Il y a trente ans, j’ai vu une jeune femme escalader une paroi rocheuse sous une pluie battante. Elle était trop petite pour atteindre les prises au-dessus d’elle, et elle n’avait aucun moyen d’arriver au sommet. Mais elle s’accrocha à cette paroi rocheuse et refusa qu’on la fasse descendre, jusqu’à ce que l’épuisement lui fasse perdre prise. Vingt ans après, la même femme voulut courir le marathon de Londres en moins de quatre heures. Elle s’est brisé le pied au vingt-deuxième kilomètre – et a continué de courir pour finir en trois heures cinquante-neuf minutes. Les Guerriers de l’hiver est dédié avec amour à Valerie Gemmell. Remerciements Je remercie mon éditrice Liza Reeves, mes lectrices tests Val Gemmell et Stella Graham, ma secrétaire d’édition Carol Johnson, mon correcteur Michael Bennie et Alan Fisher, dont les idées sont inestimables. Remerciements tout particuliers à ma filleule Chloë Reeves, pour la joie de sa compagnie. Chapitre premier Le ciel nocturne était clair et dégagé au-dessus des montagnes. Les étoiles brillaient comme des diamants sur de la martre. C’était une nuit de fin d’hiver d’une beauté froide et terrible. La neige pesait lourd sur les branches des pins et des cèdres. Ici, il n’y avait aucune couleur, aucune sensation de vie. La terre était silencieuse, à l’exception du craquement occasionnel d’une branche surchargée ou du doux murmure de la neige lorsque le rude vent du nord la déplaçait. Un cavalier encapuchonné, sur un cheval noir, émergea des frondaisons. Sa monture progressait lentement dans la neige épaisse. Courbé sur sa selle, il continuait d’avancer, tête baissée contre le vent. Ses mains gantées s’accrochaient au manteau gris recouvert de flocons qu’il tenait fermement serré autour de son cou. Arrivé à découvert, le vent furieux, qui se mit à hurler autour de lui, parut le prendre comme cible. Imperturbable, il poussa son cheval à poursuivre sa route. Une chouette blanche s’élança du haut sommet d’un arbre et passa en planant au-dessus du cheval et de son cavalier. Un rat maigre fila dans la neige au clair de lune et fit une embardée lorsque les serres de la chouette lui touchèrent le dos. Cette embardée le mit presque hors de danger. Presque. Dans ce lieu glacé, un presquerevenait à un arrêt de mort. Ici, tout était noir et blanc, net et clairement défini, sans aucune délicate nuance de gris. Des contrastes sévères. Le succès ou l’échec, la vie ou la mort. Pas de deuxième chance, pas d’excuse. Comme la chouette s’envolait au loin avec sa proie, le cavalier leva les yeux. Dans un monde sans couleur, ses yeux bleus et brillants luisaient d’un gris argenté dans un visage noir comme l’ébène. LeNoir toucha des talons les flancs de son cheval pour qu’il se dirige vers les bois. — Nous sommes tous les deux fatigués, murmura le cavalier en donnant de petites tapes sur le long cou du hongre. Mais nous allons bientôt nous arrêter. Nogusta regarda le ciel. Il était encore dégagé. Pas de neige fraîche, ce soir, se dit-il, ce qui signifiait que les traces qu’il suivait seraient encore visibles à l’aube. Le clair de lune filtra par les grands arbres, et Nogusta commença à chercher un endroit où se reposer. Malgré son lourd manteau gris à capuchon, sa chemise de laine noire et ses jambières, il était transi jusqu’aux os. Mais c’étaient ses oreilles qui souffraient le plus. Dans des conditions normales, il aurait enroulé son écharpe sur son visage. Ce n’était pas une bonne idée, cependant, lorsque l’on traquait trois hommes aux abois. Il lui fallait être attentif à chaque bruit, chaque mouvement. Ces hommes avaient déjà tué, et ils n’hésiteraient pas à recommencer. Il passa les rênes autour du pommeau de sa selle, porta les mains à ses oreilles et se frotta la peau. La douleur était intense. N’aie pas peur du froid, se prévint-il. Le froid, c’est la vie. La peur ne devait monter que lorsque son corps cesserait de combattre le froid. Lorsqu’il commencerait à avoir chaud et qu’il s’assoupirait. Car c’est dans cette chaleur illusoire que la dague glacée de la mort attend son heure. Le cheval poursuivit sa lente progression ; il suivait les traces comme un limier. Nogusta le fit s’arrêter. Quelque part devant, les tueurs auraient établi leur campement pour la nuit. Il renifla, mais ne discerna aucune odeur de fumée de bois. Il leur faudrait allumer un feu. Ou ils mourraient. Nogusta n’était pas en état de s’attaquer à eux tout de suite. Il s’écarta de la piste et chevaucha plus avant dans les bois, à la recherche d’un creux abrité ou d’un escarpement où il pourrait faire un feu et se reposer. Le cheval trébucha dans l’épaisse couche de neige, mais parvint à recouvrer l’équilibre. Nogusta faillit tomber de sa selle. Comme il se remettait d’aplomb, il aperçut le mur d’une cabane par une trouée dans les arbres. Presque entièrement recouverte de neige, elle était pratiquement invisible et, si le cheval n’avait pas regimbé, il serait passé devant sans s’arrêter. Nogusta mit pied à terre et conduisit le hongre épuisé jusqu’au bâtiment désert. La porte tenait sur une charnière de cuir ; l’autre avait pourri. La cabane était longue et étroite, sous un toit de mottes ; il y avait un appentis sur le côté, à l’abri du vent. Là, Nogusta dessella le cheval et le bouchonna. Il remplit une mangeoire de grain et la passa au cou de l’animal, avant de recouvrir son large dos d’une couverture. Nogusta laissa l’animal se nourrir et fit le tour du bâtiment. Il se fraya un chemin dans la neige qui s’était accumulée devant la porte. L’intérieur était sombre, mais il put discerner la pierre grise de l’âtre. Comme il est coutumier dans les régions reculées, un feu avait été préparé, mais la neige s’était infiltrée dans la cheminée et recouvrait le bois à moitié. Soigneusement, Nogusta la déblaya et réinstalla le feu. Il sortit sa boîte à amadou de son sac, l’ouvrit et hésita. L’amadou n’allait brûler que quelques secondes. Si le peu de petit bois ne prenait pas immédiatement, il lui faudrait peut-être plusieurs heures pour allumer un feu à l’aide d’un couteau et d’une pierre à feu. Et il avait désespérément besoin d’un feu. Le froid le faisait trembler, à présent. Il frappa la pierre. L’amadou s’enflamma. Il l’approcha du petit bois et murmura une prière à son étoile. Les flammes montèrent légèrement, avant de déferler dans le petit bois. Nogusta se redressa et poussa un soupir de soulagement. Puis, comme le feu prenait vie, il regarda autour de lui pour examiner la pièce. Cette cabane avait été bâtie par un homme soigneux. Les joints étaient bien ouvrés, tout comme les meubles – une table, quatre chaises et un lit étroit. Des étagères avaient été montées sur le mur nord. Elles étaient vides, à présent. Il n’y avait qu’une seule fenêtre, aux volets bien fermés. Un des côtés de l’âtre était jonché de bûches. Une vieille toile d’araignée y avait été tissée. Les étagères vides et l’absence d’affaires personnelles indiquaient que l’homme qui avait érigé cette cabane avait choisi de partir. Nogusta se demanda pourquoi. La construction de l’abri désignait un homme ordonné, un homme patient. Pas quelqu’un qui se décourage facilement. Nogusta scruta les murs. Ici, il n’y avait aucun signe de présence féminine. Le bâtisseur avait été seul. Probablement un trappeur. Et, quand il avait fini par partir – peut-être n’y avait-il plus de gibier dans les montagnes –, il avait soigneusement préparé un feu à l’intention de la prochaine personne qui trouverait sa maison. Un homme prévenant. Nogusta se sentait le bienvenu dans la cabane, comme si le propriétaire l’y accueillait. C’était une sensation agréable. Nogusta se leva et se rendit là où son cheval attendait patiemment. Il ôta la mangeoire vide et lui caressa le cou. Il n’y avait aucun besoin de l’entraver. Le hongre ne quitterait pas cet abri. La cheminée de pierre faisait saillie à cet endroit sur la cloison de bois, et bientôt le feu en réchaufferait les moellons. — Tu seras en sécurité ici pour la nuit, mon ami, dit Nogusta. Il réunit ses sacs de selle et retourna dans la cabane. Il remit la porte en place en la calant contre l’embrasure déformée. Puis il tira une chaise devant le feu. Les pierres froides de l’âtre en absorbaient presque toute la chaleur. Sois patient, se dit-il. Les minutes s’égrenèrent. Il vit un cloporte courir le long d’une bûche tandis que les flammes montaient. Nogusta tira son épée et posa la lame sur le bois, offrant ainsi à l’insecte un moyen de s’en sortir. Le cloporte s’approcha de la lame puis s’en détourna, avant de basculer dans les flammes. — Imbécile, fit Nogusta. Cette lame, c’était la vie. Le feu avait bien pris, à présent. Le Noir se leva pour retirer son manteau et sa chemise. Le haut de son corps était puissamment musclé et arborait de nombreuses cicatrices. Il se rassit et se pencha en avant, les mains tournées vers le feu. Nonchalamment, il tripota le petit charme décoré qu’il portait autour du cou. C’était un objet antique, un croissant de lune argenté posé sur une fine main en or. L’or était lourd et sombre, et l’argent ne ternissait jamais. Il restait, comme la lune, pur et étincelant. Il entendit la voix de son père résonner dans les caveaux de sa mémoire : « Un homme plus grand que les rois a porté ce talisman magique, Nogusta. Un grand homme. C’était notre ancêtre et, tant que tu le portes, assure-toi toujours de la noblesse de tes actes. Si tes actes restent nobles, tu auras le don du Troisième Œil. — C’est comme ça que tu as su que les voleurs étaient dans le pâturage nord ? — Oui. — Mais tu ne veux pas le garder ? — Il t’a choisi, Nogusta. Tu as vu sa magie. C’est toujours le talisman qui choisit. Il le fait depuis des centaines d’années. Et – si telle est la volonté de la Source –, il choisira un de tes fils. » « Si telle est la volonté de la Source… » Mais la Source n’avait pas voulu. Nogusta prit le talisman dans sa main et fixa le feu, espérant y voir surgir une vision. Rien ne vint. Il sortit un petit paquet de son sac de selle et l’ouvrit. Il contenait plusieurs tranches de bœuf salé séché qu’il mangea lentement. Il mit deux autres bûches dans le feu et se dirigea vers le lit. Les couvertures étaient fines et poussiéreuses ; Nogusta les secoua. Loin du feu, il grelotta, puis il rit de lui-même. — Tu te fais vieux, dit-il. Autrefois, le feu ne t’aurait pas manqué autant. De retour devant le feu, il enfila sa chemise. Un visage lui vint à l’esprit, aux traits nets et au sourire facile et amical. Orendo l’Eclaireur. Ils avaient chevauché ensemble pendant presque vingt ans, d’abord au service du vieux roi, puis de son guerrier de fils. Nogusta avait toujours apprécié Orendo. L’homme était un vétéran et, quand on lui donnait un ordre, on savait qu’il l’exécuterait à la lettre. Et il avait du cœur. Autrefois, plusieurs années auparavant, Orendo avait trouvé un enfant perdu dans la neige, inconscient et à moitié mort de froid. Il l’avait ramené au campement et l’avait veillé toute la nuit : il avait réchauffé les couvertures et frictionné la peau glacée de l’enfant qui s’en était tiré. Nogusta soupira. Mais voilà qu’aujourd’hui, Orendo était en fuite avec deux autres soldats. Il avait assassiné un commerçant et violé sa fille. Elle aussi avait été laissée pour morte, mais le couteau n’avait pas touché le cœur et elle avait survécu pour désigner ses agresseurs. « Ne les ramène pas », lui avait dit le Loup Blanc. « Je les veux morts. Pas de procès public. C’est mauvais pour le moral des troupes. » Nogusta avait plongé son regard dans celui, pâle et glacé, du vieillard. « A vos ordres, mon général. — Tu veux emmener Bison et Kebra avec toi ? — Non. Orendo était l’ami de Bison. J’irai seul. — N’était-il pas aussi ton ami ? »avait demandé Banelion en l’observant attentivement. « Vous voulez leurs têtes pour prouver que je les ai tués ? — Non. Ta parole me suffit bien assez », avait répondu Banelion. Nogusta était fier de cela. Il avait servi sous les ordres de Banelionpendant près de trente-cinq ans – presque toute sa vie d’adulte. Le général n’était pas du genre à faire des compliments, mais ses hommes lui obéissaient avec une loyauté de fer. Nogusta plongea son regard dans les flammes. La trahison d’Orendo l’avait vraiment surpris. Mais bon. Orendo se faisait renvoyer chez lui. Comme Bison et Kebra. Et même le Loup Blanc en personne. Le roi voulait se débarrasser des vieux. Ces mêmes vieux qui s’étaient battus pour son père, qui avaient sauvé les Drenaïs quand tout semblait perdu. Ces mêmes vieux qui avaient envahi Ventria et décimé les armées de l’empereur. Remerciés et mis à la retraite. C’était la rumeur. Orendo y avait cru et avait dévalisé le commerçant. Il était pourtant difficile de croire qu’il avait également participé au viol et qu’il avait tenté d’assassiner la fille. Mais les preuves étaient accablantes. Elle avait dit qu’il avait non seulement été l’instigateur du viol, mais que c’était lui aussi qui lui avait planté un couteau dans la poitrine. Nogusta regarda le feu d’un air sinistre. Ce crime l’avait-il choqué ? Sachant d’habitude bien juger les gens, il n’aurait pas imaginé Orendo capable d’un acte aussi vil. Mais bon, il avait appris, de nombreuses années auparavant, ce que des hommes bons étaient capables de faire. Il l’avait appris dans le feu, le sang et la mort. Il l’avait appris dans les rêves brisés et les espoirs anéantis. Il recouvrit le feu et rapprocha le lit de l’âtre. Il retira ses bottes et s’allongea avant de tirer les couvertures sur lui. Dehors, le vent hurlait. Il se réveilla à l’aube. La cabane était encore chaude. Il se leva et enfila ses bottes. Le feu n’était plus que braises ardentes. Il but longuement à sa cantine, mit son manteau, ramassa ses sacs de selle et sortit voir le hongre. Les pierres de l’âtre étaient chaudes, la température, dans l’appentis, bien au-dessus de zéro. — Comment vas-tu, mon garçon ? fit-il en caressant le cou de l’animal. (Le hongre lui donna un petit coup de museau.) On va les attraper aujourd’hui, et après je te ramène dans ton écurie bien chaude. De retour dans la cabane, il éteignit les restes du feu, avant d’en préparer un autre, prêt pour tout autre voyageur fatigué qui tomberait sur la cabane. Il sella le hongre et s’en alla au trot dans les bois d’hiver. Orendo regardait d’un air sombre les bijoux : des améthystes, desdiamants éclatants et des rubis, qui étincelaient dans sa main gantée. Il soupira, ouvrit le sac et les regarda retomber dans les ténèbres. — Moi, je vais acheter une ferme, déclara le jeune Cassin. Dans la plaine Sentrane. Une ferme laitière. J’ai toujours adoré le goût du lait frais. Le regard las d’Orendo vint se poser sur le jeune homme mince mais il ne fit aucun commentaire. — Pour quoi faire ? contra Eris, un guerrier barbu et imposant aux petits yeux noirs. La vie est trop courte pour qu’on s’achète un dur labeur. Qu’on me donne les bordels de Drenan et une belle petite maison sur les hauteurs de la sixième colline. Et une fille différente chaque jour de la semaine, menue, jolie et mince de hanches. Un silence s’installa parmi eux ; chacun se souvenait de la jolie fille menue qu’ils avaient assassinée dans la ville d’Usa. — On dirait bien qu’on n’aura plus de neige, ce soir, finit par dire Cassin. — La neige, c’est bon pour nous, fitOrendo. Ça couvre les traces. — Pourquoi quelqu’un serait-il déjà à nos trousses ? demanda Eris. Personne ne nous a vus chez le commerçant, et ils ne feront pas l’appel avant demain. — Ils vont envoyer Nogusta,dit Orendo en se penchant pour remettre un bout de bois dans le feu. La nuit avait été froide dans le ravin et il avait mal dormi, hanté par d’affreux rêves de mort et de souffrance. Ce qui n’aurait du être qu’un simple vol s’était transformé en une nuit de meurtre et de honte qu’il n’oublierait jamais. Il frotta ses yeux fatigués. — Et alors ? railla Eris. Nous sommes trois, et nous ne sommes pas exactement du menu fretin. S’ils envoient ce bâtard noir, je lui arracherai le cœur. Orendo réprima une réplique agacée. Il préféra se lever et se dirigea vers son compagnon plus grand et plus lourd. — Tu n’as jamais vu Nogusta en action, mon garçon. Prie pour que ça n’arrive jamais. (Il dépassa ses deux cadets, gagna un arbre proche et urina.) Cet homme est incroyable, fit-il par-dessus son épaule. J’étais avec lui autrefois, quand nous étions sur la piste de quatre tueurs dans les terres sathuliennes. Il sait voir les signes sur les rochers et peut suivre des traces qu’un limier serait incapable de repérer. Mais ce n’est pas ça qui le rend dangereux. Orendo continua d’uriner en de lentes giclées régulières : de la vapeur monta de la neige. Cela faisait plus d’un an que sa vessie lui faisait des problèmes, ce qui l’obligeait à pisser plusieurs fois par nuit. — Vous savez ce qui le rend dangereux ? leur demanda-t-il. Il n’y a aucune bravade en lui. Il bouge, il tue. C’est aussi simple et rapide que ça. Quand on a trouvé les tueurs, il est entré directement dans leur campement, et ils sont morts. Je vous le dis, c’était impressionnant. — Je sais, monta la voix sépulcrale de Nogusta. J’y étais. Orendo ne bougea pas d’un pouce. Une nausée lui monta au creux de l’estomac. Son urine se tarit instantanément. Il rattacha ses cuissardes et se retourna très lentement. Eris était étendu sur le dos, un couteau dans l’œil droit. Cassin était à côté de lui, une lame dans le cœur. — Je savais que ce serait toi qu’ils enverraient, dit Orendo. Comment as-tu fait pour nous trouver aussi vite ? — La fille s’en est sortie, répondit Nogusta. — La Source soit louée, fit Orendo dans un soupir. Tu es seul ? — Oui. L’épée du Noir était dans son fourreau, et il ne tenait pas de couteau de lancer. Ça n’a aucune importance, se dit Orendo. Je n’ai pas le niveau pour le battre. — J’en suis heureux. Je ne voudrais pas que Bison me voie en ce moment. Tu vas me ramener ? — Non, tu vas rester ici, avec tes amis. Orendo opina du chef. — Ce serait dommage de mettre un terme à une amitié de cette façon, Nogusta. Tu vas ramener nos têtes ? — Le Loup Blanc m’a dit que ma parole lui suffisait amplement. Orendo entrevit une petite lueur d’espoir. — Ecoute, mon vieux, je ne faisais que guetter. Je ne savais pas qu’il y aurait du vilain. Mais c’est arrivé. Il y a assez de bijoux dans ce sac pour se faire une vie… une vraie vie. Avec ces bijoux, on pourrait s’acheter un palais, toi et moi. (Nogusta hocha la tête.) Tu pourrais simplement leur dire que tu m’as tué. Et garder la moitié des bijoux. — C’est exactement ce que je vais leur dire. Car tu seras mort. Ce n’était pas toi, le guetteur, déclara tristement Nogusta. Tu as violé la fille, et tu l’as poignardée. C’est toi qui as fait ça. Tu dois payer. Orendo se dirigea vers le feu en enjambant les corps de ses compagnons. — Ils me renvoyaient chez moi, dit-il en s’agenouillant et en enlevant ses gants. (Le feu était chaud et il tendit les mains dans sa direction.) Qu’aurais-tu ressenti, toi ? Et Bison, que ressent-il ? (Il leva les yeux sur le grand guerrier.) Evidemment, pour toi, c’est différent, c’est ça ? Le champion. Le maître épéiste. Tu n’es pas tout à fait aussi vieux que nous. Personne ne t’a encore dit que tu étais inutile. Mais ça va venir, Nogusta. Ce jour viendra. (Il s’assit et plongea son regard dans les flammes.) Tu sais, on n’avait aucune intention de tuer le commerçant. Mais il s’est défendu et Eris l’a poignardé. Après, la fille a déboulé. Elle était en train de dormir, et elle portait des dessous transparents. J’ai encore du mal à croire que c’est arrivé. La pièce est devenue très froide. Je me rappelle de ça, et j’ai senti quelque chose me toucher. Ensuite, j’étais rempli de rage et de désir. C’était pareil pour les autres. On en a parlé, hier soir. (Il leva les yeux sur Nogusta.) Je te jure, Nogusta, que je crois que nous étions possédés. Le commerçant était peut-être un sorcier. Mais il y avait quelque chose de maléfique, là-bas. Ça nous a tous affectés. Tu me connais bien. Pendant toutes les années où nous avons combattu ensemble, je n’ai jamais violé personne. Jamais. — Mais tu l’as fait il y a trois soirs, dit Nogusta. Il s’avança et tira son épée. Orendo leva une main. — Si tu m’y autorises, je le ferai moi-même. Nogusta acquiesça et partit s’installer de l’autre côté du feu. Orendo tira lentement sa dague. Un instant, il envisagea de la lancer sur le Noir. Puis l’image de la fille lui revint à l’esprit, et il l’entendit le supplier de lui laisser la vie sauve. D’un geste vif, il passa la lame acérée sur son poignet gauche. Le sang coula immédiatement. — Il y a une bouteille de cognac dans mon sac de selle. Tu veux bien me la donner ? Nogusta s’exécuta et Orendo but à longs traits. — Je suis vraiment désolé pour la fille, fit le moribond. Elle va s’en remettre ? — Je ne sais pas. Orendo but encore, puis lança la bouteille à Nogusta. Le Noir but une grande goulée. — Tout est parti de travers, dit Orendo. Ne fais jamais confiance aux rois. C’est ce qu’on dit. Tout était si glorieux, à l’époque. On savait où on en était. Les Ventrians nous envahissaient, et nous, on ripostait. On savait pourquoi on se battait. (À présent, le sang faisait une flaque dans la neige.) Ensuite, l’enfant roi nous a convaincus d’envahir Ventria, pour forcer l’empereur à mettre un terme à la guerre. Pas d’ambitions territoriales, qu’il avait dit. Tout ce qu’il voulait, c’étaient la justice et la paix. Et on la cru, pas vrai ? Regarde-le, maintenant ! L’empereur Skanda, le soi-disant maître du monde. Et voilà qu’il veut envahir Cadia à présent. Mais, à part ça, il n’a pas d’ambitions territoriales. Oh que non… le salaud ! (Orendo s’allongea et Nogusta fit le tour du feu pour s’asseoir à côté de lui.) Tu te souviens du garçon que j’ai sauvé ? demanda Orendo. — Oui. C’était un geste magnifique. — Tu penses que ça va compter, pour moi ? Tu sais… si jamais le paradis existe ? — Je l’espère. Orendo soupira. — Je ne sens plus le froid, là. Tant mieux. J’ai toujours détesté le froid. Dis à Bison de ne pas me juger trop durement, d’accord ? – Je suis sûr qu’il n’en fera rien. La voix d’Orendo se fit traînante, puis il écarquilla brutalement les yeux. — Il y a des démons, fit-il subitement. Je les vois. Il y a des démons ! Et il mourut. Nogusta se leva, ramassa le sac de bijoux et rejoignit son cheval. Il leva les yeux vers le ciel bleu, clair et dégagé. Pas trace d’un nuage. Il se mit en selle, réunit les trois autres montures et repartit vers la ville. Il y avait des démons dans les airs au-dessus de la ville d’Usa, maigres et blancs comme des linges, aux longues griffes et aux crocs acérés. Des yeux ordinaires ne pouvaient pas les déceler, et ils paraissaient ne représenter aucune menace pour les gens normaux. Pourquoi sont-ils là, alors ? se demanda Ulmenetha. Pourquoi planent-ils au-dessus du palais ? La grosse prêtresse passa ses doigts boudinés dans ses cheveux blonds coupés court. Elle se leva de son lit, versa de l’eau dans une bassine et se rinça le visage. Rafraîchie, elle ouvrit silencieusement la porte communicante et entra dans la chambre à coucher de la reine. Axiana dormait, allongée sur le dos, un mince bras immaculé autour d’un oreiller de satin. Seulement quelques années auparavant, ce bras câlinait ainsi une peluche – une lionne borgne en laine. À présent, Axiana n’était plus une enfant. Ulmenetha soupira. En dépit de son gabarit, la prêtresse traversa silencieusement la chambre à coucher en jetant un regard plein d’affection sur Axiana, enceinte. Le visage de la reine brillait au clair de lune et, dans son sommeil, Ulmenetha parvint juste à discerner l’enfant qu’elle en était venue à aimer. — Puissent tes rêves être riches et joyeux, murmura-t-elle. Axiana ne remua pas. La grosse prêtresse gagna le balcon et sortitau clair de lune. Ses cheveux blonds striés de blanc luisaient comme l’argent sous les étoiles, et sa volumineuse chemise de nuit de coton blanc scintillait comme de la soie. Une table au plateau de marbre était posée sur le balcon, avec quatre chaises. Elle s’installa, ouvrit son sac de runes et le mit sur la table. Ulmenetha leva les yeux vers le ciel nocturne. Elle ne voyait que les étoiles luisantes. Sur sa gauche, un croissant de lune paraissait reposer en équilibre précaire sur la tour la plus élevée du temple veshin. Elle ferma les yeux et ouvrit ceux de son esprit. Les étoiles étaient encore là, à présent plus brillantes et plus distinctes, débarrassées de l’illusion due à l’astigmatisme humain et à l’atmosphère de la terre. De hautes montagnes étaient clairement visibles sur la face éloignée du croissant de lune. Mais ce n’était pas le ciel nocturne qu’Ulmenetha était venue contempler. Au-dessus du palais, trois formes recouvertes d’écailles planaient. Leur présence maléfique la cloîtrait dans son corps depuis maintenant des semaines, et elle ne souhaitait qu’une chose : voler librement. Mais, la dernière fois quelle avait essayé, les démons s’étaient rués sur elle en poussant des cris perçants dans le ciel. Ulmenetha avait failli ne jamais réintégrer son corps. Qui les avait invoqués, et pourquoi ? Elle rouvrit les yeux, détacha le cordon de son sac de runes et mit la main à l’intérieur ; ses doigts caressèrent les pierres qui s’y trouvaient. Elles étaient lisses, rondes et plates et, pendant quelques instants, elle continua de les remuer. Enfin, une pierre parut l’appeler, et elle la sortit du sac. Une coupe craquelée était peinte dessus. Ulmenetha se redressa sur sa chaise. La Jarre Brisée était une pierre qui indiquait la méfiance. Au mieux, elle préconisait la prudence dans les rapports avec des inconnus. Au pire, elle prévenait d’une traîtrise entre amis. Elle sortit deux feuilles de la poche de sa robe blanche. Elle en fit une boule qu’elle mit dans sa bouche et commença à mâcher. Les sucs étaient âcres et amers. Une douleur fusa dans sa tête et elle réprima un gémissement. À présent, des couleurs vives dansaient à la limite de son champ de vision, et elle se représenta la Jarre Brisée, se raccrochant à l’image et libérant son esprit de toute pensée consciente. Un serpent argenté ondula au-dessus et autour de la jarre, l’écrasant lentement. Soudain, la jarre se brisa. Les morceaux volèrent et déchirèrent le rideau du temps. Ulmenetha vit un ravin dissimulé par des arbres et quatre hommes. Axiana était là. Ulmenetha se vit s’agenouiller aux côtés de la reine, un bras protecteur passé sur son épaule. Les quatre hommes étaient des guerriers, et ils avaient formé un cercle autour d’Axiana, tournés vers l’extérieur et prêts à repousser quelque menace invisible. Un corbeau blanc planait au-dessus d’eux en battant silencieusement des ailes. Ulmenetha sentait qu’un mal colossal était sur le point de s’abattre sur le ravin. La vision commença à s’estomper. La prêtresse s’efforça de conserver cette image, mais celle-ci se replia sur elle-même, laissant la place à une nouvelle scène. Un feu de camp à proximité d’un lac gelé s’étendant entre de hautes montagnes. Un homme – grand –, assis dos tourné au lac. Derrière lui, une main noire et griffue transperça la glace, et une forme démoniaque se dégagea. Colossale et ailée, elle se dressa au clair de lune en clignant des yeux. Les grandes ailes se déployèrent, et le démon, en flottant, se rapprocha de l’homme assis au feu de camp. Il tendit un bras. Ulmenetha voulut crier, le prévenir, mais elle en fut incapable. Les griffes s’abattirent sur le dos de l’homme. Il se cabra, poussa un cri et s’écroula en avant. Sous les yeux d’Ulmenetha, le démon se mit à scintiller et son corps se transforma en une fumée noire qui s’insinua en tourbillonnant dans la plaie sanglante du mort. Puis le démon disparut, et l’homme se leva. Ulmenetha ne put voir son visage, car il était recouvert d’un capuchon. Il se tourna en direction du lac et leva les bras. Mille mains griffues transpercèrent la glace et s’élevèrent pour le saluer. Une fois de plus, la vision s’estompa, et elle vit un autel. Un homme nu à la barbe dorée y était attaché par des chaînes de fer. C’était le père d’Axiana, l’empereur assassiné. Une douce voix s’éleva, dont elle sentait qu’elle aurait dû la reconnaître, mais elle était voilée, tel un écho lointain. Maintenant, fit cette voix, le jour de la Résurrection est proche. Tu es le premier des Trois. L’empereur enchaîné était sur le point de parler lorsqu’une dague incurvée s’enfonça dans sa poitrine. Son corps eut un soubresaut. Ulmenetha cria – et la vision disparut. Elle se retrouva à fixer le mur nu et éclairé par la lune de la chambre à coucher royale. Ces visions n’avaient aucun sens. L’empereur n’avait pas été sacrifié. Il avait perdu la dernière bataille et avait fui avec ses aides. Il avait été massacré, c’est ce qu’on racontait, par des officiers de sa propre garde, des hommes dégoûtés par sa lâcheté. Pourquoi alors, l’avait-elle vu sacrifié ? La vision avait-elle été symbolique ? L’incident du lac gelé était absurde, lui aussi. Les démons ne vivaient pas sous la glace. Et la reine n’avait rien à faire dans un bois avec seulement quatre guerriers. Où étaient le roi et son armée ? Où étaient les gardes royaux ? Ecarte ces visions de ton esprit, se dit-elle. Il y a une faille quelque part. Ta préparation était peut-être imparfaite. Axiana gémit dans son sommeil. La prêtresse se porta à son chevet. — Calme-toi, mon chou, murmura-t-elle d’un ton apaisant. Tout va bien. Mais tout n’allait pas bien, Ulmenetha le savait. Les visions dues au lorassiumétaient certes mystérieuses, et pouvaient parfois être symboliques. Mais elles n’étaient cependant jamais fausses. Et qui étaient les quatre hommes ? Elle se remémora leurs visages. L’un d’entre eux était un Noir aux yeux bleus et brillants et le deuxième, un énorme chauve à la moustache blanche tombante. Le troisième était jeune et attirant. Le quatrième tenait un arc. Elle se souvint du corbeau blanc et un frisson la parcourut. Il y avait un signe qu’elle pouvait lire sans interprétation. Le corbeau blanc, c’était la Mort. Kebra l’Archer laissa tomber une petite pièce d’or dans la main de l’aubergiste outré. La colère du gros homme s’évanouit aussitôt. Il n’y avait pas de sensation au monde plus réconfortante que celle de l’or contre la peau. La fureur bouillonnante de voir ses meubles brisés et ses recettes diminuées se mua en légère irritation. L’aubergiste regarda l’archer. Celui-ci inspectait à présent les décombres. Ilbren avait longtemps étudié la nature humaine, etil était capable de jauger un homme rapidement et avec précision. Pourtant, l’amitié qui liait Kebra à Bison restait un mystère. L’archer était un homme méticuleux. Ses vêtements étaient toujours propres, tout comme ses mains et sa peau. Il était cultivé, parlait toujours calmement, et il était doué d’un rare talent pour faire de la place autour de lui, comme s’il détestait les foules et la proximité des corps. Bison, lui, était un malotru ignare et Ilbren le méprisait. C’était le genre d’homme à toujours boire deux verres de bière de plus qu’il ne pouvait le supporter, et qui ensuite devenait agressif. Les aubergistes détestaient ces clients-là. Ce qui sauvait Bison, cela dit, c’était que, pour en arriver aux deux derniers verres, il pouvait avaler toutes les réserves d’une auberge ; il s’efforçait d’ailleurs d’y parvenir. Naturellement, cela faisait faire de grands bénéfices. Ilbren se demandait comment Kebra pouvait tolérer un ami de cette espèce. — C’est lui qui a fait tout ça ? demanda Kebra en hochant latête. Deux longs bancs de table avaient été démolis, et plusieurs chaises brisées gisaient sur le plancher recouvert de sciure. La fenêtre du fond avait été fracassée de l’intérieur, et des tessons de verre étaient encore fichés dans le cadre. Un officier ventrian inconscient se faisait soigner près de cette fenêtre, et deux autres victimes, simples soldats, étaient assises près de l’entrée. Le sang coulait de la joue entaillée du premier alors que le second se tenait la tête, recouverte de bandages. — Tout ça et plus. On a déjà déblayé la vaisselle cassée et deux marmites tordues dont on ne pourra plus jamais se servir. — Eh bien, au moins personne n’est mort, dit Kebra d’un ton sombre et grave. Alors nous devons en être reconnaissants. L’aubergiste sourit et souleva un verre de vin en faisant signe à l’archer vêtu de gris de le rejoindre à une table proche. En même temps qu’ils s’installaient, il observa attentivement le visage de Kebra. Les traits profonds, comme s’il avait été sculpté dans la pierre, Kebra accusait chacun de ses cinquante-six ans. L’archer frotta ses yeux fatigués. — Bison est comme un enfant, expliqua-t-il. Quand les choses vont contre lui, il perd le contrôle. — Je ne sais pas comment ça a commencé, dit Ilbren. La première chose que j’ai vue arriver, c’est quand l’officier a volé dans les airs. Il a atterri sur cette table, là-bas, et il l’a complètement démolie. Deux soldats ventrians firent leur apparition avec un brancard. Tendrement, ils soulevèrent l’homme inconscient et l’y déposèrent, avant de l’emmener à l’extérieur. Un officier drenaï s’approcha de Kebra. C’était un vétéran, et Kebra le connaissait assez pour savoir que c’était un homme juste. — Vous feriez bien de le retrouver, et vite ! prévint-il Kebra. Le blessé est officier dans l’état-major de Malikada. Vous savez quelle sera la sentence s’il meurt. — Je le sais, monsieur. — Dieux ! Comme si on n’avait pas assez d’ennuis avec les Ventrians en ce moment, il faut en plus qu’un de nos hommes fracasse le crâne d’un de leurs officiers. (Le Drenaï se retourna vers l’aubergiste.) Je ne voulais pas vous insulter, Ilbren, dit-il. — Oh, je ne me sens pas insulté, pour sûr, répliqua le Ventrian, avec juste un soupçon de sarcasme. L’officier s’en alla lentement. — Je suis navré pour tous ces ennuis, Ilbren, dit Kebra. Est-ce que vous savez où est parti Bison ? — Je l’ignore. Il est assez vieux pour savoir qu’il ne faut pas provoquer… une telle dévastation. L’aubergiste remplit deux verres et en offrit un à Kebra. — Ça n’a pas été une bonne journée pour lui, confia doucement Kebra. Une bonne journée pour personne, d’ailleurs. Ilbren soupira. — J’ai entendu parler de la décision du roi. Nous en avons tous entendu parler. Prenez ça comme vous voulez, mais vous allez me manquer. (Il sourit.) Même Bison va me manquer. (Il fixa l’archer aux cheveux blancs.) Mais bon,la guerre, c’est pour les jeunes, pas vrai ? Ça fait bien longtemps que vous auriez dû vous installer avec une femme pour élever des fils. Kebra ignora ce commentaire. — Par où Bison est-il parti ? — Je n’ai pas vu. Kebra s’en alla et passa devant les blessés, près de la porte. — Ce n’était qu’une mauvaise blague, dit le soldat à la tête bandée. Et après, il est devenu fou furieux. — Laisse-moi deviner, dit Kebra. Une remarque sur son âge,c’est ça ? Le jeune soldat eut subitement l’air penaud. — Ce n’était qu’une blague, répéta-t-il. — Eh bien, je suis sûr que Bison ne l’a pas trop prise au sérieux. — Comment pouvez-vous dire ça ? tempêta le deuxième soldat. Regardez ce qu’il a fait à mon visage. Du sang coulait encore de sa joue enflée, son œil droit était étroitement fermé et un renflement violet lui distendait la paupière. — Je peux dire ça parce que tu es encore en vie,mon garçon, répondit froidement Kebra. Est-ce que quelqu’un a vu la direction qu’il a prise ? Les deux hommes secouèrent la tête et Kebra sortit dans la lumière d’hiver faiblissante. Sur la place du marché, les commerçants empaquetaient leurs affaires, et les enfants jouaient près de la fontaine gelée. Ils ramassaient de laneige pour en faire des bouleset se les lancer. Un grand Noir vêtu d’un long manteau sombre s’avança dans la foule. Les enfants s’arrêtèrent de jouer pour le regarder. Puis l’un d’entre eux se déplaça silencieusement derrière lui, une boule de neige dans sa main levée. — Ce n’est pas une bonne idée, mon enfant, fit le Noir sans regarder derrière lui. Parce que si tu la lances, je vais être obligé de… (Il se retourna brusquement.)… te trancher la tête ! Terrifié, le garçon laissa tomber la boule de neige et partit rejoindre ses amis en courant. Le Noir gloussa et se dirigea à grands pas vers l’endroit où l’attendait Kebra. — Si je comprends bien, il n’était pas dans la caserne, dit Kebra. Nogusta hocha la tête. — Ils ne l’ont pas vu. Les deux hommes formaient un couple incongru : ils s’éloignèrent ensemble, Nogusta noir et puissant, Kebra sec comme un coup de trique, pâle, les cheveux blancs. Ils coupèrent par des rues étroites et gagnèrent un petit restaurant qui dominait le fleuve. Ils choisirent une table près du feu et commandèrent un repas. Nogusta retira son manteau et le gilet en peau de chèvre qu’il portait dessous, et s’assit, mains tendues vers le feu. — Pour ma part, je serai content de quitter ce pays glacé. Pourquoi Bison est-il si déprimé ? N’a-t-il pas trois femmes qui l’attendent, chez lui ? — Ça suffirait à déprimer n’importe qui, répliqua Kebra en souriant. Ils mangèrent dans un silence amical et Nogusta mit une autre bûche dans le feu. — Pourquoi est-il déprimé ? demanda-t-il à nouveau comme ils finissaient leur repas. Dans la vie d’un homme, le moment vient forcément où il se fait trop vieux pour être soldat, et ça fait bien longtemps que nous avons passé cet âge. Et le roi a offert une bourse pleine d’or à tous les soldats, ainsi qu’un titre de propriété qui sera valable lorsqu’ils retourneront à Drenan. À lui tout seul, ce titre vaut cent pièces d’or. Kebra réfléchit à la question. — Il fut un temps, dit-il, où je pouvais tirer mieux que n’importe quel archer au monde. Puis, au fil des années, j’ai remarqué que je ne pouvais plus lire les petits caractères. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à penser à rentrer chez moi. Tout a une fin. Mais Bison n’est pas un penseur. De son point de vue, le roi vient juste de lui dire qu’il n’est plus un homme. Et ça lui fait mal. — Il y a de la douleur pour chacun d’entre eux, dit Nogusta. Le Loup Blanc va raccompagner presque deux mille hommes. Tous vont se sentir un peu rejetés. Mais nous sommes en vie, Kebra. J’ai combattu pour le père du roi – tout comme toi – et j’ai porté mon épée pendant trente-cinq années de conflit. Maintenant, je suis fatigué. Les longues marches pèsent lourd, sur de vieux os. Même Bison doit le reconnaître. Kebra hocha la tête. — Bison ne reconnaît rien du tout. Tu aurais du voir sa tête quand ils ont fait l’appel. Il n’arrivait pas à croire qu’il avait été choisi. J’étais à côté de lui. Tu sais ce qu’il a dit ? « Comment peuvent-ils me renvoyer avec tous les vieillards ? » J’ai ri, c’est tout. Pendant un instant, j’ai cru qu’il plaisantait. Mais ce n’était pas le cas. Il croit encore qu’il a vingt-cinq ans. (Il jura doucement.) Pourquoi a-t-il fallu qu’il frappe un Ventrian ? Et s’il meurt ? — S’il meurt, ils pendront Bison, déclara Nogusta. Ce n’est pas franchement une pensée réjouissante. Pourquoi a-t-il frappé cet homme ? — Parce qu’il avait fait une blague sur son âge. — Et les autres ? — Aucune idée. On le lui demandera quand on le trouvera. L’officier était un des hommes de Malikada. — C’est encore pire, fit Nogusta. Il pourrait demander une pendaison dans tous les cas. C’est un homme dur. — Le Loup Blanc ne le permettrait jamais. — Les temps changent, Kebra. Le Loup Blanc se fait renvoyer chez lui comme nous tous. Je doute qu’il ait le pouvoir de s’opposer à Malikada. — Maudit soit Bison, fit brusquement Kebra. Il a toujours créé des problèmes. Tu te rappelles quand il a volé le cochon, avec Orendo… ? (L’archer baissa d’un ton.) Pardon, mon ami, voilà qui était maladroit. Nogusta haussa les épaules. — Orendo a participé à un viol et à un meurtre. Je suis triste qu’il soit mort, mais il a été victime de ses propres actes. — C’est bizarre, cela dit, fit Kebra. Je juge assez bien les gens, et je n’aurais jamais cru Orendo capable d’une chose pareille. — Moi non plus. Où devrions-nous chercher Bison ? demanda Nogusta pour changer de sujet. Kebra haussa les épaules. — Il était ivre quand il a démoli ces hommes. Tu connais Bison. Après une bagarre, il part chercher une femme. Il doit y avoir deux cents bordels à portée de jambes. Je n’ai pas l’intention de passer la nuit à les écumer. Nogusta opina du bonnet, puis fit un grand sourire. — On pourrait n’en essayer qu’un seul, néanmoins, dit-il. — Pour quoi faire ? Les chances de le retrouver sont infimes. Nogusta se pencha en avant et posa la main sur l’épaule de sonami. — Je ne pensais pas à retrouverBison, fit-il. Je pensais à une peau douce et à un lit bien chaud. Kebra hocha la tête. — Je pense que je vais rentrer à la caserne. J’ai un lit bien chaud, là-bas. Nogusta soupira. — Bison refuse de vieillir, et toi tu refuses de rester jeune. Vraiment, vous êtes un mystère pour moi, vous les Blancs. — La vie serait monotone, sans mystères, dit Kebra. Après que Nogusta fut parti, il commanda un autre verre de vin, avant de faire la longue route qui conduisait à la caserne. La chambre qu’il partageait avec Nogusta et Bison était froide et vide. Le lit de Bison était défait, les couvertures empilées à côté. Le Cal en Chef ne faisait plus d’inspections et, sans la menace de se faire punir, Bison avait de nouveau adopté un comportement négligé. Le lit de Nogusta était soigneusement fait, mais il y avait laissé une tunique. La paillasse de Kebra était immaculée. Les couvertures étaient pliées au carré, l’oreiller posé dessus et le drap bien remonté avec les rebords rabattus sur un pli à l’horizontalité parfaite. Kebra se dirigea vers l’âtre et alluma le feu. Il avait nettoyé les cendres et l’avait préparé à nouveau le matin même. Le bois d’allumage était disposé dans une symétrie parachevée. À ce moment, Nogusta serait allongé aux côtés d’une grosse putain en sueur. Il serait, peut-être, le vingtième homme pour lequel elle écarterait les jambes ce jour-là. Kebra frémit. Cette pensée était écœurante. Il trottina en silence jusqu’aux bains. Les chaudières n’avaient pas été allumées, et l’eau était froide. Kebra se déshabilla quand même et s’immergea en se frottant avec du savon. Il n’y avait pas de serviettes propres sur les égouttoirs. À présent agacé, il fouilla dans le grand panier à linge sale et tamponna son corps gelé avec la plus propre des serviettes déjà utilisées. La perte de discipline perturbait l’archer. Ses vêtements sur le bras, il retourna dans la chambre et s’assit devant le feu, tout tremblant. Puis il sortit une chemise de nuit de son coffre et l’enfila. Elle était fraîche et propre, d’un coton soyeux. Cela le rasséréna. Les paroles d’Ilbren le hantaient. « Ça fait bien longtemps que vous auriez dû vous installer avec une femme pour élever des fils. » Ces mots pesaient comme une pierre sur le cœur de Kebra. La plupart des clients de Palima la considéraient comme une putain au cœur d’or. C’était une vue quelle cultivait, surtout depuis qu’elle vieillissait : l’âge et les lois de la gravité conspiraient pour lui ravager les traits. La vérité était bien plus sévère : le cœur de Palima étaitcomme l’or : froid, dur et bien caché. Elle était allongée sur son lit et observait la silhouette imposante plantée devant la fenêtre. Elle connaissait bien Bison, ce géant généreux que ni l’imagination ni l’intellect n’entravaient. Il avait des besoins simples, ses exigences étaient limitées et son énergie, prodigieuse. Depuis un an à présent – depuis que les Drenaïs avaient pris la ville –, il était venu la voir au moins une fois par semaine. Il payait bien, ne l’embarrassait jamais de potins ni de promesses, et restait rarement plus longtemps qu’il ne le fallait. Ce soir-là, c’était différent. Il était venu dans son lit et s’était collé tout contre elle. Puis il s’était endormi. D’habitude, Bison payait une pièce d’argent en partant. Pourtant, ce soir-là, il lui avait donné un demi-raq d’or juste après son arrivée. Palima avait essayé de l’exciter – ce qui n’était généralement pas tâche difficile. Mais Bison n’était pas d’humeur à faire l’amour. Cela ne gênait pas Palima. Si un homme voulait payer un câlin avec une pièce d’or, elle était plus qu’heureuse de rendre service. Il avait dormi par à-coups pendant deux heures en la tenant près de lui. Puis il s’était habillé et s’était mis devant la fenêtre. Cela faisait quelque temps, maintenant, que Bison était là à la lueur de la lanterne. C’était un homme énorme, avec de grandes épaules tombantes et de longs bras musclés. Nonchalamment, il tirait sur sa moustache de morse, blanche et hirsute. — Reviens dans le lit, mon chéri, dit-elle. Laisse Palima lancer ses sorts. — Pas ce soir, répondit-il. — Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle. Tu peux le dire à Palima. Il se tourna vers elle. — Quel âge me donnes-tu ? demanda-t-il subitement. Soixante-cinq ans bien tassés, se dit-elle en fixant son crâne chauveet sa moustache blanche. Les hommes sont vraiment des gosses. — Quarante ans, peut-être, lui répondit-elle. Il parut satisfait de la réponse, et elle le vit se détendre. — Je suis plus vieux que ça, mais je ne le sens pas. Ils me renvoient chez moi, fit-il. Tous les vieux rentrent chez eux. — Et tu ne veux pas rentrer chez toi ? — J’étais un des premiers à rejoindre le Loup Blanc, déclara-t-il. À l’époque où Drenan était assiégé de tous côtés et où l’armée du roi s’est fait décimer. On les a tous battus, tu sais. Les uns après les autres. Quand j’étais petit, mon pays était dirigé de loin. On n’était que des paysans. Mais on a changé le monde. L’empire du roi s’étend sur… (Il donna l’impression de lutter un instant avec les calculs.)… des milliers de kilomètres, conclut-il sans conviction. — C’est le plus grand roi à avoir jamais vécu, dit-elle doucement en espérant que c’était ce qu’il voulait entendre. — Son père était encore plus grand, dit Bison. Il a construit à partir de rien. Je l’ai servi pendant vingt-trois ans. Et l’enfant roi vingt de plus. J’ai participé à vingt-six grandes batailles. Voilà. Vingt-six. Qu’est-ce que tu dis de ça ? — Ça fait beaucoup de batailles, reconnut-elle, sans savoir où allait la conversation. Reviens dans le lit. — Ça fait beaucoup de batailles, pour sûr. J’ai été blessé onze fois. Et maintenant, ils ne veulent plus de moi. On est dix-huit cents dans le même cas. Merci et au revoir. Voilà un sac d’or. Rentre chez toi. C’est où, chez moi, hein ? (Il soupira et se dirigea vers le lit, qui craqua sous le poids de son énorme carcasse.) Je ne sais pas quoi faire, Palima. — Tu es fort. Tu peux faire tout ce que tu veux. Aller où tu veux. — Mais je veux rester dans l’armée. Je suis fait pour les premières lignes ! Voilà ce que je suis. Voilà ce que je veux. Elle s’assit et prit son visage dans ses mains. — Parfois – le plus souvent –, on n’a pas ce qu’on veut. On a même rarement ce qu’on mérite. On a ce qu’on a. C’est tout. Hier a disparu, Bison. Il ne reviendra jamais. Demain n’a pas encore eu lieu. Ce qu’on a, c’est maintenant. Et tu sais ce qui est réel ? (Elle lui prit les mains et les posa sur son sein nu, appuyant ses doigts sur sa peau.) Ça, c’est réel. Bison. Noussommes réels. Et en ce moment, noussommes tout ce que nous avons. Sa main retomba, et il se pencha pour lui embrasser la joue. Il n’avait jamais fait ça avant. En fait, elle était incapable de se souvenir de la dernière fois où un homme lui avait embrassé la joue. Puis il se leva. — Je ferais mieux de rentrer, dit-il. — Pourquoi ne pas rester ? Je te connais, Bison. Tu te sentiras mieux après. Tu te sens toujours mieux, après. — Oui, c’est vrai. Tu es la meilleure, tu sais. Et je parle après avoir passé une vie à être obligé de payer pour ça. Mais il faut que je parte. On va m’inculper. La garde est probablement en train de me chercher. — Qu’est-ce que tu as fait ? — J’ai perdu mon calme. Tapoté quelques soldats. — Tapoté ? — Bon, peut-être un peu plus que tapoté. Il y en a un qui s’est moqué de moi. Sale Ventrian ! Il a dit que l’armée se porterait mieux sans les barbes grises. Je l’ai soulevé et je l’ai jeté comme une lance. C’était vraiment drôle. Mais il a atterri sur une table et il l’a cassée avec sa tête. Ça a énervé les soldats drenaïs qui mangeaient là. Alors je les ai tous tapotés. — Combien étaient-ils ? — Seulement cinq, environ. Je n’ai pas vraiment fait mal à qui que ce soit. Enfin, pas grièvement. (Il sourit.) Enfin, pas trèsgrièvement. Mais on va m’inculper. — Quel genre de punition va-t-on t’infliger ? — Je ne sais pas… dix coups de fouets. (Il haussa les épaules.) Vingt. Pas de problème. Palima se leva du lit et se tint nue devant lui. — Qu’est-ce que tu as ressenti quand tu les tapotais ? demanda-t-elle. — C’était… bon, reconnut-il. — Tu te sentais viril ? — Oui. Je me sentais jeune à nouveau. Elle fit glisser sa main sur sa jambière. — Viril, murmura-t-elle d’une voix rauque. Elle le sentit se durcir à son toucher. — Et comment te sens-tu, maintenant ? Il poussa un long soupir. — Viril, répondit-il. Mais ils ne veulent plus que je sois un homme. Au revoir, Palima. Sans dire un mot de plus, il partit dans la nuit. Palima le regarda par la fenêtre. — Maudit sois-tu, toi et toute ta race. Drenaï, murmura-t-elle. Pars et crève ! Banelion, le légendaire Loup Blanc, réunit ses cartes et les rangea soigneusement dans un coffre aux bandes de bronze. Grand et mince, ses longs cheveux blancs attachés à la base du cou, le général avait des gestes vifs et précis ; il referma le coffre avec l’expertise d’une vie passée dans l’armée. Tout était méticuleusement à sa place. Les cartes étaient classées dans l’ordre où ils en auraient besoin au cours de la traversée de deux mille kilomètres jusqu’au port occidental. Avec elles se trouvaient les listes des tribus et de leurs chefs, des étapes, des forteresses et des villes qui étaient sur le chemin. Comme pour tout ce qu’il entreprenait, le voyage de retour chez lui serait minutieusement préparé. De l’autre côté du large bureau, un jeune officier en armure complète d’or et de bronze observait le général. Le vieillard releva la tête et lui fit un rapide sourire. — Pourquoi es-tu si triste, Dagorian ? Le jeune prit une longue inspiration. — Tout ça n’est pas bien, monsieur. — Ne dis pas de bêtises. Regarde-moi. Qu’est-ce que tu vois ? Dagorian regarda le général aux cheveux blancs. Tanné par lesoleil du désert et les vents d’hiver, le visage du Loup Blanc était ridé et couturé. Sous ses sourcils blancs et hirsutes, ses yeux étaient pâles et brillants – des yeux qui avaient vu tomber des empires et des armées en déroute. — Je vois le plus grand général qui ait jamais vécu, répondit le jeune homme. Banelion sourit. Il était véritablement touché par l’affection de l’officier, et il pensa un instant au père de ce garçon. Ils étaient si différents, tous les deux. Catoris avait été froid, dur, ambitieux et impitoyable. Son fils était infiniment plus agréable, loyal etconstant. La seule vertu qu’il partageait avec son père, c’était son courage. — Ah, Dagorian, ce que tu devrais voir, c’est un homme qui a passé ses soixante-dix ans depuis deux années. Mais toi, tu regardes ce qui était, mon garçon. Pas ce qui est. Je vais être honnête avec toi, je suis déçu. Et pourtant, je ne pense pas que le roi fasse une erreur. Tout comme moi, les soldats qui ont marché les premiers sur l’empire Ventrian se font vieux, à présent. Dix-huit cents hommes de plus de cinquante ans. Il y en a deux cents parmi eux qui ne reverront plus jamais leurs soixante ans. Le roi n’en a que trente-cinq, et il veut traverser le grand fleuve pour conquérir Cadia. Tous les rapports suggèrent qu’une telle guerre durera cinq ans ou plus. L’armée va devoir traverser des déserts et des montagnes, patauger dans des fleuves infestés de crocodiles, se frayer un chemin dans des jungles. Elle aura besoin d’hommes jeunes pour une telle entreprise. Et il y en a parmi les plus âgés qui ont hâte de rentrer chez eux. Dagorian retira son heaume noir et or, et passa sa main d’un air absent sur le plumet de crin blanc. — Je ne doute pas que vous ayez raison au sujet des autres soldats âgés, monsieur. Mais pas au vôtre. Sans vous, certaines batailles auraient été… Le Loup Blanc porta un doigt à ses lèvres d’un geste vif et violent. — J’ai mené toutes mes batailles. Maintenant, je vais rentrer à la maison et profiter de ma retraite. J’élèverai des chevaux et je regarderai le soleil se lever sur les montagnes. J’attendrai les nouvelles des victoires du roi, et je les fêterai tranquillement chez moi. J’ai servi Skanda de la même façon que j’ai servi son père. Bien, loyalement, et au mieux de mes considérables capacités. Maintenant, j’ai besoin d’une bouffée d’air. Viens avec moi dans le jardin. Banelion passa une cape en peau de chèvre autour de ses épaules, poussa la porte et sortit à grandes enjambées dans le jardin recouvert de neige. On ne pouvait plus distinguer le chemin pavé, mais les statues qui le flanquaient indiquaient la route. Les deux hommes dépassèrent la fontaine gelée en faisant crisser la neige sous leurs pas. Les statues représentaient toutes des guerriers ventrians, dressés telles des sentinelles, lances pointées vers le ciel. Le vieillard prit le bras de Dagorian et se rapprocha de lui. — Il est temps que tu apprennes à tenir ta langue, jeune homme, dit-il à voix basse. Chaque murmure prononcé dans le palais est rapporté au roi et à ses nouveaux conseillers. Les murs sont creux, et ceux qui écoutent consignent chaque phrase. Tu comprends ? — Même vous, ils vous espionnent ? Je n’arrive pas à y croire. — Crois-y. Skanda n’est plus l’enfant toi qui nous a tous enchantés. C’est un homme, impitoyable et ambitieux. Il est déterminé à conquérir le monde. Et il va probablement y parvenir. Si ses nouveaux alliés sont aussi dignes de confiance qu’il le pense. — Vous doutez du prince Malikada ? Banelion sourit et conduisit le jeune homme autour du lac gelé. — Je n’ai aucune raison de douter de lui. Ou de son magicien. La discipline des cavaliers de Malikada est superbe, et ses hommes se battent bien. Mais ce n’est pas un Drenaï, et le roi a grande confiance en lui. (De l’autre côté du lac, ils arrivèrent à une arche de pierre, sous laquelle se trouvait le buste d’un beau jeune homme à la barbe fourchue et au front haut et tombant.) Tu sais qui c’est ? demanda Banelion. — Non, monsieur. Un noble ventrian ? — C’est le général Bodasen. Il est mort il y a trois cent cinquante ans. C’était le plus grand général que les Ventrians aient jamais eu. C’est lui – avec Gorben – qui a posé les fondations de leur empire. Le vieil homme frémit et resserra sa cape autour de lui. Dagorian regarda intensément la pierre blanche du buste. — J’ai lu les histoires, monsieur. On le décrit comme un soldat peu habile. C’est Gorben dont on a dit qu’il avait conduit l’armée à la victoire. Banelion s’esclaffa. — Tout comme Skanda. Et dans les mois à venir, tu entendras la même chose à mon propos. C’est comme ça que marche le monde, Dagorian. Ce sont les rois vainqueurs qui écrivent les histoires. Rentrons, à présent, car ce froid est en train de me ronger les os. Une fois de retour à l’intérieur, Dagorian couvrit le feu et le général s’installa devant en se frottant les mains. — Alors dis-moi, fit-il, est-ce qu’ils ont retrouvé Bison ? — Non, monsieur. Ils sont en train d’écumer les bordels. L’homme au crâne fracassé est sorti de l’inconscience. Les chirurgiens affirment qu’il ne mourra pas. — C’est une bénédiction. Je détesterais avoir à pendre Bison. — Il est avec vous depuis le début, si j’ai bien compris. — Oui, depuis le début, quand le vieux roi n’était encore qu’un jeune prince, et que le royaume était en ruine. Une époque de feu et de sang, Dagorian. Je ne voudrais pas la revivre. Bison en est – comme moi – une relique. Il ne reste plus beaucoup d’entre nous. — Qu’est-ce que vous allez faire, lorsque vous l’aurez retrouvé ? — Dix coups de fouet. Mais ne l’attache pas au poteau. Ça froisserait sa dignité. Il y restera et il s’y tiendra. Son dos saignera, et tu ne l’entendras pas faire un bruit. — Si je comprends bien, vous aimez bien cet homme. Banelion secoua la tête. — Je ne peux pas le supporter. Il a la force d’un taureau, et la cervelle qui va avec. Il me reste encore à rencontrer un affreux plus irritant et moins discipliné que lui. Mais il symbolise la force, le courage et la volonté qui nous ont fait traverser le monde. Un homme capable de déplacer les montagnes, Dagorian. Tu ferais mieux de te reposer un peu, à présent. Nous finirons demain matin. — À vos ordres, monsieur. Je peux aller vous chercher un peu de vin chaud, avant que vous ne vous retiriez ? — Le vin ne me réussit pas, ces jours-ci. Mais un lait chaud et du miel ne seraient pas de refus. Dagorian salua, s’inclina et quitta la pièce. Chapitre 2 La discipline du régiment se respectait comme un rituel. Les deux mille hommes, dans leurs armures noir et or, occupaient un carré géant dans la cour de la caserne. Au centre, les vingt officiers supérieurs attendaient et, assis derrière eux sous un dais, le Loup Blanc. Il ne portait pas d’armure, mais était vêtu d’une tunique simple de laine grise, de jambières et de bottes noires. Une cape à capuchon en peau de chèvre lui entourait les épaules. Bison se fit conduire à l’extérieur, dans la matinée claire et dégagée. La poitrine du lourd géant avait été dénudée, et Dagorian comprit subitement d’où lui venait son étrange surnom. Il avait le crâne complètement chauve, mais d’épais cheveux noirs et bouclés lui poussaient sur le cou et tombaient sur ses épaules massives. Il ressemble plus à un ours qu’à un bison, toutefois, se dit Dagorian. Le regard sombre du jeune officier partit se poser sur les hommes qui marchaient avec Bison. L’un d’entre eux était Kebra, le célèbre archer, qui avait autrefois sauvé la vie du roi en tirant un trait dans l’œil d’un lancier ventrian. L’autre était le Noir aux yeux bleus, Nogusta, épéiste et jongleur. Dagorian l’avait déjà observé garder sept couteaux tranchants comme des rasoirs dans les airs avant de les projeter un par un sur une cible. Ils marchaient droit, la tête haute. Bison lança une plaisanterie à un des hommes du premier rang. — Silence ! cria un officier. Bison s’approcha du poteau où il allait se faire fouetter et prit place aux côtés du soldat mince et au visage de faucon à qui on avait ordonné d’exécuter la sentence. L’homme avait l’air mal à l’aise et transpirait en dépit de la fraîcheur matinale. — Contente-toi de t’y mettre, dit aimablement Bison. Je ne t’en tiendrai aucune rigueur. L’homme eut un faible sourire soulagé. — Que le prisonnier s’approche, intima le Loup Blanc. Bison s’avança et salua maladroitement. — As-tu quelque chose à dire avant que nous n’exécutions la sentence ? — Non, monsieur ! tonna Bison. — Tu sais ce qu’il y a de spécial, chez toi ? demanda le général. — Non, monsieur ! — Absolument rien, fit le Loup Blanc. Tu es un misérable dénué de discipline et l’homme le plus maladroit à avoir jamais servi sous mes ordres. Pour une pièce de cuivre, je pourrais te pendre et en finir avec toi. Maintenant, gagne le poteau. Ce froid me gèle les os. Sur ce, il remonta le capuchon de peau de chèvre sur sa tête et s’emmitoufla dans sa cape. — À vos ordres, monsieur ! Bison pivota sur ses talons et retourna au poteau ; il leva les bras pour en étreindre le bois. L’homme au fouet détacha la lanière qui retenait les cinq mèches et les fit claquer dans le vide. Puis il haussa deux fois les épaules et se mit en position. Il mit le bras en arrière. — Un instant ! fit une voix impérieuse. Le soldat s’immobilisa. Dagorian se retourna et vit un petit groupe d’hommes qui s’avançaient d’un pas décidé dans la cour de la caserne. Tous étaient des officiers ventrians équipés de plastrons dorés et affublés de capes rouges. Le prince Malikada se trouvait en leur centre ; il était le général du roi, un grand noble élancé qui avait été choisi pour remplacer le Loup Blanc. À ses côtés : son champion, l’épéiste Antikas Karios. Un renard et un cobra, se dit Dagorian. Les deux hommes étaient minces et gracieux, mais la puissance de Malikada résidait dans ses yeux, noirs et troublants, luisants d’intelligence, tandis qu’Antikas Karios irradiait la force physique, bâtie sur une vitesse de frappe inhumaine. Malikada s’avança sous le dais et s’inclina devant le général. Ses cheveux étaient d’un noir de jais, mais sa barbe avait été teinte de stries tressées de fils dorés. Dagorian l’observa de près. — Salutations, seigneur Banelion, fit Malikada. — Ce n’est pas vraiment l’heure des visites, déclara Banelion. Mais vous êtes des plus bienvenus, mon prince. — C’est tout à faitl’heure, général, répliqua Malikada dans un grand sourire. Un de mes hommes est sur le point de se faire punir de façon inadéquate. — Un de voshommes ? s’enquit doucement le Loup Blanc. Dagorian sentit la tension monter parmi les officiers, mais personnene bougea. — Exactement, un de mes hommes. Vous étiez présent lorsque le roi – que la gloire soit sur son nom – a fait de moi votre successeur. À mon souvenir, vous êtes à présent un citoyen privé de l’empire, sur le point de rentrer chez lui pour jouir de sa retraite. (Malikada se retourna brusquement.) Et cet homme a été accusé d’avoir frappé un de mes officiers. Cela, comme je suis sûr que vous en êtes bien conscient, est un crime capital. Il sera pendu. Un murmure de colère retentit dans les rangs. Banelion se leva. — Bien sûr, qu’il sera pendu – à condition d’être condamné, fit-il d’un ton glacial. Mais je le considère à présent non coupable et – en son nom – je demande un jugement par le combat. Ceci est la loi drenaïe, instaurée par le roi en personne. Désirez-vous la réfuter ? Le sourire de Malikada s’élargit, et Dagorian réalisa à ce moment-là que c’était exactement ce que le Ventrian voulait. L’épéiste, Antikas, ôtait déjà son manteau et débouclait son plastron. — La loi du roi est juste, déclara Malikada en levant le bras gauche et en claquant des doigts. (Antikas s’avança, tira son épée et la fit tournoyer au soleil.) Lequel de vos… anciens… officiers se mesurera à Antikas Karios ? Il me semble que votre aide, Dagorian, est considéré comme étant un très bon épéiste. — Tout à fait, confirma Banelion. Dagorian sentit la peur lui déchirer les entrailles. Il n’était pas de taille face au Ventrian. Il ravala la bile qui lui montait dans la gorge et s’efforça de ne laisser trahir aucune émotion. Il releva les veux et vit Antikas Karios qui le dévisageait. Il n’y avait pas l’ombre d’un ricanement, pas l’ombre d’une moquerie sur son visage. L’homme se contentait de le toiser. Quelque part, cela le fit se sentir encore plus mal. Banelion se leva de son siège et fit signe à Nogusta de s’avancer. Le Noir s’approcha du dais, salua et s’inclina. — Défendras-tu l’honneur de ton camarade ? demanda le LoupBlanc. — Mais bien sûr, mon général. Le soulagement de Dagorian fut intense, et il rougit en voyant un petit sourire apparaître aux lèvres de l’épéiste ventrian. — Ceci n’est pas convenable, dit Malikada d’un ton doucereux. Un homme du rang se confronter au meilleur des épéistes ? Un sauvage noir, de surcroît ? Non, je ne pense pas. (Il se tourna vers un autre officier ventrian, un grand homme à la longue barbe dorée, crêpée en vagues horizontales.) Cerez, tu veux bien nous montrer tes talents ? L’homme s’inclina. Plus large d’épaules qu’Antikas, qui était sec comme un coup de trique, Cerez faisait montre de la même économie de mouvements et de la grâce féline commune à tous les épéistes. Malikada posa son regard sur Banelion. — Avec votre permission, général, cet étudiant d’Antikas Karios prendra sa place. — Comme vous le désirez, fit Banelion. Nogusta s’avança. — Souhaitez-vous que je le tue, ou que je me contente de le désarmer, mon général ? — Tue-le, répondit Banelion. Et fais-le rapidement. Mon petit déjeuner m’attend. Les deux hommes ôtèrent leurs armures et se mirent torse nu, avant de se placer d’un pas décidé au centre de la cour de la caserne. Nogusta leva son épée pour saluer. Cerez attaqua immédiatement, lançant une botte rapide comme l’éclair. Nogusta para aisément. — Ça, ce n’était pas courtois, murmura Nogusta, mais je te tuerai quand même proprement. Leurs lames se heurtèrent violemment ; Cerez chargeait en maniant son épée incurvée avec une rapidité époustouflante. Mais le Noir parait chaque coup. Cerez recula. Dagorian observait attentivement le duel. Le Ventrian avait trente ans de moins, et il était rapide. Mais il n’y avait pas un iota de graisse sur la puissante charpente de Nogusta, et sa grande expérience lui permettait de décrypter les mouvements de son adversaire. Dagorian jeta un œil sur Antikas Karios. Les yeux noirs et encapuchonnés du champion ne rataient rien de ce qui se passait, et il se pencha pour dire quelque chose à Malikada. Les deux guerriers se tournaient autour, à présent, à la recherche d’une ouverture. L’action avait été vive, et il était flagrant que le Noir, bien que doué, fatiguait. Cerez faillit l’avoir en ripostant subitement, et sa lame s’approcha bien près de la joue de Nogusta. Soudain, celui-ci parut trébucher. Cerez se fendit – et il réalisa à cet instant qu’il venait de se faire duper ! Pivotant prestement sur ses talons, tout signe de fatigue désormais disparu, Nogusta s’esquiva loin de la lame, et son épée vint se ficher dans la barbe dorée de son adversaire, avant de s’enfoncer profondément dans sa gorge. Cerez trébucha et tomba à genoux. Le sang giclait de sa blessure. Il laissa tomber son épée et tenta d’endiguer la vie qui s’écoulait de sa jugulaire tranchée. Lentement, il bascula en avant, tressaillit une fois et ne bougea plus. Nogusta recula dans la cour de la caserne et s’inclina devant le Loup Blanc. — Comme vous l’avez ordonné, seigneur, voilà qui est fait. Le Loup Blanc se leva, ignorant la fureur de Malikada. — Le prisonnier n’est pas coupable, déclara-t-il d’une voix claire et ferme. Et, puisqu’il s’agit de mes derniers instants parmi vous, laissez-moi vous remercier pour le service que vous avez octroyé au roi, pendant que vous étiez sous mes ordres. Ceux que l’on a choisis parmi vous pour prendre leur retraite me trouveront dans mon campement, dans la plaine située à l’ouest de la ville. Nous serons prêts à partir dans quatre jours. C’est tout. Rompez ! Comme il quittait le dais, Malikada s’approcha de lui. — Vous vous êtes fait un ennemi, aujourd’hui, murmura-t-il. Le Loup Blanc observa une pause, et croisa le regard de faucon du prince. — C’est une perspective infiniment préférable à celle de vous avoir comme ami, répliqua-t-il. L’anniversaire du roi se célébrait toujours avec des spectacles extravagants : des compétitions athlétiques, des matches de boxe, des courses de chevaux et des démonstrations de magie pour étonner les foules. Des jets de lance, de l’archerie, des combats à l’épée et de lutte en faisaient également partie, avec d’énormes récompenses pour les vainqueurs dans chaque manifestation. Cette année-là promettait des extravagances encore plus importantes, car il s’agissait du trente-cinquième anniversaire du roi, un nombre à la signification mystique toute particulière, que ce soit pour les Drenaïs ou les Ventrians. Et cet événement était censé avoir lieu dans le parc royal situé au centre d’Usa, l’ancienne capitale de l’antique empire ventrian. La ville était plus vieille que le temps, mentionnée dans les registres historiques les plus anciens. Les mythes prétendaient qu’elle avait été le foyer des dieux ; la légende voulait que l’un d’entre eux eusse bâti le palais royal en une seule nuit, en érigeant des pierres titanesques rien qu’à la force de sa volonté. Des centaines d’énormes tentes avaient été plantées dans la prairie située au centre du parc royal de cent acres,et des douzaines de charpentiers avaient travaillé pendant des semaines pour construire les gradins réservés à la noblesse. Les hautes tours de la ville se profilaient sur les montagnes orientales. Kebra l’Archer se tenait contre une des nouvelles barrières et fixait d’un air sombre l’endroit où le tournoi d’archerie allait avoir lieu. — Tu aurais dû t’inscrire, dit Nogusta en lui donnant une grosse part de tourte chaude. — Pour quoi faire ? demanda amèrement Kebra en posant la tourte sur la barrière sans y prêter attention. — C’est toi, le champion, fit Nogusta. C’est pour ton titre qu’ils vont tirer. Kebra resta silencieux un instant ; il fit courir son regard vers l’est, sur les pics recouverts de neige. Il avait vu ces montagnes pour la première fois l’année précédente, quand le roi Skanda, après avoir remporté la bataille du fleuve, avait chevauché jusqu’à Usa pour y prendre possession du trône de l’empereur. Des vents froids soufflaient à présent en provenance de ces géants gris ; Kebra frissonna et engonça un peu plus sa frêle charpente dans son manteau bleu pâle. — Mes yeux faiblissent. Je ne pourrais pas gagner. — Non, mais tu aurais pu participer. Ces paroles flottèrent dans l’air froid. Une équipe de trente ouvriers se dirigea vers le pavillon du roi et commença à y monter des pare-vent de soie pourpre rigidifiée. Kebra avait vu plusieurs fois monter le pavillon et il se souvint, avec une pointe de regret, de la dernière fois où il s’y était tenu, lorsqu’il avait reçu la Flèche d’argent des mains du roi en personne. Skanda l’avait gratifié d’un sourire enfantin. — Ça ne devient pas ennuyeux de gagner, mon vieux ? avait-il demandé. — Non, sire, avait-il répondu. Il s’était retourné vers la foule et avait brandi la Flèche d’argent, sous un tonnerre d’acclamations. Kebra frissonna de nouveau. Il leva les yeux sur le regard pâle et impénétrable du Noir. — Je me ferais humilier. C’est ça que tu voudrais voir ? Nogusta hocha la tête. — Tu ne te ferais pas humilier, mon ami. Tu perdrais, seulement. Kebra lui sourit d’un air las. — Si je m’étais inscrit, la plupart des guerriers drenaïs auraient parié sur moi. Ils auraient perdu leur argent. — Ce serait une bonne raison pour refuser de s’inscrire, convint Nogusta. Si c’était la vraie. — Qu’est-ce que tu attends de moi ? tempêta Kebra. Tu crois qu’il y a une question d’honneur, dans tout ça ? — Non, pas d’honneur. De fierté. De fausse fierté, avec ça. Sans perdants, Kebra, il n’y aurait pas de compétition. Plus de cent archers vont participer a ce tournoi. Il n’y aura qu’un seul vainqueur. Sur les quatre-vingt-dix-neuf perdants, plus de la moitié sauront qu’ils ne peuvent pas gagner, avant même d’avoir tiré le premier trait. Et pourtant, ils vont essayer. Tu dis que tes yeux faiblissent. Je sais que c’est vrai. Mais c’est la distance qui te dérange. Deux des trois manifestations exigent de la vitesse, du talent et de la compétence. Seule la troisième fait intervenir la distance. Tu finirais encore dans les dix premiers. Kebra s’éloigna de la barrière avec raideur. Nogusta le suivit. — Lorsque le jour viendra où tu ne voudras plus m’entendre dire la vérité, tu n’auras qu’à me le dire. L’archer observa une pause et soupira. — Où est la vérité, dans tout ça, Nogusta ? Le Noir se rapprocha tout près de lui. — Tu dénigres le championnat en refusant d’y participer. Le nouveau champion aura l’impression de ne pas avoir mérité le titre. En partie, je le crains, parce que tu auras refusé de t’inscrire. — Et alors ? Il gagnera quand même cent pièces d’or. Le roi l’honorera quand même, et la foule le portera quand même sur ses épaules dans tout le parc. — Mais il n’aura pas battu le légendaire Kebra. Il me semble me rappeler ton plaisir, il y a quinze ans, lorsque tu as pris la Flèche d’argent des mains de Menion. Il était aussi âgé que tu l’es maintenant quand il est arrivé en finale contre toi. Et tu n’as fini par le battre que lorsque vous en êtes arrivés aux cibles éloignées. Serait-il possible que ses yeux commençaient à faiblir ? Bison les rejoignit d’un air nonchalant. — Ça va être un grand jour, fit-il en essuyant des miettes sur sa moustache blanche. Le sorcier ventrian. Kalizkan, a promis une démonstration que personne n’oubliera. J’espère qu’il invoquera un dragon. J’ai toujours voulu voir un dragon. (Le géant chauve regarda un de ses amis, puis l’autre.) Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que j’ai loupé, là ? — Rien, répondit Nogusta. Nous étions juste en plein débat philosophique. — J’ai horreur de ça, dit Bison. Je n’y comprends jamais rien. Content d’avoir raté ça. Au fait, je me suis inscrit à la lutte. J’espère que vous viendrez m’acclamer, tous les deux. Nogusta gloussa. — Est-ce que le colosse des tribus participe, cette année ? — Bien sûr. — Il a dû te faire valser à trois mètres, l’an dernier. C’est vraiment par chance que tu as atterri sur la tête ; ça t’a évité d’être blessé. Bison se renfrogna. — Il m’a eu par surprise. Je l’aurai, cette année – si on se rencontre. — Combien de fois as-tu participé à cette compétition ? demanda Kebra. — Je ne sais pas. Presque tous les ans. Trente fois, peut-être. — Tu penses que tu vas gagner, cette fois-ci ? — Bien sûr que je vais gagner. Je n’ai jamais été aussi fort. Nogusta posa une main sur l’épaule massive de Bison. — Ça ne t’embête pas de savoir que tu répètes la même chose depuis plus de trente ans ? Et tu n’as pourtant même jamais atteint les quarts de finale. — Pourquoi ça m’embêterait ? demanda Bison. De toute façon, j’ai déjà été en quart de finale, non ? C’était pendant la campagne skathianne. J’ai été battu par Coris. (Il sourit.) Tu te souviens de lui ? Un grand gars blond. Il est mort au siège de Mellicane. — C’est vrai, dit Nogusta. Coris a été battu en demi-finale. Je me rappelle qu’il m’a fait perdre de l’argent. — Je n’ai jamais perdu d’argent à l’anniversaire du roi, déclara joyeusement Bison. J’ai toujours parié sur toi, Kebra. (Son sourire s’effaça et il jura.) Ce sera la dernière année, une fois que tu auras remboursé toutes mes dettes d’hiver. — Pas cette année, mon ami, dit Kebra. Je ne suis pas inscrit. — Je me suis dit que tu allais peut-être oublier, fit Bison, alors jet’ai inscrit moi-même. — Dis-moi que tu plaisantes, dit Kebra d’une voix glaciale. — Je ne plaisante jamais avec mes dettes. D’ailleurs, tu ne devrais pas être en train de t’entraîner, toi ? La foule commençait à s’accumuler ; Dagorian avançait sur la prairie. Il n’était pas à l’aise dans son armure complète ; le plastron noir et or pesait lourd sur ses minces épaules. Mais bon, se dit-il, au moins je ne suis pas obligé de porter le lourd heaume à plumet. Ses protections de joues lui frottaient le visage et, en dépit du calot rembourré qu’il portait en dessous, son heaume ne tenait pas bien. Une fois, le roi l’avait appelé, et Dagorian s’était retourné brusquement : le heaume avait pivoté sur sa tête et sa protection de joue gauche avait glissé sur son œil. Tout le monde avait ri. Dagorian n’avait jamais voulu être soldat mais, dans la mesure où son père était un héros et un général – et, pire, un général héroïque mort –, il n’avait guère eu le choix. Et il avait eu de la chance. Le Loup Blanc l’avait pris dans son équipe et avait passé du temps à lui enseigner la tactique et la logistique. Même si Dagorian n’appréciait pas les activités militaires, il s’y était découvert un talent, et cela avait rendu la vie en campagne au moins légèrement tolérable. Les préparations pour l’anniversaire du roi étaient à présent terminées, et l’heure qui suivrait verrait la foule affluer par les portes. Le ciel était dégagé et cette nouvelle journée moins froide que la précédente. Le printemps approchait. Désormais, la température ne tombait au-dessous de zéro qu’en soirée. Dagorian vit les trois vieux guerriers discuter près de la barrière. Il s’approcha d’eux d’un pas nonchalant. À son arrivée, Kebra l’Archer s’éloigna à grandes enjambées. Il a l’air en colère, se dit Dagorian. L’épéiste noir vit Dagorian approcher et le salua. — Bonjour à toi, Nogusta, fit l’officier. Tu as bien combattu, hier. — C’est son truc, dit Bison en le gratifiant d’un large sourire édenté. Tu es le fils de Catoris, n’est-ce pas ? — Oui. — Quelqu’un de bien, reprit Bison. On pouvait toujours compter sur les Troisièmes Lanciers quand c’était lui qui donnait les ordres. C’était un beau salaud, cela dit. J’ai pris dix coups de fouet le jour où je ne l’ai pas salué assez vite. Mais bon, c’est ça, les nobles. (Il se retourna vers Nogusta.) Tu veux encore de la tarte ? Le Noir secoua la tête et Bison partit sans se presser dans la direction des tentes à victuailles. Dagorian sourit. — Il vient juste de louer mon père, ou de l’insulter ? demanda-t-il. — Un peu les deux, répondit Nogusta. — C’est un homme inhabituel. — Bison, ou ton père ? — Bison. Tu t’es inscrit à un tournoi ? — Non, répondit le Noir. — Pourquoi ? Tu es un excellent épéiste. — Pour moi, les épées ne sont pas des jouets. Et toi ? — Moi je joue, répondit Dagorian. Dans le tournoi au sabre. — Tu vas rencontrer Antikas Karios, en finale. Dagorian eut l’air surpris. — Comment peux-tu savoir ça ? Nogusta leva la main et se toucha le milieu du front. — J’ai le Troisième Œil, fit-il. — C’est quoi, ça ? Le Noir sourit. — C’est un Don – ou une malédiction, peut-être. Je suis né avec. — Je gagne ou je perds ? — Le don n’est pas aussi précis, lui répondit Nogusta en souriant. Il frappe comme la foudre et laisse une image. Je ne peux ni le prévoir, ni le diriger. Il vient ou il… (Son sourire s’estompa et ses traits se durcirent. Dagorian l’examina attentivement. Il ne paraissait plus conscient de la présence de l’officier. Puis il soupira.) J’ai été momentanément déconcentré. — Tu as eu une autre vision ? demanda Dagorian. — Oui. — Concernait-elle le tournoi au sabre ? — Non, pas du tout. Je suis sûr que tu t’en tireras bien. Dis-moi, comment va le Loup Blanc ? demanda-t-il subitement. — Il va bien, et il se prépare à rentrer chez lui. Pourquoi poses-tu cette question ? — Malikada va essayer de le tuer. Il prononça doucement ces paroles, mais d’un ton sans appel. Le Noir ne faisait pas part d’une opinion, il relatait un fait. — C’est ce que tu as vu ? — Je n’ai pas besoin de talent mystique pour faire cette prédiction. — Alors je pense que tu te trompes, dit Dagorian. Malikada est le général du roi, maintenant. Banelion n’est pas sur sa route. En vérité, il rentre chez lui dans trois jours, pour prendre sa retraite. — Sa vie est tout de même en danger. — Tu devrais peut-être en parler au général ? demanda sèchement Dagorian. Nogusta haussa les épaules. — Pas besoin. Il le sait aussi bien que moi. Cerez était le favori de Malikada. Il croyait qu’il était presque invincible. Hier, il a appris une dure leçon. Il va vouloir se venger. — Si c’est vrai, ne va-t-il pas chercher aussi à se venger de toi ? — Si, effectivement, convint Nogusta. — Cette perspective n’a manifestement pas l’air de te perturber. — Les apparences sont parfois trompeuses, lui répliqua Nogusta. Toute la matinée, les paroles de Nogusta continuèrent de hanter le jeune officier. Elles avaient été prononcées avec une telle certitude tranquille que, plus Dagorian y pensait, plus il était convaincu de leur véracité. Malikada n’était pas célèbre pour son indulgence. De nombreuses histoires circulaient parmi les Drenaïs à propos du prince ventrian et de ses méthodes. L’une d’entre elles prétendait qu’une fois Malikada avait battu un serviteur à mort pour avoir abîmé une de ses chemises. À ce qu’en savait Dagorian, aucune preuve n’était là pour étayer ce conte, mais cela soulignait la réputation de Malikada. Un tel homme nourrirait certainement du ressentiment à l’égard de Banelion. Avec encore au moins deux heures avant de commencer à travailler, Dagorian décida d’aller chercher le général. Il aimait le vieillard comme il n’avait jamais appris à le faire avec son père. Il avait souvent essayé de comprendre pourquoi, mais la réponse lui échappait. Tous deux étaient des hommes rudes et froids, dépendants de la guerre et de ses méthodes. Et pourtant, avec Banelion, il parvenait à se détendre, les mots lui venaient facilement et les conversations étaient fluides. Avec son père, sa gorge se serrait, son cerveau se liquéfiait. Les pensées claires et précises voyageaient de son esprit à sa bouche, paraissaient s’enivrer en chemin et jaillissaient – C’est du moins ce qu’il pensait – en charabia balbutiant. — Allez, accouche, mon garçon, hurlait alors Catoris. Ses lèvres se desséchaient, Dagorian ne bougeait plus d’un poil et il avait l’impression d’être très stupide. De toute sa vie, il ne se rappelait que d’une fois où son père lui avait témoigné de l’affection. Et ç’avait été après le duel. Un noble du nom de Rogun avait défié Dagorian. Tout avait été si idiot. Une jeune femme lui avait souri, et il lui avait retourné le compliment. L’homme qui était avec elle était arrivé comme un ouragan dans la rue. Il avait giflé Dagorian et lui avait lancé un défi. Ils s’étaient rencontrés sur le terrain de manœuvres de la cavalerie à l’aube du lendemain. Catoris avait été présent. Il avait observé le combat sans expression mais, lorsque Dagorian avait donné le coup de grâce, il courut l’embrasser maladroitement. Il se souvenait à présent de cet incident avec regret, car plutôt que de lui rendre son embrassade, il s’en était furieusement dégagé et avait jeté son épée. — Tout cela est si stupide, avait-il tempêté. Il m’a obligé à le tuer pour un sourire. — C’était un duel d’honneur, avait dit son père sans conviction. Tu devrais être fier. — Ça me donne envie de vomir, avait dit Dagorian. Le lendemain, il était entré au monastère de Corteswain et avait dédié sa vie à la Source. Lorsque son père mourut à Mellicane, au cours d’une charge qui sauva la vie du roi, Dagorian avait connu une énorme peine. Il ne doutait pas que son père l’aimait, ni qu’il aimait effectivement son père. Mais – en dehors de cette unique étreinte – tous deux avaient toujours été incapables de se témoigner leur affection. Dagorian chassa ces souvenirs et s’approcha des portes ; il vit la foule qui attendait patiemment à l’extérieur. Les gens s’écartèrent et acclamèrent : le sorcier ventrian, Kalizkan, faisait son apparition. Grand et plein de dignité, vêtu de robes de satin argenté cousu de fils d’or, l’homme à la barbe d’argent sourit et fit un signe de la main, s’arrêtant ici et là pour parler au public. Six jeunes enfants restaient près de lui, accrochés aux pompons de sa ceinture. Il fit halte devant une jeune femme accompagnée de deux enfants. Elle portait l’écharpe noire des jeunes veuves ; ses enfants avaient l’air maigres et mal nourris. Kalizkan se pencha près d’elle et tendit la main vers la broche de fer blanc bon marché quelle portait sur sa robe déguenillée. — Bel objet, fit-il, mais pour une dame aussi triste, il devrait êtreen or. Une lueur dansa sur ses doigts et la broche brilla au soleil. Là où elle était accrochée à la robe, le poids de l’or neuf tendait le tissu. La femme tomba à genoux et embrassa les robes de Kalizkan. Dagorian sourit. De tels actes avaient rendu le sorcier populaire aux yeux du peuple. Il avait également transformé sa vaste demeure en orphelinat, dans le quartier nord, et il passait une grande partie de son temps libre à faire le tour des taudis et à ramener les enfants délaissés chez lui. Dagorian ne l’avait rencontré qu’une seule fois – une brève présentation au palais, avec vingt autres nouveaux officiers. Mais il appréciait cet homme, d’instinct. Le sorcier rit un dernier geste de la main à l’adresse de la foule et conduisit ses enfants dans le parc. Dagorian s’inclina à son approche. — Bonjour à toi, jeune Dagorian, fit Kalizkan d’une voix curieusement haut perchée. Belle journée, et pas trop fraiche. L’officier fut surpris de voir que Kalizkan s’était souvenu de sonnom. — Certes, monsieur. On m’a dit que vous aviez préparé une merveilleuse démonstration pour le roi. — La modestie m’interdit de me vanter, Dagorian, dit Kalizkan en souriant malicieusement. Mais mes petits amis et moi-même allons certainement essayer quelque chose de spécial. N’est-ce pas vrai ? demanda-t-il en s’agenouillant pour ébouriffer les cheveux blonds d’un petit garçon. — Si, mon oncle. On va donner beaucoup de bonheur au roi, répondit l’enfant. Kalizkan se releva et défroissa ses robes de satin argenté. Elles étaient assorties à sa longue et fine barbe et mettaient en valeur le ciel bleu d’été de ses yeux. — Allez, venez, mes enfants, dit-il. Le grand sorcier fit un signe à Dagorian et s’en alla vivement. Dagorian sortit par les portes, le long de la grand-route qui menait aux étables réservées aux chevaux des officiers. Il sella son hongre noisette et se rendit au campement du Loup Blanc, à l’ouest des murailles de la ville. Le camp lui-même était en grande partie déserté, dans la mesure où la plupart des hommes participaient aux festivités, mais il y avait une poignée de sentinelles. Deux d’entre elles se tenaient devant la grande tente noire de Banelion. Dagorian mit pied à terre et s’approcha des deux hommes. — Le général reçoit-il les visiteurs ? demanda-t-il. Une des sentinelles leva le battant de la tente et y pénétra. Il en ressortit au bout de quelques instants. — Il accepte de vous recevoir, capitaine, déclara-t-il en saluant. La sentinelle leva une fois de plus le battant et Dagorian sebaissa pour entrer dans la tente. Le Loup Blanc était assis à une table pliante, occupé à examiner des cartes. Il paraissait frêle et âgé. Dagorian dissimula son inquiétude et le salua. Banelion sourit. — Qu’est-ce qui t’amène ici aujourd’hui, mon garçon ? Je croyais que tu avais des choses à faire dans le parc. Dagorian lui relata calmement sa conversation avec Nogusta. Le Loup Blanc l’écouta en silence, l’air impénétrable. Lorsque le jeune eut fini, il lui fit signe de prendre un siège. Banelion resta assis tranquillement quelques instants, avant de se pencher en avant. — Ne le prends pas mal, Dagorian, mais je veux que tu oublies cet avertissement. Et il est temps que nous nous disions au revoir, à présent, car tu ne dois plus t’approcher de moi. — Vous pensez que c’est vrai, monsieur ? — Vrai ou faux, cela ne doit pas t’affecter. Tu restes derrière, et tu serviras Malikada comme tu me servais moi, avec honneur et loyauté. — Il me serait impossible de le faire s’il était responsable de votre mort, mon général. — Je ne suis plus tongénéral. C’est Malikada, maintenant ! rétorqua Banelion. (Ses traits s’adoucirent.) Mais je suis ton ami. Ce qu’il y a entre Malikada et moi-même ne regarde que moi. Cela n’a aucun lien avec les rapports que tu entretiens avec le général du roi. Nous ne parlons pas d’amitié, Dagorian, nous parlons de politique. Plus : nous parlons de survie. Je peux tolérer un ennemi comme Malikada. Pas toi. Dagorian hocha la tête. — Vous parlez d’honneur, monsieur ? Comment pourrais-je honorer un homme qui a tué mon ami ? — Essaie de comprendre, mon garçon. Il y a deux ans, Malikada dirigeait une armée qui a tué des soldats drenaïs. Il a rencontré le roi au cours de deux batailles et a fait de son mieux pour le supprimer. Lorsque la dernière ville est tombée, nous nous attendions tous à ce que Malikada se fasse exécuter. Skanda a choisi d’en faire son ami. Et il s’est révélé être un allié remarquable. C’est là que réside le grand talent de Skanda. La moitié de l’armée qu’il commande est composée d’anciens ennemis. C’est pourquoi il s’est emparé de l’empire, et c’est la raison pour laquelle il va le garder. Trois des amis les plus proches de Skanda se sont fait tuer par Malikada et ses hommes – ton père y compris. Pourtant, Skanda l’honore. Si Malikada parvient à me supprimer, cela n’aura aucune importance aux yeux du roi, car je suis hier, et Malikada est aujourd’hui. Il faut que cela n’ait aucune importance pour toi aussi. Le Loup Blanc se tut. Dagorian tendit la main et prit celle du vieillard. — Je ne suis pas le roi. Je n’ai même pas choisi de devenir soldat. Et je ne peux pas penser comme vous voudriez que je le tasse. Tout ce que je veux, c’est vous voir vivre. — De nombreux hommes ont tenté de me tuer, Dagorian. Et je suis encore là. (Banelion se leva.) Retourne aux festivités, maintenant. Dagorian regagna l’entrée de la tente et se retourna. — Merci, monsieur, pour tout ce que vous avez fait pour moi. — Et toi, pour moi, dit Banelion. Adieu. Devant la tente. Dagorian fit venir les sentinelles à lui. Toutes deux étaient des hommes plus âgés, aux barbes striées d’argent. — La vie du général est en danger, leur dit-il en gardant la voix basse. Surveillez attentivement les inconnus. Et, s’il quitte le campement pour une raison ou une autre, assurez-vous que quelqu’un se trouve près de lui. — Nous sommes au courant, monsieur. Ils ne l’auront pas tant que nous vivrons, déclara le premier. Dagorian monta en selle et repartit en ville. Il laissa son cheval aux étables et rejoignit les dernières personnes qui passaient les portes ouvertes. Il avait été absent pendant plus d’une heure, et de nombreuses manifestations avaient déjà commencé. Il se fraya un chemin dans la foule, gagna le pavillon du roi et se joignit aux gardes. La compétition de lutte était en cours. Plus de quarante paires de combattants se mesuraient, et la foule acclamait à grand bruit. Dagorian vit le gigantesque Bison projeter un adversaire hors du cercle. Loin sur la gauche, le tournoi d’archerie avait lui aussi commencé. Deux cents archers tiraient sur des cibles rembourrées de paille. Dagorian regarda les nobles assis autour du roi. Malikada était installé à côté de Skanda. Le roi avait fière allure dans son armure de fer poli. Dénuée de fioritures, elle luisait comme de l’argent. Skanda rit et fit un geste en direction d’une des rencontres de lutte. Le regard de Dagorian ne se porta pas dans la direction que le roi indiquait. Il restait rivé sur le profil de Skanda. Le roi était un homme bien de sa personne, et ses cheveux dorés, désormais striés d’argent, luisaient au soleil telle la crinière d’un lion. Il s’agissait de l’homme qui avait conquis la majeure partie du monde. À côté de la puissante silhouette de Skanda,le prince ventrian Malikada paraissait presque fragile. Tous deux riaient, à présent. La reine enceinte, Axiana, était assise deux rangées derrière le roi. Sereine et d’une beauté exquise, elle donnait l’impression de ne s’intéresser aucunement à ce qui se passait. Fille de l’empereur ventrian déposé par Skanda, il l’avait épousée pour sceller ses prétentions au trône. Dagorian se demandait si le roi l’aimait. Quelle pensée ridicule, se réprimanda-t-il. Qui pourrait ne pas aimer Axiana ? Vêtue de blanc, ses cheveux noirs tressés de fils d’argent, elle était – en dépit du stade avancé de sa grossesse – une vision d’une saisissante beauté. Soudain, elle porta son regard sur Dagorian, et il détourna les yeux, l’air coupable. Une odeur de viande grillée filtrait de l’énorme tente montée derrière le pavillon. Bientôt, les tournois s’interrompraient une heure, pour que les nobles mangent et boivent. Dagorian retourna vérifier les gardes placés autour de la tente. Soixante lanciers attendaient. Ils se mirent au garde-à-vous en voyant approcher le jeune officier. — Mettez-vous en position, ordonna-t-il. Tous se disposèrent autour de la tente, à l’exception de quatre d’entre eux. Dagorian conduisit le dernier groupe à l’entrée située derrière le pavillon. — Attache ta jugulaire, ordonna-t-il à un des hommes. — À vos ordres, monsieur. Désolé, monsieur. Il passa sa lance à un camarade et s’empressa de s’exécuter. — Restez silencieux et au garde-à-vous jusqu’à ce que le dernier invité soit reparti dans le pavillon. Vous êtes les gardes du roi. Votre discipline est légendaire. — À vos ordres, monsieur ! Dagorian entra dans la tente. Des tablées de nourriture avaient été disposées partout dans l’énorme espace ; une vingtaine de serviteurs attendaient, chargés de plateaux couverts de gobelets de vin. Dagorian leur fit signe de s’avancer, et ils se placèrent de chaque côté de l’entrée en deux colonnes. Des trompettes retentirent dans le parc. Dagorian se plaça derrière la première colonne de serviteurs et attendit. Quelques instants plus tard, le roi et la reine firent leur apparition, suivis des généraux de Skanda et des nobles. Immédiatement, la tension silencieuse qui régnait s’évanouit, à mesure que l’on servait le vin et que les invités se dirigeaient vers les tablées de nourriture. Dagorian se détendit et se permit de contempler la merveilleuse Axiana. Elle avait les yeux bleu foncé, de la couleur du ciel au crépuscule, juste après le coucher du soleil. Elle a le regard triste, se dit-il. Dans sa jeunesse, Dagorian n’avait jamais beaucoup réfléchi au statut des femmes, mais il se demandait à présent ce qu’avait ressenti la reine lorsqu’on lui avait ordonné d’épouser l’homme qui s’était emparé de l’empire de son père. Elle et son père avaient-ils été proches ? S’était-elle assise sur ses genoux quand elle était enfant et lui avait-elle tiré la barbe ? Avait-il été fou d’elle ? Réfrénant de telles pensées, Dagorian était sur le point de partir lorsqu’un jeune officier ventrian s’approcha de lui. L’homme lui adressa une petite courbette presque méprisante. — Le prince Malikada désire s’entretenir avec vous, déclara-t-il. Dagorian se fraya un chemin jusqu’à l’endroit où l’attendaitMalikada. Le prince ventrian portait une tunique noire, un faucon d’argent brodé à l’épaule, et sa barbe était à présent tressée de fils d’argent pour y être assortie. Il fit un sourire amical en voyant Dagorian approcher et lui tendit la main. Sa poigne était sèche et ferme. — Tu étais l’aide de Banelion, et je sais que tu as accompli ton devoir avec zèle et efficacité. — Merci, monsieur. — J’ai mon propre aide, Dagorian, mais je voulais que tu saches que j’apprécie tes talents, et que je penserai à toi pour une promotion lorsqu’une occasion convenable se présentera. Dagorian s’inclina. Il était sur le point de s’éloigner lorsque le prince reprit la parole. — Tu aimais bien Banelion ? — Si je l’aimais bien, monsieur ? C’était mon général, répondit prudemment Dagorian. Je le respectais pour ses grands talents. — Oui, bien sûr. C’était un adversaire redoutable, à l’époque. Mais il est vieux et usé, maintenant. Me serviras-tu avec le même zèle ? Le cœur de Dagorian fit une embardée. Il plongea son regard dans celui, noir et froid, de Malikada, et y retrouva la féroce intelligence qui s’y nichait. Il serait inutile d’essayer de mentir à cet homme. Il s’en rendrait immédiatement compte. Dagorian avait la bouche sèche, mais il répondit fermement. — Je suis voué au service du roi, monsieur. Vous êtes le général du roi. J’obéirai au mieux de mes capacités à tout ordre que vous me donnerez. — C’est tout ce que l’on peut demander, dit Malikada. Tu peux disposer, maintenant. Antikas Karios prendra ta relève ici. Sur ce,il sourit et s’éloigna rapidement. Dagorian se retourna et faillit entrer en collision avec la reine au ventre bien rebondi. — Mes excuses, ma dame, balbutia-t-il. Elle le gratifia d’un sourire distant et le dépassa. Se sentant tout balourd, Dagorian sortit de la tente et repartit errer dans le parc. Des milliers de personnes se promenaient sur l’herbe ou étaient assises sur des couvertures et mangeaient des plats préparés. Des soldats et des athlètes s’exerçaient pour leurs compétitions ; les entraîneurs de chevaux faisaient courir leurs montures et les faisaient s’étirer pour les courses à venir. Dagorian regarda alentour, à la recherche du cheval du roi, Feu d’Étoile. Il participait toujours aux courses etne perdait jamais. Mais, en passant les chevaux en revue, il vit que le gigantesque hongre noir ne se trouvait pas parmi les montures qui s’échauffaient. Il se dirigea d’un pas vif vers un maître équestre et demanda des nouvelles du cheval. — Gangrène des poumons, répondit l’homme. Une vraie saleté. Mais bon, il se fait vieux, maintenant. Il doit avoir dix-huit ans, au bas mot. Cette nouvelle attrista Dagorian. Tous les enfants drenaïs connaissaient Feu d’Étoile. Acheté une fortune par le père du roi, il avait accompagné Skanda dans toutes ses grandes batailles. Et maintenant, il était mourant. Skanda doit avoir le cœur brisé, se dit-il. Soulagé d’être libéré de ses tâches, il retourna lentement au lieu de repos des officiers, se débarrassa de son armure et ordonna à un jeune écuyer de la ramener dans ses quartiers. Puis il sortit profiter des festivités. La perspective de devenir l’aide de Malikada avait été odieuse, et il était heureux que cette fonction lui ait été retirée. J’aurais dû rentrer avec le Loup Blanc, pensa-t-il subitement. Je déteste la viemilitaire. À l’époque où son héros de père était encore en vie, Dagorian était entré au monastère docian de Corteswain pour y étudier la prêtrise. Il avait été comblé, là-bas ; la vie y était humble et presque sereine. Puis son père était mort, et son monde avait changé. Progressant dans la foule, il vit Nogusta assis dans l’herbe, Bison allongé à côté de lui. Le géant chauve avait un œil au beurre noir et un bleu violet sur la pommette. Dagorian se joignit à eux. — Comment te portes-tu ? demanda-t-il à Bison. — Quarts de finale, répondit le géant en se relevant et en réprimant un gémissement. C’est mon année. Dagorian vit les contusions toutes fraîches et la fatigue manifeste de l’homme, mais il dissimula son scepticisme. — Combien de temps avant la prochaine rencontre ? Bison haussa les épaules et regarda Nogusta. — Une heure, répondit le Noir. Il combat l’homme des tribus qui l’a battu l’an dernier. — Je l’aurai, cette fois, déclara Bison d’un ton las. Mais je pense que je vais faire une sieste d’abord. Le géant se rallongea et ferma les yeux. Nogusta le recouvrit d’une cape et se leva. — Tu as vu le général ? demanda-t-il à Dagorian. — Oui. — Il t’a conseillé de rester loin de lui. — Tu as un grand don. Nogusta sourit. — Non, ce n’était que du bon sens. C’est un homme sage. Malikada ne l’est pas autant. Mais c’est souvent comme ça avec les ambitieux. Ils en arrivent à croire aux contes sur leur destinée. Tout ce qu’ils désirent leur appartient de droit – C’est du moins ce qu’ils croient. Choisis par la Source. — La Source est remerciée ou condamnée pour bien des actes, dit Dagorian. Tu es croyant ? — J’aimerais l’être, admit Nogusta. Ma vie serait certainement plus complète si je pouvais croire qu’il existe un plan à l’échelle de l’univers. Si je pouvais être sûr que les hommes maléfiques se font juger. Toutefois, je crains que la vie ne soit pas si simple. Les sages affirment que le monde est constamment en état de guerre, que c’est une lutte entre la Source et les forces du chaos. Si c’est vrai, alors c’est ce chaos qui dirige la plupart des cavaliers. — Tu es cynique, fit remarquer Dagorian. — Je ne pense pas. Je suis juste vieux et j’en ai trop vu. Les deux hommes s’assirent à côté de Bison endormi. — Comment se fait-il qu’un Noir serve dans l’armée drenaïe ? demanda Dagorian. — Je suis drenaï, répondit Nogusta. Mon arrière-grand-père était un marin phocian. Il a été capturé en mer et les Drenaïs en ont fait un esclave. Il a été libéré au bout de sept ans et est devenu un serviteur lié par contrat. Plus tard, il est rentré dans son pays natal et il a épousé une femme qu’il a ramenée à Drenan. Leur premier fils a fait de même, et il a ramené ma grand-mère dans nos domaines de Ginava. — Domaines ? Ta famille a réussi. — Mon peuple était doué avec les chevaux, dit Nogusta. Mon arrière-grand-père élevait des montures de guerre pour la cavalerie du roi. Ça nous a enrichis, à l’époque. — Mais tu n’es plus riche ? — Non. Un noble drenaï est devenu jaloux de notre succès et a raconté des histoires sur nous aux villageois du coin. Un soir, une enfant a disparu. Il leur a dit qu’on l’avait enlevée pour un sacrifice obscène. Notre maison a été incendiée, et toute ma famille s’est fait massacrer. L’enfant, bien sûr, n’était pas là. Il s’est ébruité qu’elle avait erré dans les montagnes et qu’elle était tombée le long d’une pente raide. Elle avait la jambe cassée. — Comment se fait-il que tu n’aies pas été tué avec ta famille ? — Je suis sorti chercher la petite. Quand je suis revenu avec elle, tout était fini. Dagorian plongea ses yeux dans l’étrange regard bleu de Nogusta. Il n’y lut aucune émotion. — As-tu demandé justice ? demanda-t-il. Nogusta sourit. — Douze villageois ont été pendus. — Et le noble ? — Il avait des amis très haut placés et n’a même pas été arrêté. Il a quand même fui à Mashrapur et a engagé quatre épéistes comme gardes du corps. Il vivait dans une maison derrière de hauts murs et ne sortait que rarement en public. — Donc il n’a jamais été traduit en justice ? — Non. — Qu’est-il devenu ? Tu le sais ? Nogusta détourna un instant son regard. — Quelqu’un a escaladé ses murs, supprimé ses gardes et lui a arraché le cœur. — Je vois. (Pendant quelque temps, les deux hommes restèrent assis là en silence.) Tu es content de rentrer chez toi ? demanda Dagorian. Le Noir haussa les épaules. — Je suis fatigué de la guerre perpétuelle. Qu’est-ce que ça rapporte ? Quand le vieux roi a pris les armes contre l’empereur, on pensait tous que cette cause était juste. Mais maintenant… ? Qu’est-ce que Cadia nous a fait ? Aujourd’hui, il ne s’agit que de gloire et de postérité. Autrefois, l’empire ventrian se targuait d’avoir mille universités et des hôpitaux pour ses malades. Aujourd’hui il est exsangue, et tous les jeunes veulent se battre. Oui, je suis prêt à rentrer chez moi. — Pour élever des chevaux ? — Oui. De nombreux chevaux appartenant à mon père se sont enfuis dans les hautes terres. Ils ont dû former un troupeau de bonne taille, à présent. — Et Bison va venir avec toi ? Nogusta éclata de rire. — Il s’enrôlera dans un régiment de mercenaires, quelque part. (Son sourire s’estompa.) Et il mourra dans une petite guerre de rien du tout. Le soleil d’hiver était haut dans le ciel, à présent. Sa chaleur pâle faisait fondre les nappes de neige. — Je voulais être prêtre, déclara Dagorian. Je pensais avoir entendu l’appel. Puis mon père est mort, et ma famille m’a informé qu’il était de mon devoir de prendre sa place. De prêtre à soldat… il y a une sacrée différence ! — Il y avait des prêtres guerriers, autrefois, dit Nogusta. Les Trente. Beaucoup de légendes parlent d’eux. — Ils n’ont plus de temple depuis la guerre des Jumeaux, dit Dagorian. Mais l’ordre s’était répandu un peu partout, à cette époque. Un de mes ancêtres a combattu aux côtés des Trente à Dros Delnoch. Il s’appelait Hogun. C’était un général de la Légion. — Je n’ai entendu parler que de Druss et du comte de Bronze, reconnut Nogusta. — C’est tout ce dont tout le monde se souvient. Je me demande parfois s’il a même jamais existé… Druss, je veux dire. Ou s’il n’était qu’une combinaison de plusieurs héros. — Ne va pas raconter ça à Bison. Il jure qu’il est de la lignée de Druss. Dagorian poussa un gloussement ironique. — Presque tous les soldats que je connais prétendent que Druss est un de leurs ancêtres. Même le roi. Mais, en vérité, la plupart des vieilles histoires racontent que Druss n’a pas eu d’enfants. Des trompettes retentirent, et Dagorian releva la tête. Il vit le groupe royal retourner à sa place. Nogusta réveilla Bison. — Il est presque l’heure, mon ami, fit-il. Bison s’assit et bâilla. — C’était tout ce qu’il me fallait, dit-il. Je suis prêt, maintenant. Comment ça se passe, pour Kebra ? — Il n’a pas pris part aux éliminatoires, répondit Nogusta. En tant que champion en titre, il a le droit de venir pour les phases finales : le Cheval, le Pendu, et la Distance. — Il va gagner, dit Bison. C’est le meilleur. — Ne mise pas d’argent sur lui, mon ami, le prévint Nogusta en se touchant doucement le milieu du front. — Trop tard, fit Bison. Dagorian se dirigea prestement vers une tente à victuailles et acheta une tranche de tourte à la viande qu’il mangea rapidement avant de revenir dans la prairie. Il vit Bison engagé dans une lutte furieuse contre un énorme adversaire. Bison arborait des plaies au-dessus des deux veux, et il paraissait souffrir. Son adversaire le chargea et se baissa pour lui attraper la jambe et le renverser. Mais le guerrier drenaï fit un petit bond en arrière, avant de plonger sur le dos de l’homme des tribus. Les deux hommes roulèrent à terre, mais Bison avait réussi à placer une clé de cou. Privé d’air, l’homme des tribus fut forcé de se soumettre. Bison se leva, vacilla, puis s’assit. Nogusta courut à ses côtés et l’aida à sortir du cercle. Les hommes applaudissaient, à présent, et donnaient des tapes dans le dos de Bison. Dagorian s’avançait pour le féliciter, lorsqu’un géant se présenta devant lui. — Tu vas être une proie facile, vieillard, fit-il à Bison. Regarde-toi ! Tu es épuisé. Dagorian vit la colère monter dans le regard de Bison, mais Nogusta l’éloigna en le traînant à moitié. Le jeune officier les suivit. — Qui était-ce ? demanda-t-il à Nogusta. — Le champion ventrian, Kyaps, répondit le Noir. — Lui aussi… je vais… me le faire, marmonna Bison. Dagorian se plaça à la gauche de Bison, et ils le portèrent à moitiéjusqu’à un banc. Le gros homme s’effondra. — Demi-finale, eh ? fit-il en crachant du sang dans l’herbe. Plus que deux, et je serai le champion. — Quand est la prochaine rencontre ? — Ils s’y préparent en ce moment même, répondit Nogusta en massant les énormes épaules de Bison. — Je pense qu’il devrait se retirer, déclara l’officier. — Ne vous en faites pas pour moi, dit Bison en se forçant à sourire. Je me comporte comme ça uniquement pour tous les duper. — Ça marche avec moi, en tout cas, fit sèchement Nogusta. — Aie la foi, le Noir, grogna Bison en se remettant péniblement sur pieds. Le champion ventrian les attendait. Il fit une queue-de-cheval de ses longs cheveux noirs et eut un grand sourire lorsque son aîné entra dans le cercle. En entendant le tambour, Bison fusa en avant et se fit cueillir par un coup de pied à la poitrine qui l’arrêta net. Un violent coup de coude lui ouvrit grand la joue, et Kyaps se baissa, lança un bras entre les jambes de Bison et le souleva haut, avant de le projeter hors du cercle. Le vieil homme atterrit durement. Il ne bougeait plus, inerte. Nogusta et Dagorian se rendirent à ses côtés. Il avait perdu connaissance. Nogusta lui prit le pouls. — Il est vivant ? demanda Dagorian. — Oui. Au bout de quelques minutes. Bison remua. Il tenta d’ouvrir les yeux, mais l’un d’entre eux était trop enflé. — J’imagine que je n’ai pas gagné, grommela-t-il. — J’imagine que non, convint Nogusta. Bison sourit. — J’ai quand même gagné de l’argent, dit-il. Je n’ai parié sur moi que jusqu’aux demi-finales. On me donnait à dix contre un. — Ça va te coûter ce que tu as gagné, de te faire soigner le visage, lui dit Nogusta. — N’importe quoi. Tu peux recoudre les plaies. Tout ira bien. Je guéris vite. (Il s’assit.) J’aurais dû m’inscrire à la boxe, dit-il. J’aurais gagné, à ce truc-là. Les deux hommes l’aidèrent à se relever. — Allons voir Kebra gagner, dit Bison. — Je crois que tu devrais faire une autre sieste, lui conseilla Nogusta. — Foutaises ! Je me sens aussi fort qu’un taureau. Comme ils étaient sur le point de partir, Kyaps vint se joindre à eux. Il faisait une bonne tête de plus que Bison. — Hé, vieillard, dit-il. La prochaine fois que tu me vois, tu me lèches les bottes. Pigé ? Bison s’esclaffa de bon cœur. — Tu as une grande gueule, gamin, lui rétorqua-t-il. Kyaps se pencha en avant. — Assez grande pour t’avaler tout cru, sale Drenaï ! — Dans ce cas, avale ça, fit Bison. (Son poing partit s’écraser sur le menton de Kyaps et Dagorian cilla en entendant l’os se briser. Le champion ventrian tomba dans l’herbe tête la première et ne bougea plus.) Vous voyez, dit Bison. J’aurais dû m’inscrire à la boxe. J’aurais gagné, à ce truc-là. Chapitre 3 Kebra l’Archer était détendu, concentré, désormais dénué de toute émotion, tout souvenir des actes de Bison oublié. À cet instant précis, la colère ne serait pas un bon allié. L’archerie exigeait une concentration calme et un minutage excellent. Il s’était engagé dans le tournoi au cinquième tour. Il ne restait alors que vingt archers. La cible, à trente pas, était un homme de paille, un cœur rouge épinglé sur la poitrine. Kebra avait touché ce cœur dix fois avec dix traits, ce qui lui donnait cent points. L’archer ventrian situé à sa droite l’avait touché neuf fois et les deux autres, sept. Seuls ces quatre hommes étaient qualifiés pour le sixième tour. La foule enflait à présent parmi les concurrents, et Kebra sentit une fois de plus une excitation familière monter en lui. Il avait observé les trois autres, et seul le Ventrian trapu représentait un réel danger. Mais les spectateurs, principalement ventrians, le dérangeaient. Ils le huaient et criaient quand il visait. La prochaine épreuve était une de ses préférées. Il avait toujours apprécié le Cheval, car c’était l’exercice du tournoi qui se rapprochait le plus d’un véritable tir de combat. Menés par des soldats à pied, quatre poneys chargés de mannequins de paille attachés à la selle passaient devant les archers. Chaque archer avait droit à trois traits. La chance avait une place plus importante dans cette épreuve : les poneys faisaient des embardées et taisaient tanguer les mannequins de paille sur leurs selles. Mais la foule adorait ça. Tout comme le champion drenaï. Kebra attendait, une flèche encochée, deux autres fichées dans le sol devant lui. Il porta son regard sur les quatre valets d’écurie et les observa allonger les cordes guides. Une trompette retentit. Les hommes se mirent à courir en exhortant les poneys à les suivre. Trois d’entre eux obéirent sur-le-champ ; le quatrième resta en retrait. Kebra tira sur la corde et visa soigneusement en prenant en compte la vitesse du premier quadrupède. Il laissa filer son trait. Sans attendre de le voir toucher sa cible, il se baissa et encocha une seconde flèche. Il se releva dans un mouvement fluide et tira sur la deuxième cible. Un rugissement de colère monta dans la foule. Kebra ignora l’impulsion qui lui disait de regarder ce qui l’avait provoqué et pointa son arc sur son objectif. Le dernier poney, une flèche fichée dans le flanc, s’était cabré et galopait à présent vers le pavillon du roi. Kebra tira son dernier trait et suivi sa trajectoire en direction de l’animal paniqué. La flèche se planta dans le dos de l’homme de paille. Ce tir transforma les railleries agacées en acclamations. Plusieurs hommes coururent sur la prairie et récupérèrent le poney blessé avant de l’emmener. L’homme dont la flèche avait blessé la bête fut disqualifié. Ce n’est qu’à ce moment que Kebra eut l’occasion de vérifier sa marque. Ses trois traits avaient touché au but. Trente autres points. L’archer ventrian, un petit homme potelé, se retourna vers lui. — C’est un honneur de te voir tirer, dit-il. (Il lui tendit la main.) Je m’appelle Diraïs. Kebra accepta sa poignée de main. Il jeta un coup d’œil au panneau d’affichage que tenait un jeune cadet. Le Ventrian avait dix points de moins que lui. L’autre archer, un jeune Drenaï élancé, se faisait devancer d’encore vingt points. Une douzaine de soldats s’avancèrent dans la prairie. Ils tiraient un échafaud triangulaire de six mètres de haut, muni de roues. Pendant qu’ils l’installaient, Kebra vit le roi et Malikada sortir à grands pas du pavillon et se diriger vers eux. Skanda fit un grand sourire et donna une claque sur l’épaule de Kebra. — Ça fait plaisir de te voir, jeune homme, fit-il. Ce dernier tir m’a rappelé le jour où tu m’as sauvé la vie. Un coup excellent. — Merci, sire, dit Kebra en s’inclinant. Malikada s’avança. — Ta légende n’est en rien exagérée, dit-il. J’ai rarement vu meilleure maîtrise à l’arc. Kebra s’inclina de nouveau. Skanda serra la main du jeune Ventrian. — Tu te mesures aux meilleurs, dit-il à Diraïs. Et tu t’en tires bien. Bonne chance à toi. Diraïs s’inclina profondément. Malikada se pencha pour se rapprocher du Ventrian. — Gagne, fit-il. Rends-moi fier. Le roi et son général se retirèrent, et les trois derniers archers firent face au Pendu. Un mannequin de paille était accroché à l’échafaud. Un soldat le tira en arrière et le relâcha pour qu’il se balance comme un pendule entre les supports. Ce fut le jeune Drenaï qui débuta l’épreuve. Son premier trait toucha l’homme de paille de plein fouet, mais le deuxième vint glisser contre une des poutres de soutien. Le troisième loupa le Pendu d’un poil. Diraïs venait ensuite, et le Pendu fut une fois de plus tiré en arrière. Kebra eut l’impression que les soldats lui avaient imprimé une poussée plus forte et qu’il oscillait plus rapidement. Dans la foule, les soldats drenaïs se remirent à hurler des quolibets et à crier, dans l’espoir de déranger le Ventrian. L’archer potelé parvint quand même à planter ses deux premiers traits dans le mannequin. Le troisième toucha lui aussi une poutre de soutien. Kebra s’avança. Le mannequin fut tiré en arrière de nouveau, cette fois plus calmement. Pour la première fois, la colère envahit l’archer. Il n’avait pas besoin de cet avantage. Il n’émit pourtant aucune plainte. Il se calma et envoya trois flèches dans la cible, sous un tonnerre d’applaudissements. Il porta son regard sur Dirais et vit la fureur qui brillait dans ses yeux noirs. C’était déjà assez compliqué pour lui de se retrouver face au champion drenaï sans avoir à subir de tels efforts partisans de la part des officiels. Le jeune archer drenaï fut éliminé. C’était à présent la dernière épreuve. Deux cibles furent installées à trente pas de distance. Il s’agissait des traditionnelles cibles rondes décorées de cercles concentriques, chacun d’une couleur différente, un rond doré en leur centre. Le bord extérieur était blanc et valait deux points. Ensuite venait le bleu, qui en valait cinq, puis l’argent pour sept, et enfin l’or pour dix. Kebra tira en premier et toucha l’or. Diraïs fit aussi bien que lui. On recula les cibles de dix pas. Cette fois-ci, Kebra ne parvint à atteindre que le cercle bleu. Diraïs, malgré le regain de railleries, toucha une fois de plus l’or. Avec seulement deux traits restants, Kebra menait cent soixante-quinze points à cent soixante. Garde ton calme, se dit-il. On souleva les cibles pour les reculer d’encore dix pas. À présent, pour Kebra, les couleurs se perdaient dans un brouillard lointain. Il plissa fort les yeux et tira sur sa corde. La foule était silencieuse. Il tira, et le trait décrit un arc gracieux dans les airs avant de se planter dans le cercle blanc. Cette fois-ci, aucune acclamation ne monta de l’assemblée. Diraïs visa et toucha encore l’or – cent soixante-dix-sept points à cent soixante-dix, avec seulement un trait restant. On recula encore les cibles. Kebra n’en distinguait plus que faiblement les silhouettes. Il se frotta les yeux. Puis il prit une grande inspiration, visa la cible qu’il voyait à peine… et tira ! Il ne savait pas où était tombé le trait, mais il entendit un des juges crier : — Blanc ! Il était soulagé d’avoir au moins touché la cible – cent soixante-dix-neuf points à cent soixante-dix. Dirais était obligé de toucher l’or pour gagner. Kebra recula. À présent, la foule hurlait à tue-tête. S’il te plaît, rate ton coup, se dit Kebra, qui n’avait jamais autant désiré une chose que cette victoire-là. La poitrine lourde et oppressée, il avait le souffle court. Il regarda la foule et y vit Nogusta. Kebra tenta de se forcer à sourire, mais il ne put le gratifier que d’un rictus de drapeau pirate. Diraïs s’avança jusqu’à la ligne et tira sur sa corde, raide comme un piquet. Le cœur de Kebra battait à présent à tout rompre. Quelles étaient les chances pour qu’un homme envoie trois traits de suite dans l’or ? Un petit changement dans le vent, une petite imperfection dans la flèche ou dans les pennes. L’or n’était pas plus gros qu’un poing et la distance était importante : soixante pas. Dans la meilleure des formes, Kebra ne touchait au but que quatre fois sur cinq à cette distance. Et ce Ventrian n’est pas aussi doué que je l’étais, se dit-il. Combien ? Trois sur cinq ? Deux sur cinq ? Par le Ciel, loupe, c’est tout ! Diraïs était sur le point de tirer son dernier trait, lorsqu’une colombe s’envola au-dessus de la foule, dans une frénésie de battements d’ailes affolés. Il se déconcentra l’espace d’une seconde et tira trop tôt. Saflèche vint se ficher dans l’argent. Kebra avait gagné. Etrangement, cela ne lui procura aucune joie. La foule l’applaudissait chaleureusement, mais Kebra regardait Nogusta. Le Noir était immobile. Diraïs se détourna sans le féliciter. Kebra le prit par le bras. — Attends ! lui ordonna-t-il. — Pour quoi faire ? demanda le Ventrian. — Je veux que tu tires une autre flèche. Diraïs parut étonné, mais Kebra le ramena devant la ligne de tir. — Qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda un des arbitres. — Quelqu’un a délibérément lâché cette colombe, répondit Kebra. J’ai demandé à Diraïs de tirer à nouveau. — Vous ne pouvez pas demander ça, déclara l’arbitre. Le dernier trait a été tiré. Le roi se fraya un chemin dans la foule, et l’arbitre lui expliqua ce qui venait de se passer. Skanda s’approcha de Kebra. — Tu es sur que c’est ce que tu veux ? demanda-t-il d’une voix à présent totalement dénuée d’humour, les traits froids et durs. Ça n’a aucun sens. — Ça fait quinze ans que j’ai le titre de champion, monsieur. J’ai battu tous les hommes qui se sont mesurés à moi devant cette ligne. Je les ai battus avec talent. Les railleries n’étaient pas agréables, mais un vrai champion sait se placer au-dessus de tout ça. Un mouvement aussi vif et agité aurait dérangé n’importe qui. C’était un acte délibéré destiné à saboter les chances de cet homme. Et ça a marché. Je vous demande, sire, de le laisser tirer à nouveau. Subitement, Skanda sourit et, pendant un instant, il ressembla à nouveau à l’enfant roi qu’il avait été. — Dans ce cas, qu’il en soit ainsi, dit-il. Le roi grimpa sur une barrière et s’installa au-dessus de la foule. — Le champion a requis que l’on permette à son adversaire de tirer une flèche de plus, tonna-t-il. Et quand il s’exécutera, le silence régnera. Il redescendit et fit signe à Diraïs. Le jeune Ventrian encocha son trait et l’envoya d’une main sûre se ficher dans l’or. Kebra en eut le cœur chaviré. Les soldats ventrians affluèrent et lancèrent Diraïs dans les airs. Kebra resta là sans rien dire. Le roi s’approcha de lui. — Tu es un imbécile, mon ami, murmura-t-il. Mais cet acte n’était pas sans mérite. Skanda lui remit la Flèche d’argent, et Kebra attendit que les festivités prennent fin. Les Ventrians firent descendre Diraïs ; le petit archer s’avança et s’inclina bas devant Kebra. — C’est un jour dont je me souviendrai toute ma vie, déclara-t-il. — Moi aussi,lui dit Kebra en lui offrant la flèche. Le petit homme s’inclina de nouveau. — Je suis désolé que tes yeux t’aient fait défaut. Kebra lui adressa un signe de tête et s’en retourna. Personne ne s’approcha de lui lorsqu’il s’éloigna de la prairie. Sidéré et incrédule, Bison le regarda partir. — Pourquoi a-t-il fait ça ? demanda-t-il en tamponnant sa joue blessée à l’aide d’un tissu trempé de sang. — C’est un homme d’honneur, répondit Nogusta. Viens, il est temps de suturer cette blessure. — Quel est le rapport entre l’honneur et mes dettes ? — J’ai bien peur que cela ne soit trop long à expliquer, lui dit leNoir. Il le prit par le bras et conduisit un Bison perplexe dans une tente médicale. Nogusta emprunta une aiguille en forme de faucille et une longueur de fil, avant de refermer précautionneusement les pans de la blessure. En tout, il lui fallut faire dix points de suture. Le sang s’écoulait doucement. Les plaies au-dessus des yeux de Bison n’étaient pas profondes et n’avaient pas besoin d’être recousues. Déjà, des croûtes se formaient et les saignements avaient cessé. — Il m’a vraiment laissé tomber, grommela Bison. Il nous a tous laissés tomber. Dagorian, qui avait assisté à la scène en silence, vint se placer aux côtés du géant. — Tu n’es pas juste avec lui, dit-il doucement. C’était un acte généreux. Le Ventrian se faisait conspuer et mettre en boîte. Et quelqu’un a vraiment lâché cette colombe pour lui faire rater son coup. — Evidemment, fit Bison. J’ai payé pour ça. L’expression de Dagorian se fit glaciale. — Tu me fais honte d’être drenaï, fit-il. Dagorian se détourna et quitta les deux guerriers. — Qu’est-ce qui ne va pas, avec lui ? s’enquit Bison. Le monde est-il devenu fou ? — Tu es parfois un idiot, mon ami, dit Nogusta. Tu devrais peut-être retourner à la caserne et te reposer. — Non. Je veux voir les tours de magie de Kalizkan. Il y aura peut-être un dragon. — Tu pourrais lui demander, dit Nogusta en indiquant une zone de terrain dégagée entre les tentes. Le magicien vêtu d’argent était assis sur un banc, entouré d’enfants. — Je ne pense pas, dit Bison d’un air sceptique. Je n’aime pas beaucoup les magiciens. Je crois que je vais récupérer ce que j’ai gagné et partir me soûler. — Et tes dettes ? Bison rit. — On s’en va la semaine prochaine. Elles ne me suivront jamais jusqu’à Drenan. — Le mot honneurne serait-il qu’un son,pour toi ? demanda Nogusta. Tu as basé ton crédit sur la confiance. Tu as juré de rembourser. Et maintenant, tu deviens un voleur sans parole. — Qu’est-ce qui a bien pu te mettre de si sale humeur ? DemandaBison. — Tu ne comprendrais pas même si je le gravais sur ton front simiesque, répondit sèchement le Noir. Va te soûler. Un homme devrait toujours en rester à ce qu’il fait le mieux. Il quitta Bison et traversa la prairie en se frayant un chemin dans la foule. Antikas Karios s’approcha de lui alors qu’il passait devant le pavillon du roi. L’épéiste lui fit un petit sourire. — Bonjour à toi,dit-il. C’est une ruse très fine dont tu t’es servi contre Cerez. Par le passé, je lui avais dit de se méfier de l’arrogance. Je n’aurai plus à le faire. Nogusta était sur le point de poursuivre son chemin, mais le Ventrian lui barra le passage. — Le roi aimerait que tu divertisses ses invités, avant les courses. Nogusta opina du bonnet et suivit l’officier devant le pavillon. Skanda le vit arriver et lui fit un grand sourire, avant de se retourner pour parler à Malikada. Nogusta s’approcha du roi et le salua bas. — Mes félicitations pour votre anniversaire, sire, dit-il. Skanda se pencha vers lui. — J’ai parlé de tes prouesses au couteau à Malikada. J’ai bien peur qu’il doute de ce que j’affirme. — Pas du tout. Majesté, dit Malikada d’un ton doucereux. Skanda lui donna une claque sur l’épaule et se leva. — Qu’est-ce que tu peux nous montrer aujourd’hui, mon ami ? demanda-t-il à Nogusta. Le Noir demanda qu’on apporte une des cibles d’archerie. Pendant que l’on s’exécutait, une foule de bonne taille commença à se réunir. Nogusta ôta cinq couteaux de lancer des fourreaux cousus à son baudrier et écarta les lames dans sa main gauche. — La cible est-elle assez grande ? demanda Malikada tandis que l’on installait une cible d’un mètre quatre-vingts de haut à trois mètres du Noir. Autour de lui, les officiers ventrians rirent à cette blague. — Je vais faire en sorte qu’elle soit plus petite, Excellence, déclara Nogusta. Auriez-vous l’obligeance de vous mettre devant ? Le sourire de Malikada se figea. Il regarda le roi. — C’est vous ou moi, vieux camarade, fit Skanda. Malikada se leva et se mit à l’entrée du pavillon, et un soldat luiouvrit la porte. Il se dirigea d’un pas vif vers la cible et se retourna. Son regard noir était rivé sur Nogusta. — Ne bougez pas, Excellence, dit Nogusta. Le Noir fit tourner un couteau tranchant comme un rasoir dans les airs avant de le rattraper. Il refit ce geste avec les autres armes en les lançant chaque fois plus haut que la précédente. Puis, tandis qu’une des armes volait encore, il en envoya une autre, puis une autre, jusqu’à ce que les cinq virevoltent et scintillent au soleil. Un silence absolu régnait à présent ; la foule tendue attendait en retenant son souffle. Tout en continuant de jongler avec les couteaux, Nogusta recula lentement jusqu’à se retrouver à dix pas de Malikada. Le prince ventrian regardait les lames tourbillonner. Il paraissait détendu, mais il plissait les yeux et ne cillait plus. Soudain, le bras droit de Nogusta fusa en avant. Un des couteaux fendit l’air et vint se ficher brutalement dans la cible, à pas plus de deux centimètres de l’oreille gauche de Malikada. Le Ventrian se crispa, mais sans bouger de sa place. Une goutte de sueur perla à sa tempe et roula sur sa joue droite. Nogusta jonglait toujours avec les quatre lames restantes. Un autre couteau vint se planter à côté de l’oreille gauche de Malikada. Le troisième et le quatrième s’enfoncèrent violemment à deux doigts de ses bras. Nogusta rattrapa le dernier couteau et s’inclina profondément devant Skanda. Menée par le roi, la foule applaudit à tout rompre. — Tu veux risquer le bandeau ? demanda Skanda. Où est-ce là la fin de la démonstration ? — Qu’il en soit fait selon vos désirs, sire, répondit Nogusta. Le roi porta son regard sur Malikada. — Qu’en penses-tu, mon ami ? Aimerais-tu le voir lancer les veux bandés ? Malikada eut un sourire décontracté, mais il s’éloigna de lacible. — Je reconnais que ses talents sont remarquables, Majesté, mais je ne désire aucunement rester devant un aveugle armé d’un couteau. La foule rit et applaudit le prince, qui retourna au pavillon. — Moi, j’aimerais voir ça, dit Skanda et descendant les marches avant de sauter par-dessus la porte. (Il se mit devant la cible d’un pas décidé.) Ne me laisse pas tomber, vieux camarade, fit-il à Nogusta. Ça porte malheur de se faire tuer le jour de son anniversaire, quand on est roi. Antikas Karios vint se placer à côté de Nogusta. Il tenait une écharpe de soie noire, qu’il plia pour en faire un bandeau. Il le mit sur les yeux de Nogusta. Le Noir resta immobile un moment, aussi rigide qu’une statue. Puis il pivota sur ses talons et fit un demi-tour complet. Le couteau de lancer fila dans les airs. La foule hoqueta. L’espace d’un instant, tout le monde crut qu’il s’était planté dans la gorge du roi. Skanda leva la main et posa le doigt sur le manche d’ivoire qui se trouvait près de sa jugulaire. Nogusta se défit du bandeau. Skanda le rejoignit. Les applaudissements et les acclamations retentirent. — Tu m’as inquiété, à un moment, fit le roi. — Vous prenez trop de risques, sire, lui dit Nogusta. Skanda sourit. — C’est ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Sans rien dire d’autre, il retourna au pavillon. Nogusta récupéra ses couteaux et les rengaina, avant de poursuivre son chemin au milieu de la foule. Trois hommes lui emboîtèrent le pas, à distance respectueuse. Comme Nogusta l’avait prédit, Dagorian parvint à se frayer un chemin jusqu’à la finale des duels au sabre. Il y fut opposé à Antikas Karios. Nogusta n’avait jamais vu d’homme attaquer aussi rapidement que le Ventrian ; sa lame n’était qu’un vague tourbillon scintillant. Il perça trois fois d’affilée les défenses de Dagorian, touchant légèrement du bout du sabre le plastron de cuir de celui-ci. La rencontre fut courte et inégale à en devenir gênante. Le duel terminé, Dagorian attendit courtoisement qu’Antikas Karios reçoive le Sabre d’argent, puis partit se fondre dans la foule. Nogusta lui donna une tape sur l’épaule. — Tu t’es bien battu, déclara le Noir. Ton bras est rapide, tu as l’œil vif, mais ta position trop étroite joue contre toi. Tes pieds étaient trop resserrés. Quand il t’attaquait, tu étais déséquilibré. — Ça reste quand même le plus redoutable épéiste que j’aie jamais vu, dit Dagorian. — C’est un tueur, convint Nogusta. — Tu penses que tu aurais pu le battre ? — Pas même au mieux de ma forme. Le crépuscule approchait et la foule commençait à grouiller dans la prairie. Kalizkan se rendit à grandes enjambées au centre du terrain. Le ciel s’assombrissait ; il leva ses bras grêles. Une vive lueur fusa de ses doigts et se vaporisa dans les airs en d’éclatants éclairs parallèles. La foule applaudit. Dans le ciel, les lueurs se transformèrent en mer d’étoiles qui se fondirent pour former un visage d’homme cornu. C’était le dieu chauve-souris, Anharat. D’autres visages divins lumineux apparurent, des dieux et des déesses de la mythologie ventriane. Les visages tournoyèrent dans les airs et créèrent un colossal cercle de lumière qui emplit le ciel. Enfin, un cheval blanc et son cavalier firent leur apparition et galopèrent parmi les étoiles. Ils se rapprochèrent de plus en plus. Le cavalier était beau, son armure brillait, et il portait haut son épée. Il chevaucha au centre du cercle de dieux et fit se cabrer son cheval. Puis il retira son heaume et la foule rugit en voyant qu’il s’agissait de Skanda. Le roi des rois, à qui même les dieux obéissaient. Il y eut un tonnerre d’applaudissements. L’image scintilla quelques secondes, puis les étoiles magiques se séparèrent une fois de plus et déferlèrent au-dessus de la foule en éclairant le chemin qui menait aux trois portes de sortie. Les équipages des nobles avaient été amenés devant le pavillon. Le roi et Malikada chevauchèrent ensemble ; Skanda fit des signes au peuple et l’attelage se dirigea lentement vers les portes. Puis la foule fut autorisée à partir. Nogusta dit au revoir au jeune Drenaï et s’éloigna lentement. La nuit tomba sur la prairie, et les ouvriers commencèrent à démonter les tentes et le pavillon. Un chariot solitaire s’arrêta devant la tente de Kalizkan et quatre hommes en descendirent. Ils jetèrent des regards furtifs autour d’eux pour s’assurer que personne ne les avait vus. Puis ils entrèrent dans la tente et en sortirent les corps recouverts de sang de six jeunes enfants. Nogusta poursuivait son chemin dans les rues de la ville. Il était inquiet. La foule commençait à se disperser. Beaucoup s’arrêtaient dans les tavernes ou se rendaient sur les marchés nocturnes à la lueur des lanternes et chez les putains qui y exerçaient leur art. Nogusta était mal à l’aise – et ce n’était pas à cause des trois hommes qui le suivaient. Il avait pris conscience de leur présence un peu plus tôt dans la journée. Non, c’était le talisman qu’il portait. Parfois, une année s’écoulait sans une seule vision. Pourtant, aujourd’hui, il en avait eu trois, nettes et frappantes. Il avait fait le résumé de la première à Dagorian. Il avait gardé la deuxième pour lui, car elle montrait le jeune homme à terre perdant son sang sur un pont de pierre. Mais la troisième était encore plus mystérieuse. Il était face à quelqu’un qui portait une armure noire. Cet ennemi n’était pas humain et, quand leurs épées s’entrechoquaient, des éclairs surgissaient des lames. Et il y avait autre chose. L’ombre d’ailes gigantesques qui fondaient sur lui. Nogusta frissonna. Il avait eu cette vision pendant la démonstration magique de Kalizkan, et il se demandait si la sorcellerie avait pu d’une façon ou d’une autre affecter le talisman et susciter une vision erronée. Il l’espérait. Il leva les yeux vers le ciel nocturne et frémit. La fin de l’hiver se faisait sentir, maintenant que le soleil s’était couché, et la température ne dépassait qu’à peine le zéro. Il releva la tête et huma la nuit, les odeurs de la ville, les plats chauds – riches et épicés –, la fumée des feux de bois, les arômes musqués laissés par la foule. La dernière vision l’avait laissé sur les nerfs. C’était comme une nuit avant une bataille, quand l’atmosphère est lourde et tendue. Il fit une pause sur le marché aux Lanternes et s’arrêta devant un étal. Il examina les produits, les poteries vernissées et les colliers de jade. Il regarda dans la direction d’où il venait. Deux des assassins étaient en pleine discussion. Il ne voyait pas le troisième. Rapidement, il scruta la foule. Puis il le repéra, à quelque distance devant lui, dans une embrasure de porte sombre. Nogusta n’avait aucune envie de tuer ces hommes. Ils ne faisaient qu’obéir aux ordres de celui qui les commandait. Mais il ne serait pas facile de les éviter. Une femme s’approcha de lui. Elle était jeune, blonde et maquillée. Il lui sourit et elle le prit par le bras pour le conduire dans une ruelle. Un escalier étroit donnait sur une petite chambre au lit crasseux. Nogusta la paya, puis ouvrit la fenêtre et regarda en bas. Les trois assassins attendaient dans l’ombre. — Il y a une autre sortie, ici ? demanda Nogusta à la fille. — Oui. (Elle indiqua un rideau.) Là-bas, le long du couloir et par les ruelles. Pourquoi ? — Merci, fit-il en ouvrant sa bourse avant de lui lancer une pièce d’argent. Il était sur le point de partir quand elle défit sa robe ; elle s’allongea sur le lit. Le clair de lune se refléta sur ses seins replets, son ventre d’ivoire et ses cuisses pâles. Nogusta gloussa. Laissons-les attendre dans le froid, se dit-il. Puis il rejoignit la fille. Une heure plus tard, il se glissa derrière le rideau, longea le couloir et sortit dans la nuit. La sensation de gêne était encore forte, et cela faisait longtemps qu’il avait appris à écouter ses instincts. Il sourit en se remémorant l’épisode du lion. Cela s’était passé par une nuit comme celle-ci, froide et claire. Il s’était réveillé, narines frémissantes, conscient du danger. Seulement armé d’un couteau, Nogusta, alors âgé de quatorze ans, était discrètement sorti de sa chambre pour s’enfoncer dans la nuit. Les chevaux de son père étaient agités, et ils se tenaient en groupe serré, aux aguets. Le lion avait surgi des fourrés et avait sauté par-dessus la barrière de l’enclos. D’un geste, Nogusta avait lancé son couteau, qui était parti se ficher dans le flanc du lion. L’animal avait poussé un rugissement étonné et s’était retourné vers le garçon. Nogusta avait filé en direction de la ferme, conscient que le lion l’attraperait. Mais à ce moment-là, Palarin, le seigneur du troupeau, un énorme étalon noir de dix-sept mains, avait chargé le lion. Il avait rué et donné de violents coups de sabots. Cette attaque subite avait forcé le lion à s’écarter, mais il avait tout de même continué à poursuivre Nogusta. Celui-ci était parvenu à atteindre la ferme, s’était emparé d’une fourche et s’était retourné juste à temps. Le lion avait bondi et s’était empalé sur les lames jumelles. Rendu ivre de rage par l’agonie, il s’était déchaîné, avait brisé la fourche et avait griffé la poitrine de Nogusta. Il lui avait brisé trois côtes. Ce souvenir le fit sourire. Il n’avait jamais été aussi bon avec les chevaux que ses frères mais, au moins pour cette fois, ç’avait été lui le héros qui avait sauvé le troupeau. C’était un souvenir agréable. Palarin avait engendré de nombreux excellents chevaux, et c’est de sa lignée que descendait la grande monture de guerre du roi, Feu d’Étoile. Et pourtant, comme moi, il se fait vieux, maintenant, se dit Nogusta dans un soupir. Et il n’avait pas participé aux courses de l’après-midi. On disait que Feu d’Étoile était malade. Nogusta décida d’aller voir le lendemain où se trouvait le cheval et d’apprendre quel traitement avait été préconisé. Il s’enfonça dans les petites rues, profita d’un repas dans une petite taverne et repartit en direction de la caserne. Il ne doutait pas que ce serait là que les hommes, ayant perdu sa trace, l’attendraient. La façon dont il gérerait la situation allait dépendre entièrement de leurs compétences,s’ils étaient maladroits, il les désarmerait, mais s’ils étaient doués, il serait obligé de les tuer. Ce n’était pas une pensée réjouissante. En vérité, Nogusta avait vu assez de tueries dans sa vie, et il ne désirait rien plus que de retourner dans les hautes montagnes et retrouver les descendants du troupeau. Cela aurait au moins un peu de sens de passer ce qui lui restait à vivre là-bas, se disait-il. Ses pensées se portèrent sur Skanda. Il était brave et ses troupes l’adoraient. Il était charismatique et intelligent. Pourtant, quelque chose lui manquait, comme s’il existait en lui un endroit vide et glacé, déserté de toute chaleur humaine. Malgré cela, Nogusta l’appréciait. Qui aurait pu ne pas l’apprécier ? Il était capable d’une immense générosité. De la même façon, il pouvait faire preuve de vanité et de jalousie : il pouvait agir avec une incroyable méchanceté. Les rois sont peut-être tous comme ça,se dit Nogusta. C’est peut-être la nature des puissants. Le ciel était dégagé : la lune et les étoiles brillaient tandis qu’il progressait dans les ruelles. Des cuisines de la caserne, la brise charria une odeur de pain récemment passé au four, et il ralentit. À quelque trente pas devant lui, la rue croisait l’avenue de Lumière. La vieille caserne se trouvait de l’autre côté de l’avenue, après les statues des empereurs. Nogusta fit halte. Trois hommes, armés de couteaux ou d’épées courtes, l’attendaient. Il ne les avait jamais rencontrés, et on leur avait ordonné de le tuer. Il ne les haïssait pas. Ils n’étaient que des soldats qui obéissaient aux ordres. Cela dit, il n’était pas non plus disposé à mourir. Il prit une grande inspiration et avança à grands pas sur l’avenue de Lumière. Des lanternes étaient installées sur de grands poteaux des deux côtés de l’avenue ; les statues de bronze brillaient comme de l’or. Nogusta sortit à découvert et traversa la large rue pavée. Il contourna la statue du roi antique, Gorben, et deux hommes surgirent de l’ombre. Les deux avaient des couteaux. Nogusta les laissa venir. Le plus rapide s’approcha de lui, et Nogusta virevolta de côté, avant de lui donner un coup de pied dans la rotule. Le coup n’était pas parfait, mais l’assassin tomba à terre. Nogusta l’ignora et bondit pour venir à la rencontre du deuxième. Il dévia le bras qui tenait le couteau et lui envoya un crochet du droit au menton. Le premier était assis sur la route, incapable de se tenir debout sur son genou tordu. Mais il lança son couteau. Nogusta se jeta sur le côté pour éviter la lame, laquelle alla s’échouer sans dommages contre le socle de la statue de Gorben. Le deuxième assassin porta une nouvelle attaque, cette fois-ci de façon plus méfiante. Nogusta se tint immobile, encourageant ainsi l’homme à se rapprocher. Ce qu’il fit en chargeant subitement. Nogusta l’agrippa par le poignet et le tira en avant afin de lui asséner un violent coup de tête qui lui fracassa le nez. L’assassin poussa un gémissement et s’effondra contre le guerrier noir. Nogusta le fit pivoter et lui abattit le tranchant de sa main sur la nuque. L’homme tomba à terre sans un bruit. Le troisième ne s’était pas encore montré. Nogusta poursuivit sa route. La porte de la caserne n’était plus qu’à trente pas, maintenant. Nogusta regarda derrière lui. Le Ventrian au genou blessé avait lentement rejoint son camarade et s’était assis à côté de lui. Le Noir se mit dans l’ombre de l’arche de la porte. Un murmure dans le vent ! Nogusta plongea en avant en même temps qu’un couteau fendait l’air au-dessus de lui. L’assassin était rapide ; il bondit sur Nogusta avant qu’il puisse se relever. Le coude de Nogusta s’enfonça dans les côtes de son agresseur, ce qui lui fit pousser un grognement de douleur. Le Noir pivota et lui envoya un direct du droit au visage. L’homme se débattit, et son poing vint s’écraser sur la joue de Nogusta dont la tête heurta le trottoir de pierre. Des étoiles explosèrent devant ses yeux ; Nogusta sentit une vague de vertiges menacer de l’engloutir. Les deux hommes luttèrent quelque temps, et le guerrier le plus âgé sentit ses forces diminuer. L’assassin dégaina un deuxième couteau. Avec ce qui lui restait d’énergie, Nogusta le frappa à la gorge, les doigts tendus. L’homme s’étouffa et se cabra. Nogusta l’attrapa par la chemise et le projeta sur le côté. Se relevant d’une roulade, le guerrier noir lui lança un coup de pied sous le menton et le catapulta en arrière. Il s’approcha pour décocher un deuxième coup, mais son adversaire était déjà inconscient. Ereinté et à bout de souffle, Nogusta s’effondra sous l’arche sur un banc. ç’aurait été plus facile de les tuer, se dit-il. Encapuchonnée et engoncée dans sa cape pour se protéger des vents nocturnes, Ulmenetha remontait lentement le chemin tortueux, en direction du temple de marbre blanc qui se trouvait au sommet de la colline. Elle était fatiguée, et ses mollets la brûlaient lorsqu’elle arriva aux portes ouvertes. À une époque, à Drenan, elle aurait couru sur cette colline rien que pour le plaisir. Dans sa jeunesse, elle avait été mince et rapide ; la fatigue physique avait été une source de joie qui lui remontait toujours le moral. Plus maintenant. C’était devenu une corvée de traîner sa carcasse trop lourde sur une telle pente. Pantelante, elle s’assit sur les marches de l’entrée du temple et attendit que son cœur affolé ralentisse. Un jeune prêtre vêtu de robes blanches passa devant elle en la saluant. Elle se remit péniblement debout et entra dans le bâtiment en faisant une révérence devant le grand autel. Elle trempa son doigt dans un bol de pierre rempli d’eau bénite et traça un cercle sur son front. Puis elle se rendit à l’arrière du temple et s’assit dans une alcôve, sous une guirlande de vignes élégamment ouvragée. Un autre prêtre, un grand jeune homme à la calvitie naissante et au petit menton, l’aperçut et s’approcha. — Que cherchez-vous, ma mère ? lui demanda-t-il. La Voix de l’Oracle n’est pas là. — Je n’ai pas besoin de la Voix, lui dit-elle. — Alors que faites-vous ici à une heure aussi tardive ? Il portait les robes grises des Frères Supérieurs, et son regard bleu paraissait las et blasé. — Vous êtes un Voyant ? lui demanda-t-elle. — Tristement, non, ma mère. Je suis encore étudiant dans de tels domaines. Mais je nourris l’espoir qu’un jour le rideau s’ouvrira pour moi. Quel encouragement cherchez-vous ? — Je cherche un endroit où il n’y a pas de démons, lui répondit-elle. Instantanément, son expression changea, et il fit le signe de la Corne Protectrice. — Un tel mot ne devrait pas être prononcé ici, la réprimanda-t-il, d’une voix moins amicale. Elle sourit. — Si ce n’est pas ici, où, alors ? Ce n’est pas grave, ajouta-t-elle en voyant sa confusion. Y a-t-il quelqu’un dans votre ordre qui soit un Voyant ? — Il y en avait un, lui répondit-il. Le père Aminias. Mais il est mort la semaine dernière. Nous étions tous tristes, car c’était quelqu’un de très bien. — Il était malade ? — Non. Il s’est fait attaquer dehors, dans l’exercice de ses devoirs pastoraux. Un fou, à ce qu’il semble. Il poussait des cris stridents à tue-tête, et il a poignardé ce pauvre Aminias à plusieurs reprises avant de se faire emmener. — Et il n’y a personne d’autre ? — Non, ma mère. De tels dons se font de plus en plus rares, jecrois. — Et pourtant, ils sont de plus en plus importants, dit-elle en se relevant. — Vous avez parlé de… d’êtres impies. Pourquoi ça ? Soudain, la peur se lut dans son regard. Ulmenetha hocha la tête. — Vous n’avez pas le pouvoir de m’aider, fit-elle. — Quand bien même, ma mère, je vous en serais reconnaissant, si vous vouliez bien m’éclairer. Ulmenetha ne dit rien pendant un moment. Elle observa le prêtre vêtu de gris. Elle avait d’abord eu l’impression que c’était un faible mais, en l’examinant plus attentivement, elle sentit qu’elle avait peut-être pris sa sensibilité pour de la faiblesse. Et elle avait désespérément besoin de quelqu’un à qui se confier. Ulmenetha prit une grande inspiration et se rassit. — Il y a quelqu’un qui invoque des démons, dit-elle enfin. Ils sont partout, et ils sont de plus en plus nombreux. J’ai les yeux pour les voir, mais pas l’esprit pour discerner leur dessein. Le prêtre à la calvitie naissante s’assit à côté d’elle. — Le père Aminias a dit la même chose, lui dit-il. Sa conviction était qu’un puissant sortilège était à l’œuvre. Mais je ne peux pas voir ces… ces créatures. Et j’ignore comment les combattre. Ni même si je devrais essayer. (Il lui adressa un sourire blafard.) Qui êtes-vous, ma mère ? — Je suis la prêtresse Ulmenetha, la compagne de la reine Axiana. — Et qu’espéreriez-vous obtenir, ici ? — Je cherchais des réponses. J’ai eu trois visions, et je n’y comprends rien. Elle lui parla des quatre guerriers et du corbeau blanc, du démon dans le lac et du sacrifice de l’empereur. Il l’écouta en silence. — Je n’ai jamais eu la chance de posséder votre Don, dit-il, mais j’ai reçu le don de discernement. Vos visions sont authentiques. Ça, je le sais. Vous avez vu trois scènes. Trois est un chiffre de grande puissance chez les mystiques, et vous n’êtes pas la seule à avoir vécu cela. Ce que vous avez vu s’appelle un « kiraz ». La première scène concerne la cause du problème. La seconde met en lumière la façon dont ce problème va se manifester. La troisième est plus complexe. Elle révèle toujours les protagonistes, mais elle révèle aussi souvent une piste pour trouver la solution du problème. Maintenant, examinons-les toutes en détail. Le démon du lac – la cause – procède plus du symbolique. Vous m’avez dit qu’il était sorti de la glace. Si j’interprète ceci correctement, le lac symbolise un passage entre son monde et le nôtre. Vous avez dit qu’il flottait comme de la fumée et qu’il s’insinuait dans le corps d’un homme. Il s’agit d’un homme qui se fait posséder. Mais plus que cela, il s’agit d’un homme qui se fait posséder après avoir été tué. Nous avons donc affaire à un démon qui habite un cadavre. Ce démon doit par conséquent être une créature des plus puissantes. Il réside à présent dans le monde des hommes. C’est lui qui a invoqué les créatures que vous voyez au-dessus de la ville. C’est son but que nous devons déterminer. » Quant à l’empereur qui se fait sacrifier… ce n’est pas un symbole. Plusieurs rumeurs ont couru quand il a été tué,et le corps n’a jamais été retrouvé. Mais la voix que vous avez entendue est intéressante. "Le jour de la Résurrection est proche. Tu es le premier des Trois. " Encore une fois, nous avons le nombre trois. Mais qu’est-ce qui est censé ressusciter ? Et qui sont les deux autres ? Ça, c’est la manifestation du problème. Il faut sacrifier trois individus pour que le démon arrive à ses fins. Un individu a déjà été tué. »La scène de la forêt, maintenant. Quelques soldats vous protègent, vous et la reine. Trois vieillards et un jeune homme sont les seules personnes entre vous et un terrible mal. La piste ici,je crois, c’est la personne que vous protégez. Manifestement. Axiana fait partie des Trois. C’est logique, dans la mesure où son père était le premier. Il y a peut-être quelque chose dans la lignée dont le démon a besoin. (Il sourit et écarta les mains devant lui.) Je ne peux pas vous en dire plus, Ulmenetha. — Est-ce que je devrais essayer de trouver ces soldats ? Il secoua la tête. — Vous avez vu ce qui va être, que vous les cherchiez ou non. — Vous n’avez pas parlé du corbeau noir, fit-elle remarquer. — Non, dit-il tristement. Et je n’avais pas non plus besoin de le faire. Vous savez ce que cela signifie. — Oui, je le sais, dit-elle d’un ton las. Elle regarda dans le temple, réticente à en quitter le calme sanctuaire. Sur le mur, au-dessus du grand autel, était gravé le symbole d’Emsharas, la main fine qui tient un croissant de lune. — Je croyais que c’était un temple dédié à la Source, reprit-elle. Il est plutôt inhabituel de trouver le croissant de lune dans un tel endroit. — Vous percevez Emsharas comme une créature du mal ? — Selon la légende, n’était-il pas un démon ? demanda-t-elle. — Il faisait effectivement partie des Venteux, un esprit. Le nom « démon » est une description de l’homme. Nous possédons dans ce temple quelques-uns des plus vieux manuscrits, et je dispose même de quelques légendes gravées sur des lames d’or. Je les ai étudiées au fil des années. J’en suis venu à admirer Emsharas, et je pense qu’il était inspiré par la Source. Est-ce que vos études traitaient des Guerres Démoniaques ? — Très succinctement, répondit-elle. Il y a des milliers d’années, Emsharas et son frère, Anharat, étaient ennemis. Emsharas s’est allié aux armées humaines des Trois Rois, et a banni tous les démons de la face du monde. Voilà tout ce que je sais là-dessus. — En vérité, c’est probablement la somme de toutes nos connaissances à ce sujet, dit-il. Mais avez-vous remarqué que le chiffre trois revient, ici aussi ? Il possède une grande signification mystique. Toutefois, il n’a pas fait que bannir les démons de la face du monde. Le Grand Sortilège a eu pour résultat de faire disparaître toutes les créatures des Venteux. — Et maintenant ils reviennent, dit-elle. — On dirait bien, fit-il. Banelion convoqua ses vingt officiers supérieurs après l’aube. Tous étaient des vétérans ; la plupart d’entre eux avaient servi sous ses ordres pendant plus de trente ans. C’étaient des survivants, maigres et coriaces, au regard dur et à la volonté de fer. Ils étaient au garde-à-vous autour de lui et remplissaient la tente. Personne n’aurait jamais pu accuser le Loup Blanc d’être un sentimental, et pourtant, en regardant leurs visages, il se sentait vraiment en famille. Ces hommes avaient été ses frères, ses fils. Il les avait élevés, il les avait entraînés, il les avait guidés partout dans le monde. Et maintenant il les ramenait chez eux, vers une retraite que peu d’entre eux désiraient, mais qu’ils méritaient tous. Banelion regardait rarement dans les miroirs. Il avait perdu cette vanité à soixante ans. Mais à présent, en regardant ces hommes, il sentait tout le poids de son âge. Il se rappelait de tous comme ils avaient été : l’œil vif, le teint frais, un désir ardent de servir – oui,et de sauver – le pays où ils étaient nés. — Je ne relâcherai pas la discipline, leur dit-il. Il y aura dix-huit cents hommes avec nous, désormais tous citoyens privés. Mais ce n’est pas une meute turbulente que je ramènerai à Drenan. Tous ceux qui voyageront avec nous signeront pour le voyage en tant que soldats, assujettis à ma discipline et sous mes ordres. Tous ceux qui ne veulent pas procéder ainsi seront refusés. La solde sera d’une demi-pièce d’argent par homme et par mois, prélevée sur ma fortune personnelle. Les officiers recevront cinq pièces d’argent lourdes. Le paiement s’effectuera lorsque nous accosterons à Dros Purdol. Des questions ? Il y en avait beaucoup et, pendant plus d’une heure, il discuta de la logistique de la traversée avec les officiers, avant de leur donner congé. De nouveau seul, il s’assit sur sa paillasse et passa une demi-heure de plus à anticiper les problèmes qu’il pensait rencontrer pendant le voyage. Satisfait d’avoir couvert la plupart des causes de retard possible, il permit enfin à son esprit de s’attarder sur la menace immédiate que représentait Malikada. En dépit de ce qu’il avait dit à Dagorian à propos du roi et de son manque d’intérêt à l’égard de son plus vieux général, le Loup Blanc savait qu’il était peu probable que Malikada envoie des assassins ventrians pour le tuer. Une telle manœuvre déclencherait le soulèvement de l’armée et aurait des conséquences sur les plans du roi concernant la marche sur Cadia. Si le Loup Blanc se faisait assassiner, Skanda serait obligé de diligenter une enquête. Non, la tentative de Malikada serait plus subtile. Il pourrait payer un Drenaï pour le supprimer, un homme connu pour son ressentiment envers Banelion. Et il y avait beaucoup d’hommes du rang qui avaient souffert sous le fouet pour des infractions mineures au règlement, beaucoup d’officiers subalternes qui pensaient avoir été négligés à l’heure des promotions et beaucoup d’officiers supérieurs qui avaient essuyé des reproches en public. Et puis il y avait ceux que l’on avait déchus de leur grade pour incompétence. Banelion sourit. Si Malikada proposait assez d’argent, le Loup Blanc pourrait se faire piétiner à mort par un troupeau d’hommes que la prime ne manquerait pas d’attirer. Banelion se servit un verre d’eau. Mais si le meurtrier se faisait prendre vivant et, qu’on le passait à la question, un tel paiement serait évoqué. Et cela attirerait les soupçons sur Malikada, quelle que soit la personne qu’il ait embauchée pour faire la transaction. Le Loup Blanc écarta cette idée. Elle n’était pas assez subtile pour le renard ventrian. Alors quoi ? Banelion porta le verre à ses lèvres. Il hésita et regarda le liquide clair. Le poison serait la réponse la plus probable. Pas une perspective réjouissante, se dit-il en reposant le récipient. Désormais, il mangerait dans la cuisine commune, en même temps que ses hommes. Satisfait d’avoir envisagé toutes les possibilités d’attaque, il se détendit. Il avait tort. Chapitre 4 La vieille caserne avait trois cents ans. Elle avait été bâtie pour accueillir les Immortels, le régiment délite de l’empereur Gorben. À l’époque de sa construction, c’était une des merveilles du monde. Des artistes et des sculpteurs célèbres avaient été convoqués dans tout l’empire pour en peindre les plafonds et sculpter les chefs-d’œuvre qui l’entouraient. À présent, la plupart des statues avaient été enlevées, acheminées par bateau à Drenan ou vendues à des collectionneurs pour lever les fonds exigés par les guerres du roi. Les plafonds peints et les murs étaient craquelés, ébréchés et passés. La majeure partie des soldats drenaïs de la nouvelle armée du roi logeaient au nord de la ville, dans trois casernes neuves. Là, à deux pas de l’avenue de Lumière, le vieux bâtiment cédait lentement aux ravages du temps et au manque de soin. Des plans existaient déjà pour le démolir et ériger un amphithéâtre à sa place. Mais, pour l’instant, c’était le lieu de résidence temporaire des vieillards que l’on renvoyait chez eux. Il n’y avait déjà plus aucune discipline, plus de gardes aux portes, plus de clairon pour annoncer l’aube, plus d’officiers pour superviser les manœuvres ou les exercices. Nogusta frissonna. Il traversa le terrain de manœuvres déserté et s’engagea vers l’aile est, où il partageait une chambre avec Bison et Kebra. Autrefois, des architectes venus du monde entier visitaient cette caserne pour s’émerveiller de sa conception. Aujourd’hui, c’était un endroit moribond, rempli de souvenirs pourrissants que personne ne voulait plus partager. Méfiant, Nogusta monta l’escalier. Il n’y avait plus de lanternes ici, à présent ; l’intérieur n’était éclairé que par le clair de lune qui filtrait par les hautes fenêtres de chaque palier. Nogusta gagna lentement le quatrième étage. Kebra et Bison étaient assis dans la chambre ; un silence glacial régnait entre eux. Nogusta devina que la question des dettes hivernales avait été abordée. Il passa devant ses camarades et se dirigea vers le feu qui brûlait dans l’âtre. La chaleur le réconforta. Nogusta retira sa chemise noire et permit à la chaleur de lui baigner le buste. Le charme d’or et d’argent qu’il portait brillait à la lueur des flammes. Quelque chose de froid lui toucha le dos, comme le murmure d’un vent glacé. Il se leva et se retourna, s’attendant à voir la porte et la fenêtre ouvertes. Mais toutes deux étaient bien fermées. — Vous avez senti cette brise ? demanda-t-il aux deux hommes silencieux. Ils ne lui répondirent pas. Kebra était assis sur son lit, le visage de marbre et son regard pâle furieusement rivé sur Bison. Soudain, un froid glacé envahit la chambre et la chaleur du feu se dissipa. Nogusta regarda les flammes, hautes et ardentes. Elles n’irradiaient aucune chaleur. La seule qu’il ressentait provenait du charme en croissant de lune qui reposait sur sa poitrine. Celui-ci brillait vivement. À cet instant, une peur terrible s’empara du Noir, car il savait pourquoi le talisman brillait. Bison se leva brusquement en poussant un grognement menaçant. — Espèce de sale traître ! hurla-t-il à Kebra. Son énorme main sortit son épée de son fourreau. Le mince archer tira une dague courbe et se leva pour venir à sa rencontre. — Non ! cria Nogusta en bondissant dans leur direction. Le son de sa voix, profond et puissant, fit diminuer la tension. Kebra hésita. Mais Bison s’avança pour tuer. — Bison ! hurla Nogusta. Le géant n’eut qu’un instant d’hésitation. Ses yeux scintillaient étrangement, et sa bouche était figée dans un rictus. — Regarde-moi ! Tout de suite ! tonna Nogusta. Bison marqua une nouvelle pause. Le froid était à présent intolérable, et Nogusta se mit à grelotter sans pouvoir se contrôler. Bison se tourna vers lui, les yeux dans le vague. — Prends-moi la main, dit Nogusta en la lui tendant. Fais-le pour l’amitié, Bison. Prends-moi la main ! Bison cligna des yeux, et son expression s’adoucit l’espace d’un instant. Puis sa colère explosa de nouveau. — Je vais le tuer ! — Prends-moi la main d’abord, et après, fais ce que tu dois faire, intima Nogusta. Une fraction de seconde, il crut que Bison refuserait, mais le colosse lui tendit la main. Leurs doigts se touchèrent, leurs mains s’agrippèrent. Bison poussa un long soupir frémissant et tomba à genoux. Kebra lui sauta dessus. Nogusta repéra son geste au dernier moment. Il tira Bison en arrière et bondit pour s’interposer ; sa main droite vint se lover autour du poignet de Kebra. Le visage de l’archer était déformé en une grimace maléfique, les yeux exorbités. — Calme-toi, Kebra, dit-il. Calme-toi. C’est Nogusta. C’est ton ami, Nogusta. Le visage distordu de Kebra se détendit, et la folie reflua. Il frémit et laissa tomber son couteau. La pièce se réchauffa. Nogusta relâcha sa prise sur les deux hommes. Kebra s’effondra sur le lit. — Je… Je ne sais pas ce qui m’a pris, fit Bison. (Il tituba vers Kebra.) Je suis désolé, dit-il. Vraiment. Kebra ne dit rien. Il se contentait de rester assis et de regarder le plancher. La lueur du charme de Nogusta s’estompa, ne laissant derrière elle que le croissant d’argent simple et la main en or qui le tenait. — Nous avons été attaqués, dit-il doucement. Tu n’es pas en faute, Bison. Et Kebra non plus. L’archer aux cheveux blancs leva les yeux. — De quoi parles-tu ? — De sorcellerie. Vous n’avez pas senti le froid dans la chambre : Les deux hommes secouèrent la tête. Nogusta tira une chaise ets’assit. Kebra et Bison le dévisageaient, à présent. Il toucha son croissant de lune. — C’est ça qui nous a sauvés, leur expliqua-t-il. — Serais-tu devenu fou ? demanda Kebra. C’était de la rage, c’est tout. Bison et moi n’avons pas arrêté de parler de ma défaite au tournoi. On s’est simplement énervés. — Tu arrives vraiment à croire ça ? demanda Nogusta. Vous êtes amis depuis trente ans. Vous n’avez jamais sorti les armes pour vous battre. Je vous conseille vivement de me faire confiance là-dessus, mes amis. Orendo m’a dit la même chose. Il m’a raconté que lorsqu’ils étaient dans la maison du commerçant, un froid terrible a envahi la pièce, et qu’ils se sont retrouvés plein de rage et de désir. C’est à ce moment-là qu’ils ont violé et tué. Il a dit qu’il y avait des démons dans les airs. Je ne l’ai pas cru. Mais je le crois, maintenant. Te rappelles-tu de ce que tu ressentais quand tu as sauté sur Bison ? — Je voulais lui arracher le cœur, reconnut Kebra. — Et crois-tu maintenant que ce soit vraiment ce que tu voulais ? — Ça avait l’air réel, sur le moment, répondit Kebra. (Il hocha la tête et se passa la main sur le visage.) Qu’est-ce que tu voulais dire, quand tu as dit que le charme nous avait sauvés ? — Juste ça. C’est un « charme de protection ». Un talisman. Il est dans ma famille depuis des générations. — Il brillait quand tu m’as tendu la main, dit Bison. Il brillait comme un énorme diamant. — Ça, je l’ai vu, confirma Kebra. Mais, par les dieux, qui voudrait se servir de sorcellerie contre nous ? — Malikada, peut-être. Si je n’avais pas porté le charme, ma rage aurait monté, elle aussi. Nous aurions pu nous entre-tuer. — Eh bien, allons tuer Malikada, fit Bison. — Bonne idée, approuva Kebra. Après, nous ferons pousser nos ailes magiques et nous nous envolerons librement au-dessus des montagnes. — Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ? demanda le géant. — On quitte la ville, répondit Nogusta. On ne part pas avec le Loup Blanc. On se dirige vers le sud dans les montagnes jusqu’à ce que l’armée marche le long de la frontière cadiane. On rejoindra ensuite les autres exilés. — Je n’aime pas trop l’idée de prendre la fuite, dit Bison. — D’après mes souvenirs, fit sèchement Kebra, je t’ai déjà vu prendre tes jambes à ton cou pour fuir une crue subite. Et ne serait-ce pas toi, le type qui s’est fait balafrer le cul en fuyant une lionne devant Delnoch ? — C’était différent, argumenta Bison. — Non, pas du tout, dit Nogusta. Malikada est le général du roi. On ne peut pas se battre contre lui. Ce serait comme combattre une tempête ou, effectivement, une crue subite. Sans issue. En plus, on ne sait pas s’il s’agit vraiment de l’œuvre de Malikada. Non, le plan le plus sûr et le plus sensé, c’est de quitter la ville. Dans deux jours, l’armée sera en marche et Malikada aura d’autres chats à fouetter. Il nous oubliera. — Qu’est-ce qu’on fera, dans les montagnes ? demanda Bison. — On chassera un peu de gibier, on cherchera de l’or dans les ruisseaux, peut-être, lui répondit Nogusta. — De l’or. J’aime le son de ce mot, dit Bison en tirant sur sa moustache blanche de morse. On pourrait devenir riches. — Effectivement, mon ami. Demain, j’irai acheter des chevaux et des vivres. — Et des tamis pour l’or, lui rappela Bison. (Le géant se dirigea vers son lit et retira ses bottes.) Je maintiens que tu n’aurais pas dû accorder une autre flèche à ce Ventrian,fit-il. Kebra leva les yeux sur Nogusta et secoua la tête. Puis il sourit. — Je me sentirais beaucoup mieux si je n’étais pas d’accord avec lui, dit-il. Je n’arrive toujours pas à croire que j’ai fait ça. — Moi je peux, mon ami. C’était noble, dit Nogusta. Et je n’en attendais pas moins de toi. Ulmenetha prit les chaînes de fer, se pencha en arrière sur le siège en osier de l’escarpolette, et porta son regard sur les montagnes au loin. Elle les entendait l’appeler, comme les mères le faisaient pour un enfant perdu. Elle avait été très heureuse dans ses montagnes natales. Il y avait une grande sagesse, là-bas ; les pics irradiaient la sérénité. Ceux-ci n’étaient pas les siens, mais ils l’appelaient quand même. Ulmenetha leur résista et porta son attention sur ses environs immédiats. En été, le jardin aménagé sur le toit du palais de feu l’empereur était un endroit merveilleux ; ses terrasses resplendissaient de couleurs et étaient envahies des arômes de nombreuses fleurs parfumées. Loin au-dessus de la ville, il paraissait enchanté. En hiver, cela était moins le cas, mais à cet instant précis, à quelques jours à peine du printemps, les primevères pourpres s’épanouissaient et les cerisiers étaient riches de fines fleurs de corail clair. Assise seule sous un soleil éclatant, les démons lui semblaient bien loin, tels les rêves que font les enfants dans une chambre sombre. Ulmenetha avait apprécié sa prime enfance. Entourée d’amour et pleine de joie, elle avait joué dans les montagnes, libre et sauvage. Ce souvenir la fit flotter et, l’espace d’un moment, elle se sentit redevenir enfant. Ulmenetha ne cessait d’entortiller les chaînes de fer de son siège. Puis elle lâcha prise et regarda les montagnes tourbillonner sous ses yeux. Elle gloussa et ferma les yeux. — Tu as l’air d’une idiote, fit Axiana d’un ton sévère. Il ne sied pas à une prêtresse de jouer sur une balançoire d’enfant. Ulmenetha n’avait pas entendu la reine approcher. Elle se pencha ; ses pieds heurtèrent le sol et arrêtèrent le mouvement de l’escarpolette. — Pourquoi est-ce que tu dis ça ? demanda-t-elle. Pourquoi y a-t-il tant de gens pour penser que la religion et la joie ont si peu de choses en commun ? Ulmenetha redressa sa grande carcasse et se dirigea avec la reine enceinte jusqu’à un large banc, sous les cerisiers. Ils étaient déjà recouverts de fleurs blanches et corail. — Il n’y a aucune dignité dans un tel comportement, lui dit la jeune femme. Ulmenetha ne dit rien pendant un moment. Axiana s’installa, ses mains fines posées sur son ventre rebondi. Tu ne ris jamais, mon enfant, se dit Ulmenetha, et tes yeux irradient la tristesse. — La dignité est bien surfaite, finit-elle par dire. C’est un concept, je crois, conçu par les hommes pour mettre de la gravité dans la frime. (Un sourire fugitif illumina le joli visage d’Axiana, mais se dissipa aussi vite qu’une ombre à midi.) Les hommes sont des créatures ridicules, poursuivit la prêtresse. Arrogants et vaniteux, insensibles et bourrus. — C’est pour ça que tu es devenu prêtresse ? Pour éviter d’entrer en contact avec eux ? Ulmenetha hocha la tête. — Non, mon cher cœur. J’avais trouvé une perle parmi les hommes. Quand je l’ai perdu, je savais qu’il n’y en aurait plus jamais d’autre. Elle prit une grande inspiration et porta son regard au sud, vers les montagnes. Elle pouvait juste distinguer trois cavaliers qui se dirigeaient vers les hautes terres. — Je suis désolée, Ulmenetha, dit la reine. Ma question t’a renduetriste. — Pas du tout, lui assura la prêtresse. Elle m’a rappelé la joie. C’était un homme bien. Il a passé deux ans à essayer de me courtiser, et il a fini par se convaincre que je l’épouserais s’il atteignait plus vite que moi le sommet de la montagne des Cinq Eminences. (La reine parut mystifiée.) J’avais l’habitude de courir dans les montagnes. J’étais plus mince, à cette époque, et je pouvais courir sans jamais m’arrêter. Aucun homme ne pouvait me battre à l’endurance. Vian a essayé pendant deux ans. Il s’est entraîné très, très dur. C’est alors que j’en suis venue à l’aimer. — Et il t’a battue ? — Non, mais il m’a gagnée. C’était le bon temps. Elles restèrent silencieuses quelques minutes, profitant de la chaleur du soleil matinal. — Ça fait quoi, d’être amoureuse ? demanda Axiana. Ulmenetha sentit la tristesse monter en elle. Pas pour l’amour qu’elle avait perdu, mais pour l’adorable jeune femme qui se trouvait à ses côtés. Quel chagrin de voir qu’une femme qui n’était qu’à quelques semaines de donner la vie se posait encore des questions sur l’amour. — Il arrive que l’amour déferle comme une crue imprévue, mais il pousse lentement, parfois, jusqu’à devenir un arbre majestueux. Ce sera peut-être comme ça, pour toi et le roi. Axiana hocha la tête. — Il ne pense rien de moi. Je suis un ornement sans plus de valeur que tous les autres ornements qu’il possède. — C’est un grand homme, dit Ulmenetha, consciente de la vacuité de sa réponse. — Non, absolument pas. C’est un grand tueur et un grand destructeur. Ses hommes le vénèrent comme s’il était un dieu, mais il n’en est pas un.C’est un fléau, un cancer. Elle n’avait pas prononcé ces paroles avec passion, mais avec une résignation tranquille qui en accentuait la portée. Il a un bon côté, dit Ulmenetha. Son peuple l’aime, et il est souvent généreux. Et je l’ai déjà vu pleurer. Quand il était plus jeune et qu’on pensait que Feu d’Étoile était boiteux, il était inconsolable. — Inconsolable ? douta Axiana. Il n’avait pas l’air inconsolable, quand ils ont envoyé Feu d’Étoile à la tannerie. Si j’ai bien compris, ils se servent des peaux pour les meubles, de la viande pour la nourriture, et des sabots et des os pour faire de la colle. C’est bien ça ? — Tu dois te tromper, mon chou. — Je ne me trompe pas. Je l’ai entendu, le jour de son anniversaire. Tous les vieux chevaux – y compris Feu d’Étoile – ont été vendus. L’argent récupéré est parti dans le coffre de guerre. Cet homme n’a pas d’âme. — Ne parle pas comme ça, mon cher cœur, murmura Ulmenetha, qu’un frisson soudain parcourut. — Personne ne peut nous entendre. Il n’y a pas de passages secrets dans le jardin, pas de murs creux pour permettre aux clercs de se cacher avec leurs plumes. Skanda ne s’intéresse qu’à la guerre, et il n’en aura jamais assez. Le monde pourrait lui tomber dans la main qu’il ne connaîtrait que le désespoir, car il n’y aurait plus de batailles à livrer. Alors, parle-moi de l’amour, Ulmenetha. La prêtresse se força à sourire. — Il existe une vieille légende. Je ne suis pas impartiale à son sujet. Au début, les anciens dieux ont créé un troupeau d’animaux parfaits. Ils avaient quatre pattes, quatre bras et deux têtes. Et leur bonheur était absolu. Les dieux ont posé leurs regards sur cette félicité et en sont devenus jaloux. Alors un jour, le chef des dieux a lancé un puissant sortilège. Et, en un instant, tous ces animaux ont été coupés en deux et dispersés à la surface du monde. Désormais, chaque animal n’avait plus qu’une seule tête, deux bras et deux pattes. Et ils étaient éternellement voués à parcourir la terre à la recherche de leur autre moitié, en quête de l’union parfaite. — Cette histoire est vulgaire, la gronda Axiana. Une jeune servante s’approcha d’elles et s’inclina bas. — Vous avez un visiteur, ma dame, dit-elle. Le seigneur Kalizkan. Axiana frappa dans ses mains de plaisir. — Envoyez-le nous, fit-elle. Quelques instants plus tard, le grand magicien fit son apparition. Il portait à présent des robes de satin bleu ciel et un chapeau à larges bords assorti en soie rigidifiée. Il se décoiffa et salua de façon compliquée. — Et comment se porte la reine aujourd’hui ? demanda-t-il dans un grand sourire enchanteur. — Je vais bien, monsieur. Et de vous voir me fait aller encore mieux. Ulmenetha se leva et offrit son siège au magicien. Il lui fit un sourire éblouissant et s’installa à côté de la reine. Ulmenetha se retira pour leur laisser de l’intimité et retourna s’asseoir sur la balançoire. C’était un plaisir de voir Axiana de si bonne humeur. Kalizkan lui faisait du bien, et Ulmenetha l’appréciait. Le magicien se pencha près de la reine, et les deux devisèrent quelque temps. Puis Axiana l’appela : — Viens, Ulmenetha, il faut que tu voies ça ! La prêtresse s’exécuta et se plaça devant le magicien à la barbe blanche. — Quelle est votre fleur préférée ? lui demanda-t-il. — Le lis des hautes montagnes, lui répondit-elle. — Le lis blanc avec les rayures bleues ? — Oui. Kalizkan se baissa et ramassa une poignée de poussière. Puis ses yeux pâles se plissèrent de concentration. Une petite tige apparut dans la terre noire, poussa et donna de minces feuilles. Un bourgeon surgit et s’ouvrit lentement ; il déploya de longs pétales blancs, striés d’un bleu de ciel d’été. Il tendit la main et lui offrit la fleur. Ulmenetha la toucha des doigts et elle partit en fumée avant de se disperser dans la brise. — N’est-ce pas merveilleux ? fit Axiana. Ulmenetha acquiesça d’un mouvement de tête. — Vous avez un grand talent, monsieur, dit-elle. — J’ai longtemps et durement étudié, leur dit-il. Mais j’apprécie de faire plaisir à mes amis. — Votre orphelinat prospère-t-il. Kalizkan ? demanda la reine. — Oui, chère dame, grâce à la gentillesse du roi et à votre bonne volonté. Mais il y a tant d’enfants qui vivent dans les rues, mourants de faim. On aimerait pouvoir tous les aider. Tous deux poursuivirent leur discussion sans faire attention à Ulmenetha ; la prêtresse se retrouva une fois de plus à penser aux démons dans les airs. Elle retourna tranquillement sur la balançoire et s’adossa aux coussins. Le soleil était au zénith et brillait d’un douloureux éclat. Elle ferma les yeux – et une idée lui vint. Les démons détestaient la lumière vive. Elle pouvait peut-être s’élever sans se faire observer, maintenant. Elle regarda une dernière fois le couple en plein bavardage et prit une grande inspiration pour atteindre le calme intérieur qui précipitait l’envol. Puis elle libéra son esprit et fila vers le soleil comme une flèche. Elle flotta haut au-dessus de la ville et regarda vers le bas. Le jardin du toit était minuscule, à présent, de la taille de son ongle ; le fleuve qui courait dans la ville n’était plus rien qu’un mince fil de toile luisant bleu et blanc. Aucun démon ne volait dans les parages, mais elle les voyait dans les ombres, sous les avant-toits. Il y en avait des centaines. Peut-être des milliers. Ils grouillaient au-dessus de la ville comme des asticots sur du porc pourri. Trois d’entre eux quittèrent les ombres du palais et se dirigèrent rapidement vers elle, griffes en avant. Ulmenetha attendit, transie de terreur. Ils se rapprochèrent d’elle : elle vit leurs yeux opale et leurs crocs acérés. Il n’y avait nulle part où fuir. Ils étaient entre elle et le sanctuaire de son corps. Une silhouette resplendissante apparut à ses côtés, une épée enflammée dans les mains. Ulmenetha essaya de voir son visage, mais la lumière était si éclatante qu’elle tut obligée de détourner le regard. Les démons virèrent loin de lui. Une voix murmura dans son esprit, étrangement familière : « Va-t’en tout de suite, vite ! » lui intima-t-il. Ulmenetha n’eut pas besoin qu’on le lui dise deux fois. Les démons avaient battu en retraite, et elle fila rejoindre l’abri de son corps. Elle survola le jardin et vit la reine assise à côté… assise à côtéde… Les yeux de son corps s’ouvrirent brusquement, et ses lèvres laissèrent passer un cri étranglé. Axiana et Kalizkan se précipitèrent à ses côtés. — Tu te sens bien, Ulmenetha ? demanda Axiana en tendant la main pour caresser la joue de son amie. — Oui, oui. J’ai fait un mauvais rêve. Si stupide. Je suis navrée. — Vous tremblez, fit Kalizkan. Vous avez peut-être de la fièvre. — Je pense que je vais rentrer m’allonger, dit-elle. Elle les laissa et retourna dans sa chambre, mitoyenne avec celle de la reine. Elle avait la bouche sèche. Elle se servit une coupe d’eau et but à longs traits. Puis elle s’assit et essaya de se représenter ce qu’elle avait vu dans le jardin. L’image avait été diffuse, et elle réalisa que, plus elle se concentrait, moins elle était nette. Elle retourna silencieusement dans le jardin et s’arrêta dans l’embrasure de la porte sans être vue. De là, elle voyait le magicien bienveillant et la reine, assis ensemble. Elle ferma les yeux de son corps et les regarda tous les deux avec ceux de son esprit. Son cœur battait à tout rompre ; elle se remit à trembler. Le visage de Kalizkan était gris et mort ; ses mains n’étaient que partiellement recouvertes de chair. Les os nus dépassaient au bout de ses doigts. Ulmenetha l’observa plus attentivement, et elle vit un petit asticot se tortiller hors d’un trou dans sa joue et tomber sur ses robes de satin bleu. Elle rebroussa chemin, retourna dans sa chambre, et pria. Dagorian était au centre de la petite pièce. Du sang avait giclé sur les murs blancs, et la dague courbe qui avait occasionné ces terribles blessures avait été jetée au sol, où elle avait taché un tapis blanc en peau de chèvre. Le corps de la vieille femme avait été retiré avant qu’il n’arrive, mais le meurtrier était encore assis à côté de l’âtre, la tête dans les mains. Deux soldats drenaïs le surveillaient. — Ça m’a l’air plutôt simple, dit Dagorian à Zani, le mince officiel ventrian. Pris de fureur, cet homme a tué sa mère. Aucun soldat n’est impliqué. Aucune menace sur le roi. Je ne vois pas pourquoi vous m’avez demandé de venir sur place. — Vous êtes l’officier de la garde depuis hier soir, dit Zani, un petit homme aux cheveux noirs coupés ras avec un V prononcé sur le front. Nous sommes tenus de rapporter tous les cas d’assassinats multiples. — Il y avait plus d’un corps ? — Oui, monsieur. Pas ici, mais ailleurs. Regardez autour de vous. Que voyez-vous ? Dagorian scruta la pièce. Des étagères recouvraient les murs. Sur quelques-unes étaient posées des jarres de terre, sur d’autres, des bouteilles en verre coloré. Sur la petite table posée à côté de l’âtre, il vit un jeu de pierres runiques ainsi que plusieurs cartes du ciel en papyrus. — Cette femme était une diseuse de bonne aventure, dit-il. — Effectivement… Et compétente, au dire de tous. — Ça a un rapport ? demanda Dagorian. — Quatre personnes de métier similaire ont été tuées la nuit dernière dans ce seul quartier. Trois hommes et une femme. Deux ont été assassinés par des clients, le troisième par sa femme, et cette femme par son fils. Dagorian traversa la pièce et ouvrit la porte de derrière ; il sortit dans le petit jardin sur lequel elle donnait. Le Ventrian le suivit. Le soleil était haut dans le soleil, et sa chaleur était la bienvenue. — Est-ce que les victimes se connaissaient ? demanda Dagorian. — Le fils m’a dit qu’il connaissait un des morts. — Alors ça reste une coïncidence, conclut Dagorian. Le Ventrian soupira et hocha la tête. — Vingt-sept le mois dernier. Je ne pense pas que les coïncidences vont aussi loin. — Vingt-sept diseurs de bonne aventure ? Dagorian était sidéré. — Ils ne pratiquaient pas tous ce métier. Certains étaient des mystiques, d’autres des prêtres. Mais ce sont leurs talents qu’ils ont en commun. Ils pouvaient tous arpenter les chemins de l’esprit. La plupart pouvaient voir des fragments de l’avenir. — Pas très bien, apparemment, fit remarquer Dagorian. — Je ne suis pas d’accord. Venez, laissez-moi vous montrer. (Dagorian suivit le petit Ventrian et retourna à la porte. Zani indiqua des griffures récentes sur le bois – un triangle inversé, un serpent en son centre.) Toutes les entrées de cette pièce portent ce signe. Ça fait partie d’un sort défensif. C’est de la sorcellerie de protection. La vieille femme savait qu’elle était en danger. Quand on l’a retrouvée, elle s’agrippait à une amulette. Ça aussi, c’était un objet de protection. — De protection contre la sorcellerie, dit patiemment Dagorian. Mais ce n’est pas la sorcellerie qui la tuée, n’est-ce pas ? C’est son fils qui l’a assassinée. Il reconnaît le crime. Prétend-il avoir été possédé par un démon ? Est-ce que c’est sa défense ? — Non, convint Zani. Mais ce devrait peut-être l’être. J’ai parlé avec les voisins. Il était dévoué à sa mère. Et même lui ne se souvient pas pourquoi une telle colère l’a pris. Dagorian s’approcha du jeune homme égaré assis près de l’âtre. — Que te rappelles-tu du crime ? lui demanda-t-il. L’homme leva les yeux. — J’étais assis dans ma chambre, et je suis devenu de plus en plus furieux. Après, tout ce que je me rappelle… J’étais ici… dans cette pièce. Et je poignardais, je poignardais… Il fondit en larmes et cacha son visage dans ses mains. — Qu’est-ce qui t’a mis en colère ? Au début, le jeune homme parut ne pas avoir entendu la question, mais les sanglots refluèrent et il s’essuya les yeux du revers de la manche. — Je ne me rappelle plus, maintenant. Vraiment. — Pourquoi est-ce que ta mère a tracé ces signes de protection sur les portes ? — Elle avait peur. Elle ne voulait voir aucun client et elle ne voulait pas sortir de la pièce. On commençait à manquer d’argent. Je crois, peut-être, que c’est pour ça que je me suis mis en colère. On ne pouvait plus payer le combustible, et il faisait si froid, dans ma chambre. Si terriblement froid. Il se remit à sangloter. — Emmenez-le, dit Dagorian aux soldats. Ils relevèrent l’homme et le firent sortir de la maison. À l’extérieur, une petite foule s’était réunie. Quelques personnes insultèrent le prisonnier. — Il y a quelque chose qui ne va pas du tout, ici, dit Zani. — Envoyez-moi les détails des autres crimes, lui dit Dagorian. J’examinerai tout ça. — Vous pensez résoudre ce mystère en un jour ? demanda Zani. Ou bien est-ce que vous ne partez pas avec l’armée, demain ? — Je pars demain, répondit Dagorian. Mais je veux quand même voir les rapports. Il quitta la maison, se mit en selle et retourna à la nouvelle caserne. Une fois rendu, il attendit les rapports, les lit attentivement, et demanda à rencontrer son supérieur direct, l’épéiste ventrian Antikas Karios. On le fit attendre devant le bureau du Ventrian pendant une heure. Quand on le fit enfin entrer, il vit Antikas revenir du jardin où il venait de s’exercer. Torse nu,il suait à grosses gouttes. Un serviteur lui apporta une serviette. Antikas s’assit à son large bureau et but une coupe d’eau. Puis il essuya ses cheveux noirs. Le serviteur se plaça derrière lui, équipé d’une brosse et d’un pot d’huile. Il massa légèrement le cuir chevelu du Ventrian, avant de lui brosser les cheveux en arrière et d’en faire une queue-de-cheval. D’un petit geste de la main. Antikas congédia l’homme et porta son regard noir sur Dagorian. — Tu voulais me voir ? — Oui, monsieur. Rapidement, il parla à l’officier de la série de meurtres et des inquiétudes de l’officiel Zani selon lesquelles une campagne d’assassinats était peut-être en cours d’orchestration. — Zani est quelqu’un de bien, dit Antikas. Il est officiel de cette ville depuis quatorze ans, et il a servi avec les honneurs. Il a l’esprit qu’il faut. Quelle est ton opinion ? — J’ai lu les rapports, monsieur. Dans chaque cas,les tueurs ont été appréhendés et ils ont avoué, sans qu’on les torture. Mais je partage sur un point les inquiétudes de Zani. — Et qui est ? — Vingt-sept mystiques en seize jours. Et, d’après les rapports, tous vivaient dans la peur. Antikas se leva de son bureau, traversa la pièce et sortit une chemise propre d’un tiroir. Il en débarrassa des pétales de rose et l’enfila. Puis il se retourna vers le bureau. — Tu es un bon épéiste, dit-il. Tu exécutes bien tes mouvements. — Merci, monsieur, dit Dagorian, troublé par ce changement desujet. — C’est ton jeu de jambes qui te joue des tours. — C’est ce que Nogusta m’a dit, monsieur. — Oui, fit Antikas en souriant froidement,s’il avait vingt ans de moins, je le défierais. Il est exceptionnel. (Antikas s’assit et prit une deuxième goulée d’eau.) J’ai vu dans ton dossier qu’on t’avait formé à la prêtrise. — Oui, monsieur. Jusqu’à la mort de mon père. — Certes. Un homme se doit de perpétuer l’honneur de sa famille. Est-ce que ton enseignement incluait le mysticisme ? — Seulement succinctement, monsieur. Mais pas la sorcellerie. — Je pense que tu découvriras que ces crimes ont pour origine une rivalité entre petits magiciens. Quand bien même, de telles actions ne peuvent être tolérées. Trouve quels sont les mystiques encore en vie. Le véritable auteur de ces meurtres se trouvera parmi eux. — Oui, monsieur, j’essaierai, mais je ne pourrai pas faire ça en un jour. — Effectivement. Tu resteras ici. Je t’enverrai mander lorsque nous aurons traversé le grand fleuve. — Oui, monsieur. C’est une punition, monsieur ? — Non. Rien qu’un ordre. (Antikas commença à farfouiller dans les papiers qui se trouvaient sur son bureau, mais Dagorian ne bougea pas.) Autre chose ? demanda-t-il. — Oui, monsieur. Je me demandais si le seigneur Kalizkan pouvait nous aider. Il a de grands pouvoirs, et on gagnerait du temps. — Le seigneur Kalizkan est occupé à préparer les sorts qui assisteront le roi dans la bataille à venir contre les Cadians. Mais je lui transmettrai ta requête. Dagorian salua sèchement et recula d’un pas, avant de faire demi-tour et de regagner la porte. La voix du Ventrian le fit s’arrêter. — Crois-moi, Dagorian, tu n’auras jamais à te demander si je te punis. Tu le sauras. Dagorian et Zani chevauchèrent jusqu’à trois adresses situées dans le nord de la ville. Chacune était censée être la demeure d’un astrologue ou d’un voyant. Toutes étaient vides. Les voisins ne purent leur donner aucune information. La quatrième adresse était une maison dans le quartier riche des Neuf Chênes. Ici, les maisons s’étendaient sur plusieurs acres de jardins dessinés, avec des fontaines et des chemins piétons serpentant au milieu des bois cultivés. Les deux hommes firent entrer leurs chevaux dans les bois et parvinrent enfin à une grande maison dont les murs extérieurs étaient recouverts de blocs de marbre vert. Ils progressèrent en direction de l’entrée du bâtiment ; aucun serviteur ne sortit les accueillir. Dagorian et Zani mirent pied à terre et attachèrent les rênes de leurs montures à une barrière. Les portes principales étaient fermées et barrées, les volets de bois verts, bien fermés. Un vieillard borgne au bandeau vert fit son apparition ; il poussait lentement une brouette dans le jardin. Il s’arrêta en les voyant. Dagorian s’approcha de lui. — Nous cherchons le maître des lieux, déclara-t-il. — Parti, lui dit le vieillard. — Parti où ? — Parti, c’est tout. Il a embarqué toutes ses affaires de valeur sur trois chariots et il est parti. — Quand ça ? — Il y a quatre jours. Non… ça fait cinq, maintenant. Zani vint se placer à côté du vieil homme. — Comment t’appelles-tu ? — Je m’appelle Chiric, le jardinier en chef. Le seul jardinier, en fait, maintenant que j’y pense. — Ton maître avait-il l’air inquiet ? demanda Dagorian. — Oui, on pourrait dire ça comme ça. Inquiet. — On pourrait dire ça comment, autrement ? glissa Zani. L’homme lui fit un sourire torve. — On pourrait dire terrifié. — Par quoi ? s’enquit Dagorian. Chiric haussa les épaules. — Chais pas et j’m’en fiche. Le printemps arrive et j’ai trop de plantations à faire pour me soucier de ce qui effraie les gens comme lui. Je peux y aller, maintenant ? — Dans un instant, lui dit le Ventrian. Tu vis dans la maison ? — Non. J’ai une petite cabane, derrière dans les bois. Chaude et douillette. J’ai tout ce qu’y m’faut. — Est-ce qu’il s’est passé des choses étranges ici, récemment ? demanda Dagorian. Le vieillard eut un rire sec et éraillé. — Il se passe toujours des choses étranges, ici. C’est comme ça, avec les magiciens. Des lumières colorées, des éclairs de feu. Y en avait des tas qui venaient ici. Ils psalmodiaient tard dans la nuit. Après, il m’a demandé pourquoi les poules avaient arrêté de pondre. Il m’a demandé de me joindre à eux, un soir. Il m’a dit qu’il leur manquait quelqu’un pour atteindre le nombre mystique. « Non merci », j’ai répondu. — Qu’est-ce qui le terrifiait ? insista Dagorian. — Je serai payé, pour toutes ces informations ? demanda Chiric. Autrement, j’ai d’autres choses à faire que de rester bavasser toute la journée. Zani s’enflamma. — Tu pourrais bien passer quelques semaines dans les donjons de la garde, fit-il. Pour obstruction aux officiers du roi. Qu’est-ce que t’en dis ? Dagorian s’interposa rapidement. Il plongea sa main dans sa bourse et en sortit une petite pièce d’argent. Le vieillard l’empocha avec une rapidité incroyable, avant de lancer un regard renfrogné à Zani. — Les travailleurs se font payer, dit-il. C’est pour ça qu’ils travaillent. Mais bon, vous me posiez des questions sur ses craintes. Eh bien, je suis parti quelques jours, le mois dernier. Mon cadet se mariait avec une fermière de Captis. Quand je suis rentré, quelques serviteurs étaient partis. Et le maître avait acheté trois gros chiens-loups noirs, avec des crocs comme des couteaux. Je détestais ces bestioles, j’vous l’dit. J’en ai parlé à Sagio… — Sagio ? demanda Zani. — Mon second. Un bon gars. Il est parti, lui aussi – après ! Quoi qu’il en soit, il m’a dit que le maître ne voulait pas sortir de la maison. Il racontait que quelqu’un lui avait lancé un sort mortel. Il passait des jours et des jours dans sa bibliothèque à lire des parchemins et des trucs comme ça. Et les chiens n’arrêtaient pas de rôder autour de la maison. Et puis, la semaine dernière, les chiens l’ont attaqué. Ils sont devenus complètement cinglés. Il a réussi à s’enfermer dans la bibliothèque. Quand il en est sorti, les chiens s’étaient entre-tués. Y avait du sang partout. Il a fallu que je nettoie. Enfin, Sagio et moi, il a fallu qu’on nettoie. Bref, c’était affreux. Mais bon, quand on garde des chiens sauvages, il faut s’attendre à avoir des ennuis, pas vrai. Je pense que c’est le froid qui les a rendu dingues. Des maisons en marbre, peuh ! On peut pas les réchauffer, n’est-ce pas ? La pièce dans laquelle ils étaient était glaciale. — Et il a quitté la ville ? — Le jour même. Vous auriez dû le voir. (Chiric s’esclaffa.) Il était recouvert de charmes et de talismans. Et il a psalmodié jusqu’au carrosse. On l’entendait encore quand il a passé les portes. Dagorian le remercia et rejoignit son cheval. Zani lui emboîtale pas. — Et maintenant, Drenaï ? — On entre, fit Dagorian. Il se dirigea vers un des volets du rez-de-chaussée et tira son épée. — Hé, qu’est que vous faites ? hurla le vieillard. — Nous sommes des officiers du roi, lui dit Zani. Nous acceptons volontiers que vous observiez nos investigations. Mais si vous cherchez à nous gêner, je tiendrai ma promesse à propos des donjons. — Ce n’était qu’une question, grommela Chiric en attrapant les poignées de sa brouette. Il se racla la gorge, cracha sur le chemin et poussa bruyamment son engin en direction des bois. Dagorian glissa son sabre entre les volets et souleva la barre qui se trouvait derrière. Elle tomba avec un bruit creux. Dagorian ouvrit les volets, rengaina sa lame et grimpa à l’intérieur. Tout était plongé dans la pénombre ; il ouvrit deux autres fenêtres. Zani se hissa péniblement à sa suite. — Qu’est-ce qu’on cherche ? demanda-t-il. Dagorian écarta les mains. — Je n’en ai aucune idée. Ils se trouvaient à présent dans un salon joliment décoré, avec sept sofas, un splendide sol de mosaïque et des murs peints. Ils le traversèrent et entrèrent dans un vestibule. Ils explorèrent les pièces qui se trouvaient plus loin. Tous les meubles valaient cher. La bibliothèque était tapissée d’étagères du sol au plafond, courbées sous le poids des livres et des parchemins. Le mur nord était encore maculé de sang, tout comme le tapis vert pâle. — J’espère que Chiric est meilleur jardinier qu’homme de ménage, fit Zani. Au fond de la bibliothèque, une porte donnait sur une étude. Là aussi, des étagères étaient montées sur les quatre murs, la plupart recouvertes de pots de verre remplis de liquides visqueux. Dans l’un d’eux flottait une main humaine ; un autre contenait un petit fœtus déformé. D’autres encore abritaient des organes. Un grand placard avait été installé dans le mur ouest. Dagorian l’ouvrit : encore des pots, cette fois-ci remplis d’herbes. L’officier drenaï les examina. Il finit par en choisir un et le porta vers un bureau étroit sur lequel était posé un crâne humain, sculpté de façon à en faire deux encriers. Dagorian posa le pot sur le bureau et en brisa le sceau de cire. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Zani. — Des feuilles de lorassium. Elles ont de grandes vertus curatives, mais le lorassium est surtout un puissant narcotique dont se servent les mystiques pour faciliter leurs visions. — J’en ai entendu parler. C’est très cher. Le jeune officier drenaï s’assit, plongea sa main dans le pot et en sortit deux feuilles. Elles étaient d’un vert sombre et lustré ; une forte odeur envahit l’atmosphère. — Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? demanda Zani. Pendant un moment, Dagorian ne dit rien, puis il leva les yeuxsur le Ventrian. — Il y a une force à l’œuvre ici, qui réside au-delà du royaume des sens humains ordinaires. On pourrait déambuler dans la ville pendant des jours sans jamais trouver la réponse. Il est peut-être temps de se servir des yeux de l’esprit. — Est-ce que vous êtes versé dans ce genre de choses ? — Pas tout à fait. Mais je connais la procédure. Zani hocha la tête. — Je ne connais rien à la sorcellerie – et ça ne m’intéresse pas. Mais il y a eu beaucoup de morts, Drenaï. Je pense que le risque est trop grand pour quelqu’un qui – comme vous le reconnaissez ouvertement – ne connaît que la procédure. Je pense qu’il serait plus sage de présenter ce problème au seigneur Kalizkan. Il n’y a pas plus grand magicien que lui. — J’ai déjà initié cette démarche, Zani, dit l’officier. Mais l’arrogance me pousse à essayer de résoudre ce mystère moi-même. Sur ce,il roula les deux feuilles et les mit dans sa bouche. Des couleurs vives éclatèrent devant ses yeux et une forte douleur lui monta dans le cou, le long des bras et dans les doigts. Dagorian se calma et commença à réciter dans son esprit le mantra de Dardalion, le plus simple des Trois Niveaux. Il eut l’impression de flotter dans son propre corps ; il se débattit. Mais il resta entravé et ne s’éleva pas aussi librement qu’il l’avait espéré. Lentement, il ouvrit les yeux. La tunique bleue de Zani brillait maintenant d’une lueur éthérée aux couleurs dansantes. Une aura scintillait autour de lui. Dagorian réalisa que ce n’était pas la tunique qui brillait, mais l’homme lui-même. Une lumière violette teintée de rouge auréolait son cœur et s’épaississait pour devenir marron autour du ventre. Ceci était donc l’aura dont parlaient les mystiques. Comme elle était belle. Il regarda le visage rond de Zani. L’honnêteté, la loyauté et le courage l’inondaient, et il eut une vision du Ventrian assis dans une petite chambre ; trois enfants jouaient à ses pieds. Une jeune femme était proche, grassouillette et aux cheveux de jais. Elle souriait. Il déplaça son regard et le porta sur les murs. Des sorts de protection avaient été lancés sur les fenêtres et sur les portes ; il les voyait, à présent, qui luisaient d’un rouge pâle. Il se tourna vers la chaise et regarda par la fenêtre à l’est. Le jardin était plongé dans les ténèbres. Il cligna des yeux. Un visage regardait à l’intérieur, un visage d’une pâleur fantomatique, aux grands yeux noirs protubérants et à la bouche sans lèvres. Sa peau était écailleuse comme celle d’un poisson, ses dents aussi pointues que des aiguilles. D’autres visages se réunirent autour de lui, et un long bras grêle entra dans la pièce. Le sort de protection flamboya, et le bras se retira rapidement. — Il y a des démons à la fenêtre, dit-il d’une voix rauque, et ses paroles résonnèrent dans son crâne. — Je ne vois pas de démons, fit Zani d’une voix tremblante. — Et pourtant ils sont là. — Il commence à faire froid, ici, dit Zani. Vous le sentez ? Dagorian ne répondit pas. Il se leva du bureau, se rendit à laporte intérieure et regarda dans la bibliothèque et dans les escaliers. Des formes blanches flottaient près du plafond ; d’autres étaient groupées loin des rayons du soleil qui dardaient par les fenêtres ouest. La peur s’empara de l’officier. Il y en avait des vingtaines. Elles se jetèrent sur lui, serres en avant. La douleur fut intense, et il trébucha en arrière. — Qu’est-ce qu’il y a ? hurla Zani. Paniqué, Dagorian courut à la porte d’entrée. Les démons le recouvraient, maintenant, ils le lacéraient. Il poussa un cri, buta contre la porte et chercha la poignée à tâtons. La porte était fermée. Il tomba à genoux, dans une douleur indescriptible. Zani lui attrapa le bras et le tira jusqu’à la fenêtre ouest. Il fut plongé dans une vive lumière, et les démons se retirèrent. Zani l’aida à ressortir dans le jardin. Dagorian tituba sur l’herbe, avant de tomber et de rouler sur le dos sous les ombres des arbres. Des formes blanches translucides s’abattirent des branches ; leurs griffes et leurs serres lui déchirèrent le visage. Il agita sauvagement les bras, mais ses doigts leur passèrent au travers. Une épée de feu brillante les balaya. Les démons reculèrent. Une voix murmura : — La prière de Lumière ! Dis-la, espèce d’idiot, ou tu mourras ici. La douleur et la terreur empêchaient Dagorian de sen souvenir. La voix reprit : — Dis-la avec moi : « Ô, Seigneur de Lumière, Source de Toute Vie, sois avec moi maintenant en ce moment de péril et de ténèbres… » Dis-la à voix haute ! Dagorian commença à réciter la prière. Les démons se retirèrent, mais ils restèrent là à planer non loin. Leurs yeux noirs et malveillants lui lançaient des regards furieux. Dagorian se mit à genoux et les observa. Petit à petit, le pouvoir du lorassium commença à faiblir et, avec lui, la perception spirituelle. Les démons devinrent de plus en plus transparents jusqu’à ce que, enfin, ils n’eurent plus l’air que de volutes informes de fumée de bois. Puis, plus rien. À présent en sécurité, il regarda ses bras et ses mains, sidéré de n’y voir aucun sang. Les serres l’avaient lacéré tant de fois. Il s’effondra en arrière, épuisé. — Que s’est-il passé ? murmura Zani. Contre quoi luttiez-vous ? Dagorian ne répondit pas. Le lorassium ne faisait pas qu’accroîtrela vue, il renforçait également les perceptions et la cognition. À mesure que ses effets se dissipaient, il s’efforça de conserver les impressions qu’il avait ressenties, même celles de sa fuite éperdue. Les démons n’étaient pas doués de conscience – du moins pas au sens où un humain aurait pu le comprendre. Ils étaient… Le mot « dévoreurs » lui vint à l’esprit. Oui, c’était ça. À l’instar d’une meute affamée, ils cherchaient à dévorer… quoi ? Quelle était l’origine de cette douleur ? Elle n’était pas physique, et pourtant ça l’aurait tué. Les effets du lorassium avaient presque disparu, à présent, et il lutta pour conserver ce qu’il venait d’apprendre. Bien que dénuées de conscience, ces créatures étaient mues par un dessein qui se situait au-delà de leurs désirs. Leur violence était dirigée. Le soleil se couchait derrière les montagnes. Les ténèbres seraient bientôt là. La peur s’empara à nouveau de Dagorian. — Il faut qu’on sorte d’ici, dit-il. Chapitre 5 Le clair de lune dardait ses rayons sur la tente du Loup Blanc et lui donnait des reflets argentés. À l’intérieur, le vieillard ouvrit le coffre qui contenait les cartes et se mit à fouiller. Un brasero rempli de charbons ardents diffusait sa chaleur dans la tente, et deux lanternes projetaient des ombres dansantes sur la toile. Le vieil homme trouva la carte qu’il cherchait et se raidit. Ses reins lui faisaient mal ; il étira haut les bras pour détendre ses muscles. Le froid le frappa à ce moment-là,aussi cinglant qu’un blizzard d’hiver. Il poussa un gémissement et se retourna vers le brasero. Aucune chaleur n’en émanait plus à présent. Pris d’une lassitude subite, il s’assit sur la paillasse et tendit les mains vers le feu. Ses mains étaient vieilles et recouvertes de taches brunes ; les rhumatismes en avaient enflé les articulations. La dépression monta en lui. J’étais jeune, autrefois, se dit-il. Il se souvint de sa première bataille dans l’armée reconstituée du vieux roi. Il avait combattu tout le jour, sans jamais un soupçon de fatigue. Et le soir, il avait couché avec deux des femmes du campement, lune après l’autre. Il regarda ses maigres jambes ridées et la peau lâche qui recouvrait ses muscles avachis. Tu aurais dû mourir il y a des années, pensa-t-il. Le froid devint plus intense, mais il avait cessé de le sentir. Sa dépression se mua en noir désespoir, fondé sur le regret de ce qui était révolu et une peur atroce de ce qui allait arriver : l’incontinence et la sénilité. Qu’allait-il faire quand il reviendrait à Drenan ? Engager des serviteurs pour changer ses draps souillés et essuyer la bave qui lui dégoulinerait de la bouche. Peut-être ne verrait-il pas le dégoût sur leurs visages. Mais peut-être que si – dans ses moments de lucidité. Le vieillard tira sa dague et posa la lame sur son poignet. Il serra le poing et vit les artères se dessiner. D’un geste vif, il passa la lame dessus. Même le sang qui en jaillit était faible et maigre ; il tacha son kilt de cavalerie en cuir et lui coula sur les cuisses et dans les bottes. Il s’assit, immobile, et se souvint des jours glorieux, jusqu’à ce qu’il bascule et tombe du lit. Le feu s’embrasa, et la chaleur inonda de nouveau la tente. Après quelques minutes, quelqu’un releva le rabat de la tente, et deux hommes entrèrent. Le premier courut vers le corps et s’agenouilla à ses côtés. — Par le Ciel, murmura-t-il. Pourquoi ? Il était de bonne humeur quand on l’a envoyé chercher la carte, Excellence. Et il a gagné beaucoup à l’anniversaire du roi. Il parlait de sa demeure près de Dros Corteswain et des projets qu’il avait pour sa ferme. Ça n’a aucun sens. Le Loup Blanc resta silencieux ; son regard pâle scrutait l’intérieur de la tente. Une coupe et un pot qui avait contenu de l’eau étaient posés sur la table pliante. Le pot était à présent rempli de glace fondante. La condensation avait également créé une couche de glace sur la toile de la tente. Banelion dissimula sa colère. La possibilité d’une attaque magique ne lui était pas venue à l’esprit, et il se maudit pour sa stupidité. — Je ne comprends pas, dit l’officier à la barbe grise en s’agenouillant près du cadavre. Pourquoi se serait-il suicidé ? — Pourquoi est-ce que les gens se suicident ? contra Banelion. Qu’on emmène le corps. Dagorian et Zani menèrent leurs montures à l’écurie. Leur chevauchée avait été silencieuse. Ils progressaient à présent dans les rues et les ombres du crépuscule, et le petit Ventrian se rapprocha de l’officier. — Je crois que vous devriez me dire ce qui s’est passé là-bas, dit-il. Le guerrier drenaï opina du chef et conduisit Zani dans une petite taverne située à deux pas de la place du Marché. Dagorian commanda du vin, y ajouta un peu d’eau et sirota son breuvage. — Il y avait des démons, dit-il enfin à voix basse. Des vingtaines de démons. Peut-être des centaines. La maison en était pleine – ils étaient partout, sauf dans la pièce où le sort de protection avait été lancé. Ils m’ont lacéré de leurs griffes et de leurs serres. J’ai cru qu’ils arrachaient la chair de mes os. — Mais il n’y avait pas de blessures. C’était peut-être juste l’effet de la drogue. Dagorian secoua la tête. — Il y avait des blessures, Zani. Je les sens encore. Ils me déchiraient l’esprit – mon âme, si vous voulez. Il y en avait même dehors, dans les arbres. Pire, je sentais qu’ils étaient partout. Ils sont probablement même ici aussi, dans les ombres du plafond, sur les murs. Zani regarda nerveusement autour de lui. Mais il ne vit rien. — À quoi ressemblaient-ils ? Dagorian décrivit leurs visages d’un blanc osseux et leurs veux protubérants, leurs griffes et leurs serres acérées. Zani frissonna. Cela ressemblait aux divagations d’un dément – ce que Zani aurait infiniment préféré. Mais ils enquêtaient sur plus de vingt meurtres étranges, et tout ce que Dagorian décrivait sonnait juste. Quand bien même, cela restait au-delà de la compréhension de Zani. L’officier drenaï se tut. Zani reprit la parole, toujours à voix basse : — Qu’est-ce que tout cela veut dire, Drenaï ? — Je l’ignore. C’est bien au-delà de ce qu’on m’a appris. Mais il y avait autre chose. J’ai été sauvé par une silhouette rayonnante armée d’une épée de feu. C’est elle qui m’a fait réciter les versets sacrés. — Une silhouette rayonnante, répéta Zani. Un ange, vous voulezdire ? Dagorian vit les traits du Ventrian trahir une fois de plus son scepticisme. — Je suis désolé, Zani. À votre place, moi aussi j’aurais de gros doutes. Cet homme est-il fou ? Le lorassium n’aurait-il fait qu’aggraver ses illusions ? (Zani se détendit et sourit.) Eh bien, l’homme que vous avez devant vous n’est pas fou. Mais il a peur. Et il a une théorie – en quelque sorte. — Ça, au moins, ça m’a l’air prometteur, fit Zani. — Tous les gens qui ont été tués – ou qui ont fui – étaient des voyants. Ils pouvaient voir les démons. — Ce qui veut dire ? — Imaginez une armée qui marche en territoire ennemi. Ses yeux, ce sont les éclaireurs. Par conséquent, le premier objectif, c’est de supprimer les éclaireurs. L’armée est maintenant aveugle. — Mais ces démons ne peuvent pas tuer. Ils ne m’ont pas attaqué. Et une fois que les effets de la drogue se sont dissipés, vous étiez en sécurité, vous aussi. — Ils ne peuvent pas tuer directement. Mais ils peuvent influencer les émotions. Tout ça, je l’ai appris au temple. Si leur malveillance est dirigée par un magicien puissant, ils peuvent inspirer une grande haine et une grande méchanceté. C’est ça, la clé des meurtres. Le garçon qui a tué sa mère, les chiens qui ont attaqué leur maître. Tous. — J’en sais peu sur les démons – et j’aimerais en savoir moins, rit Zani. Mais ce que je sais, c’est que ça, ça dépasse de loin mes compétences. Nous devons consulter Kalizkan. — Avant ce matin, j’aurais été d’accord avec vous, dit Dagorian. J’y réfléchirai. — À quoi avez-vous besoin de réfléchir ? C’est le plus grand sorcier de l’empire. — Je sais. C’est ça qui m’inquiète. – Vous racontez n’importe quoi. — J’ai lu des histoires sur des sorciers qui invoquaient des démons. Un ou deux à la fois. Ici, on en a des centaines. Seul le plus grand des mages pourrait ne serait-ce qu’envisager un tel sort. Un sorcier aussi puissant ne serait pas un inconnu. Y a-t-il un autre sorcier de ce rang à Usa ? L’expression de Zani se rembrunit. — J’ai rencontré Kalizkan plusieurs fois, déclara-t-il froidement. C’est un homme bien, et il est très admiré. Il sauve les enfants des rues. Il est gentil et grandement apprécié. C’est de la calomnie de dire qu’il invoque des démons. Et je ne veux plus en entendre parler. Je pense que la drogue vous a tourneboulé, Drenaï. Je vous suggère de retourner à la caserne et de vous reposer. Demain, vous aurez peut-être retrouvé vos esprits. Le Ventrian repoussa sa chaise et s’éloigna vers la porte à grandes enjambées. Dagorian n’essaya pas de le rappeler. Si la situation était inversée, lui aussi serait sceptique. Zani arriva à la porte, l’ouvrit et sortit. Dagorian l’entendit crier. L’officier ventrian revint dans la taverne en titubant ; son sang giclait d’une terrible blessure à la gorge. Trois guerriers vêtus de noir firent irruption. Ils étaient masqués et encapuchonnés. Le premier enfonça son épée dans le ventre de Zani. Les deux autres se ruèrent sur Dagorian. Le guerrier drenaï renversa la table sur leur chemin pour les ralentir et dégaina sa lame. Une épée fusa vers sa gorge. Dagorian se jeta sur le côté et asséna un revers qui s’écrasa sur la nuque de son adversaire, la brisant net. L’homme mourut avant de toucher le sol. Dagorian se dégagea pour avoir la place d’utiliser son sabre et bondit en avant. L’épée du deuxième assassin fendit l’air. Dagorian releva son sabre en revers et plongea profondément sa lame dans le bras du meurtrier. L’homme cria et laissa tomber son épée. Le tueur qui avait abattu Zani lança un couteau, qui manqua Dagorian et vint rebondir contre le mur du fond. L’homme au bras blessé se releva péniblement et fila vers la porte. Son compagnon hésita… avant de le rejoindre. Tous deux s’enfuirent dans la nuit. Dagorian courut auprès de Zani, mais le petit Ventrian était mort, étendu dans une mare grandissante de sang. L’officier drenaï sentit la colère monter en lui. Il sortit en courant de la taverne pour essayer de rattraper les tueurs. Les rues étaient sombres, à présent, et il n’y avait aucune trace deux. Il rengaina son sabre et retourna là où gisaient les corps. Le tavernier s’approcha de lui. — J’ai fait appeler la garde, dit-il. Dagorian lui fit un signe de tête et se rendit dans le fond de la salle, là où se trouvait l’assassin mort. Il retourna le corps avec son pied, s’agenouilla et lui arracha son masque et son capuchon. Cet homme lui était inconnu. Il entendit le tavernier jurer dans sa barbe et se retourna. — Tu connais cet homme ? Le tavernier opina stupidement du bonnet. — Il est venu ici plusieurs fois… D’habitude, il est en uniforme. — Qui est-ce ? — Je ne connais pas son nom. Mais c’est un des aides d’Antikas Karios. Pour la troisième fois cet après-midi-là, Nogusta fit signe de s’arrêter pour que les chevaux se reposent. Les deux juments montées par Kebra et Bison n’avaient pas besoin de se délasser, mais l’énorme hongre noir de Nogusta avait le souffle court et ses flancs étaient trempés de sueur. Nogusta caressa son cou lustré. — Ne perds pas courage, mon grand, murmura-t-il d’un ton apaisant. Tu as été malade et tu as besoin de temps pour retrouver tes forces. Le Noir le mena dans le bosquet de pins et lui fit gravir la dernière montée. Arrivé au sommet, il contempla la vallée verdoyante qui s’étendait à leurs pieds. — Je n’arrive toujours pas à y croire, dit Bison en se portant au côté de Nogusta. Vendu pour son cuir ! Il doit y avoir eu une erreur. — Non, il n’y a pas eu d’erreur. Il a une infection aux poumons, et le roi a décidé qu’il ne servait plus à rien. — Mais c’est Feu d’Étoile. C’est le cheval du roi depuis des années. Le roi adore ce cheval. — Méfie-toi de l’amour des rois, dit froidement Nogusta. Feu d’Étoile est comme nous, Bison. Il a au moins dix-huit ans, et il n’est plus aussi fort ni aussi rapide qu’autrefois. Skanda ne lui trouvait plus aucune utilité. Alors il l’a vendu pour en faire des vêtements, de la nourriture et de la colle. — Et s’il ne sert à rien, pourquoi l’as-tu acheté ? — Il méritait mieux. — Peut-être, mais qu’est-ce que tu vas faire quand il tombera raide mort ? argumenta Bison. Je veux dire… regarde l’état dans lequel il est ! Les chevaux ne survivent pas à la gangrène des poumons. — Le diagnostic est erroné. Les muscles ne sont pas atteints. Ce n’est qu’une infection, et il ira mieux en respirant l’air de la montagne. Mais s’il meurt pour de bon, ce sera en plein air, libre et fier, en compagnie d’amis qui tiennent à lui. — Ce n’est qu’un cheval, insista Bison. Tu crois vraiment qu’il se soucie de tout ça ? — Moi, je m’en soucie. Nogusta prit les rênes et entama la longue route qui descendait dans la vallée. Bison et Kebra chevauchaient devant et, le temps que le guerrier noir amène le cheval de guerre sur terrain plat, ses deux compagnons avaient établi un campement à côté d’un ruisseau. Bison avait ramassé du bois sec pour le feu, et Kebra avait sorti les pots et les assiettes pour le repas du soir. Nogusta dessella le hongre noir, le laissa s’ébrouer et le pansa. Ce cheval, au fort cou cintré et au dos magnifique, était énorme, presque dix-huit mains. Une marque blanche en forme d’étoile lui décorait le front. — Repose-toi, maintenant, mon ami, dit Nogusta. Ici, l’herbe est bonne. Le hongre fatigué partit lentement dans la prairie et commença à paître. — C’est un bel endroit, dit Kebra. De bonnes terres arables. Si j’avais vingt ans de moins, c’est ici que je construirais. Le crépuscule s’épaissit et de gros lièvres commencèrent à faire leur apparition. Kebra en abattit deux, les dépeça et les nettoya, agrémentant ainsi leur bouillon de viande fraîche. Nogusta s’enroula dans sa cape et s’assit dos à un arbre. L’endroit était paisible, et la vue majestueuse. Des montagnes aux sommets enneigés brisaient la ligne d’horizon, et les replis des collines et des plaines s’étendaient sous leurs yeux. Loin à l’est, il discernait une grande forêt plongée dans la brume. À l’ouest, un lac dardait des reflets rouge sang sous le soleil couchant. Kebra avait raison. C’était un endroit où bâtir ; il imagina une grande maison basse, dont les fenêtres donneraient sur les montagnes. Les chevaux et le bétail prospéreraient ici. Il porta un regard affectueux sur les montagnes. Qu’étaient les œuvres des hommes, comparées à ces géants de la nature, se demanda-t-il. Le mal de l’homme semblait insignifiant, ici, minuscule et sans substance. Les montagnes ne s’intéressaient pas aux caprices des rois et des princes. Elles étaient là avant que l’homme n’arrive, et elles lui survivraient, même peut-être lorsque le soleil faillirait et que des ténèbres éternelles s’abattraient sur le monde. Kebra lui apporta une assiette pleine et les deux hommes mangèrent dans un silence sympathique. Bison finit rapidement son repas, avant de prendre un tamis plat et de se diriger en amont pour y chercher de l’or. — Il ne trouvera rien, dit Kebra. Il n’y a pas d’or ici. — Ça l’occupera, dit Nogusta, de la tristesse dans la voix. — Tu t’attends encore à ce qu’on nous suive ? Nogusta opina du chef. — Malikada n’est pas quelqu’un de clément. Il enverra des hommes, et je les tuerai. Et pour quoi ? L’arrogance d’un homme. — On pourra peut-être les éviter, suggéra Kebra. Nogusta prit une grande inspiration et se releva. — Peut-être. Je n’ai pas eu de nouvelles visions pour me dire le contraire. Mais la mort arrive, Kebra. Je le sens. Kebra ne releva pas. Nogusta se trompait rarement sur ce genre de choses. Feu d’Étoile se rapprocha des deux hommes. Il respirait encore difficilement. Nogusta se mit délicatement à côté de lui et caressa le long cou du hongre. — Bison pourrait bien avoir raison, dit Kebra. Essayer d’échapper à une poursuite sur le dos d’un cheval malade ne me semble pas être très raisonnable. — On s’est mal occupé de lui, dit Nogusta. Mon père connaissait ces choses. Il mouillait toujours la paille et s’assurait que les étables étaient propres. Et Feu d’Étoile ne faisait aucun exercice. — Ce n’était pas ce que je voulais dire, dit doucement Kebra. — Je sais, mon ami. Ce n’est pas raisonnable. (Il sourit.) Mais si c’était à refaire, je le referais. Du jardin sur le toit, Ulmenetha regardait l’armée sortir de la ville. Quatre mille fantassins drenaïs en rangs par trois, et trois mille cavaliers ventrians en colonnes par deux. Derrière eux, les chariots qui transportaient les vivres ou les machines de siège et les balistes démontées. Usa avait appris que l’armée cadiane était en marche, et Skanda avait hâte d’aller à sa rencontre. Le roi n’avait pas pris la peine de rendre visite à Axiana, mais il lui avait envoyé un message d’adieu par l’intermédiaire de Kalizkan. Ulmenetha avait évité le magicien et était restée dans ses appartements jusqu’à son départ. À présent, elle se tenait au-dessus des vivats de la foule ; le roi chevauchait hors de la ville. La populace jetait des pétales de rose devant son cheval ; lui souriait et faisait des signes de la main. Incroyable, se dit Ulmenetha. Il y a quelques années, c’était un envahisseur étranger que tous craignaient. À présent, malgré les batailles incessantes et la destruction de l’empire, ils le voyaient comme un héros. C’était un dieu. Elle se demanda vaguement si cela aurait été différent s’il avait été laid. Un homme laid aurait-il pu inspirer une telle dévotion ? Probablement pas. Mais bon, Skanda n’était pas laid. Il était grand et beau, les cheveux dorés, avec un sourire de vainqueur et un charme énorme. Nous sommes si stupides, parfois, décida-t-elle. L’année passée, Skanda avait fait don de dix mille raqs à l’orphelinat de la ville – un centième de ce qu’il dépensait pour ses guerres. Pourtant, le peuple l’aimait pour cela. En ville, on ne parlait que de ça. Le même mois, un saint homme avait été accusé d’avoir voulu séduire une jeune prêtresse. Il avait été sauvagement condamné et banni d’Usa. En ville, on ne parlait aussi que de ça. Quels extrêmes, pensa Ulmenetha. Toute l’œuvre de la vie du saint homme fut réduite en poussière suite à un seul égarement. Les gens le méprisèrent. À l’opposé, le plus grand tueur de l’empire pouvait se faire aimer en offrant une part insignifiante de l’argent qu’il avait pillé dans le trésor de la ville. Ulmenetha soupira. Qui pouvait comprendre ça ? Les derniers soldats sortirent de la ville, et elle quitta lentement l’étage supérieur du palais pour descendre vers les cuisines. Des serviteurs étaient assis là sans grand-chose à faire et elle se servit un deuxième petit déjeuner de fromage et d’œufs, suivis de pain et d’une riche confiture de framboises. Tout en mangeant, elle écouta les bavardages des domestiques. Ils parlaient d’un jeune officier drenaï devenu fou qui avait poignardé à mort un officiel ventrian et un officier faisant partie de l’état-major d’Antikas Karios. Des soldats écumaient la ville à sa recherche. D’autres étaient partis à cheval vers le sud pour voir s’il avait essayé de rallier les hommes qui rentraient chez eux avec le Loup Blanc. Elle remonta à l’étage supérieur pour y chercher Axiana. La reine était assise sur son balcon : un chapeau à larges rebords protégeait son visage du soleil printanier. — Comment te sens-tu, aujourd’hui ? demanda Ulmenetha. — Je vais bien, répondit Axiana. Kalizkan veut que je déménage chez lui. Il désire être près de moi quand l’enfant viendra au monde. Soudain, le cœur d’Ulmenetha se glaça. — Que lui as-tu donné comme réponse ? demanda-t-elle. — Je lui ai dit que j’y réfléchirais. Tu as entendu, pour Dagorian ? — Dagorian ? — Le charmant jeune officier qui n’arrête pas de me regarder. Je t’ai déjà parlé de lui. — Je me souviens. Qu’est-ce qu’il a fait ? — On dit qu’il est devenu fou et qu’il a tué des gens. Je trouve ça difficile à croire. Il a un regard si gentil. — Les apparences peuvent être trompeuses, dit Ulmenetha. — Sans doute. Je me suis rendue à la demeure de Kalizkan. Elle est très confortable. Il a des jardins merveilleux. Et il est si amusant. Tu l’aimes bien, toi aussi, n’est-ce pas ? — J’ai toujours apprécié sa compagnie, reconnut Ulmenetha. Mais je pense que tu devrais rester ici. — Pourquoi ? demanda Axiana en relevant la tête. Ulmenetha ne sut quoi répondre pour expliquer sa remarque. Elle ne fut même pas tentée de dire à la reine ce qu’elle avait vu dans le jardin sur le toit. — Sa maison est bondée d’enfants hurlants, finit-elle par dire. Et la plupart de ses domestiques sont des hommes. Je pense que tu serais plus à l’aise ici. (Elle vit les traits d’Axiana se durcir.) Mais la décision t’appartient, ma dame. Fais ce que tu penses être le mieux. Axiana se détendit et sourit. — Tu as probablement raison. Je tiendrai compte de ton conseil. Tu veux bien me rendre un service ? — Bien sûr. — Vois ce qui s’est passé avec Dagorian. — C’est peut-être trop dégoûtant, argumenta Ulmenetha. — Quand bien même. — Je m’y mets sur-le-champ, déclara Ulmenetha. Antikas Karios et son entourage étant hors de la ville, Ulmenetha parcourut les trois kilomètres qui la séparaient des bureaux de la milice chargée de retrouver l’officier renégat. Là, un clerc maigre aux yeux caves lui parla du meurtre de Zani. Elle demanda sur quoi portait l’enquête des deux hommes, et il lui répondit qu’elle concernait une série de meurtres. Elle lui demanda d’autres détails. — Qu’est-ce qui vous intéresse là-dedans, madame ? demanda le clerc d’un air suspicieux. — Je suis la sage-femme de la reine, et elle m’a demandé elle-même de confirmer les faits. Elle connaît le jeune officier. — Je vois. (L’homme changea instantanément d’expression et il la gratifia d’un sourire huileux.) Je peux vous apporter une chaise ? — Non, tout va bien. Vous alliez me parler des détails de leurs investigations. Il se pencha sur le large comptoir qui les séparait. — Les papiers relatifs à leur affaire ne se trouvent plus ici, madame, dit-il en baissant la voix. Ils ont été transférés aux bureaux d’Antikas Karios. Mais je peux vous dire que l’enquête concernait des meurtres de mystiques. J’en ai parlé moi-même avec Zani. Il était convaincu qu’il y avait plus de choses derrière ces assassinats que l’on en voyait au premier abord. — Je vois. Et où Zani a-t-il été tué ? Il lui donna l’adresse de la taverne et, une fois de plus, Ulmenetha traversa la ville. Elle arriva un peu après midi, et l’endroit était déjà bondé. Elle se fraya un chemin dans la foule et chercha le tenancier, mais on lui dit qu’il était parti rendre visite à sa famille à l’ouest de la ville. Dans le bruit et la bousculade, ses autres demandes n’aboutirent à rien. Elle se trouva une place au fond de la taverne ; elle commanda un repas de poulet rôti suivi de plusieurs parts de tarte aux fruits à la crème, fraîchement sortie du four. Puis elle resta assise tranquillement et attendit que la ruée de midi reflue. Elle resta dans la taverne presque deux heures et, lorsque la foule se dispersa, elle appela une serveuse. — Vous étiez là, quand les meurtres ont eu lieu ? demanda-t-elle. La fille hocha la tête. — Vous vouliez autre chose à manger ? s’enquit-elle. — Oui. Une autre part de tarte. Est-ce qu’il y avait d’autres serveuses, ce soir-là ? — Oui. Dilian. — Elle est là, aujourd’hui ? — Non. Elle est partie avec Pavik. — Pavik ? — Le tavernier, répondit la fille en s’éloignant. Quelques instants après, une femme robuste d’une cinquantaine d’années s’approcha d’un pas décidé de la place d’Ulmenetha. — Pourquoi tu harcèles mon personnel ? demanda-t-elle d’un ton belligérant, ses gros bras croisés sur son ample poitrine. Et en quoi les activités de mon mari te regardent ? — J’enquête sur les meurtres, déclara Ulmenetha. La femme émit un rire de dédain. — Oh, je vois. Maintenant que l’armée est partie, la police municipale t’a délégué ses pouvoirs, hein ? C’est ça, grosse vache ? Ulmenetha lui sourit tendrement. — Tu préfères peut-être répondre à mes questions dans les donjons de la ville, sale catin ? Encore une impolitesse, et je fais chercher la garde pour te mettre aux arrêts. Ulmenetha proféra doucement cette menace, avec une tranquille assurance, et la puissance de ses paroles fit que la tenancière perdit immédiatement de sa superbe. — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en se passant la langue sur leslèvres. — Assieds-toi, lui ordonna Ulmenetha. La femme se tassa dans la chaise en face d’Ulmenetha. — J’ai été envoyée ici par quelqu’un de très haut placé – quelqu’un qui pourrait te causer de gros problèmes. Maintenant, dis-moi tout ce que tu sais sur les meurtres. — Je n’étais pas là. C’est mon mari qui a tout vu. — Qu’est-ce qu’il t’a dit ? — C’est pas juste, couina la tenancière. On nous a dit quoi dire. Et on l’a dit. On a fait notre devoir. Pavik et moi. On ne veut pas être impliqués dans… dans la politique. — Qui vous a dit quoi dire ? — Quelqu’un de très haut placé qui pourrait me causer de très gros problèmes, cracha la femme, qui avait retrouvé un peu de son courage. Ulmenetha opina du chef. — Je comprends ta peur, dit-elle. Et tu as tout à fait raison de ne pas vouloir te retrouver impliquée dans les intrigues de la noblesse. Mais tu m’en as déjà dit beaucoup. — Je ne vous ai rien dit du tout. Ulmenetha plongea son regard dans celui, effrayé, de la femme. — Tu m’as dit que ton mari avait menti, à propos des meurtres. Par conséquent, je dois supposer que cet officier, Dagorian, ne les a pas commis. Cela signifie que tu as accusé un innocent. Quelle que soit l’intrigue, c’est la peine capitale que tu risques, à présent. — Non ! Pavik a dit la vérité au premier homme. Rien que la vérité. Et puis un autre homme est venu et il lui a fait changer son histoire. Après, il a dit à Pavik de quitter la ville pour quelques jours. — Il a un nom, cet autre homme ? — Qui êtes-vous ? — Je réside au palais, répondit doucement Ulmenetha. Maintenant, donne-moi son nom. — Antikas Karios, murmura la tenancière. — Qu’est-il vraiment arrivé, cette nuit-là ? — Le policier, Zani, a été assassiné en sortant de la taverne. Après, trois hommes ont essayé de tuer le Drenaï. Il en a tué un,blessé un deuxième, et ils se sont enfuis. C’est tout ce que je sais. Mais je vous en prie, par pitié, ne répétez à personne ce que je viens de vous dire. Dites que vous le tenez de quelqu’un d’autre qui se trouvait dans la taverne à ce moment-là. Vous voulez bien faire ça ? — Certes oui. Tu dis que ton mari et la serveuse ont quitté la ville. Tu sais où ils sont allés ? — Non. Antikas Karios a envoyé un équipage les chercher. — Je vois. Merci pour ton aide. Ulmenetha se leva. La femme en fit de même et prit la prêtresse par le bras. — Vous ne direz rien. Promettez-le-moi ! — Je te le promets. Ulmenetha sortit de la taverne. Elle se retourna et vit le visage apeuré de la tenancière à la fenêtre. Elle ne reverra plus jamais son mari, se dit-elle. Ce soir-là, lorsque Dagorian avait quitté la taverne, il était retourné en courant dans ses appartements de la nouvelle caserne ; il y avait changé de vêtements et laissé son armure, son plastron et ses jambières. Il avait récupéré le peu d’argent qu’il avait mis de côté et s’en était allé dans la nuit. La mort de Zani l’avait déjà bouleversé, mais de découvrir que les assassins avaient été envoyés par Antikas Karios avait été un coup dur. Dagorian savait que sa vie était bien plus en danger qu’il ne l’avait craint. Antikas Karios n’avait aucune raison d’ordonner sa mort, et cela signifiait que l’ordre devait émaner de Malikada en personne. Et, comme Banelion l’avait fait remarquer. Dagorian n’avait pas le pouvoir de se mesurer à un ennemi pareil. Pire, toute cette affaire pernicieuse était sans doute liée aux morts des mystiques et aux démons qui survolaient Usa. Il était par conséquent probable qu’il se ferait traquer sur deux fronts : d’un côté par des épées, de l’autre par la sorcellerie. Dagorian n’avait jamais été aussi effrayé. Il n’avait pas de plan, si ce n’était de se rendre dans le plus vieux quartier de la ville. Il pourrait s’y cacher, au milieu de la multitude des pauvres et des déshérités, parmi les mendiants et les voleurs, les putains et les gosses des rues. C’était le quartier le plus peuplé, aux rues étroites et aux allées tortueuses, aux ruelles sombres et aux arches ténébreuses. Il était près de minuit lorsque Dagorian s’était allongé dans l’entrée d’un vieil entrepôt, terriblement fatigué et aux portes du désespoir. Une silhouette avait émergé des ombres projetées par la lune. Dagorian s’était relevé, la main sur le manche de son couteau. Au clair de lune, il avait vu que l’homme n’était pas un assassin, mais un mendiant vêtu de guenilles. L’homme s’était approché prudemment de lui. Il était douloureusement maigre, et son visage squelettique portait encore les traces de vieilles plaies. — Z’auriez pas une pièce de cuivre, m’sieur, pour une pauvre victime de guerre ? Dagorian s’était détendu ; il avait été sur le point de mettre la main dans sa bourse lorsque l’homme avait bondi en avant, un couteau rouillé à la main. Dagorian s’était jeté sur le côté, bloquant le bras qui tenait le couteau et lui expédiant un crochet du droit au menton. Le mendiant avait heurté lourdement la porte de l’entrepôt et s’était cogné la tête sur l’embrasure de bois. Dagorian lui avait arraché le couteau des mains et l’avait jeté sur le côté. L’homme s’était tassé sur son séant. — Donne-moi tes vêtements, avait dit l’officier en ôtant sa cape et sa chemise. (L’homme avait cligné des yeux au clair de lune et regardé le Drenaï d’un air hébété.) Tes vêtements, bonhomme. J’en ai besoin. En échange, tu gagnes cette jolie cape. (Lentement, le mendiant s’était défait de son manteau en lambeaux et de la chemise souillée qu’il portait en dessous.) Et tes souliers. Tu peux garder tes hauts-de-chausse. Je crois que je préférerais qu’on me pende plutôt que de les mettre. La peau de l’homme était aussi blanche que la chair d’un poisson ; sa poitrine et son dos étaient zébrés de vieilles cicatrices – les traces de nombreux coups de fouet. L’officier avait endossé les vêtements et la cape, s’était assis et avait enfilé les bottes du mendiant. Elles étaient de facture bon marché, les semelles aussi fines que du papier. — Tu es celui qu’ils cherchent, avait fait subitement le mendiant. Le tueur drenaï. — La première phrase est juste, lui avait dit Dagorian. — Tu ne pourras pas te faire passer pour un mendiant. Tu es trop propre. Trop net. Il faut que tu te planques quelques jours, que tes cheveux deviennent gras, et que tu mettes un peu de saleté sous tes ongles. — Agréable perspective, avait répondu le Drenaï. Et pourtant, il savait que cet homme avait raison. Il avait regardé le mendiant, qui n’avait fait aucun effort pour se vêtir malgré le froid nocturne. Il attend que je le tue, s’était-il dit subitement. Et c’est ce que je devrais faire. — Habille-toi et va-t’en. — T’es pas très malin, toi, pas vrai ? avait commenté le mendiant en enfilant la belle chemise de laine bleue tout en le gratifiant d’un large sourire édenté. — Tu préférerais que je te tranche la gorge ? — Ce n’est pas une question de préférence, mon garçon. C’est une question de survie. Cela dit, je te remercie. (Le mendiant s’était levé et avait passé la cape autour de ses maigres épaules.) Tu ferais mieux de réfléchir à une planque. Si tu peux les éviter un ou deux jours, ils croiront que tu as quitté la ville. À ce moment-là, tu pourras bouger. — Je ne connais pas la ville, avait reconnu Dagorian. — Alors, bonne chance à toi, avait conclu le mendiant. Il avait pris les bottes dans sa main gauche et était allé ramasser son couteau. Puis il s’en était allé. Dagorian s’était éloigné discrètement le long d’une ruelle sombre. Le mendiant avait raison. Il lui fallait un endroit où se cacher. Mais où pouvait-on se cacher de la sorcellerie ? Il avait senti la panique monter et l’avait refoulée. Le Loup Blanc lui avait appris beaucoup de choses, mais la leçon la plus importanteétait sans doute qu’en cas de danger il fallait garder son sang-froid. « Réfléchis vite s’il le faut… Mais réfléchis toujours ! » Dagorian avait pris une grande inspiration réconfortante et s’était adossé à un mur. Réfléchis ! Où peut-on tenir la sorcellerie à distance ? Dans un temple sacré. Il avait envisagé de se rendre dans lune des nombreuses églises, mais cela aurait impliqué de demander l’asile. Le bâtiment serait peut-être sacré, mais sa vie serait entre les mains des moines. De plus – même s’ils ne le trahissaient pas –, il aurait risqué de mettre leurs vies en péril. Non, ce ne pouvait être la solution. Où, alors ? Dans la demeure d’un sorcier amical, capable de lancer des sorts de protection autour de lui. Mais il ne connaissait aucun sorcier – à part Kalizkan. Puis il avait eu une idée. La vieille femme qui avait été tuée par son fils. Elle avait lancé des sorts de protection sur toutes les portes de la pièce intérieure. Dagorian avait continué de marcher en essayant de reprendre ses esprits. La vieille femme habitait dans la partie nord du vieux quartier. Il avait regardé le ciel, mais aucune étoile n’était visible à cause de gros nuages. Il avait marché pendant une heure. Il avait croisé deux fois des soldats de la garde et avait dû se dissimuler dans les ténèbres. Enfin, il était parvenu à la maison de la femme. Passant par-derrière, il avait escaladé un mur et pénétré dans le bâtiment. Il n’y avait pas de fenêtre dans la pièce du fond, aussi Dagorian avait allumé une lanterne. Les murs étaient encore maculés de sang, et les pierres runiques toujours éparpillées sur la table. Il avait examiné les portes. Toutes deux arboraient le triangle et le serpent sculptés. Espérant que les sorts de protection étaient encore actifs, il avait éteint la lanterne et s’était couché dans un lit étroit disposé dans un coin. Il s’était endormi sur-le-champ. Il était assis dans une grotte ; un feu brûlait. Il avait chaud et il était troublé. — Calme-toi, mon enfant, fit une voix familière. Il essaya de se rappeler à qui était cette voix, et il se souvint de la silhouette rayonnante qui l’avait sauvé dans la maison du magicien. — Qu’est-ce que je fais ici ? demanda-t-il en se relevant et en regardant autour de lui. La grotte était vide et, lorsque la voix retentit à nouveau, il réalisa qu’elle venait du feu. — Tu n’es pas ici. Il n’y a pas d’ici. Cet endroit appartient à l’esprit. Ton corps repose dans le taudis de la femme. C’était un bon choix. Ils ne te trouveront pas. — Pourquoi ne vous montrez-vous pas ? — Chaque chose en son temps, mon enfant. As-tu assemblé les indices ? Commences-tu même à comprendre ce qui se passe ? — Non. Tout ce que je sais, c’est que Malikada veut ma mort. — Malikada ne se soucie pas de toi, Dagorian. Tu es un accident dans un grand plan d’ensemble. Kalizkan – ou la créature qui se fait appeler Kalizkan – est un Seigneur Démoniaque doté d’une puissance énorme. Il cherche à lancer le Sortilège des Trois Rois. S’il y parvient, le monde sera changé au-delà de toute compréhension humaine. Il redeviendra ce qu’il était. Les démons s’incarneront à nouveau et les deux mondes n’en feront plus qu’un. Dagorian leva la main. — Attendez un moment. Ça me donne le vertige. Les deux mondes ? Qu’est-ce que cela veut dire ? — Il y a des éons, les créatures que nous appelons « démons » vivaient parmi nous. Des Métamorphes, des buveurs de sang, des lycanthropes. Nous avons été en guerre contre eux pendant mille ans. Puis trois rois se sont alliés et, avec l’aide d’un puissant magicien, ils ont changé le monde, en bannissant les démons ailleurs, dans un royaume gris de l’esprit. Les sorciers peuvent encore invoquer des démons en usant de magie sanguine, ce qui leur permet d’ouvrir des portails l’espace de quelques secondes. Mais lorsque leurs sorts prennent fin, les démons retournent dans le gris. Kalizkan cherche à refaire le Sortilège des Trois Rois. — Et il y arrive ? — Ça a déjà commencé, mon enfant. L’empereur ventrian était le premier à être sacrifié. Mais le sort nécessite trois morts, trois morts de rois, et chaque roi doit être plus puissant que le précédent. Lorsque le dernier coup mortel sera porté, le monde sera maudit comme il Tétait par le passé. Les buveurs de sang reviendront. — Trois rois ? Alors ils vont essayer de supprimer Skanda. Je dois le rejoindre. — Tu ne peux pas. Sa mort aura lieu dans quelques heures à peine et, même sur le plus rapide des chevaux, il te serait impossible de rejoindre l’armée en un jour. Demain à cette heure, l’armée drenaïe aura été détruite et Skanda sera ligoté sur l’autel. — Par le Ciel ! Je dois pouvoir faire quelque chose. — Tu peux sauver le troisième roi. — Aucun roi n’est plus grand que Skanda. — Il y a son fils, qui n’est pas encore né. Si le destin lui permet de vivre, il sera plus renommé que son père. Mais Kalizkan projette de le tuer. — Je ne peux pas me rendre au palais. Ils me cherchent partout. — Si tu n’y vas pas, alors tout est perdu. Dagorian se réveilla, trempé de sueur froide. Son regard se posa sur les murs de la maison, et il en tut grandement soulagé. C’était un rêve. Il rit de sa sottise et se rendormit. Enveloppé dans son manteau pour se protéger du froid nocturne, Nogusta s’adossa à un arbre et jeta une autre branche dans le feu. Bison ronflait doucement ; ce bruit était étrangement réconfortant dans le silence de la nuit. Nogusta tira un de ses dix couteaux en forme de diamant du baudrier noir qu’il portait croisé sur sa poitrine et fit nonchalamment passer la lame entre ses doigts. L’acier argenté brilla sous la lune. Ushuru aurait aimé cet endroit à la beauté désolée, les grandes étendues montagneuses, les bois et les forêts sauvages. Elle aurait été heureuse ici. Nous aurions été heureux ici, se corrigea-t-il. Le temps n’avait pas amoindri sa peine. Il ne l’avait peut-être pasvoulu. Son esprit s’envola et remonta le cours du temps tel un fantôme : il revit l’énorme salon. Ils étaient tous en train de rire et de plaisanter, assis autour de l’âtre. Son père et ses deux frères venaient juste de rentrer de Drenan, où ils avaient négocié un nouveau contrat avec l’armée pour une centaine de chevaux, et les festivités battaient leur plein. Il revoyait Ushuru assise sur le divan, ses longues jambes ramenées sous elle. Elle était en train de fabriquer un trompe-rêves pour le plus jeune des neveux de Nogusta. Une toile de crins entrelacés, enroulés autour d’un cercle en bois d’arbrisseau qu’elle accrocherait au-dessus de son lit. On disait que les cauchemars étaient attirés par ce leurre, qu’ils se faisaient piéger dans la toile et qu’ils laissaient le dormeur libre de tout tourment. Nogusta avait vingt ans. Il était venu à côté d’elle et avait passé son bras autour de son épaule. Il lui avait doucement embrassé la joue. — C’est très joli, avait-il dit. Elle avait souri. — Ça va brouiller les démons du sommeil. Il avait souri à son tour. Elle avait bien appris la langue de l’ouest, mais ses traductions étaient toujours trop littérales. — Le monde d’Opale te manque ? lui avait-il demandé dans l’ancienne langue. — J’aimerais revoir ma mère, avait-elle répondu. Mais je suis plus qu’heureuse. Elle avait continué de tisser sa toile. — De quoi rêve Kynda ? lui avait-il demandé. — De feu. Il est entouré par les flammes. — La semaine dernière, il s’est brûlé les doigts à la forge. C’est grâce à ce genre d’expériences douloureuses que les enfants apprennent. Juste au moment où cette pensée lui était venue, une image saisissante avait pris forme dans son esprit. Une petite enfant dévalait une pente raide. En tombant, son pied se coinçait sous une racine et elle se brisait la jambe. Nogusta s’était levé. — Que se passe-t-il, mon amour ? — Une enfant blessée dans les collines. Je vais la chercher. Il l’avait embrassée à nouveau, cette fois-ci sur les lèvres, et était sorti de la maison. Ce souvenir était cuisant, à présent, et lui infligeait une exquise douleur. Il avait vingt ans, et il ne l’embrasserait plus jamais. La prochaine fois qu’il la verrait, moins de dix heures plus tard, elle serait un cadavre, sa beauté détruite par le feu et les lames. Les cauchemars de Kynda seraient devenus réalité et les flammes auraient envahi sa chambre. Mais il ignorait tout cela lorsqu’il était sorti chercher l’enfant du village. Lorsqu’il l’avait trouvée, elle était inconsciente. Il l’avait libérée, posé une attelle sur sa jambe et l’avait portée jusqu’au village. Il avait été surpris de ne croiser aucune expédition de secours ; l’aube venait de se lever lorsqu’il était entré dans le village par le nord. Une foule avait surgi de la salle de réunion. La fille était réveillée, à présent. Son père – Grinan le boulanger – avait couru à sa rencontre. — Je suis tombée, papa. Je me suis fait mal. Nogusta avait vu que la chemise du boulanger était maculée de suie. Il avait trouvé ça étrange. Grinan avait pris sa fille des bras de Nogusta. Puis il avait vu l’attelle. — Je l’ai trouvée près du creux de Sealac, avait expliqué Nogusta. Elle a la jambe cassée, mais la fracture est nette. Elle guérira bien. Personne n’avait parlé. Nogusta savait que les villageois n’aimaient pas beaucoup sa famille, mais leur réaction était tout de même étrange, pour le moins. Puis il avait vu qu’un certain nombre d’hommes dans la foule avaient eux aussi des traces de brûlures sur leurs habits. Menimas, le noble, avait surgi de derrière la foule. C’était un grand homme mince aux yeux noirs et caves, qui portait la moustache ainsi qu’une barbe taillée en un cercle partait. — Pendez-le ! avait-il fait. C’est un adorateur de démons ! Au début, Nogusta n’avait pas compris la signification de ses paroles. — Que dit-il ? avait-il demandé à Grinan. L’homme avait baissé les yeux et regardé sa fille. — Est-ce que cet homme t’a enlevée, Flarin ? lui avait-il demandé. — Non, papa. Je suis tombée dans les bois. Je me suis fait mal à la jambe. Menimas s’avança. — Il a ensorcelé l’enfant. Pendez-le, je vous dis ! Pendant un instant, personne n’avait bougé : puis plusieurs hommes s’étaient rués sur Nogusta. Il en avait assommé deux d’une combinaison gauche-droite, mais ils étaient trop nombreux, et il avait été mis à terre. Ils lui avaient attaché les bras et l’avaient traîné jusqu’au chêne de la place du marché. Une corde avait été jetée au-dessus d’une branche haute et on lui avait noué un collet autour du cou. On l’avait hissé ; la corde lui avait brûlé la gorge. Il avait entendu Menimas hurler : — Crève, sale Noir ! Puis il s’était évanoui. Quelque part dans les ténèbres, il avait pris conscience d’une sensation : de l’air chaud forçait l’entrée de ses poumons. Il en avait senti le flot ; sa poitrine s’était soulevée pour l’accompagner. Puis il avait senti la chaleur d’une bouche sur la sienne, qui insufflait davantage d’air dans ses poumons affamés. Peu à peu, d’autres sensations avaient suivi : une douleur cuisante à sa gorge, la fraîcheur du sol sous son dos. Des mains puissantes avaient appuyé avec force sur son torse, et il avait entendu une voix impérieuse : — Respire, bordel ! L’air chaud avait cessé de circuler, à présent : Nogusta, bientôt à court d’oxygène, avait pris une énorme et trépidante inspiration. Il avait ouvert les yeux et vu qu’il était allongé par terre, sous le feuillage du chêne. La corde pendait encore à une grosse branche, mais elle avait été coupée en deux. Le visage d’un inconnu lui était apparu, vacillant. Nogusta avait essayé de parler, mais sa voix n’était plus qu’un coassement. — Dis quelque chose ! lui avait intimé l’homme aux yeux gris. Ta gorge est irritée, mais tu vivras. Laisse-moi t’aider à te mettre debout. Nogusta s’était remis péniblement sur ses pieds. Il y avait des soldats sur la place, et douze villageois étaient sous bonne garde. Nogusta s’était touché la gorge. Le collet y était encore. Il s’en était débarrassé. Dessous, la peau était rêche et il saignait. — J’ai… sauvé… une enfant, était-il parvenu à dire. Et… ils m’ont attaqué. Je… ne sais pas pourquoi. — Moi, je sais pourquoi, avait expliqué l’homme. (Il s’était tourné vers Nogusta et lui avait posé une main sur l’épaule.) Hier soir, ces gens ont brûlé ta maison. Ils ont tué ta famille. — Ma famille ? Non ! C’est impossible ! — Ils sont morts, et j’en suis désolé. Je ne peux pas te dire à quel point. Les tueurs croyaient… ont été amenés à croire… que ta famille avait enlevé l’enfant pour… un rite de sang. Ce sont des gens simples et stupides. Il avait oublié la douleur à sa gorge, à présent. — Ils ne les ont pas tous tués ? Pas tous ? — Si. Tous. Et, même si ça ne les ramènera pas, il te sera rendu justice, maintenant. Qu’on apporte le premier ! C’était le boulanger, Grinan. — Non, s’il vous plaît ! avait-t-il hurlé. J’ai une famille. Des enfants. Ils ont besoin de moi ! Le soldat aux yeux clairs s’était approché du suppliant. — Tous les actes d’un homme ont des conséquences, paysan. Cet homme avait une famille, lui aussi. Tu as commis un meurtre. Maintenant, tu vas payer pour ce meurtre. En dehors du cercle de soldats, une femme implorait pitié, mais on avait passé quand même un collet autour du cou de Grinan qui avait été hissé dans les airs en ruant. Un à un,les douze villageois aux habits noircis par le feu furent amenés et pendus. — Où est Menimas ? avait demandé Nogusta tandis que le dernier homme expirait. — Il a fui, avait répondu le soldat. Il a des amis haut placés. Je doute qu’on l’inculpe. Les soldats avaient laissé le village enterrer ses morts et Nogusta était retourné au domaine incendié. Il était en état de choc ; la tête lui tournait. Les sept cadavres avaient été enveloppés de couvertures et disposés en rang devant les ruines. Un à un,il était allé les voir : il avait tiré les linceuls et regardé les morts. Kynda, l’enfant, avait été épargné par les flammes ; sa petite main tenait le trompe-rêves qu’avait fabriqué Ushuru. — C’est la fumée qui l’a tué, avait dit le soldat. Nogusta avait creusé chaque tombe, refusant de se faire aider. Une fois qu’ils avaient été tous inhumés, l’officier aux yeux clairs était revenu le voir. — Nous avons réuni quelques-uns de tes chevaux. Le reste s’est enfui dans les montagnes. La sellerie a été en grande partie épargnée et j’ai fait seller un cheval pour toi. J’ai besoin que tu viennes avec moi à la garnison pour faire un rapport sur… l’incident. Nogusta n’avait pas discuté. Ils avaient chevauché le plus gros de la journée et avaient établi leur campement pour la nuit aux chutes de Shala. Sur le trajet, Nogusta n’avait adressé la parole à personne. Il s’était enroulé dans ses couvertures, hébété. C’était comme s’il ne ressentait plus rien. Il voyait encore le visage d’Ushuru, son sourire. Deux soldats discutaient à voix basse non loin. — T’as vu ça ? C’était horrible. J’ai jamais vu un truc pareil. Ça m’a rendu malade. Malgré son hébétude, Nogusta avait été reconnaissant au soldat de sa compassion. — Oui, c’était écœurant, avait fait son compagnon. Le Loup Blanc qui envoie de l’air dans la bouche d’un Noir ! Qui l’aurait cru ? Même maintenant – plus de trente ans plus tard –, Nogusta sentait une colère froide monter en lui à l’évocation de ce souvenir. Mais la colère vaut mieux que le chagrin, se dit-il. La colère est vivante et peut être gérée. Le chagrin est une créature morte et pèse comme un poids dont il est impossible de se défaire. Il se leva et partit lentement vers les arbres pour ramasser du bois mort. Tu devrais dormir, pensa-t-il. Des tueurs sont en chemin. Tu vas avoir besoin de toutes tes forces et de tout ton talent. Il retourna près du feu et se coucha sous sa couverture, la tête posée sur sa selle. Mais le sommeil ne voulut pas venir ; il se releva. Bison grogna et se réveilla. Il repoussa sa couverture, se mit debout et tituba jusqu’à un arbre proche, sur lequel il urina à grand tracas. Il rattacha ses jambières et vit Nogusta assis à côté du feu. — Pas trouvé d’or, aujourd’hui, fit-il en s’installant à côté duNoir. — Peut-être demain. — Tu veux que je monte la garde ? Nogusta sourit. — Tu n’as jamais pu monter la garde, Bison. Le temps que je m’allonge, et tu te seras déjà endormi. — C’est vrai que je trouve ça facile, de m’endormir, reconnut Bison. J’étais en train de rêver de la bataille de Purdol. Toi, moi et Kebra sur la muraille. Tu as encore ta médaille ? — Oui. — Moi, j’ai vendu la mienne. J’en ai tiré vingt raqs. Je regrette, maintenant. C’était une belle médaille. — Tu peux prendre la mienne. — C’est vrai ? (Bison était ravi.) Je ne la vendrai pas, cette fois-ci. — Tu le feras probablement, mais ce n’est pas grave. (Nogustasoupira.) C’était la première grande victoire. C’est ce jour-là que j’ai réalisé qu’on pouvait battre les Ventrians. Je me rappelle qu’il a plu toute la journée, des éclairs dans le ciel, le tonnerre sur la mer. — Je ne me rappelle pas grand-chose de cette journée, reconnut Bison. Sauf qu’on a tenu la muraille et que le Loup Blanc a fait apporter soixante tonneaux de rhum pour les soldats. — Je crois que tu en as bu la majeure partie. — C’était une bonne soirée. Toutes les putains du campement ont travaillé gratis. Tu as dormi ? — Pas encore, répondit Nogusta. Bison tira sur sa moustache blanche de morse. Il voyait que son ami était malheureux, mais il n’avait pas le courage d’aborder le sujet. Nogusta et Kebra étaient tous deux des penseurs, et la plupart des choses qu’ils racontaient passaient loin au-dessus de la tête de Bison. — Tu ferais mieux de dormir, finit par dire Bison. Tu te sentiras mieux après. De penser à dormir le fit bâiller. Puis il retourna lentement sous ses couvertures. Nogusta se rallongea et ferma les yeux. À cet instant, une vision lui vint subitement. Il vit dix cavaliers progresser lentement sur des collines verdoyantes, des montagnes aux sommets enneigés derrière eux. Nogusta les observa. Le soleil était haut ; les dix cavaliers étaient encapuchonnés pour se protéger de son éclat. Ils pénétrèrent dans un bois. L’un d’entre eux tira son capuchon et ôta son heaume de fer noir. Il avait les cheveux longs, d’un blanc fantomatique ; son visage était gris et ses yeux rouge sang. Une flèche fusa en provenance des arbres. Lecavalier leva la main ; le trait la traversa et vint se ficher dans la chair de son visage. Il la retira. Les deux blessures se refermèrent instantanément. La vision se modifia. Soudain, il faisait nuit. Il y avait deux lunes dans le ciel : l’une en croissant, l’autre pleine. Et il se vit à la lisière des arbres à flanc de collines, sous des étoiles étrangères. Une femme marchait dans sa direction. C’était Ushuru. Elle souriait. Cette vision-là aussi s’estompa. Nogusta flottait haut au-dessus d’une plaine. Il vit l’infanterie drenaïe attaquer le cœur des forces cadianes. Skanda menait la charge. Les Cadians battirent en retraite, une trompette retentit, et Skanda fit signe à Malikada de lancer la cavalerie sur la droite. Mais Malikada ne bougea pas ; la cavalerie resta où elle était et maintint ses positions sur la colline. Nogusta vit le désespoir dans le regard de Skanda. L’incrédulité et la prise de conscience progressive de la traitrise et de la défaite. C’est alors que les rires retentirent. Nogusta se réveilla, trempé de sueur froide, les mains tremblantes. Bison et Kebra dormaient, et l’aube pointait derrière les montagnes. Le guerrier noir repoussa ses couvertures et se leva sans bruit. Kebra remua et ouvrit les yeux. — Qu’y a-t-il, mon ami ? — Skanda est mort. Et nous sommes en danger. Kebra se leva. — Mort ? C’est impossible. — Malikada et les Ventrians l’ont trahi. Ils n’ont pas bougé, pendant que nos camarades se faisaient massacrer. Lentement, se souvenant de chaque image, il relata ses visions à Kebra. L’archer l’écouta en silence. — La trahison et la bataille, je comprends, dit-il, une fois que Nogusta eut fini. Mais des cavaliers démoniaques aux yeux de sang ? Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? Ça ne peut pas être réel, n’est-ce pas ? Pas plus qu’Ushuru sous deux lunes. — Je ne sais pas, mon ami. Mais je pense que les cavaliers vont venir. Et je leur ferai face. — Pas tout seul, fit Kebra. Chapitre 6 Toute sa vie, Ulmenetha avait connu bien des peurs. La maladie et la mort de sa mère lui avaient instillé une terreur du cancer qui lui donnait d’horribles cauchemars ; elle se réveillait souvent dans son lit, trempée de sueur glacée. Les rats lui inspiraient une terreur telle qu’elle était incapable du moindre mouvement. Mais, plus que tout, la mort de son bien-aimé Vian lui avait fait craindre l’amour en général et l’avait poussée à vite rejoindre le sanctuaire du couvent. Elle était à présent assise dans sa chambre : elle regardait les étoiles et contemplait la nature de sa peur. Pour Ulmenetha, la terreur commençait quand elle perdait le contrôle. Elle n’avait rien pu faire quand sa mère était mourante. Elle n’avait pu que la regarder dans un silence angoissé, à mesure que sa chair se flétrissait et que son esprit fuyait. En conséquence de quoi, Ulmenetha s’était fait du souci pour Vian, s’assurant qu’il mangeait correctement et qu’il portait toujours des vêtements chauds quand les vents d’hiver soufflaient. Il s’était moqué de ses attentions. Ulmenetha était en train de préparer le repas du soir quand on lui avait annoncé qu’il était mort. Parti à la recherche d’une chèvre égarée, il avait glissé sur une plaque de glace et était tombé du haut d’une corniche. Elle n’aurait rien pu faire pour empêcher sa mort, mais cela ne dissipait pas pour autant la culpabilité qui lui rongeait l’âme. C’était elle qui l’avait poussé à aller chercher cette chèvre. La culpabilité, le remords et la peine l’avaient submergée. Alors elle avait fui ses peurs. Elle avait même pris la précaution supplémentaire de grossir, pour que les hommes ne la trouvent plus attirante. Tout ça, afin de ne plus souffrir des véritables terreurs de la vie. Et pourtant elle était là, assise dans une des chambres du palais, des démons tout autour d’elle. Que puis-je faire ? se demanda-t-elle. La première réponse, comme toujours, c’était courir, quitter le palais et faire la longue route qui menait à Drenan et au couvent. L’idée de fuir, de laisser ses peurs derrière elle, était immensément séduisante. Elle avait de l’argent ; elle pouvait se payer une place dans une caravane en partance vers la côte et embarquer pour Dros Purdol. L’air marin sur son visage. Cette pensée la calma. Alors, elle pensa au visage d’Axiana, à ses grands yeux d’enfant, à son doux sourire. Puis au souvenir de la chair pourrissante et infestée d’asticots de Kalizkan. Je ne peux pas l’abandonner ! La panique s’empara de nouveau d’elle. Que peut-on faire contre la puissance des démons, susurra la voix de la fuite. Tu es une grosse prêtresse sans aucun talent ésotérique. Kalizkan est un sorcier. Il pourrait faire exploser ton âme hors de ton corps obèse. Il pourrait t’exiler dans le Vide. Il pourrait envoyer des assassins plonger des couteaux dans ton ventre trop gras ! Ulmenetha se leva de sa chaise et se dirigea vers la table installée à côté de la fenêtre. Elle sortit un miroir ovale cerclé d’argent d’un tiroir et le mit devant son visage. Elle évitait les miroirs depuis des années ; elle détestait l’image boursouflée qu’ils lui renvoyaient. Mais maintenant, elle regarda par-delà la chair, droit dans le gris de ses yeux, et elle se rappela la fille qui courait sur les chemins de montagne – la fille qui avait couru de joie et non de peur. Enfin calmée, l’esprit posé, elle remit le miroir dans le tiroir. Tout d’abord, elle devait parler à Axiana de ce qu’elle avait découvert à propos de Dagorian. L’officier était innocent, et le véritable scélérat, elle en était sûre, c’était Kalizkan. Puis elle comprit. Ce n’était pas Kalizkan, l’ennemi. Kalizkan était mort ! Quelque chose avait investi son corps ; quelque chose d’assez puissant pour lancer un sort doux et rassurant, qui ensorcelait tous ceux qui entraient en contact avec lui. Si elle racontait la simple vérité à Axiana, la reine la prendrait pour une folle. Alors comment la convaincre des périls qui la menaçaient ? Il va falloir que tu marches sur des œufs, se prévint-elle. Elle remit de l’ordre dans ses pensées ; elle était sur le point d’aller rejoindre la reine quand une servante frappa à sa porte. Ulmenetha lui demanda d’entrer. La fille s’exécuta et lui fit une courbette. — Qu’y a-t-il, mon enfant ? — La reine désire que vous prépariez vos affaires. Elles seront acheminées à la demeure de Kalizkan dans la matinée. Ulmenetha s’efforça de garder son calme. — La reine se trouve-t-elle dans ses appartements ? — Non, ma dame. Elle est partie tantôt. Le seigneur Kalizkan est venu la chercher. À midi le deuxième jour, la faim qui tenaillait Dagorian l’emporta sur la prudence. Il laissa son sabre derrière lui, mais il dissimula son couteau de chasse sous les guenilles du mendiant. Il sortit de sa cachette et se risqua à parcourir la petite distance qui le séparait du marché. Le soleil brillait dans un ciel dégagé ; la place du marché était bondée. Il se fraya un passage dans la foule et s’arrêta devant un étal à viandes, où une broche de bœuf tournait au-dessus d’un gril à charbon. Le cuisinier le regarda d’un air revêche, mais Dagorian sortit deux pièces de cuivre ; l’homme découpa plusieurs tranches épaisses et les mit sur un plateau en bois. L’odeur de la viande rôtie était divine. Elle était presque trop chaude pour qu’on la tienne, et Dagorian se brûla les doigts. Il souffla sur la viande et en déchira un morceau. C’était exquis. Le jus dégoulina sur la barbe qui commençait à lui recouvrir le menton. L’expression du cuisinier s’adoucit. — C’est bon ? demanda-t-il. — Excellent, renchérit Dagorian. À l’autre bout de la place, des remous commencèrent à agiter la foule. Immédiatement sur ses gardes, Dagorian se prépara à courir. L’avait-on repéré ? Etait-on après lui ? La foule grouilla, et la rumeur se répandit comme un feu dans des taillis secs. Un vieillard força le passage et se planta devant l’étal. — L’armée a été écrasée, dit-il au cuisinier. Le roi est mort. — Mort ? Les Cadians arrivent ? Le vieil homme hocha la tête. — Apparemment, le prince Malikada les a repoussés de l’autre côté du fleuve. Mais tous les Drenaïs ont péri. La foule s’agglutina autour de Dagorian ; tout le monde parlait. Skanda mort ? C’était impensable. Rassasié, il était malade d’angoisse. Il se détourna de l’étal et replongea péniblement dans la foule. Partout, les gens parlaient, échafaudaient des théories, s’interrogeaient. Comment Malikada avait-il repoussé les Cadians ? Commenttous les Drenaïs avaient-ils pu se faire balayer, tandis que les forces de Malikada restaient indemnes ? Dagorian était un soldat – quoique réticent –, et il connaissait la réponse. Une trahison. Quelqu’un avait trahi le roi. La mort dans l’âme, il retourna à la demeure de la voyante et s’effondra sur une chaise. Son rêve lui revint à l’esprit. Deux rois assassinés. Le troisième – le garçon qui allait naître –, en terrible danger. Que puis-je faire ? se demanda-t-il. Je suis seul, piégé au cœur d’une ville hostile. Comment puis-je accéder à la reine ? Et même si j’y arrive, comment pourrais-je la convaincre du danger qu’elle court ? Il se rappela avoir tenté de parler à Zani de ses peurs au sujet de Kalizkan. Le petit homme s’en était tout de suite pris à lui. Le sorcier était probablement l’homme le plus populaire de la ville, adoré de tous pour ses bonnes œuvres. Dagorian prit une grande inspiration. Une expression de son père lui vint à l’esprit : « Quand un homme a un furoncle au cul, c’est pas en lui ouvrant le pied qu’on le soigne. » Il attacha son sabre à sa ceinture, ouvrit la porte de derrière, traversa le petit jardin et sortit dans les rues noires de monde. La demeure de Kalizkan était vieille, construite à l’origine pour Bodasen, le général qui dirigeait les Immortels à l’époque de l’empereur Gorben. La façade était de marbre blanc, incrustée de statues et flanquée de quatre grandes colonnes. Le bâtiment avait quatre étages, avec plus de cent pièces ; tout autour, le domaine était dessiné avec goût : des arbres en fleurs et des bosquets de saules sur les rives d’un petit lac. Un haut mur entourait la propriété, et une double porte en fer forgé protégeait l’intimité du maître des lieux. L’équipage d’Ulmenetha s’arrêta devant la porte et un soldat en descendit pour l’ouvrir. L’équipage poursuivit sa route, avant de s’arrêter devant les marches de marbre qui donnaient sur une haute entrée cintrée. Un deuxième soldat ouvrit la porte de l’équipage et Ulmenetha en descendit. — Restez avec moi jusqu’à ce que j’aie parlé à la reine, dit Ulmenetha aux deux soldats. Tous deux s’inclinèrent. C’étaient des hommes forts, grands et larges d’épaules ; la prêtresse se sentit plus à l’aise de savoir qu’ils n’allaient pas s’éloigner. Elle grimpa les marches d’un pas vif. Elle était sur le point de frapper, quand la porte s’ouvrit. Un homme encapuchonné se tenait dans les ténèbres. Elle ne voyait pas clairement son visage. — Que voulez-vous ? lui demanda-t-il d’une voix profonde et curieusement accentuée. Ulmenetha ne s’était pas attendue à un accueil aussi froid, et elle se rebiffa. — Je suis la compagne de la reine, et je suis là sur son invitation. L’homme au capuchon ne dit rien pendant un moment, puis il se mit sur le côté. Ulmenetha appela les soldats et entra. Tous les rideaux étaient tirés, et l’intérieur était lugubre. — Où est la reine ? demanda-t-elle. — En haut… Elle se repose, répondit l’homme après un instant de réflexion. — Dans quelle pièce ? — Montez les escaliers et tournez à droite. Vous trouverez. Elle se retourna vers les soldats et dit : — Attendez ici. Je redescends dans un instant. Une forte odeur de parfum flottait dans l’air, écœurante et étrangement désagréable, comme si elle dissimulait quelque arôme humide sous-jacent. Ulmenetha commença à grimper les larges marches recouvertes d’un tapis rouge. Ses pas dérangèrent la poussière du tapis et elle frissonna. Elle avait très peur, à présent. L’endroit, lugubre et hanté par les ombres, était froid et peu accueillant. Elle se retourna et vit les soldats plantés à côté de la porte ouverte ; le soleil filtrait et se reflétait sur leurs armures. Cette vision la réconforta, et elle continua d’avancer. Lorsqu’elle arriva en haut des marches, elle avait le souffle court. L’escalier donnait sur une galerie, aux murs recouverts de vieux tableaux ; la plupart représentaient des paysages. Elle remarqua que l’un d’entre eux était déchiré. Un autre frisson la parcourut. Ce n’était pas un endroit pour Axiana ! Elle gagna la première porte et la trouva fermée. Une grande clé était encore dans la serrure. Elle la tourna. La porte s’ouvrit dans un craquement de charnières usées. Vêtue d’une robe de satin blanc et bleu, Axiana était assise sur un divan, en face d’une fenêtre barrée. L’arrivée d’Ulmenetha parut la surprendre. — Oh ! s’écria-t-elle. (Elle courut vers Ulmenetha et la prit par les épaules.) Sors-moi d’ici ! Tout de suite. Cet endroit est affreux ! — Où sont tes domestiques ? — Il les a renvoyés. L’homme au capuchon. Il m’a enfermée ! Il m’a enfermée, Ulmenetha ! Tu arrives à le croire ? La prêtresse caressa les cheveux de la reine. — Il y a des soldats en bas pour te ramener. Je vais les envoyer chercher tes affaires. — Non. Je me fiche de mes affaires. Laisse-les. Partons tout desuite ! Ulmenetha prit la reine par la main et retourna dans la galerie. Elle regarda en bas. Un des soldats était adossé contre le mur du fond ; l’autre s’était installé sur une chaise. L’homme au capuchon était à côté de la porte ; elle était à présent fermée. — La reine désire que l’on prépare ses affaires et que l’on porte ses caisses dans l’équipage, déclara Ulmenetha en soutenant Axiana sur la première marche. Ses paroles restèrent suspendues dans l’atmosphère poussiéreuse. Les soldats ne réagirent pas. — La reine doit rester ici, fit l’homme au capuchon. C’est la volonté de mon seigneur. — Venez ici, vous autres ! héla Ulmenetha. Ses hommes ne bougèrent pas plus. Elle réalisa avec horreur que ce n’était pas parce qu’ils l’avaient ignorée. Ils ne l’avaient pas entendue. Tous deux étaient silencieux et immobiles. Axiana lui agrippa le bras. — Fais-moi sortir d’ici ! murmura-t-elle. Ulmenetha continua de descendre les marches. À mi-chemin, elle aperçut un reflet métallique dans la gorge du soldat qui était debout. Le manche d’un couteau l’avait cloué au panneau de bois. Elle porta son regard sur celui qui était assis et vit que lui aussi était mort. La reine le vit aussi. — Ciel, murmura Axiana. Il les a tués tous les deux. L’homme au capuchon avança au pied de l’escalier. — Ramenez la reine dans sa chambre, ordonna-t-il. La main droite d’Ulmenetha, jusqu’ici dissimulée dans les plis de sa volumineuse robe blanche, apparut. Même dans cette sinistre pénombre, la lame de son couteau de chasse brillait. — Hors de mon chemin, intima-t-elle à l’homme au capuchon. Il rit et continua de monter les marches. — Tu crois me faire peur, femme ? Je goûte ta peur. Je vais m’en nourrir. — Mange donc ça ! fit Ulmenetha. Sa main fusa dans un lancer par en dessous, qui envoya le couteau se planter dans la gorge de l’homme au capuchon. Il tituba, avant de reprendre son équilibre et de dégager le couteau. Un sang noir gicla sur sa tunique sombre et coula sur sa poitrine. Il essaya de parler, mais ses paroles se noyèrent dans une écume noire et bouillonnante. Ulmenetha attendit qu’il tombe. Mais il ne tomba pas. Il continua d’avancer. Axiana poussa un hurlement. Ulmenetha la repoussa en haut des escaliers et se retourna pour faire face à la menace qui approchait. Le flot de sang qui jaillissait de sa gorge dévastée trempait à présent ses jambières, mais il avançait quand même. À cet instant, la prêtresse sut ce qu’elle avait en face d’elle. Un démon vêtu de chair humaine. Pourtant, elle n’avait pas peur, la panique ne l’envahissait pas. Car ce n’était pas une maladie, qui allait passer sa garde et tuer sa mère ; ce n’était pas une corniche glacée, qui allait lui voler son mari. Il s’agissait de chairs et d’os, qui cherchaient à blesser une femme qu’elle aimait comme sa fille. Elle était plus calme qu’elle ne se rappelait l’avoir jamais été, concentrée, aux aguets. Il se rapprocha de plus en plus. Ulmenetha attendit qu’il brandisse le couteau, puis bondit en avant pour lui enfoncer son pied dans la poitrine. Il fut catapulté en arrière, le corps cambré dans les airs. Il se cogna la tête contre les marches et se brisa le cou. Le corps s’effondra au sol. Ulmenetha ne fut pas surprise de le voir se remettre péniblement sur pied, la tête pendant de façon grotesque sur une épaule. Le capuchon était tombé, dévoilant un visage d’une pâleur fantomatique, à la bouche sans lèvres et aux yeux rouge sang protubérants. — Cours, Axiana ! hurla la prêtresse en indiquant la galerie sur la gauche et la porte du fond. Axiana était figée sur place. Elle se força à détourner les yeux de l’homme qui avançait sur elles. Ulmenetha rejoignit rapidement la reine, l’attrapa par le bras et la traîna dans la galerie. La porte du fond était fermée mais, comme pour les appartements d’Axiana, il y avait la clé. Elle ouvrit la porte, tira la clé, poussa Axiana à l’intérieur et referma la porte derrière elles. Un poing s’écrasa contre la porte et la fit vibrer. Il frappa deux autres fois, et une grande fissure apparut dans le panneau. — Comment allons nous sortir ? demanda Axiana, d’une voix que la panique faisait trembler. Ulmenetha n’en avait aucune idée. La maison était comme un terrier ; plusieurs portes s’ouvraient dans le couloir, mais il n’y avait aucun escalier en vue pour les ramener au rez-de-chaussée. — Par ici, fit Ulmenetha. Elle s’engouffra dans le couloir sombre et franchit deux autres portes. Ici, pas de clés, et les deux femmes entendirent un grand fracas loin derrière elles. Ulmenetha regarda autour d’elle. Elles se trouvaient dans un dortoir ; une douzaine de lits étaient alignés des deux côtés de la pièce. Tous étaient vides. La prêtresse se rendit à une fenêtre et ouvrit les lourds rideaux. La fenêtre était barrée. La lumière inondait la pièce, à présent, et elle vit plusieurs jouets sur le plancher poussiéreux. Une poupée de paille se trouvait près du mur du fond, l’air malheureux contre les planches nues et jonchées de moutons. — Continue, dit-elle à la reine. Une autre porte s’ouvrait au fond du dortoir. Elle était retenue par une barre calée sur deux supports. Ulmenetha souleva la barre et ouvrit la porte. Derrière, un autre dortoir. Trois enfants étaient blottis contre le mur du fond. Un garçon roux de quatorze ou quinze ans se planta devant les deux filles, un petit couteau en main. Il était d’une maigreur qui faisait peine à voir et ses bras grêles étaient couverts de plaies ouvertes. Une des filles fit un pas en avant. Elle avait peut-être un an de plus que le garçon ; elle aussi était misérablement émaciée et vêtue de haillons, mais elle tenait un grand bout de bois déchiqueté, qu’elle avait arraché à un des lits. Ensemble, ils faisaient bouclier devant l’enfant la plus jeune, une petite fille blonde d’environ quatre ans. — Un pas de plus et on vous tue, fit la fille qui brandissait la lance de bois improvisée. Cette pièce n’avait pas d’autre issue. Une latte craqua derrière eux. Ulmenetha se retourna et vit l’homme au cou brisé traverser le dortoir, un couteau à la main. Elle se baissa et s’empara de la longue barre de bois qui avait bloqué la porte. La créature démoniaque s’approcha et la prêtresse se rua sur elle en faisant tournoyer la barre comme une massue. L’homme reçut le coup en plein sur l’épaule. Son bras se releva brusquement et son poing vint s’écraser sur le visage d’Ulmenetha. Violemment repoussée, elle perdit le contrôle de sa massue et la laissa tomber. Le démon était sur elle. Elle bondit en arrière et évita le premier coup, avant d’enjamber difficilement un lit. Il la fixa de ses yeux rouges mais, comme il avançait, sa tête roula sur son cou brisé. Il vacilla. Puis il se prit la tête de la main gauche et la tira par les cheveux jusqu’à ce que ses yeux se focalisent une fois de plus sur la prêtresse. Il continua sa progression. Le petit roux sauta sur la créature et lui lacéra le visage avec la lame de son couteau. Le démon le balaya sur le côté comme une mouche. Au même moment, la fille se faufila derrière lui et lui planta son arme dans le dos. Il se cabra. Ulmenetha s’accroupit, ramassa la barre de bois et chargea ; elle s’en servit comme d’un bélier, lequel vint se ficher violemment dans le buste du démon, ce qui le projeta contre le mur du fond. Il heurta la cloison et Ulmenetha crut que sa poitrine avait explosé. Elle cligna des yeux – et vit que la lance improvisée de la jeune fille lui avait transpercé le dos et avait creusé un énorme trou dans son torse. Le corps glissa le long du mur, avant de basculer en avant sur les lattes. Instantanément, une puanteur de viande pourrie envahit la pièce, et Ulmenetha vit des asticots se tortiller dans la chair morte. La fille se mit une main sur la bouche et hoqueta. — Sortons d’ici, dit Ulmenetha. Vite ! En dépit de son aversion, Ulmenetha dégagea son couteau des flancs du cadavre pourrissant. Elle prit la reine par le bras, la guida le long du couloir, dans la galerie et sur les marches. Le rouquin prit la petite dans ses bras et leur emboîta le pas. Sans savoir où aller, Ulmenetha descendit un escalier qu’elle supposait donner sur le rez-de-chaussée. En bas, une porte fermée leur barrait le passage. Une grande clé était accrochée à un crochet rouillé. Elle s’en empara, ouvrit la porte et la franchit. De la lumière fusait par deux fenêtres au fond de la salle ; une mer de petits corps était négligemment entassée à côté d’un autel maculé de sang. Cette vision lui glaça le sang. Même si elle n’avait jamais eu la chance d’avoir un enfant, Ulmenetha avait un fort instinct maternel, et la vue de tant d’enfants assassinés lui inspira une tristesse sans bornes. Elle ferma les yeux pour ne plus voir cette horreur et recula, juste au moment où la reine enceinte allait entrer. — On ne peut pas passer par ici, dit Ulmenetha. Nous devons retourner par où nous sommes venus. Une terrible colère glacée monta en elle ; elle fit remonter le groupe en haut des escaliers. Il avait dû y avoir plus d’une centaine d’enfants dans cette salle, une centaine de vies effacées dans les tourments et la terreur. Ulmenetha concevait difficilement un mal d’une telle ampleur. Elle retourna sur le palier, parvint à la porte cassée et sortit sur la galerie qui surplombait l’entrée. Une grande silhouette émergea des ténèbres. Axiana hurla ; Ulmenetha se retourna vivement et la lame de son couteau pointé en avant darda des éclairs. Quelqu’un écarta la lame et prit la parole d’une voix calme : — Je ne suis pas un danger, ma dame. Je suis Dagorian. Ulmenetha regarda son visage et reconnut celui quelle avait vu dans sa vision au lorassium. La peur la submergea une fois de plus. La scène dans les bois, quatre hommes – trois vieillards, un jeune –, protégeant la reine d’un mal voilé. Dagorian était le jeune homme de son rêve. Pourquoi êtes-vous ici ? demanda Ulmenetha. — Je suis venu tuer Kalizkan. — Il est avec l’armée, dit Ulmenetha. Maintenant, sortons de cet affreux endroit. Dehors, le soleil brillait et l’équipage de la reine était encore là, son cocher endormi dans l’herbe. Ulmenetha regarda le bleu clair et brillant du ciel avec une gratitude à laquelle elle eut du mal croire. Le groupe s’approcha ; le cocher bâilla et s’étira. Il vit la reine, se remit maladroitement sur pied et s’inclina. — À vos ordres, Votre Altesse, dit-il. — Au palais, ordonna Ulmenetha. Elle aida la reine à monter dans l’équipage et se retourna vers les deux petites filles et le garçon. Tous trois souffraient de malnutrition et étaient vêtus de haillons. — Montez, leur ordonna-t-elle. — Où nous emmenez-vous ? demanda le garçon d’un air suspicieux. — Dans un endroit plus sûr que celui-ci, répondit Ulmenetha. Ils se tassèrent à l’intérieur, Dagorian à leur suite. L’équipages’éloigna et le jeune officier se pencha vers Ulmenetha. — Il n’y a aucun endroit sûr en ville, dit-il à voix basse. — Que suggérez-vous ? — Nous devons nous rendre sur la côte et trouver un bateau. Et nous devons y arriver avant le retour de Malikada. Nous ferions mieux de nous diriger vers les montagnes. — Il y a des montagnes, là-bas, murmura Ulmenetha. — Vous avez peur des forêts ? demanda-t-il, surpris par sa réaction. — Il y aura le corbeau blanc, là-bas, lui dit-elle. Il était troublé, mais elle se détourna de lui. L’équipage progressa le long des grandes avenues ; Axiana vit le grouillement de la foule. — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Pourquoi tout le monde se réunit-il ainsi ? — Ils ont entendu la nouvelle. Votre Altesse. Ils se demandent ce qui va leur arriver, maintenant, expliqua Dagorian. — La nouvelle ? Quelle nouvelle ? demanda-t-elle, mystifiée. Dagorian cligna des yeux et porta son regard sur Ulmenetha. Ellenon plus n’avait pas l’air d’être au courant. L’officier passa une main sur son menton que recouvrait une légèrebarbe. — Je suis véritablement navré. Votre Altesse. Mais une rumeur court en ville, selon laquelle notre armée a été vaincue par les Cadians. — Ce n’est pas possible, dit Axiana. Skanda est le plus grand guerrier de ce monde. Vous devez vous tromper. Ce n’est qu’une rumeur. Dagorian ne répondit rien, mais son regard rencontra celui d’Ulmenetha. La reine regardait de nouveau par la fenêtre. Ulmenetha posa une question : — Et le roi ? Dagorian secoua la tête. — Alors, nous devons braver cette forêt, fit-elle. L’agacement s’insinua en Malikada, petit nuage noir dans un ciel bleu de joie. Il était sur le flanc de la colline et contemplait les morts drenaïs. Àprésent débarrassés de leurs armures et de leurs armes, leur arrogance avait disparu en même temps que leur puissance. Ils n’étaient plus que des cadavres pâles, prêts à être jetés dans l’énorme fosse que creusaient les soldats ventrians. C’était le triomphe de Malikada. L’armée qui avait détruit l’empire de ses ancêtres était à présent dévastée. Il avait toujours su que la vengeance serait douce, mais il n’avait jamais imaginé qu’elle puisse être aussi exquise. Pourtant, quelque chose la gâchait. Il se retourna vers l’épéiste, Antikas Karios. — Maintenant, nous allons reconstruire Ventria, dit-il. Et nous détruirons la présence drenaïe par le feu. — Oui, Excellence, fit Antikas d’un ton morne. — Qu’est-ce qui ne va pas, bonhomme ? Une rage de dents ? — Non, Excellence. — Quoi, alors ? — Ils se sont bravement battus, et je ne vois pas d’un bon œil le fait qu’on les ait trahis. L’agacement de Malikada se mua en fureur. — Comment peux-tu parler de trahison ? Ce serait se mettre à leur place. Nous les avons combattus, toi et moi. Nous avons risqué nos vies pour empêcher les victoires de Skanda. Le vieil empereur était faible et indécis, et pourtant nous sommes restés à ses côtés. Nous lavons bien et loyalement servi. À la fin, Skanda nous a conquis. Nous avions deux choix, Antikas. Tu te rappelles ? Soit nous mourrions, ou nous continuions à nous battre autrement. Nous avons tous les deux choisi la deuxième solution. Nous sommes restés fidèles à notre vraie cause. Nous ne sommes pas des traîtres, Antikas. Nous sommes des patriotes. — Peut-être bien, Excellence. Mais ça me laisse un goût amer dans la bouche. — Alors emmène ta bouche ailleurs, tempêta Malikada. Pars ! Laisse-moi à mon plaisir. Antikas s’inclina et s’en alla. Malikada observa l’épéiste. Il se déplaçait avec une telle grâce. C’était l’épéiste le plus dangereux que Malikada eût jamais vu, et pourtant, sous tous ces dehors, il s’avérait qu’il était faible et complaisant ! Il avait toujours envié Antikas, et à présent, il ne lui inspirait plus que du mépris. Malikada chassa son image de ses pensées et se remémora le moment où Skanda avait fait signe de charger. Oh, comme il aurait voulu être plus près, pour voir l’expression sur le visage de cette ordure lorsqu’il s’était rendu compte qu’il était condamné, que Malikada mettait un terme à ses rêves impériaux. Oh, comme cela avait dû ronger l’âme de Skanda. L’agacement revint à la surface. Lorsque Skanda avait été traîné, inconscient, loin du champ de bataille, Kalizkan avait refusé à Malikada d’assister au sacrifice. Il aurait tant voulu voir ça, voir son cœur encore palpitant arraché de son corps. Cela aurait été un moment véritablement délicieux que de se tenir au-dessus du roi, à le regarder droit dans les yeux, en train d’agoniser, et de sentir sa haine mortelle. Cette pensée fit frémir Malikada de plaisir. Mais Kalizkan était quelqu’un de discret. Malikada n’avait pas non plus été autorisé à assister au sacrifice du vieil empereur. On jetait les cadavres dans la fosse, à présent, avant de les recouvrir d’huile et de bois sec. Les flammes montèrent et une fumée noire s’éleva en spirale ; Malikada se détourna. Il était presque midi, et il fallait qu’il voie Kalizkan. Ce n’était qu’un début. Il y avait d’autres garnisons drenaïes le long de la côte, et il restait encore le problème du Loup Blanc. Il y avait aussi la question du couronnement de Malikada. Malikada l’empereur ! Ça, ça sonnait bien. Il ordonnerait à Kalizkan de créer une illusion encore plus grandiose dans le ciel nocturne d’Usa – quelque chose qui écraserait ce dont avait joui Skanda. Il traversa le campement ventrian d’un pas alerte, en direction des collines. Sur son chemin, une poussière rouge monta autour de lui et macula légèrement ses bottes. L’entrée de la grotte était sombre, mais il y discerna la lueur de lanternes. Il entra dans la caverne et eut brièvement peur. Kalizkan était devenu très distant, dernièrement : il avait arrêté de le traiter avec son respect habituel. Malikada avait autorisé cette impolitesse, car il avait besoin de lui. Ses sorts et sa sorcellerie étaient vitaux. Étaient vitaux. Puis il lui apparut subitement qu’il n’avait plus besoin de Kalizkan. Je n’ai besoin de personne, réalisa-t-il. Mais je vais le garder avec moi. Ses talents me seront plus qu’utiles lorsque l’heure d’envahir les terres drenaïes sera venue. Mais d’abord, il y a Axiana. J’attendrai jusqu’à ce qu’elle accouche, je regarderai son enfant se faire étrangler, et je l’épouserai. Qui alors pourra me refuser la couronne ? Sa bonne humeur revenue, il poursuivit son chemin. Le corps de Skanda était étendu sur un autel de pierre, poitrine ouverte. Une toile de lin recouvrait son visage. Kalizkan était assis près d’un petit feu ; ses robes de satin bleu étaient maculées de sang. — A-t-il crié quand il est mort ? demanda Malikada. Kalizkan se leva. — Non, il n’a pas crié. Il t’a maudit jusqu’à son dernier souffle. — J’aurais voulu entendre ça, dit Malikada. Une odeur nauséabonde flottait dans la caverne ; Malikada tira un mouchoir parfumé de sa poche et le porta à son nez. — Qu’est-ce qui sent comme ça ? demanda-t-il. — C’est cette forme, répondit Kalizkan. Elle a bien servi, et maintenant elle pourrit. Et je n’ai aucune envie de gaspiller mes pouvoirs accrus pour l’entretenir plus longtemps. — Forme ? De quoi parles-tu ? — Du corps de Kalizkan. Il était déjà moribond quand j’y suis entré. C’est pour ça qu’il m’a invoqué. Pour prendre son cancer. C’est lui que j’ai pris, à la place. Son arrogance était sans pareille. Comment pouvait-il penser être en mesure de contrôler Anharat, le seigneur de la Nuit ? — Tu divagues, magicien. — Au contraire, Malikada. Tout ce que je dis est parfaitement sensé. Ça dépend, bien sûr, du point de vue que l’on a. J’ai écouté ta conversation avec l’épéiste. Tu avais tout à fait raison. Skanda a cru que tu l’avais trahi, tandis que toi et moi, nous savions que tu étais resté fidèle à la seule cause en laquelle tu croyais : la restauration du trône ventrian. Avec toi assis dessus, naturellement. Moi, en revanche, je ne m’intéresse aucunement au trône. Et je suis moi aussi resté fidèle à ma cause : le retour de mon peuple sur la terre qui lui appartenait autrefois de droit et par la force des armes. Soudain, Malikada eut peur. Il essaya de reculer, mais ses jambes ne voulurent pas lui obéir. Le mouchoir parfumé lui échappa des doigts, et ses bras retombèrent, inutiles, à ses côtés. Il était paralysé. Il essaya d’appeler à l’aide, mais aucun son ne s’échappa de sa bouche. — Je ne pense pas que ma cause t’intéresse, fit la créature qui était dans Kalizkan, mais sache qu’elle prolongera ta vie de quelques instants. Le corps du magicien parut scintiller, et Malikada se retrouva devant un cadavre en décomposition. La moitié de la chair du visage avait disparu ; l’autre moitié, d’un gris verdâtre, était infestée d’asticots. Malikada essaya de fermer les yeux, mais même cela lui était désormais interdit. — Mon peuple a perdu une guerre, déclara Kalizkan. Nous n’avons pas été tués. Nous avons été bannis, dans un monde gris et sans âme, parallèle au vôtre. Un monde sans couleur, sans goût, sans espoir. Maintenant, et en partie grâce à toi, Malikada, nous avons l’occasion de revivre. De ressentir le froid et les lourds vents nocturnes sur nos visages, de goûter les douces joies que nous procurent les peurs des hommes. Kalizkan se rapprocha et tendit la main. Des griffes jaillirent de ses doigts. — Oh oui, Malikada, laisse affluer ta terreur. Elle est comme le vin, douce au palais. Dans un geste douloureusement lent, les griffes s’enfoncèrent dans la poitrine de Malikada. — Et maintenant, tu peux m’aider à accomplir ma mission. La reine, vois-tu, s’est échappée de chez moi, et j’ai besoin de ta forme pour envoyer tes hommes à sa poursuite. Une violente douleur, telle une brûlure, déferla dans sa poitrine et son ventre, courut le long de sa moelle épinière et explosa dans son cerveau. Ce fut une agonie insoutenable qui fit frissonner Kalizkan de plaisir. Les griffes cessèrent de le fouiller quand elles trouvèrent soncœur. — Si j’avais plus de temps, dit Anharat, je te garderais ainsi pendant des heures. Mais je n’ai pas ce loisir. Alors meurs, Malikada. Meurs dans le désespoir. Ton monde est condamné, et bientôt les Venteux se repaitront de ton peuple. Le cadavre du Ventrian fut secoué de spasmes. Le corps décomposé de Kalizkan tomba à terre. À présent à l’intérieur de Malikada, le démon étira ses nouveaux bras. Le cadavre de Kalizkan s’enflamma. Le nouveau Malikada recula et repartit à grandes enjambées vers l’entrée de la grotte. Il leva la main et se concentra sur les rochers qui se trouvaient au-dessus de lui. De la poussière commença à tomber et les pierres gémirent. Malikada sortit au soleil. Le plafond de la grotte s’effondra derrière lui, condamnant l’entrée. Il se dirigea vivement là où ses hommes attendaient, ne s’arrêtant que pour renifler la fumée qui s’élevait du grand bûcher. Elle était d’une exquise douceur. De retour dans sa tente, il fit mander Antikas Karios. L’épéiste le salua bas. — Pars en ville et trouve-moi la reine, dit Malikada. Protège-la jusqu’à mon arrivée. — À vos ordres, Excellence. Je la protège de qui ? — Contente-toi de t’assurer qu’elle soit là quand j’arrive. — Je pars immédiatement, Excellence. — Ne me déçois pas, Antikas. Une expression énervée fusa dans le regard noir et profond de l’épéiste. — Vous ai-je déjà déçu, cousin ? — Jamais, répondit Malikada. Et ce n’est pas le moment de commencer. Antikas ne dit rien pendant un moment, mais le démon qui habitait Malikada vit le regard perçant de l’épéiste. Calmement, il lança un petit sort, qui irradia de sa personne et partit envelopper Antikas. L’épéiste se détendit. — Je ferai comme vous l’ordonnez, dit-il. — Prends des chevaux de rechange et chevauche toute la nuit. Sois là-bas avant l’aube. L’équipage progressait lentement dans les rues de la ville. La foule était partout maintenant et, à mesure que la nuit tombait, des émeutes éclataient dans les quartiers les plus pauvres. On mit le feu à plusieurs bâtiments. — Pourquoi font-ils ça ? demanda Axiana en observant la fumée et en entendant les cris au loin. À quoi cela peut-il bien leur servir ? Dagorian haussa les épaules. — C’est dur à expliquer, Votre Altesse. Certaines personnes sont sous le coup de la panique. Ils craignent que les Cadians tombent sur eux avec des torches enflammées et des épées. D’autres savent que, maintenant que l’armée n’est plus, ils sont libres de commettre des crimes pour lesquels ils auraient été punis. Ils voient ce désastre comme une occasion d’obtenir les richesses qu’ils ne pouvaient espérer gagner. Je ne connais pas toutes les raisons qui les animent. Mais il va y avoir beaucoup de morts, ce soir. L’équipage fit halte devant le palais, où un officier de la garde, accompagné d’une escouade de lanciers, les arrêta. L’homme ouvrit la porte, vit la reine et s’inclina bas. — Que la Source soit remerciée pour votre sauvegarde, Votre Altesse, dit-il. Elle le gratifia d’un sourire pâle, et l’équipage poursuivit son chemin. Une fois dans ses appartements, Axiana s’écroula sur un divan, posa sa tête sur un coussin de satin et s’endormit. Ulmenetha commença à réunir des vêtements pour la reine et les empaqueta soigneusement dans un coffre de bois artistement décoré. Puis elle partit avec les enfants dans les cuisines désertes ; elle y récupéra de la nourriture : des quartiers de jambon, quelques fromages à croûte dure enveloppés de mousseline, ainsi que plusieurs sacs de farine, de sucre et de sel. Les enfants s’assirent non loin et se goinfrèrent de pain et de confiture, qu’ils firent passer avec du lait frais. Ulmenetha observa une pause et les regarda. — Que s’est-il passé, dans cet orphelinat ? demanda-t-elle au rouquin. Son regard bleu se fit soudain apeuré, mais il conserva une expression dure et décidée. — Les enfants sont morts, répondit-il. Tout le monde disait que Kalizkan était gentil. On pouvait être sûr de manger un bon repas, là-bas. Beaucoup de mes amis y étaient déjà allés. On est partis chez lui il y a dix jours. (Le garçon ferma les yeux et prit une grande inspiration.) La plupart de mes camarades étaient morts, à ce moment-là, mais je ne le savais pas. Ils les emmenaient au sous-sol, mais on entendait quand même les cris. (Il rouvrit les yeux.) Je n’ai pas envie d’en parler. — Je comprends, dit la prêtresse. (Elle se plaça en face des enfants et s’assit.) Ecoutez-moi. On quitte la ville. Ce soir. Vous pouvez venir avec nous si vous voulez, ou vous pouvez rester à Usa. C’est vous qui voyez. — Où allez-vous ? demanda la fille plus âgée, son regard noir et profond plongé dans celui d’Ulmenetha. — Nous allons essayer de trouver un chemin jusqu’à la côte, et un bateau pour Drenan. C’est loin, et je pense que le voyage sera dangereux. Vous serez peut-être plus en sécurité ici. — Je suis une Drenaïe, dit la fille. Ou du moins mon père était un Drenaï. Je viens avec vous. Il n’y a rien ici pour moi. Je ne veux pas rester. — Ne me laisse pas ici ! se lamenta la petite enfant blonde en prenant la main de son aînée. — Je ne te laisserai pas, ma petite. Tu peux venir avec nous. — Pourquoi est-ce qu’on partirait ? demanda le garçon. Je peux voler de la nourriture pour nous tous. La jeune fille tendit la main et fit courir ses doigts dans les cheveux emmêlés du petit rouquin. — Tu ne seras peut-être pas obligé de voler de la nourriture, à Drenan. On pourrait vivre dans une maison. Le garçon jura. — Et qui c’est qui va nous donner une maison, Pharis ? Personne ne donne rien à personne. On n’a rien sans rien. C’est comme ça. — Tu as trouvé de la nourriture pour moi, Conalin. Et tu t’es occupé de Sufia quand elle était malade. Tu n’as rien eu en retour. — Vous êtes mes amis et je vous aime. C’est différent. Comment savez-vous qu’on peut faire confiance à cette grosse ? La fille plongea son regard dans celui d’Ulmenetha. — Elle est venue sauver son amie. Et elle a combattu le monstre. Je lui fais confiance. — Eh ben moi, je veux pas partir, s’obstina le garçon. — Si tu ne viens pas, qui s’occupera de la petite Sufia ? demanda-t-il. — Oh, s’il te plaît, viens avec nous, Conalin, supplia Sufia,s’il te plaît ! Il s’assit en silence un moment, puis lança un regard énervé à Ulmenetha. — Pourquoi est-ce qu’on te ferait confiance ? lui demanda-t-elle. — Je ne peux te donner aucune raison, Conalin. Sauf que je nemens jamais. Et je te promets une chose : si nous arrivons sains et saufs à Drenan, la reine vous achètera une maison. — Pourquoi vous feriez ça ? Vous ne nous devez rien. — Ce n’est pas vrai. Ta bravoure, et celle de ta sœur, a aidé à tuer le… monstre, comme vous dites. Si vous ne m’aviez pas aidée, je me serais fait tuer. — Ce n’est pas ma sœur. C’est Pharis, mon amie. Et si elle et Sufia viennent, je viendrai aussi. Mais je ne te crois pas, pour la maison. — Attends de voir, fit Ulmenetha. Maintenant, trouvons des sacs pour les vivres et remplissons-les. Nous ne voulons pas nous retrouver l’estomac vide, quand nous arriverons aux montagnes. Ils retournèrent dans les appartements de la reine. Celle-ci dormait sur le divan, et Dagorian avait changé ses guenilles de mendiant pour une des tuniques de laine grise de Skanda. Sur son épaule, un blason brodé représentait un cheval cabré. Il était à présent sur le balcon et regardait les lueurs des incendies dans le quartier ouest. Les émeutes cesseraient dans la nuit, et ils auraient plus de chances de réussir à s’échapper pendant l’heure qui précédait l’aube, lorsque les émeutiers seraient endormis et que les soldats de la garde seraient occupés à gérer les conséquences du chaos. S’échapper ? Combien de temps avant que la traque ne commence ? Et à quelle vitesse pourraient-ils voyager ? La reine était presque à terme, l’enfant allait naître d’ici quelques jours. Elle ne pouvait pas chevaucher au galop. Le risque de fausse couche était trop grand. Ça signifiait qu’il faudrait prendre un chariot. Des cavaliers endurcis les rattraperaient en quelques heures. Il serait peut-être plus sage d’essayer de rejoindre Banelion. Le Loup Blanc et ses hommes ne pouvaient pas être à plus de quelques jours à l’ouest. Elle écarta cette idée. Ce serait ce à quoi l’ennemi penserait en premier. Et, de toute façon, que pourraient faire quelques centaines de vieillards contre l’armée ventriane de Malikada ? Rejoindre Banelion ne ferait que signer l’arrêt de mort d’autres soldats drenaïs. Alors quoi ? Il fallait ruser. Trouver quelque chose pour gagner du temps. Elle entendit la reine gémir doucement dans son sommeil et elle retourna dans l’appartement. Elle s’assit à côté d’elle et lui prit tendrement la main. — Je donnerai ma vie pour toi, murmura-t-elle. Ulmenetha l’observa de l’entrée. Il lui tenait la main avec une grande tendresse et elle réalisa, à ce moment, que le jeune homme était amoureux d’Axiana. Elle en fut attristée. Dans un monde juste, ils se seraient rencontrés deux ans auparavant, lorsque tous deux étaient libres. Même si elle lui rendait son amour, Axiana portait en elle l’héritier au trône de deux nations. Sa vie continuerait à être dirigée par des hommes de pouvoir. Et ils ne cautionneraient jamais un mariage avec un officier subalterne tel que Dagorian. Elle se racla la gorge et entra dans la pièce, les enfants à sa suite, chargés de sacs de vivres. — Et maintenant ? demanda-t-elle à Dagorian. Il lâcha la main de la reine et se leva. — Les enfants viennent avec nous ? Ulmenetha opina du bonnet. — Bien, fit-il. Nous aurons besoin d’un chariot et de chevaux supplémentaires. Je m’en occupe. Il faut que la reine se déguise. Ni soie, ni satin. Pas de bijoux. Nous sortirons de la ville sous l’apparence d’une famille pauvre fuyant les émeutes. Il y en aura beaucoup ces prochains jours. Avec de la chance, nous passerons inaperçus au milieu d’elles. Ça ralentira les poursuites. — Que puis-je faire, pendant que vous allez chercher un chariot ? — Trouver des cartes des montagnes. Il y aura beaucoup de gorges encaissées, de chemins sans issue et de zones à risques. Cela nous aidera de préparer un itinéraire au lieu de voyager aveuglément en faisant confiance à notre bonne étoile. D’un geste vif, Dagorian passa une cape sombre autour de ses épaules et les laissa. La plus jeune, Sufia, était épuisée, et Pharis la mena sur un divan ; elle s’y allongea et s’endormit. Ulmenetha laissa les enfants dans l’appartement, prit une lanterne et se rendit dans la bibliothèque royale, au rez-de-chaussée. Il s’y trouvait des milliers de livres et des centaines de rouleaux de parchemin. Elle compulsa le répertoire un certain temps et localisa trois vieilles cartes des montagnes, ainsi qu’un journal de bord qui décrivait le périple d’Usa à Perapolis, au sud. Si la Source était avec eux, ils suivraient cet itinéraire une partie du chemin. Elle retourna dans l’appartement et y trouva le petit rouquin, Conalin, assis sur le balcon. Pharis et Sufia étaient enlacées sur le divan, profondément endormies. Elle les recouvrit d’une couverture et se dirigea vers Axiana. La reine remua, ouvrit les yeux et lui adressa un sourire somnolent. — J’ai fait un rêve horrible, dit-elle. — Repose-toi, ma dame. Tu auras besoin de toutes tes forces, demain matin. Axiana ferma les yeux. Ulmenetha sortit sur le balcon. Le quartier ouest de la ville était en feu, et elle entendit des cris au loin. — Tu n’es pas fatigué ? demanda-t-elle à Conalin. — Je suis fort, fit-il. — Ça, je sais. Mais même les gens forts ont besoin de sommeil. — Ils sont en train de s’entre-tuer, dit-il en indiquant les flammes au loin. Ils volent, ils pillent, ils violent. Ils massacrent les faibles. — Ça te rend triste ? — C’est à ça que ça sert, les faibles, dit-il d’un ton solennel. C’est pour ça que je ne serai jamais faible. — Comment as-tu rencontré Pharis et la petite ? — Qu’est-ce que ça peut t’faire ? — Je suis juste en train de faire la conversation, Conalin. Si nous sommes censés être amis, il faut qu’on se connaisse. C’est comme ça. C’est quoi, le plat préféré de Pharis ? — Les prunes. Pourquoi ? Elle sourit. — Ça fait partie de l’amitié. Si tu pars voler de la nourriture, tu chercheras une prune pour Pharis, parce que tu sais qu’elle aime ça. C’est bien de se connaître, quand on est amis. Alors, où vous êtes-vous rencontrés ? — Sa mère est une putain qui travaillait dans la ruelle des Commerçants. C’est là que j’ai vu Pharis pour la première fois. Il y a deux étés. Sa mère était soûle, allongée dans le caniveau. Pharis essayait de la soulever, pour la faire rentrer à la maison. — Et tu l’as aidée ? — Oui. — Pourquoi as-tu fait ça ? — Qu’est-ce que tu veux dire ? Ulmenetha haussa les épaules. — Tu as aidé des faibles, Conalin. Pourquoi est-ce que tu ne t’es pas contenté de la dévaliser et de partir ? — C’est ce que j’allais faire, répondit-il sèchement. Je l’ai vue allongée là, et je savais qu’elle aurait l’argent des hommes avec lesquels elle avait couché. Mais alors Pharis est arrivée. Elle m’a vu et m’a dit : « Prends-lui le bras. » C’est ce que j’ai fait. Quoi qu’il en soit, c’est comme ça qu’on s’est rencontrés. — Qu’est-il arrivé à la mère ? Ce fut son tour de hausser les épaules. — Elle est encore dans le coin. Elle a vendu Pharis à un bordel. Où des riches types aiment tripoter les jeunes filles. Je l’ai fait sortir de là. Un soir, j’ai escaladé la fenêtre de derrière et je l’ai fait sortir. — C’était très brave de ta part. Ce compliment parut lui faire plaisir, et ses traits durs se détendirent. Il eut alors l’air plus jeune, et terriblement vulnérable. Ulmenetha voulut tendre la main et lui caresser ses cheveux roux et emmêlés, l’attirer à elle. Il poursuivit son récit : — Il a fallu que je crochète la serrure de sa chambre. Pendant ce temps-là, le Broyeur dormait sur une chaise, tout à côté. — Le Broyeur ? s’enquit-elle. — Le broyeur de jambes. L’homme qui fait attention aux filles. Enfin, il dit qu’il fait attention, mais si une fille fait pas ce qu’on lui demande, il cogne. (Subitement, il sourit.) Je parie qu’il était bien embêté le lendemain. — Et Sufia ? — On la trouvée dans la maison du magicien. Elle se cachait sous un lit. C’était la dernière. Pourquoi est-ce qu’il tuait les enfants ? lui demanda-t-il. — Il faisait, je crois, de la magie sanguine, répondit Ulmenetha. C’est une pratique abjecte. — Il y en a beaucoup, dit-il doucement. Des pratiques abjectes. — Parle-moi de toi, dit-elle. — Non, fit-il simplement. Je ne parle pas de moi. Mais tu as raison, je suis fatigué. Je pense que je vais aller dormir un peu. — Je te réveillerai quand Dagorian rentrera. — Ce ne sera pas la peine, lui assura-t-il. Dans les rues, les émeutes continuaient de faire rage. Dagorian avait évité les gardes en escaladant les murs du palais pour se laisser tomber dans l’avenue des Rois. De là, il vit plusieurs corps, étendus dans la mort. Il resta dans l’ombre et descendit l’avenue, avant de la traverser à toute vitesse et de prendre une des grandes routes qui donnaient sur l’acre des Commerçants. Il savait que c’était là que se trouvaient les transporteurs qui livraient chaque jour les échoppes, les demeures et les marchés de la ville. Il se rendit au premier et trouva des bâtiments envahis par les flammes ; un peu plus loin, des chariots brûlaient. La colère monta en lui et menaça de le submerger. Il voulut tirer son épée et courir après les émeutiers pour les découper en morceaux. Ses doigts se refermèrent sur la poignée de son sabre. Une voix froide et calme lui murmura à l’esprit et dissipa sa fureur : — Ne les laisse pas te posséder, Dagorian. Ils sont partout. Dagorian s’adossa à un mur, les mains tremblantes de sa rage passée. — Qui es-tu ? murmura-t-il. — Un ami. Tu te rappelles de moi ? Je suis venu à toi quand les démons étaient en train de te déchirer l’âme. Et aussi dans la maison de la voyante assassinée. — Je me souviens. — Apprends ceci, alors, mon enfant : la ville est possédée, et les démons festoient sur la rage et les meurtres. Chaque heure qui passe les rend plus forts. D’ici demain, personne ne sera plus capable de leur résister. Ne succombe pas. Pense clairement et calmement. Je serai avec toi, bien que je ne te parlerai plus. Maintenant, trouve un chariot ! L’officier s’éloigna du mur et s’esquiva par une petite ruelle. De la fumée, plus épaisse que n’importe quel brouillard, flottait dans l’atmosphère et lui brûla les poumons. Il mit son manteau devant son visage et continua de courir. Il y avait des cris partout autour de lui, à présent ; ils montaient des bâtiments en flammes où des gens étaient piégés, et des ruelles où des victimes étaient cernées. La colère monta une fois de plus en lui, mais il la refoula. Il arriva devant la grande entrée d’un deuxième transporteur. Les portes avaient été forcées ; un groupe d’hommes et de femmes munis de torches couraient dans la cour et incendiaient les chariots. D’autres avaient lancé des torches dans les étables et avaient mis le feu à la paille. Dagorian traversa la cour, ouvrit les portes des étables, courut à l’intérieur et libéra tous les chevaux à l’exception de deux d’entre eux. Frappés de panique, les animaux s’enfuirent dans la cour et dispersèrent les émeutiers. Dagorian se dirigea vers les deux chevaux restants, les calma du mieux qu’il put et les fit sortir de l’écurie. Ils étaient effrayés, mais ils étaient habitués à la main sûre de ceux qui s’occupaient d’eux et acceptèrent l’autorité de Dagorian. Dans la cour, il les attacha à un chariot épargné par les émeutiers. Les traits et les boucles utilisés pour atteler les chevaux se trouvaient à l’arrière du chariot. Dagorian s’y rendit. Un émeutier s’avança et lança une torche sur le siège du chariot. Dagorian pivota et lui envoya un coup de poing dévastateur au menton. L’inconnu s’effondra sans un bruit. Dagorian jeta la torche au loin et partit chercher les traits. Les flammes s’engouffrèrent dans les écuries, et un appel d’air brûlant fusa dans la cour. Les chevaux se cabrèrent. Une fois de plus, Dagorian tenta de les calmer et caressa leurs longs cous en murmurant des paroles apaisantes. La chaleur était intense ; les émeutiers s’éloignèrent. Dagorian attela les chevaux et s’installa sur le siège du cocher. Il desserra le frein, s’empara du fouet et le fit claquer. Les chevaux tirèrent violemment sur les traits et le chariot démarra. Mais, pour sortir de la cour, ils étaient obligés de passer par les étables en feu ; les chevaux hésitèrent, réticents à faire de nouveau face aux flammes. Plusieurs sacs vides se trouvaient à l’arrière du chariot. Avec sa dague, il découpa deux bandes dans l’un d’entre eux. Il sauta à terre et banda les yeux des chevaux. De retour sur le siège du cocher, il fit claquer le fouet. À contrecœur, l’attelage avança. La température monta ; il les sentit hésiter à nouveau, mais il leur donna un coup de fouet en hurlant à pleine voix. Les chevaux tirèrent violemment sur leurs traits. Le chariot dépassa le bâtiment en feu et déboula sur la route. Il les fit tourner sur la droite pour se diriger à toute allure vers l’avenue des Rois. Une autre clique se trouvait là, mais elle se dispersa en voyant le chariot se précipiter sur elle. Un homme courut et se jeta sur lui. Son visage était déformé par un rictus haineux, les yeux exorbités. Dagorian lui donna un violent coup de pied dans la poitrine et le renvoya sur la route. Devant, un groupe d’hommes tentèrent de lui bloquer le chemin, mais les chevaux galopaient, à présent, et il était impossible de les arrêter. Un couteau vint se planter dans son dossier, mais il fut vite hors de portée ; les portes du palais étaient en vue. Elles étaient ouvertes. Il n’y avait aucun garde en vue. Dagorian fit entrer le chariot, puis tira sur les rênes ; les chevaux firent halte. Il sauta à terre et batailla avec les portes en fer forgé pour les fermer derrière lui. Il savait qu’elles ne tiendraient pas longtemps face à une foule. Il remonta sur le chariot et se dirigea vers les portes principales. Le ciel devenait plus clair quand il entra dans le bâtiment ; il monta le grand escalier tournant. La reine était réveillée, à présent, vêtue d’une simple robe en laine bleue, ourlée de coton blanc. — Nous devons partir vite ! fit Dagorian. La foule sera bientôt là. — Partir ? Où donc devrais-je partir ? Je suis la reine. Ils ne me feront aucun mal, dit Axiana. C’est mon peuple, et il m’adore. (Ses longs doigts touchèrent la manche de sa robe.) Et je ne porterai pas cet accoutrement révoltant. Ça me gratte. — Une foule enragée ne sait rien de l’amour, dit Dagorian. Ils sont dehors en train de s’entre-tuer, de violer et de piller. Il ne leur faudra pas longtemps avant de réaliser que c’est ici que se trouvent les vraies richesses. — Mon cousin Malikada sera bientôt de retour. Il me protégera, dit Axiana. — S’il te plaît, ma colombe, intervint Ulmenetha. Fais-moi confiance ! Ta vie est en danger, et nous devons quitter la ville. — La noblesse n’est pas du genre à paniquer, Ulmenetha. Et certainement pas en face de paysans agités. — Ils ne sont pas seulement agités, lui dit Dagorian. Ils sont possédés. — Possédés ? Impossible ! — C’est vrai, Votre Altesse. Je le jure. J’ai découvert les démons en enquêtant sur une série de meurtres. J’ai déjà vu des foules excitées, et je me suis retrouvé au milieu de ces gens, là, dehors. Il y a une différence, croyez-moi. — Vous dites ça pour me faire peur, insista Axiana. Ulmenetha s’approcha de la reine. — Ce qu’il dit est vrai, ma colombe. Je connais l’existence de ces démons depuis quelque temps. Je sais aussi que Kalizkan est un cadavre ambulant. Lui aussi est possédé. Tu as vu la créature dans sa maison. C’était un zhagul. Un mort. Je pense que nous devrions écouter Dagorian et le suivre dans les montagnes. — Je refuse ! insista Axiana en reculant, le regard apeuré. Malikada me protégera. Je lui parlerai de la malveillance de Kalizkan et il le punira. Ulmenetha se rapprocha et posa les mains sur les épaules d’Axiana. — Calme-toi, dit-elle doucement. Je suis là. Tout ira bien. (Elle leva la main droite, comme pour caresser le front de la reine. Dagorian vit une lueur bleue irradier de sa paume. Axiana plongea en avant, dans les bras d’Ulmenetha. La prêtresse l’allongea sur un divan.) Elle va dormir pendant quelques heures. — Vous êtes une sorcière ? murmura Dagorian. — Je suis une prêtresse ! répliqua-t-elle sèchement. Il y a une différence. Le peu de magie que je connais me sert à guérir. Maintenant, emmenez-la en bas – et faites attention à elle. Dagorian prit Axiana dans ses bras. Malgré sa grossesse, elle n’était pas lourde, et il la porta jusqu’au chariot ; il la déposa sur le hayon. Ulmenetha l’allongea, roula un sac vide pour en faire un oreiller, et la recouvrit d’une couverture. Pharis et Sufia grimpèrent à leur tour et Conalin s’installa sur le siège du cocher. Dagorian vint s’asseoir à côté de lui. Dagorian dirigea le chariot jusqu’aux écuries royales, où il sella un cheval de guerre de quelque dix-sept mains. — Tu peux conduire le chariot ? demanda-t-il à Conalin. Le garçon acquiesça. — Bien. Alors j’ouvrirai le chemin jusqu’à la porte est. Si je tombe, ne t’arrête pas. Tu as compris ? — Oh, je ne m’arrêterai pas, fit Conalin. Tu peux compter là-dessus. — Alors, allons-y. L’avenue des Rois était à présent déserte, plongée dans un silence sinistre. Dagorian ouvrit la marche ; les sabots de son cheval battaient tels de lents tambours de guerre. Il tira son sabre et scruta l’avenue. Il n’y avait aucun signe de vie. Le soleil de l’aube éclaira les montagnes. Le chariot progressa. Au bout de huit cents mètres, ils virent un groupe d’hommes tranquillement assis sur le bas-côté. Ils étaient tachés de sang et leurs vêtements étaient souillés par la fumée. Ils regardèrent le chariot, mais ne firent aucun mouvement hostile. Ils avaient le regard vide et paraissaient fatigués au-delà de tout. Dagorian rengaina son sabre. Ils arrivèrent à la porte et se retrouvèrent à attendre dans une file de quelque vingt chariots et carrosses, tous remplis de familles en fuite et de leurs possessions. L’arche de la porte était étroite, et il fallait du temps pour faire passer les chariots. Un groupe de cavaliers arriva de l’extérieur, mais il leur fut impossible de passer. Dagorian entendit les débuts d’un échange animé. Il mit pied à terre et attacha son cheval. Il était sur le point de grimper sur le chariot, quand il entendit Antikas Karios ordonner à un conducteur de pousser son véhicule sur le côté. Il s’esquiva sous le chariot et attendit que le groupe s’éloigne de la porte et chevauche en trombe en direction du palais. À présent, l’attente pour sortir de la ville paraissait interminable. Deux conducteurs impatients avancèrent en même temps. Un des chevaux se cabra et heurta violemment l’attelage adverse. Les deux cochers sautèrent à terre et commencèrent à se disputer. La patience de Dagorian était à bout. Il bondit en selle et alla à côté des deux hommes hurlants. Il tira son sabre et pointa sa lame sur le cou du premier. — Recule, intima-t-il, ou je te vide comme un poisson ! La dispute cessa sur-le-champ. L’homme remonta maladroitement sur son chariot et tira sur les rênes pour reculer. Dagorian se retourna sur sa selle et héla Conalin : — Avance ! Ils se retrouvèrent en terrain dégagé. Conalin dirigea les chevaux sur la longue pente qui menait vers les montagnes. Dagorian chevauchait de front ; il se retournait sans cesse, s’attendant à tout instant à voir des poursuivants galoper derrière eux. — Fais claquer le fouet ! ordonna-t-il à Conalin. Le garçon s’exécuta et les chevaux se mirent à courir. À l’arrière du chariot, Ulmenetha fut projetée sur le côté. La petite Sufia commença à pleurer. Ulmenetha la prit près d’elle. — Il n’y a rien à craindre, dit-elle d’un ton apaisant. Quand ils dépassèrent le sommet de la colline, les chevaux avaient déjà le souffle court. Une fois la ville hors de vue, Dagorian ordonna à Conalin de ralentir et de continuer à suivre la route vers le sud-ouest. L’officier rebroussa chemin jusqu’au sommet et mit pied à terre. Quelques minutes plus tard, il vit Antikas Karios et ses hommes quitter la ville. L’espace d’un affreux moment, il crut qu’ils allaient les prendre en chasse, mais ils prirent à l’est, le long de la route commerciale. Combien de temps avant qu’ils ne réalisent leur erreur ? Une heure ? Moins ? Il remonta en selle et rattrapa le chariot. Axiana était consciente, à présent ; elle était assise, silencieuse, et regardait les montagnes. Dagorian attela son cheval au chariot et grimpa à bord. — On les a perdus pour l’instant, dit-il à Ulmenetha. Où sont les cartes ? Ulmenetha lui passa la première. C’était un vieux parchemin tout sec, qu’il déroula avec soin. La ville qu’il décrivait était considérablement plus petite que la métropole qu’Usa était devenue, mais les routes de montagne étaient clairement indiquées. Elles faisaient partie de l’itinéraire commercial qui menait à la ville fantôme de Lem, à trois cents kilomètres au sud. Bâtie autour des richesses des mines d’argent environnantes – dont les gisements avaient été épuisés plus de deux cents ans auparavant –, Lem était à présent un ensemble de ruines abandonnées. Dagorian étudia les cartes de près. Ils feraient route au sud sur un peu plus de cent soixante kilomètres, puis vireraient à l’ouest sur cent dix kilomètres en traversant les monts Carpos, avant de récupérer la route côtière qui menait à Caphis. Ce n’était pas le port le plus proche, mais cet itinéraire était moins emprunté, et cela les aiderait à éviter les dangers que posaient les bandits et les tribus rebelles. Autour du port le plus proche, Morec, les commerçants se faisaient constamment harceler par de telles bandes. Un deuxième facteur – néanmoins important – pour choisir Caphis, c’était que Malikada était susceptible de se diriger vers Morec, la destination prévue du Loup Blanc et de ses hommes. Il montra l’itinéraire à Ulmenetha. Elle examina la carte. — Que veulent dire ces symboles ? lui demanda-t-elle en donnant de petites tapes sur le parchemin. — C’est une forme d’écriture abrégée empruntée au haut ventrian. Celui-ci, qui ressemble à une tête de bélier, est une représentation picturale de trois lettres : P. P. H. – Pas de passage en hiver. — Et les chiffres ? — C’est la distance entre des points préétablis, exprimée non pas en kilomètres, mais en lieues ventrianes. Ils ne sont pas précis. — Quelle distance devons-nous parcourir ? demanda Pharis. — Environ quatre cents kilomètres, le plus souvent en terrain accidenté. Nous n’avons pas de chevaux de rechange, il nous faudra donc progresser prudemment en épargnant les bêtes de notre mieux. Avec de la chance, nous serons à Caphis dans un mois. Après, la traversée sera très courte jusqu’à Dros Purdol – chez nous ! — Chez qui ? demanda subitement Axiana. (Dagorian porta son regard sur la reine. Elle était pâle, et la colère se lisait dans ses yeux noirs.) Ce n’est pas chez moi. Ma maison a été attaquée par des sauvages drenaïs venus de l’autre côté de la mer. Ces mêmes sauvages ont fait assassiner mon père et m’ont forcée à épouser leur chef. Est-ce qu’Axiana rentre chez elle ? Non, elle se fait enlever et on l’emmène loin de chez elle. L’officier se tut pendant un moment. — Je suis navré, Votre Altesse, dit-il enfin. Je suis un de ces sauvages drenaïs. Mais je donnerais volontiers ma vie pour vous. Je vous ai fait sortir de la ville parce que vous êtes en danger. Kalizkan est un monstre. Et, dans un but que je ne comprends pas tout à fait, il désire tuer l’enfant que vous portez. Lui et Malikada sont de mèche. Je n’ai aucun doute là-dessus. Malikada lui a livré votre père, et Kalizkan l’a tué. À présent, Malikada a trahi et fait assassiné Skanda de la même façon. S’il est en mon pouvoir de vous emmener sans danger à Drenan, je le ferai. Après ça, vous serez libre. On vous célébrera comme une reine et, si c’est possible, une armée vous escortera à Ventria et vous installera une fois de plus sur le trône. Axiana hocha la tête. — Comment pouvez-vous être aussi naïf, Dagorian ? Vous croyez que la noblesse drenaïe se soucie de moi ? Je suis une étrangère. Vous croyez qu’ils soutiendront mon enfant ? Je n’y crois pas. Il mourra, empoisonné ou étranglé, et ce sera un noble drenaï quelconque qui s’assiéra sur le trône. Voilà comment ça va se passer. Vous dites que Malikada a donné mon père. Ça, je peux y croire. Il le détestait, il trouvait qu’il était faible, et il lui reprochait les pertes que l’on a subies face à Skanda. Vous dites qu’il a trahi Skanda. Ça aussi, je peux y croire, car il le haïssait. Mais il m’a toujours aimée. C’est mon cousin, et jamais il ne me ferait de mal. — Et au bébé que vous portez ? demanda Ulmenetha. — Je m’en moque. C’est un cadeau empoisonné de Skanda. Qu’il le prenne. Quant à vous, Dagorian, allez retrouver votre cheval. Je trouve votre compagnie répugnante. Ces paroles le blessèrent, mais il se leva, détacha les rênes de son cheval et monta en selle. Ulmenetha récupéra la carte. — Tu as tort, Altesse, dit-elle doucement. — Je n’ai pas besoin de t’entendre, sale traitresse. Conalin laissa échapper un gloussement rauque. Il se retourna pour regarder Ulmenetha. — Vous la tirez des griffes du monstre, et elle vous insulte. Dieux, que je hais les riches. Axiana ne répondit pas. Elle porta son regard sur les montagnes aux cimes enneigées, le visage neutre, son expression impénétrable. Elle voulait s’excuser auprès d’Ulmenetha, lui dire que c’était la colère qui lui avait fait prononcer ces paroles. L’ingratitude ne faisait pas partie des faiblesses d’Axiana. Elle savait que la prêtresse avait risqué sa vie pour sauver la sienne, face à la créature non morte dans la demeure de Kalizkan. De plus, elle savait qu’Ulmenetha l’aimait, et que jamais elle ne permettrait qu’il lui arrive quoi que ce soit. Mais Axiana avait peur. Elevée à la cour, chacun de ses caprices immédiatement exaucés, les événements de ces deux derniers jours avaient été profondément choquants. En l’espace de quarante-huit heures, elle avait été enfermée dans une pièce froide et humide, elle avait été le témoin de morts violentes, et on lui avait rapporté la mort de son époux. Et elle se retrouvait à présent dans un chariot grinçant, en partance pour les terres sauvages. Kalizkan, en qui elle avait confiance et qu’elle avait adoré, s’était révélé être un boucher, un monstre tueur d’enfants. Seule la Source savait ce qu’il avait prévu pour elle. Elle frémit. — Tu as froid, ma colombe ? lui demanda Ulmenetha. Axiana opina bêtement de la tête. La prêtresse se rapprocha d’elle et la recouvrit d’une couverture. Des larmes montèrent aux yeux de la reine. Le chariot fit une embardée sur une ornière et Axiana tomba à moitié sur Ulmenetha. La prêtresse la rattrapa. Axiana posa sa tête sur l’épaule d’Ulmenetha. — Je suis désolée, dit-elle. — Je sais, mon enfant. — Le bébé doit naître bientôt. J’ai très peur. — Je serai là. Et tu es forte. Tout ira bien. Axiana prit une grande inspiration et se redressa. Elle vit Dagorian qui chevauchait devant eux en scrutant la route. Ils se dirigeaient vers une forêt qui recouvraient les flancs des collines telle la robe d’un buffle. Axiana regarda derrière elle. On ne pouvait plus voir la ville d’Usa. Pharis sortit une pomme rouge d’un sac de vivres et la proposa à Axiana. La reine l’accepta en souriant et regarda la jeune fille. Elle était terriblement maigre et sous-alimentée, mais elle avait un joli visage, avec de grands yeux marron. Axiana n’avait jamais été aussi près d’une roturière. Elle observa la mince robe de Pharis. Il était impossible de dire quelle avait été sa couleur d’origine, car elle n’était plus à présent que d’un gris morne et sans vie, déchirée à l’épaule et sévèrement usée aux poignets et au cou. Au palais, on ne s’en serait même pas servi comme chiffon. Elle tendit la main et en toucha le tissu. Il était sale et rêche. Pharis recula, et Axiana vit son expression changer. La fille se retourna vivement et retourna s’asseoir avec Sufia. À cet instant, l’enfant qui était en elle bougea. Elle poussa un petit cri. Puis elle sourit. — Il m’a donné un coup de pied, dit-elle. Ulmenetha mit doucement sa main sur le ventre enflé d’Axiana. — Oui, je le sens. Il est vigoureux et il a hâte de voir la vie. — Je peux le toucher ? demanda la petite Sufia en se mettant à quatre pattes. Axiana plongea son regard dans ses yeux bleus et brillants. — Bien sûr, répondit-elle. Elle prit sa petite main crasseuse et la posa sur son estomac. Pendant un moment, il n’y eut aucun mouvement. Puis le bébé redonna un coup de pied. Sufia couina de joie. — Pharis, Pharis, viens sentir ! s’écria-t-elle. Pharis releva la tête et rencontra le regard de la reine. Axiana sourit et tendit la main. Pharis la rejoignit et le bébé, obéissant, donna un troisième coup de pied. — Comment est-il rentré là-dedans ? demanda Sufia. Et comment va-t-il en sortir ? — C’est magique, répondit rapidement Ulmenetha. Quel âge as-tu, Sufia ? ajouta-t-elle pour changer de sujet. La petite fille haussa les épaules. — Je ne sais pas. Mon frère Griss disait qu’il avait six ans. Et je suis plus jeune que Griss. — Où est ton frère ? demanda Axiana en caressant les cheveux gras de Sufia. — Le monsieur magicien l’a emmené. (Soudain, elle eut peur.) Tu ne le laisseras pas m’emmener, hein ? — Personne ne va t’emmener, ma petite, fit Conalin d’un ton féroce. Je tuerai tous ceux qui essaieront. Cela plut à Sufia. Elle regarda Conalin. — Je peux conduire le chariot ? demanda-t-elle. Pharis l’aida à se hisser sur le hayon et Conalin l’installa sur ses genoux pour lui permettre de tenir les rênes. Axiana croqua dans la pomme. Elle était sucrée, merveilleusement sucrée. Ils venaient juste d’atteindre les arbres quand ils entendirent un fracas de sabots. Axiana regarda derrière eux. Cinq cavaliers étaient en train de passer le sommet. Dagorian rejoignit le chariot au galop, son sabre luisant à la main. Chapitre 7 Vellian avait vingt-neuf ans. Il avait passé quinze années de sa vie à combattre, dont douze au service de Malikada et d’Antikas Karios. Il s’était engagé dans l’armée ventriane pour la Grande Expédition : l’invasion de Drenan et la rectification de certains torts. Tous les enfants ventrians connaissaient l’infamie des Drenaïs, les traités qu’ils avaient bafoués, leur impudence territoriale ; ils savaient aussi qu’ils avaient tué le grand empereur Gorben, de nombreux siècles auparavant. L’invasion avait été censée rectifier tous les torts passés. Ça, du moins, c’est ce qu’on avait asséné à Vellian quand il avait quatorze ans, lorsque les officiers recruteurs étaient venus dans son village. Il n’y avait pas plus grand honneur, disaient-ils, que de servir l’empereur pour une juste cause. Ils firent des promesses extravagantes à propos de gloire et de richesses. Les richesses n’intéressaient pas Vellian, mais les idées de gloire couraient dans ses veines comme une drogue dure. Ce jour-là, il avait signé, sans demander l’aval de ses parents, et s’en était allé au loin pour châtier les sauvages et chercher la renommée. À présent, il chevauchait un cheval fatigué sur la vieille route de Lem, et tous ses rêves n’étaient plus que poussière. Il avait vu l’armée drenaïe mener une bataille désespérée contre les Cadians et avait ressenti tout le poids de la honte. Aucun officier subalterne n’avait été avisé du plan de Malikada, et ils avaient attendu, l’épée tirée, qu’on leur fasse signe d’attaquer. Le centre des lignes drenaïes s’était bravement battu et avait percé les rangs cadians. La bataille était gagnée – ou l’aurait été, si la cavalerie ventriane avait obéi au signal et attaqué. Tous les hommes avaient vu ce signal, et certains avaient même commencé à avancer. C’est alors que Malikada avait hurlé : — Ne bougez pas ! Au début, Vellian avait cru que cela faisait partie de quelque plan subtil et élaboré, échafaudé par Skanda et Malikada. Mais, à mesure que l’heure passait, les Drenaïs moururent par milliers et la vérité se fit jour : Malikada, un homme qu’il avait servi loyalement pendant presque la moitié de sa vie, avait trahi le roi. Le pire restait à venir. Skanda avait été pris vivant et emmené dans une grotte loin dans les montagnes, là où l’attendait Kalizkan, le magicien. Il fut traîné à l’intérieur et sacrifié au cours de quelque rituel impie. Pour la première fois, Vellian envisagea de déserter. Il avait été élevé dans le respect de l’honneur, de la loyauté et de la quête pour la vérité. Il croyait en ces choses. Elles étaient au cœur de toutes les nations civilisées. Sans elles, c’était l’anarchie, le chaos, et une chute rapide dans les ténèbres. Il n’y avait aucun honneur dans la trahison. Puis Antikas Karios était venu le voir et lui avait demandé de réunir les Vingt et de le suivre à Usa pour protéger la reine. Ce devoir-là, au moins, était honorable. Ils avaient découvert une ville en flammes, des cadavres dans les rues et le palais désert. Personne ne savait où se cachait la reine. Puis Antikas avait interrogé un groupe d’hommes sur l’avenue des Rois. Ils avaient vu un chariot quitter le palais. Un jeune rouquin le conduisait, et un soldat chevauchait à côté. Il y avait des femmes dans le chariot, et il se dirigeait vers la porte ouest. Antikas avait divisé les Vingt en quatre groupes et avait envoyé Vellian au sud. — Il se pourrait que je ne revienne pas, monsieur, lui avait-il dit. Je désire quitter l’armée. Antikas avait réfléchi à ce qu’il venait de lui dire, puis il avait fait signe à Vellian de le suivre, avant de s’éloigner des autres soldats. — Qu’est-ce qui ne va pas ? lui avait demandé Antikas. — À peu près tout, je dirais, lui avait répondu tristement Vellian. — Tu fais allusion à la bataille. — Au massacre, vous voulez dire ? À la trahison. Il s’était attendu à ce qu’Antikas sorte son épée et l’exécute sur-le-champ ; il avait été surpris de voir l’officier lui mettre une main sur l’épaule. — Tu es le meilleur d’entre eux. Vellian. Tu es brave et honnête c’est toi que je respecte le plus parmi tous les officiers. Mais tu n’as trahi personne. Tu n’as fait qu’obéir à ton général. Il est le seul à supporter le poids de cette responsabilité. C’est pour ça que je te dis : chevauche au sud et, si tu trouves la reine, ramène-la à Usa. Si tu ne la trouves pas, va où tu veux, avec ma bénédiction. Tu veux bien faire ça ? Pour moi ? — Oui, monsieur. Je peux vous poser une question ? — Bien sûr. — Vous saviez, pour le plan ? — Oui – et j’en aurai éternellement honte. Pars, maintenant… Accomplis ce dernier devoir. Une heure de rude chevauchée s’en était suivie : puis Vellian avait aperçu le chariot. Comme les hommes lavaient affirmé, un jeune rouquin en tenait les rênes. Une enfant était assise avec lui, et trois femmes se trouvaient à l’arrière. L’une d’entre elles était la reine. Le soldat qui était avec eux avait tiré son sabre. Vellian laissa ses mains sur les rênes et fit descendre la pente à son cheval ; il s’arrêta devant le cavalier. Ses hommes l’accompagnèrent. — Bonjour, dit-il. Je m’appelle Vellian, envoyé par le général Antikas Karios pour ramener la reine dans son palais. La ville est désormais calme, et l’armée sera rentrée avant demain pour finir de ramener l’ordre. — Une armée de traîtres, dit froidement Dagorian. Vellian rougit. — Certes, convint-il. À présent, rangez ce sabre dans son fourreau et mettons-nous en route. — Je ne pense pas, non, fit Dagorian. La reine court un grave danger. Elle sera plus en sécurité avec moi. — En danger à cause de qui ? demanda Vellian, incertain de la marche à suivre. — À cause du sorcier, Kalizkan. — N’ayez crainte, dans ce cas, car il est mort, tué dans un éboulement. — Je ne vous crois pas. — Je n’ai pas la réputation d’un menteur, monsieur. — Moi non plus, Vellian. Mais j’ai voué ma vie à la protection de la reine. Et je la protégerai. Vous me demandez de vous la confier. Mais n’aviez-vous pas juré sur votre vie de protéger son époux le roi ? (Vellian ne répondit rien.) Bien, poursuivit Dagorian. Puisque vous avez échoué dans cette entreprise, je ne vois pas de raison de vous faire confiance. — Ne soyez pas idiot, mon ami. Vous êtes peut-être aussi doué qu’Antikas avec votre sabre, mais vous ne pourrez pas nous battre tous les cinq. À quoi cela servirait-il alors de mourir, quand la cause est d’ores et déjà perdue ? — À quoi cela servirait-il alors de vivre sans une cause digne que l’on meure pour elle ? rétorqua Dagorian. — Soit, fit tristement Vellian. Attrapez-le ! Les quatre cavaliers tirèrent leurs sabres. Dagorian hurla et frappa le flanc de son cheval du plat de sa lame. L’animal bondit en avant, droit dans le groupe. Un cheval chuta et deux autres se cabrèrent. Dagorian fit pivoter sa monture et abattit son sabre sur l’épaule du cavalier le plus proche. La lame s’enfonça profondément et ressortit sans problème. Vellian lui porta un coup, mais Dagorian le para et sa contre-attaque lacéra la poitrine du Ventrian, déchirant sa tunique et le blessant légèrement. Un cavalier se positionna derrière Dagorian, sabre brandi. Une flèche transperça sa tempe et le fit tomber de sa selle. Puis Nogusta fit son apparition. Dagorian le vit mettre son bras en arrière avant de le projeter vers l’avant. Une lame brillante fusa dans les airs et vint s’enfoncer dans la gorge d’un deuxième cavalier. Vellian attaqua Dagorian, mais ce dernier dévia sa lame. La riposte de Dagorian le manqua, mais Vellian faillit perdre l’équilibre en esquivant. Son cheval se cabra et le projeta à terre. Il atterrit lourdement, momentanément assommé. Il se mit difficilement à genoux, récupéra son sabre et regarda autour de lui. Ses quatre hommes étaient morts. Dagorian mit pied à terre et s’approcha de lui. Vellian tint bon. Deux autres guerriers surgirent de derrière les arbres – un géant chauve à la moustache blanche, et un archer que Vellian reconnut comme étant Kebra, l’ancien champion. — On dirait que les rôles sont inversés, dit Vellian. — Je n’ai aucune envie de vous tuer, dit Dagorian. Vous pouvez voyager avec nous en tant que prisonnier. On vous libérera quand nous serons arrivés sur la côte. — Je ne pense pas, dit Vellian. Comment pourrais-je manquer de suivre si téméraire exemple. Il bondit en avant et attaqua. Leurs lames se heurtèrent, encore et encore. L’espace d’un court instant, il crut pouvoir gagner, mais une riposte meurtrière de Dagorian lui transperça la poitrine ; un spasme brûlant lui parcourut le corps. Le sabre ressortit et le Ventrian s’effondra au sol. Il était maintenant étendu dans l’herbe, les yeux rivés sur le ciel. — Moi aussi, j’aurais protégé la reine au péril de ma vie, s’entendit-il dire. — Je sais. Pour Axiana, le reste de la journée avait été comme un rêve, à la fois réelle et irréelle. Les cahots du chariot sur l’étroite piste forestière, l’odeur de la terre humide et des feuilles vertes, forte et pleine de vie. Mais, en regardant les visages de ses compagnons autour d’elle, elle eut un curieux sentiment de détachement. À l’exception de la petite Sufia, ils paraissaient tous tendus ; leurs mouvements étaient vifs, la peur se lisait dans leurs yeux. Eh bien, pas tous, réalisa-t-elle en posant les yeux sur le guerrier noir. Il n’y avait aucune peur dans cet étrange regard bleu. Dagorian chevauchait silencieusement à côté du chariot ; il se retournait parfois sur sa selle pour scruter la piste derrière eux. Il y avait peu de chose à voir, car ils s’étaient profondément enfoncés dans la forêt, à présent ; la piste serpentait entre les arbres. Pourtant, il continuait de regarder. Les trois autres chevauchaient en silence, eux aussi. Le Noir quitta deux fois le groupe, sur son énorme hongre noir. Les deux autres s’étaient placés de chaque côté du chariot et ne se reculaient que lorsque la piste s’étrécissait et que les arbres se refermaient sur eux. Axiana se souvenait de l’archer, Kebra. C’était lui qui avait perdu le tournoi et qui avait tant irrité Skanda. Et l’autre type – Kebra l’appelait Bison – était une brute énorme à la moustache blanche tombante. La reine ne s’était jamais retrouvée dans une forêt. Son père y avait souvent chassé. Il avait tué des lions, des rennes et des élans. Elle se rappelait avoir vu les trophées de sa fenêtre. Les corps des bêtes avaient l’air si triste, balancés à l’arrière du chariot. Des ours et des lions. Cette pensée ne l’effraya pas. Toute peur avait disparu, à présent. Elle flottait harmonieusement, elle vivait pour l’instant. — Comment te sens-tu ? demanda Ulmenetha en posant sa main sur le bras de la reine. Axiana regarda la main. Il était impertinent de la toucher, mais elle ne ressentit pourtant aucune colère. — Je vais bien. (Le soleil sortit des nuages et filtra devant eux par une ouverture dans le feuillage ; des colonnes dorées obliques illuminèrent la piste.) Comme c’est joli, dit rêveusement Axiana. (Elle vit l’inquiétude dans le regard d’Ulmenetha, sans pouvoir la comprendre.) Nous ferions mieux de retourner en ville, fit-elle. Il fera bientôt nuit. Ulmenetha ne répondit pas, mais elle se rapprocha et serra la reine dans ses bras. Celle-ci posa sa tête sur l’épaule d’Ulmenetha. — Je suis très fatiguée. — Repose-toi, ma colombe. Ulmenetha prendra soin de toi. Axiana vit les cinq chevaux attachés à l’arrière du chariot et elle setendit. Ulmenetha la garda près d’elle. — Qu’y a-t-il ? demanda la prêtresse. — Ces chevaux… où les a-t-on trouvés ? — On les a pris aux soldats qui nous ont attaqués. — Ce n’était qu’un rêve, dit Axiana. Aucun soldat ne voulait m’attaquer. Je suis la reine. Aucun soldat ne voulait m’attaquer. Personne ne voulait m’enfermer. Les morts ambulants n’existent pas. Tout ça n’est qu’un rêve. Elle se mit à trembler et sentit la main d’Ulmenetha sur son visage. Puis elle sombra avec gratitude dans les ténèbres. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle vit des étoiles lumineuses dans le ciel. Elle bâilla. — J’ai rêvé que j’étais à Morec, dit-elle en se redressant. C’est là-bas que j’ai grandi. Dans le palais de printemps qui domine la baie. J’avais l’habitude de regarder les dauphins. — C’était un rêve agréable ? — Oui. Axiana regarda autour d’elle. Les ténèbres avaient envahi les arbres, à présent, et la température baissait. Ici et là, dans les creux abrités, la neige recouvrait encore le sol. — Où sommes-nous ? demanda la reine. — Je ne suis pas sûre, répondit Ulmenetha. Mais nous n’allons pas tarder à établir un campement. — Un campement ? On va camper ? — Oui. — Il n’y a pas de maison à proximité ? — Non, fit Ulmenetha. Pas de maison. Mais nous serons en sécurité. — Des ours et des lions, dit Axiana en essayant d’avoir l’air sûre de ce qu’elle affirmait. — Oui, Altesse. Dagorian chevaucha à côté du chariot et grimpa sur le siège du cocher. — Accrochez-vous, fit-il en prenant les rênes des mains de Conalin. On va quitter la piste. Le chariot fit une embardée sur la droite et s’engagea sur une pente douce. Ulmenetha tenait Axiana. Dagorian mena le chariot jusqu’à un ruisseau peu profond. Kebra et Bison amenèrent leurs chevaux à l’endroit où les attendait le Noir. Un feu brûlait contre une paroi escarpée. Les chevaux fatigués pataugèrent dans le ruisseau et Dagorian fit claquer deux fois le fouet ; le chariot traversa lentement le cours d’eau. Une fois de l’autre côté, il retourna l’attelage et serra le frein. Ulmenetha aida la reine à descendre et la conduisit jusqu’au feu. Il y avait des rochers plats à proximité et Axiana s’assit sur l’un d’eux. Kebra alluma un deuxième feu et commença à préparer le repas. Les enfants ramassèrent du petit bois. Tout le monde avait l’air très occupé. Axiana regarda l’imposante paroi. Il y avait des escarpements comme celui-ci, à Morec. Elle en avait escaladé un,une fois, et sa mère l’avait affreusement réprimandée. Soudain, elle se souvint des gardes royaux qui étaient venus les voir. Que leur était-il arrivé ? Pourquoi étaient-ils partis ? Elle était sur le point de poser la question à Ulmenetha, mais un arôme de viande et d’épices lui parvint aux narines. C’était une odeur délicieuse ! Elle se leva et se dirigea vers le feu. L’archer, agenouillé à côté de la marmite, releva la tête. — Ce sera bientôt prêt, Votre Altesse. — Ça sent merveilleusement bon, dit-elle. Elle retourna lentement sur les rives du ruisseau éclairé par la lune, captivée par les lueurs scintillantes que projetaient les pierres lisses sous la surface. Elles brillaient comme des pierres précieuses. À présent seule, elle s’installa près de l’eau et se rappela lorsqu’elle était assise sur la plage à Morec, les pieds dans l’eau. Sa nounou lui chantait souvent une chanson à l’époque, une chanson sur les dauphins. Les paroles lui revinrent et elle rit ; elle se mit à chanter. « Comme il me tarde de devenir Reine des mers Et suivre l’océan, toujours changeant À la fois libre et sublime. » Les fourrés bruirent à ses côtés et une énorme forme se dressa devant elle. Axiana frappa dans ses mains et rit joyeusement. L’ours était immense et, à la différence des tristes carcasses que son père avait ramenées, plein de vie. L’ours poussa un lourd grondement. — Tu n’aimes pas ma chanson, Nounours ? demanda-t-elle. Elle sentit une main puissante se poser sur son bras ; elle leva les yeux et vit le guerrier noir à ses côtés. Il avait une torche enflammée dans la main gauche. Il la releva délicatement. — Il a faim, Votre Altesse, et il n’est pas d’humeur à écouter des chansons. Il recula lentement en traînant la reine avec lui. L’ours écarta grand les pattes et s’avança lourdement à leur suite dans les fourrés. — Il vient avec nous, fit Axiana, réjouie. Le Noir se plaça prudemment devant elle en brandissant la torche enflammée. À sa gauche, elle vit Kebra l’Archer, une flèche encochée. — Ne tire pas, intima Nogusta. Bison et Dagorian arrivèrent de la droite. Bison portait une torche, lui aussi. L’ours balança sa grosse tête de part et d’autre. — Va-t’en ! hurla Bison en s’élançant en avant. Surpris par ce mouvement, l’ours se mit sur ses quatre pattes et disparut tranquillement dans les ténèbres. — Il était si gros, dit Axiana. — Certes, Votre Altesse, lui dit le Noir. Retournons au feu, à présent. Ils servirent le ragoût dans des assiettes en étain et Axiana mangea de bon appétit. Elle demanda du vin, et Ulmenetha s’excusa de ne pas en avoir apporté. À la place, elle but une coupe d’eau tirée au ruisseau. Elle était fraîche et agréable. Ulmenetha lui prépara un lit à côté du feu. Dagorian lui aménagea un petit creux pour les hanches sous les couvertures. Axiana posa sa tête sur une couverture roulée en coussin et écouta tranquillement les discussions autour d’elle. La petite, Sufia, dormait à ses côtés ; le jeune Conalin veillait sur elle. — J’ai vu un ours, aujourd’hui, lui dit Axiana d’un ton somnolent. — Dormez, fit le garçon. Bison rajouta une bûche dans le feu, tandis que Kebra récupérait les assiettes en étain et les portait au ruisseau pour les laver. Le géant jeta un regard furtif à Nogusta, assis tranquillement, le dos à la paroi. Dagorian et Ulmenetha discutaient à voix basse, et Bison ne put pas entendre ce qu’ils se disaient. Bison était troublé par les événements de la journée. Nogusta les avait réveillés de bonne heure, et ils étaient partis en direction de la ville. « La reine est en danger » était tout ce que le Noir leur avait dit, et ils avaient chevauché rapidement sans avoir le temps de parler. Bison n’était pas un cavalier. Il détestait les chevaux. Presque autant qu’il détestait dormir par terre en hiver, réalisa-t-il. Son épaule lui faisait mal, et une douleur sourde le tenaillait dans le bas du dos. Bison regarda vers l’endroit où dormait la reine, les enfants étendus à ses côtés. Pour le géant, rien de tout ça n’avait de sens. Skanda était mort – il l’avait bien cherché, en faisant confiance aux Ventrians et en renvoyant ses meilleurs soldats chez eux. Mais toutes ces discussions à propos de magiciens, de démons et de sacrifices le gênaient. Il était bien connu que les hommes ne pouvaient pas se mesurer aux démons. — Qu’allons-nous faire ? demanda-t-il à Nogusta. — À propos de quoi ? rétorqua le Noir. — À propos de tout ça ! fit Bison en indiquant les dormeurs. — On va les escorter jusqu’à la côte et trouver un navire en partance pour Drenan. — Oh, vraiment ? Juste comme ça ? dit sèchement Bison, dont la colère montait. On a probablement toute l’armée ventriane aux trousses, et des démons pour couronner le tout. Et on voyage avec une femme enceinte qui a perdu la boule. Oh… Est-ce que j’ai mentionné le fait qu’on est aussi accompagné du chariot le plus lent de tout Ventria ? — Elle n’a pas perdu la boule, espèce de mufle, dit Ulmenetha d’un ton glacial. Elle est en état de choc. Ça lui passera. — Elle est en état de choc ? Et moi, alors ? On m’a viré de l’armée. Je ne suis plus un soldat. Ça m’a fait un choc, laissez-moi vous le dire. Mais moi, je ne me suis pas encore mis à chanter aux ours. — Tu n’es pas une jeune fille sensible de dix-sept ans sur le point d’accoucher, dit Ulmenetha. Et qu’on a arrachée à son foyer. — Ce n’est pas moi qui l’ai arrachée à son foyer, objecta Bison. Elle peut très bien rentrer, je m’en moque. Et toi aussi, grosse vache. — Que suggères-tu, mon ami ? demanda doucement Nogusta. Cette question déstabilisa Bison. Il n’avait pas l’habitude qu’on lui demande son avis, et il n’en avait pas vraiment. Mais il était en colère, parce que la grosse femme l’avait traité de mufle. — On ferait mieux de poursuivre notre route. Ce n’est pas une Drenaïe ? Aucun d’entre eux ne l’est. — Moi si, dit Ulmenetha, d’un ton légèrement méprisant. Mais ce n’est pas le propos, pas vrai ? — Le propos ? Mais de quoi parle-t-elle ? demanda Bison. — Ce n’est pas une histoire de nationalités, dit Dagorian. Les démons veulent sacrifier l’enfant de la reine. Tu comprends ? S’ils y parviennent, le monde basculera dans l’horreur. Tous les maux que nous connaissons par les légendes, les Métamorphes, les Dents Creuses, les Krandyls… Tous reviendront. Nous devons la protéger. — La protéger ? Nous sommes quatre ! Comment allons-nous la protéger ? — Du mieux que nous pouvons, répondit Nogusta. Mais tu n’es pas obligé de rester, mon ami. Tu es libre. Ta vie t’appartient. Tu peux partir. Tu n’as pas de chaînes aux pieds. La conversation empruntait un chemin qui ne plaisait pas à Bison. Il n’avait aucune envie de quitter ses amis, et il fut surpris que Nogusta y fasse même allusion. — Je ne sais pas lire les cartes, reconnut-il. Je ne sais même pas où on est. Mais je veux savoir pourquoi on devrait rester avec elle. Kebra retourna près du feu et débarrassa soigneusement les assiettes. Puis il s’assit à côté de Bison. Il ne dit rien, mais il avait une expression amusée. — Pourquoi on devrait rester ? tempêta Dagorian. Quelle drôle de question, de la part d’un guerrier drenaï ! Le mal menace de tuer un enfant. On se fiche de savoir que cet enfant est l’héritier du trône, et que sa mère est la reine. Quand le mal menace, les hommes bons se dressent devant lui. Bison se racla la gorge et cracha dans le feu. — Ce ne sont que des mots, fit-il avec dédain. Comme tous les baratins tonitruants que Skanda distribuait avant les batailles. La justice et le droit, les forces de la lumière contre la noire tyrannie. Et ça nous a menés où, hein ? L’armée n’est plus, et on est assis dans une forêt glaciale, à attendre de se faire trucider par des démons. — Il a tout à fait raison, dit Kebra en faisant un clin d’œil à Nogusta. Il est inutile de réfuter ce point. Je me fiche pas mal de la gloire et de la richesse. Ça ne m’a jamais intéressé. L’idée de retourner à Drenan pour assister aux parades et aux banquets en mon honneur ne signifie rien pour moi. Et je n’ai pas besoin de vivre dans un palais, entouré de belles femmes. Tout ce que je veux, c’est une simple ferme sur un joli bout de terrain. Et la meilleure façon de réaliser ces rêves, c’est de rallier la côte sur le dos d’un bon cheval. — Exactement là où je voulais en venir, fit Bison, triomphal. (Puis il se reprit.) T’as dit quoi, sur la richesse ? Kebra haussa les épaules. — Des babioles sans intérêt. Mais tu peux imaginer le genre d’accueil qu’on réservera à la petite bande de héros qui aura sauvé la reine ? Une pluie d’or et de louanges. Avec sûrement une promotion dans l’armée vengeresse qui repartira à Ventria. Qui a besoin de ça ? Demain, toi et moi, on part pour Caphis. On vogue chez nous tranquillement et on prend notre retraite. Il y aura une place pour toi dans ma ferme. — Je ne veux pas vivre dans une ferme, insista Bison. Je veux être dans la… comment t’as appelé ça ?… l’armée vengeresse. — Tu peux probablement y arriver, lui assura Kebra. Tu pourrais teindre ta moustache en noir et faire semblant d’avoir à nouveau quarante ans. Bon, moi, je vais me coucher. Cette journée a été longue et fatigante. Il se leva et se dirigea d’un pas détendu vers les couvertures. — On serait riches et célèbres, vraiment ? demanda Bison à Dagorian. — J’en ai bien peur. — Ils écriraient sûrement des chansons sur toi, dit Nogusta. — Maudites soient les chansons ! Une chanson, ça paie pas les putains. Mais est-ce qu’on peut combattre les démons, Nogusta ? Je veux dire, est-ce qu’on peut vraiment les battre ? — Tu m’as déjà vu perdre ? rétorqua Nogusta. Bien sûr qu’on peut les battre. — Alors je pense que tu as raison. Je suis avec vous. Il se releva, retourna à ses couvertures et s’allongea. Quelques instants plus tard, il ronflait doucement. — Ciel, il me rend malade, dit Dagorian. — Ne le juge pas si durement, lui dit Nogusta. Bison n’est pas un homme complexe, mais il est un petit peu plus profond que tu ne le penses. Il a peut-être des problèmes avec les concepts, mais la réalité est différente. Tu verras. Dors un peu, maintenant. Je prendrai le premier tour de garde. Je te réveillerai dans trois heures, environ. Une fois Dagorian parti, Ulmenetha se plaça à côté de Nogusta. — Vous pensez qu’on arrivera jusqu’à la côte ? lui demanda-t-elle. — Vous croyez aux miracles ? répliqua-t-il. Nogusta était assis seul et profitait de la solitude. Il n’y avait pas réel besoin de monter la garde. Ils ne pourraient rien faire s’ils se faisaient attaquer, à part se battre et mourir. Mais il avait toujours apprécié les nuits en forêt, le vent qui bruissait dans les feuilles, le clair de lune voilé, et la sensation d’éternité qui émanait des vieux arbres. Les forêts n’étaient jamais silencieuses. Il y avait toujours du mouvement ; de la vie. Les doux ronflements de Bison le portaient, et il sourit. Dagorian et Ulmenetha avaient posé un regard dédaigneux sur le géant, lorsqu’il avait décidé de voyager avec eux pour l’or et la gloire. Nogusta en savait plus long. Bison avait besoin de prétextes pour être héroïque. Comme tous les hommes à l’intelligence limitée, il craignait de se faire duper ou manipuler. Il n’avait jamais fait aucun doute qu’il voyagerait avec eux. Kebra l’avait su, et il avait fourni à Bison l’excuse dont il avait besoin. Le géant se tiendrait aux côtés de ses amis face à tous les ennemis. Vous croyez aux miracles ? avait demandé Nogusta à Ulmenetha. Eh bien, il faudrait un miracle, et il le savait. Il prit la carte de Dagorian et la tourna vers le feu. Les symboles se voyaient bien, à la lueur dansante des flammes. À quelque trente kilomètres au sud coulait le Mendea. Trois gués étaient indiqués. S’ils parvenaient au premier tard dans la journée du lendemain, ils auraient une chance de traverser le fleuve et de se perdre dans les hautes terres. Après ça, il y avait cent dix kilomètres de terres sauvages. De vieux forts étaient indiqués le long de cette route qui menait au sud, mais ils seraient déserts, à présent. Il y aurait peut-être des villages sur le chemin, dans lesquels ils pourraient se réapprovisionner. Mais cela n’allait probablement pas être le cas. C’étaient des terres inhospitalières. Puis ils arriveraient dans les plaines, à deux cent quarante kilomètres à l’est des côtes. Même avec cinq chevaux de rechange, cela leur prendrait un mois de dure et lente progression. Il est impossible que nous fassions un tel périple sans nous faire repérer, réalisa-t-il. Le désespoir s’abattit sur lui. Il réprima impitoyablement cette émotion. Une chose à la fois, se prévint-il. D’abord, le fleuve. « Pourquoi faites-vous ça pour nous ? » lui avait demandé Ulmenetha. « C’est bien assez de savoir que je le fais », lui avait-il répondu. « Ça ne nécessite aucune explication. » Il y repensait, à présent ; il se remémorait le jour fatidique où il était rentré chez lui pour y trouver toute sa famille assassinée, le jour où il avait vu les corps et où il les avait portés dans des tombes qu’il avait lui-même creusées. Il les avait inhumés, et avec eux ses rêves et les leurs. Tous leurs espoirs et leurs peurs étaient restés avec eux, dans la terre froide et envahie par les vers. Il embrassa le campement du regard. Ulmenetha dormait dans le chariot. Nogusta aimait bien la prêtresse. C’était une femme de caractère, et elle ne lâchait rien. Il se leva, contourna le feu et se planta devant les enfants endormis. Conalin était un garçon maussade, mais il y avait de l’acier en lui. Les deux filles étaient pelotonnées lune contre l’autre sous une couverture. La petite, Sufia, suçait son pouce et dormait profondément. Nogusta se rendit à la limite du camp. Par une trouée dans les arbres, les montagnes se profilaient contre le gris sombre du ciel. Il entendit Kebra approcher. — Tu n’arrives pas à dormir ? demanda-t-il à l’archer. — J’ai dormi un peu. Mais je me fais trop vieux pour apprécier les nuits froides sur un sol dur. Mes os s’y refusent. Les deux hommes restèrent là en silence, respirant l’air frais et clair de la nuit. Puis Kebra prit la parole. — Les cavaliers que nous avons tués avaient trois jours de vivres sur eux. Il se pourrait qu’ils ne manquent à personne pendant quelque temps. — Espérons. — Je n’ai pas peur de mourir, déclara doucement Kebra. Mais j’ai peur. — Je sais. Moi aussi. — Tu as un plan ? lui demanda l’archer. — Survivre, tuer tous les ennemis, atteindre la côte, trouver un navire. — Les choses sont toujours plus claires, quand tu as un plan, dit Kebra. Nogusta sourit, et son expression se durcit. Le Noir se passa la main sur son crâne chauve. — Les forces du mal sont en train de se réunir, et tous les espoirs reposent entre les mains de trois vieillards. Ça me ferait presque croire en la Source. Nous avons ici affaire à un sens de l’humour d’ordre cosmique. — Eh bien, mon ami, moi, j’y crois. Et si j’avais dû choisir trois vieillards pour sauver le monde, j’aurais pris les mêmes qu’Elle. Nogusta gloussa. — Moi aussi, mais ça prouve bien l’arrogance de ces vieillards. Pendant deux jours, Antikas Karios chercha à l’ouest. À présent, lui et ses quinze hommes chevauchaient des montures fatiguées et rentraient à Usa. Avachis sur leurs selles, les hommes n’étaient pas moins fatigués que leurs chevaux. Ils avaient retiré leurs heaumes de bronze et les avaient posés devant eux sur le pommeau. Leurs vêtements avaient été salis par le voyage, et leurs capes étaient crasseuses. Antikas se retrouvait face à deux vérités désagréables : d’abord, les fuyards avaient dû prendre au sud ; ensuite, soit Vellian l’avait trahi, soit il était mort. Cette dernière hypothèse n’était sûrement pas la bonne. Dagorian était un épéiste hautement compétent, mais il lui aurait été impossible de battre cinq vétérans. Antikas se souvint des notes qu’il avait lues sur le jeune officier. Fils d’un général héroïque, Dagorian n’avait jamais souhaité devenir soldat. En fait, il avait été formé deux ans aux arts de la prêtrise. D’après les rapports, les pressions familiales l’avaient amené à s’enrôler dans le régiment de son père. À eux seuls, ces faits auraient signifié peu aux yeux de la plupart des hommes mais, pour l’esprit vif d’Antikas Karios, ils en révélaient beaucoup. Devenir prêtre exigeait non seulement un immense engagement et une grande foi, mais aussi une volonté de mettre les plaisirs de la chair de côté. On ne pouvait pas prendre une telle décision à la légère et, une fois qu’on l’avait prise, on se retrouvait avec des fers aux pieds. Mais Dagorian s’était défait de ces fers à la suite de « pressions familiales ». Son engagement auprès de son dieu, par conséquent, avait été moindre que celui qu’il entretenait vis-à-vis de son sang. Ceci dénotait soit une personnalité faible, soit un homme voué pour toujours à faire passer les désirs des autres avant les siens propres. Ou les deux. Antikas ne s’était pas inquiété quand Malikada avait ordonné la mort de cet officier. Il n’avait pas non plus été surpris outre mesure lorsque Dagorian l’avait emporté sur les assassins. Mais ses actes étaient depuis restés mystérieux. Pourquoi avait-il enlevé la reine ? Et pourquoi était-elle – apparemment – partie volontairement avec lui ? Le grand alezan qu’il montait trébucha sur la large avenue et reprit son équilibre. Antikas lui donna une tape sur le cou. — Tu pourras bientôt te reposer, dit-il. Le soir tombait quand ils approchèrent des portes du palais. Un voile de fumée recouvrait la partie ouest de la ville, et il n’y avait personne dans les rues. Antikas envoya ses soldats dans la caserne pour s’y occuper de leurs montures et se reposer, puis il passa les portes du palais. Deux sentinelles se mirent au garde-à-vous en le voyant arriver. Il mena son cheval à l’écurie et mit pied à terre. Aucun palefrenier n’était en vue. Cela l’irrita ; il dessella le hongre et le bouchonna avec une poignée de paille sèche. Puis il le guida dans une stalle. Antikas remplit la mangeoire de grain, tira un seau d’eau dans le puits de l’écurie et mit une couverture sur le dos du hongre. Il méritait davantage, et qu’il n’y ait pas plus de palefreniers agaça Antikas. Mais bon, pourquoi devraient-ils se trouver là ? se dit-il. Il n’y avait pas d’autre cheval dans les écuries. Antikas était fatigué et le manque de sommeil lui piquait les yeux, mais il se mit à la recherche de Malikada. Plutôt que d’affronter le long chemin qui ramenait aux portes principales, il coupa par l’entrée de la cuisine en pensant demander qu’on lui amène un repas dans sa chambre. Là non plus il n’y avait aucun signe de vie. L’endroit était désert. Il poursuivit sa route et vit des piles d’assiettes sales incrustées de nourriture ; il remarqua que la porte du garde-manger était ouverte et les étagères, vides. Cela n’avait aucun sens. À la tombée de la nuit, les cuisines étaient censées fourmiller de serviteurs affairés à la préparation du repas du soir. Il grimpa l’escalier tournant qui donnait sur le premier étage et aboutit dans un large couloir au tapis épais. Il poursuivit son chemin, dépassa la bibliothèque et parvint à l’escalier finement décoré qui menait aux appartements royaux. Après ce qu’il avait vu dans les écuries et dans les cuisines, il ne tut pas surpris de ne voir aucun domestique ; aucune lanterne n’avait été allumée. Le palais était sinistre, et seul l’éclat du soleil couchant filtrant par les hautes fenêtres l’illuminait. Il commençait juste à se dire que Malikada devait résider dans la caserne, quand il vit deux sentinelles devant la porte de ce qui avait été les appartements de Skanda. Antikas s’y dirigea à grands pas. Aucune des deux sentinelles ne lui fit le salut habituel. Il observa une pause pour les réprimander, mais il entendit la voix de Malikada, de l’autre côté de la porte : — Entre, Antikas. Antikas entra et s’inclina. Malikada était devant le balcon, le dos tourné. Un instant, l’épéiste fut troublé. Comment Malikada avait-il su qu’il était devant la porte ? — Parle, fit Malikada sans se retourner. — Je suis navré de vous annoncer que la reine est partie, Excellence. Mais je la retrouverai demain. Antikas s’attendit à un coup de colère, car Malikada était quelqu’un d’instable. Il fut par conséquent surpris de voir que son cousin se contenta de hausser les épaules. — Elle est sur la vieille route de Lem, déclara Malikada. Elle voyage avec quatre hommes, sa sage-femme et trois enfants. Un des hommes est un officier – Dagorian. J’enverrai des hommes à leur poursuite demain. Il n’est pas nécessaire que tu te soucies plus de cette affaire. — Oui, Excellence. Et pour les autres problèmes ? — Les autres problèmes ? demanda Malikada d’un ton rêveur. — Faire parvenir des messages à nos garnisons sur la côte, s’occuper du Loup Blanc, débusquer les sympathisants drenaïs. Tous les plans dont nous parlons depuis des mois. — Ça peut attendre. Le plus important, c’est la reine. — Sauf votre respect, cousin, je ne suis pas d’accord. Quand les Drenaïs vont apprendre la mort de Skanda, il se peut qu’ils organisent une deuxième invasion. Et si on permet au Loup Blanc de s’échapper… Mais Malikada n’écoutait pas. Il était parti sur le balcon et regardait la ville. — Va dans ta chambre et repose-toi, Antikas. Va dans ta chambre. — À vos ordres, Excellence. Antikas sortit de la pièce. Une fois encore, les gardes ne le saluèrent pas, mais il était à présent trop préoccupé pour parler de ça avec eux. Il avait besoin de changer de vêtements, d’un repas et de se reposer. Ses quartiers consistaient en une chambre minuscule et un salon modeste, équipé de deux divans et d’un balcon. Il alluma deux lanternes, se défit de son armure et de la tunique poussiéreuse qu’il portait en dessous, et tira une bassine d’eau d’une jarre pour se laver le torse. Il aurait préféré un bain chaud parfumé mais, sans domestiques, il était peu probable que les chaudières aient été allumées. Où étaient partis les domestiques ? Et pourquoi Malikada n’en avait-il pas fait mander plus ? Il enfila une tunique et des cuissardes propres et s’assit. L’habitude lui fit polir son plastron, son heaume et ses jambières, avant de les accrocher sur un mannequin de bois. La pièce commença à se refroidir. Antikas se rendit à la fenêtre d’un pas alerte, mais elle était bien fermée. Il pensa à allumer un feu, mais la faim le dévorait. La température continua de baisser. Antikas enfila le ceinturon de son épée et sortit de la pièce. Le couloir était infiniment plus chaud. Comme c’est curieux, pensa-t-il. Derrière lui, dans la chambre, l’eau gela dans la bassine et des motifs givrés se formèrent aux fenêtres. Il sortit du palais et traversa l’avenue des Rois. La taverne de Canta se trouvait à deux pas, et la nourriture y était toujours bonne. Lorsqu’il y arriva, il trouva les portes fermées, mais il entendit bouger à l’intérieur. À présent énervé, il tambourina à la porte. À l’intérieur, tous les mouvements cessèrent. — Ouvre, Canta ! Il y a un affamé, ici, héla-t-il. Il entendit quelqu’un tirer les verrous. La porte s’ouvrit. Deux hommes étaient à l’intérieur. L’un d’entre eux était le propriétaire, Canta, un petit rondouillard à la calvitie naissante et à l’épaisse moustache noire, un couteau de cuisine à la main ; l’autre était armé d’une hachette. — Entre vite, fit Canta. Antikas s’exécuta. Ils claquèrent la porte derrière lui et la verrouillèrent. — De quoi as-tu peur ? demanda Antikas. Les deux hommes échangèrent un regard. — Ça fait combien de temps que tu es revenu en ville ? demanda Canta. — Je viens juste de rentrer. — Il y a eu des émeutes, déclara le tavernier en jetant son couteau sur une table. (Il s’affala sur une chaise.) Des émeutes comme tu n’en as jamais vu. Les gens poignardaient et taillaient leurs voisins en pièces. Hier soir, le boulanger a tué sa femme et a cavalé dans la rue avec sa tête dans les mains. Je l’ai vu de mes propres yeux, Antikas, par les lattes de la fenêtre. Il y a des fous partout. Demain, je pars. — Et que fait la milice ? demanda Antikas. — Ils sont dehors avec eux. Ils brûlent et ils pillent. Je te dis, Antikas, ça dépasse tout. Le jour, tout est tranquille, mais quand le soleil se couche, le cauchemar recommence. Un grand mal est à l’œuvre ici. Je le sens dans mes os. Antikas frotta ses yeux fatigués. — L’armée est revenue, à présent. Elle va remettre de l’ordre. — L’armée campe à deux kilomètres d’ici, dit l’autre homme, un personnage trapu à la barbe grisonnante. La ville est sans défense. La taverne était sombre et lugubre, seulement éclairée par un feu de bûches moribond. — Tu as quelque chose à manger ? demanda Antikas. Je n’ai rien pris depuis hier. Canta opina du chef et partit dans la cuisine. L’autre homme s’assit en face de l’épéiste. — Il y a de la sorcellerie dans le coin, fit-il. Je pense que la ville est en train de mourir. — Balivernes, trancha Antikas. — Tu n’as pas vu, mon gars. Dehors. Quand il fait noir. Moi si. Je ne l’oublierai jamais. La foule est devenue comme possédée. Ça se voit dans les yeux des gens. — C’est comme ça, les foules, dit Antikas. — Peut-être, soldat. Mais hier… Peu à peu, il baissa la voix. Il se leva et se rendit près du feu ; il s’affala et regarda dans les flammes. Canta revint avec une assiette de bœuf froid et de fromage et une carafe de vin mouillé. — C’est tout ce que je peux t’offrir, dit Canta. (Antikas mit la main à sa bourse.) Te préoccupe pas de ça, fit-il. Prends ça comme un cadeau. Des sanglots se firent entendre près de l’âtre. Antikas regarda l’homme en pleurs, dégoûté. Canta se rapprocha de lui. — Hier soir, il a tué sa femme et ses filles, murmura l’aubergiste. Et il les aimait tendrement. Il est venu me voir ce matin, couvert de sang. Il n’arrivait pas à croire ce qu’il avait fait. — Il sera arrêté et pendu, déclara froidement Antikas. — Attends de passer la nuit avant de juger, lui conseilla Canta. Antikas ne répondit pas. Il mangea lentement son repas, savourant le goût du bœuf froid et la texture du fromage fumé. Enfin repu, il se redressa sur sa chaise. Une marche craqua. Antikas releva la tête et vit un grand prêtre maigre vêtu de robes blanches descendre l’escalier. — Il est là depuis deux jours, dit Canta. Il parle peu, mais il est effrayé. Le prêtre adressa un signe de tête à Antikas et le dépassa, avant de prendre place à une table installée près du mur du fond. — Que fait-il dans une taverne ? demanda Antikas. — Il dit que cet endroit a été construit sur les ruines d’une chapelle, et que les démons l’évitent. Il part avec nous demain. Antikas se leva et traversa la salle. Le prêtre releva la tête. Il avait un mince visage d’ascète, un nez proéminent et le menton fuyant. Ses yeux étaient pâles et mouillés. — Bonsoir à vous, mon père, dit Antikas. — Et à vous, mon fils, répondit le prêtre. — Que craignez-vous ? — La fin du monde, dit le prêtre d’une voix morne et égale. Antikas se pencha sur la table et força l’homme à croiser sonregard. — Expliquez-vous, ordonna-t-il. — Les mots ne servent plus à rien, à présent, dit le prêtre en évitant une fois de plus son regard. Ça a commencé. On ne pourra pas l’arrêter. Les démons sont partout, et ils sont plus forts chaque soir. Il se tut. Antikas eut du mal à réprimer son agacement. — Racontez-moi quand même, dit-il en prenant place sur le banc en face de lui. Le prêtre soupira. — Il y a quelques semaines, le père Aminias, le plus âgé de notre ordre, a dit à l’abbé qu’il avait vu des démons survoler la ville. Il prétendait que la ville courait un grand danger. Puis il s’est fait assassiner. Il y a quelques jours, une femme est venue me voir au temple. C’était une prêtresse, la sage-femme de la reine. Elle avait eu la bénédiction du « kiraz » – une vision triple. J’ai parlé avec elle et j’ai essayé de l’interpréter. Après son départ, j’ai commencé à étudier les parchemins et les grimoires antiques de la bibliothèque du temple. Et je suis tombé sur une prophétie. C’est cette prophétie qui est en train de se réaliser. — Qu’est-ce que vous racontez ? insista Antikas. Vous croyez que le soleil va nous tomber sur la tête et que les océans vont déborder pour nous engloutir ? — Rien de si naturel, mon fils. Le vieil empereur et Skanda descendaient tous deux, je crois, de trois rois antiques. Ces trois rois, accompagnés d’un magicien, ont mené une guerre, il y a fort longtemps. Ce n’était pas une guerre qui les opposait à des hommes. Il reste peu de détails à ce sujet, et ceux qui subsistent sont désespérément déformés, truffés d’imageries bizarres. Ce qui est clair, cela dit, c’est que c’était une guerre contre des non-humains – des démons, si vous préférez. Tous les anciens grimoires parlent d’une époque où ces créatures marchaientparmi nous. Les trois rois mirent un terme à cette période et bannirent tous les démons dans un autre monde. Il n’y a pas de détails sur la façon dont leur sort a été mis à l’œuvre, mais un des grimoires explique où se trouvaient les planètes dans le ciel, ce terrible jour. La même disposition apparaît dans les cieux en ce moment même. Et je pense – sans le moindre doute – que les démons reviennent. — Des grimoires, des étoiles, des démons. Je n’y comprends rien, prêtre, fit sèchement Antikas. Donnez-moi des preuves ! — Des preuves ? (Le prêtre éclata de rire.) Quelles preuves pourraient bien suffire ? Nous sommes dans une ville qui se fait déchirer chaque soir par ceux qui sont possédés. La prophétie parle du Sacrifice des Rois. La prêtresse m’a dit que sa vision lui avait montré que le vieil empereur s’était fait tuer de cette façon. À présent, Skanda est mort. Vous êtes un soldat. Etiez-vous là quand son armée s’est fait anéantir ? (Antikas opina.) A-t-il été tué sur le champ de bataille, ou l’a-t-on emmené dans un endroit secret pour y être supprimé ? — Ce n’est pas à moi de débattre de tels sujets, dit Antikas. Mais, juste pour dire, imaginons qu’on l’ait emmené ailleurs. Que pensez-vous que cela signifie ? — Cela signifie que la prophétie se réalise. Deux des trois rois ont été sacrifiés. Quand le troisième mourra, le portail s’ouvrira, et les démons seront de retour parmi nous. Incarnés. — Peuh ! grogna Antikas. C’est là que vos arguments tombent à l’eau, car il n’y a pas de troisième roi. — Que si, fit le prêtre. Selon les termes de la prophétie, les sacrifices consisteront en un hibou, un lion et un agneau. Le hibou représente la sagesse et l’érudition. Le vieil empereur était, comme vous vous en souviendrez, un lettré qui avait fondé de nombreuses universités. Skanda, que son âme brûle en enfer, était un lion enragé, un destructeur. Le troisième ? Un agneau est un nouveau-né. Un enfant, par conséquent, ou un bébé. Je ne suis pas devin. Mais je n’ai pas besoin de l’être, car j’ai vu la reine Axiana récemment, et son bébé ne va pas tarder à naître. Ce sera lui, le troisième roi. Antikas se redressa sur sa chaise et prit une longue inspiration. — Vous parlez de sorts et de grimoires, mais il n’y a qu’un seul homme qui dispose d’un tel pouvoir. Kalizkan. Et il est mort. Mort dans un éboulement. — Je ne parle pas d’hommes, dit le prêtre. Aucun homme ne pourrait invoquer une telle magie. Je connaissais Kalizkan. C’étaitun homme bienveillant, sensible et attentionné. Il y a deux ans, il est venu au temple pour soigner un terrible cancer. Nous n’avons pas pu l’aider. Il ne lui restait plus que quelques jours à vivre. Il a passé deux de ces jours à étudier d’anciens textes dans notre bibliothèque. Après la visite de la prêtresse, j’ai moi-même étudié ces textes. Un des sorts qu’ils contenaient concernait la fusion. Si un sorcier était assez puissant – c’est du moins ce que le texte soutenait –, il pouvait attirer un démon en lui afin de prolonger son existence. Une immortalité partagée. (Le prêtre se tut, et but une gorgée d’eau dans une chope en étain. Antikas attendit patiemment.) Nous avons tous été surpris, quand nous avons vu que Kalizkan vivait toujours. Mais il ne repassait plus au temple et ne visitait plus aucun endroit sacré. Je crois – bien que je ne sois pas en mesure de vous donner plus de preuves – que Kalizkan, en essayant de se soigner, a permis que son corps soit possédé. Mais, soit la promesse du sort était mensongère, soit Kalizkan n’était pas assez puissant pour faire face au démon. Quoi qu’il en soit, je pense que Kalizkan est mort depuis longtemps. Et, si je suis dans le vrai, aucun éboulement n’aurait pu le tuer. — Et pourtant, insista Antikas. Le prêtre hocha la tête. — Le Seigneur Démoniaque aurait tout simplement trouvé un autre corps d’accueil. Vous dites qu’il est mort dans un éboulement. Y a-t-il un survivant qui s’en soit sorti indemne ? Antikas repoussa sa chaise et se leva. — J’ai assez entendu de sottises. Vous avez perdu la boule, prêtre. — J’espère sincèrement que vous avez raison, lui dit le prêtre. Dehors, une complainte se fit entendre. Des vingtaines de voix s’y joignirent. Antikas frissonna – c’était inhumain. — Ça recommence, fit le prêtre. Il ferma les yeux pour prier. En dépit de son apparente incrédulité vis-à-vis des dires du prêtre, Antikas était profondément troublé. Il avait servi sous les ordres de Malikada pendant plus de quinze ans, et il avait partagé sa haine des envahisseurs drenaïs. Et, bien qu’il n’eût jamais approuvé la trahison qui avait entraîné la destruction de l’armée drenaïe, il l’avait considérée comme un moindre mal. Néanmoins, les événements des deux derniers jours l’avaient inquiété ; à présent, avec le poids supplémentaire des paroles du prêtre sur la conscience, le doute commençait à le ronger. Malikada avait survécu à l’éboulement qui avait tué Kalizkan, et c’est depuis cet instant qu’il semblait avoir changé. Il était plus froid, plus retenu. Ce fait, en lui-même, ne signifiait rien. Pourtant, il avait également cessé de se préoccuper de renforcer son emprise sur l’empire. Le meurtre de Skanda n’était qu’une étape sur le chemin qui le verrait libérer Ventria du joug drenaï. Il y avait des garnisons partout dans le pays, et beaucoup d’entre elles abritaient des unités drenaïes. Et c’étaient des navires drenaïs qui patrouillaient les voies maritimes. Malikada et lui avaient tous deux préparé ce coup d’Etat pendant des mois, et tous deux avaient été parfaitement conscients qu’il y avait de grandes chances pour que les Drenaïs ripostent. Pourtant, à présent, Malikada faisait montre d’un désintérêt total vis-à-vis du grand plan d’ensemble. Axiana était tout ce dont il paraissait vouloir s’emparer. Antikas retourna près du feu. L’homme qui avait tué sa femme était assis en silence et regardait les flammes avec des yeux rougis par les larmes. Dehors, ils entendaient des centaines de personnes marcher dans les rues. Canta traversa discrètement la pièce. — Pas un bruit, murmura-t-il. Ne bougez pas. Antikas alla à la fenêtre aux volets fermés et écouta. Les gens étaient en train de se réunir, et il put discerner un murmure de voix. Il n’y avait rien à comprendre ; ils paraissaient se parler dans des langues étranges. Antikas frissonna. Soudain, une lance fracassa les volets et passa à quelques centimètres du visage d’Antikas. Il fit un bond en arrière. La lame d’une hache réduisit le bois en pièces et il se retrouva devant un océan de visages, tous déformés par des rictus haineux, le regard fixe et exorbité. À cet instant, Antikas sut que le prêtre avait dit vrai. Ces gens étaient possédés. Derrière lui, Canta poussa un cri et s’enfuit dans l’escalier. Antikas tira son sabre et resta là où il était. L’homme à la hache s’agrippa au rebord de la fenêtre et commença à se hisser sur le seuil. L’expression de son visage changea et se fit plus douce. Il cligna des yeux. — Au nom du Ciel, aidez-moi ! hurla-t-il en faisant tomber sa hache sur le sol. Un couteau se planta dans son dos et son corps fut trainé loin de la fenêtre. La clique n’avança pas plus, mais resta là, les yeux rivés sur l’épéiste solitaire qui se tenait dans la salle. Puis ils battirent en retraite et partirent dans la rue. Le prêtre s’approcha d’Antikas. — Par pitié… ! gémit le prêtre. Antikas lui coupa sèchement la parole. — Je ne suis pas réputé pour ma clémence, prêtre. Maintenant, répondez à ma question : et si le troisième roi échappait au Seigneur Démoniaque ? — Je ne suis pas sûr, répondit le prêtre. Le pouvoir dont il se sert provient des précédents sacrifices. Un tel pouvoir, bien qu’immense, n’est pas infini. S’il n’accomplit pas le dernier sacrifice à temps, il sera réexpédié – je crois – dans son monde. — Ça veut dire quoi, ça, « à temps » ? — La clé, c’est la configuration des cieux. Il y a des périodes où une conjonction adéquate des planètes accroît considérablement la force d’un sort. Je crois que c’est le cas en ce moment. — Et ça nous laisse combien de temps ? — C’est dur à estimer – je ne suis pas astrologue. Mais pas plus d’un mois. Ça, c’est sûr. Canta sortit de sa cachette à l’étage. Lui et l’homme qui était près du feu renversèrent une table et la placèrent devant la fenêtre fracassée. Antikas alluma plusieurs lanternes. — Qu’est-ce que vous faites ? demanda Canta d’un ton craintif. — Ils ne peuvent pas passer le portail de la taverne, répondit Antikas. Alors autant avoir de la lumière. (Il fit signe au prêtre de le rejoindre et retourna à la table.) Il faut que je retrouve mon cheval avant l’aube, déclara-t-il. Vous avez un sort pour m’aider ? Le prêtre hocha la tête. — Mes talents ne s’accordent pas avec la magie. — Et c’est quoi, vos talents, je vous prie ? — Je suis un guérisseur. Antikas jura ; il réfléchit. Ils restèrent silencieux plusieurs minutes. Puis l’épéiste releva la tête. — Vous affirmez que cet endroit est sacré. En vertu de quoi ? — Je vous l’ai dit. C’était une chapelle, autrefois. — Oui, oui. Mais que reste-t-il ici pour que cela reste un site sacré ? Un sort a-t-il été lancé ? — Oui, de nombreux sorts. Ils imprègnent les pierres des murs et le bois des poutres. — Par conséquent, si je déplaçais la chapelle, elle resterait sacrée ? — Je crois, oui. — Venez avec moi, ordonna Antikas. Il se leva et ôta une lanterne de son applique. Ensemble, ils se rendirent au fond de la taverne. Antikas trouva la porte de la cave et descendit les marches. Le sous-sol était froid, et il passa devant des fûts de bière, de vin et d’alcool fort. — Où est l’autel ? demanda-t-il. — Là-bas,répondit le prêtre en lui indiquant un bloc de pierre d’environ un mètre de haut. Un taureau stylisé, presque effacé, avait été gravé sur la pierre. Une main renfermant un croissant de lune était sculptée des deux côtés. Le temps y avait également fait son œuvre. Antikas laissa le prêtre tenir la lanterne et remonta au rez-de-chaussée. Il récupéra la hache que l’émeutier avait laissé tomber et retourna dans la cave. — Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda le prêtre. Antikas brandit la hache et l’abattit sur l’autel. Il en donna deux coups avant qu’un bloc gros comme un poing s’en détache. Il lâcha la hache et prit le bloc. — Vous dites que les sorts sont dans la pierre. Ceci me protégera peut-être des démons. — Je ne pourrais vous l’assurer, dit le prêtre. Vous n’en avez qu’un tout petit fragment. — Je n’ai d’autre choix que de tenter le coup, prêtre. La reine est dans les montagnes, et elle n’a que quatre hommes pour la protéger. — Et vous pensez qu’un cinquième fera la différence ? — Je suis Antikas Karios, prêtre. Je fais toujours la différence. Antikas fourra la pierre dans sa tunique et retourna dans la salle du dessus. Il se dirigea vers la table renversée qui bloquait la fenêtre et jeta un œil dans la rue. Tout était silencieux. Il avait la bouche sèche, et son cœur battait la chamade. Antikas Karios ne craignait personne, mais de penser que des démons l’attendaient menaçait de lui faire perdre courage. Il mit ses mains sur la table et se prépara à la pousser sur le côté. — Ne sortez pas ! supplia Canta, répétant ce que disait la petite voix en lui. — Il le faut, fit-il en déplaçant la table – il grimpa sur le rebord de la fenêtre. La brise nocturne soufflait frais sur sa peau ; il sauta et atterrit d’un pied léger dans la rue. Derrière lui, les autres s’empressèrent de remettre la table en place. Antikas traversa la rue en courant et s’esquiva dans une ruelle. Il n’avait pas parcouru plus de cent pas quand il se fit attaquer. Autour de lui, la température chuta, et il entendit des voix dans le vent. Elles bourdonnèrent de plus en plus fort, tels des frelons en colère. Une douleur rugit dans sa tête. Dans sa tunique, la pierre se réchauffa. Antikas tituba et manqua tomber. La colère fusa – mais en même temps, il sentit le froid s’insinuer dans son cerveau. À présent, les voix lui susurraient des choses dans une langue qu’il n’avait jamais entendue ; il comprit pourtant ce qu’elles étaient en train de lui dire. — Abandonne ! Abandonne ! Abandonne ! Il s’effondra contre un bâtiment et tomba à genoux. La douleur de sa chute sur les pavés noya les cris stridents qui retentissaient dans son esprit. Il se concentra dessus – et sur la chaleur de la pierre contre sa peau. Il voulut se déchaîner contre l’invasion, hurler. Mais un instinct plus profond prit le pas sur ses émotions et lui intima de garder son calme, de se battre posément. Il se sentait pourtant sombrer dans cet océan de voix – il ne faisait plus qu’un avec elles, leur soir de sang, de douleur et de mort. — Non, dit-il tout haut. Je suis… Un moment, il succomba à la panique. Qui suis-je ? Des douzaines de noms déferlèrent dans son esprit, ânonnées par les voix intérieures. Il s’efforça de recouvrer son calme. — Je m’appelle… Antikas Karios. Je m’appelle ANTIKAS KARIOS ! Encore et encore, comme un mantra, il répéta son nom. Les voix redoublèrent d’intensité, mais avec moins de force, jusqu’à refluer et ne plus être qu’un écho au loin. Incapables de le posséder, les démons réunirent leurs bataillons humains pour l’isoler. Antikas observa une pause et regarda autour de lui. Un haut mur se trouvait à sa gauche et, tout près, une porte en fer forgé. Il y courut, l’escalada et monta sur le mur, quelque cinq mètres au-dessus du sol. Lestement, il le longea jusqu’au flanc d’une maison. Un treillage de lierre y poussait, et Antikas y grimpa. Au-dessous, une clique se réunit en hurlant des jurons. Un marteau vint s’écraser contre le mur, tout près de sa tête. Il continua de grimper. Un morceau de bois pourri céda sous son pied, mais il s’accrocha et se hissa vers le toit. Il entendit craquer la porte en fer et regarda derrière lui. Plusieurs émeutiers étaient en train d’escalader le mur à leur tour. Antikas monta sur le toit et regarda autour de lui, à la lueur de la lune. Une porte s’ouvrait dans le bâtiment. Il s’y rendit rapidement et la força. Il entra dans l’escalier sur lequel elle donnait et entendit un bruit de bottes sur les marches. Il jura dans sa barbe et retourna sur le toit. Il courut à l’autre bout de la bâtisse. Une ruelle étroite courait quelque vingt mètres plus bas. Il regarda le toit opposé et estima la distance. Il aurait aisément pu la franchir, mais il y avait un muret. Il compta les pas, recula jusqu’à la porte, se retourna et courut. Il bondit ; il posa le pied gauche sur le muret et se propulsa au-dessus de la ruelle. L’espace d’un instant terrifiant, il crut avoir mésestimé son saut. Mais il atterrit et fit une roulade sur le toit opposé. La garde de son sabre lui rentra dans les côtes et l’écorcha. Antikas jura de nouveau. Il se releva et tira sa lame. La garde en or était ébréchée, mais l’arme pouvait encore servir. La porte du deuxième toit s’ouvrit brusquement et trois hommes surgirent. Antikas se retourna vers eux et la lame de son sabre trancha la gorge du premier. Il envoya son pied dans la rotule du second et le fit tomber. Le troisième mourut le cœur transpercé. Antikas courut jusqu’à l’entrée et écouta. Aucun bruit ne montait des escaliers ; il descendit dans le noir et déboucha dans un couloir étroit. Les lanternes n’étaient pas allumées. L’épéiste avança à tâtons. Il trouva un autre escalier et gagna le premier étage. Il s’y trouvait une fenêtre aux rideaux tirés ; un faible clair de lune illuminait une galerie. Il ouvrit la fenêtre et sauta les trois mètres qui le séparaient du jardin au-dessous. Ce jardin était ceint d’un petit mur qui ne faisait pas plus de deux mètres cinquante de haut. Il rengaina son sabre et bondit. Il posa les doigts sur la pierre et se hissa au sommet. Derrière, la rue était vide. Antikas se laissa tomber silencieusement sur les pavés et courut. Il déboula sur l’avenue des Rois et remonta la rue à toute vitesse, en direction du palais. Les trublions, titubants, surgirent des ruelles partout autour de lui en hurlant. Il se baissa et fila vers les portes. Les deux sentinelles étaient raides comme des piquets et ne montrèrent aucun signe d’affolement à son approche. Antikas arriva à leur niveau juste avant la meute, et il réalisa qu’il ne pouvait pas avancer plus. Furieux, il se retourna pour leur faire face. Mais ils s’étaient arrêtés juste devant les portes, et ils le fixaient en silence, immobiles. Les sentinelles n’avaient toujours pas bougé. Antikas resta là où il était, pantelant. Il ne pensait même plus à son sabre. Silencieusement, la foule se dispersa et retourna dans les ténèbres, de l’autre côté de l’avenue. Antikas s’approcha d’une sentinelle. — Pourquoi n’ont-ils pas attaqué ? demanda-t-il. L’homme tourna lentement la tête dans sa direction. Il avait le regard voilé de la mort, la mâchoire pendante. Antikas recula. Il se rendit aux écuries et gagna la stalle où il avait laissé son cheval. L’animal était à genoux. Il remarqua que quelqu’un avait changé la couverture qu’il avait déposée sur son dos. Celle-là était grise, celle-ci, noire. Il ouvrit la porte de la stalle et y entra. La couverture noire fut prise de convulsions, et des dizaines de chauves-souris s’envolèrent autour de lui. Leurs ailes lui fouettèrent le visage. Puis elles disparurent dans les chevrons. Le cheval était mort. Fou de rage, Antikas tira son épée et se dirigea vers le palais. Le prêtre avait dit qu’il ne pouvait pas tuer le Seigneur Démoniaque, mais, par tous les dieux du Ciel, il allait essayer. La pierre chauffa sur sa peau, et une douce voix lui murmura à l’esprit : — Ne ruine pas ta vie, mon garçon ! Antikas observa une pause. — Qui êtes-vous ? murmura-t-il. — Tu ne peux pas les tuer. Fais-moi confiance. Le bébé représente tout. Tu dois protéger le bébé. — Je suis coincé ici. Si je sors du palais, la clique va me traquer. — Je te guiderai, Antikas. Il y a des chevaux, en dehors de la ville. — Qui êtes-vous ? répéta-t-il. — Je suis Kalizkan, Antikas. Et toutes ces souffrances et ces morts sont ma faute. — Ça n’incite pas vraiment à vous faire confiance. — Je sais. J’espère que le pouvoir de la vérité te convaincra. — Mes choix me semblent limités, dit Antikas. Après vous, magicien ! Dans les étages du palais, le Seigneur Démoniaque leva les bras. Au-dessus de la ville, les Entukkus, extatiques et bouffis de pitance, planaient sans but au-dessus des bâtiments. Le pouvoir du SeigneurDémoniaque les engloba et absorba leur énergie. Leur faim se fit une fois de plus impérieuse ; ils se mirent à gémir et à pousser des cris stridents. Le Seigneur Démoniaque s’éloigna de la fenêtre et commença à psalmodier. Devant lui, l’air scintilla. Il prononça lentement les sept mots de pouvoir. Une lueur bleue jaillit du sol au plafond, et une odeur âcre emplit l’atmosphère. Là où s’était trouvée une cloison décorée de peintures murales vivement colorées, s’ouvraient désormais l’entrée d’une grotte et un long tunnel. Des silhouettes lumineuses et éthérées s’avancèrent dans ce tunnel et flottèrent dans sa direction. Elles se rapprochèrent, et le Seigneur Démoniaque tendit les mains. Une fumée noire suinta de ses doigts et s’insinua dans le tunnel. Les silhouettes lumineuses planèrent sur place et la fumée les enveloppa. Les lueurs s’atténuèrent, mais la fumée s’épaissit et prit forme. Dix grands hommes en émergèrent ; tous portaient une armure noire et des heaumes intégraux. Un à un,ils avancèrent dans la salle d’un pas décidé. Le Seigneur Démoniaque prononça une parole brutale, et le tunnel disparut. — Bienvenue dans le monde de la chair, mes frères, dit-il. — Il est bon de ressentir à nouveau la faim, dit le premier guerrier en retirant son heaume. Ses cheveux étaient d’un blanc fantomatique, et ses yeux étaient gris et froids. Il avait le visage large et une grande bouche dépourvue de lèvres. — Nourrissez-vous, alors, fit le Seigneur Démoniaque en levant les mains. Cette fois-ci, ses mains projetèrent une brume rouge qui partit flotter dans la salle. Le guerrier ouvrit la bouche, révélant de longs crocs incurvés. La brume rouge s’y insinua. Les autres ôtèrent leurs heaumes et se rapprochèrent. Un à un,ils avalèrent la brume. Ce faisant, leurs visages blafards changèrent et leur peau devint d’un rouge incarnat. Leurs yeux se mirent à luire, le gris se mua en bleu puis, lentement, en pourpre. — Assez, mon frère, dit le premier guerrier. Après tout ce temps, c’est trop exquis. Il se rendit sur un divan et s’y affala en étirant ses longs membres vêtus de noir. Le Seigneur Démoniaque baissa les bras. — La longue attente est presque finie, dit-il. Notre heure est de nouveau venue. Les autres s’assirent et ne dirent rien. — Qu’attends-tu de nous, Anharat ? — Il y a une femme au sud, dans les montagnes. Elle porte l’enfant de Skanda. Il naîtra bientôt. Vous devez me l’amener. Le Sort des Trois doit être lancé avant la lune de Sang. — Est-elle bien protégée ? — Il y a huit humains avec elle, mais seulement quatre guerriers, et trois d’entre eux sont des vieillards. — Sauf ton respect, mon frère, une telle mission est humiliante. Nous sommes tous des seigneurs de guerre. Le sang de multitudes a maculé nos lames. Nous avons festoyé sur l’âme des princes. — Il n’était pas dans mes intentions d’insulter les Krayakins, dit le Seigneur Démoniaque. Mais si nous ne prenons pas ce nourrisson, tout sera perdu pendant encore quatre mille ans. Préféreriez-vous que je confie cette tâche aux Entukkus ? — Tu es sage, Anharat, et j’ai parlé trop vite. Il en sera fait selon ta volonté, dit le guerrier. (Il leva la main et serra le poing.) Il est bon de sentir à nouveau la fermeté de la chair, de respirer et de se nourrir. (Ses yeux injectés de sang se posèrent sur le corps de Malikada.) Combien de temps, avant que tu ne laisses tomber cette forme pourrissante ? Elle est affreuse. — Une fois le sacrifice accompli, lui répondit Anharat. Pour l’instant, j’ai besoin de cette obscénité autour de moi. L’air commença à scintiller autour d’Anharat. Le sifflement de nombreuses voix se fit entendre. Puis il s’évanouit. — Ces humains sont si pervers, dit Anharat. J’ai ordonné à un de mes officiers de rester dans cette salle. En ce moment, il est en train de fuir la ville dans l’intention de sauver la reine et son enfant. Il semblerait qu’il est allé dans une taverne et qu’un prêtre lui a parlé. — Il comprend la magie, cet officier ? demanda le guerrier. — Je ne crois pas. — Alors pourquoi les Entukkus n’ont-ils pas réussi à l’attraper ? — Il y a des sorts, autour de cette taverne, d’anciens sorts. Ce n’est pas important. Il vous donnera quelque plaisir, car c’est le meilleur épéiste du pays. Il s’appelle Antikas Karios, et il n’a jamais perdu un duel. — Je le tuerai lentement, déclara le guerrier. Sa terreur sera exquise. — Il faudra prendre en compte un autre élément de leur groupe. Il s’appelle Nogusta. Il est le dernier représentant de la lignée d’Emsharas le Sorcier. Le guerrier plissa les yeux ; les autres se raidirent à la mention de ce nom. — Je serais prêt à abandonner l’éternité pour avoir l’occasion de trouver l’âme d’Emsharas le Traitre, dit le guerrier. Le ferais-je souffrir mille ans que ce ne serait pas assez. Comment se fait-il qu’un d’entre eux vive encore ? — Il porte le Dernier Talisman. Il y a quelques années, un de mes disciples a conduit une clique à le détruire, lui et sa famille. Ce fut une belle nuit, empreinte d’une grande terreur. Agréable à l’œil. Mais il n’y était pas. J’ai essayé plusieurs fois d’ourdir sa mort. C’est le Talisman qui le protège. C’est pourquoi il faut en tenir compte avec attention. — Fait-il partie de ceux qui protègent la femme ? — Oui. — Je n’aime pas ça, Anharat. Ce n’est pas une coïncidence. — Je n’en doute aucunement, dit Anharat. Mais que les seules défenses de notre ennemi se réduisent à un groupe de vieillards ne prouve-t-il pas qu’il a beaucoup perdu de son pouvoir ? Presque tous ses prêtres ont été assassinés. Il n’en reste plus qu’un. Ses temples sont déserts, ses forces ont été mises en déroute. Il n’a plus aucune pertinence dans ce monde. C’est pourquoi ce plan nous appartiendra avant la Lune Sanglante. — Elle est loin, cette taverne ? demanda le guerrier. — Non. Le guerrier se leva et mit son heaume. — Alors je vais y aller et me repaître du cœur de ce prêtre, dit-il. — Les sorts sont puissants, prévint Anharat. Le guerrier rit. — Les sorts qui vident les Entukkus ne sont que dards de guêpe pour les Krayakins. Combien d’autres humains y a-t-il, là-bas ? — Seulement deux. Le guerrier fit un geste de la main et deux de ses camarades se levèrent. — Le lait des Entukkus était bon, mais la chair est meilleure, fit-il. Une des roues arrière heurta un rocher et le chariot fit une embardée. Les chevaux, éreintés, s’arquèrent contre leurs traits. Conalin essaya de faire reculer l’attelage, mais les bêtes ne bougèrent pas d’un centimètre. Bison jura à voix haute et mit pied à terre. Il se plaça derrière le chariot et empoigna deux rayons. — Fais claquer le fouet, ordonna-t-il. Conalin s’exécuta, et les chevaux s’élancèrent en avant. Au même moment, Bison pesa de tout son poids contre la roue, et le chariot passa par-dessus le rocher. Le géant s’étala sur la piste ; la roue manqua de peu lui passer sur le bras. Les femmes – à l’exception d’Axiana – rirent quand elles le virent se lever, le visage plein de boue. — Ce n’est pas drôle ! rugit-il. — De là où je suis, si, fit Ulmenetha. Bison jura à nouveau et retourna péniblement rejoindre Kebra, qui tenait les rênes de son cheval. — Cette piste est trop étroite, dit-il en se hissant sur sa selle. Je ne pense pas que nous ayons parcouru plus de vingt kilomètres aujourd’hui. Et les chevaux sont déjà épuisés. — Nogusta dit que nous changerons une fois de plus d’attelage quand nous arriverons dans les plaines. Ceci ne calma pas Bison. Il se retourna pour regarder les montures de rechange qu’ils avaient pris aux lanciers morts. — Ce sont des chevaux de cavalerie. Ils n’ont pas été élevés pour tirer des chariots et ils se fatiguent facilement. Regardez-les ! Ils avaient déjà parcouru beaucoup de chemin quand on les a récupérés, et eux aussi sont éreintés. C’était vrai, et Kebra le savait. Tous les chevaux n’en pouvaient plus. Ils allaient devoir s’arrêter bientôt afin qu’ils se reposent. — Continuons, dit-il. Enfin, le chariot passa le sommet d’une colline et sortit de la forêt. Loin au sud, ils virent le ruban scintillant du fleuve Mendea et, au-delà, des flèches montagneuses aux sommets recouverts de neige et aux couronnes de nuages. — Nous ne pourrons pas rejoindre le fleuve s’il fait noir, dit Kebra. — Je pourrais porter ce chariot plus vite que ces chevaux ne le tirent, fit Bison. — Tu es de sale humeur, aujourd’hui, observa Kebra. — C’est à cause de ce satané canasson. À chaque fois que je monte, il descend. Il monte, je descends. Il traite mon cul comme si c’était un tambour. Un autre couinement de rire se fit entendre dans le chariot. Cette fois-ci, c’était Sufia, qui répétait cette phrase à tue-tête. — Son cul est un tambour ! Son cul est un tambour ! Ulmenetha la gronda gentiment, mais elle fut incapable de nepas sourire. — Je prends le cheval si tu prends le chariot, dit Conalin. — Tope-là ! fit joyeusement Bison. Le Ciel m’est témoin que je ne suis pas un cavalier. Dagorian les rejoignit. — La piste s’élargit d’ici à peu près deux kilomètres, annonça-t-il. Elle est même pavée sur une certaine distance. Les herbes la recouvrent, à présent, mais ça nous permettra de rattraper quelques kilomètres. Bison grimpa sur le siège du cocher et s’installa sur une couverturepliée. — Ah, ça fait du bien, murmura-t-il en se mettant à l’aise et en prenant les rênes. Kebra vit que le garçon avait du mal à atteindre les étriers de la monture de Bison et il se rapprocha de lui en tendant la main. Conalin la repoussa et se hissa maladroitement sur la selle. Kebra mit pied à terre et ajusta les étriers. — Tu es déjà monté à cheval, mon garçon ? demanda-t-il. — Non, mais j’apprends vite. — Tiens-toi avec les cuisses, pas les mollets. Et fais confiance au cheval. Il sait ce qu’il fait. Viens, je vais te donner un cours. Il remonta à cheval, se dirigea vers l’éminence et redescendit lentement sur le terrain plat. Il se retourna et vit Conalin tenir les rênes au niveau de sa poitrine tandis que le cheval amorçait sa descente. Au pied de la colline, Kebra se plaça de front avec Conalin et lui montra les bases pour guider sa monture. — On va essayer de trotter, dit-il. Tu dois te mettre en rythme avec l’animal. Sinon tu finiras comme Bison, et le cheval te tatouera l’arrière-train. Allons-y ! La monture de Kebra se mit lentement au trot. Derrière lui, Conalin se fit bousculer sur sa selle. Son cheval ralentit. — Ne tire pas sur les rênes, mon garçon. Pour lui, ça veut dire qu’il faut s’arrêter. — Je ne suis pas doué, dit le rouquin en rougissant. Je vais remonter sur le chariot. — Rien ne vient facilement, Conalin. Et je trouve que tu t’en sors bien. Un cavalier-né. — Vraiment ? — Il faut juste que tu t’habitues au cheval. Réessayons. Le chariot descendit bruyamment la pente, et les deux cavaliers repartirent. L’espace d’un instant, Conalin crut qu’on lui écrasait la colonne vertébrale mais, soudain et sans prévenir, il trouva le rythme et la chevauchée devint un plaisir. Le soleil perça les nuages et le nœud qu’il avait à l’estomac disparut. Il avait vécu sa vie dans la misère de la ville, et il n’avait jamais vu la gloire des montagnes. À présent, il montait un bon cheval, et une brise fraîche soufflait sur son visage. Cet instant lui procura une joie qu’il n’avait encore jamais connue. Il fit un grand sourire à Kebra. L’archer sourit en retour et chevaucha en silence à ses côtés. Une fois arrivés en bas de la colline, ils firent faire demi-tour à leurs montures. — Maintenant, un petit galop, dit Kebra. Pas trop, parce que les chevaux sont fatigués. Le trot avait été une joie, mais la chevauchée de retour jusqu’au chariot fut un délice que Conalin allait chérir toute sa vie. Les haillons qu’il portait étaient oubliés, tout comme son dos douloureux. Cette journée était un cadeau que personne ne lui volerait jamais. — Tu montes très bien – comme un chevalier ! lui dit Pharis quand il vint se placer à côté du chariot. — C’est merveilleux, lui dit-il. C’est comme… c’est comme… (Il rit de joie.) Je ne sais pas à quoi ça ressemble. Mais c’est merveilleux ! — Ce soir, tu ne chanteras pas la même chanson, le prévint Bison. Dagorian chevaucha avec eux pendant l’heure qui suivit, puis partit au sud pour trouver un endroit où établir leur campement. Le soleil commençait à descendre à l’ouest derrière les montagnes quand Nogusta les rejoignit au galop. — Aucun signe de poursuite pour l’instant, dit-il à Kebra. Mais ils arrivent. — Nous n’atteindrons pas le fleuve ce soir. Les chevaux sont trop fatigués, dit l’archer. — Tout comme moi, reconnut Nogusta. Ils poursuivirent leur chemin ; le crépuscule tomba et ils rejoignirent Dagorian, établi près d’un petit lac. Il avait allumé un feu. Les voyageurs, éreintés, descendirent du chariot et s’installèrent à côté. Kebra et Conalin dessellèrent les chevaux et leur brossèrent le dos avecdes herbes sèches. Kebra montra au garçon comment bouchonner les montures, puis ils les laissèrent paître et dételèrent le chariot. Conalin était tout raide, et Kebra lui sourit. — Tes muscles à l’aine sont tout tendus, dit-il. Tu t’y feras. La chevauchée t’a plu ? — C’était parfait, répondit nonchalamment Conalin. — Quel âge as-tu, mon garçon ? Il haussa les épaules. — Je ne sais pas. C’est important ? — À ton âge, je ne pense pas que ce le soit, j’ai cinquante-six ans. Ça, c’est important. — Pourquoi ? — Parce que tous mes rêves sont derrière moi. Tu sais nager ? — Non. Et je ne veux pas apprendre. — C’est presque aussi bien que de monter à cheval. Mais c’est toi qui vois. Kebra partit d’un pas tranquille vers la rive du lac et se dévêtit. Puis il plongea et nagea, à grands mouvements de bras, légers et réguliers. Conalin se dirigea lentement au bord du lac et l’observa à la lueur du soleil couchant. Quelques instants plus tard, Kebra revint et sortit de l’eau. Il frissonna et se sécha avec sa tunique, qu’il étendit ensuite sur un rocher. Il enfila ses jambières et s’assit à côté du garçon. — Je ne rêve pas, fit subitement Conalin. Je dors, juste, et puis je me réveille. — Je ne parlais pas des songes. Je parlais des rêves qu’on a dans la vie, des choses que l’on souhaite pour soi, comme une femme, une famille, ou les richesses. — Pourquoi sont-ils derrière toi ? Tu pourrais avoir tout ça, dit le garçon. — Tu as peut-être raison. — Mon rêve à moi, c’est d’épouser Pharis, et de n’avoir peur derien. Le ciel devint pourpre ; le soleil sombra derrière les pics à l’ouest. — Ce serait bien de n’avoir peur de rien, reconnut Kebra. Bison les rejoignit d’un air enjoué et enroula une couverture autour des épaules de Kebra. — Les vieillards comme toi devraient toujours prendre garde au froid, dit Bison en allant prendre une coupe d’eau dans le lac. Il but à grand bruit. — Pourquoi a-t-il dit ça ? demanda Conalin. Il a l’air assez vieux pour être ton père. Kebra gloussa. — Bison ne sera jamais vieux. On regarde son crâne chauve et sa moustache blanche, et on voit un vieillard. Bison se regarde dans un miroir, et il y voit un jeune homme de vingt-cinq ans. C’est son don. — Je ne l’apprécie pas. — Je suis d’accord avec toi. Moi non plus, je ne l’apprécie pas beaucoup. En revanche je l’aime. Il n’y a aucune malveillance chez Bison, et il se tiendrait à tes côtés contre toutes les armées du monde. C’est rare, Conalin. Crois-moi. Le garçon n’était pas convaincu, mais il ne dit rien. Le reflet haché de la lune dansait sur le lac ; à l’ouest, l’eau luisait, rouge sang sous un soleil moribond. Conalin porta son regard sur l’archer aux cheveux d’argent. — Je ferai du cheval, demain ? lui demanda-t-il. Kebra sourit. — Bien sûr. Plus tu montes, meilleur tu deviens. — On se sent plus en sécurité, sur un cheval, dit Conalin en regardant au loin sur le lac. — Pourquoi, plus en sécurité ? — C’est si lent, un chariot. Quand ils nous rattraperont, on ne pourra pas leur échapper en chariot. — Peut-être qu’ils ne nous rattraperont pas, dit Kebra. — Tu crois ça ? — Non. Mais on peut toujours espérer. Conalin fut ravi que Kebra n’eut pas tenté de lui mentir. C’était un moment de partage qui donnait l’impression au garçon d’être son égal. — Qu’est-ce que tu vas faire, quand ils arriveront ? demanda Conalin. — Je me battrai. Nogusta et Bison aussi. C’est tout ce qu’on peutfaire. — Vous pourriez fuir sur vos chevaux, fit remarquer Conalin. Certains hommes le feraient, mais nous ne mangeons pas de ce pain-là. — Pourquoi ? demanda le garçon. C’était une question très simple. Pourtant, Kebra fut incapable d’y répondre tout de suite. Il y réfléchit quelque temps. — C’est dur à expliquer, Conalin. On commence par se demanderce qui fait vraiment un homme. Est-ce son don pour la chasse, pour cultiver, élever du bétail ? La réponse est « oui », en partie. Est-ce sa capacité à aimer sa famille ? En partie, la réponse est « oui » aussi. Mais il y a autre chose. Quelque chose de grandiose. Il me semble qu’il y a trois instincts qui nous motivent. Le premier, c’est l’instinct de conservation – la volonté de survivre. Le deuxième est tribal. Nous avons envie de trouver notre place, de faire partie d’un ensemble plus grand. Mais le troisième ? Le troisième, c’est celui qui compte, par-dessus tout. Ulmenetha vint silencieusement se mettre à côté d’eux et enleva ses chaussures. Elle s’assit et mit les pieds dans l’eau. — C’est quoi, le troisième ? demanda Conalin, agacé que leur discussion ait été interrompue. — C’est encore plus difficile à expliquer, dit Kebra, également troublé par l’arrivée de la prêtresse. Une lionne donnerait volontiers sa vie pour sauver ses petits. Elle est comme ça. Mais j’ai vu des femmes risquer leur vie pour l’enfant d’une autre. C’est ce troisième instinct qui nous pousse à mettre de côté les pensées de notre propre survie en faveur de la vie d’un autre, d’un principe ou d’une croyance. — Je ne comprends pas, dit Conalin. — Tu devrais demander à Nogusta. Il l’expliquerait mieux quemoi. Ulmenetha se tourna vers eux. — Tu n’as pas besoin qu’on te l’explique, Conalin, dit-elle doucement. Quand tu as sauvé Pharis, c’est ce troisième instinct qui a joué. Et aussi quand tu es resté dans la chambre, dans la maison de Kalizkan, et que tu as combattu le monstre. — Ce n’est pas la même chose. J’aime Pharis et Sufia. Mais je n’aime pas la reine. Je ne risquerais pas la mort pour la sauver. — Ce n’est pas d’elle dont on parle, dit Kebra. Pas de façon spécifique, en tout cas. Nous parlons de bien des choses : l’honneur, la dignité, la fierté… Il se tut. — Tu mourrais pour moi ? demanda subitement Conalin. — J’espère ne mourir pour personne, répondit Kebra, gêné. Il se releva vivement et retourna au campement. — Oui. Il mourrait pour toi, dit Ulmenetha. C’est un hommebon. — Je ne veux pas qu’on meure pour moi, lui dit le garçon. Je ne veux pas ! Chapitre 8 Nogusta et Dagorian étaient assis à côté du feu. Ils étudiaient les cartes que leur avait données Ulmenetha. Bison était étendu non loin, la tête posée sur son bras. — Quand est-ce qu’on mange ? grommela-t-il. Mon estomac a l’impression qu’on vient de me trancher la gorge. — Bientôt, promit Nogusta. Il se retourna vers Dagorian et étala une autre carte sur le sol, près du feu. C’était une carte de cuir gravé à l’eau-forte, tachée de blanc. Des couleurs y avaient autrefois figuré pour désigner les bois, les montagnes et les lacs. Mais elles étaient à présent passées et, par endroits, la gravure n’apparaissait plus. Quand bien même, l’échelle était bonne et les deux hommes parvinrent cependant à distinguer les symboles qui indiquaient l’emplacement des routes forestières et des passages de fleuves. — Je dirais qu’on n’est pas loin de cet endroit, finit par dire Nogusta en indiquant une lance gravée en haut à droite de la carte. Les limites de la forêt de Lisaia. D’après cette carte, il y a trois ponts. Deux questions se posent : sont-ils encore là et, si oui, quels auront été les effets des crues de printemps ? Dans les montagnes, j’ai déjà vu des ponts inondés à cette période de l’année. — Je vous devancerai et j’explorerai ces endroits demain, déclara Dagorian. (Le jeune homme porta son regard sur la carte.) Une fois que nous serons arrivés dans les hautes terres, nous serons obligés d’abandonner le chariot. Nogusta acquiesça. Le seul autre itinéraire traversait la ville fantôme de Lem, avant d’emprunter la route côtière. Cela rallongerait leur trajet de cent trente kilomètres. Au loin, un loup hurla. Son cri résonna de façon sinistre. Dagorian frissonna. Nogusta sourit. — Contrairement à la croyance populaire, les loups ne s’attaquent pas aux hommes, dit-il. — Je sais. Mais ça me glace les sangs quand même. — Je me suis fait mordre par un loup, une fois, intervint Bison. C’est mon cul qu’a pris. — C’est le loup qui est à plaindre, dit Nogusta. Bison gloussa. — C’était une louve ; j’imagine que je m’étais trop rapproché de ses petits. Elle m’a poursuivi sur un kilomètre. Tu te souviens ? C’était à Corteswain. C’est Kebra qui m’a recousu. J’ai eu de la fièvre pendant quatre jours. — Je me souviens, dit Nogusta. On avait tiré à la courte paille, et c’est Kebra qui a perdu. Il affirme que cette vision le hante encore à ce jour. — Ça m’a laissé une sale cicatrice, dit Bison. (Il pivota sur ses genoux et descendit ses jambières.) Regarde ça ! fit-il en agitant son arrière-train en direction de Dagorian. L’officier éclata de rire. — Tu as tout à fait raison, Bison. C’est une des choses les plus abominables que j’aie jamais vues. Bison remonta ses jambières et reboucla sa ceinture, un grand sourire aux lèvres. — Je raconte à toutes les filles de joie que c’est une blessure de guerre infligée par une lance ventriane. (Il se tourna vivement vers Kebra.) Bon, on mange ou on crève de faim ? brailla-t-il. Un peu plus loin derrière, adossée à un arbre, Axiana accepta la coupe d’eau que lui offrait Pharis. La jeune fille maigre aux cheveux noirs s’installa à côté de la reine. — Vous vous sentez mieux, maintenant ? demanda-t-elle. — J’ai faim, fit Axiana. Va me chercher quelque chose dans le chariot. Des fruits. Pharis fut ravie de s’exécuter. Cet ordre faisait d’elle une servante de la reine, ce qui était un rôle honorable, et elle était déterminée à s’en acquitter comme il se devait. Elle courut jusqu’au chariot et farfouilla dans les sacs de vivres. La petite Sufia était assise là, immobile, les yeux levés vers le ciel. — Qu’est-ce que tu regardes ? demanda Pharis. La petite fille prit une grande inspiration. — Va chercher Nogusta, fit-elle d’une voix froide et distante. — Il est en train de parler à l’officier. Je ferais mieux de ne pas le déranger. — Va le chercher tout de suite, fit Sufia. Pharis regarda durement la petite fille. — Qu’y a-t-il ? — Vas-y. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Pharis sentit les poils de ses bras se hérisser, et elle s’éloigna. — Nogusta ! héla-t-elle. Viens vite ! Le guerrier noir se précipita à côté du chariot, suivit de Dagorian et de Kebra. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il. Pharis se contenta de pointer la petite fille blonde du doigt. Elle était assise en tailleur en face d’eux, le visage serein ; ses yeux bleus luisaient. — Les loups arrivent, dit Sufia. Tirez vos épées ! Tout de suite ! Bien que sa voix fût celle d’une enfant, elle prononça ces parolesavec une grande autorité. Soudain, la reine poussa un hurlement. Un énorme loup gris sortit tranquillement des bosquets ; puis, un autre. Et un autre. L’un d’eux se jeta droit sur Bison, qui était assis à côté du feu. Le géant se cabra et, à l’instant où les crocs luisants fusaient vers sa gorge, il assena un coup de poing dévastateur sur la gueule du loup. L’animal fut projeté au loin, roula et attaqua de nouveau. Il bondit. Bison l’attrapa par la gorge, avant de le jeter sur la meute. Nogusta attrapa Pharis et la projeta dans le chariot ; puis il tira son épée en même temps qu’un loup se jetait sur lui. La lame darda ses reflets sous la lune et lacéra le cou de la bête. Kebra fut jeté au sol et un deuxième loup se rua sur lui. Un des chevaux hurla et s’effondra. Dagorian plongea sa lame dans le poitrail d’un énorme mâle gris et se retourna vers Axiana. Elle était assise près de l’arbre ; aucun loup ne l’approchait. Conalin et Ulmenetha pataugeaient dans le lac, et une des bêtes nageait dans leur direction. Un autre loup bondit. Dagorian fit un bond en arrière ; les crocs lui claquèrent au visage. Il plongea son épée dans le ventre de l’animal. À côté de lui, sur le sol, sa main gauche accrochée à la fourrure de la gorge d’un loup, Kebra planta encore et encore sa dague dans les flancs de la bête. Le loup s’effondra sur lui. À l’arrière du chariot, Sufia se redressa et leva les bras au-dessus de sa tête, avant de joindre lentement les mains. Elle psalmodiait. Des flammes bleues apparurent autour de ses doigts. Elle tendit brusquement le bras droit en avant, en direction du lac. Une boule de feu fusa de sa main et explosa sur le dos du loup qui nageait. L’animal se débattit ; le feu avait embrasé son pelage. Puis il s’éloigna. Elle baissa la main gauche et les flammes s’en furent lécher la terre à côté du chariot, explosant en un énorme éclair. La meute de loups se dispersa et battit rapidement en retraite dans la forêt. Dagorian sentit une douleur dans son bras. Il baissa les yeux et vit du sang couler d’une morsure sur son avant-bras gauche. Il ne se rappelait pas avoir été mordu. Bison le rejoignit. Il avait l’oreille, gauche ouverte, et du sang coulait sur son énorme cou. Cinq loups étaient morts dans l’enceinte du campement. Kebra poussa le corps du loup mort sur le côté et se releva à grand-peine. L’espace d’un instant, personne ne parla. — Les loups n’attaquent pas les gens, tu avais dit, fit remarquer Bison à Nogusta. Il porta la main à son oreille couverte de sang et jura. — C’est vrai – sauf si les Entukkus les y enjoignent, déclara Sufia. Ulmenetha et Conalin retournèrent sur la rive et s’approchèrent du chariot. Pharis était assise contre les sacs de vivres, genoux relevés. Elle fixait l’enfant d’un air apeuré. — Qui es-tu ? demanda Nogusta. Sufia s’assit et balança ses petites jambes au-dessus du hayon. — Je suis un ami, Nogusta. Tu peux en être sûr. Dans la ville, j’ai aidé Dagorian quand les démons l’attaquaient. Et j’ai sauvé Ulmenetha quand elle était assise sur le toit du palais et qu’elle a vu le monstre. Je suis Kalizkan le Sorcier. Tout le monde resta silencieux un moment. — Tu es le responsable de cette terreur, dit froidement Nogusta. — Certes. Mais ce fut involontaire, et personne n’en souffre plus que moi. Mais le temps manque pour les explications. Je ne pourrai pas rester longtemps dans l’enveloppe de cette enfant, car cela aurait des conséquences sur son esprit. Alors écoutez-moi. L’ennemi a mis en œuvre des forces contre vous, auxquelles vous n’avez encore jamais eu à faire face. On les appelle les Krayakins. Ce sont des guerriers suprêmes, mais ils ne sont pas immortels. Les lames peuvent les blesser, mais pas les tuer. Ils ne craignent que deux choses : le bois et l’eau. (L’enfant se tourna vers Kebra.) Si tu les touches au cœur ou à la tête, tes flèches peuvent les tuer. Tes compagnons devront se fabriquer des armes en bois – des pieux, des lances, ce qu’ils trouveront. — Combien sont-ils ? demanda Nogusta. — Ils sont dix, et ils seront sur vous avant que vous n’arriviez au fleuve. — Que peux-tu nous dire de plus ? — Pour le moment, rien. L’enfant doit revenir. Je vous aiderai quand ce sera possible. Mais la mort m’appelle et mon esprit faiblit. Je ne peux pas rester parmi les vivants plus longtemps. Mais faites-moi confiance, mes amis. Je reviendrai. Sufia cligna des yeux et se frotta les paupières. — Pourquoi est-ce que tout le monde me regarde ? demanda-t-elle, les larmes aux yeux. — On se demandait si tu avais faim, ma petite, répondit Kebra. Que veux-tu que je te prépare ? Bakilas, seigneur des Krayakins, tira sur les rênes de sa monture. Cinq hommes gisaient, morts, et les traces parallèles des roues du chariot disparaissaient dans la forêt. Bakilas mit pied à terre et examina le sol autour des cadavres. Il retira son heaume noir et plissa les yeux ; les rayons du soleil lui brûlaient la peau. Il examina rapidement les traces. Il remit son heaume, rejoignit son cheval et grimpa en selle. — Les soldats ont rattrapé le chariot à cet endroit. Ils y ont rencontré un cavalier seul. Ils lui ont parlé, et il y a eu combat. À cet instant, d’autres hommes sont arrivés de la forêt. L’échauffourée a été brève. Un des soldats s’est battu au corps-à-corps et s’est fait tuer proprement. — Comment sais-tu qu’ils ont commencé par discuter, mon frère ? demanda Pelicor, le plus jeune des Krayakins. — En plus de son armure et de son heaume noirs, un capuchon le protégeait du soleil. Bakilas se retourna sur sa selle. — Un des chevaux des soldats a uriné dans l’herbe. On voit encore la tache. Il était immobile, à ce moment-là. — Ça reste une conjecture, marmonna Pelicor. — Allons voir, alors, dit Bakilas. (Ils firent faire le tour des dépouilles à leurs chevaux, et Bakilas montra un des cadavres du doigt.) Lève-toi ! ordonna-t-il. Le corps de Vellian fut secoué d’un spasme et se leva lentement sur l’herbe. Les dix cavaliers se concentrèrent sur lui. Le corps frémit, et l’air scintilla autour de lui. Des images prirent forme dans les esprits des Krayakins ; des scènes tirées du cerveau pourrissant du soldat abattu. Ils virent le chariot et ses occupants par ses yeux, et observèrent le cheval du jeune officier s’approcher d’eux. La conversation qu’ils entendirent était hachée, et ils se concentrèrent plus. — Bonjour, je m’appelle Vellian, envoyé… Karios… palais. La ville… ramener l’ordre. Une armée… traîtres. Certes. À présent… sabre… fourreau et mettons… route. — Je ne pense pas, non… grave danger… plus en sécurité avec moi. Puis l’image se fractura, et le Krayakin vit s’imposer un autre souvenir, celui d’une jeune fille courant sur l’herbe. — La décomposition est trop avancée, dit Pelicor. Nous ne pouvons pas garder le contact. — Si, fit sévèrement Bakilas. Concentre-toi ! Une fois de plus, ils virent le jeune officier face aux soldats. Vellian avait pris la parole. — Ne soyez pas idiot, mon ami. Vous êtes peut-être aussi doué qu’Antikas avec votre sabre, mais vous ne pourrez pas nous battre tous les cinq. À quoi cela servirait-il alors de mourir, quand la cause est d’ores et déjà perdue ? — À quoi cela servirait-il alors de vivre sans une cause digne que l’on meure pour elle ? rétorqua l’officier. Les Krayakins regardèrent la scène en silence, virent l’officier attaquer, avant de se faire rejoindre par un cavalier noir et un archer aux cheveux argentés. Comme Bakilas l’avait déjà déclaré, le combat fut bref, et les Krayakins prirent la mesure des talents des vainqueurs. Le corps s’effondra sur l’herbe. — Le jeune homme est rapide et précis, fit Bakilas. Mais le Noir, lui, est un maître. De la célérité, de la subtilité et de la force, alliées à de la finesse et à de la férocité. Un adversaire digne de ce nom. — Digne ? demanda sèchement Pelicor. C’est un humain. Il n’y a aucun adversaire digne de ce nom parmi eux. Ils ne servent qu’à nous nourrir. Et il nous nourrira peu. — Tu es en colère, mon frère ? N’apprécies-tu pas d’être de retour dans la chair ? — Pas encore, répondit Pelicor. Où sont mes armées ? Où se trouve la gloire, sur cette misérable montagne ? — Elle n’est nulle part, reconnut Bakilas. Les jours de Glace et de Feu sont depuis longtemps derrière nous. Mais ils reviendront. Les volcans cracheront leurs cendres dans le ciel, et la glace refera surface. Tout redeviendra comme avant. Mais d’abord, nous devons apporter la mère et son enfant à Anharat. Sois patient, mon frère. Bakilas éperonna son cheval et se dirigea vers la forêt. À l’abri sous les arbres, les rayons du soleil étaient moins agressifs, et Bakilas retira de nouveau son heaume. Ses cheveux blancs flottèrent librement dans la brise légère, et ses yeux gris scrutèrent la piste. Pelicor n’était pas seul à désirer ardemment le retour des jours de Glace et de Feu. Lui aussi les attendait impatiemment. Marcher aux côtés des armées des Illohirs, disperser les humains, se repaître de leur terreur et sucer leurs âmes dans leurs crânes. Des jours grisants ! Jusqu’à ce qu’Emsharas les trahisse. Cela restait une douleur qui ne disparaîtrait jamais. Pourtant, même avec la trahison d’Emsharas, ils auraient pu – auraient dû – s’emparer des Quatre Vallées. Les Krayakins avaient dirigé la contre-attaque et avaient balayé leurs ennemis. Bakilas lui-même avait presque atteint l’étendard de guerre du roi humain, Darlic. Au-dessus de la bataille, Anharat et Emsharas avaient lutté sur le champ de l’Esprit et, juste au moment où Bakilas perçait le mur de lances qui entourait Darlic, Anharat était tombé. Le nuage de cendres noires qui protégeait les Illohirs des rudes rayons mortels du soleil avait été dissipé. Les corps des Illohirs se flétrirent par dizaines de milliers, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les Krayakins. Dix mille parmi les plus grands guerriers à avoir jamais arpenté la surface de la terre. Les humains s’étaient retournés contre eux avec une férocité renouvelée, et leurs épées tempêtes – enchantées par le traître Emsharas – avaient déchiré la chair des Krayakins. À la fin de la journée, il ne restait plus que deux cents Krayakins encore incarnés pour voir le champ de bataille. Ceux qui restaient étaient redevenus des Venteux. Ce fut la fin de la domination illohire sur la terre. Au cours des semaines qui suivirent, les Krayakins se firent harceler et traquer, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que dix survivants. Puis Emsharas avait invoqué le Grand Sort, et toutes les créatures restantes des Illohirs, les démons et les lutins, les nymphes des bois, les trolls et les guerriers, se firent bannir dans l’enfer gris de Nul Endroit. Existant sans substance, immortels informes, les Illohirs flottèrent dans une mer sans âme. Seuls les souvenirs perdurèrent, des souvenirs de conquête et de gloire, et du doux nectar de la terreur et de la pitance quelles prodiguaient. De toute leur existence, rien ne pouvait surpasser la joie que les Krayakins avaient connue. Bakilas lui-même avait autrefois adopté une forme humaine, et il avait pris part à tous les plaisirs connus de l’Homme. La nourriture et la boisson, les drogues et la débauche. Tout cela était pitoyable, comparé à la saveur des âmes. Un faible souvenir lui revint, et il revit Darela. Ce qu’il avait ressenti pour elle était effrayant. Ils s’étaient pris la main, s’étaient embrassés. Inaccoutumé à la fragilité humaine, Bakilas avait été entraîné par cette femme dans une relation qui lui faisait encore tourner la tête. Avec ce qui lui restait d’énergie, il était retourné dans les grottes des Illohirs et avait repris sa forme krayakine. Puis il était reparti dans le village et avait bu l’âme de Darela. Il avait cru que cela mettrait fin au sort qu’elle lui avait jeté. Mais il avait eu tort. Le souvenir de leurs jours ensemble revenait le hanter, encore et encore. Les Krayakins chevauchèrent en silence pendant plusieurs heures. Le vent charriait une forte odeur de mort ; ils descendirent une courte pente et débouchèrent sur les rives d’un lac scintillant. Bakilas resta à l’ombre des arbres et se dirigea vers le campement. Il y avait cinq loups sur le sol, et un sixième au bord de l’eau. Bakilas mit pied à terre et remonta son capuchon. Puis il sortit au soleil. Cela lui piqua la peau, mais il ignora la gêne. Au centre du campement, l’herbe était brûlée sur un cercle d’environ un mètre cinquante de diamètre. Il retira son gantelet noir, tendit la main et en toucha la terre. Il retira brusquement sa main. Il remit son gantelet et retourna à l’ombre. — De la magie, fit-il. Quelqu’un a usé de magie. Les Krayakins attachèrent leurs montures et s’assirent en cercle. — Anharat n’a pas parlé de magie, dit Mandrak, qui, à juste un mètre quatre-vingts, était le plus petit d’entre eux. Il a seulement parlé de trois vieillards. — Quelle était la puissance de cette magie ? demanda Drasko, qui, après Bakilas, était l’aîné du groupe. — De l’ordre de quatre, répondit-il. Les loups devaient être possédés par les Entukkus, et le magicien s’est servi de la lumière de halignat. Seul un maître peut invoquer un tel pouvoir. — Pourquoi dis-tu que les loups devaient être possédés ? demanda Pelicor. L’agacement commença à gagner Bakilas. — L’étude n’a jamais été un de tes points forts, mon frère. S’il ne s’était agi que de loups ordinaires, une lumière vive aurait suffi à les disperser. Halignat – la Lumière Sacrée – ne s’utilise que contre les Illohirs. Elle a dû renvoyer les Entukkus dans la ville – et peut-être plus loin. Ceux qui étaient le plus près de l’éclair en sont peut-être même morts. — S’il y a un magicien aussi puissant dans les environs, pourquoi n’avons-nous pas senti sa présence avant ? demanda Drasko. — Je ne sais pas. Il se sert peut-être d’un sort de dissimulation qui nous est inconnu. Quoi qu’il en soit, nous devons agir avec plus de prudence. — La prudence, c’est pour les lâches, dit Pelicor. Je n’ai pas peur de ce magicien, qui qu’il soit. Ses sorts peuvent peut-être vaincre les Entukkus, mais ce ne sont guère plus que des asticots de l’esprit. Quels sorts pourrait-il lancer sur les Krayakins ? — Nous l’ignorons, répondit Bakilas en s’efforçant de rester patient. C’est ça, le problème. Bakilas rejoignit son cheval d’un air décidé et grimpa en selle. Mandrak chevaucha à ses côtés et ils prirent la route qu’avait empruntée le chariot. — Il a toujours été impatient, dit Mandrak. — Ce n’est pas son impatience qui me dérange, c’est sa stupidité. En plus, c’est un glouton. J’ai toujours abhorré les gloutons. — Sa faim est légendaire, reconnut Mandrak. Bakilas ne répondit pas. Ils étaient parvenus à la lisière de la forêt, et le soleil lui brûlait le visage. Il mit son heaume et fit avancer sa monture. La luminosité lui blessa les yeux, et il eut envie que la nuit tombe, de la fraîcheur de la brise, de la beauté froide et sombre d’un ciel rempli d’étoiles. Leurs montures étaient fatiguées quand ils arrivèrent au pied d’une grande colline. Bakilas examina la piste. Les fugitifs s’étaient arrêtés ici pour changer de chevaux, et les occupants du chariot avaient gravi le flanc de la colline. Deux femmes et un enfant. Il poursuivit sa route. Une des femmes avait pris l’enfant pour le porter. Une grosse femme, dont les empreintes étaient plus profondes que les autres. Il fit progresser sa monture sur la colline et en franchit le sommet ; il vit les traces disparaître dans un autre bois. Il fut heureux de voir qu’ils allaient retourner à l’ombre. Savaient-ils qu’ils étaient suivis ? Bien sûr que oui. Personne ne pouvait espérer faire disparaître une reine sans se faire pourchasser. Savaient-ils que c’étaient des Krayakins qui étaient à leurs trousses ? Pourquoi pas, puisqu’il y avait un magicien parmi eux. Bakilas réfléchit intensément à ce magicien. L’argument de Drasko avait été pertinent. Pourquoi étaient-ils incapables de sentir la présence de sa magie ? L’atmosphère aurait dû en être infestée. Bakilas ferma les yeux et se concentra sur tous ses autres sens. Rien. Il ne détecta aucune trace de sorcellerie. Même un sort de dissimulation aurait laissé une trace résiduelle dans l’atmosphère. C’était inquiétant. Anharat avait toujours été arrogant. C’était cette arrogance qui avait précipité la chute des Illohirs lors de la bataille des Quatre Vallées. Qu’avait-il dit ? Que l’ennemi était tombé si bas qu’il ne pouvait plus compter que sur trois vieillards. On pouvait voir ça autrement. L’ennemi était si puissant qu’il n’avait besoin que de trois vieillards. Il pensa au guerrier noir. Un tel homme n’était pas fait pour battre en retraite. Quelque part sur ce chemin, il essaierait d’attaquer ses poursuivants. C’était sa nature. Ils s’approchèrent précautionneusement des arbres, épées tirées, puis ils pénétrèrent dans le bois. Personne ne les attaqua. Ils suivirent les traces du chariot une heure de plus. Elles étaient plus récentes, à présent ; l’empreinte des roues était nette et précise. Bakilas tira sur ses rênes. Les traces du chariot quittaient la piste et disparaissaient vers les arbres. D’épais fourrés s’étendaient au-delà, et le chariot avait écrasé des buissons et des jeunes pousses. Pourquoi avaient-ils emprunté un chemin aussi difficile ? Bakilas retira son heaume et huma l’air. Mandrak vint se placer à côté de son chef. — Tu sens ça ? demanda-t-il. Bakilas acquiesça. Il était impossible aux humains de surprendre les Krayakins, car leurs glandes sécrétaient de nombreuses odeurs ; elles suintaient de leurs pores par l’écœurante sueur dans laquelle ils baignaient. Parmi eux, Mandrak était celui qui avait l’odorat le plus délicat. Bakilas tira sur ses rênes et scruta la ligne des arbres et les fourrés au-delà, prenant bien soin de ne pas regarder deux fois aux endroits où il avait déjà repéré des cachettes. — Trois hommes sont cachés ici, déclara Mandrak. — J’en ai identifié deux, murmura Bakilas. — Il y en a un derrière le gros chêne qui surplombe l’éminence, et un autre est accroupi derrière un buisson, juste en dessous. L’autre est un peu plus loin. Oui… avec les chevaux. — Pourquoi nous arrêtons-nous ? demanda Pelicor. — Retire ton heaume et tu sauras, lui répondit Makilas à voixbasse. Pelicor s’exécuta. Comme ses frères, il avait les cheveux blancs, mais son visage était large et plat, avec de petits yeux rapprochés. Ses narines frémirent, et il sourit. — Laissez-moi les prendre, mes frères. J’ai faim. — Il serait peut-être plus sage de les encercler, proposa Mandrak. Leur couper toute retraite. — Ils sont trois ! fit sèchement Pelicor. Pas trente. Comment pourraient-ils nous échapper ? Allons, mettons un terme à cette lamentable mission. — Tu veux t’occuper d’eux seul, Pelicor ? demanda Bakilas. — Oui. — Alors charge-t’en, si tu veux. Nous attendrons ta victoire. Pelicor remit son heaume, tira son épée longue et planta ses éperons dans les flancs de son cheval. L’animal se cabra et galopa en direction des arbres. Juste au-delà de la piste, le guerrier noir sortit de derrière un arbre. Pelicor le vit et tira sur ses rênes. Le guerrier tenait un fin couteau par la lame. — Tu crois pouvoir me blesser avec ça ? ! hurla Pelicor en donnant aussitôt un coup d’éperons. Le guerrier balança le bras en arrière et le couteau fusa, loupant le cavalier qui chargeait. La lame se ficha dans un petit morceau de bois, à côté de la piste, et trancha une longueur de ficelle tendue. Un arbrisseau, courbé comme un arc, se redressa brusquement. Les trois pieux acérés qui y étaient attachés se plantèrent violemment dans la poitrine de Pelicor. Ils pénétrèrent son armure, lui brisèrent les côtes et lui transpercèrent les poumons. Le cheval poursuivit sa course. Le corps agité de spasmes du guerrier krayakin resta suspendu dans les airs. Bakilas entendit un bruissement. Il releva vivement le bras et le trait traversa son gantelet. La tête de la flèche transperça le membre, s’enfonça dans les chairs pâles de son visage et lui trancha la langue. Le bois du trait le brûla comme de l’acide. Il essaya d’abord de sortir la flèche de sa joue, mais les barbelures se coincèrent dans le muscle. Il grogna, fit passer le trait dans son autre joue, brisa la tête et dégagea la flèche de son visage et de sa main. Les blessures commencèrent instantanément à se refermer. Mais, là où le bois l’avait atteint, la douleur perdura quelque temps. — Ils ont fui, dit Mandrak. On les pourchasse ? — Pas dans les bois. Il y aura d’autres pièges. On les attrapera sur la route… très bientôt. Bakilas se rendit là où Pelicor était accroché-au pieu. Il avait les yeux ouverts, le corps secoué de spasmes. — Aidez-moi, geignait-il. — Ton corps est en train de mourir, Pelicor, déclara froidement Bakilas. Et bientôt tu seras redevenu un Venteux. Nous sentons ta peur. Elle est des plus exquises. Drasko, Mandrak et moi-même nous sommes nourris très récemment. Par conséquent, nos autres frères se repaîtront de ce qui reste de ton enveloppe. — Non… je… peux… récupérer. Bakilas frémit de plaisir en sentant la peur monter dans le guerrier empalé. Comme les autres, Pelicor avait enduré des milliers d’années dans le tourment qu’était le Nul Endroit. L’idée d’y retourner le remplissait d’horreur. — Qui aurait pu penser que tu pourrais éprouver une telle terreur, Pelicor. Elle confine à l’artistique, dit Bakilas. Bakilas recula, et les six Krayakins restants s’avancèrent, daguestirées. Dagorian s’avança sur le vieux pont, éprouvant chacun de ses pas. Sous ses pieds, les vieilles planches faisaient trois mètres de long, quarante-cinq centimètres de large et cinq centimètres d’épaisseur. Elles craquèrent sinistrement à mesure qu’il progressait. Large de moins de trois mètres cinquante, le pont enjambait un gouffre d’un peu plus de trente mètres. En dessous, les eaux gonflées du fleuve s’abattaient sur les montagnes et submergeaient de gros rochers, pour finir en chute à quelque trois kilomètres en aval. S’il tombait, il se ferait emporter et mourrait. Aucun homme ne pouvait braver un tel courant. Les planches étaient clouées à d’énormes traverses disposées tous les trois mètres ; il y avait de gros écarts entre elles. Dagorian progressait au-dessus du fleuve. Il suait à grosses gouttes. Depuis l’attaque des loups, il avait eu de plus en plus peur, et ses craintes lui rongeaient l’esprit. Le doute s’était insinué en lui, et avec lui une féroce envie de vivre. De se libérer de ses devoirs. Il n’y avait plus que son sens de l’honneur pour lui faire poursuivre cette quête perdue d’avance, et même cette valeur s’estompait. Tu aurais dû rester au temple, se dit-il en avançant prudemment sur les planches pourries. Nogusta lui avait dit de faire passer le chariot, si cela était possible. Il se retourna et regarda les autres qui attendaient. Ils avaient tous les yeux rivés sur lui, même la reine. Précautionneusement, il gagna la sécurité de la rive opposée. Il n’y avait encore aucun moyen d’être sûr que le pont supporterait le poids du chariot. Il retourna prestement là où les autres attendaient. Il leur dit de marcher prudemment et de se tenir à la rambarde renforcée de pierre. Ulmenetha prit Axiana par le bras et la fit avancer sur le pont. Pharis suivit avec Sufia. Conalin resta avec le chariot. — Passe de l’autre côté, mon garçon, ordonna Dagorian. — Je peux le conduire, insista Conalin. — Je ne doute pas de tes compétences. Je ne veux tout simplement pas te voir mourir. (Le garçon fut sur le point de discuter, mais Dagorian secoua la tête.) Je sais que tu as du courage, Conalin, et je respecte ça. Mais si tu veux m’aider, fais donc traverser les chevaux de rechange. Je te suivrai quand tu seras en sécurité de l’autre côté. Conalin descendit et se mit derrière le chariot. Dagorian prit sa place, s’empara des rênes et attendit. Le garçon passa devant lui. — Parle-leur, pendant que tu marches, conseilla Dagorian. Le bruit de l’eau va les effrayer. Le garçon était à mi-chemin quand une des planches bougea. Un des chevaux se cabra, mais Conalin se rapprocha de lui et caressa son long cou. Dagorian l’observa d’un air admiratif. Conalin poursuivit son chemin. Arrivé de l’autre côté, il se retourna et fit un signe de la main. Dagorian donna un petit coup sur les rênes et l’attelage s’engagea sur le pont. Les chevaux étaient nerveux et, d’une voix basse et égale, Dagorian les encouragea. Sous le chariot, les planches gémirent. Une d’entre elles se fendit, mais ne céda pas. Ils parvinrent au milieu du pont ; Dagorian transpirait. Au-dessous, l’eau faisait un vacarme de tous les diables. Un des chevaux glissa, mais réussit à retrouver l’équilibre. Soudain, une planche céda, et le chariot fit une embardée. L’espace d’un sinistre battement de cœur, Dagorian crut qu’il allait basculer dans le fleuve. Pendant quelques instants, il resta assis là, immobile. Son cœur battait la chamade. Puis il descendit prudemment du chariot. La roue arrière gauche était à moitié passée à travers les planches, et n’était plus soutenue que par la tête de son axe. Dagorian jura dans sa barbe. Il mit les deux mains sous le hayon et s’efforça de le soulever pour le dégager. Il ne bougea pas d’un poil. — Ils arrivent ! hurla Conalin. Dagorian se retourna et vit Nogusta, Kebra et Bison. Ils étaient au galop sur leurs chevaux, chevauchant dur et vite. Nogusta fut le premier à atteindre le pont et tira sur ses rênes. Puis il sauta à terre et lit avancer son énorme hongre noir sur les planches. Kebra et Bison lui emboîtèrent le pas. Ils n’avaient pas la place de passer. Bison lança ses rênes à Kebra et se dirigea à grandes enjambées aux côtés de Dagorian, derrière le chariot. — Retourne sur le siège du cocher, dit le géant, et donne-leur un coup de fouet quand je te le dirai. — Ça ne bougera pas, dit Dagorian. — Des cavaliers ! hurla Conalin. Les guerriers krayakins atteignirent le sommet de la pente et, épées tirées, se dirigèrent vers le pont. Dagorian remonta tant bien que mal sur le chariot. Bison attrapa la roue. — Maintenant ! cria-t-il. Le géant tira de toutes ses forces, et le chariot se souleva. Au même moment, Dagorian donna un coup de fouet sur le dos de l’attelage. Le chariot s’élança vers l’avant. Bison fut jeté à terre, mais parvint à éviter la roue ferrée. Dagorian redonna un coup de fouet, et le chariot gagna de la vitesse, Nogusta et Kebra à sa suite. La petite Sufia grimpa dans le chariot au moment où il atteignait la rive. D’une voix haut perchée, elle psalmodia dans une langue inconnue. Les Krayakins étaient arrivés au pont, et deux d’entre eux s’y engagèrent. Une boule de feu fusa de la main de Sufia et explosa sur le pont. Une colonne de feu s’éleva et les planches commencèrent à brûler. Un des Krayakins fit reculer son cheval et se mit à l’abri, mais le deuxième éperonna son cheval et s’engouffra dans la fournaise. Bison se jeta sur le cheval qui chargeait. Il agita les bras en hurlant à pleine tête. L’animal se cabra. Bison se projeta en avant et esquiva les sabots. Il releva violemment les bras, s’agrippa au poitrail du cheval et poussa de toutes ses forces. Le cheval bascula et catapulta son cavalier dans les flammes. Les planches cédèrent. Cheval et cavalier s’écrasèrent dans le fleuve bouillonnant. Des doigts de feu balayèrent les planches. Les jambières de Bison s’enflammèrent. Le géant fit volte-face et courut, pris de panique, jusqu’à la rive. Nogusta et Kebra lui sautèrent dessus et le jetèrent à terre. Ils essayèrent d’étouffer les flammes sur ses habits, mais en vain. Puis, Sufia s’avança et tendit la main. Le feu bondit de Bison aux doigts impatients de l’enfant, où il disparut. Bison déchira ses jambières. Il avait une vilaine brûlure sur la cuisse gauche. Sufia se rendit à ses côtés et se mit à genoux. Elle tendit sa petite main. Bison cilla quand ses doigts touchèrent la peau de sa cuisse recouverte d’ampoules. Puis, comme si une brise fraîche soufflait sur sa brûlure, toute douleur s’évanouit. Elle retira sa main. La brûlure avait disparu. — Il me reste si peu de magie, déclara la voix de Kalizkan. (Le corps de l’enfant s’effondra sur Bison, et sa tête blonde vint reposer sur sa poitrine.) Laissons-la dormir, dit Kalizkan. Bison souleva doucement l’enfant endormie et la porta sur le chariot, où il l’allongea et la recouvrit d’une couverture. Ulmenetha s’approcha de l’énorme guerrier. — C’était courageux, dit-elle, de charger un chevalier monté. Je dois admettre que tu m’as surprise. Bison se retourna vers elle et la gratifia d’un large sourire édenté. — Si tu veux me remercier dans les règles, on peut s’enfoncer dans les fourrés. — En revanche, ça, c’est une réaction qui ne me surprend pas, fit-elle. Elle posa un regard profondément méprisant sur ses jambes nues et ajouta : — Et va te trouver des jambières propres. Il y a des femmes, ici. — C’est généralement dans ces moments-là que j’en ai besoin, dit-il, toujours souriant. La prêtresse se détourna et rejoignit Axiana et Pharis qui s’étaient assises. Du haut du chariot, Conalin sourit au vieil homme. — Les femmes, fit Bison. Qui les comprend ? Conalin haussa les épaules. — Pas moi, reconnut-il. Mais j’en sais assez pour comprendre qu’elle ne t’apprécie pas. — Tu crois ? demanda Bison, réellement surpris. Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Conalin éclata de rire. — Je me trompe peut-être. — Peut-être bien, convint Bison. Une fumée noire montait du pont incendié. Nogusta chevaucha sur la rive et regarda de l’autre côté du fleuve, là où les huit guerriers krayakins restants attendaient. Dagorian le rejoignit. — Il y a d’autres ponts, dit-il. Mais nous avons gagné un peu de temps. Les Krayakins se séparèrent en deux groupes. Quatre guerriers chevauchèrent à l’ouest et les quatre autres, à l’est. — On a eu plus de chance qu’on en méritait, dit doucement Nogusta. — Qu’est-il arrivé, dans la forêt ? — On en a tué un.Mais seulement parce que leur chef voulait qu’il meure. Ce sont des ennemis mortels, Dagorian. Plus terribles que tous ceux que j’ai combattus. — Et pourtant, deux d’entre eux sont morts, et nous n’avons subi aucune perte. — Pas encore, murmura Nogusta. Soudain, Dagorian frissonna. Il regarda le guerrier noir. — Qu’est-ce que tu as vu, avec ton fameux Troisième Œil ? — Tu ne veux pas savoir. L’esprit d’Ulmenetha s’éleva au-dessus du campement et flotta dans la nuit. La lune était lumineuse, le ciel dégagé au-dessus des montagnes. De là, elle vit Nogusta, assis seul à flanc de colline. Non loin, Kebra discutait avec Conalin. Axiana, Pharis et Sufia dormaient dans le chariot. Bison était assis seul à côté du feu et terminait ce qui restait du ragoût préparé par Kebra. Il y avait de la liberté dans cette solitude astrale, et Ulmenetha s’en délectait. Il n’y avait pas de démons au-dessus de la forêt, pas d’Entukkus aux griffes acérées. Elle osa prendre de l’altitude, et la forêt éclairée par la lune rapetissa. Ulmenetha vola au nord, au-dessus du pont en ruine, à la recherche des Krayakins. Une forme scintillante se matérialisa dans les airs à ses côtés. Cette fois-ci, elle vit un visage. C’était celui d’un jeune homme, beau et à la chevelure dorée. — Il n’est pas sage de voyager loin, dit-il. Les Krayakins vont te repérer, et ils pourront invoquer les Entukkus pour qu’ils vous attaquent. — Il faut que je sache quelle distance les sépare de nous, dit Ulmenetha. — Le groupe qui se dirige vers l’est va perdre deux jours. Ceux qui vont à l’ouest traverseront le fleuve à Lercis, à soixante-cinq kilomètres d’ici. Ils ne vous rattraperont pas d’ici demain. — Qu’est-ce qui nous arrive, Kalizkan ? Qu’est-ce que vous avezfait ? — L’endroit n’est pas sûr, ma dame. Réintégrez votre corps et dormez. Nous parlerons lorsque nous serons à l’abri. La silhouette disparut. Ulmenetha retourna au campement et le survola quelque temps, profitant d’un dernier goût de liberté. De retour dans son corps, elle s’installa et se mit sous une couverture. Elle s’endormit facilement, car elle était très fatiguée. Une odeur de chèvrefeuille lui monta aux narines, et elle ouvrit les yeux. Elle vit un petit jardin. Une arche en treillis se trouvait non loin, et un chèvrefeuille rouge et crème s’y accrochait. Il y avait des parterres de fleurs recouverts de plantes estivales, resplendissantes de couleurs dans les rayons du soleil. Ulmenetha regarda autour d’elle et vit une petite chaumière. Elle la reconnut tout de suite. C’était la maison de sa grand-mère. La porte s’ouvrit, et un homme de grande taille en sortit. Il avait les cheveux et la barbe grises et était vêtu d’une longue robe de satin argenté. Kalizkan s’inclina. — Àprésent, nous pouvons parler, dit-il. — Je vous préférais en jeune homme aux cheveux dorés, dit Ulmenetha. Kalizkan gloussa. — Je dois vous avouer, ma dame, qu’il s’agissait d’un leurre. Je n’ai jamais eu les cheveux dorés, et je n’ai jamais été aussi attirant… sauf sous ma forme spirituelle. Avez-vous déjà été telle que vous êtes en ce moment, mince et innocente ? — Àvrai dire, oui. Mais cela fait bien longtemps. — Pas ici, dit Kalizkan. — Non, pas ici, convint-elle avec nostalgie. — Alors, que voulez-vous que je vous raconte ? — Tout. Kalizkan la mena sur un banc de bois ; ils s’assirent à l’ombre de l’arche au chèvrefeuille. — J’étais moribond, déclara-t-il. Le cancer me rongeait. Pendant plus de dix ans, je me suis servi de ma magie pour le repousser mais, en vieillissant, mes pouvoirs ont commencé à régresser. J’étais effrayé. Tout simplement. J’ai étudié de nombreux grimoires antiques, à la recherche de sorts pour prolonger mon existence, mais j’ai toujours évité la magie sanguine. Finalement, j’y ai cédé. J’ai sacrifié un vieillard. Je me suis dit qu’il était de toute façon mourant – et c’était vrai –, et que je ne lui volais que quelques jours de vie. Il s’est porté volontaire, car je lui avais offert de verser une pension à sa veuve. (Kalizkan se fit silencieux, puis reprit :) Cet acte était mauvais, même si j’ai essayé de me persuader du contraire. Je pensais à tout le bien que je pourrais faire si je vivais. Je considérais qu’un petit mal était acceptable, dès lors qu’il débouchait sur un plus grand bien. (Il sourit d’un air contrit.) Tel est le chemin de la perdition. J’ai invoqué un Seigneur Démoniaque et j’ai cherché à le contrôler, lui ordonnant de me soigner. Au lieu de cela, il m’a possédé. Avec mes dernières forces, j’ai libéré mon esprit. Depuis ce jour, j’ai vu tout le bien que j’avais fait être rongé et souillé par les actes maléfiques qu’il a commis en se servant de mon enveloppe. Tous mes enfants ont été sacrifiés. Et à présent, des milliers de gens sont morts, et la ville d’Usa est dans le tourment. » Il n’y a pas grand-chose que je puisse faire pour arranger la situation. Mes pouvoirs sont limités – oui, et ils diminuent. La mort m’appelle et je ne serai pas là pour voir la fin. » En revanche, je peux vous enseigner des choses, Ulmenetha. Je peux vous apprendre la magie de ce domaine. Je vous montrerai comment utiliser le halignat – le feu sacré. Je vous montrerai comment soigner les blessures légères. — Je n’ai jamais été douée pour ce genre de talents, dit-elle. — Eh bien, maintenant, il vous faut apprendre, lui dit-il. Je ne peux plus me servir de l’enfant. Elle est sous-alimentée, et son cœur est faible. Il a manqué défaillir quand j’ai incendié le pont. Je ne veux pas avoir une autre vie innocente sur la conscience. — Je ne peux pas, dit Ulmenetha. Je ne peux pas tout apprendre en une journée ! — L’endroit où nous nous trouvons n’est pas gouverné par le temps, Ulmenetha. Nous flottons au cœur de l’éternité. Faites-moi confiance. Ce que vous emporterez avec vous sera vital pour la sécurité de l’enfant et l’avenir du monde. — Je ne veux pas d’une telle responsabilité. Je ne suis pas… assezforte. — Vous êtes plus forte que vous ne le croyez ! dit-il avec conviction. Et il vous faudra l’être encore plus. Àprésent irritée, Ulmenetha se leva du banc. — Amenez Nogusta ici. Apprenez-lui ! C’est un guerrier. Il sait se battre ! Il hocha la tête. — Oui, c’est un guerrier. Mais ce n’est pas de quelqu’un qui sait tuer dont j’ai besoin. J’ai besoin de quelqu’un qui sait aimer. L’air nocturne était froid, mais Conalin, une couverture sur les épaules, était assis, tranquillement satisfait, à côté de Kebra. L’archer ne parlait pas, et cela suffisait à Conalin. Ils étaient ensemble, en silence. Des compagnons. Conalin jeta un œil au profil de Kebra et vit le clair de lune se refléter dans la chevelure blanche du vieil homme. — À quoi tu penses ? demanda le garçon. — Je me souvenais de mon père. — Je ne voulais pas te déranger. — Je suis heureux que tu l’aies fait. Ce n’étaient pas des souvenirs agréables. (Il se retourna vers le garçon.) Tu as l’air d’avoir froid. Tu devrais t’asseoir à côté du feu. — Je n’ai pas froid. (Les plaies ouvertes qu’il avait au bras et dans le dos le préoccupaient ; il remonta sa manche et se gratta les croûtes.) Qu’est-ce que tu feras, si on arrive à Drenan ? — Je tenterai le fermage. Je possède cent acres dans les montagnes, près de la plaine Sentriane. J’y ferai construire une maison. Enfin, peut-être, conclut-il sans conviction. — C’est ça, que tu veux vraiment ? Kebra lui sourit d’un air contrit. — Peut-être pas. C’est un rêve. Mon dernier rêve. Les Ventrians ont une bénédiction qui dit : Que tous tes rêves – sauf un – se réalisent. — En quoi c’est une bénédiction ? Un homme ne serait-il pas plus heureux si tous ses rêves se réalisaient ? — Non, répondit Kebra en hochant la tête. Ce serait affreux. Que resterait-il à vivre ? Nos rêves sont ce qui nous pousse vers l’avant. Nous voyageons de rêve en rêve. En ce moment, ton rêve, c’est d’épouser Pharis. Si ce rêve se réalise, et que vous êtes heureux, tu voudras des enfants. Alors, tu auras des rêves pour eux, aussi. Un homme sans rêves est un homme mort. Il pourra marcher, parler, mais il sera vide et stérile. — Et il ne te reste plus qu’un rêve ? Qu’est-il arrivé à tous les autres ? — Tu poses des questions difficiles, mon ami. Kebra se tut. Conalin respecta son silence. Il sentait une grande chaleur à l’intérieur de lui, qui submergeait le froid de la nuit. Mon ami. Kebra l’avait appelé : mon ami. Le garçon leva les yeux sur les montagnes et regarda les étoiles qui scintillaient autour de la lune. C’était harmonieux, ici. Un grand vide pénétrait l’âme d’une silencieuse musique. La ville n’avait jamais offert une telle harmonie, et la vie de Conalin avait été une lutte sans fin pour survivre au milieu de la cruauté et de la misère. Il avait appris très tôt que personne n’agissait sans être animé de motivations égoïstes. Tout avait un prix. Et, le plus souvent, Conalin ne pouvait se permettre de payer une telle somme. Nogusta se dirigea dans leur direction d’un pas détendu. Conalin sentit son irritation monter. Il ne voulait pas que la magie de cet instant soit brisée. Mais, heureusement, le guerrier noir passa en silence devant eux et poursuivit en direction du campement. — C’est ton meilleur ami ? demanda Conalin. — Meilleur ami ? Je ne sais pas ce que ça signifie, lui répondit Kebra. — Tu l’aimes plus que Bison ? — Ça, c’est plus facile, fit Kebra en souriant. Après tout, personne n’aime Bison. Mais non, ce n’est pas un ami que j’aime plus. (Il se pencha et arracha deux brins d’herbe.) Lequel de ces brins est le meilleur ? demanda-t-il à Conalin. — Aucun des deux. Ce n’est que de l’herbe. — Exactement. — Je ne comprends pas. — Moi non plus, je ne comprenais pas, quand j’étais jeune. À cette époque, je pensais que tous ceux qui me souriaient étaient mes amis. Que tous ceux qui me donnaient à manger étaient mes amis. Ce mot ne signifiait vraiment pas grand-chose. Mais la vraie amitié est plus rare qu’un corbeau blanc, et elle a plus de valeur qu’une montagne d’or. Et, une fois que tu l’as trouvée, tu te rends compte qu’il n’y a aucun moyen de la mesurer. — Qu’a-t-il fait pour devenir ton ami ? Il t’a sauvé la vie ? — Plusieurs fois. Mais je ne peux pas répondre à cette question. Vraiment. Pas plus que lui ne le pourrait, je crois. Et maintenant, mes vieux os ont besoin de sommeil. Je te verrai demain matin. Kebra se leva et s’étira le dos. Conalin l’imita et ils retournèrent au campement. Bison dormait près du feu ; il ronflait fort. Kebra le poussa du bout du pied. Bison grogna et se retourna. Conalin mit des brindilles dans le feu mourant et s’assit. Il regarda danser les flammes, en même temps que Kebra s’installait à côté de Bison. L’archer tira la couverture sur sa frêle carcasse et se redressa sur un coude. — Tu es un garçon intelligent, Conalin, dit-il. Tu pourras devenir ce que tu veux, si tes rêves sont assez grandioses. Pendant un moment, Conalin resta assis tranquillement près du feu. Dagorian sortit des fourrés et se dirigea d’un pas lent vers le chariot. Le jeune officier avait l’air fatigué, et ses mouvements étaient las. Conalin le regarda prendre une pomme tirée d’un sac de vivres et mordre dedans. Dagorian n’avait apparemment pas vu le garçon et il se rendit près du feu, observant une pause pour regarder la forme endormie d’Axiana. Pharis était allongée à ses côtés, la petite Sufia blottie contre elle. Dagorian resta immobile un instant, avant de soupirer et de rejoindre Conalin à côté du feu mourant. Bison se remit à ronfler. Conalin se leva et poussa le géant du bout du pied, exactement comme l’avait fait Kebra. Obligeant, Bison se retourna de nouveau, et les ronflements cessèrent. — Bien joué, fit Dagorian en rendant la main pour mettre ce qui restait de combustible dans le feu. Conalin ne répondit pas. Il se leva, quitta sa couverture et s’éloigna lentement vers les arbres ; il ramassa quelques brindilles sèches. Il n’était pas fatigué, car il avait la tête pleine de questions ; le seul homme qui eût pu y répondre était en train de dormir. Il fit plusieurs allers-retours jusqu’au feu et fut heureux de voir Dagorian enfoncé dans ses couvertures. Conalin se rendit au cours d’eau tout proche et but. Puis il s’éloigna du camp et partit se promener dans les bois éclairés par la lune. La brise nocturne bruissait dans les feuilles, mais il n’y avait pas d’autres bruits. Les événements dramatiques de la journée paraissaient lointains, à présent – incidents d’une autre vie. Puis, il se remémora le gros gaillard qui avait couru sur le chevalier monté et le revit se mettre sous son cheval et projeter son ennemi dans les flammes. Il savait ce qu’Ulmenetha avait voulu dire lorsqu’elle avait affirmé qu’il l’avait surprise. Conalin ne s’était pas attendu à une telle démonstration de courage de la part de ce vieillard obscène. Pourtant, cela n’avait pas étonné les autres. Conalin poursuivit sa promenade, indifférent à ce qui l’entourait. L’air nocturne était plein d’arômes nouveaux, frais, vifs et totalement différents de la puanteur moisie de la ville. Il arriva à une trouée dans les arbres et vit une prairie éclairée par la lune. Des lapins étaient en train de manger de l’herbe, et il s’arrêta pour les regarder. Il paraissait étrange de voir ces créatures si pleines de vie. La seule et dernière fois qu’il en avait vu, ils pendaient par les pattes arrière sur la place d’un marché. Ici, comme lui, ils étaient libres. Une ombre survola la prairie, et un grand oiseau s’abattit sur les lapins. Ils se dispersèrent, mais les serres du volatile lacérèrent le dos d’un de leurs congénères et le renversèrent. Avant qu’il puisse se relever, l’oiseau fut sur lui, s’en empara fermement, et son bec incurvé extirpa la vie hors de sa proie. Conalin regarda le faucon se nourrir. — Voilà qui est inhabituel, fit une voix. Conalin sursauta comme un renne et se retourna brusquement, les poings levés. Nogusta se tenait à côté de lui. Le cœur du garçon battait la chamade. Il n’avait pas entendu le Noir approcher. Nogusta ne parut pas avoir remarqué la réaction de Conalin. — D’habitude, les faucons se nourrissent de plumes, dit-il. Pour qu’ils s’en prennent à de la fourrure, il faut qu’un fauconnier les dresse. — Comment peuvent-ils survivre en mangeant des plumes ? demanda Conalin, désireux de ne pas paraître perturbé par la silencieuse approche du guerrier. Nogusta sourit. — Pas des plumes à proprement parler. Je veux dire qu’ils mangent généralement d’autres oiseaux – des pigeons et, si le faucon est assez malin, des canards. Ce faucon a probablement échappé à son maître et est retourné à la vie sauvage. Conalin soupira. — Je croyais que les lapins étaient libres, ici. — Ils sont libres, dit Nogusta. — Non. Je voulais dire, vraiment libres. Libres de tout danger. — Rien de ce qui marche, vole, nage ou respire n’est libre de tout danger. D’ailleurs, tu ne devrais pas trop t’éloigner du campement. Nogusta se retourna et repartit dans les ténèbres. Conalin le rattrapa. — Si tu arrives vraiment à sauver la reine, dit-il, qu’obtiendras-tu comme récompense ? — Je ne sais pas. Je n’y ai pas beaucoup réfléchi. — Tu seras riche ? — Peut-être. Ils arrivèrent aux limites du campement, et Nogusta observa unepause. — Va te reposer. Il va falloir qu’on fasse beaucoup d’efforts, demain. — C’est pour ça que tu fais ça ? insista Conalin. Pour la récompense ? — Non. Mes raisons sont bien plus égoïstes. Conalin fit un pas en direction du camp. Puis une autre question lui vint à l’esprit et il se retourna brusquement. Mais Nogusta n’était nulle part en vue. Conalin récupéra ses couvertures et s’allongea à côté de Pharis. Il y avait tant de choses ici qu’il ne comprenait pas. Quand bien même, il croyait comprendre la nature de l’existence humaine : le bonheur, c’était un ventre plein ; la joie, c’était avoir assez de nourriture pour un ventre plein le lendemain ; et l’amour, c’était une denrée principalement associée à l’argent. En fin de compte, même son amour pour Pharis était égoïste, puisqu’il tirait du plaisir de sa compagnie. C’était ce plaisir, pensait-il, qui le poussait à désirer sa présence. À la façon des hommes et des femmes qui se réunissaient dans la maison Chiatze, qui fumaient de longues pipes, qui payaient les rêves du plaisir, et qui revenaient, encore et encore, les yeux hagards et la bourse plus maigre. Conalin ne se souvenait pas de ses parents. Ses premiers souvenirs étaient ceux d’une petite chambre remplie d’enfants. Certains pleuraient. Tous étaient crasseux. Conalin était tout petit, à cette époque, il avait peut-être trois ou quatre ans. Il se souvint du bébé étendu sur une couverture sale. Il se rappela l’avoir tâté du doigt. Il n’avait pas bougé. Cette immobilité l’avait surpris. Une mouche s’était posée sur la bouche ouverte du bébé et avait lentement progressé sur ses lèvres bleuies. Quelque temps après, un homme de grande taille l’avait emmené. Conalin ne se souvenait pas du visage de cet homme. Il avait eu l’air si loin, si haut. Mais il se souvenait de ses jambes, longues et maigres, engoncées dans des jambières noires serrées. La vie qu’il avait vécue dans la maison des ombres n’avait pas été heureuse ; il avait rarement eu le ventre plein, et les corrections étaient fréquentes. Après ça, il y avait eu d’autres maisons. Une d’entre elles, au moins, avait été chaude et confortable. Mais le prix de cette chaleur avait été trop élevé, et il refoula ces souvenirs. La vie dans les rues avait été meilleure. Conalin avait même commencé à se voir comme un sage. Il savait où voler son petit déjeuner, et il arrivait toujours à trouver un endroit chaud et sûr où dormir, même au plus profond des pires hivers. Les soldats de la garde n’arrivaient jamais à l’attraper, et ses ennuis avec les bandes des rues s’étaient en grande partie évanouis quand il avait tué Langue Fourchue. Depuis, les bandes l’évitaient, car Langue Fourchue avait été redouté, et quelqu’un capable de le tuer en combat singulier n’était pas à prendre à la légère. Le souvenir de ce combat ne lui procurait aucun plaisir. Il n’avait pas voulu le tuer. Il voulait juste qu’on le laisse tranquille. Mais Langue Fourchue n’avait rien voulu savoir. « Tu voles sur mon territoire, tu dois me payer », avait-il dit. Conalin l’avait ignoré. Et, un soir, le jeune gaillard était venu le voir avec un couteau. Conalin n’avait pas d’arme et avait été obligé de s’enfuir. Furieux, il avait volé le hachoir d’un boucher et était revenu là où la bande s’était installée pour la nuit, dans une ruelle déserte. Il s’était approché de Langue Fourchue, l’avait appelé et, en même temps que le jeune homme se retournait, lui avait abattu le hachoir sur la tempe. La lame s’était profondément enfoncée, plus profondément que Conalin n’en avait eu l’intention. Langue Fourchue était mort sur le coup. « Laissez-moi tranquille, maintenant », avait dit Conalin aux autres. Ils s’étaient exécutés. Incapable de trouver le sommeil, Conalin repoussa ses couvertures et se leva. Il se planta devant un arbre proche et urina. Puis il rejoignit les restes du feu et y ajouta quelques-unes des brindilles qu’il avait ramassées précédemment. Avec un bâton, il localisa les dernières braises et, pendant quelques minutes, essaya de les ranimer. Il finit par admettre que le feu était mort et il se rassit. Ce fut alors qu’il remarqua la lueur qui montait de l’autre côté du camp, une douce brillance blanche qui baignait le corps de la prêtresse endormie. Conalin l’observa quelque temps, avant de se rendre aux côtés de Kebra et de réveiller l’archer. — Qu’y a-t-il, mon garçon ? demanda Kebra d’un ton somnolent. — Quelque chose ne va pas avec la prêtresse, dit Conalin. Kebra se leva et repoussa ses couvertures. Dagorian se réveilla, vit la lueur et, accompagné de Conalin et de Kebra, se rendit là où Ulmenetha était allongée. La lueur était plus forte, à présent, presque dorée. Elle irradiait de son visage et de ses mains. Kebra s’agenouilla à ses côtés. — Elle est brûlante, déclara l’archer. Conalin la regarda de plus près. De la sueur coulait le long du visage gras de la prêtresse ; ses cheveux blond et argent étaient trempés. Kebra tenta de la réveiller, en vain. Autour d’elle, la brillance se fit plus intense. De petites fleurs s’épanouirent autour de ses couvertures en se tortillant dans l’herbe. Une odeur entêtante emplit l’atmosphère et Conalin entendit une musique lointaine murmurer dans son esprit. Kebra retira la couverture de la prêtresse. Ce ne fut qu’à cet instant qu’il vit qu’elle flottait à quelques centimètres du sol. Nogusta vint se placer à côté d’eux. Il s’agenouilla et prit la main d’Ulmenetha. La lueur monta le long de son bras et le baigna de sa brillance. Il lui lâcha la main et bondit en arrière. — Est-elle en train de se faire attaquer ? demanda Dagorian. — Non, répondit Nogusta. Il ne s’agit pas de magie sanguine. — Qu’est-ce qu’on doit faire ? glissa Kebra. — Rien. On la recouvre et on attend. Conalin porta son regard sur le visage luisant de la prêtresse. — Elle maigrit, murmura-t-il. C’était vrai. La sueur lui coulait sur le corps, et sa chair refluait. — Elle mourra, si ça continue. — Ce qui se passe ici n’est pas d’origine maléfique, déclara Nogusta. Si c’était le cas, je le sentirais grâce à mon talisman. Je ne pense pas qu’elle mourra. Couvrez-la. Conalin tira la couverture sur Ulmenetha. Ce faisant, sa main toucha son épaule. Une fois de plus, la lueur fusa et l’inonda. Une sensation exquise de chaleur et de sécurité monta en lui. Son dos le démangea, le piqua, et il gémit de plaisir. Un vertige l’emporta et il tomba dans l’herbe. Il ôta sa chemise sale et regarda ses bras. Les plaies ouvertes avaient disparu, et sa peau resplendissait de santé. — Regarde ! fit-il à Kebra. Je suis guéri. L’archer ne dit rien. Il tendit la main et lui aussi toucha la prêtresse. Il fut environné de lumière. De vives lueurs dansèrent devant ses yeux et il eut d’abord l’impression de regarder au travers d’un voile de glace déformant. Lentement, la glace fondit, et il se retrouva à contempler les montagnes au loin, leurs pics clairs et nets dans l’aube naissante. Lui aussi se rassit. — Je vois ! murmura-t-il. Nogusta, je vois ! Je vois clair ! L’aube se leva et stria le ciel d’or. Autour d’Ulmenetha, la lumière diminua, et son corps redescendit doucement sur le tapis de fleurs blanches. Ses yeux s’ouvrirent, étincelants des dernières lueurs dorées. — On ne peut pas rallier la côte, déclara-t-elle. Le SeigneurDémoniaque fait traverser les montagnes à son armée, et le chemin vers la mer nous est fermé. Nogusta s’agenouilla à côté d’elle. — Je sais, fit-il d’un ton las. Ulmenetha essaya de s’asseoir, mais elle s’affala, épuisée. Elle avait les lèvres sèches. Nogusta courut au chariot et en revint avec une outre de peau et une coupe. Il l’aida à s’asseoir et porta la coupe à ses lèvres. Elle but peu. — Il faut que nous… allions à… la ville fantôme, dit-elle. Maintenant, laissez-moi me reposer. Nogusta la posa sur le sol. Elle s’endormit sur-le-champ. — Qu’a-t-elle voulu dire ? demanda Kebra. La mer est notre seul espoir. — Nous n’y arriverons jamais. Les Krayakins sont à moins d’une journée de nous, et l’armée ventriane est en train de franchir les montagnes. Trois mille hommes sont en marche, et plus de deux cents cavaliers ont été dépêchés pour nous couper le chemin de la côte. Kebra connaissait la puissance du Troisième Œil de Nogusta, et il resta assis en silence un moment, afin de digérer l’information. — Qu’est-ce qu’on peut faire, dans ce cas ? demanda-t-il. Nous ne pouvons pas nous battre contre une armée, et nous ne pouvons pas lui échapper. Notre plan ne constituerait-il qu’à fuir jusqu’à l’épuisement – comme des élans pourchassés par des loups ? — Qui se fait pourchasser par des loups ? demanda Bison en repoussant ses couvertures pour les rejoindre. Avant que Nogusta puisse lui expliquer la situation, le géant vit la prêtresse endormie. — Par les tétons de Kreya ! s’exclama-t-il. Regardez-la ! Elle est maigre comme un jour sans pain. Qu’est-ce que j’ai loupé ? — Bien des choses, mon ami, répondit Kebra. Lentement, il détailla les événements des dernières minutes, les lueurs autour de la prêtresse, la guérison de ses yeux et des plaies sur les bras et le dos de Conalin – et, enfin, les nouvelles concernant la marche de l’armée ventriane. Bison ignora la dernière information. — Elle t’a guéri ? Et mon oreille ? Elle me fait un mal de chien. Vous auriez pu me réveiller. Et ça se dit mes amis ! (Il s’agenouilla à côté de la prêtresse et lui secoua l’épaule, mais Ulmenetha ne bougea pas.) Eh bien, c’est agréable, fit Bison en regardant Kebra. Jusqu’ici, je me suis fait croquer par des loups, un sort m’a cramé les fesses et j’ai pris un coup de sabots. Et toi, on te guérit les mirettes. Vous trouvez ça juste, vous ? — La vie est injuste, Bison, dit Kebra en souriant. Et n’importe laquelle de tes nombreuses femmes pourrait en témoigner. (Son sourire s’évanouit.) La question, c’est : qu’est-ce qu’on va faire ? À cet instant, Axiana poussa un cri. À ses côtés, Pharis se réveilla et se rapprocha d’elle. — Qu’y a-t-il, ma dame ? demanda-t-elle. — Je crois… que le bébé arrive, répondit Axiana. Axiana avait peur, et elle demanda qu’on appelle Ulmenetha. Le guerrier noir s’approcha de la reine. — Elle ne peut pas venir vous voir tout de suite, dit-il en prenant la main de la jeune femme. Elle dort, et on ne peut pas la réveiller. La peur d’Axiana se transforma en panique. — Le bébé arrive. J’ai besoin d’elle ! Une autre douleur lui déchira les entrailles et un rictus lui déforma les traits. — Pousse-toi, bonhomme, fit Bison en s’agenouillant à côté de la jeune fille effrayée. — Je ne veux pas de toi près de moi ! hurla Axiana, horrifiée. Pas toi ! Bison gloussa. — Comme on vient juste de me le dire, la vie est injuste. Mais j’ai déjà fait naître des bébés – et un grand nombre de chevaux, de vaches et de chèvres. Alors, il va tout simplement falloir que vous me fassiez confiance. (Il se tourna vers Nogusta.) Je veux que tu mettes un écran autour d’elle. Donne-nous de l’intimité. Et toi, ma fille, dit-il à Pharis, tu peux m’aider. (Bison ôta la couverture de la reine ; sa robe était trempée.) Elle a perdu les eaux, fit-il. (Il regarda Nogusta.) Vous pourriez vous grouiller un peu ? Nogusta acquiesça et se leva. Lui et Dagorian coupèrent des branches longues sur les arbres proches et les dépouillèrent de leurs feuilles. Ils les plantèrent autour de la reine et y attachèrent des couvertures afin de former une tente ouverte autour d’elle. Elle cria à plusieurs reprises. Pharis partit tirer une cuvette d’eau et retourna dans la tente. La petite Sufia s’assit à l’entrée de la tente et regarda à l’intérieur, les yeux ronds. Conalin la rejoignit, la prit dans ses bras et la porta jusqu’au chariot. L’enfant était agitée et apeurée. — Ils sont en train de lui faire du mal, dit-elle, les larmes auxyeux. — Mais non, dit Conalin d’un ton rassurant. Un bébé arrive. Il est en elle, et il va en sortir. — Comment il est rentré en elle ? demanda Sufia. — Avant, c’était une toute petite graine, répondit Conalin. Et maintenant, il est prêt à vivre. Un cri perçant monta de la tente. Sufia sursauta. — Pourquoi elle a mal ? Sufia se mit à pleurer. Kebra se rendit au chariot. — Tout va bien, fit-il en ébouriffant les cheveux de la petite. — Elle veut savoir pourquoi la reine souffre, dit Conalin. — Eh bien, dit Kebra, mal à l’aise, elle a… les hanches étroites et… (Les yeux de Sufia étaient rivés sur ceux de l’archer.)… Et… (Il se retourna brusquement et appela Nogusta.) La petite pose des questions, dit-il d’un air enjoué. — Réponds-lui, fit Nogusta en s’éloignant vers le ruisseau. — Merci beaucoup, héla Kebra. (Il se retourna vers Sufia.) Je ne peux pas vraiment l’expliquer. L’accouchement est parfois douloureux, mais bientôt la reine ira bien, et tu pourras voir son bébé. Ça sera bien, non ? La reine poussa un autre cri, et Sufia fondit en larmes. Kebra s’éloigna et commença à préparer le petit déjeuner. Assis à côté du ruisseau, Nogusta et Dagorian discutaient à voix basse. — Est-ce que Bison sait ce qu’il fait ? demanda le jeune officier. — Oui. Que tu le croies ou non, bien des putains demandent la présence de Bison quand elles sont sur le point de donner le jour. — Je ne vois pas pourquoi. — C’est peut-être parce que c’est lui qui a engendré la plupart de leurs gosses, s’aventura Nogusta. Mais je pense qu’elle est en sécurité. — En sécurité ? Qui est en sécurité, ici ? Nogusta entendit de la peur dans la voix du jeune officier. Cela l’inquiéta, car il avait remarqué que la tension montait en lui depuis que les loups avaient attaqué. — Rien n’a changé depuis que tu as sauvé la reine, dit-il. — Je ne l’ai pas sauvée. C’est Ulmenetha qui s’en est chargé. Avec les enfants. Moi, je suis arrivé après. Et on se serait tous fait tuer si tu n’avais pas abattu les lanciers. Il ne me semble pas avoir été d’une quelconque utilité. (Dagorian soupira.) Je ne suis pas comme toi, Nogusta. Ni comme les autres. Vous êtes des durs. Des héros. Moi… (Il bredouilla.) Je ne suis qu’un prêtre raté. — Tu te sous-estimes, dit Nogusta. Dagorian hocha la tête. — Tu te rappelles, quand tu m’as averti qu’on allait essayer d’attenter à la vie de Banelion ? J’ai été le voir, comme je te l’ai dit. — Oui, il t’a conseillé de rester loin de lui. C’était un bon conseil. — Peut-être bien… Mais un héros lui aurait désobéi. Ne comprends-tu pas ? J’étais heureux qu’on me soulage de cette responsabilité. Je l’ai remercié et je suis parti. Aurais-tu agi de la même façon ? — Oui, répondit Nogusta. — Je ne te crois pas. — Je ne te mentirais pas, Dagorian. — Mais aurais-tu été soulagé ? — Tu te tortures inutilement, dit le Noir. Qu’est-ce qui est au cœur de toute cette histoire, finalement ? — J’ai peur. (Il scruta le visage de Nogusta.) Qu’as-tu vu, dans tout ça ? J’ai besoin de savoir. — Tu n’as pas besoin de savoir, lui assura Nogusta. Et il ne servirait à rien de te le dire. Mon don, c’est une bonne épée. Elle peut sauver une vie – ou la prendre. En ce moment, toi et moi sommes en vie, et nous avons une mission. Tout ce qu’on peut faire, c’est essayer de rester en vie. Ce que j’ai vu – ou pas – n’a aucune importance. — C’est tout simplement faux, dit Dagorian. L’avenir n’est pas gravé dans le marbre. Tu aurais pu, par exemple, me voir marcher au sommet d’une falaise. Le sol cède et je tombe vers une mort assurée. Mais, si tu me préviens, je n’irai pas marcher au sommet de cette falaise. Et je vivrai. Nogusta hocha la tête. — Je t’ai déjà dit que mon don n’est pas aussi précis. Je ne choisis pas mes visions. — Je veux juste savoir si je m’en sortirai, dit Dagorian. As-tu au moins vu ça ? — Au bout du compte, personne ne s’en sort, siffla Nogusta. C’est la vie. On naît, on vit, on meurt. Tout ce qui compte, c’est la façon dont nous menons notre barque. Et même ça ne dure pas longtemps. L’Histoire nous oublie. Elle oublie tous les hommes, à la fin. Tu veux des certitudes ? Ça, c’en est une. — J’ai peur d’être un lâche, dit Dagorian. Il se pourrait que je fuie cette mission. — Tu ne fuiras pas, dit Nogusta. Tu es un homme de courage et d’honneur. Je sais que tu as peur. Et tu as bien raison – parce que moi aussi. Nos ennemis sont nombreux, et nous avons peu d’alliés. Pourtant, nous ferons ce qu’il faut, parce que nous sommes des hommes et parce que nous sommes les fils des hommes. La reine cria à nouveau. Dagorian sursauta, avant de se relever et de s’éloigner du camp. Le groupe patienta plus d’une heure, et un petit bruit se fit entendre dans la tente au toit ouvert. Puis Bison sortit, se dirigea lentement vers le feu et mangea un peu de l’avoine que Kebra avait préparée pour le petit déjeuner. L’archer vint le voir. — Que se passe-t-il ? demanda Kebra. — Elle se repose un peu, lui répondit le géant. — Dans combien de temps aura-t-elle l’enfant ? Bison haussa les épaules. — Elle a perdu les eaux et le bébé arrive. Combien de temps ? Je ne sais pas. Une heure, encore. Peut-être deux ou trois. Peut-être plus. — Ce n’est pas très précis, fit sèchement Kebra. Je croyais que tu étais un expert. — Un expert ? Deux trois fois, ça fait pas un expert. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a trois étapes pour accoucher. La première est en cours. Le bébé bouge. — Et la deuxième ? — Les contractions vont empirer à mesure que l’enfant entre dans le canal et dans le vagin. Kebra sourit. — C’est la première fois que je t’entends prononcer le terme exact. — Je suis pas d’humeur à rigoler, dit Bison. Cette fille est toute maigre, et c’est son premier enfant. Y a des chances qu’il y ait pas mal de chair distendue. Et je sais pas trop quoi faire en cas de pépin. Est-ce que quelqu’un a réessayé de réveiller la prêtresse ? — Je resterai à côté d’elle, promit Kebra. — D’accord. Gifle-la. Mets-lui de la flotte sur la tronche. Tout. — Dès qu’elle se réveille, je te l’envoie. Bison se leva et repartit d’un pas décidé dans la tente. Kebra se rendit auprès de la prêtresse endormie. Elle ne transpirait plus. Elle avaitla peau ferme et claire, et Kebra fut surpris de voir à quel point elle était jolie, maintenant que son surpoids s’était envolé. Et elle avait l’air plus jeune. Il pensait qu’elle avait la quarantaine, mais il voyait à présent qu’elle avait – malgré le gris dans ses cheveux blonds – au moins dix ans de moins. Il lui prit la main et lui serra les doigts. — Vous m’entendez, ma dame ? fit-il. Mais elle ne réagit pas. La matinée passa et le soleil monta au zénith. Nogusta, qui d’habitude était très calme et posé, faisait les cent pas dans le campement. À un moment, il s’approcha de la tente et appela Bison. La réponse fut courte, gutturale et explicite. Nogusta regagna le cours d’eau à grandes enjambées. Kebra, qui n’était toujours pas parvenu à réveiller la prêtresse, l’y rejoignit. — Nous sommes en train de perdre le temps qu’on a gagné sur le pont, dit Nogusta. Si ça continue encore longtemps, l’ennemi sera sur nous. — Bison ne sait pas combien de temps durera le travail. Ça peut encore durer des heures. Soudain, Nogusta sourit. — Ça te plairait, toi, que Bison soit la sage-femme de ton premier enfant ? — C’est une pensée épouvantable, reconnut Kebra. Chapitre 9 Axiana n’avait jamais vécu pire cauchemar. Dévêtue de sa robe, pieds nus sur la terre froide et humide, le bas du dos pris d’une vague rythmée de douleur, elle était à quatre pattes comme un paysan dans les champs. Depuis les événements horribles survenus dans la demeure de Kalizkan, son état émotionnel était fragile et, ensuite, tout s’était ligué pour lui inspirer une peur terrible. Son époux était mort et sa vie de princesse royale n’était plus qu’un souvenir de plus en plus diffus. Toute sa vie on l’avait chouchoutée ; elle n’avait jamais connu la faim ni la pauvreté. En été, les serviteurs la protégeaient de la chaleur ; l’hiver, un feu bien chaud et de beaux vêtements la gardaient du froid. Il ne s’était écoulé que quelques jours depuis la dernière fois où elles’était retrouvée assise sur un siège de satin rembourré, dans la splendeur de ses appartements royaux, entourée de domestiques. Et, malgré le dédain que lui témoignait son époux, elle avait été la reine d’un grand empire. À présent, nue et effrayée, elle était tapie dans une forêt, percluse de douleurs, à attendre dans la boue humide de donner la vie à un roi. À ses côtés, le gigantesque Bison la soutenait. Son visage affreux était proche du sien et, quand elle tournait la tête, elle sentait la rudesse de sa moustache hirsute contre la peau de sa joue. Sa main gauche lui caressait doucement la base de l’épine dorsale et y soulageait la douleur. À Usa, Ulmenetha lui avait montré le tabouret d’accouchement recouvert de satin et lui avait tranquillement expliqué tout le déroulement de l’enfantement. Cela ressemblait presque à une aventure, à l’époque. Une nouvelle douleur monta en elle et elle poussa un cri. — Ne respirez pas trop vite, dit Bison. Sa voix bourrue bloqua la panique qui menaçait de s’emparer d’elle. Les contractions continuèrent ; tour à tour, le rythme de la douleur s’accélérait et ralentissait. Pharis porta une coupe aux lèvres d’Axiana. L’eau était fraîche et douce. De la sueur coula dans les yeux de la reine. La jeune fille l’essuya avec un linge. Soudain, une crampe lui poignarda la cuisse gauche. La reine se cambra contre Bison et hurla : — Ma jambe ! Ma jambe ! Le géant la releva aisément et la mit sur le dos, contre un arbre tombé. Il s’agenouilla à ses côtés, et commença à lui masser les muscles au-dessus du genou avec ses énormes mains. Pharis lui proposa plus d’eau. Elle secoua la tête. Quelle terrible humiliation. À l’exception de son époux, nul ne l’avait jamais vue nue et, ce soir-là, elle avait pris un bain parfumé et avait patienté dans une chambre, à la lueur de trois lanternes colorées. Aujourd’hui, l’éclairage était vif et cru ; un affreux paysan lui massait les cuisses de ses grosses mains calleuses. Et pourtant, se dit-elle subitement, il prend soin de moi ! Ce que Skanda n’a jamais fait. Axiana se souvint de la nuit où le roi était venu la voir. Il se moquait qu’elle ait été vierge, ignorante et sans expérience. Il n’avait pas tenté d’apaiser ses craintes, ni même de l’exciter. L’acte avait été dénué de plaisir. Cela avait été douloureux mais – louée soit la Source – de courte durée. Il n’avait pas dit un mot et, une fois qu’il eut fini, il s’était levé de son lit et s’était esquivé hors de la chambre. Elle avait pleuré pendant des heures. Axiana fut prise de vertiges. Elle ouvrit les yeux et vit d’intenses lueurs danser devant elle. — Respirez lentement, conseilla Bison. Sinon, vous allez vous évanouir. Et on n’y tient pas vraiment, d’accord ? De nouveau, une douleur la lança, plus intense. — Du sang ! Il y a du sang ! gémit Pharis. — Bien sûr qu’il y a du sang, fit sèchement Bison. Reste calme, ma fille. Va chercher de l’eau ! Axiana geignit. Bison se pencha sur elle. — Essayez de penser à autre chose, lui conseilla-t-il. Une de mes femmes chantait, dans ces moments-là. Vous connaissez des chansons ? La colère remplaça la douleur et se propagea comme un feu deforêt. — Espèce de mufle ! Espèce de sale… Soudain, un flot de jurons s’échappa de sa gorge, grossiers et obscènes, en drenaï et en ventrian, des mots qu’elle avait déjà entendus, mais qu’elle n’avait jamais prononcés. C’était, comme elle l’avait toujours pensé, la langue de l’ordure. Mais Bison resta imperturbable. — Ma troisième femme parlait comme ça,dit-il. C’est aussi efficace qu’une chanson, ajouta-t-il gaiement. Axiana s’effondra contre lui, épuisée. Toutes ces années de noblesse, d’éducation et de l’idée inculquée selon laquelle les nobles n’appartenaient pas à la même espèce que les simples mortels, desquamées comme les peaux d’un oignon. À présent, elle n’était plus qu’un animal en sueur, toute grognements et gémissements. La douleur atteignit de nouveaux sommets, et les larmes lui montèrent aux yeux. — Je ne peux pas ! murmura-t-elle. Je ne peux pas ! — Bien sûr que si. Vous êtes une fille courageuse. Bien sûr que vous pouvez. Elle l’insulta derechef répétant le même mot, encore et encore. — C’est bien, fit-il en souriant. Elle mit la tête sur son épaule. Il repoussa les cheveux trempés de sueur qui lui étaient tombés sur le front. Plus que tout, ce fut ce petit geste qui lui redonna courage. Elle n’était pas seule. La douleur reflua quelques instants. — Où est Ulmenetha ? demanda-t-elle à Bison. — Elle viendra quand elle se réveillera. Je ne sais pas pourquoi elle dort encore. Nogusta pense qu’il s’agit d’une histoire de magie. Mais je suis là. Vous pouvez faire confiance au vieux Bison. Pharis se pencha et lui essuya le visage, avant de lui proposer de l’eau. Axiana but avec gratitude. La matinée avança ; le soleil franchit le zénith et se déplaça lentement dans le ciel. Bison la fit s’agenouiller quelques instants, mais les crampes revinrent et, en milieu d’après-midi, elle était de nouveau assise, le dos contre l’arbre tombé. Elle était presque à bout de forces et elle flottait dans la douleur, à moitié consciente. Elle se souvint de sa mère, de son visage jeune et blême, des cernes autour de ses yeux. Elle était morte en couches. Son fils mort-né, son corps déchiré, sa vie qui s’enfuyait dans le sang. Axiana avait six ans. Sa nourrice l’avait amenée lui faire ses adieux. Mais sa mère était en plein délire. Elle ne l’avait pas reconnue. Elle avait hurlé un nom, à tue-tête. Personne ne savait de qui il s’agissait. On l’avait enterrée un bel après-midi d’été, son fils à ses côtés. — Je vais mourir comme elle, pensa Axiana. — Mais non, fit Bison. — Je ne voulais pas… dire ça… tout haut, murmura Axiana. — Vous n’allez pas mourir, ma fille. Dans peu de temps, je poserai votre fils sur votre sein, et vous baignerez tous les deux dans les rayons du soleil. — Mon… fils. Cette pensée était étrange. Au cours de sa grossesse, Axiana avait seulement pensé au bébé qui était en elle. Le bébé de Skanda. L’enfant de Skanda. Un objet issu d’un viol virtuel qui avait transformé sa jeune vie. Mon fils attend de naître. — Je vois la tête, dit Pharis. Le bébé arrive ! Bison essuya la sueur sur le visage d’Axiana. — Ne poussez pas, dit-il. Pas encore. Elle entendit son conseil, mais elle avait une envie impérieuse d’expulser ce qui la bloquait. — Je ne peux pas… m’en empêcher ! lui dit-elle en prenant une grande inspiration. — Non ! tonna-t-il. La tête n’est pas entièrement engagée. (Elle rougit sous l’effort.) Haletez ! lui ordonna-t-il. Haletez, comme ça ! Il tira la langue et prit de rapides inspirations superficielles. — Je ne suis pas… un… chien ! siffla-t-elle. — Vous allez blesser l’enfant si vous ne faites pas ça. Sa tête est molle. Alors, haletez, bon sang ! Bison appela Pharis pour qu’elle lui soutienne les épaules, avant de se positionner pour observer la naissance. La tête était déjà presque dehors, ainsi qu’une épaule. Puis il vit le cordon ombilical, étroitement enroulé autour du cou du bébé comme un serpent bleu-gris ; il l’étouffait. Il avait les doigts trop gros et trop gauches pour le déplacer. Ce fut alors qu’il prit peur. Il avait déjà été deux fois témoin de ce phénomène. La première, un chirurgien avait coupé le cordon. Le bébé avait survécu, mais sa mère était morte, car le placenta ne s’était pas dégagé proprement. Il était resté à l’intérieur et avait empoisonné le sang. La deuxième, le cordon avait étranglé l’enfant. — Ne poussez pas ! ordonna-t-il à la reine. Bison prit une grande inspiration et soutint la tête de l’enfant de la main gauche. Puis, aussi délicatement qu’il le put, il glissa son auriculaire droit sous le cordon. Ce dernier se remit deux fois en place, mais il réussit finalement à l’accrocher et à le tirer doucement au-dessus de la tête. Ce danger écarté. Bison haussa la voix : — Vous pouvez pousser, maintenant ! Poussez comme une folle ! Axiana grogna, puis cria, au moment où le bébé atterrit dans les mains de Bison. Le visage et le corps de l’enfant étaient recouverts de graisse et de sang. Bison attacha rapidement le cordon ombilical et le coupa. Puis, il essuya les narines et la bouche du bébé pour lui dégager les voies respiratoires. L’enfant remua son tout petit bras et prit son premier souffle. Un petit vagissement monta dans la forêt. Bison entendit courir devant la tente à ciel ouvert. — N’approchez pas ! hurla-t-il. (Il se retourna vivement vers Pharis.) Va chercher de l’eau fraîche. Il avança sur les genoux et posa le bébé sur la poitrine d’Axiana. Elle le prit dans ses bras. Pharis, bouche bée, regardait la minuscule chose ridée. — Va chercher de l’eau, ma fille, dit Bison. T’auras tout le temps de t’extasier plus tard. Pharis s’exécuta et sortit de la tente en courant. Axiana sourit à Bison. Puis elle se mit à sangloter. Le vieil homme lui embrassa le front. — Vous vous en êtes bien tirée, dit-il d’un ton bourru. — Toi aussi,fit Ulmenetha, derrière lui. Bison prit une grande inspiration et relâcha la reine. Il leva les yeux et s’efforça de sourire à la prêtresse. — Eh bien, si tu veux vraiment me remercier…, commença-t-il. Ulmenetha leva une main pour lui intimer le silence. — Ne gâche pas ce moment, Bison, dit-elle, non sans gentillesse. Retourne auprès de tes amis. Je vais finir ce que tu as si bien commencé. Bison soupira et se releva. Il était fatigué, à présent. Complètement éreinté. Il voulait parler à la reine, pour lui montrer à quel point les quelques dernières heures avaient été importantes pour lui ; lui dire à quel point il était fier d’elle, et que jamais il n’oublierait ce qui s’était passé. Il voulait lui dire que cela avait été un privilège de l’assister. Mais Ulmenetha lui était passé devant, et la reine reposait les yeux fermés, ses bras autour de l’enfant roi. Bison s’éloigna en silence de la tente. Bakilas était assis sous les étoiles, son corps pâle dénudé ; ses brûlures aux chevilles dues à l’eau guérissaient lentement, les ampoules disparaissaient. Ses trois compagnons étaient assis non loin. Les brûlures de Drasko étaient plus graves, mais les saignements avaient cessé. Son cheval était tombé alors qu’ils passaient le gué du fleuve, et seule la rapide intervention de Lekor et de Mandrak avait permis de le sauver. Ils l’avaient sorti du courant, mais l’eau s’était infiltrée dans son armure noire et avait calciné la peau de sa poitrine, de son ventre et de ses bras. Drasko n’était pas de bonne humeur. La mort physique de Pelicor et son retour dans le Grand Vide avaient été amusants. Ce guerrier avait toujours été stupide, et Bakilas ne s’était jamais senti proche de lui. Mais la destruction de Nemor sur le pont avait plombé l’ambiance au sein du petit groupe. Ils avaient vu l’énorme vieillard charger le guerrier et son cheval ; ils avaient senti la terreur de leur frère quand il était tombé dans les flammes avant de plonger dans les rapides. Ils avaient vécu la douleur de ses brûlures lorsque l’eau acide lui avait rongé la peau et avait dissous sa chair et ses os. Même si le Grand Sort d’Anharat parviendrait sans doute à ramener les Illohirs sur terre, il faudrait encore des centaines d’années avant que Pelicor et Nemor réunissent assez d’énergie psychique pour reprendre forme. Deux de ses frères étaient devenus des Venteux, et l’ennemi était encore indemne. C’était des plus exaspérant. Pourtant, enfin, ils savaient d’où provenait la magie dont on se servait contre eux. La petite fille blonde. En lui-même, ce fait soulevait de nouvelles questions. Comment une enfant d’un âge aussi tendre pouvait-elle maîtriser le pouvoir de l’halignat ? — Qu’est-ce qu’on fait maintenant, mon frère ? demanda Drasko. — Qu’est-ce qu’on fait ? rétorqua Bakilas. Rien n’a changé. On trouve l’enfant et on le ramène à Anharat. Drasko se frotta nonchalamment la blessure en voie de guérison qu’il avait sur l’épaule. — Sauf ton respect, je ne suis pas d’accord. Nous sommes des guerriers, ici, et nous pouvons chacun tenir face à dix humains. Mais ce n’est pas une bataille que nous livrons. Deux parmi nous sont retournés dans l’Ailleurs, et ils ont perdu leur forme. Et nous ne sommes pas plus près d’avoir accompli notre mission. — Ils seront obligés de se battre contre nous, dit Bakilas. Ils ne pourront pas courir éternellement. Et, lorsque nous les affronterons, ils mourront. — Je n’en suis pas si sûr, dit Mandrak. Ils sont peut-être vieux, mais est-ce que vous avez senti la force de leur esprit ? Ces hommes sont des guerriers-nés. Il n’y a aucune faille en eux. De tels hommes sont dangereux. Bakilas fut surpris. — Tu penses qu’ils peuvent résister aux Krayakins ? Mandrak haussa les épaules. — Au bout du compte ? Bien sur que non. Mais nous ne sommes pas invincibles, mon frère. D’autres parmi nous pourraient perdre leur forme avant d’avoir mené cette mission à son terme. Bakilas réfléchit à ces paroles, puis se retourna vers le quatrième membre du groupe. — Qu’en dis-tu, Lekor ? Le guerrier au visage mince releva la tête. — Je suis d’accord avec Mandrak, répondit-il d’une voix aussi sourde qu’un coup de tonnerre au loin. Moi aussi, j’ai vu leurs esprits, sur le pont. Ces hommes ne mourront pas facilement. Ils choisiront l’endroit où ils se battront, et nous n’aurons d’autre choix que d’accepter. Et puis, il y a ce problème de sorcellerie. Qui est la puissance derrière l’enfant ? La brise nocturne tourna. Les narines de Mandrak frémirent. D’un geste leste, il se jeta sur sa droite et se releva, à côté de l’endroit où était posée son armure. Les autres avaient bougé presque aussi rapidement et, lorsque les hommes sortir des frondaisons, les Krayakins nus les attendaient, épées à la main. C’était un groupe d’une douzaine d’hommes, tous grossièrement vêtus d’habits filés et de gilets en peau de bêtes. Le chef, un grand gaillard à la barbe noire fourchue, portait un heaume confectionné à partir d’une tête de loup. Trois d’entre eux avaient tiré des arcs, d’autres étaient armés de couteaux ou d’épées, et un homme brandissait une faucille courbe. — Tiens tiens, qu’est-ce que nous avons là ? fit le chef. Quatre chevaliers nus en plein rendez-vous au clair de lune. Un tantinet pervers, si vous voulez mon avis. (Ses hommes gloussèrent docilement.) Déposez vos épées, messieurs, ordonna-t-il aux Krayakins. Nous sommes plus nombreux que vous, et une fois qu’on vous aura délestés de votre or et de vos chevaux, nous vous laisserons repartir. Bakilas prit la parole, mais pas pour répondre à l’homme. — Tuez-les tous – tous, sauf le chef. Instantanément, les quatre guerriers krayakins se ruèrent sur les hommes effarés. Un archer décocha un trait, mais l’épée de Bakilas fusa dans l’air nocturne et brisa la flèche en deux. Puis il se retrouva au milieu des détrousseurs, son épée frappant de droite et de gauche. Un homme mourut, le cou tranché, un deuxième tomba au sol, la poitrine grande ouverte. Mandrak para une violente passe du chef, avant de se fendre et de lui assener un puissant direct du gauche qui lui brisa le nez. Le chef vacilla. Mandrak se pencha en arrière, bondit, et son pied vint s’écraser contre le menton de son adversaire. L’homme s’effondra comme si une lance venait de le transpercer. Drasko abattit deux hommes, avant de planter sa lance dans le dos d’un troisième alors que celui-ci se retournait pour fuir. La bataille ne dura que quelques instants. Quatre survivants avaient fui dans la forêt, et sept hommes gisaient, morts, sur l’herbe. Bakilas se rendit auprès du chef inconscient et le retourna du bout du pied. Le chef grogna et se redressa difficilement. Encore sonné, il se frotta le menton. Puis, de façon incongrue, il regarda autour de lui, à la recherche de son heaume. Il le remit sur sa tête et se releva. Il vit les hommes morts étendus là où ils étaient tombés. Il tenta de courir, mais Mandrak fut plus rapide. Il le prit par le gilet et le projeta à terre. — Qu’allez-vous faire de moi ? gémit-il. Bakilas s’avança jusqu’à lui et le releva. — Il faut que nous contactions notre chef, dit-il doucement. Tu vas pouvoir nous y aider. — Tout ce que vous voulez, fit l’homme. Suffit de demander. Bakilas s’empara de la chemise de l’homme et la déchira, dévoilant sa poitrine nue. Il traça une ligne le long de sa peau en suivant le sternum. Il enfonça brutalement ses doigts dans sa poitrine et arracha la peau qui se trouvait sous le thorax. Sa main s’enfonça telle une lame, puis s’ouvrit pour permettre à ses longs doigts de se saisir de son cœur encore palpitant. D’une secousse, il libéra l’organe. Il laissa le corps tomber sur l’herbe et brandit le cœur dégoulinant. — Anharat ! appela-t-il. Parle à tes frères ! Le cœur s’envola de la main de Bakilas et explosa en une vive flamme qui s’éleva sur la clairière. Puis il se fondit en une sphère et redescendit lentement flotter au-dessus des guerriers. — Je suis là, fit une voix aussi murmurante qu’une bise glacée dans un cimetière. Les Krayakins s’assirent en cercle autour de la flamme. — Deux membres de la compagnie sont redevenus des Venteux, déclara Bakilas. Nous apprécierions d’entendre tes conseils. — L’enfant est né, dit la voix d’Anharat. La route vers la mer est coupée, et ils sont obligés de se diriger vers le sud. Je marche avec l’armée vers la ville de Lem. C’est là que nous sacrifierons l’enfant. Son sang coulera sur mon autel. — Et le magicien qui les accompagne ? demanda Drasko. — Il n’y a pas de magicien. L’âme de Kalizkan a possédé l’enfant, mais il est a présent retourné dans les halls des Morts. Il ne reviendra pas. Poursuivez votre route vers le sud. J’ai également envoyé un gogarin dans la forêt au-devant d’eux. Ils ne le passeront pas. — Nous n’avons pas besoin d’aide, mon frère, dit Bakilas. Et il est possible qu’un gogarin les tue tous – avec le bébé. — Ils ne seront pas assez idiots pour essayer de passer le monstre, dit Anharat. Pas une fois qu’ils sauront qu’il est là. Et je m’assurerai qu’ils apprennent sa présence. — Tu prends un grand risque, Anharat. Et s’il tue le bébé ? — J’ai déjà initié le Sort, dit la voix du Seigneur Démoniaque. Il flotte dans les airs et n’attend plus que la mort du troisième roi. Si le bébé est tué avant l’heure du sacrifice, cela dégagera encore assez de puissance pour ramener plus des deux tiers des Illohirs. Maintenant, trouvez-les et ramenez le bébé sur mon autel. La flamme s’amenuisa et se transforma en une épaisse fumée noire qui dériva dans les airs avant de se disperser lentement. — La ville de Lem, fit Drasko. Ce n’est pas un endroit placé sous de bons auspices. — En route, mes frères, dit Bakilas. Nogusta tira sur les rênes une fois arrivé à l’entrée du grand canyon ; pendant quelques instants, toutes les peurs et toutes les tensions refluèrent, submergées par l’impressionnante beauté étalée devant lui. La vieille carte avait indiqué un canyon à cet endroit, ainsi qu’une route le traversant, mais rien de ce qui se trouvait détaillé sur le papier n’aurait pu préparer Nogusta à la majesté du site qu’il avait sous les yeux. Des pics imposants revêtus d’arbres et aux sommets recouverts de neige, de profondes vallées tapissées d’herbe abondante, des ruisseaux et des fleuves scintillants occupaient son champ de vision. La route courait le long d’une large corniche et serpentait progressivement autour de la montagne. À chaque virage, un nouveau panorama s’offrait à lui. Ce canyon était colossal. Nogusta continua de chevaucher, perdu dans la splendeur naturelle de ces hautes terres. Il se sentait jeune à nouveau, un air pur emplissait ses poumons, et des souvenirs depuis longtemps oubliés refaisaient surface. Ça, c’était un endroit où l’on pouvait vivre ! Feu d’Étoile semblait apprécier le voyage, lui aussi. Depuis quelques jours maintenant, le grand hongre noir recouvrait de plus en de plus de forces et, bien qu’il ne fut encore que l’ombre de lui-même, l’animal récupérait rapidement de l’infection pulmonaire qui l’avait condamné à l’abattoir. Nogusta mit pied à terre et s’avança jusqu’au bord. Il contempla la forêt et le fleuve qui se trouvaient au-dessous de lui. Qu’étaient les rêves des hommes, comparés à cela ? se demanda-t-il. Le chariot se trouvait une heure à la traîne, et la colère commença à monter en lui. Comment s’était-il retrouvé impliqué dans cette quête perdue d’avance ? Les réponses étaient évidentes, mais elles n’apportaient que peu de réconfort. Pour que sa vie ait un sens, un homme devait avoir un code à suivre. Sans ce code, il n’était qu’une petite créature cupide en proie à ses caprices et à ses désirs, au détriment de ceux qui se trouvaient autour de lui. Nogusta avait un code de fer. Et cela signifiait qu’il ne pouvait pas partir et laisser ses amis et les autres au destin qui les attendait de façon si flagrante quelque part sur la route. Il avait dit au jeune Conalin que les raisons qui l’amenaient à aider la reine étaient égoïstes – et c’était vrai. Il se rappelait le jour où son père avait amené sa famille au grand musée de Drenan. Ils y avaient vu les expositions, les épées et les armures antiques, les parchemins ornés de dorures et les nombreux os. Enfin, son père les avait menés au lac de la Faucille ; ils s’y étaient assis et s’étaient restaurés d’un repas de pain et de viande rôtie froide. C’était le jour de son dixième anniversaire. Il avait posé des questions à son père sur les héros dont on célébrait l’existence dans le musée. Il s’était demandé ce qui les faisait tenir bon et mourir pour leurs convictions. La réponse de son père avait été prolixe, et bien des phrases lui étaient passées au-dessus de sa jeune tête. Mais il en avait un souvenir visuel frappant. Son père avait pris le petit miroir de sa mère et l’avait mis dans la main de Nogusta. « Regarde là-dedans et dis-moi ce que tu vois », avait-il dit. Nogusta y avait vu son reflet et en avait fait état. « Est-ce que tu aimes ce que tu vois ? » avait demandé son père. C’était une question étrange. C’était lui qu’il voyait. « Bien sûr. C’est moi ! » Puis, son père avait dit : « Est-ce que tu es fier de ce que tu vois ? (Nogusta avait été incapable de répondre à cette question, ce qui avait fait sourire son père.) Voilà le véritable secret qui amène les héros à accomplir des actes que les autres hommes ne peuvent qu’envier. Tu dois toujours pouvoir te regarder dans un miroir et ressentit de la fierté. Quand on est en danger, on se demande : « Si je fuis, si je me cache, si je supplie qu’on me laisse la vie, serai-je encore capable de me regarder dans une glace et d’en être fier ? » Nogusta remonta en selle et poursuivit son chemin. La route de la corniche accusait une forte pente, et les sabots de Feu d’Étoile glissèrent sur la roche. Chevauchant prudemment, le guerrier noir parvint au fond du canyon et à un vieux pont de pierre qui enjambait le fleuve. Il chevauchait sous les arbres, à présent : il s’arrêta pour réexaminer la carte. Il y avait un deuxième pont à quelque cinq ou six kilomètres au sud-est. Il décida de l’inspecter avant de rejoindre le chariot. Il y avait encore des plaques de neige sur les flancs de la colline, et l’air était frais ; il talonna Feu d’Étoile pour le faire avancer. La vieille route courait le long d’une forte inclinaison, avant de disparaître derrière la face de la butte. Conscient qu’il pourrait embrasser plus de terrain du regard d’une position plus élevée, Nogusta s’empara du pommeau et fit rapidement escalader la pente au hongre. Le souffle court, Feu d’Étoile parvint au sommet et Nogusta observa une pause pour lui permettre de reprendre haleine. Puis il vit la cabane, cachée parmi les arbres, aux murs de pierre naturelle et au toit recouvert de terre. Du lierre s’accrochait à ses murs, et des arbustes fleuris avaient été plantés sous les fenêtres. Le terrain tout autour était bien entretenu, et de la fumée s’échappait paresseusement de la cheminée de pierre. Nogusta hésita. Il ne voulait pas mettre en danger d’innocents montagnards, mais eux connaitraient les environs et seraient à même de le conseiller sur la meilleure route à prendre pour rejoindre Lem. Il donna un coup de talons et Feu d’Étoile avança un peu plus. Mais l’animal se fit nerveux lorsqu’ils sortirent de sous les arbres, et il recula. Nogusta adressa quelques paroles apaisantes à son cheval et caressa son long cou noir. Une lois dans la clairière, devant la cabane, il vit pourquoi Feu d’Étoile était réticent à s’approcher de cette demeure. Un corps recouvert de sang gisait, en partie dissimulé, à côté d’un grand arbuste en fleurs. Il vit qu’il s’agissait d’un homme – ou plutôt, des restes d’un homme. Le cadavre était en deux parties. Nogusta mit pied à terre sans lâcher les rênes ; il s’approcha et s’agenouilla pour inspecter les traces qui se trouvaient autour de la dépouille. La terre était dure, et peu de chose étaient visibles. L’homme avait environ vingt ans. Il tenait une épée rouillée dans la main droite. Il avait vu venir l’attaque, et il avait fait face à son tueur. Des marques de griffures irrégulières lui recouvraient la poitrine et l’abdomen. Il avait été littéralement coupé en deux au niveau de l’estomac par un coup tranchant d’une rare violence. Nogusta porta son regard sur la droite. Le sang avait éclaboussé le sol jusqu’à au moins six mètres de l’endroit où se trouvait le cadavre. Aucun ours n’aurait pu faire ça. Toujours sans lâcher les rênes, Nogusta se rendit à la cabane. La porte avait été défoncée, les planches réduites en copeaux. Sur la droite, le cadre de la porte avait été arraché, et une section de cloison enfoncée. Le corps partiellement dévoré d’une femme reposait dans la pièce principale. Nogusta attacha les rênes à une clôture et entra dans la cabane. Il avait vu beaucoup de choses horribles dans sa vie, du meurtre de sa femme et de sa famille aux victimes de villes pillées et aux impressionnantes séquelles sanglantes de grandes batailles. Mais il y avait ici, dans cette scène sinistre, une tristesse qui le touchait au plus profond de lui. La cabane était vieille, mais ce jeune couple l’avait restaurée avec amour. Ils avaient transformé une ruine abandonnée en foyer. Ils avaient planté des fleurs aux couleurs vives – quelques-unes n’étaient pas adaptées à un sol forestier, elles ne prendraient jamais racine, se flétriraient et mourraient sur place. Ces jeunes gens n’avaient pas été des experts, mais des romantiques qui avaient travaillé dur. Ils auraient peut-être pu finir par mener une vie agréable, ici. Mais il leur était arrivé quelque chose. Quelque chose d’inattendu et de mortel. L’homme avait pris son épée et avait tenté de défendre la femme qu’il aimait. Mais il avait échoué, et il était mort en étant conscient de cet échec. La femme s’était cachée derrière une porte fortement verrouillée que l’on avait réduite en petit bois. Le monstre avait été trop gros pour passer par l’embrasure et avait enfoncé la cloison. Elle avait essayé de courir se réfugier à l’arrière de la maison. Des griffes lui avaient lacéré le dos et en avaient fait de la charpie. Pour tous les deux, heureusement, la mort était venue vite. Nogusta retourna au soleil et inspecta la clairière. Le sang était presque sec, mais l’assaut était très récent. Il observa la limite des arbres. Il s’y trouvait un arbrisseau brisé. Nogusta traversa la clairière. Ici, la terre était plus meuble, et il vit l’empreinte. Trois fois plus longue que celle d’un homme, les orteils largement écartés. Les griffes avaient creusé de profonds sillons. L’arbrisseau, aussi épais qu’un bras d’homme, présentait une cassure nette, et la charge du monstre avait déraciné un gros arbuste. De l’autre côté de la clairière, Feu d’Étoile hennit. Il martelait le sol, les oreilles rabattues sur son crâne. Nogusta rejoignit le cheval et détacha les rênes. La brise tourna. Soudain, le hongre se cabra. Nogusta s’empara du pommeau et se mit rapidement en selle. Il sentit une forte chaleur sur sa poitrine et réalisa que son talisman commençait à luire. Derrière la cabane, au nord, il vit de grands arbres osciller et entendit le bois craquer. Un cri perçant et hideux retentit : le sol se mit à trembler sous le cheval. Il fit tourner bride à Feu d’Étoile et laissa le cheval mener l’allure. Le hongre n’eut pas besoin qu’on le pousse. Il partit au grand galop. Derrière eux, quelque chose de gigantesque surgit des fourrés. Nogusta ne pouvait pas risquer de regarder derrière lui : Feu d’Étoile galopait en terrain accidenté, en direction des arbres. Mais il entendait le monstre fondre sur eux à une vitesse terrifiante. Il esquiva une branche basse et se dirigea vers la route en faisant accélérer sa monture. Feu d’Étoile fatiguait, à présent, mais ses sabots martelèrent la terre et il prit de la vélocité. Nogusta descendit l’inclinaison à bride abattue, Feu d’Étoile ondulant entre ses cuisses. Seuls ses brillants talents de cavalier l’empêchèrent de se faire projeter de la selle. Puis ils se retrouvèrent sur du plat, en direction de la route de la corniche. Arrivé là, Nogusta fit se retourner une fois de plus Feu d’Étoile. Il n’y avait aucun signe de poursuite, et le talisman ne luisaitplus. Quel animal pouvait être assez fort pour trancher un homme en deux, assez rapide pour prendre un cheval aussi véloce que Feu d’Étoile en chasse, et assez maléfique pour faire réagir son talisman de cette façon ? Nogusta n’avait aucune réponse. Tout ce qu’il savait, c’était que ce monstre se trouvait entre le chariot et le pont. Et il n’y avait aucune autre route connue pour les conduire en sécurité. Axiana dormait. Le chariot progressait pesamment le long de la vieille route. Ulmenetha avait posé sa main désormais fine sur le front de la reine. La force vitale de la reine était intense : elle l’irradiait. La prêtresse s’adossa contre un coussin de sacs vides et regarda le bleu du ciel. Le réveil, après une longue vie passée auprès de Kalizkan, l’avait extrêmement désorientée. Le vieux magicien lui avait dit que le temps n’avait aucune signification là où ils se trouvaient, mais elle n’avait pas entièrement appréhendé cette notion avant de reprendre conscience. Elle avait l’impression d’avoir dormi des décennies. Les souvenirs de la fuite hors du palais semblaient appartenir à une autre vie, une existence lointaine. Ulmenetha s’était efforcée de les rappeler à elle. De la même façon, elle ne parvenait pas à se remémorer la grosse femme effrayée qu’elle avait été. La jeune Pharis tenait le nouveau-né, et la petite Sufia dormait à ses côtés. — N’est-il pas magnifique ? fit Pharis. Si petit, si doux. — Il est magnifique, convint Ulmenetha. Et toi aussi. La jeune fille leva les yeux, troublée. Elle avait le visage fin,maculé et les traits tirés ; ses cheveux sales pendaient en mèches grasses. Ses habits étaient en guenilles et ses épaules osseuses étaient recouvertes de plaies. — Je ne me moque pas de toi, Pharis, reprit Ulmenetha. Tu as beaucoup d’amour en toi, et c’est une vertu de toute beauté. Assure-toi bien de soutenir la tête du bébé, car son cou n’est pas fort. — D’accord, fit-elle joyeusement. J’ai un roi dans les bras ! — Tu tiens un nouveau-né. Ce sont les hommes qui décernent les titres, et aucun titre ne le concerne pour l’instant. Tout ce dont il a besoin, c’est d’amour et du lait de sa mère. Ulmenetha se retourna pour regarder Kebra et Conalin, qui chevauchaient derrière le chariot. Le garçon s’était placé aux côtés de Kebra et écoutait ce que lui disait l’archer. Avec le talent que lui avait instillé Kalizkan, Ulmenetha était à présent capable de voir bien plus que ce que l’œil nu aurait pu lui révéler. Conalin avait été privé d’affection toute sa vie, et il n’avait jamais connu l’amour d’un père. Kebra était un homme calme et solitaire, qui craignait de se vouer à une femme et à une famille. Ces deux-là étaient faits l’un pour l’autre. Elle porta son regard sur Dagorian. Le jeune officier était loin en retrait et guidait les cinq chevaux de rechange. La peur l’avait submergé, et il s’efforçait de garder courage. Tu aurais dû rester prêtre, se dit Ulmenetha, parce que tu as la générosité de l’âme. Elle se leva et descendit s’installer à côté de Bison. Il la regarda et la gratifia d’un sourire torve. — Comment va mon petit garçon ? demanda-t-il. — Il dort. Où as-tu appris à faire naitre un enfant ? — Ici et là. Les putains du camp me faisaient toujours appeler quand un bébé était attendu. Il n’y en a eu qu’un seul qui m’est resté sur les bras. C’est le cordon qui l’a étranglé. C’est presque arrivé avec notre petit prince. Cela dit, les putains du camp pensaient aussi que j’étais un bon présage à la naissance. Le chariot déboucha en terrain découvert et, au loin, Ulmenetha découvrit l’impressionnante majesté du canyon. — Comment es-tu devenue aussi mince ? demanda Bison. — C’est une longue histoire. Comment es-tu devenu aussi laid ? fit-elle en souriant – Bison gloussa. — Je suis né laid, répondit-il, mais je suis aussi né fort. Je le suis encore. Plus tort que la plupart des hommes qui ont la moitié de mon âge. — Quel âge as-tu ? — Cinquante ans, mentit-il. — Tu as soixante-six ans, dit-elle. Et je ne vois pas de raison d’en avoir honte. Et tu as tout à fait raison, tu es plus fort que la plupart des hommes qui ont la moitié de ton âge. Il y a aussi plus de bonté en toi que tu n’es prêt à l’admettre. Alors arrêtons avec toutes ces sottises. — Eh bien, je suis un sot, dit-il. Je l’ai toujours été. Nogusta et Kebra parlent de trucs que je ne comprends pas. L’honneur, tout ça. La philosophie. Ça me passe au-dessus du crâne comme une volée d’oies. Je ne suis qu’un soldat. Je ne connais rien d’autre. Je ne veux rien connaitre d’autre. Je mange quand j’ai faim, je pisse quand j’ai la vessie pleine, et je trousse quand ma bourse me le permet. Voilà la vie pour moi. Et c’est tout ce que j’en attends. — Ce n’est tout simplement pas vrai, dit Ulmenetha. Tu as des amis, et tu restes à leurs côtés. Tu as des idéaux, et tu te conformes à eux. Tu n’es pas bien honnête, mais tu es loyal. Elle se tut et étudia son profil, avant de se concentrer comme Kalizkan le lui avait appris. Des images fortes lui vinrent à l’esprit,vivement colorées. Des scènes éparses de la vie de Bison défilèrent à toute allure. Elle se concentra plus et les fit ralentir. La plupart étaient ce à quoi elle s’était attendue, le sexe ou la violence, l’ivresse ou la débauche. Mais, ici et là, elle dénicha des péripéties édifiantes. Elle reprit la parole : — Il y a six ans, tu es tombé sur quatre hommes en train de violer une femme. Tu l’as sauvée et tu as reçu deux blessures qui ont failli te tuer. — Comment tu sais ça ? C’est Kebra qui t’en a parlé ? — Personne n’a eu besoin de me le dire. Je sais bien des choses, à présent, Bison. Je vois plus clairement que je n’ai jamais vu. En fait, plus clairement que je ne le voudrais. Quel est ton rêve le plus cher ? — Je n’ai pas de rêves. — Quand tu étais enfant. À quoi rêvais-tu ? — De voler comme un oiseau, répondit-il dans un grand sourire édenté. Je déployais mes ailes et je m’envolais dans le ciel, le vent sur le visage. J’étais libre. La petite Sufia vint s’installer sur le hayon. — Tu avais de vraies ailes ? demanda-t-elle à Bison tout en se posant sur ses genoux. — J’avais de grandes grosses ailes, dit-il. Des ailes blanches, et je volais au-dessus des montagnes. — J’aimerais bien avoir de grandes ailes, déclara Sufia. J’aimerais bien avoir des ailes blanches. Tu m’emmèneras voler avec toi ? — Je ne vole plus, répondit-il en lui ébouriffant ses cheveux blonds. Quand on devient vieux et gros, on perd ses ailes. (Il regarda Ulmenetha.) Pas vrai ? — Parfois, convint-elle. Sufia se colla contre Bison en se tenant à son lourd gilet de laine noire. Il porta de nouveau son regard sur Ulmenetha. — Les enfants m’aiment bien. Ils sont pas trop malins, hein ? — Les enfants peuvent faire des erreurs, confirma-t-elle. Mais, le plus souvent, ils savent reconnaître un protecteur. Ulmenetha posa un regard affectueux sur la petite. Son cœur était faible et, en des circonstances normales, il serait peu probable qu’elle atteigne la puberté. Elle tendit le bras et posa la main sur la tête de Sufia ; pour la première fois, elle laissa fuser le pouvoir que Kalizkan lui avait enseigné. — Il y a une force en chacun de nous, lui avait dit Kalizkan. Les Chiatze appellent ça le « tshi ». Il est invisible, et pourtant formidablement puissant. C’est lui qui entretient la vie et la santé. Il aide à reformer les tissus abîmés. — Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné avec vous ? avait-elle demandé. — L’homme n’a pas été conçu pour être immortel, Ulmenetha. Le cancer est venu trop vite, et avec trop de force. Toutefois, le tshi est un outil très important pour les guérisseurs. Ulmenetha concentra ses énergies et déversa de son tshi dans le corps de l’enfant. — Ta main est toute chaude, dit Sufia. C’est agréable. Ulmenetha se détendit en sentant le cœur vacillant de la petiteprendre de la vigueur. Il n’était pas encore guéri, mais il allait l’être. — Je te préférais avec plus de viande sur les os, dit Bison. Mais ça te rajeunit vraiment. Il était sur le point de reprendre la parole, mais Ulmenetha l’avertit d’un regard. — Rappelle-toi,fit-elle. Plus de sottises. — On obtient rien sans demander, dit-il en souriant. Devant eux, elle vit Nogusta faire avancer son cheval au pas dans leur direction. Ulmenetha sentit son inquiétude. Le guerrier noir était quelqu’un de puissant, peu enclin au désespoir et aux pensées négatives. Mais à présent, il avait le moral très bas. Dagorian, Kebra et Conalin firent le tour du chariot pour le rejoindre. Bison tira sur les rênes. Rapidement, Nogusta leur parla de la tuerie dans la cabane et du monstre qui l’avait pourchassé. — Tu as pu le voir ? demanda Bison. — Non, répondit Nogusta. Si j’avais attendu un battement de cœur de plus, je me serais retrouvé aussi mort que les deux amoureux que j’ai découverts. — Tu es sûr qu’il ne s’agissait pas seulement d’un ours ? RepritBison. — Si c’en était un,c’était leur doyen à tous. Mais non, je ne pense pas que cette créature soit originaire de notre monde. Rien de ce que je connais – ou dont j’ai entendu parler – ne pourrait couper d’un seul coup un homme en deux. — Qu’est-ce qu’on fait, alors ? demanda Dagorian. On trouve une autre route ? Nogusta prit une grande inspiration. — Je ne vois pas le moyen d’y parvenir. D’abord, les cartes n’indiquent pas d’autre itinéraire. Ensuite – même s’il y en a –, si ce monstre a été spécifiquement envoyé ici contre nous, il se pourrait qu’il y en ait d’autres comme lui pour les surveiller. Pour finir, et ce détail n’est pas des moindres, nous n’avons pas la force ni les armes pour nous battre, à découvert, avec les guerriers à nos trousses. Et ils ne doivent plus être très loin, à présent. — Eh bien, tout ça n’est pas très joyeux, fit sèchement Bison. Quelle poisse pourrait bien encore nous coller aux basques ? Qu’on tombe tous malades d’un coup ? — Quels choix avons-nous ? demanda Kebra. On ne peut pas reculer, on ne peut pas avancer et, si on reste où on est, les Krayakins nous tueront. Pour une fois, je suis d’accord avec Bison – on dirait bien que notre bonne étoile nous a abandonnés. — Nous sommes toujours vivants, dit Nogusta. Et nous avons des choix, en fait. La question, c’est de savoir lequel nous donnera le plus de chances de réussir. — On ne peut pas rebrousser chemin, dit Ulmenetha. Par conséquent, nous devons faire face au monstre. — Avec quoi ? s’enquit Bison. — De la magie et des lances, répondit-elle. — J’aime bien la partie avec la magie, fit Bison. — Qu’est-ce que vous avez en tête, ma dame ? demanda Kebra. — Les explications devront attendre. Il y a un groupe de Krayakins à moins de deux heures derrière nous. Retournez jusqu’aux arbres et fabriquez trois longues lances. Assurez-vous que le bois soit robuste. Kebra fit tourner bride à son cheval et s’en fut par les bois. Dagorian le suivit, mais Nogusta hésita. — Prends le chariot jusqu’au canyon, mais ne quitte pas la route principale, ordonna Ulmenetha à Bison. Il regarda Nogusta pour avoir confirmation. Le Noir acquiesça avant de partir à son tour vers les bois. — Si tu peux le tuer grâce à la magie, pourquoi a-t-on besoin de lances ? demanda Bison. — Je ne peux pas le tuer, déclara-t-elle. Mais ce que je peux faire, c’est lancer un sort pour dissimuler nos odeurs et nous rendre presque invisibles. — Presque invisibles ? — Quand le monstre sera tout proche, il verra un remous dans l’atmosphère autour de nous – comme une brume de chaleur. — Je ne veux pas m’approcher des monstres, gémit Sufia. Bison la mit sur son épaule. — Aucun monstre ne t’approchera tant que le vieux Bison sera là. Je lui arracherais la tête avec les dents. — Tu n’as plus de dents, devant, fit-elle remarquer. — Non, mais j’ai de bonnes vieilles gencives, fit-il en gloussant. Les lances qu’ils confectionnèrent faisaient deux mètres cinquante de long, solides mais peu maniables. Nogusta et Kebra attachèrent des couteaux à leurs extrémités ; Nogusta ajouta plus de ficelle sur la partie inférieure du manche pour en faire une poignée. La lance de Dagorian était plus primitive, d’à peine plus de deux mètres, au bout taillé en pointe. Le chariot progressa lentement sur la route. Kebra et Nogusta avançaient en tête, les bases de leurs lances posées sur les étriers. Ils parlèrent peu. Axiana, Pharis et Sufia étaient assises sur le chariot ; Conalin était avec elles, son cheval attaché à l’arrière du convoi. — J’aurais pu fabriquer une lance, dit-il. — Tu n’es pas encore assez bon cavalier, lui dit Bison. Quand les chevaux prennent peur, il est très dur de les diriger. Tu ne pourrais pas y arriver, si tu tenais une lance. Conalin n’était pas convaincu, mais il ne dit rien de plus. Le jour tombait quand ils arrivèrent à la route basse. Nogusta et Kebra tirèrent sur leurs rênes, et le guerrier noir fit faire demi-tour à son cheval pour rejoindre le chariot. Il était sur le point de demander à Ulmenetha quand il lui faudrait lancer son sort, lorsqu’elle le fit taire d’un geste. Il fut troublé quelques instants. Puis, elle lui demanda : — Comment va ta poitrine ? — Ma poitrine ? Elle va très bien. — Aucune sensation de chaleur ? Comme c’est curieux. Ce devrait être le cas. Un moment, il crut qu’elle avait perdu la tête. Puis il sentit le talisman briller. Ulmenetha porta les doigts à ses lèvres, puis à son oreille. Nogusta comprit sur-le-champ. Ils étaient observés – et écoutés. — Je me sens beaucoup mieux, dit-il. Je crois que ce devait être un rhume de printemps. — Un rhume de printemps ? fit Bison. Que… ? Ulmenetha lui pinça violemment la main. — Ne parle pas, dit-elle doucement. Bison jeta un œil à Nogusta et fut sur le point de désobéir à Ulmenetha, quand le cheval de Kebra se cabra brusquement et faillit jeter l’archer au sol. Kebra laissa tomber sa lance et s’arrima au pommeau. Le cheval recula. Sur la route devant eux, une silhouette scintillante de plus de deux mètres avait fait son apparition. Deux ailes noires étaient ramenées sur ses épaules, telle une énorme cape flottant dans la brise. Son visage était sombre, large de front et étroit au menton. Elle avait une grande fente triangulaire inversée noire en guise de bouche ; ses yeux bridés, haut perchés, luisaient comme la braise. — Ce n’est qu’une image, murmura Ulmenetha. Mais Nogusta ne l’entendit pas. Il tira un couteau et le lança de toutes ses forces. La lame fusa dans les airs, traversa l’apparition et retomba sur la route en cliquetant. — Tu ne peux pas me blesser, humain, déclara le démon. Ses ailes noires se déployèrent et il s’éleva dans les airs vers le chariot. La créature en scruta l’intérieur, les yeux rivés sur le bébé qu’Axiana avait dans les bras. Sufia hurla et se terra sous les couvertures. Les chevaux commençaient à s’agiter. La créature démoniaque plana sur place un moment, avant de s’écarter. — Il n’est pas nécessaire que vous mourriez tous, reprit le démon. À quoi cela servirait-il ? Pouvez-vous m’arrêter ? Non. Alors, pourquoi continuez-vous de lutter ? Derrière vous – oh, tout près derrière vous –, il y a mes Krayakins. Devant, il y a un gogarin. Avez-vous besoin que je vous explique la nature d’une telle créature, ou est-ce que les légendes perdurent ? — C’étaient des monstres à six pattes, fit Nogusta. On disait qu’ils pesaient autant que trois grands chevaux. — Cinq seraient plus proches de la réalité, corrigea l’apparition. (Il flotta en direction de Nogusta ; ses yeux ardents scintillaient.) Oui, tu lui ressembles, dit-il. (Nogusta sentit la haine dans sa voix.) Tu es le dernier de sa lignée de bâtards. (Il s’éloigna de nouveau.) Mais j’étais en train de parler du gogarin. C’est une créature unique parmi celles qui habitent cette terre. Eternellement affamée, elle dévore tout ce qui vit et respire. Personne ne peut l’approcher, car elle irradie la terreur. Les forts s’agenouillent à son approche en se soulageant dans leurs cuissardes. Vous ne pourrez pas vous en défaire avec vos pitoyables lances. Je t’ai vu la fuir un peu plus tôt dans la journée. Toi, au moins, tu comprends ce que je suis en train de dire. Ton cœur battait tel un tambour de guerre – et ça sans même voir le monstre. Bientôt tu le verras. Et alors, vous mourrez tous. — Quelle alternative offres-tu ? s’enquit Nogusta. — La vie, tout simplement. Car vous avez déjà perdu. Si vous aviez la plus infime chance de réussir, je vous aurais offert des richesses, ou peut-être même cent années supplémentaires de jeunesse. Je sais que cela aurait intéressé votre ami chauve. Mais je n’ai aucun besoin de vous proposer quoi que ce soit d’autre. Le bébé est à moi. Laissez-le avec sa mère sur le bas-côté. Après, vous pourrez vous rendre où bon vous semblera. Mes Krayakins ne vous feront aucun mal, et je retirerai legogarin de ce lieu. Je vous promets également qu’il n’arrivera rien de fâcheux à la reine. — Je ne te crois pas, dit le guerrier. — Je ne t’en veux pas pour ça, lui dit l’apparition. Mais c’est la vérité. Je peux nous dire également qu’un refus de votre part ne me mettrait pas en colère. Vous ne pouvez pas m’empêcher d’emporter l’enfant, et ta mort me procurerait un grand plaisir, Nogusta. Ton ancêtre – maudit soit son souvenir – a infligé une grande désolation à mes semblables. Il a arraché leurs âmes aux joies de cette planète et les a consignés à une éternité de rien. Aucun souffle, aucun contact entre les chairs, aucun désir, aucune douleur, aucune émotion – aucune vie ! (L’apparition se tut un instant et parut s’efforcer de réfréner sa colère.) Poursuis ta route, dit-il enfin. Poursuis ta route et meurs pour moi. Mais désires-tu vraiment emmener tes amis à la mort ? Ils ne portent pas la culpabilité de ton sang. Ils n’ont pas trahi leur race. Ne méritent-ils pas une chance de vivre ? — Mes amis sont capables de parler pour eux-mêmes, dit Nogusta. Le démon ailé vint flotter près de Bison. — Est-ce que tu veux vivre ? lui demanda-t-il. Bison ignora le démon, souleva son derrière et lâcha un pet tonitruant. — Par les Cieux, ça va mieux, fit-il. Bon, on y va ou quoi ? — Je crois qu’on ferait mieux, dit Ulmenetha. Ça sent vraiment trop mauvais. — C’est à cause des oignons sauvages, dit Bison pour s’excuser. — Je ne disais pas ça pour toi… Imbécile ! rétorqua-t-elle sèchement. Le démon se retira et se planta devant Nogusta. Feu d’Étoile hennit et recula. Nogusta le calma. — J’aimerais rester et te voir mourir, dit l’apparition. Mais le corps que j’ai choisi m’attend à quelques kilomètres d’ici – avec l’armée ventriane. Reste assuré, toutefois, que ton trépas sera douloureux. Pas aussi douloureux, tu comprendras, que celui que j’ai infligé à ta famille. Tu aurais dû les voir essayer de fuir les flammes. Ta femme courait dans un couloir, les cheveux et la robe en feu. Ses hurlements étaient un délice. Sa chair brûlait comme une grande bougie. Soudain, une bourrasque s’éleva et l’apparition disparut. — C’était Anharat, le Seigneur Démoniaque, dit Ulmenetha. C’est lui qui a possédé Kalizkan et qui a apporté tant de malveillance sur la ville. Au début, Nogusta ne réagit pas. Son visage ruisselait de sueur, l’expression figée. Lorsqu’il reprit la parole, son ton était plus glacé qu’une tombe. — Il a tué ma famille. Il les a regardés brûler. — Il a tué bien des familles. Par milliers, dit Ulmenetha. Il incarne le mal absolu. Nogusta prit une grande inspiration pour se calmer. — Qu’est-ce qu’il voulait dire, pour mon ancêtre ? — Il parlait d’Emsharas – son frère. C’est lui qui a lancé le premier Grand Sort. — Son frère ? Seriez-vous en train de me dire que mon ancêtre était un démon ? — Je n’ai pas de réponses à t’offrir, Nogusta. On en sait peu sur Emsharas, à part qu’on le considère comme le père des guérisseurs et que sa magie était sacrée. Il faisait certainement partie des Illohirs, les Venteux. — Alors j’ai du sang de démon dans les veines ? — Oublie les démons ! trancha-t-elle. Ce n’est pas important pour l’instant. Pourquoi crois-tu qu’il est venu nous voir ? C’était pour instiller la peur, pour tourmenter et déranger. Tu dois l’emporter sur ce genre de pensées. Toute la colère ou la rage que tu ressentiras ne feront qu’accroître le danger et donneront plus de chances au gogarin de sentir notre présence. — Je comprends, dit Nogusta. En route. — Lorsque nous arriverons en bas de la pente, il faudra que tu chevauches à côté du chariot, dit Ulmenetha. Le sort ne s’étendra que sur une petite zone. Nous devrons être aussi silencieux que possible. Nogusta opina du chef, avant de partir en tête pour récupérer sa lance et son couteau de lancer. — Est-ce qu’on pourra tuer ce gogarin, s’il le faut ? demanda Bison à Ulmenetha. — Je ne sais pas. — Il pourrait vraiment me donner cent autres années de jeunesse ? — Je n’en sais rien non plus. C’est important ? — J’aime bien cette idée, dit Bison en soulevant les rênes avant de les faire claquer sur le dos de l’attelage. Les chevaux s’élancèrent, et le chariot descendit lentement vers le fond du canyon. Des nuages d’orage s’amoncelaient au loin, et un coup de tonnerre retentit au-dessus des montagnes. Au pied de la pente, Ulmenetha descendit du chariot et ôta ses chaussures. Elle sentit la douceur du sol sous ses pieds. Elle se détendit et attira à elle la puissance de la terre. Ici, la magie était faible – cela la surprit. C’était comme si le flux ne passait pas. Elle se demanda si le pouvoir d’Anharat avait affecté cette magie. Certainement pas. Elle s’accroupit et plongea sa main dans la terre. Ses doigts touchèrent quelque chose de dur et de plat. Elle sourit, soulagée. Ils se trouvaient sur la vieille route commerciale. Au cours des siècles, la terre en avait recouvert les dalles, et c’étaient ces pierres enfouies qui l’isolaient. Elle sortit de la vieille route et se rendit dans un bosquet proche. Ici, la magie était forte et séculaire ; elle y puisa et la sentit courir dans ses jambes, monter dans ses veines et ses artères en un élan puissant et houleux. Ce fut presque trop intense, comme un bon vin, et elle tendit le bras pour se retenir à un tronc. Le tonnerre grondait au sud. Elle s’éloigna des arbres et vint se placer à grandes enjambées sur l’avant gauche du chariot. Sur son ordre, Nogusta, Kebra et Dagorian se rapprochèrent d’elle. Elle leva la main et lança le sort. Il n’était pas spécialement difficile à créer mais, une fois invoqué, il fallait le maintenir en place. Autour du chariot, l’air se mit à miroiter. Ulmenetha regarda derrière elle. Elle ne les voyait plus. Elle leva le bras et fit courir sa main sur le cou soyeux et presque invisible du cheval qui se trouvait à ses côtés, puis saisit la bride. — Que personne ne parle jusqu’à ce que je vous le dise, intima-t-elle. Allons-y ! Elle entendit les rênes claquer sur le dos de l’attelage et se dirigea vers la forêt en tenant la bride. Les pas tranquilles des chevaux lui parurent résonner aussi fort que le tonnerre au loin, et les lents craquements des roues du chariot s’enflèrent dans son esprit. Sois calme, se prévint-elle, le tonnerre et le vent dissimuleront les bruits. Le ciel s’assombrit ; l’orage se déplaçait au-dessus de la forêt. Il y eut un éclair, et la route forestière s’illumina. Un des chevaux s’ébroua de peur et elle entendit Kebra l’apaiser de doux murmures. Devant eux se trouvait la pente sur laquelle Nogusta avait fui le monstre. Le chariot avançait lentement. La pluie commença à se déverser des lourds nuages au-dessus. Ulmenetha s’en réjouit. Ce bruit les enveloppait comme une couverture. Concentrée sur le sort, elle continua d’avancer. Soudain, un bruit de bois brisé retentit. Un cri strident vrilla les oreilles d’Ulmenetha et lui coupa les jambes. Elle tira sur la bride : l’attelage fit halte. Un second cri. Un des chevaux hennit de terreur. Les hurlements cessèrent aussitôt, suivis d’un terrible silence. Ulmenetha regarda sur la pente. Les arbres ballottaient. La peur menaça de la submerger, mais elle resta fermement concentrée sur le sort. Un éclair. Deux des chevaux s’ébrouèrent et piaffèrent. Quelque dix mètres au-dessus d’eux, une énorme tête de forme triangulaire sortit des arbres. Ulmenetha ne voyait qu’une silhouette contre le ciel noir mais, et ce malgré le vent cinglant, elle l’entendait renifler et absorber les odeurs de la forêt pour débusquer sa proie. La pluie se fit moins violente, et une éclaircie permit au clair de lune de baigner la scène. Ulmenetha était immobile et avait les yeux levés sur l’imposante tête. En raison de sa forme serpentine, elle s’était attendue à ce qu’elle soit recouverte d’écailles, à l’instar des reptiles. Mais ce n’était pas le cas. Sa peau était d’un blanc cadavérique et presque translucide ; Ulmenetha discernait les grands os de sa nuque qui en déformaient la peau. La tête pâle se tordit sur son long cou, et elle se retrouva à contempler un œil bleu et bridé aussi gros qu’un crâne d’homme. La pupille était ronde, noire et horriblement humaine. Le gogarin observa la route sans ciller. Puis la tête se retira derrière les arbres et Ulmenetha entendit de nouveau le bois craquer, comme l’énorme carcasse de la chose retournait s’enfoncer à grand fracas dans la forêt. Elle donna un coup sec sur la bride pour faire avancer le chariot et suivit la route en contournant la base de l’élévation. La tempête poursuivit sa course vers le nord ; la pluie mourut. Il y eut de plus en plus d’éclaircies, et la compagnie poursuivit sa route vers le pont et la sécurité. Ils progressèrent tranquillement pendant une heure. Ulmenetha était fatiguée, à présent, et il lui était difficile de maintenir le sort. Les dalles qui se trouvaient sous la terre de la route ne lui permettaient pas de se réapprovisionner en puissance, et le sort faiblit à deux reprises. Elle fit arrêter l’attelage et appela doucement Nogusta. — Est-ce que ton talisman luit ? — Non. — J’ai besoin de puiser du pouvoir dans la terre. Il faut que je quitte la route. Elle relâcha la bride et courut sur le bas-côté. Le chariot et les cavaliers qui l’environnaient redevinrent immédiatement visibles. Ulmenetha se mit rapidement à genoux et plongea les mains dans la terre. Cette fois-ci, la puissance filtra lentement en elle ; Ulmenetha sentit la tension monter. Sa peur ralentit encore plus le transfert. Elle s’efforça de retrouver son calme, en vain. — Faites vite ! héla Nogusta. Le talisman commence à chauffer ! Ulmenetha prit une grande inspiration et fit une brève prière. L’énergie qu’elle recherchait avait pénétré son sang, mais ce n’était pas assez ! Elle se releva, courut jusqu’au chariot et reprit possession de la bride. Elle pouvait entendre le monstre approcher à grand fracas dans les fourrés. La peur lui fit rater le troisième verset de son sort, et elle recommença. La magie déferla hors d’elle, submergeant chariot et cavaliers. Au clair de lune, le gogarin sortit des arbres en direction de la route. Ils pouvaient tous le voir clairement, à présent. Il faisait plus de six mètres de long. Plus tôt, Nogusta avait dit que ces créatures étaient dotées de six pattes, mais Ulmenetha vit que cela n’était pas tout à fait le cas. Les pattes postérieures et médianes étaient puissantes et présentaient une articulation triple, mais les membres qui se trouvaient sur les épaules du monstre ressemblaient plus à de longs bras munis d’énormes griffes, chacune aussi longue qu’un sabre de cavalerie. Il se dressa sur ses pattes postérieures et huma la brise nocturne. Un des chevaux de rechange, attaché à l’arrière du chariot, se cabra de terreur et brisa ses rênes. Il fit volte-face et galopa hors de la route en direction de la forêt. Le gogarin réagit à une vitesse foudroyante. Il se mit sur ses six membres et se propulsa en avant, animé d’une incroyable puissance. Ulmenetha se figea en le voyant filer vers le chariot. Puis il changea de direction se mit à la poursuite du cheval. Son épaule massive heurta un petit arbre et le déracina. Puis il fut loin derrière eux. Le cheval poursuivit sa cavalcade ; Ulmenetha entendit son cri d’agonie. Elle ne pouvait pas bouger. Elle était là, tremblante, aux côtés de l’attelage. Nogusta mit pied à terre et la rejoignit prudemment à tâtons. — Il faut qu’on s’en aille, murmura-t-il. Ulmenetha ne répondit pas. Pourtant, elle maintint le sort en place en dépit de sa terreur. Nogusta la guida à l’avant du chariot et l’installa sur le siège, à côté d’un Bison presque invisible. Nogusta remonta en selle, prit la tête de l’attelage et baissa le bras pour attraper la bride. Il pressa les chevaux et ceux-ci se mirent à avancer. Ulmenetha ne parvenait pas à empêcher ses mains de trembler. Elle fermait les yeux de toutes ses forces et elle faillit hurler quand Bison tendit sa grosse main pour lui donner une tape sur la jambe. Il se pencha vers elle et murmura : — Grosse saloperie, ce truc, pas vrai ? Il avait parlé d’une voix très calme, et ce son parut lui transmettre de sa force. Ulmenetha sentit l’affolement refluer. Elle se retourna sur son siège et jeta un regard apeuré sur la piste. Le chariot progressait très lentement et, à chaque instant, la prêtresse s’attendait à voir l’énorme forme blafarde du gogarin avancer pesamment vers eux. Ils parcoururent huit cents mètres. Lentement, la route commença à monter, et ils aboutirent sur une deuxième corniche. Le chariot y occupait presque les deux tiers de la largeur. Les chevaux étaient fatigués, et Bison dut faire claquer deux fois les rênes pour les obliger à avancer. Ulmenetha n’avait presque plus d’énergie, à présent. Elle tenta de puiser quelque nouvelle force des montagnes, mais la vieille roche ne voulut pas céder à sa magie. Elle se lécha le doigt et le mit au vent. Il soufflait de derrière eux. Il ne pouvait désormais plus porter leur odeur dans la forêt. Elle abandonna son sort avec soulagement. — Par les Cieux, ça va mieux, murmura Bison. La corniche s’égalisa et Bison arrêta l’attelage pour permettre aux bêtes de reprendre leur souffle. La lune brillait clair, à présent, et la forêt était loin au-dessous d’eux. Un petit cri flûté monta à l’arrière du chariot : le bébé se réveillait. Bison jura et se retourna vivement. Axiana était en train de défaire les boutons de sa robe. Les pleurs du bébé retentirent dans les montagnes. La reine déchira les deux derniers boutons et dévoila son sein gauche. Le nourrisson se calma et se mit à téter. Loin derrière eux, le gogarin était sorti des arbres et progressait rapidement sur la route. Nogusta sauta à terre. — Que tout le monde descende du chariot ! hurla-t-il. Kebra, aide-moi à dételer les chevaux. L’archer fit avancer son cheval et mit pied à terre. Il n’essaya même pas de défaire les traits, préférant tirer sa dague et les trancher. Dagorian fit le tour du chariot et bondit au sol pour l’aider. Pharis aida la reine à descendre, tandis que Conalin emportait prestement Sufiaet sautait au pied du chariot. Bison monta lourdement à l’arrière pour ramasser les sacs de nourriture et les couvertures afin de les balancer sur le bas-côté. Le géant se retourna pour regarder la descente. Le gogarin courait dans leur direction. À cette distance, il paraissait petit – limier blanc sur les dalles grises éclairées par la lune. L’attelage se libéra à grand fracas. Nogusta vint se placer aux côtés de Bison. Il tenait sa lourde lance, au bout de laquelle était attaché un couteau de lancer aussi tranchant qu’un rasoir. — Tu sais ce qu’il faut faire, dit Nogusta. Bison plongea ses yeux dans le regard bleu pâle de son ami. — Oui. Laisse-moi prendre la lance. — Non ! Le talisman me protégera de la peur que cette chose irradie. Maintenant baisse-toi – et fais rouler le chariot à mon signal. Bison sauta sur le bas-côté, avant d’appeler Kebra et Dagorian. — Qu’est-ce qu’il fait ? demanda le jeune officier tandis que Nogusta s’installait à l’arrière du chariot. — Il va le pilonner, répondit Bison. Il recula et se glissa derrière les roues avant, pour estimer la trajectoire que le chariot suivrait une fois qu’ils l’auraient lancé sur la pente. Il y avait un léger virage à droite, quelque soixante mètres plus loin. S’ils mésestimaient la vitesse, ce serait l’endroit où le chariot basculerait sur la corniche et chuterait de plusieurs dizaines de mètres sur les flancs de la montagne. La sueur perlait sur le front de Bison, et il se passa la manche sur le visage. — Tenez-vous prêts, hurla Nogusta. Les trois hommes pressèrent leurs épaules contre le véhicule. À l’arrière du chariot, Nogusta redressa sa lance. Lui aussi voyait le virage, et il essayait de juger la vitesse du monstre qui filait vers eux. Il y avait peu de marge de manœuvre. Si le chariot démarrait trop tôt, il atteindrait le virage avant le gogarin, et Nogusta mourrait inutilement. Si le wagon démarrait trop tard, il était possible qu’il n’acquit pas assez de vitesse pour faire plonger la créature dans l’abysse. Nogusta avait la bouche sèche ; son cœur battait la chamade. — Allez-y, héla-t-il. Les trois hommes poussèrent sur le chariot, qui ne bougea pas. — Le frein est mis ! hurla Bison. Nogusta courut au dosseret et bondit sur le siège du pilote pour retirer le frein. Le chariot fit une embardée. Nogusta faillit tomber, maisil retrouva son équilibre et fila à nouveau à l’arrière, lance levée. Il avait perdu de précieuses secondes. — Poussez plus ! ordonna-t-il. Le chariot commença à prendre de la vitesse. Le gogarin passa le virage et vit le chariot qui venait vers lui. Il se redressa sur ses membres inférieurs et poussa un affreux hurlement. Nogusta sentit la vague de peur déferler sur lui comme un raz de marée. Elle lui déchira chairs et esprit ; il cria et tomba à genoux. Il n’avait jamais éprouvé une telle peur. La lance s’échappa de ses doigts tremblants. Il voulut tomber avec elle en se mettant les mains sur le visage, les yeux fermés. Il sentait la chaleur du talisman sur sa poitrine, mais cela ne lui apportait aucun réconfort. À cet instant, comme le désespoir menaçait de lui faire perdre prise, il revit le visage de sa femme et se souvint des paroles du Seigneur Démoniaque – elle avait couru au milieu des flammes. La colère vint à son secours, lui enflammant les tripes et brûlant dans son crâne. Il s’empara de la lance et se releva vivement. Le chariot était presque sur le monstre. Le gogarin se cabra haut, retomba sur ses six pattes et chargea. Nogusta s’arc-bouta en prévision du choc. À la dernière seconde, le gogarin se cabra de nouveau, griffes jetées en avant. Le flanc de bois du chariot explosa. Puis tout le poids du véhicule s’abattit sur le monstre. Lance tendue devant lui, Nogusta fut catapulté en avant. La dague attachée à la lance se ficha profondément dans l’épaule de la créature. Le poids de Nogusta lui donna plus de puissance, et le bois s’enfonça davantage. Puis il craqua. Le corps de Nogusta fut projeté sur le cou du gogarin, avant de tomber sur le rebord de la falaise. Ses jambes pendaient dans le vide et il chercha désespérément une prise où se raccrocher. Il regarda vers le bas et vit des pins, loin au-dessous. Il ne sentait plus son épaule, et sa main gauche n’avait plus de forces. Il eut peur, mais il se reprit et se détendit. Puis il se hissa lentement sur le rebord de la corniche. Le gogarin avait été emporté au bord de la route et donnait de grands coups sur son ennemi de bois. Ses griffes lacérèrent le chariot et le réduisirent en miettes. Nogusta se releva péniblement, vacilla, tira son épée, et se prépara à attaquer. Lance en main, Bison fit son apparition, accompagné de Kebra et Dagorian. L’archer décocha une flèche qui s’enfonça violemment dans le cou du gogarin. Puis Bison enjamba maladroitement ce qui restait du chariot et se jeta sur le monstre. Le gogarin se retourna pour faire face à cette nouvelle attaque, et sa patte arrière droite glissa sur la roche. Lemonstre tituba et tenta de reprendre son équilibre. La lance de Bison vint se ficher dans sa poitrine, parvenant à peine à en déchirer la peau. Mais le poids du géant modifia les rapports de force, et la lance repoussa brutalement la créature. La chute du gogarin l’envoya cabrioler dans les airs. Il heurta le flanc de la montagne à deux reprises, avant de s’en éloigner et de s’écraser dans les branches d’un grand pin. L’arbre en fut scindé en deux. Bison se dégagea d’un bond, en même temps que le chariot en ruine glissait sur le rebord. Le géant courut rejoindre Nogusta. — Tu vas bien ? demanda-t-il. Le Noir gémit quand il essaya de bouger l’épaule gauche. — Simple contusion, j’espère, répondit-il. Il est mort ? Bison jeta un œil par-dessus la corniche. — Je ne le vois pas, déclara-t-il. Mais rien n’aurait pu survivre à cette chute. Antikas Karios n’était généralement pas un homme incliné aux regrets. La vie était ce qu’elle était, et on devait en tirer le meilleur parti. Pourtant, étrangement, ce matin brumeux là, assis sur la pierre froide du vieux pont, le spectre des anciens souvenirs revenait le hanter. Il n’avait jamais vraiment réfléchi aux opinions des autres, ni à celles qui le critiquaient. On lui avait reproché sa cruauté, sa rancune et son manque de pitié. On ne parlait jamais de lui en ces termes en sa présence, mais Antikas les avait quand même entendus et il pensait qu’ils n’avaient plus aucun effet sur lui. Quand on est fort, les ricanements des autres ne nous atteignent pas. Comme son père disait : « Un lion est toujours suivi de chacals. » Antikas Karios avait été un homme investi d’une mission, qui progressait obstinément sur un chemin étroit. Il n’y avait pas eu de temps pour l’introspection. Pas de temps pour les gentillesses désinvoltes. Pas de temps pour l’amitié. Son esprit et son temps avaient été entièrement occupés à réfléchir sur la façon de libérer Ventria de l’agresseur. Plus maintenant, se dit-il, en regardant la brume qui roulait sur les collines. Ici, dans cette contrée solitaire, à quoi penser sinon à soi ? Cela faisait deux jours maintenant qu’il attendait sur ce pont ; c’était l’esprit du sorcier Kalizkan qui l’avait guidé ici. « Pourquoi est-ce que vous ne m’emmenez pas directement auprès d’eux ? » avait-il demandé. « C’est ici qu’on aura le plus besoin de toi. » « Où qu’ils se trouvent, ils sont en danger. Mon épée pourrait faire la différence. » « Fais-moi confiance, Antikas. Attends sur le pont. Ils t’auront rejoint dans deux jours. » L’esprit l’avait quitté, et Antikas avait attendu. Au début, la beauté des montagnes avait été agréable à l’œil. Il était calme, et prêt à donner sa vie pour la cause de la reine. Mais, au fil des heures de ce premier jour, il s’était retrouvé à revoir sa vie. Cela était arrivé inconsciemment. Assis sur le pont, il songea subitement à Kara, aux plans qu’ils avaientfaits pour s’établir près de la mer. Genre, douce, adorable Kara. Il lui avait fait bien des promesses, et il n’en avait honoré aucune. Ce n’était pas parce qu’il avait voulu mentir. Mais la guerre contre les Drenaïs avait pris le pas. Elle aurait dû le comprendre, ça. Les rêves d’amour et de famille avaient été emportés par un raz de marée patriotique, puis remplacés par un rêve d’indépendance. À présent, tous ces rêves étaient poussière. Au cours des cinq dernières années, il avait souvent repensé à Kara mais, occupé comme il était, il lui avait été facile de repousser ces souvenirs. Il y avait toujours des plans et des complots pour retenir son attention. Mais, sur ce pont, après ces deux jours solitaires et intimistes, il trouvait de plus en plus difficile d’éluder son sentiment de culpabilité. Il se souvint de la dernière fois qu’il l’avait vue. — Ce n’était ni de la cruauté ni de la vengeance, dit-il tout haut. Elle m’a humilié. À quoi donc aurait-elle dû s’attendre ? Ces paroles restèrent suspendues et résonnèrent dans son esprit de façon peu convaincante. Kara lui avait écrit pour mettre fin à leur relation. D’après sa lettre, elle avait attendu trois ans. Elle faisait remarquer qu’Antikas avait promis de rentrer dans l’année. Il ne s’était pas exécuté. Il était évident qu’il ne l’aimait pas, et elle était tombée amoureuse d’un jeune noble issu d’un domaine voisin. Ils allaient se marier dans le mois. C’est d’ailleurs ce qu’ils firent. Antikas était arrivé en retard à la cérémonie. Il s’était approché des époux au moment où ils sortaient de l’église, main dans la main et des guirlandes de fleurs autour du cou. Il avait retiré son lourd gant de cavalier et en avait frappé le jeune marié au visage. Le duel avait eu lieu le soir même et Antikas l’avait remporté. Cette nuit-là, on l’avait mandé chez Kara. Il l’avait retrouvée assise dans une pièce sombre, lanternes éteintes. De lourds rideaux de velours bloquaient le clair de lune. Une bougie brûlait sur une tablebasse, et il avait vu Kara à la lumière vacillante, une épaisse couverture enroulée autour de son corps frêle. Antikas se rappela comme son cœur avait été dur, et comme il avait décidé de ne présenter aucune excuse pour sa perte. C’était elle la fautive, pas lui. Il projetait de lui en faire prendre conscience. Mais elle ne le couvrit pas d’insultes. Elle se contenta juste de le dévisager dans la pénombre. Il n’y avait aucune haine en elle, avait-il réalisé, rien qu’une grande tristesse. À la lueur de la bougie, elle était délicieusement belle, et il s’était retrouvé à se demander comment il avait pu la quitter si longtemps. Dans son arrogance, il pensait qu’elle n’avait jamais véritablement aimé son rival, mais quelle avait accepté sa proposition en sachant qu’Antikas viendrait la chercher. C’était ce qu’il avait fait et, si elle le suppliait, il la reprendrait – malgré l’humiliation. Il était prêt à être indulgent. Mais il ne s’était pas attendu à cette scène. Des larmes, oui. De la colère ? Bien sûr. Mais ce silence inquiétant était intolérable. « Que veux-tu de moi, ma dame ? » avait-il dit. Elle avait répondu d’une voix qui n’était plus qu’un mince murmure. « Tu es… un homme mauvais… Antikas. Mais tu ne nous feras plus… de mal. » Elle avait soutenu son regard quelques instants de plus, et sa tête avait basculé en arrière. Une seconde seulement, il avait cru quelle s’était évanouie. Puis il avait vu la mare de sang en bas de la chaise. Il s’était avancé et lui avait retiré sa couverture. Elle avait les deux poignets tranchés, les habits trempés de sang. Elle portait encore sa robe de mariée et sa guirlande. Elle était morte sans un mot de plus. Antikas tenta de refouler ce souvenir, mais il s’accrochait à lui tel un lierre vénéneux. — Ce n’était pas mal, dit-il. Elle aurait dû m’attendre. Ce ne serait pas arrivé. Je ne suis pas fautif. Alors qui l’est ? Cette question monta de son subconscient sans prévenir. L’affaire ne s’était pas terminée là. Le frère de Kara avait défié Antikas. Lui aussi avait péri. Antikas avait essayé de le désarmer, de le blesser et d’arrêter le duel. Mais ses attaques avaient été féroces et nourries et, quand le moment était venu, Antikas avait riposté d’instinct plus que d’intention, et planté sa lame dans le cœur de son adversaire. Antikas s’éloigna du mur et se retourna pour regarder les eaux tumultueuses au-dessous. Il y vit la branche d’un vieux chêne flotter à vive allure. Il resta un moment coincé contre un rocher, avant de se libérer et de poursuivre sa route. Plus en aval, un ours brun sortit nonchalamment des bois et vint patauger près de la rive. Antikas l’observa. Il plongea deux fois ses pattes dans l’eau. À la troisième, il attrapa un poisson et le jeta vivement sur la rive. Le poisson se débattit dans la terre en donnant de violents coups de nageoire. L’ours sortit du fleuve et dévora le poisson. Antikas se retourna et alla rejoindre son cheval qui broutait de l’herbe. Il sortit sa dernière ration de son sac de selle. Tout en mangeant, le souvenir de Kara vint s’imposer à lui mais, cette fois-ci, il le repoussa pour se concentrer sur sa fuite d’Usa. L’esprit de Kalizkan l’avait d’abord dirigé vers une vieille église proche du mur sud. De là, il lui avait indiqué une pièce secrète située derrière l’autel. Il y avait un vieux coffre contre le mur du fond. Il n’était pas fermé. Les charnières avaient presque entièrement été rongées par la rouille. Antikas en avait brisé une en ouvrant le couvercle. Le coffre contenait trois épées courtes et leurs fourreaux, chacun enveloppé de lin.Antikas les sortit. « Ce sont les dernières épées tempêtes, avait déclaré Kalizkan, créées quand le monde était jeune. Elles furent conçues par Emsharas le Sorcier, afin qu’on les brandisse contre les démoniaques Krayakins. » Antikas les avait portées de la ville au campement militaire. Là, il s’était procuré un cheval et était parti chevaucher dans les montagnes. Le premier soir, il avait déballé une des épées. Le pommeau était incrusté d’un bijou bleu, lourd et rond, retenu par un fil doré. La soie était recouverte d’une poignée de bois enveloppée d’une peau grisâtre ; les gardes, incurvés vers le haut, étaient profondément tracés de lettres dorées. Le fourreau était simple et sans ornement. Lentement, Antikas avait tiré l’épée. « Ne touche pas la lame ! »l’avait prévenu la voix de Kalizkan. Au clair de lune, la lame était noire et, au début, Antikas avait cru quelle était faite d’argent terni. Mais, en la retournant, il avait vu que la lune se reflétait avec force sur la surface noire. « Quel est ce métal ? » avait-il demandé à Kalizkan. « Ce n’est pas du métal, mon enfant. C’est de l’ébène enchanté, répondit le sorcier. Je ne sais pas comment il a fait. Ça peut trancher la pierre, et pourtant c’est du bois. » « Pourquoi appelle-t-on ça une épée tempête ? » « Lève-toi et mets la paume de ta main juste au-dessus de la lame. » Antikas avait obéi. Des couleurs avaient parcouru l’ébène, et de petits éclairs bleus avaient fusé vers sa paume. Surpris, il avait fait un bond en arrière et fait tomber l’épée. La pointe avait disparu dans la terre, et seuls les gardes lavaient empêchée de disparaître à la vue. Antikas l’avait dégagée. Pas une tache de boue n’avait souillé la lame. Une fois de plus, il avait remis la main au-dessus de la pointe. Les éclairs avaient dansé en direction de sa peau, mais sans douleur. Cette sensation avait été curieuse, et il avait remarqué que les poils du dos de sa main le titillaient. « Qu’est-ce qui provoque les petits éclairs ? » avait-il demandé à Kalizkan. « J’aimerais bien le savoir. Emsharas était un Venteux. Il en savait bien plus que n’importe quel sorcier humain. » « Un démon ? Qui a conçu des épées pour combattre des démons ? Pourquoi faire ? » « Tu as tendance à me poser des questions auxquelles je ne peux pas répondre. Quelles qu’aient été ses raisons, Emsharas s’est allié avec les Trois Rois, et c’est lui qui a lancé le Grand Sort qui a banni tous les démons de la surface de la terre. » « Y compris lui ? » « Tout à fait. » « Ça n’a pas de sens, avait fait remarquer Antikas. Il a trahi plus que son peuple – il a trahi sa race entière. Qu’est-ce qui aurait pu pousser un homme à agir de la sorte ? » « Ce n’était pas un homme, c’était – comme tu le dis avec raison – un démon, avait expliqué Kalizkan. Et qui peut savoir ce que pensent de telles créatures ? Certainement pas moi, parce que j’ai été assez idiot pour faire confiance à l’une d’entre elles, et je l’ai payé de ma vie. » « J’ai horreur des mystères », avait dit Antikas. « J’ai toujours été partial à cet égard, avait reconnu Kalizkan. Mais, pour essayer de répondre à ta question, peut-être ne s’agissait-il que de haine. Son frère et lui, Anharat, étaient des ennemis mortels. Anharat désirait la destruction de la race humaine, et Emsharas s’est proposé de lui faire échec. Tu connais le vieil adage : "Les ennemis de mes ennemis sont mes amis" ? Par conséquent, Emsharas s’est lié d’amitié avec les humains. » « Ça ne me convainc pas, avait rétorqué Antikas. Il devait y avoir des gens qu’il aimait, dans son peuple – et pourtant il a également précipité leur perte. » « Il ne les a pas détruits – il les a bannis de la terre. Mais, puisqu’on discute des mobiles, n’est-ce pas toi qui a précipité la perte de celle que tu aimais ? » Cette question avait choqué Antikas. « C’était entièrement différent », avait-il fait sèchement. « Me voilà détrompé. » « Parlons de sujets plus pertinents, avait dit l’épéiste. Les guerriers que je suis censé combattre sont des Krayakins, c’est ça ? » « Certes – les plus grands guerriers à avoir jamais foulé la terre. » « Ils ne m’ont pas encore rencontré », avait fait remarquer Antikas. « Fais-moi confiance, mon garçon, ils ne tremblent pas dans leurs bottes. » « Ils devraient, avait dit Antikas. Parle-moi d’eux, maintenant. » Antikas était une fois de plus assis sur le muret du pont quand les cavaliers sortirent de la brume. Le guerrier noir, Nogusta, était à leur tête. Antikas vit la reine, montée en amazone. Une grande blonde fine, vêtue d’une robe ample, guidait son cheval. L’homme, Bison, arrivait derrière elles. La dernière fois qu’il l’avait vu, Bison était attaché au poteau disciplinaire – c’était le jour où Nogusta avait terrassé Cerez. Une petite enfant aux cheveux blonds était assise devant lui. Deux autres jeunes étaient assis ensemble derrière le géant – un garçon roux d’environ quatorze ans et une brindille de fille aux longs cheveux noirs. Puis il vit Dagorian. L’officier tenait un petit paquet dans les bras. C’était l’archer, Kebra, qui fermait la marche. Nogusta le repéra et se sépara du groupe. Il mena son cheval au petit galop sur la faible inclinaison. — Bonjour à toi, dit Antikas en se levant pour le saluer. Je suis heureux de te voir en vie. Nogusta mit pied à terre et se rapprocha, une expression impénétrable sur le visage. Antikas reprit la parole : — Je ne suis pas venu ici en ennemi, homme noir. — Je sais. — Kalizkan t’a parlé de moi ? s’étonna Antikas. — Non. J’ai eu une vision. Lentement, le groupe forma une file jusqu’au pont. Nogusta leur fit signe de continuer, et ils passèrent devant les deux épéistes. Antikas s’inclina bas devant Axiana, qui lui répondit d’un sourire. Elle était blême et paraissait épuisée. — La reine est malade ? demanda-t-il à Nogusta une fois qu’elle fut passée. — L’accouchement a été difficile, et elle a perdu du sang. La prêtresse l’a soignée, mais elle aura besoin de temps pour récupérer entièrement. — L’enfant est fort ? — Il l’est, répondit Nogusta. Nous nourrissons l’espoir que cela reste ainsi. Tu sais que nous sommes suivis ? Antikas acquiesça de la tête. — Par les Krayakins. Kalizkan m’en a parlé. Je resterai ainsi et je leur barrerai le chemin. Pour la première fois, Nogusta sourit. — Même toi, tu ne pourrais pas venir à bout de guerriers de ce genre. Même avec les épées noires. — Ta vision était bonne, dit Antikas. Aurais-tu l’obligeance de la partager avec moi ? Nogusta secoua la tête. — Ah, fit Antikas dans un grand sourire. Je vais mourir, alors. Eh bien, pourquoi pas ? Je ne l’ai encore jamais fait. Cette nouvelle expérience me plaira peut-être. Nogusta resta silencieux un moment. Dagorian, Kebra et Bison traversèrent le pont en courant et vinrent se placer à côté de lui. — Qu’est-ce qu’il fout là ? demanda Dagorian, le visage rouge decolère. — Il est ici pour nous aider, répondit Nogusta. — C’est peu probable, siffla Dagorian. Il a envoyé des assassins après moi. Il est de mèche avec l’ennemi. — Que d’indiscipline dans tes rangs, Nogusta, fit remarquer Antikas. C’est peut-être pour ça que tu n’as jamais été promu officier. — Je lui brise le cou ? demanda Bison. — Comme c’est fascinant, marmonna Antikas. Un singe quiparle. Bison se jeta en avant. Nogusta tendit le bras. L’effort qu’il fournit pour arrêter l’élan du colosse le fit ciller ; une nouvelle douleur explosa dans son épaule blessée. — Calme-toi, dit-il. Il n’y a aucune traîtrise, ici. Antikas Karios est l’un d’entre nous. Essaie de comprendre qu’à présent, le passé n’a aucune incidence. Il est ici pour défendre le pont et nous faire gagner du temps. Arrêtez avec les insultes. (Il se tourna vers Antikas.) Les Krayakins vont venir ce soir. Ils n’aiment pas le soleil et attendront que le ciel s’assombrisse et que la lune soit forte. Ils seront quatre. Mais ils seront accompagnés d’une unité de cavaliers ventrians, dépêchés par le démon qui a investi Malikada. — Tu dis que je ne peux pas les tuer seul ? Te battras-tu donc à mes côtés ? — Rien ne me ferait plus plaisir. — Non, fit subitement Dagorian. Tu es blessé à l’épaule. Je t’ai observé chevaucher. Tu souffres beaucoup, et tes gestes sont lents et engourdis. Je resterai. — Moi aussi, dit Kebra. Nogusta secoua la tête. — Nous ne pouvons pas tout miser sur une seule rencontre. Il n’y a que quatre Krayakins directement derrière nous, mais il y en a quatre autres là-bas, qui attendent de nous couper la route. Il faut que nous mettions le plus de distance possible entre eux et nous. Antikas Karios a choisi de défendre ce pont. Dagorian a proposé de se tenir à ses côtés. Qu’il en soit ainsi. (Il se retourna vers Kebra.) Bison et toi, partez avec les autres. Continuez au sud. À environ un kilomètre et demi, la route se scinde en deux. Prenez à gauche. Vous passerez au-dessus de la corniche la plus élevée. Progressez prudemment, car il fera froid et l’endroit est traître. Je vous rejoindrai bientôt. Les deux hommes s’éloignèrent. Nogusta s’assit sur le muret du pont et massa son épaule blessée. La magie récemment révélée d’Ulmenetha avait remis sa clavicule en place, et il sentait que la guérison serait rapide – mais pas assez prompte pour qu’il soit d’une quelconque utilité aux deux hommes qui garderaient le pont. — Sors les épées noires, demanda-t-il à Antikas. L’épéiste rejoignit son cheval et détacha le paquet placé derrière la selle. Il fit signe à Nogusta et à Dagorian de prendre garde aux lames et les déballa. Elles étaient toutes identiques, à l’exception des cristaux des pommeaux. Le premier était bleu, le deuxième d’un blanc aussi pur que la neige fraîche et le troisième, pourpre. Antikas porta son dévolu sur la lame bleue. Nogusta attendit Dagorian. Le jeune officier choisit l’épée au pommeau blanc. Nogusta accepta la dernière. — J’ai peu de conseils à vous donner, dit-il à Dagorian. Reste près d’Antikas Karios et surveille ses arrières du mieux que tu le peux. — Tu as eu une vision du combat à venir, n’est-ce pas ? — Seulement des bribes. Ne me pose pas de questions sur son issue. Tu es un homme bon, Dagorian. Peu d’hommes auraient le courage de se mesurer aux guerriers qui viennent à ta rencontre. — Tout ça est bien touchant, homme noir, intervint Antikas, mais pourquoi est-ce que tu ne pars pas ? Je prendrai Dagorian sous mon aile, pour ainsi dire. — Je n’ai pas besoin de ta protection, fit sèchement Dagorian. — Vous êtes vraiment susceptibles, vous, les Drenaïs. Ça vient d’un manque de véritable noblesse, j’imagine. Antikas rejoignit son cheval d’un pas décidé, monta et repassa devant eux, en direction du pont. — Tu es sûr qu’on peut lui faire confiance ? demanda Dagorian. Nogusta opina. — Ne te méprends pas sur ses manières. C’est un grand homme d’honneur, et il porte un poids non moins grand sur ses épaules. Ce que tu vois n’est qu’un masque. Il fait partie de la vieille noblesse ventriane, et il puise dans ses valeurs afin de faire face à un terrible ennemi. Dagorian s’assit à côté de l’épéiste noir. — Je n’ai jamais voulu être soldat, avoua-t-il. — Tu me l’as dit, tu voulais devenir prêtre. Eh bien, penses-y, mon ami. Un prêtre n’a-t-il pas pour devoir de garder une lanterne allumée dans les ténèbres ? N’a-t-il pas comme dessein de s’opposer au mal sous toutes ses formes ? — Si, c’est vrai, convint Dagorian. — Alors, aujourd’hui, tu es un prêtre. Car les démons arrivent et ils traquent le sang de l’innocence. Dagorian sourit. — Je n’avais pas besoin d’encouragements, mais je te remercie quand même. Nogusta se leva. — Quand votre mission ici sera terminée, dirige-toi vers le sud, suis la grand-route. Au loin, tu verras la ville fantôme de Lem. Nous te retrouverons là-bas. Dagorian ne dit rien, mais le gratifia d’un sourire entendu avant de lui tendre la main. Nogusta la serra fermement. Puis il grimpa sur Feu d’Étoile et partit. Nogusta traversa le pont. Ulmenetha se planta devant son cheval. — Tu lui as dit ? demanda-t-elle. — Non, lui répondit-il tristement. — Pourquoi ? Ne penses-tu pas qu’il aurait le droit de savoir ? — Se battrait-il mieux s’il savait ? rétorqua-t-il. Les autres s’éloignèrent. Dagorian prit une grande inspiration et observa le pont. Fait de pierre, il faisait environ vingt-cinq mètres de long et six de large. Il figurait sur deux des cartes de Nogusta. Autrefois, il avait dû avoir un nom, car c’était une très belle structure, soigneusement construite. Mais l’histoire ne l’avait pas retenu, tout comme celui du fleuve qu’il enjambait d’ailleurs. Edifié à l’époque où Lem était une ville florissante, il avait dû coûter une fortune, se dit-il en s’imaginant les centaines d’hommes qui y avaient travaillé. Antan, il y avait des statues à chacune de ses extrémités, mais seuls les socles avaient survécu. C’était exactement comme Nogusta l’avait dit : « L’histoire nous oublie tous, à la fin. » Il avança jusqu’au pont et regarda en bas vers la rive. Un bras en pierre dépassait de la boue. Dagorian s’y rendit, dégagea doucement la vase et en sortit une épaule de marbre. Il y manquait la tête. Il scruta les alentours et vit le bout d’une jambe recouverte de hautes herbes. Quelqu’un avait renversé les statues. Il se demandait bien pourquoi. Il but au fleuve avant de revenir sur le pont. — Il est temps de travailler un peu, Drenaï, fit Antikas. Au nord et autour du pont, le paysage était recouvert de rochers. Dagorian et Antikas s’affairèrent deux bonnes heures ; ils firent rouler de gros rochers sur le pont afin de gêner les chevaux ennemis. Les deux hommes ne se parlèrent guère, car la présence du Ventrian aux yeux de faucon dérangeait encore Dagorian. Cet homme avait prévu de le tuer, et il était un des instruments de la destruction de l’armée drenaïe et de l’assassinat du roi. Maintenant, il fallait qu’il se tienne à ses côtés face à un terrible adversaire. Cette pensée ne lui plaisait pas. Antikas tailla plusieurs grandes parties de fourrés et s’aida de son cheval pour les tirer sur le pont. Il cala de grosses branches dans les soutiens de pierre latéraux et les disposa de façon à ce quelles dépassent juste au-dessus des rochers. Enfin satisfait, il guida prudemment sa monture au milieu des obstacles et l’attacha à l’autre bout du pont, à côté de celle de Dagorian. — C’est tout ce qu’on peut faire, dit-il au jeune officier. Maintenant, on attend. Dagorian opina du chef et s’éloigna de lui pour s’asseoir sur le muret. La brume se dissipait, à présent, et le soleil brillait dans un ciel bleu pâle. — On devrait s’entraîner, dit Antikas. — Je n’ai pas besoin de m’entraîner, rétorqua sèchement Dagorian. Antikas Karios se tut un moment, avant de se rapprocher. — Ta haine vaut tripette avec moi, Drenaï, dit-il doucement. Mais ton irascibilité me hérisse. — Tu es un meurtrier et un traître, dit Dagorian. Que je sois disposé à rester à tes côtés devrait suffire. Je ne suis pas obligé de t’adresser la parole, et je ne souhaite certainement pas participer à quelque entraînement dénué de sens. Je sais déjà me battre. — Tiens donc ? (Antikas tira son épée.) Regarde bien ! ordonna-t-il. Il prit un grand bout de bois et y posa l’épée noire. La lame s’y enfonça comme dans du beurre. — Toi et moi, reprit-il doucement, nous allons nous battre côte à côte. Une botte maladroite, un faux geste, et un de nous deux pourrait bien tuer l’autre. En combat rapproché, combien de fois des camarades se sont-ils accidentellement infligé des blessures ? Antikas avait raison et Dagorian le savait. Il descendit du muret et tira sa lame. — Que suggères-tu ? demanda-t-il. — Quel côté veux-tu défendre ? Gauche ou droite ? — Droite. — Très bien. Mets-toi en position et répétons quelques mouvements simples. (Les deux hommes partirent se placer sur le pont.) L’ennemi sera forcé de progresser à pied et de traverser péniblement les rochers et les fourrés. Nous les y attendrons, et c’est là que nous les attaquerons. Quoi qu’il arrive, tu devras rester sur ma droite. Ne change pas de côté. Tu es également moins compétent que moi, alors n’essaie jamais de venir à mon aide. Si je viens en soutien, je te le crierai, de façon que tu saches où je suis. Ils discutèrent de mouvements quelque temps, répétèrent les signaux et s’entretinrent de stratégies. Puis ils cessèrent et se restaurèrent de la ration de bœuf séché de Dagorian. Ils s’assirent en silence sur les rochers. Tous deux étaient plongés dans leurs pensées. — Je n’ai jamais combattu de démons, déclara enfin Dagorian. Et ça me gêne. — Ce n’est qu’un nom, dit Antikas. Rien de plus. Ils marchent, ils parlent, ils respirent. Et nous avons les armes pour les tuer. — Tu m’as l’air bien sûr de toi. — Pas toi ? Dagorian soupira. — Je ne veux pas mourir, reconnut-il. Ça fait lâche ? — Aucun homme ne veut mourir. Mais si l’idée de la survie te vient en tête au cours du combat, la mort est certaine. Pendant une bataille, il est vital pour un guerrier de se séparer de son imagination. Et si je me faisais poignarder, et si je me faisais estropier, et si je mourais ? Ces pensées affaiblissent les talents d’un guerrier. L’ennemi va venir. Et nous allons les tuer. C’est la seule chose sur laquelle tu dois te concentrer. — Plus facile à dire qu’à faire, lui dit Dagorian. Antikas le gratifia d’un petit sourire. — N’aie pas peur de la mort, Dagorian, car elle touche tous les hommes. Pour ma part, je préfère mourir jeune et fort plutôt que de devenir un vieillard édenté et sénile qui rabâche les merveilles de sa jeunesse. — Je ne suis pas d’accord. J’aimerais vivre pour voir mes enfants et mes petits-enfants grandir. Pour connaître l’amour et les joies d’une famille. — As-tu jamais aimé ? demanda Antikas. — Non. Je croyais…, hésita-t-il. Je croyais que j’aimais Axiana, mais c’était un rêve, un idéal. Elle avait l’air si fragile, presque perdue. Mais non, je n’ai jamais aimé. Et toi ? — Non, répondit Antikas. Ce mensonge lui resta dans la gorge et le souvenir de Kara lui brûla l’esprit. — Ils aiment, tu crois, les démons ? demanda subitement Dagorian. Ils se marient et ils ont des enfants ? J’imagine que c’est obligé. — Je n’y ai jamais beaucoup réfléchi, reconnut Antikas. Kalizkan m’a dit qu’Emsharas le Grand Sorcier était tombé amoureux d’une humaine, et qu’elle lui avait donné des enfants. Lui était un démon. — Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il a lancé le Grand Sort il y a des milliers d’années. — Oui, et je trouve ça bizarre, dit Antikas. D’après Kalizkan, il a banni sa race entière dans un monde de néant, vide et dénué de tout. Des centaines de milliers d’âmes arrachées à la terre pour flotter éternellement, informes. Y a-t-il jamais eu pire crime que celui-ci ? — Tu appelles ça un crime ? Je ne comprends pas. Cet acte a sauvé l’humanité. — L’humanité, oui, mais Emsharas n’était pas humain. Pourquoi a-t-il fait ça, alors ? Pourquoi ne pas lancer un sort qui expédierait l’humanité dans le vide, et garder la terre pour son peuple à lui ? Ça n’a pas de sens. — Pour lui, ça a dû en avoir un.Son peuple était peut-être maléfique. — Allons donc, répliqua sèchement Antikas. Ça a encore moins de sens. Si nous devons juger que ses actions étaient bonnes, nous devons alors accepter qu’il n’était pas maléfique. Dans ce cas, qu’est-ce qui a fait que ça a été le seul démon bienveillant au monde ? Qu’en est-il des Dryades qui vivaient pour protéger la forêt, ou des Krandyls, qui gardaient les champs et les prairies ? Ce sont eux aussi des créatures de légende, des êtres spirituels, des démons. Subitement, Dagorian rit et hocha la tête. — Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda Antikas. — Tu ne trouves pas ça drôle, toi, que deux hommes, assis sur un pont à attendre la mort, soient capables de débattre des actes d’un sorcier mort depuis des millénaires ? C’est le genre de conversation auquel je me serais attendu si je m’étais trouvé dans la bibliothèque de Drenan. (Son sourire s’évanouit.) Je me fiche de savoir pourquoi il a fait ça. Quelle utilité, maintenant ? Pour nous ? — Tu vas jouer les morbides toute la journée ? rétorqua Antikas. Si c’est le cas, tu feras un compagnon des moins joyeux. Tu n’es pas obligé de rester, Dagorian. Personne ne te retient. — Pourquoi tu restes, toi ? — Moi, j’aime bien m’asseoir sur les ponts, répondit Antikas. Ça apaise mon âme. — Eh bien moi, je reste parce ce que j’ai trop peur de partir, dit Dagorian. Tu peux comprendre ça ? — Non, convint Antikas Karios. — Il y a quelques jours, j’ai attaqué cinq lanciers ventrians. J’ai cru que j’allais mourir. Mais j’étais énervé et je les ai chargés. Après, Nogusta et Kebra sont venus à mon aide et nous l’avons emporté. — Oui, oui, l’interrompit Antikas. J’ai repéré que tu montais le cheval de Vellian. Mais où veux-tu en venir, avec cette histoire ? — Où je veux en venir ? fit Dagorian, le visage déformé par l’angoisse. Je veux dire que la peur ne m’a jamais quitté. Elle grandit chaque jour. Des démons sont après nous. Imbattables et sacrilèges. Et où se dirige-t-on ? Dans une ville fantôme sans aucun espoir d’être secourus. Je ne pouvais plus supporter cette peur. Alors je suis là. Et regarde-moi ! Regarde mes mains ! Dagorian tendit les mains. Elles tremblaient de façon incontrôlable. — Alors, je t’en prie, fais-moi rire, Antikas Karios. Et dis-moi pourquoi tu te trouves sur ce foutu pont. Antikas se pencha en avant, sa main se leva et sa paume vint frapper la joue de Dagorian. La claque résonna quelque temps. Dagorian se leva brutalement et sa main partit fébrilement chercher son épée. — Où est ta peur, maintenant ? demanda doucement Antikas. Ces calmes paroles apaisèrent la colère de Dagorian. Il se redressa, main sur la garde de son épée, le regard plongé dans celui, noir et cruel, d’Antikas Karios. Le Ventrian reprit la parole : — Elle est partie, ta peur, non ? Balayée par la rage. — Oui, elle est partie, fit froidement Dagorian. Que voulais-tu dire par là ? — Tu as eu raison de rester, Dagorian. Il faudrait être contorsionniste pour vouloir à la fois affronter ses peurs et les fuir. Antikas se leva et se rendit d’un côté du pont pour y observer l’eau au-dessous. — Viens voir, dit-il. L’officier drenaï le rejoignit. — Qu’il y a-t-il à voir, là ? — La vie, répondit Antikas. Elle prend forme haut dans les montagnes, avec la fonte des neiges. De petits courants bouillonnant tous ensemble, qui se mélangent et courent rejoindre de plus grands fleuves, avant de rallier les courants chauds. Là-bas, le soleil brille sur la mer ; la vapeur monte et retourne sur les montagnes sous forme de neige ou de pluie. C’est un cycle, un superbe cycle éternel. Longtemps après que nous serons partis, et que les enfants de nos petits-enfants seront partis, ce fleuve coulera encore jusqu’à la mer. Nous sommes de toutes petites créatures, Dagorian, avec de tout petits rêves. (Il se retourna vers l’officier et sourit.) Regarde tes mains. Elles ne tremblent plus. — Ça reprendra… Quand les Krayakins arriveront. — Je ne crois pas, dit Antikas. L’expérience que le Seigneur Démoniaque, Anharat, avait acquise dans l’enveloppe corporelle de Kalizkan lui avait apporté un bel aperçu des rouages des mécanismes humains. Incapable de contenir le cancer qui se propageait dans l’enveloppe du sorcier, Anharat avait permis à tous les ravages de péricliter, avant d’user de sa magie pour entretenir l’illusion de la vie. Ça n’allait pas se passer comme ça avec cette enveloppe-ci ! Une fois Malikada mort pour de bon, Anharat restaura le cœur transpercé et le fit continuer à battre. Les nutriments contenus dans le sang nourrirent les cellules et gardèrent l’enveloppe en vie – d’une certaine façon. Le sort devait être soutenu à toute heure. Si la magie cessait d’affluer, le corps se décomposait sur-le-champ. Cela n’était toutefois pas un problème, car il s’agissait d’un sort de moindre importance. Il avait plus de difficultés avec les réflexes autonomes comme la respiration et le battement des paupières, mais, à force de tentatives, il surmonta cet obstacle. L’utilisation du cadavre de Kalizkan avait nécessité des efforts, surtout quand la déliquescence et la pourriture s’étaient accélérées. Le maintien d’un sort de dissimulation sur cette enveloppe révoltante lui avait fait dépenser de plus en plus d’énergie. Aujourd’hui, en revanche, il n’avait besoin que de continuer à faire circuler le sang et de remplir les poumons d’air. Cette nouvelle méthode présentait également des avantages. Les sens du goût, du toucher et de l’odorat étaient considérablement renforcés. Anharat était alors assis dans sa tente. Il but une petite gorgée de bon vin, la fit tourner en bouche et en savoura le goût. Même s’il préférait sa forme naturelle, Anharat envisageait de conserver celle-ci pendant quelques années, afin de vraiment profiter des plaisirs de la chair. Ils étaient tellement plus exquis qu’il ne se l’était imaginé. C’était peut-être parce que les humains ne vivaient pas longtemps, se dit-il – un don de la nature, pour des créatures qui ne vivent que quelques brefs battements de cœur. Emsharas avait découvert ces plaisirs, et maintenant, Anharat les comprenait. Pas étonnant que son frère ait passé autant de temps avec la Noire. À l’extérieur de la tente, il entendait l’armée installer le campement pour la nuit, les cliquetis des marmites et des plats pendant que les hommes attendaient leur tour pour manger, l’odeur de fumée de bois et le rire des soldats prêts à écouter n’importe quel bobard. Il avait donné congé à ses gardes non-morts. Leurs regards vides et dénués de conscience avaient déstabilisé les officiers. De la même façon, il avait évacué les Entukkus de la ville et permis à la populace de retourner à un semblant de normalité avant que l’armée ne marche sur elle. Des milliers de personnes avaient été tuées au cours des émeutes, et aucun des humains survivants n’avait la moindre idée sur ce qui avait provoqué leurs propres rages meurtrières. Curieusement, lesEntukkus, qui prospèrent dans la terreur et la souffrance, seraient goinfrés dans les mêmes proportions des fortes vagues de remords qui avaient suivi. Ces humains étaient une source constante de nourriture de toutes sortes. Anharat avait hâte d’en goûter davantage. Derrière lui, une petite lueur brilla sur la tente. Il sentit un picotement. Il virevolta dans la lumière et ouvrit les mains, les premiers mots d’une incantation aux lèvres. Une silhouette pâle était en train de se former. Anharat vit qu’il ne s’agissait que d’une image, car les jambes de cette silhouette se confondaient avec le brasero de fer rempli de braises ardentes. Il se détendit. On avait éveillé sa curiosité. Kalizkan était-il de retour ? Puis les lumières commencèrent à diminuer et les traits d’un homme apparurent. La colère d’Anharat monta d’un cran et il se mit à trembler. Il avança, le visage déformé par un rictus, douloureusement impatient de planter ses griffes dans le cœur de l’intrus. Celui-ci était vêtu de robes blanches. Il avait la peau noire et les yeux bleu pâle. Son front était décoré d’un bandeau doré. — Salutations, mon frère, fit-il. Anharat était presque trop en colère pour parler, mais il s’efforça de se reprendre. S’il pouvait retenir cette image quelque temps, il pourrait concocter un sort de recherche qui la suivrait jusqu’à sa source. — Où te cachais-tu, Emsharas ? demanda-t-il. — Nulle part, répondit la silhouette. — Tu mens, mon frère. Parce qu’on m’a condamné à vivre dans l’enfer de Nul Endroit, avec toutes les créatures des Illohirs. Tu n’étais pas parmi nous. Mais tu n’étais pas non plus avec les humains, car j’ai passé les quatre mille dernières années à te chercher. — Je ne me suis pas caché, Anharat, dit doucement la silhouette. Et je ne désirais – et ne désire – pas voir mon peuple vivre dans le vide pour l’éternité. — Je me fiche de tes désirs, traître. Tu savais que j’avais détruit tes descendants ? — Pas tous. Il en reste un. — Je verrai sa mort, et j’aurai l’enfant. Ensuite, le mal que tu as ourdi aura été défait. Les peuples des Illohirs fouleront une fois de plus la terre. — Certes oui, dit Emsharas. Mais ils ne pourront boire ni eau ni vin, et ils ne se prélasseront pas au soleil. Anharat se triturait furieusement les méninges, et le sort de recherche était presque achevé. — Alors, mon frère, tu ne me racontes pas où tu étais pendant tous ces siècles ? Tu as goûté à la vie à la manière des humains ? Tu as bu de bons vins et couché avec de grandes beautés ? — Je n’ai rien fait de tout ça, Anharat. Où crois-tu que j’ai trouvé assez d’énergie pour le Grand Sort ? — Je l’ignore et je m’en moque, mentit Anharat. — Oh non, tu ne t’en moques pas, mon frère, parce que tu sais qu’on se valait presque, tous les deux. Et pourtant, j’ai découvert une source d’énergie jusque-là inconnue. Tu pourrais t’en servir, toi aussi. Je te dirai tout de mon plein gré… si tu m’aides à finir mon travail. — Finir… ? Quelle nouvelle horreur as-tu en tête pour les Illohirs, mon frère ? Créer des chaînes de feu pour torturer notre peuple sur des millénaires ? — Je leur propose un monde où ils pourront s’allonger au soleil, nager dans les fleuves et dans les lacs. Un monde à eux. — Vraiment ? Comme c’est gentil, Emsharas. Tu veux bien m’expliquer pourquoi ils n’y sont pas encore ? Pourquoi nous avons attendu si longtemps d’avoir cette discussion ? — Je n’avais pas le pouvoir de conclure le sort. J’avais besoin de toi, Anharat. Brusquement, le doigt d’Anharat se tendit, et le sort de recherche, désormais achevé, flotta autour d’Emsharas et le baigna d’une lueur bleue. — Je vais pouvoir te trouver, maintenant, siffla Anharat. Je te trouverai et je te détruirai. Je le jure ! Mais d’abord, je vais tuer le troisième roi, et accomplir la prophétie. Emsharas sourit. — Ma prophétie, dit-il. Je l’ai laissée pour toi, mon frère. Et elle est véritable. À la mort du troisième roi, les Illohirs se relèveront. Nous discuterons bientôt. Sur ce,la silhouette disparut. Anharat ferma les yeux et se concentra sur le sort de détection. Il le sentit faiblir de plus en plus, comme s’il lui parvenait d’une longue distance. Puis, plus rien. Le Seigneur Démoniaque retourna à son verre de vin et but à grands traits. De tous ces milliers d’années qu’il avait passées exilé dans le vide, il s’était servi de tous les sorts connus pour localiser Emsharas. Il avait envoyé des sorts de détection dans tout l’univers. Et pourtant il n’avait rien trouvé – comme si Emsharas n’avait jamais existé. Et maintenant, à l’approche de l’heure triomphale d’Anharat, son frère était revenu. Anharat aurait pu encaisser ses menaces, mais Emsharas n’en avait proféré aucune. Et que voulait-il dire quand il niait s’être caché ? Un tout petit doute s’insinua dans l’esprit d’Anharat. Son frère ne mentait jamais. Anharat remplit son verre vide et but une autre gorgée. Il se remémora les paroles d’Emsharas : « Oh non, tu ne t’en moques pas, mon frère, parce que tu sais qu’on se valait presque, tous les deux. Et pourtant, j’ai découvert une source d’énergie jusque-là inconnue. Tu pourrais t’en servir, toi aussi. Je te dirai tout de mon plein gré… si tu m’aides à finir mon travail. » Quelle source d’énergie ? Anharat partit s’allonger sur son lit de camp. « Je te dirai tout. » Voilà ce qu’Emsharas avait dit. Pas « te donnerai tout ». Pas « te dirai où elle est ». La source d’énergie secrète n’était donc pas un objet, comme un talisman, mais une chose que l’on pouvait transmettre rien qu’avec les mots. C’était impossible. Et pourtant… ils se valaient presque à l’époque. Dans ce cas, où son frère s’était-il procuré le pouvoir de bannir une race entière ? Il aurait le temps de réfléchir à cette question. Car, pour l’instant, Anharat désirait voir sa victoire se rapprocher. Il se détendit, et son âme noire s’envola au-dessus des montagnes, en direction du pont de pierre. Chapitre 10 Antikas Karios se dévêtit de sa cape rouge et la plia soigneusement, avant de la poser sur le rebord pierreux du pont. Puis il noua ses cheveux en queue-de-cheval serrée et commença à enchaîner une série d’exercices destinés à lui étirer le dos, les épaules et les hanches. Au début, ses mouvements lurent lents, gracieux et délicats. Puis ils se firent plus rapides et se muèrent en danse faite de bonds et de pirouettes. À mesure qu’il l’observait, Dagorian devenait de plus en plus triste. Une telle danse, pensait-il, devrait célébrer la vie et la jeunesse, plutôt que d’être un prélude à la violence et à la mort. À l’ouest, le soleil se couchait derrière les montagnes, et le ciel violet se striait de nuages dorés. D’un pas nonchalant, Antikas se rendit là où Dagorian attendait. — Quel joli coucher de soleil, fit-il. Le jeune officier ne répondit pas. Une colonne de dix cavaliers venaient de sortir des bois et se dirigeaient vers le pont. Ils sortirent des frondaisons, et quatre autres hommes à cheval firent leur apparition. Ils étaient grands, protégés d’une armure noire et d’un heaume complet. Le capitaine ventrian mena son cheval devant le premier obstacle, et héla Antikas : — Faites place aux cavaliers de l’empereur ! — Et quel empereur, je te prie ? rétorqua Antikas. — Fais place, Antikas Karios, tu ne pourras pas faire le poids contre nous tous. Et je n’ai pas reçu l’ordre de t’arrêter. Le capitaine ne cessait de gigoter sur son cheval et de se retourner pour regarder les Krayakins en armures noires. — Je crains de ne pouvoir accéder à cette demande, capitaine, ditAntikas. Vois-tu, je suis un serviteur du roi à venir, et on m’a ordonné de garder ce pont. Pourrais-je te suggérer, à toi et tes hommes, de vous en aller, car vous avez tort. (Sa voix se durcit.) Je peux faire le poids. Et plus encore, je peux vous promettre que quiconque s’avancera sur ce pont mourra. Le capitaine se passa la langue sur ses lèvres sèches. — C’est de la folie, dit-il. Quel est ton dessein en cet endroit ? — Je t’ai déjà révélé mon dessein. Alors, attaquez… ou partez ! Le capitaine tira sur ses rênes et son cheval fit volte-face. Dagorianvit qu’aucun des soldats ventrians ne paraissait prêt à entrer en lice : la réputation de l’homme qui était face à eux était impressionnante et justifiée. Pourtant, ils mirent pied à terre et tirèrent leurs épées, car ils étaient braves et disciplinés. — Rappelle-toi, murmura Antikas. Reste sur la droite. — Je ne bougerai pas. — Tes mains tremblent ? — Non. — Bien. Ça me soulage un peu… En fait, je suis incapable de m’occuper seul de dix hommes à la fois. Il sourit à Dagorian et tira ses deux épées, l’une faite d’acier luisant, l’autre plus noire que la nuit. Il s’avança pour prendre sa position sur la gauche. Le pont était assez large pour laisser passer quatre guerriers de front tout en leur permettant de se servir de leurs épées. Les Ventrians avancèrent lentement et choisirent de se diriger vers les rochers. Antikas se tenait immobile. Ils se rapprochèrent. Soudain, il leur sauta dessus en poussant un cri de guerre perçant. La lame d’acier jaillit et vint trancher la gorge d’un soldat ; la lame noire tailla la poitrine d’un deuxième et le tua sur le coup. Les Ventrians se jetèrent à l’assaut. Trois parvinrent à passer l’épéiste. Dagorian s’élança. La lame noire fusa et un homme mourut. Une épée se planta dans l’épaule de Dagorian. Il recula. Son adversaire trébucha sur un caillou et perdit l’équilibre. Dagorian le tua d’une botte au cœur. Puis Dagorian essuya un nouveau coup ; il s’agissait cette fois-ci du troisième soldat. Il eut l’impression d’avoir encaissé une ruade et, au début, il fut incapable de comprendre où il avait été blessé. Il ignora la douleur et bondit à l’attaque. Il bloqua un assaut brutal et riposta droit dans les côtes de son ennemi. Celui-ci s’effondra sans bruit. Dagorian releva la tête et vit Antikas en pleine mêlée. Translucides, ses lames tourbillonnaient tandis qu’il taillait et parait. Il y avait du sangsur son visage et son bras droit, mais cinq hommes étaient à terre. Il ne restait plus que le capitaine et un de ses hommes. Antikas se rua sur eux. Ils se retournèrent et prirent la fuite. Ils n’allèrent pas loin. Les quatre guerriers Krayakins bloquaient le pont. Deux d’entre eux s’avancèrent et tuèrent les soldats en fuite. — Pas très sportif, ça, héla Antikas Karios. Vous tuez souvent vos propres hommes ? — Tu te bats bien, humain, monta une voix étouffée. Et je vois que tu as trouvé une épée tempête. Ce devrait être une rencontre intéressante. — Tous ensemble… ou un par un.Je n’en ai cure, fit Antikas. Ce défi ne suscita que des éclats de rires. Puis, le plus grand des guerriers avança. — Je t’aime bien, humain, dit-il. Mais du sang coule dans tes yeux. Recule et mets-toi un bandeau autour du front. J’attendrai. Antikas sourit et recula jusqu’à l’endroit où Dagorian était assis, dos contre le muret. — Tu fais la sieste, Drenaï ? demanda-t-il. Puis son sourire s’évanouit quand il vit le sang qui trempait la tunique de Dagorian. — Ne te soucie pas de moi, dit Dagorian en souriant faiblement. Fais ce qu’il te demande. Antikas avait été touché juste au-dessus de l’arcade gauche. La plaie faisait environ cinq centimètres de long, et du sang lui coulait dans les yeux. À l’aide de sa dague, il découpa la manche de sa chemise. Il en déchira une bande pour en envelopper son front. — C’est dur de faire ça à une belle chemise, dit-il. Mon tailleur serait fou de rage. Puis il se leva et regarda Dagorian. — Ne pars pas, dit-il. Je reviendrai bientôt. — Je ne pense pas pouvoir partir, dit Dagorian. Prends l’épée tempête. J’ai dans l’idée qu’elle te sera utile. Armé des deux lames noires, Antikas regagna vivement le milieu du pont. — Quel est ton nom ? demanda-t-il au grand guerrier. — Je m’appelle Golbar, répondit le Krayakin. — Alors viens, Golbar, dansons une gigue. — Patience, humain, fit Golbar en ôtant ses gantelets. Lentement, il enleva son armure noire, déboucla le plastron, les protections d’épaules, les cuissardes et les gardes d’avant-bras. Enfin, il retira son heaume. Ses cheveux étaient blancs, ses yeux noirs, sa peau blême. Il tira son épée et se tourna vers un de ses camarades, qui lui en lança une deuxième. Il l’attrapa proprement et traversa l’étendue rocailleuse. Antikas l’observa se déplacer. Il était vif et plein de grâce. Antikas attaqua et, au moment où leurs épées se rencontrèrent, des éclairs jaillirent des lames. L’assaut d’Antikas fut aisément paré, et il ne parvint qu’à grand-peine à éviter une riposte meurtrière, laquelle vint achever sa chemise de satin déjà dévastée. Le Krayakin fondit sur lui à une vitesse ahurissante et Antikas comprit qu’il se battait pour sa vie. Il n’avait jamais rencontré d’adversaire plus talentueux, ni rencontré d’homme doué de tels réflexes. De plus en plus aux abois, Antikas parait et bloquait, mais il fut lentement forcé de reculer plus loin sur le pont. La colère finit par monter, car le Krayakin était en train de jouer avec lui. Deux fois il eut l’occasion de passer une botte dans la garde de l’humain, deux fois il ne fit qu’infliger de petites déchirures à la poitrine de son adversaire. — Tu es très bon, dit Golbar sur le ton de la conversation – tout en attaquant. Tu n’es pas le meilleur que j’aie jamais tué, mais tu t’en rapproches. Fais-moi savoir quand tu seras prêt à mourir. Antikas ne répondit pas. Malgré sa lassitude croissante et son combat désespéré, il avait décrypté les mouvements de son adversaire, à la recherche d’une faiblesse. Il était ambidextre – tout comme l’était Antikas –, mais il accordait plus d’importance à sa droite et cherchait à tuer d’estoc plus que de taille. Antikas fit un bond en arrière. — Je suis prêt, maintenant, dit-il. Le Krayakin attaqua. Plutôt que de reculer, Antikas s’avança subitement. Comme il s’y était attendu, Golbar fit vivement fuser sa lame droite. Antikas se jeta sur sa droite et l’épée de son ennemi vint lui frôler les côtes. Il ignora la douleur et plongea son épée dans la poitrine du Krayakin, à deux doigts du cœur. Indigné et surpris, Golbar écarquilla ses yeux noirs et son épée lui tomba des mains. Sans un mot, il retomba sur le pont. Antikas s’avança pour faire face aux trois qui restaient. — À qui le tour ? demanda-t-il. — Personne. Golbar a toujours eu un faible pour le théâtral. Ils levèrent leurs épées et vinrent sur lui ensemble. Antikas les observa, décidé à en emmener un de plus avec lui. À présent, la lune brillait clair sur les montagnes, et une brisefraîche soufflait sur le pont. Il serait si facile de filer jusqu’au cheval et de s’en aller, reculer pour mieux sauter. Il jeta un bref regard à Dagorian. Le jeune officier se tenait immobile, les mains serrées sur la terrible blessure qui lui ouvrait le ventre. Subitement, il voulut lui dire pourquoi il avait choisi de se battre sur ce pont, parler de rédemption et de la perte de Kara. Mais il n’avait pas le temps. Les Krayakins se frayaient un chemin dans les décombres. Antikas se tendit, prêt à les attaquer. Une forme blanche colossale surgit des fourrés et dévasta les arbres sur son passage. Elle fila à toute allure en direction du pont en poussant un hurlement terrifiant. Antikas, qui n’en croyait pas ses yeux, regarda la forme monstrueuse, son énorme tête triangulaire et ses mâchoires béantes. Elle progressait à vive allure. Une profonde blessure lui avait entaillé l’épaule, et Antikas vit qu’une lance brisée y était fichée. Les trois Krayakins se retournèrent au moment où le monstre se jetait sur eux. Il n’y avait nulle part où fuir, sauf en se jetant dans les eaux bouillonnantes du fleuve. Ils firent donc face à la gigantesque monstruosité qui fondait sur eux. Un Krayakin tenta d’attaquer, mais une patte griffue lui arracha la tête d’un simple revers. La gueule du monstre plongea aussitôt vers un deuxième guerrier et lui planta ses crocs dans l’épaule, pour le soulever ensuite de terre. Le Krayakin enfonça son arme violemment dans le cou de la bête afin de se dégager. Mais, d’un vif mouvement de tête, la créature le balança par-dessus le parapet ; le guerrier tomba dans le torrent et disparut sous les flots. Le troisième Krayakin s’était précipité au contact afin d’éventrer le monstre. Il planta son épée dans le ventre blanc comme celui d’un poisson de la bête, lui infligeant une impressionnante blessure, et ressortit son arme d’un mouvement ample dans une prodigieuse gerbe de sang. Des griffes s’abattirent alors sur le cavalier démoniaque, traversant son armure comme du papier. Il fut projeté en arrière contre les structures en pierre du pont et perdit son épée. Une gueule béante se rua sur lui. Il essaya d’esquiver l’attaque, mais la terrible mâchoire l’attrapa à la taille et le coupa en deux. Le monstre se dressa sur ses pattes arrière en poussant un hurlement de douleur, et le pont trembla sur ses fondations. Ce faisant, sa blessure au ventre s’ouvrit davantage, et des entrailles se déversèrent sur les pierres. La créature tourna la tête et aperçut Antikas qui se tenait seul au milieu du pont. Elle fit deux pas tremblants dans sa direction et s’effondra sur le côté. Les parapets croulèrent sous le poids de la bête, qui tomba à son tour dans le fleuve en furie. Antikas alla au bord du pont et regarda en bas. Le corps disparaissait lentement hors de vue, en direction des chutes au loin. Antikas se souvint de l’avertissement de Kalizkan à propos des pouvoirs de guérison quasi miraculeux des Krayakins et jeta les deux moitiés de la carcasse dans le fleuve. Il observa une pause après avoir jeté le deuxième morceau et posa son regard sur la tête tranchée. La visière du heaume était encore fermée. Antikas l’ouvrit et se retrouva à plonger son regard dans deux yeux luisants, vivants et pleins de haine. Les lèvres remuaient, mais l’absence de cordes vocales ne lui permettait pas de créer de sons.Antikas ramassa la tête et la balança à l’eau, avant de faire rouler la dépouille à sa suite. Enfin, il se rendit aux côtés du corps sans armure de Golbar, qu’il abandonna lui aussi au cours d’eau. Il rejoignit Dagorian et s’affala à côté du jeune officier. — Comment te sens-tu ? demanda-t-il. — Je ne souffre pas, mais je ne peux plus bouger les jambes. Je suis mourant, Antikas. — Oui, c’est exact. Mais nous avons gagné, Drenaï. — Peut-être. Cela dit, peut-être n’avons-nous fait aussi que retarder l’inévitable. Il y a quatre autres Krayakins, et l’armée ventriane a bloqué l’accès à la mer. — Laissons les lendemains prendre soin d’eux-mêmes, Dagorian. Tu t’es bien battu, et bravement. Ce fut un honneur d’être à tes côtés. Je ne connais pas bien ta religion. Parle-t-elle d’un panthéon des héros ? — Non. — Eh bien, tu devrais te convertir à la mienne, mon ami. Tu y trouveras un palais rempli de jeunes vierges prêtes à exaucer le moindre de tes caprices. Il y a du vin, des chansons, et le soleil y brille à jamais. — Ça… a l’air… excellent, murmura Dagorian. — Je dirai une prière pour ton esprit, Drenaï, et cette prière brillera au-dessus de toi comme une lanterne. Suis-la jusqu’au palais qui attend ma venue. Je t’y verrai. Antikas tendit la main et referma les yeux morts. Puis il rengaina les épées tempêtes et retourna lentement aux chevaux. Les blessures à ses côtes le cuisaient, à présent ; le sang coagulait. Il monta en selle et regarda le pont. Puis il respecta sa promesse et fit une prière de lumière pour quelle éclaire Dagorian. Il fit tourner bride aux chevaux et partit rejoindre les autres. La grotte était profonde et avait la forme d’une corne. Le vent cinglant ne pouvait pas les y atteindre, et le groupe était agglutiné autour de deux feux. Nogusta était à l’écart, le cœur lourd. Il n’avait pas menti à Dagorian. Il ne l’avait pas vu mourir. Pourtant, il avait su que le jeune homme ne survivrait pas à la rencontre sur le pont, car dans les visions fugitives qu’il avait eues de l’avenir, il n’y avait eu aucun signe de l’officier. Kebra s’éloigna du feu et se planta à ses côtés. — Combien de temps avant de redescendre de cette montagne ? demanda-t-il. — Tard demain soir. — J’ai donné ce qui restait de grain aux chevaux, mais ils ont besoin de se reposer, Nogusta. Il leur faut aussi de la bonne herbe et de l’eau. Nogusta déroula le parchemin de la carte et le souleva pour que tous deux puissent l’examiner à la lueur du feu. — Demain, nous atteindrons le point culminant. Il fera un froid de canard, et la route sera recouverte de glace et truffée de dangers. Après ça, nous entamerons la longue descente vers les cinq vallées et Lem. — Les feux ne passeront pas la nuit, déclara Kebra. Et sans eux, il gèlera ici. Ils avaient ramassé du bois dans la dernière vallée, et Bison avait également lié plusieurs paquets de bois sec récupéré sur le chariot détruit. — Alors nous aurons froid, dit Nogusta. Même si nous aurons moins froid que Dagorian. — Tu crois que nous aurions dû rester ? Nogusta secoua la tête. — Les autres Krayakins sont près de nous. — Qu’est-ce que tu as vu ? — Trop de choses, répondit tristement Nogusta. Je n’ai jamais autant souffert de ce don. Je vois, mais je suis incapable de changer ce que je vois. Dagorian m’a demandé s’il allait mourir. Je ne lui ai pas répondu. Je pense qu’il le savait, de toute façon. C’était un homme bon, Kebra, un homme qui aurait dû vivre pour construire, avoir des enfants et leur enseigner les vertus de l’honnêteté, du courage et de l’honneur. Il ne devrait pas reposer mort sur un pont oublié. — Nous ne l’oublierons pas, déclara l’archer aux cheveux d’argent. — Non, nous ne l’oublierons pas. Et quelle importance cela a-t-il ? Nous sommes des vieillards, toi et moi. Le temps passe. Et quand je me retourne sur ma vie, je me demande si je l’ai bien menée ou pas. Je me suis battu la majeure partie du temps. J’ai défendu la cause drenaïe, même si la plupart de mes camarades me craignaient ou me détestaient à cause de la couleur de ma peau. Puis j’ai participé à l’invasion de Ventria, et j’ai vu la destruction de l’ancien empire. Tout ça pour la vanité d’un homme. Que dirai-je au gardien du Livre quand je me présenterai devant lui ? Quelles excuses aurai-je à lui donner pour ma vie ? Kebra regarda attentivement son ami, et il réfléchit soigneusement avant de prendre la parole. — Ce n’est probablement pas le moment d’y penser, dit-il enfin. Le désespoir est sur toi, et tu ne trouveras pas le réconfort dans la mélancolie. Dans ta vie, tu as secouru bien des personnes, et tu l’as risquée pour d’autres. C’est ce que tu es en train de faire. De tels actes seront eux aussi consignés. Je ne suis pas un philosophe, Nogusta, mais je sais des choses. Si ton don nous voit faillir, et si l’enfant est voué à tomber entre les mains du mal, quoi que l’on fasse, t’enfuiras-tu et le laisseras-tu à son destin ? Non. Même si la mort et la défaite sont inéluctables. Et moi non plus. Personne ne peut nous demander plus. Nogusta sourit. Il aurait bien voulu tendre le bras et enlacer son ami, mais Kebra n’était pas quelqu’un de tactile et qu’on le touche lui déplaisait. — Une fois, mon père m’a dit qu’un homme était béni entre tous s’il pouvait compter ses amis sur les doigts d’une main. Je suis béni entre les hommes, Kebra. — Moi aussi. Va te reposer un peu, maintenant. Je monterai la garde quelque temps. — Prépare-toi à entendre un seul cheval, car Antikas Karios va nous rechercher. — Je dois avouer que je ne l’apprécie pas, reconnut Kebra. Son arrogance me reste en travers de la gorge. Nogusta sourit à nouveau. — Il te rappelle nous il y a vingt ans, n’est-ce pas ? Kebra opina du chef et se mit à l’entrée de la grotte. Il s’assit pour se protéger du vent, regarda les pics et frissonna. Ils étaient à des centaines de mètres au-dessus de la vallée, et les nuages paraissaient assez proches pour qu’on puisse les toucher. Il s’enveloppa de sa cape et s’adossa au mur. La mort de Dagorian l’avait attristé, lui aussi. Il avait apprécié ce jeune homme. Sa peur avait été grande, mais son courage l’avait été encore plus. Il aurait pu élever de bons enfants, se dit Kebra. Les pierres étaient froides et il remonta son capuchon. De bons enfants. Cette pensée le chagrina. Il se demanda quel genre de père il aurait été. Il ne le saurait jamais. Et, à la différence de Bison et de Nogusta, il n’avait aucune chance d’avoir engendré d’enfants avec les putains qu’il avait croisées au cours de ses trente années de campagne, car il n’en avait approché aucune. Bien sûr, il avait visité les bordels avec ses camarades mais, en arrivant dans le calme de la chambre, il n’avait fait que payer la fille pour quelle s’asseye à discuter avec lui. Pour faire l’amour, il fallait se toucher, et Kebra n’en supportait même pas l’idée. Chair contre chair ? Il frémit. Un souvenir surgit du passé. Il le prit par surprise, car il l’avait enfoui hors d’atteinte de sa mémoire bien des années auparavant. Les murs noirs de la ferme, les énormes mains velues de son père, la douleur et la terreur, et les menaces de mort si jamais il en parlait. Il cilla et concentra son regard sur les pics montagneux. Conalin vint s’asseoir à côté de lui, étroitement enroulé dans une couverture. — Je t’ai apporté ton arc et tes flèches, dit le garçon. — Merci… Mais je ne pense pas que j’en aurai besoin ce soir. Il regarda le garçon et vit la peur dans ses yeux. — Antikas Karios et Dagorian ont tenu le pont. Antikas sera bientôt ici. — Comment le sais-tu ? — Nogusta a eu une vision. Ses visions sont toujours exactes. — Tu as dit qu’Antikas allait venir. Et Dagorian ? Il n’y avait qu’une façon de répondre. — Il est mort pour nous, déclara Kebra. Il s’est battu en homme, et il est mort en homme. — Je ne veux pas mourir, fit Conalin d’un air malheureux. — Mais tu mourras, un jour, fit remarquer Kebra. (Soudain, il s’esclaffa.) J’avais un vieil oncle, et il avait l’habitude de dire : « Il n’y a qu’une chose de certaine dans la vie, mon garçon, c’est que tu n’en sortiras pas vivant. » Il vivait chaque jour de façon intense. C’était un amoureux de la vie. Il a été soldat quelque temps, puis commerçant et enfin fermier. Il n’avait rien fait de façon brillante, mais il faisait toujours de son mieux. Et une fois, il m’a rendu un grand service. — Qu’a-t-il fait ? — Il a tué mon père. Conalin fut choqué. — Et c’était un service ? — Tout à fait. Malheureusement, il l’a tué trop tard, mais ce n’était pas sa faute. Il se tut un moment. Conalin voulait lui poser d’autres questions, mais il vit la tristesse dans les yeux du vieil homme. Puis Kebra reprit la parole. — Que voudrais-tu être, Conalin ? — Marié à Pharis, répondit instantanément le garçon. — Oui, je sais. Mais quelle carrière désires-tu embrasser ? Conalin réfléchit. — Quelque chose en rapport avec les chevaux. Ça, c’est ce que j’aimerais vraiment. — Un bon métier. Nogusta avait des plans similaires. Autrefois, sa famille était renommée pour ses chevaux. Mais sa femme et toute sa famille se sont fait assassiner, la maison a été brûlée et les écuries détruites. Le troupeau a fui dans les montagnes. Nogusta nourrissait le rêve de retourner au domaine familial et de le reconstruire. Il dit qu’il y a de nombreuses vallées loin dans les montagnes, et que le troupeau a dû croître, à présent. Il a l’intention de les retrouver. Les yeux de Conalin se mirent à briller. — J’aimerais bien faire ça. Il me laisserait faire, tu crois ? — Il faudrait que tu lui demandes. — Tu ne pourrais pas lui demander pour moi ? — Si, convint Kebra. Mais ce n’est pas comme ça que la chose devrait se passer. Quand on est fort, on se fraie soi-même un chemin dans le monde. On ne demande pas aux autres de faire ce que l’on craint d’accomplir seul. Conalin se mit à l’abri du vent. Il était très près de Kebra, à présent, et l’archer se sentait mal à l’aise. — Je lui demanderai, déclara le garçon. Tu seras avec nous ? — Peut-être… Si tel est la volonté de la Source. Soudain, l’expression enthousiaste du garçon s’évanouit. — Qu’y a-t-il ? demanda Kebra. — À quoi ça sert de parler de chevaux ? On va mourir ici. — Nous sommes arrivés jusqu’ici, fit remarquer Kebra. Et il me reste encore à rencontrer l’ennemi qui parviendra à battre Nogusta. Quant à Bison… Eh bien, c’est l’homme le plus fort que j’aie jamais connu, et il a plus de cœur que dix démons. Non, Conalin, ne les écarte pas si légèrement. Ils sont peut-être vieux, mais ils sont malins. — Et toi ? — Moi ? Je ne suis que le meilleur archer à avoir jamais foulé la terre. Je pourrais toucher les testicules d’une mouche à trente pas. — Ça a des testicules, les mouches ? — Pas quand je suis dans le coin, répondit Kebra en souriant. Antikas Karios arriva à la grotte juste avant minuit. Il avait la barbe givrée, tout comme la crinière de son cheval. Cavalier et monture étaient morts de fatigue. Sur les trois derniers kilomètres, il avait tangué sur sa selle et avait lutté pour rester éveillé. Kebra s’avança dans le vent cinglant, prit la bride du cheval et le conduisit dans la grotte. Antikas dut s’y prendre à deux reprises avant de trouver l’énergie de mettre pied à terre. Nogusta s’approcha de lui. — Assieds-toi près du feu et repose-toi, dit-il. — Le cheval d’abord, marmonna Antikas. Il détacha un gros tas de bois de l’arrière de sa selle et le tendit à Nogusta. — Je me suis dit que le combustible commencerait peut-être à manquer, dit-il. Antikas enleva ses gantelets et ranima ses doigts transis de froid. Ses gestes étaient lents et raides. — Laisse-moi t’aider, dit Kebra en prenant la selle pour la poser sur un rocher. Antikas ne le remercia pas, mais se dirigea vers les sacs de selle. Ses doigts froids et enflés eurent du mal avec les boucles, mais il finit par les ouvrir et en sortit une grosse brosse et un linge. Il retourna près du cheval, le sécha et lui donna de grands coups de brosse circulaires. Conalin l’observa avec intérêt. Il avait vu Kebra et Nogusta faire la même chose quelques heures auparavant, quand ils étaient arrivés dans la grotte. — Pourquoi est-ce si important pour un cheval qu’on lui brosse la robe ? murmura-t-il à l’archer. — Le pansage ne sert pas que pour la robe, répondit Kebra. Ce cheval a froid et il est fatigué. Le brossage favorise la circulation du sang et tonifie les muscles. Antikas s’éloigna du cheval, nettoya la brosse et retourna à son sac de selle. Puis il ôta sa cape pourpre et la posa sur le dos du hongre. Ce fut alors que les autres virent le sang séché qui maculait sa chemise de satin. Ulmenetha se leva et pria Antikas de la retirer. Il s’exécuta à grand-peine. Les fibres du satin s’étaient incrustées dans ses blessures et, comme il se dégageait de la chemise, les petites coupures qu’il avait sur la poitrine et la longue plaie irrégulière qui courait le long de ses côtes se remirent à saigner. Ulmenetha le fit asseoir à côté du feu et examina les blessures. Elle pouvait guérir immédiatement les plus petites blessures sans suturer, mais la lésion que lui avait occasionné le dernier coup de Golbar nécessitait d’abord un traitement plus traditionnel. Nogusta tendit une tasse de bouillon à Antikas, qu’il accepta avec gratitude. Pendant qu’Ulmenetha préparait son aiguille et son fil, Antikas regarda l’intérieur de la grotte. Le singe, Bison, dormait près du mur du fond. À côté de lui, une jeune fille et un garçon étaient pelotonnés l’un contre l’autre pour se tenir chaud. Derrière eux, la reine était assise dans l’ombre, son bébé serré contre la poitrine. Antikas vit que l’enfant se nourrissait, et il détourna les yeux d’un air coupable. — Lève-toi, ordonna Ulmenetha. Antikas s’exécuta. La prêtresse se mit à genoux et commença à recoudre la blessure ; elle commença d’abord par le centre et resserra progressivement les pans de la plaie. Antikas posa les yeux sur Nogusta, et leurs regards se croisèrent. — Il est mort honorablement, déclara Antikas. — Je sais. — Bien, parce que je suis trop fatigué pour continuer d’en parler. (Il grimaça lorsque Ulmenetha tira le point de suture central.) Je ne suis pas un tapis, femme, fit-il sèchement. — Je parie que tu n’as pas geint autant quand le Krayakin te faisait face, répliqua-t-elle. Antikas sourit, mais ne dit rien. Elle fit trois points de plus, posa une main gracile sur la blessure et commença à psalmodier à voix basse. Antikas regarda la prêtresse et lança un regard interrogateur à Nogusta. Le Noir s’était retourné et était en train de défaire le tas de bois. Antikas sentit un fourmillement et de la chaleur monter dans sa blessure. C’était légèrement gênant, mais pas du tout douloureux. Au bout de quelques minutes, Ulmenetha ôta sa main et, à l’aide d’un petit couteau, coupa le fil et le retira. Antikas toucha la coupure. Elle était presque guérie. Mieux, il se sentait étrangement ravivé, comme s’il avait dormi plusieurs heures. — Vous êtes très douée, ma dame, lui dit-il. — Tu devrais me voir coudre un tapis, répondit-elle en se levant devant lui. Elle répéta la prière de soins sur les blessures mineures de sa poitrine, avant de tendre le bras pour enlever la bande de satin maculée de sang qu’il avait sur le front. — Penche la tête, lui ordonna-t-elle. Antikas lui obéit. Tout en soignant la blessure, elle reprit la parole : — Tu as de la chance, Antikas. Si le coup avait été porté cinq centimètres plus bas, tu aurais perdu un œil. — Bizarrement, plus je m’entraîne, plus j’ai de la chance, dit-il. Ulmenetha s’éloigna de lui et examina son travail. Satisfaite, elleretourna s’asseoir au coin du feu. — Si vous étiez restée sur le pont, vous auriez pu sauver Dagorian, dit-il. Ulmenetha hocha la tête. — Ses blessures internes étaient bien au-delà de mes pouvoirs. Sur ce,elle se détourna de lui. Kebra lui tendit une tunique delaine écrue propre et pliée. Antikas le remercia. Il la porta à ses narines et sourit. — Du bois de rose parfumé, fit-il. Comme c’est civilisé. Tu es un homme comme je les aime. — Probablement pas, dit Kebra. Antikas enfila la chemise. Les manches étaient trop longues, et il retroussa les manchettes. — Alors, Nogusta, dit-il. Que fait-on, maintenant ? Que te disent tes visions ? — On part pour la ville fantôme, répondit Nogusta. C’est tout ce que je peux dire. Je ne connais pas encore l’issue de cette quête. Mais nous trouverons toutes les réponses à Lem. Soudain, l’enfant qui dormait à côté de Bison poussa un cri et se redressa. À côté d’elle, la fille se réveilla et la prit dans ses bras. — Qu’est-ce qu’il y a, Sufia ? demanda-t-elle en caressant la chevelure blonde de l’enfant. — J’ai fait un rêve. Des démons dans mon rêve. Ils me dévoraient. L’enfant se mit à pleurer. Puis elle vit Antikas et elle écarquilla lesyeux. — Bonjour, dit Antikas en la gratifiant de son plus beau sourire. (Sufia poussa une plainte et colla sa tête sur la poitrine de Pharis.) J’ai toujours eu un fluide avec les enfants, dit Antikas d’un ton pince-sans-rire. Le bruit réveilla Bison. Il bâilla à s’en décrocher la mâchoire et expulsa un rot sonore. Lui aussi vit Antikas, et il chercha Dagorian du regard. Il se leva, se gratta l’entrejambe et se rendit près du feu, où il rota derechef. — Tu les as tous tués, c’est ça ? demanda-t-il à Antikas. — Un d’entre eux. Un énorme monstre est sorti de la forêt et a massacré les autres. La peur se lut sur le visage de Bison. — Le monstre est encore vivant ? — Non. Il est tombé dans le fleuve et il s’est noyé. — Eh bien, c’est un soulagement, dit Bison. Ça rattrape presque le fait que tu aies survécu. Où est le jeune Dagorian ? — Il est mort. Bison absorba cette information sans faire de commentaire, avant de se retourner vers Kebra. — Il reste du bouillon ? — Non. Antikas a mangé ce qui restait. — Et les biscuits ? — Il en reste un peu, dit Kebra. Mais on les garde pour le matin. Les enfants pourront les prendre pour le petit déjeuner. Antikas enleva son ceinturon et le posa à côté de lui. — Il y a quatre autres Krayakins, déclara-t-il. Crois-moi. Nogusta, ça en fait quatre de trop. J’en ai combattu un.Il avait le sens de l’honneur, et il a ôté son armure pour se mesurer à moi. Il était plus rapide que tous les hommes que j’ai jamais rencontrés. Je ne suis pas sûr de pouvoir en vaincre un deuxième, et je ne pourrai certainement pas en battre plus d’un à la fois. — Que suggères-tu, dans ce cas ? demanda Nogusta. — Je n’ai aucune suggestion. Ce que je dis, c’est que je les ai trop traités à la légère. Je pensais qu’ils n’étaient que des hommes, et il n’existe pas d’homme meilleur que moi. Mais ce ne sont pas des hommes. Leurs réflexes sont ahurissants et leur force est prodigieuse. — Et pourtant, nous devons leur faire face, dit Nogusta. Nous n’avons pas le choix. — Comme tu veux, fit Antikas. (Il s’allongea à côté du feu et leva les yeux sur Bison.) On pourrait toujours le leur envoyer, dit-il. Son odeur serait capable d’assommer un bœuf. Bison lui lança un regard noir. — Je commence vraiment à t’aimer de moins en moins, petit homme, dit-il. Le petit déjeuner fut bien misérable, avec les derniers biscuits d’avoine que se partagèrent Sufia, Pharis et Conalin. Pharis offrit les siens à la reine, mais Axiana sourit et secoua la tête. Tout en sellant les chevaux, Bison grommela quelque chose à propos d’inanition. La petite Sufia finit sa part et grimpa sur les genoux d’Ulmenetha. — Tu as bien dormi, au bout du compte, ma petite ? demanda la prêtresse. — Oui. Je n’ai pas fait d’autre rêve. Il fait très froid, ajouta-t-elle en se pelotonnant contre elle. Ce qui restait de bois avait brûlé depuis longtemps, et la température de la grotte baissait rapidement. — On descend dans les vallées aujourd’hui, lui dit Ulmenetha. Il fera bien plus chaud, là-bas. — J’ai encore faim. — Nous avons tous faim. (Sufia lança un regard nerveux en direction d’Antikas.) Il ressemble à un démon, dit-elle. Antikas l’entendit et lui sourit. Se sentant en sécurité sur les genoux d’Ulmenetha, elle lui jeta un œil mauvais. — Je ne suis pas un démon, dit Antikas. Je suis né sur terre, tout comme toi. — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Sufia à la prêtresse. — Ça veut dire que nous venons de la terre, alors que les démons sont nés du vent. Nous sommes tangibles. Nous pouvons toucher les choses. Les démons sont comme le vent. Ils peuvent souffler contre nous, mais ils ne peuvent pas vivre et respirer comme nous le faisons. Pharis vint s’asseoir à côté d’eux. — Si c’est vrai, comment les Krayakins peuvent-ils se battre contre nous ? Ne sont-ils pas tangibles ? — Il y a une vieille histoire là-dessus, répondit Antikas. Mon père la racontait. Elle fait partie de l’histoire et des mythes ventrians. Autrefois, il y avait deux dieux venteux, grands et puissants. Ils flottaient au-dessus de la terre et ils observaient le lion, l’aigle et l’agneau. Ils les enviaient, et ils enviaient leur capacité à fouler la terre. Ces dieux avaient de nombreux sujets venteux, et eux aussi contemplaient la terre d’un œil jaloux. Un jour, les deux dieux – qui ne s’aimaient pas… — Pourquoi ne s’aimaient-ils pas ? demanda Sufia. — Ce n’est pas important. Quoi qu’il en soit… — Moi, je pense que c’est important, dit Pharis. Pourquoi les dieux ne s’aimeraient-ils pas ? Antikas réfréna son irritation. — Très bien, disons qu’un des dieux était maléfique et que l’autre était bon. L’un était un seigneur du chaos et de la destruction, l’autre adorait la lumière et prenait plaisir à voir pousser les choses. C’était le jour et la nuit. — D’accord, dit Pharis. Je peux comprendre ça. Continue. — Merci. Un jour, ces dieux ont décidé de se servir de leur grand pouvoir pour lancer un sort qui permettrait à leur peuple, les Illohirs, de s’incarner. Ces êtres spirituels sont descendus sur terre et ont attiré de la matière à eux partout où ils ont atterri, pour se créer des corps qui fouleraient la terre. — Comment ont-ils réussi à faire ça ? — Je ne sais pas comment ils ont fait, répondit sèchement Antikas. — Moi si, dit Ulmenetha. Toute matière est faite de minuscules molécules – si minuscules que l’œil humain est incapable de les voir. Ils ont littéralement attiré la matière à eux, comme des briques, et ils ont construit leurs corps. — Voilà, dit Antikas à Sufia. Ça te convient ? L’enfant paraissait mystifiée. Axiana, qui avait écouté le conte, se rapprocha d’eux, son bébé endormi dans les bras. Antikas se leva et la salua. Elle lui répondit d’un sourire. — Moi aussi, j’ai entendu cette histoire, dit-elle doucement. Elle est d’une grande beauté. Certains Venteux ont atterri dans les forêts et ont puisé leurs forces dans les arbres. Ils sont devenus des Dryades, les protecteurs des bois ; leur âme était enchevêtrée dans l’arbre qu’ils aimaient. D’autres descendirent dans les montagnes et façonnèrent leurs formes à partir des pierres et des rochers. C’étaient les Trolls. Quelques groupes émergèrent à proximité d’êtres vivants, des loups, par exemple. Et comme ils attiraient des particules de tout ce qui se trouvait autour d’eux, ils sont devenus des Métamorphes, semblables aux hommes le jour, et se transformant en loup la nuit. Partout dans le monde, les Illohirs ont pris différentes formes et se réjouissaient de leur nouvelle liberté. — Y en a-t-il qui sont devenus des oiseaux ? demanda Sufia. — J’imagine que oui, répondit Axiana. — Ça veut dire que Bison est un démon, dit Sufia. Parce qu’avant, il avait de grandes ailes blanches et qu’il volait au-dessus des montagnes. — Ça devait être des ailes vraiment grandes, dit Antikas. Conalin se joignit à eux. — S’ils étaient si contents, pourquoi ont-ils commencé une guerre avec les gens ? Ulmenetha lui répondit : — Ils n’étaient pas tous contents. Certains Venteux avaient atterri dans des endroits… impurs. Des champs de bataille, des cimetières, des scènes de violence ou de terreur. Ils sont devenus les Dents Creuses, qui sucent le sang des dormeurs. Ou les Krayakins, qui vivent pour la guerre et les massacres. — Et ce sont eux qui ont commencé la guerre ? insista Conalin. Antikas reprit le fil de l’histoire. — Oui. Le vrai problème résidait dans la nature du sort qui avait amené les Venteux sur terre. Ils étaient… sont… des créatures de l’esprit et, bien qu’ils aient pu construire magiquement leur corps, ils ont été incapables de les entretenir longtemps. Ils ne pouvaient pas se nourrir comme nous le faisons et, au fils des ans, certains Illohirs ont commencé à se flétrir et à retourner à l’air. Ceux qui sont restés avaient besoin de trouver une autre source de nourriture. Nous étions cette source. Les Illohirs se sont mis à dévorer les émotions humaines. Les Dryades, les Faunes et les autres créatures de la forêt ont découvert qu’ils pouvaient tirer de l’énergie de la joie et du bonheur humains. C’est pourquoi il existe autant d’histoires à propos de fêtes débridées mettant en scène des Faunes et des humains. Il est dit que ce sont les Faunes qui ont inventé le vin, pour attiser la joie des humains. Mais les démons les plus sombres se nourrissaient de terreur et de désarroi – comme vous l’avez constaté à Usa. On raconte que la peur et la douleur provoquées chez un humain par la torture pouvaient alimenter un démon pendant des années. Et, parce qu’ils disposaient de magie – qui leur donnait l’ascendant sur nous –, ils nous traitaient comme du bétail, comme de la nourriture. L’humanité a souffert bien des siècles sous leur férule, jusqu’à ce qu’enfin trois rois humains se rebellent contre eux. La guerre a été longue et terrible, et les batailles nombreuses. — Comment a-t-on gagné ? demanda Conalin. — Personne ne sait vraiment, lui répondit Antikas, car c’était il y a longtemps, et il y a beaucoup de légendes. Toutefois, Kalizkan m’aracontéqu’EmsharasleSorcier – lui-mêmeundémon – atrahison propre peuple et qu’il a lancé un grand sort qui a banni tous ses frètes dela surface de la terre. Il en a refait des Venteux et il les a enfermés dans un grand vide. — Et maintenant ils reviennent, dit Conalin. Nogusta s’avança. — Il est temps de se mettre en selle, dit-il. La première heure, ils chevauchèrent en file indienne le long de la corniche qui s’étrécissait. Nogusta était en tête, suivi de Kebra et Conalin. Ulmenetha marchait et tenait la bride de la monture de la reine. Derrière elle arrivait Bison, à pied lui aussi, qui guidait le cheval sur lequel Pharis et Sufia étaient montées. Antikas Karios fermait la marche, et menait deux chevaux de rechange. Le vent était froid et sifflait sur les rochers déchiquetés en leur projetant de la neige au visage. À midi, ils avaient atteint le point culminant et Nogusta tira sur les rênes pour scruter la route devant eux. Elle descendait doucement sur le flanc d’une montagne en direction d’une zone plantée de grands arbres, plusieurs centaines de mètres plus bas. De là où il était, Nogusta put voir une chute d’eau et un fleuve qui se jetait dans un vaste lac. Il pencha la tête pour se protéger du vent et fit avancer Feu d’Étoile. La route s’élargit et Antikas Karios dépassa les autres pour tirer les rênes à côté du guerrier noir. — Il faut que nous reposions les chevaux, cria Antikas. Nogusta opina du chef et indiqua les chutes au loin. — Je pars en éclaireur, déclara Antikas avant de s’éloigner. Il y avait des plaques de neige sur la route, et le cheval de la reine glissa. Axiana vacilla sur sa selle et se retrouva à contempler un gouffre profond. Elle attrapa le pommeau avec sa main libre et retrouva son équilibre. Les brusques secousses réveillèrent le bébé. Mais, au chaud et en sécurité dans sa couverture, il se rendormit immédiatement. Kebra repéra du mouvement dans les arbres au-dessous d’eux. Plusieurs petits cerfs sortirent des frondaisons. Il prit son arc et vint lui aussi chevaucher aux côtés de Nogusta. — Je vous retrouve aux chutes, dit-il avant de suivre Antikas Karios. Ils mirent encore une heure avant d’atteindre les chutes. Il faisait toujours froid, à cet endroit, car ils se trouvaient à plusieurs milliers de mètres au-dessus de la vallée, mais les épais bosquets d’arbres dispersaient le vent, et il y avait assez de bois mort pour faire un bon feu. Kebra revint avec un cerf, qu’il avait déjà dépecé et découpé en quartiers. L’atmosphère fut vite envahie d’une odeur de viande rôtie. Nogusta mangea rapidement avant de s’éloigner du groupe pour se poster au bord des chutes. Antikas Karios l’y rejoignit. — Je vois que tu montes le cheval du roi, dit-il. Je croyais qu’il était mourant. — Il souffrait d’une infection aux poumons provoquée par de mauvais soins. — C’était un animal excellent, autrefois, dit Antikas. Mais il est vieux, maintenant. — Il est peut-être vieux, Antikas, mais il battrait tous les chevaux de la cavalerie ventriane à la course, et il braverait les feux de l’enfer pour un cavalier en qui il a confiance. — Confiance ? Ce n’est qu’un cheval, homme noir. Ni plus ni moins. Une bête de somme. Nogusta ne répondit pas. — Je crois qu’il est temps que tu me dises ce que tu as vu, dit le Ventrian. Nogusta se retourna vers lui. — Tu veux savoir si tu vas vivre ou si tu vas mourir ? — Non. Ça, le temps le dira. Mais tu portes un lourd fardeau. Je le vois. Ce serait peut-être mieux si tu le partageais. Nogusta réfléchit un moment. — Mon don n’est pas précis, finit-il par dire. S’il l’était, j’aurais sauvé ma famille du massacre. Ce que je vois, ce sont des scènes subites et saisissantes. Tu te rappelles les festivités en l’honneur de l’anniversaire du roi ? J’étais en train de discuter avec Dagorian. Je l’ai vu te combattre pour la finale au sabre. Je ne voyais pas s’il perdait ou s’il gagnait. La vision n’a duré que le temps d’un battement de cœur. Mais après, je l’ai vu une fois de plus à côté de toi, sur un pont. Il était assis contre le muret, sévèrement blessé. Je n’avais aucun moyen de savoir où se trouvait ce pont, ni quand dans l’avenir cet événement allait avoir lieu. Tout ce que je savais, c’était que Dagorian mourrait probablement à tes côtés. En fait, tu aurais pu être celui qui était responsable de sa blessure. — Je comprends, dit Antikas. Alors maintenant, dis-moi ce que tu as vu d’autre. Nogusta se tut un moment et contempla le lac. — J’ai vu la mort d’un ami, dit-il enfin en baissant la voix. Et la question qui me hante, c’est : est-ce que je peux changer le destin ? Aurais-je pu empêcher Dagorian de se tenir sur ce pont avec toi ? Et si je l’avais fait, l’aurais-tu emporté seul ? — Probablement pas. Dagorian a abattu trois soldats. Dix, ç’aurait été trop – même pour moi. — C’est ce que je me suis dit, fit Nogusta. Ce qui pourrait vouloir dire que, bien que je sois capable de changer l’avenir, je pourrais peut-être provoquer le retour des démons. — De la même façon, en modifiant le futur, tu pourrais peut-être provoquer l’inverse, fit remarquer Antikas. As-tu jamais essayé d’altérer les événements basés sur tes visions ? Nogusta opina. — J’ai vu un chariot écraser et tuer une enfant devant une auberge. Je connaissais l’auberge, et je savais que cet événement était censé se produire juste avant le crépuscule. J’y suis allé pour chercher la petite. J’ai attendu à l’auberge. Elle est venue le deuxième jour et je lui ai parlé. Je lui ai dit de ne pas courir devant les chariots. J’y suis retourné chaque jour pendant une semaine, et nous avons souvent discuté. Puis, un après-midi, elle courait dans ma direction, et j’ai vu un chariot passer le coin. J’ai crié, et elle a arrêté de courir. Le chariot l’a ratée. — Alors tu peux changer l’avenir pour faire le bien, dit Antikas. Nogusta secoua la tête. — Non, je croyais avoir accompli mon œuvre. Le lendemain, elle s’est fait renverser par un autre chariot et elle est morte. Mais ce n’est pas le pire, dans cette histoire. Elle courait à ma rencontre, parce qu’elle appréciait nos conversations. Si je n’avais pas été la chercher, elle ne se serait peut-être jamais retrouvée devant cette auberge. — Tout ça est très compliqué, dit Antikas. Je suis heureux de ne pas avoir de visions. Mais j’ai tout de même une observation à faire, cela dit. Le Seigneur Démoniaque a besoin de sacrifier le bébé pour que le Sort soit complété. Si l’enfant venait à mourir avant le sacrifice, le Sort serait mis en échec. — Ça m’est venu à l’idée, reconnut Nogusta. — Et à quelle conclusion es-tu parvenu ? — Quoi que le destin me réserve, je ne finirai pas infanticide. Ce que le Seigneur Démoniaque prépare est maléfique. Je ne pense pas que le moyen de combattre un grand mal est de commettre un acte un peu moins répréhensible. À présent, mon rôle est de protéger l’enfant. Et c’est ce que je vais faire. — Tu penses de façon très rigide, fit remarquer Antikas. Tuer un bébé pour sauver le monde ? Ça paraît peu cher payé. — Ce n’est pas une question de proportions, dit Nogusta. S’il s’agissait de dix mille bébés, ce ne serait pas cher payé pour une telle contrepartie. C’est une question de bien et de mal. Cet enfant pourrait s’avérer être un des plus grands hommes à avoir jamais vu le jour, un conciliateur et un bâtisseur, un prophète ou un philosophe. Qui peut dire les merveilles qu’il pourrait apporter ? Antikas s’esclaffa. — Il est plus probable qu’il soit un deuxième Skanda, vaniteux et arrogant. — Tuer l’enfant, c’est ça ton conseil, alors, Antikas Karios ? — Réponds d’abord à cette question, répliqua le Ventrian. Si ta vision t’a dit que le bébé était sûr de tomber dans les griffes du Seigneur Démoniaque, reverrais-tu ton jugement ? — Non. Je le défendrai jusqu’à ma dernière goutte de sang. Maintenant, réponds à ma question. — Je ne suis plus général, Nogusta. Je ne suis qu’un homme. C’est toi qui commandes, ici. Tant que tu vivras, je suivrai tes ordres et je défendrai moi aussi l’enfant jusqu’au bout. — Et si je meurs et que tu me survis ? — Je ferai tout ce que j’estime être bon selon mes propres principes. Cela te satisfait-il ? — Bien entendu. Antikas sourit et commença à s’éloigner. Puis il s’arrêta. — Tu es un romantique, Nogusta, et un idéaliste. Je me suis souvent demandé comment des hommes comme toi arrivent à trouver le bonheur dans un monde aussi corrompu et égoïste. — Peut-être que tu le découvriras un jour, lui dit Nogusta. Antikas retourna au campement. Conalin était en train debouchonner les chevaux, tandis que Bison était assis près du feu et mangeait de la viande rôtie. Le jus lui dégoulinait sur le menton et salissait une tunique déjà maculée. Antikas se rendit là où Axiana était assise avec Ulmenetha et la jeune fille,Pharis. La prêtresse tenait le bébé endormi et la reine piochait délicatement dans sa nourriture. — On est loin des banquets de palais, remarqua Antikas en s’inclinant bas. — Et pourtant ce repas est des plus bienvenus, monsieur, lui dit-elle. (Les yeux noirs d’Axiana croisèrent son regard.) Nous vous remercions d’être venu nous aider. — C’est un plaisir, Altesse. Antikas s’éloigna et Ulmenetha se pencha vers la reine. — Tu lui fais confiance, mon enfant ? demanda-t-elle. — C’est un noble ventrian, répliqua-t-elle comme si cela répondait à cette question. Elle tendit les bras et récupéra son fils. Elle le tint tout près d’elle en soutenant soigneusement sa tête. Sa minuscule main balla hors de la couverture. — Regarde ses ongles, dit-elle. Ils sont si petits et si parfaits. Si minuscules. Si beaux. (Elle regarda son visage.) Comment pourrait-on vouloir lui faire du mal ? Ulmenetha ne donna aucune réponse. Elle s’allongea sur le sol glacé, libéra son esprit et s’envola haut au-dessus des arbres. Ici, les vents furieux n’étaient plus qu’un son,et ils vrombirent de façon stridente à ses oreilles, comme agacés de ne pouvoir faire ballotter son esprit. Elle fila au sud comme un trait de lumière et scruta le paysage en quête d’une trace des Krayakins. Son esprit s’éleva au-dessus des bois et des vallées, au-dessus de minuscules fermes et hameaux. Elle ne trouva signe nulle part des cavaliers en armure noire. Elle se dirigea au nord, au-dessus du canyon et du grand fleuve. L’armée de Ventria y marchait en colonnes par trois, la cavalerie sur les flancs. Ulmenetha s’éloigna d’eux, de peur que le Seigneur Démoniaque ne sente son esprit. De retour au-dessus du canyon, elle continua de voler jusqu’à retrouver le site du campement. La douleur la frappa comme une flèche ; ses griffes vinrent se planter dans les chairs de son esprit. Elle produisit immédiatement le feu du halignat, qui explosa autour d’elle. Les griffes se retirèrent, mais elle sentait une présence près d’elle. Elle plana dans les airs et regarda alentour, mais ne vit rien. — Montre-toi, ordonna-t-elle. Juste à l’extérieur du feu blanc, si près qu’elle en fut choquée, une silhouette se matérialisa. C’était un homme aux cheveux d’un blanc fantomatique et au visage blafard. Ses yeux étaient bleus et grands, sa bouche flanquée de fines lèvres cruelles. — Que me veux-tu ? lui demanda-t-elle. — Rien, lui dit-il. Je ne veux que l’enfant. — Tu ne peux pas l’avoir. Il sourit. — Six de mes frères sont retournés dans le grand vide. Toi et tes compagnons avez bien travaillé, et vous avez agi avec un grand courage. C’est quelque chose que j’admire. J’ai toujours admiré ça. Mais vous ne pouvez pas survivre, femme. — Nous avons survécu, jusqu’ici, fit-elle remarquer. — En prenant la fuite. En courant dans les terres isolées. Pense à l’endroit vers lequel vous vous dirigez. C’est une ville fantôme, dont les murs se sont effondrés depuis longtemps. Une carcasse de pierre qui n’offre aucun sanctuaire. Et qu’y a-t-il derrière vous ? Une armée qui atteindra la ville demain au crépuscule. Où donc courrez-vous, alors ? (Ulmenetha ne sut quoi répondre.) Vous essayer de protéger une fleur du blizzard, dit-il. Et vous êtes prêts à mourir pour le faire. Mais la fleur périra. C’est sa destinée. — Ce n’est pas sa destinée, lui dit-elle. Toi et tes semblables possédez de grands pouvoirs. Mais ils ne l’ont pas emporté, jusqu’ici. Comme tu l’as dit, six de tes frères sont partis. Le reste d’entre vous suivra. Nogusta est un grand guerrier. Il te tuera. — Ah, oui, le descendant d’Emsharas. Le dernier descendant. Un vieillard, usé et fatigué. Il battra les Krayakins et l’armée d’Anharat ? Je ne pense pas. Ulmenetha se souvint des paroles du Seigneur Démoniaque lorsqu’il planait devant le chariot. « Oui, tu lui ressembles, tu es le dernier de sa lignée de bâtards. » Ulmenetha sourit et regarda le Krayakin droit dans les yeux. — Tu ne trouves pas ça étrange, que le descendant d’Emsharas soit ici en ce moment, et qu’il te défie tout comme son ancêtre avant lui ? Ça ne te préoccupe pas ? Ça ne te donne pas l’impression que le destin est à l’œuvre ? — Si, effectivement, admit-il. Mais cela ne changera pas l’issue. Il n’a pas de magie. Ce n’est pas un sorcier. Tous ses dons dérivent du talisman qu’il porte. Il peut faire dévier les sorts, mais pas la lame d’une épée. — Ton mal ne conquerra rien. Il parut authentiquement surpris. — Mal ? Pourquoi est-ce vous parlez toujours du mal comme d’une chose qui vous est extérieure, vous les humains ? Votre bétail pense-t-il que vous êtes maléfiques parce que vous les dévorez ? Les poissons dans l’océan vous voient-ils comme étant maléfiques ? Quelle arrogance. Vous n’êtes pas différents du bétail, et nous ne sommes pas maléfiques parce que nous vous dévorons. Tu veux entendre ma conception du mal ? Les actes d’Emsharas, qui a banni son peuple dans un enfer sans âme, vide de sons et d’odeurs, de goûts et de joie. Je considère que notre retour n’est rien d’autre que justice. — Je ne veux pas discuter avec toi, démon, lui dit-elle – et pourtant, elle ne s’éloigna pas. — Ce n’est pas que tu ne veux pas, femme. Tu ne peux pas ! De quel droit nous refuserais-tu la chance de vivre sous la lune et les étoiles ? — Je ne vous refuse rien, dit-elle. Mais de quel droit cherchez-vous à tuer un enfant ? — Tuer ? Encore un concept intéressant. Crois-tu en l’âme ? — Oui. — Alors nous ne tuons rien. Nous ne faisons que mettre un terme à l’existence mortelle des humains. Leurs âmes perdurent. Et, dans la mesure où leur existence mortelle est de toute façon fragile et de courte durée, que leur avons-nous véritablement ôté ? — Votre espèce est immortelle. Vous ne pourrez jamais connaître la valeur de ce que vous enlevez si négligemment aux autres. La mort vous est étrangère. Oui, je crois en l’âme, mais je ne sais pas si elle est immortelle. Tout ce que je sais, c’est que vous faites souffrir ceux qui restent. L’accablement et le désespoir. Il sourit à nouveau. — Les choses dont tu parles sont la source de notre nourriture. — Cette conversation ne mène nulle part, lui dit-elle. — Attends ! Ne pars pas encore ! À ce moment, le regard rivé dans le sien, Ulmenetha vit passer un instant de panique. Pourquoi voulait-il qu’elle reste ? Se pouvait-il qu’elle commence à le convaincre, de quelque façon indéfinissable ? Elle se détendit et se prépara à reprendre la parole. Puis, bien qu’il tentait de le cacher, elle vit une lueur de triomphe dans ses yeux. Et elle comprit ! Elle était la seule dans le groupe à pouvoir user de magie. Son seul but était de la retarder. Elle se détourna vivement de lui et fila vers son corps. Il était trop tard. Trois Krayakins surgirent des fourrés et chargèrent le campement. Drasko avança dans la clairière, Mandrak sur sa gauche, Lekor sur sa droite. Ils avaient dégainé leurs épées, et Drasko sentit la fièvre de la bataille, si longtemps oubliée, se répandre dans ses veines. Le géant chauve qui avait tué Nemor courut sur lui. Drasko tourna sur lui-même et lui plongea son épée dans les côtes, avant de le projeter à terre d’un revers de la main. De l’autre côté du feu, un épéiste aux yeux de faucon se leva d’un bond. Drasko vit qu’il portait deux épées tempête. Derrière lui, un homme aux cheveux argentés avait roulé sur sa gauche, et s’était relevé avec un arc, une flèche déjà encochée. Drasko ouvrit la main et envoya un petit globe de cristal noir dans la clairière. Puis il ferma les yeux. L’explosion fut assourdissante, et Drasko, bien qu’il eût fermé les paupières, souffrit de la lumière aveuglante. Il ouvrit les yeux et vit que l’épéiste avait été balayé à l’autre bout de la clairière, étendu et assommé près d’un grand pin. La reine avait elle aussi été prise par la déflagration et gisait inconsciente à côté des buissons, son bébé non loin d’elle. Un jeune rouquin sortit des frondaisons en courant. Il tenait la main d’une petite fille chétive et la trainait au loin avec lui. Ils n’intéressaient pas Drasko. Il se tourna vers la reine. À cet instant, la blonde qui était allongée à ses côtés se releva brusquement. Le feu sacré du halignat explosa autour de son heaume. Il tituba en arrière. La prêtresse avança. Le feu sacré brûlait au bout de ses doigts. Soudain, tout ne fut plus que confusion. Une boule de feu enveloppa Mandrak, qui retomba dans les fourrés. Puis Lekor lança un couteau qui tournoya dans les airs. Le manche toucha la femme à la tempe. Elle tomba à genoux, et le feu s’éteignit. L’épéiste assommé remua, et Drasko retourna là où la reine gisait inconsciente. Il releva la visière de son heaume et chercha le bébé. Il n’était nulle part en vue. Son choc fut immense. L’enfant n’avait pas pu disparaître. Il connaissait assez les humains pour savoir que les nouveau-nés ne pouvaient pas ramper ! Il regarda autour de lui. Le géant était parti et, là où il était tombé, ne restait plus qu’une trace rouge vif dans l’herbe. — C’est le chauve qui a l’enfant, dit-il aux autres. Trouvez-le, tuez-le, et revenez. Lekor et Mandrak se retournèrent et repartirent en courant dans les fourrés, sur une piste sanglante et macabre. Drasko se dirigea vers l’épéiste. L’homme était à présent sur les genoux et aspirait de grandes goulées d’air. — Ramasse tes épées et fais-moi face, dit Drasko. Ça fait longtemps que je n’ai tué d’épéiste tempête. — Alors affronte-moi, fit une voix derrière lui. Drasko pivota sur les talons et vit le guerrier noir, Nogusta, debout à côté du feu de camp. Lui aussi tenait une épée tempête. — Fort bien, vieillard, dit Drasko. Tu vas être – comme vous dites – l’amuse-gueule avant le plat principal. Derrière lui, Antikas Karios retomba et roula sur le côté, la vue brouillée. D’un bond, Drasko se rapprocha de Nogusta. Le Noir se fendit, puis se mit vivement sur le côté pour éviter une violente attaque. Leurs épées se croisèrent, et des éclairs parcoururent leurs lames. Le bruit des épées qui se heurtaient envahit la clairière d’une musique sauvagement dissonante. La vue d’Antikas Karios s’éclaircit, et il observa les guerriers qui se tournaient autour. Leurs lames scintillaient au soleil, et des éclairs surgissaient à chaque échange. Il savait ce que devait endurer Nogusta et, pire, il connaissait l’issue. Drasko savait également que le vieil homme fatiguait. Il avait toujours été un combattant prudent, et il ne prenait pas de risque. Le moment où un épéiste frappait pour tuer était également le moment le plus dangereux. Si une telle attaque n’était pas estimée comme il se devait, une riposte fatale pouvait suivre. Par conséquent, Drasko continuait à combattre, sans tenter de finir la rencontre, et se contentait d’attendre que le vieillard essoufflé lui laisse une ouverture. Nogusta fit un bond en arrière, puis tituba. Sa fatigue était évidente. Antikas l’observa à terre. Il sourit lentement lorsqu’il se souvint du combat contre Cerez. Nogusta était en train d’essayer la même tactique. Elle fonctionna. Soudain, Drasko attaqua. Nogusta s’écarta de la botte. Mais pas assez vite. La lame s’enfonça dans son épaule, écrasa l’os et ressortit dans son dos. Puis, son épée tempête s’abattit et vint toucher le bras droit de Drasko au niveau du coude. La lame enchantée transperça l’armure, les chairs et l’os et trancha le membre en un seul coup. Drasko hurla de douleur. Le bras tranché tomba au sol, et le Noir se tint totalement immobile face à son ennemi, son épée dépassant de son dos. — Il est temps de retourner d’où tu viens, fit-il. De sa main gauche, Drasko tira une dague et se fendit. Mais l’épée tempête décrivit un arc luisant et décapita proprement le guerrier. Le corps tomba et Nogusta vacilla, avant de tomber à genoux à ses côtés. Il retourna son épée, la saisit comme une dague et la plongea dans le cœur de Drasko. Antikas Karios se releva et tituba jusqu’à l’endroit où Nogusta était agenouillé. — Laisse-moi t’aider, lui dit-il. — Non. Suis la piste. C’est Bison qui a le bébé. Antikas commença à courir dans les arbres. Il avait vu Bison se faire poignarder. La blessure était mortelle. Et l’épée de Bison se trouvait encore à l’endroit où elle était tombée. Sans arme et moribond, il était à présent le seul espoir de l’enfant. Bison avançait péniblement, le corps ravagé de spasmes de douleur. Il courait, et la sueur lui coulait dans les yeux. Sufia avait mis les bras autour de son cou, et elle pleurait. Il ne se rappelait pas l’avoir ramassée. Il se rappelait, toutefois, avoir ramassé le bébé et être entré dans les bois en titubant. Tout était si confus. Il baissa les yeux. Il y avait du sang sur la tête du bébé. Un instant, il fut inquiet. Puis il réalisa que ce sang était le sien, et que l’enfant était indemne. Pourquoi est-ce que je cours ? se demanda-t-il subitement. Pourquoi est-ce que j’ai mal ? Son épaule heurta un tronc d’arbre. Il tournoya et faillit tomber. Il reprit son équilibre et se força à continuer. Les Krayakins étaient venus. Un d’entre eux l’avait poignardé, avant de le frapper à la tempe. Il n’avait jamais encaissé un tel coup de sa vie. Le sol était en pente montante, à présent. Il atteignit à grand mal le sommet d’une éminence et s’arrêta, le souffle court. Puis il se mit à tousser. Il sentit un liquide chaud dans sa gorge, qui l’étouffait. Il le recracha et haleta. Sufia recula dans ses bras et le dévisagea, ses yeux bleus écarquillés et effrayés. — Ta bouche saigne, cria-t-elle. Il ne se souvenait pas avoir été frappé à la bouche. Il toussa de nouveau. Du sang lui dégoulina sur le menton. Il fut pris de vertiges. — Ils arrivent ! hurla l’enfant. Bison se retourna. Deux Krayakins en armure noire avançaient d’un pas décidé dans sa direction, épées noires en main. Bison tint fermement le bébé et la petite, et reprit sa course. Il n’avait aucune idée de la direction qu’il prenait. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il fallait qu’il emmène les enfants en lieu sûr. Mais où se trouvait ce lieu sûr ? Il sortit de la ligne des arbres et vit l’imposante paroi d’une falaise. Une étroite corniche courait le long de la surface. Il cilla pour chasser la sueur de ses yeux et s’efforça de poursuivre sa route. — Où est-ce qu’on va ? demanda Sufia. Bison ne répondit pas. Il se sentait faible et désorienté, et il respirait difficilement et douloureusement, à présent. J’ai déjà été blessé, se dit-il. Je guéris toujours. Je guérirai encore. Il jeta un coup d’œil derrière lui et vit les Krayakins atteindre le sommet de l’éminence, à quelque soixante-dix mètres derrière lui. Où est Nogusta ? se demanda-t-il. Et Kebra. Ils vont arriver ! Après, je pourrai me reposer un peu. Nogusta pourra recoudre ma blessure. Le sang lui coulait dans les bottes, et ses jambières étaient trempées. Tant de sang. Il progressa en titubant. La corniche était étroite à cet endroit, pas plus d’un mètre de large. Il regarda par-dessus le bord. Ils étaient incroyablement haut. Au-dessous, Bison vit de légers nuages accrochés au flanc de l’abysse et, à travers eux, il distinguait à peine un minuscule fleuve qui coulait à la base du canyon. — On est au-dessus des nuages, dit-il à Sufia. Regarde ! (Mais elle s’agrippa à son épaule, la tête enfouie dans son cou.) Au-dessus des nuages, répéta-t-il. Il fit une embardée et manqua chuter. Le bébé commença à pleurer. Bison se concentra sur ses mouvements et progressa le long de la corniche. Un autre spasme de toux le secoua. Cette fois-ci, un déluge de sang explosa de sa bouche en un jet carmin. Sufia s’était remise à pleurer. Bison cessa de bouger. La corniche finissait ici et donnait sur un mur uni de pierre grise. Tendrement, il posa le bébé sur la corniche et enleva les bras de Sufia de son cou. — Le vieux Bison a besoin de repos, dit-il. Occupe-toi… du bébé pour moi. Il était à genoux, mais il ne se souvenait pas être tombé. — Il y a beaucoup de sang, gémit Sufia. — Occupe-toi… du bébé. Tu es gentille. (Bison rampa jusqu’au bord et regarda de nouveau en bas.) Jamais… été si haut, lui dit-il. — Même quand tu avais des ailes ? demanda-t-elle. — De grandes… ailes… blanches, dit-il. Il regarda derrière eux sur la corniche. Les Krayakins ne devaient pas être loin, mais il ne les voyait pas encore. Je ne veux pas mourir ! C’était une pensée affreuse, et bien trop effrayante pour qu’on s’y attarde. Je ne vais pas mourir, se dit-il. Je vais aller bien. Quelques points de suture. Le soleil brillait, mais il faisait froid ici, sur cette paroi exposée. Le vent froid était agréable. Le vent avait été froidà Mellicane. C’était l’hiver, alors, un rude et dur hiver. Les fleuves avaient gelé et personne ne s’était attendu à voir une armée marcher dans le blizzard en furie. Mais les Drenaïs avaient traversé les montagnes et les lacs de glace. L’armée ventriane avait été surprise, à Mellicane. C’est là que j’ai eu ma médaille, se souvint-il. Le bout de métal qu’il avait vendu pour passer une nuit avec une putain grasse. C’était une bonne putain, cela dit, se rappela-t-il. Il s’assit dos contre la falaise. Une immense vague de lassitude roula sur lui et le recouvrit comme une couverture chaude. De sommeil, c’est de ça qu’il avait besoin. D’un sommeil réparateur. Lorsqu’il se réveillerait, la blessure serait en train de se refermer. La prêtresse, elle peut me soigner. Quelques jours de repos et je serai en pleine forme. Ou est Nogusta ? Pourquoi m’a-t-il laissé seul ici ? Le bébé brailla. Bison se dit qu’il valait mieux le prendre, mais il ne paraissait pas en avoir la force. Sufia poussa un hurlement et pointa un doigt sur la corniche. Les deux Krayakins étaient en vue, à présent. Ils avançaient en file indienne le long de l’étroit doigt de pierre. Bison se retourna, gratta la paroi de la falaise et se remit péniblement debout. C’est donc comme ça que ça se termine, pensa-t-il. Et cette fois-ci, il n’y avait aucune peur. Il regarda Sufia. La petite était terrifiée. Bison se força à sourire. — Ne t’inquiète donc pas… ma petite, dit-il. Personne ne va… te faire de mal. Occupe-toi… juste… du petit prince jusqu’à ce que… Nogusta arrive. — Qu’est-ce que tu vas faire ? lui demanda-t-elle. Les Krayakins s’étaient rapprochés, à présent. Bison s’appuya contre le mur de pierre et se mit en travers de leur chemin. — Vous saviez que j’avais des ailes ? leur demanda-t-il. De grandes ailes blanches ? Je vole… au-dessus… des montagnes. Soudain, il se jeta sur eux en écartant grand les bras. Les Krayakins n’avaient nul endroit où courir. Aux abois, ils le poignardèrent et enfoncèrent leurs lames dans sa poitrine. Dans une dernière attaque désespérée, il pesa de tout son poids vers l’avant, dans le métal froid qui lui tailladait le cœur. Moribond, il se cramponna de ses énormes bras à leurs armures et les propulsa par-dessus le bord. Sufia regarda et les vit tomber en spirale, encore et encore. Bison avait les bras écartés et chutait dans les petits nuages blancs. Antikas Karios était arrivé juste à temps pour les voir tomber. Il courut à Sufia et s’agenouilla à ses côtés. — Il a retrouvé ses ailes, dit-elle, les yeux luisants d’émerveillement. De grandes ailes blanches. La petite Sufia mit ses bras autour du cou d’Antikas Karios. D’instinct, il mit le sien autour d’elle. Puis il regarda le bébé. Il était la source de tous leurs problèmes, ce petit paquet de chair, d’os mous et de tissus. Il pleurait encore, poussant de petits gémissements flûtés qui résonnaient contre la roche. Il serait si facile d’étouffer ce bruit. Le cou du bébé était si mince qu’Antikas pouvait le vider de sa vie rien qu’en le pinçant entre le pouce et l’index. Les démons ne menaceraient plus le monde. Il tendit la main vers le bas. Son doigt toucha la joue du bébé et il tourna la tête dans sa direction, la bouche ouverte, cherchant à téter. — Faut s’occuper du bébé, murmura Sufia à son oreille. — Quoi ? — C’est ce qu’a dit Bison avant de s’envoler. Il réfléchit à ce qu’il allait faire. S’il tuait le bébé, il lui faudrait alors tuer aussi Sufia. Il pouvait les pousser tous les deux et dire qu’il était arrivé trop tard pour les sauver. Ses pensées se portèrent sur Bison. Ce vieillard grotesque avait couru sur presque huit cents mètres, avec une blessure qui aurait dû le tuer sur le coup. Puis il avait emporté deux Krayakins dans la mort. Il avait fait preuve d’un immense courage et, à cet instant, Antikas réalisa que, s’il en venait à tuer l’enfant maintenant, il souillerait le souvenir de ce qu’avait fait Bison. Il ramassa le bébé et fit demi-tour sur la corniche, avant de descendre la pente qui menait au campement. Kebra et la reine étaient encore inconscients. Conalin et Pharis étaient assis près du feu, main dans la main. La fille releva la tête quand Antikas entra dans le campement. Son fin visage s’anima d’un grand sourire. Elle se leva d’un bond et courut à lui ; elle souleva Sufia. La petite fille commença immédiatement à lui parler des ailes de Bison. Ulmenetha était assise à côté de Nogusta. Antikas les rejoignit. Nogusta paraissait avoir vieilli de vingt ans. Un lustre gris recouvrait l’ébène de ses traits. Ses yeux bleu pâle étaient fatigués au-delà de toute description. L’épée noire ressortait encore de son épaule. — Tu peux enlever l’épée ? demanda Ulmenetha à Antikas. Il posa le bébé sur l’herbe et s’empara de la poignée. Nogusta serra les dents. — Prépare-toi, fit Antikas en posant sa botte sur la poitrine de Nogusta. D’une violente torsion, il dégagea la lame. Nogusta hurla, avant de s’effondrer contre Ulmenetha. Elle mit la main sur les blessures d’entrée et de sortie et commença à psalmodier. Antikas s’éloigna d’eux et se dirigea vers l’endroit où Kebra était étendu. Il s’agenouilla à côté de lui et lui prit le pouls. Celui-ci était ferme et fort. Conalin fit son apparition à ses côtés. — Il dort, c’est tout, dit le garçon. Ulmenetha a déjà prié pourlui. — Bien, fit Antikas. — Tu as vu les ailes de Bison ? demanda Conalin. — Non. (Il regarda le garçon, agacé à présent.) Il n’y avait pas d’ailes, dit-il sèchement. Les histoires comme ça, c’est pour les enfants qui n’arrivent pas à gérer les rudes réalités de la vie. Un homme courageux a donné sa vie pour en sauver d’autres. Il a fait une chute de plusieurs centaines de mètres et son cadavre s’est écrasé sur les rochers. — Pourquoi a-t-il fait ça ? — Oui, je te le demande ? Va-t’en et laisse-moi, mon garçon. Conalin retourna près du feu et de Pharis qui l’attendait. Antikasse releva et se dirigea vers le bord de l’eau, où il but à grands traits. La mort de Bison l’avait affecté d’une façon qu’il avait du mal à comprendre. Cet homme était un animal, mal élevé et inculte, grossier et vulgaire. Pourtant, quand les Krayakins avaient attaqué, il avait été le premier à lancer l’assaut et il avait, sans aucun doute, sauvé les enfants. Il était parti volontairement à la mort. Toute sa vie, Antikas avait appris que la noblesse résidait dans la lignée. Les nobles et les paysans, des êtres pensants et de quasi-animaux. On disait que seule la noblesse comprenait les points les plus précis de l’honneur et de la chevalerie. La façon dont Bison s’était sacrifié était dérangeante. Axiana était une princesse ventriane, son enfant était le fils d’un homme qui avait rejeté les services de Bison. Bison ne leur devait rien, mais il leur avait tout donné. C’était plus que dérangeant. C’était exaspérant. Dans l’histoire ventriane, les héros avaient toujours été des nobles, pleins de courage et de vertu. Ce n’étaient jamais des simplets qui rotaient et qui se grattaient l’entrejambe. Une pensée lui vint subitement, et il sourit. Peut-être que si. Conalin lui avait demandé s’il avait vu les ailes de Bison. S’ils survivaient à cette quête, l’histoire prendrait de l’ampleur. Antikas la raconterait. Sufia la raconterait. Et c’est l’histoire de la petite que les gens croiraient. Et pourquoi ? Parce qu’il était plus satisfaisant de se dire que les héros ne mouraient jamais, qu’ils continuaient à vivre sans qu’on sût comment, pour revenir à une autre époque. Dans cent ans, plus personne ne se souviendrait du véritable Bison. Il serait blond et charmant, peut-être le fils bâtard d’un noble ventrian. Antikas regarda la reine endormie. Il était plus que probable qu’il deviendrait aussi, dans les légendes à venir, l’amant d’Axiana et le père du bébé qu’il avait sauvé. Antikas retourna au campement. Nogusta dormait, à présent. Axiana était réveillée et donnait le sein à son enfant. Ulmenetha Ht signe à Antikas de venir la voir. — La blessure est sérieuse, dit-elle. J’ai fait ce que j’ai pu, mais il est très faible et il se peut encore qu’il meure. — Je parierais cher sur le contraire, ma dame. Cet homme est un combattant. — C’est un vieillard dévasté non seulement par une blessure, mais aussi par le chagrin. Bison était son ami, et il savait que cet ami allait mourir. Antikas opina. — Je sais. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? — Tu dois nous conduire à Lem. — Qu’est-ce que cette ville fantôme a de si vital ? Que cherchons-nous dans ces ruines ? — Conduis-nous-y et tu verras, répondit Ulmenetha. Nous pouvons encore attendre une heure, et après, nous réveillons ceux qui dorment. Elle tourna la tête et il vit le gros bleu à sa tempe. Il se souvint du manche qui l’avait abattue. — C’était un sale coup, fit-il. Comment vous sentez-vous ? Elle sourit faiblement. — Je me sens un peu nauséeuse, mais je suis encore en vie, Antikas Karios. J’ai les cartes ici. Tu voudras peut-être les étudier. (Il les lui prit et déroula la première.) L’armée ventriane se déplace à partir d’ici, dit-elle en tapant du doigt sur la carte. Et ils se sont déployés en faucille. Ils s’attendent à ce que nous tentions d’atteindre la mer. Dans les deux prochains jours, ils auront bouclé toutes les routes qui mènent à Lem. — Il n’y a pas d’échelle valide sur cette carte, dit-il. Je ne peux pas dire à quelle distance nous nous trouvons des ruines. — Moins de soixante-cinq kilomètres, lui dit-elle. Sud et ouest. — Je vais réfléchir à un itinéraire, déclara-t-il. (Il regarda Axiana, assise à portée d’oreilles.) Ç’aurait été mieux pour le monde si Bison avait sauté avec le bébé, dit-il doucement. — Pas du tout, lui dit-elle. Le Seigneur Démoniaque a déjà commencé le Grand Sort. La mort de l’enfant le complétera, avec ou sans sacrifice. Soudain, Antikas se sentit gelé. Il détourna son regard et se souvint de ses doigts autour de la gorge du bébé. — Eh bien, dit-il enfin, ça, au moins, ça ajoute un peu de dorures à la mort du vieillard. — Un tel acte n’a pas besoin de dorures, lui dit-elle. — Peut-être pas, convint-il. Puis il la laissa et se dirigea près du feu. La petite Sufia était tranquillement assise avec Conalin et Pharis. Elle trottina du côté d’Antikas. — Est-ce qu’il va revenir avec nous en volant ? lui demanda-t-elle. Je n’arrête pas de regarder le ciel. Antikas prit une grande inspiration et il regarda Conalin. — Un jour, il reviendra dans les airs, répondit-il à l’enfant. Quand on aura le plus besoin de lui. Chapitre 11 Nogusta n’était que vaguement conscient d’être à cheval. Quelqu’un était assis derrière lui et le retenait sur sa selle. Il ouvrit les yeux et vit que la compagnie traversait lentement une vallée verdoyante. Devant lui, Antikas Karios chevauchait Feu d’Étoile. Cela irrita quelque peu Nogusta, mais il se souvint alors qu’il avait demandé au Ventrian de prendre son cheval. Feu d’Étoile était un animal de caractère, et Nogusta n’était pas en condition de le monter. Il regarda les mains qui le soutenaient. Elles étaient fines et féminines. Il leur donna une petite tape. — Merci, dit-il. — As-tu besoin de t’arrêter pour te reposer ? lui demanda Ulmenetha. — Non. Sa vision se brouilla et la douleur de sa perte le heurta de plein fouet. Puis il sombra et rêva du passé. La journée passa, voilée. Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour reposer les chevaux, Kebra l’aida à descendre de selle. Nogusta ne savait pas où il se trouvait, il savait simplement que le soleil était chaud sur son visage, l’herbe fraîche contre son dos. C’était délicieux, ici, et il voulut s’endormir pour toujours. Quelque part près de lui, un nouveau-né pleurait. Puis il entendit une enfant chanter. Il croyait se souvenir que cette enfant avait été renversée et tuée par un chariot, mais ce n’était manifestement pas le cas. Il en fut soulagé – comme si un poids venait de lui être enlevé. À un moment, on lui donna une soupe épaisse. Il se souvenait du goût, mais était incapable de se souvenir qui la lui avait donnée, ni pourquoi il ne s’était pas nourri lui-même. Puis il revit son père. Ils étaient tous assis dans la pièce principale de leur demeure, ses frères et sœurs, sa mère et sa vieille tante. « Je vais vous montrer un peu de magie », avait dit son père en se levant du vieux siège en cuir de cheval qu’il aimait tant. Il avait ôté le talisman qu’il portait au cou. La chaîne était longue et l’or brillait à la lueur de la lanterne. Père s’était dirigé vers l’ainé des frères de Nogusta et avait tenté de passer la chaîne autour de son cou. Mais elle avait rétréci et n’avait pas voulu passer autour de son crâne. Chaque frère s’était étonné à son tour de cette magie. Puis cela avait été au tour de Nogusta. La chaîne avait glissé facilement autour de sa tête et le talisman était venu reposer contre sa poitrine. « C’est quoi, le tour ? » avait demandé son frère aîné. « Il n’y a pas de truc, avait répondu le père. Le talisman a choisi, c’est tout. » « Ce n’est pas juste, avait protesté l’aîné. Je suis l’héritier. Il devrait me revenir. » « Ce n’était pas moi, l’héritier, avait fait remarquer le père. Et pourtant il m’a choisi. » « Comment choisit-il ? » avait demandé le benjamin. « Je l’ignore. Mais l’homme qui l’a conçu était notre ancêtre. Plus grand que tous les rois. » Ce soir-là, seul dans sa chambre, son frère aîné l’avait frappé au visage. « Il aurait dû être à moi, lui avait-il dit. C’était une ruse, parce que père t’aime plus que moi. » Nogusta ressentait encore la douleur de ce coup. Mais maintenant, pour quelque étrange raison qu’il ne parvenait à appréhender, c’était son épaule qui le faisait souffrir. Il chevauchait toujours. Il ouvrit les yeux et vit les étoiles briller dans le ciel nocturne. La nouvelle lune était accrochée comme une faucille au-dessus des montagnes, exactement comme sur son talisman. Il s’attendit presque à voir une main dorée se tendre pour s’en emparer. Loin au-dessus de lui, une chouette planait sur ses ailes blanches. Des ailes blanches… — Pauvre Bison, fit-il à haute voix. — Il est en paix, dit une voix. Cette voix troubla Nogusta. Sans qu’il sache comment, Ulmenetha s’était transformée en Kebra. — Comment as-tu fait ça ? marmonna-t-il. Puis il se rendormit et se réveilla à côté d’un feu de camp. Kebra était redevenu Ulmenetha, et elle avait posé sa main sur sa blessure. Elle psalmodiait doucement. Une silhouette flotta dans son champ de vision, brouillée et indistincte. Nogusta sombra dans un profond rêve. Il était assis dans la Longue Prairie, chez lui. Il entendait sa mère chanter dans la cuisine. Un homme de grande taille était assis à ses côtés. C’était un Noir, mais il ne le connaissait pas. — C’était une époque paisible pour toi, déclara l’homme. — C’était la meilleure, lui dit Nogusta. — Si tu survis, tu devras revenir et reconstruire. Les descendants de tes chevaux sont de retour dans les montagnes. Il y a de grands étalons parmi eux, et le troupeau est fort. — Les souvenirs sont trop douloureux. — Oui, ils sont douloureux, mais il y a la paix, là-bas, si c’est ça que tu cherches. Il regarda l’homme. — Qui es-tu ? — Je suis Emsharas. Et tu es le dernier de ma lignée humaine. — C’est toi qui as lancé le Grand Sort. — Je l’ai commencé. Il n’est pas encore complet. — L’enfant va-t-il mourir ? — Tous les enfants de l’homme meurent, Nogusta. C’est leur faiblesse – et leur force. La mort recèle un grand pouvoir. Repose-toi, maintenant, car tu as une dernière épreuve devant toi. Nogusta ouvrit les yeux. La lumière glorieuse d’une aube nouvelle se découpait sur les montagnes. Il gémit et se redressa. Kebra lui sourit. — Content de te revoir, mon frère, dit-il. Il y avait des larmes dans les yeux de Kebra. Il se pencha en avant et, pour la première fois, il enlaça Nogusta. Le courroux d’Anharat s’était amoindri, à présent. Il était assis dans sa tente et écoutait les rapports de ses éclaireurs. Les renégats avaient traversé le dernier pont avant Lem et se trouvaient maintenant à moins de vingt kilomètres des ruines. Une expédition de reconnaissance forte de cinq hommes les avait attaqués, mais Antikas Karios en avait tué deux, et le troisième s’était fait abattre sur sa selle par un archer. — Faites rentrer les survivants, ordonna Anharat. Deux éclaireurs solidement charpentés entrèrent dans la tente et se jetèrent au sol en posant leur front sur le tapis, aux pieds d’Anharat. — Debout ! intima-t-il. (Les hommes se levèrent, une expression effrayée sur le visage.) Dites-moi ce que vous avez vu. (Les deux hommes prirent la parole en même temps, avant de se regarder.) Toi, fit Anharat en désignant celui de gauche. Parle. — Ils étaient en train de descendre une longue pente, Excellence. Antikas Karios était à leur tête. Il était suivi d’un homme aux cheveux argentés, de la reine et de sa servante. Il y avait un petit enfant et deux jeunes. Il y avait aussi un Noir avec un bandage autour de la poitrine. Le bandage était maculé de sang. Le capitaine Badayen s’est dit qu’on pourrait les surprendre en chargeant sans prévenir. Alors c’est ce qu’on a fait. Il a été le premier à mourir. Antikas Karios a éperonné son cheval et nous a chargés ! Le capitaine est tombé, et puis Malik. Ensuite, l’archer a tiré une flèche dans la gorge de Valis. Alors Cupta et moi, on a fait volte-face et on est partis au galop. On pensait qu’il serait mieux de venir faire un rapport sur ce qu’on avait vu. Anharat plongea son regard dans les yeux noirs de l’homme. Il s’y trouvait l’attente de la mort. Le Seigneur Démoniaque aurait bien voulu l’exaucer. Mais le moral des hommes était bas. La plupart d’entre eux avaient des amis et de la famille dans la ville torturée d’Usa, et ils ne comprenaient pas pourquoi ils poursuivaient un petit groupe en rase campagne. En plus de cela, Anharat avait remarqué une grande lassitude chez ses officiers quand ils lui adressaient la parole. Au début, cela l’avait troublé, car même quand il habitait le corps en décomposition de Kalizkan, son sort de chaleur avait entretenu la popularité dont avait joui le sorcier. Mais ce sort avait peu d’effet sur les hommes de Malikada. Il se dit que cela était dû, du moins en partie, au fait que Malikada n’avait jamais été populaire – il était craint. Ce n’était pas une situation totalement indésirable mais, avec un moral en baisse, Anharat n’obtiendrait aucun soutien supplémentaire de la part de ces humains en massacrant deux éclaireurs malheureux. — Vous avez agi correctement, leur dit-il. Le capitaine Badayen n’aurait pas dû charger. Il aurait dû les dépasser, comme on le lui avait ordonné, et tenir le dernier pont. Vous n’avez rien à vous reprocher. Si le capitaine avait survécu, je l’aurais pendu. Allez vous trouver quelque chose à manger. Les hommes restèrent plantés là à ciller, incrédules. Puis ils s’inclinèrent et sortirent rapidement de la tente. Anharat regarda fixement ses officiers et sentit leur soulagement. Ces humains sont vraiment des créatures étranges, se dit-il. — Laissez-moi, maintenant, leur dit-il. Personne ne bougea. Pas un homme ne remua. Tous étaient aussi raides que des statues, pas un muscle ne frémissait, pas une paupière ne battait. Comme venue de loin, Anharat entendit la douce musique cliquetante d’un carillon éolien. Il se retourna et vit Emsharas dans l’entrée de la tente. Son frère portait une robe bleu ciel et un bandeau en or lui décorait le front. Ce n’était pas une vision ! Emsharas était là pour de bon. Une fureur glacée monta en Anharat, et il commença à réunir sa puissance. — Ce n’est pas sage, mon frère, dit Emsharas. Tu as besoin de toutes tes forces pour finir le Sort. C’était vrai. — Que viens-tu faire ici ? exigea Anharat. — La paix entre nous… et le salut de notre peuple, répondit Emsharas. — La paix ne régnera jamais entre nous. Tu nous as tous trahis. Je te haïrai jusqu’à ce que les étoiles s’éteignent et meurent, jusqu’à ce que l’univers soit de nouveau plongé dans les ténèbres. — Je ne t’ai jamais haï, Anharat. Ni aujourd’hui, ni jamais. Mais je te demande – tout comme je l’ai déjà fait – de réfléchir à tes actes. Les Illohirs n’auraient jamais pu l’emporter. Nous sommes peu, eux sont nombreux. Leurs esprits curieux grandissent à chaque génération. Les secrets de la magie ne resteront pas éternellement hors de leur portée. Où serons-nous, alors ? Que devons-nous devenir, à part des légendes poussiéreuses de leur passé ? Nous avons ouvert les seuils, toi et moi. Nous avons mené les Illohirs sur ce monde hostile. Nous ne tuions pas quand nous étions des Venteux, nous n’étions pas affamés de terreur et de mort. Anharat eut un rire moqueur. — Et nous ne connaissions aucun plaisir, en dehors de ceux de l’intellect. Nous ne connaissions aucune joie, Emsharas. — Je ne suis pas d’accord. Nous avons vu naître les étoiles, nous avons chevauché les vents des tempêtes cosmiques. Il y avait de la joie dans tout cela. Ne vois-tu pas que nous sommes étrangers à cette planète ? Elle conspire contre nous. Les eaux nous brûlent la peau, les rayons du soleil sapent nos forces. Nous ne pouvons pas nous nourrir, ici, à moins que ce ne soit des émotions humaines. Sur ce monde, nous sommes des parasites. Rien de plus. Emsharas s’avança plus avant dans la tente et regarda attentivement les officiers paralysés. — Leurs rêves sont différents des nôtres. Nous ne vivrons jamais parmi eux. Et, un jour, ils nous détruiront tous. — Ils sont faibles et pitoyables, dit Anharat en déplaçant lentement sa main vers la dague qu’il portait à la ceinture. Il n’aurait besoin de nulle magie pour planter une dague dans le cœur de son frère. Puis, lui aussi se retrouverait expulsé dans le Nul Endroit. — Je t’offre un monde nouveau pour nos desseins, déclara Emsharas. — Parle-moi de la source de ta puissance, murmura Anharat en enroulant ses doigts autour du manche de sa dague. Emsharas se retourna vivement vers lui. — Pourquoi ne l’as-tu pas encore deviné ? rétorqua-t-il. Tous les indices sont là, dans l’échec de tes sorts de détection, et la nature du Grand Sort lui-même. — Tu as trouvé un endroit où te cacher. C’est tout ce que je sais. — Non, Anharat. Je ne me cache pas. — Menteur ! Je te vois là devant moi, tu respires. — Tu le peux toi aussi, en vérité. Ce soir, j’ai ouvert un portail. Anharat, pour me rendre auprès de toi. Mais où se trouve ce soir ? Je suis quatre mille ans dans le passé, avec l’armée des Trois Rois. Et demain, toi et moi, nous nous battrons au-dessus du champ de bataille. Tu perdras. Puis je me préparerai pour le Grand Sort. Tu peux m’aider à le mener à bout. Notre peuple peut avoir son propre monde ! — C’est ce monde-ci que je veux ! grogna Anharat en tirant sa dague. Il se rua en avant et frappa son frère de sa dague. Emsharas l’esquiva. Sa silhouette scintilla. Puis il ne fut plus là. Bakilas était tranquillement assis dans le noir. Les Illohirs ne dormaient pas. Ils n’avaient aucune nécessité de régénérer leurs tissus. Tout était maintenu en place par la magie que leur fournissaient leurs repas. Le seigneur des Krayakins n’avait aucun besoin de repos. Il attendait ici uniquement parce que son cheval était las. À vrai dire, il n’avait pas été surpris par la défaite de ses frères. Cette quête était bancale depuis le début. La prêtresse avait raison. Ce n’était pas une coïncidence, si un descendant d’Emsharas se retrouvait à protéger le bébé. Il y avait une grande stratégie dans tout cela, dont la signification échappait à Bakilas. Et maintenant, que dois-je faire ? se demanda-t-il. Où aller ? Il se leva, se rendit sur le sommet de la colline et contempla les ruines de Lem. Il se souvenait de l’époque où cette ville avait été comme un joyau qui brillait de centaines de milliers de lumières dans la nuit. Il leva les yeux vers les étoiles, en récita mentalement les noms et se rappela lorsque, informe, il les avait visitées. À cet instant, il regretta de n’avoir jamais eu la chance de s’incarner. Anharat et Emsharas avaient offert ce don aux Illohirs. Les Jumeaux, les dieux de gloire. Leurs pouvoirs combinés avaient créé un lien entre l’air et la terre. Ils avaient été les premiers. Emsharas avait pris forme humaine, tandis qu’Anharat avait choisi de prendre des ailes. Les Krayakins avaient suivi. Qui aurait pu alors deviner que ce don était également une malédiction ? Il était vrai que les rayons du soleil leur avaient infligé de grandes souffrances, et que l’eau des fleuves avait été mortelle, mais il y avait tant d’autres plaisirs desquels jouir, et une éternité pour en profiter. Jusqu’à ce qu’Emsharas les trahisse tous. Même maintenant, après quatre mille ans de contemplation, Bakilas ne commençait pas encore à comprendre ses raisons. Ni ce qu’il était advenu de lui. Où pouvait bien se cacher un autre Illohir ? Encore maintenant, Bakilas sentait la présence de tous ses frères dans le Nul Endroit. Emsharas avait brillé comme la plus grosse étoile. Il était impossible d’ignorer où il se trouvait. Bakilas sentait les puissantes émanations vibrantes d’Anharat dans son campement, à quelques kilomètres de là. De la même façon, si Anharat avait été un Venteux, il aurait pu détecter son esprit par-delà l’univers. Où donc résidait Emsharas ? Un jour, la réponse sera claire, pensa-t-il. Un jour, quand ce sera la fin de l’univers et que les Illohirs mourront avec lui. Bakilas frissonna. La mort. Cesser d’être. C’était une pensée terrifiante. Les humains ne commençaient même pas à comprendre la véritable crainte de la mortalité. Ils vivaient en permanence dans la perspective de la mort. Ils comprenaient son inéluctabilité. Quelques courtes saisons, et ils s’en allaient. Pire encore, ils goûtaient la mort au cours de leurs quelques battements de cœur d’existence. Chaque année qui passait leur apportait de nouvelles rides et la lente érosion de leurs forces. Leur peau s’affaissait, leurs os se désagrégeaient, jusqu’à ce que, édentés et séniles, ils s’effondrent dans la tombe. Que pouvaient-ils savoir de la peur des immortels ? Aucun Illohir n’avait jamais connu la mort. Bakilas se souvint de la grande naissance dans l’avènement de la lumière, lorsque les premiers accords du grand chant de l’univers résonnèrent dans les ténèbres. C’était une époque de découvertes et d’harmonie, une époque de camaraderie. C’était la vie. Curieuse et douée de conscience. Tout était né à ce moment-là, les étoiles et puis les planètes, les océans de lave et enfin les grandes mers. Les joies étaient autres, alors ; elles venaient de l’accumulation de savoir et de conscience. Mais il n’y avait eu aucune douleur, aucune déception, aucune tragédie. Tous les Illohirs avaient joui – pâti ? – d’une sérénité absolue. Ce n’est qu’avec la venue de la chair que les contrastes apparurent. Comment pouvait-on connaître la véritable joie avant d’avoir goûté au véritable désespoir ? Le contraste était tout. Et c’était la raison pour laquelle les Illohirs désiraient la vie de la forme. Bakilas s’éloigna du sommet et tira son épée. Il se déplaça silencieusement à côté du cheval endormi et le décapita d’un terrible coup de lame. L’animal chuta. Bakilas lui arracha le cœur et le leva vers le ciel nocturne pour appeler Anharat. Le cœur s’enflamma. — Je suis heureux que tu m’aies appelé, mon frère, fit la voix d’Anharat. Emsharas est revenu. — Je ne sens pas sa présence. — Il dispose de grands pouvoirs. Mais il est là. Il cherche à nous empêcher d’accomplir notre destinée. — Mais pourquoi ? demanda Bakilas. Vous êtes les Jumeaux, lui et toi. Depuis que le temps est temps, tu es unique en toutes choses. — Nous ne sommes plus un,fit sèchement Anharat. Je le battrai. Je tiendrai son esprit au creux de ma main et je le tourmenterai jusqu’à la fin des temps. Bakilas ne dit rien. Il sentait une joie en Anharat qu’il n’avait pas décelé depuis la trahison. Il était content qu’Emsharas fût revenu ! Comme c’était curieux ! Bakilas avait senti la souffrance d’Anharat, et son sentiment de perte. La haine qu’il nourrissait à l’égard d’Emsharas avait tout consumé. Au fil des siècles, il n’avait jamais cessé de pourchasser son frère et avait lancé sort de détection après sort de détection. Sa haine était presque aussi forte que son amour l’avait été. Une pensée vint alors à Bakilas. Peut-être que la haine et l’amour étaient la même chose, en quelque sorte. Les deux trahissaient un besoin intense en Anharat. Sans Emsharas, son existence avait été creuse et vide. Encore maintenant, le Seigneur Démoniaque ne pensait qu’à tenir l’esprit de son frère entre ses mains. La haine et l’amour. Indissociables. — Tu dois partir pour Lem, déclara Anharat. Cache-toi là-bas jusqu’à ce qu’il soit temps de frapper ! Lorsque le bébé mourra et que mon pouvoir grandira, j’y retrouverai Emsharas et nous réglerons nos comptes. Nayim Pallines n’avait jamais apprécié Antikas Karios, même s’il avait gardé cette information pour lui pendant plusieurs années. Il connaissait Kara depuis l’enfance, et il avait été invité à son mariage. Il avait vu sa joie radieuse et avait envié les regards amoureux qu’elle avait jetés à son époux au moment des vœux et quand la corde cérémonielle avait été nouée autour de leurs poignets. Deux jours plus tard, tous deux étaient morts, le mari abattu par Antikas Karios le tueur, Kara décédée de sa propre main. L’amour, Nayim le savait, était bien trop précieux pour qu’on le détruise. Avec ces deux tragédies, son antipathie à l’égard d’Antikas Karios s’était muée en haine. Et pourtant, en tant que colonel dans les lanciers royaux, il avait été contraint de servir sous les ordres de cet homme, d’obéir à ses injonctions et de s’incliner devant lui. Cela avait été dur. Mais aujourd’hui – avec l’aide de la Source et le courage de cinquante hommes derrière lui –, il mettrait fin à la fois à la haine et à son objet. Ses éclaireurs les avaient repérés à cinq kilomètres des ruines de Lem, et Nayim se trouvait à moins de huit cents mètres derrière eux. Bientôt, ils verraient les cavaliers qui étaient à leurs trousses. Nayim pouvait se le figurer. Les fuyards donneraient du fouet sur leurs montures, dans une ultime tentative désespérée pour éviter la capture. Mais leurs chevaux fatigués se feraient rattraper par les puissantes montures des lanciers. Nayim espérait presque qu’Antikas Karios supplie qu’on l’épargne. Mais il sut, au moment même où cette pensée lui vint, que ce ne serait pas le cas. Antikas, malgré toute sa vilenie, était un homme de courage. Il les attaquerait tous. Nayim n’était rien de plus qu’un épéiste compétent. Il lui faudrait s’assurer de rester en retrait lorsque l’assaut commencerait. Bien qu’il n’eût pas peur de mourir, il ne voulait pas rater la capture d’Antikas Karios. Son sergent, Olion, chevauchait à ses côtés. Sa cape blanche flottait dans le vent, maculée d’une tache de boue. Olion était un excellent cavalier, mais il était incapable de faire preuve d’esprit, quelles que fussent les mesures disciplinaires que l’on prenait à son encontre. Le grand heaume incurvé de bronze et la cape cérémonielle avaient été conçus pour rajouter de la superbe à l’armure des lanciers. Mais pour Olion, petit, râblé et rond d’épaules, le visage constamment marqué de furieuses plaques rouges, le résultat était comique. Nayim le regarda. Un autre furoncle venait de faire son apparition à la base du cou du sergent. — Les garçons sont inquiets, monsieur, déclara Olion. Je n’aime pas leur humeur. — Serais-tu en train de me dire que cinquante hommes ont peur de s’en prendre à un épéiste seul ? — Ce n’est pas eux, monsieur. En fait, ils sont soulagés de voir un peu d’action. Non, ce n’est pas ça, monsieur. — Déballe ton sac, bonhomme. Ça ne te coûtera pas la tête. — Si, monsieur. Vous voyez ce que je veux dire ? Nayim comprenait parfaitement. Ses traits se durcirent. — Effectivement, je vois. Par conséquent, il serait mieux de ne rien dire. Rends-toi au sommet de la pente et regarde si tu peux déjà les voir. — À vos ordres, monsieur. Olion galopa en direction du sud-est. Nayim regarda derrière lui. Ses hommes chevauchaient en colonnes par deux, le manche de leurs lances posé sur leurs éperons. Il leur fit signe de continuer d’avancer à la même allure, avant de donner un coup de talons pour suivre Olion. Arrivé au sommet, il fit arrêter sa monture et se retrouva à contempler la ville en ruine de Lem, au loin. Réputée pour être une des plus belles villes jamais construites, elle abritait à présent des fantômes et des souvenirs oubliés. Ses énormes murailles avaient été érodées par le temps ou abattues par les séismes. Bien des pierres avaient été utilisées pour bâtir des demeures à l’autre bout de la vallée. Ce qui restait du mur nord se dressait devant la ville fantôme comme une rangée de dents cassées. Puis il vit les cavaliers, à environ huit cents mètres devant eux. De là, il ne pouvait pas distinguer les individus, mais il vit que leurs chevaux fatiguaient et qu’ils étaient toujours à quelque distance de la ville. Une fois que ses hommes l’auraient rattrapé, il les ferait redescendre en l’espace de quelques minutes. — Fais vite et dis-moi ce que tu as à me dire, dit-il à Olion. Parce qu’ensuite, nous devons faire notre devoir. — Rien ne va, monsieur. Les hommes le savent. Je le sais aussi. Je veux dire, que s’est-il passé, en ville ? Au dire de tous, il y a des milliers de morts. C’est là que nous devrions être. Et pourquoi amener toute l’armée en rase campagne ? Il n’y a personne à combattre, monsieur. Alors pourquoi sommes-nous ici ? — Nous sommes ici parce qu’on nous en a donné l’ordre, répondit Nayim, pressé de capturer les fuyards. — Et les vivres, monsieur ? D’après l’intendant, nous n’avons de nourriture que pour rallier Lem. Que sommes-nous censés faire, après ? Nous n’avons même pas instauré de ne distribuer les rations qu’à moitié. Après-demain, il n’y aura plus assez de ravitaillement pour trois mille hommes. C’est de la folie ! — Je vais te dire ce qu’est la folie, Olion. La folie, c’est un soldat de l’armée de Malikada qui se met à parler mutinerie. Nayim essaya de donner un ton convaincant à cette menace, mais il en fut incapable. Il partageait les inquiétudes de son subordonné. — Ecoute, fit-il d’un ton plus conciliant. Nous ferons notre devoir ici, et nous ramènerons les prisonniers à Malikada. On a vu des traces d’élans, à quelques kilomètres d’ici. Une fois qu’on aura mis les prisonniers sous clé, tu pourras diriger une unité à leur recherche. Ensuite, nous pourrons enfin manger convenablement. — À vos ordres, monsieur, fit Olion d’un ton dubitatif. Nayim regarda nerveusement derrière eux. Les lanciers étaient presque à portée de voix. — J’imagine qu’il y a autre chose, non ? Presse-toi ! — Pourquoi la reine fuit-elle ? Malikada est son cousin. Ils ont toujours été proches, c’est ce qui se dit. Et pourquoi un général comme Antikas Karios l’aiderait-il ? — Je ne sais pas. Nous devrions peut-être lui poser la question lorsque nous le prendrons. Les troupes tirèrent sur leurs rênes et Nayim leva le bras. — Suivez-moi ! cria-t-il. Il accéléra l’allure et mena son cheval au petit galop sur la vieille route. Il réduisit rapidement la distance qui le séparait des cavaliers en fuite. Le jeune rouquin qui chevauchait le dernier cheval se retourna et fit courir sa monture. La chasse avait désormais commencé. Nayim tira son sabre. Il voyait Antikas Karios, à présent, monté sur un énorme cheval noir. L’homme fit tourner bride à son cheval et, l’espace d’un instant, Nayim crut qu’il allait les charger. Mais au lieu de cela, Antikas Karios retourna au galop à l’arrière du groupe et les poussa à poursuivre leur route. Nayim tira doucement sur ses rênes et permit à quelques-uns de ses hommes de le dépasser. L’archer aux cheveux argentés se retourna sur sa selle et tira un trait dans sa direction. Nayim se baissa pour l’esquiver. Il entendit un homme crier derrière lui. Il jeta un œil et vit une flèche dépasser de l’épaule d’un soldat. Nayim était pressé d’attraper les fuyards avant qu’ils n’entrent dans les ruines, car, une fois là, Antikas et les autres pourraient mettre pied à terre et se mettre à couvert. Ils ne pourraient résister longtemps, mais cela lui coûterait des hommes. Une des raisons pour lesquelles Nayim était un officier populaire, c’était qu’il faisait attention à la vie de ses soldats. Pas de charges inconsidérées, pas de course à la gloire. C’était un soldat professionnel qui réfléchissait toujours soigneusement à ses stratégies. Ils se rapprochaient rapidement, à présent. Devant, Antikas menait maintenant un deuxième cheval sur lequel était assise une jeune femme en robe bleue. Ce fut avec quelque surprise que Nayim reconnut la reine. Il l’avait toujours vue dans des robes de soie et de satin, semblable à une déesse mythique. Maintenant, elle n’était plus qu’une femme sur un cheval pataud. Ils n’étaient plus séparés que d’environ quarante mètres. Antikas n’aurait pas le temps de chercher un abri, car ils allaient le rattraper devant les murailles de la ville ! Soudain, un de ses hommes hurla un avertissement. Nayim comprit vite pourquoi. Des hommes armés sortaient des ruines de la ville pour former une épaisse ligne de front devant les portes brisées. Il y avait des soldats drenaïs, équipés de heaumes intégraux et vêtus de longues capes rouges. Ils étaient des centaines. Ils se mirent habilement en place, avec la discipline tranquille des vétérans. Nayim avait du mal à en croire ses yeux. L’armée drenaïe avait été détruite. Comment donc cela était-il possible ? Puis il réalisa avec saisissement qu’il était en train de les charger. Il tira vivement sur les rênes et releva le bras. Tout autour de lui, les hommes firent ralentir leurs montures. Le groupe en fuite chevaucha en direction de la ligne de front, qui s’ouvrit doucement devant eux et leur permit d’entrer dans la ville. Nayim ordonna à ses hommes d’attendre et avança lentement. — Où est votre commandant ? héla-t-il. Le silence accueillit ses paroles. Il scruta la ligne de front et calcula le nombre de ses adversaires. Il y avait presque mille hommes en vue. C’était inconcevable ! La ligne se sépara de nouveau, et un grand vieillard étriqué s’avança pour le saluer. Soudain, Nayim fut parcouru d’un frisson. Il venait de plonger le regard dans les yeux glacés du Loup Blanc. Dès qu’il eut franchi les murailles de la vieille ville, Conalin sauta de son cheval et rebroussa chemin en courant. Il escalada maladroitement un rocher qui dépassait du sol et s’installa pour observer les soldats. Ils avaient l’air terriblement impressionnants dans leurs plastrons de bronze, leurs heaumes intégraux et leurs capes pourpres. Ils tenaient fermement leurs lances, et leurs boucliers formaient un puissant mur entre Conalin et ceux qui avaient voulu le tuer. Pour la première fois de sa jeune vie, il se sentait totalement en sécurité. Quelle force sur terre pourrait abattre un tel mur d’hommes ? Il voulut sauter et danser, hurler son mépris aux cavaliers ventrians impatients. Ils paraissaient si chétifs, à présent. Conalin leva les yeux vers le ciel bleu et sentit une brise fraîche sur son visage. Il était en sécurité, et le monde était beau. Pharis vint lourdement s’asseoir à côté de lui. Il lui prit la main. — Regarde-les ! dit-il. Ne sont-ils pas les plus merveilleux soldats que tu aies jamais vus ? — Si, convint-elle. Mais d’où sortent-ils ? Pourquoi sont-ils ici ? — Qui s’en soucie ? Nous allons vivre, Pharis. Nous allons avoir notre maison à Drenan. Conalin se tut, car le vieux général était en train de discuter avec le lancier ventrian. Conalin s’efforça d’entendre ce qu’ils se disaient, mais ils parlaient à voix basse. Nayim mit pied à terre et s’approcha de Banelion. Il le salua respectueusement, ce que le vieil homme accueillit d’un bref coup de menton. — Le seigneur Malikada nous a donné l’ordre de ramener la reine dans son palais, déclara Nayim. Nous n’avons aucune querelle avec vous, monsieur. — La reine et son fils voyagent avec moi jusqu’à Drenan, dit le Loup Blanc. C’est là-bas qu’elle sera en sécurité. — En sécurité ? Vous pensez que je veux lui nuire ? Banelion plongea son regard dans les yeux du jeune homme. — Ce que tu fais ou ne fais pas te regarde entièrement. Malikada-ou le monstre qui est en lui – à l’intention de tuer le bébé. Voilà ce que je sais. Et voilà ce que je vais empêcher. Nayim fut décontenancé par ces paroles mais, à la réflexion, elles ne le surprirent pas. Si Malikada désirait s’emparer du trône, il s’assurerait certainement que tous ses rivaux soient passés au fil de l’épée. — Imaginons, monsieur, le temps de cette discussion, que cette affirmation est correcte. J’estime que vous disposez de moins de mille hommes ici, et sans cavalerie. L’armée ventriane se trouve à une demi-journée au nord. Nous sommes trois fois plus nombreux que vous. Et c’est vous qui nous avez entraînés, monsieur. Vous ne pourrez l’emporter. Banelion eut un sourire sans joie qui glaça son cadet. — J’ai suivi ta carrière récente avec intérêt, Nayim Pallines. Tu es un officier efficace, courageux et discipliné. Si j’étais resté avec l’armée, je t’aurais obtenu une promotion. Mais tu as tort, jeune homme. Les armées se battent mieux lorsqu’elles se battent pour quelque chose, quelque chose en laquelle elles croient. Dans de telles conditions, l’avantage du nombre est considérablement amoindri. Crois-tu en ce pour quoi tu te bats, Nayim ? Crois-tu que deux armées devraient se battre pour savoir si on doit poignarder un enfant ? — Je crois en l’accomplissement de mon devoir, monsieur. — Alors retourne auprès du monstre, et prépare-toi à mourir pour lui. Maisdétrompe-toi, Nayim. Ce n’est pas à Malikada que tu obéis. Malikada est mort. Un Seigneur Démoniaque a pris possession de son corps. — Sauf votre respect, monsieur, vous ne vous imaginez pas que je vais croire ça ? Le Loup Blanc haussa les épaules. Nayim s’inclina une fois de plus et rejoignit son cheval. — L’armée sera ici au coucher du soleil, monsieur. Je nourris l’espoir que vous reconsidérerez votre position. Il fit faire volte-face à son cheval et retourna près de ses hommes, avant de les mener vers le nord. Le Loup Blanc les regarda partir, puis donna l’ordre de se retirer. Les troupes rompirent les rangs, posèrent leurs lances et leurs boucliers et retirèrent leurs heaumes. Sur la muraille brisée, Conalin les regardait. Une terreur folle s’empara de lui. Des vieillards ! C’étaient tous des vieillards, chauves ou aux cheveux gris. Là où quelques instants auparavant s’était tenue une force invincible, il les vit alors s’affairer sur ce qu’il percevait comme des membres arthritiques à descendre lentement de selle. Conalin se sentit trahi. Pharis vit sa colère et tendit la main vers lui. — Qu’y a-t-il, Conalin ? Il ne répondit pas, ne pouvait pas répondre. Trop d’émotions montaient en lui. Il sauta de la muraille et rejoignit son cheval. Il le prit par la bride et le conduisit plus loin dans les ruines. Il ne restait plus qu’un seul bâtiment en majeure partie intact, une énorme structure de marbre blanc, et c’était là que les autres chevaux avaient été attachés. Une volée de marches craquelées donnait sur une immense entrée en voûte. Conalin entra. Il y avait une gigantesque salle au-delà, avec un haut toit en dôme en partie effondré. Des pierres jonchaient ce qui restait de la mosaïque qui avait autrefois décoré tout le plancher. Il n’y avait aucun meuble ici, mais plusieurs bancs étaient installés contre le mur du fond. La lumière fusait dans le bâtiment par de grandes fenêtres cintrées. Des fragments de verre coloré tenaient encore sur les montants. Conalin vit ses compagnons, à l’autre bout de la salle, assis sur une estrade octogonale surélevée. Kebra le vit et sourit. Conalin se rendit à grandes enjambées là où l’archer était installé. — Ce sont des vieillards, dit-il amèrement. — Ils étaient nos camarades, dit Kebra. La plupart d’entre eux sont plus jeunes que Bison. — Et Bison est mort, répliqua sèchement Conalin. (Il le regretta instantanément, car il vit le chagrin dans les yeux de Kebra.) Je suis désolé, se pressa-t-il de dire. Je ne voulais pas dire ça comme ça. C’est juste… Ils avaient l’air si forts, la première fois qu’on les a vus. — Ils sont forts, dit Kebra. Et c’est le Loup Blanc qui les dirige. Il n’a jamais perdu de bataille. — On ferait mieux de continuer notre route, dit le garçon. Laisser les vieux combattre. Kebra hocha la tête. — Ce sera l’ultime bataille, Conalin. Ici même, dans ces ruines. Je refuse de fuir davantage. Conalin s’assit à côté de l’archer, les épaules voûtées. — J’aurais préféré ne jamais venir avec vous, dit-il. — Je suis heureux que tu l’aies fait. Tu m’as appris beaucoup. — C’est vrai ? Qu’ai-je bien pu t’apprendre ? Kebra lui sourit tristement. — Je me suis toujours demandé ce que cela ferait d’avoir un fils, un garçon dont je pourrais être fier ; quelqu’un que je pourrais voir passer à l’âge adulte. Tu m’as montré à quoi cela aurait pu ressembler. Et tu as tout à fait raison, rien ne te retient ici. Il n’y a rien que tu puisses faire. Pourquoi ne pas emmener Pharis, Sufia, quelques vivres et partir dans les collines ? Si vous vous dirigez vers l’ouest, vous finirez par atteindre la mer. Je vous donnerai de l’argent. Je n’en ai pas beaucoup, mais ça rendra service. L’idée de partir effleura Conalin comme une brise fraiche suit la tempête. Elle balaya sa colère et sa peur. Pharis et lui seraient en sécurité. Et pourtant, à cet instant, ce n’était pas assez. — Pourquoi est-ce que tu ne peux pas venir avec nous ? Un seul homme ne ferait aucune différence. — Ce sont mes amis, dit Kebra. Un homme, un vrai, ne déserte pas ses amis à l’heure du besoin. — Tu penses que je ne suis pas un homme ? demanda Conalin. — Non, non ! Je suis désolé de ce que j’ai pu insinuer. Tu seras un homme très bien. Mais tu es jeune, encore, et la guerre n’est pas pour… (Il était sur le point de dire « pour les enfants », mais il regarda le jeune visage de Conalin et y vit l’homme à venir, qui attendait de naître.) Je ne veux pas te voir blessé, Conalin, dit-il sans conviction. — Moi non plus, je ne veux pas qu’il t’arrive du mal. Je pense que je vais rester. Kebra se racla la gorge et tendit la main. Conalin eut l’air gêné, mais il la prit fermement. — Je suis fier de toi, dit Kebra. Ils restèrent assis quelque temps dans un silence agréable, et Conalin examina l’énorme bâtisse. — C’était quoi, cet endroit ? demanda-t-il. — Je ne sais pas, reconnut Kebra. Mais ça ressemble fort à un temple, tu ne trouves pas ? — Je ne suis jamais rentré dans un temple, dit Conalin. Non loin, Sufia était assise sur le sol et frottait les pierres avec la manche dépenaillée de sa robe. — Il y a des dessins par terre, dit-elle d’un ton enjoué. Ulmenetha vint se placer à ses côtés et s’agenouilla. — On appelle ça des mosaïques, dit-elle à l’enfant.On les fait avec des pierres de toutes les couleurs. — Viens voir, dit Sufia à Conalin. Il s’exécuta. Il n’y avait aucun moyen de savoir ce que les mosaïques avaient représenté à l’origine, car de nombreuses pierres colorées avaient été démolies par la maçonnerie effondrée du plafond, et la poussière des siècles avait recouvert le reste. Il y avait une petite plaque de bleu et une ligne rouge. Ç’aurait pu être une fleur, ou une partie de ciel. — C’est très joli, lui dit-il. — Je vais nettoyer, dit-elle du ton confiant des tout jeunes. Elle se mit à gratter une toute petite section de sol. — Ça va te prendre des semaines, dit-il en embrassant le vaste temple du regard. — Des semaines, répéta-t-elle. Ça me va. (Elle gratta les pierres encore quelques secondes et se redressa.) J’ai faim, maintenant. Conalin la souleva et lui embrassa la joue. — Alors, partons te trouver à manger, dit-il. Il la percha sur ses épaules et il retourna au soleil. Pharis était assise sur les marches. Sept chariots étaient alignés loin sur la gauche. Des feux de cuisine avaient été allumés non loin, et tous trois se mirent en quête d’un repas. Ils s’approchèrent d’un des feux de camp et un vieux soldat les appela. L’homme avait une méchante cicatrice sur le visage et un bandeau noir sur ce qui avait autrefois été son œil droit. Une table à tréteaux était installée à côté de lui, jonchée d’assiettes en étain. — Vous avez l’air d’avoir besoin de quelque chose de chaud et savoureux, dit-il. (Il se rendit à une énorme marmite noire et servit trois assiettes creuses d’épais ragoût avant de les donner aux jeunes.) Prenez des cuillers, dit-il. Mais ramenez-les avec les assiettes quand vous aurez fini. Après, il y aura des gâteaux au miel pour vous. Conalin le remercia. La soupe était épaisse et nourrissante, même s’il trouva qu’elle était trop salée. Mais il mourait de faim, et il la mangea avec délectation. Le vieux soldat n’attendit pas qu’ils rendent les ustensiles et leur apporta un plateau de gâteaux au miel. Sufia en prit deux et jeta un regard anxieux à Conalin, s’attendant à se faire gronder. Il n’en fut rien, et elle les dévora joyeusement. — Pourquoi êtes-vous venus ici ? demanda Conalin au soldat. — C’est le Loup Blanc qui nous a emmenés, répondit l’homme. — D’accord, mais pourquoi ? — Il n’a rien dit. Il nous a simplement offert vingt pièces d’or par homme. Il a dit qu’il y aurait peut-être une bataille. — Il y en aura une,dit Conalin. — Bien. Je n’aurais pas voulu faire tout ce chemin pour rien, déclara le soldat. Il ramassa les assiettes et les cuillers et s’en fut. Quelques instants plus tard, d’autres soldats vinrent faire la queue devant les feux de cuisine et l’endroit fut vite bondé. Tout le monde avait l’air à l’aise, et de nombreux soldats prirent le temps de discuter avec les jeunes. Conalin était troublé. — On dirait qu’ils ont hâte de se battre, dit-il à Pharis. Je ne comprends pas. — C’est leur métier, répliqua la fille. C’est ce qu’ils sont. On devrait ramener à manger à la reine. — Je peux porter ? demanda Sufia. — Bien sûr que tu peux, ma petite. — Je n’en renverserai pas, promit-elle. Pas même une goutte. Axiana regarda les quatre vétérans monter la tente de Banelion à l’autre bout du temple. On apporta des meubles simples, un lit de camp, plusieurs sièges au dossier de toile et une table pliante. Puis ils balayèrent le plancher et y disposèrent des tapis sans prétention. Pas une fois les hommes ne posèrent le regard sur elle. Ce fut comme si elle était invisible. Les jeunes revinrent pendant l’installation. L’enfant blonde, Sufia, lui avait apporté un bol de soupe. Elle la remercia d’un sourire et se détourna des soldats pour manger. À quelque distance, Antikas Karios et Kebra étaient assis à côté de la forme endormie de Nogusta. Les blessures du Noir étaient en voie de guérison, mais sa faiblesse grandissante les inquiétait. Axiana finit son repas et la grande et fine silhouette en armure de Banelion entra dans le temple, suivie de deux soldats chargés d’un coffre de bois. Le Loup Blanc s’approcha de la reine et s’inclina bas. — Je suis heureux de vous voir saine et sauve, Votre Altesse, dit-il. Ma tente est la votre, et j’ai pris la liberté de vous apporter quelques vêtements de rechange. Il fit signe à ses hommes d’avancer et fit placer le coffre sur l’estrade. Il l’ouvrit. Le premier article quelle vit fut une robe de satin bleu ciel. — Je ne connais rien à la mode, Votre Altesse, dit Banelion. Mais j’ai emprunté ces atours à une noble dame de Marain. C’est une petite ville, et il y avait peu de choix. — C’est très gentil à vous, monsieur, et je vous remercie. Ulmenetha apparut à ses côtés et prit le bébé. Axiana tendit lamain et effleura la robe. Elle était merveilleusement douce. Puis elle vit à quel point ses mains étaient sales contre le pur satin. Pour la première fois depuis des jours, elle fut gênée. — Il y a une antichambre juste au-delà de remplacement de la tente, dit Banelion. Il y a aussi une source. Des hommes à moi y ont préparé un feu et y ont fait chauffer de l’eau. Quand vous serez prête, vous et votre servante pourrez vous rafraîchir. J’ai apporté un petit peu d’huile parfumée avec moi pour parfumer l’eau. Avant qu’Axiana ne puisse répondre, un autre soldat entra, chargé d’un berceau rudimentaire et d’un petit matelas tressé. — C’est ce que j’ai pu faire de mieux avec le temps qu’on m’a donné, ma dame, dit-il dans une courbette. Ulmenetha y posa l’enfant. Il s’installa sur le matelas, l’air satisfait, sans se réveiller. Cette gentillesse inattendue fit monter les larmes aux yeux d’Axiana. Elle sourit au soldat. — Vous êtes trop gentil. L’homme rougit avant de s’en aller. Le Loup Blanc posa un regard absent sur le nouveau-né. Puis, il se raidit. — Il y a des vêtements pour le bébé au fond du coffre, dit-il. — On dirait que vous avez pensé à tout, dit Axiana. Je vous suis fort reconnaissante. Mais dites-moi : comment se fait-il que vous soyez là pour nous dans l’adversité ? Nous sommes loin de la mer. Il regarda Ulmenetha. — Tout d’abord, Kalizkan m’est apparu dans un rêve et après, cette dame est arrivée. Elle m’a parlé des dangers que vous encourriez, et des menaces proférées sur votre fils. Elle m’a demandé de faire venir mes hommes dans cette ville. Je l’ai fait de mon plein gré. Et, si c’est humainement possible, je vais vous escorter jusqu’à Drenan. Axiana s’assit en silence quelques instants et remit de l’ordre dans ses idées. Ces derniers jours, elle avait été semblable à un brin de paille dans le vent, ballottée sans le bénéfice du choix. Sa vie de reine avait signifié moins que rien sur ces terres désolées, et elle avait donné la vie à son enfant dans la boue, comme une paysanne. Mais, ici et maintenant, c’était le moment de prendre une décision. Etait-elle encore une reine ? Son fils vivrait-il pour accomplir sa destinée ? Elle plongea son regard dans les yeux pâles du Loup Blanc et y vit sa force, la volonté de fer qui avait guidé Skanda vers vingt victoires. — Et si je ne désire pas aller à Drenan ?demanda-t-elle enfin. — Drenan serait l’endroit le plus sûr, répliqua-t-il. — Vous avez juré allégeance à Skanda. Reconnaissez-vous son fils comme son légitime héritier ? — Oui, ma dame. — Alors, je le redemande, en qualité de mère du roi : et si je ne désire pas aller à Drenan ? Elle savait que cela lui était difficile. Une guerre soutenue entre les deux nations était plus que probable. Si Axiana restait en Ventria, il était presque certain que les Drenaïs allaient déclarer leur indépendance. Si elle se rendait à Drenan, les Ventrians se trouveraient un autre empereur. Au moins, avec elle et l’enfant à Drenan, les Drenaïs auraient une raison légitime d’envahir à nouveau Ventria. Elle soutint son regard de fer sans ciller. Il sourit. — Si ce n’est pas Drenan, dit-il, alors je vous escorterai jusqu’à la destination de votre choix. Vous n’êtes pas mon otage, Votre Altesse, ni ma prisonnière. Je suis votre serviteur, et je ferai selon votre bon plaisir. Axiana se leva. — Je vais réfléchir à ce que vous venez de dire, général. Mais d’abord je voudrais prendre un bain et mettre de côté ces atours de voyage. Il s’inclina, et un des soldats s’avança pour conduire la reine et Ulmenetha vers l’antichambre. Le Loup Blanc se leva et se rendit là où reposait Nogusta. Antikas Karios et Kebra se relevèrent. Banelion jeta un regard glacial à Antikas et s’agenouilla auprès du guerrier blessé. Nogusta ouvrit les yeux et Banelion lui prit la main. — Serai-je toujours voué à te sauver la peau, mon garçon ? dit-il avec tendresse. — On dirait bien. Ça me fait plaisir de vous revoir, général. Bison n’a pas pu venir. — Je sais. La prêtresse m’a fait voir sa mort dans un rêve. Il était vaillant, et je n’aurais pas pu lui en demander plus. C’était un entêté, et je ne l’aimais pas du tout. Mais il avait du cœur. C’est ça que j’admirais. Nogusta se détendit et ferma les veux. — Ce n’est pas fini, général. Il y a trois mille Ventrians qui chevauchent aux côtés du Seigneur Démoniaque. Ils croient qu’il est Malikada. — J’aurais bien voulu que ce soit le cas, dit amèrement Banelion. J’aurais chèrement aimé lui trancher sa gorge de traître. — Je suis sûr qu’il pense la même chose de vous, dit Antikas Karios. Le Loup Blanc l’ignora. — Le nombre de mes ennemis ne me dérange pas, dit-il à Nogusta. Ce qui me dérange plus, c’est qu’ils sont en train de se faire duper. Ulmenetha m’a dit que si le Seigneur Démoniaque réussit, les soldats qui sont avec lui vont – comme Malikada – se faire posséder et détruire. Il est déjà assez grave de tuer des hommes pour la bonne cause. Mais ces Ventrians vont mourir pour les mauvaises raisons. — Bravo de vous en inquiéter, fit Antikas d’un ton empreint de sarcasme. Une fois de plus, Banelion l’ignora. — Repose-toi, maintenant, dit-il à Nogusta. Recouvre tes forces. Je ferai tout ce qui a besoin d’être fait. (Puis il se leva, et ses yeux pâles se posèrent un moment sur Antikas.) Je t’ai regardé combattre sur le pont aux côtés de Dagorian, dit-il. J’aimais ce garçon, et il était bien que tu fasses cette prière pour lui. Je ne suis pas croyant, mais j’aime à penser qu’une lumière est apparue pour lui, qu’elle l’a guidé dans ton palais. Sans attendre de réaction, il s’éloigna à grands pas et appela ses soldats à sa suite. — Il me hait, et pourtant il me loue, murmura Antikas. Il est vraiment bizarre. — Peut-être que oui, peut-être que non, fit Kebra. On comprend rarement ce que pense le Loup Blanc. C’est ça qui en fait le meilleur. Il n’y a jamais eu de généraux comme lui. — Penses-tu qu’il se préoccupe vraiment de ce qui arrive aux troupes ventrianes ? — Oh que oui, lui répondit Kebra. Il ne prend aucun plaisir aux massacres. Il n’est pas possédé par la folie de la bataille. Antikas baissa les yeux. Nogusta s’était rendormi. Il s’agenouilla auprès du Noir et regarda attentivement son visage. Un mince lustre de sueur lui recouvrait la peau, et des soies de neige apparaissaient sur son crâne rasé. — Il est facile d’oublier à quel point il est âgé, soupira Antikas. (Il leva les yeux et sourit à Kebra.) Je l’ai vu se battre contre Cerez, et ses talents m’ont émerveillé. Je croyais qu’il avait la quarantaine. Si j’avais su qu’il était aussi vieux, je me serais agenouillé devant lui. Il baissa une fois de plus la tête et vit le talisman luire sur la poitrine de Nogusta. La lune d’argent que tenait la main en or brillait telle une minuscule lanterne. — Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Antikas. — Le mal est proche, répondit Kebra en levant la main pour faire le signe des cornes protectrices. Le Loup Blanc sortit des ruines et regarda une fois de plus le paysage. À gauche et à droite : une rangée de collines, légèrement recouvertes d’arbres et de buissons ; mais le sol était plat et uni entre les collines. L’armée ventriane était principalement composée de cavaliers, et il se figura toutes les stratégies d’attaque possibles. Il se retourna pour regarder les ruines. Ici, il leur était bien entendu possible de décliner une bataille en rangs serrés, de se déplacer dans les décombres et de monter sur lui de chaque côté, mais il trouvait cela improbable. La cavalerie ne pouvait pas se déplacer efficacement dans les ruines elles-mêmes et, en se dispersant, elle donnerait l’avantage aux fantassins drenaïs. Non, pour l’ennemi, la plus grande chance de victoire résidait dans un assaut frontal et direct, destiné à briser la ligne de front et à éparpiller les défenseurs. Banelion manda ses officiers et commença à donner des ordres. Ils l’écoutèrent sans rien dire et retournèrent voir leurs hommes. Le soleil plongeait derrière les pics ; le crépuscule allait survenir dans environ une heure. Ulmenetha sortit et vint se planter aux côtés du vieillard. — Comment va Nogusta ? demanda-t-il. — Un peu mieux, je crois. — Bien. C’est déjà pénible que Dagorian ait dû mourir. Il me serait cher que Nogusta survive. — Vous pensiez vraiment ce que vous avez dit à la reine ? lui demanda-t-elle en plongeant ses yeux francs et bleus dans son regard de fer. — Je pense toujours ce que je dis, lui répondit-il. Je pense qu’elle serait plus en sécurité à Drenan, mais je suis son serviteur, et il ne m’appartient pas de préjuger de ses souhaits. — Mais vous prévoyez des problèmes si elle décide de rester à Ventria ? — Bien sûr. Les nobles drenaïs vont soit élire un nouveau roi, soit déclarer une nouvelle république. Quant aux Ventrians… Accepteront-ils l’héritier de Skanda, sans armée pour soutenir ses revendications ? J’en doute. (Il leva le bras et embrassa d’un geste la terre alentour.) Mais alors les montagnes seront encore là, et les fleuves se jetteront toujours dans la mer. La nature ne se soucie pas de savoir qui meurt ou qui survit. Cela dit, ces problèmes appartiennent à un autre jour. — Certes, convint-elle. Je ne vous ai pas remercié d’être venu nous aider. Je le fais maintenant. Ma gratitude est plus grande que je ne puis le dire. — Vous n’avez aucun besoin de me remercier, ma dame. Toute ma vie a été dédiée au devoir et aux responsabilités. Maintenant, je suis trop vieux pour que ça change. — Quand bien même, vous avez consacré la majeure partie de votre fortune aux hommes qui vous suivent à présent. Peu nombreux sont ceux qui auraient fait ça. — Je pense que vous seriez surprise du nombre de gens qui auraient accepté d’agir ainsi. Il est devenu convenable de croire que tous les actes ont une base cynique. C’est ce qui arrive quand on croit les mensonges des politiciens. J’ai vécu longtemps, Ulmenetha, et j’ai vu bien des choses. Il y a un désir d’aider son prochain chez beaucoup de gens. C’est peut-être ça qui nous fait rester ensemble. Dagorian et Bison ont donné leur vie pour protéger la mère et l’enfant. Ils l’ont fait de leur plein gré, sans penser à ce que ça leur rapporterait. — Vous dites cela, et pourtant vos hommes vous ont suivi car vous leur avez promis de l’or. Cela ne va-t-il pas à l’encontre de votre philosophie ? — Pas du tout. Je leur ai offert de l’or parce qu’un soldat mérite sa solde. Mais, si j’avais été sans le sou et si je leur avais demandé de me suivre, la plupart auraient accepté. Parlons maintenant de choses plus urgentes. J’ai vu votre magie, mais pas votre puissance. Pouvez-vous nous aider de quelque façon ce soir ? — Je ne peux pas tuer, expliqua-t-elle. La nature de la magie terrestre est de soigner. Si je puise du feu dans la terre et que je l’utilise contre les Ventrians, le pouvoir me fuirait sur-le-champ. — Je ne pensais pas à l’utiliser contre un adversaire humain, dit-il. — Il n’y a rien que je puisse faire contre Anharat. Il est trop puissant. Banelion se tut et posa une fois de plus son regard sur le champ de bataille. — Il ne fait aucun doute que nous pouvons encaisser leur charge, dit-il. Ils s’empaleront sur nos lances en cherchant à forcer le passage. Mais j’aimerais bien éviter des pertes superflues. — Je ne vois pas comment on pourrait y arriver, reconnut-elle. — Moi si, je crois, lui dit-il. Mais je ne sais pas si vous avez le pouvoir de le faire. Nogusta se réveilla juste avant le crépuscule. Il avait la bouche sèche et son épaule gauche le lançait. Il s’assit et fit la grimace. L’intérieur du temple était à présent plongé dans les ténèbres ; seules deux lanternes brûlaient dans une tente, près du mur du fond. Nogusta se releva et, un instant, il fut pris de vertiges. Six mètres plus loin, Conalin était assis sur des décombres et buvait de l’eau dans une coupe de terre cuite. Nogusta l’appela à ses côtés. Le Noir s’assit tandis que le garçon se rapprochait de lui. — Je veux que tu prennes l’épée de Bison, dit-il. — Pourquoi ? — Si l’ennemi entre ici, nous serons alors la dernière ligne de défense. Conalin leva les yeux sur le guerrier noir et vit sa grande lassitude. — Je vais aller te chercher de l’eau, dit-il. Le garçon courut dans l’antichambre et revint avec une tasse remplie d’eau fraîche et pure. Nogusta but avec gratitude. Puis il lui tendit l’épée courte dans son fourreau. Le garçon se mit le ceinturon autour de la taille, mais il était trop grand pour lui. Nogusta se servit de sa dague et fit un nouveau trou pour le raccourcir. Conalin le mit en place. — Dégaine-la, fit Nogusta. Le garçon s’exécuta. — Elle est plus lourde que je ne le pensais, dit Conalin. — Rappelle-toi qu’elle est faite pour poignarder, pas pour trancher. Quand ton ennemi est près de toi, pousse vers le cœur. Fais-moi voir. (Conalin lança plusieurs bottes maladroites.) C’est bien, dit Nogusta. On fera un bon épéiste de toi, avec le temps. Mais dégage ton pied d’appui. Il met ton corps en retard. Conalin sourit et réessaya. Cette fois-ci, il botta vite et de façon fluide. Il regarda Nogusta. — Ton talisman brille, dit-il. — Je sais. Pharis et Sufia passèrent l’entrée du temple en courant. — Ils sont là ! Il y en a plein ! cria Pharis. Ils ressortirent à toute allure. Conalin voulut les suivre, mais Nogusta lui dit de rester. — Je veux que tu attendes avec moi, dit-il doucement. — Je voulais seulement les voir. — Il est important que tu restes. (Nogusta se détourna du garçon et grimpa sur l’estrade octogonale, avant de s’asseoir sur l’autel de pierre qui y était posé.) C’est un des plus vieux bâtiments de ce monde. La majeure partie de cette ville a été construite après lui. Comme le palais d’Usa, on raconte qu’un géant l’a érigé en une seule nuit. Je n’y crois pas, bien sûr, mais c’est un joli conte, quand on l’écoute en entier. (Il prit une grande inspiration.) Cette blessure m’ennuie, dit-il. — Pourquoi est-ce que tu ne veux pas voir la bataille ? demanda Conalin en grimpant sur l’estrade. Antikas, Kebra et Ulmenetha y sont tous. Pourquoi ne devrions-nous pas y aller ? — J’ai déjà vu des batailles, Conalin. J’avais espéré ne jamais en voir d’autres. Kebra m’a dit que tu voulais travailler avec les chevaux. C’est vrai ? — Oui, c’est vrai. — J’ai l’intention de retourner dans les montagnes au nord de Drenan et de retrouver les descendants du troupeau que mon père a élevé. Je reconstruirai notre demeure. On l’avait construite dans un bel endroit. Ma femme aimait s’y trouver, surtout au printemps, quand les arbres fruitiers étaient en fleurs. — Elle est morte ? — Oui, elle est morte. Toute ma famille est morte. Je suis le dernier de ma lignée. (Il vit que le garçon était pressé de s’en aller, et il décida de parler d’autre chose.) Ça te plairait, de voir de la magie ? demanda-t-il. — Oui. Délicatement, Nogusta ôta son talisman et le passa autour du cou du garçon. Il lui alla parfaitement. — Elle est où, la magie ? demanda Conalin. Nogusta fut surpris, mais ne le montra pas. Pharis et Sufia étaient revenues ; elles cherchaient Conalin. Il les appela. — Essaie de le mettre autour du cou de Sufia, dit-il. Conalin enleva le talisman mais, lorsqu’il tenta de le passer à la petite, il vit que la chaîne en or était trop courte de plusieurs centimètres. — Je ne comprends pas, dit-il. — Remets-le-moi, dit Nogusta. (Le garçon avança et réalisa, sidéré, que la chaîne était encore trop courte.) Il est à toi, maintenant, dit le guerrier. Il t’a choisi. (Doucement, il répéta les paroles de son père :) Un homme plus grand que les rois a porté ce charme et, tant que tu le portes, assure-toi que tes actes sont toujours nobles. — Et je fais comment ? demanda Conalin. — Bonne question. Suis ton cœur. Ecoute ce qu’il te dit. Ne vole pas, ne mens pas, ne parle ni n’agis avec haine ou malice. — J’essaierai, promit le garçon. — Et tu réussiras, car tu as été élu. Ce talisman est dans ma famille depuis plusieurs générations. Il choisit toujours celui qui le porte. Un jour, quand tes fils auront presque atteint l’âge d’homme, tu joueras à ce jeu magique et tu verras qu’il choisit encore. — Pourquoi ne l’as-tu pas gardé ? demanda Conalin. Tu es encore assez jeune pour avoir des fils. Tu pourrais prendre une femme. — C’est fait, répondit Nogusta. Et je suis satisfait. Tu es un jeune homme bien, brave et intelligent. Si tu veux rentrer à Drenan avec moi, nous construirons la maison ensemble. Après, on pourra partir chercher les chevaux. — Kebra viendra aussi ? — J’espère. Dehors, les cornes de guerre retentirent. Axiana sortit de sa tente, vêtue d’une robe scintillante de satin bleu. Elle avait tiré ses cheveux noirs en arrière et y avait tressé un collier de perles.Pharis hoqueta en la voyant. La reine s’approcha de Nogusta. Elle tenait le bébé endormi près de son sein. — Si je dois mourir, dit-elle, ce sera en ayant l’air d’une reine. Conalin sentit quelque chose de chaud sur sa poitrine. Le talisman brillait fort, à présent. Une vision subite lui vint. Un homme en armure noire se déplaçait dans les ruines. — Qu’est-ce que tu as vu ? demanda Nogusta. — Le dernier Krayakin arrive, répondit Conalin. — Il sera bientôt là, dit le guerrier. — Tu savais ? — C’était ma dernière vision. Maintenant, tu as le don. Sers-t’en sagement. — Tu ne peux pas le battre. Tu es faible et blessé. — Un grand mal arrive, fit Nogusta. Tu auras besoin de tout ton courage. Ne perds jamais courage. Tu m’entends, mon garçon ? Ne perds jamais courage ! La cavalerie ventriane apparut sur les collines des deux côtés. Les lanciers étaient dans leurs capes blanches et leurs heaumes de bronze incurvés ; la cavalerie légère était équipée de boucliers d’osier et de lances de bois ; les archers montés étaient vêtus de chemises aux couleurs criardes ; et les épéistes en armure lourde étaient vêtus de capes noires et de plastrons de bronze poli. Les soldats drenaïs attendaient. Pas un homme ne bougeait. Ils restaient silencieusement plantés là, leurs lances dirigées vers le ciel et leurs longs boucliers rectangulaires à leurs côtés. Le Loup Blanc regarda à droite et à gauche et se sentit fier de ces hommes qui se tenaient prêts à l’assaut. À présent, le soleil se couchait ; le ciel avait pris une teinte dorée et les montagnes étaient couronnées de feu. Au centre des Ventrians, Anharat-Malikada montait un étalon blanc. Il leva le bras, sur le point de donner le signal de l’attaque. — Préparez-vous ! tonna le Loup Blanc. Mille boucliers se levèrent et mille lances s’abaissèrent pour faire face à l’ennemi. Ces gestes étaient parfaitement coordonnés. Les Ventrians descendirent lentement le flanc de la colline pour former un front en triangle. Anharat galopa en tête et tira sur ses rênes. Du point le plus élevé de la muraille en ruine, Ulmenetha l’observait. Elle se concentra et attira à elle le pouvoir de la terre. Elle le sentit grandir en elle. Elle commença à trembler, et elle sentit son cœur battre de plus en plus vite. L’énergie continuait d’affluer en elle. Une douleur, une terrible douleur, explosa dans sa tête et elle poussa un hurlement. Mais elle continua à puiser de l’énergie malgré la souffrance. Les larmes coulèrent et elle relâcha le feu du halignat. Une énorme boule de feu immaculé fusa de ses doigts et crissa au-dessus des défenseurs drenaïs avant de traverser les lignes des cavaliers ventrians. Aucun d’entre eux ne fut blessé, même si la panique fit se cabrer leurs chevaux. Le halignat incandescent poursuivit sa course et s’enroula autour d’Anharat. Il enfla en un globe blanc qui le dissimula à son armée. Le feu sacré s’évanouit lentement. La monture d’Anharat était indemne, et le Seigneur Démoniaque éclata de rire. — Je vais bien, dit-il aux officiers qui étaient autour de lui. Attaquez maintenant, et tuez-les tous ! Mais personne ne bougea. Anharat regarda l’homme qui était le plus proche de lui. Il écarquillait les yeux d’horreur. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. Il regarda les autres. Ils le fixaient tous. Plusieurs firent le signe des cornes protectrices. Puis, il vit le Loup Blanc avancer vers lui. Antikas Karios était à ses côtés, ainsi que l’archer aux cheveux d’argent, Kebra. — Voilà l’ennemi ! hurla-t-il en levant le doigt pour désigner les trois guerriers. Ce ne fut qu’alors qu’il vit ce qui avait terrifié ses hommes. Sur sa main, la chair était grise et pourrissante. Le halignat avait dissipé le sort, et le corps de Malikada se décomposait rapidement. — Il n’est pas Malikada, entendit-il crier Antikas. C’est un démon. Regardez-le ! Tout autour d’Anharat, les cavaliers s’écartaient. Le soleil se coucha derrière les montagnes et la lune brilla dans les ténèbres grandissantes. Soudain, Anharat rit et écarta grand les bras. Le corps de Malikada explosa ; ses vêtements se déchirèrent et tombèrent à terre. Sa tête bascula en arrière, avant de s’ouvrir du front au menton. Une fumée noire monta dans le ciel nocturne. Elle se solidifia lentement pour former deux grandes ailes noires autour d’un corps puissant. Les ailes se mirent à battre, et un monstre baroque s’envola au-dessus des armées impatientes. Kebra réagit le premier. Il encocha une flèche et tira un trait dans le ciel. Il perça le flanc d’Anharat, mais sans arrêter son vol. Le démon s’éleva au-dessus des murailles en ruine, en direction du vieux temple. Antikas Karios courut jusqu’au cavalier le plus proche et le fit descendre de selle. Puis il bondit sur le cheval et l’éperonna. Il perça les lignes drenaïes et s’engouffra dans la ville fantôme. Le monstre ailé planait déjà au-dessus du temple. Sa main griffue fit un geste en direction du sol. Un feu rouge s’éleva et des flammes de six mètres de haut encerclèrent le bâtiment. Antikas Karios tenta de les traverser, mais son cheval se cabra et fit demi-tour. Antikas sauta à terre et essaya de courir dans la fournaise. Sa chemise prit feu et il tomba en arrière dans la poussière. Deux soldats coururent vers lui, et le recouvrirent de leurs capes afin d’étouffer les flammes. Antikas releva la tête et vit le démon ailé atterrir sur une haute fenêtre et disparaître dans le temple. Nogusta était sur l’estrade et regardait autour du temple. La tente de la reine se trouvait quelque dix mètres sur sa gauche, et derrière elle l’entrée de l’antichambre. Soixante mètres devant lui : les portes d’entrée. Il regarda la haute fenêtre cintrée située au-dessus des portes. C’est de là que surgirait la terreur ailée. La reine jaillit hors de sa tente. Nogusta lui sourit. Elle portait le bébé et se dirigea vers l’estrade. Ses gestes étaient empreints d’une nouvelle fierté et d’une force renouvelée, et son maintien était à nouveau souverain. Nogusta s’inclina. — Je te remercie pour ton service auprès de moi, dit-elle. Et je m’excuse pour toute ingratitude apparente pendant le voyage. — Restez près de l’estrade, Votre Altesse, lui dit-il. C’est la dernièreheure. Pharis et Sufia étaient assis non loin. Nogusta leur ordonna de se déplacer près du mur du fond. — Où veux-tu que je sois ? demanda Conalin. — Mets-toi devant la reine. Le monstre va passer par cette fenêtre, là-haut. Conalin releva la tête, une expression apeurée sur le visage. Mais il se rendit sur l’estrade d’un pas décidé et se mit en position. Nogusta tira l’épée tempête et descendit de l’estrade. À cet instant, une silhouette en armure noire sortit de l’ombre derrière la tente de la reine. Elle aussi brandissait une épée. — Nous nous rencontrons enfin, dit Bakilas en retirant son heaume. Je salue ta bravoure. Nogusta vacilla et tendit la main pour reprendre son équilibre. Il prit une grande inspiration et sa vue se brouilla. — Tu es malade, humain, dit Bakilas. Reste à l’écart. Je ne désire aucunement te tuer. La vue de Nogusta s’éclaircit. Il se débarrassa de la sueur qui lui coulait dans les yeux. — Va-t’en, alors, dit-il. — Je ne peux pas faire ça. Mon seigneur Anharat exige un sacrifice. — Et je suis ici pour empêcher ça, dit Nogusta. Alors viens et meurs. Repoussé par les piliers de feu qui entouraient le bâtiment, Antikas Karios se tenait aux côtés du Loup Blanc et de ses hommes. Ulmenetha courut les rejoindre. — N’y a-t-il rien que votre magie puisse faire ? siffla Antikas. — Rien, répondit-elle, d’un ton empreint de désespoir. Antikas jura et courut vers les chevaux. Feu d’Étoile était toujourssellé, et le guerrier l’éperonna en direction du temple. Le Loup Blanc leur barra le passage et s’empara de la bride. — Aucun cheval ne courra au milieu de ces flammes… Et, même si c’était le cas, monture et cavalier se feraient réduire en cendres. — Otez-vous de mon chemin ! — Attendez ! hurla Ulmenetha. Allez chercher de l’eau. Nous pouvons peut-être encore faire quelque chose. Plusieurs soldats coururent chercher des seaux d’eau. Ils suivirent les instructions d’Ulmenetha et arrosèrent le hongre. Antikas se défit de sa cape, qui elle aussi se retrouva trempée. La prêtresse tendit la main vers le haut et prit la main d’Antikas. — Ecoute-moi. Je vais abaisser la température autour de toi, mais je ne serai pas en mesure de maintenir ce sort longtemps. Tu devras tout traverser au galop. Et même… Elle se tut. — Faites ce que vous pouvez, dit-il en tirant son épée. — Le cheval va faire une embardée et te jeter dans les flammes ! s’écria Banelion. Antikas sourit. — Nogusta m’a dit qu’il braverait les flammes de l’enfer. Nous allons bien voir. Il tira sur les rênes et fit reculer le hongre géant de cinquante mètres, avant de lui refaire faire face aux flammes. Il enroula sa cape trempée autour de ses épaules et attendit le signal d’Ulmenetha. Elle lui fit le geste. Un affreux frisson le parcourut. Il poussa un grand cri de bataille et éperonna Feu d’Étoile. Le hongre se jeta en avant. Ses sabots ferrés firent des étincelles sur la pierre. Les soldats se dispersèrent sur son passage. Feu d’Étoile atteignit sa vitesse maximale et Antikas continua de pousser son cri de guerre. Ils se rapprochèrent des piliers de feu et il sentit le cheval ralentir. — Allez, mon joli ! cria-t-il. Allez ! Le hongre répondit à son exhortation. Et les flammes les engloutirent. Bakilas était sur le point d’attaquer lorsque des flammes surgirent soudain autour du temple. Une vive lueur fusa par les fenêtres et inonda le temple d’une lumière pourpre. Puis des ailes géantes se déployèrent et Nogusta vit s’abattre la forme monstrueuse d’Anharat. Ses ailes battirent furieusement et son énorme carcasse perdit de l’altitude. Un grand vent balaya le temple et souleva une tempête de poussière, révélant la mosaïque centrale. C’était une vision irréelle, car cette mosaïque représentait une créature ailée aux longues griffes et aux yeux rouge sang – le reflet de la créature qui planait céans. Conalin était planté sur l’estrade, la reine et son bébé à ses côtés. Le garçon voulut fuir, mais, à cet instant, il se souvint de la bravoure de Dagorian et du courage de Bison. Il tira son épée et tint bon, minuscule face à la créature monstrueuse qui se trouvait devant lui. Les griffes du monstre grattèrent la mosaïque et il déploya son envergure de douze mètres. Ses yeux carmin se posèrent sur Conalin. — Il est approprié que je vous retrouve tous dans mon temple, dit-il. (Il regarda derrière le garçon, les yeux rivés sur Axiana.) Vous avez fini votre travail, ma reine, reprit-il. Vous avez accordé le salut à mon peuple. Nogusta était sur le point d’attaquer le monstre, mais il sentit une lame contre sa gorge. Bakilas reprit la parole. — Tu as fait tout ce que tu pouvais, humain. Et je te respecte pour ça. Pose ton épée. La lame de Nogusta jaillit et repoussa l’épée du Krayakin. Il se jeta sur le guerrier en armure noire, mais Bakilas fit un pas de côté et para l’épée tempête. Sa riposte s’abattit violemment sur les côtes de Nogusta. La lame toucha son but et une terrible douleur monta en lui. Nogusta tendit la main et attrapa le bras dextre de Bakilas. Puis, à laide de ses dernières forces, il enfonça sa lame dans le ventre de Bakilas. Le Krayakin poussa un hurlement et tomba en arrière en emmenant Nogusta avec lui. Ils chutèrent tous les deux. Nogusta tenta de se relever, mais ses jambes ne voulaient plus le porter. Il s’effondra. Bakilas se dressa sur lui en dégageant son épée de son corps. Puis il se leva en vacillant et se dirigea vers l’estrade. Conalin y était, et Anharat avança vers lui, l’épée de Bison brandie devant lui. — Il ne te reste que quelques moments à vivre, mon enfant, dit Anharat. Je vais t’arracher le cœur. Il commença à se déplacer, mais des carillons lointains se firent entendre. Des grains de poussière restèrent suspendus dans les airs, et le garçon resta devant lui sans ciller. Le temps s’arrêta, et la silhouette scintillante d’Emsharas fit son apparition sur l’estrade, aux côtés d’une reine aussi raide qu’une statue et de la forme en armure paralysée de Bakilas. — Tu es à l’heure pour témoigner de ma victoire, mon frère, dit Anharat. — Certes, mon frère. Et dis-moi : à quoi cela va-t-il t’avancer ? — Je déferai ton sort, et les Illohirs fouleront la terre. — Et ils seront consignés dans le vide, un à un.Ça prendra peut-être des siècles, mais au bout du compte, vous retournerez tous dans le lieu qui est le Nul Endroit, dit Emsharas. — Et où seras-tu ? rugit Anharat. Quel endroit de délices t’es-tu trouvé et que tu n’as pas partagé avec ton peuple ? — Tu ne comprends toujours pas, Anharat, dit tristement Emsharas. Ne sais-tu vraiment pas ce qu’il est advenu de moi ? Réfléchis, mon frère. Qu’est-ce qui a pu t’empêcher de me retrouver ? Nos âmes sont jumelles. Nous sommes ensemble depuis la nuit des temps. Où pourrais-je me rendre pour que tu ne puisses sentir mon âme ? — Je n’ai pas le temps pour les énigmes, dit Anharat. Dis-moi, et va-t’en ! — La mort, fit Emsharas. Quand je lancerai le Grand Sort lors du lendemain qui est déjà derrière nous depuis quatre mille ans, je lui insufflerai ma force vitale. Je mourrai. En vérité, je suis déjà mort. C’est pour ça que tu n’as pas pu me retrouver – pour ça que tu ne pourras jamais me retrouver. Dès demain, je n’existerai plus ! — Mort ? répéta Anharat. C’est impossible. Nous ne pouvons pasmourir ! — Mais si, dit Emsharas. Nous pouvons remettre nos âmes à l’univers. Et quand nous le faisons, nous libérons une puissance colossale. C’est ce pouvoir qui a traîné les Illohirs loin de la surface de cette planète et qui les a gardés dans les limbes du Nul Endroit. Mais ce n’était que la première étape, Anharat. Pas même ma mort ne pourrait envoyer notre peuple dans le monde que j’ai découvert, un monde où nous pouvons prendre forme, manger, boire et connaître les joies de la vraie vie. — Non, dit Anharat. Tu ne peux pas être mort ! Je ne l’accepterai pas. Je… Je ne veux pas y croire ! — Je ne mens pas, mon frère. Tu le sais. Mais je n’ai pu penser qu’à cette solution pour sauver notre peuple et lui donner une chance de vivre les plaisirs de la chair. Je n’ai pas voulu te quitter, Anharat. Toi et moi faisions partie l’un de l’autre. Ensemble, nous étions un. — Oui ! hurla Anharat. Mais maintenant, je n’ai pas besoin de toi. Va-t’en, alors. Et meurs ! Laisse-moi ma victoire ! Je te hais, mon frère, plus que tout sous les étoiles ! La silhouette scintillante d’Emsharas parut faiblir sous la rage d’Anharat et, lorsqu’il reprit la parole, sa voix était lointaine. — Je suis navré que tu me détestes, car je t’ai toujours aimé. Et je sais à quel point tu veux me faire échec. Mais réfléchis donc à ça : avec tout le pouvoir que tu as accumulé, qu’as-tu accompli ? Les Krayakins sont retournés au vide, le gogarin est mort, et une armée t’attend devant le temple. Une fois que tu auras tué l’enfant, tu auras besoin de tout ton pouvoir pour invoquer à nouveau les Illohirs. Après ça, tu ne seras plus qu’un sorcier. L’armée te tuera et partout dans le monde, le genre humain se liguera contre notre peuple. Mais tu m’auras fait échec. Tu auras rendu ma mort inutile et superflue. Ce sera ta dernière victoire. — Eh bien, ce sera bien assez pour moi ! rugit Anharat. — Ah bon ? demanda Emsharas. Notre peuple a deux destins, mon frère. Il peut accéder à un monde de lumière, ou il peut retourner dans le vide. Le choix t’appartient. Ma mort à elle seule ne pourrait pas clore le sort. Mais la tienne, si. Si tu choisis d’être le dernier roi à mourir, notre peuple connaîtra alors la joie. Mais, quoi que tu choisisses, je ne resterai pas là pour le voir. Nous ne nous parlerons plus jamais. Au revoir, mon jumeau ! Emsharas recula et disparut. Anharat resta immobile et un grand vide l’engloutit. À cet instant, il se rendit compte de ce que Bakilas avait ressenti la veille. Sa haine pour Emsharas était presque égale à l’amour qu’il nourrissait pour lui. Sans Emsharas, il n’y avait rien. Il n’y avait jamais rien eu. Pendant les quatre mille dernières années, il avait pensé à Emsharas et à la vengeance qu’il en retirerait. Mais il n’avait jamais désiré la mort de son frère, n’avait pas voulu le perdre pour toujours. — Je t’aime aussi, mon frère, dit-il. Il embrassa le temple du regard et vit les humains, toujours paralysés. Contre le mur, une jeune fille tenait une enfant dans ses bras. Sur l’estrade, un adolescent brandissait une épée. Derrière lui, la reine s’était retournée et protégeait son bébé de son corps. Bakilas était tout près, épée levée. Le guerrier noir était étendu à côté de l’estrade et son sang se répandait sur la mosaïque. Anharat cligna des yeux et se souvint des voyages, porté sur les vents cosmiques, quand lui et Emsharas ne faisaient qu’un, âmes jumelles et inséparables. Mourir ? Cette pensée le terrifiait. Perdre l’éternité ? Et pourtant, quelle joie pourrait-on trouver dans l’immortalité, à présent ? Puis les carillons commencèrent à s’évanouir et les humains se mirent à bouger. Conalin regarda le monstre atterrir sur la mosaïque. — Tu n’as plus que quelques instants à vivre, petit, fit Anharat. Je vais t’arracher le cœur. Le monstre parut vaciller un instant, avant d’avancer lentement au-dessus du garçon. Soudain, il chuta, bras écartés, son énorme tête noire la première. Conalin bondit et enfonça son épée loin dans son cou. Ses griffes s’abattirent sur les épaules de Conalin. Mais elles ne le transpercèrent pas. Doucement, le monstre repoussa Conalin sur le côté. Il dégagea l’épée et une substance crème se répandit de la blessure. Anharat se hissa sur l’estrade. Conalin lui taillada le dos et la lame déchira sa peau. Le démon rampa devant la reine et se traîna sur l’autel. Il déploya ses ailes en se débattant et se renversa. Conalin bondit, prit son épée à deux mains et l’enfouit dans la poitrine d’Anharat. Le garçon plongea son regard dans celui du démon. Ce ne fut qu’alors qu’il réalisa que la créature n’avait fait aucun geste pour l’attaquer. Confus, Conalin relâcha l’épée. Les doigts griffus d’Anharat serraient étroitement la poignée. Mais il ne fit aucun effort pour la relever. — Emsharas ! murmura le démon. Une ombre noire se déplaça aux côtés de Conalin. Il se retourna et vit le chevalier en armure se diriger vers la reine. — Non ! hurla-t-il. Sans arme, il se jeta sur le chevalier. Un revers de mailles le fit voltiger. Bakilas continuait de se battre, l’épée tempête toujours profondément enfoncée dans le ventre. L’âme chevillée au corps, il leva sa lame. Axiana recula. — Ne faites pas de mal à mon fils, implora-t-elle. À six mètres de là, Nogusta se mit péniblement à genoux et tira un couteau. Il jeta son bras en avant. La lame fusa dans les airs et vint s’enfoncer profondément dans l’œil gauche de Bakilas. Le Krayakin vacilla en arrière, dégagea le couteau et le jeta au sol. Nogusta tenta d’en tirer un deuxième. Puis il s’évanouit. Un bruit de sabots retentit. Bakilas se retourna et vit un cavalier auréolé de feu le charger. Désespérément, il se retourna vers la reine et essaya une dernière fois de l’atteindre. Antikas Karios brandit l’épée tempête et la lança de toutes ses forces. La lame décrit un arc dans les airs et se planta dans le cou de Bakilas. Le Krayakin s’affala et tomba sur le corps d’Anharat. Antikas se débarrassa de la cape enflammée et sauta à bas de Feu d’Étoile. La crinière du cheval avait pris feu, et le guerrier étouffa les flammes avec ses mains. Le hongre souffrait de brûlures à l’abdomen ; ses pattes saignaient et étaient recouvertes d’ampoules. De son côté, Antikas était blessé aux bras et aux mains, et une grosse cloque rouge vif décorait sa pommette. Sur l’estrade, le corps d’Anharat commença à luire d’une lumière vive et aveuglante qui envahit le temple. Momentanément aveuglé, Antikas tomba à genoux, les mains sur le visage. Il entendit de gros bruits de pas derrière lui et se dit que les piliers de feu avaient disparu. Des mains le saisirent et le firent se relever sans ménagement. Il ouvrit les yeux. Tout d’abord, il ne put discerner que de vagues silhouettes. Puis il vit l’image du Loup Blanc s’éclaircir. — C’était une belle chevauchée, dit Banelion. Antikas regarda l’autel. Il n’y avait plus aucun signe du Seigneur Démoniaque ni du redouté Krayakin. Tous deux avaient disparu. Conalin courut à l’endroit où Nogusta reposait et s’agenouilla à ses côtés. — Je l’ai tué, fit-il. J’ai tué le monstre ! Nogusta sourit faiblement. — Tu as bien travaillé, mon ami. Je… suis fier de toi. (Il prit lamain du garçon et la porta à son talisman.) Que… vois… tu ? demanda-t-il d’une voix faible et mourante. Conalin ferma les yeux. — Je vois un pays étrange, avec des montagnes pourpres. Les Krayakins sont là. Ils sont sidérés. — Quoi… d’autre ? — Je vois une femme. Elle est grande, belle et noire. Nogusta se pencha vers Conalin. — Je… la vois aussi, dit-il. Kebra accourut et se jeta aux côtés de Nogusta. — Ne meurs pas maintenant ! dit-il. Nogusta relâcha Conalin et prit le bras de Kebra. — Pas… le choix, murmura-t-il. Ramène Feu d’Étoile… dans les montagnes. — Ulmenetha ! hurla Kebra. — Je suis là, dit-elle. Conalin se retira pour permettre à la prêtresse de s’agenouiller à côté du moribond. — Tu peux le soigner, dit Kebra. Appose tes mains sur lui. — Je ne peux pas le soigner, dit-elle. Plus maintenant. Kebra plongea son regard dans les yeux morts de Nogusta. — Oh non, fit-il. Tu ne peux pas me laisser comme ça ! Nogusta ! (Des larmes roulèrent sur ses joues.) Nogusta ! Ulmenetha se pencha et ferma les yeux bleus et luisants. Kebra l’enlaça et mit sa tête sur son coude. Ulmenetha recula et Conalin tenta d’atteindre Kebra. Elle lui prit le bras et l’éloigna. — Laisse-les ensemble quelque temps, dit-elle. — Je voulais juste lui dire ce que j’ai vu. Il a trouvé sa femme. Surun monde à deux lunes. — Je sais. Ulmenetha rejoignit Feu d’Étoile. Le cheval frissonnait, et il souffrait beaucoup. Elle lui caressa le cou, avant de s’occuper de ses plaies. Elle soigna les ampoules et les brûlures. Les pires blessures avaient touché son œil droit, lequel était presque aveugle. Mais elle les traita également. Antikas s’approcha d’elle. — C’est un excellent cheval, dit-il. Nogusta avait raison. — Laisse-moi soigner tes brûlures, dit-elle en tendant une main vers son visage couvert de cloques. Il secoua la tête. — Je porterai la douleur. Elle me rappellera ce que nous avons perdu ici aujourd’hui. Elle lui sourit. — Voilà qui sonne dangereusement comme de l’humilité, Antikas Karios. Il acquiesça. — Oui, c’est vrai. C’est déprimant. Vous croyez que ça va passer ? — J’espère que non, lui répondit-elle. — Alors je ferai en sorte que ça reste, dit-il. Il la gratifia d’une courbette et s’en retourna voir la reine. Le Loup Blanc regardait Kebra et Nogusta, une expression insondable sur le visage. Puis il se mit à côté de la reine. — Où désirez-vous aller, Votre Altesse ? demanda-t-il d’un ton las. — Je veux retourner à Usa, répondit-elle. Et j’aimerais que vouset vos hommes m’aidiez à ramener l’ordre dans la ville et la paix sur ses terres. Vous voulez bien faire ça pour moi, Banelion ? — Je le ferai, Altesse. Il manda Antikas Karios. Celui-ci s’inclina bas. — Veux-tu me jurer allégeance et promettre de défendre les droits de mon fils ? — Sur ma vie, lui répondit-il. — Dans ce cas, tu prendras le commandement de l’armée ventriane. Enfin, elle appela Conalin près d’elle. — Que puis-je faire pour toi ? demanda-t-elle. Demande, et je l’exaucerai. — Kebra et moi nous rendons à Drenan, dit-il. Nous allons retrouver les chevaux de Nogusta et reconstruire sa maison. — Je ferai en sorte que vous ayez de l’or pour le voyage, dit-elle. Conalin s’inclina et se rendit là où Pharis était assise avec Sufia. — Vous voulez bien venir avec moi à Drenan ? leur demanda-t-il. Pharis lui prit la main. — J’irai où tu iras, répondit-elle. Toujours ! — Et moi ! Et moi ! renchérit Sufia. Kebra sortit dans la nuit, accablé de chagrin. Ulmenetha sortit des ombres et lui prit le bras. — Il savait qu’il allait mourir, dit-elle. Il l’avait vu. Mais il a vu autre chose, quelque chose d’incroyable. Il voulait que je te le dise. Ildescendait d’Emsharas, et ça veut dire qu’il y avait de l’Illohir en lui. Tout comme Ushuru, car ils étaient cousins. Il s’est vu marcher avec elle sur une terre étrange, sous un ciel violet. Les Krayakins étaient là, avec les Dryades, les Faunes et de nombreux autres Illohirs. Je crois qu’il a vu ça comme une sorte de paradis. Kebra ne dit rien et leva les yeux vers les étoiles qui brillaient dansle ciel. — Je connais le chagrin que tu endures, dit Ulmenetha. Moi aussi, j’ai perdu des êtres chers. Mais vous nous avez tous sauvés, tous les trois. Aucun d’entre vous ne sera oublié. Kebra se retourna vers elle. — Vous pensez que je me soucie de la gloire ? Ils étaient ma famille. Je les aimais. Je ressens leur perte comme si on me les avait arrachés. J’aurais voulu mourir avec eux. Ulmenetha se tut quelques instants. Conalin sortit du temple en tenant les mains de Pharis et de la jeune Sufia. La petite s’échappa et courut à Kebra, qui s’était remis à pleurer. Elle leva le bras et lui prit la main. — Ne sois pas triste, dit-elle. S’il te plaît, ne sois pas triste. Puis elle aussi commença à sangloter. Kebra se baissa à ses côtés. — Parfois, ça fait du bien d’être triste, dit-il. Il ôta ses cheveux blonds de ses yeux. Conalin vint à côté de lui et lui posa la main sur l’épaule. — Tu n’es pas seul, Kebra, dit Ulmenetha. Tu as une famille à élever. Conalin, Pharis, et Sufia. Et je resterai avec vous quelque temps, car j’ai une grande envie d’arpenter les pistes de montagne et de voir pousser les fleurs sauvages. — Nous trouverons les chevaux de Nogusta, dit Conalin. Et nous reconstruirons sa maison. Kebra sourit. — Ça lui ferait plaisir. FIN Table des matières Chapitre premier Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11