Prologue Tapi dans l’ombre, le monstre regarda les hommes armés munis de torches s’enfoncer dans les ténèbres de la caverne. Il recula devant leur progression, maintenant son corps massif loin de l’éclat des flammes. Les hommes se dirigèrent vers une chambre taillée à même la roche. Là, ils placèrent leurs torches dans des appliques en fer rouillé enfoncées dans les murs de granit. Au cœur de ce groupe composé d’une vingtaine d’hommes se tenait un personnage en armure de bronze. La lumière se réfléchissait tant et si bien sur la surface métallique qu’on l’aurait dit faite de flammes. L’homme retira son heaume à ailerons tandis que deux serviteurs dressaient un mannequin en bois. Le guerrier plaça son heaume sur la tête du mannequin et se mit à défaire son plastron. Il avait dépassé l’âge mûr depuis longtemps mais il avait toujours l’air aussi fort  – ses cheveux étaient rares et les flammes lui faisaient cligner des yeux. Il tendit son plastron à un serviteur, qui le fixa sur le mannequin à l’aide des attaches. — Êtes-vous sûr de votre plan, sire ? demanda un vieil homme fragile, vêtu d’une robe bleue. — Aussi sûr que pour tout le reste, Derian, Cela fait un an que ce rêve me hante et j’y crois. — Mais l’Armure représente tellement pour Drenaï. — C’est pourquoi je dois la déposer ici. — Mais ne pourriez-vous pas, même maintenant, revenir sur votre décision ? Niallad est encore un jeune homme ; il pourrait encore attendre au moins deux ans. Vous êtes toujours fort, sire. — Mes yeux me lâchent, Derian. Bientôt je serai aveugle. Ce n’est pas une bonne chose pour un roi renommé dans l’art de la guerre, tu ne crois pas ? — Je ne veux pas vous perdre, sire, répondit Derian. Peut-être ne devrais-je pas vous dire cela, mais votre fils... — Je connais ses faiblesses, l’interrompit sèchement le roi, tout comme je connais son avenir. Nous touchons à la fin de ce pour quoi nous nous sommes toujours battus. Peut-être pas tout de suite... peut-être même pas dans cinq ans. Mais bientôt, les jours sanglants viendront et l’espoir devra exister pour Drenaï. L’Armure sera cet espoir. — Mais, sire, elle n’est pas magique. C’est vous qui l’étiez. Ce n’est que le métal que vous aviez choisi de porter. Cela aurait pu être de l’argent, de l’or ou même du cuir. C’est le roi Orien qui a bâti la nation drenaïe. Et maintenant, il va nous quitter. Le roi, qui n’était plus vêtu que d’une tunique marron en peau de daim, posa les mains sur les épaules de son homme d’État. — Ces dernières années, j’ai eu bien des soucis, mais tu as toujours été de bon conseil. J’ai confiance en toi, Derian, et je sais que tu prendras soin de Niallad et que tu le guideras du mieux que tu pourras. Mais lorsque viendront les jours sanglants, tu ne pourras plus rien faire pour lui. Oh, oui, ma vision est sombre : je vois une armée terrifiante fondre sur le peuple drenaï ; je vois nos forces divisées et cherchant à se cacher  – puis, alors, je vois cette Armure, qui brille comme une torche, qui rassemble les hommes autour d’elle, qui leur donne la foi. — Est-ce que vous voyez la victoire, sire ? — Pour certains. Et la mort pour d’autres. — Et si votre vision n’était pas vraie ? Si ce n’était que tromperie insufflée par l’Esprit du Chaos ? — Regarde l’Armure, Derian, fit Orien en le tirant en avant. Elle brillait sous l’éclat impassible des torches, et à présent elle semblait avoir gagné une texture éthérée qui troublait la vue. — Essaie de la toucher, ordonna le roi. Derian s’exécuta, et sa main passa au travers de l’image ; il la retira brusquement comme s’il s’était brûlé. — Qu’avez-vous fait ? — Je n’ai rien fait, c’est la première promesse du rêve qui se réalise. Seul l’Elu peut revendiquer l’Armure. — Mais peut-être quelqu’un sera-t-il capable d’annuler le sort et de s’emparer de l’Armure ? — Oui, peut-être bien, Derian. Mais regarde au-delà de la lumière des torches. L’homme d’État se retourna et aperçut des dizaines d’yeux rivés sur lui, qui clignaient dans les ténèbres. Il fit un pas en arrière. — Par les Dieux ! Qu’est-ce que c’est ? — On dit qu’autrefois, ils étaient humains. Mais les tribus qui habitent la région parlent d’une rivière dont l’eau est noirâtre l’été. Il n’y a pourtant que de l’eau dans cette rivière, mais quand des femmes enceintes en boivent, l’eau se révèle un poison qui déforme les enfants dans le ventre de leur mère. Les Nadirs abandonnent ces nouveau-nés dans les montagnes pour qu’ils y meurent... et il semblerait que certains aient survécu. Derian retira une torche de son applique et se dirigea vers l’entrée de la salle, mais le roi l’arrêta. — Ne va pas regarder, mon ami, cela risquerait de te hanter jusqu’à la fin de tes jours. Mais je t’assure qu’ils sont aussi féroces que possible. Il faudrait une grande force pour venir jusqu’ici et si celui qui tentait de déplacer l’Armure n’était pas l’Élu, il serait aussitôt réduit en charpie par les bêtes qui habitent dans ces ténèbres. — Et maintenant, qu’allez-vous faire, sire ? — Je vais te faire mes adieux. — Mais où allez-vous ? — Là où personne ne sait que je suis roi. Il y avait des larmes dans les yeux de Derian lorsqu’il se mit à genoux devant Orien, mais le roi le releva. — Mettons le rang de côté, mon vieil ami. Séparons-nous en camarades. Et les deux hommes s’étreignirent. Chapitre 1 Ils avaient déjà commencé à torturer le prêtre quand l’étranger sortit de l’ombre entre les arbres. — Vous m’avez volé mon cheval, dit-il tranquillement. Les cinq hommes sursautèrent et se retournèrent. Derrière eux, le jeune prêtre s’affaissa dans les cordes qui le retenaient. Il leva la tête pour regarder le nouveau venu malgré ses yeux gonflés par des hématomes. L’homme était grand et large d’épaules, emmitouflé dans une cape de cuir noir. — Où est mon cheval ? demanda-t-il. — Va savoir ? Un cheval c’est un cheval, et son propriétaire c’est celui qui le monte, répondit Dectas. Lorsque l’étranger avait parlé la première fois, Dectas avait été saisi de frayeur, persuadé qu’il allait se retrouver face à une bande d’hommes armés jusqu’aux dents, prêts au combat. Mais il avait beau scruter à travers les arbres qui se dessinaient dans le crépuscule, il était évident que l’étranger était seul. Seul et inconscient. Le prêtre n’avait pas vraiment joué le jeu, il serrait les dents pour résister à la douleur et refusait de les injurier ou même de supplier. Celui-ci, en revanche, n’allait pas tarder à pousser une chansonnette de souffrance toute la nuit. — Amenez-moi mon cheval, fit l’homme, une note d’ennui dans sa voix grave. — Attrapez-le ! ordonna Dectas. Des épées sifflèrent dans les airs et les cinq hommes passèrent à l’attaque. Rapidement, l’étranger souleva son manteau et leva son bras droit. Un carreau d’arbalète noir transperça la poitrine de l’attaquant le plus proche, et un deuxième pénétra dans l’estomac d’un énorme guerrier qui venait à peine de lever son épée. L’étranger laissa tomber sa petite arbalète à deux coups et sauta lestement en arrière. L’un des attaquants était mort et un autre, à genoux, tenait dans ses mains le carreau qui dépassait de son ventre. Le nouveau venu détacha la lanière qui retenait sa cape. Elle glissa sur le sol, derrière lui. Il dégaina deux couteaux à lame sombre de leurs petits fourreaux jumelés. — Allez chercher le cheval ! ordonna-t-il. Les deux qui restaient hésitèrent et regardèrent Dectas pour qu’il les conseille. Des lames noires fendirent les airs en sifflant et les deux hommes tombèrent sans bruit. À présent, Dectas était seul. — Tu peux prendre le cheval, dit-il en se mordant la lèvre, et reculant vers les arbres. L’homme secoua la tête. — C’est trop tard, répondit-il doucement. Dectas fit volte-face et se mit à courir vers les arbres, mais il ressentit un coup sec dans son dos, ce qui lui fit perdre l’équilibre. Son visage heurta le sol. Il passa ses mains sous lui et lutta pour se relever. Il se demanda si l’étranger lui avait lancé un caillou. Ses forces l’abandonnèrent, il retomba... La terre était douce comme un lit de plumes et elle sentait bon la lavande. Ses jambes furent agitées d’un soubresaut. Le nouveau venu ramassa sa cape et nettoya la saleté dans les plis avant de la rattacher à ses épaules. Puis il récupéra ses trois couteaux qu’il essuya sur les vêtements des morts. Finalement, il rassembla ses carreaux d’arbalète, se débarrassant au passage du blessé en lui tranchant rapidement la gorge d’un coup de couteau. Il ramassa son arbalète, vérifia le mécanisme et en enleva de petits morceaux de terre avant de l’accrocher à sa grande ceinture noire. Sans même jeter un coup d’œil derrière lui, il se dirigea vers les chevaux. — Attendez ! appela le prêtre. Libérez-moi. S’il vous plaît ! L’homme se retourna. — Pourquoi ? Le ton de la question semblait tellement anodin que le prêtre se retrouva momentanément incapable d’y répondre. — Je vais mourir si vous me laissez ici, finit-il par dire. — Ce n’est pas une raison suffisante, rétorqua l’homme en haussant les épaules. Il marcha jusqu’aux chevaux où il trouva le sien. Les sacoches étaient toujours dessus, intactes. Satisfait, il libéra son cheval et repartit dans la clairière. Il contempla le prêtre un long moment, puis il jura entre ses dents et coupa ses liens. Le prêtre tituba et tomba dans ses bras. Il avait été salement amoché et sa poitrine avait été tailladée à plusieurs reprises ; par endroits, la chair ne tenait que par une mince lanière de peau. Sa robe bleue était maculée de sang. Le guerrier fit rouler le prêtre sur le dos et lui arracha sa robe. Puis, il alla jusqu’à son cheval pour prendre une flasque en cuir. Il l’ouvrit et versa de l’eau sur les plaies. Le prêtre se tortilla mais ne broncha pas. Le guerrier replaça délicatement tous les morceaux de peau, de façon experte. — Reste tranquille un moment, lui ordonna-t-il. Il prit une aiguille et du fil qu’il avait dans une petite sacoche et lui recousit la peau. — Bon sang, j’ai besoin d’un feu, dit-il. Je n’y vois rien ! Une fois le feu allumé, le prêtre regarda le guerrier s’affairer à la tâche. Les yeux de l’homme étaient plissés par la concentration, mais le prêtre put néanmoins discerner qu’ils étaient de couleur sable, bien qu’extraordinairement sombres malgré des reflets d’or. Le guerrier était mal rasé, sa barbe était parsemée de gris autour du menton. Et le prêtre s’endormit. Il se réveilla en grognant. La douleur de la raclée qu’il avait prise lui sauta dessus tel un chien sauvage. Il s’assit et grimaça comme les sutures sur sa poitrine se resserraient. Sa robe avait disparu et il y avait derrière lui des vêtements apparemment pris aux morts, car le gilet du dessus était couvert de sang coagulé. Le guerrier fermait ses sacoches et attachait sa couverture sur la selle. — Où est ma robe ? demanda le prêtre. — Je l’ai brûlée. — Comment avez-vous osé ! C’était un vêtement sacré. — Ce n’était que du coton bleu. Et tu pourras t’en procurer dans n’importe quelle ville ou village. (Le guerrier s’approcha du prêtre et s’assit à côté de lui.) J’ai passé deux heures à recoudre ton petit corps, prêtre. Cela me ferait plaisir que tu le laisses vivre encore quelques jours avant de le jeter sur le bûcher des martyrs. À travers tout le pays, tes frères sont brûlés vif, pendus ou écartelés. Et tout cela parce qu’ils n’ont pas le courage d’enlever cette maudite robe bleue. — Nous ne nous cacherons pas, dit le prêtre en guise de défi. — Alors vous mourrez tous. — Cela ne peut pas être si terrible ? — Je ne sais pas, prêtre, à toi de me le dire. Tu n’en étais pas si loin que ça, hier soir. — Mais vous êtes venu. — Je cherchais mon cheval. N’y vois rien de plus. — Et un cheval vaut plus qu’un homme sur le marché actuel ? — Il a toujours valu plus, prêtre. — Pas pour moi. — Donc, si c’était moi qui avais été attaché à cet arbre, tu serais venu à ma rescousse ? — J’aurais essayé. — Et nous serions morts tous les deux. Alors qu’à l’heure actuelle, tu es en vie, et plus important encore, j’ai récupéré mon cheval. — Je vais me trouver d’autres robes. — Je te fais confiance. Et maintenant, je dois partir. Si tu veux chevaucher avec moi, tu es le bienvenu. — Je ne vous crois pas. L’homme haussa les épaules et se leva. — Dans ce cas, adieu. — Attendez ! dit le prêtre, se forçant à se redresser. Je ne voulais pas avoir l’air ingrat. Je vous remercie sincèrement pour votre aide. C’est juste que si j’allais avec vous, je vous mettrais en danger. — C’est très gentil de ta part, répondit l’homme. Enfin, c’est toi qui vois. Il marcha jusqu’à son cheval, resserra les sangles de sa selle et grimpa dessus. Il repoussa sa cape derrière lui. — Je me nomme Dardalion, lui lança le prêtre. Le guerrier se pencha sur le pommeau de sa selle. — Et moi Waylander, dit-il. (Le prêtre tressaillit comme s’il avait été foudroyé.) Je vois que tu as entendu parler de moi. — Je n’ai rien entendu de bon, répliqua Dardalion. — Alors tu n’as entendu que la stricte vérité. Adieu. — Attendez ! Je viens avec vous. Waylander tira sur les rênes. — Et le danger ? demanda-t-il. — Il n’y a que l’envahisseur vagrian qui souhaite ma mort. Moi, au moins, j’ai des amis  – c’est plus que Waylander l’Assassin ne peut prétendre. La moitié du monde paierait pour pouvoir cracher sur votre tombe. — C’est toujours rassurant de se sentir apprécié, déclara Waylander. Et maintenant, Dardalion  – si tu veux venir, enfile ces habits en vitesse, nous devons partir. Dardalion s’agenouilla à côté des habits et saisit une chemise en laine. Mais dès que ses doigts l’effleurèrent, il eut un mouvement de recul et toute couleur quitta son visage. Waylander glissa de sa selle et s’approcha du prêtre. — Tes blessures te font mal ? Dardalion secoua la tête, et lorsqu’il leva les yeux, Waylander fut surpris d’y trouver des larmes. Cela choqua le guerrier, car il avait vu cet homme se faire torturer sans broncher. Et voilà qu’il pleurait tel un enfant, alors que rien ne le tourmentait. Dardalion prit une bonne inspiration. — Je ne peux pas mettre ces vêtements. — Il n’y a pourtant pas de vermine, et j’ai nettoyé le gros du sang. — Oui, mais ils sont porteurs de souvenirs, Waylander... d’affreux souvenirs... viols, meurtres, atrocités indescriptibles. Je suis souillé de les avoir touchés et je ne peux pas les mettre. — Tu serais donc un mystique ? — Oui. Un mystique. Dardalion se rassit sur sa couverture et se mit à frissonner malgré le soleil du petit matin. Waylander se frotta le menton et retourna à son cheval. Il prit une chemise de rechange, un pantalon et une paire de mocassins qui étaient dans ses sacoches. — Ceux-ci sont propres, prêtre. Mais les souvenirs qu’ils portent n’en seront pas moins douloureux pour toi, dit-il en lançant les habits devant Dardalion. Avec hésitation, le jeune prêtre approcha sa main de la chemise. Il toucha le tissu et ne ressentit pas le mal, seulement une vague d’émotion et de souffrance qui transcendait toute angoisse. Il ferma les yeux et essaya de se calmer. Puis, il releva la tête et sourit. — Merci, Waylander. Je peux porter ceux-là. Leurs yeux se croisèrent et le guerrier eut un sourire narquois. — Et maintenant, je présume que tu connais tous mes secrets, pas vrai ? — Non. Je ne connais que votre souffrance. — Toute souffrance est relative, rétorqua Waylander. Pendant toute la matinée, ils chevauchèrent à travers des collines et des vallées dévastées par la guerre. À l’est, des piliers de fumée montaient en spirales vers le ciel pour se fondre dans les nuages. Des cités entières brûlaient, et les âmes rejoignaient le Vide. Autour d’eux, dans les bois et les champs, les cadavres s’amoncelaient : la plupart étaient dépouillés de leurs armures et de leurs armes. Au-dessus de leurs têtes, des hordes de corbeaux aux ailes noires volaient par groupes, scrutant de leurs petits yeux envieux la terre fertile qui s’étendait sous eux. La moisson de la mort allait être bonne. Où que les cavaliers portent le regard, ce n’étaient que villages en cendres. Le visage de Dardalion prit un aspect quasi fantomatique. Waylander ignora les signes de la guerre mais chevaucha avec prudence. Souvent, il s’arrêtait pour examiner les pistes et scruter les collines loin au sud. — On vous suit ? demanda Dardalion. — Depuis toujours, répondit le guerrier d’un ton grave. Dardalion n’était pas monté sur un cheval depuis cinq ans, lorsqu’il avait quitté la villa de son père qui se trouvait en haut d’une falaise, pour se rendre huit kilomètres plus loin au temple de Sardia. Aujourd’hui, avec la douleur due à ses blessures qui augmentait et ses jambes qui frottaient le long des flancs de la jument, il était au bord de l’agonie. Pour se concentrer, il fixa son regard sur le guerrier qui chevauchait devant lui. Ce dernier tenait en selle avec une facilité déconcertante. Il remarqua également qu’il tenait ses rênes de la main gauche, la droite n’étant jamais éloignée de sa large ceinture noire où se trouvaient toutes ses armes de mort. Pendant un moment, alors que la route s’était élargie, ils chevauchèrent côte à côte et le prêtre put observer le visage du guerrier. Il était robuste, et pourtant beau d’une certaine manière, mais sa bouche n’était qu’une ligne sinistre et ses yeux étaient durs et perçants. Sous sa cape, le guerrier portait une cotte de mailles sous une veste en cuir renforcée d’épaulières en mailles également. La veste arborait de nombreuses entailles et des trous qui avaient été minutieusement raccommodés. — Cela fait longtemps que vous menez cette vie de guerre ? demanda Dardalion. — Trop longtemps, répondit Waylander, s’arrêtant à nouveau pour observer la piste. — Vous avez parlé des prêtres qui sont morts et vous avez dit qu’ils avaient péri parce qu’ils n’avaient pas eu le courage d’enlever leurs robes. Qu’est-ce que vous vouliez dire ? — N’est-ce pas évident ? — Il me semblerait plutôt qu’il faut faire preuve d’un grand courage pour mourir pour ses convictions, répondit Dardalion. Waylander se mit à rire. — Du courage ? Il ne faut pas de courage pour mourir. En revanche, il faut du cran pour vivre. — Vous êtes un drôle d’homme. Vous n’avez donc pas peur de la mort ? — J’ai peur de tout, prêtre  – tout ce qui marche, rampe ou vole. Mais garde ta salive pour quand nous aurons monté le campement, pour l’instant je dois réfléchir. Il éperonna les flancs de son cheval avec ses bottes et le dirigea vers un petit bois où, après avoir trouvé une clairière et un petit ruisseau au fond d’une cuvette, il mit pied à terre et défit sa selle. Il la retira et nourrit la bête avec de l’avoine et du grain rangé dans un petit sac suspendu au pommeau de sa selle. Une fois qu’il se fut occupé de son cheval, Waylander fit un petit feu dans un cercle de pierre et étendit sa couverture juste à côté du foyer. Puis, il dîna de viande froide  – que Dardalion refusa  – et de pommes séchées. Ensuite, Waylander s’occupa de ses armes. Trois couteaux pendaient à sa ceinture ; il les affûta avec une petite pierre à aiguiser. Il démonta entièrement sa double arbalète de taille réduite et la nettoya. — Une arme intéressante, fit remarquer Dardalion. — Oui. Je l’ai fait faire pour moi en Ventria. Elle est très pratique ; elle peut tirer deux coups mortels jusqu’à six mètres. — Il faut que vous soyez près de vos victimes. Les yeux sombres de Waylander se fixèrent sur le regard de Dardalion. — N’essaie pas de me juger, prêtre. — Ce n’était qu’une simple constatation. Comment avez-vous perdu votre cheval ? — J’étais avec une femme. — Je vois. Waylander sourit. — Par tous les Dieux, c’est toujours aussi ridicule quand un jeune homme affiche une expression aussi pompeuse. Es-tu seulement déjà allé avec une femme ? — Non. Pas plus que je n’ai mangé de viande ces cinq dernières années. Ou bu d’alcool. — Une vie morne, mais heureuse, constata le guerrier. — Non, ma vie n’a pas été morne. Il y a d’autres choses dans la vie que de satisfaire ses appétits corporels. — Oh, j’en suis sûr. Mais cela ne fait pas de mal de les satisfaire de temps à autre. Dardalion ne répondit pas. À quoi servirait-il d’expliquer à ce guerrier l’harmonie d’une vie passée à bâtir la force de son esprit ? La joie de voler au-dessus des vents solaires, libre et léger ? Voyager vers des soleils lointains et être le témoin de la naissance de nouvelles étoiles ? Ou les bonds naturels à travers les couloirs brumeux du temps ? — À quoi penses-tu ? s’enquit Waylander. — Je me demandais pourquoi vous avez brûlé ma robe, répondit Dardalion, qui réalisait que la question l’avait travaillé toute la journée. — Je l’ai fait sur un coup de tête, c’est tout. Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu de compagnie et cela me manquait. Dardalion acquiesça et rajouta deux branches dans le feu. — C’est tout ? demanda le guerrier. Plus de questions ? — Vous êtes déçu ? — Je crois bien que oui, admit Waylander. Je me demande pourquoi. — Vous voulez que je vous le dise ? — Non, j’aime bien les mystères. Et à présent, qu’est-ce que tu vas faire ? — Je vais trouver d’autres membres de mon ordre et retourner à mes obligations. — En d’autres mots tu vas mourir. — Peut-être. — Pour moi, ça n’a pas de sens, dit Waylander, mais la vie n’a pas de sens en général. Alors c’est peut-être raisonnable. — La vie n’a donc jamais eu de sens pour vous, Waylander ? — Si. Il y a très longtemps, avant que je ne découvre les aigles. — Je ne comprends pas. — Tant mieux, ça me fait plaisir, répondit le guerrier, posant sa tête sur sa selle en guise d’oreiller, et fermant les yeux. — S’il vous plaît, expliquez-moi ça, insista Dardalion. Waylander roula sur le dos et ouvrit les yeux, regardant le ciel, au-delà des étoiles. — Il fut un temps où j’aimais la vie et où le soleil n’était que joie. Mais parfois, la joie est de courte durée, prêtre. Et quand elle meurt, l’homme va chercher au fond de lui et se demande : Pourquoi ? Pourquoi la haine est-elle plus forte que l’amour ? Pourquoi les gens méchants récoltent-ils toujours les meilleures récompenses ? Pourquoi la force et la rapidité valent-elles plus que la morale et la bonté ? Et là, l’homme réalise... qu’il n’y a pas de réponse. Aucune. Et pour garder sa raison, l’homme doit changer sa façon de percevoir les choses. Il fut un temps où j’étais un agneau qui jouait dans une prairie. Et puis les loups sont venus. Aujourd’hui, je suis un aigle, et je vole dans un univers différent. — Et aujourd’hui vous tuez les agneaux, murmura Dardalion. Waylander gloussa et se retourna. — Non, prêtre. On ne paie pas pour des agneaux. Chapitre 2 Les mercenaires s’éloignèrent au galop, laissant les morts derrière eux. Dix-sept corps jonchaient le bord de la route : huit hommes, quatre femmes et cinq enfants. Les hommes et les enfants étaient morts très vite. Des cinq carrioles que les réfugiés avaient emmenées, quatre étaient encore la proie des flammes et une finissait de se consumer. Comme les meurtriers atteignaient la crête des collines au sud, une jeune femme rousse sortit tant bien que mal d’un écran de buissons qui longeait la route et guida trois enfants vers la carriole en cendres. — Éteins le feu, Culas, dit-elle au plus grand des garçons. Il resta immobile à regarder les cadavres. Ses grands yeux bleus étaient devenus blancs sous le coup de la frayeur. — Le feu, Culas. Aide les autres à éteindre le feu. Mais il vit le corps de Sheera et grogna. — Grand-mère... murmura Culas, en avançant sur ses jambes tremblotantes. C’est alors que la jeune femme courut jusqu’à lui et le prit dans ses bras. Il enfonça sa tête contre son épaule. — Elle est morte et ne peut plus souffrir. Viens avec moi, allons éteindre le feu. Elle l’emmena près de la carriole et lui tendit une couverture. Les deux plus jeunes enfants  – des jumelles de sept ans  – se tenaient par la main et tournaient le dos aux morts. — Allez, venez, les enfants. Aidez votre frère. Et puis on s’en ira. — Pour aller où, Danyal ? demanda Krylla. — Vers le nord. Le général Egel est au nord, d’après ce qu’on dit, avec une grande armée. C’est là que nous allons. — Je n’aime pas les soldats, fit Miriel. — Aide ton frère. Et plus vite que ça ! Danyal se détourna des enfants pour qu’ils ne voient pas ses larmes. Quel horrible, horrible monde ! Trois mois auparavant, quand la guerre avait commencé, le bruit s’était répandu que les Chiens du Chaos allaient marcher sur Drenan. Les hommes avaient tous ri en entendant la nouvelle, persuadés que la victoire allait être rapide. Mais les femmes n’avaient pas ri, car elles avaient su instinctivement qu’une armée autoproclamée « les Chiens du Chaos » devait être un terrible adversaire. Mais trop peu, malheureusement, l’avaient compris. Danyal pouvait comprendre l’assujettissement  – quelle femme ne le pouvait pas ? Mais les Chiens avaient amené davantage ; ils avaient apporté la mort en masse, la terreur, la torture, la mutilation et une horreur au-delà de toute conception. Les prêtres de la Source étaient traqués et tués, leur Ordre déclaré hors-la-loi par ces nouveaux maîtres. Et pourtant, les prêtres de la Source ne résistaient à aucun gouvernement, ils ne prêchaient que la paix, l’harmonie et le respect de l’autorité. Quelle menace pouvaient-ils représenter ? Des communautés entières de fermiers étaient brûlées et détruites. Alors qui engrangerait la moisson cet automne ? Viols, pillages et meurtres sans fin. Tout cela était d’une sauvagerie telle qu’elle dépassait les facultés de compréhension de Danyal. Elle avait déjà été violée trois fois. Une fois par six soldats  – le fait qu’ils ne l’aient pas tuée prouvait ses talents d’actrice, car elle avait feint d’aimer ça, et chaque fois ils l’avaient laissée partir, battue, humiliée mais toujours souriante. Une sorte d’instinct lui avait dit qu’aujourd’hui, ce serait différent. Aussi, lorsque les cavaliers étaient apparus, elle avait réuni les enfants et ils s’étaient cachés dans les buissons. Ces cavaliers-là ne cherchaient pas à violer, ils voulaient piller et détruire pour s’amuser. Vingt hommes armés qui s’étaient arrêtés un instant pour massacrer un groupe de réfugiés. — Le feu est éteint, Danyal, lui dit le garçon, Culas. Danyal grimpa dans la carriole et fit le tri entre les couvertures et la nourriture que les guerriers avaient laissées. Un butin jugé trop humble par les pillards. Avec des lanières de cuir, elle roula et attacha trois couvertures pour les mettre sur les sacs à dos des enfants, puis elle récupéra les outres à eau en cuir qu’elle passa par-dessus son épaule. — Nous devons y aller, dit-elle. Et elle mena le petit trio en direction du nord. Ils n’avaient pas encore fait beaucoup de chemin quand le son des sabots de chevaux résonna comme un tambour dans leurs oreilles. Danyal paniqua, car ils étaient à terrain découvert. Les deux filles se mirent à pleurer, mais le jeune Culas sortit une dague à longue lame d’une gaine qu’il avait cachée dans sa couverture roulée. — Donne-moi ça ! hurla Danyal, lui arrachant la lame des mains et la lançant le plus loin possible de la route. (Culas la regarda faire, horrifié.) Cela ne servirait à rien. Écoute-moi. Quoi qu’ils me fassent, tiens-toi tranquille. Tu comprends ? Ne crie pas, ne hurle pas. Tu me le jures ? Deux cavaliers sortirent du virage. Le premier était un guerrier aux cheveux bruns, du genre qu’elle commençait à connaître un peu trop ; son visage était dur, ses yeux encore plus. Le deuxième était surprenant, car il était maigre, ascétique. Ses os fins et son visage reflétaient la gentillesse. Danyal repoussa ses longs cheveux roux sur une épaule et défroissa les plis de sa robe verte. Comme ils approchaient, elle se força à sourire. — Vous étiez avec les réfugiés ? demanda le guerrier. — Non. Nous arrivons de par là. Le jeune avec le gentil visage descendit délicatement de selle, grimaçant comme s’il souffrait. Il s’approcha de Danyal les mains tendues. — Vous n’avez pas besoin de nous mentir, ma sœur, nous ne sommes pas de cette espèce-là. Je suis désolé que vous ayez dû souffrir. — Vous êtes un prêtre ? — Oui. (Il se tourna vers les enfants.) Venez à moi, venez à Dardalion, dit-il en s’agenouillant et ouvrant grand ses bras. De manière surprenante, ils répondirent à l’invitation, les petites filles les premières. Ses maigres bras touchèrent les trois enfants. — Vous êtes en sécurité pour un petit moment, leur dit-il, c’est tout ce que je peux faire pour l’instant. — Ils ont tué grand-mère, fit le garçon. — Je sais, Culas. Mais toi et Krylla et Miriel êtes toujours en vie. Vous avez parcouru un long chemin. Et à présent nous allons vous aider. Nous allons vous accompagner chez Gan Egel, dans le nord. Sa voix était douce et persuasive, les phrases courtes, simples et faciles à comprendre. Danyal attendait debout à côté de lui, stupéfiée par le pouvoir qu’il exerçait sur eux. Et elle ne douta pas de lui, mais ses yeux revenaient sans cesse vers le guerrier aux cheveux noirs qui restait assis sur sa selle, sans bouger. — Vous n’êtes pas un prêtre, dit-elle. — Non. Et vous n’êtes pas une pute. — Qu’en savez-vous ? — J’ai passé ma vie entouré de putes, répondit-il. Il fit passer sa jambe par-dessus le pommeau de sa selle et se laissa glisser jusqu’au sol. Il s’approcha d’elle. Il sentait la vieille sueur, la viande de cheval et de près il était aussi terrifiant que tous les envahisseurs qu’elle avait rencontrés. Pourtant, elle voyait la terreur de manière distante, comme si elle regardait une pièce de théâtre. Elle savait que le méchant était affreux mais elle était rassurée par le fait qu’il ne pouvait pas quitter la scène. La puissance qui se dégageait de cet homme l’englobait sans pour autant la menacer. — Vous vous êtes cachés dans les buissons, dit-il. Un choix judicieux. — Vous regardiez ? — Non. J’ai lu vos traces. Nous nous sommes cachés également quand nous les avons croisés il y a une heure. Ce sont des mercenaires  – pas de vrais Chiens. — De vrais Chiens ? Qu’est-ce qu’ils doivent faire de plus pour gagner ce titre ? — Ils ont été négligents  – ils vous ont laissés en vie. Vous n’auriez pas échappé aux Chiens aussi facilement. — Comment se fait-il, demanda Danyal, qu’un homme comme vous voyage avec un prêtre de la Source ? — Un homme comme moi ? Vous êtes rapide à juger, femme, répondit-il calmement. Peut-être que j’aurais dû me raser. Elle se détourna de lui en entendant Dardalion approcher. — Nous devons trouver un endroit où camper, déclara le prêtre. Les enfants ont besoin de dormir. — Mais il n’est que trois heures de l’après-midi, remarqua Waylander. — Ils ont besoin d’un sommeil un peu spécial, répondit Dardalion. Faites-moi confiance. Pouvez-vous trouver un endroit ? — Viens un peu à l’écart avec moi, fit le guerrier, s’éloignant d’une dizaine de mètres de la piste. Dardalion le rejoignit. — C’est quoi, ton problème ? On ne peut pas chevaucher avec eux. Nous n’avons que deux chevaux et les Chiens peuvent être n’importe où. Et là où ils ne sont pas, il y a des mercenaires. — Je ne peux pas les abandonner. Mais vous avez raison  – allez-y. — Que m’as-tu fait, prêtre ? cracha le guerrier. — Moi ? Mais rien. — Tu m’as jeté un sort, c’est ça ? Réponds-moi ! — Je ne connais aucun sort. Vous êtes libre de faire comme il vous plaît et d’obéir à vos pulsions. — Je n’aime pas les enfants. Et je n’aime pas non plus les femmes pour lesquelles je n’ai pas payé. — Nous devons trouver un endroit pour nous reposer et où je pourrai soulager leur tourment. Est-ce que vous voulez bien faire cela avant de partir ? — Partir ? Mais pour aller où ? — Je croyais que vous vouliez partir, être libre, vous débarrasser de nous ? — Je ne suis pas libre. Par les Dieux, si seulement j’avais la preuve que tu m’as jeté un sort, je te tuerais. Je te le jure ! — Mais je ne l’ai pas fait, répliqua Dardalion. Et même si je pouvais le faire, je ne le ferais pas. Waylander revint vers Danyal et les enfants en jurant dans sa barbe. Comme il approchait, les filles saisirent les plis de la robe de Danyal, les yeux emplis de peur. Il resta un moment auprès de son cheval jusqu’à ce que Dardalion soit à la hauteur des enfants. — Qui veut monter avec moi ? demanda-t-il enfin. (Il n’y eut pas de réponse et il gloussa.) Je m’en doutais. Suivez-moi jusqu’aux arbres qui sont là-bas. Je vais vous trouver un endroit. Plus tard, tandis que Dardalion était assis avec les enfants et leur racontait d’une voix doucement hypnotique des histoires merveilleuses sur la magie d’antan, Waylander s’allongea à côté du feu et regarda la femme. — Vous avez envie de moi ? lui demanda-t-elle brusquement, cassant sa concentration. — Combien ? rétorqua-t-il. — Pour vous, ce sera gratuit. — Alors je ne veux pas de vous. Vos yeux ne mentent pas aussi bien que votre bouche. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Ça veut dire que vous me détestez. Ça ne me dérange pas ; j’ai couché avec plus d’une femme qui me détestait. — Ça ne m’étonne pas. — Enfin un peu d’honnêteté. — Je ne veux pas qu’il arrive du mal aux enfants. — Et vous pensez que je pourrais leur en faire ? — Si vous le pouviez. — Vous m’avez mal jugé, femme. — Et vous sous-estimez mon intelligence. Est-ce que vous n’avez pas essayé d’empêcher le prêtre de nous aider ? Eh bien ? — Oui, mais... — Il n’y a pas de mais. Sans aide, nos chances de survie étaient quasiment nulles. Et vous n’appelez pas ça faire du mal ? — Femme, vous avez une langue pire qu’un fouet. Je ne vous dois rien et vous n’avez pas le droit de me critiquer. — Je ne vous critique pas. Sinon, cela signifierait que je vous aime suffisamment pour vouloir vous améliorer. Je vous déteste, vous et tous les hommes. Et maintenant, bordel, laissez-moi seule ! Dardalion resta assis avec les enfants jusqu’à ce que le dernier d’entre eux s’endorme. Il plaça ensuite ses mains sur le front de chacun et murmura la Prière de la Paix. Les deux filles dormaient dans les bras l’une de l’autre sous la même couverture tandis que Culas était étalé à côté d’elles, la tête sur le bras. Le prêtre acheva sa prière et s’assit, épuisé. D’une certaine manière, il était difficile de se concentrer avec les habits de Waylander sur le dos. Même si les images floues de douleur et de tragédie s’étaient sensiblement estompées, elles arrivaient à tenir Dardalion éloigné des principaux chemins de la Route de la Source. Un cri lointain le ramena au présent. Quelque part, dans les ténèbres, une autre âme souffrait. Dardalion frissonna et se déplaça vers le feu où la jeune femme, Danyal, était assise toute seule. Waylander était parti. — Je l’ai insulté, dit Danyal, quand le prêtre se fut installé en face d’elle. Il est si froid. Si dur. Il va bien avec notre époque. — C’est vrai, reconnut Dardalion, mais c’est aussi l’homme qui peut nous amener en sécurité. — Je sais. Vous croyez qu’il va revenir ? — Je pense que oui. D’où êtes-vous ? Danyal haussa les épaules. — D’ici et là. Je suis née à Drenan. — Une ville agréable, avec beaucoup de bibliothèques. — Oui. — Parlez-moi de l’époque où vous étiez actrice, dit Dardalion. — Comment savez-vous que... oh, oui, il n’y a pas de secrets pour la Source. — Non, c’est moins magique que cela, Danyal. Ce sont les enfants qui me l’ont dit ; ils m’ont dit que vous avez eu l’occasion de jouer l’Esprit de Circea devant le roi Niallad. — Je jouais la sixième fille et j’avais trois lignes, répondit-elle en souriant. Mais c’est une expérience dont je me souviendrai. On dit que le roi est mort, qu’il a été assassiné par des traîtres. — C’est ce que j’ai cru entendre, fît Dardalion. Mais essayons de penser à autre chose. Le ciel est dégagé, les étoiles sont magnifiques, les enfants font de beaux rêves. Il sera bien temps demain de parler de mort et de désespoir. — Je ne peux pas m’en empêcher, dit-elle. Le destin est cruel. À n’importe quel moment, des pillards peuvent sortir d’entre les arbres et la terreur peut reprendre. Vous savez que nous sommes à trois cents kilomètres de la chaîne de Delnoch où Egel entraîne son armée ? — Je sais. — Vous vous battrez avec nous ? Ou allez-vous rester sans rien faire et les laisser nous massacrer ? — Je ne me bats pas, Danyal. Mais je serai à vos côtés. — Mais votre ami, lui, il va se battre ? — Oui. C’est tout ce qu’il sait faire. — C’est un tueur, déclara Danyal en remontant la couverture sur ses épaules. Il ne vaut pas mieux que les mercenaires ou les Vagrians. Et pourtant, j’espère qu’il va revenir  – n’est-ce pas étrange ? — Essayez de dormir, lui intima Dardalion. Je vais faire en sorte que rien ne vienne troubler vos rêves. — Ça serait bien  – c’est le genre de magie qui me réchauffe le cœur. Elle s’allongea à côté du feu et ferma les yeux. Dardalion prit une grande inspiration et se concentra une nouvelle fois, récitant la Prière de la Paix qu’il projeta silencieusement sur elle pour l’envelopper. Sa respiration devint plus forte. Dardalion en profita pour libérer les chaînes de son esprit. Celui-ci bondit dans le ciel nocturne, volant en vrille dans le clair de lune, quittant son corps recroquevillé près du feu. Libre ! Seul avec le Vide. Il arrêta sa montée en spirale d’un simple effort et scruta la terre en dessous, à la recherche d’un quelconque signe de Waylander. Loin au sud-est, les cités en flammes illuminaient la nuit d’un arc rougeâtre et irrégulier, tandis qu’au nord et à l’ouest brûlaient des feux de garde. Leur constance révélait qu’il s’agissait des braseros de postes vagrians. Au sud, un seul feu brillait, dans un petit bois. Curieux, Dardalion piqua jusqu’à lui. Six hommes dormaient autour d’un feu, tandis qu’un septième, assis sur un rocher, mangeait à grandes cuillerées les restes d’un ragoût dans une petite marmite en cuivre. Dardalion plana au-dessus d’eux et un sentiment de peur s’insinua lentement en lui. Il détectait la présence d’un mal puissant. Aussi s’apprêta-t-il à partir. Soudain, l’homme qui était assis le regarda et se fendit d’un sourire. — Nous te trouverons, prêtre, murmura-t-il. Dardalion ne bougea pas. L’homme posa le récipient à ses pieds, ferma les yeux... et Dardalion ne fut plus seul. Un guerrier armé d’un bouclier et d’une épée noire planait à côté de lui. Le jeune prêtre monta en flèche vers les nuages, mais l’esprit du guerrier était plus rapide. Il le toucha dans le dos en le dépassant. Une douleur transperça Dardalion, qui hurla. Le guerrier flotta devant lui, souriant. — Je ne vais pas te tuer tout de suite, prêtre. Je veux Waylander. Donne-le-moi et je te laisserai vivre. — Qui êtes-vous ? souffla Dardalion, essayant de gagner du temps. — Mon nom ne te dira rien. Mais j’appartiens à la Fraternité, et ma tâche est fixée. Waylander doit mourir. — La Fraternité ? Vous êtes un prêtre ? — Un prêtre ? Du genre que tu ne pourras jamais comprendre, salaud de pieux ! Force, ruse, fourberie, terreur : voilà les choses que je vénère, car elles m’apportent le pouvoir. Le vrai pouvoir. — Alors vous servez les Ténèbres ? dit Dardalion. — Les Ténèbres ou la Lumière... Ce ne sont que des mots pour créer la confusion. Je sers le Prince des Mensonges, le Créateur du Chaos. — Mais pourquoi chassez-vous Waylander ? Ce n’est pas un mystique. — Il a tué la mauvaise personne, même si sa mort était amplement méritée. Et maintenant, il a été décrété qu’il devait mourir. Vas-tu me le donner ? — Je ne peux pas. — Alors rebrousse chemin, vermisseau. Ta passivité m’écœure. Je te tuerai demain  – à la tombée de la nuit. Je chercherai ton esprit, où qu’il se cache, et je le détruirai. — Mais pourquoi ? Qu’est-ce que cela vous apportera ? — Du plaisir, rien de plus, répondit le guerrier. Notre conversation est finie. — Alors je vous attendrai. — Je le sais. Toi et tes semblables aimez bien souffrir  – cela vous sanctifie. Waylander était furieux, ce qui le surprit. Il se sentait mal à l’aise et, aussi ridicule que ce fût, il en voulait à quelqu’un. Il mena son cheval jusqu’à une colline boisée et mit pied à terre. Mais comment en vouloir à la vérité ? se demanda-t-il. Et pourtant, cela lui faisait mal de se savoir mis dans le même panier que des mercenaires capables de violer, de piller et de rançonner des innocents. Malgré son immense réputation de porteur de mort, il n’avait jamais tué de femmes ni d’enfants. Il n’avait jamais violé, non plus, ni même humilié quiconque. Alors pourquoi cette femme lui donnait-elle l’impression d’être souillé ? Pourquoi se voyait-il à présent entouré d’une aura noire ? Le prêtre. Ce maudit prêtre. Waylander avait vécu ces vingt dernières années dans l’ombre, mais Dardalion était comme une lanterne illuminant les recoins les plus sombres de son âme. Il s’assit sur l’herbe. La nuit était fraîche et dégagée, l’air était doux. Vingt ans. Disparus d’un coup de sa mémoire. Vingt ans sans colère que Waylander avait passés accroché à l’ingrat rocher de la vie, comme une sangsue. Et maintenant ? — Tu vas mourir, crétin, dit-il à haute voix. Le prêtre va te tuer avec sa pureté. Était-ce bien cela ? Était-ce donc là le sort qu’il avait tellement craint ? Pendant vingt ans, Waylander avait chevauché sans relâche dans les montagnes et à travers les plaines des nations civilisées, les Steppes et les confins du pays nadir et de ses sauvages, ainsi que les lointains déserts des nomades. Durant tout ce temps, il ne s’était jamais permis d’avoir un ami. Personne ne l’avait jamais touché. Il avait été comme une forteresse mobile, avec des murs épais, impénétrables. Waylander avait hanté la vie aussi seul qu’on pouvait l’être. Pourquoi avait-il sauvé le prêtre ? La question le tourmentait. Sa forteresse venait de s’écrouler et ses défenses s’effritaient comme du parchemin mouillé. Son instinct lui soufflait de grimper en selle et de quitter ce petit groupe  – et il avait l’habitude de croire son instinct, car il était aiguisé par le danger lié à sa profession. Mobilité et vitesse, voilà ce qui l’avait maintenu en vie ; il pouvait tuer aussi vite qu’un serpent et être loin avant l’aube. Waylander l’Assassin, un prince parmi les assassins. Si un jour on le capturait, ce serait seulement dû à la chance, car il n’avait pas de maison  – seulement une liste de contacts qui prenaient des contrats pour lui dans une douzaine de villes. Il leur apparaissait au moment où les ténèbres étaient les plus épaisses, leur demandait le contrat et son règlement puis disparaissait avant que le soleil ne se lève. Toujours pourchassé, toujours haï, l’Assassin ne se déplaçait que parmi les ombres. Un fantôme dans l’obscurité. À cet instant précis, il savait que ses poursuivants n’étaient pas loin. Aujourd’hui, plus que jamais, il devait fuir vers les territoires sauvages ou peut-être même s’embarquer au-delà des mers, pour la Ventria ou les royaumes orientaux. — Imbécile, murmura-t-il. Est-ce que tu veux mourir ? Et pourtant, le prêtre le tenait avec ce sort qu’il n’avait pas lancé. — Tu as cloué les ailes de l’aigle, Dardalion, dit-il doucement. À la ferme, il y avait un jardin de fleurs, riche en couleurs vives : des jacinthes, des tulipes et des jonquilles vieillissantes. Son fils avait l’air paisible au milieu. Il était allongé dans une flaque de sang qui ne déparait pas avec toutes ces fleurs. La douleur le déchira ; des souvenirs acérés comme du verre brisé. Tanya, elle, avait été attachée au lit et vidée comme un poisson. Les deux fillettes... des bébés... Waylander pleura pour toutes ces années perdues. Il retourna au campement une heure avant l’aube et les retrouva tous endormis. Il secoua la tête devant leur inconscience et relança le feu. Il prépara un repas à base d’avoine dans une poêle en cuivre. Dardalion fut le premier à se réveiller ; il sourit en guise de bonjour et s’étira. — Je suis content que vous soyez revenu, dit-il en se rapprochant du feu. — Il va falloir que nous trouvions de la nourriture, annonça Waylander, car nos réserves s’épuisent. Je doute que nous puissions trouver un village qui n’ait pas été incendié, et il va donc falloir que nous chassions pour avoir de la viande. Tu vas peut-être devoir renoncer à tes principes, prêtre, si tu ne veux pas mourir de faim. — Puis-je vous parler un moment ? demanda Dardalion. — Drôle de requête. Je pensais que nous étions en train de parler, non ? Dardalion s’éloigna du feu. Waylander soupira. Il retira la poêle des flammes avant de rejoindre le prêtre. — Pourquoi cet air abattu ? Tu regrettes de nous avoir mis la femme et sa clique sur les bras ? — Non. Je... Je voudrais vous demander une faveur. Et je n’ai pas le droit... — Accouche, bonhomme. Quel est ton problème ? — Est-ce que vous voudrez bien les protéger jusque chez Egel ? — Je croyais que c’était déjà le plan. Tu es sûr que ça va, Dardalion ? — Oui... Non... Voyez-vous, je vais mourir. Dardalion se retourna et grimpa en haut de la colline qui surplombait la cuvette. Waylander le suivit. Puis Dardalion lui raconta sa rencontre éthérée avec le chasseur. Waylander écouta sans rien dire. Il ne comprendrait jamais les pouvoirs des mystiques, mais il savait que ces pouvoirs existaient et que Dardalion lui disait la vérité. Il n’était pas surpris que les chasseurs soient sur ses talons. Après tout, il avait tué l’un des leurs. — Donc, conclut le prêtre, une fois que je ne serai plus là, j’espérais que vous pourriez quand même emmener Danyal et les enfants en sécurité. — Es-tu donc si bien entraîné que ça à la défaite, Dardalion ? — Je ne peux pas tuer  – et c’est la seule manière de l’arrêter. — Où était leur campement ? — Au sud. Mais n’y allez pas  – ils sont sept. — Mais, d’après toi, un seul aurait des pouvoirs ? — À première vue, oui ; il a dit qu’il me tuerait juste après la tombée de la nuit. S’il vous plaît, n’y allez pas, Waylander. Je ne souhaite pas que quelqu’un meure à cause de moi. — Ces hommes sont à ma recherche, prêtre, il n’y a donc pas trente-six solutions. Même si je te promets de rester avec la femme, ils me trouveront quoi qu’il arrive. Il vaut mieux que je les trouve en premier et que je choisisse mon terrain. Aujourd’hui, vous allez rester ici. Attendez-moi. Si je ne suis pas revenu au petit matin, partez en direction du nord. Waylander rassembla ses sacoches et son matériel puis partit au trot en direction du sud, alors que l’aube se levait. Il se cambra sur sa selle et cria : — Éteignez le feu  – la fumée peut se voir à des kilomètres. Ne le rallumez pas avant le coucher du soleil. Dardalion le regarda tristement partir. — Où va-t-il ? demanda Danyal en venant à côté du prêtre. — Il va me sauver la vie, répondit Dardalion. Une fois de plus, il raconta sa rencontre avec l’esprit. La femme sembla comprendre, et il lut de la pitié dans ses yeux. Il réalisa alors qu’il s’était livré à une confession et qu’il venait de se compromettre gravement. Car, en en parlant à Waylander, il l’avait forcé à se battre pour lui. — Ne vous en voulez pas, lui dit Danyal. — J’aurais dû me taire. — Mais cela nous aurait tous condamnés, n’est-ce pas ? Il fallait qu’il sache qu’il était poursuivi. — Je le lui ai dit pour qu’il me sauve. — Je n’en doute pas. Mais il devait savoir. Il fallait le lui dire. — Oui. Mais il n’y avait que de l’égoïsme dans mon esprit. — Vous êtes un homme, Dardalion, pas seulement un prêtre. Vous êtes trop dur avec vous-même. Quel âge avez-vous ? — Vingt-cinq ans. Et vous ? — Vingt. Depuis combien de temps êtes-vous prêtre ? — Cinq ans. Mon père m’a enseigné l’architecture, mais mon cœur n’y était pas. J’ai toujours voulu servir la Source. Et puis quand j’étais enfant, j’avais souvent des visions. Ce qui gênait beaucoup mes parents. (Dardalion se mit à sourire soudainement et secoua la tête.) Mon père était persuadé que j’étais possédé. À huit ans, il m’a emmené à Sardia, dans un temple de la Source, pour subir un exorcisme. Quand ils lui ont dit que j’avais le don, et rien de plus, il s’est mis dans une rage folle ! C’est à partir de là que j’ai suivi des cours au temple. À quinze ans, j’aurais dû devenir acolyte, mais mon père a insisté pour que je reste à la maison et que j’apprenne le métier. Le temps que j’arrive à le persuader du contraire, j’avais vingt ans. — Est-ce que votre père est toujours vivant ? — Je ne sais pas. Les Vagrians ont brûlé Sardia et assassiné tous les prêtres. Je présume qu’ils ont fait la même chose avec le bourg avoisinant. — Comment y avez-vous échappé ? — Je n’étais pas là quand l’horreur a commencé ; l’Abbé m’avait envoyé à Skoda porter un message au monastère de la Montagne. Malheureusement, quand j’y suis arrivé, il était déjà en flammes. J’étais sur le chemin du retour quand j’ai été capturé, et puis Waylander m’a secouru. — Il n’a pourtant pas l’air d’un homme qui s’embarrasse à sauver les autres. Dardalion gloussa. — Eh bien, non, c’est vrai. En fait, il venait chercher son cheval que les mercenaires lui avaient volé. Et, de façon assez ignominieuse, je faisais partie du lot. Dardalion rit une fois de plus et prit Danyal par la main. — Tous mes remerciements, ma sœur. — De quoi ? — D’avoir pris le temps de m’éloigner des chemins de l’apitoiement sur moi-même. Je suis désolé de vous avoir imposé ce fardeau. — Ce n’était pas un fardeau. Vous êtes un homme bon et vous nous aidez. — Vous êtes une femme pleine de bon sens et je suis ravi que nous nous soyons rencontrés, dit Dardalion en lui déposant un baiser sur la main. Venez, réveillons les enfants. Toute la journée, Dardalion et Danyal jouèrent avec les enfants, dans les bois. Le prêtre leur racontait des histoires tandis que Danyal les menait dans une chasse au trésor. Ils cueillirent des fleurs et tressèrent des guirlandes. Le soleil brilla une grande partie de la matinée, mais la pluie repoussa finalement le petit groupe jusqu’au campement. Là, ils s’abritèrent sous un pin aux branches écartées. Ils y mangèrent le reste du pain et des fruits secs qu’avait laissés Waylander. — La nuit commence à tomber, fit Danyal. Vous croyez qu’il est prudent d’allumer un feu ? Dardalion ne répondit pas. Ses yeux étaient rivés sur les sept hommes qui sortaient des arbres, l’épée à la main. Chapitre 3 Dardalion se mit péniblement debout. Les sutures sur sa poitrine se tendirent et ses hématomes aux côtes le firent grimacer de douleur. Même s’il avait été un guerrier, il n’aurait eu aucune chance, même face à un seul des sept hommes qui avançaient lentement vers lui. À leur tête se tenait l’homme qui l’avait terrorisé la nuit précédente. Il approchait en souriant. Derrière lui, progressant en demi-cercle, se trouvaient six soldats avec des plastrons auxquels étaient attachées de longues capes bleues. Des heaumes cachaient leurs visages, et on ne distinguait que leurs yeux à travers des ouvertures rectangulaires dans le métal. Derrière Dardalion, Danyal avait tourné le dos aux guerriers pour passer ses bras autour des enfants. Elle les plaqua contre elle. Au moins, cela leur épargnerait la vision horrible du meurtre. Le prêtre fut envahi par un immense sentiment de désespoir. Quelques jours plus tôt, il avait accepté la torture  – la torture et la mort. Mais aujourd’hui, il pouvait ressentir la peur des enfants et il aurait aimé avoir une épée ou un arc pour les défendre. Les guerriers s’arrêtèrent comme un seul homme et leur chef se détourna brusquement de Dardalion. Il semblait regarder de l’autre côté de la cuvette. Dardalion suivit son regard. Là, dans le soleil couchant d’un rouge évanescent, se tenait Waylander, emmitouflé dans sa cape. Le soleil allait disparaître derrière lui, et sa silhouette se découpait dans le ciel sanguin  – impassible et pourtant puissante ; elle semblait avoir jeté un sort sur la scène. Sa cape en cuir reflétait la lumière mourante. En le voyant, Dardalion sentit son cœur s’emballer. Il avait déjà vu cette scène se dérouler une fois et il savait que sous sa cape Waylander brandissait son arbalète meurtrière, armée et prête à l’emploi. Mais même s’il eut un regain d’espoir, celui-ci mourut aussitôt. Car là où s’étaient tenus cinq mercenaires naïfs, se tenaient à présent sept guerriers en armure intégrale. Des tueurs surentraînés : les Chiens du Chaos vagrians. Waylander n’avait aucune chance face à eux. Pendant ce bref moment où le temps semblait s’être arrêté, Dardalion se demanda pourquoi le guerrier était revenu pour cette mission suicide. Waylander n’avait aucune raison de donner sa vie pour eux  – il ne croyait en rien et ne défendait aucune conviction. Et pourtant il se tenait là, droit comme une statue. Le silence était encore plus déroutant pour les Vagrians que pour Dardalion. Les guerriers savaient que dans les secondes à venir, certains perdraient la vie. La mort allait frapper dans cette clairière et du sang allait couler sur le terreau. Car tous étaient des guerriers de profession, et la mort, un compagnon de voyage qu’ils n’arrivaient à repousser que grâce à leur habileté ou la rage. Ils noyaient leur peur en faisant couler le sang. Mais là, ils étaient pris à froid... et chacun se sentait isolé. Le prêtre noir de la Fraternité s’humecta les lèvres et soupesa la lourde épée qu’il avait dans les mains. Il savait qu’il avait l’avantage de la force et que Waylander mourrait s’il donnait l’ordre de passer à l’attaque. Mais ce savoir était à double tranchant, car il contenait une autre certitude... Aussitôt après avoir donné cet ordre, il serait le premier à mourir. Danyal ne pouvait plus supporter ce suspense et elle se tourna pour voir Waylander. Son mouvement fit ouvrir les yeux à Miriel. La première chose que vit l’enfant fut les guerriers et leurs heaumes. Elle hurla. Le temps reprit son cours... La cape de Waylander vacilla et le prêtre noir tomba en avant, un carreau dans l’œil. Il gigota quelques secondes et s’immobilisa. Les six guerriers ne bougèrent pas d’un pouce. Puis, celui du milieu rengaina son épée et les autres l’imitèrent. Avec une infinie prudence, ils reculèrent dans l’obscurité des arbres. Waylander ne bougea pas. — Allez chercher les chevaux, dit-il calmement, et ramassez les couvertures. Une heure plus tard, ils campaient dans une grotte, sur les hauteurs. Les enfants dormaient et Danyal était allongée à côté d’eux, encore éveillée. Dardalion et le guerrier étaient assis dehors et regardaient les étoiles. Plus tard, Dardalion rentra dans la grotte et raviva le feu. La fumée disparaissait à travers une fissure dans la voûte de la grotte, et pourtant cela sentait toujours fort le pin brûlé. C’était une odeur rassurante. Le prêtre rejoignit Danyal et, s’assurant qu’elle ne dormait pas, s’assit à côté d’elle. — Vous allez bien ? lui demanda-t-il. — Je me sens bizarre, avoua-t-elle. Je m’étais tellement faite à la mort que je n’ai pas eu peur. Mais je suis en vie. Pourquoi est-il revenu ? — Je ne sais pas. Et lui non plus. — Pourquoi sont-ils partis ? Dardalion s’adossa contre la paroi de la grotte, et étendit ses jambes en direction du feu. — Je ne suis pas sûr. J’y ai bien réfléchi et j’en suis arrivé à la conclusion que c’était dans la nature des soldats. Ils sont entraînés pour se battre et tuer dès qu’on leur en donne l’ordre  – ils obéissent sans poser de question. Ils n’agissent pas en individus. Une bataille qui survient, c’est toujours un cas particulier : une ville doit être détruite ou une force ennemie exterminée. On leur donne un ordre et l’excitation grandit  – amortissant la peur  – jusqu’à ce qu’ils passent à l’attaque, en masse, puisant leur force dans la foule autour d’eux.  » Mais aujourd’hui, il n’y a pas eu d’ordre. Waylander est resté impassible, il ne leur a donné aucune raison de s’enflammer. — Mais Waylander ne pouvait pas savoir qu’ils allaient s’enfuir, insista-t-elle. — Non. Mais il s’en moquait. — Je ne comprends pas. — À dire vrai, je ne suis pas sûr de comprendre moi-même. Mais c’est ce que j’ai ressenti à cet instant précis. Il s’en moquait... et les autres l’ont su. Eux, ils ne s’en moquaient pas, mais alors pas du tout. Ils ne voulaient pas mourir et comme ils n’avaient pas reçu l’ordre de charger... — Mais ils auraient pu le tuer... nous tuer tous. — Ils auraient pu, oui. Mais ils ne l’ont pas fait  – et j’en suis reconnaissant. Dormez, ma sœur. Nous avons gagné une nuit supplémentaire. Dehors, Waylander continuait de regarder les étoiles. Il était toujours hébété par la façon dont l’affrontement s’était passé. Il se repassait les images en boucle. Il avait trouvé leur campement désert. Il avait donc suivi leurs traces, la peur grandissant dans son ventre. Arrivé à l’orée de la forêt, il était descendu de cheval et avait progressé en direction de la cuvette. Il avait vu les Chiens avancer. Il avait armé son arbalète, et puis il s’était arrêté. Aller plus loin signifiait la mort, et tous ses instincts lui hurlaient de s’enfuir. Pourtant il avait continué, rejetant des années de précaution, prêt à donner sa vie sur un coup de tête. Et par l’Enfer, pourquoi s’étaient-ils donc enfuis ? Il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne trouvait pas de réponse. Un mouvement sur sa gauche le tira de sa rêverie. C’était l’une des fillettes qui sortait de la grotte. Elle ne regarda ni à gauche, ni à droite. Waylander alla jusqu’à elle et effleura son bras, mais elle continua son chemin, sans s’apercevoir de sa présence. Il se redressa et la prit dans ses bras. Ses yeux étaient fermés et sa tête s’affala sur son épaule. Elle ne pesait presque rien. Il la ramena dans la grotte pour la coucher à côté de sa sœur, mais il s’arrêta à l’entrée et s’assit le dos au mur, la tenant toujours dans ses bras. Il ramena sa cape sur elle. Pendant plusieurs heures il resta ainsi, silencieusement, sentant la petite respiration chaude contre son cou. Elle se réveilla deux fois mais pour mieux se blottir. Quand l’aube éclaira le ciel, il la ramena à côté de sa sœur. Puis, il repartit vers l’entrée de la grotte. Tout seul. Le cri de Danyal réveilla Waylander en sursaut, le cœur battant. Il fit un roulé-boulé et, un couteau à la main, il entra dans la grotte. Là, il trouva la femme agenouillée à côté du corps inerte de Dardalion. Waylander se mit à genoux et tâta le pouls du prêtre, sur son bras. Il était mort. — Comment... ? murmura Danyal. — Maudit sois-tu, prêtre ! hurla Waylander. Le visage de Dardalion était blanc et vitreux. Sa peau était froide au toucher. — Il devait être fragile du cœur, fit amèrement Waylander. — Il s’est battu avec l’homme, dit Miriel. Waylander se retourna et regarda l’enfant, qui, assise au fond de la grotte, tenait les mains de sa sœur. — Battu ? l’interrogea-t-il. Contre qui s’est-il battu ? Mais Miriel détourna le regard. — Allons, Miriel, raconte, la pressa Danyal. Contre qui s’est-il battu ? — Contre l’homme avec la flèche dans l’œil, répondit-elle. Danyal se retourna vers Waylander. — Elle a dû faire un cauchemar ; cela ne veut rien dire. Qu’est-ce qu’on va faire ? Waylander ne répondit pas. Pendant qu’elle interrogeait l’enfant, il avait gardé le poignet de Dardalion dans sa main. Il percevait comme une légère pulsation. — Il n’est pas mort, souffla-t-il, continuez de parler avec l’enfant. Qu’elle vous raconte son rêve  – vite, dépêchez-vous ! Durant quelques minutes, Danyal s’assit tranquillement avec la fillette, puis elle revint voir Waylander. — Elle dit que l’homme que vous avez tué l’a attrapée et l’a fait pleurer. C’est à ce moment-là que le prêtre est arrivé et l’homme lui aurait crié dessus ; il avait une épée et il a essayé de tuer le prêtre. Ils se sont envolés  – plus haut que les étoiles. Voilà, c’est tout ce qu’elle m’a dit. — Cet homme le terrorisait, déclara Waylander. Il était persuadé qu’il possédait des pouvoirs démoniaques. S’il disait vrai, alors il se peut que la mort ne l’ait pas arrêté. Si ça se trouve, pendant que nous parlons, le prêtre est pourchassé. — Est-ce qu’il a une chance de survie ? — Si seulement ! cracha Waylander. Mais il refuse de se battre. Danyal se pencha en avant et plaça sa main sur le bras de Waylander. Ses muscles étaient tendus, frémissants. — Ôtez votre main, femme, ou je vous la tranche. Personne ne me touche ! Danyal fit un bond en arrière ; ses yeux verts lancèrent des éclairs, mais elle maîtrisa sa colère et repartit voir les enfants. — Soyez tous maudits ! siffla Waylander. Il prit une grande bouffée d’oxygène pour apaiser la furie en ébullition qui montait en lui. Danyal et les enfants étaient assis calmement et le regardaient attentivement. Danyal savait ce qui le tourmentait : le prêtre était en danger et, malgré tous ses talents mortels, le guerrier était impuissant. Une bataille avait lieu dans un autre monde et Waylander était un spectateur inutile. — Comment as-tu pu être aussi stupide, Dardalion ? murmura le guerrier. Tout ce qui vit lutte pour survivre. Tu dis que la Source a créé le monde, hein ? Alors c’est qu’elle a créé le tigre et le cerf, comme l’aigle et l’agneau. Tu crois peut-être qu’elle a créé l’aigle pour qu’il broute de l’herbe ? Il resta silencieux quelques minutes, se remémorant les paroles qu’avait prononcées le prêtre lorsqu’il était assis tout nu à côté des habits des voleurs. « Je ne peux pas mettre ces vêtements, Waylander... » Au lieu de tenir le bras du prêtre, il saisit fermement sa main. Lorsque leurs doigts se touchèrent, il y eut comme un mouvement imperceptible. Waylander plissa les yeux. Il serra davantage la main de Dardalion et son bras fut agité de spasmes ; la douleur déformait son visage. — Que t’arrive-t-il, prêtre ? Par l’Enfer, où es-tu ? À la mention de l’Enfer, Dardalion s’agita encore plus et poussa un léger grognement. — Où qu’il soit, il souffre, dit Danyal en venant s’agenouiller auprès du prêtre. — C’est quand nos mains se sont touchées, annonça Waylander. Va me chercher mon arbalète, femme  – elle est à l’entrée de la caverne. (Danyal alla jusqu’à l’arme et la ramena à Waylander.) Mettez-la-lui dans la main droite et refermez ses doigts dessus. Danyal ouvrit la main de Dardalion et lui fit recourber les doigts sur la poignée d’ébène. Le prêtre hurla ; sa main s’ouvrit d’un coup et l’arbalète tomba par terre. — Maintenez-lui les doigts dessus. — Mais ça le fait souffrir. Pourquoi faites-vous ça ? — Si on souffre, c’est qu’on est en vie, Danyal. Il faut le faire revenir dans son corps  – vous comprenez ? L’esprit mort ne pourra pas l’y atteindre. Nous devons l’attirer à nous. — Mais c’est un prêtre, un homme pur. — Et alors ? — Vous allez souiller son âme. Waylander se mit à rire. — Je ne suis peut-être pas un mystique, mais je crois en l’âme. Ce que vous tenez n’est qu’un bout de bois et de métal. Dardalion va s’y cramponner, et je ne crois pas que son âme soit fragile au point qu’il en meure. Par contre, son ennemi, si  – c’est vous qui voyez ! — Tout ce que je vois, c’est que je vous déteste, déclara Danyal tout en ouvrant la main de Dardalion pour l’obliger à s’agripper de nouveau à la poignée d’ébène. Waylander dégaina un couteau de sa ceinture et s’entailla la chair au niveau de l’avant-bras. Du sang suinta de la blessure et se mit à couler plus fort. Waylander tint son bras au-dessus de la tête de Dardalion, et sa peau fut éclaboussée de sang, ses yeux fermés recouverts du liquide rouge  – qui descendit jusqu’aux lèvres, pour finalement tomber dans sa gorge. Un cri terrible s’échappa du prêtre et ses yeux s’ouvrirent en grand. Il sourit, et ses yeux se refermèrent. Une longue respiration saccadée vint emplir ses poumons, et il s’endormit. Waylander contrôla son pouls  – il battait fort et de manière régulière. — Par tous les Dieux de Lumière ! lâcha Danyal. Pourquoi ? Pourquoi le sang ? — D’après la Source, un prêtre ne doit pas boire de sang, car il est porteur de l’âme, expliqua doucement Waylander. L’arme n’était pas suffisante, mais le sang, lui, l’a fait revenir. — Je ne vous comprends pas. Et d’ailleurs je n’y tiens pas, dit-elle. — Il est vivant, femme. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? — Rien venant de vous. Waylander sourit et se releva. Il prit un petit sac en canevas de sa sacoche et en sortit un bout de tissu de lin qu’il essaya maladroitement de nouer en guise de bandage autour de son bras blessé. — Est-ce vous pourriez essayer de me l’attacher ? demanda-t-il à Danyal. — J’ai bien peur que non, répondit-elle. Pour cela, il faudrait que je vous touche et je ne veux pas que vous me coupiez la main ! — Je suis désolé. Je n’aurais pas dû dire ça. Sans attendre de réponse, Waylander quitta la grotte et rangea son bandage dans ses poches. Le ciel était dégagé et clair. L’air qui descendait des montagnes était frais, chargé de la neige des pics de Skoda. Waylander grimpa au sommet d’une crête avoisinante et regarda l’horizon bleu, au loin. Les montagnes de Delnoch étaient toujours trop éloignées pour qu’on puisse les voir à l’œil nu. Ces trois ou quatre prochains jours, la piste allait être facile. Il suffisait de passer du bois à la forêt, puis de la forêt au bois. Il n’y avait que très peu de terrain découvert. Mais ensuite, ils arriveraient aux Plaines sentrannes, et là, impossible de se cacher : du terrain plat à perte de vue. Traverser cette étendue désertique sans se faire remarquer allait demander plus de chance qu’un homme seul n’était en droit d’espérer. Alors avec deux chevaux et six personnes ! Au rythme où ils étaient obligés d’avancer, ils allaient devoir rester sur cette plaine près d’une semaine  – une semaine sans feu ni nourriture chaude. Waylander scruta les différentes routes qui allaient vers le nord-est, en direction de Purdol, la Cité du bord de mer. On disait que la flotte vagrianne mouillait à l’entrée du port et qu’une armée avait débarqué pour assiéger la citadelle. Si c’était vrai  – et Waylander avait toutes les raisons de le croire  –, alors des éclaireurs vagrians sillonnaient déjà le pays à la recherche de nourriture et autres provisions. À l’ouest, c’était la Vagria et la citadelle de Segril, et de là, des troupes passaient directement en Drenaï. Les Plaines sentrannes étaient au nord ; derrière elles s’étendaient la forêt de Skultik et les montagnes qu’on disait abriter le dernier bastion drenaï à l’ouest de Purdol. Mais Egel contrôlait-il toujours Skultik ? Est-ce que quelqu’un pouvait encore assurer la cohésion entre les différents corps d’une armée en déroute face aux Chiens du Chaos ? Waylander avait des doutes... Et pourtant, au-delà des doutes, il restait une étincelle d’espoir. Egel était le plus compétent des généraux drenaïs de son temps. Il n’était pas spectaculaire, mais il était solide  – obsédé par la discipline, pas comme les courtisans que le roi Niallad avait l’habitude de placer à la tête de ses troupes. Egel était originaire du nord, inculte et parfois même grossier, fort et charismatique. Waylander l’avait déjà vu une fois, lors d’un défilé à Drenan. On aurait dit un sanglier au milieu d’un troupeau de gazelles. Aujourd’hui le sanglier était parti se terrer à Skultik. Waylander espérait qu’il pourrait tenir. Du moins jusqu’à ce qu’il lui remette la femme et les enfants. S’il arrivait jusque-là. L’après-midi, Waylander alla tuer un petit daim. Il suspendit la carcasse à un arbre voisin, découpa des morceaux de choix et rapporta la viande à la grotte. Lorsqu’il arriva, la nuit tombait et le prêtre dormait toujours. Danyal alluma le feu tandis que Waylander fabriquait une broche de fortune pour rôtir le chevreuil. Les enfants s’assirent à côté du feu et regardèrent la graisse couler en éclaboussant les flammes  – leur estomac était serré et l’on pouvait lire la gourmandise dans leurs yeux. Waylander retira la viande de la broche et la posa sur une pierre plate afin qu’elle refroidisse un peu ; puis il coupa des tranches, d’abord pour les enfants et ensuite pour Danyal. — C’est un peu dur, se plaignit la femme. — Le daim m’a vu au moment où j’ai tiré ma flèche, expliqua Waylander. Il avait contracté ses muscles pour se mettre à courir. — Mais c’est bon quand même, admit-elle. — Pourquoi est-ce que Dardalion dort encore ? demanda Miriel en souriant à Waylander. Elle fit pencher sa tête d’un côté, et tous ses cheveux blonds recouvrirent son visage. — Il était très fatigué, répondit le guerrier, après son empoignade avec l’homme que tu as vu. — Il l’a découpé en morceaux, annonça l’enfant. — Oui, j’en suis sûr, dit Danyal. Mais les enfants ne doivent pas inventer d’histoires  – surtout de vilaines histoires. Tu vas faire peur à ta sœur. — Mais on l’a vu, rétorqua Krylla, et Miriel acquiesça : — Quand vous étiez assis à côté de Dardalion, nous avons fermé les yeux et nous avons tout vu. Il était tout en argent et il avait aussi une épée qui brillait. Il a chassé le méchant et l’a découpé en petits morceaux. Et puis il a rigolé ! — Qu’est-ce que tu vois quand tu fermes les yeux ? s’enquit Waylander. — Où ça ? demanda Miriel. — À l’extérieur de la grotte, répondit doucement le guerrier. Miriel baissa les paupières. — Il n’y a rien dehors, dit-elle en gardant les yeux fermés. — Descends un peu le long de la route, va près du grand chêne. Et maintenant, que vois-tu ? — Rien. Des arbres. Un petit ruisseau. Oh ! — Qu’y a-t-il ? demanda Waylander. — Deux loups. Ils sautent à côté d’un arbre  – comme s’ils dansaient. — Approche-toi plus. — Les loups vont m’attraper, protesta Miriel. — Mais non  – pas tant que je suis là. Ils ne te verront pas. Rapproche-toi. — Ils sautent pour essayer d’attraper un petit daim qui est dans l’arbre ; il est pendu. — Bien. À présent, reviens et ouvre les yeux. Miriel leva la tête et bâilla. — Je suis fatiguée, dit-elle. — Oui, fit doucement le guerrier. Mais d’abord raconte-moi  – comme si c’était un conte  – ce qui s’est passé entre Dardalion et l’autre homme. — Dis-lui, toi, Krylla. Tu sais mieux raconter que moi. — Eh ben, débuta Krylla en se penchant en avant, en fait, le méchant homme avec la flèche dans l’œil, il nous a attrapées, Miriel et moi. Il nous faisait mal. Et puis Dardalion est arrivé et l’homme nous a laissées partir. Et puis, une grosse épée est apparue dans la main du méchant. Alors nous, on s’est sauvées en courant, hein, Miriel ? Après on est parties dormir dans tes bras, Waylander. Et là, on était à l’abri. Mais Dardalion, lui, était blessé et il volait très très vite. On n’arrivait pas à suivre. Et puis on l’a revu quand vous le teniez, toi et Danyal. On aurait dit qu’il devenait très grand, et une armure en argent l’a recouvert, et sa robe en argent a pris feu. Soudain il avait une épée dans les mains et il rigolait. L’épée de l’autre homme était toute noire  – et elle s’est cassée, hein, Miriel ? — Alors il est tombé à genoux et il s’est mis à pleurer. Et puis Dardalion lui a coupé les bras et les jambes et il a disparu. Ensuite, Dardalion, il a rigolé encore plus fort. Et puis il a disparu aussi pour rentrer à la maison où est son corps. Et maintenant on va tous bien. — Oui, nous allons bien, acquiesça Waylander. À présent je crois qu’il est temps de dormir. Tu as sommeil, Culas ? Le garçon opina d’un air morose. — Qu’est-ce qu’il y a, mon garçon ? — Rien. — Allons, dis-moi tout. — Non. — Il est furieux parce qu’il ne peut pas voler avec nous, fit Miriel en riant bêtement. — Même pas vrai, cracha Culas. De toute manière, vous avez tout inventé. — Écoute-moi, Culas, dit Waylander, moi non plus je ne peux pas voler, et ça ne me dérange pas. Alors ne nous fâchons pas, essayons plutôt de dormir. On va avoir une dure journée demain. Une fois que les enfants se furent blottis les uns contre les autres du côté du mur du fond, Danyal alla trouver Waylander. — Vous croyez qu’elles nous ont dit la vérité ? lui demanda-t-elle. — Oui, parce que Miriel a effectivement vu l’endroit où j’avais caché le daim. — Alors Dardalion aurait tué son ennemi ? — Il semblerait. — Ça me met mal à l’aise  – je ne sais pas pourquoi. — C’était un esprit du mal. Qu’est-ce qu’un prêtre devrait faire d’après vous ? Le bénir ? — Pourquoi êtes-vous toujours désagréable, Waylander ? — Parce que c’est mon choix. — Dans ce cas, je présume que vous n’avez pas beaucoup d’amis. — Je n’ai pas d’amis. — Vous ne vous sentez pas seul ? — Non. C’est grâce à ça que je suis toujours en vie. — Et quelle vie ce doit être, toujours en train de rire et de s’amuser ! se moqua-t-elle. Je suis surprise que vous ne soyez pas un poète, en plus. — Pourquoi tant de colère ? s’enquit-il. En quoi cela devrait-il vous gêner ? — Parce que désormais vous faites partie de notre vie. Parce qu’aussi longtemps que vous vivrez, vous resterez dans nos mémoires. Et en ce qui me concerne, j’aurais préféré un autre sauveur. — Oui, j’ai déjà vu des pièces de théâtre dans des arènes, dit Waylander. Le héros a les cheveux blonds et une grande cape blanche. Eh bien, je ne suis pas un héros, femme  – je suis un homme pris dans la toile d’araignée d’un prêtre. Vous croyez qu’il a été souillé ? Eh bien, moi aussi. La différence, c’est qu’il avait besoin de ma noirceur pour survivre. Alors que sa lumière causera ma perte. — Est-ce que vous arrêterez un jour de vous chamailler, tous les deux ? demanda Dardalion en s’asseyant et en s’étirant. Danyal courut près de lui. — Comment vous sentez-vous ? — Affamé ! Il repoussa sa couverture et se rendit près du feu. Comme si de rien n’était, il découpa deux tranches de viande à même la broche. Il la remit en place et rajouta du bois dans les flammes. Waylander ne prononça pas un mot, mais une grande tristesse le recouvrit comme un manteau sombre. Chapitre 4 Waylander se réveilla le premier et sortit de la grotte. Il ôta sa chemise et son caleçon, puis mit un pied dans le cours d’eau glacé. Il s’allongea sur le dos jusqu’à ce que l’eau le recouvre. Le ruisseau ne faisait que quelques centimètres de profondeur, se faufilant au milieu de rochers polis, mais la force du flot était suffisante pour le faire flotter le long du lit. Il se retourna pour asperger son visage et sa barbe. Enfin, il se releva et sortit de l’eau. Il s’assit sur l’herbe et attendit que la brise de l’aube lui sèche la peau. — Vous ressemblez à un poisson mort depuis trois jours, annonça Danyal. — Et vous, vous commencez à sentir pareil, rétorqua-t-il en souriant. Allez, venez vous laver ! L’espace d’un moment, elle le regarda droit dans les yeux. Elle haussa les épaules et retira sa tunique en laine verte. Waylander s’allongea et la contempla. Sa taille était fine, ses hanches régulières, sa peau... Il tourna la tête pour regarder un écureuil qui sautait de branche en branche, pas très loin. Il se leva et s’étira. Près du ruisseau, il y avait un écran de buissons touffus, avec en plein milieu un jeune plant de citronnelle. Il arracha une poignée de feuilles en forme de bouclier et les rapporta à Danyal qui était assise. — Tenez, écrasez-les dans vos mains et frottez-vous la peau avec. — Merci, dit-elle en tendant la main. Waylander, qui venait de prendre conscience de sa nudité, ramassa ses affaires et s’habilla. Il aurait bien voulu enfiler une chemise propre, mais c’était le prêtre qui portait ses affaires de rechange. Ses habits étaient couverts de poussière et cela commençait à le gêner. Une fois habillé, Waylander retourna à la grotte et enfila son plastron de mailles par-dessus son gilet de cuir noir. Tout en prenant ses bottes, il dégaina ses deux couteaux supplémentaires et les affûta avec sa pierre à aiguiser. Puis il les replaça dans les fourreaux cousus dans les bottes. Dardalion l’observa, remarquant le soin qu’il portait à ses armes. — Auriez-vous un couteau à me donner ? demanda-t-il. — Bien sûr. Lourd ou léger ? — Lourd. Waylander ramassa sa ceinture et retira une gaine noire d’où dépassait la poignée couleur ébène d’un couteau. — Ça devrait faire l’affaire. C’est une lame à double tranchant, mais suffisamment acérée pour pouvoir se raser avec. Dardalion passa sa ceinture dans les attaches de la gaine et l’arrangea afin que la poignée du couteau se trouve sur sa hanche droite. — Tu es gaucher ? lui demanda Waylander. — Non. — Alors positionne-le sur ta hanche de gauche. Ainsi, quand tu dégaineras ton couteau, la lame fera face à ton ennemi. — Merci. Waylander boucla sa propre ceinture et se frotta le menton. — Tu m’inquiètes, prêtre, lui dit-il. — Pourquoi donc ? — Hier, tu aurais fait un détour plutôt que de piétiner une fourmi. Aujourd’hui, tu es prêt à tuer un homme. Ta foi était-elle donc si petite ? — Ma foi est intacte, Waylander. Mais aujourd’hui, je vois les choses un peu plus clairement. C’est un cadeau de votre sang. — Je m’interroge. Était-ce un cadeau ou un vol ? J’ai l’impression de t’avoir dépossédé de quelque chose de précieux. — Si c’est le cas, rassurez-vous : cela ne me manque pas du tout. — Seul le temps nous le dira, prêtre. — Appelez-moi Dardalion. Vous savez bien que c’est mon nom. — Est-ce que « prêtre » ne te sied plus à présent ? — Pas du tout. Mais préféreriez-vous que je vous appelle « assassin » ? — Appelle-moi comme tu veux. Rien de ce que tu pourras dire ne pourra affecter la façon dont je me perçois. — Vous ai-je offensé ? s’enquit Dardalion. — Non. — Vous ne m’avez pas interrogé sur mon duel avec l’ennemi. — Effectivement, je ne l’ai pas fait. — Parce que vous vous en fichez ? — Non, Dardalion. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne m’en fiche pas. Mes raisons sont plus simples. La mort est mon métier, mon amie  – et c’est une mort sans retour. Tu es là, ce qui veut dire que tu as tué ton ennemi ; je me fiche du reste. En revanche, cela me dérange que tu lui aies coupé les bras et les jambes, mais je m’en remettrai, tout comme je me remettrai de ton absence une fois que je t’aurai confié à Egel. — J’avais espéré que nous pourrions devenir amis. — Je n’en ai pas. Je n’en désire pas. — Vous avez toujours été comme ça ? — Toujours, c’est bien trop long. Non, j’avais des amis dans le temps, avant de devenir Waylander. Mais c’était dans un autre univers, prêtre. — Racontez-moi. — Je ne vois pas pourquoi, répondit Waylander. Va réveiller les enfants. Nous avons une longue journée devant nous. Waylander sortit à grands pas de la grotte pour se rendre à l’endroit où il avait attaché les chevaux. Il les sella tous et enfourcha son hongre. Il chevaucha jusqu’à l’arbre où était suspendu le daim. Il prit un sac en canevas, découpa plusieurs tranches sur la carcasse et les empaqueta pour le repas du soir. Puis il coupa la corde et les restes tombèrent au sol, pour les loups. — Et toi, petit daim, avais-tu des amis ? demanda-t-il en regardant l’animal droit dans ses yeux gris et vides. Il fit avancer son cheval en direction de la grotte et se mit à songer aux jours de franche camaraderie, du temps où il était à Dros Purdol. Il excellait alors dans son rôle de jeune officier, sans savoir pourquoi ; il avait toujours détesté l’autorité, mais ne jurait que par la discipline. Lui et Gellan étaient plus que des frères, inséparables, que ce soit en patrouille ou dans les bordels, Gellan s’était révélé un compagnon rusé et ils ne s’étaient jamais affrontés que lors des fameux tournois de l’Épée d’Argent. Gellan gagnait à chaque fois, mais l’homme était d’une rapidité surhumaine. Ils s’étaient séparés lorsque Waylander avait rencontré Tanya  – la fille d’un marchand de Medrax Ford, une petite ville au sud de la Passe de Skeln. Avant même de s’en rendre compte, Waylander était tombé amoureux. Il avait démissionné pour s’installer dans une ferme. Gellan en avait eu le cœur brisé. — Enfin bon, lui avait-il dit le dernier jour, je ne devrais pas tarder à suivre ton exemple. La vie militaire va vite devenir horriblement monotone ! Waylander se demanda si Gellan était finalement parti. S’il était devenu un fermier, quelque part ? Ou un marchand ? Ou s’il était mort dans l’une des nombreuses guerres menées par les Drenaïs ? Dans le dernier cas, Waylander ne doutait pas qu’une impressionnante pile de cadavres l’avait accompagné dans la mort, parce que son épée se déplaçait plus vite que la langue d’un serpent. — J’aurais dû rester, Gellan, dit-il. J’aurais bien mieux fait. Gellan était fatigué, il avait chaud. De la sueur coulait le long de son cou, jusqu’en dessous de ses épaulières en cotte de mailles, ce qui le démangeait horriblement sur toute la colonne vertébrale. Il ôta son heaume noir et se passa les doigts dans les cheveux. Pas un souffle de vent. Il jura entre ses dents. Ils se trouvaient à soixante kilomètres de Skultik et de la sécurité toute relative du camp d’Egel  – les chevaux étaient essoufflés et les hommes inquiets, découragés. Gellan leva le bras droit, le poing serré  – c’était le signal pour « faire marcher les chevaux ». Derrière lui, cinquante cavaliers descendirent de selle ; on n’entendait aucune conversation. Sarvaj amena sa monture à côté de celle de Gellan et les deux hommes mirent pied à terre ensemble. Gellan accrocha son heaume au pommeau de sa selle et sortit un morceau de tissu de sa ceinture. Tout en s’essuyant la sueur du front, il fit face à Sarvaj. — Je ne crois pas que nous trouverons encore un village debout, dit-il. Sarvaj acquiesça mais ne répondit pas. Cela faisait presque six mois qu’il était sous les ordres de Gellan et il savait à présent quand les commentaires de son officier étaient purement rhétoriques. Ils marchèrent côte à côte pendant une demi-heure, puis Gellan indiqua la pause. Les hommes s’assirent auprès de leurs montures. — Le moral est bas, dit Gellan, et Sarvaj opina. Gellan défit les attaches de sa cape rouge et l’étendit sur sa selle. Il posa les mains sur ses reins, poussa pour s’étirer et grogna. Comme la majorité des hommes de grande taille, les longues heures à cheval le rendaient coléreux. Et puis, il avait sans arrêt mal au dos. — Je suis resté trop longtemps, Sarvaj. J’aurais dû démissionner l’année dernière. Quarante et un ans, c’est trop vieux pour un officier de la Légion. — Dun Esterik a cinquante et un ans, commenta Sarvaj. Gellan sourit. — Si j’étais parti, tu aurais pris ma place. — Oui, et au meilleur moment : l’armée anéantie et la Légion planquée dans les bois. Merci bien ! Ils s’étaient arrêtés dans une clairière, au milieu des ormes. Gellan partit s’asseoir à l’écart, tout seul. Sarvaj le regarda s’éloigner et retira son heaume ; ses cheveux châtain foncé se faisaient de plus en plus rares et son crâne luisait de sueur. Consciencieusement, il replaça des mèches de cheveux sur son crâne dégarni et remit son heaume. Quinze ans de moins que Gellan, et pourtant il avait l’air d’un vieillard. Sa vanité le fit sourire. Il retira de nouveau son heaume. C’était un homme trapu  – gauche quand il n’était pas en selle  – et l’un des derniers soldats de carrière qui restaient dans la Légion, suite aux réductions sauvages de l’automne précédent, quand le roi Niallad avait ordonné un nouveau programme militaire. Dix mille soldats avaient été révoqués, et seule la détermination de Gellan avait permis de sauver Sarvaj. Aujourd’hui, Niallad était mort et Drenaï sur le point d’être conquise. Sarvaj n’avait pas versé une larme à la mort du roi, car ce dernier était un imbécile... même pire qu’un imbécile ! — Encore parti se balader ? fit une voix. Sarvaj leva les yeux. Jonat s’assit sur l’herbe et étira sa grande carcasse osseuse sur toute sa longueur. Il s’allongea sur le dos, la tête dans les mains. — Il a besoin de réfléchir, dit Sarvaj. — Oui. Il faut qu’il réfléchisse à la façon de nous faire traverser le territoire nadir. J’en ai soupé de Skultik. — C’est pareil pour tout le monde, mais je ne vois pas comment le fait de chevaucher au nord pourrait nous être utile. Cela reviendrait à combattre les tribus nadires au lieu des Vagrians. — Là au moins, nous aurions une chance. Parce qu’ici, nous n’en avons aucune. (Jonat gratta sa fine barbe noire.) Bon sang, si seulement ils nous avaient écoutés l’année dernière, nous ne serions pas dans cette mélasse aujourd’hui. — Oui, mais ils ne nous ont pas écoutés, répondit Sarvaj d’un ton las. — La peste soit des courtisans ! D’une certaine manière, les Chiens nous ont rendu service en massacrant ces fils de putes ! — Ne dis pas ça à Gellan  – il a perdu beaucoup d’amis à Skoda et Drenan. — Nous en avons tous perdu, cracha Jonat, et nous allons encore en perdre. Combien de temps Egel va-t-il nous tenir cloîtrés dans cette maudite forêt ? — Je ne sais pas, Jonat. Gellan l’ignore, et je doute qu’Egel lui-même en ait la moindre idée. — Nous devrions attaquer par le nord, en passant par Gulgothir, et foncer vers les ports orientaux. Ça ne me dérangerait pas de réinstaller en Ventria. Il y fait toujours bon, il y a plein de femmes. On pourrait s’y faire engager comme mercenaires. — Oui, répondit Sarvaj, trop fatigué pour discuter. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi Gellan avait promu Jonat à la tête d’un Quartier  – l’homme était plein de bile et d’amertume. Or  – et c’était vexant  – il avait raison. Quand les plans de milice de Niallad avaient été instaurés, les hommes de la Légion s’y étaient vivement opposés. Tout indiquait que les Vagrians préparaient une invasion. Mais Niallad lui-même avait répliqué que les Vagrians craignaient une attaque de la puissante armée drenaïe. Par conséquent, le nouveau programme militaire serait un geste en faveur de la paix et la promesse d’un accroissement du commerce. — Ils auraient dû faire frire ce salaud sur un brasier, dit Jonat. — Qui ? demanda Sarvaj. — Le roi, que les Dieux maudissent son âme ! On dit qu’il a été tué par un assassin. Ils auraient mieux fait de l’enchaîner et de le transporter dans tout l’Empire pour qu’il voie le résultat de sa stupidité. — Il a fait ce qu’il croyait être bon, répliqua Sarvaj. Il avait les meilleures intentions du monde. — Mais oui, se moqua Jonat. Les meilleures intentions du monde ! Il voulait économiser de l’argent, oui. Notre argent ! S’il ne ressort qu’une seule bonne chose de cette guerre, c’est que nous sommes débarrassés des nobles une fois pour toutes. — Peut-être. Enfin bon, Gellan est un noble. — Ah oui ? — Tu ne le hais pas, quand même ? — Il n’est pas meilleur que les autres. — Je croyais que tu l’aimais bien. — Je pense que ce n’est pas un mauvais officier. Un peu trop tendre. Mais dans son for intérieur, je sais qu’il nous méprise. — Je ne l’ai jamais remarqué, dit Sarvaj. — Tu ne regardes pas assez bien, rétorqua Jonat. Un cavalier pénétra dans la clairière au galop et tous les hommes bondirent sur leurs pieds, la main sur la garde de l’épée. C’était Kapra, l’éclaireur. Comme il mettait pied à terre, Gellan sortit des arbres et vint à sa rencontre. — Rien à l’est ? demanda-t-il. — Trois villages entièrement pillés, monsieur. Quelques réfugiés. J’ai vu une colonne de l’infanterie vagrianne  – ils étaient peut-être deux mille. Ils ont dressé un campement près d’Ostry, sur les bords du fleuve. — Aucun signe de cavalerie ? — Non, monsieur. — Jonat ! appela Gellan. — À vos ordres. — L’infanterie doit attendre un ravitaillement. Prends deux hommes et va en éclaireur vers l’est  – dès que tu auras repéré les chariots, reviens nous prévenir aussi vite que possible. — À vos ordres. — Kapra, va manger un morceau et choisis-toi une monture fraîche. Tu accompagnes Jonat. Nous vous attendrons ici. Sarvaj sourit. Le changement d’attitude de Gellan était spectaculaire à l’annonce d’une action à venir  – ses yeux étincelaient, sa voix était sèche, autoritaire. Fini, l’air abattu et nonchalant. Egel les avait envoyés chercher du ravitaillement pour nourrir ses troupes assiégées, et en l’espace de trois jours, ils n’avaient rien trouvé. Tous les villages avaient été détruits sans raison, et les greniers saisis ou brûlés. Les bovins avaient été dispersés et les ovins empoisonnés dans les prés. — Sarvaj ! — Monsieur ? — Fais attacher les chevaux et répartis les hommes en cinq groupes. Il y a une cuvette derrière ces fourrés avec suffisamment de place pour faire trois feux  – aucun ne doit être allumé avant que l’étoile du Berger ne brille haut dans le ciel. Tu as compris ? — Affirmatif. — Il y aura quatre hommes pour monter la garde, avec une relève toutes les quatre heures. Choisis les emplacements. — À vos ordres. Gellan lissa sa moustache noire et sourit comme un enfant. — Faites qu’ils transportent du bœuf séché, dit-il. Prie pour que ce soit du bœuf, Sarvaj ! — Et une faible escorte. Cela vaudrait le coup de prier pour qu’ils ne soient qu’une dizaine. Le sourire disparut du visage de Gellan. — C’est peu probable. Ils auront un Quartier, au moins, peut-être plus. Et puis il y aura les charretiers. Quoi qu’il en soit, fais traverser la rivière dès qu’on y arrivera. Une fois que les hommes seront reposés, livre-toi à une inspection des armes ; je ne veux pas qu’il y ait une seule arme émoussée lorsque nous chargerons. — À vos ordres. Et si vous vous reposiez un peu ? — Je vais bien. — Ça ne vous ferait pas de mal, insista Sarvaj. — Tu me tournes autour comme une vieille femme. Et ne crois pas que je n’apprécie pas  – mais pour l’instant, je vais bien, promis. Gellan sourit pour cacher son mensonge, qui ne trompa pas Sarvaj une seconde. Les hommes étaient contents de pouvoir se reposer et, avec Jonat absent, le moral était à la hausse. Sarvaj et Gellan s’assirent à l’écart pour discuter du passé. Sarvaj évoqua principalement des souvenirs de régiment, prenant bien soin de ne pas aborder de sujets susceptibles de rappeler à Gellan sa femme et ses enfants. — Ça vous ennuie si je vous pose une question ? dit-il soudain. — Ça devrait ? répondit Gellan. — Pourquoi avez-vous promu Jonat ? — Parce qu’il est doué  – il ne s’en est pas encore rendu compte, c’est tout. — Il ne vous aime pas. — Ça n’a pas d’importance. Observe-le  – il ira loin. — Il déprime les hommes, leur moral s’en ressent. — Je sais. Sois patient. — Il insiste pour que nous foncions vers le nord  – il veut que nous nous éloignions de Skultik. — Cesse de t’inquiéter, Sarvaj. Fais-moi confiance. Je te fais confiance, pensa Sarvaj. Je te fais confiance pour être la meilleure lame de toute la Légion, pour être un officier attentif et attentionné, et pour être un ami fidèle. Mais Jonat ? Jonat est un serpent, et Gellan est trop confiant pour s’en apercevoir. Avec le temps, Jonat provoquera une mutinerie qui se répandra comme un feu de prairie dans les rangs de l’armée d’Egel, déjà abattue. Cette nuit-là, alors que Sarvaj dormait sous sa cape, à l’écart du feu, Gellan sombra dans un sommeil très profond, et les rêves revinrent. Il se réveilla en sursaut et fondit en larmes ; il parvint à contenir les sanglots douloureux qui ne demandaient qu’à jaillir. Comme il se levait pour s’éloigner du campement, Sarvaj se retourna et ouvrit les yeux. — Bon sang ! murmura-t-il. À l’approche de l’aube, Sarvaj se réveilla et alla inspecter les sentinelles. C’était le pire moment de la nuit pour rester concentré, et souvent, un homme qui arrivait à rester à son poste du crépuscule à minuit trouverait impossible, une autre nuit, de monter la garde de minuit à l’aube. Sarvaj ignorait la cause de ce phénomène mais savait comment y remédier : un homme trouvé endormi à son poste recevait vingt coups de fouet, et s’il récidivait, il était condamné à mort. Sarvaj n’avait aucune envie de voir ses hommes pendus, aussi s’était-il fait un nom comme oiseau de nuit. Cette nuit-là, alors qu’il rampait sans bruit dans les bois, il trouva ses quatre gardes alertes et attentifs. Satisfait, il retourna vers ses couvertures où Gellan l’attendait. L’officier avait l’air fatigué mais son regard était vif. — Vous n’avez pas dormi, dit Sarvaj. — Non, je pensais au convoi. Ce que nous ne pourrons pas emporter, il nous faudra le détruire ; nous devons faire souffrir les Vagrians. Je ne comprends pas leur façon de faire la guerre. S’ils avaient laissé les villages agricoles intacts, ils auraient toujours eu suffisamment de ravitaillement, mais en violant, tuant et brûlant, ils transforment le pays en désert. Et ça leur retombera dessus. Quand viendra l’hiver, ils seront à court de rations, et par tous les Dieux, là, nous les attaquerons. — Combien croyez-vous qu’il y aura de chariots ? — Pour une force de deux mille personnes ? Pas moins de vingt-cinq. — Donc, répondit Sarvaj, si nous nous emparons du convoi sans subir de pertes, nous aurons une escorte d’environ vingt hommes, et trois jours à terrain découvert pour rejoindre Skultik. C’est demander beaucoup à la chance. — Nous en méritons un peu, mon ami, répondit Gellan. — Le mérite, mon œil. J’ai perdu aux dés dix jours d’affilée. — Et le onzième ? — Encore perdu. Vous savez bien que je ne gagne jamais aux dés. — Je sais que tu ne paies jamais tes dettes, rétorqua Gellan. Tu me dois toujours trois pièces d’argent. Allez, rassemble les hommes – Jonat ne devrait plus tarder. Mais la matinée était déjà bien avancée lorsque Jonat déboucha avec les autres dans la clairière. Gellan les rejoignit à grandes enjambées. Jonat passa une jambe par-dessus le pommeau de sa selle et se laissa glisser au sol. — Quelles nouvelles ? demanda Gellan. — Vous aviez raison, monsieur  – il y a bien un convoi à trois heures d’ici, à l’est. Vingt-sept chariots. Mais il y a cinquante gardes à cheval et deux éclaireurs. — Avez-vous été vus ? — Je ne le crois pas, répliqua aussitôt Jonat. — Parle-moi du terrain. — Il n’y a qu’un seul endroit pour les attaquer, mais il est assez proche d’Ostry et de l’infanterie. En même temps, la piste passe entre des collines boisées ; il y a suffisamment d’endroits pour se cacher et les chariots iront lentement car la piste est raide et très boueuse. — Combien de temps faut-il pour nous y rendre et prendre position ? — Deux heures. Mais cela risque d’être un peu juste, monsieur. Nous risquons même d’arriver après que les chariots auront pénétré dans le vallon. — C’est trop juste, bon sang, lâcha Sarvaj, surtout si eux aussi ont des éclaireurs. Le risque était trop grand, et Gellan le savait. Pourtant Egel avait désespérément besoin de ravitaillement. Le pire de tout, c’est qu’il n’avait pas le temps de penser ou de planifier quoi que ce soit. — En selle ! hurla-t-il. Alors que toute la troupe galopait à bride abattue, Gellan maudissait son point faible. Avant de partir pour ce genre de mission, les hommes avaient besoin d’un bon discours, quelque chose pour leur fouetter le sang. Mais il n’avait jamais été doué avec les groupes et il savait que les hommes le considéraient comme un chef froid et distant. À ce moment précis il avait la certitude désagréable qu’il menait quelques-uns d’entre eux  – peut-être même tous  – à une mort certaine, et tout ça sur un coup de tête. Il ferait mieux de laisser ce genre d’attaques insouciantes à des gens hauts en couleurs comme Karnak ou Dundas. Dieux, que les hommes les vénéraient  – jeunes, bouillonnants et sans peur, ils menaient leurs Centuries face aux Vagrians, encore et encore, attaquant à la vitesse de l’éclair et se repliant, de façon à faire comprendre à l’envahisseur qu’on se battait encore en Drenaï. Ils ne s’occupaient pas de vétérans comme Gellan. Peut-être avaient-ils raison, estima-t-il, tandis que le vent fouettait son visage. J’aurais dû prendre ma retraite, pensa-t-il. Il s’était résolu à partir cet automne, mais la retraite n’était plus une option pour les officiers drenaïs ces temps-ci. Ils atteignirent le bois en moins de deux heures et Gellan improvisa une réunion avec ses sous-officiers. Deux de ses meilleurs archers furent détachés pour s’occuper des éclaireurs et le reste de ses forces fut réparti de chaque côté de la piste. Il prit lui-même le commandement de la colline de droite et confia la gauche à Jonat, ignorant le regard désapprobateur de Sarvaj. Une fois tous les ordres donnés, les hommes prirent position. Gellan se mordit la lèvre, son esprit tournait furieusement à la recherche d’une quelconque faille dans son plan  – une faille qui serait visible par tous tant elle était évidente. Sur le versant gauche, Jonat s’accroupit derrière un épais buisson ; il se massa la nuque pour faire passer sa tension. De chaque côté, ses hommes attendaient, les arcs prêts, les flèches encochées. Il aurait préféré que Gellan donne le commandement à Sarvaj ; cette responsabilité le mettait mal à l’aise. — Mais pourquoi ne viennent-ils pas ? siffla un homme à sa gauche. — Un peu de calme, s’entendit répondre Jonat. Ils vont venir. Et quand ils seront là, nous les tuerons. Tous, jusqu’au dernier ! On va leur apprendre ce qu’il en coûte d’envahir le territoire drenaï. Il lança un sourire à l’homme qui le lui rendit. Jonat sentit la tension le quitter progressivement. Le plan de Gellan était bon, mais Jonat n’en attendait pas moins d’un tel glaçon. À l’entendre parler, on aurait pu croire qu’il était juste un manœuvre, mais Gellan était en fait de la caste des guerriers. Maudit soit-il ! Ce n’était pas le fils d’un laboureur, le genre de gars célèbre pour sa capacité à danser quand il est ivre. La colère monta en lui, mais il réussit à la maîtriser en entendant le bruit des chariots qui approchaient. — Tenez-vous prêts ! chuchota-t-il. Que personne ne tire avant d’en avoir reçu l’ordre. Faites passer  – j’écorche vif celui qui désobéit ! Les chariots étaient menés par six cavaliers, la visière de leurs casques noirs à cornes rabattue, l’épée à la main. Derrière eux venaient doucement les chariots et les charrettes, flanqués des deux côtés par vingt-deux cavaliers le long de la piste. Ils progressèrent lentement et comme le cavalier de tête passait devant Jonat, ce dernier encocha une flèche et attendit, attendit... — Maintenant ! hurla-t-il, alors que les derniers chariots commençaient la descente. Des traits noirs fusèrent de chaque côté des arbres. Les chevaux ruèrent en hennissant et le chaos s’empara du bois. Un cavalier tomba à la renverse, deux flèches en pleine poitrine. Un autre s’effondra, une hampe plantée dans la gorge. Les charretiers plongèrent se mettre à l’abri sous les chariots pendant que le massacre continuait. Trois cavaliers s’enfuirent vers l’ouest, se protégeant derrière la tête de leurs chevaux. L’un d’eux chuta quand sa monture fut abattue d’une flèche dans le cou ; il tenta de se relever, mais trois traits se plantèrent dans son dos. Les deux autres réussirent à gravir la colline et se redressèrent sur leur selle une fois au sommet... pour constater alors qu’ils galopaient droit sur Sarvaj et une dizaine d’archers. Ils furent criblés de flèches et les deux chevaux tombèrent raides morts, projetant les cavaliers à terre. Sarvaj et ses hommes leur foncèrent dessus et les tuèrent avant qu’ils aient pu se relever. Dans les bois, Jonat mena ses hommes dans une charge téméraire vers les chariots. Certains charretiers sortirent de leur cachette les mains levées, mais les Drenaïs n’étaient pas d’humeur à faire des prisonniers et les tuèrent sans merci. Moins de trois minutes après le début de l’offensive, tous les Vagrians étaient morts. Gellan descendit lentement vers les chariots. Six des bœufs qui tiraient le chariot de tête étaient morts et il donna l’ordre de les détacher. L’attaque s’était mieux passée qu’il ne l’avait espéré : soixante-dix Vagrians morts et pas un seul de ses hommes n’était blessé. Mais c’était maintenant que les choses allaient se compliquer  – il fallait ramener les chariots à Skultik. — Bon travail, Jonat ! lança-t-il. Ton minutage était impeccable. — Merci, monsieur. — Retirez les heaumes et les capes des morts  – cachez les cadavres dans les bois. — À vos ordres. — Nous allons devenir vagrians l’espace d’un moment. — La route est longue jusqu’à Skultik, déclara Jonat. — On y arrivera, répondit Gellan. Chapitre 5 Waylander fit une pause au pied d’une colline herbeuse, puis fit descendre Culas et Miriel de selle. Il y avait de moins en moins d’arbres à présent, et une fois en haut de la colline, le petit groupe serait à terrain découvert. Waylander était fatigué ; ses membres étaient lourds et ses yeux lui faisaient mal. Comme c’était un homme fort, il n’était pas habitué à cette sensation et avait du mal à la comprendre. Dardalion s’arrêta près de lui et Danyal fit glisser Krylla dans les bras du prêtre. — Pourquoi nous arrêtons-nous ? demanda Danyal. Dardalion haussa les épaules. Waylander marcha jusqu’en haut de la colline puis s’allongea sur le ventre pour observer la plaine qui s’étendait devant lui. Au loin, une colonne de chariots se dirigeait vers le nord, escortée par la cavalerie vagrianne. Waylander se mordilla la lèvre et fronça les sourcils. Vers le nord ? Vers Egel ? Cela devait signifier qu’Egel avait été délogé de Skultik ou qu’il s’était enfui vers Purdol. Dans les deux cas, emmener les enfants dans la forêt ne servirait pas à grand-chose. Mais où pouvaient-ils aller ? Waylander scruta de nouveau la plaine : des milliers de kilomètres carrés de terrain plat, une prairie interminable, parsemée par endroits d’arbres et de haies au ras du sol. Et pourtant, la terre était trompeuse, il le savait bien. Ce qui avait l’air d’un terrain plat regorgeait en fait de cuvettes et de ravins, de creux hasardeux et autres courbes dans le sol. L’armée vagrianne tout entière pourrait camper à portée de vue et pourtant elle serait invisible. Il tourna la tête et vit que les deux petites filles cueillaient des campanules. L’écho de leurs rires résonna sur la colline. Waylander jura entre ses dents. Il se recula prudemment du sommet et se releva pour rejoindre le groupe. Alors qu’il descendait la pente, quatre hommes sortirent des arbres. Waylander plissa les yeux mais continua d’avancer. Dardalion n’avait pas encore vu les hommes ; il parlait avec le garçon, Culas. Comme Waylander approchait, les quatre hommes se déployèrent. Ils étaient tous les quatre barbus et leur visage était sombre. Ils avaient tous une épée à la ceinture et deux d’entre eux portaient des arcs. L’arbalète de Waylander était suspendue à sa ceinture, mais comme ses bras métalliques n’étaient pas déployés, elle ne pouvait pas servir. Quand Waylander passa devant Dardalion sans s’arrêter, celui-ci se retourna et vit les nouveaux venus. Les sœurs arrêtèrent leur cueillette et coururent se réfugier dans les bras de Danyal. Culas les rejoignit tandis que Dardalion se postait juste derrière Waylander. — Belles bêtes, fit l’homme au centre du groupe, en désignant les chevaux. Il était plus grand que les autres et portait un manteau de laine verte. Waylander ne répondit pas et Dardalion sentit monter la tension. Il s’essuya les paumes sur sa chemise et passa le pouce dans sa ceinture, à portée du manche de son couteau. L’homme à la cape verte remarqua le geste et sourit. Ses yeux bleus se reportèrent aussitôt sur Waylander. — Tu es plutôt avare de paroles de bienvenue, l’ami, dit-il. Waylander sourit. — Est-ce que tu es venu ici pour mourir ? demanda-t-il doucement. — Pourquoi parler de mourir ? Nous sommes tous drenaïs, non ? (À présent, l’homme avait l’air mal à l’aise.) Je me nomme Baloc et eux, ce sont mes frères Lak, Dujat et Meloc  – c’est lui le plus jeune. On n’est pas venu pour vous faire du mal. — Si vous l’étiez, cela ne ferait pas de différence, dit Waylander. Dis à tes frères de s’asseoir et de se détendre. — Je n’aime pas tes manières, dit Baloc en se raidissant. Il se recula d’un pas et ses frères se placèrent en demi-cercle autour de Waylander et du prêtre. — Ce que tu aimes ou pas, je m’en moque, répondit Waylander. Et si ton frère fait un pas de plus à droite, je le tue. L’homme s’arrêta aussitôt et Baloc humecta ses lèvres. — Tu lances beaucoup de menaces pour un homme sans épée. — Cela devrait te mettre la puce à l’oreille, dit Waylander. Mais comme tu as l’air d’un crétin, je vais essayer d’être clair. Je n’ai pas besoin d’épée pour me débarrasser d’une racaille dans ton genre. Non, ne dis pas un mot  – écoute-moi ! Aujourd’hui, je suis de bonne humeur. Tu comprends ? Si tu étais arrivé hier, je t’aurais probablement tué sans même prendre le temps d’une conversation. Mais aujourd’hui, je me sens expansif. Le soleil brille et tout va bien. Alors prends tes frères et retourne d’où tu es venu. Baloc regarda Waylander dans les yeux, hésitant, mais conscient que le malaise grandissait. Deux hommes contre quatre et pas d’épée en vue. Deux chevaux et une femme comme butin. Et pourtant, il n’était plus certain de rien. Cet homme avait l’air si sûr de lui, si calme. On ne pouvait pas lire la moindre once de tension dans ses gestes ou dans sa posture... et ses yeux étaient aussi froids qu’une pierre tombale. Soudain, Baloc se fendit d’un sourire et ouvrit grand les bras. — Toutes ces menaces de mort... comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment de douleur dans ce monde ? Très bien, nous partons. En reculant, il tint son regard posé sur Waylander. Ses frères le rejoignirent et ils disparurent entre les arbres. — Cours, fit Waylander. — Comment ? demanda Dardalion. Mais le guerrier aux cheveux noirs courait déjà à toutes jambes vers les chevaux, tout en dépliant les bras de son arbalète. — Couchez-vous ! cria-t-il, et Danyal se jeta au sol, emmenant les fillettes avec elle. Des traits noirs sifflèrent entre les arbres. Une flèche passa devant le visage de Waylander qui plongea dans l’herbe ; une deuxième le manqua de justesse. Il mit en place ses deux carreaux et arma l’arbalète. Puis, tête baissée, il courut vers les arbres en zigzaguant. Les flèches sifflaient dangereusement à ses oreilles. L’une d’entre elles passa au-dessus de Dardalion ; il entendit un cri étouffé et fit un roulé-boulé. Le garçon, Culas, qui était resté debout, se tenait à présent à genoux, terrassé par la douleur ; il tenait ses deux petites mains serrées autour d’une flèche enfoncée dans son ventre. La colère s’empara de Dardalion qui, couteau en main, suivit Waylander. En voulant le rattraper, il entendit un cri dans la forêt... puis un autre. Dardalion pénétra en courant entre les arbres et vit deux des hommes à terre, tandis que Waylander, un couteau dans chaque main, faisait face aux deux autres. Baloc chargea, son épée dirigée vers le cou de Waylander. Celui-ci se baissa et enfonça son couteau droit dans l’aine de l’homme. Le dernier brigand chargea à son tour, l’épée dressée, mais Dardalion leva le bras et le baissa d’un geste fluide. Sa lame noire alla se planter dans la gorge du brigand qui roula en arrière et agonisa sur la terre sombre. Waylander dégagea son couteau et saisit Baloc par les cheveux ; puis il tira sa tête en arrière. — Il y en a qui n’apprendront jamais, dit-il en lui tranchant la jugulaire. Il se releva et alla jusqu’à l’homme que Dardalion avait tué pour récupérer sa lame, qu’il essuya sur la veste du cadavre avant de la rendre au prêtre. Il récupéra ses deux carreaux, nettoya son arbalète et replia les bras le long du manche. — Bien lancé ! dit-il. — Ils ont tué le garçon, répondit Dardalion. — C’est de ma faute, fit amèrement Waylander. J’aurais dû les tuer dès le début. — Mais peut-être ne nous voulaient-ils pas de mal, dit Dardalion. — Va chercher deux épées avec leurs fourreaux et un arc, lui demanda Waylander. Je vais m’occuper du garçon. Il laissa Dardalion seul dans les bois et retourna lentement jusqu’aux chevaux. Les sœurs étaient assises ensemble, muettes sous le choc ; Danyal pleurait en tenant Culas dans ses bras. Il avait les yeux ouverts et ses mains tenaient toujours la flèche. Waylander s’agenouilla à côté de lui. — Tu as très mal ? Le garçon acquiesça. Il se mordit la lèvre et des larmes coulèrent le long de ses joues. — Je vais mourir ! Je le sais. — Ne dis pas de bêtise, fit rageusement Danyal. On va se reposer un peu et puis on te retirera la flèche. Culas lâcha la flèche et leva les mains ; elles étaient couvertes de sang. — Je ne sens plus mes jambes, gémit-il. Waylander tendit le bras et prit la main de l’enfant dans la sienne. — Écoute-moi, Culas. Il ne faut pas avoir peur. Dans un petit moment, tu vas t’endormir, c’est tout. Ce sera un sommeil assez profond... et tu ne sentiras plus rien. — Mais là j’ai mal, dit-il, ça me brûle. En baissant les yeux vers le visage de l’enfant, défiguré par l’agonie, il revit son propre fils allongé au milieu du champ de fleurs. — Ferme les yeux, Culas, n’écoute que ma voix. Il y a longtemps, j’avais une ferme. C’était une jolie ferme où il y avait un poney qui courait aussi vite que le vent... Tout en parlant, Waylander dégaina son couteau et du bout, il toucha la cuisse de Culas. Le garçon n’eut pas de réaction. Waylander continua de parler d’une voix douce et régulière, puis il enfonça la pointe du couteau dans l’aine de Culas afin de trancher l’artère en haut de la cuisse. Le sang gicla de la blessure, mais Waylander ne cessa pas de parler. Le visage de Culas devint de plus en plus livide et un voile bleu tomba sur ses yeux. — Dors bien, souffla Waylander, et la tête de l’enfant glissa sur le côté. Danyal cligna des yeux et vit le couteau dans la main de Waylander. Son poing jaillit aussitôt et cogna Waylander en plein visage. — Espèce de porc, misérable porc ! Vous l’avez tué ! — Oui, répondit-il. Il se leva et toucha sa lèvre. Du sang perlait à la commissure, à l’endroit où le poing l’avait frappé. — Pourquoi ? Pourquoi avez-vous fait ça ? — Parce que j’adore tuer les petits garçons, dit-il d’un ton sardonique. Il alla à son cheval. Dardalion le rejoignit ; à présent, le prêtre portait la grande épée de Baloc. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il en tendant une deuxième épée et un ceinturon à Waylander. — J’ai tué le garçon... Il aurait souffert inutilement pendant des jours avant de mourir. Par les Dieux, prêtre, je voudrais ne jamais t’avoir rencontré ! Fais monter les enfants en selle et dirige-toi vers le nord  – je pars en éclaireur pour un moment. Il chevaucha pendant une heure, alerte et attentif, jusqu’à ce qu’il trouve un ravin peu profond. Il y fit descendre le cheval et repéra un emplacement pour camper, près d’un arbre cassé. Là, il mit pied à terre. Il donna le reste de l’avoine à son cheval et s’assit sur le tronc où il resta pendant près d’une heure, silencieux. Quand la lumière commença à baisser, il gravit la pente pour attendre l’arrivée de Dardalion. Le petit groupe arriva alors que le soleil allait se cacher derrière les montagnes occidentales. Waylander le mena jusqu’au campement et aida les sœurs à descendre de selle. — Il y a un homme qui va venir te voir, Waylander, lui dit Krylla en passant ses bras autour de son cou. — Comment le sais-tu ? — Il me l’a dit ; il a dit qu’il nous rejoindrait pour le dîner. — Quand l’as-tu vu ? — Il y a un petit moment. J’étais à moitié endormie et Danyal me berçait : je crois que j’errais. Le monsieur a dit qu’il viendrait te voir ce soir. — C’était un gentil monsieur ? demanda Waylander. — Ses yeux étaient en feu, répondit Krylla. Waylander alluma un petit feu dans un cercle de pierres, puis s’en fut sur la plaine pour voir si l’on pouvait repérer l’éclat des flammes. Une fois assuré que le campement était bien caché, il revint lentement vers la clairière, marchant dans les hautes herbes. Un nuage passa devant la lune et la plaine fut plongée dans l’obscurité. Waylander s’arrêta net. Le bruissement d’un mouvement sur sa droite le fit plonger au sol, couteau à la main. — Relève-toi, mon fils, dit une voix à ses côtés. Waylander fit une roulade sur sa gauche et se releva sur un genou, le couteau brandi. — Tu n’auras pas besoin de ton arme. Je suis seul et très vieux. Waylander suivit précautionneusement la piste et bifurqua vers la droite. — Tu es un homme prudent, fit une voix. Très bien, je continuerai seul. Nous nous retrouverons auprès de ton feu. Le nuage s’éloigna et toute la plaine fut baignée de l’éclat argenté de la lune. Waylander se redressa. Il était seul. Il examina rapidement les environs. Rien. Il retourna près du feu. Assis devant, les mains tendues vers les flammes, se trouvait un vieil homme. Krylla et Miriel étaient assises à côté de lui tandis que Dardalion et Danyal lui faisaient face. Waylander approcha prudemment et l’homme ne leva même pas les yeux. Il était chauve, imberbe, et la peau de son visage pendait par petits paquets. En voyant la largeur de ses épaules, Waylander devina que dans le temps, cet homme avait dû être très fort. Aujourd’hui, il était squelettique et ses yeux étaient plats dans leurs orbites. Un aveugle ! — Qu’est-ce qui cloche avec votre tête ? demanda Miriel. — Elle n’a pas toujours été comme ça, répondit le vieil homme. Du temps de ma jeunesse, on disait de moi que j’étais beau ; en ce temps-là, mes cheveux étaient dorés et mes yeux vert émeraude. — À présent vous êtes affreux, dit Krylla. — J’en suis sûr ! Dieux merci, je ne peux plus me voir, ce qui m’évite une grande déception. Ah, le Vagabond est de retour, fit le vieillard en penchant la tête. — Qui êtes-vous ? demanda Waylander. — Un voyageur, comme toi. — Vous voyagez seul ? — Oui... mais pas aussi seul que toi. — Vous êtes le mystique qui a parlé à Krylla ? — J’ai eu cet honneur  – c’est une enfant charmante. Très talentueuse pour quelqu’un d’aussi jeune. Elle m’a dit que tu étais son sauveur, un vrai héros. — Elle me voit avec les yeux d’une enfant. Tout n’est pas toujours comme on le voit, affirma Waylander. — Les enfants voient des choses que nous ne sommes plus capables de voir. Si nous le pouvions encore, nous ferions-nous toujours la guerre ? — Êtes-vous un prêtre, bonhomme ? Parce que j’ai eu mon content de prêtres ces derniers temps, cracha Waylander. — Non. Je ne suis qu’un étudiant de la vie. J’aurais bien voulu devenir prêtre, mais malheureusement, je n’ai jamais pu résister à mes envies : un joli minois ou un bon vin, par exemple. Maintenant que je suis vieux, je pourrais connaître d’autres plaisirs, mais ceux-là aussi me sont refusés. — Comment nous avez-vous trouvés ? — Krylla m’a indiqué le chemin. — Et je parie que vous voulez voyager avec nous ? L’homme sourit. — Si seulement je pouvais ! Non, je vais juste rester avec vous ce soir, et puis j’embarquerai pour un autre voyage. — Nous n’avons pas beaucoup à manger, annonça Waylander. — Mais nous serons heureux de partager ce que nous avons, intervint Dardalion en se plaçant au côté du vieil homme. — Je n’ai pas faim, mais je te remercie. Tu es le prêtre, c’est ça ? — Oui. Le vieil homme tendit la main et toucha la poignée de la dague de Dardalion. — Voilà un bien étrange objet pour un prêtre, non ? — Nous vivons des jours bien étranges, répondit Dardalion en rougissant. — C’est ce qu’il semble. (Il tourna sa tête vers Waylander.) Je ne peux pas te voir, mais je perçois ta force. Ainsi que ta colère. C’est à cause de moi ? — Pas encore, rétorqua Waylander, je me demande juste quand vous en viendrez au but de votre visite. — Tu crois que j’ai des intentions cachées ? — Pas le moins du monde, répondit sèchement Waylander. Un aveugle qui s’invite à dîner grâce aux talents mystiques d’une fillette apeurée et qui trouve notre feu de camp au milieu de nulle part : quoi de plus naturel ? Qui êtes-vous et que voulez-vous ? — Avez-vous besoin d’être détestable, sans cesse ? lâcha Danyal. Moi, je me moque de savoir qui il est, il est le bienvenu. À moins que vous ne vouliez le tuer ? Après tout, cela fait plusieurs heures que vous n’avez tué personne. — Par les Dieux, femme, ton bavardage me retourne l’estomac, grogna le guerrier. Qu’est-ce que tu veux de moi ? Le garçon est mort, et alors ? C’est ce qui arrive en temps de guerre... les gens meurent. Et avant que tu ne m’empoisonnes avec une de tes réponses de vipère, permets-moi de te rappeler quelque chose : quand j’ai crié de se coucher, j’ai eu le temps de voir que tu t’étais mise à l’abri. Peut-être que si tu avais pensé au garçon, il n’aurait pas pris cette flèche dans le ventre. — Ce n’est pas juste ! cria-t-elle. — C’est la vie. Sur ce, il ramassa d’un grand geste sa couverture et s’éloigna du groupe, son cœur battant la chamade sous la pression de la colère qui menaçait de l’emporter. Il marcha à grands pas vers le haut de la colline et contempla la plaine. Quelque part dans cette immensité, il y avait des gens qui le pourchassaient ; qui ne pouvaient pas se permettre de le laisser vivant. S’ils échouaient dans leur quête, ils se condamnaient eux-mêmes. Et il était là, lui, Waylander, coincé entre une femme et un prêtre  – pris tel un singe dans des filets avec des lions sur le point de lui bondir dessus. Folie. Pure folie. Il n’aurait jamais dû accepter le contrat de Kaem, ce serpent vagrian. Le nom même de cet homme était un appel à la traîtrise : Kaem le cruel, Kaem le Tueur de Nations  – le tisseur de toiles au cœur de l’armée vagrianne. L’instinct de Waylander lui avait hurlé de refuser le contrat, mais il ne l’avait pas écouté. Et maintenant le général vagrian avait lancé des groupes d’assassins à sa poursuite, dans toutes les directions ; ils devaient avoir deviné qu’il n’allait ni au sud ni à l’ouest ; les ports à l’est lui étaient fermés. Il ne restait que le nord  – et les tueurs allaient scruter tous les chemins qui menaient à Skultik. Waylander jura entre ses dents. Kaem lui avait offert un contrat de vingt-quatre mille pièces d’or, et en signe de sa bonne foi, il avait fait déposer la moitié de la somme au nom de Waylander chez Cheros, le plus grand banquier de Gulgothir. Waylander avait rempli le contrat avec son talent habituel, même si le souvenir de cet instant le consumait de honte. En revoyant le carreau s’envoler dans les airs, il ferma les yeux... La nuit était fraîche, les étoiles brillaient comme des pointes de lance. Waylander s’étira, s’efforçant de revenir au présent, mais le visage de sa victime revenait le hanter, encore et encore... Un visage plein de bonté, mais hanté par l’échec... Des yeux doux, un beau sourire. Il s’était baissé pour cueillir une fleur quand le carreau de Waylander avait transpercé son dos... — Non ! hurla Waylander en s’asseyant. Il frappa le vide devant lui comme pour chasser les images. Penser à autre chose... autre chose ! Après le meurtre, il s’était échappé vers l’est. Il avait voyagé en direction de la Vagria et de la promesse d’or faite par Kaem. En chemin, il avait rencontré un marchand qui venait du nord, et au cours d’une conversation, ce dernier lui avait appris la mort de Cheros le Banquier. Il avait été assassiné chez lui par trois hommes, qui s’étaient enfuis avec une fortune en or et en gemmes. À ce moment précis, Waylander sut qu’il avait été trahi, mais une sorte d’instinct  – comme une compulsion intérieure  – lui fit continuer sa route. Il était arrivé au palais de Kaem et avait escaladé le grand mur du jardin. À l’intérieur, il avait tué les deux chiens de garde avant de pénétrer dans le bâtiment principal. Repérer la chambre de Kaem avait posé problème, mais il avait réveillé une servante qui, sous la menace d’un couteau, l’avait mené à la chambre à coucher du général. Kaem dormait dans ses appartements, au troisième étage du palais. Waylander avait frappé la fille au cou et l’avait rattrapée avant qu’elle ne touche le sol. Il l’avait déposée sur un tapis de fourrure. Puis il était entré dans la chambre de Kaem et l’avait touché à la gorge avec son couteau. Les yeux du général s’étaient ouverts en grand d’un seul coup. — Tu n’aurais pas pu venir à une heure plus convenable ? avait-il dit d’un ton mielleux. Waylander enfonça la lame de quelques millimètres et du sang perla sur le cou du général, qui regarda le tueur droit dans ses yeux sombres. — Je vois que tu as appris pour Cheros. J’espère que tu ne crois pas que j’y suis pour quelque chose ? Le couteau s’enfonça davantage, et cette fois-ci, Kaem grimaça. — Je sais que c’est toi, siffla Waylander. — On peut discuter ? — Oui, de vingt-quatre mille pièces d’or. — Mais bien sûr. Soudain, Kaem se dévissa et d’un grand coup, avec son bras, il réussit à pousser Waylander hors du lit. La vitesse de l’attaque stupéfia l’assassin, qui fit une roulade au sol pour retrouver l’équilibre. Il se releva aussitôt pour faire face au général qui, furieux, était déjà sorti du lit afin d’attraper une épée dont le fourreau était accroché à l’un des montants. — Tu te fais vieux, Waylander, dit Kaem. La porte s’ouvrit en grand et un jeune homme, un arc à la main, flèche encochée, fit irruption dans la pièce. Le bras de Waylander jaillit et le jeune homme s’effondra, un couteau noir planté dans la gorge. Waylander courut jusqu’à la porte, enjambant le cadavre. — Tu mourras pour ça ! hurla Kaem. Tu m’entends ? Tu mourras ! Des sanglots résonnèrent derrière Waylander qui dévalait déjà l’escalier principal ; le mort n’était autre que le fils unique de Kaem... Et à présent, les gens qui le pourchassaient en avaient après son tueur. Emmitouflé dans ses couvertures et le dos contre un gros rocher, Waylander entendit le vieil homme approcher. Le bas de sa robe frôlait l’herbe. — Puis-je me joindre à toi ? — Pourquoi pas ? — La nuit est belle, pas vrai ? — Comment un aveugle définit-il « belle » ? — L’air est pur et frais et le silence un masque  – comme une cape qui dissimulerait la vie bouillonnante. À droite, là, se tient un lièvre assis qui se demande qui sont ces deux hommes tout près de son terrier. Plus loin, sur la gauche, il y a un renard  – une femelle, à l’odeur  – qui traque le lièvre. Au-dessus de nous, les chauves-souris sont de sortie ; elles apprécient la nuit, tout comme moi. — Il fait trop clair à mon goût, dit Waylander. — Ce n’est jamais facile d’être une proie. — Je me disais bien que vous saviez. — Que je savais quoi ? Ce que c’est que d’être une proie, ou le fait que la Confrérie Noire est à ta recherche ? — L’un ou l’autre. Les deux. Cela n’a pas d’importance. — Tu avais raison, Waylander. Je te cherchais et j’avais une intention cachée. Alors, si on arrêtait ce petit jeu ? — Comme vous voulez. — J’ai un message pour toi. — De qui ? — Ça, je ne sais pas. Et puis, te l’expliquer me prendrait plus de temps que je n’en ai. Laisse-moi simplement te dire qu’on t’offre une chance de rédemption. — C’est gentil de votre part. Mais je n’ai rien à racheter. — Si tu le dis. Je ne discuterai pas de cela. Bientôt, tu atteindras le campement d’Egel où tu trouveras une armée en plein désarroi : une force condamnée à une ultime défaite. Tu peux les aider. — Est-ce que votre cerveau fonctionne normalement, vieil homme ? Rien ne peut plus sauver Egel. — Je n’ai pas dit « sauver », j’ai dit « aider ». — À quoi cela servirait d’aider un homme mort ? — À quoi cela t’a servi de sauver le prêtre ? — Je l’ai fait sans réfléchir, bon sang, c’était un caprice ! Et ça m’apprendra. Désormais, je réfléchirai avant. — Pourquoi es-tu en colère ? Waylander gloussa, mais aucun humour ne filtrait. — Tu sais ce qui t’arrive ? lui demanda le vieil homme. Eh bien, tu as été touché par la Source, et c’est contre ses chaînes que tu luttes. Dans le temps, tu étais un homme bon qui a connu l’amour. Mais cet amour est mort, et comme aucun homme ne peut vivre dans un tel vide, tu l’as rempli non pas par de la haine, mais par de la négation. Tu n’as pas réellement vécu ces vingt dernières années  – tu n’as été qu’un cadavre ambulant. Sauver le prêtre fut ta seule bonne action en deux décennies. — Vous êtes venu me faire un sermon ? — Non, je te sermonne malgré moi. Je ne peux pas t’expliquer la Source. La Source est pareille à la folie, mais une folie magnifique ; c’est la pureté et la joie entremêlées. Mais elle est impuissante face à la sagesse de ce monde, car la Source ignore tout de l’envie, de la luxure, de la tromperie, de la haine et du mal en général. Et pourtant, elle triomphe toujours. Car la Source donne toujours quelque chose en échange de rien : le bien pour le mal, l’amour pour la haine. — Sophisme. Un jeune garçon est mort hier  – il ne haïssait personne, pourtant un bâtard malfaisant l’a tué. Dans ce pays, des gens honnêtes, bons, meurent par milliers. Alors ne me parlez pas de triomphe. Les triomphes se construisent avec le sang des innocents. — Tu vois ? Je suis fou. Mais en te rencontrant, je sais ce que le mot triompher veut dire. Je comprends un peu plus. — Je suis content pour vous, répondit Waylander d’un ton moqueur, s’en voulant au moment même où il répondait. — Laisse-moi t’expliquer, fit doucement le vieillard. J’avais un fils  – il n’était pas brillant, et ce n’était pas le meilleur des hommes. Mais beaucoup de choses lui tenaient à cœur. Il eut un chien qui fut blessé dans une bagarre avec un loup ; la blessure était telle que nous aurions dû tuer le chien. Mais mon fils ne le permit pas ; il sutura la blessure lui-même. Puis, il resta assis auprès du chien pendant cinq jours et cinq nuits, priant pour qu’il reste en vie. Mais le chien mourut. Il en eut le cœur brisé, car pour lui, la vie était sacrée. Quand il devint un homme, je lui léguai tout ce que je possédais. Il administra tout ça, et je partis en voyage. Mon fils n’oublia jamais ce chien, et cela donna des couleurs à tout ce qu’il fit... — Y a-t-il un sens à cette histoire ? — Cela dépend de toi, car c’est à ce moment précis que tu rentres dans mon histoire. Mon fils se rendit compte que ce que je lui avais laissé était en péril, et il essaya désespérément de tout sauver. Mais il était trop doux, aussi des envahisseurs vinrent-ils dans mon pays et massacrèrent mon peuple. C’est à ce moment précis que mon fils prit conscience de ses erreurs, et c’est ainsi qu’il est devenu un homme, car il venait d’apprendre que la vie obligeait souvent à être dur. Il réunit ses généraux et se mit à travailler à un plan d’attaque afin de libérer son peuple. C’est alors qu’un assassin le tua. Sa vie s’éteignit... et en mourant, tout ce qu’il put voir fut son échec. Le désespoir qui s’échappa de son corps arriva à me toucher, alors que j’étais à des milliers de kilomètres de là.  » Une rage terrible m’envahit alors. J’ai même cherché à te tuer. Je pourrais le faire maintenant. Mais la Source m’a touché. Je ne suis là que pour parler. — Votre fils était le roi Niallad ? — Oui. Je suis Orien aux Deux Lames. Ou plutôt, j’étais Orien, autrefois. — Je suis désolé pour votre fils. C’est mon métier. — Tu parles de la mort d’innocents. Peut-être que  – si mon fils avait vécu  – un grand nombre de ces innocents auraient survécu eux aussi. — Je sais. Et je le regrette... mais je ne peux revenir en arrière. — Ce n’est pas important, déclara Orien. Par contre, toi, tu es important. La Source t’a choisi, mais le choix reste tien. — Pourquoi m’a-t-elle choisi ? La Source ne peut pas vraiment apprécier l’unique talent que je possède. — Ce n’est pas ton unique talent. Que sais-tu de ma jeunesse ? — Je sais que vous avez été un grand guerrier, jamais battu dans toutes ses batailles. — As-tu vu ma statue à Drenan ? — Oui. L’Armure de Bronze. — Tout à fait. L’Armure. Beaucoup voudraient connaître son emplacement et je sais que la Confrérie est à sa recherche, car c’est une menace pour l’Empire vagrian. — Ah bon, elle est magique ? — Non  – du moins, pas dans le sens où tu l’entends. Elle a été fabriquée il y a bien longtemps par le célèbre Axellion. C’est un vrai travail d’orfèvre et les deux épées sont dans un métal d’une pureté inégalée  – c’est de l’acier argenté qui ne rouille jamais. Avec cette armure, Egel a une petite chance, rien de plus. — Mais vous avez dit qu’elle avait une forme de magie ? — Cette magie est dans l’esprit des hommes. Quand Egel revêtira l’Armure, ce sera comme si Orien était de retour. Et Orien n’a jamais été battu. Les hommes se rallieront à Egel, et ses forces grandiront  – il est le meilleur d’entre eux : un homme de fer avec une volonté indomptable. — Et vous voulez que j’aille chercher cette armure ? — Oui. — Je parie que c’est dangereux, je me trompe ? — Dangereux est un doux euphémisme. — Mais la Source me protégera, pas vrai ? — Peut-être. Peut-être pas. — Je croyais que vous aviez dit que j’avais été choisi pour cette mission. À quoi sert d’avoir l’aide d’un dieu impuissant ? — Bonne question, Waylander. J’espère que tu obtiendras la réponse. — Où est l’Armure ? — Je l’ai cachée dans une grotte en haut du versant d’une grande montagne. — Quelque part, cela ne me surprend qu’à moitié. Où ? — Connais-tu les Steppes nadires ? — Je sens que je ne vais pas aimer la suite. — Je prends ça pour un oui. Eh bien, à trois cents kilomètres à l’ouest de Gulgothir, il y a une chaîne montagneuse... — Les Montagnes de la Lune. — Exactement. Au centre de ces montagnes, se trouve Raboas... — Le Géant Sacré. — Oui, fit Orien en souriant. Et c’est là que se trouve l’Armure. — C’est de la folie. Jamais un Drenaï n’a été aussi loin en territoire nadir. — Je l’ai fait. — Pourquoi ? Quel était votre but ? — À cette époque, je m’étais posé la même question. Disons que c’était un caprice, Waylander. Tu t’y connais en caprices. Iras-tu chercher l’Armure ? — Dites-moi, Orien, jusqu’à quel point êtes-vous un mystique ? — Comment cela ? — Pouvez-vous voir dans le futur ? — En partie, admit Orien. — Quelles sont mes chances de succès ? — Cela dépendra de qui t’accompagne. — Eh bien, disons, si la Source me choisit les bons compagnons ? Le vieil homme frotta ses orbites vides et s’allongea. — Alors, nous dirons que tu n’as aucune chance. — C’est bien ce que je pensais. — Mais ce n’est pas une raison pour refuser. — Vous me demandez de chevaucher un millier de kilomètres en territoire hostile grouillant de sauvages. Vous me dites que la Confrérie recherche également l’Armure, non ? Est-ce qu’ils savent où elle est ? — Ils le savent. — Donc, ils me cherchent aussi ? — Ils te cherchent déjà. — C’est vrai. Mais ils ne savent pas où je vais. Alors que si je m’embarque dans votre quête, ils ne tarderont pas à le savoir. — Tu as raison. — Donc... il y aura des guerriers nadirs, des guerriers magiciens et l’armée vagrianne. Si jamais j’arrive à leur échapper, il faudra que j’escalade le Géant Sacré, l’endroit le plus saint de toutes les steppes, pour ensuite me frayer un chemin dans les boyaux ténébreux d’une montagne. Puis, tout ce qu’il me restera à faire, c’est le chemin en sens inverse, avec une armure d’une demi-tonne sur le dos. — Quarante kilos. — Peu importe ! — Il y a aussi les garous qui vivent dans les grottes de Raboas. Ils n’aiment pas le feu. — Voilà qui est rassurant, dit Waylander. — Alors, tu vas y aller ? — Je commence à comprendre vos propos sur la folie, répondit le guerrier. Mais oui, j’irai. — Pourquoi ? demanda Orien. — Est-ce qu’il faut une raison ? — Non. Mais je suis curieux. — Alors, disons que c’est en souvenir d’un chien qui n’aurait pas dû mourir. Chapitre 6 Dardalion ferma les yeux. Danyal dormait aux côtés des deux sœurs, aussi le jeune prêtre abandonna-t-il son esprit au Vide. La lune ressemblait à une lanterne inquiétante dont la lumière argentée baignait les Plaines sentrannes. La forêt de Skultik s’étendait comme une tache le long des montagnes de Delnoch. Dardalion plana sous les nuages, l’esprit libre de tout doute. Normalement, lorsqu’il s’envolait, il était vêtu de robes bleu pâle. Mais à présent il était nu, et quels que soient ses efforts, aucune robe n’apparaissait. Il s’en moquait. Car en l’espace d’un clin d’œil astral il se retrouva habillé d’une armure d’argent avec une longue cape blanche qui flottait sur ses épaules. À ses côtés pendaient deux épées d’argent et lorsqu’il les dégaina, il se sentit envahi par une jouissance extrême. Loin à l’ouest, les feux de camp de l’armée vagrianne brillaient comme des étoiles. Dardalion rengaina ses épées et se dirigea vers ces points lumineux. Il y avait plus de dix mille hommes en train de camper sur les contreforts des montagnes de Skoda. Huit cents tentes étaient alignées par rangées de quatre. Un corral improvisé avait été dressé pour parquer deux mille chevaux. Le bétail broutait librement à flanc de colline et un enclos à moutons avait été construit à côté d’un cours d’eau. Dardalion se déplaça en direction du sud et passa au-dessus de rivières, de plaines, de collines et de forêts. Une deuxième armée vagrianne campait à l’extérieur de Drenan  – pas moins de trente mille hommes et vingt mille chevaux. Les portes de la cité, en chêne et en bronze, avaient été fendues et l’on ne pouvait apercevoir aucun habitant dans les rues. À l’est de la cité, on avait creusé une grande tranchée et Dardalion s’y rendit  – mais repartit aussitôt, écœuré. La tranchée était remplie de cadavres. Sur deux cents mètres de long et six mètres de large, l’énorme tombe abritait près d’un millier de dépouilles. Aucun ne portait d’armure de soldat. Dardalion s’arma de courage et repartit vers la tranchée. Elle faisait près de trois mètres de profondeur. Le prêtre retourna dans le ciel nocturne, en direction de l’est cette fois, où une armée vagrianne attendait aux frontières de Lentria. La défense lentrianne, composée seulement de deux mille hommes, campait à moins d’un kilomètre, attendant tristement le début de l’invasion. Dardalion bifurqua vers le nord, en suivant le bord de mer jusqu’à ce qu’il atteigne les vallées orientales et finalement la citadelle maritime de Purdol. La bataille y faisait toujours rage, à la lueur des torches. La flotte drenaïe avait été coulée dans l’embouchure même du port, et l’armée vagrianne campait sur les docks. La forteresse de Purdol, défendue par six mille guerriers drenaïs, résistait face à une force vagrianne de quarante mille hommes, menée par Kaem, le Prince de Guerre. Ici, pour la première fois, les Vagrians connaissaient un revers. Sans engins de siège, ils ne parvenaient pas à prendre d’assaut les murs de dix mètres de haut ; ils avaient recours à des échelles et des cordes. Ils mouraient par centaines. Dardalion fonça vers l’ouest jusqu’à Skultik, la forêt aux sombres légendes. Elle était immense : des milliers de kilomètres carrés d’arbres, de clairières, de collines et de vallons. Trois villes  – dont une qui méritait presque le statut de cité  – avaient été construites dans la forêt : Tonis, Preafa et Skarta. C’est vers la dernière que plana Dardalion. Egel campait là, avec quatre mille guerriers de la Légion. Comme Dardalion s’approchait de la clairière, il sentit la présence d’un autre esprit et ses épées jaillirent dans ses mains. Devant lui planait un homme de faible corpulence, vêtu des robes bleues des prêtres de la Source. — N’essaie pas de passer, fit tranquillement l’homme. — Si tu me le défends, frère, répondit Dardalion. — Qui es-tu, toi qui m’appelles frère ? — Je suis un prêtre, comme toi. — Un prêtre, quel genre de prêtre ? — De la Source. — Un prêtre avec des épées ? Voilà qui m’étonnerait. Si tu dois me tuer, fais-le maintenant. — Je ne suis pas venu ici pour te tuer. Je suis qui je prétends être. — Alors tu étais prêtre ? — Je suis toujours prêtre ! — Je sens la mort sur toi. Tu as tué. — Oui. Un méchant homme. — Qui es-tu pour juger ? — Je ne l’ai pas jugé  – ses actions l’ont fait pour lui. Pourquoi es-tu ici ? — Nous observons. — Nous ? — Mes frères et moi. Nous prévenons le seigneur Egel quand l’ennemi approche. — Combien y a-t-il de frères ? — Près de deux cents. Au commencement, nous étions trois cent sept. Cent douze ont déjà rejoint la Source. — Assassinés ? — Oui, répondit tristement l’homme. Assassinés. La Confrérie Noire les a tués. Nous essayons d’être prudents lorsque nous volons, car ils sont rapides et sans merci. — L’un d’entre eux a essayé de me tuer, fit Dardalion, et j’ai appris à me battre. — À chacun son chemin. — Tu n’approuves pas ? — Ce n’est pas à moi d’approuver ou de désapprouver. Je ne te juge pas. Comment le pourrais-je ? — Tu as cru que j’appartenais à la Confrérie ? — Oui, parce que tu portes des épées. — Et pourtant tu m’as tenu tête. Tu as beaucoup de courage. — Ce n’est pas une lourde tâche pour moi que d’être envoyé vers mon Dieu. — Quel est ton nom ? — Clophas. Et toi ? — Dardalion. — Que la Source te bénisse, Dardalion. Mais je pense que tu devrais partir à présent. Quand la lune est à son apogée, la Confrérie prend son envol. — Alors je vais attendre avec toi. — Je ne souhaite pas ta compagnie. — Tu n’as pas le choix. — Qu’il en soit ainsi. Ils attendirent en silence, alors que la lune montait de plus en plus haut dans le ciel. Clophas refusait de parler, aussi Dardalion en profita-t-il pour étudier la forêt en dessous. Egel avait fait camper son armée à l’extérieur du mur sud de Skarta et le prêtre pouvait voir les éclaireurs patrouiller le long des arbres. Cela n’allait pas être facile pour les Vagrians de vaincre le Comte du Nord, car il y avait peu d’endroits dans cette forêt où pouvait avoir lieu une bataille rangée. D’un autre côté, s’ils attaquaient les villes, Egel garderait son armée intacte, mais il n’aurait plus personne à défendre. Egel avait les mêmes problèmes. Rester là lui garantissait une sécurité momentanée, mais ne lui permettrait pas de gagner la guerre. Quitter Skultik était suicidaire car il n’avait pas suffisamment de ressources pour s’en prendre à l’armée vagrianne. Rester c’était perdre, partir, c’était mourir. Et pendant que ses problèmes s’accumulaient, le territoire drenaï était en train de devenir le plus grand charnier du continent. Dardalion trouva cette pensée démoralisante à l’extrême. Il était sur le point de regagner son corps lorsqu’il entendit le cri que venait de pousser l’âme de Clophas. Il se retourna et vit que le prêtre avait disparu. Cinq guerriers en armure noire flottaient sous lui, des épées noires dans leurs mains. Furieux, Dardalion dégaina ses épées et passa à l’attaque. Les cinq guerriers ne le virent pas avant qu’il ne soit sur eux, et deux d’entre eux disparurent lorsque ses lames argentées transpercèrent leur corps astral. Les trois qui restaient lui foncèrent dessus. Il para un coup d’estoc avec sa lame gauche et bloqua un coup de taille avec la droite. Sa furie lui procurait la vitesse de l’éclair et ses yeux étincelaient dans la bataille. Il donna un petit coup de poignet à droite, et sa lame passa sous la garde d’un des guerriers à qui il transperça la gorge. Le guerrier disparut. Les deux derniers se retirèrent du combat et s’enfuirent à toute vitesse vers l’ouest. Mais Dardalion vola à leur poursuite et rattrapa le premier au-dessus des montagnes de Skoda. Il le tua d’un coup d’une extrême sauvagerie. Le seul survivant réintégra le sanctuaire de son corps sans perdre une seconde... Ses yeux s’ouvrirent en grand et il poussa un hurlement. Des soldats coururent jusqu’à sa tente tandis qu’il peinait à se relever. Autour de lui, étendus sur le sol, se trouvaient les corps de ses quatre compagnons dans une rigidité cadavérique. — Par l’Enfer, qu’est-ce qui se passe ici ? demanda un officier en poussant les soldats pour entrer dans la tente. Il baissa les yeux et vit les cadavres, puis les releva vers le survivant. — Les prêtres ont appris à se battre, marmonna le guerrier. Il avait le souffle court et son cœur battait à tout rompre. — Vous êtes en train de me dire que ces hommes ont été tués par des prêtres de la Source ? C’est inconcevable. — Un prêtre, répondit l’homme. D’un geste, l’officier intima aux soldats de sortir. Ils s’exécutèrent, trop heureux. Ils avaient beau être endurcis face à la mort et la destruction, les soldats vagrians préféraient tout de même éviter tout rapport avec la Confrérie Noire. L’officier s’assit sur une chaise recouverte de canevas. — On dirait que vous avez vu un fantôme, Pulis, mon ami. — Ne plaisantez pas, je vous en prie, répondit Pulis. Cet homme a bien failli me tuer. — Eh bien, vous avez tué pas mal de ses amis ces derniers mois. — C’est vrai. Mais quand même, c’est déstabilisant. — Je sais. Où va le monde si les prêtres de la Source se mettent à se défendre ? Le guerrier toisa le jeune officier mais ne répondit pas. Pulis n’était pas un couard  – il l’avait prouvé une dizaine de fois  – mais ce prêtre argenté l’avait terrorisé. Comme la plupart des guerriers de la Confrérie, il n’était pas un vrai mystique : il avait besoin du pouvoir de la Feuille pour se libérer de son corps. Mais quand bien même, avec ses facultés accrues, il avait déjà eu des visions... des flashes... d’une nature prémonitoire. Et cela avait été le cas avec ce prêtre. Pulis avait ressenti un danger terrible émaner du guerrier argenté  – pas seulement pour lui, mais une menace intemporelle qui s’en prendrait à sa cause, à partir de cet instant et jusqu’à la fin des temps. Et pourtant, c’était extrêmement nébuleux, plus proche d’une réaction empathique que d’une réelle vision. Mais il avait quand même vu quelque chose... mais quoi ? Il fouilla dans sa mémoire. Ça y est ! Un nombre runique qui flottait dans le ciel au milieu de flammes. Un nombre. Mais qu’est-ce qu’il signifiait ? Des jours ? Des mois ? Des siècles ? — Trente, fit-il à haute voix. — Comment ? répondit l’officier. Les Trente ? Un froid glacial envahit Pulis, tel un démon visitant sa tombe. Lorsque Waylander ouvrit les yeux, c’était l’aube et il était seul. Il bâilla. Étrange, pensa-t-il, car il ne se rappelait pas s’être endormi. En revanche, il se souvenait de sa promesse à Orien et il secoua la tête, interdit. Il jeta plusieurs coups d’œil autour de lui, mais le vieil homme était parti. Il se frotta le menton, grattant la peau sous sa barbe. L’Armure d’Orien. Quelle bêtise incroyable. — Cette quête te tuera, murmura-t-il. Il sortit un couteau de sa ceinture et l’affûta pendant plusieurs minutes. Puis il se rasa avec soin. Sa peau était à vif sous la lame mais l’air matinal fit du bien à son visage. Dardalion émergea de la clairière et s’assit à côté de lui. Waylander acquiesça mais ne prononça pas un mot. Le prêtre avait l’air fatigué, ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites ; il avait maigri, songea Waylander, et changé aussi d’une manière plus subtile. — Le vieil homme est mort, annonça Dardalion. Vous auriez dû lui parler. — Je l’ai fait, répondit Waylander. — Non, lui parler vraiment, je veux dire. Les quelques mots que vous avez échangés près du feu ne valaient rien. Vous savez qui il était ? — Orien, dit Waylander. La surprise qu’on pouvait lire sur le visage de Dardalion avait quelque chose de comique. — Vous l’aviez reconnu ? — Non, il est venu me voir hier soir. — Il était très puissant, commenta Dardalion. Car il est mort sans quitter le feu une seconde. Il nous a raconté un tas d’histoires sur sa vie, puis il s’est allongé et s’est endormi. J’étais derrière lui quand il est mort dans son sommeil. — Tu as dû te tromper, dit Waylander. — Je ne crois pas. De quoi avez-vous parlé ? — Il m’a demandé d’aller chercher quelque chose pour lui. Je lui ai dit que j’irais. — Qu’est-ce que c’était ? — Pas tes oignons, en tout cas, prêtre. — Il est un peu tard pour me tenir à l’écart, guerrier. Lorsque vous m’avez sauvé la vie, vous m’avez ouvert votre âme. Quand votre sang était dans ma gorge, j’ai vu défiler toute votre vie. J’ai baigné dans tous les instants de votre existence. Lorsque je me regarde dans une glace, c’est vous que je vois. — Tu regardes dans les mauvaises glaces. — Parlez-moi de Dakeyras, demanda Dardalion. — Dakeyras est mort, cracha Waylander. Mais j’ai compris ton point de vue, Dardalion. Je t’ai sauvé la vie, par deux fois ! Tu me dois au moins le droit à la solitude. — Pour vous laisser redevenir l’homme que vous étiez ? Alors plutôt pas. Regardez-vous ! Vous avez gâché la moitié de votre existence. Vous avez vécu une grande tragédie  – et elle vous a brisé. Vous vouliez mourir, mais au lieu de cela vous avez tué une partie de vous-même. Pauvre Dakeyras, perdu depuis vingt ans, alors que Waylander, lui, parcourt le monde, tuant pour de l’argent qu’il ne dépense pas. Toutes ces âmes envoyées vers le Vide. Et pour quoi ? Pour amoindrir une douleur que vous ne pouviez pas toucher. — Comment oses-tu me sermonner, prêtre ! lança Waylander. Tu me parles de miroir ? Alors dis-moi ce que tu es devenu depuis que tu as tué deux hommes ? — Six hommes. Et il y en aura d’autres, répondit Dardalion. Oui, et c’est pour cela que je vous comprends si bien. J’ai peut-être tort dans tout ce que je fais, mais lorsque j’irai devant mon Dieu, je lui dirai que j’ai fait ce que je croyais juste  – que je défendais les faibles contre les forts et les malfaisants. C’est vous qui m’avez appris ça. Pas Waylander, l’homme qui tue pour de l’argent, mais Dakeyras, l’homme qui a sauvé le prêtre. — Je ne veux plus t’entendre, déclara Waylander en détournant le regard. — Orien savait-il que vous avez tué son fils ? L’assassin se retourna d’un bond. — Oui, il le savait. Ce fut ma pire action. Mais je vais payer pour ça, prêtre. Orien s’en est assuré. Tu sais, je croyais que la haine était la chose la plus forte sur cette terre. Et pourtant, hier, j’ai appris quelque chose d’encore plus amer. Il m’a pardonné... et c’est pire que tous les fers brûlant sur la peau. Tu comprends ? — Je crois que oui. — Maintenant, je vais mourir pour lui, et ainsi j’aurai réglé ma dette. — Votre mort ne réglera rien. Qu’est-ce qu’il vous a demandé ? — D’aller chercher son Armure. — À Raboas, le Géant Sacré. — Il te l’a dit. — Oui. Il m’a aussi dit qu’un nommé Kaem serait à la recherche du même trésor. — Kaem me cherche. Mais il ferait bien de ne pas me trouver. Les rêves de Kaem étaient agités. Le général vagrian avait réquisitionné une jolie maison surplombant le port de Purdol. Des gardes patrouillaient dans le jardin et deux de ses plus fidèles soldats se tenaient à l’extérieur, devant la porte de sa chambre. La fenêtre était barricadée et la chaleur dans la chambre devenait oppressante. Il se réveilla en sursaut et s’assit, cherchant à tâtons son épée. La porte s’ouvrit et Dalnor entra dans la pièce, l’épée à la main. — Que se passe-t-il, mon général ? — Rien. Un rêve. Est-ce que j’ai crié ? — Oui, mon général. Voulez-vous que je reste ici ? — Non. Kaem prit une serviette en tissu sur la chaise à côté du lit et essuya la sueur de son visage et de sa tête. — Sois maudit, Waylander, murmura-t-il. — Mon général ? — Rien. Laisse-moi. Kaem sortit ses jambes du lit et marcha jusqu’à la fenêtre. C’était un homme maigre sans un cheveu sur le crâne. Sa peau ridée lui donnait l’apparence d’une tortue de mer à qui l’on aurait volé sa coquille. Quand on le voyait pour la première fois, on le trouvait plutôt bizarre, mais quand on le connaissait, on le voyait pour ce qu’il était vraiment : le meilleur stratège de son temps, l’homme qu’on avait surnommé le Prince de Guerre. Ses soldats le respectaient, mais pas avec l’adoration qu’ils réservaient à d’autres généraux plus charismatiques. Mais cela l’arrangeait, car il n’était pas à l’aise avec les émotions. Et lorsqu’on lui en témoignait, il trouvait cela stupide ou enfantin. Ce qu’il demandait à ses officiers c’était de l’obédience, et à ses soldats du courage. Il voulait les deux. Il exigeait les deux. Et maintenant, c’était son courage qui était mis à l’épreuve. Waylander avait tué son fils et il avait juré sa mort. Mais Waylander était un chasseur habile, et Kaem était persuadé qu’une nuit sans lune il se réveillerait de nouveau avec une lame sur la gorge. Ou pire... il pourrait ne jamais se réveiller. La Confrérie était sur la piste de l’Assassin, mais leurs premiers rapports n’étaient pas encourageants. Un traqueur mort, et l’on parlait maintenant au sein de la Confrérie d’un prêtre guerrier, mystique, qui voyagerait en compagnie de l’Assassin. Malgré tous ses talents de stratège, Kaem était un homme prudent. Tant que Waylander serait en vie, il serait une gêne pour ses plans. Des plans si grandioses que lorsqu’il aurait achevé sa conquête, il gouvernerait un territoire plus vaste encore que la Vagria. Lentria, Drenaï, et les terres sathulies au nord  – seize ports, douze cités majeures et les routes de l’épice vers l’est. Alors, la guerre civile pourrait débuter, et Kaem tenterait sa chance face à la naïveté de l’Empereur. Kaem erra jusqu’au miroir de bronze sur le mur du fond et contempla son reflet. Il aurait une drôle d’allure une fois que la couronne serait sur sa tête osseuse, mais il n’aurait pas à la porter trop souvent. Apaisé, il retourna sur son lit. Et il s’endormit. Il se retrouva sur une montagne lugubre, sous un étrange ciel d’étoiles. Son esprit était troublé et confus. Devant lui se tenait un vieil homme vêtu d’une robe marron en lambeaux. Ses yeux étaient fermés lorsqu’il prit la parole : — Bienvenue, général. Est-ce que vous cherchez l’Armure ? — L’Armure ? s’enquit Kaem. Quelle armure ? — L’Armure de Bronze. L’Armure d’Orien. — Il l’a cachée, répondit Kaem. Personne ne sait où elle se trouve. — Moi, je le sais. Kaem s’assit à l’opposé du vieil homme. Comme tout étudiant en histoire moderne, il avait entendu parler de cette Armure. Certains prétendaient qu’elle possédait des pouvoirs magiques qui conféraient la victoire à son porteur. Mais ces gens étaient des simples d’esprit ou des poètes. Cela faisait longtemps que Kaem étudiait le processus des guerres et il savait qu’Orien était surtout un maître stratège. Pourtant, cette Armure était un symbole, et non des moindres. — Où est-elle ? demanda-t-il. Le vieil homme n’ouvrit pas les yeux. — À quel point la désirez-vous ? — J’aimerais l’avoir, déclara Kaem, mais elle n’est pas très importante. — Comment définissez-vous ce qui est important ? — Je gagnerai avec elle ou sans elle. — En êtes-vous sûr, général ? Purdol vous résiste et Egel a une armée dans Skultik. — Purdol est à moi. Cela me prendra peut-être un mois, mais la cité tombera. Quant à Egel, il est pris au piège  – il ne peut pas me nuire. — Il le peut, s’il a l’Armure. — Comment ça ? Elle est donc magique ? — Non, ce n’est que du simple métal. Mais c’est un symbole, et les Drenaïs se rallieront à celui qui la porte. Même vos soldats connaissent les pouvoirs qu’on lui prête. Leur moral risque d’en pâtir. Vous le savez. — Très bien, acquiesça Kaem, je reconnais qu’elle peut me nuire. Où se trouve-t-elle ? — En terre nadire. — Cela couvre un vaste territoire, vieil homme. — Elle est cachée au cœur des Montagnes de la Lune. — Pourquoi me dites-vous cela ? Qui êtes-vous ? — Je ne suis qu’un rêveur au sein d’un rêve  – votre rêve, Kaem. Mais je dis la vérité, et vos espérances dépendent de la façon dont vous interpréterez mes paroles. — Comment trouverai-je l’Armure ? — Suivez l’homme qui la cherche. — Qui est cet homme ? — Qui craignez-vous le plus dans le monde de chair ? — Waylander ? — Nul autre. — Pourquoi chercherait-il cette Armure ? La guerre n’a aucun intérêt pour lui. — Il a tué le roi pour vous, Kaem. Et pourtant, vous le faites traquer. Les Drenaïs le tueraient s’ils le savaient, et les Vagrians le tueront s’ils le trouvent. Peut-être cherche-t-il une monnaie d’échange ? — Comment connaîtrait-il l’emplacement de l’Armure ? — Je le lui ai dit. — Pourquoi ? À quel jeu joues-tu ? — Au jeu de la Mort, Kaem. Les yeux du vieil homme s’ouvrirent et Kaem hurla, car des langues de feu jaillirent vers lui. Et il se réveilla. Trois nuits de suite, les rêves de Kaem furent hantés par des visions de l’Armure de Bronze et de deux épées fabuleuses. Une fois, il vit l’Armure flotter au-dessus de la forêt de Skultik, brillante comme un deuxième soleil. Puis, elle tomba, très doucement, vers les arbres, et il vit l’armée d’Egel baigner dans sa lumière. L’armée grandit en nombre, car les arbres eux-mêmes se transformaient en hommes  – une vaste force, invincible. La deuxième nuit, il vit Waylander sortir des arbres, portant l’une des terribles épées. Et il réalisa alors qu’il était devenu la proie de l’Assassin. Il se mit à courir, mais ses jambes flageolèrent et devinrent lourdes. Il contempla avec effroi Waylander le démembrer. La troisième nuit, il se vit lui-même, vêtu de l’Armure d’Orien, gravir les marches de marbre du trône de Vagria. Les vivats de la foule le remplissaient de joie et lorsqu’il regarda dans les yeux de ses nouveaux sujets, il put lire de l’admiration. Le matin du quatrième jour, il se surprit en train de rêvasser en plein milieu du rapport de ses généraux. Kaem se força à se concentrer pendant ce qui lui sembla être une interminable série de petits problèmes qui affectent une armée en temps de guerre. Le ravitaillement était lent à venir de l’ouest, car les chariots s’étaient révélés un moyen plus hasardeux que prévu ; on en construisait d’ailleurs de nouveaux. Six cents chevaux avaient été tués près de Drenan lorsqu’on s’était aperçu qu’ils crachaient du sang, alors qu’on croyait qu’une inspection avait été faite pour ce genre de maladie. Un relâchement dans la discipline s’était fait sentir chez certains soldats et l’on y avait remédié de façon sévère, mais on devait aussi tenir compte du fait qu’ils étaient maintenant rationnés. — Et les Lentrians ? s’enquit Kaem. Xertes, un jeune officier qui avait un lointain lien de parenté avec l’Empereur, fit un pas en avant. — Ils ont repoussé notre première attaque, monsieur. Mais nous les faisons reculer à notre tour. — Vous m’aviez promis qu’avec une armée de dix mille hommes, vous pourriez prendre la Lentria en une semaine. — Les hommes manquent de courage, rétorqua Xertes. — Cela n’a jamais été une faiblesse vagrianne. Ce qu’il leur manque, c’est un commandant. — Je n’ai pas de problème de mon côté, contra férocement Xertes. J’ai donné l’ordre à Misalas de prendre position sur les hauteurs et de fondre sur leur flanc droit afin que je puisse exercer une percée au centre. Mais il a échoué  – ce n’est pas ma faute. — Misalas dirige la cavalerie légère  – des plastrons en cuir et des sabres. Le flanc droit de l’ennemi était positionné au milieu des collines et des arbres. Comment donc, au nom de l’Esprit, espériez-vous que la cavalerie légère s’empare de cette position ? Ils ont été réduits en pièces par les archers adverses. — Je ne vous permets pas de m’humilier ainsi, cria Xertes. Je vais écrire à mon oncle. — Être noble par la naissance ne vous exclut pas de toute responsabilité, déclara Kaem. Vous avez fait des promesses et n’en avez tenu aucune. Vous dites que vous les faites reculer ? À ce que je vois, il semblerait plutôt que les Lentrians vous ont mis une bonne correction et ont repris position pour vous en mettre une autre. Je vous avais dit d’avancer en Lentria rapidement, afin de ne pas leur donner le temps de se retrancher. Et qu’avez-vous fait ? Vous avez campé à leur frontière et envoyé vos éclaireurs examiner le terrain. Un aveugle aurait pu voir que vous prépariez une invasion. Vous m’avez coûté deux mille hommes. — Ce n’est pas juste ! — Tais-toi, espèce de ver de terre ! Tu es renvoyé de mon service. Rentre chez toi, petit ! Le sang reflua du visage de Xertes et sa main se déplaça vers sa dague d’apparat. Kaem sourit... Xertes s’immobilisa. Il salua rapidement et sortit de la pièce, les jambes raides. Kaem examina le groupe : dix officiers se tenaient au garde-à-vous et aucune paire d’yeux n’osait croiser la sienne. — Rompez, dit-il. Lorsqu’ils furent partis, Kaem convoqua Dalnor. Le jeune officier rentra et Kaem lui offrit un siège. — Xertes rentre chez lui, l’informa Kaem. — J’ai cru le comprendre, mon seigneur. — C’est un voyage dangereux... Beaucoup de choses pourraient arriver. — Certes, mon général. — Il pourrait croiser la route de Waylander l’Assassin, ne croyez-vous pas ? — Tout à fait possible, mon général. — L’Empereur serait navré d’apprendre qu’un tel homme ait pu tuer un Vagrian de sang royal. — À n’en pas douter, mon général. Il utiliserait toutes les ressources dont il dispose pour que cet homme soit pris et tué. — Nous devons alors nous assurer que rien de tel n’arrive au jeune Xertes. Veillez à ce qu’on lui octroie une bonne escorte. — Je m’en occupe, mon seigneur. — Et, Dalnor... — Oui, mon général ? — Waylander utilise une petite arbalète et des carreaux en fer noir. Chapitre 7 Le vieux fort n’avait plus que trois murs en état, de six mètres de haut chacun. Le quatrième avait été pillé d’une grande partie de ses pierres par les villageois qui en avaient besoin pour leurs fondations. À présent, le village avait été déserté et le vieux fort ressemblait à un garde boiteux au milieu de ruines. La forteresse  – en l’état  – était humide et froide. Le plafond était tombé par endroits depuis des années. Tout indiquait que la salle principale avait servi à garder du bétail, car bien que les animaux en soient partis depuis longtemps, leur odeur persistait. Gellan fit positionner les chariots contre le quatrième mur, éventré, ce qui servirait de barrière de fortune en cas d’attaque vagrianne. La pluie continuait de tomber, fouettant la pierre des vieux baraquements, la rendant aussi lisse que du marbre. Un éclair lacéra le ciel nocturne et le tonnerre roula à l’est. Gellan ramena son manteau sur ses épaules et contempla le nord. Sarvaj escaladait la fissure. Puis, il emprunta un escalier délabré qui menait aux remparts pour se porter au côté de son officier. — J’espère que vous avez raison, dit-il. Mais Gellan ne répondit pas. Son désespoir était presque total. Dès le premier jour, il avait été sûr que les Vagrians les retrouveraient. Le deuxième, son angoisse avait grandi. Et lorsque le troisième jour était arrivé, il s’était permis d’espérer qu’ils atteindraient Skultik pour y être accueillis en triomphe. Et puis la pluie s’était mise à tomber, et les chariots s’étaient enlisés dans une mer de boue. À cet instant, il aurait dû faire détruire les réserves et s’enfuir vers la forêt  – il réalisait cela un peu tard. Mais il avait hésité trop longtemps, et les Vagrians les avaient dépassés pour les prendre à revers. Ils auraient pu les attaquer et rompre aussitôt le combat, pour les épuiser  – comme Jonat l’avait fait remarquer  – mais à ce moment-là, Gellan était obnubilé par l’idée de ramener le ravitaillement à Egel. Il avait espéré qu’il y aurait moins de deux cents Vagrians face à eux, et c’est pour cela qu’il avait fait détourner le convoi vers l’ouest, jusqu’au fort en ruines de Masin. Cinquante hommes pouvaient peut-être tenir le fort pendant trois jours face à une force de deux cents hommes. En attendant, il avait dépêché trois cavaliers à Skultik pour demander de l’aide en urgence. Mais la chance de Gellan n’allait pas s’améliorant. Ses éclaireurs lui avaient appris que la force ennemie était d’environ cinq cents personnes et qu’à première vue, ils risquaient d’être débordés dès le premier assaut. Les éclaireurs avaient été aussitôt envoyés à Egel et personne au fort ne connaissait le nombre exact d’ennemis. Gellan se sentit l’âme d’un traître de n’en rien dire à Sarvaj, mais le moral était un animal capricieux. — Nous pouvons tenir, finit par lui dire Gellan, même s’ils sont plus nombreux que je ne le crois. — Le mur ouest est pourri. Je suis sûr qu’un enfant en colère pourrait le faire tomber, dit Sarvaj. Et les chariots ne sont pas ce que j’appellerais une barrière. — Ils feront l’affaire. — Deux cents, vous pensez ? — Peut-être trois cents, admit Gellan. — J’espère que non. — Rappelle-toi ton manuel, Sarvaj  – je cite : de bonnes fortifications peuvent repousser un ennemi au nombre dix fois supérieur à celui des défenseurs. — Je n’aime pas discuter avec un officier supérieur, mais le manuel ne disait-il pas plutôt « cinq fois » ? — Nous vérifierons quand nous atteindrons Skultik. — Jonat se plaint de nouveau. Mais les hommes sont contents d’être à l’abri ; ils ont fait un feu dans la forteresse. Pourquoi n’entrez-vous pas vous réchauffer un moment ? — Tu te fais du souci pour mes vieux os ? — Je pense que vous devriez vous reposer. Demain pourrait bien être une journée un peu tendue. — Oui, tu as raison. Maintiens les sentinelles sur le qui-vive, Sarvaj. — Je vais faire de mon mieux. Gellan descendit les marches, et se retourna. — Il y a plus de cinq cents Vagrians, dit-il. — J’avais deviné, répondit Sarvaj. Allez vous coucher. Et faites attention aux marches  – je fais une prière chaque fois que je les monte ! Gellan descendit les marches avec précaution et traversa la cour qui menait à la forteresse. Les gonds des portes avaient rouillé, mais les soldats les avaient remis en état. Gellan se faufila entre elles et se rendit auprès du grand âtre. Le feu fut le bienvenu et il réchauffa ses mains au-dessus des flammes. En le voyant entrer, les hommes s’étaient arrêtés de parler. Puis, l’un d’eux – Vanek – s’approcha de lui. — Nous avons allumé un feu, monsieur. Dans la chambre est. Il y a un lit de camp si vous voulez dormir un peu. — Merci, Vanek. Jonat, pouvez-vous venir un instant ? Jonat, grand et osseux, se releva avec peine et suivit son officier. Sarvaj s’était plaint de lui, à coup sûr, pensa-t-il en préparant sa défense. Une fois à l’intérieur de la petite pièce, Gellan retira son manteau et son plastron et se plaça devant le feu qui crépitait. — Est-ce que vous savez pourquoi je vous ai promu ? demanda Gellan. — Parce que vous pensiez que je pourrais être à la hauteur ? s’aventura Jonat. — Plus que ça. Je le savais. J’ai confiance en vous, Jonat. — Merci, monsieur, répondit-il, mal à l’aise. — Aussi, laissez-moi vous dire ceci  – et que cela reste entre nous encore ce soir : il y a un peu plus de cinq cents Vagrians alignés face à nous. — Nous ne tiendrons jamais. — J’espère que si, parce qu’Egel a besoin de ce ravitaillement. Il nous faut tenir trois jours. Je veux que vous vous occupiez du mur ouest. Choisissez vingt hommes  – les meilleurs archers, les meilleurs bretteurs  – mais tenez ce mur ! — On aurait mieux fait de les attaquer et de rompre ; on pourrait encore le faire. — Egel a quatre mille hommes, et ils n’ont pas assez d’armements, de nourriture et de médicaments ; à force de les approvisionner, les gens de Skarta commencent à mourir de faim. Cela ne peut pas durer. J’ai inspecté les chariots ce soir. Vous savez quoi ? Il y a vingt mille flèches, des arcs, des épées et des lances ; il y a de la viande salée, des fruits secs et plus de cent mille pièces d’argent. — Cent mille... c’est leur solde ! — Exactement. Avec cet argent, Egel pourrait ouvrir une route commerciale, même avec les Nadirs. — Pas étonnant qu’ils aient envoyé cinq cents hommes pour récupérer les chariots. Je suis même surpris qu’ils n’en aient pas envoyé un millier. — On va le leur faire regretter, déclara Gellan. Est-ce que vous pouvez tenir le mur ouest avec vingt hommes ? — Je peux essayer. — C’est tout ce que je demande. Une fois que Jonat fut parti, Gellan s’allongea sur le lit de camp. Il sentait le moisi et la poussière, mais à ce moment précis, il était plus confortable qu’un matelas avec quatre épaisseurs de soie. Gellan s’endormit deux heures avant l’aube. Son dernier souvenir éveillé fut celui de ses enfants, le jour où il les avait emmenés jouer dans les montagnes. Si seulement il avait su que ce serait leur dernière journée ensemble, il aurait fait les choses différemment. Il les aurait serrés fort contre lui et il leur aurait dit combien il les aimait... La tempête passa pendant la nuit et le ciel de l’aube apparut dégagé, d’un bleu d’été étincelant. Gellan fut réveillé dans l’heure où les premiers cavaliers furent aperçus à l’est. Il s’habilla rapidement et se rasa avant de se rendre sur les remparts. On distinguait deux chevaux au loin, lourdement chargés et qui avançaient lentement. Comme ils se rapprochaient, Gellan put voir qu’un cheval portait un homme et une femme tandis que l’autre portait un homme et deux enfants. Quand ils furent suffisamment près, il leur fit signe de faire le tour jusqu’aux barricades du mur ouest. Il fit dégager les chariots afin de laisser passer les chevaux. — Va les interroger, ordonna-t-il à Sarvaj. Le jeune soldat descendit dans la cour au moment où le petit groupe descendait de cheval. Son regard fut instantanément attiré par l’homme à la cape de cuir noir. Il était grand, avec des cheveux noirs striés de gris, et des yeux d’un marron si intense qu’on avait du mal à discerner les pupilles. Son visage était résolu et sombre. Il se déplaçait avec précaution, mais toujours avec grâce. Dans sa main, il tenait une petite arbalète, et à sa large ceinture noire pendaient plusieurs couteaux. — Bonjour, fit Sarvaj. Vous venez de loin ? — Suffisamment, répondit l’homme en portant son regard sur les chariots qu’on remettait en place. — Peut-être feriez-vous mieux de continuer votre route... — Non, répondit l’homme calmement. Il y a des cavaliers vagrians un peu partout. — Ils sont à notre poursuite, dit Sarvaj. L’homme acquiesça et se dirigea vers les remparts. Sarvaj se retourna vers l’autre homme qui se tenait avec une femme et deux enfants. — Bienvenue à Masin, dit-il en tendant une main que Dardalion serra avec enthousiasme. Sarvaj s’inclina devant Danyal et s’agenouilla devant les enfants. — Je m’appelle Sarvaj, leur dit-il en retirant son heaume emplumé. Apeurées, les deux fillettes se retranchèrent dans les jupes de Danyal en se cachant la tête. — J’ai toujours eu le contact facile avec les enfants, fit-il avec un sourire contrit. — Elles ont beaucoup souffert, expliqua Danyal, mais elles iront mieux dans un petit moment. Avez-vous de quoi manger ? — Où avais-je la tête ! Suivez-moi. Il les emmena dans la forteresse où le cuisinier préparait un petit déjeuner composé de bouillie d’avoine chaude et de jambon froid. Ils s’assirent à une table improvisée. Le cuisinier leur servit la bouillie, mais après une seule cuillerée, les enfants repoussèrent leurs assiettes. — C’est dégoûtant, dit Miriel. Un des hommes assis non loin vint se joindre à eux. — Qu’est-ce qui ne va pas, princesse ? — C’est amer, dit-elle. — Tu as du sucre caché dans tes cheveux. Pourquoi tu ne t’en sers pas ? — J’ai pas d’sucre, répondit-elle. L’homme se pencha, lui ébouriffa les cheveux et ouvrit sa main. Il y avait une petite bourse en cuir au creux de sa paume. Il défit la ficelle et versa du sucre sur l’avoine. — Il y a aussi du sucre dans mes cheveux ? demanda Krylla, impatiente. — Non, princesse, mais je suis sûr que ta sœur voudra bien partager le sien. Il versa le reste de sa petite réserve dans l’assiette de Krylla et les fillettes se mirent à manger. — Merci, fit Danyal. — De rien, ma dame. Je suis Vanek. — Vous êtes un homme bon. — J’aime les enfants, dit-il, avant de retourner à sa table. Danyal remarqua qu’il boitait légèrement. — Un cheval lui est tombé dessus, il y a deux ans, expliqua Sarvaj. Il a eu le pied broyé. Oui, c’est un homme bon. — Est-ce que vous avez des armes en stock, ici ? demanda Dardalion. — Nous avons capturé des réserves vagriannes. Il y a des épées, des arcs et des plastrons. — Êtes-vous obligé de vous battre, Dardalion ? s’enquit Danyal. En entendant l’inquiétude dans sa voix, Sarvaj examina le jeune homme. Il avait l’air fort, même si son visage était trop doux  – il ressemblait plus à un érudit qu’à un guerrier, pensa Sarvaj. Il saisit la main de Danyal, mais ne dit rien. — Vous n’avez pas à vous battre, monsieur, dit Sarvaj. Ce n’est pas obligatoire. — Merci, mais j’ai choisi mon chemin. Pouvez-vous m’aider à choisir une arme ? Je ne suis pas très doué dans ce domaine. — Bien sûr. Et si vous me parliez de votre ami ? — Que voulez-vous savoir ? demanda Dardalion. Sarvaj sourit. — Il est du genre solitaire, je me trompe ? fit-il sans conviction. Ce n’est pas quelqu’un que je m’attends à voir en compagnie d’une femme et de deux enfants. — Il nous a sauvé la vie, répondit Dardalion, et ceci parle davantage que son apparence. — Tout à fait, admit Sarvaj. Comment s’appelle-t-il ? — Dakeyras, répondit rapidement Dardalion. Sarvaj surprit l’expression sur le visage de Danyal et n’insista pas davantage ; il y avait des choses plus importantes qu’un faux nom. Il aurait parié que ce Dakeyras était un hors-la-loi. Six mois auparavant, cela aurait posé un problème. Aujourd’hui, c’était insignifiant. — Il a mentionné des cavaliers vagrians. Les avez-vous vus ? — Il y a un peu moins de cinq cents soldats, répondit Dardalion. Ils ont campé dans un goulet au nord-est. — « Ont » ? — Ils sont partis une heure avant l’aube, à la recherche des traces de vos chariots. — Vous savez beaucoup de choses sur leurs mouvements. — Je suis un mystique et j’ai été un prêtre de la Source. — Et vous voulez des armes ? — J’ai fait l’expérience d’un changement de perspective, Sarvaj. — Pouvez-vous déterminer où se trouvent les Vagrians actuellement ? Dardalion ferma les yeux et reposa sa tête sur ses épaules. Quelques secondes plus tard, il rouvrit les yeux. — Ils ont trouvé les traces de votre bifurcation vers l’ouest. Ils viennent par ici. — De quel régiment sont-ils ? — Je n’en ai pas la moindre idée. — Décrivez-moi leurs armures. — Des capes bleues, des plastrons noirs et des heaumes sur leur visage. — Est-ce que leurs visières sont droites ou repoussées ? — Sur le devant il y a l’image d’un loup qui hurle, — Merci, Dardalion. Veuillez m’excuser. Sarvaj se leva de table et retourna sur les remparts où Gellan supervisait la distribution des flèches : un carquois de cinquante flèches était affecté à chaque archer. Sarvaj retira son heaume et se passa les doigts dans les cheveux. — Tu fais confiance à cet homme ? demanda Gellan après que Sarvaj lui eut donné les nouvelles. — Je dirais qu’il est honnête. Maintenant, je peux me tromper. — Nous le saurons d’ici une heure. — Oui. Mais s’il a raison, cela veut dire que ce sont les Chiens qui sont face à nous. — Ce ne sont que des hommes, Sarvaj ; il n’y a rien de surnaturel chez eux. — Ce n’est pas le surnaturel qui me gêne, répondit le soldat. C’est le fait qu’ils gagnent toujours. Waylander défit sa selle et apporta ses sacoches à l’intérieur de la citadelle. Puis il emmena ses armes sur les remparts en ruine du mur ouest. Six couteaux de lancer et deux carquois de carreaux pour son arbalète qu’il laissa appuyée contre les remparts. Puis il vit Dardalion et Sarvaj qui se tenaient près des chariots sous le mur est ; là, les chariots avaient été alignés de manière à former un enclos pour les bœufs. Waylander traversa la cour. Dardalion avait rangé l’épée et son fourreau pris sur le cadavre du voleur et avait choisi un sabre en acier bleu à la place. L’épée large était trop lourde pour le frêle prêtre. Sarvaj dégagea une cuirasse de sous une bâche. Elle était enveloppée dans une toile cirée, et lorsqu’il la sortit en plein jour, elle brilla comme de l’argent. — Un officier vagrian des Cavaliers Bleus, déclara Sarvaj. Elle a été faite sur mesure. Essayez-la. En fouillant dans les profondeurs du chariot, il dégagea cette fois un gros colis. Il le déchira et découvrit une longue cape blanche bordée de cuir. — Tu vas avoir l’air d’une colombe au milieu des corbeaux, dit Waylander, mais cela ne fit qu’à moitié sourire Dardalion, qui passa la cape sur ses épaules. Secouant la tête, Waylander grimpa sur le chariot où il sélectionna deux épées courtes en acier bleu, dans deux fourreaux identiques ; il les attacha à sa ceinture. Les lames étaient un peu émoussées, aussi repartit-il sur les remparts pour les aiguiser. Quand Dardalion le rejoignit, Waylander cligna des yeux, incrédule. Il avait un heaume à plume blanche attaché sous le menton, et une cape bordée de cuir était accrochée à une armure étincelante sur laquelle figurait un aigle aux ailes déployées. Il portait également un kilt de cuir, clouté d’argent, qui lui protégeait les jambes ; des jambières en argent étaient attachées sur ses mollets. À son côté pendait un sabre de cavalerie, et sur sa hanche gauche, il avait un couteau dans un fourreau serti de joyaux. — Tu as l’air grotesque, annonça Waylander. — Sans aucun doute. Mais est-ce que cela servira à quelque chose ? — Cela servira à attirer les Vagrians sur toi, comme des mouches sur une bouse de vache. — C’est vrai que je me sens un peu ridicule. — Alors enlève tout ça et trouve-toi quelque chose d’un peu moins voyant. — Non. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que c’est adéquat. — Alors tiens-toi loin de moi, prêtre. Je veux rester vivant ! — Vous n’allez pas mettre d’armure ? — J’ai ma cotte de mailles. Et puis, je ne compte pas rester suffisamment longtemps à la même place pour être touché. — Quelques conseils dans le maniement des épées seraient les bienvenus, dit Dardalion. — Bon Dieu de Miséricorde ! lâcha Waylander. Il faut des années pour apprendre et tu n’as qu’une heure, deux au plus. Je ne peux rien t’enseigner  – mais rappelle-toi ceci : la gorge et l’aine. Protège les tiennes et tranche les leurs ! — Au fait, j’ai dit à Sarvaj  – le soldat qui nous a accueillis  – que vous vous appeliez Dakeyras. — Cela n’a pas d’importance. Merci quand même. — Je suis désolé que le fait de me sauver vous ait conduit à cela, dit Dardalion. — Je me suis mis là-dedans tout seul ; ne t’en veux pas. Essaie simplement de rester en vie, prêtre. — Je suis dans les mains de la Source. — Si tu le dis. Garde le soleil dans le dos  – de cette façon tu les aveugleras par ta superbe ! Et trouve-toi une gourde d’eau  – tu vas vite te rendre compte que la guerre assèche le gosier. — Oui, je sais cela. Je... — Fini les discours, Dardalion. Va te chercher de l’eau et positionne-toi en bas, près des chariots. C’est là qu’il y aura de l’action. — J’ai l’impression que je devrais dire quelque chose. Je vous dois la vie... Mais les mots n’arrivent pas à sortir. — Il n’y a rien à dire. Tu es un homme de bien, prêtre  – et je suis content de t’avoir sauvé. Et maintenant, par pitié, va-t’en ! Dardalion retourna dans la cour et Waylander tendit son arbalète, testant la tension des cordes. Satisfait, il l’appuya contre les remparts. Puis, il prit une petite cordelette et s’attacha les cheveux à la base du cou. Un jeune soldat barbu approcha. — Bonjour, monsieur. Mon nom est Jonat. Ceci est ma section. — Dakeyras, dit Waylander, en tendant la main. — Votre ami est habillé pour un banquet royal. — C’est ce qu’il a pu trouver de mieux. Mais il tiendra son poste. — J’en suis sûr. Et vous, comptez-vous rester en haut ? — C’est ce que j’avais en tête, répondit sèchement Waylander. — C’est que c’est la meilleure position pour couvrir la brèche, et j’aurais préféré poster un de mes archers ici. — Je peux le comprendre, fit Waylander, en soulevant son arbalète et en tendant la corde supérieure. Il plaça un carreau et regarda le chariot qui bloquait la porte en ruine ; l’attache du chariot avait été relevée, formant une croix avec la barre des bœufs qui passait derrière. Waylander tendit la corde inférieure et plaça un deuxième carreau. — De quelle largeur est la barre, d’après vous ? demanda Waylander. — Suffisamment étroite pour faire une excellente cible, acquiesça Jonat. Waylander leva le bras et un carreau noir fendit l’air pour se ficher dans la barre à droite. Un deuxième se ficha dans la partie gauche. — Intéressant, commenta Jonat. Puis-je essayer ? Waylander lui tendit l’arme et Jonat l’inspecta sous tous les angles. Elle était admirablement construite. Jonat ne chargea qu’un seul carreau et visa le centre de l’attache. Il tira. Le carreau ricocha contre le bois et tomba sur les pavés dans une gerbe d’étincelle. — Belle arme, déclara Jonat. J’aimerais bien m’entraîner avec. — S’il m’arrive quelque chose, vous pourrez l’avoir, dit Waylander. Jonat acquiesça. — Vous n’allez donc pas bouger ? — Je ne crois pas. Soudain, du mur est, vint un cri d’alarme et Jonat dévala les escaliers pour rejoindre le défilé d’hommes qui se précipitaient pour voir l’ennemi. Waylander s’adossa aux remparts ; il avait vu des armées auparavant. Il prit une gorgée d’eau de sa gourde et se rinça la bouche avec, avant de l’avaler. Sur le mur est, Gellan et Sarvaj furent rejoints par Jonat. Dans la plaine, six cents cavaliers vagrians apparurent et deux éclaireurs quittèrent les rangs ennemis pour inspecter le mur ouest. Puis ils s’en retournèrent. Pendant plusieurs minutes, il ne se passa rien, car les officiers vagrians étaient descendus de cheval pour s’asseoir ensemble ; finalement, l’un d’entre eux se leva et remonta à cheval. — C’est l’heure du bavardage, grommela Sarvaj. L’officier galopa jusqu’au mur est, la main levée. Il retira son heaume et appela : — Je suis Ragic. Je parle au nom du comte Ceoris. Qui parle pour les Drenaïs ? — Moi, cria Gellan. — Quel est votre nom ? — Ce ne sont pas tes oignons. Qu’est-ce que tu veux ? — Comme vous pouvez le voir, vous êtes surpassés en nombre. Le comte Ceoris vous offre la possibilité de vous rendre. — En quels termes ? — Une fois que vous nous aurez remis vos armes, vous serez libres de partir. — Quelle générosité ! — Vous acceptez, alors ? — J’ai entendu parler du comte Ceoris. On dit qu’il donne sa parole aussi facilement qu’une pute lentrianne. Cet homme ne sait pas ce que c’est que l’honneur. — Alors, vous refusez ? — Je ne traite pas avec les chacals, déclara Gellan. — Vous regretterez cette décision, hurla le héraut en tirant sur ses rênes. Il fit demi-tour et retourna derrière les lignes ennemies. — Je pense qu’il a peut-être raison, grommela Jonat. — Prépare les hommes, dit Gellan. Les Vagrians n’ont pas de cordes ou d’équipement de siège, ce qui veut dire qu’ils doivent obligatoirement passer par la brèche. Sarvaj ! — À vos ordres. — Ne laisse que cinq hommes par mur. Les autres doivent suivre Jonat. Allez ! Sarvaj salua et quitta les remparts. Jonat lui emboîta le pas. — On aurait dû les charger et s’enfuir, fit Jonat. — Tu n’es jamais fatigué de parler ? cracha Sarvaj. Les Vagrians éperonnèrent leurs chevaux et partirent vers la droite, au trot, pour faire face au mur ouest, puis ils avancèrent jusqu’à se trouver à la limite de portée des arcs. Ils mirent pied à terre et enfoncèrent leurs lances dans le sol pour y attacher leurs chevaux ; ils prirent leurs boucliers et dégainèrent leurs épées. Enfin, ils se mirent en marche, lentement. Dardalion les regarda avancer et s’humecta les lèvres. Ses mains étaient moites, il dut les essuyer sur sa cape. Jonat lui sourit. — Une belle bande d’enfants de salauds, pas vrai ? Dardalion acquiesça. Les hommes autour de lui étaient tendus et le prêtre réalisa qu’il n’était pas le seul à avoir peur. Même les yeux de Jonat brillaient plus intensément et son visage était tendu. Dardalion leva les yeux vers l’endroit où Waylander était assis, le dos au mur, disposant des carreaux devant lui. Lui seul ne regardait pas les soldats approcher. Un homme à sa droite décocha une flèche qui partit vers les Vagrians ; un soldat ennemi leva son bouclier et la flèche rebondit dessus. — Attendez que je donne l’ordre ! gronda Jonat. Dans un hurlement, les Vagrians chargèrent. Dardalion déglutit difficilement et dégaina ses épées. Lorsque les ennemis furent à dix mètres à peine de la brèche, Jonat hurla : — Maintenant ! Des flèches se plantèrent sur la première ligne, mais la majorité fut déviée par les boucliers ronds cerclés de bronze. D’autres ricochèrent sur les heaumes noirs. Mais plusieurs ennemis tombèrent quand même, une flèche dans le cou, qui n’était pas protégé. Une deuxième volée de flèches fit mouche alors que les Vagrians avaient atteint la brèche. Cette fois-ci plus d’une dizaine de guerriers tombèrent. Puis ils furent aux chariots. Un grand soldat escalada la barrière en bois en brandissant son épée, mais un carreau de Waylander transperça son heaume juste sous l’oreille. Il tomba sans un bruit. Un deuxième carreau se ficha dans le cou du soldat qui était juste derrière lui. Jonat avait bien positionné les défenseurs. Une dizaine avaient un genou à terre sur les remparts nord et décochaient flèche après flèche sur l’ennemi qui essayait d’escalader les chariots. Une vingtaine d’archers de plus étaient dans la cour et cueillaient les ennemis avec aisance. Le nombre de morts grandissait, pourtant les Vagrians continuaient d’avancer. Waylander entendit un grattement derrière lui et se retourna d’un bond pour voir une main dépasser des remparts, et un soldat vagrian se hisser sur le mur. Un autre suivait... puis un autre. Waylander arma son arbalète et tira sur le premier soldat qui tomba à la renverse du haut des remparts. Le deuxième prit un carreau en plein dans l’épaule, mais continua d’avancer en hurlant sa rage. L’Assassin posa son arbalète et sortit l’épée de son fourreau, pour bloquer un coup de taille vertical ; puis il donna un grand coup de pied dans l’entrejambe du soldat. Celui-ci tituba et Waylander le frappa au cou. Du sang gicla de la blessure et l’homme tomba dans la cour, plus bas. Waylander plia les genoux pour éviter un coup vicieux à la tête. Il donna un coup d’épée vers l’avant et sentit la lame pénétrer dans l’aine de l’homme. Waylander lui donna un coup de pied pour le faire chuter des remparts et fit face à un autre soldat. Ce dernier tomba soudainement en avant, une flèche plantée à la base du cou. Un soldat drenaï sortit de l’embrasure de la porte de la tour, un arc à la main ; il sourit à Waylander et avança en boitant. En dessous, quatre Vagrians avaient finalement réussi à pénétrer dans la cour en évitant le feu croisé. Jonat tua le premier d’un revers d’épée au cou. Dardalion courut en avant, le cœur battant, et donna un grand coup d’estoc à un guerrier ennemi. L’homme dévia la lame et percuta le prêtre avec son bouclier. Dardalion tomba à la renverse, en trébuchant sur les pavés. Le Vagrian le frappa et Dardalion esquiva, en roulant sur lui-même, la lame qui vint heurter la pierre. Dardalion se releva, dégaina sa deuxième épée et fit face au guerrier. Ce dernier avançait en essayant de taillader l’aine du prêtre. Dardalion bloqua la lame avec son épée droite, fit un pas en avant et enfonça sa lame gauche dans la gorge de l’homme ; du sang bouillonna sous le heaume noir et le soldat tomba à genoux. — Attention ! hurla Waylander, mais Dardalion leva son épée un peu tard et un autre soldat vagrian le frappa de plein fouet dans la tête. La lame rebondit sur le heaume en argent et heurta son épaule. Ébloui, Dardalion tituba et le Vagrian s’avança pour donner le coup de grâce. Jonat se débarrassa d’un ennemi de plus et se retourna juste à temps pour voir Dardalion sur le point de succomber. Il courut et sauta les jambes en avant sur l’attaquant, le catapultant en arrière. Jonat se releva à toute vitesse et sauta sur le dos du soldat ; puis, il dégaina une dague à lame fine, arracha le heaume de l’ennemi et lui trancha la gorge. Une sonnerie de trompette couvrit la clameur de la bataille et les Vagrians se retirèrent hors de portée des arcs. — Dégagez les corps ! cria Jonat. Waylander récupéra son arbalète et compta les carreaux qui lui restaient. Douze. Il descendit dans la cour et fouilla les cadavres, récupérant ainsi une quinzaine de carreaux qui pouvaient encore servir. Dardalion, pris de vertige, s’adossa contre le mur nord, et, incapable de rester debout, s’assit. Waylander marcha jusqu’à lui et s’agenouilla. — Bois, dit-il. Dardalion, faiblement, repoussa la gourde. — Je vais être malade. — Tu ne peux pas rester assis ici, prêtre ; ils vont revenir dans quelques minutes. Traîne-toi jusqu’à la forteresse. Dardalion poussa fort sur ses jambes et lutta pour se relever. Waylander le redressa d’un mouvement. — Tu peux tenir debout ? — Non. — Alors, tiens-toi à moi. — Je n’ai pas vraiment assuré, Waylander. — Tu as tué ton premier homme au combat. C’est un bon début. Ensemble, ils se rendirent jusqu’à la forteresse et Waylander allongea le prêtre sur un banc. Danyal se précipita à leur rencontre, livide. — Il n’est pas mort, simplement étourdi, annonça Waylander. L’ignorant complètement, elle alla au côté de Dardalion et lui retira son heaume. Elle examina sa blessure à la tête, là où le heaume avait été cabossé. Une nouvelle sonnerie de trompette résonna sur la plaine. Waylander jura entre ses dents et se dirigea vers la porte. Chapitre 8 Pour échapper à la douleur et aux vertiges, Dardalion libéra son esprit et s’envola, à travers les murs de la forteresse, pour aller à l’extérieur, sous le soleil éclatant de midi. Sous lui, la bataille faisait rage. Waylander, adossé aux remparts, visait consciencieusement avant de tirer en continu sur les Vagrians qui avançaient. Jonat, qui débordait d’une énergie quasi démente, avait réuni une vingtaine d’hommes autour de lui pour charger les Vagrians qui avaient dégagé les chariots. Sur les remparts, à gauche comme à droite, les archers sélectionnaient leurs cibles avec soin. L’ennemi avait pris position sur le mur est, en escaladant les parois extérieures, presque entièrement rongées, des remparts. Là, trois hommes bataillaient sauvagement pour contenir la marée, et Dardalion flotta jusqu’à eux. Au milieu des trois hommes se tenait un officier d’âge mûr dont le maniement de l’épée était tout simplement exquis. Chez lui, pas de coup bestial, pas d’attaque fanatique ; il se battait avec style et se mouvait avec une grâce subtile. Son épée scintillait dans les airs et on avait du mal à croire qu’il touchait réellement ses adversaires. Pourtant ils tombaient les uns après les autres, s’étouffant dans leur propre sang. Son visage était calme, serein même, pensa Dardalion, et sa concentration intense. Avec les yeux de l’esprit, le prêtre pouvait voir l’aura qui brillait autour de chaque être, témoignant de son humeur. Une aura rouge vif émanait en rythme de tous les combattants, sauf deux. L’officier brillait du bleu de l’harmonie, et Waylander du violet de la furie sous contrôle. De plus en plus de Vagrians passaient par-dessus les remparts du mur occidental tandis que Jonat et ses hommes étaient repoussés de la brèche du mur oriental. Waylander, qui avait épuisé tous ses carreaux, dégaina son épée et sauta des remparts sur un chariot en dessous, faisant tomber plusieurs Vagrians dans sa chute. De toute sa hauteur, il abattit son épée, tuant deux Vagrians avant qu’ils ne puissent retrouver l’équilibre. Un troisième mourut avant même que son épée n’entre en action. Waylander bloqua tout de suite son attaque et lui trancha la gorge d’un revers descendant de la lame. Pendant ce temps, à l’intérieur, Danyal emmena les deux sœurs dans l’escalier qui montait à la tour et s’assit avec elles le dos aux remparts. D’ici, l’écho de la bataille était assourdi. Elle prit les sœurs dans ses bras. — Tu as très peur, Danyal, dit Krylla. — Oui, j’ai peur. Il faut que vous vous occupiez de moi, répondit Danyal. — Ils vont nous tuer ? demanda Miriel. — Non... Je ne sais pas, petit bout. — Waylander va nous sauver ; il le fait tout le temps, déclara Krylla. Danyal ferma les yeux et le visage de Waylander envahit son esprit : des yeux sombres, bien enfoncés sous les sourcils, un visage anguleux et un menton carré, une large bouche avec un demi-sourire moqueur. Le cri d’un mourant couvrit la clameur de la bataille. Danyal lâcha les enfants et passa la tête par-dessus les créneaux. Waylander se tenait avec un nœud d’hommes qui tentaient de se frayer un chemin jusqu’à la forteresse, mais qui allaient vite se faire encercler. Elle ne put plus regarder et s’effondra à côté des filles. Dans la forteresse, Dardalion se redressa et prit son épée à tâtons. À présent, il se sentait moins groggy, et la prise de conscience de sa mort imminente prit le pas sur sa douleur. Il marcha jusqu’aux portes et les ouvrit en grand. Dehors, le soleil était si vif qu’il le fit pleurer ; il cligna des yeux et vit alors que quatre hommes lui fonçaient dessus. La peur s’empara de lui, mais au lieu de la refouler, il la libéra, la projetant avec une puissance terrible vers ses assaillants. La rafale d’énergie les fit tituber. L’un d’eux tomba en se tenant la poitrine, et mourut en quelques secondes ; un autre lâcha son épée et s’enfuit vers la brèche à toutes jambes en poussant des hurlements de possédé. Les deux qui restaient  – plus résistants que la moyenne  – ne firent que reculer. Dardalion avança vers le groupe principal, les yeux écarquillés d’un bleu étincelant, les pupilles presque invisibles. Il sentit sa force grandir, aussi projeta-t-il sa peur dans la masse de capes bleues des attaquants. Dès qu’ils furent touchés, les hommes se mirent à hurler et un vent de panique se mit à souffler. Ils se retournèrent tous, ignorant les épées drenaïes qui fondaient vers eux et firent face au guerrier d’argent qui avançait. Devant, un homme tomba à genoux, pris de tremblements incontrôlables, et tomba la tête la première, inconscient. Plus tard, lors d’un interrogatoire pourtant extrêmement poussé, pas un soldat vagrian ne put décrire la terreur qu’il avait ressentie ni l’affreuse menace qui en était la cause... mais la plupart se souvenaient d’un guerrier d’argent qui brillait comme un feu blanc et des yeux duquel irradiaient la mort et le désespoir. Les Vagrians craquèrent et s’enfuirent, abandonnant leurs armes derrière eux. Les Drenaïs regardèrent, émerveillés, Dardalion les poursuivre jusqu’à la brèche, les épées à la main. — Dieux de Lumière, souffla Jonat. C’est un sorcier ? — On pourrait le croire, répondit Waylander. Les hommes abandonnèrent leurs positions et coururent jusqu’au prêtre, lui donnant l’accolade ou de grandes tapes dans le dos. Il tituba et manqua s’écrouler mais deux guerriers le prirent sur leurs épaules et il fut ramené à la forteresse. Waylander sourit et secoua la tête. — Dak ? fit une voix. C’est toi ? Waylander se retourna pour se retrouver nez à nez avec Gellan. L’officier avait l’air plus vieux, il avait moins de cheveux et ses yeux étaient fatigués. — Oui, c’est bien moi. Comment vas-tu, Gellan ? — Tu n’as pas changé d’un poil. — Toi non plus. — Qu’est-ce que tu es devenu ? — J’ai pas mal voyagé. Je vois que toi, tu es resté dans la Légion  – je croyais que tu voulais te marier et partir ? — Je me suis marié et je suis resté, répondit Gellan, et Waylander put lire la douleur sur son visage, même si Gellan faisait tout son possible pour la dissimuler. — C’est bon de te revoir. Nous parlerons plus tard, il y a encore beaucoup à faire. Gellan le quitta, mais l’homme qui avait parlé à Waylander en premier resta. — Vous êtes de vieux amis ? demanda Sarvaj. — Quoi ? Oui. — Cela fait combien de temps que vous ne l’avez pas vu ? — Vingt ans. — Ses enfants sont morts de la peste à Skoda, et sa femme s’est tuée peu de temps après. — Merci de me le dire. — C’est un bon officier. — Il l’a toujours été, plus qu’il ne le croit. — Il allait prendre sa retraite, cette année  – il avait acheté une ferme près de Drenan. Waylander regarda Gellan diriger ses hommes pour aider les blessés et enlever les corps des tués. Il détacha une partie des hommes sur les remparts afin qu’ils surveillent les Vagrians. Waylander planta Sarvaj en plein milieu d’une phrase pour aller chercher son arbalète qui était sur les remparts du mur ouest. Là, il trouva un guerrier drenaï assis à côté d’elle  – l’homme qui l’avait sauvé un peu plus tôt avec sa flèche opportune. N’étant pas d’humeur à discuter, Waylander l’enjamba et ramassa son arme. — Un petit coup ? lui demanda l’homme en lui offrant sa gourde. — Non. — C’est pas de l’eau, déclara le soldat en souriant. Waylander en prit une gorgée et écarquilla les yeux. — On appelle ça du Feu Lentrian, commenta Vanek. — Je comprends pourquoi ! — Cela fait faire de beaux rêves, dit Vanek en s’étirant, puis en reposant sa tête sur ses bras. S’ils reviennent, réveille-moi, d’accord ? Les Vagrians s’étaient retirés hors de portée des arcs. Ils étaient amassés pour écouter leur général. Waylander n’arrivait pas entendre les mots, mais la gestuelle était suffisamment éloquente. Il était assis sur un grand cheval gris, et sa cape blanche flottait dans la brise du début d’après-midi ; il bougeait son poing de manière extravagante et ses hommes semblaient abattus. Waylander se gratta le menton et engloutit une grande rasade de Feu Lentrian. Quel sort le prêtre avait-il bien pu lancer, se demanda-t-il, pour arriver à démoraliser de tels combattants ? Il regarda le ciel, et salua les nuages de sa gourde. — Finalement, tu as peut-être quelques pouvoirs, reconnut-il. Il but longuement et s’assit brutalement, avec la tête qui tournait. Minutieusement, il reboucha la gourde et la posa à côté de lui. Imbécile, se dit-il en lui-même. Les Vagrians vont bientôt revenir. (Il gloussa.) Que Dardalion s’en occupe ! Il prit une profonde respiration et reposa sa tête contre le mur derrière lui ; la pierre était froide. Le ciel était dégagé, clair, mais des formes sombres virevoltaient au-dessus du fort. — Ça pue la mort, pas vrai ? lança Waylander, et les corbeaux lui répondirent par une série de croassements rauques portés par les vents. Waylander frissonna. Il avait déjà vu ces oiseaux festoyer, arracher les yeux des orbites et se disputer les morceaux sanguinolents de cadavres encore chauds. Il reporta son regard dans la cour. Les hommes s’affairaient à nettoyer les cadavres. Les Vagrians étaient balancés de l’autre côté de la brèche, tandis que les Drenaïs morts avaient été étendus côte à côte le long du mur nord, leur cape sur le visage. Vingt-deux corps furent ainsi disposés. Waylander compta les hommes qui restaient. Il n’en voyait que dix-neuf  – pas assez pour défendre le fort en cas de nouvelle charge. Une ombre le recouvrit et il leva les yeux pour voir Jonat, une poignée de carreaux à la main. — J’ai pensé que vous pourriez en avoir besoin, fit le sous-officier. Waylander les accepta avec un sourire de travers. — Un petit coup ? demanda-t-il. — Non. Merci. — C’est pas d’l’eau, annonça Waylander. — Je sais, j’ai reconnu la gourde de Vanek ! Dun Gellan aimerait bien vous voir. — Il sait où je suis. Jonat s’accroupit et sourit gravement. — Je vous aime bien, Dakeyras. Il serait inconvenant que je demande à trois hommes de vous traîner jusqu’à la forteresse  – inconvenant et ridicule. — C’est vrai. Aidez-moi à me relever. Waylander avait les jambes qui tremblaient un peu, mais en faisant un effort il marcha aux côtés de Jonat, traversa le grand hall jusqu’à une petite pièce au fond. Gellan était assis sur une paillasse, une plume à la main, finissant de rédiger ses rapports. Jonat salua et ressortit en fermant la porte derrière lui. À défaut de mieux, Waylander s’assit sur le sol, le dos au mur. — J’avais tort, lui dit Gellan. Tu as changé. — Nous changeons tous. Cela fait partie du processus qui nous emmène vers la mort. — Je crois que tu as très bien compris ce que je voulais dire. — Explique-moi  – après tout, c’est ton fort. — Tu es froid, Dak. Nous étions amis, dans le temps. Frères. Et pourtant, tu m’as accueilli tout à l’heure comme si nous ne nous étions croisés qu’une seule fois dans toute notre existence. — Et alors ? — Alors, dis-moi ce qui t’est arrivé. — Si j’ai besoin de me confesser, je trouverai un temple. De plus, tu as des problèmes plus importants pour le moment. Comme une armée sur le point de te détruire, par exemple. — Très bien, répondit tristement Gellan, nous oublierons donc que nous fumes amis. Parle-moi de ton compagnon. Quels pouvoirs immenses a-t-il, et d’où les tient-il ? — Je n’en sais foutre rien, répondit Waylander. C’est un prêtre de la Source. J’ai empêché des hommes de le torturer à mort, et depuis il a été un fardeau perpétuel pour moi. Mais avant aujourd’hui, je n’avais jamais vu la moindre trace de pouvoirs chez lui. — Il pourrait avoir beaucoup d’importance pour nous. — En effet. Pourquoi ne lui parles-tu pas ? — Je le ferai. Tu vas venir à Skultik ? — Probablement. Si je survis. — Oui, si nous survivons. Eh bien, si c’est le cas, ne porte pas cette arbalète. — C’est pourtant une bonne arme, dit Waylander. — Oui, et peu habituelle. Tous les officiers ont été prévenus de rester vigilants et de repérer un homme portant une arme identique ; on dit qu’il aurait tué le roi. Waylander ne répondit pas, mais son regard croisa celui de Gellan et il dut détourner les yeux. Gellan opina. — À présent, va, Dakeyras. Je souhaite parler à ton ami. — Les choses ne sont pas toujours comme elles semblent, dit Waylander. — Je n’ai pas envie d’en parler. Vas-y. À peine Waylander fut-il parti que la porte s’ouvrit de nouveau, et Dardalion entra. Gellan se leva pour l’accueillir, lui tendant la main. Le prêtre la serra. La poigne était ferme, mais pas forte, songea Gellan. — Asseyez-vous, dit-il, en désignant le lit à Dardalion. Parlez-moi de votre ami. — Dakeyras ou Danyal ? — Dakeyras. — Il m’a sauvé la vie... et à nous tous. Il s’est révélé un ami précieux. — L’avez-vous toujours connu sous le nom de Dakeyras ? — En quoi cela vous regarde-t-il, monsieur ? — Donc, vous ne le connaissez pas sous un autre nom ? — Je ne vous le divulguerai pas. — J’ai déjà parlé avec les enfants, dit Gellan. — Alors vous n’avez pas besoin d’une confirmation. — Non. Autrefois, je connaissais Dakeyras  – ou je croyais le connaître. Un homme d’honneur. — Il a prouvé qu’il était cet homme ces derniers jours, déclara Dardalion. Mettons que cela suffise. Gellan sourit et acquiesça. — Peut-être. Parlez-moi de vous et des terribles pouvoirs que vous avez manifestés aujourd’hui. — Je n’ai pas grand-chose à vous dire. Je suis... j’étais... un prêtre de la Source. J’ai des pouvoirs de déplacement et de communication. — Mais qu’est-ce qui a fait s’enfuir l’ennemi ? — La peur, répondit simplement Dardalion. — De quoi ? — Non, rien que la peur. Ma peur, que j’ai projetée dans leurs esprits. — Faites-moi peur, lui demanda Gellan. — Pourquoi ? — Pour que je comprenne. — Mais je n’ai pas peur pour le moment. Je n’ai rien à projeter. — Est-ce que l’ennemi va revenir ? Pouvez-vous me le dire ? — Je ne crois pas qu’ils reviennent. Il y a un homme parmi eux  – son nom est Ceoris  – qui les pousse à attaquer, mais ils sont terrorisés. Avec le temps, il réussirait à les convaincre, mais dans moins d’une heure vos renforts seront là. — Qui vient ? — Un grand homme, nommé Karnak. Il a quatre cents cavaliers avec lui. — Eh bien, voilà une sacrée bonne nouvelle. Vous êtes un homme qu’il fait bon connaître, Dardalion. Quels sont vos projets ? — Des projets ? Je n’ai pas de projets. Je n’y ai pas pensé... — Nous avons des prêtres à Skultik  – un peu plus de deux cents. Ils ne se battent pas comme vous  – s’ils le faisaient, les Drenaïs y gagneraient énormément. Si l’on utilisait vos pouvoirs magnifiés cent fois, c’est toute l’armée vagrianne qui s’enfuirait devant nous. — Oui, répondit Dardalion d’un ton las, mais ce n’est pas ainsi que va la Source. C’est par faiblesse que je suis devenu ainsi. Si j’avais été aussi fort que mes frères, j’aurais résisté  – comme ils le font  – à cet abus de pouvoir. Je ne peux pas leur demander de devenir ce qu’il exècrent. Le vrai pouvoir de la Source a toujours résidé dans l’absence de pouvoir. Est-ce que vous pouvez comprendre ? — Je n’en suis pas sûr. — C’est comme tenir une lance contre la poitrine de son ennemi et l’écarter. Alors même qu’il vous tue  – s’il le fait  – il sait qu’il n’y est pas arrivé par sa propre force, mais bien parce que vous l’avez choisi. — Mais  – pour continuer votre analogie  – au bout du compte, vous êtes mort, non ? — La mort n’est pas importante. Voyez-vous, un prêtre de la Source croit que pour que la vie existe, il doit y avoir une harmonie générée par l’équilibre. Pour chaque homme qui vit pour voler, ou tuer, il doit y en avoir un qui vit pour donner et sauver. Dans mon Temple, on appelait cela la Vague d’amour ; l’Abbé nous l’enseignait souvent. Dans son échoppe, un marchand vous rendant la monnaie vous donne trop. Vous gardez les pièces, heureux de votre bonne fortune. Mais une fois que vous êtes parti, il se rend compte de son erreur et devient furieux, contre lui et contre vous. Il arnaque le client suivant qui entre dans son échoppe, afin de récupérer ce qu’il a perdu. À son tour, le client s’aperçoit qu’il a été floué et cela le rend furieux. Il risque peut-être d’extérioriser cette furie sur quelqu’un d’autre. La Vague continue, affectant de plus en plus de gens au fur et à mesure.  » La Source nous enseigne de ne jamais faire que le bien  – d’être honnête, de vivre et de répondre au mal par le bien, afin d’endiguer la Vague. — Tout cela est très noble, déclara Gellan, mais merveilleusement irréalisable. Quand un loup attaque le troupeau, on ne le chasse pas en lui offrant des agneaux ! Enfin, là n’est pas le lieu d’un débat théologique. Et vous avez déjà montré où vous vous situiez sur ce point. — Puis-je vous poser une question, Dun Gellan ? — Bien sûr. — Je vous ai regardé vous battre aujourd’hui, et vous ne ressembliez à aucun autre guerrier. Vous étiez serein, en paix. Au milieu du carnage et de la peur, vous étiez le seul qui gardait son calme. Comment faites-vous cela ? — Je n’ai rien à perdre, répondit Gellan. — Votre vie. — Ah, oui, ma vie. Vous vouliez savoir autre chose ? — Non, mais si vous voulez bien me permettre, je voudrais ajouter ceci : tous les enfants sont des créatures de joie, et toute personne est capable d’amour. Vous pensez avoir tout perdu, mais il fut un temps, avant votre joie, où vos enfants n’existaient pas et vous ne connaissiez pas votre femme. Est-ce qu’il ne pourrait pas y avoir une autre femme quelque part qui pourrait vous remplir d’amour et vous donner des enfants qui vous combleraient de joie ? — Allez-vous-en, prêtre, dit gentiment Gellan. Waylander retourna sur le mur et observa l’ennemi. Leur chef avait terminé son discours et les hommes s’étaient assis, contemplant le fort d’un air maussade. Waylander se frotta les yeux. Il savait ce qu’ils ressentaient. Ce matin, ils avaient eu confiance en leurs talents, ils avaient été fiers et arrogants. Et maintenant qu’ils avaient réalisé la défaite, ils étaient démoralisés. Ses propres pensées faisaient écho à leur désespoir. Une semaine auparavant, il était encore Waylander l’Assassin, confiant dans ses talents et insensible aux remords. Aujourd’hui, il se sentait plus seul qu’il ne l’avait été de toute sa vie. Comme il était étrange que ce sentiment de solitude l’étreigne aujourd’hui, alors qu’il était entouré par des gens. Seul, il n’avait jamais ressenti cette émotion, que ce soit dans la forêt ou dans les montagnes. Sa discussion avec Gellan l’avait profondément blessé et il s’était retiré, comme d’habitude, avec désinvolture. De toutes les personnes qui hantaient ses souvenirs, Gellan était la seule à l’égard de laquelle il ressentait encore de l’affection. Mais qu’est-ce qu’il aurait pu lui dire ? Eh bien, Gellan, mon vieux, je vois que tu es resté dans l’armée. Moi ? Oh, je suis devenu un assassin. Je tuerais n’importe qui pour de l’argent  – j’ai même tué ton roi. C’était tellement facile ; je l’ai tué dans le dos alors qu’il marchait dans son jardin. Peut-être aurait-il dû parler du massacre de sa famille. Peut-être que Gellan aurait compris son désespoir et ce qu’il était devenu ? Peut-être pas ? Quand même, lui aussi avait perdu les siens, non ? Maudit prêtre. Il aurait dû le laisser accroché à son arbre. Le prêtre avait des pouvoirs : quand il avait touché les habits des voleurs, il avait ressenti leur malfaisance jusque dans leurs vêtements. Waylander avait sali sa pureté en en faisant un tueur. Mais de tels pouvoirs n’étaient-ils pas à double tranchant ? Le prêtre n’aurait-il pas remboursé sa maudite dette en touchant Waylander avec de la bonté ? Waylander sourit. Un cavalier vagrian arriva du nord au galop et tira sur ses rênes pour arrêter sa monture devant le général. En quelques minutes, tous les Vagrians étaient en selle et partaient vers l’est. Waylander secoua la tête et relâcha les cordes de son arbalète. Des soldats drenaïs coururent jusqu’aux murs pour voir l’ennemi partir, et un cri de joie hésitant monta du fort. Waylander s’assit. Vanek bâilla et s’étira. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il en s’asseyant et en bâillant de plus belle. — Les Vagrians sont partis. — Bien. Dieux que j’ai faim. — Est-ce que tu t’endors toujours au cours des batailles ? — Je ne sais pas, c’est ma première bataille  – sauf si on compte la capture des chariots, qui était plus un massacre qu’autre chose. Je te le dirai quand j’en aurai vécu quelques autres. Tu as fini ma gourde ? Waylander lui lança la flasque à moitié vide, puis se leva pour se rendre à la forteresse. Un baril de pommes avait été ouvert par le cuisinier et Waylander en prit deux, qu’il mangea avant de gravir les escaliers venteux, en colimaçon, de la tour. Il émergea dans la lumière du soleil pour voir Danyal, accoudée aux remparts, qui scrutait le nord. — C’est fini, annonça Waylander. Vous êtes sauve à présent. Elle se retourna et sourit. Pour l’instant. — C’est tout ce qu’on peut demander. — Restez et parlons un peu, dit-elle. Il la regarda, et vit le soleil se refléter dans ses cheveux rouges et dorés. — Je n’ai rien à dire. — J’ai eu peur pour vous dans la bataille. Je ne voulais pas que vous mouriez, dit-elle rapidement, alors qu’il repartait dans l’ombre de la porte. Il s’arrêta, lui offrant son dos quelques secondes, et se retourna. — Je suis désolé pour le garçon, dit-il doucement. La blessure était fatale et il aurait souffert pendant des heures, des jours peut-être. — Je sais. — Cela ne m’amuse pas de tuer des enfants. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Je ne suis pas doué avec les mots... avec les gens non plus. Il erra sur les remparts et posa son regard sur les soldats qui harnachaient les bœufs, préparant la longue route vers Skultik. Gellan était au cœur des opérations, flanqué de Sarvaj et Jonat. — Dans le temps, j’étais officier. J’ai été beaucoup de choses. Un mari. Un père. Il avait l’air si paisible, allongé au milieu des fleurs. On aurait cru qu’il dormait au soleil. La veille, je lui avais appris à monter sur le poney. Je suis parti chasser... Il voulait venir avec moi. Waylander scruta la pierre grise. — Il avait sept ans. Ils l’ont quand même tué. Ils étaient dix-neuf – des renégats et des déserteurs. Il sentit qu’elle posait ses mains sur ses épaules et il se retourna dans ses bras. Danyal n’avait pas bien compris ce qu’il avait dit, mais elle avait lu l’angoisse dans les mots. Il s’assit le dos aux remparts, l’attira à lui, face à face, et il arrosa ses joues de larmes. — Il avait l’air si paisible, dit Waylander. — Comme Culas, souffla Danyal. — Oui. Je les ai tous retrouvés  – cela m’a pris des années. Leurs têtes étaient mises à prix et j’ai utilisé chaque récompense pour financer la recherche des autres. Quand j’ai attrapé le dernier, j’ai voulu qu’il sache pourquoi il allait mourir. Quand je lui ai dit qui j’étais, il ne se souvenait même pas des meurtres dont je lui parlais. Il est mort sans savoir. — Comment vous êtes-vous senti après ? — Vide. Perdu. — Et aujourd’hui ? — Je ne sais pas. Ce n’est pas quelque chose à quoi je souhaite penser. Elle leva ses mains et saisit son visage, l’amenant vers le sien. Elle inclina sa tête et l’embrassa, d’abord sur la joue, puis sur la bouche. Enfin elle recula et l’aida à se relever. — Tu nous as donné la vie, Dakeyras, aux enfants et à moi. Nous t’aimerons toujours pour cela. Avant qu’il ne puisse répondre, un cri de joie monta des remparts en contrebas. Karnak et ses quatre cents cavaliers venaient d’arriver. Chapitre 9 Gellan fit retirer les derniers chariots de devant la brèche, et Karnak rentra à cheval dans l’enceinte du fort, accompagné par dix de ses officiers. C’était un colosse, avec une tendance à l’embonpoint, et qui paraissait beaucoup plus que ses trente-deux ans. Il mit pied à terre à côté de Gellan et sourit. — Par les dieux, bonhomme, tu es un prodige ! dit-il. Il se retourna, défit sa grande cape verte et la déposa sur sa selle. — Rassemblez-vous autour de moi, les gars ! hurla-t-il. Je veux pouvoir contempler les héros de Masin. Tu en fais partie, Vanek, lança-t-il. Toi aussi, Parac ! Les vingt-cinq survivants s’avancèrent, souriant d’un air penaud. La plupart étaient blessés, mais ils se tinrent tous droits et dignes devant le charismatique général. — Par les dieux, je suis fier de vous tous ! Vous avez tenu tête aux meilleures troupes que peuvent nous opposer les Vagrians. Et de plus, vous avez capturé suffisamment de ravitaillement pour nous faire tenir un mois. Mais mieux que tout, vous avez montré ce qu’est le courage des Drenaïs. Vos faits d’armes seront comme une torche qui illuminera le peuple  – et je vous promets que ce n’est que le début. À l’heure actuelle, nous sommes peut-être au plus bas, mais nous ne sommes pas vaincus  – et nous ne le serons jamais, tant que nous aurons des gens comme vous. Nous irons porter la guerre en territoire ennemi et nous les ferons souffrir. Vous avez ma parole. Et maintenant, partons pour Skultik afin de pouvoir vraiment faire la fête. Il revint vers Gellan et plaça un bras musclé sur les épaules de l’officier. — Bon, où est ton sorcier ? — Dans la forteresse, monsieur. Comment en avez-vous entendu parler ? — C’est pour lui que nous sommes ici, bonhomme. La nuit dernière, il a contacté l’un de nos prêtres et lui a raconté votre situation désespérée. Bon sang, cela pourrait bien être le tournant que nous attendions... — Je l’espère, monsieur. — Tu t’en es très bien sorti, Gellan. — J’ai perdu la moitié de mes hommes, monsieur. J’aurais dû abandonner ces chariots il y a deux jours. — Tais-toi, bonhomme ! Si nous n’étions pas arrivés à temps et si nous vous avions trouvés tous morts, alors oui, j’aurais été d’accord avec toi. Mais la victoire valait le risque. Et je dois être honnête : je ne m’attendais pas à ça de toi. Non pas que je doute de ton courage, mais tu es un homme plutôt prudent. — Dans votre bouche, le mot « prudent » est une insulte, monsieur. — C’est vrai. Mais nous vivons une époque terrible qui nécessite la prise de risques non calculés. Ce n’est pas avec de la prudence que nous allons renvoyer les Vagrians chez eux. Et crois-moi, Gellan, ce que j’ai dit aux hommes n’était pas de la rhétorique. Nous allons gagner. Est-ce que tu le crois ? — Il est dur de ne pas vous croire, général. Les hommes pensent que si vous souhaitiez que le ciel soit vert plutôt que bleu, vous grimperiez à une montagne pour le peindre pendant qu’il défile. — Et toi, que crois-tu ? — J’ai honte d’avouer que je pense comme eux. — Les hommes ont besoin de chefs, Gellan. Des hommes avec du feu dans les entrailles. Quand le moral est absent, il n’y a pas de victoire possible. Souviens-t’en. — J’en suis conscient, monsieur. Mais je ne suis pas doué pour les discours. — Ne t’en fais pas pour ça, je m’occupe des discours. Tu as bien travaillé aujourd’hui, et je suis fier de toi. Tu sais que Purdol tient toujours ? — Je suis heureux de l’apprendre, monsieur. — Je m’y rends dès demain. — Mais la ville est encerclée. — Je sais, mais il est important que cette forteresse tienne. Elle immobilise le gros des troupes vagriannes. — Sauf votre respect, monsieur, il est bien plus important que vous soyez libre. On dit que votre tête est mise à prix ; dix mille pièces d’or, presque autant que pour Egel. — Est-ce que tu as déjà oublié ce que je viens de te dire sur les prises de risques ? — Mais s’ils s’aperçoivent que vous êtes à Purdol, ils redoubleront d’efforts pour s’en emparer et feront venir davantage de troupes. — Précisément ! — Je m’excuse, monsieur, mais je pense que c’est de la folie. — C’est en cela que nous différons, toi et moi, Gellan. Tu ne vois pas les choses sur une grande échelle. Regarde-moi ! Je suis trop gros pour m’asseoir sur un cheval en toute confiance et je n’ai rien d’un général de cavalerie  – donne-moi une forteresse à tenir, et là je suis dans mon élément. Egel, par contre, est un stratège qui mène sa campagne de manière rusée. Ils n’ont pas besoin de moi à Skultik. En revanche, si je peux me rendre à Purdol, les Vagrians y amasseront leurs troupes, ce qui donnera une chance à Egel de sortir de la forêt. — Je suis votre logique mais sans vouloir être flagorneur, nous avons besoin de vous. Si vous êtes capturé ou tué, c’en sera quasiment fini de la cause drenaïe. — C’est gentil de ta part. Mais le plan est déjà lancé. Cela te plairait de venir avec moi ? — Je ne manquerais ça pour rien au monde, répondit Gellan en souriant. — Sacré Gellan, fit Karnak. Alors, où est ce sorcier ? Gellan mena le général dans la forteresse où Dardalion était assis en compagnie des enfants. — C’est ça, ton sorcier ? demanda Karnak, en observant le jeune homme dans l’armure d’argent. — J’en ai bien peur, répliqua Gellan. Dardalion se retourna à leur approche. Il se leva et s’inclina devant le général. — Vous êtes Dardalion ? — C’est exact. — Je suis Karnak. — Je sais, général. Vous êtes le bienvenu. — Vous êtes le plus étrange sorcier que j’ai rencontré jusqu’ici. — Je ne suis pas vraiment un sorcier ; je ne sais pas jeter de sorts. — Vous en avez lancé un sur les Vagrians, je peux vous le dire  – vous avez sauvé le fort et tous ses hommes. Chevaucherez-vous avec moi ? — J’en serais honoré. Karnak adressa un sourire aux enfants, mais ils se cachèrent derrière Dardalion. — Vous savez, je pense que le vent est en train de tourner, déclara Karnak. Si je peux échapper aux soldats et à la Confrérie Noire qui encerclent Purdol, alors nous allons être capables d’asséner quelques coups mortels aux espoirs vagrians. — La Confrérie Noire vous traque ? demanda Dardalion. — Depuis des mois. Et pour couronner le tout, on dit que Waylander l’Assassin a été embauché pour me tuer. — C’est peu probable, déclara Dardalion. — Ah bon ? Vous êtes aussi prophète ? — Non... oui... enfin, ce n’est pas la façon d’agir de Waylander. — Vous le connaissez ? demanda Karnak. — Oui, il le connaît, répondit Waylander en sortant de l’ombre des escaliers, l’arbalète à la main. Karnak se retourna lentement et Gellan se plaça devant lui. — Je suis Waylander, et si j’avais voulu vous voir mort, vous le seriez déjà. Donc, votre seul souci, c’est la Confrérie. — Et tu penses que je vais te croire ? — Ce serait intelligent, vu les circonstances. — J’ai quatre cents hommes à portée de voix. — Oui, mais ils ne sont pas ici maintenant, mon général. — C’est vrai, accorda Karnak. Alors tu n’es pas ici pour me tuer ? — Non. J’ai d’autres projets. — Est-ce que cela aura des conséquences sur la cause drenaïe ? — Et si c’était le cas ? l’interrogea Waylander. — Alors je traverserais cette pièce et je te briserais le cou, répondit Karnak. — Heureusement, mes projets devraient aider votre cause, dit Waylander. On m’a demandé d’équiper Egel avec une nouvelle armure ! Ils chevauchaient, soucieux. Une douzaine d’éclaireurs encerclaient le gros des troupes et le général guerrier était au centre de cette force, entouré par six cavaliers en guise de bouclier. Dardalion chevauchait à sa gauche et Gellan à sa droite. Derrière eux venaient les chariots, chacun tiré par six bœufs. Danyal et les enfants voyageaient dans le chariot de tête avec le guerrier, Vanek. Elle découvrit que c’était un compagnon très divertissant. À un moment, alors que les deux bœufs de tête semblaient vouloir aller dans des directions opposées, Vanek redressa la tête et déclara solennellement : — Des animaux très bien entraînés  – ils obéissent à mes moindres ordres. C’est moi qui leur ai ordonné de faire ça. Derrière les chariots venait l’arrière-garde, composée d’une centaine d’hommes et menée par Dundas, l’aide de camp de Karnak : un jeune homme aux cheveux blonds et au visage respirant la bonté. Derrière lui venait Waylander, visiblement prisonnier ; quatre guerriers chevauchaient près de lui, les mains posées sur le pommeau de leurs épées. Waylander cacha son ennui et comme son regard se noyait dans le vert des Plaines sentrannes qui rejoignaient au loin les montagnes gris-bleu, il autorisa son esprit à vagabonder. Après tout, quelle importance s’ils le tuaient ? N’avait-il pas assassiné leur roi ? Et qu’avait la vie de si merveilleux qu’on veuille étendre son espérance ? Non, rien n’avait d’importance, réalisa-t-il, alors que les montagnes se faisaient de plus en plus proches. De combien de morts ces montagnes avaient-elles été les témoins ? Qui se soucierait encore de cet obscur conflit dans mille ans ? — Vous êtes un compagnon peu exigeant, remarqua Dundas avant d’enlever son heaume pour se passer les doigts dans les cheveux. Waylander ne répondit pas. Il ordonna à son cheval de se déplacer vers la gauche. Il tenta de le faire avancer au petit trot, mais un cavalier bloqua le passage. — Le général pense que nous devrions rester en formation tant que nous sommes en terrain dangereux, dit en douceur Dundas. Cela ne vous dérange pas ? — Et si ça me dérangeait ? — Cela ne durera plus très longtemps, je vous assure. Alors que la journée passait, Dundas arrêta d’essayer de lier conversation avec le guerrier brun. Il ne savait pas pourquoi Karnak avait demandé qu’on le garde et, à dire vrai, il s’en moquait. Et puis c’était la façon d’agir de Karnak  – il n’expliquait que ce qui était nécessaire, et attendait que ses ordres soient exécutés à la lettre. Il fut un temps où servir sous ses ordres était extrêmement exaspérant. — Quel genre d’homme est-ce ? demanda soudainement Waylander. — Je suis désolé, j’étais ailleurs, répondit Dundas. Vous disiez ? — Le général  – quel genre d’homme est-ce ? — Pourquoi me posez-vous cette question ? — Simple curiosité. J’ai cru comprendre qu’il était officier, Premier Dun, je crois, commandant d’un fort. Et maintenant il est général. — Vous n’avez pas entendu parler de Hargate et du siège ? — Non. — Je ferais mieux de laisser le général raconter cette histoire. On a tellement embelli cette histoire que je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il y avait des dragons. Enfin... Voulez-vous que je vous raconte ? — Vous y étiez ? — Oui. — Bon. Je préfère les récits de première main. — Bien, comme vous l’avez dit, Karnak était Premier Dun à Hargate. Le fort n’est pas grand, peut-être deux fois la taille de Masin, et il y a... il y avait... une petite ville à l’extérieur de la forteresse. Karnak avait six cents hommes sous ses ordres. Les Vagrians ont envahi Skoda et encerclé Hargate, demandant notre reddition. Nous avons refusé et repoussé leurs attaques le premier jour. Puis nous les avons regardés monter leur campement pour la nuit. Pendant la journée, nous avions perdu soixante hommes, mais nous résistions et les Vagrians étaient persuadés qu’ils nous tenaient tous dans leurs filets. — Combien étaient-ils ? demanda Waylander. — Nous avons estimé qu’ils étaient environ huit mille. Enfin, Karnak avait envoyé des éclaireurs épier les Vagrians, car il n’avait jamais cru en leur promesse de paix  – nous avions donc été prévenus de leur attaque. Connaissez-vous Hargate... ? Waylander acquiesça. — Alors, vous savez qu’il y a un petit bois à un kilomètre à l’est. Karnak y avait emmené trois cents hommes la veille. Et lorsque les Vagrians s’endormirent, il profita de la noirceur de la nuit pour faire une razzia sur leur campement, boutant le feu aux tentes, effrayant leurs chevaux. Nos guerriers ont fait suffisamment de bruit pour être confondus avec toute l’armée drenaïe. Nous avons ouvert les portes du fort et sommes passés à l’attaque sur le front. Les Vagrians se sont retirés pour reformer leurs troupes, mais à l’aube nous étions déjà loin, à Skultik. Nous avons bien dû tuer plus de huit cents Vagrians ce jour-là... — Malin, dit Waylander, mais pas vraiment une victoire. — Comment ça ? Ils étaient dix fois plus nombreux que nous. — Exactement. Quand vous avez reçu la nouvelle de l’invasion, vous auriez pu vous retirer. À quoi cela a-t-il servi de se battre ? — Vous n’avez donc pas le sens de l’honneur ? Nous leur avons donné une raclée  – nous leur avons appris que les Drenaïs se battent aussi bien qu’ils s’enfuient. — Oui, mais ils se sont quand même emparés du fort, non ? — Je ne vous comprends pas, Dakeyras... ou quel que soit votre nom. Si vous enfuir représente tant à vos yeux, pourquoi êtes-vous allé à Masin pour aider Gellan et ses hommes ? — C’était l’endroit le plus sûr. Enfin, le plus sûr que j’ai pu trouver à ce moment-là. — Eh bien, vous serez en sécurité à Skultik. Les Vagrians n’osent pas l’envahir. — J’espère que les Vagrians en sont aussi sûrs que vous. — Qu’entendez-vous par là ? cracha le jeune officier. — Rien du tout. Parlez-moi d’Egel maintenant. — Pourquoi ? Pour que vous vous moquiez aussi de ses exploits ? — Vous êtes jeune et plein de feu. Vous voyez de la moquerie là où il n’y en a pas. Ce n’est pas blasphématoire que de discuter d’une décision militaire. Il se peut, comme vous l’avez dit, que la décision de Karnak de donner une bonne raclée aux Vagrians ait été la bonne ; elle a fait du bien au moral, par exemple. Mais ce qui me frappe, c’est le côté risqué de cette aventure qui aurait très bien pu lui revenir dans la figure. Et si l’ennemi avait envoyé des éclaireurs dans ces bois ? Il aurait été forcé de s’enfuir et trois cents hommes se seraient retrouvés pris au piège. — Oui, mais cela n’a pas été le cas. — Exactement  – et maintenant, c’est un héros. J’ai connu bien des héros. Ce sont les autres qui meurent pour bâtir leurs légendes. — Je serais fier de mourir pour Karnak  – c’est un grand homme. Et prenez garde de ne pas l’insulter, à moins de vouloir croiser le fer avec quelqu’un à portée d’oreille. — Je crois que votre message est clair, Dundas. Il est vénéré. — Et avec raison. Il n’envoie pas ses hommes affronter le danger sans y aller lui-même. Il est toujours au plus dur de la bataille. — Très sage, observa Waylander. — En ce moment même, il prévoit d’aller porter main-forte à Purdol. Est-ce l’acte d’un être suffisant ? — Purdol ? Mais la ville est assiégée. Dundas se mordit la lèvre et détourna le regard un instant, les joues toutes rouges. — Je vous serais reconnaissant de ne pas répéter cette information. Je n’aurais pas dû vous la dire. — Je ne suis pas connu pour avoir une langue bien pendue, dit Waylander. C’est déjà oublié. — Merci, je suis votre obligé. C’est la colère qui m’a fait parler. C’est un très grand homme. — J’en suis sûr. Et maintenant que nous nous faisons un peu plus confiance, je suis sûr que vous ne verrez pas d’objection à ce que j’avance un peu pour parler avec mes compagnons ? Le visage de Dundas était l’image même de la confusion, mais une expression de résignation s’installa finalement sur ses traits. — Bien sûr que non. J’ai besoin de sentir moi aussi le vent sur mon visage : je vais venir avec vous. Les deux hommes lancèrent leurs chevaux au petit galop et Waylander remonta au centre de la colonne. Karnak se retourna sur sa selle en le voyant approcher avec le jeune officier. — Bienvenue dans notre groupe, Waylander, fit le général, se fendant d’un sourire. Tu viens juste de louper l’histoire d’Hargate. — Mais pas du tout. Dundas m’en a parlé. Mais y avait-il des dragons dans votre version ? — Pas encore, mais j’y travaille, répliqua Karnak. Viens, chevauche à mes côtés. J’ai cru comprendre que toi et Gellan étiez de vieilles connaissances. — On s’est fréquenté à une époque, dit Gellan, mais on ne se connaissait pas bien. — Peu importe, fit Karnak. Dis-moi, Waylander, pourquoi la Confrérie te pourchasse-t-elle ? — J’ai tué le fils de Kaem. — Pourquoi ? — Son père me devait de l’argent. — Dieux que tu me dégoûtes ! cracha Gellan. Excusez-moi, général, mais j’ai besoin de galoper un peu pour m’étirer. Karnak acquiesça et Gellan ordonna à son cheval de quitter le groupe. — Tu es un drôle de bonhomme, Waylander. Waylander eut un sourire glacé. — Vous en êtes un autre, général. Que cherchez-vous ? — La victoire. Que pourrait-il y avoir d’autre ? — L’immortalité ? Karnak sourit. — Essaie de mieux me cerner, Waylander  – je ne trompe personne. Je suis vaniteux. Je suis suffisant. Et ma force, c’est de savoir ce que je suis. Je suis le meilleur général que tu rencontreras dans ta vie, et le meilleur guerrier de notre temps. Oui, je souhaite l’immortalité. Et je ne veux pas qu’on se souvienne de moi comme d’un bon perdant. Tu peux me faire confiance. Ils avancèrent une grande partie de la nuit, mais un orage finit par embourber les chariots et Karnak fit arrêter la colonne. Des bâches furent tirées à la hâte le long des chariots, afin de faire des tentes de fortune où les hommes purent s’abriter de la pluie ruisselante. Karnak garda Waylander à ses côtés, mais l’assassin ne manqua pas de remarquer la présence de deux hommes armés qui le surveillaient constamment. Le regard venimeux que Karnak lança à l’intention de Dundas lorsque celui-ci partit rejoindre ses hommes ne passa pas non plus inaperçu. Et malgré tout, le général, en surface, restait de bonne humeur. Assis sous cette tente rudimentaire, ses habits mouillés lui collant à la peau, Karnak  – réfléchit Waylander  – aurait dû avoir l’air ridicule. L’homme était obèse et portait un étrange costume mêlé de vert, de bleu et de jaune. Et pourtant, il était toujours impressionnant. — À quoi penses-tu ? demanda Karnak en refermant sa cape sur ses épaules. — Je m’interroge sur ce qui a bien pu vous pousser à vous habiller comme ça, demanda Waylander tout sourire. Chemise bleue, cape verte, pantalon jaune ! On dirait que vous vous êtes habillé sur scène, complètement saoul. — Je ne suis pas taillé pour avoir des vêtements chics, admit Karnak. Je m’habille de façon à être à l’aise. Et maintenant, parle-moi de l’armure d’Egel. — Un vieil homme m’a demandé d’aller la chercher pour lui, et j’ai accepté. Il n’y a rien de fantastique là-dedans. — Comme tu sous-estimes ta mission avec brio ! Le vieil homme était Orien ; l’Armure, elle, est légendaire, mais surtout cachée en territoire nadir. — Dardalion vous l’a dit. Bien, il n’y a donc plus de raison pour que vous me posiez d’autres questions. Vous savez tout ce qu’il y avait à savoir. — Je ne sais pas encore pourquoi tu as décidé d’y aller. Quel serait ton profit ? — Cela ne regarde que moi. — C’est vrai. Mais l’Armure représente énormément pour les Drenaïs, et ça, ça me regarde. — Vous avez fait beaucoup de chemin en peu de temps, général. Cela ne regarde pas vraiment le Premier Dun d’un fort décrépit. — Comprends-moi bien, Waylander. Je suis un homme cordial, avec un cœur d’or... quand les gens me plaisent. Bon, je t’aime bien et j’essaie par conséquent d’oublier qu’un homme en noir armé d’une petite arbalète a tué le roi Niallad. Car un tel homme recevrait un jugement rapide. — Qu’est-ce que cela vous apporterait de le savoir ? Karnak se renfonça sur sa selle, et ses yeux pâles se fixèrent sur le regard de Waylander. — Je pourrais utiliser cette armure, elle m’aiderait. — Elle ne vous irait pas, général. — Je pourrais la faire retailler. — Elle est promise à Egel. — Il ne le sait même pas. — Vous êtes un homme qui regorge de surprises, Karnak. Vous êtes assis, au bord de la défaite, et déjà vous vous planifiez un brillant avenir. Et quel sera-t-il ? Le roi Karnak ? Cela ne sonne pas mal. Le comte Karnak, peut-être ? — Je ne vois pas si loin, Waylander. Mais j’ai confiance en mes jugements. Egel est un bon guerrier, et un grand général. Prudent, certes, mais il y a de l’acier dans ses veines. Si on lui donne quelques atouts, il pourrait bien retourner le sens de la guerre. — L’Armure serait un atout, commenta Waylander. — Tout à fait. Mais elle serait plus utile ailleurs. — Où ? — À Purdol, fit Karnak en se penchant en avant pour regarder Waylander attentivement. — La forteresse est déjà assiégée. — Il y a un moyen de passer. — Qu’est-ce que vous avez en tête ? — Je vais envoyer une vingtaine d’hommes avec toi pour chercher l’Armure. Vous reviendrez me l’apporter à Purdol  – à moi, personnellement. — Ainsi vous pourrez vous tenir sur les remparts dans l’Armure de Bronze d’Orien et vous tailler une place dans l’histoire de Drenaï. — Oui. Qu’en dis-tu ? — Que vous devriez oublier. Orien m’a demandé une faveur et j’ai dit que j’essaierais. Je ne suis peut-être pas un grand homme, Karnak, mais quand je donne ma parole, on peut me faire confiance. S’il est humainement possible de récupérer l’Armure, je le ferai... et je la remettrai à Egel, dans la forêt de Skultik ou ailleurs, s’il n’y est pas. Est-ce que cela répond à votre question ? — Réalises-tu que je tiens ta vie dans le creux de ma main ? — Je m’en moque, général. C’est là toute la beauté de cette quête. Je me moque de savoir si elle va réussir ou non  – et je me moque encore plus des menaces contre ma personne. Je n’ai rien pour quoi vivre, mon sang ne coule dans aucun autre être humain. Est-ce que vous comprenez ? — Je ne peux donc pas te tenter par des richesses ou en te menaçant ? — C’est exact. C’est un peu absurde, vu ma réputation, vous ne trouvez pas ? — Est-ce que je peux faire quelque chose pour t’aider dans ta quête ? — Voilà un changement d’attitude bien brutal, général. — Je suis réaliste. Je sais quand me retirer. Si je ne peux pas avoir l’Armure, alors Egel est certainement la meilleure personne après moi pour sauver Drenaï. Demande-moi ce que tu veux. — Je n’ai besoin de rien. J’ai suffisamment de liquidités à Skarta. — Mais enfin, tu n’envisages quand même pas d’y aller seul ? — Si je pouvais emmener une armée avec moi, ce serait idéal  – mais à défaut d’armée, je pense qu’un homme seul a plus de chances de réussite. — Et que fais-tu de Dardalion ? — Sa destinée est ailleurs. Il pourra, j’en suis sûr, se révéler très utile pour vous. — Quand comptes-tu partir ? — Bientôt. — Tu ne me fais toujours pas confiance ? — Je ne fais confiance à personne, général. La confiance implique le besoin, et le besoin implique la responsabilité. — Tu ne te sens pas responsable ? Pas même de la femme et des enfants ? — De rien, ni personne. — Je lis dans le cœur des hommes comme certains lisent dans les empreintes. Tu es un livre pour moi, Waylander, et je crois que tu mens  – comme tu as menti pour le fils de Kaem. Mais inutile d’aller plus loin ; cela n’a aucune importance, sauf à tes yeux. Et maintenant, je vais te laisser dormir. Le puissant général se leva et partit dans la nuit. La pluie s’était arrêtée. Karnak s’étira le dos et longea toute la colonne, flanqué de ses deux gardes du corps. — Que penses-tu de lui, Ris ? demanda-t-il au plus grand des deux. — Je ne sais pas, mon général. On dit qu’il s’est bien battu à Masin. Il est calme. Il a du sang-froid. — Mais lui ferais-tu confiance ? — Je crois bien que oui. En tout cas je préférerais lui faire confiance que d’avoir à me battre contre lui. — Bien dit. — J’ai une question, monsieur, si je peux me permettre. — Par les dieux, bonhomme, tu n’as pas besoin de demander la permission. Vas-y ! — C’est à propos de l’Armure. Qu’est-ce que vous en auriez fait ? — Je l’aurais fait parvenir à Egel. — Je ne comprends pas. C’est déjà ce qu’il projette de faire. — La vie est une énigme, mon ami, répondit Karnak. Chapitre 10 La ville de Skarta s’étendait sur toute une clairière entre deux collines, au sud-ouest de Skultik. Il n’y avait pas de mur autour, mais des défenses de fortune avaient été dressées : des amas de rochers trouvés sur place, et empilés vaguement, derrière des fossés creusés assez profondément. Des soldats travaillaient un peu partout, augmentant la hauteur des barricades, ou bouchant les fenêtres des maisons d’habitation du périmètre. Mais lorsque Karnak, à présent en tête de colonne, entra dans la ville avec les chariots, tout le monde arrêta de travailler. — Bienvenue, général ! cria un homme, assis sur le mur qu’il était en train de construire. — Ce soir, il y a de la viande au menu. Ça vous va ? lança Karnak à la criée. En queue de colonne, Waylander chevauchait en compagnie de Dardalion. — Une grande victoire de plus pour Karnak, fit remarquer Waylander. Regarde la foule s’agglutiner autour de lui ! À croire qu’il a défendu Masin tout seul. Où se trouve Gellan à l’heure du triomphe ? — Pourquoi le détestez-vous ? demanda Dardalion. — Je ne le déteste pas. Mais c’est un poseur. — Et vous ne croyez pas que cette attitude soit nécessaire ? Il a une armée démoralisée  – une force en manque de héros. — Peut-être. Waylander projeta son regard sur les défenses. Elles étaient bien planifiées : les fossés étaient suffisamment profonds pour empêcher une charge de cavalerie contre la ville, et les murs avaient été construits à des endroits stratégiques pour permettre aux archers d’infliger de lourdes pertes à l’ennemi. Mais en cas de long conflit, ils seraient inutiles, car ni assez hauts, ni assez solides. Ils n’étaient même pas reliés. Transformer Skarta en forteresse était impossible, et Waylander devina que les défenses valaient plus pour le moral des habitants que pour repousser une éventuelle attaque vagrianne. Une fois passées les défenses extérieures, les premiers chariots se dirigèrent vers le cœur de Skultik. Les bâtiments étaient principalement en pierre blanche, taillée dans les montagnes de Delnoch, plus au nord. La plupart des habitations n’avaient qu’un étage et avaient été construites autour d’une vieille villa fortifiée qui servait de Chambre du Conseil. C’est là que se trouvait le quartier général d’Egel. Alors que toute la colonne allait passer, Waylander tira sur ses rênes. — Je te retrouverai plus tard, promit-il à Dardalion, puis il chevaucha jusqu’au quartier est. Depuis son entrevue avec Karnak, il n’était plus surveillé ; néanmoins, il continuait de se déplacer prudemment, vérifiant à plusieurs reprises s’il n’était pas suivi. Ici, les maisons avaient une apparence plus pauvre. Les murs étaient peints en blanc pour imiter le magnifique granit et les maisons de marbre du quartier nord, mais la qualité de la pierre était inférieure. Waylander chevaucha jusqu’à une taverne près de la rue des Tisserands. Il laissa son cheval dans l’étable, à l’arrière du bâtiment. La taverne était bondée, l’air lourd du mélange vieille sueur et mauvaise bière. Il se fraya un chemin jusqu’au long bar en bois, ratissant la foule du regard ; le barman leva une chope en plomb en le voyant arriver. — Bière ? demanda-t-il. Waylander acquiesça. — Je cherche Durmast, dit-il. — Beaucoup de gens cherchent Durmast. Ce doit être quelqu’un de populaire. — C’est un porc. Mais je dois le trouver. — Y vous doit de l’argent, je parie ? Le barman sourit, révélant des dents cassées et tachées, — J’ai honte de le dire, mais c’est un ami. — Vous devriez savoir où il se trouve, alors. — Il a des emmerdes à ce point ? Le barman sourit de nouveau et remplit la chope avec de la bière bien mousseuse, — Si vous le cherchez, vous le trouverez. Bonne bière. — Combien ? — L’argent ne vaut pas grand-chose par ici, l’ami. Par conséquent, nous donnons tout. Waylander but à grandes gorgées. — Vu le goût que ça a, vous devriez payer les gens pour qu’ils le boivent ! Le barman s’éclipsa et Waylander attendit, les bras posés sur le comptoir. Au bout de quelques minutes, un jeune homme à la tête en forme de hachette lui tapa sur le bras. — Suivez-moi, dit-il. Ils traversèrent la foule jusqu’à une petite porte à l’arrière de la taverne, qui donnait sur une petite cour et une myriade d’allées. L’homme à la fine silhouette s’engagea d’un pas rapide dans le dédale, bifurquant parfois à droite puis à gauche jusqu’à ce qu’il s’arrête devant une grande porte ferrée de bronze. Il frappa trois fois, attendit, frappa deux fois de plus, et la porte fut ouverte par une femme vêtue d’une longue robe verte. Prudemment, elle les mena dans une chambre au fond de la maison, et le jeune homme cogna de nouveau. Il fit un sourire à Waylander et s’écarta. Waylander posa la main sur la poignée de la porte, et s’arrêta. Il se plaça sur le côté, le dos au mur, enclencha la poignée et poussa la porte. Un carreau d’arbalète alla se ficher dans le mur opposé, faisant jaillir une gerbe d’étincelles dans le couloir. — C’est de cette façon qu’on accueille un vieil ami ? demanda Waylander. — Un homme doit être prudent avec ses amis, fut la réponse. — Tu me dois de l’argent, sale loustic ! — Viens le chercher. Waylander se décolla du mur pour aller contre la paroi de l’autre côté du couloir. Il prit deux pas d’élan, et se jeta la tête la première dans la pièce, enchaîna sur une roulade, le couteau déjà dans la main avant même de toucher le sol. — Les jeux sont faits, et tu es mort ! clama une voix qui venait de l’entrée. Waylander se retourna lentement. Derrière la porte, un homme grand comme un ours tenait une arbalète noire à la main, pointée vers l’estomac de Waylander. — Tu te fais vieux et tu deviens lent, Waylander, commenta Durmast. Il retira le carreau, détendit la corde et plaça l’arbalète contre le mur. Waylander secoua la tête et rangea son couteau. Puis le gros homme traversa la pièce et le souleva dans une étreinte à lui briser les os, comme l’aurait fait un vrai ours. Il plaça un baiser sur le front de Waylander avant de le relâcher. — Tu pues l’oignon, dit Waylander. Durmast sourit et assit sa grande carcasse dans un fauteuil en cuir. L’homme était encore plus colossal que dans les souvenirs de l’assassin. Sa barbe marron était folle et non taillée. Comme toujours, il était revêtu d’habits de laine, mélange de vert et de marron, qui lui donnaient l’apparence d’un arbre : une chose créée par sorcellerie. Durmast mesurait plus de deux mètres et pesait plus que trois gros hommes réunis. Waylander le connaissait depuis onze ans et lui faisait autant confiance qu’à n’importe quel autre être humain. — Bon, alors accouche, dit Durmast. Qui pourchasses-tu ? — Personne. — Alors qui te pourchasse ? — À peu près tout le monde. Mais principalement la Confrérie. — Tu sais bien choisir tes ennemis, mon ami. Tiens, lis ça. Durmast plongea la main dans un monceau de parchemins entassés sur son bureau et en ressortit un rouleau toujours attaché, avec un sceau de cire noire. Le sceau avait été brisé. Waylander prit le parchemin et le lut rapidement. — Cinq mille pièces d’or ? Ça me donne de la valeur. — Seulement mort, dit Durmast. — D’où ton accueil avec l’arbalète. — Orgueil professionnel. Si les temps deviennent durs, je sais que je peux compter sur toi  – ou plus exactement sur le prix de ta tête. — J’ai besoin de ton aide, dit Waylander, tirant une chaise en face du géant. — T’aider va coûter cher. — Tu sais que je peux payer. Tu me dois déjà six mille pièces d’argent. — C’est mon prix. — Tu ne sais pas encore de quelle aide j’ai besoin. — C’est vrai  – mais c’est le prix quand même. — Et si je refuse ? Le sourire disparut du visage du géant. — Alors je collecterai la prime de la Confrérie pour ta peau. — Tu es dur en affaires. — Pas plus que celui qui m’a forcé à traverser les montagnes ventriannes quand j’avais la jambe cassée. Six mille pour un cheval et une attelle ? — Il y avait des ennemis qui se rapprochaient, dit Waylander. Est-ce que ta vie valait si peu ? — N’importe qui d’autre m’aurait sauvé par amitié. — Oui, mais les hommes comme nous n’ont pas d’amis, Durmast. — Donc tu es d’accord avec mon prix ? — Oui. — Bien. De quoi as-tu besoin ? — J’ai besoin d’un guide pour Raboas, le Géant Sacré. — Pourquoi ? Tu sais où il se trouve. — Je veux revenir vivant  – et je rapporterai quelque chose avec moi. — Tu comptes voler des trésors nadirs dans leurs lieux saints ? Ce n’est pas d’un guide dont tu as besoin, mais d’une armée ! Demande aux Vagrians  – ils sont peut-être suffisamment forts. Et encore. — J’ai besoin de quelqu’un qui connaît les Nadirs et qui est le bienvenu dans leurs camps. Je ne cherche pas un trésor nadir ; ce que je cherche appartient aux Drenaïs. Mais je ne te mentirai pas, Durmast, cela comporte beaucoup de dangers. La Confrérie sera sur ma piste et ils ont le même but que moi. — Ça a de la valeur, c’est ça ? — Ça vaut plus que la rançon d’un roi. — Et quel pourcentage m’en offres-tu ? — La moitié de ce qu’on me donnera. — C’est honnête. Et qu’est-ce qu’on doit te donner ? — Rien. — Tu ne veux quand même pas me faire croire que c’est quelque chose que tu as promis à ta mère sur son lit de mort ? — Non. Je l’ai promis à un vieil aveugle. — Je n’en crois pas un mot. Tu n’as jamais rien fait gratuitement, de toute ta vie. Par les Dieux, gars, je t’ai sauvé deux fois au risque de ma vie, et pourtant la seule fois où j’ai été dans le besoin, tu m’as fait payer six mille pièces d’argent ! Et maintenant, tu voudrais me faire croire que tu es devenu altruiste ? Ne me mets pas en colère, Waylander. Tu ne veux pas me voir en colère. Waylander haussa les épaules. — Je me surprends moi-même. Je n’ai pas grand-chose d’autre à te dire. — Oh, mais si. Parle-moi du vieil homme. Waylander s’enfonça sur sa chaise. Que pouvait-il lui dire ? De quelle façon, et avec quelle histoire, Durmast pourrait-il comprendre ce qui lui était arrivé ? Aucune. Le géant était un tueur sans pitié et amoral  – ce qu’était encore Waylander il y a quelques jours. Comment pourrait-il comprendre la honte que le vieil homme avait inspirée à Waylander ? Il prit une profonde inspiration et se lança dans l’histoire, sans embellissement. Durmast écouta en silence. Aucun trait de son visage ne cilla de tout le récit, aucune émotion ne fut visible dans ses yeux verts. Arrivé à la conclusion, Waylander croisa les bras et sombra dans le silence. — Les Drenaïs donneraient tout ce qu’ils possèdent pour avoir cette armure, pas vrai ? demanda Durmast. — Oui. — Et les Vagrians paieraient encore plus ? — Oh, oui, sans aucun doute. — Et tu vas le faire pour rien ? — Avec ton aide. — Quand comptes-tu partir ? — Demain. — Tu connais le bosquet de chênes qui est au nord ? — Oui. — Je t’y retrouverai, et de là nous irons à la Passe de Delnoch. — Et l’argent ? demanda doucement Waylander. — Tu as dit six mille. C’est mon ardoise. Waylander acquiesça, songeur. — Je m’attendais à ce que tu demandes plus, vu l’ampleur de la tâche. — La vie est pleine de surprises, Waylander. Une fois que l’assassin fut parti, Durmast appela l’homme à la tête de hache dans la pièce. — Tu as tout entendu ? demanda-t-il. — Oui. Il est fou ? — Non, il est devenu sensible. Ça arrive, Sorak. Mais ne le sous-estime pas. C’est l’un des meilleurs guerriers que j’aie jamais vus, et il sera dur à tuer. — Pourquoi on ne le tuerait pas pour la récompense ? — Parce que je veux cette Armure et la récompense. — Tu parles d’amis, dit Sorak en souriant. — Tu l’as entendu. Les gens comme nous n’ont pas d’amis. Danyal emmena les enfants dans une petite école, derrière la Chambre du Conseil. Elle était dirigée par trois prêtres de la Source et il y avait là plus de quarante enfants, tous orphelins de guerre. Plus de trois cents autres avaient été confiés aux habitants de Skarta. Krylla et Miriel ne semblèrent pas trop déçues d’être laissées, et du terrain de jeu, elles faisaient de grands au revoir à Danyal, qui repartait en compagnie d’un vieux prêtre. — Dites-moi, ma sœur, lui demanda-t-il lorsqu’ils arrivèrent aux portes en fer forgé, que savez-vous de Dardalion ? — C’est un prêtre, comme vous, répondit-elle. — Mais un prêtre qui tue, ajouta-t-il tristement. — Je ne peux pas vous aider. Il a fait ce qu’il pensait être nécessaire pour sauver des vies  – il n’y a pas de mal en lui. — Le mal est en chacun de nous, ma sœur, et la valeur d’un homme se juge à la façon dont il défie ce mal. Nos jeunes parlent beaucoup de Dardalion, et j’ai peur qu’il ne représente une terrible menace pour notre Ordre. — Ou peut-être vous aidera-t-il à le sauver, hasarda-t-elle, — Si nous cherchons notre salut chez les hommes, alors tout ce en quoi nous croyons est absurde. Car si l’Homme est au bout du compte plus fort que Dieu, à quoi cela servirait-il de vénérer une déité ? Mais je ne veux pas vous embarrasser avec nos problèmes. Que la Source vous bénisse, ma sœur. Elle le quitta et déambula dans les rues aux murs blancs de la ville. Sa robe était sale et déchirée. Elle se sentait comme une mendiante sous le regard des habitants. Un petit gros s’approcha d’elle pour lui donner de l’argent, mais elle le repoussa d’un regard assassin. Puis, une femme toucha son bras, l’arrêtant dans sa marche. — Vous venez d’arriver, ma chère ? demanda-t-elle. — Oui. — Y avait-il un homme nommé Vanek dans votre groupe ? — Oui, un soldat qui boite. La femme eut l’air soulagée. Elle était potelée et dans le temps, elle avait dû être très belle, mais aujourd’hui son visage était ridé et il lui manquait plusieurs dents du côté droit, ce qui lui faisait un visage de travers. — Je me nomme Tacia. Il y a des bains près de chez moi, et je vous invite à les utiliser. Les bains étaient déserts, et la pièce principale vide, mais il restait encore quelques baignoires dans les pièces adjacentes. Tacia aida Danyal à remplir une baignoire en cuivre avec des seaux d’eau puisée dans le puits à l’arrière des Bains. Puis Danyal s’assit, retira sa robe et se plongea dans l’eau froide. — On ne chauffe plus l’eau, dit Tacia. Plus depuis que le conseiller est parti. Les bains lui appartenaient ; il est parti à Drenan. — C’est très bien comme ça, répondit Danyal. Reste-t-il du savon ? Tacia s’en alla et revint quelques minutes plus tard avec du savon, des serviettes, une jupe et le haut d’une tunique. — Ce sera trop grand pour vous, mais je pourrai faire des retouches, déclara-t-elle. — Vous êtes la femme de Vanek ? — J’étais, dit-elle, mais à présent il vit avec une jeunette du quartier sud. — Je suis désolée. — N’épousez jamais un soldat  – n’est-ce pas ce qu’on dit ? Il manque aux enfants ; il est doué avec eux. — Vous avez été mariés longtemps ? — Douze ans. — Peut-être que vous vous remettrez ensemble, dit Danyal. — Peut-être  – si mes dents repoussent et si les années s’effacent de mon visage ! Avez-vous un endroit où habiter ? — Non. — Si vous voulez partager notre toit, vous êtes la bienvenue. C’est pas grand-chose, mais c’est confortable  – si vous n’avez rien contre les enfants. — Merci, Tacia, mais je ne sais pas encore si je vais rester à Skarta. — Où voudriez-vous aller ? Purdol est sur le point de tomber, d’après ce que j’ai ouï dire, malgré les promesses d’Egel et Karnak. Ils nous prennent vraiment pour des imbéciles. Personne ne pourra résister longtemps aux Vagrians... Regardez à quelle vitesse ils ont conquis le pays. Danyal ne répondit pas, sachant qu’elle n’avait pas d’antidote au désespoir de cette femme. — Vous avez un homme ? demanda Tacia. Danyal pensa aussitôt à Waylander, puis secoua la tête. — Vous avez de la chance, répondit la femme. Nous tombons amoureuses des hommes, et eux, ils tombent amoureux de la peau douce et des yeux clairs. Je l’ai vraiment aimé, vous savez. Ça ne m’aurait pas dérangé qu’il couche à droite et à gauche de temps en temps. Mais pourquoi m’a-t-il quittée pour elle ? — Je suis désolée. Je ne sais pas quoi dire. — Non. Mais vous le saurez un jour ou l’autre, quand vos cheveux roux seront striés de gris et que votre peau aura perdu sa souplesse. Si seulement j’étais jeune... Si seulement j’avais les cheveux roux et que je ne savais pas quoi répondre à une vieille femme. — Vous n’êtes pas vieille. Tacia se releva et déposa les affaires sur une chaise. — Quand vous serez prête, venez à la porte d’à côté. Le dîner est prêt  – seulement des légumes, désolée, mais nous ajouterons des épices pour leur donner un peu de saveur. Danyal regarda la vieille femme partir puis se versa du savon dans les cheveux et frotta pour enlever la crasse et la graisse. Enfin, elle se leva et s’essuya devant un miroir en bronze qui était à l’autre bout de la pièce. Bizarrement, la vue de sa beauté ne réussit pas à lui remonter le moral comme à l’accoutumée. Dardalion errait à la périphérie de la ville. Il traversa un pont de pierre incurvé qui passait au-dessus d’un petit ruisseau. Ici, les arbres étaient plus minces  – des ormes et des bouleaux, élancés et gracieux comparés aux gros chênes de la forêt. Au bord du ruisseau, un tapis de campanules semblait flotter au-dessus du sol comme une brume saphir. Tout est tranquille ici, pensa Dardalion. Harmonieux. Les tentes des prêtres étaient disposées dans une clairière, formant un cercle bien ordonné. Non loin, il y avait un cimetière fraîchement creusé, avec des monticules recouverts de fleurs. Mal à l’aise dans son armure, Dardalion entra dans la clairière et regarda les yeux des prêtres se tourner vers lui. Un mélange d’émotions se coinça dans sa gorge avec violence : angoisse, douleur, déception, allégresse, orgueil, désespoir. Il les absorba toutes, comme il absorba les visages éthérés de ceux qui lui avaient communiqué ces émotions, et il leur répondit par de l’amour, né du regret. Alors qu’il se rapprochait d’eux, les prêtres s’agglutinèrent autour de lui, ne laissant qu’un chemin qui menait à une tente au milieu du cercle. Comme il avançait, un vieil homme sortit de l’abri et s’inclina. Dardalion tomba à genoux devant l’Abbé et courba l’échiné. — Bienvenue, Frère Dardalion, dit doucement le vieillard. — Merci, Père Abbé. — Ôteras-tu ton équipement de guerre pour rejoindre ta confrérie ? — C’est avec regret que je dois refuser. — Alors tu n’es plus un prêtre et tu ne devrais pas t’agenouiller devant moi. Lève-toi, comme un homme, libéré de tes vœux. — Je ne souhaite pas être libéré de mes vœux. — Un aigle ne peut pas tirer une charrue, Dardalion, et la Source n’accepte pas de demi-héros. Le vieil homme tendit la main et aida gentiment Dardalion à se relever. Le jeune guerrier prêtre regarda dans ses yeux, y cherchant une colère vertueuse, mais il n’y vit que de la tristesse. L’Abbé était très vieux, son visage un tissu usé par le temps. Pourtant ses yeux étaient brillants, vivants d’intelligence. — Je ne souhaite pas être libéré. Je souhaite suivre un chemin différent de la Source. — Tous les chemins mènent à la Source, pour le jugement comme pour la joie. — Ne jouez pas sur les mots avec moi, Père Abbé. Je ne suis pas un enfant. Mais j’ai vu le mal sur la terre, et je ne resterai pas assis pendant qu’il progresse. — Qui peut dire où se situe la progression réelle ? Qu’est-ce que la vie sinon la recherche de Dieu ? Un champ de bataille, un cloaque, un paradis ? Je vois la même douleur que toi, et elle m’attriste. Et là où je rencontre la souffrance, j’essaie d’amener le réconfort, et là où je trouve la peine, j’apporte la promesse de jours meilleurs. Je n’existe que pour guérir, Dardalion. Il n’y a pas de victoire par l’épée, Dardalion se redressa de toute sa taille et regarda autour de lui, percevant le poids des questions muettes. Tous les regards étaient posés sur lui. Il soupira, ferma les yeux et pria qu’on le guide. Mais ses prières ne reçurent pas de réponse et il ne sentit pas son fardeau s’alléger. — J’ai amené deux enfants à Skarta  – intelligentes, pleines de vie, des enfants avec un talent rare. J’ai vu la mort d’hommes voués au mal, et je sais qu’à travers leur mort, d’autres innocents connaîtront la vie. Et sans arrêt, j’ai prié pour trouver mon chemin, pour trouver ce que je devais faire et quel sera mon futur. Il me semble, Père Abbé, que la Source nécessite un équilibre dans le monde. Les chasseurs et les chassés. Le veau le plus faible est celui que les loups attraperont. Ainsi, la lignée reste forte, dans le troupeau. Mais trop de loups risquent de tuer le troupeau, aussi les chasseurs traquent-ils les loups, n’attrapant que les plus vieux et les plus faibles.  » Combien d’exemples nous faut-il pour prouver que la Source est un Dieu de l’équité ? Pourquoi créer l’aigle et le loup, la sauterelle et le scorpion ? À chaque tournant, il y a un équilibre. Et pourtant, lorsque nous voyons le mal que fait la Confrérie sur son passage, et la façon dont les disciples du Chaos souillent la terre, nous restons sous nos tentes et nous devisons sur le mystère des étoiles. Où se trouve la balance, Père Abbé ?  » Nous cherchons à enseigner au monde que nos préceptes doivent être suivis. Mais s’ils nous suivaient tous dans le célibat, où irait le monde ? L’humanité s’arrêterait. — Et il n’y aurait plus de guerre, dit l’Abbé. Plus d’envie, de désir, de désespoir et de regrets. — Oui. Et plus d’amour, ni de joie, ni de bien-être. — Tu te sens bien, Dardalion ? — Non. Je suis écœuré et perdu. — Et te sentais-tu bien, quand tu étais prêtre ? — Oui. C’était sublime. — Est-ce que cela n’indique pas à quel point tes pensées te trompent ? — Non  – en fait, cela tendrait à montrer à quel point mon âme est égoïste. Nous cherchons à être altruistes, car nous souhaitons en retour la bénédiction de la Source. Mais ce n’est pas l’altruisme, ni l’amour, qui nous guide. C’est notre intérêt personnel. Nous ne diffusons pas un message d’amour parce que nous aimons l’amour, mais pour le futur des prêtres de la Source. Vous amenez le réconfort à ceux qui souffrent ? Comment pourriez-vous comprendre leur souffrance ? Nous sommes des cérébraux, nous vivons en dehors du monde et de ses réalités. Même notre mort est une honte morale, car nous l’accueillons à bras ouverts, comme si nous allions gagner un voyage en chariot pour le paradis. Où se trouve le sacrifice ? L’ennemi nous apporte ce que nous désirons et nous acceptons la mort comme un cadeau. Un cadeau du Chaos  – un pourboire souillé, et sanglant, donné par le Diable en personne. — Tu parles comme quelqu’un qui a été souillé par le Chaos. Tout ce que tu dis est plausible, telle est la force de l’Esprit du Chaos. C’est pour cela qu’on l’a appelé l’Étoile du Matin, et qu’on l’appelle aujourd’hui le Prince des Mensonges. Les crédules dévorent ses promesses et lui dévore les crédules. J’ai regardé en toi, Dardalion, et je n’y ai pas trouvé le mal. Mais c’est ta pureté qui fut ta perte, quand tu as accepté de voyager en compagnie de Waylander l’Assassin. Tu as trop confiance en ta pureté, et le mal qui émane de cet homme t’a subjugué. — Je ne vois aucun mal émaner de lui, fit Dardalion. Amoral, oui, cruel, oui, mais il n’est pas mauvais. Cependant, vous avez raison, quand vous dites qu’il m’a subjugué. Mais la pureté n’est pas une cape qu’on peut tacher pendant la tempête. Il m’a simplement fait reconsidérer des valeurs que j’avais acceptées. — Absurde ! cracha l’Abbé. Il t’a nourri de son sang, et par conséquent de son âme. Tu ne fais plus qu’un avec lui, tout comme il lutte actuellement contre le voile que tu as jeté sur le mal en lui. Vous êtes liés, Dardalion, comme des jumeaux. Il lutte pour faire le bien tandis que tu luttes pour faire le mal. Tu ne le vois donc pas ? Si nous t’écoutions, alors c’en serait fini de notre Ordre, et nos disciples seraient dispersés dans les vents du désert. Ce que tu demandes est égoïste, car tu cherches refuge au cœur des prêtres de la Source. Si nous t’acceptions, alors nous amoindririons tes doutes. Mais nous ne t’accepterons pas. — Puisque vous parlez d’égoïsme, Père Abbé, laissez-moi vous poser cette question : si notre vie de prêtre nous enseigne qu’il faut renier l’égoïsme, pourquoi permettons-nous à la Confrérie de nous tuer ? Car si le désintéressement signifie que nous devons abandonner nos désirs afin d’aider les autres, alors combattre la Confrérie est un devoir, non ? Nous ne voulons pas nous battre, nous voulons mourir, par conséquent si nous nous battons, nous montrons notre désintéressement et nous aidons des innocents qui autrement se feraient tuer. — Va-t’en, Dardalion, tu es trop souillé pour mes modestes conseils. — Je les combattrai seul, fit Dardalion en saluant rapidement. Il se retourna et les prêtres reculèrent pour lui faire un passage qu’il emprunta, sans tourner la tête pour ne pas voir leurs visages, son esprit imperméable à leurs émotions. Il ne se sentait plus du tout mal à l’aise dans son armure, et son fardeau avait déjà quitté son âme. Un bruit de pas le fit se retourner, et il vit un groupe de prêtres traverser le pont. Ils étaient tous très jeunes. Le premier à venir à sa rencontre était petit, trapu, avec de grands yeux bleus et des cheveux blonds coupés très courts. — Nous souhaitons vous parler, Frère, déclara-t-il. Dardalion acquiesça et il formèrent un demi-cercle autour de lui, puis s’assirent sur l’herbe. — Mon nom est Astila, dit le prêtre blond, et voici ceux de mes frères qui attendaient votre venue. Acceptez-vous de communier avec nous ? — Dans quel but ? — Nous souhaitons connaître votre vie, et les changements que vous avez subis. Nous comprendrons cela bien mieux si nous partageons vos souvenirs. — Et si je souillais vos esprits ? — Nous sommes suffisamment nombreux pour résister, si le cas se présentait. — Alors j’accepte. Ils baissèrent la tête et fermèrent les yeux. Dardalion frissonna quand les prêtres investirent son esprit et qu’il dut se fondre dans cette masse vide. Un kaléidoscope de mémoires apparut et cilla. L’enfance, sa joie et ses tourments. Le temps de l’étude et le temps des rêves. Le flot insensé d’images ralentit, alors que les mercenaires l’avaient attaché à l’arbre et commençaient à le torturer avec leurs couteaux : La douleur revint. Puis... Waylander. Le sauvetage. La grotte. Le sang. La joie sauvage que procuraient la bataille et la mort. Les murs de Masin. Et durant toutes ces images, les prières afin de recevoir un signe. Aucune réponse. La nausée l’envahit lorsque les prêtres retournèrent à leurs corps. Il ouvrit les yeux et manqua tomber. Il aspira de l’air à petites gorgées et se calma. — Eh bien ? demanda-t-il. Qu’avez-vous trouvé ? — Vous avez été souillé, déclara Astila, dès l’instant où le sang de Waylander vous a touché. C’est pour cela que vous avez découpé votre adversaire en morceaux. Mais depuis lors, vous avez lutté  – comme l’Abbé l’a fait remarquer  – afin de contenir le mal. — Mais pensez-vous que j’ai tort ? — Oui. Et pourtant, je vais me joindre à vous. Nous allons tous nous joindre à vous. — Pourquoi ? — Parce que nous sommes faibles, tout comme vous. Nous avons été de piètres prêtres, malgré notre lutte. Je suis prêt à être jugé devant la Source pour tous mes actes, et si Son jugement me condamne à la mort éternelle, qu’il en soit ainsi. Mais je suis fatigué de voir mes frères se faire assassiner. Je suis écœuré de voir la mort des enfants de Drenaï, et je me sens prêt à détruire la Confrérie. — Pourquoi ne l’as-tu pas fait plus tôt ? — Ce n’est pas facile d’y répondre. Je ne peux que parler pour moi, mais j’ai eu peur de ne plus faire qu’un avec la Confrérie. Car ma haine grandit de minute en minute  – je ne savais pas si un homme pouvait conserver un minimum de pureté, un sens de Dieu. Or c’est votre cas. Je vais donc vous suivre. — Nous attendions un chef, dit un autre homme. — Et vous en avez trouvé un. Combien sommes-nous ? — Avec vous, trente. — Trente, fit Dardalion. C’est un commencement. Chapitre 11 Waylander renvoya les deux servantes et sortit du bain, brossant les pétales de fleurs qu’il avait sur le corps. Il s’enveloppa dans une grande serviette au niveau de la taille et marcha jusqu’à un miroir pour se raser avec soin. Son épaule lui faisait mal, ses muscles étaient encore tout tendus et noués depuis la bataille à Masin. Un affreux hématome fleurissait sur ses côtes. Il appuya doucement dessus et gémit. Dix ans plus tôt, le bleu se serait déjà résorbé ; dix ans plus tôt, il n’aurait jamais eu de bleu. Le temps était le plus grand ennemi qu’il ait jamais affronté. Il regarda au plus profond de ses yeux marron foncé, puis il scruta les lignes sur son visage et les cheveux à ses tempes où le gris menaçait de l’emporter. Il baissa les yeux. Son corps était toujours fort, mais les muscles étaient plus fins et décharnés, pensa-t-il. Il ne lui restait plus beaucoup d’années dans sa profession. Waylander se versa du vin et le but. Il le conserva sur sa langue, appréciant le tranchant de l’arôme, presque amer. La porte s’ouvrit et Cudin entra ; il était petit et gras, de la transpiration luisait sur son visage. Waylander le salua d’un mouvement de tête. Le marchand était suivi d’une jeune fille chargée de vêtements. Elle les déposa sur une chaise dorée et quitta la pièce, sans jamais avoir levé les yeux. Cudin la couva du regard, se frottant les mains nerveusement. — Est-ce que tout va comme vous voulez, mon cher ami ? — Je vais aussi avoir besoin de mille pièces d’argent. — Bien sûr. — Comment se portent mes investissements ? — Eh bien, les temps sont durs, mais vous constaterez que vos intérêts ne sont pas négligeables. J’ai placé la majorité de vos huit mille pièces en Ventria, dans le commerce des épices ; la guerre ne devrait pas être une gêne. Vous pouvez récupérer vos fonds à Isbas, à la banque de Tyra. — Pourquoi es-tu si nerveux, Cudin ? — Nerveux ? Non, je... c’est la chaleur. Le gros bonhomme s’humecta les lèvres et essaya de sourire, mais il ne fut pas convaincant. — Quelqu’un a posé des questions sur moi, c’est ça ? — Non... oui. Mais je n’ai rien dit. — Évidemment, tu ne sais rien de mes agissements. Mais je vais te dire ce que tu leur as promis  – tu leur as dit que tu les préviendrais si jamais j’entrais en contact avec toi. Et tu leur as parlé de la banque, à Tyra. — Non, souffla Cudin. — N’aie pas peur, marchand, je ne te reproche rien. Tu n’es pas un ami et il n’y a aucune raison pour que tu prennes des risques pour moi ; je ne comptais pas là-dessus. En fait, si tu l’avais fait, j’aurais pensé que tu étais un crétin. Est-ce que tu les as déjà avertis de ma venue ? Le marchand s’assit à côté de la pile de vêtements. La peau de son visage sembla s’affaisser, comme si ses muscles faciaux avaient arrêté de fonctionner. — Oui, j’ai envoyé un message à Skultik. Que puis-je dire ? — Qui est venu te voir ? — Cadoras, le Chasseur. Par les Dieux, Waylander, il a un regard démoniaque. Il m’a terrorisé. — Combien avait-il d’hommes avec lui ? — Je ne sais pas. Je me souviens qu’il a dit qu’ils camperaient à la Crique d’Opale. — Il y a combien de temps de cela ? — Cinq jours. Il savait que vous alliez venir. — Est-ce que tu l’as revu depuis ? — Oui. Il était dans une taverne, en train de boire avec le hors-la-loi géant  – celui qui ressemble à un ours. Vous le connaissez ? — Je le connais. Merci, Cudin. — Vous n’allez pas me tuer ? — Non. Mais si tu ne m’avais pas avoué... — Je comprends. Merci. — Tu n’as aucune raison de me remercier... Et maintenant, parlons d’autre chose. Deux enfants sont arrivées depuis peu à Skarta et habitent avec les prêtres de la Source. Leurs noms sont Krylla et Miriel. Tu veilleras à ce qu’on s’occupe bien d’elles, d’accord ? Il y a également une femme, Danyal ; elle aussi aura besoin d’argent. En contrepartie de ce service, tu garderas mes intérêts. Tu as compris ? — Oui. Krylla, Miriel, Danyal. J’ai compris. — Je suis venu chez toi, Cudin, du fait de ta réputation d’honnêteté en affaire. Ne me déçois pas. Le marchand quitta la pièce à reculons et Waylander se dirigea vers les vêtements. Une chemise en lin toute propre trônait en haut de la pile et il la porta à son visage ; elle sentait bon la rose. Il l’enfila et attacha les boutons. Ensuite venait un pantalon noir en coton épais, puis une veste en cuir doublé de laine dans le dos, et enfin des cuissardes noires taillées pour la marche. Il alla à la fenêtre, souleva sa cotte de mailles et la passa sur ses épaules. Les mailles avaient été graissées et le métal était froid sur son corps. Il finit de s’habiller en vitesse, bouclant sa ceinture où pendaient son épée et ses couteaux. Son arbalète était posée sur le grand lit avec un carquois de cinquante carreaux tout neufs ; il les attacha à sa ceinture et sortit de la pièce. Dehors, dans le couloir, la jeune fille attendait et Waylander lui donna quatre pièces d’argent. Elle sourit et s’en alla, mais Waylander la rappela en voyant qu’il y avait des bleus sur le haut de son bras. — Je suis désolé d’avoir été un peu violent avec toi, dit-il. — Certains hommes sont pires, répondit-elle. Vous ne vous êtes pas rendu compte de ce que vous faisiez. — Non. Effectivement. Il lui donna une pièce d’argent supplémentaire. — Vous avez crié dans votre sommeil, dit-elle doucement. — Je m’excuse si je t’ai réveillée. Dis-moi, est-ce que Hewla habite toujours à Skarta ? — Elle a un cabanon au nord de la ville. La fille était apeurée, mais elle donna à Waylander les indications pour s’y rendre. Il quitta la maison du marchand, sella son cheval et chevaucha en direction du nord. Le cabanon était mal construit ; le bois vert commençait à plier, et de la boue avait été utilisée pour colmater les fissures. La porte d’entrée était branlante et un rideau avait été tendu derrière pour empêcher les courants d’air. Waylander descendit de cheval, l’attacha à un gros buisson et cogna à la porte. Pas de réponse. Il entra quand même, prudemment. Hewla était assise à une table en pin et regardait fixement un bol en cuivre rempli d’eau à ras bord. Elle était vieille et presque chauve, encore plus squelettique que la dernière fois où Waylander était venu la voir, il y avait de cela deux ans. — Bienvenue à toi, Ténébreux, dit-elle en souriant. Ses dents étaient blanches et régulières, détail atypique pour un visage en ruine. — Tu es descendue dans l’échelle sociale, Hewla. — La vie est un pendule, répondit-elle. Je me referai. Sers-toi du vin  – il y a de l’eau si tu préfères. — Le vin sera parfait, dit-il, en remplissant un gobelet en grès à l’aide d’une carafe en pierre qui était face à elle. — Il y a deux ans, dit-il doucement, tu m’avais mis en garde contre Kaem. Tu m’avais parlé de la mort des princes, et d’un prêtre avec une épée de feu. C’était poétique et plutôt dépourvu de sens. Aujourd’hui, cela a un sens... — Tu ne crois pas à la prédestination, Waylander. Je ne peux rien faire pour toi. — Je ne suis pas un fataliste, Hewla. — Il y a une guerre menée dehors. — Tu m’étonnes. Son ton était ironique. — Ferme ton clapet, morveux ! lâcha-t-elle. Tant que tes lèvres bougeront, tu n’apprendras rien. — Je m’excuse. Continue. — Cette guerre se situe en fait sur un autre plan, entre des forces dont nous ne comprenons pas la nature profonde. Certains appellent ces forces le Bien et le Mal, d’autres y font référence sous les noms de Nature et de Chaos. D’autres encore croient que le pouvoir n’a qu’une Source et qu’elle se fait la guerre à elle-même. Mais quelle que soit la vérité, cette guerre est réelle. J’ai plutôt tendance à simplifier les choses, donc : bien et mal. Dans cette bataille, il ne peut y avoir que de petits triomphes, et pas de victoire finale. Tu fais maintenant partie de cette guerre  – un mercenaire qui a changé de camp au moment crucial. — Parle-moi de ma quête, dit Waylander. — Je vois que ma vision d’ensemble ne t’intéresse pas plus que ça. Très bien. Tu t’es allié avec Durmast, c’est une décision courageuse. C’est un tueur sans conscience, et dans son jeune âge il a tué des hommes, des femmes et des bébés. Il n’a pas de morale, ni bonne ni mauvaise  – et il te trahira, car il ne comprend pas le sens du mot amitié. Tu es traqué par Cadoras, le Balafré, le Chasseur, et il est dangereux car, comme toi, il n’a jamais été battu ni à l’épée, ni à l’arc. La Confrérie Noire te recherche, car ils veulent l’Armure d’Orien et te voir mourir. L’empereur de Ventria a ordonné à un groupe d’assassins de te tuer pour avoir assassiné son neveu. — Je ne l’ai pas tué, déclara Waylander. — Non. Le méfait est l’œuvre de Kaem. — Continue. Hewla regarda dans son bol d’eau. — Tu attires la mort par tous les côtés. Tu es pris au centre d’une toile du destin et les araignées se rapprochent. — Oui, mais réussirai-je ? — Cela dépend de ta définition de la réussite. — Pas d’énigmes, Hewla, Je n’ai pas le temps. — C’est vrai. Très bien, laisse-moi t’expliquer ce qu’est une prophétie. Beaucoup de choses dépendent de son interprétation, rien n’est évident. Si tu jetais ton couteau dans la forêt, quelle chance aurais-tu d’atteindre le renard qui a volé mes poules ? — Aucune. — Ce n’est pas entièrement vrai. Les lois de la probabilité disent que tu pourrais le tuer. Voilà l’ampleur de ta tâche. — Pourquoi moi, Hewla ? — Voilà une question que j’ai déjà entendu. Si j’avais pu rajeunir d’un an à chaque fois qu’on me l’a posée, c’est devant une beauté vierge que tu serais assis aujourd’hui. Mais c’était demandé de bon cœur et je vais donc répondre. Tu n’es rien d’autre qu’un catalyseur dans ce jeu. De par tes actions, une nouvelle force est née en ce monde. Elle est née lorsque tu as sauvé le prêtre. Elle est invulnérable et immortelle, et elle parcourra les siècles jusqu’à la fin des temps. Mais personne ne se souviendra de toi pour autant, Waylander. Tu disparaîtras dans les cendres de l’histoire. — Je m’en moque. Mais tu n’as pas répondu à ma question. — C’est vrai. Pourquoi toi ? Parce que toi seul as une chance, aussi mince soit-elle, d’arriver à changer le cours de l’histoire de notre nation. — Et si je refuse ? — Question inutile  – tu ne refuseras pas. — Comment en es-tu si sûre ? — L’honneur, Waylander. Tu es maudit d’honneur. — Tu ne veux pas plutôt dire béni ? — Non, pas dans ton cas. L’honneur te tuera. — Étrange. Moi qui croyais que j’allais vivre éternellement. Il se leva pour partir, mais la vieille femme leva ses mains. — Je peux te donner un conseil : méfie-toi d’aimer la vie. Ta force, c’est que tu n’as pas peur de la mort. Les pouvoirs du Chaos sont infinis et beaucoup d’entre eux ne ressemblent ni à des lames acérées ni à la souffrance. — Je ne comprends pas. — L’amour, Waylander. Méfie-toi de l’amour. Je vois une femme aux cheveux roux qui pourrait te faire du tort. — Je ne la reverrai plus, Hewla. — Peut-être, grogna la vieille femme. Comme Waylander posait le pied dehors, une ombre vacilla sur sa gauche et il se jeta au sol alors que la lame d’une épée sifflait au-dessus de sa tête. Il heurta le sol de l’épaule, fit une roulade pour se mettre à genoux et lança un couteau qui fendit les airs et atteignit son adversaire sous le menton. L’homme blessé tomba à genoux, et retira la lame ; du sang gicla de la blessure et il tomba en avant. Waylander se retourna, scrutant les arbres, puis il se releva pour inspecter le cadavre. Il n’avait jamais vu cet homme auparavant. Il nettoya son couteau et le rengaina. Hewla sortit sur le seuil. — Tu es un homme dangereux à fréquenter, dit-elle en souriant. Ses yeux sombres se posèrent sur le visage ridé. — Tu savais qu’il était là, vieille sorcière. — Oui. Bonne chance pour ta quête, Waylander ! Fais attention où tu mets les pieds. Waylander chevaucha vers l’est en traversant une section ombragée de la forêt. Son arbalète était armée et il scrutait les sous-bois pour détecter tout mouvement. Au-dessus de lui, les branches entremêlées et les rayons du soleil embrasaient les arbres. Au bout d’une heure, il se dirigea vers le nord. La tension montait en lui, ce qui lui fit mal au cou. Cadoras n’était pas un homme à prendre à la légère. Dans les allées les plus sombres de certaines cités interdites, on murmurait son nom : Cadoras le Chasseur, le Tueur de Rêves. On disait que personne ne pouvait rivaliser avec lui en matière de ruse ou de cruauté, mais Waylander négligea les histoires les plus folles, car il savait comment les légendes jetaient de la couleur sur les actions les plus blanches. Car lui, entre tous, pouvait comprendre Cadoras. Waylander l’Assassin, le Voleur d’Âmes, la Lame du Chaos. Les poètes chantaient des chansons très sombres sur l’assassin vagabond, l’étranger, Waylander, décidant toujours d’achever le compte rendu de ses exploits au moment où les bougies avaient fini de se consumer dans les tavernes, et que les clients s’apprêtaient à rentrer chez eux, à pied, dans le noir. Dans les auberges, Waylander avait écouté plus d’une fois, sans se manifester, les histoires infamantes qu’on racontait pour amuser la foule. Les poètes commençaient toujours par raconter des histoires sur des héros, de belles princesses, des châteaux hantés et des chevaliers d’argent. Mais au fur et à mesure que les heures passaient, ils introduisaient un goût de peur, une once de terreur, dans leurs récits. Et les hommes qui rentraient ensuite chez eux, par les ruelles sombres, scrutaient de leurs yeux apeurés tous les recoins, persuadés qu’ils verraient sortir de l’ombre soit Cadoras le Chasseur, soit Waylander. Comme les poètes allaient danser de joie lorsqu’ils apprendraient que Cadoras avait été payé pour traquer l’Assassin ! Waylander bifurqua vers l’ouest et suivit la chaîne montagneuse de Delnoch jusqu’à une grande clairière où l’attendaient trente chariots. Hommes, femmes et enfants petit déjeunaient tandis que Durmast passait d’un groupe à l’autre, pour ramasser l’argent qu’ils lui devaient. Une fois sorti des arbres, Waylander se détendit et entra dans le campement. Il retira les carreaux de son arbalète et désarma les cordes ; il attacha l’arbalète à sa ceinture et se laissa glisser de selle. Durmast  – deux sacoches en cuir sur une seule épaule  – l’aperçut et le salua de la main. Il se déplaça vers un chariot, y laissa les sacoches, et se dirigea vers Waylander. — Bienvenue, dit-il en souriant. Cette guerre est parfaite pour le commerce. — Des réfugiés ? s’enquit Waylander. — Oui, qui se rendent vers Gulgothir. Avec tous leurs biens terrestres. — Pourquoi te font-ils confiance ? — Ils sont stupides, fit Durmast avec un sourire de plus en plus grand. Un homme pourrait s’enrichir très vite ! — Je n’en doute pas. Quand partons-nous ? — Nous n’attendions plus que toi, mon ami. Il va nous falloir six jours pour atteindre Gulgothir, puis c’est la rivière de l’est et nous pourrons enfin partir vers le nord. Disons qu’on en a pour trois semaines environ. Ensuite, il y a Raboas et ton armure. Ça m’a l’air facile, non ? — Aussi facile que de traire un serpent. Tu es au courant ? Il paraît que Cadoras est à Skultik. Les yeux de Durmast s’écarquillèrent dans une surprise feinte. — Non ! — Il me traque, d’après ce que j’ai compris. — Espérons qu’il ne te trouvera pas. — Je l’espère pour lui, fit Waylander. Combien d’hommes as-tu ? — Vingt. Des bons gars. Des durs. — Des bons gars ? — En fait non, des ordures, puisque ça t’intéresse. Mais ils savent se battre. Tu veux en rencontrer certains ? — Non, je viens juste de manger. Combien de personnes emmènes-tu ? — Cent soixante. Il y a des femmes assez jolies parmi eux, Waylander. On devrait passer de bonnes journées. Waylander acquiesça et scruta le camp. Des fuyards, tous. Il avait pitié de toutes ses familles obligées de faire confiance à un homme comme Durmast. La plupart auraient la vie sauve, mais ils atteindraient Gulgothir en caleçon. Il porta son regard vers les collines bordées d’arbres, au sud. Un éclat lumineux avait attiré son attention, et l’espace d’un instant il contempla ces collines lointaines. — Qu’y a-t-il ? demanda Durmast. — Peut-être rien. Peut-être un rayon de soleil sur un morceau de quartz. — Mais tu crois que c’est Cadoras ? — Qui sait ? répondit Waylander, menant son cheval loin des chariots et s’allongeant à l’ombre d’un pin. Sur les hauteurs des collines, Cadoras replaça sa longue-vue dans son étui en cuir et s’assit sur un arbre mort. Il était grand et fin, anguleux, et avait des cheveux noirs. Une cicatrice partait de son front et descendait jusqu’à son menton, ce qui lui donnait l’apparence d’un diable grimaçant. Ses yeux étaient gris comme des nuages et aussi froids qu’une brume hivernale. Il portait une cotte de mailles noire, un pantalon noir, des bottes de cavalier. Sur ses hanches pendaient deux épées courtes. Cadoras attendit une heure, observant les bœufs qu’on attachait aux chariots dans une colonne assemblée en direction du nord. Durmast était en tête de la colonne et il menait les chariots vers les montagnes et la Passe de Delnoch. Waylander fermait la marche. Un bruit derrière lui obligea Cadoras à se retourner brusquement. Un jeune homme émergea des buissons, et cligna des yeux sous la surprise : Cadoras, le bras tendu, avait un couteau dans sa main. — Il n’est pas venu, fit l’homme. On l’a attendu là où vous aviez dit, mais il est pas venu. — Il est venu  – mais il vous a contournés. — Il manque Vulvin. J’ai envoyé Macas le chercher. — Il le trouvera mort, annonça Cadoras. — Comment pouvez-vous en être sûr ? — Parce que je voulais qu’il meure, répondit Cadoras, s’éloignant sans quitter des yeux les chariots. Par les Dieux, pourquoi lui avait-on attribué de tels idiots ? Bureaucrates ! Évidemment que Vulvin était mort. On lui avait ordonné de surveiller la cabine de Hewla, mais à aucun moment d’attaquer Waylander. Pourquoi, avait-il demandé, ce n’était qu’un homme après tout ! Cadoras avait deviné que l’imbécile tenterait quelque chose d’idiot, mais bon, Vulvin n’était pas une perte. Une heure plus tard, Macas arriva  – petit et bien charpenté, une bouche irascible et un caractère revêche en permanence. Il grimpa jusqu’à Cadoras sans se préoccuper du plus jeune. — Mort, annonça-t-il simplement. — Tu as tué la vieille femme ? — Non. Elle avait deux loups avec elle  – ils étaient en train de manger Vulvin. — Et tu n’as pas voulu interrompre leur repas ? — Non, Cadoras, je n’ai pas voulu mourir. — Sage décision. Hewla aurait pu te foudroyer en un instant ; elle a des pouvoirs uniques. Au fait, il n’y avait pas de loups. — Mais je les ai vus... — Tu as vu ce qu’elle voulait que tu voies. Est-ce que tu lui as demandé comment Vulvin était mort ? — Je n’ai pas eu besoin. Elle a dit qu’il était inutile d’envoyer des chacals contre un lion  – elle m’a demandé de vous dire ça. — Elle a raison. Mais vous, les chacals, vous faites partie du contrat. En selle. — Vous ne nous aimez pas, hein ? demanda Macas. — T’aimer, petit homme ? Pourquoi t’aimer ? Et maintenant, en selle. Cadoras marcha jusqu’à son cheval et sauta prestement sur sa selle. À présent, les chariots étaient hors de vue, aussi fit-il descendre la pente à sa monture, en arrière sur sa selle, et maintenant la tête de la bête levée. — Ne me facilite pas trop la tâche, Waylander, souffla-t-il. Ne me déçois pas. Chapitre 12 Quand Karnak entra dans la Chambre du Conseil, les vingt officiers présents se levèrent au garde-à-vous. D’un geste, le général les fit s’asseoir, puis il se dirigea en bout de table, ôta sa cape et l’étendit sur la chaise derrière lui. — Purdol est sur le point de tomber, déclara-t-il. Il scruta de ses yeux bleus les visages sombres attablés. — Gan Degas est vieux, il est à bout de nerfs. Il n’y a pas de prêtres de la Source à Purdol et le Gan n’a reçu aucune nouvelle depuis plus d’un mois. Il croit qu’il est tout seul. Karnak attendit, afin que la nouvelle pénètre bien, ce qui lui permit de jauger la tension qui grandissait. Il regarda Gellan, et s’aperçut qu’il gardait un visage impassible. Ce n’était pas le cas du jeune Sarvaj, qui s’était écroulé sur sa chaise, la déception visible sur chacun de ses traits. Jonat murmura quelque chose à Gellan, et Karnak devina ce qu’il lui disait ; il rabâchait les erreurs passées. Le jeune Dundas, lui, était dans l’expectative, total dans son dévouement à Karnak. Le général balaya l’assemblée des yeux. Il connaissait chacun des hommes présents, quelles étaient leurs forces et leurs faiblesses  – les officiers prompts à la mélancolie et ceux dont la fougue était plus dangereuse que la couardise. — Je vais à Purdol, dit-il, quand il estima que le moment était venu. Les hommes poussèrent un hoquet d’étonnement et il dut lever les mains pour les réduire au silence. — Il y a trois armées face à nous, Purdol se taillant la part du lion. Si la forteresse tombe, quarante mille guerriers passeront à l’invasion de Skultik. Nous ne pourrons pas tenir face à un tel déploiement de troupes. Je dois donc aller là-bas. — Vous n’y entrerez jamais, fit un officier barbu de la Légion, nommé Emden. Les portes sont scellées. — Il existe un autre chemin, dit Karnak, qui passe par les montagnes. — Le pays sathuli, grommela Jonat. Je le connais. Des cols très dangereux, des saillies verglacées  – c’est infranchissable ! — Non, contra Dundas. Il n’y a rien d’infranchissable  – nous avons déjà plus de cinquante hommes en train de déblayer le terrain. — Mais les montagnes ne mènent pas à la forteresse, protesta Gellan. Il y a une falaise à pic qui donne sur l’arrière de Purdol. Il sera impossible de la descendre. — Nous n’allons pas passer par la montagne, annonça Karnak. Nous allons passer à travers. C’est une véritable fourmilière de grottes et de tunnels, et l’un d’eux passe sous les oubliettes, en dessous de la forteresse principale ; à l’heure actuelle, le tunnel est bloqué, mais nous le dégagerons. Mais Jonat a raison : le chemin est périlleux et il n’y aura pas la place pour les chevaux. Je compte prendre avec moi un millier d’hommes, qui porteront chacun trente kilos d’équipement. Et là, nous tiendrons jusqu’à ce qu’Egel sorte de Skultik... — Et s’il ne sort pas ? demanda Jonat. — Alors nous nous replierons dans les montagnes et nous nous disperserons en petits groupes de frappe. Sarvaj leva la main. — Rien qu’une question, mon général. D’après les spécificités de la forteresse, Purdol a besoin d’être défendue par dix mille hommes. Même si nous arrivons à passer, nous n’amènerons les défenses qu’à soixante-cinq pour cent de leur efficacité. Pourra-t-on tenir quand même ? — Il n’y a que les architectes et les bureaucrates qui raisonnent en chiffres, Sarvaj. Le premier mur de Purdol est déjà tombé, ce qui signifie que la porte et les entrepôts sont déjà aux mains des Vagrians, ce qui leur permet de ravitailler leurs troupes. Le deuxième mur n’a que deux portes, et elles sont solides. Le troisième mur n’a qu’une porte  – et après il y a encore la forteresse. Un groupe suffisamment fort peut tenir Purdol pendant trois mois ; nous n’aurons pas besoin de plus. Gellan se racla la gorge. — A-t-on une idée des pertes à Purdol ? Karnak fit oui de la tête. — Huit cents hommes. Six cents morts, le reste trop sérieusement blessé pour pouvoir encore se battre. — Et qu’en est-il de Skarta ? demanda Jonat. Il y a des familles drenaïes qui dépendent de nous pour leur protection. Karnak se frotta les yeux et laissa grandir le silence. C’était la question qu’il redoutait. — Il y a un temps pour les décisions difficiles, et nous y sommes. Notre présence ici donne peut-être un peu d’espoir aux gens, mais c’est un faux espoir. Skarta est indéfendable. Egel le sait, je le sais  – et c’est pour cela qu’il fait ses razzias vers l’ouest, forçant les Vagrians à être toujours en mouvement, afin, d’une part, de les déstabiliser, mais aussi, avec un peu de chance, de les empêcher de planifier une invasion à grande échelle contre Skarta. Mais en même temps, nous clouons au sol des troupes qui sont désespérément attendues ailleurs. Nous laisserons une force de deux cents hommes pour faire illusion... mais pas plus. — Les gens vont être massacrés, dit Jonat, en se levant, le visage rouge de colère. — Ils le seront de toute manière, commença Karnak, si les Vagrians attaquent. En ce moment, l’ennemi attend la chute de Purdol, et donc, ils ne se risquent pas dans la forêt. Tenir Purdol est la meilleure chance de sauver Skarta et les autres villes de Skultik. Egel n’aura plus que quatre mille hommes, mais d’autres arrivent des montagnes de Skoda. Nous devons lui faire gagner du temps.  » Je sais ce que vous pensez : c’est de la folie. Je suis d’accord avec vous ! Mais les Vagrians ont tous les avantages. Les principaux ports sont entre leurs mains. L’armée lentrianne est repoussée. Drenan est tombé et les routes vers Mashrapur sont fermées. Il n’y a plus que Purdol qui résiste. Si Purdol tombe, Egel devra s’enfuir, nous serons finis et Drenaï sera effacé de la carte. On offre aux fermiers vagrians des terres drenaïes de choix, les marchands sont déjà en train de préparer le jour où tout notre empire appartiendra à la Grande Vagria. Nous sommes un peuple condamné, sauf si nous prenons notre destin en mains et tentons l’impossible.  » C’est tout simple, mes amis, nous n’avons pas de marge de manœuvre. Sans choix possible, nous devons prendre le taureau par les cornes et espérer qu’il se fatigue avant nous. Demain, nous partons pour Purdol. Au fond de lui, Gellan savait que l’aventure était risquée, et il lui restait de surcroît un soupçon de doute, que la raison pour que Karnak tienne à ce point à Purdol soit plus une ambition personnelle qu’une logique stratégique. Et pourtant... N’était-il pas préférable de suivre un chef charismatique jusqu’aux portes de l’Enfer, qu’un général médiocre dans une défaite inutile ? La réunion se poursuivit jusqu’à la tombée de la nuit. Gellan déambula jusqu’à sa petite chambre pour envelopper ses affaires dans du canevas, et les mit dans ses sacoches. Il y avait trois chemises, deux paires de pantalons en laine, un manuel de la Légion avec une couverture en cuir usée, une dague sertie de joyaux, et un cadre ovale en bois avec une peinture montrant une femme blonde et deux jeunes enfants. Il s’assit sur le lit, retira son heaume et étudia le portrait. Quand on lui avait présenté, il l’avait détesté, pensant qu’il ne rendait pas assez la réalité de leurs sourires, de leur joie de vivre. Aujourd’hui, il trouvait que c’était l’œuvre d’un génie. Minutieusement, il enveloppa la peinture dans de la toile cirée et la plaça dans ses sacoches au milieu des chemises. Il souleva la dague et la rangea dans son fourreau ; il l’avait gagnée deux ans auparavant quand il était devenu le premier homme à remporter six fois l’Épée d’Argent. Ses enfants avaient été tellement fiers de lui durant le banquet. Vêtus de leurs plus beaux habits, ils s’étaient tenus comme de vrais adultes, les yeux grands ouverts et le sourire radieux. Et Karys n’avait pas renversé une goutte de soupe sur sa robe blanche, un événement qu’elle lui avait fait remarquer toute la soirée. Mais sa femme, Ania, n’était pas restée tout le banquet ; le bruit, avait-elle dit, risquait de lui faire mal à la tête. Et maintenant ils étaient morts, leurs âmes perdues dans le Vide. Cela avait été un coup très dur quand les enfants étaient morts, dur et amer. Gellan s’était refermé sur lui-même, n’ayant rien à offrir pour consoler Ania. Toute seule, elle n’avait pas eu la force de supporter le drame, et dix-huit jours plus tard, elle s’était pendue avec une écharpe en soie... Gellan avait trouvé le corps. La peste avait emporté ses enfants. Le suicide avait pris sa femme. Tout ce qui lui restait était la Légion. Et demain, il irait à Purdol, aux portes de l’Enfer. Dardalion attendait son visiteur en silence. Une heure plus tôt, Karnak, le général drenaï, était arrivé dans la prairie. Il s’était assis pour présenter dans les grandes lignes son plan pour secourir Purdol. Il avait demandé à Dardalion de l’aider, en repoussant les esprits de la Confrérie Noire. — Il est vital que nous arrivions sans nous faire repérer, avait dit Karnak. S’ils ont vent de mes agissements, les Vagrians nous attendront de pied ferme. — Je ferai ce que je peux, seigneur Karnak. — Faites mieux que ça, Dardalion. Tuez tous ces fils de putes. Une fois qu’il fut parti, Dardalion s’assit dans l’herbe devant sa tente et, la tête baissée, il se mit à prier. Il resta ainsi pendant plus d’une heure avant que l’Abbé ne vienne s’agenouiller devant lui. Dardalion sentit sa présence et ouvrit les yeux. Le vieil homme avait l’air fatigué, ses yeux étaient rouges et gonflés par le chagrin. — Bienvenue, Père Abbé, dit Dardalion. — Qu’as-tu fait ? demanda le vieil homme. — Mon père, je suis désolé pour la peine que vous éprouvez, mais je n’ai fait que ce que je croyais juste. — Tu as divisé ma congrégation. Vingt-neuf prêtres se préparent à présent pour la guerre et pour la mort. Cela ne peut pas être juste. — Si ça ne l’est pas, nous en paierons le prix, car la Source n’est que vertu, et elle n’accepte pas le mal. — Dardalion, je suis venu plaider auprès de toi. Quitte cet endroit, trouve-toi un monastère dans un autre pays, et retourne à tes études. La Source te montrera le chemin. — Elle m’a déjà montré le chemin, mon père. Le vieil homme baissa la tête et ses larmes tombèrent sur l’herbe. — Je suis donc impuissant face à toi ? — Oui, mon père. Et pourtant, je ne me dresse pas contre vous. — Tu es un chef, maintenant, choisi par ceux qui voulaient te suivre. Quel sera ton titre, Dardalion ? L’Abbé de la Mort ? — Non, je ne suis pas un abbé. Nous lutterons sans haine, et nous ne tirerons aucune joie de nos batailles. Et quand nous aurons gagné  – ou perdu  – nous redeviendrons ceux que nous étions. — N’entends-tu donc pas la folie dans tes paroles ? Tu vas combattre le mal sur son terrain, avec ses propres armes. Tu le vaincras. Mais la guerre s’arrêtera-t-elle pour autant ? Tu arrêteras peut-être la Confrérie, mais il en existe d’autres, et il existe d’autres maléfices sur cette terre. Le mal ne meurt pas, Dardalion. C’est une mauvaise herbe dans le jardin de la vie. Coupe-la, brûle-la, déracine-la, elle revient toujours, et plus forte encore. Le chemin que tu as choisi n’a pas de fin  – nous ne faisons que changer de guerre. Dardalion ne répondit pas, car la vérité dans les paroles de l’Abbé venait de le heurter de plein fouet. — Sur ce point, vous avez raison, mon père. Je m’en rends compte. Tout comme je sais que vous avez raison de m’appeler « Abbé ». Nous ne pouvons pas devenir simplement des Guerriers Éthérés. Nous devons créer un Ordre, et notre mission doit être clairement définie. Je vais réfléchir à vos paroles avec attention. — Mais, dans l’immédiat, ne vas-tu pas changer d’idée ? — Notre route est tracée. Ce que j’ai fait, je l’ai fait en toute bonne foi et je ne reviendrai pas dessus, pas plus que vous ne pouvez renier votre propre foi. — Et pourquoi ça, Dardalion ? Tu as déjà renié ta foi une fois. Tu as prêté serment que toute vie  – eh oui, toute  – serait sacrée pour toi. Et voilà que tu as tué plusieurs hommes et que tu as mangé de la viande. En quoi un nouvel écart à ta « foi » pourrait-il te gêner ? — Je peux difficilement discuter ce point, mon père, répondit Dardalion. C’est tellement vrai que j’en souffre. L’Abbé se releva difficilement. — J’espère que l’Histoire ne se souviendra pas de toi, Dardalion, ni de tes Trente. Mais j’ai bien peur que si. Les hommes sont toujours impressionnés par les actes de violence. Bâtis ta légende avec précaution, qu’elle détruise tout ce pour quoi nous nous battons. L’Abbé s’en alla dans le couchant où Astila et les autres prêtres attendaient en silence. Ils le saluèrent sur son passage, mais il les ignora. Les prêtres s’assemblèrent en formant un cercle autour de Dardalion et ils attendirent qu’il finisse ses prières. Puis, il leva les yeux. — Bienvenue, mes amis. Ce soir, nous devons aider le Seigneur Karnak, mais par-dessus tout, nous devons nous connaître nous-mêmes. Il y a des chances que le chemin que nous suivons soit en fait la voie de la perdition, car il se peut que tout ce que nous faisons aille à l’encontre de la volonté de la Source. Nous devons garder dans notre cœur la force de notre foi et la foi dans notre cause. Ce soir, certains d’entre nous pourraient mourir. Il ne faut pas qu’ils voyagent vers la Source chargés de haine. Nous allons commencer par nous unir dans la prière. Nous allons prier pour nos ennemis, et nous leur pardonnerons dans notre cœur. — Comment pouvons-nous leur pardonner et les tuer ? demanda un jeune prêtre. — Si nous ne pardonnons pas, alors la haine nous consumera. Mais pense à ceci : si tu avais un chien atteint de la rage, tu le tuerais à regret. Tu ne le haïrais pas. Voilà ce que je demande. Prions. Lorsqu’ils eurent fini de communier, les ténèbres tombaient sur eux. Leurs esprits s’élevèrent dans le ciel nocturne. Dardalion regarda autour de lui. Tous les prêtres étaient parés d’une armure d’argent, d’un bouclier brillant sur le bras, et brandissaient une épée enflammée dans la main. Tandis que les Trente attendaient la Confrérie, les étoiles brillaient comme des joyaux jetés au feu et les montagnes de la lune projetaient des ombres étranges. Tout n’était que silence. Dardalion pouvait sentir la tension au sein des prêtres, car leurs esprits étaient toujours reliés. Les doutes et les inquiétudes vacillèrent puis disparurent. La nuit était claire et calme sous eux, la forêt était baignée par une lumière d’argent. Les heures s’allongèrent, interminables, et la peur monta et retomba parmi les prêtres qui se sentaient touchés par un doigt glacé les uns après les autres. La nuit se fit plus menaçante et des nuages sombres s’amoncelèrent à l’ouest, entachant le clair de lune. Ils arrivent ! lança mentalement Astila. Je le sens. Calme-toi, lui intima Dardalion. Les nuages sombres se rapprochèrent et l’épée de Dardalion brilla dans sa main, la lame brûlant d’un feu blanc. Les nuages descendirent encore et dégorgèrent des guerriers encapuchonnés de noir qui plongèrent dans une vague de haine qui engloutit les Trente. L’émotion négative se referma sur Dardalion, mais il se libéra et jaillit en avant pour affronter ses attaquants. Sa lame trancha et coupa dans leur masse et son bouclier résonna des coups qu’on lui assénait. Les Trente volèrent à son aide, et les deux camps ne firent plus qu’un. Il y avait plus de cinquante guerriers noirs, mais ils n’étaient pas de taille face aux prêtres à l’armure d’argent et leurs terribles épées ; ils s’enfuirent tous vers les nuages, et les Trente leur donnèrent la chasse. Soudain, Astila poussa un cri d’alarme mental et Dardalion, sur le point d’entrer dans les nuages, s’éloigna vite. Le nuage sembla se replier sur lui-même  – le tout forma un corps bouffi et sombre, couvert d’écaillés. Des ailes énormes se déployèrent et une gueule béante, rouge, s’ouvrit sur le devant de la bête. La Confrérie fut absorbée dans la masse, lui donnant de plus en plus de consistance. En arrière ! ordonna mentalement Dardalion, et les Trente se replièrent vers la forêt. La bête les poursuivit et Dardalion arrêta de voler, il lui fallait réfléchir. Il ne savait pas comment, mais la force combinée des membres de la Confrérie avait créé cette chose. Était-elle réelle ? Instinctivement, il sut que oui. À moi ! lança-t-il. (Les Trente se réunirent autour de lui.) Un guerrier. Un esprit. Une mission, entonna-t-il, et les Trente fusionnèrent. Là où il y avait les Trente se tenait maintenant l’Un, les yeux en feu, et brandissant une épée dentelée comme un éclair glacé. Dans un cri de rage, l’Un se rua sur la bête. La créature se cabra et tenta de griffer le guerrier avec les serres de ses bras, mais l’Un lui enfonça son sabre électrique à travers le corps, lui sectionnant un membre à chaque touche. La bête rugit de douleur et la mâchoire grande ouverte, plongea vers son attaquant. L’Un leva les yeux vers la mâchoire géante, découvrant plusieurs rangées de dents, aussi aiguisées que les épées noires de la Confrérie. Il leva son épée et la lança comme la foudre directement dans la cavité buccale. Comme l’arme touchait sa cible, l’Un créa une nouvelle épée, puis une autre, et les lança à l’intérieur du monstre. La bête recula, sa forme changeant à chaque fois qu’une lame transperçait son corps comme un éclair. De petites formes sombres s’enfuirent de la masse, et la bête rapetissa. Alors, l’Un écarta ses mains et vola telle une flèche au cœur du nuage, déchirant la chair éthérée. Son esprit fut envahi par des hurlements, et de la douleur aussi, car les Frères Noirs mouraient les uns après les autres. Quand le nuage explosa, et que les guerriers qui restaient s’enfuirent pour rejoindre la protection de leur enveloppe corporelle, l’Un leur lança des rafales de lumière. Puis, il flotta sous les étoiles et les regarda, comme si c’était la première fois. Comme c’est beau, pensa-t-il. Ses yeux voyaient aussi loin que les planètes. Il apercevait des nuages qui changeaient de couleurs et de formes au-dessus d’océans asséchés. Plus loin encore, il espionna une comète qui traversait la galaxie dans un arc de cercle. Il y avait tant de choses à voir. À l’intérieur de l’Un, Dardalion luttait pour son identité ; il avait perdu son nom et il s’endormit dans la masse. Astila continua de lutter : ses pensées n’étaient plus qu’une mer de brume qui montait et descendait. Un, L’Un. Plus qu’Un. Des nombres. Une vague de joie se répandit en lui tandis qu’il luttait, et sa vision fut faussée par une pluie de météores qui explosaient dans l’atmosphère en donnant naissance à des arcs-en-ciel. L’Un était grandement satisfait du spectacle. Astila s’affaira à la tâche. Des nombres. Un nombre. Non... pas Un. Lentement, il se força à compter, cherchant, dans ce qui lui restait de mémoire, des pensées qui seraient les siennes. Puis un nom lui revint. Dardalion, Était-ce son nom ? Non. Celui d’un autre. Il appela faiblement, mais il n’y eut pas de réponse. Un nombre. Trente. C’était cela, le nombre avec un pouvoir. Trente. L’Un trembla et Astila se dégagea de la masse. Qui es-tu ? demanda l’Un. Astila. Pourquoi es-tu parti de moi ? Nous sommes l’Un. Je cherche le nommé Dardalion, qui est en toi. Dardalion ? dit l’Un, et au plus profond de lui, le jeune prêtre s’éveilla. Astila nomma les Trente un par un, et ils reprirent conscience, se retirant confus et hagards. L’aube se rapprochait et Astila ramena le groupe à la maison. De retour dans leurs corps, ils dormirent pendant plusieurs heures. Dardalion fut le premier à reprendre conscience. Il réveilla les autres et appela Astila. — La nuit dernière, tu nous as sauvés, déclara Dardalion. Tu as le don de voir à travers les illusions. — Mais c’est vous qui avez créé l’Un, rétorqua Astila. Sans vous, nous n’aurions pas survécu. — Nous avons failli ne pas survivre. L’Un était tout autant une menace pour nous que la bête nuageuse, et tu nous as sauvés la deuxième fois. Hier, l’Abbé m’a mis en garde, et il a dit que je devais réfléchir à ses paroles. Nous avons besoin d’une structure, Astila... de discipline. Je serai l’Abbé des Trente. Mais tu dois avoir également un rôle majeur. Je serai la Voix et tu seras les Yeux. Ensemble, nous trouverons un chemin qui mène à la Source. Chapitre 13 Waylander se cala au fond de sa selle et baissa les yeux vers la Passe de Delnoch et les Plaines nadires au-delà. Derrière lui, on avait regroupé les chariots pour la nuit ; on se préparait pour la périlleuse descente du lendemain. La Passe descendait sur près de deux kilomètres et il y avait des saillies rocheuses recouvertes d’éboulis sur toute la distance. Il fallait être courageux pour mener un chariot le long de la piste sinueuse et étroite. La plupart des réfugiés avaient payé les hommes de Durmast une somme considérable pour prendre les rênes le temps de la descente, tandis qu’eux pourraient suivre à pied derrière, dans une sécurité toute relative. Un petit vent frais soufflait du nord, et Waylander s’autorisa à se détendre. Il n’y avait pas eu le moindre signe de Cadoras ou de la Confrérie, et plusieurs fois il était revenu sur leurs traces pour s’assurer que tout allait bien. Soudain, il se mit à sourire. On disait de Cadoras que c’était lorsqu’on le voyait qu’il y avait danger  – et lorsqu’on ne le voyait pas, la mort n’était pas loin. Waylander glissa de son cheval et l’amena jusqu’à un piquet. Il retira la selle et bouchonna sa monture. Puis il lui donna de l’avoine et s’en alla au centre du campement où des feux crépitaient sous les marmites. Durmast était assis avec un groupe de voyageurs qu’il distrayait avec des histoires sur Gulgothir. Sous l’éclat rouge du feu, son visage avait l’air moins brutal et son sourire plus rassurant, amical même. Les enfants étaient assis autour de lui, et regardaient le géant les yeux emplis d’admiration, tandis qu’il racontait ses histoires scandaleuses. On pouvait difficilement s’imaginer que ces gens fuyaient une horrible guerre ; que la majorité d’entre eux venaient de perdre des amis, des frères ou des fils. Le soulagement que provoquait la possibilité de fuir était flagrant dans leurs rires tonitruants et dans les blagues qu’ils se racontaient. Waylander reporta son regard sur les hommes de Durmast qui étaient assis ensemble à l’écart du groupe. Des durs, avait dit Durmast, et Waylander connaissait bien le genre. Ce n’étaient pas des durs, c’étaient des meurtriers. Au temps de la paix et des jours d’abondance, les bonnes gens qui aujourd’hui chantaient et riaient auraient fermé leurs portes en voyant des gens comme eux ; on n’aurait pas pu les payer suffisamment pour voyager avec Durmast. Et là, ils riaient tels des enfants, incapables de voir que le danger était toujours aussi grand. Waylander se retourna pour aller chercher ses couvertures  – et il s’immobilisa. À moins de trois mètres de lui, faisant face à un feu, se tenait Danyal. Les flammèches dansaient dans ses cheveux rouge et or. Elle portait une nouvelle tunique de laine brodée, et bordée d’un fil d’or. Waylander déglutit péniblement et prit une grande inspiration. Elle leva une main vers ses cheveux et se retourna, le voyant pour la première fois. Le sourire qu’elle lui fit était sincère, et il la haït pour cela. — Alors, tu me remarques enfin, dit-elle en s’approchant de lui. — Je croyais que tu restais à Skarta avec les enfants. — Je les ai laissées avec les prêtres de la Source. Je suis fatiguée de la guerre, Waylander. Je veux aller dans un endroit où je peux m’endormir sans craindre pour le lendemain. — Ce genre d’endroit n’existe pas, répondit-il amèrement. Viens, marche un peu avec moi. — Je suis en train de préparer à manger. — Plus tard, dit-il, s’en allant vers la passe. Elle le suivit jusqu’à une butte herbeuse, où ils purent s’asseoir sur des rochers. — Est-ce que tu sais qui dirige cette caravane ? — Oui, répondit-elle. Un homme appelé Durmast. — C’est un tueur. — Toi aussi. — Tu ne comprends pas. Tu es plus en danger ici qu’à Skultik. — Mais tu es là, toi. — Quel rapport ? Durmast et moi, nous nous comprenons très bien. J’ai besoin de son aide pour trouver l’Armure ; il connaît les Nadirs et je risque de ne pas passer sans lui. — Est-ce que tu vas le laisser nous faire du mal ? — Le laisser, femme ? Au nom du Ciel, que pourrais-je bien faire pour l’en empêcher ? Il a vingt hommes avec lui. Bon sang, Danyal, mais pourquoi est-ce que tu me suis à la trace ? — Comment oses-tu ? gronda-t-elle. Je ne savais pas que tu voyageais avec nous. Arrête de te flatter ! — Ce n’est pas ce que je voulais dire, se défendit-il. J’ai juste l’impression que dès que je tourne la tête, tu es là. — Cela doit être dur pour toi ! — Par pitié, femme  – est-ce que tu ne peux pas arrêter de me sauter à la gorge ? Je ne veux pas me battre avec toi. — Dans ce cas, laisse-moi te dire que tu n’es pas doué pour la conversation normale. Ils restèrent assis silencieusement plusieurs minutes, et regardèrent la lune qui passait au-dessus de la Passe de Delnoch. — Je ne vais pas vivre encore très longtemps, Danyal, finit-il par dire. Peut-être trois semaines, peut-être moins. Je voudrais vraiment réussir ma fin... — C’est exactement le genre de remarque stupide qu’on peut attendre d’un homme ! Qui peut franchement s’intéresser au fait que tu trouves l’Armure ou non ? Elle n’est pas magique, ce n’est que du métal. Et même pas un métal précieux. — Moi, cela m’intéresse. — Pourquoi ? — Qu’est-ce que c’est que cette question ? — On essaie de gagner du temps, Waylander ? — Non, je suis sérieux. Tu penses que les hommes qui veulent la gloire sont stupides ? Moi aussi. Mais il n’est pas question de gloire, ici  – c’est une question d’honneur. J’ai vécu dans l’infamie pendant de nombreuses années et je suis tombé plus bas que j’aurais pu le croire possible. J’ai tué un homme bon... j’ai mis un terme à sa vie pour de l’argent. Je ne peux pas défaire mon geste. Mais je peux l’atténuer. Je crois aux Dieux qui se préoccupent des hommes. Je ne cherche pas le pardon d’une autorité supérieure. Je veux pouvoir me pardonner. Je veux trouver l’Armure pour Egel et les Drenaïs, et ainsi tenir ma promesse à Orien. — Tu n’as pas besoin de mourir pour ça, dit-elle doucement, en plaçant tendrement sa main sur la sienne. — Non, c’est vrai  – et je préférerais vivre. Mais je suis un homme traqué. Cadoras me cherche. La Confrérie me cherche. Et Durmast me trahira le moment venu. — Alors pourquoi restes-tu ici comme un agneau attaché ? Défends-toi maintenant, attaque. — Non. J’ai besoin de Durmast pour la première partie de mon voyage. J’ai un avantage ! Je connais mes ennemis et je n’ai personne sur qui compter. — Tu parles d’une logique. — C’est bien parce que tu es une femme que tu ne comprends pas les mots simples. Je suis seul, donc il n’y a personne pour me laisser tomber. Quand je dois m’enfuir  – si je fuis  – je n’ai pas de bagages. Je me suffis à moi-même et je suis très, très dangereux. — Ce qui nous ramène au point de départ, dit Danyal. Tu essaies de me dire que je suis un bagage qui risque de te gêner. — Durmast ne doit pas apprendre que nous nous connaissons, autrement il se servira de toi contre moi. — Il est trop tard pour ça, fit Danyal en détournant le regard. Je me suis demandé pourquoi il avait changé d’avis alors que je n’avais pas d’argent pour payer mon voyage sur les chariots. Je croyais que c’était à mon corps qu’il en voulait. — Explique-toi, dit Waylander soudain inquiet. — Une femme que j’ai rencontrée m’a recommandé Durmast, mais lui m’a dit que si je n’avais pas d’argent, je ne lui servais à rien. Alors, il m’a demandé d’où je venais, car il ne m’avait jamais vue à Skarta auparavant, et je lui ai dit que j’étais arrivée avec toi. Son attitude a complètement changé, il m’a posé plein de questions sur toi, et ensuite il a décrété que je pouvais venir. — Tu n’as rien oublié ? — Si, je lui ai dit que j’étais amoureuse de toi. — Hein ? Pourquoi tu lui as dit ça ? — Parce que c’est vrai ! cracha-t-elle. — Et il t’a demandé si j’éprouvais la même chose ? — Oui. Et je lui ai répondu que non. — Mais il ne t’a pas cru. — Comment le sais-tu ? — Parce que tu es ici. Waylander retomba dans le silence, se remémorant les paroles de Hewla à propos de la femme aux cheveux rouges et des derniers mots d’Orien concernant ses compagnons de voyage. Qu’avait dit le vieil homme, déjà ? Que le succès ou l’échec dépendrait des compagnons de Waylander. Ou plutôt de qui il choisirait pour l’accompagner. — À quoi penses-tu ? demanda-t-elle, voyant son sourire, et la tension qui disparaissait de son visage. — Je me disais que je suis content que tu sois là, Danyal. C’est très égoïste de ma part. Je vais mourir, Danyal. Je suis réaliste, et les probabilités sont contre moi. Mais savoir que tu es avec moi, pour quelques jours au moins, cela me fait plaisir. — Même si Durmast se sert de moi contre toi ? — Oui. — Est-ce que tu as une petite pièce de cuivre ? demanda-t-elle. Il fouilla dans sa bourse et en sortit la petite pièce arborant l’effigie de Niallad, puis lui tendit. — Pourquoi en as-tu besoin ? — Tu m’as dit un jour que tu ne couchais jamais avec une femme pour laquelle tu n’avais pas payé. Tu viens de le faire. Elle s’avança, et l’embrassa tendrement. Il passa ses bras autour de sa taille et l’attira à lui. Caché entre les arbres, Durmast observa les amants s’allonger dans l’herbe, à l’abri des rochers. Le géant secoua la tête et sourit. L’aube se leva, lumineuse et vive, mais des nuages sombres planaient au nord, et Durmast jura entre ses dents. — De la pluie ! cracha-t-il. Bon sang, on avait bien besoin de ça ! Le premier chariot arriva sur la crête de la Passe. Tiré par six bœufs, il faisait dans les six mètres de long et était chargé à ras bord de boîtes et de caisses. Le conducteur s’humecta les lèvres, et plissa les yeux pour mieux apprécier les dangers de la piste. D’un coup, il fit claquer son fouet au-dessus de la tête du bœuf de tête et le chariot se mit en branle. Waylander marchait derrière en compagnie de Durmast et de sept de ses hommes. Les deux cent premiers mètres étaient raides, mais finalement relativement simples à descendre, car la piste était large et stable. En revanche, après cela, elle se rétrécissait et donnait dans le vide sur la droite. Le conducteur tira sur les rênes et bloqua le frein à main, mais le chariot glissa lentement de côté, vers le ravin à gauche. — Des cordes ! beugla Durmast. Des hommes coururent vers le chariot pour fixer des cordes de plusieurs centimètres d’épaisseur autour des moyeux. Le chariot cessa de glisser. Waylander, Durmast, et les autres prirent les deux cordes et donnèrent un peu de mou. — Maintenant ! lança Durmast, et le charretier défit lentement le frein. Le chariot avança un peu, et s’arrêta au bout de quelques mètres. À cet endroit, la piste faisait un angle, et le poids du chariot le faisait partir vers le rebord. Mais les hommes qui tenaient les cordes étaient costauds et familiers des périls de la Passe de Delnoch. Pendant plus d’une heure, ils peinèrent, jusqu’à ce qu’enfin le chariot soit passé. Plus loin derrière, un deuxième chariot entamait sa descente, avec sept hommes de plus, pour tirer les cordes. Le géant s’assit et sourit en les voyant se démener. — Quand ils travaillent avec moi, ils gagnent leur argent, dit-il. Waylander opina, trop fatigué pour parler. — Tu t’es ramolli, Waylander. Un peu d’exercice et voilà que tu sues comme un porc en rut ! — Je n’ai pas l’habitude de tirer des chariots, répondit Waylander. — Tu as bien dormi ? demanda Durmast. — Oui. — Tout seul ? — Drôle de question pour un homme qui se cache dans les buissons pour mater, non ? Durmast gloussa et se gratta la barbe. — Peu de choses t’échappent, mon ami. Tu t’es peut-être ramolli, mais tes yeux n’ont rien perdu de leur acuité. — Merci de lui avoir permis de venir, fit Waylander. Cela rendra les premiers jours du voyage un peu plus agréables. — C’est le moins que je pouvais faire pour un vieil ami. Tu t’es entiché d’elle ? — Elle m’aime, répondit Waylander avec un grand sourire. — Et toi ? — Je lui dirai adieu à Gulgothir  – avec regret. — Donc tu l’aimes bien ? — Durmast, tu nous as épiés la nuit dernière. Est-ce que tu as vu ce qui s’est passé avant que nous fassions l’amour ? — Je t’ai vu lui passer quelque chose. — Tu m’as vu la payer. De l’amour ? Non mais sans blague. Durmast se relâcha un peu. Il ferma les yeux face au soleil du matin. — Tu n’as jamais souhaité t’installer ? Fonder une famille ? — Je l’ai fait dans le temps, et ils sont morts, répondit Waylander. — Moi aussi. Sauf que ma femme n’est pas morte  – elle s’est enfuie avec un marchand ventrian et elle a emmené mes fils avec elle. — Je suis surpris que tu n’aies pas essayé de la retrouver. Durmast s’assit et s’étira. — J’ai essayé, Waylander, dit-il. — Et ? — J’ai éventré le marchand. — Et ta femme ? — Elle est devenue putain dans les tavernes sur les quais. — Quelle jolie paire nous formons ! Je paie pour mes plaisirs et je ne me risquerai plus jamais à l’amour, tandis que toi tu es hanté par la trahison maritale. — Qui dit que je suis hanté ? demanda le géant. — Moi. Et ne te mets pas trop en colère, mon ami, même si je me suis ramolli, tu n’es pas de taille face à moi. L’espace de quelques secondes la lueur de colère resta dans l’œil de Durmast, puis disparut et il se mit à sourire. — Il reste donc un peu de l’ancien Waylander, dit-il. Viens, il est temps de se taper de nouveau l’ascension et de faire descendre un autre chariot. Les hommes trimèrent toute la journée, et lorsque le jour tomba, tous les chariots se trouvaient en sécurité au pied de la Passe. Waylander s’était reposé tout l’après-midi, car son instinct lui disait qu’il aurait besoin de toutes ses forces dans les jours à venir. La pluie avait disparu, et à la nuit tombée les feux de camps tiraient fort, et l’odeur de cuisine était dans l’air. Waylander se rendit jusqu’au chariot du boulanger, Caymal, qui avait autorisé Danyal à voyager avec lui et sa famille. Quand il arriva, il trouva Caymal avec un œil au beurre noir, sa femme Lyda à ses côtés. — Où est Danyal ? demanda Waylander. Caymal haussa les épaules. Sa femme, brune, à la silhouette très fine, dans les trente ans, leva les yeux. — Vous n’êtes que des animaux ! siffla-t-elle. — Où est-elle ? — Attendez votre tour, fit Lyda, prise d’un tremblement à la lèvre. — Écoute-moi, femme  – je suis un ami de Danyal. Alors où est-elle ? — Un homme l’a emmenée. Elle ne voulait pas aller avec lui et mon mari a essayé de s’interposer, mais il l’a frappé avec un gourdin. — Dans quelle direction ? La femme désigna du doigt un petit bosquet d’arbres. Waylander prit une corde à l’arrière du chariot, la passa sur son épaule et partit à grandes enjambées dans cette direction. La lune brillait avec éclat dans un ciel dégagé. Il ralentit le pas en arrivant près du bosquet, ferma les yeux et se concentra sur son ouïe. Là ! À gauche, le bruit rugueux d’un tissu contre l’écorce. Et là, à droite, un cri étouffé. Se dirigeant vers la gauche, Waylander avança lentement puis, d’un coup, il fonça jusqu’aux arbres. Un couteau siffla à côté de sa tête. Il se laissa tomber au sol sur une épaule et roula sur lui-même. Une forme noire se détacha des arbres, et le clair de lune se refléta dans la lame incurvée d’une épée. Waylander fit une roulade avant et se releva. Il fit un bond et donna un coup de pied dans la tête de l’homme. Puis, comme l’étranger titubait, Waylander retomba et pivota pour écraser cette fois son coude dans l’oreille de son ennemi. L’homme tomba à terre sans un bruit. Waylander avança à petits pas vers la droite. Là, dans une petite cuvette au creux d’une clairière, Danyal était allongée par terre, la robe déchirée, les jambes nues. Un homme était agenouillé sur elle. Waylander prit sa corde et ouvrit le nœud coulant. En silence, il se déplaça derrière l’homme, lui passa la boucle par-dessus la tête et tira d’un coup sec. Celui-ci tomba à la renverse, cherchant désespérément à agripper le nœud coulant, mais Waylander lui faucha les jambes et le tira sur toute la clairière, vers un grand orme. Rapidement, il lança la corde par-dessus une branche à trois mètres du sol et hissa l’homme qui se débattait jusqu’à ce qu’il soit debout. Les yeux de l’attaquant étaient exorbités, et son visage, au-dessus de sa barbe noire, était presque violet. Waylander ne l’avait jamais vu de sa vie. Puis, un sifflement venant de derrière lui fit lâcher la corde et plonger sur sa droite. Une flèche passa à côté de lui et se planta dans l’attaquant barbu. L’homme grogna, et ses genoux cédèrent. Waylander s’accroupit, et d’une extension il se releva. Il se mit à courir en zigzags pour empêcher l’assassin dissimulé de le garder dans sa ligne de mire. Une fois au milieu des arbres, il se baissa et rampa à travers les buissons, afin de faire le tour de la clairière. Le bruit de sabots lui fit pousser un juron. Il se releva et rengaina sa dague. Il retourna à la clairière et trouva Danyal évanouie. Sur ses seins nus, quelqu’un avait déposé une flèche à pennes d’oie. Waylander la cassa en deux. Cadoras ! Il souleva Danyal et repartit vers les chariots où il la confia aux soins de la femme du boulanger. Puis, il repartit dans le bosquet. Le premier homme qui l’avait attaqué était toujours à la même place ; Waylander aurait voulu le questionner, mais quelqu’un lui avait tranché la gorge. Rapidement, il fouilla le corps mais ne trouva rien qui aurait permis de l’identifier. Le deuxième homme avait trois pièces d’or dans une petite bourse. Waylander prit les pièces et revint au campement pour les donner à Lyda. — Cache-les sur toi, lui dit-il. Elle fit oui de la tête et écarta le battant en toile du chariot. Waylander grimpa à l’intérieur. Danyal était réveillée, la lèvre coupée et la pommette enflée. Caymal était assis à côté d’elle. Le chariot du boulanger était exigu, ses deux enfants en bas âge dormaient à côté de Danyal. — Merci, dit-elle, en se forçant à sourire. — Ils ne t’ennuieront plus. Caymal se leva et passa devant Waylander pour sortir du chariot. Waylander en profita pour s’asseoir auprès d’elle. — Tu es blessée ? demanda-t-il. — Non. Enfin, pas beaucoup. Tu les as tués ? — Oui. — Comment arrives-tu à faire ce genre de chose ? — L’entraînement, répondit-il. — Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Caymal a essayé d’arrêter l’homme... et Caymal est costaud. Pourtant, l’autre s’est débarrassé de lui comme s’il n’était qu’un enfant. — Tout est dans la peur, Danyal. Est-ce que tu veux te reposer un peu ? — Non, j’ai besoin d’air. Allons marcher. Il l’aida à descendre du chariot. Ils longèrent la falaise et s’assirent sur des rochers. — Parle-moi de la peur, dit-elle. Il s’éloigna d’elle et se pencha pour ramasser un galet. — Attrape, dit-il, en lui lançant la petite pierre. Sa main jaillit, et elle rattrapa la pierre avec adresse. — Facile, non ? — Oui, admit-elle. — Et maintenant, imagine qu’il y a Krylla et Miriel à ma place, et que deux hommes les menacent d’un couteau sur la gorge. Imagine ensuite que si tu loupes la pierre, elles seront tuées. Est-ce que cela serait aussi facile ? Pense à toutes ces fois dans ta vie où tu as été nerveuse et que tous tes mouvements étaient maladroits.  » La peur nous rend assez stupides. Comme la colère, la rage ou l’excitation. C’est dans ces moments-là qu’on perd notre contrôle. Est-ce que tu me suis ? — Je crois. Quand j’ai dû danser pour la première fois devant le roi, à Drenan, j’étais paralysée. Tout ce que j’avais à faire, c’était de marcher le long de la scène, mais j’avais l’impression que mes jambes étaient en bois. — C’est ça. Exactement ! Sous l’influence de la peur, l’action la plus simple devient complexe et difficile. C’est la même chose quand on se bat... et je me bats mieux que la plupart des gens, parce que je suis capable de me concentrer sur les détails. Un galet reste un galet, quelle que soit l’issue. — Tu peux m’apprendre ? — Je n’ai pas le temps. — Tu n’obéis même pas à ta propre maxime. Ceci est un détail. Oublie la quête et concentre-toi sur moi, Waylander  – j’ai besoin d’apprendre. — Comment te battre ? — Non  – comment vaincre ma peur. Après tu pourras m’apprendre à me battre. — Très bien. Commence par m’expliquer ce qu’est la mort. — Une fin. — Dis-moi quelque chose de plus horrible. — De la chair pourrissante rongée par des vers ? — Bien. Et où es-tu ? — Partie. Finie. — Est-ce que tu ressens quelque chose ? — Non... peut-être. S’il y a un paradis. — Oublie le paradis. — Dans ce cas, je ne ressens rien. Je ne suis plus en vie. — Cette mort, peux-tu l’éviter ? — Bien sûr que non. — Mais tu peux la retarder ? — Oui. — Qu’est-ce que cela t’apporterait ? — L’espoir d’un bonheur plus long. — Et au pire ? — La promesse d’une souffrance plus grande, dit-elle. Vieillir, les rides, la décrépitude. — Qu’est-ce qui est pire ? La mort ou la décrépitude ? — Je suis jeune. En ce moment, les deux me font peur. — Pour vaincre ta peur, tu dois réaliser qu’il n’y a pas moyen d’échapper à ce qui te fait peur. Tu dois l’absorber. Vivre avec. L’apprécier. Le comprendre. Le vaincre. — Je comprends, dit-elle. — Bien. De quoi as-tu le plus peur en ce moment ? — J’ai peur de te perdre. Il s’éloigna un peu plus d’elle et ramassa un autre galet. Des nuages passèrent devant la lune et elle eut du mal à distinguer sa main. — Je vais te jeter ceci, dit-il. Si tu l’attrapes, tu restes  – si tu le manques, alors tu repars pour Skarta. — Non, ce n’est pas juste ! On n’y voit presque rien. — La vie n’est pas juste, Danyal. Si tu n’es pas d’accord, je quitterai les chariots tout seul. — Alors j’accepte. Sans prononcer un mot, il lui lança la pierre  – un lancer vicieux, rapide et sur sa gauche. Sa main jaillit et la pierre rebondit contre sa paume, mais elle réussit à l’attraper en deux temps. Elle fut soulagée et dans ses yeux se lisait le triomphe. — Pourquoi es-tu si contente ? demanda-t-il. — J’ai gagné ! — Non. Dis-moi ce que tu as fait. — J’ai vaincu ma peur ? — Non. — Eh bien quoi, alors ? Je ne comprends pas. — Mais tu dois y arriver si tu souhaites apprendre. Soudain elle se mit à sourire. — J’ai compris l’énigme, Waylander. — Alors dis-moi ce que tu as fait. — J’ai attrapé un caillou au clair de lune. Durant les trois premiers jours du voyage, les progrès de Danyal étonnèrent Waylander. Il savait qu’elle était forte et vive d’esprit mais, comme il le découvrit, ses réflexes étaient d’une rapidité époustouflante, et son habileté à assimiler les instructions défiait la raison. — Tu oublies, lui disait-elle, que j’ai fait des représentations sur les scènes de Drenan. On m’a formée à danser et à jongler, et j’ai passé trois mois avec une troupe d’acrobates. Chaque matin, ils s’éloignaient des chariots et se rendaient sur le terrain ondulé des steppes. Le premier jour, il lui avait appris à lancer un couteau ; la facilité avec laquelle elle s’était adaptée à cette discipline le força à repenser sa méthode d’entraînement. Au début, il avait voulu l’amuser, mais maintenant il la poussait dans ses retranchements. Ses talents de jongleuse lui donnaient un sens de l’équilibre extraordinaire. Ses couteaux étaient de poids et de longueurs différents, mais dans ses mains, cela n’avait pas d’importance. Elle se contentait de prendre la lame entre ses doigts, la soupesait, et la lançait sur sa cible. Sur ses cinq premiers lancers, un seul ne se planta pas dans l’arbre terrassé par la foudre qui lui servait de victime. Waylander trouva un caillou qui contenait de la craie, et s’en servit pour dessiner la silhouette d’un homme sur le tronc de l’arbre. Il tendit un couteau à Danyal et la retourna pour qu’elle ait l’arbre dans le dos, — Je veux, sans t’arrêter, que tu te retournes et que tu vises le cou, dit-il. Elle tourna sur ses talons et son bras jaillit. Le couteau alla se planter dans l’arbre, juste au-dessus de l’épaule droite de la silhouette. — Bon sang ! s’exclama-t-elle. Waylander sourit et récupéra le couteau. — J’ai dit de te retourner, pas de faire une pirouette. Tu étais toujours en mouvement quand tu as lancé ton couteau  – tu as été emportée par ton mouvement ; c’est pour cela que tu as manqué ta cible. Mais, néanmoins, c’était un bel effort. Le deuxième jour, il emprunta un arc et un carquois de flèches. Elle était moins douée avec cette arme, mais elle avait l’œil. Pendant un certain temps, Waylander la contempla, puis il lui fit retirer sa chemise. Il la saisit par les manches, alla derrière elle et attacha fermement la chemise autour de son corps, lui aplatissant les seins contre les côtes. — Ce n’est pas très confortable, protesta-t-elle. — Je sais. Mais en bandant l’arc, tu te tords le dos pour éviter que la corde ne frotte contre ton corps  – cela gêne ta visée. Mais l’idée ne fut pas couronnée de succès, aussi Waylander passa-t-il à l’épée. L’un des hommes de Durmast lui avait vendu un sabre à lame courbe, avec une poignée en ivoire et une garde filigranée. L’arme était bien équilibrée et suffisamment légère pour que Danyal puisse compenser son manque de force par la rapidité. — Souviens-toi toujours, lui dit-il alors qu’ils allaient s’asseoir après une heure d’entraînement, que la plupart des épées sont utilisées comme des hachoirs. Ton ennemi, la plupart du temps, sera droitier. Il lèvera son épée au-dessus de son épaule droite et l’abattra dans un mouvement de gauche à droite, en direction de ta tête. Mais la distance la plus courte entre deux points, c’est la ligne droite. Alors, coup d’estoc ! Neuf fois sur dix tu tueras ton adversaire. Dans l’ensemble, les hommes ne sont pas entraînés, ils hachent de manière frénétique ; il est facile de s’en débarrasser. Il prit deux bouts de bois qu’il avait taillés en forme d’épées et en tendit un à Danyal. — Viens, je vais jouer le rôle de ton adversaire. Le quatrième jour, il commença à lui enseigner les principes du combat à mains nues. — Rentre-toi cela bien dans le crâne : il faut penser ! Bride tes émotions et n’agis que d’après l’instinct que ton entraînement t’inspire. La rage ne sert à rien, donc ne fonce pas dans le tas. Pense ! Tes armes sont tes poings, tes doigts, tes pieds, tes épaules, ta tête. Tes cibles sont les yeux, la gorge, le ventre et l’aine. Ce sont les parties du corps où un coup bien placé mettra un ennemi hors de combat  – tu as un grand avantage pour ce genre de bagarre, tu es une femme. Tes ennemis s’attendront à ce que tu aies peur, que tu sois terrorisée... et que finalement, tu te rendes. Si tu restes calme, tu survivras  – et ils mourront. L’après-midi du cinquième jour, alors que Waylander et Danyal revenaient aux chariots, un groupe de guerriers nadirs arriva au galop, poussant des cris de joie et des acclamations. Waylander tira sur les rênes de son cheval en les voyant s’approcher. Il y avait près de deux cents guerriers, et ils étaient lourdement chargés, avec des couvertures, des marchandises à échanger, et des sacoches qui débordaient de pièces et de joyaux. C’était la première fois que Danyal voyait des guerriers nadirs, mais elle connaissait leur réputation de tueurs féroces. C’étaient des individus trapus et puissants, aux yeux bridés, au visage écrasé ; un grand nombre arboraient des plastrons laqués et des heaumes à bords fourrés ; la plupart avaient deux épées et toutes sortes de couteaux. Les Nadirs s’arrêtèrent et se répartirent en travers de la piste. Pendant ce temps, Waylander resta tranquillement en selle et essaya de deviner qui était leur chef. Au bout de plusieurs secondes d’un silence tendu, un guerrier d’âge mûr se détacha du groupe ; il avait les yeux sombres et le regard malveillant, un sourire cruel sur le visage. Ses yeux se posèrent sur Danyal et Waylander devina ses pensées. — Qui es-tu ? demanda le chef, en se penchant sur le pommeau de sa selle. — Je chevauche en compagnie d’Œil-de-Glace, déclara Waylander, utilisant le surnom nadir de Durmast. — C’est ce que tu dis. — Qui doute de mes paroles ? Les yeux sombres se fixèrent sur Waylander et le Nadir opina du chef. — Nous sommes venus pour les chariots d’Œil-de-Glace. Beaucoup de cadeaux. Vous avez des cadeaux ? — Un seul, dit Waylander. — Alors donne-le-moi. — C’est fait. Je t’ai fait cadeau de ta vie. — Qui es-tu pour me donner ce que je possède déjà ? — Je suis le Voleur d’Âmes. Le Nadir ne laissa transpirer aucune émotion. — Tu chevauches avec Œil-de-Glace ? — Oui. Nous sommes frères. — De sang ? — Non. D’épée. — Va en paix aujourd’hui, dit le Nadir. Mais souviens-toi, il y aura d’autres jours. Le chef nadir leva son bras, et le groupe partit au galop, contournant les deux cavaliers. — Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Danyal. — Qu’il ne voulait pas mourir, répondit Waylander. Il y a une leçon à tirer, si tu fais attention. — J’ai eu suffisamment de leçons pour une journée. Qu’est-ce qu’il voulait dire par beaucoup de cadeaux ? Waylander haussa les épaules. — Durmast a trahi les réfugiés. Il a pris leur argent pour les mener à Gulgothir, mais il avait déjà passé un marché avec les Nadirs. Les Nadirs vont donc voler les chariots et Durmast aura son pourcentage. Pour le moment, ils ont toujours leurs chariots, mais les Nadirs leur prendront même cela. Les survivants qui arriveront à Gulgothir seront des miséreux. — C’est méprisable. — Non. C’est ainsi que va le monde. Seuls les faibles s’enfuient... et maintenant, ils vont payer le prix de leur faiblesse. — Tu es insensible à ce point ? — J’en ai bien peur, Danyal. — C’est honteux. — Je suis d’accord avec toi. — Tu vas me rendre folle ! — Et tu es une femme très spéciale  – mais nous aurons le temps de penser à cela ce soir. Pour le moment, réponds à ma question sur le chef nadir : pourquoi nous a-t-il laissés vivre ? Danyal sourit : — Parce que tu l’as isolé de ses hommes et l’as menacé à titre individuel. Par tous les Dieux, mais quand cesseront ces leçons ? — Bien trop tôt, répondit Waylander. Chapitre 14 Danyal et Waylander firent l’amour à l’abri d’une cuvette, loin des chariots, et cette expérience troubla profondément Waylander. Il ne se rappelait ni de la pénétration, ni d’avoir vécu de la passion. Il avait juste ressenti le besoin d’être au côté de Danyal pour, d’une certaine façon, pouvoir absorber son corps dans le sien  – ou peut-être se perdre en elle, Et pour la première fois depuis des années, il avait cessé d’être conscient des mouvements autour de lui. Il s’était perdu dans l’acte d’amour. Maintenant qu’il était seul, la peur le secouait. Et si Cadoras les avait surpris ? Et si les Nadirs étaient revenus ? Et si la Confrérie... ? Et si ? Hewla avait raison. En ce moment, l’amour était son pire ennemi. — Tu te fais vieux, se dit-il. Vieux et fatigué. Il savait qu’il n’était plus aussi rapide ni aussi fort qu’avant. Ses cheveux blancs se multipliaient. Quelque part, dans l’immensité du monde, il y avait un tueur plus rapide que lui, plus fatal que le légendaire Waylander. Était-ce Cadoras ? Ou un membre de la confrérie ? Le drame qui avait failli arriver avec les Nadirs en était la preuve. Waylander n’avait survécu que grâce à son expérience et un coup de bluff, car avec Danyal à ses côtés, il ne voulait pas mourir. Sa grande force avait toujours été chez lui l’absence de peur, et aujourd’hui  – alors qu’il avait besoin de toutes ses capacités  – la peur était de retour. Il se frotta les yeux, conscient qu’il avait besoin de dormir, mais préférant ne pas céder au sommeil. Le Sommeil est l’ami de la Mort, disait la chanson. Mais cela faisait aussi du bien. La lassitude atténua la chaleur de ses muscles, et le rocher contre lequel il était assis lui sembla tout d’un coup doux et accueillant. Trop fatigué pour remonter ses couvertures, il reposa sa tête contre le rocher et s’endormit. En tombant dans le soleil, il vit le visage de Dardalion ; le prêtre l’appelait, mais il n’arrivait pas à entendre les mots. Durmast dormait derrière le wagon de tête quand le rêve le trouva. Un homme en armure d’argent apparut : un beau jeune homme, soigné, et fort. Durmast était en train de rêver à une femme aux cheveux noisette  – et à un enfant, bien robuste. Il repoussa l’image du guerrier, mais elle revenait sans cesse. — Qu’est-ce que tu me veux ? hurla le géant. Au même moment la femme et l’enfant devinrent troubles et disparurent. — Laisse-moi ! — Tes profits seront transformés en poussière si tu ne te réveilles pas, dit le guerrier. — Me réveiller ? Mais je suis réveillé. — Tu rêves. Tu te nommes Durmast et tu mènes les chariots vers Gulgothir. — Les chariots ? — Réveille-toi, bonhomme ! Les chasseurs de la nuit sont sur vous ! Le géant grogna et se tourna sur le côté. Finalement, il s’assit et s’érafla la tête contre le fond du chariot, ce qui lui fit pousser un juron. Il sortit de ses couvertures et s’étira  – le rêve était parti, mais un doute subsistait. Il prit une petit hache à double tranchant et marcha vers l’ouest. Danyal se réveilla en sursaut. Le rêve avait été très fort, et elle y avait vu Dardalion qui la suppliait d’aller chercher Waylander. Elle se faufila en dehors du chariot, se frayant un passage au milieu de la famille du boulanger. Elle tira son épée du fourreau et sauta pardessus le hayon. Durmast se retourna d’un bond à son approche. — Ne me refais jamais ça ! cracha-t-il. J’aurais pu te couper la tête. C’est alors qu’il remarqua l’épée. — Et où crois-tu aller avec ça ? — J’ai fait un rêve, répondit Danyal sans grande conviction. — Reste près de moi, lui ordonna-t-il, en s’écartant des chariots. La nuit était claire, mais des nuages passaient devant la lune et Durmast poussa de nouveau un juron, essayant à grand-peine de voir dans les ténèbres. Un faible mouvement sur sa gauche ! Il lança son bras, faisant tomber Danyal par terre. Des flèches sifflèrent à côté de lui au moment où il se jetait au sol. Puis une ombre noire fonça sur lui. Il remonta sa hache d’un grand coup, et elle se planta dans les côtes de l’attaquant, lui brisant les os. Il la retira d’un coup sec, dans une gerbe de sang. Danyal fit une roulade et se releva. Les nuages s’écartèrent pour révéler deux hommes en armure noire qui couraient vers elle, brandissant leurs épées. Elle plongea en avant, roula sur son épaule, et percuta les deux assaillants qui tombèrent la tête la première sur le sol. Danyal se releva instantanément et planta son sabre dans la nuque de l’un d’eux ; le deuxième homme se retourna et essaya de l’attraper, mais la hache de Durmast s’enfonça dans son dos. Il ouvrit de grands yeux, mais il mourut avant même de pouvoir pousser un cri. — Waylander ! hurla Durmast comme de nombreuses silhouettes sombres sortaient des arbres. Sous son rocher, Waylander s’étira. Il ouvrit les yeux d’un coup, mais son corps était engourdi par le sommeil profond dans lequel il était tombé. Au-dessus de lui se tenait un homme accroupi, une lame incurvée dans la main. — Tu vas mourir, fit l’homme, et Waylander ne pouvait pas bouger. Mais soudain, l’homme s’arrêta net et sa mâchoire s’ouvrit. Le sommeil quitta l’assassin et il frappa du tranchant de la main son assaillant, qui tomba à la renverse. Lorsqu’il fut au sol, Waylander s’aperçut que ce dernier avait une flèche plantée à la base du crâne. Waylander roula sur sa gauche et se releva d’un bond, un couteau dans chaque main. Déjà, une silhouette sombre sautait sur lui. Il bloqua le coup d’épée qui descendait vers lui avec la garde de son couteau gauche. Il baissa son épaule, et poignarda son agresseur dans le bas de l’aine ; l’homme se tortilla et tomba, arrachant au passage l’arme des mains de Waylander. Les nuages obstruèrent la lune et une fois de plus, Waylander se jeta au sol. Il roula sur plusieurs mètres et resta immobile. Il n’y avait plus de mouvements autour de lui. Pendant plusieurs minutes, il s’efforça d’écouter, fermant les yeux et calmant son esprit. Une fois assuré que ses attaquants avaient fui, Waylander se releva lentement. Les nuages passèrent... Waylander tourna sur lui-même et lança son bras. Le couteau au manche noir alla se planter dans l’épaule d’un archer accroupi. Waylander courut en avant tandis que l’homme se relevait difficilement, mais il réussit à faire un pas chassé et s’enfuit dans les ténèbres. À présent sans arme, Waylander mit un genou au sol et attendit. Un cri retentit dans la direction que venait de prendre le blessé. Puis une voix arriva jusqu’à l’assassin agenouillé. — Il va falloir que tu fasses plus attention, Waylander. Un objet sombre vola dans les airs et se planta avec un bruit sec derrière lui. C’était son couteau. — Pourquoi m’as-tu sauvé ? — Parce que tu es à moi, répondit Cadoras. — Je t’attendais. — Je l’espère. Durmast et Danyal arrivèrent en courant. — À qui parlais-tu ? demanda le géant. — Cadoras. Mais cela n’a pas d’importance  – retournons aux chariots. Ensemble, le trio repartit dans le sanctuaire relatif qu’était le campement. Là, Durmast raviva le feu qui mourait et nettoya le sang de sa hache. — C’est une sacrée bonne femme que tu as là, dit-il. Elle a tué trois de ces porcs ! Et tu m’as fait croire que ce n’était qu’une compagne de lit sans importance ! Tu es un rusé démon, Waylander. — C’étaient des guerriers de la Confrérie, fit l’assassin, ils ont utilisé une forme de sorcellerie pour me faire dormir. J’aurais dû m’en douter. — Dardalion t’a sauvé, déclara Danyal. Il m’est apparu dans un rêve. — Un guerrier en armure d’argent, avec des cheveux blonds ? demanda Durmast. Danyal acquiesça. — Il est venu me voir également. Tu as des amis puissants  – une diablesse et un sorcier. — Et un géant avec une hache de guerre, fit Danyal. — Ne confonds pas les affaires et l’amitié, grommela Durmast. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’ai du sommeil en retard. Le vieil homme, le regard fatigué, regardait les guerriers vagrians qui étaient assis devant ce qui avait un jour été le palais de Purdol. Leurs visages reflétaient l’arrogance née de la victoire, et il ne savait que trop comment ils le voyaient : vieux, fatigué et faible. Gan Degas retira son heaume et le posa sur la table. Kaem au visage de pierre était assis en face de lui. — Si je comprends bien, vous êtes prêts à vous rendre, déclara Kaem. — Oui. Mais sous certaines conditions. — Quelles sont-elles ? — On ne doit pas faire de mal à mes hommes  – il faut les libérer afin qu’ils retournent dans leurs foyers. — Accordé... une fois qu’ils auront déposé les armes et que la forteresse sera à nous. — Beaucoup d’habitants ont quitté la forteresse ; il faut qu’eux aussi soient libres et qu’ils puissent récupérer les maisons que vos hommes leur ont volées. — Détail insignifiant de bureaucratie, dit Kaem. Cela ne nous posera aucun problème. — Quelle garantie pouvez-vous me donner ? demanda Degas. Kaem sourit. — Qu’est-ce qu’un homme peut offrir comme garantie ? Vous avez ma parole  – cela devrait suffire entre généraux. Si ça ne l’est pas, alors vous n’avez qu’à laisser les portes fermées et continuer le combat. Degas baissa les yeux. — Très bien. Alors, j’ai votre parole ? — Bien sûr, Degas. — Les portes seront ouvertes à l’aube. Le vieux guerrier fit un effort pour se relever et se prépara à partir. — N’oubliez pas votre heaume, dit Kaem d’un ton moqueur. L’écho du rire résonna dans le. couloir, alors qu’on menait Degas hors de la salle, encadré par deux hommes en cape noire. Il marcha à l’air libre, le long des entrepôts, jusqu’à la porte est. Là, on descendit une corde depuis la tour de garde ; Degas passa son poignet autour de celle-ci, et on le remonta dans la forteresse. Pendant ce temps, au palais, Kaem fit taire ses officiers et se tourna vers Dalnor. — Il y a près de quatre mille hommes dans la forteresse. Cela va demander de l’organisation pour les tuer tous  – je ne veux pas d’une montagne de cadavres en décomposition qui risquerait de provoquer une épidémie de peste. Je suggère de séparer les prisonniers en vingt groupes, et de les amener jusqu’au port l’un après l’autre. Il y a une douzaine d’entrepôts vides. Tuez-les là, et jetez leurs corps dans des bateaux à grains. On pourra jeter les cadavres en mer. — À vos ordres, mon général. Cela va prendre du temps. — Nous avons le temps. Nous laisserons un millier d’hommes ici pour s’occuper de la forteresse et nous pourrons avancer vers l’ouest, vers Skultik. La guerre est presque finie, Dalnor. — Tout à fait  – grâce à vous, mon général. Kaem se tourna vers un officier à la barbe noire, sur sa droite. — Quelles nouvelles de Waylander ? — Il est toujours vivant, seigneur Kaem. La nuit dernière, lui et ses amis ont repoussé une attaque de mes Frères. Mais d’autres sont en chemin. — Je dois avoir l’Armure. — Vous l’aurez, mon général. L’Empereur a chargé Cadoras de chasser Waylander. Et vingt de mes frères se rapprochent de lui. Ajouté à cela, nous avons reçu des nouvelles du voleur Durmast ; il demande vingt mille pièces d’argent pour l’Armure. — Bien sûr, vous avez accepté ? — Non, mon général, nous avons marchandé à quinze mille. Il se serait méfié si nous avions accepté sa demande sans discuter. Maintenant, nous avons sa confiance. — Méfiez-vous de Durmast, le prévint Kaem. C’est un lion solitaire  – il trahirait n’importe qui. — Plusieurs de ses hommes sont à notre service, mon seigneur ; nous avons anticipé toutes les éventualités. L’Armure est à nous. Waylander est à nous  – tout comme les Drenaïs. — Tu as trop confiance en toi, Nemodes, prends garde. Ne vends pas les dents du lion avant d’avoir vu les mouches sur sa langue. — Mais, mon général, l’issue ne fait plus aucun doute ? — Dans le temps, j’avais un cheval de course, le plus rapide que j’aie jamais eu. Je ne pouvais pas perdre et j’ai parié une fortune sur lui. Juste avant le départ, une abeille l’a piqué à l’œil. L’issue est toujours douteuse. — Pourtant vous avez dit que la guerre était presque finie, protesta Nemodes. — C’est vrai. Et tant qu’elle ne l’est pas, nous resterons sur nos gardes. — Bien, mon général. — Il y a trois hommes qui doivent mourir. Karnak est l’un d’entre eux. Egel est le second. Mais plus que tout, c’est la tête de Waylander que je veux voir au bout d’une pique. — Pourquoi Karnak ? demanda Dalnor. Une bataille n’est pas suffisante pour penser qu’il est dangereux. — Parce qu’il est téméraire et ambitieux. Nous ne pouvons jamais rien planifier avec lui, répondit Kaem. — Il y a des hommes qui sont de bons bretteurs, des archers ou des stratèges. D’autres, également bénis par les Dieux, maîtrisent tout ce qu’ils touchent. Karnak en fait partie  – je n’arrive pas à lire en lui et cela me dérange. — On dit qu’il est à Skarta, sous les ordres d’Egel, déclara Dalnor. Nous l’aurons bientôt. — Peut-être, fit Kaem, d’un ton sceptique. Kaem fit des efforts pour contrôler sa nervosité. Il était à la tête de la Seconde Légion, à l’ombre des portes est. L’aube était déjà vieille de quelques minutes, et pourtant il n’y avait pas d’activité de l’autre côté des portes. Dans son armure intégrale, rouge et bronze, il était conscient du regard hostile des archers sur les remparts de la tour de garde. Des gouttes de sueur coulaient entre ses omoplates. Dalnor était à ses côtés, flanqué d’épéistes : les guerriers aux yeux sombres de la Première Élite, la plus dangereuse section de combat de la Seconde Légion des Chiens du Chaos. Le son de cordes qu’on tirait et le grognement de roues à rochet rouillées mirent fin à l’angoisse de Kaem  – derrière les portes de chêne et de fer, on soulevait les barres de soutien en bronze. Quelques minutes passèrent et les portes s’ouvrirent dans un craquement. Un doucereux sentiment de triomphe monta chez Kaem, mais il le ravala, furieux de l’intensité de son émotion. Derrière lui, les hommes commençaient à s’agiter, anxieux d’en finir avec ce long siège et de pouvoir enfin rentrer dans cette maudite forteresse. Les portes s’ouvrirent en grand. Kaem marcha dans l’ombre de la herse, et sortit au soleil dans la cour... Et il s’arrêta si soudainement que Dalnor lui rentra dedans ; son heaume lui tomba sur les yeux et il dut le relever. La cour était remplie d’hommes en armes, l’épée tirée. Au centre, appuyé sur une hache de guerre à deux lames, se tenait un géant habillé comme un barbare. Le guerrier tendit sa hache à un compagnon et s’avança. — Qui est ce gros clown ? murmura Dalnor. — Tais-toi ! ordonna Kaem, dont le cerveau travaillait à toute allure. — Bienvenue à Dros Purdol, fit l’homme, tout sourire. — Qui êtes-vous, et où est Gan Degas ? — Le Gan se repose. Il m’a demandé de discuter avec vous des termes de votre reddition. — Qu’est-ce que c’est que cette absurdité ? — Absurdité, mon cher général ? Mais que voulez-vous dire ? — Gan Degas a accepté de se rendre aujourd’hui, une fois que ses conditions auraient été remplies. Kaem se lécha nerveusement les lèvres, car le grand guerrier le toisait en souriant. — Ah, les conditions, dit ce dernier. Je crois qu’il y a eu un quiproquo. Quand Gan Degas a demandé à ce que ses hommes aient la vie sauve, il ne voulait pas dire qu’il fallait les diviser en vingt groupes pour les emmener aux entrepôts du port afin de les tuer. L’homme plissa les yeux, et tout humour disparut de son sourire. — Je vous ai ouvert les portes, Kaem, pour que vous puissiez me voir. Me connaître... Me comprendre. Nous ne nous rendrons pas. J’ai amené trois mille hommes avec moi, mentit Karnak, et je commande cette forteresse. — Qui êtes-vous ? — Karnak. Souvenez-vous bien de ce nom, Vagrian, car il signifie votre mort. — Vous faites beaucoup de bruit, Karnak, mais peu d’hommes ont peur d’un chien qui jappe. — C’est vrai, mais tu as peur de moi, petit homme, déclara calmement Karnak. Bien  – tu as vingt secondes pour faire partir tes hommes. Après, l’air sera lourd de flèches et de mort. Pars ! Kaem fit demi-tour sur ses talons et se retrouva face à plusieurs centaines de guerriers  – la crème de son armée  – et l’humiliation qu’il ressentit fut aussi violente qu’un coup de poing. Il était à l’intérieur de la forteresse, avec les portes ouvertes, pourtant il ne pouvait pas donner l’ordre d’attaquer car chaque archer avait son arc bandé et pointé sur lui. Et pour s’en sortir  – et il devait s’en sortir  – il lui fallait ordonner la retraite. Sa cote allait baisser parmi ses hommes et le moral allait s’en ressentir fortement. Il se retourna d’un coup, le visage pourpre de colère. — Savoure cet instant, Drenaï ! À partir de maintenant, tu ne risques plus de connaître beaucoup de moments comme celui-là. — Quinze secondes, répondit Karnak. — En arrière ! hurla Kaem. Repassez les portes. Le son moqueur du rire poursuivit le général vagrian alors qu’il se frayait un chemin parmi ses troupes. — Fermez les portes, cria Karnak, et tenez-vous prêts pour ces fils de putes ! Gellan rejoignit Karnak. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’entrepôts où les hommes se seraient fait tuer ? — Dardalion m’a dit que c’était leur plan. Kaem avait promis à Degas qu’aucun mal ne serait fait aux hommes ; c’était un mensonge, tout à fait le genre de Kaem, mais Degas était trop fatigué pour s’en apercevoir. — À propos de fatigue, dit Gellan, vu que nous avons passé près de dix heures à creuser dans le rocher, sous les donjons, j’avoue que je me sens un peu las moi aussi. Karnak lui mit une grande claque entre les épaules. — Tes hommes ont bien travaillé, Gellan. Les Dieux seuls savent ce qui aurait pu se passer si nous étions arrivés une heure plus tard. Enfin, cela fait du bien de savoir que pour une fois, nous avons la chance de notre côté, hein ? — La chance, mon général ? Nous avons creusé sous une forteresse assiégée et rendu furieux le plus dangereux général de ce continent. Où se trouve la chance, dans tout ça ? Karnak gloussa. — C’était le plus dangereux général de ce continent, mais aujourd’hui il a souffert. Il a été humilié. Et cela ne va pas l’aider ; au contraire, cela va déchirer un peu son manteau d’invincibilité. Jonat arpentait le mur, hurlant des ordres aux cinquante hommes sous son commandement. Ils s’étaient déshonorés ce matin, en cédant à la panique lorsque les Vagrians avaient investi le mur derrière la tour de garde. Jonat s’était élancé avec dix épéistes pour colmater la brèche. Par miracle, le svelte cavalier de la Légion à la barbe noire n’avait pas été blessé, mais six de ses camarades avaient trouvé la mort à ses côtés. Karnak avait vu le danger et s’était précipité à l’aide de Jonat, faisant tourner sa grande hache de guerre à double lame au-dessus de lui, suivi par une centaine de guerriers. La bataille près de la tour de garde avait été brève et sanglante. Lorsqu’elle avait touché à sa fin, la section des hommes de Jonat était revenue prendre part au combat. À présent, alors que le soleil se couchait dans une mer de feu, Jonat leur lançait des mots cinglants. Au-delà de sa colère, le grand guerrier savait pourquoi ils s’étaient enfuis et il le comprenait. La moitié des hommes de la Légion étaient des guerriers, mais l’autre moitié étaient des conscrits, fermiers ou marchands. Les guerriers ne faisaient pas confiance aux fermiers pour défendre leur position, et les fermiers, eux, au milieu de cet enfer d’acier qui s’entrechoquait et des hurlements frénétiques, étaient complètement perdus. Mais pire que tout, c’étaient les guerriers qui s’étaient enfuis. — Regardez autour de vous, cria Jonat, conscient que d’autres soldats regardaient la scène. Qu’est-ce que vous voyez ? Une forteresse de pierre ? Ce n’est pas ce que cela semble être : nous sommes dans un château de sable attaqué par une mer en furie. Il ne pourra résister que si les grains de sable restent collés les uns aux autres. Est-ce que vous comprenez, bande d’abrutis ? Aujourd’hui vous vous êtes enfuis de terreur en voyant les Vagrians faire une brèche dans le mur. Si nous ne l’avions pas reprise très vite, ils se seraient répandus dans la cour derrière les portes, et la forteresse serait devenue une gigantesque tombe.  » Est-ce que vous pouvez vous faire rentrer dans le crâne qu’il n’y a nulle part où fuir ?  » Six hommes sont morts à mes côtés aujourd’hui. Des hommes bons  – meilleurs que vous. Demain, lorsque vous viendra l’envie de fuir, pensez à eux. L’un des hommes, un jeune marchand, renifla et cracha par terre. — Je n’ai pas demandé à être ici, dit-il amèrement. — Tu as parlé, poule mouillée ? siffla Jonat. — Tu m’as entendu. — Oui, je t’ai entendu. Et je t’ai vu aujourd’hui, fuyant le mur avec le feu au derrière. — J’essayais de rattraper les soldats de ta Légion, cracha l’homme. Ils menaient la retraite. Un murmure de colère accueillit ses paroles, mais fut rapidement réduit au silence, car un homme de grande taille arrivait sur les remparts. Il plaça une main sur l’épaule de Jonat et lui fit un sourire d’excuse. — Puis-je dire quelques mots, Jonat ? — Bien sûr, monsieur. L’officier descendit au milieu des hommes, s’accroupit, et retira son heaume. Ses yeux gris-bleu témoignaient de la fatigue due à six jours et six nuits de lutte acharnée. Il les frotta avec lassitude, puis regarda le jeune marchand. — Comment t’appelles-tu, l’ami ? — Andric, répondit l’homme d’un air soupçonneux. — Je suis Gellan. Ce qu’a dit Jonat à propos du château de sable est une vérité dont il faut se souvenir, d’autant plus que l’image était bien trouvée. Chacun de vous ici est vital. La panique est une épidémie qui peut faire changer le cours de la bataille, le courage également. Quand Jonat a mené cette contre-offensive suicidaire avec seulement dix hommes, vous avez tous réagi immédiatement. Vous êtes revenus  – et je pense que vous en êtes sortis grandis et plus forts. Derrière ces murs, il y a un ennemi qui est le mal incarné, qui s’est tracé un chemin tel un boucher à travers l’Empire drenaï, tuant hommes, femmes et enfants. C’est un animal atteint de la rage. Mais il n’ira pas plus loin, car Dros Purdol est la laisse sur le cou de ce chien enragé, et Egel sera la lance qui le détruira. Je ne suis pas doué pour les discours, comme Jonat ici pourra en témoigner, mais je voudrais que nous soyons tous frères, car nous sommes tous drenaïs, et, en vérité, nous sommes le dernier espoir de notre race. Si nous ne pouvons pas rester soudés sur ces murs, alors nous ne méritons pas de survivre.  » Regardez autour de vous et dès que vous voyez un visage que vous ne connaissez pas, allez lui demander son nom. Il reste quelques heures avant la prochaine attaque. Profitez-en pour connaître vos frères. Gellan se releva, remit son heaume et s’en alla dans les ténèbres, suivit de Jonat. — Voilà ce que j’appelle un gentleman, fit Vanek, en s’adossant au mur et en défaisant son heaume. C’était l’un des dix à s’être battus avec Jonat, et lui aussi s’en était sorti sans une égratignure. En revanche, son heaume avait été cabossé à deux endroits, ce qui lui donnait une drôle de tête. — Écoutez bien ce qu’il a dit  – et suivez ses conseils comme s’ils étaient gravés sur des tablettes d’argile. Pour ceux d’entre vous, « frères », qui ne me connaîtraient pas, je suis Vanek. J’ai plutôt une veine de cocu, alors avis à ceux qui voudraient se tenir à mes côtés. Ceux qui voudront s’enfuir demain pourront toujours se planquer derrière moi, parce qu’il est hors de question que je me tape à nouveau ces deux discours. — Tu penses vraiment que l’on peut défendre la forteresse, Vanek ? demanda Andric, en venant s’asseoir à côté de lui. Des bateaux arrivent tous les jours de Vagria, et à présent ils construisent même une tour de siège. — Ça les occupe, répondit Vanek. Et les hommes, d’où viennent-ils, d’après vous ? Plus on en affronte ici, et moins il y en a ailleurs. En résumé, frère Andric, nous les faisons mariner comme du pus dans un abcès. Tu penses que Karnak serait venu ici s’il avait pensé perdre, ne serait-ce qu’une seconde ? Ce type est un foutu politicien. Purdol, c’est un piédestal pour la gloire. — C’est pas très juste, dit un soldat aux joues creuses et aux orbites profondes. — Peut-être bien, frère Dagon, mais je le dis comme je le pense. Maintenant, attention, ne te méprends pas  – je respecte l’homme, je voterais même pour lui. Mais il n’est pas comme nous ; il porte le sceau de la grandeur sur son front, et c’est lui qui l’y a mis, si tu vois ce que je veux dire. — Non, répondit Dagon. Moi, tout ce que je vois, c’est que c’est un grand guerrier et qu’il se bat pour les Drenaïs, tout comme moi. — Alors très bien, fit Vanek en souriant. Nous sommes tous les deux d’accord que c’est un grand guerrier, et entre frères, on ne va pas se disputer. Au-dessus d’eux, dans la tour de garde, Karnak, Dundas et Gellan étaient assis sous les étoiles pour écouter la conversation. Karnak fit un large sourire et indiqua à Gellan de se diriger de l’autre côté des remparts, afin qu’on n’entende pas leur conversation. — C’est un homme intelligent, ce Vanek, fit doucement Karnak, les yeux fixés sur le visage de Gellan. Gellan sourit à son tour. — N’est-ce pas, monsieur. Sauf avec les femmes ! — Il n’y a pas un homme au monde qui sache s’y prendre avec les femmes, avoua Karnak. Et je suis bien placé pour le savoir  – j’ai été marié trois fois et n’ai jamais rien appris. — Vanek vous préoccupe, monsieur ? Les yeux de Karnak se rétrécirent, mais ils ne perdirent rien de leur bonne humeur. — Et si c’était le cas ? — Si c’était le cas, je ne vous suivrais plus. — Bien dit. J’aime les hommes qui ont des convictions. Est-ce que tu partages son point de vue ? — Bien sûr, mais vous aussi. Il n’y pas de héros comme le chantent les poètes. Chaque homme a ses propres raisons pour accepter de mourir, et la plupart de ces raisons sont égoïstes  – comme protéger sa femme, sa maison ou sa vie. Vous avez des rêves plus grands que le commun des mortels, général ; il n’y a rien de mal à cela. — Je suis content que tu le penses, dit Karnak, une pointe d’ironie dans la voix. — Si vous ne voulez pas entendre la vérité, monsieur, faites-le-moi savoir. Je sais mentir aussi bien que n’importe qui. — La vérité est une arme dangereuse, Gellan. Pour certains, elle est aussi savoureuse qu’un bon vin, pour d’autres c’est un poison, et pourtant c’est la même chose. Va te reposer  – tu as l’air épuisé, mon gars. — Qu’est-ce qu’il voulait dire ? demanda Dundas alors que Gellan disparaissait dans l’escalier sombre, faiblement éclairé par des torches. Karnak haussa les épaules et marcha le long des remparts, observant les feux des camps de l’armée vagrianne autour du port. Deux navires glissaient sur une mer de jais, en direction du port. Les ponts étaient couverts d’hommes. — Gellan m’inquiète, dit Karnak. — Comment ça ? C’est un bon officier  – vous me l’avez dit vous-même. — Il est trop proche de ses hommes. Il croit être cynique, mais c’est un romantique  – il se cherche des héros dans un monde qui n’en a pas l’usage. Qu’est-ce qui peut bien rendre un homme ainsi ? — Les hommes pensent que vous êtes un héros, monsieur. — Mais Gellan ne veut pas d’un héros de pacotille, Dundas. Comment Vanek m’a-t-il appelé, déjà ? Un foutu politicien ? Est-ce un crime de vouloir que son pays soit fort, que des armées ennemies ne puissent l’envahir ? — Non, monsieur, mais vous n’êtes pas un héros de pacotille. Vous êtes un héros qui prétend ne pas l’être. Mais Karnak ne semblait pas l’avoir écouté. Il continuait de fixer le port, où trois navires fantomatiques approchaient de la jetée. Dardalion toucha le front du soldat blessé et l’homme ferma les yeux ; tous les signes de souffrance disparurent de son visage. Il était jeune et n’avait pas encore eu besoin de se raser. Pourtant, son bras droit ne tenait plus que par un tendon, et son estomac déchiré était maintenu par une grosse ceinture en cuir. Il n’y a plus d’espoir pour celui-ci, lui communiqua mentalement Astila. Je sais, répondit Dardalion. Il dort à présent... du sommeil de la mort. L’hôpital de campagne était plein de lits, de paillasses et de brancards. Plusieurs femmes se déplaçaient entre les blessés  – changeant les bandages, épongeant leur front, leur parlant d’une voix emplie de compassion. Karnak avait demandé aux femmes d’aider, par leur présence, les hommes au-delà de toute aide chirurgicale. Aucun homme ne souhaitait paraître faible devant une femme, aussi les blessés serrèrent-ils les dents et mentirent sur la gravité de leurs blessures. Le chirurgien en chef  – un homme légèrement élancé nommé Evris  – s’approcha de Dardalion. Les deux s’étaient pris d’une amitié immédiate, et le chirurgien avait été soulagé lorsque les prêtres l’avaient délesté d’une partie de son travail. — Nous avons besoin de plus de place, déclara Evris, s’essuyant les sourcils avec un morceau de tissu couvert de sang. — Il fait trop chaud ici, dit Dardalion. Je peux sentir la maladie dans l’air. — Ce que tu sens, ce sont les corps en dessous de nous. Gan Degas n’avait pas d’autres endroits où les mettre. — On doit les brûler. — Je suis d’accord, mais cela risque de nuire au moral. Voir ses amis se faire tailler en pièces est une chose, les voir jetés sur un bûcher en est une autre. — J’irai parler à Karnak. — Aucun signe de Gan Degas ? demanda Evris. — Non. Cela fait même plusieurs jours. — C’est un homme orgueilleux. — Comme la majorité des guerriers. Sans cette fierté, il n’y aurait pas de guerres. — Karnak a employé des mots très durs avec lui  – il l’a traité de traître et de défaitiste. Cela n’a jamais été le cas. Il n’y a jamais eu d’homme plus fort ni plus courageux. Degas essayait de faire ce qui était le mieux pour ses hommes, et s’il avait su qu’Egel se battait toujours, il n’aurait jamais pensé à se rendre. — Qu’est-ce que tu attends de moi, Evris ? — Que tu parles à Karnak  – persuade-le de s’excuser, qu’il épargne les sentiments d’un vieillard. Cela ne coûterait rien à Karnak, mais cela empêcherait Degas de céder au désespoir. — Tu es un homme de bien, chirurgien, pour penser à cela alors que tu es épuisé par ton travail avec les blessés. Je ferai comme tu le souhaites, — Et après va te coucher. Tu as l’air d’avoir pris dix ans depuis que tu es arrivé, il y a six jours. — C’est parce que nous travaillons le jour et gardons la forteresse la nuit. Mais une fois de plus, tu as raison. Il serait arrogant de ma part de croire que je pourrai continuer comme cela encore longtemps. Je me reposerai bientôt, c’est promis. Dardalion quitta la salle et se rendit dans une petite pièce attenante où il retira son tablier maculé de sang. Il versa de l’eau qui se trouvait dans un seau en bois dans un bol en émail et se lava rapidement ; puis, il s’habilla. Il commença d’enfiler son plastron, mais au moment de l’attacher, le poids l’accabla et il préféra laisser son armure sur sa paillasse. Il partit dans un couloir où il faisait frais. En atteignant les portes ouvertes qui donnaient sur la cour, les bruits de la bataille l’assaillirent  – des épées qui s’entrechoquaient, des cris bestiaux, des ordres qu’on criait, les plaintes des mourants. Lentement, il gravit le vieil escalier de pierre qui menait dans la forteresse, laissant l’horrible clameur de la bataille derrière lui. Les appartements de Degas se trouvaient en haut de la forteresse, et lorsque Dardalion arriva devant les portes, il cogna et attendit. Aucune réponse ne vint. Il ouvrit les portes et pénétra dans la pièce. La chambre principale était propre, et meublée de façon Spartiate ; il n’y avait qu’une table en bois sculptée et sept chaises. Des tapis avaient été disposés devant la grande cheminée et il y avait une petite commode devant la fenêtre. Dardalion prit une profonde inspiration et alla jusqu’à la commode. À l’intérieur, se trouvaient quarante ans de médailles gagnées lors de campagnes, et des souvenirs  – un bouclier sculpté qu’on avait offert au Dun Degas pour une célèbre charge de cavalerie, une dague en or, un long sabre en argent avec les mots POUR LE SEUL ET UNIQUE gravés à l’acide sur la lame. Dardalion ouvrit les tiroirs et dans ceux du bas, il trouva les journaux de Degas, un par année passée dans l’armée. Dardalion les ouvrit au hasard. L’écriture était parfaitement ronde et indiquait une main disciplinée. Les mots, quant à eux, rendaient compte d’un état d’esprit militaire. Un paragraphe datant d’une dizaine d’années relatait : Une razzia sathulie a eu lieu à la périphérie de Skarta le onze du mois. Deux groupes de cinquante ont été dépêchés pour les annihiler. Albard dirigeait le premier, et moi le second. Mon groupe les a pris au piège sur les flancs montagneux derrière Ekarlas. Une charge frontale aurait été hasardeuse, car ils étaient protégés par des rochers. Ai divisé notre force en trois sections, et nous les avons encerclés, les délogeant avec des tirs de flèches. Ils ont tenté une sortie à la tombée de la nuit, mais j’avais déjà déployé les hommes d’Albar dans le défilé en contrebas et tous les pillards ont été tués. Ai le regret de rapporter la mort de deux hommes, Esdric et Garlan, deux très bons cavaliers. Dix-huit pillards ont trouvé la mort. Dardalion replaça délicatement le journal, et chercha le plus récent. L’écriture était plus tremblante : Nous entrons dans le deuxième mois de siège et je ne vois aucune chance de victoire. Je n’arrive plus à dormir comme avant. Des rêves. Des cauchemars hantent mes heures de sommeil. Et puis : Ils meurent par centaines, Je commence à avoir d’étranges visions. Je me vois voler dans le ciel nocturne, et je peux voir Drenaï sous moi. Tout est couvert de cadavres. Niallad est mort. Egel est mort. Le monde est mort, et il n’y a plus que nous pour imiter le monde des fantômes. Dix jours plus tôt, Degas avait écrit : Mon fils Elnar est mort aujourd’hui, en défendant la tour de garde. Il avait vingt-six ans, et il était fort comme un taureau, mais une flèche l’a abattu et il est tombé de l’autre côté des remparts, chez l’ennemi. C’était un homme bon, et sa mère, que son âme repose en paix, aurait été fière de lui. Je suis maintenant persuadé que nous sommes seuls face aux Vagrians. Je ne tiendrai plus longtemps. Kaem a juré de crucifier tous les hommes, les femmes et les enfants de Purdol si nous ne nous rendions pas. Et les rêves sont revenus, une fois de plus, comme des démons qui chuchotent dans ma tête. Cela devient de plus en plus difficile de penser clairement. Dardalion tourna quelques pages. Karnak est arrivé aujourd’hui avec un millier d’hommes. Mon cœur s’est enflammé quand il m’a dit qu’Egel se battait toujours. C’est là que je me suis rendu compte que j’avais failli trahir tout ce que j’avais juré de protéger, toute ma vie. Kaem aurait tué mes hommes, et Drenaï aurait été condamné. Ce sont des mots très durs que j’ai entendus dans la bouche du jeune Karnak, mais je les avais mérités. J’ai échoué. Et la dernière page : Les rêves sont partis et enfin je suis en paix. Je réalise aujourd’hui que durant toute ma vie d’homme marié, je n’ai jamais parlé d’amour à Rida. Je n’ai jamais baisé sa main, comme le font les courtisans, ni jamais apporté de fleurs. Que c’est étrange. Et pourtant, tout le monde sait que je l’aimais, car je parlais d’elle tout le temps. Une fois, je lui ai même sculpté une chaise avec des fleurs. Cela m’avait pris un mois. Elle avait adoré la chaise. Je l’ai toujours. Dardalion ferma le livre et s’assit sur la chaise, baissant les yeux sur le bois qui avait été poli avec amour. C’était, le travail d’un artiste. Il se releva et alla dans la chambre à coucher. Degas était étendu dans les draps maculés de sang, le couteau à la main. Ses yeux étaient toujours ouverts, aussi Dardalion les ferma-t-il délicatement avant de couvrir le visage du vieil homme avec un des draps. — Dieu de Toute Chose, dit Dardalion, mène cet homme à bon port. Chapitre 15 Cadoras regarda Waylander sur son cheval s’éloigner des chariots. Il se dirigeait au nord, vers une chaîne de montagnes basses. Le chasseur était allongé sur le ventre, son menton posé sur ses doigts repliés ; il avait attaché son cheval derrière lui, sur le versant le plus éloigné de la colline. Il redescendit prudemment du sommet, et marcha lentement vers son hongre au pelage gris. Il défit l’épais rouleau en toile qu’il portait derrière sa selle et l’ouvrit sur le sol. À l’intérieur de l’enveloppe en canevas se trouvait une panoplie d’armes, allant de l’arbalète en pièces détachées au jeu de couteaux de lancer avec des manches en ivoire. Cadoras assembla son arbalète et sélectionna dix carreaux qu’il plaça dans un carquois en daim fixé à sa ceinture. Puis, minutieusement, il glissa deux couteaux de lancer dans ses cuissardes de cavalier, et deux autres dans leurs étuis, sur ses hanches. Son épée était nouée à sa selle, ainsi qu’un arc de cavalerie vagrian, plaqué d’or ; le carquois de l’arc était également fixé au cuir de la selle. Une fois équipé de pied en cap, Cadoras remit le rouleau à sa place et l’attacha. Puis, il sortit de la viande séchée de ses sacoches et s’assit sur l’herbe en contemplant le ciel. Il regarda les nuages en provenance de l’est, qui s’amoncelaient. Le temps de la mise à mort était venu. La chasse n’avait pas été très amusante. Il aurait pu tuer Waylander à une dizaine de reprises  – mais il fallait être deux pour jouer, et jusque-là, Waylander avait refusé de participer. Au début, cela avait irrité Cadoras, un peu comme si sa victime le prenait de haut. Mais au fur et à mesure que les jours avançaient, il avait compris que Waylander n’était juste pas intéressé. Et c’était pour cela que Cadoras n’avait pas tiré la flèche fatale. Il voulait savoir pourquoi. Il mourait d’envie de chevaucher jusqu’aux chariots, de s’asseoir au côté de Waylander et de lui poser la question directement... Cela faisait plus de dix ans que Cadoras chassait, et il connaissait mieux son métier que n’importe quel être humain vivant. Dans le plus dangereux des jeux, il était passé maître  – il comprenait toutes ses facettes, chaque règle de fer : le chasseur traquait, la proie s’enfuyait ou s’échappait, ou alors elle faisait face et attaquait. Mais jamais elle n’ignorait le chasseur. Pourquoi ? Cadoras avait prévu que Waylander le prenne en chasse à son tour, il avait même disposé des pièges tout autour de son campement. Chaque nuit, il s’était caché dans les arbres, l’arc tendu, en laissant ses couvertures près du feu, dissimulant en fait des rochers et des branches. Aujourd’hui, la question arrêterait de le brûler. Il tuerait Waylander et rentrerait à la maison. La maison ? De grands murs et des pièces sans âme, des messagers aux yeux glacés qui lui faisaient des ponts d’or pour aller tuer quelqu’un. Une tombe avec des fenêtres. — Sois maudit, Waylander ! Pourquoi est-ce que tu me facilites la tâche ? — C’était ma seule défense, répondit Waylander. Cadoras fit un bond sur lui-même, en sentant une épée contre son dos. Il s’arrêta net et se détendit, sa main droite progressant imperceptiblement vers les couteaux cachés dans ses bottes. — Ne fais pas l’idiot, dit Waylander. Je pourrais t’ouvrir la gorge avant même que tu clignes des yeux. — Et maintenant, Waylander ? — Je ne sais pas encore. — J’aurais mieux fait de te tuer. — Oui, mais la vie est une longue suite de « j’aurais mieux fait ». Enlève tes bottes... doucement. Cadoras obéit. — Et maintenant, ta ceinture et ta veste. Waylander enleva les armes et les lança loin dans l’herbe. — Tu avais prévu cela ? demanda Cadoras en s’asseyant, appuyé sur les coudes. Waylander acquiesça et rengaina son épée pour s’asseoir à moins de trois mètres du chasseur. — Tu veux de la viande séchée ? s’enquit Cadoras. Waylander secoua la tête et sortit un couteau de lancer, puis il le fit sauter dans sa main. — Avant que tu me tues, je peux te poser une question ? — Bien sûr. — Comment as-tu su que j’attendrais aussi longtemps ? — Je ne le savais pas, je l’espérais. Toi mieux que personne devrais savoir que le chasseur a tous les avantages pour lui. Personne n’échappe à un assassin, qu’il soit roi ou paysan. Mais tu voulais prouver quelque chose, Cadoras  – et ce faisant, tu es devenu une proie facile. — Je n’avais rien à prouver. — Vraiment ? Même pas à toi-même ? — Comme quoi ? — Que tu étais le meilleur, le plus grand des chasseurs ? Cadoras s’allongea et regarda le ciel. — L’orgueil, dit-il. La vanité. Elle nous rend stupides. — Nous sommes stupides de toute façon  – sinon nous serions fermiers et nous regarderions grandir nos fils. Cadoras roula sur une épaule et sourit. — C’est pour cela que tu as décidé de devenir un héros ? — Peut-être, admit Waylander. — Cela paie bien ? — Je ne sais pas. Ça ne fait pas longtemps que j’en suis un. — Tu sais que la Confrérie reviendra ? — Oui. — Tu ne peux pas t’en sortir. — Je le sais aussi. — Alors pourquoi le fais-tu ? Je t’ai vu avec la femme  – pourquoi ne l’emmènes-tu pas à Gulgothir et ensuite vers l’est, en Ventria ? — Tu crois que je serais à l’abri, là-bas ? Cadoras secoua la tête. — Tu n’as pas tort. Mais au moins, tu aurais une chance  – dans cette quête tu n’en as aucune. — Ta sollicitude me touche. — Tu n’es pas obligé de me croire, mais elle est réelle. Je te respecte, Waylander, mais je suis désolé pour toi. Tu es condamné... et de ton propre fait. — Pourquoi, de mon fait ? — Parce que tes talents sont maintenant entravés. Je ne sais pas ce qui t’est arrivé, mais tu n’es plus Waylander l’Assassin. Si tu l’étais, je serais déjà mort. L’Assassin n’aurait pas pris le temps de cette discussion. — Je n’ai rien à redire à ça, mais le Cadoras de la grande époque n’aurait pas attendu avant de tirer sa flèche. — Peut-être qu’on se fait vieux, tous les deux. — Prends tes armes et va-t’en, dit Waylander en rengainant son couteau et en se levant avec souplesse. — Je ne t’ai fait aucune promesse, déclara Cadoras. Pourquoi fais-tu ça ? — Prends ton cheval et va-t’en. — Pourquoi ne pas me donner ton couteau et me tendre ta gorge ? cracha Cadoras. — Tu es furieux parce que je ne t’ai pas tué ? — Pense à ce que tu étais, Waylander, alors tu sauras pourquoi je suis furieux. Cadoras marcha jusqu’à ses armes et les ramassa. Il enfila ses bottes, sangla sa selle et monta sur son cheval. Waylander regarda l’assassin partir vers le sud, puis il repartit en haut de la colline où il avait laissé son cheval et grimpa en selle. Les chariots étaient perdus dans les brumes de chaleur du nord, mais Waylander n’avait pas envie de les rattraper avant la tombée de la nuit. Il passa sa journée à explorer les collines boisées et fit un somme de deux heures près d’un plan d’eau rocailleux, entouré d’épicéas. Alors que le soleil allait se coucher, il vit de la fumée monter dans le ciel, au nord, et un voile d’effroi tomba sur lui. Rapidement, il harnacha son hongre et fonça vers les arbres, cravachant la bête pour qu’elle parte dans un galop effréné. Pendant près de deux kilomètres il maintint le même rythme, puis revint à la raison. Il fit ralentir son cheval. Il avait l’esprit engourdi car il savait exactement ce qu’il risquait de trouver avant d’atteindre le sommet de la prochaine colline. Il y avait eu trop de fumée pour que ce ne soit qu’un feu de camp, ou même dix feux de camp. Il stoppa son cheval en haut de la colline et regarda les chariots qui brûlaient en contrebas. Les chariots formaient une sorte de cercle, comme si les conducteurs n’avaient vu le danger qu’au dernier moment, et avaient improvisé un semblant de défense. Il y avait des cadavres sur le sol et des vautours rassemblés en groupes qui se chamaillaient. Waylander descendit lentement la colline. Une grande partie de ceux qui étaient morts avaient d’abord été capturés, puis massacrés  – il n’y avait donc pas eu de prisonniers. Un enfant avait été cloué à un arbre et plusieurs femmes avaient été brûlées vives, on leur avait allumé un feu sur la poitrine. Un peu plus au nord, les hommes de Durmast étaient tombés entourés par les cadavres de guerriers nadirs. Les vautours avaient déjà commencé leur office, et Waylander n’osa chercher le cadavre de Danyal. Il ordonna à son cheval d’aller vers l’ouest. La piste n’était pas dure à suivre, même au clair de lune. Et tout en chevauchant, Waylander monta son arbalète. Des images défilèrent dans son esprit, et le visage de Danyal apparut... Comme des larmes lui venaient, Waylander cligna des yeux. Il refoula les sanglots qui montaient dans sa gorge, et quelque chose en lui mourut. Il se redressa, comme si un poids venait de lui être ôté des épaules, et le passé récent défila devant ses yeux, comme les rêves de quelqu’un d’autre. Il se vit sauver le prêtre, Danyal et les enfants, il revit la bataille de Masin et la promesse qu’il avait faite à Orien. Étonné, il revit le moment où il avait laissé partir Cadoras. En se réécoutant lui tenir des propos sur les héros, un gloussement rauque lui échappa. Il avait dû passer pour un imbécile ! Hewla avait eu raison  – l’amour était le début de la fin. Mais les Nadirs avaient tué Danyal, et pour ça ils allaient souffrir. Peu importe qu’ils soient des centaines. Peu importe qu’il ne puisse pas gagner. Il n’y avait qu’une seule chose qui importait. Waylander l’Assassin était de retour. Danyal s’agenouilla à côté de Durmast. Ils étaient sur le versant d’une colline surplombant une ville fluviale faite de maisons en rondins de bois, construite sans logique. La colline était extrêmement boisée, aussi avaient-ils dû cacher leurs chevaux à vingt mètres de là, dans une clairière plus au sud. Elle était fatiguée. La veille, ils avaient échappé aux Nadirs à quelques secondes près. En fuyant, elle avait ressenti de la honte. Durmast était parti vers l’ouest pour repérer le terrain et elle l’avait vu revenir la hache à la main, poursuivi par une troupe de guerriers nadirs. Des flèches volaient au-dessus de sa tête. Il n’eut que le temps de rejoindre la colonne de chariots, galoper à la hauteur de celui du boulanger pour appeler Danyal. Sans même prendre le temps de réfléchir, elle sauta en croupe et il éperonna sa monture qui fonça droit vers les collines. Elle mentirait si elle prétendait n’avoir pas compris à ce moment précis qu’il l’emmenait à l’abri, alors que toutes les personnes autour d’elle étaient condamnées à une mort atroce. Elle se détesta pour cette faiblesse. Quatre cavaliers nadirs leur donnèrent la chasse dans les collines. Une fois dans les bois, Durmast la poussa de selle. Il tourna bride et les chargea. Le premier mourut avec la hache de Durmast enfoncée dans la cage thoracique. Le deuxième avait essayé de le transpercer d’un coup de lance, mais le géant écarta la pointe et lui coupa la tête d’un coup. Le reste de l’action avait été si chaotique et s’était passé si vite, que Danyal n’eut pas le temps d’intervenir. Durmast chargea les deux derniers cavaliers et les percuta. Tous les chevaux tombèrent dans un fatras de coups de sabots. Durmast se releva le premier et fondit sur les Nadirs tel un dieu de la guerre, sa hache d’argent brillant sous le soleil. Une fois les quatre hommes morts, il pilla leurs sacoches à la recherche d’eau et de nourriture, puis, sans un mot, il amena un poney à Danyal. Ensemble, il se dirigèrent en direction du nord, à travers les arbres. La nuit, comme la température descendait, ils dormirent sous la même couverture. Toujours sans un mot, Durmast retira ses vêtements. Il tendit le bras pour attirer Danyal. Elle lui fit face en souriant tendrement. Mais il écarquilla les yeux en sentant le contact de l’acier glacé contre ses parties. — Le couteau est aiguisé, Durmast. Je te conseille de calmer tes ardeurs  – et de dormir. — Un simple « non » aurait suffi, femme, dit-il, ses yeux bleus remplis d’une rage froide. — Alors « non ». Est-ce que tu me promets de ne pas me toucher ? — Bien sûr. — Comme je sais que ta parole est aussi solide que du bois pourri, je vais te dire une chose : si tu me violes, je ferai tout mon possible pour te tuer. — Je ne suis pas un violeur, femme. Je ne l’ai jamais été. — Mon nom est Danyal. Elle retira le couteau et lui tourna le dos. Il s’assit et se gratta la barbe. — Tu ne me portes pas dans ton cœur, Danyal. Pourquoi ? — Dors, Durmast. — Réponds-moi. — Quelle question idiote ! Tu as conduit ces gens droit à l’abattoir et tu t’es enfui sans même jeter un coup d’œil en arrière. Tu n’es qu’un animal  – tes propres hommes sont restés là-bas, et sont morts ; toi tu t’es enfui. — Nous nous sommes enfuis, insista-t-il. — Oui  – et ne va pas croire que je m’aime pour ça. — Qu’est-ce que tu aurais voulu que je fasse, Danyal ? Si j’étais resté, j’aurais tué peut-être six ou sept Nadirs, puis je me serais fait tuer comme les autres. Cela ne servait à rien. — Tu les as trahis. — Oui, et j’ai été trahi aussi  – j’avais un accord avec le chef nadir, Butaso. — Tu me sidères ! Les voyageurs t’avaient payé et ils étaient en droit d’attendre que tu leur sois loyal  – au lieu de cela, tu les as vendus aux Nadirs. — Il faut payer une prime quand on veut traverser le territoire nadir en sécurité. — Va dire cela aux morts. — Les morts n’entendent pas très bien. Elle s’assit et s’éloigna de lui, prenant la couverture avec elle et se la passant autour des épaules. — Cela ne te fait rien, pas vrai ? Tous ces morts... — Pourquoi cela devrait-il me faire quelque chose ? Je n’ai pas perdu d’ami. On meurt tous, et leur heure était venue. — Mais c’étaient des gens, des familles. Ils t’avaient confié leur vie. — Mais pour qui te prends-tu, ma conscience ? — Tu en as une ? — Ta langue est aussi acérée que ta dague. Ils m’ont payé pour être leur guide  – suis-je responsable si un mangeur de chiens nadir a trahi sa parole ? — Pourquoi t’es-tu donné tout ce mal pour me sauver ? — Parce que je voulais coucher avec toi. Est-ce aussi un crime ? — Non, mais ce n’est pas un compliment flatteur. — Par les Dieux, femme, tu acceptes bien Waylander ! Pas étonnant qu’il ait changé  – tu es pire que de l’acide sur l’âme. Et maintenant, on peut partager la couverture ? Le jour suivant, ils voyagèrent en silence jusqu’à ce qu’ils atteignent la dernière ligne de collines, avant la rivière. Durmast arrêta les chevaux et désigna les lointaines montagnes bleues, au nord-ouest. — Le pic le plus haut, c’est Raboas, le Géant Sacré. La rivière part de ces montagnes et se jette dans la mer à une centaine de kilomètres au nord de Purdol. On l’appelle Rostrias, la Rivière des Morts. — Qu’est-ce que tu mijotes ? — Il y a une ville là-bas. Je vais payer notre passage sur un bateau pour nous rendre à Raboas. — Et Waylander ? — S’il est vivant, nous le verrons une fois que nous serons arrivés. — Pourquoi ne pas l’attendre dans cette ville ? — Il ne viendra pas ici  – il va prendre par le nord-ouest. Nous sommes allés au nord-est pour éviter d’être poursuivis. Butaso est de la tribu des Lances, une tribu occidentale ; nous sommes en territoire Têtes-de-Loup. — Je croyais que tu ne voulais pas aller plus loin que Gulgothir. — J’ai changé d’avis. — Pourquoi ? — Parce que je suis un Drenaï. Pourquoi ne voudrais-je pas aider Waylander à retrouver l’Armure de Bronze ? — Parce qu’il n’y a pas de profit pour toi dans cette histoire. — Allons-y, cracha-t-il en forçant son cheval à pénétrer sous les arbres. Après avoir caché les montures dans une clairière, Durmast grimpa à pas de loup jusqu’à la crête de la colline surplombant la ville. Il y avait une vingtaine de maisons et huit entrepôts construits le long d’une grande jetée en bois. Derrière les entrepôts, il y avait un long bâtiment avec un porche. — C’est l’auberge, dit Durmast, mais elle sert également de magasin. Il n’a pas l’air d’y avoir de Nadirs dans le coin. — Ces gens ne sont pas des Nadirs ? demanda Danyal, en désignant un groupe d’hommes assis sur la jetée. — Non. Ce sont des Notas  – des Sans-Tribu. Des parias à l’origine, qui sont devenus des fermiers, et qui font du commerce sur la rivière. Les Nadirs viennent souvent les voir pour acheter des outils et des armes, des couvertures aussi, ce genre de choses. — Tu es connu, ici ? — Je suis connu un peu partout, Danyal. Ils entrèrent ensemble dans la ville et attachèrent leurs montures à un piquet prévu à cet effet devant l’auberge. L’intérieur était peu éclairé et sentait la sueur, la mauvaise bière et la cuisine à l’huile. Danyal alla vers une table près d’une fenêtre fermée ; elle ôta la barre et ouvrit les volets, qui heurtèrent violemment le dos d’un homme qui se tenait dehors. — Espèce de grosse vache maladroite ! hurla-t-il. Danyal s’écarta de la fenêtre et alla s’asseoir, mais l’homme entra dans l’auberge. Il criait toujours, aussi dégaina-t-elle son épée. Elle avança vers l’homme qui s’arrêta net. Il était trapu et portait une veste en poils avec une épaisse ceinture noire où pendaient deux longs couteaux. — Dégage, ou je te tue, annonça Danyal avec hargne. Durmast apparut derrière l’homme et l’attrapa par la ceinture. Il le souleva et dépassa Danyal. — Tu as entendu la dame, fit Durmast. Dégage ! Il se dévissa légèrement et balança le type par la fenêtre ouverte. Il regarda avec satisfaction l’homme s’écraser dans la poussière, quelques mètres au-delà de l’allée en bois. Puis, il se retourna vers Danyal avec un grand sourire. — Je vois que tu tiens à conserver ta réputation de gentillesse. — Je n’avais pas besoin de ton aide. — J’en étais conscient. Je lui ai fait une faveur. Avec un peu de chance, tu ne l’aurais que blessé, mais si tu avais perdu ton calme et tu t’étais servie de ta langue, il ne s’en serait jamais remis. — Ce n’est pas drôle. — Cela dépend des points de vue. Je nous ai réservé un passage sur un bateau à voiles qui part en milieu de matinée. J’ai également pris une chambre... avec deux lits, ajouta-t-il ostensiblement. Chapitre 16 Assis sous sa tente, Butaso regardait d’un air maussade l’ancien shaman accroupi devant lui. Le vieil homme avait étalé un morceau de peau de chèvre tannée sur le sol et, machinalement, avait jeté dessus une dizaine d’osselets. Les os avaient été taillés en cubes rugueux, et d’étranges symboles avaient été gravés sur chaque face. Le shaman observa les os un long moment  – puis il leva ses yeux, noirs et bridés, qui brûlaient d’une humeur malicieuse. — Ta traîtrise t’a tué, Butaso, dit-il. — Parle clairement. — N’est-ce pas suffisamment clair ? Tu es condamné. Au moment où je te parle, une silhouette sombre plane au-dessus de ton âme. — Je suis toujours aussi fort, fit Butaso en se relevant. Rien ne peut m’atteindre. — Pourquoi as-tu trahi la parole que tu avais donnée à Œil-de-Glace ? — J’ai eu une vision. Plusieurs visions. L’Esprit du Chaos est avec moi  – il me guide. — L’Esprit des Méfaits est son nom nadir, Butaso. Pourquoi ne l’emploies-tu pas ? C’est un trompeur. — C’est ce que tu crois, vieil homme. Il m’a rendu riche et puissant, j’ai beaucoup de femmes. — Il t’a tué. Que t’a-t-il demandé ? — De détruire les chariots d’Œil-de-Glace. — Et pourtant, Œil de Glace est toujours vivant. Son ami aussi, le Voleur d’Âmes. — Qu’est-ce que cela peut me faire ? — Penses-tu que je n’ai pas de pouvoirs ? Pauvre mortel ! Depuis que le Voleur d’Âmes a rempli ton cœur de peur, quand il t’a fait don de la vie l’autre jour, tu brûles du désir de te venger. Tu as tué ses amis, et maintenant il te cherche. Tu ne comprends donc pas ? — Ce que je comprends, c’est que j’ai une centaine d’hommes qui parcourent les Steppes à sa recherche. Ils m’apporteront sa tête à l’aube. — Cet homme est le prince des tueurs. Il échappera à tes chasseurs. — Cela te ferait plaisir, pas vrai, Kesa Khan ? Tu m’as toujours haï. — Tu as un ego surdimensionné, Butaso, je ne te hais point, je te méprise  – mais ce n’est ni le moment ni le lieu. Il faut arrêter cet homme. — Tu m’aideras ? — Il est une menace pour les futures générations nadires. Il cherche l’Armure de Bronze, le fléau nadir ; il ne doit pas réussir dans sa quête. — Sers-toi des Change-Peaux, alors  – traque-le. — En dernier recours, cracha Kesa Khan en se relevant. Je dois penser. Il replaça les osselets dans une sacoche en peau de chèvre et sortit de la tente pour contempler les étoiles. Autour de lui, il n’y avait pas beaucoup de mouvement, à l’exception des sentinelles qui gardaient Butaso ; huit hommes qui encerclaient sa tente, l’épée à la main, le regard tourné vers l’extérieur. Parfois ils tapaient du pied pour se réchauffer. Kesa Khan marcha jusqu’à sa tente, où la jeune esclave, Voltis, lui avait préparé un brasero de charbon pour réchauffer l’air ambiant. Et lui avait aussi versé un bol de lyrrd et mis trois briques chaudes dans son lit. Il lui sourit et but le lyrrd d’une seule traite. Il sentit l’alcool lui brûler les veines. — Tu es une gentille fille, Voltis. Je ne te mérite pas. — Tu as été bon avec moi, dit-elle en courbant la tête. — Tu voudrais rentrer chez toi ? — Non, Seigneur. Je ne veux que vous servir. Il fut touché par sa sincérité. Il se pencha pour lui relever le menton... et s’arrêta net. Huit ! La garde autour de la tente de Butaso était généralement composée de sept personnes ! Butaso se retourna en voyant entrer le garde. — Qu’est-ce que tu veux ? — Que tu me rendes mon cadeau, dit Waylander. Butaso tourna sur ses talons, un cri naissant dans sa gorge  – un cri coupé net par quinze centimètres d’acier planté dans son cou. Il essaya d’agripper le couteau avec ses doigts, et ses yeux s’agrandirent sous l’agonie ; puis, il tomba à genoux, le regard fixé sur la grande silhouette qui se tenait devant lui, impassible. La dernière chose qu’il entendit alors que ses yeux se fermaient, fut le bruit de l’acier qui s’entrechoque, lorsque les autres gardes pénétrèrent dans la tente. Waylander se retourna, et bloqua un coup avec son épée. Il dévissa son poignet et envoya l’arme de son adversaire voler dans les airs. Le garde dégaina un couteau, mais il mourut, l’épée de Waylander plantée dans les côtes. D’autres gardes avancèrent, forçant l’assassin à reculer jusqu’au centre de la tente. — Jette ton épée, siffla Kesa Khan depuis l’entrée. Waylander regarda froidement le cercle d’acier qui se refermait sur lui. — Viens la chercher, dit-il. Les Nadirs passèrent à l’attaque, et l’épée de Waylander scintilla dans les airs. Un homme tomba en hurlant. Puis une épée le toucha du plat derrière la tête, et il tomba. Il tenta de se relever, mais une pluie de coups de poings s’abattit sur lui, et une mer ténébreuse le balaya... Ce fut la douleur qui le réveilla  – une douleur persistante, qui le lançait. Il avait les doigts gonflés, et le soleil tapait dur sur sa peau dénudée. Il était suspendu par les poignets à un poteau au centre du campement nadir ; on l’avait dépouillé de ses vêtements nadirs, puis pendu au soleil. Il pouvait déjà sentir les brûlures sur sa peau d’une blancheur de marbre. Son visage et ses bras ne risquaient rien, ils étaient déjà tannés comme du cuir, mais son corps n’avait jamais été exposé à une lumière aussi vive. Il sentait que ses épaules et sa poitrine étaient en feu. Il essaya d’ouvrir les yeux, mais il n’y avait que le gauche qui fonctionnait ; le droit était tuméfié. Il avait la gorge sèche, sa langue plus dure que du bois. Ses mains l’élançaient, elles étaient presque mauves. Il passa ses pieds derrière lui et essaya de se redresser afin d’alléger la pression sur ses poignets. Aussitôt, il encaissa un coup de poing dans l’estomac. Il poussa un gémissement et mordit sa lèvre déjà gonflée, si fort que du sang coula sur son menton. — On a plein de surprises en réserve pour toi, fils de pute aux yeux ronds, fit une voix. Waylander inclina la tête de côté pour voir qu’il y avait un jeune homme devant lui, de taille moyenne  – ses cheveux étaient gras et attachés en queue de cheval. Ses traits étaient obscurcis par la poussière matinale. Waylander détourna le regard, et l’homme le frappa de nouveau. — Laisse-le ! ordonna Kesa Khan. — Il est à moi. — Obéis-moi, Gorkai, ordonna le vieil homme. — Il doit avoir une mort violente, pour aller servir mon père dans le Vide. Le jeune homme s’en alla et Waylander regarda le vieil homme. — Tu as bien agi, Voleur d’Âmes, tu as pris la vie d’un imbécile qui nous aurait conduits à notre perte, Waylander ne répondit pas. Sa bouche était pleine de sang, ce qui humidifia sa langue sèche, et adoucit sa gorge. Kesa Khan sourit. — Le sang ne te nourrira pas longtemps. Aujourd’hui, nous t’emmenons dans le désert, et nous regarderons ton âme se faire avaler par le sable brûlant. La longue journée continua et la douleur grandit. Waylander essaya de fermer son esprit pour ne plus penser à sa chair qui le brûlait. Il lutta pour rester calme, respirant lentement et profondément, conservant ce qui lui restait d’énergie pour le moment où les Nadirs allaient le libérer. S’ils devaient l’emmener dans le désert, il fallait d’abord qu’ils le détachent de ce poteau  – c’est à ce moment-là qu’il passerait à l’attaque, les obligeant à le tuer. Son esprit vagabonda, remontant le temps. Il se vit jeune à nouveau, Dakeyras l’idéaliste : l’enfant qui rêvait de devenir soldat, pour servir dans l’armée d’Orien, le Roi-Guerrier de Bronze. Il se remémora les jours où Orien avait conduit son armée victorieuse dans les rues de Drenan, et comment la foule en délire hurlait de joie et lançait des fleurs. Pour le petit Dakeyras âgé de dix ans, le roi était un géant, et son armure brillait de mille feux sous le soleil. Orien portait son enfant de trois ans devant lui, et celui-ci, désorienté par le bruit de la foule, s’était mis à pleurer. Le roi l’avait soulevé pour l’embrasser tendrement. Dakeyras avait aimé ce moment chaleureux. Son esprit l’arracha à la scène, et il revécut une fois de plus le moment où le roi Niallad était tombé, un carreau d’arbalète de Waylander fiché dans le dos. Cette vision le tira vers le présent et l’agonie recommença. Comment ce noble enfant avait-il pu devenir un assassin sans âme ? Ses poignets lui faisaient mal, et il réalisa que ses jambes l’avaient lâché une fois encore ; il fit d’énormes efforts pour se redresser et ouvrit son bon œil. Un groupe d’enfants nadirs était accroupi devant lui et l’un d’eux lui frappait les jambes à l’aide d’un bâton. Un guerrier nadir fit un pas en avant et fit dégager le gamin d’un coup de pied bien senti. Waylander rêva de nouveau, les yeux fermés. Son cœur se brisa, car il revit l’image de l’enfant soulevé par un père en adoration. Après le baiser, l’enfant fut réconforté et il commença même à rire, imitant le roi qui saluait la foule. Petit Niallad, l’espoir de jours meilleurs. Un jour, avait pensé Dakeyras, je le servirai, comme mon père sert Orien. — Waylander, appela une voix, et il ouvrit l’œil. Il n’y avait personne aux alentours, mais la voix revint, plus insistante dans son esprit. — Ferme tes yeux et détends-toi. Waylander obtempéra, et sa douleur se dissipa dans un profond sommeil. Il se retrouva debout sur une colline désolée, sous des étoiles qu’il ne connaissait pas, brillantes, proches et parfaitement rondes. Il y avait deux lunes dans le ciel  – l’une couleur argent, l’autre piquée de bleu et de vert comme du marbre avec des veinules. Sur un côté de la colline, Orien était assis. Plus jeune, plus proche de l’image du roi dont se souvenait Waylander. — Viens t’asseoir à côté de moi. — Suis-je mort ? — Pas encore, mais cela ne va plus tarder. — J’ai échoué. — Tu as essayé  – on ne peut pas exiger plus d’un homme. — Ils ont tué la femme que j’aime. — Et tu t’es vengé. C’était bon ? — Non, je n’ai rien ressenti. — Voilà une vérité dont tu aurais dû prendre conscience il y a des années, lorsque tu as traqué les hommes qui avaient massacré ta famille. Tu es un faible, Waylander, si tu es à ce point manipulé par les événements. Mais tu n’es pas mauvais. — J’ai tué votre fils. Pour de l’argent. — Oui. Je ne l’ai pas oublié. — Cela me semble si futile de vous dire que je suis désolé, pourtant je le suis. — Ce n’est jamais futile. Le mal n’est pas un rocher statique, immobile  – c’est un cancer qui se construit sur lui-même. Pose la question à n’importe quel soldat qui a fait la guerre. On n’oublie jamais le premier homme qu’on a tué, mais tout l’or du monde ne te ferait pas souvenir du dixième homme. — Je me souviens du dixième, dit Waylander. C’était un pillard nommé Kityan, un métis, moitié nadir. Je l’ai suivi jusqu’à une petite ville à l’est de Skeln... — Et tu l’as tué avec tes mains, après lui avoir enfoncé les orbites avec les pouces. — Oui. C’était l’un de ceux qui avaient tué ma femme et mes enfants. — Dis-moi, pourquoi n’as-tu pas cherché Danyal parmi les cadavres ? Waylander détourna le visage et déglutit à grand-peine. — J’ai déjà vu une femme que j’aimais après que ses tueurs étaient partis. Je ne supporterais pas de revoir la scène. — Si tu avais trouvé la force de chercher le corps, tu ne serais pas attaché à un poteau nadir. Elle est vivante, Durmast l’a sauvée. — Non ? — Te mentirais-je, Waylander ? — Est-ce que vous pouvez m’aider à m’échapper ? — Non. — Je vais donc mourir. — Oui, fit tristement Orien, tu es en train de mourir. Mais c’est indolore. Waylander acquiesça, puis il tourna la tête en sursautant. — Vous voulez dire en ce moment ? — Évidemment. — Renvoyez-moi, bon sang ! — Tu souhaites repartir vers l’agonie et la mort ? — C’est ma vie, Orien. Ma vie ! Je connais la douleur, je peux résister, mais jusqu’à ma mort, je ne me rendrai pas. Ni à vous, ni aux Nadirs, ni à personne. Renvoyez-moi ! — Ferme les yeux, Waylander, et prépare-toi à souffrir. Waylander grogna dès que l’agonie revint. Le son lui arracha la gorge, qui était gonflée et sèche. Il entendit un homme rire et ouvrit les yeux, pour s’apercevoir qu’une foule s’était assemblée autour de lui. Le jeune homme, Gorkai, avait un grand sourire. — Je vous avais dit qu’il était vivant. Bien ! Donnez-lui à boire  – je veux qu’il ressente toutes les entailles. Un guerrier trapu tira la tête de Waylander en arrière, et lui versa de l’eau dans la bouche, à l’aide d’une carafe en pierre contre ses lèvres craquelées. Au début, il n’arriva pas à avaler, mais il laissa finalement le liquide lui couler dans la gorge. — Ça suffit ! dit Gorkai. Écoute, Assassin : nous allons découper ton corps très légèrement et ensuite nous l’enduirons de miel. Puis, nous irons t’enterrer dans une fourmilière. Tu comprends ? Waylander ne dit rien. Sa bouche était pleine d’eau et chaque seconde qui passait lui permettait d’en faire descendre un petit peu dans la gorge, afin d’atténuer la douleur. Gorkai dégaina un couteau à lame incurvée et avança vers Waylander, lorsque des bruits de sabots l’arrêtèrent, car il se retourna. La foule s’écarta, et un cavalier entra telle la foudre dans le campement. Waylander leva les yeux, mais le soleil était derrière le cavalier. Les Nadirs se dispersèrent, alors que l’homme s’approchait de Gorkai, qui se protégeait du soleil avec la main. — Tuez-le, hurla-t-il. Les Nadirs se précipitèrent sur leurs armes ; Gorkai saisit fermement son couteau et se lança sur Waylander. Il leva sa lame... Mais une flèche se planta dans sa tempe et il tomba sur le sol. Le cavalier accrocha ses rênes au poteau et d’une épée sectionna les cordes au-dessus des poignets de Waylander. Celui-ci tomba en avant, se rattrapa et avança vers le cheval en titubant. Deux Nadirs lui fonçaient dessus, l’épée à la main. Le cavalier laissa tomber son arc et hissa Waylander sur sa selle ; puis, il donna de grands coups d’épée et les Nadirs reculèrent. Des flèches sifflèrent autour du cavalier, aussitôt celui-ci éperonna son cheval qui partit au galop. Le pommeau de la selle rentrait dans la hanche de Waylander qui manqua de tomber au moment où le cheval gravissait les collines. Il vit les tentes disparaître et deux fois il aperçut des archers nadirs en train de bander leurs arcs. Lorsqu’ils entrèrent dans les bois, l’animal respirait difficilement. Derrière eux, Waylander entendit le tonnerre de sabots et les cris terribles des poursuivants. Le cavalier arrêta sa monture dans une cuvette, et jeta Waylander sur le sol. Il tomba lourdement, puis se mit à genoux ; ses mains étaient toujours attachées. Cadoras se pencha vers lui, et Waylander tendit ses bras ; d’un coup d’épée, il trancha les cordes qui tombèrent sur le sol. Waylander regarda autour de lui. Son propre cheval était attaché à un buisson, ses armes et ses vêtements fixés à sa selle. À côté de l’arbre, il y avait le corps nu du Nadir qu’il avait tué la veille. Il se rendit en titubant jusqu’à son cheval, dégagea les rênes, et se mit péniblement en selle. Ils repartirent aussitôt, en longeant la piste bordée d’arbres. Derrière eux, les Nadirs se rapprochaient, et des flèches passèrent dangereusement près des fugitifs. Les deux hommes sortirent des arbres et se retrouvèrent à galoper à terrain découvert. — J’espère que ton cheval sait sauter, cria Cadoras. Waylander essaya de voir devant lui, et la peur le saisit, car la piste se terminait sur un ravin à pic. Cadoras cravacha son cheval. — Suis-moi ! lança-t-il. Son énorme hongre gris sauta par-dessus l’abîme. Waylander colla ses pieds contre les flancs de l’animal et sauta à son tour. Le vide faisait moins de trois mètres de large. Loin en dessous, il y avait une rivière, parsemée de rochers blancs. Le cheval de Cadoras se réceptionna bien, glissant un peu sur les éboulis ; Waylander faillit tomber au moment du saut, mais il tint bon. Le cheval trébucha de l’autre côté, mais conserva son équilibre et put emmener son cavalier hors de distance des flèches. Waylander se dévissa sur sa selle pour voir les Nadirs alignés le long du précipice ; le saut était trop long pour leurs poneys. Les deux hommes s’enfoncèrent profondément à l’intérieur des montagnes, traversant les rochers et les ruisseaux. Waylander ne tenait plus en selle, il leva la gourde qui était attachée au pommeau et but goulûment. Il se retourna et dégagea son manteau du paquetage pour le passer sur ses épaules brûlantes. À la tombée de la nuit, alors qu’ils pénétraient dans un bosquet touffu, Cadoras tomba soudainement de selle. Waylander descendit de cheval et s’agenouilla près de l’homme qui était tombé. Ce n’est qu’à ce moment précis qu’il remarqua que trois flèches dépassaient du dos de Cadoras. Sa cape était maculée de sang. Doucement, il l’aida à s’asseoir, et la tête de Cadoras s’affaissa contre la poitrine de Waylander, En baissant les yeux, Waylander s’aperçut qu’une quatrième flèche était enfoncée profondément dans sa hanche gauche. Cadoras ouvrit les yeux. — Ça m’a l’air d’être l’endroit idéal pour monter le campement, souffla-t-il, — Pourquoi es-tu venu me chercher ? — Va savoir... Passe-moi à boire. Délicatement, Waylander adossa le mourant contre un arbre avant d’aller chercher sa gourde. Cadoras avala de grandes gorgées. — Je t’ai suivi. J’ai trouvé le Nadir que tu avais tué et j’ai compris que tu avais pris ses affaires. Je me suis douté que tu t’étais lancé dans un acte de folie inutile, complètement insensé. — Tu veux dire, aussi insensé que d’attaquer seul un camp nadir ? Cadoras gloussa, puis fit une grimace. — C’était stupide, non ? Mais bon, je n’avais jamais joué les héros. J’ai voulu essayer pour voir  – je ne crois pas que je recommencerai. — Tu veux que je retire ces flèches ? — À quoi bon ? Tu ne ferais que m’étriper. Tu sais... Au long de toutes ces années, je n’ai été blessé qu’une seule fois, et c’était une coupure superficielle sur le visage qui me vaut cette affreuse cicatrice. Bizarre, pas vrai ? J’ai passé ma vie à commettre des actes abjects, et la seule fois que j’essaie de faire le bien, je me fais tuer. Il n’y a pas de justice ! — Pourquoi as-tu fait ça ? Franchement, dis-le-moi. Cadoras reposa sa tête et ferma les yeux. — Si seulement je le savais ! Est-ce que tu crois que le paradis existe ? — Oui, mentit Waylander. — Tu crois qu’un seul acte peut effacer une vie entière vouée au mal ? — Je ne sais pas. Je l’espère. — Sans doute pas. Tu sais, je ne me suis jamais marié. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui m’aime. Pas tellement surprenant  – je ne me suis jamais beaucoup aimé moi-même. Écoute  – ne fais pas confiance à Durmast, il t’a donné. Il va toucher une commission de Kaem pour lui ramener l’Armure. — Je sais. — Tu sais ? Et tu chevauches avec lui ? — La vie est une énigme, fit Waylander. Comment te sens-tu ? — Question ridicule. Je ne sens plus mes jambes et mon dos me fait un mal de tous les diables. Est-ce que tu as déjà eu des amis, Waylander ? — Oui. Il y a très longtemps. — C’était agréable ? — Oui. — Je m’en doute. Je crois que tu devrais y aller, maintenant. Les Nadirs ne vont plus tarder. — Je vais encore rester un peu. — Ne joue pas les grands seigneurs, cracha Cadoras. Va chercher cette Armure ! Ça me ferait mal de penser que je vais mourir pour rien. Et prends mon cheval avec toi  – je ne veux pas qu’un de ces satanés mangeurs de chiens le prenne. Mais fais attention à lui, c’est une sale bête ; s’il peut, il t’arrachera la tête. — Je ferai attention. Waylander souleva la main de Cadoras et la serra. — Merci, mon ami. — Va-t’en, à présent. Je veux mourir seul. Chapitre 17 Sarvaj, l’officier drenaï, dormait par à-coups. Il était recroquevillé à l’abri du vent derrière les remparts, une grosse couverture autour de lui. En guise d’oreiller, il se servait d’une sacoche déchirée qu’il avait trouvée près de l’étable. Il avait froid et pouvait sentir tous les anneaux de sa cotte de mailles sur sa peau, malgré le cuir et le tricot en laine. Dormir en armure n’était jamais confortable, mais si l’on ajoutait le vent et la pluie, cela devenait insupportable. Sarvaj se retourna et se griffa l’oreille avec une des boucles de la sacoche ; il jura, s’assit, et dégaina son couteau. Quelques minutes plus tard, il balança le bout de métal impudent de l’autre côté des remparts. Au-dessus de lui, le tonnerre grondait de manière impressionnante. Une averse fraîche vint fouetter les murs de pierre grise. Sarvaj aurait bien aimé avoir une pèlerine en cuir lustré, mais même ça ne l’aurait pas protégé de cet orage. Derrière lui, Vanek et Jonat continuaient de dormir voluptueusement, sans prêter attention au mauvais temps. À vrai dire, ils l’avaient accueilli avec joie, car il avait mis un terme aux attaques nocturnes, qui minaient le moral des défenseurs. Des éclairs lacérèrent le ciel, illuminant la forteresse qui saillait de la montagne de granit telle une dent ébréchée. Sarvaj se leva et s’étira. Il se retourna et contempla le port et la baie plus loin. Les trirèmes vagriannes étaient ballottées au gré de leurs ancres, comme le vent s’engouffrait dans la baie. Il y avait maintenant plus de quarante navires ancrés à Purdol et l’armée de Kaem atteignait plus de soixante mille hommes  – un signe, les avait rassurés Karnak, que le désespoir gagnait les rangs des Vagrians. Sarvaj n’en était pas si sûr. Pendant ces quatorze jours sanglants, près d’un millier d’hommes avaient trouvé la mort, et le même nombre avait dû quitter le combat gravement blessés. Quand le vent tournait, on pouvait entendre les cris qui montaient de l’hôpital. Elban, un bon cavalier, avait été amputé de la jambe à cause de la gangrène, et était mort pendant l’opération. Sidrik, le bouffon du régiment, avait pris une flèche dans la gorge. Les noms défilèrent dans l’esprit de Sarvaj, amenant avec eux une foule de visages et de souvenirs brisés. Et Gellan, qui avait l’air si fatigué. Ses cheveux étaient devenus gris par endroits, ses yeux étaient enfoncés et cernés de violet. Il n’y avait que Karnak qui semblait inchangé. Il avait perdu un peu de graisse, mais il était toujours énorme. La veille, à un moment où les combats s’étaient ralentis, Karnak avait débarqué dans la section de Sarvaj. — Un jour de plus qui nous rapproche de la victoire, avait déclaré Karnak ; il avait un sourire sur le visage qui, dans la lumière tombante, lui donnait un air enfantin. — Je l’espère, avait répondu Sarvaj, rengainant son épée après l’avoir nettoyée du sang qui la souillait. Vous perdez du poids, général. — Je vais te confier un secret : un maigre ne pourrait pas continuer à ce rythme ! Mon père faisait le double de mon poids, et il a vécu plus de quatre-vingt-dix ans. — J’aimerais bien, avait avoué Sarvaj en souriant. Mais j’aimerais déjà arriver à vingt-cinq. — Ils ne nous battront pas, ils n’ont pas assez de cran. Cela avait semblé politiquement préférable d’acquiescer et Karnak était parti à la recherche de Gellan. À présent, Sarvaj écoutait le tonnerre, qui semblait s’éloigner vers l’est. Il enjamba les soldats endormis et se fraya un chemin jusqu’à la porte est où il grimpa l’escalier en colimaçon. Même ici des soldats étaient en train de dormir, ayant préféré rester au sec. Il marcha sur la jambe de quelqu’un, mais l’homme ne se réveilla pas, se contentant de grogner. Il sortit sur les hauts remparts et vit Gellan assis sur une pierre, en train de regarder fixement la baie. La pluie s’était transformée en bruine légère, comme si un dieu maléfique s’était rendu compte que l’aube n’était plus que dans une heure et que les Vagrians avaient besoin de beau temps pour escalader les murs. — Tu ne dors jamais ? demanda Sarvaj. Gellan sourit. — Il semblerait que je n’en aie pas besoin. Je m’assoupis de temps en temps. — Karnak dit que nous gagnons. — Très bien. Je vais faire mes bagages. Sarvaj sauta à côté de lui. — J’ai l’impression d’être ici depuis une éternité  – comme si tout ce qui s’est passé avant n’était qu’un rêve. — Je connais ce sentiment. — Deux hommes m’ont foncé dessus hier, et je les ai tués tout en pensant à une danse que j’avais faite à Drenan l’an dernier. C’était une drôle de sensation, comme si mon corps avait pris le contrôle et que mon esprit était libre de vagabonder. — Débrouille-toi pour qu’il n’aille pas trop loin, mon ami. Aucun de nous n’est invulnérable. Ils restèrent un moment silencieux. Gellan en profita pour appuyer sa tête contre la pierre, et s’assoupit. Puis Sarvaj reprit la parole. — Qu’est-ce que ce serait agréable de se réveiller à Drenan. — Et dire au revoir à ce mauvais rêve ? — Oui... Sidrik est mort aujourd’hui. — Je ne savais pas. — Une flèche dans la gorge. — Il n’a pas eu le temps de souffrir, pas vrai ? — Oui, j’aimerais bien partir aussi vite que lui. — Si tu meurs, j’arrête de te verser ta solde, dit Gellan. — La solde ? Ça me dit quelque chose, commenta Sarvaj d’un air songeur. N’est-ce pas ce qu’on nous donnait, au temps où le monde était moins fou ? — Pense plutôt à l’arriéré que tu vas toucher quand tout sera fini ! — Fini ? grommela Sarvaj. (Sa bonne humeur disparut aussi vite que l’éclair.) Cela ne finira jamais. Même si nous gagnons, est-ce que tu crois que nous pourrons pardonner aux Vagrians ? Nous transformerons leur pays en charnier et nous verrons bien comment ils prendront la chose. — C’est ce que tu veux ? — Maintenant, là, tout de suite ? Oui. Demain... peut-être bien que non. Qu’est-ce que cela nous apporterait ? Je me demande où en est Egel. — Dardalion dit qu’il devrait tenter une sortie dans un mois. Et les Lentrians ont écrasé l’armée vagrianne. Ils marchent sur Drenaï. Tu te souviens du vieux Loquet-de-Fer ? — Le vieil homme du banquet ? — Oui. — Celui qui n’avait plus de dents et qui devait manger sa soupe avec de la mie de pain ? — Lui-même. Eh bien, à présent, c’est lui qui dirige l’armée lentrianne. — J’y crois pas. On s’est tous moqués de lui. — Moquerie ou pas, il est en train de les faire reculer. — Ce doit être dur pour eux. Ils n’ont pas l’habitude de perdre. — C’est bien leur faiblesse, dit Gellan. Un homme, ou une armée, a besoin de perdre de temps à autre. C’est comme remettre de l’acier sur le feu  – s’il ne casse pas, il en sort plus fort. — Karnak n’a jamais perdu. — Je sais. — Est-ce que ta philosophie doit s’appliquer aussi à lui ? — Il faut toujours que tu trouves la question qui fait mal. Mais oui, je crois. Quand Karnak parle de l’inévitabilité de la victoire, il y croit vraiment. — Et toi ? — Tu es mon ami, Sarvaj, et je vais essayer de ne pas être condescendant. Nous avons une chance  – pas plus que ça. — Tu ne me dis rien que je ne sache déjà. Ce que je veux savoir, en revanche, c’est si tu penses que nous allons gagner ? — Pourquoi serais-je plus crédible que Karnak avec mes prédictions ? — Parce que je te fais confiance. — J’apprécie ta confiance, mais je ne te répondrai pas. — Je crois que tu viens de le faire. En haut de la forteresse, Karnak perdait patience avec le chirurgien, Evris. Il lutta pour garder son calme, mais finit par couper court aux protestations de l’homme en tapant du poing sur la table. — Non, je ne veux pas qu’on amène les blessés dans la forteresse ! Tu comprends ? Comment faut-il que je te le dise ? Est-ce que je ne parle pas clairement ? — Oh, si, c’est très clair, général. Je vous dis juste que des gens meurent par dizaines, inutilement  – et vous vous en fichez. — Je m’en fiche ? Mais non, je ne m’en fiche pas, gronda Karnak. Misérable impudent ! L’audience est terminée. Sors d’ici ! — L’audience, général ? Je croyais que c’étaient les rois qui accordaient des audiences, pas les bouchers ! En deux enjambées, Karnak avait fait le tour de la table pour attraper le frêle chirurgien par son tablier couvert de sang. Evris fut soulevé du sol et se retrouva nez à nez avec le guerrier en furie, les jambes ballantes. Karnak le garda suspendu quelques secondes et le balança contre la porte, à l’autre bout de la pièce. Evris heurta le bois de plein fouet, et glissa sur le sol. — Sors d’ici avant que je te tue, siffla Karnak. Dundas, qui avait observé la scène en silence, se releva et aida le chirurgien à sortir dans le couloir. — Tu as été trop loin, chirurgien, dit Dundas à voix basse. Tu ne t’es pas fait mal ? Evris se dégagea du bras de Dundas qui le soutenait. — Non, je ne me suis pas fait mal, Dundas. Je n’ai pas la gangrène qui me ronge les os un peu plus chaque jour. Je n’ai pas de vers qui grouillent dans mes blessures. — Essaie de te rallier à la vision globale, lui conseilla Dundas. Nous avons beaucoup d’ennemis face à nous, et la peste n’est pas un des moindres. Nous ne pouvons pas amener les blessés dans la forteresse. — Tu crois que je ne comprends rien à la stratégie ? Tu te sens obligé de me ressasser les mêmes phrases que ton chef ? Je sais ce qu’il pense et je l’aurais respecté davantage s’il l’avait admis. Nous ne pourrons plus tenir les murs bien longtemps. Karnak a besoin de tous ses combattants ici  – il n’a que faire d’un millier d’hommes blessés qui bloqueraient le passage, et qu’il faudrait nourrir... qu’il faudrait faire boire... qu’il faudrait soigner et nettoyer. Dundas ne répondit pas, ce qui fit sourire Evris. — Merci de ne pas m’avoir contredit. Quand sonnera l’heure de la retraite, les Vagrians tueront tous les blessés  – ils les massacreront dans leurs lits. — Karnak n’a pas d’autre choix. — Je le sais, bon sang. — Alors pourquoi t’en prends-tu à lui ? — Parce qu’il est là ! C’est sa responsabilité ; cela va de pair avec le pouvoir. Et aussi parce que je le déteste. — Comment peux-tu dire ça, alors qu’il se bat pour défendre tout ce pour quoi tu as vécu ? — Défendre ? On ne peut pas défendre ce pour quoi j’ai vécu avec une épée. Tu ne vois rien, pas vrai, Dundas ? Il n’y a pas de réelle différence entre Karnak et Kaem. Ils sont frères d’âme. Mais je ne peux pas rester plus longtemps pour parler avec toi, alors que des gens sont en train de mourir. Il marcha en titubant et se retourna juste avant de disparaître dans les escaliers. — Ce matin, j’ai trouvé trois hommes morts dans la cave des étables, où j’avais été forcé de les mettre. Des rats les avaient mangés vivants. Et il s’en alla. Dundas poussa un soupir et retourna dans les appartements du général. Il prit une profonde inspiration avant d’ouvrir la porte. Karnak était assis à sa table. Il avait toujours l’air furieux. — Espèce de vermisseau insipide ! déclara-t-il comme Dundas rentrait. Comment a-t-il osé me dire cela ? Quand tout cela sera fini, je lui ferai payer. — Non, mon général, fit Dundas. Vous le décorerez et lui ferez des excuses. — Jamais ! Il m’a accusé d’avoir poussé Degas au suicide  – de ne pas me préoccuper de mes hommes. — C’est un bon chirurgien, et il s’inquiète beaucoup. Et il sait pourquoi vous ne permettez pas aux blessés de venir dans la forteresse. — Comment ? Qui lui a dit ? — Personne, c’est aussi un soldat. — S’il le sait, alors pourquoi grands Dieux vient-il me provoquer ? — Je ne sais pas, mon général. Karnak sourit, et sa colère disparut. — Pour un petit homme, il m’a bien tenu tête. — Il s’en est bien sorti, mon général. — Je ne lui donnerai qu’une petite médaille  – et je ne m’excuserai pas, conclut Karnak. Et maintenant, dis-moi, quelle est la situation ? — Nous avons fait rentrer six cents barriques dans la forteresse. C’est le maximum. — Cela nous tiendra combien de temps ? — Cela dépend du nombre d’hommes qu’il nous restera. — Disons que, quand viendra le moment de la retraite, nous serons deux mille. — Alors six semaines, en gros. — Ce n’est pas assez, il s’en faudrait d’un rien. Mais bon sang, pourquoi est-ce qu’Egel ne fait pas sa sortie maintenant ? — Ce n’est pas encore le moment ; il n’est pas prêt. — Il est trop prudent. — Il sait ce qu’il fait, monsieur. Il est rusé. — Il manque de flair. — Vous voulez dire qu’il n’est pas inconscient ? — Ne me dis pas ce que je veux dire, cracha Karnak. Va te reposer. Dundas retourna dans ses quartiers et s’allongea sur son petit lit. Ce n’était pas la peine de retirer l’armure ; l’aube arriverait dans moins d’une heure. En s’endormant, des images de Karnak et d’Egel flottèrent dans son esprit. Il se dégageait des deux hommes une puissance considérable. Karnak était comme la tempête, dramatique et enthousiasmant, tandis qu’Egel, lui, ressemblait davantage à une mer déchaînée  – profonde, noire et fatale. Ils ne deviendraient jamais amis. Ils ne pouvaient pas le devenir. Ces images furent remplacées par celles d’un tigre et d’un ours entourés par une meute de loups affamés. Tant que l’ennemi serait dans les parages, les deux animaux se battraient côte à côte. Mais que se passerait-il quand les loups seraient partis ? Sarvaj boucla la fixation de son heaume et affûta son épée avec une pierre à aiguiser noire. À ses côtés, Jonat demeurait silencieux. L’ennemi chargeait, portant des échelles et des cordes. Il y avait de moins en moins d’archers sur les remparts à présent, et le dernier ravitaillement en flèches datait de trois jours. — Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour être sur un cheval avec cinq mille légionnaires, grommela Vanek en regardant les rangées d’infanterie qui déferlaient vers la forteresse. Sarvaj opina. Une charge de cavalerie les taillerait en pièces, comme une lance dans de la couenne. Les premiers Vagrians atteignirent le mur, et les défenseurs durent reculer de quelques pas pour éviter de recevoir les grappins des cordes dans la figure. Le fer se fixa dans la pierre, et la corde se raidit. — Un nouveau jour commence, dit Vanek. Ils ne se fatigueront donc jamais ? Sarvaj se surprit à rêvasser alors qu’il attendait de voir arriver le premier soldat ennemi. Qui pouvait vouloir être premier de cordée ? C’étaient toujours les premiers à mourir. Il se demanda ce qu’il pourrait bien ressentir si c’était lui qui était à la place de l’attaquant, au pied de l’échelle. À quoi pense-t-on, quand on gravit les barreaux vers une mort certaine ? Une main passa par-dessus les remparts, de gros doigts agrippèrent la pierre. L’épée de Vanek la trancha net, et la main tomba à ses pieds, les doigts gigotant. Il la ramassa et la renvoya de l’autre côté des remparts. D’autres guerriers apparurent et Sarvaj donna un premier coup d’estoc. Sa lame s’enfonça entre les dents d’un homme et ressortit par la nuque. Il dégagea sa lame et d’un revers frappa directement la gorge d’un deuxième grimpeur. Son bras était déjà engourdi, et la bataille n’avait pas encore commencé. Pendant près d’une heure, l’ennemi ne réussit pas à prendre pied sur les remparts ; puis, un énorme guerrier finit par se tailler un chemin sur le mur ouest de la tour de garde, créant un trou derrière lui. Des grimpeurs jaillirent de derrière les remparts et très vite une bataille rangée se forma. Gellan vit le danger et prit cinq hommes de la tour avec lui, pour lancer une attaque éclair sur le flanc de l’ennemi. Le colosse vagrian se retourna et tenta d’atteindre le grand guerrier d’un coup de taille. Gellan se baissa et enfonça sa lame dans la hanche de l’homme. Le Vagrian grogna, mais il tenait encore debout. Sa lame descendit vers Gellan dans un sifflement, mais il réussit à la bloquer et se dégagea, — Je vais te tuer ! hurla le Vagrian. Gellan ne répondit pas. L’homme fit un bond en avant, mais Gellan esquiva l’attaque en faisant un pas de côté, et transperça la gorge du Vagrian de la pointe. Le guerrier cracha du sang, et tomba. Mais tout en mourant, il donna un dernier coup d’épée, et la lame alla s’enfoncer dans la jambe de l’homme à côté de Gellan. Le petit front vagrian s’écroulait sur lui-même et Gellan dut se frayer un chemin pour rentrer dans la mêlée. Il dégaina sa dague et poignarda un ennemi qui venait juste de franchir les remparts. L’homme tomba à la renverse et se fracassa le crâne sur les rochers en dessous. De l’autre côté de la mêlée, Gellan pouvait entendre Sarvaj donner l’ordre à ses hommes de repousser l’attaque. Progressivement, les Vagrians furent obligés de quitter les remparts et le mur fut dégagé  – mais un nouveau front s’ouvrit à une trentaine de pas sur la droite. Cette fois, Karnak mena la contre-attaque, balançant sa hache de guerre à double lame qui transperçait les armures, cassait les côtes et éviscérait ses assaillants. Sarvaj trébucha sur un cadavre et tomba de tout son poids, se cognant la tête contre un bloc de rempart. Il roula sur le dos et vit la lame d’une épée lui foncer dessus. Une deuxième épée vint intercepter la première, déviant le coup et l’envoyant se planter dans la pierre, à quelques centimètres du visage de Sarvaj. Il se releva juste à temps pour voir Vanek tuer son agresseur. Il n’eut pas le temps de le remercier, car ils replongèrent aussitôt dans la bataille. Un bruit sourd et régulier couvrit le bruit de l’acier qui s’entrechoquait, et Sarvaj sut que le bélier était de nouveau en place. Sa tête en bronze venait s’encastrer dans le chêne renforcé de la porte. Le ciel était dégagé, et le soleil commença à déverser ses rayons. Sarvaj sentait le sel de sa sueur lui piquer les yeux. À midi, l’attaque s’interrompit et les Vagrians se replièrent, emmenant leurs blessés avec eux, tandis que les brancardiers drenaïs alignaient les blessés en bas dans la cour. Il n’y avait plus de place à l’intérieur. D’autres soldats déambulaient le long les remparts avec des seaux d’eau, afin que les défenseurs puissent remplir leurs gourdes. D’autres encore nettoyaient le sang des remparts et jetaient de la sciure sur la pierre. Sarvaj envoya trois hommes chercher du pain et du fromage pour toute sa section. Il s’assit et retira son heaume. Il se souvint que Vanek lui avait sauvé la vie et le chercha du regard. Celui-ci était assis sur le mur de tour de garde. Sarvaj se releva péniblement et alla le rejoindre. — La matinée a été dure, dit-il. Vanek sourit, mais la lassitude était visible. — Ça ne va pas s’arranger, répondit-il. — Merci de m’avoir sauvé. — Je vous en prie. J’aurais bien voulu que quelqu’un en fasse autant pour moi. Sarvaj vit que le visage de Vanek était gris de douleur. Il était assis au milieu d’une mare de sang, une main appuyée sur son côté droit. — Je vais chercher les brancardiers, dit Sarvaj en se relevant. — Non... c’est inutile. De toute façon, je n’ai pas envie de me faire manger par les rats pendant la nuit. Cela n’a plus d’importance  – je ne sens pas la douleur, et à ce qu’on m’a dit, ce n’est pas bon signe. — Je ne sais pas quoi dire. — Ne vous en faites pas. Vous saviez que j’ai quitté ma femme ? — Oui. — Ce que j’ai pu être bête. Je l’aimais trop pour supporter de la voir vieillir. Vous savez quoi ? J’ai fichu le camp avec une jeunette. Une fille superbe. Elle me volait et avait un amant. Pourquoi doit-on vieillir ? Sarvaj ne répondit pas, mais il se rapprocha de Vanek, car sa voix devenait de plus en plus inaudible. — Il y a un an, j’aurais vu le coup arriver. Trop lent... mais j’ai tué ce salopard, quand même. Je me suis déhanché pour bloquer sa lame et je lui ai tranché la gorge. Je crois que c’est mon propre mouvement qui m’a tué. Vous savez quoi ? Eh bien, bon Dieu, j’aimerais vraiment que ma femme soit là ! C’est pas idiot, ça ? Vouloir la faire venir ici, avec tout ce sang partout et ces morts ? Dites-lui pour moi, Sarvaj  – dites-lui que j’ai pensé à elle. Dans le temps, elle était tellement belle. Les gens sont comme des fleurs... Dieux ! Regardez ça ! Sarvaj se retourna d’un bond, mais il n’y avait rien à voir. — Qu’est-ce qu’il y a ? Mais Vanek était mort. — Ils reviennent ! hurla Jonat. Chapitre 18 Waylander avait beaucoup souffert dans sa vie, mais il s’était toujours cru capable de supporter n’importe quel tourment qu’on lui infligerait. Aujourd’hui, il savait qu’il avait eu tort. Il avait la peau toute cloquée, et l’impression qu’un millier d’abeilles continuaient de le piquer en permanence. Sa tête le lançait par vagues de douleur cadencées et la nausée lui donnait des haut-le-cœur. Au début, lorsqu’il avait quitté la clairière où Cadoras finissait de mourir, la douleur avait été supportable, mais la nuit venue, elle devint vite intolérable. Une nouvelle vague de douleur atroce le submergea, et il gémit, se maudissant pour sa faiblesse. Il s’assit, frissonna, et s’enfonça davantage dans la grotte. Les mains tremblantes, il fit du petit bois avec des écorces et alluma un feu. Ses chevaux, attachés au fond de la grotte, hennissaient. Même ce son lui faisait mal. Il se leva, tituba, et retrouva l’équilibre. Il alla jusqu’aux chevaux dont il flatta le cou. Il ôta le paquetage sur la selle de sa monture puis étala une couverture sur le dos de la bête avant de retourner jusqu’au feu. Il rajouta des morceaux de bois dans le brasier et sentit la chaleur s’insinuer dans son corps. Lentement, il retira sa chemise, grimaçant de douleur quand la laine passa sur ses épaules brûlées. Il ouvrit une bourse en cuir qu’il avait à la ceinture et en sortit de grandes feuilles vertes qu’il avait ramassées avant la tombée de la nuit. Il était toujours dangereux d’utiliser du lorassium. En petite quantité, cela atténuait la douleur et faisait faire de beaux rêves ; en grande quantité, cela se révélait un poison mortel. Waylander ne savait absolument pas combien il pouvait en prendre  – ni comment le préparer. Il écrasa une feuille dans sa main et la sentit avant de la manger. Il mâcha lentement. Cela avait un goût amer, il s’étrangla. La colère le gagna, lui faisant mal au crâne, aussi mâcha-t-il plus vite. Comme après dix minutes il n’était toujours pas soulagé, il mangea une deuxième feuille. À présent, au-dessus du brasier, les flammes étaient devenues de petits danseurs de feu qui sautaient devant lui, se cabraient, faisaient des pirouettes et jetaient les bras vers le ciel, faisant jaillir des étincelles de leurs petits doigts. Les murs de la grotte gonflèrent et craquèrent. Waylander gloussa en voyant que son cheval avait à présent des cornes et des ailes. Il arrêta de rire en réalisant que ses propres mains avaient maintenant des écailles et des griffes en guise de doigts. Le feu forma un visage, large et beau avec des cheveux enflammés. — Pourquoi cherches-tu à me contrarier, homme ? demanda le feu. — Qui es-tu ? — Je suis l’Étoile du Matin, le Seigneur de la Lumière Noire. Waylander s’adossa au mur et lança une petite branche dans le visage. Du feu sortit de la bouche, et dévora le morceau de bois ; Waylander s’aperçut que la langue enflammée était fourchue. — Je te connais, dit l’assassin. — Oui, tu devrais, mon enfant, car tu m’as servi pendant de nombreuses années. Je suis triste de voir que tu cherches à me trahir. — Je ne t’ai jamais servi. J’ai toujours été mon propre maître. — Tu crois cela ? Alors nous en resterons là. — Non  – explique-moi. — Qu’y a-t-il à dire, Waylander ? Tu as traqué et tué pendant des années. Tu crois que tes actions ont aidé la Source ? Elles n’ont servi que la cause du Chaos. Ma cause ! Tu es à moi, Waylander  – tu l’as toujours été. Et à ma façon, je t’ai protégé de bien des dangers, j’ai même dévié certaines dagues, la nuit. Aujourd’hui encore, je te protège des chasseurs nadirs qui ont juré de te manger le cœur. — Pourquoi fais-tu cela pour moi ? — Je suis l’ami fidèle de ceux qui me servent. Ne t’ai-je pas envoyé Cadoras, lorsque tu en avais besoin ? — Je ne sais pas. Par contre, je sais que tu es le Prince des Mensonges, donc j’ai un doute. — Voilà des mots bien durs, mortel. Des mots qui pourraient te valoir la mort, si je le voulais. — Que veux-tu de moi ? — Je veux te débarrasser de ta souillure. Tu es moins qu’un homme depuis que Dardalion t’a touché avec sa faiblesse. Je peux la retirer  – je l’ai presque fait quand tu traquais Butaso  – mais à présent je vois qu’elle reprend consistance, comme une tumeur dans ton cœur. — Comment comptes-tu me débarrasser de cette souillure ? — Tu n’as qu’à dire que tu n’en veux plus, et elle partira toute seule. — Mais je ne le veux pas. — Tu crois que la Source t’accueillera ? Tu es couvert du sang des innocents que tu as assassinés. Pourquoi risquerais-tu la mort pour un Dieu qui te méprise ? — Ce n’est pas pour un Dieu, c’est pour moi. — La mort n’est pas la fin, Waylander  – pas pour des gens comme toi. Ton âme ira dans le Vide, elle se perdra dans les ténèbres, mais je la trouverai et je la fouetterai avec des lanières de feu pour l’éternité. Est-ce que tu comprends ce que tu risques ? — Je trouve que tes menaces ont l’air plus honnêtes que tes promesses. Elles sont plus en accord avec ta réputation. Et maintenant, laisse-moi. — Très bien, mais sache ceci : il ne fait pas bon m’avoir comme ennemi. J’ai le bras long et mes griffes sont mortelles. Ta mort est déjà inscrite ; son scénario est écrit dans le Livre des Âmes, et je l’ai lu avec plaisir. Mais peut-être devrais-tu penser à quelqu’un d’autre – Danyal. Elle voyage en ce moment avec un autre homme dont l’âme m’appartient. — Durmast ne lui fera pas de mal, répondit Waylander, mais ses mots sonnaient creux et relevaient plus de l’espoir que de la conviction. — Nous verrons. — Va-t’en, démon ! — Un dernier cadeau, avant de partir. Regarde et apprends ! Le visage vacilla et se résorba. Les flammes resurgirent et dans la fournaise Waylander vit Durmast pourchasser Danyal dans une forêt sombre. Il l’attrapa sur les bords d’une rivière et la força à se retourner. Elle essaya de le frapper au visage, mais il bloqua le coup. Puis, il la frappa, et elle tomba ; il arracha sa tunique... Waylander regarda la scène qui s’ensuivit et ne trouva la force de hurler qu’au moment où Durmast lui trancha la gorge avec un couteau. Et il s’évanouit. La douleur prit fin. Dardalion et les Trente étaient agenouillés dans la cour, du côté de l’étable, unis par la pensée, leur concentration exacerbée ; leur esprit se faufilait à travers le bois et les caniveaux sous les étables. Le premier rat était endormi, mais, alarmé, il ouvrit ses yeux et se carapata, sentant la présence de l’homme. Il avait beau renifler avec son petit museau, il n’arrivait pas à trouver l’odeur de son ennemi dans l’air froid et humide. Il se retourna, mû par une terreur subite, poussa un cri et s’enfuit à l’air libre. De plus en plus de ses congénères le rejoignirent dans une course effrénée pour la vie. De tous les caniveaux et les égouts de la ville, les rats se déversèrent dans la cour, attirés par le cercle des prêtres. Le premier rat courut se réfugier derrière Astila, comprenant qu’ici, dans cette cour, il n’aurait plus peur. Rien ne pourrait lui arriver tant qu’il resterait dans l’ombre de cet homme. Les autres rats l’imitèrent, et bientôt un grand cercle se forma autour de celui des prêtres. Des remparts, au-dessus, Karnak regardait la scène, fasciné. À ses côtés, ses officiers firent le signe des Cornes de Protection. Des centaines de rats s’agglutinèrent près des prêtres, grimpant sur leurs robes jusqu’à leurs épaules. Sarvaj déglutit difficilement et détourna le regard. Gellan secoua la tête en se grattant le bras. Dardalion leva lentement le bras et Gellan aperçut ce mouvement. — Ouvrez les portes. Allez-y doucement, seulement d’une trentaine de centimètres ! Gellan jeta un coup d’œil à l’un des soldats sur la tour de garde. — Qu’est-ce que tu vois ? — Aucun mouvement de l’ennemi, monsieur. Aussi silencieusement que possible, des soldats retirèrent les barres de soutien en bronze et ouvrirent les portes. Le premier rat cligna des yeux et frissonna, car le voile de sécurité qui l’enveloppait glissait progressivement. Il trotta jusqu’aux portes, et la horde suivit. L’air de la nuit était frais. La masse noire déferla de la colline dans les rues silencieuses de Purdol, puis sur les places de marché et finalement dans les tentes de l’armée vagrianne. On aurait dit une mer noirâtre qui montait sur les pavés et s’engouffrait dans les tentes. Un homme se réveilla avec un rat assis sur sa figure ; il s’assit en hurlant et essaya de frapper la bestiole. Mais une deuxième tomba de son épaule sur ses cuisses, où elle planta ses petites dents. Une série de cris résonnèrent dans la nuit, et les rats progressèrent. Les hommes faisaient des bonds sous leurs tentes, cassant les piquets de maintien, et les toiles cirées leur tombaient dessus ; d’autres s’enfuyaient en courant dans les rues, pour aller se jeter à la mer. Un brasero allumé tomba et des flammes léchèrent le canevas sec. Le vent qui soufflait de l’est alimenta le feu qui se propagea d’une tente à l’autre. Tout en haut des murs de Purdol, le rire de Karnak résonna contre la montagne, alors que dans la ville en dessous montaient les hurlements de panique. — Ce n’est pas si souvent qu’on peut voir des cousins éloignés être accueillis avec autant d’entrain, dit Sarvaj. Jonat gloussa. — Par les Dieux, quel tohu-bohu, constata Gellan. Dardalion ! Montez voir le résultat de votre travail. Le prêtre en armure d’argent secoua la tête et repartit vers l’hôpital à la tête des Trente, où Evris les attendait. — Un grand bravo, jeune homme, dit-il, en agrippant la main de Dardalion. Oui, un grand bravo. Et maintenant, qu’est-ce que vous pouvez faire avec les cafards ? Dardalion sourit. — Je crois que l’on pourra voir cela un autre jour, Evris, si ça ne te dérange pas... Astila, toujours sur le qui-vive, attrapa Dardalion dans sa chute. — Portez-le à l’intérieur, dit Evris en poussant la porte de sa propre chambre. Astila allongea Dardalion sur le lit et lui retira son armure d’argent, pendant qu’Evris lui prenait le poignet à la recherche du pouls. — Les battements sont réguliers. Je pense que c’est juste de la fatigue  – cela fait combien de temps qu’il n’a pas dormi ? Astila haussa les épaules. — Je ne sais pas, chirurgien. Mais moi, je n’ai dormi que trois heures en cinq jours. Il y a tant à faire  – tellement de blessés et de mourants. Et puis la nuit... — Je sais. La Confrérie est tapie dans les ténèbres. — Nous ne les retiendrons plus très longtemps. Bientôt, nous mourrons. — Combien sont-ils ? — Qui sait ? répondit Astila d’un ton las. Ils ont reçu des renforts. La nuit dernière, nous avons failli perdre Bayhna et Epway. Cette nuit... ? — Allez vous reposer. Vous en faites trop. — C’est le prix du péché, Evris. — Allons, vous n’avez rien à vous reprocher. Astila posa ses mains sur les épaules du chirurgien. — Tout est relatif, mon ami. On nous a enseigné que la vie était sacrée. Toute vie. Un jour, je me suis levé de mon lit et j’ai marché sur un scarabée  – je me suis senti souillé. Comment crois-tu que je me sente aujourd’hui, avec des hommes mourant par dizaines dans la ville en bas ? Qu’est-ce que tu crois que nous ressentons tous ? Il n’y a pas de joie pour nous, ici, et la conséquence de cette absence, c’est le désespoir. Six hommes s’agenouillèrent devant le shaman, six guerriers aux yeux étincelants et au visage sombre ; Bodaï, qui avait perdu son bras deux ans auparavant ; Askadi, dont la colonne vertébrale était tordue depuis qu’il avait été emporté par un homme dans sa chute d’une colline ; Nenta, jadis un épéiste redoutable, et qui était aujourd’hui rongé par l’arthrite ; Belikaï l’aveugle ; Nontung le lépreux, qu’on était allé chercher dans les grottes de Mithega ; Lenlaï le possédé, dont les crises devenaient de plus en plus fréquentes et qui s’était mangé la langue, lors d’un spasme terrible. Kesa Khan portait une robe faite de scalps humains. Il donna une bolée de lyrrd, parfumé d’épices des montagnes, aux six hommes. Il regarda leurs yeux tandis qu’ils buvaient, vit que leurs pupilles se dilataient et lut l’incompréhension naissante dans leurs regards. — Mes enfants, dit-il lentement, vous êtes les Élus. Vous, dont la vie a été volée, allez redevenir forts. Affinés et forts. La puissance va couler dans vos veines. Et quand vous aurez goûté à cette force nouvelle, vous mourrez et votre âme ira rejoindre le Vide, dans une mer de joie. Car vous aurez servi le sang de votre sang, et aurez participé au destin des Nadirs. Ils restèrent assis, immobiles, les yeux fixés sur lui. Aucun mouvement n’était perceptible chez eux  – pas même un battement de cils, et encore moins une respiration. Ravi, Kesa Khan frappa doucement dans ses mains et six acolytes entrèrent dans la caverne, en tirant chacun derrière eux un loup gris, muselé et méfiant. Kesa Khan approcha des loups, un par un, et retira leurs laisses et leurs muselières. Il plaça ses doigts osseux sur leurs yeux, et les loups, obéissants, s’assirent là où il les mena, jusqu’à ce qu’ils soient placés chacun devant l’un des guerriers handicapés. Les acolytes se retirèrent. Kesa Khan ferma les yeux, laissant son esprit flotter dans la caverne et au-delà, dans les ténèbres de la nuit nadire. Il écouta les vibrations de la terre et s’en imprégna. Il pouvait ressentir dans son esprit la puissance élémentaire incroyable qui se dégageait des montagnes. Celle-ci enfla en lui, faisant exploser la minuscule coquille humaine qui le contenait. Le shaman ouvrit les yeux, essayant de calmer la montée d’adrénaline dans ses veines. — L’assassin est resté un temps dans cette cave. Son odeur est sur les rochers. Votre dernier souvenir doit être celui de cet homme : un grand Drenaï aux yeux ronds, qui cherche à priver notre race de sa destinée. Que son image brûle dans votre esprit tout autant que son odeur détestable hante l’odorat des loups. Waylander l’Assassin. Le Voleur d’Âmes tapi dans l’ombre. Il est fort, cet homme  – mais pas aussi fort que vous le deviendrez. Il est rapide et dangereux  – mais pas aussi rapide que vous, mes enfants.  » Sa chair sera douce, son sang comme le vin des montagnes. Il n’y a pas d’autre chair qui puisse vous nourrir. Les autres nourritures seront comme du poison pour vous. Lui seul signifie votre vie. Kesa Khan prit une profonde respiration et se leva. Il passa devant les loups allongés et toucha gentiment chacun d’entre eux sur le cou. À ce contact, ils se raidirent et grondèrent, puis fixèrent leurs regards sur les hommes silencieux. Tout à coup, le shaman hurla et les loups bondirent ; leurs crocs blancs s’enfoncèrent dans les gorges des hommes assis devant eux, qui ne bronchèrent pas alors que les crocs leur déchiraient la chair et les os. Les loups furent parcourus d’une secousse. Et ils grandirent... Tandis que les hommes rapetissaient. Leur peau se mit à pendre par paquets entiers alors que les loups, eux, se dilataient, et que leurs pattes se transformaient en mains, leurs ongles noirs se courbant comme des griffes. Les cages thoraciques se développèrent, gonflées par de nouveaux muscles ; des épaules leur apparurent et les créatures purent même se redresser, laissant choir sur le sol ce qui ressemblait à de petits paquets d’os tout ratatinés. — Regardez-moi, mes enfants, dit Kesa Khan. Les six bêtes obéirent et il perçut la puissance dans les yeux rouges posés sur lui, la sauvagerie des regards. — Allez et tuez ! souffla-t-il. Les six bêtes se lancèrent dans la nuit. Quelques instants plus tard, les acolytes réapparurent. — Enlevez les corps, ordonna le shaman. — Est-ce qu’on peut encore appeler cela des corps ? demanda un jeune homme au visage terreux. — Appelle-les comme tu veux, mon garçon, mais enlève-les. Kesa Khan les regarda partir puis fit un feu avant de s’emmitoufler dans une robe en peau de chèvre. Le rituel l’avait vidé et il se sentit vieux d’un coup, et très fatigué. Il fut un temps où seuls les guerriers les plus forts étaient utilisés pour ce genre de rituel, mais cela avait toujours énervé Kesa Khan. Il préférait faire ainsi, car au moins, cela rendait un soupçon de vie à des hommes qu’un désastre avait frappés. Ils allaient traquer Waylander et le dévorer. Puis ils mourraient. S’ils buvaient de l’eau, ils s’étrangleraient. S’ils mangeaient de la viande, ils s’empoisonneraient. Dans moins d’un mois, ils seraient morts de faim. Mais avant, ils auraient eu un dernier repas, quand leurs grandes mâchoires se seraient refermées sur la chair de Waylander. Kaem était assis à écouter silencieusement les rapports : soixante-huit hommes morts ; quarante-sept blessés. Quatre cents tentes avaient été détruites et deux entrepôts, contenant du blé et de la viande, avaient brûlé. Un bateau amarré à quai avait perdu ses voiles dans l’incendie, mais heureusement était resté intact. Les rats, en revanche, s’étaient infiltrés dans les autres réserves de nourriture et les entrepôts grouillaient de leur présence. Kaem renvoya les officiers et se tourna vers la silhouette en cape noire à ses côtés. — Rends-moi ma bonne humeur, Nemodes. Dis-moi une fois de plus que la Confrérie est sur le point de gagner face aux prêtres. Nemodes haussa les épaules. Ses yeux aux grands cils évitèrent de croiser le regard du général. Le chef de la Confrérie était plutôt petit et décharné ; il avait un gros nez rose qui ne collait pas avec le reste de ses traits. Sa bouche n’avait presque pas de lèvres et ses dents ressemblaient à des pierres tombales. — Trois d’entre eux sont morts la nuit dernière. Leur fin est proche, murmura-t-il. — Trois ? J’en ai perdu soixante-huit. — Trois prêtres valent plus que vos racailles, cracha Nemodes. Bientôt, ils n’auront plus la force de nous repousser et nous pourrons nous occuper de Karnak comme nous l’avons fait de Degas. — Tes promesses ne valent pas un pet de cochon, répondit Kaem. Elles sont bruyantes, mais ne durent pas. Sais-tu à quel point j’ai besoin de cette forteresse ? Loquet-de-Fer a écrasé nos armées dans le sud, et il marche sur Drenan. Je ne peux pas envoyer des hommes l’intercepter parce qu’Egel n’attend que ça dans Skultik et que Karnak tient la dernière place forte. Je ne peux pas perdre... et pourtant je ne peux pas gagner. — Nous tuerons tous les prêtres renégats, lui assura Nemodes. — Je ne veux pas qu’ils meurent de vieillesse, Nemodes ! Tu m’as promis que la forteresse tomberait. Elle n’est toujours pas tombée. Tu m’as promis Waylander. Quelles mauvaises nouvelles m’apportes-tu de ce côté ? — Cadoras nous a trahis. Il a sauvé l’Assassin dans un village nadir où sa mort était certaine. — Pourquoi ? Pourquoi Cadoras aurait-il fait une telle chose ? Nemodes haussa les épaules. — Cela me dépasse. De toute sa vie, Cadoras n’a jamais agi que par intérêt. Peut-être avait-il conclu un marché avec Waylander. Cela n’a plus d’importance, puisqu’il est mort. Toutefois, neuf de mes frères approchent de Raboas ; ce sont les meilleurs guerriers de mon Ordre, ce qui veut dire les meilleurs de ce continent. Et puis, nous avons toujours Durmast. — Je ne lui fais pas confiance. — C’est pour cela qu’on peut lui faire confiance. Il marche à l’argent, et il se vendra toujours au plus offrant. — Tu me déprimes, Nemodes. — J’ai quand même de bonnes nouvelles pour vous, général. — J’ai du mal à le croire. — Nous avons trouvé un passage vers la forteresse, dans les montagnes  – le chemin par lequel Karnak est entré. Kaem prit une profonde respiration et sourit. — Je veux qu’un millier d’hommes soient prêts à partir d’ici une heure. — Je m’en occupe, promit Nemodes. Chapitre 19 Le bois n’était pas très grand, pourtant Waylander trouva une clairière pour y faire un feu. Il était frigorifié, et bien qu’il ait déjà commencé à récupérer de son calvaire, il sentait toujours les effets de la torture à laquelle avait été soumise sa peau. Il s’était reposé pendant trois jours dans la grotte ; ensuite il était parti en direction du nord où il avait rencontré un groupe de Notas qui lui avaient vendu un baume d’une puanteur incroyable. Il l’avait appliqué sur ses épaules et le haut du dos. Durant le temps qu’il avait passé en leur compagnie, une jeune femme s’était occupée de sa blessure à la tempe, et le vieux chef Notas lui avait donné un nouveau nom : Crâne-de-Bœuf. À l’aide d’un miroir de bronze, Waylander examina sa blessure. Sale et violette, la plaie était purulente ; au milieu, la peau avait été littéralement déchirée. Il se rappela la lame qui l’avait heurté à la tête, et se souvint qu’il s’était tourné à moitié à ce moment-là ; le plat de l’arme avait dû le cueillir. Son coquard avait diminué de façon notable, mais la lumière vive lui faisait toujours mal, ce qui provoquait un fort réflexe lacrymal. Le chef Notas  – un vieillard ratatiné et jovial  – lui examina la tête, en pressant et en poussant dessus. — Pas de fêlure, Crâne-de-Bœuf, tu vivras. — Est-on encore loin de Raboas ? — Cinq jours, si tu voyages sans être prudent. Sept si tu as les yeux ouverts. La fille s’avança, un pichet en pierre rempli d’eau à la main. Elle lava la tête de Waylander. Elle était petite et jolie, ses mains étaient douces. — Ma plus jeune femme, fit le vieil homme. Belle, non ? — Belle, lui accorda Waylander. — Tu portes beaucoup d’armes, Crâne-de-Bœuf. Tu mènes une guerre ? Waylander acquiesça. — Cela m’ennuierait de quitter ton camp avec moins de choses que lorsque j’y suis arrivé. — Ton cheval noir est féroce, contra l’ancien chef. Il a mordu mon fils aîné à l’épaule. — Il est d’humeur changeante. Quand ton peuple aura réuni ce qui m’appartient dans un seul endroit, je remettrai tout dans mon paquetage. Le cheval ne me mordra pas. Le vieil homme gloussa de plaisir et renvoya la fille. Mais dès que le rabat de la tente fut baissé, son sourire disparut. Il était seul avec l’étranger. — Tu es un homme traqué, Crâne-de-Bœuf. Beaucoup, beaucoup de cavaliers te cherchent. — Je le sais. — Des Nadirs. Et des cavaliers du sud. — Je le sais également. — Ceux qui venaient du sud avaient des capes noires et leurs yeux étaient glacés. Ils étaient comme un nuage devant le soleil ; ils ont fait peur à nos enfants  – les jeunes sont très perceptifs. — Ce sont des êtres malfaisants, dit Waylander. Leurs promesses sont du vent, mais leurs menaces s’inscrivent dans le sang. — Je le sais, répondit le chef Notas. Ils ont promis de l’or si nous leur donnions des informations et la mort si nous refusions de parler. — Quand ils reviendront, dis-leur que j’étais là. — Je l’aurais fait de toute façon. Pourquoi te cherchent-ils ? Es-tu un roi en exil ? — Non. — Alors quoi ? Waylander écarta les mains. — Un homme peut se faire beaucoup d’ennemis. Le vieil homme acquiesça tristement, ses yeux sombres rivés sur l’assassin. — Tu sais pourquoi j’ai vécu si longtemps ? demanda-t-il en se penchant sur le côté pour servir un verre de lyrrd à son invité. Waylander haussa les épaules, accepta le gobelet et but à grandes gorgées. — Parce que je suis béni. Je peux lire dans les brumes de l’esprit. Je marche sur les routes de l’Esprit et je vois naître les montagnes. Ceux du sud vénèrent les ténèbres et mangent le cœur des enfants. Ils se nourrissent de la grande feuille verte et s’envolent dans la nuit, portés par les vents. Mais toi, ils n’arrivent pas à te trouver. Ces hommes, qui pourraient chasser la plus petite des chauves-souris dans la plus sombre des cavernes, n’arrivent pas à trouver un cavalier sur une plaine aride. Quand je ferme les yeux, je peux voir toutes les choses  – les enfants qui jouent derrière la tente, les chevaux qui broutent de l’herbe, ma plus jeune femme qui dit à la plus vieille qu’elle a peur quand je la touche, parce que je lui fais penser à la mort. Et pourtant, je ne peux pas te voir, Crâne-de-Bœuf. Pourquoi cela ? — Je ne sais pas. — Tu dis la vérité. Mais moi je sais. Quelque part, tu as un ami  – un ami très puissant qui a jeté un charme sur ton esprit. On ne peut te voir qu’avec des yeux. — J’ai un tel ami. — Est-ce qu’il est dans une forteresse assiégée ? — C’est possible. Je ne sais pas. — Il court un grand danger. — Je ne peux pas l’aider. — Tu es la clé, je pense. — Nous verrons. Quand sont passés ces guerriers ? Et quand ont-ils dit qu’ils reviendraient ? — Ils ne l’ont pas dit... mais je sais. Ils arriveront dans mon camp au coucher du soleil. — De quelle direction ? — De l’est. En voyageant vers le nord, tu les éviteras  – mais seulement pour l’instant. Vos chemins se croiseront, et rien ne peut l’empêcher. Tu as besoin de plus d’amis, Crâne-de-Bœuf  – tout seul, tu as perdu d’avance. Le vieux Notas ferma les yeux et frissonna, quand soudain, un vent froid s’engouffra dans la tente, éteignant les bougies, et le fit trembler. Paniqué, il rouvrit les yeux. — Tu dois t’en aller d’ici, et je dois lever le camp, dit-il. La peur se lisait dans ses yeux. — Qu’as-tu vu ? — Tes ennemis sont très puissants. Ils ont ouvert la neuvième porte des Enfers et ont libéré les Change-Peaux. Tu dois chevaucher vite et loin, Crâne-de-Bœuf. — Qu’est-ce qu’un Change-Peau ? — Je ne peux pas t’en dire plus. Nous n’avons plus le temps, et chaque battement de cœur nous rapproche de la destruction. Grave ceci dans ton âme : n’essaie pas de les combattre. Fuis ! Ils sont puissants et signifient la mort. Fuis ! Le vieil homme sauta sur ses pieds et sortit de la tente en courant. Waylander pouvait l’entendre hurler des ordres, et la panique était dans sa voix. Il trouva ses affaires empilées à côté de son cheval, les empaqueta et quitta le camp au triple galop, abandonnant la monture de Cadoras derrière lui, en guise de paiement pour l’aide qu’ils lui avaient fournie. Une fois qu’il eut monté son propre campement, dix kilomètres plus loin, il ressassa les paroles du vieux chef : « N’essaie pas de les combattre. Fuis ! » Mais que pouvaient donc bien être ces Change-Peaux ? Pourquoi ne pouvait-il pas les tuer ? Ils n’avaient pas de cœur ? Quel genre de créature pouvait survivre à un affrontement avec Waylander l’Assassin ? Le vieil homme n’était pas un lâche. Il avait senti le mal qui émanait des cavaliers de la Confrérie, mais il n’en avait pas eu peur. Pourtant, cette nouvelle menace l’avait terrorisé. Pourquoi déplacer son camp ? Waylander rajouta du bois dans le feu et se réchauffa les mains. La brise nocturne soufflait dans les branchages des arbres, et dans le lointain, un loup se mit à hurler. L’assassin s’occupa de ses armes, aiguisant les lames de ses couteaux de lancer. Puis, il vérifia son arbalète, une arme magnifique confectionnée selon des indications qu’il avait lui-même données à un armurier ventrian. La crosse était faite d’ébène poli, et les deux gâchettes étaient en bronze. Le travail accompli sur cet objet n’avait pas d’équivalent, et Waylander avait payé pour cela une fortune en opales. Que ce soient des bijoux volés n’enlevait rien au cadeau, et l’armurier avec cligné des yeux de surprise quand Waylander les lui avait versés dans ses mains tendues. — Tu es un artiste, Arles, et ceci est ton chef-d’œuvre. Tout à coup, le cheval de Waylander poussa un hennissement de terreur et l’assassin se leva en souplesse, tendant les cordes de son arbalète et glissant deux carreaux en place. L’animal tirait sur ses rênes ; attaché à une branche basse, il cherchait visiblement à s’échapper. Ses oreilles étaient aplaties contre son crâne et ses yeux écarquillés par la peur. « N’essaie pas de les combattre. Fuis ! » Les mots du vieil homme résonnèrent dans sa tête. Waylander ramassa sa couverture près du feu, l’enroula à la hâte et courut vers son cheval. Il lui fallut quelques secondes pour sangler correctement sa selle et remettre son paquetage en place. Il dégagea les rênes et sauta en selle. Le cheval partit dans un tel galop qu’il faillit tomber. Puis ils sortirent des bois et chevauchèrent en direction du nord. Waylander se dévissa sur sa selle  – derrière lui, plusieurs silhouettes sombres venaient d’émerger du bois. Il plissa les yeux, mais un nuage sombre passa devant la lune, et elles disparurent dans les ténèbres. Il essaya de maîtriser un peu sa monture, en tirant sur les rênes. C’était de la folie que de vouloir traverser les Steppes dans l’obscurité. Un nid de poule, un terrier de lapin, un gros caillou  – le cheval risquait de se casser une patte. Au bout de deux kilomètres, le cheval commença à s’essouffler, et Waylander dut le faire s’arrêter et marcher au pas. Ses flancs étaient couverts d’écume et sa respiration était saccadée. Waylander lui flatta le cou en lui murmurant des mots gentils. Il regarda derrière lui mais ne vit rien. Il n’avait fait qu’entrapercevoir brièvement ses poursuivants, mais il se souvenait qu’ils portaient des peaux de loups et couraient courbés en deux. Il secoua la tête  – la faible luminosité avait dû lui jouer des tours, car leur vitesse lui avait semblé extraordinaire. Il chevauchait à présent à une allure plus tranquille ; il retira les carreaux de l’arbalète et désarma les cordes. Quels que soient les gens derrière lui, ils étaient à pied et ne pourraient pas le rattraper cette nuit. Il descendit de cheval et le guida vers le nord, ne faisant une pause que pour nettoyer l’écume sur sa monture. — Je crois que tu viens de me sauver la vie, lui souffla-t-il en caressant son cou de velours. Les nuages se dissipèrent et le clair de lune argenté reprit ses droits, éclairant les montagnes lointaines. Waylander marcha ainsi à côté de son cheval pendant près de deux kilomètres, puis il regrimpa en selle. Il se frotta les yeux en bâillant et s’emmitoufla dans sa cape. Le sommeil commençait à se faire sentir comme si une couverture chaude et soyeuse enveloppait son esprit. Un hibou lui passa au-dessus de la tête et piqua comme une pierre, les serres brandies... Un petit rongeur poussa un couinement : le hibou avait frappé. Une ombre bougea sur la droite de Waylander qui se retourna sur sa selle. Pourtant il ne vit rien qu’un tapis de buisson. Néanmoins, sur le qui-vive, il jeta un coup d’œil sur sa gauche et vit deux silhouettes sombres émerger des hautes herbes et lui foncer dessus à une vitesse terrifiante. Son cheval se cabra et retomba au galop, tandis que Waylander lui donnait des coups d’éperons dans les côtes. Le cheval fila et Waylander se cramponna, couché vers l’avant. Une silhouette se dressa devant eux, forçant le cheval à faire un écart. Lorsque la silhouette bondit, le sang de Waylander se glaça d’effroi, car il vit un visage démoniaque, bardé de crocs, foncer vers lui. Le poing de l’assassin jaillit aussitôt, frappant la créature sur la tempe ; le cheval donna un coup d’épaule à la bête, l’envoyant valdinguer. Cette fois-ci, Waylander ne prit même pas la précaution de contrôler sa course folle dans la nuit. Il avait aussi peur que le cheval, et son esprit repassait en boucle l’image de ces terribles yeux rouges et des crocs baveux. Son cœur battait la chamade. Pas étonnant que le vieil homme ait voulu à tout prix changer son campement de place  – il ne voulait pas se trouver au même endroit que l’odeur de Waylander. Cinq kilomètres plus loin, Waylander reprit le contrôle de lui-même. Le cheval commençait à fatiguer dangereusement, si bien qu’il était descendu tout seul au trot. Il lui fit ralentir l’allure et regarda en arrière. Il n’y avait rien en vue, mais il se douta qu’ils étaient là ; ils devaient suivre sa trace à grandes enjambées, sentant sa peur. Il continua, sachant d’avance que les bêtes l’auraient à l’usure, car son cheval n’en pouvait plus, et même s’il était encore en mesure de les prendre sur une courte distance, il ne garderait pas son avance bien longtemps. Combien de ces bêtes y avait-il ? Il en avait vu au moins trois. Trois, ce n’était pas si terrible  – à coup sûr, il pouvait se charger de trois créatures ? Mais il en doutait. La colère monta en lui. Dardalion lui avait dit qu’il servait à présent la Source, mais quel genre de Dieu pouvait laisser un homme livré à un tel péril ? Pourquoi l’ennemi avait-il toujours l’avantage de la force ? — Qu’est-ce que tu attends de moi ? cria-t-il en regardant le ciel. Devant lui, une ligne de petites collines apparut sur la plaine ; il n’y avait pas d’arbres et peu d’endroits où se retrancher. Lentement, son cheval gravit la côte, et une fois en haut, Waylander tira sur les rênes pour étudier la piste qu’il laissait. Au début il ne vit rien, puis au loin, il les aperçut  – six formes sombres qui couraient ensemble, remontant ses traces. Il n’avait que quelques minutes d’avance sur eux. Waylander arma son arbalète, et plaça les carreaux. Il pourrait en vaincre rapidement deux, et peut-être un troisième avec son épée. Il jeta un coup d’œil de l’autre côté de la colline et vit une rivière en contrebas, serpentant en direction des montagnes, comme un ruban argenté. Au pied des collines, il y avait une cabane et un bac. Il reprit espoir et éperonna son cheval. À la moitié de la descente, il se mit à hurler, pour appeler le passeur. Une lanterne s’alluma derrière une fenêtre de la cabane, et un grand bonhomme sortit dans la nuit. — Faites-moi passer de l’autre côté de la rivière, dit Waylander. — Je vous ferai passer demain, répondit l’homme. Vous pouvez dormir à la maison. — Au matin, je serai mort. Il y a six bêtes sorties des Enfers sur mes talons. Si vous avez une famille dans la maison, faites-les grimper sur le bac tout de suite. L’homme leva sa lanterne. Il était grand, large d’épaules et avait une épaisse barbe noire ; ses yeux, bien que bridés, trahissaient sa bâtardise. — Expliquez-vous, dit-il. — Croyez-moi, je n’ai pas le temps de vous expliquer. Je vous donnerai vingt pièces d’argent pour mon passage, mais si vous ne vous dépêchez pas, alors j’essaierai de traverser à la nage. — Vous n’y arriverez pas  – le courant est trop fort. Attendez-moi ici. L’homme repartit dans la maison et Waylander maudit son manque de rapidité. Deux ou trois minutes plus tard, il ressortit, poussant devant lui trois enfants ; l’un d’entre eux avait une poupée de chiffons qu’il serrait contre son visage. Il les conduisit au bac et souleva la barre pour permettre au cheval de grimper à bord. Une fois monté, Waylander descendit de sa selle et remit la barre en place. Puis, il jeta les amarres tandis que le passeur se rendait à l’avant pour tirer sur la corde. Le bac avança de quelques centimètres et l’homme s’acharna davantage sur la corde alors que Waylander restait en poupe, scrutant la colline. Les créatures furent en vue et se lancèrent dans une course effrénée. Le bac n’était encore qu’à quelques mètres de l’embarcadère. — Par tous les Dieux, qu’est-ce que c’est ? cria le passeur, laissant partir la corde. — Tire, si tu veux vivre ! hurla Waylander. L’homme rattrapa la corde, et se servit de tout son poids pour tirer de plus belle. Les créatures arrivèrent en bas de la colline, puis sur l’embarcadère. Le chef de la meute était un gigantesque loup avec des yeux brillants. Il arriva au bout de la jetée et, toutes griffes dehors, il bondit. Waylander appuya sur la première gâchette, et le carreau alla se planter dans la bouche de la bête, transperçant l’os au-dessus de la gorge, lui embrochant le cerveau. La créature s’écroula sur la barre, la cassant en deux. Le cheval de Waylander se cabra et hennit de terreur ; une deuxième bête sauta. Le second carreau ricocha contre son crâne et elle retomba sur le bac, titubante. Waylander se jeta sur elle, les deux pieds en avant. Il la percuta en pleine poitrine et la catapulta dans l’eau tourbillonnante de la rivière. Waylander se releva et rechargea son arbalète, tandis que sur la berge, les autres créatures hurlaient leur rage. Il tira un carreau à six mètres de sa cible, et le vit se planter dans une poitrine couverte de fourrure. La bête poussa un rugissement de colère, arracha le carreau et le jeta dans la rivière. Une main griffue agrippa Waylander par la cheville. Il laissa tomber son arbalète et dégaina son épée. Il l’abattit à plusieurs reprises de toutes ses forces. La lame s’enfonça profondément dans le bras de la créature, mais il ne réussit pas à briser l’os. Trois fois de suite, il essaya de trancher le membre jusqu’à ce qu’enfin les griffes lâchent prise. Il ramena son pied et sauta en arrière. La créature roula sur son dos, un carreau dépassant toujours de sa bouche et du sang giclant de son bras mutilé. Elle était allongée sur le bord du bac et Waylander, avec un peu d’élan, lui donna un grand coup pour la faire tomber ; le corps coula comme une pierre. — Où peuvent-elles traverser autrement ? demanda Waylander. — À une trentaine de kilomètres en amont ou vingt en aval. Mais qu’est-ce que c’était ? — Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir. Les enfants s’étaient entassés dans le coin le plus reculé du bac, trop effrayés pour pleurer. — Vous devriez vous occuper d’eux, dit Waylander. Je vais vous remplacer à la corde. L’homme alla s’agenouiller à côté de ses enfants et leur parla à voix basse, les prenant dans ses bras. Il ouvrit un petit coffre fixé à l’avant du bac et en retira des couvertures que les enfants étalèrent sur le pont pour s’y coucher. Il fallut près d’une heure pour traverser la rivière, et Waylander fut reconnaissant de ne pas avoir eu à nager. Au milieu, le courant était trop fort pour qu’un être humain puisse y passer. Le passeur se rendit à l’avant et prépara une amarre dès que la jetée fut en vue. Il y avait une deuxième cabane, construite un peu après l’embarcadère, et Waylander y porta les enfants endormis, les déposant dans deux lits disposés près du mur du fond. L’homme prépara un feu et ils s’assirent pendant que les flammes grandissaient. — Comme si on n’avait pas déjà suffisamment de problèmes avec les tribus, dit soudainement le passeur, mais cette fois je crois que je vais partir. — Les bêtes me chassent moi. Je ne crois pas qu’elles reviendront vous ennuyer. — C’est du pareil au même. Il faut que je songe aux enfants  – ce n’est pas un endroit pour eux. — Depuis combien de temps êtes-vous ici ? — Trois ans. Nous sommes venus quand ma femme est morte. J’avais une ferme près de Purdol, mais des pillards m’ont dévalisé  – ils ont pris mes semences de blé et mes provisions pour l’hiver. Alors, je suis venu m’installer ici, pour assister un vieux Notas. Il est mort l’an dernier : il est tombé à l’eau. — Les tribus ne vous embêtent pas trop ? — Non, pas tant que je continuerai de faire fonctionner le bac. Mais ils ne m’aiment pas. Sang-mêlé ! — Vous êtes plus grand que la plupart des Nadirs, fit remarquer Waylander. — Ma mère était vagrianne. Mon père, lui, était Notas. Donc, je n’ai pas de querelle de sang avec qui que ce soit. J’ai appris qu’il y avait une guerre dans le sud ? — Oui. — Et vous êtes Waylander. — Je vois que des cavaliers sont passés par ici. Lesquels étaient-ce ? Nadirs ou Vagrians ? — Les deux, répondit l’homme. Mais je ne vous trahirai pas ; je vous dois nos vies. — Vous ne me devez rien  – ce serait plutôt l’inverse. J’ai mené ces créatures jusque chez vous. Quand les cavaliers reviendront, racontez-leur ce qui s’est passé. Dites-leur que je me rends au nord. — Pourquoi ferais-je cela ? — Pour deux raisons. La première, c’est la vérité, et la deuxième, ils savent déjà où je me rends. L’homme acquiesça et redonna un peu de vigueur au feu en rajoutant du bois. — S’ils le savent, pourquoi y allez-vous ? Ils doivent vous y attendre. — Parce que je n’ai pas le choix. — C’est idiot. La vie est faite de choix. D’ici, vous pouvez aller dans n’importe quelle direction. — J’ai donné ma parole. Le passeur sourit en comprenant le sens des mots. — Il n’y a donc rien à ajouter. Je n’essaierai plus de vous dissuader. Mais je suis intrigué  – qu’est-ce qui peut pousser un homme à faire une telle promesse ? — Il ne faut pas éliminer la stupidité, dit Waylander. — Mais vous n’êtes pas stupide. — Tous les hommes le sont. Nous faisons des projets comme si nous allions vivre éternellement. Nous pensons que nos efforts peuvent rivaliser avec les montagnes. Mais nous ne faisons que nous mentir  – nous ne valons rien et le monde ne changera jamais. — Je sens de l’amertume dans vos propos, Waylander. Mais vos actes parlent davantage que vos mots. Quelle que soit la quête qui vous motive, je doute qu’elle soit inutile. Sinon, pourquoi risquer sa vie ? — Que je réussisse ou non, dans cent ans  – peut-être même moins  – personne ne s’en souviendra. Personne ne s’en souciera. Je peux apporter une heure de beau temps à une montagne ; si j’échoue, ce sera une heure de pluie. Mais la montagne s’en souciera-t-elle ? — Peut-être pas, dit le passeur, mais vous vous en souciez. Et c’est suffisant. Il y a trop d’indifférence dans ce monde  – trop de cupidité et de violence. J’aime voir pousser les choses. J’aime entendre rire. — Vous êtes un romantique, passeur. — Je me nomme Gurion, fit l’homme, en tendant la main. Waylander la prit et sourit. — Et moi, dans le temps, je m’appelais Dakeyras. — Toi aussi tu es un romantique, Dakeyras, car il n’y a qu’un romantique pour rester fidèle à sa parole, en dépit du monde. Cela devrait nous rendre plus fort, mais non. L’honneur est une chaîne très lourde qui a tendance à nous ralentir. — Un romantique et un philosophe, Gurion ? Tu devrais être un professeur, pas un passeur. — Quelle est ta quête, Dakeyras ? — Je cherche l’Armure de Bronze. — Dans quel but ? — Il y a un général drenaï nommé Egel à qui je dois la livrer. Cela l’aidera dans sa guerre. — Je l’ai vue. — Tu as été à Raboas ? — Oui, il y a des années de cela. Elle se trouve dans une pièce au fond de la caverne. Mais elle est gardée. — Par les Nadirs ? — Non, par des créatures bien pires  – des garous, qui vivent dans les ténèbres au cœur de la montagne. — Alors comment l’as-tu vue ? — J’étais avec le peuple de ma femme, les Têtes-de-Loup ; nous étions cinquante. C’était à l’occasion d’une cérémonie religieuse : le plus jeune fils du Khan. Il voulait voir la légendaire Armure de Bronze. — Je suis surpris que les Nadirs ne l’aient pas prise. — Ils n’ont pas pu, expliqua Gurion. Tu n’es pas au courant ? Elle n’existe pas. — Explique-toi clairement, bonhomme. — L’Armure n’est qu’une image ; on peut passer sa main à travers. La vraie Armure est, à ce qu’on dit, cachée quelque part dans la montagne, mais aucun homme ne sait où exactement. Tout ce qu’on peut voir, c’est une image fantomatique, chatoyante, et c’est pour cela qu’elle est vénérée. Waylander ne pipa mot. Il scruta le feu, perdu dans ses pensées. — Je croyais que tu savais où était cachée la véritable Armure, dit Gurion. Waylander gloussa et secoua la tête, puis il fut pris d’un fou rire. Gurion détourna le visage, car la tristesse de la chose le gêna. — Maudits soient les romantiques, dit Waylander quand le rire l’eut quitté. Qu’ils pourrissent dans les sept Enfers. — Tu ne le penses pas vraiment, contra Gurion. Waylander se passa la main dans les cheveux et se leva. — Je n’ai pas les mots pour te dire à quel point je suis fatigué. J’ai l’impression de me noyer dans des sables mouvants, et que tous mes amis m’aident en attachant des boulets à mes jambes. Est-ce que tu comprends ? Je suis un tueur qui tue pour de l’argent. Tu trouves ça romantique ? Je suis un traqueur d’hommes. Et là, c’est moi qui suis traqué... par des hommes, des bêtes, et des esprits des ténèbres. D’après mon ami Dardalion, ma quête sert la Source. Tu as entendu parler de la Source ? (Gurion fit oui de la tête.) Eh bien, laisse-moi te dire, mon ami, que ce n’est pas de la tarte d’aider la Source. On ne peut la voir, on ne peut l’entendre, mais une chose est sûre : elle ne t’aide pas à servir sa cause. — Elle t’a guidé jusqu’à mon bac, offrit Gurion. Waylander gloussa. — Mes ennemis peuvent jaillir dans la nuit comme des démons invisibles, conjurer des créatures mi-hommes, mi-loups, des Enfers, et ils peuvent lire dans les esprits. De mon côté, j’ai un Dieu qui m’a conduit à un bac ! — Et pourtant tu es toujours vivant. — Pour l’instant, Gurion. Demain est un autre jour. Chapitre 20 Dardalion se détourna d’Astila et s’appuya contre la fenêtre à large rebord. Comme toutes les fenêtres de la forteresse, elle se resserrait en meurtrière vers l’extérieur ; elle avait été plus conçue pour la défense que pour la vue ou la lumière. Un archer pouvait facilement tirer une flèche à gauche, à droite et au centre, couvrant ainsi un grand angle d’attaque ; alors qu’un attaquant ne pouvait pas pénétrer dans la forteresse par là ni, à moins d’un coup de chance incroyable, réussir à tirer par cette ouverture. Dardalion, accoudé là, regardait les remparts en contrebas. De nouveau, les murs étaient couverts de sang et de morts, mais les défenseurs tenaient bon. Derrière le mur, on voyait les restes calcinés de deux tours de siège vagriannes, jonchés de corps carbonisés. Une troisième tour était poussée lentement vers les remparts, et les Drenaïs l’attendaient, avec de l’huile et du feu. Derrière les tours, une deuxième armée vagrianne attendait l’ordre d’attaquer. Dardalion cligna des yeux et porta son regard vers la pierre grise de la fenêtre. — Pourquoi ne m’écoutes-tu pas, Dardalion ? demanda Astila. Dardalion se retourna. — Je t’écoute, mon frère, mais je ne peux pas t’aider. — Nous avons besoin de toi là-bas. Nous sommes en train de nous faire tuer. Sept d’entre nous ont déjà rejoint la Source et nous avons cruellement besoin de ta force. — Waylander aussi a besoin de moi. Je ne peux pas l’abandonner. — Nous perdons courage, Dardalion. Astila s’écroula sur le lit le plus proche et s’assit la tête entre les mains. Pour la première fois Dardalion remarqua l’état de fatigue dans lequel se trouvait le prêtre blond : des épaules affaissées, des cernes violets sous des yeux qui ne pétillaient plus. Il quitta la fenêtre et vint s’asseoir à côté d’Astila. — Je ne peux pas tout faire, et il y a tant de choses à accomplir. Je suis intimement persuadé que la quête de Waylander est la solution pour Drenaï. Je ne peux pas dire pourquoi. Mais durant mes prières, l’Armure revient sans cesse me hanter, nuit après nuit ; je la vois briller dans sa grotte sombre. Et pourtant, malgré l’importance de cette mission, il n’y a qu’un seul homme à sa recherche. Un homme, Astila ! Et face à lui, il y a la Confrérie, les Nadirs ainsi que des créatures diaboliques... Sans moi, il n’a aucune chance. Essaie de comprendre. Je t’en prie. Astila resta silencieux un moment, puis il leva les yeux pour affronter le regard de Dardalion. Ses yeux étaient cernés de rouge et creusés. — Tu es notre chef et je te suivrai dans la mort et au-delà. Mais je te dis que la fin est proche. Je dis cela sans arrogance, je suis le plus fort de mes frères, et pourtant, je suis à bout. Si je quitte mon corps cette nuit, je ne reviendrai pas. Si c’est ce que tu souhaites, alors qu’il en soit ainsi. Mais crois-moi, Dardalion, ce sont soit les Trente, soit Waylander. J’accepterai ton jugement. Dardalion passa un bras sur les épaules d’Astila. — Moi aussi je suis à la limite de mes capacités. Il m’en coûte beaucoup de protéger Waylander. Mais je ne peux pas arrêter, même pour toi. — Je comprends, répondit platement Astila. Je vais aller me préparer pour cette nuit. — Non. Nous devons accepter le fait que nous avons perdu la plus grande des batailles. Ne fais protéger que Karnak et les officiers d’importance. — Mais la Confrérie sera libre d’entrer dans la forteresse. — Qu’il en soit ainsi. Ce sont des hommes forts, Astila. Des hommes bons. Ils tiendront, même face aux nuages du désespoir. — Tu y crois ? Vraiment ? — À quoi d’autre pouvons-nous croire vu que le choix nous a été retiré ? Certains faibliront, d’autres mourront. D’autres encore se défendront. Je ne peux pas croire que le mal triomphera. Je ne peux pas. — Il a triomphé ailleurs, et aujourd’hui le pays est en ruines. — Il n’a pas triomphé ici, Astila. — La guerre n’est pas encore finie, Dardalion. Le sommeil de Jonat était perturbé par des cauchemars et il se réveilla en sursaut. Il avait revu son père mort se balancer au bout d’une corde et des hommes le détacher du gibet ; son visage était violet, sa langue pendante. Il dansait, il dansait, et les nobles riaient et lançaient des pièces de cuivre  – des nobles qui se nourrissaient de langues d’alouettes, alors que son père mendiait pour avoir du pain ; un verre de vin lui coûtait plus d’argent que ce que sa famille gagnait en un mois. Ils riaient encore, et se moquaient de lui. Il s’assit tout tremblant. En haut des remparts, Karnak marchait en compagnie de Gellan et Dundas. Jonat cracha par terre. Si seulement ils l’avaient écouté un an auparavant, les Vagrians n’auraient jamais envahi le pays. Mais les nobles avaient pensé différemment. Démanteler la Légion. Renvoyer des soldats qui faisaient un travail honnête. Les laisser mourir de faim, car les fermes ne produisaient pas assez pour les nourrir. Qui se souciait des simples soldats ? Personne. Surtout pas les nobles en robes de soie, avec des épées incrustées de joyaux. Que feraient-ils, ces nobles, si tous les simples soldats rentraient chez eux ? Vagrians comme Drenaïs ? Est-ce que les nobles se battraient entre eux ? Non. Le jeu serait fini, la partie gâchée. Il fut tiré de ses pensées par l’arrivée de Gellan. L’officier s’assit à côté de lui. — J’ai vu que tu étais réveillé. Je peux me joindre à toi ? — Pourquoi pas ? — Comment vas-tu ? — Assez bien. — J’aimerais en dire autant. Je ne crois pas que je pourrais revivre beaucoup de journées comme celle-ci. Tu as déjà ressenti ça ? — Parfois. Cela passera, monsieur  – dès que la première attaque commencera, demain. — Je l’espère. Tu t’es bien comporté aujourd’hui, Jonat ; tu les as gardés soudés et unis, alors que tout espoir semblait perdu. Peu d’hommes auraient pu faire cela. C’est un don que tu as, et je l’avais vu dès le premier jour. Je suis fier de toi  – je suis sincère. C’est pourquoi je t’ai donné une promotion. — Pas seulement parce que j’étais un agitateur ? cracha Jonat. — Non. Tu es comme tu es parce que les choses ont de l’importance pour toi. Tu étais inquiet pour la Légion, la vraie, ses soldats. Tu es dynamique, tu as de l’énergie à revendre et tu imposes le respect. Un officier a besoin de respect. Le titre n’est rien sans l’homme qui le porte. Tu avais raison. Tu as raison. — Mais pas par ma naissance, dit Jonat. — Je ne connais pas ton ascendance, et je m’en moque, mais si elle a de l’importance pour toi, alors laisse-moi te dire que mon père était un poissonnier. Pas plus. Et je suis fier de lui, parce qu’il a travaillé comme un esclave pour que je reçoive une bonne éducation. — Mon père était un alcoolique  – il a été pendu pour être monté sur le cheval d’un noble. — Tu n’es pas ton père. — Et comment, que je ne le suis pas ! Et je vais vous dire un truc : je ne servirai plus jamais un roi. — Moi non plus. Mais c’est le combat d’un autre jour. Et maintenant je vais aller me coucher. Gellan se leva et Jonat sourit. — Votre père était-il vraiment un poissonnier ? — Non, c’était un comte. Je l’ai juste dit pour t’embêter. — Cela me semble plus crédible. — Moi aussi. Bonne nuit, Jonat. — Bonne nuit, monsieur. — Au fait, Dardalion m’a informé que les prêtres ne pouvaient plus contenir les pouvoirs de la Confrérie. Il dit qu’il faut ouvrir l’œil pour repérer d’éventuels signes de désespoir chez les hommes  – l’ennemi va d’abord s’en prendre aux plus faibles. Reste vigilant. — Comptez sur moi. — Je sais. Je ne m’inquiète pas pour ta section. Gellan repartit dans la nuit, et gloussa dans sa barbe. Son père avait possédé cinq poissonneries, et Gellan se demanda comment le comte aurait apprécié le titre de poissonnier. Waylander dormit l’espace d’une heure, puis il sella son cheval et fit ses adieux au passeur. La nuit était claire et les montagnes lointaines ressemblaient à un mur annonçant la fin du monde. — Prends soin de toi, lui conseilla Gurion, en lui tendant sa main. — Toi aussi, mon ami. Si j’étais toi, je retournerais de l’autre côté de la rivière. Ces bêtes me traquent moi  – elles ne reviendront pas t’ennuyer. Trois jours de suite il chevaucha aux aguets, essayant de dissimuler ses traces du mieux qu’il put, faisant des détours par des cours d’eau ou passant sur des terrains rocailleux, masquant son odeur et ses empreintes. Mais il doutait que ses efforts ne parviennent à autre chose qu’à retarder ses poursuivants démoniaques. De surcroît, il devait aussi faire attention à ses ennemis humains. Il s’arrêta deux fois dans des campements Notas et partagea une fois le repas d’un groupe de chasseurs. Les quatre hommes l’avaient accueilli froidement, et avaient pensé le voler. Mais il y avait quelque chose chez cet homme du sud qui les en empêcha  – ce ne fut ni son arbalète, ni ses couteaux ou son épée, mais plutôt le regard calculateur de ses yeux, et une confiance subtile qui se dégageait de sa présence. Ils l’avaient nourri et lorsqu’il partit, ce fut pour eux comme un soulagement. À la nuit tombée, une bande de Nadirs les captura et les interrogea longtemps avant de les tuer d’une façon atroce. Les corps furent découverts le lendemain par neuf guerriers de la Confrérie dont l’arrivée dérangea les vautours. Les guerriers ne restèrent pas longtemps. Plus tard, le premier des Change-Peaux arriva sur les lieux, attiré par l’odeur du sang. De la salive coulait de sa mâchoire, et ses yeux rouges brillaient. Les vautours décampèrent à son approche. Ils battirent de leurs grandes ailes pour soulever leurs propres carcasses du sol. Avec des efforts inouïs pour ces créatures, elle se posèrent sur des branches d’arbres environnants, d’où elles lancèrent des regards noirs aux nouveaux envahisseurs. Les autres hommes-loups émergèrent des sous-bois et s’approchèrent des restes. Tenaillé par la faim, l’un d’entre eux enfonça sa truffe dans l’une des carcasses sanglantes, et referma sa mâchoire sur une pièce de viande autour d’un os. Puis, il hoqueta et dut recracher la chair. Son hurlement monta dans la nuit. Et les quatre bêtes s’élancèrent en direction du nord. Soixante kilomètres plus avant, Waylander approchait du versant sud de la chaîne de montagnes. Ici, les Steppes étaient déchirées par de grands canyons qui ressemblaient à des entailles de couteaux gigantesques. Dans les canyons, il y avait abondance d’arbres et de cours d’eaux. Çà et là, se dressaient des huttes désertes et d’autres maisons. Des moutons broutaient de l’herbe en liberté sur les pentes, tandis qu’au nord-est, un troupeau de chevaux sauvages paissait au bord d’une cascade. Il poussa son cheval en avant, et descendit la pente jusqu’à un bois ombragé. La terre était riche, plus que dans les Steppes arides. Elle était noire et grasse, comme dans les Plaines sentrannes. Pourtant il n’y avait pas de fermes. Pas de blé ni de fruits, pas même de maïs. Car les Nadirs étaient un peuple nomade : des chasseurs et des tueurs, qui ne construisaient rien et se moquaient éperdument de la noirceur de leur futur. « Conquiers ou Meurs » était la phrase la plus répandue dans les tribus. Mais au bout du compte, réalisa Waylander, la phrase correcte aurait dû être « Conquiers et Meurs. » Quel futur pouvait-il y avoir pour un peuple sans fondations ? Où étaient les livres, les poèmes, l’architecture ou la philosophie ? Toute la panoplie qui faisait une civilisation ? Les Nadirs étaient condamnés  – ils seraient la future poussière de l’histoire, liés par le sang, la guerre et les conflits sur toute la surface de la planète, soufflant telle une tempête vicieuse. À quoi pouvaient-ils servir ? se demanda-t-il. Des tribus éclatées, pleines de haine, se faisant la guerre les unes aux autres ; ils n’arriveraient jamais à ne faire qu’un peuple. Et cela, au moins, était une petite bénédiction, car cela signifiait que jamais les peuples des tribus ne s’en prendraient aux habitants du sud. Mais de toute façon, le sud avait suffisamment de problèmes comme cela. Waylander improvisa un campement dans une caverne, à l’extrémité du canyon. Il sortit une brosse dure d’une de ses sacoches et bouchonna son cheval, qui en fut ravi. Il l’amena ensuite boire de l’eau. Il prépara un petit feu pour y cuire un bouillon de viande séchée et réussit à prendre deux heures de sommeil. De nouveau en selle, il commença la longue ascension du canyon. De temps en temps, il scrutait la piste par laquelle il était arrivé, et pour la première fois depuis qu’il avait quitté le bac, il vit ses poursuivants. Il devait y avoir une vingtaine de cavaliers nadirs. Waylander continua sa route. Ils étaient environ quatre heures derrière lui, et il allait creuser l’écart pendant la nuit. La poursuite ne lui faisait pas peur, mais devant lui se dressait, telle une tour, Raboas, le Géant Sacré. C’était la fin de son voyage, et il était temps pour le chassé d’affronter les chasseurs. C’était leur destin. Il repensa à Cadoras. Pourquoi cet homme avait-il sacrifié sa vie pour sauver un homme qu’il avait juré de tuer ? Qu’est-ce qui avait bien pu influencer un tueur doté d’un tel sang-froid ? Puis il gloussa. Qu’est-ce qui avait poussé Waylander à sauver Dardalion ? Pourquoi s’était-il battu si durement pour sauver Danyal et les enfants ? Et pourquoi chevauchait-il maintenant vers une tombe certaine, dans une quête aussi insensée qu’impossible ? Le visage de Danyal flotta devant ses yeux, pour être remplacé presque aussitôt par les traits forts du barbu Durmast. Une fois de plus, il se rappela la vision dans le feu, mais ne pouvait pas y croire. Et pourtant, Durmast n’avait-il pas déjà tué des femmes ? Ou des enfants ? Le cheval continua d’avancer alors qu’à l’ouest, le soleil sombrait derrière l’horizon. L’air de la nuit était frais, et Waylander retira la couverture de sa selle pour se la passer autour des épaules. Avec la nuit, sa peur des hommes-loups revint. Où étaient-ils en ce moment ? Ses yeux passèrent de gauche à droite, et il se retourna encore pour scruter la piste dans la lumière faiblissante du couchant. Il saisit son arbalète, mais résista à la tentation de la charger. Une pression trop longue sur les bras métalliques risquerait d’endommager l’arme, et pour tuer les bêtes, il aurait besoin de toute sa puissance. Les nuages s’écartèrent, et la lune brilla de tout son éclat, illuminant de ses rayons une colline très boisée. Waylander n’avait pas envie de pénétrer dans le bois de nuit, mais la lisière semblait s’étendre à l’infini, à l’est comme à l’ouest. Il siffla un juron et chevaucha jusqu’au bois. Une fois à l’intérieur, il sentit que son cœur battait plus rapidement, et que sa respiration augmentait car la panique montait en lui à grande vitesse. Le clair de lune projetait des rayons argentés devant lui, qui se reflétaient sur les branches cassées en haut des arbres. Les sabots de son cheval faisaient des bruits sourds sur le terreau. Sur sa gauche, un blaireau s’enfuit dans les sous-bois et se prit les pattes dans sa queue ; la lune sur sa fourrure donnait l’impression qu’il portait une armure argentée. Waylander poussa un juron et céda à la tentation de charger son arbalète. Tout à coup, un hurlement de loup déchira le silence de la nuit. Waylander sursauta, et un de ses carreaux partit tout seul, transperçant les branches au-dessus de lui. — Imbécile ! se dit-il à lui-même. Ressaisis-toi, mon gars ! Il plaça un deuxième carreau et retendit l’arbalète. Le hurlement venait de l’est, et d’après les autres sons, il devina qu’une meute de loups venait d’encercler sa proie  – peut-être un cerf  – et que le combat final était engagé. Les loups avaient dû traquer leur proie sur plusieurs kilomètres, la fatiguant et épuisant toute l’énergie de ses grands muscles. À présent, elle était aux abois. Waylander continua d’avancer, mais les loups se turent et il sut que leur proie leur avait échappé une nouvelle fois. Il tira sur les rênes, ne souhaitant pas croiser leur territoire de chasse. Son cheval hennit et essaya de se retourner, mais Waylander réussit à le maîtriser. Une silhouette sortit des arbres en courant, à quelques mètres de lui. Elle était blessée, et traînait le pied gauche ; elle portait un gros gourdin dans ses mains. Un loup sortit à son tour et bondit. L’homme se tourna et son gourdin jaillit. Il frappa le loup dans les côtes et les brisa. L’animal retomba trois mètres plus loin dans un bruit sourd. Il était grand, plus grand que tous les hommes que Waylander avait rencontrés dans sa vie, et semblait porter un masque sur le visage, avec un disque blanc sur le front. La partie basse du masque arborait une bouche sans lèvres, mais bordée de crocs. Waylander ne put le voir distinctement, mais il ne ressemblait pas à un Nadir. D’autres loups arrivèrent et l’homme hurla sa rage et sa frustration. Puis, il boitilla jusqu’à un arbre et s’y colla pour faire front à la meute. Les loups se placèrent précautionneusement en demi-cercle et avancèrent vers lui. Soudain, l’un d’eux jaillit sur sa droite, et l’homme se tourna pour le recevoir. Immédiatement, un autre loup courut sur sa gauche et sauta. L’homme recula, et les mâchoires des deux animaux se refermèrent à quelques centimètres à peine de sa gorge. Il voulut leur donner un grand coup de gourdin, mais déjà un troisième loup courait vers lui. Un carreau d’arbalète lui traversa le cou, et la bête s’écroula sur le sol. Waylander cria aussi fort qu’il put et éperonna son cheval pour le lancer au galop. Les loups se dispersèrent, mais pas assez rapidement pour qu’un deuxième échappe au carreau qui lui traversa le crâne. L’homme tituba contre l’arbre et tomba en avant. Waylander sauta de selle et attacha ses rênes à un buisson. Il rechargea son arbalète et scruta les sous-bois. Les loups étaient partis... pour l’instant. Il alla jusqu’à l’homme, qui était à genoux, une main plaquée sur une vilaine blessure en haut du bras. — Tu as eu de la chance, mon ami, dit Waylander. L’homme leva les yeux... et Waylander blêmit. Il ne portait pas de masque. Il n’avait qu’un seul œil au milieu du front, avec deux pupilles et des iris dorés. Il n’avait pas de nez ; seulement deux fentes couvertes de membranes sous l’œil. Quant à sa bouche, c’était un cauchemar. Elle était taillée comme un accent circonflexe et bordée de crocs pointus comme des flèches. Waylander avait déjà vu ce genre de gueule, une fois, sur un gros poisson blanc, et il ne l’avait jamais oubliée. À l’époque, cela lui avait fait une sacrée peur, et il avait juré de ne jamais se baigner dans la mer. Mais cela ? Son arbalète était armée, et il envisagea de faire un pas en arrière pour tirer les deux carreaux dans cette créature humanoïde avant qu’elle ne l’attaque. Mais son grand œil se ferma et l’homme glissa sur le sol. L’occasion était presque trop belle pour la manquer et Waylander retourna à son cheval, prêt à partir. Mais il ne le fit pas. Son esprit de contradiction l’arrêta et il retourna vers la créature blessée. Comme il l’avait fait pour Dardalion il y a longtemps, Waylander recousit les blessures au bras et à la jambe de la créature, puis il banda les plaies du mieux qu’il put. L’homme était nu, n’était une vieille peau de bête mangée aux mites qui lui servait de pagne. Waylander l’enveloppa dans une couverture et prépara un feu. Une heure plus tard, la créature ouvrit les yeux et s’assit. Waylander lui proposa de la viande séchée, qu’elle prit sans dire un mot. Les crocs se refermèrent dessus, et la viande disparut. — Peux-tu parler ? demanda Waylander. L’œil se contenta de le fixer. Waylander haussa les épaules et lui redonna de la viande, qui disparut instantanément dans la bouche caverneuse. — Est-ce que tu me comprends ? La créature acquiesça. — Je ne peux pas rester pour t’aider. Je suis pourchassé. Par des hommes et des bêtes. Tu comprends ? La créature leva la main et désigna le sud. — Oui, c’est exact, ils viennent du sud. Je dois partir, mais je vais te laisser de la nourriture. Waylander marcha jusqu’à son cheval, s’arrêta un instant, puis défit son paquetage. Il retira deux longs couteaux de chasse à la poignée en os, aiguisés comme des rasoirs. Il les ramena près du feu. — Tiens, tu peux en avoir besoin. La créature humanoïde tendit la main. Ses doigts étaient incroyablement longs, et ses ongles étaient courbés comme des griffes. Ils se refermèrent sur les manches des couteaux qu’il porta à son œil. Il vit son reflet dedans, cligna, et détourna le regard ; puis il opina du chef et se releva, dépassant Waylander de plusieurs têtes. L’assassin déglutit avec peine. Il était difficile de lire l’expression sur le visage du monstre, mais Waylander ne fut pas rassuré à l’idée de le voir avec les deux couteaux dans les mains. — Au revoir, mon ami, dit-il, se forçant à sourire. Il rejoignit son cheval et grimpa en selle, détachant les rênes des buissons. La créature avança, en bougeant la mâchoire inférieure d’où sortit un grognement sourd qui fit reculer la monture de Waylander. La créature pencha sa tête sur le côté ; visiblement elle faisait un terrible effort. — Rarmi, dit-il. Comme il ne comprenait pas, Waylander fit un signe de la tête et s’en alla. — Orwar mi. Comprenant enfin, Waylander se retourna sur sa selle et le salua de la main. — Au revoir, ami, cria-t-il et s’élança au galop dans les ténèbres. Chapitre 21 Dans le col de la montagne, à l’est de Purdol, deux jeunes gens mangeaient au soleil un petit déjeuner composé de pain et de fromage, tout en échangeant des histoires sur les fameuses prostituées des Quais de Purdol. Le plus grand des deux  – un nommé Tarvic, soldat depuis maintenant cinq ans  – se leva et se rendit au bord du sentier qui longeait la falaise, afin de contempler le désert qui s’étendait au nord. Il avait été ravi de recevoir cette affectation ; surveiller un sentier dans une montagne était moins dangereux que défendre un rempart. Il souriait toujours de sa bonne fortune quand une flèche se ficha dans sa gorge, transperçant son palais jusqu’au cerveau. Le second soldat tourna la tête et le vit tituber, les mains agitées de convulsions. — Tu as un problème, Tarvic ? appela Milis. Tarvic tomba à la renverse. Sa tête rebondit sur une pierre blanche, saillante, et Milis vit la flèche. Sa mâchoire s’affaissa de surprise. La peur s’empara de lui et il se mit à courir. Une flèche ébrécha un rocher sur sa droite, passant juste à côté de son visage. Milis fonça vers la grotte, les jambes lourdes. Quelque chose le percuta dans le dos, mais ne le ralentit pas. L’entrée de la grotte était en vue. Il sentit deux nouveaux coups dans son dos, mais pas de douleur. Il s’engagea dans les tunnels pour s’abriter. Enfin en sûreté, il ralentit son allure. Le sol lui sauta dessus, et son visage heurta la pierre. Il essaya de se relever, mais il n’avait plus de force dans ses bras. Il se mit à ramper, mais des mains l’attrapèrent, le tirèrent en arrière, puis le retournèrent. — Les Vagrians arrivent, dit-il. — Je sais, répondit le Vagrian, en tranchant la gorge de Milis avec un couteau. Il était seul, comme il l’avait toujours été. Il était assis près d’une mare opaque couverte de nénuphars. Il contemplait son reflet dans la lame d’acier du couteau de chasse. Il savait qu’il était un monstre ; depuis le début on lui avait jeté ce mot à la figure  – avec des pierres, des lances et des flèches. Il avait été pourchassé par des cavaliers armés de lances, par des loups aux crocs pointus et à l’esprit rusé, et par des tigres des glaces à grandes dents qui descendaient des montagnes avec la fonte des neiges. Mais on ne l’avait jamais attrapé. Car sa vitesse était légendaire et sa force terrifiante. Il reposa son énorme dos contre le tronc d’un saule pleureur et releva sa grosse tête pour contempler les lunes jumelles au-dessus des arbres. Aujourd’hui il savait qu’il n’y avait qu’une seule lune, mais les pupilles de son œil énorme n’avaient jamais pu focaliser aussi bien que des yeux normaux. Il avait appris à vivre avec, comme il avait appris à vivre avec les autres talents sauvages que lui avait donnés la nature. Pour une raison inconnue, sa mémoire était des plus vives, mais il ne le réalisait pas. Il pouvait se rappeler l’instant de sa naissance de façon très nette, et le visage de la vieille femme qui l’avait aidé à venir au monde et l’avait guidé depuis le tunnel rouge du Vide. Elle avait hurlé en le voyant et l’avait laissé tomber par terre, où il s’était fait mal, se tordant le bras sous son propre corps et heurtant le coin d’un lit en bois. Un homme était entré dans la pièce et l’avait soulevé du sol. Il avait saisi un couteau, mais une autre femme avait crié, ce qui l’avait arrêté net. Il se souvenait s’être nourri un moment au sein d’une jeune fille aux cheveux noirs, et aux yeux emplis de tristesse. Puis ses dents avaient poussé, pointues et acérées  – du sang s’était mélangé au lait, et la fille avait hurlé en le nourrissant. Il ne fallut pas longtemps pour qu’on le conduise dans la nuit et qu’on l’abandonne sous les étoiles. Il se souvenait encore du bruit des sabots qui s’éloignaient. Qui s’évaporaient dans le lointain pour finalement mourir. En tout cas, le son des sabots sur la terre sèche l’avait rendu triste. Il n’avait ni nom, ni futur. Pourtant, quelque chose était descendu des montagnes pour lui, et l’avait emporté dans les ténèbres... Ils étaient très nombreux à trottiner et à pousser de petits cris stridents, à le toucher et à le pincer. Il avait grandi au milieu d’eux, pendant des années ténébreuses, sans presque jamais voir la lumière du jour. Puis, un matin d’été, il avait entendu un cri mélodieux provenant du Dehors et qui s’était infiltré par une fissure dans la pierre. Le cri résonna le long des tunnels au cœur de la montagne. Il fut attiré par le son et décida de sortir à la lumière. Hauts dans le ciel, de grands oiseaux blancs tournaient et plongeaient, et entendant leurs cris, il sentit que sa vie était vide. À partir de ce moment-là, il se vit comme Kaï et passa plusieurs heures par jour allongé sur les rochers, à regarder les oiseaux blancs, attendant qu’ils l’appellent par son nom. C’est alors que commencèrent les Longues Années, au cours desquelles sa force grandit. Des tribus nadires se rassemblaient souvent près de la montagne pour se rendre sur des prairies plus vertes où les cours d’eau étaient plus profonds. Dès qu’ils étaient installés, il les observait, voyant les enfants jouer, les femmes se tenir bras dessus, bras dessous, et rire en passant. Parfois il se risquait un peu trop près, alors les rires se transformaient en hurlements et les chasseurs sautaient en selle. Kaï faisait demi-tour et se mettait à courir, pleurant toutes les larmes de son corps, jusqu’à ce qu’enfin il soit de nouveau seul. Il se demanda combien d’années il avait vécu ainsi. La forêt dans laquelle il était présentement assis n’était à l’époque qu’un petit bois aux arbres fins. Est-ce que cela signifiait longtemps ? Il n’avait pas de repères. Une tribu avait campé ici plus longtemps que la plupart, et il avait observé une jeune fille jusqu’à ce qu’elle devienne femme, que ses cheveux deviennent gris et son dos se voûte. Ils vivaient si peu de temps, ces Nadirs. Kaï regarda ses mains. Elles étaient spéciales, ces mains, il le savait. Lentement, il ôta le bandage sur son bras et retira les points de suture que Waylander avait cousus. Du sang suinta de la blessure puis coula plus librement. Kaï couvrit la plaie avec sa main et se concentra intensément. Un sentiment grandissant de chaleur monta sur toute la zone, comme si des milliers de petites épines lui piquaient la peau. Quelques minutes plus tard, il retira sa main... Et la plaie était partie ; sa peau était redevenue souple, sans la moindre trace de blessure ou d’ecchymose. Il retira le bandage et les points de suture sur sa jambe, et répéta l’opération. Redevenu fort, il se leva doucement et prit une profonde inspiration. Finalement, il aurait pu tuer les loups, mais l’homme l’avait aidé, et lui avait donné les couteaux. Kaï n’avait pas besoin de couteau. Il pouvait rattraper une antilope à la course et la détruire à mains nues ; ensuite il pouvait déchirer sa chair avec ses crocs. À quoi lui servirait du métal brillant ? Mais c’étaient des cadeaux, les premiers qu’on lui ait jamais faits, et les manches étaient beaux et finement sculptés. Dans le temps, il avait possédé un couteau, mais rapidement il était devenu tout gris, puis marron-rouge et enfin s’était effrité : inutilisable. Il repensa au donneur  – le petit homme sur le cheval. Pourquoi n’avait-il pas crié ? Pourquoi ne l’avait-il pas attaqué ? Pourquoi avait-il tué les loups ? Pourquoi avait-il soigné ses blessures ? Pourquoi lui avait-il donné les couteaux ? Que de mystères. Au revoir, ami. Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Au fil des ans, Kaï avait appris le langage des hommes, arrivant à déchiffrer le fatras de mots, pour discerner les phrases. Il ne parlait pas, parce qu’il n’y avait personne pour l’écouter, mais il comprenait. L’homme avait dit qu’il était pourchassé. Kaï pouvait comprendre. Par des bêtes et des hommes ? Kaï se demanda pourquoi il avait fait la distinction. Il haussa les épaules et soupira. Étrangement, il se sentit plus seul aujourd’hui qu’hier. Le petit homme lui manquait. Karnak dormait sur le sol de la Grand’ Salle, une simple couverture sur son corps massif. Le bois dans la grande cheminée s’était ratatiné en cendres incandescentes. Le général était allongé sur un tapis en peau de chèvre, perdu dans des rêves d’enfance et la naissance de son ambition. Bien qu’elle fût riche, la famille de Karnak gardait un côté puritain ; tôt dans leur vie, on enseignait aux enfants la valeur de l’autosuffisance. Le jeune Karnak avait été l’apprenti d’un berger au nord du domaine familial. Une nuit, alors qu’ils campaient en haut de collines boisées, un grand loup gris avait attaqué le troupeau. Karnak, alors âgé de sept ans, s’était emparé d’un gros bâton en bois rugueux et s’était dirigé vers la bête. Le loup avait tenu bon quelques secondes, ses yeux jaunes fixés sur l’enfant qui approchait. Puis, il avait reculé et s’était enfui dans la nuit. Quand Karnak était retourné chez lui, il avait raconté tout fier l’histoire à son père. — J’étais déjà au courant, lui dit froidement son père. Mais tu as atténué ton exploit en t’en vantant. Pour une raison qu’il ne s’était pas expliquée, il n’avait jamais oublié la façon dont son père l’avait congédié, et la scène était revenue sans cesse le hanter dans ses rêves. Parfois, il rêvait qu’il combattait une dizaine de tigres et que, mourant, il rampait jusqu’à son père. À chaque fois, le vieil homme lui répondait avec indifférence. — Pourquoi n’es-tu pas habillé pour le souper ? demandait-il au garçon couvert de sang. — J’ai été blessé par des tigres, père. — Toujours en train de te vanter, Karnak ? Il grogna et ouvrit les yeux. La Grand’ Salle était silencieuse. Pourtant, un bruit l’avait tiré de son sommeil ; et à présent il entendait distinctement un martèlement régulier, bien qu’étouffé. Karnak s’allongea et colla son oreille contre le tapis. Puis, il retira la peau de chèvre et colla son oreille contre la pierre. Des hommes bougeaient sous le sol... beaucoup d’hommes. Karnak jura et sortit de la pièce en courant, attrapant au passage sa grande hache posée sur la table en chêne. Dans le couloir, plusieurs soldats jouaient aux dés. Il les appela et les emmena au pas de course jusqu’aux escaliers qui menaient aux oubliettes. Un jeune guerrier avec un bandage sur le bras les croisa en remontant, et Karnak l’arrêta. — Trouve-moi Gellan, qu’il descende avec une centaine d’hommes dans les oubliettes, tout de suite. Tu as compris ? Tout de suite ! Sur ces mots, le général poussa le jeune homme et dévala les escaliers. Deux fois il manqua glisser sur la pierre couverte de mousse, mais il atteignit vite le quartier des cellules. La porte au bout du couloir menait à une grande salle, et au fond de cette salle il pouvait voir l’entrée du tunnel creusé hâtivement à travers la montagne. Il avait les mains moites, et les essuya contre sa tunique verte. Il souleva sa hache et courut dans la pièce éclairée par des torches, puis s’enfonça dans le tunnel. L’air était froid et de l’eau coulait le long des parois sombres et inégales. Le tunnel était étroit ; seuls trois hommes pouvaient y passer de front. Karnak s’arrêta pour écouter et un soldat lui rentra dedans par-derrière en poussant un juron. — Silence ! siffla le général. D’un peu plus loin dans le tunnel venait un son de pas réguliers sur le sol de pierre. Des ombres projetées par des torches dansèrent sur les parois éloignées, là où le tunnel tournait sur la gauche. Karnak leva sa hache et lentement, religieusement, il embrassa les deux lames. Les Vagrians arrivèrent au tournant  – et furent accueillis par un hurlement à déchirer les tympans ; une hache en acier argenté vint comme un éclair enfoncer les côtes du guerrier de tête. Des torches tombèrent au sol, car les soldats cherchèrent aussitôt à dégainer leurs épées. Mais de nouveaux hurlements remplirent le tunnel, car la hache tombait et taillait dans la marée humaine. Des pieds bottés piétinèrent les torches qui s’éteignirent, et dans l’obscurité la peur grandit. Pour Karnak, la tâche était aisée  – il s’était frayé un chemin, tout seul, au milieu des troupes ennemies, et par conséquent, tout ce qu’il touchait était forcément la chair de l’ennemi. Pour les Vagrians, en revanche, c’était un vrai cauchemar, dans lequel les hommes poignardaient leurs camarades, ou sentaient leurs épées heurter les parois de pierre. La confusion se transforma en chaos, et les envahisseurs s’enfuirent. Tout à coup, une petite lame se ficha dans le visage de Karnak, rebondissant contre sa pommette gauche, et se plantant dans son œil. Il recula en titubant. Le couteau tomba sur le sol, il plaqua sa main contre son visage, où du sang coulait de son orbite. Il poussa un juron et se lança à l’assaut des Vagrians, criant et hurlant. Le son ainsi répercuté donnait l’impression qu’un géant en furie passait à l’attaque. La douleur que lui procurait son œil crevé était vive. Il continua de courir dans l’obscurité la plus totale, la hache brandie. Devant lui, le tunnel s’élargissait un peu, et les ténèbres y étaient moins fortes. Trois Vagrians, laissés en arrière-garde, lui foncèrent dessus. Le premier mourut, le crâne fendu en deux. Le deuxième suivit le même chemin, car d’un revers de hache Karnak lui fendit les côtes. Le troisième plongea sur le général, qui fit un pas de côté et releva son genou pour cueillir l’homme au visage ; sa tête craqua et il partit en arrière. Le Vagrian tomba au sol, inconscient. Karnak lui planta sa hache dans le dos. Il reprit sa course, scrutant les rochers à la recherche des cordes de soutien, priant que les Vagrians ne les aient pas trouvées. Il les vit dans la partie la plus large du tunnel. Elles étaient nouées et à moitié cachées derrière un morceau de roche noire, saillante. Il se déplaça sur sa gauche, prit la corde et la tendit. Il commença à tirer dessus en reculant dans le tunnel, mais les Vagrians s’étaient rendus compte qu’il n’y avait qu’un seul homme face à eux, et ils revenaient à présent à la charge. Karnak sut qu’il ne pouvait pas s’en sortir, et une colère terrible l’envahit. Il laissa tomber sa hache et, des deux mains, il tira sur la corde de toutes ses forces. Un craquement au-dessus de lui indiqua que les poulies et les treuils étaient entrés en action. Les Vagrians n’étaient plus maintenant qu’à quelques mètres de la silhouette qui s’affairait. Dans le tunnel, leurs cris de rage étaient assourdissants. Karnak posa son pied droit contre la paroi du tunnel et tira un grand coup. Un grognement torturé retentit au plafond et un énorme rocher tomba sur les soldats qui couraient. Puis, le plafond tout entier céda, et une grande fissure se forma sur toute la longueur du mur de granit. Karnak vit les Vagrians engloutis hurler sous des tonnes de rochers et de terre. Puis, il fit volte-face et se mit à courir dans les ténèbres. Sur son passage, des cailloux et des rochers lui tombaient dessus. Il glissa et tomba. Quelque chose de pointu et de lourd lui rentra dans les côtes. Il roula sur lui-même et toussa, car il venait d’avaler un nuage de poussière. Cela lui semblait étrange et stupide de courir dans le noir, mais il continua d’avancer. Le rocher au-dessus de lui explosa et il fut soulevé de terre, ses jambes partiellement enterrées sous les gravats. Il se dégagea, tituba et le sol se déroba sous ses pieds. Il tomba en avant. — Gellan ! hurla-t-il. Mais les murs se rapprochèrent et l’avalèrent. Un rocher lui heurta le crâne... d’autres lui recouvrirent les jambes et la taille. Il jeta ses bras devant son visage et essaya de remuer. Puis quelque chose lui percuta la tête, et il arrêta de bouger. Pendant plus d’une journée et d’une nuit, Gellan dirigea une équipe d’hommes pour déblayer les rochers. Ils progressaient dangereusement, centimètre par centimètre, tandis qu’à l’extérieur, la bataille continuait de faire rage, interminable. À présent, la plupart des officiers étaient morts et Gellan avait promu Sarvaj et Jonat à la tête de cinq cents hommes chacun. Le nombre de blessés avait augmenté dans des proportions gigantesques. Il y avait maintenant moins de deux mille hommes aux abois pour tenir tête à la puissante armée vagrianne. Mais Gellan en personne restait dans le tunnel sournois, rejetant hargneusement toutes les protestations de ses frères officiers. — Il est mort  – à quoi ça sert ? argumenta l’un d’entre eux. — On a besoin de lui, répondit Gellan. — Il n’y a plus de plafond, bonhomme ! Chaque mètre que nous déblayons accroît le risque d’un nouvel éboulement. C’est de la folie ! Mais il les ignora, refusant que leurs arguments viennent se loger dans son esprit, de peur de se rallier à leur logique. Il savait bien que c’était de la folie. Mais il n’arrêterait pas en chemin. Et ses hommes non plus. Ils travaillaient sans ménager leurs efforts. Leurs frêles corps avançaient dans les ténèbres, et tonne après tonne, ils déblayaient le terrain, en balançant les rochers où ils pouvaient. — Bon sang, mais comment espères-tu le trouver ? Les hommes qui se trouvaient avec lui ont dit qu’il était parti au pas de course loin devant. Il nous faudrait des années pour en arriver au bout  – et les cordes étaient à plusieurs dizaines de mètres du premier tournant. — Va-t’en, laisse-nous tranquilles. — Tu es fou, Gellan. — Pars ou je te tue. À la fin du second jour, même les moins fatigués des travailleurs avaient perdu tout espoir, mais ils continuaient de faire corps. — On a besoin de toi sur les remparts, Gellan. Le désespoir grandit. Cette fois-ci, les mots firent mouche, se logeant où Gellan n’avait pas de défenses. — Encore une heure, dit-il, l’espoir s’échappant de lui. Je serai avec vous dans une heure. La douleur à l’œil réveilla Karnak. Il essaya de bouger mais la panique le saisit lorsqu’il réalisa qu’il était pris au piège... emmuré vivant. La folie monta en lui. Il lutta comme un dément, ne s’arrêtant que lorsqu’il sentit que les rochers au-dessus de lui bougeaient. Il respira lentement et profondément, essayant de se calmer. — Pourquoi n’es-tu pas habillé pour le souper, Karnak ? — Une montagne m’est tombée dessus, père. Un rire inquiétant gonfla dans sa gorge, mais il l’empêcha de sortir, et se mit à pleurer. Arrête ! Tu es Karnak, lui disait sa force. Je suis un morceau de chair coincé dans une tombe de pierres, lui hurlait sa faiblesse. À présent, c’en était fini de tous ses plans, et peut-être que c’était aussi bien, pensa-t-il. Dans son arrogance, il avait cru pouvoir battre les Vagrians, les chasser de Drenaï. Son jeune statut de héros lui aurait garanti de gouverner le peuple. Egel n’aurait jamais pu s’opposer à lui. Egel qui ne savait pas parler à la foule  – aucun charisme. Et il y avait plein de moyens pour se débarrasser d’un rival politique. Waylander, et des hommes comme lui, étaient faciles à trouver. Mais maintenant, il n’y aurait plus rien. Pas de robe pourpre. Pas d’ovations publiques. Mais pourquoi, se demanda-t-il, avait-il chargé l’ennemi tout seul ? Parce qu’il n’avait pas pris le temps de réfléchir. Dundas avait vu juste : un héros qui prétend être quelqu’un d’autre. Ce n’est pas vraiment la fin que tu aurais choisie pour toi, Karnak, lui dit sa force. Où se trouve l’aspect dramatique ? Où sont les foules passionnées ? Si un arbre tombe dans la forêt et que personne ne l’entend, fait-il du bruit ? Si un homme meurt sans qu’on l’observe, comment sa mort sera-t-elle chroniquée ? — Maudit sois-tu, père, souffla Karnak. Maudit sois-tu ! Il eut un fou rire. Les larmes suivirent. — Maudit sois-tu ! gronda-t-il. Le rocher derrière lui bougea et Karnak s’immobilisa, s’attendant à mourir écrasé. De la lumière inonda son visage, et une acclamation par vagues monta des hommes. Karnak plissa son œil à cause de la lumière des torches et sourit. — Tu as mis le temps, Gellan, souffla-t-il. J’ai bien cru que j’allais devoir sortir de là tout seul ! Chapitre 22 Danyal s’allongea sur le pont à l’arrière du chaland, et écouta le doux clapotis des vagues contre la coque. À quelques pas de là, Durmast était accoudé au bastingage et scrutait les rives. Pendant un moment elle le regarda, fermant les yeux à chaque fois qu’il tournait la tête dans sa direction. Les trois derniers jours, il avait été silencieux ou revêche, et dès qu’elle lui jetait un coup d’œil elle voyait que ses yeux étaient braqués sur elle, brillants. Au début cela l’avait énervée, mais c’était vite devenu de la peur, car Durmast n’était pas un homme ordinaire. Tout en lui irradiait la puissance. Il y avait de la force brute en lui, et une sauvagerie innée qu’il gardait enfermée dans une toile de raison et de logique. Elle ressentit que toute sa vie, il avait acquis tout ce qu’il désirait par sa force, son intelligence, ou encore grâce à son caractère impitoyable. Et il la désirait. Danyal le savait  – cela se lisait dans ses yeux, ses mouvements, son absence de paroles. Elle ne pouvait pas faire grand-chose pour être moins attirante. Elle n’avait qu’une tunique, qui ne la cachait que partiellement. Il se détourna du bastingage et s’approcha d’elle dans les ténèbres, se penchant au-dessus de sa tête, tel un géant. — Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle en s’asseyant. Il s’accroupit à côté d’elle. — Je savais que tu ne dormais pas, — Tu veux parler ? — Non... oui. — Eh bien parle-moi. Je ne vais pas partir. — Que veux-tu dire ? — Je veux dire que je suis une captive qui sait écouter. — Tu n’es pas ma captive. Tu peux rester ou partir, tu as le choix. Il s’assit à son tour et se gratta la tête. — Pourquoi est-ce que tu transformes toujours tout en conflit ? — Tu fais sortir ce qu’il y a de pire en moi, Durmast, on dirait. Quand allons-nous débarquer ? — Demain. Nous achèterons des chevaux, et dans la soirée nous pourrons camper au pied de Raboas. — Et ensuite ? — Nous attendrons Waylander  – s’il n’est pas déjà arrivé. — J’aimerais bien te croire, dit-elle amèrement. — Pourquoi ne me croirais-tu pas ? Elle se mit à rire et d’un mouvement brusque, il lui attrapa le bras et la ramena contre lui. — Espèce de salope ! siffla-t-il. Elle put lire la démence dans ses yeux, la folie meurtrière du berserk. — Retire ta main, dit-elle, luttant pour rester calme. — Pourquoi ? J’aime sentir ta peur. Il l’écrasa contre son corps, lui bloquant les bras sur les côtés. Il colla son visage contre le sien et elle sentit son souffle sur sa nuque. — Je croyais que tu n’étais pas un violeur, souffla-t-elle. Il grogna et la lâcha. Puis il la repoussa. — Tu me fais tourner la tête, femme. Chacun de tes gestes, de tes regards, me donne envie de te prendre  – et tu as envie de moi aussi, je le sens. — Tu m’as mal comprise, Durmast. Je ne veux rien avoir à faire avec toi. — Ne dis pas cela ! Les femmes comme toi ne restent pas longtemps avec un seul homme. Je sais ce que tu veux. — Tu ne sais rien ; tu n’es qu’un animal, — Et tu crois que Waylander est différent ? Lui et moi sommes les deux faces d’une même pièce. Nous sommes des tueurs. Pourquoi désirerais-tu l’un et pas l’autre ? — Désirer ? renifla-t-elle. Voilà ce que tu ne comprendras jamais. Le désir physique n’a pas grand-chose à voir avec tout cela. Je l’aime en tant qu’homme et je veux être avec lui. Je veux lui parler, le toucher. — Mais pas moi ? — Qui pourrait t’aimer, Durmast ? cracha-t-elle. Tu ne penses qu’à toi. Tu crois m’avoir trompée en prétendant aider Waylander ? Tu veux l’Armure pour toi afin de la vendre au plus offrant. — Tu as l’air sûre de toi, pas vrai ? — Et comment que j’en suis sûre ! Je te connais  – tu es fort physiquement, mais tu as moins de morale qu’un rat d’égout. Il fit un pas, et elle s’immobilisa, réalisant qu’elle avait été trop loin, qu’elle avait trop parlé. Mais il ne posa pas la main sur elle. Au contraire, il sourit, et ses yeux s’adoucirent, la bonne humeur y remplaçant la méchanceté. — Très bien, Danyal, je te l’accorde : je voulais vendre l’Armure au plus offrant. Et ce seront certainement Kaem et les Vagrians. J’ai aussi l’intention de tuer Waylander et de récolter la prime. Que vas-tu faire contre ça ? Sa main jaillit vers le visage de Durmast, la lame en acier fermement serrée dans son poing, mais il para son geste et lui tordit le poignet. Le couteau tomba de sa main. — Tu ne peux pas me tuer, Danyal, souffla-t-il. Waylander lui-même aurait du mal  – et tu n’es qu’une bonne élève. Il faudra que tu trouves un autre moyen. — Pour quoi faire ? demanda-t-elle, en massant son poignet endolori. — Pour surenchérir sur Kaem. La compréhension la heurta aussi violemment qu’un coup. — Espèce de porc. Escroc ! Il acquiesça. — Quelle est ton offre ? — Tu me désires tant que ça ? — Oui, je te désire, femme. Je t’ai toujours désirée, depuis le jour où je t’ai vue faire l’amour avec Waylander dans les collines au-dessus de Delnoch. — Et qu’obtiendrai-je en échange, Durmast ? — Je laisserai Waylander garder l’Armure. Et je n’essaierai pas de le tuer. — J’accepte, dit-elle doucement. — Je m’en doutais un peu, répliqua-t-il en cherchant à l’attraper. — Attends ! ordonna-t-elle. Et cette fois-ci il s’arrêta, car elle avait un air triomphal dans les yeux. — J’accepte tes conditions, et je paierai quand Waylander s’en ira avec l’Armure. Toi et moi resterons à Raboas. — Tu me demandes de te faire sacrément confiance, Danyal. — Eh bien, je ne suis pas comme toi, Durmast. Moi, on peut me faire confiance. Il acquiesça. — Je te crois, affirma-t-il, et il s’en alla dans la nuit. Enfin seule, l’énormité de sa promesse la submergea. Dundas, Gellan et Dardalion attendaient dans l’antichambre tandis que le chirurgien, Evris, s’occupait de Karnak à présent inconscient. Gellan, qui était toujours sale après les quelques jours passés dans le tunnel, s’écroula dans un grand fauteuil en cuir. Sans son armure, il avait l’air bien frêle. Dundas faisait les cent pas dans la pièce, allant de la fenêtre à la porte de la chambre à coucher. De temps en temps, il s’arrêtait pour écouter si le chirurgien travaillait toujours. Dardalion était assis en silence, luttant contre l’envie de dormir ; il ressentait la tension qui émanait des deux hommes, et il se détendit afin de communier avec leurs esprits. Il s’unit d’abord à Gellan. La première chose qu’il ressentit, ce fut sa force intérieure  – une puissance étirée jusqu’à sa limite et menacée par le doute. C’était un homme bon, Dardalion le savait, et la souffrance des hommes le blessait cruellement. Il pensait à Karnak et priait pour qu’il s’en sorte, craignant qu’une blessure interne ne vole aux Drenaïs leur dernier espoir. Il pensait aussi au mur de défense et aux pertes énormes qu’ils subissaient chaque jour. Dardalion se retira de Gellan et s’unit avec le grand blond, Dundas. Lui aussi priait pour Karnak, et pas seulement par amitié. Le poids de la responsabilité pesait autant sur les épaules de Dundas qu’une montagne. Si Karnak mourait, non seulement il perdrait son meilleur ami, mais il se retrouverait également avec la terrible charge des défenses. Et c’était de là que venait le dilemme. Le mur ne pouvait pas tenir, mais la retraite signifierait la mort de milliers de blessés. Dundas voyait la scène : les défenseurs en train de regarder à l’abri de la forteresse les blessés se faire conduire à l’air libre pour être tués devant leurs yeux. Dundas était un soldat, et un bon, mais il était aussi apprécié des hommes pour sa gentillesse naturelle et sa faculté de compréhension. En tant qu’homme, ces deux qualités valaient l’admiration. Mais en tant que guerrier, c’étaient deux faiblesses qu’on pouvait exploiter. Dardalion revint à ses propres pensées. Il n’était pas un militaire, et encore moins un stratège. Que ferait-il, si jamais le choix lui revenait ? Se replier ? Tenir ? Il secoua la tête, comme pour repousser ces pensées. Il était fatigué et l’effort que lui demandait le voile de protection autour de Waylander l’épuisait chaque heure un peu plus. Il ferma les yeux et s’envola, goûtant le désespoir qui s’infiltrait dans la forteresse. La Confrérie était partout : jusqu’ici, quatre hommes s’étaient suicidés, et deux autres s’étaient fait prendre en train d’essayer d’ouvrir la porte poterne du mur nord. La porte de la chambre à coucher s’ouvrit, et Evris en sortit, s’essuyant les mains sur un bout de tissu. Gellan se redressa d’un bond, mais le chirurgien leva les mains et parla lentement : — Il va bien. Il se repose. — Et ses blessures ? demanda Gellan. — À ce que je peux en dire, il a perdu la vue de l’œil gauche. Mais rien de plus. Il a d’importantes contusions, peut-être même une ou deux côtes cassées. Il n’y a pas de sang dans ses urines. Sa corpulence l’a sauvé. Evris quitta la pièce pour aller s’occuper d’un autre blessé, et Dundas s’écroula sur la chaise d’une écritoire ovale. — Enfin un rayon d’espoir, dit-il. Maintenant, si Egel arrive demain avec cinquante mille hommes, je croirai aux miracles. — Un miracle à la fois me suffit, dit Gellan. Mais nous devons prendre une décision  – le mur ne tiendra plus longtemps. — Tu penses que nous devrions nous replier ? demanda Dundas. — Je crois que nous n’avons pas le choix. — Mais les blessés... — Je sais. Dundas jura amèrement, puis gloussa, mais l’humour était absent de son rire. — Tu sais, j’ai toujours voulu devenir un général  – un Premier Gan, avec un escadron de cavalerie sous mes ordres. Sais-tu pourquoi ? Pour avoir un cheval blanc et une cape pourpre. Par les Dieux, je crois que je sais ce que ce pauvre Degas a ressenti ! Gellan s’enfonça dans son fauteuil et ferma les yeux. Dardalion observa les deux hommes pendant un moment, puis prit la parole : — Attendez Karnak  – qu’il prenne les décisions, conseilla-t-il doucement. Gellan ouvrit grand les yeux. — Comme ce serait pratique ! Il y a des décisions difficiles à prendre ? Faisons-les porter sur les épaules les plus larges. Nous avons presque épuisé notre stock de flèches  – à moins que les dernières ne partent en ce moment. Il n’y a plus de viande, le pain grouille d’asticots et le fromage est vert de moisissure. Les hommes sont épuisés et certains se battent dans un état second. — C’est presque aussi dur pour les Vagrians, Gellan, dit Dardalion. Ils ont peut-être la force pour eux, mais eux aussi sont à court de provisions et la maladie gagne leur camp. Ils ont peut-être arrêté Loquet-de-Fer dans le sud, mais à quel prix ? Ils sont sur le fil ; et l’hiver arrive dans deux mois. — Nous n’avons pas deux mois, répliqua Dundas. Une fois qu’ils se seront emparés de Purdol, ils envahiront les montagnes de Delnoch et fonceront à travers Skoda pour prendre Loquet-de-Fer à revers. Et alors, l’hiver ne voudra plus dire grand-chose ! — J’ai arpenté ces murs, dit Dardalion, mais pas de la même manière que vous. Vous y voyez des hommes se battre. Mais moi j’ai parcouru les remparts en forme astrale, et j’ai senti la force qui en émanait. Ne soyez pas si sûrs de notre échec. — Comme vous dites, Dardalion, cracha Gellan, vous n’avez pas arpenté ces murs comme nous l’avons fait. — Excusez-moi, Gellan, je ne voulais pas paraître condescendant. Gellan secoua la tête. — Ne vous préoccupez pas de moi, jeune prêtre. Je connais mes hommes. Ils sont plus forts qu’ils ne le croient et ils ont déjà accompli des miracles. Personne n’aurait pu s’attendre à ce qu’ils tiennent si longtemps. Je me demande juste combien de temps encore nous pourrons tenir. — Je suis d’accord avec Gellan, intervint Dundas. La décision est de celles qui nous suivront toute notre vie, mais nous devons la prendre. Nous devons nous replier. — C’est vous les militaires, admit Dardalion, et je ne cherche pas à vous influencer. Mais les hommes se battent comme des démons, et ils ne veulent pas se rendre. Ce matin, à ce qu’on m’a dit, un homme avec le bras coupé a tué trois soldats vagrians avant de tomber des remparts. Et dans sa chute, il a entraîné un quatrième ennemi. À mon sens, cela ne ressemble pas à une attitude défaitiste. — J’ai vu la scène depuis la tour de garde, dit Dundas. Cet homme était un fermier, je lui ai parlé, une fois  – des mercenaires avaient tué toute sa famille. — Un homme seul ne peut changer la situation, déclara Gellan. Ce que nous demandons aux hommes est inhumain et tôt ou tard ils vont craquer. Les portes de la chambre à coucher s’ouvrirent d’un seul coup, et les trois hommes se retournèrent pour voir Karnak debout dans l’embrasure, une main posée sur l’encadrement, afin de se tenir droit. — Ils ne craqueront pas, Gellan, dit-il. Du sang perlait sous le bandage qu’il avait sur l’œil et son visage était livide, mais la puissance qui émanait de lui dominait la scène. — Vous devriez vous reposer, mon général, dit Dardalion. — Je me suis reposé dans le tunnel. Et vous n’avez pas idée du repos que ce fut, mon vieux ! Mais je suis de retour. Je vous écoutais tous depuis un petit moment, et il y a quelque chose à répondre à chacun de vos arguments. Mais ma décision est définitive, et la voici : nous allons tenir le mur. Nous ne nous replierons pas dans la forteresse.  » Ces hommes, dehors, ont été admirables  – ils vont continuer de l’être. Mais si nous les faisons se replier et qu’ils voient leurs camarades se faire massacrer, ils perdront leur moral d’acier. Et la forteresse tombera en quelques jours. Il avança et s’affaissa dans un grand fauteuil. — Dundas, fais-moi porter des habits  – bien voyants. Et trouve-moi également un bandeau de cuir à mettre sur ce bandage. Je vais sur les remparts. — Monsieur, c’est de la folie, déclara Gellan. Vous n’êtes pas en état de vous battre. — Me battre ? Je ne vais pas me battre, Gellan. Je sors pour être vu. Ils diront : voilà Karnak. Une montagne lui est tombée dessus, et pourtant il est de retour ! Et maintenant, allez me chercher mes habits ! (Il se tourna vers Dardalion.) Il y a quelques jours, un de vos prêtres m’a dit que vous aviez arrêté de protéger la citadelle pour vous concentrer sur une sorte de bouclier magique focalisé sur Waylander. Est-ce vrai ? — C’est vrai, monsieur. — Et où est Waylander, à présent ? — Il approche de la montagne. — Alors enlevez ce bouclier. — Je ne peux pas. — Écoutez-moi bien, Dardalion. Vous croyez au pouvoir de la Source contre les forces du Chaos, et vous avez toujours combattu fermement dans ce sens.  » Mais aujourd’hui, je pense que vous êtes coupable d’arrogance. Je ne dis pas cela à la légère, ni même pour vous critiquer, car je suis quelqu’un d’arrogant moi-même. Mais vous avez décidé que Waylander était plus important pour Drenaï que ne l’est Purdol. Vous avez peut-être raison. Mais maintenant, il est proche de l’Armure, vous avez réussi votre mission. Laissez la Source le mener à bon port. Dardalion leva les yeux et affronta le regard de Karnak. — Monsieur, il faut que vous compreniez que les ennemis que Waylander affronte ne sont pas tous humains. Les Nadirs et les guerriers de la Confrérie le traquent, oui, mais ils ne sont pas seuls  – il y a aussi des bêtes de l’abysse. Si j’ôte le voile de protection, il se retrouvera seul. — Essayez de comprendre : s’il est seul, c’est que la Source n’existe pas. Vous suivez mon raisonnement ? — Je crois, mais j’ai bien peur qu’il soit spécieux. — C’est votre arrogance qui parle. La Source existait bien avant votre naissance et continuera d’exister après votre mort. Vous n’êtes pas sa seule arme. — Et si vous avez tort ? — Alors il mourra, Dardalion. Mais les arbres continueront de pousser, les cours d’eau se jetteront encore dans la mer et le soleil continuera de briller. Enlevez ce voile ou je ne sais quoi ! Le prêtre se leva et partit vers la porte. — Est-ce que vous le ferez ? — C’est fait, répondit Dardalion. — Bien ! Et maintenant, repoussez la Confrérie des murs de Purdol ! Il n’était pas loin de minuit lorsque les derniers soldats vagrians rentrèrent à leur camp en boitant. Jonat sauta sur les remparts et leur cria : — Revenez, espèces de salauds, on n’en a pas encore fini avec vous ! Sur les murs, les brancardiers emportaient les blessés, tandis que les morts étaient jetés au bas des remparts. Jonat envoya une dizaine d’hommes chercher à manger et à boire, avant de partir en tournée d’inspection de sa section, pour constater les pertes. Cela faisait des jours qu’il sentait le poids de sa nouvelle responsabilité lui peser sur les épaules. Et sa propre amertume, pareille à un puits sans fond, l’avait amené près du désespoir. Le fait de savoir que la Confrérie était à l’œuvre l’avait un peu aidé, mais ce soir, il se sentait libre. Les étoiles brillaient, la brise qui venait de la mer était fraîche et pure ; et puis, les ennemis regagnaient leurs tentes en courant comme des chiens battus. Jonat se sentit plus fort qu’il ne l’avait jamais été dans toute son existence. Il arborait un grand sourire et échangeait des blagues avec les soldats autour de lui. Il salua même Sarvaj de la main, qui était à la porte de garde. Son dédain de l’homme n’arrivait pas à prendre le pas sur sa bonne humeur. Tout à coup, un grand cri de joie monta de sa droite, et Jonat se retourna pour découvrir Karnak en train de gravir les marches des remparts. Derrière lui venaient quatre soldats portant des pichets de vin. — Jonat, je te vois, espèce de filou ! rugit Karnak. Jonat gloussa et attrapa la bouteille que Karnak venait de lancer dans sa direction. — J’en conclus que tu acceptes de boire en ma compagnie ? — Pourquoi pas, général ? Karnak s’assit et appela les hommes pour qu’ils se rapprochent. — Vous êtes certainement déjà au courant, mais j’ai dû faire fermer les tunnels, dit-il en souriant. Cela signifie que la seule issue de secours, ce sont les portes principales. Qu’est-ce que vous en dites ? — Faites-nous savoir quand vous comptez partir, général ! lança un homme au dernier rang. — Eh bien, j’aurais bien dit cette nuit, mais l’ennemi ne semble pas avoir le cœur à ça, dit Karnak. Après tout, cela nous ennuierait de devoir leur mettre une raclée, non ? — C’est vrai ce qu’on dit, que vous avez fait s’effondrer la montagne ? demanda un autre homme. — J’en ai bien peur, mon gars. Mes ingénieurs avaient installé un système de poulies et de treuils dans les tunnels, le tout relié à un balancier. Désormais, il n’y a plus de route ouverte vers la forteresse. — On nous a dit que vous étiez mort, déclara Jonat. — Par tous les Dieux, bonhomme, tu crois qu’une petite montagne pourrait me tuer ? Où est ta foi ? Enfin, comment vous portez-vous ? Pendant quelques minutes, Karnak s’assit et discuta avec eux, puis il avança dans les rangs. Deux heures plus tard, il retourna dans sa chambre à coucher. Son œil lui faisait un mal de chien, il n’avait plus de force. Il se laissa choir sur son lit, roula sur le dos et grogna. Dans la Grand’ Salle, en dessous de sa chambre, Dardalion ouvrit les yeux et regarda autour de lui. Huit prêtres croisèrent son regard et neuf autres commencèrent à bouger. Six corps inanimés étaient vautrés sur la table. — La Confrérie n’est plus une menace, à présent, dit Astila, mais le prix à payer fut cher. — Le prix est toujours cher, répondit Dardalion. Prions. — Pour quoi devrions-nous prier, Dardalion ? demanda un jeune prêtre nommé Bayhna. Dans l’espoir de tuer plus d’ennemis ? Plus de soixante guerriers de la Confrérie sont morts ce soir. Je n’en peux plus de cette boucherie permanente. — Tu penses que nous avons fait erreur, Bayhna ? l’interrogea gentiment Dardalion. — La question est de savoir si ce que nous faisons est juste. — Puis-je parler, Dardalion ? intervint Astila, et Dardalion acquiesça.  »Je ne suis pas aussi doué intellectuellement que certains de notre Ordre, commença Astila, mais suivez bien ce que je vais dire, mes frères. Je me rappelle une phrase que l’Abbé nous disait quand je n’étais encore qu’un novice : « Quand l’idiot se voit tel qu’il est, alors il n’en est plus un ; et lorsqu’un sage tire un enseignement de sa sagesse, alors il devient idiot. « Cela m’avait toujours gêné, car je ne voyais là qu’un jeu de mots. Mais après plusieurs années, j’en ai déduit ceci : il n’y a que dans la certitude que réside le danger moral. Le doute est un don qu’il nous faut chérir, car il nous force à nous remettre en question constamment. Il nous fait tendre vers la vérité. Je ne sais pas si nous avons eu raison de choisir le chemin sur lequel nous marchons aujourd’hui. Je ne sais pas si nous avons raison de faire ce que nous faisons. Mais nous le faisons dans la foi.  »Je déteste tuer, mais je continuerai à me battre contre la Confrérie avec tous les pouvoirs que la Source m’a donnés. Mais si toi, Bayhna, tu estimes que nous avons tort, alors il ne faut plus que tu te battes. Bayhna inclina sa tête brièvement, puis sourit. — Je ne suis pas sage, Astila. Est-ce que le savoir fait de moi un sage ? — Cela fait de toi un être humain, frère, et pour ma part j’en suis heureux. Ma plus grande peur était que nous commencions à prendre goût à la guerre. — Je continuerai de me battre, dit Bayhna, et selon ton conseil, je chérirai mes doutes. Mais je me demande tout de même ce que le futur nous réserve à tous. Que se passera-t-il si nous gagnons ? Est-ce que nous formerons un temple de guerriers-prêtres ? Est-ce que nous retournerons à nos anciennes vies ? Nous avons commencé quelque chose qui est nouveau en ce monde. Quel est notre but ? Dardalion leva la main et il se tournèrent tous vers lui. — Mes amis, ce sont des questions très importantes. Mais nous ne devons pas essayer d’y répondre pour l’instant. Ceux d’entre nous qui survivront choisiront notre avenir. Pourtant, je dois dire que j’ai fait bien des rêves ces derniers jours, des rêves terribles. Mais chacun se terminait de façon semblable. J’ai vu un désert habité par des âmes brisées et des bêtes mort-vivantes. Au centre de ce désert, il y avait une oasis  – et à côté un arbre. Les hommes s’agglutinaient sous ses branches pour être à l’ombre et enfin se reposer, en paix. Aucune des bêtes ne pouvait s’approcher de l’arbre, ni aucune créature maléfique. — Et qu’est-ce que cela signifie, d’après vous ? demanda Astila. — L’arbre avait trente branches, répondit Dardalion Chapitre 23 Waylander s’endormit, et ses rêves le conduisirent une fois encore sur la colline désertique du roi Orien. Il ouvrit les yeux et contempla le ciel et ses étoiles étrangères. — Bienvenue ! fit Orien. Waylander s’assit. Le vieil homme lui prit la main et la tapota paternellement. — Je suis content de toi, Waylander. Tu m’as rendu la foi, dans toute sa splendeur. Ton courage est grand, et tu as montré que tu étais un homme d’honneur. — Je ne suis pas à l’aise avec les compliments, répondit Waylander, détournant le regard et retirant sa main. Orien opina du chef. — Alors, pose la question qui te fait tellement peur. — Où se trouve l’Armure ? — Tu la trouveras. Demain, si la Source le veut, tu escaladeras les flancs de Raboas. Là, tu trouveras un étroit sentier qui mène à une grotte. L’entrée de la grotte se trouve sur une saillie rocheuse. Il y a là un deuxième sentier. Ce sont les deux seuls chemins qui mènent au cœur de la montagne. À l’intérieur de la grotte, tu verras trois tunnels. Prends celui de droite et avance jusqu’à ce que tu trouves une grande salle voûtée. Là se trouve l’Armure que tous peuvent voir. — C’est une image que l’on ne peut emporter, déclara Waylander. — Elle est réelle, mais seul l’Élu peut la prendre. — Et c’est moi l’Élu ? — Tu le sauras demain. — Est-ce que Danyal est en sécurité ? — Je ne peux pas te le dire, car je l’ignore. Je ne suis pas un dieu, Waylander. — Alors qu’êtes-vous ? — Je ne suis qu’une image dans tes rêves. — Vous êtes forcément plus que ça. — Pense à moi comme étant l’esprit d’Orien, la dernière preuve vacillante d’un ancien roi. Quand tu auras pris l’Armure, je disparaîtrai pour toujours. — Où irez vous ? Est-ce que le paradis existe vraiment ? La Source existe-t-elle ? — Je ne peux pas répondre à tes questions. La décision te revient à toi seul. À présent, tu dois partir, car le danger est grand. Dardalion ne te protège plus de la Confrérie. Va ! Waylander ouvrit les yeux une deuxième fois et se redressa d’un bond. Il était de retour dans ses couvertures, au pied de Raboas. Son cheval avait disparu. Il fit une roulade et se leva ; puis il vit que le buisson où il avait attaché sa monture était déraciné. La bête avait dû être terrifiée. Mais par quoi ? Waylander arma son arbalète et scruta les sous-bois. Il n’arrivait pas à voir loin, aussi ferma-t-il les yeux et écouta. Il entendit un léger frottement sur sa droite. Il se tourna et tira les deux carreaux au moment où l’homme-loup se levait pour charger. Les carreaux se fichèrent droit au but, mais les muscles côtelés de la poitrine de la bête les empêchèrent d’atteindre le cœur ou les poumons. Elle continua d’avancer comme si de rien n’était. Waylander plongea sur sa droite, et une deuxième bête lui sauta dessus. Il fit une roulade pour se relever et dégaina son épée. Il donna un coup violent à la créature, mais la lame rebondit contre sa tête. Il recula et les quatre bêtes se rapprochèrent, leurs mâchoires grandes ouvertes, la langue pendante, leurs yeux rouges rivés sur lui. Il saisit son épée à deux mains, et la souleva au-dessus de son épaule droite, prêt à en emporter au moins une dans la mort, avec lui. Une silhouette sombre se dressa derrière elles, et Waylander cligna des yeux en voyant une main énorme saisir un cou poilu, et le tordre. L’homme-loup fut soulevé de terre et poussa un terrible hurlement, mais qui s’arrêta net. Un couteau d’argent s’enfonça entre ses côtes et le cadavre fut balancé à plus de trois mètres dans les buissons. Les autres bêtes se retournèrent vers l’agresseur, mais d’un bond il fut parmi elles, et un deuxième couteau fit mouche, éviscérant la créature qui avait autrefois été Lenlaï le possédé. Des crocs se refermèrent sur l’épaule de Kaï ; la troisième bête lui avait sauté dessus. Il s’en débarrassa en passant ses énormes mains autour du cou de la bête, qui le lâcha. Kaï la secoua devant lui. Waylander grimaça en entendant le cou craquer puis se rompre. Le géant jeta le cadavre sur le côté. La quatrième créature s’était enfuie. Waylander rengaina son épée, et regarda avec une fascination macabre le monstre placer sa main sur sa blessure à l’épaule. Quelques minutes plus tard, lorsqu’il la retira, la blessure avait disparu. Kaï se déplaça jusqu’aux cadavres et retira les couteaux. Les jambes flageolantes, Waylander s’assit le dos à un arbre. Kaï s’approcha de lui et s’accroupit, lui tendant les couteaux par la lame. Waylander les accepta sans faire de commentaire. Kaï le regarda pendant quelques secondes, puis il leva sa main et frappa sur son énorme poitrine. — Ammii, dit-il. — Amis, convint Waylander. Au bout d’un moment, Waylander alla à son paquetage et partagea de la viande et des fruits secs. La nourriture disparut rapidement ; Kaï rota et se tapa sur la poitrine une fois de plus. — Kaï, dit-il en secouant la tête sous l’effort. — Waylander. Kaï acquiesça et s’étira, les mains posées sur sa tête, fermant l’œil. Un bruit dans les sous-bois fit sursauter l’assassin qui commença à se lever. — Shval, dit Kaï, sans bouger. Le cheval de Waylander apparut dans la clairière. Il lui flatta le cou et lui donna un peu d’avoine à manger avant d’aller le rattacher, mais à une branche, cette fois. Il alla chercher sa couverture, s’allongea au côté de l’homme-monstre et dormit jusqu’à l’aube. Quand il se réveilla, il était seul. Les cadavres des hommes-loups avaient disparu, et Kaï aussi. Waylander termina sa nourriture puis sella son cheval. Il sortit de la clairière et leva les yeux vers l’énorme montagne, Raboas. Le Géant Sacré. Un étrange sentiment de calme saisit Waylander alors qu’il guidait son cheval sur la pente de Raboas. Le soleil brillait à travers un treillis de nuages, ce qui donnait une profondeur incroyable à la beauté du ciel. Au-dessus de lui, des mouettes virevoltaient et plongeaient, tels de petits morceaux de nuages vivants. Waylander tira sur les rênes et scruta le paysage autour de lui. Il y avait ici une beauté qu’il n’avait jamais vue auparavant : une magnificence élémentaire qui exprimait l’arrogance et l’éternité. Sur sa droite, un cours d’eau murmurait entre les rochers blancs, jaillissant d’une crevasse dans la montagne. Il descendit de selle et enleva ses habits ; puis il se lava, se rasa et peigna ses cheveux, les attachant ensuite sur sa nuque. L’eau était froide sur sa peau, aussi se rhabilla-t-il rapidement après avoir nettoyé sur ses vêtements la poussière du voyage. Il sortit une écharpe en soie noire de son paquetage et la passa autour de ses épaules et de sa tête à la manière des burnous sathulis. Puis il mit ses épaulières en mailles à leur place. De son paquetage, il sortit également deux poignets de force en argent qu’il attacha à ses avant-bras. Puis il enfila un baudrier avec six couteaux de lancer. Il aiguisa les couteaux et son épée puis se leva, pour faire face à la montagne. Aujourd’hui il allait mourir. Aujourd’hui il allait trouver la paix. Au loin, il vit un nuage de poussière venir en direction de Raboas. Beaucoup de cavaliers galopaient vers la montagne, mais Waylander s’en moquait. C’était son jour de gloire. Cette heure de beauté était la sienne. Il remonta en selle et trouva le passage étroit entre les rochers ; il força son cheval à avancer. Toute sa vie, il s’était dirigé vers ce sentier, il le savait à présent. Chaque expérience de son existence avait contribué à le mener jusqu’ici, à ce moment précis. Dès l’instant où il avait tué le roi Niallad, il avait eu le sentiment d’avoir atteint le sommet d’une montagne d’où il n’y avait pas de retour possible. Tous les chemins lui avaient été fermés ; une seule solution : sauter dans le vide et s’envoler ! D’un seul coup, cela n’avait plus d’importance qu’il trouve ou non l’Armure, que les Drenaïs gagnent ou meurent. C’était l’heure de Waylander. Pour la première fois en deux décennies il pouvait visualiser sans angoisse sa bien-aimée Tanya, dans l’embrasure de la porte de leur ferme, faire un geste de la main pour lui dire au revoir. Il revoyait son fils et ses deux filles jouant dans le jardin. Il les avait tant aimés. Mais pour les pillards, ils n’avaient été que des amusements passagers. Ils avaient violé et assassiné sa femme ; ils avaient tué ses enfants sans y penser et sans remords. Tout ce qu’ils y avaient gagné, c’était d’assouvir leur luxure pendant une heure, et quelques sacs de blé ainsi qu’une poignée de pièces d’argent. Leur punition fut la mort, hideuse et vengeresse  – aucun d’eux ne mourut en moins d’une heure. Car Dakeyras, le fermier, était mort avec sa famille. Les pillards avaient créé Waylander l’Assassin. Et aujourd’hui la haine avait disparu... envolée comme de la fumée sous le vent. Waylander sourit en se remémorant sa première discussion avec Dardalion. — Il fut un temps où j’étais un agneau qui jouait dans une prairie. Puis les loups sont venus. Aujourd’hui, je suis un aigle, je vole dans un univers différent. — Et aujourd’hui vous tuez les agneaux ? l’avait accusé Dardalion. — Non, prêtre. On ne paie pas pour des agneaux. Le sentier montait toujours, passant entre des rochers saillants et contournant de gros éboulis. Orien lui avait dit que des garous gardaient l’Armure, mais Waylander s’en moquait. Il allait descendre de selle, marcher dans la grotte, prendre l’Armure et attendre l’ennemi qu’il ne pouvait pas tuer. Lorsqu’il atteignit la corniche, son cheval avait du mal à respirer. Devant lui se trouvait l’entrée d’une grande grotte et devant, il y avait un feu où étaient assis Durmast et Danyal. — Tu y as mis le temps, dit le géant en souriant. Waylander descendit de cheval comme Danyal courait à sa rencontre. Il passa ses bras autour d’elle et embrassa ses cheveux, fermant les yeux pour ne pas laisser couler ses larmes. Durmast détourna le regard. — Je t’aime, dit doucement Waylander, en lui touchant la peau du visage du bout des doigts. Ses mots contenaient tellement de regrets que Danyal se dégagea de son étreinte. — Qu’y a-t-il ? Il secoua la tête. — Rien. Tu vas bien ? — Oui. Et toi ? — Je n’ai jamais été mieux. Il la prit par la main et rejoignit Durmast. Le géant se leva, son regard sautant de l’un à l’autre. — Cela me fait plaisir de te voir, dit Waylander. J’étais sûr que tu y arriverais. — Et moi, pareil pour toi. Tout va bien ? — Bien sûr. — Tu as l’air absent. — Le voyage a été long et je suis fatigué. Tu as vu le nuage de poussière ? — Oui. Nous avons moins d’une heure. Waylander acquiesça d’un mouvement de tête. Ils entravèrent les chevaux et préparèrent des torches pour entrer dans la grotte. Elle était sombre et il s’en dégageait une puanteur nauséabonde. Comme Orien l’avait prédit, elle se séparait en trois tunnels. Waylander prit la tête du groupe et ils s’enfoncèrent au plus profond des ténèbres. Des ombres dansaient et sautaient sur le granit humide. Danyal, l’épée à la main, resta près des guerriers. À un endroit, ils arrivèrent dans une grande salle où la lumière des torches n’arrivait pas à percer les ténèbres. Danyal tira sur la cape de Waylander, qui se retourna. — Qu’est-ce qu’il y a ? À l’extrémité du cercle lumineux des torches, des dizaines de paires d’yeux à l’éclat métallique les regardaient. — Ignore-les, dit Waylander. Durmast déglutit douloureusement et sortit sa hache de guerre. Ils continuèrent d’avancer et les yeux se rapprochèrent d’eux. Enfin, ils atteignirent la chambre qu’Orien avait décrite. À l’intérieur se trouvaient des crochets aux murs, qui soutenaient des cierges dégoulinants de cire. Waylander les ralluma un par un jusqu’à ce que toute la pièce soit baignée de lumière. Au fond de la pièce, sur un mannequin en bois, se trouvait l’Armure de Bronze : casque à ailes, plastron décoré arborant un aigle aux ailes déployées, gantelets de bronze et deux épées d’une rare beauté. Les trois voyageurs restèrent silencieux devant l’Armure. — Tu pourrais presque croire qu’elle est magique, souffla Durmast. — Qui pourrait perdre en portant cela ? demanda Danyal. Waylander avança de quelques pas et tendit les mains. Elles passèrent à travers l’Armure et il essaya à nouveau. Mais l’image persistait. — Eh bien, mon gars, attrape-la ! dit Durmast. — Je ne peux pas. Je ne suis pas l’Élu. — Quoi ? siffla Durmast. Qu’est-ce que tu racontes ? Waylander gloussa, puis s’assit au pied de l’Armure. — Un sort a été jeté dessus, Durmast. Le vieux roi, Orien, m’en avait parlé. Seul l’Élu peut s’emparer de l’Armure. C’est une protection, je suppose  – elle est tellement vitale pour les Drenaïs qu’ils n’ont pas voulu courir le risque de la voir tomber aux mains d’un ennemi. Mais cela n’a pas d’importance. — Pas d’importance ? gronda Durmast. On a risqué notre vie pour cette satanée boîte de conserve ! En ce moment même, les Nadirs sont en train de se regrouper  – et ces yeux là-bas ne m’inspirent pas confiance. Et comment que ça a de l’importance ! — Ce qui compte, c’est que nous ayons essayé, dit Waylander. La réponse de Durmast fut courte, vulgaire et explosive. — Fumier ! Le monde est plein de gens qui essaient et n’y arrivent jamais, mais moi, je ne veux pas en faire partie. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On attend qu’un héros drenaï aux cheveux blonds, béni dans une fontaine magique, se ramène tout sourires ? Danyal s’approcha de l’Armure et essaya de la toucher, mais elle resta éthérée. — À quoi joues-tu ? cracha Durmast. — Essaie, toi, dit-elle. — Pourquoi faire ? Je ressemble à un héros drenaï, d’après toi ? — Je sais ce que tu es, Durmast. Essaie quand même. Qu’as-tu à perdre ? Le géant se leva et se dirigea vers l’Armure. Elle avait pourtant l’air solide. Il haussa les épaules et tendit ses doigts... Qui touchèrent du métal. La mâchoire de Danyal s’affaissa. — Par les Dieux ! C’est lui ! Durmast resta immobile, transfiguré. Il déglutit et essaya de retoucher l’Armure. Cette fois-ci, il souleva le heaume et le plaça révérencieusement devant Waylander. Puis il regarda ses mains  – elles tremblaient, remarqua Waylander. Morceau par morceau, Durmast souleva l’Armure de son trépied. Puis, il s’assit à côté de Waylander, sans dire un mot. Les bougies arrivaient à leur fin, et Danyal tapa sur le bras de Waylander. — Nous devrions y aller. Waylander et Durmast rassemblèrent l’Armure, et ils suivirent Danyal jusqu’à l’entrée de la salle. À l’extérieur, une marée d’yeux les regardait. Danyal s’arrêta, puis elle leva sa torche et les yeux disparurent dans les ombres. — Cela promet d’être une longue marche, grommela Durmast. Il fit un pas dans le tunnel et l’éclat de la torche se refléta sur l’Armure. Un sifflement monta de partout autour d’eux, puis tout retomba dans le silence. Comme les yeux reculaient, Danyal ouvrit la marche jusqu’à l’air libre. Une fois sortis de la caverne, Durmast et Waylander enveloppèrent l’Armure sur le poney de somme de Durmast. Ils recouvrirent le métal brillant avec une couverture grise. Le son de sabots sur la pierre fit pousser un juron à Durmast qui sortit son arc. Il courut jusqu’au sentier qui descendait. Waylander le rejoignit, l’arbalète à la main. Deux cavaliers nadirs débouchèrent en pleine vue, portant des lances. Ils furent catapultés de selle, l’un par un carreau dans l’œil, l’autre par une longue flèche dans les côtes. — Ce n’est que l’avant-garde ; je crois que nous avons un problème, déclara Durmast en sortant une deuxième flèche de son carquois. Malheureusement, je crois bien que nous sommes coincés ici. — Le deuxième sentier est peut-être dégagé, dit Waylander. Prends Danyal avec toi, et partez. Je vais les retenir ici, je vous rejoindrai plus tard. — Toi, tu la prends et tu pars avec elle, répondit Durmast. J’en ai assez de sa compagnie. — Écoute-moi, mon ami. La Confrérie me recherche grâce à ses pouvoirs. Où que je m’enfuie, ils me retrouveront. Si je reste ici, je vais les attirer comme un phare, ce qui vous donnera une chance d’arriver jusqu’à Egel avec l’Armure. À présent partez  – avant qu’il ne soit trop tard. Durmast poussa un juron et rejoignit Danyal. — Selle ton cheval, dit-il. Nous partons. — Non. — C’est son idée  – et elle est drôlement bonne. Va lui dire au revoir ; je vais le seller, moi, ton satané cheval. Danyal courut jusqu’à Waylander. — C’est vrai ? demanda-t-elle, les larmes aux yeux. — Oui, tu dois partir. Je suis désolé, Danyal  – désolé que nous n’ayons plus jamais l’ombre d’une chance de vivre un jour ensemble. Mais je me sens un homme meilleur maintenant que je t’ai rencontrée. Que je fuie ou que je reste, je suis un homme condamné... Autant que je reste. Mais savoir que je vais t’aider à réussir m’aidera également. — Durmast te trahira. — S’il le fait, tant pis. J’ai rempli mon rôle et je ne peux pas faire plus. Je t’en prie, va-t’en. Elle voulut le toucher encore une fois, mais un guerrier nadir apparut à ce moment-là, courant vers eux. Waylander la repoussa et tira un carreau qui alla s’enfoncer dans le haut de l’épaule de l’homme ; il tomba et rampa à l’abri. — Je t’aime, Dakeyras, souffla Danyal. — Je sais. À présent, va. Waylander écouta le bruit des chevaux qui s’en allaient, mais il ne se retourna pas pour les voir partir et ne vit pas non plus Danyal qui essayait d’emporter une dernière image de lui. Les Nadirs arrivèrent en masse et deux d’entre eux tombèrent instantanément. Deux de plus s’écroulèrent, car Waylander avait pris l’arc de Durmast. Puis, ils furent sur lui. Il bondit en avant en poussant un cri terrifiant. Son épée trancha dans le tas. Le sentier était étroit, et ils ne pouvaient pas l’encercler. Son épée taillait dans leurs rangs, et ils durent s’enfuir devant sa rage. Il y avait déjà six morts. Waylander retourna en titubant jusqu’à son arbalète et la rechargea. Du sang coulait à gros bouillon de sa blessure à la jambe. Il essuya la sueur qui lui coulait dans les yeux et écouta. Un léger frottement de tissu sur un rocher lui parvint et il leva les yeux vers un Nadir qui lui sautait dessus de derrière le rocher, brandissant un couteau. Waylander se jeta en arrière, ses doigts crispés sur les détentes de bronze. Les deux carreaux se plantèrent dans le guerrier qui plongeait. Il tomba sur Waylander et son couteau s’enfonça dans l’épaule de l’Assassin. Celui-ci repoussa le corps et fit une roulade pour se relever. Le couteau nadir était enfoncé dans sa chair, mais il ne l’enleva pas  – le retirer signifiait pour lui se vider de son sang. Avec difficulté, il banda son arc. Le soleil tombait dans le ciel, et les ombres grandissaient. Les Nadirs allaient attendre la nuit... Et Waylander ne pourrait pas les contenir. Les doigts de sa main gauche étaient tout engourdis. Il serra le poing. La douleur se répandit autour du couteau nadir, dans son épaule, et il jura. Il banda la plaie sur sa cuisse du mieux qu’il put, mais le sang continuait à couler. Il avait froid et commençait à trembler. Il relâcha la corde le temps d’essuyer sa sueur, et un Nadir en profita pour sauter sur le sentier un arc à la main ; une flèche partit instantanément. Waylander eut juste le temps de se laisser tomber sur sa gauche, et tira à son tour ; mais l’archer n’était plus en vue. Waylander s’adossa au mur du sentier et s’aperçut qu’il avait un trait noir fiché au-dessus de sa hanche gauche, transperçant sa chair et perforant son muscle. Avec précaution, il se palpa le dos. La pointe de la flèche ressortait en dessous de ses côtes. Il brisa la flèche et grogna. Les Nadirs chargèrent… Deux carreaux touchèrent leur cible, et l’ennemi se cacha derrière des rochers. Mais ils s’étaient rapprochés. Et Waylander savait qu’il était gravement blessé. Il lutta pour retendre ses cordes, mais il avait les doigts glissants à cause de la sueur. L’effort déchira sa blessure au côté. Combien en restait-il ? Il s’aperçut qu’il ne savait plus combien il en avait déjà tué. Il passa sa langue sèche sur ses lèvres et s’allongea contre le mur. À quelques pas de lui, il y avait un gros rocher rond, et derrière, il savait qu’il y avait un guerrier nadir accroupi. La paroi derrière lui faisait une saillie incurvée. Waylander visa et tira : le carreau heurta le mur et ricocha à la perfection. Un cri perçant déchira les airs et un guerrier surgit dans son champ visuel, du sang jaillissant de sa tempe. Le deuxième carreau de Waylander le cueillit entre les omoplates et il tomba sans faire de bruit. L’assassin retendit le bras de l’arbalète. Il ne pouvait plus se servir de son bras gauche. Soudain, un hurlement terrible glaça le sang de Waylander. Il risqua un œil vers le bas du sentier et vit que le dernier loup-garou était encerclé par des guerriers nadirs. Ils donnaient des coups de taille et d’estoc à la bête, mais ses griffes répondirent de plus belle et son énorme mâchoire déchiqueta leurs chairs. Six d’entre eux étaient tombés, dont trois pour de bon  – il ne restait que deux hommes pour combattre la bête. Elle bondit sur le premier, qui tenta courageusement d’enfoncer sa lame dans le ventre de la bête ; la lame pénétra dans l’épaisse fourrure au moment où les crocs de l’homme-loup se refermaient sur la tête du guerrier, dont le visage disparut dans un giclement de sang. Le dernier Nadir dévala la pente à toutes jambes. Et la créature avança vers Waylander. L’assassin se hissa sur ses jambes, tituba et retrouva l’équilibre. La bête avançait, lentement, douloureusement. Du sang coulait de ses nombreuses blessures. Elle avait l’air pitoyable, sa langue était noire et gonflée. L’épée nadire dépassait de son ventre. Waylander leva son arbalète et attendit. La bête le dominait de toute sa hauteur, ses yeux rouges luisaient. Waylander pressa les détentes, et deux carreaux noirs volèrent dans la bouche de la créature, lui broyant le cerveau. Elle se voûta en arrière et partit à la renverse. Waylander tomba à genoux. La bête gronda une dernière fois, et ses griffes lacérèrent l’air au-dessus d’elle. Puis ses yeux devinrent vitreux, et elle roula le long du sentier. — À présent, tu vas pourrir en Enfer, dit une voix. Waylander se retourna. Les neuf guerriers de la Confrérie émergèrent du sentier de gauche, leurs épées noires à la main. Ils avancèrent vers lui, et leurs armures sombres semblèrent s’enflammer sous le soleil couchant. Waylander essaya de se relever, mais il retomba contre la pierre froide, et grogna, car la pointe de la flèche venait de rentrer dans sa chair. Les guerriers de la Confrérie étaient maintenant devant lui. Des heaumes leur cachaient le visage, et leur cape noire claquait dans la brise naissante. Waylander dégaina un couteau de lancer de son baudrier, mais la lame fut écartée par une main gantée de noir, de façon méprisante. La peur enveloppa l’assassin, plus forte encore que sa douleur. Il ne voulait pas mourir. La paix qu’il avait ressentie plus tôt s’évapora, le laissant seul et apeuré, comme un enfant dans la nuit. Il pria pour retrouver ses forces. Pour la délivrance. Pour des foudres divines tombant des cieux... Et la Confrérie se mit à rire. Un pied botté s’écrasa contre le visage de Waylander, qui fut projeté contre le sol. — Espèce de vermine pestilentielle, tu nous as causé bien du souci. Un guerrier posa un genou à terre devant lui et saisit la tige de la flèche qui dépassait de son côté ; il la tordit vicieusement. Malgré lui, l’assassin hurla. Un gantelet clouté de bronze s’écrasa contre son visage, et il entendit son nez se briser. Sous le choc, ses yeux se remplirent de larmes. Il se sentit soulevé en position debout. Et alors que sa vision s’éclaircissait, il se retrouva à regarder dans des yeux sombres, emplis de folie, qui étaient visibles dans les fentes d’un heaume noir. — C’est toi qui es fou, dit l’homme. Comment as-tu pu croire que tu rivaliserais avec le pouvoir de l’Esprit ? Qu’est-ce que cela t’a coûté, Waylander ? Ta vie, certainement. Durmast a l’Armure  – et ta femme. Et il se servira des deux. Il abusera des deux. L’homme referma son poing sur le manche du couteau qui dépassait de l’épaule de Waylander. — Tu aimes la souffrance, vagabond ? (Waylander grogna sous la pression lente qu’exerçait l’homme sur le couteau.) Moi, j’aime la souffrance. Il perdit conscience, et dériva dans une mer de tranquillité. Mais ils le trouvèrent quand même, et son âme dut s’enfuir à travers un ciel de jais, poursuivie par des bêtes aux langues de feu. Il se réveilla avec leurs rires, et vit que la lune était levée au-dessus de Raboas. — À présent tu comprends ce que le mot souffrir signifie, déclara le chef. Tant que tu seras en vie, tu souffriras, et quand tu mourras, tu souffriras. Que m’offrirais-tu pour que la douleur s’arrête ? Waylander ne répondit rien. — Là, tu es en train de te demander si tu as la force de sortir un couteau pour me tuer. Essaie, Waylander ! Je t’en prie, essaie. Tiens, laisse-moi t’aider. (Il retira un couteau de lancer du baudrier de l’assassin et le lui plaça dans la main.) Vas-y, essaie de me tuer. Waylander n’arriva pas à bouger sa main, mais il essaya jusqu’à ce que du sang jaillisse de sa blessure à l’épaule. Il s’écroula, le visage terreux. — Il y a pire, Waylander, promit le chef. Allez, poignarde-toi dans la jambe. Waylander regarda sa main se lever, se tourner... et il hurla, car la lame venait de lui transpercer la cuisse. — Tu es à moi, assassin. Corps et âme. Un autre homme s’agenouilla à côté du chef et prit la parole. — Devons-nous rattraper Durmast et la fille ? — Non. Durmast travaille pour nous. Il va apporter l’Armure à Kaem. — Alors, si vous le permettez, j’aimerais discuter un peu avec l’assassin. — Bien sûr, Enson. Quel égoïsme de ma part. Je t’en prie, continue. L’homme s’agenouilla sur Waylander. — Retire le couteau de ta cuisse, ordonna-t-il. Waylander sentit qu’il était sur le point de supplier, mais il serra les dents. Sa main descendit, et il tira cruellement sur la lame ; mais elle ne voulait pas sortir. — Reste calme, Enson, dit le chef. Ton excitation amenuise ton pouvoir. — Mes excuses, Tchard. Puis-je réessayer ? — Mais comment donc. Une fois de plus, la main de Waylander tira sur la lame, et cette fois-ci elle se dégagea de la plaie. — Très bien, dit Tchard. Maintenant, essaie quelque chose d’un peu plus délicat. Fais-le se crever lentement un œil. — Dieux, non ! souffla Waylander. Mais le couteau monta lentement, la pointe ensanglantée se rapprochant inexorablement du visage de l’assassin. — Bande de bâtards puants ! gronda Durmast. Tchard se retourna pour voir le géant barbu debout sur le sentier, une hache de guerre à double tranchant entre les mains. Enson se retourna aussi, et Waylander sentit le sort qu’on lui avait jeté disparaître. Il regarda le couteau à quelques centimètres de son œil, et la colère explosa en lui, effaçant la douleur. — Enson ! dit-il tout bas. Le heaume de l’homme pivota vers lui et Waylander enfonça le couteau dans une des fentes, jusqu’à ce que le manche cogne contre le métal. Tchard asséna un coup de poing violent sur la tête de l’assassin qui s’écroula sur le sol, à côté du cadavre d’Enson. Puis le chef de la Confrérie se leva et fit face à Durmast. — Pourquoi es-tu là ? — Je suis venu le chercher. — Ce n’est pas la peine, nous allons nous en charger. Mais si c’est la récompense qui t’inquiète, nous ferons en sorte qu’elle te soit bien remise. — Je ne veux pas de récompense. C’est lui que je veux... vivant. — Qu’est-ce qui t’arrive, Durmast ? Cette démonstration n’est pas dans ton caractère. — Ne me parle pas de mon caractère, espèce de fiente de poulet ! Contente-toi de t’écarter de lui. — Sinon quoi ? rugit Tchard. — Sinon tu vas mourir, répondit Durmast. — Tu crois pouvoir tuer huit membres de la Confrérie ? Tu as le cerveau pourri. — Viens le vérifier, l’encouragea Durmast, qui avança en brandissant sa hache. Tchard alla à sa rencontre, alors que les sept autres guerriers se dispersaient en demi-cercle, l’épée dégainée. Soudain, Tchard pointa son doigt vers Durmast. — Tu ne peux pas bouger ! cria-t-il, et Durmast tituba, puis s’immobilisa. Tchard eut un rire sinistre. Il dégaina son épée et vint au contact. — Espèce d’abruti ! De tous les plus mal placés pour jouer au héros, tu as gagné la palme. Tu es tel un enfant au milieu de ses aînés, de ses supérieurs  – et comme tous les enfants désobéissants, tu dois être puni. Je vais te faire pousser une chansonnette de douleur, et je l’écouterai pendant des heures et des heures. — Sans blague, dit Durmast. Et il abattit sa hache dans l’épaule de Tchard. Elle traversa ses côtes et ressortit par sa hanche, la pulvérisant au passage. — Pas d’autres discours ? demanda Durmast. Pas d’autres petits jeux de l’esprit ? Non ? Alors tuons-nous les uns les autres ! Il se jeta sur les guerriers en poussant un terrible cri, et en balançant sa hache en un meurtrier demi-cercle d’argent. Ils firent tous un bond en arrière, l’un se laissant même tomber pour rouler à l’abri ; mais un autre n’échappa pas à la hache qui lui défonça le crâne. Waylander essaya de se hisser tant bien que mal sur ses genoux, mais n’y parvint pas. Il prit un de ses couteaux de lancer et attendit, priant pour avoir la force d’aider le géant. Une épée taillada le dos de Durmast, et il se retourna pour arracher la lame des mains de son assaillant avant de lui asséner d’un revers un coup de hache dans la gorge. Une autre vint lui transpercer la poitrine, et son porteur mourut d’un coup de poing dans la glotte. C’est alors que les guerriers refermèrent leur cercle sur le géant, et ils enfouirent leurs épées dans l’énorme corps. La hache ne s’arrêta pas de trancher pour autant. Il ne resta plus que deux hommes de la Confrérie et ils reculaient devant Durmast pourtant sévèrement blessé. Waylander attendit qu’ils reculent vers lui. Il essuya le sang et la sueur de ses doigts sur sa veste, prit le couteau par la lame, et le lança. Il se planta sous le heaume du guerrier de gauche, lui tranchant la jugulaire. Du sang gicla de la blessure et l’homme tangua vers la gauche, une main collée sur sa gorge, essayant en vain d’endiguer le flot rouge. Durmast chargea le dernier guerrier, qui se baissa pour esquiver le coup de hache et enfonça sa lame dans le ventre de Durmast. Le géant lâcha son arme et attrapa le guerrier par la gorge, lui brisant la nuque d’un double mouvement de poignets. Puis, il tomba à genoux. Waylander, à l’agonie, rampa le long des cailloux jusqu’à l’endroit où le géant était tombé. Ses grandes mains étaient serrées autour de la garde de l’épée qui dépassait de son corps. — Durmast ! Le géant glissa sur le sol à côté de Waylander. Il lui sourit, les lèvres couvertes de sang. — Pourquoi ? soupira Durmast. — Quoi, mon ami ? — Pourquoi ai-je été choisi ? Waylander secoua la tête. Il tendit sa main pour saisir celle de Durmast, et l’agrippa fermement. Le corps du géant pissait le sang d’une dizaine de blessures différentes. Durmast jura doucement, puis sourit. — C’est une belle nuit. — Oui. — Je parie que ce salaud a été surpris quand je l’ai coupé en deux. — Comment as-tu fait ça ? — Bon sang, j’en sais foutre rien ! Durmast grimaça et sa tête s’affaissa. — Durmast ? — Je suis là... encore un peu. Dieux, que la douleur est horrible ! Tu crois que son pouvoir n’a pas marché sur moi parce que j’étais l’Élu ? — Je ne sais pas. Sans doute. — Ce serait bien. — Pourquoi es-tu revenu ? Durmast gloussa, mais une quinte de toux l’arrêta et du sang lui monta dans la bouche. Il s’étrangla et cracha. — Je suis venu te tuer pour la prime, finit-il par dire. — Je ne te crois pas. — Je ne me crois pas moi-même, parfois ! Ils restèrent un moment silencieux. — Tu crois que ça pourra compter comme une bonne action ? demanda Durmast. Sa voix était moins audible qu’un murmure. — Je le pense, répondit Waylander, en souriant. — Ne dis rien à personne, fit Durmast. Sa tête roula et un petit souffle rauque agita sa gorge. Un bruit de grattements fit se retourner Waylander. De la grotte sortirent une dizaine de bestioles, tordues et déformées. Elles coururent jusqu’aux corps des morts, caquetant de joie. Waylander les regarda traîner les cadavres dans les ténèbres, à l’intérieur de la montagne. — Je ne dirai rien à personne, souffla-t-il au corps sans vie de Durmast. Et les créatures furent sur lui. Chapitre 24 Sous les remparts, Gellan, Jonat et une centaine de guerriers attendaient. Ils écoutaient les bruits de la bataille au-dessus. Ils portaient tous l’armure noire des Chiens vagrians, une cape bleue autour de leur plastron. Gellan était le seul à porter un heaume d’officier avec un panache blanc. Il était près de minuit et l’attaque continuait. Gellan déglutit difficilement et resserra la boucle de son heaume. — Je pense toujours que c’est de la folie, murmura Jonat. — Je sais  – en ce moment, j’aurais plutôt tendance à être d’accord avec toi. — Mais on va quand même y aller, grommela Jonat. Un de ces jours, quelqu’un finira par écouter mes conseils et le choc me tuera ! Un soldat drenaï descendit des remparts en courant, une épée ensanglantée dans la main. — Ils se retirent, annonça-t-il. Tenez-vous prêts ! L’homme s’accroupit sur les marches et regarda vers les remparts. — Maintenant ! cria-t-il. Gellan fit un geste du bras et les cent soldats le suivirent dans les escaliers puis par-dessus le mur. Des échelles et des cordes étaient toujours en place. Gellan agrippa fermement un barreau en bois et regarda en bas. Il y avait encore trois hommes sur l’échelle, presque au pied du mur. Il passa une jambe de l’autre côté et commença à descendre. Derrière lui, certains soldats faisaient semblant d’agiter leurs épées pour faire croire à d’éventuels observateurs dans le camp vagrian qu’ils continuaient de se battre ; Gellan trouva que la scène n’était pas très convaincante. Rapidement, il descendit jusqu’au sol et attendit que ses hommes l’aient rejoint. Puis ils entamèrent la longue marche jusqu’au campement vagrian. Plusieurs soldats ennemis se joignirent à eux, mais il n’y eut aucune conversation. Les hommes étaient usés jusqu’à l’os et démoralisés après un nouveau jour sombre qui n’avait pas porté ses fruits. Gellan lança un regard à Jonat. L’homme était tendu, mais son visage était résolu, et comme toujours il avait fait abstraction de son amertume personnelle, prêt à se consacrer entièrement à son travail. Tout autour d’eux, des hommes étaient assis près de feux de camp. À droite, un bataillon de cuistots préparait le repas dans trois marmites bouillonnantes. L’arôme brouilla les sens de Gellan, et de la salive se forma dans sa bouche. Cela faisait trois jours que personne n’avait mangé à Purdol. Ce plan audacieux venait de Karnak. Déguisés en Vagrians, un groupe de guerriers drenaïs devait piller les entrepôts et ramener de la nourriture pour les défenseurs affamés. Assis à la grande table de la Grand’ Salle, l’idée avait paru bonne. Mais maintenant qu’il marchait dans le camp ennemi, elle paraissait suicidaire. Un officier sortit de l’ombre. — Où allez-vous ? demanda-t-il à Gellan. — Ce ne sont pas tes oignons, répondit-il en identifiant le grade de l’homme grâce aux barrettes en bronze sur ses épaulettes. — Attendez un instant, dit l’officier d’un ton plus conciliant, on m’a donné des instructions selon lesquelles personne ne devait pénétrer dans le quartier est sans autorisation. — Bon, alors comme nous sommes censés garder les entrepôts, j’aimerais que tu me dises comment on va s’y prendre, si on ne peut pas passer. — Le troisième escadron est en faction sur les quais, dit l’homme. Je l’ai là, par écrit. — Très bien, répondit Gellan. Dans ce cas, je vais ignorer les instructions du Premier Général et repartir me reposer avec mes hommes. Mais au cas où il me le demanderait, j’aimerais connaître ton nom. — Antasy, sixième escadron, répliqua l’officier, en se mettant au garde-à-vous. Mais je suis sûr qu’il ne sera pas nécessaire de mentionner mon nom. Apparemment, il y a eu une erreur dans les ordres. — Apparemment, lui accorda Gellan en le dépassant. En avant, marche ! Tandis que les hommes passaient prudemment devant l’officier, pour emprunter les rues qui menaient aux entrepôts, Jonat vint à la hauteur de Gellan. — C’est maintenant que ça se complique, dit-il doucement. — Comme tu dis. Devant eux, un groupe de six soldats était en poste devant un entrepôt en bois. Deux étaient assis sur des caisses pendant que les quatre autres jouaient aux dés. — Debout ! gronda Gellan. Qui commande, ici ? Un jeune guerrier, le visage tout rouge, courut au rapport, glissant ses dés dans une bourse à son côté. — C’est moi, monsieur. — Qu’est-ce que cela signifie ? — Je m’excuse, monsieur. C’est juste que... on s’ennuyait, monsieur. — Peut-être que l’ennui ne te préoccupera plus, avec une centaine de coups de fouet dans le dos, gamin ! — Non, monsieur. — Tu n’es pas de mon escadron, et je n’ai pas envie d’entamer des procédures administratives interminables. Par conséquent, je passerai sur ta négligence. Dis-moi, est-ce que tes amis au fond jouent aussi aux dés ? — Je ne sais pas, monsieur. — Combien y a-t-il d’hommes, ici ? — Dix, monsieur. — Quand doit-on vous relever ? L’homme regarda le ciel. — Dans deux heures, monsieur. — Très bien. Ouvre-moi les entrepôts. — Je vous demande pardon, monsieur ? — Tu es dur d’oreille ou tu es un incapable ? — Non, monsieur. C’est qu’on n’a pas la clé. — Tu veux dire qu’on ne te l’a pas envoyée ? — Comment ça, monsieur ? — Le Premier Général, articula lentement Gellan avec une patience infinie, a donné l’ordre qu’on transfère certaines marchandises de cet entrepôt dans ses quartiers. Ton officier en second... comment s’appelle-t-il, déjà ? — Erthold, monsieur. — Oui — Erthold  – devait me retrouver ici ou laisser la clé. Où est-il ? — Eh bien... — Eh bien quoi ? — Il dort, monsieur. — Il dort, dit Gellan. Mais pourquoi n’ai-je pas envisagé cette hypothèse ? Un groupe d’hommes avachis pendant le service. Qui sont tellement absorbés par leur jeu que cent hommes en armes peuvent arriver sans se faire remarquer. Et où est l’officier ? En train de dormir, bien sûr. Jonat ! — À vos ordres. — Sois gentil, défonce-moi cette porte. — Affirmatif, déclara joyeusement Jonat en s’avançant avec deux autres soldats. En quelques secondes, ils eurent enfoncé la porte, et entrèrent dans le bâtiment, dégageant la barre des portes principales afin de les ouvrir en grand. Gellan fit signe à ses troupes d’avancer, et les hommes se ruèrent dans l’entrepôt. — Erthold va être furieux, monsieur, dit le soldat. Dois-je envoyer quelqu’un le réveiller ? — C’est toi qui vois, répondit Gellan en souriant. Mais il risque de se demander qui t’a donné l’autorisation de quitter ton poste. C’est ton rôle ? — Vous pensez qu’il serait préférable que je ne le dérange pas ? s’enquit l’homme, — Je te laisse décider. — Ce serait peut-être mieux, fit le soldat, cherchant désespérément chez Gellan un signe d’approbation. Mais Gellan lui tourna le dos et s’en alla. Des bruits de pas de course le firent revenir sur ses pas. Dix hommes arrivèrent en courant depuis l’arrière des entrepôts, l’épée à la main. Puis, ils virent Gellan et s’immobilisèrent. Trois hommes le saluèrent nerveusement et les autres leur emboîtèrent le pas. — Retournez à vos postes, ordonna Gellan. Les hommes jetèrent un coup d’œil à leur chef, qui haussa les épaules et leur fit signe de repartir. — Je suis désolé pour tout ça, monsieur, dit-il, mais je vous serais reconnaissant de ne pas nous dénoncer pour les dés. — Moi aussi j’ai joué autrefois, quand je montais la garde, répondit Gellan. Les Drenaïs, chargés comme des mules, commencèrent à sortir de l’entrepôt. Jonat supervisa le choix de la nourriture, s’assurant que de la nourriture sèche était prise : farine, fruits secs, viande fumée, avoine et sel. Il trouva également une petite réserve de médicaments et fit empaqueter trois petits sacs d’herbes auxquelles Evris trouverait forcément un usage. Il ferma les grandes portes, replaça la barre et sortit en dernier. Les hommes l’attendaient en colonne par deux, de gros sacs sur les épaules. Jonat s’approcha du chef des sentinelles. — Je veux que personne n’entre dans l’entrepôt, malgré la porte cassée. Si une seule goutte de vin est bue, ça va barder ! Il fit un grand clin d’œil. L’homme salua, et Gellan mena ses soldats vers le camp vagrian. La colonne passa dans des rues désertes, devant les tentes et les sentinelles, et s’engagea sur le terrain devant la forteresse. Là, en jetant un coup d’œil sur sa droite, Gellan eut une vision qui lui glaça le sang. Dans un fossé, derrière une rangée de buissons, trois machines étaient en construction. Il en avait déjà vu fonctionner lors d’un de ses voyages en Ventria. C’étaient des balistes. Des grandes catapultes capables de lancer d’énormes rochers contre les murs d’un château. Une fois qu’elles seraient terminées, elles provoqueraient un massacre intolérable. Les pièces avaient dû venir de Vagria, en passant par la Corne lentrianne, et être assemblées ici. Il tapa sur l’épaule de Jonat et désigna les travaux en cours à la lueur des lanternes. Jonat jura puis dévisagea Gellan. — Vous ne pensez quand même pas à... — Ramène les hommes à Purdol, Jonat. On se verra plus tard. — Vous ne pouvez pas... — Pas de discussion. Bouge ! Dardalion réintégra la forteresse et son corps endormi. Il cligna des yeux et sortit ses jambes du lit. La tristesse s’empara de lui ; il couvrit son visage et se mit à pleurer. Il avait assisté impuissant à la scène : le corps de Waylander avait été hissé dans la grotte ; il avait pu ressentir la faim des habitants de la montagne. Astila rentra dans la pièce et vint s’asseoir au côté du prêtre en larmes. — Waylander est mort, lui dit Dardalion. — C’était votre ami, répondit Astila. Je suis terriblement désolé. — Je ne sais comment on peut parler d’amitié, vu les circonstances. Nous étions camarades, je suppose. Il m’a donné une nouvelle vie, un nouveau but. C’est de son don de sang que sont nés les Trente. — A-t-il échoué dans sa quête ? — Pas encore. L’Armure est en sécurité à présent, mais c’est une femme seule qui la transporte à travers le pays nadir. Je dois la rejoindre. — C’est impossible, Dardalion. Le guerrier-prêtre sourit soudainement. — Ce que nous avons tenté jusqu’à présent nous paraissait impossible au début. Astila ferma les yeux. — Les hommes sont de retour, avec de la nourriture, dit-il. Bayhna m’informe qu’il n’y a pas de pertes, mais l’officier manque à l’appel. — Bien. Et la Confrérie ? — Ils n’ont pas attaqué ce soir. — Je me demande s’ils réunissent leurs forces ou si nous les avons battus ? — Je ne crois pas qu’ils soient battus, Dardalion. — Non, fit tristement Dardalion. Ce serait trop en demander. Comprenant que leur chef désirait rester seul, Astila quitta la pièce, et Dardalion marcha jusqu’à la fenêtre haute afin de regarder les étoiles lointaines. En contemplant ainsi l’éternité, une sensation de calme l’envahit, puis le visage de Durmast apparut dans son esprit. Il secoua la tête, se remémorant son propre choc lorsqu’il s’était rendu à toute vitesse à Raboas pour, anxieusement, observer Waylander. Il était arrivé au moment où l’assassin se faisait torturer et que Durmast avait décidé d’affronter la Confrérie. Dardalion avait concentré tout son pouvoir sur Durmast, le protégeant d’un bouclier mental, empêchant le sort de Tchard de l’atteindre. Mais il n’avait pas pu empêcher les terribles épées de s’enfoncer dans le corps du géant. Il avait écouté la conversation entre Durmast et Waylander, et en entendant le géant parler, un grand chagrin était monté en lui. « Tu crois que son pouvoir n’a pas marché sur moi parce que j’étais l’Élu ? - Dardalion aurait aimé de toute son âme que ce soit le cas, et pas simplement un concours de circonstances : un homme, un esprit au bon endroit, au bon moment. D’une certaine manière, Durmast aurait mérité mieux que ça. Dardalion se demanda si la Source pourrait accepter Durmast. Est-ce qu’une vie de crimes pèserait plus qu’un instant d’héroïsme ? En un sens, ce serait normal, mais... Le prêtre ferma les yeux et pria pour l’âme des deux hommes. Puis il sourit. Qu’est-ce que des hommes comme eux feraient d’un paradis paisible tel que promis par les anciens ? Une éternité de chants et de louanges ! Plutôt mettre un terme à leur existence. Une des vieilles religions promettait un hall des héros, où les hommes forts étaient accueillis par des vierges guerrières qui chantaient des chansons de faits et de gestes accomplis par les valeureux guerriers. Durmast préférerait sans doute cela. Dardalion regarda la lune... et trembla. Une seule question traversa son esprit. Était-ce un miracle ? La simplicité de la réponse l’éblouit, jaillissant du fond de son intellect pour répondre à la question muette. Un miracle est quelque chose qui arrive alors que ce n’est pas prévu et au moment où on en a le plus besoin. Rien de plus. Rien de moins. Sa venue à la rescousse de Durmast avait été un miracle, car Waylander ne pouvait pas s’attendre à une telle aide. Mais d’un autre côté, comment se faisait-il que Dardalion se soit trouvé là au bon moment ? Parce qu’il avait décidé de retrouver Waylander, pensa-t-il. Mais pourquoi avais-je décidé ça ? L’énormité de la chose submergea le prêtre qui recula de la fenêtre pour retourner sur le lit. Durmast avait été choisi des années plus tôt, avant même sa naissance. Mais sans Waylander, Durmast serait resté un voleur et un tueur. Et sans Dardalion, Waylander n’aurait rien été d’autre qu’un assassin pourchassé. Il y avait toute une toile, créée à partir de fils d’apparence anodine et qui s’entremêlaient. Dardalion tomba à genoux, vaincu par la honte. Gellan s’assit en retrait de la lumière des lanternes, et observa les constructeurs de la baliste qui montaient les différentes pièces. Il y avait près de deux cents hommes au travail, qui hissaient les bras géants des catapultes afin de les mettre en place, et qui enfonçaient les chevilles en bois à grands coups de marteau contre la barre de soutien. En haut de chaque bras, il y avait une poche en canevas dans laquelle on pouvait placer près de deux cent cinquante kilos de pierres. Gellan ne connaissait pas vraiment la portée des machines vagriannes, mais en Ventria, il avait vu des rochers catapultés à plusieurs dizaines de mètres. Les balistes étaient posées sur des socles en bois, soutenus par deux énormes roues de chaque côté. Elles seraient amenées devant les murs, probablement en face de la porte de garde. Les portes en chêne cloutées de bronze avaient jusqu’à présent résisté à tous les assauts. Mais elles ne tiendraient pas longtemps face à de tels engins de destruction. Gellan jeta un coup d’œil à la forteresse. Au clair de lune, elle était devenue d’un blanc argenté. Le dernier de ses hommes avait franchi les remparts ; la nourriture devait déjà être stockée, et des chaudrons de bronze remplis d’avoine et de viande devaient bouillir sur des feux. Gellan aurait bien voulu dire au revoir à Jonat. En un sens, cela avait été un peu grossier de le renvoyer ainsi, sans lui dire adieu. Il se leva et marcha hardiment dans la zone de travail, s’arrêtant pour observer les constructions  – il regarda fixement les assemblages massifs et s’émerveilla devant la taille de la charpente. Il reprit sa marche, ignoré de tous, jusqu’à ce qu’il arrive à une cabane de stockage. Il entra, trouva plusieurs barils d’huile à lanterne et des seaux. Il retira son heaume et son plastron, remplit les seaux avec l’huile et les porta dehors, devant la cabane. Quand il en eut rempli six, il alla chercher une jarre et en fit de même. Il attrapa une lanterne sur un poteau non loin de lui, puis se dirigea vers la machine de siège la plus reculée des trois et, calmement, versa une partie du contenu de la jarre sur le joint qui maintenait le bras gigantesque contre la charpente. Puis, il se déplaça vers la deuxième machine et vida le reste de la jarre sur le bois. Gellan retira le verre de la lanterne, et inclina la flamme vers le joint imbibé d’huile. Le feu jaillit aussitôt sur la charpente. — Qu’est-ce que tu fais ? hurla un monteur. Gellan l’ignora. Il repartit vers la première machine et jeta la lanterne contre le bois. L’homme l’attrapa par l’épaule et le força à se retourner, mais Gellan lui enfonça sa dague entre les côtes. À présent, des hommes couraient en criant vers les machines. — Vite ! hurla Gellan. Allez chercher de l’eau. Par ici ! Plusieurs hommes obéirent instantanément, s’emparant des seaux que Gellan avait laissés devant la cabane. Ils jetèrent l’huile sur le feu, et les flammes montèrent dans la nuit en rugissant. Une deuxième torchère partit de la deuxième machine, mais moins impressionnante. N’ayant pas le temps de détruire la troisième baliste, Gellan recula devant les deux brasiers, n’en revenant pas de sa chance. Cela avait été si simple, mais c’était vrai qu’il était arrivé sans se faire remarquer, en marchant normalement. Il ne lui restait plus qu’à rentrer à la forteresse et faire un bon repas. Il se retourna pour courir  – et se retrouva nez à nez avec une dizaine d’hommes en armes, menés par un officier aux cheveux noirs, portant un sabre d’acier argenté. L’officier fit un pas en avant, et leva sa main pour arrêter les soldats. — Gellan, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Lentement, Gellan dégaina son épée. — C’est ça. — Nous nous sommes rencontrés il y a deux ans, quand j’étais l’invité d’honneur au tournoi de l’Épée d’Argent, à Drenan. Vous aviez gagné, je crois. Gellan reconnut l’homme comme étant Dalnor, un bretteur vagrian, aide de camp du général Kaem. — Cela me fait plaisir de vous revoir, dit Gellan. — J’en déduis que vous ne comptez pas vous rendre ? — L’idée ne m’était pas venue. Et vous, souhaitez-vous vous rendre ? Dalnor sourit. — Je vous ai vu manier l’épée, Gellan. Vous êtes très bon  – mais douteux, ai-je pensé. Il y a certains défauts dans votre défense. Puis-je vous en faire la démonstration ? — Je vous en prie. Dalnor avança et salua de son épée. Gellan toucha sa lame et les deux hommes bondirent en arrière. Ils commencèrent par se tourner autour. Le sabre fin de Dalnor oscilla en avant et fut aussitôt paré ; en retour, il contra rapidement la riposte de Gellan, et les deux hommes se séparèrent. Derrière eux, les machines brûlaient. Le duel avait lieu au milieu des ombres gigantesques projetées par les flammes. Les sabres s’entrechoquèrent encore et encore, sans qu’aucune blessure apparente ne soit visible chez les deux hommes. Tout d’abord, Dalnor feinta vers la gauche, et d’un mouvement du poignet vers la droite, il essaya de faucher son adversaire. Gellan bloqua l’attaque et contra d’un coup d’estoc au ventre. Dalnor esquiva en faisant un pas de côté et dégagea son épée. Puis d’un revers, il balança un coup de taille en direction de la tête de Gellan. Ce dernier se baissa. De nouveau les sabres se croisèrent. Cette fois-ci Dalnor fit une feinte haute et enfonça sa lame dans le flanc de Gellan, juste au-dessus de sa hanche. Le sabre traversa la chair et les muscles, et ressortit par où il était entré en une fraction de seconde. — Vous voyez, Gellan ? dit Dalnor. Il y a un trou dans votre défense basse  – vous êtes trop grand. — Merci de me le faire remarquer. Je vais essayer d’y remédier. Dalnor gloussa. — Je vous aime bien, Gellan. Si seulement vous étiez vagrian. Gellan était épuisé, le manque d’alimentation avait sapé ses forces. Il ne répondit pas, mais présenta une fois de plus son épée, et Dalnor haussa les sourcils. — Une nouvelle leçon ? Il fit un pas en avant et les lames s’entrechoquèrent. Pendant quelques secondes, le duel fut égal. Puis Gellan fit une parade maladroite, et l’épée de Dalnor lui rentra entre les côtes. Instantanément, Gellan attrapa la lame qui était dans son corps et serra fermement le poing autour d’elle afin de la bloquer ; puis son sabre jaillit, et il trancha la jugulaire de Dalnor. Dalnor tomba à la renverse, en se tenant la gorge. — J’ai apprécié la leçon, Vagrian, dit-il. Un soldat courut vers Gellan et lui trancha le cou. Dalnor leva la main comme pour l’arrêter, mais son sang écumait dans sa bouche et gargouillait dans sa gorge. Il tomba à côté du bretteur drenaï. Au-delà de la scène, les balistes continuaient de brûler. Une plume noire de fumée monta au-dessus de la forteresse grise et s’agglutina comme un poing menaçant au-dessus des défenseurs. Après l’aube, Kaem inspecta les dégâts. Deux machines étaient détruites. Mais il en restait une. Ce serait suffisant, décida-t-il. Chapitre 25 Karnak regarda les flammes s’envoler dans le ciel, plus haut que la crête de la montagne, scrutant la plaine pour discerner un signe éventuel de Gellan. Il ne s’attendait pas à le voir, mais gardait tout de même espoir. Si on considérait le futur  – si jamais il y avait un futur  – c’était presque aussi bien si Gellan était mort. Il n’aurait jamais fait un bon subordonné ; il avait un esprit trop indépendant pour s’aligner servilement derrière un chef. Et pourtant, Karnak savait que Gellan allait lui manquer ; il était comme l’épine de rose qui rappelle combien la chair est faible. — On dirait qu’il y a deux incendies, déclara Dundas en se portant au côté de Karnak. — Oui. Jonat a dit qu’il y avait trois balistes. — Toujours est-il qu’en brûler deux est un exploit pour un homme seul. — Un homme est capable de n’importe quoi s’il y met son cœur, répondit doucement Karnak. — Nous avons perdu trois cents hommes, aujourd’hui, général. Karnak acquiesça. — Egel sera bientôt là. — Même vous n’y croyez plus. — Nous tiendrons jusqu’à son arrivée, Dundas. Nous n’avons pas le choix. Avertis Jonat qu’il doit prendre la place de Gellan. — Sarvaj a plus d’ancienneté. — Je le sais. Donne le commandement à Jonat. — À vos ordres, monsieur. Dundas s’en alla, mais Karnak l’arrêta. — En temps de paix, je ne donnerais même pas la charge d’une étable à Jonat. Mais nous jouons ici avec la mort. — Oui, monsieur. Du haut des remparts de la tour de garde, Karnak regarda les hommes le long des murs. Certains étaient assis en train de manger, d’autres étaient affalés pour dormir ; mais la plupart aiguisaient les lames de leurs épées, par routine des combats incessants. Ils ne sont pas assez, pensa-t-il. Il jeta un regard à la forteresse. Il faudra bientôt prendre une décision pénible. Sur le mur en dessous, Jonat était assis en compagnie de Sarvaj. Un long moment, les deux hommes avaient essayé de repérer Gellan ; à présent, ils savaient qu’il avait été soit pris, soit tué. — C’était un homme bien, finit par dire Sarvaj. — C’était un fou, siffla Jonat. Quel besoin avait-il de se faire tuer ? — Aucun, lui accorda Sarvaj. Il va me manquer. — Pas à moi ! Je me moque de savoir combien d’officiers peuvent mourir. Je me demande juste pourquoi je suis toujours dans cette maudite forteresse. J’avais un rêve, une ambition, si tu veux... Es-tu déjà allé dans les montagnes de Skoda ? — Non. — Il y a des sommets là-bas qui n’ont jamais été escaladés ; ils sont noyés dans les brumes neuf mois sur douze. Je voulais me construire une maison près d’un de ces sommets  – il y a une gorge, bien abritée, où on peut élever des chevaux. Je m’y connais en chevaux. J’aime les chevaux. — Je suis content d’apprendre qu’il y a au moins une chose que tu aimes. — J’aime beaucoup de choses, Sarvaj. Mais peu de personnes. — Gellan t’aimait bien. — Arrête ! Je ne veux plus entendre parler de Gellan. C’est compris ? — Non, je ne crois pas. Pourquoi ? — Parce que ça me touche. Tu es content ? C’est ce que tu voulais entendre ? Je suis désolé qu’il ne soit plus là. Voilà ! Et... Je ne veux pas en parler. Sarvaj retira son heaume et s’adossa contre la pierre froide. — Moi aussi j’avais un rêve, autrefois. Il y avait cette fille à Drenan  – intelligente, talentueuse, et libre. Son père possédait une flotte marchande qui partait de Mashrapur et allait vers l’est. J’allais l’épouser et devenir un marchand. — Que s’est-il passé ? — Elle a épousé quelqu’un d’autre. — Elle ne t’aimait pas ? — Elle m’avait dit que si. — Tu es bien mieux sans elle. Sarvaj gloussa. — Tu trouves que je suis mieux ici ? — Au moins, tu es entre amis, dit Jonat en lui tendant sa main. Sarvaj l’accepta. — J’ai toujours voulu mourir au milieu de mes amis. — Eh bien il y a au moins une ambition que tu assouviras. Cela faisait quatre jours que Danyal chevauchait en terrain dégagé. Pendant tout ce temps, elle n’avait vu personne, mais là, alors qu’elle passait à travers une forêt dense, elle sut qu’elle n’était pas seule. Dans les sous-bois, sur sa droite, elle avait vu une ombre noire qui passait d’un buisson derrière les arbres, comme une flèche. Elle avait intimé à son cheval de s’éloigner, tirant le poney derrière elle. Mais l’homme de l’ombre ne la quittait pas d’une semelle. Elle ne vit jamais rien d’autre que des mouvements, très rapides et d’un silence surnaturel. La luminosité baissa, et Danyal sentit la peur monter en elle. Sa bouche était sèche, mais ses mains étaient moites de sueur. Si seulement Waylander était là  – ou même Durmast. L’espace d’un instant, le souvenir de sa dernière conversation avec Durmast lui revint en mémoire, et sa peur s’amoindrit. Ils n’avaient pas fait dix kilomètres qu’ils avaient croisé un groupe de guerriers en armure noire. Durmast avait poussé un juron et s’était emparé de sa hache, mais les guerriers les avaient dépassés, sans même leur jeter un regard. La colère de Durmast avait été plaisante à voir. — Ils m’ont ignoré ! avait-il dit. — Tant mieux, lui avait-elle répondu. Tu voulais te battre avec eux ? — Ce sont des guerriers de la Confrérie à la recherche de l’Armure. Ils peuvent lire dans les esprits et donc, ils savent que nous l’avons. — Pourquoi ne l’ont-ils pas prise, alors ? Il était descendu de cheval et avait marché jusqu’à un rocher pour s’y asseoir. Il avait regardé la montagne au loin : Raboas. Danyal l’avait rejoint. — Nous ne pouvons pas rester ici. Waylander risque sa vie pour nous donner du temps. — Ils le savaient, dit Durmast. — Ils savaient quoi ? — Ils ont lu dans mon esprit. — Je ne comprends pas. — Tu sais ce que je suis, Danyal... ce que j’ai été. Il n’y a pas réellement de force en moi, à part celle que j’ai dans les muscles de ce corps trop grand. Je suis un filou, et je l’ai toujours été. Prends l’Armure et va-t’en. — Que vas-tu faire ? — Je vais aller vers l’est  – peut-être en Ventria. On dit que les montagnes d’Opale en hiver sont une vision unique au monde. — Je ne pourrai pas y arriver toute seule. — Tu ne comprends donc pas ? Je vais te trahir, Danyal, et voler l’Armure. Elle vaut une fortune. — Tu as donné ta parole. — Elle ne vaut pas plus qu’une bouse de vache. — Tu vas retourner aider Waylander. Durmast s’était mis à rire. — J’ai l’air stupide ou quoi ? Il faudrait être fou pour faire ça. Allez, va. Au galop ! File avant que je ne change d’avis. Les jours passèrent et Danyal avait espéré voir surgir Waylander sur la piste derrière elle, Elle n’acceptait pas l’éventualité de sa mort  – elle en était incapable. Il était fort. Invincible. Personne ne pouvait le vaincre. Elle se souvint du jour où il avait affronté ces hommes dans la forêt. Un homme seul dans la lumière du soir, qui se découpait dans le soleil couchant. Et il avait gagné. Il gagnait toujours  – il ne pouvait pas être mort. Elle revint au présent et les larmes lui obscurcirent la vue, la forçant à cligner des yeux. Le sentier se rétrécissait et les ténèbres s’épaississaient ; elle hésitait à camper, mais les chevaux étaient fatigués. Elle jeta un coup d’œil sur sa droite et essaya de discerner quelque chose dans les ténèbres, mais son compagnon de voyage n’était pas là. Peut-être n’était-ce qu’un ours qui chassait sa nourriture. Peut-être son imagination alimentait-elle sa peur. Danyal chevaucha encore un peu, jusqu’à ce qu’elle entende un bruit d’eau. Elle campa près d’un petit ruisseau, déterminée à rester éveillée toute la nuit, l’épée à la main. Elle s’éveilla à l’aube et s’étira. Rapidement, elle se lava dans le cours d’eau glacé, ce qui la réveilla en quelques secondes. Puis elle sangla sa jument et monta en selle. Durmast lui avait dit d’aller en direction du sud-est jusqu’à ce qu’elle atteigne la rivière. Là-bas, il y avait un bac : « Traverse, la Passe de Delnoch se trouve droit au sud. » Elle chevaucha dans une forêt silencieuse ; il faisait bon aujourd’hui. Quatre cavaliers nadirs surgirent dans son champ de vision, et Danyal tira sur ses rênes. Ils se rapprochèrent et son cœur battit la chamade. L’un d’eux avait une antilope morte accrochée à sa selle par une corde, les autres portaient tous des arcs. Leur chef s’arrêta devant elle. — Tu bloques le passage, lança-t-il. Danyal fit s’écarter la jument vers la gauche, et les hommes reprirent leur chevauchée. Cette nuit-là, elle alluma un petit feu et s’endormit en quelques secondes. Elle se réveilla juste après minuit pour découvrir une silhouette imposante assise près du feu, jetant des branches dans les flammes. Aussi silencieuse que possible, Danyal dégaina sa dague et repoussa ses couvertures. Il lui montrait son dos ; sa peau nue brillait sous l’éclat de la lune. Il était tellement grand que Durmast aurait ressemblé à un nain à côté de lui. Elle se leva. Il se tourna... Elle se retrouva à contempler un œil unique et terrible, au-dessus d’une fente en guise de nez, et une entaille bordée de crocs en guise de bouche. — Ammii, grogna Kaï, en se tapant sur la poitrine. Ammii. Danyal sentit ses jambes la lâcher, mais elle prit une profonde respiration et avança, le couteau brandi. — Va-t’en, dit-elle. Kaï présenta un doigt crochu et commença à gratter la terre devant lui. Il ne la regardait pas. Elle se tendit, se préparant à lui plonger dessus pour le poignarder. Mais soudain, elle vit ce qu’il était en train de faire : dans la glaise durcie, il avait dessiné une silhouette d’homme tenant une petite arbalète. — Waylander, dit Danyal. Tu connais Waylander ? — Ammi, dit Kaï en opinant du chef. (Il la désigna.) Anyal. — Danyal. Oui, oui. Je suis Danyal. Est-ce que Waylander est vivant ? — Ammii. Kaï recroquevilla sa main pour imiter un poing qui serrait une dague. Puis, il se tapa l’épaule et la hanche. — Il a été gravement blessé ? C’est ce que tu essaies de me dire ? Le monstre se contenta de la regarder. — Les guerriers de la Confrérie. Est-ce qu’ils l’ont trouvé ? De grands hommes en armure noire. — Mort, répondit Kaï, en mimant les actions d’une épée et d’une hache. Danyal rangea son couteau et s’assit à côté de Kaï, lui touchant le bras. — Écoute-moi. L’homme qui les a tués  – est-il vivant ? — Mort, répondit Kaï. Danyal s’assit et ferma les yeux. Quelques mois plus tôt, elle donnait une représentation de danse devant un roi. Quelques semaines plus tard, elle tombait amoureuse de l’assassin de ce roi. Aujourd’hui, elle était assise dans une forêt avec un monstre qui ne pouvait pas parler. L’absurdité de l’ensemble commença à la faire rire. Kaï écouta ce rire, et l’entendit se transformer en pleurs. Il regarda les larmes couler sur les jolies joues. Si jolies, pensa-t-il. Comme la fille nadire qu’il aimait regarder. Si petite, si fragile, avec des os de moineau. Il y a très longtemps, Kaï avait voulu une de ces créatures pour amie. Et il avait attrapé une fille qui lavait des vêtements à la rivière, et l’avait emportée dans les montagnes où il avait préparé des fruits et de jolies pierres. Mais quand ils étaient arrivés, Kaï s’était aperçu qu’elle était toute cassée et sans vie ; ses côtes étaient en miettes, là où il l’avait encerclée avec son bras. Tous ses pouvoirs de guérison ne purent rien pour la sauver. Il ne les toucha plus jamais... Six cents hommes hissèrent la baliste à quelque cinquante mètres de la porte. Puis six chariots arrivèrent, chacun tiré par deux bœufs. Les Drenaïs regardèrent les hommes s’agglutiner autour des chariots, et détacher les bêtes. Enfin un treuil fut installé derrière la baliste. Karnak appela Dundas, Jonat et tous les officiers qui se trouvaient dans les parages. — Que la majorité des hommes aillent dans la forteresse. Nous n’en laisserons qu’une poignée sur les murs, dicta-t-il. En quelques minutes, les hommes s’étaient repliés derrière les portes de la forteresse, prenant position sur les remparts. Karnak ouvrit une besace en cuir pendue à sa hanche, et en sortit un gâteau sec fait d’avoine et de sucre. Il en croqua un bout, le mâcha pensivement pendant que les préparatifs continuaient. Plusieurs soldats avaient manœuvré un énorme rocher à l’arrière d’un chariot et l’attachaient à présent avec plusieurs cordes. Sur un signal, quatre soldats se servirent du levier pour le hisser sur la baliste. Un officier leva la main, un levier fut rapidement abaissé, et le bras de la baliste bondit en avant. Karnak regarda le rocher s’envoler dans les airs, semblant grossir en approchant. Dans un fracas épouvantable, il percuta le mur sous la tour de garde. La pierre explosa et un pan entier des remparts s’écroula sur l’impact. Le général finit son gâteau, marcha jusqu’au bord des remparts et posa le pied sur les créneaux. — Ici, bande de bâtards ! gronda-t-il. Puis il recula et descendit tranquillement les escaliers jusqu’aux remparts principaux. — Les gars, descendez des murs, cria-t-il. Repliez-vous vers la forteresse ! Un deuxième pan de mur explosa à moins de dix mètres du général, des pierres et de la roche sifflèrent au-dessus de sa tête. Deux hommes furent catapultés des remparts et s’écrasèrent plus bas, dans la cour. Karnak jura et dévala l’escalier pour aller les voir. Ils étaient morts tous les deux. Un rocher frappa la tour de garde, et finit sa route sur le toit de l’hôpital. Le bois craqua, mais ne céda pas. Deux fois de suite, la tour subit les assauts des projectiles. À la troisième tentative, toute la structure trembla et s’affaissa. Dans un gémissement grinçant, les blocs de pierre glissèrent et la tour tomba sur la droite pour s’écraser derrière les portes. Dans l’hôpital, Evris finissait de recoudre l’estomac d’un jeune soldat. Le garçon avait eu de la chance ; aucun organe vital n’avait été touché par le coup d’épée, et sa seule frayeur n’était plus que la gangrène. Le mur tomba et la dernière chose que vit Evris fut un gros nuage noir qui s’engouffra dans la pièce. Le frêle chirurgien fut écrasé contre le mur du fond, derrière le corps de son patient. Quatre nouveaux rochers touchèrent l’hôpital et une lanterne renversée mit le feu à un panier de linge. Les flammes léchèrent l’encadrement de la porte, et se répandirent dans les couloirs du bâtiment. Bientôt, les flammes devinrent un véritable enfer. La plupart des salles n’avaient pas de fenêtres et la fumée tua des centaines de blessés. Des aides-soignants essayèrent d’abord de maîtriser le feu, puis ils emportèrent leurs patients en sécurité. Ils ne réussirent qu’à se prendre au piège eux-mêmes. Un énorme rocher percuta les poutres de la porte, et celle-ci se fendit. Un deuxième projectile finit le travail et les énormes gonds de bronze cédèrent ; le battant gauche de la porte s’affaissa et tomba. Karnak cracha et hurla un juron. Puis il marcha jusqu’aux portes de la forteresse. — Tout est fini, mon général, dit un soldat au moment où Karnak entrait. — La situation n’est pas encourageante, accorda Karnak. Ferme les portes. — Mais quelqu’un pourrait sortir de l’hôpital, protesta l’homme. — Personne ne survivra à cet enfer. Ferme les portes. Karnak se rendit dans la Grand’ Salle où Dardalion et les douze prêtres survivants des Trente priaient profondément. — Dardalion ! Le prêtre ouvrit les yeux. — Oui, général ? — Dites-moi qu’Egel est en route. — Je ne peux pas. La Confrérie est partout et nous ne pouvons pas sortir. — Sans Egel, nous sommes condamnés. Finis. Tout cela n’aura servi à rien. — Nous aurons fait de notre mieux, général. Personne ne peut nous demander plus. — Eh bien moi, si. Essayer, c’est bon pour les perdants  – la seule chose qui compte, c’est de gagner. — Waylander est mort, général, dit soudainement Dardalion, mais l’Armure est en route vers Egel. — L’Armure arrivera trop tard pour nous être utile, cela devait être un symbole de ralliement. Si Egel n’a pas déjà soulevé son armée, elle ne nous sert à rien. — À nous non, général. Mais Egel pourrait bien faire la liaison avec Loquet-de-Fer. Karnak ne dit rien. La logique était imparable, et peut-être que cela avait été le plan d’Egel depuis le début. Il devait se douter que Karnak serait un ennemi potentiel sur le long terme  – quel meilleur moyen de s’en débarrasser que de laisser les Vagrians mettre un terme à ses ambitions ? Et une liaison avec Loquet-de-Fer permettrait de faire une percée dans les flancs de l’armée vagrianne, et de libérer Drenan. Purdol pouvait attendre. Egel aurait tout à gagner : l’Armure, l’armée et la Nation. — Il viendra s’il le peut, général, dit Dardalion. — Pourquoi le ferait-il ? — Egel est un homme d’honneur. — Qu’est-ce que cela veut dire ? cracha Karnak. — J’espère que cela veut dire qu’Egel fera exactement ce que vous auriez fait à sa place. Karnak explosa de rire, sa bonne humeur était revenue. — Je ne l’espère pas, Dardalion. Je tiens à le voir arriver ici ! Alors qu’elle dormait, Danyal eut conscience d’une voix qui perçait ses rêves et se fondait avec ses pensées ensommeillées. La conscience grandit et Danyal reconnut Dardalion ; il avait l’air plus maigre, et plus âgé aussi, comme accablé par des pressions énormes. Danyal, tu m’entends ? Oui, dit-elle, en se forçant à sourire. Comment vas-tu ? Je ne suis pas blessée, c’‘est tout. Tu as toujours l’Armure ? Oui. Où te trouves-tu ? À moins d’une journée de la rivière et du bac. Il y a quelqu’un avec moi – une créature monstrueuse. Il a vu Waylander mourir. Ouvre les yeux et montre-moi, dit-il. Danyal s’assit. Kaï était assis près du feu, son grand œil fermé, son énorme bouche grande ouverte. Je ne sens pas le mal en lui, déclara Dardalion. À présent écoute-moi, Danyal-je vais essayer de joindre Egel pour l’inciter à t’envoyer une escorte pour te ramener à bon port. Attends au bac jusqu’à ce que je te donne des nouvelles. Où es-tu ? À Dros Purdol. La situation ici est désespérée et nous ne sommes plus qu’à quelques jours de la destruction. Il y a moins de six cents hommes pour défendre la forteresse où nous nous sommes retranchés. Il n’y a presque plus de nourriture et l’eau est croupie. Que puis-je faire ? Attends au bac. Que la Source te bénisse, Danyal. Toi aussi, prêtre. Je ne suis plus un prêtre. La guerre est venue, et j’ai tué. Nous sommes tous souillés, Dardalion. Oui. Mais la fin est proche – je saurai bientôt. Tu sauras quoi ? Si j’avais raison. Je dois y aller maintenant. Attends au bac ! Danyal et Kaï trouvèrent le guet le lendemain au coucher du soleil. Il n’y avait pas le moindre signe de vie et le bac était amarré à l’autre bout de la rivière. Danyal défit la selle de son cheval et Kaï porta le gros paquetage qui contenait l’Armure dans une petite cabane. Elle prépara un feu et un peu à manger, essayant de ne pas regarder chaque fois que Kaï prenait une bouchée. Il mangeait la bouillie d’avoine avec ses doigts. Elle dormit dans un petit lit tandis que le monstre restait assis, jambes croisées, devant le feu. Elle se réveilla juste après l’aube et vit qu’elle était seule. Elle prit un petit déjeuner de fruits secs et alla se promener le long de la rive, pour se laver. Elle ôta sa tunique et avança toute nue dans l’eau, jusqu’à la taille. Le courant était fort, de sorte qu’elle avait du mal à rester debout. Après quelques minutes, elle revint sur la berge et lava sa tunique du mieux qu’elle put, la frappant contre un rocher pour enlever le sable accumulé pendant le voyage. Deux hommes sortirent de derrière des buissons sur sa gauche. Elle fit une roulade sur sa droite et ramassa son épée, se débarrassant du fourreau d’un geste vif. — Elle est fougueuse, dit le premier homme, un petit guerrier trapu, avec un gilet de cuir marron et une dague incurvée. Il lui sourit, et elle vit qu’il lui manquait les deux dents de devant ; il était sale et mal rasé, comme son compagnon  – un homme sec pourvu d’une moustache tombante. — Non mais regarde-la ! fit le premier homme. Elle a le corps d’un ange. — Je regarde, fit le second avec un grand sourire. — C’est la première fois que tu vois une femme, espèce de castré ? demanda Danyal. — Castré ? On va te montrer si on est castrés, grogna le guerrier avec le trou dans les dents. — Mauviette, bouffeur de merde ! La seule chose que tu vas me montrer, ce sont tes entrailles. Elle leva son épée et les deux hommes reculèrent. — Attrape-la, Cael ! ordonna Dents-Cassées. Arrache-lui son épée. — Arrache-la-lui, toi. — T’as peur ? — Pas plus que toi. Alors qu’ils discutaient, la silhouette immense de Kaï apparut derrière eux, les mains tendues. Ses paumes attrapèrent leur tête, qu’il entrechoqua l’une contre l’autre. Il y eut un craquement, et les deux hommes tombèrent sur le sol. Kaï se pencha pour attraper Dents-Cassées par la ceinture, et d’un geste fluide du bras, il lança l’homme inconscient loin dans la rivière. Son compagnon suivit le même chemin. Les deux coulèrent. Kaï avança d’un pas tranquille. — Mauvais, dit-il en secouant la tête. — Plus maintenant, dit Danyal. Mais j’aurais pu m’en charger. Cette nuit-là, alors que Danyal portait du bois dans la cabane, son pied passa à travers une planche pourrie du perron, et elle s’entailla la chair sur une grande partie de la jambe. Elle entra dans la cabane en boitant et essaya de laver sa blessure, mais Kaï s’agenouilla à côté d’elle et couvrit la blessure avec ses mains, La douleur la lança dans la jambe et elle essaya de se dégager de la prise. Mais la douleur disparut, et quand il la relâcha, la blessure s’était volatilisée. — Parti ! dit-il, en penchant sa tête de côté. Minutieusement, elle inspecta sa jambe ; la peau n’était même pas éraflée. — Comment as-tu fait ça ? Il leva une main et de l’autre il désigna sa paume. — Ammii, dit-il, puis il se tapa sur le torse. Aynander. Mais elle ne comprit pas. À midi, le lendemain, une troupe de cavaliers atteignit la rive opposée, et Danyal les observa traverser dans le bac. Elle se tourna vers Kaï. — Tu dois partir, dit-elle. Ils ne te comprendront pas. Il tendit la main et gentiment lui toucha le bras. — Rwar Anyal. — Au revoir, Kaï. Et merci. Il marcha jusqu’à la lisière de la forêt, se retourna au moment où le bac arrivait à quai et désigna le nord avec son doigt. — Aynander, lança-t-il. Elle lui fit un signe du bras et se tourna pour accueillir l’officier qui arrivait à sa hauteur. — Vous êtes Danyal ? demanda-t-il. — Oui. L’Armure est dans la cabane. — Qui était le grand type avec un masque ? — Un ami, un bon ami. — Je n’aimerais pas qu’un gars comme lui soit mon ennemi. C’était un beau jeune homme au sourire facile. Elle le suivit jusqu’au bac. Une fois l’Armure à bord, elle s’assit et se détendit un peu, pour la première fois depuis des jours. Puis, soudain, une pensée la traversa et elle courut vers l’arrière du bac. — Kaï ! cria-t-elle. Kaï ! Mais la forêt demeurait silencieuse, le géant était parti. Aynander ! Waylander ! Le géant l’avait guéri. Voilà ce qu’il avait essayé de lui dire. Waylander était vivant ! La forteresse contint l’ennemi pendant cinq jours avant que les béliers à tête de bronze ne viennent à bout des portes. Des soldats se ruèrent à l’assaut, arrachant le bois avec des crochets et des haches, se frayant une entrée béante dans la forteresse même. Derrière les portes, sous l’arche des herses, Sarvaj attendait avec une cinquantaine d’épéistes et une dizaine d’archers. Ces derniers avaient mis un genou à terre et planté dans le sol, à leurs pieds, les dernières flèches qui leur restaient. Dès que les Vagrians passèrent leur tête, ils tirèrent. La première ligne ennemie tomba sous les traits qui faisaient mouche, mais d’autres guerriers arrivèrent, tenant des boucliers devant eux. Les archers se retirèrent et Sarvaj mena ses hommes dans une charge sauvage. Leurs épées brillaient sous le rayon de soleil qui passait par la porte en ruines. Les deux groupes se percutèrent, bouclier contre bouclier, et l’espace d’une minute, les Vagrians perdirent du terrain. Mais leur avantage numérique leur permit finalement de repousser les Drenaïs le long des pavés couverts de sang. Sarvaj tailla et trancha dans la mer de corps qu’il avait devant lui, ses sens assourdis par les hurlements et les cris de guerre qui résonnaient à l’unisson des chocs métalliques entre épées et boucliers. Une dague lui rentra dans la cuisse et il trancha le cou de son agresseur, le regardant tomber sous les bottes de ses camarades. Sarvaj et une dizaine d’autres réussirent à se frayer un chemin dans la mêlée, et essayèrent de fermer les portes de la Grand’ Salle. De plus en plus de guerriers drenaïs descendaient des remparts pour venir les aider, mais les Vagrians étaient trop puissants et les Drenaïs furent repoussés même dans la Grand’ Salle. L’ennemi y encercla les derniers défenseurs et les nargua. Les Drenaïs formèrent un dernier cercle et, l’œil sombre, défendirent leur périmètre. Un officier vagrian entra dans la Salle et désigna Sarvaj. — Rendez-vous, dit-il. C’est fini. Sarvaj jeta un coup d’œil aux hommes autour de lui. Il en restait moins de vingt. — Quelqu’un a envie de se rendre ? s’enquit-il. — À ces moins que rien ? demanda l’un de ses hommes. Le Vagrian fit signe à ses soldats d’avancer. Sarvaj recula d’un pas en voyant un guerrier lui foncer dessus. Il se baissa pour éviter son épée et enfonça la sienne, d’un coup d’estoc, dans l’aine du Vagrian. Il la retira comme un deuxième guerrier sautait sur lui. Il para un coup de taille, et tituba car il venait de ricocher contre son plastron. Puis une épée lui entailla le visage. Il tomba, et roula. Bien qu’au sol, il continua de taper vers le haut et un homme hurla. Mais plusieurs guerriers l’entourèrent et lui assénèrent une volée de coups d’épée au visage, encore et encore. Il s’aperçut qu’il ne ressentait aucune douleur tandis qu’il s’étouffait avec son propre sang. Au-dessus, sur les remparts, Jonat  – l’épée ébréchée et le heaume perdu  – regardait les Vagrians déferler devant lui. Un soldat ennemi lui fonça dessus ; Jonat para sa lame et lança une riposte foudroyante qui lui déchira la gorge. Il laissa tomber son épée. Il ramassa le sabre de l’homme et en testa le fil. Elle était encore bien affûtée. Jonat sourit. Les guerriers drenaïs reculaient devant l’ennemi, mais ils essayaient de garder une cohérence dans leur retraite, passant d’une salle à une autre par les escaliers en colimaçon. Jonat entendait les bruits du combat qui avait lieu en dessous, et il sut à ce moment précis que la bataille était perdue. La colère l’envahit et toute l’amertume de ses vingt-sept ans le submergea. On ne l’avait jamais écouté. Depuis le jour, quand il était enfant, où il avait demandé la grâce pour son père jusqu’à aujourd’hui, personne n’avait voulu l’écouter. Et maintenant, il subissait l’humiliation finale  – mourir dans une bataille cinq jours à peine après sa promotion. S’ils avaient gagné, Jonat aurait été salué comme un héros et serait devenu l’un des plus jeunes Premiers Dans de la Légion. En dix ans, il aurait pu devenir général. Et là, il n’avait plus rien... il ne deviendrait même pas une note de bas de page dans les manuels d’histoire. « Dros Purdol, diraient les gens, y a pas eu une bataille là-bas ? » Une fois dégagés des escaliers, les Drenaïs formèrent un front dans le couloir principal. Mais à présent, les Vagrians venaient de devant et d’au-dessus. Karnak et Dundas émergèrent de la gauche en compagnie d’une dizaine de guerriers et rejoignirent le groupe de Jonat. — Désolé, mon vieux, dit Karnak. Jonat ne répondit pas, car l’ennemi chargeait sur la gauche. Karnak les réceptionna avec une contre-charge insensée. Sa hache opérait des ravages dans leurs rangs. Dundas  – derrière lui comme toujours  – tomba, une lance dans le cœur ; mais l’assaut furieux de Karnak fit qu’on ne prit pas le temps de le massacrer. Jonat donnait des coups de taille et d’estoc sur tout guerrier qui s’approchait, criant sa rage et son désespoir. Une hache percuta son plastron, rebondit, et remonta jusqu’à sa tête. Il tomba ; du sang coulait d’une entaille profonde à la tempe. Il essaya de se relever, mais un guerrier drenaï, la tête fendue par un coup de hache, lui tomba dessus. Le son de la bataille s’effaça et Jonat perdit connaissance. Un par un, les Drenaïs furent taillés en pièces jusqu’à ce qu’il ne reste plus, finalement, que Karnak. Il recula, maintenant sa grande hache en l’air alors que les Vagrians avançaient en brandissant épées et boucliers. Karnak avait du mal à respirer, et du sang coulait de ses blessures aux bras et aux jambes. — Prenez-le vivant ! ordonna un officier. Le général le veut vivant. Les Vagrians bondirent en avant, et la grande hache tomba. Une pluie de poings tomba sur le général qui glissa sur le sol couvert de sang. Des pieds bottés lui martelèrent le visage et le corps. Sa tête partit en arrière, cognant le mur. Il essaya faiblement de donner un coup de poing, mais il finit par s’immobiliser. Au deuxième étage, les derniers prêtres des Trente s’étaient barricadés dans la bibliothèque de la forteresse. Dardalion écoutait le martèlement contre les portes, puis appela les prêtres. Aucun d’entre eux n’était armé, à part lui. — Tout est fini, mes frères, dit-il. Astila fit un pas en avant. — Je ne les combattrai pas. Mais je veux que tu saches, Dardalion, que je ne regrette aucune de mes actions, aucun de mes actes. — Merci, mon ami. Le jeune Bayhna approcha à son tour et prit la main de Dardalion. — Je regrette d’avoir utilisé les rats contre de simples soldats, mais je n’ai pas honte de notre combat face aux guerriers de la Confrérie. — Je pense que nous devrions prier, mes frères, car il ne nous reste plus beaucoup de temps. Le petit groupe s’agenouilla au centre de la bibliothèque, et leurs esprits s’unirent. Ils n’entendirent pas le dernier craquement de la porte, ni la barricade qui était défoncée. En revanche, tous ressentirent le premier coup d’épée qui perça le cœur d’Astila, qui sépara la tête de Bayhna de ses épaules, et les autres épées acérées qui plongèrent dans la chair sans défense. Dardalion fut poignardé dans le dos et la douleur l’emporta... Au-delà de la forteresse mourante, Kaem était sur le balcon de ses appartements, regardant avec une joie difficilement contenue les dernières étapes de la bataille. Le général vagrian préparait déjà la suite de sa campagne. Il laisserait une force conséquente à Purdol, puis il mènerait ses troupes dans la forêt de Skultik pour écraser Egel. Ensuite, il ferait route vers le sud pour s’occuper de Loquet-de-Fer et des Lentrians. Quelque chose de brillant et d’étincelant attira son attention. Il regarda vers la gauche où une ligne de petites collines bordées d’arbres annonçait le début de la forêt de Skultik. Là, sur un splendide cheval noir, se tenait un guerrier dont l’armure semblait s’embraser sous le soleil de midi. Une Armure de Bronze ! Kaem plissa les yeux pour affiner sa vision, la bouche soudainement sèche. Le guerrier leva son bras, et soudain la colline parut prendre vie, car un millier de cavaliers chargeaient en direction de la forteresse. Il était trop tard pour organiser une défense sur le flanc — Kaem regarda avec horreur des hommes en armes descendre des collines, rang après rang. Cinq mille ? Dix ? Vingt ? Il en venait encore. Le premier soldat vagrian les regarda approcher, immobile, transfiguré. Soudain, tous réalisèrent et dégainèrent leurs épées, mais ils furent avalés par la masse qui chargeait. Tout était perdu, Kaem le savait. Les chiffres n’avaient plus d’importance à présent. L’ennemi allait opérer une percée à travers ses rangs, et son armée allait se retrouver scindée en deux et dispersée. Le Guerrier de Bronze se dressait en haut de la colline, les yeux fixés sur la forteresse. Kaem vit sa tête tourner en direction du port, et dans un frisson, il sut que le guerrier le cherchait. Kaem recula de la fenêtre, essayant de penser rapidement. Ses navires étaient toujours à quai, non loin  – il pouvait échapper à la destruction de Purdol et rejoindre ses forces au sud. De là, il préparerait une action défensive jusqu’à l’hiver, avec une nouvelle offensive au printemps. Il se retourna... Dans l’entrebâillement de la porte se tenait une silhouette encapuchonnée, grande et svelte, une cape noire sur les épaules, une petite arbalète dans les mains. Kaem n’arrivait pas à distinguer le visage de l’homme sous la capuche, mais il savait. Il savait. — Ne me tue pas, supplia-t-il. Ne me tue pas ! Il recula jusqu’au balcon, et fit un pas sous le soleil. Kaem se retourna et escalada le muret du balcon. Il sauta dix mètres plus bas sur les pavés. Il atterrit sur ses pieds et ses deux jambes se brisèrent sous le choc, son fémur remontant à travers sa hanche, jusque dans son estomac. Il tomba sur le dos et regarda le balcon désert. L’agonie brûla en lui et il mourut en hurlant. La silhouette encapuchonnée marcha jusqu’au port. Elle descendit le long d’une échelle de cordes dans un petit bateau à voiles. Le vent se leva et le bateau glissa sur les vagues et sortit du port. À l’intérieur de la forteresse, les Vagrians tirèrent Karnak le long des couloirs ensanglantés. Son œil était gonflé et ses lèvres entaillées saignaient. Ils le firent descendre par l’escalier et à travers le carnage de la Grand’ Salle. Karnak essaya de se relever, mais sa jambe gauche était enflée et sa cheville ne pouvait plus le porter. Une fois à l’air libre, les hommes s’arrêtèrent et clignèrent des yeux d’étonnement. La cour était remplie de soldats drenaïs, et au centre se tenait un homme en Armure de Bronze étincelante, armé de deux épées. — Relâchez-le, ordonna le guerrier, sa voix étouffée presque métallique. Les Vagrians reculèrent. Karnak tituba et faillit tomber, mais le Guerrier de Bronze avança pour l’aider. — Les Vagrians sont en déroute, dit Egel. La guerre a tourné. — On a réussi ? souffla Karnak. — Par tous les Dieux, je te le jure, lui affirma Egel. — Kaem ? — Il s’est suicidé. Karnak tenta d’ouvrir les yeux, mais les larmes l’aveuglaient. — Emmène-moi loin d’ici, dit-il. Ne laisse personne me voir comme ça. Épilogue Kaem mort, et une grande partie de l’armée vagrianne déposant les armes, la guerre prit fin le dernier jour de l’automne, lorsque l’armée d’Egel et Karnak firent la liaison avec le général lentrian Loquet-de-Fer, dans la périphérie de Drenan. L’année suivante, Karnak commanda l’invasion de la Vagria et renversa l’Empereur. Les familles régnantes de Drenaï refusèrent d’envisager la monarchie et une république fut instaurée, avec Egel à la tête du gouvernement. Le général refusa, mais prit le titre de Comte de Bronze et retourna à Delnoch, où il ordonna la construction d’une gigantesque forteresse dotée de six murs pour bloquer la Passe. Son conseiller était un prêtre nommé Dardalion, qui avait été retrouvé gravement blessé dans la bibliothèque de Purdol. Egel fut extrêmement critiqué pour le coût de construction de Dros Delnoch, mais il garda foi en la vision de Dardalion. Cinq ans après le succès de Purdol, Egel fut assassiné dans sa chambre, dans la forteresse. Au cours de la guerre civile qui en découla, Karnak accéda au pouvoir. Jonat survécut au siège de Purdol et devint général dans la Légion. Il mourut six ans après la bataille, pendant la guerre civile, en conduisant une force rebelle face à Karnak. Danyal, avec l’or qu’Egel lui donna pour avoir rapporté l’Armure, acheta une maison à Skarta, où elle vécut avec Krylla et Miriel. On la vit souvent chevaucher dans la Passe de Delnoch, scrutant l’horizon, vers le nord. Six mois après la défaite vagrianne, elle et les enfants disparurent sans laisser de trace. Deux voisins discutèrent de sa disparition avec une sentinelle de la Porte Sud. — Je l’ai vue partir, dit-il. Elle chevauchait avec un ami. Un homme. — Qui était-ce ? — Je ne sais pas, un étranger. Un vagabond. Table des matières Prologue 3 Chapitre 1 6 Chapitre 2 16 Chapitre 3 32 Chapitre 4 45 Chapitre 5 60 Chapitre 6 78 Chapitre 7 93 Chapitre 8 110 Chapitre 9 124 Chapitre 10 138 Chapitre 11 154 Chapitre 12 165 Chapitre 13 176 Chapitre 14 193 Chapitre 15 214 Chapitre 16 225 Chapitre 17 237 Chapitre 18 249 Chapitre 19 260 Chapitre 20 274 Chapitre 21 286 Chapitre 22 297 Chapitre 23 310 Chapitre 24 329 Chapitre 25 341 Épilogue 361 -2-