée. Ça alors, comment ça, je m’en doutais ? Le grenier est propre. Quelqu’un a récemment frotté le plancher, mais mal. Il y a un sommier avec un matelas. Vieux tous les deux. Pas d’habits sur les cintres, pas de cintres d’ailleurs. Ce n’est pas une pièce habitée. C’est un endroit où les familles mettent les trucs qu’ils ont la flemme de jeter. — Tu es punie ? C’est généralement la raison d’être enfermé dans ce genre d’endroit. — Non, murmure-t-elle. Enfin, je ne pense pas… — Ma chère, commence Anton en s’avançant vers elle. Son visage est grave. La fille a quelque chose qui l’inquiète. J’aurais dû le savoir : son accent. — Quel est votre nom ? — Sef Kam… Dame Serafina Kama. Impassible, Leona me jette un coup d’œil. Je demande : — C’est un haut clan ? — Évidemment, répond Serafina – avant de marmonner une excuse. Je me demande bien pourquoi, et puis je me rappelle qu’elle m’a vu donner un ordre à Anton – qui appartient manifestement à son monde. Donc… Ils sont si simples, ces gens. — Vous êtes venus à mon aide ? — Avez-vous besoin d’aide ? demande Anton. Comme elle a posé la question, la réponse est « oui », bien sûr. Mais Anton et Sef sont trop occupés à se faire des politesses pour suivre cette logique. La prisonnière a une lampe sur son lit. Une vieille à mèche. Coupure de courant. Lampe. Quelle probabilité ? Le grenier possède une petite alcôve avec une toilette. Donc, c’était une chambre avant. Je fais ce que mon ancien lieutenant me disait de faire à chaque nouvelle situation. Un inventaire. Une porte, fermée. Une fenêtre, fermée maintenant. Des volets bien fermés aussi. Un vasistas dans l’alcôve, trop petit pour Anton ou pour moi. Leona pourrait y arriver, en revanche. — Je pourrais passer par là, descendre dans la rue et ouvrir la porte de l’autre côté, dit le sergent Leona. Visiblement, elle m’a vu examiner le grenier. Bar, bordel, bagarre ou boudoir, parfois il faut enfermer l’adversaire et filer en vitesse. Première règle avant tout : savoir où on est. Seconde règle : savoir comment en sortir. Je jette un œil à Sef Kama. — Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-elle. — Rien. Le fait qu’elle n’ait pas essayé de s’échapper par le vasistas me dit tout ce qu’il faut savoir sur l’utilité de cette fille. — On vous nourrit souvent ? Elle me regarde, bouche bée. — On vous a nourrie, cet après-midi ? — Des crêpes. — Hier soir ? — Non, je n’étais pas… je… D’accord. Elle n’est là que depuis un jour, et elle ne s’est pas encore faite à l’idée qu’elle pourrait y rester un moment. Sauf que non. Parce qu’Anton est en train de lui dire que tout ira bien, maintenant qu’il est là. Je lui lance un regard furieux et il se tait. — Je n’arrive pas à y croire, dit Sef. Anton gaspille encore deux minutes à lui expliquer gentiment ce qu’elle n’arrive pas à croire. Apparemment, elle a été enfermée par Paulo. Elle s’arrête dans son récit pour demander à Anton pourquoi Paulo ferait une chose pareille. Comme Anton ne sait pas qui est Paulo, c’est une question inutile. On lui pose la question, et elle répond que Paulo est styliste. Ça ne me semble pas si dangereux. Dame Serafina n’est là que parce que sa tante voulait plus de dentelles que nécessaire sur la robe. — Quelle robe ? demande le sergent Leona. Sef répond avec un regard froid : — Je vais me marier. On voit bien ce qu’elle pense : parler à Leona c’est en dessous de sa condition. Elle ajoute : — À la cathédrale. — Qui est l’heureux élu ? — Vijay Jaxx. Je ne pense pas que vous le connaissiez. Anton me saisit avant que j’étrangle la fille. Il se retrouve au sol, les mains sur le bide, et Sef pleure et Leona essaie très dur de rester impassible. Je demande à la fille : — Depuis combien de temps vous le connaissez ? — Toute ma vie. Nous sommes fiancés depuis l’enfance. — Nous parlons bien de Vijay ? Il est parti récemment, il vient juste de revenir. — Il a atterri ce matin, confirme-t-elle. Pourquoi ? Parce que je vais tuer cette petite merde. Et avant, Jaxx ou pas, je vais lui couper le matos et le niquer avec. J’ai dû penser à voix haute, parce que Leona sourit et que Sef se remet à pleurer : — Mais qu’est-ce qu’il vous a fait ? C’est ce qu’il a fait à Aptitude qui me fout les boules. Anton se relève péniblement. Il n’a pas l’air bien, mais pas assez pour quelqu’un qui vient de découvrir la trahison de son futur gendre. Je m’apprête à le lui rappeler, quand soudain Leona saisit Sef et étouffe les plaintes de celle-ci. — Mon lieutenant… On entend des bruits de pas dans l’escalier. — On va se mettre là-dedans, dit Leona à Sef en lui montrant la salle d’eau. La porte entrouverte. Si vous nous trahissez, ce n’est pas seulement Paulo qui aura la gorge tranchée… Leona, c’est vraiment une fille comme je les aime. Chapitre 22 La clé tourne, la porte s’ouvre. L’homme qui entre a une calvitie, la cinquantaine et la taille épaisse. Il porte de petites lunettes, une chemise à fleurs et une bouteille d’eau avec un verre. Pas mon idée d’un kidnappeur. — Madame, dit-il. Je vous ai entendue bouger. Je ne sais pas ce qu’il voit sur le visage de Sef, mais sa voix déraille. Posant son offrande, il commence à reculer vers la porte. Pas parce qu’il a peur d’une agression de Sef. C’est la gêne qui le plie en deux. — Essayez de dormir, dit-il. — Hein ? — C’est pour votre bien. — Paulo, dit Sef, vous m’avez enfermée. — Dame Isadora a dit… Des cris dans la maison du général Luc nous empêchent de savoir ce que tante Isadora a dit. Paulo file à la fenêtre et rouvre les volets en vitesse. De l’autre côté de la rue, une porte s’ouvre en claquant contre le mur. Le Loup est rentré et nous a trouvés envolés. On entend des bruits de pas dans l’escalier. Paulo se fige. Impossible que ce soit le général Luc. Il est encore occupé à lancer des ordres dans la rue, la voix courroucée. Il n’a pas l’air terrible, comme chef. J’en ai connu quelques-uns comme ça. — Serafina… ma chérie. On dirait de la mélasse coulant sur un rasoir. Sef doit avoir la même idée, parce que son visage se fige. Elle se force à sourire et se tourne vers son visiteur. — Je n’avais aucune idée des difficultés que j’aurais à te retrouver. Les deux femmes sont jeunes, et toutes les deux blondes aux yeux bleus. La ressemblance s’arrête là. Ce sont visiblement des jumelles, mais c’est la nouvelle venue qui a eu le cerveau. Derrière Sef et son reflet vivant se tient un homme, l’air inquiet. — Vous êtes venus me ramener à la maison ? — Bien sûr, répond l’autre. On t’a cherchée toute la journée. Vijay doit être malade d’inquiétude. Quant à vous… (elle se tourne vers Paulo) nous nous occuperons de vous plus tard. L’homme m’intéresse. Il est U/Libre, vêtu d’une robe élégante. Une soie chatoyante, dans des couleurs soigneusement choisies. Il a la main posée sur la hanche de la nouvelle venue, signe qu’il l’a déjà eue. Et il examine Sef avec un sourire qui indique qu’il serait heureux de l’avoir, elle. — Ainsi, dit-il, c’est votre sœur ? Oui, dit le reflet. — Dames Simone et Serafina Rivabella y Kama. Il leur fait une profonde courbette, mais il y a quelque chose de prédateur dans son geste. Et il déshabille Sef du regard, avec un sourire moqueur. — Mon lieutenant…, chuchote Leona. Je serre l’encadrement de la porte tellement fort que le bois se fend. Morgan Trefoil est marié à Paper Osamu. Nous avons un passé commun. Il m’a coûté un caporal, qui pouvait embrocher du premier coup une araignée au bout de son fil à l’autre bout d’un bar bondé. Nous étions amants. Elle lance encore son couteau, certaines nuits dans mes rêves. J’ai déjà tué Morgan une fois. Malheureusement, il est U/Libre. Donc il avait une sauvegarde. On voit qu’il est U/Libre à sa petite figure arrogante. Les joues bouffies, le rictus hautain. Ces gens-là prêchent l’égalité, mais seulement parce qu’ils peuvent se le permettre. Ils contrôlent la civilisation la plus riche que la galaxie ait jamais connue. Nous, on en est encore à sortir du fossé. Vous l’avez sans doute compris. Je veux le tuer. Encore. — Il est temps de rentrer chez nous, dit-il à Dame Serafina. Sef acquiesce, mais il se passe un truc bizarre. Paulo est visiblement terrifié par Morgan, mais il se jette entre la porte et lui. Les gens comme Paulo ne font pas d’étincelles à Farlight. La seule chose qui le protège, sans doute, c’est sa capacité à habiller les hauts clans. Et voilà qu’il risque tout. Et pour quoi ? — Je vous en prie, supplie-t-il. Dame Isadora a dit… Morgan se raidit : — Restez en dehors de tout ça, dit-il sèchement. Vous vous mêlez de choses qui vous dépassent. C’est tout Morgan. Connard condescendant. — Monseigneur…, dit Paulo. Morgan le fusille du regard : — L’U/Libre ne reconnaît pas les titres, lance-t-il. Nous ne les utilisons aucunement nous-mêmes. À nos yeux, tous sont égaux. Condescendant et donneur de leçons, en plus. — Mais Dame Isadora insiste… — Les insistances de Dame Isadora, je m’en branle. — Monseigneur… En une seconde, le couturier se retrouve contre le mur, les pieds à quinze centimètres au-dessus du sol. Morgan l’a saisi à la gorge. Les U/Libres ont des améliorations musculaires. C’est la seule chose qui explique leur rapidité de réaction. Je n’ai jamais vu Morgan perdre les pédales avant. Carrément impressionnant, pris au pied de la lettre. Mais moi, je prends rarement les choses au pied de la lettre… Au pied de la lettre, on se fait tuer, d’après mon ancien lieutenant. Bon, d’accord, il interprétait le vol des vautours au-dessus d’un trou d’eau, le nombre de mouches dans sa gnôle et l’heure à laquelle il avait lâché son premier pet de la journée. Il pariait dessus, aussi. Les U/Libres ne sont pas censés perdre les pédales. C’est bon pour des barbares comme nous. Donc, si Morgan pète un câble, c’est qu’il fait semblant. Ou qu’il a peur. Et pourquoi un type comme Morgan aurait-il peur ? Paulo a les yeux qui lui sortent de la tête. Comme quand ils ont trop de pression derrière. Si ça continue, ce sera un tailleur mort que Morgan tiendra. — Vous n’êtes rien. Vous m’entendez ? Vous ferez comme on vous dira. Vous tous… — Nous tous ? Vraiment ? Le général Luc se tient devant la porte, une lampe scintillante à la main. L’éclair violet de ses épaulettes semble presque noir dans les ombres. Son sourire contraste avec la fureur à peine maîtrisée de son regard. — Nous ferons comme on nous dira ? répète le général doucement, comme s’il goûtait les mots. — Vous connaissez l’accord. — Ah bon ? Vraiment ? Le Loup s’avance dans la pièce, suivi d’un capitaine et du sergent Toro. Sa garde rapprochée, visiblement. — Vous savez, dit le général Luc, je ne me souviens pas d’avoir donné mon accord à quoi que ce soit. Il lance un salut raide aux deux femmes : — Mesdames. Il est bien tard pour vous trouver ici. Et en bien étrange compagnie. Il jette un œil à Paulo. Le petit couturier est à genoux, étreignant sa gorge. Évidemment, le Loup connaît Serafina et Simone Rivabella y Kama. Il est tout aussi évident que la sœur de Sef n’est pas contente d’être reconnue. — Cela n’a rien à voir avec vous, dit Morgan. — Cela a tout à voir avec moi. — Paulo m’a enfermée, se plaint Sef. Je ne sais pas pourquoi. Il a dit qu’il avait une dentelle spéciale qu’il gardait pour une robe aussi belle que la mienne. Oui, ç’a l’air assez bête pour qu’elle le croie. — Il ne m’est pas venu à l’idée qu’il… Le Loup montre ses dents : — Non, dit-il, manifestement cela ne vous est pas venu à l’idée. Donc, il vous a demandé de traverser toute la ville rien que pour voir de la dentelle ? — Non, répond Sef, plus larguée que jamais. C’était ma tante. — Dame Isadora ? — Oui, répond Sef. Elle a dit que Paulo lui avait parlé de la dentelle et… Sa voix s’estompe, et je me demande si elle a jamais fini une phrase de sa vie. Je décide que je m’en moque et que ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est la friction entre Luc et l’U/Libre. — Nous ramenons Sef à la maison, dit Simone. Le général Luc ne lui prête aucune attention. — Dites-moi, fait-il à Paulo. Pourquoi l’avez-vous enfermée ? — Dame Isadora a dit qu’elle serait à l’abri. — De quoi ? — Je ne sais pas, mon général. — Peut-être pas. Mais c’est bien ça la question. N’est-ce pas ? Morgan se dresse sur ses ergots, et je comprends que c’est un abruti. Si vous êtes obligé de vous dresser sur vos ergots face à quelqu’un comme le Loup, c’est que vous vous êtes gouré de combat. — Vous devriez rester en dehors de tout ça. — Vraiment ? — Oui, insiste Morgan, vous devriez. Le général Luc sourit. Ses canines jaunissantes luisent dans la pénombre. Il connaît sûrement le surnom qu’on lui donne. — Ma chère, dit-il à Sef. À votre avis, de quoi vous protégeait votre petit couturier ? Elle ne répond pas. Elle reste là, les yeux écarquillés, belle et bête. Elle finit par comprendre que Luc attend une réponse, alors elle hausse les épaules, pour montrer qu’elle attend qu’il lui dise. Mais non. Il lui demande si sa tante est gentille avec elle. — Toujours, répond Sef, les larmes aux yeux. Très gentille. À l’entendre, on croirait que le reste du monde n’est que cruauté. — Donc, vous lui faites confiance ? Sef acquiesce. — Alors, vous devriez peut-être rester ici ? Le général Luc s’approche des volets ouverts, jette un œil à la fenêtre d’en face puis à la poutrelle rouillée, évaluant la distance avec notre prison. — Vous avez ouvert cette fenêtre vous-même ? — Oui, dit Sef. — Quand ? — Quand j’ai entendu le bruit dehors. Le Loup réfléchit : — Qu’est-ce qu’il y a là ? demande-t-il en montrant la porte derrière laquelle on se cache. — Une salle de bains, répond Sef. — Cela ne vous dérange pas que je jette un œil ? — Euh si…, couine-t-elle. — Pourquoi pas ? — Parce que… (Elle rougit comme une pivoine.) Je n’ai pas… –… tiré la chasse, complète le Loup. — Il n’y a plus de courant. — Je peux attendre que vous rabattiez l’abattant. Typique des hauts clans. Des manières parfaites, un sens des convenances strict, mêlés à une immense richesse, une vie prolongée et la certitude que le monde n’existe que pour les divertir. Comme les U/ Libres, en fait. Chapitre 23 Il y a six mois, l’U/Libre était un animal mythologique, pour moi. Et je n’avais rencontré qu’un seul membre des hauts clans, mon lieutenant Bonafont de Bonafont, sans même savoir qu’il en était. C’était juste un ivrogne qui insistait pour que son repas lui soit servi bouillant, même en pleine journée de plein été en plein désert. — Mon lieutenant…, chuchote Leona. Sef se dirige vers notre porte. Je m’écarte pour la laisser entrer. L’air inquiet, elle ferme bruyamment l’abattant de la cuvette. Ce n’est pas nécessaire, mais elle le fait quand même. — Si quelqu’un y était, dit sèchement Morgan, je le saurais. Le Loup ne lui prête aucune attention. Les U/Libres détestent ça plus que tout. — Monseigneur, dit Paulo, je n’avais des ordres que pour détenir Dame Serafina. Il n’y a personne d’autre ici. Je le jure. Il a l’air sincère, et manifestement embarrassé. — Ça m’est égal. C’est la colère de Morgan qui nous sauve. J’ai l’intention de le remercier un jour. Avant de le tuer, bien sûr. Il se dresse de nouveau sur ses ergots : — Ce serait mieux pour tout le monde, général, si vous vous contentiez de faire votre travail. Je suis sûr que vous et vos hommes avez d’autres endroits à voir, des tâches à accomplir. Peut-être devriez-vous vous en occuper ? Quel gros con suffisant. Leona sourit. Même le Loup, derrière la porte entrebâillée, a l’air de ne pas en croire ses oreilles. Il se plante sous le nez de Morgan : — Parlez-moi encore comme ça, siffle-t-il, et je vous arrache le cœur. — Je suis U/Libre. — Croyez-moi, dit-il, c’est la seule chose qui vous sauve la vie. Le Loup a une main sur sa dague. Il a peut-être l’intention de tenir sa promesse. Morgan, cependant, refuse de lâcher. — Serafina, appelle Simone. Leona la pousse vers la porte. Anton porte un doigt à ses lèvres et sourit. Leona, elle, adopte une attitude plus primaire : elle fait mine de couper la gorge à Sef. — J’ai rabattu la cuvette, dit Sef, l’air prête à pleurer. — Nous vous ramenons à la maison, répond Morgan. Le général Luc fait signe que « non ». Ils en font tous les deux un point d’honneur, maintenant. Pour moi, il n’y a rien de plus stupide – et rien de plus dangereux. — Elle a des droits, déclare Morgan. Le Loup sourit : — Quel souci des moins fortunés que vous… — Nous sommes des ennemis dangereux. — Vous parlez pour toute l’U/Libre ? — Oui. — Bien, dit le général Luc. Parce que moi, je parle pour le clan Luc et toute la Brigade du Loup. Et que vous nous croyiez dangereux ou pas, on s’en fout. C’est la première fois que je l’entends jurer. Il reprend : — Mais si cela vous inquiète tellement, pourquoi ne pas poser la question ? Je suis sûr que Serafina peut nous dire ce qu’elle souhaite. Tout le monde se tourne vers elle. — Elle vient avec nous, dit Simone. N’est-ce pas ? Nous allons l’emmener voir Vijay. — Je reste ici, dit Sef. — Serafina ! — Je suis sérieuse. Ce n’est que pour une nuit, pas vrai ? Elle regarde Paulo, mais c’est Luc qui est d’accord. — Un choix avisé, dit-il. Le général Luc est tellement occupé de sortir Morgan et la sœur de Sef du grenier qu’il oublie d’inspecter notre petite alcôve avant. On entend la serrure tourner, le verrou grincer, puis des pas qui descendent l’escalier. Quand le Loup sort dans la rue, je suis à la fenêtre, en retrait pour ne pas être vu. Il grogne quelque chose au sergent Toro et le groupe qui l’attend se sépare en trois. Les uns suivent le général, les autres Toro, et le dernier le capitaine que nous avons vu tout à l’heure. Tous en tenue totale. Pas l’uniforme. La totale. Trente-cinq kilos de pare-balles en Kevlar, bottes de combat, réserve d’eau d’un litre et demi, casque de carbone à visière amovible. Ils portent des 18 à canon court, adaptés au combat urbain. — Merde, lâche Leona. — Oui, dit Anton. C’est passé près. Mais moi, je ne pense pas qu’elle parle du général Luc. Nous sommes dans la ville de Leona. Il faudrait être stupide et aveugle pour ne pas comprendre qu’il se passe une très sale histoire. Au bout de quelques minutes, le bruit disparaît. Une demi-heure plus tard, impossible de savoir qu’une section du Loup s’est rassemblée dans la rue. Et ça fait exactement une demi-heure, parce que l’horloge de la cathédrale sonne. Je suis toujours dans le grenier, à envisager les possibilités. Le sergent Leona finit de se laver dans la salle de bains. Et Anton redit pour la quatrième fois à Sef à quel point elle est courageuse. Soudain, une marche grince en haut de l’escalier et quelqu’un s’arrête derrière la porte. Sef s’accroche à Anton et Leona lève les yeux au ciel. Manquement à la discipline. Mais Anton n’est pas un soldat, et Sef est une ahurie. Donc ça doit être permis. — Cachez-vous, dis-je à mes deux compagnons. Sef court à son lit et fait semblant de dormir. Enfin, elle se recroqueville comme un rat sur le matelas moisi et ferme les yeux. Sa respiration se fait aussitôt régulière. — Quel courage, dit Anton. J’ai envie de lui faire remarquer que c’est une gamine avec un courant d’air dans le crâne, et que lui est marié à Debro. Puis je me rappelle que non. Ils sont divorcés. Même s’ils partagent l’exil. Pas mes affaires, de toute façon. Cela dit, ce qu’il peut trouver à une blonde insipide et pneumatique qui s’accroche comme du lierre… Je chasse cette pensée : j’ai répondu à ma propre question. Ce doit être Paulo, notre visiteur. Il apporte de la nourriture ? Mais non, c’est trop silencieux. Quelqu’un pousse le verrou très lentement. La silhouette semble hésiter sur le seuil. Elle se glisse dans la pièce et se dirige vers le lit. Sous un rayon de lune, je vois des cheveux blonds qui s’échappent d’un capuchon. Dame Simone Kama hésite, le temps de s’habituer à cette lumière inattendue. Anton remue un peu. Simone se fige, tournant la tête de notre côté. Elle s’avance dans notre direction, puis change d’avis. Peut-être que l’obscurité la stresse. Peut-être qu’elle veut simplement sortir Sef de là. Elle fait demi-tour. Direction le lit… Leona bondit. Elle plaque Simone contre le mur et lui décoche un coup de coude à la tempe. Simone s’écroule au sol. — Sergent ! lance Anton, choqué. Leona ne l’écoute pas. Accroupie au-dessus de sa victime, elle va lui expédier une manchette à la gorge. — Du calme. L’espace d’un instant, j’ai l’impression qu’elle va me désobéir. Mais non. Elle prend une profonde inspiration et se force à reculer. — Pourquoi vous avez fait ça ? Sef se remet à pleurer. Au moins, elle a une raison, cette fois. Anton s’agenouille à côté de Simone et lui tâte le pouls. — Alors ? — Elle respire encore. — Mets-la sur le lit. Dis-moi quand elle se réveillera. Je fais signe au sergent de s’approcher de la fenêtre. J’ouvre les volets. La rue est silencieuse, les étoiles claires sur le noir profond du ciel. La nuit est chaude, d’une moiteur collante. Un couvercle pèse sur la ville. — Ça va, mon lieutenant ? demande Leona. Ce n’est pas le genre de question qu’elle devrait poser. — Leona, vous voulez bien m’expliquer tout ça ? Elle semble hésiter. — C’est un ordre. — Cette femme avait un couteau. Leona a l’air normal. Ça me suffit. Anton veut savoir ce qu’on cherche par terre. Sef aussi. Au moins elle arrête de pleurer sur Simone le temps de nous poser la question. Je ne leur réponds ni à l’un ni à l’autre. Je ne trouve pas de couteau non plus. Ce que je trouve, c’est une flaque. Enfin, ce qu’il en reste. Le gros du liquide a coulé par une fente entre les planches. Leona passe les doigts dessus et goûte. — De l’eau. Elle a raison. J’y réfléchis… et je me rends compte qu’elle me regarde toujours avec insistance. — Quoi ? — Mon lieutenant, insiste-t-elle. J’ai vraiment vu une lame. Simone gémit sur le lit. Elle se relève, retombe et s’efforce de se remettre d’aplomb. Belle performance. — Que s’est-il passé ? — Vous avez glissé, dis-je. Sur une flaque d’eau. Quelque chose me dit qu’elle ne me croit pas. Anton la dévisage, et Sef s’apprête à protester. Leona la fusille du regard et Sef la boucle. — Mettez votre manteau. On vous ramène chez vous. — Mais je veux voir Vijay… Je pousse un soupir qui fait sourire Leona. Nous descendons l’escalier tous les cinq. J’ai dit à Sef et Simone ce qui se passerait si elles faisaient du bruit, l’une ou l’autre. Notamment que je lâcherais le sergent Leona sur elles. Ça explique sans doute pourquoi on est déjà presque au rez-de-chaussée quand Paulo arrive. Il s’apprête à protester mais se fige en voyant mon couteau. — Ferme la porte d’entrée derrière nous. Si jamais tu donnes l’alerte, je reviendrai et brûlerai ta maison. Avec toi à l’intérieur… Il me croit. Je le vois dans ses yeux. — Paulo, dit Sef. Tout ira bien. Il serre les lèvres, mais regarde tour à tour mon visage et mon couteau, tremblant. — S’il vous plaît…, lâche-t-il. Le courage m’impressionne toujours, quelle que soit sa forme. Paulo comprend que je ne vais ni le frapper ni le planter, et il se détend un peu. — Laissez-la ici, supplie-t-il. J’ai promis de la protéger. — Elle sera en sûreté avec moi, coupe Simone. Paulo ose le contester. Du coup, je me demande ce qu’il sait. Et je me demande pourquoi Simone insiste tellement pour que sa sœur dorme ailleurs qu’ici. Je ne suis peut-être pas bien rapide, mais j’y arrive toujours. Il y a trop de trucs pas logiques dans cette histoire. — Vous savez où habite Vijay ? Sef fait signe que « oui ». Elle ne dit pas où, bien sûr. Elle ne me donne pas les indications. Elle fait juste signe que « oui ». — Monsieur…, dit Paulo. — Sef et sa sœur viennent avec nous. Point à la ligne. Si vous voulez la protéger, trouvez-moi un flingue… Le petit homme me regarde, perplexe. — Une arme, traduit Leona. Vous avez quelque chose qui ressemble à un pistolet ? Paulo sourit. — Vous, à l’avant-garde, dis-je à Leona. Elle acquiesce. — Et moi, à l’arrière. — Oui mon lieutenant. — Anton, tu avances avec les Kama. Si quelqu’un vous pose des questions, vous revenez d’une fête. Vous n’aviez pas compris qu’il y avait couvre-feu. Nous avons un flingue et une collection de couteaux de cuisine. C’est la contribution de Paulo à la sécurité de Sef, le temps qu’elle trouve son fiancé. Il m’a aussi cousu proprement ma manche vide pour qu’elle arrête de flotter. Anton trouve que c’est drôle à pleurer. Je ne sais pas pourquoi j’ai laissé Paulo le faire. Sauf qu’il voulait rendre ma veste plus élégante, et qu’il a visiblement à cœur les intérêts de Sef. En plus, il m’a bien donné son revolver. Un énorme machin, d’un calibre que je n’avais jamais vu. Pas de barillet amovible, le canon se casse. Malgré la taille, il ne prend que cinq cartouches, mais elles sont plus grosses que mon pouce. Apparemment, Paulo avait un ami qui travaillait dans un abattoir. Il se servait du flingue pour tuer les bœufs. D’accord, celui-ci rouille et on n’a que douze cartouches en tout. Mais même vide, ça fera une bonne massue. Dommage qu’il n’ait pas d’IA, celle-ci cracherait sans doute comme un bouseux et exigerait d’être nettoyée seulement à l’alcool de cuisine. — Sven, dit Anton, tu souris. Il est de meilleure humeur que tout à l’heure. Bon, c’est vrai, tout à l’heure, je gravais des croix sur chaque balle avec un couteau et un pilon empruntés à la cuisine de Paulo. Anton devait croire que des munitions si vieilles risquaient d’exploser. — Allez, on y va. À eux trois, j’espère qu’Anton, Sef et Simone pourront suffisamment impressionner d’éventuels miliciens, en prenant leurs grands airs de patriciens outragés. Si on tombe sur les Faucheurs, ou sur les troupes du général Luc, là on sera baisés. Anton le sait, même si les autres l’ignorent. Chapitre 24 Un kilomètre plus loin, je file en avant et dis à Anton qu’on change le plan. Il va se débrouiller seul avec les deux autres maintenant. En tout cas, c’est l’impression que ça donnera à ceux qui regardent. S’il se passe quelque chose, on sera là. Sinon, Leona et moi, on disparaît. Pour les indications, Anton est entre les mains de Sef. Tandis qu’elle se dispute avec Simone là-dessus, je file avec Leona. Simone a le cerveau, et Sef cette douceur écœurante qu’Anton trouve si séduisante. Et toutes les deux, elles ont cette arrogance haut clan qui me donne envie de les gifler. Nous passons sous une arche. Des voix résonnent à la fenêtre du dessus. Une dizaine d’hommes qui parlent, peut-être le double. Les voix se taisent au moment où Anton, Sef et Simone passent sans nous voir. J’ai vraiment l’impression qu’on les observe. Anton et les sœurs prennent une rue qui change de nom au milieu, puis se chamaillent pour savoir de quel côté marcher sur la place. Comme si c’était important. Ils passent lourdement sur les pavés, sous le regard aveugle des colonnades. Sef et Simone se disputent sans cesse, trop fort et avec un accent haut clan qui saute aux oreilles. Ça leur sert de passeport. J’entends des hommes dans un jardin, derrière l’un des murs. Ils se taisent brutalement. Tout comme ceux à la fenêtre. Deux gardes, quand même, jettent un œil derrière une petite grille. Je m’arrête tout à coup, Leona m’imite. Les hommes fixent Anton et les sœurs. Anton les salue, Simone leur souhaite une bonne soirée et Sef agite la main. Les types disparaissent en marmonnant. Plus loin, dans une cour, cinquante hommes attendent. Cinquante soldats, peut-être plus. Le sergent Leona les a vus aussi. Anton, non. Trop occupé à écouter Sef se plaindre que son itinéraire est meilleur. Mais, de toute façon, comme Simone le fait remarquer, ils sont presque arrivés, donc ça n’est pas important. — Quelles connes, dit Leona. Je fais semblant de ne pas avoir entendu. Nous les suivons discrètement. Anton et les deux sœurs sont au bord du fleuve. Ils admirent ses eaux noires. Sef, au moins. Anton se contente d’être d’accord : « Comme il est noir ». Simone, elle, a une expression indéchiffrable. J’aurais dû me douter que Vijay aurait une résidence par ici. L’eau stagnante pue, mais ce sont quand même les maisons les plus chères de la ville. — Je m’avance, dit Simone. Pour être sûre que tout va bien. Nous la suivons. Elle se débrouille bien, Leona. Elle se déplace vite, efficacement et en silence. Je me demande d’ailleurs si elle est vraiment de la milice. Je l’aurais plutôt vue dans les troupes d’élite, mais je sais que celles-ci ne prennent que les hommes. — Mon lieutenant, chuchote-t-elle. — Quoi ? — Chez Paulo… — Vous avez vraiment vu une lame ? Elle se renfrogne, puis sourit : elle a compris que je la crois. Nous sommes assez près l’un de l’autre pour sentir notre odeur respective. Je remarque sa frange sur son visage. Je remarque aussi que les écussons sont coupés sur son uniforme. Elle dit qu’elle est messagère, mais je n’ai que sa parole. En même temps, qui se fatiguerait à mentir sur un truc pareil ? — Au Paradis, lui dis-je, tout le monde se servait de dagues de glace. — Vous étiez gardien ? — Prisonnier. Ça change le regard qu’elle porte sur moi. Je le sens. — Mon lieutenant, murmure-t-elle, qu’est-ce qui se passe, à votre avis ? Sa question me ramène à une soirée vieille d’un mois. Un autre soldat, mais l’un des miens, cette fois. Le même vent brûlant, la même odeur de sueur rance. Je suis dans les bidonvilles en haut du cratère, et je contemple le centre d’une ville qui fête l’accession d’Indigo Jaxx au titre de duc de Farlight. Derrière moi, mon bar est plein. On fait tourner une chèvre à la broche. La fille qui frotte du poivre noir sur les côtes rissolantes de l’animal s’appelle Aptitude. Elle ignore que j’ai demandé la liberté de ses parents à Octo V. Elle pense que c’est sa vie, maintenant. Peut-être qu’on aurait dû en rester là. Je m’assois et contemple le feu d’artifice qui explose au-dessus. La soldate à côté de moi sèche le fond de notre bouteille commune et pose sa tête sur mon épaule. Elle veut savoir ce que je sens sur le vent brûlant de la nuit. Elle, bien sûr. Mais je ne le lui dis pas. Dans les bidonvilles, les gens puent. À la campagne, les gens puent. Dans le désert, ils puent. Soyons clairs : les gens puent partout où ils doivent vivre sans eau. Je lui dis donc que la nuit sent la merde de chien. Et aussi les feuilles, les fleurs et les herbes. Et les broussailles, assez sèches pour être épineuses. Mon enfance était entourée d’épines de rasoir. Moins méchant, mais tout aussi âcre. Shil a reconnu les odeurs aussi. Je me rends compte qu’en fait, elle me faisait juste la conversation – comme font parfois les femmes, pour vous écouter parler. À ce moment-là, je croyais qu’elle voulait vraiment savoir. — Il y a autre chose, lui dis-je. Elle a l’air intéressée. Quelque chose qui pue davantage que toutes les autres odeurs réunies. Ça m’accroche le fond de la gorge et ça réveille le kyp. Les spasmes sont si violents que j’ai envie de vomir. — Qu’est-ce que c’est ? demande Shil. Je n’ai jamais vu l’intérêt de mentir. — Des ennuis. Les soldats se cachent dans l’ombre, les conversations s’arrêtent à l’étage et derrière les murailles des hauts clans, Anton conte fleurette à Sef et Simone file vers les grilles de la résidence obscure… et je sais que j’avais raison. Les ennuis. C’était ce que j’avais senti dans le vent cette nuit-là. Et c’est ce que j’ai senti cette nuit. Ils m’attendaient. Je ne sais pas pourquoi. Je sais seulement que c’est vrai. La puanteur de la violence à naître plane dans les rues comme un parfum bon marché. Sans réfléchir, je dis la prière pour les soldats partant au combat. Le sergent Leona se tourne vers moi : — Vous pensez qu’on va mourir ? Je hausse les épaules. Quelle importance ? À la voir, ç’en a. Je lui fais donc un nouveau sourire et j’ajoute : — Pas si je peux l’éviter. Le volcan de Farlight était éteint avant que des machines atterrissent pour transformer les cailloux en terre et créer une atmosphère. Les ivrognes disent en rigolant qu’il va entrer de nouveau en éruption. Personne ne s’y attend. Et pourtant, si jamais une ville a été au bord de l’explosion, c’est celle-là. Comme le dit Aptitude, Farlight est la preuve que l’ignorance ne fait pas le bonheur. Sinon, on serait tous heureux. Simone ne nous voit pas : on est dans l’ombre et elle ne regarde pas. Pas plus que l’homme qui ouvre la grille. — Ça vous a pris du temps. — J’ai la petite salope avec moi. C’est de sa sœur que parle Simone. Comme j’ai dit, la plupart des familles créent plus d’ennuis qu’elles en valent la peine. Morgan interroge Simone du regard. — Ne me demande pas, dit-elle. Elle avait une protection. — Fournie par Luc ? — J’imagine. Où est son fiancé ? — Pas ici, en tout cas. — Il doit y être, insiste Simone. — J’ai fouillé. Elle le prend par le bras : — Mais… — Tu ne comprends pas ? siffle Morgan. Il a traversé le fleuve avant le couvre-feu. Il cherchait Serafina. — Donc, il est encore coincé ? — Les ponts sont bloqués. Les bateaux sont tous de ce côté. Paper a fermé l’espace aérien jusqu’à demain. Qu’est-ce que tu t’imagines ? Ça m’a l’air d’autre chose qu’une querelle d’amoureux. Deux soldats apparaissent aux côtés de Morgan. Milice de la ville. Équipés de Kemzin 19, avec armure et casque de nuit, visière relevée. L’un d’eux pose une question. Morgan acquiesce. Ils disparaissent. Je me dis que ça va devenir intéressant, et Morgan s’apprête à en dire davantage, quand Sef arrive à toute allure. Anton derrière elle. Ils ne nous voient pas non plus, et ils ne voient pas l’expression de Morgan, qui passe de la colère à la compassion souriante. — Je suis désolé, dit-il. Vijay n’est pas là. Les lèvres de Sef se mettent à trembler. Au dernier moment, Anton résiste à la tentation de lui poser la main sur l’épaule. C’est une bonne idée. L’U/Libre le regarde de près. Il s’avance et lui tend la main, souriant de plus belle. Anton la lui serre. — Je crois que je n’ai pas le plaisir de vous connaître, dit Morgan d’un ton léger et amical. L’impatience et la colère ont disparu. Ça me rappelle à quel point il est dangereux. — Non, répond Anton, je ne pense pas. Morgan peut exiger son nom, ou laisser tomber. — Anton est un ami de Vijay, claironne Sef. Elle a déjà oublié sa déception de ne pas avoir trouvé son fiancé chez lui. Les sauterelles ont une capacité de concentration supérieure. Et voilà ce qui se passe quand on se reproduit entre nous pendant des générations, en privilégiant le physique. De ravissantes idiotes. — Vraiment ? dit Morgan. Il échange un regard avec Simone. — Tu devrais partir, lui dit cette dernière. La nuit va être longue. Morgan la foudroie du regard. Sef ne capte rien, bien sûr. Quant à Anton, il est tellement occupé à contempler la poitrine splendide de Sef qu’il remarque à peine le départ de Morgan. Peut-être qu’il joue un bluff futé. Mais je ne parierais pas ma vie là-dessus. Les guerres ont de bons et de mauvais côtés. Les gentils se battent pour la liberté, pour la justice et pour la plupart des mots qui ne nourrissent pas leur homme. Les méchants se battent pour éradiquer ces mots de notre vocabulaire. Le seul problème c’est que les deux camps prétendent être les gentils. Suivez-moi, ça nous mène quelque part. J’ai vu des villes, après que les Exaltés en avaient fini avec elles. J’ai marché dans des rues que les Poings d’Argent avaient remplies de cadavres éventrés et d’enfants morts, le cerveau dénoyauté. J’ai vu des tresses jaillir des crânes de prisonniers sanglotants, car le virus des Exarches corrompt la chair, qui devient métal. D’accord, je n’ai pas violé d’enfants moi-même, ou torturé des chiens pour le plaisir, une fois que tous les humains ont disparu et que les animaux restent la seule chose vivante… mais j’ai détourné les yeux pendant que des gens de mon côté le faisaient. Je ne dis pas qu’on est meilleurs. Je ne dis pas qu’on est pires. L’Union Libre devrait être meilleure. Elle n’a pas d’empereur ou de cent-tresses pour lui donner des ordres. La mort n’est pas le châtiment automatique en cas de désobéissance. L’U/Libre forme une fédération, unie par son amour de l’art, de la culture et de la liberté. Des idées qui n’effleurent jamais notre glorieux souverain, ou son ennemi Gareisis, qu’il soit trois fois damné. Dans l’U/Libre, faire voler des cerfs-volants, c’est un métier. Tout comme l’élevage de poissons rouges, la collection d’anciennes puces de silicone, de fourrures de ferox ou de tous les jades de la galaxie. Dont ils possèdent la plus grosse part, de toute façon. Leurs navires forent des trous dans l’espace pour arriver avant d’être partis. Personne n’a un plus gros bâton, personne ne parle plus doucement. Nous, nous croyons être les gentils. Les Exaltés croient la même chose. Mais l’U/Libre, elle, sait qu’elle est du côté du droit et de la justice. Et elle n’a pas besoin de jolis mots pour compenser l’absence de nourriture sur la table, parce que la Fédération de l’Union Libre est la plus riche civilisation qui ait jamais existé. Ses tables se mettent ellesmêmes de la nourriture dessus, et les nuages pleuvent sur commande. Vous pensez que je plaisante ? Je suis allé une fois à Letogratz. C’est leur capitale. C’est immense, plein de monde et de bâtiments qui se transforment à volonté. La plupart des femmes passent leur temps à discuter de poésie, de fêtes ou de politique. Les hommes gâchent leur vie à construire des cerfs-volants sophistiqués. Ils s’ennuient à devenir dingues, presque tous. Jusqu’à ce que je rencontre Paper Osamu, je croyais aussi que l’U/Libre était meilleure que nous. C’était aussi simple et non négociable que le lever et le coucher du soleil. Maintenant je sais : la seule raison pour laquelle le soleil ne se couche jamais sur l’U/Libre, c’est que Legba ne leur fait pas confiance dans le noir. Ils sont plus riches et mieux armés que nous. C’est tout. Ah, et ils parlent bien, aussi. Ça aide. Morgan a la moralité d’un crotale. Aucune. Il se nourrit, il prend des bains de soleil. S’il est menacé, il mord. Mais il n’a pas l’habitude des racailles de mon espèce. Qui ripostent. Chapitre 25 La milice passe sous une arche, et leurs voix résonnent. L’horloge sonne une heure à la cathédrale, et quelque chose a changé. Les soldats ne prennent plus la peine de se cacher dans l’ombre. Ils parlent plus fort. Presque comme s’ils voulaient qu’on les entende. — Mon lieutenant, dit Leona. J’ai la permission de parler librement ? Incroyable qu’il y ait encore des gens pour utiliser cette phrase. — Allez-y. — Vous avez une idée de ce qui se passe ? Mon rire rameute Simone. Anton fait encore des ronds de jambe avec sa sœur. Au bout d’un moment, il fait « oui » de la tête et se dirige vers la maison de Vijay. Il s’arrête en haut des marches pour écouter, tenant le pistolet d’abattoir de Paulo en mode combat. Il passe la porte. J’envoie Leona monter la garde. Quant à Sef, Leona lui rajuste son étole. Ses doigts effleurent le haut des seins de Sef. Sans doute une coïncidence. En fait, je suis sûr que non. — Pas à votre goût ? me lance Simone, souriante. C’est bien ce que je pensais. C’est la gouine qui vous turlupine. Il me faut un moment pour comprendre. Elle parle de Leona. — Il vous faut une bonne baise, hein ? fait Simone d’une voix moqueuse. Vous vous en sentez capable ? Je réponds que l’idée ne m’était jamais venue. Elle se rapproche : — C’est vrai ? Le fiancé de ma sœur est un ami à vous ? Il y a une lueur dans son regard qui manque à sa sœur. Une lueur mortelle, serpentine, qui m’observe l’observer. Elle calcule. Mon prix, sans doute. — Eh bien ? dit-elle. — Oui. — Je ne vois pas où il peut vous avoir rencontré. Visiblement, ça n’a pas d’importance, parce qu’elle se rapproche encore. Ses seins frôlent ma veste. Elle le sait parfaitement. Ses tétons se dressent, malgré la chaleur de la nuit. — Cet homme, dis-je, celui qui vient de partir. Il est de l’U/Libre ? Elle me regarde avec méfiance. — Il en a l’air, j’ajoute. Je pose la main sur son épaule, puis sur sa hanche, sur le sommet de ses seins. J’ai toujours eu un goût épouvantable en matière de femmes. À l’époque, certaines voulaient me tuer pour l’argent que j’avais dans ma poche. Ou parce que je n’avais pas payé, et qu’elles avaient eu la confiance de ne pas me demander un paiement d’avance. Aujourd’hui, elles veulent juste me tuer, apparemment. Simone me rappelle Paper Osamu. Toutes deux savent que le désir rend les hommes aveugles à leurs défauts et nous rend assez bêtes pour faire ce qu’on nous demande. Et Simone a l’intention de demander. Ses lèvres n’arrêtent pas de remuer. Pas par passion ou par folie. Elle réfléchit aux mots dans sa tête. — Alors, dis-je, il est de l’U/Libre ? — Oui. — J’en ai déjà rencontré une, de l’U/Libre. Sur un champ de bataille. Elle était là comme observatrice. Pour s’assurer qu’on se massacrait dans les règles. Simone me regarde pour savoir si je plaisante. Non. Elle semble tout de même soulagée : voilà comment je sais à quoi ressemble un U/Libre. Comme si c’était dur. Ils nous ressemblent, en plus riches, plus arrogants et plus beaux, c’est tout. Je demande à Simone : — Où l’avez-vous rencontré ? — À une fête, dit-elle, décidant que la vérité ne peut pas faire de mal. Le Sénat a donné une fête pour le nouvel ambassadeur de l’U/ Libre et son mari. J’ai été invitée. Elle dit ça avec un véritable orgueil. J’imagine donc que la plupart des gens ne l’avaient pas été, invités. Un endroit bizarre, Farlight. Ma main glisse vers ses fesses et les caresse. Sa bouche s’entrouvre, le bout de sa langue émerge et ses pupilles s’élargissent. Elle sent parfaitement ce qui se passe. — Écoutez. Votre ami est en danger. Des gens le pourchassent. Comment est-ce qu’elle sait ça ? Elle lit la question dans mes yeux. — Peu importe comment. Allez à son secours. Sortez-le de cette folle… quoi, qu’est-ce qu’il y a ? lance-t-elle en voyant ma réaction. — Je me demandais. Vous êtes gardienne ou prisonnière ? Elle se force à sourire : — Il est coincé au sud du fleuve. Il vous faut le ramener. Seulement, les ponts sont fermés et les bateaux sont de ce côté. Il vous faudra passer les barrages ou trouver un ferry. Vous comprenez ? Ouais, j’ai bien compris. Je comprends qu’elle me dit la vérité. Mais ça reste un mensonge. Je l’ai entendue parler de Vijay à Morgan, vous vous rappelez ? — Soyez discret, insiste-t-elle. Je ne devrais pas rire, sans doute. — Je suis ex-légionnaire. On fait pas dans le discret. On fait dans le méchant, le sanglant et le délire violent. Et comme ça, on n’a pas besoin de le faire aussi souvent que les autres croient. Les Faucheurs. La Brigade du Loup. La Légion étrangère. Notre réputation vaut son poids en or et en fusils supplémentaires. Simone pousse un soupir. — Venez avec moi. Cinq portes plus loin, il y a une maison moins imposante, donnant sur la rue. Simone ouvre et nous nous retrouvons dans un vestibule désert, avec une longue volée de marches qui disparaît dans le noir. Tout en haut, un bureau avec une lampe à huile déjà allumée. C’est un bureau d’homme : un fusil de chasse est suspendu au-dessus du feu et un crâne de ferox nous regarde, accroché à un grand bouclier sur un mur. À voir son arcade sourcilière épaisse et sa crête crânienne, c’est un mâle adulte. Je n’ai jamais connu de femmes collectionnant des trophées. Pas de ce genre en tout cas. — Ça pourrait être dangereux… Simone laisse tomber son baratin de motivation. Sans doute parce que je souris. Les gens comme elle ne savent pas quelle drogue est le danger. Sauf que je me trompe : elle le sait. Ça se voit à ses yeux, à son pouls accéléré… et à la manière dont elle entrouvre la bouche quand je la mène au bureau. Elle n’arrête pas de regarder vers la porte, comme si elle s’attendait que quelqu’un arrive. Ou alors, elle l’espère ? Ou elle le craint. Elle ne dit rien quand je la soulève. Et rien non plus quand je retrousse ses soieries coûteuses jusqu’aux hanches. Il me faut une seconde pour libérer ses seins. — Attention à mon haut, dit-elle. Trop tard. Après avoir récupéré son souffle, Dame Simone Kama ouvre le tiroir du bureau et en sort une petite boîte. Elle l’ouvre. À l’intérieur se trouve un petit anneau d’argent, avec un crâne de ferox dans un cercle d’émail. Le cercle contient une devise. Senatus Populusque Farlightus. Je n’ai aucune idée de ce que cela signifie. Mais j’en ai vu cent comme ça. Chaque officier du Sénat, chaque sous-off en a un. Comme des milliers d’autres, qui se font payer des coups dans des bars miteux, prétendant être ce qu’ils n’ont jamais été. J’approche l’anneau de la lampe. C’est la deuxième fois que je me trompe, pour Simone. L’anneau est en platine. Son émail, une mosaïque de rubis. Et le crâne n’est pas jaune et noir, comme je m’y attendais, mais de deux teintes de mauve – utilisées seulement par Octo V et par les membres de son Sénat. Pas ici, pas maintenant… C’est ce que m’avait dit un ferox adulte, une fois. Depuis, j’attends que la Mort me rattrape. Pour l’instant, elle n’a pas osé. — Sers-t’en à bon escient, me souffle Simone. Prends ça, aussi… Elle griffonne trois lignes sur un bout de papier et y appose un paraphe. Sauf-conduit valable pour toute la ville. Signé par Augustus, archevêque de Farlight. En tout cas, c’est ce que dit la signature. — Ça ne le dérange pas, dit Simone. Enfin, elle déchire son écharpe en deux, tire de sa poche une bouteille incrustée de joyaux et projette quelques gouttes sur une moitié d’étoffe. Elle l’enroule autour de mon bras. — Une fois que tu auras trouvé Vijay, ôte la bague et défais cette bande. Ta vie en dépend. — Que… — Pas de questions. Elle m’embrasse sur les lèvres et s’écarte, rajustant son haut. — Va. Je me dirige donc vers l’escalier. — Une chose encore. Je ne connais pas ton nom. — Sven. J’ajoute presque, par réflexe : Sven Tveskœg, lieutenant, Faucheurs, Croix d’Obsidienne de deuxième classe. — Juste Sven ? — Oui. Juste ça. — Emmène ma sœur avec toi, Sven. Protège-la. Chapitre 26 J’aperçois un pont orné à huit cents mètres sur la gauche. Et un autre, beaucoup plus simple, à la même distance sur la droite. Le premier est doré, en fer forgé, et décoré avec des nymphettes et des garçons nus tenant des tridents. Le second, construit en dalles de basalte, est gravé des deux côtés de la crête d’Octo V. Périodes différentes, goûts différents. Pas si différents que ça. Toutes les nymphes et tous les garçons ont les yeux écarquillés, un doux sourire et des joues parfaites. Le visage de notre glorieux souverain a servi de modèle à tous. — Eh bien ? fait Anton. Quel pont ? — Aucun des deux. Anton, Sef et Leona me suivent. Nous descendons une volée de marches jusqu’à une jetée où sont amarrés trois bateaux. Il n’y en a qu’un d’assez grand pour nous quatre. Le problème, c’est qu’il y a cinq miliciens entre nous et la corde. Tous sont armés, et leur sergent lève déjà son fusil. Un Kemzin, de toute évidence. Je demande à Leona : — Vous reconnaissez le régiment ? Elle marmonne un nom de haut clan qui ne me dit rien. Ils sont cinq, nous sommes trois. Plus Sef, bien sûr. Même si on ne peut guère lui faire confiance pour quoi que ce soit. Sauf si… — Dites-leur qu’on prend le bateau. — Nous prenons votre bateau, dit Sef. Si cela ne vous dérange pas. Le sergent au Kemzin semble inquiet. C’est la voix de Sef. L’accent immanquable des hauts clans. Nous autres, on a l’air de racailles. Mais elle, c’est des ennuis. — Madame, commence-t-il, mes ordres… –… ne nous intéressent pas, lui dis-je. Le sous-off s’imagine qu’il aura moins de peine à s’occuper de moi que de Sef. C’est dire comme il est largué. D’autant plus qu’il nous a laissé approcher. Trop. — Écoutez…, commence-t-il. Puis il ne dit plus rien. Il gargouille un peu, à la place. Ma main autour de sa gorge, probablement. — Sven… Ah ! nom de Dieu ! Combien de fois il faudra que je dise à Anton de ne pas m’appeler par mon nom ? — Désolé, dit-il, mais il me semble… À côté du sergent, un caporal coince la gueule de son arme sous le menton de Leona. — Lâchez-le, me dit-il, ou je le tue. — C’est une femme, connard. Et tu crois que je m’en soucie ? Leona blêmit. Le caporal ne voit pas les doigts de Leona qui se glissent vers le couteau de cuisine, à sa ceinture. Elle mourra en combattant. Les autres miliciens restent là, indécis. On a branché leur sergent et leur caporal. Donc ils vont rester plantés là et voir ce qui arrive. C’est ça, la milice. C’est de la chair à canon, mais ils ne sont pas obligés d’aimer ça. — J’ai dit… — Ouais, coupe Anton. Il t’a entendu. Je resserre un peu les doigts. Le sergent commence à frétiller. — Lâche ton arme, dis-je au caporal, ou il meurt. Ce crétin obéit. Du coup, je sais. C’est des amateurs. Faire tuer son sergent, ça doit être le rêve de tout caporal. Promotion immédiate, et en plus on n’a pas violé une règle élémentaire : ne jamais rendre son arme. C’est une bonne règle, car la souffrance qu’Octo V vous infligera sans doute est infiniment pire que tout ce dont un ennemi peut vous menacer… Je lâche le sergent. Il rebondit lourdement sur la jetée. J’enjambe son corps et commence à détacher le bateau. Leona se penche pour prendre le fusil du sous-off et j’entends un cliquetis de culasse. Et là, je sais que ça va être une sacrée nuit. — Chef, dit Leona. On a de la compagnie. Sa voix est tendue. Et Leona n’est pas du genre à s’agiter sans raison. Je me retourne très lentement. Avant, j’ai rattaché le bateau. Faudrait pas que cette saleté prenne le large pendant que je nous tire de notre dernier coup foireux. Une dizaine de fusils sont braqués sur moi. Non, deux dizaines. Quelques secondes plus tard, on passe à trois dizaines et les miliciens se bousculent pour mieux viser. — Sven…, dit Anton. Il me regarde : — Ça va ? Je veux dire : je peux t’appeler Sven ? Ou tu penses que ça va aggraver les choses ? Mais qu’est-ce qu’il lui prend, ces temps-ci ? Un capitaine se tient en haut de l’escalier. Deux sous-offs de la milice me saisissent avant que je l’attrape. Le premier tombe en silence. Il ne se relèvera pas avant un moment, j’imagine. L’autre reste sur son cul, à geindre que je lui ai cassé le bras. Si c’était vrai, il aurait des esquilles d’os qui lui transperceraient la peau. — Pas cassé. Disloqué, abruti. Je le relève d’un geste et lui soigne son épaule. D’accord, je le fais rebondir contre un mur de pierre, mais le ligament se remet en place d’un coup, et il peut de nouveau bouger son bras. — Ça suffit ! dit le capitaine, son Colt braqué sur ma tête. Je peux les prendre, lui et le caporal avec la mitrailleuse légère derrière. C’est le sergent après qui m’inquiète. Je jette un œil derrière moi. Anton et les autres sont sur la jetée. Leona, au moins, garde le Kemzin qu’elle a pris. — Vos papiers, exige le capitaine. — Pas sur moi. C’est une infraction. Il est donc étonné que je lui donne spontanément cette information. Dans ma situation, la plupart des gens feraient semblant de palper leurs poches, en jurant leurs grands dieux qu’ils avaient leurs papiers il y a une minute. Mais je ne suis pas la plupart des gens. — Quel est votre nom ? — Quel est le vôtre ? Le capitaine me foudroie du regard. — J’ai une arme braquée sur votre tête, me rappelle-t-il. Comme si je risquais de l’oublier. — Elle serait plus utile si vous enleviez la sécurité. Il jette un œil à son flingue et voit qu’elle est déjà enlevée. Mais il vient de se ridiculiser. Ça fait un moment que je ne me suis pas autant amusé. Le capitaine est grand, mince et élégant. Il pense probablement que c’est original d’avoir l’air aussi ennuyé de la vie. Peut-être qu’il devrait en voir davantage, avant de vouloir la quitter. Attention, je suis dangereusement proche de la réflexion, là. Donc je décide de lui ricaner au nez, à la place. Il s’énerve. — Emmenez-le au QG. — Et les autres, mon capitaine ? — Emmenez-les aussi, évidemment. Deux sous-offs échangent un regard. Le capitaine n’est pas très apprécié. Je note cette information pour plus tard. Un soldat descend l’escalier. Leona apprête son fusil. Une dizaine de flingues se braquent sur elle en retour. Je lui lance : — Baissez votre arme. Je veux voir le chef de ce crétin, de toute façon. Le capitaine de la milice me jette un regard en coin. Je ne me comporte pas comme est censé se comporter un type qu’on vient d’arrêter. Suivie d’Anton et Sef, Leona monte l’escalier, et personne ne se saisit d’elle. — Sven, me dit Sef, d’un air inquiet, il nous faut trouver… (Elle s’arrête et me fait un sourire radieux.) Je sais ! On va leur demander. (Elle se tourne vers le soldat le plus proche.) Vous connaissez Vijay ? Un sergent au visage dur sursaute, puis regarde droit devant lui. J’aperçois un cal sous sa mâchoire. C’est bien, ça. Un ancien légionnaire. — Sven, dis-je en lui tendant la main. Il l’ignore. Il ne m’a pas encore repéré comme officier. Il pense que je suis un gros bras payé par Anton, qu’il ne connaît pas. Mais il commence à se demander si Anton n’est pas quelqu’un, justement. Et il faudrait être débile pour ne pas voir que Sef, c’est des ennuis, en tout cas. — Brandon, répond-il au bout d’un moment. — Quel régiment ? — Quinzième. (Le sergent Brandon jette un regard furtif à ma mâchoire. Celle-ci est cachée dans l’ombre.) Et vous ? — Troisième. — Ah, oui… En poste à Zami. Le troisième régiment n’a jamais approché Zami. Pas depuis ma naissance. — Non, lui dis-je. Karbonne. L’un des forts au sud de la capitale. Enfin, si on peut appeler capitale un marché de merde et trois bordels. Il sourit. Ça lui parle. Je reprends : — Alors. Vijay Jaxx, ça te dit quelque chose ? Brandon jette un œil à son capitaine. Je l’encourage : — Allez, c’est un connard, et je suis là, moi. Le sergent a du mal à réprimer un sourire : — On a arrêté quelqu’un portant ce nom il y a une heure. — Pourquoi ? — Pas mes affaires. — Il faut vraiment que je voie Vijay, insiste Sef. — Madame, dit le capitaine d’une voix tendue, je suis désolé, mais… — Appelez-moi Sef, dit-elle en lui tendant la main. Dame Serafina Rivabella y Kama. — Rivabella y Kama ? — Oui, répond Sef tout heureuse, c’est cela. Je soulève le capitaine d’une main et l’écarte de mon chemin. Nous grimpons les dernières marches qui nous mènent à la rue. Personne ne nous en empêche. Le sergent Brandon, tout de même, nous suit sans en avoir reçu l’ordre. Puis tous les autres finissent par nous emboîter le pas, dans un enchevêtrement d’ombres. Le QG est dans la maison de quelqu’un. Celle d’un officier ? Ou alors, elle a simplement été réquisitionnée pour la nuit. En tout cas, il y a des tas de dorures, de marbres et de peintures à l’huile, et les occupants font comme chez eux. À la lumière d’une bougie, un lieutenant tente de déchiffrer une carte papier du fleuve de Farlight. Un aide de camp lui propose un verre. C’est un gamin de douze ans à peu près. L’officier commandant est assis à un guéridon ; il pèle une poire avec un couteau minuscule, ses pieds bottés sur un fauteuil. À voir ça, je me dis que la maison est volée. J’ai deux questions pour lui. — Le Loup. Il est venu ici ? Le commandant me dévisage. Il fait face à un intrus manchot. Et c’est son QG. Mais je suis plus grand et plus costaud que lui, et dans la main qui me reste, j’ai un pistolet rouillé. Donc, il fait ce que j’attendais d’un homme comme lui : il ordonne à un autre de m’arrêter. Un lieutenant valdingue contre le mur. — Je recommence. — Non, monsieur… il n’est pas venu, dit l’aide de camp en rougissant. Je m’approche de la table et me verse un triple brandy. Je sens sa chaleur dans ma gorge, puis dans mon ventre. Un poulet rôti est posé sur un plateau d’argent. Non, c’est plus gros qu’un poulet. — Anton, qu’est-ce qui est plus gros qu’un poulet ? — Une dinde. Vous voyez ? Des trucs comme ça, il les connaît. J’arrache une cuisse et la jette à Leona qui en dévore la moitié d’une bouchée. Elle lève les yeux. Des bouts de muscle sortent de sa bouche. — Qu’est-ce qu’il y a, mon lieutenant ? demande-t-elle. — J’ai rien dit. J’ai l’impression de ne pas avoir mangé depuis des heures. J’ai l’estomac vide. En plus, le brandy est assez fort pour me monter à la tête. Je me prends un bout de l’autre cuisse et propose le reste à Sef, qui regarde dans la pièce. Elle cherche probablement à voir s’il y a des connaissances à elle. — Vous en voulez ? — Non merci. Je le donne à Anton. — Mon commandant, dit une voix dans mon dos, je suis désolé. Je n’ai pas pu… Si, il aurait pu, mais il ne l’a pas fait. C’est ça la différence. Le capitaine nous a laissé pénétrer en premier dans son QG en restant à la traîne. Maintenant, je sais sur lui tout ce que je dois savoir. — Vous connaissez cet homme, capitaine Vard ? — Oui mon commandant. Il a dit qu’il voulait vous parler. Et la dame qui l’accompagne, c’est Serafina Kama, mon commandant. Le capitaine semble moins détaché à présent. Il ne sait pas trop où poser les yeux. Sur moi, puis sur le commandant – et là aussi il détourne le regard. Il finit par fixer Sef. Elle fait cet effet-là aux gens. — Je suis ici pour un prisonnier. Le commandant se tourne vers moi. — Vijay Jaxx. — Nous allons nous marier, ajoute Sef. Je me dirige vers la porte pendant que le commandant réfléchit. — Restez ici, dis-je à Sef. Vous deux, vous restez avec elle. Le sergent Brandon attend dans le couloir. Comme il est seul, qu’il ne m’ordonne pas de m’arrêter et qu’il ne fait pas mine de lever son Kemzin, c’est visiblement moi qu’il attendait. — Ça ne te plaît pas, ce qui est en train de se passer, pas vrai ? — Non. — À moi non plus. C’est suffisant. Je me détourne et il dit : — Le Loup était là, mon lieutenant. Il y a deux heures environ. Lui aussi a demandé après Vijay Jaxx. Et un lieutenant manchot. Dangereux. Un traître, semblerait-il… — C’est ce que tu voulais dire ? — Je n’ai rien dit, mon lieutenant. Une volée de marches mène aux caves. À cet instant, le commandant, le capitaine, le lieutenant qui a cogné le mur et le petit aide de camp sortent en troupeau de leur pièce et foncent vers moi. — Vous ne pouvez pas…, commence le commandant. Je mets la main à ma poche et il se fige. Quel crétin. Si je voulais le tuer, il serait déjà mort. Le commandant prend le papier que je lui tends. Le sang reflue de son visage. Vraiment. Il pâlit plus vite que si on lui avait sectionné une artère. Le capitaine Vard lit les deux premières lignes par-dessus son épaule et recule vivement d’instinct. — Il faut que je vérifie, dit le commandant. Vraiment, je devrais vérifier. Il évite mon regard. Le commandant voudrait bien dire qu’il doit vérifier l’authenticité de mon sauf-conduit. Seulement, il n’ose pas. D’ailleurs, il n’a pas besoin de vérifier. Il essaie juste de sauver la face devant ses hommes. Je pourrais le tirer d’embarras, bien sûr. Mais pourquoi me fatiguer ? Non. Je lui fourre l’anneau de Simone sous le nez. Son regard se brouille. — Merde, dit quelqu’un. (Le petit aide de camp, sans doute.) C’est… L’aide de camp regarde le capitaine Vard, qui regarde le commandant, qui reste bouche bée. Il se demande probablement ce qu’un type comme moi fait avec un anneau comme ça. Anton peut jouer les hauts clans. Moi, jamais. Le commandant arrive à la seule conclusion possible. Selon la rumeur, le Sénat emploierait des tueurs. Très bien payés, sans existence officielle et au-dessus des lois. Je dois être l’un d’eux. — Monsieur, dit le commandant, si nous pouvons… Ça ne m’intéresse pas de discuter. Ce qui m’intéresse, c’est de sauver Vijay Jaxx avant que quelqu’un décide d’aller trouver le général Luc et l’avertisse que l’homme qu’il cherche est ici. Chapitre 27 La merde et la sueur. L’odeur des trous de partout. Derrière la porte, le plafond n’a aucune ventilation. On est en plein été à Farlight, il y a cinquante personnes ou plus dans le noir complet – et pendant qu’on attend, on en ramène encore d’autres. La moitié mourront étouffées avant la fin de la nuit. — Jaxx, crie le sergent Brandon. Un type maigre titube vers la porte. Il plisse les yeux sous la lumière brutale de la torche, et s’essuie des rivières de sueur du visage. Des taches sombres s’épanouissent sur son maillot jadis blanc. Quant à celles sur son pantalon, ça pourrait être de la pisse comme de la transpiration. Je lui demande : — Où est Vijay Jaxx ? Ses yeux bleu pâle cillent : — Je suis Vijay Jaxx, chuchote-t-il. Jamais vu ce type de ma vie. — Vous connaissez le général ? Il s’apprête à me dire que tout le monde connaît le duc de Farlight. Simplement, il n’a aucune idée de qui je suis, et il se fait extraire de sa cellule puante au milieu de la nuit. Traditionnellement, ça signifie l’exécution ou la torture. Pour quelqu’un qui ne sait pas ce qui l’attend, il soutient crânement mon regard. — Jaxx est mon grand-oncle, dit-il, et vous n’oserez pas… Le capitaine Vard ricane : — Oh, si, dit-il. Croyez-moi. Nous oserons. Je traîne Vijay dans la cohue, le pousse dans les escaliers et le pose devant la sortie. Il reste tranquille sans que j’aie besoin de lui dire. Je vais chercher les autres. — On s’en va. Anton regarde notre prisonnier et ouvre la bouche. Je lui donne un coup de coude dans les côtes. Pendant qu’il retrouve son souffle, je m’avance. — Mon lieutenant ? demande le sergent Brandon. — Faites préparer ce bateau. Réservoir plein, prêt à partir. Je veux des Kemzin si vous n’avez rien de mieux, des casques, des munitions et des gilets pare-balles. Il me salue. Le commandant s’approche. — Monsieur…, commence-t-il, puis il le regrette aussitôt. Son regard se durcit : — Je dois savoir où vous emmenez mon prisonnier. Je lui enlève son pistolet de son étui. — Croyez-moi, dis-je en armant la culasse, vaut mieux pas. Deux coups de feu résonnent dans la nuit. J’empoche les douilles par habitude. Vijay et Sef sont hagards. Oui, c’est le bon mot. Pour n’importe qui d’autre, je dirais qu’ils se chient dessus. Sans doute parce que j’ai ordonné à Leona de les envoyer dans une petite ruelle. Où j’ai expédié deux balles dans le mur, à côté de leurs têtes. Sef se jette au cou du gamin, s’enroule autour de lui comme du lierre et éclate en sanglots. Pas le temps. Je la tire par les cheveux. Elle se détache sans problème. Le gamin me regarde salement. — Non, lui dit Leona. Il vous tuerait. — Bon, fais-je au gosse. Commençons par qui vous êtes vraiment. Il apparaît que ce Vijay Jaxx est le cousin germain du mien, et qu’ils sont tous deux diversement apparentés à deux autres Vijay du clan Jaxx. Est-ce que je savais que les aînés de toutes les familles du clan portaient le même nom ? Oui, sans doute. Un capitaine des Faucheurs me l’avait dit. Mais à ce moment-là, j’essayais d’exploser un vaisseau amiral ennemi. Je n’avais sans doute pas assez bien écouté. — Nous devons sauver les autres, dit le gamin. — Quels autres ? — Les autres prisonniers. — Ils sont morts. — Non, dit-il. Puis il se tait. Il vient de comprendre ce que je veux dire. — C’est peut-être une erreur, dit Sef. Et ils seront libérés plus tard… Personne ne prend la peine de la corriger. — Passez la nuit dans un endroit sûr. Puis cassez-vous de cette ville. Le jeunot écarquille les yeux. Il a l’air de vouloir deux mots en privé. J’ordonne à Anton et Leona de surveiller la rue, puis emmène le gamin à l’écart. — C’est vrai ? demande-t-il. Le général Jaxx a été arrêté ? — Quoi ? — C’est ce qu’ils ont dit. Ce capitaine a dit que Jaxx a été arrêté en début de soirée. D’après l’un des prisonniers, on avait ordonné au général Jaxx de se rendre mais il a refusé, et personne n’ose l’arrêter. — À qui doit-il se rendre ? Au Loup ? — Apparemment, il refuse de prendre part à… (Le gamin hésite.) Et Sef dit… Elle dit que Simone vous a aidé à me retrouver ? — Oui, pourquoi ? — C’est Simone qui m’a fait arrêter. — Vous êtes sûr que c’était elle ? — Oui, dit le gamin. J’étais dans un café avec un ami. Simone arrive, elle cherchait Sef. Je lui ai dit qu’elle était avec Dame Isadora. En partant, Simone m’a désigné à une fille. — Décrivez-la. Jeune, jolie, bizarrement vêtue. C’est Paper Osamu. Le gamin ne comprend pas comment Paper peut se faire obéir de la milice. C’est parce qu’il ne lui est pas venu à l’idée qu’elle est U/Libre. Et quel serpent, cette Simone. Toutes ses histoires quand Morgan lui a dit que Vijay était coincé au sud du fleuve, alors qu’elle savait dès le début qu’il y était. J’ai une dernière question – même si je connais déjà la réponse. — Les autres prisonniers. Qui sont-ils ? Ils ont tous une chose en commun. Évidemment… Ce sont des partisans du général Jaxx, des parasites de sa famille, des sénateurs qui ont pris le parti du nouveau duc contre les Thomassi. Mais ça n’est pas venu à l’idée du gamin, sans doute parce qu’il vit dans un monde où l’idée de ne pas soutenir le général Jaxx est absurde. — Cet anneau, demande-t-il. Je peux le voir ? Il observe le crâne incrusté de pierreries du ferox, consterné. — Ainsi c’est vrai, murmure-t-il. Le Sénat a prévu de nous détruire, à cause du meurtre de ce Thomassi… Vous le connaissez. Il a épousé la fille du sénateur Wildeside. Mais nous n’étions pas derrière ce meurtre. Le général Jaxx a juré que non. Ah tiens ? — Écoutez, dis-je. Partez, et ne revenez pas tant que la ville ne sera pas sûre. — Et si elle n’est plus jamais sûre ? — Alors ne revenez plus jamais. Il se demande si je comprends ce que je dis. Il répond enfin « Oui » et se dirige vers Serafina. Il lui passe un bras autour des épaules. Je ne sais pas ce qu’il lui dit, mais ça suffit pour qu’elle le suive sans protester. Chapitre 28 Octo V a été la première personne à poser le pied sur cette planète. Tous les enfants de l’empire le savent. Il s’est écrasé à sa surface dans un petit monoplan nommé Polygone et a vécu dans une grotte, tandis que les graines qu’il avait plantées se transformaient en villes, en arbres, en oxygène et en fleuves. C’est une mauvaise graine qui a créé la pluie de pétrole dans le canyon. Et une bonne qui a fait pousser Farlight – mais une mauvaise a failli la faire fondre, avant que notre glorieux souverain souffle sur la pierre pour la refroidir. Tout existe parce qu’Octo V l’a fait pousser. Son jardin s’est épanoui, à mesure que d’autres planètes étaient ensemencées. Jusqu’à s’étendre sur un quart de la galaxie. Mais un voleur à tête de serpent lui a pris des étoiles. Depuis, Octo V se bat pour les reprendre. C’est ce qu’on m’a raconté quand j’étais enfant. Je croyais que c’était vrai, avant de rencontrer Debro. Quand elle a compris la peine que ça me faisait, elle m’a dit que ce n’était pas faux pour de bon. C’était faux au sens où ça n’était pas réel. C’est tout Debro, ça. C’est un mythe de la création. Une tentative postsingularité pour simplifier un phénomène ou un autre. J’ai arrêté d’écouter après la partie sur le mythe. — Tu plaisantes ? me demande Anton. — Non. Il nous faut sortir de Farlight, mais d’abord nous devons sauver le vrai Vijay. Sauver un faux, ça ne compte pas. Simone avait raison sans le savoir : il se trouve au sud du fleuve. Anton n’aime pas mon plan. De toute façon, il n’aime rien. Il boude depuis que Serafina est partie sans un regard. Du coup, ça me fait penser à autre chose. — Pourquoi tu ne m’as pas dit qu’il y avait d’autres Vijay ? — Je croyais qu’ils étaient tous hors planète. Il y a quelque chose de pas net. Peut-être qu’Anton ne veut pas qu’on trouve Vijay, à en juger par son comportement. Mais Aptitude est folle du fils Jaxx, et Debro semble l’approuver. Alors pourquoi… ? — On va traverser ce fleuve. — Sven… — Ce n’est pas à discuter. Leona détourne les yeux. Anton nous suit en silence. Nous descendons l’escalier de pierre jusqu’à la jetée. Le sergent Brandon a chargé toute ma liste sur le plus gros des bateaux. Sauf la radio. — Pas de radio, mon lieutenant, dit-il. Des ordres d’en haut. — Hein ? — Inutile, de toute façon. Le système est en rade. Il recule devant ma colère, puis se reprend et se tient prêt au combat. Je souris. La tension disparaît de ses yeux. D’accord, pas de radio. Il nous a trouvé trois Kemzin standard, des gilets pare-balles fatigués et tout un tas de chargeurs déjà prêts. On a même un fromage, quelques tacos desséchés et une grosse bouteille de bière. — Mon lieutenant… (Il s’approche.) Vous pensez que c’est vrai, mon lieutenant, pour… Il hésite. Je ne peux pas lui en vouloir. Mon cerveau s’y refuse aussi. — Écoutez, dis-je. Le général Jaxx est mon général. — Oui mon lieutenant. Il se recule et salue. Puis il détache notre amarre et la lance dans le ventre du bateau. — Vous, devant… Leona obéit, fusil sur la poitrine. Assis au milieu, Anton boude toujours. Je tiens le petit gouvernail. Les lumières du bateau sont étouffées. Je ne sais pas si c’est Brandon qui l’a fait ou si elles l’étaient déjà. Nous avançons avec l’unité fusion d’un camion, fixée à la va-vite et trop grosse pour l’espace disponible. Elle est là en remplacement. D’un moteur diesel, à en juger par les câbles qui restent. Autour de nous, les eaux paresseuses dégagent une odeur lourde. Toute cette étendue d’eau sombre est à nous. Il n’y a pas la moindre embarcation à sa surface. Même pas l’une des vedettes de police qui sillonnent généralement le fleuve la nuit. — Mon lieutenant… Des camions militaires se rassemblent à l’extrémité nord du pont. Un char léger avance sur le quai derrière nous pour les rejoindre. Ses chenilles claquent dans la nuit. On dirait un AX 31. — Merde, dit Leona, c’est… — Ouais. C’en est un. D’autres camions commencent à bloquer l’extrémité nord du pont suivant. Des grondements indiquent que de nouveaux chars se rapprochent. Un patrouilleur allume son projecteur. Le rayon tranche le ciel. — Sven, dit Anton, c’est une idée de merde. — T’en as une meilleure ? — N’importe laquelle serait meilleure que celle-là. — Mon lieutenant…, intervient Leona. Elle montre le ciel. Pris dans le rayon du projecteur, un immense cigare bloque une centaine d’étoiles. Il est noir, porte une nacelle, et navigue sans phares. Le plus gros zeppelin que j’aie jamais vu. — Oh merde, dit Leona. Un pan de la nacelle s’ouvre, virevolte et s’écrase sur une maison du côté dont nous approchons. Les silhouettes qui la suivent ouvrent grands les bras pour ralentir leur chute. Elles sautent sans parachute, sans ailes ou sans propulseur dorsal. Une sirène retentit dans la nuit et les cloches de la cathédrale se mettent en branle. Je m’attends à voir les chars ouvrir le feu, mais ils restent silencieux. — Sergent, dis-je, concentrez-vous sur la rive. — Oui mon lieutenant. Désolée. Leona pose son fusil. Le quai se rapproche et je dirige le bateau vers un escalier. Il y a trop de bruit pour qu’on entende notre moteur — et bien trop d’agitation dans le ciel pour qu’on se soucie du fleuve. Leona saute à terre et tire notre cordage. — Prenez ça. Elle prend les trois chargeurs de rechange, l’un après l’autre. Des céramiques à tête creuse. Munition standard de toutes les milices. Elle les fourre dans son ceinturon et vérifie que le chargeur de son Kemzin est plein. Elle aurait dû le faire avant. Anton attrape l’arme que je lui lance. Leona enfile son gilet et tire la jupe en céramique pour se protéger les cuisses. Anton l’imite. Quant à moi, impossible de rentrer dans le pare-balles que m’a trouvé le sergent Brandon. Je le laisse donc dans le bateau. Je suis content que le vrai Vijay Jaxx n’ait pas prévu d’épouser Sef. Mis à part que c’est une épouvantable idiote, ce serait dommage de sauver Vijay si je devais lui arracher le cœur de mes propres mains. Anton contemple le zeppelin. — Le Poing d’Argent ? demande-t-il. C’était ma première hypothèse. Mais même en supposant qu’une force d’élite des Exaltés soit assez suicidaire pour attaquer Octo V dans sa capitale, comment pourrait-elle pénétrer aussi loin dans le système, et comment Farlight aurait pu ne pas en être avertie ? Chapitre 29 Anton pense ensuite à des mercenaires. Il se trompe. Pour une dizaine de raisons, mais je n’ai pas le temps de les énumérer toutes. La première, cependant, c’est que les mercenaires restent des mercenaires. Si on se bat pour de l’argent, on ne se jette pas d’un zeppelin sans parachute, même à basse altitude. Les mercenaires ne veulent pas risquer la mort. Ils veulent que d’autres gens la risquent. Ils aiment vivre. C’est le seul moyen de récupérer l’or. — Là-haut… Nous grimpons l’escalier depuis le fleuve. Couteau à la ceinture, Kemzin à la main. Les soldats sont censés aimer les K19. Mais c’est vraiment de la merde bas de gamme. Si ces types étaient des mercenaires, on pourrait en tuer deux ou trois et récupérer un meilleur équipement. De l’autre côté du fleuve, les cloches de la cathédrale continuent à sonner. Je ne sais pas encore si c’est un avertissement ou un signal. Le sergent Brandon m’a dit que la plupart des Faucheurs sont hors planète. Et tout le monde sait que la Légion n’a pas le droit d’approcher Farlight. En plus, la moitié des miliciens sont en manœuvres en dehors de la ville. Les autres sont ici. Donc, certains sont en manœuvres. D’autres non. N’importe qui peut comprendre que ça craint. Une place, devant nous. Une église au nord, et des colonnades décrépites. Le clocher est éclairé d’habitude, mais là, toute la place est plongée dans l’obscurité. La petite statue d’Octo V a l’air bizarre, sans éclairage. Sous les arcades, une statue n’est pas davantage éclairée. C’est une jeune femme aux seins parfaits et au sourire mystérieux. Elle est nue. Comme la plupart des sculptures de cette ville. Celle-ci ressemble à Aptitude. Pas étonnant, le modèle était son arrière-grand-mère. Je ne savais pas qu’on l’avait produite à plusieurs exemplaires. Je lui touche le cul, ça porte chance. Moi, et des milliers d’hommes avant moi. Elle est d’un vert visqueux presque partout. Mais sa fesse droite brille comme si elle avait été fondue hier. — Une amie à vous, mon lieutenant ? demande Leona. — Quelque chose comme ça. Notre glorieux souverain ne m’a jamais dit de trahir le général Jaxx. En revanche, il m’a ordonné de ne pas dire au général – ou à quiconque – que je travaillais pour lui. Que lui, notre glorieux souverain, était mon chef. Bien sûr, Octo V est le chef de tout le monde. C’est juste qu’il ne parle pas à tout le monde. Il me parle à moi. — Mon lieutenant ? demande Leona. — Je réfléchis. — À ce qu’on fout ici ? demande Anton. — Non. À ce qu’ils foutent tous ici. Rien de politique ne se passe sur Farlight sans l’accord d’Octo V. Les lois de la ville ne sont pas plus compliquées que ça. — Pas des mercenaires ? répète Anton. Le sergent Leona et moi répondons « non » de concert. Non, pas des mercenaires. Pas le Poing d’Argent, ni aucune des troupes de choc des Exaltés ou des Exarches. Plus la liste se raccourcit, plus ça sent mauvais. Il ne reste plus qu’une explication, et ça pue carrément. — Mon lieutenant, m’avertit Leona. À trois heures. Une silhouette se glisse sous les colonnades, à l’autre bout de la place. Je ne suis même plus surpris. Leona l’est. Elle baisse sa visière et observe, incrédule. Peau argentée, poitrine creuse, avec un visage aux narines fendues et aux oreilles coupées. Celle qu’on avait affrontée à Wildeside n’était visiblement pas adulte. La créature empeste. On sent sa puanteur vinaigrée d’ici. — Bordel, dit Leona, c’est quoi ? — Je ne sais pas. Je vais aller lui demander. Anton lève les yeux au ciel : — C’est une furie. Visez le ventre. Ne la laissez pas s’approcher. Leona l’interroge du regard. — Elle se nourrit par les doigts. Leona frissonne. La furie se tourne vers un homme à cent pas de là. Le pauvre gars ne l’a pas encore vue. Quand il la voit, il essaie de s’enfuir. Impossible de battre une furie à la course. Enfin, peut-être que moi je pourrais, avec de l’avance. Lui n’a pas une chance. En quelques enjambées, la créature le rattrape, lui enfonce son poing dans le dos et lui fracasse les côtes. Il tombe à genoux. D’un second coup, la furie écarte la chair et les os, et attrape le cœur. On entend le hurlement. Le premier tir de Leona tue la victime. La furie recule, étonnée. Les deuxième, troisième et quatrième tirs lui trouent le ventre, faisant couler le sang avalé par la furie. Est-ce que la créature l’a seulement remarqué ? Difficile à dire. Tout ce que Leona arrive à faire, c’est attirer son attention. — Ne gaspillez pas vos munitions. — Sven, dit Anton. — Je suis sérieux. Je montre la furie, qui s’est ramassée comme un ressort et attend, le temps de décider qui attaquer : nous, ou un groupe de civils qui essaient de se rendre invisibles contre un mur, au fond. — Elle a l’air blessée, Anton ? Moi, elle me semble simplement énervée. Quant au concours de savoir qui elle va tuer, c’est nous qui le gagnons. — Derrière moi, j’ordonne. Anton décide que l’ordre vaut aussi pour lui. La créature qui me charge est habituée à voir sa proie s’enfuir. Donc elle ne s’attend pas que je m’avance. Elle s’arrête alors qu’elle devrait attaquer. C’est bizarre, mais je ne suis plus sur sa liste, maintenant. C’est Leona qu’elle veut. Elle essaie de me contourner, et Leona de rester derrière moi. C’est dur de se battre avec un seul bras. Contre une furie, c’est du suicide. Enfin, sauf pour moi. Mais, comme je l’ai dit, la furie ne veut pas me combattre. Tout ce qu’elle veut, c’est que je bouge mon cul pour qu’elle puisse tuer Leona. Elle essaie de forcer le passage et je lui décoche un coup de pied au genou. Sans jointure d’acier, n’importe qui serait à terre, mais elle reste debout. Je lui envoie donc un coup de Kemzin dans la gorge. La crosse en plastique se casse. Cette saleté titube à peine. Ça fait longtemps que je ne me suis pas battu contre un truc de ma taille. En plus, l’absence de bras cybernétique me… déséquilibre. J’ai à peine le temps de m’en rendre compte lorsque la furie décide que oui, elle a affaire à un ennemi après tout. Son étonnement devient de la… Colère ne convient pas. C’est plus froid que ça. Je la vois arriver et – une demi-seconde avant – je vois ses yeux rouges ciller devant le chiffon que j’ai enroulé au biceps. C’est ça qui la retient. Pas mon attitude, pas ma taille. — Sven… — C’est « mon lieutenant ». Le sergent Leona me tend le pistolet d’abattoir rouillé. Ce foutu truc est tellement gros qu’elle le soulève à peine des deux mains. — Nous en reparlerons. Je ne sais pas ce que ça veut dire. C’est une phrase de Debro. La furie vise mes côtes. Je lui saisis le poignet et lui donne un coup de genou au coude, aussi fort que je peux… Putain ce que ça fait mal. L’articulation ne cède pas du premier coup, alors je réessaie et un truc casse. Je tords. L’acier crisse sur l’acier. La furie siffle son haleine infecte. — Sergent… — Ici, mon lieutenant, dit Leona. Je saisis le revolver, relève du pouce son chien surdimensionné, coince le canon dans le cou de la créature et appuie sur la détente. Je sais pas quel calibre c’est, ce bordel, mais le recul briserait le poignet de la plupart des gens. Des bouts de vertèbres jaillissent de la furie dans un nuage de métal, de câbles et de chair desséchée. La détonation résonne sur la place. — Il en reste combien ? demande Anton. — Quoi ? — Au total… Combien de furies ? Je me repasse le largage en mémoire. Une nacelle, une ligne de dix furies. Cinq vagues. — Pas plus de cinquante… Ouais, ça doit être ça. Je regarde la furie à mes pieds. Une en moins. Leona me prend le pistolet d’abattoir, l’ouvre pour extraire la douille et le recharge dans un agréable claquement. Elle se débrouille vraiment bien. Anton semble épouvanté. Deux furies arrivent sur la place. De grosses saletés en plus, encore plus grosses que celle qu’on vient de tuer. Si c’est possible. Toutes deux se dirigent vers nous. J’arrache le châle de Simone de mon bras, le déchire en trois morceaux et en donne un à Leona et un à Anton. — Allez, attachez-le. Ils obéissent. La furie la plus proche hésite. Celle de derrière lui rentre dedans. Elles grognent toutes les deux, agacées. Un sifflement guttural. Puis elles reportent leur attention sur nous. — Qu’est-ce qui se passe ? demande Leona. — Elles se demandent si elles vont attaquer. — L’étoffe, mon lieutenant ? — Oui. Elle comprend vite. — Mon lieutenant ? — Sergent. — Regardez, on dirait qu’ils ont de vrais brassards. Peut-être qu’on pourrait… Leona me montre les colonnades. En tuant la furie, nous avons attiré l’attention de trois officiers de la milice. Ils portent tous des brassards blancs avec un crâne de ferox dessiné dessus. Nous sommes visiblement le sujet de leur conversation. — Bonne idée. En nous dirigeant vers eux, nous entraînons les furies. Elles n’attaquent pas vraiment, mais ne veulent pas nous laisser partir. Notre public veut s’éloigner, mais il est coincé dans le fond des colonnades. Nous nous rapprochons, et les furies se désintéressent de nous. Nos brassards de fortune, combinés à ceux des miliciens qui semblent officiels, les tiennent en respect. Les créatures se tournent donc vers le groupe de civils de tout à l’heure. Trois hommes, une femme et un enfant, tous bien vêtus. — Des hérétiques, dit Anton. Étonnant qu’il le voie à cette distance. Comprenant que c’est elle la nouvelle cible, la famille court vers l’église. La lutte est brève, brutale et inégale. Leona détourne le regard, mais je lui ordonne : — Observez. Il nous faut comprendre leur méthode. Voir si on peut apprendre quelque chose. — Mais mon lieutenant, déclare Leona devant notre public, ne devrions-nous pas… ? Nous joindre à eux ? Pourquoi pas ? Mais le sergent Leona a d’autres plans. Elle sort son couteau, poignarde le capitaine à la base du crâne, lui tranche le tronc cérébral, ressort sa lame, et dans le même geste, ouvre la gorge du lieutenant à côté. Le sous-lieutenant porte la main à son arme. Il sort de cette vie avec un genou brisé, un larynx écrasé et la tête tordue au point de casser sa moelle épinière. Ça fait du bien de trouver un truc qui meurt normalement. — Sergent, qui vous a donné cet ordre ? Elle me regarde : — Vous avez dit que c’était une bonne idée, mon lieutenant… Je prends le brassard à crâne de ferox qu’elle me tend. Elle en enfile un autre. Intéressant. Elle tue les officiers par ordre hiérarchique. Et maintenant, elle distribue les brassards selon nos grades. J’ai le premier, Leona le deuxième. Anton est riche, mais elle a décidé qu’il était civil et donc dispensable. Je me demande s’il s’en rend compte. Je fourre le bout de châle dans ma poche et fouille les poches du cadavre le plus proche. Cinq pièces d’or et une poignée d’argent hors système. Plus une liasse de gros billets. Du pur papier, visiblement. Anton ne dit rien en me voyant empocher l’or. Il n’en a pas besoin. Son expression contrariée parle pour lui. Il a du fric depuis si longtemps qu’il en a oublié la valeur. Leona empoche les pièces d’argent que je lui tends avec un sourire. — Prends ça, dis-je à Anton en lui donnant le sauf-conduit et l’anneau à crâne de ferox. Il n’a pas l’air ravi à l’idée de retraverser le fleuve. C’est normal. En même temps, le sauf-conduit et l’anneau vont lui faciliter la tâche. — Envoie-la, elle, dit-il. Son ton est assez méprisant pour que Leona se hérisse. Il ne le remarque pas et ça m’inquiète. — J’ai besoin que ce soit toi. — Pourquoi ? demande-t-il. — Parce que mes Aux’te connaissent. Il ne peut pas dire le contraire. C’est le père d’Aptitude. Les Aux’l’ont rencontré le jour où Debro et lui sont venus la récupérer au Précieux Souvenir, le lendemain de leur audience avec Octo V. Ni Debro ni Anton ne m’ont révélé ce que notre glorieux souverain a dit. Ça ne m’étonne pas. Il les a vus séparément. Je doute qu’ils en aient discuté entre eux. Notre glorieux souverain peut se montrer très persuasif quand il veut s’assurer de notre discrétion. J’explique à Anton : — Trouve Neen. Dis-lui de se dépêcher. Tenue totale, mais pas d’insignes Faucheurs. Et armés jusqu’aux dents. Si tu peux récupérer des brassards à l’aller, tant mieux. Sinon, demande à Neen d’en prendre au retour. — Sven… — On doit trouver le colonel Vijay. Ensuite, il faut qu’on vous sorte d’ici, tous les deux, et qu’on rentre chez Debro. On doit s’assurer que Wildeside est en sécurité. — Wildeside n’est pas en danger, répond Anton. Pas en danger ? Il en a trop dit. Mais un groupe de trois furies bondit de sous une arche, car le vent brûlant leur apporte la puanteur du sang. Elles viennent vers nous. Anton fait comme si je n’avais pas remarqué sa gaffe. Ou que j’étais trop bête pour additionner deux et deux. — Je ferais mieux d’y aller, conclut-il. — Ouais. Tu ferais mieux. Chapitre 30 Au sud du fleuve, des miliciens enfoncent à la masse la porte d’un bijoutier. Ils sont tous plus ivres les uns que les autres. Ils lancent des encouragements au caporal qui tient le bélier. — Saloperies d’hérétiques, dit l’un. Deux autres crachent – sans même s’en rendre compte, probable. Le panneau s’effondre et le bijoutier meurt sur le pas de sa porte. Nous assistons à la scène au passage, protégés de la milice et des furies par nos brassards. Putain, j’aimerais bien savoir ce qu’il y a sur ces trucs pour rendre les furies dociles. — Des phéromones, dit Leona. Elle doit m’expliquer ce que c’est. Des odeurs animales qui déclenchent la baise ou la baston. Leona affirme que les humains n’en produisent pas. Je lui demande si elle en est bien sûre. Une femme lâche un bébé d’une fenêtre à l’étage. L’enfant est toujours vivant après avoir heurté le trottoir. Il survit le temps qu’un sous-off lui écrase la tête. La femme ne sait pas qu’il est mort, parce qu’elle se suspend à la fenêtre par les mains, mais elle glisse et atterrit mal. Le sous-off lui écrase la figure contre le trottoir, la maintient et lui retrousse sa chemise de nuit. Il crache sur ses doigts. Elle continue à regarder autour d’elle. Elle cherche l’enfant sur le trottoir derrière elle. Le sous-off lui coupe la gorge une seconde avant de se retirer. Une miséricorde involontaire, car elle meurt sans avoir vu le cadavre du bébé. Leona n’a jamais vu une ville mise à sac. Du moins, c’est ce que je suppose. Elle semble vexée de cette idée. Apparemment, elle en a déjà vu, mais elle n’a jamais vu de ville se mettre elle-même à sac. Je dois dire que c’est nouveau pour moi aussi. Autour de nous, la foule grossit d’instant en instant, de plus en plus incontrôlée. D’après mon ancien lieutenant, ça suit une échelle. D’abord des gens, puis des foules, des lynchages et des émeutes. Je me demande où on en est, sur cette échelle… Un grincement de pignons annonce l’arrivée d’un patrouilleur, avec mitrailleuse, projecteurs, une dizaine de miliciens accrochés à l’arrière, et un crâne de ferox peint de frais, encore humide. Le véhicule a visiblement eu la permission de franchir le pont. — Là-bas. Des hérétiques. Trois hommes se figent dans les projecteurs. Une furie se tourne vers eux. Elle tient une vieille femme, qui agite la tête en hurlant. La furie hésite entre ce repas et celui plus gros qu’elle pourrait faire. Un groupe de jeunes sort des ombres en roulant des mécaniques. Pas des miliciens. Mais organisés. L’un tient une torche, inutile à présent avec les projecteurs. Les autres ont des couteaux volés à un étal de marchand. Des squelettes grossièrement peints dégoulinent sur leurs vêtements. Une ligne blanche pour le tibia, une tache pour le genou et un trait plus épais pour la cuisse. Les hanches, côtes et bras ne sont pas mieux. Avec leurs visages blanchis et leurs yeux noircis, on dirait qu’ils fêtent le Jour des Damnés. Leurs bottes sont tellement éclaboussées de sang qu’on dirait qu’ils se sont roulés dans des flaques. Le groupe se déploie, un œil sur les furies et l’autre sur leurs nouvelles cibles. L’un des hérétiques essaie de s’enfuir et tombe à genoux, un coutelas dans le dos. Le gamin qui l’a lancé salue la foule. Des amateurs. Les tueurs que j’aime le moins. — On file, dis-je à Leona. Par ici. — Et eux ? Elle parle de la meute en tenue de fête. — Qui sait ? Avec de la chance, les furies les tueront. En ayant fini avec la vieille femme, la créature hésite maintenant entre le groupe et les hérétiques. Personnellement, je sais lesquels je tuerais. Une famille d’hérétiques gît dans la cour de sa maison. De riches marchands, visiblement. Un fusil de chasse se trouve à côté de l’homme. Sa femme a une balle dans la tête. Lui aussi. Son fils est mort en combattant. Treize ans, peut-être moins. Il a reçu toutes ses blessures sur le devant, sauf celle qui l’a tué. Une brique ensanglantée indique comment il est mort. Sa sœur gît derrière lui. Elle a encore un an de moins. Sa robe est déchirée sur le devant. — Merde, dit Leona. Bien d’accord. Celui qui tue pour gagner sa vie n’aime jamais tuer d’enfants. Je me penche pour prendre le fusil et sens un regard posé sur moi. La fille vit toujours. On lui a coupé la gorge – mais le problème des amateurs, c’est que c’est des amateurs. Les furies ne laissent derrière elles que des coquilles desséchées. Et les soldats, même les miliciens, ne se contentent pas d’un travail à moitié fait. — Ça va aller. Difficile de dire de quelle couleur sont ses yeux. Elle essaie de parler mais ses mots se perdent dans les bulles de sa gorge. La coupure s’arrête juste avant l’artère. Une demi-seconde de professionnalisme en plus, et elle serait morte. Je pose la main sur la blessure. — Aidez-moi, chuchote-t-elle. — Bien sûr. — Nous avons une cuve de régénération, dit-elle. À la cave. Elle essaie de voir sa mère. — Elle est… — Inconsciente. — Vraiment ? — Une mauvaise chute. Il faut un moment à Leona pour comprendre ce que je prends dans mon dos. Elle s’agenouille à mes côtés, je sens la chaleur réconfortante du manche en bois et de la lame, qui emporte la fille sous l’esquisse de ses seins. Elle meurt d’un seul frisson. Je n’ai pas de prière pour les enfants morts. Je récite donc la seule que je connais. Celle qui souhaite aux camarades morts un sommeil profond et une vie meilleure, la prochaine fois. Ma voix est lointaine. Froide comme de la glace. C’est moi qui dois parler, pourtant, parce que je sens l’amertume des mots, et la colère qu’ils cachent. — Mon lieutenant ? — Je trouverai celui qui a ordonné ça. Qui que ce soit. Et je le tuerai, lentement… — Nous trouvons le colonel Jaxx d’abord, mon lieutenant ? Bonne question. Je prends le fusil et j’extrais le chargeur. Vide. Je comprends pourquoi en voyant les douilles. Les miliciens ont enlevé leurs morts, et laissé leurs victimes. Au matin, toute la zone sera un abattoir. L’armurerie se trouve au fond. Un placard métallique est ouvert, la chaîne de sûreté pendante tellement le propriétaire était pressé de prendre son fusil. Une boîte de munitions 7,62 posée de côté. Il aurait dû les prendre aussi. Sa famille serait peut-être encore en vie. — J’en doute, mon lieutenant, dit Leona. Elle a raison, bien sûr. Mais il aurait pu vendre plus chèrement sa peau. Ç’aurait valu la peine. J’enfile le silencieux d’une simple torsion et fourre dix cartouches dans le chargeur. Il me reste encore assez de 7,62 pour m’alourdir les poches. C’est un fusil de gros gibier, avec lunette. Un fusil très cher. Je bourre mes poches de cartouches. J’en engage une dans la culasse et j’accroche la sangle autour du coude et du poignet. Nous avons échangé nos Kemzin contre les armes des officiers miliciens que nous avons tués. Voilà que je les échange contre le fusil. Leona récupère mon choix précédent, une mitraillette légère avec chargeur incurvé. Dans des moments pareils, j’aurais bien l’utilité de mes deux mains. D’ailleurs, j’aurais bien l’utilité de mon SIG-37, sans parler du sabre que m’a pris le sergent du général Luc en m’enlevant mon bras de combat. — Allez, on y va. Le sergent Leona aimerait bien me demander « Où ? ». Si je le savais, je le lui dirais. En fait, quand je le saurai, je le lui dirai. D’ici là, elle devra attendre. Dans la rue, quatre sous-offs de la milice enfoncent une porte. Ils meurent en silence. L’un après l’autre, le temps pour moi de viser. Le dernier tombe, essayant désespérément de comprendre d’où viennent mes tirs. Je tire de nouveau, j’arrache la moitié de la tête à une furie. La créature s’en rend à peine compte. Je la vois par une fenêtre à l’étage, se nourrissant d’une petite fille qui tente de se jeter dans la rue. Genou à terre, je règle la lunette. La tête creuse prend la furie sous le menton et se diffuse sous l’impact, projetant des fragments de vertèbres dans la bouillie de crâne que je viens de faire. Mon second tir tue la petite fille hurlante. Comme la plupart des gens de cette ville, on ne peut plus la sauver. Chapitre 31 — Mon lieutenant ? demande Leona. — Quoi ? — Vous pensez qu’Anton passera ? Comment je le saurais, putain ? Il porte un brassard, un anneau et un flingue à moitié correct, et il a assez de munitions pour commencer une petite guerre… Mais la ville est la proie des émeutes. Au moins, la partie au sud du fleuve. Aucune idée de ce qui se passe de l’autre côté. Peut-être rien du tout, pour ce qu’on en sait. Ici en tout cas, on a des bandes dans les rues, non protégées par des brassards, mais équipées de couteaux de cuisine, de barres de fer, de bouteilles cassées et de tout ce qui peut ressembler à une arme. Ces bandes se figent quand une furie apparaît. Parfois, c’est suffisant. Parfois, les émeutiers meurent. Les furies tuent tout ce qui s’enfuit. Malheureusement, l’instinct de s’enfuir face à une créature dangereuse est plus fort que le bon sens. Inutile que leurs amis leur répètent Bouge pas. Les gens bougent. Quelques-uns des hérétiques massacrés sont membres d’un haut clan. Les marchands et les banquiers sont un peu plus nombreux : le genre à posséder des maisons le long du fleuve ou autour de la place que nous avons laissée derrière nous. Mais la plupart sont pauvres, guère différents de ceux qui les tuent. Autour de nous, les cris changent dans la rue. Au début, c’était Mort aux hérétiques. Maintenant, c’est Mort au général. Les émeutiers suivent un schéma. Ils regardent la milice enfoncer les portes, ils attendent que les furies entrent, et ils pillent les lieux une fois que les furies ont terminé. Les bijouteries, les boulangeries, les pharmacies, les boutiques d’informatique. Aucune importance, le schéma est le même. Voler tout ce qui a de la valeur. Détruire tout ce qui est trop lourd à déplacer. Brûler intégralement la boutique. Autour de nous, la cendre tombe comme de la pluie. Le vent du fleuve, déjà chaud, devient brûlant sous l’effet des incendies qu’il attise, en créant de nouveaux. Nous voyons une femme qui porte une peinture à l’huile. Un homme pousse une brouette pleine d’assiettes de porcelaine peinte. Une fille porte un chapeau de prêtre. Une autre, un manteau de sénateur fermé au cou par une chaîne d’argent. Toutes deux souriantes, ivres mortes. — Par ici ! crie quelqu’un. La foule siffle son excitation. Je suis, Leona derrière moi, attiré par le mot Jaxx. Nous nous fondons dans une foule, qui en rejoint une encore plus importante. Quand le mouvement s’arrête, nous sommes devant une immense maison sur une petite place. Je reconnais les armoiries au-dessus de la porte. Elles sont gravées sur l’anneau auriculaire du général. Deux sous-offs des Faucheurs gardent l’escalier. Uniforme noir, fourragères d’argent, trois galons sur chaque bras. Visages impassibles. Ils savent qu’ils vont mourir. Qu’importe : ils tiennent leurs fusils à impulsion de manière réglementaire. Ils sentent l’odeur de vinaigre. Alors, ils savent ce qui va arriver. La foule se fige : une furie pénètre sur la place, cornaquée par des miliciens portant des brassards et des chiffons sur des bâtons pour empêcher la créature de les attaquer. Sa peau parcheminée reflète la lumière des torches et des projecteurs. La furie s’approche de la porte. Une autre suit. Toutes deux sont étonnées par le calme de leurs proies. Sur le côté, un pillard arrache un pavé, et le soupèse tandis que ses amis ricanent. Leona s’apprête à crier gare, mais elle se tait en me voyant hocher la tête. Ce qui doit arriver doit arriver. La règle de Legba. En plus, je n’ai pas prévu de me faire tuer avant de trouver le colonel Vijay. En fait, je n’ai pas prévu de me faire tuer après non plus. Ce qui ne veut pas dire que ça n’arrivera pas. L’homme jette son pavé. Il est mort, une balle dans le crâne, avant même que le pavé atterrisse aux pieds de son tueur. Malheureusement, le geste du garde indique sa nouvelle cible à la furie. La créature se lance sur lui, et l’autre garde l’ajuste. Le tir de feu transperce la furie, brûle un trou dans le bide d’un caporal milicien derrière, et enflamme la hanche d’une émeutière. Aucune différence. La furie tombe sur le sous-off des Faucheurs et saisit le cœur de celui-ci. Le sang jaillit sur le bras de la créature et pisse par le trou fumant dans son ventre. Le sous-off regarde la mort dans les yeux, enfonce le fusil sous le crâne de la furie et tire. Ils tombent ensemble. L’autre furie arrache les tripes du premier garde, plonge les doigts dans la cage thoracique de celui-ci et prend son cœur. L’homme meurt en silence. Mais il meurt. Sa tâche achevée, la créature se détourne et la foule s’écarte tandis que la furie quitte la place, son ventre protubérant sous ses côtes argentées. Ses cornacs l’emmènent, avec leurs brassards et leurs chiffons. — Merde, dit Leona. À côté d’elle, un caporal acquiesce. — Ouais, j’aimerais pas faire leur boulot. Il a remarqué le brassard de Leona – et vu qu’elle n’a pas d’uniforme, pourtant. — Quel bataillon ? demande-t-il. Leona me regarde. Erreur. — Laissez tomber, dis-je au caporal. Vous n’êtes pas accrédité pour le savoir. Ah, les mots magiques. Il acquiesce à contrecœur, jetant un coup d’œil à ma veste et à mes armes. Par pur réflexe, probablement. Qu’est-ce qu’il peut voir ? Un ex-sergent de la Légion manchot, éclaboussé de sang, tenant un fusil de chasse, avec une dague à la hanche, un revolver d’abattoir énorme à la ceinture, et un brassard officiel au bras qu’il lui reste ? Peut-être. Ou peut-être qu’il entend la mise en garde dans ma voix. Qui sait comment les autres font leur choix ? Enfin, vous, peut-être. Moi, je n’y pense pas beaucoup. En haut de l’escalier luisant de sang, un sergent de la milice prend une barre de fer, essaie de forcer les portes et meurt salement, transformé en steak haché par un millier de fléchettes. Qu’est-ce qu’il croyait ? Que la maison du général Indigo Jaxx ne serait pas défendue ? — Des explosifs ! crie quelqu’un. Le caporal de la milice qui aime bien Leona sourit. Il détache une grenade de son ceinturon, la dégoupille et la lance sur une fenêtre. Je file en vitesse, tirant Leona derrière moi – avant que la grenade du milicien rebondisse contre la vitre à l’épreuve des bombes et revienne à ses pieds. À côté du caporal, un soldat perd tout en dessous des genoux. Le caporal, lui, perd ses couilles. Et tous deux perdent la vie peu après, leur sang formant des ruisseaux entre les pavés. La soirée de pillage joyeux vient de virer à l’aigre. Ça ne me fait pas pleurer. J’attends de voir si quelqu’un d’autre trouve une idée brillante, mais soudain on entend un char de combat qui approche par-derrière. Le bruit typique des chenilles en céramique, et le grondement sourd d’un moteur conçu pour avancer en traversant à peu près n’importe quoi. La foule s’égaille. Rien que pour donner de l’espace au char. — Un Éléphant ancien modèle, me dit Leona. RR52-MBT. Blindage lourd, tourelle à 360°, deux canons principaux, cinq mitrailleuses légères… Je la crois sur parole. Les chars de combat sont polyvalents. Leur blindage est assez épais pour résister à un tir direct. Mais leur châssis reste assez léger pour conserver une manœuvrabilité correcte. En théorie. Je ne m’en suis jamais servi à Ilseville. Il n’y avait pas de véhicules à moteur sur Hekati. Et un truc aussi lourd n’aurait pas duré longtemps sur les sables autour de Karbonne. Je ne vois pas l’intérêt des chars, personnellement. L’Éléphant s’arrête lentement. Sa tourelle commence à pivoter. À l’intérieur, quelqu’un tourne un cadran ou appuie sur des boutons – enfin bref, ce qu’il faut pour que le RR52 lève son canon, qui se met en position, frémit et s’abaisse légèrement. Le premier tir arrache la porte. Enfin, il arrache son encadrement du mur et emporte cent briques avec lui, révélant le réseau de tuyaux des pistolets à aiguilles. Il démolit aussi trois murs intérieurs, laissant un trou à l’arrière de la maison par où on ferait passer un char. C’est bon. Je commence à voir l’intérêt, maintenant. La foule pousse un cri de joie. Le clapet de la tourelle se lève, le tireur salue la foule. La poussière retombe autour de la porte, révélant un homme au milieu de l’escalier. Il tient une arme de poing. Son premier tir perce le crâne du tankiste. Les cris de joie se font colériques. — Jaxx ! ! crie une voix. — Attrapez-le, hurle quelqu’un. Ils sont stupéfaits de leur propre courage. Le courage des foules. Tout le monde crie, et personne ne veut faire le premier pas. Même les officiers supérieurs de la milice semblent abasourdis. Le général Jaxx descend l’escalier dévasté, vers sa porte disparue. Personne ne lève son arme. Bien sûr, c’est temporaire. Quoi qu’il en soit, c’est impressionnant de voir la place entière regarder en silence le général Jaxx, fascinée par sa seule présence. C’est le général, après tout. Il est grand et maigre. Des lunettes à monture de fer, voilà sa seule affectation. Et son uniforme est immaculé. Même la dague noir et argent à sa hanche semble récemment polie. La Croix d’Obsidienne pend à son cou, avec feuilles de chêne et couronne exceptionnelle. Le général s’est habillé pour l’occasion. Jusqu’au brassard à crâne de ferox. — Arrière, crie quelqu’un. La foule s’éparpille puis se fige : trois furies entrent sur la place, dirigées par une demi-douzaine de miliciens portant des chiffons sur des bâtons. Leurs yeux rouges nous observent, leur nez camus se plie dans l’odeur du sang. Les créatures sourient de leur mâchoire étroite, révélant des dents pointues comme des aiguilles. La puanteur de vinaigre est évidente. Apparemment, je suis le seul à reconnaître le cylindre attaché dans le dos du général, et le petit canon qui sort de sa main. Un câble relie le cylindre au canon, mais il est presque invisible dans la poussière et l’ombre nocturne. Il est noir, bien sûr. Comme les bottes, l’uniforme et la casquette du général, ainsi que le réservoir dans son dos. Le général Jaxx sourit. Un sourire froid, cruel et lumineux. Il sort de chez lui. Je dis à Leona de filer. Elle n’obéit pas assez vite, alors je la pousse devant moi en sortant de la foule. Un colonel de la milice nous observe, mais je le foudroie du regard et il détourne les yeux. Le général attaque sans crier gare. Un éclair embrase le liquide gluant propulsé du cylindre à haute pression, puis une flamme dégoulinante jaillit. J’y ai déjà eu affaire, lors de largages, ou de déversements dans des puits pour brûler des bunkers souterrains. La plupart de ces gens ne connaissent même pas l’existence des lance-flammes. Quant aux furies, elles n’en ont jamais vu, bien sûr. Le feu s’enroule sur leur peau parcheminée, les brûle si férocement que leur derme pèle comme du papier de soie, révélant la chair carbonisée et les mécaniques qui fondent en dessous. Les os d’acier se tordent sous la chaleur, les articulations se brisent. Le général fait tout cela sans bouger, semble-t-il. Un sous-off de la milice saisit son arme. Le général Jaxx le vise et l’incinère, lui, son voisin et une demi-douzaine d’autres derrière. Les furies étaient mortes en silence. Ceux-là meurent en hurlant. — Vous pouvez vous rendre, dit-il à la foule. Ou nous pouvons continuer à jouer. — Nous allons te tuer ! La voix est rude. Trop rude. Comme un type qui se la jouerait paysan. Avec un rictus méprisant, le général répond : — Vous pensez que je ne le sais pas ? J’ai su que mon heure était venue dès l’instant où notre glorieux souverain a décidé d’annuler notre rencontre. Il pose son regard furieux sur les gens. Il agite le canon de son lance-flammes, la foule recule et il rit durement. Ses yeux d’un bleu glacial parcourent la foule. — Allez, dit-il. Sûrement, l’un d’entre vous a des tripes, racailles. Je ne suis pas sûr qu’il distingue nos visages, car le projecteur braqué sur lui nous plonge dans l’obscurité pour la plupart. Nous, nous le voyons en revanche. Le mépris sur son visage est évident. Jusqu’à ce soir, le général Indigo Jaxx, duc de Farlight, était l’homme le plus puissant de cette ville. Surtout, il a tenu ma vie entre ses mains et ouvert les doigts plus d’une fois. Je lui dois mon appartenance aux Faucheurs, et mes promotions. Malgré tout ça, il veut ma mort à présent. Un ordre est donné. Cinq miliciens foncent vers la porte et brûlent comme des bougies, tombant en flammes aux pieds du général. D’un coup de pied, ce dernier fait rouler le plus proche dans l’escalier et cherche du regard le colonel qui a donné l’ordre. Il sourit. — Guido, dit-il. Vous pouvez faire mieux que ça. Un pavé fuse, puis un autre. Aucun ne touche, et le général ne bronche pas. Il regarde par-dessus les têtes des lanceurs pour voir ce qui arrive. Huit furies et une dizaine de cornacs, hésitant à entrer sur la place. La foule recule. Le général sourit de plus belle. Bon Dieu, on ne peut que l’aimer, cet homme-là. C’est peut-être un assassin, commandant un régiment craint sur un millier de planètes différentes, aussi impitoyable que la soif dans le désert, aussi implacable que le blizzard ou la glace qui prend un lac, mais son courage est indiscutable. Les furies avancent. Il prend position. Nous autres ne comptons pas. Il ne voit que les créatures à peau argentée qui s’approchent de lui de leur démarche boiteuse, avec leurs visages de travers. Leurs doigts se replient sous l’effet de la faim. Elles s’apprêtent à tuer, mais hésitent en sentant son brassard. Dès qu’il tire, elles se transforment en piliers de flammes tourbillonnants. Encore deux attaques et il les incendie encore. Toutes meurent en silence. Nul ne doute de l’intensité de leur douleur, de l’immense souffrance qui les fait tomber à genoux, ne laissant ensuite que des carcasses noircies et puantes sur les pavés. — Sven, dit-il soudain. Les gens se tournent pour voir à qui il parle. — Tu es venu me voir mourir ? Je fais signe que non. Ce n’est pas pour ça que je suis ici. Le général hausse les épaules et prononce quelques mots que je n’entends pas. Il doit se parler à lui-même. Une furie s’approche lourdement. Le général Jaxx se remet en position. La flamme jaillit de sa main, baignant l’attaquant de feu, dégoulinant en éclaboussures à ses pieds. — Merde, dit Leona. Elle ne parle pas de la furie. Le général devait savoir que ça finirait par arriver. Le feu qui sort en rugissant du canon crachote soudain, puis crachote de nouveau, et se met à faiblir. Au total, il a tué une quinzaine de ces créatures. — Prête ? dis-je à Leona. — Toujours, mon lieutenant. Elle me fait penser à moi, cette fille. — Bien. Couvrez-moi si nécessaire. Et préparez-vous à filer quand je le dirai. Une dizaine de miliciens me regardent tirer le revolver de mon ceinturon. Officiers, sous-officiers et soldats. Seul leur colonel, celui que le général Jaxx a appelé Guido, fait mine de vouloir réagir. Il ne dit rien, cependant, ne donne aucun ordre. La mitraillette que Leona braque sur son bide l’en empêche. Je me tourne vers le général Jaxx et lui lance le flingue. Il voulait me faire tuer, mais je m’en fous. Enfin quoi, à sa place, je me serais fait tuer aussi. Je crie : — Mon général ! Il titube presque sous le poids de l’arme. — Sven, dit-il, qu’est-ce que c’est ? — Un pistolet d’abattoir. Il casse le canon, compte les cartouches et le referme. Puis il contemple les cadavres, les furies calcinées et la foule qui attend. — Un pistolet d’abattoir ? Comme c’est approprié. Et, Sven… J’attends. — « C’est un pistolet d’abattoir, mon général. » Comment le général arrive-t-il à armer le chien énorme tout en évitant le premier coup d’une furie ? Peut-être que ses muscles sont améliorés. Il lui faut deux coups pour tuer la première créature. Un seul pour celle de derrière. Il lui reste deux cartouches et trois furies à tuer. Il a vécu en salaud, il mourra en héros. Il en sera content. Je ne prends pas le temps de regarder ça. Chapitre 32 « Mort au général Jaxx » devient « À bas Octo V ». Les cris épars se font plus nombreux. Sur la place voisine, la foule puise du courage dans sa colère. Avec l’assentiment des unités miliciennes aux alentours. Quelqu’un arrache une affiche de l’empereur sur un mur et c’est suffisant. Après avoir pillé les maisons des hérétiques, la foule se met à détruire les affiches et à briser les statues. La vitrine d’un marchand d’alcool se fracasse. Un gamin enjambe les bouteilles de brandy pour casser une figurine d’Octo V en grand uniforme. Leona s’avance. Je l’attrape et la colle contre le mur. — Vous vous ferez tuer en temps voulu. Pour l’instant, tenezvous bien. Les rumeurs commencent quelques minutes plus tard. Octo V a été capturé. Il a été tué. Il a cherché refuge chez nos ennemis les Exaltés. Non, les Exaltés sont nos amis. Octo V fuit dans Farlight. Puis la rumeur se porte sur Vijay. Le fils du général se cache dans une maison de la rue voisine. C’est faux, comme nous le découvrons en y arrivant. Il traverse le fleuve. L’une des épaves rouillées de l’aérodrome d’Emsworth est en fait un appareil de chasse déguisé. Je ne me fatigue pas à suivre le groupe qui se détache vers le nord. Les pistes d’atterrissage forment une montagne de rouille, d’arachnobots et de cahutes. Tout ce qui fonctionne a déjà été volé depuis des années. Et si quelque chose de bizarre se trouvait sur son territoire, Per Olsen me l’aurait dit. Intéressant, ce besoin qu’a la foule de trouver Vijay. Pas tellement ses motivations. Mais celui qui est derrière. En vingt-neuf années d’existence, dont la plupart dans la Légion et une dans les Faucheurs, j’ai vu ma part de massacres et de pillages. Mais ce n’est pas la colère et l’alcool qui poussent la foule. C’est autre chose. Elle va par là, les maisons brûlent. Elle va ailleurs, un temple part en flammes. Les bars sont pillés, les boutiques détruites, les hérétiques meurent. Pourtant, des rues entières restent intactes. Certaines ne subissent que des bris de vitres. Et toujours, c’est le cri de Vrai ou Faux qui décide la foule. Au début, Leona et moi pensons qu’il y a une dizaine de voix derrière. Puis nous comprenons qu’il y en a trois ou quatre, pas plus. La rumeur se répand : Vijay Jaxx se cache dans un hôtel près du fleuve. Ça doit être vrai, parce que des sapeurs enlèvent les barrages pour nous laisser le passage. Les furies restantes ne nous suivent pas, saoulées de leur festin. La plupart d’entre elles sont déjà dans des cages mobiles, conduites là par des hommes portant des chiffons. Larguées d’un zeppelin, récupérées au sol. Malgré tout le chaos apparent, cette nuit a fait l’objet d’une préparation militaire, dès le début. Nous jouons des coudes pour traverser le quai. Enfin, Leona. La foule garde ses distances avec moi. Le sang sur ma veste ? Ma taille, ma carrure ? Ou alors, le fait que j’assomme le premier agité déguisé en squelette, avant de lui piétiner la cheville et de le jeter à l’eau. — Mon lieutenant ! dit Leona. Elle ne finit pas sa phrase. La mort du général Jaxx me donne envie de vomir. Un général ne peut pas être comme les autres soldats. Et un soldat ne peut pas être comme les autres hommes. Nous sommes différents. Tuer ne suffit pas à faire un soldat. Nous nous battons pour ce en quoi nous croyons. Et si nous oublions ce que c’est, nous nous battons jusqu’à nous en souvenir. Les gens autour de moi ne seront jamais des soldats. Vous pensez que je méprise cette racaille dans ses habits de carnaval ? Vous avez raison, je suis venu de bien pire. Je ne peux pas dire que je m’en suis bien sorti, mais je m’en suis sorti différemment. — Mon lieutenant, dit Leona, ai-je la permission de… — Allez-y. — Où allons-nous ? — Sauver la peau du colonel Vijay. Elle me jette un regard : — Et comment ferons-nous, mon lieutenant ? Qu’est-ce que j’en sais, moi, putain ? Quand j’aurai la réponse, je la lui dirai. Et puis peut-être que non, d’ailleurs. Doit y avoir un truc dans l’air, mais je commence à me méfier d’Anton comme de Leona. En revanche, je n’ai aucun doute sur moi-même. Sur le quai, des véhicules blindés reculent pour nous laisser passer. Des officiers de la milice ricanent derrière les hayons ouverts. Qu’est-ce qu’on a fait de pire qu’eux, à leur avis ? C’est pas nous qui avons refoulé les hérétiques qui fuyaient le danger. — Sinistre, dit Leona. Son premier commentaire sur les événements de cette nuit. Sauf que « nuit » n’est pas le bon mot. L’obscurité disparaît et je vois l’aube briller au loin sur les collines. — Par ici, crie quelqu’un. C’est toujours quelqu’un, mais on ne voit jamais qui. Une voix crie et la foule fonce vers les vieilles grilles en fer forgé d’une résidence en bord de fleuve. Je saisis Leona pour lui éviter d’être écrasée. Je ne sais pas si cela choque les gens autour de nous, mais ils n’en disent rien. Et s’ils montrent une émotion, c’est de la compassion pour Leona, qui se laisse entraîner derrière moi. Je connais cet endroit… Un somptueux hôtel où habitait Paper Osamu pendant que l’U/ Libre faisait redécorer son ambassade. D’ailleurs, en y pensant, je n’ai quasiment pas vu l’Union Libre cette nuit. C’est étonnant en soi, car l’U/Libre s’enorgueillit de son rôle d’observateur impartial des zones troublées de notre galaxie. Je crache. Un homme élégamment vêtu me jette un regard furieux puis s’éloigne. Incroyable que ce crétin ne me reconnaisse pas. Cela dit, la vue de Federico Van Zill attise merveilleusement ma colère. C’est cet ancien gangster dont Per Olsen m’a parlé. Celui qui a disparu des bidonvilles sous Calinda. Malgré toute son aura actuelle, il est né vermine et il mourra vermine. Bientôt, de préférence. Apparemment, ces temps-ci, il porte des chaussures et des costumes chers et il travaille pour… ? Ça, c’est une question. Enfin, je sais pourquoi Vijay est là. On ne dirige pas des opérations secrètes depuis sa propre base. Cette opération-là est signée U/Libre, c’est évident. Je pensais qu’Octo V était derrière, jusqu’au moment où la foule a changé de slogan. Maintenant je sais que c’est la bande de Paper qui dirige le massacre. Et comme ils ne vont pas organiser ça depuis leur ambassade, Morgan et elle auront voulu se trouver sur place. C’est donc sans doute leur centre opérationnel. À ce qu’il semble, le colonel Jaxx a aussi joué à ces devinettes. Chapitre 33 En haut des escaliers, une femme de chambre nue étreint les restes de son uniforme. Elle a du sang sur les lèvres et entre les cuisses. En dessous d’elle, une flaque de pisse assombrit le tapis rouge. Trois ex-clients, un directeur adjoint massacré, et un type de la sécurité démoli à coups de pied. Leona pâlit à vue d’œil. Est-ce que je me serais trompé sur elle ? Elle est censée être expérimentée. Passés par l’arrière, nous avons de l’avance sur la foule. À quoi s’attendait Leona ? Ça ne devrait pas trop la choquer. À l’étage suivant, un liftier est plié en deux par une blessure au ventre. Il en mourra et il le sait. Ça se voit à la terreur sur son visage. Il a perdu trop de sang pour lever plus d’une seconde son arme volée. Sa balle fait sauter le plâtre à dix mètres de là. Je m’agenouille et lui ôte son flingue. Je glisse ma lame entre ses côtes et il tombe sur le côté. Je récite la prière du soldat. — Vous y croyez, n’est-ce pas ? demande Leona. Vous croyez vraiment qu’il y aura une meilleure vie la prochaine fois. — Ça ne pourra pas être pire. Dans l’escalier qui mène à l’étage suivant, je la surprends à me regarder. Un sergent de la milice ne regarde pas un officier comme ça. D’ailleurs, une femme ne regarde pas non plus un homme comme ça. Je ne sais pas comment le décrire. Sauf que c’est bizarre. — Qu’est-ce que nous cherchons ? demande Leona. — Je vous le dirai quand on l’aura trouvé. On ne peut atteindre le toit de l’hôtel que par un ascenseur spécial, plein d’étages en dessous. Comme le courant est coupé et que l’escalier de secours ne monte pas aussi haut, il nous faut un autre plan. Il est rouillé. Mais il nous attend, là où je l’attendais. — On va utiliser ça ? demande Leona, qui se rappelle alors d’ajouter « Mon lieutenant ». — Oui. Et vous passez la première. Leona sort par la fenêtre, soupire en posant ses bottes sur le métal crissant. L’échelle de secours vacille, et de la peinture tombe des barreaux. Leona commence à grimper. Elle avance lentement, la mitraillette en travers de la poitrine. J’ai un bon point de vue sur son cul. L’uniforme semble standard. Mais depuis quand les uniformes standard sont aussi bien taillés ? Et en plus, nous sommes tous crados sauf elle : la saleté semble glisser sur son treillis. Ce genre de tissu, c’est cher. Je le note. C’est une journée de doutes et de ténèbres. Ce ne sont pas les doutes dont j’ai d’habitude. D’ailleurs, je n’ai pas de doutes. Seulement, Farlight m’a changé. La rude simplicité de ma vie à la Légion est trop loin pour que je la retrouve. Je trouve cette idée choquante. En grande partie parce que je n’aurais jamais pensé vouloir la retrouver, cette simplicité. Sûrement pas quand j’y étais. Leona arrive en haut, je me faufile par la fenêtre et je me pose sur la grille après elle. La grille geint sous mon point, tout comme l’échelle. Leona me tend la main pour m’aider à monter. Je l’ignore, elle recule. Nous nous trouvons face à une porte d’acier, verrouillée de l’autre côté. Point positif : la porte est vieille, enfoncée dans des gonds. Tout ce que j’ai à faire, c’est la dégonder. D’une main. Mon bras se bloque, les muscles se déchirent presque, les tendons éclatent. Il me vient enfin l’idée que ce n’est pas le poids le problème. Les gonds rouillés rendent la porte difficile à déplacer. — Grattez-les. Leona obéit, aussi silencieusement que possible. Et je soulève la porte. Une arrière-cuisine, avec seau et serpillière qui gazouille du plaisir de nous voir. Visiblement, ça fait un moment que personne n’a pris l’échelle de secours. — Attendez là. Leona semble vouloir protester. — Mon lieutenant… — Plus tard. Dans le couloir, il y a des dalles de marbre et des tapis précieux. Des peintures à l’huile pendues au mur. Un portrait d’Octo V en uniforme de cavalerie, la main sur la poignée de son sabre. Puis la ville de Farlight, comme elle devait être au début. Et puis, un nu assis. D’un bon goût particulier. Peu de poils, des tétons à peine visibles. Peint pour choquer au minimum. Je suis au bon endroit. Un bureau de réceptionniste face à l’ascenseur. Elle est sans doute là seulement à l’arrivée des huiles. Un escalier de marbre mène à une double porte. Un visage d’homme sur une poignée, et de femme sur l’autre. J’essaie de me rappeler où j’ai déjà vu ça. L’un des battants de la double porte est entrouvert. Des bruits de communicateurs me parviennent de l’intérieur. Le bavardage d’une IA, le ronronnement des boîtes mémoire, le bip des appels reçus. Rappelez-vous : le courant est coupé dans la ville. Je suis donc certain d’être au bon endroit, maintenant. J’ai raison sur un point et tort sur un autre. Morgan, le mari de Paper Osamu, a installé son QG dans l’hôtel le plus cher de Farlight. Il l’a rempli avec assez de machines pour diriger une guerre. Il a même remplacé les poignées de porte par son visage et celui de Paper, pour se sentir davantage chez lui. — Sven… Je ne sais pas qui est le plus stupéfait de me voir. Le colonel Vijay Jaxx, qui tient son propre sabre. Ou Morgan, qui porte encore l’une de ses robes flottantes. Il a l’air nerveux. C’est parce que Vijay a posé sa lame contre sa gorge. Paper n’est nulle part. Elle essaie sans doute de ne pas se salir les mains. Je me tourne vers Vijay : — Que je ne vous arrête pas… Morgan me prend de haut. C’est un instinct. Peut pas s’en empêcher. — Qu’est-ce que vous faites ici ? demande le colonel Vijay. — Je pourrais vous poser la même question, mon colonel. — J’aurais cru que ce serait évident, Sven. Je suis l’exemple de l’U/Libre, en rendant ce monde meilleur. — Sven, chuchote Morgan, je sais que nous avons eu des… Différends ? Vijay Jaxx essuie le tranchant de la lame sur la gorge de Morgan. Il le fait vite, en y mettant toute sa force. Le sang jaillit jusqu’au milieu de la pièce et redécore un mur. Le cœur de Morgan finit par perdre la bataille, le jet devient filet qui tache le carrelage et coule sur sa jambe. Il ne tombe que lorsque Vijay se rappelle de le lâcher. — Oh merde, dit le colonel. Il file à la salle d’eau et je l’entends vomir. Ça dure plus longtemps que ça devrait. Bien après qu’il s’est vidé l’estomac, le colonel Vijay revient en s’essuyant la bouche du revers de la main. — Ils ont tué le sergent Hito, vous savez. L’assassin chouchou du vieux. Il m’avait donné une dague qui m’avait sauvé la vie, une fois. Si je me souviens bien, c’est lui qui avait appris à Vijay le combat à mains nues. — Pire que ça, mon colonel. Ils ont eu le général. Vijay ferme les yeux. Une larme coule sous ses paupières. Elle me rappelle à quel point il est jeune. Dix-neuf ans à son dernier anniversaire. C’est ce qu’il m’avait dit sur Hekati. — Mon colonel, dis-je, vous prévoyez de détruire la sauvegarde de Morgan ? Le colonel Vijay contemple le cadavre. Puis la pièce, comme s’il la voyait pour la première fois, avec ses éclaboussures de sang et son marbre souillé, et l’inévitable flaque de pisse, et la puanteur de merde, là où notre U/Libre mort s’est chié dessus. — Ou est-ce que je dois le faire, mon colonel ? — Si vous voulez. Je tourne Morgan sur le ventre, lame prête. L’unité mémorielle de Morgan se trouve à l’arrière de son crâne, juste à l’occiput. Du haut de gamme, comme je m’y attendais. Le chirurgien a coupé l’os pour bien insérer l’unité à plat. Cela veut dire que le symbiote accède au cerveau comme à la moelle épinière. Je le pique. Il tressaille. Et quand je commence à découper, le corps tout entier de Morgan s’agite en tous sens. Je coupe donc plus fort. Le colonel Vijay vomit. Il n’a pas le temps d’aller aux lavabos cette fois-ci. Aucune importance. Il n’a plus rien à vomir. — Avec votre permission, mon colonel. Je jette le symbiote sur les dalles et l’écrase sous ma botte jusqu’à ce que la dernière vrille cesse de grouiller. J’ai mal à l’estomac, un goût de vomi dans la bouche. Dans ma gorge, le kyp ressent la mort du symbiote. Obligé, il se convulse au moment où je jette aux chiottes la vie suivante de Morgan. C’est sa place. — Tout est fini, mon colonel. — Sven… — Oui mon colonel ? — J’ai besoin d’être seul un moment. Chapitre 34 Je me demande comment accélérer le moment de solitude du colonel Vijay, sans l’acculer à la fureur ou au désespoir. Comme je n’ai jamais connu mes parents, leur mort ne m’a pas touché. Je n’imagine même pas à quoi ça ressemble d’avoir le général comme père. Même pas envie d’y penser. Tandis que le colonel Vijay surmonte son chagrin, je vais voir où est Leona. Elle a disparu. Enfin, l’échelle de secours est déserte. J’entends un bruit d’eau. Une porte. Au début, je me dis qu’elle pisse un coup, mais ça dure trop longtemps. J’entre et me trouve dans une autre salle d’eau. La plus grande que j’aie jamais vue. C’est plus une pièce avec une douche en guise de plafond. Le sergent Leona est debout au milieu, toute nue. Une pluie brûlante tombe sur les cailloux colorés à ses pieds. Un cactus en sort dans un coin. Ce truc est dégoulinant, mais ça doit être un cactus, parce qu’il a des épines. Un petit pont relie cette partie de la pièce à la mienne. Entre les deux, l’eau se déverse d’une dalle de marbre encastrée dans un mur et disparaît de l’autre côté dans une fente au niveau du sol. Comment les poissons qui vivent dans ce courant survivent à l’eau brûlante qui leur tombe dessus ou évitent d’être emportés, je n’en ai aucune idée. Ou alors, ces poissons sont une illusion. Leona relève la tête dans une éclaboussure de shampoing. Elle fredonne. Du classique, il me semble. Une marche, ou l’un de ces morceaux bizarres qu’aime Debro. Le corps du sergent est parfait. Sérieux. Des fesses fermes, une taille ronde et des hanches larges. Des jambes élégantes mais qui pourraient aussi vous étrangler. Des seins qui tiendraient dans mes mains, sans déborder. Elle se tourne un peu et j’entrevois un téton. J’en ai le souffle coupé. Elle s’agenouille pour se laver les pieds. J’en reste muet. Je reconnaîtrais ce cul n’importe où. Il n’y a pas un homme de Farlight qui ne le reconnaîtrait pas. Sauf que le cul dont je me souviens est en bronze. Et sa propriétaire est agenouillée dans un endroit différent. Dans un parc du plus vieux quartier de Farlight, près de la cathédrale. « Sérénité », dit la plaque sur le socle. Je ne sais pas si c’est son nom, ou pourquoi elle est censée être sereine. Assise nue près de l’eau avec un corps pareil, ça ne peut qu’attirer l’attention. Leona se redresse et m’aperçoit. — Merde, dit-elle. Elle claque des doigts pour arrêter la douche, saisit une serviette et s’en enveloppe le corps. Elle la porte comme une amure. — Sergent… — Oui et non, répond-elle. Ses pieds semblent trop petits pour ses bottes. Le tatouage à l’intérieur de son poignet contient un code-barres et un numéro que je ne reconnais pas, et les plaques qu’elle porte au cou ne sont pas standard. Je vois une clé bizarre à côté d’elles. — Enfin, dit Leona, vous auriez bien fini par le découvrir. Elle ajoute avec tristesse : — J’adorais cet endroit. Elle adorait… Sans broncher, le sergent Leona me regarde foncer sur elle, poings serrés. Elle est sous-off dans la milice. Un sous-off qui a désobéi à un ordre. Un ordre direct. Je pourrais l’abattre sur-le-champ ; ni cour martiale ni cour d’appel, et je serais quand même dans mon droit. Seulement, elle n’est pas vraiment de la milice, hein ? Et ce n’est pas des manières de traiter un soldat, de la milice ou pas. À cette idée, je m’arrête net. — Nature et culture, dit-elle. Un duo pénible. Évidemment, je n’ai pas la moindre idée de quoi elle parle. — Il faut que je me change, ajoute Leona. Elle attend quelque chose. — Vous avez prévu de regarder ? demande-t-elle au bout d’un moment. Je ne réponds pas. — Sans doute. Elle lâche sa serviette, prend son tee-shirt trempé et l’essore, puis le passe. Elle enfile sa culotte, son pantalon, sa chemise et son gilet pare-balles. Sa mitraillette, ses bottes et son casque sont posés dans un coin, à l’abri de l’eau. — Comment va Vijay ? demande-t-elle. — Vous saviez qu’il était là ? — Ça me paraissait probable – même si c’était difficile d’en être sûre, avec les nodes en panne. Il n’en reste plus qu’une poignée. Comme vous l’avez compris, naturellement. Naturellement, je ne comprends rien. Elle m’ouvre la porte. Nous nous arrêtons à la fenêtre, pour qu’elle regarde Farlight. Je ne sais pas ce qu’elle voit et que je ne vois pas, mais quand elle se détourne, il y a des larmes dans ses yeux. — Elle ne devait pas devenir ainsi, dit-elle avec rage. Pas maintenant, pas avant, pas même au début. Elle se parle à elle-même. Obligé. Pour l’instant, je n’ai rien compris à ce qu’elle a dit. — Vous n’avez pas répondu. Comment Vijay prend-il la mort du général ? — Mal. — Bien. Il vaut mieux qu’il la surmonte maintenant. Leona est d’accord : trancher la gorge à Morgan était une bonne idée. L’U/Libre était derrière tout ça. Pas seulement Morgan, me dit Leona. Mais il en faisait partie. À présent que le général est mort, le colonel Vijay pourra alléger le fardeau de son inévitable culpabilité, grâce à son exécution de Morgan. Inévitable culpabilité ? Où je vais chercher ça ? — Dans votre tête, dit Leona. L’intelligence se construit. Enfin, essentiellement… vous avez enfermé la vôtre. — Et merde, vous… — Si vous vivez trop longtemps en mode survie, vous finirez par croire qu’il n’y a rien d’autre. Je ne sais pas si elle me parle ou si elle parle de moi. Les deux, peut-être. Je remarque aussi que non seulement elle m’a interrompu, mais que je l’ai laissé faire. Nous savons bien tous deux qu’elle n’est pas sergent dans la milice. — En fait, dit-elle, je suis… –… l’une des servantes personnelles d’Octo V. Ça m’a pris le temps pour comprendre. Ce sont des objets de rumeurs et de fantasmes. Seules les plus intelligentes, talentueuses, belles et mortelles sont choisies. Selon la version officielle, elles sont toutes vierges. Leur relation avec Octo V est chaste, il ne s’intéresse qu’à leur beauté et à leurs capacités guerrières. Évidemment, c’est des conneries. — Vous ne le croyez pas, n’est-ce pas ? Bien sûr que non. On ne lâche pas un gosse de quatorze ans dans un harem en s’imaginant qu’il va s’intéresser aux travaux d’aiguille, à l’escrime ou à la musique. J’imagine qu’Octo V baise à s’en abrutir, la plupart du temps. Si Octo V existe, bien sûr. Leona me regarde : — Ah oui, c’est vrai, j’ai oublié. Elle oublie que j’ai parlé à notre glorieux souverain. Et à sa mère. Tout du moins, c’est comme cela qu’il a présenté Hekati, l’habitat autonome et conscient à la limite de l’espace exarque. Enfin, l’ex-habitat. Hekati n’existe plus. Je l’entends encore hurler dans ma tête. — Sven, me dit Leona, les servantes de l’empereur n’existent plus. Il n’y en a pas eu depuis des années… des siècles, corrige-t-elle. Pas depuis des siècles. — Vous êtes quoi, alors ? — Bonne question. Un monstre, j’imagine. Leona contemple la ville en flammes, puis le zeppelin noir toujours suspendu dans le ciel. — Ils ont menti, dit-elle. Ils avaient dit que les furies seraient programmées pour ne tuer que des cibles spécifiques, désignées d’avance. — On ne programme pas les furies. On les lâche. — Celles-ci devaient être différentes. L’U/Libre l’avait promis. Ses lèvres tremblent. Elle est de nouveau au bord des larmes. — Leona. Vous êtes qui ? — Pas d’importance. — Si, croyez-moi. Je ne veux pas la tuer. Mais si c’est une traîtresse, je le ferai. Chapitre 35 — Commençons, dit-elle, par qui j’étais… Leona Zabo, commandant en troisième d’App 85. Une mission d’exploration avec des capacités de terraformation. Cinq officiers, quinze sous-offs, un physicien, deux biologistes et un informaticien mascotte, civils, plus soixante passagers. Elle ajoute avec désinvolture : — Congelés, bien sûr. Congelés ? — Trente paires, précise-t-elle. Devant mon incompréhension, elle poursuit : — Les passagers. C’était notre minimum pour des mélanges d’ADN à long terme. Soixante groupes différents. On nous avait tous testés contre les maladies génétiques, les pathologies héréditaires, la routine. Leona se tourne vers la fenêtre. Elle cherche quelque chose. Elle repère Calinda. Elle se fige. Ça y est, elle a trouvé. — C’est là où notre module atterrisseur s’est crashé. Pris dans la vague d’étrave. Son cœur est parti en critique. Et ce désastre a bousillé l’ADN soigneusement sélectionné… — Il a été pris dans quoi ? — La vague d’étrave, dit-elle. Avec une singularité de l’espacetemps. À cent cinquante ans d’écart. Nous sommes restés coincés et le futur nous a dépassés. (Elle se mord la lèvre sans s’en rendre compte.) Le module est tombé, l’épurateur d’oxygène ne fonctionnait pas, la moitié de la nourriture venant du navire était avariée. Elle essuie ses larmes. — J’ai pris le commandement à la mort du colonel Farlight. Le commandant B n’a pas protesté. Bien sûr : elle était mourante à ce moment-là. J’ai donné à notre base le nom du colonel, et celui du commandant B à notre aérodrome. B, c’est Betty Emsworth, ajoute-t-elle au cas où je n’aurais pas suivi. Là-dessus, je me suis endormie. À mon réveil… Leona montre la ville derrière la vitre. — Tout ça était déjà là, pour l’essentiel. Nous avions l’eau, l’oxygène, l’herbe et les arbres. Une grand-rue, une place, une cathédrale. Tout ce qui manquait, c’étaient les gens. Et ce n’était pas un problème, parce que Calinda a téléchargé des esprits dans la viande aussi vite qu’elle pouvait. Je m’inquiète de ne pas comprendre ce qu’elle raconte. Mais surtout, je me chie dessus à l’idée que j’ai bien compris tout ce qu’elle raconte. Leona est l’une des originelles. Cela fait d’elle un haut clan. Les hauts clans vivent plus longtemps. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi elle ferait semblant d’être sergent dans la milice. Qu’est-ce qu’elle faisait à porter des messages pour Vijay Jaxx ? Et qu’est-ce qu’elle pense faire en traînant ici par une nuit pareille, bordel ? Avec son argent, n’importe qui se serait terré derrière ses murailles ou aurait quitté la ville, lorsque les émeutes se sont déchaînées. La plupart des gens quittent Farlight par la route. Mais les clans ont des avions, des hélicos. Certains auraient même des portails. On entre d’un côté, on sort ailleurs. — Sven, dit Leona en prenant mon visage entre ses mains. Vous ne comprenez toujours pas. — Quoi ? Qu’est-ce que je comprends pas, bordel ? — Regardez-moi bien. — Déjà fait, vous vous rappelez ? Vous êtes Sérénité. Elle sourit : — C’est vrai. C’est l’un de mes noms. Commandant Zabo en est un autre. Quelques personnes, comme vous, m’appellent Leona. Quant aux autres… Elle hésite. — Ça devient compliqué. Je suis morte, vous comprenez. Alors Calinda m’a conservée tandis que mon nouveau corps grandissait. Seulement, j’aimais être à l’intérieur de Calinda, et elle aimait avoir une interface. Cela se passait avant qu’Hekati unisse les IA. Et c’était longtemps avant Gareisis… Oh merde. — Vous êtes… — « Personne ne trahit Octo V tant que je suis dans le coin. C’est peut-être une feinte. C’est peut-être une ruse. Mais bordel, on ne signera pas. » Ce n’est pas ça que vous avez dit au colonel Vijay sur Hekati ? Elle vient de le répéter mot pour mot. — Vous n’en parlerez pas, alors ? dit Leona. Ce n’est pas vraiment une question. Elle est donc M’Octo V. Mission quatre-vingt-cinq. Incarnée dans la personne du capitaine Leona Zabo… — Mais Octo V est un jeune garçon. Elle soupire : — Ce corps-ci est plus âgé. En général, j’ai douze ans. Réfléchissez. Cheveux blonds bouclés, hanches rondes, potelé comme un bébé. Tout le monde dit que j’ai l’air androgyne. (Elle explique ce que le mot veut dire.) Ç’a commencé il y a des années. Un prince en quête. Fort, mais vulnérable. Jeune, mais hors du temps. Nous n’avons jamais pris la peine de… Elle s’arrête brutalement. Le colonel Vijay Jaxx semble moins pâle que tout à l’heure. Il a relevé sa frange, et s’est visiblement lavé la bouche, je vois des gouttelettes sur son gilet pare-balles. Mais bon, ce n’est pas le moment d’en parler. — Sven, dit-il. Si je pouvais vous dire un mot… Je m’apprête à suivre le colonel Vijay. Leona me lance un regard : motus et bouche cousue. Opération secrète, apparemment. Je souris. Elle fronce le sourcil, ce qui me fait sourire encore plus. Le cadavre du mari de Paper Osamu gît là où nous l’avons laissé. Le sang luit sur le marbre, tache les rainures. Le visage de Morgan devient verdâtre. La viande pourrit vite dans cette chaleur, ou alors il était déjà pourri. Qui sait combien de temps il a gardé ce corps ? — Cette barbarie était prévue, dit Vijay. Les chars légers sur les ponts, le zeppelin avec les furies, la moitié de la milice hors de la ville, l’autre moitié corrompue. Cela indique une stratégie intentionnelle. J’aurais cru que c’était évident. Les furies n’apparaissent pas par hasard. Elles sont illégales, même ici. Il faut les trouver, les faire venir, graisser des pattes, régler la paperasse. — Les Thomassi sont derrière tout ça, ajoute Vijay. Je ne doute pas qu’ils soient impliqués. Pour ce que j’en sais, ils ont infiltré des comparses dans la foule pour dire quelles maisons brûler, quelles boutiques piller et lesquelles protéger. Mais cela va au-delà d’une chamaillerie entre les Jaxx et les Thomassi pour savoir qui donne les plus belles fêtes, ou autre sujet de querelle habituel entre ces gens. Et même si on ajoute l’archevêque de Farlight, la méfiance des croyants envers les hérétiques et l’histoire tumultueuse de la ville, cette affaire va plus loin que ça. Vijay doit s’en rendre compte. Dans la rue, la foule crie « À mort Octo V ». La mort d’Octo V. Ils veulent la paix avec les Exaltés. Les droits de commerce entre planètes, le vote pour tous, pas seulement les membres masculins des hauts clans. La peine de mort doit être abolie pour tous, sauf les pires criminels. — Mon colonel, c’est… Vijay n’écoute pas. — Les Thomassi ont répété que nous avions tué leur sénateur. Il a l’air outragé par cette injure. Non. Il a l’air jeune, effrayé et furieux. — Tout le monde sait que c’est un mensonge. — Vous avez bien tué leur sénateur. Il me regarde, stupéfait. — Mon colonel, c’est moi qui l’ai tué. C’est comme ça que j’ai rencontré Aptitude. Le jour de son mariage, au moment où le banquet allait commencer. J’étais censé la tuer aussi. Avant que la cérémonie commence… — Mais pourquoi ? — Parce que c’étaient les ordres de votre père. Vijay ferme les yeux. — Écoutez, mon colonel. Je ne m’occupe pas des pourquoi. Je m’occupe des quoi. Donc je ne sais pas pourquoi le général a fait tuer le sénateur Thomassi. Pourquoi il l’avait décidé. Ni pourquoi il m’a choisi pour le faire. Mais il l’a fait, je l’ai fait et le sénateur est mort. Votre père a déclaré la guerre aux Thomassi et ils ont riposté. Votre père savait que quelque chose arriverait. — Pas ça, dit le colonel Vijay. Ce vieux salaud n’est pas au-dessus de ça. Les règlements militaires n’ont pas effacé sa conscience. Ils l’ont remplacée. Quant aux techniciens qui s’en sont occupés, on les a abattus. Mais bon, je suis d’accord avec Vijay : — Non, je doute que votre père se soit attendu à ça. Il reste beaucoup de mystères. Ce poste de commandement, pour commencer. Ils contrôlent quoi, les U/Libres, au juste ? Les Thomassi ? L’archevêque ? La Brigade du Loup ? La milice de la ville ? La foule de croyants qui pille les boutiques dans les rues ? Tout le monde ? Ou personne ? Il est temps de parler de Leona au colonel Vijay. Quelque chose m’arrête. D’abord, il est à deux doigts de craquer, et je ne sais pas s’il peut en supporter davantage. Mais je vois aussi un avantage à ne pas lui dire. Eh, doit pas y avoir tant de peuples dans l’histoire qui ont eu leur empereur en plusieurs versions différentes. — Sven, demande Vijay, où sont vos amis ? Il parle des Aux’. — Anton est parti les chercher, mon colonel. — Et doivent-ils arriver bientôt ? L’accent désinvolte est revenu, avec un sourire qu’il veut amusé : il croit que c’est la fin. Si elle n’est pas ici, elle n’est pas loin. Si elle n’est pas maintenant, elle est pour bientôt. Il enfile sa veste blindée. Le colonel Vijay Jaxx, fils adolescent du général Indigo Jaxx et nouveau duc de Farlight – mais à mon avis, il ne l’a pas encore assimilé – s’apprête à mourir. Étant Faucheur, il a l’intention de bien le faire. Moi, j’ai l’intention de vivre, jusqu’à ce que ça ne soit plus possible. Alors, je me joindrai à lui. Chapitre 36 On frappe à la porte. Elle s’entrebâille. Leona passe la tête. — Vous devriez jeter un œil par la fenêtre, mon colonel. La rue se remplit de soldats. Un véhicule blindé en barre une extrémité. Un groupe de miliciens en garde l’autre. Devant l’hôtel, un homme harangue la foule. On est trop haut pour le comprendre, mais on entend les réactions. L’orateur termine, lève les bras au ciel et les soldats dirigent la foule vers les portes de l’hôtel. Ils ne peuvent pas savoir, pour le poste de commandement de Morgan. Telle est ma première pensée. La seconde nous concerne. — Leona, comment savent-ils que nous sommes ici ? — Quelqu’un a dû leur dire, mon lieutenant… (Elle se tourne vers le colonel Vijay avec un geste d’excuse.) Nous avons laissé quelques personnes vivantes en montant. Petite salope. — Ça devait arriver, dit le colonel en prenant son fusil. On pourrait aussi bien descendre à leur rencontre. Leona me jette un œil. J’interviens : — Mon colonel. — Sven ? — Nous irons, Leona et moi. Il faut ouvrir ces instruments, mon colonel. Je lui désigne une rangée de semi-IA, plus quelques plaques et des racks qu’il ne reconnaît pas. — Nous aurons besoin de leur contenu. — Seigneur, pourquoi, Sven ? — Pour avoir de quoi négocier, mon colonel. Le regard de Vijay se durcit. Il pose son fusil et prend un cristal-mémoire. Puis il le pose et se dirige vers le cadavre de Morgan. Il le retourne du bout de sa botte et s’agenouille à côté. Des clés MilCrypt. Trois. Vous avez déjà mangé un octopode ? Huit tentacules, c’est bon grillé. Pour le tuer, il faut le retourner et lui arracher le cerveau d’un coup de dents. C’est ce que fait le MilCrypt aux données brutes. L’éclat de cristal tord l’info quand elle rentre, et il la retord à la sortie. On peut le briser, en théorie. On trouve des déchiffreurs militaires infaillibles sur tous les marchés. Ils ne marchent pas, mais ça n’empêche pas les cons de les acheter. Deux clés : tout le monde sait que deux clés, c’est incassable. Alors, trois clés… Je me demande ce que Morgan voulait cacher. — Faites-moi gagner du temps, ordonne Vijay. Puis filez. — Mon colonel… — C’est un ordre, Sven. — Oui mon colonel. Leona se retourne avant de partir : — Mon colonel, dit-elle. Permission de parler librement ? Il a l’air étonné. — Détruisez les cœurs, mon colonel. Quand vous aurez terminé. — Les cœurs ? Elle revient vers le boîtier qui contient les semi-IA. Elle tape une suite de formules sur un clavier. — Ça démarre un balayage de Guzzman. Soixante-sept réécritures. — Sergent. — Il vous faut environ dix minutes… mon colonel. Qu’est-ce que je pense de voir Octo V en fille ? Je sais pas trop. Bien sûr, ce n’est pas le cas. Pas plus que Gareisis n’est une tête de métal à tresses avec des yeux qui brillent et une citerne de tuyaux de verre qui pulsent dans son ventre. Ce sont des manifestations. Même moi je l’ai compris. Ce ne sont même pas des manifestations complètes. J’ai parlé à Octo V, un esprit plus vaste que tout ce que je peux imaginer. Avec une science plus immense que le vide entre les étoiles. Leona est la manifestation d’Octo V. Une interface. Ce qui n’empêchera pas les soldats, en bas, de la pendre. Elle me fait un sourire à la limite de la folie. Du mauvais côté de la limite, d’ailleurs. Ses yeux bleus incroyables croisent les miens et son sourire immaculé me poursuit. Je me demande comment j’ai pu la prendre pour un sergent de la milice. — C’est une erreur facile à commettre. — On peut vous tuer ? — Vous voulez essayer ? — Après certaines conneries que j’ai endurées, vous le mériteriez. Elle fait la tête, me suit sur l’échelle et sourit de nouveau : — Ouais. On peut me tuer. — Je vous le dois, sans doute. — Vous me devez quoi ? demande-t-elle, étonnée. — Une mort sans bavure… Si on se fait coincer et qu’on va mourir ou être capturés, je vous tuerai moi-même, plutôt que de leur laisser ce soin. — Sven, vous ne savez pas comme vous me rassurez. Maintenant, je sais qu’elle se moque de moi. J’actionne le levier du fusil de chasse pris chez le marchand, vérifie le chargeur et le remets en place. Par habitude, j’ai légèrement ajusté le silencieux. J’ai le couteau de lancer de Franc fixé à la hanche et un Colt au creux des reins. En faisant l’inventaire, je me pose une question. — Ils sont interdits dans l’enceinte de la ville, répond Leona avant même que j’aie le temps de demander pourquoi nous avons vu aussi peu de fusils à impulsion. Seuls les deux gardes du général en avaient. »Et encore, c’était illégal, ajoute-t-elle. Un étage plus bas. Nous ne voyons personne dans la faible lumière qui filtre par les fenêtres du palier. Deux étages plus bas, nous entendons la foule dans l’hôtel, mais elle est encore bien en dessous. Nous la rencontrons en haut d’un large escalier de marbre, cinq étages en dessous de l’échelle que nous avons utilisée pour atteindre le toit. La salle de bal en bas de l’escalier est pleine d’émeutiers. Pas un membre de la milice, officier, sous-off ou soldat en vue. Une balle siffle aux oreilles de Leona. Celle-ci frissonne. Pourquoi ? Les balles qu’on entend, c’est celles qui ne tuent pas. Elles sont déjà parties. — Lâche ce fusil, crie quelqu’un. Je tire au-dessus de leurs têtes. La plupart des gens se jettent au sol. Quelques-uns partent en roulé-boulé pour se cacher. C’est ceux-là dont je dois m’occuper. — Vous avez raté, dit Leona, stupéfaite. — C’était stratégique. Elle pousse un grognement méprisant. L’une des acrobates lève la tête et tire la seconde d’après. Elle n’est pas Faucheur, mais son K19 l’est, de son canon noir à la boucle argentée de sa bandoulière. Pris dans le pillage de la maison Jaxx, sans doute. J’ajuste la lunette et lui mets une balle dans la tête. Les éclats d’os viennent aveugler un type derrière elle. D’une pierre deux coups. — Vous souriez. Peux pas dire le contraire. Deux autres acrobates meurent tout aussi vite. Je ne me suis découvert qu’un instant, mais l’acné de combat grêle le mur derrière moi. Quelqu’un dispose d’un fusil antichar : il traverse le mur, assez fort pour percer le marbre, détruire deux couches de briques et trouer une plaque d’acier. Derrière, c’est l’air libre. Voilà un flingue qui me plaît. — À huit heures, dit Leona. Je lui dis que je sais. Pour son premier tir, notre cible se met debout, l’arme posée sur un relief dans un pilier. Pour son deuxième tir, elle s’agenouille. Au troisième, le type se plaque au sol et je répands sa cervelle derrière lui. — Il n’aurait pas dû être aussi prévisible, dit Leona. Après ça, silence. Leona reste allongée sur mon ordre, je me tais. La foule met plus de temps qu’elle devrait à comprendre que nous avons cessé de riposter. Nous avons quitté le colonel Vijay il y a dix minutes. Leona pense qu’il lui en faut vingt pour sortir l’information, lancer le balayage de Guzzman et détruire les cœurs de données. L’information, je comprends. Mais pourquoi soixante et quelques réécritures ? Deux ou trois balles dans l’unité centrale, ça me semble plus rapide. Leona sourit quand je lui dis ça. Une voix nouvelle pose des questions. Quelqu’un répond. La foule émet des murmures d’approbation. Apparemment, les militaires viennent d’arriver. — Ils ne vont pas aimer, dit Leona. — Pas aimer quoi ? — Devoir impliquer la milice. Vijay Jaxx aurait dû être tué par la foule avant que les autorités aient le temps de l’empêcher. — Et maintenant, les autorités sont là ? — Vous avez compris. On entend encore quelques murmures, des ordres donnés à voix basse, et des bruits de pas dans l’escalier. Je fais signe à Leona de se reculer et me colle contre le mur du couloir. Un caporal arrive dans le couloir. Je le prends à la gorge d’une main, lui écrasant la trachée. C’est une vilaine mort. J’enfonce donc ma lame sous ses côtes et j’accompagne sa chute. Je fais signe à Leona de garder le silence. Elle nous regarde, ma victime et moi. Il me vient à l’idée que malgré toutes les planètes conquises et perdues, Octo V n’a peut-être pas vu la mort de si près depuis un moment. Oui, je sais. Elle n’est pas Octo V. Elle en est une manifestation. Pour moi, elle est réelle. Quelqu’un hurle une question et le caporal ne répond pas. Son officier crie encore. Je m’attends qu’il envoie un sergent ensuite. J’imagine qu’il va remonter la chaîne alimentaire jusqu’à expédier un type sympa à tuer… Comme un commandant pourri gâté de la milice, la poitrine pleine de médailles qu’il n’a pas méritées. Mais le commandant est plus malin que ça. — Quel est votre prix ? crie-t-il. C’est à nous qu’il parle, forcément. — Mon lieutenant ? demande Leona. Je le fais attendre ou je réponds tout de suite ? Un coup d’œil à ma montre. Il faut encore cinq minutes à Vijay. Il a donc besoin d’une diversion. Elle vient d’un endroit inattendu. Bruit de bottes : d’autres types débarquent à la fête. Des voix s’élèvent dans la salle de bal, puis se taisent soudain. Quelqu’un vient de tirer. Dans le plafond, à entendre le plâtre qui tombe et les cris de la foule. — Woah, dit une voix. Tableaux vulgaires, marbre bon marché, et des miroirs à faire honte à un bordel. Pas étonnant qu’ils s’y sentent bien. — Ça suffit. — Ça suffit, rien du tout. Vous auriez dû utiliser des incendiaires. — Et détruire l’immeuble avant de trouver le chef ? — Bien fait pour lui. Le flingue a toute la personnalité d’un videur avec la gueule de bois, largué par sa copine, viré de son appartement par les huissiers et souffrant d’une grave crise d’hémorroïdes. Pourtant, je suis ravi de l’entendre. Déjà, parce que je reconnais la voix du sergent qui le tient. Cela dit, je veux savoir ce qui leur a pris tant de temps. — Neen, dis-je. Ramenez vos fesses par ici. — À vos ordres, mon lieutenant. — Et vite. — Et tous ceux-là, qu’est-ce qu’on en fait, mon lieutenant ? On les tue ? Des voix s’élèvent. Bruits de culasses. Apparemment, on va devoir aller les chercher. Leona et moi apparaissons en haut des marches, fusil de chasse et mitraillette à la main. Le face-à-face se change en quelque chose de plus intéressant. La première chose que je remarque en voyant mon équipe, mis à part qu’ils portent le noir des Faucheurs, sauf les insignes, c’est qu’ils arborent aussi des brassards à crâne de ferox. La seconde chose que je remarque, c’est qu’ils sont éclaboussés de sang. Du sang d’autres personnes. Ça doit expliquer leur retard. Ils ont dû se battre pour traverser Farlight et prendre des brassards. Enfin, je remarque que Rachel et Emil sont absents. Anton aussi, mais j’y reviendrai. Les miliciens ont repéré leurs uniformes et leurs brassards. Cela dit, ça n’impressionne pas assez leur officier pour qu’il leur ordonne d’abaisser leurs armes. En revanche, ils s’écartent pour nous laisser passer, Leona et moi. — Au rapport, mon lieutenant, dit Neen. Les mots claquent. Les Aux’se mettraient bien au garde-à-vous mais ils ne seraient plus capables de tenir les miliciens en respect. — Content de vous voir, sergent. Neen me regarde pour voir si je me moque de lui. Il tient mon SIG-37 à la main, un Kemzin 19 dans le dos. Sa sœur est à ses côtés, elle fait la tête. Parfait. Le jour où Shil arrêtera de tirer la tronche, je commencerai à m’inquiéter. Visiblement, ce n’est pas demain la veille. Shil aperçoit Leona et fait encore plus la gueule. Derrière elle, je vois un jeune blond aux épaules aussi larges que son sourire. Il aperçoit Leona et sourit encore plus. Ajac est le plus jeune membre officiel des Aux’. Un survivant de la mort d’Hekati. À côté de lui se tient Carl, des points de suture sur son cuir chevelu ouvert. — Tu as volé ma veste, dit-il. Rends-la-moi. C’est la voisine de Neen qui m’étonne vraiment. Des formes débordantes partout où il faut, un sourire d’ange, des yeux étonnés. Iona n’est aucunement membre des Aux’, ce qui explique pourquoi elle ne porte pas d’uniforme. Cependant, c’est la cousine d’Ajac et la maîtresse de Neen, ce qui écœure Shil. Rien de nouveau, presque tout écœure Shil. Donc, on a Iona que je n’attendais pas, mais il manque encore… Neen lève la tête. Un étrange petit balcon domine la salle. Plusieurs escaliers y mènent. Il y a une balustrade peu élevée, avec de gros piliers. Derrière, j’entrevois un éclair de cheveux roux. Et à la base d’une colonne, je vois le canon d’un fusil de sniper Z93z, calibre 8,59. Le nouveau modèle, celui avec l’appuie-joue réglable, la lunette grossissant jusqu’à cinquante fois, la visée laser et le canon flottant. Comment Rachel a pu monter là-haut, je n’en ai aucune idée. Mais je suis impressionné. Je ne vais pas le lui dire, bien sûr. Rachel est notre sniper. Comme on dit, un bon sniper vaut dix soldats. En ce qui concerne Rachel, on peut aller jusqu’à cent. Les snipers sont chers à l’entretien, et les rousses aussi. Alors, l’un plus l’autre… Rachel, elle, vaut la peau des couilles. Les miliciens nous regardent. Ils ne savent pas de quel côté on est vraiment. Après tout, on porte des brassards officiels. La foule regarde la milice. Il leur faut de la simplicité, aux lyncheurs. Tuez ceux-là, pillez cette maison, brûlez cet immeuble. Trop de complexité, ça les déroute. — Sven, murmure Leona. Vous faites du cynisme. — Non, c’est la vérité. Quelqu’un murmure le nom du colonel Vijay. Les affaires reprennent. La rumeur enfle, se change en cris. La foule s’est retrouvée un but. — Livrez-nous Jaxx, crie quelqu’un. On sait qu’il est en haut. — Mort à Jaxx. Ils reviennent en terrain connu. — Chef ? dit Neen. C’est à moi. Visiblement. Ils sont plus nombreux que nous. Ça ne veut rien dire. En expérience de combat, cette bande ne nous arrive pas à la cheville. Et on est mieux armés. Même si Neen tient toujours le SIG-37. Il s’en rend compte et me le tend. — Putain, il était temps, lâche le flingue. La milice et la foule se taisent soudain. — Et Aptitude, ça va ? je demande. — Tu crois que je serais là, sinon ? L’arme examine la salle de bal, fait une petite danse de diodes. — Quinze Kemzin, trois armes de poing, un fusil (déchargé), ustensiles de cuisine assortis, barres de fer et bouts d’échafaudage… Il a l’air déçu. — Eh ben, fait-il, c’était pas la peine de me tirer du lit. — Tiens-toi bien. — Aptitude ne m’a même pas laissé tuer des lapins. Carl sourit : — Debro l’a renvoyé. À mon avis, elle pensait qu’il avait une mauvaise influence. Elle m’a prêté son hélico. Je me demandais comment il était venu aussi vite. — Jaxx, dit une voix claire. Un petit homme dans le fond. Il porte une chemise répugnante et un chapeau de paysan. Je doute qu’il ait jamais vécu dans une favela, ou même qu’il en reconnaîtrait une s’il s’y faisait poignarder. Il a la peau trop fraîche, il a l’air bien nourri. Il voit que je l’ai repéré et ça ne lui plaît pas. Je me demande si je ne vais pas le descendre. Mais ensuite, on aurait une bagarre sur le dos. J’évalue donc les autres possibilités. Cette idée m’arrête net : ça doit être de la stratégie. Mon ancien lieutenant en parlait. La stratégie, c’est décider combien on parie de chaque côté. — Toi, lui dis-je. Approche. L’homme regarde derrière lui. Il capte que c’est à lui que je parle – et fait mine de disparaître dans la foule. Seulement, celle-ci n’est pas assez dense. Et Rachel le vise déjà. Je le vois au mouvement du cacheflamme de son Z93z. Les voisins du type le voient aussi. La petite tache rouge brille au milieu de son front. — Merde, un sniper, dit quelqu’un. — Tu t’appelles comment ? — Juan… — Mon cul, dit le SIG. Essaie encore. Le type regarde le SIG. Il a envie de dire que c’est une technologie illégale. Il a raison. Seulement… comment un type avec un chapeau de paysan, sorti des favelas, pourrait bien connaître la liste des armes interdites ? Sauf s’il ne vient pas des favelas. — Alors ? j’insiste. Il me donne un nom. Le SIG ne dit rien. Ça doit être le vrai. — Alors, lui dis-je, c’est toi qui diriges ce groupe, pas vrai ? Le type n’est pas content de se retrouver au centre de l’attention comme ça. Certains de nos voisins, surtout des miliciens, le regardent de travers. Ce sont ceux qui n’avaient pas compris qu’on les manipulait. — On est tous ensemble, répond-il. On veut la même chose. — Et quoi donc ? — Vijay Jaxx… — Pourquoi ? Il me regarde, les yeux écarquillés. Il se demande s’il va en appeler à l’officier milicien, lui jette un regard et conclut que c’est une mauvaise idée. Il répond donc à ma question. — C’est le fils du général. Indigo Jaxx est mort, sa maison brûlée et sa ville en ruine. Mais ses ennemis l’appellent toujours le général, en se redressant un peu. Putain, c’est un drôle d’endroit, Farlight. Je crois que je l’ai déjà dit. Leona essaie d’attirer mon attention. Qui sait ce que ses yeux bleus fous veulent me dire ? Pas moi. — Mon lieutenant…, commence-t-elle. Neen se demande s’il a un rival. Les galons sur la manche de Leona l’inquiètent. Et il a certainement remarqué la compétence désinvolte avec laquelle elle tient sa mitraillette. — Sergent ? — Nous pourrions peut-être… — Peut-être quoi ? — Négocier, mon lieutenant. Elle jette un coup d’œil vers l’escalier. Elle a une idée derrière la tête. J’aimerais qu’elle m’en parle. — Neen, dis-je, le premier qui bouge, tuez-le. Il me salue sèchement. Je saisis Leona par le bras et la traîne hors de portée d’oreille. — Vous me faites mal. — Vous allez en chier bien davantage si vous ne me dites pas ce qui se passe. Franchement, elle ne devrait pas sourire d’une menace pareille. — Je vous crois, dit-elle d’un ton impressionné. — Comptez là-dessus, lui dit le SIG. Elle en prend note. — Le colonel Vijay a terminé. J’ai senti les cœurs mourir. Il se dirige vers une autre sortie de secours. J’imagine qu’il veut passer par le toit voisin. — Vous avez senti ça ? — J’ai volé des lentilles vidéo. Je la crois sur parole. On passe un marché simple avec l’officier de la milice. Ses hommes et la foule s’écartent pour nous laisser passer. Nous, on leur laisse la vie sauve et monter l’escalier. Ça va leur prendre un moment pour arriver au toit. D’ici là, le colonel Jaxx sera parti. Le petit homme au chapeau de paysan sourit. Il pense qu’on préfère limiter nos pertes que nous battre. À voir la tête de Neen, ce dernier pense pareil. Mais ça ne le fait pas sourire. Chapitre 37 — C’est le sergent Leona, leur dis-je. Elle sera Aux’le temps qu’on trouve quelqu’un de mieux. Leona fait la tête. Shil lui jette un regard compatissant. Ouf, un problème de moins. — Neen, tu passes sergent-chef. Neen retrouve le sourire. — Shil, tu es le nouveau caporal. Mon ancien caporal est mort, deux fois… Une histoire pas nette. Rachel a dévissé le silencieux de son fusil. Elle détache le canon de la crosse, le glisse dans une longue poche de sa veste et passe la crosse sous son bras. Les Aux’sont bottés, équipés et casqués. Mais j’ai encore deux problèmes. — Où est Anton ? Neen regarde Shil, qui regarde par terre. Rachel vérifie sa crosse. Ajac, lui, a simplement l’air inquiet que je lui demande. Seule Iona est assez bête pour parler. — Il avait des choses à faire. Il a dit qu’il nous rejoindrait plus tard. — Il a dit comment il nous trouverait ? Iona a dû entendre quelque chose dans ma voix. Son sourire disparaît : elle se rend compte que les autres évitent soigneusement de la regarder. — Non, mon lieutenant, dit-elle. Pas que je sache… — Et où est Emil ? Également connu sous le nom d’Emil Bonafont de Max Bonafont, capitaine des Faucheurs et traître dont nous avons sauvé la vie sur Hekati. Enfin, épargné la vie serait plus exact. C’était notre dernière recrue. Encore plus récente que Iona et Ajac. — Disparu, mon lieutenant. — Neen, dis-je. Tu m’expliques ? — Ma faute, mon lieutenant. J’aurais dû faire davantage attention. Il veut dire qu’Emil a disparu dans la foule. Le Neuvième Faucheur, le régiment d’Emil, seront des héros maintenant. Partisans d’une glorieuse révolution qui est enfin arrivée. Au lieu des traîtres qu’ils étaient hier. À la place d’Emil, je pourrais faire pareil. Mais je ne suis pas à sa place, et il doit savoir que je le tuerai si on se retrouve. On est sortis de l’hôtel. La rue est pleine de monde, mais moins qu’avant. L’air brûlant empeste le sang, la merde et le fleuve. Un faible soleil éclabousse les toits derrière nous. Un lampadaire s’allume, un murmure parcourt la foule. D’autres lampadaires s’éclairent autour de nous. — Pas bon, murmure Leona. Je vois bien. On ne retire pas de troupes et on ne rétablit pas le courant dans une ville tant qu’on n’est pas certain de l’avoir contrôlée. L’écouteur de mon casque grésille. La semi-IA insérée dans la nuque revient à la vie et parcourt les fréquences d’urgence. Aucune importance. Elles disent toutes la même chose. Une annonce importante sera faite bientôt. À voir comment mon équipe penche la tête sur le côté, ils doivent entendre la même promesse dans leur casque. — Putain, vous êtes tous morts, là. Ça attire leur attention. Je précise : — Tous tant que vous êtes. Un sniper aurait pu vous flinguer en tas. Neen s’apprête à me dire que c’est faux. Poliment, bien sûr. Mais il le sait, et il s’excuse tout de même, ce qui m’étonne. La nuit a été longue pour tout le monde, on n’en a pas encore fini, et à voir leurs brassards, eux aussi ont eu leur lot de combats. Une voix nous dit à l’oreille qu’une nouvelle ère s’est levée pour les peuples du prétendu Empire octovien. Nous ne serons plus opprimés par les membres maléfiques des hauts clans et leurs parasites marchands. Le prince Sebastian Thomassi s’y engage personnellement. — Le prince, répète Leona, outrée. Les autres la regardent. Notre potentiel ne sera plus bridé. La technologie des Exaltés sera mise à la disposition de Farlight, et de tous les mondes récemment libérés de l’emprise maudite d’Octo V, empereur autoproclamé et voleur d’espoir. Ceux qui souhaiteront devenir Exaltés se verront accorder cette immense opportunité. — Exaltés, répète Neen. Le prince Sebastian Thomassi s’y engage personnellement aussi. Tu m’étonnes. Inutile de deviner d’où venaient les furies, ni qui a financé cette révolution. Notre dernière recrue semble sous le choc. Le visage blême, elle titube. Je la soutiens. Shil me jette un sale regard – et un pire encore quand notre nouveau sergent enfouit son visage dans ma poitrine. — Ça ne devait pas se passer comme ça, sanglote Leona. — Ah bon ? — Non. Ce n’est pas du tout ce que j’avais accepté, murmure-t-elle. Chapitre 38 — Sven… je pensais bien que tu serais là. Carl a disparu en sortant de l’hôtel. Peut-être qu’il pense avoir payé sa dette. Peut-être qu’il est juste parti pisser, qu’il nous a perdus et qu’il ne retrouve plus le chemin. Je garde sa veste ; il garde le brassard, le flingue que Neen lui a donné et le Kemzin qu’il a ramassé. Après avoir perdu Carl, je retrouve Anton. C’est une nuit comme ça. Ou plutôt il nous trouve, debouts dans l’aube naissante, fixant les restes de la maison du général Jaxx. Les flammes ont éventré la bâtisse, la réduisant à l’état de ruine fumante. Une ruine impressionnante à six étages, la moitié du toit encore en place avec un escalier en marbre, que l’on aperçoit derrière le trou percé par le tank. Mais une ruine quand même. On est là parce que je crains que le colonel Vijay veuille jeter un dernier regard à l’endroit où il a grandi et où son père est mort. Je ne sais pas si le colonel est au courant, pour Sebastian Thomassi qui se proclame prince. Ou pour le marché de traîtres qu’a passé le clan Thomassi avec les Exaltés. Si Vijay le sait, il sait aussi qu’il est un homme mort. Sinon, il doit tout de même s’en douter. Le général Luc n’est plus son pire ennemi. Quand l’U/Libre veut votre mort, vous n’avez nulle part où vous cacher dans la galaxie. Je commence à le comprendre. Il nous faut un plan. Quand on lutte contre l’U/Libre ou contre les Exaltés, ce doit être un gros plan. Et quand on lutte contre les deux… La sueur me colle le treillis au dos. L’air matinal est brûlant et saturé. Iona a déjà vomi une fois. On dirait bien qu’elle va recommencer. Le regard furieux de Shil n’exprime plus rien. Même Neen semble choqué par le carnage qui nous entoure. — Ah putain, mon lieutenant… Il ne finit pas sa phrase. Toute la zone au sud du fleuve pue la mort. Chaque nouvelle rue est un abattoir improvisé. Face à la maison de Jaxx, nous tournons le dos aux autres habitations, qui empestent comme des boucheries à l’air libre. Impossible d’ignorer cette odeur. Je donne un petit coup de poing au ventre à Iona. Elle vomit le reste de son dîner. — Trouve-lui de l’eau, dis-je à Neen. C’est déjà assez grave d’avoir emmené Iona, sans qu’elle nous fasse une crise d’hystérie. Buvant et se chamaillant, les civils sur la place attendent que le toit des Jaxx s’effondre. Pendant ce temps, un véhicule de reconnaissance se fraie un chemin parmi eux, comme s’ils étaient eux-mêmes de la puanteur. Visiblement, ça fait un moment que les gens attendent. La plupart sont ivres morts. Assis dans le caniveau, un type tambourine un rythme de marche sur son ventre à l’air. Il voit que Leona le regarde, ricane, et rigole de plus belle quand elle détourne les yeux. — Connard, grogne Rachel. Le toit s’effondre sous les cris de joie de la foule. L’homme du patrouilleur scrute la foule derrière ses jumelles de combat, sans prêter attention au bruit. Apparemment, le Loup a eu la même idée que nous. — Il cherche Vijay, murmure Anton. Enfin, il me semble que c’est ce qu’il dit. Difficile à dire, vu son état. Il lui manque son casque et son étui de revolver. Lèvre du bas fendue. Le nez cassé, du sang sur le camouflage urbain de son gilet pare-balles. Un œil tellement amoché qu’il en a la paupière retournée. Il l’a fendue pour la saigner. Ou alors elle a éclaté. — Iona… La copine de Neen se dépêche. Gros seins, hanches généreuses. Je devais être fou. Prendre une femme aussi séduisante dans mon unité, c’était une idée de merde. — Chef, dit-elle. — C’est « mon lieutenant ». Elle me regarde derrière ses longs cils, pour voir si je suis toujours énervé. — « Chef » quand on est hors service, et « mon lieutenant » quand on est en service. Pigé ? Elle acquiesce avec enthousiasme. — Bien. Recouds l’œil d’Anton. Elle sort du fil de sa poche et hésite. En fait, elle décide par où commencer. Elle fait le bon choix : le milieu. On a une meilleure chance d’obtenir une cicatrice propre. En deux points, elle referme la coupure. Elle fait pareil pour l’arête du nez, sans qu’on lui dise. Son travail fini, Iona range son fil et son aiguille et risque un œil sur Neen. Il lui sourit. Elle lui sourit. Shil voit que je regarde la première copine sérieuse de son frère et fait la tête. Mon sourire amer n’arrange rien. Leona contemple la scène avec intérêt. — Il s’en va, dit Anton. J’ai vu. Ça me dit trois choses. Un, le général Luc ne nous a pas vus. À moins qu’on ne soit pas si importants que ça dans son plan. Et deux et trois… Soit le Loup pense qu’il a attendu assez longtemps, soit il sait un truc qu’on ignore. Et à mon avis, le Loup est du genre à attendre tout le temps qu’il faut. — On s’en va. — Oui, mon lieutenant, dit Neen. — Tu veux bien me dire où tu as été ? J’ai attendu qu’on soit en chemin avant de poser la question à Anton. Leona et Rachel sont hors de portée d’oreille. Cinq mètres derrière, Shil est plongée dans ses pensées, et Iona est encore cinq mètres plus loin. Ce sera notre toubib. La foule nous laisse passer sans vraiment savoir pourquoi. Neen est à l’avant-garde, Ajac ferme la marche : il est temps qu’il mérite sa place. — Je suis allé chercher ça, répond Anton. Il sort un petit disque noir de sa poche. Le disque s’éclaire quand il passe le doigt dessus. Il vérifie que personne n’a rien vu. — Cinq millions de crédits, me dit-il. Il doit voir la stupeur dans mon regard : — Les fonds d’évasion de Debro. Je me suis dit que j’irais le récupérer, fait-il avec un sourire amer. Il n’y a que Debro pour le coller sous le fauteuil d’un cousin. — Le disque est lié à son ADN ? — Non formaté, répond Anton. Totalement ouvert. Oh merde… je pourrais le tuer, me perdre dans la foule, baratiner pour quitter la planète et me saouler à mort, entouré des plus belles putains que je pourrais m’acheter avec cinq millions de crédits. Une maison de la taille d’une ville, et un jacuzzi pour dix, plus moi. — Range ça, Anton. Avant de te faire braquer. — Ça ne risque pas, dit-il, avec toi à côté. Il est sérieux, ce con. Laissant Anton à sa fortune, je me rapproche de Neen. — Hélicos, dit-il. C’est les premiers qu’on voit depuis que ç’a commencé. Trois guêpes noires au-dessus du fleuve. Les mitrailleurs sont suspendus aux ouvertures, leurs Kemzin à long chargeur retenus par des tendeurs. L’un des hélicos embarque un scanner thermique qui balaie les toits. Les trois guêpes deviennent cinq, et je sais que c’est sérieux. — Jaxx, annonce Neen en parcourant les fréquences radio. Ils l’ont coincé. — Vijay ? Neen semble surpris par ma question. Je sais bien que c’est Vijay. Ce qui m’intéresse, c’est que Neen l’appelle « Jaxx ». Je commence à avoir une idée. Une idée folle. Comme toutes mes meilleures idées, mais celle-là est une idée à long terme, une grosse idée… J’en ai jamais eu, des comme ça. J’en parlerai aux autres plus tard. Enfin, s’il y a un plus tard, parce que mon idée dépend de notre survie. Et encore, à condition qu’on puisse extraire le colonel Vijay vivant… Je fais signe à mon équipe de s’arrêter. Des civils nous rentrent dedans, agacés qu’on soit dans le passage. Le premier qui râle se prend un coup de poing de Rachel qui le jette au sol. Le type tombe à terre et y reste. Après ça, les autres se tiennent mieux. Je fais un autre signe : « rapprochez-vous ». Une fois que tout le monde est réuni, armé et prêt à tout, je donne le commandement à Neen, je leur dis de rester groupés – et je me dirige vers une rue voisine qui mène au fleuve. Shil veut savoir pourquoi j’ai donné le commandement opérationnel à son frère. Ça se voit à sa figure. Je m’entends lui répondre, étonné : — Je vais nourrir le kyp. Elle me regarde, stupéfaite. Shil sait ce que j’en pense. Fièvre, saturation, goût aigre dans la gorge : les effets secondaires suivent toujours le même schéma, après avoir nourri le kyp. Je vais quand même le faire. — On y est presque, dit Leona. Les autres croient qu’elle parle du fleuve. Devant moi, la silhouette spectrale des canalisations et des stations de pompage enfouies. L’IA de Farlight arrive en ligne. En regardant plus loin, je vois des postes électriques et des passages souterrains. Un dédale de tunnels s’achève dans une installation de filtrage tellement vieille qu’elle est engorgée par des siècles de déchets. Aucun moyen d’entrer dans les bâtiments devant nous. — La Terre à Sven, dit le SIG. Il y a quelqu’un ? — Le système fonctionne. Mais Octo V a disparu. — Sven, dit le SIG, c’est impossible. Non. Je ne sens nulle part la présence de notre glorieux souverain. L’information attend, bien disposée et organisée, mais il n’y a aucune pensée derrière. Les dernières données se dévoilent à mes yeux, et nul ne me voit. Dans ma gorge, le kyp se tient presque bien, ce qui est une preuve amplement suffisante : à peine un frémissement d’exosquelette ou un arrière-goût d’électricité statique. Ça ne durera pas, bien sûr. Les Exaltés vont prendre le contrôle. Malgré toutes les garanties de l’U/Libre sur nos libertés, et les promesses de notre nouveau chef le prince Thomassi sur notre vie meilleure… les Exarches voudront nos territoires, nos itinéraires commerciaux, nos banques de données. Enfin, pas mes territoires, itinéraires et données, bien sûr. Parce que j’ai peau de bite de que dalle. À moins de compter le Précieux Souvenir, et c’est en copropriété ; quelque chose me dit qu’on le reverra pas avant un moment, dans tous les cas. — C’est votre choix, dit Leona. C’est forcément à moi qu’elle parle – puisque c’est moi qu’elle regarde. — Sergent…, l’avertit Neen. Le SIG propose de laisser parler Leona. Celle-ci le remercie avec un peu trop d’effusion. Je lui jette un regard d’avertissement. — Je n’imagine pas, dis-je, que le prince Thomassi se montrera indulgent avec ses prisonniers. Leona se renfrogne. Peut-être le mot « prince » qui la gêne. Ou surtout, la menace. Neen fait la tête aussi, mais pour une autre raison : il ne comprend pas ce qui se passe. — Leona est une précog. — Comme Iona ? — Des capacités différentes. Neen n’aime pas cette idée. Ça me va. Moi non plus je ne l’aime pas. En fait, si Leona se révèle être un problème, je la tuerai. Elle n’est qu’une manifestation temporaire de notre glorieux souverain, après tout. Un avatar. Le mot m’est venu à l’esprit. Pas le vrai. — En fait, dit Leona, c’est exactement pareil. — Dans vos rêves. J’ai parlé à Octo V, j’ai senti la puissance de son esprit qui passait d’un million de problèmes sur un millier de fronts différents au minuscule agacement que je représentais lors de notre première rencontre. — Sven, dit Leona, voyez plus grand. — C’est « mon lieutenant », dit Neen, sèchement. Leona le regarde puis acquiesce. Cette fois-ci, elle est sérieuse. Après l’avoir bien mesurée du regard pour qu’elle comprenne que c’est lui le sergent-chef ici, Neen s’éloigne. — Nous en reparlerons, dis-je à Leona. Ç’a l’air assez menaçant pour satisfaire Neen. Chapitre 39 Nous approchons d’un pâté de maisons. Un hélico est en vol stationnaire juste au-dessus. La plupart des gens dans la foule montrent du doigt l’un des toits au milieu. Une silhouette solitaire longe une balustrade, puis disparaît. Une seconde après, elle réapparaît. Sur cette bâtisse, aucune balustrade ne l’empêchera de tomber. Il n’est qu’à une seconde de la rue et de son public. La moitié de Farlight se presse au dernier spectacle du colonel Vijay. Y compris le Loup, debout dans son patrouilleur, l’air pas content, entouré par ses hommes qui tiennent la foule en respect. — Merde, dit Rachel. Le colonel Vijay commence à grimper les tuiles vers un projecteur sur le toit. Il glisse un peu. Un murmure d’effroi et d’excitation parcourt la foule. Vijay saisit les tuiles, mais il n’a pas de prise. — Oh ! merde, dit Neen, sans même s’en rendre compte. Vijay glisse de plus en plus. Des tuiles se détachent. Mon plan est foutu. L’idée me traverse le cerveau au moment où Vijay se prend le pied dans une gouttière, qui casse et commence à tomber. Vijay va basculer dans le vide. Son autre pied attrape la fixation de la gouttière, et Vijay se stabilise. La foule pousse un soupir. Très lentement, le colonel Vijay saisit une prise et se remet à grimper. — Eh bien, commente le SIG, c’était palpitant… Il me dit de regarder le Loup, expédie un point laser sur son casque et l’enlève aussitôt. — Quatre-vingt-onze mètres quarante-trois centimètres, déclare-t-il. Ça vaut à peine l’effort de sortir du lit. Le général Luc sourit à présent. Tout à l’heure, il était mécontent à l’idée de ne pas pouvoir trucider Vijay Jaxx lui-même. — Un tir, dit le SIG. Allez, quoi. — On n’est pas là pour ça. — Tue Luc. Sauve Vijay. — Ça suffit… — C’était juste pour dire. — Eh bien c’est non, d’accord ? — Tu sais, râle le SIG, je préférais Aptitude. Le colonel Vijay remonte jusqu’au projecteur à la force du poignet, et casse le verre. On l’entend se briser même à cette distance. Puis Vijay enjambe un vasistas et disparaît dans le grenier en dessous. Le colonel doit savoir qu’il est pris au piège. Je ne sais pas trop ce qu’il a trouvé en téléchargeant ces données chez ce salaud de Morgan… Que cette ordure fasse des cauchemars et mène une vie hideuse la prochaine fois. Mais ç’a excité les comploteurs. Ou alors, il s’agit juste de tuer le fils de Jaxx. L’un des hélicos surveille l’entrée. Un autre le fleuve derrière, le troisième et le quatrième les deux extrémités de la berge ; un cinquième hélico reste en stationnaire juste au-dessus. Celui-là arbore le fanion de Sebastian Thomassi. C’est là qu’il nous faudrait le fusil antichar que je voulais tout à l’heure. La foule sait que Vijay Jaxx est coincé. Les gens s’agitent et se bousculent pour mieux voir, espérant s’approcher de l’escalier qui mène à la maison. On dirait de l’eau qui bout. Tout le monde attend un signe. Celui-ci arrive enfin : un homme monte les marches et se tourne vers nous pour nous bénir. L’archevêque de Farlight. La foule s’incline comme un seul homme. Chaque mot que prononce cet individu est un mensonge. Je refuse de croire que cette aube est glorieuse, que ce ramassis de putains, de pillards, de tire-laine et de violeurs qui m’entoure forme une armée de libération, ou que les partisans de Sebastian Thomassi obéissent à la volonté de Dieu. Que des conneries, tout ça. J’en suis convaincu quand je vois la personne derrière Augustus, archevêque de Farlight. Et comme si ça ne suffisait pas, l’U/Libre à côté me donne la confirmation. La dernière fois que je l’avais vue, Emerald Schott portait une robe de soie rouge lacérée. Plus de lacérations que de soie. En tout cas assez pour exhiber ses seins, tous les quatre… C’était à une fête à Letogratz. Aujourd’hui, elle porte une tenue plus simple. Noire, à décolleté plongeant, mais presque comme il faut. À côté de la belle-mère de Paper Osamu, il y a Federico connard Van trouduc Zill, avec un costume, des lunettes noires et un rictus. — Mon lieutenant…, dit Neen. Il attend les ordres. — On ne peut rien faire, dit Anton. Vijay le sait. Il ne voudrait pas que tu sacrifies les Aux’. On a encore le temps de partir. Anton a raison. Si on part tout de suite, on peut sortir de la foule tant que le Loup est encore concentré sur Vijay. Mais d’un autre côté, si je braque Anton, on pourra tous changer de visage et d’identité, et vivre dans le luxe. C’est comme la désertion. C’est hors de question. En plus, j’ai donné ma parole à Aptitude. — On va sans doute mourir ici. Ils l’ont bien compris, soyez-en sûrs. — Celui qui veut s’en sortir, il s’en va tout de suite. Personne ne bouge. Pas même Iona, qui sanglote. Si vous ratez votre premier coup, détruisez toute trace de ce ratage. Lorsque la foule en a assez, après avoir tenté de forcer l’entrée dans la maison où Vijay est coincé, quelqu’un jette sa barre dans le caniveau et envoie chercher des explosifs. C’est ce qu’explique une femme devant nous, qui l’a entendu dire par un homme devant elle. — Ça doit être vrai, alors, dit Neen. Elle entend l’agressivité dans sa voix et détourne les yeux. — Attention, explosifs ! Mon SIG commence ses avertissements. Nos voisins immédiats décident tout à coup que nous sommes ceux qui apportent de quoi faire sauter la porte. Ils s’écartent bien volontiers. — SIG… — Eh, j’essaie d’en faire ma part. Inquiète, l’U/Libre à quatre seins murmure à l’oreille de Van Zill, et l’archevêque de Farlight regarde l’agitation que nous provoquons. Il se demande visiblement ce qui se passe. Très bientôt, le général Luc va arrêter de dévorer la porte des yeux et se demander lui aussi ce qu’il y a. Ça arrive plus tôt que j’aurais voulu. La rumeur enfle : « Les explosifs arrivent ! » Ça suffit à attirer l’attention du Loup. — Merde, dit Anton. Le SIG frissonne dans ma main. Ouais, je sais. On nous a repérés. Derrière la foule, le général Luc lance un ordre et ses hommes se mettent en mouvement. Ils se dirigent vers l’escalier. Comme nous. Le Loup les suit, sans prêter attention à la foule qui s’égaille pour ne pas être écrasée sous ses roues. À cinquante mètres des marches, Luc comprend qu’on y sera avant lui. Il donne un ordre au soldat qui trotte à côté de son véhicule, et le sergent Toro lance un ordre lui aussi. Une seconde plus tard, le sergent et son groupe se détachent de la Brigade. Ils s’avancent vers nous. — À deux heures, dit le SIG. — Je les ai vus. Continue à observer. Soudain, tout change. La foule ne le voit pas, au début : la moitié nous regarde, et l’autre regarde le général Luc ou son détachement. Mais à l’intérieur de la maison, quelqu’un ôte de lourdes barres et la porte commence à s’ouvrir. — Merde, dit le SIG. Difficile de dire le contraire. Le colonel Vijay s’arrête lourdement sur la marche du haut. Il claque des talons comme à la parade. Alors seulement, il lève la main. Son premier tir transperce le crâne d’Emerald Schott. C’est si rapide et si net que celle-ci reste debout une seconde, un trou bien propre d’un côté de la tête, et un trou plus gros de l’autre. L’archevêque de Farlight s’essuie frénétiquement la figure. Il a reçu le gros du cerveau. Ensuite, le colonel Vijay tue Van Zill. Personnellement, j’aurais descendu l’archevêque avant cette ordure, mais la décision revient au colonel. Il a dû oublier l’implant d’Emerald. Pas du tout. Il la retourne, s’agenouille à côté d’elle et lui colle son arme contre l’occiput. Son tir suivant détruit l’implant. Meurtre d’une U/Libre, destruction de ses mémoires. Vijay Jaxx est désormais un proscrit à l’échelle galactique. — Intéressant. Même le SIG a l’air impressionné. — Sven, dit le colonel Vijay. Il me semblait que je vous avais dit de partir d’ici ? Maintenant, la foule sait que nous n’apportons pas d’explosifs. Je m’apprête à répondre : « Vraiment, mon colonel ? » mais il se passe trois choses en même temps. Le premier officier de la milice qui lève son fusil tombe, un genou cassé et une lame dans l’épaule. Ajac a l’air stupéfait, mais bon, c’est sa lame et il a oublié de la contrôler. Alors maintenant, elle sort de l’officier qui hurle. Iona lance un nouveau couteau à Ajac, qui l’attrape. L’archevêque commence à reculer. C’est la deuxième chose. Le troisième, c’est que le général Luc débarque juste au moment où le colonel Vijay braque son arme sur l’archevêque. — Non, dit le Loup. Il a l’habitude d’être obéi. Et le colonel Vijay obéit, en effet. Il baisse son arme et la foule se précipite en avant. Non, en fait, il se passe quatre trucs. Ou cinq. — Personne ne touchera Jaxx, déclare le Loup. À l’appui de ses dires, son caporal tourne sa mitrailleuse vers la foule. — Mon fils…, commence l’archevêque. L’instant d’après, il roule dans les escaliers et atterrit dans la foule de plus en plus perplexe. Le général Luc vient de décocher un coup de coude dans la tête de l’archevêque. Enfin, le SIG vibre pour m’annoncer que le détachement de Luc se trouve derrière nous. Pas que ça m’inquiète. On est des Aux’. On bat jamais en retraite. — Fléchette, dis-je. Non. Incendiaire, plutôt. Le SIG-37 obéit dans un vrombissement. Une diode s’allume. Chargé. Une petite tache rouge apparaît entre les yeux du général Luc. Ce dernier tique : le SIG a dû la chauffer, cette fois. Il aime ça. — La Terre à Sven, dit le SIG. — Reculez, s’il vous plaît. Je parle au colonel Vijay, bien sûr. — Et vous, dis-je au Loup, faites reculer vos hommes. Il m’observe de ses yeux gris. Ses lèvres se retroussent dans sa barbe épaisse. Soudain, il regarde derrière moi et je sens le baiser froid d’un automatique contre ma tempe. L’arme s’enfonce un peu. Je l’ai donc un peu plus que remarqué. — Lâche ton flingue. Le sergent Toro tient un Colt à mire sous le canon, avec un chargeur qui forme une protubérance obscène sous sa poignée. Mais il n’y en a qu’un, et c’est des têtes creuses au maximum. Pas question de lâcher. — Je l’ai, mon lieutenant. Neen braque son fusil sur la tête du sergent Toro. Bien sûr, un caporal de la Brigade du Loup le met en joue aussi. J’essaie de voir qui vise le caporal. Malheureusement, il vaut mieux ne pas trop tourner la tête. — Je l’ai, annonce Anton. Je fais mes calculs. Luc meurt, je meurs, leur sergent meurt, Neen meurt, le caporal meurt, Anton meurt… Ça m’aiderait de savoir combien il reste de la Brigade derrière moi. Iona et Rachel mourraient, forcément. Ajac, peut-être. La question, c’est si on peut sauver Vijay. Quand je suis entré dans la Légion, mon ancien lieutenant a essayé de m’apprendre les échecs. Les bons joueurs perdent et gagnent aussi peu de pièces que possible – jusqu’à ce qu’ils soient prêts à vaincre l’adversaire. Ivre ou sobre, mais ivre en général, mon lieutenant gagnait, même si j’avais des pièces d’avance. Il jouait stratégique. Moi, je sacrifiais la première pièce disponible. Il me semble que je me suis amélioré. Peut-être pas assez, quand même : d’instinct, j’appuierais sur la détente. Je ne veux pas me tromper. — Mon lieutenant, me demande Neen. Comment on va jouer ça ? Quelqu’un se glisse dans la foule et s’arrête à mes côtés, sans remarquer les armes. — Le jeu stratégique nous attend, chuchote Leona. Si vous le voulez. Chapitre 40 Pour le jeu stratégique, on a besoin du général Luc. Leona expliquera pourquoi après. Mais je suis déjà censé le savoir. Le fait qu’il soit le commandant de la Brigade du Loup, la garde personnelle de l’empereur, devrait m’éclairer. Mais je ne vois pas. — Mais Octo V est mort. Leona boude. — Vous avez dit que vous l’aviez senti mourir. — Oui et non, murmure-t-elle. Elle ajoute que ce n’est pas important. Dans l’immédiat, je dois penser à ne pas me faire tuer. Le Loup m’observe. Il a toujours le point rouge entre les yeux. Le sergent Toro pointe son arme contre ma tempe. Même le colonel Vijay semble étonné de ne pas être au centre de l’attention. Mais je ne suis pas sûr de laisser tomber, alors je lance une autre question à Leona : — Si notre glorieux souverain est mort, alors le général Luc n’a plus de boulot, pas vrai ? Impossible de commander la garde de l’empereur s’il n’y a pas d’empereur. — Il n’a plus de boulot. Comme vous tous. Ça me laisse pantois. En tant que commandant du Troisième Régiment sorti de ses cendres, le colonel Vijay est au cœur de mon plan. Seulement, le Loup aussi veut le colonel. Il veut enrober son cœur dans un ruban et l’offrir sur un plateau à Aptitude. Donc, il n’y a pas de jeu stratégique. La prochaine étape, c’est tuer le général Luc. J’effleure la détente. — Putain, il était temps, dit le SIG. Ça m’aurait pas plu que tu perdes ton cran. — Sven, dit le colonel Vijay d’une voix sèche. Vous baissez ce foutu pistolet. — Mon colonel… Devant mon hésitation, une lueur d’intérêt s’allume dans les yeux gris du Loup. — Je suis sérieux, dit le colonel. C’est un ordre direct. — Mais, mon colonel… — Dites à votre équipe de se rendre, lieutenant. — Ah putain, génial, grogne le SIG. Je le mets en hibernation. Ses diodes pâlissent puis s’éteignent. Je dis aux Aux’: — Vous avez entendu le colonel. Très lentement, Neen baisse le canon de son fusil, et Anton ôte sa lame de la gorge du caporal. Toro étale Neen d’un coup de poing. Anton lève sa lame, mais le Loup nous impose silence en grondant : — Ça suffit. Vous, me dit-il, que vos hommes posent leurs armes à terre. Quant à vous, lance-t-il à son sergent, que ça ne se reproduise plus. — Que les Aux’gardent leurs armes. Ce n’est pas moi qui dis ça, évidemment. — Si vous acceptez ma parole, continue Vijay, je vous garantis que nul sous mon commandement n’utilisera ses armes contre vous ou vos hommes. Quel con. — Votre parole de Jaxx ? — Non, intervient Leona. Sa parole de nouveau duc de Farlight. Les deux officiers la contemplent. Le Loup ricane : — Vous avez un héritier, alors ? demande-t-il au colonel Vijay. — Non. — Alors, le duché ne durera pas longtemps, hein ? sourit Luc de toutes ses dents jaunes. J’accepte votre parole. Le colonel s’incline légèrement. Le Loup se tourne vers moi : — Mettez votre racaille en formation. Je transmets l’ordre à Neen. — Mon fils…, commence l’archevêque. Il garde ses distances avec Luc, ce qui semble sage, vu le sang qui coule de son entaille au-dessus de l’œil. — Vous devez le livrer pour qu’il soit jugé… Le prélat lève le bras, comme pour montrer la terre promise. — Voici le camion. Deux policiers sortent, côté passager. Ils ont l’air jeunes et excités de jouer un rôle dans l’histoire. Leur chef aurait dû en choisir deux qui savent ce qu’ils font. — Serrez les rangs, ordonne le général Luc. La Brigade du Loup obéit. On pourrait mettre à profit cette diversion pour se libérer. Le colonel Vijay doit lire dans mes pensées : il me fait « non » de la tête. — Chef, me dit Neen, on peut pas ignorer ses ordres ? Moi aussi je me le demande. C’est pas comme si on était hauts clans, alors pourquoi est-ce que la bêtise de Vijay nous engagerait ? Sauf que le colonel était notre officier commandant sur Hekati, et pour ce que j’en sais, c’est l’officier le plus gradé du Troisième Régiment en vie sur Farlight. — Non, dis-je, on peut pas. En revanche, on peut empêcher Sebastian Thomassi de mettre la main sur lui. J’ordonne aux Aux’de se ranger à côté de la Brigade du Loup. Le colonel Vijay a donné sa parole qu’on ne combattrait pas les hommes du général Luc. Il n’a rien dit pour les autres. Le camion s’arrête complètement et dix gardiens de prison en sautent. Ils sont parfaitement comme on s’y attendait, du bide qui pend sur leur ceinturon aux taches de café sur leurs gilets pare-balles. Ils ont même des aiguillons à bétail et des matraques télescopiques dans de petits sacs de cuir au côté. Je n’aime pas les gardiens de prison. Vu le nombre de prisons où j’ai été, ça se comprend. Ils s’arrêtent en désordre, et attendent que leur sous-off leur aboie un ordre pour se mettre en formation. Les policiers semblent moins contents tout à coup. — Mon colonel…, commence le plus âgé. Il s’adresse au colonel Vijay. Au lieu de se vexer, le général Luc se met à rire. En fait, le policier ne parle à Vijay que parce qu’il a peur de s’adresser directement au Loup. — Il me faut votre reddition pour le jugement, mon colonel. — Quels chefs d’inculpation ? — Appartenance à une organisation illégale. — À une quoi ? — Vous êtes colonel du Troisième Régiment. Ce régiment des Faucheurs est désormais interdit. Tous les officiers, sous-officiers et soldats doivent se rendre immédiatement. Dans le cas contraire, ils sont passibles de la peine de mort. Il récite de mémoire. C’est évident. — La mort ? demande le Loup, avec intérêt. — Le refus de se rendre constitue une trahison de notre chef nouvellement élu, le prince Thomassi. — Qui l’a élu ? demande Leona. Le policier ne lui répond pas. J’ajoute : — En plus, c’est pas un prince. Et s’il est sénateur, c’est seulement parce que son frère est mort. — Sven, dit Anton, tu n’aides pas, là. Parfait. Ça ne m’intéresse pas, d’aider. Je veux que la Brigade du Loup attaque la police et les gardiens pendant qu’on regarde. Quelques tirs alliés, et le Loup sera mort, et Vijay aura la conscience nette. Malheureusement, le colonel est au regret de ne pas pouvoir obéir. Il s’est déjà rendu, et il est donc impossible de le faire deux fois. Il le dit poliment. Bien sûr, si le Loup décide qu’il ne veut pas de sa reddition… Le général Luc retrousse les lèvres. Les policiers blêmissent. Sur un signe à son chauffeur, le Loup grimpe dans son véhicule. Le moteur démarre. Il fait de nouveau signe – au colonel Vijay, cette fois. Le général Luc veut arracher le cœur de son prisonnier, je n’en doute pas. Mais il le prend quand même en voiture. Les hauts clans. Ramassis de connards tarés. Chapitre 41 — Sven… Ouais, je sais. La route, c’est par là. Je serre mon guidon, j’ouvre les gaz et je saute par-dessus le fossé, évitant un type qui ouvre la bouche pour jurer. En me voyant, il la referme. Pas bête. Cela dit, je suis trop saoul pour revenir le tuer. Donc il n’a pas couru un tel danger, après tout. Avec la bouteille d’alcool de canne que j’ai finie, c’est un miracle que j’arrive à piloter ce truc. Bon, il a trois roues et ça doit aider. Dans mon état, impossible de prendre une Icefeld. La dernière fois que j’ai vomi, j’en ai mis sur quelqu’un. Avec ma chance, c’est Shil à tous les coups. Encore une raison de faire la tête. Heureusement, j’ai une deuxième bouteille dans une poche de veste. Donc je m’en fiche un peu. On sort de Farlight. Comme la moitié de la ville, apparemment. Mais on s’en sort mieux qu’eux. Un camion délabré avec un fauteuil roulant attaché sur sa plate-forme. Dedans, une vieille hérétique, affaissée, un enfant sur les genoux. L’enfant serre une poupée. Un taxi glisseur gît brûlé dans un fossé. Vu son âge et la rouille, et les plaques de pourriture qui grêlent sa jupe de Néoprène, je suis étonné qu’il ait avancé si loin. Des gyromotos oscillent sous le poids de deux adultes – et de plus d’enfants que les pilotes pourront en nourrir. La ville a visiblement commencé à se vider depuis plusieurs heures. Nous nous frayons péniblement un chemin. Le général Luc ne s’embarrasse pas de sirènes. Piétons et véhicules s’écartent du passage ou se font renverser, la Brigade du Loup avance dans un rugissement. Trois transports de troupes, cinq véhicules de reconnaissance avec mitrailleuses légères. Deux lanceurs de missiles antichars, montés sur charnières. Trois transporteurs, chargés d’eau, de provisions et de munitions… Le SIG me dresse la liste. Je lui dis de se taire. Il répond qu’Aptitude était plus marrante. Tous les Aux’m’évitent. Je ne leur en veux pas. Pas leur faute si je suis saoul. Apparemment, Shil pensait que j’avais dépassé ce stade. Putain, je me demande bien où elle a pêché cette idée. Et j’aime pas que le SIG me le dise, non plus. J’en veux au sergent Leona. Elle m’a bourré le mou avec ses histoires de stratégie et de gens qui changent. J’ouvre ma deuxième bouteille, le SIG dit que c’est une mauvaise idée. Dans un juron, je les change de place. Le SIG va dans ma poche et la bouteille dans mon étui, et c’est bien mieux comme ça. Mon tryclo de combat c’est juste un truc à grosses roues avec une mitrailleuse légère en plus. J’en pilote un. Comme les autres. Ces salauds m’ont même laissé le ruban de la mitrailleuse. Une bande cliquetante de 7,62 renforcé de céramique. Arme automatique, alimentée par gaz, refroidie par air… Les conneries habituelles de notre glorieux souverain. Est-ce que le Loup est assez bête pour nous laisser des armes chargées, vu mon humeur ? Le SIG m’apprend que non. Ils ont enlevé le percuteur. Le général Luc roule en tête. Son véhicule est identique à celui de Wildeside. Long museau, trapu à l’arrière, tourelle bizarre. Peint en gris, drapeau à l’air. Ça ressemble toujours à un crâne de loup à roulettes. — C’est le même, hé ducon… La voix du SIG semble étouffée, au fond de ma poche. La pluie récente fume encore sur la route. Les nuages ont disparu dans la chaleur, et avec eux, notre protection contre le soleil du début d’après-midi. Tout le monde roule en silence, regarde devant soi. Personne ne sait quoi dire. Moi, je ne suis pas prêt à parler. Pas encore. On lutte donc pour piloter nos tryclos à grosses roues, le visage plissé face au vent brûlant, essuyant la poussière sur la visière de nos casques. Nous dévalons les pentes de Farlight vers une piste qui fend le désert. Notre itinéraire vers les hautes plaines. Nous sommes sept. Nous devrions être neuf. Comme j’ai dit, le général Luc est devant. Les transports de troupes sont derrière. Quatre des tryclos sont utilisés par les soldats de Luc. Ils nous surveillent et servent d’escorte. Il y a cinq cents hommes du Loup en tout. Des drones volent au-dessus de nos têtes, avec leurs ailes et leurs échappements trapus. Ils sont dirigés par une fille au visage blême, assise à l’avant du véhicule de Luc. Elle effleure de l’ongle un panneau de commande. Je ne sais pas qui elle… Oh et puis merde. Je me fourre le goulot dans le gosier. Une demi-bouteille d’un coup. — Sven, dit le SIG, ça n’aide pas. Vous voyez bien, il n’y connaît rien. On charge les camions de matériel. Les officiers ne voyagent pas avec les soldats, et les sous-offs ne voyagent ni avec les uns ni avec les autres. La Brigade du Loup pratique encore moins la mixité hiérarchique que les Faucheurs, qui n’en avaient déjà pas beaucoup. Ça doit correspondre aux idées du général Luc, j’imagine. C’est un souvenir, au cas où vous n’auriez pas compris. Même la deuxième bouteille n’arrive pas à l’effacer. Il va me falloir vivre avec un moment. Dans mon souvenir, nous sommes en rang et le Loup nous passe en revue. Il nous inspecte, comme au défilé. Le colonel Jaxx se tient à deux pas derrière lui. Toujours en uniforme, avec son arme. Son arme chargée, parce que Luc lui permet de garder ses munitions. Le colonel a l’air plus jeune qu’il l’est. Dieu sait pourtant qu’il l’est déjà. Le Loup s’arrête à deux reprises. Une fois devant moi. Il me toise et me demande si je suis content d’avoir retrouvé mon bras. — Oui. — Appelez-le « mon général », m’ordonne le colonel Jaxx. — Oui mon… — C’est mieux, coupe le général Luc. –… colonel. Le Loup plisse les yeux. Il se plante devant moi et observe mon crâne à loisir. Je sais que celui-ci est large. C’est juste que je n’ai pas l’habitude d’un intérêt aussi marqué. — Ainsi, dit le Loup, voici le dernier humain. Je le salue tellement vite qu’on dirait un ressort. Le général Luc se demande si c’est du lard ou du cochon. — J’ai consulté votre dossier, dit-il. Vous avez vraiment détruit un vaisseau amiral des Exarches ? — Pas tout seul, mon général. Il sourit : — Ah, nous allons savoir la vérité. Qui vous a aidé ? — Ceux-là, dis-je en montrant les Aux’. Le Loup se demande si je me moque de lui. Au bout d’un instant, il décide que non, et ça lui plaît encore moins. — Presque originel, dit-il. Ce n’est pas ce qu’ont dit les Exaltés ? — Oui mon général. Putain, comment il le sait, ça ? J’avais toujours supposé que j’étais humain plus. Pas que ça soit important, vu que notre glorieux – feu notre glorieux – souverain a proclamé l’égalité de toutes les formes humaines. Mais apparemment, je ne suis pas humain plus. C’est tous les autres qui sont humains moins. Ils croient sans doute qu’on leur a enlevé les mauvais bouts. La seconde fois, le Loup s’arrête au bout du rang, là où devrait être Anton. Anton, qui nous a accompagnés jusqu’au moment où le général Luc a annoncé qu’il quittait Farlight pour le QG de sa Brigade, dans les montagnes – Anton, qui a alors disparu, avec cinq millions de crédits sur une puce débloquée. Cela dit, les autres n’en savent rien. — Ah oui, dit Luc. Notre héros absent. — Mon général, dis-je. Ses yeux gris se posent sur moi. — Anton n’était pas un Aux’. — Non, c’est vrai, sourit le Loup, vous avez raison. Il ne l’était pas… Vraiment ? (Sa voix se fait dangereusement douce.) Vous dites que la parole de votre colonel ne s’appliquait pas à lui ? Je hausse les épaules. Ça n’amuse pas le Loup. Je crois que je m’en moque. — Eh bien ? gronde-t-il. — Comment je le saurais, bordel ? J’ai passé mon enfance à voler de la nourriture sur une planète dont vous n’avez jamais entendu parler, mon général. Il a fallu que l’homme qui a abattu ma sœur m’apprenne à ne pas manger avec les doigts, chier en public et tuer les animaux pour le plaisir. — Où voulez-vous en venir ? — À ça : sans l’ordre du colonel Vijay, je vous aurais déjà tué, j’aurais mis le feu à votre cadavre et pissé sur les cendres. Il me regarde fixement : — Êtes-vous vraiment lieutenant des Faucheurs ? — Choisi par le général Jaxx. — C’est vrai ? demande le Loup au colonel Vijay. — Mon père était un fin connaisseur en matière d’hommes. — Anton Tezuka et moi avons une histoire commune, lui dit le général Luc. Anton en a-t-il parlé ? Quel ambitieux jeune homme. Vous savez, reprend le Loup, je me suis toujours demandé ce qu’Anton trouvait à ma fiancée splendide, avec toutes ses relations et sa richesse absurde. — Le sénateur Wildeside ? demande Vijay, stupéfait. — Ouais, j’interviens. Debro, quoi. Le général hausse les sourcils en m’entendant appeler Debro par son prénom. — Bien sûr, dit-il, j’oubliais. Le fringant jeune lieutenant sauve la sénatrice en disgrâce des détenus fous et dangereux sur une planète de glace. Il exige sa liberté en récompense de la destruction d’un vaisseau amiral des Exaltés. Vous êtes amoureux d’elle ? En voyant ma tête, il aboie de rire. — Ça doit être non. Ce n’est pas les cinq millions de crédits qui ont poussé Anton à nous abandonner. Du moins pas entièrement ; même si ça l’a forcément encouragé. Tandis que le général Luc inspecte le rang, je me repasse ses mots dans ma tête. « Vous avez raison. Il ne l’était pas… Vraiment ? » Anton ne faisait pas confiance au Loup pour ne pas se venger. Pour l’instant, le général Luc fait semblant de penser à voix haute et nous l’écoutons religieusement, parce que nos vies en dépendent. — Je pourrais garder certains d’entre vous et tuer le reste, dit-il. Ou simplement vous tuer tous. Seulement, je ne peux pas tuer votre colonel, n’est-ce pas ? Il a donné sa parole et de toute façon, il faut que son cœur soit frais. Vijay Jaxx ne dit rien. Ils ont déjà dû avoir cette conversation, j’imagine. — Et, aussi tentant que cela paraisse, je ne peux pas vous tuer, n’est-ce pas ? me demande-t-il. Le dernier humain, tout cela. En plus, vous avez libéré Debro. Et comme j’ai l’intention d’épouser sa fille… Là, Vijay tique. — Mais, continue le Loup, quelqu’un doit payer pour la désertion d’Anton. Il s’arrête devant Rachel : — C’est déjà bien assez dur de trouver des snipers. Quant à Neen, il passe devant lui sans mot dire. Les bons sergents sont aussi précieux que les snipers. Le Loup remarque avec approbation les galons de caporal sur l’uniforme de Shil, et la moue écœurée que celle-ci lui fait. Ajac regarde droit devant lui. Iona est en larmes. — Vous, lui dit le général Luc. Sortez du rang. — Prenez-moi à la place, intervient Ajac en s’avançant. — Vous êtes amants ? demande le Loup d’un ton amusé. — Cousins, répond Ajac. Et c’est une précog. Ça doit valoir quelque chose. Le Loup le regarde, les yeux durs comme du silex. Il remarque leur air de famille. — Votre accent. D’où vient-il ? — Hekati, répond Iona dans un hoquet. — Vous êtes d’Hekati ? Iona opine. Elle n’a pas compris qu’elle est sauvée. Le Loup ne tuera jamais les deux derniers survivants du plus ancien habitat. Le premier à devenir conscient et sensitif. Il gardera Iona comme maîtresse et Ajac comme serviteur, probablement. Mais il ne les tuera pas. — Il reste vous, dit-il à Leona. Celle-ci sourit : — Oui, c’est vrai. — Vous trouvez cela amusant ? Leona fait courir son regard sur l’uniforme de Luc, et s’arrête sur son visage. Yeux gris, cheveux peignés en arrière, cicatrice blanche sur la joue. — Le général Luc, commandant la Brigade du Loup, ayant juré par le sang et par serment de protéger l’empereur. Elle sourit de plus belle : — Vous n’avez pas idée comme c’est amusant. Chapitre 42 Dans un coin de la place d’armes, sous un chêne qui semble être là depuis aussi longtemps que la caserne – qui doit y être depuis le début – Leona me fait ses adieux. Elle m’enlace, la tête posée sur ma poitrine. Je ne devrais pas laisser ma main se balader, mais je le fais quand même. Son cul de chair est aussi parfait que celui en bronze. Je sens qu’elle sourit. — Sven, ils vont vraiment me tuer. — Pour de bon ? Elle s’écarte. Que je voie son visage. Elle sourit toujours, mais a l’air légèrement étonnée : — Comment ça, « pour de bon » ? — Tu mourras comme tout le monde ? Elle repose la tête sur ma poitrine. — Oui, on en a déjà parlé. Quand les balles me frapperont, elles déchireront ma chair, mes muscles. Mes poumons s’arrêteront, ma vision s’obscurcira. Je me débattrai pour rester en vie bien après que tout espoir aura disparu. J’essaie de me dégager, mais elle me serre encore plus fort : — Assieds-toi une seconde. Luc m’a donné le temps de dire au revoir. J’obéis. — Sven, demande-t-elle, je peux jeter un coup d’œil à ton arme ? Elle démonte le SIG tellement vite que je suis à peine ses mouvements. Elle le pose devant elle selon le manuel officiel du Colt 37 – ce qu’il était avant d’obtenir son IA intégrale de SIG et sa capacité incendiaire. Après ça, Leona détache la puce. Elle la sépare en cinq morceaux et la remonte tout aussi vite. Moins de trente secondes plus tard, le SIG-37 jure tout ce qu’il sait, et Leona le regarde avec un sourire satisfait. — Tu as déjà fait ça. — À mon âge, c’est dur de trouver quelque chose que je n’ai pas fait. Je ne sais pas trop qui parle. Mais je ne crois pas que ce soit la fille que j’ai devant moi. Nous sommes donc assis dans la première lumière du matin, à l’ombre d’un arbre énorme ; un vent épais fait frissonner les feuilles, soulève la poussière. Elle a la nuque moite, sa peau sent le savon et la sueur. Je lui promets de tuer le général Luc à la première occasion. Je lui promets que ce sera une mort lente et douloureuse, et qu’il mourra dans une absolue… Leona me dit que ce n’est pas ça qu’elle veut. Elle veut que je l’écoute avec attention. J’essaie donc de ne pas remarquer son odeur, ni le contact de sa peau sous mes doigts. Mais bon, elle ouvre sa veste, révélant un V de sueur, et ça n’aide pas ma concentration. Sous le coton vert de sa veste, ses seins font ballotter ses plaques d’identification. L’une doit être enterrée avec elle, l’autre renvoyée à son régiment, et la dernière aux archives centrales pour que tout soit mis à jour. Je serais étonné que ça arrive. Leona ôte la chaîne, sans prêter attention aux plaques, et prend la clé à côté. Ce serait un geste simple, mais la clé possède une poignée qui ressemble au fils bâtard d’un carré et d’un cercle. Puis Leona se penche et ouvre ma veste. À côté de mes plaques, j’ai un effaceur de planète. Je l’ai pris à Hekati, sur l’homme qui avait essayé de me tuer. Il l’avait reçu de membres du Poing d’Argent. Tout ce qu’il avait à faire, l’avaient-ils assuré, c’était de tourner le haut et tous ses ennemis disparaîtraient. Il devait attendre jusqu’à la prochaine pleine lune. À ce moment-là, les troupes de choc avaient bien l’intention d’être ailleurs. Là où le retournement du temps et la destruction d’un monde périphérique conscient ne leur poseraient pas de problème. Parce que l’U/Libre peut se montrer très stricte sur des choses comme ça. Seulement, j’ai bousillé leur plan et leur vaisseau aussi. Je les ai tous bousillés. Mais le monde périphérique est quand même mort, et je l’ai entendu mourir. — Tu penses à Hekati ? demande Leona. — Oui. — Ça s’arrangera. Je grommelle que je la crois sur parole. Elle pose sa chaîne au creux de ma main et referme mes doigts autour. — Oh merde, dit le SIG, c’est… — Pas tes affaires, coupe Leona. Un picotement au creux de ma main, comme de l’électricité statique. — Profil, annonce le SIG. Génotype équivalent humain. Statut DH classe 2, dépassement accompli… On dirait quelqu’un d’autre. Mon effaceur de planète possède un couvercle, un anneau violet qu’il faut tourner pour initialiser le cœur, et un mécanisme de verrouillage pour éviter une ouverture accidentelle. Quant à la clé de Leona, c’est juste une clé. — Qu’est-ce que j’en fais ? — À quoi servent les clés, en général ? Elle me reprend la chaîne et me la suspend au cou. Puis elle pose son front contre le mien. — L’empire n’est pas une chose, dit-elle. C’est une idée. Tu comprends ? — Non. Je ne comprends pas du tout. — Le jeu stratégique. — Leona, je ne sais pas jouer aux échecs. — Alors, apprends vite, me dit-elle d’un ton décidé. Ou trouve des gens pour jouer à ta place. Mon visage est au soleil, le sien à l’ombre. Derrière elle, petites silhouettes dans le lointain, se trouvent les Aux’, une dizaine d’officiers de la Brigade du Loup et le Loup en personne. Je suis impressionné qu’il nous laisse tout ce temps. — Oui, dit Leona. Je sais. Il est temps. Nous nous relevons. Elle me prend la main et m’amène là où les autres attendent. Elle a le visage tourné vers moi et ne cesse de sourire, comme si c’était moi qui allais mourir. Leona refuse le bandeau que lui propose le général Luc. En revanche, elle demande une cigarette à Neen, qui protège la flamme de ses doigts tremblants. Exhalant lentement la fumée, Leona regarde autour d’elle et montre un mur : — Ça fera l’affaire, j’imagine. Des soldats du Loup continuent à charger les camions. Des provisions, des munitions et des caisses d’armes. Des Kemzin 19, une demi-douzaine de fusils Z93z à longue portée, deux mortiers et une mitrailleuse lourde, sur un trépied tellement énorme qu’il faut trois hommes pour le transporter. Ils se retournent pour nous regarder au passage. Nous jouons un rôle secondaire dans une pièce parallèle à la leur. Le Loup s’adresse au colonel Vijay : — Je vous laisse le soin des dispositions. Le colonel Vijay ne répond rien. J’interviens : — S’il vous plaît ? Les deux officiers se tournent vers moi. C’est facile de lire dans les yeux du colonel. Les dernières vingt-quatre heures les ont remplis d’horreur, de tristesse et de désespoir. Le regard du Loup est indéchiffrable. Je demande : — Avec votre permission ? C’est le Loup qui la donne. Je sors mon SIG-37 de son étui, passe en tête creuse et me dirige vers Leona. Elle sourit encore quand je lève l’arme et lui explose la cervelle. Personne n’a dit qu’il fallait la mettre contre un mur. Personne n’a dit qu’il fallait un peloton d’exécution. — Prenez des pelles, dis-je aux Aux’. Allez creuser une tombe sous ce chêne. Je veux qu’elle soit enterrée et qu’on ait dit les prières avant de partir. Le sergent Toro fait chercher des outils de tranchée, ces manches avec une pioche et une pelle rabattables de chaque côté. Je pourrais ouvrir le crâne du Loup d’un coup. Mais mon crétin de colonel a donné sa parole, et on est coincés. Ajac attaque la terre le premier, coupant une racine qui le gêne. Il est large, blond et fort comme un bœuf. Mais il a grandi sur un monde périphérique oublié, dans un village infesté de chèvres qui prétendait être une ville. Il creuse jusqu’à ce que la sueur cache ses larmes ; il a honte de les montrer. Puis Neen se porte volontaire. Il ne connaissait pas Leona. Aucun d’eux ne la connaissait vraiment, d’ailleurs. Mais, au bout du compte, c’était l’une des nôtres et c’est suffisant. Quand Neen arrête, épuisé, je prends mon tour. J’enlève ma veste et ma chemise, saisis l’outil et coupe les racines à coups durs et rapides. À chaque impact, c’est le crâne du général Luc que j’éclate sous ma lame. Une foule commence à se rassembler. Au début, je crois que c’est la férocité de mes coups de pelle qui les attire. Mais non, ce sont les cicatrices dans mon dos qui font murmurer les soldats. Ils n’ont jamais vu un officier fouetté, et mes cicatrices sont assez nettes pour qu’on les compte. La plupart des gens seraient morts. — Lieutenant, dit une voix. C’est le Loup. Donc je ne lève même pas la tête. — Mon général ? dis-je en décochant un coup de pelle à une racine. — Votre dos… — Fouetté pour avoir frappé un sous-officier. — Vous étiez soldat ? — Oui mon général. — Mais on vous a promu sergent ? — Oui mon général. J’ai été dégradé pour avoir frappé un officier. Encore un coup. Ma pelle glisse sur une racine et fend un bloc de pierre noire. De l’obsidienne. J’en ai déjà vu. — Vous avez été fouetté pour avoir frappé un sous-officier. Mais pas pour avoir frappé un officier ? — Pour avoir frappé un officier, le châtiment est la mort, mon général. Le général Luc le sait. Il existe sans doute, quelque part, une armée avec un règlement différent. J’imagine qu’elle perdra face au premier ennemi sérieux qu’elle rencontrera. Les milices existent pour mourir. Les conscrits retiennent l’attention de l’ennemi tandis que les professionnels font le vrai boulot. Quant à nous autres… Légion, Faucheurs ou Brigade du Loup, aucune différence. On peut faire confiance à nos officiers pour bien se tenir en public. Les autres, et je m’inclus dans le lot, on est dans le bain pour la vie. Comme ça, on est foutrement moins dangereux pour le reste du monde. Je m’aperçois que je suis complètement enfoui dans la tombe. J’en sors, porte Leona au bord du trou et redescends. Neen me passe son cadavre. Vue du devant, le visage tourné vers le ciel bleu, on ne remarquerait jamais qu’il lui manque la partie arrière du crâne. — Comblez la tombe, dis-je aux Aux’. L’un des officiers de Luc regarde sa montre. Le Loup fait « non » de la tête, et l’autre regarde droit devant lui. Les soldats qui ont fini de charger les camions traînent par groupes de deux ou trois et s’arrêtent près de nous. Une fois la tombe pleine, avec un tumulus comme toujours, c’est presque toute la Brigade du Loup qui semble nous entourer. Plusieurs centaines de personnes courbent la tête quand je dis la prière du soldat. Chapitre 43 La terre est rouge par ici. Des buissons s’accrochent aux bas-côtés de la route délabrée, pleine de cicatrices et de nids de poule mal réparés. Des arbres rabougris sont éparpillés dans le lointain. Des pins tordus, du chêne-liège et un autre à l’écorce lépreuse. Malgré toute la chaleur sèche, l’air est plus pur qu’à Farlight. Plus pur et plus clair. Au loin, une longue suite de collines nous sépare de montagnes aux sommets enneigés. Des oiseaux planent mollement en cercles au-dessus d’un buisson épineux. Devant moi, sur sa moto, Rachel lève la tête. Un, deux, trois, quatre… Elle vient d’évaluer leur distance et leur vitesse, elle a calculé le vent, la déflection et la diffraction de la chaleur – et elle vient d’abattre mentalement chaque vautour d’une balle dans la tête. Le colonel Vijay ouvre la route. Il évite de me regarder. En fait, il évite tout le monde. Il regarde droit devant lui, les yeux sur la terre rouge. Cela dit, si je venais de me livrer à un type qui veut m’arracher le cœur et baiser ma copine, moi aussi je me concentrerais sur la route. Enfin, je ne donnerais pas ma parole. Comme ça, le problème ne se poserait pas. — Non, intervient le SIG, tu inventerais une toute nouvelle catégorie de conneries. Tu connais l’intérêt du travail d’équipe ? Il attend que je réponde… puis il soupire : — Tu peux dire que c’est la faute d’un autre. Je ne réponds pas non plus. Le SIG se remet en veille. Cet après-midi-là, nous nous arrêtons dans un village des collines. Il y en a des milliers comme lui, éparpillés dans le désert. Une vieille église, dont le badigeon commence à peler. Une petite place, entourée de bâtiments délabrés. La poignée de gosses qui nous regardent arriver se prennent des gifles pour les faire taire et sont traînés à l’intérieur. Est-ce que leurs mères craignent que la Brigade du Loup les mange, les viole ou s’en serve pour s’entraîner au tir ? Le général Luc se sent visiblement mieux depuis la sortie de la ville : il s’installe au bar du village et donne ses ordres au propriétaire, à la serveuse et au cuisinier. Il se pose à une table dehors. De là, il peut garder un œil sur ce qui se passe. En attendant, il envoie chercher notre colonel. Nous sommes trop loin pour entendre la conversation – mais celle-ci se termine par un salut maladroit du colonel Vijay. Je n’ai encore jamais rencontré d’officier supérieur qui sache saluer correctement. Le colonel Vijay fait un demi-tour droite et se dirige vers nous. Nous sommes assis à l’ombre du clocher fatigué de l’église. Je fais signe aux autres de se lever mais il nous dit de ne pas bouger. — Comment allez-vous, maintenant, Sven ? — Mieux, mon colonel, merci. Ça m’a fait du bien de vomir. Il soupire. — Où sont Ajac et Iona ? — À l’intérieur, mon colonel. En train de brûler des cierges pour Hekati, sans doute. — Je mange avec les officiers du général Luc. Le colonel parle à tout le groupe, mais c’est moi qu’il regarde. — Compris, mon colonel. Il a l’air soulagé. Qu’est-ce qu’il croit ? Que je vais le traiter de crétin devant les autres ? Je ne vais même pas le traiter de crétin quand on sera face à face. Cela dit, donner sa parole, c’est l’une des plus grosses bêtises que j’aie vues. Quand je revois Vijay, il est assis à côté du Loup. Il se coupe du fromage de brebis avec un couteau émoussé, pour se faire de grosses tartines de pain noir, qu’il fait passer avec le vin du coin. Le général lui demande son opinion sur le temps qu’il faudra à un messager pour aller de sa tanière à Wildeside. Ce type torture le colonel Vijay avec politesse. Imaginez qu’on est menottés ou enfermés dans une cage, dépouillés de nos armes, de nos uniformes et de nos grades : les deux côtés savent où ils en sont. Nous, on est les nus, couverts de merde. Eux, ce sont nos geôliers. On a le droit de les haïr. Ils ont le droit de nous mépriser. Tout le monde est content. Mais là, c’est plus cruel. Les officiers du Loup répondent poliment à Vijay et le laissent se servir avant eux, mais aucun d’eux ne doute que le général arrachera le cœur du colonel. Et il le fera. C’est de Shadow Luc dont on parle. Qui a tranché la gorge aux cinq enfants d’un Poing d’Argent. Dieu sait qu’on en a coupé, des gorges. Dans mon cas, un onze-tresses, un trois-tresses et plusieurs Poings d’Argent. Mais le Loup l’a fait de sang-froid, pour se faire comprendre, parce que le père refusait de se rendre. — Ça va, mon lieutenant ? Shil s’assied à côté de moi sans y être invitée. Comme ce sont les premiers mots qu’elle m’adresse de la journée, j’imagine qu’elle est envoyée par les autres. — Pourquoi ça irait pas ? Mon caporal me lance un regard de biais. Elle fait la tête. Le soleil dans les yeux, peut-être : il rogne notre ombre. Je sens la sueur de Shil. Aussi sûrement que je sens la fumée et la puanteur qui planent après la bataille. Si c’était bien une bataille la nuit dernière. — Le colonel Vijay a dit que Leona avait apporté son message à Aptitude… Shil choisit soigneusement ses mots. Il y a une raison. Deux, en fait. D’abord, je suis son lieutenant, et j’ai déjà perdu mon calme avec elle. Ensuite, on a déjà parlé deux ou trois fois ; on avait bu et rien ne s’est passé – en tout cas, pas que je me souvienne. Shil veut savoir comment je me sens d’avoir exécuté Leona. À son avis ? Il me vient à l’idée qu’elle ne le sait pas. — Je suis désolée, dit Shil. Vraiment, mon lieutenant. On l’est tous. L’idée que les Aux’en parlent dans mon dos n’arrange pas ma gueule de bois. Ils sont de la chair à canon, je ne le leur ai pas dit depuis le début ? Je suis près de le rappeler à Shil, quand une pensée me fait taire. Leona a donné la lettre de Vijay à Aptitude. — Plus tard, je dis. Je vais me planter devant le colonel Vijay et le salue. Le Loup me regarde, son aide de camp aussi. Mes soldats m’observent également, de là où ils se trouvent. Sauf Shil, qui reste là où elle était. Elle fait toujours la tête, mais ça n’a rien à voir avec le soleil cette fois. — Joignez-vous à nous, propose le colonel Vijay. Il me montre un banc en face de lui. J’obéis. — Sven, commence-t-il d’un ton officiel, je suis tellement… Je fais signe que je comprends. Le colonel claque des doigts. Une fille apparaît. Des yeux immenses et un sourire nerveux. Elle cache sa peur derrière une frange qui lui couvre à moitié le visage. — Encore du vin, ordonne Vijay. Et à manger. Le sourire de la fille s’évanouit. Mon bras métallique ? Ou les taches de sang sur mon uniforme, dont j’ignore la provenance pour la plupart ? Ou encore la puanteur de vomi et d’alcool que je dégage ? Vijay Jaxx est bien trop poli pour y faire allusion. Mais bon, le colonel Jaxx est haut clan. — Ce qu’il y a, dis-je. Le fromage est tellement dur que je sors mon couteau. J’essuie la lame avant de m’en tailler un bout. Le pain qui l’accompagne, huileux, ressemble à du vieux cuir. Les gens polis rompent leur pain. C’est mon ancien lieutenant qui me l’a appris. Heureusement, je ne suis pas poli. — Vous semblez avoir retrouvé votre appétit. Je baisse les yeux. Le colonel a raison. Tout le fromage a disparu, et presque tout le pain. — Le kyp est plus calme en ce moment, mon colonel. Le colonel Vijay jette un regard au général Luc. Le Loup se concentre sur son verre. Il goûte son vin avec la férocité réprimée qui sous-tend chacun de ses actes. Le visage de Vijay est tendu… Il n’aime pas que je parle du symbiote en public. Non, en fait, ce n’est pas ça. Son père est mort, lui aussi va mourir et la maison où il est né n’est plus qu’une ruine calcinée. Tout ça en vingt-quatre heures. Il doit faire semblant de rien, et ça l’épuise. — Mon colonel, peut-être pourrions-nous faire un tour ? Le général Luc nous regarde partir. Pour ce que j’en sais, il ne nous quitte pas des yeux pendant notre tour de la place – c’est là que nous marchons, têtes basses, et que je chuchote au colonel Vijay mes questions. En revenant à la table, celui-ci se rassoit et me congédie d’un geste. Il a demandé un messager. Leona est apparue. Il n’y a aucun mystère, aucune signification cachée. Les officiers supérieurs utilisent souvent la milice pour des messages non essentiels. Il est désolé de la mort de Leona, et comprend que j’ai agi par miséricorde, même s’il doute que les Aux’le comprennent. Quand je fais allusion à son père, notre conversation est terminée. C’est un sujet qu’il ne veut pas aborder. — Mon colonel… — Laissez tomber, ordonne-t-il. J’obéis. Après m’avoir congédié, il n’a pas l’intention de me reparler jusqu’à ce soir. Mais là aussi, je me trompe. Iona est assise sur un bout de mur, surveillée par deux soldats du Loup assis à une table. Penchée en arrière, elle soulève le bas de sa robe pour se bronzer les genoux. Elle fait sans doute semblant de ne pas remarquer leur intérêt. Mais non : elle ne les voit pas. Seul le soleil, le vent et le bruit des cigales attirent son attention. Les insectes lui rappellent sans doute sa vie sur Hekati. En se penchant en arrière, le tissu se tend sur ses seins. Il est déjà tendu, d’autant plus qu’elle porte une ceinture. Elle ferme les yeux et ouvre la bouche pour goûter le vent ; ça doit être ça. Qu’est-ce qu’elle ferait d’autre à darder sa langue comme un lézard ? Il y en a une dizaine collés au mur. L’un des deux soldats attire son attention en posant la main sur son genou. Iona sursaute. — Respiration et rythme cardiaque accélérés, dilatation des pupilles… Le SIG détaille les signes de stress et conclut : — Ouais, elle est vraiment bête à ce point-là. — Peu élégant, dit le colonel Vijay. — Oh, désolé mon colonel. Je ne vous avais pas entendu venir par-derrière, mon colonel. Vijay observe Iona, qui a du mal à bouger maintenant que le soldat du Loup lui a pris le genou. Chaque fois qu’elle se débat, il serre les doigts et elle s’arrête. Il lui faut dépasser ce seuil de douleur. — Bon sang, dit le colonel. Il a dû voir Neen se lever d’un bond, cherchant son couteau dans son ceinturon. Voyant qu’il a de la concurrence, le soldat du Loup sourit. — Sven…, dit le colonel Vijay en me montrant le Loup qui approche. — Quel est le grade de votre homme ? demande le général Luc. — Sergent, mon général. J’aurais cru que c’était évident, à voir les galons sur la veste de Neen. Il se l’enroule autour du bras gauche, pour se protéger contre la lame du soldat. — Et mon homme ? demande le général Luc. — C’est un deuxième classe, mon général. — Exactement, lieutenant. Luc attend ma réponse avec impatience, puis siffle, agacé : — Un sergent qui se bat contre un simple soldat. Ce n’est guère convenable, qu’en pensez-vous ? — C’est sa copine. Le général me regarde comme si j’étais fou : — Quel rapport ? Il vide son verre d’un coup et fait la tête. — Vous voulez que j’arrête le combat, mon général ? — C’est à votre discrétion. — Je n’en ai jamais eu, mon général. — C’est une plaisanterie, lieutenant ? Il me fixe du regard : — Je ne suis pas le genre de général à apprécier les plaisanteries d’officiers subalternes. — J’imagine que non, mon général. Et ce n’est pas une plaisanterie. Il fait mine de ne pas avoir entendu et lève son verre. Une ordonnance arrive au galop, si vite qu’elle dérape dans la poussière. — Trouvez-moi quelque chose de buvable, ordonne le Loup. L’ordonnance a envie de répondre que c’est impossible. On est au milieu de nulle part, bordel. Mais non, elle incline la tête et s’en va. — Alors, Sven ? demande le colonel Vijay. Neen et le soldat tournent l’un autour de l’autre, comme des crabes hargneux. Ils lancent des coups, feintent. Ils testent les défenses de l’adversaire. Dans pas longtemps, l’un d’eux fera couler le premier sang – ou tuera l’autre. — Le général Luc n’aime pas que les sergents se battent avec des soldats. — Alors vous feriez mieux d’arrêter le combat, n’est-ce pas ? C’est plus un ordre qu’une question. Mais je n’aime pas que les Aux’aient l’air de reculer. — Sven… — J’y vais, mon colonel… Les deux hommes s’arrêtent quand je m’interpose. Six ou sept types poussent des cris moqueurs. Ils sont tous de la Brigade du Loup, et c’est tant mieux. Si l’un des miens se comportait ainsi, je l’écorcherais. — Le combat est terminé. Neen recule et rengaine son couteau. Le soldat de la Brigade du Loup me toise : — Votre homme ne s’en sent pas capable… mon lieutenant ? — Mon homme tuait des Poings d’Argent tandis que vous récoltiez des médailles pour garder des couloirs déserts dans des palais inhabités. Là. J’ai réussi à insulter toute sa brigade. — Lieutenant… Le général Luc est en rogne. Tellement que le soldat responsable regarde ses bottes. Neen, lui, attend toujours, nu jusqu’à la taille, sa veste enroulée autour du bras. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir la cicatrice sur ses côtes ou le vilain trou laissé par une balle au-dessus de sa hanche. — Vous, ordonne le Loup. Rompez. C’est à Neen qu’il parle, mais ce n’est pas mon sergent qui tient un couteau à la main. Quoi qu’il en soit, Neen ôte la veste de son bras, salue le général et revient à sa place près du mur. Iona s’est assise entre Shil et Rachel. — Bien sûr, dit le général Luc, le fait que les sergents ne se battent pas contre des soldats ne veut pas dire que des soldats ne peuvent pas se battre contre des soldats… Les mots planent dans l’air. — Il est à moi, dit Ajac en se levant d’un coup. Ajac est massif mais il n’a pas beaucoup de vrais muscles, et aucune cicatrice. Il est jeune, aussi, la poitrine presque glabre. Le soldat le regarde et ricane. Le visage d’Ajac se ferme. Si le soldat du Loup survit, je lui paierai une bière. Protégeant son bras comme il a vu Neen le faire, Ajac sort son couteau et défie l’autre du regard. Il était en colère à cause de Iona. Maintenant, c’est personnel. Tout ce qui lui reste à faire, c’est canaliser cette fureur, qu’elle devienne utile. — Neen, dis-je. Comment se débrouille Ajac ? Mon sergent a l’air inquiet. — Cinq pièces d’or qu’on gagne. J’ai parlé haut et fort. Les badauds décident que ça vaut la peine de voir ce qui se passe. Le soldat du Loup n’a pas l’air ravi de me voir si confiant. Ajac, lui, est juste stupéfait. Sans doute à l’idée de ma colère s’il me fait perdre l’argent que j’ai gagné sur Farlight. L’instant d’après, le sergent Toro apparaît à mes côtés. Son général a pris mon pari. — Vous avez cinq pièces d’or ? me demande Vijay. — Oui mon colonel. Il a l’air étonné. Je me tourne vers Neen : — Va donner les instructions à Ajac. — Mon lieutenant… je ne suis pas sûr que ce soit dans les règles. — Quelles règles ? Le général nous regarde. Il est donc compréhensible que son soldat tente une victoire éclair. Au lieu de tourner en rond, comme avec Neen, il attaque tout de go. Il vise Ajac au ventre. Ses camarades se mettent à l’encourager. Ils se taisent soudain : Ajac bondit sur le côté et décoche un coup féroce au visage de son adversaire. Il rate, mais l’autre hésite quand même. Ajac ne le voit pas, parce qu’il essaie de retrouver l’équilibre, mais Neen le voit bien, lui. — Quelles instructions tu lui as données, Neen ? — « Attention à ses yeux. Pas de cadeau. Finis-en vite ». Neen a raison les trois fois. Malheureusement, Ajac refuse d’obéir. Aux deux derniers ordres, en tout cas. Il se contente de tourner en rond, parant deux attaques maladroites, et évitant un coup à la gorge qui a l’air mieux ajusté que les deux précédents – ou alors c’est simplement de la chance. Iona les regarde, bouche bée. Je lui toucherai un mot de sa stupidité crasse, tout à l’heure. Les autres le savent, j’imagine, même si elle ne le sait pas. — Finis-en, gronde Neen. Le soldat du Loup observe Ajac, le regard durci. Il croit qu’Ajac joue avec lui, que le gamin blond joue la montre. — Cinq pièces d’or de plus sur Ajac. Personne ne prend mon pari. J’ai de la chance. Mais ça marche : l’attaque suivante du soldat est tellement fébrile que la moitié de ses copains croient qu’il s’agit d’une feinte – jusqu’au moment où il appuie le coup et se découvre totalement. — Là ! ordonne Neen. Ajac recule. Sa lame devrait être enfoncée dans les reins de l’autre. Et l’autre devrait être à terre, à pisser le fond de sa vie dans la poussière. L’angoisse d’Ajac n’a aucune excuse. Il n’est même pas blessé. Cela change quand son adversaire décide d’attaquer. Il feinte dans un sens, change sa lame de main et frappe. Tout le monde entend le cri de douleur d’Ajac. Le sang coule de sa hanche. Shil se rapproche : — Mon lieutenant… — Pas maintenant. — C’est à propos d’Ajac, mon lieutenant. — Oui ? Le soldat vise Ajac à la gorge. Ajac pare avec la veste enroulée sur son bras. Pas assez bien enroulée, à entendre son gémissement. — Ajac n’a jamais tué, mon lieutenant. — Quoi ? — Iona doute qu’il ait trucidé plus qu’une chèvre. D’après elle, il continuera à tourner en rond jusqu’à ce qu’il meure d’hémorragie ou que l’autre le tue. — Va me chercher Iona. Iona a l’air terrifiée. Vu ce qu’elle m’inspire, c’est une réaction logique. Ajac pourrait faire un bon soldat d’ici à cinq ans s’il dure aussi longtemps – ce qui semble peu probable. Iona, elle, je peux compter ses qualités sur un doigt de la main. — Vous avez un dialecte commun, Ajac et toi ? Elle me regarde, hébétée. — Vous avez un dialecte… Une dizaine de types du Loup me regardent. Iona fait signe que « oui ». Oui, sa tribu a son propre dialecte. — Bien. Dis-lui que s’il perd, je te livre au soldat. Iona semble épouvantée. Presque autant que Shil à côté d’elle. — Dis-lui que c’est la tradition. Si Ajac gagne, tu es libre. S’il perd, tu appartiens à la Brigade du Loup. Ils n’ont ni soldats femmes ni médecins. Donc, ils devront te trouver un autre usage. — Mon lieutenant… Je foudroie Shil du regard. Elle la boucle. Leur soldat semble plus confiant, ses amis plus contents et Ajac épuisé. Il vient d’ajouter une entaille à sa collection de blessures : on voit ses côtes luisantes. Je me tourne vers Iona : — Dis-le-lui. Iona se fraie un chemin au premier rang et manque faire tuer Ajac en lui tapotant l’épaule. Au moment où il se retourne, le soldat du Loup attaque. Ajac n’esquive le coup qu’en entendant le hurlement de Iona. Les hommes du Loup sifflent. Mais c’est leur homme qu’ils sifflent, pour avoir merdé son attaque. Il y a de gros paris en train, et les quelques-uns qui ont misé gros sur Ajac commencent à avoir l’air inquiet. En réponse, Ajac pose une question, une seule. Je sais que c’en est une en voyant Iona hocher la tête. Ajac la regarde, puis moi, puis son adversaire, et son visage change d’expression. La question est : est-ce que c’est venu à temps pour le sauver ? Qu’est-ce que je vais retirer de ce combat, un soldat ou un cadavre ? C’est ce que je vais savoir maintenant. L’autre est plus fort, indemne et expérimenté. Mais c’est aussi un vantard. Jamais loin d’un lâche. Il y en a au moins un dans chaque régiment, j’imagine. — Finis ça, crie un de ses copains. Ou alors, c’est quelqu’un qui a misé de l’argent. — Ouais, dit Neen. Finis-en. Le soldat s’avance et Ajac lui porte un méchant coup au ventre. Il touche presque. L’autre l’évite de justesse et vise Ajac au visage. Il trébuche, inquiet, et l’attaque furieuse d’Ajac le déséquilibre. — Allez ! je crie. Ajac a entendu. Il lève le bras. Il s’apprête à frapper quand un ami de l’autre s’interpose. Il lui expédie un coup de pied au creux du genou. Ajac tombe et il lui enfonce sa botte dans la figure. — Ah putain ! grogne Neen. — Sergent ! Neen se fige en m’entendant. Il lâche son couteau. Le Loup nous regarde, de l’autre côté. — Mon lieutenant ? — C’est le combat d’Ajac. Ajac se met à genoux, crachant des dents. Il a le visage en bouillie, et il a du mal à respirer à cause du sang qui coule dans sa gorge. Son adversaire du début se dit que l’affaire est entendue. Il saisit Ajac par les cheveux, lui tire la tête en arrière et l’égorge. Iona pousse un hurlement, la foule retient son souffle. Le soldat fait un pas en arrière pour saluer. Il pense que c’est terminé. Mais non : Ajac a paré le coup de sa paume. Sous nos yeux, il enfonce son couteau dans la jambe de l’autre. — Tords-le ! hurle Neen. Ajac obéit, méchamment. Le type est paralysé de douleur. Ajac arrache sa lame et la lui enfonce dans l’entrejambe, en la tordant de toutes ses forces. L’autre hurle comme un cochon châtré. Il tombe, Ajac dégage sa lame et, une dernière fois, il rampe vers le corps tremblant de son adversaire pour lui enfoncer son couteau dans la gorge. La pointe, c’est toujours mieux que la lame. Le soldat meurt en quelques secondes et est enterré par ses camarades. Ils creusent la terre caillouteuse jusqu’à s’y enfouir, puis sortent se mettre au garde-à-vous sous un soleil éblouissant. Ils disent alors la prière du soldat – pour un homme qui leur a fait perdre argent et réputation. J’ordonne aux Aux’de se joindre à eux, y compris Ajac. Personne ne l’accuse. Aucun soldat du Loup n’aurait agi différemment. La vraie surprise, c’est qu’Ajac tient debout, tient le coup et arrive à dire la prière. Il y arrive parce que le sergent Toro est venu tout à l’heure, avec cinq pièces d’or du général Luc et un officier tout ridé : le médecin personnel du Loup. Un très bon médecin, d’ailleurs. Après avoir recousu les côtes, la main et la hanche d’Ajac, il a remis son nez d’aplomb et en a refermé l’arête, avant de laver dans du lait les dents que nous avons récupérées. Il les a recouvertes de coagulant protéinique et les a replantées. Là-dessus, il a fait trois injections de morphine de combat au gamin, en lui disant de ne plus se battre pendant quelques jours. Au moment de partir, le Loup ordonne à l’aubergiste de ne pas détacher le soldat qui a fait tomber Ajac traîtreusement. Pas tant qu’il sera vivant. Le général Luc fait clairement savoir à l’aubergiste ce qui se passera si celui-ci désobéit. Il laisse le soldat crucifié sur la porte de la taverne. Chapitre 44 Ce soir-là, nous dressons le camp à l’endroit où Leona, Anton et moi avons rencontré le sénateur Cos – et où j’avais fumé un cigarillo avec le sergent du Loup. Le sergent Toro, qui est encore là. Qui vient de me donner une nouvelle bouteille d’alcool de canne, à votre avis ? Mary, la fille de l’auberge, jette un œil au convoi et décide qu’elle ne me connaît pas. — Sage décision, dit le SIG. — Comment tu… ? — Bastonne, barre-toi ou baise, soupire le SIG. Tu es primaire, tu sais. Je pourrais t’expliquer la biochimie, les stimuli biologiques et les réactions neuronales. Mais ça m’obligerait à t’expliquer un mot sur deux… — Les quoi biologiques ? — Ton cerveau fait : joli. Ta bite fait : encore… (Le SIG s’arrête un moment.) Non, en fait, tu fonctionnes dans l’autre sens. Le SIG ne m’a pas pardonné que j’aie utilisé son étui pour y mettre de l’alcool, et il ne peut s’empêcher de faire l’insolent. Si Mary a deux sous de jugeotte, et elle les a, elle gardera profil bas et la bouclera en attendant qu’on parte demain. Ensuite, elle pourra trouver un meilleur plan pour s’échapper d’ici. Un plan sans moi. — Ça va aller, Sven ? — Oui mon colonel. — Bien. (Le colonel Vijay essaie de sourire.) Tout à l’heure, quand vous m’avez demandé… J’apprécie votre sollicitude, Sven. Et je sais que nous serons tous plus heureux quand ce sera fini. C’est de sa propre mort qu’il parle. — Mon colonel… Il se tourne et réussit à sourire : — Passez une bonne soirée, Sven. Je vous verrai demain matin. Comme dans les déserts, la température s’effondre à l’instant où le soleil se couche. Iona demande pourquoi il fait si froid ici, alors que les nuits de Farlight sont chaudes et moites. Utilisant ce prétexte pour l’enlacer, mon sergent invente une théorie en rapport avec le volcan de la ville, qui retient les nuages. Tout cela en buvant à la bouteille qui tourne, et en pelotant les seins de Iona, quand il croit qu’on ne le voit pas. Sa sœur s’apprête à intervenir. Je les coupe pour expliquer où on en est entre le Loup et le colonel Vijay. C’est la première fois qu’ils entendent parler de la visite du général Luc à Wildeside – mais c’est seulement quand je parle d’Aptitude que Shil et Rachel échangent un regard. Le colonel dîne avec le général Luc à l’auberge, tandis que nous sommes assis autour du feu, vidant la bouteille et contemplant les étincelles qui volent dans le ciel éclairé de lune. Ces étincelles devraient nous rappeler ce qui s’est passé la nuit dernière, toutes ces maisons en flammes et ces boutiques pillées, mais non. Elles ressemblent juste à des étincelles disparaissant dans l’obscurité. Neen a vingt ans, Iona dix-huit. Ils sont ensemble depuis moins de six mois. Leur désir est compréhensible, même si Shil ne voit pas les choses ainsi. Elle a dix ans de plus que son frère. Elle est assez vieille pour se rappeler la planète misérable des Exaltés où elle est née, et les châtiments que les Exarches infligeaient aux filles qui laissaient les hommes les approcher de trop près. — Neen, dis-je. Va vérifier le périmètre. Il se lève d’un bond et disparaît dans la nuit. Ça m’est égal que des Aux’baisent. Le combat peut nous tomber dessus n’importe quand. D’ailleurs, tout peut nous tomber dessus n’importe quand. Le combat, la solitude, l’alcool, ou tout simplement la conscience de l’incroyable distance qui nous sépare de nos foyers. En revanche, il ne faut pas que la baise crée de problèmes. — Tout est calme, mon lieutenant. Neen a le bon sens de s’asseoir en face de Iona, cette fois. Tout devrait être calme. Au moins, calme au sens où personne ne risque de nous attaquer. Il y a cinq cents hommes de la Brigade du Loup qui campent autour de nous. Je suis plus inquiet des oreilles du général Luc, qui peuvent traîner. — Alors, le Loup a dit qu’il allait tuer le colonel Vijay ? Iona a l’air perplexe. — Et il le fera, répond Rachel. — Alors, pourquoi est-ce que le colonel ne s’enfuit pas ? Tout le monde lui répond en chœur : chez les Faucheurs, on ne s’enfuit pas. — S’échapper, alors, essaie Iona. Battre en retraite. On voit bien qu’elle ne connaît pas la différence. — Parce que, j’explique, il a remis sa reddition au général Luc. Il lui faudrait la reprendre. Et alors, le général saurait qu’il a prévu de s’évader. — C’est idiot, dit Iona. Neen est déchiré : d’un côté, il est d’accord, de l’autre, il veut lui expliquer pourquoi elle se trompe. Il voit que je le regarde et se mord les lèvres. Il ressemble toujours à un garçon de ferme, à une demi-spirale de chez lui. Il répond donc à Iona : — Le colonel est haut clan. Ces gens-là ont leurs propres règles. — Et ces règles, nous sommes obligés de les suivre ? C’est la première question intelligente que j’entends Iona poser. La toute première. C’est la compagne de Neen, mais ça ne suffit pas à lui donner une place ici. Elle voyage avec nous parce que sa sécurité était le prix demandé par une femme des tribus qui m’avait ramené à la vie, quand j’avais subi des dégâts trop importants pour mon organisme. Iona ne fera jamais un soldat. Elle est faite pour les bars et les chambres à coucher, les enfants et les jardins pleins de fleurs. Certaines femmes le sont. Certains hommes aussi. Iona n’a jamais caché ce qu’elle veut de la vie. Elle espère que Neen finira par le lui donner. Quoi qu’il en soit… — Ces règles, le colonel est obligé de les suivre, dis-je. Sans mot dire, elle se lève et m’ôte la bouteille qui a réapparu dans mes mains. Surtout, je la laisse faire. Quelques minutes plus tard, elle revient avec une tasse de café. Brûlant, amer et noir. Chapitre 45 Chaque kilomètre parcouru rapproche le colonel Vijay de sa mort. Il le sait, mais il est bien trop poli pour faire des histoires. Au lieu de ça, il se racornit et pâlit à chaque ornière, chaque nid-de-poule sous nos roues. J’ai envie de le gifler. Nous grimpons depuis l’aube, sous une grosse chaleur, vers des montagnes lointaines. Ce ne sont pas les hautes plaines qui s’étendent autour de nous dans un fouillis grisâtre de graviers, de murs effondrés et de souches à moitié fossilisées. C’est le désert. Les hautes plaines se trouvent après le défilé. Pas le désert, d’ailleurs. Le bocage. C’étaient des vergers, avant. Depuis quand je pense à des conneries pareilles ? En rencontrant Leona, je me suis bousillé la tête. Bien pire qu’en la tuant. Même le SIG le sait. Il ne me parle pas beaucoup. — Pourquoi ? — Pour te donner du temps. — Pour quoi faire ? — Si tu le savais, tu n’aurais pas besoin de temps, pas vrai ? Je n’obtiens pas de meilleure réponse, même en menaçant de le jeter sous les roues de mon tryclo de combat. On dirait qu’on bat en retraite. Seulement, le général Luc n’a perdu aucune bataille. Donc, ça doit être un jeu de pouvoir. Pourtant, sa position serait bien plus forte s’il restait à Farlight, ou s’il sortait ses hommes de leur caserne pour les emmener au centre-ville – au lieu de lever tout bonnement le camp ? On en revient au jeu stratégique. Je freine un peu, attendant que Shil arrive à ma hauteur. Elle est étonnée que je sois sorti de formation. En plus, je lui avais dit que quiconque foutrait en l’air la formation serait abattu. — Mon lieutenant ? Je relève ma visière. Elle met un moment à m’imiter. — Tu joues aux échecs ? Elle me regarde. Est-ce une question piège ? — Eh bien, caporal ? — Oui mon lieutenant. — Bien. J’ai besoin que tu m’apprennes. Elle s’apprête à refermer sa visière – mais je n’ai pas fini. — Mon lieutenant ? — Je dois te prévenir. Mon ancien lieutenant a essayé – et échoué. Les Aux’, et pour ce que j’en sais toute la Brigade du Loup, entendent Shil pester dans le canal radio. Heureusement, aucun d’eux ne sait pourquoi. Ce soir-là, Ajac me taille rapidement un jeu d’échecs, avec des bouts de liège pris sur un arbre mort à la lisière d’un village. Quand il a fini, je ne reconnais aucune pièce. Ce qui ne m’étonne pas. Mais Shil n’en reconnaît aucune non plus. Elle demande donc à Ajac de lui tailler un nouveau jeu, en lui expliquant ce qu’elle veut. Ajac obéit sans protester. Sa cousine et mon sergent profitent de cette diversion pour disparaître dans l’obscurité. Ils pensent que Shil ne les remarquera pas. Raté. — Laisse tomber, lui dis-je. — C’est facile pour vous de dire ça. (Elle voit mon regard et ajoute :) Mon lieutenant… — Non, ce n’est pas facile. C’est mon sergent. Tant qu’elle n’a pas fait ses preuves, Iona n’est qu’une suiveuse qui a failli faire tuer un de mes hommes. Je ne trimballe pas de boulet en campagne. — C’est bien cela, mon lieutenant ? Bonne question. — Je ne vois pas ce que ça peut être d’autre. Au retour des deux amants, Shil va leur parler. Je ne sais pas ce qu’elle leur dit mais Iona s’éloigne en vitesse. Quand elle revient, elle porte une bassine pour que je puisse me raser. Et elle me propose de recoudre les accrocs dans mon uniforme. Dieu sait où elle a volé cette eau. Impassible, Shil observe Iona gâcher la moitié de notre fil en raccommodant dans ma chemise un trou de la taille de mon poing. — C’est mieux, dit Shil. Ensuite, Iona m’apporte à manger. C’est du ragoût de chili (viande inconnue). Des biscuits secs (deux). Du fromage avancé (pas encore moisi) et un pudding au chocolat, dans une boîte autoréchauffante quand on arrache le couvercle. Pour ce que j’en sais, le ragoût marche pareil, mais Iona me l’a préparé. Le pudding a un goût de colle. Pas de problème. J’aime les rations militaires. Et je sais que le colonel Vijay nous a fait un petit topo comme quoi on devait manger avec la Brigade du Loup. Mais une chose à la fois. On a encore du mal à ne pas les tuer. — Mon lieutenant, dit Rachel. Je lève la tête. Comme les autres. Rachel n’est pas du genre à entamer la conversation. — Qu’est-ce que le général Luc a à gagner en arrachant le cœur du colonel ? Elle a posé son Z93z longue portée devant elle, à moitié démonté. Elle a déjà nettoyé sa lunette et sa visée laser. Et le canon flottant calibre 8,59 est allongé sur un tissu huilé, momentanément oublié. Les snipers, cela demande beaucoup d’entretien. Donnez-lui une cible et Rachel la tuera, mouvante ou pas, peu importe la distance. Pour tout le reste, c’est une jument. Une jument maussade, un peu trapue, qui se cache derrière un rideau de cheveux rouges. Avec des traces de fouet sur l’épaule, pour avoir abandonné son poste. Et une Croix d’Obsidienne deuxième classe qui pend à sa chaîne d’identification, pour nous avoir sauvé la vie. Les deux événements ont eu lieu en même temps. C’est bien Rachel. — Rachel ? — Vous avez dit qu’il veut épouser Aptitude. Alors pourquoi voudrait-il tuer le colonel Vijay ? Pourquoi… ? Qu’est-ce que c’est que cette question ? Le général Luc, c’est l’homme qui… C’est une liste longue et sanglante. Bébés tués, femmes crucifiées, officiers empalés, espions pendus avec leurs propres tripes ou la peau retournée, le nez fendu, les oreilles tranchées et les couilles enfoncées dans la bouche, les lèvres cousues. Le général, notre général, utilisait la cruauté comme un art. Le Loup, lui, est cruel par nature. La différence entre les généraux Jaxx et Luc ne pourrait être plus grande. Si le Loup dit qu’il servira à Aptitude le cœur de Vijay sur un plateau, pourquoi en douterais-je ? Il serait bien capable de le faire cuire, avant. — Mon lieutenant, dit Rachel. Je crois que vous vous trompez. Les Aux’se taisent. Je pourrais faire fouetter Rachel pour insubordination, ce serait la deuxième fois cette année. Pendant qu’on y est, j’ai bien envie de faire fouetter Iona par Neen, pour ce qui s’est passé plus tôt. — Tu veux m’expliquer pourquoi, Rachel ? Elle se mord la lèvre. Elle ne sait pas très bien évaluer ce qu’elle a le droit de dire. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle en a déjà trop dit – et encore, elle le sait seulement parce que les autres se taisent. — Aptitude détesterait le général s’il tuait le colonel Jaxx. Je m’apprête à la traiter d’idiote, puis je me tais. Peut-être qu’elle a raison ? Peut-être que le général Luc ne désire pas Aptitude comme les hommes désirent généralement les femmes ? Sinon, il se contenterait de l’épouser, de la violer et de brûler Wildeside si elle osait se plaindre. Je dois avouer qu’à mon avis, c’était ça qu’il avait en tête. — Et toi, Shil, tu en penses quoi ? Elle hésite. Rachel lui en aurait déjà parlé ? — Eh bien ? — C’est une menace efficace, mon lieutenant. Mais je ne suis pas sûre qu’il la mettra à exécution. Sauf si le colonel refuse de céder Aptitude. Peut-être que le Loup aimerait bien tuer le colonel. Mais il a besoin que ça se passe bien avec Aptitude et ses parents. Shil montre une foi touchante dans la nature du Loup. — Vijay donnerait Aptitude en échange de la vie sauve ? — Oui. — Et si le colonel Vijay préférait mourir ? À voir sa tête, Shil a envie de dire qu’il ne serait pas aussi bête. Le seul problème, c’est qu’il le sera. Vijay Jaxx est assez bête pour mourir par amour. — Mon lieutenant, intervient Iona. — Quoi ? Elle sursaute. J’ai dû répondre trop sèchement. — C’est juste que… le général Luc me rappelle Milo. Vous vous souvenez… Ouais, je me souviens. Cela dit, c’est tiré par les cheveux de comparer le chef d’un village sur un monde périphérique au commandant de l’un des régiments les plus craints ayant jamais existé. — On l’appelait le « Renard ». Et on appelle Luc le « Loup ». D’accord, c’est un truc animal. Pourtant… J’observe leurs visages qui se détachent à la lumière des flammes. Elle devrait adoucir nos traits, mais en fait elle les durcit. Je me le redis : on est des bons. Quiconque survit à ce qu’on a vécu doit être bon. Je demande à Iona : — Où est-ce que cela nous mène ? Elle soutient mon regard. Elle a des yeux immenses, qui paraissent différents dans le noir. Comme si un hibou me regardait derrière ses orbites. Une décharge parcourt ma colonne vertébrale. Je frissonne malgré moi. — Le Loup n’échangera pas Aptitude contre la vie du colonel. Il est trop rusé. Il lui offrira la vie sauve si Aptitude le rejette. J’ai bien compris ? Je répète : — Le Loup épargnera le colonel Vijay ? Mais seulement si Aptitude renonce à lui… et accepte d’épouser le général Luc à sa place ? Les trois femmes acquiescent. Chapitre 46 Les étoiles s’illuminent et le ciel s’assombrit, la nuit devient de plus en plus froide ; tout le monde se recroqueville dans les vestes militaires ou dort sous les moteurs des camions ou des patrouilleurs – qui sont trop froids pour faire une différence. Les sapeurs ont creusé des latrines à la lisière du village. Mais j’ai dit à Shil, Rachel et Iona de prendre leurs dispositions et de ne pas dépasser la limite de notre feu. Après ce qui s’est passé, inutile de courir des risques. Le général Luc et ses officiers occupent une auberge. La porte principale de celle-ci est verrouillée contre le vent. Tous les volets sont fermés au crochet, mais ils battent sans cesse, comme des gamins martelant des clôtures. C’est plein, bruyant et enfumé : je sais où je préférerais être. — Ouais, dit le SIG. On sait. Tu préfères avoir froid. Je suis assis seul, à regarder les étoiles. Les broussailles que Neen a récupérées et le crottin séché que les autres ont ramassé ne sont plus que cendre blanche, avec des tisons fatigués, comme du sucre sur ces pâtisseries gluantes qu’on achète place Zabo. — Derrière toi, me prévient le SIG. Si c’était une présence dangereuse, il m’aurait averti avant. — À quoi vous pensez ? me demande une voix. On pourrait croire que les femmes se fatigueraient de cette question. Mais non, jamais. En tout cas, pas celles que je rencontre. Shil s’assoit sans y être invitée, le dos au mur pour s’abriter du vent. Il me faut un moment pour comprendre : elle attend une réponse. Je pensais qu’elle faisait juste la conversation. — Je pense aux étals de la place Zabo. Ceux qui vendent des pâtisseries. Elle sourit. Je ne sais pas trop pourquoi. — Je peux vous poser une question, mon lieutenant ? — Pose toujours… Elle hésite. Je devine que ça ne va pas me plaire. — Vous étiez amants, vous et le sergent Leona ? — Shil. — Vous l’étiez, mon lieutenant ? Elle attend ma réponse. D’abord, l’insolence de Rachel. Ensuite, la question de Shil. Je ne sais pas ce qu’ils ont tous, ce soir. Je pourrais lui dire d’aller se faire voir, ce qui ne serait pas la première fois. Ou la mettre en sentinelle pour le reste de la nuit, ce qui reviendrait au même. Pourtant, quelque chose m’arrête… — Non. Nous n’étions pas amants. — Je ne sais pas si c’est mieux ou pire, murmure Shil. Je ne suis pas censé l’entendre. Je me décolle d’elle. Elle a l’air blessée. — Tu as froid ? — Sven… (Shil se reprend.) Mon lieutenant, je veux dire. Vous pensez quoi ? — Moi ? Je pense que tu devrais éviter de t’accroupir pour pisser, au cas où ça gèlerait. — Vous ne changerez jamais, hein ? ricane-t-elle. Je ne savais pas que je devais changer. — Shil, écoute… Mon idée, c’est que tuer la première fois, c’est plus dur que la deuxième, et que la deuxième fois est plus dure que la troisième. Quand je l’exprime, ça fait bizarre. En particulier quand j’en arrive à dire qu’après, ça redevient dur. — C’est pour quoi, ça ? Elle ne devrait pas tenir mon visage entre ses mains, c’est sûr. Sa bouche a goût de sel, de ragoût, de pudding au chocolat et d’alcool. Je m’écarte, elle soupire en souriant : — Le désert me manque. Pourquoi je dis ça ? L’alcool, sans doute. — Non, dit Shil. Ce qui te manque, c’est la simplicité. Je la regarde avec insistance. — Mon lieutenant, ajoute-t-elle. Ce n’est pas pour ça que je la regarde. Je la regarde parce qu’elle a raison. Et tort, aussi. C’est vrai, le silence et la simplicité me manquent. Ça ne veut pas dire que je veux revenir à qui j’étais avant, ou à ce que je vivais. Simplement, je ne suis pas sûr de vouloir le remplacer par ce que je suis maintenant. Ce qui me stupéfait, ce n’est pas de le comprendre. C’est de comprendre que j’ai le choix. — Mon lieutenant, dit Shil, on va mourir, non ? — Ouais. Elle frissonne. Peut-être qu’elle s’attendait que je réponde « non ». — Shil, tout le monde meurt. Sauf les U/Libres. Et même ces salauds doivent mourir, finalement. C’est pour ça qu’on espère une meilleure vie après. — Tu crois à ça ? Je la regarde : — Tu veux dire que certains n’y croient pas ? Ses yeux sont humides. Généralement, quand Shil est inquiète, c’est de la colère. Pas cette fois. — Sven, je ne veux pas dire mourir dans quinze ans, dix ou cinq – ni même l’an prochain. Je veux dire : est-ce qu’on va mourir demain ? Et si ce n’est pas demain, la semaine prochaine ? — C’est important ? — Oui, ça l’est. J’attends donc qu’elle me dise pourquoi. — Je ne crois pas que nous revenons, continue Shil. Nous naissons nus, mouillés et affamés. Puis ça empire. Puis ça s’arrête. Elle effleure son médaillon. Elle fait le signe de Legba le Connecté. Ses lèvres articulent les mots familiers. — J’essaie de croire, dit-elle. Dieu sait que j’essaie. C’est la chose la plus triste que j’ai entendue. Je prends son visage de Shil entre mes mains et la tourne vers moi. À la lumière de la lune, elle a des yeux immenses. Sur sa joue, la poussière est zébrée de larmes. L’air est tellement froid que ses larmes font de la vapeur en tombant. — Crois-moi, dis-je. Ce n’est pas tout. — Comment tu sais ? — Parce que… Comment expliquer un contact avec l’esprit d’une IA ? — Ce sont des machines, dit Shil. — Peut-être, avant. Mais si Hekati pense que ce monde n’est pas tout… — Un paradis des machines, grogne Shil, mais elle sourit. Elle m’embrasse avec maladresse et enthousiasme. Je lui prends les seins, à peine perceptibles sous son uniforme. Elle se dégage, je veux m’excuser mais elle dégrafe son col et tire sur une fermeture Éclair. Ma main ne rentre toujours pas. Elle insiste. — Merde, dit-elle, c’est gelé. Son tee-shirt est tiède sous mes doigts. Elle referme sa veste du mieux qu’elle peut et m’étreint. Le baiser qui suit est profond. Mes doigts saisissent ses seins. Elle frémit. Je me contente donc de lui caresser un téton. — J’ai cru que tu allais mourir, dit-elle. Cette nuit-là à Ilseville. — Moi aussi. Les os fracturés se sont remis en une semaine, et la douleur a disparu au bout d’un mois. Tout ce qui reste à présent, c’est des cicatrices, pour me rappeler qu’on voyait mon cœur par le trou dans la poitrine. Les blessures par lame, ça se recoud. Mais les blessures par balle sont différentes, parce qu’une suture peut tuer. Certaines blessures ont besoin d’aération, d’autres de vers. Certains soigneurs posent sur les plaies des pansements stériles – s’ils en ont – en espérant ne pas achever le travail de l’ennemi au moment de défaire ces pansements. Mais cette blessure à Ilseville… Shil m’avait attaché à une chaise pour me tenir pendant qu’elle coupait la chair massacrée. Elle avait lavé la blessure avec de l’eau vinaigrée, en me donnant du brandy comme calmant. Elle sourit avec amertume quand je lui rappelle ce souvenir. Dans le froid des hautes plaines, le vent glacial dans le dos, avec un mur effondré pour toute protection, notre feu réduit à quelques tisons, et les étoiles qui brillent au-dessus de nous, avec les Aux’discutant dans l’obscurité ou dormant, et cinq cents hommes de la Brigade du Loup autour de nous, nous défaisons nos fermetures Éclair, nos boucles de ceinturons et nos Velcro. Putain, il nous en aura fallu, du temps. Elle a un corps sec comme un coup de trique, des seins aussi menus que dans mon souvenir, une fois où je l’avais vue se déshabiller. Avec deux baguettes, je pourrais jouer du tambour sur ses côtes. Nous ne sommes pas nus, parce que le froid nous tuerait avant qu’on ait le temps de se rhabiller. Le colonel Vijay trouverait peut-être romantique d’être retrouvé gelé dans les bras de son amante, mais je ne suis pas le colonel et Shil n’est pas mon amante. Cela dit, elle ouvre bien les cuisses quand je glisse ma main dans son pantalon. — Ça ne te dérange pas ? demande-t-elle. Des poils frottent sous mes doigts. — Quoi ? — Oh…, dit Shil. Franc n’avait pas… Oui, je sais. Franc se rasait chaque jour le corps au fil du couteau, et portait ses cicatrices comme des décorations. Quand l’U/Libre lui a ôté ses marques, elle lui a ôté sa raison de vivre. Alors, Franc est morte pour nous. Parce que mourir, c’était la seule chose qui donnait un sens à sa vie. Shil écoute en silence. Puis elle m’enlace. On s’embrasse encore, parce que c’est poli. On embrasse d’abord, on prend appui sur les coudes, on fait la conversation après, et on laisse l’argent discrètement sur la table avant de partir. Cette dernière règle de mon ancien lieutenant ne s’applique pas, évidemment. Du moins, j’espère. Je fais pivoter Shil face au mur, me glisse contre elle et prends ses seins dans mes mains. — Prête ? Elle pousse un petit cri quand je la pénètre. Je me retire donc. J’ai en partie envie de lui prendre les hanches et de m’engloutir en elle – mais une plus grosse partie m’ordonne d’être sage. — Oh merde, dit enfin Shil. Je croyais qu’elle plaisantait. Franc avait parlé de nous. Je n’y avais pas songé. Cela dit, Franc ne s’intéressait pas beaucoup à nous. La seule personne qu’elle aimait, c’était Haze, mon officier de renseignements. Et c’était une relation sans sexe. Nous restons là quelques secondes le temps que le corps de Shil s’adapte, puisant dans la chaleur du mien. Puis elle ôte ma main de ses seins et la fourre entre ses jambes, serrant étroitement les cuisses. — Doucement, souffle-t-elle. Je m’extirpe et embrasse Shil sur le front. Elle m’embrasse sur la bouche. Je pourrais presque croire qu’elle me dit adieu. — Quoi qu’il arrive… — Quoi qu’il arrive ? — Je t’aurai eu… Elle sourit. Ce doit être ma tête, parce que je ne vois pas ce qui pourrait la faire sourire, autrement. — Tu te rends compte, dit-elle, que tu es un salaud ? Elle me demande si je suis amoureux d’Aptitude. C’est un progrès. La dernière fois qu’elle m’avait demandé pour Aptitude, elle voulait savoir si j’avais baisé la gamine. C’est la même réponse. Non, je ne suis pas amoureux… non, je n’ai rien fait… Je n’ai pas l’intention de le faire, ni maintenant ni jamais. Vers l’aube, quand il fait assez clair pour voir les yeux de l’autre, nous baisons une dernière fois. C’est bref et maladroit, comme s’il fallait l’obscurité pour être à l’aise. — Sven, me dit-elle quand nous avons fini. — Quoi ? — Si on survit, je veux quitter les Aux’. — C’était pour ça ? En entendant mon ton, elle s’écarte de moi, luttant avec sa fermeture Éclair pour se rhabiller. — Bien sûr que non… — Impossible. Et Neen ? Il veut partir aussi ? — Neen prend ses propres décisions. C’est la Shil que je connais, là. Cela dit, elle n’est pas en colère contre moi. En tout cas, pas seulement. — Je croyais que c’était Iona ton problème ? — Elle n’aide pas. — Shil, les conscrits ne démissionnent pas. L’air accablé, elle répond : — Tu pourrais arranger ça. — Mais je ne le ferai pas. Il n’y a que toi et Neen qui restez du groupe d’origine. — Et Rachel. — Non. Rachel nous a rejoints après la chute d’Ilseville. Shil réfléchit. Sur vingt-cinq soldats, dix-huit sont morts quelques minutes après l’atterrissage. Six sur sept ont survécu à la première escarmouche. Haze est hors planète, les autres sont morts ensuite. Il ne reste que deux membres du groupe. Je sais exactement ce que ressent Shil. Moi, je suis le seul survivant sur cinq cents. C’était notre nombre avant que les ferox attaquent Fort Libidad. Tout le monde a une histoire, et celles-ci sont sinistres pour la plupart. C’est pour ça qu’on boit pour se souvenir, et qu’on boit encore plus pour oublier. Je saisis Shil par les épaules. Elle ne s’y attend pas. Elle se débat un instant puis s’enfouit dans mes bras. Je n’ai pas besoin de regarder pour savoir qu’elle pleure. — Tu es quand même un salaud, dit une voix à mon côté. Chapitre 47 Le véhicule de reconnaissance s’engage sur la pente qui mène au défilé, loin dans les montagnes. Le chauffeur rétrograde. Des pentes des deux côtés, à perte de vue. En tout cas, à perte de vue pour Rachel, qui voit mieux que la plupart. Même avec des jumelles, je ne distingue pas l’endroit où la brume de chaleur s’arrête et où le ciel commence. Au-dessus de nous, des vautours volent en cercles. Ils nous suivent depuis trois jours. Ils n’arrivent pas à croire qu’un convoi de cette taille ne laisse pas des morts dans son sillage. Rachel dit qu’ils passeront le défilé. Ajac dit que non, il a déjà vu des oiseaux comme ça, ils feront demi-tour. Ajac et Rachel roulent côte à côte, leur visière relevée, leurs mots emportés par le vent brûlant. Neen et Iona communiquent sans dire un mot. Ils se prennent la main de temps en temps. Leurs tryclos vacillent jusqu’à ce que les petits gyros interviennent pour les stabiliser. Pas besoin de gyros sur ces grosses roues, me dit sèchement le SIG. Il est de sale humeur. C’est pas le seul. Neen et Shil ne se parlent pas. Et Iona passe le plus clair de la matinée à contempler Neen avec compassion. De temps en temps, elle fusille Shil du regard, quand elle croit qu’on ne la voit pas. Le colonel Vijay ne prête attention à rien. J’aimerais bien, moi. Le premier véhicule avance, la pente grimpe, et les transports de troupes restent en arrière. Notre petit groupe est livré à lui-même. Six Aux’et le colonel, sur des tryclos de combat. Nos uniformes sont tellement couverts de poussière que le camouflage est inutile. Même nos escorteurs se sont éparpillés. Le sergent Toro chasse la chèvre pour le dîner du général Luc. Son caporal a trente minutes de retard, il aide un soldat qui a éclaté un pneu. Je ne sais pas où est le dernier. Hors de vue, quelque part. On n’aura jamais une aussi bonne occasion. Neen me voit ouvrir mon étui. On n’en a pas discuté, parce qu’on ne discute pas de mutinerie. On agit, on vit ou on meurt en assumant les conséquences. Je tapote le SIG pour le réveiller. — Et parle bas. — Ah putain, c’est génial, grogne-t-il. Tu vas faire une connerie. — Je vais sauver la vie du colonel. — C’est bien ce que je disais. Pour une fois, j’aurais aimé que le SIG soit moins dangereux. Je demande à Neen : — C’est quoi, tes munitions ? Il a un Kemzin en bandoulière et un simple Colt automatique à la hanche. Presque rien dans le crâne, et zéro personnalité, ce flingue. — Du 7,62, mon lieutenant. Chemisé métal. — Tu les as taillées en croix ? C’est illégal, mais tout le monde le fait. — Non, mon lieutenant. Je les ai pas circoncises. Voyant ma surprise, Neen précise qu’il a pris l’arme sur un officier de la milice, à Farlight. Un amateur, évidemment. — D’accord, Neen. On échange. Neen jette un œil au SIG et manque sortir de la route. Seuls ses réflexes et le gyro le sauvent. — Mon lieutenant ? — Il voudra me récupérer, dit le SIG. — Compte pas là-dessus. Neen prend mon arme et la glisse dans sa veste pour plus de sécurité, puis il me tend son automatique. Ensuite seulement, il met le SIG dans son étui. Il vérifie trois fois que l’arme est bien attachée. J’ordonne au SIG : — Scanne les fréquences. Il lui faut tellement de temps pour répondre que je me dis qu’il n’a pas entendu. Mais non. Il boude. — Pas de trafic radio, dit-il. — Vérifie encore, lui dis-je, étonné. Il obéit. C’est bien ça. — Couvre-moi, dis-je à Neen. Contre quoi ? se demande-t-il. En nous voyant, le colonel se force à un sourire poli. Shil apparaît de l’autre côté. Neen se rembrunit, et Vijay aussi. Elle s’est bien placée. Un peu en arrière du colonel, mais assez près pour l’empêcher de s’enfuir. J’annonce à Vijay : — Mon colonel, je prends le commandement. — La mutinerie est passible de la peine capitale, Sven. — Ce n’est pas une mutinerie, mon colonel. C’est une modification temporaire des structures de commandement. Il a l’air presque impressionné : — Et vous allez m’abattre si je refuse d’accepter cette modification ? — Oui mon colonel. Je braque l’arme de Neen sur son cœur. — Non, Sven. J’ai lu votre dossier. Vous êtes cliniquement incapable de tuer votre officier commandant. Je baisse mon arme, visant la cuisse. On peut mourir d’une blessure à la jambe, mais seulement si on n’a pas de chance. Le colonel s’aperçoit que je tiens une arme ordinaire. C’est surtout ça qui le convainc de mon sérieux. — Sven, dit-il. Attendez. — Mon colonel, je prends le commandement. — Pour quelle raison ? Sa voix est calme. — Le chagrin vous rend incapable de commander, mon colonel. — Temporairement inapte, ajoute Shil. C’est l’expression que je cherchais. Neen jette un sale regard à sa sœur. Il se dit que nous en avons déjà discuté dans son dos. Il se trompe. C’est juste que Shil comprend vite. — Du chagrin dû à quoi ? demande Vijay. — La mort de votre père, mon colonel. Le massacre des hérétiques. L’incendie criminel qui a détruit votre maison de famille. Le coup d’État de Thomassi. L’appel à la reddition des officiers du Troisième Faucheurs. Notre capture par le général Luc… Une sacrée liste. — Je vois, dit Vijay. Et comment ce chagrin se manifeste-t-il ? Il me faut un moment pour comprendre ce qu’il demande. Devant nous, le véhicule de tête prend de l’avance. Au-dessus, un drone part sur le côté. Je vois à peine les transports de troupes à l’arrière. — Refus de vous évader, mon colonel. — Je vois, dit-il comme s’il n’en attendait pas moins. — C’est le devoir de tout officier, je lui rappelle. Tuer ses ravisseurs et s’enfuir. Dans certaines circonstances, qui seront par la suite examinées en cour martiale, le simple fait de s’évader peut suffire à racheter tout le déshonneur d’avoir été capturé. — Sven, le général Luc n’est pas un ennemi. — Eh bien, ce n’est pas un ami, mon colonel. Nous devrions nous battre contre Thomassi. Selon le règlement… — Je connais le règlement. — Oui mon colonel. Je n’en doute pas, mon colonel. — Mon père en a écrit l’essentiel. Le colonel nous regarde, Shil, Neen et moi, puis la distance qui nous sépare des autres dans son rétroviseur. — Vous irez jusqu’au bout, dit-il en montrant mon arme. N’est-ce pas ? — Oui mon colonel. — Et vous me rendrez mon commandement… en sachant que je vous ferai passer en cour martiale et fusiller pour mutinerie ? — Oui mon colonel. Vijay enfouit son visage dans une main. Nous roulons en silence, Vijay encadré par Shil et moi. Neen se trouve à ma gauche, un peu à distance. Les autres gardent leur position. Ils se demandent encore ce qui se passe. — Vos sous-officiers n’étaient pas au courant, n’est-ce pas ? — Non mon colonel. — Bien sûr que non. Sinon, ils seraient complices de mutinerie. Sven, regardez autour de vous. À cet instant, on dirait exactement son père. — C’est fait, mon colonel. — Regardez encore. Les véhicules de reconnaissance devant, les camions et les transporteurs de troupes derrière. Un mur de roc, de poussière et de graviers des deux côtés, jusqu’au défilé. Nous sommes au milieu de nulle part. Même les vautours commencent à se détourner, écœurés. — Que voyez-vous ? demande Vijay. — Rien, mon colonel. — Exactement. Neen et Shil scrutent les montagnes, se demandant ce qui leur a échappé. — C’est un piège, Sven, dit le colonel. Dès l’instant où nous nous enfuirons, les escorteurs vont réapparaître. Le Loup a sans doute installé des snipers là-bas. Il montre une colline proche. — Et les véhicules de reconnaissance ? Il en sortira d’autres tryclos dès qu’il y en aura besoin. Le colonel Vijay semble s’excuser de dire des choses aussi évidentes. — Sven. Ils veulent qu’on s’échappe. — Mon colonel, dit Neen, ce n’est pas… Il n’a pas le temps de finir. Le colonel le coupe, d’un ton presque indulgent : — Sergent, je ne vais pas me faire abattre lors d’une tentative d’évasion. Certainement pas pour que le général Luc garde bonne conscience… à condition qu’elle soit bonne, bien sûr. Personnellement, je doute que le Loup en ait une, bonne ou pas. — Comme il va me tuer, ajoute Vijay, autant l’obliger à une mascarade de procès. Sur un salut poli, il accélère. Au bout d’une seconde, je rends son Colt à Neen. — Tu sais, dit le SIG, je ne suis pas sûr que ça soit ton truc, les échecs. Cette nuit-là, après que nous avons installé le camp de l’autre côté du défilé, le colonel Vijay s’excuse auprès du Loup et vient nous rejoindre autour du feu. Il fume un cigare bon marché avec Neen, boit un coup du brandy de Shil et essaie de ne pas s’étouffer dessus. Il partage même nos rations. Et même s’il s’intéresse un peu trop aux seins de Iona et se retrouve un peu trop saoul après trois rasades d’alcool, pas de problème. On est tous passés par là, à son âge. Non, Ajac y est encore. Et Neen n’a qu’un an ou deux de plus. On pourrait penser, avec la mort de son père et le sort qui l’attend, que Vijay Jaxx aurait vieilli. Pas d’un poil. Il ressemble toujours à ce qu’il est : un grand ado bien élevé, aux cheveux flottants, avec une toute petite barbe tellement blonde qu’on la voit à peine. Après dîner, il s’excuse poliment. D’un air désolé, il dit qu’il doit retourner auprès du général Luc. Comme s’il regrettait de devoir dire adieu à nos mauvais cigares, à notre brandy encore pire et à nos rations périmées, en échange d’un vrai repas et d’une auberge réquisitionnée. Il est peut-être sincère. Même la meilleure nourriture a mauvais goût quand on est prisonnier. — Qui prend le premier tour de garde, mon lieutenant ? Neen semble étonné quand je lui réponds « personne ». Pas de garde, pas de sentinelles. Ce sont les ordres du colonel Vijay. Nous sommes sous la protection de la Brigade du Loup. J’espère qu’il a eu autant de mal à prononcer ces mots que moi à les entendre. — Je ne suis pas fatigué, mon lieutenant, dit Neen. — Si tu veux faire le tour du périmètre, pas de problème. Réveille-moi si tu t’ennuies. Il me salue, prend son Kemzin et s’en va à la lisière du feu, tandis que je m’installe sous un rocher saillant comme un os brisé. Les autres s’allongent autour de moi. Notre feu se réduit en cendres plus vite qu’on aimerait, et, le matin, nos uniformes sont tellement gelés qu’ils craquent au premier mouvement. Je dors dans mes bottes. Comme nous tous. Nos rations ont peut-être un goût infect, mais elles sont encore meilleures que celles de la Légion. Elles sont simplement mauvaises ; les autres étaient parfois empoisonnées. J’ai vu de la viande vieille de quinze ans tuer plus d’hommes qu’une offensive tribale. Je dis aux Aux’d’arrêter de geindre, allume mon tryclo et attends que l’équipe soit en selle. On longe un tas de soldats du Loup qui plient le camp et font la tronche devant leurs propres rations. On est les premiers sur la route. Donc on attend, comme hier. Ça vaut la peine de se lever tôt pour voir la tête du général Luc quand il nous voit en formation, attendant que ses hommes s’organisent. Ou alors, il sait qu’on est passés à deux doigts de son piège et qu’on s’est échappés juste avant qu’il se referme. On est à une demi-journée de sa tanière. Un petit château perché au sommet d’une montagne de basalte, à cent cinquante kilomètres de la faille. Les murailles sont taillées dans la roche, ce qui les rend presque invisibles. En tout cas, c’est ce qu’on m’a raconté. Peu de gens visitent l’endroit de leur plein gré. — En selle, ordonne le sergent Toro aux escorteurs. À entendre la nervosité dans sa voix, le Loup a dû lui toucher un mot de son retard. Toro me jette un regard à fusiller un mort. Je lui souris en retour et ça l’énerve encore plus. Ses hommes nous serrent de près jusqu’à la fin de la matinée. Peut-être que lui aussi est énervé qu’on ne soit pas tombés dans le piège d’hier. Nous les ignorons. Et ça ne plaît pas davantage au sergent. Le convoi s’arrête une fois, une heure avant midi. Il y a généralement deux arrêts par jour. L’un avant le zénith. Et l’autre une heure avant le coucher du soleil. Ça veut dire qu’on roule au plus chaud de la journée. Le général Luc a probablement ses raisons. Je ne sais pas trop lesquelles. — Désolé, dit le sergent. Pas assez pour tout le monde. On n’a pas le droit de se joindre aux autres, qui remplissent leurs outres et leurs bouteilles au camion à eau. Je traite donc le sergent Toro de pauvre con. Je n’arrive pas à croire que le général Luc soit assez bête pour penser qu’on tomberait dans un piège. Il nous prend pour des cons à quel point ? Toro ne sait pas. Jusqu’à quel point on est cons ? Pas aussi con qu’une bande de salauds qui n’ont jamais connu une vraie bataille de leur vie et s’enfuient au premier signe de danger. Je me dis que là, il va réagir. Le sergent Toro ne sait pas pourquoi le Loup bat en retraite, lui non plus. Si tu n’étais pas officier… qu’il me dit. Je lui réponds que ça ne doit pas le déranger, parce que je n’ai jamais été officier. — Derrière le camion, je propose. Qui le saura ? Il a l’air tenté : — Mais… et les blessures ? — Tu leur diras que tu es tombé ? Il ricane : — Et toi, tu diras quoi ? — Que je t’ai vu tomber. Chapitre 48 — Gardez votre sang-froid, dis-je aux Aux’. N’attaquez que sur mon ordre. – C’était une plaisanterie, n’est-ce pas ? demande le colonel Vijay d’une voix lasse. À tous ceux qui écoutent sur la radio : c’était une plaisanterie. Il s’approche de moi en tryclo pour discuter au calme. La tanière du Loup est nichée au sommet d’une montagne qui a été aplanie pour l’accueillir. Il n’y a qu’une route, taillée à même le roc, qui monte en une lente spirale. C’est le seul accès. De hautes murailles dominent la spirale, qui offre une cible intégrale. La roche noire de la route est parsemée de portes d’acier sur ses derniers méandres, qui doivent être larges pour qu’on les voie d’ici. — C’est creux, dis-je à Neen. — Oui mon lieutenant. Peut-être que Vijay le lui a déjà dit. À mon avis, l’un des précédents officiers commandants a décidé qu’il lui fallait plus d’espace, et a donc fait creuser la roche sous sa base. Un ouvrage dur et profond. Ce n’est pas un endroit facile à prendre. Au moment où le général Luc s’approche du château, une porte d’acier s’ouvre lentement et son véhicule disparaît. On est à deux tours de spirale en dessous, avec vingt véhicules devant nous. Ils gardent tous une distance de sécurité, à cause des mines… J’aimerais bien voir quelqu’un creuser cette route, quand même. Nous achevons le second tour de montagne. Autour de moi, les visages se tendent. Neen semble déterminé, Shil résignée. Rachel récite la table des distances, des vitesses de vent et des déflections. C’est ce qu’elle fait par défaut dans les moments de stress. Ajac fait de son mieux pour imiter Neen. Iona, elle, a simplement l’air effrayée. — Je scanne, annonce le SIG. Il vibre : contact avec la sécurité du château. Je ne sais pas ce qu’il lui raconte. Qu’il est le nouveau concierge du général Luc, sans doute. Un peu plus tard, il me dit : — Sven, je pense que tu devrais… Ouais, je sais que je devrais. C’est le moment que je déteste toujours. Le kyp fait un bond dans ma gorge. J’ingurgite tous les renseignements que m’envoie le SIG. J’ai un goût électrique dans la bouche, et des spasmes musculaires. Mon tryclo tangue. Les gyros réagissent, ça roule. — Ça va… mon lieutenant ? demande Shil. — Ouais. J’suis occupé, c’est tout. Les plans du château se déroulent dans ma tête. La partie cachée est immense. Il y a des dortoirs pour un millier d’hommes, et assez d’armes pour deux fois plus. De vraies armes : fusils à impulsion et lancemissiles, grenades et bombes intelligentes. L’armurerie, quinze étages en dessous, est protégée par du grillage derrière des plaques de céramique. Elle contient plus de munitions que j’en ai jamais vu au même endroit. Le Loup est prêt pour la guerre. C’est intéressant. Le général Jaxx possédait un service de renseignements sans égal. Alors, comment se fait-il qu’il ne l’ait pas su ? À moins que le Loup soit naturellement soupçonneux, et que ses soupçons se soient confirmés par hasard. — Paranoïaque, dit une voix. — Hein ? Neen me regarde, voit mon expression et détourne la tête. L’essentiel de cette conversation se passe dans ma tête, de toute façon. Donc, en ce qui me concerne, je parle tout seul, rien d’autre. Cela dit, est-ce que j’étais bien conscient d’avoir parlé à voix haute ? — C’est le mot que tu cherches. Paranoïaque. « Qui se méfie des autres à un point extrême ou anormal ». Un trait de caractère fréquent chez les officiers supérieurs. En tout cas, chez les miens… — Octo V ? — Il est mort. Elle est morte. Ça ne fait pas une grande différence. — Qui êtes-vous ? — Un fantôme. — Oh, Sven. Je peux caresser ton flingue, s’il te plaît ? Le SIG imite tellement bien la voix de Leona que j’en sursaute. — Petite salope. — Absolument. Nous approchons de la dernière spirale : une porte se dresse devant nous. Ses gonds sont plus gros que moi, et maintenant qu’elle est ouverte, son panneau extérieur fait saillie au-dessus du ravin, ce qui la rend impossible à contourner. Un obturateur d’acier donne sur un tunnel, avec des néons allumés et des nids de mitrailleuses tous les cent mètres. Fermez l’iris pour sceller le tunnel, ouvrez la porte d’acier, et vous arrêtez l’ennemi sur place. Le général Luc est peut-être paranoïaque, mais il a de bonnes défenses. La caverne où on nous emmène pourrait contenir la cathédrale de Farlight. Peut-être pas le clocher, mais le bâtiment principal. Il y a les mêmes éclairages et les plafonds hauts. Même les murs gris s’élèvent comme dans une église. — Ça va, mon lieutenant ? demande Shil. Je touche la pierre pour me porter chance, sans même m’en rendre compte. — Ouais. J’ai jamais été mieux. Elle fait la tête. Donc je souris, évidemment. Et c’est comme ça que le général Luc me trouve quelques secondes plus tard. Il se glisse entre les véhicules, sans répondre aux saluts des soldats autour de lui. — Vous, dit-il. Qu’est-il arrivé à votre lèvre ? — Je suis tombé, mon général. — Comme le sergent Toro, gronde-t-il. — Vraiment, mon général ? Le Loup se fâche encore plus : — Soyez heureux que j’aie besoin de vous… C’est votre chance. Ne la gâchez pas. — Une chance de faire quoi ? — De m’impressionner, répond-il comme si c’était évident. — Pourquoi est-ce que je me casserais le cul, mon général ? (Je lui montre le convoi et les soldats.) Vous avez assez de… C’est quoi le mot, Shil ? — D’acolytes, mon lieutenant ? Aucune idée de ce que ça veut dire, mais elle a sans doute raison. Mon Icefeld est camouflée sous des teintes de gris. Un gros pneu bouffe la poussière, laissant une traînée visible à des kilomètres. Un insigne de la Brigade du Loup orne le réservoir, qui est en fait une caisse de munitions bourrée de cartouches pour un fusil à pompe calibre 8, attaché dans son étui du côté droit. Les insectes se suicident si souvent sur le pare-brise que je m’arrête au premier village pour le gratter. Le bled est en ruine. Il n’y a qu’un seul bar. Un type avec un écusson de vétéran du Loup lève la tête, voit mon Icefeld avant que la porte se referme et sort par une petite porte. Son écusson doit être faux. — Bière. Le petit verre d’alcool est offert par la maison. Je mange presque toutes leurs cacahouètes épicées, bois une seconde bière et pisse sur une épave rouillée derrière, parce que c’est là où tout le monde va. Le barman jette un œil au billet de cinq mille octos que j’ai fait claquer sur le comptoir. Il blêmit. — Monsieur, dit-il, je ne peux pas… — Donnez-moi un chiffon et un bol d’eau pour que je nettoie mon pare-brise. Gardez la monnaie. Il me regarde sortir avec un sourire de fou. Les événements de Farlight n’ont pas dû parvenir à cet endroit lointain. Un gamin vient me voir. Il voudrait que je l’emmène au prochain village. Je fais signe que « non, il hausse les épaules ». Les enfants me regardent partir. Ça ne m’étonne pas. Il y a plus de ruines que de gens dans ce village, et il apparaît à peine sur mon navigateur. L’itinéraire de la tanière du Loup à Wildeside n’est pas fréquenté. Le général me fait sans doute surveiller par un sous-off, à la bière et à la pisse près. D’ailleurs, je pourrais aller plus vite, mais on m’a donné une journée pour l’aller et une pour le retour ; je ne suis pas pressé d’arriver. — Deux cent vingt kilomètres, dit le SIG. Encore deux heures à ce rythme. Un peu moins, peut-être. Ça dépend des pauses que je ferai encore. Dans ma poche, le cristal-mémoire de Vijay. Celui qui contient le téléchargement des données de Morgan. Vijay a de l’avance sur moi. Il savait où on m’envoyait, et il veut que je donne le cristal en même temps que le message du Loup, avec discrétion bien sûr. Vous, vous savez probablement ce que c’est, la discrétion. Moi, il faut qu’on me le dise. Le village suivant est tellement petit qu’il n’a même pas de bar. Il a une moto rouillée, tout de même. Tellement vieille qu’elle a deux roues, une devant et une derrière. Le gamin nu qui est dessus fait semblant de me tirer dessus. Peut-être que le général Luc est passé par là, après tout. — Sven, me dit le SIG. — Ouais, je sais… Concentre-toi. Ma roue patine dans la terre : la route a disparu. D’après ce que je peux voir, une inondation a dû emporter le goudron. Je glisse, je dérape, et je finis par en avoir assez. Sur ma droite, je vois une longue rangée de rocs gris. Je pousse l’Icefeld. Au contact, la moto s’incline et je me retrouve penché à un angle dingue, évitant un bloc rocheux. Je sens un frémissement sur ma hanche. — Sven ! crie le SIG. Si tu veux te tuer, arrête-toi et fais-le proprement. Je fais crisser mes freins à douze pistons. Seul le gyro me maintient en équilibre. La moto s’arrête en dérapage, laissant une trace de caoutchouc fumant derrière elle. Je descends de l’Icefeld et ouvre l’étui. — Écoute, dit le SIG. Il faut qu’on parle. Je fais exploser un rocher à cent mètres de là. Des éclats de pierre sifflent à mes oreilles comme des guêpes. Aucune ne me touche. J’en détruis un deuxième, puis un troisième. Quand je n’ai plus de rochers, je réduis un épineux en cendres, puis un buisson. — Merde, merde et merde ! Le SIG se tait. Sage décision. J’ai douze ans et je viens d’entrer dans la Légion. Je regarde mon lieutenant partir dans une crise de rage. Son commandant, un gamin deux fois plus jeune que lui, a donné un ordre qui a fait tuer douze soldats. Il aurait le droit de traduire le lieutenant Bonafont en cour martiale, mais il ne fait rien. Plus tard, le lieutenant Bonafont m’apprend qu’il y a un art de péter les plombs. Il faut choisir le moment et les gens autour. Pour moi, le bon moment c’est maintenant, et seul. Nous effectuons le reste du voyage en silence. En arrivant au village de Wildeside, le SIG revient sur sa décision, tout de même : — Barrage routier, annonce-t-il. Danger probable, soixante-dix-huit pour cent… Ça me paraît élevé. — Milice. Et j’ai ajouté trente pour cent, en tenant compte des conneries sveniennes. Il n’a pas beaucoup changé, finalement. L’un des soldats me fait signe de m’arrêter. L’autre lève son fusil pour me tenir en respect. C’est le Kemzin vieux modèle, à chargeur court. Il serait plus convaincant s’il avait pensé à armer la culasse d’abord. — Descendez de moto. Je fais signe que « non » – mais soulève tout de même la visière. — Debro est dans le coin ? Les inconnus sur des motos de la Brigade du Loup n’appellent pas le sénateur Wildeside « Debro ». Du moins, pas dans le monde où ils habitent, qui va se transformer à en devenir méconnaissable. Mais pour ceux qui ne s’inquiéteront pas de la différence, le nouveau monde paraîtra sans doute inchangé. Malheureusement, Debro et Aptitude ne sont pas comme ça. — Farlight a été mise à sac. Ils en restent bouche bée et se regardent fixement. Ils se demandent si je leur dis la vérité. J’aimerais que non. Il y a peu de choses que j’aimerais chasser de ma vie, mais j’aimerais n’avoir pas vécu la semaine dernière. Je paierais dix ans de ce qu’il me reste pour ce bonheur. — Les Exaltés ? Les crânes d’argent sans scrupule, perclus de tubes et de virus. Nos ennemis traditionnels. Avec les Exaltés et les Exarches, on sait où on en est. Ils veulent nous tuer, et nous voulons les tuer. Même des miliciens peuvent piger ça. — Si seulement c’était eux… J’ai une voix bizarre. — Le général Jaxx a été tué sur ordre du sénateur Thomassi. La moitié de la ville a été massacrée. Hommes, femmes et enfants. Leurs maisons brûlées, leurs boutiques détruites, leurs entrepôts pillés. Vous n’en parlerez à personne d’autre. — Mais Octo V ne laisserait pas… — L’empereur est mort. Ils titubent sous le choc. Tous deux savent que je dis la vérité. Nul n’oserait dire cela si Octo V était toujours vivant. Il ne leur est jamais venu à l’idée – pas plus qu’à moi – que l’empereur pourrait ne pas nous survivre. Le fantôme dans mon SIG n’est pas plus Octo V que Leona l’était. Ce sont des avatars. Des sous-produits. Des mémoires enchâssées. Je me demande d’où viennent ces définitions. C’est le kyp. Entre le SIG, le fantôme et le kyp, je baigne dans l’information. — Ça suffit, dis-je. Les deux miliciens croient que c’est à eux que je parle. Ils saluent et me proposent de m’escorter jusqu’au sénateur Wildeside. Le village est tranquille, barricadé derrière ses volets et ses portes fermées, là où il devrait y avoir des rideaux de perles. Une vieille femme est assise sur un balcon à l’étage, un fusil de chasse à deux canons plus ancien qu’elle sur les genoux. Je me dirige vers la place. Elle me suit du regard. Je n’avance pas plus vite que les deux miliciens à pied. Devant moi, l’arche de la résidence Wildeside. Deux autres miliciens tiennent un barrage. Des sacs de sable. Je vois une mitrailleuse à bande sur un trépied, derrière son mur protecteur. L’engin est vieux mais propre, la culasse bloquée, la bande en position et correctement pliée. Le mitrailleur s’est enchaîné à son arme par la cheville. Ça faisait un moment que j’avais pas vu ça. Le milicien à ma droite m’explique : — Ce sont ces créatures… Nous avons subi une attaque. — Je croyais qu’elles étaient mortes ? — Nous aussi. Celles-là étaient vivantes. — Combien ? — Trois. C’est suffisant. Trois furies peuvent faire du dégât. — Nous avons eu de la chance, poursuit le milicien. Un homme les a vues arriver. Elles ont quand même tué dix soldats, plus deux familles. — Vous avez bien joué, en les repoussant. Mon compliment lui donne du courage : — La Brigade du Loup, dit-il enfin. Qu’est-ce que vous voulez de nous, les gars ? — Je ne suis pas de la Brigade. Il regarde ma veste, puis ma moto. — J’apporte un message du général Luc à Dame Aptitude Wildeside. Je m’appelle Sven Tveskœg, je suis lieutenant des Faucheurs. Chapitre 49 — Sven… Debro jaillit d’un couloir et m’étreint. — Comment vas-tu ? demande-t-elle. Où est Anton ? Et pourquoi tu portes un fusil ? J’avais sorti le fusil à pompe de la moto sans même y penser. — Anton est… (Elle remarque mon hésitation.) Il est à Farlight. On a été séparés. — Séparés ? — Je t’en parlerai plus tard. — Je vais te chercher de l’eau, dit Debro. Tu as l’air desséché. — Une bière, ça serait mieux. — De l’eau d’abord, répond Debro avec fermeté. Le caporal est au garde-à-vous. Je lui fais donc un bref salut et le renvoie. Il s’éloigne. Il se demande comment quelqu’un comme moi connaît quelqu’un comme elle. Je suis peut-être lieutenant des Faucheurs, mais c’est un régiment où la plupart des officiers subalternes ont à peine vingt ans. J’en ai presque trente. Et avec mon bras, plus les cicatrices, j’ai l’air plus vieux. Donc : soit je suis sorti du rang, soit je fais mal mon boulot. — Ça va ? demande Debro. — Je réfléchis, c’est tout. Elle va me dire que c’est nouveau – puis elle change d’avis et m’emmène à la cuisine, un étage en dessous. Après le verre d’eau, j’ai droit à une bière fraîche. Puis elle me propose une tortilla ou du poulet. C’est bienvenu, mais pourtant la bière a un goût aigre et je ne suis pas d’humeur à manger. — Debro, il faut que je voie Aptitude. — Un message de Vijay ? (Elle réfléchit un instant.) Comment… ? Je la coupe, agacé : — C’est un message du général Luc. Il faut que je revienne à la tanière du Loup d’ici à demain, avant le coucher du soleil. Et Aptitude va avoir besoin de temps pour réfléchir. Donc, il vaut mieux que je la voie maintenant. La femme devant moi ne me barre pas la route. Mais elle ne s’écarte pas non plus. Elle reste là, tout simplement, entre la porte et moi. Je pourrais la contourner, mais Debro inspire le respect. Elle me rappelle ma sœur, aussi. Il faut avoir rencontré ma sœur pour savoir à quel point ça fait peur. — Ça ne va pas me plaire, n’est-ce pas ? demande Debro. — Non. Tu vas détester. Je ne précise pas que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour porter le message. On parle des furies en chemin. Je suis presque arrivé aux jardins quand une idée me vient : Debro ne m’a pas demandé ce qui s’est passé à Farlight. Je me demande pourquoi. — Nos écrans sont éteints, répond-elle. Ils se rallumeront plus tard. — Qui dit ça ? — L’IA domotique. — Et elle dit ça depuis combien de temps ? — Depuis hier… Sven, dis-moi ce que le Loup veut d’Aptitude. — Impossible. J’ai donné ma parole. — À Luc ? — Au colonel Vijay. Nous montons en silence l’escalier qui mène aux jardins. Je sors sous une arche donnant sur des haies taillées. Je sais que c’est du buis, mais seulement parce que Debro me l’a dit la dernière fois. Une petite fontaine coule au milieu du gravier ratissé. Dans un climat aussi chaud, l’eau est un luxe. Des fleurs rouges dans des pots d’argile. Une cascade de clochettes bourgeonnantes sur un mur de brique rouge. La couleur naturelle de Wildeside est le gris. Il faut donc que le mur puisse accueillir des fleurs. — Des clématites, dit Debro. Même en ce moment, elle garde des manières parfaites. Aptitude est étendue dans un hamac, une jambe nue pendante. Elle n’est ni allongée ni assise, c’est entre les deux. Elle joue à un jeu électronique. Debro voit que j’hésite. Plus que tout, ça lui dit à quel point c’est grave. J’ai tué le mari d’Aptitude d’une seule balle dans la tête. J’ai ruiné son mariage, massacré la moitié de ses invités et brûlé la villa où elle devait habiter. Je n’ai jamais éprouvé une seconde de culpabilité pour ça. La culpabilité et moi, on ne va pas ensemble. Sinon, je deviendrais dingue. Mais là, c’est la vie d’Aptitude que je vais détruire. Elle n’avait jamais voulu épouser le sénateur Thomassi, mais ses parents étaient en prison et elle était mineure. Elle a obéi aux ordres de son oncle. Là, c’est différent. Elle aime le colonel Vijay. C’est la première personne qu’elle ait vraiment aimée. Elle est assez jeune pour croire que ce sera la dernière. — Sven ! crie-t-elle en refermant son jeu. Elle sort de son hamac et me prend dans ses bras. — Oh, tu sens, dit-elle en plissant le nez. Elle croise le regard de Debro et se reprend : — Désolée, j’aurais pas dû le dire. (Elle m’embrasse sur la joue.) Mais c’est vrai. Évidemment que je sens. Si vous rouliez en moto pendant plusieurs heures dans des déserts brûlants, vous sentiriez aussi. La sueur me dégouline sous les bras et le long du dos. Et si elle ne m’aveugle pas, c’est que je l’essuie sans arrêt. — Qu’est-ce qui ne va pas ? demande Aptitude. Par où commencer ? La jeune femme que j’ai devant moi n’est pas la fille qui servait au bar du Précieux Souvenir ; ce n’est pas non plus la gosse de riches gâtée du mariage à Farlight ; c’est un modèle plus âgé, quelque part entre les deux. — Aptitude. Il faut qu’on parle. Elle interroge sa mère du regard. — Je vous laisse, dit Debro. Elle part sans se retourner. Aptitude me propose d’utiliser le hamac, mais finalement on choisit le seul pan de mur qui ne soit pas couvert de fleurs. Je sais qu’elle attend. C’est juste que je ne sais pas par où commencer… — Sven, tu me fais peur. L’horizon s’étend en nuages sombres au-dessus du ravin. Des oliviers mourants cèdent la place aux broussailles puis aux cailloux, là où seule la salicorne peut pousser. Je reconnais la couleur, le vert neutre qui semble gris sous les rayons du soleil. La même herbe qu’il y avait entre les buissons et le sable au nord de Fort Libidad, quand j’étais adolescent. — Le Loup a fait Vijay prisonnier. Aptitude me regarde, bouche bée. Elle se recroqueville inconsciemment. — Je pensais que le général Luc voulait juste se montrer cruel, dit-elle, quand il a dit… (Elle n’arrive pas à finir sa phrase.) Impossible, dit-elle. Il ne le ferait pas. C’est du général Luc qu’on parle. Bien sûr qu’il le ferait. — Pourquoi es-tu ici ? demande Aptitude. — Le général Luc offre la vie sauve à Vijay. En échange… — Il laissera la vie sauve à Vijay ? — En échange… — On a de l’argent, dit Aptitude. Il a toujours voulu nos terres à côté des siennes. On pourrait les lui donner. Il y a aussi des itinéraires commerciaux, des concessions, et on a le monopole sur la fission de… — Aptitude. Écoute-moi. J’ai parlé plus sèchement que je voulais. C’est déjà assez dur de la faire taire. Elle attend que je continue. — Tu dois renoncer à Vijay. C’est son prix. — Que je renonce à Vijay ? — Oui. Que tu renonces à Vijay. — Il y a autre chose ? (Elle me jette un regard furieux.) Tu sais, je sais quand tu ne me dis pas tout. Dis-moi ce qu’il veut d’autre. Elle serre les poings. C’est la fille que j’ai affrontée dans l’escalier de la villa Thomassi. — Dis-moi, répète-t-elle. Dis-le-moi. — Il te veut, toi. Elle change d’expression comme si on avait appuyé sur un interrupteur. Toute vie disparaît. Il ne reste qu’un masque. Un masque splendide, avec des yeux bleus et de longs cheveux blonds qui tombent en cascade sur ses épaules. C’est la vie qui attend Aptitude. — Comme maîtresse ? — Aptitude, il te veut pour femme. — Dame Aptitude Luc, essaie-t-elle. Elle a les yeux agrandis par les larmes. Elle se mord la lèvre à se la faire saigner. De ses poings serrés, elle enfonce ses ongles dans sa chair. Si fort que ses jointures blanchissent. — Tu n’es pas obligée de dire « oui ». — Bien sûr que si. Sous la colère, ses larmes coulent enfin. — Tu sais bien que si. Sinon, Luc… (Sa colère s’apaise.) Il arrachera le cœur de Vijay. Je ne peux pas le laisser faire. — Aptitude. — Je l’aime, dit-elle farouchement. Comme je n’aimerai jamais personne d’autre. (Je ne sais pas ce qu’elle lit dans mes yeux, mais elle détourne la tête.) Dis au Loup que ma réponse est « oui ». Mais Vijay doit être libéré d’abord. Et je veux la parole de Luc qu’il ne lui fera pas de mal une fois qu’on sera mariés. Elle se tourne vers moi, furieuse : — J’allais épouser le sénateur Thomassi, me rappelle-t-elle. Comment cela pourrait-il être pire ? Chapitre 50 Debro me raccompagne à ma moto. Elle me donne du pain, du bœuf séché, une outre d’eau et une bouteille de bière givrée, qui sera tiède quand je la boirai. Puis elle m’embrasse sur les deux joues et recule. Je n’ai aucune idée de ce que lui a dit Aptitude. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai pas revu Aptitude depuis qu’elle s’est levée dans le jardin et m’a dit au revoir avec la politesse qu’on réserve aux inconnus. — Tu n’as pas à t’en vouloir, dit Debro. À ces mots, je redouble de fureur. — Sven, dit-elle, je suis sincère. Tu n’es que le messager. Mon lien avec cette famille disparaîtra. Voilà ce que je pense en démarrant. Le général Luc épousera Aptitude et Vijay Jaxx partira en exil. Je serai une ancienne connaissance de Debro, d’une époque dont elle ne voudra plus se souvenir. La fureur est une habitude. Une habitude que j’ai prise jeune, et que j’ai échangée contre quelque chose d’utile. Mais c’est une fureur rentrée. En partie contre Debro, pour céder aussi facilement. Mais surtout contre le général Luc, même si ce n’est pas si simple. Ma fureur se nourrit du souvenir ; celui des trahisons d’Octo V. Elle se nourrit de ma haine de l’U/Libre, plus féroce désormais que celle envers les Exaltés et les Exarches, qui est déjà bien assez féroce… — Écoute, dis-je. Debro recule d’un pas. — Farlight est en cendres – la plus grande partie au sud du fleuve, en tout cas. Les furies vous ont attaqués ? Il y en a bien davantage qui ont dévasté la zone, et tué les hérétiques. C’est pour ça que votre système de communication est hors service. Le père de Vijay est mort. Le chef des Thomassi s’est proclamé prince de Farlight. Et l’U/Libre l’a reconnu. — Mais Octo V… C’est marrant que tout le monde en revienne à ça. — Il est mort. Ce serait pinailler d’ajouter qu’en fait c’était une femme. D’ailleurs, il y a des problèmes plus importants. — Octo V a trahi le général Jaxx et l’U/Libre a trahi Octo V. Elle a choisi le sénateur Thomassi. Tu sais ce que ça signifie ? — Que nous sommes en danger ? (Ce n’est qu’une demi-question, mais Debro en a une autre, une vraie.) Sven, comment ç’a pu arriver ? C’est bien ce que je me demande. Je raconte à Debro ce qui s’est passé à Hekati. Elle en connaît une partie, mais pas tout. Je mets des mots sur l’histoire pour me donner le temps de réfléchir. Pour quelqu’un qui n’aime pas réfléchir, j’en fais trop ces temps-ci. — Le général Tournier a offert à Jaxx un duché et une planète pour changer de côté. Octo V lui a ordonné d’envoyer Vijay pour tuer Tournier. Puis il a quand même fait duc le général Jaxx et lui a donné la ville de Farlight, qui n’est pas une planète, mais qui est tout de même la capitale de l’empire. — Oui… — Imagine qu’Octo V ait décidé que Jaxx était trop puissant. Alors, il aura passé un accord avec l’U/Libre, qui en veut au général Jaxx de ne pas avoir signé le traité avec les Exaltés. — Je croyais que c’était Paper qui ne voulait pas signer ce traité ? — Qui sait ce qu’elle veut ? Et ça y est, c’est reparti pour ces saletés d’échecs. Avant de quitter le Précieux Souvenir, Aptitude m’a acheté un tee-shirt qui disait « Mon ordinateur m’a battu aux échecs. Il était nul à la baston ». C’était une blague, mais pas tant que ça. Le problème avec l’U/Libre, c’est que pendant qu’on se félicite de jouer avec trois coups d’avance, elle a déjà gagné la partie suivante. Je donne à Debro le cristal-mémoire que Vijay a rempli des IA de Morgan, avant de les détruire. — Il y a peut-être des trucs dessus que tu pourras négocier. Debro a l’air sceptique. Certes, elle ne doute pas de l’implication de l’U/Libre, mais ce sont les conséquences de la victoire de Thomassi qui l’inquiètent davantage pour Wildeside. Ça n’annonce rien de bon. Si elle a eu la paix ces trois derniers jours, c’est parce que Sebastian Thomassi est encore occupé à contrôler Farlight. Les bidonvilles vont se révolter. Comme toujours après ce genre d’événement. Le premier travail de Sebastian Thomassi sera d’arracher le pouvoir aux foules qui l’ont porté à la victoire. Après ça, il s’entendra avec certains hauts clans et tuera les autres. Ensuite seulement, il commencera à faire le ménage en dehors de la ville. Quant aux autres planètes, la guerre continuera à court terme contre les Exaltés et les Exarches, parce que cela prendra des mois, voire des années, pour que la nouvelle d’une trêve leur parvienne – et il faudra encore plus de temps pour qu’ils y croient. — Pris pour cible, m’annonce le SIG. Je lui dis que c’est évident. Il boude. Le Loup m’a pris pour cible dès l’instant où je suis arrivé sur la route de son château. Pour ce que j’en sais, il m’a gardé dans son viseur pendant tout le voyage retour. Un satellite peut le faire. Un truc en orbite géostationnaire. Disons, un simple laser de visée, en particulier s’il est relié à un signal… — La Terre à Sven, dit le SIG. Un plan large de notre planète, entourée d’anneaux de satellites scintillants, disparaît dans ma tête. Le bord du monde s’évanouit, et l’espace d’une seconde je crois que je vais vomir. La chaîne de montagnes fonce sur moi. — Sven. D’un coup, j’y vois net. La spirale. — Non, dit le SIG. D’accord ? Non, c’est tout. — Non à quoi ? Le SIG ne m’a jamais parlé comme ça. En général, il fait juste le morveux, mais là, il est quelque part entre la colère et l’inquiétude. — Non, ce n’est pas le moment de formater. D’accord ? Je réfléchis encore à ça au moment où une porte d’acier s’ouvre pour me barrer la route. Derrière, une autre porte s’ouvre et je suis coincé : un mur de roche d’un côté, un ravin de l’autre, et des barrières d’acier devant et derrière moi. Une dizaine de soldats du Loup sortent de derrière les portes. Ils ont des fusils à impulsion. Visière baissée, ils portent tous des gilets pare-balles gris. Je suis flatté. Ils pensent que je suis dangereux à ce point-là ? — Défais ton étui, hurle un commandant. Pose-le à terre. — Ah putain, génial, grogne le SIG. Tu vois ce que t’as fait ? Non. — Tout de suite, crie l’officier. Je pourrais le tuer avant qu’ils me touchent. Si j’arrive au bord et que je me cache derrière un bloc, je pourrais sans doute en tuer plein d’autres… — Sven, dit le SIG. Défais-moi et arrête tes conneries. J’obéis. J’ai un couteau dans ma botte. En fait, j’en ai un dans chaque botte, plus un autre dans la peau tendue entre mes épaules. Une lame affûtée, éclat d’acier, de carbone et de molybdène. Je n’ai jamais récupéré le sabre laser. Le premier soldat qui ramasse le SIG s’effondre, le pantalon mouillé. Il a dû recevoir une décharge électrique, comme s’il avait pris un coup de taser dans le cul. — Désactive-le, ordonne le commandant. — Ça n’a rien à voir avec moi. Il hésite. Je demande : — Je peux voir Luc ? Ou on reste ici ? — Appelle-le « général Luc ». Ou « le Loup ». — Ouais. C’est lui. Un deuxième soldat tombe en se convulsant. Je ne sais pas si le SIG s’amuse, ou si c’est plus utile que ça. Ce n’est pas le moment de le lui demander. — On va les laisser s’occuper, dis-je. Chapitre 51 — Aptitude refuse ? Derrière son bureau, le général Luc me regarde, furieux. — C’est sa réponse ? Elle refuse ? J’opine, les yeux dans les yeux. Je ne veux pas qu’il ait de doute. — Vous lui avez proposé la vie sauve pour le colonel Vijay ? — Oui mon général. — Et elle a refusé ? — C’est vous qu’elle a refusé, mon général. Certains prix sont trop élevés. Il se mord les lèvres. Ses dents jaunes luisent comme de vieux os. Puis il tourne sa colère contre la fenêtre – mais je doute qu’il voie grand-chose par la vitre. Le général Luc tremble de rage, il serre les poings et écrase un objet imaginaire sous sa botte. Moi, sans doute. Un bourdonnement d’intercom le fait sursauter. — Quoi ? éructe-t-il. Un officier s’excuse de le déranger. Je n’entends pas ce qu’il dit, mais c’est évident, à voir l’agacement du Loup. Indigo Jaxx ne montrerait jamais une colère pareille. Le général Jaxx pouvait être furieux, froid, sans scrupule ni pitié. Mais les tremblements de rage, il les aurait considérés comme indignes de lui. — Non, grogne le général Luc. Débrouillez-vous, ça m’est égal. Rapportez-moi cette saloperie de pistolet. L’aide de camp du Loup me remet à un capitaine, qui me remet à un lieutenant, qui fait venir un sergent que je n’ai jamais vu. Rien de tout cela n’améliore mon humeur. Le temps d’arriver à destination, je cherche un prétexte pour cogner quelqu’un. En général, je n’ai pas besoin de prétexte. Mais là, il y a le serment idiot de notre colonel. — Entrez là, dit le sergent. — C’est « mon lieutenant ». Il me regarde : — Bon séjour, mon lieutenant. Allongé sur son matelas, le colonel Vijay lève les yeux vers moi. Je suis abasourdi du changement. Son visage, qui a toujours été mince, est émacié. Il a des cernes noirs sous les yeux. Et sa peau est aussi pâle que ses poils de barbe blonde. — Mon lieutenant ! dit Neen. Le colonel se force à se lever. — Qu’est-ce qu’elle a dit ? Il m’attrape par la veste, essaie de ne plus trembler. Mais il est aussi fatigué qu’un ressort de mauvais pistolet. S’il ne s’accrochait pas à moi, il tomberait. — Elle a refusé, mon colonel. — C’est la vérité ? — Oui mon colonel. Le colonel Vijay pousse un énorme soupir de soulagement. Il lâche le revers de ma veste – et Neen le rattrape avant que Vijay se fracasse le crâne par terre. Iona prend le gilet pare-balles que lui tend Shil, en fait un oreiller pour Vijay et lui essuie le front. Rachel croise mon regard puis revient à la meurtrière, reprenant ses exercices de sniper, marmonnant des angles et des distances. — Dites-moi qu’ils ne l’ont pas torturé… — On est au pain et à l’eau, dit Neen. Le colonel partage avec nous. — Il partage ? — Il nous donne sa part. — Et vous l’avez mangée ? — Les ordres, Sven, dit le colonel Vijay. Les ordres. Il a raison, bien sûr. S’il dit aux Aux’de manger sa part et qu’ils refusent, ils désobéissent à un ordre direct et c’est passible de la peine capitale. On le sait tous les deux. — Inutile de la gâcher, dit Vijay. — Mon lieutenant, dit Rachel, ça pourrait vous intéresser. L’instant d’après, j’entends un objet métallique tomber dans la cour. — Sergent… Je fais signe à Neen de m’accompagner à la meurtrière. Rachel s’écarte. Des sapeurs empilent des échafaudages dans un coin. Une autre équipe décharge des planches d’un transpalette. Le sergent Toro supervise l’ensemble. Il fait signe à un type équipé d’une tronçonneuse, qui commence à tailler le bois en longueur. — Je suis parti deux jours. Vous me dites ce qui s’est passé ? — Le colonel n’a pas voulu dormir, ni manger, ni même boire. Tout ce qu’il a fait, c’est attendre votre retour. Quel petit con. Les barreaux sont vieux, mais solides. Les charnières de la porte sont cachées, et la serrure a l’air neuve. Je donne un coup de bras d’acier contre. Rien ne bouge. Je cogne encore, ça fait venir de la poussière, un capitaine, un sergent et un caporal. Ils discutent entre eux. — Arrêtez ça, dit le capitaine. Avec ses cheveux bouclés, son air suffisant et sa prestance, j’ai envie de lui refaire le portrait. Il porte une peau de loup à l’épaule, et une rangée de rubans métalliques lui décore la poitrine. Il y en a sans doute trois pour port élégant de la peau de loup. — Ou sinon quoi ? Là-dessus, je fais trembler la porte d’un troisième coup. — Lieutenant, dit le jeune officier, je vous avertis… — Je veux à manger. Pour de bon. De la viande, du pain, de la bière. (Je jette un œil par-dessus mon épaule.) Et des fruits… Shil mange toujours des fruits. — Et tout de suite. — Impossible, dit le capitaine. — Si. Le capitaine commet l’erreur de s’approcher. Il a sans doute l’intention de faire une bêtise, du genre me pointer du doigt en m’ordonnant d’être sage. Il ne dépasse pas le premier mot. Je glisse la main par les barreaux et je le saisis à la gorge. Après ça, il a du mal à parler. — Lâchez-le ! — Ça risque pas. Le sergent du Loup porte la main à son arme. En guise d’avertissement, je présente le capitaine aux barreaux – vite et sec. Je le refais pour le plaisir, et le sous-off décide de laisser son flingue tranquille. Le sang sur la figure de son officier l’aide sans doute. Ou alors, c’est la lueur métallique de mes doigts autour de sa gorge. — Sven… C’est Vijay, évidemment. — Qu’est-ce qu’il y a, mon colonel ? — J’ai donné ma parole. — Ce qui signifie, mon colonel ? Il va dire que je sais bien ce que ça signifie. Soudain, il lui vient à l’idée que je ne le sais pas. On avait pas des trucs comme la parole donnée dans la Légion, et je ne suis pas Faucheur depuis assez longtemps pour en comprendre toutes les finesses. — Cela signifie que nous n’essayons pas de nous évader. — Et en échange, mon colonel ? — Ils nous traitent avec respect. — Vous voyez ? dis-je en repoussant le capitaine. Le respect. Ça veut dire que vous nous nourrissez correctement… — Lieutenant Sven Tveskœg ? L’officier qui me pose la question se présente : commandant Whipple. Il est suivi par un aide de camp et quelques personnes de la cantine. Il frappe à la porte, ce qui me met de bonne humeur. — Je vous en prie…, l’invite le colonel Vijay. On nous sert à manger. Apparemment, le capitaine Fowler est allé voir le Loup avec sa mâchoire brisée, et le général Luc a décidé de nous nourrir, finalement. Le capitaine, lui, est sous le coup d’une sanction pour inutilité générale. Le commandant Whipple salue le colonel Vijay. Il s’arrête juste avant de sortir. — Hekati, dit-il. Est-il vrai que vous lui avez parlé ? Son visage est impassible, mais je vois une lueur dans son regard. Quelque chose me pousse à répondre. Mais c’est pour lui et pas pour moi. — Oui, dis-je, tout à fait à la fin. — Elle s’est tuée ? — En emportant un vaisseau amiral des Exaltés avec elle. J’avais l’impression de voir un dieu taper des mains. Le commandant joue avec un médaillon à son cou. — On dit aussi… (Il hésite.) Que vous avez mangé de la chair humaine, une fois. Une femme… Je lui suis reconnaissant pour la nourriture, mais ce n’est pas le genre de conversation dont j’ai envie. — Oh, vous savez ce qu’on raconte. J’aime les femmes comme tous les hommes, mais je ne pourrais pas en manger une entière… Il me regarde, étonné. — Mais si je devais, je saurais par où commencer. Le commandant ricane malgré lui. — Une ordonnance viendra chercher vos plateaux, me dit-il. Puis il s’en va, dans un claquement de bottes sur l’escalier de pierre. Son aide de camp a laissé notre porte déverrouillée. Je me demande si c’est exprès. Oui, probablement. Je demande à Vijay : — Un piège ? — Ou un signe de confiance, peut-être. Tarés, tous autant qu’ils sont. Seulement, je suis en train de comprendre autre chose. Ce commandant de la Brigade du Loup a plus en commun avec le colonel Vijay qu’ils n’en ont avec un civil. Peu importe qu’on les déteste, ou que nos soldats cassent la gueule aux leurs dans tous les bars, ou l’inverse. Du coup, je me demande si un officier du Poing d’Argent a plus en commun avec nous que nous avec nos propres civils. C’est une question de trop. Neen arrache un bout de poulet et en donne la moitié à Iona. Celle-ci termine sa part en deux bouchées, sous l’œil de Shil qui est parfois bizarre avec la nourriture. Quant à Rachel, elle prend une poignée d’amandes salées et retourne à la meurtrière. Elle étudie les distances. En fait, elle observe un type qui assemble des morceaux d’échafaudage. — Vous savez pour quoi c’est, mon lieutenant ? — Non, je mens. Rachel retourne à ses observations. — Certainement, me répond Vijay quand je lui demande si je peux lui dire un mot. C’est l’une de ses expressions, mais je commence à l’adopter moi aussi. Il me fait de la place, m’offre une assiette de poulet. — J’ai déjà mangé, mon colonel. — C’est à propos de Shil. Je le regarde, étonné : — Pourquoi je vous parlerais de Shil, mon colonel ? — J’aurais cru… Vijay se tourne vers Shil, assise dans un coin. Elle a les yeux sombres, et un air ravagé que je ne lui ai pas vu depuis le siège d’Ilseville. Elle nous regarde avec une fureur à peine contrôlée. — Vous êtes conscient qu’elle vous aime ? dit le colonel. — Quoi ? Enfin, on a baisé contre un mur, et parlé deux fois après. Pour moi, c’était une trêve, elle arrêtait de ronchonner. Si Shil voit les choses différemment, c’est son problème – pas le mien. Je n’ai pas besoin de problèmes supplémentaires. J’en ai eu assez, après tout ce qui s’est passé à Farlight. — Vous êtes sérieux, mon colonel ? — Oui, Sven. Je pousse un soupir de soufflet de forge. Ah double merde… Elle est maligne à ce point-là ? La réponse est « oui ». C’est sans doute la plus maligne du groupe, maintenant que Haze est parti faire l’important ailleurs. Mais je ne crois pas que ce soit un plan. Ou peut-être que je me refuse à le croire. — D’accord, dis-je. Elle gagne. Il faudra que je la vire, après tout. — Vous êtes sérieux, n’est-ce pas ? — J’en ai peur, mon colonel. Une ordonnance vient récupérer nos plateaux. Neen empile ce qui reste des fruits et les pose près du mur. L’autre ne dit rien. On nous donne un seau propre pour les latrines et un drap pour le matelas de Vijay, même si une couverture serait plus utile. Une idée me vient. — Pourquoi n’êtes-vous pas dans une meilleure cellule ? Vijay hausse les épaules. J’insiste : — Mon colonel, sur la route, vous étiez avec la Brigade du Loup. Hébergement et nourriture convenables. — J’ai demandé à être avec les Aux’. — Pourquoi ? — Pour me tenir compagnie. (Le colonel sourit.) Vous vous occuperez d’eux ? Si c’est possible ? — Mon colonel… — Nous savons tous les deux ce qu’ils sont en train de construire, Sven. — Un échafaud. Ils vont vous pendre. — Me décapiter, corrige Vijay. J’ai ce droit. — D’être décapité ? J’ai parlé trop fort. Je ne sais pas ce que les autres ont entendu, mais ils baissent aussitôt les yeux en voyant mon expression. — Le général Luc avait l’intention de m’abattre, dit calmement le colonel. D’une balle dans la tête, évidemment. Il ne voulait pas détruire mon cœur. Mais j’ai insisté pour que ce soit l’épée. Et j’ai exigé qu’il manie la lame lui-même. — Vous avez ce droit ? Le colonel Vijay sourit. On dirait presque un ange. Chapitre 52 La nuit recule dans le martèlement des bottes et le grincement des crémaillères : les sapeurs s’affairent à construire l’échafaud où mourra le colonel Vijay au matin. Nous entendons les tronçonneuses, puis le claquement sec d’un pistolet à clous, qui ressemble à celui d’une arme légère. Cela me fait chaud au cœur – et ça empêche tous les autres de dormir. Sauf le colonel Vijay, qui dort roulé en boule, un bras plié sous la tête, l’autre autour des genoux. Il semble trop jeune pour porter le poids de la haine du général Luc contre Indigo Jaxx – avec ce désir tordu de revanche qui lui fait désirer Aptitude parce qu’il n’a pas pu avoir Debro. Je chuchote ça à Shil et elle me regarde, stupéfaite. Nos yeux brillent à la lueur de la meurtrière. Je ne sais pas ce qu’elle voit, mais elle m’embrasse doucement sur la joue, tandis que les autres font semblant de ne rien voir. — Dites-le, mon lieutenant. — Ton souhait est accompli. — Pardon ? — Tu quitteras les Aux’. Dès que ce sera terminé. C’est censé la rendre heureuse. Pas lui faire passer le reste de la nuit en larmes, recroquevillée à l’autre bout de la pièce. Le pistolet à clous se tait. L’échafaud du colonel Vijay est assemblé, les planches forment le sol. Une balustrade court sur trois côtés. C’est ouvert à l’avant. Comme ça, l’exécution est plus facile à voir. Il y a une seconde plate-forme devant la première. Plus longue et plus basse, avec des bancs de bois récents autour de deux fauteuils décorés. Je me demandais ce qui occupait tant le tireur de clous. Est-ce que j’ai un plan ? J’en ai plusieurs. Malheureusement, je ne sais pas lequel est le bon. Cela dit, le jeu stratégique de Leona s’incruste dans ma tête. Et son étrange clé argentée pèse lourd à mon cou, à côté des plaques d’identification et de l’effaceur de planète. Le jeu stratégique. Qu’est-ce qu’une clé ouvre, d’habitude ? Je pense que j’ai appris trop tard à jouer aux échecs. Rachel vient me rejoindre à la meurtrière. Son visage durcit en voyant l’échafaud. — Oui. Il aura un public. — Salauds. On se tourne tous les deux vers le colonel Vijay. Il est encore endormi comme un bébé à la lumière de l’aube. Je me demande d’ailleurs s’il dort vraiment, ou s’il fait semblant par délicatesse. Il en serait bien capable. Quelques minutes plus tard, il s’étire et bâille. — Petit déjeuner, mon colonel ? demande Iona. Il prend la figue qu’elle lui tend et la pèle avec soin, enlevant un bout de peau après l’autre avec l’ongle. Je ne savais même pas que des gens pelaient les figues. Ce n’est qu’après avoir mangé, et essuyé ses doigts, que Vijay se lève et va à la fenêtre. — Intéressant…, dit-il. — Mon colonel ? — Ces sièges… Avant que le colonel explique pourquoi, un aide de camp frappe à la porte. C’est un gamin, les épaules à peine assez larges pour la peau de loup que portent les officiers du général Luc. Il a des talonnettes aux bottes, comme si quelques centimètres en plus faisaient une différence. — Si je peux me permettre… Le colonel Vijay se tourne vers lui. — Je voulais dire : votre lieutenant, mon colonel. Je traverse la base sous le regard des soldats du Loup. Certains croisent mon regard, d’autres détournent les yeux. Quelques-uns me dévisagent. Un vieux lieutenant dans un uniforme aux manchettes fatiguées me salue de la tête, comme s’il me reconnaissait. Ou alors, il reconnaît simplement mon genre. Lui, c’est moi dans vingt ans. Si j’ai la chance de vivre aussi longtemps. Je lui rends son salut. Un ancien sergent. Sorti du rang. Ni riche ni bien né, mais bon au combat ; on lui a pardonné sa veste sale, ses cheveux mal coupés et sa moustache grisonnante, grâce aux batailles livrées et aux victoires remportées. Lui connaît sans doute la réponse à la question qui m’occupe l’esprit. Je lui demande : — Parole ? Il s’arrête. L’aide de camp continue puis s’arrête aussi. Il jette un œil au vieux lieutenant et ne bouge plus. — Vous m’avez parlé ? Sa voix est rude, son accent aussi rugueux que le mien. On parle la langue commune : c’est ce qu’utilisent les gens sur Farlight. Quelque chose me dit que ce n’est pas non plus sa langue natale. — Comment ça marche ? La parole ? — En général ? — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Vous ne savez pas ? Le lieutenant réfléchit. Il semble approuver mon ignorance. — Un officier donne à un autre sa parole de ne pas se battre ou essayer de s’enfuir. En échange, cet officier est traité en invité, et non en prisonnier. — Invité à dîner ? Les portes ouvertes ? — Oui. — C’est tout ? — Oui. L’aide de camp commence à s’inquiéter. Celui qui l’a envoyé doit être d’un grade supérieur au vieux lieutenant. L’aide de camp commence même à s’agiter. Je pose la seule question importante : — Quand est-ce que ça prend fin ? Le lieutenant sourit : — Quand vous reprenez votre parole. — Et si je ne l’ai pas donnée moi-même ? — C’est votre colonel ? Il est courant pour nous, évidemment. Tout le monde doit l’être, dans la tanière du Loup. Même ceux qui n’ont pas fait le voyage de Farlight avec nous. — Mon lieutenant…, dit l’aide de camp d’une voix anxieuse. — Attendez, ordonne l’autre. L’aide de camp obéit. — C’est une question intéressante. (J’ai de nouveau son attention.) Jusqu’à sa mort, sans doute. Après ? Garder sa parole serait une marque de respect. — Mais personnellement ? Il hausse les épaules, s’apprête à partir puis : — Personnellement, on sait tous les deux que c’est de la connerie en barre. Ça prend fin quand on le décide. — Ouais. C’est ce que je pensais. Il me rend mon salut avec un sourire. Nous montons un étage, nos bottes tintant dans l’escalier. Des officiers plus gradés que moi s’écartent. La tête que je fais, probablement, ou alors la précipitation de l’aide de camp, qui me mène dans un couloir puis vers un nouvel escalier. Il fait partie de l’état-major du général, ça c’est sûr. Ceux qui ne me regardent pas murmurent sur notre passage. Nous nous trouvons dans un long couloir. D’immenses portraits de généraux de la Brigade se suivent sur les murs, avec des cadres dorés et des plaques de cuivre pour indiquer le nom et les dates. Elles correspondent au règne d’Octo V, le glorieux, victorieux et indisputé. Qu’est-ce qui est indisputé ? La peau de loup apparaît cinq généraux plus tôt ; la veste grise à parements de cuir, c’est encore trois généraux avant. Les deux premiers commandants de la Brigade ne portent pas d’uniforme. L’aide de camp s’arrête. Il hésite, trop nerveux pour me dire de presser le pas. Je tapote le dernier portrait. Il ouvre la bouche pour protester. C’est un tableau grandeur nature, une surface plate et brillante, comme un écran d’informations ou un holocube bloqué. L’homme représenté porte une tenue encombrante, comme celle d’Octo V sur la statue d’Emsworth. Il a même le gros casque transparent de l’empereur. Ce qu’il n’a pas, c’est le vaisseau d’Octo V. — Qu’est-ce que c’est ? — L’atterrissage du Loup. — Non. La forme bizarre, derrière… — Un hexagramme, mon lieutenant. C’est la même forme que la clé de Leona. Vous voyez ? Je savais que c’était le genre d’aide de camp à connaître des trucs de ce genre. — En fait, mon lieutenant, c’est probablement un hexatope. — Un quoi ? — Ce qui redirige la réalité sur six dimensions. (Il rougit.) Enfin, c’est ce qu’on nous apprend à l’École militaire. — Et l’homme à côté de lui ? — Le commandant Loup, murmure l’aide de camp, comme s’il parlait d’un saint. — Le commandant ? — Avant de devenir général. — Il est passé de commandant à général ? Une sacrée promotion. L’aide de camp me dévisage pour voir si je me moque de lui. Il n’ose pas me dire d’accélérer, mais il veut tout de même défendre la réputation du commandant Loup – mort depuis sept cents ans, ou six cents ou cinq cents, peu importe. — Je suis sérieux, dis-je au gamin. C’est impressionnant. Il hoche la tête, du genre « c’est naturel ». Nous passons devant une porte qui, dans mon souvenir, mène au bureau du général Luc, puis montons encore un escalier. Je vois la lumière du jour en haut. Un énorme H est peint sur le palier. J’avais raison, la tour ronde sert aussi d’héliport. — Mon colonel, annonce l’aide de camp, j’ai le lieutenant Tveskœg avec moi. Le colonel Nswor s’assure que j’ai bien noté son mécontentement, puis il se remet à scruter l’horizon. L’héliport possède un système de DCA intégré, mais il y a aussi un soldat avec une mitrailleuse à bande sur le parapet, face à la cour. Derrière lui, un caporal installe un lance-roquettes, avec des contrôles manuels. Le recul est censé être amorti par des vérins hydrauliques pour empêcher le lance-roquettes de glisser, mais à voir comment le caporal vérifie tout le câblage, ça ne doit pas marcher tout le temps. L’arme possède quatre canons, comme un pis de chèvre, reliés à un seul chargeur contenant huit roquettes. Une dizaine de chargeurs sont posés sur un chariot. Le lance-roquettes est tourné vers l’extérieur, ce qui est intéressant, mais pas autant que l’apparition d’autres lance-roquettes. — Mon colonel…, dit le commandant Whipple en tendant ses jumelles à Nswor. Le colonel scrute l’horizon – et repère ce qu’il cherchait. Tous les autres, eux, attendent que l’hélicoptère arrive en vue. Gris et effilé, il vole tellement bas qu’il soulève de la poussière. Il est plus gros qu’il en avait l’air. Le bourdonnement paresseux du rotor indique qu’il n’utilise sans doute pas toute sa puissance. Il y a un canon de chaque côté du nez, et la vitre étroite de l’habitacle est teintée du même gris que le reste de l’appareil. — L’hélicoptère personnel du général, chuchote l’aide de camp. J’aurais pu m’en douter. Seulement, le général Luc n’est pas à bord, parce qu’il est en bas, occupé à inspecter le travail de ses ingénieurs. Ayant grimpé sur une plate-forme, il s’assoit sur l’un des fauteuils. Puis il se lève et fait un signe au sergent Toro. Apparemment, la vue lui convient parfaitement. — Préparez-vous à recevoir nos invités, ordonne le colonel. Un sous-off crie un ordre et la garde d’honneur se met en position. L’hélicoptère s’incline et commence une approche en spirale, suivant la route entre les portes d’acier. Il rase la roche. Impossible de dire si les pilotes sont humains ou IA, mais ils n’en sont visiblement pas à leur coup d’essai. Peut-être que ce plan de vol est une tradition. Comme la plupart des trucs inutiles. Un lance-roquettes se met à suivre l’hélico. Donc il y a peut-être une logique dans ce mouvement d’approche. Comme une danse de mouches : si tu te trompes, tu te fais manger. « Présentez armes… » La membrane du cockpit se relève, des dalles de chitine glissent au moment où l’appareil se pose. La première personne à en sortir est Debro, la deuxième, sa fille. Derrière elle, un garde tient un fusil à impulsion. — Sven, dit Debro. Nous nous envoyons un baiser. Puis Debro m’étreint. — Pourquoi le général Luc n’est-il pas là ? siff le-t-elle. Il a sûrement la politesse de rencontrer sa future épouse ? — Il est occupé à inspecter l’échafaud. Il lui faut quelques secondes pour comprendre mes paroles. J’ai déjà vu Debro en colère, et je l’ai déjà vu outrée. Je l’ai vue nue comme un ver, debout dans un silence glacial, tandis qu’un garde la fouillait intimement. La seule émotion qu’elle montrait alors, c’était de frissonner sous le vent glacial qui soufflait dans notre couloir souterrain. Je ne pensais pas que Debro pouvait être choquée. — Pour qui ? — Seulement pour Vijay. — Et un autre pour le public. — Comment peut-il ? siffle Debro. Alors qu’Aptitude a dit « oui ». Elle jette un œil à sa fille, qui porte une robe blanche toute simple avec des tresses compliquées. Aptitude lutte contre les larmes, et elle va perdre. Derrière moi, le colonel Nswor et ses hommes restent au garde-à-vous. Seul le servant de la mitrailleuse a la franchise de les reluquer. — Vijay a refusé l’offre d’Aptitude. — Quoi ? fait Debro, atterrée. — Il lui refuse le droit de se sacrifier. Debro ne met pas en doute cette affirmation. En fait, elle l’accepte sans poser de question, et enlace Aptitude. Mère et fille sont côte à côte, puis front contre front. En les voyant comme ça, j’ai envie de tuer quelqu’un. Leur garde doit le voir sur ma figure : il serre son fusil. On se fixe du regard pendant une seconde, le temps que je me souvienne de lui pour plus tard. Puis il passe à côté de moi et va se présenter au colonel Nswor. — Au rapport avec vos prisonniers, mon colonel. — Des prisonniers ? L’officier du Loup renverse le garde d’un soufflet. — Ce sont nos hôtes, dit-il, furieux. Sept cents paires de bottes piétinent la poussière de la cour. La brigade tout entière se met au garde-à-vous. Leur adjudant-chef salue un capitaine, qui effectue un demi-tour droite et va se planter devant le colonel Nswor. L’adjudant-chef salue le colonel, qui se tourne vers le général Luc et salue le général Luc. Celui-ci lui rend le salut d’un geste rapide et élégant. Si ce n’étaient pas des ennemis, je serais impressionné. Pas un mot n’est échangé entre le Loup et ses hôtes. Son salut, bref, ne reçoit qu’un infime signe de tête en guise de réponse. — S’il vous plaît, dame Aptitude, dit le petit aide de camp en lui offrant le bras pour l’aider à gravir les marches. Elle l’ignore complètement, luttant toujours contre les larmes. Tout le monde attend qu’Aptitude réagisse, même Debro, qui avance. Je suis déjà là. Aptitude me prend la main. J’aide ensuite Debro à monter, puis je recule pour laisser passer le colonel Nswor, suivi du commandant Whipple – mais le commandant observe le ciel. Yeux gris sombre, visage dur, et comme une expression de regret. Il est impressionné par Aptitude, ce qui ne m’étonne pas parce que je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un qui ne le soit pas. Et il est impressionné par Debro, parce que c’est le sénateur Debro Tezuka Wildeside, et qu’elle impressionne tout le monde. Il est même impressionné par nous – les Aux’. Mais il veut que ça se termine. Le général Luc regarde dans la même direction que Whipple, et soudain j’ai la réponse. Ils attendent une attaque. C’est pour ça qu’il y a tous ces mortiers, ces roquettes, ces mitrailleuses. Le général Luc s’arrache à la contemplation du ciel et dit à Toro : — Le ménage, d’abord. On s’occupera des Thomassi ensuite. Chapitre 53 Le colonel Vijay entre seul dans la cour. S’il a vu Aptitude, il ne le montre pas. Il doit l’avoir vue : difficile de ne pas voir une fille en sanglots dans sa robe blanche. Debro est assise à côté d’elle, sa main légèrement posée sur celle d’Aptitude. — Des dernières paroles ? demande le général Luc. Le colonel Vijay fait « non » de la tête. — Aucune, vraiment ? Pas de pitié à implorer, de supplique mémorable, de mots doux pour une ex-bien-aimée ? Le Loup regarde Aptitude, assise telle une statue de pierre. Sauf qu’aucune statue n’a jamais pleuré, quoi qu’en disent les imbéciles et les bonnes femmes. Le colonel Vijay s’apprête à répondre. Puis il change d’avis. Son regard, posé sur Luc, glisse vers le ciel. Nous entendons la même chose que lui : un bourdonnement lointain, comme des guêpes mécaniques. — Trop tard pour vous sauver, dit le Loup. D’ailleurs, ils ne s’en soucieraient pas. (Il hausse les épaules.) Vous devriez me remercier de vous épargner une mascarade de procès. Il fait un geste à Toro, qui sort d’une arche en portant une épée aussi grande que lui. Une arme à deux mains, avec une lourde garde. Elle pèse tellement qu’il penche. Aptitude gémit. Mais Debro observe le ciel. Celui-ci est à présent parsemé de centaines de petites taches noires qui s’approchent. D’autres suivent. — Votre dernière chance, dit le Loup. — Pour quoi ? demande Vijay. Ce sont les premiers mots qu’il prononce depuis qu’il est sorti de sous cette arche. Des mots calmes, presque raisonnables. Il sait bien qu’Aptitude est là. — De supplier, dit le Loup. Vous voulez sûrement la vie sauve ? — Pas à n’importe quel prix. Debro effleure Aptitude, qui arrête de pleurer. Ses sanglots étouffés sont encore pires, on dirait un enfant se noyant dans le malheur. Seulement, Aptitude n’est pas un enfant, c’est une pièce maîtresse dans une partie tellement confuse que la seule personne qui la comprenait est morte. Gagne du terrain, et garde-le. Continue à gagner du terrain jusqu’à ne plus en pouvoir. Meurs plutôt que de te le faire reprendre. Rien de difficile à comprendre dans ces règles. À douze ans, je les comprenais parfaitement. Tous les Aux’les comprennent, à présent. J’ai juste du mal à les appliquer aux circonstances actuelles. — Des hélicos de combat Steiner 3, murmure le commandant Whipple. Je ne sais pas si c’est à moi ou au colonel qu’il parle – ou à lui-même. Mêlés aux hélicos, j’aperçois des planeurs. Pire encore, ils lâchent des boules blanches, comme des gouttes de lait. Chacune est un parachute. Derrière les murailles, un lance-roquettes ouvre le feu et se tait tout aussi vite. Le Loup refuse de laisser l’extérieur gêner l’intérieur. — Si vous voulez passer en premier, mon colonel… Vijay monte les marches. Il s’écarte pour laisser la place au général Luc. Le sergent Toro les suit ; il trébuche sous le poids de l’épée et le colonel Vijay l’aide à reprendre l’équilibre. Le commandant Whipple pousse un grognement appréciateur. Dans ma poche, j’ai l’effaceur de planète. Le couvercle est levé, la goupille déjà dévissée. Tout ce que j’ai à faire, c’est pousser le bouton et ce sera fini. Tout le monde est mort. Mais ce n’est pas du jeu stratégique – donc il doit y avoir une meilleure réponse. Un vent tiède souffle au visage du colonel Vijay, agitant sa chemise blanche. Celle-ci est propre, les cheveux du colonel sont encore humides et il a eu la permission de se raser. Seuls les cernes autour de ses yeux indiquent qu’il a fait semblant de dormir, la nuit dernière. — Quand vous voulez, dit-il. Le Loup grimace. Sous nos yeux, il vérifie l’équilibre de l’épée. Puis, solidement planté, il tire la lame en arrière pour détacher la tête de Vijay. — Prêt à mourir ? Le colonel Vijay sourit : — Je suis un Jaxx, dit-il. Et officier des Faucheurs. Que croyezvous ? Le général Luc soupire : — Je crois que vous êtes un petit con. Et aussi dingue que votre père. Qu’est-ce que je crois ? (Il abaisse l’épée.) Je crois que ce monde part à vau-l’eau, et que vous vous méritez, tous les deux. Voilà le jeu stratégique. Après ça, tout va très vite. — Je vous libère de votre parole, dit le Loup au colonel Vijay. Vous pouvez tenter votre chance ici, ou essayer de passer leurs lignes. Il lui montre les parachutes qui descendent, puis se tourne vers Aptitude : — Je renonce à prendre sa vie. Vous aussi, vous pouvez rester ici, ou partir… — Elle reste. Ils restent tous les deux. Ils se tournent vers moi tous les trois. Bien sûr. Il y a une guerre ici, et je ne vais pas perdre mes pièces maîtresses à ce stade. Le général Luc s’apprête à descendre, mais je lui barre le chemin. — Sven, dit le colonel Vijay. Non. — Je veux récupérer mon SIG. Le Loup montre ses dents jaunes. C’est une espèce de sourire. Il me dit que c’est une merde illégale, qui convient parfaitement à une racaille de mon espèce. Puis il ordonne au sergent Toro de libérer les Aux’et de nous rendre nos armes. — Autre chose ? me demande-t-il. — Oui mon général. Il faut qu’on parle. Il me montre les hommes qui filent se mettre en position : — Ça peut attendre. Chapitre 54 Au moment où Aptitude passe devant moi, je l’attrape. Elle se débat – puis comprend qui c’est et s’arrête, étonnée. Je me penche sur elle : — Écoute. J’ai dit à Vijay que tu avais refusé la proposition du général Luc. (Elle pousse un petit cri.) C’est ce qu’il attendait. Il était fier de toi. — Donc, il n’a pas refusé de me laisser épouser… Et merde. Je n’avais pas pensé à ça du tout. Aptitude regarde par-dessus mon épaule. Je sais qui est là. Le général Luc lance une rafale d’ordres : les servants aux mitrailleuses, charger les fusils à impulsion, installer les mortiers, sortir d’autres missiles antiaériens de l’armurerie… mais pendant tout ce temps, il regarde Aptitude étreindre le colonel Vijay. Dis que tu as refusé la proposition de Luc. Je répète deux fois ma phrase en silence avant que Vijay comprenne. Le colonel me fait un petit signe de tête. Il caresse les cheveux d’Aptitude en lui murmurant ce que les hommes ne devraient dire aux femmes que dans l’obscurité d’une chambre close, la nuit. Sauf que ça n’a pas d’importance – et, étonnamment, il me faut la Brigade du Loup pour le voir. Vijay Jaxx et Aptitude Wildeside. Ça va être un combat long et dur, et un bon mythe vaut dix bataillons. Une bonne prophétie, dix fois plus. Si on croit que la chance, cette putain, est de notre côté, la prochaine bataille est déjà à moitié gagnée. Ou alors, on mourra. Le choix appartient au général Luc. C’est juste qu’il ne le sait pas encore. — Mon lieutenant, dit Neen, ils ont des chars. — Mais putain, comment… ? — Arrimés sous des hélicos à triple rotor, avec l’équipage dedans. Shil se tient derrière lui. Elle regarde Aptitude. Rachel, elle, n’a d’yeux que pour son fusil. Elle caresse sa crosse des doigts, comme si elle voulait coucher avec. Ajac est réactif mais pas concentré, et Iona a tout simplement peur. Je me tourne vers elle : — Va recoudre des gens. Elle disparaît. — Rachel. Monte sur le chemin de ronde. Tue les officiers d’abord. Elle n’a pas besoin que je le lui dise, mais ça me fait chaud au cœur chaque fois. Neen s’occupera de Debro. — Fais attention à elle. Il me salue et sort un petit automatique de sa poche. — Madame. Est-ce que vous savez comment cela s’utilise ? Debro prend le Colt, ôte la sécurité, introduit une cartouche dans le canon et remet la sécurité. Puis elle fourre l’arme dans sa ceinture. Elle aurait dû sortir le chargeur et compter les cartouches, mais ça reste impressionnant. En tout cas, elle a impressionné Neen. — Je suis désolée, dit-elle. Je n’ai pas saisi votre nom ? — Neen, sergent Neen. Et voici ma sœur Shil. — Sénateur Wildeside…, dit Shil. — Debro, s’il vous plaît. C’est une étrange rencontre, ces deux troufions ex-miliciens avec la chef d’une des plus grandes familles de marchands sur Farlight – mais pas plus étrange que ma première rencontre avec Debro dans une navette prison. Nous vivons dans une étrange galaxie, qui devient chaque jour un peu plus étrange. Neen conduit Debro vers une arche. Il demande quelque chose à un lieutenant du Loup qui regarde Debro d’un air étonné, puis hausse les épaules et leur montre le chemin de ronde. Quand je les revois, Debro a ajouté à sa collection d’armes un fusil à impulsion, et Neen lui montre comment fonctionne le levier de préchargement. — La mère qu’il n’a jamais eue, dit amèrement Shil. — Je croyais que c’était toi ? Des larmes brillent dans ses yeux. Je la tiens par les épaules jusqu’à ce qu’elle s’arrête de pleurer. Trois sanglots, deux respirations, et elle me repousse d’un geste colérique. — Et toi, tu me fais encore gerber, lâche-t-elle. — « Tu me fais encore gerber, mon lieutenant. » Je prends le SIG au sergent Toro, qui écarquille les yeux en entendant son ronronnement obscène dans ma main. — Ne fais pas attention à lui, dis-je à Toro. — Ce n’est pas gentil, susurre le SIG. Il passe en revue ce qu’il y a derrière les murailles, et brûle un tiers de sa batterie en calculant nos chances. — D’autant plus, ajoute-t-il, que tu auras besoin de moi pour sauver vos vies, tout à l’heure. — C’est grave à ce point ? — J’ai connu pire. — Et qu’est-ce qui s’est passé ? demande Aptitude au SIG. — J’ai survécu, dit gaiement l’arme. Mais pas ton grand-père. Le sergent Toro dit au colonel que le général Luc est sur son héliport, puis il s’apprête à dire un truc – et lâche enfin : — Vous verrez que d’autres tâches le réclament, mon colonel… Debout au milieu de l’héliport, les mains sur les hanches, le général Luc aboie des ordres entre deux inspections du ciel et de la vallée à la jumelle. Et entre deux ordres aboyés et deux inspections, il sourit. Le Loup était né pour ça. — Mon général, dis-je. — Je suis occupé. Il me regarde à peine. — Ça ne fera aucune différence. Il baisse ses jumelles : — Je ne vous croyais pas défaitiste. — Je ne vous croyais pas capable de sacrifier votre brigade. Il pose sur moi ses yeux gris gelés. J’ai l’impression de regarder un blizzard qui racle la couche de glace d’une planète prison. Je n’ai aucune idée de l’âge du général, ni de ce qu’il a vu. Je n’ai aucun doute que cet homme a mangé de la chair humaine. Moi aussi. Enfin, je crois qu’elle était humaine. Nous sommes séparés par la naissance. L’argent. Le grade, le pouvoir, les privilèges… Mais à cet instant, cela n’a aucune importance. Dans ce que nous faisons, nous sommes égaux. Il est en train de s’en rendre compte. — Mon général, où sont les bombardiers ? La première chose à faire contre une position défensive, c’est de lui bombarder la gueule. On brise la combativité des défenseurs. Si on ne nous bombarde pas, c’est pour une raison, et je sais laquelle. Leona me l’a dit, mais j’étais trop bête pour comprendre. — Pas de bombardiers, reconnaît le Loup. Je lui demande donc la permission de parler librement. — Rapidement, ce serait mieux. Nos roquettes ont détruit au maximum une demi-douzaine d’hélicos. Un pis de chèvre lâche un nouveau tir. Quatre missiles filent vers le ciel. Une explosion en détourne trois vers des leurres et le quatrième rate sa cible. Il effectue un second tour, mais est aveuglé par d’autres leurres. Si l’U/Libre n’a pas aidé les Thomassi en leur donnant ces systèmes de défense, alors ils ont une chance extraordinaire d’éviter nos missiles comme ça. Nous menons un combat perdu d’avance. La plupart des gros hélicos lâchent leur cargaison. Les premiers Éléphants nouveau modèle grimpent lentement la spirale. Je sens presque l’électricité des moteurs et le claquement des chenilles. — Sven, dit mon SIG, tu devrais… — À terre ! Aptitude ne réagit pas. Je la prends par le poignet et la tire au sol. Vijay nous suit. Je ne sais pas où sont Debro et Neen, mais celui-ci a intérêt à la protéger. Je crie : — Restez à terre ! Vijay lève la tête. — Mon colonel… L’un des hélicos de combat fonce en rugissant sur notre héliport, crachant des balles, trouant le bitume et coupant en deux un servant de mortier. Des tirs d’armes légères suivent au loin, détruisant la seule roquette qui menaçait l’appareil. — Merde, dit Aptitude. Autour de nous, c’est un chaos de sang, de types accroupis et de douilles de mitrailleuse, tirées par l’hélico. — Il va revenir, j’imagine, dit le SIG. — Mon général, dis-je à Luc, vous devez faire passer la porte au colonel Vijay. Le Loup se fige : — De quelle porte s’agit-il ? demande-t-il enfin. Il a parlé à voix tellement basse que je suis le seul à l’avoir entendu. Il étreint la crosse de son pistolet, et il a déjà ôté la sûreté. Vijay Jaxx s’agite derrière moi. Dans un cliquetis exagéré, le SIG change de chargeur. — Bien sûr, dis-je au général, il nous faudra une clé. Luc écarquille les yeux. Lentement, pour qu’il puisse surveiller mes gestes, je défais le col de ma chemise et sors mes plaques d’identification. — Où avez-vous eu ça ? — D’une amie. Le général ricane : — D’autres surprises ? La bataille fait rage au-dessus de nous. On a l’impression que la Brigade du Loup utilise tout son stock de missiles – mais parfois, c’est inutile d’économiser les munitions pour plus tard, et nous comprenons tous que c’est le cas en ce moment. Quoi qu’il en soit, bataille ou pas, je sors l’effaceur de planète de ma poche, le couvercle encore ouvert. — Oh merde, dit le général Luc. C’est la première fois que je l’entends jurer. — Sven, dit le colonel Vijay, et si vous désarmiez cela ? Obéissant, je referme le couvercle, remets l’anneau émaillé sous le bouton et range l’objet. — Vous comptiez reprendre votre parole, j’imagine ? me demande le Loup. — Oui. Il sourit. Seules trois personnes sur cette planète savent comment fonctionne un effaceur, et deux d’entre elles ont oublié. C’est ce que m’a dit Leona. Il utilise le même principe que le portail hex du général Luc et que les vaisseaux de l’U/Libre. Il replie l’espace pour que les choses existant sur un plan existent aussi sur un autre. Ou, dans le cas de mon effaceur, qu’elles cessent d’exister. — Je l’ai pris aux Exaltés, dis-je en réponse à sa question suivante. — Vous ne l’avez jamais signalé ? — Je l’ai gardé comme assurance-vie. Un résumé simplifié de ces derniers mois. — Mon général, dis-je encore, Paper Osamu ignore l’existence de cet engin. Donc, ce doit être le portail hex qui les empêche de nous bombarder la gueule. Une dizaine de questions se battent dans les airs. La première qui sort du général Luc est : — Qu’est-ce que Paper Osamu a à voir avec ça ? — Nous étions amants, mon général. Derrière moi, Shil se raidit. — Vous et l’ambassadeur U/Libre ? demande Luc, avec une incrédulité manifeste. — Elle a des goûts bizarres. — Visiblement… — Mon général, la plupart des U/Libres ignorent ce qui est en train de se passer, parce que ça n’a pas lieu officiellement. Et les quelques-uns qui sont réellement au courant, ils ont tout manigancé jusqu’à la dernière embrouille. — Vous ne les aimez pas, n’est-ce pas ? me demande le général. — Ils nous prennent pour des sauvages. D’accord, ils ont raison. En même temps, ils ont tort de faire ça – et ce ne sont pas les forces des Thomassi qui nous attaquent. — Ce sont des X39. Des appareils octoviens. — Oui, dis-je. Des avions octoviens transportant des troupes d’élite exaltées. Le général réfléchit – puis il secoue la tête furieusement. — Même Thomassi… même Thomassi ne ferait pas… — Vous croyez qu’on lui a donné le choix ? Pour la première fois depuis le début de notre discussion, le Loup me prête une attention absolue. Des missiles passent en hurlant au-dessus de nos têtes et les chars grondent dans les montagnes, tandis qu’une nuée de parachutes tombe des planeurs comme de la pisse. Rien de tout ça ne l’intéresse. — Pourquoi pas ? demande-t-il. — Parce que l’U/Libre trompera Thomassi comme elle a trompé Octo V. Elle a prévu de nous faire absorber par les Exarches, et rien de ce que vous ferez, Sebastian Thomassi, vous ou le colonel Vijay, ne pourra l’empêcher. Sauf si nous filons d’ici tout de suite. Le Loup refuse encore – avec moins de force, cette fois. Même s’il n’avait pas participé au plan – ou à l’attaque, simplement – il connaîtrait le plan de Thomassi pour abattre le général Jaxx. Bien sûr qu’il le connaîtrait, se répète-t-il. Si l’U/Libre était derrière tout ça, il serait forcément au courant… ? Le doute apparaît dans ses yeux gris. Il me demande : — Qui êtes-vous ? — Sven Tveskœg, lieutenant, Croix d’Obsidienne deuxième classe. Je le salue abruptement. Ça amuse le colonel Nswor et le commandant Whipple, qui rôdent dans les parages. Je reprends : — Récemment nommé aide de camp du successeur désigné par Octo V, Sa Majesté Impériale Vijay Jaxx, duc de Farlight et nouveau maître de l’Empire octovien. À quoi vous et votre brigade devez fidélité. — À qui, corrige Aptitude. Sa voix résonne, claire comme un carillon. Chapitre 55 Il faut presque deux heures pour activer le portail hex. Enfin, trente minutes pour l’activer, et une heure et quelques pour dégager le portail de là où il était depuis cinq cents ans. Derrière un tableau du commandant Loup, qui cache une porte murée. Derrière la porte, il y a une petite pièce pleine de gravats, puis une autre porte, bloquée elle aussi. Le commandant Loup, Leona Zabo et leur IA, Calinda, voulaient vraiment cacher ce portail. — Si vous mentez…, me dit le Loup avec un regard lourd de menaces. Je fais signe que je le comprends. Il sait bien que je n’ai pas menti. Octo V, notre glorieux souverain invaincu dont la sueur même est parfum pour ses sujets, m’a dit que le colonel Jaxx serait le nouvel empereur. Enfin, Leona me l’a dit. Mais inutile de compliquer les choses plus que nécessaire. Le Loup me fait répéter plusieurs fois l’histoire d’Octo V. J’obéis. Le dernier ordre d’Octo V au commandant de sa garde personnelle concernait le transfert de la loyauté de celle-ci au nouvel empereur. — Quand vous l’a-t-il dit ? me demande le général Luc. — Il y a un moment. Je ne vais pas lui révéler que ça s’est passé à l’ombre d’un chêne, avec l’avatar d’Octo V qui passait ses bras autour de mon cou. Ni que je l’ai exécutée sur l’ordre du général. Leona restera un Aux’dans la mémoire du général Luc. S’il se souvient d’elle, d’ailleurs. Des ingénieurs équipés de meuleuses angulaires et de marteaux perforateurs passent la première porte et dégagent les gravats. Ils attaquent la dernière porte, toussant dans le nuage de poussière projeté par le mortier et la pierre brûlante. — On y est presque, dit le commandant Whipple. — Percez en douceur, l’avertit le général Luc. Le Loup sait que ses sapeurs peuvent creuser vite, ou en douceur. Ça ne l’empêche pas d’exiger les deux. Il y a une bataille qui fait rage, leur rappelle-t-il. Nous le savons. Les portes ralentissent les tanks sur la route en spirale. Assez pour que les armes antichar détruisent leurs chenilles. Mais la dernière vague de planeurs a lâché de l’infanterie dans la vallée haute, juste en dessous du château. Ces hommes grimpent vers nous. En tenue de camouflage, armés de fusils à impulsion, ils se déplacent en formation serrée. Nous ne pouvons les voir que sur l’écran. Ils utilisent un mélange étrange de radar, d’écholocalisation et de repérage thermique. Le général Luc soutient, et il a peut-être raison, que ce sont des Octoviens. Des renégats des Faucheurs ou des milices d’élite de Farlight. Mais les têtes de métal qui visent la cour, elles, sont des Poings d’Argent. Ils sautent, nous les tuons dans les airs, et ils en lâchent d’autres. Rachel fait sa part. Pour être honnête, plus que sa part. Les snipers du Loup ne sont pas ravis, mais ça me convient. Peut-être qu’ils s’amélioreront, comme ça. — Plus vite, aboie le général Luc. Ses sapeurs continuent à creuser. De temps en temps, ils me jettent un regard ; ils voudraient bien savoir pourquoi un lieutenant des Faucheurs a attiré l’attention de leur général. Et pourquoi ils sont là à démolir une pièce secrète, tandis que leurs copains meurent sur les murailles. L’un d’eux touche du métal. Tout le monde se fige. Le sapeur recule et laisse la place au commandant Whipple, qui va trouver le général. — Mon général, dis-je. Laissez-moi faire. — Enfin, ricane le SIG, il se rend utile. Mes pistons sifflent, mes câbles se gonflent, je saisis la pierre entre mes doigts d’acier. Le mortier se détache et un bout de mur s’arrache, révélant une protection antibombe alvéolée. Celui qui a caché le portail voulait le protéger. Une seconde plus tard, le reste du bouclier apparaît, et je titube sous son poids. Les sapeurs s’écartent. Je le pose contre un mur. L’un d’eux essaie de le bouger mais n’y arrive pas. Je me demande ce qu’il y a derrière. Une châsse d’or ? Des sculptures étranges, des diamants-mémoire de la taille d’un poing ? Ce que je vois, c’est un hexagone haut comme une porte, sur un socle tout simple. Le Loup l’époussette. Dessous, la céramique luit, pareille à de l’os. — Mon général, dis-je, nous devrions le monter à l’étage. Il observe la petite pièce, les gravats et la plaque de blindage contre le mur. — Nous pouvons aller chercher Vijay en bas. Sa bouche se tord en un sourire : — Dame Aptitude vient aussi, j’imagine ? — Et le sénateur Wildeside. Moi, mon équipe, vous. Tout le monde. Nous partons tous, dis-je. Sinon, ça n’a pas de sens. Le Loup soupire. — Pourquoi vous ? demande-t-il. C’est la question qui le tracasse vraiment. Pourquoi notre glorieux souverain m’a-t-il choisi ? — Parce que je suis assez bête pour obéir aux ordres, mon général. Les nouvelles ne parlent que de Farlight. Une glorieuse révolution s’y déroule. Le régime corrompu d’Octo V s’effondre, les pauvres et les dépossédés se soulèvent contre son règne cruel. Selon les dernières nouvelles, Octo V s’est donné la mort dans son palais. Nous voyons la ville de Farlight. On entend un coup de feu. Ils ont mis trop d’écho dessus. Un vrai coup de feu sonnerait plus plat, mais plus réaliste. Mais l’U/Libre fait simple, pour les nouvelles. Nous sommes des barbares, après tout. La subtilité, ce n’est pas notre truc. J’en fais part à Debro. — Tu as changé, répond-elle. — Comme nous tous. Et nous allons changer encore, elle doit le savoir. D’après les nouvelles, le prince Thomassi a demandé aux Exarches de l’aider à mater les derniers nids de résistance. Ce doit être nous. Selon son habitude, l’U/Libre enverra des observateurs pour s’assurer que les règles de la guerre civilisée sont respectées. Une carte sur l’écran montre notre planète. Nous formons une minuscule tache rouge. Tout le reste de la planète est d’un bleu paisible. Les satellites de comm et les drones des infos tournent au-dessus de la tanière du Loup. On nous surveille. Les chiffres en bas de l’écran indiquent que notre audience augmente. Sur les murs, le général Luc a dix hommes. Certains servent des mitrailleuses. D’autres tirent des roquettes ou des mortiers aussi vite que les mécanismes le permettent. Bien sûr, il y a un sergent, un caporal, une première pompe et sept soldats. Ils sont chargés à bloc. Fusils à impulsion dans le dos, double étui à la ceinture, couteaux dans les bottes et grenades à la taille. Toutes les armes semi-IA et autochargeantes sont là. Peu importe qui ils touchent à ce stade. Tant qu’ils font du bruit et occupent l’ennemi. — Sven. — Mon colonel ? Vijay soupire. — Tu n’as pas besoin de saluer chaque fois. — Vous êtes l’empereur. — Oui, dit-il. Je voulais t’en parler. (L’inquiétude lui déforme le visage.) Est-ce exact ? Octo V a vraiment dit que je devais le remplacer ? — Oui mon colonel. C’était le plan. Nous sommes dans la grande salle du général Luc. Des trophées de bataille pendent aux murs. Des tableaux à l’huile des campagnes passées, et des portraits d’Octo V. L’empereur porte le plus souvent une tunique de cavalerie verte. Sur l’un des tableaux, une veste de la Brigade du Loup, une pelisse jetée sur l’épaule. Il me semble distinguer une esquisse de seins. Mais non, c’est impossible. Pourtant, difficile de ne pas voir la rondeur des hanches. La plupart des soldats du Loup sont passés avant nous pour préparer l’arrivée de Vijay. Ils défilent par deux jusqu’au portail et disparaissent. Seuls Aptitude, Debro et les Aux’restent avec le nouvel empereur. Plus les militaires sur les murailles. Ils mourront, parce que c’est leur métier. Ils font du bruit comme s’ils étaient vingt fois plus nombreux, chaque roquette, chaque balle, chaque grenade compte ; le moment venu, ils quitteront ce monde en hommes. Je me tourne vers Neen : — Tu comprends tes devoirs ? — Oui mon lieutenant. Il m’en récite la liste. Ce sont les nouvelles règles. — D’abord protéger l’empereur, Aptitude ensuite, et sa mère en troisième. Mourir si nécessaire. Je lui donne une claque sur l’épaule. Neen a l’air étonné, puis il sourit. L’espace d’un instant, il redevient le garçon de ferme aux cheveux flous que j’avais rencontré près d’Ilseville. — J’aurais jamais cru qu’on serait allés aussi loin, mon lieutenant. — Moi non plus. J’aurais vraiment cru que j’aurais dû te remplacer depuis des mois. Son sourire s’élargit. Il serre sa sœur dans ses bras, vérifie que le chargeur d’Ajac est plein, que Iona porte son matériel médical et ses provisions, et que Rachel a son fusil prêt. Puis il salue Vijay. — Sven passe en premier, mon colonel. Nous suivons… Aucun de nous ne sait ce que nous trouverons de l’autre côté. Le portail hex a des milliers de réglages, d’après le général Luc. Qui sait lequel Leona a choisi ? Chapitre 56 — Tu sais ce qu’est une singularité ? J’ai l’air de quelqu’un qui sait ce qu’est une singularité ? Plus exactement, est-ce que j’ai l’air d’en avoir quelque chose à foutre ? Je dégoupille ma grenade, la lance dans les airs et me colle au sol, avant de rouler dans un cratère plein de gaz puant. Avec la faible gravité, ma grenade reste suspendue au sommet de sa trajectoire, avant de tomber derrière un mur effondré. Une pluie de régolithes descend au ralenti. Est-ce qu’il y avait quelqu’un à tuer ? Pas sûr. Mais l’explosion me requinque. Je tousse dans les gaz, rampe à l’air libre, et la voix de Leona me suit. Évidemment, puisqu’elle vient du SIG. L’avatar d’Octo V fait son dernier discours. Enfin, j’espère que c’est le dernier. Ça me fout la tête en vrac d’avoir mon flingue qui change de personnalité. Encore pire, quand tout le monde se fait massacrer autour de moi. — Fais un truc utile, je lui propose. — Comme quoi ? — Dis-moi dans quelle merde on est. Ou encore mieux : dis-moi comment aller ailleurs… Elle se met à rire, la salope. — Sven. Regarde autour de toi. Qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce que je vois, à son avis ? Un ciel violet, et la surface dévastée d’un planétoïde, à moitié dépouillé de l’eau gelée sous sa croûte. — Que dalle. Pas une étoile en vue. Deux ou trois traînées fantomatiques, c’est tout. L’air est assez froid pour que la respiration soit douloureuse, et si rare qu’il faut inspirer au maximum pour racler assez d’oxygène. Le général Luc est mort, comme le colonel Nswor, le commandant Whipple, le capitaine dont j’ai cassé la mâchoire, et le gamin qui m’avait emmené à l’héliport au-devant d’Aptitude. Je ne connais pas son nom, pas plus que ceux des cadavres gelés autour de moi. Ce serait plus facile – et foutrement plus rapide – de compter les vivants. La Brigade du Loup ne bat jamais en retraite. Les Faucheurs préfèrent mourir que céder un seul pouce de terrain. La Légion meurt où elle est. Ces vantardises grouillent dans ma tête comme les paroles d’une chanson, au moment de les mettre en pratique. Vijay suggère de récupérer des munitions. Si on y arrive, on en aura assez pour empêcher nos attaquants de décoller leur vaisseau minier du planétoïde. Notre nouvel empereur ne croit même pas à son mensonge. Derrière nous, une rangée de bâtiments bas en mousse solidifiée, aux toits enfoncés. Une explosion a démoli les fenêtres, tordu les poutrelles et arraché les murs comme du papier. À en juger par la poussière de glace accumulée près des murs, ça s’est passé il y a longtemps. À l’intérieur du plus gros hangar, la machine qui transforme l’eau en oxygène. C’est là d’où nous sommes sortis. — Qui a tiré en premier ? — Quelle importance ? Aptitude hausse les épaules : — Je me demandais. — Neen ! je crie. — Mon lieutenant ? — Sors-la d’ici tout de suite. Reculez de cinquante mètres… Mon sergent disparaît, traînant Aptitude qui proteste. Ajac enfourne une nouvelle batterie dans son fusil à impulsion, actionne le levier de préchargement, et attend deux secondes. La diode vire au vert. Il passe la tête par-dessus un mur, visant un buggy rouillé qui transporte du matériel pour couper les câbles d’ancrage du vaisseau. Les réservoirs d’oxygène explosent dans un « boum » satisfaisant. — Bien visé, opine Rachel. À moitié immergée dans un gaz violet, elle a entouré son Z93z de tissu gris pour le camoufler. Elle est collée au sol près d’un trou dans le mur d’Ajac. Un cul, des épaules larges, des cheveux roux, un flingue. Elle tue notre nouvel ennemi avec une détermination sinistre. On ne croirait pas qu’un vaisseau minier soit si dangereux. Mais celui-ci fait la taille d’une petite ville, et il est équipé du genre de laser qui coupe les astéroïdes en deux et arrache des blocs de glace d’un kilomètre carré à des planétoïdes comme le nôtre. Il nous a vite expédiés. — La singularité, répète le SIG. Tu sais ce que c’est. — Bien sûr que non, putain ! — Tu sais pourquoi c’est important. — Non. Je suis bien certain que le fantôme de Leona a l’intention de me le dire. Shil voit que sa batterie est à plat, elle en cherche une autre et découvre qu’elle n’en a pas. Elle prend un Kemzin par terre, jette le chargeur vide et fouille le corps du propriétaire de l’arme, à la recherche de munitions. Les douilles tombent dans une flaque de gaz sous ses genoux, s’agitant à la surface avant de disparaître. Elle vide son chargeur en quelques secondes. Le souffle coupé par le manque d’oxygène, Shil a la peau violacée par le vent froid – ou alors, c’est aussi la rareté de l’air. Cette dernière demi-heure, elle a perdu son casque, son gilet pare-balles, son équipement et son air furieux. Son sourire est bien plus terrifiant. Le spectre d’Octo V, jadis gardien de la vraie foi, prêche désormais l’hérésie. Ce n’est pas plus étrange que les autres événements de cette journée. Donc je ne dis rien et j’écoute, tout en volant des munitions à un cadavre, et en troquant mon casque fissuré contre un autre intact. — Quelques-uns parmi vous ont décidé de devenir nous. Quelques-uns parmi nous ont décidé de devenir vous. L’un de moi a décidé de ne pas être moi. Il est donc devenu autre. — Qui ? — Ce moi-ci, répond-elle. Par opposition à ce moi-là. Elle veut dire Gareisis le cent-tresses, parce qu’Octo V et lui étaient jadis des parties de la même entité. Le spectre de Leona semble triste. — Vijay est la réponse, dit-elle. Tout le reste ne veut rien dire. Simplement, je ne sais pas quelle est la question. Comme le spectre de Leona prétend ne pas savoir non plus, il va falloir que je la trouve moi-même. — Sven… Vijay m’appelle. Je regarde ce qu’il me montre. Derrière nous, un éclair stellaire oblique perce le ciel, il monte et monte, pour devenir une grosse zébrure d’étoiles, de planètes et d’amas, qui monte encore à mesure que tourne notre planétoïde. — Cela valait la peine de le voir, dit Vijay. Quand vous mettez du lait dans du café, vous obtenez des anneaux laiteux. C’est notre galaxie que nous regardons. Nous sommes à la limite extérieure de la périphérie ultime, et nous contemplons l’intérieur. — Pas encore fini, mon colonel. — Pourquoi ? Tu as une idée ? — Quelques-unes… Une, en fait. — Tu as besoin d’aide ? — Non, mon colonel. — Vas-y, alors. Permission donnée, il se retire là où nous attend Aptitude, à dix pas en arrière, le visage brûlé par le froid et le manque d’oxygène. Neen me regarde : il sait que l’ordre, c’est cinquante pas, mais qu’est-ce qu’il y peut ? L’oxygène est trop rare, le vent féroce et il n’y aura rien à manger au matin sauf des cadavres. Cela irait à ce qui reste de la Brigade du Loup, cela pourrait me suffire aussi si on en arrivait là. Mais Debro préférerait mourir de faim, et Aptitude aussi. Et notre nouvel empereur aussi, sans doute. — Trouve-moi un canal de comm pour le capitaine. Les diodes se lancent dans une sarabande. Le fantôme de Leona arrête de prêcher l’hérésie et commence à pénétrer la sécurité du vaisseau minier, avec ses cajoleries. Je l’entends. S’il te plaît, sois mignon. Promesses, promesses. Puis tout à coup : Je t’ai. — Parle à l’IA, plutôt, propose Leona. — Pourquoi ? — Mieux vaut commencer par en haut. Je prends l’effaceur de planète, soulève le couvercle et tourne l’anneau pour l’amorcer. Puis je le tiens en l’air, pour que le SIG puisse en envoyer l’image au vaisseau. Une fois que c’est fait, je leur envoie mon message. Si le vaisseau part, nous mourrons. Comme nous mourrons, nous n’aurons aucune hésitation à entraîner l’IA avec nous. Même si le vaisseau se libère de ses ancrages, il ne pourra pas éviter l’explosion. L’IA, le vaisseau et son équipage seront réduits en miettes. En supposant qu’il reste des miettes. Tout ce que nous demandons, c’est le passage vers la planète la plus proche. Comme nous avons de l’or, nous pouvons le payer. Sinon, nous pouvons tous mourir. Mais ce serait gâcher. — Sven, dit l’esprit de Leona quand j’ai fini. C’était presque réfléchi. Il faut cinq minutes pour que les tirs s’arrêtent. Soudain, une longue rampe tombe du ventre du vaisseau, et un buggy rebondit dessus. Il semble hésiter, puis, en l’absence de tirs, il se dirige vers nous. Ginal Ord est second sur le Cœur des Ténèbres, un vaisseau minier indépendant mais autorisé, enregistré sur Finmu, la capitale de cet arc du halo. Elle est mandatée par son capitaine pour négocier. Dans nos casques, sa voix demande qui nous représente. Vijay se tient à côté de moi, et presque tous les autres. Shil refuse de me regarder, je devais m’en douter. Debro attend, la peau violacée mais refusant de montrer à quel point elle crève de froid. Neen et Iona se serrent l’un contre l’autre. Aptitude observe Vijay. Ce dernier regarde tour à tour le buggy qui approche et le vieux lieutenant du Loup, celui qui m’avait parlé de la parole ; il fait dépouiller les morts à ses soldats. — Nous avons vraiment de l’or, Sven ? Je lui montre le vieux lieutenant : — Lui en a, mon colonel. Vijay me fait un sourire fatigué : — Tu es conscient, Sven, que généralement les officiers de haut rang ont au moins des capitaines comme aides de camp ? — Oui mon colonel. — Demande à Neen de te trouver de nouvelles ficelles. Il me faut un moment pour comprendre ce qu’il veut dire. Soudain, Neen sourit : il arrache les insignes d’un capitaine mort, et Iona cherche maladroitement son fil et son aiguille de ses doigts gelés. Le buggy s’arrête et sa verrière se lève. C’est une femme dans un exosquelette bon marché. — Mon colonel, dis-je, qu’est-ce que vous pensez de leur vaisseau ? — Eh bien, répond Vijay, il est gros. On peut le décrire ainsi. Imaginez qu’un sculpteur fou ait soudé toutes les roquettes rouillées et les hangars délabrés de l’aérodrome d’Emsworth pour en faire un bidonville d’acier, puis qu’il ait vissé dessus des tourelles armées de lasers industriels, recouvert le tout de peinture rouge, et collé des réacteurs colossaux à son œuvre. — Vous le voulez, mon colonel ? — Sven… — C’était juste une idée, mon colonel. L’auteur David Gunn est un Britannique élégant et discret qui a effectué des missions secrètes en Amérique centrale, au Moyen-Orient et en ex-Union soviétique, entre autres. Il ne reste jamais au même endroit très longtemps et dort avec un shotgun sous son oreiller. Ouvertes avec Le Faucheur, les aventures de Sven se concluent dans l’action pure, sans scrupule, sans complexe, immédiate, populaire, jouissive, brutale, passionnante, explosive ! Du même auteur aux éditions Bragelonne : Les Aux’: 1. Le Faucheur 2. Offensif 3. Le Jour des Damnés www.bragelonne.fr Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant Titre original : Death’s Head : Day of the Damned Copyright © Gunnsmith Ltd 2009 Cette édition est publiée en accord avec Transworld Publishers, une division de The Random House Group Ltd. Tous droits réservés © Bragelonne 2010, pour la présente traduction Photographie de couverture : © Art Line / Brand X Montage : David Oghia et Anne-Claire Payet eISBN 9782820501226 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr Le Club BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! 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