Prologue Caphas le marchand fut saisi par la peur quand l’inconnu approcha de son feu de camp, dans les bois, au nord de la capitale. Caphas avait choisi l’endroit avec soin, dans un vallon loin de la route, pour que son feu soit invisible. Même si la guerre civile était terminée, les pertes avaient été si importantes au sein des deux factions qu’il restait peu de troupes pour surveiller les terres sauvages, où les renégats et les déserteurs pillaient et volaient. Le marchand avait longuement réfléchi avant d’entreprendre ce voyage. Mais nombre de ses collègues étant trop terrifiés pour pénétrer dans les terres de Naashan, il avait imaginé réaliser de gros profits en vendant ses marchandises : des soies de Chiatze et des épices de Sherak et de Gothir. En ce moment, alors que la pleine lune illuminait le vallon, ces profits semblaient bien incertains… Le cavalier émergea des arbres au-dessus du camp et fit descendre la pente à son cheval. Sa coiffure – la tête en partie rasée et les cheveux du dessus du crâne remontés en une crête impressionnante – révélait qu’il s’agissait d’un maître épéiste naashanite. Caphas se détendit. Il était peu probable qu’un tel homme soit un voleur. Les combattants aguerris avaient de meilleures façons de se procurer de l’argent dans ce pays déchiré par la guerre qu’attaquer des marchands. Les vêtements de l’homme semblaient le confirmer. Bien que d’aspect fonctionnel, le pourpoint de cuir sombre, aux épaules renforcées de mailles de fer, le pantalon de cuir et les hautes bottes de cheval décorées elles aussi de mailles de fer étaient de riche facture. Son cheval noir était de pure race ventrianne. Ces animaux se trouvaient rarement sur les marchés, mais se vendaient en privé pour deux à quatre cents raqs d’or. Le cavalier n’était pas un voleur. Les craintes du marchand s’envolèrent, bientôt remplacées par une peur de nature différente. L’homme mit à pied à terre et gagna le feu. Il se déplaçait avec la grâce habituelle des bretteurs, pensa Caphas, qui se leva pour l’accueillir. De près, le cavalier était plus jeune que le marchand l’avait d’abord cru, dans les vingt-cinq ans. Il avait des yeux d’un bleu saphir perçants et un visage avenant. Caphas s’inclina. — Soyez le bienvenu près de mon feu, messire, dit-il. C’est agréable d’avoir de la compagnie en ce lieu isolé. Je m’appelle Caphas. — Skilgannon, dit l’homme en tendant la main. Une profonde terreur frappa Caphas. Sa bouche s’assécha. Conscient que Skilgannon le regardait, il balbutia : — Je… J’allais préparer un petit repas. Je serais ravi que vous le partagiez. — Merci, dit Skilgannon. (Il examina le camp de ses yeux bleus, puis il leva la tête et renifla.) Comme ce n’est pas vous qui portez ce parfum, je vous suggère d’inviter les femmes à nous rejoindre. Il y a des bêtes sauvages dans les bois. Pas autant de loups qu’à une époque, mais quelques ours, et parfois des panthères. Il se détourna et marcha vers le feu. Caphas vit alors l’étrange ornement qu’il portait sur le dos. Il faisait environ un mètre cinquante de long, était légèrement incurvé et son centre était d’un noir poli. Chaque extrémité était en ivoire magnifiquement sculpté. Si Caphas n’avait pas reconnu le nom de l’homme, l’objet, avec ses lignes élégantes et délicates, lui aurait semblé n’avoir aucune utilité particulière. L’homme enleva l’ornement de son dos et le posa sur le sol à côté de lui, près du feu. Caphas se tourna vers les bois obscurs, le cœur lourd. Skilgannon avait détecté la présence des filles, et s’il voulait les violer ou les tuer, elles n’y échapperaient pas. — Viens, Lucresis. Amène Phalia. Tout va bien, appela-t-il, espérant dire vrai. Une jeune femme mince aux cheveux noirs sortit de l’abri des arbres, tenant par la main une petite fille de sept ans environ. L’enfant s’arracha à la main de sa sœur et courut vers son père. Caphas l’entoura d’un bras protecteur et l’attira près du feu. — Mes filles, Phalia et Lucresis, dit-il. Skilgannon leva la tête et sourit. — Il vaut toujours mieux être prudent, dit-il. Vos filles sont très belles. Elles doivent ressembler à leur mère. Caphas se força à sourire. — Oui, c’était une beauté, c’est certain. Troublé, il vit que Lucresis regardait hardiment le beau jeune homme. Elle pencha la tête et passa ses doigts dans sa longue chevelure. Elle savait qu’elle était belle. Tant de jeunes gens le lui avaient déjà dit ! — Lucresis ! Viens m’aider à sortir les ustensiles de cuisine du chariot, ordonna-t-il d’une voix tendue. Ne comprenant pas sa peur, la jeune femme le suivit. — Cesse de lui faire les yeux doux, murmura-t-il en arrivant près du chariot. — Il est très séduisant, père. — C’est Skilgannon le Damné. Ne t’occupe pas de lui ! Nous aurons de la chance si nous nous tirons vivants de cette rencontre. Il tendit des marmites à la jeune femme. Lucresis regarda l’homme assis près du feu. Il parlait avec la petite Phalia, qui gloussait de rire. — Il ne nous fera pas de mal, père. — Ne juge pas un homme à son apparence. Si seuls les hommes laids commettaient des crimes, ce ne serait pas difficile de les démasquer ! J’ai entendu les récits de ses excès – et pas seulement sur le champ de bataille. On dit qu’il possédait autrefois une grande maison, et que tous ses serviteurs et ses servantes étaient aussi des prostitués. Ce n’est pas le genre d’homme que j’aimerais voir avec mes filles, si j’avais le choix. Mais je ne l’ai pas, conclut-il, misérable. — Moi, j’aimerais avoir le choix, dit Lucresis. Caphas revint près du feu et prépara un ragoût, dont la riche odeur embaumait l’air. Il remuait de temps en temps le contenu de la marmite, puis le goûtait avant d’ajouter un peu de poivre et d’épices. Puis il mit du sel de roche dans le pot. — Je pense que c’est prêt, dit Lucresis. Après le repas, Skilgannon posa son assiette à côté de lui. — Vous êtes un cuisinier talentueux, maître Caphas. — Merci, messire. C’est un de mes passe-temps favoris. — Pourquoi avez-vous une araignée sur le bras ? demanda la petite Phalia, montrant le tatouage noir sur l’avant-bras gauche de Skilgannon. — Tu ne l’aimes pas ? — Elle est très laide. — Phalia, ne sois pas impolie ! lui reprocha Caphas. C’est le signe distinctif d’un officier, mon cœur, ajouta-t-il rapidement, voyant qu’il avait effrayé l’enfant. Les combattants de Naashan arborent ce genre de décoration. Un officier qui a… vaincu… huit ennemis en combat singulier reçoit le signe de l’Araignée. Les généraux ont une panthère tatouée sur la poitrine, on un aigle s’ils ont remporté une grande victoire. (Il s’agenouilla près de l’enfant.) Tu dois apprendre à ne pas faire de tels commentaires. — Je suis désolée, père. Mais le tatouage est vraiment laid ! — Les enfants disent ce qu’ils pensent, dit doucement Skilgannon. Ce n’est pas une mauvaise chose. Calme-toi, marchand. Je ne te veux aucun mal. Je passerai la nuit dans ton camp et je repartirai au matin. Ta vie n’est pas en danger – ni l’honneur de ta famille. Et, au fait, la maison dont tu as parlé à ta fille n’était pas la mienne. Elle appartenait à un courtisan qui était, disons, un ami. — Je ne voulais pas vous offenser, messire. — J’ai l’ouïe très fine, marchand. Et je ne suis pas offensé. — Merci. Merci beaucoup. Ils entendirent le bruit de sabots dans le lointain. Skilgannon se leva et attendit. Peu après, une colonne de cavalerie arriva dans la clairière. Caphas, qui avait voyagé à travers Naashan pendant la guerre civile, les identifia aussitôt : les Cavaliers de la Reine, des guerriers vêtus de noir portant un gros casque. Ils étaient armés d’une lance, d’un sabre et d’un petit écu rond décoré d’un serpent tacheté. Caphas reconnut le civil en tête de la troupe : Damalon, le favori de la Reine. Il avait de longs cheveux blonds et un visage maigre. Les cinquante cavaliers restèrent en selle, silencieux, pendant que Damalon mettait pied à terre. — Nous avons fait un long voyage, général, dit-il à Skilgannon. — Et pourquoi l’avez-vous entrepris ? demanda le guerrier. — La Reine veut qu’on lui rende les Épées de la Nuit et du Jour. — C’était un cadeau, dit Skilgannon. (Il haussa les épaules.) Mais peu importe. Il souleva le bizarre ornement et le jeta à Damalon. À cet instant, Caphas vit un spasme de douleur traverser le visage de Skilgannon. L’élégant courtisan se tourna vers ses soldats. — Inutile de nous attarder, capitaine, dit-il à un homme de grande taille monté sur un hongre bai. Notre travail ici est achevé. Le cavalier poussa son cheval vers l’avant. — J’ai été ravi de vous revoir, général, dit-il à Skilgannon. Que les dieux soient avec vous. — Et aussi avec vous, Askelus, répondit Skilgannon. La cavalerie quitta la clairière. Seuls restèrent quatre cavaliers vêtus de noir, ne portant pas d’épée, mais un long couteau pendu à leur ceinture. Ils descendirent et vinrent se poster à côté de Damalon. — Pourquoi êtes-vous parti ? demanda Damalon à Skilgannon. La Reine vous admirait plus que tous ses autres généraux. — J’avais mes raisons. — Bizarre. Vous aviez tout. Des richesses, le pouvoir, un palais pour lequel n’importe qui aurait donné sa vie ! Vous auriez pu trouver une autre épouse, Skilgannon. Damalon posa la main sur une des poignées d’ivoire et tira dessus. Rien ne se passa. — Appuyez sur le bouton en rubis, sur la poignée, dit Skilgannon. Cela libérera la lame. Quand Damalon obéit, une épée jaillit. Les rayons de la lune étincelèrent sur la lame argentée et les runes gravées dessus. Caphas regarda l’épée, de l’avidité dans les yeux. Les Épées du Jour et de la Nuit étaient légendaires. Il se demanda ce qu’elles rapporteraient, si on les proposait à un roi. Trois milles raqs ? Cinq mille ? — Magnifique, dit Damalon. Voilà qui fouette le sang d’un homme ! — Je vous conseille vivement, à vous et à vos sbires, de remonter en selle et de partir, dit Skilgannon. Comme vous l’avez dit, votre mission est terminée. — Non, pas tout à fait, dit Damalon. La Reine était très fâchée de votre départ. — Elle le sera encore plus si vous ne revenez pas, dit Skilgannon, et je commence à me lasser de votre compagnie. Comprenez-moi bien, Damalon : je n’ai pas envie de vous tuer, vous et vos compagnons. Je veux simplement quitter cette contrée au plus vite. — Votre arrogance dépasse les bornes, gronda Damalon. J’ai vos épées, et quatre habiles bretteurs, et vous osez me menacer ? Avez-vous perdu tout sens commun ? (Il regarda Caphas.) Dommage que vous ayez été présent, marchand. C’est le destin, je suppose. Personne ne peut y échapper. Damalon appuya sur le bouton en émeraude de la deuxième poignée, et une autre lame sortit. Elle brillait comme de l’or, étincelante et précieuse. Pendant un instant, le courtisan resta immobile, captivé par la beauté des épées. Puis il secoua la tête comme s’il sortait d’une transe. — Tuez le vieil homme et l’enfant, dit-il. La jeune fille nous fournira un peu de distraction avant que nous retournions à la capitale. À cet instant, Caphas vit Skilgannon avancer vers Damalon. Sa main jaillit, quelque chose de brillant étincela dans l’air et frappa Damalon à la gorge. Le sang jaillit de sa jugulaire tranchée. Caphas n’oublierait jamais ce qu’il vit ensuite. Skilgannon se rapprocha de Damalon. Quand le courtisan agonisant lâcha les épées, Skilgannon les rattrapa au vol. Les quatre tueurs en noir se jetèrent sur lui. Skilgannon se porta à leur rencontre, les lames des épées étincelant dans la lueur du feu de camp. Il n’y eut pas de combat à proprement parler. Quelques secondes plus tard, cinq hommes gisaient sur le sol, morts. L’un d’eux avait été décapité, un autre ouvert de l’épaule au ventre. Caphas regarda Skilgannon nettoyer les lames argent et or avant de les remettre dans leur unique fourreau noir, qu’il accrocha en travers de son dos. — Vous devriez chercher d’autres marchés, Caphas, dit-il. Je crains que Naashan soit désormais dangereux pour vous. L’homme n’était même pas hors d’haleine, et il n’y avait pas une goutte de sueur sur son front. Il se détourna et examina le sol autour du corps de Damalon. Il se pencha et ramassa un petit morceau de métal circulaire taché de sang, d’environ cinq centimètres de diamètre. Quand il le nettoya sur la tunique de Damalon, Caphas vit que les bords de l’objet étaient dentelés. Il frissonna. Skilgannon remit l’arme dans le fourreau caché derrière sa ceinture. Puis il alla seller son cheval. Caphas s’approcha de lui. — Ils allaient nous tuer aussi, dit-il. Je vous remercie de nous avoir sauvés, mes filles et moi. — L’enfant est terrorisée, Caphas. Allez vous occuper d’elle, dit Skilgannon en se mettant en selle. Lucresis courut vers lui. — Moi aussi, je vous suis reconnaissante, dit-elle en le regardant, les yeux écarquillés. Il lui sourit, puis se pencha, lui prit la main et la baisa. — Bonne chance, Lucresis, dit-il. J’aurais aimé passer plus de temps en votre compagnie. Il lui lâcha la main et regarda Caphas, qui serrait sa plus jeune fille contre lui. — Ne restez pas là cette nuit. Préparez votre chariot et dirigez-vous le plus vite possible vers le nord. Sur ces mots, il partit. Caphas le regarda jusqu’à ce qu’il disparaisse dans les arbres. Lucresis soupira et se tourna vers son père. — J’aurais aimé qu’il reste avec nous. Le marchand eut l’air sidéré. — Tu viens de le voir tuer cinq hommes. Il est impitoyable et dangereux, Lucresis. — Peut-être, mais il a de beaux yeux, répondit la jeune fille. Chapitre premier La fumée du bâtiment en flammes empuantissait toujours l’air, mais les foules enragées de la veille s’étaient dispersées, alors que les deux prêtres descendaient lentement la colline, en direction de la ville. D’épais nuages se rassemblaient sur les montagnes, à l’est, annonçant de la pluie pour l’après-midi, et le vent était froid. Habituellement, le frère Braygan appréciait la marche entre le monastère et la petite ville, surtout quand le soleil illuminait les bâtiments blancs et brillait sur la rivière aux eaux vives. Le jeune prêtre joufflu aimait voir les plantes colorées des pâturages, si petites et éphémères sur le fond des montagnes couvertes de neiges éternelles. Mais aujourd’hui, c’était différent. La beauté était toujours là, mais un sentiment de menace et de péril flottait dans l’air. — Est-ce un péché d’avoir peur, frère Lantern ? demanda-t-il à son compagnon, un grand jeune homme aux yeux bleus froids et étincelants, sur qui les robes pastel d’un acolyte semblaient déplacées. — Avez-vous déjà tué un homme, Braygan ? répondit Lantern d’une voix froide et lointaine. — Non, bien entendu ! — Ou volé, violé ou pillé ? Choqué, Braygan regarda son compagnon, ses peurs momentanément oubliées. — Non. — Alors, pourquoi passez-vous autant de temps à vous soucier du péché ? Braygan ne répondit pas. Il n’aimait pas travailler avec le frère Lantern. L’homme parlait peu, mais quelque chose à son sujet était très troublant. Ses yeux bleu saphir profondément enfoncés étaient sauvages, son visage maigre était dur et son expression sévère. Et il portait des cicatrices de blessures d’épée sur les bras et les jambes. Braygan les avait vues pendant qu’ils travaillaient aux champs, en été. Il lui avait demandé ce que c’était, mais Lantern l’avait ignoré, comme il dédaignait les questions sur les tatouages guerriers sur son dos, sa poitrine et ses bras : un aigle aux ailes étendues et aux serres ouvertes, entre ses omoplates, une grosse araignée sur son avant-bras et la tête grondante d’une panthère sur sa poitrine. Quand on l’interrogeait, Lantern se contentait de regarder fixement son interlocuteur et ne répondait rien. Pourtant, pour tout le reste, il était un acolyte exemplaire, qui travaillait dur et n’essayait jamais de se dérober à ses devoirs. Il ne se plaignait jamais, ne protestait jamais et assistait à toutes les prières et à toutes les réunions d’étude. Quand on le lui demandait, il était capable de citer au mot près des sections entières des écritures sacrées, et il connaissait aussi l’histoire des nations entourant la Terre. Braygan regarda de nouveau vers la ville, et sa peur revint. Les soldats de la Garde n’avaient rien fait pour arrêter les émeutiers. Deux jours plus tôt, la foule avait attaqué frère Labberan et lui avait cassé les bras alors qu’il allait enseigner à l’école de l’église. Ils l’avaient bourré de coups de pied et de poing, puis frappé avec des barres de fer. Labberan n’était plus jeune, et il aurait facilement pu en mourir. Les deux prêtres atteignirent le petit pont qui traversait la rivière. Braygan marcha sur l’ourlet de ses robes bleu pâle et trébucha. Il serait tombé si le frère Lantern ne l’avait pas rattrapé d’une main ferme. — Merci, dit Braygan, le bras endolori par la poigne d’acier de son compagnon. Des gens se déplaçaient parmi les ruines. Braygan essaya de ne pas les regarder, ni eux, ni les deux cadavres pendus aux branches d’un grand arbre. Ils avaient l’air d’étrangers, pensa-t-il. — J’ai vraiment peur, mon frère, murmura-t-il. Pourquoi les gens font-ils des choses si affreuses ? — Parce qu’ils le peuvent, répondit le prêtre. — Et vous, avez-vous peur ? — De quoi ? La question sembla ridicule à Braygan. Le frère Labberan avait été battu presque à mort, et la haine couvait partout. Dans la capitale, Mellicane, un groupe appelé les Arbitres s’était hissé au pouvoir. Des prêtres y avaient été assassinés, ou accusés de trahison et pendus. Et voilà qu’un représentant des Arbitres était arrivé à Skepthia et faisait le tour des tavernes et des salles de réunion, diffamant l’Église et ses prêtres. Et la terreur continuait de grandir. Après avoir traversé le pont, Braygan et Lantern dépassèrent les bâtiments qui fumaient encore et s’engagèrent dans la rue principale. Braygan était couvert de sueur. Il y avait davantage de gens ici, et il vit plusieurs soldats vêtus de noir devant la porte d’une taverne. Certains des habitants de la ville s’arrêtèrent pour regarder les prêtres se diriger vers la boutique de l’apothicaire. Un homme leur lança une insulte. La sueur coulait dans les yeux de Braygan et il battit des paupières pour s’en débarrasser. Le frère Lantern était arrivé devant chez l’apothicaire. La boutique était fermée. Le prêtre frappa à la porte, mais il n’y eut pas de réponse. La foule commença à se rassembler derrière eux. Braygan essaya de ne pas regarder le visage des gens. — Nous devrions partir, frère Lantern, dit-il. Quelqu’un parla à Braygan, d’une voix coléreuse. Celui-ci se tourna pour répondre, mais un poing le cueillit au visage et il tomba sur le sol. Un pied bot té s’enfonça dans sa poitrine, et il cria, roulant vers le mur de la boutique pour s’abriter. Le frère Lantern se plaça devant lui, bloquant le chemin de son assaillant. — Faites attention, dit-il doucement. — Faire attention à quoi ? demanda l’homme, un barbu lourdement bâti qui portait la ceinture verte des Arbitres. C’était le représentant envoyé de Mellicane. — Faites attention à la colère, mon frère, dit Lantern. Elle apporte généralement du chagrin dans sa foulée. L’homme éclata de rire. – Je vais te montrer le chagrin, dit-il. Son poing partit en direction du visage de Lantern. Le prêtre esquiva le coup. Son adversaire, déséquilibré, trébucha sur la jambe tendue de Lantern et tomba à genoux. Avec un hurlement de rage, il se releva et bondit sur le prêtre – qu’il rata encore. Il tomba de nouveau et son visage frappa le sol. Il y avait du sang sur sa joue. Il se leva, plus prudemment, et sortit un couteau de son ceinturon. — Faites attention, répéta Lantern. Vous allez vous blesser encore plus. — Me blesser ? Etes-vous un imbécile ? — Je commence à penser que oui, dit Lantern. Sauriez-vous, par hasard, quand l’apothicaire arrivera ? Un de nos frères est blessé, et il nous faut des herbes pour faire tomber sa fièvre. — C’est vous qui allez avoir besoin de l’apothicaire ! — Certes, c’est ce que je viens de dire. Dois-je parler plus lentement ? L’homme jura et fonça sur Lantern, son couteau pointé vers le ventre du prêt te. Celui-ci esquiva encore et son bras sembla effleurer l’épaule du forcené. L’Arbitre dépassa Lantern et frappa le mur de la boutique, tête la première, puis hurla quand, dans sa chute, son propre couteau s’enfonça dans sa cuisse. Lantern le rejoignit et s’agenouilla près de lui pour examiner la blessure. — Heureusement – enfin, pour vous, en tout cas – vous avez raté l’artère principale, mais il faudra recoudre cette coupure. (Lantern se leva et se tourna vers la foule.) Cet homme a-t-il des amis ici ? Il faut que quelqu’un s’occupe de lui. Plusieurs hommes avancèrent, comme à regret. — Savez-vous traiter ce genre de blessure ? demanda Lantern au premier. — Non. — Alors, transportez-le à la taverne, je vais m’en occuper. Et envoyez quelqu’un chercher l’apothicaire. J’ai de nombreuses tâches à accomplir, et je ne peux pas m’attarder longtemps ici. Ignoré par la foule, Braygan se releva et regarda le blessé, gémissant de douleur, qu’on amenait à la taverne. Lantern se tourna vers lui. — Attendez l’apothicaire, dit-il. Je serai bientôt de retour. Puis il s’éloigna vers la taverne, la foule s’écartant sur son passage. Braygan avait le vertige et une vague nausée. Il inspira plusieurs fois à fond. — Qui est cet homme ? demanda un des soldats en armure noire, un homme maigre aux yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites. — Le frère Lantern, dit Braygan. Notre bibliothécaire. Le soldat éclata de rire. La foule commença de s’éloigner. — Je ne pense pas qu’on vous ennuiera encore, aujourd’hui, dit le soldat. — Pourquoi les gens nous veulent-ils du mal ? Nous avons toujours cherché à aimer notre prochain, et j’ai reconnu nombre de visages dans la foule. Nous les avons aidés quand ils étaient malades. Lors de la famine de l’an dernier, nous avons partagé nos réserves avec eux. Le soldat haussa les épaules. — Ma foi, je ne saurais dire. — Et vous, pourquoi ne nous avez-vous pas protégés ? — Les soldats ont des règles, prêtre. Le code martial ne nous permet pas de choisir à quels ordres obéir. À votre place, je quitterais le monastère et je partirais vers le nord. Il ne tardera pas à être attaqué. — Pourquoi ? — Demandez à votre ami. Il semble être un homme sachant de quel côté le vent va tourner. Pendant le combat, j’ai vu qu’il avait un tatouage sur l’avant-bras gauche. De quoi s’agit-il ? — D’une araignée. — C’est ce que je pensais. Et peut-être a-t-il aussi un félin tatoué sur la poitrine ? — Oui. Une panthère. Le soldat se tut et s’éloigna. Depuis trois ans, Skilgannon essayait de recapturer cet unique moment parfait, ce sentiment de clarté et de connaissance totales. À de rares occasions, il lui avait semblé très proche, comme une image fantomatique à la périphérie de sa vision, et qui s’éloignait quand il essayait de se concentrer sur elle. Il avait rejeté les richesses et le pouvoir, et voyagé à travers les contrées sauvages, à la recherche d’une réponse. Il avait embrassé la prêtrise en ce lieu, dans le château de Cobalsin transformé en monastère, et il avait supporté trois laborieuses années d’études et d’examens. Il avait absorbé – et, pour la plupart, rejeté – des philosophies et des enseignements qui n’avaient aucun rapport avec la réalité d’un monde pollué par la présence de l’homme. Et, chaque nuit, le rêve revenait le hanter. Il errait dans un bois obscur, et cherchait le Loup Blanc. Il apercevait l’éclair de sa fourrure pâle dans les sous-bois denses et sortait ses épées. Les rayons de la lune étincelaient sur les lames, et le loup avait disparu. Il savait instinctivement qu’il y avait un lien entre les épées et le loup. Dès qu’il touchait les poignées, l’animal disparaissait. Et pourtant, il avait si peur du loup qu’il ne pouvait pas s’empêcher de tirer ses épées. Le moine connu sous le nom de Lantern se réveillait alors en sursaut, les poings serrés, le cœur battant, et il sortait de son étroite couchette. La petite pièce et sa minuscule fenêtre lui semblaient, à ces moments-là, la pire des prisons. Cette nuit-là, un orage faisait rage hors du monastère. Skilgannon se rendit, pieds nus, en haut de l’escalier qui menait au toit, et il sortit sous la pluie. Un éclair zébra le ciel, suivi par un violent coup de tonnerre. Il pleuvait aussi cette autre nuit, après la dernière bataille. Il se souvint du prêtre ennemi, à genoux dans la boue. Tout autour de lui, il y avait des milliers de cadavres. Le prêtre l’avait regardé, puis avait levé ses mains frêles vers le ciel. La pluie avait détrempé ses robes claires. — Les larmes du Paradis, avait-il dit. Skilgannon était encore surpris de se souvenir de cet instant avec autant de précision. Pourquoi un dieu pleurerait-il ? Il se souvint qu’il avait éclaté de rire et dit au prêtre qu’il était un imbécile. — Trouve-toi un dieu qui ait un vrai pouvoir, lui avait-il dit. Pleurer, c’est bon pour les faibles et les impuissants. Maintenant, sur le toit du monastère, Skilgannon marchait : sous la pluie et regardait le paysage aux collines basses, en direction de l’est. La pluie cessa et les nuages disparurent. Une lune gibbeuse et brillante illuminait la contrée humide. Les maisons, dans la ville en contrebas, luisaient, blanches et propres. Pas de foule en furie cette nuit, pas de fauteurs de troubles. Les feux dans le quartier commerçant avaient été éteints par l’orage. La foule se rassemblera de nouveau demain, pensa-t-il. Ou le jour suivant. Que fais-je ici ? s’interrogea-t-il. L’abruti dans la cité lui avait demandé s’il était un imbécile. La question le tarabustait toujours. Il avait regardé l’homme dans les yeux pendant qu’il recousait sa blessure et il avait vu la haine y étinceler. — Nous éliminerons ceux de votre espèce des pages des livres d’histoire, avait dit l’homme. « Votre espèce ». Skilgannon l’avait regardé, étendu sur une table de la taverne, le visage gris de douleur. — Vous tuerez peut-être les prêtres, petit homme. Ce ne sera pas difficile, car ils ne riposteront pas. Mais les pages de l’histoire ? Je ne pense pas. Des créatures comme vous n’ont pas ce pouvoir. Un vent glacial balaya le toit. Skilgannon frissonna, puis sourit. Il se débarrassa de ses robes trempées et resta debout, nu, sous le clair de lune. Il étira les muscles de ses bras et de son dos, puis se mit en position de l’Aigle, le pied gauche passé derrière la cheville droite, le bras droit levé et le gauche enroulé autour de lui, le dos de ses mains appuyés l’un contre l’autre. Il resta ainsi, immobile, en équilibre parfait. À cet instant, il ne ressemblait plus à un prêtre. Son corps était bien musclé et mince, et d’anciennes cicatrices de coups d’épée et de lance couvraient ses bras et sa poitrine. Il respira plus profondément, puis il se détendit. Le froid ne le gênait plus, et il pratiqua avec souplesse les exercices qui avaient été si fondamentaux pendant une autre vie : l’Arc Tendu, la Sauterelle, le Paon et le Corbeau. Une fois ses muscles échauffés, il entama une série de mouvements semblables à une danse, des sauts et des tours, toujours en équilibre parfait. La chaleur de la sueur remplaça le froid de la pluie sur sa chair nue. Soudain, il revit Dayan. Le visage de la jeune femme n’était pas figé dans la mort, comme il l’avait vu pour la dernière fois, mais plein de vie et souriant tandis qu’ils nageaient ensemble dans la piscine de marbre du jardin du palais. Il sentit son estomac se serrer, mais son visage ne trahit aucune émotion, si ce n’est une crispation autour des yeux. Il inspira à fond et gagna le bord du parapet, laissant courir sa main le long de la corniche large de trente centimètres. Des gouttes d’eau s’accrochaient à la pierre lisse, la rendant glissante. L’homme connu sous le nom de Lantern sauta sur la corniche et se dressa à vingt mètres au-dessus du rocher sur lequel le monastère avait été construit. L’étroite corniche courait sur une dizaine de mètres avant de tourner abruptement vers la droite. Il étudia la corniche pendant un moment, puis ferma les yeux. Il courut à l’aveugle puis fit un bond et exécuta une impeccable pirouette aérienne. Son pied droit atterrit fermement sur la corniche et ne glissa pas. Le gauche toucha le bord de l’angle. Il tituba, puis reprit l’équilibre. Ouvrant les yeux, il regarda une fois de plus le sol rocheux, loin en contrebas. Il avait parfaitement estimé la distance pour son exercice. Une petite partie de son esprit aurait préféré qu’il se soit trompé. Il se tourna, redescendit avec légèreté sur le toit et rajusta ses robes. Si c’est la mort que tu désires, se dit-il, elle ne tardera pas à venir ! Pendant deux jours, les trente-cinq prêtres restèrent principalement à l’intérieur des limites du vieux château de Cobalsin et de ses bâtiments attenants, et dans les prés à l’est de la ville, pour s’occuper des trois troupeaux de moutons et de chèvres. Leur laine, et les vêtements que les prêtres fabriquaient avec, leur permettaient de gagner assez pour vivre et participer à l’entretien des quartiers généraux de leur Église, à Mellicane, la capitale de Tantria. La ville était étrangement calme. Les cadavres des étrangers pendus avaient été retirés, et les soldats étaient partis. La plupart des prêtres espéraient que la terreur avait pris fin et que la vie reviendrait bientôt à la normale. Le printemps n’était pas loin, et ils avaient beaucoup à faire. Il fallait ramasser les fleurs sauvages pour préparer les teintures qu’ils utiliseraient pour les manteaux et les tuniques, acheter et préparer les mélanges secrets d’huile qui rendraient les vêtements imperméables et empêcheraient les couleurs de se délaver trop vite. Les vêtements fabriqués au monastère étaient très prisés par les nobles et les riches des cités. La saison de l’agnelage avait déjà commencé, et il serait bientôt temps de tuer les agneaux pour vendre leur viande aux marchands qui fourniraient en échange des produits et des articles pour la saison suivante. Au monastère, l’humeur était plutôt à la sérénité. Le frère Labberan avait surmonté sa fièvre et on espérait qu’il serait bientôt en voie de rémission. Mais tout le monde ne pensait pas que le pire était passé. Le deuxième matin, le frère Lantern alla voir l’abbé. — Nous devrions partir en direction de l’ouest, dit-il. L’abbé Cethelin, un prêtre âgé aux cheveux blancs clairsemés et aux yeux doux, fit signe au frère Lantern de le suivre dans son bureau de la tour. C’était une petite pièce, chichement meublée de deux chaises à dossier dur et d’un grand bureau. L’unique et étroite fenêtre donnait sur la ville. — Pourquoi voulez-vous que nous parlions, mon frère ? demanda l’abbé en faisant signe à Lantern de s’asseoir. — La mort arrive, Saint Frère. — Je le sais, répondit doucement l’abbé. Mais pourquoi voulez-vous que nous partions ? Le frère Lantern secoua la tête. — Pardonnez-moi, mais votre réponse n’a aucun sens. C’est un simple répit que nous vivons. L’orage arrive. En ce moment même, les fauteurs de troubles encouragent les gens de la ville à venir ici et à nous massacrer. Bientôt, demain ou le jour suivant, la foule se rassemblera dehors. On nous a attribué le rôle de l’ennemi. Nous sommes des démons, à leurs yeux. Quand ils forceront les portes, ils nous tueront tous. Ils fondront sur ces bâtiments comme un incendie. — Une fois de plus, Jeune Frère, je vous demande pourquoi vous voulez que nous partions ? — Vous voulez mourir ici ? — Ce que je veux n’est pas important. Ce lieu est un endroit d’harmonie spirituelle. Nous existons pour offrir notre amour et notre compréhension à un monde trop souvent baigné dans le sang et la haine. Nous ne devons pas ajouter à ces souffrances. Notre but est l’illumination, Jeune Frère. Nous cherchons à aider le voyage de nos âmes qui ont hâte d’être réunies avec la Source de Toute Chose. Nous ne craignons pas la mort. Elle n’est qu’une étape sur notre chemin. — Si ce bâtiment était en feu, Saint Frère, resteriez-vous assis ici et attendriez-vous que les flammes vous dévorent ? — Non, Lantern. Je me rendrais à un endroit où je serais en sécurité. Mais cela n’a rien à voir avec la situation que nous affrontons. Le feu est inanimé et n’a pas de discernement. On nous demande d’offrir notre amour face à la haine, et le pardon face à la douleur. Nous ne pouvons pas nous enfuir quand le danger menace. Cela équivaudrait à reconnaître que nous n’avons pas foi en notre propre philosophie. Comment obéir à nos enseignements si nous fuyons devant la haine ? — C’est une philosophie que je ne peux pas partager, dit Lantern. — Je le sais. C’est une des raisons pour lesquelles vous ne pouvez pas trouver ce que vous cherchez. — Vous ignorez ce que je cherche, répondit Lantern, une ombre de colère dans la voix. — Le Loup Blanc, dit l’abbé doucement. Mais vous ignorez ce que c’est, ou pourquoi vous le cherchez. Jusqu’à ce que vous le compreniez, ce que vous cherchez vous échappera toujours. Pourquoi êtes-vous venu ici, Jeune Frère ? Je commence à me poser la question, moi aussi. (Il soutint le regard de l’abbé.) Que savez-vous sur moi ? — Je sais que vous êtes un homme enraciné dans le monde de la chair. Vous avez un esprit vif, Lantern, et une grande intelligence. Je sais que les femmes vous admirent et vous sourient quand vous traversez la ville. Je sais à quel point cela a été difficile pour vous de respecter la règle du célibat. Que voulez-vous savoir d’autre ? — J’ai essayé d’être un bon prêtre, répondit Skilgannon avec un soupir. Je me suis plongé dans ce monde de prière et de bonté. J’ai pensé que, le moment venu, je le comprendrais. Et pourtant, je n’y suis pas parvenu. L’an dernier, nous avons risqué notre vie pendant la peste, pour aider les villageois. Deux des hommes dont nous avons sauvé la vie ont participé à l’attaque contre le frère Labberan. Une des femmes, dont le fils a été ramené des portes de la mort par nos soins, hurlait à son mari de casser la figure à Labberan. Ces gens sont des ordures. L’abbé sourit. — Comme l’amour serait simple, Jeune Frère, si nous devions seulement le donner à ceux qui le méritent ! Mais que vaudrait-il alors ? Si vous donnez une pièce d’argent à un pauvre, c’est un cadeau. Mais si vous vous attendez qu’il vous rembourse, cela devient un prêt. Nous ne prêtons pas notre amour, Lantern. Nous le donnons. — Et quel but sera atteint si vous les laissez vous tuer ? Cela ajoutera-t-il une seule étincelle d’amour à l’Univers ? L’abbé haussa les épaules. — Peut-être. Et peut-être pas. Ils restèrent un moment silencieux. — Comment avez-vous su, pour le Loup Blanc ? demanda Lantern. Il apparaît seulement dans mes rêves. — Comment savez-vous que c’est un loup, alors que vous ne l’avez jamais vu ? — Cela ne répond pas à ma question. — J’ai un don, Lantern. Un petit don. Par exemple, en ce moment, je vous vois devant moi, mais je perçois également des bribes de vos pensées et de vos souvenirs. Ils vous entourent. Deux jeunes femmes, très belles, l’une aux cheveux d’or, l’autre brune. Elles sont l’inverse l’une de l’autre. Une est douce et aimante, l’autre sauvage et passionnée. Je vois un homme mince, aux cheveux teints en blond et au visage efféminé. (Cethelin ferma les yeux.) Je vois un homme fatigué, agenouillé dans un jardin. Il s’occupe des plantes. Il n’est pas jeune. (L’abbé rouvrit les yeux et soupira.) Vous connaissez ces gens ? — Oui. — Et vous les portez dans votre cœur ? — Toujours. — Comme le Loup Blanc. — C’est ce qu’il semble. À cet instant, la cloche qui annonçait la prière du matin sonna. L’abbé se leva. — Nous parlerons plus tard, frère Lantern. Que la Source vous bénisse. — Qu’elle vous bénisse aussi, Frère Aîné, répondit Lantern en se levant et en s’inclinant. Il y avait tant de choses dans le monde que Braygan ne comprenait pas ! Les gens l’intriguaient. Comment les hommes pouvaient-ils regarder les merveilles des montagnes, ou la gloire du firmament, sans comprendre combien les ambitions humaines étaient insignifiantes ? Craignant la mort, comme tout le monde, comment pouvaient-ils si aisément l’infliger aux autres ? Braygan ne pouvait pas s’empêcher de penser aux cadavres qu’il avait vus devant les bâtiments en feu. Avant d’être pendus, ils avaient été battus et torturés. Le jeune prêtre ne pouvait pas imaginer qu’un humain prenne plaisir à de tels actes. Et pourtant, on lui avait dit que la foule avait ri et plaisanté pendant qu’on traînait les malheureux sur le lieu de leur exécution. Le jeune prêtre était assis au chevet de frère Labberan et lui faisait manger à la cuiller un bouillon de légume, s’interrompant de temps en temps pour lui essuyer le menton. Le côté gauche du visage du vieux prêtre était enflé et engourdi, et il bavait un peu. — Vous sentez-vous un peu plus fort, mon frère ? demanda Braygan. — Un peu, répondit Labberan d’une voix pâteuse. Ses avant-bras étaient dans des attelles, et ses mains couvertes de bleus. Le visage maigre de l’homme brillait d’une sueur malsaine. Labberan avait près de soixante ans, il n’était pas très robuste, et il avait reçu une sévère raclée. Braygan vit une larme couler le long de la joue du vieux prêtre. — Avez-vous toujours mal, mon frère ? Labberan secoua la tête. Braygan reposa le bol de bouillon pendant que Labberan fermait les yeux et s’assoupissait. Le jeune prêtre se leva et quitta la petite chambre. Il rapporta le bol à la cuisine et le nettoya. Plusieurs autres prêtres s’affairaient à préparer le repas de midi. Le frère Anager s’approcha de lui. — Comment va-t-il ? demanda le petit homme. Mon bouillon lui a plu ? Il l’a toujours apprécié. Il a bien mangé, Anager. Je suis sûr qu’il s’est régalé. Anager eut l’air content. Petit et voûté, il avait un tic nerveux. Quand il parlait, sa tête se tortillait, ce qui déconcertait beaucoup Braygan. — C’étaient les garçons les pires, dit-il. Ce sont eux qui lui ont fait le plus de mal. — Les garçons ? — Ceux de son école, dit Anager. Braygan n’en crut pas ses oreilles. Deux fois par semaine, Labberan se rendait dans la salle communale pour donner des cours d’écriture et d’arithmétique. Il parlait aussi de la Source et de ses merveilles. Labberan adorait enseigner. Il disait toujours : « Notre avenir, ce sont les jeunes. Ils sont les fondations. Par eux seulement nous pouvons espérer éradiquer la haine. » — Qu’ont-ils fait ? demanda Braygan. – Quand Labberan était par terre, après avoir été battu par la foule, les enfants sont venus près de lui et lui ont flanqué des coups de pied. Vous croyez que c’est terminé, maintenant, frère Braygan ? — Oui, oui. Je pense. Tout a l’air plus calme. — C’est la faute à ces Arbitres, vous savez, dit Anager. Ils provoquent des problèmes partout. C’est vrai que le frère Lantern en a assommé un ? — Il n’a assommé personne. L’homme était maladroit et il a fait une mauvaise chute. On dit qu’il y a eu beaucoup de gens tués dans la capitale, dit Anager en baissant la voix. On dit même qu’ils lâcheront peut-être les bêtes. Et si elles venaient ici ? — Pourquoi enverrait-on les bêtes ici ? La guerre se déroule au sud et à l’est. — Oui, oui, vous avez raison. Ils ne nous enverront pas les bêtes. J’en ai vu une, une fois. Je suis allé aux Jeux, il y a quelques mois. Terrible ! Quatre hommes ont affronté la bête, et elle les a tués tous. C’est un monstre horrible, en partie ours, dit-on. Ça ne présage rien de bon, Braygan ! Braygan était d’accord, et s’abstint de faire remarquer que les prêtres avaient l’interdiction d’assister à ces jeux sanglants. Il quitta la cuisine et gagna le jardin potager. Plusieurs frères y travaillaient. Quand Braygan arriva, ils lui demandèrent des nouvelles du frère Labberan. Il leur dit qu’il allait un peu mieux, même s’il n’en était pas intimement persuadé. Le frère Labberan était un homme brisé, et pas seulement par sa récente mésaventure. Braygan travailla avec les autres pendant une heure à planter des tubercules gardés dans des sacs en toile. Puis il fut appelé dans le bureau de l’abbé. Debout devant la porte, le jeune homme se sentait nerveux. Il se demanda pour quelle erreur il avait été convoqué. Il aurait dû organiser la réparation du toit de la chapelle, mais le plomb dont il avait besoin n’était pas encore arrivé. Puis il s’était trompé dans les teintures. Ce n’était pas vraiment sa faute, car le sac s’était déchiré pendant qu’il ajoutait le jaune, et dix mesures de teinture étaient tombées dans la cuve, au lieu de deux, produisant une horrible couleur orange inutilisable. Rien ne serait arrivé si le frère Naslyn n’avait pas emprunté le pot à doser. Braygan frappa à la porte et entra. L’abbé était assis à côté d’un petit feu. Il fit signe à Braygan de prendre un siège. — Allez-vous bien, Jeune Frère ? — Oui, Frère Aîné. — Etes-vous satisfait ? Braygan ne comprit pas la question. – Satisfait ? Euh… de quelle manière ? – De votre vie ici. — Oh ! oui, Frère Aîné. J’aime cette vie. – Qu’appréciez-vous à son sujet ? — Servir la Source… et aider les gens. — Oui, c’est pour ça que nous sommes ici, dit le vieil homme, et c’est ce que nous sommes censés répondre. Mais qu’aimez-vous vraiment ici ? — Je me sens en sécurité ici, Frère Aîné. J’ai l’impression d’être chez moi. — C’est pour cela que vous êtes venu chez nous ? Pour vous sentir en sécurité ? — En partie, oui. Ai-je eu tort ? — Vous êtes-vous senti en sécurité quand les hommes vous ont attaqué, au village ? — Non, Frère Aîné. J’ai eu très peur. L’abbé détourna le regard et parut se perdre dans ses pensées. Braygan attendit. — Comment va le frère Labberan ? demanda enfin Cethelin. — Son état ne s’améliore pas aussi vite que je l’espérais. Il a le moral très bas. Ses blessures guérissent, malgré tout, et je suis sûr que, dans quelques jours, il commencera à récupérer. L’abbé regarda de nouveau le feu. — Le frère Lantern pense que nous devrions partir. Il dit que la foule se rassemblera de nouveau et viendra nous faire du mal. — Et vous, qu’en pensez-vous ? demanda Braygan, le cœur battant la chamade. Non, ça ne peut pas être vrai, dit-il sans attendre la réponse de l’abbé. Les choses se calment, je crois que l’attaque contre le frère Labberan était une aberration. Les gens ont dû réfléchir, comprendre qu’ils avaient eu tort, et que nous ne sommes pas des ennemis. Vous ne croyez pas ? — Vous venez d’une grande ville, n’est-ce pas, Braygan ? — Oui, Frère Aîné. — Beaucoup de gens possédaient-ils des chiens ? – Oui. — Y avait-il des moutons dans les prés, autour de la ville ? — Oui, Frère Aîné, répondit Braygan, intrigué. — Je viens aussi d’une grande ville. Les gens promenaient leurs chiens près des moutons, et tout se passait bien. Mais, de temps en temps, quelques chiens se rassemblaient et s’enfuyaient. S’ils entraient dans un pré avec des moutons, ils devenaient soudain vicieux et faisaient un massacre. Vous avez vu cela arriver ? — Oui, Frère Aîné. La mentalité de la meute prend le dessus. Ils oublient leur entraînement, leur domestication, et… (Il s’interrompit.) Vous pensez que les villageois sont comme ces chiens ? — Bien entendu, Braygan. Ils se sont rassemblés et se sont laissé aller à ce qu’ils estiment être une colère justifiée. Ils ont tué. Ils se sentent puissants. Comme les chiens qui profitent de leur force, et de leur cruauté. Ils ont vécu des années difficiles : de mauvaises moissons, la peste et la sécheresse. La guerre contre Datia sape les ressources de la nation. Les gens ont peur et sont en colère. Ils ont besoin de blâmer quelqu’un pour leurs problèmes. Les chefs des églises ont protesté contre la guerre, et beaucoup ont été taxés de traîtrise. Certains ont été exécutés. L’Église est désormais accusée d’aider l’ennemi. D’être l’ennemi. La foule reviendra, Braygan. Avec la haine au cœur et le meurtre à l’esprit. — Alors, le frère Lantern a raison. Nous devons partir. – Vous n’avez pas encore prononcé vos vœux définitifs. Vous êtes libre de faire ce que vous voulez, comme le frère Lantern. – Alors, vous ne partirez pas, Frère Aîné ? — L’Ordre restera ici, car c’est notre foyer et les villageois sont notre troupeau. Nous ne les abandonnerons pas au moment où ils ont le plus besoin de nous. Réfléchissez à tout ça, Braygan. Vous avez quelques jours – peut-être – pour prendre votre décision. Chapitre 2 L’abbé Cethelin avait le cœur lourd quand le jeune Braygan quitta son bureau. Il appréciait le jeune homme, et savait qu’il avait bon cœur et qu’aucune ombre n’entachait la pureté de son âme. Cethelin gagna la fenêtre et l’ouvrit, inspirant l’air froid de la montagne tantrianne. Il ne sentit pas de folie dans l’air, ni de sorcellerie. Mais pourtant, elles étaient là. Le monde glissait dans la démence, comme si une maladie inconnue se faufilait dans chaque maison et chaque château. Autrefois, près de la maison de son enfance, Cethelin avait vu un groupe de rongeurs filer à toute allure vers les falaises au loin. Son père et lui les avaient suivis et les avaient vus se jeter dans la mer. Il avait demandé à son père pourquoi les petites créatures se noyaient de leur propre chef. Son père l’ignorait. Cela arrivait tous les vingt ans, environ, avait-il dit. Ils le font, c’est tout. Il y avait quelque chose de glaçant dans cette réponse. « Ils le font, c’est tout. » On aurait dû trouver une meilleure raison à ce comportement, selon lui. Désormais, à soixante-sept ans, Cethelin se demandait toujours quelle explication se cachait derrière la folie, pas celle des rongeurs cette fois, mais celle des humains. Cela avait-il commencé quand Ventria avait envahi Drenaï ? Ou n’était-ce déjà qu’un symptôme de la folie ? La guerre s’était répandue comme un feu de broussailles à travers toutes les contrées du continent est. La guerre civile faisait toujours rage à Ventria, après la défaite des Ventrians à Skeln, cinq ans plus tôt. Des rébellions s’étaient levées dans Tantria, suivies par la guerre contre les voisins de l’Est, Dospilis et Datia, une guerre qui durait encore. À Naashan, au sud-ouest, les forces de la Reine Sorcière avaient envahi Panthia et Opal, et même les pacifiques Phocians avaient été enrôlés pour aider à la défense contre les envahisseurs. Au nord-ouest, les Nadirs s’étaient introduits dans Pelucid après avoir traversé le grand désert de Namib, pour raser et piller les cités de la côte. La guerre était partout, suivie par les charognards qu’étaient la terreur, la haine, la peste et le désespoir. Pour Cethelin, le dernier de ces maux était celui qu’il éprouvait le plus vivement. Avoir passé sa vie à donner de l’amour à tous et le voir soudain dénaturé et biaisé, transformé en haine obscène et aveugle était particulièrement dur à supporter. Il pensa au frère Labberan. Les enfants qu’il avait éduqués s’étaient retournés contre lui et l’avaient bourré de coups de pied et de poing. Cethelin inspira à fond et lutta pour recouvrer son calme. Agenouillé sur les lattes nues du plancher de son bureau, l’abbé pria pendant un long moment. Puis il se leva et descendit aux niveaux inférieurs, où il passa une heure au chevet de Labberan. Il lui parla avec douceur, mais le vieux prêtre semblait inconsolable. Quand il remonta dans ses appartements, Cethelin était fatigué et se mit aussitôt au lit. C’était à peine le début de l’après-midi, mais l’abbé avait remarqué que de courtes siestes l’aidaient à garder sa vigueur. Mais pas ce jour-là. Incapable de dormir, il resta allongé sur le dos, crispé. Il pensa à Lantern et Braygan, des êtres opposés à tant de points de vue. J’aurais dû envoyer Lantern fonder un ordre des Trente, pensa-t-il. Il aurait fait un bon prêtre guerrier. Un prêtre guerrier, pensa Cethelin tristement. Des termes bien contradictoires… Il finit par se lever et gagna l’aile est du monastère, après être passé devant les cuisines et les salles de filage silencieuses. Il grimpa les marches jusqu’à la bibliothèque principale. Son genou droit le faisait souffrir quand il arriva au sommet, et il sentait son cœur cogner dans sa poitrine. Plusieurs prêtres étaient là, étudiant d’anciens volumes. Ils se levèrent à son arrivée et s’inclinèrent. Il leur sourit et leur dit de continuer leurs travaux. Il avança entre les rangs et se pencha pour passer sous la dernière arche, qui menait à la salle de restauration. Des prêtres y étaient fort occupés à recopier soigneusement les manuscrits abîmés par le temps, tellement absorbés par leur ouvrage qu’ils ne le virent pas entrer et continuer son chemin jusqu’à la salle de lecture est. Il y trouva le frère Lantern, assis près de la fenêtre. Il lisait un parchemin jauni. Il leva la tête et Cethelin sentit le pouvoir de ses yeux saphir. — Que lisez-vous ? demanda l’abbé en s’asseyant devant le jeune homme. Il se frotta le genou et grimaça. Lantern remarqua son geste. — L’apothicaire a dit qu’il aurait de la tisane de genièvre frais pour votre arthrite avant la fin du mois, dit Lantern. Puis il sourit soudain et secoua la tête. — Peut-être nous reste-t-il un mois, dit Cethelin, comprenant l’ironie qui avait provoqué ce sourire. Si la Source le veut. Il désigna le parchemin et répéta sa question. — C’est une liste de mythes Datians peu connus, répondit Lantern. — Ah ! les Résurrectionnistes. Je me souviens d’eux. Ces récits ne sont pas d’origine datianne. Ils datent des Jours Anciens, ceux de Missael. Le héros Enshibar a été ressuscité quand son fidèle ami, Kaodos, a emporté une boucle de ses cheveux et un fragment d’un de ses os dans le Royaume des Morts. Là, les magiciens ont fait pousser un nouveau corps à Enshibar, et ont rappelé son esprit du Hall des Héros. C’est un beau récit, qui est partagé par de nombreuses cultures. — La plupart des mythes contiennent un grain de vérité, dit Lantern avec méfiance. — C’est vrai, Jeune Frère. Est-ce pour cela que vous conservez une boucle de cheveux et un fragment d’os dans le médaillon que vous portez autour du cou ? Un instant, les yeux saphir de Lantern étincelèrent de colère. — Vous voyez beaucoup de choses, Frère Aîné. Vous voyez dans les rêves des hommes, et à travers le métal. Vous devriez peut-être lire les rêves des villageois ! — Je connais leurs rêves, Lantern. Ils veulent de la nourriture sur leurs tables, et de la chaleur en hiver. Ils veulent que leurs enfants aient une meilleure vie que celle qu’ils sont capables de leur offrir. Le monde est un lieu immense et terrifiant pour eux. Ils voudraient des réponses simples aux problèmes de la vie. Ils redoutent que la guerre arrive en ces lieux et leur prenne tout ce qu’ils ont. Et voilà que les Arbitres leur disent que tout est notre faute. Que si nous étions tous morts, tout irait bien de nouveau. Le soleil brillerait sur leurs moissons, et tout danger serait écarté. Toutefois, en ce moment, je suis plus intéressé par vos rêves que par les leurs. Lantern détourna le regard. — Vous ne croyez pas à l’existence de… de ce temple caché des Résurrectionnistes ? — Je n’ai pas dit que je n’y croyais pas. Il existe de nombreux endroits étranges dans le monde, et beaucoup de magiciens talentueux. Peut-être l’un d’eux pourra-t-il vous aider. D’un autre côté, vous devriez peut-être laisser les morts reposer en paix. — Je ne peux pas. — On dit que tous les hommes ont besoin d’un but, Lantern. Peut-être cette quête a-t-elle toujours été destinée à être la vôtre. (Il s’adossa à son siège.) Si je vous demandais une faveur, accepteriez-vous ? — Bien entendu. — Ne soyez pas si prompt à répondre, jeune homme. Je vais peut-être vous demander de mettre votre quête de côté. — Tout, sauf ça. Dites-moi de quoi vous avez besoin. — Pour le moment, de rien. Mais demain, peut-être. Avez-vous vu Labberan ? — Non. Je ne suis pas très doué pour réconforter les gens, Frère Aîné. — Allez le voir quand même, Jeune Frère. (L’abbé soupira et se leva péniblement.) Je vais vous laisser à votre lecture. Cherchez les Chroniques Pelucidiannes. Je pense que vous les trouverez intéressantes. Si je me souviens bien, il y a une description du mystérieux temple et de la déesse sans âge qui, dit-on, y demeure. Il était tard quand Lantern entra dans la petite chambre où le frère Labberan était soigné. Un autre prêtre était déjà à son chevet. L’homme leva les yeux, et Skilgannon vit qu’il s’agissait du frère Naslyn. Le moine à la barbe noire avait l’allure d’un guerrier. C’était un homme laconique, ce qui convenait parfaitement à Skilgannon. De tous les prêtres avec qui il travaillait, c’était Naslyn qu’il supportait le plus facilement. Le prêtre au corps puissant se leva, caressa doucement le front de Labberan et laissa la place à Skilgannon. — Il est fatigué, dit-il. — Je ne resterai pas longtemps. Il s’assit au chevet du malade. — De quoi vous souvenez-vous ? demanda-t-il. — Seulement de la haine et de la douleur, murmura le vieux prêtre. Je n’ai pas envie d’en parler. Il se détourna, et Skilgannon sentit l’exaspération monter en lui. Que faisait-il là ? Il n’avait pas de lien particulier avec Labberan, ni, en fait, avec aucun des autres prêtres. Et, comme il l’avait dit à Cethelin, il n’était pas doué pour réconforter les gens. Il inspira à fond et se prépara à partir. Quand il se leva, il vit que Labberan le regardait, des larmes dans les yeux. — J’aimais ces enfants, dit-il. Skilgannon se rassit sur le tabouret. — La trahison est difficile à accepter, dit-il. — J’ai entendu dire que vous aviez combattu un des Arbitres. — Ce n’était pas un combat. Cet homme était un imbécile maladroit. — J’aurais voulu pouvoir combattre. Skilgannon regarda le visage du vieil homme et y lut le renoncement et le désespoir. Il avait déjà vu ces sentiments sur les champs de bataille de Naashan, quatre ans plus tôt. La proximité de la défaite à Castran avait semblé être la fin du monde. Les soldats qui fuyaient se cachaient en titubant dans les forêts, le visage gris, le cœur débordant de peur et de déception. Skilgannon avait juste vingt et un ans à l’époque, et il était plein de feu et de courage. Même si tout semblait contre lui, il avait regroupé une centaine de combattants et les avait conduits à l’assaut de l’ennemi qui chargeait, le forçant à reculer. Il regarda le vieux prêtre, et revit le visage des soldats démoralisés qu’il avait pourtant menés à la victoire. Vous êtes un combattant, Labberan, dit-il doucement. Vous luttez journellement contre le mal en ce monde. Vous cherchez à en faire un endroit meilleur et plus aimant. — Et j’ai échoué. Même mes enfants se sont retournés contre moi. — Pas tous. Que voulez-vous dire ? – Quand avez-vous perdu conscience ? – Dans la rue, pendant qu’ils me battaient. — Je vois. Donc, vous ne vous souvenez pas d’avoir été traîné dans la salle de classe ? — Non. — Vous y avez été amené par certains de vos élèves, qui ont fermé la porte derrière vous. Puis l’un d’eux est venu ici prévenir l’abbé que vous étiez blessé. Nous n’avons pas pu arriver près de vous immédiatement, à cause de l’émeute. Certains des enfants se sont occupés de vous. Ils ont mis des couvertures sur vous. C’était très courageux de leur part. Le frère Naslyn et moi sommes arrivés avant l’aube et nous vous avons ramené ici. Plusieurs des enfants étaient restés à vos côtés. — Je l’ignorais, dit Labberan en souriant. Vous connaissez leur nom ? — Le garçon qui nous a conduits jusqu’à vous s’appelait Rabalyn. Labberan sourit de nouveau. — Un gamin indiscipliné qui pose toujours des tas de questions. Mais il a bon cœur. Qui d’autre ? — Une jeune fille avec des cheveux noirs et les yeux verts. Elle avait avec elle un chien à trois pattes. — Kalia ! Elle a soigné le chien après son combat contre des loups. Tout le monde pensait que l’animal allait mourir. — Je ne me souviens pas des autres. Ils étaient trois ou quatre, et sont partis quand nous sommes arrivés. Mais Rabalyn avait un œil enflé. Kalia m’a dit qu’il s’était battu contre les garçons qui vous avaient attaqué et qu’il les a obligés à reculer. Lui, et le chien à trois pattes. Le vieil homme soupira, puis se détendit et ferma les yeux. Skilgannon resta un moment près de lui, puis il s’aperçut que le prêtre dormait. Il quitta la chambre en silence et sortit dans la nuit. En traversant la cour, il vit l’abbé Cethelin debout sous l’arche de la porte. Il s’inclina. — Il se sent mieux maintenant, n’est-ce pas ? demanda l’abbé. — Je le pense. — Vous lui avez parlé des enfants qui l’ont aidé ? — Oui. — Parfait. — Pourquoi ne lui aviez-vous rien dit ? Vous ou quelqu’un d’autre ? — Je le lui aurais dit, si vous ne l’aviez pas fait. Pensez-vous toujours que les villageois sont tous des crapules ? Skilgannon sourit. — Quelques enfants sont venus à son secours. Tant mieux. Mais ils n’arrêteront pas la foule quand elle viendra ici. Et, non, je ne pense pas que tous soient des crapules. Il y a deux mille personnes dans ce village, dont six cents se joignent à la foule. Mais je fais peu de distinction, pour ma part, entre ceux qui font le mal et ceux qui regardent sans intervenir. — Vous étiez un guerrier, Lantern. En tant que tel, vous ne pouvez pas comprendre les nuances infinies de gris qui gouvernent les actions des hommes. Vos couleurs, ce sont le blanc et le noir. — Les érudits ont tendance à tout compliquer, répondit Skilgannon. Si un homme court vers vous avec une épée, ce serait stupide de perdre du temps à se demander ce qui a bien pu le pousser à cet acte. A-t-il été maltraité par son père quand il était enfant ? Sa femme l’a-t-elle quitté pour un autre homme ? A-t-il été mal informé de vos intentions, et vous attaque-t-il par erreur ? (Il éclata de rire.) Les guerriers ont besoin du noir et du blanc, Frère Aîné. Les nuances de gris, c’est mortel, pour eux ! — C’est vrai, reconnut l’abbé. Et pourtant, une meilleure compréhension des nuances de gris empêcherait beaucoup de guerres. — Mais pas toutes, dit Skilgannon, son sourire s’effaçant. Nous sommes ce que nous sommes, Frère Aîné. L’homme est un prédateur, un tueur. Nous construisons de grandes cités, mais nous vivons comme les loups. Le plus fort d’entre nous domine les autres. Nous appelons nos chefs des généraux ou des rois, mais ça ne change rien. Nous formons une meute de loups, et la nature de la meute, c’est de chasser et de tuer. La guerre est donc inévitable. Cethelin soupira. — Cette analogie est bien triste, Lantern, même si elle est vraie. Quand avez-vous décidé de quitter la meute ? — Mes raisons étaient égoïstes, Frère Aîné. — Pas entièrement, mon garçon. Je prie pour que le temps vous le prouve. Rabalyn, quinze ans, se souciait peu des guerres et des combats à l’est, ni de qui avait tort ou raison en la matière. Ces sujets trop vastes ne le tracassaient pas du tout. Ses pensées étaient concentrées sur autre chose. Le village de Skepthia était tout ce qu’il avait jamais connu, et il pensait avoir appris les règles de conduite nécessaires à la survie en ce lieu. D’accord, il détournait souvent ces règles, volait quelques pommes à l’étal de Carin, ou se glissait dans le domaine du seigneur quand il était absent, pour braconner des faisans ou des lapins. Si on l’interrogeait, il mentait avec aplomb, même si le frère Labberan enseignait que le mensonge était un péché contre le Paradis. Malgré tout, Rabalyn avait été persuadé de comprendre comment cette communauté fonctionnait. Mais, au cours des dernières semaines, il avait été témoin de scènes épouvantables qui n’avaient aucun sens à ses yeux. Les adultes s’étaient regroupés en foule hurlante avide de sang. Des gens qui vivaient et travaillaient depuis longtemps dans le village avaient soudain été appelés des traîtres, traînés hors de leur maison et battus. Les soldats de la Garde avaient regardé sans intervenir. Ces mêmes soldats qui lui reprochaient de tuer des faisans ignoraient désormais des assassinats. Le frère Labberan avait sans doute raison quand il le traitait d’idiot. « Petit écervelé, es-tu incapable d’apprendre ? » grondait-il souvent. Rabalyn avait trouvé amusant d’exaspérer le frère Labberan, qui n’aurait jamais levé la main sur un enfant. Désormais, ce passe-temps ne lui paraissait plus si amusant… Rabalyn frotta son œil gonflé. Il lui faisait toujours mal, mais au moins, il y voyait de nouveau, même si le soleil l’irritait encore. Todhe lui avait flanqué un sacré coup alors qu’il tirait Bron à l’écart du prêtre inconscient. Avec une fureur née de la douleur, Rabalyn avait jeté Bron à terre, puis s’était tourné et avait donné un maître coup de poing à Todhe, lui éclatant les lèvres contre les dents. Mais Todhe, qui était plus fort que lui, l’aurait quand même battu comme plâtre si le chien ne s’était pas jeté sur lui pour le mordre au mollet. Kalia avait rappelé l’animal, et Todhe était parti en boitant, avec ses amis. Il s’était détourné au bout de l’allée et avait crié : — Je me vengerai ! Et je m’assurerai que cette sale bête soit tuée, elle aussi ! Aidé par Kalia et quelques autres adolescents, il avait traîné le frère Labberan dans la salle de classe et avait fermé la porte. Le vieux prêtre était dans un état lamentable. Kalia avait fondu en larmes, ce qui avait perturbé le chien à trois pattes, qui s’était mis à hurler à la mort. — Que ferons-nous quand ils reviendront ? avait demandé Arren, un gamin joufflu du quartier nord. Rabalyn avait lu la peur dans ses yeux. — Rentre chez toi, lui avait-il dit. Arren s’était tortillé, mal à l’aise. — Nous ne pouvons pas abandonner le frère Labberan. — Je vais au château, avait dit Rabalyn. Les prêtres viendront le chercher. — Je ne peux pas combattre Todhe, avait dit Arren. S’il revient, il sera furieux. — Il ne reviendra pas, avait rétorqué Rabalyn, essayant de paraître sûr de lui. Ferme la porte derrière moi. Je reviendrai le plus vite possible. — Tu crois que c’était sérieux, ses menaces ? avait demandé Kalia. Au sujet de tuer Jesper ? — Non, avait menti Rabalyn. Attendez-moi. Et trouvez des couvertures pour le vieux Labberan. Il est tout tremblant. Puis Rabalyn était parti en direction du vieux pont et de la longue escalade qui menait au monastère. La foule était enragée, vers l’ouest, et les flammes jaillissaient. Il avait filé comme le vent. On l’avait mené auprès de l’abbé, à qui il avait tout raconté. L’abbé avait ordonné qu’on lui apporte de la nourriture et lui avait dit d’attendre. Les heures étaient passées. Un moine lui avait donné un cataplasme froid pour son œil, puis un grand prêtre à l’aspect effrayant était venu s’asseoir près de lui. Il avait dit être le frère Lantern. Il avait questionné Rabalyn sur l’attaque, puis, avec un autre moine, ils l’avaient accompagné à la salle de classe, en contournant les émeutiers. Cela avait eu lieu deux jours plus tôt, et personne ne savait si le vieux Labberan avait survécu. Todhe et ses amis avaient par deux fois tendu une embuscade à Rabalyn, mais il avait été trop rapide pour eux et s’était enfui par les allées. Il était assis sur la colline du nord, près des ruines de la tour de garde. Le chien infirme de Kalia était accroupi à son côté. Le père de Todhe, le conseiller Raseev, avait prononcé une ordonnance pour que le chien soit tué. Kalia, au désespoir, avait amené Jesper à Rabalyn, qui avait accepté de le cacher. Il s’était rendu avec lui à la tour de garde, mais il ignorait quoi faire ensuite. Un chien à trois pattes n’était pas vraiment facile à dissimuler. Rabalyn caressa la grosse tête de l’animal et le gratta derrière les oreilles. Le chien lui lécha le visage et posa le moignon de sa patte avant droite sur les genoux du jeune garçon. — Tu aurais dû le mordre plus fort, dit Rabalyn. Ça aurait été bien fait pour lui si tu lui avais arraché la jambe ! De sa position surélevée, Rabalyn vit un groupe de jeunes sortir des maisons en contrebas, et l’un d’eux le désigna de la main. Rabalyn jura, puis attacha une laisse autour du cou de Jesper et conduisit le chien de l’autre côté de la colline. S’il faisait le tour du village, et traversait la rivière à l’endroit le plus étroit, il atteindrait le monastère au crépuscule. Ils protégeront Jesper, pensa-t-il. L’abbé Cethelin était assis dans son bureau, et examinait une antique carte à la lumière d’une lanterne. C’était une mince peau tannée de soixante centimètres sur soixante environ. Les symboles indiquant les montagnes et les fleuves avaient été soigneusement gravés dans le cuir, puis emplis à la feuille d’or. Comme de nombreux artefacts datant de la période préventrianne, la carte compensait par sa beauté ce qu’elle n’avait pas en précision. En la regardant, l’abbé se prit à regretter de ne pas avoir reçu le don de se déplacer en esprit, comme son vieil ami Vintar. Il aurait pu flotter hors de son corps et monter dans le firmament afin de regarder les terres qu’il pouvait seulement Imaginer grâce au tracé délicat de l’or sur le cuir. Mais tel n’était pas son don. Le talent de Cethelin résidait dans ses visions, dans lesquelles il discernait parfois des significations, comme les fines lignes d’or sur la carte. Il percevait le mal comme le bien, constamment en lutte. Les affaires des hommes, leurs guerres et leurs ignominies étaient identiques aux combats qui faisaient rage dans les vallées de chaque esprit humain. Tous les hommes étaient capables de bonté et de cruauté, d’amour et de haine, de beauté et d’horreur. Certains mystiques soutenaient que l’homme n’était qu’une marionnette dont les dieux et les démons tiraient les fils. D’autres parlaient de destin et croyaient que chaque acte des hommes était écrit d’avance. Cethelin luttait pour ne pas croire à ces philosophies du désespoir. Ce n’était pas tâche aisée. Parfois, il aurait aimé pouvoir croire aux choses les plus simples. Le mal aurait alors pu être imputé aux hommes mauvais, et à eux seuls. Hélas, son intelligence lui interdisait cette croyance. Au cours de sa vie, il avait vu bien trop souvent des actes maléfiques commis par des hommes qui s’estimaient bons, et qui l’étaient effectivement, selon leurs mœurs et leur culture l’empereur Gorben avait construit la Grande Ventria afin d’apporter la paix et la stabilité à une région plongée dans des guerres incessantes. Pour ce faire, il avait envahi les contrées voisines, rasé des cités et détruit des armées, pillé des fermes et des trésors royaux. Finalement, il avait établi son empire, et installé la paix. Son immense armée, désormais désœuvrée, devait quand même être payée. Pour cela, il avait été contraint d’étendre son empire et avait envahi les terres des Drenaïs. Ses rêves étaient morts là, lors de la défaite de la Passe de Skeln. Tout ce qu’il avait construit s’était effondré, et la région s’était enfoncée dans des centaines de nouvelles petites guerres. Pas étonnant que les villageois soient effrayés ! Les armées avaient tendance à piller les villes et les villages, et la guerre se rapprochait. Deux mois plus tôt, une bataille s’était déroulée à moins de soixante lieues du village. Cethelin gagna la fenêtre et l’ouvrit. La brise nocturne était fraîche, et les étoiles brillaient dans un ciel sans nuages. Des flammes tremblotaient encore dans le quartier nord du village. Encore un pauvre homme qui regarde sa maison brûler, pensa-t-il tristement. Un chien aboya dans la cour. Cethelin se pencha pour regarder. Un jeune garçon aux cheveux noirs vêtu d’une tunique claire et d’un pantalon noir était accroupi dans l’entrée, un chien noir à côté de lui. Cethelin jeta un manteau sur ses épaules maigres et descendit vers les niveaux inférieurs. Au moment où il sortit dans la cour, le chien se tourna vers lui et grogna. Il avança vers lui d’une manière comique, déséquilibré et sautillant à moitié. Cethelin s’agenouilla et tendit la main à l’animal, qui pencha la tête et le regarda avec méfiance. — Que veux-tu ? demanda l’abbé au jeune garçon, qu’il reconnut comme étant celui qui avait aidé Labberan. — J’ai besoin d’un endroit où abriter le chien, mon père. Le conseiller Raseev a ordonné qu’on le tue. — Pourquoi ? — Il a mordu Todhe pendant qu’il donnait des coups de pied au vieux Labbers… euh, pardon, au frère Labberan. — L’a-t-il grièvement blessé ? — Non. Il lui a juste pincé le mollet. — J’en suis heureux. Mais, dis-moi, pourquoi as-tu pensé que nous pourrions trouver un foyer à un chien à trois pattes ? — Je me suis dit que vous le lui deviez bien, dit le garçon. — Pour avoir sauvé le frère Labberan ? — Oui. — Peut-il servir à quelque chose ? — Il combat les loups, mon père. Il n’a peur de rien. — Mais toi, oui, dit Cethelin, qui avait remarqué que le jeune garçon ne cessait de jeter des coups d’œil nerveux derrière lui. — Todhe me cherche. Il est bien plus fort que moi, mon père. Et il a des amis… — Demandes-tu aussi asile ? — Non. Je suis trop rapide pour eux. Je veux retourner chez ma tante. On dirait qu’il y a de nouveau des incendies dans le village. — Qui est ta tante ? — Elle s’appelle Athyla. Elle fréquente l’église. C’est une femme imposante, qui chante fort – mais faux ! Cethelin sourit. — Je la connais. Elle est lavandière, et sert aussi de sage-femme à l’occasion. Elle a une belle âme. — Oui, c’est vrai. — Et tes parents ? — Ils sont partis chercher du travail à Mellicane, il y a des années. Ils ont dit qu’ils enverraient quelqu’un nous chercher, ma sœur et moi, mais ils ne l’ont jamais fait. Ma sœur est morte pendant la peste, l’an dernier. Ma tante et moi pensions que nous l’attraperions aussi, mais nous y avons échappé. Le frère Labberan nous a donné des herbes et des trucs. Il nous a dit de nettoyer la maison et d’éloigner les rats. — Cette époque a été très difficile, dit Cethelin. — Les Arbitres disent que les prêtres ont provoqué la peste. — Je sais. Apparemment, nous sommes aussi responsables de la guerre, et des mauvaises moissons. Pourquoi ne crois-tu pas à ces histoires ? Le jeune garçon haussa les épaules. — Grâce au vieux Labbers, j’imagine. Il parle toujours d’amour, et tout ça. Je ne le vois pas provoquer la peste. Ça n’a pas de sens. Mais tout le monde se fiche de ce que je crois. Cethelin regarda Rabalyn dans les yeux, et lut de la force et de la compassion dans son regard. Il perçut également un souvenir dans son esprit, celui d’une femme battue par un homme dur, d’une petite fille agonisante, Rabalyn assis à côté d’elle, en pleurs. — Moi, ça m’intéresse, Rabalyn. Et le vieux Labbers – comme tu l’appelles – s’y intéresse aussi. Je prendrai soin de ton chien jusqu’à ce que tu reviennes le chercher. — Jesper n’est pas mon chien, c’est celui de Kalia. Elle me l’a amené pour que je le cache. Quand tout ça sera terminé, je lui dirai de venir vous voit pour le récupérer. — Sois prudent, jeune homme. — Et vous aussi, mon père. Vous feriez mieux de fermer ce portail, à mon avis. — Un simple portail ne retiendra pas une foule déchaînée. Bonne nuit, Rabalyn. Tu es un bon garçon. Cethelin regarda le jeune garçon partir à vive allure. Le chien fit un bond maladroit, comme pour le suivre. Cethelin l’appela doucement. — Viens ici, Jesper. Tu as faim, mon garçon ? Allons à la cuisine et voyons ce que je peux te trouver. Rabalyn emprunta le même chemin qu’il avait pris à l’aller, jusqu’à la vieille tour de garde. De là, il vit des feux dans le quartier nord. C’était là que la plupart des étrangers s’étaient installés, y compris Arren, le garçonnet gras, et sa famille. Il y avait surtout des marchands de Drenan, et quelques boutiques tenues par des commerçants ventrians. Mais la foule s’intéressait essentiellement à ceux qui avaient de la famille à l’est, à Dospilis ou Datia, puisque ces deux nations étaient désormais en guerre avec Tantria. Rabalyn s’accroupit dans les ruines, examinant la zone au pied de la colline. Il doutait que Todhe et ses amis l’y attendent, maintenant qu’une nouvelle émeute menaçait. Ils devaient être en train de harceler ceux qu’ils considéraient désormais comme des traîtres. De nombreuses maisons du quartier nord étaient vides. Beaucoup de familles étaient parties au cours des derniers jours, en direction de l’est, vers Mellicane. Rabalyn ne comprenait pas pourquoi certains étrangers avaient décidé de rester. Un vent frais souffla sur le sommet de la colline. Le pantalon et les chaussures de Rabalyn étaient humides depuis sa traversée de la rivière, et il frissonna. Il était temps de rentrer chez lui. Sa tante Athyla devait s’inquiéter, et elle ne dormirait pas avant qu’il soit en sécurité au fond de son lit. L’abbé avait dit qu’elle avait une belle âme. C’était vrai, mais elle était aussi extraordinairement agaçante. Elle traitait Rabalyn comme s’il avait encore trois ans, et sa conversation était plutôt limitée. Chaque fois qu’il quittait la petite maison, elle lui demandait : « Tu auras assez chaud ? » S’il abordait des questions concernant la vie, les études ou des plans d’avenir, elle disait : « Je ne connais rien à tout ça. L’important, c’est d’avoir de la nourriture sur la table aujourd’hui. » Elle passait ses journées à nettoyer le linge et les vêtements des autres. Le soir, elle détricotait des vêtements usagés et en faisait des pelotes de laine à la couleur passée. Puis elle tricotait des monceaux de carrés, qu’elle transformerait plus tard en couvertures. Elle en vendait certaines, et en donnait une partie à l’asile des pauvres. La tante Athyla ignorait l’oisiveté. Les émeutes l’avaient effrayée. Quand les premiers meurtres avaient eu lieu. Rabalyn avait couru à la maison le lui raconter. Au début, elle n’avait pu y croire et quand elle fut contrainte à se rendre à l’évidence, elle refusa d’en parler avec le jeune garçon. « Tout ça se calmera, avait-elle affirmé. Il vaut mieux ne pas s’en mêler. » Ce soir-là, avant le départ de Rabalyn, elle était assise au milieu de ses pelotes de laine, l’air vieille et fatiguée. Il s’était approché d’elle. — Tout va bien, ma tante ? — Nous n’avons pas de sang étranger, avait-elle répondu. Oui, tout ira bien. Mais son visage était tiré et gris, comme au moment de la mort de Lesha. Son expression trahissait un mélange d’étonnement et de chagrin. Rabalyn descendit le long de la colline, vers le village. Les rues étaient désertes. Il entendit la foule, au loin, qui hurlait en cadence. Le vent tourna, et il sentit de la fumée. Il s’arrêta dans une allée obscure et observa le court trajet à découvert qui le séparait de la maison de sa tante. Il n’y avait personne en vue, mais Rabalyn décida de ne pas courir de risques. Accroupi dans l’ombre, il examina la zone. Un mur de pierres sèches longeait le terrain au nord de la maison, et une rangée de buissons poussait près la porte. Rabalyn attendit. Au moment où il se persuada qu’il n’y avait aucun danger, il vit quelqu’un se lever de derrière un buisson et ramper vers le chariot devant la maison du boulanger. Il crut reconnaître Bron, un ami de Todhe. Le jeune garçon sentit la colère monter en lui. Il avait faim, il était fatigué, et ses vêtements étaient toujours humides. Il n’avait envie que d’une chose : rentrer chez lui et se réchauffer près du feu. Il rebroussa chemin dans l’allée et traversa en courant la rue du Marché, en coupant par la cour du forgeron. Il regarda alentour et trouva une barre de fer rouillée de vingt-cinq centimètres de long dans une pile de vieux métaux. Il s’en saisit et grimpa sur un mur bas entre deux pâtés de maisons. De là, il vit deux jeunes gens accroupis derrière le chariot du boulanger. L’un était bien Bron, et l’autre Cadras, dont le père travaillait comme homme à tout faire pour la famille de Todhe. Cadras était un garçon relativement correct, ni méchant ni hargneux, mais il était influençable et obéissait à Todhe en tout. Rabalyn attendit. Après un moment, Bron retourna en rampant à la haie devant la maison de tante Athyla. Rabalyn vit Todhe en sortir et tirer Bron vers le bas. La barre de fer était lourde dans la main de Rabalyn. Il était content d’avoir une arme et, pourtant, n’avait pas envie de l’utiliser. Le père de Todhe, Raseev, était pratiquement le chef du conseil, et il ne manquerait pas de punir sévèrement celui qui ferait du mal à son fils. Rabalyn décida d’attendre qu’ils se lassent et s’en aillent. Ce qui aurait pu marcher, si un quatrième garçon n’était pas arrivé discrètement derrière Rabalyn et ne lui avait pas sauté dessus en lui immobilisant les bras. — Il est là ! cria le jeune homme. C’était la voix d’Archas, le frère aîné de Bron. Rabalyn se pencha en avant, puis renversa sa tête en arrière de toutes ses forces, frappant Archas au visage. Les bras qui le retenaient faiblirent, et Rabalyn se libéra, puis se tourna et frappa Archas à la joue avec sa barre de fer. Le jeune garçon s’écroula. Rabalyn entendit les autres se précipiter vers lui. Il aurait dû s’enfuir, mais il était désormais fou de colère. Il bondit vers eux en criant. La barre de fer s’écrasa sur le crâne de Bron, et le jeune garçon tituba. Puis Rabalyn plongea vers la droite et frappa de nouveau, en direction de Todhe. Le robuste jeune homme leva le bras pour se protéger la tête, et la barre s’y écrasa. Todhe hurla de douleur. Un poing frappa Rabalyn dans le dos. Il trébucha et se tourna vers son nouvel adversaire. C’était Cadras. Rabalyn le frappa à l’estomac, puis lui bondit dessus et lui flanqua un solide coup de tête. Cadras cria et tomba. Rabalyn recula, la barre de fer bien en main. Todhe s’enfuyait déjà. Bron s’était assis, et il avait l’air passablement sonné. Soudain, il se pencha et vomit. Cadras se leva, une main appuyée contre son nez cassé. Du sang dégoulinait sur sa bouche et son menton. Rabalyn resta là, à regarder les deux garçons. Non loin d’eux, Archas était allongé sur le sol, inconscient. Rabalyn lâcha la barre et le rejoignit. Il le retourna doucement, et fut soulagé d’entendre Archas gémir. — Ne bouge pas, dit-il. Reprends d’abord tes esprits. Du sang tachait le visage d’Archas, et une grosse bosse enflait au-dessus de son œil gauche. — Je me sens mal, dit Archas. — Il vaut mieux que tu t’assoies, dit Rabalyn en l’aidant à s’appuyer contre le mur. Bron se leva péniblement et vint s’affaler à côté de son frère. Aucun des jeunes gens ne parla, et Rabalyn les laissa où ils étaient. Il avait combattu quatre adversaires et les avait vaincus. Il aurait dû se sentir content et fier de lui, mais il avait le cœur lourd et se demandait déjà de quelle façon ses ennemis se vengeraient. Skilgannon se rendit sur les remparts les plus élevés, et il éprouva une brève irritation en constatant qu’il n’était pas seul. Le frère Naslyn était déjà là, penché sur les créneaux. C’était un homme robuste, aux larges épaules et au corps puissant. Il se tourna, vit Skilgannon et le salua d’un geste. — C’est une belle nuit, frère Lantern, dit-il. — Qu’est-ce qui vous amène sur cette vieille tour ? demanda Skilgannon. — Je voulais réfléchir. — Alors, je vais vous laisser tranquille, dit Skilgannon en se tournant pour partir. — Non, ne partez pas, mon frère. J’espérais que vous viendriez. Je vous ai déjà vu ici, quand vous vous entraînez. Je connais certains de ces mouvements. Nous les exécutions, chez les Immortels. Skilgannon regarda l’homme. Il n’était pas difficile de l’imaginer dans l’armure noir et argent du régiment d’élite de l’empereur. Ce corps d’armée invincible avait porté Gorben de victoire en victoire pendant des dizaines d’années. Il avait été démantelé après la défaite de Skeln. — Vous y étiez ? demanda Skilgannon. La réputation de cette redoutable bataille et de ses suites étaient telles que la question ne pouvait se référer à aucun autre événement. — Oui, j’y étais. (Il marqua une pause.) Ça a été la fin du monde, dit-il enfin. Naslyn était un homme calme et solitaire. Il avait besoin de parler, mais à son rythme. Skilgannon s’étira pour dénouer les muscles de ses épaules et de son dos. Naslyn se joignit à lui, et, ensemble, ils exécutèrent les mouvements familiers de l’Arc Tendu, de la Sauterelle, du Paon et du Corbeau. Il y avait un certain temps que Naslyn ne s’était pas entraîné, et il lui fallut un moment pour recouvrer son équilibre. Puis ils se firent face, s’inclinèrent, et commencèrent un simulacre de combat, où les coups touchaient leur cible avec légèreté. Skilgannon était plus rapide que Naslyn, plus lourd que lui, mais l’homme résista correctement jusqu’à ce que la fatigue le gagne. Alors, il recula et s’inclina. Il était couvert de sueur, qui dégoulinait le long de sa courte barbe noire. Ils s’étirèrent encore une fois, puis s’assirent tranquillement sur les remparts. — J’en rêve encore, dit Naslyn. C’était l’un de ces moments étranges auxquels on repense sans comprendre comment ils ont pu se dérouler ainsi. (Il se tourna vers Skilgannon.) Nous ne pouvions pas perdre, Lantern. Nous étions les meilleurs, et nous étions plus nombreux que l’ennemi, à dix peut-être même vingt contre un. Ils ne pouvaient pas nous résister. C’était impossible ! — On dit que les Drenaïs sont d’excellents guerriers. — C’est vrai, dit Naslyn d’un ton exaspéré, mais ce n’est pas pour ça qu’ils ont vaincu. Trois hommes ont été responsables de notre défaite, ce jour-là. Et qu’une telle chose arrive était pratiquement impossible, mais elle est arrivée. Le premier était Gorben, qu’il soit béni. J’aimais beaucoup cet homme, même si, à la fin, il a été submergé par la folie. Nous avions souffert de lourdes pertes pendant les batailles de l’Est, et il avait promu des nouvelles recrues dans nos rangs. L’une d’elles était un jeune soldat appelé Eericetes – puisse son âme de lâche être condamnée à errer pour l’éternité. Il se tut et regarda les montagnes lointaines. — Qui était le troisième ? demanda Skilgannon, même s’il connaissait déjà la réponse. — Le Tueur d’Argent, Druss. On l’appelle maintenant Druss la Légende, mais il a gagné ce surnom ce jour-là. Nous avons frappé leurs rangs comme les marteaux du Paradis. Ils ont reculé et ont failli battre en retraite. Puis, juste au moment où la victoire était à notre portée… (Naslyn secoua la tête, encore incapable de croire à ce qui était arrivé.) Druss a chargé. Un homme seul, Lantern. Un homme armé d’une hache. Mais ça a été le point de non-retour. Il était impossible à arrêter. Sa hache lui a frayé un chemin dans nos rangs, les hommes sont tombés. Il n’aurait pas tenu bien longtemps – aucun homme ne l’aurait pu – mais ce lâche d’Eericetes a jeté son bouclier et s’est enfui. Autour de lui, d’autres nouvelles recrues ont paniqué et l’ont imité. En quelques instants, nos rangs étaient brisés et nous battions tous en retraite. C’est incroyable ! Nous étions les Immortels, Lantern. Nous n’avions jamais fui devant l’ennemi. La honte de ce jour brûle toujours comme du feu dans mon cœur. Skilgannon était intrigué. À Naashan, les récits sur Druss la Légende abondaient, depuis la mort du champion Michanek. — À quoi ressemblait-il ? Était-ce un géant ? — Pas plus grand que moi, dit Naslyn, mais plus puissamment bâti. Mais ce n’était pas sa taille qui comptait, c’était le pouvoir brut qui émanait de lui. De lui et de cette maudite hache. — On dit qu’il a combattu dans les rangs des Immortels, il y a bien des années. — Avant mon époque, mais certains de mes camarades se souvenaient de lui. Ils racontaient des histoires incroyables sur ses capacités. Je ne les croyais pas, d’ailleurs. Mais maintenant, j’y crois. La retraite a été affreuse. Gorben est devenu complètement fou et a exigé que ses généraux se suicident pour laver leur honte. Au lieu de ça, ils ont tué Gorben. Ventria était finie. Et regardez-nous maintenant, en train de nous entre-déchirer ! — Pourquoi êtes-vous devenu prêtre ? — J’en avais assez de tout ça. Les massacres, les batailles. (Naslyn lâcha un rire sans joie.) Je pensais que je pouvais réparer les erreurs de ma jeunesse. — Peut-être le pouvez-vous. — J’aurais pu… Mais je n’ai pas survécu à Skeln pour me faire assassiner par des paysans en colère. Ils ne tarderont pas à venir, vous savez. Avec des massues, des faux et des couteaux. Je sais ce que je ferai, dans ce cas. Je me battrai. Mais je ne veux pas de ça. — Qu’allez-vous faire, alors ? — Je pensais à partir. Mais je voulais d’abord vous parler. — À moi ? Pourquoi pas à l’abbé ? — Vous ne parlez pas beaucoup, Lantern, mais je reconnais un guerrier quand j’en vois un. Vous avez combattu. Je parierais que vous étiez un officier, et un bon ! J’ai pensé vous demander votre avis. — Je n’en ai pas à vous donner, mon ami. Je suis encore indécis. — Vous pensez rester ici, alors ? Skilgannon haussa les épaules. — Peut-être. Réellement, je n’en sais rien. Quand je suis arrivé ici, j’ai donné mes épées à l’abbé pour qu’il en fasse ce qu’il voulait. Je n’avais aucun désir de redevenir un combattant. Dans le village, hier, j’ai eu envie de tuer l’imbécile hargneux qui a frappé Braygan. J’ai dû exercer toute ma volonté pour m’en empêcher. Si j’avais eu mes épées, j’aurais laissé sa tête sur les pavés. — Nous ne sommes pas terribles, comme prêtres, non ? dit Naslyn avec un sourire. — Mais l’abbé l’est. Et un grand nombre des autres frères. Je n’ai pas envie de les voir se faire massacrer. — C’est pour ça que vous voulez rester ? Pour les défendre ? — Ça m’a traversé l’esprit. — Alors, je resterai aussi, dit Naslyn. Chapitre 3 Cethelin se réveilla en sursaut, son esprit toujours empli par les couleurs de sa vision. Il alluma une lanterne et gagna son petit bureau. Il étala un morceau de parchemin et prit une plume. Il transcrivit la vision aussi vite qu’il le put, avant qu’elle se dissipe. Puis il s’adossa à son siège, épuisé et tremblant. Il avait la bouche sèche, et se servit un gobelet d’eau. Dans sa jeunesse, il était capable de retenir les visions dans son esprit et de les examiner jusqu’à ce que tout lui soit révélé. Désormais, il pouvait à peine en esquisser les grandes lignes avant qu’elles s’évanouissent. Il regarda ce qu’il avait écrit. « Un chien docile, effrayé par le feu, est devenu un loup grondant, dangereux, mortel même. La bête lève la tête et un éclair jaillit de sa gueule, frappe le ciel avec une grande puissance et provoque un orage violent. La mer se dresse telle une marée gigantesque et balaie une île rocheuse. Au sommet de l’île se trouve un sanctuaire… » Le dernier mot que Cethelin avait écrit était « chandelle ». Il se souvint à ce moment qu’une unique chandelle brûlait sur la plage de l’île, sa minuscule flamme brillant sur le fond d’obscurité de la gigantesque vague. Cethelin ignorait ce que signifiait le chien devenu loup, mais il savait que la marée représentait toujours l’humanité. La mer furieuse était la foule dans le village, et le sanctuaire représentait l’Église. Lantern avait raison. La foule viendrait, la haine au cœur. Une chandelle d’amour pourrait-elle la détourner de ses pensées de meurtre ? Cethelin en doutait. Le chien à trois pattes arriva en boitant de la chambre et s’assit à côté de l’abbé. Cethelin lui caressa la tête. — Tu n’es pas un loup, mon garçon, dit-il. Et tu as choisi un bien mauvais endroit pour te réfugier. Rabalyn entra dans la petite maison et ferma doucement la porte. Puis il inséra le bouchon de bois qui empêchait le verrou de s’ouvrir. Il gagna le petit salon, où tante Athyla somnolait dans un fauteuil, près du feu. Sur son giron reposaient plusieurs pelotes de laine aux couleurs vives, et par terre, une dizaine de carrés tricotés. Rabalyn alla dans la cuisine et se coupa un peu de pain. Il retourna près du feu, prit la fourchette à rôtir en cuivre, y posa une tranche de pain et la tint contre les braises. Cela faisait plusieurs semaines qu’ils n’avaient plus de beurre, mais du pain grillé, c’était encore délicieux pour un jeune garçon qui n’avait rien mangé de la journée. Il regarda sa tante en mangeant. C’était une femme corpulente de près de soixante ans, qui ne s’était jamais mariée, mais avait pourtant été la mère de deux générations de la famille. Ses parents étaient morts quand elle avait à peine quinze ans, un peu plus jeune que Rabalyn à ce moment. Athyla avait travaillé pour élever quatre sœurs et un frère. Ils étaient tous partis, et elle avait rarement de leurs nouvelles, désormais. La mère de Rabalyn avait abandonné la famille huit ans plus tôt avec son mari, laissant derrière elle deux enfants à la charge de la vieille fille usée par le temps. Il regarda avec affection la femme endormie. Ses cheveux étaient gris et ses jambes, enflées par les rhumatismes. Ses articulations étaient légèrement déformées par l’arthrite, mais elle travaillait chaque jour sans se plaindre. Rabalyn soupira. Quand il était plus jeune, il avait rêvé de devenir riche et de récompenser sa tante Athyla pour sa bonté, peut-être en lui achetant une belle maison, avec des serviteurs. Désormais, il savait qu’un tel cadeau ne lui aurait pas fait plaisir. Athyla ne désirait pas des serviteurs. Il se demanda si elle désirait encore quelque chose, en réalité. Sa longue vie avait été remplie par des devoirs et des responsabilités qu’elle n’avait pas cherchés, mais qu’elle avait acceptés. Elle possédait un seul bijou, un petit pendentif en argent qu’elle caressait machinalement quand elle s’inquiétait. Rabalyn avait posé des questions sur le pendentif, et elle lui avait seulement dit que quelqu’un le lui avait donné, très longtemps auparavant. Tante Athyla ne se lançait jamais dans de grandes conversations, et ses souvenirs étaient abrupts mais précis. Comme ses critiques. — Tu es bien comme ta mère, disait-elle si Rabalyn laissait de la nourriture dans son assiette. Pense à tous les enfants qui meurent de faim en Panthia. — Comment sais-tu qu’ils ont faim, en Panthia ? répondait-il. — On meurt toujours de faim en Panthia, disait-elle. Tout le monde le sait. Le vieux Labbers lui avait expliqué plus tard que, quarante ans auparavant, une sécheresse sévère avait frappé les nations du Sud-Est. Cadia, Matapesh et Panthia avaient perdu leurs moissons, et avaient beaucoup souffert. Des dizaines de milliers de personnes étaient mortes en Panthia, qui avait été happée le plus durement. Mais désormais, les Panthians étaient parmi les peuples les plus riches. Tante Athyla avait écouté Rabalyn lui expliquer ce qu’il en était. — Très bien, c’est une bonne chose, avait-elle dit. Puis, quelques jours plus tard, quand il avait refusé de finir un plat qui contenait un légume vert qu’il détestait, elle avait secoué la tête et avait dit : — Ces enfants affamés en Panthia seraient bien contents de l’avoir. À l’époque, ça l’avait irrité, mais en y repensant, il sourit. C’était facile de sourire et d’avoir des pensées affectueuses quand Athyla dormait. Dès qu’elle serait réveillée, l’irritation reviendrait. Rabalyn ne pouvait pas s’en empêcher. Il suffisait qu’elle dise quelque chose de stupide, et il sentait la colère monter en lui. Presque tous les jours, il se promettait de ne pas se disputer avec elle. La plupart des altercations se terminaient de la même manière. Sa tante se mettait à pleurer et le traitait d’ingrat. Elle lui faisait remarquer qu’elle s’était ruinée pour l’élever, et il répondait : « Je ne te l’ai pas demandé. » Son pantalon était toujours mouillé. Il l’enleva et le pendit sur une chaise près du feu. Il retourna à la cuisine, emplit la vieille bouilloire noire d’eau qu’il prit dans la cruche en pierre et la rapporta dans le salon. Il raviva le feu puis pendit la bouilloire au-dessus des flammes. Quand l’eau se mit à bouillir, il prépara deux tasses de fleur de sureau et les sucra avec un peu de miel cristallisé. Athyla se réveilla et bâilla. — Bonsoir, mon chéri, dit-elle. Tu as mangé ? — Oui, ma tante. Je t’ai fait un peu de tisane. — Comment va ton œil, mon chéri ? Mieux ? — Oui, ma tante. Il est guéri. — Parfait. Elle grimaça quand elle se pencha pour prendre la tasse que Rabalyn avait posée devant elle. Le jeune garçon se leva promptement pour la lui tendre. — Il n’y a pas eu autant de bruit ce soir, dit-elle. Je pense que toutes ces choses désagréables sont terminées. Oui, j’en suis sûre. — Espérons-le, dit Rabalyn en se levant. Je vais me coucher, ma tante. À demain matin. Il se pencha, l’embrassa sur la joue puis gagna sa chambre. Elle était petite, avec juste assez de place pour le vieux lit et un coffre à vêtements. Trop fatigué pour se déshabiller, il s’allongea sur le lit et essaya de dormir. Mais il ne pouvait détacher son esprit de Todhe, et de la vengeance qu’il chercherait. Rabalyn avait toujours évité d’avoir des problèmes avec le fils du conseiller. Todhe était méchant et revanchard quand il n’obtenait pas ce qu’il voulait, et seulement désagréable envers tous ceux qu’il n’estimait pas dignes de faire partie du cercle de ses amis. Rabalyn n’était pas idiot, et il était resté soigneusement neutre dans la seule zone où ils étaient forcés de se rencontrer : la petite salle de classe. Quand Todhe lui parlait, ce qui arrivait rarement, Rabalyn était toujours courtois et faisait attention de ne pas le vexer. Il ne pensait pas que c’était de la lâcheté – même s’il avait effectivement peur de Todhe – mais du sens commun. Les fois où il l’avait vu rudoyer d’autres garçons, comme le gras Arren, il s’était convaincu que ce n’étaient pas ses affaires, et il s’était éloigné. Mais la raclée qu’avait reçue le vieux Labbers avait été brutale et horrifiante, et Rabalyn n’arrivait pas à regretter le coup de poing qui avait inauguré son inimitié avec Todhe. Ce qu’il regrettait était de ne pas avoir eu le courage de se jeter sur les adultes qui avaient commencé de battre le vieux prêtre. Il avait beau réfléchir à cet horrible événement, il n’arrivait pas à y trouver un sens. Le vieux Labbers n’avait jamais fait de mal à personne, au village, bien au contraire. Pendant l’épidémie, il était allé de maison en maison pour s’occuper des malades et des agonisants. Le monde était vraiment un endroit bizarre. Allongé sur son lit, Rabalyn pensa aux cours auxquels il avait assisté. Il n’y avait pas prêté grande attention, sauf quand il s’agissait de récits concernant des batailles héroïques et des puissants guerriers. Rabalyn avait eu le sentiment que les guerres étaient livrées par les bons aux méchants, et que les méchants étaient toujours des gens de pays étrangers. Pourtant, n’était-ce pas un acte méchant, de battre un vieux prêtre presque à mort ? N’était-ce pas méchant, pour les femmes de la foule, de jurer et de crier aux hommes de « lui casser sa sale gueule », comme l’avait fait Marja, la femme du boulanger ? « Elle a toujours été une femme aigrie et triste », avait dit tante Athyla, ce qui était une chose exceptionnelle de sa part, car elle ne disait jamais du mal de personne. Tout ça était très perturbant. Rabalyn avait entendu les ragots que les voyageurs répétaient au village. On disait que, dans la capitale, Mellicane, des foules avaient brûlé des églises et pendu des prêtres. Le conseiller du roi, le seigneur Masque de Fer, avait ordonné d’arrêter des dizaines de ministres du culte, qui avaient été exécutés, et dont les terres avaient été confisquées au profit de l’État. Tandis que le gouvernement commençait à s’effondrer, Masque de Fer avait nommé des Arbitres, qui avaient écumé tout Tantria pour déloger les traîtres « à la solde de l’ennemi ». Quand Rabalyn avait entendu parler de ces événements, il avait d’abord pensé que c’était pour le mieux. Il fallait déloger les traîtres ! Mais, depuis que le vieux Labbers avait été considéré comme un traître, il était profondément troublé. Puis, il y avait les récits épiques de batailles entre les troupes loyales et le vil ennemi de Dospilis, et ses alliés maléfiques, les Datians. Ces batailles étaient toujours gagnées par Tantria, et pourtant, chaque bataille semblait se rapprocher sans cesse d’eux. Une fois, il avait posé la question au vieux Labbers. — Pourquoi, chaque fois que nous sommes vainqueurs, battons-nous en retraite, et l’ennemi vaincu avance-t-il ? — Tu devrais peut-être lire quelques ouvrages de plus, jeune Rabalyn, avait dit Labbers. En particulier, je te conseille les travaux historiques d’Appalanus. Il a écrit : « La vérité, à la guerre, est semblable à une jeune vierge. Elle doit être protégée à tous moments par une forteresse de mensonges. » Est-ce que ça t’aide ? Rabalyn avait hoché la tête et l’avait remercié, même s’il n’avait pas la plus petite idée de ce que le vieil homme avait voulu dire. Allongé sur son lit, il sentait la fumée du foyer. Il lui faudrait emprunter les balais de Barik et débarrasser la cheminée de la suie. Il tira une couverture sur ses épaules et essaya de nouveau de dormir. Mais son esprit était trop agité. Il ne cessait de penser à Todhe. Peut-être que, s’il acceptait de se laisser tabasser par Todhe et ses amis, tout ça se calmerait. Dent pour dent, et tout serait réglé. Mais Rabalyn en doutait. Il avait lui-même provoqué l’escalade en les attaquant avec la barre de fer. Peut-être la Garde l’arrêterait-elle pour cet acte. Une pensée nouvelle et terrifiante. Mal à l’aise et effrayé, il s’assit sur son lit et ouvrit les yeux, qui le piquèrent aussitôt. Il y avait de la fumée partout. Rabalyn se leva prestement et ouvrit la porte. Le salon était empli de fumée grasse, et il vit des flammes par la fenêtre. Toussant et haletant, il traversa le salon en courant et ouvrit la porte de la chambre de tante Athyla. Le feu dévorait l’encadrement de la fenêtre, et il l’entendait maintenant ronfler sur le toit de chaume. Il arriva en titubant près du lit et secoua sa tante par l’épaule. — Tante Athyla ! hurla-t-il. La maison brûle ! Ses genoux se dérobèrent, et ses poumons étaient brûlants et pleins de fumée. Il saisit une chaise et martela les volets enflammés avec. Ils ne cédèrent pas. Il prit une couverture sur le lit, s’en enveloppa les mains et essaya de soulever la barre de fixation des volets, en flammes elle aussi, mais le feu l’avait trop déformée. Il tira sa tante de sous les couvertures et essaya de la faire lever. Son corps frappa le sol et elle gémit. — Réveille-toi ! cria-t-il. Au bord de la panique, il entreprit de la tirer vers le salon. Le feu l’illuminait maintenant, et une partie du toit s’était effondrée dans le coin le plus éloigné. La chaleur était intense. Laissant Athyla sur le sol, il courut à la porte, souleva la barre et poussa. La porte refusa de s’ouvrir. Quelque chose la bloquait, de l’extérieur. Rabalyn pouvait à peine respirer. Il gagna l’unique fenêtre du salon en titubant, souleva la barre de fermeture et ouvrit les volets. Les flammes léchaient déjà le bois. Il bondit sur l’appui de la fenêtre et se jeta dehors. Puis il courut à la porte d’entrée. Un banc de bois avait été placé contre la porte pour la bloquer. Il l’arracha et ouvrit la porte. Les flammes étaient hautes à l’intérieur, et, quand il essaya d’entrer, il sentit la violence de la fournaise. Il inspira à fond, poussa un cri et se jeta en avant. Le feu l’entourait de toutes parts quand il arriva près de la femme inconsciente. Il l’attrapa par le bras et entreprit de la tirer vers la porte. Sa chemise de nuit prit feu, mais il n’avait pas le temps de s’arrêter pour l’éteindre. Les flammes lui léchaient les bras et les mollets, et il sentit ses vêtements brûler. Il hurla de douleur, mais refusa de lâcher prise. Arrivé à la porte, il entendit les poutres du toit grogner. Soudain, elles cédèrent, et du chaume enflammé tomba sur tante Athyla. Rabalyn la tira dehors. Il s’agenouilla près d’elle et étouffa les flammes de sa chemise de nuit, avant d’arracher le vêtement. À la lueur du feu, il vit que ses jambes étaient couvertes de brûlures. Il la tira encore un peu plus loin du bâtiment en flammes et courut au puits. Il rapporta le seau plein près de sa tante, déchira sa chemise et la trempa dans l’eau. Puis il lui essuya doucement le visage. Soudain, elle toussa, et il éprouva un soulagement infini. — Tout va bien, ma tante. Nous sommes sauvés. — Oh ! la ! la !, dit-elle. Puis ce fut le silence. Des gens arrivèrent et entourèrent Rabalyn. — Que s’est-il passé, petit ? demanda une voix. — Quelqu’un a mis le feu à la maison, répondit-il. Et a bloqué la porte pour que nous ne puissions pas sortir. — As-tu vu quelqu’un ? Rabalyn ne répondit pas. — Aidez ma tante, je vous en prie. Je vous en prie ! Un homme s’agenouilla près du corps immobile et posa un doigt contre sa gorge. — Elle est partie, petit. À cause de la fumée, je pense. — Elle vient de me parler ! Elle va se remettre. (Sa voix se brisa, et il secoua sa tante par les épaules.) Réveille-toi, tante Athyla ! Réveille-toi ! — Qu’est-il arrivé ici ? demanda une autre voix. Rabalyn leva la tête et vit le conseiller Raseev. C’était un homme de grande taille, aux cheveux blond grisonnant et au large visage avenant. Il avait une voix profonde et suave. — Qu’as-tu vu, petit ? demanda-t-il. — J’ai été réveillé par les flammes et la fumée, dit Rabalyn. J’ai essayé de faire sortir tante Athyla, mais quelqu’un avait mis un banc contre la porte d’entrée. Je suis passé par la fenêtre pour le déplacer. Est-ce que quelqu’un va aider ma tante ? Une femme s’agenouilla près d’Athyla et chercha son pouls. — Nous ne pouvons plus rien faire, dit-elle. Athyla n’est plus, Rabalyn. — Je t’ai demandé ce que tu avais vu, petit, répéta Raseev. Peux-tu identifier le mécréant qui a fait ça ? Rabalyn se releva. Il avait la tête vide, comme si tout ça était un rêve. La douleur des brûlures sur ses mains, ses bras et ses jambes se dissipa. — Je n’ai vu personne, dit-il, regardant les visages des villageois rassemblés. Mais je sais qui l’a fait. J’ai un seul ennemi. — Dis son nom, petit ! ordonna Raseev. Rabalyn vit Todhe dans la foule, et lut de la peur dans ses yeux. Mais si Rabalyn le dénonçait, ça ne servirait à rien. Personne ne l’avait vu mettre le feu à la maison. Il était le fils de l’homme le plus puissant du village. Il était à l’abri de la loi. Rabalyn se détourna et se laissa tomber à genoux à côté de sa tante. Il tendit la main et caressa son visage sans vie. La culpabilité pesait lourdement sur son cœur. S’il ne s’était pas fait un ennemi de Todhe, tante Athyla aurait été encore en vie. — Qui est ton ennemi, petit ? insista Raseev. Rabalyn embrassa sa tante sur les joues, puis se leva et se tourna vers Raseev. — Je n’ai vu personne, dit-il. (Puis il se tourna vers la foule.) Mais je sais qui l’a fait. Il paiera. Avec sa chienne de vie ! Il regarda Todhe droit dans les yeux, et, cette fois, il vit de la panique dans le regard du jeune homme. Todhe courut vers Raseev et lui saisit le bras. — Il parle de moi, père, dit-il. Il me menace ! — Est-ce vrai ? gronda Raseev. — A-t-il mis le feu à la maison de ma tante ? demanda Rabalyn. — Non, bien entendu ! — Alors, il n’a rien à craindre. Rabalyn commença de s’éloigner. À cet instant, le robuste jeune homme sauta sur lui en criant. Rabalyn se retourna et vit le couteau de Todhe se diriger vers son visage. Il esquiva la lame, à un centimètre près. Il expédia un crochet du droit à la mâchoire de Todhe. Déséquilibré, le jeune homme, pourtant plus grand que lui, tituba. Rabalyn courut vers lui et lui flanqua un coup de pied dans le ventre. Todhe lâcha son couteau et tomba à genoux. Instinctivement, Rabalyn ramassa le couteau et le plongea dans le cou de Todhe. La lame s’écrasa contre un os avant de trancher la jugulaire du jeune homme. Du sang jaillit sur la main de Rabalyn. Todhe poussa un cri étranglé et essaya de se lever. Ses genoux cédèrent, et il tomba face contre terre. — Non ! hurla Raseev en se précipitant à côté de son fils. Rabalyn resta pétrifié, le couteau dégoulinant de sang à la main. Pendant un moment, le silence régna dans la foule sidérée. Puis Raseev leva la tête. — C’est un meurtre ! cria-t-il. Vous êtes tous témoins ! Cette vile créature a assassiné mon fils ! Personne ne bougea. Puis deux soldats de la Garde se frayèrent un chemin dans la foule. Rabalyn lâcha le couteau et détala. Il sauta par-dessus le mur bas qui entourait la maison en flammes et fonça dans le dédale des rues. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il allait. Il savait seulement qu’il devait fuir. La punition, pour un meurtre, était la strangulation publique, et il ne faisait aucun doute pour lui qu’il serait déclaré coupable à son procès. Todhe avait lâché le couteau. Il était désarmé quand Rabalyn l’avait tué. Paniqué, la douleur de ses brûlures oubliées, le jeune garçon quasi nu courut pour sauver sa vie. La façon dont Raseev Kalikan se considérait était à la fois complexe et tordue. Les gens le voyaient comme un serviteur honnête et loyal du village et de ses habitants. Donc, pour lui, c’était bien ce qu’il était. Le fait qu’il détourne des fonds communaux pour son bénéfice, et attribue les chantiers de construction à ceux de ses fidèles qui lui payaient des pots-de-vin n’altérait en rien la manière dont il se percevait. Aux rares occasions où sa conscience le tracassait, il se disait : « C’est comme ça que le monde marche. Si je ne le faisais pas, quelqu’un d’autre le ferait. » Il utilisait des mots comme « honneur » et « principes », « foi » et « patriotisme ». Il avait une voix profonde, riche et persuasive, et quand il prononçait ces mots lors des discours publics, il voyait souvent des larmes dans les yeux des villageois, qui l’adoraient. C’était émouvant et, pris dans le tourbillon de l’instant, il devenait lui aussi très émotif. Mais Raseev Kalikan croyait uniquement à ce qui était bon pour Raseev Kalikan. Il était son propre dieu et sa propre ambition. En bref Raseev Kalikan était un homme politique. Son plus grand talent résidait en la reconnaissance intuitive de la direction dans laquelle soufflait le vent de la politique. Après les défaites subies par les armées du roi, et que le monarque se fut opposé à ses conseillers, l’aube des Arbitres s’était levée. Jusque-là, les Arbitres avaient été une force mineure dans la vie politique de Tantria. Ils s’agitaient contre ce qu’ils considéraient comme l’influence maléfique des étrangers vivants à l’intérieur des frontières de Tantria. Désormais devenus prééminents, ils rendaient responsables des maux de la nation les étrangers de Dospilis, de Naashan ou de Ventria. Même les rares marchands drenaïs de la capitale étaient considérés avec une grande méfiance. Ironiquement, le nouveau chef des Arbitres était lui-même un étranger : Shakusan Masque de Fer, le capitaine des Chiens de Guerre, les gardes du corps mercenaires du roi. Raseev avait accueilli à bras ouverts les émissaires des Arbitres dans le village, et leur avait offert l’hospitalité de sa propre demeure. Il avait embrassé leur cause, et il s’était imaginé s’élever dans les rangs, et peut-être occuper un poste plus important à l’avenir, à Mellicane. Quand les Arbitres s’étaient élevés contre l’Église, Raseev y avait vu l’occasion non seulement de se mettre en avant sur le plan politique, mais également d’éponger ses dettes. L’Église possédait la plupart des propriétés du village, et prêtait de l’argent pour aider les entrepreneurs locaux. Raseev avait fait trois gros emprunts au cours des quatre dernières années, afin d’étendre et de promouvoir ses affaires. Deux de ses entreprises – l’abattage du bois et les mines – avaient lamentablement échoué, le laissant confronté à un énorme déficit. Les hommes d’Église étaient condamnés, de toute façon. Pourquoi ne pas en profiter pour rendre leur destruction financièrement intéressante ? Le problème était qu’il n’avait pas réussi à agiter suffisamment les villageois pour qu’ils s’attaquent directement à l’Église. Beaucoup se souvenaient de la manière dont les prêtres les avaient aidés pendant l’épidémie de peste et la sécheresse. Et beaucoup n’avaient pas apprécié l’attaque du vieux professeur par certains des sbires de Raseev - même si personne n’avait rien dit ouvertement. Et quand cet autre prêtre avait poussé l’Arbitre à se blesser lui-même, certains avaient même ri de sa malchance. Maintenant, il y avait un moyen de progresser. La sympathie des gens était acquise à Raseev, à la suite de la mort de son fils, et la rumeur affirmait que le meurtrier s’était réfugié dans le monastère, et que l’abbé avait refusé de le remettre aux autorités pour qu’il soit jugé. C’était faux, mais tout le monde y croyait, et cela seul comptait. Raseev resta chez lui ce soir-là, le corps de son fils exposé dans une pièce, à l’arrière, vêtu de ses plus beaux atours. Il entendait sa femme geindre et pleurer sur le cadavre de cet imbécile. Comme les femmes sont bizarres, pensa-t-il. Todhe vivant avait été un fardeau, médiocre en tout, vicieux et constamment irritant pour Raseev. Au moins, mort, il pourrait lui servir à quelque chose ! Plusieurs des partisans les plus fidèles de Raseev parcouraient le village à ce moment même, agitant la foule, exigeant que l’église soit envahie et le meurtrier livré à la justice. Antol, le boulanger, était un homme amer et vindicatif qui conduirait la foule. D’autres, qui travaillaient étroitement avec Raseev, dissimuleraient des armes, qu’ils sortiraient dès qu’ils arriveraient dans les bâtiments de l’Église. Quand la tuerie commencerait, la foule se déchaînerait aux environs du monastère. Les prêtres qui n’auraient pas été tués s’enfuiraient. Puis Raseev trouverait le trésor de l’Ordre et s’en emparerait. Ce serait aussi le moment idéal pour trouver et détruire la comptabilité des prêtres. Il inspira à fond et commença d’élaborer mentalement un discours. Le meurtre des prêtres serait une chose grave, qui l’obligerait à dénoncer les dangers de la haine. Il ferait enregistrer le discours dans les archives du conseil. Comme le vent de la politique tourne souvent, dans l’avenir, Raseev trouverait peut-être utile de faire remarquer qu’il s’était opposé à la violence. Il saisit une plume et commença de prendre des notes. « La mort de tant de personnes nous effraie tous », écrivit-il. Puis il s’interrompit. De la pièce funèbre, les sanglots s’élevaient, de plus en plus forts. — Tu vas cesser de geindre ! cria-t-il à travers le mur. J’essaie de travailler, moi ! Pour Skilgannon, la nuit avait été longue et sans sommeil, car son esprit était hanté, par de douloureux souvenirs, et chargé de la culpabilité de toute sa vie. Il avait conduit des hommes au combat – et pour cela, il éprouvait peu de honte – mais il avait également participé au pillage de nombreuses villes, et à la terrible boucherie qui accompagnait. Il s’était laissé porter par une vague de haine et de vengeance, et son épée avait dégouliné du sang des innocents. Ces souvenirs-là refusaient de le quitter. Quand la Reine s’était adressée à ses troupes avant la dernière bataille – la terrible prise de Perapolis –, elle avait ordonné que personne ne soit épargné, pas un homme, pas une femme ou un enfant, dans la cité assiégée. — Ce sont tous des traîtres, avait-elle dit. Que leur sort soit un exemple pour tout le monde, jusqu’à la fin des temps. Les troupes avaient acclamé la Reine. La guerre civile avait été longue et sanglante, et la victoire était proche. Mais c’était une chose de prononcer les paroles, et une autre de prendre part au massacre. En tant que général, Skilgannon n’aurait pas eu besoin de salir son épée. Pourtant, il l’avait fait. Il avait couru dans les ruelles de Perapolis, tailladant et tuant jusqu’à ce que ses vêtements et son armure soient trempés de sang. Le jour suivant, il avait marché dans les rues désormais silencieuses. Il y avait des cadavres partout. Des milliers de gens avaient été tués. Il vit les corps d’enfants et de bébés, de vieilles femmes et de jeunes filles. Et, à cette vue, son cœur avait été plongé dans un abîme plus profond que le désespoir. Sur le mur de la grande tour, Skilgannon regarda les étoiles s’effacer au firmament. S’il existait un être suprême – ce dont il doutait –, ses péchés ne seraient jamais lavés. Il était une âme damnée dans un monde damné. — Où étais-tu quand les enfants se faisaient massacrer ? demanda-t-il en levant les yeux vers l’immensité ténébreuse du ciel. Où étaient tes larmes, ce jour-là ? Quelque chose étincela au loin, et il vit un feu de plus s’allumer, au village. Encore une pauvre âme innocente torturée et tuée. Une colère sans objet monta en Skilgannon. Il toucha machinalement le médaillon accroché à la chaîne autour de son cou. Il contenait tout ce qui restait de Dayan. Ils avaient passé trois jours ensemble après son retour de la guerre. Sa grossesse ne se voyait pas encore, mais il y avait davantage de couleur sur ses joues, et un éclat soyeux dans sa chevelure dorée. Ses yeux étincelaient, et la joie de se savoir enceinte la rendait radieuse. Les premiers signes de problèmes étaient survenus lors d’un après-midi magnifique, pendant qu’ils étaient assis dans le jardin qui surplombait la mare et la grande fontaine en marbre. De la sueur avait brillé sur le front pâle de Dayan, et Skilgannon avait suggéré qu’ils aillent se mettre à l’ombre. Quand ils s’étaient levés, elle s’était appuyée lourdement sur lui et avait gémi. Il l’avait soulevée dans ses bras et l’avait transportée à l’intérieur, où il l’avait allongée sur un sofa. Son visage avait lui d’une sueur malsaine. Elle avait levé la main et l’avait appuyée contre son aisselle. — Ça me fait si mal, avait-elle dit. Quand il avait ouvert sa robe, il avait vu que la peau de son aisselle gauche était enflée et avait changé de couleur. On aurait dit qu’un gros kyste s’y formait. Il l’avait de nouveau soulevée dans ses bras et l’avait portée à l’étage, dans leur chambre. Puis il l’avait aidée à se déshabiller, avant d’envoyer chercher le chirurgien. La fièvre avait commencé peu après. À la fin de l’après-midi, de grandes enflures pourpres s’étaient développées à ses aisselles et ses aines. Le chirurgien était arrivé juste avant le crépuscule. Skilgannon savait qu’il n’oublierait jamais la réaction de l’homme quand il avait examiné Dayan. Plein de confiance en lui et en ses capacités, il était entré dans la pièce et s’était incliné devant Skilgannon. Puis il avait gagné le lit et avait retiré les couvertures. À cet instant précis, Skilgannon avait compris. Le chirurgien était devenu blême et avait fait involontairement un pas en arrière. Toute sa confiance semblait l’avoir abandonné. Il avait continué à reculer vers la porte. Skilgannon lui avait saisi le bras. — Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? — La peste noire. Elle a la peste noire. Puis le chirurgien s’était libéré de la poigne de Skilgannon, encore sous le choc, et s’était enfui du palais. Quelques heures après, les serviteurs l’avaient imité. Skilgannon était resté au chevet de Dayan, qui délirait. Ne sachant pas quoi faire d’autre, il avait posé des linges mouillés sur son corps enfiévré. Vers l’aube, un des immenses bubons sous son bras avait éclaté. La fièvre était tombée un moment, et elle s’était réveillée. Skilgannon avait nettoyé le pus et le sang et l’avait couverte d’un drap propre en satin blanc. — Comment te sens-tu ? avait-il demandé, en repoussant une mèche blonde trempée de sueur sur son front. — Un peu mieux. J’ai soif. Il l’avait aidée à boire. Puis elle s’était laissé retomber sur l’oreiller. — Suis-je en train de mourir, Olek ? — Non. Je ne le permettrai pas, avait-il dit, d’un ton détaché, bien loin de ce qu’il éprouvait. — M’aimes-tu ? — Qui pourrait ne pas t’aimer, Dayan ? Tous ceux qui te rencontrent tombent sous ton charme. C’était la vérité. Il n’avait jamais connu quelqu’un d’un tempérament si doux. Il n’y avait aucune méchanceté en Dayan, aucune haine. Elle traitait même les serviteurs comme des amis, et conversait avec eux comme avec des égaux. Son rire était contagieux, et avait tendance à mettre tous ceux qui l’entendaient de bonne humeur. — J’aurais aimé que nous nous rencontrions avant que tu la connaisses, avait-elle dit. Skilgannon avait senti la tristesse l’envahir. Il lui avait pris la main et l’avait embrassée. — J’ai essayé de ne pas être jalouse, Olek, mais je ne peux pas m’en empêcher. C’est dur, quand on aime quelqu’un de tout son cœur, de savoir qu’il en aime une autre. Il n’avait pas su quoi lui répondre, et il était resté assis sans rien dire, en lui tenant la main. Puis il avait parlé. — Tu es une femme bien meilleure qu’elle pourra jamais l’être, Dayan. À tous points de vue. — Mais tu regrettes de m’avoir épousée. — Non ! Tu es ma femme, Dayan. Toi et moi, ensemble. (Il avait soupiré.) Jusqu’à la mort. — Oh ! Olek ! C’est vrai ? Tu le penses réellement ? — Avec tout mon amour. Elle lui avait serré la main, puis elle avait fermé les yeux. Il était resté à son chevet toute la journée. Elle s’était réveillée de nouveau vers le crépuscule. La fièvre était revenue, et elle avait gémi de douleur. Il lui avait de nouveau baigné le visage et le corps, essayant de réduire l’inflammation. Son beau visage avait pris une expression hagarde, et ses yeux étaient cerclés de noir. Un deuxième bubon s’était percé à son aine, tachant les draps. Quand la nuit était arrivée, Skilgannon avait senti sa gorge se dessécher, et de la sueur couler de son front dans ses yeux. Ses aisselles étaient endolories, et il les avait palpées. Elles avaient déjà commencé d’enfler. Dayan avait soupiré, puis pris une profonde inspiration. — Je crois que c’est en train de passer, Olek. La douleur s’estompe. — C’est une bonne chose. — Tu sembles fatigué, mon amour. Tu devrais prendre un peu de repos. — Non, tout va bien. — J’ai de bonnes nouvelles, avait-elle dit. Même si le moment n’est pas très propice pour les partager avec toi. J’avais espéré que nous serions assis dans le jardin, tous les deux, devant le coucher du soleil. — Le moment est parfait pour une bonne nouvelle. Skilgannon avait essayé de boire un peu d’eau, mais sa gorge était tellement enflée et enflammée qu’il avait eu du mal à déglutir. — Soraï m’a tiré les runes. Ce sera un garçon. Ton fils. Es-tu heureux ? Il avait eu l’impression qu’on lui plongeait un fer rouge dans le cœur. À cet instant, il avait failli être submergé par le chagrin. — Oui, avait-il dit. Je suis très heureux. — Je l’espérais. Elle était restée silencieuse un moment. Quand elle avait parlé de nouveau, le délire était revenu. Elle avait parlé d’un déjeuner avec son père, et du bon temps qu’ils avaient pris. — Il m’a acheté un collier sur le marché. Des pierres vertes. Attends, je vais te le montrer. Elle avait essayé de s’asseoir. — Je l’ai vu. Il est très beau. Repose-toi, Dayan. — Oh ! je ne suis pas fatiguée, Olek. Pouvons-nous faire une promenade dans le jardin ? — Dans un petit moment. Elle avait continué à bavarder, puis soudain, au milieu d’une phrase, elle s’était interrompue. Il avait d’abord cru qu’elle s’était endormie, mais son visage était devenu d’une immobilité absolue. Il avait tendu la main et posé un doigt sur sa gorge. Il n’y avait plus de pouls. Une douleur foudroyante lui avait déchiré le ventre, le pliant en deux. Après un moment, la douleur était passée. Il avait regardé Dayan, puis il s’était allongé à côté d’elle et l’avait prise dans ses bras. — Je n’ai pas choisi de tomber amoureux de Jianna, avait-il dit. Si j’avais pu choisir, ça aurait été toi. Tu es tout ce qu’un homme pourrait désirer, Dayan. Tu méritais mieux que m’avoir, moi. Il était resté allongé plusieurs heures, pendant que la fièvre montait. Finalement, le délire s’était emparé de lui. Il avait tenté de lutter, s’était levé et écroulé sur le sol. Puis il était sorti en titubant dans les jardins, et enfin dans les champs qui s’étendaient au-delà. Skilgannon ne se souvenait pas de grand-chose après ça, à part d’être tombé le long d’une pente très raide et d’avoir rampé vers un bâtiment lointain. Il avait, pensait-il, entendu des voix, et senti des mains compatissantes qui l’avaient soulevé. Il s’était réveillé dans une pièce silencieuse, dans l’hôpital d’une église. Son lit avait été placé près d’une fenêtre, par laquelle il avait vu un ciel sans nuages, d’un bleu profond. Un oiseau blanc avait traversé son champ de vision. À cet instant, tout s’était figé, et Skilgannon avait ressenti… quoi, exactement ? Il ne le savait toujours pas. L’espace d’un instant, il avait éprouvé un sentiment proche de la perfection, comme si lui et l’oiseau, le ciel et la chambre, ne faisaient qu’un et baignaient dans l’amour prodigué par l’Univers. Puis la sensation s’était dissipée, et il avait de nouveau été plongé dans la douleur. Pas seulement la douleur physique des bubons incisés et du terrible prix qu’ils avaient fait payer à son corps, mais le chagrin de la perte de Dayan, quand il s’était souvenu qu’elle avait quitté ce monde, qu’il ne pourrait plus jamais lui tenir la main, ou l’embrasser sur les lèvres. Qu’il ne serait plus jamais allongé à côté d’elle par un beau soir d’été, avec sa main lui caressant le visage. Le désespoir s’était accroché à son cœur comme un corbeau. Un jeune prêtre lui avait rendu visite ce jour-là, et était resté un moment à son chevet. — Vous êtes un homme chanceux, général. Oui, et un sacré dur, aussi ! En toute logique, vous devriez être mort. Je n’ai jamais vu un homme lutter contre la peste comme vous l’avez fait. À un moment, votre cœur battait si vite que je ne pouvais même plus tenir le compte ! — La peste a-t-elle été circonscrite à notre région ? — Non, messire. Elle balaie le royaume, et au-delà. Le nombre de morts sera effrayant. — La vengeance de la Source, pour nos péchés, dit Skilgannon. — Nous ne croyons pas en un dieu vengeur, messire. La peste s’est répandue à cause d’erreurs humaines, et de l’avidité. — Que voulez-vous dire ? — Vous avez entendu parler de la tribu des Kolears, au nord-est ? — Des parents des Nadirs et des Chiatzes. Des nomades. — Effectivement. Une de leurs coutumes est de partir s’ils voient une marmotte morte – une petite créature à fourrure qui vit dans les terres basses. Selon leurs croyances, les marmottes contiennent les âmes de leurs sages. C’est pour ça que les Kolears ne chassent pas les marmottes. Une marmotte morte signifie que les sages sont partis et que la tribu doit trouver de nouveaux pâturages. Pendant la guerre, de nombreux Kolears se sont rangés du côté des ennemis de la Reine, et ont été chassés de leurs territoires ou tués. D’autres résidents, non kolears, se sont installés. Ils ont vu les marmottes et ont décidé de les piéger pour leur fourrure, qui est belle. Hélas, ils n’avaient pas compris que les marmottes transportaient les germes de la peste. Les chasseurs et les trappeurs sont tombés malades, puis leurs familles. Ensuite, les marchands et les voyageurs qui avaient acheté les fourrures. Puis la maladie a frappé les cités de l’Est, et les gens se sont enfuis, emportant la peste avec eux. C’est étrange, n’est-ce pas, que les Kolears, un peuple arriéré, aient trouvé un moyen d’éviter la peste grâce à leurs croyances théologiques simplistes, alors que nous, un peuple plus civilisé et plus fiable, nous l’avons récoltée puis disséminée. Skilgannon était alors trop fatigué pour débattre de la question, et il s’était assoupi. Mais depuis, il pensait souvent aux paroles du prêtre. Non, ce n’était pas étrange, en fait. Un des premiers prophètes n’avait-il pas écrit : « L’Arbre de la Connaissance porte les fruits de l’arrogance » ? Skilgannon soupira, et redevint frère Lantern. Il enleva ses vêtements et commença ses exercices. Lentement, il libéra son esprit de toute tension, puis exécuta le répertoire d’étirements et d’équilibres. Enfin, il se lança dans une série de mouvements rapides et soudains, ses mains fendant l’air, bondissant et sautant, les pieds frappant haut. Trempé de sueur, il remit ses robes et s’agenouilla sur le sol de pierre. Pour la première fois depuis longtemps, il pensa à ses épées, et se demanda ce que l’abbé en avait fait. Les avait-il vendues, ou simplement jetées au fond d’un puits ? Renoncer aux Épées de la Nuit et du Jour avait été plus difficile qu’il se l’était imaginé. Les passer à Cethelin avait fait trembler ses mains et soulevé de la panique dans son cœur. Pendant des semaines, il avait lutté contre le désir de les récupérer, de les tenir de nouveau en main. Il avait été physiquement malade pendant plusieurs jours, et incapable de garder de la nourriture dans son estomac. C’était l’opposé de l’euphorie qu’il avait éprouvée quand la Reine les lui avait données. Quand ses doigts avaient touché les poignées d’ivoire, un sentiment de force et de détermination l’avait inondé. À cette époque, il lui avait semblé incompréhensible qu’elles aient été créées par la vieille sorcière en robe rouge délavée qui s’était tenue à côté de la jeune Reine. La vieille était presque chauve, avec quelques mèches de cheveux blancs hirsutes accrochées au crâne comme de la brume sur un rocher. Autrefois, elle avait dû être puissamment bâtie, mais désormais la peau ridée de son visage pendait en plis sur celle de son cou. Elle avait les yeux chassieux, et l’un d’eux était recouvert d’une cataracte grise. — Te sont-elles agréables, Olek ? avait demandé la femme. Sa voix sèche lui avait donné la chair de poule, et il avait détourné le regard quand elle avait souri, révélant des dents gâtées. — Ce sont de très bonnes armes, avait-il dit. — Mes épées sont bénies, avait-elle répondu. J’en ai fait une pour Gorben il y a bien des années. Avec elle, il a presque conquis le monde. Et depuis, j’en ai fabriqué d’autres. Des armes puissantes. Elles augmentent la force et la rapidité de celui qui les porte. Les lames que tu possèdes désormais sont dignes d’un roi. — Je n’ai aucun désir d’être roi, avait-il dit. La Vieille Femme avait éclaté de rire. — C’est pour cela que la Reine te les a accordées, Olek Skilgannon. Tu es loyal, et c’est une qualité si rare qu’elle n’a pas de prix. Tu gagneras de nombreuses batailles avec ces armes. Tu reconquerras les terres des Naashanites pour ta Reine. Plus tard, assis seul avec la jeune Reine, Skilgannon lui avait fait part de son malaise. — La Vieille Femme est maléfique, avait-il dit. Je ne veux pas me servir de ses épées. La Reine avait ri. — Oh ! Olek ! Tu penses de façon trop rigide. Elle était assise tout près de lui, et il avait senti le parfum de sa chevelure de jais. — Oui, elle est ce que tu dis, et sans doute pis encore. Mais nous devons reconquérir Naashan, et je suis prête à me servir de toutes les armes que je trouverai. (Elle avait tiré un couteau de sa ceinture et l’avait tenu sous la lumière. La longue lame incurvée était gravée de runes délicates.) Elle me l’a donnée. N’est-elle pas magnifique ? — Oui, c’est vrai. — C’est la Lame du Discernement. Elle accroît la sagesse. Quand je la tiens, je vois tant de choses, et si clairement ! La Vieille Femme est maléfique, mais elle a prouvé sa loyauté. Sans elle, toi et moi aurions été tués, cette horrible nuit. Tu le sais. J’ai besoin de sa force, Olek. Je dois rebâtir le royaume. En tant qu’État vassal de Gorben, nous n’avons jamais pu grandir. Maintenant, il est mort, et nous pouvons suivre notre propre destin. Prends les épées. Sers-t’en. Sers-t’en pour moi. Il avait incliné la tête, puis avait porté la main de la Reine à ses lèvres. — Pour vous, Majesté, je ferai n’importe quoi. — Pas n’importe quoi, Olek, avait-elle dit doucement. — Non, avait-il reconnu. — L’aimes-tu plus que tu m’aimes ? — Non. Je n’aimerai jamais personne de cette façon. J’ignorais que j’étais capable d’aimer avec une telle intensité. — Tu pourrais encore me rejoindre dans mon lit, Olek, avait-elle murmuré en se glissant contre lui et en lui embrassant la joue. Je pourrais redevenir Sashan. Juste pour toi. Il s’était levé avec un gémissement. — Non, avait-il dit. Si je faisais cela, je renierais mes convictions. Nous détruirions tout ce pour quoi nous avons combattu. Tout ce pour la protection de quoi votre père est mort. Vous avez mon cœur, Jianna. Vous avez mon âme. Je vous aimais quand vous étiez Sashan, et je vous aime toujours, maintenant. Mais c’est impossible ! Il n’y a rien de plus que je puisse vous donner. Dayan est mon épouse. Elle est douce et bonne. Et bientôt, elle sera la mère de mon enfant. Je lui resterai fidèle. Je lui dois bien ça. Puis il avait pris les Épées de la Nuit et du Jour, et il était reparti à la guerre. Désormais, seul dans sa petite chambre, Skilgannon posa sa main sur le médaillon pendu à son cou. — Si le temple existe, Dayan, murmura-t-il, je le trouverai. Tu vivras de nouveau. Il resta un moment agenouillé sur le sol, perdu dans les souvenirs du passé. Avait-il été lâche de refuser de suivre les désirs de soit cœur ? Son amour pour Jianna était-il trop grand, ou pas assez grand ? Aurait-il pu vaincre les princes ainsi que les seigneurs ventrians et leurs fidèles ? Sa raison lui disait que cela aurait été impossible. Jianna et lui auraient été trahis. Mais son arrogance lui murmurait l’inverse. Tu aurais pu les battre tous, et ne plus faire qu’un avec la femme que tu aimais et désirais par-dessus tout. Ces pensées étaient renforcées par ce qui s’était passé, après qu’il eut reçu les deux épées. Pendant les deux années qui avaient suivi, tous les ennemis s’étaient inclinés devant lui. Une par une, les cités tenues par des fidèles ventrians avaient été prises, ou s’étaient rendues sans combattre à son armée de conquête. Mais, alors que le pouvoir de Jianna augmentait, elle avait commencé à changer. Leur relation s’était faite plus distante. Elle avait pris de nombreux amants, des hommes de pouvoir et d’ambition, et elle les vidait de leur force avant de les rejeter. Le pauvre fou, Damalon, avait été le dernier. Il l’avait suivie comme un chiot, quémandant des miettes d’attention. Jianna avait renvoyé Damalon la dernière nuit, après le massacre de Perapolis, et avait reçu Skilgannon sous sa tente de bataille. Il était arrivé avec le sang des innocents sur ses vêtements. Jianna, vêtue d’une robe blanche étincelante, sa chevelure de jais tressée de fils d’argent, l’avait regardé avec dédain. — N’aurais-tu pas pu prendre un bain avant de te présenter devant moi, général ? — Un raz-de-marée ne pourrait pas laver tout ce sang de mon corps, avait-il dit. Il sera sur moi pour le reste de ma vie. — Le puissant Skilgannon est-il en train de se ramollir ? — C’était mal, Jianna. C’était un acte maléfique à une échelle infinie ! Des bébés au crâne éclaté contre les murs, des enfants dont on avait arraché les tripes… Quel genre de victoire est-ce donc ? — Ma victoire, avait-elle lancé. Mes ennemis sont morts. Leurs enfants sont morts. Maintenant, nous pouvons reconstruire le royaume sans crainte de vengeance. — Bien, dans ce cas, vous n’avez plus besoin d’un soldat. Avec votre permission, je retournerai chez moi et je ferai de mon mieux pour oublier ce jour affreux. — Oui, rentre chez toi, avait-elle répondu d’une voix glaciale. Va voir ta Dayan. Repose-toi quelques semaines, puis reviens. Nous aurons toujours besoin de bons soldats. Nous avons repris les cités de Naashan, mais je désire rétablir les anciennes frontières, celles qui existaient au temps où mon père était roi. — Vous allez envahir aussi Matapesh et Cadia ? — Pas immédiatement. Mais bientôt. Et ensuite, Datia et Dospilis. — Que vous est-il arrivé, Jianna ? Autrefois, nous parlions de justice, de paix, de prospérité et de liberté. Ce sont les valeurs pour lesquelles nous avons combattu. Nous n’avions que mépris pour la vanité de Gorben et le désir des conquérants de se construire des empires. — J’étais à peine plus qu’une enfant, à l’époque, avait-elle dit d’un ton coupant. Maintenant, j’ai grandi. Les enfants ont des rêves stupides. Maintenant, j’ai affaire à des réalités. Je récompense ceux qui me soutiennent. Ceux qui sont contre moi meurent. Tu ne m’aimes plus, Olek ? — Je t’aimerai toujours, Sashan, avait-il simplement répondu. Son visage s’était adouci à cet instant, et elle était redevenue brièvement la jeune fille qu’il avait sauvée dans la forêt de Delian. Puis ses yeux noirs s’étaient étrécis et elle avait plongé son regard dans celui de l’homme. — N’essaie pas de me quitter, Olek. Je ne pourrais pas te le permettre. Repoussant les souvenirs du passé, Skilgannon grimpa dans son étroite couchette. Il s’endormit. Et rêva du Loup Blanc. L’aube était magnifique, le ciel baigné d’or, les quelques nuages soulignés de couleurs étincelantes, rouge profond à la base et gris scintillant au sommet. Cethelin se tenait sur la haute tour, absorbant la beauté de la nature de tout son être. L’air était parfumé. Il ferma les yeux et essaya de contrôler le tremblement de ses mains. Il ne manquait pas de foi, mais il n’avait pas envie de mourir. Le village distant était paisible, mais une fois de plus, de la fumée stagnait au-dessus des bâtiments détruits. Bientôt, la foule commencerait de se rassembler, et, comme la mer furieuse de son rêve, elle se lancerait à l’assaut des bâtiments de l’Église. Cethelin était vieux, et il avait trop souvent été témoin de tels événements. Ils suivaient toujours un schéma défini. Au début, la plus grande partie de la foule resterait plantée là sans rien faire, attendant les événements. Comme une meute de chiens de chasse tenus à la laisse. Puis les plus mauvais d’entre eux – pourtant si peu nombreux – déclencheraient l’horreur. Les laisses se briseraient, et la meute fondrait sur sa proie. Cethelin sentit la peur renaître en lui à cette idée. Raseev Kalikan serait le meneur. Cethelin essayait d’aimer tous ceux qu’il rencontrait, en dépit de la cruauté ou de la mesquinerie dont ils faisaient preuve. Mais c’était difficile d’aimer Raseev – pas parce qu’il était maléfique, mais parce qu’il était vide. Cethelin avait pitié de lui. Il n’avait aucune valeur morale, aucun sens de la spiritualité. Raseev était consumé par des pensées égoïstes. Toutefois, il était trop rusé pour être en première ligne de la foule. Même avec des plans de meurtre déjà établis, il penserait à l’avenir, à montrer qu’il avait les mains propres. Non, ce serait le vil Antol et son horrible épouse, Marja. Cethelin frissonna et s’en voulut d’avoir des pensées si peu charitables. Pendant des années, Marja avait fréquenté l’église, et elle s’était chargée d’organiser les événements et de réunir les dons. Elle se considérait comme une sainte femme à la grande sagesse, mais ses propos conduisaient toujours à émettre un jugement sur les autres. « Cette femme de Mellicane, mon père, vous savez qu’elle a une aventure avec le marchand, Callian. Elle ne devrait pas être accueillie à nos offices. » « Vous avez dû entendre le bruit épouvantable qu’a fait la buandière, Athyla, pendant les vêpres. Elle est incapable de sortir une note juste. Ne pourriez-vous lui demander de s’abstenir de chanter, mon père ? » « La Source entend le chant qui vient du cœur, pas de la bouche », lui avait dit Cethelin. Puis était arrivé le terrible jour où, après une collecte pour les pauvres, le frère Labberan avait découvert que Marja avait « emprunté » de l’argent au fonds. Ce n’était pas une grosse somme, environ quarante pièces d’argent. Cethelin lui avait demandé de rendre ce qu’elle avait pris. Au début, elle s’était rebellée et avait nié l’accusation. Plus tard, confrontée aux preuves de son forfait, elle avait soutenu qu’elle avait seulement emprunté la somme et avait eu la ferme intention de la rendre. Elle avait promis qu’elle rembourserait la semaine suivante. Depuis, elle n’avait plus jamais assisté à un office, et elle n’avait pas rendu l’argent, non plus. Frère Labberan aurait voulu que l’affaire soit rapportée à la Garde, mais Cethelin avait refusé. Depuis, Marja et son mari s’étaient ralliés aux Arbitres, et avaient parlé contre l’Église. L’attaque contre frère Labberan avait été organisée par Antol, et Marja avait assisté à tout, hurlant aux hommes de le frapper et de le faire saigner. Oui, ces deux-là seraient en première ligne. Ce seraient eux qui réclameraient du sang. La porte de la tour s’ouvrit. Cethelin se tourna pour voir quel prêtre venait déranger ses méditations, mais c’était Jesper, le chien. Il boitilla jusqu’à lui et s’assit en le regardant. — Le monde continuera, Jesper, dit-il en tapotant la grosse tête du chien. Les chiens seront nourris, les enfants naîtront et seront aimés. Je le sais, et pourtant, mon cœur est empli de terreur. Raseev Kalikan était dans les premiers rangs de la foule tandis qu’elle passait le vieux pont et entamait la montée qui menait aux anciens bâtiments du château. À côté de lui marchait l’Arbitre de Mellicane, Paolin Meltor, un homme robuste à la barbe noire. Sa jambe blessée guérissait bien, mais s’il marchait trop longtemps, elle le faisait encore souffrir. Raseev lui avait conseillé de ne pas venir, mais l’Arbitre avait refusé. — Ça vaudra bien un peu d’inconfort, le plaisir de voir mourir ces traîtres ! — Ne parlons pas de mort, mon ami. Nous cherchons seulement à ce qu’ils nous livrent le garçon qui a tué mon fils. (D’autres gens étaient présents, et Raseev ignora l’air de surprise choquée du visage de l’Arbitre.) S’ils refusent de faire leur devoir, nous devrons entrer dans le monastère et les arrêter tous. (Il prit Paolin par le bras et l’éloigna de la foule qui les écoutait.) Tout se passera comme vous le souhaitez, murmura-t-il. Mais nous devons penser à l’avenir. Nous ne devons pas laisser les gens nous considérer comme une bande de meurtriers. Nous cherchons la justice. Quelques hommes en colère perdront la tête, et un massacre regrettable – profondément regrettable – s’ensuivra. Vous comprenez ? — Qu’importe ! cracha Paolin. Ce subterfuge ne me dit rien qui vaille. Ce sont des traîtres, et ils méritent de mourir. Moi, ça me suffit. — Alors, vous devez agir comme votre conscience vous le suggère, dit Raseev d’une voix mielleuse. Paolin avança et se plaça à côté d’Antol et Marja. Raseev recula encore un peu. Il regarda la foule autour de lui. Il y avait environ trois cents personnes. Les prêtres barreraient probablement les portes, mais elles étaient en bois et brûleraient rapidement. Antol s’était assuré que certains hommes emportent des cruches d’huile, et il y avait autant de bois sec qu’on voulait le long de la pente qui menait au château. Raseev espérait qu’ils barreraient les portes. Cela donnerait à la foule le temps de se mettre en colère. Le capitaine de la Garde, Seregas, approcha de Raseev. Seregas était un homme du Nord, rusé, qui était posté à Skepthia depuis deux ans. Il avait réorganisé la Garde, augmenté les patrouilles à pied dans les quartiers les plus riches et dans le district commerçant. Pour ce service, Seregas demandait des subsides supplémentaires aux hommes d’affaires et aux patrons de boutique. Mais c’était à titre purement volontaire. Personne n’était contraint de payer, ou menacé s’il ne payait pas. Bizarrement, ceux qui ne payaient pas étaient sûrs que leur boutique ou leur maison seraient cambriolées. Les tavernes et les restaurants dont les propriétaires avaient choisi de se tenir en dehors du circuit étaient souvent le siège de rixes et de querelles – et perdaient une bonne partie de leur clientèle, qui préférait éviter des endroits si peu sûrs. Seregas était un homme mince, de haute taille, aux yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites et à la bouche fine, en partie cachée par une barbe noire. La veille, il était venu voir Raseev chez lui. Raseev l’avait emmené dans son bureau et lui avait offert un gobelet de vin. — Vous savez que les traces du garçon conduisent dans la direction opposée à l’église, Raseev, avait-il dit. Ce n’était pas une question. — La pente est rocheuse. Il a dû revenir sur ses pas. — Peu probable… — Que voulez-vous dire ? — C’est très simple, conseiller. Vous leur demanderez de vous remettre un garçon qu’ils n’ont pas. Ils seront bien obligés de refuser. Je suis sûr que ce malentendu conduira à une effusion de sang. Raseev l’avait regardé avec attention. — Que voulez-vous, Seregas ? — Il y a un homme recherché, à l’église. On offre une petite récompense pour lui. J’emporterai son cadavre. — Recherché par qui ? — Cela ne vous regarde pas, conseiller. Raseev avait souri. — Vous êtes en train de devenir riche, Seregas. Une petite récompense ne vous intéresserait pas. Et, je viens d’y penser, si les événements nous échappent, tous les corps seront brûlés. La foule et le feu, Seregas. Seregas avait bu une gorgée de vin. — Très bien, conseiller. Je serai plus ouvert avec vous. Un des prêtres vaut beaucoup d’argent. — Comme je vous l’ai déjà demandé, pour qui ? — Pour la Reine naashanite. J’ai déjà envoyé un cavalier à Naashan. Il devrait lui falloir cinq jours pour arriver à la frontière. Dans deux autres semaines, ma lettre arrivera à la capitale. — Qui est ce prêtre ? — Skilgannon. — Le Damné ? — En personne. Il nous faudra préserver son corps pour le présenter. Si nous ôtons tous les organes internes et que nous couvrions le cadavre de sel, il se desséchera et restera à peu près intact. Assez pour qu’ils puissent voir les tatouages. Il porte une araignée sur l’avant-bras, une panthère sur la poitrine et un aigle sur le dos. Il correspond à la description pour tout le reste, aussi : un homme de grande taille, aux cheveux noirs et aux yeux bleus étincelants. Après son arrivée, l’abbé a vendu un étalon ventrian noir de pure race, pour plus de trois cents raqs. C’est bien Skilgannon. — Combien la Reine est-elle décidée à payer ? Seregas gloussa. — La question est, conseiller, de définir combien je dois vous payer. – La moitié. — Pas question. Vous organisez des meurtres. Les temps changent, avec les idéologies politiques. Vous aurez peut-être besoin de quelqu’un de haut placé pour témoigner de votre bonne volonté, pendant des temps troublés. Raseev avait rempli les gobelets. — Effectivement, capitaine. Alors, que suggérez-vous ? — Un tiers. — Et cela représenterait… ? — Mille raqs. — Mon Dieu ! que lui a-t-il fait ? Il a égorgé son premier né ? — Je l’ignore. Nous sommes d’accord, conseiller ? — Oui, Seregas. Mais, dites-moi, pourquoi ne pas l’avoir simplement arrêté ? — D’abord, il n’a commis aucun crime, ici. Et surtout, c’est un tueur très dangereux, Raseev, avec ou sans armes. Je sais que nombre des récits de ses exploits sont probablement exagérés, mais il est bien connu qu’il est entré seul dans la forêt de Delian et qu’il a tué onze guerriers qui avaient capturé la princesse rebelle – ce que la Reine était alors. Vous avez aussi entendu dire de quelle manière il a traité l’Arbitre. Je l’ai vu, Raseev. Son habileté est extraordinaire. — Pensez-vous qu’il combattra, demain ? — Ça ne changera rien, contre trois ou quatre cents adversaires. Il n’est pas un dieu. Le nombre aura raison de lui. Dans la lumière étincelante du matin, Raseev marchait avec la foule, Seregas à côté de lui, trois autres soldats de la Garde non loin d’eux. Quand ils approchèrent du vieux château, Raseev vit que les portes étaient ouvertes. L’abbé, Cethelin, était debout sous l’arche de l’entrée, deux prêtres à côté de lui. L’un était grand et mince, et l’autre, puissamment bâti, arborait une barbe noire. — Le plus grand est Skilgannon, murmura Seregas. Raseev ralentit et laissa plusieurs personnes le dépasser. — Excellente idée, dit Seregas. Chapitre 4 Pour Braygan, ce fut le moment le plus terrifiant de sa vie. Il était devenu prêtre pour échapper aux horreurs d’un monde plongé dans les guerres et la violence, les sécheresses et les famines. Et maintenant, alors qu’il n’avait pas encore vingt ans, la Mort avançait vers lui. Sur les trente-cinq prêtres, plus de vingt fuyaient par les portes arrière pour se mettre à l’abri, vers les prés des moutons et dans les bois. Il vit frère Anager sortir du bâtiment principal, un sac en toile sur l’épaule. Braygan resta immobile quand le cuisinier arriva à sa hauteur. — Venez avec nous, Braygan. Il est futile de mourir ici. Braygan aurait tellement voulu lui obéir ! Il fit plusieurs pas vers le pré, puis regarda en arrière, là où l’abbé Cethelin se tenait, sous l’arche de l’entrée. – Je ne peux pas, dit-il. Je vous souhaite bonne chance, Anager. Le prêtre ne répondit pas. Il hissa son sac sur une épaule et courut vers le pré. Braygan le regarda gravir péniblement la pente herbeuse. À cet instant, un sentiment de paix envahit l’esprit du jeune acolyte. Il inspira à fond et rejoignit Cethelin. Celui-ci se tourna à l’arrivée de Braygan, sourit et tapota le jeune homme sur le bras. — J’ai vu une chandelle dans mon rêve, Braygan. Elle se dressait contre l’obscurité envahissante. Nous serons cette chandelle. La foule était plus près désormais, et Braygan vit la silhouette grande et mince d’Antol le boulanger, dont la chevelure sombre était retenue par un serre-tête de bronze. Ses yeux protubérants étaient pleins de colère. À côté de lui se tenait l’Arbitre qui avait jeté Braygan sur le sol à coups de poing, et qui avait été arrêté par frère Lantern. Braygan jeta un coup d’œil à ce dernier, qui était immobile, le visage impassible. — Faites sortir Rabalyn, le criminel, hurla Raseev Kalikan. Ou affrontez les conséquences ! Cethelin avança plus près de la foule. — J’ignore de quoi vous parlez, dit-il. Il n’y a pas de criminels ici. Le jeune Rabalyn n’est pas dans l’enceinte de ces murs. – Vous mentez ! beugla Antol. — Je ne mens jamais, dit Cethelin. Le garçon n’est pas ici. Je vois que vous avez des officiers de la Garde avec vous. Ils sont libres de fouiller les bâtiments. — Nous n’avons pas besoin de votre permission, traître ! cria l’Arbitre. La foule commença d’avancer. Cethelin leva les bras. — Mes frères, pourquoi voulez-vous nous faire du mal ? Aucun de mes frères ne vous a jamais causé de tort. Nous vivons pour servir… — Voilà pour les traîtres ! cria Antol en se ruant vers Cethelin. Le soleil étincela sur le long couteau qu’il tenait. Cethelin se tourna vers lui. Frère Lantern bondit à travers le champ de vision de Braygan. Cethelin tituba et Braygan vit du sang sur la lame du couteau. — Mets-lui les tripes à l’air ! cria une voix de femme dans la foule. Braygan reconnut la voix : celle de Marja, la femme du boulanger. Braygan rattrapa Cethelin alors qu’il s’effondrait. L’abbé avait été poignardé au-dessus de la hanche gauche, et le sang trempait ses robes bleues. Antol essaya de l’atteindre pour lui porter un deuxième coup, mais Lantern lui saisit le bras et le tordit férocement. Antol hurla et lâcha l’arme. Lantern la récupéra avec la main droite, puis il fit pivoter Antol pour qu’il soit face à la foule. Puis Lantern parla d’une voix dure et puissante. — Vous êtes venus ici pour la mort, racaille mangée aux asticots, et la mort, vous l’aurez ! (Il regarda Marja, une femme rondelette au visage joufflu et aux cheveux grisonnants coupés court.) Vous avez demandé qu’on mette des tripes à l’air, sorcière ! Eh bien, voilà pour vous satisfaire ! Comme le dos d’Antol était tourné vers lui, Braygan ne vit pas le coup terrible porté par le couteau, mais il entendit Antol hurler, et il vit quelque chose sortir du ventre de l’homme et tomber sur le sol. Le son émis par l’homme étripé était à peine humain, et glaça Braygan jusqu’au fond de l’âme. Puis frère Lantern tira la tête de l’homme en arrière et lui trancha la gorge. Le sang gicla sur la lame. — Non ! cria Marja en se précipitant vers le corps de son époux. Frère Lantern l’ignora et avança vers la foule. — Ça vous suffit, ou vous en voulez davantage ? Venez, vermisseaux ! D’autres peuvent encore mourir ! Tous reculèrent, excepté deux officiers de la Garde en tenue noire, qui coururent vers lui, leur sabre à la main. Lantern se porta à leur rencontre. Il esquiva quand la première lame visa son cœur. Le soldat recula en titubant, et Braygan vit que le couteau d’Antol était désormais enfoncé dans la gorge de l’homme. Et Lantern s’était approprié le sabre de l’agonisant. Il para un coup de l’autre soldat, fit pivoter sa lame et la plongea dans la poitrine de l’homme. Le soldat hurla et recula, libérant la lame du sabre qui l’embrochait. Lantern s’éloigna de l’homme. Braygan pensa qu’il allait retourner près de Cethelin, mais il pivota soudain sur ses talons et le sabre étincela dans l’air. Il frappa l’officier au cou, traversant la chair, les tendons et les os. La tête du jeune soldat frappa le sol alors que son corps restait encore debout quelques secondes. Puis Braygan vit la jambe droite frémir, et le corps décapité s’effondra sur le sol. Dans la foule, on n’entendait plus un son. Lantern, les deux sabres à la main, marcha le long de la rangée d’hommes et de femmes. — Alors ? appela-t-il. N’y a-t-il plus de combattants parmi vous ? Et vous, Arbitre ? Êtes-vous prêt à mourir ? J’ai recousu vos blessures. Maintenant, je me propose de vous en infliger d’autres. Tenez, je vais vous faciliter la tâche ! Il enfonça les deux sabres dans le sol. — Vous ne pouvez pas nous tuer tous ! cria l’Arbitre. Venez, les gars, occupons-nous de lui ! Il fonça vers Lantern avec un grand cri. Lantern avança pour l’intercepter. De la main gauche, il saisit le poignet armé de l’homme et le tordit. L’Arbitre gémit de douleur et lâcha l’arme. Lantern mit son pied sous le couteau et le projeta en l’air. Il le saisit de la main gauche, et plongea l’arme dans l’orbite droite de l’Arbitre. Pendant que le corps s’effondrait, il recula et récupéra les sabres. — Ce type était un idiot, dit-il. Mais il avait raison sur un point : je ne peux pas vous tuer tous. Sans doute seulement une dizaine d’entre vous. Vous voulez tirer au sort, paysans ? Ou allez-vous vous jeter tous sur moi et vérifier plus tard qui aura perdu la vie ? Personne ne bougea. — Et toi, qu’en dis-tu ? demanda Lantern en pointant son sabre sur un jeune homme aux larges épaules debout non loin de lui. Est-ce que ce seront tes tripes que je répandrai sur le sol, ensuite ? Allez, parle, vermisseau ! Il avança vers le villageois, qui hurla de peur et recula dans la foule. — Vous, peut-être, conseiller ? dit furieusement Lantern en se dirigeant vers Raseev Kalikan. Êtes-vous prêt à mourir pour vos chers administrés ? Ou pensez-vous que les réjouissances suffisent, pour aujourd’hui ? Il avança vers Raseev, qui resta planté là sous le soleil, clignant des yeux. La foule recula et laissa l’homme politique terrifié affronter seul Lantern. — Il y a eu suffisamment de… d’effusion de sang, murmura Raseev quand la lame du sabre, couverte de sang, toucha sa poitrine. — Plus fort ! Votre misérable troupeau n’a pas bien entendu ! — Ne me tuez pas, Skilgannon, supplia Raseev. — Ah ! Ainsi, vous me connaissez. Peu importe. Parlez à vos brebis, Raseev Kalikan, tant qu’il vous reste une langue pour le faire. Vous savez ce que vous devez dire. — Il y a eu suffisamment de sang répandu ! hurla Raseev. Retournez dans vos foyers. Je vous en prie, mes amis. Rentrons tous chez nous. Je ne voulais pas que quiconque soit blessé, aujourd’hui. Antol n’aurait pas dû attaquer l’abbé. Il l’a payé de sa vie. Maintenant, agissons en êtres civilisés, avant de basculer dans la barbarie ! — Sages paroles, dit Skilgannon. Pendant un moment, la foule ne bougea pas. Skilgannon fixa ses yeux d’un bleu de glace sur l’homme le plus proche, et celui-ci recula. D’autres le suivirent, et bientôt la foule se dispersa. Raseev fit mine de la suivre. — Pas encore, conseiller, dit Skilgannon, tapotant l’épaule de Raseev avec la lame du sabre. Ni vous, capitaine, ajouta-t-il quand il vit Seregas reculer aussi. Depuis combien de temps êtes-vous au courant ? — Quelques jours seulement, général, dit Seregas d’une voix onctueuse. J’ai repéré le tatouage quand vous avez démoli l’Arbitre. — Et vous avez envoyé la nouvelle à l’est. — Bien entendu. On offre trois mille raqs pour votre capture. — C’est compréhensible, dit Skilgannon. (Puis il se tourna vers Raseev.) Je ne serai plus là désormais, dit-il au conseiller, mais j’entendrai parler de ce qui se passera ici après mon départ. S’il arrive quoi que ce soit à mes frères, je reviendrai. Et je vous tuerai à la manière ancienne, celle des Naashanites. Vous mourrez morceau après morceau. Skilgannon tourna le dos aux deux hommes et se dirigea vers l’endroit où Braygan était agenouillé, tenant l’abbé Cethelin entre ses bras. Quand il approcha, Marja, toujours agenouillée près du cadavre de son mari, se leva d’un bond. — Salaud ! hurla-t-elle en se jetant sur Skilgannon. Il pivota sur ses talons et évita la charge. Marja trébucha et tomba tête la première. — Par le ciel ! je n’ai jamais aimé cette femme, dit Skilgannon. Il mit un genou en terre et examina la blessure du flanc de Cethelin. Le couteau d’Antol avait entamé la peau de sa hanche, mais il n’avait pas pénétré profondément. — Je vais recoudre cette blessure, dit-il. — Non, mon fils. Vous ne me toucherez pas. Je sens la haine et la colère qui émanent de vous. Elles me brûlent l’âme. Braygan et Naslyn vont me ramener à mes appartements et me soigner. Vous m’y rejoindrez, dans un petit moment. J’ai quelque chose pour vous. Braygan et Naslyn aidèrent le vieux prêtre à se lever. Il regarda les cadavres, et secoua la tête. Skilgannon vit des larmes dans ses yeux. Skilgannon attendit, silencieux, pendant que les deux prêtres aidaient l’abbé à traverser la cour et à entrer dans le bâtiment en face. Il avait les mains gluantes de sang. Il les essuya sur ses robes puis alla s’asseoir sur un siège de pierre dans l’entrée. La femme, Marja, s’agita et se mit à genoux. Skilgannon l’ignora. Elle regarda autour d’elle, vit le corps de son mari et commença de sangloter d’une voix brisée. Elle tituba jusqu’au mort et s’agenouilla près de lui. Son chagrin était réel, mais il ne toucha pas Skilgannon. Elle était de ceux qui ne réfléchissent jamais aux conséquences. Marja avait exigé qu’on répande des tripes. Et son souhait avait été exaucé. Quatre âmes de plus avaient pris la longue route ténébreuse. Deux années de colère réprimée avaient été libérées en quelques terrifiants instants. Frère Lantern – un rôle qu’il avait essayé de jouer, de toutes ses forces, avait disparu sans laisser de traces. Le visage de son père lui apparut, comme il le voyait toujours, ses traits généreux encadrés par un casque de bronze, où étincelait une touffe de crin de cheval blanche. « Nous sommes ce que nous sommes, mon fils. » Skilgannon n’avait jamais oublié ces mots. Son père, Decado, ne portait pas l’armure d’un mercenaire quand il les avait prononcés. Cela s’était passé pendant un de ses rares séjours chez lui, pendant qu’il récupérait d’une blessure à la cuisse et d’un poignet cassé. Skilgannon avait été renvoyé de l’école pour la journée, après avoir combattu – et assommé – deux autres garçons. — Le sang ne ment pas dans notre famille, Olek. Nous sommes des guerriers, avait dit Decado en gloussant. Les gens sont comme les chiens, mon garçon. Il y a les petites saucisses à pattes que tout le monde aime caresser, et les grands chiens maigres que nous regardons courir et sur qui nous parions. Il existe tout un tas de chiens domestiques dont la queue s’agite joyeusement – et il y a les loups. Le loup est fort, il a de puissantes mâchoires, et il est féroce si on l’excite. Nous sommes ce que nous sommes, mon fils. Et nous sommes des loups. Et toutes ces petites bêtes domestiques seraient avisées de faire attention quand elles nous rencontrent ! Deux mois plus tard, son père était mort. Piégé en haut d’une colline par deux divisions d’Infanterie panthianne, Decado avait mené la charge le long de la pente. Les quelques survivants parlaient de son courage incroyable, et racontaient comment il avait presque rejoint le roi panthian. Quand le corps principal de l’armée était arrivé sur le champ de bataille, ils avaient trouvé tous les corps empalés sur des pieux, sauf un. Decado était toujours monté sur son cheval, qui avait été attaché non loin. Au début, l’armée avait cru qu’il était en vie. Puis, quand les hommes étaient arrivés près de lui, ils avaient vu qu’il avait été attaché à sa selle, le dos maintenu droit par trois planches en bois. Ses épées pendaient à son ceinturon, et il portait toujours ses bagues. Dans son poing fermé, ils avaient trouvé une petite pièce d’or qui portait l’emblème panthian. Un cavalier avait rapporté la pièce à Skilgannon. — C’est le salaire du Passeur, avait-il dit au jeune garçon. Les Panthians voulaient s’assurer qu’il pourrait traverser la rivière ténébreuse. Skilgannon avait été horrifié. — Alors, comment va-t-il faire, maintenant ? Vous lui avez pris la pièce ! — Ne t’inquiète pas, petit. Je l’ai enterré avec une autre pièce – une des nôtres. Elle est aussi en or, et le Passeur l’acceptera. Je voulais que tu aies cette pièce-là. Les Panthians lui ont fait honneur, et elle est le symbole de cet honneur. « Nous sommes ce que nous sommes, mon fils. Et nous sommes des loups. » Lui, il était Skilgannon le Damné, et il le serait toujours. Il entendit du bruit derrière lui et se tourna. Les prêtres fugitifs revenaient et se glissaient timidement dans le bâtiment principal. Tout ça est insensé, pensa-t-il. Il était fort probable que, de tous les prêtres, seul Cethelin ait vraiment cru au pouvoir magique de l’amour. Les autres ? Naslyn voulait se racheter, Braygan cherchait la sécurité. Anager et les autres fugitifs avaient sans doute choisi la prêtrise comme on pourrait choisir entre devenir tailleur ou cordonnier. Une profession, rien de plus. Skilgannon ne trouvait pas en lui l’énergie de haïr Raseev Kalikan ou le capitaine Seregas. Eux, au moins, avaient un but. Skilgannon s’était tenu à côté de Cethelin et avait presque réussi à se persuader qu’il resterait passif et laisserait la foule faire ce qu’elle voulait. Le monde se portera bien mieux sans moi, avait-il pensé. Pourtant, quand le vil boulanger avait poignardé Cethelin, quelque chose avait cédé en Skilgannon. Les ténèbres avaient été libérées. Le frère Anager se glissa près de lui, vit les corps de l’autre côté des portes et fit le signe de la Corne protectrice. — Qu’est-il arrivé ici, mon frère ? murmura-t-il. — Je ne suis pas votre frère, dit Skilgannon. Il retourna à sa chambre et tira le coffre étroit qui se trouvait sous son lit. Il en sortit une chemise de lin couleur crème bordée de satin blanc, sans col et sans manches. Il la posa sur le lit et prit une paire de pantalons de cuir et une large ceinture marron, qu’il posa à côté de la chemise. Puis il ôta ses robes trempées de sang et les jeta sur le sol avant d’enfiler les vêtements qu’il avait sortis du coffre. Il enfila une paire de bottes de cheval qui lui arrivaient aux genoux, avant de se lever et de taper des pieds. Les bottes étaient serrées, après deux années à porter des sandales ouvertes. Enfin, il souleva une veste de voyage en daim huilé, également sans manches, mais avec, aux épaules, de longues franges de cuir terminées par des boules d’argent. L’argent était désormais terni et noir, comme les anneaux – cinq de chaque côté – qui décoraient ses bottes entre le genou et la cheville. Il enfila la veste et sortit de la chambre sans un regard en arrière. Frère Braygan l’attendait dans la cour. — C’était une sale blessure, dit-il à Skilgannon. Naslyn l’a recousue. Je crois qu’il se remettra bien. — Tant mieux. — Vous nous quittez ? — Comment pourrais-je rester, Braygan ? En plus des morts, ils savent qui je suis. Des chasseurs viendront, des tueurs cherchant la récompense. — Alors, vous êtes réellement le Damné ? — Oui. — C’est difficile à croire. Les récits ont dû être un peu… exagérés. — Non, ils ne le sont pas. Tout ce que vous avez entendu est vrai. Skilgannon s’éloigna et grimpa les marches qui menaient aux appartements de Cethelin. Il le trouva sur son lit, Naslyn à côté de lui. Le prêtre à la barbe noire se leva quand il entra, et sortit en silence. Skilgannon approcha du lit et regarda le visage gris de l’abbé. — Je suis désolé, Frère Aîné. — Moi aussi, Skilgannon. Je pensais que mon rêve signifiait une chandelle d’amour. Mais c’était faux. C’était la flamme du guerrier. Maintenant, tout ce que nous avions voulu accomplir ici est gâché. Nous sommes les prêtres qui ont tué pour sauver leur vie. — Auriez-vous préféré mourir là-dehors ? — Oui, Skilgannon, j’aurais préféré. Du moins, le prêtre qui est en moi l’aurait préféré. L’homme que je suis est content d’être encore en vie, pour quelques jours, quelques mois ou quelques années. Ouvrez le placard, là-bas. Dans le fond, vous trouverez un paquet enveloppé dans de vieilles couvertures. Apportez-le-moi. Skilgannon obéit. Quand il toucha le paquet, il comprit instinctivement ce qu’il renfermait. Son pouls s’accéléra. — Déballez-le, ordonna Cethelin. — Je n’en veux pas. — Alors, emportez-les et faites-les détruire. Quand vous me les avez remises, j’ai senti le mal qui émanait d’elles. J’espérais que vous vous libéreriez de leur pouvoir ténébreux. Je vous ai vu souffrir, et j’ai été fier de la force que vous avez montrée. Mais je ne pouvais pas les jeter, ou les vendre, comme vous me l’avez suggéré. J’aurais eu l’impression de lâcher la peste sur un monde troublé. Elles vous appartiennent, Skilgannon. Prenez-les, et emportez-les loin d’ici. Il posa le paquet sur une table, dénoua les liens et enleva la couverture. Les Épées de la Nuit et du Jour. Le soleil dépassant par la fenêtre scintillait sur les poignées en ivoire gravé, et sur l’unique fourreau noir poli. Il saisit le baudrier au bord argenté qui connectait les extrémités du fourreau et fit passer les armes sur son dos. Il y avait autre chose dans le paquet, une bourse de cuir bien pleine. Il la soupesa. — Il y a vingt-huit raqs d’or dans cette bourse, dit Cethelin. Le restant de l’argent de la vente de l’étalon. Le reste a servi à acheter de la nourriture pour les pauvres, pendant la sécheresse. — Saviez-vous qui j’étais, quand je suis arrivé ici, Frère Aîné ? — Oui. — Alors, pourquoi m’avez-vous autorisé à rester ? — Aucun homme n’est au-delà de la rédemption. Même le Damné. Il est de notre devoir d’aimer ceux que personne n’aime, et ainsi, d’ouvrir leur cœur à la Source. Est-ce que je le regrette ? Oui. Le referais-je ? Oui. Vous vous souvenez que je vous ai demandé de m’accorder une faveur ? Êtes-vous toujours d’accord ? — Bien entendu. — J’envoie Braygan aux aînés, à Mellicane. Accompagnez-le et remettez-le entre leurs mains, sain et sauf. — Braygan est une âme pure. Ne craignez-vous pas qu’il soit corrompu par le mal qui est en moi ? — Peut-être. Oui, il est pur, intact. Mais il est aussi sans expérience, et il ne comprend pas la dureté de ce monde. S’il peut aller jusqu’à Mellicane avec vous et rester pur, il en sera un meilleur prêtre. S’il ne peut pas, il lui faudra chercher un avenir hors de l’Église. Adieu, Skilgannon. — Je préférais quand vous m’appeliez frère Lantern. — Le frère Lantern est mort devant ces murs, Skilgannon. Il a disparu quand le sang a coulé. Un jour, peut-être, il reviendra. Je prierai pour que ce jour arrive. Partez, maintenant. Votre vue m’est une offense. Skilgannon se tut. Il se détourna et gagna la porte. Dehors, Naslyn attendait. Il saisit le bras de Skilgannon. — Je vous remercie, mon frère, dit Naslyn. — De vous avoir sauvé la vie ? — De m’avoir donné le courage de rester. (Naslyn soupira.) Je ne suis pas un philosophe. Peut-être Cethelin a-t-il raison. Peut-être devrions-nous offrir notre amour au monde et le laisser nous arracher le cœur. Je n’ai pas la réponse, mon ami. Mais si on me demandait de trancher entre voir Cethelin en vie, ou ce misérable boulanger, Antol, je sais lequel je choisirais. (Il regarda Skilgannon dans les yeux.) Vous êtes un homme courageux, et je vous respecte. Où irez-vous ? — D’abord à Mellicane. Ensuite ? Je l’ignore… — Que la Source soit avec vous, où que vous alliez. — La Source et moi, nous ne nous parlons plus depuis longtemps, je le crains. Prenez soin de vous, Naslyn. Chapitre 5 Rabalyn était allongé, immobile, sachant que s’il bougeait, le dragon le verrait. Il sentait le feu de sa respiration sur ses bras et sa poitrine, et sur le côté gauche de son visage. La douleur était atroce. Le jeune homme ne regardait pas le dragon. Il restait couché, les yeux fermés, faisant appel à toutes ses forces pour ne pas crier. Son corps se mit à trembler. Le feu du dragon s’éteignit, et un froid terrible le submergea. Il sut alors que le dragon avait été remplacé par un démon des glaces. Tante Athyla lui avait parlé de ces créatures du Nord lointain. Elles rampaient à côté des maisons et glaçaient les os des malades et des faibles. Le froid était encore pire que le souffle du dragon. Il rongeait sa chair. Rabalyn ouvrit les yeux et se mit péniblement à genoux. Il se trouvait dans un petit vallon, entouré d’arbres et de buissons. Un faible soleil filtrait à travers les branches. Il toucha une branche morte et la saisit, la manipulant comme une massue. Puis il regarda autour de lui, cherchant le démon des glaces. De la sueur lui coulait dans les yeux. Il n’y avait pas de démon, ni de dragon. Sa gorge était horriblement sèche, et ses bras et son visage le brûlaient. — J’ai rêvé, dit-il à haute voix. Ses tremblements s’accentuèrent. Son corps nu était trempé de sueur et de rosée, et la brise fraîche qui soufflait dans les bois lui paraissait être un blizzard hivernal. Rabalyn se leva, les jambes molles, et gagna un épais buisson. Il s’accroupit et gémit quand une douleur renouvelée fusa dans sa cuisse. Il baissa les yeux et vit que sa peau était à vif. Il s’allongea de nouveau. Il faisait plus chaud là, et, pendant un instant, il eut presque l’impression d’être normal. La chaleur augmenta. Et augmenta encore. La sueur l’inonda. Il revit le couteau s’enfoncer dans le cou de Todhe, et le corps de tante Athyla allongé près de la maison en flammes. Le dragon revint. Cette fois, Rabalyn le regarda, sans peur et sans inquiétude. Son corps doré était couvert d’écailles, et il avait une longue tête plate. Le feu qui dévorait Rabalyn ne venait pas de sa gueule, mais de ses yeux. Ils étaient si brillants que le jeune homme avait du mal à les regarder. — Va-t’en, murmura-t-il. Laisse-moi tranquille. — Il délire, dit le dragon. — Les brûlures sont infectées, dit une autre voix. Rabalyn dériva dans d’étranges rêves. Il flottait sur un lac limpide. L’eau était fraîche sur sa peau, excepté aux endroits où le soleil le frappait, sur le visage et le bras. Il essaya de s’enfoncer davantage dans le liquide froid, mais il en fut incapable. Tante Athyla était là, assise dans son vieux fauteuil. Il s’aperçut à ce moment qu’il n’était pas dans un lac, mais dans un bain peu profond. — Où étais-tu passé, petit ? demanda tante Athyla. Il est très tard. — Je suis désolé, ma tante. J’ignore où j’étais. — Pensez-vous qu’il va mourir ? demanda quelqu’un à tante Athyla. Rabalyn ne vit pas celui qui avait parlé. Tante Athyla ne répondit pas. Elle démêlait une pelote de laine. Mais ce n’était pas de la laine, c’était du feu. Une boule de feu. — Je vais te faire un manteau, dit-elle. Il te tiendra chaud, en hiver. — Je n’en veux pas, dit-il. — Ne dis pas de bêtises. Ce sera un manteau superbe. Tiens, touche la laine. Elle lui frotta le feu contre le visage, et il hurla. L’obscurité le submergea. Quand la lumière revint, il découvrit un spectacle des plus étranges. Un homme était agenouillé près de lui, mais au-dessus de ses épaules flottaient deux visages bizarres. L’un était sombre, avec de grands yeux dorés fendus en amande, comme ceux d’un loup. L’autre était pâle et sa bouche était une longue fente emplie de dents pointues. Celui-ci avait les pupilles verticales, comme celles d’un chat. Les deux visages brillaient comme s’ils avaient été composés de fumée. L’homme ne semblait pas avoir conscience de la présence des créatures de fumée. — Tu m’entends, Rabalyn ? demanda-t-il. Ce visage lui était familier, mais il n’arriva pas à mettre un nom dessus. Il dériva de nouveau dans les rêves. Quand il se réveilla enfin, la douleur de ses brûlures était plus supportable. Il était allongé sur le sol, une couverture jetée sur lui. Son bras gauche était bandé. Rabalyn gémit. Aussitôt, un homme vint s’agenouiller près de lui. Il le reconnut : c’était un des prêtres. — Je vous connais, dit-il. — Je suis le frère Braygan, dit l’homme en l’aidant à se lever et en lui donnant à boire. Comment as-tu récolté ces brûlures ? — Todhe a mis le feu à la maison de ma tante. — Je suis désolé. Ta tante va bien ? — Non. Elle est morte. Une autre silhouette approcha. Au début, Rabalyn ne reconnut pas l’homme. Il portait une veste à franges, et il avait les bras nus. Une araignée noire était tatouée sur son avant-bras. Rabalyn regarda l’homme dans ses yeux pâles. Il comprit alors qu’il s’agissait du prêtre, frère Lantern. — Ils sont à ta poursuite, petit, dit Lantern. Tu ne peux pas retourner au village. — Je le sais. J’ai tué Todhe. Je voudrais que ça ne soit pas arrivé. — Il devra nous accompagner à Mellicane, dit frère Braygan. — Et que fera-t-il à Mellicane ? demanda sèchement Lantern. Il mendiera dans les rues ? — Mon père et ma mère s’y trouvent, dit Rabalyn. Je les chercherai. — Voilà, c’est donc réglé, dit Braygan. Pour le moment, repose-toi. J’ai mis des cataplasmes aux herbes sur les brûlures de tes bras et de tes jambes. Ce sera douloureux un certain temps, mais ça devrait guérir, je pense. Rabalyn replongea dans le sommeil, et dans un nouveau lac de rêves. Quand il se réveilla, il faisait nuit. Les rêves s’effilochèrent comme de la brume dans la brise. Excepté un. Il se souvenait d’une terrible hache, et d’un homme aux yeux couleur de ciel d’hiver. Rabalyn frissonna à ce souvenir. Au matin, frère Lantern sortit une chemise et des braies de rechange de son sac et les donna à Rabalyn. La chemise était faite d’une étoffe souple que le jeune garçon n’avait jamais vue. Elle brillait d’une lueur douce qui retenait la lumière. Sur la poitrine était brodé au fil d’or un serpent enroulé, prêt à frapper. — Mes brûlures vont tacher le tissu, dit Rabalyn. Je ne veux pas abîmer une si belle chemise. — Ce n’est qu’un vêtement, dit Lantern. Les braies étaient en cuir noir et souple, et trop longues pour le jeune garçon. Braygan s’agenouilla devant lui et fit plusieurs revers sur les chevilles de Rabalyn. Puis Braygan sortit de son propre sac une paire de sandales. Rabalyn les chaussa. Elles lui allaient presque parfaitement. — Voilà, ça devrait aller, dit Braygan. Tu ressembles à un jeune noble. Les quelques jours suivants furent difficiles pour Rabalyn. Les brûlures furent longues à guérir, la chair se craquela et suppura. La peau neuve, quand elle se formait, restait fragile et s’abîmait aisément. La douleur était constante. Il essaya de ne pas se plaindre, car il avait compris que le guerrier de grande taille qui avait été frère Lantern ne voulait pas de lui. L’homme lui parlait rarement. D’un autre côté, il ne parlait pas beaucoup au frère Braygan, non plus. Il avançait droit devant lui, disparaissant parfois. Quand ils passaient dans une zone vallonnée, il grimpait en haut de la pente la plus haute et étudiait la piste d’où ils venaient. Le matin du quatrième jour, le guerrier – comme Rabalyn l’appelait en son for intérieur – leur fit quitter la route et les conduisit dans des broussailles épaisses. Ils restèrent accroupis derrière des buissons pendant que cinq cavaliers arrivaient en vue, au grand galop. Rabalyn reconnut Seregas, le capitaine de la Garde. Après le passage des cavaliers, Rabalyn se sentit au bord des larmes. Ses blessures étaient douloureuses. Il voyageait avec des étrangers, dont un ne l’appréciait pas, et les officiers de la Garde étaient toujours à ses trousses. Et s’ils le suivaient jusqu’à Mellicane, et le dénonçaient comme meurtrier ? Le guerrier les conduisit plus profondément dans les bois, à gauche de la piste, et ils voyagèrent sur un terrain difficile la plus grande partie de la journée. Le soir, Rabalyn était épuisé. Le guerrier trouva un vallon caché et alluma un feu. Rabalyn ne s’assit pas trop près, car ses blessures ne toléraient pas bien la chaleur. Le frère Braygan lui apporta un bol de bouillon. — Te sens-tu un peu mieux ? demanda-t-il. — Oui. — Tu es triste à cause de ta tante. Je le vois dans tes yeux. Rabalyn sentit la honte le submerger. Il s’était plus préoccupé de ses propres problèmes, et il se sentit coupable de son égoïsme. — C’était une femme de bien, dit-il, ne voulant pas mentir carrément. Le guerrier avait disparu dans la nuit, et Rabalyn se sentait plus à l’aise en son absence. — J’aimerais qu’il s’en aille, dit-il à voix haute. — Qui ? demanda Braygan. Rabalyn n’avait pas eu l’intention de révéler ses pensées. — Frère Lantern. Il me fait peur, dit-il, embarrassé. — Il ne te fera aucun mal, Rabalyn. Frère Lantern est… un homme de bien. — Qu’est-il arrivé à l’église ? La foule est-elle venue ? — Oui. — A-t-elle tout brûlé ? — Elle n’a rien brûlé, Rabalyn. Parle-moi de tes parents. Sais-tu où ils habitent, actuellement ? Rabalyn secoua la tête. — Je ne pense pas qu’ils veuillent de moi. Ils m’ont laissé, avec ma sœur, aux bons soins de tante Athyla, il y a des années. Ils n’ont jamais envoyé de nouvelles. Ils ignorent même que Lesha est morte. En fait, ce sont deux bons à rien. Ce fut le tour de Braygan d’avoir l’air mal à l’aise. — Ne dis pas ça, mon ami. Nous avons tous nos faiblesses. Personne n’est parfait. Tu dois apprendre à pardonner. Rabalyn ne répondit pas. Tante Athyla n’avait jamais dit de mal de ses parents, mais, en grandissant, il avait entendu ce que disaient les autres. Son père était un homme paresseux, renvoyé deux fois de ses emplois, et emprisonné pendant un an pour avoir volé à son travail. C’était aussi un alcoolique, et le seul souvenir clair que Rabalyn avait de lui était de l’avoir vu frapper sa mère au visage après une dispute. Elle avait été projetée contre un mur et à demi assommée. Rabalyn avait six ans à l’époque, et il avait couru vers sa mère, en larmes. C’était à ce moment que son père lui avait flanqué un coup de pied. « Comment un homme est-il censé faire quelque chose de bien de sa vie ? avait-il hurlé. C’est déjà dur de gagner assez pour s’en sortir, sans parler d’avoir à nourrir et vêtir des garnements ingrats. » Rabalyn détestait la faiblesse. Et il n’avait jamais compris pourquoi sa mère avait abandonné ses enfants pour partir avec un homme qui manquait à ce point de vertu. Il n’avait parlé aux prêtres de la présence de ses parents à Mellicane qu’afin qu’ils ne l’abandonnent pas à son sort. Il n’avait pas la moindre intention de les chercher. Qu’ils pourrissent sur pied, où qu’ils soient, pensa-t-il. Braygan gagna le feu et y ajouta plusieurs branches sèches. — Qu’est-il arrivé quand la foule est venue au monastère ? demanda Rabalyn. — Je n’ai pas vraiment envie d’en parler, Rabalyn. — Pourquoi ? — Ça a été terrible, Rabalyn. Horrible. Le visage du prêtre reflétait son chagrin. Rabalyn le regarda. Assis près du feu, il fixait ses yeux sur les flammes. — Et Jesper, il va bien ? demanda le jeune garçon. — Jesper ? — Le chien de Kalia. — Oh ! oui, le chien va bien. L’abbé Cethelin s’occupe de lui. — Pourquoi frère Lantern n’est-il pas habillé en prêtre ? — Il a quitté l’Ordre. Comme moi, il est… était… un acolyte. Il n’avait pas encore prononcé ses vœux définitifs. Veux-tu quelque chose à manger ? — J’aimerais savoir ce qui est arrivé, à l’église. Qu’est-ce qui était si horrible ? Braygan soupira. — Des hommes sont morts, Rabalyn. L’abbé a été poignardé. — Mais frère Lantern les a arrêtés, non ? — Comment peux-tu savoir ça ? — Je ne le sais pas. Je l’ai deviné. Je l’ai vu se débarrasser de l’Arbitre qui vous avait attaqué. Il ne semblait pas effrayé. Puis il a ordonné à la foule de transporter l’Arbitre à la taverne. Je pense qu’il a fait la même chose quand la foule est venue à l’église. Qui a-t-il tué ? — Comme je te l’ai dit, je n’ai pas envie d’en parler. Tu devrais peut-être demander à Lantern, quand il reviendra. — Il ne voudra pas m’en parler. Il ne m’aime guère. Braygan eut un sourire penaud. — Il ne m’aime pas beaucoup, non plus. — Pourquoi voyagez-vous ensemble, alors ? — L’abbé lui a demandé de m’accompagner jusqu’à Mellicane, sain et sauf. — Que ferez-vous, une fois arrivé ? — Je donnerai des missives aux aînés de l’Église, puis je prononcerai mes vœux devant l’évêque. — Mellicane, c’est loin ? — Seulement cent cinquante lieues. Lantern pense que le voyage nous prendra entre douze et quinze jours. — Et la guerre ? Verrons-nous des soldats ? — J’espère bien que non, dit Braygan, soudain effrayé. Il y a plusieurs communautés entre ici et la capitale. Nous y achèterons des provisions, et nous nous tiendrons à l’écart des routes principales. — Êtes-vous déjà allé à la capitale ? — Non, jamais. — Kalia y est allée. Elle dit que, là-bas, ils ont des bêtes immenses, qui combattent dans l’arène. Et Kellias le marchand nous a dit que certaines feraient la guerre. Il a dit qu’elles s’appelaient des Fusionnés, et que le roi avait promis une armée de ces créatures pour combattre nos ennemis maléfiques. — Je n’aime pas parler de ce genre de choses, dit Braygan, en essayant de prendre un ton décisif, mais sans y parvenir. — J’aimerais voir une de ces bêtes, dit Rabalyn. — Fais attention à ce que tu dis, petit, dit Lantern, qui était sorti silencieusement du couvert des arbres. Les Fusionnés sont une malédiction, et ceux qui se servent de ces créatures sont des imbéciles. Au matin du sixième jour, fatigués et affamés, leurs provisions épuisées, ils arrivèrent à l’avant-poste d’un petit village niché dans les collines. Skilgannon examina le secteur. Il y avait trois bâtiments en bois, et un corral sans chevaux. De la fumée sortait paresseusement de la cheminée du plus grand bâtiment. Dans le village, de l’autre côté de l’avant-poste, il n’y avait pas signe de vie, excepté un renard qui passa en trombe dans la rue principale et disparut dans une allée. Skilgannon dit à Rabalyn et à Braygan d’attendre à l’orée des arbres, puis il gagna le corral. En approchant, il vit un homme solidement charpenté sortir du bâtiment principal. Il était grand mais voûté, et il avait les cheveux coupés court mais la barbe fournie. — Bon matin à vous, dit-il. — À vous aussi. Où sont vos chevaux ? — Des soldats les ont pris. L’avant-poste est fermé jusqu’à nouvel ordre. Skilgannon regarda vers le village silencieux. — Ils sont tous partis, dit l’homme. Les Datians sont à moins d’un jour d’ici. Les gens ont emporté ce qu’ils pouvaient et se sont enfuis. — Mais pas vous. L’homme haussa les épaules. — Je n’ai nulle part où aller, fiston. C’est ma maison, ici. Il me reste encore de la nourriture, alors si vous et vos amis voulez déjeuner, vous êtes les bienvenus. — C’est fort aimable à vous. — Je serais content d’avoir un peu de compagnie, pour tout vous dire. Je m’appelle Seth, dit-il en tendant la main. Skilgannon la serra. L’homme regarda le tatouage de l’araignée. — Des hommes sont à vos trousses, dit Seth. Ils étaient là, hier. Ils ont dit qu’il y avait une grosse récompense pour votre capture. — Énorme, reconnut Skilgannon. — Alors, il vaut mieux que vous ne restiez pas trop longtemps, dit Seth avec un sourire. J’imagine qu’ils vont revenir. Puis il se tourna et entra dans le bâtiment. Skilgannon appela ses compagnons. La majeure partie du bâtiment était occupée par une zone de stockage, désormais vide. Mais plusieurs tables et une dizaine de chaises avaient été installées près du mur ouest. Seth les fit asseoir, puis se rendit à la cuisine. Skilgannon se leva et le suivit. L’homme posa une poêle à frire sur un grand fourneau. Enveloppant sa main d’un chiffon, il retira le couvercle en fer et mit la poêle sur le feu. Puis il prit un morceau de jambon fumé dans le placard et y tailla huit tranches. Quand il les posa dans la poêle, elles grésillèrent. L’estomac de Skilgannon se noua à l’odeur du lard grillé qui emplit l’air. — Ne vous faites pas de souci pour moi, fiston, dit Seth. Je ne suis pas intéressé par les récompenses. — Où sont partis les villageois ? — Certains ont pris la direction de Mellicane, d’autres sont partis vers le sud. Et d’autres se sont dirigés vers les hautes collines. La guerre est perdue. Cela ne fait aucun doute. Les soldats qui ont volé les chevaux étaient des déserteurs. Ils m’ont dit que seule la capitale tenait encore contre les Datians. (Seth retourna les tranches de jambon avec un long couteau.) Vous êtes naashanite ? — Non, mais j’ai été élevé là. — On disait que la Reine Sorcière enverrait une armée pour nous aider. Mais elle n’est jamais venue. Le barbu poussa le jambon sur le côté de la poêle, puis il prit un bol d’œufs dans le placard. Il en cassa six. Trois des jaunes se crevèrent et vinrent se mélanger au contenu de la poêle. — Je n’ai jamais été très doué pour la cuisine, dit-il en souriant. Peu importe, ce sera quand même bon. J’ai des poules de qualité, faites-moi confiance. Skilgannon se détendit et sourit. — Depuis combien de temps êtes-vous ici ? — Douze ans l’été prochain. C’est un bon endroit, vous savez. Les gens sont amicaux, et – avant la guerre – l’avant-poste travaillait très bien, avec les cavaliers postaux, les voyageurs… J’ai construit moi-même les logements pour la nuit. À une époque, je refusais du travail ! Vingt lits, occupés pour le mois à venir. J’ai cru que j’allais devenir riche. — Que feriez-vous, si vous étiez riche ? — Aucune idée, mon gars ! Je n’ai pas le goût du luxe. Cela dit, il y a une maison close de haut vol à Mellicane, que j’ai toujours eu envie d’essayer. Il y avait une femme qui demandait dix raqs d’or pour une seule nuit ! Incroyable, non ? Elle devait être vraiment exceptionnelle… (Il regarda le contenu de la poêle.) Bon, c’est prêt. Il servit les œufs et le jambon dans des assiettes en bois, et Skilgannon et lui les portèrent dans la salle à manger. Ils mangèrent en silence, après une brève prière de remerciements dite par Braygan. Quand ils eurent terminé, Seth s’adossa à son siège. — C’est le deuxième petit déjeuner de la journée, pour moi. Il était encore meilleur que le premier ! — Comment survivrez-vous, tout seul, ici ? demanda Braygan. — J’ai mes poules, et je sais chasser. J’ai aussi une bonne réserve de grain cachée non loin d’ici. Je m’en sortirai bien, si cette guerre prend fin avant l’été. Les gens commenceront à revenir, et les affaires reprendront. — Ne serait-il pas plus prudent d’aller à Mellicane ? demanda Braygan. Seth regarda le prêtre et sourit. — Quand il y a la guerre, aucun endroit n’est vraiment sûr. Mellicane est une ville assiégée. Si elle tombe, le massacre sera terrible. Regardez ce qui est arrivé à Perapolis quand le Damné l’a prise. Il a tué tout le monde, les hommes, les femmes, les bébés. Non, je pense que je resterai ici, chez moi. Si je dois être tué, autant que ce soit dans un endroit que j’aime. Un silence inconfortable s’installa. Braygan détourna le regard. — Je voudrais vous acheter des provisions, Seth, dit Skilgannon. Les cinq jours suivants, les voyageurs allèrent vers le nord-ouest, descendant vers des vallées luxuriantes et des bois. La température grimpa abruptement, et Rabalyn et Braygan eurent du mal à suivre le rythme. La sueur piquait les brûlures en voie de guérison de Rabalyn, et Braygan, qui n’était pas habitué à un exercice si soutenu, avançait à grand-peine sur des jambes douloureuses. De temps en temps, il souffrait de sévères crampes aux mollets, et il était obligé de s’asseoir jusqu’à ce que la douleur cesse. Ils croisèrent peu de monde, mais aperçurent quelques cavaliers, au loin. Le matin du sixième jour, ils arrivèrent près des ruines fumantes d’une petite ferme. Cinq cadavres gisaient sur le sol, des corbeaux se régalant de la chair morte. Braygan entraîna Rabalyn à l’écart de la scène, pendant que Skilgannon s’approchait des corps. Les corbeaux s’envolèrent et attendirent à une certaine distance. Il y avait trois adultes, un homme et deux femmes, et deux petites filles. Skilgannon examina le sol autour des morts. La terre avait été retournée par les sabots de nombreux chevaux. Une bonne vingtaine, pensa Skilgannon. Les corps étaient proches les uns des autres. On les avait probablement conduits ici pour les assassiner. Ils n’avaient pas tenté de fuir, car les corps auraient été éloignés les uns des autres. Il n’y avait aucun signe que les femmes aient été violées. Tout le monde était habillé. Skilgannon se leva. Un groupe de cavaliers était arrivé, avait pillé la ferme puis tué la famille qui y vivait. La ferme avait été incendiée. Au loin, Skilgannon vit d’autres fermes, qui n’avaient pas été brûlées. Il appela Braygan et Rabalyn et gagna la ferme suivante en passant à travers le champ labouré. Elle était vide. — Pourquoi ont-ils tué cette famille ? demanda Braygan. — Il peut y avoir diverses raisons. La plus probable est qu’un tel acte est idéal pour répandre la terreur. Toutes les autres familles du secteur, en voyant la fumée, et peut-être en étant témoin du massacre, se sont enfuies. À mon avis, en terrorisant les zones rurales, les Datians obligent de plus en plus de gens à se réfugier à Mellicane. — Je ne comprends pas. — La nourriture, Braygan. Les guerres ne se gagnent pas seulement en vainquant l’ennemi sur le champ de bataille. Mellicane est une cité fortifiée. Tous ses habitants ont besoin de manger. Si on fait croître le nombre de gens, la nourriture s’épuisera plus vite. Sans nourriture, la cité ne pourra pas résister à l’ennemi. Il y a des chances qu’elle se rende et épargne un siège prolongé à l’agresseur. Skilgannon laissa Braygan et Rabalyn dans une ferme déserte, puis il alla explorer le secteur. Il y avait peu d’animaux de ferme. Skilgannon vit deux cochons et plusieurs poules, mais les moutons ou les bœufs avaient été emmenés, sans doute pour nourrir les armées qui convergeaient sur Mellicane. Il s’arrêta au puits, tira un seau d’eau et but avidement. Seth avait parlé d’une armée naashanite, censée venir à l’aide du roi tantrian. Elle viendrait, Skilgannon le savait, mais, intentionnellement, trop tard. Des siècles auparavant, Tantria, Datia et Dospilis avaient fait partie de l’Empire naashanite. La Reine voulait récupérer ces terres. Il valait mieux laisser les trois nations s’entre-déchirer avant de venir les conquérir toutes les trois. Il s’assit sur la margelle du puits et songea qu’il aurait aimé partir, trouver un cheval et aller au nord, vers Sherak. Si le temple des Résurrectionnistes existait, il le trouverait, puis il ramènerait à la vie la femme qui l’avait épousé. — J’aurais voulu t’avoir aimée davantage, dit-il à haute voix. Il ferma les yeux et se représenta le visage de Dayan, ses cheveux d’or tressés de fil d’argent, son sourire lumineux et éblouissant. Puis, sans qu’il le veuille, une autre image apparut, une chevelure noire encadrant un visage à la perfection singulière. Des yeux noirs se rivèrent dans les siens et des lèvres pleines s’ouvrirent dans un sourire qui lui brisa le cœur. Skilgannon gémit et se leva d’un bond. Même alors, il était incapable d’imaginer Dayan sans que surgisse le souvenir de Jianna. — M’aimes-tu, Olek ? avait demandé Dayan, la nuit de leurs noces. — Qui pourrait ne pas t’aimer, Dayan ? Tu es tout ce qu’un homme peut désirer. — M’aimes-tu de tout ton cœur ? — J’essaierai de te rendre heureuse, et je ne prendrai pas d’autre femme, ni de concubine. Ça, je te le promets. Mon père m’a prévenue à ton sujet, Olek. Il a dit que tu étais amoureux de la Reine. Que tous les hommes le savaient. As-tu couché avec elle ? — Pas de questions, Dayan. Le passé n’est plus. L’avenir nous appartient. Cette nuit est la nôtre. Les serviteurs sont partis, la lune est pleine et brillante, et tu es la plus belle femme du monde. Ses pensées furent interrompues par un bruit de sabots. Il se tourna vers l’ouest et vit trois cavaliers approcher. Des soldats au casque couronné d’un cimier blanc. Skilgannon se leva à leur arrivée. Ils portaient un petit bouclier rond sans ornement. Skilgannon ne put déterminer à quelle armée ils appartenaient. Le cavalier de tête, un homme de grande taille à la barbe blonde vaporeuse, tira sur les rênes. Il ne dit rien, mais regarda Skilgannon de ses yeux bleu glacé. Ses camarades s’arrêtèrent à côté de lui, attendant ses ordres. — Vous êtes de ce village ? demanda le chef après quelques instants de silence. Il avait une voix basse dont l’accent évoquait l’Est. Il est sans doute datian, pensa Skilgannon. — Je ne fais que passer. — Un réfugié, alors ? — Pas encore. — Que voulez-vous dire ? — Que je n’ai pas de raison de fuir et de me cacher. Allez-y, abreuvez vos chevaux. De la colère monta dans les yeux du cavalier. — Oui, je vais abreuver mes chevaux, et je n’ai pas besoin de votre permission ! — Faisiez-vous partie du groupe qui a assassiné le fermier et sa famille ? demanda Skilgannon en désignant la ferme calcinée, au loin. L’homme se pencha en avant et croisa les doigts sur le pommeau de sa selle. — Vous êtes très effronté, étranger. — Je profite simplement du soleil et d’un peu d’eau fraîche de ce puits. Je ne suis en guerre avec personne. — Le monde entier est en guerre, cracha un des cavaliers, un jeune homme sans barbe aux longs cheveux noirs coiffés en tresses serrées. — Tantria n’est pas le monde, répondit Skilgannon. Seulement une toute petite nation. — Dois-je le tuer, messire ? demanda le cavalier au guerrier blond. Les yeux de l’homme ne quittaient pas ceux de Skilgannon. — Non. Abreuvez les chevaux. Il mit pied à terre et desserra la selle. Skilgannon s’éloigna d’eux et s’assit à l’écart, sur une palissade. Le chef laissa son cheval au cavalier aux cheveux noirs et le rejoignit. — D’où êtes-vous ? demanda-t-il. — Du Sud. — Où allez-vous ? — À Mellicane. — La cité va tomber. — Je pense que vous avez raison. Je n’y resterai pas longtemps. Le cavalier s’assit aussi sur la palissade et regarda en direction des ruines fumantes de la ferme. — Je n’étais pas avec ce groupe, dit-il. Mais j’aurais pu y être. Qu’avez-vous à faire à Mellicane ? — J’escorte un prêtre qui veut y prononcer ses vœux, et un gamin qui cherche ses parents. — Vous n’êtes pas un messager naashanite, alors ? — Non. — Je vois que vous portez l’Araignée sur le bras. C’est une coutume naashanite, non ? — Exact. J’ai servi la Reine un certain nombre d’années. Désormais, je ne la sers plus. — Vous avez conscience que je devrais soit vous tuer, soit vous ramener au camp avec nous ? — Vous n’avez pas assez d’hommes avec vous pour ça, répondit doucement Skilgannon. Sinon, c’est exactement ce que vous feriez. Le cavalier sourit. — Exactement. M’expliquerez-vous pourquoi un guerrier comme vous a été engagé pour une mission de si peu d’importance ? — Un homme envers qui j’avais une dette me l’a demandé. — Ah ! je vois. Un homme doit toujours payer ses dettes. Sans honneur, nous ne sommes rien. On parle d’une armée naashanite qui se préparerait à marcher contre nous. Vous croyez qu’il y a de la vérité dans cette rumeur ? Skilgannon regarda l’homme. — Vous savez bien que oui. — Oui, fit le soldat tristement. La Reine Sorcière nous a tous pris pour des imbéciles. Ensemble, nous aurions pu lui résister. Maintenant, notre armée est décimée. Et pour quoi ? Datia et Dospilis ensemble ne sont pas assez puissantes pour retenir Tantria. Quand viendront-ils, à votre idée ? — Dès que Mellicane sera tombée, dit Skilgannon. Ce n’est que mon avis. Je n’ai plus aucun contact avec Naashan. Le soldat s’étira, puis se releva et remit son casque à cimier. Il resserra sa jugulaire puis tendit la main à Skilgannon. — Bonne chance pour votre mission, Naashanite. Skilgannon descendit de la palissade et accepta la poignée de main. Le cavalier le saisit avec force. Puis sa main gauche sortit de derrière son dos, et une dague à lame étroite jaillit vers la gorge de Skilgannon. Au lieu d’essayer de reculer, Skilgannon se jeta en avant et son front s’écrasa sur le nez du soldat. Le coup de dague le rata, causant seulement une coupure superficielle sur son cou. Tenant toujours la main droite du cavalier, Skilgannon pivota vers sa gauche, souleva le bras qu’il tenait et le tordit. L’homme hurla de douleur. Skilgannon le lâcha, bondit en arrière et dégaina les Épées de la Nuit et du Jour. Les deux autres soldats coururent vers lui, l’épée au clair. Leur capitaine se remit debout. — Vous êtes un combattant aguerri, Naashanite. Vous comprenez que j’étais tenu de tenter de vous tuer, n’est-ce pas ? Mes hommes, ici présents, auraient fait un rapport sur moi si je vous avais simplement laissé partir. Sans rancune, hein ? — Vous êtes un homme stupide, lui dit Skilgannon, la voix tremblante de colère réprimée. Je n’avais aucune envie de vous tuer. Vous auriez pu continuer de vivre, et vos hommes aussi. En parlant, il bondit vers l’avant. Le premier soldat – le jeune homme aux cheveux noirs tressés – réussit à parer le coup de la lame dorée, mais la lame argentée lui ouvrit la gorge de part en part. Le deuxième soldat fonça et se fit embrocher la poitrine d’une seule poussée. Skilgannon libéra sa lame et fit un pas en arrière quand le corps s’effondra dans sa direction. Le chef recula. Skilgannon nettoya ses lames et les remit au fourreau. Puis il regarda l’homme. Lentement, celui-ci sortit son sabre de cavalerie. — J’ai lutté pendant des années pour mettre ces horreurs derrière moi, dit Skilgannon. Un homme comme vous ne peut pas comprendre combien c’était dur. — J’ai une femme et des enfants, dit l’homme. Je ne veux pas mourir. Pas comme ça, si inutilement. Skilgannon soupira. — Alors, partez, dit-il. Je garderai vos chevaux. Quand vous enverrez des hommes à nos trousses, nous serons partis depuis longtemps. Il dépassa le cavalier et s’approcha des montures. Pendant un moment, il sembla que le soldat le laisserait partir. Puis, quand Skilgannon lui eut tourné le dos, il leva son sabre et fonça. Skilgannon pivota. Un cercle de métal aux bords en dents de scie déchira la gorge du cavalier, et le sang jaillit de la blessure. Étouffant, l’homme tomba à genoux. Avec des doigts fébriles, il essaya de refermer la blessure. Skilgannon le dépassa, ramassa le cercle d’acier puis vint s’agenouiller près du mourant. Le cavalier se mit à trembler violemment, puis, avec un dernier halètement, il mourut. Skilgannon essuya l’arme d’acier sur la manche du mort, puis il se leva et marcha jusqu’aux chevaux. — Vous semblez très triste, dit Rabalyn en allant s’asseoir devant Braygan à la table du repas. La maison déserte était sinistre, comme si elle souhaitait que reviennent ceux qui s’étaient enfuis, terrorisés. — Je suis triste, Rabalyn. Cela me fait mal d’être témoin de tant de violence. Cette famille, là-bas, ce n’étaient pas des soldats. Ils faisaient pousser du grain, et ils s’aimaient. Je ne comprends pas comment des gens peuvent commettre des actes si maléfiques. Rabalyn ne répondit pas. Il avait tué Todhe, et tuer était mal. Malgré tout, il savait désormais comment de tels actes venaient à se produire. La rage, le chagrin et la peur l’avaient poussé à assassiner Todhe. Et Todhe, pour commencer, avait été en colère contre lui, ce qui l’avait poussé à mettre le feu à la maison. Perdu dans ses pensées, Rabalyn resta tranquillement assis à la table. Braygan regarda la grande pièce autour de lui. Elle avait été construite avec soin, d’abord en bois, puis les murs intérieurs avaient été plâtrés. Le sol était en terre battue, mais quelqu’un avait dessiné des motifs dessus, des spirales et des cercles qui avaient ensuite été couverts de poussière d’argile rouge pour créer des dessins écarlates. Tout, dans la pièce, parlait d’amour et de soin. Le mobilier n’avait pas été fabriqué par un charpentier bien formé, mais par quelqu’un qui essayait de maîtriser cet art, et qui ajoutait des petites touches personnelles aux pièces qu’il créait. Une rose avait été maladroitement gravée sur le dossier d’un fauteuil, et un épi de blé avait été ébauché sur un autre. Une famille avait essayé de se faire une vie là, et avait empli la pièce des signes de ses soins et de son amour. Des initiales avaient été gravées sur le linteau de la cheminée. — Je crois que j’aurais aimé les gens qui habitaient ici, Rabalyn. J’espère qu’ils sont en sécurité. Rabalyn hocha la tête sans répondre. Il ne connaissait pas ces gens, et, pour dire la vérité, il se fichait pas mal qu’ils soient en sécurité ou pas. Il se leva et erra dans la maison, cherchant de la nourriture. Dans un placard profond, il trouva des jarres en poteries fermées par des couvercles en liège. Il en enleva un et regarda à l’intérieur. Le pot était empli de miel. Rabalyn plongea un doigt dedans et le lécha avidement. La douceur soyeuse de la friandise était un plaisir extraordinaire. Tante Athyla se servait de miel pour faire la cuisine, mais ce que Rabalyn préférait, c’était faire griller du pain rassis sur le feu puis le tartiner de miel. Il trouva une cuiller en bois et mangea plusieurs cuillerées. Après un moment, le goût de sucré se fit trop fort dans sa bouche. Il sortit et tira un seau d’eau. Il but pour se débarrasser du sucre. À ce moment, il vit frère Lantern revenir vers la maison. Il était à cheval, et tenait deux autres montures par la bride. Rabalyn se porta à la rencontre du guerrier. Les chevaux étaient énormes et ne ressemblaient en rien aux poneys étiques qu’on voyait à Skepthia. Rabalyn recula quand ils passèrent devant lui. Il leva une main pour caresser le flanc de la bête la plus proche. Sa robe alezane luisait et ses muscles puissants roulaient sous sa main. Skilgannon dépassa Rabalyn sans rien dire et mit pied à terre devant la maison. Il attacha les chevaux à un poteau. Rabalyn le suivit quand il entra dans la maison. Braygan leva la tête. — Avez-vous découvert d’autres victimes ? demanda-t-il. — Non. Nous avons des chevaux. Vous savez monter ? — J’ai fait le tour d’un corral sur un poney, une fois. — Ce ne sont pas des poneys, mais des chevaux de guerre, très entraînés et très intelligents. Ils s’attendront à la même intelligence de votre part. Suivez-moi dehors. Nous ne serons pas en sécurité longtemps, ici, mais nous prendrons le risque d’une courte période de formation. — J’aimerais autant marcher, dit Braygan. — Il y a trois Datians morts là-bas, dit le guerrier, et ils seront découverts bientôt. Marcher n’est plus une option. Suivez-moi. Dehors, il appela Rabalyn d’un geste et le fit monter sur le hongre alezan que le garçon avait caressé un peu plus tôt. — Enlève tes pieds des étriers, dit Skilgannon. Le jeune garçon obéit, et le guerrier régla la hauteur des étriers. — Prends doucement les rênes. Rappelle-toi que la bouche des chevaux est délicate. Ne tire pas brusquement sur les rênes. Il conduisit le cheval à l’écart des autres, puis regarda Rabalyn. — Ne t’agrippe pas avec tes jambes. Reste assis sans forcer. Et fais-le marcher au pas pendant un moment. Skilgannon lâcha la bride et retourna vers Braygan. — Ces chevaux ne m’aiment pas, dit le prêtre. — Parce que vous êtes planté là à les regarder. Avancez vers eux, en faisant des mouvements lents et calmes. Il aida le prêtre à monter en selle, puis il régla ses étriers et lui répéta les conseils qu’il avait donnés à Rabalyn. Enfin, Skilgannon sauta avec légèreté sur la selle d’un hongre gris cendré et rejoignit les deux novices nerveux. — Le cheval a quatre allures, dit-il. Le pas, le trot, le petit galop et le grand galop. Le pas, ce que nous faisons en ce moment, est simple. Il suffit de rester assis avec légèreté sur la selle. Le trot n’est pas aussi aisé. Le cheval passera à une allure sautée à deux temps. — Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Braygan. — Le cheval passera d’une paire de jambes à la paire opposée en diagonale. Postérieur droit et antérieur gauche en même temps, puis postérieur gauche et antérieur droit. Cela donne un effet de rebond, et vos postérieurs seront bien secoués jusqu’à ce que vous appreniez à bouger en rythme. Restez bien droits sur votre selle. Ne vous affalez pas. Ils passèrent une heure dans le champ derrière la ferme. Rabalyn apprit rapidement, et fit même aller sa bête au petit galop pendant un moment. Pour Braygan, l’entraînement fut un vrai cauchemar. — Si j’avais attaché un cadavre sur le dos de ce cheval, il aurait plus de rythme que vous, dit le guerrier. Qu’est-ce qui ne va pas ? — J’ai peur. Je ne veux pas tomber. — Enlevez vos pieds des étriers. (Braygan obéit.) Maintenant, lâchez les rênes. Braygan obtempéra de nouveau. Puis Skilgannon claqua des mains et cria. Le cheval de Braygan se cabra puis partit au galop. Le mouvement fut si soudain que le prêtre tomba en arrière et fit une culbute avant de se retrouver par terre. Il se remit debout, tremblant. — Voilà, dit le guerrier. C’est fait. Vous êtes tombé. Je parie que la peur que vous éprouviez était pire que ce qui vous est arrivé. — J’aurais pu me briser le cou. — C’est vrai. Mais la seule certitude, quand on chevauche, est qu’un jour ou l’autre on tombera. C’est un fait. Un autre fait que vous devriez considérer, dans votre vie hantée de terreur perpétuelle, c’est que vous mourrez. Nous mourrons tous, certains d’entre nous jeunes, d’autres vieux, certains dans leur sommeil, d’autres en hurlant de douleur. Nous ne pouvons pas l’empêcher, seulement le retarder. Et maintenant, c’est le moment de partir. J’aimerais atteindre ces collines lointaines au crépuscule. Nous trouverons un endroit où bivouaquer dans les bois. Chapitre 6 Rabalyn prit un grand plaisir à la chevauchée. Il savait qu’il se souviendrait toujours de cette journée avec une immense émotion. S’il avait la chance de vivre assez longtemps pour devenir vieux, il considérerait ce jour comme celui d’un des grands moments de sa vie, un moment crucial. Il devait faire des efforts pour ne pas laisser le cheval en faire à sa tête et foncer à une vitesse extraordinaire vers les collines lointaines. Assis sur sa selle, il sentait la puissance de la bête sous lui. Elle était remarquable. Comme frère Lantern le lui avait dit, il parlait au hongre d’une voix douce et apaisante. Les oreilles de l’animal se tournaient vers l’arrière quand Rabalyn parlait, comme s’il écoutait et comprenait. Rabalyn tapota le cou élancé. À un moment, il tira sur les rênes et laissa les deux autres cavaliers le dépasser. Puis il poussa doucement le cheval au galop. Il sentit la satisfaction enfler en lui quand il s’installa sur la selle et ajusta son rythme pour ne pas subir de rebonds douloureux. Lui et le cheval ne faisaient qu’un, et ils étaient rapides et forts. Personne ne pourrait les rattraper. Parvenu à la hauteur de ses compagnons, il essaya de faire ralentir le cheval. Mais le hongre, au grand galop, ignora ses ordres. Même à ce moment, Rabalyn n’éprouva aucune peur. Au contraire, une excitation sauvage montait en lui. Il tira sur les rênes et cria : — Holà ! mon garçon ! Holà ! Le cheval gris cendré de frère Lantern le rejoignit. — Ne tire pas violemment sur les rênes, petit, cria-t-il. Cela va lui engourdir la bouche. Fais-le doucement tourner vers la droite. Pendant qu’il tourne, tire délicatement sur les rênes. Rabalyn suivit les ordres. Lentement, le hongre tourna vers la droite. Il ralentit, passa au petit galop puis au trot. Enfin, il s’arrêta sur une dernière sollicitation des rênes, alerte et prêt à obéir à l’ordre suivant. — Très bien, dit le guerrier, qui s’était arrêté lui aussi. Tu feras un excellent cavalier. — Pourquoi s’est-il emballé ainsi ? Il a eu peur ? — Oui, mais il ne sait pas de quoi. Un cheval, dans la nature, utilise sa vitesse pour se mettre à l’abri des dangers. Quand tu l’as poussé au galop, ses souvenirs ancestraux ont pris le dessus. Il courait vite, donc il était en danger. La panique peut s’installer très vite, chez un cheval. C’est pour ça que le cavalier doit toujours contrôler le cheval. Quand il s’est mis au galop, tu l’as laissé faire. Et, réduit à ses propres expériences, il a paniqué. — C’était une sensation merveilleuse. Il est si rapide ! Je parie qu’il aurait pu être cheval de course. — C’est un jeune cheval de guerre, dit l’homme avec un sourire, ombrageux et un peu nerveux. Un pur-sang ventrian le laisserait bien en arrière dans une course. Mais, sur un champ de bataille, le Ventrian ne serait pas une bonne monture. Il n’est pas aussi agile, et sa rapidité même pourra il être dangereuse. Mais, oui, ce cheval est une excellente monture pour un jeune homme, en terrain découvert. — Dois-je lui donner un nom, frère Lantern ? — Appelle-moi Skilgannon. Et, oui, tu peux lui donner le nom que tu veux. Si tu le gardes suffisamment longtemps, il finira par le reconnaître. Braygan s’approcha d’eux à un trot maladroit, rebondissant sur sa selle, les bras s’agitant en tous sens. — Certains hommes ne sont pas faits pour chevaucher, dit doucement Skilgannon. Je commence à me sentir désolé pour ce cheval. Puis il fit pivoter sa monture et repartit. Vers la fin de l’après-midi, ils grimpaient de plus en plus haut dans les collines boisées. Entre les troncs des arbres, Rabalyn vit une grande plaine au nord-ouest, en contrebas. Il vit également des colonnes de gens à pied et, de temps en temps, des troupes montées. Ils étaient trop loin pour qu’il soit possible de savoir s’ils étaient amis ou ennemis. Et, pour Rabalyn, peu importait. Son hongre était plus rapide que le vent hivernal. Cette nuit-là, ils campèrent au pied d’une falaise. Skilgannon ne les autorisa pas à faire du feu, mais la nuit était chaude et agréable. En fouillant dans les sacoches, ils trouvèrent des étrilles au manche en bois, et Skilgannon montra à Braygan et à Rabalyn comment retirer la selle des chevaux et les bouchonner. Enfin, il emmena les chevaux un peu à l’écart, là où l’herbe était épaisse et verte. Il les entrava avec de courtes cordes tirées aussi des sacoches, et les laissa paître. Braygan se plaignit de ses jambes et de son postérieur endoloris, mais Skilgannon ne lui prêta pas attention, et bientôt le jeune prêtre s’enveloppa dans une couverture et s’installa pour la nuit. Le firmament était clair, les étoiles très brillantes. Skilgannon s’était assis à distance du campement. Normalement, Rabalyn ne l’aurait pas dérangé, mais, pour la première fois, le guerrier lui avait parlé amicalement, après la course folle de son cheval. Et donc, avec une légère appréhension, Rabalyn rejoignit le guerrier. Quand il approcha, Skilgannon regarda derrière lui, les yeux de nouveau distants et froids. — Tu veux quelque chose ? — Non, dit Rabalyn, se détournant aussitôt. — Viens t’asseoir avec moi, petit, dit Skilgannon d’une voix radoucie. Je ne suis pas un ogre ! — Pourtant, vous avez l’air d’être tout le temps en colère. — C’est bien vu, dit Skilgannon. Assieds-toi. Je vais essayer de ne pas être brusque avec toi. Rabalyn s’assit sur le sol, mais il ignorait quoi dire. Le silence grandit, mais Rabalyn le trouva confortable. Il regarda le guerrier, qui ne lui semblait plus si menaçant. — Est-ce dur, d’être un moine ? demanda-t-il. — Est-ce dur, d’être un jeune garçon ? rétorqua Skilgannon. — Très dur ! — Je crains que cette réponse puisse être donnée par n’importe quel homme, dans n’importe quelle position. La vie elle-même est dure. Mais, oui, j’ai trouvé particulièrement difficile d’être moine. Les études étaient assez faciles, et plaisantes. Mais la philosophie, d’autre part, était délicieusement impénétrable. On nous ordonnait d’aimer ceux qu’il est impossible d’aimer. — Comment peut-on faire ça ? — Tu poses la question à un homme qui n’en sait rien. — Il y a du sang, là, sur votre cou, dit Rabalyn. — Une égratignure infligée par un imbécile. Ce n’est rien. — Que ferez-vous, une fois arrivé à Mellicane ? Skilgannon regarda le jeune garçon et sourit. — J’en repartirai aussi vite que possible. — Pourrai-je venir avec vous ? — Et tes parents ? — Ils ne se soucient pas de moi. Ils ne l’ont jamais fait. J’ai dit que j’irais à leur recherche pour que vous ne me laissiez pas en plan. — Ah ! dit Skilgannon. Bonne ruse. C’est ce que j’aurais fait, aussi. — Que ferez-vous, maintenant que vous n’êtes plus moine ? — Tu débordes de questions, Rabalyn. Tu n’es pas fatigué, après une journée en selle ? — Un peu, mais c’est très reposant, d’être assis ici. Alors, qu’allez-vous faire ? — Je prendrai la direction de Sherak, vers le nord. Il y a un temple en ce lieu. Enfin, peut-être. Je l’ignore. Mais je le chercherai. — Et vous redeviendrez moine ? — Non. Je ferai quelque chose d’encore plus stupide. — Quoi ? — C’est un secret, dit doucement Skilgannon. Tous les hommes devraient avoir au moins un secret. Peut-être te dirai-je le mien, un jour. Pour le moment, va dormir. J’ai besoin de réfléchir. Rabalyn se leva et retourna à côté de Braygan. Le jeune prêtre ronflait doucement. Rabalyn s’allongea, la tête sur les bras. Et il rêva de chevauchée à travers les nuages, monté sur un étalon d’or. Skilgannon regarda le jeune garçon s’éloigner, et, pour la première fois depuis des semaines, il éprouva un sentiment de paix. Il n’avait pas été très différent de Rabalyn, au même âge. Adolescent, son esprit était aussi empli de questions, et son père avait rarement été à la maison pour y répondre. Pourquoi les hommes se font-ils la guerre ? Pourquoi certaines personnes sont-elles riches et d’autres, pauvres ? S’il existait un grand dieu qui veillait sur le monde, pourquoi les maladies existaient-elles ? Pourquoi les gens mouraient-ils sans nécessité ? Sa mère était morte en couches, en donnant naissance à une fillette maladive. Skilgannon avait sept ans. Le bébé l’avait suivie, deux jours après. Elles avaient été enterrées dans la même tombe. À cette époque, comme maintenant, Skilgannon n’avait aucune réponse à ces questions. Il était fatigué, mais il savait qu’il ne trouverait pas le sommeil. Il s’étendit sur la terre souple et s’étira sur le dos, les bras derrière la tête, les mains soutenant son cou. Les étoiles brillaient, et on voyait un croissant de lune. Il lui rappela les boucles d’oreilles que portait Greavas. Il sourit au souvenir de cet homme étrange et triste, et se souvint des soirs d’hiver où Greavas, assis près du feu, jouait de la lyre en chantant des ballades des jours de gloire enfuis. Il avait une voix douce et haut perchée, qui lui avait bien servi quand il était acteur de théâtre et jouait l’héroïne de la pièce. — Pourquoi ne fait-on pas jouer le rôle des femmes à des femmes ? avait voulu savoir le jeune Skilgannon. — Ce ne serait pas correct pour une femme de jouer en public, mon petit. Et si cela leur était permis, que serait-il advenu de ma carrière ? — Qu’en est-il advenu, finalement ? avait demandé le garçon de onze ans. — On m’a dit que j’étais trop vieux pour jouer l’héroïne, Olek ! Regarde-moi. Quel âge me donnes-tu ? — C’est difficile à dire, avait répondu le jeune garçon. — Je pourrais toujours prétendre avoir vingt-cinq ans, non ? — Sauf vos yeux, avait répondu le jeune garçon. Vos yeux ont l’air plus vieux. — Ne vous attendez jamais à une flatterie de la part d’un enfant, avait dit sèchement Greavas. De toute façon, j’ai abandonné la scène. Decado avait embauché Greavas pour apprendre à danser à Skilgannon. Le jeune garçon avait été horrifié. — Pourquoi, père ? Je veux devenir un guerrier, comme vous ! — Alors, apprends à danser ! lui avait dit Decado, lors d’une de ses rares visites à la maison. Skilgannon s’était mis en colère. — Tous mes amis se moquent de moi. Et de vous. Ils disent que vous avez fait venir un homme-femme pour vivre avec nous. Les gens le voient marcher avec moi dans la rue, et ils nous crient des insultes. — Un moment, petit ! Une chose à la fois, avait dit Decado, l’expression sérieuse. D’abord, la danse. Si tu veux devenir un bretteur, tu auras besoin d’équilibre et de coordination. Il n’existe pas de meilleur moyen de peaufiner ces capacités que d’apprendre à danser. Greavas est un danseur brillant, et un excellent professeur. Il est le meilleur. J’embauche toujours les meilleurs. Et, quant à ce que tes amis disent, pourquoi toi ou moi devrions-nous y prêter attention ? — Mais j’y prête attention ! — Parce que tu es jeune, et que les jeunes ont beaucoup de fierté mal placée. Greavas est un homme de bien, gentil et fort. Il est un ami de cette famille, et nous ne tolérerons aucune insulte à son endroit. — Pourquoi avez-vous des amis si étranges ? Cela m’embarrasse. — Quand tu parles comme ça, c’est moi qui suis embarrassé. Écoute-moi, Olek. Il y aura toujours des hommes qui choisiront leurs amis pour des raisons d’avancement, social, militaire ou politique. Ils te diront d’éviter la compagnie de tel homme, parce qu’il n’est plus en faveur, ou que sa famille est pauvre. Ou, effectivement, parce qu’il vit sa vie d’une manière que certains trouvent inadéquate. En tant que soldat, je juge mes hommes en fonction de ce qu’ils peuvent faire. Au courage qu’ils possèdent. En matière d’amis, tout ce qui compte pour moi, c’est que je les apprécie. J’apprécie Greavas. Je pense que tu finiras par l’apprécier aussi. Si tu n’y arrives pas, tant pis. Tu apprendras quand même à danser. Et je m’attends que tu prennes son parti vis-à-vis de tes amis. — Il ne me restera aucun ami s’il continue d’habiter avec nous, avait dit sèchement le jeune garçon. — Dans ce cas, tu n’auras rien perdu, les vrais amis restent à tes côtés, quelle que soit l’opinion des autres. Tu verras. Les semaines suivantes avaient été dures pour Skilgannon. À onze ans, le respect de ses pairs était tout pour lui. Il répondait aux insultes et aux moqueries avec ses poings, et bientôt, son seul ami restant fut Askelus. Le garçon qu’il admirait le plus, Boranius, treize ans, essaya de raisonner avec lui. — Un homme est jugé par rapport à ceux qu’il fréquente, Olek, avait-il dit un après-midi dans la salle d’éducation physique. Maintenant, les gens pensent que tu es un giton, et que ton père est un pervers. La vérité importe peu. Tu dois décider ce qui compte le plus pour toi : l’admiration de tes amis, ou la loyauté d’un serviteur. À cet âge tendre, Skilgannon aurait voulu pouvoir prendre le parti de ses pairs. Mais la personne la plus importante de sa jeune vie était son père, qu’il adorait. — Perdrai-je aussi ton amitié, Boranius ? — L’amitié entraîne des responsabilités, Olek. Dans les deux sens. Un véritable ami ne me mettrait pas dans la situation d’être méprisé. Mais si tu me demandes de me ranger de ton côté, alors je le ferai. Skilgannon ne le lui avait pas demandé, et à partir de ce moment-là, il avait évité la compagnie du jeune athlète. Askelus lui était resté fidèle. Le garçon aux yeux noirs et à la mine sombre ne lui avait pas parlé de la situation. Il venait régulièrement chercher Skilgannon chez lui, et ils partaient ensemble à l’école. — N’as-tu pas honte d’être vu avec moi ? lui avait demandé Skilgannon, un jour. — Pourquoi devrais-je avoir honte ? — Tous les autres ont honte de moi. — Je n’ai jamais beaucoup apprécié les autres, de toute façon. Cela avait été à cet instant que Skilgannon s’était aperçu que, à part la perte de Boranius, il se sentait toujours le même. De plus, son père avait eu raison. Il avait commencé à apprécier et à aimer Greavas, en dépit du ton moqueur de l’homme pendant les cours de danse. Il s’était mis à appeler Skilgannon « hippo ». — Vous avez toute la grâce d’un hippopotame, Olek. Je vous jure que vous avez deux pieds gauches ! — Je fais de mon mieux. — Malheureusement, je pense que c’est vrai. J’espérais que vos leçons seraient terminées d’ici à l’été. Maintenant, je crains d’avoir pris un engagement qui durera toute ma vie ! Pourtant, semaine après semaine, Skilgannon s’était amélioré, et les exercices que lui faisait faire Greavas avaient renforcé ses jambes et son torse. Bientôt, il était devenu capable de sauter, pirouetter et atterrir avec un équilibre parfait. La danse avait aussi amélioré sa vitesse, et il avait gagné deux courses à l’école. La seconde avait été sa plus grande joie, car son père avait été là pour le voir, et il avait battu Boranius d’une demi-lieue à la course. Decado avait été ravi. Le plaisir de Skilgannon avait été tempéré par le fait que Boranius avait couru avec une cheville bandée, à la suite d’une blessure reçue la semaine précédente. Ce soir-là, Decado était reparti pour la frontière de Matapesh, et Skilgannon était resté avec Greavas dans les jardins qui faisaient face à l’ouest. Deux autres serviteurs étaient avec eux. Sperian et sa femme, Molaire, servaient Decado depuis cinq ans à cette époque. Molaire était une robuste femme d’âge moyen aux yeux étincelants et aux cheveux auburn mêlés de gris. Toujours de bonne humeur, elle parlait, à des moments comme celui-là, des fleurs et des oiseaux colorés qui faisaient leur nid dans les arbres environnants. Sperian, qui s’occupait de l’entretien des jardins, restait assis tranquillement et regardait la végétation et les chemins, évaluant quelles zones il faudrait tailler, et où il faudrait planter les nouvelles graines. Skilgannon appréciait ces soirées de compagnie paisible. Cette nuit-là, Sperian fit un commentaire sur la médaille que portait Skilgannon. — Était-ce une bonne course ? avait-il demandé. — Boranius avait une blessure à la cheville. Sans ça, il m’aurait battu. — C’est un très joli ruban, avait dit Molaire. Un très beau bleu. — Je pense que peu lui importe la couleur du ruban, ma chère, avait dit Greavas. Son esprit est concentré sur la victoire, et sur la défaite de ses adversaires. Son nom sera désormais inscrit sur un bouclier pendu dans les couloirs de l’école. Olek Skilgannon, vainqueur. Skilgannon avait rougi violemment. — Il n’y a pas de mal à avoir un peu de fierté, avait dit doucement Sperian. Tant que vous ne laissez pas ça vous monter à la tête. — J’ai gagné un prix autrefois, avait dit Greavas. Il y a dix ans. Je jouais la jeune fille, Abturenia, dans Le Léopard et la harpe. Une pièce formidable. Le comique à son meilleur ! — Nous l’avons vue, avait dit Molaire. L’an dernier, à Perapolis. Très amusante. Je ne me rappelle plus qui jouait Abturenia. — Castenpol, avait dit Greavas. Il n’était pas mal, mais sa diction est un peu hésitante. J’aurais été meilleur. Sperian avait gloussé de rire. — Abturenia est censée avoir quatorze ans. — Et ? avait sifflé Greavas. — Vous avez quarante ans – au minimum. — Homme cruel ! J’ai trente et un ans ! — Comme vous voulez, avait dit Sperian avec un sourire. — M’avez-vous déjà vu jouer ? avait demandé Greavas à Molaire. — Oh oui ! La deuxième fois que nous sommes sortis, n’est-ce pas, Sperian ? Nous sommes allés voir une pièce au Taminus. Elle parlait d’une princesse enlevée et du fils du roi qui la sauve. — Le Casque d’or, avait dit Greavas. Un rôle difficile. Tous ces cris et ces gémissements ! Je m’en souviens bien. Je portais une magnifique perruque, faite sur mesure. Nous avons joué quarante soirées d’affilée. C’était plein tous les soirs ! Le vieux roi en personne m’a félicité. Il a dit que j’étais la meilleure héroïne qu’il ait jamais vue. — Un exploit considérable pour un gamin de deux ans, avait dit Sperian avec un clin d’œil à Skilgannon. Puisque ça fera vingt-neuf ans au printemps prochain. — Laisse ce pauvre homme tranquille, avait dit Molaire. Il n’a pas besoin de tes taquineries. Sperian avait regardé Greavas. — Je le taquine parce que je l’aime bien, Mo, avait-il répondu. Puis Greavas avait souri et était allé chercher sa lyre. Skilgannon se rappelait souvent cette soirée. La nuit avait été chaude, et l’air parfumé de jasmin. Il avait la médaille du vainqueur autour du cou, et il était avec des gens qui l’aimaient. Une nouvelle année allait commencer, et l’avenir semblait brillant et plein d’espoir. Les succès de son père contre les forces de Matapesh et de Panthia avaient amené la paix dans les terres centrales de Naashan, et tout allait bien dans le monde. En revoyant les choses avec les yeux blasés de l’adulte, il frissonna. Partout où la joie existait, le désespoir n’était pas très loin. Skilgannon avançait dans une forêt obscure. Il avait les jambes lourdes et endolories. Le danger était proche, il le sentait. Il s’arrêta. Il entendit le son furtif de quelque chose qui se déplaçait dans les sous-bois. Il sut alors qu’il s’agissait du Loup Blanc. La peur monta en lui, et son cœur cogna de panique. Les arbres étaient maintenant silencieux, pas un souffle de vent ne dérangeait la forêt. Il aurait voulu sortir ses épées. Il les sentait presque qui l’appelaient. Serrant les poings, il essaya de faire taire la terreur. — Je t’affronterai sans épées ! cria-t-il. Montre-toi ! À cet instant, il sentit son souffle chaud sur son dos. Avec un cri, il fit volte-face. Un instant, il aperçut de la fourrure blanche, puis elle disparut. Et il s’aperçut que les Épées de la Nuit et du Jour étaient dans ses mains. Il n’avait pas souvenir de les avoir sorties du fourreau. Une voix arriva à lui, comme si elle venait de très loin. Il la reconnut. C’était celle du jeune garçon, Rabalyn. Skilgannon ouvrit les yeux. — Tout va bien ? demanda Rabalyn. Skilgannon s’assit et inspira à fond. — Oui. Ça va. — Vous avez fait un cauchemar ? — En quelque sorte. Le ciel était pâle de la lueur qui précède l’aube. Skilgannon frissonna. La rosée avait pénétré ses vêtements. Il se leva et s’étira. — J’ai fait de bons rêves, dit Rabalyn avec enthousiasme. J’ai rêvé que je montais un cheval doré, à travers les nuages. Skilgannon rejoignit Braygan, qui essayait de faire un feu en terrain découvert. — Il vaut mieux faire ça sous un arbre, dit le guerrier. Les branches disperseront la fumée. Assurez-vous que le bois soit bien sec. — Il reste très peu de nourriture, dit Braygan. Nous devrions peut-être chercher un village, aujourd’hui. Le petit prêtre avait l’air fatigué et ses robes bleues étaient maintenant sales. Le début d’une barbe se voyait sur son menton, mais ses joues étaient toujours lisses. — Je doute que nous trouvions quiconque dans un village, si près de la guerre. Serrez-vous la ceinture, Braygan. Skilgannon prit son harnais et le porta à l’endroit où les chevaux étaient entravés. Il nettoya le dos de son hongre gris cendré et lui mit brides et selle. Quand il le monta, le cheval fit une série de petits sauts qui ébranla les os de Skilgannon. Rabalyn éclata de rire. — Ils ne font pas tous ça, si ? demanda Braygan, nerveux. — Ne mangez pas trop, dit Skilgannon. Je vais partir en éclaireur. Je reviendrai dans une heure environ. Il poussa le hongre en avant et s’éloigna de ses deux compagnons. En fait, il était soulagé d’être un peu seul, et il avait hâte qu’arrive le moment où il pourrait se séparer pour de bon de ses compagnons de route. À une lieue du campement, il mit pied à terre sous la crête d’une grande colline. Laissant le hongre avec ses rênes sur le sol, il rampa vers le haut et examina la campagne en contrebas. Il y avait une vallée boisée, et de nombreux réfugiés sur une route qui y serpentait. Certains tiraient une charrette, mais la plupart marchaient chargés du peu qu’ils pouvaient porter dans des sacs ou des paquets. Il y avait quelques hommes, mais surtout des femmes et des enfants. Ils étaient encore à des jours de voyage de Mellicane. Le ciel s’obscurcit. Skilgannon leva la tête. Des nuages noirs planaient au-dessus des montagnes, et des éclairs zébrèrent le ciel. Un coup de tonnerre suivit presque immédiatement. Son hongre renâcla et se cabra à demi. Skilgannon lui tapota le cou, puis remonta en selle. — Tout doux, maintenant, dit-il à voix basse et apaisante. La pluie se mit à tomber, d’abord légère. Skilgannon prit le manteau à capuche attaché à l’arrière de sa selle et l’enfila, en faisant attention de ne pas laisser l’étoffe se gonfler et effrayer le cheval. Puis il reprit la direction du sud. Quelques minutes après, il dut choisir une autre piste. La pluie tombait dru désormais, et rendait les pentes qu’il avait négociées aisément à l’aller glissantes et dangereuses. Il lui fallut plus de une heure pour rallier le camp. Il trouva Braygan et Rabalyn blottis contre la falaise, sous un rocher en surplomb. Ils ne pouvaient rien faire qu’attendre la fin de l’orage. Skilgannon ne pouvait pas prendre le risque d’emmener deux cavaliers inexpérimentés sur les pentes de la colline, avec le tonnerre et les éclairs. Il mit pied à terre et attacha le hongre avec les autres chevaux, puis il tira son capuchon sur sa tête et rejoignit ses compagnons. Toute conversation étant impossible, Skilgannon s’appuya à la paroi et ferma les yeux. Il dormit un peu. Une heure plus tard, l’orage était passé et le soleil émergea des nuages, lumineux. Skilgannon se leva et regarda Braygan. Le prêtre avait l’air parfaitement misérable. — Qu’y a-t-il ? — Je suis trempé jusqu’aux os, et voilà que je dois remonter sur cette bête infernale ! Skilgannon refoula son irritation. — Nous arriverons dans les faubourgs de Mellicane dans deux jours, dit-il. Vous pourrez tout oublier sur votre carrière de cavalier ! Cette idée revigora Braygan, qui se leva péniblement. Rabalyn était déjà en train de mettre la selle sur le dos de son cheval. Deux heures plus tard, ils chevauchaient le long d’une corniche, à une demi-lieue de bois touffus qui masquaient la piste traversant la montagne. En dessous, une colonne de réfugiés avançait lentement. Skilgannon s’apprêtait à pousser son cheval vers le bas de la pente quand il vit un groupe de cavaliers arriver de l’est. — Ce sont nos soldats ? demanda Braygan. Le guerrier ne répondit pas. Les cavaliers éperonnèrent leurs montures. Ils étaient cinq, trois avec une lance et deux avec un sabre. Les réfugiés les virent et se mirent à courir. Une vieille femme tituba et tomba. Alors qu’elle tentait de se relever, une lance la frappa entre les épaules. — Oh ! par le ciel ! cria Braygan. Comment peuvent-ils faire une chose pareille ? Les réfugiés fuyaient vers les bois, terrorisés. Quelques enfants en bas âge dont les parents avaient paniqué et s’étaient échappés restèrent là où ils avaient été abandonnés. Skilgannon tendit la main vers ses épées. À cet instant, une silhouette vêtue de noir sortit des arbres, en dessous. Puissamment bâti, l’homme portait un pourpoint de cuir noir décoré d’acier brillant aux épaules. Il avait un casque également décoré d’acier, et il tenait une hache à deux lames. Il courut vers les cavaliers, qui le virent et firent demi-tour pour lui foncer dessus. Le premier lancier rejoignit l’homme, qui n’essaya pas d’éviter la charge, mais se planta devant le cheval et leva les mains en hurlant à pleins poumons. Effrayé, le cheval se détourna. Le guerrier en noir leva sa hache et l’abattit sur la poitrine du cavalier, l’éjectant de sa selle. Un deuxième cavalier approcha, et l’homme à la hache bondit sur sa gauche, loin de la lance. Puis la hache s’abattit sur l’encolure du cheval, qui se cabra avant de s’écrouler. Le cavalier essaya de se dégager de la selle, mais la hache tachée de sang s’enfonça dans sa tempe, démolit son casque et lui brisa le crâne. — Par le ciel ! ça, c’est un combattant ! Skilgannon talonna son cheval et descendit la pente. Deux autres cavaliers, armés d’un sabre, avaient rejoint l’homme à la hache. Le dernier lancier attendait un peu plus loin que le moment soit propice. Mais ce moment n’arriverait jamais. En entendant le tonnerre des sabots du cheval de Skilgannon, il fit pivoter sa monture et leva sa lance. Le Naashanite dépassa le cavalier par la gauche, et l’Épée dorée du Jour trancha la gorge de l’homme. Skilgannon n’attendit pas que sa victime soit tombée de cheval pour fondre sur les cavaliers qui entouraient l’homme à la hache. Mais son aide ne fut pas nécessaire. L’homme à la hache chargea. Un cheval s’écroula. L’homme sauta par-dessus l’animal à terre et lança sa hache sur le deuxième cavalier. Les extrémités supérieures des lames lui transpercèrent la poitrine et éclatèrent le sternum. Le cavalier désarçonné gisait sur le sol, une jambe emprisonnée sous la selle. L’ignorant, l’homme à la hache arracha son arme au cadavre et regarda Skilgannon. Il n’était pas jeune. Sa barbe noire était striée d’argent. Il avait les yeux de la couleur d’un ciel d’hiver, gris et froids. Le guerrier regarda le cavalier que Skilgannon avait tué, mais il ne dit rien. Derrière lui, le dernier cavalier s’était dégagé et s’était relevé, l’épée à la main. — Il vous reste un ennemi, dit Skilgannon. L’homme à la hache se tourna. Le cavalier pâlit et recula d’un pas. — Pars, mon gars, dit l’homme à la hache d’une voix profonde mais glaciale. Et souviens-toi de moi la prochaine fois que tu voudras tuer des femmes et des enfants. Le soldat cligna des yeux, incrédule, mais l’homme à la hache s’était déjà détourné. Ce dernier regarda vers l’est, puis se dirigea vers l’endroit où les quatre enfants, terrorisés, étaient restés figés. — C’est le moment de partir, les petits, dit l’homme à la hache d’une voix soudain douce. L’homme à la hache ramassa une toute petite fille et l’assit sur sa hanche. Puis il se dirigea vers les bois denses. Les trois autres enfants ne bougèrent pas tout de suite. — Venez, appela-t-il. Les enfants le suivirent. Skilgannon regarda l’homme. Le cavalier survivant mit son épée au fourreau et marcha vers un cheval sans cavalier. Il le monta et partit au petit galop. Braygan et Rabalyn descendirent aussi la pente. — C’était incroyable, dit Rabalyn. Quatre ! Il en a tué quatre ! Un groupe de femmes sortit en courant de l’abri des arbres, brandissant des couteaux. — Elles veulent nous attaquer ! hurla Braygan. Le bruit surprit son cheval, qui se cabra. Braygan s’accrocha au pommeau de la selle. Skilgannon l’aida à calmer sa monture. — Mais non, imbécile ! dit Skilgannon. Ces gens sont affamés. Ils viennent pour la viande. — La viande ? — Les chevaux morts. Et maintenant, dans les bois ! L’ennemi pourrait revenir à tout moment. Ils bivouaquèrent à une demi-lieue de l’orée du bois. Tout autour d’eux, les réfugiés préparaient des feux. Les femmes avaient l’air épuisées et affamées, et les enfants étaient silencieux et sans entrain. Skilgannon trouva un endroit un peu à l’écart des réfugiés les plus proches. Braygan s’affala sur le sol et commença de fouiller dans le sac de nourriture. Il en sortit des biscuits salés. — Rangez ces biscuits et donnez-moi le sac, dit Skilgannon. — J’ai faim, dit le prêtre. — Plus faim qu’eux ? demanda Skilgannon, désignant du geste un groupe de femmes assises avec leurs enfants. — Il ne nous reste pas grand-chose. Skilgannon le regarda et soupira. — Nous sommes à quelques jours seulement de l’église, petit homme. Avez-vous perdu la foi si vite ? Donnez-moi le sac. Braygan eut l’air déconfit. — Je suis désolé, frère Lantern. Vous avez raison. Il m’a suffi de vivre un peu à la dure pour oublier qui je suis. Je vais leur apporter la nourriture moi-même. Avec plaisir. Braygan se remit debout, laissa tomber les biscuits dans le sac et rejoignit le groupe de réfugiés le plus proche. — Dois-je desseller les chevaux ? demanda Rabalyn. — Oui. Puis frictionne-les bien et remets les selles. Nous aurons peut-être besoin de quitter rapidement ces lieux. — Braygan est un homme de bien, dit le jeune garçon. — Je sais. Je ne suis pas en colère contre lui, Rabalyn. — Alors, pourquoi êtes-vous en colère ? — C’est une bonne question. (Soudain, il sourit.) J’ai échoué dans la seule carrière que je désirai accomplir, et j’ai trop bien réussi dans celle que je détestais. Une femme qui m’aimait de tout son cœur est morte. La femme que j’aime de tout mon cœur veut ma mort. Je possède deux palais, et des terres qu’il te faudrait plus d’une semaine pour traverser. Pourtant, j’ai faim et je suis fatigué, et je vais bientôt dormir sur la terre humide d’une forêt. Pourquoi suis-je en colère ? (Il éclata de rire.) La réponse m’échappe, Rabalyn ! La lumière commençait de baisser. Skilgannon tapota l’épaule du garçon et fit mine de s’éloigner. — Où allez-vous ? demanda Rabalyn. — Occupe-toi des chevaux. Je vais faire un peu de repérage dans le secteur. Il s’éloigna à travers les arbres, revenant sur ses pas. Au bout d’un moment, il s’était éloigné des réfugiés, mais en regardant derrière lui, il voyait toujours les feux de camp. Le croissant de lune était brillant dans le ciel sans nuages quand il escalada la dernière colline avant la vallée. Sous les rayons de la lune, il vit les carcasses dépouillées de chair des chevaux. Il n’y avait aucun signe de poursuite. Il s’assit à l’orée du bois et regarda vers l’est. — Je ne pense pas qu’ils viendront cette nuit, mon gars, dit une voix basse. — Vous bougez silencieusement, pour un homme de votre carrure, dit Skilgannon quand l’homme à la hache émergea des ombres des arbres. L’homme gloussa. — Ça faisait toujours sursauter ma femme. Elle disait que je venais toujours vers elle à l’improviste. Il s’assit à côté de Skilgannon et posa sa grande hache à deux lames sur le sol. Puis il enleva son casque et passa les doigts dans son épaisse chevelure noire striée d’argent. Skilgannon regarda le casque. Il avait beaucoup servi. Les parties en fer replié portaient de nombreuses bosses et craquelures, et les motifs argentés, deux crânes de part et d’autre d’une lame de hache argentée, étaient bien usés. Il manquait même un morceau à l’un des crânes argentés. — Si l’ennemi était revenu, aviez-vous prévu de vous en occuper tout seul ? demanda Skilgannon. — Non, mon gars. Je savais que vous viendriez. — N’êtes-vous pas un peu vieux pour vous attaquer à des cavaliers ? L’homme à la hache regarda Skilgannon mais ne dit rien. Ils restèrent assis un moment, dans un silence confortable. — Vous n’avez pas l’accent tantrian, dit enfin Skilgannon. — C’est vrai. — Êtes-vous un mercenaire ? — Je l’ai été, mais plus maintenant. Et vous ? — Un voyageur, c’est tout. Combien de temps allez-vous attendre ? — Une heure ou deux. — Je croyais que vous pensiez qu’ils ne reviendraient pas. — Il m’est arrivé de me tromper. — Soit ils n’enverront personne, soit ils enverront au minimum trente hommes. — Pourquoi trente ? demanda l’homme à la hache. — Le survivant ne va probablement pas avouer qu’ils ont été vaincus par un vieil homme armé d’une hache. Sans vouloir vous offenser. — Je ne suis pas offensé. — Il dira qu’ils ont rencontré un groupe de soldats. — Si c’est vrai, pourquoi décideraient-ils de n’envoyer personne ? — Ils poussent les réfugiés vers Mellicane. C’est leur but principal. Ils veulent augmenter le nombre de bouches dans la cité, pour provoquer une pénurie de nourriture. Ils n’ont pas besoin de pourchasser les soldats ennemis ici. — C’est sensé, reconnut l’homme à la hache. Vous parlez comme un officier. Je vois que vous avez un tatouage naashanite. Je parierais qu’il y a une panthère ou un truc de ce genre sur votre poitrine. Skilgannon sourit. — Vous connaissez bien nos coutumes. — Nous autres, les vieux, nous sommes observateurs. Le jeune guerrier éclata de rire. — Je crois que vous avez menti quand vous avez dit que vous n’étiez pas offensé ! — Je ne mens jamais, mon gars. Pas même pour plaisanter. Je suis vieux. Ça ne sert à rien de s’offenser si quelqu’un me le fait remarquer. J’aurai cinquante ans dans deux mois. Maintenant j’ai des douleurs dans les genoux et le dos. Et je me réveille tout raide quand je dors à la dure. — Alors, que faites-vous ici, à attendre trente cavaliers ? — Et vous ? rétorqua l’homme. — Peut-être suis-je venu vous rejoindre. — Peut-être. Mais je pense que vous êtes là parce que vous n’aimez pas voir des femmes et des enfants pourchassés par des lâches à cheval. Je pense que vous êtes venu pour leur démontrer qu’ils ont tort. Skilgannon gloussa. — Vous auriez apprécié mon père. Il ne connaissait pas les demi-teintes, lui non plus. Tout était noir ou blanc. Vous me faites penser à lui. — Est-il encore en vie ? — Non. Il a conduit une charge suicidaire contre un régiment panthian. Cela a permis à certains de ses hommes de sauver leur vie. Mon père n’a pas essayé de fuir. Il a chevauché droit vers le roi panthian et ses gardes du corps. Son cadavre a été le seul que l’ennemi n’a pas mutilé. — Ils l’ont attaché sur le dos de son cheval, et lui ont mis une pièce d’or dans la main, dit doucement l’homme à la hache. Skilgannon sursauta. — Comment le savez-vous ? — J’ai vécu la plus grande partie de ma vie parmi des guerriers, mon gars. Autour des feux de camp, on parle surtout de sujets quotidiens, d’un bon cheval, d’un chien fidèle. Parfois, des fermes que nous aurons un jour, quand la guerre sera finie. Mais quand un héros meurt, on parle de lui autour de ces feux de camp. Votre père était Decado Poing de Feu. J’ai rencontré des hommes qui ont servi sous son commandement. Je n’ai jamais entendu un mot de travers à son sujet. Je ne l’ai jamais rencontré, même si nous avons tous deux servi dans l’armée de Gorben. Il était dans la cavalerie, et je n’ai jamais beaucoup apprécié les chevaux. — Étiez-vous avec les Immortels ? — Oui, pendant un certain temps. De bons gars. Solides et fiers. — Etiez-vous à Skeln ? — J’y étais. Le silence retomba. Skilgannon vit les yeux de l’homme à la hache s’étrécir, puis il soupira. — Il vaut mieux ne pas remuer le passé. Ma femme est morte pendant que j’étais à Skeln, ainsi que mon meilleur ami. C’était la fin d’une ère. (Il ramassa son casque, en essuya le bord et le remit.) Je crois que je vais me trouver un coin où dormir, dit-il. Je commence à avoir l’air mélancolique, et je déteste ça. Les deux hommes se levèrent. L’homme à la hache tendit la main. — Mes remerciements, mon gars, pour être venu au secours d’un vieil homme. Skilgannon lui serra la main. — C’était avec plaisir. Puis le guerrier ramassa sa hache et s’éloigna. Skilgannon resta là où il était. La rencontre avec l’homme à la hache, et sa franche camaraderie, lui avaient fait chaud au cœur. Il y avait longtemps qu’il ne s’était pas autant détendu en compagnie d’un être humain. Il aurait aimé que l’homme reste plus longtemps. Il resta assis tranquillement sur la pente. Quand il avait entendu le surnom de son père – Poing de Feu –, des portes longtemps fermées s’étaient ouvertes dans les couloirs de sa mémoire. Les jours qui avaient suivi l’annonce de la mort de son père avaient été étranges. Au début, Skilgannon, à quatorze ans, avait refusé de le croire. Il s’était persuadé que c’était une erreur, et que son père reviendrait bientôt. Des messages de condoléances étaient arrivés de la cour, et des soldats lui avaient rendu visite, lui parlant des exploits de son père. À la fin, il avait bien été obligé d’accepter la vérité. Cela avait creusé un trou béant dans son cœur, et il avait bien cru en mourir. Il ne s’était jamais senti si seul. Decado avait laissé un testament, qui demandait à Sperian et Molaire de devenir les tuteurs du jeune homme jusqu’à ses seize ans. Il avait aussi laissé deux mille raqs – une somme colossale – entre les mains d’un marchand ventrian en qui il avait confiance, et qui les avait investis pour lui. Sperian, qui avait toujours été pauvre, eut soudain accès à un capital dépassant ses rêvés les plus fous. Des hommes d’une moins bonne trempe se seraient laissé tenter de s’emparer d’une partie de l’argent. Mais Decado avait toujours été bon juge, et Sperian s’était montré digne de sa confiance. Comme il ne connaissait rien à l’économie et ne savait pas lire, il avait engagé Greavas pour l’aider à gérer les fonds, et il avait également essayé de s’intéresser aux études de Skilgannon. C’était difficile pour lui, car il ne comprenait pas grand-chose à ce que le garçon étudiait. Au début, Skilgannon ne lui avait pas facilité la tâche. Son cœur était gonflé d’amertume, et il se disputait souvent avec Sperian ou Greavas et ignorait leurs instructions. Ses notes commencèrent d’en souffrir, et, à la fin du trimestre, il avait été rétrogradé dans la classe inférieure. Au lieu de reconnaître que c’était le résultat de sa propre stupidité, Skilgannon avait hurlé à Greavas qu’il était pénalisé parce qu’un de ses gardiens était une anomalie de la nature. Greavas avait fait ses bagages et était parti le soir même. Skilgannon avait erré dans la maison, en proie à une colère incontrôlable. Sperian l’avait retrouvé dans les jardins. Le serviteur était furieux. — Vous devriez avoir honte, avait-il dit. Skilgannon avait juré. À cet instant, Sperian avait fait quelque chose qu’aucun adulte n’avait jamais fait à Skilgannon. Il l’avait giflé d’un revers de main qui avait à demi assommé le jeune garçon. Le jardinier était mince mais robuste. — Et moi, j’ai honte de vous, avait-il dit avant de s’éloigner. Seul dans le jardin, le visage en feu, Skilgannon avait éprouvé une rage meurtrière. Sa première pensée avait été de trouver une dague et de poignarder Sperian à mort. Puis, aussi vite qu’elle était née, sa colère mourut. Il s’était assis à côté de la petite vasque ornementale que Sperian avait construite. L’homme avait raison. Molaire l’avait trouvé au même endroit, une heure plus tard, perdu dans ses pensées. — Je vous ai apporté un peu de pain aux fruits, avait-elle dit en s’asseyant à côté de lui. — Merci. Savez-vous où Greavas est allé ? — À la taverne des Portes du Parc, j’imagine. Ils ont des chambres libres. — Il doit me haïr, maintenant… — Ce que vous lui avez dit était très méchant, Olek. Cela lui a fait énormément de peine. — Je n’avais pas l’intention de le blesser. — Je sais. Que cela vous serve de leçon. Il ne faut jamais dire, sous le coup de la colère, des choses si blessantes. Les mots sont plus acérés que les épées, et il arrive que les blessures qu’ils infligent ne guérissent pas. Une heure plus tard, alors que la lune était haute dans le ciel, Skilgannon était entré dans la taverne des Portes du Parc. Greavas était assis, seul, à une table d’angle. Il semblait étrangement déplacé en ce lieu. La plupart des hommes présents étaient des ouvriers ou des artisans, des hommes robustes et barbus, endurcis par des années de labeur. Avec sa chemise en soie bleue aux manches amples, et les racines grises de ses cheveux visibles dans sa chevelure teinte en blond, le mince acteur se remarquait comme le nez au milieu de la figure. Skilgannon s’était approché de lui. Il avait lu le chagrin dans les yeux de Greavas, et senti le poids de sa culpabilité peser sur lui comme un rocher sur son cœur. — Je suis vraiment désolé, Greavas, avait-il dit, des larmes dans les yeux. — Je suis peut-être une erreur de la nature, après tout. Ne vous inquiétez pas. Greavas s’était détourné et avait regardé par la fenêtre. — C’est faux ! Vous êtes mon ami, et je vous aime. Pardonnez-moi, et revenez à la maison. Je vous en prie, Greavas, pardonnez-moi ! À cet instant, Skilgannon s’était aperçu que le silence était tombé sur la salle. Il avait regardé autour de lui et vu un homme mince au visage pointu le regarder avec méchanceté. — C’est déjà assez grave d’avoir des types comme ça ici, avait-il annoncé à la foule, sans qu’il vienne faire défiler devant nous ses petits gitons. Skilgannon avait été sidéré. Greavas l’avait rejoint. — C’est le moment de partir, Olek. Je reviendrai plus tard chercher mes affaires. — Vous auriez bien besoin d’une bonne raclée ! avait dit l’homme en avançant vers Greavas. — Et vous, vous auriez bien besoin d’un bain, avait répondu Greavas. Et aussi de manger moins d’oignons. Votre souffle abattrait un bœuf ! L’homme avait lancé un coup de poing. Greavas avait esquivé, et le coup était passé à côté de lui sans le toucher. Déséquilibré, l’homme avait trébuché sur la jambe tendue de Greavas et s’était affalé lourdement sur la table, se cognant le menton. Puis il avait glissé sur le sol. Il avait tenté de se relever, mais il était retombé. Greavas avait conduit le jeune garçon dehors. — Pourrez-vous m’apprendre à faire ça ? avait demandé Skilgannon. — Bien entendu, mon cher garçon. Une fois arrivé près du portail, Skilgannon s’était arrêté. — Je suis sincèrement désolé, Greavas. Molaire a dit que parfois, les blessures infligées par les mots ne guérissent pas. Celle-ci guérira, n’est-ce pas ? Greavas avait ébouriffé les cheveux du garçon. — Elle est déjà guérie, Olek. Comment avez-vous récolté ce bleu au visage ? — Sperian m’a giflé. — Alors, vous devriez peut-être lui présenter aussi vos excuses. — C’est lui qui m’a frappé ! — Sperian est l’homme le plus doux qui soit. Vous frapper a dû lui faire plus mal que ce bleu. Allez le trouver, et faites la paix avec lui. Sperian était dans le jardin, occupé à arroser des plateaux de graines, quand Skilgannon l’avait trouvé. — L’avez-vous ramené ? avait-il demandé. — Oui. Je me suis excusé, et il m’a pardonné. — Bon garçon. Votre père aurait été fier de vous. — Je voulais vous dire… Sperian avait secoué la tête. — Inutile de me dire quoi que ce soit, mon garçon. Tenez, aidez-moi avec ces graines. Je voudrais mettre les plateaux à un endroit où le soleil matinal les réchauffera. Sur la margelle du puits, par exemple. — Je ne vous trahirai plus jamais, Sperian. Plus jamais. Le jardinier l’avait regardé avec affection, et n’avait rien dit pendant un moment. Puis il lui avait tapoté l’épaule. — Tenez, prenez ces deux plateaux. Faites attention. Il ne faut pas que la terre se répande. Dix ans plus tard, le souvenir de ce jour lui nouait toujours la gorge. Skilgannon se leva et jeta un dernier regard circulaire autour de lui, puis rejoignit ses compagnons. Braygan dormait, mais Rabalyn était assis près des chevaux, la main serrée sur les rênes. — Tu peux aller dormir, maintenant, dit Skilgannon. Quelqu’un a-t-il essayé de voler les chevaux ? — Non. Mais j’ai quand même monté la garde. Sans interruption. Skilgannon soupira. — Tu as bien fait, petit. Je savais que je pouvais te faire confiance. Chapitre 7 Rabalyn dormit un peu, puis se réveilla en sursaut, haletant, après un cauchemar. Il avait le visage glacé. Il toucha sa joue, et sentit quelle était moite et froide. Une petite pluie était tombée, et ses vêtements étaient humides. La peau neuve de son visage et de ses jambes le piquait et le brûlait. Ignorant la douleur, il se leva. Skilgannon était assis, le dos appuyé à un arbre. Il avait relevé son capuchon et avait la tête baissée. Rabalyn ne put voir s’il dormait. Prudemment et silencieusement, il se glissa à côté du guerrier, qui leva la tête. Sous le clair de lune, ses yeux semblaient de la couleur du fer poli. — Je ne peux pas dormir, dit Rabalyn maladroitement. — De mauvais rêves ? — Oui. Je les ai oubliés, mais ils étaient effrayants. — Viens t’asseoir, dit Skilgannon. Rabalyn débarrassa un rocher plat des feuilles humides qui s’y trouvaient et s’assit dessus. Skilgannon lui lança une couverture pliée que le garçon enroula autour de ses épaules avec soulagement. — Cet homme, avec sa hache, était incroyable, dit-il. Il est si vieux, et pourtant, il a battu tous ces cavaliers. — C’est un ancien Immortel. De vrais durs, reconnut Skilgannon. Difficile de croire qu’une armée ait pu les battre. — Qui les a battus ? demanda Rabalyn. — Les Drenaïs, à un endroit appelé la Passe de Skeln. Il y a cinq ans, maintenant. C’est là que Gorben est mort. — Je me souviens de la mort de l’empereur, dit Rabalyn. Il y a eu une semaine de deuil à Skepthia. Nous devions tous avoir des cendres dans les cheveux. Ça grattait ! Tout le monde disait qu’il était un grand homme, puis, peu après, tout le monde a affirmé qu’il était un homme épouvantable. C’était très troublant. Lequel était-il, en réalité ? — Les deux, je pense, dit Skilgannon. Quand il est mort, il était l’empereur de toutes les terres de l’Est. Personne ne savait si ses héritiers seraient aussi capables que lui. Les gens ont donc fait attention à leurs opinions. Ils ont loué l’empereur mort. Puis, quand la guerre civile a éclaté, et que des nations comme Tantria et Naashan ont fait sécession de l’Empire, ils sont devenus plus hardis et ont parlé de lui comme d’un tyran et d’un conquérant. — Le connaissiez-vous ? Était-ce un tyran ? — Non, je ne le connaissais pas. Je l’ai vu, une fois. Il est venu à Naashan, avec deux mille Immortels. Il y a eu une grande parade, des milliers de fleurs jonchaient la Grande Avenue, et des dizaines de milliers de gens étaient venus le regarder passer. C’était un bel homme, aux larges épaules et aux yeux perçants. Un tyran ? Certes. Il a tué tous ceux qui s’opposaient à lui, et même ceux qu’il pensait s’opposer à lui. Et leurs familles. Ses fidèles prétendaient qu’il était poussé par le désir de voir la paix régner sur toutes les terres de son empire. Et, pendant un moment, après sa conquête, il y a eu la paix. Il était donc les deux, un grand homme et un homme épouvantable. — Étiez-vous soldat, à cette époque ? — Non. J’étais à peine plus vieux que toi. J’étais allé voir la parade avec mon ami Greavas. — Pourquoi l’Empereur était-il venu à Naashan ? — Pour le couronnement du nouveau roi, une marionnette à sa solde. C’est une longue histoire, et je suis trop fatigué pour la raconter en entier. En bref, il avait envahi Naashan et l’avait annexé à son empire. L’empereur naashanite avait été tué au combat, et Gorben a mis un homme à lui sur le trône. Il s’appelait Bokram. Au début, la plupart des gens étaient contents. La guerre était finie, et la paix semblait assurée. Rabalyn bâilla. Les récits historiques étaient fatigants et troublants. La guerre qui amène la paix, la paix qui amène la guerre… Pourtant, il ne voulait pas dormir. Il y avait quelque chose de rassurant à rester assis dans le silence de la nuit et à parler avec Skilgannon. — Avait-il un bon cheval ? demanda le garçon. Skilgannon sourit. — Oui, parlons plutôt des choses vraiment importantes ! Il avait un cheval magnifique. Un mètre soixante-treize au garrot, et noir comme la nuit. Ses rênes étaient décorées d’or, comme la selle. C’était un cheval de guerre comme je n’en ai jamais revu. — J’aimerais avoir un cheval comme ça ! — Quel homme ne le souhaiterait pas ? — Les Immortels avaient-ils de bons chevaux ? — Non. C’étaient des fantassins, équipés d’une lourde armure. Ils marchaient en parfaite synchronisation. Ils portaient une armure de cérémonie, noir et or. C’étaient des hommes beaux, aux yeux fiers. Je les ai regardés, et j’ai été impressionné. Le nom qu’ils portaient leur convenait bien – à mes yeux, ils étaient des dieux. — Pourquoi les appelait-on les Immortels ? — Après chaque bataille, les Immortels tués étaient remplacés par des hommes pris dans d’autres régiments. Ils étaient donc toujours dix mille. Ainsi, le régiment était immortel. Tu comprends ? Mais ce nom a fini par signifier autre chose. Les Immortels étaient imbattables. Comme des dieux, ils ne perdaient jamais. — Mais ils ont perdu… — Oui. Une fois. Et ça a été la fin du régiment. Rabalyn descendit du rocher et s’allongea. La couverture était chaude autour de ses épaules. Il posa la tête sur son bras et ferma les yeux. — Comment êtes-vous devenu un soldat ? demanda-t-il d’une voix ensommeillée. — Je suis né soldat, pour ainsi dire. Mon père était Decado Poing de Feu. Son père était Olek le Seigneur des Chevaux. Son père était Decado le Tueur. Une lignée de guerriers, Rabalyn. Notre famille combat depuis l’aube des temps. Du moins, c’est ce que disait mon père. (Il soupira.) Toujours dans les batailles d’autres hommes. Mourant pour une cause perdue, ou une autre… — Votre fils sera-t-il aussi un guerrier ? — Je n’ai pas de fils. C’est sans doute mieux ainsi. Le monde n’a pas besoin de davantage de guerriers. Il a besoin de jeunes hommes comme toi, qui peuvent devenir professeurs, ou fermiers, ou chirurgiens. Ou acteurs, jardiniers ou poètes. Skilgannon se tut. Rabalyn aurait voulu lui poser d’autres questions sur le cheval de Gorben, mais pendant qu’il y réfléchissait, il s’enfonça dans un sommeil sans rêves. Skilgannon regarda Rabalyn dormir. Pendant un bref instant, il éprouva de l’affection pour le garçon, puis le sentiment passa. Skilgannon n’avait pas de place en son cœur pour de telles émotions. L’amitié affaiblissait un guerrier. L’homme naissait seul, et il quittait seul ce monde. Il valait mieux ne se fier à personne, n’aimer personne. Il soupira. C’était facile à dire. Il aurait même pu y croire – si le souvenir de Jianna n’avait pas envahi son esprit. La Reine Sorcière. Il ne comprenait toujours pas comment une femme si belle avait pu devenir si froide et si dangereuse. La fatigue s’abattit sur lui. Il s’adossa à l’arbre et ferma les yeux. La parade avait été remarquable aux yeux du Skilgannon de quinze ans. C’était la première fois qu’il voyait des éléphants. Debout à côté de Greavas, il avait été sidéré par la majesté et le pouvoir des six animaux. Un tricot de mailles en argent avait été fixé sur leur front et leur poitrine, étincelante sous le soleil matinal. Et les défenses ! Elles faisaient plus de un mètre de long et brillaient comme de l’or blanc. Des tours en bois avaient été placées sur le dos des créatures, abritant chacune quatre archers ventrians. — Ces animaux sont moins utiles qu’on pourrait le croire, avait dit Greavas. Il est possible de les affoler et de les obliger à retourner sur leurs pas. Ensuite, ils écrasent leur propre armée ! — Mais ils sont magnifiques. — Effectivement. Ce sont des animaux surprenants. Puis les nouveaux lanciers naashanites avaient défilé. Ils étaient loyaux à Bokram, qui serait bientôt couronné. Bokram lui-même avait chevauché à leur tête. C’était un homme mince au visage en lame de couteau et à l’œil vif. Il portait un grand heaume incurvé et un plastron en argent, mais sa cotte de mailles à la facture élaborée était en or. — Oh ! comme les vaincus sont puissants, avait murmuré Greavas. Tous les Naashanites connaissaient l’histoire de Bokram. Dépouillé de ses titres trois ans plus tôt, Bokram avait été banni par l’ancien empereur. Puis il avait rallié Ventria et était entré au service de Gorben. Peu après, les Ventrians avaient envahi l’ouest de Naashan. Les Naashanites avaient résisté pendant deux ans. Puis l’empereur était tombé au combat, le corps transpercé par les épées de fer des Immortels. On murmurait que Bokram, pendant que l’empereur agonisait sur le sol, s’était approché de lui et lui avait parlé, avant d’enfoncer lentement sa dague dans l’œil du vieil homme. L’armée naashanite en déroute, Bokram avait marché sur la capitale. Ce jour-là, il serait couronné roi en présence du vrai chef de Naashan, Gorben de Ventria. — Vous ne devriez pas critiquer Bokram, avait prévenu Skilgannon. C’est un homme impitoyable, et on dit que tous les ragots arrivent à ses oreilles un jour ou l’autre. — Les gens ont raison, j’imagine, avait dit Greavas. Il y a eu beaucoup d’arrestations dans les classes nobles. Certains ont fui. Il y a même un arrêt de mort contre la veuve de l’empereur, et contre sa fille, Jianna. — Pourquoi voudraient-ils tuer des femmes ? — C’est la pratique habituelle, Olek. Tous les membres de l’ancienne lignée royale doivent mourir. Ainsi, il n’y aura pas d’hommes pour se dresser contre Bokram et sa nouvelle dynastie, et pas de femmes pour donner naissance à de nouveaux ennemis. — J’espère qu’ils ne les trouveront pas, alors. — Moi aussi, avait marmonné Greavas. C’est une enfant adorable. Enfin, quand je dis enfant… elle a presque seize ans, et elle promet de devenir une femme extraordinairement belle. — Vous l’avez vue ? — Oh oui ! de nombreuses fois. Je lui ai appris la poésie et la danse. Skilgannon avait été sidéré, mais il n’avait rien dit, car l’empereur Gorben était arrivé en vue à ce moment, monté sur un magnifique cheval de guerre. C’était un homme puissamment bâti, aux cheveux et à la barbe noir d’ébène. Il ne portait pas de cotte de mailles en or. Son armure était de grande qualité, mais conçue pour l’usage et non pour le décorum. Derrière lui marchaient deux mille Immortels. — Et voici le véritable pouvoir, avait dit Greavas. Regardez-le bien, Olek. À cet instant, il est l’homme le plus puissant du monde. Il a tout pour lui. Le charme, la force, le charisme et un courage inépuisable. Il est adoré par ses hommes, et il a un but. Il n’a qu’une seule faille. — Laquelle ? — Il n’a pas d’enfants. Et son empire est donc construit sur des sables mouvants. Il est le mortier qui tient les murs du château. S’il meurt, le château s’écroule. Ils avaient regardé la parade passer, puis étaient retournés vers leur maison, le long de la Grande Avenue. — Avez-vous vu Boranius ? avait demandé Greavas. — Non. Où était-il ? — Juste derrière Bokram. Il est capitaine des lanciers, désormais. Pas mal pour un garçon de dix-huit ans – même si ça aide que le nouveau roi soit son oncle. Et maintenant, rentrez vite, ou vous serez en retard pour votre rendez-vous avec Malanek. — Vous viendrez regarder ? — Non. J’ai des choses à faire. Je vous verrai ce soir. Filez, Olek. On ne fait pas attendre Malanek. Greavas lui avait fait un signe d’adieu et avait traversé l’avenue. Skilgannon l’avait regardé partir. L’homme était très secret depuis peu, et disparaissait parfois pendant des jours, sans explication. Et voilà que Skilgannon apprenait qu’il avait été le professeur de la princesse Jianna. Le jeune garçon avait souri. Greavas avait passé la plus grande partie de sa vie d’adulte à jouer les princesses sur scène, alors qui aurait pu mieux que lui instruire la jeune fille ? Suivant le conseil de Greavas, il était parti à la course, coupant par des allées et grimpant la colline des Cèdres à la pente abrupte. Des prêtres en robes jaunes étaient en train de quitter le temple à dôme, et il avait serpenté entre eux, continuant vers les vieux bâtiments de l’académie. Ils avaient été vendus des années plus tôt, et transformés en appartements pour les riches visiteurs de Naashan. Proches du palais, ils constituaient des demeures temporaires idéales pour les courtisans et les ambassadeurs en visite. Un des gardes à la porte avait fait signe à Skilgannon quand il était passé en courant. Les gardes ne lui demandaient plus son passe depuis longtemps, ce qui arrangeait le jeune homme, mais le perturbait en même temps. Cela lui permettait d’atteindre plus vite Malanek, mais ce n’était pas bon pour la sécurité. De nombreux résidents de l’ancienne académie étaient des hommes puissants, et, comme Decado le lui avait expliqué autrefois, les hommes puissants ont des ennemis. C’était une loi naturelle. Si les gardes se relâchaient, un de ces jours ils laisseraient entrer la personne qu’il ne fallait pas, et le sang coulerait. Toutefois, ce n’était pas son problème. Skilgannon avait gravi en courant les marches de pierre qui menaient à l’ancienne salle à manger, transformée en salle d’exercice équipée de cordes à grimper, de chevaux d’arçon et de zones de bain et de massage. Il y avait des cibles pour les archers et les lanceurs de javelot, et un long râtelier d’épées, certaines en bois mais d’autres en fer acéré. Un autre râtelier contenait les armes de jet plus petites, couteaux et disques en métal aux bords en dents de scie. Malanek l’attendait près du râtelier à épées, occupé à tester l’équilibre de deux sabres similaires. Skilgannon s’était arrêté pour regarder le maître d’armes. Il était grand, et malgré sa minceur, il était puissamment bâti. La partie inférieure de son crâne était rasée jusqu’aux oreilles et aux tempes. La chevelure noire qui couronnait son crâne était taillée court à l’avant, et formait une queue-de-cheval sur l’arrière. Il était torse nu, et portait une panthère tatouée sur la poitrine. Ses avant-bras aussi étaient tatoués, une araignée sur l’un et un serpent sur l’autre, qui s’enroulait autour du bras et dont la tête émergeait sur son épaule droite. Le maître d’armes n’avait pas semblé remarquer la présence du jeune garçon. Il s’était avancé au centre de la salle. Il avait manié les sabres d’abord doucement, puis de plus en plus vite, sautant et tournant pour se délier les muscles. Malanek avait une grâce incroyable. Skilgannon avait attendu le final avec impatience. Il appréciait toujours cet instant. Malanek avait lancé les lames en l’air, puis il avait fait une roulade avant. En se remettant debout, il avait tendu les mains et saisi la poignée des sabres tourbillonnants. Skilgannon avait applaudi. Malanek s’était incliné, mais n’avait pas souri. Sans un mot, il avait lancé un des sabres acérés dans les airs. Skilgannon s’était concentré sur l’arme, puis il avait fait un pas de côté et avait tendu la main vers la poignée. Il l’avait presque saisie, mais elle avait échappé à ses doigts. La lame était tombée sur le sol, rebondissant sur sa jambe nue. Un peu de sang avait coulé. Malanek s’était avancé et avait examiné la légère blessure. — Ah ! ce n’est rien. Ça guérira tout seul. Allez vous préparer. — Je l’ai presque attrapée. — Presque, ça ne compte pas. Vous avez essayé de la faire venir mentalement dans votre main. Ça ne marche pas comme ça, petit. Pendant deux heures, Malanek avait fait faire à Skilgannon une série d’exercices épuisants : course, grimper, cheval d’arçons et poids. Toutes les dix minutes, il avait autorisé une minute de repos, puis il recommençait. Enfin, il avait pris les deux sabres, en avait donné un à Skilgannon puis s’était soudain lancé à l’attaque. Skilgannon avait été surpris. En temps normal, le maître d’armes lui demandait de porter l’armure de poitrine rembourrée et les protège-avant-bras. Et souvent, si l’entraînement était intensif, Malanek insistait pour qu’il porte aussi une protection de tête. Rien de tout cela ce jour-là. Il s’était défendu de son mieux. Malanek non plus ne portait pas d’armure, et Skilgannon n’avait pas tenté de percer sa garde. Le maître d’armes avait reculé d’un pas. — Qu’êtes-vous en train de faire, à votre avis ? avait-il demandé froidement. — Je me défends, messire. — Et la meilleure méthode de défense, c’est… ? — L’attaque. Mais vous ne portez pas… — Comprenez-moi bien, mon garçon, avait dit sèchement Malanek. Cette séance se terminera par du sang. Le mien ou le vôtre. Maintenant, levez votre sabre, ou posez-le sur le sol et partez. Skilgannon avait regardé l’homme, puis il avait placé son sabre sur le sol et s’était tourné vers l’escalier. — Avez-vous peur ? avait sifflé Malanek. Skilgannon s’était retourné. — Seulement de vous blesser, messire. — Venez ici. Skilgannon avait rejoint le maître d’armes. — Regardez mon corps. Les cicatrices. Celle-ci, avait-il dit en se tapotant la poitrine, était un coup de lance. J’ai cru que j’avais été tué. Celle-ci est un coup de dague. Et cette autre, avait-il dit en désignant une cicatrice profonde près de la tête du serpent, sur son épaule, m’a été faite par votre ami Boranius lors d’une séance d’entraînement. J’ai saigné, et j’ai survécu. Nous pouvons jouer avec nos sabres dans cette salle pendant l’éternité, et vous ne serez jamais un guerrier. Parce que, jusqu’à ce que vous affrontiez une vraie menace, vous ne saurez pas comment vous vous en tirerez. Suivez-moi. Le maître d’armes avait gagné le mur du fond, où se trouvait une étagère. Dessus, il avait préparé des bandages, une aiguille incurvée et du fil, une carafe de vin et un pot de miel. — Un de nous saignera aujourd’hui. Logiquement, Olek, ce sera vous. La douleur et la souffrance. Si vous êtes doué, pendant notre combat, la blessure sera légère. Sinon, elle peut être grave. Vous pourrez même mourir. — Cela n’a pas de sens, avait dit Skilgannon. — Parce que la guerre en a ? avait répondu Malanek. Faites votre choix. Partez ou combattez. Si vous partez, je ne veux plus jamais vous revoir dans la salle d’entraînement. Skilgannon aurait préféré partir, mais, à quinze ans, il n’aurait pas pu en supporter la honte. — Je combattrai, avait-il dit. — Alors, allons-y. Assis dans les bois, Skilgannon se souvint de la douleur des points. La coupure sur sa poitrine avait mesuré près de vingt centimètres. Il avait saigné comme un cochon égorgé, et la blessure avait été douloureuse pendant des semaines. Le combat avait été intense, et, à un certain moment, il avait oublié que Malanek était son professeur. Il s’était battu comme si sa vie en dépendait. À la fin, il avait risqué la mort pour donner un coup mortel à la gorge de Malanek. Seules la vitesse et l’habileté du maître d’armes l’avaient sauvé. Il avait esquivé le coup, mais la pointe du sabre avait entamé sa joue et fait jaillir le sang. À cet instant, Skilgannon avait compris que Malanek, en évitant le coup, lui avait infligé une blessure en travers de la poitrine. Il avait reculé tandis que le sang giclait. Malanek avait détourné sa lame au dernier moment, et lui avait seulement entamé la peau. S’il l’avait voulu, il aurait pu plonger le sabre dans le cœur de Skilgannon. Les deux combattants s’étaient regardés. — J’espère qu’un jour je serai aussi habile que vous, avait dit le jeune garçon. — Vous serez meilleur, Olek. Encore un an, et je n’aurai plus rien à vous apprendre. Vous serez un excellent bretteur. Un des meilleurs. — Aussi bon que Boranius ? — Difficile à dire, mon garçon. Les hommes comme Boranius sont rares. C’est un tueur-né, avec les mains les plus rapides que j’aie jamais vues. — Pourriez-vous le battre ? — Plus maintenant. Son habileté surpasse la mienne. Il est déjà aussi bon qu’Agasarsis, et il n’existe pas grand monde de meilleur. Au milieu de la matinée, les voyageurs avaient parcouru une dizaine de lieues, et ils étaient sortis de la forêt. Devant eux s’étendaient des terres arables ondulantes. Ils chevauchèrent le long de la colonne de réfugiés, des centaines de personnes épuisées qui avançaient péniblement vers un endroit où, elles l’espéraient, elles trouveraient une sécurité au moins temporaire. Des nuages noirs masquaient le soleil, et la journée était grise et fraîche. Braygan était enfin parvenu à trouver son rythme en selle, au moins pour le trot. Le galop le secouait méchamment, et le forçait à s’agripper au pommeau. Skilgannon était parti en avant pour détecter d’éventuelles présences hostiles. Il aperçut plusieurs patrouilles de cavalerie, mais aucune ne s’intéressa aux réfugiés. Quand le crépuscule approcha, les nuages se levèrent et un soleil étincelant brilla sur la colonne, remontant le moral des fuyards. Loin devant, Skilgannon vit que les réfugiés avaient cessé leur marche et se tournaient vers l’arrière. La nouvelle qui avait arrêté la colonne était plus rapide qu’un feu de broussailles. Mellicane était tombée. Personne ne savait ce qu’il était advenu du roi tantrian, ou du reste de son armée. Les gens savaient seulement que leur voyage vers la sécurité n’avait plus de raison d’être. Il n’y avait plus de murs derrière lesquels s’abriter. Des gens s’assirent sur le sol. Certains pleuraient, d’autres regardaient droit devant eux, les yeux vides. Ils avaient quitté leur maison, poussés par la terreur. Ils avaient peur de rebrousser chemin, mais il ne servait plus à rien d’avancer. Skilgannon fit galoper son cheval vers le nord-ouest, et mit pied à terre là où le plus grand groupe de réfugiés s’était arrêté. Il vit plusieurs lanciers en manteau jaune de l’armée tantrianne, qui essayaient de répondre aux questions criées par les réfugiés. Pour la plupart, ils n’avaient pas de réponse. Skilgannon essaya d’en apprendre davantage. Le roi s’était tué, ou avait été tué par ceux qu’il croyait loyaux. Les portes avaient été forcées. Les Datians étaient entrés sans problème. Il y avait eu du pillage, et des histoires d’attaque de la population, mais la cité était désormais sous la loi martiale. Les pires incidents avaient eu lieu quand les animaux de l’arène avaient été libérés. Les créatures avaient envahi les zones de peuplement et avaient tué des gens jusqu’à ce qu’elles soient tuées elles-mêmes. Skilgannon rejoignit Rabalyn et Braygan qui l’attendaient. — Qu’allons-nous faire ? demanda le petit prêtre. — Continuer notre route vers la cité. C’est pour ça que nous sommes là. — La guerre est-elle terminée ? — Non, dit Skilgannon. Seulement la première étape. Maintenant, l’armée naashanite va envahir la contrée. — Je ne comprends pas, dit Braygan. Les Naashanites étaient nos alliés. Pourquoi ne sont-ils pas venus plus tôt ? — Le mouton a conclu une alliance avec le loup, Braygan. La Reine désire gouverner ces terres, ainsi que celles de Datia et de Dospilis. Le roi tantrian est mort. La Reine arrivera comme un ange vengeur et libérateur, et elle acceptera les remerciements d’un peuple effrayé. — N’a-t-elle donc aucun honneur ? demanda Rabalyn. — De l’honneur ? répondit Skilgannon avec un rire dur. C’est un chef, petit. L’honneur est un manteau qu’elle revêt quand ça l’arrange. Vous connaissez le dicton « Plus ils parlent de leur honneur et plus vite nous comptons les petites cuillers » ? Ne cherchez pas des vertus ordinaires chez les gouvernants. — Serons-nous en sécurité, dans la cité ? demanda Braygan. Skilgannon haussa les épaules. — Je ne peux pas répondre à ça. La cité doit être plus sûre maintenant qu’hier. Mais il nous faudra libérer les chevaux et entrer à pied. — Pourquoi ? demanda Rabalyn. Skilgannon vit le chagrin sur le visage du garçon. — Nous n’avons pas le choix, Rabalyn. Ils sont marqués au fer. Nous les avons pris à des lanciers datians morts. Tu penses qu’il serait sage d’entrer dans une cité conquise sur des chevaux volés ? Nous les garderons jusqu’aux collines qui entourent la cité. Puis nous les laisserons partir. Il ne leur arrivera rien. Et maintenant, allons-y. Skilgannon sauta en selle, puis contourna les réfugiés et coupa à travers champs. La chute de la cité était – du moins, pour Skilgannon – une bénédiction. Cette phase de la guerre étant terminée, l’entrée et la sortie de Mellicane seraient sans doute plus simples. Les fournitures seraient plus accessibles, et le voyage au nord vers Sherak et le désert de Namib poserait sans doute moins de problèmes. Les armées de Naashan entreraient par le sud, et les armées de Datia et de Dospilis devraient marcher dans cette direction pour s’opposer à elles. Il y aurait donc peu d’activité militaire dans le Nord. Ils avancèrent en silence pendant plusieurs heures. Le terrain était traître, apparemment plat mais en fait truffé de vallons et de creux dissimulés. Skilgannon chevaucha lentement et précautionneusement, examinant la zone. Un endroit idéal pour une embuscade. On pouvait cacher une force importante dans ces vallons, ou dans les roseaux le long des ruisseaux. Skilgannon avait préparé plus d’une attaque surprise de ce genre pendant les premiers jours qui avaient suivi le soulèvement naashanite. Ils rencontrèrent de nouveau des réfugiés, encore plus fatigués que les précédents, qui avançaient vers un avenir incertain. Ils pataugeaient dans une mer de roseaux, essayant de trouver un raccourci vers les collines. Le sol sous les sabots des chevaux était gorgé d’eau et spongieux, et, avec la foule qui se dirigeait vers le nord-ouest, ils avançaient lentement. À cheval, Skilgannon voyait à peine au-dessus des roseaux. Ils continuèrent pendant encore une demi-lieue. Des essaims de moustiques se levèrent et s’agglutinèrent sur le visage des cavaliers et le museau de leurs montures. Les chevaux secouèrent la tête et agitèrent leurs oreilles. La chaleur monta, et Skilgannon sentit la sueur couler le long de son dos. Devant eux retentit soudain un cri de terreur absolue. Skilgannon tira sur les rênes. Au-dessus des roseaux, il vit un corps s’envoler et tourbillonner dans l’air. Puis il y eut un autre cri, interrompu presque aussitôt. Les gens commencèrent de revenir en courant, dépassant Skilgannon. Les mouvements soudains effrayèrent les chevaux. La monture de Skilgannon se cabra et il lutta pour la contrôler. Braygan fut éjecté de sa selle. Son cheval fit volte-face et repartit au galop vers le sud. Le cheval de Rabalyn dépassa Skilgannon, au galop, son cavalier toujours en selle luttant avec les rênes. Une légère brise souffla à travers les roseaux. Le cheval de Skilgannon perçut l’odeur. Malgré l’habileté de son cavalier, le hongre trembla, se cabra de nouveau et fonça derrière la monture sans cavalier de Braygan. Skilgannon n’eut pas le choix. Il laissa sa monture courir, tout en gardant une pression légère mais constante sur les rênes. Quand il arriva sur un sol plus ferme, il lui parla à voix douce et se cala sut sa selle. — Ça suffit, maintenant, mon garçon, dit-il. Désormais loin du danger, le hongre obéit et ralentit, pour finalement passer au trot puis s’arrêter. Skilgannon lui tapota le cou, puis le fit tourner pour repartir vers le nord. C’est alors qu’il vit la bête. Elle faisait deux mètres de haut et était couverte de fourrure noire. Un moment, Skilgannon crut qu’il s’agissait d’un ours, mais quand elle se tourna, il vit que son corps puissant s’étrécissait vers une taille plus fine et de longues jambes. La tête était énorme et penchée en avant, sur un cou massif. Les mâchoires étaient allongées comme celles d’un loup. Du sang tachait ses dents et sa gorge. La grosse tête se balança d’un côté et de l’autre, puis la bête fonça en avant, à une vitesse impressionnante pour une créature de cette taille. Elle rattrapa une femme qui fuyait et lui bondit sur le dos, ses crocs lui broyant le crâne. La femme s’écroula, tuée sur le coup. Une autre bête, à la fourrure grise tachetée, émergea des roseaux et courut vers la première. Elles se heurtèrent de plein fouet. La bête à la fourrure noire recula, et la nouvel le venue prit sa place pour se nourrir. Skilgannon avait entendu parler des bêtes des arènes, mais il n’en avait jamais vu. On disait qu’elles avaient été créées par des chamans nadirs renégats à la solde du roi tantrian. Il avait eu vent de rites bizarres, et de prisonniers traînés hors de leur donjon et mélangés par magie à des loups, des ours ou des chiens. À ce moment, il vit Braygan sortir des roseaux en titubant, à deux cents mètres de la bête en train de se nourrir. Skilgannon jura et lança le hongre au galop. La bête à fourrure grise leva la tête, mais ignora le cheval et son cavalier. La noire en revanche, qui avait été dépouillée de sa proie, se mit à quatre pattes et fonça vers Braygan. Le hongre arriva au galop vers le prêtre. Skilgannon jeta un coup d’œil en arrière. Il n’y avait plus de marge pour l’erreur. Braygan avait vu la créature et essayait de s’enfuir. Skilgannon se pencha sur sa selle et guida le hongre à côté de l’homme qui courait. Il saisit les robes du prêtre et le souleva de terre, puis le jeta en travers du pommeau. Braygan atterrit avec un grognement. Le hongre continua à courir. Skilgannon lui fit faire demi-tour et se dirigea vers les collines. Il regarda par-dessus son épaule. La bête gagnait du terrain. Le hongre continua à galoper. Braygan, qui avait le pommeau enfonce dans les côtes, se tortilla pour essayer de changer de position. — Ne bougez pas, imbécile ! cria Skilgannon. Le hongre sursauta et hennit. Skilgannon regarda en arrière. La bête s’était accroupie et avait renoncé à la poursuite. Mais il y avait du sang sur l’arrière-train du hongre, et des griffures sanglantes sur son dos. C’était passé près. Skilgannon continua son chemin. Le hongre, terrifié, grimpa le long de la pente abrupte. Au sommet, Skilgannon laissa tomber Braygan sur le sol, sans cérémonie. Puis il mit pied à terre et examina la blessure du cheval. Il y avait trois entailles parallèles, mais pas très profondes. La créature noire les regarda, à trois cents mètres de là, puis elle se tourna et repartit vers les roseaux. Braygan se mit à genoux et croisa les mains. — Je vous remercie, Grand Dieu du Paradis, dit-il d’une voix brisée, pour m’avoir épargné, et avoir sauvé ma vie ce jour. — Le jour n’est pas terminé, fit remarquer Skilgannon. Ils restèrent assis sur la colline près de une heure, jusqu’à ce que la lumière commence de baisser. Puis Skilgannon vit un mouvement au sud. Un autre groupe important de réfugiés arriva en vue et se dirigea vers les roseaux. — Par le ciel ! dit Braygan. Ils vont se faire déchiqueter. Rabalyn s’aperçut qu’il avait mal à la tête. Ce fut d’abord une douleur sourde qui grandit de manière alarmante. La nausée le gagna, et il gémit et ouvrit les yeux. Il était couché sur l’herbe, près de la ligne des arbres. Avec un autre gémissement, il s’assit et regarda autour de lui. À une certaine distance, il vit le bord du marais aux roseaux. À côté de lui, il vit une tache de sang sur une pierre plate. Il la regarda un moment, puis se toucha la tête. Sa main rencontra une humidité poisseuse. Il s’essuya les doigts sur l’herbe. Puis il se souvint que le cheval s’était emballé et avait foncé le long du bord du marais. Il s’était accroché au pommeau et avait lutté pour rester en selle. C’était à ce moment que l’horreur avait surgi des roseaux. Rabalyn ne l’avait aperçue que lorsque le cheval l’avait dépassée, mais ce qu’il avait vu avait suffi à lui glacer les sangs. La bête était énorme, avec des mâchoires ouvertes et baveuses. Elle se tenait debout comme un ours, mais elle avait la tête d’un loup. La créature avait sauté sur le cheval et l’avait frappé. Rabalyn avait été projeté vers la gauche, mais il s’était accroché pendant que le cheval titubait. Puis sa monture s’était redressée et avait continué à galoper pendant quelques minutes, avant de trébucher de nouveau. Son cou avait alors plongé vers l’avant, et Rabalyn avait été projeté en l’air. De toute évidence, sa tête avait heurté la pierre. Le jeune garçon se remit péniblement debout et se tourna. Le cheval mort gisait à cinq mètres de là. Rabalyn poussa un cri d’angoisse et courut vers lui. Il portait une profonde blessure au flanc, d’où sortaient de la chair et des tendons, et une mare de sang en train de coaguler. Oubliant la douleur dans sa tête, Rabalyn s’agenouilla et caressa la crinière du cheval. — Je suis désolé, dit-il. Au loin retentit un hurlement terrifiant. Rabalyn se releva prestement. Le cheval était mort, mais le vent répandait l’odeur de son sang. Il devait s’éloigner de lui au plus vite. Il se tourna et grimpa sur la colline, à l’abri des arbres. Il ignorait où il allait. Il savait seulement qu’il devait mettre autant de distance que possible entre lui et la carcasse du cheval. La douleur se remit à cogner dans sa tête. Il tomba à genoux et vomit. Puis il continua son chemin. Le sous-bois était dense, et il le contourna, cherchant un arbre auquel il pourrait grimper. Mais ses membres lui semblaient de plomb, et il n’était pas sûr d’avoir la force de se hisser de branche en branche. Le terrible hurlement retentit de nouveau. Rabalyn ne sut dire s’il se rapprochait, mais sa terreur le lui souffla. Arrivé au pied d’un grand chêne, il entreprit de grimper. Son pied glissa et il retomba lourdement sur le sol. Quand il essaya de se lever, il vit une ombre planer sur lui, et sentit la panique l’envahir. — Doucement, mon garçon, dit une voix de basse. Je ne te veux pas de mal. Rabalyn cligna des yeux. Devant lui se tenait le vieil homme à la hache qui avait tué les lanciers. De près, il semblait encore plus redoutable, avec ses yeux gris étincelants. Sa barbe était noir et argent, et il portait un pourpoint de cuir noir renforcé d’acier aux épaules. Il avait également un casque rond, noir et bordé d’argent. Les yeux de Rabalyn furent attirés par sa grande hache. Les lames ressemblaient à des ailes de papillon, qui s’élargissaient en deux pointes. Le manche était noir, et des runes argentées y étaient gravées. — Qu’est-il arrivé à ta tête ? demanda l’homme en posant sa hache sur le sol. — Je suis tombé de mon cheval. — Laisse-moi jeter un coup d’œil. (L’homme examina la blessure.) Je ne pense pas que ru te sois fendu le crâne. Ç’a juste déchiré un peu la peau. Où sont tes amis ? — Je l’ignore. Mon cheval s’est emballé quand les bêtes ont attaqué. (Sa peur revenue, Rabalyn tenta de se relever.) Nous devons grimper à un arbre. Elles arrivent ! — Du calme, mon garçon. Qui arrive ? Rabalyn dit à l’homme ce qu’il avait vu, et que son cheval avait été étripé par la bête. — Elles ont peut-être tué mes amis, dit-il. L’homme à la hache haussa les épaules. — C’est possible. Mais je doute que l’épéiste soit mort. Il me semblait plus rusé que ça. (Il regarda le ciel, qui s’obscurcissait.) Trouvons-nous un endroit où bivouaquer. Je ferai du feu, et tu pourras te reposer un peu… — Les bêtes… — Soit elles viendront, soit elles ne viendront pas. Je ne peux rien y faire. Viens ! Il tendit la main et tira Rabalyn pour le remettre debout, puis il ramassa sa hache et repartit dans la forêt. Rabalyn le suivit. Un peu plus tard, l’homme à la hache atteignit une petite clairière. Deux vieux chênes tombés formaient un mur partiel, à l’ouest. L’homme à la hache nettoya un bout de terrain avec le bout de sa botte, pour faire de la place pour un feu. Il dit à Rabalyn de ramasser du bois sec, et, quand le jeune garçon l’eut rapporté, il produisit une boîte à amadou et alluma les brindilles. L’obscurité s’approfondit. Rabalyn s’assit devant le feu. Il se sentait encore un peu nauséeux, mais le mal de tête commençait de passer. — Frère Lantern a dit que vous étiez avec les Immortels. — Frère Lantern ? — L’épéiste qui vous a aidé. — Ah ! oui, c’est vrai, j’ai été un moment avec eux. — Pourquoi avez-vous attaqué ces soldats ? — Que veux-tu dire ? — Ma foi, au début, j’ai cru que vous protégiez votre famille, ou des amis. Mais vous voyagez seul. Pourquoi vous êtes-vous battu ? — Bonne question. Quel est ton nom ? — Rabalyn. — Et pourquoi vas-tu à Mellicane, Rabalyn ? Le jeune garçon lui raconta l’attaque contre sa maison et la mort de sa tante. Enfin, il avoua avoir tué Todhe, et s’en sentir honteux. — C’est sa faute s’il s’est fait tuer, dit l’homme à la hache. Inutile de t’en faire pour ça. Tous les actes ont des conséquences. Je me disputais tout le temps avec un ami, qui parlait sans cesse du potentiel de l’homme. Il disait que même les plus mauvais étaient capables de faire le bien. Il radotait sur la rédemption, ce genre de choses. Il avait peut-être raison. Moi, je ne me fatigue pas avec des pensées de ce type. — Avez-vous tué beaucoup de gens ? demanda Rabalyn. — Des tas, reconnut l’homme à la hache. — Étaient-ils tous mauvais ? — Non. La plupart étaient des soldats, qui combattaient pour leur propre cause. Comme je combattais pour la mienne. Ce monde est dur, Rabalyn. Dors un peu. Tu te sentiras mieux, au matin. — Vous ne m’avez pas dit pourquoi vous avez attaqué ces soldats, fit remarquer le garçon. — Exact, je ne te l’ai pas dit. Rabalyn s’allongea et regarda la silhouette impressionnante assise près du feu. Il remarqua que l’homme à la hache ne faisait pas face aux flammes, mais regardait en direction de l’obscurité. — Pensez-vous quelles viendront ? demanda le garçon. — Si elles viennent, elles le regretteront. Dors, maintenant. Pendant un moment, Rabalyn se força à rester éveillé. L’homme à la hache ne parlait pas, et le garçon resta couché, très calme, et regarda l’homme assis. La lueur du feu le faisait paraître encore plus vieux, creusant les rides sur son visage. Rabalyn le vit ramasser sa hache. Les muscles de son bras se gonflèrent quand sa main puissante se posa sur le manche. — Vous est-il déjà arrivé d’avoir peur ? demanda Rabalyn. — Oui, une fois ou deux. Ma femme avait le cœur faible. Elle s’est effondrée à plusieurs reprises. J’ai connu la peur, à ces moments. — Mais plus maintenant ? — Il n’y a rien dont il faille avoir peur, mon garçon. On vit, on meurt. Un sage m’a dit une fois que même le soleil disparaîtrait, et que les ténèbres régneraient. Tout meurt. La mort n’est pas importante. Ce qui compte est la manière dont on vit. — Qu’est-il arrivé à votre femme ? — Elle n’est plus, petit. Ça fait cinq ans. L’homme à la hache jeta un bout de bois sur le feu, et les flammes dansèrent. Puis il se leva et se tint immobile. — C’est le moment de grimper à ton arbre, gamin, dit-il doucement (Rabalyn se leva d’un bond.) Celui-ci, reprit l’homme à la hache en désignant un grand chêne. Vite ! Rabalyn courut vers l’arbre et sauta pour saisir les branches basses. Puis il se hissa dans les frondaisons. Arrivé à une fourche, il s’assit et regarda le feu de camp. L’homme à la hache était toujours debout, son arme à la main. Rabalyn examina la zone, mais il ne vit rien. Puis une silhouette indistincte passa dans son champ de vision, suivie par une autre. Rabalyn se surprit à trembler. Et si les créatures savaient grimper ? Il se sentit soudain honteux. Un vieil homme seul allait affronter ces créatures, alors qu’il s’était caché dans un arbre. Rabalyn aurait aimé avoir une arme et pouvoir aider l’homme. En dessous de lui, il vit l’homme à la hache lever son arme au-dessus de sa tête et s’étirer d’un côté et de l’autre pour se délier les muscles. Pendant un moment, rien ne bougea. Rabalyn s’aperçut que son cœur battait la chamade. Il se sentit pris de vertige et s’accrocha aux branches. La lune disparut derrière un nuage et l’obscurité tomba sur la clairière. Rabalyn ne distinguait l’homme qu’à la lueur du feu qui se reflétait sur sa hache et son casque. Il entendit des branches craquer, puis des grondements sauvages. Une ombre noire tomba sur l’homme à la hache, et Rabalyn ne vit plus rien pendant un moment. Puis un cri étranglé retentit. Quelque chose marcha sur le feu et l’éparpilla. Il faisait désormais encore plus noir. Rabalyn entendit quelque chose se mouvoir dans le sous-bois, et une respiration saccadée. La lune ressortit des nuages et sa lumière argentée baigna la clairière. En travers du feu gisait le cadavre d’une immense bête, enveloppé de fumée. Rabalyn sentit l’odeur de chair et de poils brûlés. Une autre bête sauta par-dessus un arbre tombé et se jeta sur l’homme à la hache. Ce dernier pivota et son arme s’écrasa sur le cou massif de la créature. Pendant que la bête titubait, l’homme retira sa hache et lui assena un nouveau coup. Cette fois, la lame s’enfonça profondément dans l’épaule du monstre. Deux autres bêtes arrivèrent. L’homme dégagea sa hache et leur fit face. Les bêtes reculèrent pour l’encercler. La première se jeta en avant, puis s’écarta promptement quand la hache se leva. La seconde fit aussi mine d’attaquer, pour se détourner au dernier moment. Rabalyn en vit une regarder vers le ciel. D’autres nuages s’amoncelaient, et le jeune garçon comprit que les créatures attendaient qu’il fasse noir. L’homme à la hache sauta sur la première bête, qui recula. Rabalyn aurait voulu pouvoir aider l’homme. Puis l’idée lui vint : il pouvait les distraire. Il inspira à fond et hurla à pleins poumons. Surprise, une des créatures se tourna à moitié. L’homme à la hache chargea, et son arme s’enfonça dans la cage thoracique du monstre. Celui-ci hurla et recula, arrachant l’arme à la main de l’homme. La seconde créature fit un bond impressionnant. L’homme pivota et lui flanqua un crochet du droit dans les mâchoires. Le poids de la bête fit reculer l’homme à la hache, et il tomba avec son adversaire, roulant à travers la clairière. Rabalyn sauta de l’arbre, courut jusqu’au cadavre dans lequel la hache était plantée et la saisit à deux mains pour essayer de la récupérer. La bête n’était pas morte. Ses yeux dorés s’ouvrirent et elle rugit. Rabalyn tira de toutes ses forces. La hache sortit du corps de l’animal, qui poussa un cri perçant. La bête se leva à demi puis retomba sur le sol, le sang coulant à flots de la grande blessure de sa poitrine. La hache était plus lourde que Rabalyn l’aurait cru. Il la plaça péniblement sur son épaule et gagna l’endroit où l’homme luttait avec la dernière créature. Le casque du vieil homme était tombé, et du sang coulait d’une plaie à sa tempe. Sa main gauche était fermée autour de la gorge de la créature, pour empêcher les mâchoires de se refermer sur son visage. De la main droite, il tenait le poignet gauche de la créature. Tenant la hache à deux mains, Rabalyn la leva au-dessus de sa tête. Elle manqua partir vers l’arrière et le déséquilibrer. Il se redressa et frappa de tout son poids. La hache s’enfonça entre les omoplates de la bête, qui poussa un hurlement à fendre l’âme. Elle se cabra, entraînant l’homme avec elle. Lâchant son poignet, l’homme lui flanqua un coup de poing à la tête. Derrière la créature, Rabalyn saisit le manche de la hache et essaya de la dégager. La bête se tourna et frappa Rabalyn d’un coup de griffes à la poitrine, l’envoyant bouler dans les airs. Il atterrit lourdement, et, à moitié assommé, se mit péniblement à genoux. Le vieux guerrier avait récupéré son arme, et la bête recula puis se tourna et s’enfuit. Le guerrier la regarda partir, puis il rejoignit Rabalyn. — Eh bien, mon garçon, tu n’as pas froid aux yeux ! dit-il en aidant le jeune garçon à se relever. — Vous en avez tué trois, dit Rabalyn. C’était incroyable ! — Je vieillis, dit l’homme à la hache avec un sourire. À une époque, je n’aurais pas eu besoin de ma hache pour liquider des petites bêtes comme ça. — Vraiment ? demanda Rabalyn, sidéré. — Non, mon garçon. C’était une blague. Je n’ai jamais été très doué pour les blagues. Il prit son casque, en essuya le bord avec sa main et le remit sur sa tête. Un grondement bas retentit. L’homme vit qu’une des créatures bougeait encore. Il lui enfonça sa hache dans le cou, et elle cessa de gigoter. Il revint vers Rabalyn et lui tendit la main. — Je m’appelle Druss. Je te remercie de ton aide. Je commençais d’avoir un peu de mal avec la dernière bête. — J’ai été heureux de le faire, messire, dit Rabalyn, tout fier. — Et maintenant, remonte dans cet arbre. — Y a-t-il d’autres créatures dans le coin ? — Je l’ignore. Mais je dois te laisser ici un petit moment. Ne t’inquiète pas. Je reviendrai. Rabalyn remonta dans les branches et s’installa sur la fourche. Ses craintes revinrent quand Druss eut quitté la clairière. Et si l’homme le laissait là ? Mais il repoussa aussitôt cette idée. Il ne connaissait pas très bien l’homme à la hache, mais il savait instinctivement qu’il n’aurait pas menti. Le temps passa, et le ciel s’éclaircit. Rabalyn somnola un peu, et s’éveilla à une odeur de viande rôtie. En bas, dans le camp, l’homme à la hache avait traîné les bêtes mortes hors de la clairière, et il avait rallumé le feu. Il était assis devant, tenant un gros morceau de viande sur un bâton au-dessus des flammes. Rabalyn descendit. L’arôme de la nourriture lui fit venir l’eau à la bouche. Il s’accroupit près de l’homme à la hache. Puis quelque chose le frappa. — Ce n’est pas la chair de ces créatures, n’est-ce pas ? — Non. Bien qu’il soit vrai que si j’étais suffisamment affamé, j’essaierais de les faire cuire. Ça sent bon, non ? — Oui. Où vous êtes-vous procuré la viande ? — Le cheval mort. — Mon cheval ? dit Rabalyn, horrifié. — Il n’y a qu’un seul cheval mort, petit. — Je ne peux pas manger mon cheval ! L’homme se tourna vers lui. — C’est juste de la viande. (Il soupira, puis gloussa.) Je sais ce que Sieben aurait dit. Il te dirait que ton cheval court désormais dans d’autres pâturages, où le ciel est bleu et l’herbe verdoyante. Que ce qu’il a laissé derrière lui n’était qu’un manteau qu’il portait sur cette Terre. — Y croyez-vous ? — Ce cheval t’a emmené hors de danger, alors même qu’il avait été blessé à mort. Dans certaines cultures, on croit que manger la chair d’une bête de valeur permet d’absorber certaines de ses qualités. — Et ça, vous y croyez ? L’homme à la hache haussa les épaules. — Je crois que j’ai faim, et que les renards dévoreront ce que je ne mangerai pas, et que les asticots se régaleront de la carcasse. À toi de voir, Rabalyn. Mange, ou pas. Je ne te forcerai pas. — Votre ami avait peut-être raison. Mon cheval court peut-être dans un autre monde. — Peut-être. — Je crois que je vais manger, dit Rabalyn. — Tiens ça un moment, dit Druss en tendant à Rabalyn le bâton à rôtir. Il se leva et gagna un arbre proche. Avec sa hache, il découpa deux morceaux d’écorce, qu’il rapporta près du feu. — Voici qui nous servira d’assiettes, dit-il. Plus tard, après avoir mangé, Rabalyn s’allongea sur le sol. Il se sentait étourdi, comme s’il rêvait. Il avait l’estomac plein, il avait aidé à vaincre des monstres, et il était couché près d’un bon feu sous le clair de lune avec un puissant guerrier. — Comment faites-vous pour être si doué au combat alors que vous êtes si vieux ? demanda-t-il. Druss éclata de rire. — Je viens d’une famille de gens solides. Mais la vérité est que je ne suis plus aussi bon qu’avant. Aucun homme ne résiste indéfiniment au temps. Avant, je pouvais parcourir trente lieues par jour. Maintenant, quinze lieues me fatiguent, et j’ai des douleurs dans le genou et l’épaule, en hiver, quand il pleut. — Avez-vous combattu dans cette guerre ? — Non. Ce n’est pas mon combat. Je suis venu ici à la recherche d’un vieil ami. — Un guerrier, comme vous ? Druss rit. — Non. C’est un type gras et trouillard, qui craint par-dessus tout la violence. Mais c’est un homme bien. — L’avez-vous trouvé ? — Pas encore. J’ignore même pour quelle raison il est venu ici. Il est bien loin de chez lui. Il est peut-être retourné à Mellicane. Je le saurai dans un jour ou deux. Un petit filet de sang coulait de la tempe du vieil homme. Rabalyn le regarda l’essuyer de la main. — Il faudrait recoudre ou bander cette blessure, dit-il. — Elle n’est pas assez profonde pour ça. Elle guérira toute seule. Et maintenant, je crois que je vais dormir un peu. — Voulez-vous que je monte la garde ? — Oui, petit. Bonne idée. — Vous pensez que la bête pourrait revenir ? — J’en doute. Tu lui as infligé une sale blessure. Elle a probablement trop mal pour penser à se nourrir. Mais si elle revient, deux grands héros comme nous devraient pouvoir lui régler son compte. Ne t’en fais pas trop, Rabalyn. J’ai le sommeil léger. Sur ces mots, l’homme à la hache s’allongea et ferma les yeux. Braygan cramponné derrière lui, Skilgannon dirigea le cheval fatigué vers les réfugiés. Le hongre gris était presque au bout de ses forces, et il trébucha deux fois. En chevauchant, Skilgannon examinait le terrain. Il n’y avait aucun signe des bêtes. Il regarda vers la colonne de réfugiés, et vit deux épéistes marcher en tête. Ils étaient tous les deux grands, avaient les cheveux noirs coupés court et la barbe abondante. Ils s’arrêtèrent quand il arriva à leur hauteur. Skilgannon mit pied à terre. — Êtes-vous responsables de la colonne ? demanda-t-il au premier guerrier. L’homme inclina la tête de côté et eut l’air intrigué. Puis il se tourna vers l’autre soldat. — Sommes-nous responsables, Jared ? — Non, Nian. Ne t’en fais pas. Que voulez-vous ? demanda-t-il à Skilgannon. Les gens tournaient en rond, ayant hâte d’entendre les nouvelles apportées par les nouveaux venus. — Un grand danger rôde ici, dit Skilgannon à Jared. Il ne tardera pas à être sur nous. Skilgannon se détourna, tira Braygan à bas du cheval et flanqua une claque sur la croupe de l’animal. Surpris, le cheval repartit vers les roseaux. Il n’avait pas fait cent mètres quand il obliqua vers la droite. Un Fusionné se leva d’entre les hautes herbes et bondit sur lui. Le cheval s’emballa. Des cris d’horreur jaillirent de la gorge des réfugiés. — Silence ! rugit Skilgannon, la puissance de sa voix intimidant la foule. Rassemblez-vous, et formez un cercle aussi serré que possible. Immédiatement ! Vos vies en dépendent ! Pendant que la foule commençait de bouger, Skilgannon cria de nouveau. — Que tous les hommes armés me rejoignent ! Des hommes avancèrent. Certains avaient une épée, d’autres un couteau, ou une massue en bois, ou une faux. Skilgannon se tourna vers Jared. — Allez de l’autre côté du cercle. Restez sur son pourtour. Allez-y, vite ! (Puis il se tourna vers les hommes rassemblés.) Il y a des bêtes dans les parages, des Fusionnés qui se sont échappés des arènes de Mellicane. Ils ont déjà tué de nombreux réfugiés. Répartissez-vous autour du cercle, en faisant face à l’extérieur. Quand les bêtes arriveront, faites autant de bruit que vous le pouvez. Criez, hurlez, entrechoquez vos armes. Ne vous laissez pas entraîner loin du cercle. Il y avait moins de vingt hommes armés. Pas assez pour former un cercle protecteur autour des réfugiés. Skilgannon fit appel aux femmes. — Nous avons besoin de plus de gens pour le cercle de défense. Y a-t-il des femmes armées ici ? Une dizaine de femmes avancèrent. Elles portaient des couteaux, mais l’une d’elles avait une hachette. — Mettez-vous à côté des hommes. Tous les autres, asseyez-vous. Quand l’attaque surviendra, saisissez solidement la personne à côté de vous, et ne la lâchez pas. Restez le plus près possible du sol. Empêchez les enfants de paniquer ou de s’enfuir. Et ne brisez pas le cercle. Braygan resta planté sur place, à observer anxieusement les roseaux, distants d’à peine quatre cents mètres. Skilgannon le saisit par le bras. — Allez vous asseoir avec les femmes et les enfants. Vous ne pouvez rien faire, ici. Le petit prêtre obéit et s’assit au milieu des réfugiés. Il regarda autour de lui. Le cercle mesurait environ dix mètres de diamètre. Autour se tenaient les combattants, hommes et femmes, que Skilgannon avait rassemblés. Braygan était toujours sous le choc. Il avait vu frère Lantern combattre, mais cet homme-là, il ne l’avait jamais vu. Skilgannon fit le tour du cercle extérieur, en donnant des ordres. Les gens étaient suspendus à ses lèvres. Il irradiait l’autorité et le pouvoir. La lumière commençait de baisser. Des hurlements bizarres retentirent tout autour d’eux. Des enfants hurlèrent de peur, et certaines personnes se levèrent, prêtes à s’enfuir. — Ne bougez pas ! beugla Skilgannon. Braygan le vit sortir ses épées. Un immense Fusionné se leva et courut vers le cercle. Skilgannon bondit à sa rencontre. La bête lui sauta dessus. L’épée dorée dans la main droite de Skilgannon jaillit et taillada le ventre de la créature. Plongeant pour éviter son bras griffu, Skilgannon pivota. La lame argentée dans sa main gauche s’enfonça profondément dans le cou de la bête. Elle tomba à quatre pattes, du sang dégoulinant de ses blessures. L’épéiste, Nian, chargea et abattit sa longue épée à deux mains sur le crâne du Fusionné, qui tomba, mort. — Ne brisez pas le cercle ! cria Skilgannon. Restez groupés ! Tout autour d’eux, les bêtes se rassemblaient. Braygan entendit le guerrier crier : — Tenez bon ! Sa voix fut presque noyée par un hurlement affreux, qui lui glaça les sangs. Braygan ferma les yeux et se mit à prier. Chapitre 8 Assis près du feu, l’odeur de la fumée de bois parfumant l’air nocturne, Rabalyn se sentit soudain délivré de sa peur. À sa place vint une douce mélancolie. Il pensa à sa tante Athyla, à des jours plus sûrs, pendant lesquels elle mélangeait du pain rassis, du lait, des fruits secs et du miel pour faire un gâteau. Le soir, assis tous deux près du feu, ils en coupaient de grosses tranches et en savouraient chaque bouchée. En ce temps-là, Rabalyn rêvait de devenir un grand héros, de parcourir le monde armé d’une épée magique. Ou de libérer des demoiselles en détresse et de gagner leur amour éternel. Et maintenant, il avait combattu une bête, aux côtés d’un guerrier réellement grand. Il regarda l’homme endormi. Druss était venu à la recherche d’un ami. Une sorte de quête. Comme l’avait dit le vieux Labbers. Les guerriers étaient toujours lancés dans des quêtes, d’après Labbers. La plupart du temps, ils cherchaient des joyaux magiques, ou d’autres articles de sorcellerie. Ou alors, ils étaient en réalité des rois déguisés. Rabalyn avait adoré les histoires, même les plus stupides. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi des rois par ailleurs raisonnables envoyaient toujours leur fils les uns derrière les autres pour mener une quête. Ils devaient pourtant savoir que le premier qui y allait était invariablement tué ou capturé. Le deuxième fils partait à son tour, et il tombait dans un puits, ou se faisait dévorer par les loups, ou séduire par une sorcière. Finalement, le roi envoyait son plus jeune fils, le plus inexpérimenté, et celui-ci finissait la quête, sauvait la princesse et vivait heureux pour le restant de ses jours. Si Rabalyn avait été roi, il aurait envoyé d’abord son plus jeune fils. Souvent, pendant que Labbers leur lisait des histoires, Rabalyn gloussait de rire. Le vieux prêtre avait été exaspéré. — Que trouves-tu de si drôle, mon enfant ? Rabalyn ne pouvait pas s’expliquer. Il se contentait de répondre : — Rien, messire. Parfois, le roi n’avait pas de fils, seulement des filles. Ces récits là étaient les grands favoris des autres enfants. Rabalyn ne les aimait pas. Le roi cherchait un prétendant pour sa plus jolie fille. Tous les nobles et beaux jeunes gens du royaume se présentaient. Mais, bien sûr, ils étaient destinés à échouer. L’homme qui gagnait le cœur de la princesse était un garçon de cuisine, ou un palefrenier, ou un jeune voleur. Naturellement, il devait prouver sa valeur en tuant un dragon, et il le faisait d’une manière rusée que les autres enfants adoraient. La raison pour laquelle Rabalyn n’aimait pas ces récits était leur fin. Il s’avérait toujours que le garçon d’écurie était en fait le fils secret d’un roi, ou d’un magicien. Les princesses, semblait-il, ne tombaient pas amoureuses des gens du commun. À côté de lui, l’homme à la hache ronflait doucement. — Vous n’avez pas vraiment le sommeil léger, murmura Rabalyn. — « Ne laisse pas les apparences te tromper », répondit l’homme. Rabalyn éclata de rire et rajouta un morceau de bois dans le feu. Druss s’assit et bâilla. — Etiez-vous le plus jeune fils ? demanda Rabalyn. Le vieux guerrier secoua la tête et se gratta la barbe. — J’étais fils unique. — Êtes-vous tombé amoureux d’une princesse ? — Non. Mon ami Sieben était un homme qui aimait les princesses. Ma foi, les princesses, les duchesses, les servantes, les courtisanes. N’importe quelle femme, en fait. Il a fini par épouser une guerrière nadire. C’est là qu’il a commencé à perdre ses cheveux. — Elle lui a jeté un sort ? Druss éclata de rire. — Non, mon garçon. Elle l’a juste… épuisé. Ils parlèrent un moment. Le feu était chaud et la nuit, paisible. Rabalyn parla à l’homme à la hache de sa tante Athyla et de leur petite maison, et des rêves qu’il faisait depuis toujours, de devenir un grand guerrier. — Tous les garçons veulent devenir des guerriers, marmonna Druss. C’est pourquoi tant d’entre eux meurent jeunes. Nous ne réalisons rien en étant guerriers, Rabalyn. Au mieux, nous nous battons pour que d’autres hommes puissent réaliser quelque chose. Nous ne sommes pas très importants. — Je pense que vous êtes important, protesta Rabalyn. — Bien entendu ! dit l’homme à la hache en souriant. Tu es jeune. Un fermier cultive la terre et fait pousser les moissons. Les moissons nourrissent les cités. Dans les cités, des hommes font des lois, pour que des jeunes gens comme toi puissent grandir en paix et apprendre. Les gens se marient et ont des enfants, et ils leur apprennent à respecter la terre et les autres citoyens. Les philosophes et les poètes répandent la connaissance. Le monde croît. Puis arrive un guerrier avec son épée étincelante et une torche. Il brûle la ferme et tue le fermier. Il entre dans les cités et il viole les femmes et les jeunes filles. Il plante la haine, comme une graine. Quand il arrive, il y a seulement deux possibilités : fuir ou envoyer chercher des gens comme moi. — Mais vous n’êtes pas comme ces tueurs et ces violeurs. — Je suis ce que je suis, petit. J’essaie de ne pas trouver d’excuses à ma vie. Je n’étais pas assez fort pour devenir fermier. Cette affirmation sidéra Rabalyn, qui n’avait jamais vu un homme plus fort que Druss. Aucun fermier n’aurait pu combattre ces bêtes comme il l’avait fait. Rabalyn jeta des brindilles sur le feu et les regarda s’enflammer. — Comment les Immortels ont-ils perdu, à Skeln ? — Ce jour-là, ils ont affronté de meilleurs combattants qu’eux. — De meilleurs combattants que vous ? — Tu es un puits sans fond de questions ! — Il y a tant de choses que je ne sais pas. — Ah ! dans ce cas, nous nous ressemblons, Rabalyn. Il y a tant de choses que j’ignore, moi aussi ! — Pourtant, vous êtes vieux et sage. L’homme jeta un regard dur au garçon. — J’aimerais assez que tu cesses de parler de mon âge. C’est déjà assez dur de vivre si longtemps, sans qu’on me le rappelle sans arrêt. — Je suis désolé. — Et je ne suis pas sage, Rabalyn. Si je l’avais été, je serais resté chez moi avec la femme que j’aimais. J’aurais cultivé la terre et planté des arbres. J’aurais élevé du bétail et je l’aurais vendu au marché. Mais j’ai trouvé des guerres et des batailles à livrer. Vieux et sage ? J’ai rencontré des sages qui étaient jeunes, et des hommes stupides qui étaient vieux. J’ai rencontré des hommes de bien qui ont fait de mauvaises choses, et des hommes mauvais qui essayaient de faire le bien. Tout ça dépasse ma compréhension. — Avez-vous eu des enfants ? — Non, et je le regrette. Même si je dois avouer que je ne suis pas à l’aise en présence des jeunes enfants. Leurs cris et leurs pleurs me tapent sur les nerfs. Je n’aime pas beaucoup le bruit. Ni les gens, en fait. Ils m’irritent. — Voulez-vous que je cesse de parler ? — Mon garçon, quand tu es descendu de ton arbre, tu m’as probablement sauvé la vie. Tu peux parler autant que tu veux. Et aussi danser et chanter, si le cœur t’en dit. Je suis peut-être acariâtre, mais je ne suis pas ingrat. Je te dois une fière chandelle. Rabalyn fut gonflé d’une bouffée de fierté. Il aurait aimé pouvoir conserver cet instant à tout jamais. Le silence grandit. Rabalyn écoutait les crépitements du bois et sentait la brise nocturne souffler sur son visage. Il regarda l’homme à la hache. — Si vous êtes vraiment comme ces tueurs qui attaquent les cités, pourquoi avez-vous aidé ces gens, quand les soldats les tuaient ? — Je le devais, petit. C’est le code. — Je ne comprends pas, dit Rabalyn. — C’est la seule différence entre ces tueurs et moi. Ils voient ce qu’ils veulent, et ils le prennent. Ils sont devenus comme ces bêtes que nous avons tuées, cette nuit. Extérieurement, ils sont comme tout le monde. Mais intérieurement, ils sont sauvages et cruels. Ils ne connaissent pas la pitié. Cette bête existe aussi en moi, Rabalyn, mais je la garde enchaînée. Le code la retient. — Quel est ce code ? L’homme à la hache eut un sourire sinistre. — Si je te le dis, tu devras jurer de vivre par lui. Veux-tu vraiment l’entendre ? Ça pourrait signifier ta mort. — Oui. L’homme ferma les yeux. Quand il parla, on aurait dit qu’il récitait une prière. — « Ne jamais violer une femme ni faire de mal à un enfant. Ne pas mentir, voler ou tricher. Ces choses conviennent aux hommes de moindre qualité. Protéger les faibles contre les forts maléfiques. Et ne jamais laisser le désir de richesse vous conduire à faire le mal. » — C’est votre père qui vous a appris ça ? — Non. Un ami. Il s’appelait Shadak. J’ai eu de la chance, avec mes amis, Rabalyn. J’espère qu’il en ira de même pour toi. — Est-ce Shadak que vous cherchez ? — Non. Il est mort il y a longtemps. Il avait plus de soixante-dix ans. Il a été poignardé dans une allée par trois voleurs. — Ont-ils été pris ? — Deux ont été attrapés et pendus. Un s’est échappé et a rejoint un village dans les collines. Un ami de Shadak l’a retrouvé et l’a tué, ainsi que les membres du gang auquel il s’était joint. — Alors, qui cherchez-vous ? — Le jeune comte de Dros Purdol. Il est venu à Mellicane il y a deux mois, et il a disparu. — Peut-être est-il mort, dit Rabalyn. — Oui, j’y ai pensé. J’espère que non. C’est un homme de bien, et il a une fille de huit ans, Elanin, qui est une enfant adorable. Chaque fois que je la vois, elle fait des couronnes de marguerites que je dois porter dans les cheveux. Rabalyn rit en se représentant l’austère guerrier avec une couronne de fleurs. — Je croyais que vous n’étiez pas à l’aise avec les jeunes enfants. — C’est vrai. Elanin est une exception. L’an dernier, à ma ferme, un chien sauvage a couru vers elle. La plupart des enfants auraient paniqué. Le chien était gros, il aurait pu lui faire beaucoup de mal. Au moment où je courais vers le chien pour l’arrêter, elle a ramassé un bâton et lui en a flanqué un coup sur le museau. Il a glapi et s’est enfui. — Et vous l’appréciez parce qu’elle est courageuse ? — J’admire le courage, mon garçon. (Le vieil homme soupira.) J’imagine qu’elle est retournée à Dros Purdol, maintenant, et qu’elle se fait du souci pour son père. Les voir ensemble, tous les deux, ça redonne le moral ! — Puis-je venir avec vous jusqu’à Mellicane ? demanda Rabalyn. — Bien sûr. Mais tes amis reviendront te chercher. — Je ne crois pas. Nous avons été séparés quand les bêtes ont attaqué. Je pense qu’ils continueront leur chemin sans moi. — Quand tu vieilliras, tu apprendras à mieux juger les hommes. L’homme aux épées n’abandonnerait jamais un ami. Il te cherchera jusqu’à ce qu’il te trouve. — À moins que les bêtes l’aient tué. — Ça, ça m’étonnerait ! Crois-moi, il doit être très difficile à tuer. Maintenant, va te reposer. Je resterai assis un moment, et, avec ta permission, je profiterai un peu du silence. — Oui, messire, dit Rabalyn en souriant. Il s’installa près du feu et essaya de rester éveillé. Il voulait savourer cette nuit, en emplir son esprit afin que même le plus petit détail reste dans sa mémoire. — Votre père était-il roi ? demanda-t-il d’une voix ensommeillée. — Non. C’était un homme du commun, comme moi. — Tant mieux. Rabalyn était presque endormi quand le vent tourna. Il entendit des hurlements lointains, et ce qui lui sembla être un cri de douleur. — D’autres que nous combattent cette nuit, dit Druss. Que la Source soit avec eux. Le son de la voix du vieil homme réconforta le jeune garçon. Il s’endormit. Elanin était une enfant radieuse, et jusqu’à récemment, heureuse et satisfaite. Quand sa mère était arrivée pour une de ses rares visites à Dros Purdol, elle avait été contente de la voir. Quand sa mère lui avait dit qu’elle l’emmènerait en voyage en mer, pour retrouver son père à Mellicane, elle avait été ravie. Elle espérait, comme le font les enfants, que cela signifiait que son père et sa mère allaient se remettre ensemble, et seraient de nouveau amis. Mais tout cela avait été un mensonge. Son père n’avait pas été à Mellicane. Sa mère l’avait emmenée dans un grand palais, où elle avait rencontré l’affreux Shakusan Masque de Fer. Au début, la rencontre n’avait pas été effrayante. Masque de Fer était un homme robuste, aux larges épaules et à l’air puissant. Il ne portait pas le masque qui lui donnait son nom. Son visage était beau, mais avait une couleur étrange, de l’arête du nez au menton. Un des serviteurs, à Dros Purdol, avait une marque de naissance pourpre sur le côté du visage. Mais ça, c’était bien pis. Sa mère lui avait dit qu’il serait son nouveau père. C’était tellement idiot qu’Elanin avait éclaté de rire. Pourquoi aurait-elle eu besoin d’un nouveau père ? Elle aimait celui qu’elle avait. Sa mère lui avait dit que son père ne voulait plus d’elle, et avait donné l’ordre qu’elle vive désormais avec elle. En entendant cela, Elanin s’était mise en colère. Elle savait dans son cœur que c’était encore un mensonge, et elle l’avait dit à sa mère. Cela avait été à ce moment que Masque de Fer l’avait frappée au visage du plat de la main. Personne ne l’avait jamais frappée avant, et Elanin avait été plus choquée que blessée. La force du coup l’avait projetée sur le sol. Masque de Fer l’avait regardée de haut. — Dans ma maison, vous traiterez votre mère avec respect, avait-il dit. Ou vous en subirez les conséquences. Puis il était parti. Sa mère s’était agenouillée près d’elle pour l’aider à se relever, et elle avait caressé sa chevelure blonde. — Voilà, tu as vu, avait-elle dit. Tu ne dois pas le mettre en colère. Tu ne dois jamais le mettre en colère. Elanin avait compris alors que sa mère était effrayée. — C’est un homme horrible, avait-elle dit. Je ne veux pas rester ici. Sa mère avait soudain eu l’air terrifiée. Elle avait regardé autour d’elle pour voir si quelqu’un avait entendu. — Ne parle pas comme ça ! avait-elle dit d’une voix brisée. Promets-moi de ne plus jamais rien dire de tel. — Je ne te promettrai rien. Je veux mon père. — Les choses vont s’arranger. Fais-moi confiance. Je t’en prie, Elanin, essaie d’être gentille avec lui. Il peut être charmant, merveilleux et généreux. Tu verras. Mais il a un… mauvais caractère. Il y a la guerre, tu comprends, et il subit beaucoup de tensions. — Je le déteste, avait dit Elanin. Il m’a frappée. — Écoute-moi, avait dit sa mère en la tirant vers elle. Ici, nous ne sommes pas en terre drenaïe. Les coutumes sont différentes. Tu dois être polie avec Shakusan. Sinon, il te fera du mal. Ou à moi. La peur dans la voix de sa mère avait filtré à travers la colère d’Elanin. Les jours suivants, elle avait été prudente en présence de Masque de Fer. Elle avait évité le contact autant que possible, et elle était restée calme et avait parlé doucement quand elle ne pouvait pas faire autrement. Elle avait rapidement remarqué que les serviteurs étaient très timides. Ils ne plaisantaient ni ne riaient, comme ses propres serviteurs de Dros Purdol. Ils se déplaçaient silencieusement, s’inclinant quand ils les rencontraient, elle ou sa mère. Une des servantes lui avait apporté son petit déjeuner, le cinquième jour. Elanin avait vu que la jeune fille – de quinze ans au plus – avait perdu deux des doigts de la main droite. Un des moignons était couvert d’un lambeau de peau mal recousu et taché de sang séché. La jeune fille était silencieuse et évitait de regarder les gens dans les yeux, et Elanin ne lui avait pas posé de questions sur sa blessure. Le même jour, elle avait remarqué que plusieurs serviteurs avaient perdu des doigts. La nuit suivante, elle avait été réveillée par des hurlements venus de loin en dessous. Elanin était sortie de son lit et avait couru dans la chambre que sa mère partageait avec Masque de Fer. Il n’était pas là, et sa mère était assise dans le lit, les bras autour des genoux, et elle pleurait. — Quelqu’un hurle, mère ! avait crié Elanin. Sa mère l’avait serrée contre elle sans rien dire. Plus tard, quand elles avaient entendu Masque de Fer approcher, elle avait renvoyé Elanin dans sa chambre. Elle était restée allongée dans son lit, rêvant d’être secourue. Malgré l’amour qu’elle portait à son père, elle savait qu’Orastes n’était pas assez fort pour les reprendre à Masque de Fer, elle et sa mère. C’était un homme merveilleux, mais il passait tant de temps dans la crainte ! Les officiers de Dros Purdol le rudoyaient et le traitaient avec mépris. Même sa mère, lors de ses rares visites, parlait de lui avec dédain devant les autres. Cela le blessait, mais il ne faisait rien pour l’en empêcher. Tout cela importait peu pour Elanin, qui l’adorait de tout son cœur. Mais, quand elle rêvait d’être sauvée, pendant ces premiers jours, elle pensait à oncle Druss. Il était l’homme le plus fort du monde. L’année précédente, quand elle et son père lui avaient rendu visite à sa ferme montagnarde, il avait redressé un fer à cheval à mains nues. Quand elle avait raconté l’incident à Dros Purdol, personne ne l’avait crue. Personne n’était si fort, lui avait-on dit. Elle espérait que son père enverrait oncle Druss à Mellicane. Quand Rabalyn se réveilla, le ciel était clair et bleu étincelant. Il bâilla et s’étira. L’homme à la hache le regarda et sourit. — Je t’assure, petit, que si le sommeil était un sport, tu deviendrais un champion. Ma main au feu ! Rabalyn se frotta les yeux. — Avez-vous dormi ? — J’ai somnolé un peu. Druss regarda vers les arbres, les yeux plissés. — Il y a quelque chose, là-bas ? demanda Rabalyn, effrayé. — Pas quelque chose. Quelqu’un. Ça fait déjà un bon moment, répondit Druss à voix basse. — Je ne vois personne. – Pourtant, elle est là. — Elle ? Druss pivota vers le jeune garçon. — Quand elle arrivera, ne lui pose pas de question. Parfois, elle est un peu bizarre. L’homme ajouta du bois dans le feu, et étira les bras au-dessus de sa tête. — Malédiction, mon épaule me fait mal, marmonna-t-il. Il doit y avoir de la pluie dans l’air. À cet instant, une jeune femme sortit des arbres. Elle portait un petit sac sur une épaule, et tenait deux lièvres morts par les oreilles. Rabalyn la regarda. Elle était grande et mince, avait des mouvements gracieux. Sa longue chevelure dorée était attachée en une tresse qui lui tombait entre les épaules. Elle portait des vêtements sombres, un manteau qui lui arrivait aux chevilles et une jaquette de cuir noir et lisse, dont les épaules étaient ornées d’un tricot de mailles travaillé, noirci pour éviter de refléter la lumière. Son pantalon moulant était également en cuir, de couleur marron foncé. Elle était chaussée de bottes à franges et avait une épée courte dans un fourreau noir. Elle était très attirante, pensa Rabalyn, malgré son expression sévère. Elle gagna le feu, laissa tomber son paquet et jeta les lièvres sur le sol. Sans mot dire, elle sortit un petit couteau incurvé et entreprit d’écorcher les animaux. Druss partit vers les arbres, laissant Rabalyn seul avec la femme. Elle l’ignora, occupée à préparer la viande. De son paquet, elle sortit une petite poêle et la posa près du feu. Rabalyn resta assis sans rien dire pendant qu’elle coupait la viande dans la poêle. Druss revint, portant son casque retourné. Il était plein d’eau. Il le tendit à la femme, qui le vida dans la poêle, qu’elle posa sur le feu. Puis elle s’installa et regarda vers les cadavres des bêtes. — La quatrième est morte, dit-elle. Nous l’avons tuée la nuit dernière. Nous avons eu de la chance. Elle était blessée et affaiblie. Sa voix était dure et froide. — Le gamin l’a frappée avec ma hache, dit Druss. La femme tourna la tête vers Rabalyn pour la première fois. Ses yeux étaient gris fumée. Elle pencha la tête et le regarda, son expression inchangée. Rabalyn se sentit rougir. Puis elle regarda de nouveau Druss. Enfin, elle se leva et s’approcha des bêtes mortes, examinant le terrain autour d’elles. Puis elle revint près du feu de camp. — Maintenant, vous savez, dit Druss. — Oui. — Je le pensais. La femme détacha son manteau et le laissa tomber sur le sol. Puis elle souleva un étroit baudrier de cuir auquel était accrochée une arbalète noire à double ailette. Rabalyn n’avait jamais vu une telle arme. Il se pencha. — Puis-je la regarder ? demanda-t-il. La femme l’ignora. — Votre hache s’est coincée dans une des bêtes. Le garçon l’a retirée. Il était caché dans cet arbre, avant. — Exactement, dit Druss. Maintenant, montrez-lui votre arbalète, Garianne, dit l’homme à la hache. C’est un bon garçon, et il ne vous veut aucun mal. Soulevant l’arme, elle la tendit à Rabalyn sans le regarder. L’arbalète mesurait environ trente centimètres de long, elle avait deux détentes en bronze et une poignée incurvée. Il la retourna entre ses mains, essayant de comprendre comment le carreau inférieur était inséré dans l’arme. Le mécanisme était astucieux. Le carreau supérieur était simplement placé dans la fente du fût principal. Le second était chargé par-dessous, à travers une ouverture sur le côté. Rabalyn tendit la main, l’arbalète serrée dans le poing. L’arme était plus légère qu’elle le paraissait. Une image surgir dans son esprit, celle d’un homme de grande taille, mince et aux yeux sombres. Puis elle s’effaça. Rabalyn posa l’arbalète sur le sol. Garianne remua le ragoût avec une cuiller en bois, puis elle sortit un petit sachet de sel et en mit plusieurs pincées dans la poêle. Enfin, elle saupoudra le bouillon d’herbes aromatiques, tirées d’un autre petit sachet en mousseline. Une délicieuse odeur parfuma l’air. Le temps passa, et le silence mit Rabalyn mal à l’aise. La femme ne parlait pas. Druss semblait indifférent. Quand le ragoût fut prêt, Garianne enleva la poêle du feu et la posa sur le sol. De temps en temps, elle remuait son contenu. — Je vous offrirai un bon repas à Mellicane, dit Druss. — Nous n’allons pas à la cité. Nous nous dirigeons vers le nord. Nous voulons voir les terres hautes. — Il y a de belles choses à voir, c’est vrai, dit l’homme à la hache. Si vous changez d’idée, je serai à l’auberge du Cerf Écarlate, sur le quai ouest. La femme parut ne pas écouter, mais Rabalyn la vit incliner la tête et faire un petit signe. — Je n’aime pas les cités, dit-elle en regardant vers le ciel. (Elle marqua une pause.) Facile à dire, pour toi. (Une autre pause.) Mais je peux chasser ce dont nous aurons besoin. (Pour finir elle haussa les épaules.) Comme tu veux. Rabalyn se sentit plongé dans une totale confusion. Druss semblait ne pas trouver bizarre cette conversation sans interlocuteur. Il avança vers la poêle, souleva la cuiller et renifla le ragoût. — Ça sent bon, dit-il. — Mangez, dit Garianne. Druss avala plusieurs cuillerées, puis passa la poêle et la cuiller à Rabalyn. Le ragoût était épais et délicieux, et le jeune garçon mangea aussi, avant de pousser la poêle vers Garianne. Elle soupira. — Je n’ai pas faim, pour le moment, dit-elle en remettant le baudrier, puis son manteau. Nous vous verrons à Mellicane, Oncle. — J’emporterai votre poêle. Elle partit sans ajouter un mot. Druss termina le ragoût. — À qui parlait-elle ? demanda Rabalyn. — Je l’ignore. J’ai appris qu’il y a plus de choses en ce monde que je peux en voir. Mais je l’aime bien. — Êtes-vous son oncle ? — Je pourrais imaginer pis, comme nièce. Mais, non, je ne suis pas son oncle. Elle s’est mise à m’appeler ainsi quand je l’ai soignée, l’an dernier. Elle a eu la fièvre. — À mon avis, elle est folle, dit Rabalyn. — Oui, je comprends que tu le penses. — Pourquoi n’a-t-elle pas attendu que vous ayez fini le ragoût ? Elle aurait pu récupérer sa marmite. — Elle n’est pas à l’aise en compagnie des gens. Tu la rendais nerveuse. — Moi ? Pourquoi ? — Tu lui as posé une question. Je t’avais prévenu, mon garçon. Elle n’aime pas les questions. — J’ai seulement demandé à voir son arbalète. Par politesse ! — Je sais. C’est une fille étrange. Mais elle a du courage, et elle se sert de cette arbalète comme un maître. — Que pense sa famille, à la voir se promener comme ça, vêtue en homme ? demanda Rabalyn. Druss éclata de rire. — J’avais oublié que tu venais d’une petite communauté rurale, mon garçon ! Elle n’a pas de famille – en tout cas, pas que je sache. Parfois, elle voyage avec des jumeaux. De bons garçons, même si l’un d’eux est simple d’esprit. Je ne l’ai jamais entendue parler de sa famille. Je pense que ses parents ont été tués. À cause de ça, ou d’un autre choc, elle est un peu… détraquée. Mais elle n’est pas toujours comme tu l’as vue aujourd’hui. Après avoir bu un peu de vin, elle peut chanter mieux qu’un rossignol. Et aussi danser, et rire. C’est seulement quand elle entend les voix que… ma foi, tu as vu. — Comment l’avez-vous rencontrée ? — Tu ne tombes donc jamais à court de question, mon garçon ? répondit Druss en se levant. Viens, il est temps de partir. J’ai le sentiment que nous ne tarderons pas à rencontrer tes amis. À l’aube, Braygan était plus épuisé que jamais dans sa vie. Le soleil matinal lui faisait mal aux yeux, et il avait l’impression de se trouver dans un rêve – ou un cauchemar. Un petit garçon dormait à côté de lui ; sa mère, terrifiée, lui caressait les cheveux. D’autres femmes, et des enfants, étaient blottis au centre du cercle. Une petite fille d’environ trois ans se mit à pleurer. Braygan tendit la main pour la réconforter, mais elle recula. Une femme appela l’enfant, qui la rejoignit en sanglotant. Braygan se leva et gagna l’extérieur du cercle, où Skilgannon se tenait avec une dizaine d’hommes et autant de femmes – les survivants de la nuit. Certaines des femmes avaient un couteau, et les autres portaient de gros morceaux de bois, qu’elles avaient utilisés comme des massues contre les bêtes. — Sont-elles parties pour de bon, cette fois ? demanda Braygan, en regardant le sang séché sur les épées de Skilgannon. Skilgannon regarda le prêtre et haussa les épaules. Juste en dehors du cercle gisait le cadavre d’une énorme et hideuse créature. Braygan essaya de ne pas la regarder, mais ses yeux étaient attirés malgré lui par les mâchoires massives. Le petit prêtre avait vu ces crocs s’enfoncer dans le crâne d’un homme et lui arracher la tête, avant que Skilgannon saute sur le monstre et lui fasse un trou béant dans la gorge. Le corps décapité de l’homme n’était plus en vue. D’autres créatures l’avaient emporté à la faveur des ténèbres, avec les cadavres des autres Fusionnés. Braygan se tourna et regarda les gens blottis en cercle. Une cinquantaine de personnes, dont la moitié étaient des enfants. — Combien d’entre nous ont-elles eus ? demanda Braygan. — Dix… quinze, peut-être, répondit Skilgannon d’une voix fatiguée. Je n’ai pas eu le temps de compter. Les deux frères, Jared et Nian, quittèrent le cercle extérieur pour rejoindre Skilgannon. Ils portaient tous deux une épée longue à deux mains. — Pensez-vous que nous devrions essayer de partir, maintenant qu’il fait jour ? demanda Jared. — Mieux vaut attendre un peu. Les bêtes ont peut-être battu en retraite dans les roseaux, en attendant que nous bougions. — J’en ai compté dix-huit, dit le jeune homme. Je crois que nous en avons rué au moins cinq, et blessé quatre autres. — J’ai coupé la tête d’une de ces créatures, dit Nian. Tu m’as vu faire, Jared ? Tu m’as vu lui couper la tête ? — J’ai vu. C’est très bien, Nian. Tu as été très courageux. — Vous m’avez vu aussi ? demanda le jeune homme à Skilgannon. — Votre frère a raison. Vous êtes très courageux, dit Skilgannon. Braygan vit le simple d’esprit faire un sourire béat, puis tendre la main pour saisir la longue écharpe bleue que son frère portait à la ceinture. Il resta planté là, l’épée dans une main, l’écharpe dans l’autre. — Nous ne pouvons pas attendre toute la journée, dit Skilgannon. Soit les bêtes sont parties, soit elles attendent. Il nous faut savoir de quoi il retourne. — Que voulez-vous faire ? demanda Jared. — Une petite balade vers les roseaux. — Nous venons avec vous. Skilgannon regarda en direction du frère de Jared. — Il vaudrait peut-être mieux que Nian reste ici – pour s’occuper des femmes et des enfants. — Impossible, mon ami, dit Jared. Il a besoin de rester près de moi. — Alors, restez ici tous les deux. Skilgannon remit ses épées au fourreau et partit vers le nord-ouest. Braygan le regarda, le cœur serré. Un murmure naquit dans le cercle quand les gens virent Skilgannon s’éloigner. — Restez groupés ! cria Jared, en s’éloignant de Braygan. Il est allé voir ce qui se passe. Il va revenir. Restez attentifs ! Une ombre de ressentiment monta en Braygan, qui se sentit aussitôt honteux. Comme Skilgannon était vite devenu important pour ces gens ! Il était leur sauveur, leur espoir. Et moi, que suis-je ? pensa Braygan. Rien. Si ces gens survivent, ils ne se souviendront pas du petit prêtre rondouillard qui s’est caché au milieu du cercle et a prié la Source de le garder en vie. Ils se souviendront du guerrier aux cheveux noirs, avec ses deux épées, qui a pris le commandement et a formé le cercle qui les a sauvés. Oui, ils se souviendront de lui jusqu’à la fin de leur vie. — En voilà une ! cria une voix terrorisée. Des enfants se mirent à geindre. Braygan pivota, les yeux écarquillés de peur. Une forme sombre émergea des roseaux. C’était une femme aux cheveux dorés, vêtue d’un manteau noir. — C’est Garianne, c’est Garianne ! cria le simple d’esprit, Nian. Toujours accroché à la ceinture de son frère, il avança. Jared lui saisit le bras. — Ne me tire pas, dit-il doucement. Elle vient vers nous. Nian fit des signes de la main. — Par ici, Garianne, par ici ! Nous sommes là ! La femme était très belle, avec ses yeux d’un gris cendré et sa chevelure tressée brillant sous le soleil. Elle approcha des deux frères. Nian avança vers elle, laissa tomber son épée et la souleva dans ses bras. Elle lui donna un léger baiser sur la joue. — Pose-moi, dit-elle. Et reste calme. (Elle se tourna vers Jared.) Nous sommes contents de vous trouver en vie, dit-elle sans sourire, d’une voix monocorde. — C’est bon de te voir, Garianne, dit Jared. Est-ce que… (Il s’éclaircit la voix.) Nous nous demandions si les bêtes étaient encore dans le secteur. — Certaines sont allées vers le nord-est pendant la nuit. Nous en avons tué une. Le Vieil Oncle et son ami en ont tué trois autres. — J’ai coupé la tête à une, dit Nian. Dis-lui, Jared ! — C’est vrai. Il a été très courageux, Garianne. Ce serait bien si tu pouvais rester un peu et nous aider à repousser les créatures. Il y a beaucoup d’enfants, ici. — Nous allons à Mellicane. Le Vieil Oncle nous y offrira un repas. — Nous allons tous vers Mellicane, dit Jared. Nian serait heureux que tu viennes avec nous. — Oui, oui, viens avec nous, Garianne, dit Nian. Soudain, la femme sourit. Braygan en eut le souffle coupé. À cet instant, elle devint, de simplement attirante, extraordinairement belle. Elle se rapprocha de Nian et lui passa un bras autour des épaules. — J’aurais aimé te voir lui couper la tête, dit-elle en lui donnant un baiser sur la joue. — Il m’a fallu trois coups. Est-ce que le Vieil Oncle vient aussi ? Son sourire s’effaça, et elle recula. — Pas de questions, Nian, dit doucement Jared. Tu te souviens ? — Je suis désolé, Garianne, marmonna Nian. Le sourire de la jeune femme revint brièvement, et elle sembla se détendre. — Le Vieil Oncle vient aussi. Dans une heure, ou un peu moins, dit Garianne. Jared se tourna vers Braygan. — Le Vieil Oncle est un guerrier appelé Druss. Vous avez déjà entendu ce nom ? (Braygan fit signe que non.) Il est drenaï et, comme votre ami, il est mortellement dangereux. Avec Garianne et Druss, nous avons une bonne chance d’échapper aux créatures. Skilgannon marcha vers la ligne mouvante des roseaux, sans hâte. Il examinait soigneusement les tiges à la recherche de tout mouvement qui n’aurait pas été provoqué par le vent. Il était tel que ses compagnons le voyaient : détendu, les épées au fourreau. Malanek avait appelé ça « l’illusion d’ailleurs », quand l’esprit se libère et laisse le contrôle du corps à l’instinct et aux sens. En marchant, Skilgannon laissa ses pensées dériver pendant que ses yeux guettaient le moindre signe de danger. Il pensa à Malanek et à l’entraînement qu’il avait suivi, les exercices sans fin et le dur régime d’épreuves physiques. Il se souvint de Greavas et de Sperian, et de la tension qui était montée dans les jours qui avaient suivi le couronnement de Bokram. Il y avait eu des arrestations soudaines, des maisons pillées, leurs occupants emmenés on ne savait où. Personne ne parlait des absents. Des fidèles connus de l’ancien empereur avaient disparu, ou avaient été exécutés en public sur la place du Léopard. La peur s’était abattue sur la capitale. Les gens se surveillaient les uns les autres avec des yeux soupçonneux, ne sachant pas qui les vendraient aux autorités pour un mot imprudent ou une ombre de critique. Skilgannon s’était inquiété pour Greavas, à cause de ses liens avec l’ancienne famille impériale. L’acteur disparaissait souvent pendant plusieurs jours avant de revenir sans dire un mot sur ce qu’il avait fait. Un soir, Skilgannon le lui avait demandé. Greavas avait soupiré. — Il vaut mieux que vous ne le sachiez pas, mon ami. Il n’avait rien voulu dire d’autre. Une nuit, environ trois semaines après le couronnement, des soldats armés étaient arrivés à la maison. Molaire avait été terrifiée, et même Sperian, habituellement résolu, était gris de peur. Skilgannon était assis dans le jardin quand l’officier était sorti. C’était Boranius, l’ancien athlète à la chevelure dorée. Skilgannon s’était levé. — Je suis content de te voir, avait-il dit avec sincérité. — Moi aussi, avait répondu Boranius d’un ton froid. Mais je suis ici pour des questions officielles. — Je vais vous faire servir des rafraîchissements, avait dit Skilgannon, en faisant signe à Sperian, qui était livide. L’homme était reparti dans la maison. Skilgannon avait regardé les deux soldats debout dans l’entrée du jardin. — Je vous en prie, mettez-vous à l’aise, avait-il dit aux hommes. Il y a des chaises pour tout le monde. — Mes hommes resteront debout, avait dit Boranius. Il avait soulevé son fourreau et s’était assis sur une chaise en osier. Il était toujours l’athlète que Skilgannon avait tant admiré. — Tu t’entraînes toujours à la course, Boranius ? — Non, j’ai peu de temps pour les loisirs. Et toi ? — Oui, avait répondu Skilgannon en riant. Mais ce n’est plus aussi amusant, maintenant que je n’ai personne à qui me mesurer. Tu étais mon inspiration. — Et tu m’as battu. — Tu étais blessé à la cheville, Boranius. Mais j’étais quand même content d’obtenir la médaille. — Les jours d’école et de médailles sont loin derrière moi. Et seront bientôt loin derrière roi, aussi. As-tu pensé à ton avenir ? — Je serai soldat, comme mon père. — Tant mieux. Nous avons besoin de bons soldats. De soldats loyaux. Ces temps sont difficiles, Olek. Il y a des traîtres partout. Il faut les poursuivre et les exterminer. Connais-tu des traîtres ? — Et comment le saurais-je, Boranius ? Portent-ils un chapeau bizarre, pour qu’on les reconnaisse ? — Ce n’est pas un sujet de plaisanterie, Olek. En ce moment même, quelqu’un a donné asile à la concubine de l’empereur et à sa bâtarde de fille. Bokram est roi de droit et de sang. Tous ceux qui parlent ou agissent contre lui sont des traîtres. — Je n’ai entendu personne parler contre lui. Boranius avait semblé tendu. — Et le pervers qui vit ici ? Est-il loyal ? Skilgannon avait senti un froid de glace l’envahir. — Tu es invité dans ma maison, Boranius. Ne parle pas mal de mes amis. — Je ne suis pas ton invité, Olek. Je suis un officier du roi. As-tu entendu Greavas parler contre le roi ? — Non. Nous ne discutons pas politique, tous les deux. – Je dois lui parler. Est-il là ? — Non. Sperian était revenu avec un plateau de boissons, du jus de pomme et d’abricot dans des gobelets en argent. Skilgannon l’avait regardé. — Où est Greavas ? — Il est allé voir des amis, messire, dans le nord de la cité. — Quand reviendra-t-il ? — Demain, peut-être, messire, ou après-demain. Il n’a pas précisé. Skilgannon avait remercié le serviteur et lui avait fait signe de partir. — Je lui dirai que tu as besoin de lui parler, quand il reviendra. Même si je ne comprends pas comment un acteur à la retraite peut t’être utile. — Nous verrons, avait dit Boranius en se levant. J’ai aussi un mandat d’arrêt contre ton ami Askelus. Skilgannon avait été choqué. — Pourquoi ? — Comme son père, c’est un traître. Son père a été étripé ce matin, sur la place du Léopard. — Askelus n’est pas un traître, avait dit Skilgannon en se levant également. Nous avons souvent parlé. Il admire énormément l’empereur Gorben, et il parle, comme moi, de servir dans l’armée de Bokram. Je ne l’ai jamais entendu prononcer un mot de critique à l’égard du roi. Bien au contraire ! — Alors, malheureusement, il périra à cause des péchés de son père, avait dit froidement Boranius. Skilgannon avait regardé, incrédule, le jeune homme qui avait été son héros. Le jeune athlète de son souvenir disparut, remplacé par un soldat aux yeux glacés, sans émotions, excepté peut-être la méchanceté. Des souvenirs étaient alors remontés à la mémoire de Skilgannon, des choses qui avaient, sur le moment, semblé insignifiantes, mais qui brillaient soudain à la lumière de la compréhension. La façon dont Boranius rejetait ses amis avec dédain, les commentaires sarcastiques, l’esprit mesquin. Skilgannon avait vu Boranius à travers le voile doré de son adoration pour un héros. Mais devant lui se tenait la réalité. Boranius avait pouvoir de vie et de mort, et il en était ravi. La colère avait bouillonné en Skilgannon, mais il l’avait refoulée et avait souri. — J’ai beaucoup à apprendre, mon ami, avait-il dit. Merci d’avoir pris le temps de venir me rendre visite. Boranius avait gloussé de rire et donné une tape amicale sur l’épaule de Skilgannon. — Quand tu auras tes diplômes – à condition qu’ils soient de première classe –, viens me voir. Je te trouverai une place dans mon régiment. — Tu me fais un grand honneur. Sur ces mots, il avait reconduit Boranius et ses hommes à la porte et les avait regardés monter en selle et s’éloigner. Sperian était sorti et avait poussé un soupir de soulagement. — J’ai cru que nous allions tous être arrêtés, avait-il dit. — Cet homme est une vipère, avait dit Skilgannon. — Oui, votre père pensait de même. Il n’a jamais aimé cette famille. — Pouvez-vous faire passer un message à Greavas, demain ? — Oui. — Dites-lui de ne pas revenir ici pendant un moment. Passez par le marché. Demain, c’est jour d’enchères. Il y aura des centaines de gens sur la place. Vous devriez pouvoir vous faufiler sans être vu. Sperian avait eu l’air incertain. — Vous pensez que je pourrais être suivi ? — C’est une possibilité. — Je n’ai pas de bons yeux, Olek. Je ne suis pas doué pour ce genre de choses. — C’est vrai, vous avez raison. Je suis bête ! Je vais lui apporter le message moi-même. Sperian avait eu l’air encore plus perturbé. — Il ne veut pas que vous soyez impliqué, messire. Il serait furieux que je vous dise où il est. Skilgannon avait posé la main sur l’épaule de son serviteur. — S’il se montre, il sera arrêté. Probablement exécuté, et certainement torturé. Je ne crois pas que vous ayez à vous inquiéter de sa colère. — Il n’y a pas que ça, messire. Le problème, c’est les gens avec qui il est. — Dites-moi. — Il a caché l’impératrice et sa fille. Il cherche un moyen de leur faire quitter la cité. Skilgannon fut arraché à ses souvenirs quand les roseaux frémirent puis s’agitèrent violemment. Les Épées de la Nuit et du Jour jaillirent de leur fourreau. Un petit chien sortit des roseaux, puis courut vers le cercle, Une enfant l’appela, et le chien aboya et fonça vers elle. Skilgannon souffla et reprit sa marche. Il n’y avait aucun signe des bêtes. Il se tourna et repartit en direction des réfugiés. À cet instant, il vit la silhouette massive de l’homme à la hache émerger de l’herbe. À côté de lui marchait le jeune garçon, Rabalyn. Chapitre 9 Skilgannon organisa les quelque quatre-vingts réfugiés en une colonne serrée qui progressait lentement entre les roseaux. Il en prit la tête, pendant que Druss et Garianne marchaient de part et d’autre du centre de la colonne. Les deux frères servaient d’arrière-garde. Les combattants survivants suivaient la colonne sur l’extérieur et marchaient prudemment, leurs épées et leurs couteaux prêts à servir. Il n’y eut qu’un moment d’anxiété durant la matinée, quand un vieux taureau pointa la tête au-dessus des roseaux. Des enfants crièrent et s’éparpillèrent. Excepté cet incident, ils traversèrent la campagne sans problème. Pendant un moment, Rabalyn marcha avec Braygan au centre de la colonne, puis il ralentit et attendit les frères. Ils faisaient un drôle de duo. Il avait remarqué que Nian tenait en permanence l’écharpe bleue nouée à la taille de Jared. Druss avait dit qu’ils étaient des combattants, et Rabalyn le croyait, malgré leur étrange allure. Dans l’après-midi, la colonne fit halte au pied d’une colline basse. Un ruisseau coulait non loin, et les femmes allèrent chercher de l’eau pour préparer leurs maigres repas. Druss s’était éloigné avec Skilgannon, et la bizarre jeune femme était assise seule sur la colline, le regard tourné vers le nord-ouest. Rabalyn s’assit près des frères. — Vous connaissez Druss depuis longtemps ? demanda-t-il. — Oui, longtemps, dit Nian. Plus d’un an. Tac, tac ! Le Vieil Oncle est comme ça. Ils sont tous partis en courant. — Qui est parti en courant ? — Tous les hommes méchants. Et nous, nous en avons tué certains, n’est-ce pas, Jared ? — Oui. — Et Garianne a lancé une flèche à travers la tête de leur chef. À travers sa tête ! Il avait l’air vraiment idiot. Il a essayé de l’arracher, puis il est mort. C’était amusant. L’histoire n’avait pas grand sens pour Rabalyn. Il jeta un regard interrogateur à Jared. — Nous avions été payés pour protéger un village, dit Jared. Nous étions une dizaine. On nous a informés qu’il y avait une vingtaine de bandits, mais en réalité, ils étaient bien plus nombreux, près de soixante, des hors-la-loi nadirs pour la plupart. Des chiens vicieux ! Ils ont attaqué juste avant le crépuscule. Nous aurions dû être vaincus, ça ne fait pas de doute. — Tac, tac, dit Nian, ravi. — Druss a chargé au beau milieu des bandits. Sa hache tombait à droite et à gauche. On aurait pu croire que les bandits le submergeraient. Nian et moi, nous avons foncé aussi, avec quelques autres. Et même des villageois, armés de faux et de bâtons. Garianne était tombée malade et elle avait la fièvre, mais elle a réussi à sortir tant bien que mal, et elle a envoyé un carreau dans le front du chef des hors-la-loi. Ça les a paniqués. Quand ça a été fini, Druss n’avait même pas une égratignure. Les couteaux et les épées avaient rebondi contre ses gantelets et ses épaulières, et contre son casque. Mais il n’avait pas été touché. C’était fantastique ! Il était couvert de sang, mais pas une goutte n’était du sien. (Jared eut l’air admiratif.) Tu vois, pendant une bataille, il bouge sans arrêt. Il attaque toujours. Ayant vu ça, je sais ce qui est arrivé à Skeln. — Skeln ? demanda Rabalyn. Mais… nous avons perdu, à Skeln. — C’est vrai. — Je ne comprends pas. Comment avons-nous pu perdre, avec Druss de notre côté ? Jared éclata de rire. — Tu te moques de moi, gamin ? — Non, messire. Frère Lantern m’a dit que Druss était à Skeln, avec les Immortels. — Tu as mal compris, petit. Druss a bien été avec les Immortels, autrefois. Mais à Skeln, il a combattu avec les Drenaïs. C’est Druss qui a brisé la dernière charge et changé l’issue de la bataille. Il a brisé les Immortels ! Ce n’est pas d’un simple mortel que nous parlons, mais de Druss la Légende. — Cela veut-il dire qu’il est notre ennemi ? demanda Rabalyn, inquiet. Jared haussa les épaules. — Pas le mien. Ni Nian ni moi ne serions là, sans Druss. Et je ne veux sûrement pas de lui pour ennemi ! Je suis assez doué avec cette épée, petit. Je me mesurerais à presque n’importe qui, mais pas à Druss. Et pas à ce Skilgannon, non plus, maintenant que j’y pense. Comment en es-tu venu à voyager avec lui, Rabalyn ? Rabalyn leur raconta l’histoire de l’émeute à l’église, et de la manière dont frère Lantern l’avait réglée. — Les gens sont bizarres, dit Jared. Qui aurait cru ça ? Le Damné est devenu prêtre. Il se passe toujours des choses étonnantes, dans la vie. Soudain, Nian se mit à gémir. Rabalyn le regarda. Il était gris, et de la sueur brillait sur sa peau. — Ça fait mal, Jared, gémit-il. Ça fait très mal. — Allonge-toi. Allez, couche-toi un moment. (Il se tourna vers Rabalyn.) Va chercher de l’eau. Rabalyn courut emprunter un petit seau à une famille. Il le remplit au ruisseau et rejoignit les jumeaux. Jared trempa un chiffon dans l’eau et le passa sur la tête de son frère. Puis il ouvrit une bourse à son côté, en sortit une pincée de poudre grise et la lui posa sur la langue. Ensuite, il mouilla le chiffon et l’essora sur les lèvres de Nian. Après un moment, Nian cessa de gémir et s’endormit. — Qu’est-ce qu’il a qui ne va pas ? demanda Rabalyn. — Il est en train de mourir, dit Jared. Va dire à Skilgannon que nous devons rester encore une heure – au moins – ici. Les gens avaient commencé de se rassembler autour de Nian. Une femme demanda ce qui se passait, mais Jared lui fit signe de s’éloigner. Garianne les rejoignit et s’assit à côté de Nian. Elle lui caressa doucement la joue. Rabalyn hésita un moment en la regardant, puis il grimpa la colline pour rejoindre Skilgannon et Druss, qui parlaient. Le vieux guerrier regarda Rabalyn approcher et lui sourit. — C’est Nian ? N’aie pas l’air si triste, petit. Il va aller mieux. — Jared a dit qu’il était en train de mourir. — C’est vrai, mais il ne mourra pas aujourd’hui. — Qu’est-ce qu’il a ? — Une maladie dans sa tête, dit Druss. Un chirurgien a dit à Jared qu’un cancer grandissait dedans. Il détruit l’esprit de Nian. — On ne peut pas lui donner un médicament, le soigner ? — C’est pour ça qu’ils vont à Mellicane. On dit qu’il y a là un guérisseur qui pourrait faire quelque chose. Rabalyn se tourna vers Skilgannon. — Jared a dit qu’il nous fallait attendre que Nian se réveille. — Oui. Il va dormir pendant une heure ou deux, ajouta Druss. — Le crépuscule sera tombé d’ici là. J’ignore à quelle distance les bêtes sont parties, ou si elles reviendront après la tombée de la nuit. — J’y ai pensé aussi. Nous ne sommes pas à plus de deux heures de Mellicane. Donnons-lui une heure. S’il n’est pas réveillé, je le porterai. Le petit peut prendre ma hache et marcher à côté de moi. Skilgannon ne fit pas d’objection. — Je vais explorer un peu vers le nord et voir comment est le terrain, dit-il. Si je ne suis pas revenu dans une heure, conduisez-les vers la cité. Je vous retrouverai sur le chemin. Il descendit la colline. Rabalyn le regarda. — Et s’il y a d’autres bêtes sur son chemin ? — Ma foi, Rabalyn, ou il les tuera, ou elles le tueront. En arrivant près des arbres, à une demi-lieue du pied de la colline, Skilgannon ralentit. La petite course l’avait réchauffé et avait délié ses muscles, mais il n’avait pas envie de foncer tête baissée au milieu d’une meute de bêtes. Ses yeux le piquaient et il se sentait fatigué. Il n’avait pas dormi depuis plus de vingt-quatre heures, et la nuit précédente avait été longue et sanglante. Les attaques des bêtes avaient été soutenues et astucieuses. Les créatures étaient arrivées de plusieurs directions à la fois, comme si elles obéissaient à un plan. Plusieurs fois dans la nuit, il avait aperçu la colossale créature grise qu’il avait vue sortir la première des roseaux, la veille. Skilgannon avait le sentiment que cette créature dirigeait les autres. Au bout d’un moment, il avait prêté attention à ses apparitions. S’il l’apercevait vers le sud du cercle, c’était de là que l’attaque suivante viendrait. En réfléchissant à cette nuit de terreur, Skilgannon s’aperçut que les bêtes n’avaient pas eu l’intention de tuer tous les réfugiés. Elles chassaient pour se nourrir, et quand elles avaient eu récupéré suffisamment de cadavres, elles s’étaient retirées. Comme une meute de loups. Il entra sous le couvert des arbres et grimpa vers le sommet d’une colline, examinant le sol pendant qu’il marchait. Il y distinguait de profondes empreintes de pattes, mais toutes se dirigeaient à l’opposé de la cité. En haut de la colline poussaient plusieurs grands chênes. Il en escalada un et regarda autour de lui. Au nord, il aperçut les tours lointaines de Mellicane, et les tentes des armées de siège de Datia et de Dospilis. À l’est, il vit des cavaliers, mais aucun signe des Fusionnés. Une grande fatigue s’abattit sur lui, et il s’installa entre deux grosses branches, posa sa tête contre le tronc de l’arbre et ferma les yeux. Il marchait dans une forêt éclairée par la lune. Le Loup Blanc était tout près. Il entendait ses mouvements discrets dans les sous-bois. Le cœur de Skilgannon battait la chamade. Il serra les poings pour éviter de prendre ses épées. Un grognement bas retentit derrière lui. Il pivota pour faire face à la menace. Il n’y avait rien. Puis il s’aperçut que, sans le vouloir, il avait tiré du fourreau les Épées de la Nuit et du Jour. Les lames étincelaient sous les rayons de la lune. Il les jeta loin de lui et cria : « Où es-tu ? » Puis il se réveilla. Le soleil n’avait pas bougé dans le ciel. Il avait dormi à peine quelques minutes. Se sentant quand même reposé, il envisagea de rejoindre les réfugiés. Mais tout était si calme là, en haut de l’arbre… Il s’aperçut que la solitude lui avait manqué. À une époque, il avait aimé être entouré. C’était au temps où Greavas, Sperian et Molaire s’occupaient de lui, quand Malanek lui apprenait la danse des épées. De longues et douloureuses années s’étaient écoulées depuis. Les jours de Bokram et de la terreur. Les jours de Jianna. L’horreur l’attendait, le matin où il était parti retrouver Greavas. Le soleil étincelait dans un ciel sans nuages, et la force et l’arrogance de la jeunesse le gonflaient de confiance en lui. Skilgannon, à presque seize ans, avait commencé la journée en se rendant au parc royal. Pendant sa promenade dans les allées et devant les boutiques du centre de la cité, il avait pris le temps de s’arrêter aux étals, et, sous le prétexte d’examiner les marchandises, il avait identifié les hommes qui le suivaient. Ils étaient deux, un grand et mince, aux cheveux blond cendré, et un plus petit, avec une épaisse moustache qui se prolongeait sur son menton. Skilgannon, une fois arrivé au parc, s’était échauffé les muscles puis s’était mis à courir. Les sentiers qui traversaient le parc étaient pavés de pierres blanches et passaient entre des parterres de fleurs, devant des lacs artificiels et des statues. De nombreuses personnes se promenaient, ou étaient assises sur les bancs de pierre. Certaines avaient étalé une couverture sur l’herbe et pique-niquaient. Skilgannon avait continué son chemin à une allure rapide mais régulière. Chaque fois que le sentier s’incurvait, il jetait un regard derrière lui et voyait les deux hommes s’efforcer de le suivre. Il n’avait pas eu le sentiment d’être en danger. Pour le jeune homme, c’était une aventure. Il les avait fait courir quatre lieues au petit trot, puis il avait augmenté l’allure. Enfin, il avait fait un cercle et était revenu aux bains en marbre installés près des portes ouest du parc. Il avait ralenti et s’était assis sur un large banc. Ses deux poursuivants, épuisés et couverts de sueur, avaient débouché en titubant devant lui. — Bonjour, avait dit Skilgannon. L’homme à la moustache tombante lui avait fait un signe de tête, et l’autre s’était forcé à sourire. — Une chaude journée pour une course, avait dit le jeune homme. Vous vous entraînez ? — Toujours, avait dit l’homme blond. — Je m’appelle Olek Skilgannon, avait-il dit en se levant et en tendant la main. — Morcha. Et voici Casensis. Les deux hommes avaient semblé mal à l’aise. Skilgannon avait deviné qu’on leur avait ordonné de le suivre de loin sans se faire repérer. — Je vais aller profiter d’un bain et d’un massage, leur avait dit Skilgannon. C’est fantastique après une course d’échauffement. — Nous ne sommes pas membres, dit le robuste Casensis. Ces endroits sont pour les riches. — Ou pour les fils de soldats qui ont servi la nation, avait dit Skilgannon avec onctuosité. Mon père était membre honoraire, et après lui ce titre m’a été transmis. J’ai le droit d’amener des invités. Voulez-vous vous joindre à moi ? Il avait mené les hommes à l’intérieur, les prenant de court. Le hall de marbre était frais et parfumé. Skilgannon avait signé le registre, et les trois hommes avaient été conduits à un vestiaire aux murs lambrissés de cèdre. On leur avait remis des peignoirs blancs et des serviettes. Après avoir enlevé leurs vêtements et passé les peignoirs, ils étaient entrés dans une grande salle au plafond voûté. D’immenses fenêtres en vitrail perçaient les murs. Des arbres y poussaient, et de l’eau chaude jaillissait sur les rochers et se déversait dans une série de mares artificielles en terrasses. Des pétales de roses flottaient sur l’eau, et l’air était lourd de parfum. Seules deux des mares étaient occupées. Skilgannon avait posé son peignoir et sa serviette sur un banc de pierre et était entré dans la mare supérieure, près de là où jaillissait l’eau. Il s’était étiré et s’était laissé flotter à la surface, les yeux fermés. Les deux espions l’avaient suivi. Skilgannon avait nagé au centre de la mare, loin de la cascade, puis il s’était assis, les bras posés sur le rebord de pierre. Morcha, celui qui avait les cheveux clairs, l’avait rejoint à la nage, pendant que Casensis pataugeait dans l’eau. Deux servantes, aux seins nus mais vêtues d’une longue jupe moulante, sortirent des ombres et leur apportèrent des gobelets d’eau de source fraîche. Les deux femmes avaient les cheveux teints en blond avec une mèche rouge aux tempes, qui révélaient selon la tradition qu’elles étaient des servantes d’un genre particulier. Mais elles portaient aussi au cou un torque en or, ce qui signifiait qu’elles étaient bien supérieures aux prostituées bon marché qui travaillaient dans les rues et sur les places de marché. Casensis les avait regardées, fasciné, incapable de détourner le regard de leurs seins nus. L’une d’elles lui avait souri, puis elles s’étaient éloignées. — Elles sont gratuites, elles aussi ? avait demandé Casensis. — Pour les massages, oui, avait répondu Skilgannon. Tous les autres services sont négociables. — Combien demandent-elles ? — Dix pièces d’argent. — Trois mois de salaire ! avait dit Casensis, outré. — Et pour quel travail gagnez-vous ce salaire ? avait demandé Skilgannon. — Nous sommes des soldats du roi, avait répondu vivement Morcha. — Ah ! je comprends pourquoi vous couriez, alors. C’est important de rester fort et capable. Moi aussi, j’espère me joindre bientôt à l’armée du roi. Ils étaient restés assis un moment en silence, savourant les boissons fraîches et l’eau tiède. Morcha s’était tourné vers Skilgannon. — C’était très gentil de votre part, messire. Ce sera une expérience mémorable ! — C’était avec plaisir, mon ami. Mais vous devez profiter d’un massage avant de partir. Les filles sont très douées. Elles feront disparaître toutes vos douleurs ou vos courbatures. Vous somnolerez, et vous ferez de beaux rêves. C’est la partie de la journée que je préfère. Ensuite, vous pourriez vous joindre à moi dans la salle à manger pour un bon repas. — C’est très aimable à vous, avait dit Morcha. Leur bain terminé, les trois hommes étaient sortis de la mare. Aussitôt, une des femmes blondes s’était approchée d’eux et les avait conduits dans une pièce séparée éclairée par des chandelles. Quand Skilgannon avait été débarrassé des hommes, il avait remercié la jeune femme et avait refusé le massage. — Je vous laisserai un bon pourboire, avait-il dit à la fille surprise. Quand mes amis seront bien relaxés, dites-leur que j’ai été obligé de partir, mais que j’ai prévu qu’ils puissent manger à mes frais. — Oui, messire, avait dit la masseuse. Il s’était rapidement habillé dans le vestiaire et avait quitté le bâtiment. Il était sorti du parc et avait marché rapidement dans les rues, s’arrêtant de nouveau aux échoppes pour s’assurer que personne d’autre ne le suivait. Une fois sûr d’être seul, Skilgannon avait suivi les indications données par Sperian et s’était dirigé vers le nord de la cité. La maison, construite dans les faubourgs et proche d’un baraquement de l’armée, était neuve. C’était une petite propriété de trois pièces, au toit de tuiles rouges grossières. Il y avait une vingtaine de maisons similaires, construites pour les familles des travailleurs des baraquements, les cuisiniers, les charpentiers et les forgerons. Sperian la lui avait décrite et avait précisé qu’une bougainvillée poussait sur le mur ouest, à côté de l’entrée. Quelque chose, dans l’emplacement choisi, avait « fait » très Greavas. Seul un homme doté d’un sens de l’ironie si aigu aurait eu l’idée de cacher les personnes les plus recherchées de la capitale à un jet de pierre du plus grand baraquement. Pourtant, au moment où cette idée lui était venue, Skilgannon avait compris que c’était une décision très intelligente. Tous les bâtiments des quartiers les plus riches de la cité avaient été fouillés, ainsi que les propriétés à l’écart de la ville. Personne n’aurait pensé à chercher l’impératrice et sa fille dans une maison construite à la hâte, si près d’un centre de réunion des troupes loyales du nouveau roi. Skilgannon avait frappé à la porte, mais personne n’avait répondu. Il avait fait le tour de la maison et essayé le petit portail qui menait au minuscule jardin. Il était fermé. Regardant autour de lui pour voir si quelqu’un l’observait d’une autre maison, Skilgannon avait escaladé le mur et sauté dans le jardin. En atterrissant, il avait aperçu un mouvement sur sa gauche. Quelque chose s’était dirigé vers sa tête. Il avait esquivé et s’était jeté sur le sol. Après avoir roulé sur l’épaule, il s’était relevé. À cet instant, un pied chaussé d’une sandale s’était écrasé contre sa tempe, l’envoyant rouler. Il avait levé les bras pour éviter d’en récolter un second. Son adversaire était une femme blonde, dont les cheveux teints étaient striés de rouge aux tempes. Elle avait lancé une nouvelle attaque, sa main gauche dirigée vers son visage. Il lui avait saisi le poignet et l’avait tordu sauvagement pour tenter de la détourner. Mais, au lieu de résister, elle avait suivi le mouvement puis lui avait assené un coup de tête puissant, visant son visage. Il avait touché – douloureusement – sa clavicule. En colère, il avait jeté la femme sur le sol. Elle avait roulé habilement et s’était relevée avant de revenir à l’attaque, son joli visage tordu par la fureur, les yeux étrécis. — Ça suffit ! Ça suffit ! avait crié Greavas, qui était sorti en courant et avait saisi la jeune fille par la taille. C’est un ami – même s’il est stupide ! Que faites-vous ici ? avait-il demandé à Skilgannon. — Ce n’est pas une question dont nous devrions discuter devant une prostituée, avait-il craché. — Une prostituée que vous ne pouvez pas vous payer, avait-elle répondu. Et même si vous le pouviez, vous n’êtes pas de taille ! L’acidité de sa voix l’avait sidéré. Jamais une fille de joie ne lui avait parlé ainsi. Elles étaient toujours déférentes, ne croisaient jamais son regard. En plus, elle avait utilisé des mouvements que Malanek lui avaient appris, à lui ! Incroyable, pour une femme ! Skilgannon l’avait regardée de plus près, puis il avait regardé Greavas. Une femme d’âge moyen était sortie par la porte arrière, l’air effrayée. — Tout va bien ? avait-elle demandé. — Tout va bien, avait répondu Greavas. À moins, bien entendu, que vous ayez été suivi jusqu’ici, avait-il ajouté en se tournant vers Skilgannon. Si c’est le cas, nous sommes tous morts. — Je n’ai pas été suivi. Deux hommes avaient été chargés de le faire, mais je les ai laissés aux bains. — Espérons qu’il n’y avait personne d’autre. — Il n’y avait personne, avait répondu Skilgannon, exaspéré. Je suis venu vous avertir de ne pas retourner à la maison. Boranius vous cherche. — Je n’en attendais pas moins. Je n’avais pas l’intention de revenir. Si c’est tout ce que vous aviez à me dire, Olek, vous feriez mieux de partir tout de suite. — J’ai pensé que vous auriez besoin d’aide. — Oui, j’ai besoin d’aide, avait dit Greavas. Mais ce n’est pas un jeu pour un gamin. Ce n’est pas une aventure d’écolier. Les enjeux sont importants. Échouer signifie la torture et la mort. Skilgannon n’avait pas répondu immédiatement, cherchant d’abord à se calmer. Il avait regardé de nouveau la jeune fille aux cheveux blonds qu’il avait prise pour une prostituée, puis la femme effrayée sur le pas de la porte. — Ce déguisement est bon, avait-il dit. Mais il vous reste quand même à faire sortir discrètement une mère et sa fille de la cité, alors que les soldats ont votre description. — J’ai l’intention de me couper les cheveux et de les teindre en noir, avait dit Greavas. Mais vous avez raison. Ils cherchent une femme et sa fille. Il n’y a rien que je puisse faire à ce sujet. — Bien sûr que si ! Vous pouvez les séparer. En tant que prostituée, la princesse peut aller où elle veut sans éveiller de soupçons. Sans sa fille, l’impératrice peut se faire passer pour votre femme. — Toutes les portes sont gardées, avait répondu Greavas, et il y a d’anciens courtisans sans foi ni loi postés à chacune d’entre elles, prêts à trahir la famille royale pour un peu d’or. Il n’y a pas moyen de fuir, Olek. Pas encore. — Elles devraient quand même se séparer, avait dit Skilgannon. Et j’ai un plan ! — Ça, j’aimerais l’entendre ! avait dit la princesse. Ignorant le mépris dans sa voix, il avait continué. — Si je retourne rapidement aux bains, les hommes qui me suivaient y seront toujours. Je ferai ce que j’avais prévu, et je leur offrirai un repas. Si la princesse se trouve dans trois heures à la sortie des bains, et m’aborde en tant que prostituée, ils la verront. Et ils verront également que j’ai loué ses services et que je l’ai emmenée chez moi. Ils feront leur rapport. Olek Skilgannon n’a aucun lien avec les traîtres. Il est plus intéressé par des petits jeux avec les prostituées. Elle sera invisible, à leurs yeux. Invisible en tant que princesse, en tout cas. Greavas s’était assis à une petite table en bois et s’était frotté le menton. — Je ne sais pas trop, avait-il dit. — C’est un bon plan, avait dit la princesse. Il me plaît. — Il a ses dangers, avait dit Greavas. D’abord, il vous faudra arriver aux bains. La route qui y mène est pleine d’hommes. Vous serez accostée sur le chemin. Ensuite, il y a déjà des prostituées aux bains. Elles défendront leur territoire – sans gentillesse. Elles n’accepteront pas qu’une étrangère arrive et leur vole leurs clients. Et vous ne parlez pas comme une prostituée. Votre voix est raffinée. Enfin, vous risquez d’être reconnue, malgré le déguisement, et cela conduirait à votre capture et à votre mort, ainsi qu’à celle d’Olek. — Le seul autre choix est de rester enfermée dans cette minuscule maison jusqu’à ce que nous soyons découvertes, ou que nous mourions d’ennui, avait dit la princesse. Et ne vous inquiétez pas pour mon langage raffiné. J’ai passé assez de temps avec les soldats de mon père pour savoir comment parler rudement. Et Malanek m’a fort bien formée. Je peux m’occuper de prostituées en colère, je vous l’assure ! Greavas avait eu l’air incertain, mais il avait hoché la tête. — Très bien. Olek, retournez-y aussi vite que possible. Et que la Source vous protège tous les deux ! Je vous ferai parvenir un message quand vous pourrez vous déplacer sans danger. Allez-y ! Skilgannon était revenu en hâte à l’établissement de bains. Moins de une heure s’était écoulée, mais il craignait que Morcha et Casensis soient partis. Il repéra la fille à qui il avait parlé avant de partir, et lui demanda si elle avait transmis son message. Elle dit que non, car ils étaient toujours dans les cabines des masseuses. Soulagé, Skilgannon l’avait remerciée et s’était installé pour attendre. Morcha était sorti le premier, tenant le bras d’une fille blonde à la poitrine avantageuse. Il l’avait embrassée sur la joue. Elle lui avait souri et s’était éloignée. — Par la Source ! avait dit Morcha, voilà une journée dont je me souviendrai ! (Il s’était assis, adossé au mur, et tripotait le tissu épais et doux de son peignoir.) Les riches savent vivre ! — J’ai honte d’avouer que je n’y avais jamais pensé, avait dit Skilgannon avec sincérité. — Ce n’est pas votre faute si vous êtes riche, petit. Je ne vous en veux pas ! Casensis était sorti d’une autre cabine. La fille lui avait fait une révérence, mais ne lui avait pas souri avant de partir. Il avait eu l’air amer et malheureux, et avait demandé à Morcha s’il avait couché avec sa masseuse. — Oui, avait répondu Morcha, ravi. Et elle ne m’a pas fait payer ! Casensis avait juré. — Je savais que j’aurais dû choisir celle-là ! — Certains hommes n’ont pas de chance, avait dit Morcha, avec un clin d’œil à l’attention de Skilgannon. — Joignez-vous à moi pour le repas, avait proposé Skilgannon. Les deux hommes avaient accepté. Une fois rhabillés, ils l’avaient suivi jusqu’à la salle à manger. Une heure plus tard, après avoir englouti plusieurs faisans rôtis dans une sauce aux baies, et bu un pichet de bon vin, les deux soldats étaient de bonne humeur. Même Casensis avait arboré un sourire sur son visage sévère. Quand ils étaient sortis du bâtiment par la porte principale, Skilgannon s’était senti tendu et, pour la première fois ce jour-là, peu sûr de lui. Son plan lui avait semblé si bon, quand il l’avait concocté. Mais Greavas avait raison. Ce n’était pas un jeu d’écolier. Et si la princesse était reconnue par Morcha ou Casensis ? Si elle ne parvenait pas à jouer son rôle ? De plus, il était désormais devenu un traître au nouveau gouvernement. Quel avenir aurait-il ? Reste calme, s’était-il enjoint, se souvenant des paroles de son père. « Un homme ne doit jamais abandonner ses amis, sauf s’ils font le mal, et s’en tenir toujours à ce qu’il pense juste. » Les actes de Greavas, qui protégeait deux femmes de la mort, pouvaient-ils être considérés comme mauvais ? Skilgannon en doutait. Donc, il n’avait qu’une seule solution. Une dizaine de prostituées se tenaient dans la cour de marbre. L’une d’elles était assise, avec une lèvre éclatée et un œil enflé. Les autres étaient rassemblées autour d’elle et regardaient avec malveillance une nouvelle venue, mince et belle. Quand les trois hommes étaient sortis, plusieurs des prostituées s’étaient avancées vers eux en souriant lascivement. Casensis s’était arrêté pour parler avec elles, et Morcha avait attendu. La fille mince s’était approchée de Skilgannon. Elle marchait en balançant légèrement les hanches. Puis elle avait penché la tête et lui avait souri. Il avait eu l’impression d’être frappé en pleine poitrine par un coup de marteau. C’était la femme la plus attirante qu’il avait jamais vue. — Vous avez l’air d’un homme qui a besoin d’un peu de compagnie, lui avait-elle dit en lui prenant le bras. Elle avait parlé d’une voix un peu vulgaire et sans éducation, et son sourire avait été plein de promesses obscures. Skilgannon avait senti sa bouche s’assécher, et il n’avait rien trouvé à répondre. Morcha avait éclaté d’un rire bon enfant. — À votre place, j’accepterais, petit ! Je ne suis pas le type le plus intelligent du monde, mais je vois bien qu’elle est vraiment spéciale ! Skilgannon allait parler quand la jeune fille avait glissé sa main sous sa tunique et l’avait tripoté. Il avait bondi en arrière et failli tomber. — Sois prudente avec lui, ma beauté. Il est jeune, et, je pense, plutôt inexpérimenté, avait dit Morcha. — Ma maison n’est pas loin, avait réussi à dire Skilgannon. Il s’était senti idiot, et avait eu conscience de rougir. — Avez-vous les moyens de me payer ? Je suis plutôt chère ! — Je ne crois pas, avait-il répondu, mais tant pis, je vendrai la maison ! — C’est comme ça que vous devez vous y prendre, mon garçon, avait dit Morcha avec un gros rire. Malédiction ! maintenant je regrette d’avoir couché avec cette fille dans la cabine ! Celle-là, je me serais volontiers battu pour la décrocher ! Allez, allez, partez ! La princesse lui avait pris le bras et l’avait emmené. Il avait jeté un coup d’œil en arrière et vu Morcha et Casensis le regarder. Morcha lui avait fait un signe de la main, et Casensis avait eu l’air amer. Ce fut ainsi que Skilgannon rencontra l’amour de sa vie, et l’emmena chez lui. Assis dans l’arbre qui surplombait la lointaine cité de Mellicane, Skilgannon se souvint de ce jour-là. Malgré l’horreur et la mort qui avaient suivi cette rencontre, il s’aperçut qu’il ne parvenait pas à la regretter. Avant cet après-midi-là, lui semblait-il, le ciel avait toujours été gris, et ensuite, il avait connu toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Jianna brillait comme le soleil, étincelait comme un joyau. Elle ne ressemblait à personne qu’il ait rencontré. Il se souvenait encore de l’odeur de ses cheveux pendant qu’ils marchaient bras dessus bras dessous. Il soupira à ce souvenir. À cette époque, elle était une belle jeune fille, pas plus âgée que lui. Désormais, elle était la Reine Sorcière et elle voulait sa mort. Repoussant de son esprit ces sombres pensées, il descendit de l’arbre. Cadis Patralis était capitaine dans l’armée de Dospilis depuis quatre mois à peine. Son père lui avait acheté la charge, et il avait pris part à une seule action militaire, la déroute d’un petit groupe d’archers tantrians, sur un pont, à vingt lieues de Mellicane. Maintenant, il semblait que la guerre était terminée, et, pour le jeune Cadis, les perspectives de gloire et de promotion diminuaient d’heure en heure. Au lieu de combattre l’ennemi et de gagner du respect, de l’admiration et un grade plus élevé, il était désormais à la tête de ses quarante lanciers et les conduisait à travers les collines, à la poursuite de bêtes échappées des arènes. Il n’y avait aucune gloire à espérer de la chasse de ces abominations, et Cadis était d’humeur massacrante. Et le sergent qu’on lui avait collé ne faisait rien pour arranger l’affaire ! Le type était insupportable. Le colonel avait assuré Cadis que le sergent était un bon combattant et un vétéran de trois campagnes. « Il vous sera d’une aide précieuse, jeune homme. Vous pourrez apprendre de lui. » Apprendre de lui ? L’homme était un paysan. Il ne comprenait rien à la philosophie, à la littérature, et il jurait en permanence – toujours un signe de mauvaise éducation. À dix-neuf ans, Cadis était élégant dans sa cuirasse sur mesure et son manteau doré. Sa cotte de mailles étincelait, et son casque rembourré lui allait à la perfection. Son sabre de cavalerie avait été fabriqué par les meilleurs forgerons de Dospilis, et ses bottes, qui montaient jusqu’aux cuisses et étaient renforcées aux genoux, avaient été taillées dans le cuir le plus fin. Par contraste, le sergent Shialis ressemblait à un vagabond. Son plastron était cabossé, son manteau – autrefois doré, mais désormais d’un jaune pisseux – était déchiré et avait été souvent reprisé. Et ses bottes étaient tout éculées ! Même son sabre était un modèle standard, avec une poignée en bois entourée de bandes de cuir. Cadis regarda le visage de l’homme. Pas rasé, les yeux bordés de rouge, il avait l’air vieux et usé. Comment un tel homme avait-il pu se faire passer pour ce qu’il n’était pas aux yeux du colonel ? Cadis n’arrivait pas à l’imaginer. Cadis se pencha en avant et poussa son hongre gris le long d’une pente. Au sommet, il s’arrêta et examina le terrain. À un quart de lieue vers le sud, il vit un groupe de réfugiés avançant péniblement dans une vallée. — Un cavalier arrive, messire, dit le sergent Shialis. C’est un des éclaireurs. Cadis pivota sur sa selle. Un petit homme monté sur un poney pie grimpa la colline et s’arrêta devant l’officier. — Je les ai trouvées, dit-il. J’aurais préféré échouer. Cadis lutta pour contrôler sa colère. L’homme était un civil, payé pour jouer le rôle d’éclaireur, et il n’était donc pas tenu de saluer ou de suivre le protocole militaire. Malgré tout, le manque de respect qu’il affichait était exaspérant. — Où sont les autres ? demanda Cadis d’un ton sec. — Morts. Je l’aurais été aussi, si je ne m’étais pas arrêté pour pisser. — Morts ? répéta Cadis. Tous les trois ? — Ils sont tombés dans une embuscade. Elles sont arrivées de tous les côtés. Elles ont déchiqueté les chevaux, puis massacré les hommes. J’étais en arrière, mais elles ont failli m’avoir. J’ai attrapé le pommeau de ma selle et j’ai laissé le pie m’emmener en sécurité. — Comment des bêtes auraient-elles pu tendre une embuscade ? dit sèchement Cadis. C’est ridicule ! — Je suis d’accord avec vous, général. Je ne l’aurais pas cru non plus si je ne l’avais pas vu. — Je ne suis pas général, comme vous le savez fort bien, et je ne tolérerai pas une conduite si pleine d’insubordination. — Tolérez ce que vous voulez, répondit l’homme. Je démissionne, de toute façon. Une fortune ne pourrait me convaincre de retourner affronter ces créatures. — Comment savez-vous que c’était un piège ? demanda le sergent Shialis. — Faites-moi confiance, Shialis. Quatre d’entre elles étaient accroupies dans l’herbe haute. Elles ne se sont pas montrées jusqu’à ce que les autres soient arrivés à leur portée. C’est la grise ! Je vous le dis, elle est intelligente, cette bête-là. Quand les autres ont attaqué, elle a attendu et les a regardées faire. Ça me donne des frissons rien que d’y penser. — Combien étaient-elles ? demanda le sergent. — Si ça ne vous gêne pas, je vais conduire cet interrogatoire, dit Cadis en foudroyant le soldat du regard. Le silence s’étira. Cadis regarda durement le soldat. — Alors ? — Alors quoi ? — Combien étaient-elles ? — Quinze – en comptant la grise. — Et où cela s’est-il passé ? — À vingt lieues au nord-est, là où le terrain commence de s’élever vers les montagnes. — Plus de vingt bêtes ont disparu des arènes, dit Cadis. — Oui. Nous en avons trouvé trois mortes dans les bois du Sud. On aurait dit qu’elles avaient été tuées à coups de hache, ou avec une sacrément grande épée. Je ne crois pas qu’il en reste des vivantes à cet endroit. — À vingt lieues au nord-est, vous dites… C’est hors de notre territoire. Je vais faire mon rapport au colonel. Restez disponible pour qu’il puisse vous interroger. À cet instant, les premiers réfugiés franchirent la crête de la colline. Cadis les regarda. Beaucoup de femmes et d’enfants les observaient nerveusement, lui et ses hommes. Un enfant se mit à pleurer. Le bruit effraya la monture de Cadis. — Faites taire ce marmot ! cria-t-il en tirant sur ses rênes. Le cheval se cabra, et Cadis tomba en arrière, vidant les étriers. Il atterrit lourdement sur le sol. Furieux, il se releva, les rires vite étouffés de ses soldats jetant de l’huile sur les flammes de sa colère. — Espèce de grosse vache stupide ! cria-t-il à la femme effrayée qui essayait de calmer l’enfant. Un homme de grande taille s’interposa. — Contrôlez-vous, dit-il doucement. Ces gens sont déjà bien assez effrayés comme ça. Cadis eut l’air surpris. L’homme portait une veste en daim à franges, de toute évidence bien coupée et chère, un pantalon et des bottes de bonne qualité. Cadis regarda l’homme dans les yeux, qu’il avait bleus et perçants. Il recula d’un pas. Le silence s’appesantit. Cadis s’aperçut que ses hommes attendaient qu’il dise quelque chose. Il se sentit idiot, ce qui raviva sa colère. — Qui croyez-vous être ? cria-t-il. Vous n’avez pas à me dire de me contrôler. Je suis un officier de l’armée victorieuse de Dospilis ! — Vous êtes un homme qui est tombé de son cheval, dit le nouveau venu d’une voix calme. Ces gens ont été attaqués par des bêtes, et aussi par des hommes qui se comportaient comme des bêtes. Ils sont fatigués, effrayés et affamés. Ils cherchent seulement à se mettre à l’abri dans la cité. L’homme dépassa Cadis et avança vers le sergent Shialis. — Je me souviens de vous, dit-il. Vous avez conduit une contre-attaque sur un pont, à Pashturan, il y a cinq ou six ans. Vous avez reçu une flèche dans la cuisse. — Oui, j’y étais, dit Shialis, mais je ne me souviens pas de vous y avoir vu. — C’était un acte courageux. Si vous n’aviez pas tenu ce pont, vos flancs auraient été débordés, et ce qui a été simplement une défaite serait devenu une déroute. Que faites-vous ici ? — Nous chassons les bêtes. — Nous les avons combattues, la nuit dernière. Elles sont parties vers le nord. Derrière les deux hommes, Cadis Patralis avait presque atteint son point de non-retour. Il était tombé de son cheval, ses gens s’étaient moqués de lui, et maintenant, voilà qu’on l’ignorait ! Il saisit la poignée de son sabre de cavalerie et fit mine d’avancer. Une grosse main se posa sur son épaule et l’empêcha de bouger. — Il y a longtemps que vous êtes soldat, mon garçon ? Cadis se tourna et vit des yeux de la couleur d’un ciel d’hiver. Le visage de l’homme était vieux, et profondément ridé. L’homme portait une barbe poivre et sel et un casque noir orné d’une hache entourée par des crânes souriants en argent. — Moi, j’ai été soldat la plus grande partie de ma vie, continua l’homme. J’ai porté cette hache à travers… ma foi, je ne saurais dire exactement combien de pays j’ai traversés. (Le guerrier leva son arme, et Cadis aperçut son propre reflet dans les lames étincelantes.) Je n’ai pourtant jamais appris autant de choses que j’aurais dû. Mais une chose est sûre, c’est qu’il vaut mieux laisser la colère à la maison. Les hommes en colère se comportent stupidement, mon garçon. Et, à la guerre, ce sont généralement les imbéciles qui meurent les premiers. Pas toujours, c’est vrai. Parfois, les imbéciles s’assurent que les autres partent les premiers. Mais le principe demeure. Alors, depuis combien de temps êtes-vous soldat ? Cadis sentit son estomac se nouer. Quelque chose, au sujet de cet homme, le privait de tout son courage. Il fit une dernière tentative pour reprendre le dessus. — Lâchez-moi, dit-il. Immédiatement ! — Ah ! mon garçon, si je le fais, dit l’homme d’une voix amicale, dans quelques secondes vous serez mort. Et personne n’a envie de ça, non ? Vous allez insulter ce charmant jeune homme qui parle à votre sergent, et il vous tuera. Ensuite, tout se dégradera, et je devrai me servir de ma vieille Snaga contre vos troupes. Ils semblent être de bons gars, et ce serait dommage de verser inutilement tant de sang. — Nous sommes quarante, dit Cadis. Ce serait de la folie. — Il n’en resterait pas quarante à la fin de la bataille, mon garçon. Mais ça suffit. J’ai terminé mon discours. À vous de voir. La grande main lâcha l’épaule de Cadis, et l’homme recula. Le jeune homme resta un moment immobile, puis il inspira à fond. Une brise fraîche passa sur lui et il frissonna. Il regarda la femme et l’enfant, vit la peur dans leurs yeux, et sentit la honte monter en lui. Il avança vers eux et s’inclina. — Mes excuses, ma dame, dit-il. Je me suis conduit comme un rustre. Je suis désolé si j’ai fait peur à votre enfant. Puis il retourna vers son cheval et se mit en selle. Il fit approcher sa monture du sergent. — C’est le moment de partir, dit-il. — Oui, messire. Cadis conduisit sa troupe en bas de la colline et vers le nord-ouest, en direction de la cité. — Qu’a-t-il dit, messire ? demanda Shialis. — Qui ? — Druss la Légende. Cadis se sentit soudain pris de vertige. — C’était Druss ? Le Druss ? Vous êtes sûr ? — Je l’ai connu, messire. Il y a des années. On ne peut pas s’y tromper. Que vous a-t-il dit, si vous me permettez de vous poser la question ? Vous pouvez. Il m’a donné des conseils sur le métier de soldat. Il m’a dit de laisser la colère à la maison. — Excellent conseil. Puis-je ajouter quelque chose, messire ? — Pourquoi pas ? — C’était un geste très noble, messire, quand vous avez présenté vos excuses à la mère. Un homme de moins bonne qualité ne l’aurait pas fait. (Shialis sourit soudain.) Un conseil de Druss la Légende ! Voilà quelque chose que vous pourrez raconter à vos enfants ! Mais il n’y aurait jamais d’enfants à qui raconter cet événement. Quatre mois plus tard, Cadis Patralis mourrait au combat, dos à dos avec Shialis, contre l’armée d’invasion de la Reine Sorcière. La compagnie des jumeaux manquait à Rabalyn. Ils lui avaient dit adieu aux portes de la cité, et étaient partis avec Garianne, en direction du quartier sud. Il avait pris plaisir à leur parler. Jared le traitait comme un adulte et n’était jamais condescendant. Et Nian, bien que simple d’esprit, était toujours amical et chaleureux. Mais son sentiment de perte fut bientôt chassé par l’émerveillement. Rabalyn n’avait jamais vu de cité, et il en croyait à peine ses yeux. Les bâtiments étaient immenses, hauts et impressionnants. Il y avait des temples couronnés de statues massives, et des maisons avec des dizaines de balcons et de fenêtres. Rabalyn avait toujours cru que la maison à trois étages du conseiller Raseev était le comble de la magnificence. Ici, elle aurait presque fait figure de taudis. Rabalyn regarda, sidéré, un palais, et en compta les fenêtres. Il y en avait soixante-six. Il était difficile de croire qu’une famille ait pu devenir assez importante pour avoir besoin d’une telle demeure ! Après ces splendides bâtiments, ils pénétrèrent dans une zone de rues plus étroites, pavées, où les maisons étaient hautes mais serrées les unes contre les autres. Rabalyn resta à côté de Skilgannon, Druss et Braygan, et se demanda comment tant de gens pouvaient vivre en un tel lieu sans se perdre. Les rues se croisaient et tournaient autour des bâtiments comme des rivières. Il y avait du monde partout, et de nombreux soldats avec des blessures pansées. La plupart des échoppes n’avaient plus de marchandises, et les gens étaient assemblés pour échanger ou mendier le peu de nourriture disponible. L’homme à la hache les conduisit sur une grande avenue, puis à travers un parc. Il avait dû être splendide avant la guerre, pensa Rabalyn. Il y avait des statues et des chemins, et même une fontaine au milieu d’un lac. Mais désormais des tentes étaient installées sur le gazon, et des centaines de gens à l’air désespéré et fatigué grouillaient autour. — Ces gens sont si tristes, dit Rabalyn. Skilgannon le regarda. — Ils auraient été encore plus tristes s’ils avaient eu de meilleurs chefs, dit-il. — Je ne comprends pas… — Réfléchis-y un peu, répondit l’ancien prêtre. Ils marchèrent pendant plus d’une lieue et arrivèrent enfin à une zone entourée d’une palissade. Devant le portail se tenaient deux gardes vêtus d’un manteau rouge et portant un casque en argent. L’un d’eux vit Druss et lui sourit. Il était grand et mince, avec un bouc noir bien taillé. — Je suis étonné de constater que personne ne t’a encore tué, homme à la hache, dit-il. — Dieu sait pourtant qu’ils ont essayé, répondit Druss en souriant. Mais on n’élève plus de combattants aussi durs qu’à mon époque. Ce sont des gamines en armure, maintenant. Comme toi, Diagoras. — Oui, vous autres les vieux prétendez toujours que c’était mieux de votre temps, répondit l’homme. Mais je ne crois pas. J’imagine que les jeunes guerriers te regardent et pensent à leur grand-père ! Et c’est pour ça qu’ils ne peuvent pas te combattre ! — Peut-être, reconnut Druss. À mon âge, je suis prêt à profiter de n’importe quel avantage ! Des nouvelles d’Orastes ? Le sourire du garde s’effaça. — Pas exactement. On a retrouvé son serviteur. En vie, mais tout juste. Il était dans les donjons. Les Datians l’ont découvert quand ils ont ouvert les prisons. — Dans les donjons ? C’est insensé ! Où est-il, maintenant ? — Il est soigné au Palais Blanc, dit Diagoras. Je te procurerai un passe pour demain. Où descendras-tu ? — Au Cerf Écarlate, sur le quai ouest. Ont-ils toujours à manger ? — Oui, mais pas le menu qu’ils avaient avant. Les choses vont s’améliorer, maintenant que les Datians ont levé le blocus. Six navires ont déjà déchargé leur marchandise. Le vieux Shivas a certainement écumé les quais pour regarnir son garde-manger. Je te rejoindrai après mon tour de garde, et je t’aiderai à descendre un pichet de vin… ou dix ! — Ah ! mon garçon, tu peux rêver ! dit Druss en gloussant de rire. Les petits jeunes comme toi, il suffit qu’ils reniflent un bouchon et ils roulent sous la table ! Mais c’est d’accord : tu me paies le vin, et je te montrerai comment il convient de le boire. — Disons que le dernier debout pourra oublier l’addition, proposa Diagoras. — C’est ce que j’ai dit. Rabalyn regarda les deux hommes plaisanter. Il s’aperçut que les yeux du soldat drenaï allaient sans arrêt vers Skilgannon, qui se tenait un peu à l’écart et parlait avec Braygan. — Tes compagnons iront-ils avec toi au Cerf Écarlate ? demanda Diagoras. — Pas tous. Le petit prêtre se dirigera vers la rue des Vignes, où se trouvent les aînés de son Église. Il y a un problème ? — Le guerrier qui est avec lui. Je l’ai déjà vu, Druss. J’ai été en poste à Perapolis pendant deux ans. Nous sommes partis juste avant la fin. Les Naashanites avaient accordé le passage à l’ambassadeur et à son équipe, à travers leurs lignes. J’ai vu le Damné pendant que nous traversions. Je ne risque pas de l’oublier. Druss regarda Skilgannon. — Tu te trompes peut-être. — Je ne crois pas. Mais je le laisserai passer si tu te portes garant pour lui. — Oui, je me porte garant. Mais il vaut mieux que tu signales sa présence à tes supérieurs. Diagoras hocha la tête et ouvrit les portes. — À tout à l’heure, quand la nuit sera tombée. — Apporte assez de pièces pour payer l’addition. — J’apporterai aussi un oreiller, pour que ta vieille tête soit bien à l’aise quand tu dormiras sous la table. Druss flanqua une claque amicale sur l’épaule de l’homme et passa le portail. Skilgannon et Braygan le suivirent, Rabalyn fermant la marche. La lumière baissait quand ils arrivèrent à une deuxième série de portes, qui bloquaient le passage vers un pont qui enjambait une rivière. Il y avait encore des gardes, des hommes puissamment bâtis avec une barbe blonde et des yeux bleu clair. Ils portaient une longue tunique en cotte de mailles et un casque à cornes. Druss leur parla, et ils ouvrirent les portes. — La rue des Vignes est de l’autre côté du pont, après le premier tournant à gauche, dit Druss à Braygan. Le bâtiment de votre Église n’est pas loin. Le petit prêtre le remercia, puis il se tourna vers Skilgannon et lui tendit la main. Le guerrier la prit. — Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi, mon frère, dit Braygan. Que la Source soit avec vous dans vos voyages. Skilgannon lui sourit. — Allez-vous prononcer vos vœux ? demanda-t-il. — Je le pense, oui. Puis je retournerai à Skepthia et j’essaierai de m’y rendre utile. (Braygan tendit la main à Rabalyn.) Tu peux venir avec moi si tu le désires. Les aînés savent peut-être où trouver tes patents. Sinon, ils pourront t’héberger pendant que tu les cherches. Rabalyn secoua la tête. — Je n’ai pas l’intention de les chercher. — Si tu changes d’avis, je serai là pendant plusieurs jours. Sur ce, le petit prêtre franchit les portes. Il s’arrêta sur le pont, se retourna et fit un signe de la main à ses compagnons. Puis il partit. Chapitre 10 La taverne du Cerf Écarlate était un vieux bâtiment en forme de L, à deux étages, construit tout près du quai ouest, et qui surplombait le port et la mer. C’était depuis longtemps le quartier général des officiers et des soldats drenaïs postés dans le quartier des ambassades. Telle était la réputation de l’établissement pour la qualité de la nourriture, du vin et de la bière que même les officiers vagrians le fréquentaient. Normalement, l’antipathie entre les soldats vagrians et drenaïs les aurait empêchés de partager une taverne. Même si plus personne ne se souvenait des guerres entre Drenan et Vagria, l’ancienne inimitié entre ces peuples perdurait. De temps en temps, il y avait même des escarmouches à la frontière. Mais il n’y avait jamais de rixe au Cerf Écarlate. Aucun homme d’un camp ou de l’autre n’avait envie d’être interdit d’accès par Shivas, le patron à la mine revêche. Sa cuisine était aussi délicieuse que son caractère était mauvais. De plus, il était connu pour avoir une excellente mémoire, et un homme qu’il avait refusé de servir une fois n’était plus jamais autorisé à entrer dans l’établissement. Druss et Skilgannon étaient assis à une table qui surplombait le port illuminé par le clair de lune. Malgré la tombée de la nuit, des navires débarquaient encore sur les quais de la nourriture qui serait apportée par chariot dans la ville affamée. Skilgannon regardait les ouvriers des quais. Il avait le cœur lourd. Il ne s’était pas attendu que le petit prêtre lui manque. Et pourtant, c’était le cas. Braygan avait été le dernier lien avec la vie paisible que Skilgannon avait tant essayé d’embrasser. « Nous sommes ce que nous sommes, mon fils. Et nous sommes des loups. » La taverne se remplissait. Le long du mur le plus éloigné, un groupe de soldats vagrians buvaient et riaient. Skilgannon les regarda. Beaucoup portaient encore leur cotte de mailles, et l’un d’eux n’avait pas enlevé son casque cornu en cuivre renforcé. Ailleurs dans la taverne, des soldats et des représentants d’autres nations étaient installés, occupés à manger ou à savourer un gobelet de vin ou une chope de bière. — Combien de nations sont représentées dans le quartier des ambassadeurs ? demanda-t-il à l’homme à la hache. Druss haussa les épaules. — Je n’ai jamais compté. Je connais surtout ceux de Lentria et de Drenaï. Mais il doit y avoir plus de vingt ambassades. Et même une de Chiatze. Druss porta son gobelet de vin à ses lèvres et le vida. Skilgannon le regarda. Sans son casque et son pourpoint renforcé d’acier, il avait l’air de ce qu’il était : un homme puissant de cinquante ans. Il aurait pu être fermier, ou maçon. Excepté pour ses yeux. Ce regard gris acier était mortellement dangereux. C’était un homme – comme auraient dit les Naashanites – qui avait regardé dans les yeux du Dragon. — Vous êtes le Damné, mon garçon ? demanda soudain Druss. Skilgannon inspira à fond et affronta le regard de Druss. — Oui, répondit-il. — Les gens mentent-ils quand ils parlent de Perapolis ? — Non. Aucun mensonge ne pourrait être pis que la réalité. Druss appela une serveuse. Le menu était plutôt restreint, et l’homme à la hache commanda des œufs et du bœuf salé. Il regarda Skilgannon. — Que voulez-vous manger ? — La même chose que vous, ça ira. Quand la serveuse fut partie, Druss remplit son gobelet et regarda par la fenêtre. — À quoi pensez-vous ? demanda Skilgannon. — À de vieux amis. Un, en particulier. Bodasen. Un grand épéiste. Nous avons combattu côte à côte dans toute la contrée. Un type en acier ! Un bon soldat, et un ami sincère. Je pense souvent à lui. — Que lui est-il arrivé ? — Je l’ai tué à Skeln. Je ne peux rien y changer, mais je ne peux pas m’empêcher de le regretter, non plus. Le gamin m’a dit que vous aviez été prêtre, pendant un certain temps. Frère Lantern, je crois. — Un homme doit toujours essayer des choses nouvelles, je pense, dit Skilgannon. — Ne prenez pas ça à la légère, mon garçon. Avez-vous été touché par la foi, ou hanté par le remords ? — Plus de remords que de foi, reconnut Skilgannon. Avez-vous l’intention de me faire un subtil sermon ? Druss éclata d’un rire bon enfant. — Au cours de ma longue vie, personne ne m’a jamais accusé de ça, mon garçon. Un homme qui manie une hache ne se fait généralement pas une réputation de subtilité. Pourquoi ? Vous voulez que je vous fasse un sermon ? — Non. On ne pourrait rien me dire que je ne me sois pas déjà dit à moi-même. — Faites-vous toujours partie de l’armée naashanite ? — Non. La Reine veut ma mort. Je suis un hors-la-loi à Naashan. On m’a dit qu’il y avait une grosse récompense pour ma capture. — Alors, vous n’êtes pas ici comme espion ? — Non. — Ça me va. Druss reposa son gobelet. Skilgannon sourit. — Rabalyn m’a dit que vous alliez participer à un concours de boisson, un peu plus tard. Vous ne devriez pas y aller tout doux avec ce vin ? — Juste quelques gorgées pour préparer mes boyaux. C’est du rouge lentrian. Je n’en ai pas bu une goutte depuis deux mois. Et vous, vous ne buvez pas ? — Non. Ç’a tendance à me rendre hargneux. — Je comprends. Un homme de vos capacités ne peut pas se permettre des querelles inutiles. J’ai entendu parler de vous et de la Reine Sorcière. On dit que vous étiez son champion. — Je l’étais. Nous étions amis, autrefois. À l’époque où elle était pourchassée. — On dit que vous l’aimiez. — Ce n’est rien de le dire. Les souvenirs d’elle emplissent mes heures de veille, et hantent mes rêves. C’est une femme extraordinaire, Druss. Courageuse, intelligente, rusée. Ces caractéristiques ne lui rendent pas justice ! Ce sont presque des insultes. J’ai dit qu’elle était courageuse, mais ça ne décrit pas la réalité. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un de plus brave. À la bataille de Carsis, avec l’aile gauche en déroute et le centre en train de céder, ses généraux lui ont conseillé de fuir le champ de bataille. Mais elle a mis son armure et chevauché vers le centre, où tout le monde pouvait la voir. Elle a gagné ce combat, Druss. Contre toutes les probabilités. — On dirait que vous auriez dû l’épouser. À moins qu’elle n’ait pas eu les mêmes sentiments à votre égard ? Skilgannon haussa les épaules. — Elle disait que oui. Mais comment savoir ? C’était de la politique, Druss. À l’époque, en ces temps dangereux, elle avait besoin d’alliés. Le seul trésor qu’elle possédait, c’était sa lignée. Si nous avions été mariés, elle n’aurait jamais pu réunir assez de troupes pour regagner le trône de son père. Les princes et les comtes qui luttaient sous sa bannière espéraient tous gagner son cœur. Elle les a tous menés en bateau. Le repas arriva sur ces entrefaites, et les deux hommes mangèrent en silence. Puis Druss repoussa son assiette. — Vous n’avez pas parlé de ce que vous avez fait à Carsis. J’ai entendu dire que vous aviez rallié le flanc gauche brisé et conduit une contre-attaque. Que c’est ça qui a changé l’issue de la bataille. — Oui, j’ai aussi entendu cette histoire, dit Skilgannon. Elle est née du fait que ce sont les hommes qui écrivent l’histoire. Ils trouvent difficile de complimenter une femme, dans ce monde d’hommes. Je suis un soldat, Druss. C’est dans mon sang. Si Jianna n’avait pas chevauché en première ligne et donné aux hommes un regain de courage, aucune action de ma part n’aurait fait une grande différence. Les forces de Bokram avaient brisé l’aile gauche. Les hommes fuyaient en direction de la forêt. Quand la Reine est arrivée, Bokram l’a vue, et il a rappelé la moitié de la cavalerie qui poursuivait l’aile gauche, et l’a fait revenir vers le centre. Ce n’était pas idiot. S’il avait réussi à tuer Jianna, il aurait pu exterminer les autres guerriers à loisir. Mais, dans ce cas précis, j’ai eu un peu de temps pour regrouper certains des fuyards. Et, oui, c’est ma contre-attaque qui a mis en déroute l’armée de Bokram. Si l’usurpateur avait été plus courageux, il aurait encore pu gagner la bataille. Mais c’est comme ça que se déroule l’histoire. En fin de compte, les lâches réussissent rarement. — La même chose vaut pour la vie, dit Druss. Mais pourquoi veut-elle désormais votre mort ? Skilgannon ouvrit les mains. — C’est une femme dure, Druss. Elle n’apprécie pas d’être déçue. J’ai quitté son service sans son autorisation. Elle a envoyé son amant à ma recherche, pour récupérer un cadeau qu’elle m’avait fait. Il est arrivé avec une troupe de tueurs. J’ignore si elle lui avait ordonné de me tuer. Peut-être pas. Mais, en fin de compte, celui qui est mort, c’est son amant. Après ça, elle a offert une récompense pour ma tête. — Eh bien, mon garçon, vous avez été un soldat et un prêtre. Et maintenant ? — Avez-vous entendu parler du temple des Résurrectionnistes ? — Non, jamais. — Je veux le trouver. On dit qu’ils peuvent faire des miracles, et j’ai besoin d’un de ces miracles. — Où est-il ? — Je l’ignore, Druss. En Namib, ou dans les terres nadires, ou à Sherak. Et peut-être, nulle part, une simple légende du passé. Mais je découvrirai de quoi il retourne. La porte du fond s’ouvrit. Skilgannon regarda. — Ah ! on dirait que votre adversaire du concours de boisson est arrivé, dit-il quand le jeune soldat se dirigea vers leur table. Je vais aller respirer un peu d’air marin, et vous laisser parler avec lui. Diagoras prit le siège libéré par le tueur naashanite et regarda le flacon à demi vide de rouge lentrian. — On dirait que tu as commencé sans moi, mon vieil ami ! Il se servit un gobelet. — Tu as besoin de toute l’aide possible, mon garçon. Diagoras regarda le Naashanite quitter la taverne. — Tu voyages en bien sombre compagnie, Druss. Ce type est un boucher et un fou dangereux. — Des épithètes dont on m’a aussi qualifié, fit remarquer Druss. Mais je l’aime bien. Il est venu à mon aide il y a quelques jours. Un homme mauvais n’aurait pas mis sa vie en danger pour moi. Et il a aidé un groupe de réfugiés aux prises avec les bêtes des arènes. Skilgannon n’est pas seulement défini par les récits de boucherie. Tu as signalé sa présence ? — Oui. Gan Sentrin n’est pas inquiet. Il semble que le Damné ne soit plus un officier naashanite. La Reine Sorcière offre une récompense pour sa capture. C’est un hors-la-loi. — Oui, il me l’a dit. Druss s’adossa à son siège et se frotta les yeux. Diagoras lui trouva l’air fatigué. Il y avait plus d’argent dans sa barbe qu’à l’époque de Skeln. Le temps, comme disait le poète, était un fleuve sans fin de cruauté. Diagoras savoura son vin. Il aurait voulu en dire plus sur le vil Skilgannon, demander comment un héros comme Druss pouvait apprécier un homme comme lui, mais il connaissait assez Druss pour comprendre que le vieil homme en avait terminé avec cette conversation. Ses yeux gris se voilaient, son visage durcissait, et c’était tout. Diagoras comprenait cette facette de l’homme. Dans un monde tout en nuances de gris, Druss la Légende s’efforçait de tout voir en noir ou en blanc. Pour lui, un homme était bon ou mauvais. Mais c’était difficile de comprendre comment il pouvait garder cette approche dans le cas présent. Druss n’était pas un imbécile. Diagoras resta tranquillement assis. Le vin était bon, et il était toujours content d’être en compagnie de son aîné. Sa façon de voir la vie était peut-être naïve, mais il dégageait toujours une aura de certitude. C’était rassurant. Après un moment, Diagoras reprit la parole. — As-tu entendu dire que Manahin sert maintenant dans le gouvernement d’Abalayn ? Un héros de Skeln ! Il avait toujours sa médaille sur son manteau. — Il l’avait gagnée, répondit Druss. Où est la tienne ? — Je l’ai perdue aux dés, il y a deux ans. Pour être franc, Druss, j’ai perdu trop d’amis à Skeln pour avoir envie de m’en souvenir. Et j’en ai assez d’entendre les gens me dire qu’ils auraient aimé être là-bas, avec moi. Pour ma part, je donnerais un sac d’or pour ne pas y avoir été ! — Ce n’est pas moi qui te contredirai, mon garçon. J’ai perdu des amis dans les deux camps. Ce serait bon de croire que ça en valait la peine. Ce commentaire choqua Diagoras. — Si ça en valait la peine ? Ça nous a permis de rester libres ! — Oui, c’est vrai. Mais, à cause de ça, les terres de l’Est ont été plongées dans la guerre. Ça ne s’arrête jamais, non ? (Druss but avidement, puis remplit son gobelet.) Ah ! ne fais pas attention à moi, Diagoras. Parfois, le vin me met d’humeur sombre. Quelles nouvelles du serviteur d’Orastes ? — Le chirurgien lui a donné quelque chose pour l’aider à dormir. Il a été brutalisé, Druss, et terrifié. Pour autant qu’on puisse en juger, il a été retenu deux mois dans ce donjon. Il est probable qu’Orastes était avec lui. — Emprisonné ? Ça n’a pas de sens. Pourquoi ? — Je l’ignore. La situation est chaotique, ici. Personne ne sait ce qui se passe. Depuis quelques semaines, les portes du quartier des ambassades restent fermées. Il y a eu des émeutes, des meurtres, des pendaisons. Le roi est devenu fou, Druss. Littéralement. On dit qu’il courait dans son palais et attaquait les gardes avec une épée de cérémonie, en hurlant qu’il était le dieu de la Guerre. Il a été tué par son propre général, Masque de Fer. C’est à ce moment que les Tantrians se sont rendus et ont ouvert les portes aux Datians. C’était aussi bien, finalement. Tu sais ce qui serait arrivé si la cité avait été prise d’assaut ? — Le viol, le pillage et la boucherie, dit Druss. Je sais. Skilgannon l’a dit, tout à l’heure. Si les Tantrians avaient eu un meilleur chef, ils auraient davantage souffert. Mais pourquoi Orastes aurait-il été mis en prison ? — Nous n’arrivons pas à comprendre, Druss. Tout ce que j’ai appris est que ses raisons de venir à Mellicane étaient personnelles, pas officielles. Tous les jours, il parcourait la ville, parfois avec son serviteur, parfois seul. Il faudra que tu parles au serviteur, mais je préfère t’avertir, mon ami : Orastes est probablement mort. — S’il l’est, dit froidement Druss, je trouverai les hommes qui l’ont tué, et ceux qui ont ordonné sa mort. — Si tu es toujours là dans quatre jours, je me joindrai à toi, dit Diagoras. Mon engagement dans l’armée sera échu, et je ne le renouvellerai pas. Je t’aiderai à découvrir ce qui est arrivé, puis je retournerai en Drenan. Il est temps que je me marie et que je fasse quelques fils, pour qu’ils s’occupent de moi quand je serai gâteux. — Je serai ravi d’avoir ton aide, mon garçon. Présente-moi des ennemis, et je saurai quoi faire ! Mais cette recherche me dépasse un peu. — Une rumeur dit qu’Orastes a été vu partant pour le Sud-Est, il y a un mois. Elle a dû être répandue par ceux qui l’ont emprisonné. C’est là que tu étais ? — Oui. On disait qu’il chevauchait son hongre blanc et qu’il était accompagné par un groupe de soldats. En fait, il s’agissait d’un marchand qui ressemblait un peu à Orastes, grand, enveloppé et aux cheveux blonds. Les soldats étaient ses gardes du corps. Je les ai rattrapés sur le marché d’un village, à soixante lieues d’ici. Le hongre était bien celui d’Orastes. Le marchand avait un certificat de vente, signé par le comte. Je connais son écriture. L’acte était authentique. — Bon ! avec un peu de chance, demain nous pourrons parler au serviteur. Et maintenant, tu es prêt pour ce concours de boisson ? — Non, mon garçon, dit Druss. Cette nuit, le repas et le vin sont pour moi. Nous resterons assis et nous ferons ce que les vieux soldats font si bien : parler du bon vieux temps et des gloires passées. Nous parlerons des problèmes du monde, et quand le vin coulera, nous imaginerons cent idées géniales pour remettre tout d’aplomb. (Il gloussa.) Et, quand nous nous réveillerons demain matin avec la tête douloureuse, nous aurons tout oublié ! — Ça me va, dit Diagoras, levant la main pour appeler la serveuse. Deux flacons de rouge lentrian, ma chère, et des gobelets plus grands, je vous prie. Skilgannon se promena le long de la jetée, évitant les quais où des hommes fatigués déchargeaient toujours les navires. Le bruit de la mer léchant les abords du port était apaisant, comme l’odeur des algues et de l’air salin. Mellicane avait eu de la chance, cette fois. Elle avait capitulé à temps. Les haines féroces n’avaient pas eu le temps de grandir dans le cœur des soldats ennemis. Plus un siège durait, plus les ténèbres s’emparaient du cœur des assiégeants. Les soldats perdaient des amis ou des frères lors du siège, et ils regardaient les remparts, la colère montant en eux, suivie par des rêves de vengeance. Quand les murs tombaient, les envahisseurs se jetaient dans la cité comme des démons, tuant et violant jusqu’à ce que leur rage soit purgée. Il frissonna en se souvenant des horreurs de Perapolis. Le peuple de Mellicane se sentait probablement en sécurité désormais, cette petite guerre terminée. Skilgannon se demanda ce qu’il penserait quand les armées de Naashan fondraient sur lui. À ce moment, je serai parti depuis longtemps, décida-t-il. Il marcha jusqu’à une jetée déserte et regarda la lune reflétée dans la mer, brisée par les vagues. Jianna avait sans doute déjà envoyé des hommes à sa recherche. Un jour, ils le trouveraient. Ils sortiraient d’une allée obscure, ou de l’ombre des arbres. Ou ils se jetteraient sur lui pendant qu’il serait tranquillement assis dans une taverne, pensant à autre chose. Il était peu probable qu’ils annoncent leur présence ou cherchent à le combattre loyalement, d’homme à homme. Même sans les Épées de la Nuit et du Jour, Skilgannon était un combattant redoutable. Contre ce genre d’hommes, il était pratiquement invincible. Il entendit des pas furtifs derrière lui et se retourna. Deux hommes avançaient vers lui. Ils portaient des vêtements en lambeaux, et trempés. Ils tenaient un couteau. Il devina qu’ils avaient dû se mettre à l’eau sous les portes du quartier des ambassades et nager jusqu’aux quais. Ils étaient tous les deux maigres, hâves et d’âge moyen. Skilgannon les regarda approcher. — Donnez-nous votre argent, dit le premier, et vous ne serez pas blessé. — Je ne serai pas blessé, de toute façon, répondit Skilgannon. Et maintenant, filez, car je n’ai pas envie de vous tuer. Les épaules de l’homme s’affaissèrent, mais son compagnon le dépassa et fonça sur Skilgannon. Le guerrier bloqua le coup de couteau avec son avant-bras, passa son pied derrière la jambe de l’homme et le fit tomber. Quand son assaillant essaya de se relever, Skilgannon marcha sur la main qui tenait l’arme. L’homme hurla de douleur et lâcha le couteau. Skilgannon le ramassa. — Restez où vous êtes, ordonna-t-il. (Puis il se tourna vers l’autre homme.) Vous n’êtes pas faits pour ça. Qu’est-ce qui vous a pris ? — Il n’y a rien à manger, dit l’homme. Mes enfants pleurent de faim. Et tout ça… (il montra les navires d’où on déchargeait la nourriture)… va aller dans les maisons des riches. Je ne regarderai pas mes enfants mourir de faim. Je préfère mourir moi-même. — Et c’est ce qui vous arrivera, dit Skilgannon. Vous allez mourir. (Il soupira, jeta le couteau sut la jetée et plongea la main dans sa bourse, d’où il sortit une pièce d’or.) Prenez ça, et allez à la taverne acheter de la nourriture. Puis rentrez chez vous et oubliez cette absurdité. Le deuxième homme se leva, le couteau à la main. — Inutile d’accepter la charité de ce bâtard, Garak, dit-il. Regarde sa bourse ! Elle déborde. Nous pouvons l’avoir tout entière ! — Vous avez une décision à prendre, Garak, dit Skilgannon. Voici une pièce que je vous offre de bon cœur. Avec elle, vous pourrez nourrir votre famille pendant un mois. Sinon, vous ne la reverrez jamais en ce monde. Je ne suis pas un homme patient, et je ne vous offrirai pas de seconde chance. Les hommes échangèrent un regard, et Skilgannon comprit qu’ils allaient attaquer, et qu’il les tuerait. Encore deux vies de gâchées. Les enfants de Garak perdraient leur père, et Skilgannon aurait deux âmes de plus sur la conscience. Puis, comme toujours, son esprit devint clair, il sentit le poids du fourreau sur son dos, et le besoin de tirer les Épées de la Nuit et du Jour grandit, avec le désir de tenir les poignées d’ivoire et de voir les lames tailler dans la chair et faire jaillir le sang. Skilgannon ne fit aucun effort pour apaiser cette soif grandissante. — Frère Lantern ! dit la voix de Rabalyn. Skilgannon ne se retourna pas, les yeux toujours fixés sur les deux hommes. Il entendit le jeune garçon avancer le long de la jetée, et vit Garak lui jeter un coup d’œil. Skilgannon lutta pour se contrôler, mais sentit sa colère monter. — Je prends la pièce, messire, dit Garak en remettant son couteau au fourreau. (Il soupira.) Nous vivons des temps terribles. Je ne suis qu’un fabricant de meubles, c’est tout. Skilgannon resta immobile, puis inspira à fond. Il lui fallut un énorme effort de volonté pour ne pas tuer l’homme. Il lui tendit la pièce en silence. Garak fit signe à son camarade, qui foudroyait Skilgannon du regard. Puis ils partirent tous deux le long de la jetée, passant à côté de Rabalyn. Skilgannon s’approcha de la rambarde et la saisit avec des mains tremblantes. — Druss m’a dit que vous étiez parti vous promener. Je suis désolé si je vous ai dérangé, dit Rabalyn. — Ce dérangement était le bienvenu. (Sa soif de sang commençait de se calmer. Il regarda le garçon.) Quels sont tes plans, Rabalyn ? Le jeune garçon haussa les épaules. — Je l’ignore. J’aurais aimé pouvoir rentrer chez moi. Je vais peut-être rester dans la cité et chercher du travail. Skilgannon vit la façon dont le jeune garçon le regardait, et comprit qu’il attendait une invitation. — Tu ne peux pas venir avec moi, Rabalyn. Pas parce que je n’apprécie pas ta compagnie. Tu es un bon garçon, et courageux. Je t’aime bien. Mais des gens sont à mes trousses. Un jour, ils me trouveront. J’ai déjà assez de morts sur la conscience sans ajouter la tienne. Pourquoi ne pas suivre le conseil de Braygan et le rejoindre dans le temple ? — Peut-être le ferai-je, dit le garçon, visiblement déçu. Puis-je garder la chemise ? Je n’ai pas d’autres vêtements. — Bien sûr, garde-la. (Skilgannon sortit une autre pièce de sa bourse.) Tiens, prends ça. Demande aux prêtres de te l’échanger contre des pièces d’argent et de cuivre. Tu pourras t’acheter une autre tunique, et un pantalon qui t’ira mieux. Avec le reste, tu paieras les prêtres pour ton logement. Rabalyn prit la pièce et la regarda, sidéré. — C’est de l’or, dit-il. — Oui. — Je n’ai jamais tenu d’or. Un jour, je vous rembourserai, je vous le promets. (Il regarda Skilgannon de plus près.) Ça va ? Vos mains tremblent ! — Je suis seulement fatigué, Rabalyn. — J’ai cru que vous alliez vous battre avec ces hommes. — Cela n’aurait pas été un combat. Ton arrivée leur a sauvé la vie. — Qui étaient-ils ? — Juste des hommes qui cherchaient de la nourriture pour leurs familles. Une brise fraîche murmura sur l’eau. — Avez-vous une famille ? — J’en avais une, autrefois. Je n’en ai plus. — Vous ne vous sentez pas seul ? Moi, je me sens seul depuis la mort de tante Athyla. Skilgannon inspira de nouveau. Il sentit son corps se détendre, et le tremblement de ses mains cesser. — Oui, moi aussi, je suppose. Rabalyn avança vers la rambarde et posa sa main à côté de celle de Skilgannon. — Je n’y avais jamais pensé avant. Tante Athyla m’exaspérait tant ! Elle était toujours en train de se faire du souci pour moi. Une fois qu’elle a été… partie, j’ai compris qu’il n’y avait personne d’autre pour s’inquiéter à mon sujet. Pas comme elle le faisait, en tout cas, vous voyez ce que je veux dire ? — Oui. Après la mort de mon père, j’ai été élevé par deux personnes très bonnes, Sperian et Molaire. Molaire se demandait toujours si j’avais assez mangé, si je dormais assez, ou si je portais des vêtements assez chauds en hiver. — Oui, c’est ça, dit Rabalyn en souriant à ces souvenirs. Tante Athyla était comme ça. (Son sourire s’effaça.) Elle méritait mieux que mourir dans cet incendie. Je voudrais avoir fait quelque chose de plus pour elle, tant qu’elle était vivante. Lui acheter un beau cadeau, ou… une maison avec un vrai jardin. Ou un foulard en soie. Elle disait toujours qu’elle adorait la soie. — Elle semblait être une femme de bien, dit doucement Skilgannon, voyant la détresse du garçon. Je suis sûr que tu lui as apporté plus que tu peux l’imaginer. — Je ne lui ai rien donné du tout, dit amèrement Rabalyn. Si seulement j’avais tué Todhe plus tôt, elle serait encore en vie. — Peut-être, Rabalyn, mais il n’y a pas de termes plus futiles que « si seulement ». Si seulement nous pouvions retourner dans le passé et revivre notre vie. Si seulement nous n’avions pas dit ces paroles méchantes. Si seulement nous avions tourné à gauche plutôt qu’à droite… Si seulement ne sert à rien. Nous faisons des erreurs, et nous continuons. Dans ma vie, j’ai pris des décisions qui ont coûté la vie à des milliers de gens. Pis encore, à cause de mes actes, ceux que j’aimais sont morts de manière horrible. Si je m’autorisais à penser « si seulement », je deviendrais fou. Tu es un jeune homme fort et courageux. Ta tante t’a bien élevé. Elle t’a donné de l’amour, et tu la paieras en aimant d’autres personnes. Ta femme, tes enfants, tes amis. C’est le plus beau cadeau que tu pourras jamais lui faire. Ils restèrent silencieux un moment, écoutant les vagues lécher la jetée. — Pourquoi des gens vous pourchassent-ils ? demanda Rabalyn après un moment. — Ils sont envoyés par quelqu’un qui veut ma mort. — Il doit vous détester. — Non, elle m’aime. Maintenant, mon ami, j’ai besoin d’être seul. Je dois réfléchir. Retourne à la taverne. Je t’y rejoindrai plus tard. Skilgannon trouvait étrange après tous les moments qu’il avait partagés avec Jianna, dans la violence, la peur et l’excitation, de se rappeler avec autant de clarté leur retour chez lui, depuis l’établissement de bains. Après avoir trompé les hommes envoyés pour l’espionner, ils étaient rentrés, bras dessus bras dessous. Il l’avait regardée, ses yeux attirés par la mince tunique jaune qu’elle portait. Elle avait des seins petits et fermes, dont les mamelons se dessinaient sous l’étoffe. Elle portait un parfum bon marché qui l’étourdissait. Il s’était pris à désirer qu’elle soit réellement ce qu’elle avait prétendu. Skilgannon avait découvert les joies du sexe l’été précédent, aux bains, mais il n’avait jamais désiré une femme comme il désirait la jeune fille accrochée à son bras. — Quel est votre plan, ensuite ? avait-elle demandé pendant qu’ils marchaient. Il avait été incapable de penser clairement. — Alors ? avait-elle insisté. — Allons chez moi. Nous parlerons une fois arrivés, avait-il dit pour tenter de gagner du temps. — Que direz-vous à vos serviteurs ? C’était une bonne question. Sperian était secret et ne parlait pas à grand monde, mais Molaire était une vraie pipelette. — Où Greavas avait-il l’intention de vous emmener, une fois qu’il vous aurait fait quitter la cité ? — À l’est, dans les montagnes. Il y teste des tribus qui sont encore loyales. Vous voulez bien cesser de regarder mes seins ? Ça me met mal à l’aise. Il avait détourné brusquement le regard. — Mes excuses, princesse. — Il vaut mieux que vous ne m’appeliez pas comme ça, avait-elle fait remarquer. Il s’était arrêté. — Je ne suis pas habituellement si abruti, avait-il dit. Pardonnez-moi. Vous êtes la plus belle femme que j’aie jamais vue, et ça me perturbe. — Je m’appellerai Sashan, avait-elle dit, ignorant sa réponse. Essayez de dire mon nom. — Sashan. — Bien. Et maintenant, au sujet de vos serviteurs ? — Je leur dirai à tous les deux que je vous ai rencontrée aux bains, que vous vous appelez Sashan et que vous resterez quelque temps avec moi. Je demanderai à Sperian de vous donner une rente, trente pièces d’argent par semaine. Cela devrait aider à déjouer les soupçons. Vous prendrez l’argent, et vous irez au marché, vous acheter… ce que vous voudrez. — Je vois que vous connaissez les prix du marché pour les prostituées, jeune Olek. — Oui, Sashan. Comme vous devriez les connaître. Elle éclata de rire, un son riche et rauque à la fois. — Si j’étais une prostituée, vous n’auriez pas les moyens de louer mes services. — Si vous étiez une prostituée, je vendrais tout ce que je possède pour une nuit avec vous. Elle lui avait repris le bras. — Et vous ne le regretteriez pas. Mais je ne suis pas une prostituée. Qu’avez-vous en tête, pour la nuit ? — Oh ! nous avons plusieurs chambres d’amis. — Et qu’en penseront vos serviteurs ? Vous amenez une prostituée chez vous, et vous ne couchez pas avec ? Non, Olek, nous devrons partager une chambre. Mais ce sera la seule chose que nous partagerons. Arrivé chez lui, il avait présenté Sashan à Sperian et Molaire. Le jardinier n’avait rien dit, mais Molaire avait été choquée. Elle s’était tournée vers Sperian. — Tu vas autoriser ça ? — Le garçon sera majeur dans trois semaines. C’est à lui de choisir. — Je pense que c’est honteux, avait dit Molaire, ignorant Jianna et sortant en trombe du hall d’entrée. Quand la princesse s’était éloignée vers le salon, Sperian avait regardé Skilgannon avec intensité. — C’est bien qui je crois ? avait-il murmuré. — Oui. Ne dites rien à Molaire. — Elle est très convaincante, dans cette tunique jaune. — Oui, c’est vrai. Jianna était revenue dans l’entrée et avait souri à Sperian. — Je crains que votre femme ne m’aime pas. — C’est plus un problème pour moi que pour vous, Sashan, avait répondu Sperian. Elle va me casser les oreilles, ce soir. Je doute de pouvoir dormir ! Pourquoi Olek et vous n’iriez-vous pas dans le jardin ? J’y apporterai à manger et à boire. Après le départ du serviteur, Skilgannon avait conduit Jianna dans le jardin. Le soleil se couchait derrière le mur ouest, et il faisait frais, à l’ombre. Elle s’était assise dans un profond fauteuil et avait allongé ses jambes fines. Skilgannon s’était forcé à ne pas regarder ses cuisses et à observer plutôt les boutons de fleurs du jardin. — Il sait, n’est-ce pas ? avait demandé Jianna. — Oui. Mais il savait déjà que Greavas vous cachait, et c’est lui qui m’a envoyé trouver Greavas. Je savais que nous ne tromperions pas Sperian, mais il ne dira rien, pas même à Molaire. — Il a intérêt ! Faire confiance à cette grosse truie pour garder un secret serait comme essayer de porter de l’eau dans un filet de pêche ! — C’est une femme de bien, avait dit abruptement Skilgannon. Ne dites pas de mal d’elle. La jeune fille avait eu l’air surprise, puis la colère avait remplacé cette émotion et ses yeux gris avaient étincelé d’une lumière froide. — Vous oubliez à qui vous parlez. — Je parle à Sashan la prostituée, qui vit dans ma maison pour trente pièces d’argent par semaine. Elle avait détourné le regard, et il avait étudié son profil. Elle était belle sous tous les angles, s’était-il dit. Même avec les cheveux blonds maladroitement teints et les boucles rouges à ses tempes, elle était éblouissante. — Combien de temps devrai-je rester ici ? avait-elle demandé. — En ce moment, les soldats écument la cité, et toutes les portes sont gardées. Dans trois semaines commencera le Festival des Lumières. Des fermiers et des marchands viendront de tout Naashan. Une fois le festival fini, ils quitteront la cité en grand nombre. Ce sera le bon moment, je pense. — Un mois, donc ? — Au moins. — Ce sera un mois bien long… Skilgannon n’aurait jamais cru qu’un mois pouvait être si long. Il avait commencé à le comprendre la première nuit, quand Jianna et lui s’étaient retirés dans la chambre du jeune homme, qui faisait face à l’ouest, au-dessus des jardins. Le lit était large, fait pour deux. Mais il était resté éveillé, sentant la chaleur qui émanait d’elle. L’odeur de ses cheveux dérivait vers lui chaque fois que la brise nocturne soufflait dans la pièce. Dans la nuit, elle s’était réveillée et avait gagné la fenêtre. Il avait vu sa silhouette nue se découper contre la fenêtre. Il avait été excité, rapidement et douloureusement. Elle avait étiré les bras au-dessus de sa tête, et avait passé les mains dans ses cheveux. Skilgannon avait littéralement bu chaque image d’elle, la finesse de sa taille, la perfection de ses longues jambes. Elle avait traversé la pièce pour se servir un gobelet d’eau. Skilgannon avait fermé les yeux et tenté de repousser son image de son esprit. En vain. Il l’avait sentie se glisser à côté de lui, dans le lit. — Êtes-vous réveillé ? Un instant, il avait pensé à faire semblant de dormir. — Oui, avait-il dit. Je suis réveillé. Le lit est-il inconfortable ? Cela vous empêche de dormir ? — Non. Je pensais à ma mère. Je me demandais si je la reverrais un jour. — Greavas est rusé. Je suis sûr qu’il réussira. — Elle a du poison sur elle, vous savez. Caché dans une bague. Si on vient l’arrêter, elle l’avalera. — Vous en avez aussi ? — Non. Je m’enfuirai. Je vengerai mon père, et je m’assurerai que Bokram soit déposé. — Ce ne sera pas facile, Sashan. Il a le soutien de l’empereur. Même si vous leviez une armée égale à celle de Bokram, il vous faudrait toujours affronter les Immortels. Ils n’ont jamais été battus. — Gorben tombera, avait-elle dit. Son ambition est trop grande ; sa fierté, colossale. Mon père l’avait compris, mais il a mal choisi son moment. Gorben ne s’arrêtera pas. Il continuera d’étendre son empire. Un jour, il fera un pas de trop. Contre les Gothirs, peut-être, ou les Drenaïs. — Et s’il ne tombe pas ? — Alors, je trouverai un moyen de le séduire. Aucune de ses femmes ne lui a donné de fils. Je lui donnerai des fils. Puis je m’assurerai qu’il soit déposé. — Vous ne manquez pas de confiance en vous, avait-il dit. Je ne crois pourtant pas que Bokram tremble de peur, en ce moment. — J’espère que non ! Il cherche deux femmes qui sont, au pis aller, un inconvénient pour lui. Sa seule crainte est que je m’échappe et que j’épouse un prince puissant. Et même ça ne doit pas le terroriser, car il n’existe pas de prince ayant la fortune ou l’armée capables de le renverser. — Alors, comment pouvez-vous réussir ? — Il y a au moins cinquante princes et chefs qui aimeraient m’épouser. En les combinant, nous aurons une armée capable de balayer celle de l’usurpateur. — Vous avez l’intention d’épouser cinquante princes ? Jouer les prostituées vous a fait perdre la tête ! — Malanek a dit que vous étiez intelligent et vif d’esprit. Se trompait-il ? — Bizarrement, mon intelligence n’est pas améliorée par le fait d’être couché si près d’une femme nue. Elle avait éclaté de rire. — Le problème éternel des hommes ! Et maintenant, je vais dormir. Elle s’était tournée dos à lui. Dans la nuit, il était parvenu à somnoler, mais chaque fois qu’elle bougeait, il se réveillait, mal à l’aise. À un moment, le bras de la jeune fille était tombé en travers de sa poitrine, et sa tête s’était approchée de la sienne. Il s’était réveillé fatigué juste après l’aube, les yeux piquants. Jianna dormait toujours. Il avait passé une simple tunique grise et des sandales et était descendu dans la cuisine. Molaire était occupée à nettoyer des légumes pour faire un bouillon. Elle lui avait jeté un regard délibérément méprisant. Il l’avait embrassée sur la joue. — Votre père n’aurait pas été d’accord. Il avait regardé son visage honnête et rond. — Peut-être pas, avait-il reconnu. — Et vous avez une tête affreuse, ce matin. L’air complètement débauché ! Skilgannon avait ri et avait quitté la pièce pour aller dans le jardin. Sperian s’y trouvait déjà, agenouillé devant un des parterres de fleurs. Il enlevait les mauvaises herbes et les fleurs fanées. Skilgannon l’avait aidé, puis les deux hommes étaient retournés vers la maison, s’étaient nettoyé les mains et installés pour déjeuner. Molaire s’était éclipsée vers la buanderie. Skilgannon avait parlé à Sperian des trente pièces d’argent qu’il faudrait donner à Sashan. — Oui, c’est plus prudent. Mais je ne suis pas sûr, pour le marché. Je doute qu’elle ait jamais marchandé de sa vie… — Je pense qu’elle s’en tirera bien. Y a-t-il des gens qui nous surveillent, dehors ? — Oui, deux hommes. Ils ont été là presque toute la nuit. Ils ont été remplacés ce matin. Avez-vous pensé à ce que vous direz si Boranius revient ? L’a-t-il rencontrée ? La question avait fait naître un nœud dans l’estomac de Skilgannon. — Je l’ignore. Je vais le lui demander. Sperian avait coupé des tranches de pain frais et de fromage, qu’il avait posées sur un plateau. — Vous voulez lui monter son déjeuner ? Skilgannon était retourné dans la chambre. Jianna était réveillée, mais toujours couchée. — Je vous ai apporté votre déjeuner. Elle s’était assise, et le drap avait glissé, exposant ses seins et arrachant à Skilgannon un juron. — Vous pourriez au moins vous habiller ! — Eh bien, vous voilà bien pointilleux ce matin, Olek ! Vous n’avez pas bien dormi ? Elle avait pris le plateau et mangé. Puis elle s’était levée, et Skilgannon s’était retourné. — Vous pouvez me regarder, maintenant, mon prude ami, avait-elle dit en riant. Elle avait enfilé sa tunique jaune et était assise dans un fauteuil en osier, près de la fenêtre. — Avez-vous déjà rencontré Boranius ? — Le nom ne me dit rien. — Il est grand et beau, avec des cheveux dorés. Il était un des étudiants de Malanek. — Ah ! oui, maintenant je me souviens de lui. Des yeux couleur émeraude, et une bouche arrogante. Pourquoi me posez-vous la question ? — Il pourrait venir ici. Il vaudrait mieux qu’il ne vous voie pas. — Ah ! Olek, vous vous inquiétez trop ! Il ne m’a vue qu’une fois et j’étais vêtue de satin et de soie. Mes cheveux étaient noirs, et je portais un diadème orné de soixante-dix diamants. J’étais maquillée, et il s’est juste incliné devant moi pour me baiser la main, puis il a tourné son attention vers mon père – qu’il avait très envie d’impressionner. — Malgré tout, Boranius n’est pas un imbécile. Des hommes à lui surveillent toujours la maison. — Alors, je dois les laisser me voir. Je vais aller au marché. Donnez-moi de l’argent. Je m’achèterai un collier et une nouvelle robe. — Vous semblez bien vous amuser, avait-il dit. Son sourire s’était effacé. — Que préféreriez-vous, Olek ? Que je geigne et tremble dans cette pièce, en attendant qu’un homme fort vienne me sauver ? Je réussirai – ou je serai capturée et tuée. Aucun homme ne me terrorisera jamais. Je ne le permettrai pas. Oui, je prendrai plaisir à aller au marché ! C’est quelque chose que je n’ai jamais fait. Je marcherai sous le soleil, et je me réjouirai de ma liberté. Je suis Sashan, la prostituée. Et Sashan la prostituée n’a rien à craindre de Boranius, ou de quiconque. Il l’avait regardée un moment. Puis il s’était incliné devant elle. — Vous êtes une femme exceptionnelle. — C’est vrai, je le suis. Et maintenant, parlez-moi du marché. Ils avaient parlé un moment de l’art du marchandage, car personne ne payait le prix annoncé. Il l’avertit aussi au sujet des endroits où les femmes n’étaient pas autorisées à entrer : les salles de jeu, les tavernes privées et les temples publics. — Une femme ne peut pas entrer dans un temple ? avait-elle dit, sidérée. — Pas par la porte principale. Elle peut prendre les entrées latérales, qui mènent aux galeries. Mais les femmes ne peuvent pas approcher de l’autel, ni s’asseoir dans la salle de l’autel. — C’est ridicule ! avait-elle crié. — Et, une fois dans le bâtiment, elles ne sont pas autorisées à parler, avait-il ajouté avec un sourire. — Eh bien, je changerai ça dès que j’aurai récupéré mon trône ! Skilgannon se souvint de l’avoir regardée quitter la maison, avec beaucoup d’affection. Le soleil brillait sur sa chevelure décolorée, et transformait la tunique jaune bon marché en or étincelant. Elle avait subtilement exagéré le balancement de ses hanches, et avait souri largement aux hommes qui passaient à côté d’elle. C’était une belle performance, née de l’arrogance et du courage. Seul sur la jetée, Skilgannon regarda la lune. — Il n’a jamais existé de femme comme vous, Jianna, murmura-t-il. La journée avait été longue et intense pour Jianna, la Reine de Naashan. Elle avait commencé juste après l’aube, par la lecture de longs rapports des différents fronts de guerre, au sud-est, à Matapesh, Panthia et Opal. Les pertes avaient été lourdes, particulièrement dans les jungles d’Opal, mais ses forces s’étaient approprié les trois principales mines de diamant. Avec ces pierres précieuses, Jianna pourrait acheter du fer à Ventria, et des armes aux armuriers établis à Gothir. Elle avait pris son petit déjeuner avec quatre princes du nord de Naashan, qui lui avaient promis des hommes pour les batailles à venir, en Tantria. Ensuite, elle avait rencontré ses conseillers, elle avait vérifié les comptes-rendus des revenus de l’impôt et de l’état de son trésor. Le crépuscule était tombé depuis un moment, alors qu’elle traversait les jardins royaux, désormais éclairés par des lanternes posées sur des pieux en fer, et elle n’était pas encore fatiguée. Derrière elle marchaient le capitaine de la cavalerie, Askelus, un homme de grande taille à l’air imposant, et Malanek, l’ancien maître d’armes. Les deux hommes avaient les mains sur le pommeau de leur épée quand ils sortirent à découvert. Jianna éclata de rire. — On dit que la foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit, dit-elle. — Vous prenez trop de risques, Votre Altesse, dit Malanek. Le clair de lune jetait des ombres sur son visage et rendait ses rides plus profondes encore. Comme il n’était plus un combattant, il avait laissé pousser ses cheveux, mais il portait toujours la crête élaborée et la queue-de-cheval qui indiquaient qu’il était le champion du roi. Il avait teint sa chevelure en noir – petite coquetterie qui ne gênait pas la Reine. Elle aimait bien le vieux guerrier. — Je ne peux pas éviter tous les risques, Malanek, dit-elle. Et regardez, est-ce que je ne porte pas la cotte de mailles que vous avez fait fabriquer pour moi ? — Oui, et elle vous va très bien, Votre Altesse, répondit Malanek. Je suis persuadé que c’est pour cela que vous la portez. Jianna ne répondit pas, mais continua à marcher. Il avait raison, bien entendu. La cotte de mailles lui arrivait aux cuisses et, avec sa doublure en agneau et sa large ceinture ornée, elle accentuait l’étroitesse de sa taille. Et elle scintillait quand elle bougeait. Jianna continua son chemin, percevant la tension des deux hommes quand ils approchèrent du Lac des Rêves, une grande vasque de marbre au milieu de laquelle trônait la statue d’une femme extraordinairement séduisante. Elle avait le bras levé, et un serpent s’enroulait autour de lui. La statue représentait Jianna. Souvent, la Reine parcourait son jardin, et s’arrêtait toujours pour regarder sa propre image. Dix jours plus tôt, deux assassins avaient bondi des sous-bois tout proches. Tous deux étaient vêtus comme des serviteurs du palais. Cette nuit-là, seul Malanek était avec elle. Malgré son âge, il avait agi avec une grande rapidité. Il avait tiré son sabre pour bloquer leur assaut. Il avait tué le premier, mais le second l’avait bousculé et avait couru vers Jianna, son couteau brandi. Elle avait sauté et repoussé l’homme en lui assenant son pied botté en plein visage. Malanek avait poignardé l’assassin dans le dos. Hélas, sa blessure avait été profonde et mortelle, et il était mort pendant qu’on le questionnait, sans révéler qui l’avait envoyé. C’était la quatrième tentative d’assassinat en deux ans. Jianna regarda la statue. — Elle sera toujours belle, quand je serai une vieille bique toute ridée, dit-elle tristement. — Certes, répondit Malanek, mais elle ne montera jamais un cheval, et ne verra jamais un coucher de soleil. Et elle ne connaîtra jamais l’adoration de tout un peuple. — L’adoration, ça va et ça vient, dit Jianna. Les gens ont jeté des fleurs aux Ventrians, et ont mis des guirlandes sur le cheval de Bokram. Ils sont inconstants. Ils parvinrent enfin aux nouvelles portes et aux grands murs des quartiers privés de Jianna. Les deux gardes, sélectionnés avec soin par Askelus, saluèrent et s’inclinèrent. — Qui est à l’intérieur ? demanda Askelus. — Quatre des conseillers de la Reine, cinq servantes royales, le harpiste aveugle, et un cavalier venu de Mellicane. L’ambassadeur ventrian a demandé une audience. Son messager attend dehors, dans la galerie. Les gardes ouvrirent les portes, et Jianna entra. — Dois-je les renvoyer tous ? demanda Malanek. — Dites à Emparo de rester. J’aimerais l’entendre jouer de la harpe, plus tard. L’ambassadeur ventrian, je le verrai demain matin, avant la réunion du conseil. Faites-le amener ici demain, et nous déjeunerons ensemble. (Elle arriva à la porte de ses appartements.) Je verrai tout de suite le cavalier de Mellicane. Askelus, vous restez avec moi. Le guerrier hocha la tête et ouvrit la porte des appartements de la Reine. Des lanternes y avaient été allumées, et leur lueur scintillait sur les sofas couverts de soie et les fauteuils à la facture parfaite. Les cinq servantes, toutes vêtues d’une robe de soie blanche, avancèrent et s’inclinèrent devant la Reine. — Vous pouvez toutes aller vous coucher, dit-elle avec un geste de la main. Les femmes s’inclinèrent encore une fois et partirent. Malanek sortit avec elle, puis revint avec un officier aux épaules voûtées. Jianna le regarda. Il avait des yeux fatigués. Il s’inclina et attendit. — Vous venez de loin, messire ? demanda-t-elle. — Oui, Majesté. Huit cents lieues en quinze jours. Mellicane est sur le point de s’effondrer. — Qu’avez-vous découvert d’autre ? — J’ai rapporté tous mes papiers, Majesté. Les rapports sur ceux qui vous sont loyaux, et sur ceux… dont il faudra s’occuper. Je les ai remis à Malanek. — Je les lirai, et je vous ferai appeler de nouveau, dit-elle, incapable de se souvenir du nom de l’homme. Mais pourquoi m’avez-vous attendue, ce soir ? — Des nouvelles de Skilgannon, Majesté. — Est-il mort ? — Non, Majesté. Il a quitté l’église avant l’arrivée des cavaliers. Nous pensons qu’il se dirige vers Mellicane. — A-t-il les épées ? — Il a tué des hommes qui essayaient d’attaquer l’église, Majesté. D’après nos informations, il a pris des sabres aux assaillants. — Il doit les avoir avec lui, dit-elle. — Difficile de croire qu’il s’est fait prêtre, dit Askelus. — Pourquoi ? demanda Malanek. Skilgannon a toujours mis de la passion dans tout ce qu’il a entrepris. Et la passion est un don de la Source. Askelus haussa les épaules. — C’est un combattant. Je le vois mal ânonner des bêtises spirituelles. « L’amour sera vainqueur de tout. » « Pardonnez à ceux qui vous ont offensé. » C’est stupide ! Les soldats sont vainqueurs de tout, et si vous tuez ceux qui vous offensent, vous êtes libéré de vos ennuis ! — Taisez-vous, tous les deux, ordonna Jianna, qui reporta son attention sur le messager. — Qui se charge de le suivre ? — J’ai envoyé un message à notre ambassade de Mellicane pour qu’ils le surveillent, Majesté. Nous avons aussi les vingt cavaliers de Skepthia, et un assassin doué que nous pouvons contacter. Quels ordres dois-je transmettre ? — J’y réfléchirai cette nuit, dit-elle. Venez me trouver au matin. Elle fit signe à l’homme de partir, puis elle s’assit sur un des sofas couverts de soie, perdue dans ses pensées. Askelus et Malanek attendirent en silence. Enfin, elle les regarda. — Alors ? Dites ce que vous avez sur le cœur. Aucun ne répondit. Jianna sentit son cœur se serrer. — Suis-je si terrifiante, même pour de vieux amis ? demanda-t-elle. Allez-y, Malanek. Parlez. Le vieux maître d’armes soupira, puis inspira à fond. — Vous êtes assez dure avec ceux qui vous disent ce qu’ils pensent, Majesté. — Peshel Bar était un traître. Je ne l’ai pas fait tuer parce qu’il a dit ce qu’il pensait. Je l’ai fait tuer parce qu’il a essayé de retourner d’autres gens contre moi. — Oui, en disant ce qu’il pensait, dit Malanek. Il pensait que vous aviez tort, et il vous l’a dit en face. Désormais, plus personne de sensé ne vous dira ce qu’il pense réellement. Les gens se contenteront de vous dire ce qu’ils pensent que vous voulez entendre. Mais je suis peut-être trop vieux pour m’en soucier, alors je vais vous répondre, Majesté. J’aimais bien Skilgannon, et c’est toujours vrai. Cet homme – plus que n’importe quel autre – a combattu pour vous gagner ce trône. Je dis qu’il faudrait le laisser tranquille. — Il a assassiné Damalon. Vous l’avez oublié ? Malanek regarda Askelus. Le guerrier ne dit rien. Malanek eut un rire ironique et secoua la tête. — Je n’ai pas oublié, Majesté. Pardonnez-moi si je ne pleure pas sur lui. Je ne l’ai jamais aimé. Jianna se leva, le visage tendu, ses yeux gris irradiant la colère. Mais quand elle parla, sa voix était contrôlée, presque douce. — Skilgannon m’a trahie. Il est parti sans ma permission. Il a déserté mon armée. Il a volé un artefact de grand prix. Vous pensez qu’il devrait échapper à la punition de ses crimes ? — J’ai dit ce que j’avais à dire, Majesté. — Et vous, Askelus ? demanda-t-elle. — Vous êtes la Reine, Majesté. Ceux qui obéissent à vos ordres sont loyaux, ceux qui ne le font pas sont des traîtres. C’est simple. Skilgannon ne vous a pas obéi. C’est à vous de le juger, ou de lui pardonner. Ce n’est pas à moi de vous donner un conseil. Je ne suis qu’un soldat. — Le tueriez-vous, si je vous l’ordonnais ? — Sans hésiter. — Et cela vous attristerait-il ? — Oui, Majesté. Cela m’attristerait énormément. Jianna renvoya les deux hommes et fit venir les conseillers qui l’avaient attendue, écouta leurs avis, émit des jugements, signa des décrets royaux, puis appela Emparo, le harpiste aveugle. C’était un vieil homme, mais si elle fermait les yeux, écoutait sa musique et le son doux de sa voix, elle pouvait imaginer ce qu’il avait dû être dans sa jeunesse, avec sa chevelure dorée et son visage beau et doux. Elle aurait aimé qu’il soit encore jeune, et pouvoir coucher avec lui et oublier pendant un moment le visage de l’homme dont le visage emplissait son esprit, et dont la silhouette marchait dans ses rêves. Elle se rallongea sur le sofa et laissa la musique emplir la pièce. Elle se souvint du regard de Skilgannon, ce jour-là, quand elle avait quitté sa maison pour se rendre au marché. Il était si jeune alors, à quelques semaines de fêter ses seize ans. Son beau visage était grave, son expression sévère. Elle aurait voulu se pencher vers lui et lui planter un baiser sur la bouche. Mais elle s’était éloignée dans l’avenue, sachant que ses yeux ne la quitteraient pas tant qu’elle serait en vue. Jianna soupira. Le lendemain, elle ordonnerait qu’on le tue. Peut-être, une fois qu’il serait mort, cesserait-elle de rêver de lui. Chapitre 11 Quand Skilgannon retourna au Cerf Écarlate, il était plus de minuit. La taverne était presque vide. Druss était toujours assis à sa place, et Diagoras était allongé sur le sol près de lui, profondément endormi. Deux officiers vagrians aux cheveux blonds tressés buvaient paisiblement à une autre table, et un vieux chien-loup rôdait entre les tables, à la recherche de quelques restes de nourriture. — Bonjour, mon garçon, dit Druss d’une voix un peu avinée. Skilgannon regarda Diagoras endormi. — La malédiction des jeunes, dit Druss. Ils ne tiennent pas l’alcool. Par l’enfer ! j’ai besoin d’un peu d’air ! Il posa les mains sur la table et essaya de se lever, mais il retomba sur son siège. — D’un autre côté, je suis bien, assis ici. — Je vais vous aider, dit Skilgannon. Le regard pâle du vieil homme se riva dans le sien. — J’y arriverai, marmonna Druss en se levant. Il vacilla, puis quitta la table et sortit dans l’air nocturne. Skilgannon le suivit. Druss se frotta les yeux et gémit. — Ça va ? — Oui, tant que je ne cligne pas des yeux, répondit l’homme à la hache. J’ai besoin de m’éclaircir un peu les idées. Il y avait un abreuvoir près du bord du quai. Druss y alla en titubant et heurta un des officiers vagrians au moment où ils sortaient de la taverne. L’homme tomba lourdement. — Mes excuses, marmonna Druss en dépassant les soldats. Le Vagrian se releva péniblement et regarda son manteau. Il était couvert de crottin de cheval. Il fonça vers Druss en jurant. L’homme à la hache se retourna et leva les mains. — Du calme ! dit-il. Tout ce bruit me fait mal au crâne. Parlez calmement. — Parler calmement ? brailla le Vagrian. Espèce de vieil imbécile saoul de Drenaï ! — Je suis peut-être un imbécile, mon garçon, mais au moins, je ne me parfume pas à la merde de cheval. C’est une nouvelle mode vagrianne ? L’officier jura, puis flanqua un direct au visage de Druss. Le Vagrian était grand et large, et Skilgannon sursauta quand le coup résonna sur la chair. Un crochet du droit partit – mais n’arriva jamais à destination. Druss saisit le poignet de l’homme et le tordit, expédiant l’officier dans l’abreuvoir à chevaux. — Voilà qui devrait nettoyer votre manteau, dit-il. Le second Vagrian fonça vers le vieil homme. Druss bloqua ses coups et saisit l’homme par la gorge et l’entrejambe. Il le souleva au-dessus de sa tête et tituba en direction du bord du quai. — Druss ! hurla Skilgannon. Il porte une cotte de mailles. Il pourrait se noyer. L’homme à la hache hésita, puis posa l’officier sur le sol. — C’est vrai. Et nous ne voulons pas noyer nos alliés, n’est-ce pas ? Le premier officier s’était extrait de l’abreuvoir, et cherchait le pommeau de son couteau de la main quand la silhouette maigre de Shivas, le patron de la taverne, émergea devant lui. — Que se passe-t-il ici ? demanda-t-il. Etes-vous en train de vous battre dans mon établissement ? — Ce n’est pas vraiment un combat, Shivas, dit Druss avec un sourire. Juste un petit jeu de mains entre amis. — Eh bien, allez jouer ailleurs ! Ou alors, fréquentez un autre établissement. Je ne veux pas de trouble-fête au Cerf Écarlate. Et je ne fais aucune exception. Pas même pour vous, Druss. Et que pensez-vous que je vais faire de cet officier qui dort par terre, chez moi ? S’il reste toute la nuit, il paiera sa chambre, comme tout le monde. — Mettez ça sur mon compte, Shivas, dit Druss. — Ne croyez pas que je ne le ferai pas, marmonna le tavernier. Il jeta un coup d’œil hargneux aux quatre hommes avant de rentrer dans la taverne. Les deux Vagrians partirent sans dire un mot à Druss, qui rejoignit Skilgannon. — Drôle de race, les Vagrians, dit-il. Ils se battent à mort pour n’importe quelle petite question de principe. Aucune menace n’est capable de les arrêter. Mais l’idée de ne plus avoir accès aux repas que mitonne Shivas les a fait partir comme des gamins effrayés. Skilgannon sourit. — Comment se porte votre tête ? — Mieux, mon garçon. Juste ce dont j’avais besoin. Un peu d’exercice. (Druss bâilla et s’étira.) Maintenant, ce qu’il me faut, c’est du sommeil ! Une silhouette sortit de l’ombre. Skilgannon vit qu’il s’agissait de l’étrange jeune femme, Garianne. — Tu arrives un peu tard pour le repas, petite, dit Druss. Mais tu es la bienvenue pour partager ma chambre, et nous prendrons le petit déjeuner ensemble. — Nous sommes très fatigués, Oncle, dit-elle, mais nous ne pouvons pas encore dormir. (Elle se tourna vers Skilgannon.) La Vieille Femme veut vous voir, tous les deux. Nous pouvons vous conduire près d’elle. — Je n’ai aucun désir de la voir, dit Skilgannon. — Elle m’a prévenue que vous répondriez cela. Elle connaît le temple que vous cherchez. Et autre chose, qui est très important pour vous. Elle m’a demandé de vous le dire. Elle regarda Druss, puis manqua de tomber. Elle se redressa en saisissant la rambarde de la jetée. Druss avança vers elle. Garianne fit un pas et s’écroula. Druss la souleva dans ses bras, et la tête de la jeune femme s’affala contre sa poitrine. L’homme à la hache retourna dans la taverne. Skilgannon passa devant et lui ouvrit la porte. Druss dépassa Diagoras, qui dormait toujours, et porta Garianne dans la chambre qu’il avait réservée, à l’étage. Il y avait trois lits. Rabalyn dormait dans celui qui se trouvait sous la fenêtre. Druss posa Garianne sur un autre lit étroit. Elle gémit et tenta de se lever. — Repose-toi, petite, dit Druss. La Vieille Femme peut attendre une heure ou deux. (Il repoussa sa chevelure dorée de son front.) Repose-toi. Ton vieil oncle est là. Dors. Il remonta une couverture sur elle. Elle sourit et ferma les yeux. Druss resta assis à son chevet quelques minutes, puis il se leva et fit signe à Skilgannon de le suivre. Les deux hommes retournèrent dans la salle de la taverne. — Quel est le problème de cette jeune femme ? — Elle ira bien dès qu’elle se sera reposée. Que savez-vous de la Vieille Femme ? — Trop de choses et trop peu à la fois, répondit Skilgannon. Je n’ai jamais cru que le mal est lié à la laideur. J’ai connu des hommes très beaux mais totalement dépourvus d’âme. Mais la Vieille Femme est aussi mauvaise que laide. Druss resta un moment silencieux. — Oui, elle l’est, je suppose. Mais, une fois, elle m’a aidé à ramener ma femme d’entre les morts. — Je parie qu’elle voulait quelque chose de vous. — Oui. Un démon qui avait été emprisonné dans ma hache. J’ai découvert plus tard qu’elle avait prévu de le transférer dans une épée qu’elle fabriquait pour Gorben. — Le lui avez-vous donné ? — Je l’aurais fait. Mais le démon a été expulsé de Snaga quand j’ai marché dans le Vide. — Irez-vous la voir ? — J’ai une dette envers elle. Je paie toujours mes dettes. — Comment a-t-elle ramené votre épouse à la vie ? demanda Skilgannon après un moment. — Une autre fois, mon garçon. Penser à Rowena me rend trop triste. Dites-moi, la Vieille Femme a-t-elle forgé les épées que vous portez ? — Oui. — C’est ce que je pensais. Méfiez-vous d’elles ! Il y a plus au sujet des armes qu’elle fabrique que de l’acier. Les sentez-vous qui vous appellent ? — Non, dit vivement Skilgannon. Ce ne sont que des épées. Druss resta assis, les yeux rivés dans ceux de Skilgannon. Finalement, celui-ci détourna le regard. — Oui, elles m’appellent, reconnut-il. Elles veulent du sang. Mais je peux les contrôler. Je l’ai fait, cette nuit. — Vous êtes un homme fort. Il leur faudra du temps pour vous ronger l’âme. C’est une des épées de la Vieille Femme qui a rendu Gorben fou. Le roi tantrian, qui vient de mourir, en avait également une. — Me conseillez-vous de m’en débarrasser ? demanda Skilgannon. — Vous n’avez pas besoin de mes conseils, mon garçon. Vous l’avez dit vous-même : la Vieille Femme est maléfique. Ses lames sont à l’image de son cœur. A-t-elle fabriqué une lame pour la Reine Sorcière ? — Oui. Un couteau. Jianna disait qu’il lui apportait du discernement. — Il lui apportera bien plus que ça. Druss se leva. — Je vais m’asseoir dans ce fauteuil près du feu et somnoler un peu. Pourquoi ne monteriez-vous pas vous reposer un peu ? — Et vous priver de votre lit ? — Je suis un vieux soldat, mon garçon. Je peux dormir n’importe où. Les jeunots comme vous ont besoin d’oreillers, de couvertures et de matelas. Allez vous allonger. Si vous ne pouvez pas dormir, je vous apporterai un gobelet de lait chaud et je vous raconterai une histoire. Skilgannon éclata de rire et sentit toute tension le quitter. Il s’éloigna vers l’escalier, puis se retourna. — Mettez un peu de miel dans le lait, dit-il. Et je veux que l’histoire finisse bien. — Mes histoires n’ont pas toutes une fin heureuse, dit Druss en s’installant dans un fauteuil en cuir. Mais je verrai ce que je peux faire. Skilgannon monta dans la chambre de Druss et entra. Garianne et Rabalyn dormaient toujours. Il se coucha sur le troisième lit. Le matelas était ferme et l’oreiller, doux. Il dériva bientôt dans un sommeil léger. Il marchait dans une forêt hantée par des ombres, et des sons furtifs venaient du sous-bois. Il pivota et aperçut, en un éclair, de la fourrure blanche. Ses mains se tendirent vers ses épées… Skilgannon se réveilla un peu avant l’aube et se leva. Il avait les yeux piquants, et il passa une main sur sa barbe de plusieurs jours. Il enleva sa chemise et gagna le fond de la chambre, où se trouvaient une cruche d’eau et une bassine en émail. Il remplit la bassine, jeta de l’eau sur son visage, puis ouvrit une petite bourse à sa ceinture et en sortit un rasoir pliant. Il l’ouvrit et se rasa avec soin. Chez lui, à Naashan, des serviettes chaudes auraient été préparées par un serviteur et posées sur son visage. Puis l’homme aurait frotté de l’huile sur sa barbe avant de le raser. Ici, il n’y avait pas de miroir, et il se rasa lentement, à tâtons. Quand il eut terminé, il nettoya et plia son rasoir avant de le ranger. Quand l’aube pointa, il vit de la fumée à l’est de la cité. Il ouvrit la fenêtre et se pencha. Il entendit le bruit lointain d’une émeute, dont il devina la cause. Des luttes pour de la nourriture parmi les pauvres. Quand il se détourna de la fenêtre, il vit que Garianne dormait toujours. Elle avait l’air bien plus jeune dans le sommeil, une toute jeune femme. Il mit sa chemise et son pourpoint, passa le baudrier des Épées de la Nuit et du Jour sur son épaule, et descendit dans la salle. Les serviteurs étaient déjà à l’œuvre dans les cuisines. Skilgannon sentit l’odeur du pain frais. Druss n’était nulle part en vue. Skilgannon s’assit à une table près de la fenêtre qui donnait sur le port, et regarda la mer. Il sentit un besoin soudain de prendre un bateau, de naviguer vers des horizons lointains, et de débarquer à un endroit où personne n’avait jamais entendu parler du Damné. Mais, au moment où il le pensait, il comprit que cette idée était stupide. On ne peut pas échapper à ce que l’on est. Il pensa à la Vieille Femme, et éprouva l’habituel sentiment de peur et de dégoût qu’elle lui inspirait. Jianna s’était de plus en plus servie de la sorcière pendant la guerre civile. Plusieurs ennemis avaient été tués grâce à des sorts démoniaques. C’étaient ce genre d’actes qui lui avaient valu le nom de Reine Sorcière. Shivas se planta devant lui, essuyant la farine sur ses mains. — Il est trop tôt pour le petit déjeuner, dit-il. Mais je peux vous apporter à boire. Skilgannon regarda le maigre tavernier. — Seulement un peu d’eau, je vous prie. — Je suis en train de faire infuser une tisane. Un apothicaire local la prépare pour moi. Elle est très rafraîchissante. Il y a de la camomille et des fleurs de sureau, j’en suis sûr, et d’autres subtils parfums que je ne reconnais pas. Je vous la conseille. Skilgannon accepta l’offre. La concoction était délicieuse, et il sentit une énergie nouvelle couler dans son corps fatigué. Shivas revint un peu plus tard. — Ah ! vous avez l’air mieux, jeune homme ! Elle est bonne, non ? — Merveilleuse. Puis-je en avoir une autre ? — Vous pouvez – si vous avez envie de chanter des chansons d’amour et de danser sur ma table. Croyez-moi, une, c’est suffisant ! Maintenant, j’ai du poisson fumé pour le petit déjeuner, accompagné de pain à l’oignon. Les deux sont délicieux, surtout avec trois œufs battus avec du beurre et saupoudrés d’un peu de piment. De la fumée venant des émeutes dérivait alors au-dessus de l’eau. — On aurait pu imaginer que la cité avait connu suffisamment de bains de sang, marmonna Shivas. — La faim fait ressortir le pire chez les êtres humains, dit Skilgannon. — Oui, je suppose. Je vais vous chercher votre repas. Après le départ de Shivas, les pensées de Skilgannon retournèrent vers la Vieille Femme. Si elle connaissait vraiment l’emplacement du temple des Résurrectionnistes, il aurait été idiot d’ignorer sa demande. Il toucha le médaillon qui pendait à son cou. Crois-tu réellement, s’interrogea-t-il, que Dayan peut être ramenée à la vie grâce à un fragment d’os et une boucle de cheveux ? Et, en supposant que ce soit possible, que feras-tu ? T’établir avec elle dans une petite ferme et élever des moutons ? Elle est… Elle était une aristocrate naashanite, élevée dans un palais, avec une centaine de serviteurs pour répondre à tous ses besoins. Crois-tu qu’elle serait heureuse dans une ferme ? Et toi ? Tu étais général. L’homme le plus puissant de Naashan. Serais-tu satisfait d’être un fermier, de remuer la terre ? Skilgannon vida sa tasse de tisane. Shivas revint avec son petit déjeuner, et Skilgannon mangea machinalement, oublieux des délicieuses saveurs, tandis que son humeur s’assombrissait. Druss entra dans la taverne et s’assit devant lui. — Vous avez bien dormi, mon garçon ? — Correctement, répondit Skilgannon abruptement, sentant l’irritation monter en lui. — Vous, vous n’êtes pas du matin, je vois ! — Qu’est-ce que ça signifie ? cracha Skilgannon. — Faites attention à votre ton, mon garçon, dit doucement Druss. Je vous aime bien. Mais traitez-moi irrespectueusement et je vous ferai rebondir contre ces murs. — Vous marcheriez dans vos boyaux avant d’avoir le temps d’essayer, siffla Skilgannon. Les yeux de Druss étincelèrent. Puis il vit la tasse vide. Il la souleva et en renifla l’intérieur. — La boisson vous rend désagréable, m’avez-vous dit. Comment les narcotiques vous affectent-ils ? — Je n’en prends jamais. — Vous venez juste de le faire. La plupart des gens qui goûtent la tisane de Shivas se contentent de se balader avec des sourires ravis sur le visage. Vous, on dirait, vous allez dans l’autre direction. Je vais vous faire apporter de l’eau. Buvez-la, et nous parlerons quand l’effet des opiacés se sera dissipé. Druss quitta la table et gagna la cuisine. Une serveuse apporta un pichet d’eau et une grande tasse bleue. Skilgannon but avidement. Un léger mal de tête avait commencé de battre à ses tempes. Il vit Druss quitter la cuisine et monter l’escalier. Soudain fatigué, Skilgannon posa sa tête sur ses bras. Des couleurs virevoltaient devant ses yeux. Il s’aperçut qu’il regardait fixement la tasse. La lumière matinale brillait sur sa surface polie. Skilgannon ferma les yeux. Le bleu étincelant resta dans son esprit, tourbillonnant comme un océan. Ses pensées dérivèrent, passant au-dessus du bleu comme des oiseaux de mer, et revenant au jour où le sang et l’horreur avaient déchiré sa vie, la changeant à tout jamais. La journée avait commencé si bien, si innocemment. Sashan lui avait tenu la main tandis qu’ils marchaient dans le parc, au crépuscule. Ils étaient allés ensemble au marché, puis avaient mangé dans une taverne du bord du fleuve. La journée avait été excellente. Il n’y avait plus d’espions pour surveiller la maison, et Skilgannon avait commencé de croire que son plan avait marché. Le festival n’était plus qu’à une semaine, et bientôt, il pourrait emmener Sashan hors de la cité pour qu’elle cherche sa destinée parmi les tribus de la montagne. Cette pensée le troublait et lui nouait l’estomac. — Qu’y a-t-il, Olek ? avait demandé la jeune femme pendant qu’ils passaient devant une fontaine. — Rien. — Vous me serrez la main de plus en plus fort. — Je suis désolé, avait-il dit en relâchant sa prise. Ils se touchaient seulement quand ils étaient à l’extérieur. Skilgannon prenait plaisir à ces promenades, plus qu’à toute autre chose. La nuit tombait quand ils avaient approché des portes du parc. Deux hommes portant un seau de feu allumaient les lanternes de bronze qui éclairaient les sentiers. Skilgannon avait aperçu une vieille femme assise sur un banc. — Vous voulez que je vous dise la bonne aventure, jeunes amants ? avait demandé la femme. Sa voix avait irrité Skilgannon. La vieille était extraordinairement laide, et vêtue de haillons crasseux. Il allait refuser son offre, quand Sashan lui avait lâché la main et était allée s’asseoir près de la vieille. — Dites-moi mon avenir. — Il y a de nombreux avenirs, petite. Tous ne sont pas inscrits dans la pierre. Beaucoup de choses dépendent du courage, de la chance, et des amis. Et encore plus de choses dépendent des ennemis. — Ai-je des ennemis ? avait demandé Sashan d’un ton innocent. Skilgannon avait senti son malaise s’accroître. — Nous devrions rentrer, Sashan. Molaire sera furieuse si le repas refroidit. — Molaire ne sera pas furieuse, Olek Skilgannon, avait dit la vieille femme. Je vous l’assure. — Comment se fait-il que vous connaissiez mon nom ? — Et pourquoi pas ? Le fils du puissant Poing de Feu. Savez-vous que votre père est désormais un demi-dieu pour les Panthians ? — Non. — Ils vénèrent le courage avant tout, Olek. Vous aurez besoin de tout le courage que votre héritage peut vous fournir. Avez-vous un tel courage ? Skilgannon n’avait pas répondu. Quelque chose, au sujet de la vieille femme, lui glaçait les sangs. — Et mon avenir ? avait insisté Sashan. — Vous, ma chère, vous avez ce courage. Et, pour répondre à votre question, oui, vous avez des ennemis. Des ennemis puissants. Des hommes impitoyables et cruels. Un en particulier. Pour le moment, vous devez l’éviter, car son étoile est au firmament, et sa position est élevée. Il vous apportera beaucoup de chagrin. (Elle avait regardé Skilgannon.) Il vous brisera le cœur, Olek Skilgannon, et il fera peser la culpabilité sur vous. — Partons, avait dit Skilgannon. Je n’ai pas besoin d’en entendre davantage ! — Mon avenir ne m’a toujours pas été révélé, avait dit Sashan. J’ai des ennemis, dites-vous. Est-ce que je les vaincrai ? — Ils ne vous vaincront pas. — Assez avec ces absurdités ! avait craché Skilgannon. Elle ne sait rien, excepté mon nom. Tout le reste est un tissu d’âneries. Des ennemis puissants, un cœur brisé… ça n’a aucun sens. (Il avait sorti une pièce d’argent de sa bourse et l’avait laissé tomber dans le giron de la vieille.) C’est tout ce que vous désirez. Maintenant que vous l’avez, laissez-nous tranquilles. Elle avait empoché la pièce, puis avait regardé Skilgannon. Il n’y avait personne d’autre autour d’eux, et quand elle avait parlé, ses mots avaient déchiré l’âme de Skilgannon. — Vos ennemis sont plus près que vous le pensez, Olek Skilgannon. L’impératrice est morte. Votre ami Greavas a connu le plus terrible des destins. Et la jeune princesse assise près de moi est en danger de mort. Vous pensez toujours que ce que je dis n’a pas de sens ? Les mots avaient tellement brûlé l’esprit de Skilgannon qu’il était resté immobile à la regarder. Puis il s’était lentement tourné pour examiner le parc, s’attendant à voir des hommes sortir des sous-bois à tout instant. Mais personne n’était venu. Il avait regardé Sashan, qui avait été choquée elle aussi, mais ne montrait aucun chagrin. — Comment ma mère est-elle morte ? — Elle a pris du poison, ma chère. Il était caché dans une de ses bagues. Elle n’a pas souffert. — Et Greavas ? avait demandé Skilgannon. — Ils l’ont torturé pendant des heures. Il a été fort, Olek. Son courage était immense. Mais, à la fin, quand ils l’ont privé de ses yeux et de ses doigts, il leur a tout dit. Puis Boranius a continué à le charcuter, pour le plaisir. Cela n’a pas apaisé son désir d’infliger de la douleur. Rien ne le peut. C’est dans sa nature. Skilgannon avait lutté pour rassembler ses esprits. — Comment Boranius les a-t-il trouvés ? — Il y avait un homme en qui Greavas avait confiance. (La vieille femme avait haussé les épaules.) Sa confiance était mal placée, comme c’est généralement le cas. Maintenant, les soldats vous cherchent, Olek Skilgannon. Ainsi que la prostituée aux cheveux jaunes qui est avec vous. Il avait regardé durement la vieille femme. — Qui êtes-vous ? Quelle est votre place dans tout ça ? — Ce n’est pas la question que vous devez poser à cet instant. Vous êtes ici, avec une tunique, des sandales, et… quelques pièces d’argent dans votre bourse ? La princesse ne porte qu’une mince robe, et elle n’a pas d’argent. Quels sont vos plans, Olek Skilgannon ? Et les vôtres, Jianna ? Un millier d’hommes fouillent la cité pour vous trouver. — Et pourquoi offrez-vous de nous aider ? avait demandé froidement Jianna. — Je n’ai pas dit que je vous aiderais, mon enfant. Je vous ai seulement dit la bonne aventure. Le jeune Olek m’a payée pour ça. Mon aide sera beaucoup plus chère. Un millier de raqs me semble une somme raisonnable. Et à vous, cela vous paraît correct ? — Vous pouvez aussi bien me demander dix mille raqs, avait dit la princesse. À cet instant, je ne possède rien. — Votre parole suffira, Jianna. — Vous pourriez gagner davantage en nous trahissant, avait dit Skilgannon. — Je le sais. Et, si cela m’avait convenu, je l’aurais fait. — Si je survis et que je réussisse, je vous paierai, avait dit Jianna. Que nous conseillez-vous ? La vieille femme avait levé la main et gratté une croûte sur son visage. — J’ai un endroit, tout près. D’abord, nous y allons. Puis nous préparerons un plan. Soudain, Skilgannon avait gémi. — Sperian ! avait-il dit. Et Sperian et Molaire ? — Il n’y a rien que vous puissiez faire, Olek Skilgannon. Ils ont suivi Greavas sur la route sans retour. Boranius quitte votre maison en cet instant. Il a laissé des hommes pour guetter votre retour. — Combien ? — Quatre. Dont un que vous connaissez. Un petit homme, avec une longue moustache. — Casensis. — Un type déplaisant. Lui aussi, il se réjouit de la souffrance des autres. Il n’est pas aussi doué pour la torture que votre ami Boranius, mais il y prend autant de plaisir. Skilgannon avait senti une douleur sourde lui grignoter l’estomac. La rage avait menacé de le submerger, et il avait lutté pour se calmer. L’obscurité tombait, et un vent frais soufflait à travers le parc désert. — Je n’ai aucune preuve que tout ça est vrai, avait-il dit enfin. — Vous savez où trouver la preuve, Olek Skilgannon, avait répondu la vieille. — Nous devons retourner à la maison, avait-il dit à Jianna. — Ce serait insensé, avait répondu la princesse. Si elle a raison, des hommes nous attendent. Je ne serai pas capturée. — Je ne peux pas vous laisser avec elle. Elle semble peut-être vouloir aider, mais je perçois le mal en elle. Jianna s’était levée, de la colère dans les yeux. — Vous n’avez pas le droit de me laisser où que ce soit ! Ni de m’emmener. Je suis Jianna. Ma vie est entre mes propres mains. Malgré tout ce que vous avez vu à mon sujet, vous me considérez toujours comme une faible femme qu’il faut protéger. Seriez-vous si inquiet si j’étais un jeune prince ? Je ne crois pas. Eh bien, Jianna est plus forte que n’importe quel jeune prince, Olek. Malanek m’a bien formée. Rentrez chez vous si vous le devez. Je partirai avec elle. — Une telle sagesse malgré sa jeunesse, avait dit la vieille. C’est un plaisir de voir ça. Jianna l’avait ignorée. — Ne soyez pas stupide, Olek. Ils vous captureront et vous tortureront. — Ce n’est pas de la stupidité, avait soudain dit la vieille femme, car il n’est pas stupide. (Elle avait regardé Skilgannon.) Vous avez besoin de voir la vérité, Olek. Et plus que ça. (Il avait senti son regard peser sur lui. Puis elle s’était tournée vers Jianna.) Laissez-le partir, princesse. Les choses qu’il verra le rendront plus fort. Les actes qu’il entreprendra le feront devenir adulte d’un seul coup. (Elle s’était levée en grognant.) Si vous survivez, Olek Skilgannon, allez dans la rue des Charpentiers. Vous la connaissez ? — Oui. — À mi-chemin, vous trouverez une allée, le long d’une vieille auberge. Suivez-la. Vous arriverez sur une petite place. Au centre se trouve un puits public. Attendez près du puits. Je viendrai vous y chercher, s’il n’y a pas de danger. — Où serez-vous ? — Il vaut mieux que vous ne le sachiez pas, avait dit la vieille femme. Boranius possède un certain nombre d’instruments destinés à obtenir rapidement des informations. L’un d’eux est une paire de cisailles, petite mais à la facture parfaite. Elles peuvent couper un doigt presque sans effort. Skilgannon avait regardé le visage hideux de la vieille et vu l’étincelle de plaisir dans son regard. — Comment êtes-vous au courant, pour les… cisailles ? — Je les ai fabriquées pour lui, Olek Skilgannon. J’ai fabriqué beaucoup de choses, dont la bague que portait l’impératrice et qui contenait le poison. J’ai lancé les runes pour l’empereur, le jour de la naissance de sa fille, et je l’ai averti que sa vie serait pleine de périls. C’est pour cela qu’elle a été élevée comme un garçon, et formée par Malanek. J’ai même fait une épée pour l’empereur Gorben. Elle avait éclaté d’un rire sec et dur, comme des feuilles soulevées par le vent à travers un cimetière. — Je n’aime pas ce plan, avait dit Jianna. — S’il survit, il vous sera bien plus utile, avait répondu la vieille. Skilgannon s’était approché de Jianna et avait levé la main de la jeune fille à ses lèvres avant de l’embrasser. — Je vous aime, avait-il dit. Puis il s’était détourné et était parti au trot dans l’obscurité. Il avait suivi un chemin détourné pour retourner chez lui. Il s’était approché de la maison par l’arrière, en rampant à travers le champ derrière le jardin principal. La nuit avait été nuageuse, et il avait fait attention de se déplacer quand la lune était voilée. En arrivant au mur du jardin, il s’était dressé silencieusement et s’était arrêté. Malgré tout ce que la vieille femme avait dit, une partie de lui ne pouvait pas la croire – n’osait pas la croire. Quand il aurait escaladé le mur, il trouverait Sperian et Molaire assis dans la maison, à l’attendre. Le doute l’avait inondé. Il était resté immobile, conscient que tant qu’il ne bougeait pas, le monde était tel qu’il l’avait toujours connu. Au moment où il passerait le mur, tout pouvait changer. Profondément troublé, il n’avait pas su quoi faire. Pour la première fois de sa vie, il était réellement terrifié. Inspirant à fond, il avait sauté par-dessus le mur pour atterrir dans la terre. Des lanternes brûlaient dans la maison, mais il n’y avait perçu aucun mouvement. Restant courbé, il s’était glissé jusqu’à l’appentis où Sperian rangeait ses outils. Il y avait trouvé une serpette à la lame courte et incurvée et au manche de bois. Il avait foncé à travers le jardin et était entré dans la maison. Il s’était arrêté sur le seuil pour écouter. Puis il avait examiné le salon, en évitant de passer devant les fenêtres qui donnaient sur l’avant. Il était vide, mais un peu plus loin, il avait entendu des bruits étranges de gargouillement. Il avait inspiré à fond et était entré dans la cuisine. Une lanterne avait été posée sur la table, et, à sa lueur, il avait vu le corps mutilé et couvert de sang de Sperian. Du sang avait giclé sur les murs et les placards, et coulait sur le sol. Un bruit émana de l’agonisant, du sang qui bouillonnait d’une blessure à sa gorge. Skilgannon avait lâché la serpette et s’était agenouillé près de Sperian, qui avait levé une main. Elle n’avait plus de doigts. Son visage avait été tailladé au couteau, et la peau pendait en lambeaux sur les blessures. On lui avait arraché les yeux. — Oh ! mon ami, avait dit Skilgannon d’une voix brisée. Que t’ont-ils fait ? Sperian avait sursauté au son de sa voix et avait tenté de parler. Mais aucun son articulé n’était sorti. Le sang jaillissait de sa blessure à gros bouillons. Skilgannon avait regardé l’homme torturé. Puis il avait compris ce qu’il essayait de dire. Un mot. Mo. Au milieu de ses terribles souffrances, il demandait ce qui était arrivé à sa femme. — Elle va bien, avait dit Skilgannon, les larmes aux yeux. Elle va bien. Soyez tranquille. Sperian s’était détendu à ces mots. Skilgannon lui avait pris le poignet, car il ne restait pas assez de sa main pour la tenir. — Je vous vengerai, mon ami. Je vous le jure sur l’âme de mon père. Sperian avait cessé de bouger, et le sang de couler. Skilgannon s’était mis à pleurer. — Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi, Sperian, avait-il dit entre deux sanglots. Vous avez été comme un père pour moi, et un ami. Que votre voyage puisse se terminer dans la paix et la lumière. Il avait lutté pour contrôler son chagrin. Puis il avait pris une pièce d’argent dans sa bourse et l’avait mise dans la bouche du mort. Et il avait continué à explorer la maison. Molaire avait été assassinée dans sa chambre. On lui avait aussi tailladé le visage et arraché les yeux. Mais ses mains n’avaient pas été mutilées, et Skilgannon plaça une pièce d’argent dans sa paume droite, fermant les doigts inertes autour. — Sperian vous attend, Mo, avait-il dit d’une voix brisée. Que votre voyage se termine dans la paix et la lumière. Ensuite, il avait gagné sa chambre, à l’étage. Elle avait été saccagée. Il avait poussé le coffre qui contenait ses vêtements de rechange et sorti une petite boîte de la cachette dans le mur. Elle contenait douze pièces d’or et quelques-unes d’argent. Il les avait mises dans sa bourse, puis avait ouvert le coffre et sorti un pantalon en cuir noir. Il avait enlevé ses sandales, mis le pantalon et une veste marron à capuche. Puis il avait enfilé ses bottes de cheval, qui montaient aux genoux. Il avait choisi quelques autres vêtements et les avait fourrés dans un sac en toile qu’il avait accroché à son épaule. Puis il s’était rendu dans l’ancienne chambre de son père. Du coffre qui se trouvait dans un coin il avait sorti une épée courte dans un fourreau de cuir, ainsi qu’un couteau de chasse dans son étui. Il avait passé une ceinture dans les boucles des deux fourreaux et l’avait attachée autour de ses hanches. Il avait tiré l’épée et lesté le tranchant. Il était toujours acéré. Il était resté un moment immobile, se demandant quoi faire ensuite. Le bon sens aurait voulu qu’il quitte la maison par l’arrière, comme il était venu. Mais son cœur brûlant avait d’autres plans. La vieille femme avait dit que Boranius avait laissé quatre hommes pour surveiller la maison, dont Casensis. Ils cherchaient un jeune garçon sans expérience, à peine plus qu’un écolier. Eh bien, ils allaient le trouver ! Skilgannon avait marché jusqu’à la porte principale et l’avait ouverte, puis il était sorti dans la rue étroite bordée d’arbres. Quand il avait traversé la rue, deux hommes étaient sortis en courant de leur cachette, l’épée au clair. Skilgannon avait lâché son sac et tiré sa propre lame. Il avait plongé l’épée dans le ventre du premier homme. Elle s’était enfoncée profondément, mais les rainures de la lame lui avaient permis de la retirer aisément. Le sabre du second s’était dirigé vers la tête de Skilgannon. Il avait esquivé et avait enfoncé son arme dans la gorge de l’homme. Avant que son adversaire soit tombé, Skilgannon avait couru vers les arbres. Un autre homme s’était dressé, essayant de saisit son épée. Skilgannon l’avait tué avant qu’il puisse la dégainer. Une ombre était passée à la droite de Skilgannon. C’était Casensis. L’homme avait essayé de s’enfuir, mais Skilgannon l’avait rattrapé et lui avait abattu son épée sur le crâne. Casensis était tombé lourdement. Sous le clair de lune, Skilgannon avait vu que l’avant de la tunique de Casensis était couvert de sang, et qu’il avait aussi des gouttes de sang séché sur le visage et le front. Il avait saisi l’homme à demi inconscient par sa tunique pour le traîner sous le couvert des arbres. Casensis s’était débattu. Skilgannon l’avait frappé de nouveau, avec le pommeau de son épée. L’homme était retombé sur le sol en gémissant. Skilgannon s’était penché sur lui. — Quand Boranius reviendra, dis-lui que je le trouverai. Pas aujourd’hui, ni demain. Mais je le trouverai. Tu t’en souviendras ? (Skilgannon avait giflé l’homme.) Réponds-moi ! — Oui, je m’en souviendrai. — J’en suis sûr. Le poing de Skilgannon s’était écrasé sur la mâchoire de l’homme, qui était retombé, inconscient. Skilgannon avait cherché autour de lui, et trouvé une pierre plate qu’il avait traînée à côté de Casensis. Il avait étalé les doigts de l’homme dessus, puis il avait abattu son épée de toutes ses forces. La lame avait sectionné les trois premiers doigts, mais le petit doigt s’était enroulé en arrière. Skilgannon avait déplacé la pierre de l’autre côté et avait répété la manœuvre, coupant cette fois les quatre doigts et le pouce. La douleur avait réveillé Casensis. Il avait hurlé. Skilgannon s’était agenouillé sur la poitrine de l’homme et avait sorti son couteau de chasse. — Tu leur as aussi arraché les yeux, racaille ! Maintenant, apprends à vivre sans les tiens ! Le hurlement qu’avait poussé Casensis avait été celui d’une bête. Il résonnait toujours dans la tête de Skilgannon quand il sentit une main sur son épaule. Il ouvrit les yeux, et vit Druss et Garianne debout devant sa table. La taverne était presque pleine. — Ça va mieux, mon garçon ? (Skilgannon fit signe que oui.) Alors, allons-y. Nous avons fait attendre la Vieille Femme assez longtemps. Et j’ai d’autres tâches à accomplir aujourd’hui. Chapitre 12 Skilgannon avait les tempes qui battaient et la bouche sèche pendant qu’il marchait à côté de Druss et Garianne. Sur le quai, il entendit quelqu’un courir après eux et se retourna. C’était Rabalyn. Le jeune garçon les rejoignit. — Où allons-nous ? demanda-t-il. — Voir une sorcière, dit Druss. Fais attention à ce que tu diras, petit. Je ne veux pas te ramener à l’auberge sous forme de grenouille. — Vous aviez raison, dit Rabalyn. Vous n’êtes pas doué pour les blagues. — Un homme ne peut pas être doué pour tout, dit Druss avec bonne humeur. Ils continuèrent à marcher. Skilgannon s’arrêta près d’un puits, tira un seau d’eau et but avidement. Des couleurs virevoltaient devant ses yeux, et il avait la nausée. Il n’arrivait pas à repousser les souvenirs de cette terrible nuit, dans la capitale. Les images de Sperian et de Molaire, mutilés et morts, refusaient de le quitter. — Ça va ? lui demanda Rabalyn. — Oui. — Votre visage est tout gris. Ils arrivèrent enfin au portail de Drenaï. Ce jour-là, il y avait six soldats en poste, avec leur casque étincelant et leur manteau rouge. Les gardes accueillirent chaudement Druss, et avertirent les voyageurs que des émeutes avaient éclaté dans la cité, au cours de la nuit. — Vous auriez dû apporter votre hache, Druss, dit un des hommes. — Pas aujourd’hui, mon garçon. Aujourd’hui, on fait juste une petite promenade. Les hommes se regardèrent et ne dirent plus rien. Une fois dans la cité, Garianne les guida à travers une série de rues et d’allées. L’air sentait le brûlé, et les gens qu’ils croisèrent les regardèrent avec une haine non dissimulée. Certains leur tournèrent le dos et rentrèrent chez eux. Rabalyn resta tout près de Skilgannon. Après un moment, ils parvinrent à un quartier de bâtiments plus vieux et de tues plus étroites. Les gens étaient pauvrement habillés. Des enfants au visage sale jouaient devant des maisons délabrées, et des chiens squelettiques fouillaient dans les piles d’ordures, à la recherche d’un reste de nourriture. Garianne ouvrait la marche. Elle traversa une vieille place de marché et descendit quelques marches usées qui menaient à une taverne abandonnée. Les fenêtres étaient bouchées par des planches, mais la porte principale avait été sommairement réparée, avec des charnières en cuir. Garianne l’ouvrit et entra. Une partie du toit s’était effondrée, et le soleil éclairait l’intérieur. Plusieurs rats filèrent sur les débris. L’un d’eux passa sur le pied de Rabalyn, qui essaya de lui flanquer un coup de pied, mais ne toucha pas l’animal. Garianne escalada le toit écroulé et se dirigea vers l’arrière du bâtiment. Elle frappa à la porte qui menait autrefois aux cuisines de la taverne. — Entre, petite, dit une voix familière. Skilgannon sentit son estomac se nouer. — Est-elle vraiment une sorcière ? murmura Rabalyn. Skilgannon ne répondit pas et suivit Druss à travers les débris. La vieille cuisine était obscure, ses fenêtres également fermées par des planches. La seule lumière venait des deux chandelles dont l’une était posée sur le plan de travail déformé et l’autre pendue à un crochet sur le mur du fond. La Vieille Femme était assise dans un grand fauteuil, à côté des fourneaux rouillés, une couverture sale sur les genoux. Son visage était en partie caché par un voile de mousseline noire. Elle leva la tête quand les deux hommes entrèrent. — Sois le bienvenu, Druss la Légende, dit-elle avec un rire rauque. Je vois que les années commencent à peser sur tes épaules. — Elles pèsent sur nous tous, répondit-il. Garianne s’approcha de la Vieille Femme et s’accroupit à ses pieds. — C’est bien vrai, hélas. Elle secoua la tête, faisant trembler son voile. Puis elle posa les yeux sur Rabalyn. — Tu te souviens de l’époque où tu étais jeune comme lui, homme à la hache ? Le monde était immense et plein de mystère. La vie était un enchantement, et l’immortalité était à nous. Le passage du temps ne signifiait rien. Nous regardions les vieux avec un mépris affiché. Comment s’étaient-ils laissé devenir si décrépits ? Comment avaient-ils pu choisir d’être si répugnants ? Le temps est un maître impitoyable qui nous dépouille de notre jeunesse, puis nous rejette. — Je peux vivre avec ça, dit Druss. — Bien entendu, tu le peux ! Tu es un homme. C’est différent, pour une femme. Le premier cheveu blanc est comme une trahison, que l’on peut lire dans les yeux de son amant. Dis-moi, es-tu différent, maintenant que tes cheveux sont gris ? — Je suis le même. Juste un peu plus sage, j’espère. — Moi aussi, je suis la même. Je ne regarde plus dans les miroirs, mais je ne peux éviter de voir la peau sèche et ridée de mes mains et de mes bras. Je ne peux pas ignorer la douleur de mes articulations enflées. Pourtant, dans mon cœur, je suis toujours la jeune Hewla, qui éblouissait les hommes du village et les nobles qui passaient par là. — Pourquoi nous avez-vous fait venir ici ? demanda Skilgannon. Je n’ai pas de temps à perdre avec ces réminiscences mélancoliques. — Pas de temps ? Tu es encore jeune, Olek. Tu as tout le temps du monde. C’est moi qui suis en train de mourir. — Alors, mourez, dit-il. Vous avez déjà vécu bien trop longtemps. — J’ai toujours aimé les hommes qui disent ce qu’ils pensent. Vécu trop longtemps ? C’est vrai, petit. Oui, j’ai vécu vingt fois plus que toi. Et j’ai payé pour ma longévité avec du sang et de la douleur. — Dont la plus grande partie n’était pas des vôtres, je parie, dit Skilgannon d’une voix furieuse. — J’ai payé ma part, Olek. Mais c’est vrai, j’ai tué. J’ai pris des vies innocentes. J’ai empoisonné, poignardé et étranglé des gens. J’ai invoqué des démons pour qu’ils arrachent le cœur des hommes. Je l’ai fait pour la richesse, ou pour la vengeance. Mais je n’ai jamais conduit une armée dans une cité et massacré tous ses habitants. Je n’ai pas tué d’enfants. Je n’ai pas coupé les mains et arraché les yeux d’un homme sans défense. Alors, épargne-moi ton indignation. Je suis Hewla, la Vieille Femme. Tu es le Damné. Tu n’as aucun droit de me juger. — Pourtant, je le fais, dit doucement Skilgannon. Alors, dites ce que vous avez à dire, et laissez-moi quitter votre misérable compagnie. Elle resta un moment silencieuse, puis se tourna de nouveau vers Druss. — L’homme que tu cherches n’est plus dans la cité, homme à la hache. Il l’a quittée il y a quelques jours. — Pourquoi aurait-il fait ça ? — Pour se nourrir, Druss. C’est tout. — Cela n’a pas de sens. — Tu vas comprendre. Il est venu à Mellicane chercher son ancienne épouse. Elle était venue un peu plus tôt à Dros Purdol, et avait prétendu vouloir voir sa fille, Elanin. Tu te souviens d’Elanin, Druss. Orastes l’a amenée te voir dans ta ferme. Tu l’as portée sur tes épaules, et vous vous êtes assis près d’un ruisseau. Elle a fait une couronne de marguerites, et elle l’a posée sur ta tête. — Je me souviens. C’est une douce enfant. Et son père est un homme de bien. Alors, où est Orastes ? — Patience ! Pendant qu’Orastes était au loin, son ancienne femme a enlevé l’enfant et elle est venue rejoindre son amant à Mellicane. Orastes l’a suivie dès qu’il a pu. Une fois dans la cité, il a cherché à savoir ce qu’elle faisait. Il ignorait l’identité de son amant, et il n’a rien trouvé. Mais les nouvelles de ses démarches sont arrivées jusqu’à son épouse. Un après-midi, Orastes et son serviteur ont été arrêtés pendant qu’ils cherchaient des informations. Ils ont été emmenés dans les cellules Rikar, sous l’arène. Ces cellules gardent les prisonniers qui sont destinés à devenir des Fusionnés. Tel a été le sort d’Orastes. Il a été fusionné avec un loup gris, et la bête qu’il est devenu s’est enfuie avec les autres quand la cité est tombée. — Non ! gronda Druss. (Skilgannon vit le visage de l’homme se tordre de douleur et de chagrin.) C’est impossible ! — C’est possible, et c’est ce qui est arrivé, dit la Vieille Femme. Skilgannon détecta une joie méchante dans sa voix. Druss, dans son chagrin, ne s’en aperçut pas. Skilgannon sentit sa colère monter, mais il attendit sans rien dire. Le robuste guerrier drenaï se détourna et resta immobile, la tête baissée, ses poings s’ouvrant et se fermant. — Comment sa femme peut-elle avoir un tel pouvoir à Mellicane ? — Grâce à son amant. Tu l’as rencontré, homme à la hache, quand tu es arrivé à Mellicane. Au banquet donné en ton honneur. Shakusan Masque de Fer, le Seigneur des Arbitres, le capitaine des Chiens de Guerre du roi. Pendant que tu buvais avec lui, ton ami était enchaîné dans les donjons, en dessous. Le silence tomba. Puis Druss inspira à fond. — Si nous retrouvions Orastes, pourrait-il redevenir humain ? — Non. Quand les Nadirs jettent le sort, ils commencent par couper la gorge de la victime humaine, puis la couchent à côté d’un chien ou d’un loup qu’ils ont capturé. Même si la fusion pouvait être inversée – ce qui est impossible, d’après les Nadirs –, je suppose que seul le chien ou le loup survivrait, puisque l’humain était déjà mort au moment où elle a eu lieu. — Alors, Orastes est perdu. — Il est peut-être déjà mort. N’as-tu pas tué de tes mains plusieurs de ces bêtes ? — Oh ! comme tout ça vous fait plaisir, misérable sorcière ! dit Skilgannon. Votre méchanceté est-elle donc sans fin ? L’atmosphère de la pièce se glaça. Garianne eut l’air choquée, et même Druss sembla mal à l’aise. Pendant un moment, personne ne parla, puis la Vieille Femme reprit la parole. — Les faits sont ce qu’ils sont, dit-elle doucement. Que j’y prenne plaisir n’y change rien. Je n’ai jamais aimé le gros Orastes. Il était si pompeux et collet monté ! Un des héros de Skeln ? Bah ! ce type a failli mouiller son pantalon de trouille, pendant toute la bataille. Tu le sais, Druss. — Oui, je le sais. Mais il a tenu le coup. Il ne s’est pas enfui. Oui, il était pompeux. Nous avons tous nos défauts. Mais il n’a jamais fait de mal à personne. Pourquoi le détestes-tu ? — Il y a peu d’hommes que je ne déteste pas, dans ce monde de violence et de douleur. Alors, oui, j’ai ri quand Orastes a été fusionné. Comme je rirai quand tu rencontreras ta fin, Druss. À cet instant, toutefois, ce n’est pas ta mort que je cherche. Nous avons un ennemi commun. Shakusan Masque de Fer a détruit ton ami. Il a aussi provoqué la mort de quelqu’un qui m’était proche. Les yeux de Druss brillaient d’un éclat de feu dans son visage figé. — Où trouverai-je ce Masque de Fer ? — Ah ! voilà qui est mieux, dit la Vieille Femme. La rage et la vengeance sont des sœurs si douces ! Ça me fait chaud au cœur de ressentir des émotions si pures. Masque de Fer se dirige vers les montagnes de Pelucid, où il a une forteresse. Mais attention, homme à la hache : il a soixante-dix cavaliers avec lui, des hommes impitoyables. À la forteresse, il y aura une centaine de guerriers nadirs de plus. — Les chiffres ne m’intéressent pas. Où se trouve cette forteresse ? À deux cents lieues au nord-ouest. Je te donnerai des cartes. Pelucid est un royaume ancien, qui recèle de nombreux mystères, et de nombreux dangers. À certains endroits, les lois naturelles ne s’appliquent plus. Ton voyage ne sera pas de tout repos. — Donne-moi les cartes. Je trouverai Masque de Fer. La Vieille Femme se leva et se redressa lentement. Elle s’appuya sur un long bâton. Elle respirait avec peine, et son souffle soulevait le voile noir. — Toi aussi, tu dois aller au nord-ouest, Olek Skilgannon. Le temple que tu cherches est en Pelucid, et proche de la forteresse. Il n’est pas facile à trouver. Tu ne le verras pas à la lumière du jour. Cherche l’embranchement le plus profond des montagnes de l’Ouest, et attends que la lune dérive entre les rochers escarpés. À sa lumière, tu découvriras ce que tu cherches. — Les prêtres peuvent-ils accomplir ce que je désire ? demanda Skilgannon. — J’y suis allée une seule fois. Je ne sais pas tout ce qu’ils peuvent accomplir. La prêtresse que tu devras convaincre s’appelle Ustarte. Si elle ne peut pas t’aider, alors personne ne le peut, à ma connaissance. — Pourquoi faites-vous ça pour moi ? demanda-t-il. Quelle ruse est-ce là ? Quel maléfice se cache derrière cette apparente bonne volonté ? — Mes raisons m’appartiennent, dit la Vieille Femme. Tu voyageras avec Garianne et les jumeaux. — Et pourquoi ferais-je cela ? — Parce que ce serait gentil de ta part, cracha la vieille. Jared aussi a besoin de trouver ce temple. Son frère a un cancer qui grossit dans sa tête. Je l’ai tenu en échec grâce à des herbes et des potions, et même un sort ou deux. Mais il est maintenant au-delà de mes capacités d’intervention. — Et pourquoi Garianne ? — Parce que je te le demande. Tu as des raisons de me haïr et de me craindre, Olek Skilgannon. Mais tu me dois aussi la vie de la femme que tu aimes. Si tu réussis en Pelucid, tu me devras également la vie de la femme qui t’aimait, toi. Skilgannon soupira. — Il y a du vrai dans ce que vous dites. Bien que je doute que vous souhaitiez ma réussite. Quoi qu’il en soit, j’emmènerai Garianne. — Je pense qu’elle te surprendra, dit la Vieille Femme. Et maintenant, je vais chercher les cartes. S’appuyant lourdement sur son bâton, elle avança de plusieurs pas, en direction d’une porte ouverte. Puis elle se tourna et regarda Rabalyn, qui était resté silencieux. — Quel beau jeune homme, dit-elle. Peux-tu réciter le code, Rabalyn ? — Oui, ma dame. Je crois. — Dis-le. Rabalyn regarda Druss, puis se redressa. Il se lécha les lèvres et inspira à fond. — « Ne jamais violer une femme… Protéger les faibles… » Je ne me souviens plus exactement du reste, mais c’est quelque chose comme « ne laisse pas l’argent te rendre maléfique ». La Vieille Femme hocha la tête. — « Protéger les faibles contre les forts maléfiques. Et ne jamais laisser le désir de richesse vous conduire à faire le mal. » Le code de fer de Shadak. La philosophie simpliste de Druss la Légende. Et maintenant, la tienne, Rabalyn. As-tu l’intention de vivre en respectant ce code ? — Oui, dit Rabalyn. — Nous verrons. Elle s’éloigna. Au début, Rabalyn fut content de sortir de la taverne en ruine, et de se retrouver dans la rue, sous un ciel clair. L’atmosphère, dans le bâtiment, était sinistre et plus qu’effrayante. Quand le visage horrible sous le voile de mousseline s’était tourné vers lui, Rabalyn avait été malade d’appréhension. Toutefois, depuis que le petit groupe avançait dans les rues bondées, Rabalyn était moins content d’être dehors. Il jetait des regards nerveux au visage hostile des citoyens, quand ils les dépassaient. Skilgannon et Druss ne semblaient pas inquiets, et bavardaient tranquillement. Le jeune garçon regarda Garianne. Elle marmonnait toute seule, hochait la tête et la secouait. Ils progressaient de plus en plus lentement, car il y avait de plus en plus de gens, et débouchèrent sur une grande place. Plusieurs hommes, debout à l’arrière d’un chariot, haranguaient la foule. Les paroles étaient coléreuses, et, de temps en temps, la foule les acclamait. L’orateur s’élevait contre les iniquités subies par la population, et démontrait que les riches étaient à blâmer pour le manque de nourriture et l’angoisse des citoyens. Personne n’accosta le groupe, qui continua et parvint à une large avenue. Rabalyn s’approcha de Skilgannon. — Il y a beaucoup de colère, ici, dit-il. — De la colère et de la peur, répondit Skilgannon. C’est un mélange détonnant. — Cet homme, là-bas, disait que les droits des citoyens leur avaient été retirés. — Je l’ai entendu. Il y a quelques semaines, ce même homme aurait blâmé les étrangers pour leurs problèmes. Dans quelques mois, ce sera peut-être les gens aux yeux verts, ou au chapeau rouge. Tout ça est insensé. Ils souffrent parce qu’ils sont des moutons dans un monde gouverné par les loups. La voilà, la vérité. Skilgannon avait l’air en colère, et Rabalyn se tut. Ils continuèrent à marcher et arrivèrent enfin aux portes du quartier des ambassades. Une grande foule s’y était réunie, et ils durent se frayer un chemin vers l’avant. Les portes étaient fermées, et une quarantaine de soldats étaient postés derrière, certains portant le manteau rouge des Drenaïs, et d’autres la cotte de mailles et le casque cornu de Vagria. Derrière les soldats se tenaient des archers, flèches encochées. Les portes étaient hautes et couronnées de pointes de fer. De chaque côté s’élevaient de hauts murs mais, déjà, certains hommes les avaient escaladés et étaient assis au sommet, criant des injures aux soldats. Skilgannon tapota l’épaule de Druss. — Ils ne nous ouvriront pas les portes. S’ils le faisaient, la foule les attaquerait. Druss lui adressa un signe d’assentiment, et le petit groupe retourna à l’arrière de la foule et gagna une jetée qui surplombait un canal. Des marches en pierre menaient au bord de l’eau. Skilgannon y conduisit ses compagnons. Les cris de colère de la foule étaient assourdis à cet endroit, et Rabalyn s’assit, le dos au mur de pierre, et regarda l’eau. Au loin, il vit d’autres navires à l’ancre dans le port, attendant leur tour pour être déchargés. — Ils vont enfoncer les portes, dit Garianne. — Je ne pense pas qu’ils le feront en plein jour, répondit Skilgannon. Ils sont en colère, mais ils n’ont pas envie de mourir. Ils vont crier et jurer pendant un moment. Ce sera tout. Mais cette nuit, ce sera peut-être différent. Skilgannon s’approcha de Druss. — Vous semblez perdu dans vos pensées, mon ami. — Je n’aime pas cette femme. — Qui le pourrait ? C’est une vieille peau maléfique ! — Qu’avez-vous pensé de ce qu’elle a dit ? demanda Druss, les yeux rivés dans ceux de Skilgannon. — Sans doute la même chose que vous. — J’aimerais que vous l’énonciez. Skilgannon haussa les épaules. — Elle en savait trop sur ce que cherchait votre ami. Comment ? À mon avis, Orastes a dû aller lui demander son aide, et elle l’a dénoncé à Masque de Fer. — Oui, c’est aussi ce que je pense. Bien que je n’arrive pas à comprendre pourquoi. Si elle hait Masque de Fer, pourquoi lui aurait-elle livré un ennemi potentiel ? — C’est une créature subtile, Druss. Elle veut la mort de Masque de Fer. Et comment y arriver plus sûrement qu’en en faisant un ennemi de Druss la Légende ? — Il pourrait y avoir de la vérité dans cette idée. Mais voilà une femme qui a autrefois envoyé un démon tuer un roi. J’ai combattu ce démon, et, par Missael ! il a failli m’avoir. Pourquoi n’en envoie-t-elle par un autre tuer Masque de Fer ? Elle en a le pouvoir. — La réponse à cela, dit Skilgannon, se trouve probablement dans ce qu’elle n’a pas dit. Parlez-moi de ce Masque de Fer. Elle a dit que vous l’aviez rencontré. — Oui, quand je suis arrivé ici, il y a trois mois. Comme elle l’a dit, c’était pendant un banquet. Le roi n’y a pas assisté, et Masque de Fer accueillait les invités. C’est un homme grand et fort, mais qui bouge avec aisance. Il y a de l’arrogance en lui – physiquement. Je dirais que c’est un combattant, et un bon. — Quel était son rôle ici ? — Il conduisait les gardes du corps du roi, et supervisait la création des Fusionnés. Le plan était de les utiliser pour la guerre, mais ils n’ont pas réussi à les domestiquer suffisamment. Masque de Fer était aussi le chef d’un groupe qui se donne le nom d’Arbitres. Des gens bizarres. Tous ceux que j’ai rencontrés m’ont regardé comme si j’étais un démon. Ils haïssent les étrangers. Diagoras pense que c’est ironique, car Masque de Fer est lui aussi un étranger. — D’où est-il ? — Personne ne le sait. Probablement de Pelucid. — Pourquoi l’appelle-t-on Masque de Fer ? — Un masque en métal lui couvre le visage. Je ne l’ai pas mentionné ? — Non. — C’est un masque fait sur mesure, très bien ouvragé. — Il est défiguré ? — Pas vraiment. Je l’ai vu retirer le masque lors du banquet. Il faisait chaud dans la salle, et il s’est essuyé le visage. Il n’a pas de cicatrices. La peau de son nez et de la partie droite de son visage a une couleur anormale, presque violette. Comme une tache de naissance, en plus grand. Il porte ce masque par vanité. — Vous avez dit qu’il supervisait la création des Fusionnés. Est-il un sorcier ? — Personne ne le sait. Diagoras pense que non. Il dit que Masque de Fer a amené avec lui un chaman nadir. D’après ce qu’a dit la Vieille Femme, je pense qu’il venait de sa forteresse en Pelucid. Skilgannon se détourna et regarda vers le port pendant un moment. Puis il refit face à Druss. — Je ne connais pas grand-chose à la magie, moi non plus, Druss, mais je pense que c’est ce chaman qui empêche la Vieille Femme d’envoyer un démon aux trousses de Masque de Fer. Un démon invoqué doit être payé par la mort. Si l’attaque est repoussée, le démon revient vers celui ou celle qui l’a appelé et prend sa vie. Si ce chaman est puissant – et, si on en juge par la création des Fusionnés, il l’est –, la Vieille Femme n’ose pas l’attaquer par la sorcellerie. Si le chaman repousse son sort, elle meurt. Donc, elle a besoin d’une arme mortelle. Au-dessus d’eux, les cris se firent plus fort. Puis quelqu’un hurla. Des gens se mirent à descendre l’escalier menant au bord de l’eau, à la course. D’autres fuirent le long du quai. Des soldats datians en tenue de combat et casque étincelant apparurent, l’épée à la main. Quand ils descendirent les marches, les gens qui s’étaient réfugiés au bord de l’eau paniquèrent. Certains se jetèrent à l’eau. Un homme leva les mains. — Je ne voulais pas faire de mal, cria-t-il. Une épée s’enfonça dans son ventre. Un autre soldat lui coupa la gorge pendant qu’il tombait. D’autres soldats avancèrent vers Druss et Skilgannon, menaçants. Rabalyn fut terrifié. Puis Skilgannon parla, d’une voix calme et détendue. — Le chemin qui mène aux portes est-il désormais libre ? demanda-t-il. Nous sommes coincés ici depuis une éternité. Les soldats hésitèrent, décontenancés. Puis l’un d’eux parla. — Vous appartenez à une des ambassades ? — Drenaï, dit Skilgannon. Mes compliments pour l’efficacité de vos actions. Nous pensions devoir attendre toute la journée. Venez, mes amis, dit-il en se tournant vers les autres. Traversons avant que la foule revienne. Rabalyn se leva et rejoignit Garianne. Ils suivirent Skilgannon et Druss. Personne ne fit mine de les arrêter. Il y avait toujours des soldats sur les marches. — Faites place, par là, cria Skilgannon en montant les marches. Sur la place, en haut, des corps gisaient sur le sol de pierre. L’un d’eux bougea et gémit. Un soldat avança vers lui et plongea sa lame dans la gorge du blessé. Skilgannon et Druss approchèrent des portes. — Ouvrez, les gars ! cria Druss. Ils passèrent les portes. Pendant qu’ils continuaient leur chemin, Druss flanqua une claque amicale sur l’épaule de Skilgannon. — J’aime votre style, mon garçon. Nous aurions récolté quelques bleus si nous avions dû nous frayer un chemin à travers ces types en les combattant ! — Un ou deux, reconnut Skilgannon. Plus tard dans l’après-midi, Diagoras emmena Druss voir le serviteur d’Orastes, Bajin, mais ils n’apprirent pas grand-chose. Bajin était un homme timide, qui avait servi Orastes presque toute sa vie d’adulte. Il avait eu l’esprit gravement dérangé par son séjour dans la cellule Rikar. Encore sous sédatifs, il pleura et trembla quand Druss essaya de le questionner. Un fait leur fut révélé : Orastes avait effectivement demandé l’aide de la Vieille Femme. Diagoras emmena Druss dans les jardins de l’ambassade. La tête du soldat drenaï cognait à tout rompre. — Je ne boirai plus jamais avec toi, dit-il en s’affalant sur un banc. Ma bouche me donne l’impression d’avoir essayé d’avaler un désert. — Oui, tu as l’air un peu fragile, aujourd’hui, dit Druss, l’air absent. Diagoras regarda l’homme à la hache. — Je suis désolé, mon ami. Orastes méritait mieux qu’un tel sort. — C’est vrai. Mais si j’ai appris une chose au cours de ma longue vie, c’est qu’un homme n’a généralement pas ce qu’il mérite. En traversant le pays, j’ai vu beaucoup de fermes brûlées et de cadavres. Aucun d’eux n’avait mérité de mourir. Pourtant, ça continuera, tant que des hommes comme Masque de Fer auront la haute main. — Tu as toujours l’intention de te mettre à sa poursuite ? — Pourquoi pas ? Diagoras se leva et gagna le puits situé à l’ombre d’un grand mur. Il plongea la louche dans l’eau et but avidement. Puis il s’aspergea le visage. — Pourquoi pas ? Masque de Fer avait plus de soixante-dix hommes, et était dans une citadelle amie, qui pouvait bien être pleine de combattants nadirs. Il n’existait pas d’ennemis plus terrifiants que les Nadirs. La vie ne valait pas cher dans les steppes, et les hommes étaient élevés pour combattre et mourir sans poser de questions. Ils faisaient rarement des prisonniers, et, le cas échéant, c’était seulement pour les torturer de façon trop horrible pour qu’on y pense. Diagoras regarda Druss. L’homme à la hache était à côté d’un buisson de roses rouges, et il en ôtait les fleurs qui n’étaient plus fraîches. Diagoras le rejoignit. — Que fais-tu ? — J’enlève les fleurs fanées, dit Druss. Si on laisse les graines se former, le buisson cessera de fleurir. (Il recula et examina la plante.) Et il a été mal taillé. Vous avez besoin d’un meilleur jardinier ! — Quel est ton plan, mon vieux ? demanda Diagoras. Druss alla devant un autre buisson, des roses jaunes, et recommença à ôter les fleurs mortes en les pinçant entre le pouce et l’index. — Je vais trouver Masque de Fer et le tuer. — Ce n’est pas un plan, c’est une intention. Druss haussa les épaules. — Je n’ai jamais été très doué pour faire des plans. — Alors, heureusement que je serai avec toi. Je suis célèbre pour mes talents de planificateur. Diagoras le planificateur, comme on m’appelait à l’école. Druss recula d’un pas. — Tu n’as pas besoin de venir, mon garçon. Nous ne cherchons plus Orastes. — Il y a toujours l’enfant, Elanin. Il faudra la ramener à Purdol. Druss se passa une main dans la barbe. — Tu as raison. Mais je pense que tu es un imbécile de te porter volontaire pour une telle entreprise. — Je suis aussi célèbre pour ma stupidité, dit Diagoras. C’est pour ça, j’imagine, qu’on ne m’a jamais promu général. Mais c’était une erreur, à mon avis. J’aurais eu l’air particulièrement élégant dans le plastron et le manteau blanc d’un général ! Le Damné voyagera-t-il avec nous ? — Pendant une partie du trajet. Il n’a aucun compte à régler avec Masque de Fer. — Cet homme me met mal à l’aise. — C’est normal, dit Druss. Toi et lui, vous êtes des guerriers. Quelque chose en toi a très envie de tester tes capacités contre les siennes. — Tu dois avoir raison. C’est pareil pour lui, tu crois ? — Non, mon garçon. Il n’a plus besoin de se tester contre quiconque. Il sait qui il est, et de quoi il est capable. Tu es un bon combattant, Diagoras, et un homme courageux. Mais Skilgannon est mortel. Diagoras ressentit une brève irritation, mais la réprima. Druss disait toujours la vérité telle qu’il la percevait, sans se soucier des conséquences. Il regarda son ami et sourit quand sa bonne humeur naturelle reprit le dessus. — Tu ne mets jamais de miel dans la potion amère, hein, Druss ? — Non. — Et les mensonges diplomatiques ? — J’ignore de quoi il s’agit. — Une femme te demande ce que tu penses de sa nouvelle robe. Tu la regardes et tu te dis qu’elle lui donne un air gras et mal fagoté. Tu le lui dis, ou tu inventes un mensonge diplomatique, genre « Quelle jolie couleur » ou « Tu as l’air merveilleuse » ? — Je ne mentirais pas. Je dirais que je n’aime pas la robe. Cela dit, aucune femme ne m’a jamais demandé ce que je pensais de son allure. — Voilà qui m’étonne ! Je comprends maintenant pourquoi on ne t’appelle pas Druss l’Amoureux. Très bien, une autre question, alors. Es-tu d’accord qu’à la guerre, il est nécessaire de tromper l’ennemi ? Par exemple, lui faire croire que tu es plus faible qu’en réalité, afin de le pousser à une attaque irréfléchie ? — Bien entendu, dit Druss. — Donc, tu penses que c’est bien de mentir à un ennemi ? — Ah ! mon garçon, tu me rappelles Sieben ! Il adorait ce genre de débats, et il aimait tortiller les mots et les idées à sa façon, jusqu’à ce que les choses auxquelles je croyais aient l’air totalement insensées. Il aurait dû être politicien. Je disais, par exemple, que le mal devait toujours être combattu. Il répondait : « Ah ! mais ce qui est mauvais pour un homme peut être bon pour un autre. » Une fois, je me souviens, nous avons assisté à l’exécution d’un meurtrier. Il soutenait qu’en tuant cet homme nous commettions un acte aussi maléfique que le sien. Il a dit que ce tueur aurait peut-être un jour engendré un enfant qui serait devenu grand et bon et aurait changé le monde pour le mieux. En le tuant, nous avions peut-être privé le monde de son sauveur. — Il avait peut-être raison, dit Diagoras. — C’est possible. Mais, en suivant cette philosophie jusqu’au bout, nous ne punirions personne, quel que soit son crime. Et on pourrait avancer qu’en enfermant le tueur au lieu de l’exécuter, on l’a empêché de rencontrer la femme qui aurait donné le jour à cet enfant. Alors, que faire ? Le libérer ? Non. Un homme qui en assassine un autre doit payer de sa vie. Sinon, la justice n’existe plus. J’aimais bien écouter Sieben protester contre la façon dont marche le monde. Il aurait pu te faire croire que le noir était blanc et que la nuit était le jour. C’était distrayant. Mais c’est tout ce que c’était. Tromperais-je un ennemi ? Oui. Tromperais-je un ami ? Non. Comment puis-je justifier ça ? Je ne le justifie pas. — Je crois comprendre, dit Diagoras. Si une amie portant une robe affreuse te demande ton avis, tu le lui donnes honnêtement et tu lui brises le cœur. Mais si une ennemie vêtue d’une robe affreuse se présente à toi, tu lui dis qu’elle a l’air d’une reine. Druss gloussa, puis éclata de rire. — Ah ! mon garçon, je commence à avoir hâte de partir en voyage avec toi ! — Je suis content qu’un de nous deux ait hâte de partir, marmonna Diagoras. Servaj Das était un homme soigneux dans tout ce qu’il faisait. Il avait découvert que l’attention portée aux détails était un facteur important dans le succès de toute entreprise. Maçon de profession, il avait appris que, sans les fondations adéquates, le plus beau bâtiment s’effondrerait. Dans l’armée, il avait compris que ce principe pouvait s’appliquer au métier de soldat. Les non-initiés pensaient que les épées et les flèches étaient les outils les plus importants d’un soldat. Servaj Das savait que sans de bonnes bottes et un sac empli de nourriture, aucune armée ne pouvait l’emporter. Il était assis dans une pièce en étage élevé de l’ambassade naashanite, et regardait vers le port en réfléchissant aux ordres de mission qu’il avait reçus par pigeon voyageur. Il devait trouver et tuer un homme – rapidement. Comment prêter attention aux détails quand les ordres spécifiaient qu’il fallait agir vite ? La vitesse menait presque toujours aux problèmes. Dans des circonstances normales, Servaj aurait suivi l’homme pendant quelques jours pour déterminer ses habitudes et comprendre la façon dont son esprit fonctionnait. Ainsi, il aurait été mieux capable de juger de la façon dont l’homme devait mourir. Le poison, le couteau ou le garrot. Servaj préférait le poison. Parfois, quand il suivait un homme et l’observait, il se prenait à apprécier la victime. Il n’avait jamais oublié le marchand qui s’arrêtait toujours pour caresser un vieux chien, au coin de la rue. Il semblait à Servaj qu’un homme qui prenait en pitié un vieux clébard dont personne ne voulait devait avoir bon cœur. Souvent, l’homme donnait à l’animal un peu de nourriture qu’il avait apportée exprès avec lui. Servaj soupira. Il avait été obligé de garrotter l’homme, quand le poison avait échoué. Ce n’était pas un souvenir agréable. Servaj se servit un gobelet de vin coupé d’eau. Il le but, puis se leva et s’étira. Son dos émit un craquement satisfaisant. Il posa le gobelet sur la table et entrelaça ses doigts, puis les fit aussi craquer. Non, le poison était mieux. Ainsi, il n’était pas obligé de regarder la victime mourir. Il ramassa le petit morceau de parchemin et relut le message. « Tuez-le. Le plus vite possible. Récupérez les épées. » Il n’était pas content. Il ne s’agissait pas d’un politicien gras et faible. Ni d’un marchand étranger à la violence. Il s’agissait du Damné. Servaj était dans l’armée à l’époque de l’Insurrection. Il n’oublierait jamais le moment où Skilgannon avait combattu le maître d’armes, Agasarsis. En tant que simple soldat, Servaj ignorait les raisons exactes du duel, mais la rumeur disait que l’intimité de Skilgannon avec la Reine avait tendu le prince Baliel fou de rage. Cette jalousie avait pris le dessus quand Skilgannon avait failli être tué, à la bataille du Gué. Les forces de Baliel avaient mystérieusement battu en retraite, laissant Skilgannon et sa cavalerie exposés à la contre-attaque de l’ennemi. Baliel, disait-on, avait soutenu avoir mal interprété ses ordres de bataille. La Reine lui avait retiré son poste de maréchal du flanc droit. Enragé et amer, Baliel avait dit à qui voulait l’entendre que Skilgannon avait provoqué la débâcle pour le discréditer. Son amertume avait grandi au cours des semaines suivantes, jusqu’à ce que le fameux épéiste Agasarsis – un serviteur loyal de Baliel – trouve une excuse pour provoquer Skilgannon en duel. Il n’était pas le premier. Pendant les deux années de l’Insurrection, plusieurs autres avaient croisé leur épée avec celle du Damné. Un seul avait survécu, et il avait perdu son bras droit. Mais Agasarsis était différent. Il avait participé à soixante duels au cours de ses trente et une année de vie. Son habileté était légendaire, et le camp avait été en effervescence quand l’aube avait pointé. Il y avait aussi eu des troubles dans l’armée. À cette époque, l’armée de la Reine comptait trente mille hommes, et tous ne pouvaient pas assister à la confrontation. À la fin, il y avait eu un tirage au sort. On avait proposé vingt pièces d’argent à Servaj pour lui acheter son passe pour le duel, et il avait refusé. Un tel événement était rare, et il n’avait eu aucune envie de le rater. Ce matin-là, il avait plu, et le sol était détrempé et traître, mais, à midi, le soleil brillait. Les mille hommes qui avaient eu le privilège de pouvoir regarder le combat avaient formé un grand cercle de soixante mètres de diamètre. Skilgannon était arrivé le premier. Il avait traversé les rangs de soldats qui attendaient et enlevé son pourpoint de combat avant de se livrer à une série d’exercices pour se délier les muscles. Déjà à cette époque, Servaj était un étudiant avide du comportement humain. Il avait cherché des signes de nervosité dans l’attitude du général, mais n’en avait détecté aucun. Puis Agasarsis était arrivé. Il était plus puissamment bâti que Skilgannon, et quand il enleva sa chemise, il fut impressionnant. Les deux hommes portaient la crête de cheveux qui dénotait leur statut de maître d’armes, mais Agasarsis arborait aussi une barbe en trident qui lui donnait une apparence plus menaçante. Il s’était approché de Skilgannon et s’était incliné. Les deux hommes avaient continué leurs exercices, avec des mouvements fluides et synchronisés, comme deux danseurs. Le son d’une trompette avait annoncé l’arrivée de la Reine. Elle portait une cotte de mailles en argent qui lui arrivait aux cuisses, et des bottes de cavalerie ornées d’anneaux d’argent. Deux hommes avaient apporté un fauteuil à haut dossier dans le cercle, et elle s’était installée dedans, sa chevelure d’ébène luisant sous le soleil. Servaj était assez près pour entendre ce qu’elle dit aux combattants. — Etes-vous décidé à mener à bien cette folie, Agasarsis ? — Je le suis, ma Reine. — Alors, que le combat commence. — Puis-je faire une requête, Majesté ? avait demandé Agasarsis. — Je ne suis pas d’humeur à vous accorder des faveurs. Mais parlez, et je vais y réfléchir. — Mes épées sont de bonne facture, mais elles ne sont pas enchantées. Celles de Skilgannon ont été améliorées par un sort. Je demande qu’il n’ait pas d’avantage injuste contre moi. La Reine s’était tournée vers Skilgannon. — Qu’en dites-vous, général ? — Ce combat est une folie, Majesté. Mais sur ce point, il a raison. J’utiliserai d’autres lames. — Qu’il en soit ainsi. (Elle s’était tournée vers les soldats les plus proches, dont était Servaj, et leur avait ordonné d’avancer.) Sortez vos épées. Quand les six hommes eurent obéi, elle avait fait signe à Skilgannon. — Choisissez une épée. Il avait soupesé les armes, puis choisi celle portée par Servaj. — À vous, maintenant, avait dit sèchement la Reine en désignant Agasarsis. — J’ai déjà des épées, Majesté. — Effectivement. Et vous les avez utilisées si souvent qu’elles font partie de votre corps. Votre requête était qu’il n’y ait pas d’avantage injuste. Alors, choisissez. Et faites vite, car je m’ennuie facilement. Agasarsis avait choisi une épée, et les deux hommes s’étaient inclinés devant la Reine avant de retourner au centre du cercle. La Reine avait fait signe de commencer le combat. Le duel n’avait pas démarré rapidement. Les hommes s’étaient déplacés avec prudence, s’observant, et le premier échange avait ressemblé aux exercices que les deux adversaires avaient faits avant l’arrivée de la Reine. Servaj avait compris que les duellistes s’habituaient à leurs nouvelles armes. Ni Skilgannon ni Agasarsis n’avaient tenté de coup mortel. Ils évaluaient leurs forces et leurs faiblesses mutuelles. La foule s’était tenue silencieuse pendant que les deux maîtres continuaient à se déplacer en cercle. Le soleil brillait sur les lames, et toute attaque soudaine aurait créé un réseau étincelant de lumière autour des combattants. Le sol sous leurs pieds était détrempé et traître, et pourtant ils semblaient être en parfait équilibre. Le temps était passé, l’action avait accéléré, et la musique de l’acier contre l’acier avait changé de tempo. Servaj avait été fasciné, ses yeux allant d’un combattant à l’autre. Tous deux respiraient la confiance. Tous deux s’attendaient à vaincre. Le premier sang avait été versé par Skilgannon, dont l’épée avait entaillé légèrement l’épaule d’Agasarsis. Presque aussitôt, celui-ci avait répliqué et fait jaillir du sang sur le torse de Skilgannon. Servaj avait eu l’impression que ce sang dégoulinait des crocs de la panthère tatouée sur la poitrine du général. La vitesse et l’habileté des combattants avaient été stupéfiantes. Les soldats avaient placé des paris, mais personne dans la foule n’avait acclamé son favori. Les témoins étaient eux aussi des soldats, et ils savaient qu’ils observaient un combat destiné à entrer dans l’histoire. Les deux duellistes étaient de force et de talent pratiquement égaux, et Servaj avait fini par penser qu’ils combattraient toute la journée. Il l’avait espéré, en tout cas. Un combat si magnifiquement équilibré était rare, et Servaj avait eu envie de le savourer aussi longtemps que possible. Pourtant, il savait que ce n’était pas possible. Les lames étaient acérées, et elles passaient sans cesse à quelques millimètres de la chair des deux adversaires. Ils se battaient depuis une vingtaine de minutes quand Agasarsis avait trébuché dans la boue. L’épée de Skilgannon s’était enfoncée dans l’épaule gauche d’Agasarsis, puis en était ressortie. Le champion avait touché le sol et fait une roulade, puis il s’était relevé à temps pour bloquer un coup vicieux qui l’aurait décapité. Il s’était jeté sur Skilgannon et lui avait enfoncé son épaule dans la poitrine. Les deux hommes étaient tombés. Sur un ordre de la Reine, le héraut à côté d’elle avait soufflé dans son cor incurvé. Deux soldats s’étaient précipités, apportant des serviettes. Les combattants avaient enfoncé leur épée dans le sol et avaient pris les serviettes. Agasarsis avait essuyé la sueur sur son visage, puis avait appuyé le tissu contre la profonde blessure de son épaule gauche. Skilgannon s’était approché de lui. Servaj n’avait pas pu entendre ce qu’il lui disait, mais il avait vu Agasarsis secouer la tête avec colère, et il avait deviné que Skilgannon lui avait demandé s’il estimait que son honneur était satisfait. Après un moment, la Reine avait ordonné qu’on sonne de nouveau le cor, et les deux combattants avaient repris leurs armes. Une fois de plus, ils avaient décrit des cercles l’un autour de l’autre. Le duel allait entrer dans sa dernière phase. Servaj était fasciné. Les deux hommes étaient fatigués, mais il y avait du désespoir dans les yeux d’Agasarsis. Le doute était entré dans son esprit et avait miné sa confiance. Pour réagir, il avait lancé une série d’attaques imprudentes. Skilgannon s’était défendu sans peine pendant un moment. Quand le coup mortel était arrivé, cela avait été si rapide que beaucoup de témoins ne l’avaient pas vu. Agasarsis avait attaqué, Skilgannon avait bloqué le coup en faisant rouler sa lame autour de celle d’Agasarsis. Les deux hommes avaient bondi en arrière. Soudain, du sang avait giclé de la jugulaire tranchée d’Agasarsis. Le champion avait essayé de rester debout, mais ses jambes s’étaient dérobées, et il était tombé à genoux devant celui qui l’avait tué. Servaj avait compris qu’au moment où il parait le coup Skilgannon avait coupé la gorge de son adversaire avec l’extrémité de son épée. Agasarsis était tombé face contre terre. Skilgannon avait laissé tomber son épée et avait rejoint la Reine. Il s’était incliné, et Servaj avait vu que son visage était figé et ses yeux, emplis de colère. — Agasarsis était le meilleur commandant de cavalerie que nous avions, Majesté, avait-il dit. Ce combat était de la folie. — C’est exact, avait reconnu la Reine. Et voici l’homme qui en est responsable. Elle avait fait un signe au héraut, qui avait sonné du cor à deux reprises. Deux des fidèles gardes du corps de la Reine, Askelus et Malanek, étaient arrivés en conduisant un homme attaché. Ses yeux avaient été arrachés, et son visage était un masque sanglant. Malgré tout, Servaj avait reconnu le prince Baliel. L’homme sanglotait pitoyablement. Askelus l’avait traîné jusqu’à l’endroit où gisait Agasarsis. La Reine s’était levée et avait avancé au centre du cercle. — Notre guerre est presque gagnée, avait-elle dit d’une voix puissante. Et pourquoi ? Grâce à votre loyauté et à votre bravoure. Jianna n’oublie pas ceux qui la servent fidèlement. Mais cette créature, avait-elle crié en désignant le malheureux Baliel, a mis votre courage à tous en danger. Ma gratitude envers mes amis est infinie. Mes ennemis s’apercevront toujours que ma vengeance est prompte et mortelle. Askelus avait tiré son épée et l’avait plongée dans le ventre de l’homme aveugle. Il avait poussé un hurlement horrible. Servaj avait vu Askelus tordre la lame, puis la retirer. Étripé, Baliel était tombé sur le sol, où il s’était tortillé sous l’effet de cette nouvelle souffrance. La Reine l’avait laissé crier un moment, puis elle avait fait signe à Askelus, et le soldat avait enfoncé son épée dans le cou de Baliel. Le silence qui avait suivi avait été total. — Ainsi meurent tous les traîtres, avait dit la Reine. Quelqu’un avait entonné : — Jianna ! Jianna ! Servaj avait vu qu’il s’agissait de Malanek, l’ancien maître d’armes. D’autres hommes l’avaient imité, mais les acclamations manquaient d’enthousiasme. Jianna avait levé la main pour réclamer le silence. — Quand nous aurons pris Perapolis, tous les hommes de mon armée recevront trois pièces d’or, en signe de mon amour et de ma gratitude. Les acclamations avaient repris de plus belle. Servaj avait hurlé de contentement avec les autres. Trois pièces d’or, c’était une fortune. Mais, tout en acclamant la Reine, il avait jeté un coup d’œil à Skilgannon. Le général avait l’air mal à l’aise. Servaj repoussa ses souvenirs et revint au présent, et au problème qu’il avait à régler. Le Damné avait été condamné à mort, et il restait à Servaj à déterminer comment il serait exécuté. Il avait sous ses ordres un certain nombre de bons épéistes, mais aucun de la trempe d’Agasarsis. Skilgannon était descendu à l’auberge du Cerf Écarlate. Servaj n’aurait pas la possibilité d’empoisonner sa nourriture. Il réfléchit. Il lui faudrait monter une attaque contre le général. Cinq hommes, six peut-être. Et deux hommes armés d’une arbalète et cachés non loin. Malgré tout, ce serait risqué. Il devrait rendre visite à l’alchimiste. Si la pointe des carreaux était enduite de poison, et que Skilgannon échappe à l’embuscade, il mourrait un peu plus tard. Mais comment, pensa-t-il, allait-il s’assurer que Skilgannon se rende au lieu prévu pour son exécution ? Chapitre 13 Revenu à l’auberge du Cerf Écarlate, Skilgannon fut ravi de découvrir que deux marchands avaient libéré une chambre qui donnait sur le port. Il paya une petite fortune à Shivas – quatre pièces d’argent – pour deux nuits, puis il monta à l’étage, entra dans la pièce et ferma la porte. Il n’avait pas réalisé qu’il avait à ce point besoin de solitude. Même les bruits étouffés qui montaient de l’auberge étaient les bienvenus, car ils soulignaient le fait qu’il était désormais seul. Il se défit des Épées de la Nuit et du Jour et les posa sur le lit, avant d’ouvrir la fenêtre et de regarder l’océan. La rencontre avec la Vieille Femme avait été difficile pour lui, et lui avait rappelé des souvenirs qu’il aurait préféré oublier. Quelque chose, en lui, était mort cette nuit-là, avec Sperian et Molaire. Il ignorait exactement ce que c’était. Son enfance, peut-être. Ou son innocence. Mais il savait que son cœur s’était flétri ce jour-là, comme une fleur dans le givre. Planifier leur fuite de la cité avait pris plusieurs jours et plusieurs nuits. Il avait avancé plusieurs idées, qui avaient été examinées et repoussées. La Vieille Femme avait offert de leur faire passer les portes cachés à l’arrière d’un chariot, sous des sacs de grain. Skilgannon n’avait pas aimé cette idée. S’il avait été capitaine de la garde, il aurait fait fouiller tous les véhicules. Ils avaient parlé de se séparer et de se retrouver plus tard dans la forêt de Delian, mais il y avait trop de risques qu’ils se perdent. Finalement, ils s’étaient décidés pour une ruse simple. La Vieille Femme avait fabriqué un harnais que Jianna porterait sous une robe déchirée et décolorée. Les lanières de cuir du harnais permirent à la vieille d’attacher la cheville gauche de Jianna à sa cuisse. Ensuite, elle avait bandé la cuisse et le mollet de la jeune fille, laissant son genou exposé. Puis la Vieille Femme avait perfectionné le déguisement en appliquant des petits morceaux de peau de porc et du sang à demi coagulé sur le genou. Skilgannon avait regardé, sidéré. Quand cela avait été terminé, le genou ressemblait à un moignon couvert de plaies purulentes. Elle avait déguisé Skilgannon de la même manière, en lui attachant le bras gauche entre les omoplates. Puis, avec un mélange de cire et d’un baume à l’odeur répugnante, elle avait fabriqué trois grandes cicatrices sur sa joue gauche, avant de lui poser un bandeau sur l’œil. Skilgannon avait regardé dans un miroir craquelé, et il avait vu un visage qui semblait avoir été ravagé par les griffes d’un ours. Pour finir, la Vieille Femme avait coupé la partie teinte des cheveux de Jianna, lui faisant une coiffure courte de jeune garçon. Elle leur avait laissé une heure pour s’habituer à leur nouvelle identité. Jianna l’avait passée à s’exercer à marcher avec des béquilles. Skilgannon avait attendu, son bras attaché l’élançant douloureusement. Ils étaient enfin partis dans le chariot de la Vieille Femme. Elle s’était arrêtée à trois cents pas de la porte est. Déjà, des colonnes de suppliants faisaient la queue pour être autorisés à entreprendre la marche de deux heures vers le temple Maphistan, et l’ouverture annuelle du Coffre des Reliques. À la connaissance de Skilgannon, il n’y avait pas eu de miracles depuis des années, mais ça n’empêchait pas les malades et les amputés de faire le voyage annuel, de s’agenouiller devant les ossements de Dardalion le Béni et les gants décolorés de la Dame Révérée. Les plus riches parmi les suppliants étaient autorisés à embrasser l’ourlet de la robe censée avoir été portée par l’immortel Main d’Argent, dont la mort, deux mille ans auparavant, avait déclenché la renaissance d’un arbre sec. Le crépuscule n’était pas loin quand Skilgannon était descendu du chariot, puis avait maladroitement aidé Jianna. Elle avait failli tomber, et avait juré à voix basse. La Vieille Femme lui avait tendu ses béquilles. Jianna les avait prises et avait lentement rejoint la queue. Skilgannon l’avait suivie. Des gardes, à la porte, arrêtaient tout le monde et interrogeaient toutes les jeunes femmes. Dans l’ombre, près de la guérite, trois hommes examinaient la foule avec attention. Skilgannon avait tapoté le bras de Jianna pour attirer son attention. — Je les vois, avait-elle murmuré. — Vous les connaissez ? — J’en connais un. Avancez ! En approchant du garde, Skilgannon avait été tenaillé par l’envie de poser la main sur le pommeau de son épée, mais il s’en était abstenu. La tête baissée, il avait avancé avec les autres. Un garde s’était posté devant lui et avait regardé Jianna attentivement. Il s’était penché, avait soulevé l’ourlet de sa robe, puis l’avait lâché. — Que t’est-il arrivé ? avait-il demandé avec sympathie. — Un chariot de vin m’a roulé dessus, avait-elle dit d’une voix rauque. — Je ne pense pas que les reliques te feront pousser une nouvelle jambe, petite. — Je voudrais seulement qu’elle cesse de devenir verte et de puer, avait-elle dit. L’homme avait reculé avec une grimace de dégoût. — Continue ton chemin, alors. Et que les dieux puissent te bénir. Jianna s’était appuyée sur ses béquilles et avait suivi les gens devant elle. Quand Skilgannon s’était avancé pour la suivre, il avait vu Boranius sortir de la guérite. Une terrible rage avait enflé en lui, mais il l’avait maîtrisée. Ce n’est pas le moment, s’était-il dit. Serrant les dents, il était passé sous l’arche du portail et avait émergé à l’extérieur, gardant les yeux fixés sur l’orée lointaine de la forêt de Delian. Des rires montant de la taverne le ramenèrent abruptement au présent. Il y avait de la musique en bas, et des hommes frappaient en rythme dans leurs mains. Des réjouissances étaient en cours, mais Skilgannon n’avait nulle envie d’y participer. Il enleva son pourpoint, sa chemise et son pantalon et s’allongea sur le lit. À ce moment, il remarqua le grand miroir fixé au plafond. Il regarda la silhouette tatouée reflétée dedans, et croisa le regard glacial de son double. Il ne restait plus trace en cet homme du garçon idéaliste qui s’était enfui dans la forêt de Delian avec la princesse rebelle. Il se demanda quelle aurait été sa vie s’il n’avait pas rencontré Jianna. Aurait-il été plus heureux ? Greavas, Sperian et Molaire auraient-ils survécu ? Perapolis serait-elle aujourd’hui une cité prospère, habitée par des gens heureux ? Une grande acclamation résonna dans la taverne. Puis une voix de femme commença de chanter, claire et belle. C’était une vieille ballade sur le retour d’un guerrier dans son pays, à la recherche de son premier amour. Skilgannon écouta. La chanson était éhontément sentimentale, les paroles mélancoliques, mais la voix de la femme lui conférait une splendeur qui transcendait son côté trivial. Elle semblait apporter une compréhension nouvelle de l’amour et de son pouvoir, et donner une magnificence à l’ultime sacrifice de l’homme. Quand la chanson se termina, il y eut un moment de silence, puis une série d’applaudissements tumultueux éclata. Skilgannon inspira à fond et ferma les yeux. Si l’amour est un océan sur lequel naviguent les braves Nous devrions nous réjouir des tempêtes Et des vagues soulevées par le vent. À ce jour, il ne savait toujours pas réellement ce qu’était l’amour. Jianna avait empli son cœur, et elle le faisait toujours. Était-ce l’amour chanté par les poètes ? ou simplement un mélange de désir et d’adoration ? Les souvenirs des moments d’harmonie tranquille avec Dayan lui remontèrent le moral tout en approfondissant son chagrin. Etait-ce l’amour ? Si c’était le cas, cet amour-là était totalement différent de celui qu’il éprouvait pour Jianna. Il n’avait jamais trouvé de réponse à ces questions. Il s’était tourmenté avec ces interrogations, tous les jours de sa présence au monastère. Il posa les pieds sur le sol et se leva, puis marcha jusqu’à la fenêtre donnant sur le port, devant laquelle se trouvait le meuble avec la bassine d’eau. Il s’en servit un gobelet et le but, essayant de libérer son esprit des pensées du passé. Il entendit une planche craquer devant sa chambre et se tourna. Quelqu’un frappa à la porte. Skilgannon sentit son irritation croître. Le tapotement avait été trop doux pour être celui de Druss, qui aurait probablement tambouriné à la porte en l’appelant. C’était sans doute Rabalyn. Skilgannon espéra qu’il n’allait pas de nouveau lui demander de voyager avec lui. Il gagna la porte et l’ouvrit. C’était Garianne, portant un flacon de vin et deux gobelets. Elle avait les yeux brillants et le visage empourpré. Quand il ouvrit plus largement la porte, elle se glissa à côté de lui et entra. Posant les gobelets sur la table de nuit, elle les emplit de vin rouge. Elle en souleva un, but avidement, puis alla vers la fenêtre. — J’adore la mer, dit-elle. Un jour, je monterai à bord d’un navire et je les laisserai tous derrière moi. Ils pourront se disputer. Je serai enfin libérée d’eux. Il resta silencieux et la regarda. Elle avait retiré son pourpoint et portait une fine chemise coupée près du corps. Son pantalon en cuir était aussi moulant et ne laissait pas grand-chose à l’imagination. Skilgannon se détourna. Garianne pivota vers lui, puis lui apporta l’autre gobelet de vin. — Je ne bois pas, dit-il. — Je bois pour être seule, dit la jeune femme d’une voix un peu pâteuse. C’est merveilleux, d’être seule ! Pas de voix. Pas d’exigences. Pas de supplications et de cris aigus. Juste le silence. — Moi aussi, j’aime être seul, Garianne. Maintenant, j’aimerais vous demander ce que vous voulez de moi, mais je sais que vous n’aimez pas les questions. — Oh ! les questions ne me gênent pas. Pas quand je suis moi. Pas quand je suis seule. Quand ils sont avec moi, les questions les poussent à parler tous en même temps. C’est très inconfortable. Vous comprenez ? — Non, pas réellement. Qui est avec vous ? Elle alla au lit et s’y allongea. Du vin gicla du gobelet qu’elle tenait toujours. Elle le posa soigneusement sur la table de nuit. — Je ne veux pas parler d’eux. Je veux seulement profiter de ces moments de paix. Elle se releva, tituba légèrement, puis commença de défaire la ceinture de son pantalon. Elle le descendit, puis s’assit sur le lit pour dégager ses pieds. Skilgannon vint s’asseoir à côté d’elle. — Vous êtes ivre, dit-il. Vous n’avez pas vraiment envie de faire ça. Mettez-vous au lit et cuvez votre boisson. Je vais aller me promener et vous laisser… profiter de votre solitude. Elle tendit la main et lui passa un bras autour du cou. — Ne partez pas, dit-elle doucement. Je veux être seule dans ma tête, mais pas en dehors. J’ai besoin de toucher, de tenir quelqu’un. D’être tenue dans les bras de quelqu’un. Juste pour un moment. Puis je m’endormirai. Ensuite, je redeviendrai Garianne, et je les transporterai tous avec moi. Je ne suis pas ivre, Skilgannon. Pas beaucoup, en tout cas. Elle l’embrassa légèrement sur les lèvres. Il ne recula pas. Elle l’embrassa de nouveau, plus profondément. Les murailles qu’il s’était construites pendant les trois années d’abstinence, au monastère, s’effondrèrent en un instant. L’odeur de sa chevelure dorée, la douceur de ses lèvres, la chaleur de sa peau le submergèrent. Tout souci et tout regret disparurent. Le monde rétrécit, jusqu’à ce que les seules choses existantes encore soient cette chambre, et cette femme. Leur première union fut rapide et intense ; la seconde, plus lente, avec un plaisir plus langoureux. L’après-midi se transforma en crépuscule, puis en nuit. Finalement, toute passion épuisée, il s’allongea, la tête de Garianne sur son épaule, la jambe gauche de la jeune femme contre sa cuisse. Elle s’endormit. Skilgannon lui caressa les cheveux et lui embrassa le sommet du crâne. Elle murmura, puis se détourna. Il se leva silencieusement, la couvrit d’un drap puis s’habilla. Il remit les Épées de la Nuit et du Jour sur son dos et quitta la chambre. Plus tôt, cet après-midi-là, Diagoras était assis en face de Druss dans la taverne, préparant le trajet vers Pelucid et discutant des provisions dont ils auraient besoin. Un des problèmes était que Druss ne savait pas monter à cheval. À pied, il leur faudrait un temps une fois et demie plus long pour arriver, et donc ils devraient emporter davantage de nourriture. Diagoras expliqua tout ça patiemment au guerrier, qui haussa les épaules et sourit. — Quand je monte à cheval, c’est douloureux pour moi et pour le cheval. Sur une selle, je suis moins gracieux qu’un sac de grain. Non, je marcherai, mon garçon. À ce moment, Garianne, qui était assise avec eux, avait posé son gobelet de vin et gagné l’estrade située du côté est de la taverne. — Je crois qu’elle va chanter, dit Druss avec un grand sourire. — Personne ne l’entendra, ici, répondit Diagoras, regardant la taverne bondée et les hommes qui parlaient, riaient ou se disputaient, ou encore jouaient aux dés. — Tu paries ? — Non. Je perds toujours, quand je parie avec toi. Garianne apporta une chaise sur l’estrade, puis se percha dessus en silence, les bras tendus vers la charpente. Diagoras la couva du regard. L’officier drenaï avait toujours été attiré par les femmes aux longues jambes – et Garianne était vraiment très belle. Plusieurs autres hommes la remarquèrent, et poussèrent du coude leurs compagnons. Le silence se fit dans la salle. Et Garianne commença de chanter. C’était une des ballades favorites de Diagoras, qui lui mettait toujours les larmes aux yeux. Mais la façon dont la jeune femme la chantait était parfaitement bouleversante. Tous les hommes de la taverne étaient sous le charme. Quand elle termina la chanson, elle inclina la tête et baissa les bras. Pendant un moment, le silence régna, suivi par des applaudissements frénétiques. Garianne revint à la table, saisit un flacon de vin et deux gobelets, et quitta la pièce sous les applaudissements. — Où va-t-elle ? demanda Diagoras. Druss haussa les épaules et eut l’air mal à l’aise. Il leva la main pour appeler une serveuse et demanda un autre flacon de rouge lentrian. — Pourquoi a-t-elle besoin de deux gobelets ? continua Diagoras. — C’est une fille inhabituelle, répondit Druss. Je l’aime bien. — Moi aussi, je l’aime bien. Pourquoi n’as-tu pas répondu à ma question ? — Parce que je n’en ai pas envie, mon garçon. Sa vie lui appartient, et elle la vit comme il lui convient. — Je n’ai jamais dit le contraire. Et maintenant, me voilà tout perturbé. (Soudain, il comprit.) Oh ! je vois. Elle a un rendez-vous galant. Le veinard ! (Puis, quand il devina l’identité du « veinard », il se rembrunit et jura à voix basse.) Ne me dis pas que c’est Skilgannon qui… — Que cela ne t’irrite pas, dit Druss. Si tu avais été dans cette chambre, là-haut, à sa place, c’est toi qu’elle aurait rejoint. De sa part, il n’y a rien de personnel. Si vous n’aviez été là ni toi ni lui, elle aurait choisi quelqu’un dans la taverne. — Toi ? — Non, répondit Druss avec un gloussement. Par l’enfer ! mon garçon, mes bottes sont plus vieilles qu’elle ! Et elle n’est pas saoule au point de se contenter de quelqu’un de vieux et laid. Et maintenant, que disais-tu au sujet des provisions ? Diagoras inspira à fond et essaya – sans succès – de repousser Garianne de ses pensées. — Et un chariot ? À deux roues. Il irait plus vite. Et tu pourrais le conduire. — Oui. Un chariot, ça me convient, dit l’homme à la hache. Diagoras allait répondre quand il vit quelque chose, derrière Druss, et sourit. — Regarde qui arrive, mon ami. Un nouveau guerrier se joint à nous. L’homme à la hache se tourna. Le jeune Rabalyn se dirigeait vers eux. Il portait une tunique neuve en épaisse laine verte, et un pantalon en daim. Des bandes de cuir brillant avaient été cousues aux épaules de la tunique. À sa ceinture pendaient un couteau de chasse au manche en corne et une vieille épée dans un fourreau de cuir usé. — Vous partez à la guerre, jeune Rabalyn ? demanda Diagoras. Le jeune garçon eut un moment l’air embarrassé. Puis il essaya de s’asseoir. Le fourreau se prit dans la chaise, la poignée de l’arme se souleva et frappa Rabalyn à l’aisselle. Remettant l’épée en place, il se laissa tomber sur la chaise, rouge jusqu’aux oreilles. — Fais-moi voir tes armes, dit Druss. Rabalyn sortit le couteau et le posa sur la table. Druss le souleva et l’examina. La lame était à double tranchant, et la pointe en était incurvée comme un croissant de lune. — Du bon acier, dit-il. Et l’épée ? Rabalyn la tira de son fourreau. La poignée était en bois poli et le pommeau en cuivre épais. La lame était rouillée et usée. — Infanterie gothire, dit Druss. Plus vieille que moi, probablement. Mais elle te servira loyalement jusqu’à ce que tu puisses t’en payer une meilleure. Comment les as-tu obtenues ? — Frère Lantern m’a donné de l’argent. J’ai décidé de ne pas rester dans la cité. — Où iras-tu ? demanda Druss. — Je l’ignore. Je m’étais dit que je pourrais voyager avec vous. Rabalyn avait essayé d’avoir l’air sûr de lui, mais il avait lamentablement échoué. — Ce n’est pas une bonne idée, Rabalyn, dit l’homme à la hache. Mais ce sera à toi de décider. — Vraiment ? — Va te reposer un peu. Nous en reparlerons, le soir venu. Pour le moment, je dois m’entretenir avec Diagoras. — Merci, Druss ! Merci ! dit Rabalyn, ravi. Il remit ses armes au fourreau et partit vers l’escalier. — C’est génial, dit Diagoras. Nous devrions peut-être emmener avec nous un chiot, et une troupe de ménestrels ! — Cette cité sera bientôt assiégée, dit Druss. Les Naashanites viendront. Il ne sera pas plus en sécurité ici. Ce pourrait être une nouvelle Perapolis. — Peu probable, dit sèchement Diagoras. Ils n’ont plus le Damné de leur côté. Les yeux pâles de Druss s’étrécirent. — Tu es un homme intelligent. Tu sais que rien de ce qui est arrivé dans la cité n’aurait pu se produire sans les ordres exprès de la Reine. — Tu penses donc qu’il est innocent ? — Innocent ? Bah ! un de nous est-il innocent ? J’étais ici, il y a vingt-cinq ans. J’ai participé à l’attaque de cités. J’ai tué des hommes qui défendaient leurs terres et leur famille. Les guerriers ne sont jamais innocents, mon garçon. Je ne défends pas Skilgannon. Ce qui est arrivé à Perapolis était mal, et tout homme qui a participé à ce massacre a jeté une ombre sur son âme. Rabalyn est un bon garçon. Il sera autant en sécurité avec moi qu’ici. Il a aussi du courage. Je lui ai dit de grimper dans un arbre quand les Fusionnés ont attaqué. Il en est descendu pour venir à mon aide. Avec du temps, il deviendra un homme bien. Diagoras se radossa à son siège. — Tu m’as dit que Masque de Fer avait soixante-dix hommes avec lui. D’après tout ce que nous avons appris sur lui pendant qu’il était à Mellicane, c’est un homme dur et impitoyable. Ses hommes sont pareils. La forteresse de Pelucid renferme une centaine d’hommes en plus, surtout des Nadirs. Des combattants féroces, comme tu le sais, et qui adorent torturer les prisonniers. Cent soixante-dix ennemis, Druss. Combien de temps crois-tu que Rabalyn aura, pour devenir un homme bien ? Druss ne répondit pas. Diagoras se leva. — Très bien, Druss. Je vais chercher un chariot, et acheter des provisions. Ça prendra deux jours. Nous devrons attendre que la situation se soit calmée, dans la cité. Je te verrai ici, demain matin. Le jeune officier drenaï sortit dans le crépuscule. L’air était frais et agréable, une brise légère soufflait de la mer. Plusieurs prostituées étaient debout sur le quai et attendaient le client. Il les ignora et gagna le bout du quai, réfléchissant au voyage à venir. Tu aurais pu rentrer chez toi, se dit-il. Revenir à Drenaï, et à une vie de plaisir oisif. Mais il allait voyager dans une contrée sauvage et périlleuse. Druss avait dit qu’il était intelligent, mais il y avait peu d’intelligence impliquée dans cette aventure. Au moins, c’était une aventure, et Diagoras avait mené une vie peu excitante ces quatre dernières années. La Passe de Skeln avait été terrifiante, et une partie de lui aurait aimé ne jamais y avoir été. Mais d’un autre côté, ça avait été le moment le plus passionnant de sa vie. L’éventualité de la mort avait plané sur lui comme un corbeau, et lui avait aussi apporté la conscience de l’extrême douceur de la vie. Chaque souffle avait été joyeux ; chaque moment, savouré. Et quand, à la fin, ils avaient gagné, et qu’il avait survécu, il avait éprouvé un soulagement et un contentement qu’il n’avait jamais connus auparavant. Rien de ce qu’il avait connu depuis ne lui avait procuré un sentiment si puissant. À cet instant, venant d’une fenêtre au-dessus de lui, il entendit une jeune femme crier de plaisir. Enfin, presque rien, se dit-il en souriant. Puis son sourire s’effaça quand il comprit que la jeune femme était probablement l’adorable Garianne. — Je pourrais gémir comme ça pour toi, dit une voix. Diagoras se tourna. C’était une des prostituées, une fille aux longs cheveux noirs. Elle était jolie, même si elle avait des yeux fatigués et mornes. — J’ai une chambre, tout près, dit-elle en lui décochant un sourire professionnel. Diagoras lui prit la main et la baisa. — Je suis sûr que tu pourrais le faire, ma belle. Et je suis sûr que ce serait une expérience inoubliable. Mais hélas, le devoir m’appelle. Une autre fois, peut-être. Le sourire de la fille se fit plus naturel. — Vous êtes très galant, dit-elle. — Seulement en présence d’une beauté comme toi. Dans la pièce au-dessus, la femme cria de nouveau. Soudain, Diagoras gloussa et prit la jeune prostituée par le bras. — Ma foi, le devoir attendra ! J’ai bien envie de profiter un peu de ta compagnie. — Vous ne le regretterez pas, lui affirma-t-elle. Chapitre 14 Rabalyn était assis depuis une heure sur un banc, derrière Le Cerf Écarlate, et regardait Druss couper du bois. Il travaillait méthodiquement, avec une extraordinaire économie de moyens, équipé d’une hache à long manche à une seule lame. À chaque coup, le bois se tendait. Druss poussait les morceaux sur la gauche, les faisant tomber de la grosse souche qu’il utilisait comme billot, puis il enfonçait la hache légèrement dans un nouveau morceau de bois, le soulevait, le posait sur le billot et libérait la lame d’un geste du poignet. Puis il soulevait la hache et l’abattait de nouveau. Le mouvement rythmique était impressionnant. Quand la pile de bûches à gauche de Druss devenait trop haute, Rabalyn se levait et les emportait dans l’appentis de stockage près de l’auberge, où il les empilait soigneusement. À la fin de la première heure, Druss fit une pause. Il était torse nu, le corps luisant de sueur. Rabalyn avait connu des hommes forts, au village. Habituellement, ils avaient un corps sculptural et des muscles en relief. Mais pas Druss. Il était simplement immense. Il avait une taille épaisse et des épaules musculeuses. Il n’y avait rien d’esthétique à son corps, mais il irradiait la puissance. — Pourquoi faites-vous ce travail ? demanda Rabalyn quand l’homme à la hache but un gobelet d’eau. — Je n’aime pas rester oisif. — Shivas vous paie-t-il ? — Non. Je le fais pour le plaisir. — Je ne comprends pas en quoi couper du bois est un plaisir ! — Ça me détend, petit. Et ça me permet de garder ma force. Tu entendras des gens parler de l’habileté à l’épée, au couteau, à la hache ou à la massue. La plupart des gens pensent que c’est cette habileté qui rend un guerrier grand. C’est faux. Les grands guerriers sont des hommes qui savent comment survivre. Et, pour survivre, un homme doit être fort. Il a besoin de résistance. Il y a beaucoup d’hommes qui sont plus rapides que moi, et plus habiles. Mais peu sont plus endurants que moi. Rabalyn regarda l’homme, et vit les anciennes cicatrices sur sa poitrine et ses bras. — Avez-vous toujours été un guerrier ? — Oui. C’est ma seule grande faiblesse, dit Druss avec un sourire triste. — Comment cela peut-il être une faiblesse ? Ça n’a pas de sens ! — Ne te laisse pas abuser par les apparences, mon garçon. Les hommes forts construisent pour l’avenir : des fermes, des écoles, des villes et des cités. Ils élèvent des fils et des filles, et ils travaillent dur tous les jours que les dieux font. Tu vois ce bois, ici ? L’arbre dont il provient avait environ deux cents ans. Il a commencé comme une petite graine, et il a dû planter ses racines dans la terre dure. Il a lutté pour survivre, pour vivre assez longtemps pour faire sa première feuille. Les limaces et les insectes l’ont attaqué, les écureuils ont mâchouillé sa tendre écorce. Mais il a continué de lutter, il a fait des racines profondes et un cœur plus fort. Pendant deux cents ans, ses feuilles mortes ont fécondé la terre. Ses branches sont devenues la demeure de nombreux oiseaux. Il a donné de l’ombre à la terre en dessous de lui. Puis deux hommes armés de haches et de scies sont arrivés, et ils l’ont abattu en moins de une heure. Ces hommes sont comme des guerriers, et l’arbre est comme un fermier. Tu comprends ? — Non, reconnut Rabalyn. Druss éclata de rire. — Ma foi, un jour, peut-être, tu comprendras ! Il se leva de son banc et se remit au travail. Rabalyn l’aida pendant encore une heure. Puis Skilgannon arriva, et Druss posa la hache. Il n’avait toujours pas l’air fatigué. Skilgannon posa ses épées sur le sol et enleva sa chemise, dévoilant le féroce tatouage de la panthère sur sa poitrine. Il prit la hache, souleva un morceau de bois et le fendit avec habileté. Rabalyn regarda, fasciné par les différences dans la façon de travailler des deux hommes. Druss était tout en puissance et en économie. Skilgannon mettait de l’art dans son labeur. De temps en temps, quand la hache se levait, il la faisait tourner, et le soleil étincelait sur sa lame. Ses mouvements étaient réguliers et souples. Moins fort que Druss, il n’en fit pas moins le travail avec une grande rapidité. Alors que la hache maniée par Druss s’enfonçait parfois dans le billot et devait être libérée avec force, Skilgannon frappait chaque coup avec une telle précision que le bois se fendait, et que la lame de la hache se posait presque délicatement sur le billot. Les deux hommes donnaient l’impression que ce travail était facile, mais quand Rabalyn s’y essaya, sa hache se coinça dans les morceaux de bois. Il ratait parfois complètement ; son coup et le bois rebondissait sur le sol, lui ébranlant les épaules. — Continue, petit, dit Druss d’un ton encourageant. Ça finira par venir. Quand Rabalyn eut enfin fendu une trentaine de morceaux de bois, ses épaules et ses bras brûlaient de fatigue. Druss lui dit d’arrêter et ils gagnèrent le puits. Druss tira un seau d’eau et but. — Nous devrions être prêts à partir dans un jour ou deux, dit Skilgannon. Skilgannon remit sa chemise et pendit ses épées sur son dos. — À la taverne, un homme m’a dit qu’il y avait des chevaux à vendre dans le quartier nord de la cité. Il m’a dit de chercher un certain Borondel. Druss réfléchit un moment. — Le quartier nord est surtout naashanite. Y serez-vous en sécurité ? Skilgannon haussa les épaules. — Je ne suis en sécurité nulle part. Mais nous avons besoin de chevaux. Diagoras dit que les Drenaïs n’en ont pas de disponibles. — Avez-vous demandé à Shivas ce qu’il sait de ce Borondel ? — Oui. C’est un marchand de chevaux. — Mais vous n’êtes pas convaincu. Je le vois dans vos yeux, mon garçon. — Non. Ça me semble un peu trop… pratique qu’un homme vienne me voir et me demande si je cherche des montures. — J’irai avec vous. — Non. Je vais reconnaître le secteur. Si c’est un piège, je ferai de mon mieux pour l’éviter. C’était un piège, cela ne faisait aucun doute. Skilgannon le savait au moment où il quitta le secteur des ambassades. Alors, se demanda-t-il, pourquoi y vas-tu ? L’homme de la taverne était naashanite, même s’il avait tenté de déguiser son accent. Pendant qu’ils parlaient, Skilgannon avait aperçu une partie d’un tatouage, sous les manches longues de sa chemise longe. Il en avait vu assez pour comprendre qu’il s’agissait du Cobra Enroulé, que portaient les archers et les lanciers de l’Armée Côtière. En marchant, il regarda de droite et de gauche. Une fois, il aperçut quelqu’un foncer entre deux bâtiments. L’homme portait une chemise rouge. C’est de la folie, se dit-il. Pourquoi aller sciemment vers le danger ? Et pourquoi pas ? se répondit-il. Soudain Skilgannon sourit et son humeur s’améliora. Il revit Malanek, dans la salle d’entraînement. — Vous regardez dans un miroir et vous pensez vous voir vous-même. Mais ce n’est pas vrai. Vous voyez un corps habité par bien des hommes différents. Il y a le Skilgannon joyeux, et celui qui est triste. Il y a le fier et le peureux. L’enfant qui était, et l’homme qui n’est pas encore. C’est une leçon importante, parce que, quand vous serez en danger, vous devrez savoir – et surtout, contrôler – lequel de ces hommes sera aux commandes à ce moment. Il y a des occasions où un guerrier doit tout risquer, et d’autres – bien plus nombreuses – où il doit être prudent. Il y a un temps pour les actes de grande bravoure, et un temps pour les retraites tactiques, afin de pouvoir combattre un jour de plus. Il y a également un temps où l’action est nécessaire et doit être si rapide qu’on ne peut réfléchir, et, pis encore, parfois, un temps où il y a trop d’occasions de penser. Comprenez-vous vous-même, Olek. Sachez trouver en vous l’homme qu’il faut, au moment qu’il faut. — Comment ferai-je ça ? avait demandé le garçon de quatorze ans. — D’abord, vous devez éliminer l’émotion. Chaque action sera jugée sur ses mérites seulement, et pas avec le cœur. Un exemple : un homme est devant vous et vous défie au combat, avec les poings. Que faites-vous ? — Je le combats. Malanek lui avait flanqué une tape sur le haut du crâne. — Réfléchissez ! avait-il ordonné. Je ne minute pas vos réponses, en ce moment. Vous avez le temps de considérer la question. — L’homme est-il seul ? – Oui. — Est-il un ennemi ? — Bonne question. Ça pourrait être un ami qui serait en colère contre vous. — Dans ce cas, j’essaierais de raisonner avec lui. — Excellent, avait dit Malanek. Mais ce n’est pas un ami. — Est-il plus fort ou plus grand que moi ? — Disons, pour cet exemple, qu’il est pareil à vous. Jeune, fort, et confiant. — Alors, je le combattrais. Mais pas de bon cœur. — Oui, vous le feriez, parce qu’un homme ne peut pas rester un homme s’il ne relève pas un défi. Il est rabaissé à ses propres yeux, et à ceux de ses camarades. Les mots importants ici, sont « pas de bon cœur ». Vous vous battriez froidement, en utilisant vos capacités pour terminer le combat le plus vite possible. C’est bien ça ? — Bien entendu. — Et maintenant, imaginez vous qu’un homme le même – vient d’assommer Molaire et la bourre de coups de pied pendant qu’elle gît, inconsciente, sur le sol. — Je le tuerais, avait dit le jeune garçon. — Voilà de quoi je parlais, Olek. Qui est aux commandes, maintenant ? Où est l’homme qui s’est battu froidement et à contrecœur, en cherchant à terminer rapidement le combat ? — Si quelqu’un attaquait Molaire devant moi, je réagirais avec colère. — Exactement. Et ça diminuerait votre efficacité. Bloquez toute émotion de votre esprit. Cela vous permettra de découvrir votre vrai moi. Quand vous combattez, laissez votre corps se détendre et votre esprit flotter librement. Alors, vous serez à votre sommet. J’ai livré de nombreux duels, Olek. La plupart de ces hommes n’avaient pas mon habileté. J’ai réussi à ne pas en tuer certains. Je les ai désarmés, ou blessés suffisamment pour que le combat soit arrêté. D’autres étaient presque aussi bons que moi. Ceux-là, j’ai dû les tuer. Mais quelques-uns, Olek, étaient meilleurs que moi. L’un d’eux l’était à tel point que je n’aurais pas dû survivre plus de quelques secondes. Pourtant, ils n’ont pas vaincu. Pourquoi ? L’un a été tué par son arrogance. Il était si sûr de lui qu’il a combattu sans y mettre toute son énergie. Un autre est mort par stupidité. J’ai réussi à le mettre en colère. Celui qui était infiniment meilleur que moi est mort parce qu’il craignait ma réputation. Il tremblait déjà quand nos lames se sont croisées. L’émotion n’a pas sa place dans un combat, Olek. C’est pour ça que je vous enseigne l’« illusion d’ailleurs ». Vous apprendrez à vous détacher de votre propre corps. En marchant dans la cité, Skilgannon se mit à respirer à fond. Il n’était plus tendu ni irrité, et examina froidement le problème. Les assassins savaient où il résidait, et donc pouvaient le trouver. S’il essayait de se cacher, ils continueraient de le pister, dans la cité ou sur la route. Il valait mieux que ce soit lui qui les trouve. Ils auraient l’avantage du nombre, mais ils s’attendraient à le surprendre. L’homme de la taverne lui avait indiqué le chemin des écuries de Borondel. L’attaque aurait donc lieu soit en chemin, soit aux écuries. Le plus vraisemblable était les écuries. Une fois à l’intérieur, les assassins pourraient faire leur besogne hors de vue. Pourtant, ils avaient peut-être posté des hommes sur le chemin. Armés d’un couteau, ou d’un arc. Les deux ? Probablement. Si lui-même avait prévu un assassinat – surtout celui d’un épéiste de renom –, il aurait eu au moins trois unités à sa disposition. La première, armée d’une épée ou d’un couteau, aurait essayé de tuer l’homme pendant qu’il traversait une zone bondée. Les archers auraient été postés un peu en avant, au cas où la cible aurait échappe à la première tentative et rebroussé chemin. La troisième unité aurait suivi la victime à une certaine distance, prête à lui couper toute retraite. Skilgannon ne voyait plus l’homme à la chemise rouge, et il devina qu’il avait dû aller prévenir ses collègues de son arrivée. Il continua d’un pas dégagé. Combien seraient-ils ? C’était plus difficile à estimer. Dix semblait assez probable. Deux archers, quatre hommes pour la première attaque à l’épée ou au couteau, et quatre autres qui le suivraient. Sortant d’une grande avenue, il traversa la route et entra dans un petit parc. Il y avait des dizaines de gens assis sur l’herbe ou installés à côté des fontaines. Ils étaient mieux habillés que la foule de la veille. Devant lui marchait une famille, un homme, une femme et trois enfants. Skilgannon examina le secteur. Le parc était largement à découvert et on y trouvait peu d’arbres ou de buissons. Il n’y avait aucune cachette pour un archer. De plus, les hommes qu’il voyait portaient des vêtements d’été : des tuniques, des chemises et des pantalons. Aucun ne portait d’arme. Trois hommes marchaient derrière lui, à une certaine distance. Ils portaient un lourd pourpoint, sous lequel un couteau pouvait être caché. Trois derrière. Si l’organisateur de cette attaque croyait que trois hommes pouvaient l’empêcher de fuir, il était possible que seuls trois autres l’attendent en avant. D’après les indications qu’on lui avait données, les écuries de Borondel se trouvaient après la sortie du parc. Une longue allée menait à une zone de terrain découvert. Il quitta le parc et traversa une autre route, puis coupa vers la gauche pour éviter l’allée. Il avança rapidement et plongea dans une autre rue latérale. Elle était longée d’échoppes de commerçants, même si peu de marchandises étaient disposées sur les étals. Quelques-uns vendaient des vêtements, mais les étals de nourriture étaient vides. À mi-hauteur de la rue, des tables étaient installées devant une taverne. Une dizaine d’hommes y étaient assis et buvaient des chopes de bière brune. Skilgannon les dépassa et entra dans le bâtiment. L’intérieur était sombre, et il n’y avait pas de clients. Un homme maigre s’approcha de lui. — Il n’y a rien à manger aujourd’hui, messire, dit-il. Nous avons de la bière et du vin. Le vin n’est pas de très bonne qualité. — Une chope de bière, alors, dit Skilgannon en allant s’asseoir près d’une fenêtre ouverte. Il déplaça la chaise pour se cacher à la vue et resta assis dans la taverne obscure, à regarder la place du marché ensoleillée. Après quelques instants, il vit les trois hommes qui le suivaient déboucher sur la place. Ils avaient l’air tendus et en colère. L’un d’eux approcha du groupe d’hommes assis devant la taverne. Skilgannon se leva et se glissa rapidement vers l’entrée. Il s’arrêta juste avant la porte. — Ça vaut combien ? entendit-il quelqu’un demander. Skilgannon entendit le grincement du métal, et devina que quelqu’un avait sorti son épée. — Tu auras le droit de garder tes yeux, limace ! — Pas besoin de vous énerver, dit l’homme d’une voix soudain conciliante. Il vient d’entrer dans la taverne. Des ombres bougèrent devant l’entrée. Les doigts raidis de Skilgannon s’enfoncèrent dans le ventre du premier homme. Il se plia en deux en criant. Avant que le deuxième ait eu le temps de réagir, Skilgannon lui flanqua un solide coup de poing au menton, qui le projeta sur le sol. Le troisième homme attaqua avec un couteau. Skilgannon saisit le poignet armé et tira l’homme vers l’intérieur avant de le frapper d’un coup de tête au visage, lui brisant le nez. À demi aveuglé, l’assaillant laissa tomber son couteau et recula en titubant. Skilgannon l’acheva d’un direct du gauche suivi par un crochet du droit. L’homme s’écroula et ne bougea plus. Skilgannon ramassa le couteau et se tourna vers le premier homme, qu’il saisit par ses longs cheveux noirs avant de le tirer dans la taverne. Le patron, une chope de bière à la main, regarda Skilgannon avec anxiété. — Posez-la sur la table, dit Skilgannon d’une voix aimable. — Vous n’allez pas le tuer, n’est-ce pas ? — Je n’ai pas encore décidé. Probablement. — Auriez-vous la bonté de le faire dehors ? Les cadavres ont tendance à perturber ma clientèle. L’homme que Skilgannon avait tiré dans la taverne haletait, le visage rouge. Skilgannon le souleva par les cheveux pour qu’il s’asseye. — Penchez-vous en avant et inspirez lentement, dit le guerrier. Et, pendant ce temps, réfléchissez à ceci. Je vais vous poser des questions. Je poserai chaque question une seule fois. Si vous ne répondez pas immédiatement, je vous trancherai la gorge. Dites mon nom ! Il tira la tête de l’homme en arrière et posa la lame de son couteau sur la jugulaire de l’assassin. — Skilgannon, haleta l’homme. — Excellent. Vous savez donc que ce que je vous ai dit n’est pas une menace en l’air. Combien d’hommes m’attendent, aux écuries ? — Six. Ne me tuez pas ! — Combien d’archers ? — Deux. J’ai une femme et des enfants… — Où sont cachés les archers ? — Dans l’allée, je crois. Mais je ne suis pas sûr. Servaj s’est chargé de les placer. On nous a seulement dit de vous suivre et de vous couper la retraite. Je vous le jure. Skilgannon lâcha les cheveux de l’homme et le frappa d’un coup sec à la nuque. Le Naashanite s’effondra, inconscient. Skilgannon coupa sa bourse et l’ouvrit. Elle contenait quelques pièces d’argent. Il jeta la bourse au tavernier. — Pour vous dédommager, dit-il. — C’est trop gentil, dit l’homme sarcastiquement. Skilgannon se leva et gagna l’entrée. Un des autres assassins commençait de bouger et de geindre. Skilgannon s’agenouilla à côté de lui et le frappa à la mâchoire. Le gémissement cessa. Quand il s’approcha pour examiner le troisième homme, il vit que celui-ci était mort, la nuque brisée. Le tavernier se pencha sur le corps. — Oh ! voilà qui est vraiment agréable ! dit-il. Encore un cadavre ! — Au moins, il ne saigne pas. — Et ça vous paraît être une consolation ? dit l’homme. Les cadavres, ça n’attire pas la clientèle, dans un établissement de restauration. — Ne pas avoir de nourriture, non plus. — Vous avez raison. A-t-il de l’argent dans sa bourse ? — S’il en a, il est à vous, dit Skilgannon en se levant. Il sortit. Dehors, une petite foule s’était rassemblée. — Que s’est-il passé, là-dedans ? demanda un homme chauve aux épaules voûtées. Skilgannon l’ignora et gagna le bout de la rue. Il resta un moment au coin, observant les bâtiments. Quand il eut localisé les écuries, il y alla d’un bon pas. L’homme en chemise rouge était dans le grenier et l’observait à travers un portillon à foin. Dès qu’il vit Skilgannon approcher, il replongea à l’intérieur. Skilgannon partit au trot, coupa à gauche et passa par-dessus la barricade d’un petit corral. Quand il atterrit, il entendit un bruit derrière lui. Il regarda et vit un carreau d’arbalète enfoncé dans un poteau. Il fonça et traversa le corral en zigzaguant. Un autre carreau frappa le sol et ricocha loin de sa jambe. Puis il arriva aux portes des écuries. Il sortit les Épées de la Nuit et du Jour, plongea à l’intérieur, et se releva après une roulade. Trois hommes foncèrent vers lui. Et moururent. Un quatrième resta assis sur une botte de foin. C’était un homme mince, aux cheveux noirs qui s’éclaircissaient, et il ne portait pas d’arme. – Je suis ravi de vous revoir, général, dit-il d’un ton affable. — Je vous connais. Vous étiez dans l’infanterie. — Effectivement. J’ai une médaille qui le prouve. La Reine me l’a remise en personne. Skilgannon traversa les écuries et examina les stalles vides. Puis il s’arrêta, le dos à une large colonne. — Utiliser des imbéciles comme ça contre moi, c’est vraiment insultant. — Vous n’avez pas tort. Rapidement, ont-ils dit. Ce n’est jamais une bonne idée. Mais les gens écoutent-ils ? Faites ceci, faites cela, faites-le immédiatement. C’est à se demander comment ils ont fait pour atteindre des postes si élevés. J’imagine que vous avez tué les autres ? — Les trois qui me suivaient ? Non. Un seulement. Les autres doivent être en train de se réveiller. — Très bien, la journée n’est pas entièrement gâchée, alors. Servaj se leva. Son épée était pendue à un crochet sur le mur. Il alla prendre la lame. — Je vous propose de mettre fin à tout ça, général. — Comme vous voulez. (Skilgannon rengaina l’Épée de la Nuit.) Vous êtes remarquablement calme, pour un homme qui va mourir. Est-ce en raison de quelque croyance religieuse ? — Vous avez combattu Agasarsis avec mon épée. Celle-ci. Je vous ai regardé. Vous n’êtes pas si bon que ça. Venez. Laissez-moi vous donner une leçon. Skilgannon sourit, avança, puis pivota et se laissa tomber sur un genou. L’arbalétrier caché dans la stalle du fond se dressa. La main droite de Skilgannon fit un mouvement soudain. La petite lame circulaire coupa la gorge de l’arbalétrier à l’instant où il lâchait son carreau. Il retomba en arrière avec un sinistre gargouillement. Le carreau dépassa Skilgannon et s’enfonça dans le mollet de Servaj, qui jura et lâcha son épée. — Une fin bien mauvaise à un jour fatidique, dit-il. (Puis il cria.) Rikas, tu m’entends ? — Oui, Servaj, dit une voix étouffée. — Oublie toute cette comédie et rentre chez toi. — Pourquoi ? Je peux encore l’avoir. — Tu peux encore te faire tuer. Obéis-moi. Enlève le carreau et descends. Skilgannon resta sur le qui-vive quand un homme descendit par l’échelle du grenier. Il était jeune, blond et mince. Il regarda son chef blessé, puis Skilgannon. — Pars, Rikas. Le jeune homme passa devant Skilgannon et sortit par la porte de derrière. — Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda Skilgannon. — Ah ! ma foi, certaines tâches sont plus difficiles que d’autres. Pour être franc, général, je vous ai toujours admiré. Et maintenant que j’agonise, je n’ai plus vraiment envie de mener à bien ma mission. — Les gens ne meurent généralement pas d’une blessure de carreau au mollet. — Ils meurent, si le carreau est empoisonné. (La voix de l’homme commençait à devenir pâteuse, et il s’affala sur la botte de foin.) Malédiction. Ce serait drôle si ce n’était pas si tragique. Son corps se tendit, il gémit puis s’effondra sur le sol. Skilgannon récupéra sa lame circulaire, la nettoya et la remit à sa ceinture. Puis il traversa les écuries et s’agenouilla près de l’assassin. — Que votre voyage se termine dans la lumière, dit-il. — Je… ne… parierai pas… là-dessus. Skilgannon tendit la main et ramassa l’épée. — C’était une bonne arme, ce jour-là. Il baissa les yeux et vit que Servaj était mort. Il se leva, prit le fourreau sur le crochet, y rangea l’épée et le pendit sur son épaule. Il y avait quatre chevaux à l’arrière des écuries, dans des stalles. Ils avaient tous l’air maigres et mal nourris. Skilgannon les sella tous les quatre. Puis, montant sur un hongre bai, il prit les rênes des autres chevaux et les conduisit dehors. Tandis que davantage de provisions entraient dans la cité, les attroupements commencèrent de se disperser. Les Datians et leurs alliés étaient des chefs bienveillants, et il y eut peu d’exécutions. Certains membres importants de la famille du vieux roi furent pourchassés, et une dizaine de ses conseillers furent détenus dans les prisons de la cité pour y être interrogés. Pour les gens du commun, la vie recommença normalement. Diagoras emmena les chevaux que Skilgannon avait acquis dans les baraquements drenaïs, où ils furent nourris au grain et purent prendre des forces. — Ils auraient eu besoin de plus de temps pour récupérer, dit Diagoras, mais ils seront quand même en meilleur état quand nous partirons. Skilgannon le remercia, mais l’officier resta tendu. C’était difficile, pour lui. Il y avait quelque chose au sujet de l’ancien général qui le dérangeait et le mettait en colère. Diagoras n’était pas, normalement, un homme amer ou rancunier, mais il était mal à l’aise en présence du Naashanite. Ce que Druss avait dit au sujet de leur rivalité était en partie vrai, mais ce n’était pas la raison principale du comportement de Diagoras. Il essaya de rationaliser ses sentiments, mais ce n’était pas chose aisée. Skilgannon était neutre, cordial, ne provoquait personne, et Druss l’appréciait. Mais il était aussi le meurtrier qui avait ordonné et supervisé le massacre de Perapolis. Les récits de ses victoires étaient légion, comme ceux de sa sauvagerie au combat. Il était impossible de concilier l’homme et sa légende. Diagoras savait que s’il l’avait rencontré sans connaître son identité, il l’aurait trouvé sympathique. Mais là, il ne pouvait pas avoir la plus innocente des conversations avec Skilgannon sans sentir la colère monter en lui. — Pourquoi n’aimez-vous pas frère Lantern ? lui demanda Rabalyn, l’après-midi du troisième jour. Ils faisaient une pause au milieu de leur entraînement à l’épée, derrière Le Cerf Écarlate. Le jeune garçon était doué, mais ses bras avaient besoin de se renforcer. — C’est si évident ? demanda Diagoras. — Je l’ignore. Ça l’est pour moi. — Alors, vous avez un œil acéré, car nous n’avons pas échangé de paroles coléreuses. — Il a été bon avec moi, et je l’aime bien, dit Rabalyn. — Il n’y a donc aucune raison pour vous de cesser de l’apprécier. — Pourquoi ne l’aimez-vous pas, vous ? — Nous sommes ici pour vous apprendre à manier une épée, Rabalyn, pas pour discuter de ce que j’aime ou pas. Vous êtes rapide, ce qui est bien, mais vous devez penser à votre équilibre. Une bonne assise des pieds est vitale pour un épéiste. Le poids doit se déplacer entre le pied avant et le pied arrière. Venez, je vais vous montrer comment faire. Regagnant le terrain d’exercice, Diagoras tendit son épée, et Rabalyn la toucha. — Et maintenant, attaquez-moi, dit le Drenaï. Rabalyn avança et donna un coup d’épée. Diagoras bloqua le coup, avança et enfonça son épaule dans la poitrine de Rabalyn. Le jeune garçon trébucha et tomba lourdement. Diagoras l’aida à se relever. — Pourquoi êtes-vous tombé ? — Vous m’avez poussé avec votre épaule. — Vous êtes tombé parce que votre pied arrière avait rejoint votre pied avant. Quand mon poids vous a déséquilibré, il n’y avait rien pour vous soutenir. Levez-vous, avec les deux pieds parallèles. Rabalyn obéit. Diagoras tendit le bras et poussa la poitrine du jeune garçon, qui tituba. — Maintenant, mettez votre pied gauche vers l’avant, le genou légèrement plié, et votre pied droit à angle droit de l’autre. — Qu’est-ce que c’est, un angle droit ? — Dirigez votre pied gauche vers moi, et tournez l’autre pied vers la droite. Voilà, c’est ça ! Diagoras poussa de nouveau le jeune garçon. Cette fois, il bougea à peine. — Vous voyez. Le poids est réparti, et donc vous restez en équilibre. Quand vous vous fendez, vous avancez d’abord le pied gauche. Quand vous reculez, c’est sur le pied droit. Ils ne doivent jamais se croiser. — C’est très compliqué, se plaignit Rabalyn. Comment suis-je censé me souvenir de ça pendant un combat ? — Ce n’est pas une affaire de mémoire, mais de pratique, jusqu’à ce que ça devienne une seconde nature pour vous. Avec un peu de chance, vous deviendrez un excellent épéiste. Bien entendu, ça aiderait si vous aviez une meilleure épée. — Alors, ceci pourrait sans doute lui être utile, dit Skilgannon. Diagoras virevolta. Il n’avait pas entendu l’homme arriver, ce qui le perturba. Le Naashanite dépassa Diagoras et tendit une épée à Rabalyn. — C’est une arme de qualité, équilibrée et de bonne facture. — Merci, dit Rabalyn en tendant la main. — J’étais en train de lui expliquer l’importance de la position des pieds, dit Diagoras. Ce serait bien qu’il puisse en voir une démonstration. Seriez-vous opposé à un peu d’entraînement ? Il s’aperçut qu’il regardait Skilgannon dans les yeux, qui étaient d’un bleu saphir. Le guerrier soutint son regard un moment, et Diagoras eut l’impression que l’homme lisait dans son âme. — Pas du tout, Diagoras, dit-il en reprenant l’épée à Rabalyn. — Ne seriez-vous pas plus à l’aise avec une de vos propres épées ? demanda Diagoras. — Ce serait dangereux pour vous, dit doucement Skilgannon. Leurs lames se touchèrent pendant que Rabalyn s’asseyait. Puis, dans un éclair d’acier, ils commencèrent le combat. Diagoras était doué. Dix-huit mois plus tôt, il avait gagné la finale de l’Est au concours de l’Épée d’Argent de Dros Purdol. À cause de son affectation à Mellicane, il avait raté la finale nationale en Drenan. Mais il était sûr qu’il aurait pu la remporter. Il affronta donc le Damné avec une grande confiance en lui. Mais cette confiance, comprit-il rapidement, était mal placée. L’épée de Skilgannon bloquait toutes les feintes et tous les coups. Diagoras accéléra le rythme, allant au-delà de celui d’un simple entraînement. Ils bougèrent de plus en plus vite. Soudain, Diagoras vit une ouverture et bondit. Skilgannon para, et donna un violent coup d’épaule dans la poitrine de Diagoras. L’officier drenaï heurta le sol avec un bruit sourd. Il leva les yeux et vit que Rabalyn le regardait, l’air choqué et effrayé. À cet instant, Diagoras recouvra la raison et s’aperçut qu’il avait essayé de tuer Skilgannon. Il inspira à fond. — Vous voyez ce que je voulais dire en parlant d’équilibre, Rabalyn, dit-il en essayant de parler d’une voix dégagée. Dans mon excitation, j’ai tout oublié du positionnement de mes pieds. Le jeune garçon se détendit. — Je n’ai jamais rien vu de semblable, dit-il. Vous êtes si rapides, tous les deux ! À certains moments, je ne voyais plus les épées ! Skilgannon inversa la lame et tendit la poignée à Rabalyn. Le jeune garçon la prit, puis sourit à Skilgannon. — C’est un cadeau merveilleux. Je ne sais pas comment vous remercier. Comment l’avez-vous eue ? — Par un homme qui n’en avait pas besoin. Utilise-la bien, Rabalyn. Diagoras se releva. — Mes excuses, Skilgannon, dit-il. J’étais tellement plongé dans le combat que j’en ai presque oublié que ce n’était qu’un entraînement. — Les excuses ne sont pas nécessaires, dit Skilgannon. Il n’y avait aucun danger. La colère monta dans le cœur du Drenaï, mais il la ravala. — Malgré tout, je maintiens mes excuses. J’aurais dû être plus avisé. Skilgannon rencontra une fois de plus son regard, puis il haussa les épaules. — Dans ce cas, j’accepte vos excuses. Je vous laisse continuer l’entraînement. — Garianne vous cherchait, dit Rabalyn. Elle est dans la taverne, avec Druss. Je crois qu’elle est un peu… euh… ivre, termina-t-il maladroitement. Skilgannon hocha la tête et s’éloigna. — Il est très doué, non ? dit Rabalyn. — Oui. — Vous avez l’air en colère. — Vous confondez l’embarras et la colère, mentit Diagoras. Mais au moins, vous avez vu à quel point il est important de garder l’équilibre. — Oh oui ! je l’ai vu, dit Rabalyn. Dans la taverne, Skilgannon trouva Druss assis, seul, mangeant un repas pour deux. Deux grosses parts de tourte avaient été posées sur une assiette de banquet, avec une énorme portion de légumes grillés. Skilgannon s’assit. — On pourrait nourrir une armée, avec ça, dit-il. — J’ai eu une petite faim, dit Druss. Couper des bûches me donne toujours de l’appétit. — Le petit m’a dit que Garianne me cherchait. — Oui, c’est vrai. Mais maintenant, elle est partie. Skilgannon gloussa. — Druss la Légende est embarrassé, dit-il. Ne vous ai-je pas vu rougir, là ? Druss le foudroya du regard. — Des officiers datians ont posé des questions au sujet d’un certain nombre de morts trouvés dans des écuries, dans le quartier naashanite, dit-il après un moment. Il vaudrait mieux garder profil bas et rester à l’auberge jusqu’à notre départ. — C’est une bonne idée, reconnut Skilgannon. — Vous pensez qu’ils essaieront de nouveau ? — Oui. Mais sans doute pas avant que nous soyons en chemin. Cela ne m’inquiète pas outre mesure. — Comment se fait-il ? — Je suppose que Servaj avait utilisé ses meilleurs hommes pour la première attaque. Et ils n’étaient pas très doués. La Source seule sait ce que des gens encore moins bons qu’eux espéreront accomplir. — Méfiez-vous de l’arrogance, mon garçon. J’ai vu de grands combattants tués par un idiot armé d’un arc. Une fois, j’ai vu un bon guerrier abattu par une pierre lancée avec une fronde d’enfant. Le destin a un sens de l’humour bien sombre, parfois. L’homme à la hache se tut et s’attaqua à son énorme assiette. Au bout d’un moment, il leva la tête. — J’ai vu votre combat contre Diagoras. Ne le jugez pas trop durement. C’est un type bien, sérieux, courageux et loyal. — Je ne l’ai pas jugé, Druss. C’est lui qui m’a jugé. Et, selon toute vraisemblance, son jugement est correct. Si j’étais un guerrier à qui on racontait les actes du Damné, je le mépriserais, moi aussi. On ne peur pas changer le passé, même si on le désire vraiment. — Oui, il y a du vrai là-dedans. Nous faisons des erreurs. Inutile de nous appesantir dessus. Tant que nous apprenons grâce à nos erreurs… Garianne est partie avec un officier vagrian. Ne la jugez pas trop durement, elle non plus. Elle a besoin de ce dont elle a besoin. — Je sais. En avez-vous appris davantage sur ce Masque de Fer ? — Rien de bon, dit Druss. Il est intelligent, rusé et brutal. Ses hommes ont été triés sur le volet pour leur sauvagerie. Ce n’est pas une troupe très plaisante. — Et vous avez toujours l’intention de les affronter seul ? — En fin de compte, mon garçon, tout le monde est seul. — Quel est votre plan ? — La simplicité même. J’entrerai dans la forteresse, je trouverai Masque de Fer et je le tuerai. — Les plans les plus simples sont souvent les meilleurs, reconnut Skilgannon. Moins de choses risquent de tourner mal. Avez-vous pensé aux cent soixante-dix guerriers qui, dit-on, sont dans la Citadelle ? — Non. Ils feraient bien de se tenir à l’écart quand j’arriverai ! Skilgannon éclata de rire. — Et vous me faites des sermons sur l’arrogance ? Druss gloussa. — Je penserai peut-être à un meilleur plan, une fois que j’aurai vu l’endroit. — Ce serait plus sage, dit Skilgannon. — Je ne suis pas sûr que vous soyez l’homme idéal pour les sermons sur la sagesse, dit Druss. Si je me souviens bien, vous avez tout abandonné pour devenir un prêtre pacifiste – une occupation, je m’empresse de le souligner, à laquelle vous vous êtes montré parfaitement inapte. Et maintenant, vous êtes un guerrier sans le sou, pourchassé par des assassins. Ai-je oublié quelque chose ? — Vous pourriez ajouter que la personne qui veut ma mort est la femme que j’aime par-dessus tout en ce monde. — Je retire ce que j’ai dit. Parlez-moi encore de votre sagesse, mon garçon. Je la trouve étrangement intéressante. Jianna avait dix ans quand elle avait trouvé par hasard le passage qui conduisait sous le palais. Elle jouait dans les appartements de son père pendant qu’il était parti avec son armée écraser une rébellion. Sa mère avait envoyé des serviteurs la chercher, afin de la gronder pour une quelconque infraction, et Jianna avait cherché un endroit où se cacher dans la grande et luxueuse chambre. Tirant sur un lourd rideau de soie qui pendait contre le mur nord avec l’idée de se dissimuler derrière, elle s’était aperçue qu’il ne bougeait pas. Au niveau du sol, le tissu était coincé dans le panneau en noyer du mur qui était derrière. La princesse de dix ans avait trouvé ce fait intrigant. Elle avait doucement dégagé le rideau puis était passée derrière. Les deux serviteurs envoyés par sa mère avaient rapidement abandonné les recherches. Jianna les avait entendus partir. Une fois seule, elle avait tiré le rideau et examiné le panneau. Il était richement décoré, et doré à la feuille. Au-dessus de sa tête, un ornement en or avait été incrusté dans le bois. Une tête de lion, la gueule ouverte et les babines retroussées. Des deux côtés de la tête se trouvaient des chandeliers muraux dorés. Jianna avait tiré une chaise jusqu’au panneau, puis était montée dessus pour l’examiner. Soudain, la chaise avait basculé. Perdant l’équilibre, la princesse avait saisi le chandelier le plus proche. Il avait tourné sous sa main. Elle l’avait lâché et était tombée sur le sol. Un courant d’air froid avait soufflé sur elle. Le panneau s’était ouvert, et de l’autre côté s’ouvrait une niche obscure. Jianna s’était relevée et était entrée. La niche mesurait à peine un mètre cinquante de profondeur, et elle se terminait par une porte fermée par une barre de fer. Enlevant la barre, elle avait ouvert la porte et vu un tunnel sombre. À dix ans, la princesse avait eu peur de s’enfoncer dans cet endroit effrayant. Elle avait refermé la porte, était sortie de la niche et avait remis le panneau en place, repoussant le chandelier dans son support. Au cours des années suivantes, elle avait souvent pensé au passage secret, et elle s’en était voulu de ses peurs enfantines. Un chaud après-midi, pendant que ses servantes somnolaient au soleil, elle s’était éloignée discrètement et était revenue aux appartements royaux. Comme elle était désormais plus grande, elle avait réussi à atteindre le chandelier en se dressant sur la pointe des pieds. Elle l’avait tourné, et le panneau s’était ouvert. Prenant une lanterne allumée, elle était entrée dans le passage et avait examiné le mur de l’autre côté de la tête de lion. Il y avait un simple levier. Elle avait poussé le panneau, puis avait actionné le levier. Il y avait eu un clic. Le panneau était alors fermé de l’intérieur. Elle avait gagné la porte en fer et l’avait ouverte, avant d’entrer dans le tunnel. Il y faisait frais, et un souffle d’air avait fait vaciller la flamme de sa lanterne. Elle avait avancé prudemment, jusqu’à des marches qui descendaient. Les murs luisaient d’humidité, et un rat était passé à vive allure sur son pied. Elle en avait presque laissé tomber la lanterne. La peur avait envahi ses pensées et Jianna avait senti son cœur battre plus fort. Et si des centaines de rats l’attaquaient ? Personne ne l’entendrait crier, et, pis encore, on ne retrouverait jamais son cadavre. Elle avait failli renoncer et revenir sur ses pas. Mais elle ne l’avait pas fait. Elle s’était rappelé les instructions de son maître d’armes, Malanek. « La peur est comme un chien de garde. Elle vous avertit quand il y a du danger. Mais si vous fuyez devant toutes vos peurs, le chien de garde devient un loup féroce, et il vous poursuit en vous mordant les talons. La peur, si elle n’est pas contrée par le courage, vous dévore le cœur. Une fois que vous aurez commencé à courir, vous ne pourrez plus jamais vous arrêter. » Le tunnel lui avait semblé interminable. Jianna avait commencé à s’inquiéter que sa lanterne s’éteigne et la laisse dans l’obscurité. Enfin, elle était arrivée à une autre porte barrée. La barre avait été graissée récemment et avait glissé sans difficulté. Jianna avait entrouvert la porte et vu une échelle en fer fixée à une paroi de pierre. De la lumière éclaboussait la roche. Ouvrant la porte en grand, elle avait regardé vers le haut. Une grille en métal fermait le puits, cinq ou six mètres plus haut. Le puits plongeait à ses pieds, et elle n’en voyait pas le fonds, mais elle pouvait entendre un bruit d’eau courante. Jianna avait posé la lanterne dans le couloir et avait grimpé à l’échelle. La grille au sommet était trop lourde pour qu’elle la déplace ; mais en regardant à travers, elle avait vu les sommets des arbres, et entendu les fontaines du parc royal. Le tunnel, avait-elle compris à cet instant, était un chemin pour fuir du palais, en cas de besoin. Elle avait rebroussé chemin et était retournée aux appartements, après avoir refermé les portes derrière elle. Sa curiosité satisfaite, elle n’avait plus emprunté le tunnel jusqu’à la deuxième année de son retour triomphal à la capitale. Sans maquillage, vêtue d’habits communs, elle s’échappait de temps en temps pour marcher dans les rues ensoleillées, ou faire des courses au marché avec les citoyens ordinaires. Elle mangeait dans des tavernes, écoutait les conversations. Si Askelus ou Malanek avaient su ce qu’elle faisait, ils seraient devenus fous de rage et de frustration. Pourtant, c’était lors de ces escapades que Jianna apprenait ce que le peuple pensait réellement de son gouvernement. Peu lui importait que les nobles l’appellent désormais la Reine Sorcière. Pour le peuple, elle était une figure d’autorité respectée et crainte. Mais pas aimée, comme le croyait Malanek. Dans les tavernes, les gens parlaient de son courage, de sa ruse, de ses capacités de combattante. Et il y avait aussi beaucoup de débats au sujet de son inflexibilité. Les crimes étaient désormais sévèrement punis. On coupait trois doigts de la main gauche aux voleurs, à la première offense. La seconde entraînait la mort par décapitation. Les tueurs étaient ramenés sur les lieux de leur crime et exécutés sur place. Les escrocs et les fraudeurs étaient dépouillés de tous leurs biens. Pendant la première année de son règne, plus de huit cents personnes avaient été mises à mort, rien que dans la capitale. Askelus n’était pas favorable à des pratiques si extrêmes, même si elles avaient effectivement fait baisser considérablement le nombre de crimes. Jianna écoutait ses arguments au sujet du besoin d’une société compatissante, au sujet de la compréhension des causes complexes du crime. Mais elle avait repoussé son raisonnement. — Un homme entre par effraction dans une maison et tue son propriétaire pour s’emparer de quelques objets de valeur. Combien de gens sont affectés ? Le propriétaire est mort, mais il laisse peut-être une femme et des enfants. Et il a certainement des amis, des voisins, des parents. Ses parents ont aussi des voisins et des amis. Comme une pierre qui frappe la surface d’un lac calme, ce crime se répandra. Les gens s’inquiéteront pour leur propre vie, pour leur demeure. Quand le meurtrier est ramené à la maison et tué sur le lieu de son crime, les gens sont rassurés. La justice a été rendue. — Et si l’homme tué pour ce crime n’est pas le bon ? — Ça ne fait aucune différence, Askelus. Un crime a été puni. Une centaine de gens sont contents, car ils ont la preuve que la société ne laissera pas les crimes impunis. — Et l’homme injustement tué n’a-t-il pas également des amis et de la famille, Majesté ? — C’est la malédiction de l’intelligence, Askelus. Les gens intelligents cherchent toujours à voir l’autre aspect d’un problème. Ils cherchent des causes et des effets, l’équilibre et l’harmonie. Ils se concentrent sur l’indigent qui vole une miche de pain pour nourrir sa famille. Quel malheur, crient-ils, que nous vivions dans une société où un homme peut être réduit à une telle extrémité. Donnons de la nourriture à tous, afin que personne ne vole plus jamais du pain. — Je ne vois pas en quoi c’est un problème, Majesté. Il y a assez de nourriture pour tous. — Pour le moment, Askelus. Mais continue un peu dans cette direction, et que verras-tu ? Des hommes et des femmes qui n’ont plus besoin de travailler pour se nourrir. Ils se reproduiront et engendreront de plus en plus de gens qui n’auront pas besoin de travailler pour manger. Et où vivront-ils, ces gens qui ne travaillent pas ? Nous leur donnerons des maisons gratuites, peut-être, et des chevaux pour qu’ils puissent voyager. Et les vêtements ? Comment pourront-ils se les payer, ces gens qui ne travaillent pas ? Et qui paiera, pour cette voie royale vers la folie, Askelus ? Il n’avait pas été convaincu, et avait parlé de construire davantage d’écoles, et de former les pauvres pour qu’ils acquièrent de nouvelles qualifications. Cette idée avait plu à Jianna. Son nouvel empire aurait besoin d’hommes et de femmes qualifiés. Elle avait donc alloué des fonds à la création d’écoles et à l’embauche de nouveaux professeurs. Elle avait même financé la construction d’une université. Askelus avait été ravi. Au fil du temps, Jianna avait continué d’utiliser le passage secret et d’explorer de plus en plus la cité. Les marchands et les taverniers finirent par la connaître, et elle se construisit une nouvelle identité : Sashan, la femme d’un marchand ambulant. Elle acheta même un bracelet de mariage bon marché, quelle portait au poignet droit. Cela la protégeait des assiduités des célibataires quand elle se déplaçait dans la cité. Ceux que le bracelet ne dérangeait pas étaient durement rabroués. Une zone située à une lieue au sud du palais était devenue un de ses endroits favoris. Il y avait une place, et un marché. Les femmes se réunissaient souvent autour du puits, au centre de la place. Il y avait des bancs et des sièges, et les femmes discutaient de la vie, de l’amour et de l’éducation des enfants. La politique faisait rarement partie des discussions. Jianna trouvait très agréable de rester avec elles. Elle y avait rencontré Samias, la femme d’un entrepreneur local en bâtiment. Samias emmenait souvent ses trois jeunes enfants et les regardait courir sur la place, observer les articles sur les étals, se disputer gentiment et jouer entre eux. Elle ouvrait son sac et en tirait des petites choses à manger, qu’elle distribuait aux enfants. Ils s’asseyaient à ses pieds et grignotaient des tartes, des gâteaux ou des fruits. Samias était une grande femme aux hanches lourdes. Elle souriait en permanence en regardant ses enfants. Mais, les jours où elle était seule, son sourire s’effaçait, et Jianna pouvait voir de la tristesse dans ses yeux. Elles parlaient souvent ensemble. En fait, la femme parlait, et Jianna écoutait. Elle était mariée et son époux était un « homme bien, raisonnable et attentionné », et ses enfants la ravissaient. — J’ai une bonne vie, alors je ne devrais pas me plaindre, avait-elle dit un jour. — Pourquoi parlez-vous de vous plaindre ? Samias avait eu l’air surprise. — J’ai dit ça ? C’était juste comme ça… — Vous aimez votre mari ? — Bien entendu. Quelle question stupide ! C’est un homme merveilleux. Très bon avec les enfants. Et votre homme ? Il est gentil ? — Il n’est pas désagréable, avait dit Jianna, soudain mal à l’aise à l’idée de raconter des mensonges. — Tant mieux. Je suppose qu’il vous manque, quand il est en voyage. Marchand ambulant, c’est ça ? — Oui. Mais je ne l’aime pas. — Oh ! vous ne devriez pas dire ça. Il vaudrait mieux essayer de l’aimer. Si vous arrivez à vous en convaincre, ça rendra votre vie plus supportable. — L’homme que j’aimais réellement est parti, avait dit soudain Jianna, à sa propre surprise. Je le voulais plus que quiconque que j’aie jamais connu. Il est constamment dans mon esprit. — Ah ! nous avons toutes quelqu’un comme ça, avait dit Samias. À quoi ressemblait-il ? — Très beau, avec des yeux couleur saphir. — Pourquoi est-il parti ? — J’ai refusé de l’épouser. J’avais d’autres plans. Nous avons voyagé ensemble, autrefois. Dans une forêt. En y repensant, je crois que c’était le moment le plus heureux de ma vie. Je m’en souviens tous les jours. (Jianna avait éclaté de rire.) Nous avions faim, et nous avons trouvé un lapin dont les partes arrière étaient prises dans le nœud coulant d’un trappeur. Il s’est approché et s’est agenouillé à côté du lapin. La petite créature tremblait, alors il l’a caressée. Puis il a soigneusement coupé le nœud coulant. Je lui ai dit : « Eh bien, allez-vous vous décider à le tuer et à le faire cuire ? » Mais il a ramassé le lapin et l’a caressé de nouveau. « Il a de si beaux yeux », a-t-il dit. Il a posé le lapin par terre et l’a laissé partir. — Il a le cœur tendre ? Certains hommes sont comme ça. — Oui, sous certains aspects. Sous d’autres, il pouvait être impitoyable. Nous avons été attaqués, dans les bois. (Jianna s’était interrompue.) Ça fait bien longtemps, avait-elle dit enfin, consciente qu’elle s’approchait un peu trop de la vérité. — Par qui ? — Des voleurs, avait dit rapidement Jianna. — C’est affreux ! avait dit Samias. Qu’est-il arrivé ? Votre amant les a-t-il repoussés ? — Oui, il les a combattus. C’était un bon combattant. Je dois y aller, maintenant. Mon… mari doit m’attendre. Jianna s’était levée. — Essayez de ne pas trop vous appesantir sur le passé, ma chère, avait dit Samias. Il est impossible de le changer. Nous devons vivre avec ce que nous avons dans le présent. Autrefois, j’ai aimé un homme de tout mon cœur. Il était la lune et le soleil pour moi. C’était un soldat du roi. De l’ancien roi, Bokram. Il a été envoyé dans la forêt de Delian, pour chercher un meurtrier. Nous devions nous marier dans le mois. Il a été tué là. Et voilà. Ma vie s’est pratiquement terminée ce jour-là. — Je suis vraiment désolée, avait dit Jianna, surprise de s’apercevoir qu’elle était sincère. — C’était il y a longtemps maintenant, Sashan. Et mon mari est un homme de bien. Oui. Il est très gentil. — Ont-ils attrapé le meurtrier ? — Non. C’était un homme horrible. Il a assassiné les gens qui l’avaient élevé, après la mort de son père. À coups de couteau. Il les a torturés. Pouvez-vous croire une telle chose ? Puis il s’est enfui de la cité avec une jeune prostituée. Mon Jeranon et un groupe de soldats ont failli les attraper. C’est ce qu’on m’a raconté. Il y a eu un combat, et Jeranon a été tué, avec certains de ses camarades. Et le couple maléfique s’est enfui. On ne les a jamais retrouvés. Jianna sentit un froid glacial descendre sur son cœur. — Ce meurtrier, il avait un nom ? — Oui. Il s’appelait Skilgannon. J’ignore le nom de la prostituée. (Samias avait haussé les épaules.) Mais la Source les punira. S’il existe une justice. — Peut-être la Source les a-t-elle déjà punis, avait dit Jianna. En revenant vers le parc royal, Jianna avait pensé combien Askelus aurait pris plaisir à sa conversation avec Samias. Jamais Jianna n’avait pensé à la vie des soldats qui avaient failli les piéger dans la forêt de Delian. Ils n’avaient été que des hommes avec des épées, à qui on avait ordonné de la capturer. Elle essaya de se souvenir de leur visage, mais un seul lui revint, un homme barbu aux joues rouges et aux yeux sauvages. Il avait voulu la violer, mais les autres le lui avaient interdit. Skilgannon et elle s’étaient séparés une heure plus tôt, après des paroles amères. Elle ne se souvenait pas du sujet de leur dispute. Après avoir quitté la cité et commencé de voyager ensemble, ils semblaient se porter mutuellement sur les nerfs. En y repensant, avec les connaissances de ses vingt-cinq ans, Jianna comprenait maintenant que la tension entre eux avait été sexuelle. Elle avait eu très envie de se rapprocher du jeune guerrier. Elle sourit. L’abstinence ne lui avait jamais convenu, et c’était pareil pour Skilgannon. Ils s’étaient donc disputés. Enfin, deux jours après avoir fui la cité, ils étaient convenus de se séparer. Jianna était partie pour un village tribal où elle pensait être en sécurité. Une heure plus tard, elle avait été encerclée et pourchassée par des soldats. Rapide, elle avait presque réussi à leur échapper. Alors qu’elle grimpait le long d’une pente raide, elle avait saisi une racine pour se stabiliser. La racine s’était cassée, et elle avait roulé le long de la pente boueuse. Ils l’avaient capturée. — Ça doit être elle, avait dit le soldat au visage rougeaud. Regardez-la. (La saisissant par le cou, il lui avait penché la tête et avait passé les doigts dans sa chevelure coupée court.) Tenez, il y a encore des traces de la teinture blonde. — Quel est ton nom, petite ? avait demandé un autre soldat. Jianna ne se souvenait pas de son visage, seulement qu’il était mince. Elle ne lui avait pas répondu. Il y avait cinq soldats dans le groupe, et ils étaient rassemblés autour d’elle. — Qu’a-t-elle fait ? avait demandé quelqu’un. — Qu’importe, avait dit le rougeaud. Boranius a dit qu’elle était importante. C’est tout ce qui compte. Elle a de belles jambes et un beau cul, vous ne trouvez pas ? (Il avait passé une main calleuse sur sa cuisse.) On devrait goûter à ce joli morceau. — Non, pas question, avait dit un autre homme. (Jianna se demandait désormais si c’était le jeune homme dont Samias avait parlé.) Nous la ramenons, c’est tout. — Je suis la princesse Jianna, avait-elle dit. Le tyran veut ma mort. Il a déjà tué mon père et ma mère. Emmenez-moi vers le nord, et je vous ferai récompenser. — Oh oui ! tu as tout l’air d’une princesse, avait ricané le Rougeaud. Stupide chienne ! Tu devras inventer une meilleure histoire que celle-là. — C’est la vérité. Pourquoi pensez-vous qu’on vous a envoyés ici ? Quelle prostituée vaudrait la peine d’un tel dérangement ? Je parierais que vous n’êtes pas les seuls soldats à explorer ces bois. — Supposons qu’elle dise la vérité ? avait dit quelqu’un d’autre. — Et alors ? avait demandé le Rougeaud. Ça ne nous concerne pas. Il y a maintenant un nouveau roi. Les nouveaux rois tuent leurs rivaux. Et comment nous récompenserait-elle, hein ? Il n’y a aucun endroit sûr pour elle. La seule récompense qu’elle peut offrir se trouve entre ses cuisses. Et nous pouvons l’avoir maintenant. Je n’ai jamais baisé une princesse. Vous croyez que c’est différent ? — Tu ne le sauras jamais, avait dit la voix de Skilgannon. Jianna n’oublierait jamais la façon dont son cœur avait bondi. Pas parce qu’elle avait pensé qu’il était venu la sauver. À cet instant, elle avait cru qu’ils étaient perdus tous les deux. Mais c’était le son de sa voix, et le fait qu’il était revenu pour elle. Les soldats s’étaient tournés vers le jeune homme. Il se tenait à trois mètres d’eux. Dans sa main droite, il portait une épée courte, et dans la gauche un couteau de chasse à la lame acérée. Le soleil s’était reflété sur les armes. — Regardez-moi ça ! avait dit le Rougeaud d’un ton méprisant. Fais attention avec ces lames, petit. Tu pourrais te blesser. — Lâche-la, ou meurs, avait répondu calmement Skilgannon. Il n’existe aucun autre choix. — Que quelqu’un lui prenne ses armes, avait dit le Rougeaud. Il commence à m’exaspérer. Deux hommes avaient sorti leur épée et s’étaient avancés vers Skilgannon. Il était resté immobile un moment, et quand il avait bougé, l’effet avait été saisissant. Un des hommes était tombé, la gorge tranchée. Le second avait crié quand le couteau de chasse avait plongé dans sa poitrine et percé son cœur. Avant que les autres soldats aient eu le temps de réagir, il avait bondi sur eux, et son épée courte s’était enfoncée dans le ventre d’un troisième soldat, au moment où celui-ci essayait de tirer la sienne. Jianna avait tendu la main et saisi un couteau à la ceinture du Rougeaud, qui avait été trop surpris par la soudaine explosion de violence pour s’en apercevoir. Il avait donc été encore plus surpris quand la lame lui avait transpercé la poitrine, juste sous le sternum. Il avait lâché Jianna avec un gémissement et titubé en arrière. Le cinquième soldat s’était enfui pour sauver sa vie. Le Rougeaud avait essayé de tirer son épée de son fourreau et d’attaquer Skilgannon. Mais ses jambes s’étaient dérobées et il était tombé à genoux, le sang giclant de sa poitrine. Skilgannon avait aisément esquivé son faible coup d’épée. — Partons, maintenant, avait-il dit à Jianna. Elle l’avait regardé dans les yeux. Son regard était froid comme des cristaux de glace. Elle avait frissonné. — Oui, avait-elle répondu. L’histoire du sauvetage dans la forêt avait grandi au fil des années. Jianna en avait entendu de nombreuses versions. Dans certaines, elle avait été vêtue d’une armure et avait combattu et tué personnellement trois hommes. Dans d’autres, le Damné avait vaincu six maîtres d’armes. En réalité, l’action avait été brève et sanglante. Jianna avait gardé sa liberté, et Samias avait perdu l’amour de sa vie. C’était ce que voulait dire Askelus quand il parlait d’une société compatissante. La concentration sur les pertes et les chagrins individuels, plutôt que sur les effets d’un acte sur la société en sa totalité. Revenue au parc, Jianna s’assit sur un banc proche du buisson qui cachait l’entrée du passage secret. Elle fut obligée d’attendre un certain temps, car des gens passaient sans arrêt sur le chemin, ou s’asseyaient à côté des fontaines. Finalement, elle put retourner dans le buisson, s’accroupir et soulever la grille. Sa lanterne brûlait toujours, à la porte inférieure. Elle la récupéra, ferma et barra la porte et retourna dans le tunnel. Elle avait laissé des instructions afin de ne pas être dérangée jusqu’à 14 heures, mais c’était presque l’heure. Presque trop juste ! Dans la niche cachée derrière le panneau, elle enleva ses vêtements ordinaires puis entra dans l’appartement, marchant nue jusqu’à sa chambre. À ce moment, deux servantes entrèrent, s’inclinèrent et lui dirent que Malanek l’attendait dehors. Elle leur ordonna de préparer un bain, puis elle enfila un peignoir en satin bleu pâle. Une des servantes fit entrer Malanek dans la salle principale. Il avait l’air fatigué et les traits tirés. — Je suis content que vous ayez pris un peu de repos supplémentaire, Majesté, dit-il. — Vous auriez dû faire la même chose, Malanek. Vous avez l’air épuisé. Il eut un sourire fatigué. — Je n’arrive pas à me souvenir que je ne suis plus un jeune homme. (Il soupira.) Il y a des nouvelles de Mellicane, Majesté. Avez-vous changé d’idée au sujet de Skilgannon ? — Non. Pourquoi l’aurais-je fait ? — Il y a eu une tentative d’assassinat contre lui. Conduite par un Naashanite du nom de Servaj Das. — Ce n’était pas sur mon ordre, Malanek. Skilgannon est libre d’aller où bon lui semble. — Je suis heureux de l’entendre, Majesté. Mais je me demande qui d’autre pourrait vouloir la mort de Skilgannon. Elle le dévisagea. — Je n’ai pas besoin de vous mentir, mon ami. Quand j’ai accepté votre conseil de le laisser partir, je l’ai fait librement. Si j’avais voulu le faire tuer, je vous l’aurais dit. — Je le sais, Jianna, dit-il, se laissant aller à la familiarité pour un instant. Puis-je m’asseoir ? Elle lui fit signe de prendre place sur un sofa et s’installa près de lui. — Qu’est-ce qui vous inquiète ? — J’ai étudié les rapports venus de Mellicane. Masque de Fer a pris beaucoup de contacts avec la communauté naashanite. Beaucoup de ses hommes sont d’anciens soldats à nous. La plupart étaient des rebelles, mais pas tous. Selon nos sources à Mellicane, Servaj Das travaillait pour lui. Nous avons peu d’informations sur Masque de Fer, excepté qu’il n’est pas de Tantria. Son accent indique qu’il n’est pas ventrian. Il semble que personne ne le connaisse à Datia et à Dospilis. Il pourrait venir de l’autre côté de la mer : Drenan, Gothir, Vagria. Mais s’il était naashanite ? Jianna haussa les épaules. — Qu’est-ce que ça pourrait me faire ? — C’est un chef charismatique. Nous le savons. Il a rassemblé des guerriers autour de lui, dont un grand nombre ont combattu contre vous. D’où peut bien venir un homme comme ça ? Et il y a autre chose. Nos sources parmi les Datians ont rapporté qu’en entrant dans son palais ils ont trouvé des salles dans les donjons aux murs éclaboussés de sang. Et aussi des mains et des doigts coupés. La Reine était assise, immobile. — L’homme dont nous ne prononçons pas le nom a été tué au combat. Skilgannon lui a arraché la moitié du visage d’un coup d’épée, puis il l’a poignardé au cœur. J’ai vu les rapports concernant ce Masque de Fer. Il porte le masque par coquetterie. Son visage n’est pas mutilé, simplement d’une couleur pourpre. — On n’a jamais retrouvé son cadavre. Et s’il avait été guéri, Majesté ? On parle d’un temple en Pelucid, et d’une prêtresse qui peut accomplir des miracles. — Ce sont de simples rumeurs. Des mythes. Comme les lézards volants et les chevaux ailés. — L’homme dont nous ne prononçons pas le nom a failli nous vaincre. S’il vit toujours, il est une menace pour tout ce que vous essayez de construire. Les récentes tentatives contre votre vie peuvent peut-être remonter jusqu’à lui. — Vous me mettez mal à l’aise ! dit sèchement Jianna. Je ne crois pas que les morts puissent revenir me hanter. — Non, Majesté. Et moi non plus – si j’avais pu trouver son cadavre. Mais, si vous n’avez pas ordonné à Servaj Das de tuer Skilgannon, et que personne dans notre ambassade ne l’ait fait, Masque de Fer est le seul autre lien. Et pourquoi Masque de Fer voudrait-il la mort d’un homme qu’il ne connaît pas et qui n’est pas une menace pour lui ? — Où est Skilgannon, en ce moment ? — Toujours à Mellicane, mais il se prépare à voyager vers le nord. J’ai un rapport de mes contacts à l’ambassade drenaïe qui dit qu’il a prévu de partir avec le guerrier Druss. Ils vont en Pelucid. Druss a l’intention de tuer Masque de Fer. Pourquoi Skilgannon part avec lui, c’est un mystère. Les Datians envoient aussi une force en Pelucid. Ils veulent capturer Masque de Fer eux-mêmes. Apparemment, plusieurs de ses victimes étaient d’importants nobles datians. — Alors, je suppose que le mystère sera bientôt résolu, dit Jianna. — Jusqu’à ce qu’il le soit, Majesté, nous devons être très prudents avec votre sécurité. Pas de risques inutiles. Si l’homme dont nous ne prononçons pas le nom est toujours en vie, le danger pour vous est très réel. — Je ne prends jamais de risques inutiles, Malanek. Et un chef est toujours en danger. Chapitre 15 Diagoras avait préparé la route avec soin, et avait emporté des copies des cartes qui montraient les montagnes, les rivières et les cols au nord de Mellicane. Au troisième jour, il avait commencé de prendre plaisir au voyage. Dans ses sacs de selle se trouvaient des notes abondantes sur les villages où ils pourraient obtenir des provisions, les noms des chefs à qui offrir des cadeaux, et les détails sur les zones de danger potentiel. Elles étaient surtout situées dans les régions montagneuses proches de Pelucid, où des bandes de voleurs avaient des cachettes. Diagoras avait aussi réuni toutes les informations disponibles sur Shakusan Masque de Fer. Cela ne représentait pas grand-chose, mais une des informations avait intéressé Skilgannon. Trois ans plus tôt, à son arrivée à Mellicane, Masque de Fer avait livré un duel. Selon le rapport, il avait utilisé des épées incurvées, qui étaient rangées dans le même fourreau. Le rapport disait aussi que Masque de Fer était un homme d’une force prodigieuse, et indiquait qu’il avait, d’un seul coup d’épée, traversé le plastron de son adversaire et la cotte de mailles en dessous. Un autre coup d’épée avait décapité la victime. Le premier jour de voyage avait eu lieu à petite allure. Les chevaux que Skilgannon s’était procurés étaient mal nourris, et même s’ils étaient de bonne race, ils étaient faibles. Il fallait souvent les laisser se reposer. Pendant les quelques jours où ils étaient restés dans l’enceinte drenaïe, Diagoras avait ordonné qu’on les nourrisse au grain et qu’on leur fasse faire un peu d’exercice, mais ils étaient encore loin d’être en pleine forme. Au troisième jour de voyage, ils avaient commencé à se renforcer. Les jumeaux, Jared et Nian, les avaient rejoints sur la route le matin du deuxième jour. Ils montaient tous deux des poneys de colline au poil long, des bêtes solides mais revêches, qui essayaient de mordre les chevaux de cavalerie, plus grands, si un cavalier était assez bête pour s’approcher trop d’eux. Les deux frères s’étaient mis à chevaucher à côté du chariot de provisions conduit par Druss. En chemin, Diagoras regardait souvent Garianne. Elle était montée sur une jument grise, et se tenait à l’écart du groupe, même la nuit quand ils bivouaquaient. Elle restait assise, seule, et de temps en temps, elle parla toute seule. Le jeune Rabalyn chevauchait souvent à côté de Diagoras et l’assommait de questions. Sa joie d’avoir été invité pour le voyage n’était pas ternie par la peur des conséquences. Il adorait monter, et, le soir, il passait une heure à soigner son cheval, le brosser ou lui caresser le cou. Rabalyn était un cavalier-né, et deviendrait un jour un excellent épéiste, pensait Diagoras. Il avait un bon équilibre et des mains rapides. Et il apprenait vite. Le quatrième jour, ils approchèrent des contreforts d’une chaîne de montagnes, à l’ouest, et la contrée commença à grimper. Il s’agissait des montagnes de Sang, riches en minerai de fer. Le paysage était sauvage et magnifique, avec des couleurs sans cesse changeantes. Le soleil matinal illuminait les montagnes rouges et les faisait étinceler comme du vieil or. Vers midi, des ombres apparurent sur les pentes, déchiquetées et acérées. Au crépuscule, quand le soleil descendit derrière les montagnes, elles perdirent leurs riches couleurs et devinrent grises et impressionnantes. Pendant qu’ils campaient, cette nuit-là, Druss se leva de sa place autour du feu et gagna le chariot. Il s’y allongea et s’endormit. Diagoras était assis avec Skilgannon et les autres. — Un chef de tribu contrôle le col, ici, dit-il. Il s’appelle Khalid. Apparemment, il est en partie nadir, et il a environ cinquante combattants. D’après ce qu’on m’a dit, il demande des frais minimes pour laisser passer les gens. Mais cette information date de l’époque où le roi et ses soldats étaient une menace constante pour son autorité. Impossible de savoir comment il réagira aujourd’hui. — Quand arriverons-nous au col ? demanda Skilgannon. — À midi, demain, je pense, répondit Diagoras. — Je partirai en éclaireur et je négocierai avec lui, dit Skilgannon. — Soyez prudent, l’avertit Diagoras. Les gens de cette contrée sont très pauvres, mais très fiers. — Merci du conseil, dit Skilgannon. Que sait-on d’autre sur ce Khalid ? Diagoras consulta ses notes. — Pas grand-chose. Il a environ soixante ans, et n’a pas de fils encore en vie. Il a survécu à tous. Il ne paie pas d’impôts. Apparemment, il y a une vingtaine d’années, ses hommes et lui se sont joints aux forces du roi et ont vaincu une armée d’invasion venue de Sherak, au nord. En récompense, il lui a été attribué ces terres, exemptes de tribut. C’était un geste de pure forme, car ces montagnes ne produisent pas grand-chose en termes de richesses imposables. — Quel est le montant du péage ? — Deux pièces de cuivre par tête, et une pièce de cuivre par animal de trait ou cheval. Ils parlèrent encore un moment. Les jumeaux ne dirent pas grand-chose, et Garianne n’ouvrit pas la bouche. Finalement, Diagoras se leva et alla s’asseoir en haut d’une colline, d’où il regarda les montagnes. Rabalyn le rejoignit. — Ça vous dirait de vous entraîner un peu avec moi ? demanda le jeune garçon. — Non, il fait trop sombre. Nous pourrions nous blesser accidentellement. Demain matin, avant de partir, nous nous entraînerons. — Comment était-ce, à la bataille de Skeln ? — Brutal, Rabalyn. Je n’ai pas envie d’en parler. Beaucoup de mes amis sont morts là. — Avez-vous été honorés, quand vous êtes rentrés chez vous ? — Oui, nous avons été honorés. Nous étions les héros du moment. Je ne parle pas à la légère, Rabalyn. Pendant quelques jours, nous avons été la coqueluche de la capitale. Puis la vie est revenue à la normale, et les gens ont trouvé d’autres choses pour les distraire. Il avait été promis aux soldats qui avaient survécu à Skeln mais qui avaient été mutilés qu’ils recevraient vingt raqs d’or chacun, et une bonne pension pour le reste de leur vie. Ils n’ont jamais touché l’or. Et maintenant, ils luttent pour survivre avec six pièces de cuivre par mois. Certains sont même devenus des mendiants. Druss en a aidé beaucoup. Il a donné des terres qu’il possédait pour en loger certains, et les profits de ses fermes servent à nourrir les vétérans. — Il est donc riche ? Il n’en a pas l’air ! Diagoras éclata de rire. — Sa femme, Rowena, était une femme astucieuse. Quand Druss revenait de guerre, il croulait généralement sous les cadeaux des princes reconnaissants. Elle utilisait l’or qu’il rapportait pour acheter des terres, et pour investir dans des entreprises commerciales. S’il le voulait, notre ami Druss pourrait se faire construire un palais et vivre dans le luxe. — Pourquoi ne le fait-il pas ? — Je ne peux pas répondre à ça, petit. Sauf pour dire qu’il se moque pas mal de la richesse. Mais il se sent seul. Ça, je le vois bien ! — Je l’aime bien, dit Rabalyn. Il m’a transmis son code. Je vivrai en le respectant. Je le lui ai promis. — Je connais ce code. Il est bon. Mais il est dangereux, Rabalyn. Un homme comme Druss peut vivre en respectant ce code, parce qu’il ressemble à une tempête : sauvage, fière et indomptable. Nous autres mortels, toutefois, avons besoin d’être un peu plus circonspects. S’en tenir trop fermement au code de Druss nous tuerait. Khalid Khan était assis à l’ombre d’un rocher en surplomb et regardait le cavalier sur la route, en dessous. Le soleil était haut et chaud, le ciel d’un bleu sans nuages. Pourtant, la journée n’était pas bonne. Le matin, Khalid avait vu deux aigles faire leur nid sur les hauts pics. Il y avait bien longtemps qu’on n’avait pas vu d’aigles dans les montagnes de Sang. Normalement, leur présence aurait été un heureux présage. Mais pas ce jour-là. Ce jour-là, il savait qu’ils n’étaient que des oiseaux, et ne signifiaient rien. Khalid était inquiet. Il y avait eu peu de marchands sur les routes depuis le début de la stupide guerre, et les gens de Khalid avaient été obligés de se serrer la ceinture. Ce n’était pas bon, car la faim les rendait moroses et grognons. En tant que chef, Khalid survivrait aussi longtemps que ses hommes croiraient qu’il avait le pouvoir de leur procurer des pièces. La semaine précédente, un certain Vishinas avait conduit un raid contre un village du Nord, et avait ramené cinq bœufs étiques et quelques moutons. C’était pitoyable. Mais les hommes de Khalid, affamés et mécontents, avaient salué le raid comme une victoire, et Vishinas était désormais plus populaire que lui parmi les jeunes. Khalid soupira et gratta sa maigre barbe noire. Depuis quelque temps, la vieille blessure dans son épaule droite le faisait souffrir. Si Vishinas le défiait à l’épée, il ne pourrait jamais le vaincre. Heureusement, Vishinas ignorait cette faiblesse de son chef. La réputation de Khalid avait été construite sur ses prouesses à l’épée, et le jeune homme se méfiait encore de lui. Mais pas pour bien longtemps, pensa amèrement Khalid. Cette menace seule, même si elle était réelle, ne l’aurait pas empêché de dormir. Mais il y avait quelque chose dans l’air qui ne lui disait rien de bon. La mère de Khalid était née avec le don de vision. C’était une prophétesse douée. Khalid n’avait pas entièrement hérité de ce don, mais ses instincts étaient plus fins que ceux de la plupart des hommes. Au cours des deux dernières nuits, il s’était réveillé couvert de sueur et terrorisé. Lui qui ne rêvait presque jamais, il avait eu des cauchemars qui l’avaient laissé tout tremblant. Il avait vu des bêtes qui marchaient comme des hommes, puissantes et énormes, qui se glissaient dans les ténèbres sur les flancs de la montagne. Désorienté, il s’était dégagé de ses couvertures, avait saisi son épée et avait quitté sa tente en courant. Il était resté debout sous le clair de lune, le souffle court et haché. Dehors, tout avait été silencieux. Pas de menace, ni de démons. Juste un rêve ? Khalid en doutait. Quelque chose arrivait. Quelque chose de redoutable. Il repoussa ces sombres pensées et regarda en direction de Vishinas, accroupi sur un rocher. Le guerrier observait aussi le cavalier en approche. L’homme chevauchait bien. Il étudiait la piste et les parois rocheuses, des deux côtés. Vishinas fit un signe à Khalid, puis saisit son arc sur son épaule. Il tira une flèche du carquois et jeta un regard interrogateur à son chef, qui fit « non » de la tête. Vishinas eut l’air déçu, mais il remit sa flèche au carquois. Khalid se leva de sa cachette et avança à découvert, descendant la pente pour aller à la rencontre du cavalier. Vishinas courut à côté de lui, et sept autres hommes de la tribu sortirent de leurs cachettes. Le cavalier s’approcha d’eux et mit pied à terre. Laissant les rênes traîner sur le sol, il avança vers Khalid et le salua. — Je m’appelle Skilgannon. Mes amis et moi voudrions traverser le territoire du renommé Khalid Khan. Pourriez-vous me conduire jusqu’à lui ? — Vous n’êtes pas tantrian, dit Khalid. Ni, je pense, datian. Votre accent est du Sud. — Je suis naashanite. — Comment se fait-il, alors, que vous ayez entendu parler du renommé Khalid Khan ? — Je voyage avec un officier drenaï qui a fait de grands éloges sur lui. Il m’a dit qu’il était de coutume d’offrir un tribut au Khan lorsqu’on traverse ses terres. — Votre ami est un homme sage. Je suis Khalid Khan. L’homme s’inclina de nouveau. Quand il le fit, Khalid vit les poignées d’ivoire de ses épées. — Deux lames dans le même fourreau, dit Khalid. C’est très inhabituel. Combien d’hommes compte votre groupe ? — Cinq hommes et une femme. — Ces temps sont durs, Skilgannon. La guerre et la mort sont partout. Etes-vous préparé pour la guerre et la mort ? Le guerrier sourit, et ses yeux bleu glacé étincelèrent sous le soleil. — Aussi préparé qu’un homme peut l’être, Khalid Khan. Quel tribut estimez-vous juste pour traverser votre territoire ? — Tout ce que vous possédez, dit Vishinas en avançant. Plusieurs autres jeunes hommes le suivirent. Khalid lutta pour garder son calme. Il ne s’était pas attendu à voir son autorité défiée si rapidement. Skilgannon se tourna vers Vishinas. — Je parlais au loup, petit. Quand j’aurai envie d’entendre les aboiements d’un chiot, je vous ferai signe d’avancer. Il avait parlé d’une voix douce. Vishinas s’empourpra, puis tendit la main vers son épée. — Si cette lame sort du fourreau, dit l’homme, vous mourrez ici même. (Il s’approcha tout près de Vishinas.) Regardez-moi dans les yeux, et dites-moi si vous pensez que ce n’est pas la vérité. Vishinas recula d’un pas, mais Skilgannon le suivit. En essayant de mettre assez de distance entre eux pour tirer son épée, Vishinas trébucha sur un rocher et tomba. Avec un cri de rage et d’humiliation, il se releva et se fendit. Bizarrement, le coup rata son but, et il se retrouva allongé sur le sol une fois de plus, sa tête frappant un rocher. À demi assommé, il essaya de se relever, puis se laissa retomber. Skilgannon retourna près de Khalid. — Mes excuses, seigneur, dit-il. Nous parlions du tribut. — Effectivement. Je vous prie d’excuser le petit. Il est gauche et inexpérimenté. Il me semble avoir déjà entendu quelque part le nom de Skilgannon. — C’est possible, seigneur. — Il me semble me souvenir d’un seigneur de guerre portant ce nom. Le Destructeur des Armées. Le vainqueur de cinq grandes batailles. Il y a beaucoup d’histoires concernant ce guerrier, Skilgannon. Et pas toutes favorables. — Les bonnes ont été exagérées, dit doucement Skilgannon. — Les mauvaises aussi ? — Hélas, non. Khalid regarda le jeune homme. — La culpabilité est un fardeau incroyablement lourd. Il tire l’âme vers le fond. Je le sais. Vous pouvez traverser mes terres, Skilgannon. Le tribut sera ce que vous choisirez. Skilgannon ouvrit sa bourse et en tira trois pièces d’or, qu’il laissa tomber dans la paume de Khalid Khan. Khalid ne laissa paraître aucune émotion en recevant une somme si importante, mais il garda la main ouverte pour que ses hommes voient le scintillement du métal jaune. À cet instant, le reste du groupe de Skilgannon arriva en vue. Un des hommes cria, et les autres foncèrent, dépassant Vishinas, toujours à demi assommé. Khalid étrécit les yeux pour voir contre le soleil, puis il se tourna vers Skilgannon. — Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous voyagiez avec le Tueur d’Argent ? demanda-t-il. Il déglutit et rendit les pièces à Skilgannon. — Il n’est pas question de tribut pour Druss la Légende. — Cela m’honorerait que vous l’acceptiez quand même, dit Skilgannon. Khalid sentit son moral remonter en flèche. Il avait craint que l’homme accepte son refus sans discuter. — Ah ! très bien ! si c’est une question de politesse, alors je l’accepte. Mais vous devez venir à mon village. Nous y donnerons une fête. Le chef s’éloigna de Skilgannon et marcha vers le chariot. Druss le regarda et sourit. — Ça fait plaisir de te voir, Khalid. Comment se fait-il qu’une canaille comme toi soit encore en vie ? — Les dieux m’aiment, Druss. C’est pour ça qu’ils m’ont accordé ces verts pâturages et cette grande fortune. Ah ! ça me fait bien plaisir de te voir ! Où est le Poète ? — Il est mort. — Ah ! c’est triste. Les femmes les plus âgées seront chagrinées, quand elles en entendront parler. Trop de nos amis ont emprunté la route ténébreuse, ces dernières années. Ça me ferait presque me sentir vieux ! (Khalid grimpa sur le chariot.) Ce soir, mon ami, nous ferons la fête. Nous parlerons et nous boirons. Puis nous ferons mourir tout le monde d’ennui avec les récits de notre grandeur. Pour Rabalyn, la soirée amena un étrange mélange d’émotions. Il avait été envoûté par les montagnes d’or rouge et les splendides couchers de soleil de ces terres hautes. Tout ici était différent de ce qu’il avait connu chez lui. La terre était dure, la chaleur impitoyable. Et pourtant, il sentait son cœur enfler de bonheur quand il regardait le magnifique paysage. Les nomades qui suivaient Khalid Khan étaient eux aussi passionnants. Minces et durs, la peau tannée, le regard intense. À une autre occasion, Rabalyn aurait pu les trouver effrayants, mais telle était leur joie de voir Druss qu’ils semblaient presque insouciants. Le camp de Khalid Khan avait déçu Rabalyn, qui s’était attendu à des tentes en soie, comme dans les histoires. En réalité, elles étaient composées d’un mélange de vieux cuir tanné et de toiles grossières, mal cousues et usées jusqu’à la corde. Le camp s’étendait anarchiquement à flanc de montagne, et tout, ici, respirait la pauvreté. Des enfants nus couraient à travers le campement, suivis par des chiens malingres qui aboyaient à tout-va. Il y avait peu de végétation en vue, et pas d’arbres. Rabalyn vit une colonne de femmes descendre de la montagne, chargées d’outres d’eau. Il devina qu’il devait y avoir un puits caché, non loin. La tente de Khalid Khan, bien qu’un peu plus grande que celles des autres, était tout aussi délabrée. L’extérieur était réparé avec des bouts de tissu, et Rabalyn vit une déchirure juste en dessous d’un des trois grands poteaux qui la soutenaient. Il regarda autour de lui, dans le camp. Une trentaine de femmes et une vingtaine d’enfants étaient en vue. Ils se rassemblèrent autour d’eux quand Khalid leur fit traverser le camp. Quelques vieillards sortirent des tentes et les regardèrent passer. Certains appelèrent Druss, qui leur adressa des signes amicaux. Des hommes plus jeunes arrivèrent ensuite, mais ils ne regardèrent pas Druss. Ils dévoraient des yeux, avec un désir non déguisé, la silhouette aux cheveux dorés de Garianne, qui les ignorait. Rabalyn descendit du chariot. Son épée courte heurta le bois de la plate-forme du conducteur, et il faillit tomber. Les jumeaux, Jared et Nian, avancèrent à côté de lui. Nian souriait aux enfants. L’un d’eux approcha prudemment de lui. Nian se laissa tomber sur un genou et lui tendit la main. Le gamin s’enfuit. Diagoras mit pied à terre. Khalid Khan cria un ordre, et plusieurs femmes avancèrent afin de s’occuper des montures. Skilgannon, Druss et Diagoras suivirent Khalid Khan sous sa tente. Garianne s’éloigna vers le flanc de la montagne, suivie par les jumeaux. Rabalyn s’élança derrière eux. — Où allons-nous ? demanda-t-il à Jared. Ce fut Nian qui répondit. — Nous allons nager dans le lac secret, n’est-ce pas, Jared ? Jared hocha la tête. Son frère tendit la main et saisit le foulard bleu qui pendait à la ceinture de Jared, puis il soupira. — Nous aimons nager, dit-il, ravi. Rabalyn avait souvent remarqué que Nian s’accrochait au foulard, mais il n’en avait jamais parlé, de peur d’être impoli. Il semblait bizarre que les deux frères ne soient jamais séparés par plus de un mètre ou deux. Une fois, pendant qu’ils chevauchaient, Rabalyn avait vu Nian pousser sa monture tout contre celle de Jared, et saisir le foulard. Le mouvement avait effrayé le cheval de Jared, qui s’était cabré avant de partir au galop. Nian avait forcé son cheval à suivre l’autre, en criant et en le talonnant, pour rattraper Jared. Une fois que Jared avait eu repris le contrôle de sa monture, il l’avait fait stopper et avait bondi de sa selle. Nian était pratiquement tombé de la sienne et avait couru vers son frère. Il lui avait jeté les bras autour du corps et avait éclaté en sanglots. C’était un spectacle déconcertant. Après ça, Jared avait coupé un morceau de corde pour qu’en chevauchant il puisse en tenir une extrémité et Nian l’autre. Les frères grimpèrent derrière Garianne. Ils atteignirent une grande corniche, devant une haute fissure de la roche rouge. Garianne y entra, et descendit une pente abrupte, à l’intérieur. De la lumière filtrait de très haut, au-dessus d’eux, et scintillait à la surface d’une profonde mare souterraine. Nian cria, sa voix résonnant à l’intérieur de la montagne. Devant eux, Garianne enlevait déjà ses vêtements et les pliait soigneusement avant de les poser sur une corniche. Plaçant son arbalète et son carquois sur les habits, elle se tourna et plongea dans l’eau étincelante. Nian et Jared se déshabillèrent aussi, puis, main dans la main, ils plongèrent dans la mare. Rabalyn resta assis sur le rocher et regarda le trio nager. Il aurait aimé se joindre à eux, mais l’idée de nager nu le mettait mal à l’aise. Regarder Garianne se déshabiller avait provoqué une érection embarrassante, et il n’avait pas envie d’en faire étalage. Il resta assis et regarda subrepticement la femme nager, attendant avec impatience les moments où elle se retournait et exposait ses seins. Nian lui cria de les rejoindre. — Dans un petit moment, dit-il. Il vit Garianne le regarder, et il rougit violemment. Puis Diagoras arriva. Debout à côté de Rabalyn, il se déshabilla. — Vous ne savez pas nager ? — Si, je sais. Je viendrai, dans un petit moment. Diagoras plongea, remonta élégamment à la surface et rejoignit à la nage l’autre côté de la mare. Puis il replongea sous la surface, pivota, agita ses pieds et fit le chemin inverse. Il sourit à Rabalyn. — L’eau est très froide, dit-il. Croyez-moi, ça va calmer vos ardeurs. Rabalyn rougit de nouveau. Puis il se débarrassa promptement de ses vêtements et sauta dans la mare secrète. Les brûlures infligées pendant l’incendie de la maison de sa tante étaient pratiquement guéries, excepté une petite zone fripée sur sa cuisse droite. À cet endroit, la peau se fendait souvent et du sang mêlé de pus en suintait. L’eau froide était apaisante. Rabalyn nagea jusqu’au centre de la mare, puis leva les yeux. À plus de soixante mètres de haut, par une petite ouverture en forme de faucille, il vit le ciel. C’était une sensation étrange. Comme si un croissant de lune bleu étincelant avait brillé au-dessus de lui. À sa gauche, Garianne sortit de l’eau. Rabalyn s’aperçut qu’il admirait la courbe de ses hanches. Malgré ce qu’avait assuré Diagoras, l’eau froide n’était pas parvenue à calmer son excitation. Il retourna vers l’endroit où il avait laissé ses vêtements. Diagoras était assis sur une corniche, non loin. — Druss et Skilgannon viendront-ils aussi ? demanda Rabalyn sans sortir de l’eau. — Je pense, une fois qu’ils auront fini d’interroger Khalid Khan. Il semble que Masque de Fer soit passé par là il y a une dizaine de jours. Selon Khalid Khan, il était accompagné d’une soixantaine d’hommes. Et il y en a d’autres à la forteresse. Diagoras fronça les sourcils, puis tendit la main vers ses vêtements, sortant : un rasoir à manche en corne de sa bourse de ceinture. Il l’ouvrit et entreprit de raser le contour de sa barbe en trident. — Que va faire Druss ? — Il ira à la forteresse. Une femme et une enfant voyageaient avec Masque de Fer. L’enfant est Elanin, la fille du comte Orastes. — L’ami de Druss. — Oui. Mais c’est une affaire compliquée. La femme avec l’enfant est sa mère. Elle est maintenant la maîtresse de Masque de Fer. Druss a l’intention de tuer Masque de Fer pour venger Orastes. Il est inquiet que la mère ne permette pas à sa fille de retourner en Drenan. — Ne peut-il l’emmener de force ? Diagoras éclata de rire. — Nous parlons de Druss la Légende, mon garçon ! Arracher une enfant à sa mère ? Il ne ferait jamais une telle chose. De toute façon, il y a la petite question des cent cinquante guerriers à régler avant de s’attaquer à ce problème. Puis il y a le chaman nadir qui voyage avec Masque de Fer. Cet homme est versé en magie, et il peut invoquer des démons, pour ce que j’en sais. Puis il reste Masque de Fer lui-même. Il porte deux épées, comme Skilgannon, et on dit que c’est un maître épéiste. Pour ma part, j’attendrai un peu avant de m’inquiéter du destin de cette enfant. — Entrerez-vous dans la forteresse avec Druss ? — Oui, je le ferai. Ce type est mon ami. — J’irai aussi, dit Rabalyn. — Nous verrons, petit. Votre courage vous honore, mais votre habileté n’est pas encore à la hauteur. Garianne, rhabillée, l’arbalète à la main, passa à côté d’eux sans un regard. Plus à l’aise, Rabalyn sortit de l’eau et s’assit près de Diagoras. — Elle est très belle, n’est-ce pas ? dit-il. — Oui. Ce n’est rien de le dire ! reconnut Diagoras. Les jumeaux étaient sortis de l’eau de l’autre côté de la mare, et discutaient tranquillement. Nian se leva, Rabalyn vit qu’il avait une longue cicatrice en zigzag sur le flanc droit, au contour fripé. Puis Jared se leva. Il portait une cicatrice identique, mais du côté gauche. Druss et Skilgannon arrivèrent. L’homme à la hache s’assit avec Diagoras et Rabalyn, pendant que Skilgannon se déshabillait et plongeait dans la mare. Druss retira ses bottes et laissa tremper ses pieds dans l’eau. Rabalyn regarda les jumeaux, sur l’autre corniche. Nian était endormi, et Jared était assis, perdu dans ses pensées. — Avez-vous vu leurs cicatrices ? demanda Rabalyn à Druss. L’homme hocha la tête. — As-tu hâte que la fête commence ? demanda-t-il au jeune garçon, ignorant sa question. — Je ne crois pas que ce sera une fête bien formidable, dit Rabalyn. Ils ne semblent pas avoir grand-chose… — C’est vrai. Ces quelques dernières années ont été dures pour Khalid. Je leur ai donné certaines de nos provisions. Quoi qu’ils nous offrent, veille à être reconnaissant. Mais ne mange pas trop. Ce que nous laisserons sera partagé dans le camp, plus tard. Diagoras gloussa. — Suggères-tu que le gamin mente, Druss ? Druss se gratta la barbe, puis sourit. — Tu ressembles à un chien qui a trouvé un vieil os, dit-il. Tu n’abandonnes donc jamais ? — Non, répondit joyeusement Diagoras. Jamais. Et moi aussi, je me suis posé des questions sur les cicatrices des jumeaux. Elles sont presque identiques. — Alors, pose-leur la question, dit Druss. — Est-ce quelque sombre secret ? insista Diagoras. Druss secoua la tête, puis enleva son pourpoint et son pantalon. Sans rien ajouter, il sauta dans l’eau, produisant un puissant éclaboussement. Diagoras se pencha vers Rabalyn. — On y va et on leur demande ? Rabalyn secoua la tête. — Je crois que ce serait très impoli. — Vous avez raison, dit Diagoras. Malédiction ! je sens que la curiosité va m’empêcher de dormir, cette nuit ! Désormais sec, Rabalyn se rhabilla et sortit de la grotte. Le soleil se couchait, et la température devenait plus supportable. Il traversa le camp et s’assit à l’ombre d’un rocher en surplomb, et regarda la terre rouge. Quand l’obscurité commença de tomber, il se leva. À cet instant, il vit quelque chose bouger sur la crête d’une lointaine colline. Quand il essaya de mieux voir, la forme disparut derrière un rocher. Puis une autre silhouette passa brièvement sur le sommet de la colline. Le mouvement avait été si rapide que Rabalyn fut incapable d’identifier la créature. Un homme qui courait, ou peut-être un daim. Pendant un moment il resta immobile, à l’affût. En tout cas, la forme était de grande taille. Il se demanda si des ours vivaient dans ces terres hautes et sèches. Puis un cor sonna. Il tourna le regard vers le camp et aperçut des gens se rassembler autour de la grande tente de Khalid Khan. Affamé, Rabalyn repoussa l’idée des créatures sur la colline au fond de son esprit, et descendit au petit trot vers la tente du chef. La fête fut effectivement une maigre affaire. Deux bœufs faméliques rôtis à la broche, un peu de pain salé, un fût de bière légère, et des gâteaux secs qui, Rabalyn le découvrit, semblaient avoir été faits davantage à la poussière qu’au sucre. Khalid Khan était embarrassé, et il s’excusa auprès de Druss, assis à côté de lui sur un tapis, à l’arrière de la tente. Druss posa ses énormes mains sur les épaules du nomade. — Les temps sont durs, mon ami. Mais quand un homme me donne ce qu’il a de mieux, je suis honoré. Aucun roi n’aurait pu m’offrir plus que ce que tu m’as donné ce soir. — J’ai gardé le meilleur pour la fin, dit Khalid en claquant des mains. Deux jeunes femmes quittèrent la tente, et revinrent en portant un tonneau en bois. Elles le posèrent sur la table, s’inclinèrent respectueusement devant Khalid puis s’éloignèrent. Khalid Khan prit un gobelet vide et tourna le robinet du tonneau. Sous la lueur des lanternes, l’alcool coula comme de l’or pâle. Khalid tendit le gobelet plein à Druss. Le guerrier goûta, puis avala une grande gorgée. — Par Missael ! c’est du Feu de Lentria ! Et délicieux, mon ami ! — Vingt-cinq ans d’âge, répondit Khalid, ravi. Je le gardais pour une occasion spéciale. Les jeunes gens du clan se réunirent autour de Khalid, qui emplit leurs coupes, gobelets et chopes. L’humeur sous la tente s’allégea considérablement, et deux des guerriers de Khalid sortirent des instruments à cordes de facture grossière et se mirent à jouer. Peu après, les cinquante hommes réunis sous la tente chantaient et tapaient des mains. Rabalyn goûta le vin, et comprit aussitôt pourquoi on l’appelait le Feu de Lentria. Il faillit s’étrangler et donna son gobelet à un homme assis près de lui. — J’ai eu l’impression d’avaler un chat avec les griffes sorties, se plaignit-il à Diagoras. — Les Lentrians l’appellent l’Eau d’Immortalité, dit le Drenaï. La boire, c’est savoir ce qu’éprouvent les dieux. Il vida sa coupe, puis partit en chercher une autre. Rabalyn vit que Skilgannon se frayait un chemin entre les fêtards et sortait dans la nuit. Fatigué du bruit et de la présence de tous ces gens sous la tente, Rabalyn le suivit. — Je vois que vous n’aimez pas la boisson, non plus, dit-il. Skilgannon haussa les épaules. — Je l’appréciais, dans une autre vie. Quels sont tes plans maintenant, Rabalyn ? — J’irai sauver la princesse, avec Druss et Diagoras. — Dans la culture drenaïe, la fille d’un comte est appelée une dame, dit il en souriant. Mais ce n’est pas le moment d’être pédant. Je pense que tu devrais choisir une autre voie. — Je n’ai pas peur. J’ai l’intention de vivre en respectant le code. — Il n’y a rien de mal à avoir peur, Rabalyn. Mais ce n’est pas la peur pour toi-même qui devrait te pousser à reconsidérer ta décision. Druss est un grand guerrier, et Diagoras est un homme qui a combattu dans de nombreuses batailles. Ce sont des hommes durs et résolus. Leurs chances de succès dans cette entreprise sont minces. Elles le seront encore plus s’ils doivent s’inquiéter de protéger un jeune et courageux garçon qui n’a pas encore les capacités suffisantes pour se protéger lui-même. — Vous pourriez nous aider. Vous aussi, vous êtes un grand guerrier. — Je ne connais pas cette fillette, et je n’ai aucune raison de faire la guerre à Masque de Fer. Tout ce que je demande, c’est trouver le temple. — Mais Druss est votre ami, non ? — Je n’ai pas d’amis, Rabalyn. J’ai une mission, qui s’avérera peut-être impossible. Druss a fait ses choix. Il cherche à venger la mort d’un ami. Cet homme n’était pas mon ami. Sa quête, donc, ne me concerne pas. — Ce n’est pas vrai, dit Rabalyn. Pas selon le code. « Protéger les faibles contre les forts maléfiques. » La princesse – la dame, peu importe le nom que vous lui donnez – est une enfant, et donc elle est faible. Et Masque de Fer est maléfique. — Je peux réfuter presque tous ces arguments. L’enfant est avec sa mère, qui est la maîtresse de Masque de Fer. Pour ce que nous en savons, Masque de Fer aime peut-être cette enfant comme la sienne. Ensuite, le mal est souvent une question de perspective. Et, plus important, même si ces deux critères étaient vrais, ce code n’est pas le mien. Je ne suis pas un chevalier dans un conte pour enfants. Je ne sillonne pas le monde en cherchant des serpents à pourfendre. Je ne suis qu’un homme qui espère un miracle. Le bruit cessa soudain à l’intérieur de la tente, et une voix d’une pureté presque insupportable commença de chanter. Skilgannon frissonna. — C’est Garianne, dit Rabalyn. Avez-vous déjà entendu quelque chose de plus beau ? — Non, reconnut Skilgannon. Je crois que je vais aller nager un peu sous le clair de lune. Pourquoi n’entres-tu pas sous la tente pour écouter ? — J’y vais, dit Rabalyn. Il regarda le guerrier s’éloigner sur le flanc de la montagne, puis se dirigea vers le volet ouvert de la tente. Tous les hommes étaient assis en silence, fascinés par la magie du chant. Garianne était debout sur une chaise, les bras tendus, les yeux fermés. La chanson parlait d’un chasseur qui découvre par hasard une déesse dorée se baignant dans un ruisseau. La déesse tombe amoureuse du chasseur, et ils couchent ensemble sous les étoiles. Mais, au matin, le chasseur veut repartir. Furieuse d’être rejetée, la déesse le transforme en cerf blanc, puis prend un arc pour le tuer. Le chasseur bondit par-dessus la cime des arbres et disparaît parmi les étoiles. La déesse le poursuit. C’est ainsi que le jour et la nuit ont commencé sur la Terre. Le cerf blanc est devenu la lune ; la déesse, le soleil. Et, à tout jamais, elle pourchasse son amant, siècle après siècle. Quand la chanson prit fin, le silence était total. Puis des applaudissements frénétiques éclatèrent. Garianne descendit de la chaise et regarda autour d’elle. Elle fit quelques pas vers la sortie et tituba. Rabalyn comprit qu’elle était ivre, et avança pour l’aider. Elle repoussa sa main. — Où est-il ? demanda-t-elle d’une voix pâteuse. — Qui ? — Le Damné. — Il est parti nager dans la mare secrète. — Je le trouverai, dit-elle. Rabalyn l’accompagna dehors et la regarda grimper la pente raide, puis il se détourna. À cet instant, les jumeaux sortirent de la tente. Nian le vit et le rejoignit. — Qui est-ce ? demanda-t-il à son frère. J’ai l’impression que je devrais le connaître. — C’est Rabalyn, dit Jared. — Rabalyn, répéta Nian en hochant la tête. Rabalyn fut sidéré. Le simple d’esprit à la mâchoire pendante et au sourire innocent avait disparu. Cet homme-là avait l’œil vif et était un peu intimidant. Il regarda Rabalyn. — Pardonnez-moi, jeune homme. J’ai été malade. Ma mémoire va et vient. Était-ce Garianne que j’ai vue grimper cette pente ? — Oui… messire, dit Rabalyn. Il regarda Jared, debout à côté de son frère. — Par les dieux ! Jared ! dit sèchement Nian. Laisse-moi un peu la place de respirer ! — Je suis désolé, mon frère. Tu devrais peut-être te reposer un peu. Ta tête te fait-elle souffrir ? — Non, ma fichue tête ne me fait pas mal, par l’enfer ! Il s’assit, puis regarda son frère et lui fit un sourire penaud. — Je suis désolé. C’est effrayant de ne pas se souvenir. Suis-je en train de devenir fou ? — Non, Nian. Nous voyageons vers le temple. Les prêtres sauront quoi faire. Je suis sûr qu’ils te rendront ta mémoire. — Qui était ce vieil homme imposant, sous la tente ? Son visage aussi m’est familier. — C’était Druss. Un ami. — Eh bien, que la Source soit remerciée, je vais bien, maintenant. C’est une belle nuit, n’est-ce pas ? — Oui, reconnut Jared. — Je boirai bien un peu d’eau. Y a-t-il un puits dans le coin ? — Je vais aller t’en chercher. Reste assis un petit moment. Jared partit vers la tente de Khalid Khan. Nian regarda Rabalyn. — Sommes-nous amis, jeune homme ? — Oui. — Vous vous intéressez aux étoiles ? — Je n’y ai jamais pensé. — Ah ! vous devriez. Regardez là-haut. Vous voyez les trois étoiles alignées ? On les appelle le Ceinturon de l’Épée. Elles sont si loin de nous que la lumière que nous voyons a mis des millions d’années à nous atteindre. Il se pourrait même qu’elles n’existent plus, et que tout ce que nous voyons soit de la lumière ancienne. — Comment pouvons-nous les voir si elles n’existent pas ? demanda Rabalyn. — C’est une question de distance. Quand le soleil se lève, le ciel est encore noir. Vous le saviez ? — Ça n’a pas de sens. — Ah ! mais si ! Le soleil est à plus de quatre-vingt-dix millions de lieues de la Terre. C’est une distance colossale. La lumière qui en émane doit voyager pendant quatre-vingt-dix millions de lieues avant d’atteindre vos yeux. Et nous avons conscience de la lumière seulement au moment où elle atteint nos yeux. Un ancien érudit a calculé qu’il fallait quelques minutes à la lumière pour voyager sur cette distance. Pendant ces minutes, le ciel semble noir pour nous. Rabalyn n’en crut pas un mot, mais il sourit et hocha la tête. — Oh ! je comprends, dit-il, troublé et un peu effrayé par cet individu bizarre qui habitait soudain le corps de Nian. Nian rit et lui flanqua une claque amicale sur l’épaule. — Vous me croyez fou. Peut-être le suis-je. Mais j’ai toujours été curieux de savoir comment les choses fonctionnaient. Qu’est-ce qui fait souffler le vent, et venir les marées ? Comment l’eau de pluie monte-t-elle dans les nuages ? Et pourquoi retombe-t-elle sur la Terre ? — Pourquoi ? demanda Rabalyn. — Vous voyez ? Vous aussi, vous êtes curieux, maintenant. Une qualité pour un jeune homme. (Soudain, il sursauta.) Ma tête commence à me faire mal, dit-il. Jared revint avec un gobelet d’eau. Nian le but avidement, puis il se frotta les yeux. — Je crois que j’ai besoin de dormir, dit-il. À demain matin, Rabalyn. Les deux frères s’éloignèrent. Rabalyn resta un moment assis, à regarder le Ceinturon de l’Épée, et les étoiles qui brillaient autour de lui. Puis il entendit Nian crier, et vit Jared à côté de lui, les bras autour des épaules de son frère. Puis Nian s’allongea et Jared posa une couverture sur lui. Rabalyn les rejoignit. — Il va bien ? demanda-t-il. — Non. Le cancer est en train de le détruire, dit Jared avec un soupir. Nian dormait, les bras sur le visage. — Il m’a parlé des étoiles et des nuages. — Oui. C’est… C’était… un homme d’une grande intelligence. Il était architecte, autrefois. Il y a bien longtemps. Quand il se réveillera, il sera le Nian auquel vous êtes habitué. Simple d’esprit. — Je ne comprends pas. — Moi non plus, petit. La Vieille Femme dit que ça a quelque chose à voir avec la pression dans sa tête. Parfois, elle se déplace, ou elle diminue, et il redevient le Nian qu’il a été. Celui qu’il aurait dû rester. La dernière fois qu’il est revenu, c’était il y a un an. Le temple le guérira, j’en suis sûr. Nian gémit dans son sommeil. Jared se pencha sur lui et lui caressa le front. — Je vais aller dormir aussi, dit Rabalyn. Jared regardait le visage de son frère et ne l’entendit pas. Plus tard dans la nuit, beaucoup d’hommes de Khalid retournèrent à leur tente. D’autres, trop ivres pour bouger, s’endormirent sur les tapis usés. Druss se leva, regarda Khalid, endormi, puis sortit en titubant. Diagoras, la bouche sèche, la tête douloureuse, le suivit dans la nuit. Druss s’étira les bras. — Malédiction ! je suis fatigué, dit-il quand Diagoras le rejoignit. — As-tu appris quelque chose d’utile ? — Rien que nous ne sachions déjà sur Masque de Fer. Khalid n’a jamais vu la forteresse. Elle est très loin d’ici. Il a entendu parler du temple que cherche Skilgannon. Apparemment, un guerrier s’y est rendu, quand Khalid était enfant. Il a dit que l’homme avait perdu sa main droite dans une bataille. Il est parti à la recherche du temple, et, quand il est revenu, sa main avait repoussé. — Impossible, dit Diagoras. Ce n’est qu’un mythe. — Peut-être, dit Druss. Un détail intéressant, pourtant. Il a dit que la main de l’homme était d’une couleur différente, d’un rouge plus foncé, comme si elle avait été ébouillantée. Khalid dit qu’il l’a vu lui-même, et qu’il ne l’a jamais oublié. — Et ça te pousse à y croire ? — Ça me dit qu’il y a au moins un grain de vérité dedans. Peut-être l’homme n’avait-il pas perdu la main, mais avait seulement été mutilé. Je l’ignore, mon garçon. Mais Khalid dit que le temple ne peut pas être trouvé, sauf si la prêtresse veut qu’il soit trouvé. Il m’a dit qu’il avait voyagé dans cette région, et qu’il n’a jamais vu signe d’un bâtiment. Jusqu’au jour où il est parti. Il avait gravi un col haut qui menait chez lui et regardé en arrière. Et il était là, étincelant au clair de lune. Il jure qu’il avait parcouru chaque centimètre carré de la vallée. Il était impossible qu’il ne l’ait pas vu. — Y est-il retourné ? demanda Diagoras. — Non. Il a décidé de ne pas courir le risque d’entrer dans un bâtiment qui apparaissait et disparaissait. Une mince silhouette descendit de la montagne, venant de la direction de la mare secrète. Diagoras reconnut Garianne. Quand elle passa près d’eux, elle fit un signe de la main. — Bonne nuit, Oncle, dit-elle. — Bonne nuit, petite, répondit Druss. Dors bien. — Suis-je devenu invisible ? demanda Diagoras. Druss gloussa. — Il doit être difficile, pour un homme à femmes comme toi, d’être ainsi négligé ! — Je le reconnais. Elle ne me parle jamais. — Parce qu’elle sait que tu t’intéresses à elle. Et elle ne veut pas d’amis. — Je parie qu’elle revient juste de… avec Skilgannon. — Je pense, mon garçon. C’est parce qu’il ne lui prête aucune attention. Ce qu’ils s’offrent l’un à l’autre est simple, primal. Ça ne crée pas de liens, et ça ne présente donc aucun danger. Diagoras regarda son compagnon. — Fais attention, Druss. Ton image de simple soldat sera ruinée si tu continues d’étaler une telle compréhension des autres. Druss était silencieux, et Diagoras vit qu’il regardait vers les collines hantées par les ombres. — Tu vois quelque chose ? Druss l’ignora et retourna au chariot. Il en tira Snaga. — Où est le gamin ? Diagoras haussa les épaules. — Je crois qu’il en a eu assez des festivités et qu’il est allé se chercha un coin où dormir. — Trouve-le. Je vais aller jeter un coup d’œil en haut de cette pente. — Qu’as-tu vu ? insista Diagoras. — Juste une ombre. Mais j’ai un mauvais pressentiment. Druss s’éloigna. Diagoras regarda autour de lui, dans le camp, et les silhouettes déchiquetées des collines rocheuses. La nuit était calme. Aucune brise ne soufflait sur le camp. Des étoiles scintillantes décoraient le ciel, comme des diamants sur du sable. Diagoras ne s’était pas senti mal à l’aise avant que Druss parle. Désormais, il l’était. Le vieil homme avait été confronté au danger la plus grande partie de sa vie. Il avait acquis un sixième sens pour le détecter. Diagoras fit jouer son sabre dans le fourreau, puis se mit à la recherche de Rabalyn. Sur le flanc ouest de la montagne, Skilgannon émergea du tunnel qui menait à la mare, et sortit sous le clair de lune. Il inspira à fond. Son corps, détendu par son étreinte avec Garianne, était paisible, et son esprit, calme. Cette femme était un mystère, étrange et solitaire quand elle était sobre, passionnée et vulnérable quand elle était ivre. Ils n’avaient pas parlé quand elle était arrivée dans la grotte de la mare. Elle avait avancé en titubant vers lui, puis elle lui avait passé les bras autour du cou. Le baiser lui avait enflammé le sang. Garianne n’était pas Jianna, mais la douceur de ses lèvres sur les siennes lui avait rappelé les souvenirs de cette unique et inoubliable nuit, dans les bois, après qu’il l’eut sauvée. Cela avait été la seule fois où Jianna et lui avaient donné libre cours à leur passion. Il se souvenait du moindre détail : le murmure de la brise nocturne dans les branches, l’odeur de l’herbe dans l’air, le toucher de sa peau contre la sienne. Et après, la façon dont ils s’étaient blottis l’un contre l’autre, dont elle avait glissé sa cuisse droite sur son corps, les bras drapés sur sa poitrine, sa main lui caressant la joue. Ce souvenir était presque insupportablement doux. Il l’emplissait de regret et de désir. Avec Garianne, il n’y avait pas eu d’affection. Elle ne lui avait pas caressé le visage, ne s’était pas blottie contre lui. Sa passion épuisée, elle s’était levée, s’était habillée rapidement et était partie sans dire un mot. Il n’avait pas tenté de la retenir. Son insouciance s’évapora. La nuit, était silencieuse, et il n’y avait aucune menace en vue. Pourtant, il resta où il était, examinant les collines. Il vit Druss marcher d’un pas déterminé vers l’est, sa hache à la main. En contrebas, il vit Diagoras se déplacer entre les tentes. Une légère brise souffla. Elle charriait une odeur musquée et légèrement fétide. Tendant la main, Skilgannon sortit une de ses épées. Il regarda vers la gauche et vit un amas de rochers, dont le plus gros faisait plus de trois mètres de haut. Il ferma les yeux et se concentra sur son ouïe. Il n’entendit rien. Pourtant, il ne se détendit pas. Il sortit sa seconde épée et resta immobile comme une statue. La brise souffla de nouveau, effleurant sa nuque. Cette fois, l’odeur était plus forte. Skilgannon pivota. Une bête massive se leva derrière lui et bondit. Ses yeux étaient rouges, et ses mâchoires ouvertes découvraient des rangées de crocs étincelants. Les Épées de la Nuit et du Jour plongèrent vers le monstre. La première s’enfonça dans le cou massif, et l’autre transperça la poitrine hirsute, ouvrant le cœur de la créature. Le poids de la bête le repoussa en arrière et ils roulèrent ensemble sur la pente. Lâchant l’Épée du Jour, Skilgannon se dégagea de la bête et se remit debout. Des cris retentirent dans le campement, en dessous. Il les ignora et fixa son regard sur l’entrée de la grotte. Aucune autre créature n’apparut. Il regarda la bête qu’il venait de poignarder. Elle ne bougeait plus. Il s’approcha prudemment. Le Fusionné était couché sur le dos, ses yeux morts ouverts vers le ciel. Il saisit la poignée de l’épée qui dépassait de sa poitrine et la tira. Du camp provinrent d’autres hurlements. Skilgannon vit trois bêtes. L’une avait déchiré la paroi d’une tente et était ressortie dans le camp, le tissu de la rente accroché à son dos comme une cape flottante. Elle était accroupie au dessus d’un homme. Ses crocs s’enfoncèrent dans le crâne de sa victime. Un peu à gauche, Diagoras essayait en vain de combattre un immense Fusionné bossu. Le sabre de cavalerie lui faisait peu de mal. Skilgannon descendit la pente en courant. À cet instant, il vit Rabalyn surgir derrière le Fusionné et enfoncer son épée courte dans le dos de la créature. D’autres monstres arrivèrent. Jared et Nian apparurent et se jetèrent sur eux. Leurs épées longues étaient plus efficaces que le sabre de Diagoras, et ils parvinrent à faire reculer les Fusionnés. Khalid Khan s’avança et cria des ordres à ses hommes. Sa voix trancha dans la panique, et certains des guerriers coururent chercher des épées et des lances. Skilgannon vit Diagoras essayer de plonger son sabre dans la poitrine d’un Fusionné qui fonçait vers lui, en vain. La créature l’expédia dans les airs d’un revers de main. Skilgannon fonça. La bête se tourna vers lui, les crocs dirigés vers sa gorge. Skilgannon se laissa tomber sur un genou et lacéra la gorge de la créature avec l’Épée du Jour. Du sang gicla, et la créature tituba. Nian bondit et asséna un coup de son épée à la créature, lui fendant le crâne. Une autre bête se jeta sur Skilgannon. Un carreau d’arbalète apparut dans son œil comme par magie. Le monstre sursauta et un grondement terrifiant sortit de sa gorge. Un second carreau le frappa à la poitrine, mais ne pénétra pas très profondément. Skilgannon courut et plongea sa lame dans le ventre du monstre, avant de la faire remonter d’un coup sec. Diagoras s’était remis debout. Skilgannon le vit se pencher sur la forme inerte de Rabalyn. Garianne rechargea son arbalète et dépassa Skilgannon. Elle logea un carreau dans le dos d’une autre créature. Le Fusionné se cabra, puis chargea la femme. Garianne ne bougea pas. Quand le monstre fut presque sur elle, elle leva le bras et expédia le second carreau dans la gueule grondante. Le projectile en fer traversa l’os et le cartilage et embrocha le cerveau du Fusionné. Agonisante, la bête parvint quand même à projeter Garianne sur le sol. Puis elle s’effondra. Skilgannon sauta par-dessus le cadavre et courut vers le Fusionné toujours entortillé dans la toile de tente. Celui-ci se leva, abandonnant le corps mutilé qu’il était en train de dévorer et s’éloigna. Un Fusionné bondit sur le chariot et gronda. Trois autres bêtes surgirent. Skilgannon pivota pour les affronter. Puis, avec un cri de guerre retentissant, Druss la Légende sortit de l’obscurité. Snaga broya le crâne d’une première créature. Skilgannon fonça à l’aide de son compagnon, Jared et Nian sur ses talons. Druss tua une deuxième créature, et Skilgannon une troisième, avant que les Fusionnés survivants s’enfuient dans la forêt. Regardant autour de lui, Skilgannon vit que le Fusionné empêtré dans la tente était entouré de guerriers armés d’arcs. Son corps était hérissé de flèches. Il essaya de charger, mais il se prit les pattes dans les restes de la tente et tomba. Khalid Khan bondit sur lui et lui enfonça son épée incurvée dans le cou. Le monstre se cabra, projetant le vieux chef dans les airs. D’autres flèches s’enfoncèrent dans son corps. Le Fusionné tituba, puis tomba face contre terre. Les hommes se jetèrent sur lui et le lardèrent de coups d’épée et de couteau. Pendant un moment, le silence régna. Puis certaines femmes, retrouvant le corps de membres de leur famille, se mirent à gémir, et le son retentit dans les collines. Skilgannon nettoya ses lames et les rangea. Druss rejoignit Diagoras, toujours penché sur Rabalyn. — Il est vivant ? demanda l’homme à la hache. — Oui. Il a le nez cassé. Il a eu de la chance. Les griffes l’ont raté. Je crois que c’est l’avant-bras de la bête qui l’a touché. — C’est parce qu’il attaquait le Fusionné, dit Druss. Il avançait. S’il avait tenté de reculer, les griffes lui auraient arraché la gorge. Sa bravoure lui a sauvé la vie. — C’est un garçon courageux, reconnut Diagoras, mais il est trop jeune et inexpérimenté pour être avec nous, Druss. — Il apprendra, dit Druss. — Vous êtes blessé dans le dos, dit Skilgannon en approchant. — Ce n’est pas profond. (Druss tapota ses protections d’épaule en fer argenté.) Ces trucs ont encaissé le plus gros du coup. Les frères, Jared et Nian, les rejoignirent. — Vous croyez qu’ils reviendront ? demanda Jared. Druss secoua la tête et regarda vers les collines. — Ils sont trop peu nombreux, maintenant. J’en ai tué deux avant de revenir au camp. Je pense qu’ils chercheront des proies plus faciles ailleurs. Druss avait l’air troublé. — Qu’y a-t-il ? demanda Diagoras en se levant. — La chose la plus bizarre est arrivée, dit Druss. Je suis monté dans les collines. Puis trois des bêtes m’ont attaqué. J’ai tué la première rapidement, mais la deuxième m’a jeté sur le sol. (Il s’interrompit, plongé dans ses souvenirs.) J’étais à leur merci. Puis une quatrième bête a foncé sur les autres. Une créature grise de grande taille. Elle les a éparpillées. J’ai réussi à me relever et à tuer une autre bête. La grise a déchiré la gorge de la troisième bête. Puis elle est testée plantée là, à me regarder. Je savais qu’elle ne m’attaquerait pas, mais ne me demandez pas comment je le savais ! Nous nous sommes regardés, puis la créature a poussé un cri de pure angoisse, et elle s’est enfuie. Puis j’ai entendu ce qui se passait ici, et je suis revenu. — Tu penses que c’était Orastes ? demanda Diagoras. — Je l’ignore. Mais je ne vois pas d’autre raison au fait qu’elle m’ait sauvé. Je vais le trouver. — Le trouver ? demanda Diagoras. Tu es devenu fou ? Tu ne peux même pas être sûr que la créature avait réellement l’intention de te sauver. Ces êtres ne réfléchissent pas, Druss. Ils attaquent et tuent à la plus petite provocation. Peut-être les bêtes se battaient-elles simplement pour savoir laquelle aurait le droit de te dévorer le foie. — Peut-être, dit l’homme à la hache. J’ai besoin de savoir. Diagoras jura, puis il inspira à fond. — Écoute-moi, mon ami. Si c’était bien Orastes, il n’y a rien que nous puissions faire pour lui. Tu as dit que la Vieille Femme l’a affirmé clairement. Une fois qu’ils ont été fusionnés, ça ne peut pas être défait. Alors, que feras-tu ? Tu le garderas comme animal domestique ? Par les couilles de Shem ! Druss ! ce n’est pas un chien, que tu peux emmener pisser et à qui tu peux lancer un bâton pour qu’il le rapporte ! — Je l’amènerai au temple. Peut-être pourront-ils… faire revenir Orastes. — Oh ! je comprends. Tout est parfait ! dit Diagoras d’une voix furieuse. Laisse-moi résumer la situation. Notre plan consiste à capturer un loup-garou, à trouver un temple qui n’existe peut-être pas, puis à demander aux prêtres de guérir une tumeur et de défusionner un homme et un loup ? Tout ça avant d’attaquer à nous deux une forteresse et de tuer une centaine de guerriers afin de sauver une enfant ? J’ai oublié quelque chose ? — J’espère qu’ils ont la capacité de ressusciter les morts, dit Skilgannon. Diagoras le regarda, l’air sidéré. — C’est une plaisanterie ? — En aucun cas ! — Ah ! très bien. Et moi, je demanderai un cheval ailé et un casque d’or qui me rende invisible. Je volerai au-dessus de la forteresse et je sauverai l’enfant sans que personne me voie. — Ils peuvent faire des choses surprenantes, dit Jared en avançant. Je le sais. Nous y sommes déjà allés. Nian le suivit et saisit le foulard à sa ceinture. — Vous avez vu le temple ? — Je ne me rappelle pas grand-chose, répondit Jared. Notre père nous y a emmenés quand nous étions tout petits. Trois ans, pas plus. — Vous étiez malades ? demanda Diagoras. — Non, nous étions en assez bonne santé. Mais nous étions reliés par la taille. Nous sommes nés comme ça. Notre mère est morte en couches. Le chirurgien nous a sortis de son cadavre. Nous étions des monstres. Je ne me souviens pas très bien de nos premières années, mais je me souviens que les gens nous regardaient et riaient de nous. Tout ce que je me rappelle, au sujet du temple, c’est une femme au crâne rasé. Elle avait un visage doux. Elle s’appelait Ustarte. Un matin, je me suis réveillé, et Nian n’était plus relié à moi. Il était couché près de moi, et nous étions tous les deux bandés. Je me souviens bien de la douleur de la blessure. Pendant un moment, le silence régna, puis Diagoras parla. — J’ai vu vos cicatrices, et elles me laissent penser que les prêtres du temple ont dû trancher dans votre chair pour vous séparer. C’était un exploit incroyable. (Il se tourna vers Druss.) Mais ils ne peuvent pas dissocier Orastes du loup. Ils sont devenus une seule créature. S’ils pouvaient séparer des corps sans découper leur chair, ils l’auraient fait pour les jumeaux. — D’un autre côté, l’interrompit Skilgannon, Orastes et le loup ont été fusionnés par magie. Peut-être est-il possible d’inverser cette magie. Nous ne le saurons pas tant que nous n’aurons pas amené la bête au temple. Diagoras regarda ses compagnons. Il vit Garianne assise sur un rocher, près d’eux. — Vous n’avez rien proposé, dit-il, en prenant garde que cela ne sonne pas comme une question. — Nous aimerions revoir Ustarte, dit-elle. À cet instant, Rabalyn gémit. Druss s’agenouilla près de lui. — Comment te sens-tu, mon garçon ? — Je ne peux pas respirer par le nez, et il me fait mal. — Il est cassé. Tu peux te lever ? Druss l’aida à se mettre debout. Rabalyn tituba, puis se redressa. Il regarda autour de lui. — Nous les avons repoussées ? — Oui, dit Druss. Reste immobile et penche la tête en arrière. Druss tendit la main, posa les doigts sur le nez déformé du jeune garçon et le tordit d’un coup. On entendit un craquement, et Rabalyn cria. — Voilà, je l’ai remis droit, dit Druss en tapotant le dos du garçon. Rabalyn gémit, s’éloigna de deux pas, tomba à genoux et vomit. — C’est toujours agréable de voir comme tu as la main douce, dit Diagoras. Alors, comment capturerons-nous Orastes ? — Je vais le chercher, dit Druss. Vous autres, attendez-moi ici. — Ce serait de la folie d’y aller seul, fit remarquer Skilgannon. — Peut-être, mais si nous y allons en groupe, Orastes nous évitera. Je pense qu’une partie de lui sait encore que je suis son ami. Je pourrai peut-être l’atteindre… — Oui, cela a du sens. Toutefois, il reste d’autres bêtes, Druss. Le groupe restera ici, mais moi, je viens avec vous. Druss réfléchit un instant, puis il hocha la tête. — Tu veux que je recouse cette blessure, dans ton dos, avant de partir ? demanda Diagoras. — Non, le sang aidera à attirer Orastes vers moi. — Un plan génial, dit Diagoras. Chapitre 16 La lune était haute et brillante quand les deux guerriers gravirent le flanc de la montagne. Skilgannon regarda l’homme à la hache. Druss avait l’air épuisé, les traits tirés et les yeux cernés. Skilgannon lui-même était fatigué, et il avait la moitié de l’âge de Druss. Ils marchèrent un moment en silence, et arrivèrent enfin à un rocher en surplomb proche d’une haute paroi rocheuse percée de grottes. — À mon avis, dit Druss, les créatures sont là-dedans. — Vous voulez entrer ? — Voyons d’abord ce qui va se passer. Druss s’affala sur un rocher et se frotta les yeux. Skilgannon le regarda. — Cet Orastes est vraiment important pour vous ? — Non. C’est juste un type gras que j’ai connu à Skeln. Je l’aimais bien, remarquez. Il n’aurait jamais dû être soldat. J’étais sidéré qu’il survive. La guerre, c’est bizarre. Parfois, elle dévore les meilleurs, et laisse les pires tranquilles. Il y avait quelques grands combattants, à Skeln. Ils ont été fauchés dans la fleur de l’âge. Mais je dois reconnaître qu’Orastes a tenu bon et n’a pas fui. — On ne peut pas en demander plus, dit Skilgannon. — Vous avez raison. Je ne l’ai pas vu souvent, après Skeln. Son père est mort, et il est devenu comte de Dros Purdol. Encore un rôle pour lequel il n’était pas fait. Pauvre Orastes. Il a échoué dans presque tout ce qu’il a entrepris. — Tout le monde sait faire au moins une chose, dit Skilgannon. — Oui, c’est vrai. Orastes était un bon père. Il adorait Elanin. Les voir ensemble, ça faisait chaud au cœur. — Et la mère ? — Elle l’a quitté. J’aimerais croire que c’était une mauvaise femme, mais la vérité est qu’Orastes était un mari médiocre. J’imagine qu’elle a dû regretter d’avoir abandonné son enfant. C’est pour ça qu’elle l’a reprise quand Orastes s’est absenté de Dros Purdol. Il a dû en être désespéré. Une légère brise souffla sur les rochers. Skilgannon y sentit une odeur rance de fourrure. Druss avait raison. Les bêtes étaient tout près. En alerte et sans cesser d’examiner les alentours, il s’assit près de Druss. — Donc, Orastes est venu en Tantria et a demandé l’aide de la Vieille Femme. Et elle l’a trahi. Dites-moi, pourquoi ne vous êtes-vous pas vengé sur elle ? — Je ne m’en prends pas aux femmes, mon garçon. — Et pourtant, elles ont la même capacité à faire le mal que les hommes. — C’est vrai, mais je suis trop vieux pour changer. Masque de Fer a détruit Orastes. C’est lui qui paiera. — Vous pensez donc qu’Orastes suit toujours sa fille ? — Oui. J’ignore quelle partie d’Orastes survit dans la créature. Elle ignore peut-être pourquoi elle se dirige vers Pelucid. Mais c’est pour ça qu’il est ici. Sa fille était tout pour lui. Les deux hommes restèrent un moment silencieux, perdus dans leurs pensées. Le ciel était sans nuages et la lune, étincelante. Quelque chose bougea entre les rochers. L’Épée du Jour glissa dans la main de Skilgannon. Il se détendit quand il vit un petit lézard ramper dans les ombres. — Pourquoi êtes-vous ici, mon garçon ? demanda soudain Druss. — Vous le savez. J’espère ramener ma femme à la vie. — Non, je voulais dire ici, avec moi. Je pourrais me tromper, au sujet d’Orastes. Il pourrait y avoir plus de créatures que nous pourrons en tuer. Ce n’est pas votre combat. (Skilgannon allait répondre par une banalité quand Druss parla de nouveau.) Et ne me faites pas une réponse désinvolte, mon garçon. C’est une question sérieuse. Skilgannon soupira. — Vous me rappelez mon père. J’étais trop jeune pour être à ses côtés quand il a eu besoin de moi. — La mort provoque toujours un sentiment de culpabilité, dit Druss. Il se leva. — Je suis un bon juge des hommes, Skilgannon. Vous le croyez ? — Oui. — Alors, croyez-moi quand je vous dis que vous êtes un homme meilleur que vous imaginez. Il vous est impossible de rectifier le mal que vous avez fait. Tout ce que vous pouvez faire est vous assurer que ça ne recommence jamais. — Et comment suis-je censé y parvenir ? — Trouvez-vous un code, mon garçon. (Il souleva Snaga.) Et maintenant, il est temps d’entrer dans ces grottes. Je ne pense pas qu’Orastes viendra nous rejoindre ici. Skilgannon regarda l’entrée la plus proche. Elle lui évoquait une gueule béante. La peur l’effleura, mais il tira sa seconde épée et suivit l’homme à la hache vers la paroi de la falaise. Au-delà de l’entrée s’étendait un tunnel tordu. Le clair de lune ne perçait pas les ténèbres au-delà de quelques mètres. Druss avança de plusieurs pas dans l’obscurité. — Il y aura de la lumière, un peu plus loin, dit-il. Toute la paroi est trouée de grottes et de fissures. — Espérons-le, dit Skilgannon en le suivant. Quelques pas plus loin, ils ne voyaient plus rien, et Druss avança prudemment, tâtant le sol du pied avant chaque pas. La puanteur de la fourrure était de plus en plus forte, et, quelque part devant eux, ils entendirent un grognement sourd. Skilgannon rengaina une de ses épées et posa une main sur l’épaule de Druss. Devant eux, ils virent briller faiblement un rayon de lune, qui descendait à un angle de quarante-cinq degrés. Ils s’en approchèrent, et tournèrent un coin. Ils voyaient désormais plusieurs rayons de lune, qui venaient des fissures dans la paroi. Le tunnel s’ouvrit sur une grotte. Des stalactites s’étiraient du plafond. — Vous pourriez essayer de l’appeler, proposa Skilgannon. Une partie de son esprit se souvient peut-être de son nom humain. — Orastes ! hurla Druss. C’est moi, Druss. Sors, mon ami. Nous ne te voulons pas de mal. Il y eut un mouvement sur la droite. Skilgannon se tourna dans cette direction. Une créature massive plongea sur lui, les mâchoires ouvertes. Skilgannon bondit sur le côté, et l’Épée du Jour s’enfonça dans l’épaule de la créature, tranchant à travers sa clavicule et ressortant au niveau de la poitrine. La créature ne s’arrêta pas pour autant, et son corps puissant bouscula Skilgannon et le projeta sur le sol. Snaga s’éleva et retomba, ouvrant le crâne du Fusionné, qui s’écroula sur le sol de la grotte. Skilgannon se releva prestement, tirant l’Épée de la Nuit du même mouvement. La bête morte était couverte d’une épaisse fourrure noire. Skilgannon ignorait s’il était soulagé que ce ne soit pas Orastes, ou déçu. Si ça avait été lui, ils auraient pu sortir de ce lieu sinistre. — Orastes ! cria Druss. C’est moi, Druss ! Montre-toi ! Une autre ombre bougea. Skilgannon se prépara à une autre attaque. La lune éclaira une grande bête grise aux épaules voûtées. Elle était debout sous une stalactite et regardait les deux hommes, ses yeux dorés brillant sous le clair de lune. — Nous sommes venus pour t’aider, Orastes, dit Druss. Il posa sa hache et avança. La créature gronda, et Skilgannon la vit se préparer à charger. — Druss, soyez prudent ! dit-il. — Tu cherches Elanin, dit Druss. Quand Druss prononça le nom de l’enfant, la tête massive de la créature se tourna et elle poussa un hurlement déchirant. — Nous savons où elle est, dit Druss. Elle a été emmenée dans une citadelle. La créature recula, visiblement sur le point d’attaquer. — Redites le nom de la petite fille, conseilla Skilgannon. — Elanin. Ta fille, Elanin. Ecoute-moi, Orastes. Nous devons aller sauver Elanin. La bête gronda de nouveau, et Skilgannon fut presque convaincu d’y entendre de la détresse. La créature écrasa son poing sur la stalactite, qui se brisa. Puis elle recula. Druss fit un autre pas. — Fais-moi confiance, Orastes. Nous connaissons un temple où tu pourras peut-être redevenir humain. Ensuite, tu viendras avec nous sauver Elanin. La bête grise gronda et chargea. Elle renversa Druss d’un coup d’épaule, puis fonça sur Skilgannon, qui se jeta sur la droite, atterrit sur l’épaule et se releva aussitôt. Il leva ses épées. Orastes ou pas, il tuerait cette bête si elle approchait trop de lui. Mais elle n’en fit rien. Le Fusionné s’enfuit dans les ténèbres. Druss fit mine de le suivre, mais Skilgannon s’interposa. — Non, Druss, dit-il. Même un héros doit savoir s’avouer vaincu. Druss resta un moment immobile, puis il soupira profondément. — C’était Orastes. J’en suis sûr, maintenant. — Vous avez fait tout ce que vous pouviez. — Et ça n’a pas suffi. (Druss alla récupérer Snaga.) Retournons là où l’air sent bon, dit-il. Pendant les deux jours qui suivirent, Druss continua à chercher Orastes dans la montagne. Cette fois, il partit seul. Le groupe resta au campement de Khalid Khan. Diagoras, qui s’y connaissait en soins, aida à s’occuper des blessés. Sept hommes et trois femmes avaient été tués par les créatures, et huit autres étaient blessés, cinq par morsures ou coups de griffes, et trois avaient des os brisés. Les nomades n’essayèrent pas de dépecer les bêtes mortes. Ils les traînèrent hors du camp, les couvrirent de bois sec et y mirent le feu. Le matin du troisième jour, les hommes de Khalid Khan commencèrent de démonter les tentes. — Nous allons plus loin, dans les montagnes, dit Khalid à Skilgannon. Cet endroit est désormais de mauvais augure. Garianne arriva dans le camp, portant un mouflon sur les épaules. Elle le donna à un groupe de femmes nomades puis alla s’asseoir à côté de Skilgannon. — Nous devons partir, dit-elle. La Vieille Femme nous a parlé. Elle nous a dit dans un rêve que des ennemis arrivent. Skilgannon regarda la jeune femme, qui fixait les yeux sur quelque chose droit devant elle, le visage fermé. Il avait appris à ne pas lui poser de questions. Il se contenta d’attendre. — Le chaman nadir qui est avec Masque de Fer s’est aperçu de la présence du Vieil Oncle. Il a envoyé des cavaliers après lui. Beaucoup de cavaliers. Ils seront là demain matin. La Vieille Femme dit que nous devons aller vers le nord-ouest, et abandonner le Vieil Oncle à son sort. — Elle a dit à Druss qu’elle voulait la mort de Masque de Fer, dit-il en choisissant ses mots avec soin. C’est la mission de… du Vieil Oncle. Pourtant, maintenant, elle se fiche qu’il se fasse tuer, pourvu que nous survivions. Ça me semble étrange. — Nous ignorons ce qu’elle veut. Nous savons seulement ce qu’elle nous a dit. — Peut-être était-ce seulement un rêve, et la Vieille Femme ne vous est pas apparue. — C’était elle, dit Garianne. C’est de cette manière qu’elle nous parle, quand nous sommes loin. Skilgannon la crut, mais le conseil de la Vieille Femme n’avait pas grand sens. Si elle voulait la mort de Masque de Fer, comme elle l’avait dit, pourquoi encourager le groupe à se séparer ? Skilgannon s’adossa au rocher et ferma les yeux. La Vieille Femme était un sombre mystère. Elle était venue à l’aide de Jianna et lui avait permis de fuir la capitale. Pourtant, à la connaissance de Skilgannon, elle n’était jamais venue réclamer l’or qu’elle avait demandé pour ce service. Peut-être Jianna l’avait-elle payée en secret. Dans toutes les histoires concernant la Vieille Femme, à sa connaissance, figurait un facteur commun. La trahison. Pourtant, elle n’avait jamais trahi Jianna. Et pourquoi la vieille voulait-elle la mort de Masque de Fer ? Il n’avait aucune réponse, faute d’informations suffisantes. Sa demande que le reste du groupe abandonne Druss signifiait quelle voulait qu’ils survivent. Pourquoi ? Irrité, il ouvrit les yeux et regarda le camp. La plupart des tentes étaient démontées et roulées. Les nomades étaient en train de charger leurs quelques animaux de bât. — Je n’abandonnerai pas Druss, dit-il. — Nous sommes contents, dit Garianne. Nous aimons le Vieil Oncle. Toujours prudent sur sa formulation, il dit : — Pourtant, si j’étais parti, vous seriez venue avec moi. — Oui. — Et pas, j’imagine, parce que vous m’aimez. — Non, nous ne vous aimons pas. Nous vous haïssons. Elle avait prononcé ces paroles d’un ton neutre, sans passion ni regret. Il sembla à Skilgannon qu’elle aurait aussi bien pu parler d’un changement de direction de la brise. — Vous restez avec moi parce que la Vieille Femme l’exige. — Nous ne souhaitons pas continuer à parler, dit Garianne. Elle se leva souplement et s’éloigna. Il resta assis. Sa haine n’était pas une surprise. Sous l’identité du Damné, il avait semé la haine à travers trois nations. Chaque homme, chaque femme ou chaque enfant tué par ses troupes avait des parents ou des amis. Il était plus facile pour eux de haïr un général qu’une vaste armée sans visage. Il l’avait déjà entendu avant. Une fois, au cours de l’un de ses voyages, alors qu’il était tranquillement assis dans une taverne, il avait entendu des hommes assis non loin de lui parler de la guerre. « Le Damné a tué mon fils », avait dit un des hommes. Skilgannon avait soigneusement écouté. Pendant la conversation, il avait appris que le garçon avait péri dans une escarmouche, à vingt lieues du champ de bataille où Skilgannon avait combattu. Partout où il allait, des gens parlaient des actes maléfiques du Damné. Certains des récits étaient grandement biaisés, d’autres simplement ridicules. Le Damné s’était limé les dents en pointes acérées et se repaissait de chair humaine. Ses yeux étaient devenus rouges comme le sang parce qu’il avait vendu son âme à un démon. Les récits évoluaient sans cesse, devenaient des mythes. C’était une des raisons pour lesquelles il pouvait voyager sans être reconnu. Qui aurait soupçonné le beau jeune homme aux yeux bleu saphir d’être le Damné ? Il avait appris que les gens avaient besoin qu’un être maléfique soit également laid. Skilgannon soupira, le moral au plus bas. Un mois plus tôt, il était un prêtre novice dans une paisible communauté. Il était persuadé que les jours de guerre et de mort étaient derrière lui. Il s’aperçut qu’il ne désirait plus le retour de ces jours de paix, mais qu’il éprouvait une pointe de regret à leur souvenir. Il caressa le médaillon autour de son cou. Quelque chose changerait-il s’il parvenait à rendre la vie à Dayan ? Sa culpabilité serait-elle amoindrie ? Skilgannon l’ignorait. — Tu mérites de vivre, Dayan, dit-il à voix haute. Comme toujours, les pensées de Dayan revinrent à Jianna. Il se leva. Le conseil de la Vieille Femme était bon. Il aurait dû abandonner Druss à son sort. Skilgannon grimpa jusqu’à la mare secrète. Il y faisait frais, et il nagea un moment. Puis il sortit de l’eau et s’assit sur un rocher. Après cette unique nuit d’amour avec Jianna, dans la forêt, sa vie avait changé. Il avait vécu dans la seule intention de lui tendre un jour son trône. A posteriori, il se sentait à la fois stupide et naïf. Il avait cru qu’une fois qu’elle serait en sécurité, et que le royaume lui appartiendrait, ils seraient de nouveau ensemble. Skilgannon se fichait qu’elle ne puisse pas l’épouser. Il s’était laissé aller à rêver qu’il serait son compagnon et son amant. Et cela n’avait été qu’un rêve, hélas. La réalité, c’était que Jianna, en supposant qu’elle l’ait aimé, aimait davantage le pouvoir. Elle ne serait jamais satisfaite. Si elle devenait reine du monde entier, elle regarderait les étoiles et souhaiterait conquérir les cieux. La dure réalité s’était imposée à lui le jour où ils avaient vaincu Bokram. Skilgannon se souvenait encore de la peur qu’il avait éprouvée la veille de la bataille finale. Une fois encore, c’était la Vieille Femme qui l’avait provoquée. Elle était entrée dans le campement, en dépit des gardes et des sentinelles, et était allée tout droit à la tente de Jianna. Skilgannon y discutait, avec Jianna, Askelus et Malanek, du déroulement prévu de la bataille. Malanek s’était levé d’un bond, sortant sa dague. Jianna lui avait dit de s’asseoir. Puis elle avait rejoint la Vieille Femme, lui avait pris la main et l’avait baisée. Cette pensée faisait encore frémir Skilgannon, que des lèvres si belles aient touché la peau d’une créature si vile. — Bienvenue, avait dit Jianna. Venez vous joindre à nous. — Inutile, ma chère. Je ne suis pas douée pour les plans de bataille. — Alors, pourquoi êtes-vous venue ? avait demandé Skilgannon d’une voix plus dure qu’il en avait eu l’intention. — Pour vous souhaiter bonne chance, bien entendu. J’ai tiré les runes. Demain sera une mauvaise journée pour Bokram. Et ça pourrait aussi être une mauvaise journée pour vous, Olek. Savez-vous que Boranius a employé un voyant ? Il a lancé les osselets pour lui. Selon sa prédiction, Boranius vous tuera demain. Mais j’imagine que vous êtes prêt à mourir pour votre Reine, Olek. — Effectivement. — Boranius possède également des épées de pouvoir. D’anciennes lames que lui a données Bokram. On les appelle les Épées du Sang et du Feu. J’aurais bien aimé me les procurer. Une bonne partie de la magie que j’ai utilisée pour vos épées était fondée sur des sorts tournant autour du sang et du feu. Vous vous rencontrerez sur le champ de bataille, tous les deux. Ça, je l’ai vu. — Et le voyant avait-il raison ? Boranius… l’emportera-t-il ? avait demandé Jianna, ne voulant pas parler ouvertement de la mort de Skilgannon. La Vieille Femme avait haussé les épaules. — Le voyant a déjà eu raison. Peut-être cette fois se trompe-t-il. — Alors, tu dois rester en arrière, demain, avait dit Jianna en se tournant vers Skilgannon. Je ne veux pas te perdre, Olek. La Vieille Femme avait souri. — C’est très touchant, ma chère. Mais si Olek ne combat pas, je crains que la bataille soit perdue. C’est à cet instant que Skilgannon avait compris que Jianna aimait le pouvoir plus qu’elle l’aimait, lui. Il avait vu son visage changer. Elle l’avait regardé, attendant qu’il parle. — Je combattrai, avait-il seulement dit. Jianna avait protesté, mais pour la forme, et il avait vu le soulagement s’inscrire dans ses yeux. — Ce sera une belle bataille, avait dit la Vieille Femme, ravie. Puis elle s’était inclinée devant Jianna et avait quitté la tente. — Tu le battras, Olek, avait dit Jianna. Personne n’est aussi bon que toi. Skilgannon avait regardé Malanek, qui avait entraîné Boranius. — Vous nous avez vus combattre tous les deux. Qu’en pensez-vous ? Malanek avait eu l’air mal à l’aise. — Lors d’un combat, tout peut arriver, Olek. Un homme peut trébucher, ou être plus fatigué que son adversaire. Son épée peut casser. C’est très difficile à dire. — N’avez-vous aucun respect pour moi, mon vieil ami ? Malanek avait eu l’air choqué. — Bien sûr que si ! — Alors, ne parlez pas à demi-mot. Dites ce que vous pensez. Malanek avait inspiré à fond. — Je ne pense pas que vous puissiez le battre, Olek. Il y a quelque chose d’inhumain à son sujet. Sa grande force et le poids de ses muscles devraient limiter sa vitesse, mais il n’en est rien. Il est d’une rapidité extraordinaire, et totalement sans peur. Vous devriez écouter les conseils de la Reine et ne pas combattre demain. La Vieille Femme se trompe. Nous pouvons vaincre sans vous. Le matin suivant, la peur avait été forte. Il était sur le point de réaliser son rêve. Ce jour-là, s’ils gagnaient, la Reine remonterait sur le trône de son père, et lui, Skilgannon, pourrait de nouveau la prendre dans ses bras. Pourtant, un voyant avait prédit que Boranius le tuerait. Cette idée le faisait frissonner. Au plus fort de la bataille, Skilgannon avait vu Boranius. Il combattait à pied, et les hommes tombaient autour de lui comme des mouches. À cet instant, le temps avait semblé se figer. Tous ses instincts lui criaient d’éviter l’homme. Il était encerclé par des soldats qui auraient bien fini par le tuer. Laisse-les faire, s’était-il dit. Ensuite, tu seras libre ! Le lâche n’est jamais libre, s’était-il répondu. Il avait poussé son cheval vers son ennemi. Il avait sauté de sa selle et crié aux soldats de reculer. Ils s’étaient écartés, et il avait regardé Boranius dans les yeux. Le guerrier aux cheveux d’or lui avait souri. — Tu es venu me défier à la course de nouveau, Olek ? Méfie-toi. Je ne suis pas blessé à la cheville, cette fois. Skilgannon avait tiré ses épées. Boranius avait éclaté de rire. — Elles sont jolies ! Ce sont des copies, tu le sais ? Les originaux sont entre mes mains. (Il avait levé les Épées du Sang et du Feu.) Viens, Olek. Je vais te tuer tout doucement. Comme j’ai tué tes amis. Oh ! tu aurais dû les entendre brailler et supplier ! — Inutile de me le dire. Montre-le-moi. Boranius avait attaqué à une vitesse stupéfiante. Malgré l’avertissement de Malanek, la rapidité de l’homme avait été une surprise pour Skilgannon. Il avait paré désespérément, ne cessant de se déplacer. Il avait su, à cet instant, que Boranius était un meilleur épéiste que lui, et que le voyant avait eu raison. Il avait continué à combattre tandis que les Épées du Sang et du Feu cherchaient à mordre dans sa chair. Beaucoup des soldats qui regardaient avaient compris que leur général était perdu. L’un d’eux avait levé sa lance et l’avait projetée sur Boranius, qui avait été touché à l’épaule droite. Skilgannon avait profité de sa surprise pour se lancer à l’attaque, l’Épée de la Nuit dirigée vers la gorge de Boranius. Le guerrier blond s’était jeté en arrière. La lame l’avait frappé à la pommette, lui déchirant le nez et les lèvres. L’Épée du Jour avait plongé dans sa poitrine, et l’homme était tombé. Skilgannon avait éprouvé un soulagement colossal. La cavalerie ennemie avait lancé une contre-attaque. Il avait ordonné aux soldats de se regrouper et avait couru vers son cheval. En moins de une heure, la bataille avait été terminée. Bokram était mort, sa tête ornait un pieu et ses soldats survivants s’étaient enfuis dans les vallées. Cela aurait dû être le jour de son plus grand triomphe. Il avait vengé Greavas, Sperian et Molaire. Il avait rendu son trône légitime à Jianna. Et pourtant, il n’avait pas assisté aux célébrations, ce soir-là. La Reine l’avait envoyé à la poursuite des troupes en fuite. Cette nuit-là, avait-il appris plus tard, elle avait mis un autre général dans son lit, le prince Peshel Bar, dont la cavalerie avait tenu le flanc droit, et dont le pouvoir avait permis à Jianna de lever son armée. Ce même Peshel Bar qu’elle avait plus tard assassiné. Skilgannon se leva, s’habilla et retourna à l’air libre. Un convoi de nomades se dirigeait vers le cœur de la montagne. Khalid Khan était resté en arrière, et parlait à Druss. Skilgannon les rejoignit. Khalid Khan serra l’homme à la hache dans ses bras, puis il s’éloigna. Diagoras, Rabalyn, Garianne et les jumeaux étaient tout près. Skilgannon s’approcha de Druss. — Avez-vous parlé à Garianne ? Druss hocha la tête. Il avait le visage gris d’épuisement, car il n’avait pas dormi depuis plusieurs jours. — Des guerriers nadirs arrivent. Elle dit que la Vieille Femme vous a conseillé de partir. C’était un bon conseil, mon garçon. — Je ne vis pas ma vie selon ses conseils. Nous savons de quelle direction ils arrivent. Je vais aller reconnaître le terrain. Je trouverai un champ de bataille qui nous conviendra. Druss sourit. — Elle a dit qu’ils sont environ trente. Vous avez l’intention de les attaquer ? — J’ai l’intention de vaincre, dit Skilgannon. Sur ces mots, il rejoignit Khalid Khan et interrogea le vieux nomade sur les routes et les cols menant au nord-ouest, ainsi que sur les trous d’eau et les campements que les Nadirs chercheraient sur leur chemin. Ils parlèrent un certain temps, puis Skilgannon sella son hongre et dit à son groupe de suivre Khalid Khan vers un campement situé à huit lieues vers le nord-ouest. — Je vous y retrouverai plus tard, cette nuit, dit-il. Puis il partit dans les montagnes. Skilgannon suivit les conseils de Khalid et chevaucha sur les chemins de montagne vers le nord. La route grimpait régulièrement. Il faisait atrocement chaud à découvert, l’air était lourd et soporifique à l’ombre. Il lui était difficile de se concentrer. Skilgannon lutta pour rester alerte. Il passa un sommet qui s’élevait au-dessus des montagnes environnantes. De là, le terrain descendait abruptement vers le nord-ouest, la route de montagne serpentant autour des flancs des pics. Skilgannon mit pied à terre et examina la contrée, se souvenant de la description faite par Khalid Khan et mémorisant la disposition du terrain. Loin en dessous, il vit que la route émergeait sur une terre plate avant de remonter en tournant dans des collines poussiéreuses. Il y avait, çà et là, des petits bosquets d’arbres rabougris, trop peu nombreux pour permettre de s’y mettre à couvert. Il remonta en selle et chercha un endroit offrant des cachettes ou un périmètre défensif, d’où il pourrait organiser une attaque surprise. Il ne pouvait compter que sur ses talents de combattant et ceux de Druss, Diagoras, Garianne et les jumeaux. Le jeune Rabalyn était trop inexpérimenté. Les guerriers nadirs n’en auraient fait qu’une bouchée. Et il y avait d’autres complications. Druss et les jumeaux combattraient à pied, les Nadirs à cheval, et probablement avec des arcs. Garianne était redoutable avec sa petite arbalète, mais elle pouvait éliminer deux ennemis, pas six, dans les premiers moments du combat. Garianne devrait se réfugier quelque part pour recharger son arme. Avec toutes ces choses à l’esprit, Skilgannon continua son chemin, examinant les environs immédiats et la route lointaine, cherchant des signes des Nadirs. S’ils avaient prévu d’arriver au matin, ils avaient probablement programmé un campement nocturne et du repos. Il était peu vraisemblable qu’ils chevauchent toute la journée et toute la nuit avant d’attaquer un homme comme Druss. Mais, reconnut-il, ce n’était pas impossible. Skilgannon n’avait jamais combattu les Nadirs, mais, comme la plupart des soldats de métier, il avait étudié l’histoire de leur peuple. Ils appartenaient à la branche des Chiatzes, mais ils étaient nomades et vivaient sur les grandes steppes du nord de Gothir. Vicieux et belliqueux, ils n’étaient pourtant pas un danger pour les civilisations comme Gothir ou les nations plus riches du Sud, parce qu’ils étaient trop occupés à se battre entre eux et à purger d’anciennes querelles qui sapaient la force des tribus d’une génération à l’autre. Ils combattaient surtout à cheval. Leurs montures étaient de petits mais robustes poneys des steppes. Leur arme de prédilection était l’arc. Pour les combats au corps à corps, ils utilisaient une épée courte ou un long couteau. Ils portaient une armure légère – un plastron en cuir bouilli et un casque bordé de fourrure, parfois en fer, mais la plupart du temps en cuir ou en bois – et pouvaient se déplacer rapidement et combattre avec une furie inégalée. On disait qu’ils ne craignaient pas la mort, car ils croyaient que les dieux récompenseraient les guerriers dans leur vie suivante en leur donnant de grandes richesses et de nombreuses épouses. Ayant trouvé une cachette pour sa monture, Skilgannon rampa vers le bord d’une haute corniche et regarda la route. Le soleil se couchait, et il n’y avait aucun signe de l’ennemi. Il attendit, laissant son esprit se détendre. Il n’y avait pas si longtemps, il avait sous ses ordres vingt mille guerriers, des archers, des lanciers, des fantassins. En ce jour, il en avait cinq. Druss ne l’inquiétait pas. S’il arrivait à se rapprocher suffisamment de l’ennemi, il sèmerait le carnage dans ses rangs. Diagoras ? Un type dur, habile et courageux. Mais pourrait-il éliminer cinq guerriers nadirs endurcis ? Skilgannon en doutait. Puis il y avait les jumeaux. Des types bien, mais la vérité était qu’ils n’étaient pas des combattants très doués. Ils y mettraient leur cœur, toutefois, et auraient peut-être deux ennemis chacun. S’ils pouvaient se rapprocher suffisamment, eux aussi. Garianne était plus difficile à évaluer, mais l’instinct de Skilgannon lui disait qu’elle serait une redoutable adversaire. Il vit de la poussière au nord-ouest. Il s’abrita les yeux et se concentra sur la troupe lointaine. Une colonne de cavaliers descendait de la montagne. Il regarda vers la gauche et vit les rochers en surplomb où Khalid Khan avait dit qu’il y avait de l’eau. Les Nadirs le savaient-ils ? Deux cavaliers se séparèrent du reste de la colonne et disparurent à la vue de Skilgannon. Ils revinrent peu après, et les hommes mirent pied à terre et conduisirent les poneys dans les rochers. Skilgannon compta vingt-sept hommes dans la troupe. Il recula de la corniche et retourna près de son cheval. L’obscurité tombait rapidement. Skilgannon s’assit, le dos au rocher, et se reposa une demi-heure. Puis il remonta en selle et descendit la pente en direction de la zone désertique, se dirigeant lentement vers l’oasis lointaine et le camp des Nadirs. Avec six combattants, il avait peu de choix. Ils pouvaient fuir et éviter l’ennemi. Ce qui ne ferait que retarder l’inévitable. Ou bien ils pouvaient se battre. Mais la dure réalité était qu’une force nadire de presque trente hommes gagnerait forcément. Skilgannon n’avait pas bâti sa réputation de général seulement sur ses prouesses à l’épée. Il avait un esprit vif et un instinct tactique. Sa capacité à repérer une faiblesse dans les formations ennemies était légendaire. Mais cette situation offrait peu d’occasions de mettre en œuvre ces aptitudes. Il continua son chemin. Les Nadirs posteraient-ils des éclaireurs pour surveiller les ennemis ? C’était peu probable, mais il resta quand même en contrebas, traversant des broussailles hautes quand il le pouvait. Il s’arrêta dans un petit bosquet à deux cents mètres des rochers et mit pied à terre. Il attacha son cheval. Il y avait une odeur de fumée dans l’air. Les Nadirs avaient allumé un feu. Skilgannon s’accroupit et ferma les yeux pour aiguiser ses sens. Au bout d’un moment, il perçut une odeur de viande rôtie. Il continua à pied et grimpa silencieusement au-dessus du camp nadir. Il y avait deux feux, avec une douzaine d’hommes autour de chacun. Il en manquait trois. Skilgannon attendit. Un homme émergea des ombres, bientôt suivi par un deuxième. Celui-ci était nu et portait ses vêtements sur l’épaule. Il en déduisit qu’il était allé nager. Où était donc le dernier homme ? Était-il, à ce moment même, en train de ramper vers lui ? Il eut bientôt sa réponse. Le dernier homme, nu également, sortit lui aussi. Il y eut des commentaires grossiers des autres soldats. L’homme s’habilla rapidement et s’approcha du feu. Les vingt-sept Nadirs étaient tous en vue. Skilgannon s’installa et attendit. Une heure passa. Certains des guerriers, après avoir mangé, s’allongèrent sur le sol et s’endormirent. Plusieurs autres se réunirent en cercle et commencèrent de jouet aux osselets. Cela apprit beaucoup de choses à Skilgannon. Ils n’avaient pas posté de sentinelles, et ils étaient donc sûrs qu’aucun danger ne les menaçait. Et c’était logique : ils chassaient, au pis aller, quelques voyageurs et, au mieux, un seul homme d’âge mûr et son compagnon. Pourquoi se seraient-ils inquiétés ? Skilgannon savait l’importance pour des guerriers de rester confiants en eux. Cela menait à la victoire. Mais les bons chefs ouvraient l’œil pour distinguer la confiance de l’arrogance. Une armée arrogante portait la graine de sa propre destruction. Pour la vaincre, l’ennemi devait seulement alimenter cette graine et introduire en son sein le doute et la peur. À ce moment, il comprit ce qu’il devait faire. Mais il l’appréhendait. C’était très risqué, et ses chances de survie seraient faibles. Pendant une heure, il étudia d’autres tactiques, mais n’en trouva aucune qui apporterait un succès si foudroyant. Après avoir repoussé les autres possibilités, il commença de se préparer, les yeux fermés, s’installant dans l’« illusion d’ailleurs ». La peur et la tension le quittèrent. Il se leva, tira ses deux épées et descendit vers les rochers. Les Nadirs avaient posté une sentinelle pour la nuit, à l’entrée de l’oasis. L’homme était assis, adossé à un arbre, la tête baissée. Skilgannon s’agenouilla dans les ombres et l’observa. Le Nadir ne bougea pas. Il s’était endormi. Skilgannon se leva et se glissa vers lui. Il lui posa la main gauche sur la bouche et, avec l’Épée de la Nuit, lui trancha la gorge. Le sang jaillit. L’homme sursauta une fois puis mourut. Entrant dans le centre du camp, Skilgannon resta un moment immobile au milieu des hommes endormis. Puis il inspira à fond. — Réveillez-vous ! beugla-t-il. Les hommes roulèrent hors de leurs couvertures et se levèrent en hâte. Skilgannon avança vers le plus proche et l’Épée du Jour le décapita proprement. Un deuxième homme tomba, étripé, quand Skilgannon pivota et lui enfonça l’Épée de la Nuit dans le ventre. Les Nadirs saisirent leurs armes. Plusieurs, armés de leur épée, se ruèrent vers Skilgannon, qui bondit vers eux. L’Épée de la Nuit ouvrit la jugulaire d’un soldat, qui tomba sur ses camarades. Puis Skilgannon bondit sur eux, ses épées tranchant la chair et coupant les os. Ils reculèrent devant sa fureur. Skilgannon pivota et fonça vers l’endroit où les Nadirs avaient entravé leurs poneys. Un guerrier essaya de le devancer. Skilgannon plongea pour éviter un coup vicieux, roula sur son épaule et se releva. Les poneys étaient attachés sur deux lignes, chacune retenue par une corde d’attache. Il coupa la première d’un coup d’épée, se retourna à temps pour esquiver une feinte, et riposta en enfonçant l’Épée du Jour dans la poitrine du Nadir. Les poneys hennirent et se cabrèrent, puis ils s’enfuirent. Skilgannon trancha la seconde corde puis se plaça au milieu des montures nerveuses. Il rengaina une épée et poussa un hurlement de loup aigu. C’en fut trop pour les poneys, déjà énervés par les mouvements soudains et l’odeur du sang. Ils détalèrent. Des Nadirs qui essayaient toujours d’atteindre Skilgannon tentèrent d’empêcher la fuite des poneys. Skilgannon agrippa la crinière d’une monture quand elle passa à côté de lui, et sauta sur son dos. Une flèche passa près de son visage. Il donna un coup du plat de son épée sur la croupe de l’animal et traversa le camp au galop. Deux autres flèches sifflèrent près de lui. Une troisième s’enfonça dans l’épaule du poney, qui tituba. Il ne tomba pas, mais suivit le reste de ses compagnons dans la zone désertique. Skilgannon chevaucha jusqu’à l’endroit où sa monture était entravée et descendit du poney. Montant en selle, il pivota et vit des guerriers nadirs arriver en courant des rochers. — Venez me voir demain, les enfants, cria-t-il. Nous danserons de nouveau ! Il poussa son cheval au galop et s’éloigna des Nadirs enragés. Il avait eu de la chance, mais il était quand même déçu. Il avait espéré tuer au moins dix ennemis et réduire ainsi l’inégalité des chances. Mais il en avait eu cinq ou six, au maximum sept. Plusieurs autres avaient été blessés, mais leurs coupures seraient rapidement recousues. Il doutait que les blessures soient assez graves pour les arrêter. En chevauchant vers le sud-est, il rattrapa une dizaine de poneys nadirs. Il continua à les pousser à distance des rochers, les séparant de plus en plus de leurs cavaliers. Certains étaient encore sellés, et à leurs selles pendaient des arcs en corne et des carquois pleins. Skilgannon récupéra les armes et les accrocha au pommeau de sa propre selle. Puis il laissa les poneys continuer et reprit la route de montagne qui serpentait afin de rejoindre ses compagnons. Les Nadirs étaient rapides et coriaces. Ils s’étaient réveillés instantanément, comme des animaux, aussitôt alertes. Cela l’avait surpris. Skilgannon continua son chemin en examinant le terrain, et en préparant l’attaque suivante. Une seule question importante demeurait : combien de pertes les Nadirs accepteraient-ils avant de battre en retraite ? Il leur restait, au plus, vingt-deux combattants. Combien lui et ses compagnons devraient-ils en tuer ? Dix autres ? Quinze ? Il vit Druss et les autres l’attendre sur une partie large de la route. Il mit pied à terre et s’approcha de l’homme à la hache. — Vous saignez, mon garçon, dit Druss. À l’abri d’une dépression dans la paroi de la falaise, Diagoras était agenouillé derrière Skilgannon, debout, et recousait la coupure du bas de son dos. Les rayons de la lune brillaient sut le tatouage doté et bleu de l’aigle qui ouvrait ses ailes sur les omoplates de Skilgannon. Il y avait d’anciennes blessures sur le corps du jeune homme, certaines déchiquetées, d’autres droites et propres. Il y avait également des trous laissés par des carreaux ou des flèches. Diagoras resserra le dernier point, le noua, puis coupa l’excédent de fil d’un coup de dague. Skilgannon le remercia et remit sa chemise et son pourpoint sans manches. Diagoras remit l’aiguille incurvée et le reste du fil dans sa bourse et s’assit, écoutant Skilgannon esquisser le plan de bataille pour le matin suivant. Il n’avait pas dit grand-chose de son combat contre les Nadirs, seulement qu’il était entré dans le camp et en avait tué cinq. Il avait dit ça d’un ton sobre, presque dégagé. Diagoras était impressionné. Il n’avait jamais combattu les Nadirs, mais il connaissait des hommes qui l’avaient fait. Les Nadirs étaient féroces et brutaux, des ennemis redoutables. Skilgannon demanda à Druss s’il avait une idée du nombre d’hommes que les Nadirs devraient perdre avant de battre en retraite. Le vieux guerrier haussa les épaules. — Ça dépend. Si leur chef est hardi, nous devrons peut-être les tuer tous. S’il ne l’est pas… Dix de plus, peut-être douze, les convaincront d’abandonner. C’est dur à dire, avec les combattants nadirs. Leur chef, à la forteresse, est peut-être le genre d’homme qui tuera les survivants qui ont échoué. — Alors, nous devons prévoir de les tuer tous, dit Skilgannon. Diagoras ravala un commentaire sarcastique. Il regarda les autres. Les jumeaux écoutaient, fascinés, même si le simple d’esprit avait plutôt l’air intrigué. Il ignorait ce qui se passait réellement. Garianne semblait ne pas s’inquiéter du fait de devoir tuer vingt guerriers nadirs, mais elle était un peu bizarre, et sans doute à moitié folle. Le jeune garçon, Rabalyn, était assis le dos à la paroi et avait l’air effrayé mais résolu. Skilgannon expliqua sa tactique. Au départ, elle avait l’air extraordinairement simple, et pourtant Diagoras, qui se piquait d’être un bon tacticien, n’y avait pas pensé. Peu d’hommes l’auraient fait. Puis Skilgannon demanda s’il y avait des questions. Druss en avait quelques-unes, et Jared, une. Ils s’inquiétaient tous du minutage. Skilgannon regarda Diagoras, qui secoua la tête. Ce n’était pas le moment de faire remarquer qu’il n’y avait aucun plan de retraite, et aucun moyen de fuir. Ce qui, bien entendu, était le danger avec une tactique d’une telle simplicité. C’était vaincre ou mourir. Pas de demi-mesure. Aucun facteur de sécurité. Skilgannon repéra une outre d’eau et alla y boire. Puis il fit signe à Diagoras et partit sur la route. Diagoras le suivit. — Je vous remercie de n’avoir rien dit, tout à l’heure, dit Skilgannon. — C’est un bon plan. (Il regarda vers la pente abrupte qui menait à la vallée, puis recula.) Mais vous savez ce que le général Egel a dit des plans, une fois. — Ils ne survivent que jusqu’à ce que la bataille commence, répondit Skilgannon. Diagoras sourit. — Vous avez étudié l’histoire drenaïe ? — L’histoire de la guerre, corrigea Skilgannon. Oui, beaucoup de choses pourraient aller de travers, et même si tout va bien, nous risquons de subir des pertes. Diagoras éclata soudain de rire. Skilgannon le regarda avec curiosité. — Que trouvez-vous si amusant ? — N’est-ce pas évident ? Une folle, un simple d’esprit et un gamin constituent presque la moitié de notre force de combat. Et nous voici, à parler de ce qui pourrait aller de travers ! Skilgannon allait répondre, mais se mit aussi à rire. Druss les rejoignit. — De quoi parlez-vous, tous les deux ? demanda-t-il. — De la stupidité qui accompagne la guerre, dit Diagoras. — Diagoras pense que notre troupe n’est pas si bonne que ça, dit Skilgannon. — C’est vrai, dit Druss. Mais il faut bien se battre avec ce qu’on a. J’ai vu Garianne et les jumeaux en action. Ils ne nous laisseront pas tomber. Et le gamin est courageux. On ne peut pas demander plus. — Tout ça est vrai, dit Diagoras en souriant. Et donc, nous ne sommes pas inquiets à leur sujet. C’est toi. Soyons francs, Druss. Tu es un peu trop vieux et trop gras pour être utile à de jeunes et puissants guerriers comme nous. Druss avança et souleva Diagoras de terre. Alors qu’il commençait de se débattre, Druss le hissa au-dessus de sa tête, lui saisit la cheville et le suspendit, tête en bas. Diagoras se retrouva pendouillant au-dessus d’un précipice de deux cents mètres. Il tourna la tête et vit Druss debout, qui le tenait par les chevilles. — Allons, allons, Druss, dit-il, pas besoin de te mettre en colère. — Oh ! je ne suis pas en colère, mon garçon, dit Druss d’une voix aimable. Nous autres vieux avons parfois du mal à entendre. Et, comme tu parlais avec ton cul, je n’ai pas compris ce que tu disais. Maintenant que ton cul se trouve là où était ta tête, je devrais pouvoir tout saisir. Parle. — Je disais à Skilgannon que nous avions bien de la chance de voyager avec un homme de ta renommée. Druss recula et posa Diagoras sur la terre ferme. Le Drenaï poussa un soupir de soulagement et se leva. — Ton sens de l’humour laisse à désirer, vieille bique, dit-il. — Je ne dirais pas ça, dit Druss. J’ai tant ri que j’ai failli te lâcher. Diagoras allait ajouter quelque chose quand il regarda le visage de l’homme à la hache. Le clair de lune révélait un voile de sueur sur son front, et il respirait lourdement. — Tout va bien, mon ami ? demanda-t-il. — Un peu fatigué, c’est tout, dit Druss. Tu es plus lourd que tu en as l’air. Sur ce, il repartit vers l’endroit où les autres attendaient. Diagoras le vit se masser l’avant-bras gauche et fronça les sourcils. — Qu’est-ce qui vous inquiète ? demanda Skilgannon. — Druss n’a pas l’air d’être lui-même. À Skeln, il avait le teint fleuri. Depuis quelques jours, il semble avoir dix ans de plus, et sa peau est grise. — C’est un vieil homme, dit Skilgannon. Il est peut-être fort, mais il a quand même un demi-siècle. Parcourir ces collines et combattre des monstres minerait la force de n’importe qui. — Vous avez sans doute raison. Nul ne peut échapper aux ravages du temps. Quand devrons-nous nous mettre en position ? — Dans une heure, pas plus. Druss s’était allongé sur la corniche et semblait endormi. Diagoras et Skilgannon marchèrent un peu plus loin, sur la route. Ici et là s’ouvraient des fissures dans la paroi rocheuse, certaines peu profondes et d’autres beaucoup plus. À un endroit, la route s’étrécissait avant de s’élargir. La paroi rocheuse rouge à pic se trouvait à gauche, et à droite, un précipice impressionnant. Diagoras examina le secteur et frissonna. — L’altitude m’a toujours rendu nerveux, dit-il. — Je n’aime pas beaucoup ça non plus, dit Skilgannon. Mais dans ce cas, le terrain est à notre avantage. Et nous avons besoin de tous les avantages possibles. — On dit que les Nadirs sont d’excellents cavaliers. — Ils en auront besoin, fit remarquer Skilgannon, d’une voix sinistre. Ils discutèrent encore un peu du plan, puis, à la manière des guerriers, ils parlèrent de jours meilleurs. Diagoras se remémora une tante qui tenait un bordel. — Elle était merveilleuse, dit-il. Enfant, j’adorais me faufiler dans la cité et passer la journée avec elle. Ma famille ne parlait jamais d’elle – sauf mon père. Il s’est mis dans une colère terrible quand il a découvert que j’étais allé la voir. J’ignore ce qui l’irritait le plus, le fait qu’elle était une prostituée, ou qu’elle était plus riche que lui et que tout le reste de la famille. — Pourquoi est-elle devenue prostituée ? demanda Skilgannon. Je devine que vous venez d’une famille de bonne souche. — Je l’ignore, en fait. Il y avait eu un scandale, quand elle était jeune. Elle a été envoyée en Drenan en disgrâce, et elle s’est enfuie. C’était avant ma naissance. Elle a reparu plusieurs années plus tard. Elle était riche, et elle a acheté une grande maison dans la banlieue de la cité. Elle était magnifique. Elle avait embauché des architectes et des jardiniers et l’avait transformée en palais. Les jardins étaient remarquables. Des mares, des fontaines, et des salles dont les murs étaient des arbres et des buissons. Et elle avait les filles les plus splendides ! (Diagoras soupira.) Elles venaient de partout : Ventria, Mashrapur, Panthia. Il y avait même deux Chiatzes aux yeux noirs et à la peau couleur d’ivoire. Je vous le dis, cet endroit était le Paradis ! Parfois, il m’arrive encore d’en rêver. — Votre tante possède-t-elle toujours cette maison ? — Non. Elle est morte d’une fièvre, il y a quelques années. Juste après Skeln. Même sa mort a provoqué un scandale. La meilleure amie de ma tante était une femme appelée Magatha. Elle était ventrianne et, comme ma tante, une ancienne prostituée. Elle s’est tuée le jour de la mort de ma tante. Par le ciel ! ç’a sacrément remué la bonne société ! — Alors, le bordel est fermé, maintenant ? — Oh non ! elle me l’a légué, avec toute sa richesse. J’ai promu une des femmes qui y travaillaient, et elle le gère pour moi. — Ça doit faire drôlement plaisir à votre père. Diagoras éclata de rire. — Ça fait plaisir à presque tous les autres hommes de la communauté. C’est – et je le dis avec fierté – le meilleur bordel de tout le Sud. L’aube n’était pas loin. — C’est le moment, dit Skilgannon. Chapitre 17 Rabalyn passa la nuit dans un état de panique. Il resta assis sans rien dire pendant que les autres discutaient du combat du lendemain. Ses mains tremblaient, et il les serra fortement l’une contre l’autre pour que Druss ne voie pas qu’il avait peur. L’attaque du campement par les bêtes avait été soudaine, et il avait bien réagi. Druss l’avait félicité pour son courage. Mais là, attendre l’attaque sans rien pouvoir faire lui retournait l’estomac. Il vit Skilgannon et Diagoras plaisanter près de la corniche, puis il regarda Druss soulever l’officier drenaï et le suspendre au-dessus du précipice. Ces hommes n’avaient donc peur de rien ? Rabalyn ne s’y connaissait pas en tactiques militaires, et il avait écouté Skilgannon esquisser le plan de bataille, et ça lui avait semblé terriblement dangereux. Pourtant, personne d’autre ne l’avait fait remarquer, et il pensait que, peut-être, son ignorance l’empêchait de voir quel bon plan c’était. Donc il n’avait rien dit. Les Nadirs arriveraient par la route de la montagne, et dépasseraient l’endroit où Diagoras et les frères seraient cachés, dans une fissure peu profonde. Puis Skilgannon et Druss les attaqueraient par-devant. Garianne et lui arroseraient les cavaliers de flèches, abrités dans un amas de rochers au-dessus de la route. Quand Skilgannon et Druss seraient en train de combattre, Diagoras et les jumeaux fonceraient sur les cavaliers par-derrière. Apparemment, ces cinq combattants élimineraient alors une vingtaine d’hommes sauvages des tribus nadires. Cela n’avait aucun sens pour Rabalyn. Les Nadirs n’allaient-ils pas piétiner sous les sabots de leurs chevaux les hommes qui les attaqueraient à pied ? Il n’avait pas osé poser la question. Tout ce qu’il savait, à ce moment-là, était que cette nuit-là pouvait très bien être sa dernière, et il regarda avec regret la splendeur du firmament. Comme il aurait aimé que des ailes lui poussent et pouvoir s’envoler loin de ses peurs ! Druss était retourné près de la paroi, s’était allongé et endormi. Rabalyn ne comprenait pas qu’un homme qui allait affronter une bataille puisse dormir. Il pensa à sa tante Athyla, et à la petite maison de Skepthia. Il aurait donné dix ans de sa vie pour être de retour chez lui, avec pour tout souci le savon que lui passerait le vieux Labbers pour n’avoir pas fait ses devoirs. Mais il avait une épée à sa ceinture, et un arc incurvé avec un carquois plein de flèches empennées de noir. Le temps passa, et sa peur ne céda pas. Au contraire, elle enfla en lui, accentuant ses tremblements. Skilgannon revint avec Diagoras et ils réveillèrent Druss. Le vieil homme sursauta et s’assit. Rabalyn le vit se frotter le bras gauche. Son visage était tiré et gris. Puis les frères approchèrent. Une fois de plus, Nian tenait le foulard à la ceinture de Jared. — Allons-nous bientôt nous battre ? demanda Nian. — Oui. Mais nous devons être silencieux, répondit Jared en tapotant l’épaule de son frère. Diagoras et les jumeaux partirent se poster à l’endroit convenu. Skilgannon s’agenouilla à côté de Rabalyn. — Comment te sens-tu ? demanda-t-il. — Bien, mentit le jeune garçon, ne voulant pas se couvrir de honte en avouant ses peurs. Skilgannon le regarda attentivement. — Suis-moi. Je vais te montrer l’endroit d’où je veux que tu tires sur les Nadirs. Rabalyn se leva, les jambes flageolantes. Quand il fit mine de suivre Skilgannon, Druss l’appela. — Tu oublies ton arc, petit. Pourpre d’embarras, Rabalyn ramassa l’arc et le carquois et courut pour rattraper Skilgannon. Ils gagnèrent le site d’un récent glissement de terrain, où plusieurs gros rochers étaient tombés sur la route. Skilgannon grimpa sur le premier et tira Rabalyn derrière lui. — Cet endroit est bien protégé, Rabalyn. Ne te montre pas trop souvent. Tire quand tu peux, puis replonge à l’abri. — Où sera Garianne ? — Sur le sol, en dessous de toi. Elle tire mieux. (Il sourit.) Et elle est moins susceptible de nous envoyer une flèche dans le corps. Vise toujours le centre de la troupe. — Le centre, oui. — Tu as peur ? — Non. Ça va. — Ce n’est pas un crime d’avoir peur, Rabalyn. J’ai peur. Diagoras a peur. N’importe qui doté d’un cerveau aurait peur. La peur est nécessaire. Elle est là pour nous garder en vie, pour nous avertir d’éviter le danger. Cet instinct nous dit à tous qu’il vaudrait mieux fuir que rester et combattre. — Alors, pourquoi n’avons-nous pas fui ? demanda Rabalyn avec plus d’énergie qu’il en avait eu l’intention. — Parce que ça nous aurait sauvés seulement aujourd’hui. Demain, l’ennemi aurait toujours été à nos trousses, et le terrain aurait été plus favorable pour lui que pour nous. Et donc, nous restons ici. Et nous combattons. — Et nous pourrions mourir ici, dit Rabalyn d’une voix misérable. — Oui, nous pourrions mourir. Ou certains d’entre nous. Reste à l’abri ici. Ne descends sous aucun prétexte. C’est compris ? — Oui. — Parfait. Skilgannon détourna le regard. — Je m’inquiète pour Druss. Quelque chose le perturbe. Mais je n’ai pas le temps de m’occuper de ça, pour le moment. Les Nadirs seront bientôt là. Je dois aller à leur rencontre. — Je croyais que vous alliez combattre avec Druss. — Je le ferai. Essaie de ne pas me tirer dessus quand je reviendrai. Skilgannon descendit des rochers et sauta le dernier mètre. Garianne attendait en bas, son arbalète pendue à la ceinture, un arc nadir à la main. Rabalyn entendit Skilgannon lui parler. — Protégez le Vieil Oncle, dit-il. Puis il partit. Un moment après, il les dépassa à cheval. L’aube pointait. Skilgannon retourna le long de la route rocheuse et dépassa la fissure où Diagoras, Jared et Nian étaient cachés. Quand il passa, il entendit Nian l’appeler. — C’est Skilgannon ! Bonjour ! Skilgannon entendit Jared dire à son frère de rester silencieux. La colère monta brièvement en lui, puis l’humour noir de la situation le frappa et le força à se détendre. Diagoras avait raison : un simple d’esprit, une folle et un gamin terrorisé composaient la moitié de l’armée de Skilgannon. Puis il y avait Druss. Vieux et fatigué. Les anciens dieux devaient bien rigoler, où qu’ils soient ! Il fit ralentir son cheval sur une partie en pente raide, puis l’arrêta quand la route s’élargit. Il regarda par-dessus la corniche et vit les Nadirs sur un tournant de la route, loin en dessous. Il y en avait seulement dix-neuf, ce qui le soulagea un peu. Les hommes qu’il avait blessés devaient avoir été plus gravement atteints qu’il l’avait cru. Prenant l’arc volé aux nadirs, il encocha une flèche. Il était peu probable qu’il fasse beaucoup de dégâts à cette distance, mais il voulait que l’ennemi sache qu’il était là. Il tendit la corde et lâcha la flèche. La flèche fila droit, mais il avait mal visé : elle frappa la route juste devant le cavalier de tête. Le Nadir tira sur ses rênes et regarda vers le haut au moment où Skilgannon envoyait une deuxième flèche, qui rata aussi. — Bonjour, mes enfants ! appela-t-il. Plusieurs cavaliers saisirent leur arc et expédièrent des flèches noires vers lui. Mais il était trop loin, et les flèches retombèrent avant de l’atteindre. — Vous devez venir plus près, cria-t-il. Montez ici ! Il lâcha une autre flèche. Celle-là s’enfonça dans l’avant-bras d’un guerrier. Les Nadirs talonnèrent leurs montures et galopèrent vers le tournant abrupt qui les amènerait jusqu’à lui. Il attendit calmement, une autre flèche encochée. Il commençait à s’habituer à l’arc. Il était bien plus puissant qu’il l’avait d’abord cru. Quand les Nadirs apparurent au virage, il envoya une flèche sur le cavalier de tête. L’homme tenta de faire pivoter sa monture, mais il réussit seulement à la faire se cabrer. La flèche s’enfonça dans la gorge du poney, qui tomba. Tournant le hongre vers l’arrière, Skilgannon remonta la route, les Nadirs non loin derrière lui. Des flèches sifflèrent à côté de lui. Devant lui, plus haut, il vit Druss debout, la hache à la main. Puis Garianne arriva en vue. Elle tira une flèche qui vola à côté de Skilgannon, puis une autre. Arrivé à côté de Druss, Skilgannon se jeta à terre et donna une claque sur la croupe du hongre pour le renvoyer le long de la piste. Il sortit ses deux épées et courut vers les guerriers qui approchaient. Une flèche déchira le col de son pourpoint et lui entama la peau. Druss poussa un cri de guerre et chargea les Nadirs, sa hache ouvrant la poitrine d’un homme et le projetant à bas de sa selle. Skilgannon plongea son épée dans le ventre d’un autre. Les Nadirs jetèrent leurs arcs et saisirent leurs épées. Skilgannon taillada à tout-va. Un poney le heurta et le fit tomber, mais il se releva aussitôt. Druss abattit sa hache sur un autre guerrier. Skilgannon entendit des cris venir de derrière la troupe ennemie, et il comprit que Diagoras et les jumeaux avaient attaqué. Les Nadirs tentèrent de se regrouper, mais la nouvelle attaque effraya certains poneys, qui, en essayant de fuir, s’approchèrent trop du bord de la route. Quatre cavaliers nadirs plongèrent dans le précipice. Certains Nadirs sautèrent à terre et combattirent à pied. Skilgannon en tua un d’un revers d’épée à travers la gorge. Un deuxième bondit sur lui. Une flèche se matérialisa dans sa poitrine, et il s’arrêta net, avant de tomber face contre terre. Trois cavaliers fondirent sur Druss. Skilgannon vit le vieux guerrier tituber pendant qu’il les attendait. Puis il tomba sur les genoux. Les cavaliers le dépassèrent au galop et se dirigèrent vers Garianne. Elle tira sur le premier, puis les deux autres la rejoignirent. L’un d’eux se jeta hors de sa selle. Garianne et lui tombèrent ensemble sur le sol. Skilgannon aurait voulu aller à son secours, mais il était lui-même attaqué. Il recula en parant les coups sauvages de deux Nadirs, puis sauta en avant et vers la droite. L’Épée du Jour s’enfonça dans le sternum du premier Nadir, et celle de la Nuit bloqua un coup du second. Le premier Nadir tomba. Il s’agrippa à l’épée enfoncée dans sa poitrine pour essayer d’entraîner Skilgannon avec lui. Skilgannon lâcha la poignée et para une nouvelle attaque de l’autre homme, puis le tua d’un coup qui lui ouvrit la gorge. Druss s’était remis péniblement debout et avançait en titubant vers Garianne. Skilgannon tua un autre guerrier, puis pivota et suivit l’homme à la hache. Garianne était étendue sur le sol. À côté d’elle gisait Rabalyn, sa tunique couverte de sang. Trois Nadirs morts étaient allongés non loin. Skilgannon jura, puis se tourna pour combattre. Sauf qu’il n’y avait plus de combat. Diagoras et les frères marchaient vers lui, laissant derrière eux les cadavres de douze Nadirs. Du sang coulait d’une coupure sur le front de Diagoras. Jared était blessé au bras. Nian était indemne. Skilgannon courut vers l’endroit où Druss était agenouillé près du jeune garçon. Le visage de l’homme à la hache était gris et ses yeux, cernés. Il avait l’air de souffrir, et avait le souffle court. — Pas pu… arriver… jusqu’à eux…, dit-il. Skilgannon s’agenouilla près de Garianne. Elle avait une bosse à la tempe, mais son pouls était fort. Rabalyn avait été poignardé à la poitrine. Skilgannon ouvrit la tunique du jeune garçon. La blessure était profonde, et du sang en sortait en formant des bulles. Diagoras arriva. — Ça lui a transpercé le poumon, dit-il. Emmenons-le à l’abri du soleil. Jared et Diagoras soulevèrent le jeune garçon, pendant que Nian s’agenouillait à côté de Garianne. Le simple d’esprit lui caressa le visage et l’appela. — Est-elle endormie ? demanda-t-il. — Oui, dit Skilgannon. Ramenez-la dans la grotte. Nous la réveillerons à ce moment. Mais Nian vit son frère s’éloigner en portant Rabalyn. Il cria, de la panique dans la voix. — Attends-moi, Jared ! Lâchant son épée, il courut rejoindre Jared et saisit le foulard à la ceinture de son frère. Skilgannon regarda Druss, qui était assis sur le bord de la route. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il. — Une douleur… dans la poitrine. Comme si un taureau s’était assis sur moi. Ça va aller. J’ai juste besoin de me reposer un peu. — Avez-vous ressenti une douleur au bras gauche ? — J’ai eu des crampes dans ce bras, dernièrement. Je me sens déjà mieux. Donnez-moi un moment. Skilgannon souleva Garianne et la porta dans la grotte, où il l’allongea à l’ombre. Malgré le sang qui coulait toujours de son front, Diagoras s’occupait de la blessure du jeune garçon. Jared et lui l’avaient mis en position assise. Rabalyn était toujours inconscient, et son visage était d’un gris malsain. Jared le soutenait pour qu’il reste assis. Skilgannon ressortit et récupéra l’Épée du Jour dans la poitrine du Nadir mort. Plusieurs poneys étaient toujours là, sur le bord de la route. Deux avaient des sacoches de selle. Skilgannon avança vers les poneys en parlant doucement. Ils étaient encore nerveux. Il fouilla dans les sacoches et trouva une flasque d’argent gravé. Il la déboucha, en renifla le contenu puis le goûta. C’était un alcool très fort. Il retourna à l’endroit où Druss était assis. — Ça pourrait vous aider, dit-il en lui tendant la flasque. Druss but avidement. — Il y a longtemps que je n’avais pas bu de ce truc, dit-il. Ça s’appelle du lyrrd. (Il but de nouveau.) Je n’ai pas pu arriver à temps à côté du gamin. Je l’ai vu descendre pour aider Garianne. Il a tué le premier Nadir. Il l’a pris par surprise. Le second l’a poignardé. Je suis arrivé trop tard. Survivra-t-il ? — Je l’ignore. La blessure est très mauvaise. Druss sursauta et gémit. — La douleur dans la poitrine devient plus forte. — C’est une attaque cardiaque, dit Skilgannon. J’en ai déjà vu. — Je sais ce que c’est ! dit sèchement Druss. Ça fait des semaines qu’elle se prépare. Je ne voulais pas le reconnaître, c’est tout. — Laissez-moi vous aider à regagner la grotte. Druss repoussa la main de Skilgannon et se leva péniblement. — Je vais me reposer un peu, dit-il. Il fit deux pas, et tituba. Skilgannon le rejoignit. De mauvaise grâce, Druss accepta son aide pour retourner à la grotte. Diagoras s’approcha de Skilgannon. — J’ai fermé la blessure du gamin, mais il saigne toujours, à l’intérieur. Je n’ai pas les capacités pour le guérir. — Occupons-nous de vous, dit Skilgannon. Ils sortirent de la grotte. Le sang avait inondé la tunique de Diagoras, sur la droite, et coulait toujours abondamment de la profonde coupure sur sa tête. — Ce n’est pas très grave, dit Diagoras. Du sang, c’est tout. La plupart des blessures peu profondes ont l’air pires qu’elles le sont. Skilgannon lui sourit. Diagoras eut soudain l’air penaud. — Mais je suppose que vous savez déjà tout ça, général. Il ouvrit sa bourse et en sortit l’aiguille incurvée et le fil, qu’il donna à Skilgannon. Puis il s’assit, et laissa Skilgannon examiner la blessure. — Elle se prolonge dans les cheveux. C’est de là que vient la plus grande partie du sang. Je vais devoir raser la zone autour de la coupure. Diagoras sortit son couteau de chasse de son fourreau. Skilgannon le prit. Il commença par couper les longs cheveux noirs, laissant une zone hérissée de sept centimètres sur cinq. La peau avait été entamée, et c’était un peu enflé. Skilgannon travailla à recoudre la blessure. Il lui fallut remettre la peau en place, et ce ne fut pas facile. — Si vous tirez encore un peu plus fort, mon oreille se trouvera au sommet de mon crâne, se plaignit Diagoras. Jared les rejoignit. — Garianne est réveillée, dit-il. Je crois qu’elle va bien. Il ramassa l’épée de son frère et rentra dans la grotte. — Qu’est-ce qui ne va pas, avec Druss ? demanda Diagoras quand Skilgannon noua le dernier point. — Une attaque. Son cœur a pratiquement lâché. Il souffre depuis plusieurs semaines, a-t-il dit. Diagoras se leva et alla regarder les ennemis morts. Skilgannon le suivit. — Avec le cœur malade, il a tué cinq Nadirs. Cet homme est un vrai phénomène ! — Six, corrigea Skilgannon. Il a réussi à arriver à temps pour tuer l’homme qui a poignardé Rabalyn. — Ce vieil homme est rudement coriace. — Ce vieil homme sera bientôt mort si nous ne trouvons pas le temple. J’ai déjà vu ce gente d’attaque. Son cœur tient tout juste le coup. Ce corps massif a besoin d’un cœur en bonne santé pour le nourrir. Dans l’état où il est, il aura bientôt une nouvelle attaque. Il n’y survivra pas. — À quelle distance est ce temple ? — Khalid Khan a dit deux jours. Pour un homme à pied qui ne serait pas obligé d’emprunter la route. Avec un chariot ? Je ne suis pas sûr… Peut-être trois. — Le petit ne tiendra pas trois jours, dit Diagoras. Ils entendirent le grondement d’un chariot qui descendait la route. Skilgannon aperçut Khalid Khan qui le conduisait. Plusieurs hommes et deux femmes le suivaient. Skilgannon alla les rejoindre. — Ces femmes connaissent bien les blessures. Le Tueur d’Argent est-il en vie ? demanda Khalid. — Oui. — J’en suis heureux, dit le vieil homme. J’ai eu un mauvais pressentiment quand il m’a dit de partir. Est-il malade ? — Oui. Khalid Khan hocha la tête. — Je vous conduirai à l’endroit où j’ai vu le temple. Nous devons prier la Source de Toute Chose qu’il soit là, cette fois. Elanin avait depuis longtemps abandonné tout espoir d’être sauvée. Même si l’oncle Druss trouvait cette forteresse au fin fond des terres sauvages, les hommes qui y vivaient étaient d’une sauvagerie effroyable, des guerriers nadirs vêtus de peaux de chèvres puantes, et des soldats aux yeux durs qui la regardaient avec une froide indifférence. L’oncle Druss ne pourrait pas l’emmener avec lui. Un homme seul, même s’il pouvait plier des fers à cheval, ne serait pas de taille contre ces terribles guerriers. Et puis, il y avait Masque de Fer. Il ne l’avait pas frappée de nouveau, parce qu’elle faisait attention en sa présence. Mais il avait battu sa mère. Il lui avait fait un œil au beurre noir et lui avait fendu la lèvre. Et elle portait aussi des bleus sur le corps. Et il criait sans cesse après elle, la traitant de « truie inutile » et de « pute stupide ». Elanin était assise dans sa chambre, très haut dans la Citadelle. Elle n’avait pas vu sa mère depuis cinq jours, et n’avait pas été autorisée à quitter la pièce. Une Nadire au cœur sec lui apportait deux repas par jour, et la débarrassait du pot de chambre, qu’elle rapportait après l’avoir vidé. Elanin ne rêvait plus à la liberté. Au cours des deux dernières semaines, elle avait développé un tremblement dans les mains et les bras, et elle passait une bonne partie de son temps à se cacher. Dans des placards, ou derrière de hauts coffres. Une fois, elle s’était même infiltrée dans une cave à vin et s’était dissimulée derrière les tonneaux. Chaque fois, on l’avait retrouvée, et désormais elle était enfermée dans une petite pièce au sommet de la Citadelle. Elle n’était pas assez grande pour lui fournir une cachette valable. Mais elle avait découvert qu’en se glissant dans le placard et en fermant la porte, l’obscurité était apaisante et lui donnait l’impression d’être à l’abri. Elle se terrait pendant des heures dans ce minuscule espace. Puis elle avait commencé de prétendre que tout ça était un mauvais rêve, et que si elle faisait suffisamment d’efforts, elle se réveillerait dans sa chambre ensoleillée de Dros Purdol. Et son père serait assis près du lit. Les jours passèrent, et elle se plongea de plus en plus dans ses fantasmes. Elle mangeait mécaniquement, puis retournait dans son sanctuaire. Ce jour-là, Masque de Fer était venu dans sa chambre, avait ouvert brutalement la porte du placard et l’avait tirée dehors. Il avait entortillé les doigts dans la chevelure blonde de la fillette, désormais graisseuse, lui avait tiré la tête en arrière et l’avait regardée. — Alors, on n’est plus aussi fière, maintenant ? avait-il demandé. Tu vas me dire que tu me hais ? Elanin avait commencé de trembler et sa tête de s’agiter. — Je veux ma mère, avait-elle réussi à dire, les larmes coulant sur son visage. — Bien entendu, ma petite, avait-il dit d’une voix soudain douce. C’est tout à fait naturel. Et je me sens généreux, aujourd’hui. Je t’ai donc laissé un petit cadeau près de ton lit. Quelque chose avec quoi tu pourras jouer, et qui appartient à ta mère. Il était parti, tirant la porte derrière lui et la verrouillant. Toujours tremblante, Elanin était allée vers son lit. Il y avait une bourse posée dessus. Elle l’avait ouverte et en avait vidé le contenu sur le lit. Puis elle avait hurlé et était retournée dans son placard. Sur le lit, le sang qui coulait des doigts coupés de sa mère imprégna lentement les draps sales. La forêt était sombre et sinistre mais, devant lui, Skilgannon voyait un rayon de lune tomber à un angle indirect. Lentement, il avança vers lui, le cœur battant la chamade, la peur montant en lui. Un mouvement à sa gauche le fit pivoter, et il aperçut un éclair de fourrure blanche. Il tendit les mains vers ses épées, puis s’interrompit. Le désir de s’emparer des lames étincelantes était presque insupportable. Il continua à marcher. Et là, éclairé par le rayon de lune, était assis un énorme loup, sa fourrure aussi blanche que de la neige vierge. La bête fixa sur lui ses grands yeux dorés. Puis elle se leva et avança vers lui à pas feutrés. La peur gronda en lui et se transforma en panique. Les épées surgirent dans ses mains comme par magie, et il les leva. Une exultation sauvage s’empara de lui. Il poussa un cri de guerre, et les épées descendirent… Une main le tirait par l’épaule, et il se leva d’un bond, repoussant Diagoras. — Que faites-vous ? hurla-t-il. — Calmez-vous, mon gars. Vous hurliez dans votre sommeil. — Je l’avais presque, dit Skilgannon. Tout aurait pu finir là ! — De quoi parlez-vous ? Skilgannon se frotta le visage. — Peu importe. Ce n’était qu’un rêve. Je suis désolé de vous avoir dérangé. Il regarda autour de lui. Druss dormait toujours, allongé à côté de Rabalyn. Garianne était réveillée, et le regardait sans émotion. À l’autre extrémité du camp, les jumeaux étaient assis ensemble et parlaient à voix basse. Khalid Khan rejoignit Skilgannon et lui tendit une tasse d’eau fraîche. — Sont-ce des rêves ou des visions, guerrier ? demanda-t-il. — Seulement des rêves, répondit Skilgannon. Il but l’eau et inspira à fond pour se calmer. Puis il se leva et gagna une zone plate, où il commença de s’étirer. Puis, pendant que Diagoras et Khalid Khan le regardaient, il exécuta une série de mouvements lents, semblables à une danse. Il sentit ses poumons se gonfler et son corps se détendre. Khalid Khan retourna dans ses couvertures, mais Diagoras vint s’asseoir près de Skilgannon. — Que faites-vous donc ? — C’est une ancienne discipline. Elle remet le corps en harmonie. Skilgannon continua un moment, mais être observé l’empêcha d’atteindre l’unicité complète. Malgré tout, il était plus détendu quand il rejoignit Diagoras. — Le petit tient bien le coup. — Je suis plus optimiste, ce soir, dit Diagoras. Il est jeune, et il semble que le saignement ait diminué. La journée avait été longue. Diagoras avait conduit le chariot, pendant que Druss, assis à l’arrière, parlait à Rabalyn, l’encourageait et lui racontait des histoires. Skilgannon avait chevauché un moment à côté du chariot, écoutant le vieux guerrier parler. Ses récits ne concernaient pas la guerre, mais des pays et des cultures différents. Il parla de sa femme, Rowena, et de son talent de guérisseuse. Elle posait les mains sur les malades, et, en quelques jours, ils étaient remis et travaillaient aux champs. Skilgannon regarda l’homme à la hache et remarqua son visage gris et ses yeux cernés, et regretta que sa femme ne soit pas là à cet instant. Peu après, Druss s’était allongé et s’était endormi, pendant que le chariot poursuivait sa route cahoteuse plus profondément dans les montagnes. Selon Khalid Khan, il leur restait un jour de voyage. Ils arriveraient au site du temple le lendemain, aux environs du crépuscule. Skilgannon s’éloigna du campement et grimpa en haut d’un amas de rochers, d’où il regarda la piste rocheuse qu’ils avaient parcourue dans la journée. — Vous pensez que nous serons suivis ? demanda Diagoras, qui venait d’arriver à côté de lui. — Je l’ignore. Il y avait moins de Nadirs dans l’attaque que je m’y attendais. — C’est dommage pour le gamin, mais votre plan a bien fonctionné. — Oui. Il n’aurait pas dû, pourtant. Tout plan qui se fonde sur la stupidité de l’ennemi est défectueux. Ils auraient pu nous attaquer en deux groupes. Ils auraient pu descendre de cheval et foncer sur nous à pied. Ils auraient pu envoyer un éclaireur. Et, mieux encore, ils auraient pu attendre jusqu’à ce que nous soyons contraints de quitter la route de montagne et de voyager à découvert. Diagoras haussa les épaules. — Mais ils n’ont rien fait de tout ça, et nous avons survécu. — Exact. — Qu’essayiez-vous de capturer, dans votre rêve ? Vous avez dit que vous l’aviez presque. — Un loup. Ça n’a pas d’importance. Diagoras toucha la partie rasée de son crâne, et les points de suture. — Ces maudits trucs me démangent, dit-il. J’espère que mes cheveux repousseront. J’ai connu un guerrier qui avait une longue cicatrice sur le crâne. Ses cheveux étaient devenus blancs tout autour. Damnation ! qu’est-ce qu’il était laid ! — La cicatrice l’avait enlaidi ? — Pas entièrement. Déjà, avant, il n’était pas très ragoûtant à regarder. La cicatrice l’avait juste rendu carrément imbuvable ! (Diagoras éclata de rire.) C’était un type malchanceux. Il se plaignait toujours du fait que le destin le haïssait. Il pouvait vous citer une litanie d’exemples de la malchance qui le poursuivait depuis son enfance. Une nuit, alors qu’il déprimait sérieusement, je l’ai emmené se promener avec moi. Je lui ai expliqué qu’il était très important d’avoir une vision positive de la vie, plutôt que de s’appesantir sur les mauvaises choses. Qu’il regarde plutôt les bonnes ! Par exemple, nous revenions d’un combat contre les Sathulis. Ça, c’est une nation de combattants ! Nous avions perdu vingt hommes, mais, comme je le lui ai fait remarquer, il n’en faisait pas partie. Il avait survécu. Il avait eu de la chance. Je vous le dis, j’ai travaillé dur pour lui remonter le moral, et quand nous sommes retournés au camp, il allait bien mieux. Il m’a remercié profusément, et m’a dit qu’à partir de ce moment il verrait la vie d’un œil nouveau. — A-t-il tenu parole ? — Non. Nous sommes entrés sous notre tente, et il a été mordu par un serpent qui s’était glissé dans ses couvertures pendant que nous marchions. — Un serpent venimeux ? — Non. Je crois qu’il aurait préféré qu’il le soit ! La bestiole lui a mordu les couilles, et il a souffert pendant des semaines. — Certains hommes sont juste malchanceux, dit Skilgannon. — C’est vrai, reconnut Diagoras. Ils restèrent assis en silence pendant un moment. Puis Diagoras reprit la parole. — Comment vous êtes-vous attiré l’inimitié de la Reine Sorcière ? — J’ai cessé de la servir. C’est aussi simple que ça, Diagoras. Je suis parti. Les hommes ne quittent pas Jianna. Tout sauf ça ! Ils se pressent autour d’elle et tentent d’attirer son regard. Si elle leur sourit, c’est comme s’ils avaient absorbé un narcotique. — Elle leur jette des sorts ? Skilgannon éclata de rire. — Bien entendu ! Le plus vieux sort du monde. Elle est belle, Diagoras. Je ne veux pas dire seulement jolie, ou attirante, ou sensuelle. Elle est d’une beauté sidérante. Dans le sens fort du terme. Un homme qui la regarde se trouve privé de son bon sens. Il ne peut pas croire qu’une telle beauté soit possible. Quand je l’ai rencontrée, elle était pourchassée. Elle s’était déguisée en prostituée, elle avait teint ses cheveux en jaune strié d’écarlate. Elle portait une robe bon marché, et elle n’était pas maquillée comme une dame de la cour. Et pourtant, elle faisait tourner toutes les têtes. (Il inspira à fond.) Elle a fait tourner la mienne. Je n’ai jamais plus été le même homme, depuis. Quand vous êtes avec elle, vous n’avez d’yeux pour rien d’autre. Quand vous êtes loin d’elle, vous ne pouvez penser à rien d’autre quelle. Durant mes années de prêtrise, j’ai pensé à elle pratiquement toutes les heures. J’essayais de comprendre où réside l’attraction qu’elle exerce sur les hommes. Ses yeux, sa bouche ? La beauté de ses seins, ou la courbe de ses hanches ? Ses jambes, si longues et si sensuelles ? À la fin, j’ai compris que c’était quelque chose de bien plus simple. Personne ne peut l’avoir. Aucun homme n’en est capable. Oh ! on peut coucher avec elle. On peur toucher et caresser ses seins si doux. On peut se blottir contre elle, peau contre peau. Mais on ne peut pas la posséder. Elle est inaccessible. — Je connais ce sentiment, dit Diagoras. — Vous avez connu une femme comme ça ? — Non. C’était un cheval. J’étais allé à une vente aux enchères, en Drenan, pour acheter un étalon. Il y avait quelques bêtes magnifiques, ce jour-là, et j’avais du mal à choisir sur laquelle j’allais enchérir. J’avais presque quatre-vingts raqs pour cet achat, et j’aurais pu me procurer à peu près n’importe quel cheval de Drenan pour ce prix. Puis on a amené un pur-sang ventrian. Il était magnifique. La foule s’est tue. Il était gris, avec un cou arqué et gracieux, et des épaules puissantes. Il était absolument parfait. Pas le plus petit défaut ! Les enchères ont commencé à cinquante raqs, mais, en quelques minutes, elles avaient atteint deux cents raqs, et continuaient à monter. J’ai continué à enchérir, même si je savais que je ne pourrais jamais réunir autant d’argent. À trois cents raqs, j’ai abandonné. Il a été vendu pour quatre cent trente raqs. Je n’ai jamais oublié cet étalon, et je ne l’oublierai jamais. Au moment où je l’ai vu, j’ai su que je ne pourrais jamais le posséder. Skilgannon regarda l’officier. — Vous autres, les Drenaïs, vous êtes un peuple étrange. Je vous parle d’une femme fabuleuse, et vous parlez d’un cheval. Maintenant, je comprends pourquoi tous vos récits et vos fables parlent de la guerre et non du grand amour. — Nous sommes des gens plus pragmatiques, reconnut Diagoras. Mais je vous ferai remarquer qu’aucun étalon n’a jamais envoyé d’assassins pour tuer quelqu’un qui est parti. Aucun étalon ne s’est jamais métamorphosé d’amante angélique en mégère. Et, avec un bon cheval, vous avez droit à une superbe chevauchée chaque fois que vous le montez. Le cheval ne vous dira jamais qu’il a mal à la tête, ou qu’il est en colère contre vous parce que vous êtes rentré trop tard la nuit précédente. Skilgannon éclata de rire. — Vous n’avez pas d’âme, Drenaï ! — Ayant été élevé en bonne partie dans une maison close, je ne suis pas facilement captivé par la seule beauté. Bien que je doive reconnaître que je trouve Garianne plutôt séduisante, et que j’ai éprouvé un ou deux moments de jalousie quand elle est venue à vous ! — Ce n’est pas un très grand compliment, quand une femme a besoin d’être ivre pour chercher l’attention d’un homme, fit remarquer Skilgannon en se levant. Diagoras le suivit et ils retournèrent au camp. Tout le monde dormait. — Je monterai la garde, dit Skilgannon. Allez dormir un peu. — Avec plaisir, dit le Drenaï, en s’éloignant dans les ténèbres. Pour Rabalyn, le voyage à travers les montagnes fut difficile. Il pouvait respirer seulement s’il était adossé à quelque chose, et il y avait une douleur sourde dans sa poitrine et son ventre. Néanmoins, elle n’était pas insupportable. Il avait autrefois eu une rage de dents qui avait été beaucoup plus pénible. Pourtant, au cours du voyage, des visages apparaissaient sans arrêt au-dessus de lui, et lui demandaient comment il se sentait. Ils avaient l’air inquiet. Diagoras, Jared et Skilgannon venaient régulièrement le voir. Même Nian s’approcha de lui quand Rabalyn fut descendu du chariot pour une halte, à midi, dans l’ombre de hauts rochers. — Tout ce sang ! cria Nian. Votre tunique en est tout imprégnée. — Vous… vous souvenez… des étoiles ? demanda Rabalyn, obligé de prendre des inspirations courtes et peu profondes pour pouvoir parler. Nian eut l’air intrigué. Il s’assit près de Rabalyn, la tête penchée sur le côté. — On n’a pas d’étoiles en plein jour, dit-il. Les étoiles, c’est pour la nuit. Rabalyn ferma les yeux, et le simple d’esprit barbu s’éloigna. Celui qui parlait le plus était Druss. Rabalyn était ravi quand l’homme à la hache s’asseyait à côté de lui, à l’arrière du chariot. C’était relaxant de fermer les yeux et d’écouter Druss lui parler de pays lointains et de périlleux voyages en mer. Une fois, quand Rabalyn ouvrit les yeux et regarda l’homme à la hache, il s’aperçut que son visage était pâle et couvert de sueur. — Est-ce… que… vous… avez mal ? demanda-t-il. — J’ai déjà connu la douleur. En général, elle finit par disparaître. — Est-ce votre cœur ? — Oui. J’y ai réfléchi. Il y a deux mois, j’ai traversé un village où avait sévi une maladie. Moi, normalement, je ne tombe jamais malade. Cette fois, je l’ai été. Des maux de tête, des douleurs dans la poitrine, et l’incapacité de garder ma nourriture. Depuis, je n’ai pas été moi-même. Rabalyn fit un faible sourire. — Qu’y a-t-il de si drôle, mon garçon ? — Je vous ai vu… tuer ces bêtes… et j’ai pensé… que vous étiez… l’homme le plus fort… du monde. — Et je le suis, affirma Druss. Ne l’oublie surtout pas. — Est-ce que… je vais… mourir ? — Je l’ignore, Rabalyn. J’ai vu des hommes tués par de minuscules blessures, et d’autres survivre alors qu’en toute logique ils n’auraient pas dû. C’est souvent un mystère. Une chose dont je suis sûr est qu’un blessé doit avoir le désir de vivre. — N’est-ce pas… le cas… de tout le monde ? — Si, bien entendu. Mais ce désir doit être localisé. Certains hommes hurlent et : supplient de survivre. Ils s’épuisent, et finissent par mourir. D’autres, malgré leur désir de s’en tirer, regardent leurs blessures ou leur maladie et abandonnent. Le secret – s’il y en a un – est de s’accrocher à la vie, comme si tu la serrais entre tes mains. De dire à son corps, calmement mais fermement, qu’il doit tenir le coup. Pour guérir. Reste calme. — Je… le ferai. — C’était très courageux de ta part, petit, de descendre aider Garianne. Je suis fier de toi. Grâce à toi, elle est toujours en vie. Tu avais le code à l’esprit quand tu as fait ça, n’est-ce pas ? — Oui. Druss posa sa grande main sur le bras de Rabalyn. — Certains diraient que ce que tu as fait était idiot. Beaucoup de gens penseraient que tu aurais mieux fait de rester sur ton rocher, à l’abri. Ils te diraient qu’il vaut mieux vivre une longue vie de lâche qu’une courte vie de héros. Ils se trompent. Le lâche meurt à petit feu, tous les jours. Chaque fois qu’il s’enfuir devant le danger et laisse les autres souffrir à sa place. Chaque fois qu’il est témoin d’une injustice et se dit : « Ça n’a rien à voir avec moi. » Chaque fois qu’un homme risque sa vie pour les autres, et survit, il devient plus que ce qu’il était avant. Je t’ai vu faire ça trois fois. Une fois, dans les bois, quand tu as ramassé ma hache. Une autre fois dans le campement, quand les bêtes ont attaqué. Mais surtout, quand tu es descendu de ce rocher pour aider Garianne. Aucun d’entre nous ne vit éternellement, Rabalyn. Il vaut donc mieux, et de loin, vivre bien. Le sang coulait de nouveau du pansement compressif fixé sur la poitrine de Rabalyn. Les doigts de Druss étaient trop épais pour défaire le bandage. Diagoras arriva, et pendant qu’il retirait le pansement, Druss appliqua une pression sur la blessure. — Je sens… l’odeur du fromage, dit Rabalyn. Il vit Diagoras regarder Druss, mais aucun des deux hommes ne parla. Ils l’assirent et appliquèrent un nouveau bandage, qu’ils attachèrent très serré. Diagoras lui donna un peu d’eau, puis ils le portèrent dans le chariot. — Nous devons nous hâter, dit Diagoras. Les autres se mirent en selle, et Diagoras s’installa sur le siège du conducteur. Druss grogna et se hissa à côté de lui. Rabalyn s’endormit. C’était un sommeil chaud et confortable. Il vit sa tante Athyla, qui l’appelait. Elle souriait. Il courut vers elle, et elle le serra dans ses bras. C’était le sentiment le plus merveilleux qu’il ait jamais connu. Il se laissa aller dans son étreinte, empli de la joie d’être rentré à la maison. — Malédiction ! Druss ! hurla Diagoras. Tu n’aurais jamais dû l’autoriser à nous suivre ! Druss la Légende était debout à côté du chariot, et regardait le corps de Rabalyn. Le garçon avait l’air plus petit dans la mort, affalé près de la roue du chariot, une couverture autour de ses épaules menues. Jared approcha de Diagoras et tenta de le calmer, mais l’officier drenaï avait perdu le contrôle de ses émotions. Il repoussa la main qui essayait de le retenir et alla se planter devant l’homme à la hache. — C’est ton code qui l’a tué. Tu trouves que ça en valait la peine ? Skilgannon s’interposa. — Laissez tomber, Diagoras. L’officier se tourna vers lui, le visage gris et les yeux flamboyants. — Que je laisse tomber ? Pourquoi ? Parce que vous me le dites ? Un gamin mort ne signifie peut-être rien pour l’homme qui a rayé de la carte une cité entière et ses habitants, hommes, femmes et enfants ! Mais pour moi, ça signifie quelque chose. — Oui. Apparemment, ça signifie que vous pouvez vous conduire comme un imbécile, dit Skilgannon. Druss ne l’a pas tué. C’est une épée nadire qui l’a tué. Oui, nous aurions pu le laisser à Mellicane. Qui sera, sous peu, une cité assiégée. La nourriture manquera. Comment aurait-il survécu ? Et même s’il avait réussi à trouver de quoi manger, qui peut dire ce qui serait arrivé quand les Naashanites auraient forcé les murs ? La Reine aurait peut-être, une fois de plus, ordonné le massacre de tous les habitants. Vous l’ignorez. Nous l’ignorons tous. Ce dont nous sommes sûrs, c’est que ce gamin était courageux et qu’il n’a pas abandonné ses amis, même s’il était terrorisé. Cela fait de lui un héros. — Un héros mort ! cracha Diagoras. — Oui, un héros mort. Et toutes les lamentations et les récriminations du monde n’y changeront rien. Garianne s’approcha de Druss, qui était appuyé contre le chariot, le souffle court. — Vous allez bien, Oncle ? — Oui, petite. Ne te fais pas de souci pour moi. Le vieux guerrier regarda une fois de plus le jeune garçon, puis il se détourna. Il gagna lentement les rochers, où il s’assit à une certaine distance du groupe, perdu dans ses pensées. Khalid Khan s’approcha de Skilgannon. — C’est là que le temple se trouvait, dit-il. Je vous le jure. Skilgannon regarda autour de lui. Il n’y avait pas trace du moindre bâtiment. — Je repartais le long de cette corniche, là-bas, dit Khalid Khan en montrant le chemin d’où ils étaient arrivés. Quand j’ai regardé derrière moi, j’ai vu le temple, qui étincelait sous le clair de lune. Il était niché contre la montagne. Je ne mens pas, guerrier. — Nous attendrons que la lune se lève, dit Skilgannon. Garianne rejoignit Druss et s’assit près de lui, ses bras autour des épaules de l’homme, sa tête posée contre lui. Jared et Nian se tinrent à côté du corps de Rabalyn. Nian s’agenouilla et caressa doucement les cheveux du jeune garçon. Diagoras soupira. — Je suis désolé, Skilgannon, dit-il. La colère et le chagrin ont eu raison de moi. — La colère peut faire ça, si on lui en laisse l’occasion. — Vous ne vous mettez jamais en colère ? — Parfois. — Comment la contrôlez-vous ? — Je tue des gens, dit Skilgannon en s’éloignant de l’officier. Il regarda le ciel, et se souvint des paroles de la Vieille Femme. « Le temple que tu cherches est en Pelucid, et proche de la forteresse. Il n’est pas facile à trouver. Tu ne le verras pas à la lumière du jour. Cherche l’embranchement le plus profond des montagnes de l’Ouest, et attends que la lune dérive entre les rochers escarpés. » Il voyait l’embranchement entre les montagnes, mais la lune n’était pas encore levée. À ce moment, quelque chose bougea à la périphérie de sa vision. Lentement, il se tourna et examina les rochers déchiquetés. Une brise légère souffla, et elle charriait une odeur… Skilgannon retourna à l’endroit où Druss était assis. — Pouvez-vous combattre ? demanda-t-il. — Je suis vivant, non ? grogna l’homme à la hache. — Allez chercher sa hache, dit Skilgannon à Garianne. Elle lui jeta un regard furieux, puis elle courut au chariot. Elle ne parvint pas à faire passer la lourde arme par-dessus le bord du chariot. Jared l’aida. Elle revint avec la hache, et Druss la prit. Au moment où elle passa des mains de la jeune femme à celles du guerrier, elle sembla perdre tout son poids. Druss la leva, puis se mit debout. — Les Nadirs ? — Non. Les bêtes sont revenues. Skilgannon sortit ses épées. Garianne encocha deux carreaux dans son arbalète. À vingt pas vers le sud, une grande forme grise se dressa de derrière un amas de rochers. Garianne leva son arbalète. — Non, petite, dit Druss. C’est Orastes. Il posa sa hache, inspira à fond, puis se dirigea lentement vers la créature. Skilgannon commença de le suivre, mais Druss lui fit signe de s’en retourner. — Pas cette fois, mon garçon. Il ne vous connaît pas. — Et s’il vous attaque ? L’ignorant, Druss continua à marcher vers la créature. Elle poussa un grondement féroce, mais ne bougea pas. Druss commença de lui parler d’une voix basse et calmante. — Ça fait longtemps que je ne t’avais pas vu, Orastes. Tu te souviens de ce jour, à côté du lac, quand Elanin m’avait fait une couronne de fleurs ? Hein ? Ai-je jamais eu l’air plus ridicule, dans ma vie ? Tu as tant ri que j’ai cru que tu allais éclater ! Elanin est tout près d’ici. Tu le sais, n’est-ce pas ? Nous irons la chercher, toi et moi. Nous irons chercher Elanin. La bête se cabra et hurla, et le son résonna étrangement dans les montagnes. — Je sais que tu as peur, Orastes. Tout te semble étrange et tordu. Tu ignores où tu es. Tu ignores qui ru es. Mais tu connais Elanin, n’est-ce pas ? Tu sais que tu dois la trouver. Et tu me connais, moi. Je suis Druss. Je suis ton ami. Je vais t’aider. Me fais-tu confiance, Orastes ? Les voyageurs restèrent immobiles comme des statues pendant que l’homme à la hache atteignait la bête. Ils le virent lever lentement la main et la poser sur l’épaule de la créature, avant de la tapoter. La bête se laissa lentement tomber sur un rocher, la tête posée dessus. Druss lui gratta la fourrure et continua à parler. — Tu dois avoir le courage de me suivre, Orastes, dit Druss. Il y a ici un temple magique, paraît-il. Peut-être pourront-ils te… ramener. Puis nous irons chercher Elanin. Viens, fais-moi confiance. Druss s’éloigna de la bête et se mit à marcher vers Skilgannon. Le Fusionné se leva et poussa un hurlement aigu. Druss ne regarda pas en arrière, mais il leva la main. — Viens, Orastes. Reviens dans le monde des hommes. La bête resta un moment immobile, puis elle sortit de derrière les rochers et avança derrière l’homme à la hache, restant près de lui, et grondant quand ils approchèrent des autres voyageurs. Garianne fit un pas vers elle, et la bête se dressa sur ses pattes arrière et rugit. Elle dépassait largement Druss, qui tendit la main et la tapota. — Reste calme, Orastes. Ce sont des amis. (Puis il regarda Garianne et les autres.) Il vaut mieux que vous restiez à l’écart. — Inutile de me le dire deux fois, dit Diagoras. Quand la lune dépassa les pics de l’Ouest, l’enchantement se dissipa. Sidéré, Skilgannon regarda l’immense bâtiment avec ses fenêtres, ses tours et ses colonnes. La porte s’ouvrit, et cinq prêtres vêtus d’or coururent vers eux sur le sol rocheux. Une demi-heure plus tôt, la prêtresse Ustarte s’était tenue à la haute fenêtre de la tour, regardant la vallée plongée dans les ombres. Son cœur était lourd tandis qu’elle observait les gens réunis autour du chariot. — Ils ne nous voient pas encore, dit son aide, le mince Weldi, vêtu d’une robe blanche. Elle lui jeta un coup d’œil, et remarqua les rides sur son visage usé par les soucis. — Non, dit-elle. Pas encore. Pas avant que la lune soit plus haute. — Vous êtes fatiguée, Ustarte. Reposez-vous un peu. Elle avait éclaté de rire, et les années s’étaient évanouies de son visage. — Je ne suis pas fatiguée, Weldi. Je suis vieille. — Nous vieillissons tous, prêtresse. Ustarte avait hoché la tête, puis, relevant ses robes rouge et or de ses mains gantées pour que l’ourlet ne frotte pas sur le sol, elle avait lentement avancé vers le fauteuil bizarrement sculpté devant son bureau. Il n’avait pas de siège plat, seulement deux plates-formes en angle, une contre laquelle elle pouvait s’agenouiller, et l’autre qui soutenait le bas de son dos. Ses articulations arthritiques ne se pliaient plus très bien, et ses jambes étaient raides. Et tous les médicaments qu’elle connaissait ou avait même conçus ne pouvaient lui épargner entièrement les ravages du temps. Ils l’auraient peut-être pu si sa chair n’avait pas été corrompue et altérée, génétiquement tordue et fusionnée à cette horrible époque depuis longtemps révolue. Elle avait soupiré. Elle n’avait pas repoussé toute son amertume. Quelques traces s’étaient échappées du gouffre de sa mémoire. — Vous souvenez-vous de l’Homme Gris, Weldi ? avait-elle demandé quand le serviteur lui avait apporté un gobelet d’eau. — Non, Ustarte. C’était au temps de Trois Épées. Je suis arrivé plus tard. — Bien sûr. Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était. — Vous prévoyez l’arrivée de ces voyageurs depuis un certain temps, prêtresse. Pourquoi leur faites-vous attendre le clair de lune ? — Ils ne sont pas tous là, Weldi. Un autre doit les rejoindre. Un Fusionné. Vous savez, Trois Épées me manque. Il me faisait rire. — Je l’ai seulement connu quand il était vieux. Il était grognon, à cette époque, et moi, il ne me faisait pas rire. Pour être franc, il me terrifiait. — Oui, il pouvait être effrayant. Nous avons vécu beaucoup de choses ensemble, lui et moi. Pendant un moment, nous avons cru que nous pourrions changer le monde. L’arrogance de la jeunesse, j’imagine… — Vous avez changé le monde, prêtresse. C’est un meilleur endroit, grâce à vous. Maladroitement, il avait pris sa main gantée et l’avait baisée. — Nous avons fait un peu de bien, pas davantage. Mais pourtant, c’est suffisant. Elle avait regardé autour d’elle, les parchemins et les livres sur les étagères, les petits ornements et les souvenirs qu’elle avait amassés au cours de ses trois cent soixante-dix années de vie. Cette pièce de la tour était sa préférée. Elle n’avait jamais vraiment su pourquoi. Plus proche du ciel et des étoiles ? — Vous reconnaîtrez au moins deux des voyageurs, Weldi. Les jumeaux fusionnés ? — Ah ! oui. De gentils enfants. C’était un jour merveilleux, quand ils ont marché dans le jardin, séparés mais main dans la main. Je ne l’oublierai jamais ! — Difficile d’imaginer ces bambins avec une épée à la main. — Je trouve difficile d’imaginer que quiconque choisisse d’avoir une épée à la main, dit Weldi. — Garianne est avec eux. Vous aviez dit qu’elle reviendrait un jour. — Vous n’avez jamais répondu à ma question sur sa maladie. — Quelle question ? J’ai oublié. — Non, vous n’avez pas oublié. Vous me taquinez. Les voix sont-elles réelles, ou imaginaires ? — Pour elle, elles sont réelles. Elles ne pourraient pas l’être plus. — Oui, oui ! Mais sont-elles réelles ? Sont-elles les esprits des morts ? — La vérité, dit la vieille prêtresse, est que je l’ignore. Garianne a survécu à un épouvantable massacre. Elle est restée cachée, et elle a écouté les hurlements des mourants. Tous ceux qui l’aimaient, tous ceux qu’elle aimait. Quand elle est sortie du trou où elle s’était dissimulée, elle a ressenti une terrible culpabilité, pour avoir survécu. Cette culpabilité lui a-t-elle dérangé l’esprit ? Ou a-t-elle ouvert une fenêtre dans son âme, permettant aux esprits des morts d’y entrer ? — Pourquoi l’avez-vous laissé voler l’arbalète de l’Homme Gris ? Vous aviez encouru de nombreux périls pour l’apporter ici. — Vous débordez de questions, aujourd’hui. J’en ai une pour vous. Pourquoi la prêtresse est-elle toujours affamée, alors que son serviteur lui a promis un repas, il y a déjà un bon moment ? Weldi avait souri et s’était incliné. — Tout de suite, Ustarte. Laissez-moi courir jusqu’à la cuisine. Le sourire d’Ustarte s’était effacé dès que le serviteur avait quitté la pièce. Elle se sentait terriblement fatiguée. La magie nécessaire à maintenir le voile de dissimulation sur le temple était exigeante pour une prêtresse vieillissante. Deux cents ans plus tôt, cela avait été si facile ! Un enchantement qui utilisait à peine une fraction de son pouvoir. Il s’agissait simplement de remodeler la lumière réfractée afin que la pierre rouge du temple semble se fondre dans les montagnes imposantes desquelles elle avait été tirée. Le sort se dissolvait seulement sous le clair de lune le plus intense, qui permettait aux hommes de voir l’imposant bâtiment. Même alors, les portes étaient renforcées par des enchantements qui agissaient sur le métal. Les épées se collaient aux boucliers, les béliers ne pouvaient plus être manipulés. Les hommes en armure avaient l’impression de se déplacer dans de la boue épaisse. Ustarte savait qu’aucune citadelle au monde n’était totalement imprenable, mais le temple de Kuan en était proche. Personne ne pouvait entrer sans avoir été invité. Ayant reposé ses jambes, elle se releva et retourna à la fenêtre. Elle ferma les yeux, se concentra et utilisa ses pouvoirs pour percevoir la force vitale des voyageurs autour d’elle, comme des papillons invisibles attirés par la lumière. Elle examina chacune des forces vitales délicatement avant d’arriver au jeune garçon. Son cœur avait lâché. Du poison s’était répandu dans son sang, apporté par la lame sale de l’épée et les petits fragments de vêtement qu’elle avait entraînés avec elle. Ustarte resta calme et concentrée, et envoya une décharge d’énergie dans le cœur immobile. Il frémit, mais lâcha de nouveau. Elle recommença à deux reprises, et le cœur se remit à battre, mais irrégulièrement. L’esprit d’Ustarte se déversa dans le système lymphatique de Rabalyn, le nourrissant avec sa propre force vitale. Les glandes surrénales, surchargées et mal irriguées, avaient aussi lâché. Elle y travailla aussi. Le hurlement étrange d’un loup dérangea un moment sa concentration. Le jeune garçon mort était de nouveau en vie, et survivrait jusqu’à ce qu’elle puisse se pencher sur lui, dans le temple. La lune commençait de se lever. Ustarte quitta Rabalyn et envoya mentalement un message à Weldi. Il était en train de revenir de la cuisine, avec un plateau de nourriture. Il posa le plateau et retourna en courant à la salle intérieure, où il appela quatre prêtres, vêtus d’une robe jaune, qui prenaient leur repas. Ensemble, ils traversèrent rapidement les couloirs et les pièces du temple, ouvrirent les portes, et coururent vers les voyageurs. Tout le monde, à l’exception de Druss et de Khalid Khan, fut emmené dans une antichambre, au premier étage du temple. Il y avait des chaises et des bancs couverts de coussins en cuir, et une magnifique table en métal façonné, sur laquelle étaient posés des fruits et des gobelets de jus sucrés. Nian, assis sur le sol, passait ses mains sur le métal ondulé de la table. Jared était agenouillé près de lui. Garianne s’était couchée sur un sofa. Diagoras alla à une haute fenêtre et se pencha pour regarder dans la vallée. — Druss et Khalid sont toujours là-dehors, dit-il à Skilgannon. On dirait qu’Orastes s’est endormi aux pieds de l’homme à la hache. Skilgannon le rejoignit. Des prêtres s’étaient rassemblés autour de la bête géante et essayaient de la soulever. La porte derrière eux s’ouvrit doucement. Skilgannon se tourna. Un vieil homme aux petits yeux ronds s’inclina vers eux. Il avança en traînant les pieds, sa robe blanche bruissant sur le sol pavé. — Dame Ustarte sera bientôt là, dit-il. Elle est occupée pour le moment avec votre compagnon, Rabalyn. — Il est mort, dit Diagoras. Elle peut le ramener à la vie ? — Il était mort, oui, mais il n’avait pas encore passé le point de non-retour. La magie d’Ustarte est très puissante. Garianne se leva, un grand sourire aux lèvres. — Salut, Weldi. Je suis contente de vous revoir. — Et moi aussi, douce petite. J’avais dit à la prêtresse que vous reviendriez vers nous. Le vieux prêtre approcha de la table où Jared et Nian attendaient. — Vous ne devez pas vous souvenir de moi, dit-il. Nous avons joué dans les jardins intérieurs, quand vous étiez petits. Jared eut l’air mal à l’aise et haussa les épaules. Nian regarda le vieil homme. — Il n’y a pas de début, dit-il en passant ses doigts le long du métal, au centre de la table. — Elle est faite d’une seule pièce, repliée plusieurs fois sur elle-même. C’est très intelligent. — Oui, dit Nian. Très intelligent. Weldi se tourna vers Skilgannon. — Je vous en prie, reposez-vous un peu ici. On vous donnera des chambres plus tard, quand Ustarte se sera entretenue avec chacun de vous, individuellement. — Et l’homme à la hache ? demanda Diagoras. Weldi fit un sourire un peu tordu. — La bête ne voulait pas le quitter. Nous l’avons donc endormie. Elle le restera tant que vous serez nos invités. Druss ne va pas tarder à vous rejoindre. Khalid Khan a refusé notre invitation, et il est retourné vers son peuple. Avez-vous besoin de quelque chose, en attendant ? (Skilgannon secoua la tête.) Bien. Je vous laisse. La porte à l’autre bout de l’appartement conduit à une salle d’ablutions. Son fonctionnement n’est pas compliqué. La porte principale conduit au temple. Les passages et les tunnels sont un vrai labyrinthe pour ceux qui ne connaissent pas le chemin. Je vous demanderai donc de rester ici jusqu’à ce qu’Ustarte vous fasse appeler. Il faut compter une heure, peut-être un peu plus. — Nous aimerions aller dans les jardins, dit Garianne. Ils sont très paisibles. — Je suis désolé, ma douce petite. Vous devez rester ici. Je n’ai pas de très bons souvenirs de la dernière fois où vous vous êtes promenée à votre guise. (Garianne eut l’air déconfite.) Je vous aime toujours beaucoup, Garianne. Comme nous tous. Après son départ, Garianne retourna s’allonger sur le sofa. — Je l’ai trouvée ! dit Nian, ravi. Il s’était glissé sous la table et avait posé la main sur une partie de fer entortillée. — Regarde, Jared ! J’ai trouvé la jonction. Druss entra. Il avait l’air de meilleure humeur quand il gagna un fauteuil profond et s’y installa confortablement. — Rabalyn est vivant ! dit-il. — Nous l’avons appris, répondit Diagoras. Ce lieu est réellement enchanté. — Ici, tout est bon, dit Garianne. Le mal n’y existe pas. Excepté celui qui vient de l’extérieur, ajouta-t-elle en regardant Skilgannon. Ustarte peut lire l’avenir, ici. De nombreux avenirs, de nombreux passés. Elle vous emmènera au Mur des Disparitions. Là, vous verrez. Nous avons vu. Tant de choses ! — Qu’avez-vous vu ? demanda Nian. Les yeux gris de Garianne se voilèrent et son visage se ferma. Elle ferma les yeux et se rallongea. — Je n’apprécie pas beaucoup la magie, dit Druss. Mais si elle sauve le gamin, je mettrai mes doutes de côté. — Tu as l’air mieux, vieille bique, dit Diagoras. Tu as de nouveau le rose aux joues. — Je me sens presque redevenu moi-même, reconnut Druss. La douleur dans ma poitrine a diminué, et je sens un peu de force revenir dans mes membres. On m’a donné un truc à boire quand je suis entré. Frais et épais, comme de la crème d’hiver. Ça avait sacrement bon goût. J’en boirais bien un deuxième gobelet ! Diagoras retourna près de la fenêtre. La lune était haute et brillait sur la montagne. Skilgannon le rejoignit. — Il y avait quelque chose de bizarre au sujet de ce Weldi, dit Diagoras. Skilgannon ne dit rien, mais il fit un signe d’acquiescement. — Vous l’avez vu aussi ? insista Diagoras. — Oui. — Je n’arrive pas à déterminer ce qui ne va pas, à son sujet. — Je n’ai rien vu de menaçant, dit Skilgannon. Il se déplace d’une manière étrange, mais il est vieux, et il a peut-être des cristaux dans ses articulations. — Pour moi, c’était ses yeux, dit Diagoras. On n’en voit pas souvent de cette couleur rouge doré. En fait, je n’en ai jamais vu – sauf sur un chien ou un loup. Quelquefois, un cheval. — Il a une allure assez curieuse, reconnut Skilgannon. — Bonne nouvelle au sujet de Rabalyn, hein ! — Espérons qu’il y en aura d’autres, dit Skilgannon, en caressant machinalement le médaillon pendu à son cou. Chapitre 18 Un peu plus de deux heures plus tard, Skilgannon fut emmené dans une pièce à un étage plus élevé. En suivant Weldi, qui avançait lentement, il vit plusieurs autres prêtres dans les couloirs. Quand ils passèrent devant un réfectoire, Skilgannon vit un groupe important de gens assis qui se restauraient. — Combien êtes-vous ? demanda-t-il à Weldi. — Plus d’une centaine, actuellement. — Que faites-vous, ici ? — Nous étudions. Nous vivons. Après avoir monté une autre série de marches, ils arrivèrent devant une porte en forme de feuille. Le bois était foncé et portait des inscriptions dorées que Skilgannon fut incapable de lire. La porte s’ouvrit à leur approche. Weldi recula. — Je reviendrai vous chercher quand votre visite sera terminée, dit-il. Skilgannon entra. La pièce était grande, avec un plafond en forme de dôme. Les murs en plâtre avaient été ornés de peintures, surtout des plantes, des arbres et des fleurs, sur un fond de ciel bleu. Il y avait également de vraies plantes, dans des pots en terre. À la lumière de la lanterne, il était difficile de voir où la vraie verdure finissait et où commençaient les peintures. Un bruit d’eau lui parvint. Il avança dans la pièce et vit une petite cascade qui tombait sur des pierres blanches et se jetait dans une mare peu profonde. Il y avait de nombreux parfums dans l’air, du jasmin, du cèdre, du bois de santal. Et d’autres, plus entêtants. Il se sentit se détendre. Quand il dépassa la cascade, la pièce s’étrécit, puis s’élargit de nouveau. Elle donnait sur un balcon qui surplombait la vallée. Là, sous le clair de lune, il trouva Ustarte. La prêtresse au crâne rasé était appuyée sur un bâton d’ébène terminé par de l’ivoire. Il resta un moment immobile, sidéré par sa beauté. Elle avait les traits d’une Chiatze, à l’ossature fine et délicate. Ses grands yeux en amande, toutefois, n’étaient pas du brun doré habituel à ce peuple. Au clair de lune, ils brillaient comme de l’argent, mais Skilgannon pensa qu’ils devaient être bleus. Il s’inclina profondément. — Bienvenue dans le temple de Kuan, dit-elle. La musique de sa voix était extraordinaire. Il se retrouva soudain muet en sa présence. Le silence s’étira. En colère contre lui-même, Skilgannon inspira à fond. — Merci, ma dame, dit-il enfin. Comment va Rabalyn ? — L’enfant survivra, mais vous devrez le laisser un certain temps avec nous. Je l’ai placé dans un sommeil protecteur. Il y avait une grave infection, et la gangrène avait commencé à s’installer. Il lui faudra une semaine au moins avant de pouvoir se lever. — Je vous suis reconnaissant. C’est un garçon courageux. Et vous l’avez ramené d’entre les morts. Ustarte le regarda et soupira. — Oui, je l’ai fait. Mais je ne peux pas accomplir ce que vous voudriez me demander, Olek Skilgannon. Vous n’êtes pas au temple des Résurrectionnistes. Il resta un moment silencieux, luttant contre sa déception. — Je ne croyais pas réellement que vous le pourriez. Celle qui m’a envoyé ici est maléfique. Elle n’aurait pas voulu que je réussisse. — Je crains que cela soit vrai, guerrier, dit doucement Ustarte. (Elle désigna une table.) Servez-vous un verre d’eau. Vous verrez qu’elle est très rafraîchissante. L’eau d’ici a des propriétés particulières. Skilgannon souleva le pichet en cristal et emplit un gobelet assorti. — Dois-je vous servir aussi, ma dame ? — Non. Buvez, Olek. Il leva le gobelet à ses lèvres, et marqua une pause. Le rire de la prêtresse résonna. — Il n’y a pas de poison dedans. Voulez-vous que je la goûte d’abord ? Embarrassé, il secoua la tête et vida le gobelet. L’eau était extraordinairement fraîche. À cet instant, il se sentit comme un homme qui, après avoir rampé dans un désert brûlant, découvre une oasis. — Je n’ai jamais bu une eau pareille, dit-il. On dirait que je la sens s’infiltrer dans tous mes muscles. — C’est le cas, dit-elle. Rentrons. Mes vieilles jambes sont douloureuses et fatiguées. Donnez-moi le bras. Ensemble, ils revinrent dans la pièce-jardin. À la lumière des nombreuses lanternes, il vit qu’elle avait effectivement les yeux d’un bleu éblouissant pailleté d’or. Il l’aida à gagner un meuble étrange, un croisement entre une chaise et un tabouret. Elle s’agenouilla lentement dessus, puis lui tendit son bâton. Il le posa à côté d’elle. Après avoir enlevé son fourreau et l’avoir posé sur le sol, il s’assit sur une chaise à haut dossier, devant elle. — Alors, pourquoi la Vieille Femme vous a-t-elle envoyés ici ? demanda la prêtresse. — J’y ai beaucoup réfléchi, dit-il. Pratiquement depuis l’instant où elle nous a envoyés accomplir cette quête. Je crois connaître la réponse – même si j’espère me tromper. — Dites-moi. — D’abord, j’ai une question à vous poser, ma dame, si vous m’y autorisez. — Je vous y autorise. — Est-il vrai que vous ayez fait pousser une nouvelle main à un des hommes de Khalid Khan ? — Le corps est une machine beaucoup plus complexe et merveilleuse que la plupart des gens l’imaginent. Chaque cellule contient les détails du plan d’ensemble. Mais, pour répondre simplement à votre question : oui. Nous l’avons aidé à faire repousser sa main. — Il y a quelques années, vous a-t-on amené un homme dont le visage avait été en partie arraché ? En posant la question, Skilgannon sentit la peur monter en lui. — Vous parlez de Boranius. Oui, il a été amené ici. — C’est dommage que vous l’ayez guéri, dit-il amèrement. Cet homme est maléfique. — Nous ne portons pas de jugement ici, Olek. Si nous le faisions, vous aurions-nous autorisé à entrer ? — Non, reconnut-il. — Quand vous êtes-vous douté que Masque de Fer était Boranius ? — Quelque chose en moi me disait qu’il était en vie. Quand nous n’avons pas pu retrouver son cadavre, après le combat, j’en ai été convaincu. Au fond de moi, je le savais. Puis, quand j’ai entendu parler de Masque de Fer, je me suis posé des questions. Mais Druss m’a dit qu’il n’était pas mutilé, qu’il n’avait qu’une marque de naissance assez laide. C’est seulement quand j’ai entendu parler du guerrier de Khalid Khan à la main d’une couleur bizarre que l’idée m’est revenue. Depuis, la peur ne cesse de grandir en moi. — Voilà pourquoi la Vieille Femme ne vous l’a pas dit. Elle savait que vous craigniez cet homme, et pourtant, elle voulait que vous vous lanciez à sa poursuite. Elle pensait qu’une fois parti vous ne laisseriez pas Druss affronter le mal tout seul. Se trompait-elle ? — Non. Mais je me demande comment Druss pourra affronter cet homme avec un cœur malade. Ustarte sourit. — Le cœur de Druss est en parfait état, même si je me demande comment c’est possible, avec son amour pour l’alcool et la viande rouge ! Il a attrapé une maladie dans un village, au sud de Mellicane. Elle a attaqué ses poumons. Un homme ordinaire se serait mis au lit et aurait laissé à son corps le temps d’éliminer le virus. Mais Druss a parcouru tout le pays à la recherche de son ami. Il s’est épuisé, et il a aussi fatigué énormément son cœur. Nous lui avons donné une potion qui fera disparaître la… maladie. Demain matin, il sera aussi fort que d’habitude. — Et les jumeaux ? Le sourire d’Ustarte s’effaça. — Nous ne pouvons pas guérir Nian. Il y a un an, cela aurait peut-être été possible. Même il y a six mois… Maintenant, des tumeurs apparaissent sur tout son corps. Nous ne pouvons pas les traiter toutes. Il lui reste moins d’un mois à vivre. Nous allons réduire la pression sur son cerveau, et il redeviendra lui-même pendant un moment. Mais pas longtemps. Quelques jours, ou quelques heures. Puis la pression augmentera de nouveau, et la douleur avec. Il tombera dans le coma et mourra. Ce serait mieux qu’il reste ici, où nous pourrons lui donner des potions pour contrôler la douleur. — Cela va briser le cœur de Jared. Je n’ai jamais vu des frères aussi proches. — Ils ne faisaient qu’un pendant les trois premières années de leur vie. Cela crée des liens particuliers. J’ai effectué l’opération qui les a séparés. En partie grâce à mes connaissances, et en partie grâce à la magie. C’est cette magie qui est maintenant en train de le tuer. Afin qu’ils survivent tous les deux, j’ai dû recréer les codes vitaux de Nian. Ils partageaient un même cœur. J’ai manipulé ses fondations génétiques afin que son corps produise un deuxième cœur. Cette manipulation a finalement provoqué le cancer qui est en train de le tuer. Cela me désole grandement. Skilgannon n’avait pas compris grand-chose à ses explications, mais il vit l’angoisse sur son visage. — Vous leur avez donné la possibilité de vivre une vie normale, dit-il. Ils ne l’auraient pas eue, sans votre aide. — Je le sais, mais je vous remercie de l’avoir dit. Que voudriez-vous me demander d’autre ? — Et Garianne ? — Je ne peux pas l’aider. Elle est soit possédée, soit folle. Vous savez, bien entendu, qu’elle est sous l’emprise de la Vieille Femme ? — Je le sais. — Donc, vous connaissez son but, dans cette quête ? — Elle est là pour me tuer. — Savez-vous pourquoi ? Il haussa les épaules. — C’est ce que veut la Vieille Femme. C’est une raison suffisante. Je doute qu’elle tente de m’assassiner avant que Boranius soit mort. Je m’occuperai de ça en temps voulu. — Vous la tuerez. — Pour sauver ma vie ? Bien entendu. — Ah oui ! bien sûr. C’est ce que font les guerriers. Ils combattent. Ils tuent. Ils meurent. Savez-vous où Garianne est née ? — Non. Elle n’apprécie pas les questions. — C’est parce qu’elle a été torturée par des hommes vils, pendant plusieurs semaines. Ils voulaient des informations. Du plaisir. Et de la douleur. Mais c’est venu après. Garianne était une jeune fille normale, en bonne santé. Elle vivait avec sa famille et ses amis. Elle rêvait d’un avenir heureux. Comme tous les jeunes, elle s’était construit des fantasmes dans lesquels elle connaissait le succès, l’amour, la gloire et la joie. Son drame, c’est qu’elle avait ces rêves à Perapolis. (Skilgannon frissonna, et détourna le regard des yeux bleus pailletés d’or d’Ustarte.) Quand les soldats naashanites ont pénétré dans la cité, le père de Garianne, un maçon, l’a cachée sous des pierres, derrière son atelier. Elle est restée là toute la journée, terrorisée, écoutant les cris des agonisants. Elle a entendu les gens qu’elle aimait supplier qu’on les épargne. Des vieux, des enfants, des maris, des pères, des fils et des filles. Des prêtres, des marchands, des infirmières et des sages-femmes, des médecins et des professeurs. Ceux qui n’étaient pas aimés et ceux qui l’étaient. Quand la nuit est tombée, elle était toujours là. Mais elle n’était plus seule. Sa tête était remplie de voix qui refusaient de la quitter. Elles continuaient de crier. Ils restèrent un moment assis en silence. — Vous devez me haïr, dit-il enfin. — Je ne hais personne. Il y a longtemps que la haine a été expulsée de moi. Mais je n’ai pas fini l’histoire de Garianne. Je ne vous parlerai pas des horreurs qu’elle a subies plus tard, quand elle a été capturée par des troupes naashanites. Quand on l’a amenée ici, il semblait ne plus y avoir d’espoir pour elle. Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour lui rendre un semblant de normalité. Ce que vous voyez maintenant est le résultat de nos meilleurs efforts. Elle s’est enfuie, et elle est tombée sous l’emprise de la Vieille Femme. Elle est parvenue à lui donner un but. Peut-être même ce but lui permettra-t-il de redevenir normale. Vous voyez, Garianne pense que les fantômes trouveront la paix quand ils auront été vengés. Les fantômes s’endormiront quand le Damné sera mort. — Le feront-ils ? — J’aimerais pouvoir répondre. Si les fantômes sont réels, peut-être trouveront-ils la paix par la vengeance. Je n’ai jamais pensé que la vengeance amenait la paix, mais je n’ai jamais été un fantôme. Si son esprit est dérangé, accomplir sa mission la libérera peut-être. J’en doute, mais c’est possible. Donc, vous le voyez, si vous la tuez vous compléterez l’horreur qui vous a gagné votre surnom. — Un choix intéressant, dit-il en se levant et en reprenant ses épées. Il remit le fourreau sur son dos et s’inclina. — Je vous remercie de votre temps, ma dame. — Ces lames sont de conception maléfique, Olek. Elles finiront par vous corrompre l’âme. Elles sont autant responsables que vous des horreurs de Perapolis. — Mes chances de vaincre Boranius ne sont pas bonnes. Sans les Épées de la Nuit et du Jour, elles seraient pratiquement nulles. — Alors, ne le combattez pas. Je ne suis pas capable de ressusciter Dayan, mais d’autres le sont. Le code de sa vie est inscrit dans la mèche de cheveux et l’os que vous portez. Certains peuvent activer ce code. Ils ont peut-être aussi la possibilité de faire revenir son âme du monde de l’au-delà afin qu’elle vienne habiter son nouveau corps. — Où trouverai-je ces gens-là ? — Au-delà des anciennes terres de Kydor, peut-être. Ou au cœur des steppes nadires. Le temple des Résurrectionnistes existe. Je le sais. Il y a trop de preuves pour qu’on puisse en douter. Abandonnez Boranius. Abandonnez Garianne. Au moins, votre quête aura un but dénué d’égoïsme. — Il me faudrait aussi abandonner Druss et Diagoras. Je ne peux pas faire ça. Et l’ami de Druss, Orastes ? Pouvez-vous le faire sortir de la bête ? Ustarte leva la main et enleva son gant. Puis elle repoussa la manche de sa robe de soie. Skilgannon regarda la douce fourrure grise qui couvrait son bras, et les griffes qui étincelaient au bout de ses doigts. — Si je pouvais le faire pour Orastes, demanda-t-elle, ne l’aurais-je pas également fait pour moi ? Partez maintenant, guerrier. Je veux m’entretenir avec la Légende. Il y avait trente-trois fenêtres et trois portes dans la Citadelle. Le chaman nadir, Nygor, vérifia chacune d’elles avant de se coucher sur sa paillasse du quatrième étage. Les sorts de protection des portes principales étaient les plus faciles à raviver, car il y avait suspendu une ancienne relique, la main desséchée de Khitain Shak. Les os antiques avaient conservé une bonne partie du pouvoir que le prêtre légendaire avait détenu de son vivant. Les fenêtres étaient plus fatigantes et demandaient plus de temps. Certaines étaient grandes, d’autres n’étaient que de simples meurtrières, d’où les archers tiraient sur les ennemis. Chacune d’entre elles demandait un sort neuf tous les jours, alimenté par une goutte du sang de Nygor. Les blessures sur la paume de ses mains le gênaient. Elles le démangeaient, et ça l’irritait. Pendant quelques jours, il avait pu utiliser le sang de la femme stupide que Masque de Fer avait amenée à la Citadelle. Mais le Naashanite avait perdu son calme et l’avait tuée. Quel gâchis ! Il aurait au moins pu attendre que les mains de Nygor aient guéri. L’enfant aurait fait l’affaire, mais Masque de Fer ne voulait pas en entendre parler. Il la voulait en vie jusqu’à ce que Druss soit en son pouvoir. Ensuite, il la tuerait devant la Légende. — Peux-tu imaginer comme ce sera plaisant ? avait dit Masque de Fer. Druss l’Invincible. Le Capitaine à la Hache. Le Vainqueur de Skeln. Enchaîné, et regardant mourir lentement l’enfant qu’il était venu de si loin pour sauver. Voilà qui le rendra fou ! — Je pense que vous devriez vous contenter de le tuer, mon seigneur, avait dit Nygor. — Tu ne comprends rien au raffinement, avait dit Masque de Fer. C’était vrai. Nygor ne prenait aucun plaisir à voir souffrir les autres. La mort était parfois nécessaire, dans la poursuite de la connaissance. Désormais, à soixante et un ans, Nygor était tout près de comprendre les secrets qu’il travaillait à élucider depuis des dizaines d’années. Il avait maîtrisé la Fusion, un des plus grands parmi les anciens enchantements. La concentration nécessaire à la création de Fusionnés était prodigieuse. Bientôt, il découvrirait les mystères du rajeunissement. Il y serait déjà arrivé, sans la Vieille Femme qui cherchait constamment des manières de le tuer. Il sentait son pouvoir, même en ce moment, pousser contre ses sorts de protection, cherchant sans cesse une faille dans sa cuirasse. Il savait qu’elle ne le haïssait pas de manière personnelle. Sa véritable cible était Masque de Fer. Nygor était seulement un obstacle sur son chemin. C’était un problème épineux. S’il quittait Masque de Fer, elle le laisserait probablement tranquille. Mais s’il quittait le service du guerrier, il n’aurait aucune richesse et aucun moyen de réaliser ses rêves. Il ne pouvait pas retourner dans les steppes. Le chaman d’Ulric, Nosta Khan, le ferait tuer dès qu’il poserait un pied sur les terres nadires. Donc, pour le moment, il restait coincé entre le marteau de la haine de la Vieille Femme et l’enclume de l’ambition de Masque de Fer. Mais pas pour bien longtemps. Masque de Fer avait espéré faire de la nation tantrianne une force suffisante pour s’opposer à la Reine Sorcière. Il avait rêvé de conduire une armée d’invasion à Naashan. Ces rêves étaient désormais caducs. Ils avaient commencé à périr au moment où la Vieille Femme avait donné au roi tantrian cette épée maudite. Elle avait corrompu son esprit, l’avait empli d’illusions de grandeur. Nygor avait désormais compris que c’était son intention depuis le début. Quand Tantria avait déclaré la guerre à Datia et à Dospilis, cela avait seulement servi la Reine Sorcière. Masque de Fer avait été ruiné. Nygor soupira. Il aurait dû le quitter quand la guerre avait mal tourné, et que les Datians se pressaient devant les portes de Mellicane. Mais Masque de Fer s’était enfui avec une bonne partie du trésor de Mellicane, et ces richesses pouvaient encore être utiles à Nygor. S’il trouvait un moyen de se les approprier. Le chaman gagna l’étage suivant et raviva les sorts des fenêtres. Sa main droite lui faisait désormais vraiment mal. Devant la meurtrière, il regarda les étoiles. À cet instant, il soupira en pensant à Raesha, son esclave. Il n’avait pas réalisé à quel point il avait de l’affection pour elle, jusqu’à ce qu’elle meure. L’année précédente, Masque de Fer avait exigé la mort de la Reine Sorcière, et Nygor avait invoqué un démon pour la tuer. Cela n’avait pas été un grand exploit, ni très difficile. Il avait utilisé Raesha comme véhicule, pour augmenter son propre pouvoir. Le démon avait foncé à la recherche de sa proie. Tout allait bien. Mais ils n’avaient pas pu deviner que la Vieille Femme avait placé de puissants enchantements de-protection autour de la Reine. Repoussé, le démon était revenu, avide de sang. Il avait arraché le cœur de Raesha de sa poitrine. Nygor frissonna à ce souvenir. Il y avait aussi des sorts de protection autour de Druss et de ses compagnons. Nygor ne pouvait pas les pister. Et la tentative pour tuer Druss plus traditionnellement avait aussi échoué. Nygor avait un mauvais pressentiment au sujet de Druss. Il était certainement impossible au guerrier vieillissant d’attaquer une forteresse emplie de guerriers féroces. Et pourtant… il y avait quelque chose d’invincible à son sujet, une force qui n’était pas entièrement humaine. Nygor grimpa jusqu’aux remparts circulaires, et ajouta des sorts neufs aux deux portes. Ils dureraient trois jours, mais il les raviverait au bout de deux. En revenant au bâtiment principal, il faillit marcher sur un gros rat noir qui s’enfuit. Nygor jura, puis retourna à sa chambre. Le rat noir disparut dans un trou et ressortit sur les remparts. De là, il courut sur le bord du mur crénelé et traversa un autre trou qui l’amena sur une des poutres du toit en forme de dôme. Il courut le long du bois et arriva enfin à une partie déchirée de feutre goudronné. Le rat grignota le feutre et se fit une ouverture suffisante pour se faufiler dessous. Derrière se trouvaient des planches croisées, et plusieurs rats morts. Il tira un des cadavres pour se faire de la place et commença de ronger le bois éclaté à la jonction de deux planches, ses incisives pointues arrachant les fibres. Il travailla sans relâche jusqu’à ce que son cœur cède et qu’il tombe mort près de la poutre. Quelques minutes après, un autre rat noir apparut. À son tour il se mit à ronger le bois. Finalement, un rai de lumière venu du dessous traversa l’obscurité du petit espace sous le feutre. Le rat cligna des yeux et secoua la tête. Il renifla autour de lui pendant un moment, troublé. Puis il s’éloigna de la lumière et partit. Jared retourna dans l’antichambre où ses compagnons l’attendaient. Il s’affala sur une chaise sans rien dire. Garianne le rejoignit et lui passa un bras autour des épaules. Elle l’embrassa sur la joue. Diagoras gratta sa barbe en trident et frissonna. — Qu’est-ce qui ne va pas, mon garçon ? demanda Druss. — Je vais bien, mon ami. Je n’ai jamais été mieux ! — Tu ressembles à un homme qui aurait un scorpion dans sa botte. — Oh ! quelle surprise, dit Diagoras. Me voilà assis dans un temple mystique qui est, semble-t-il, entièrement occupé par des Fusionnés ! Comme c’est bizarre que je trouve ça perturbant ! Druss éclata de rire. — Ils ne nous ont pas fait de mal. Loin de là. — Pour le moment, dit Diagoras. Ce sont des animaux, Druss. Ils n’ont pas d’âme. — Je n’ai jamais été porté sur les discussions philosophiques, dit Druss. Donc, je ne discuterai pas avec toi. — Je t’en prie, discute ! insista Diagoras. J’aimerais que tu m’apaises l’esprit. — C’est trop complexe pour une petite discussion, dit Skilgannon. Si les hommes ont une âme, il s’ensuit que Masque de Fer en a une. Il a passé sa vie à torturer et mutiler des innocents. J’avais un ami, qui possédait un chien. Quand leur maison a pris feu, le chien a couru dans les étages, à travers la fumée et les flammes, et il a réveillé mon ami et sa famille. Ils ont pu tous s’échapper. La porte, en bas, était ouverte. Le chien aurait pu sortir se mettre à l’abri de l’incendie. Mais il ne l’a pas fait. Ma foi, si ce chien a été héroïque alors qu’il n’a pas d’âme, et que Masque de Fer est maléfique alors qu’il en a une, je ne vois pas bien à quoi elle sert. Druss éclata de rire. — Voilà qui me plaît ! À mon avis, le Paradis serait un endroit plus fréquentable s’il était seulement habité par des chiens. — Ils ne peuvent pas le guérir, dit soudain Jared. Ils peuvent seulement soulager la pression dans son cerveau. Il redeviendra tel qu’il était avant, mais ils ignorent pour combien de temps. Quelques jours. Ou quelques heures. Mais il est toujours en train de mourir. Ustarte a dit qu’il lui restait moins d’un mois à vivre. — Je suis désolé, mon garçon, dit Druss. — Vous comprendrez que nous ne viendrons pas avec vous à la Citadelle, Druss. Je veux passer le plus de temps possible avec mon frère. Nous resterons ici. Quand le moment viendra, ils auront des médicaments pour soulager sa douleur. — Ah ! de toute façon, ce n’était pas votre combat, Jared. Ne vous inquiétez pas. — Nous aimerions venir avec vous, Oncle, dit Garianne. Nous voulons nous assurer que la petite fille sera sauvée. Skilgannon vit que Garianne le regardait directement pendant qu’elle parlait, ses yeux gris fixes. Druss le vit aussi, mais ne dit rien. — Vous désirez aussi ma compagnie pour ce voyage, je pense, dit Skilgannon. — Vous devez venir, dit-elle. Vous devez affronter Boranius. C’est votre destin. Skilgannon sentit la colère monter en lui, mais il la ravala. — La Vieille Femme ne connaît pas mon destin, Garianne. Pas plus qu’elle ne connaît le vôtre. Mais je voyagerai avec vous, pour mes propres raisons. — Ravi de vous avoir avec nous, mon garçon, dit Druss. Mais y a-t-il quelque chose entre vous deux que vous aimeriez partager avec moi ? Skilgannon secoua la tête. La porte s’ouvrit et Weldi entra. — Je suis venu pour vous amener à vos chambres, dit-il. Vous y trouverez des lits propres, un peu de nourriture et d’eau, et une brise fraîche entrera par vos fenêtres. Plus tard, alors que Skilgannon était allongé dans son lit et regardait les étoiles, la porte de sa chambre s’ouvrit silencieusement et Garianne entra. Elle gagna le pied du lit, sans un mot. Elle tenait l’arbalète à la main, avec un carreau encoché. — Vous aimeriez le faire tout de suite, dit-il. Elle pointa l’arme sur lui. — Nous aimerions le faire tout de suite, reconnut-elle. Avec un claquement sec, le carreau s’enfonça dans la tête du lit, à quelques centimètres de son crâne. Elle baissa l’arbalète et la posa sur la table de nuit. — Mais nous ne pouvons pas, pour le moment. L’Oncle a besoin de vous. Elle enleva sa chemise et la jeta sur le sol, puis se débarrassa de son pantalon. Elle tira le drap et se blottit dans le lit à côté de Skilgannon, la tête sur son épaule. Il sentit ses doigts caresser sa joue, puis ses lèvres cherchèrent les siennes. Boranius était assis dans un fauteuil en osier et regardait une Nadire baigner l’enfant, Elanin. La petite fille était assise dans la baignoire en cuivre et regardait devant elle, le visage fermé, pendant que la Nadire frottait la saleté de sa peau laiteuse. Elle avait des plaies sur le dos et les épaules, mais elle ne frémit pas quand le tissu rugueux passa dessus. — Tu sais qui vient te chercher, petite princesse ? demanda Boranius. Le vieux Druss. L’oncle Druss. Il vient pour toi. Nous devons te faire propre et jolie pour quand il arrivera. La petite ne changea pas d’expression. L’irritation monta en Boranius. Le spectacle serait de peu d’intérêt si la gamine ne réagissait pas. — Gifle-la, ordonna-t-il à la Nadire. La main de la femme claqua sur le visage de l’enfant, qui ne broncha pas. Sa tête s’inclina un peu, puis elle recommença à regarder droit devant elle. — Pourquoi ne ressent-elle pas la douleur ? — Elle n’est pas là, dit la Nadire. — Ramène-la ! La femme éclata de rire. — J’ignore où elle est. Boranius se leva et sortit, à la recherche de Nygor. Le petit chaman saurait quoi faite avec l’enfant. Ce serait vraiment dommage si elle ne hurlait pas quand son oncle Druss arriverait. Il traversa l’armurerie et grimpa jusqu’à la salle du toit. Il y trouva Nygor, assis près d’une fenêtre, examinant de vieux manuscrits. — L’esprit de la gamine a craqué, dit Boranius. — Vous lui avez donné les doigts de sa mère comme jouets, répondit Nygor. À quoi vous attendiez-vous ? — Je pensais que ce serait amusant. Comment la ramener à la réalité ? Nygor haussa les épaules. — Des opiacés, peut-être. Nous trouverons un moyen, le moment venu. — La gamine est molle, comme son père. Sa femme m’a dit qu’il était un des héros de Skeln. Vous l’avez vu, Nygor, quand il a bavassé au sujet de sa fille. Comment un tel homme a-t-il pu prendre part à la défaite des Immortels ? Le chaman soupira et posa le manuscrit. — J’ai connu un guerrier, une fois, qui a affronté un lion avec un couteau. Pourtant, il avait peur des rats. Tous les hommes ont peur de quelque chose. Ils ont leurs forces et leurs faiblesses. Orastes était terrifié par l’obscurité. Le donjon était obscur. Vous lui avez dit que vous alliez tuer sa fille, la couper en petits morceaux. Cette gamine était tout pour lui. Il l’aimait. — Je n’ai aucune faiblesse, chaman, dit Boranius en s’asseyant. — Si vous le dites. — Je le dis. Vous n’êtes pas d’accord ? — J’ai besoin de mes doigts, Masque de Fer, et donc, oui, je suis d’accord avec vous. Vous êtes un homme fort. Mais malchanceux. — C’est vrai, dit Boranius avec conviction. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi délaissé que moi par la chance. Bokram aurait dû vaincre, vous savez. Nous avions fait tout ce qu’il fallait. Il a paniqué lors de la dernière bataille. S’il n’avait pas été lâche, il serait maintenant le chef de tout Naashan. Et quant à ce roi tantrian… Sa stupidité dépassait toutes les bornes. J’aurais dû mettre plus longtemps à le tuer. — D’après mes souvenirs, il a hurlé pendant plusieurs heures. — Ça aurait dû durer des jours ! Je l’avais averti de ne pas envahir Datia. Nous n’étions pas prêts. Si seulement il avait attendu… — La Vieille Femme l’a eu, avec cette épée. Nous n’aurions pas pu le prévoir. Elle a corrompu son esprit. Boranius jura. — Pourquoi cette vieille chouette me hante-t-elle ? Que lui ai-je fait ? — À mon avis, vous avez tué quelqu’un qui lui était utile. — Ah ! peu importe ! Si le mieux qu’elle peut faire est d’envoyer un vieil homme armé d’une hache, je ne vois pas grand-chose à craindre. Le visage de Nygor se rembrunit. — Je sens sa présence en permanence. Elle teste sans arrêt mes défenses. Ne la prenez pas à la légère, Masque de Fer. Elle a le pouvoir de nous tuer tous. Une brise fraîche passa dans la salle du toit. Deux des lanternes s’éteignirent. Boranius bondit de son siège. Nygor cria et bondit vers la porte ouverte, qui se ferma violemment devant lui. Une silhouette translucide, portant un capuchon, apparut dans rentrée. — Ça fait vraiment plaisir d’être appréciée, dit la Vieille Femme. Boranius sortit une dague de sa ceinture et la lança vers elle. Elle traversa l’image et s’écrasa contre le mur. — Comment avez-vous traversé mes enchantements ? demanda Nygor d’une voix désespérée. — J’ai trouvé une autre ouverture, Nadir. Dans le toit. Un petit trou, que j’ai obligé quelques rats à percer. Et maintenant, le moment est venu pour toi de rejoindre Raesha, ton amie. Brûle, petit homme. Le chaman essaya de courir à la fenêtre pour se jeter dehors, mais un enchantement d’immobilisation le retint. Des flammes sortirent de son pantalon et enflammèrent son pourpoint ; il hurla. Boranius regarda les cheveux de Nygor partir en fumée, son crâne et son visage devenir noirs et sa peau bouillonner. Ses hurlements emplissaient la salle. Des hommes se mirent à tambouriner à la porte. Finalement, les cris cessèrent. Le cadavre noirci de Nygor tomba sur le sol, où il continua à brûler, dégageant une âcre fumée noire. Finalement, il ne resta plus rien ayant forme humaine sur le sol. On tapait toujours à la porte. — Silence, dit la Vieille Femme, avec un geste de la main en direction de l’entrée. Le bruit cessa. — Tu veux me voir brûler, sorcière ? hurla Boranius. Vas-y ! Mets ta magie à l’œuvre ! Je te crache dessus ! — Oh ! je te regarderai mourir, Boranius. J’y prendrai un grand plaisir. Mais d’abord, tu me rendras un service. — Jamais ! — Celui-là, je pense que tu accepteras de me le rendre. Druss la Légende vient pour toi. Et, avec lui, un homme que tu n’as pas vu depuis un certain temps. Un vieil ami. Quelle rencontre joyeuse ce sera ! Tu te souviens de Skilgannon ? Mais comment pourrais-tu l’avoir oublié ? Il t’a découpé le visage, si je me souviens bien. — Je les tuerai tous les deux, et je pisserai sur leurs cadavres ! La Vieille Femme éclata de rire. — Ah ! mais j’aurais vraiment pu t’apprécier, Boranius. Réellement ! Dommage que nous soyons ennemis. — Nous n’avons pas besoin de le rester. — Hélas pour toi, si. Je n’ai pas toujours été comme tu me vois maintenant. Il y a quelques siècles, j’étais jeune, et les hommes me trouvaient belle. À cette époque bénie de ma jeunesse, j’ai eu une enfant. Je l’ai laissée à d’autres pour qu’ils l’élèvent, car je n’ai jamais eu l’instinct maternel. Au fil du temps, j’ai veillé sur cette enfant, et les enfants qu’elle a eus. Il n’y en a pas eu beaucoup, et c’était facile de garder un œil sur eux. Au début, c’était un amusement, pour moi. Mon don à l’avenir. Le fruit de mes entrailles. Discrètement – très discrètement –, j’ai manipulé leur vie, je leur ai apporté un peu de chance quand ils en avaient besoin. Mais je ne pouvais pas les surveiller en permanence. Ils finissaient par vieillir et mourir. Malgré mes efforts, la lignée s’est affaiblie, jusqu’à ce qu’il reste seulement un représentant. Une fille. Une enfant très douce. Elle a épousé l’empereur de Naashan, après que j’ai fait boire un philtre d’amour à cet homme. Il n’aurait jamais pu la trahir. Puis elle a eu une fille. La dernière de ma lignée. Et toi, Boranius, tu as tué la mère et pourchassé la fille. Peux-tu imaginer un instant que je pourrais te pardonner ça ? — Peu m’importe ton pardon. Je tuerai Skilgannon, pour le plaisir. Je tuerai Druss pour venger les Immortels et leur défaite à la Passe de Skeln. Si je vis assez longtemps, je tuerai Jianna, et je débarrasserai définitivement le monde de tes rejetons. — Mais tu ne vivras pas assez longtemps, Boranius. Et je serai là, en chair et en os, pour voir ton âme arrachée à ton corps hurlant. En attendant, voici un petit cadeau pour que tu te souviennes de moi. Du feu balaya le visage de Boranius, calcinant son nez, ses lèvres et ses joues. Il tomba sur le sol avec un cri étranglé. — Un homme avec une âme aussi laide que la tienne n’a pas droit : à un second visage, dit la Vieille Femme. Enlevons donc la chair nouvelle qu’Ustarte t’a donnée. Quand Skilgannon se réveilla, il était seul. Il bâilla et s’étira. Son bras effleura le bois fendu de la tête de lit. Le carreau avait disparu, et Garianne aussi. Il se leva, mit son pantalon et ses bottes, puis sa chemise crème et son pourpoint à franges. Enfin, il accrocha le fourreau d’ébène sur son dos. L’aube pointait, et la terre, dehors, était baignée d’or. Il sortit dans le couloir et retourna à l’antichambre. Il croisa un prêtre en robe jaune et lui demanda où il trouverait le jeune garçon, Rabalyn. Le prêtre au crâne rasé ne répondit pas, mais fit signe à Skilgannon de le suivre. Ils traversèrent une impressionnante série de tunnels, descendirent des escaliers en colimaçon et marchèrent dans des corridors jusqu’à arriver dans une grande salle. Au bout de la salle, le prêtre ouvrit une porte et fit signe à Skilgannon d’entrer. Druss était assis au chevet de Rabalyn. Le jeune garçon dormait. Il était pâle, mais il respirait normalement. Skilgannon prit une chaise et s’assit à côté de l’homme à la hache. — Il dort profondément, dit Druss. Ça me fait chaud au cœur de voir qu’il va bien. — C’est un bon garçon. — C’est vrai. Il y a trop d’embusqués et de lâches dans ce monde, dit Druss. Trop de gens qui vivent égoïstement sans se soucier de leur prochain. Cela m’a fait beaucoup de peine, quand j’ai cru que le gamin était mort. Vous ai-je dit qu’il avait sauté d’un arbre et qu’il avait pris ma hache pour combattre un Fusionné ? — Seulement une dizaine de fois… — Ce genre de courage est rare. Je crois que ce petit accomplira de grandes choses, dans sa vie. En tout cas, je l’espère ! — Espérons qu’il accomplisse quelque chose de mieux que nous. — Comme vous dites. (L’homme à la hache regarda Skilgannon, ses yeux gris perçants plongés dans le regard bleu saphir du Naashanite.) Pourquoi donc venez-vous avec moi, mon garçon ? — Peut-être que j’aime simplement votre compagnie. — Qui ne l’aimerait pas ? Et maintenant, dites-moi la vérité. — Boranius a tué mes amis. Il a menacé la vie de la femme que j’aime. — Et quoi d’autre ? — Pourquoi y aurait-il besoin d’autre chose ? Vous avez décidé de vous lancer à sa poursuite parce qu’il a… (il chercha une manière de décrire le sort affreux qui était échu à Orastes)… parce qu’il a tué votre ami. Il a aussi tué tous ceux qui m’aimaient. — Oui, ce sont des raisons valables. Je ne discute pas. Mais il y a autre chose, toutefois. Quelque chose de plus profond, je pense. Skilgannon resta un moment silencieux, puis il inspira à fond. — Pourquoi faites-vous semblant d’être un homme simple, Druss ? Vous êtes beaucoup plus subtil et intuitif que vous le laissez généralement voir. Très bien. La vérité, en entier. Il me fait peur, Druss. Voilà, je l’ai dit. Skilgannon le Damné a peur. — Vous n’avez pas peur de la mort, dit Druss. Ça, je l’ai vu. Alors, qu’est-ce qui vous terrorise, au sujet de ce… Boranius ? Skilgannon raconta calmement à Druss les mutilations qu’il avait infligées à Sperian et Molaire, les yeux arrachés, les doigts coupés. — L’homme le plus fort deviendrait une loque gémissante, soumis à un tel traitement, Druss. Il terminerait sa vie comme un morceau de viande sanguinolent, l’esprit brisé. Tout en moi me pousse à fuir. À laisser Boranius à son sort. — Tout homme a un point de rupture, je n’en doute pas, dit Druss. Avec un peu de chance, vous le rencontrerez l’épée à la main. Vous êtes probablement le meilleur épéiste que j’aie rencontré. — Boranius est meilleur. Plus fort et plus rapide. Ou du moins, il l’était quand nous nous sommes affrontés. Il m’aurait tué, mais un de mes hommes lui a jeté une lance. Elle n’a pas transpercé son armure, mais elle a rompu sa concentration. Et même alors, il a réussi à éviter le premier coup mortel. — Vous devriez peut-être me laisser m’occuper de lui, mon garçon. Snaga aura tôt fait de réduire ses prétentions ! — Je le ferai peut-être, répondit Skilgannon. Ils restèrent un moment près de Rabalyn, mais le jeune garçon ne se réveilla pas. La porte s’ouvrit et Weldi entra et s’inclina profondément. — Bonjour, dit-il. J’espère que vous avez bien dormi. (Avant qu’ils puissent répondre, il se tourna vers Skilgannon.) La prêtresse Ustarte a requis votre présence, messire. Venez, je vais vous conduire jusqu’à elle. Druss regarda Skilgannon se lever. — Je reste un peu avec le gamin. Il pourrait se réveiller. Skilgannon tendit la main. — Merci, Druss. Vous savez, vous auriez fait un excellent père. — J’en doute, mon garçon, répondit Druss en serrant la main tendue dans un salut guerrier, poignet contre poignet. La chose la plus importante, pour un père, est d’être là quand ses enfants ont besoin de lui. Moi, je ne reste jamais longtemps nulle part. Skilgannon suivit Weldi jusqu’à la pièce-jardin, en haut de la tour, où Ustarte l’attendait sur le balcon. Sous le clair soleil matinal, Skilgannon vit, au-delà de sa beauté, le poids de l’âge et de la fatigue qui pesait sur elle. De fines rides striaient ses traits délicats de Chiatze. Elle lui sourit quand il sortit sur le balcon. — Vous m’avez envoyé chercher, ma dame ? — J’ai pensé que vous aimeriez vous rendre avec moi jusqu’à la Citadelle, guerrier. — Maintenant ? — Si vous le souhaitez. — Vous allez voyager avec nous ? — Non. Seulement vous et moi, Olek. Cela ne prendra qu’un moment. Skilgannon se sentit mal à l’aise. — Et comment allons-nous faire cela ? — Asseyez-vous dans ce fauteuil, ici, et détendez-vous. Je conduirai votre esprit là-bas. Intrigué, il posa son fourreau et s’assit, la tête appuyée contre un coussin. Il entendit froufrouter ses robes, puis il sentit la chaleur de sa main sur son front. Il s’endormit instantanément. Il monta de l’obscurité accueillante vers une lumière vive et étincelante. Il s’aperçut que quelqu’un lui tenait la main. Il pensa un instant, pour une raison qui lui échappa, qu’il s’agissait de Molaire. Puis il se souvint que Molaire était morte. Une panique momentanée le saisit tandis que la lumière approchait. — N’ayez pas peur, murmura la voix d’Ustarte dans sa tête. Ne vous débattez pas, ou vous vous réveillerez trop tôt. Faites-moi confiance. Soudain, il se trouva au-dessus des nuages, et la lumière étincelante était celle du soleil, brillant dans un ciel d’un bleu invraisemblable. En dessous, il vit les montagnes rouges à travers lesquelles il avait voyagé, et un long fleuve qui serpentait vers la mer lointaine. Il sentit qu’on tirait sur sa main, et son esprit grimpa vers le nord-ouest, s’éloignant du soleil levant. Il aperçut des villages, des communautés fermières, et deux petites villes, dont la plus grande s’était développée autour du croisement de quatre routes majeures. Au-delà se trouvait un ancien fort. Un mur extérieur rectangulaire en ruine entourait une zone d’environ une lieue. À l’intérieur s’étalaient des entrepôts et de grands bâtiments. Au centre de la forteresse se dressait une citadelle circulaire de quatre étages. Un toit en bois en forme de dôme avait été construit au sommet. — Elle a été bâtie il y a des centaines d’années, pour protéger les routes commerciales, dit Ustarte. Mais quand le royaume de Pelucid est tombé, la forteresse est restée en ruine pendant des dizaines d’années. Dernièrement, elle a été utilisée par des bandes de voleurs, qui contrôlent les routes commerciales. Ils lèvent des impôts sut les caravanes qui arrivent des cités côtières. Les soies de Gothir, les épices de Namib, l’or et l’argent des mines de l’Ouest. Tout ça est sous l’emprise de quiconque contrôle la Citadelle. Masque de Fer l’a prise il y a plus d’un an, prétendument pour permettre au commerce de se développer librement en Tantria. La Citadelle se faisait de plus en plus proche. — Comme vous pouvez le voir, c’est toujours une place forte formidable. Elle pourrait soutenir un siège pendant un bon moment. Mais quelques combattants décidés pourraient pénétrer ses murs extérieurs sans être remarqués. — Et le chaman nadir ? Ne nous verrait-il pas arriver ? — La Vieille Femme l’a tué, la nuit dernière. Elle l’a brûlé vif. Il a tenté de se jeter par la fenêtre pour échapper à la douleur, mais elle l’a figé grâce à un enchantement. Elle est comme Boranius. Elle vit pour se délecter de la souffrance des autres. Et maintenant, entrons voir l’intérieur. Pendant quelque temps, leurs esprits errèrent dans la Citadelle, et Skilgannon fit un repérage des salles, des corridors et des sorties. Finalement, ils arrivèrent dans une salle haute, petite et étriquée. — Qu’y a-t-il, ici ? demanda-t-il, voyant seulement un lit miteux et un vieux placard en bois. — Ici se trouvent la tristesse et la douleur de la pire espèce, dit-elle. Ils traversèrent la mince porte du placard, et Skilgannon vit une petite fille blonde assise contre le mur. Elle avait les bras autour des genoux et se balançait en avant et en arrière. — C’est l’enfant que Druss veut sauver. Ils sortirent du placard, et flottèrent dans la pièce. — Regardez là, dit Ustarte. Près du lit. Il vit les doigts noircis et pourrissants, et les insectes qui rampaient dessus. — Les doigts de sa mère, dit Ustarte. Boranius les a coupés, avant de tuer la femme. Il les a donnés à l’enfant, comme jouets. — Elle ne se remettra jamais de ça, dit Skilgannon. Il a détruit son avenir. — Vous avez peut-être raison, dit Ustarte, mais il vaut mieux ne pas juger trop hâtivement, dans ce genre de cas. Dans sa terreur, l’enfant s’est enfuie. Elle doit être retrouvée et rassurée avant qu’on vienne la sauver. Elle a besoin de savoir que de l’aide arrive. Elle a besoin de sentir qu’elle est aimée. — Comment cela serait-il possible ? — Je peux vous amener vers elle, Olek. — Je ne suis pas très doué pour réconforter les gens, Ustarte. Ce serait mieux si vous vous en chargiez. — Si je le faisais, savez-vous ce qu’elle verrait ? Une femme-loup, avec des yeux dorés étincelants et des griffes acérées. Elle a besoin de quelqu’un de son espèce, Olek. — Elle connaît Druss. Retournons au temple. Vous pourrez amener Druss vers elle. — J’aimerais en être capable. Ce que vous dites est vrai. La simple vue de Druss suffirait à la rassurer. Mais ce n’est pas possible. Druss ne peut pas être atteint de cette manière. La nuit dernière, pendant que vous dormiez, j’ai visité vos rêves. Jared est consumé par le chagrin, et, bien qu’il ait bon cœur, il ne pourrait pas apporter à l’enfant ce dont elle a besoin. L’esprit de Druss est un château fort. Il protège sa vie privée avec une résolution farouche. Quand j’ai tenté de communiquer avec lui, j’ai été reçue par un mur soudain de colère. J’ai aussitôt battu en retraite. Diagoras aurait été mon choix suivant. Mais il a trop peur de moi, et de l’espèce à laquelle il considère que j’appartiens. Il ne m’aurait pas fait confiance comme vous l’avez fait. Il aurait fini par paniquer et essayer de fuir. Il aurait même pu réussir, et son âme aurait été égarée. Puis il y avait Garianne. Je n’aurais même pas essayé de pénétrer dans le labyrinthe hanté de hurlements qu’est son esprit. Là-dedans, c’est moi qui aurais pu m’égarer. Donc, il ne reste que vous. — Que dois-je faire ? — Je vous emmènerai vers elle. Elle s’est construit un monde familier autour d’elle. Vous devez l’atteindre, et trouver un moyen de passer à travers l’endroit élaboré – et peut-être dangereux – où elle habite désormais. — Dangereux pour elle, ou pour moi ? — Pour vous deux. Ne lui donnez pas de faux espoirs. Cela pourrait vous sembler bien, mais ça rendrait tout retour impossible. Ne lui dites pas qu’Orastes est vivant. Soyez honnête avec elle, mais donnez-lui de l’amour. C’est tout ce que je peux vous conseiller. — Je ne suis pas fait pour cette tâche, Ustarte. — C’est exact. Et vous échouerez peut-être, Olek. Mais vous êtes la seule personne que je peux utiliser. — Emmenez-moi vers elle, dit-il. Skilgannon se trouva devant un épais buisson d’épines. Il se sentait désorienté. Le ciel, au-dessus de lui, était empli de nombreuses couleurs mouvantes, des nuages de pourpre et de vert traversés par des éclairs jaune et écarlate. Le sol sous ses pieds grouillait de longues racines qui émergeaient de la terre comme des serpents. Il s’éloigna des épines et chercha un sol plus ferme. Ustarte lui avait dit que le monde où il se trouvait désormais avait été entièrement créé par la fillette de huit ans, Elanin. Il n’existait que dans les profondeurs de son inconscient. — C’est sa dernière défense contre les horreurs du monde réel, avait dit la prêtresse. — Que pourrais-je faire, à cet endroit ? — Vous n’aurez pas la capacité de modifier son monde. Tout ce que vous ferez doit être en accord avec l’univers qu’elle a créé. S’il y a un ruisseau, vous pourrez vous y baigner, ou y boire. S’il y a un lion, vous pourrez fuir devant lui, ou le combattre. Je ne peux pas vous aider dans ce monde, Olek. Si vous ne la trouvez pas, ou si vous êtes en danger, dites simplement mon nom et je vous en ferai sortir. Il s’éloigna des racines qui se tortillaient et regarda la forêt d’épines. Il sentit le poids de ses épées sur son dos, et envisagea de se frayer un chemin avec elles dans le buisson. Cela semblait logique, mais pourtant, il ne le fit pas. Il regarda autour de lui et aperçut une zone de pierres plates. Il y alla et s’assit, observant les épines. Certains des branchages, dans la forêt, étaient aussi épais que la cuisse d’un homme, et les épines qui en sortaient étaient longues et incurvées comme des dagues panthiannes. Il regarda de plus près. En fait, c’étaient des dagues. C’était un problème. L’enfant avait créé la barrière d’épines pour se défendre. S’il la tailladait, elle considérerait cela comme une attaque, et cela l’effraierait encore davantage. Elle avait besoin de croire en sa propre force. Il enleva le fourreau et le posa sur le sol. Puis il ôta son pourpoint et sa chemise. Abandonnant ses armes derrière lui, il se fraya un chemin entre les racines mouvantes, jusqu’à ce qu’il arrive à la première des branches épineuses. Elle aussi, elle bougeait. — Je suis un ami, Elanin, dit-il à voix haute. Je dois te parler. Le vent se leva, et les épines s’agitèrent. — Je traverse les épines, dit-il. Avec beaucoup de précaution, il se glissa au-delà de la première branche. Une épine-dague lui déchira l’épaule. La blessure brûlait comme du feu. — Tu me fais mal, Elanin, dit-il en gardant une voix calme et basse. Je m’appelle frère Lantern. Je suis un prêtre de Skepthia. Je ne te veux pas de mal. Il continua à s’enfoncer dans le fourré d’épines et essaya de garder son calme. Une dague lui entailla la cuisse. Une autre s’enfonça dans son avant-bras. — Je suis venu t’aider. Je t’en prie, ne me fais pas de mal. Il saisit la dague dans son bras et la retira. La douleur éclata en lui, libérant la colère. Il lutta pour la contenir et passa par-dessus une branche basse. Une douleur atroce lui traversa le dos. Baissant les yeux, il vit une dague-épine émergeant de son ventre. La panique l’envahit. C’était une blessure mortelle. Il allait prononcer le nom d’Ustarte quand il vit que la profonde coupure de son bras avait disparu. — S’il te plaît, Elanin, enlève-moi cette épine. Elle me fait terriblement mal. La dague sortit brutalement de son corps. Il hurla de douleur et tomba à genoux. Il leva la tête et vit un étroit chemin entre les épines. Il posa ses doigts sur son ventre et n’y trouva pas de sang, ni aucun signe d’une blessure. Il se leva et avança sur le chemin tortueux. Un rugissement sauvage fit trembler le sol sous ses pieds. Il continua à avancer. Le mur d’épines prit fin, et devant lui s’ouvrait une clairière. Au milieu, un ours énorme était debout, les crocs découverts. Skilgannon avança à sa rencontre – et s’aperçut qu’il avait de nouveau ses épées à la main. — Non ! cria-t-il en les jetant. Je n’en veux pas ! La bête chargea. Skilgannon plongea instinctivement vers la droite, roula sur l’épaule et se remit souplement debout. — Je ne te ferai pas de mal, Elanin, cria-t-il. Je suis ici pour t’aider. La bête rugit et avança vers lui. Skilgannon ne bougea pas. — Je suis venu avec oncle Druss, pour te trouver, dit-il, examinant la zone pour voir si la petite fille s’y trouvait. L’ours se dressa au-dessus de lui, Skilgannon plongea son regard dans les grands yeux bruns de l’animal. — Où est oncle Druss ? dit l’ours, avec la voix d’une petite fille. — Il vient à la Citadelle. — A-t-il une armée ? — Non. Je suis avec lui, ainsi que Diagoras et Garianne. Deux amis d’oncle Druss. L’ours s’assit. Sa forme changea, le sol bougea. Des murs s’élevèrent autour de la clairière. En quelques instants, Skilgannon se trouva assis dans une grande pièce, avec une large fenêtre qui donnait sur la mer. Sur le lit près de la fenêtre était assise une petite fille blonde aux grands yeux bleus. — Bonjour, Elanin, dit-il. — Où est mon père ? Je n’arrive pas à le trouver. Skilgannon soupira. — Puis-je m’asseoir à côté de toi ? — Vous pouvez vous asseoir dans le fauteuil. Il obéit. — Je suis frère Lantern, dit-il. Je suis… J’étais un prêtre. On m’appelle aussi Skilgannon. Je ne connais pas ton père. Je ne l’ai jamais rencontré. Oncle Druss m’a dit que c’était un homme très bon. — Ils l’ont tué, n’est-ce pas ? Ils ont tué mon père. Masque de Fer me l’a dit. Il a dit qu’il avait été transformé en loup, et tué dans l’arène. — Masque de Fer est un homme maléfique. Mais tu dois être forte. Nous viendrons te chercher. — Il veut me tuer, moi aussi. Mais il ne me trouvera pas, ici. — Non. Il ne te trouvera pas. La petite fille regarda Skilgannon dans les yeux. — Si vous n’avez pas d’armée, vous ne gagnerez pas. Il y a des tas de soldats, avec Masque de Fer. Des hommes forts, avec de grandes épées. Plus de cent. Je les ai vus, de ma fenêtre. — Je les ai vus aussi. Ce sera difficile. Dis-moi, petite, connais-tu le chemin pour revenir à la Citadelle ? — Je n’y retournerai pas ! Vous ne pouvez pas m’y obliger ! La pièce trembla, et des branches épineuses jaillirent des murs. — Personne ne va t’obliger à faire ce que tu ne veux pas, dit promptement Skilgannon. C’est le port, dehors ? Tu y as un bateau ? J’ai toujours aimé les bateaux. Les épines se rétractèrent. Elanin se leva et gagna la fenêtre. — Père n’aime pas les bateaux. Il se sent malade, dessus. — Moi aussi, je suis parfois malade, en bateau. Mais je les aime quand même. (Il s’agenouilla devant elle.) Quand nous viendrons te sauver, nous aurons besoin de pouvoir te faire revenir chez toi. Nous avons besoin d’un… mot de passe secret, pour que tu saches que tu peux revenir. — Je ne reviendrai pas chez moi. Père n’y est pas. Je resterai ici. — C’est une possibilité, reconnut-il. Mais je pense que ça rendra oncle Druss très triste. — Alors, il peut me rejoindre ici. — Et tes amis, à Dros Purdol ? Ils ne peuvent pas venir ici. C’est un endroit spécial, à toi. J’ai pu venir uniquement parce que j’ai une amie particulière qui m’a montré le chemin. — Masque de Fer a tué Mère, aussi. Il l’a coupée en morceaux. Des larmes montèrent aux yeux de l’enfant. Instinctivement, Skilgannon tendit les bras et la serra contre lui. Il lui caressa les cheveux et lui tapota le dos. — Je ne peux pas la ramener, dit Skilgannon. Je ne peux pas faire disparaître tes souffrances. Mais tu es forte. Tu es une fille très courageuse. Tu prendras ta décision, le moment venu. Mettons-nous d’accord sur un mot de passe. Ensuite, tu décideras si tu veux rester ici, ou venir retrouver ton oncle Druss et moi. — Je crois que vous devriez partir, maintenant, dit-elle. Il se fait tard. La pièce virevolta. Skilgannon fut projeté dans les airs, dans l’obscurité totale. Il tomba lourdement sur le sol, devant la forêt d’épines. — À bientôt, Elanin, dit-il. Puis il murmura le nom d’Ustarte. Skilgannon ouvrit les yeux. Ustarte était debout au bord du balcon et le regardait avec attention. — Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle. — Fatigué. — Buvez un peu de notre eau, elle va vous vivifier. Le soleil brillait, et une brise fraîche souffla sur le balcon. Skilgannon emplit un gobelet de cristal et but. Ses membres lui semblaient de plomb, comme s’il avait couru sur une longue distance. — Vous avez beaucoup souffert, dit Ustarte. Je serai honnête avec vous, guerrier : vous m’avez surprise. Vous avez failli mourir, là-dedans. — Vous m’aviez prévenu que ça pouvait être dangereux. La force revenait rapidement dans ses membres. — Ce n’est pas ce qui m’a surprise. Même Druss, je crois, aurait tailladé cette forêt d’épines. Il aurait très certainement combattu l’ours. — Peu importe. J’ai échoué. Elle est trop terrifiée pour sortir. — Vous avez planté une graine. Vous ne pouviez pas faire plus. Vous devriez vous reposer un moment. — Pas encore, dit Skilgannon. Pouvez-vous me ramener à la Citadelle ? J’ai besoin de voir exactement combien de soldats il y a, et quels sont leurs postes. — Je peux vous donner leur nombre. — Avec le respect que je vous dois, ma dame, j’ai besoin de voir par moi-même. Quatre guerriers ne peuvent pas attaquer la Citadelle. Si nous avions seulement besoin d’y entrer pour tuer Masque de Fer, nous pourrions le faire. Mais j’ai vu l’enfant, maintenant, et notre devoir le plus important est de la sauver, de la ramener chez elle. Pour rendre cela possible – peut-être ! –, j’ai besoin de connaître les mouvements de leurs troupes, leurs méthodes, leurs tours de garde. J’ai besoin de comprendre leurs loyautés. Combattent-ils par affection pour Boranius, ou par amour du pillage ? Tout est contre nous, en ce moment. Si nous étions arrivés en secret, nous aurions pu escamoter l’enfant, puis revenir pour régler son compte à Boranius. Mais nous n’arrivons pas en secret. Il sait que nous approchons. Et je connais Boranius. Ce n’est pas un imbécile. D’après ce que j’ai vu de la Citadelle, il n’y a que quatre chemins d’approche. Il y aura posté des éclaireurs pour nous surveiller. Dès que nous serons sur une route découverte, il enverra des cavaliers nous intercepter. Même avec vingt Druss la Légende, nous serions vaincus, par les flèches et les lances, sinon par les épées. (Il la regarda.) Je vous demande donc de m’emmener là-bas de nouveau. — Cela ferait-il une différence, si je vous disais que vous ne pouvez pas réussir, Olek ? — Non, dit-il simplement. — Et pourquoi ? — La réponse à cette question n’est pas facile, ma dame, et je suis trop fatigué pour en débattre avec vous. — Alors, je vais vous ramener à la Citadelle, Olek. Fermez les yeux. Chapitre 19 Morcha était assis devant la porte de la chambre. Les gémissements de douleur se calmaient pendant que le chirurgien appliquait des baumes narcotiques sur le visage ruiné de Boranius. Les brûlures étaient profondes, mais, bizarrement, elles avaient seulement affecté la partie pourpre de sa chair. Le reste de son visage et ses yeux avaient été épargnés. Après un moment, le chirurgien que Morcha avait ramené du marché de la ville sortit de la chambre. — Il dort, maintenant, dit-il. Je n’ai jamais vu une telle blessure. — Moi non plus. (L’officier aux cheveux blonds se leva.) Je vous remercie d’être venu. Le chirurgien, un homme au visage en lame de couteau et aux épaules voûtées, le regarda avec curiosité. Morcha se sentit soudain embarrassé. L’homme n’avait pas eu le choix. Quand Masque de Fer donnait un ordre, on obéissait ou on mourait. Parfois les deux. — Il me faudra une chambre pas trop loin. Quand il se réveillera, la douleur reviendra. Je devrai être là. — Bien entendu, dit Morcha. — Je suis sidéré que sa vue n’ait pas été touchée. Il n’y a aucune brûlure sur la peau autour des yeux. Comment cet accident est-il arrivé ? — Je n’étais pas présent, messire. Le Nadir a été carbonisé. Il ne restait pas un os. Mon seigneur a été mutilé, comme vous l’avez vu. Certains soldats ont entendu des cris dans la salle du toit et s’y sont précipités. La porte était verrouillée. Ils ont entendu des voix, dont une de femme. Quand ils ont finalement réussi à entrer, la femme avait disparu. — Y a-t-il d’autres sorties ? — Non. Le chirurgien frissonna. — Je n’ai pas besoin d’en savoir plus à ce sujet, dit-il en faisant le signe de la Corne Protectrice. Montrez-moi où je peux dormir. Morcha le conduisit à une petite pièce au rez-de-chaussée. — Je vais vous faire envoyer à boire et à manger, dit-il. J’espère que vous êtes bien installé. Une fois de plus, le chirurgien lui jeta un coup d’œil étonné. — Si ma question ne vous gêne pas, jeune homme, comment se fait-il que vous soyez ici ? — En fait, votre question me gêne, répondit Morcha. Il s’inclina et quitta le chirurgien. Pendant qu’il s’éloignait, la question continua à le tourmenter. Il sortit, puis dépassa les entrepôts et arriva enfin aux baraquements qui abritaient les soldats toujours fidèles à Boranius. À côté des baraquements se trouvait La Longue Taverne, où les hommes se détendaient à la fin de la journée. Il en sortait des rires bruyants. Morcha n’avait pas envie de se joindre à eux. Il continua son chemin et arriva au secteur nadir, alors presque désert. Pour la plupart des guerriers, la mort de Nygor avait été un mauvais présage, surtout après la mort des hommes envoyés contre le Marcheur de Mort. Des cent guerriers nadirs qui avaient résidé là, il restait seulement quatre éclaireurs. Les autres avaient sellé leurs poneys et étaient partis vers le nord. Morcha parvint aux murs extérieurs de défense et grimpa sur les remparts. Il trouva les deux sentinelles de cette section de mur en pleine conversation. L’une d’elles le vit et se dressa d’un bond. L’autre regarda Morcha et ne bougea pas. — Il y a toujours des ennemis, là-dehors, dit Morcha. Nous devons rester en alerte. — Désolé, messire, dit le soldat debout. Nous parlions de l’attaque contre Masque de Fer. — Et du fait que la malchance semble s’acharner sur nous, dit le second soldat. Nous devrions quitter cet endroit, Morcha. Si nous ne le faisons pas, nous mourrons ici. — Ils ne sont qu’une poignée, dehors, Codis. Druss est peut-être une légende, mais même lui ne peut pas nous vaincre tous. — Non, il ne peut pas, reconnut l’homme en se levant. Mais après ? Il y a quelques années, nous étions des soldats du roi. Par les couilles de Shem ! mon vieux, nous étions l’élite ! Puis nous avons perdu, et nous nous en sommes à peine tirés vivants. Et que sommes-nous, depuis ? La vérité, Morcha, c’est que je voudrais que tu ne sois jamais venu me voir pour me dire que Boranius était toujours en vie. Je voudrais de tout mon cœur être resté tranquillement à Dospilis. Aucune des promesses qu’il a faites n’a été tenue. Morcha s’assit sur le rempart crénelé. — Tu ne disais pas ça, Codis, quand nous amassions des fortunes à Mellicane. — Ça ressemble à Mellicane, ici, pour toi ? ricana Codis. C’est une ruine en train de s’effondrer ! À quoi ça sert, de poster des sentinelles sur les murs, quand il y a au moins dix brèches grandes ouvertes, et des zones où un homme pourrait entrer à pied sans être remarqué ? Les arbres arrivent presque au niveau des murs. Quand l’ennemi arrivera, il lui suffira d’entrer, comme ça ! Nous le verrons seulement quand la mise à mort commencera. Je dis que nous devrions partir vers les collines. Nous pourrons piller quelques caravanes, nous faire un peu d’argent et filer vers Sherak. Ils embauchent des mercenaires, en ce moment. Nous pourrions nous débrouiller correctement. — Oui, nous pourrions. Tu aimerais peut-être expliquer ça à Boranius ? — Nous devrions peut-être le faire tous, dit Codis. Aller le trouver, et mettre fin à ses souffrances. Codis se tut, et les mots semblèrent peser dans l’air. Il regarda Morcha dans les yeux. — Il ne regagnera jamais le pouvoir, Morcha. Il avait une chance, à Mellicane, mais plus maintenant. Que sommes-nous ? Une bande de pillards ! Les Datians finiront bien par venir s’attaquer à nous. Nous sommes seulement soixante-dix. Nous n’avons plus d’or, plus d’occasions d’en gagner, et plus de chance. — La chance peut tourner, dit Morcha. — Oui, c’est sûr. Mais pour nous, ça risque surtout d’aller de mal en pis. J’ai parlé aux trois Nadirs qui ont survécu à l’attaque. Tu es au courant ? — Je suis au courant qu’ils se sont fait massacrer. Codis gloussa soudain. — Ah ! c’est vrai, tu étais dans le Nord. Tu n’as pas entendu la meilleure, alors ? — Ne tourne pas autour du pot. Dis-moi de quoi il s’agit. — Eh bien, les Nadirs bivouaquaient, la veille de l’attaque. Un épéiste isolé est entré dans le camp, a tué un certain nombre d’entre eux puis est parti sur un de leurs poneys. L’homme avait deux épées incurvées, avec des poignées en ivoire blanc. Un des Nadirs s’est souvenu qu’il portait une araignée tatouée sur l’avant-bras. — Et alors ? — Et alors ? répéta Codis. C’était qui, à ton avis ? Nous n’allons pas seulement affronter Druss la Légende. Skilgannon aussi arrive. (Il regarda Morcha, et son expression se durcit.) Tu le savais ! Par l’enfer ! tu le savais ! — Ce n’est qu’un homme. Comme tu l’as dit, nous sommes soixante-dix. — Rien qu’un homme, hein ? S’il entrait à cet instant, combien d’entre nous tuerait-il avant que nous puissions l’arrêter ? Cinq ? Dix ? Je n’ai pas envie de faire partie de ces dix-là. — Tu n’en feras pas partie, Codis, dit Morcha avec un sourire. (Il descendit du créneau et éclata de rire.) En fait, je peux te le garantir. — Oh oui ! et comment exacte… Codis grogna. Ses genoux cédèrent. Morcha enfonça la dague plus profondément dans sa poitrine. Le soldat s’affala contre celui qui l’avait tué. Morcha recula, et Codis tomba, face contre la pierre. L’autre soldat ne bougea pas. Morcha fit rouler le cadavre sur le dos et récupéra sa dague. — Monte la garde, dit-il. Je vais envoyer une autre sentinelle te rejoindre. Il vaudrait mieux que tu ne te mettes pas de nouveau à discuter. — Je m’en abstiendrai, messire. — Je te fais confiance. Morcha essuya sa lame sur la tunique du mort, puis la rengaina. Il descendit des remparts, retourna à la taverne et dit à un officier d’envoyer des hommes récupérer le corps de Codis. Puis il retourna à la Citadelle. Se souvenant du chirurgien, il ordonna à un des cuisiniers d’apporter un repas à l’homme, puis il s’assit, seul, dans le réfectoire désert. Le cuisinier revint après un moment et apporta une chope de bière fraîche à Morcha, qui le remercia. Son esprit revint dans le passé, au jour où Casensis et lui avaient suivi le jeune Skilgannon. Il se souvenait toujours avec plaisir des moments passés dans l’établissement de bains. Comme le gamin les avait roulés dans la farine ! Et comme le déguisement adopté par la princesse avait été intelligent ! La cité entière recherchait Jianna, et elle avait été là, habillée en prostituée, à côté de deux des hommes chargés de sa capture. Morcha sourit à ce souvenir. Comme le jeune Skilgannon avait été décontracté ! Morcha l’admirait. Et il l’avait trouvé sympathique. Il avait même été secrètement content qu’il ait réussi à sortir de la cité avec la jeune fille. S’il avait eu de la chance, ils auraient fui et seraient sortis des pages de l’histoire. Mais non. La rébellion avait commencé. Boranius avait été ravi. La perspective de combats et de gloire l’avait comblé. Personne n’avait envisagé la défaite. Les forces de la princesse étaient peu nombreuses et avaient à peine irrité Bokram. Quelques forts éloignés avaient été pris ; quelques caravanes, pillées. Les attaques étaient de simples embuscades. La première année avait consisté en des piqûres d’épingle contre l’importante armée de Bokram. La deuxième année avait été très semblable. Puis deux autres chefs de tribu s’étaient alliés à l’armée de Jianna. Ils avaient bloqué les cols hauts de l’ouest de Naashan, annexant ainsi une région comportant deux cités et une dizaine de mines d’argent. Rétrospectivement, cela avait été le commencement de la fin pour Bokram. Même si aucun d’entre eux ne l’avait vu à l’époque, se dit Morcha. Jusqu’à la bataille finale, ils avaient tous cru qu’ils vaincraient. Un frisson parcourut l’échine de Morcha. Il avait commencé la journée avec des espoirs infinis, et l’avait terminée en emportant avec cinq autres soldats le corps mutilé de Boranius hors du champ de bataille. Et là, des années après, Boranius était de nouveau mutilé, et Skilgannon arrivait, une fois de plus. Codis avait raison. Le seul choix raisonnable serait de partir. Et pourtant, il en était incapable. Dans un monde aux valeurs incertaines, Morcha croyait à la loyauté. Il avait prêté serment à Boranius, et il resterait à ses côtés. — En avez-vous vu assez ? demanda Ustarte. Skilgannon lutta pour ouvrir les yeux. Il avait l’impression d’avoir passé un mois sans dormir. Tous ses muscles le faisaient souffrir, et il ne parvint pas à se lever du fauteuil. La main gantée d’Ustarte lui caressa le visage. — Les humains non entraînés sont épuisés par le voyage mental, dit-elle. L’eau vous aidera. Skilgannon fut à peine capable de lever le gobelet à ses lèvres. Il but, puis retomba dans le fauteuil et ferma les yeux. — J’ai l’impression d’avoir vieilli de vingt ans, dit-il. — Ça passera quand vous vous serez reposé. Dormez un peu. Je reviendrai dans un moment. Skilgannon ne se le fit pas dire deux fois. Il s’endormit immédiatement, d’un sommeil profond et sans rêves. Quand il se réveilla, l’aube se levait. Ustarte était sur le balcon, le soleil illuminant sa robe rouge et or. — Vous sentez-vous mieux ? — Oui, ma dame. Je n’ai pas aussi bien dormi depuis des années. — Vous n’avez pas vu le Loup Blanc ? Il sourit. — On dirait que je suis condamné à rencontrer des gens qui connaissent mes rêves. Mais, non, le loup n’est pas venu me voir. J’ai failli le tuer, la dernière fois. — C’est une bonne chose que vous ne l’ayez pas fait. Il s’assit et but un peu d’eau. — J’ai le sentiment qu’ainsi il cesserait de perturber mon sommeil. — Effectivement. Et c’est pour cela que vous ne devez pas le tuer. — Vous pensez que j’ai besoin d’avoir des rêves troublés ? — Je pense que vous avez besoin de comprendre la nature du loup. Vous a-t-il jamais attaqué ? — Non. — C’est vous qui pourchassez le loup, n’est-ce pas ? — C’est vrai. Chaque fois que je le vois, je brandis mes épées. Habituellement, il disparaît, mais la dernière fois, il est venu vers moi. — Il n’a pas chargé ? ou découvert ses crocs ? — Non. Il a simplement marché vers moi. J’ai levé mes épées pour le tuer, mais Diagoras m’a réveillé. — Les épées, encore. Saviez-vous que la Vieille Femme a invoqué des démons et les a enfermés dans les lames ? (Skilgannon secoua la tête.) Les démons leur donnent de la puissance. Mais c’est un échange. Lentement, ils exercent une influence sur vous. Ils finiront par vous corrompre, en augmentant votre colère et votre haine. Ce sont eux qui veulent tuer le Loup Blanc. C’est pour cela que chaque fois que vous voyez le loup dans vos rêves, elles se retrouvent entre vos mains. — Pourquoi veulent-ils tuer le loup ? — C’est à vous de répondre à cette question, Olek. Le Loup Blanc est généralement chassé de la meute. Il est différent, et les autres loups ont peut de lui. Ce loup est donc solitaire. Il n’a pas de compagne, pas de meute à suivre ou à conduire. Il ne vous rappelle personne ? — Le loup est moi-même. — Oui. Ou plutôt, votre âme. Il est tout ce qui est bon en vous. Les épées ont besoin qu’il meure pour vous submerger. Le voyage à la Citadelle vous a-t-il aidé ? — Je le pense. Les troupes sont démoralisées. Les Nadirs se sont enfuis. D’autres soldats les imiteront dans les jours qui viennent. Ils ont peur de Druss. Savoir qu’il arrive les remplit de terreur. — Et vous, Olek Skilgannon. Ils ont également très peur de vous. — Oui, c’est vrai. — J’ai eu le sentiment que vous connaissiez un des hommes que nous avons vus. Vous aviez même de l’affection pour lui. — Je l’ai connu il y a des années. Et, c’est exact, je l’avais bien aimé, à ce moment. C’est étrange de voir un homme comme ça suivre un monstre comme Boranius. Elle éclata de rire. — Vous autres humains m’amusez beaucoup. Quand quelqu’un est maléfique, vous avez besoin d’en faire un démon. C’est un monstre, dites-vous. Non, Olek, c’est seulement un homme qui s’est laissé dominer par le mal qui est en lui. Vous avez tous un potentiel pour le mal, et pour le bien. Beaucoup de choses dépendent des stimuli appliqués. Les soldats que vous avez conduits dans Perapolis ont massacré, mutilé et violé d’autres humains. Puis ils sont rentrés chez eux, ont retrouvé leur épouse ou leur promise et ont élevé des enfants avec amour. Vous êtes tous des monstres, Olek. Extrêmement complexes et fous d’une manière unique. Vous apprenez à vos enfants qu’il est mal de mentir, mais toute votre vie est construite sur une série de mensonges mineurs. Le paysan ne dit pas à son seigneur ce qu’il pense réellement de lui. La femme ne dit pas à son mari qu’elle a vu un homme sur la place du marché, et qu’il lui a enflammé le sang. Vous suivez un dieu d’amour et de pardon, mais vous foncez à la guerre en hurlant : « La Source est avec nous ! » Dois-je continuer ? Boranius est maléfique, c’est vrai. Pourtant, dans toute sa vie, il n’a pas ordonné le massacre d’autant d’innocents que vous. — Je ne peux pas prétendre le contraire, ma dame, dit tristement Skilgannon. Je ne peux pas défaire le passé, ni ramener les morts à la vie. — Vous pouvez leur apporter la paix, dit-elle doucement. — En laissant Garianne me tuer ? Vous avez dit vous-même quelle était probablement détraquée, et qu’il n’y avait pas de fantômes dans sa tête. — Je pourrais me tromper. Il éclata de rire. — Un problème à la fois, ma dame. D’abord, nous devons sauver l’enfant. Ensuite, je réfléchirai à Garianne. Où est Druss ? — Avec Rabalyn. Le jeune garçon se remet très bien. — Et Diagoras ? — Les jumeaux et lui sont dans les jardins inférieurs, avec Garianne. Diagoras s’est découvert beaucoup de choses en commun avec Nian. Ils discutent sans arrêt de la nature des étoiles. (Ustarte se tourna et regarda au loin, vers les montagnes.) Il y a quelque chose que vous devez savoir, Olek. La Vieille Femme a jeté un sort de dissimulation sur les terres au nord-est de la Citadelle. Je ne peux pas le pénétrer. — Le Nord-Est ? Les terres de Sherak ? — Pas la totalité de Sherak. Même elle, elle n’est pas puissante à ce point. Non, c’est simplement une sorte de… brume, sur une petite zone. — Ses intentions sont un mystère pour moi, dit-il, à part le fait qu’elle veut la mort de Boranius. — Et il y a autre chose, dit Ustarte. Je sais qu’elle hait Druss. Il a contré ses plans à deux reprises. — Elle ne m’aime pas beaucoup, moi non plus, dit Skilgannon, même si, à ma connaissance, je ne lui ai jamais fait de mal. — Elle a envoyé Garianne pour vous tuer. De cela, je suis sûre. Donc, au minimum, elle veut la mort de trois personnes. Boranius est, de toute évidence, le plus important, sinon Garianne aurait déjà essayé de vous tuer. Les actions de la Vieille Femme sont très étranges. Elle a tué le chaman nadir avec un enchantement de feu. Son corps est devenu une chandelle vivante. C’est une magie puissante. La réaliser, quand on est sous forme d’essence spirituelle, est un exploit remarquable. Et cela signifie que, si elle le désirait, elle pourrait vous tuer, Druss et vous, de la même façon. Et Boranius aussi. La question est : Pourquoi ne le fait-elle pas ? Pourquoi avoir monté cette quête complexe ? — Notre mort seule ne suffit pas, dit Skilgannon. — Je ne comprends pas. — Prenez Boranius, par exemple. Vous pourriez demander pourquoi il tue ses victimes si lentement. Parce qu’il prend plaisir à la torture et à la douleur. La Vieille Femme n’est pas différente. Simplement nous tuer n’a aucun intérêt pour elle. Druss est un homme fier. Il veut sauver l’enfant. Imaginez ce qu’il éprouverait s’il échouait ! Ou, pis, s’il arrivait uniquement pour la voir mourir. Ustarte frissonna. — Je ne veux pas comprendre de telles profondeurs d’abomination. Si ce que vous dites est vrai, alors, qu’attend-elle de vous ? — C’est plus simple, je crois. Je crains Boranius plus que je crains la mort. Ça lui ferait plaisir de le voir me découper en morceaux. — Et le sort de dissimulation qu’elle a jeté ? Il resta silencieux un moment, réfléchissant à la question. — Quelqu’un d’autre arrive, dit-il enfin. Si elle veut que Boranius nous tue, Druss et moi, elle aura besoin d’une autre arme pour liquider Boranius. Il y aura d’autres guerriers attirés dans ses rets. — Et, sachant cela, vous allez attaquer la Citadelle ? — L’enfant est la clé de tout, dit-il. C’est la beauté de son plan. Nous ne pouvons plus reculer. Elle le sait. Même si nous survivons – ce dont je doute –, l’enfant sera tuée sous nos yeux. Ustarte inspira à fond. — Normalement, nous ne nous mêlons pas des affaires de ce monde, dit-elle. Mais je vais faire une exception. Je vous aiderai, Olek. Diagoras prenait grand plaisir à sa conversation avec Nian. Ils étaient : passés de la nature des étoiles et des planètes à la complexité fondamentale de la nature. L’officier drenaï était tellement passionné par le sujet qu’il oublia, pendant un moment, que Nian était condamné à mort. Jared, pendant ce-temps, était un peu en retrait et ne participait pas beaucoup au débat, son expression révélant de l’admiration et de la tristesse. Garianne était assise sur la berge d’un ruisseau qui traversait le jardin intérieur. Elle regardait l’eau gargouiller au-dessus d’un lit de rochers blancs. Nian la rejoignit et embrassa sa chevelure dorée. — C’est bon de te revoir, mon amie, dit-il. — Nous sommes heureux que tu sois revenu, dit-elle. Nian regarda par-dessus son épaule, vers le ruisseau, puis gagna sa source. Il se leva et examina la cascade d’un mètre cinquante qui coulait des rochers, au nord. — Que trouvez-vous si fascinant ? demanda Diagoras en le rejoignant. — Vous ne le voyez pas ? Observez la cascade. Diagoras obéit. — Que suis-je censé voir ? — Les pétales de rose qui virevoltent à la surface. — Oui ? Ils viennent des buissons de roses qui se trouvent sur le côté du ruisseau, dit Diagoras, désignant le petit buisson fleuri. — C’est exact. Mais alors, comment se fait-il qu’ils tombent aussi de la cascade, qui semble provenir de la paroi rocheuse ? — Il doit y avoir d’autres buissons de roses au-dessus de nous, quelque part. — Non. Je pense que l’eau descend la cascade, puis qu’elle est attirée de nouveau vers le haut et qu’elle refait sans cesse le circuit. C’est étonnant. — L’eau ne coule pas vers le haut, maître Nian, fit remarquer Diagoras. C’est impossible. Nian gloussa. — Maître Diagoras, vous êtes dans un temple que la magie a rendu invisible, dirigé par des créatures mi-humaines et mi-animales, qui ont ressuscité Rabalyn et m’ont fait revenir parmi les vivants. Et vous parlez de l’impossibilité pour l’eau de couler vers le haut ? Diagoras lâcha un rire embarrassé. — Vu comme ça, je ne peux que vous rejoindre. Garianne se leva souplement. — Bonjour, Oncle, dit-elle. Diagoras vit Druss arriver et traverser le jardin. Le Drenaï sourit. — Voilà qui est mieux, Druss. Maintenant, tu ressembles à l’homme que je connaissais. C’était vrai. Les yeux gris de Druss étincelaient, et son visage respirait la santé. — Et je me sens de même, mon garçon. L’eau d’ici est presque aussi bonne que du rouge lentrian – et c’est quelque chose ! As-tu vu Skilgannon ? — Non. Il est parti avec la prêtresse, la nuit dernière. Je ne l’ai pas vu depuis. — Ils font un voyage spirituel, dit Nian. Certains l’appellent l’« essor ». On dit que cette capacité a été maîtrisée par les Chiatzes, il y a des milliers d’années. L’esprit se détache du corps et peut voyager sur de vastes distances. Je pense qu’Ustarte utilise ses pouvoirs pour permettre à votre ami Skilgannon d’examiner la Citadelle. Diagoras eut l’air dubitatif. Nian rit. — C’est vrai, mon ami. Je ne vous mentirais pas ! — Je te crois, mon garçon, dit Druss. Ma propre femme avait ce talent. C’est bon de te voir en si bonne forme. — Tu n’as pas idée comme je suis content d’être moi-même. Depuis des années, j’ai seulement eu des éclairs de cohérence, et des souvenirs étranges de bêtise, et même de stupidité complète. Je suis embarrassé à l’idée de ce que je suis devenu. — Tu ne devrais pas te sentir embarrassé. Tu as toujours été un bon compagnon, et un ami fidèle. Ça compte ! Nian sourit et serra la main de Druss. — Je te remercie. Mais, pour dire la vérité, je préférerais être mort que vivre comme j’ai vécu. Et, même si Jared ne l’a pas encore reconnu, je crains que la mort m’attende plus tôt que je le désirerais. (Il regarda son jumeau.) Pas vrai, mon frère ? Jared ne dit rien et détourna le regard. Nian se tourna de nouveau vers Druss. — Dis-moi la vérité, Druss. Je suis un bon juge des caractères, et je sais que tu ne mens pas. — Ils n’ont pas pu retirer tes tumeurs. C’est la vérité. — Combien de temps me donnent-ils ? — Un mois. Peut-être moins. — C’est ce que je pensais. La mine piteuse de Jared en était la preuve. Tu comprendras, j’espère, pourquoi je ne t’accompagnerai pas dans ta quête ? J’aimerais rester ici. Il y a des livres dans leur bibliothèque qui regorgent de merveilles. J’aimerais en lire le plus possible avant de mourir. — Bien entendu, dit Druss. J’aurais voulu qu’ils puissent t’aider, Nian. Tu es un homme de bien. Tu méritais mieux. — J’ai toujours cru que ce stade de notre existence n’est que le début d’un grand voyage. Je suis triste – et un peu effrayé – de devoir affronter si vite le deuxième stade. Mais je suis aussi excité à cette idée. Je te souhaite le meilleur, Druss. J’espère que tu sauveras l’enfant. — En général, j’accomplis ce que je décide d’accomplir. — Je n’en doute pas. (Nian se tourna vers Diagoras et Garianne.) Excusez-moi, mes amis. J’ai de la lecture en retard. Quand il partit, Jared se leva pour le suivre. Nian lui posa une main sur l’épaule. — Non, mon frère. Reste ici avec tes amis. J’ai besoin d’un peu de solitude. Sur ces mots, il quitta les jardins. Le matin suivant, les voyageurs se rassemblèrent devant le temple. La bête qui était Orastes était alors réveillée, et elle grimpa à l’arrière du chariot, restant près de Druss qui était assis sur le siège du conducteur. Skilgannon, Diagoras et Garianne étaient à cheval. Ustarte était debout près du hongre de Skilgannon. — Je vous surveillerai, dit-elle. Quand l’ennemi approchera, j’étendrai un sort sur vous. Il trompera ceux qui vous regarderont, un peu comme le sort qui protège le temple. Je ne pourrai pas le maintenir plus de quelques minutes, mais ça devrait suffire. Quand on vous arrêtera, dites que vous êtes des voyageurs qui se dirigent vers la ville commerçante, pour y trouver du travail. — Merci, ma dame, de tout ce que vous avez fait pour nous, dit Skilgannon. — Ce n’était pas grand-chose. Nous nous reverrons, je pense, Olek. À ce moment, je pourrai peut-être en faire davantage. Quand Skilgannon fit volter sa monture, la porte du temple s’ouvrit. Jared mena son cheval à l’extérieur, suivi de près par Nian. Diagoras les rejoignit. — Je suis content que vous ayez changé d’avis, Nian, dit-il. Votre compagnie m’aurait manqué. — On va à la Citadelle, dit Nian d’une voix joyeuse. Découper en morceaux les gens méchants. Voyant que Jared s’était mis en selle, Nian se hâta de l’imiter. Puis il tendit la main et saisit le foulard à la ceinture de son frère. Pendant les dernières quarante-huit heures, Morcha avait dormi trois heures au plus. Tout s’écroulait. Dix-huit hommes avaient déserté, et le moral de ceux qui restaient était au plus bas. Boranius semblait ne pas s’en soucier. Il passait la plupart de son temps dans la salle du toit, en haut de la Citadelle, son visage bandé désormais couvert en permanence par le masque noir ouvragé. Morcha avait tenté de l’intéresser aux rapports des éclaireurs, et à la lente érosion de leur force de combat. Boranius avait haussé les épaules. — Laissez-les partir, peu m’importe, avait-il dit d’une voix étouffée par le masque. Ce matin-là, Morcha avait trouvé Boranius torse nu, s’entraînant avec ses épées. Il l’avait regardé. L’homme était extraordinairement délié, et il bougeait aussi vite que l’éclair. À l’arrière de la salle, la Nadire était assise, et, sur le sol devant elle, l’enfant drenaïe, Elanin. Elle était accroupie, les bras autour des genoux, et elle se balançait légèrement, la tête penchée sur un côté, ses yeux bleus perdus au loin. À Morcha et aux autres soldats, on avait dit que l’enfant était détenue pour rapporter une rançon. Morcha commençait à en douter. Aucun message n’avait été envoyé au comte Orastes, à Dros Purdol. C’était étrange. Boranius vit Morcha et s’interrompit, remettant au fourreau les Épées du Sang et du Feu. C’étaient des lames splendides, dont les poignées étaient en ivoire finement sculpté. — Alors ? demanda Boranius en drapant une serviette sur ses épaules luisantes de sueur. Nos invités approchent-ils ? Morcha avança et commença de lire les nombreuses notes qu’il portait. — C’est très bizarre, mon seigneur. L’ennemi a été aperçu à plusieurs endroits, dont certains sont distants de trente lieues ou plus. Notre meilleur éclaireur nadir a envoyé un message disant qu’il avait vu Druss dans les montagnes, au camp de Khalid Khan. J’ai envoyé vingt hommes pour lui tendre une embuscade. (Il feuilleta ses notes.) Et maintenant, voilà qu’on m’informe que ses compagnons et lui ont été aperçus loin dans l’Ouest. J’ai envoyé deux autres cavaliers explorer le col, et j’ai posté dix archers à l’entrée des terres basses. Il y a une heure, un cavalier est arrivé en affirmant les avoir vus entrer dans le temple d’Ustarte. — Ils viendront, quoi que tu fasses, Morcha. Je le sais dans mon âme. — Avec le respect que je vous dois, seigneur, il n’y a que quatre routes qui mènent à la Citadelle. Elles sont toutes surveillées. Nous serons prévenus quand ils arriveront. — Ils viendront, répéta Boranius. Je tuerai Skilgannon. C’est mon destin. — Vos blessures vous font-elles toujours souffrir ? — Le chirurgien a fait du bon travail. Mon visage est insensible à la douleur. Occupe-toi de faire enlever son cadavre de mes quartiers. Je ne veux pas qu’il commence à puer. — Vous l’avez tué ? Pourquoi ? — Pourquoi pas ? Je n’avais plus besoin de lui. (Boranius gagna une fenêtre et regarda la terre, en dessous.) Au crépuscule, amène vingt de nos meilleurs épéistes dans la Citadelle. Le reste sera posté sur les remparts. Leurs cris nous avertiront quant l’ennemi attaquera. Vas-y. J’ai besoin de m’entraîner. Morcha s’inclina et le quitta. Dans son bureau, au rez-de-chaussée, il s’assit près d’une fenêtre et étudia les rapports. Il y avait une augmentation des allées et venues dans les villes commerçantes, mais c’était normal à cette époque de l’année. Beaucoup des habitants les plus pauvres des collines venaient dans les cités pour y trouver du travail. Les rapports ne mentionnaient aucun homme armé sur les routes. Il n’y avait pas de rapports venant de l’est, ce qui n’était pas étonnant, vu que c’était la seule direction d’où l’ennemi ne pouvait pas arriver. Comme ils avaient un temps voyagé avec Khalid Khan, ils ne pouvaient pas venir des hauts pics. Il leur aurait d’abord fallu passer à côté de la Citadelle. Malgré tout, Morcha nota d’envoyer un cavalier vérifier pourquoi le rapport quotidien n’avait pas été fait. Peut-être les éclaireurs de l’est avaient-ils déserté, eux aussi. Il jura et se replongea dans l’étude des rapports. Un chariot avait été vu sur la route qui menait à la ville. Il était conduit par une vieille femme de taille imposante. Cinq enfants chevauchaient avec elle. Leurs montures étaient des poneys hirsutes des collines. Le chariot contenait une grosse cargaison de fourrures. Morcha parcourut les autres rapports. Le chariot aurait dû être signalé deux fois, une fois sur la Route Haute, et une autre quand il se serait approché de la ville, en dessous de la Citadelle. Pourtant, le seul autre chariot mentionné était conduit par un vieil homme qui voyageait avec quatre femmes et un simple d’esprit. Ce chariot-là avait aussi trois chiens-loups à l’arrière. Morcha nota les noms mentionnés dans les rapports, et sortit de son bureau. Il gagna les baraquements. Il trouva le premier homme en train de manger à la taverne, et lui demanda s’il se souvenait du chariot chargé de fourrures. — Oui, messire. Des gens étranges. Ils n’avaient pas d’armes, juste les fourrures. — Que voulez-vous dire, « étranges » ? — Difficile à dire. C’était bizarre, c’est tout. Le soleil était très brillant, et il faisait mal aux yeux. Puis cette famille est arrivée. Pas de problème. Je leur ai dit de s’arrêter, et ils ont obéi. Ils n’ont rien dit. Nous avons vérifié le chariot, vu qu’ils n’étaient pas armés, et nous les avons laissé passer. — Qu’y a-t-il eu d’étrange, alors ? — Je me sens idiot de seulement le mentionner, messire. Un des enfants a dit quelque chose, et ils sont passés. Pendant un instant, tout s’est brouillé. Je crois que c’était juste parce que le soleil était si brillant. J’ai cru voir deux yeux me regarder, au milieu des fourrures. J’ai couru au chariot, mais il n’y avait pas d’yeux. Vous voyez ce que je veux dire. C’était bizarre, pendant un instant. — Mais vous n’avez, pas vu d’autre chariot ? — Seulement celui-là, messire, pendant mon tour de garde. Il est arrivé aux environs de midi, hier. L’homme qui était mentionné sur le second rapport arriva à cheval, une heure avant le crépuscule. Morcha avait ordonné qu’on le lui envoie aussitôt dans son bureau. Il entra dans la pièce et salua. Morcha l’interrogea sur le rapport. — Rien de spécial, messire. Un vieil homme infirme et quatre femmes. Oh ! et un simple d’esprit. J’ai d’abord cru que l’idiot était une femme, et quand il a parlé, ça m’a fait un choc. Je me demande comment je n’ai pas vu tout de suite sa barbe ! — Qu’a-t-il dit qui vous a fait comprendre qu’il était simple d’esprit ? Le soldat haussa les épaules. — Juste sa manière de parler, messire. Vous savez ce que je veux dire. Je ne me souviens pas de ce qu’il a dit. — Et il y avait trois chiens dans le chariot ? — Oui, messire. Au début, j’ai cru que c’étaient des fourrures. Je les ai tâtées, et un des chiens a grondé. J’ai bondi comme un lapin effrayé ! — Vous êtes allé au chariot et vous avez pris ces chiens pour des fourrures ? — Oui. C’est bizarre, non ? Le soleil était très brillant autour d’eux. J’avais du mal à y voir. — Cela s’est passé quand ? — Un peu après midi, hier. Morcha feuilleta les rapports, et arriva à la note qui concernait l’arrivée de Skilgannon et de ses compagnons au temple. L’éclaireur nadir avait écrit qu’il avait vu une grande bête d’arène, un Fusionné, accroupi à côté du vieil homme à la hache. — Vous avez terminé avec moi, messire ? J’ai bien besoin d’un repas. — Vous avez vu les trois chiens, dans le chariot ? — Bien sûr. — Réfléchissez un moment. Vous avez entendu un grondement et vous avez reculé d’un bond. Qu’est-il arrivé, à ce moment ? — J’ai vu le premier chien gronder. Les autres étaient derrière lui. — Vous avez vu la tête de chaque chien ? — Oui. (L’homme hésita.) En fait… non. Mais il y en avait au moins trois. — Oubliez votre repas, dit Morcha en se levant. Sellez un cheval rapide et prenez-en un de réserve. Trouvez Naklian. Il est avec vingt hommes, posté sur la route des nomades. Dites-lui de ramener ses hommes à la Citadelle le plus vite possible. Ce que vous avez vu, ça n’était pas trois chiens. Ni un ballot de fourrure, comme le mentionne l’autre rapport. C’était un Fusionné. Il voyage avec Druss et Skilgannon. L’ennemi est ici. — Avec le respect que je vous dois, messire, vous vous trompez. Il n’y avait aucun combattant, juste le vieil infirme et des femmes. — Ils venaient du temple. Il y a eu un enchantement lancé sur vous. C’est pour ça que le soleil vous a semblé si brillant. Faites-moi confiance. L’ennemi est proche. Le soldat eut l’air sidéré. C’était une nouvelle recrue, venue de la communauté naashanite de Mellicane. — Mais il y a seulement une poignée d’hommes, qui arrivent, n’est-ce pas ? — Oui. Mais deux d’entre eux sont bien plus dangereux que je pourrais jamais vous le faire comprendre. — Je comprends, messire. J’ai entendu les hommes parler de Skilgannon et de Druss. Mais ils ne peuvent pas attaquer la Citadelle, n’est-ce pas ? S’ils en ont après le seigneur Masque de Fer, ils devront attendre qu’il quitte la forteresse. Ils lui tendront une embuscade, non ? — Je ne peux pas prévoir ce qu’ils feront, reconnut Morcha. J’ai combattu contre Skilgannon pendant des années. J’ai appris qu’il trouve toujours un moyen de passer à l’attaque. Lors de chaque bataille, en fait, nous étions toujours en train de réagir à ses actions. Vous comprenez ? L’action et la réaction. L’action est généralement ce qui permet de gagner les batailles et les guerres. La réaction est presque toujours défensive. Vous pensez que six hommes ne peuvent pas attaquer une forteresse ? Je suis d’accord avec vous. Mais ce que je pense n’a pas d’importance. La question est : Skilgannon pense-t-il qu’il peut attaquer la Citadelle ? — Ce serait de la folie. Ils ne peuvent pas espérer survivre. — La survie n’est peut-être pas le plus important, dans leur esprit. Nous n’avons plus le temps de discuter, soldat. Trouvez Naklian et ses hommes, et ramenez-les le plus vite possible. La survie était importante pour Diagoras alors qu’il attendait que le soleil descende derrière les montagnes. L’officier drenaï était debout dans un bosquet, à à peine un quart de lieue de la Citadelle. De là, la forteresse était impressionnante. C’était vrai, les murs qui l’entouraient étaient en ruine, mais la grande Citadelle ronde proprement dite, avec ses meurtrières d’où les archers pouvaient tirer sur les adversaires, et ses remparts, d’où les défenseurs pouvaient jeter des pierres et de l’huile bouillante, semblait particulièrement redoutable. Diagoras avait écouté Skilgannon esquisser son plan. C’était un bon plan – d’un point de vue purement théorique. C’était un plan épouvantable s’il fallait effectivement le mener à bien. Il était impossible d’accomplir ce qui serait nécessaire et de s’en sortir indemne. Diagoras regarda les autres. Jared et Nian étaient assis à l’écart de leurs compagnons. La tête de Nian le faisait souffrir, et Jared lui avait donné une poudre et s’était assis à côté de lui, un bras autour de ses épaules. Garianne était allongée sur le sol, apparemment endormie, et Druss et Skilgannon parlaient à voix basse. Diagoras regarda l’immense bête grise accroupie à côté de Druss. Il essayait de se persuader qu’il s’agissait d’Orastes, mais c’était presque impossible d’y croire. Le gros Orastes était un homme timide et enjoué, la cible de nombreuses plaisanteries quand ils étaient soldats ensemble. Il semblait ne jamais en prendre ombrage. Cette bête massive, avec ses mâchoires baveuses et ses yeux dorés à la lueur sinistre, glaçait les sangs de Diagoras. Il était sidéré que Druss soit si calme en compagnie de la créature. Diagoras avait l’impression qu’à tout moment elle risquait de les déchiqueter. Il regarda de nouveau la Citadelle et frissonna. Je regarde peut-être mon tombeau, se dit-il. Un cavalier passa le portail. Diagoras se renfonça à l’abri des arbres. L’homme dépassa le bosquet et se dirigea vers les montagnes de Khalid Khan. Un de moins, se dit Diagoras, essayant de se forcer à l’optimisme. Tu as survécu à Skeln, se dit-il. Ceci ne peut pas être pis. Non, bien entendu, ça ne peut pas. Il te suffira d’entrer dans une forteresse ennemie et de défendre l’entrée contre environ soixante-dix soldats en armes. Diagoras regarda les jumeaux. Nian avait dit qu’il préférait mourir que rester un simple d’esprit. Et Jared avait décidé de respecter sa volonté. Ils n’étaient pas là pour sauver Elanin, mais pour mourir ensemble. Moins de une heure avant le crépuscule, Diagoras rejoignit Skilgannon et Druss, contournant soigneusement la bête. — Ne vaudrait-il pas mieux attendre que la nuit soit entièrement tombée ? demanda-t-il à Skilgannon. À ce moment, au moins certains d’entre eux seront peut-être endormis. — Le crépuscule, c’est mieux, dit Druss. — Pourquoi ? — C’est moins traditionnel. — Qu’est-ce que ça signifie ? Skilgannon intervint. — Attaquer de nuit, c’est classique. Ils savent que nous arrivons. Comme nous sommes très peu nombreux, ils pensent que nous attendrons près de la Citadelle pour leur tendre une embuscade, ou bien que nous attaquerons de nuit pour tenter de les surprendre. La nuit venue, ils seront prêts pour nous accueillir. — Je ne veux pas avoir l’air de critiquer au dernier moment, dit Diagoras, mais combien d’entre nous survivront à ce plan, à votre avis ? — Je serais surpris qu’un seul d’entre nous survive, dit Skilgannon. — C’est bien ce que je pensais. — Moi, j’ai l’intention de survivre, dit Druss. Il faut ramener cette petite fille chez elle. C’est un bon plan. — Si nous continuons à discuter de ses mérites demain, je serai d’accord avec toi, dit Diagoras. — Courage, mon garçon. Personne ne vit éternellement. — Oh ! mais toi, oui, Druss, vieille bique ! Ce sont les mortels autour de toi qui semblent toujours mordre la poussière ! — Une fois que Boranius sera mort, ses hommes n’auront probablement plus très envie de combattre, dit Druss. C’est un simple fait de la vie, chez les mercenaires. S’ils n’ont plus personne pour les payer, ils remballent leurs affaires. Nous devons seulement le trouver rapidement. De toute façon, il n’y aura pas soixante-dix hommes, là-dedans. Plusieurs parcourent les collines à notre recherche. Ils doivent être une quarantaine, peut-être moins. — Me voilà incroyablement réconforté, dit Diagoras d’un ton sarcastique. Druss lui sourit. — Tu peux toujours attendre ici, mon garçon. — Ne me tente pas ! Diagoras regarda le soleil couchant. Même pas une heure à attendre. Le temps allait passer à toute allure. Chapitre 20 Ippelius avait dix-neuf ans. Son père avait été capitaine dans l’armée du roi. Il avait été tué dans la dernière bataille, lors de la chute de Bokram. Les mois qui avaient suivi la victoire de la Reine Sorcière avaient été durs pour les familles des hommes qui avaient servi le roi. La mère d’Ippelius avait été chassée de sa maison, et ses biens et ses richesses avaient été saisis par la couronne. Une foule s’était rassemblée devant la maison, et avait jeté des ordures et des étrons à la famille, pendant qu’on l’expulsait. Ippelius avait treize ans à l’époque, et il avait été terrorisé. De nombreuses veuves de soldat avaient quitté la capitale pour se réfugier chez des parents, dans les villes et villages alentour. D’autres avaient rejoint des communautés naashanites dans d’autres pays. La mère d’Ippelius était venue à Mellicane. Ippelius y avait terminé ses études. C’était une cité agréable, et les horreurs du passé, même si elles revenaient puissamment dans ses cauchemars, semblaient sans substance sous le soleil de la cité. Quand Masque de Fer avait accédé au pouvoir, il avait promis la possibilité de se venger. Un jour, les exilés retourneraient à Naashan. La Reine Sorcière serait renversée. Ippelius avait pensé que c’était l’occasion idéale de venger la mort de son père et l’humiliation de sa mère. Et là, assis dans la misérable taverne avec une vingtaine d’autres soldats, il venait de comprendre que son rêve était mort, aussi mort que le pauvre Codis. Il avait été frappé de stupeur quand Morcha avait poignardé son ami. Son acte avait été soudain et sauvage. Codis était mort avant d’avoir compris ce qui lui arrivait. Ippelius sirota sa bière. Elle était aigre et avait mauvais goût. Pourtant, tous les hommes la buvaient, et Ippelius ne voulait pas se démarquer de ses compagnons. De plus, s’il se forçait à en boire suffisamment, à la fin sa peur diminuerait. Codis avait été comme un frère pour le jeune soldat. Il l’avait aidé, au début, quand il s’était ridiculisé pendant l’entraînement. Ippelius se prenait tout le temps les pieds dans son épée et tombait comme une masse. Il n’était pas le meilleur cavalier du monde, loin de là, et il était secoué sur sa selle comme un sac de pommes de terre. Codis lui avait donné des conseils et l’avait soutenu à travers toutes ces épreuves. Tout comme Morcha, qui lui avait toujours semblé être un homme à la nature aimable et compréhensive. Ippelius sentit son estomac se contracter. Codis avait apprécié Morcha, et l’avait respecté. Cela devait être terrible de se faire tuer par un homme pour qui on a du respect. Puis il y avait Boranius. Ippelius avait été très impressionné, la première fois qu’il avait rencontré le général. Un homme puissant et courageux, et qui avait un but. Quand cet homme avait dit qu’il renverserait la Reine Sorcière, ça avait semblé inévitable. Ippelius frissonna. Quelque temps auparavant, Codis et lui avaient été appelés pour emporter un cadavre hors de la Citadelle. Il était enveloppé de toile cousue à la hâte. Du sang suintait à travers le tissu. Pendant qu’ils descendaient l’escalier, la toile s’était déchirée. Le corps atrocement mutilé d’une femme en était tombé. Ippelius avait vomi à cette vue. Il n’était pas parvenu à aider Codis, qui avait tant bien que mal remis les restes dans le linceul. Plus tard, après l’avoir enterrée, Ippelius s’était assis sur le sol, en larmes. — Comment un homme peut-il faire ça à une femme ? avait-il demandé à Codis. — Boranius n’est pas n’importe quel homme. — Ça n’est pas une réponse ! — Par les dieux ! mon garçon, que veux-tu que je te dise ? Je n’ai pas de réponse. Il a toujours aimé torturer les gens. Il vaut mieux que tu n’y penses plus. Ippelius avait regardé la tombe. — Elle n’aura même pas droit à son nom sur sa dernière demeure, avait-il dit. Je croyais qu’ils étaient amants. — Ils étaient amants. Puis il l’a tuée. Fin de l’histoire. Et maintenant, contrôle tes émotions, mon garçon. Nous ne parlerons de ça à personne. Tu comprends ? Boranius torture des hommes, aussi. Je ne tiens pas à me faire couper les doigts ou arracher les yeux. — Tu crois qu’il a tué aussi la petite fille ? — Je l’ignore et je m’en moque. Et tu ferais bien de m’imiter. Nous allons attendre le bon moment, puis nous filerons d’ici. — Pourquoi ne pas partir tout de suite ? — Avec des patrouilles partout, qui cherchent Druss ? Crois-tu que nous irions loin ? Non. Quand Druss sera mort, et que les choses se seront calmées. Nous partirons discrètement vers l’est, en direction des cités côtières. Ippelius avala encore un peu de bière. Le goût lui en sembla moins amer. Il regarda les autres soldats, autour de lui. Il y avait peu de rires, dans la taverne, ce soir-là. Le meurtre de Codis les avait tous affectés, comme la nouvelle de l’arrivée de Skilgannon. Certains d’entre eux avaient combattu contre lui, par le passé. Ils avaient tous des histoires à raconter. Un soldat solidement charpenté du nom de Rankar pénétra dans la taverne. Il traversa la salle et vint s’asseoir à côté d’Ippelius. Il appela le serveur et lui demanda un pichet de bière. — Comment ça va ? demanda Ippelius. — Bien. Et toi ? — Les baraquements sont vides. Ils ont emmené pas mal d’hommes dans la Citadelle. J’y vais aussi, dès que j’aurai mangé. Ippelius regarda l’homme. Son visage épais était tavelé de marques de vérole, et une grande cicatrice blanche courait de son front à sa pommette. Sa paupière gauche pendait sur son œil vert vif. Ippelius regarda la cicatrice. — Tu as vraiment eu de la chance, dit-il. Rankar se frotta la paupière. — À l’époque, je n’ai pas eu l’impression d’être chanceux. Mais j’imagine que tu as raison. Tu as mangé ? — Non. Je n’ai pas faim. — Codis était un type bien. Nous avons combattu à travers tout Naashan, tous les deux. Puis nous avons combattu pour en sortir. Des types comme lui, il n’y en a pas des masses. — Je n’arrive pas à croire que Morcha l’ait tué. — Moi non plus. Ça montre qu’on ne peut faire confiance à personne. À cet instant, la porte d’entrée de la taverne s’ouvrit, et une silhouette imposante entra. Ippelius la regarda. L’homme portait un casque rond bordé d’argent, décoré de haches en argent de chaque côté d’un crâne. Sa barbe noire était abondamment striée de blanc. Il était vêtu d’un pourpoint noir qui enserrait son torse imposant. Les épaules étaient renforcées d’acier argenté. Dans la main droite, il portait une hache étincelante à double lame. L’homme arriva au milieu de la pièce et s’arrêta devant une table où quatre soldats étaient assis. Il fit tournoyer sa hache et l’enfonça dans le bois de la table. — Un peu de silence, les gars ! beugla-t-il. Je ne vous prendrai pas beaucoup de temps. Le silence tomba, et la vingtaine d’hommes présents regarda le nouveau venu. — Je suis Druss, dit-il, posant sa main gantée sur la poignée noire de sa hache. Et ça, c’est la Mort. (Il balaya la salle du regard. Ippelius frissonna quand les yeux gris de l’homme plongèrent dans les siens.) Je suis venu ici pour tuer Boranius. Je le ferai bientôt. Peu m’importe si, pour y arriver, je dois d’abord tuer tous les hommes présents ici. Mais j’ai toujours eu de la sympathie pour les soldats. En général, ce sont des types bien. Je vous offre donc la possibilité de vivre un peu plus longtemps. Je vous suggère de finir de manger, puis de récupérer autant d’argent que vous pourrez dans ce trou à rats, et de partir. Des questions ? Le silence s’appesantit, et les hommes s’entre-regardèrent. — Bon ! je vous laisse à votre repas, dit l’homme en récupérant sa hache. Quand il se tourna pour partir, deux soldats lui sautèrent dessus, le couteau brandi. La hache ouvrit la poitrine du premier, et un crochet du gauche cueillit l’autre au visage. Il vola par-dessus une table, tomba sur le sol et ne bougea plus. — Quelqu’un d’autre ? demanda l’homme à la hache. Personne ne bougea, mais Ippelius vit plusieurs hommes poser subrepticement la main sur la poignée de leur épée. L’homme gagna la porte. À cet instant, elle s’ouvrit violemment, et une créature sortie de l’enfer apparut dans l’entrée. C’était une bête d’arène, une des plus grandes qu’Ippelius ait jamais vues. Ses mâchoires s’ouvrirent et elle poussa un hurlement à glacer les sangs. Des soldats se levèrent d’un bond, renversant des tables dans leur hâte à s’éloigner du monstre. L’homme à la hache approcha de la créature et lui tapota l’épaule. La bête se laissa tomber à quatre pattes et regarda les soldats d’un œil malveillant. Puis Druss quitta la taverne, suivi par le Fusionné. Ippelius était resté immobile. Rankar jura à voix basse. — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Ippelius. — Tu l’as entendu. On termine notre repas et on file ! Diagoras et les jumeaux passèrent la porte. L’officier drenaï regarda le corps de la sentinelle, sur les marches du parapet. Garianne était agenouillée devant lui et tirait sur le carreau noir enfoncé dans sa poitrine. Diagoras traversa rapidement le terrain découvert, rejoignant Skilgannon, qui attendait à l’entrée de la Citadelle. Druss se dirigea vers eux, suivi par le Fusionné. — C’est maintenant que ça commence, dit Skilgannon. Soudain, le Fusionné hurla. Il dépassa Druss et bondit par la porte de la Citadelle, grimpant les premières marches. Druss l’appela, mais la bête avait disparu. — Il a perçu la présence de l’enfant, dit Skilgannon. Levant sa hache, Druss courut dans l’entrée. Skilgannon se tourna vers Diagoras. — Tenez les portes aussi longtemps que possible, dit-il. — Comptez sur nous, dit le Drenaï en sortant son sabre et un couteau de chasse acéré. Skilgannon suivit Druss dans le bâtiment. Il y avait deux séries de marches. Druss grimpait celles de droite, et Skilgannon prit celles de gauche. Diagoras retourna dans l’entrée et examina les bâtiments et les allées qui menaient des entrepôts à la taverne. Jared et Nian étaient avec lui, leur épée à la main. Garianne resta sur les remparts, à environ dix mètres d’eux, son arbalète double à la main. Les hurlements du Fusionné leur parvinrent des étages supérieurs, suivis par des cris. Aucun soldat n’était sorti de la taverne. Cela étonnait beaucoup Diagoras. Quand Druss avait dit qu’il allait leur parler, il n’en avait pas cru ses oreilles. — Tu es fou ? Ils vont se jeter sur toi comme des loups enragés ! — Probablement pas, avait seulement dit Druss. Diagoras avait attendu en compagnie de Skilgannon. — Vous êtes d’accord avec cette folie ? avait-il demandé au Naashanite. — Ça a une bonne chance de marcher. Imaginez-vous la scène. Vous êtes en train de manger, et voilà l’ennemi qui entre. Il n’a pas peur de vous. La plupart du temps, nous nous attendons à de la peur de la part de nos ennemis. Quand il est inférieur en nombre, ou piégé. Et à certains endroits, la peur est moindre. Par exemple, à l’intérieur de notre propre forteresse. Et voilà un guerrier seul qui entre chez eux, et qui ne montre pas le plus petit signe de peur. Ça leur donnera à réfléchir. Gardez aussi à l’esprit que leur moral n’est pas au beau fixe. — Donc, vous pensez qu’il va entrer, leur dire de partir et qu’ils obéiront ? Skilgannon avait réfléchi à la question. — Je dirais qu’il devra peut-être en tuer quelques-uns. Les autres ne devraient pas s’en mêler. Diagoras avait secoué la tête. — Vous êtes une espèce à part, vous deux ! Désormais, debout dans les ombres de l’entrée, il commençait de se sentir plus détendu. Druss et Skilgannon étaient dans la Citadelle, et son propre rôle semblait moins périlleux. Aucun soldat ne l’attaquait. Pas de lame brandie vers sa chair. Jared, de toute évidence, pensait la même chose. — Jusque-là, ça va, dit-il en souriant. Diagoras allait répondre quand Garianne leur fit signe, et désigna quelque chose de l’autre côté des portes. À cet instant, Diagoras entendit le bruit des sabots. Le premier des vingt cavaliers entra, et tomba de son cheval, un carreau en travers du cou. Son cheval se cabra. Un deuxième carreau s’enfonça dans la poitrine de l’homme. Puis Garianne courut sur les remparts, au-dessus d’eux. Un groupe de cavaliers vit Diagoras et les jumeaux, et fonça vers eux. L’officier drenaï jura et leva son sabre. D’autres Naashanites sautèrent de leur monture et coururent aux marches du rempart, vers Garianne, qui rechargeait son arbalète. Diagoras recula vers les marches qui menaient aux portes de la Citadelle. Un cavalier fondit sur lui. Diagoras plongea sous le cou du cheval et enfonça son sabre dans le côté gauche du cavalier. L’homme vacilla. Le cheval se cabra et le désarçonna. Jared et Nian chargèrent au milieu des cavaliers. Sur les remparts, Garianne tira sur le premier homme qui courut vers elle, puis se tourna et fonça vers le toit du portail. Plusieurs des cavaliers à l’arrière du groupe levèrent leur arc. Une flèche effleura Diagoras. D’autres cavaliers avaient mis pied à terre et couraient vers la Citadelle. Diagoras bondit à leur rencontre. Garianne escalada le toit du portail, puis se tourna et envoya un carreau se ficher dans la tête d’un homme. Deux autres grimpaient vers elle. Elle courut vers eux, flanqua un coup de pied dans la tête du premier, qui retomba sur les remparts. Le second attaqua avec son épée. Du plat de sa lame, il frappa Garianne à la cheville. Elle tomba lourdement. L’homme tendit la main pour l’attraper. Elle le frappa sauvagement au visage avec son arbalète, et il perdit prise et retomba lui aussi vers les remparts. Diagoras luttait contre trois hommes, et se démenait comme un beau diable. Nian courut à son aide, son épée ouvrant la nuque d’un Naashanite. Voyant l’occasion d’attaquer, Diagoras bondit. Son sabre glissa sur un plastron, mais son couteau de chasse plongea entre la clavicule et le cou d’un soldat ennemi. Une épée lui entailla l’épaule. Avec un grognement de douleur, Diagoras lâcha le couteau et pivota pour faire face à cette nouvelle menace. Il bloqua un second coup, tourna son épée et ouvrit la gorge de son assaillant. Les chevaux hennissaient de terreur et se cabraient, et les cris des blessés retentissaient. Diagoras fut de nouveau attaqué. Une lame s’enfonça dans son flanc. Il trébucha. Avant de pouvoir porter le coup mortel, le Naashanite gémit et recula en titubant, puis tomba en tournant sur lui-même. Diagoras vit qu’il avait un carreau enfoncé dans le dos. Les archers naashanites se tournèrent vers Garianne. Des flèches frappèrent les remparts, tout près de l’endroit où elle était accroupie. Elle se leva, tira tranquillement sur un soldat, qui tomba de sa selle, puis elle partit à la course le long du mur. Diagoras se força à se relever. Il avait le vertige. Il vit Jared tomber, une lance plantée dans le dos. Son frère taillada le lancier, qui tomba lui aussi. Nian lâcha son épée et courut vers Jared. Diagoras fonça vers eux, fendit le visage d’un homme et plongea sa lame dans la poitrine d’un autre. Nian hissa Jared sur ses pieds. — Ramasse ton épée ! hurla Jared. Nian courut vers l’arme. Une flèche noire se matérialisa dans son dos. Il trébucha et tomba. Ses doigts s’enroulèrent autour de la poignée de son épée et il se dressa à demi. Une autre flèche lui transperça le corps. Avec un rugissement de douleur, Nian se leva et courut vers l’archer à cheval. L’homme tenta de lâcher une autre flèche, mais son cheval se cabra. Nian se jeta sur lui, son épée lui déchirant le flanc. Pendant qu’il basculait de sa selle, Nian abattit son épée à deux mains sur son crâne. Jared faisait face à deux hommes, mais il n’avait plus la force de les tenir à distance. L’un d’eux fonça sur lui. Jared essaya faiblement de se défendre, mais l’homme bloqua son coup. Le second lui enfonça sa lame dans le ventre. Nian, voyant ce qui était arrivé à son frère, poussa un hurlement strident. Il chargea les deux hommes, qui reculèrent. Au lieu de les poursuivre, Nian laissa de nouveau tomber son épée et s’agenouilla à côté de son frère. Il resta là, hurlant son nom sans relâche. Diagoras s’aperçut que Jared était mort. Les deux hommes que Nian avait attaqués revinrent à la charge. L’un poignarda Nian dans le cou, l’autre lui abattit son épée sur le crâne. Diagoras chargea à son tour. Un des hommes essaya de se défendre et mourut, le sabre de Diagoras lui ayant ouvert le cou. L’autre recula, et fut rejoint par quatre de ses compagnons. Ensemble, ils avancèrent vers Diagoras. — Venez ! hurla le Drenaï. Lequel de vous, fils de putes, est prêt à mourir le premier ? Ils restèrent un moment immobiles, leur épée brandie. Puis, comme un seul homme, ils reculèrent, se tournèrent et s’enfuirent vers la taverne. Diagoras essuya la sueur qui coulait sur ses yeux et essaya de comprendre pourquoi ils avaient fui. Puis il entendit du bruit derrière lui. Lentement, il se tourna. Une troupe importante de cavaliers en armure lourde était là. Leurs armures étaient noires, et ils portaient un casque complet couronné de crins de cheval. Chacun d’eux était armé d’une lance, d’une épée et d’un petit bouclier rond qui portait le signe du Serpent Tacheté. Les hommes s’écartèrent, et une femme arriva, à cheval elle aussi. En la voyant, Diagoras en oublia sa douleur. Elle avait des cheveux de jais, attachés en une unique tresse dans laquelle on avait entortillé du fil d’argent. Elle portait un manteau blanc ample et une cotte de mailles en argent. Elle avait les jambes nues au-dessus de ses bottes de cheval en cuir noir décoré d’argent. Elle sauta avec légèreté de sa monture et avança vers Diagoras. Il tenta de s’incliner, mais ses jambes le trahirent. Elle le rattrapa avant qu’il tombe. — Si c’est un rêve, dit-il, que personne ne me réveille ! — Où est Skilgannon ? demanda la femme. Skilgannon passa par-dessus le corps des deux soldats et avança avec prudence. Il y avait plusieurs portes sur ce palier, toutes ouvertes. Il arriva à la première pièce et écouta. Il n’entendit rien. Inspirant à fond, il entra. Le premier homme se jeta sur lui depuis l’autre côté de la pièce, l’épée brandie. À cet instant, Skilgannon entendit un léger mouvement derrière lui. Il se laissa tomber sur un genou et inversa l’Épée du Jour, qu’il enfonça derrière lui, à l’aveuglette. La lame incurvée ouvrit le ventre de l’autre attaquant et lui fendit le cœur. L’Épée de la Nuit coupa presque la jambe de l’homme devant lui, qui hurla et s’écroula sur le sol. Un autre soldat apparut sur le seuil, une arbalète à la main. Skilgannon roula vers la droite quand la corde vibra. Le carreau s’enfonça dans le tapis. Skilgannon se releva rapidement et bondit sur le soldat, qui laissa tomber son arme et s’enfuit. Plusieurs soldats étaient arrivés sur le palier. Skilgannon fonça sur eux, ses lames tourbillonnant autour de lui. Couvert de sang, il courut vers le deuxième escalier. Les hurlements du Fusionné avaient cessé, et Skilgannon devina qu’il avait été neutralisé. Il courut en haut des marches. Un carreau le frôla. Deux épéistes lui bloquèrent le chemin. Ils moururent. L’arbalétrier fit siffler un nouveau carreau. Skilgannon plongea, roula sur l’épaule et se releva d’un seul mouvement. L’arbalétrier grogna quand l’Épée du Jour plongea dans son cœur. Un long couloir raccordait le troisième palier à l’escalier que Druss avait emprunté. Skilgannon entendit les bruits de la bataille. Sans prendre le temps d’inspecter les pièces devant lesquelles il passait, il courut jusqu’à une porte double, ouverte, qui menait à une grande salle à manger. Druss combattait furieusement une dizaine d’adversaires. Plusieurs cadavres gisaient déjà sur le plancher. Les survivants essayaient de l’encercler, mais l’homme à la hache tournoyait et bondissait, sa grande hache étincelant à la lumière des lanternes. Du sang coulait d’une coupure sur le visage de Druss, et son pourpoint avait été lacéré en plusieurs endroits. Son pantalon aussi était trempé de sang. Un soldat, plus hardi que ses collègues, fonça sur Druss. Sa tête rebondit sur le sol, le sang jaillissant de son cou tranché. Skilgannon fonça à l’aide de Druss. Voyant ce nouvel ennemi, les soldats tentèrent de reformer leur rang. Deux périrent rapidement sous les coups des Épées de la Nuit et du Jour. Un autre mourut, l’épine dorsale réduite en charpie par la hache de Druss. Les survivants s’enfuirent par la double porte. Skilgannon avança vers Druss. — Vos blessures sont-elles graves ? — Mes blessures ? répondit Druss. Bah ! des égratignures. Il respirait lourdement, et avait de nouveau l’air fatigué et les traits tirés. Quelques jours seulement auparavant, il avait été aux portes de la mort. Skilgannon le regarda et secoua la tête. — Ne vous en faites pas pour moi, mon garçon, dit Druss. Je peux toujours escalader une montagne. — Je n’en doute pas, mon ami. — Alors, allons trouver Boranius. Druss leva sa hache, mais Skilgannon marqua une pause. — L’enfant sera avec lui, Druss, dit-il. — Je le sais. — Il essaiera de vous faire souffrir. Il est probable qu’il la tue sous vos yeux. — Ça aussi, je le sais. (Les yeux du vieil homme étaient froids comme de l’acier poli.) Trouvons ce fils de pute, et finissons-en. Ensemble, les deux guerriers se dirigèrent vers le dernier escalier. Chapitre 21 Dans la salle sous le toit, Morcha attendait, avec cinq épéistes. Boranius, torse nu et portant son masque de fer noir, était assis dans un fauteuil à haut dossier, avec la petite Elanin, catatonique, sur ses genoux. Il y avait du sang sur la poitrine de Boranius, qui suintait des quatre marques de griffes qui entaillaient sa chair, de l’épaule au ventre. L’immense Fusionné gris gisait sur le sol à côté de lui, le corps percé de nombreuses blessures. Il vivait toujours, et ses yeux dorés étaient ouverts et braqués sur Boranius. Il avait l’épine dorsale coupée et ne pouvait plus bouger. — Vous voyez la haine dans son regard ? dit Boranius avec un rire rauque. Comme il aimerait se lever et m’attaquer de nouveau. Une mare de sang s’agrandissait sous le corps de la bête agonisante. Boranius saisit la chevelure blonde de l’enfant et lui inclina la tête vers le Fusionné. — Regarde par là, ma petite. Papa est venu te chercher. N’est-ce pas mignon ? Morcha détourna le regard. Et donc, pensa-t-il, tout se termine ici. Tous les rêves, tous les espoirs, toutes les ambitions. Il regarda autour de lui, dans la salle délabrée, puis vers l’homme couvert de sang, avec son masque noir. Boranius caressait les cheveux de l’enfant, mais elle ne réagissait pas. Elle avait les yeux ouverts et ne cillait pas. Morcha sortit son sabre de cavalerie. C’était une belle arme, avec une garde en filigrane et une émeraude sur le pommeau. Elle lui avait été donnée par Bokram, en récompense de sa loyauté et de sa bravoure. Il regarda les cinq soldats, et lut la peur sur leur visage. Ils étaient tous arrivés des étages en dessous, où ils avaient affronté Druss et Skilgannon. Ils savaient qu’ils allaient mourir. Morcha se tourna vers Boranius. — Mon seigneur, vous devriez poser l’enfant sur le sol. Nous aurons besoin de vous, pendant le combat. — Oh ! je me battrai, Morcha. Je les tuerai tous les deux. Mais d’abord, vous les fatiguerez un peu, pour m’aider. — Les fatiguer ? Êtes-vous devenu fou ? Vous ignorez ce qui se passe ici ? — Skilgannon arrive, et l’homme à la hache. Bien sûr, je le sais. Comment se fait-il que deux guerriers aient percé nos défenses et soient en ce moment en train de monter mes escaliers ? Je vais te le dire, Morcha. Parce que je suis entouré d’imbéciles et de lâches. Après ce combat, je lèverai une nouvelle force. Mais, cette fois, je choisirai moi-même les combattants. Ton jugement s’est révélé tristement mauvais. Morcha resta un moment silencieux. — Vous avez raison, mon seigneur. Mon jugement est mauvais, depuis des années. Avant qu’il puisse continuer, un bruit de sabots leur parvint, depuis la cour en dessous. Morcha courut à la fenêtre et regarda. Quand il revint, il y avait un sourire sinistre sur ses lèvres. — Il semble, Boranius, que vous ne lèverez jamais une nouvelle armée, même si vous tuez Skilgannon et Druss. La Reine Sorcière est là, avec une troupe de ses gardes d’élite. — Je les tuerai aussi, dit Boranius. J’arracherai le cœur de cette putain ! Skilgannon entra dans la salle, suivi par l’homme à la hache. Les cinq épéistes naashanites reculèrent et lâchèrent leurs armes. Morcha soupira, puis regarda Skilgannon. — Vous vous êtes bien débrouillé, depuis cette lointaine époque, dit-il. J’ai toujours des souvenirs agréables de l’établissement de bains. — Lâchez votre épée, Morcha. Il n’est pas nécessaire que vous mouriez ici. Morcha haussa les épaules. — Hélas, c’est nécessaire. Défendez-vous ! Il bondit, son sabre fendant l’air. Skilgannon se pencha légèrement. Une douleur atroce traversa la poitrine de Morcha. Il trébucha et lâcha son arme, la regardant tomber sur le sol. Puis il s’affala contre le mur et se laissa glisser par terre. — Oh ! joli coup ! dit Boranius. Il se leva, tenant toujours l’enfant, et sortit une de ses épées. Il posa la lame contre la taille d’Elanin et s’éloigna du fauteuil. — Je suis content de te voir, homme à la hache, dit-il à Druss. J’ai beaucoup entendu parler de toi. Druss avança lentement vers l’homme masqué. Du sang suinta de sous la mince robe bleue de la petite fille. — Un pas de plus et je la coupe en deux, et tu pourras regarder ses entrailles dégouliner sur le sol. Druss s’arrêta. — Excellente décision, dit Boranius. Et maintenant, aie la bonté de poser ta hache par terre. — Il la tuera de toute façon, Druss, dit Skilgannon. Il veut seulement prolonger le moment. — Je sais ce qu’il est en train de faire, dit Druss d’une voix glaciale. J’ai déjà rencontré des hommes comme lui. Des faibles. Ils sont tous pareils. En parlant, Druss avait laissé tomber Snaga sur le sol. — Et maintenant, avance, que je puisse savourer ce moment, dit Boranius. Druss obéit, et arriva à portée de l’épée que Boranius tenait contre le flanc de l’enfant. — Tu sais ce qui va arriver maintenant, homme à la hache ? — Bien entendu, je le sais. Tu vas mourir. Je vais te tuer. — Si tu bouges un cil, je tue l’enfant. — C’est ce que j’attends, dit froidement Druss. À l’instant où cette épée pénétrera dans son corps, tu ne pourras plus l’utiliser contre moi. Et après, fils de pute, je casserai chaque os de ton corps, un à un. Alors, inutile d’attendre. Fais-le ! Il avança. Surpris, Boranius recula d’un pas, sans réfléchir. Le Fusionné agonisant gronda et sa mâchoire claqua en direction de la jambe de Boranius. L’épée que Boranius tenait à la main plongea vers le Fusionné et le frappa en travers du museau. Du sang gicla. À cet instant, Druss bondit et arracha Elanin à la poigne de Boranius. La lame argentée jaillit vers lui. Druss lui tourna le dos, protégeant l’enfant, et se jeta sur le sol. L’épée traversa le dos de son pourpoint et entama sa chair. Boranius hurla de colère et chargea vers l’homme à la hache. L’Épée de Feu plongea vers le corps sans défense de Druss. L’Épée du Jour l’intercepta. Boranius recula d’un bond et sortit son autre épée du fourreau pendu entre ses épaules. Puis il fit face à Skilgannon. — Oh ! voilà bien longtemps que j’attendais ça, Olek ! dit-il d’une voix étouffée par le masque. Je vais te découper en lanières ! Les Épées du Sang et du Feu étincelaient à la lueur des lanternes pendant que les deux hommes se tournaient autour. Boranius bondit, et leurs épées s’entrechoquèrent. La musique de l’acier continua pendant un bon moment. Morcha les regardait, sa douleur oubliée. Les deux guerriers semblaient glisser sur le parquet, leurs épées créant des arcs de lumière étincelants. Les combattants tournoyaient et bougeaient de plus en plus vite, mais avec un équilibre parfait. Les lames mortelles se heurtèrent, sifflèrent et chantèrent, l’acier acéré essayant de se loger dans de la chair vulnérable. Les deux hommes parcoururent la salle d’un bout à l’autre, combattant sans interruption. Morcha s’aperçut que d’autres gens étaient entrés dans la salle. Il vit Jianna, la Reine Sorcière. À côté d’elle se trouvait Malanek, le vieux maître d’armes. Des gardes vêtus de noir emplissaient la salle, et derrière eux se tenait une vieille femme appuyée sur un bâton noueux. Morcha savait qu’il était en train de mourir, mais il pria pour vivre assez longtemps pour voir la fin de ce duel incroyable. Les deux hommes avaient reçu des blessures. Skilgannon saignait d’une coupure peu profonde au visage, et Boranius avait le biceps gauche entaillé. La peau pendait et le sang coulait à flots. Ils continuèrent à combattre. Inévitablement, ils commencèrent de ralentir, et se tournèrent de nouveau autour. Puis Boranius parla. — Tu te souviens de Greavas, Olek ? Ah ! tu aurais dû l’entendre brailler ! Il a été assez courageux quand je lui ai coupé les doigts. Mais quand j’ai commencé de lui scier le bras, sa lâcheté s’est manifestée. Il m’a supplié de le tuer. — Ne le laissez pas vous irriter, mon garçon ! cria Druss. Restez calme et arrachez-lui le cœur ! Boranius passa à l’attaque. Skilgannon para désespérément, puis pivota pour s’éloigner. Boranius le suivit. L’Épée du Sang plongea vers la gorge de Skilgannon. Il para, puis bloqua un coup de l’Épée du Feu. Déséquilibré, Skilgannon tomba sur un genou. Boranius l’attaqua de nouveau. Skilgannon se jeta vers la droite, roula et se remit debout, à l’instant où Boranius abattait la lame dans sa main droite en un arc meurtrier. L’Épée de la Nuit se leva, et sa lame coupa les doigts de Boranius. Celui-ci recula en hurlant, l’Épée du Feu échappant à sa main mutilée. Skilgannon le suivit. — Et maintenant, parle-moi de Greavas ! dit-il. Dis-moi comment il t’a supplié ! Boranius hurla de douleur et de rage et se jeta sur Skilgannon, qui para, bondit sur le côté et assena un coup du tranchant de son épée sur le dos de Boranius quand il passa à côté de lui. L’Épée de la Nuit s’enfonça dans la chair et sectionna l’épine dorsale de Boranius. Ses jambes cédèrent et il tomba a genoux, sa seconde épée lui échappant également. Skilgannon fit le tour de l’homme, et l’Épée du Jour sectionna les lanières de cuir qui tenaient le masque. Il tomba, exposant l’horreur du visage mutilé de Boranius. Les yeux bleus de l’homme étincelaient de haine et de méchanceté. — Tu n’es rien, Boranius, dit Skilgannon d’une voix sans émotion. Tu n’as jamais été quelqu’un. Greavas était dix fois l’homme que tu es. Sur ces mots, il s’éloigna. Boranius hurla des insultes. Son corps sursauta quand il essaya de forcer ses jambes à lui obéir, mais sa moelle épinière sectionnée ne pouvait plus relayer les messages vers ses muscles. Il essaya de saisir son épée, mais son bras frémit et se tortilla en vain. Il leva la tête, et vit la Reine Sorcière avancer vers lui, une mince dague à la main. Elle s’agenouilla à côté de lui et le regarda dans les yeux. — Tu as tué ma mère, dit-elle. La lame se leva lentement, et la pointe se dirigea vers son œil. Boranius hurla quand l’acier glacial pénétra lentement dans son cerveau. Skilgannon ne regarda pas les derniers instants torturés de Boranius. Il rejoignit Morcha, qui était assis contre le mur, ses mains essayant d’étancher le flot de sang qui coulait de la blessure de sa poitrine. — Vous étiez un homme trop bien pour suivre une épave comme Boranius, dit Skilgannon. Pourquoi l’avez-vous fait ? — J’aimerais pouvoir vous répondre, dit Morcha. Je suis heureux que vous l’ayez battu. Je ne croyais pas que vous le pourriez. Je ne pensais pas que quiconque le pourrait. — On trouve toujours meilleur que soi, dit Skilgannon. Il se leva, fatigué, et rejoignit Druss, assis avec l’enfant. — Vous vous êtes très bien débrouillé, mon garçon, dit le vieux guerrier. Croyez-vous qu’Elanin se remettra jamais ? Skilgannon la prit dans ses bras et l’emmena à l’endroit où gisait le Fusionné. Ses yeux dorés étaient toujours ouverts, mais son souffle s’était fait laborieux. Il s’agenouilla et posa l’enfant à côté de la grande tête. Un gémissement sourd sortit de la bête, et elle appuya son museau contre le visage de l’enfant. — J’ignore si vous pouvez m’entendre, Orastes, dit Skilgannon, mais votre fille est maintenant en sécurité. Druss arriva et s’accroupit près de la bête. Les yeux dorés restèrent fixés sur les traits délicats de l’enfant pendant un long moment. Puis ils se fermèrent, et la respiration cessa. Pendant un moment, personne ne bougea. Puis les yeux de l’enfant cillèrent, et elle prit une profonde inspiration. Elle s’assit. Druss la prit dans ses bras. — Je suis content de te voir, ma jolie, dit-il. — Papa est venu me chercher, dit-elle. Il m’a dit que tu étais là. Jianna resta immobile, regardant l’homme qui hantait ses rêves depuis ce qui lui semblait une éternité. Ses pensées revinrent à ces premiers jours périlleux où elle s’était fait passer pour une prostituée, et où elle avait vécu avec le jeune Skilgannon. Les souvenirs étaient encore clairs et vifs, et teintés de beaucoup de tristesse. Pourtant, ils étaient aussi dorés et brillants. À cette époque, ses rêves avaient été simples. D’abord, il y avait la survie, et ensuite la vengeance. Rien de compliqué. Et toujours, à ses côtés, il y avait l’épéiste Skilgannon. Il était à cet instant agenouillé à côté d’une petite fille blonde, et sa main repoussait doucement en arrière la longue frange de l’enfant. Elle se souvint des moments où sa main avait été sur son visage. Elle sentit les larmes monter à ses yeux, et repoussa furieusement les souvenirs. Elle se détourna, et vit la Vieille Femme appuyée sur son bâton, près du mur opposé. Elle portait un épais voile noir, et il était impossible de lire son expression. Elle était apparue sur le quai, quand Jianna avait conduit ses gardes du corps personnels sur le bateau qui les emmènerait sur la côte de Sherak, pour la première partie du voyage vers la Citadelle. — Voyagez-vous pour tuer Boranius ou pour sauver Skilgannon ? avait demandé la Vieille Femme, pendant qu’elles étaient sur le pont arrière. — Peut-être les deux, avait-elle répondu. — Il n’est pas l’homme qu’il te faut, Jianna. Il te détruira. Jianna avait éclaté de rire. — Il m’aime. Il ne ferait jamais rien contre moi. — C’est cet amour qui est dangereux, ma Reine. L’amour nous aveugle devant le danger. L’amour conduit à la bêtise et au chagrin. — Et si moi aussi, je l’aimais ? — Tu l’aimes, Jianna. Je le sais depuis que nous nous sommes rencontrées. Et c’est là le danger dont je parle. Tu es sage, maintenant, et impitoyable comme un chef doit l’être. Tu es aimée et crainte. Tu peux arriver à la grandeur. Elle est là, devant toi… qui t’attend. — Pourquoi le haïssez-vous à ce point ? — Je ne le hais pas. C’est un homme de bien, courageux. Je veux sa mort parce qu’il est une menace pour toi. C’est tout. N’as-tu pas aussi essayé de le faire tuer ? Ne comprends-tu pas pourquoi ? Ton moi intérieur, le centre de ton âme, sait que cet homme doit être supprimé. Quand tu penses à lui, ton âme est tourmentée. Jianna avait regardé les voiles du bateau, qu’on dépliait, et les marins qui couraient le long du quai pour détacher les amarres. — C’est peut-être mon vrai moi qui me dit que j’ai besoin de lui. — Bah ! tu n’as besoin de personne. J’ai vécu longtemps, Jianna. Je sais ce que tu ressens. J’ai connu la même chose. Tu l’aimes trop, et trop peu. Trop pour pouvoir aimer quelqu’un d’autre, et trop peu pour pouvoir changer pour lui. Il veut une épouse et une mère pour ses enfants. Tu veux un empire et une place dans l’histoire. Crois-tu que ces ambitions soient compatibles ? Il éprouve la même chose, ma Reine. Il ne peut pas aimer une autre femme, et ton image est en permanence dans son cœur. Pourtant, il ne changera pas, lui non plus. Il ne redeviendra pas ton général, même si ça voulait dire partager ta vie et ta couche. Tant qu’il vivra, il sera comme une pierre dans ton cœur. — J’y réfléchirai, avait répondu Jianna. À ce moment, dans cette citadelle en ruine, elle comprit plus que jamais à quel point cet homme lui avait manqué, tout comme la joie de sa compagnie. Elle avait envie de marcher vers lui et de poser ses mains sur ses épaules. De prendre un linge et d’essuyer le sang qui coulait de la coupure sur son visage. Elle entendit un mouvement derrière elle. Elle se tourna et vit l’officier drenaï qu’elle avait remarqué dans la cour, en dessous. Il avait le visage gris, et du sang inondait sa tunique et son pantalon. Il s’arrêta devant elle. — Que faites-vous, à grimper des marches comme ça, imbécile ? Je vous avais dit d’attendre que notre chirurgien vous ait soigné. — J’avais peur de mourir avant de vous revoir, dit-il. — Idiot ! Vous auriez très bien pu mourir en grimpant ces marches. — Ça en valait la peine. L’homme vacilla. Malanek s’approcha et le prit par le bras. — Assurez-vous que ses blessures soient traitées, dit-elle. Le soldat s’appuya sur Malanek et lui adressa un sourire en coin très juvénile. — Oh ! maintenant, je ne risque plus de mourir, dit-il. (Pendant que Malanek l’emmenait, il se tourna et lança :) Êtes-vous mariée ? Jianna l’ignora. Une jeune femme aux cheveux blonds entra dans la salle et parla à voix basse à la Vieille Femme. Elle portait une petite arbalète double. La Vieille Femme désigna une porte de l’autre côté de la salle, et la jeune femme y alla. Elle regarda une fois en arrière, puis disparut. Skilgannon se leva et se tourna. Ses yeux bleu saphir plongèrent dans ceux de Jianna, qui ne montra aucune émotion. Elle attendit. Il marcha vers elle et s’inclina profondément. Puis il leva la tête, sans rien dire. — Tu n’as rien à me dire, Olek ? demanda-t-elle. — Aucun mot ne pourrait vous rendre justice. En cet instant, devant vous, je suis comblé. — Alors, reviens avec moi, à la maison. Un spasme de douleur traversa son visage. — Vers d’autres guerres, d’autres morts ? d’autres cités détruites ? d’autres orphelins ? Non, Jianna. Je ne peux pas. — Je suis reine, Olek. Je ne peux pas promettre qu’il n’y aura plus de guerres. — Je le sais. — Souhaiterais-tu ne m’avoir jamais rencontrée ? Il sourit. — Parfois. Au plus profond du désespoir. Si je pouvais revenir en arrière, je changerais beaucoup de choses. Mais vous rencontrer ? Je ne changerais jamais ça. Autant demander à un homme souffrant d’insolation s’il aurait aimé n’avoir jamais vu le soleil. — Alors, que vas-tu faire ? Il toucha le médaillon pendu à son cou. — Je continuerai de voyager. — Tu penses toujours pouvoir la ramener à la vie ? Il haussa les épaules. — Je ne le saurai pas tant que je n’aurai pas essayé. — Et si tu réussis ? Tu vivras avec elle dans une ferme ? — Je n’y ai pas encore réfléchi. — Une telle quête est un gâchis de ta vie, Olek. — Ma vie est déjà complètement gâchée. Au moins, avec ça, j’ai un but. Un soldat arriva et s’inclina. — Les rebelles se sont rassemblés dans la cour, Majesté. Ils ont pillé les entrepôts et essaient de partir. Ils disent que cet homme, Druss, leur a promis la vie sauve. Devons-nous les tuer ? — Laissez-les partir. — Oui, Majesté. Et nos éclaireurs rapportent qu’un important contingent de Datians est à moins de deux heures d’ici. Nous devrions partir avant qu’ils arrivent. Malanek avança et parla aussi à Jianna. Skilgannon s’éloigna et rejoignit la Vieille Femme, qui lui faisait signe d’approcher. Malanek aussi conseillait un départ prompt. — Très bien. Nous n’avons plus rien à faire ici. Regardant vers Skilgannon, elle le vit passer la petite porte au bout de la salle, suivi par la Vieille Femme. Avant que la porte se ferme, elle vit qu’un escalier conduisait vers les remparts. — Viendra-t-il avec nous, Majesté ? demanda Malanek en lui donnant le fourreau des Épées du Feu et du Sang. Jianna secoua la tête, et vit que le vieux maître d’armes était déçu. Il soupira. — C’est un homme bien. Je ne pensais pas qu’il pourrait vaincre Boranius. C’est agréable de constater qu’il peut encore me surprendre. — Il n’existe personne qu’il ne puisse battre. C’est Skilgannon ! Elle regarda vers la petite porte. À côté d’elle gisait le cadavre d’un homme qui lui sembla familier. — J’ai l’impression que je le connais, dit-elle à Malanek. — Oui, Majesté. C’est Morcha, un des officiers de Boranius. — Je ne me souviens pas d’où je l’ai vu. Ah ! peu importe. Elle ferma la main autour de la poignée en ivoire d’une des épées et la sortit du fourreau. La lame était gravée de tourbillons de flammes rouges, et la poignée, magnifiquement sculptée, était ornée de figures démoniaques entremêlées. L’épée était légère dans sa main, et elle sentit un frisson de plaisir la traverser. — Tu penses que ces lames peuvent être possédées ? Malanek la regarda et sourit. — Le temps nous le dira, Majesté, dit-il en haussant les épaules. Quand la Vieille Femme arriva en haut de l’escalier, elle se tourna vers Skilgannon. — Vous n’êtes pas curieux de savoir pourquoi je vous ai demandé de me rejoindre ici ? — Je le sais déjà. — Ah ! vous avez parlé avec la femme-animal, Ustarte. Maintenant, je suis intriguée, Olek. Êtes-vous venu pour me tuer ? — Je pense que vous auriez dû mourir il y a bien longtemps, sorcière. Mais, non, je suis venu pour aider Garianne. Le rire de la Vieille Femme résonna. — Oh ! que c’est gentil ! J’avais espéré que vous essaieriez de me tuer avec une de mes propres épées. J’aurais aimé voir votre réaction quand les lames n’auraient pas réussi à transpercer ma chair. Je suis vieille, mais pas idiote ! Je ne fabrique pas d’armes qu’on peut utiliser contre moi. Alors, comment aiderez-vous la pauvre Garianne ? Allez-vous lui promettre amour et affection ? Skilgannon la dépassa et monta sur les remparts circulaires. Garianne était debout sur le mur le plus haut, eu équilibre sur un créneau, et regardait vers la terre. Elle avait son arbalète à la main, et Skilgannon vit qu’elle était chargée. Elle le regarda, le visage sans expression. Skilgannon bondit et se percha avec grâce sur un autre créneau, à trois mètres d’elle. — Je n’ai jamais aimé les hauteurs, dit-il. — Je ne suis pas à l’aise, moi non plus, dit-elle. Il remarqua qu’elle parlait à la première personne. C’était quelque chose qu’elle ne faisait jamais, à moins d’être ivre. Il décida de risquer une question. — Pourquoi êtes-vous montée ici, Garianne ? — C’est là que tout se termine, dit-elle. C’est là que les voix vont me quitter. Je serai libre. Illuminée par le clair de lune, avec sa peau claire, elle avait presque l’air d’une enfant. Elle regarda l’arme dans sa main. — Si ça peut vous libérer, alors, faites-le, dit-il en lui faisant face. — L’enfant est-elle remise ? — Oui. Autant que le peut quelqu’un qui a tant souffert. Sa mère a été assassinée, son père est mort. Elle devra vivre avec ces souvenirs toute sa vie. Comme vous, Garianne. Ce qui est arrivé à Perapolis était mal. C’était monstrueux. Pour mes actes en ce lieu, je suis connu – et je le serai toujours – sous le nom du Damné. Ma culpabilité ne fait pas de doute. Faites ce que vous devez. — Nous… Je… ne peux plus vivre comme ça. — Vous n’y êtes pas obligée. Visez. Et trouvez votre liberté. Elle leva l’arbalète. Skilgannon inspira à fond et se prépara à l’impact du carreau. Pourtant, elle ne tira pas. — Je ne sais pas quoi faire. Il y a une voix que je n’avais jamais entendue avant. Elle se détourna et regarda la cour pavée, loin en dessous. Skilgannon devina ses intentions. — Ne faites pas ça ! cria-t-il d’une voix impérieuse. Regardez-moi, Garianne. Regardez-moi ! (Elle se tourna vers lui, mais elle était toujours perchée à l’extrême bord des remparts.) Votre mort ne ferait que s’ajouter aux horreurs de Perapolis. Vous avez survécu. Vos parents se seraient réjouis à l’idée que vous continuiez de vivre. Leur vie, leur sang sont en vous. Vous êtes leur cadeau à l’avenir. Si vous sautez, leur lignée sera éteinte. Votre père ne vous a pas cachée pour que vous mouriez de cette façon. Il vous aimait, et il voulait que vous ayez une vie. Que vous trouviez l’amour, comme il l’avait sans doute trouvé. Que vous ayez des enfants. De cette manière, il continuera de vivre, lui aussi. Je préférerais que vous me plantiez un carreau dans le cœur que vous voir faire ça. — Il a raison, petite, dit la Vieille Femme. Tue-le, et libère-toi. Appelle ça justice, ou punition, ou ce que tu veux. Mais fais ce pour quoi tu es là. — Je ne peux pas, dit-elle. — Fille stupide et lâche ! cria la Vieille Femme. Serai-je toujours obligée de tout faire moi-même ? Elle tendit la main et saisit le bras de Garianne. La jeune fille cria de douleur et sursauta. L’arbalète se leva de nouveau. Skilgannon se tourna vers la Vieille Femme. Elle s’était mise à psalmodier dans une langue qu’il n’avait jamais entendue. Soudain, une silhouette apparut sur le seuil, derrière elle. Une lame argentée jaillit de la poitrine de la Vieille Femme, puis en ressortit. Elle tituba, fit un pas et tomba, son bâton résonnant sur la pierre. Elle se mit péniblement à genoux, une tache de sang grandissant sur sa poitrine. Elle se tourna lentement, et vit Jianna debout sur le seuil, l’Épée du Feu dans la main. La tête de la Vieille Femme s’inclina et elle arracha le voile noir de son visage. Skilgannon vit du sang sur ses lèvres. — L’amour… nous rend aveugle… aux périls, dit-elle. Puis elle s’écroula, morte, sur le sol en pierre des remparts. Sur le créneau, Garianne poussa un cri et commença de tomber. Skilgannon virevolta, fit deux pas en courant et se jeta vers elle. Sa main gauche saisit la tunique de la jeune fille, et la droite toucha le rebord d’un créneau. Ses doigts glissèrent, et il commença aussi de tomber. Il s’agrippa désespérément à la pierre, arrachant la peau de ses doigts. Puis sa main se referma sur une corniche de trois centimètres de large, à un mètre sous le rempart. Garianne était un poids mort, et les muscles de ses bras étaient étirés jusqu’au point de rupture. Jianna apparut au-dessus de lui. — Laisse la fille tomber. Je vais te remonter. — Je ne peux pas. — Sois maudit, Olek ! Vous allez mourir tous les deux. — Elle est… la dernière survivante… de Perapolis. Sa main couverte de sang glissait lentement. Il grogna et essaya de s’accrocher. Jianna grimpa par-dessus le rempart et descendit sur la corniche. En se tenant à un créneau, elle tendit la main et la referma autour du poignet du jeune homme. — Maintenant, nous allons tous mourir, idiot ! dit-elle. La force de Jianna lui avait permis de tenir encore un peu, mais il sentait son endurance s’émousser. Jianna n’avait réussi qu’à lui donner quelques instants de plus. Soudain, il sentit le poids de Garianne s’alléger. Il regarda vers le bas et vit Druss perché sur la corniche en dessous. Il était passé par la fenêtre de la salle sous le toit et soutenait la jeune femme inconsciente. — Lâchez-la, mon garçon ! Je la tiens. Skilgannon lâcha prise avec soulagement. Garianne glissa dans les bras de Druss. Libéré de son poids, Skilgannon passa la jambe gauche par-dessus le rebord et, tandis que Jianna lui laissait la place, il grimpa sur les remparts. Jianna lui prit la main et l’essuya. Ses doigts étaient profondément lacérés, et du sang coulait abondamment des blessures. — Nous avons failli mourir. En valait-elle la peine ? demanda-t-elle doucement. — Valait-elle mieux que la Reine Sorcière et le Damné ? Je dirais que oui. — Alors, tu es toujours le même imbécile, Olek, dit-elle sèchement. Je n’ai rien à faire avec un imbécile. Pourtant elle ne bougea pas. — Nous devons nous dire adieu, dit-il. — Je n’en ai pas envie, répondit-elle. Il se pencha et l’embrassa sur les lèvres. Malanek et plusieurs soldats arrivèrent sur les remparts. Ils restèrent à distance respectueuse pendant que Jianna passait ses bras autour du cou de Skilgannon. — Nous sommes tous les deux des imbéciles, murmura-t-elle. Sur ces mots, elle se détourna de lui et, suivie par ses hommes, retourna à la salle sous le toit. Skilgannon resta sur les remparts. Après un moment, il vit les Naashanites monter en selle et quitter la Citadelle. Druss le rejoignit. Elanin, près de lui, lui tenait la main. — Eh bien, mon garçon, nous avons fait ce que nous étions venus faire. — Comment va Diagoras ? — Une blessure à la hanche, et une coupure à l’épaule. Il arrivera à revenir au temple. — Et Garianne ? — Elle dort. Diagoras est avec elle. Les jumeaux ne s’en sont pas sortis. Ils sont morts ensemble, dans la cour. C’est vraiment dommage, mais je crois que c’est ce que Jared voulait. C’étaient de bons garçons. (L’homme à la hache soupira.) Viendrez-vous avec nous ? — Non. J’irai au nord. Druss tendit la main, puis il remarqua les lacérations des doigts de Skilgannon. Il lui posa une main sur l’épaule et dit : — J’espère que vous trouverez ce que vous cherchez. — Vous aussi, mon ami. — Moi ? Je retourne chez moi, dans ma cabane. Je m’assiérai sous le porche et je regarderai les couchers de soleil. Je suis bien trop vieux pour ce genre de vie. Skilgannon éclata de rire. Druss le foudroya du regard. — Je suis sérieux, mon garçon. J’accrocherai Snaga au mur, et je mettrai mon casque, mes gants et mon pourpoint dans un coffre. Par le ciel ! je le verrouillerai et je jetterai la clé ! — Alors, dit Skilgannon, j’ai été témoin de la dernière bataille de Druss la Légende ? — Druss la Légende ? Savez-vous que j’ai toujours eu horreur de ce surnom ? — J’ai faim, oncle Druss, dit Elanin en lui tirant le bras. — Ça, c’est un nom que j’aime ! dit le vieux guerrier en soulevant l’enfant dans ses bras. C’est ce que je serai, désormais. Druss l’Oncle. Druss le Fermier. Et la peste soit des prophéties ! — Quelles prophéties ? Druss sourit. — Il y a bien longtemps, une prophétesse m’a dit que je mourrais au combat, à Dros Delnoch. Mais c’est idiot. Dros Delnoch est la plus grande forteresse jamais construite, avec six murs massifs et une citadelle. Il n’y a pas une armée au monde qui pourrait la prendre, et pas un chef assez fou pour s’y essayer ! Épilogue Ustarte, debout sur son balcon, regardait les jardins intérieurs. La petite Elanin tressait des fleurs blanches pour en faire une couronne pour le puissant homme barbu assis près d’elle, au bord de la mare. Diagoras était installé tranquillement sur un banc de marbre et les regardait. Le serviteur, Weldi, vint la rejoindre. — Garianne a remis l’arbalète de l’Homme Gris dans le musée, prêtresse, dit-il. Elle hocha la tête et continua à regarder l’enfant et le guerrier. Elanin tendit la main, et Druss inclina la tête pour recevoir la couronne de fleurs. — Pourquoi les voix l’ont-elles quittée ? demanda Weldi. Ustarte se détourna du balcon. — Tous les mystères ne peuvent pas être résolus, Weldi. C’est bien ce qui rend la vie si fascinante. Peut-être l’offre de sacrifice de Skilgannon a-t-elle suffi. Peut-être Garianne est-elle tombée amoureuse de lui, et cet amour lui a-t-il apporté la paix. Peut-être l’âme de l’enfant qu’elle porte a-t-elle adouci son besoin de vengeance. Peu importe. Elle n’est plus hantée. — Et Skilgannon ignore qu’il va être père. — Oui. Un jour, peut-être… Regardez l’enfant, Weldi. N’est-elle pas superbe ? — Elle l’est, prêtresse. Un délice pour les yeux. Sera-t-elle quelqu’un d’important pour le monde ? — Elle l’est déjà. — Vous savez ce que je veux dire. Les deux plus grands guerriers du monde se sont alliés pour la sauver. Ils ont risqué leur vie. Ils ont combattu une sorcière et un être maléfique armé d’épées magiques. Le résultat devrait pouvoir changer le monde, non ? — Ah ! oui, dit-elle. Moi aussi, j’aime ces histoires romantiques. Le retour de l’âge d’or, le bannissement du Mal, la petite princesse qui sera un jour un grand personnage. — Exactement. Un des nombreux avenirs montre-t-il ce genre de choses ? — Ils montrent qu’Elanin sera heureuse, et aura des enfants heureux. N’est-ce pas suffisant ? — Je ne sais pas, reconnut Weldi. — Dans quelques années, Druss la Légende se tiendra sur les remparts de Dros Delnoch et défiera la plus grande armée que le monde ait jamais connue. Il le fera pour sauver les Drenaïs du massacre, et garder vivant le rêve de la civilisation. Cela vous plaît davantage ? — Ah oui ! prêtresse ! Elle lui sourit avec affection. — Et croyez-vous que Druss trouverait ça plus important que sauver cette enfant d’un lieu de ténèbres et d’horreur ? Weldi regarda le guerrier, dans les jardins, avec la ridicule couronne de fleurs sur ses cheveux grisonnants. — Non, je suppose que non, reconnut-il. Pourquoi ? — Laissez-moi d’abord vous poser une question, dit Ustarte. Si un héros voit un enfant en train de se noyer, le héros a-t-il besoin de savoir que le sort du monde est en jeu avant de sauter dans l’eau et de le sauver ? — Non, dit Weldi. Mais si nous jouons à ce jeu, que se passerait-il si quelqu’un disait au héros que l’enfant est destiné à devenir maléfique ? — Bonne question. Que ferait Druss, dans ce cas ? Weldi éclata de rire. — Il sauterait à l’eau et sauverait l’enfant. — Et pourquoi ? — Parce que c’est ça que font les héros. — Excellent, mon ami. — Qu’arrivera-t-il, à Dros Delnoch ? Ustarte rit. — Votre curiosité est insatiable. Pourquoi ne pas me demander ce que vous voulez vraiment ? Il sourit. — J’aimerais voir un des nombreux avenirs. Mais un bon. Rien de déprimant. Je sais que vous avez exploré le futur, prêtresse, parce que votre curiosité n’est pas moins grande que la mienne. — Prenez mon bras, dit-elle. Ensemble, ils marchèrent dans les couloirs intérieurs du temple et arrivèrent enfin à une petite pièce. Une lumière douce et dorée apparut autour d’eux quand Ustarte entra. La pièce était fraîche et tranquille, et une odeur de cèdre flottait dans l’air. Il n’y avait pas de fenêtres, et pas de meubles. Trois des quatre murs étaient en roche rouge grossière, et le quatrième en verre lisse. Ustarte resta un moment devant, regardant leur reflet. — Je vais vous montrer un des avenirs possibles, dit-elle. Un seul. C’en est un qui me plaît beaucoup. Mais il vous rendra seulement encore plus curieux. Vous êtes prêt ? — Je le suis, prêtresse, dit Weldi, ravi. Ustarte leva la main, et le verre se troubla puis devint noir. Des étoiles brillantes apparurent dans un ciel lointain, et ils se retrouvèrent face à une colossale forteresse illuminée par le clair de lune. Une vaste armée campait devant la forteresse. Weldi regarda dans le campement. — Que font-ils ? — Ils préparent un bûcher funéraire. — Qui est mort ? — Druss la Légende. — Non ! cria Weldi. Je ne veux pas voir d’avenir si triste ! — Attendez ! Le verre se brouilla de nouveau, et alors, Weldi et la prêtresse eurent l’impression d’être sous une grande tente. Une silhouette puissante était là, entourée par des guerriers nadirs. L’homme se tourna, et Weldi vit qu’il avait des yeux violets au pouvoir étonnant. Un autre homme entra sous la tente. — C’est Skilgannon, dit Weldi. Il est plus vieux. — Dix ans de plus, dit Ustarte. Écoutez ! — Je suis venu réclamer la récompense que vous m’avez promise, Grand Khan. — C’est un champ de bataille, Skilgannon. Mes richesses ne sont pas ici. — Je ne demande pas de richesses. — Je vous dois la vie. Vous pouvez me demander n’importe quoi que je possède, et je vous l’accorderai. — Druss m’était cher, Ulric. Nous étions amis. Je demande seulement un souvenir de lui : une mèche de ses cheveux et un fragment d’os. Ainsi que sa hache. Le Grand Khan resta un moment silencieux. — Il m’était cher, à moi aussi. Que ferez-vous des cheveux et de l’os ? — Je les placerai dans un médaillon que je porterai autour de mon cou. — Alors, ce sera fait, dit Ulric. Le verre se brouilla une fois de plus. Weldi vil Skilgannon partir à cheval du camp nadir, la grande hache, Snaga, en travers de ses épaules. Puis l’image s’effaça. Weldi resta un moment immobile, regardant son reflet. — Qu’arrive-t-il ensuite ? demanda-t-il. — Je vous ai dit que cela ne ferait qu’aiguiser votre curiosité. — Oh ! ce n’est pas juste, prêtresse ! Dites-moi, je vous en prie ! — Je l’ignore, Weldi. Je n’ai pas regardé plus loin. Contrairement à vous, j’aime les mystères. Et je suis enchantée par les légendes. Et vous savez que, dans toutes les grandes légendes, il y a des constantes. Quand le royaume sera menacé, le plus grand des héros reviendra. Nous n’en dirons pas plus. — Je pense que vous êtes très cruelle, dit Weldi. Ustarte éclata de rire. — À quoi vous attendiez-vous, de la part d’une femme qui est en partie louve ? Table des matières Prologue Chapitre premier Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12 Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16 Chapitre 17 Chapitre 18 Chapitre 19 Chapitre 20 Chapitre 21 Épilogue