Chapitre premier Désœuvré, le garçon avait les yeux rivés sur les murs gris et froids. Il se demandait si les cachots du château pouvaient être plus inhospitaliers que la pièce glaciale de cette tourelle, dont l’unique fenêtre donnait sur le nord, plein vent. Certes, un feu luisait dans l’âtre, mais il chauffait si peu qu’il aurait tout aussi bien pu s’agir d’une des illusions de Maedhlyn. Les grandes dalles grises absorbaient la chaleur de la flambée et ne projetaient en retour qu’un reflet spectral imitant les flammes. Thuro s’assit sur le lit et enroula la cape en fourrure d’ours polaire de son père autour de ses frêles épaules. — Quel endroit abominable, dit-il. Il ferma les yeux et fit abstraction de la pièce. Il repensa à la villa de son père à Eboracum et aux prairies pour chevaux, par-delà les murs blancs où le puissant Cephon passait l’hiver avec ses juments. Mais surtout, il imagina sa chambre accueillante et confortable, abritée des vents glaciaux de l’hiver et emplie de livres. Ses précieux livres, l’amour de sa jeune vie ! Son père lui avait interdit d’emporter ne serait-ce qu’un seul volume dans ce château isolé, au cas où les autres chefs de guerre auraient surpris le prince en pleine lecture et découvert le sinistre secret du roi. Car, à la forteresse de Caerlyn, même si tout le monde connaissait la faiblesse et le manque de caractère du jeune Thuro, les serviteurs du roi cachaient cette triste vérité comme la honte de la famille. Thuro frissonna et quitta le lit pour s’asseoir sur le tapis en peau de chèvre devant la flambée. Il n’avait jamais été aussi malheureux qu’à cet instant. Bien plus bas, dans le grand hall du château de Deicester, son père essayait de former une alliance contre les barbares, des pillards au regard sombre qui avaient traversé la mer et s’étaient installés dans les régions reculées du Sud, d’où ils pouvaient attaquer les terres du Nord, plus prospères. La délégation avait été envoyée à Deicester malgré les avertissements de Maedhlyn. Thuro non plus n’avait pas souhaité accompagner son père, mais ce n’était pas par crainte du danger, dont il avait à peine conscience. Le prince n’aimait pas le froid, avait horreur des longs voyages à cheval et détestait par-dessus tout qu’on le prive de ses livres ne serait-ce qu’une journée… sans parler des deux mois qu’il allait devoir passer avec la délégation. La porte s’ouvrit. Le prince leva les yeux sur la haute silhouette de Gwalchmai, qui tenait une lourde pile de bûches entre ses bras robustes. Il sourit au jeune garçon. Honteux, Thuro remarqua que, pour se protéger des rigueurs de l’hiver, le serviteur ne portait rien d’autre qu’une tunique en laine. — Tu ne sens jamais le froid, Gwalchmai ? — Si, répondit l’homme en s’agenouillant pour alimenter la flambée. — Mon père est-il toujours en pourparlers ? — Non. Quand je suis passé devant le grand hall, Eldared s’était levé. — Tu n’aimes pas Eldared ? — Tu tires des conclusions hâtives, jeune Thuro. Ce n’est pas ce que j’ai dit. Mais si, pensa Thuro. Je l’ai perçu dans ton regard et dans la légère inflexion de ta voix quand tu as prononcé son nom. Il plongea son regard dans les yeux sombres du serviteur, mais Gwalchmai se détourna. — As-tu confiance en lui ? demanda le garçon. — Il est évident que ton père lui fait confiance, alors de quel droit donnerais-je mon avis ? Tu crois que le roi serait venu ici avec vingt serviteurs seulement, s’il avait peur d’être trahi ? — Tu ne réponds à mes questions que par d’autres questions. Tu ne serais pas en train d’éluder ? Gwalchmai lui adressa un grand sourire. — Je dois retourner faire ma ronde. Mais réfléchis, Thuro : les gens de ma condition ne critiquent pas les puissants. On pourrait m’écorcher le dos pour ça, ou pire : m’ôter la vie. — Tu crois que nous sommes en danger, ici ? insista le prince. — Je t’aime bien, mon garçon, même si Mithra seul sait pourquoi. Tu as l’esprit vif ; dommage que tu sois si faible. Je vais tâcher de te répondre comme je peux. Un roi est toujours à la merci du danger. Une telle soif de pouvoir reste un mystère pour moi. Ça fait seize ans que je suis au service de ton père. Durant tout ce temps, il a survécu à quatre guerres, onze batailles et cinq tentatives d’assassinat. C’est un homme habile, mais je préférerais que le seigneur Enchanteur soit dans les parages. — Maedhlyn n’a pas foi en Eldared ; c’est ce qu’il a dit à mon père. Gwalchmai se redressa. — Tu accordes trop vite ta confiance, Thuro. Tu ne devrais pas partager ce genre d’information avec moi, ni avec aucun autre serviteur. — Mais toi, tu es loyal, non ? — Qu’est-ce que tu en sais ? siffla Gwalchmai. — Je le vois dans tes yeux, répondit doucement Thuro. Gwalchmai se détendit. Il secoua la tête, adressa un large sourire au prince et tira sur sa barbe tressée. — Tu devrais te reposer. Il paraît qu’une chasse au cerf est prévue demain. — Je n’irai pas, dit Thuro. Je n’aime pas trop monter à cheval. — Tu me laisses perplexe, mon garçon. Parfois, je trouve que tu ressembles tellement à ton père que j’en pousserais des cris de joie, et puis… Bon, ça ne fait rien. On se revoit demain matin. Dors bien. — Merci pour le bois. — C’est mon devoir de veiller sur toi. Gwalchmai quitta la pièce. Thuro se leva et marcha d’un pas lent jusqu’à la fenêtre. Il écarta le lourd rideau de velours et observa le paysage hivernal : des collines ondoyantes recouvertes de neige, des arbres squelettiques noirs comme du charbon. Il frissonna et regretta de ne pas être chez lui. Lui aussi aurait préféré que Maedhlyn voyage avec eux. Il appréciait la compagnie du vieil homme, sa vivacité intellectuelle, ainsi que les jeux et les énigmes que l’Enchanteur lui soumettait. L’été précédent, l’une d’elles lui avait occupé l’esprit presque toute une journée, pendant que son père se trouvait dans le Sud pour mettre les Jutes en déroute. Thuro était assis aux côtés de Maedhlyn, à l’ombre de la statue du glorieux Jules, dans le jardin en terrasses. — Il y avait un prince, avait dit Maedhlyn avec une étincelle dans ses yeux verts, détesté par son roi, mais adoré par le peuple. Le roi décida que le prince devait mourir mais, comme il craignait la colère des gens, il imagina un plan élaboré pour mettre un terme à la popularité du prince ainsi qu’à sa vie. Il l’accusa de trahison et lui proposa un procès où Mithra, le dieu romain, jugerait si l’accusé était innocent ou coupable. » Le prince fut conduit devant le roi. Une foule importante s’était réunie pour assister au jugement. Devant le prince se tenait un prêtre, qui avait entre les mains une bourse en cuir fermée contenant deux grains de raisin. La loi exigeait que l’un soit blanc, l’autre noir. Si l’accusé tirait le raisin blanc, il était innocent. Le raisin noir signait son arrêt de mort. Tu suis, Thuro ? — Pour le moment, c’est simple, maître. — Bien entendu, le prince savait que le roi le haïssait, et il se figura à juste titre qu’il n’y avait que du raisin noir dans la bourse. Alors, petit malin : comment le prince a-t-il pu tirer du raisin blanc et ainsi prouver son innocence ? — C’est impossible, à moins d’avoir eu recours à la magie. — Il n’y a eu aucune magie, juste de la réflexion, avait dit Maedhlyn en tapotant sa tempe blanchie pour accentuer son propos. Viens me voir demain avec la réponse. Thuro avait passé le reste de la journée à réfléchir intensément, mais l’inspiration lui avait fait défaut. Il avait emprunté une bourse à Listra, la cuisinière, et deux grains de raisin. Puis il s’était assis dans le jardin, les yeux rivés sur la bourse comme si elle contenait la réponse. Quand le crépuscule avait teinté le ciel en rouge sang, il avait abandonné. Seul dans l’obscurité naissante, il avait tiré l’un des grains et l’avait mangé. Il s’apprêtait à sortir l’autre quand soudain il s’était interrompu. Le lendemain matin, il s’était rendu dans l’étude de Maedhlyn. Le vieil homme l’avait salué avec aigreur, se plaignant d’avoir passé une mauvaise nuit, peuplée de rêves sinistres. — J’ai trouvé la réponse à votre énigme, maître, avait déclaré le garçon. À ces mots, le regard de l’Enchanteur s’était illuminé. — Si vite, jeune prince ? Le noble Alexandre a mis dix jours à la résoudre, mais peut-être qu’Aristote était un professeur moins doué que moi ! (Il s’était esclaffé.) Alors je t’écoute, Thuro : comment le prince a-t-il prouvé son innocence ? — Il a glissé une main dans la bourse et a pris un grain en le recouvrant complètement. Il a retiré sa main et a vite mangé le raisin. Ensuite, il a dit au prêtre : « Je ne sais pas de quelle couleur était ce grain, mais regardez celui qui reste. » Maedhlyn avait applaudi en souriant. — Je suis très content de toi, Thuro. Mais dis-moi, comment as-tu trouvé la réponse ? — J’ai mangé le raisin. — C’est bien. Là aussi, il y a une leçon à tirer. Tu as décortiqué le problème pour en analyser chaque composant. La plupart des hommes tentent de résoudre les énigmes en laissant leur esprit passer d’une idée à l’autre, à la manière d’un singe sautant de branche en branche. Ils ne comprennent jamais que c’est la racine qu’il faut examiner. Tâche de toujours t’en souvenir, jeune prince. Cette méthode vaut aussi bien pour les hommes que pour les énigmes. Thuro s’arracha aux souvenirs de ces jours d’été baignés de lumière dorée pour retrouver la nuit lugubre de l’hiver. Il retira ses jambières, se glissa sous les couvertures et se tourna sur le côté pour regarder les flammes qui dansaient dans l’âtre. Il pensa à son père, un homme de haute taille, aux épaules larges, au regard à la fois glacé et ardent. C’était un chef de guerre respecté que tous admiraient et craignaient, y compris ses ennemis. — Je ne veux pas être roi, chuchota Thuro. C’est avec des émotions contradictoires que Gwalchmai observait les nobles en pleine préparation pour la chasse. Il éprouvait une grande fierté devant la silhouette puissante de son roi, perché sur un étalon noir de dix-sept mains. La bête s’appelait Sang de Feu, et tout cavalier qui croisait son regard mauvais comprenait qu’il valait mieux s’en méfier. Toutefois, le roi était à l’aise, car le cheval connaissait bien son maître. Tous deux avaient le même tempérament, comme des frères de sang. Mais la fierté de Gwalchmai se teinta inexorablement de tristesse à la vue du prince Thuro aux côtés de son père. Serrant sa cape contre sa poitrine, le garçon chevauchait piteusement une jument de quinze mains à l’air doux. Sa chevelure d’un blond presque blanc flottait autour de son visage d’une maigreur ascétique. Il ressemble trop à sa mère, pensa Gwalchmai, se remémorant la première fois qu’il avait vu la jeune fille des Brumes. C’était presque seize ans auparavant mais, dans son souvenir, l’image de la reine était aussi vive que s’il l’avait quittée une heure plus tôt. Elle chevauchait alors un poney blanc. Aux côtés du roi guerrier, elle avait paru aussi fragile et aussi déplacée que du givre sur une rose. La rumeur courait parmi les serviteurs que leur seigneur était parti se promener avec Maedhlyn dans une vallée du Nord noyée dans le brouillard, et qu’il avait disparu pendant huit jours. À son retour, sa barbe avait poussé de quinze centimètres, et il était accompagné de cette femme merveilleuse aux cheveux d’un blond doré, dont les yeux gris fumée rappelaient la brume flottant sur un lac nordique. Au début, à la forteresse de Caerlyn, beaucoup la prenaient pour une sorcière, car, même ici, on connaissait les légendes de la Terre des Brumes, lieu empreint de magie et de mystères. Mais, au fil des mois, ils avaient tous été conquis par sa gentillesse et sa douceur. La nouvelle de sa grossesse, accueillie avec une joie immense, avait aussitôt été célébrée. Gwalchmai n’oublierait jamais l’éclatant banquet qui avait été organisé à la forteresse, ni la folle nuit de plaisirs qui avait suivi. Mais huit mois plus tard, Alaida, la jeune fille des Brumes, mourait. Son bébé se trouvait entre la vie et la mort, refusant de boire le lait qu’on lui présentait. L’Enchanteur Maedhlyn avait été appelé et, grâce à sa magie, était parvenu à sauver Thuro. Mais le garçon n’avait jamais été robuste. Les serviteurs avaient espéré qu’il ressemblerait au roi ; au lieu de quoi ils se retrouvèrent avec un enfant à l’air grave qui détestait toutes les pratiques viriles. Pourtant, il avait hérité de sa mère assez de douceur pour transformer ce qui serait devenu du mépris en une sorte de sympathie mêlée de tristesse. Thuro était apprécié mais, en le croisant, les hommes secouaient la tête, pensant à ce qu’il aurait pu être. Voilà ce qui préoccupait Gwalchmai lorsque le groupe de chasseurs se mit en route, conduit par le seigneur Eldared et ses deux fils, Cael et Moret. Le roi ne s’était jamais remis de la mort d’Alaida. Il riait rarement et paraissait ne reprendre goût à la vie qu’à l’occasion de ses parties de chasse, que ce soit au gibier ou à l’homme. Il avait de quoi faire, à cette époque sanglante : les Saxons et les Jutes menaient des attaques dans le Sud, et les Vikings remontaient les profondes rivières du pays de l’Est sur leurs drakkars. Il y avait aussi des pillards issus de clans et de tribus mineurs, qui n’avaient jamais accepté que les seigneurs de guerre britto-romains s’octroient le droit de régner sur les terres ancestrales des Belges, des Icéniens et des Cantiaci. Gwalchmai comprenait parfaitement leur point de vue, étant lui-même un pur Cantiaci né à un bon jet de pierre des Falaises Fantômes. Il suivit des yeux les nobles qui s’éloignaient au petit galop vers les collines boisées, puis rejoignit ses quartiers derrière les longues écuries. Il observa les hommes de Deicester qui flânaient près de la taverne et se sentit gagné par l’inquiétude. Les groupes disparates rassemblés à cet endroit se détestaient cordialement, même si la trêve avait été respectée. Il y avait bien eu un nez cassé ou un poignet foulé ici et là mais, dans l’ensemble, les serviteurs avaient gardé leur animosité pour eux. Ce jour-là, Gwalchmai percevait pourtant de la tension dans l’air, et le regard des soldats brillait d’un éclat particulier. Il se rendit dans le grand hall. Seuls deux hommes du roi s’y trouvaient : Victorinus et Caradoc. Ils jouaient aux osselets et le Romain perdait de bonne grâce. — Sauve-moi, Gwal, dit Victorinus. Sauve-moi de ma bêtise. — À l’impossible nul n’est tenu ! Gwalchmai se dirigea vers son lit de camp, sur lequel ses couvertures étaient roulées. Il en sortit son glaive et son fourreau, qu’il attacha autour de sa taille. — Tu penses qu’il va y avoir du grabuge ? s’enquit Caradoc, un grand homme élancé d’origine belge. — Où sont les autres ? dit Gwalchmai en guise de réponse. — Ils sont presque tous au village. Il y a une foire là-bas. — Quand cela a-t-il été annoncé ? — Ce matin, intervint Victorinus. Que s’est-il passé ? — Rien pour le moment, dit Gwalchmai, et par Mithra, j’espère que ça va durer. Mais ça sent mauvais. — Je ne sens rien, moi, répondit Victorinus. — C’est parce que tu es romain, déclara Caradoc en se dirigeant vers sa propre couverture enroulée afin de récupérer son épée. — Je ne débattrai pas avec deux membres de tribus superstitieux, mais réfléchissez un peu : si nous nous baladons armés jusqu’aux dents, c’est nous qui risquons de provoquer les ennuis. On pourrait nous accuser de rompre l’esprit de la trêve. Gwalchmai lâcha un juron et s’assit. — Tu as raison, mon ami. Qu’est-ce que tu proposes ? Bien que plus jeune que ses compagnons, Victorinus était respecté parmi les hommes de la garde royale. Il était posé, courageux, et plein de bon sens. Sa solide éducation romaine contrebalançait à la perfection le caractère indiscipliné et explosif des Bretons au service du roi. — Je ne suis pas tout à fait sûr, Gwal. Ne te méprends pas : je ne sous-estime pas tes aptitudes. Tu as le don de sentir les coups fourrés et de lire le cœur des hommes. Si tu dis que quelque chose se trame, alors je parie que c’est vrai. Je crois que nous devrions cacher nos épées sous nos tuniques et faire le tour de la forteresse. Peut-être que les hommes de Deicester en veulent simplement à Caradoc d’avoir empoché leur argent au cours du tournoi de lancer de couteaux, hier soir. — Je ne pense pas, dit Caradoc. En fait, j’ai trouvé qu’ils l’avaient un peu trop bien pris. Au début ça m’a juste laissé perplexe, mais ensuite ça m’a paru carrément louche. J’ai même dormi avec la main sur ma dague. — Mes amis, ne nous emballons pas, dit Victorinus. Retrouvons-nous ici dans une heure. S’il y a bel et bien du danger dans l’air, chacun de nous devrait l’avoir senti. — Et si on découvre quelque chose ? demanda Caradoc. — Ne faites rien. Si possible, tenez-vous à l’écart des ennuis. Ravalez votre fierté. — On ne devrait pas demander ça à un homme, protesta le Belge. — C’est peut-être vrai, mon versatile ami, mais s’il doit y avoir du grabuge, alors laissons les hommes de Deicester en être à l’origine. Le roi sera fort mécontent si vous rompez la trêve. Il vous fera écorcher le dos. Gwalchmai s’approcha de la fenêtre et ouvrit les volets en bois. — Si vous voulez mon avis, inutile de s’embêter à cacher nos lames, dit-il doucement. Les hommes de Deicester sont tous armés. Victorinus ramassa sa couverture enroulée. — Allez, prenez votre barda et suivez-moi. Vite ! — Ils sont une dizaine à se diriger vers nous l’épée à la main, dit Gwalchmai en se baissant pour s’éloigner de la fenêtre. Rassemblant ses affaires, il suivit ses deux compagnons vers la porte en bois grossièrement sculpté qui menait aux écuries. Ils la franchirent épée au clair et refermèrent le battant derrière eux. Ils sellèrent trois chevaux à la hâte, les enfourchèrent et sortirent dans la cour. — Les voilà ! cria quelqu’un. Aussitôt, des soldats surgirent pour barrer le passage des cavaliers. D’un coup d’éperons, Victorinus lança sa monture au galop, fonçant sur les guerriers qui s’attroupaient. Ceux-ci se dispersèrent et chutèrent sur les pavés. Le trio passa le portail avec fracas et disparut dans les collines enneigées. Ils avaient parcouru à peine plus de un kilomètre lorsqu’ils tombèrent sur les corps de leurs camarades, gisant dans une cuvette près d’un ruisseau gelé. Les serviteurs n’étaient armés que de couteaux, mais au moins onze des dix-sept hommes avaient été tués par flèches. Les autres avaient été frappés à mort avec des épées ou des haches. Tous trois restèrent silencieux sur leurs montures. Mettre pied à terre était inutile. Ils regardèrent les visages de ces morts qui avaient été leurs amis, ou tout au moins leurs compagnons d’armes. Près d’un chêne noueux gisait le cadavre d’Atticus, le funambule. Autour de lui, la neige était maculée de sang. De toute évidence, lui seul était parvenu à blesser ses assaillants. — Ils étaient au moins trois, dit Caradoc, comme s’il avait lu dans les pensées de ses camarades. Mais il faut dire que ce fils de pute d’Atticus était un coriace. Qu’est-ce qu’on fait maintenant, Victorinus ? Les yeux rivés sur l’horizon, le jeune Romain ne répondit rien pendant un moment. — Le roi, finit-il par dire à voix basse. — Et le garçon ! ajouta Gwalchmai. Par Junon ! il faut qu’on les retrouve, et qu’on les prévienne ! — Ils sont morts, déclara Victorinus en retirant son casque de bronze. (Il observa son reflet déformé sur le métal.) Voilà pourquoi les serviteurs ont été attirés ici puis massacrés, et pourquoi le roi a été invité à cette chasse au cerf. En réalité, c’était le cerf royal qu’ils avaient l’intention de courir. Nous devons rentrer à Caerlyn pour avertir Aquila. — Non ! cria Caradoc. Cette trahison ne peut rester impunie ! Victorinus vit la souffrance dans le regard du Belge. — Et que comptes-tu faire, Caradoc ? Retourner à Deicester et escalader les murs du château pour trouver Eldared ? — Pourquoi pas ? — Parce que cela ne mènerait à rien. Tu mourrais avant même d’arriver à trois pas d’Eldared. Réfléchis, mon vieux ! Aquila n’attend pas le retour du roi avant le printemps, et il ne sera pas préparé. La première chose qu’il verra apparaître en provenance du nord sera l’armée de Deicester et tous les alliés qu’Eldared aura réussi à trouver. Ils prendront Eboracum, et ce sont les traîtres qui vaincront. — Mais on doit retrouver le corps du roi, dit Gwalchmai. On ne peut pas le laisser aux corbeaux, ce n’est pas convenable. — Et puis imagine qu’il ne soit pas encore mort, suggéra Caradoc. Je ne me pardonnerais jamais de l’avoir abandonné. — Je sais ce que vous ressentez, et j’ai beaucoup de peine moi aussi. Mais je vous supplie de mettre vos émotions de côté et de faire confiance à la logique romaine. Oui, on pourrait enterrer le roi, mais qu’adviendrait-il d’Eboracum ? Vous croyez vraiment que le spectre de notre monarque nous remercierait d’avoir fait passer son cadavre avant le destin de son peuple ? — Et s’il est toujours vivant ? insista Caradoc. — Il est mort, tu le sais bien, répondit Victorinus avec tristesse. Chapitre 2 Thuro s’était perdu. C’était arrivé peu de temps après que les cavaliers avaient quitté le château, quand les chiens avaient flairé une piste et s’étaient élancés à travers le bois sombre, dans le galop fracassant des chevaux. N’ayant pas l’intention de se précipiter à leur suite dans les fourrés, il avait ramené sa jument au pas puis l’avait fait avancer à un petit galop tranquille. Toutefois, il s’était trompé de chemin à un embranchement et, à présent, il n’entendait même plus les chiens. Le soleil hivernal brillait haut. Thuro était transi de froid et affamé. Ici, les arbres étaient plus frêles, et le sol grimpait légèrement. Le vent était tombé. Le garçon s’arrêta près d’un ruisseau gelé. Il mit pied à terre et brisa la glace, se penchant au-dessus de l’eau fraîche pour en boire quelques gorgées. Son père allait être fou de rage. Il ne dirait rien, mais son mécontentement se lirait dans son regard, et il détournerait la tête pour ne pas voir son fils. Thuro ôta la neige d’un rocher plat et s’assit pour réfléchir aux solutions qui s’offraient à lui. Il pouvait poursuivre sa chevauchée sans savoir où il allait, avec le vague espoir de tomber sur les chasseurs, ou suivre ses propres traces et retourner au château. Devant un tel choix, il n’était pas difficile de se décider. Il se remit en selle et fit tourner bride à sa jument, repartant vers le sud. Un cerf imposant s’avança d’un pas léger sur la piste et s’arrêta pour regarder le cavalier. Thuro tira sur les rênes de sa monture et se pencha par-dessus le pommeau de sa selle. — Bonjour, prince de la forêt. Toi aussi, tu t’es égaré ? Le cerf se retourna avec dédain et poursuivit sa promenade le long du chemin à une allure tranquille, avant de disparaître entre les arbres. — Tu me rappelles mon père, lui lança Thuro. — Ça te prend souvent, de parler aux animaux ? Thuro se tourna sur sa selle et vit une jeune fille vêtue comme les habitants des bois. Elle portait une tunique en laine à capuche verte, des jambières en cuir et des bottes souples bordées de peau de mouton qui lui arrivaient aux genoux. Ses cheveux courts se paraient de nuances automnales : leur couleur châtain clair était parsemée de touches rousses et dorées. Son visage était remarquable, bien que dénué de beauté, et pourtant… Thuro s’inclina pour la saluer. — Tu habites dans les parages ? demanda-t-il. — Possible. De toute évidence, toi non. Ça fait combien de temps que tu cherches ton chemin ? — Qu’est-ce qui te fait croire que je suis perdu ? rétorqua-t-il. La fille s’écarta de l’arbre en bord de piste ; Thuro vit qu’elle portait un arc splendide fait de corne noire. — Tu n’es peut-être pas perdu, dit-elle en souriant. Tu trouves peut-être tes propres traces si fascinantes que tu n’as pas pu résister à l’envie de retourner les voir. — Je l’admets, déclara-t-il. Je cherche le château de Deicester. — Tu as des amis, là-bas ? — Mon père s’y trouve. Nous sommes invités. — Même pour tout l’or du monde, je n’accepterais pas de loger chez cette famille de fourbes, dit-elle. Suis cette route jusqu’à ce que tu arrives à un chêne frappé par la foudre. Ensuite, prends à droite et longe le ruisseau. Tu gagneras du temps. — Merci. Comment t’appelles-tu ? — Le nom est réservé aux amis, jeune seigneur. Ce n’est pas quelque chose qu’on échange avec des inconnus. — Les inconnus peuvent devenir des amis. Quand on y pense, tout ami était d’abord un inconnu. — Ce n’est que trop vrai, reconnut-elle. Mais pour être franche, je n’ai aucune envie de me lier d’amitié avec un invité d’Eldared. — Je suis désolé que tu prennes les choses ainsi. Quel dommage que dormir dans un château glacé et plein de courants d’air puisse entacher l’esprit d’un homme. Il ne vaut peut-être pas grand-chose, mais mon nom est Thuro. — Tu parles bien joliment, Thuro, dit-elle avec un sourire. Et tu as l’œil, pour les chevaux. Allez, joins-toi donc à moi pour le repas de midi. Sans se poser de questions sur ce brusque revirement, Thuro mit pied à terre et mena sa monture hors de la piste, suivant la fille à travers les arbres. Ils grimpèrent un sentier sinueux qui conduisait à une grotte peu profonde, sous une paroi en grès. Là brûlait un petit feu sur lequel chauffait un récipient en cuivre, posé sur deux pierres. Thuro attacha les rênes de la jument à un buisson non loin de là et s’approcha du foyer, où la fille le rejoignit. Elle ajouta de l’avoine dans l’eau bouillante et une pincée de sel, qu’elle sortit de la petite bourse pendue à sa hanche. — Va chercher du bois, lui dit-elle. Un repas, ça se mérite ! Il s’exécuta, ramassant quelques grosses branches qu’il trouva au bord du sentier avant de les rapporter à la grotte. — Tu as l’intention d’allumer un brasier ou quoi ? demanda-t-elle à son retour. — Comment ça ? — Ce feu sert à cuire les aliments. Il doit nous permettre de préparer l’avoine, et nous tenir chaud pendant une heure environ. Pour ça, il nous faut du bois sec, pas plus gros que le pouce. Tu n’as donc jamais allumé de feu de cuisson ? — Non, je regrette de n’avoir pas encore eu ce plaisir. — Quel âge as-tu ? — Je serai considéré comme un homme à l’automne prochain, répondit-il avec raideur. Et toi ? — J’ai quinze ans, Thuro, comme toi. — Je vais aller chercher du bois plus approprié, dit-il. — Trouve-toi une assiette, tant que tu y es. — « Une assiette » ? — Comment comptes-tu manger ton avoine, sinon ? Thuro était en colère en quittant la grotte. C’était une émotion qu’il ressentait rarement et qui le mettait extrêmement mal à l’aise. Quand il avait marché derrière la jeune fille de la forêt, il était devenu subitement très conscient de l’ondulation rythmée de ses hanches et de la grâce de sa démarche fluide. En comparaison, il avait eu la sensation grandissante d’être incapable de faire un pas sans trébucher, comme si ses pieds avaient doublé de volume. Il mourait d’envie d’impressionner la fille et, pour la première fois de sa jeune vie, il souhaita ressembler davantage à son père. Chassant ces pensées de son esprit, il rassembla des brindilles pour le feu et trouva aussi une pierre ronde et plate pouvant faire office d’assiette pour son repas. — Tu as faim ? demanda-t-elle. — Pas trop. À l’aide d’un bâton, elle souleva habilement le récipient pour le retirer du feu et remua l’épaisse mixture laiteuse. Le garçon lui passa son plat ; elle se mit à glousser. — Tiens, dit-elle en lui tendant sa propre assiette en bois. Prends ça. — Cette pierre fera très bien l’affaire. — Désolée, Thuro, je ne devrais pas me moquer de toi. Ce n’est pas ta faute si tu es un jeune seigneur. Tu aurais dû amener ton serviteur. — Je ne suis pas un jeune seigneur. Je suis un prince, le fils du Grand Roi Maximus. Et je ne doute pas une seconde que si tu t’étais trouvée dans le hall de Caerlyn, tu te serais sentie tout aussi embarrassée de devoir discuter des qualités de La Vie de Lycurgue de Plutarque. Les yeux de la jeune fille étincelèrent. Thuro remarqua leur couleur, marron clair moucheté d’or, qui rappelait les nuances brun-roux de ses cheveux. — Tu as sans doute raison, prince Thuro, répondit-elle en parodiant un salut, car je n’ai jamais été à l’aise avec Lycurgue, et je suis d’accord avec Plutarque quand il le compare à Numa. Que dit-il, déjà ? « La vertu rendit l’un si illustre qu’on le jugea digne de l’empire ; et l’autre si grand qu’il le méprisa[i]. » Thuro lui rendit son salut sans aucune trace de moquerie. — Excuse mon arrogance, dit-il. Je n’ai pas l’habitude de me sentir si idiot. — Il est sans doute plus facile pour toi de chasser le cerf et de t’entraîner à manier l’épée et la lance. — Non, je suis assez mauvais dans ces domaines également. Je fais le désespoir de mon père. J’espérais t’impressionner avec mes connaissances, car en dehors de ça il y a peu de choses dont je puisse me vanter. Elle détourna les yeux et versa l’avoine tiédie dans son assiette, qu’elle passa ensuite au garçon. — Je m’appelle Laitha. Bienvenue chez moi, prince Thuro. Il scruta son visage à la recherche d’un signe de raillerie, mais n’en trouva aucun. Il accepta la nourriture et mangea en silence. Laitha reposa le récipient et s’adossa contre la paroi de la grotte pour observer le jeune homme. Son air doux le rendait beau, et ses yeux gris fumée exprimaient une tristesse ténue et une innocence étonnante. Pourtant, malgré cette grande douceur, Laitha ne discernait aucune trace de faiblesse sur son visage. Son regard ne vacillait pas, il ne détournait pas la tête, sa bouche n’affichait aucun signe d’irascibilité. Et le fait qu’il ait ouvertement reconnu ses inaptitudes sur le plan physique le rendait sympathique aux yeux de la jeune fille, qui avait eu son lot de fanfarons forts en gueule rivalisant pour prouver leur puissance et leur virilité. — Pourquoi es-tu mauvais ? lui demanda-t-elle. N’as-tu pas un bon maître d’armes ? — Le maniement de l’épée ne m’intéresse pas le moins du monde. Ça me fatigue, et ensuite je tombe malade. — Comment ça, « malade » ? Il haussa les épaules. — On m’a raconté que j’ai failli mourir à la naissance, et depuis je suis fragile des bronches. Je ne peux pas faire d’exercice sans être pris de vertiges et de maux de tête. Parfois, je perds la vue. — Comment ton père le prend ? — Avec beaucoup de patience et de peine à la fois. Je crains de ne pas être le fils qu’il aurait souhaité avoir. Mais ça ne fait rien. Il est fort comme un bœuf, et aussi intrépide qu’un dragon. Il a encore des dizaines d’années de règne devant lui. Qui sait ? peut-être se remariera-t-il un jour et engendrera un héritier digne de ce nom. — Et ta mère, que lui est-il arrivé ? — Elle est morte deux jours après m’avoir mis au monde. Elle a accouché avec un mois d’avance, et Maedhlyn, notre Enchanteur, s’était absenté pour veiller aux affaires du roi. — Et ton père n’a jamais pris de nouvelle épouse ? C’est étrange, pour un roi. — Je ne lui en ai jamais parlé. Selon Maedhlyn, ma mère était comme l’eau dormante dans l’âme de mon père. Après sa disparition, il n’y restait plus que du feu. Maximus a érigé un mur entre son chagrin et le monde extérieur. Personne n’a l’autorisation de le franchir. Mon père est incapable de me regarder en face, car je ressemble trop à ma mère. D’aussi loin que je me souvienne, il ne m’a jamais touché : jamais il n’a posé la main sur mon bras ou ne m’a ébouriffé les cheveux. » Maedhlyn raconte que, quand j’avais quatre ans, j’ai été frappé d’une forte fièvre et que mon esprit s’est perdu dans les ténèbres du Vide. Il dit que mon père est venu à mon chevet, qu’il m’a pris dans ses bras et que son esprit est parti à la recherche du mien. Il m’a retrouvé et reconduit chez nous. Mais je n’en garde aucun souvenir, ce qui me peine beaucoup. J’aimerais pouvoir me rappeler ce moment. — Il doit t’aimer énormément, souffla-t-elle. — Je n’en sais rien. (Il leva la tête vers elle et sourit.) Merci pour l’avoine. Il faut que j’y aille. — Je vais te guider jusqu’au gué, au nord de Deicester. Il n’essaya pas de la dissuader et l’attendit pendant qu’elle lavait son récipient, son assiette et sa cuillère. Elle rangea le tout dans un sac en toile qu’elle jeta sur son épaule. Puis elle s’empara de son arc et de son carquois, et se mit en route aux côtés de Thuro. À présent, la neige tombait à gros flocons. Il était content qu’elle l’accompagne : ses traces avaient disparu, et il savait que sans elle il se serait de nouveau perdu en un rien de temps. Ils avaient parcouru quelques mètres à peine afin de regagner la piste quand ils entendirent le martèlement de chevaux lancés au galop. Les toutes premières secondes, Thuro éprouva une joie intense : il serait bientôt de retour au château et pourrait se réchauffer. Mais il comprit ensuite que ce serait aussi le moment de faire ses adieux à Laitha et, pris d’une impulsion soudaine, il se détourna du chemin, menant sa jument plus profondément entre les arbres, derrière les buissons en contrebas de la piste. Laitha le suivit sans mot dire. Il y avait là quatre hommes armés d’épées et de lances. Ceux-ci s’éloignèrent de quelques mètres et furent rejoints par trois cavaliers venant de la direction opposée. — Vous avez trouvé quelque chose ? Les mots parvinrent jusqu’à Thuro comme des murmures charriés par le vent, et il se sentit honteux de se cacher ici. Ces hommes bravaient le froid pour le retrouver. C’était malhonnête de sa part de leur rendre la tâche encore plus difficile ! Il s’apprêtait à se montrer lorsqu’un autre cavalier prit la parole. — Non, rien. C’est incroyable. Il nous a suffi de quelques minutes pour venir à bout du père, et c’est le jeune freluquet qui nous donne le plus de fil à retordre. — Tu dis n’importe quoi, Calin. Le père a tué six hommes alors qu’il avait une flèche enfoncée dans la poitrine. On va trouver le gamin, ce n’est qu’une question de temps. — Du temps… Ce petit m’a fait perdre le mien, et j’ai bien l’intention de le lui faire payer ! Je mettrai ses yeux à rôtir au bout de ma dague. Thuro resta pétrifié comme une statue, et ce longtemps après le départ des cavaliers. — Retourner à Deicester ne me semble pas une bonne idée, chuchota Laitha en posant doucement la main sur l’épaule du prince. Immobile, Thuro gardait les yeux rivés sur la piste déserte. Ses pensées tourbillonnaient, passant de la peur au regret, de la panique au chagrin. Son père venait d’être assassiné, et son monde s’en trouvait changé à jamais. Ce matin-là, il avait eu froid et s’était senti triste ; il s’était cru isolé dans un château déprimant. Désormais, il prenait conscience qu’il n’avait pas été seul, que la force colossale d’Aurelius Maximus, le Grand Roi, l’avait recouvert tel un manteau, et que la compagnie d’hommes comme Gwalchmai et Victorinus l’avait protégé d’une réalité plus sinistre. Laitha avait raison : il n’était qu’un jeune seigneur gâté qui ne savait même pas allumer un feu de cuisson. À présent, le monde était de nouveau en effervescence. Comme Maedhlyn l’avait craint, Eldared était un traître doublé d’un régicide. Le prince n’était plus qu’un animal traqué, sans la moindre chance d’échapper à ses poursuivants. À quoi donc sa culture allait-elle lui servir, désormais ? Plutarque, Aristote et Suétone ne seraient d’aucune utilité à un faible garçon égaré dans ces bois dangereux. — Thuro ? Il se tourna lentement et vit l’inquiétude dans le regard de Laitha. — Je pense qu’il serait plus sage que nos chemins se séparent ici, dit-il. Tu seras en danger tant que tu resteras avec moi. — Que comptes-tu faire ? Il haussa les épaules. — Chercher le corps de mon père et l’enterrer. Ensuite, essayer de rentrer à Caerlyn, j’imagine. — Thuro, maintenant c’est toi le roi. Que vas-tu faire une fois là-bas ? — J’abdiquerai. Je ne suis pas fait pour gouverner. Le général de mon père, Lucius Aquila, est aussi son arrière-cousin. Il fera un bon roi, s’il survit. — Pourquoi mourrait-il ? — Eldared possède l’équivalent de cinq légions et de quatre cents cavaliers. Il n’y a que deux légions à Caerlyn. Le reste de l’armée d’Aurelius est composé de miliciens qui rentrent chez eux en hiver. Le meurtre de mon père marque le début d’une guerre que personne ne peut se permettre. Avec les Saxons qui envahissent le Sud, l’ambition d’Eldared n’est que pure folie. Mais les Brigantes ont toujours détesté les Romains, avant même qu’Hadrien érige son mur pour les tourmenter. — On m’a toujours dit qu’Hadrien avait fait construire ce mur parce qu’il les craignait, dit Laitha. — Si c’était vrai, peu de portes auraient donné au nord. Ces ouvertures étaient des points de sortie pour les attaques menées au cœur du territoire brigante. Thuro frissonna et remarqua que la neige tombait de plus en plus vite dans un ciel obscurci par les nuages d’orage. — Où se trouve le village le plus proche ? demanda-t-il. — Hormis la cité de Deicester, il y a Daris, à environ treize kilomètres au sud-est. Mais Eldared aura sans doute posté des hommes à ta recherche là-bas. Et si tu venais chez moi ? Tu y serais à l’abri. — Je ne serai en sécurité nulle part. Et je ne veux pas te mettre en danger, Laitha. — Tu ne comprends pas. Je vis avec mon tuteur, et il ne laissera personne te faire de mal. Thuro sourit. — Je viens de te dire qu’Eldared dispose de cinq légions. C’est aussi l’homme qui a assassiné le Grand Roi. Je ne vois pas comment ton tuteur pourrait être aussi puissant que mes ennemis. — Si on reste ici à débattre de la question, on mourra gelés. Allez, relâche ton cheval et suis-moi. Tu dois me faire confiance, Thuro : je suis ta seule chance de survie. — Mais pourquoi relâcher mon cheval ? — Il ne peut pas aller là où je compte t’emmener. Et puis, tes poursuivants recherchent un jeune cavalier et ne fouilleront pas les chemins par lesquels nous passerons. Allez, viens. Thuro fit glisser les rênes par-dessus la tête de la jument et les posa sur le pommeau de la selle, puis il suivit la mince silhouette de la jeune fille de la forêt, s’enfonçant plus encore entre les arbres. Ils émergèrent enfin au pied d’une haute colline, dans l’ombre des montagnes du Nord. Thuro avait les pieds gelés ; ses bottes étaient trempées. Peu après avoir commencé son ascension, il s’arrêta. Le visage blême, le souffle court, il s’effondra dans la neige. Laitha avait parcouru une vingtaine de pas lorsqu’elle se retourna et vit le prince en bordure du chemin. Elle courut vers lui d’une foulée légère et s’agenouilla à ses côtés. — Qu’est-ce qui se passe ? — Je suis désolé… Je ne peux plus avancer. Il faut que je me repose un moment. — Pas ici, Thuro, on est en terrain découvert. Allez, encore un petit effort. Elle l’aida à se redresser. Il chancela sur une dizaine de pas avant que ses jambes se dérobent. Comme Laitha se penchait pour lui prêter main-forte, elle remarqua un mouvement derrière eux, à environ deux cents pas le long de la piste. Trois cavaliers émergèrent d’entre les arbres, aperçurent les voyageurs et lancèrent leurs montures au galop. — Thuro, tes ennemis foncent droit sur nous ! hurla-t-elle en lâchant le sac qu’elle portait sur son épaule. En hâte, elle encorda son arc en corne. Thuro se redressa sur ses genoux et tenta de se relever, mais ses forces l’avaient abandonné. Il regarda les cavaliers dégainer leur épée, vit la lueur de triomphe dans leurs yeux, perçut la malveillance dans leurs cris. Il jeta un rapide coup d’œil à Laitha qui bandait froidement son arc, la corde contre sa joue. Thuro observa la scène comme au ralenti, avec une fascination détachée : Laitha expira lentement et, à la seconde qui précéda l’inspiration, décocha sa flèche. Celle-ci atteignit le premier cavalier à la clavicule, ce qui le désarçonna. Toutefois, les deux autres attaquants étaient trop proches pour qu’un tel chronométrage puisse se reproduire. Laitha décocha la flèche suivante avec précipitation, et le projectile ricocha contre le casque du deuxième cavalier, dont la tête fut brusquement projetée en arrière. Il faillit perdre l’équilibre et son cheval vira à droite, pendant que le dernier homme se glissait en hâte au bas de sa selle et se ruait sur Laitha qui, en vain, s’efforçait de sortir une nouvelle flèche de son carquois. Elle s’empressa de porter la main au couteau de chasse pendu à sa ceinture, mais l’homme écrasa son poing sur la mâchoire de la jeune fille. Sonnée, elle bascula dans la neige. Ayant repris le contrôle de sa monture, l’autre cavalier mit pied à terre et s’approcha de Thuro, l’épée au poing. — Alors, petit prince, on a apprécié cette partie de chasse, j’espère ? Thuro ne dit rien, mais se remit lentement debout et plongea son regard dans celui de l’assassin. — Tu ne vas pas me supplier de te laisser la vie sauve ? le railla le cavalier. C’est très décevant ! Je croyais que tu allais au moins nous proposer une rançon digne d’un roi. — Tu ne me fais pas peur, répondit Thuro posément. Tu ne vaux rien. Approche, tueur d’enfant, viens donc mériter ton salaire ! L’homme se raidit et leva son épée, quand son regard vacilla, attiré par un point derrière Thuro. — T’es qui, toi ? demanda-t-il. Thuro tourna la tête. Derrière lui, un homme était apparu, comme sorti de nulle part. Il portait une cape en peau d’ours polaire. Il avait les yeux gris, la mâchoire carrée et rasée de près, et ses cheveux bruns se teintaient de reflets argentés au niveau des tempes. Vêtu d’une tunique en cuir sombre et de jambières vertes en laine, il portait une lance d’argent munie de deux poignées en ivoire : l’une située à l’extrémité, l’autre au milieu. — J’ai demandé qui t’étais, répéta l’assassin. — Je t’ai entendu, répliqua le nouveau venu d’une voix grave et plus froide que le vent d’hiver. — Alors réponds ! — Je suis Culain lach Feragh, et vous venez de vous en prendre à ma pupille. L’homme jeta un coup d’œil à la fille inconsciente. — Elle est juste dans les vapes. Et elle a tué Pagis. — Bel effort. Je la féliciterai à son réveil. Toi, mon garçon, dit-il doucement à Thuro, viens te mettre derrière moi. Le prince obtempéra et Culain s’avança. — Je n’aime pas tuer, poursuivit-il. Malheureusement, toi et ton compagnon ne pouvez quitter cet endroit vivants, ce qui ne me laisse pas le choix. Allez, défendez-vous. Pendant un instant, les deux meurtriers restèrent simplement les yeux rivés sur l’homme à la lance. Puis le premier fondit sur lui en poussant un cri de guerre. Culain abaissa sa main sur la poignée du milieu et la dévissa. La lance se scinda en deux et une lame d’argent apparut dans son poing droit. Il para un coup violent et, d’un revers, trancha la gorge de son assaillant. La lame la coupa net et la tête de l’homme se détacha lentement de ses épaules. Pendant un instant affreux, le corps resta debout, puis le genou droit céda et il s’effondra pour reposer auprès de l’horrible tête. Thuro déglutit avec difficulté et détourna les yeux. Le deuxième assassin courut vers son cheval. Lâchant son épée, il se remit en selle tandis que Culain enjambait le corps afin de récupérer l’arc de Laitha. Sans se presser, il sélectionna une flèche et tira sur la corde avec un tel savoir-faire que Thuro ne douta pas une seule seconde que le projectile atteindrait sa cible, avant même qu’il se plante dans le dos du cavalier. Culain lâcha l’arc et se dirigea vers Laitha, la soulevant avec délicatesse. Au bout d’un moment, elle ouvrit les yeux. — Tu n’as donc toujours pas compris, Gian ? chuchota-t-il. Tu comptes ajouter une biche de plus à ta collection ? — C’est le fils du roi. Eldared cherche à le tuer. Culain se retourna et, quand son regard se posa sur le prince, Thuro y perçut quelque chose de nouveau, une émotion que le garçon ne sut identifier. Mais un masque voila aussitôt les émotions du guerrier. — Bienvenue chez moi, dit-il simplement. Chapitre 3 Eldared, roi des Brigantes, seigneur du mur du Nord, écoutait en silence les rapports de ses chasseurs. Ses fils Cael et Moret étaient assis à ses côtés, conscients que l’humeur de leur père s’assombrissait de plus en plus, malgré son calme apparent. Eldared avait cinquante et un ans et il avait fomenté son lot de sinistres complots. Vingt ans plus tôt, il avait retourné sa veste pour soutenir le jeune Romain Aurelius Maximus dans sa prétention au trône, trahissant au passage son propre frère, Cascioc. Depuis cette époque, son pouvoir s’était renforcé et son soutien à Maximus l’avait beaucoup enrichi. Toutefois, son ambition était telle qu’il n’avait pu se contenter de diriger les Highlands. Ces cinq dernières années, il n’avait eu de cesse d’accroître son soutien aux tribus guerrières des hautes terres et avait consolidé la base de son pouvoir sur les Bretons du Sud. Pour renverser le trône, il suffisait qu’Aurelius et son gringalet de fils trouvent la mort. Après quoi un raid surprise sur Eboracum lui garantirait une position inattaquable. Et voilà qu’une banale erreur humaine avait réduit en cendres ce plan simplissime. Trois serviteurs s’étaient échappés et Thuro, le gamin, se promenait en toute liberté dans les montagnes. Eldared s’efforçait d’afficher un air posé, ses yeux aux paupières tombantes ne trahissant aucun signe d’inquiétude. Le garçon ne constituait pas une menace importante en soi : aux dires de tous, c’était un faible et un poltron. Toutefois, si le jeune prince parvenait à rejoindre Caerlyn, alors Lucius Aquila, le plus habile des généraux, l’utiliserait comme une marionnette pour chercher des alliés contre Eldared. De plus, si l’un des rescapés vivait assez longtemps pour prévenir Aquila, le raid contre Eboracum deviendrait doublement périlleux. Eldared congédia ses chasseurs et tourna la tête vers Cael, son fils aîné, un guerrier à l’œil de lynx qui venait tout juste d’avoir vingt ans. — Des suggestions ? demanda le roi. Cael sourit. — Il n’est pas nécessaire que je t’expose l’évidence, père. — Non. Je veux être sûr que tu comprends l’évidence. Cael s’inclina. — Pour le moment, le garçon n’est pas notre souci premier. Il se cache quelque part sur nos terres et nous aurons tout le loisir de nous occuper de lui. Nous devons d’abord retrouver les trois individus qui se sont échappés, surtout ce Romain, Victorinus. Aurelius avait l’intention de le nommer commandant, et je pense que c’est lui qui a convaincu les autres de ne pas retourner chercher le roi. — C’est très bien, mon garçon. Mais que suggères-tu que nous fassions ? — Concentrons nos efforts sur le Sud-Ouest. Victorinus franchira le mur à Norcester, coupera par l’est, puis par le sud pour rallier Eboracum. — Pourquoi prendrait-il la longue route ? s’enquit Moret. Il ne ferait que s’exposer davantage au danger. Cael accueillit la question avec une lueur de mépris dans le regard, mais son ton resta neutre lorsqu’il répondit. — Victorinus n’est pas idiot, mon frère. Il sait que nous enverrons des hommes au sud-est, et il gagnera du temps en procédant ainsi. Nous avons besoin des services de Goroien. Moret se racla la gorge et s’agita sur son siège, mal à l’aise. Eldared ne dit rien. — Avons-nous le choix, père ? poursuivit Cael. — Vous parlez d’un choix ! déclara Moret d’un ton sec. Un bébé brigante de plus condamné par cette horrible femme ! — Et combien de Brigantes tomberont devant les murs d’Eboracum si nous n’avons pas recours à la sorcière ? répliqua Cael. Si j’étais sûr que cela nous garantisse la victoire, je laisserais Goroien sacrifier cent bébés ! — Moret n’a pas tort, dit doucement Eldared. Dans ce jeu mortel, j’aime avoir le contrôle des événements. La magie des Brumes qu’utilise cette femme peut se révéler un atout précieux, mais à quel prix ? À mon avis, elle agit pour son propre compte. (Il s’adossa à son siège et posa son menton sur la pointe de ses doigts joints.) Nous allons accorder aux chasseurs deux jours de plus pour capturer les serviteurs. S’ils échouent, je ferai appel à Goroien. Quant au garçon… il pourrait fort bien être mort dans une congère, à l’heure qu’il est. Toutefois, envoyez Alantric dans les hautes terres. — Ça ne va pas lui plaire, dit Moret. Envoyer le champion du roi à la poursuite d’un gamin en fuite ? — C’est moi qui décide de ce qui lui plaît ou non, comme pour vous, dit Eldared. Alantric aura bien d’autres occasions de nous prouver ses talents de fine lame au printemps prochain. — Et l’épée ? demanda Moret. Les yeux d’Eldared lancèrent des éclairs et son expression s’assombrit. — Ne parle pas de ça. Jamais ! Assis près de l’étroite fenêtre de la taverne, Victorinus observait les ruines du mur d’Antonin, érigé loin au nord de l’immense fortification d’Hadrien. Il s’étendait d’une côte à l’autre sur plus de soixante-cinq kilomètres. Fait de tourbe, il avait été bâti sur des fondations de pierre et, aux yeux du jeune homme, ces ruines étaient un témoignage poignant de la chute de l’Empire romain. Trois cents ans plus tôt, trois légions auraient patrouillé dans cette zone, et on aurait trouvé un fort tous les milles romains. Désormais, seul le vent balayait cette région presque déserte à l’exception de quelques villages isolés comme Norcester, situés sur les routes commerciales les plus fréquentées. Il but son ale à petites gorgées et jeta un coup d’œil furtif vers Gwalchmai et Caradoc, assis ensemble à l’autre bout de la salle, non loin d’un groupe de six Brigantes. Cela faisait neuf jours que le trio voyageait. Ils avaient pu acheter des provisions et des vêtements à un marchand grec, sur la route au sud. Victorinus portait désormais une tenue de commis : une longue robe en laine et un pourpoint en fourrure sans manches. La sacoche en cuir pendue à son épaule contenait des stylets, du parchemin et une lettre de Publius Aristarchos indiquant qu’il s’appelait Varius Seneca, commis originaire d’Eboracum. Le tavernier, un vieux vétéran britto-romain, alla rejoindre Victorinus sur le banc qu’il occupait. — Si je vous passe commande de quelques articles, combien de temps faut-il compter pour la livraison ? demanda-t-il. — Elle arrivera lors de la deuxième semaine du printemps, répondit Victorinus tout en restant très concentré sur ses voisins brigantes. Bien entendu, cela dépend aussi de ce qu’il vous faut, poursuivit-il. Ce n’est pas une année faste pour le vin en Gaule, et les réserves sont assez limitées. — C’est de sel que j’ai besoin, plutôt que de vin gaulois, dit l’homme. La chasse est bonne dans ces collines, mais sans sel je ne peux pas conserver beaucoup de viande. Alors dites-moi, combien demande votre fournisseur pour du sel ? Victorinus inspira à fond. Il n’était pas intendant et ne connaissait rien à ce genre d’affaires. — Combien payez-vous en ce moment ? — Six sesterces la livre. Cinq si je prends le sel en gros et que j’en revends aux tribus. — Les coûts ont augmenté, dit Victorinus, et j’ai bien peur de ne pas pouvoir m’aligner sur ce tarif. — Alors, à combien vous me la faites ? — Six et demi. Mais si vous parvenez à convaincre les villages voisins de me passer aussi commande, j’accepterai un paiement en nature. Et pour dix sacs achetés, je vous en offre un. — Vous avez quand même un sacré culot, vous autres, de vendre la marchandise à ce prix-là. Ce n’est pas comme si on était en guerre ! Les routes commerciales sont sûres en ce moment, comme toujours. — Vous êtes trop étroit d’esprit, mon brave. C’est vrai, la plupart des routes qui traversent les territoires brigantes sont ouvertes à tous, mais il y a la guerre dans le Sud, et nos bénéfices s’en ressentent. Un guerrier brigante de haute taille, la joue barrée d’une cicatrice, quitta sa table et s’approcha de Victorinus. — C’est la première fois que je te vois, dit-il. — On aurait déjà dû se rencontrer ? répondit Victorinus. Tu viens souvent à Eboracum ? — Tu m’as plus l’air d’un soldat que d’un commis. — Je gagne mieux ma vie ainsi, mon ami, et le métier est bien moins dangereux. — Tu voyages seul ? — Comme tu peux le voir. Mais il faut dire que j’ai peu d’argent sur moi, et rares sont ceux qui agresseraient un commis. Ils préfèrent largement attendre que j’aie accompli mon devoir et attaquer les chariots pleins sur le chemin du retour. L’homme acquiesça, sans pour autant quitter le jeune Romain de ses yeux bleus perçants. Enfin, il lui tourna le dos et rejoignit ses camarades. Victorinus reprit sa conversation avec le tavernier tout en gardant l’œil sur les Brigantes. L’homme à la cicatrice regarda Caradoc et Gwalchmai, à l’autre bout de la salle. — Et vous, vous venez d’où ? s’enquit-il. — Du sud, répondit Caradoc. — Tu es belge, non ? Caradoc acquiesça. — Je me disais bien que ça puait le poisson. Les autres Brigantes ricanèrent. Caradoc rougit, mais détourna les yeux du guerrier. — Je me suis tapé une Belge, un jour, poursuivit le Balafré. Ça m’a coûté un sou. Tu lui ressembles, c’était peut-être ta mère ? Gwalchmai saisit le bras de Caradoc par-dessus la table, juste au moment où le Brigante portait la main à son épée. — Il y a des chances pour que ce soit elle, en effet, dit Gwalchmai à voix basse. Dans mon souvenir, sa mère adorait les animaux. Le guerrier se leva de son banc. — C’est pas très prudent d’insulter les gens quand on est si loin de chez soi. — La faute à mon éducation, dit Gwalchmai en se redressant tranquillement. On m’a toujours dit qu’il fallait faire taire un chien qui aboie. Les épées glissèrent hors de leur fourreau avec un sifflement. Gwalchmai renversa la table et sauta sur sa droite, dégainant son glaive. Caradoc se plaça à gauche, l’épée au poing. — Deux contre six, nota Gwalchmai avec un grand sourire. Voilà qui ne m’étonne pas des Brigantes. — Le but d’une bataille, c’est de la remporter, dit le Balafré, les yeux brillants et le visage empourpré. Caradoc porta la main gauche à son ceinturon et en tira une lourde dague. Juste au moment où les Brigantes allaient passer à l’offensive, le Belge tendit le bras d’un geste vif et la dague s’enfonça dans la gorge du Balafré, sous la jugulaire de son casque en bronze. Le guerrier s’écroula en poussant un cri mêlé de gargouillis, tandis que Caradoc et Gwalchmai se ruaient sur le groupe de combattants, leurs épées fendant l’air et s’abattant sur leurs ennemis. Victorinus jura, tira son glaive de ses robes et bondit pour rejoindre ses camarades. Sa lame s’enfonça profondément dans le dos d’un guerrier trapu. La taverne se transforma aussitôt en champ de bataille, où se mêlaient les bruits discordants des fers qui s’entrechoquent et déchirent les chairs. Le combat se termina quelques secondes plus tard. Victorinus et Gwalchmai se débarrassèrent de deux hommes chacun. Caradoc vint à bout de son opposant, puis s’effondra à terre. Le jeune Romain s’agenouilla auprès de lui, observant avec inquiétude l’épée qui saillait du ventre du Belge. — Je crois qu’il m’a eu, dit Caradoc, les mâchoires crispées par la douleur. — J’en ai bien peur, reconnut Victorinus d’une voix douce. — Vous feriez mieux de me laisser ici. Je dois réfléchir à pas mal de choses. Victorinus acquiesça. — Tu as été un bon compagnon, dit-il. — Toi aussi… pour un Romain ! Gwalchmai se joignit à eux. — Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire ? — Tu pourrais veiller sur ma femme, Gwal. Elle est encore enceinte. Tu pourrais… Son regard devint vitreux et le Belge agonisa dans un râle. Gwalchmai lâcha un juron. — Tu crois qu’ils ont deviné qui on était ? demanda-t-il. — C’est possible, répondit Victorinus, mais ce n’était probablement rien de plus que le penchant breton pour les affrontements entre tribus. Viens, on ferait mieux de partir. — Il est encore loin, le mur d’Hadrien ? — Bien trop loin… à moins que les dieux nous sourient. Cael ricana devant la gêne de son frère lorsqu’ils traversèrent la cour pavée pour rejoindre le quartier des huscarls, les gardes royaux. — Tu n’aurais pas dû parler de l’épée, dit Cael, qui était plus grand que son frère. — Vas-y, Cael, ris si ça t’amuse, mais je sais ce que j’ai vu. Quand il a jeté cette lame sur la glace, une main a surgi des eaux et l’a tirée sous la surface. — Bien sûr, frérot. Et cette main, c’était celle d’un homme ? — Tu peux te moquer, ça m’est bien égal. Nous sommes trois à l’avoir vue, même si ce n’est pas ton cas. — J’étais trop occupé à assener le coup mortel sur la nuque du Romain, rétorqua Cael d’un ton sec. — Un coup, ai-je remarqué, que tu as porté par-derrière. Même quand il était désarmé, tu n’as pas eu le courage de l’attaquer de front. — C’est toi qui me parles de courage ? le railla Cael en s’arrêtant devant les portes en chêne du quartier des huscarls. Où étais-tu, pendant ce temps ? Tu n’as pas porté le moindre coup. — J’ai pensé qu’à dix-huit contre un vous aviez toutes vos chances, même s’agissant de toi, Cael. — Pauvre mouton ! Bêle autant que tu veux. Je ne t’ai pas entendu élever la voix pour protester contre les plans de père quand il nous en a fait part. — Ce meurtre était un acte ignoble. Il n’y a pas de quoi en être fier. Et par tous les dieux ! Aurelius est mort avec bravoure. Tu dois bien le reconnaître, non ? — Parce que tu crois qu’il avait le choix ? Même un rat pris au piège se battrait pour avoir la vie sauve ! Cael mit un terme à cette discussion en se détournant de son frère, et poursuivit son chemin dans le quartier faiblement éclairé, à la recherche d’Alantric. Moret traversa de nouveau la cour pour regagner ses appartements, où l’attendait Alhyffa, sa jeune épouse à la chevelure noire et aux yeux en amande. La passion que Moret nourrissait pour elle grandissait de jour en jour. Il n’avait pas voulu épouser cette Saxonne et avait passé une bonne partie de la nuit à se disputer avec son père à ce sujet. Mais, comme il s’y était attendu au fond de lui, il avait fini par céder, et les fiançailles avaient été convenues en secret. Il avait navigué tout le long de la côte pour aller à la rencontre de sa promise, sur les terres désormais baptisées royaume saxon du Sud. Hengist, le père de la jeune fille, l’avait retrouvé dans une crique près de la forêt d’Anderida, et Moret avait été conduit dans le grand hall pour voir sa future épouse. Il avait eu le cœur lourd jusqu’au moment où elle était entrée dans la salle. Dès lors, son cœur avait battu plus fort que jamais. Comment un animal aussi barbare qu’Hengist pouvait-il avoir engendré une telle descendance ? Quand elle s’était approchée, il s’était penché très bas pour la saluer. C’était un geste sans précédent mais, si elle avait été surprise, elle n’en avait rien laissé paraître. Il l’avait interrompue au moment où elle s’apprêtait à s’agenouiller. — Tu n’auras jamais à t’abaisser devant moi, avait-il murmuré. Il avait respecté sa parole, ce qui avait étonné Alhyffa, surtout après qu’elle eut entendu les commentaires désobligeants de son père au sujet de cette famille perfide. — Ne t’inquiète pas, lui avait dit Hengist. Dans quelques mois, je serai devant la forteresse de Deicester avec une armée, et nous tâcherons de te trouver un mari digne de ce nom. Pourtant, Alhyffa n’était désormais plus tout à fait certaine de vouloir que son père chevauche vers le nord pour la récupérer. Son époux n’était ni puissant, ni faible. Il était doux et affectueux, et il avait éveillé en elle une sorte de sentiment amoureux. Lorsqu’il entra dans la pièce, elle vit la mine abattue qu’il affichait en permanence se muer en une joie presque enfantine. Il la souleva et la fit tournoyer. Elle passa les bras autour de ses larges épaules et l’embrassa tendrement. — Tu m’as manqué, dit-il. — Menteur ! Tu t’es absenté moins de une heure. — C’est vrai, je le jure. — Comment ça s’est passé avec ton père ? Il haussa les épaules et relâcha son étreinte, l’air de nouveau peiné et mélancolique. — Sa soif de pouvoir ne m’intéresse pas le moins du monde. Quant à mon frère, il est comme lui… si ce n’est pire. Aurelius Maximus n’était pas un mauvais Grand Roi, tu sais. — Mon père l’évoquait toujours avec respect. — Pourtant il a contribué à son meurtre ! Elle l’attira vers le banc sous la fenêtre et s’assit à ses côtés dans les rayons du soleil. — Le Grand Roi aurait lui aussi contribué au meurtre d’Hengist, et malgré tout je ne remets pas en question l’estime qu’il avait pour mon père. Tous les rois ont du sang sur les mains, Moret. Tu es bien trop sensible. Il lui adressa un sourire et lui parut si jeune qu’elle prit son visage entre ses mains et embrassa ses belles joues, faisant courir ses doigts dans ses longs cheveux blonds. — Tu m’as fait découvrir le bonheur, poursuivit-elle. Je prie Odin que tu en sois récompensé comme il se doit. — C’est toi, ma récompense. Quel homme pourrait rêver mieux ? — C’est ce que tu dis aujourd’hui, jeune prince, mais qu’en sera-t-il quand ma beauté se fanera ? — On en reparlera dans vingt, trente ou quarante ans. Ou même dans cent ans ! Elle prit un air sérieux. — Moret, mon amour, ne pense pas à l’avenir avec tant d’impatience. Qui sait de quoi demain sera fait ? — Chut. Ne fais pas cette tête. Le futur ne nous réserve que des trésors, je te le promets. Alhyffa attira la tête du jeune homme contre sa poitrine et lui caressa les cheveux, ses yeux bleu clair tournés vers l’extérieur, au sud. Elle vit arriver trois cavaliers brandissant chacun une tête tranchée. Ils se rapprochaient, leurs silhouettes se découpant sur l’horizon à mesure qu’ils progressaient vers la fenêtre. Derrière les hommes, le ciel s’assombrit et se zébra d’éclairs. Elle ne pouvait distinguer leurs visages, de même qu’elle se refusait à regarder leurs macabres trophées. Elle les repoussa en esprit et entendit résonner un rire amer tandis qu’ils poursuivaient leur chemin : les Corbeaux de la Tempête, les messagers d’Odin qui se riaient d’elle, croassant les désastres à venir. Alhyffa n’avait jamais aimé son père. Ses victoires comme ses revers de fortune la laissaient donc en général indifférente, mais à présent elle se sentait tiraillée. La famille de Moret était liée à Hengist ; par conséquent, elle devrait souhaiter sa réussite. Pourtant, une fois que le roi saxon serait parvenu à ses fins, il se retournerait contre Eldared et l’éliminerait, ainsi que toute sa lignée. Un homme aussi rusé qu’Eldared avait forcément vu clair dans le jeu de son adversaire et devait donc réfléchir à une tactique similaire. Qu’adviendrait-il alors de la fille d’Hengist ? — Ne pense pas à demain, Moret. Vis l’instant présent : c’est bien là notre seule richesse. Chapitre 4 Thuro se réveilla dans une petite pièce dont les murs en rondins étaient percés d’une unique fenêtre donnant sur les montagnes. Il y régnait un froid polaire, et le jeune prince s’enfonça sous les couvertures, les serrant contre son corps encore empli de la chaleur emmagasinée pendant le sommeil. Il n’avait aucun souvenir de s’être mis au lit, et se rappelait seulement le trajet qui lui avait paru interminable jusqu’à la cabane de Culain, nichée dans une pinède. À un moment, les jambes de Thuro s’étaient dérobées sous lui. Culain l’avait soulevé sans effort et porté contre sa poitrine, comme un bébé. Thuro se souvenait d’avoir été posé dans un grand fauteuil en cuir tandis que le guerrier allumait un feu avec de l’amadou dans l’âtre en pierre. Il se rappelait avoir contemplé les flammes naissantes. C’est à peu près à ce moment-là qu’il avait dû perdre connaissance. Il vit ses vêtements étendus sur une petite chaise à l’autre bout de la pièce. Jetant un rapide coup d’œil sous les couvertures, il constata qu’il était nu. Il pria avec ferveur pour que Laitha n’ait pas été présente quand on l’avait déshabillé. La porte s’ouvrit et Culain entra. Ses longs cheveux noirs étaient noués sur sa nuque ; il portait une épaisse chemise en laine à col montant et des jambières noires en cuir, par-dessus des bottes en peau de mouton tannée. — Il est l’heure de se lever, prince. Et de s’activer ! (Il s’approcha du lit et arracha les couvertures.) Habille-toi et rejoins-moi dans l’autre pièce. — Bonjour à toi aussi, dit Thuro alors que son hôte avait déjà le dos tourné. Culain ne répondit pas. Le prince s’extirpa de sa couche et se glissa dans ses jambières vertes en laine, avant de passer sa chemise en laine couleur crème bordée d’un galon. Puis il enfila ses bottes et retourna s’asseoir sur le lit. Le souvenir des événements de la veille le submergea telle une vague glacée. Son père était mort, sa vie était menacée. Il se trouvait à des centaines de kilomètres de chez lui, loin de ses amis, à la merci d’un étranger antipathique. — Je ne suis pas contre un coup de main, Maedhlyn, chuchota-t-il. Prenant une profonde inspiration, il adressa une prière à la déesse de la Terre, puis rejoignit Culain dans la pièce principale. Le guerrier empilait des bûches dans l’âtre quand le prince entra. Il ne leva pas les yeux. — Tu trouveras une hache et une hachette, dehors. Va couper vingt bûches, pas plus grandes que celles que tu vois là. Tout de suite, mon garçon. — Pourquoi irais-je couper du bois pour toi ? demanda Thuro. Il n’aimait pas le ton sur lequel l’homme s’adressait à lui. — Parce que tu as dormi dans mon lit, et que je suis sûr que tu vas manger ma nourriture. Ça s’appelle rendre la monnaie de la pièce… mais peut-être es-tu au-dessus de ça, prince ? — Je vais aller les couper, tes bûches, et ensuite je m’en irai, déclara Thuro. Je trouve tes manières très désagréables. Culain se mit à rire. — Tu es libre, je ne te retiens pas. Cela dit, je serais curieux de savoir dans quelle congère tu as l’intention de mourir. Je n’ai jamais rencontré de garçon aussi faible que toi. Je doute que tu aies la force de redescendre cette montagne, et je parie que tu n’as pas la moindre idée de la direction qu’il faut emprunter. — En quoi est-ce que ça te regarde, ce qui peut m’arriver ? — Je te répondrai quand je serai prêt, dit Culain. Il se redressa et s’approcha de l’adolescent, le dominant de toute sa taille. Thuro campa sur ses positions et, menton levé, soutint le regard appuyé de l’homme sans céder d’un pouce. Culain sourit. — Eh bien, mon garçon, tu n’as peut-être rien dans les bras, mais tu ne manques pas d’audace. Grâce soit rendue à la Source. Maintenant, va me couper ces bûches, et on discutera de ton départ pendant le petit déjeuner. Thuro eut l’impression d’avoir remporté une petite victoire, mais il n’était pas sûr d’en connaître le prix, ni que le jeu en vaille la chandelle. Il quitta la cabane et repéra l’abri à bois une dizaine de mètres plus loin, près d’une rangée d’arbres. Il trouva la hache fichée dans une bûche et lutta pour la dégager. Il la souleva pour la faire tenir sur une épaisse souche de pin, puis brandit la hache au-dessus de sa tête. À la première tentative, il manqua la bûche, et la lame de l’outil s’enfonça dans le sol enneigé. Il la retira non sans mal, prit solidement appui sur ses pieds, et fit un nouvel essai. Cette fois, le tranchant rebondit sur la bûche, et la hache s’échappa brusquement des mains fines de Thuro. Il la récupéra. À la troisième tentative, il frappa la bûche, mais la hache s’arrêta à mi-chemin, sa tête prise au piège. Il réussit à la dégager après plusieurs minutes, puis resta debout, réfléchissant à ce qu’il devait entreprendre pour achever sa tâche. Il écarta un peu plus les pieds, la jambe droite légèrement décalée vers l’avant, souleva la hache, et fendit la bûche en deux. Il continua ainsi un bon moment, jusqu’à avoir le souffle rauque et le visage blême de fatigue. Il compta les bûches : il y en avait onze. Et Culain en avait exigé vingt ! Il poursuivit sa corvée en ralentissant la cadence. Il avait mal aux mains et reposa la hache pour examiner sa peau : quatre grosses ampoules ornaient sa paume. Il jeta un coup d’œil vers la cabane, mais Culain n’était nulle part en vue. Il recompta les bûches : dix-huit. Prenant sa hache dans ses mains blessées, il se remit à l’ouvrage jusqu’à en avoir fendu vingt. Il se retrouva avec quarante morceaux de bois massifs. De retour à la cabane, il trouva Culain installé dans le grand fauteuil en cuir, les pieds posés sur une petite table. Le guerrier leva la tête vers le prince quand celui-ci entra. — J’ai bien cru que tu piquais un somme, jeune prince. — Je n’ai pas « piqué un somme », et je n’aime pas le ton que tu emploies pour me donner mon titre. On dirait que tu parles d’un chien. Je suis Thuro. Tu peux m’appeler ainsi, si tu n’es pas à l’aise en présence d’un membre de la famille royale. — Vraiment, tu m’autorises ? J’en suis honoré ! Alors, il est où, ce bois ? — Ça y est, je l’ai coupé. — Il faut le rentrer, mon garçon. Sinon, à quoi bon ? Ravalant sa colère, Thuro retourna vers l’abri et souleva trois morceaux de bois, qu’il porta sans difficulté jusqu’à la cabane. Il gravit les trois marches et déposa son fardeau dans l’âtre. Il répéta la manœuvre huit fois avant que ses bras le brûlent et que ses pieds traînent dans la neige. Culain se contenta de rester assis, sans lui prêter la moindre assistance. Thuro fit encore deux allers-retours en chancelant, puis tituba et s’effondra sur le plancher de la cabane. Depuis son fauteuil, le guerrier se pencha en avant et tapota le dos du garçon. — Si je ne m’abuse, il en reste sept, jeune Thuro. La colère lui redonna des forces. Le prince se redressa sur ses genoux, sortit d’un pas mal assuré et retourna marcher dans la neige. Cette fois, il s’empara de quatre pièces de bois, qu’il rentra lentement. Sa main droite, toute poisseuse, le chauffait. Lorsqu’il lâcha les bûches dans l’âtre, il remarqua que du sang coulait de ses ampoules crevées. Il retourna vers l’abri et, dans un ultime effort, rapporta les derniers morceaux à la cabane. — On ne laisse jamais une hache à l’air libre, dit Culain. Il faut toujours la planter dans le bois. Ça protège le tranchant. Thuro acquiesça sans avoir la force de répondre. De nouveau dehors, il prit la hache et la plongea dans une bûche. — Ce sera tout ? lança-t-il. Ou bien ça fait partie du jeu, que je revienne d’abord à l’intérieur ? — Viens manger, répliqua Culain. Le petit déjeuner était composé de viande froide et de fromage. Thuro engloutit sa modeste part en un clin d’œil. Ils burent ensuite une bière brune si amère que le prince faillit s’étouffer. Culain ne réagit pas mais, pour prévenir toute moquerie, Thuro s’efforça de finir le breuvage infect. — Comment te sens-tu ? demanda le guerrier. — Ça va. — Tu veux que je soigne ta main ? Thuro s’apprêtait à refuser quand il comprit que c’était la réaction que l’autre attendait. Le conseil de Ptolémée, rapporté par Plutarque, lui revint en mémoire : « Tant que vous répondez, votre destin tient dans la main de votre adversaire. Quand vous l’obligez à répondre, c’est son cou que vous tenez dans votre main. » Thuro sourit. — Ce serait gentil. Culain haussa les sourcils. — Donne ta main. Le garçon s’exécuta. L’homme prit la salière et saupoudra du sel directement sur la blessure. Le prince eut l’impression que des aiguilles de feu le transperçaient. — Ça devrait suffire, dit Culain. Maintenant, j’aimerais que tu me rendes un service. — Je ne te dois rien du tout. J’ai payé pour mon repas. — En effet, mais je souhaiterais que tu portes un message à Laitha. Tu ne vas pas partir sans lui dire au revoir, quand même ! — Très bien. Où la trouverai-je ? — Elle et moi avons construit une cabane, un peu plus haut dans les sommets. Elle apprécie la solitude. Va la voir et dis-lui que j’aimerais qu’elle se joigne à moi ce soir. — C’est tout ? — Oui. — Alors je vais te faire mes adieux, Culain lach Feragh. Je n’ai aucune idée de ce que signifie ce titre, mais je te remercie pour ton excellent accueil. — Je pense que tu devrais attendre un peu avant de partir, du moins jusqu’à ce que tu saches où trouver Laitha. — Dans ce cas, aurais-tu l’obligeance de m’indiquer le chemin ? Les explications de Culain étaient simples, et Thuro le quitta sans ajouter un mot. Le soleil brillait en cette fraîche matinée, et il n’y avait pas le moindre souffle d’air. Le prince erra à travers le paysage hivernal désolé pendant plus de une heure avant de parvenir au sentier dont Culain lui avait parlé, marqué par un arbre abattu. Il tourna à droite et continua à gravir le flanc de la montagne, s’arrêtant souvent pour se reposer. Le crépuscule était presque là lorsque, enfin, il atteignit la petite cabane de Laitha, épuisé. Elle l’aida à entrer, et il se laissa tomber près de la flambée, devant laquelle il resta assis plusieurs minutes pour reprendre sa respiration. — J’ai bien cru que j’allais y rester ! finit-il par dire. Elle prit place à ses côtés. — Retire donc ces vêtements trempés et réchauffe-toi. — Ce serait inconvenant, répondit-il en espérant quelle insisterait. Elle n’en fit rien. — Je vais te chercher à manger. Du pain et du fromage, ça t’irait ? — Ce serait formidable. Je n’ai jamais eu si faim depuis… je ne sais même plus. — Le chemin est long jusque chez moi. Pourquoi es-tu venu ? Elle lui tendit du pain noir et du fromage frais. — Culain m’a demandé de te transmettre un message. Il a dit qu’il aimerait que tu te joignes à lui ce soir. — C’est bizarre. — C’est ce gars, qui est bizarre. C’est aussi l’individu le plus grossier que j’aie jamais rencontré. — Bon, je crois que le mieux, c’est que tu reprennes des forces et que tu te réchauffes avant qu’on se remette en route. — Pas question que j’y retourne. Je lui ai déjà fait mes adieux, lui répondit Thuro. — Tu n’as pas le choix. Il n’y a pas d’autre moyen de quitter la montagne, et il fera noir depuis un moment quand nous atteindrons sa cabane. Tu vas devoir y passer une nuit de plus, au moins. — Et je ne pourrais pas rester ici ? avec toi ? — Tu l’as dit toi-même, prince. Ce serait « inconvenant ». — Il le savait, dit Thuro. Il savait que je serais piégé ici. À quel jeu diabolique joue-t-il ? — Je crois que tu te fais des idées, déclara-t-elle d’un ton sec. C’est un de mes amis dont tu parles… le meilleur qui soit. Peut-être que Culain n’apprécie pas les jeunes princes prétentieux. Il t’a pourtant sauvé la vie, comme il a sauvé la mienne il y a dix ans : en prenant beaucoup de risques. T’a-t-il demandé une rétribution pour ça, Thuro ? D’instinct, il tendit le bras et posa la main sur celle de la jeune fille. Elle la retira comme si elle venait d’être piquée. — Je suis désolé, reprit-il. Je ne voulais pas t’offenser. Tu es désormais ma seule amie au nord du mur. Mais tu as dit toi-même que c’était « bizarre » qu’il m’ait demandé de venir ici. Pourquoi ? — Ça n’a pas d’importance. On devrait y aller. — Mais si, Laitha, c’est important. Laisse-moi deviner. Tu as été surprise parce qu’il était déjà prévu que tu te joignes à lui. Pas vrai ? — Possible. Ou peut-être a-t-il oublié. — Il ne m’a pas l’air du genre à avoir la mémoire défaillante. Il savait que je serais obligé de revenir chez lui. — Tu n’auras qu’à lui demander quand tu le verras, répliqua-t-elle. Elle enfila un épais pourpoint en peau de mouton et ouvrit la porte de la cabane. Dehors, la neige tombait à gros flocons et le vent se levait de façon alarmante. Elle claqua le battant en lâchant un juron que Thuro avait entendu pour la dernière fois de la bouche d’un soldat. — Impossible de partir maintenant, dit-elle. Tu vas devoir passer la nuit ici. Thuro se sentit aussitôt de bien meilleure humeur. Juste à ce moment-là, la porte s’ouvrit et Culain entra. L’homme s’arrêta pour balayer d’une main la fine couche de neige qui recouvrait ses épaules. — Le temps est trop mauvais pour prendre la route, prince, dit-il. Allons, encore une ou deux corvées demain matin, et bientôt tu auras payé pour ta pension. Cela faisait quatre jours que Victorinus et Gwalchmai chevauchaient, et deux qu’ils n’avaient rien mangé. Le Romain s’inquiétait davantage de leur stock de provisions que des risques de se faire capturer : les chevaux avaient besoin de grain et, sans montures, les deux hommes n’avaient aucune chance de quitter les terres brigantes. — Qu’est-ce que je ne donnerais pas contre un bon arc ! dit Gwalchmai quand ils aperçurent plusieurs chevreuils sur le versant d’une petite colline. Victorinus s’abstint de répondre. Il était fatigué, et la barbe qui envahissait sa mâchoire carrée le rendait irritable. Il aimait être propre, et l’odeur de sueur rance qu’il dégageait ajouta à son exaspération lorsqu’il se gratta le visage, maudissant l’absence de rasoir. — Tu commences à avoir l’air humain, dit Gwalchmai. Encore quelques mois et je ferai des tresses dans ta barbe. Tu pourras alors marcher aux côtés de gens respectables. Victorinus sourit et recouvra un peu de sa bonne humeur. — On n’a plus un sou, Gwal ; pourtant, il va bien falloir trouver de quoi nourrir les chevaux. — Et si on allait en haut des collines ? suggéra Gwalchmai. Comme ça, on pourrait essayer de repérer un village ou une ferme pour y vendre quelques affaires de Caradoc : son épée devrait valoir un bon prix. Victorinus acquiesça, mais cette idée lui déplaisait. Le plus triste chez les tribus bretonnes, c’était leur incapacité à se mélanger sans effusion de sang. La perspective que Gwalchmai se jette au cœur d’un village brigante ou trinovante l’emplissait d’appréhension. Cette nuit-là, ils campèrent dans une clairière au creux d’une cuvette à l’abri du vent, entre les collines. La neige tombait abondamment, mais les deux hommes et leurs montures avaient trouvé refuge sous un pin chargé d’un lourd manteau blanc. La flambée empêcha leur sang de geler dans leurs veines. Le lendemain matin, ils repérèrent un hameau composé d’une dizaine de huttes. Ils y entrèrent avec prudence. Gwalchmai paraissait insouciant, et Victorinus s’émerveilla une fois de plus de l’optimisme breton qui imprégnait les tribus. Elles étaient totalement incapables de tirer des leçons du passé, et voyaient en chaque nouveau jour l’occasion de reproduire les erreurs des dernières vingt-quatre heures. — Essaie de n’insulter personne, conseilla vivement Victorinus. — N’aie crainte, Romain. La journée va être bonne. Le chef du village vint à leur rencontre. C’était un vieux guerrier qui portait des tresses blanches et arborait un tatouage bleu en forme de toile d’araignée sur le front. — Salutations, père, dit Gwalchmai tandis qu’une poignée de villageois se massait derrière le chef. — Je ne suis pas ton père, espèce de rat du Sud, répondit l’homme avec un sourire, dévoilant l’unique dent qui pendait à sa gencive. — N’en sois pas si sûr, père. Tu m’as l’air d’avoir été de ceux qui disséminent leur semence dans leur jeune temps, et ma mère attirait ce genre d’hommes. La foule gloussa et le vieil homme avança, une lueur brillant dans ses yeux bleus. — En effet, maintenant que tu le dis, on a un petit air de famille. Je suppose que tu as apporté un cadeau à ton vieux papa ? — Tout à fait, dit Gwalchmai. Il mit pied à terre et présenta au chef le plus beau couteau de Caradoc : une arme à lame ogivale dont le manche était en os sculpté. — Ça vient de l’autre rivage, déclara le vieillard en soupesant le couteau. Le fer est de bonne qualité, et le tranchant bien affûté. — C’est agréable d’être de retour chez soi, dit Gwalchmai. Peut-on dormir ici cette nuit et nourrir nos chevaux ? — Mais bien sûr, fiston. (Le chef héla deux adolescents qui menèrent les bêtes vers un enclos, à l’est du hameau.) Venez donc dans ma hutte. Celle-ci était chichement meublée, mais leur offrait un abri bienvenu contre le vent. Il y avait un lit de camp, plusieurs tapis et un brasero en fer dans lequel brûlait du charbon. Lorsqu’ils entrèrent, une femme âgée s’inclina pour les saluer avant d’aller chercher des bols de bière brune, du pain et du fromage. Les trois hommes s’installèrent près du brasero et le chef se présenta comme étant Golaric, ancien champion du vieux roi Cascioc. — C’était un bon souverain, qui savait manier l’épée et la lance. Il a été assassiné par son frère et ce maudit Romain, Aurelius. (Golaric posa son regard étincelant sur Victorinus.) C’est pas tous les jours qu’un commis prend la peine de venir jusqu’à mon modeste village. — Je ne suis pas commis, reconnut Victorinus. — Je sais. Je n’ai peut-être plus de dents, mais j’ai encore toute ma tête. Tu es Victorinus, le centurion. Et toi, mon rebelle de fils, tu es Gwalchmai, le Cantiaci, pisteur du roi. Les nouvelles circulent très vite. — Nous sommes pourchassés, père, dit Gwalchmai. — Un peu, que vous l’êtes. C’est vrai que ce bâtard de Romain est mort ? — Oui, dit Victorinus, et mort ou vif, je ne tolérerai pas qu’on l’évoque en ces termes. — Il ne serait pas soupe au lait, lui ? demanda Golaric en voyant Victorinus porter la main à son glaive. — Tu connais les Romains, père. Ils ne savent pas se maîtriser, répondit Gwalchmai. Comment se fait-il que tu sois si franc avec nous ? — La franchise est une qualité que j’apprécie. Gwalchmai sourit. — Je connais un peu l’histoire des Brigantes. Cascioc était le frère aîné d’Eldared. Il a été assassiné dans son lit. Il y a pratiquement eu une guerre civile entre les tribus de l’ancienne confédération calédonienne. Quel rôle as-tu joué là-dedans, père ? — Comme je l’ai dit, j’étais le champion du roi. À l’époque, je savais me servir de mes bras, et j’aurais dû trancher la gorge d’Eldared, mais je me suis abstenu. Le mal était fait. J’avais prêté le serment du Sang et juré de défendre le roi au péril de ma vie. Eldared ayant pris le trône, j’ai décidé de quitter mes fonctions. Maintenant, il offre de belles récompenses à qui tuera ceux qui représentent une menace pour lui. Son or ne m’intéresse pas. Ce que je veux, c’est sa chute. — Je ne peux pas te la garantir, dit Victorinus. Ce qui est sûr, c’est qu’il vaincra si nous ne parvenons pas à rallier Eboracum. Eldared se vantait d’avoir environ quinze mille hommes sous ses ordres. Lucius Aquila n’en a que quatre mille à Eboracum. S’il est pris par surprise, il sera mis en déroute. — Je me moque de savoir si un Romain survivra à Eboracum, mais je vois ce que tu veux dire. Ce soir, vos chevaux auront à boire et à manger, mais demain vous devrez partir. Je vous donnerai quelques réserves de nourriture ; pas grand-chose, car notre village est pauvre. Mais soyez prudents : des chasseurs vous attendent au sud et à l’est. Il vous faudra d’abord passer par l’ouest, puis vous diriger vers le sud. — Nous ferons attention, père, dit Gwalchmai. — Et arrête de m’appeler « père ». Je n’ai jamais couché avec une seule Cantiaci : elles portaient toutes la barbe. Gwalchmai s’esclaffa. — C’est vrai, confia-t-il à Victorinus. C’est pour ça que je me suis enrôlé dans l’armée du roi. — Il y a autre chose que vous devez savoir, fit remarquer Golaric. Les chasseurs n’ont pas l’air de s’en faire à propos de votre capture. Ils disent qu’ils peuvent compter sur la magie des Brumes pour vous débusquer. Si c’est vrai, je vous plains. Gwalchmai pâlit. — Qu’est-ce qu’il veut dire ? demanda Victorinus. — Qu’on est morts, murmura Gwalchmai. Les deux hommes chevauchèrent côte à côte au cours de cette longue journée, et Victorinus supportait de plus en plus difficilement le silence qui s’était abattu entre son camarade et lui. Ils progressaient à découvert, un vent glacial soufflait, mais c’était surtout le regard effrayé de Gwalchmai qui préoccupait le Romain. Cela faisait quatre ans qu’il le connaissait, depuis son arrivée à Camulodunum à l’âge de dix-huit ans, fraîchement débarqué de Rome. Durant toutes ces années, il en était venu à nourrir un profond respect pour cet homme téméraire à l’optimisme inébranlable, mais à présent Gwalchmai chevauchait comme s’il était possédé : ses yeux ne voyaient rien, son attitude trahissait son abattement. Ils campèrent à l’abri d’une paroi rocheuse et Victorinus prépara un feu. — Qu’est-ce qui ne va pas, mon vieux ? demanda-t-il tandis que Gwalchmai, assis, observait passivement les flammes. — Tu as de la chance de ne pas comprendre, dit Gwalchmai. — Je sais reconnaître la peur quand je la rencontre. — C’est pire que la peur : c’est la prescience de la mort. Je dois me préparer pour l’ultime voyage. Ne sachant que répondre, Victorinus lui rit au nez. — Est-ce bien Gwalchmai que j’ai devant moi ? Tu es bien le pisteur du roi ? On dirait plutôt un lapin pris dans la lumière d’une torche, attendant que la flèche le frappe. Qu’est-ce que tu as, mon ami ? — Tu ne comprends pas, répéta Gwalchmai. C’est dans l’essence même de cette terre… dans les divinités du bois et du lac. Autrefois, cet endroit était la maison des dieux, et ils cheminent toujours ici, dans les Brumes. Ne te fiche pas de moi, Romain, car je sais de quoi je parle. Dans le ciel, j’ai vu des dragons couverts d’écailles. J’ai vu marcher l’Atrol. J’ai entendu les morts et leur respiration sifflante. Il n’y a aucun moyen d’y échapper : si les anciens dieux sont sur notre piste, nous n’avons nulle part où nous cacher. — Tu parles comme une vieille femme ! Moi, ce que je vois, je peux l’entailler. Et ce que je peux entailler, je peux le tuer. Il n’y a rien à ajouter. Les dieux, rien que ça ? Regarde autour de toi : où sont les Atrols ? Où sont les dragons ? Où sont les non-morts ? — Tu verras, Victorinus. Avant qu’ils t’emportent, tu verras. La lune disparut derrière un nuage et une chouette vola au-dessus du campement. — Le voilà, ton fameux dragon, Gwalchmai. De sortie pour la chasse aux souris ! — Un jour, mon père a mis un Enchanteur en colère, dit Gwalchmai à voix basse, et ce dernier a fait appel à une sorcière. Sur le versant d’une colline, ils ont retrouvé mon père… ou plutôt ce qu’il en restait : la partie inférieure. Le reste avait été arraché, et j’ai vu de mes yeux les marques de crocs laissées sur son dos. — Tu as peut-être raison, admit Victorinus, et peut-être que les démons vont et viennent comme toi et moi. Mais si c’est le cas, un homme se doit de les affronter. C’est la peur qui tue, Gwal. Au loin, un loup hurla, son cri résonnant dans la clairière d’une étrange façon. Victorinus frissonna et jura intérieurement. Il passa une couverture autour de ses épaules et alimenta le feu en y ajoutant des branches. — Je vais veiller une heure ou deux, dit-il. Toi, dors. Gwalchmai s’enveloppa docilement dans ses couvertures et s’allongea près de la flambée, pendant que Victorinus dégainait son glaive et s’adossait contre un arbre. Le froid s’intensifia au cours de la nuit. Le Romain ajouta du combustible dans le feu jusqu’à ce que la dernière branche soit presque consumée, puis il se leva et s’étira le dos, s’éloignant dans l’obscurité pour ramasser du bois mort. Il posa son glaive et venait de se pencher pour soulever une longue branche cassée par le vent quand un murmure grave mit ses sens en alerte. Rendu nerveux par sa discussion avec Gwalchmai, il laissa tomber le bois, s’empara de son épée et plongea vers la droite. Quelque chose lui effleura le dos et il roula sur lui-même, son glaive fendant les ténèbres qui menaçaient de l’écraser. La lame rencontra quelque chose de dur et un cri bestial suivit. Victorinus roula de nouveau tandis qu’une ombre noire surgissait devant lui. Puis, poussant un cri de guerre, il bondit pour faire face à son assaillant. Son épée atteignit sa cible, mais le coup violent qui lui fut porté à la tempe le décida à rejoindre en courant le campement, où il dérapa dans les braises rougeoyantes. Les nuages s’écartèrent et la lune éclaira la scène de ses rayons d’argent. Victorinus se releva… et se figea. Devant lui se tenait une créature de près de trois mètres de haut, couverte de longs poils bruns. Ses yeux rouges brillaient comme du sang fraîchement versé, et ses crocs méchamment incurvés avaient la longueur d’une dague. Ses bras immenses complètement disproportionnés touchaient presque le sol, et ses quatre doigts étaient surmontés de griffes luisantes et dentelées. Une brume grise tourbillonna autour des jambes de Victorinus et s’éleva au moment même où il la remarquait. La créature avança. Le Romain essuya rapidement la sueur de la main qui tenait son épée et agrippa fermement la poignée de son glaive recouverte de cuir. Ce n’était pas l’arme la plus efficace contre ce genre de bête : il lui fallait une lance. — Approche, et prépare-toi à mourir ! lança-t-il. Viens tâter du fer romain ! La créature s’arrêta… et se mit à parler. Victorinus en fut si surpris qu’il faillit lâcher son épée. — Tu ne peux pas te battre contre ton destin, Victorinus, dit la chose d’une voix sifflante. L’heure de ta mort est venue. Cesse de lutter. Accorde le repos à ton âme, et sois en paix. Accorde le repos à ton âme, et sois heureux. Accorde le repos… La voix était hypnotique et, comme la bête s’approchait, Victorinus cligna des yeux, essayant de sortir de la léthargie dans laquelle il était plongé. La brume atteignit ses épaules, tourbillonnant comme de la fumée. — Non ! cria-t-il en reculant. Soudain, un hurlement surnaturel déchira le silence. Le brouillard s’écarta et Victorinus vit Gwalchmai qui se tenait derrière la bête, brandissant son épée ensanglantée, prêt à lui assener un deuxième coup. Le Romain s’élança et plongea sa lame dans la gorge poilue. Les griffes le fouettèrent, lacérant le devant de ses robes jusqu’à atteindre sa peau. Gwalchmai frappa de nouveau la créature par-derrière, et celle-ci s’effondra. La brume s’épaissit, puis disparut. La bête était partie. Victorinus regagna le campement d’un pas chancelant, rassembla les charbons ardents avec la lame de son épée et souffla dessus afin de raviver les flammes. Gwalchmai le rejoignit, mais ils restèrent silencieux jusqu’à ce que le feu reprenne. — Pardonne-moi, dit le Romain. Je me suis moqué de toi par pure ignorance. — Il n’y a rien à pardonner. C’est toi qui avais raison : un homme doit se battre pour défendre sa vie, même s’il croit que tout est perdu. Romain, tu m’as enseigné une bonne leçon, aujourd’hui. Je ne l’oublierai pas. — De toute évidence, c’est le jour des leçons. C’était quoi, ça ? — Un Atrol. Et il était petit, celui-là. On a eu de la chance, Victorinus. À l’heure qu’il est, ils savent qu’ils ont échoué et le prochain démon ne mourra pas aussi facilement. — Peut-être bien que non. Mais il mourra, c’est ce qui compte. Gwalchmai lui adressa un grand sourire et lui donna une claque dans le dos. — Je veux bien te croire. — Il faut bien que l’un de nous y croie, dit le Romain. — Je pense qu’on devrait y aller, suggéra Gwalchmai. Maintenant qu’ils ont reniflé notre piste, ils vont nous talonner de près. Comme pour appuyer ses propos, un hurlement épouvantable résonna au nord. On y répondit à l’est et à l’ouest. — Des loups, tu crois ? demanda Victorinus, redoutant la réponse. — Des Atrols. Allons-y. Chapitre 5 Thuro observa le visage sérieux de Culain et, pour la première fois de sa vie, sentit la haine monter en lui. Son père venait de mourir, sa vie était fichue, et voilà que, désormais, il était à la merci de ce montagnard au comportement étrange. Le garçon se mit debout devant le feu. — Je travaillerai pour payer ma pension de ce soir, malgré tes duperies, déclara-t-il. Mais ensuite, je partirai. — Je crains que non, jeune prince, dit Culain en retirant son pourpoint de cuir et en s’avançant jusqu’à la flambée. Demain matin, les vallées en contrebas seront devenues impraticables et il y aura plus de trois mètres d’épaisseur de neige. J’ai bien peur qu’on soit obligés de te supporter pour les deux mois à venir, au moins. — Tu mens ! — Cela m’arrive rarement, répondit Culain à voix basse, s’agenouillant auprès du feu pour se chauffer les mains. Et sûrement pas dans une situation pareille. Vois quand même le bon côté des choses, Thuro. Tu n’auras pas à me voir souvent. Tu pourras tenir compagnie à Laitha, en échange de quelques simples corvées. En plus, tu n’as peut-être pas la possibilité de partir, mais tes ennemis sont également incapables de t’atteindre. D’ici au printemps, ton retour chez toi sera bien moins périlleux. Peut-être même que tu apprendras deux ou trois choses. — Je n’ai rien à apprendre de toi. Tes manières ne méritent pas d’être enseignées. Culain haussa les épaules. — Comme tu voudras. Je suis fatigué. C’est que je ne suis plus tout jeune. Puis-je étendre mes vieux os sur ton lit, Gian ? — Bien sûr, répondit Laitha. Thuro vit avec quels yeux elle le regardait et regretta de ne pas produire le même effet sur elle. Son amour pour Culain irradiait, et le garçon fut stupéfait de ne pas l’avoir remarqué plus tôt. Il jugea sa présence inopportune, intrusive, et son cœur se serra sous le coup de la tristesse. La fille de la forêt aimait cet homme d’action. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il était grand, solide comme un roc, mûr et puissant… Détournant la tête pour ne pas voir l’amour qui brillait dans ses yeux, Thuro marcha jusqu’à la fenêtre opposée. Celle-ci était d’une étanchéité remarquable, et il mit beaucoup de soin à inspecter la précision avec laquelle le bois épousait l’embrasure. Pas le moindre souffle d’air ne passait. Quand il se retourna, Culain s’était retiré dans l’autre pièce avec Laitha. Thuro regagna sa place auprès du feu. Il les entendit parler à voix basse sans pour autant distinguer ce qu’ils disaient. Laitha réapparut quelques minutes plus tard et alluma deux bougies. — Il dort, dit-elle. — Pardonne-moi, Laitha. Je ne voulais pas vous déranger. Elle posa ses grands yeux bruns sur lui, l’air interrogateur. — Que veux-tu dire ? Il déglutit avec difficulté, conscient qu’il s’aventurait sur un terrain glissant. — Je n’avais pas l’intention de m’imposer entre Culain et toi. Vous semblez heureux tous les deux et n’avez sans doute pas besoin qu’on… vous tienne compagnie. Je m’en irai à la première occasion. Elle hocha la tête. — Tu te trompes, Thuro. Ici, tu pourras apprendre beaucoup de choses, pour peu que tu fasses bon usage de ton temps. Culain est un brave homme, le meilleur que je connaisse. Il n’y a aucune méchanceté chez lui, quoi que tu penses. Mais il a toujours une bonne raison d’agir comme il le fait, et ses motivations sont tout sauf égoïstes. — Je ne le connais pas aussi bien que toi, dit Thuro d’un ton aussi neutre que possible. — En effet, tu ne le connais pas. Mais ça pourrait changer, si seulement tu te donnais la peine de réfléchir au lieu de réagir. — Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Mes capacités de réflexion sont peut-être ma seule force. Mon esprit ne m’a jamais fait défaut, et je ne peux pas en dire autant de mes jambes, ni de mes poumons. Elle sourit et tendit le bras pour lui toucher l’épaule. Son corps en fut presque électrisé. — Alors réfléchis, Thuro. Pourquoi Culain est-il ici ? — Comment le saurais-je ? — En examinant les faits avant de parvenir à une conclusion. Prends le problème comme si c’était une énigme à résoudre. Voilà un domaine dans lequel Thuro se sentait à l’aise. Le mot « énigme » à lui seul lui donnait l’impression d’être un peu plus chez lui. Il lui rappelait les soirées passées en compagnie de Maedhlyn, dans son étude tapissée de chêne. Sans effort, son esprit emprunta une nouvelle piste. Culain lui avait demandé de rendre visite à Laitha pour lui délivrer un message mais, ensuite, il était venu en personne, rendant le déplacement de Thuro totalement inutile. Pourquoi ? Repensant à son ascension longue et ardue jusqu’à cette cabane isolée, il se rendit compte que l’homme avait dû se mettre en route peu de temps après lui. Il leva la tête et vit que Laitha l’observait avec intensité. Il sourit, mais le visage de la jeune fille resta impassible. — Alors, tu as trouvé ? demanda-t-elle. — Peut-être. Il me surveillait, au cas où je me serais effondré dans la neige. Désormais, c’était elle qui souriait. Il la vit se détendre. — Tu le considères toujours comme un ogre ? — Il n’empêche qu’il n’avait quand même aucune raison valable de m’envoyer chez toi. — Tu devrais aussi y réfléchir, dit-elle en se levant doucement pour se diriger vers un grand coffre rangé contre le mur opposé. Elle en sortit deux couvertures et les lui tendit. — Allonge-toi ici, près du feu. À demain. — Et toi, où vas-tu dormir ? demanda-t-il. — À côté de Culain. — Oh ! oui, bien sûr. — « Oui, bien sûr », répéta-t-elle avec une étincelle de colère dans le regard. Il rougit violemment et détourna la tête. — Je ne voulais pas t’offenser. Vraiment. — Je suis moins offensée par tes paroles que par ce que je lis dans tes yeux. Il hocha la tête et écarta les mains. — Je suis jaloux. Il faut m’excuser. — Et pourquoi le ferais-je ? Quel est ton crime ? De voir sans voir. Tu juges en t’appuyant sur les preuves les plus infimes. Ne te méprends pas sur tes capacités, Thuro. C’est vrai : ton corps n’est pas aussi fort que ton esprit. Mais que peut-on en conclure ? Que ton corps est si faible que ni surestimes la véritable puissance de ton intelligence. Ton esprit est indiscipliné, et ton arrogance intolérable. Bonne nuit. Il resta longtemps assis à contempler le feu, l’alimentant et songeant aux paroles de Laitha. Dès l’instant où Culain était arrivé à la cabane, il aurait dû savoir que le grand guerrier l’avait suivi, comme il aurait dû savoir pourquoi il lui avait demandé de venir ici. C’était bel et bien dans l’intention de le retenir dans les montagnes pour le reste de l’hiver, mais Culain n’avait rien à y gagner. Seul Thuro en tirait profit : il était désormais à l’abri. Allongé sur le sol, la couverture autour de ses épaules, il se sentait idiot, immature et complètement dépassé. Laitha, puis Culain lui avaient sauvé la vie. Et voilà comment il les avait remerciés : en faisant preuve de mépris et d’ingratitude. Il se réveilla tôt d’un sommeil sans rêves. Le feu n’était plus qu’un tas de cendres grises dans lequel quelques braises éparses rougeoyaient encore. Il les remua avec soin pour permettre à l’air de circuler et ajouta les dernières bûches. Puis il se leva et quitta la cabane. Dehors, il ne neigeait plus. L’air glacial était vivifiant. Il repéra l’abri à bois et s’empara d’une hache au long manche. Il fendit une grosse bûche du premier coup et se sentit ivre de fierté. Il inspira à fond, un grand sourire aux lèvres. Sur ses paumes, les ampoules avaient séché, mais la peau était toujours sensible. Sans tenir compte de la gêne qui le gagnait, il continua à fendre du bois jusqu’à avoir divisé vingt bûches en quarante-six morceaux. Ensuite, il les rassembla et s’assit sur la souche, le visage ruisselant de sueur. Il n’avait plus froid ; il se sentait vivant. Après un tel déploiement d’efforts, ses bras et ses épaules le brûlaient et il attendit un moment, le temps de reprendre son souffle. Puis il souleva trois morceaux de bois et les porta jusqu’à l’âtre. Comme la veille, il commença à souffrir de vertiges après plusieurs allers-retours. Il ralentit donc la cadence et fit de nombreuses pauses. Ainsi, il acheva sa tâche sans s’effondrer et éprouva une satisfaction ridicule à la vue de l’âtre plein. Il retourna à l’abri à bois et planta le fil de la hache dans une bûche. Sa main saignait de nouveau et il resta assis à contempler le sang qui coagulait, aussi fier que si cela avait été une blessure de guerre. Un oiseau au plumage coloré se posa sur une branche juste au-dessus de lui. L’animal avait la gorge brun-rouge et la tête noire, comme s’il portait une petite casquette. Les plumes grises de son dos ressemblaient à une minuscule cape, et le bout de ses ailes et de sa queue, noir à rayures blanches, rappelait le symbole d’un Primus Pilus, ou centurion primipile. Thuro avait déjà vu ce genre d’oiseau dans le bois d’Eboracum, mais ne s’était jamais arrêté pour en admirer la beauté. Le petit animal émit un pépiement flûté avant de disparaître entre les arbres. — C’était un Pyrrhula, qu’on appelle aussi bouvreuil pivoine, dit Culain. Thuro sursauta. L’homme était arrivé aussi discrètement que l’aurore. — Les hautes terres regorgent d’oiseaux magnifiques. Regarde par là ! Thuro tourna la tête vers l’endroit indiqué, et ce qu’il vit l’amusa beaucoup. Il s’agissait d’un petit oiseau orange qui portait une barbe blanche et une moustache noire. Il ressemblait trait pour trait à un sorcier miniature. — Et voici un Panurus biarmicus, ou panure à moustaches, dit Culain. Il n’en reste que très peu. — Il me fait penser à l’un de mes amis. Dommage qu’il ne soit pas là pour le voir. — Tu veux parler de Maedhlyn. Il en a déjà vu. — Tu le connais ? — Depuis des lustres. Nous avons grandi dans la cité de Balacris, avant que l’Atlantide soit engloutie. Tu te demandais ce que signifiait mon titre, Culain lach Feragh. Ça veut dire « Culain l’immortel ». (Il sourit.) Mais ce temps est révolu. Maintenant, je suis Culain, un homme comme les autres, et j’en suis bien aise. J’accueille chaque nouveau cheveu blanc comme un cadeau. — Tu viens de la Terre des Brumes ? — Maedhlyn et moi, ainsi que quelques autres, l’avons créée. La tâche fut rude, et aujourd’hui encore je ne suis pas sûr que tout cela en valait la peine. Qu’en penses-tu ? — Comment le saurais-je ? Je n’y suis jamais allé. C’est un endroit incroyable, non ? — Incroyablement ennuyeux, mon garçon ! Tu imagines ? L’immortalité ! Quelle nouveauté le monde a-t-il à offrir pour aiguiser ton intérêt ? Quels projets nourrir, puisque tout est possible en un clin d’œil ? Quelle joie y a-t-il à voir défiler les saisons à l’infini ? Mieux vaut être mortel et vieillir avec le monde. — Il y a quand même l’amour ! dit Thuro. — Il y a toujours l’amour. Toutefois, au bout d’un siècle ou d’un millénaire, les flammes de la passion ressemblent plutôt à quelques braises rougeoyantes dans un feu qui ne brûle plus depuis longtemps. — Et Laitha, est-elle immortelle ? — Non, elle ne vient pas des Brumes. Es-tu épris d’elle, Thuro ? Ou est-ce seulement parce que tu t’ennuies, coincé dans ces bois ? — Je ne m’ennuie pas. Et oui, je la trouve belle. — Ce n’est pas ce que je t’ai demandé. — Alors je ne peux pas répondre. Mais je ne me permettrais pas d’approcher ta dame… quand bien même elle voudrait de moi. Les yeux gris de Culain étincelèrent, et l’homme se fendit d’un large sourire. — Bien parlé ! Cependant, ce n’est pas ma « dame ». C’est ma pupille. — Mais… elle partage ton lit ! — Certes, nous le partageons. Tu as donc vécu coupé du monde, à Eboracum ? je me demande à quoi Maedhlyn a bien pu penser ! — Pourtant, elle t’aime, dit Thuro. Tu ne peux pas le nier. — Je l’espère : je me suis efforcé d’être comme un père pour elle. Pour la première fois depuis sa rencontre avec le Guerrier des Brumes, Thuro se sentit étrangement supérieur. Il savait que Laitha aimait Culain en tant qu’homme : il le voyait dans son regard et dans sa façon d’incliner la tête. Pourtant, Culain ne soupçonnait rien. Cela faisait de lui un véritable mortel, ce qui le rendit plus sympathique aux yeux du prince. — Quel âge as-tu ? demanda le garçon pour changer de sujet. — La réponse dépasserait ton entendement, et je vais m’abstenir. Mais je garde un œil sur cette île et sur ses habitants depuis plus de sept cents ans. J’ai même été roi, à une époque. — De quelle tribu ? — Toutes. As-tu déjà entendu parler de Cunobelin ? — Le roi des Trinovantes ? Oui. C’était toi ? — J’ai régné pendant plus de quarante ans. J’étais une légende, à ce qu’il paraît. J’ai participé à la construction de Camulodunum. Suétone a écrit à mon sujet que j’étais le Brittanorum Rex, le roi de toute l’île de Bretagne, le plus grand de tous les rois belges. Ah ! c’est que j’étais orgueilleux, à l’époque, et j’aimais beaucoup être flatté ! — Certaines tribus croient que tu reviendras quand le pays sera menacé. C’est ce qui se raconte autour des feux de camp. J’ai toujours trouvé que c’était une légende merveilleuse, mais elle pourrait être vraie. Tu pourrais revenir, et monter de nouveau sur le trône. Culain vit la lueur d’espoir qui brillait dans les yeux de Thuro. — Ce n’est plus moi le roi, Thuro. Et je n’ai aucune envie de régner. Mais toi, tu le peux. Thuro secoua la tête. — Je ne suis pas comme mon père. — Non, tu ressembles beaucoup à ta mère. — Tu la connaissais ? — Oui, j’étais là le jour où Maedhlyn a ramené ton père chez lui. Alaida a tout laissé pour Aurelius, y compris sa vie. Je n’aime pas évoquer ce sujet, mais tu as le droit de savoir. Alaida était ma fille, le seul enfant que j’aie engendré au cours de ma longue existence. Elle avait dix-neuf ans quand elle est partie des Feragh. Elle est morte à vingt ans. Vingt ans ! J’aurais pu tuer Maedhlyn, à l’époque… J’ai failli le faire. Mais il s’en voulait tellement que j’ai compris que sa punition serait bien plus sévère si je lui laissais la vie sauve. — Alors… tu es… mon grand-père ? demanda le garçon en savourant la sensation que lui procuraient ces mots. Pour la première fois, il se rendit compte que Culain et lui avaient les mêmes yeux gris fumée. — Oui, dit Culain. — Pourquoi n’es-tu jamais venu me voir ? Tu me détestais pour avoir tué ma mère ? — Je crois bien que oui, Thuro. La sagesse ne s’acquiert pas forcément avec l’âge ; Maedhlyn en sait quelque chose. J’aurais pu sauver Alaida, mais je lui ai interdit d’emporter une pierre des Feragh. — Elles sont magiques, là-bas ? — Pas toutes, mais il en existe une particulière qu’on appelle la Sipstrassi. C’est la source de toute magie. Ce dont un homme rêve, la pierre peut le créer. Les plus inventifs d’entre eux deviennent des Embellisseurs. Ils égaient la banalité du quotidien avec leurs rêves devenus réalité. — Maedhlyn en est un, dit Thuro. Je l’ai vu faire apparaître des chevaux ailés pas plus grands que le pouce. Il a fait se battre des armées entières sur le bureau de mon père. Il m’a montré Marathon et les Thermopyles, Platées et Philippes. J’ai vu Jules César et ses troupes mis en échec en Bretagne face à Cassivellaunos. J’ai écouté l’oraison funèbre d’Antoine… — Oui, moi aussi j’ai été témoin de tout cela, l’interrompit Culain, mais je parlais d’Alaida. — Désolé, dit Thuro, aussitôt contrit. — Ce n’est pas grave. Les garçons ont tendance à s’emballer dès qu’on parle de magie. Alaida possédait sa propre pierre, mais je lui ai interdit de l’emporter en dehors des Feragh. J’étais persuadé que, d’une manière ou d’une autre, elle m’appellerait si elle avait besoin de moi. Je savais que je l’entendrais, où que je sois. Mais elle ne l’a pas fait. Elle a choisi de mourir. C’est dire à quel point elle était fière. — Et tu te sens responsable de sa mort ? — Qui d’autre le serait ? Mais tout ça, c’est du passé, et toi tu es le présent. Que vais-je bien pouvoir faire de toi ? — M’aider à rallier Eboracum ? — Pas dans cet état, mon garçon. Tu n’es pas la moitié d’un homme. On doit te rendre fort. Tu ne tiendras pas une journée si tu vas là-bas alors que tu es si gringalet. — Auras-tu recours à la magie de la pierre pour changer cela ? — Non. J’utiliserai celle de la Terre, répondit Culain. On plongera en toi, et qui sait ce qu’on trouvera ? — Je n’ai pas l’étoffe d’un guerrier. — Tu es mon petit-fils, le fils d’Aurelius et Alaida. Tu verras : bon sang ne saurait mentir. On sait déjà que tu peux te servir d’une hache. Quelles autres surprises nous réserves-tu ? Thuro haussa les épaules. — Je ne voudrais pas te décevoir comme j’ai déçu mon père. — Leçon numéro un, Thuro : à partir de maintenant, la seule personne que tu pourrais décevoir, c’est toi. Mais d’abord, tu dois accepter de respecter ce que je dis et d’obéir à chacune de mes consignes. Le feras-tu ? — Oui. — Alors prépare-toi à mourir, déclara Culain sans la moindre trace d’humour dans le regard. Thuro se raidit quand Culain se leva et dégaina un glaive de derrière sa ceinture. La lame à double tranchant mesurait près de cinquante centimètres. La poignée était recouverte de cuir. Il retourna l’arme et la tendit à Thuro. Elle pesait lourd dans la main du jeune prince et l’embarrassait plus qu’autre chose. — Avant que je t’apprenne à vivre, tu dois apprendre à mourir. Il faut que tu saches ce que ça fait, d’être vaincu, dit Culain. Va en terrain découvert et attends. Thuro s’exécuta. Pendant ce temps, Culain sortit de sa poche une petite pierre dorée qu’il serra dans son poing. L’air s’épaissit devant Thuro, et un guerrier romain portant un plastron en bronze et un casque en cuir se matérialisa. Il semblait jeune, mais ses yeux trahissaient son grand âge. Brandissant son épée, l’homme se mit en position d’attaque et Thuro recula, incertain. Le guerrier avança, plantant son regard dans celui de Thuro. Il plongea, lame en avant. Le prince para le coup par réflexe, mais le glaive de son opposant glissa le long du sien et s’enfonça dans sa poitrine. La douleur fut atroce et Thuro sentit ses forces l’abandonner. Ses genoux cédèrent et il s’effondra en poussant un hurlement tandis que le Romain retirait sa lame. Quelques instants plus tard, l’adolescent émergea des ténèbres et sentit la neige sur son visage. Il se mit à genoux et chercha sa blessure à tâtons. Il n’y en avait pas. De sa poigne de fer, Culain redressa le garçon, qui fut pris de vertiges. Culain le fit asseoir sur la souche. — L’homme que tu as combattu était un légionnaire romain qui a servi sous le commandement d’Agricola. Il avait dix-sept ans, et c’est devenu un excellent gladiateur par la suite. Tu l’as rencontré tôt dans sa carrière. As-tu tiré un quelconque enseignement de cette expérience ? — J’ai appris que je n’étais pas fait pour me battre à l’épée, reconnut Thuro avec tristesse. — Je veux que tu fasses marcher tes méninges et que tu cesses de penser avec tes émotions. Tu ne savais rien de Plutarque avant que Maedhlyn te l’enseigne. Aucun homme ne naît épéiste. C’est comme le reste : ça s’apprend. Tout ce dont tu as besoin, c’est du courage et de bons réflexes… Qualités que tu possèdes. Il faut y croire ! Maintenant suis-moi, je voudrais te montrer quelque chose. Thuro tendit le glaive à Culain, qui le refusa d’un geste. — Porte-le en permanence. Habitue-toi à son contact et à son poids. Et veille à ce qu’il soit toujours bien affûté. Le Guerrier des Brumes passa devant la petite bâtisse et poursuivit son chemin le long d’une pente qui menait à la vallée, en contrebas. Thuro le suivit, tenaillé par la faim. Ils firent le trajet du retour jusqu’à la cabane de Culain en moins de une heure et, à leur arrivée, le prince était glacé. Il faisait froid dans le modeste logis, et l’âtre était vide. — Je vais préparer le petit déjeuner, dit Culain. Toi… — Je sais. « Va couper du bois. » Culain sourit et laissa le garçon près de l’abri à bois. Thuro prit la hache entre ses mains douloureuses et se mit à l’ouvrage. Il coupa six bûches seulement et transporta les morceaux jusqu’à l’âtre. Culain ne lui adressa aucune remontrance et lui tendit un bol en bois rempli d’avoine chaude sucrée avec du miel. Le repas fut divin. Culain débarrassa les assiettes et revint avec un grand récipient plein d’eau claire. Il le plaça devant Thuro et attendit que les rides à la surface disparaissent. — Regarde dans l’eau, Thuro. Le prince se pencha en avant. Culain tint une pierre dorée au-dessus du bol et ferma les yeux. Thuro ne vit tout d’abord que son reflet et celui des poutres au plafond. Mais ensuite l’eau s’embruma et il se retrouva à observer depuis les hauteurs le rivage d’un lac gelé. Un groupe de cavaliers y était rassemblé. La scène grossit, comme si Thuro fondait sur les hommes à la manière d’un faucon. Il reconnut son père. Une douleur brûlante monta de sa poitrine et lui comprima la gorge. Des larmes lui troublèrent la vue. Il s’efforça de les ravaler. Près du lac, un individu s’écarta d’un rocher, muni d’un arc long. La flèche se ficha dans le dos de son père et son étalon rua lorsqu’il sentit le roi s’abattre de tout son poids sur son encolure. Mais le souverain tint bon. Les autres cavaliers se massèrent autour de lui et Aurelius dégaina son épée, blessant un homme qu’il fit tomber de cheval. Une deuxième flèche se planta dans la gorge de l’étalon et la bête s’effondra. Le roi bondit de sa selle, courut jusqu’au bord du lac gelé et tourna le dos à la glace. Les cavaliers, au nombre de dix-sept, mirent pied à terre. Thuro aperçut Eldared et l’un de ses fils à l’arrière du groupe. Les hommes s’élancèrent vers le roi, dont la barbe était maculée de sang. Celui-ci vint à leur rencontre et les frappa de son épée bâtarde. Les tueurs, stupéfaits, battirent en retraite. Cinq étaient désormais à terre, tandis que deux autres s’étaient retirés de la mêlée, grièvement blessés au bras et à l’épaule. Aurelius trébucha et se plia en deux, du sang écumant à ses lèvres. Thuro voulut détourner le regard, mais ses yeux restaient rivés sur la scène. Un assassin accourut et plongea une dague dans le flanc du roi. La lame du monarque agonisant s’abattit encore et encore sur l’agresseur, manquant de le décapiter. Puis Aurelius se tourna et chancela sur la glace. Dans un ultime effort, il lança son épée le plus loin possible sur la surface gelée. Les assassins se pressèrent autour du souverain vaincu et Thuro vit Cael lui administrer le coup fatal. Pendant cet instant terrible, le prince crut distinguer dans les yeux de son père une sorte de triomphe. L’épée royale tenait en l’air au milieu du lac, la poignée vers le bas, juste au-dessus de l’endroit où la glace s’était brisée. Une main gracile surgit des eaux, tira l’épée et disparut. La scène se fragmenta puis devint floue, et le visage stupéfait de Thuro apparut à la surface. Le prince s’appuya contre son dossier et vit que Culain le regardait avec intensité. — Tu as assisté à la mort d’un homme, un vrai, murmura le guerrier avec respect, comme s’il décernait le plus beau compliment qui soit. Il fallait que tu voies ça. — Je suis content d’avoir eu cette chance. As-tu remarqué son regard, dans ses derniers instants ? Je me trompe, ou c’était bien de la joie ? — Je me suis posé la question, moi aussi, et seul le temps nous le dira. As-tu vu l’épée ? — Oui. Qu’est-ce que ça signifie ? — Tout simplement qu’Eldared ne l’a pas. Et sans elle, il ne peut pas devenir Grand Roi. C’est l’Épée de Cunobelin. Mon épée ! — Bien sûr ! Mon père l’a arrachée de la pierre, à Camulodunum. C’est le premier à avoir pu la tirer de là. Culain lâcha un petit rire. — Ce n’était pas bien difficile. Il était guidé par Maedhlyn, qui était lui-même à l’origine du stratagème de la pierre. Si personne n’est parvenu à s’emparer de l’épée avant Aurelius, c’est parce que ce n’était pas encore le bon moment. Aucun homme ne pouvait la retirer. Ça faisait partie de la légende de Cunobelin ; légende que Maedhlyn et moi-même avons créée de toutes pièces il y a quatre siècles. — Pour quelle raison ? demanda Thuro. — Par pure vanité. Je te l’ai dit : j’étais très orgueilleux à cette époque. Et c’était amusant, Thuro, d’être roi. Maedhlyn m’a aidé à vieillir avec panache. J’avais toujours la force de mes vingt ans, couplée à un corps qui paraissait merveilleusement ridé. Mais j’ai fini par m’ennuyer. Maedhlyn s’est alors chargé de mettre ma mort en scène, mais pas avant que je plante théâtralement mon épée dans le roc et donne naissance à la légende de mon retour. Qui, en ce temps-là, savait que je ne reviendrais pas ? Malheureusement, les choses se sont gâtées après mon départ. Un jeune homme appelé Caratacos a décidé de mettre les Romains en colère, et l’île fut prise de force. À ce moment-là, j’étais ailleurs. Maedhlyn et moi avions traversé les Brumes pour nous rendre dans un autre âge. Maedhlyn tomba amoureux de la culture grecque et devint philosophe itinérant. Mais il fallait toujours qu’il se mêle de tout, et il ne tarda pas à former un jeune garçon dont il fit un empereur, qui conquit presque le monde entier. — Et toi, qu’as-tu fait ? — Je suis rentré chez moi et j’ai fait ce que j’ai pu pour les Bretons. Je me sentais pour ainsi dire responsable de leur détresse. Mais je n’ai pas pris les armes avant la mort de Prasutagos. Après son décès, les Romains ont flagellé son épouse, Boadicée, et violé ses filles. J’ai levé les Icéniens sous la bannière de Boadicée et nous avons ravagé l’armée romaine jusqu’à la cité de Londinium, que nous avons réduite en cendres. Mais les tribus n’ont jamais réussi à intégrer la discipline, et nous avons été écrasés à Atherstone par ce coquin de Paulinus. J’ai emmené Boadicée et ses filles aux Feragh, où elles ont vécu heureuses pendant de nombreuses années. — As-tu participé à d’autres batailles, par la suite ? demanda Thuro. — Je te raconterai ça un autre jour. Comment te sens-tu ? — Fatigué. — Bien. (Culain retira son pourpoint bordé de fourrure et le tendit au garçon.) Voici qui devrait te tenir chaud. Je veux que tu retournes chez Laitha, que tu te réconcilies avec elle et que tu reviennes ici ensuite. — Je ne pourrais pas me reposer un peu ? — Vas-y tout de suite, dit Culain. Et si tu t’en sens la force, quand sa cabane sera en vue, cours. J’exige que ces jambes toutes maigrelettes prennent du muscle ! Chapitre 6 Prasamaccus était fier de sa réputation de meilleur chasseur des Trois-Vallées. Il s’était longuement exercé au tir à l’arc, mais savait que c’était sa patience qui lui avait permis de se distinguer. Que les températures soient caniculaires ou polaires, il pouvait rester assis en silence des heures durant, dans l’attente du moment idéal pour décocher sa flèche. Pas de viande filandreuse pour Prasamaccus : ses proies tombaient toujours raides mortes, touchées en plein cœur. Jamais il n’avait laissé courir un chevreuil pendant plus de un kilomètre avec les poumons transpercés et les muscles gorgés d’humeurs. Cela rendait la viande si dure qu’on s’y cassait les dents. Son arc était un cadeau de son chef de clan, Moret, l’un des fils d’Eldared. C’était une arme romaine en corne noire, sur laquelle il veillait comme sur un trésor. Ses flèches étaient aussi droites que les rayons dardés par le soleil, et il taillait chaque penne d’oie avec le plus grand soin. Lors d’un tournoi qui s’était tenu à l’occasion du dernier Jour d’Astarté, un hoquet d’admiration avait parcouru la foule quand, en atteignant le taureau, son projectile avait fendu celui qu’il avait tiré juste avant. Un simple coup de chance, mais cela avait attiré l’attention sur son œil de lynx. À présent, alors qu’il était assis, tapi dans les buissons à flanc de colline, toute sa patience était requise. Les biches et les cerfs avançaient vers lui, lentement mais sûrement. Il se cachait ici depuis deux heures et il lui semblait que le sang dans ses veines s’était transformé en glace, malgré la cape en peau de mouton qu’il tenait serrée contre son corps svelte. Il n’était pas grand. Ses yeux bleus étaient rapprochés sur son visage fin et anguleux. Une barbe blonde indisciplinée accentuait le contour de son menton pointu. Quand il était accroupi, nul ne pouvait distinguer l’infirmité qui isolait des siens ce chasseur d’exception et l’empêchait de trouver une fiancée. Le troupeau était presque à portée de tir et Prasamaccus choisit pour cible une biche grasse à souhait. Avec une infinie lenteur, il sortit une longue flèche de son carquois en peau de daim et l’encocha. Juste à ce moment-là, le cerf dominant redressa la tête et le petit groupe se dispersa. Prasamaccus soupira et se leva. Il avança, sa jambe torse l’obligeant à boitiller d’une manière tristement comique. Très jeune, il était tombé sous les sabots d’un cheval lancé au galop. L’animal lui avait littéralement broyé la jambe gauche. Désormais, elle était plus courte que l’autre d’une vingtaine de centimètres, et son pied mutilé restait tourné vers l’intérieur. Il attendit pendant que des cavaliers galopaient dans sa direction. Les deux hommes, dont les montures écumaient, le dépassèrent dans un fracas épouvantable sans lui accorder la moindre attention. Ses qualités de chasseur lui firent comprendre que les cavaliers étaient poursuivis et il jeta un coup d’œil le long de la piste. Trois bêtes gigantesques couraient en bondissant dans la neige. Prasamaccus battit des paupières. Des ours ? Non. Aucun ours n’aurait pu se déplacer à une telle vitesse. Les yeux écarquillés, il porta les doigts à sa bouche et émit un sifflement strident. Une jument baie émergea au galop d’entre les arbres. Il se hissa sur la selle et assena une claque sur la croupe de l’animal. N’ayant pas l’habitude d’être traitée de la sorte par ce maître si doux en temps normal, la bête s’élança dans un galop frénétique. Prasamaccus la mena à la poursuite des cavaliers, rattrapant rapidement leurs montures exténuées. — Tournez à gauche ! cria-t-il. Vous trouverez un cercle de pierres et un grand autel creux ! Sans vérifier si les hommes le suivaient, il talonna sa jument pour atteindre la crête de la colline enneigée, couronnée d’un ensemble de pierres noires semblables à des dents cassées. Le chasseur se laissa péniblement glisser de sa selle et boitilla jusqu’au centre du cercle, où se dressait une immense pierre d’autel posée sur une structure croulante, à près de deux mètres cinquante du sol. Prasamaccus l’escalada jusqu’en haut à la force des bras, balança son carquois devant lui et encocha une flèche. Les deux cavaliers, dont les montures étaient sur le point de mourir d’épuisement, rejoignirent le cercle avec seulement quelques secondes d’avance sur les créatures. Prasamaccus banda son arc et décocha sa flèche. Celle-ci atteignit la première bête, qui se dressait juste derrière l’un des deux fuyards, à la barbe blonde tressée. Le projectile se ficha dans son œil droit ; elle tomba à la renverse en poussant un cri perçant presque humain. Les deux hommes gravirent la pierre et se postèrent aux côtés de Prasamaccus, épée au clair. Une brume se forma autour du cercle, tourbillonnant entre les pierres et s’élevant comme un mur gris au-delà des monolithes. Les deux derniers Atrols s’effacèrent et les trois hommes restèrent seuls au centre, enveloppés d’un silence de mort. — C’étaient quoi, ces créatures ? demanda Prasamaccus. — Des Atrols, répondit Gwalchmai. — C’est ce que je pensais, mais je les voyais plus grands, dit l’archer. Victorinus lui adressa un sourire lugubre. Le brouillard qui entourait les pierres, désormais impénétrable, ne s’était toutefois pas répandu jusqu’au centre. Victorinus leva les yeux au ciel. Celui-ci n’était plus visible : seul un épais nuage gris planait au-dessus des pierres. — Pourquoi n’attaquent-ils pas ? demanda le Romain. Gwalchmai haussa les épaules. Par-delà les pierres, une voix sifflante se mit à chuchoter : — Approche, Gwalchmai. Approche ! Ton père est là. Une silhouette émergea de la brume. L’homme portait la barbe et chacune de ses joues était barrée d’un tatouage bleu. — Rejoins-moi, fils ! Gwalchmai commença à se redresser, mais Victorinus le saisit par le bras et remarqua qu’il avait le regard vitreux. Le Romain lui administra une gifle monumentale, mais son compagnon ne réagit pas. La voix se fit de nouveau entendre : — Victorinus… Ta mère t’attend. Une femme élancée, vêtue d’une tunique blanche, se tenait aux côtés de l’homme. Un grognement d’angoisse s’échappa des lèvres de Victorinus, qui relâcha sa prise sur Gwalchmai. Ce dernier descendit aussitôt de l’autel. Prasamaccus, n’y comprenant rien, se mit debout et décocha une flèche dans la tête du père de Gwalchmai. Tout changea en un instant. L’image de l’homme disparut pour laisser place à la silhouette monstrueuse d’un Atrol arrachant le projectile planté dans sa joue. Le charme rompu, Gwalchmai s’arrêta. L’image de la mère de Victorinus se retira dans le brouillard. — Bien joué, l’archer ! s’exclama Victorinus. Gwal, reviens ici ! Alors que celui-ci se tournait pour s’exécuter, la brume se dissipa. Aux abords du cercle de pierres se tenaient une dizaine de loups presque aussi grands que des poneys. — Par la mère de Mithra ! s’écria Prasamaccus. Gwalchmai s’élança vers les pierres comme les loups se précipitaient à l’intérieur du cercle. Il bondit pour attraper la main tendue de Victorinus, et ce dernier le hissa juste à temps : le mâle dominant referma sa gueule à quelques centimètres de la jambe de Gwalchmai. Prasamaccus tira et l’animal, atteint en pleine gorge, tomba à la renverse. Un autre sauta vers l’autel, à la recherche d’une prise, mais Victorinus lui décocha un violent coup de pied et la bête fut projetée au sol. Les loups les avaient désormais encerclés, grognant et claquant des mâchoires. Les trois hommes reculèrent vers le centre de l’autel. Prasamaccus envoya deux flèches au cœur de la meute, mais les bêtes ne firent pas attention à leurs congénères blessés. L’archer n’avait plus que trois flèches ; il préféra s’abstenir d’en perdre davantage. — Sans vouloir paraître pessimiste, dit Gwalchmai, à ce stade, je n’aurais rien contre quelques suggestions romaines. Un loup bondit et réussit à franchir le mur de roche qui entourait les hommes. L’épée de Gwalchmai et la flèche de Prasamaccus terrassèrent l’animal au même moment. Soudain, la terre commença à trembler, les pierres commencèrent à vibrer. Gwalchmai manqua de tomber, mais parvint à recouvrer l’équilibre juste à temps pour voir Victorinus glisser du refuge. Le Breton se jeta de l’autre côté de l’autel, agrippant les robes du Romain et l’attirant à lui pour le remettre en sûreté. Les loups reculèrent, la queue entre les pattes, tandis que les secousses se poursuivaient. Un éclair s’abattit à l’intérieur du cercle et un loup énorme se dressa sur ses pattes arrière. Sa chair devint transparente, révélant son impressionnante ossature. Après quoi la bête s’effondra et une épouvantable odeur de viande calcinée se répandit dans le cercle. Un nouvel éclair frappa les loups, tuant trois d’entre eux. Le reste de la meute s’enfuit par-delà les pierres pour se réfugier dans le sanctuaire tout relatif formé par la brume. À côté de l’autel, un homme émergea d’une lumière rougeoyante et dorée. Il était grand et corpulent, vêtu d’une simple robe en velours violet. Sa longue moustache noire retombait sur sa courte barbe blanche. — Je vous suggère de vous joindre à moi, dit-il, car j’ai bien peur d’avoir épuisé presque toute ma magie. (Victorinus puis Gwalchmai sautèrent de l’autel.) Dépêchez-vous, la porte est en train de se refermer. Mais avec sa jambe infirme Prasamaccus était incapable de tenir l’allure, et le globe doré commença à rétrécir. Gwalchmai y suivit le sorcier, mais Victorinus fit demi-tour et courut aider l’archer. La respiration difficile, Prasamaccus se précipita dans la lumière. Victorinus hésita un instant. Désormais, la lueur n’était pas plus grande qu’une fenêtre et rapetissait à vue d’œil tandis que les loups revenaient dans le cercle. Une main surgit de la lumière dorée et tira le Romain. Il eut la sensation qu’on appliquait de la glace sur sa chair brûlante. Il ouvrit les yeux et vit Gwalchmai qui le tenait toujours par ses robes… si ce n’est qu’ils se trouvaient à présent dans le bois de Caerlyn, surplombant Eboracum. — Vous avez bien choisi votre moment, seigneur Maedhlyn, dit Victorinus. — J’ai une longue expérience de la chose, répondit l’Enchanteur. Vous devez aller faire votre rapport à Aquila, même s’il est déjà au courant pour la mort d’Aurelius. — Comment ça ? s’enquit Gwalchmai. Quelqu’un d’autre a pu s’échapper ? — Il le sait parce que c’est moi qui l’en ai informé, rétorqua Maedhlyn d’un ton cassant. Voilà pourquoi je suis Enchanteur et pas fromager, espèce d’abruti ! Gwalchmai sentit sa colère s’enflammer. — Puisque vous êtes si puissant, pourquoi le roi est mort ? Pourquoi ne pas avoir utilisé vos pouvoirs pour le sauver ? — Je n’ai pas l’intention de discuter de ça avec toi, simple mortel, siffla Maedhlyn en s’approchant du Breton, l’air menaçant. Le roi est mort parce qu’il a refusé d’écouter, mais le garçon est toujours en vie parce que je l’ai conduit en lieu sûr. Et toi, pisteur du roi, où étais-tu ? Gwalchmai en resta bouche bée. — Thuro… ? — … est vivant, et certainement pas grâce à toi. Allez, file aux baraquements ! Gwalchmai s’éloigna d’un pas chancelant et Victorinus s’approcha de l’Enchanteur. — Je vous suis reconnaissant de nous avoir secourus, seigneur. Mais vous avez eu tort de réprimander Gwalchmai. C’est moi qui ai suggéré que nous quittions Deicester : nous pensions que le garçon n’avait pas survécu. Maedhlyn agita la main comme pour chasser une mouche. — Tort, raison ! Qu’est-ce que ça peut faire ? Ce gros balourd m’a énervé. Il a eu de la veine que je ne le change pas en arbre. — Si vous aviez fait ça, seigneur, répondit Victorinus avec un sourire dur, je vous aurais tranché la gorge. Il s’inclina pour saluer l’Enchanteur et suivit Gwalchmai, qui se dirigeait vers les baraquements. — Et toi, qu’est-ce que tu viens faire là-dedans ? demanda Maedhlyn à Prasamaccus. — Je chassais. La journée n’a pas été très bonne. Prasamaccus boitilla jusqu’à la cour des baraquements. Il avait perdu de vue ses deux compagnons, plus rapides que lui. Des enfants se rassemblèrent pour se moquer de son infirmité, mais il en avait l’habitude et n’y prêta pas attention. Ici, les bâtiments étaient grandioses. Pourtant, Prasamaccus lui-même pouvait distinguer les endroits où les vieilles constructions romaines avaient été réparées ou rénovées. Les artisans d’aujourd’hui avaient moins de talent que leurs prédécesseurs. Les routes et les allées étaient étroites. Prasamaccus traversa la cour pour se rendre rue des Marchands, s’arrêtant de temps à autre pour regarder les échoppes et examiner des tissus, des poteries, et même des armes à l’angle d’un bâtiment imposant. Un gros homme portant un tablier en cuir s’approcha de lui alors qu’il inspectait un arc de chasse incurvé. — Très belle arme, dit l’homme avec un large sourire, mais pas d’aussi bonne qualité que celle que vous avez là. Vous cherchez à la vendre ? — Non. — J’ai des arcs qui peuvent tirer à cinquante pas de plus que le vôtre. Faits en bon bois d’if, bien séché. — Vamera n’est pas à vendre, dit Prasamaccus, mais j’aurais bien besoin de quelques flèches. — Cinq deniers l’une. Prasamaccus hocha la tête. Cela faisait deux ans qu’il n’avait pas vu la couleur d’une pièce de monnaie, et la dernière en date ne lui avait même pas appartenu. Il sourit au marchand et quitta l’échoppe. La journée était ensoleillée. Il n’y avait pas de neige dans la cité ; seules les collines alentour en étaient encore décorées. Prasamaccus réfléchit à sa situation délicate : que pouvait bien faire un chasseur sans monture, avec seulement deux flèches, sur une terre qui n’était pas la sienne ? Il n’avait pas d’argent, ni le moindre espoir qu’on lui vienne en aide. Et il avait faim. Il soupira et se demanda quel dieu était en colère contre lui aujourd’hui. Toute sa vie, on lui avait répété que les dieux ne l’aimaient pas. Sa blessure à la jambe en était la preuve, disait-on. La seule fille qu’il ait jamais aimée avait succombé à la variole. Prasamaccus ne lui avait pas déclaré sa flamme mais, malgré cela, dès qu’il avait ressenti de l’affection à son égard, elle avait été terrassée par la maladie. Il leva ses yeux bleu clair vers les cieux. Il n’était pas fâché contre les dieux. Comment pourrait-il l’être ? Il n’avait pas à remettre en question leurs appréciations. Pourtant, il se dit qu’il serait agréable de savoir au moins qui le tenait en si piètre estime. — Qu’est-ce qu’elle a, votre jambe ? demanda un petit garçon blond d’environ six ans. — Un dragon a soufflé dessus, dit Prasamaccus. — Ça vous a fait mal ? — Oh oui ! Je souffre encore par temps humide. — Vous avez tué le dragon ? — Il a suffi d’une seule flèche tirée avec mon arc magique. — Ils sont recouverts d’écailles dorées, non ? — Tu t’y connais drôlement en dragons. — Mon père en a abattu des centaines. Il dit que le seul endroit où on peut les frapper, c’est derrière leurs longues oreilles. Là, il y a une zone molle qui permet d’atteindre le cerveau. — C’est tout à fait exact, dit Prasamaccus. C’est comme ça que je suis venu à bout du mien. — Grâce à votre arc magique. — Oui. Ça te dirait de le toucher ? Les yeux du garçonnet se mirent à briller et il tendit sa petite main pour caresser le cadre noir luisant. — Est-ce que la magie va déteindre sur moi ? — Bien sûr. La prochaine fois que tu verras un dragon, Vamera apparaîtra dans ta main avec une flèche d’or. Sans dire au revoir, le garçon détala en appelant son père à grands cris, ne pouvant attendre pour lui raconter son aventure. Prasamaccus se sentit mieux. Il regagna la cour des baraquements en boitant et, suivant l’odeur alléchante d’une viande mise à rôtir, se retrouva face à un imposant bâtiment en grès. Celui-ci abritait un réfectoire avec plusieurs rangées de tables-bancs. Tout au fond de la salle, un bœuf grésillait dans une immense cheminée. Sans tenir compte des regards qu’il attirait sur son passage, Prasamaccus se dirigea lentement vers les hommes qui faisaient la queue dans l’attente d’être servis, et prit une grande assiette en bois. La file avança, chaque homme recevant deux biftecks épais assortis d’une grosse louche de carottes et de choux. Prasamaccus arriva à hauteur du cantinier, un homme de petite taille qui transpirait abondamment. L’homme l’observa un moment sans le servir. — Qu’est-ce que tu fais là, l’estropié ? — J’attends de pouvoir manger. — C’est la cantine des auxiliaires, ici. T’es pas soldat, que je sache. — Le seigneur Maedhlyn m’a autorisé à manger ici, mentit posément Prasamaccus. Mais si tu veux, je peux retourner le voir et lui dire que tu as refusé de me servir. Comment t’appelles-tu ? L’homme balança deux biftecks dans son assiette. — Suivant ! dit-il. Allez, dégage. Prasamaccus se mit en quête d’une table libre dans les parages. Il devait se tenir à bonne distance des autres, car tous ceux qui le voyaient savaient qu’il n’était pas aimé des dieux, et aucun ne souhaitait que cette mauvaise fortune déteigne sur lui. Il trouva une place près de la fenêtre et s’installa. Dégainant son couteau de chasse à la lame effilée, il découpa sa viande et mangea lentement. Elle avait bon goût, mais elle était très grasse. Il rota et se laissa aller sur son siège, se sentant satisfait pour la première fois depuis l’incident avec les Atrols. La nourriture n’était plus un souci, à présent. Evoquer le nom magique de Maedhlyn suffisait à produire son petit effet, semblait-il. Un homme trapu, puissamment bâti et à la barbe taillée au carré, s’assit en face de lui. Prasamaccus leva la tête et vit les yeux brun foncé du soldat rivés sur lui. — C’est le seigneur Enchanteur qui t’a dit de venir manger ici, à ce qu’il paraît, dit l’homme. — En effet. — Je me demande bien pourquoi, poursuivit l’homme, à l’évidence suspicieux. — Je rentre tout juste du Nord avec Gwalchmai et… l’autre type. — Tu étais avec le roi ? — Non. Je suis tombé sur Gwalchmai et je les ai accompagnés. — Où il est, maintenant ? — Il fait un rapport. Prasamaccus ne se souvenait plus du nom du chef de clan mentionné par Maedhlyn. — Alors, quelles sont les nouvelles, dans le Nord ? s’enquit l’homme. C’est vrai que le roi est mort ? L’archer se remémora la joie sauvage des habitants lorsque la nouvelle avait atteint son village brigante. — Je crains que oui, répondit-il. — Ça n’a pas l’air de beaucoup t’inquiéter. Prasamaccus se pencha en avant. — Je ne le connaissais pas personnellement. Gwalchmai est très affecté par cette perte. — Tu m’étonnes, dit l’homme en se détendant. C’était le pisteur du roi. Comment c’est arrivé ? — Je ne suis pas au courant de tout. Tu devrais interroger Gwalchmai et… — Et qui ? — Je n’ai aucune mémoire des noms. Un grand. Cheveux sombres. Nez busqué. — Victorinus ? — Voilà, c’est lui, dit Prasamaccus en se rappelant les appels sifflants des Atrols. — Et les autres, qu’est-ce qui leur est arrivé ? — Quels « autres » ? — Les serviteurs du roi. — Je l’ignore. Gwalchmai répondra à toutes tes questions. — Je n’en doute pas une seconde, cher ami brigante, et jusqu’à son arrivée, considère-toi comme mon invité. (L’homme se leva et héla deux soldats.) Arrêtez cet homme. Le chasseur soupira. Les dieux devaient s’en payer une bonne tranche, aujourd’hui. Les deux soldats escortèrent Prasamaccus le long de la cour tout en restant à distance de l’estropié. L’un portait son arc et son carquois, l’autre s’était emparé de son couteau de chasse. Ils le conduisirent à une petite cellule sans fenêtres, dont la porte était barrée. La pièce était pourvue d’une étroite paillasse. Le Brigante écouta la traverse s’abaisser et s’allongea sur la couche. Il n’y avait qu’une seule couverture, sous laquelle il se blottit. Il avait remédié à son problème de nourriture, et voilà qu’on lui offrait un lit. Il ferma les yeux et s’endormit presque aussitôt. Son sommeil fut peuplé de rêves plaisants. Lui, « Prasamaccus l’Estropié », avait tué un démon des Brumes. Sa jambe était guérie et de belles jeunes filles s’occupaient de lui. Il fut fâché d’être réveillé. — Mon ami, je te prie d’accepter mes plus plates excuses, dit Victorinus tandis que Prasamaccus s’asseyait en se frottant les yeux. Je devais faire mon rapport et je t’ai complètement oublié. — Ils m’ont donné à manger et un endroit où dormir. — Oui, je vois ça. Mais je t’invite à séjourner chez moi. Prasamaccus balança ses jambes hors du lit. — Puis-je récupérer mon arc ? Victorinus rit. — Bien sûr. Prends aussi autant de flèches que tu pourras porter, ainsi qu’un bon cheval de mon écurie. Je te laisse le choix. Prasamaccus hocha la tête, l’air grave. Après tout, il était peut-être encore en train de rêver. Chapitre 7 Cela faisait trois semaines à présent que Thuro s’efforçait d’appliquer les consignes de Culain. Il avait couru le long des sentiers montagneux et travaillé dur, coupant, sciant et portant du bois. Et il s’était fait « tuer » un nombre incalculable de fois par toute une série d’épéistes que le Guerrier des Brumes avait fait apparaître. Il avait connu son heure de gloire lorsqu’il avait enfin vaincu le jeune Romain. Il avait remarqué, au cours de leurs trois derniers affrontements, que son opposant avait la taille épaisse et éprouvait quelques difficultés à se pencher en avant. Thuro s’était donc approché, puis s’était laissé tomber à genoux et avait enfoncé son glaive dans l’entrejambe de son adversaire. Le soldat s’était aussitôt volatilisé. Culain, très satisfait, l’avait cependant mis en garde. — Tu as gagné, et tu as bien raison de savourer ta victoire. Mais cette manœuvre était dangereuse. S’il l’avait anticipée, il aurait pu t’avoir facilement en te frappant au cou. — Mais il ne l’a pas fait. — C’est vrai. Dis-moi, quel est le principe du combat à l’épée ? — Tuer son adversaire. — Non. C’est ne pas être tué par son adversaire. C’est rare qu’un bon combattant baisse sa garde. C’est parfois nécessaire, surtout quand tu te rends compte que ton ennemi est plus doué que toi, mais en général mieux vaut éviter de prendre un tel risque. Après quoi Culain avait fait apparaître un guerrier macédonien de l’armée d’Alexandre. Cet homme au regard grave et à la barbe noire avait donné beaucoup de mal à Thuro. Le garçon avait tenté la manœuvre qui lui avait permis de battre le Romain, seulement pour éprouver l’horrible sensation d’une épée fantôme pénétrant dans son cou. Tout penaud, il avait évité de croiser le regard de Culain, mais le Guerrier des Brumes ne lui avait fait aucun reproche. — Il y a des gens qui ont besoin de souffrir pour intégrer les choses. Il n’en avait pas dit plus. Un matin, Laitha vint le regarder, mais ses membres refusèrent de se mouvoir avec grâce et il trébucha à cause de ses pieds manifestement hypertrophiés. Culain secoua la tête et envoya Laitha rire ailleurs. Thuro finit par venir à bout du Macédonien avec un enchaînement que Culain lui avait enseigné. Il bloqua l’épée de son adversaire du côté gauche, pivota sur ses talons puis assena à son assaillant un coup de coude en plein visage. Il l’acheva en lui infligeant une blessure fatale à la nuque. — Dis-moi, ils ressentent la douleur ? — Qui ça, « ils » ? — Les soldats que tu fais apparaître. — Ils n’existent pas, Thuro. Ce ne sont pas des fantômes, mais des hommes que je connaissais. Je les crée à partir de mes souvenirs. Ce sont des illusions, si tu préfères. — Ce sont d’excellents épéistes. — Ils étaient mauvais ; c’est pourquoi ils me sont utiles aujourd’hui. Mais d’ici peu tu seras prêt à te mesurer à de vrais guerriers. Quand le prince ne travaillait pas, Culain l’emmenait marcher dans les bois. Il lui montrait des empreintes d’animaux et lui apprenait à les identifier. Thuro sut bientôt repérer les traces laissées par les cinq coussinets pointus du renard roux, ou par les sabots fendus du daim lancé au trot, si légères et si délicates. Certains animaux laissaient des preuves des plus déconcertantes de leur passage. Ainsi, ils trouvèrent d’étranges marques près d’un ruisseau gelé : quatre empreintes serrées sur une petite surface carrée. Elles se répétaient soixante centimètres plus loin, et ainsi de suite. — Ce sont les traces d’une loutre en train de bondir, dit Culain. Elle se propulse avec ses puissantes pattes arrière et se récupère sur ses pattes avant. Les pattes arrière atterrissent alors juste derrière celles de devant et l’animal est de nouveau prêt à sauter, laissant ainsi quatre empreintes très près les unes des autres. De toute évidence, cette loutre était effrayée. Parfois, Thuro et Laitha marchaient ensemble. La jeune fille s’intéressait beaucoup aux arbres, aux fleurs, aux herbes et aux champignons. Dans sa cabane, il y avait des croquis richement colorés représentant toutes sortes de plantes. Thuro était fasciné. — Tu aimes les champignons ? demanda un jour Laitha, au début du printemps. — Oui, frits dans du beurre. — Est-ce que ceci te met l’eau à la bouche ? Elle lui montra un dessin fort réussi de quatre champignons poussant sur un tronc d’arbre. Ils avaient la couleur du soleil d’été. — Et comment ! ils m’ont l’air délicieux. — Alors tu ferais bien de te rappeler à quoi ils ressemblent. Ce sont des hypholomes en touffe, et, s’il te prenait l’envie d’en consommer, tu souffrirais énormément, et tu mourrais sans doute. Que dis-tu de celui-ci ? C’était un champignon hideux à la couleur gris cadavre. — Comestible ? — Oui, et très nourrissant. En plus il a bon goût. — Lequel est le plus dangereux ? s’enquit le prince. — Tu devrais t’intéresser aux plus nutritifs, mais puisque tu veux savoir, c’est sûrement celui-ci, répondit-elle en sortant un croquis représentant un champignon délicat mêlant des tons blancs et vert-jaune. On le trouve souvent près des chênes, poursuivit-elle. On l’appelle « le calice de la mort ». Je te laisse deviner pourquoi ! — Tu ne te sens jamais seule, dans ces montagnes ? — Pourquoi donc ? demanda-t-elle en reposant ses travaux. J’ai mon ami Culain, et beaucoup d’animaux, d’oiseaux et d’arbres à étudier et à dessiner. — Mais les gens, la foule, les foires, les banquets… ça ne te manque pas ? — Je n’ai jamais connu la foule, ni même assisté à un banquet. Ça ne me dit rien. Te sens-tu seul ici, Thuro ? Il contempla ses yeux mouchetés d’or. — Non, du moins pas quand je suis avec toi. Il eut conscience de l’intensité qui avait percé dans sa voix, et son teint vira au cramoisi. Elle lui toucha la main. — Je ne pourrai jamais t’appartenir, lui dit-elle. Il acquiesça et essaya de sourire. — C’est Culain que tu aimes. — Oui. Ç’a toujours été lui. — Pourtant, il ne peut pas t’appartenir non plus. Elle secoua la tête. — Rien n’est encore joué. Il me considère toujours comme l’enfant qu’il a élevée. Il va mettre du temps à se rendre compte que je suis devenue une femme. Thuro préféra taire l’évidence. Si Culain ne la voyait pas dès à présent comme une femme, alors ce ne serait jamais le cas. En plus, il s’agissait d’un homme qui vivait depuis l’aube de l’histoire. Combien de femmes avait-il connues ? Combien en avait-il épousées ? Tant de beautés avaient dû partager son lit au cours des siècles précédents ! — Comment t’a-t-il trouvée ? demanda Thuro pour détourner la conversation de ce sujet douloureux. — Mes parents étaient des Trinovantes. Leur village était situé à une centaine de kilomètres au sud. Un jour, des Brigantes l’ont attaqué. J’en garde peu de souvenirs, car je n’avais que cinq ans, mais je vois encore les toits de chaume en train de brûler, et j’entends toujours les cris des mourants. J’ai couru me réfugier dans les collines, avec deux cavaliers à mes trousses. C’est là que Culain et sa lance d’argent sont arrivés. Il a tué mes poursuivants et m’a portée sur les hauteurs de la montagne. Plus tard, nous sommes retournés au village, mais il n’y avait aucun survivant. Alors, il m’a gardée avec lui. Il m’a élevée et m’a enseigné tout ce que je sais. — Pas étonnant que tu l’aimes. Je te souhaite que ça marche… et d’être heureuse. Tous les matins, Culain soumettait Thuro à deux heures d’exercice intensif : le jeune garçon courait, soulevait des rochers, devait se suspendre par les bras à un arbre et hisser son poids jusqu’à ce que son menton atteigne la branche où il était accroché. Au début, Thuro ne faisait que trois tractions avant que ses bras se mettent à trembler et refusent de le porter. Mais à présent, alors que le printemps peignait le flanc de la montagne de ses couleurs éblouissantes, il pouvait en faire trente. Il était aussi capable de courir pendant une heure sans le moindre signe de fatigue, et il était venu à bout de douze guerriers fantômes créés par Culain. Le dernier lui avait donné du fil à retordre : il s’agissait d’un Perse de l’armée de Xerxès, qui combattait avec une dague et un sabre. L’adolescent avait dû l’affronter à quatre reprises avant de l’emporter. Pour y parvenir, il avait laissé une ouverture partielle deux fois et paré le coup au dernier moment. La troisième fois, il avait leurré le Perse en bondissant brusquement vers l’avant, puis avait fait un pas de côté et abattu son glaive sur la nuque de son opposant. Culain lui avait assené une grande claque dans le dos, sans mot dire. Thuro était ruisselant de sueur, car le combat avait duré plus de dix minutes. — Je crois que te voilà prêt à affronter de vrais combattants, avait dit Culain. Thuro avait perçu un mouvement sur sa gauche, et une épée fantôme l’avait frappé à l’épaule, engourdissant son bras gauche. Il s’était jeté du rondin sur lequel il était assis et, d’une roulade, s’était remis debout. L’homme qui lui faisait face était un géant blond de plus d’un mètre quatre-vingts, qui portait un casque en bronze orné de cornes de taureau. Il tenait une épée bâtarde et était vêtu d’une cotte de mailles. Thuro avait bloqué la charge soudaine de son adversaire, mais le guerrier l’avait bousculé d’un violent coup d’épaule et l’avait envoyé s’étaler dans l’herbe. Thuro avait roulé sur le côté au moment où l’épée bâtarde allait s’abattre sur sa tête. Profitant du déséquilibre de son ennemi, le prince s’était remis debout et s’était lancé dans une attaque féroce, mais son bras était fatigué et il avait été repoussé. Il avait failli trouver une brèche à trois reprises mais, chaque fois, son opposant avait paré ses coups grâce à son épée plus longue et à son allonge plus grande. La sueur dégoulinait dans les yeux de l’adolescent, et son bras armé le brûlait. Le guerrier avait plongé en avant. Thuro avait paré le coup et pivoté sur ses talons, avant de lui assener un violent coup de coude en plein visage. L’homme avait reculé en chancelant et Thuro, qui continuait à tourner autour de lui, avait plongé sa lame dans la poitrine de son ennemi. Au moment où celui-ci disparaissait, le prince était tombé à genoux, haletant. Après plusieurs minutes, Thuro avait dardé son regard furieux sur Culain. — C’était totalement injuste ! — La vie est injuste. Tu crois vraiment que tes ennemis resteront tranquillement assis à t’attendre, le temps que tu récupères ? Apprends à ménager tes forces. Si l’envie me prenait de faire apparaître un nouveau guerrier, tu ne tiendrais pas trente secondes face à lui. — Tout homme a ses limites physiques, avait fait remarquer Thuro. — En effet, et c’est un point qu’il faut se rappeler. Un jour, peut-être, tu seras à la tête d’une armée que tu mèneras à la bataille. Tu éprouveras l’envie irrésistible de dégainer ton épée et d’aller combattre aux côtés de tes hommes. Tu penseras qu’il s’agit d’un acte héroïque, mais c’est ton ennemi qui se frottera les mains, car ce serait de la folie pure. Au cours de cette longue et pénible journée, tous les regards de tes adversaires seront braqués sur toi et sur ton corps de plus en plus affaibli. Tu seras la cible de toutes leurs attaques. Il faut donc toujours avoir ça en tête, jeune prince : tout homme a ses limites physiques. — Pourtant, les hommes sous ton commandement n’ont-ils pas besoin de savoir que tu combattras à leurs côtés ? Ça leur remonterait le moral, non ? demanda Thuro. — Bien entendu. — Alors, quelle est la réponse à cette énigme ? Dois-je me battre ou pas ? — Toi seul peux le décider. Mais fais marcher tes méninges. Dans chaque bataille, il y a un moment-clef où les choses peuvent basculer. Les faibles disent que c’est la volonté des dieux, mais c’est le cœur des guerriers qui en est responsable. Tu dois apprendre à reconnaître ce moment. C’est là que tu dois entrer dans la bataille, au grand désespoir de tes ennemis. — Comment savoir que c’est le bon moment ? — La plupart des hommes le comprennent avec le recul. Les grands généraux, les vrais, le voient à l’instant même. Mais ce n’est pas quelque chose qui s’enseigne, Thuro. C’est un talent qu’on a ou qu’on n’a pas. — Tu l’as, toi ? — Je l’ai cru, mais quand Paulinus m’a leurré en m’incitant à l’attaquer à Atherstone, j’ai perdu cette faculté. Lui a senti le vent tourner et il est passé à l’offensive, et mes courageux Bretons se sont effondrés tout autour de moi, les uns après les autres. Nous étions vingt fois plus nombreux que lui ! C’était un homme très déplaisant, ce Paulinus, mais un général sacrément futé. Souvent, lorsqu’il n’était pas avec Culain ou Laitha, Thuro se promenait sur le flanc des collines, appréciant la fraîcheur du printemps en pays montagneux. Partout, les couleurs fusaient : les anémones déployaient leurs pétales d’un blanc éclatant teinté de violet, les chélidoines leurs nuances dorées, tandis que les violettes des bois apportaient des touches de mauve. Il y avait aussi l’oseille sauvage blanche comme neige, et les longs et glorieux orchis mâles, avec leurs feuilles mouchetées de noir et leurs pétales pareils à des casques à ailettes. Un jour, tôt dans la matinée, après avoir accompli ses tâches habituelles, Thuro partit seul dans la vallée en contrebas de la cabane de Culain. Ses épaules s’étaient développées et il n’entrait plus dans la tenue qu’il portait deux mois plus tôt. À présent, il était vêtu d’une simple tunique en peau de daim. Des jambières en laine recouvraient ses bottes en peau de mouton. Il s’assit au bord d’un ruisseau, contemplant les poissons qui glissaient dans le courant, lorsqu’il entendit le bruit d’un cheval qui avançait sur la piste. Il se leva et vit que le cavalier était seul. L’apercevant, l’homme mit pied à terre. Il était grand et mince. Ses cheveux roux lui arrivaient aux épaules, et il avait les yeux verts. À sa taille pendait une épée bâtarde. Il marcha jusqu’à Thuro et se posta devant lui, mains sur les hanches. — Eh bien, j’aurai mis le temps pour te retrouver, dit-il, et ma foi, tu as beaucoup changé ! Un sourire illumina son beau visage. L’homme paraissait plutôt ouvert, et Thuro ne décela aucune méchanceté en lui. — Je m’appelle Alantric, déclara le nouveau venu. Je suis le champion du roi. (Il s’assit sur un rocher plat, arracha un brin d’herbe et le coinça entre ses dents.) Malheureusement, mon garçon, j’ai reçu l’ordre de retrouver ton cadavre et de présenter ta tête à mon souverain. (L’homme soupira.) J’ai horreur de tuer les enfants. — Alors vous n’avez qu’à rentrer et dire que vous ne m’avez pas trouvé. — J’aimerais pouvoir faire ça… vraiment. Mais je suis un homme de parole. Quel dommage que je sois au service d’un monarque qui n’a rien d’un saint. Sais-tu manier cette épée, mon garçon ? — Vous allez vous en rendre compte par vous-même, répondit Thuro, sentant son pouls s’accélérer sous le coup de la peur qui naissait en lui. — Je combattrai avec la main gauche. Ça me paraît plus juste. — Je ne veux pas qu’on m’accorde un quelconque avantage, déclara Thuro d’un ton cassant. Il regretta aussitôt ces paroles. — Bien envoyé ! Après tout, tu es le fils de ton père. Quand tu le rejoindras, dis-lui que je n’ai pas participé à son assassinat. — Vous le lui direz vous-même, répliqua Thuro. Alantric se leva et dégaina son épée bâtarde. Thuro brandit son glaive d’un geste vif. L’homme marcha en terrain découvert, puis tourna sur lui-même et plongea vers l’avant. Thuro fit un pas de côté et para le coup, faisant glisser son glaive sur la lame et infligeant une légère coupure à l’avant-bras de son opposant. — Bravo ! lança le champion en reculant, ses yeux verts brillant avec intensité. On t’a bien entraîné. Il s’avança de nouveau, cette fois avec prudence. Thuro nota la grâce fluide du style de son ennemi, son équilibre parfait et la patience dont il faisait preuve. Culain aurait été impressionné par cet homme. Ne passant aucunement à l’offensive, Thuro se contenta de parer les coups de son adversaire tout en étudiant sa technique. Alantric attaqua, sa lame étincelante fendant l’air. Le son discordant des fers qui s’entrechoquent retentit dans les bois. Tout à coup, le Brigante feinta, fit pivoter son poignet et plongea vers l’avant. Attrapé par surprise, Thuro se hâta de bloquer le coup et sentit la lame aussi tranchante qu’un rasoir glisser sur son biceps droit. Du sang commença à imprégner sa chemise. Alantric attaqua de nouveau et lui infligea une blessure similaire en haut de l’épaule, tout près de la gorge. L’adolescent recula et Alantric bondit en avant. Cette fois-ci, Thuro anticipa l’offensive. Il se balança d’un pied sur l’autre et abattit son glaive sur le flanc d’Alantric. Mais le Brigante était rapide : il recula d’un bond avant que la lame s’enfonce de plus de deux centimètres. — Oui, on t’a bien entraîné, répéta-t-il. Il porta son épée à ses lèvres pour saluer l’adolescent, avant de repasser à l’attaque. Thuro, désespéré, eut recours à l’enchaînement que Culain lui avait enseigné. Il para un coup d’estoc, pivota sur ses talons et projeta son coude… dans le vide ! Déséquilibré, il tomba dans l’herbe. Il roula rapidement sur lui-même, mais sentit la lame d’Alantric reposer sur son cou. — Jolie manœuvre, prince Thuro, mais tu t’es crispé avant de la tenter et tes yeux ont trahi ton intention. — Au moins, je… Tout en parlant, Thuro lui donna un coup de pied dans les jambes, faisant tomber son adversaire, et se remit debout d’une roulade. Le Breton s’assit et sourit. — Tu réserves bien des surprises, dit-il en se relevant et en rengainant son épée. Je pourrais sans doute te tuer mais, à vrai dire, je n’en ai pas envie. Tu vaux dix Eldared. Il semblerait que je sois obligé de manquer à ma parole. — Pas du tout, dit Thuro en rangeant son glaive. On vous a envoyé à la recherche de mon corps. Ce ne serait pas un mensonge de dire que vous ne l’avez pas trouvé. Alantric acquiesça. — Je pourrais être à ton service, prince Thuro… si jamais tu deviens roi un jour. — Je m’en souviendrai, lui promit Thuro, tout comme je me souviendrai de votre mansuétude. Alantric le salua et se dirigea vers son cheval. — Rappelle-toi, prince Thuro : ne laisse jamais ton ennemi lire dans tes yeux. Ne prends pas le temps de réfléchir à une attaque. Agis, tout simplement ! Thuro lui rendit son salut, puis regarda le guerrier remonter sur son cheval et disparaître. Prasamaccus suivit Victorinus aux écuries d’Alia où le jeune Romain donna l’ordre qu’on selle un hongre alezan avec trois balzanes blanches pour le Brigante. Ce dernier n’avait pas véritablement cru qu’il pourrait choisir sa propre monture, il ne fut donc pas déçu par cette bête. Victorinus, quant à lui, chevauchait un étalon noir de dix-sept mains environ. Les deux hommes se dirigèrent vers l’ouest, empruntant la large route romaine qui longeait Caerlyn. Ils contournèrent Eboracum et, pendant une heure, poursuivirent leur progression vers l’ouest, jusqu’à atteindre la cité fortifiée de Calcaria. — Ma villa se trouve par-delà la prochaine colline, dit Victorinus. On pourra s’y reposer et prendre un bain. Prasamaccus sourit poliment et se demanda ce que pouvait bien être une villa. Qu’à cela ne tienne, le soleil brillait, sa jambe ne le gênait presque pas et il n’avait pas encore faim. Tout compte fait, les dieux devaient dormir. Il découvrit que « villa » était le nom romain pour « palais », à en juger par les murs blancs couverts de vigne, le jardin, les terrasses, et les jolies demoiselles qui accoururent pour mener les chevaux aux écuries. Des jeunes filles superbes : toutes avaient des dents. Il fit de son mieux pour avoir l’air digne, imitant l’expression solennelle du visage basané de Victorinus. Malheureusement, il était incapable de glisser de sa selle avec la grâce du Romain. Malgré tout, il prit son temps pour mettre pied à terre et s’efforça de boitiller le moins possible. Il ne fut pas surpris de n’entendre aucun rire. Qui oserait se moquer de l’invité d’un chef si important ? Ils entrèrent et Prasamaccus regarda autour de lui à la recherche d’une flambée, mais n’en vit aucune. Le sol en mosaïques représentait une scène de chasse dans de magnifiques tons rouges, bleus, verts et or. Au-delà, sous une arche, deux hommes les débarrassèrent de leurs vêtements et leur offrirent des gobelets de vin chaud. Malgré son goût fade comparé à l’eau-de-vie distillée dans le Nord, Prasamaccus sentit la chaleur du breuvage se répandre dans son corps. Dans une autre pièce encore se trouvait un bassin profond. Prasamaccus suivit le Romain et entra avec précaution dans l’eau tiède. Sous la surface, il y avait des sièges en pierre. Le Brigante laissa reposer sa tête sur le bord du bassin et ferma les yeux. Cette expérience, pensa-t-il, était la plus paradisiaque qu’il ait jamais vécue. Vingt minutes plus tard, Victorinus sortit de l’eau et Prasamaccus lui emboîta le pas consciencieusement. Tous deux restèrent assis sur un long banc de marbre, en silence. Deux jeunes filles, dont l’une était aussi noire que la nuit, sortirent de sous l’arche en portant des bols pleins d’huile. Si le bain avait été paradisiaque, il restait peu de mots pour décrire les sensations qui suivirent, lorsque l’huile fut délicatement appliquée sur leur peau avant d’être raclée avec des couteaux en os arrondis. — Tu aimerais mieux un massage ? l’interrogea Victorinus alors que les esclaves se retiraient. — Bien sûr, répondit Prasamaccus en se demandant si cela se mangeait ou si l’on s’y baignait. Victorinus le conduisit dans une salle séparée où deux tables avaient été disposées l’une à côté de l’autre. Le Romain étendit son corps mince et entièrement nu sur la première, et Prasamaccus fit de même sur la seconde. Deux autres filles entrèrent et se mirent à étaler une fois de plus de l’huile sur leur corps, sans toutefois la racler. Au lieu de quoi elles leur pétrirent le haut du dos, décontractant des nœuds de tension dont Prasamaccus n’avait même pas eu conscience. Leurs mains progressèrent lentement vers le bas, et les épaules des deux hommes furent recouvertes de serviettes blanches et chaudes. Le Brigante sentit la jeune fille hésiter lorsqu’elle arriva au niveau de sa jambe infirme. Les doigts de la masseuse papillonnèrent sur sa peau, puis elle commença, avec des gestes experts, à le soulager de la douleur profonde qui le tenaillait en permanence. La fille était plus que douée, et Prasamaccus s’assoupit, plongeant dans un sommeil bienheureux. Les demoiselles finirent par se retirer, et deux serviteurs apparurent avec des toges blanches. Ainsi vêtu, Prasamaccus se sentait légèrement ridicule et trop bien habillé. Ils traversèrent ensuite une interminable série de salles pour arriver dans une pièce où deux divans étaient disposés le long d’une table couverte de fruits, de viande froide et de pâtisseries. Prasamaccus attendit que le Romain s’installe sur l’un des divans, appuyé sur un coude, puis imita de nouveau son hôte. — De toute évidence, tu es un fils de bonne famille, dit Victorinus. J’espère que tu te sentiras comme chez toi, ici. — Bien entendu. — Le courage dont tu as fait preuve pour nous venir en aide sera récompensé, même si j’imagine que ce doit être très dur pour toi d’avoir été arraché à ta terre et à ta famille. Prasamaccus écarta les mains, espérant que son expression traduirait les émotions qui convenaient, quelles qu’elles soient. — Comme tu le sais sans doute, une guerre va éclater entre les tribus qui ont suivi Eldared et nos propres forces, poursuivit le Romain. Bien sûr, nous allons gagner, mais cet affrontement va entraver les batailles que nous menons dans le Sud contre les Saxons et les Jutes. Ce que j’essaie de te dire, c’est qu’il va être difficile de t’aider à rentrer chez toi. Toutefois, si tu veux rester, tu es le bienvenu. — Rester ici, dans ta villa ? demanda Prasamaccus. — Oui… même si je ne doute pas que tu préférerais prendre le risque de rallier le Nord. Si c’est le cas, je le répète, je t’invite à choisir toi-même ton cheval à l’écurie, et je m’engage à te fournir des vivres et de l’argent. — Est-ce que Gwalchmai habite ici ? — Non. C’est un soldat ; il loge dans les baraquements de Caerlyn. Je crois qu’il fréquente une femme, là-bas. — Ah ! une femme. Evidemment. — Mais quel idiot je fais ! déclara Victorinus. Si une esclave te plaît, tu es libre de l’inviter à partager ton lit. Je te conseille la Nubienne ; avec elle, tu peux être sûr de dormir comme une souche. Maintenant, je dois te laisser. Il y a une réunion au château à laquelle je suis tenu d’assister, mais je serai de retour vers minuit. Grephon, mon domestique, te conduira à ta chambre. Prasamaccus regarda le Romain s’éloigner et se jeta sur la nourriture. Il n’avait pas faim, mais il savait d’expérience qu’il ne fallait jamais perdre une occasion de manger. Grephon, le domestique, s’approcha discrètement, puis se racla la gorge. Il regarda le Breton s’empiffrer tout en prenant soin de garder un visage de marbre. Si son maître avait décidé d’amener ce sauvage ici, c’est qu’il y avait forcément une bonne raison. Cet homme devait être un prince de tribu nordique, pas moins. Par conséquent, en dépit de ses manières barbares, il serait traité comme un sénateur. Grephon était un domestique à vie de la famille Quirina. Pendant sept ans, il avait servi à Rome l’illustre père de Victorinus, qui dirigeait alors la maisonnée d’une main de fer. C’était un homme de petite taille, trapu, aux yeux ronds et impassibles d’un noir profond. Il était chauve, alors qu’il n’avait que vingt-cinq ans. Grephon, enfant esclave, était originaire de Thrace, et il avait commencé à travailler pour la famille Quirina en tant que garçon d’écurie. Sa vivacité d’esprit avait attiré l’attention de Marcus Lintus, qui l’avait fait entrer dans la maison comme camarade de jeu pour son fils Victorinus. Au fil des ans, Grephon s’était forgé une solide réputation. Indéniablement loyal, discret, il avait aussi un don pour l’organisation. À l’âge de dix-neuf ans, c’était lui qui faisait tourner la maison. À la mort de Marcus Lintus, quatre ans plus tôt, le jeune Victorinus lui avait demandé de l’accompagner en Bretagne. Il n’avait pas voulu y aller et aurait pu refuser, car il avait recouvré sa liberté après le décès de son maître. Mais la famille Quirina était riche, et, avec elle, l’avenir de Grephon était assuré. C’est donc le cœur lourd qu’il avait entrepris le long voyage à travers la Gaule, franchi la mer pour rallier Dubris, et enfin rejoint la villa à Calcaria, par-delà cette maudite campagne. C’est lui qui avait embauché chaque esclave, et il dirigeait la maison à la perfection, pendant que Victorinus suivait le Grand Roi en tant que Primus Pilus, centurion primipile à la tête des auxiliaires indisciplinés d’Aurelius. Grephon ne comprenait pas comment un Romain de si haut lignage pouvait se préoccuper d’une telle populace. Le domestique se racla de nouveau la gorge et, cette fois, le sauvage le remarqua. Grephon s’inclina pour le saluer. — Désirez-vous quelque chose, messire ? L’homme rota bruyamment. — Une femme ? — Très bien, messire. Avez-vous une préférence ? Le Breton aux yeux bleu clair regarda fixement Grephon. — Non. Je te laisse choisir. — Parfait, messire. Permettez-moi de vous conduire à votre chambre, et je vous enverrai quelqu’un. Tenant compte du handicap de l’invité, Grephon prit soin de se déplacer avec lenteur, et mena l’homme vers un petit escalier qui débouchait sur un couloir étroit. Ils s’arrêtèrent devant une porte en chêne. La porte donnait sur une pièce meublée d’un grand lit entouré de tentures en velours. Il y faisait bon, malgré l’absence de feu. Prasamaccus s’assit sur la couche tandis que Grephon le saluait et se retirait. Il pouvait toujours courir pour qu’il lui envoie la Nubienne, se dit le domestique. Il gagna prestement la cuisine et appela Helga, l’esclave allemande. Elle était petite, ses cheveux étaient comme du lin, et aucune passion n’animait ses yeux bleu clair. Elle avait la voix rauque et maîtrisait assez mal la langue. Elle se débrouillait bien pour les corvées physiques, mais personne ne l’avait encore réclamée dans son lit. Assurément, elle n’était pas assez jolie pour attirer l’attention de Victorinus. Grephon lui expliqua ce qu’on attendait d’elle et fut gratifié en retour d’un regard presque apeuré. Helga baissa la tête et marcha à pas lents vers le centre de la maison. Le domestique se versa un gobelet de bon vin qu’il but à petites gorgées, les paupières closes, essayant de se remémorer les vignes par-delà le Tibre. Helga gravit l’escalier le cœur lourd. Elle avait toujours su que ce jour viendrait, et l’avait redouté. Dans son pays natal, elle avait été capturée et violée par des hommes de la Quatrième Légion. Depuis, elle vivait avec la peur secrète qu’on abuse d’elle de nouveau. Elle en était presque venue à se sentir en sécurité dans cette famille, car, par bonheur, elle semblait laissa les hommes indifférents. Et voilà qu’on lui demandait d’aller divertir ce sauvage, cet estropié dont l’infirmité, dans la tribu où elle avait grandi, lui aurait valu d’être exécuté. Elle ouvrit la porte de la chambre et trouva le prince breton à genoux devant un conduit d’air chaud, observant la sombre cavité. Il releva la tête et sourit, mais elle ne réagit pas. Elle s’avança jusqu’au lit et retira sa robe toute simple, dont la couleur verte ne seyait pas à celle de ses yeux. Le Breton boitilla jusqu’à la couche et s’assit. — Comment t’appelles-tu ? — Helga. Il hocha la tête. — Je suis Prasamaccus. D’une main, il caressa la peau douce de son visage, puis se mit debout et lutta pour se débarrasser de sa toge. Une fois nu, il se glissa sous les couvertures et l’invita à le rejoindre. Elle obéit et s’allongea sur son bras. Ils restèrent ainsi immobiles pendant plusieurs minutes. Au contact du corps chaud de la jeune femme, Prasamaccus finit par s’assoupir. Helga se redressa doucement sur un coude. Elle observa le visage mince et les traits fins du Breton, qui n’exprimaient aucune cruauté. Elle pouvait toujours sentir la douce caresse qu’il avait déposée sur sa joue. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle devait faire, à présent. On lui avait ordonné de le satisfaire afin qu’il bénéficie d’une bonne nuit de sommeil. Maintenant qu’il dormait, elle était censée retourner en cuisine. Mais si elle le faisait, on lui demanderait pourquoi elle était déjà de retour. On penserait qu’il l’avait renvoyée, et elle serait peut-être punie pour cela. Elle s’installa à ses côtés et ferma les paupières. Lorsqu’elle se réveilla, à l’aube, elle sentit une main douce lui caresser le corps. Elle n’ouvrit pas les yeux ; son cœur s’accéléra. La main glissa lentement le long de son épaule, et descendit pour couvrir son sein lourd. Du pouce, Prasamaccus décrivit des cercles autour du mamelon, puis il quitta son sein pour suivre la courbe de sa hanche. Elle ouvrit les yeux et vit que le Breton contemplait son corps, le regard vague et l’air émerveillé. Il s’aperçut qu’elle ne dormait plus et s’empourpra violemment, tirant les couvertures sur elle. Puis il s’allongea de nouveau et s’approcha de son corps, lui embrassant doucement le front, puis la joue, et enfin les lèvres. Presque sans réfléchir, elle tendit les bras vers lui et lui entoura les épaules. Il poussa un grognement… et c’est là, à cet instant précis, qu’elle comprit, comme si elle détenait l’âme de Prasamaccus sous ses yeux. Pour la première fois de sa vie, Helga comprit la signification du mot « pouvoir ». C’est elle qui choisirait de se donner ou pas. L’homme à ses côtés accepterait sa décision. Elle se remémora la brutalité de ses ravisseurs, des hommes qu’elle aurait aimé tuer. Mais celui-là ne leur ressemblait pas. Cet homme-là la laissait libre de choisir, sans même en avoir conscience. Elle le regarda de nouveau dans les yeux et vit qu’ils étaient emplis de larmes. Elle se pencha et lui déposa un baiser sur chaque œil, puis l’attira à elle. Et en se donnant sans contrainte, elle reçut un présent plus grand encore : ses souvenirs de luxure et de barbarie s’effacèrent peu à peu. Désormais, ils appartenaient au passé, et plus jamais ils ne la hanteraient. Pendant plusieurs jours, Victorinus se leva tôt et rentra tard. Il voyait peu son invité, qui passait le plus clair de son temps retranché dans sa chambre avec l’aide-cuisinière. Le Romain avait bien d’autres soucis en tête. La Cinquième Légion, stationnée à Calcaria, était composée d’auxiliaires miliciens qui, le printemps venu, avaient l’autorisation de rentrer s’occuper de leur ferme et de leur famille. À présent qu’Eldared et ses alliés selgovae et novantae étaient sur le point de les envahir, et qu’Hengist, le roi saxon, s’apprêtait à ravager le Sud, il était hors de question de laisser les auxiliaires se disperser pendant deux mois. La tension régnait parmi les hommes, dont beaucoup n’avaient pas vu leur femme depuis le mois de septembre. Victorinus craignait une mutinerie. Aquila lui avait demandé de l’aider à remonter le moral des troupes en leur offrant de l’argent et du sel, mais cela n’avait pas suffi, et les cas de désertion étaient plus nombreux chaque jour. Le choix était limité. S’ils autorisaient les hommes à rentrer chez eux, Eboracum et la campagne environnante ne seraient défendues que par une seule légion de métier, soit cinq mille hommes. Face à eux, on pouvait en attendre trente mille. Autrement, ils pouvaient rappeler une légion du Sud, mais les dieux savaient à quel point le général Ambrosius avait besoin de soldats aux alentours de Dubris et de Londinium. La troisième option consistait à recruter et à entraîner une nouvelle milice, mais autant envoyer des enfants se battre contre des loups : le Brigante et ses tribus subordonnées avaient la réputation d’être de féroces guerriers. Victorinus renvoya Oretia, l’esclave nubienne, et se leva de son lit. Il s’habilla et rejoignit la pièce centrale, où il trouva Prasamaccus assis près de la fenêtre opposée, contemplant les collines au sud baignées par le clair de lune. — Bonsoir, dit Victorinus. Comment vas-tu ? — Bien, merci. Tu sembles fatigué. — Il y a beaucoup à faire. Helga te donne-t-elle satisfaction ? — Oui, pleinement. Victorinus se versa un gobelet de vin coupé d’eau. Minuit approchait et il avait du mal à garder les yeux ouverts, mais il savait que le sommeil ne viendrait pas. Six jours s’étaient écoulés, et cela l’ennuyait que le Breton soit encore là. S’il l’avait convié, c’était uniquement pour compenser les mauvais traitements que l’archer avait subis en étant mis aux arrêts, sans quoi il l’aurait envoyé se loger dans les baraquements avec Gwalchmai. Désormais, il avait l’impression d’avoir un invité permanent. La petite ville fortifiée bruissait de rumeurs concernant le Brigante : aux yeux de tous, il s’agissait d’un prince, pas moins. Grephon lui avait acheté de nouveaux vêtements qui ne faisaient que renforcer cette image : une tunique en laine couleur crème d’une infinie douceur bordée d’un galon, un pantalon en cuir orné de disques d’argent, et des bottes de cavalier en peau de daim de première qualité. — Quel est ton problème ? demanda Prasamaccus. — Si seulement il n’y en avait qu’un ! — Il y en a toujours un plus important que les autres, dit le Brigante. Victorinus haussa les épaules et, sans trop savoir pourquoi, lui expliqua les difficultés qu’il rencontrait avec les miliciens. Prasamaccus resta assis en silence tandis que le Romain lui exposait brièvement les options qui s’offraient à lui. — Quelle somme d’argent peux-tu distribuer à ces hommes ? s’enquit-il. — Pas grand-chose… Peut-être l’équivalent d’un mois de solde supplémentaire. — Si certains recevaient l’autorisation de rentrer chez eux, la somme augmenterait pour chaque homme qui déciderait de rester, n’est-ce pas ? — Bien entendu. — Dans ce cas, annonce-leur le montant total de cette prime, et dis-leur qu’ils peuvent rentrer chez eux s’ils le souhaitent. Explique-leur toutefois que la prime sera partagée entre ceux qui auront choisi de rester. — À quoi bon ? Et s’il ne restait qu’un seul homme ? Il serait aussi riche que Crassus, voilà tout. — Exactement, acquiesça Prasamaccus, même s’il n’avait pas la moindre idée de qui était Crassus. — Je ne te suis pas. — C’est parce que tu es riche, justement. La plupart des hommes espèrent le devenir. Moi-même, j’ai toujours rêvé de posséder deux chevaux. Mais les miliciens qui souhaitent rentrer chez eux devront désormais se demander combien ils perdront en prenant une telle décision. Comme tu dis : et si jamais il n’en restait qu’un seul ? ou même dix ? — Selon toi, combien accepteraient de rester ? — Plus de la moitié, s’ils sont tels que les Brigantes que j’ai connus. — On prendrait de grands risques en procédant ainsi, mais j’ai l’impression que c’est un conseil avisé. On va essayer. Qui t’a appris à être si rusé ? — C’est le don que fait la Mère Terre à ceux qui vivent dans la solitude, répondit Prasamaccus. Ce conseil fut le bon : trois mille miliciens décidèrent de rester, chaque homme gagnant l’équivalent de deux mois de solde supplémentaires. Le fardeau de Victorinus s’en trouva allégé, et la tactique lui valut les applaudissements d’Aquila. Trois jours plus tard, un invité inattendu se présenta à la villa. C’était Maedhlyn. Il était en nage, couvert de poussière, et énervé par sa chevauchée. Une heure après, revigoré par un bain chaud et plusieurs gobelets de vin tiède, il s’installa pour discuter un moment avec Victorinus. Après quoi ils convoquèrent Prasamaccus. À la vue de l’Enchanteur corpulent, le cœur du Breton se serra d’inquiétude. Il s’assit en silence, refusant le vin que Victorinus lui offrait. Maedhlyn prit place face à lui et l’observa de son regard aussi perçant que celui d’un faucon. — Nous avons un problème, Prasamaccus, et nous pensons que tu pourras le résoudre. Il y a un jeune garçon bloqué en territoire brigante, loin au nord du mur d’Antonin, dans les montagnes calédones. Il est d’une importance capitale pour nous, et nous voulons le ramener chez lui. Nous ne pouvons y envoyer nos propres hommes, car ils ne connaissent pas la région, contrairement à toi. Tu pourrais y voyager sans éveiller les soupçons. Prasamaccus ne répondit rien ; il tendit le bras vers le vin et en but une longue gorgée. Les dieux donnent, les dieux reprennent. Mais, cette fois, ils étaient allés trop loin : ils lui avaient permis de goûter à un bonheur qu’il n’avait jamais cru possible. — Ecoute, poursuivit l’Enchanteur d’un ton persuasif, grâce à ma magie, je peux te transporter jusqu’à un cercle de pierres non loin de Pinnata Castra, à trois jours de chevauchée du château de Deicester. Tout ce que tu auras à faire, c’est retrouver Thuro, le garçon en question, et le ramener dans le cercle précisément six jours plus tard. J’y serai, et par la suite j’y retournerai tous les jours à minuit au cas où vous auriez été retardés. Qu’en dis-tu ? — Je n’ai aucune envie de repartir dans le Nord, murmura Prasamaccus. Maedhlyn déglutit avec difficulté et jeta un coup d’œil vers Victorinus, assis à côté du Brigante. — Tu nous rendrais un immense service, et tu serais richement récompensé, lui dit-il. — Il me faudra un bracelet en cuivre bordé d’or, une petite maison, et aussi de l’argent pour pouvoir acheter un cheval et subvenir aux besoins d’une femme en nourriture et en vêtements pendant une année. En plus, je veux qu’Helga, l’esclave, soit libérée afin qu’elle vive dans cette maison. Alors qu’il prononçait ces mots, son teint avait pâli et il craignit d’avoir exigé un prix bien trop élevé. — C’est tout ? demanda Victorinus. (Prasamaccus acquiesça.) Dans ce cas, c’est d’accord. On arrangera tout ça dès ton retour. — Non, dit le Brigante d’un ton sévère. Occupez-vous-en demain. Je ne suis pas idiot, et je sais que je ne reviendrai peut-être pas de cette quête. Les Calédoniens vivent sur une terre sauvage et n’aiment pas les étrangers. Quant à ce garçon, Thuro, c’est le fils d’un roi romain. Eldared souhaitera le voir mort. Ce n’est pas correct de me demander d’accomplir votre devoir mais, puisque vous l’avez fait, vous devez en payer le prix… et tout de suite. — Nous sommes d’accord, dit rapidement Maedhlyn. Quand aimerais-tu que le mariage soit célébré ? — Demain. — Je suis druide de longue date, c’est donc moi qui officierai, déclara Maedhlyn. Il y a un chêne en revenant sur la piste, et nous nous y rendrons à temps pour le lever du soleil. Tu ferais mieux d’aller mettre ta dame au courant. Prasamaccus se leva, s’inclina et, avec toute la dignité dont un boiteux pouvait faire preuve, retourna dans sa chambre. — C’était quoi, cette histoire de mariage ? demanda Victorinus. — Le bracelet, c’est pour elle. C’est le symbole de l’Anneau d’Eternité et du cycle infini de la vie qui découle de l’union de l’amour. Comme c’est touchant ! Chapitre 8 Alantric savait que sa dernière heure sonnerait si quelqu’un entendait parler de sa rencontre avec le prince. La seule personne qu’il mit dans la confidence fut donc Frycca, son épouse, tandis qu’elle recousait la blessure qu’il avait au bras. Frycca l’aimait de tout son cœur et ne lui ferait jamais de mal, mais elle était fière de la grandeur d’âme de son mari et en parla à sa sœur Marphia, à qui elle fit jurer de ne rien révéler. Marphia raconta toute l’histoire à son mari Briccys, qui ne la partagea qu’avec son plus cher ami, en lui faisant bien comprendre que ce secret ne devait être en aucun cas ébruité. Deux jours après son retour, Alantric était escorté hors de sa hutte par trois des huscarls d’Eldared. Se rendant aussitôt compte qu’il était condamné, il se tourna vers Frycca et lui cria : — C’est ta langue trop pendue qui m’a tué, femme ! Il ne lutta pas lorsqu’ils l’entraînèrent vers leurs montures. Il marcha tête baissée, complètement relâché, et les gardes se détendirent à leur tour. C’est alors que le prisonnier libéra son bras droit d’un geste brusque et frappa l’homme qui se tenait le plus près de lui à l’oreille. Tandis que le garde chancelait, Alantric dégaina l’épée de l’homme et plongea la lame dans le cœur du deuxième soldat. Le troisième recula en brandissant son glaive. Alantric sauta pour enfourcher le cheval le plus proche, mais la bête fit un écart. À présent, une dizaine de gardes arrivaient en courant et le champion du roi reculait vers la clôture, un grand sourire aux lèvres. — Allons, venez, mes frères ! lança-t-il. Que je vous donne une leçon qui vous servira toute votre vie ! Deux hommes fondirent sur lui. Alantric para un coup, toucha d’un revers la gorge du premier attaquant et grogna lorsque l’épée du second s’introduisit dans son flanc. Il se tordit, coinça la lame contre ses côtes et embrocha l’épéiste. — Vivant ! Capturez-le vivant ! hurla Cael du haut des remparts. — Descends et viens me chercher toi-même, fils de pute ! cria Alantric pendant que les gardes se hâtaient d’arriver. La lame d’Alantric tissa une toile de mort autour d’elle mais, dans la mêlée, une épée s’enfonça dans son dos, lui déchirant les poumons. Le champion s’effondra à terre et fut transporté jusqu’au château. Il expira juste au moment où Cael franchissait la herse en courant. — Vous n’êtes qu’une bande d’incapables ! brailla Cael. Je vous ferai tous flageller ! Allez me chercher sa femme ! Mais Frycca, prise de panique, s’était tranché la gorge avec le couteau de chasse de son mari et gisait près de la cheminée, dans une mare de sang. Le tortionnaire au service d’Eldared travailla une bonne partie de la nuit sur ceux qui avaient partagé le secret. De ces séances, il ne tira qu’un fait incontestable : le jeune prince était en vie et se cachait dans une zone inconnue des montagnes calédones. Eldared convoqua Cael. — Va voir Goroien et dis-lui que j’ai besoin des Voleurs d’âmes. Nous avons six personnes dans nos cachots dont le sang devrait lui plaire, et autant de chiots quelle voudra. Mais j’exige le garçon ! Cael ne répondit rien. De toutes les sinistres légendes des Brumes, seule celle des Voleurs d’âmes lui donnait la chair de poule. Il s’inclina et laissa le roi maussade assis seul, les yeux rivés sur les collines au sud. Lorsque Thuro se réveilla, il pouvait toujours sentir la douleur de la blessure qui l’avait tué : aussi rapide que l’éclair, le Grec avait roulé sur lui-même et lui avait administré un coup d’épée courte. Culain aida le garçon à se remettre debout. — Tu t’es bien débrouillé, mieux que ce que j’espérais. Encore un mois et aucun épéiste dans toute la Bretagne ne pourra rivaliser avec toi. — Mais j’ai perdu, rétorqua Thuro en se remémorant avec un frisson les yeux bleu glacé de son jeune opposant. — Bien sûr que tu as perdu. C’était Achille, le meilleur guerrier de sa génération ! Un vrai démon, qu’il soit armé d’une épée ou d’une lance. Un combattant hors pair. — Que lui est-il arrivé ? — Il est mort. C’est le lot de tous les hommes. — Ça, je m’en doute, répondit Thuro. Ce que je voudrais savoir, c’est comment. — Je l’ai tué, déclara Culain. Je portais un nom différent, à l’époque. Je m’appelais Enée, et Achille avait abattu l’un de mes amis durant la guerre contre Troie. Non seulement il l’a tué, mais en plus il a fait le tour de la cité en traînant son corps derrière son char, encore et encore. Il a humilié un homme de grande bravoure. Le père a beaucoup souffert de cet affront. — J’ai entendu parler de Troie. Elle a été prise par un cheval de bois, dans lequel des hommes s’étaient cachés. — Ne te laisse pas induire en erreur par Homère : il plaisantait. « Cheval de bois » est une expression argotique qui désigne un objet inutile, ou bien une chose qui prétend en être une autre. C’est un homme qui est allé voir les Troyens en prétextant trahir ses maîtres, les Grecs. Le roi Priam l’a cru. Pas moi. J’ai quitté la cité avec ceux qui voulaient me suivre, et je me suis battu pour rejoindre la côte. Plus tard, nous avons appris que cet homme, Ulysse, avait ouvert une poterne pour permettre aux soldats grecs de pénétrer dans la cité. — Pourquoi le roi lui a-t-il fait confiance ? — Priam était un romantique qui voyait le meilleur en chacun. C’est ainsi qu’il a laissé la guerre éclater : en voyant le meilleur chez Hélène. Celle qui a mis à l’eau une flotte de mille navires n’était qu’une fausse blonde intrigante. C’est son époux Ménélas qui a déclenché la guerre de Troie, mais c’est Hélène qui l’a préméditée. Elle a séduit Pâris, le fils de Priam, pour qu’il l’emmène chez lui, dans sa cité. Après quoi Ménélas a demandé de l’aide aux autres rois grecs pour la récupérer. — Mais pourquoi se donner tant de mal pour une femme ? — Ils ne l’ont pas fait « pour une femme », ni pour l’honneur. Troie contrôlait les routes commerciales et imposait de lourdes taxes aux navires à destination de la Grèce. Comme pour toutes les guerres, il était question d’argent. — Je crois que je préfère la version d’Homère, dit Thuro. — Lis Homère pour ton plaisir, jeune prince, mais ne confonds pas son œuvre avec la réalité. — Qu’est-ce qui te rend d’humeur si morose, aujourd’hui ? s’enquit Thuro. Tu es souffrant ? Le regard de Culain s’embrasa un bref instant, et l’homme s’éloigna pour regagner sa cabane. Thuro resta d’abord sur place, puis remarqua le coup d’œil que le Guerrier des Brumes lui jeta par dessus son épaule. Le prince, tout sourires, rengaina son glaive et suivit Culain. Il le trouva attablé, un gobelet d’alcool fort à la main. — C’est Gian, dit Culain. Je lui ai fait de la peine. Ce n’était pas mon intention, mais elle m’a pris de court. — Elle t’a avoué son amour ? — Ne fais pas le malin, Thuro, répondit Culain d’un ton sec. (Il agita la main, comme pour effacer la colère contenue dans ses paroles.) Oui, tu as deviné. J’ai été idiot de ne pas m’en rendre compte. Mais elle se trompe : je suis le seul homme qu’elle ait connu, et elle m’a porté aux nues. J’aurais dû la conduire jusqu’à un village depuis bien longtemps. — Que lui as-tu dit ? — Que je la voyais comme ma fille, et que, pour cette raison, mon amour ne pouvait pas prendre une autre forme. — Pourquoi ? — Comment ça, « pourquoi » ? Pourquoi quoi ? — Pourquoi ne pas en faire ton épouse malgré tout ? — C’était ma seconde erreur, car elle m’a posé la même question. Mon cœur est déjà pris, et, tant que ma dame sera en vie, je ne pourrai le donner à personne d’autre. (Culain sourit.) Mais elle me rejette, car j’ai choisi d’être mortel, et je ne peux pas l’aimer tant qu’elle restera déesse. — C’est ce que tu as répondu à Laitha ? — Oui. — Ce n’était pas très avisé, dit Thuro. À mon avis, tu aurais dû mentir. Je n’y connais pas grand-chose en ce qui concerne les femmes, mais je pense que Laitha t’aurait pardonné n’importe quoi, sauf le fait que tu en aimes une autre. — Mes talents sont multiples, Thuro, mais je ne sais pas remonter le temps. Blesser Gian n’a jamais été dans mes intentions, pourtant, c’est fait. Va la voir, aide-la à comprendre. — La tâche n’est pas simple, d’autant plus que je l’aime, et que je serais prêt à l’épouser dès demain. — J’en ai conscience, et elle aussi. C’est donc toi qui devrais aller la voir. Thuro se leva, mais Culain lui fit signe de se rasseoir. — Avant que tu partes, je voudrais te montrer quelque chose, te faire un cadeau. (Il alla chercher un bol d’eau qu’il posa devant le prince.) Regarde cette eau avec attention, et tâche de comprendre. Culain tira une pierre dorée de sa poche et la tint au-dessus du récipient jusqu’à ce que l’eau s’embrume. Puis il quitta la cabane en fermant la porte derrière lui. Thuro contempla le liquide et se retrouva devant une pièce éclairée aux chandelles. Plusieurs hommes silencieux entouraient un grand lit sur lequel reposait un enfant fluet aux cheveux blond pâle. Un homme que Thuro reconnut comme étant Maedhlyn se pencha et posa la main sur la tête du garçonnet. — Son âme n’est plus là, murmura la voix de l’Enchanteur dans l’esprit de Thuro. Il est dans le Vide. Il ne reviendra pas. — Où se trouve le Vide ? demanda une autre voix qui submergea le garçon d’une vague de profonde tristesse. C’était Aurelius, son père. — Il est situé entre le paradis et l’enfer. Aucun homme ne peut aller le chercher. — Moi, si, déclara le roi. — Non, sire. C’est un endroit obscur, peuplé de démons des Brumes. Vous allez vous perdre, tout comme le garçon. — C’est mon fils. Utilise ta magie pour m’envoyer là-bas. Je te l’ordonne ! Maedhlyn soupira. — Prenez le petit dans vos bras et attendez. L’eau s’embruma de nouveau et Thuro vit l’enfant qui errait, hébété, sur le flanc d’une montagne plongée dans la pénombre. Il avait le regard vide, comme s’il ne voyait rien. Tout autour de lui, des loups noirs aux yeux rouges le traquaient, la gueule écumante. Alors qu’ils s’approchaient, la silhouette lumineuse d’un homme armé d’une terrible épée apparut. Il frappa les loups, qui s’enfuirent aussitôt. Ensuite, il souleva l’enfant dans ses bras et s’agenouilla avec lui sur les bords d’un ruisseau noir, où aucune fleur ne poussait. Le garçonnet se réveilla à ce moment-là et se blottit contre la poitrine de l’homme, qui lui ébouriffa les cheveux et le rassura. Trois bêtes effroyables émergèrent du brouillard qui s’était soudain formé, mais l’épée du roi étincela comme du feu. — Reculez ! lança-t-il. Ou mourez. À vous de choisir. Les bêtes l’observèrent, évaluant sa force, puis regagnèrent la brume. — Je vais te ramener à la maison, Thuro, dit le roi. Tu vas guérir. Et son père l’embrassa. Les larmes de Thuro s’écrasèrent dans le bol, brouillant la scène, mais, alors que celle-ci se dissipait, une ombre sinistre plana sur la vision. Culain entra discrètement. — Gian m’a dit que tu regrettais de ne pas te souvenir de ce moment. J’espère que ce cadeau en valait la peine. Thuro s’éclaircit la voix et s’essuya les yeux. — Je te suis encore plus redevable, maintenant. Il est allé jusqu’en enfer pour me retrouver. — Il avait bien des défauts, mais c’était quelqu’un de courageux. Il aurait dû mourir là-bas, et toi avec lui, mais les hommes comme lui sont faits pour remettre en cause l’immuabilité des lois du Mystère. Tu peux être fier, Thuro. — Encore une question, Culain. Quel genre d’être a le visage gris et les yeux opalescents ? — Où l’as-tu vu ? — Juste au moment où la vision s’estompait, j’ai aperçu un homme en noir qui courait en brandissant une épée. Il avait le teint gris et les yeux laiteux, comme s’il avait été aveugle. Mais ce n’était pas le cas. — Et tu avais l’impression qu’il te regardait ? — Oui. Je n’ai pas eu le temps d’avoir peur. Il a aussitôt disparu. — Pourtant, tu aurais dû être effrayé, car cette créature était un Voleur d’âmes, un buveur de sang. Ils existent dans le Vide et personne ne sait d’où ils viennent. Cette question suscitait beaucoup d’intérêt dans les Feragh. Certains soutiennent qu’ils sont l’incarnation des âmes de défunts maléfiques, d’autres qu’ils sont issus d’une espèce semblable à la nôtre. Quelle que soit la vérité, ils sont dangereux : leur rapidité n’a rien d’humain et leur force est prodigieuse. Ils ne se nourrissent que de sang et ne supportent pas la lumière du jour ; leur peau se couvre de cloques et se met à peler. Ils peuvent même en mourir. — Comment se fait-il que j’en aie vu un ? — Je me le demande ! Mais souviens-toi que tu regardais le Vide, et c’est là qu’ils vivent. — Est-il possible de les tuer ? — Seulement avec une arme en argent mais, même avec ça, rares sont ceux qui parviennent à se mesurer à eux. Ils se déplacent comme des ombres et frappent avant qu’un guerrier ait le temps de riposter. Leurs couteaux et leurs épées ne coupent pas ; ils anesthésient, tout simplement. Ensuite, leur victime sent leurs longs crocs se planter dans sa gorge pour sucer le sang vital. Donne-moi ton glaive. Thuro lui tendit l’arme en lui présentant la poignée. Culain fit glisser sa pierre dorée le long des deux tranchants de la lame, puis la lui rendit. Le prince l’examina, mais ne nota aucune différence. — Espérons que tu ne la voies jamais, dit Culain. Thuro trouva Laitha sur les hauteurs, assise sur un rocher plat. Elle dessinait un pétasite violet. Elle avait les yeux rougis, et son croquis était moins réussi que les précédents. — Puis-je me joindre à toi ? Elle acquiesça, puis posa son parchemin et son fusain à sa gauche. Elle ne portait qu’une tunique légère en laine verte ; ses bras et ses doigts étaient bleus de froid. Il retira son pourpoint en peau de mouton et le lui passa autour des épaules. — Il t’a raconté, alors, dit-elle sans le regarder. — Oui. Il fait froid ici. Retournons à ta cabane et allumons un feu. — Tu dois penser que je suis une parfaite idiote. — Bien sûr que non. Tu es l’une des personnes les plus brillantes que je connaisse. Le seul à avoir fait preuve de bêtise, c’est Culain. Allez, rentrons. Elle sourit d’un air las et descendit de la pierre. Le soleil qui se couchait semblait s’embraser, et un vent glacial sifflait entre les rochers. De retour à la cabane, une fois le feu rugissant dans l’âtre, Laitha s’assit devant les flammes, les genoux ramenés contre sa poitrine. Thuro prit place en face d’elle, tenant un gobelet de vin coupé d’eau provenant d’un tonneau entreposé dans l’arrière-salle. — Il en aime une autre, dit-elle. — Tu n’étais pas née qu’il l’aimait déjà, et il n’est pas du genre inconstant. Sinon, tu ne serais pas amoureuse de lui. — C’est lui qui t’a demandé de me parler ? — Non, mentit Thuro. Il m’a juste dit combien il était peiné de t’avoir fait souffrir. — C’est ma faute. J’aurais dû attendre un an de plus, ce n’était pas si long. Je suis toujours filiforme… un vrai garçon manqué. L’année prochaine, je serai plus féminine. Peut-être que d’ici là il comprendra que lui aussi a des sentiments pour moi. — Et peut-être que non, l’avertit doucement Thuro. — Je ne sais pas de qui il s’agit, mais en tout cas elle n’est pas là, alors que moi, si. Un jour, il viendra à moi. — Tu es déjà belle, Laitha, mais je pense que tu sous-estimes Culain. Que représente une année pour un homme qui a goûté à l’éternité ? Il ne t’aimera jamais comme tu le souhaites. La passion que tu nourris pour lui vous fera souffrir tous les deux. Elle leva les yeux. Le regard de la jeune fille lui fit l’effet d’une gifle. — Crois-tu que j’ignore pourquoi tu dis ça ? Tu me désires. Je le vois à la lueur dans tes yeux. Eh bien, sache que tu ne me posséderas jamais. Jamais, tu m’entends ? C’est Culain, ou personne. — Quinze ans, c’est un peu jeune pour prendre une telle décision. — Merci du conseil, mon oncle. — C’est maintenant que je te trouve idiote, Laitha. Je ne suis pas ton ennemi, et tu n’as aucune raison de te montrer blessante. Oui, je t’aime. Est-ce que ça fait de moi un scélérat ? T’ai-je déjà importunée avec mes sentiments ? Elle resta les yeux rivés sur les flammes pendant plusieurs minutes, puis sourit et toucha la main du prince. — Je suis désolée, Thuro. Vraiment. Ma peine est si intense que j’ai envie de cogner. — Je voudrais te remercier, dit-il. Tu as raconté à Culain que je regrettais de ne pas me souvenir du jour où mon père m’a tenu dans ses bras, et il a utilisé sa pierre magique pour me faire revivre cet instant. Il lui parla de la vision, et de la façon dont Culain avait touché son épée. — Montre, dit-elle. — Il n’y a rien à voir. Il dégaina son glaive. La lame luisait comme un miroir. — Il l’a transformée en argent, fit remarquer Laitha. Une ombre sinistre se profila devant la fenêtre et Thuro se précipita vers la porte juste au moment où celle-ci s’entrouvrait. D’un coup d’épaule, il referma le battant en bois avec fracas. Il mania maladroitement la barre et l’abattit en travers de la porte. — Qu’est-ce qui se passe ? cria Laitha. Thuro se retourna. La fenêtre était barrée, les volets étaient fermés contre le froid. La porte qui donnait sur l’arrière-salle s’ouvrit et une ombre noire survola l’âtre. Laitha, à demi levée, s’écroula au sol lorsqu’une lame grise toucha sa chair. Thuro plongea sur la gauche, roula sur lui-même et se remit debout. L’ombre fonça sur lui à une vitesse surnaturelle et, d’instinct, le prince dégaina son épée pour fendre la cape noire et bouffante. Un cri étrange retentit, et Thuro aperçut un visage gris cadavre et une paire d’yeux opalescents juste avant que la créature parte en fumée. La pièce fut envahie d’une telle puanteur que Thuro en eut des haut-le-cœur. Tombant à genoux, il rampa jusqu’à Laitha. Elle avait les yeux ouverts, mais restait immobile. Il gagna l’arrière-salle en courant alors qu’une deuxième ombre obscurcissait la fenêtre. Il sortit son glaive et l’apparition repartit dans la nuit. Il ferma brusquement les volets et les barra. Thuro retourna auprès de Laitha et la regarda dans les yeux. Elle battit des paupières. — Si tu m’entends, cligne deux fois des yeux. Elle s’exécuta. — Maintenant, cligne une fois pour « oui », deux fois pour « non ». Est-ce que tu peux bouger ? Deux battements. Un grand fracas retentit à la fenêtre et la lame d’une épée fit voler le bois en éclats. Thuro courut jusqu’à l’ouverture et attendit, son glaive brûlant d’une flamme bleue. Le même bruit se fit entendre dans l’arrière-salle, puis un nouveau cri surnaturel résonna au-dehors. Thuro se risqua à jeter un coup d’œil à travers la fenêtre brisée. Culain était seul dans la clairière, sa lance d’argent à la main. Trois silhouettes se ruèrent sur lui à une vitesse phénoménale. Le guerrier se laissa tomber à genoux, sa lance étincelante frappant sans relâche. Deux agresseurs vêtus d’une cape prirent la fuite. Thuro arracha la porte de la cabane de ses gonds et se précipita dans la nuit tandis que quatre autres créatures fondaient sur Culain. — Thuro, non ! brailla le guerrier, mais il était trop tard : un Voleur d’âmes se jeta sur le prince. Thuro para un coup et, de sa lame d’argent, trancha la gorge de son ennemi. La créature s’évapora. Deux autres arrivaient. Culain attaqua les deux qui lui faisaient face, bloquant, frappant, et finit par en expédier une d’un coup de lance dans le ventre. La deuxième s’approcha, mais Culain pressa un bouton sur son arme et une lame d’argent aiguisée perfora aussitôt la poitrine du Voleur d’âmes. Thuro réussit à tuer le premier des assassins, mais le deuxième lui enfonça un couteau froid entre les côtes. Toutes ses forces l’abandonnèrent et ses jambes se dérobèrent. Il tomba à la renverse et vit le visage gris surgir au-dessus de lui, approchant ses crocs gigantesques de sa gorge. Culain prit son élan sur trois pas, puis projeta sa lance. L’arme se ficha dans le dos de la créature, la pointe jaillissant de sa poitrine. Le Voleur disparut, et la lance retomba au sol à côté de Thuro. Culain souleva le prince paralysé et le porta jusqu’à la cabane, où Laitha commençait à remuer. — Allume le feu et ferme la porte à clef, lui dit-il. Il se dirigea vers l’arc de Laitha et vida son carquois. Ils disposaient de vingt flèches. Il appliqua sa pierre Sipstrassi à l’extrémité de chacune, mais rien ne se produisit. Culain ramassa le glaive de Thuro : la lame était de nouveau en fer. — C’était quoi ? demanda Laitha en frottant ses membres endoloris par le froid. — Des tueurs venus du Vide. Nous ne sommes plus en sécurité ici. Approche ! Elle s’avança et il lui prit la main. Le poignet gauche de la jeune fille était orné d’un bracelet en cuivre, contre lequel il appliqua sa pierre. — S’il se met à briller comme de l’argent, tu comprendras ce que ça veut dire ? Elle acquiesça. — Je suis désolée, Culain. Me pardonneras-tu ? — Il n’y a rien à pardonner, Gian Avur. J’aurais dû te parler de ma dame, mais ça fait plus de quarante ans que je ne l’ai pas vue. — Comment s’appelle-t-elle ? — Elle porte un très vieux nom qui veut dire « la lumière dans la vie ». Elle s’appelle Goroien. Culain veilla toute la nuit, mais les Voleurs d’âmes ne réapparurent pas. Thuro se réveilla le lendemain matin l’esprit embrumé, le geste lent et maladroit. Culain le fit sortir ; le froid mordant tira le garçon de sa torpeur. — Ils reviendront, dit le guerrier. On ne se débarrasse pas de ces êtres-là. Ils ne se doutaient pas que tu serais armé d’argent. — Je ne peux pas leur faire face, ils sont bien trop rapides. — Thuro, je t’ai déjà parlé d’Eleari-mas, « le Vide de l’Esprit ». C’est une technique qu’il faut absolument que tu maîtrises. L’habileté et la vitesse ne suffisent pas. Tu dois libérer ton instinct, faire le vide dans ta tête. — J’ai essayé, Culain. Je n’y arrive pas. — Ça m’a pris trente ans, Thuro. Ne t’attends pas à exceller dans ce domaine en quelques heures. Le soleil brillait, dardant ses rayons dorés, et les événements de la nuit passée semblaient appartenir à un autre âge. Laitha dormait toujours. Le Guerrier des Brumes paraissait fatigué et amaigri. Ses tempes argentées luisaient comme la neige sur les cimes montagneuses, au loin. Ses yeux étaient cernés de noir. — Eldared s’est trouvé un allié venant des Feragh, poursuivit-il. Personne d’autre ne pourrait ouvrir les portes du Vide. Je remercie la Source que tu aies eu cette vision, mais qui sait ce qui nous attend ? Des Atrols ? Des serpents, des dragons, des démons ? Les périls des Brumes sont infinis. Je me sens responsable, car je suis le premier à avoir utilisé les portails flottants. — Comment ça ? s’enquit Thuro. — À l’époque où j’ai mené les Icéniens de Boadicée se battre contre les Romains, il existait un corps d’élite : la Neuvième Légion. D’Eboracum, elle s’est dirigée vers le sud pour nous rattraper et nous prendre au piège entre ses troupes et celles de Paulinus. Mais j’ai envoyé les Brumes. La légion y est entrée et a quitté l’histoire à jamais. — La légendaire Neuvième Légion, souffla Thuro. Personne ne sait ce qui lui est arrivé. — Et personne ne le saura jamais. Pas même moi. Ces soldats sont morts loin de leurs amis, de leur famille… et de leur pays. — Cinq mille hommes, dit Thuro. Ça, c’est du pouvoir. — Ce n’est pas quelque chose que je recommencerais… mais quelqu’un l’a fait. — Qui serait assez puissant ? — Maedhlyn. Moi. Peut-être une dizaine d’autres, mais cela impliquerait que la centaine de milliers de mondes qui forment les Brumes soient totalement dépourvus d’intelligence et d’imagination. Peut-être que quelqu’un a emprunté un nouveau chemin. — Qu’est-ce que je peux faire ? Je ne vais pas me contenter de rester ici, à attendre qu’ils me mettent la main dessus, d’autant plus que ma présence vous met tous les deux en danger, Laitha et toi. — Tu dois trouver l’épée de ton père, ainsi que ta propre destinée. — Trouver… ? Une main fantôme l’a emportée sous le lac ! Je ne peux pas aller là-bas. — Si seulement c’était si simple… Mais l’épée n’est pas dans le lac : je l’ai déjà sondé. Non, elle est dans les Brumes, et c’est là que nous devons aller la chercher. — Tu viens de dire qu’il y avait des milliers de mondes à l’intérieur des Brumes. Comment savoir par où commencer ? — L’épée et toi êtes liés. On prendra un chemin au hasard et on verra où il nous mènera. — Tu m’excuseras, mais ta suggestion ne me paraît pas franchement optimiste. Culain s’esclaffa. — Je viendrai avec toi, Thuro, même si je reconnais que ça revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais ce sera mieux que de rester ici, à attendre que les démons nous attaquent, pas vrai ? — Quand partons-nous ? — Demain. Je dois préparer le chemin. — Et donc il nous faut passer une nuit de plus à attendre les Voleurs d’âmes ? — Oui, mais maintenant, on a un avantage : on sait qu’ils vont venir. — C’est un avantage bien mince. — Peut-être aussi ténu que la frontière entre la vie et la mort. Chapitre 9 Prasamaccus fut reconnaissant envers Helga des larmes quelle versa en public tandis qu’il enfourchait son immense étalon noir, choisi le matin même dans l’écurie de Victorinus. Aucun guerrier ne devrait partir pour une chasse périlleuse sans ce genre d’effusion de la part d’une épouse aimante. La chance lui avait souri : grâce à sa magie, Maedhlyn avait appris que les cols des montagnes calédones étaient tous bloqués par un épais manteau de neige, et il avait été obligé de patienter cinq semaines. Prasamaccus avait fait bon usage de ce temps, apprenant à mieux connaître Helga, et réciproquement. Par bonheur, tous deux aimèrent ce qu’ils découvrirent. La maison, située juste en bordure de Calcaria, avait été achetée par Grephon pour une bouchée de pain, le propriétaire étant terrifié par la guerre qui se préparait. À l’arrière de la maisonnette blanche se trouvait un enclos à chevaux délabré, ainsi que deux champs cultivables. À présent, Prasamaccus se penchait sur sa selle. — Cesse donc, femme ! lança-t-il. Ton attitude est inconvenante. Mais les larmes d’Helga continuèrent à couler, et c’est le cœur léger que Prasamaccus chevaucha aux côtés de l’Enchanteur en direction des ruines du cercle de pierres, au nord d’Eboracum. Maedhlyn, lui, était fort contrarié par le choix du messager-escorteur qu’il envoyait à Thuro. De toute évidence, l’estropié blond et mince était un homme intelligent, mais certainement pas un guerrier. De plus, pouvait-on lui faire confiance ? Le Brigante ne se souciait pas le moins du monde des doutes que trahissait l’expression maussade de Maedhlyn. En réalité, la Calédonie était une zone peu peuplée, et la tribu des Vacomagi, qui vivait au pied des collines, était réputée pour sa bienveillance. Avec un peu de chance, sa mission ne lui prendrait pas plus de six jours, et il serait vite de retour dans son palais blanc. Nerveux, il jeta un coup d’œil vers le ciel : il s’était efforcé de garder un visage impassible, mais les dieux savaient lire le regard des hommes. Dans le cercle, seules deux pierres se dressaient, telles des dents brisées. Prasamaccus se tenait désormais à l’endroit exact où il s’était trouvé six semaines auparavant, surplombant la cité fortifiée. — Tu as compris ? Six jours, dit Maedhlyn. — Oui. Je ferai des entailles dans un bâton, répliqua Prasamaccus. — Ne sois pas si désinvolte. Tu apparaîtras au nord de Pinnata Castra. Dans les montagnes, tu rencontreras un homme du nom de Culain : il est grand, et il a les yeux couleur d’orage. Evite de le mettre en colère. C’est lui qui te conduira jusqu’au prince. — Des yeux d’orage. Très bien, je suis prêt. Jurant dans sa barbe, Maedhlyn sortit une pierre jaune d’or et l’agita au-dessus de sa tête. Un halo doré emplit le cercle. — Va vers l’ouest, dit l’Enchanteur. Prasamaccus remonta en selle et lança son étalon. L’animal fit un écart puis se mit à galoper droit sur la plus grosse des pierres. Prasamaccus serra les paupières. Une odeur de brûlé lui frappa les narines et ses oreilles devinrent douloureuses. Il ouvrit les yeux au moment où le cheval fonçait hors du cercle où il avait tué l’Atrol. Il tira Vamera de la sacoche qui pendait à sa selle et se hâta de l’encorder. Ensuite, tout en pestant, il suspendit l’arc au pommeau. — Crétin de magicien, vociféra-t-il. Ce n’est pas le bon cercle. Je suis à des jours de chevauchée de la Calédonie ! Culain passa la journée à former un cercle avec un mince fil d’or, dans la clairière située en contrebas de sa cabane. Il tendit le fil autour de quatre bouleaux, puis traça sur la terre à l’intérieur du cercle une série de pentagrammes surlignés à la craie. Au centre du cercle, il établit un carré parfait, mesurant avec beaucoup de soin les distances entre les angles du carré et les points les plus éloignés des pentagrammes. Il s’interrompit à midi. Thuro lui porta un gobelet de vin, que le guerrier refusa. — Je dois garder les idées claires, Thuro. — Que fais-tu ? — Je recrée le dessin de base d’un cercle mineur. Je fabrique un portail, si tu préfères. Mais si je me trompe dans mes calculs ne serait-ce que d’un cheveu, on finira dans un autre monde que celui qu’on a choisi, ou dans une autre époque. — Où est Laitha ? — Elle surveille la vallée, au cas où les chasseurs d’Eldared se montreraient. — Tu veux que j’aille te chercher à manger ? — Non. Je dois terminer le cercle et prévoir les lignes de magie. Ce passage ne fonctionnera qu’une seule fois : on ne pourra pas revenir par ce biais. — Je vais monter la garde avec Laitha. — Non, dit Culain d’un ton sec. J’ai besoin de toi. Ce cercle tout entier vous est destiné, à toi et à ton harmonie. C’est notre seul espoir de retrouver l’épée. Le crépuscule était proche quand Laitha arriva en courant dans la clairière. — Il y a un cavalier solitaire qui remonte la vallée, déclara-t-elle. Dois-je l’éliminer ? Culain semblait mort de fatigue. — Non. Pas de tuerie inutile. Je suis presque prêt. Thuro, va voir cet homme avec Laitha. Gian, reste cachée, et si les intentions de ce visiteur sont hostiles, abats-le. — Je croyais que tu avais besoin de moi, dit Thuro. — Le travail est presque terminé, la destination est établie. Nous partirons à l’aube. — Ne serait-il pas plus prudent de partir dès maintenant ? demanda Laitha. — Le soleil sera bientôt couché, et nous avons besoin de son énergie. Non, nous devons survivre une nuit de plus dans ces montagnes. Thuro et Laitha se mirent en route pour intercepter le cavalier, courant le long des sentiers forestiers. Tandis que le prince cavalait derrière la mince jeune fille, il cessa de se préoccuper de l’étranger pour s’intéresser davantage à la grâce et à la souplesse avec lesquelles Laitha se mouvait. Thuro repéra l’homme qui remontait la piste avec prudence, et s’accroupit aux côtés de Laitha derrière un buisson touffu. Le nouveau venu était monté sur un étalon de presque dix-sept mains. Le cavalier était vêtu d’une tunique en laine couleur crème bordée d’un galon, et de petits disques d’argent ornaient son pantalon noir. Il portait un arc sombre fait de corne. Les cheveux clairs, la barbe blonde en désordre, il paraissait avoir une petite vingtaine d’années. Thuro s’avança sur le sentier tandis que Laitha encochait une flèche. — Bienvenue, étranger, dit le garçon. L’homme tira sur les rênes de son cheval. — Prince Thuro ? — Lui-même. — On m’a envoyé te chercher. — Dans ce cas, descends de ta monture et dégaine ton épée. Laitha n’avait pas l’intention de laisser Thuro se battre. Elle décocha sa flèche. Juste à ce moment-là, une chouette s’envola d’une branche voisine et l’étalon fit un écart. Le projectile de Laitha atteignit le cheval en pleine gorge. L’animal s’écroula, envoyant son cavalier dans les buissons en bordure de piste. Thuro était furieux. Il courut pour aider l’homme à se relever, remarquant pour la première fois son infirmité. Laitha avait encoché une deuxième flèche. — Mais c’est pas vrai ! hurla Thuro. Disparais ! Il se dirigea vers la pauvre bête qui se tordait au sol et lui ouvrit la jugulaire avec son couteau de chasse. — Je suis désolé, dit-il à l’homme. Je n’y suis pour rien. — C’était un bon cheval… le meilleur que j’aie jamais possédé. J’espère que tu en as d’autres ? — Non. L’homme soupira. — Les dieux donnent, les dieux reprennent. — Où est ton épée ? s’enquit Thuro. — Une épée ? Pour quoi faire ? — Pour te battre contre moi, voyons. Tu avais peut-être l’intention d’utiliser ton arc ? — Maedhlyn m’a envoyé à ta recherche pour te ramener chez toi. Je m’appelle Prasamaccus. Je loge chez Victorinus. — Thuro ! lança Laitha. Regarde ! Un peu plus bas sur la piste, une dizaine de cavaliers suivaient les traces laissées par Prasamaccus. — Tes amis sont arrivés, dit le prince. — Je ne les connais pas. Je t’ai dit la vérité. — Dans ce cas, tu ferais mieux de venir avec moi, déclara Thuro. Allons, laisse-moi porter ton arc. Prasamaccus lui tendit son arme et le trio se mit en route, prenant soin de rester en dehors du sentier. À présent, le soleil était très bas, et tous trois se fondirent dans l’obscurité naissante. Ils marchèrent pendant plus d’un quart d’heure, forcés de progresser lentement afin que Prasamaccus puisse tenir le rythme. Quand ils atteignirent la cabane, la lune chassait les nuages. Culain courut à leur rencontre. — Qui est-ce ? — Il dit que Maedhlyn l’a envoyé, répondit Thuro, mais les chasseurs d’Eldared nous suivent de près. Ils seront là d’une minute à l’autre. Culain lâcha un juron. Laitha laissa échapper un hoquet et les trois hommes se tournèrent vers elle. Elle avait le bras levé et regardait le bracelet autour de son poignet : il avait commencé à luire faiblement. — Les Voleurs d’âmes, chuchota Thuro. — Pourrais-je récupérer mon arc ? demanda Prasamaccus. Culain sortit un couteau d’argent et le tint doucement contre la gorge du Brigante, puis il tira une pierre Sipstrassi de sa poche et l’appliqua contre la tempe de l’homme. — Dis-moi pourquoi Maedhlyn t’a envoyé. — Il m’a demandé de ramener le prince au cercle de pierres, près de Pinnata Castra. Après quoi il nous ferait tous les deux disparaître pour nous renvoyer chez nous. Culain remit son couteau dans son étui. — Rends-lui son arc, et laisse-moi les flèches. Le Guerrier des Brumes appliqua sa pierre sur la pointe de chacun des vingt projectiles et tendit le carquois à Prasamaccus. Celui-ci encocha une flèche. La tête en métal luisait d’une lumière d’un bleu blanchâtre. — Très joli, dit-il. Une ombre se rua sur eux depuis les arbres et, avant que Laitha puisse réagir, Prasamaccus avait bandé son arc et tiré. Il atteignit sa cible en pleine poitrine : la cape sombre tourbillonna et tomba au sol, à côté de la flèche du Brigante. — Dans le cercle ! hurla Culain. D’autres silhouettes noires se profilèrent. Prasamaccus et Laitha décochèrent chacun une flèche pendant que Culain courait, ramassant sa lance à terre, près du fil doré. — Placez-vous dans le carré central ! ordonna-t-il. Alors que Thuro, Laitha et Prasamaccus enjambaient le fil, le Guerrier des Brumes contra juste à temps un coup porté avec une lame grise, enfonçant la pointe de sa lance dans la gorge de l’assassin. D’autres ombres encore convergèrent vers le cercle. Culain sauta par-dessus le fil, mais un couteau glacé lui entailla l’épaule. Tandis que ses membres faiblissaient, il hurla un mot. Une lumière dorée envahit le cercle, obligeant les ombres meurtrières à reculer. La lumière, aveuglante, était aussi vive que le soleil de midi. Quand elle s’estompa, le cercle était vide, le fil doré avait disparu, et la terre fumait. Culain se réveilla dans un cercle de pierres rompu, sur le flanc d’une haute colline qui dominait une forteresse romaine abandonnée. Il s’assit et prit de profondes inspirations jusqu’à ce que ses membres se désengourdissent. En contrebas, la place forte était à demi effondrée, et plusieurs des huttes voisines avaient été en partie construites avec des pierres provenant des ruines. Culain leva les yeux : une seule lune brillait. Le ciel était dégagé et il observa les étoiles. Il était toujours en Bretagne. Il poussa un juron sonore. Une lueur apparut sur sa gauche. Il ramassa sa lance et attendit. Maedhlyn se matérialisa. — Oh ! c’est toi, dit l’Enchanteur. Où est le garçon ? — Parti à la recherche de l’épée de son père. — Tout seul ? — Non, il est avec une fille et un estropié. — Merveilleux, le railla Maedhlyn. Culain se leva. — C’est toujours mieux que s’il était mort. — Légèrement, lui concéda Maedhlyn. Que s’est-il passé ? — Des Voleurs d’âmes nous ont attaqués. J’ai envoyé Thuro et les autres par un portail. — Lequel ? — Je l’ai fabriqué moi-même. — Tu l’as « fabriqué » ? Oh ! Culain, voilà qui était bien imprudent. — C’est encore pire que tu l’imagines : j’ai dû les envoyer en pleine nuit. — De mieux en mieux. (Maedhlyn renifla bruyamment et se racla la gorge.) Tu as pris un coup de vieux, déclara-t-il. As-tu besoin d’une pierre ? — J’en ai une, et si je te parais plus vieux, c’est parce que je l’ai choisi. Il est temps de mourir, Maedhlyn. Ça fait trop longtemps que je vis. — « Mourir » ? souffla l’Enchanteur, les yeux écarquillés. Qu’est-ce que tu racontes ? Nous sommes immortels. — Seulement parce que nous l’avons décidé. Et j’ai choisi de ne plus l’être. — Qu’en pense Athéna ? — Elle s’appelle Goroien. Ça fait des siècles qu’on a laissé tomber ces inepties grecques… et je ne l’ai pas vue depuis quarante ans. — Il fait froid, ici. Retournons à mon palais, on discutera là-bas. Culain suivit l’Enchanteur à travers la lueur, et les deux hommes descendirent la longue colline jusqu’à Eboracum, ralliant la villa aménagée de Maedhlyn, située près du mur sud. À l’intérieur, une flambée brûlait dans la cheminée en pierre sculptée. Maedhlyn avait toujours eu horreur du chauffage central romain, affirmant que cela le déconcentrait et lui causait des maux de tête. — Il fut un temps où tu ne considérais pas ça comme des inepties, déclara l’Enchanteur tandis qu’ils buvaient du vin chaud épicé, assis devant le feu. Tu faisais un magnifique Arès, un bon dieu de la Guerre. Et, en quelque sorte, nous avons vraiment aidé les Grecs : c’est nous qui leur avons apporté la philosophie et l’algèbre. — En plus d’être capricieux, tu n’as jamais pu t’empêcher de fourrer ton nez partout, Maedhlyn. Comment parviens-tu à garder un quelconque intérêt pour tout ça ? — Les hommes sont de merveilleuses créatures, répondit l’Enchanteur. Ils sont tellement inventifs. Je ne m’en lasse pas, ni de leurs formidables petites guerres. — T’ai-je déjà dit à quel point je te détestais ? — Une fois ou deux, Culain, maintenant que j’y pense… même si je n’arrive pas à comprendre pourquoi. Tu sais que j’aurais donné ma vie pour sauver Alaida… — Je t’interdis de parler d’elle ! Maedhlyn se cala contre le dossier de son grand fauteuil en cuir. — Ça ne te va pas, de vieillir, dit-il. Culain s’esclaffa, mais d’un rire sans la moindre trace d’humour. — « Vieillir » ? Mais je suis vieux… vieux comme le monde ! Nous aurions dû mourir avec les vagues qui ont englouti Balacris. — Mais nous avons survécu, louée soit la Source ! Pourquoi as-tu quitté Goroien ? — Elle n’a jamais compris mon désir de devenir mortel. — Ça n’a rien d’étonnant. Si tu te souviens bien, elle est tombée amoureuse du héros Gilgamesh et l’a vu vieillir : il y avait un problème avec son sang, auquel la pierre n’a pas pu remédier. Je comprends tout à fait qu’elle n’ait pas voulu assister de nouveau à ce spectacle. — J’aimais bien Gilgamesh, dit Culain. — Même s’il t’a enlevé Goroien ? Tu es un homme étrange. — Ce n’était qu’une passion sans lendemain, et c’est vraiment de l’histoire ancienne. Que comptes-tu faire, seigneur Embellisseur, maintenant que quelqu’un d’autre est de la partie ? — Je préfère « Enchanteur », si ça ne t’ennuie pas. Et je ne suis pas inquiet. Personne ne m’arrive à la cheville, à ce jeu-là. Tu devrais le savoir, Culain : ça fait des lustres que tu es témoin de mon génie. N’est-ce pas moi qui ai inspiré la construction de Troie ? Alexandre n’a-t-il pas été à deux doigts de devenir le maître du monde grâce à moi ? Et ce ne sont là que deux modestes succès. Crois-tu que le petit sorcier employé par Eldared puisse se mesurer à moi ? — Comme toujours, ton arrogance fait plaisir à voir. Tu sembles oublier les humiliations que cela t’a values par le passé. Troie est tombée, malgré tous tes efforts pour la sauver. Alexandre a été frappé d’un épisode de fièvre et en est mort. Quant à Caligula… je me demande ce que tu pouvais bien lui trouver, à ce garçon ! — Il était intelligent, rusé comme un renard ; on l’a beaucoup calomnié. Mais je vois ce que tu veux dire. Alors, qui se cache derrière Eldared, à ton avis ? — Je n’en ai aucune idée. Pendarric en aurait le pouvoir, mais il y a bien longtemps que les mortels ne l’intéressent plus. Brigamartis, peut-être. — Pendant un temps, elle a joué à la déesse chez les Nordiques, mais elle est partie, maintenant. Ça fait au moins un siècle que je n’ai pas entendu parler d’elle. Et Goroien ? — Elle n’aurait jamais recours aux Voleurs d’âmes. — Je crois que tu as oublié la dureté dont elle peut faire preuve. — Pas du tout. Mais je ne la vois pas agir pour le compte de quelqu’un d’autre, pas pour un roi minable comme Eldared. Il n’aurait pas de quoi la payer. Cela dit, c’est ton problème à présent, l’Enchanteur. Je ne veux plus être mêlé à cette affaire. — Ton attitude me surprend. Si Eldared a le pouvoir d’appeler les Voleurs d’âmes et d’ouvrir une porte dans ta montagne, alors il a le pouvoir d’envoyer des assassins à la poursuite du garçon, où qu’il soit. J’imagine que tu n’as laissé aucun objet lui appartenant chez toi ? Culain ferma les yeux. — Ses vieux vêtements sont restés dans un coffre. — Alors ils peuvent le localiser. À moins que tu les en empêches. — Que proposes-tu ? — Trouve la personne qui agit pour le compte d’Eldared et élimine-la. Ou élimine le roi. — Et toi, que feras-tu pendant que je battrai la campagne ? — J’utiliserai ceci, dit l’Enchanteur en soulevant une bande de parchemin jauni recouvert de cuir. C’est ce que Thuro possédait de plus précieux : les œuvres de Plutarque. Une grande partie de son harmonie s’y trouve encore. Je le suivrai à travers les Brumes. Prasamaccus regarda autour de lui. Le paysage avait changé : il était plus accidenté et plus dégagé. Les montagnes s’étiraient au loin, derrière une vallée boisée. Et la nuit était claire. Il leva la tête et son cœur se serra. Deux lunes brillaient dans le ciel : l’une énorme, d’un violet argenté, l’autre petite et blanche. Le Brigante craignait de comprendre ce que ce genre de phénomène signifiait, et ce n’était pas de bon augure. Il n’y avait aucun signe du guerrier aux yeux couleur d’orage. — Où est Culain ? cria Laitha. — Il n’a pas réussi à atteindre le carré central, murmura Thuro. Son regard croisa celui de Prasamaccus, qui saisit ce que le prince venait de sous-entendre. Culain s’était effondré au milieu des Voleurs d’âmes ; tous deux l’avaient vu. Laitha commença à fouiller les alentours du cercle de pierres blanches, appelant le guerrier. Thuro s’assit aux côtés de Prasamaccus. — Je le croyais invincible, dit le garçon. C’était un homme exceptionnel. — Je regrette de ne pas l’avoir connu, répondit Prasamaccus avec autant de sincérité que possible. Dis-moi, comment allons-nous rentrer ? — Aucune idée. — C’est étrange, j’étais sûr que tu dirais ça. Sais-tu où nous sommes ? — Je crains que non. — J’aurais dû devenir diseur de bonne aventure. Je commence à savoir ce que tu vas répondre avant même que tu ouvres la bouche. Allez, une dernière question : Est-ce que cette deuxième lune signifie ce que je pense qu’elle signifie ? — J’en ai bien peur. Prasamaccus soupira et ouvrit sa sacoche, d’où il sortit un petit gâteau aux graines. Thuro sourit : l’archer estropié commençait à lui plaire. — Comment as-tu rencontré Victorinus ? Prasamaccus avala la dernière bouchée de son gâteau. — J’étais parti chasser… Il raconta à Thuro le moment où il avait vu les Atrols et la fuite jusqu’au cercle de pierres, ainsi que le voyage avec Maedhlyn pour rallier Eboracum. Il ne parla pas d’Helga : l’idée de ne jamais la revoir était trop douloureuse. Entretemps, Laitha était revenue dans le cercle et avait pris place à leurs côtés, sans mot dire. Prasamaccus lui proposa son dernier gâteau aux graines, mais elle le refusa. — C’est ta faute, l’estropié, cracha-t-elle. Si on n’avait pas eu à t’attendre, Culain aurait pu s’enfuir avec nous. Prasamaccus se contenta de hocher la tête. Débattre avec une femme ne menait à rien. — N’importe quoi ! tempêta Thuro. Si tu n’avais pas tué le cheval de ce pauvre homme, nous serions arrivés plus tôt. — Est-ce que tu insinues que je suis responsable de la mort de Culain ? — C’est toi qui as commencé à chercher un coupable, pas moi. Alors si tu n’es pas capable de rester polie, boucle-la ! — Comment oses-tu ? Tu n’es ni un membre de ma famille, ni mon prince ! Je ne te dois rien. — Si je puis me permettre…, intervint Prasamaccus. — Tais-toi donc ! gronda Thuro. Je ne suis peut-être pas ton prince, mais tu es sous ma responsabilité. C’est ce que Culain aurait voulu. — Comment pourrais-tu le savoir ? Tu n’es qu’un gamin. C’était un homme, lui ! Elle se leva, furieuse, et disparut dans les ténèbres. — On ne gagne jamais rien à débattre avec une femme, murmura Prasamaccus. Elles ont toujours raison, je m’en suis rendu compte dans mon village. Il ne te reste plus qu’à aller t’excuser auprès d’elle. — Pourquoi donc ? — Pour lui avoir démontré qu’elle avait tort. Qu’as-tu l’intention de faire, prince ? Thuro s’installa plus confortablement. — Tu n’es pas fâché qu’elle t’ait accusé de la sorte ? — Pourquoi le serais-je ? Elle avait raison : je vous ai ralentis. — Mais… — Je sais, elle a tué mon cheval. Jusqu’où allons-nous remonter, comme ça ? Si je n’avais pas chevauché dans ces montagnes, vous n’auriez pas été retardés du tout. Si tu n’avais pas disparu, je n’aurais pas chevauché dans ces montagnes. Est-ce ta faute ? Ce n’est pas en débattant sur le sujet que le feu va s’allumer, ou qu’on va trouver de quoi manger. — Tu es très philosophe. — Bien sûr, l’approuva Prasamaccus en se demandant ce que cela signifiait. Il se leva et quitta le cercle en boitillant, à la recherche de brindilles pour faire un feu, mais n’en trouva aucune. — Je crois qu’on devrait camper dans ces bois pour la nuit, suggéra-t-il. — Je vais chercher Laitha. — Je m’en occupe, s’empressa de dire Prasamaccus en se dirigeant vers l’endroit où la jeune fille était assise. Le trio s’abrita dans une cavité et alluma un feu de camp contre un tronc abattu. Sans couvertures ni nourriture, ils restèrent assis en silence, chacun perdu dans ses pensées. Laitha luttait contre le chagrin et une colère qu’elle comprenait mal. Thuro se demandait ce que Culain aurait entrepris après leur arrivée. Aurait-il su où ils se trouvaient ? Dans le cas contraire, qu’aurait-il fait ? Serait-il parti vers le nord ? vers le sud ? Prasamaccus était allongé près du feu et songeait à Helga. Cinq semaines de pure félicité. Il espérait qu’elle n’aurait pas à l’attendre trop longtemps. Quand Thuro se réveilla, Prasamaccus avait déjà rallumé le feu, et quatre sphères d’argile cuisaient dans les flammes. Le prince étira ses muscles raidis. Laitha dormait toujours. — Tu t’es levé tôt, dit Thuro en jetant un coup d’œil vers l’aube naissante. — Mieux vaut attraper les pigeons pendant qu’ils dorment. Tu as faim ? — Une faim de loup ! À l’aide d’un bout de bois, Prasamaccus tira une des boules hors du feu, puis la brisa avec une pierre. L’argile se fendit net tout en déplumant l’oiseau. La viande brune avait un goût de bœuf. Thuro l’engloutit en un rien de temps, suçant les os fragiles jusqu’à ce qu’ils soient parfaitement nettoyés. — J’ai trouvé une haute colline, déclara Prasamaccus, et de là, j’ai observé les terres alentour. Je n’ai vu aucune habitation, mais il y a des champs cultivés à l’ouest. Il fit rouler une autre boule hors du feu et l’ouvrit. Ensuite, il se dirigea vers l’endroit où Laitha était allongée et lui poussa doucement l’épaule. Elle se réveilla et il lui sourit. — Le petit déjeuner est servi. Viens manger. Elle s’exécuta en silence, sans accorder ne serait-ce qu’un regard à Thuro. — Pourquoi l’homme aux yeux d’orage vous a-t-il envoyés ici ? demanda le Brigante. — Pour retrouver l’épée de mon père, l’Épée de Cunobelin. Mais je ne sais pas où chercher, et je ne suis même pas sûr que nous soyons arrivés dans le bon monde. Culain a dit que nous avions besoin de l’énergie du soleil, et nous sommes partis en pleine nuit. Prasamaccus fendit une autre sphère d’argile et s’assit plus confortablement, sans mot dire. Grâce à Vamera, il ne manquerait pas de nourriture. Quand ils trouveraient des gens, il pourrait leur vendre des peaux et de la viande, et peut-être finirait-il même par acheter un cheval. Il ne mourrait pas de faim, mais qu’en serait-il de ses jeunes compagnons ? Quelles compétences le garçon avait-il à apporter dans ce nouveau monde où il ne possédait pas le rang de prince ? Il ne s’inquiétait pas pour la fille, car elle était jeune et jolie, et semblait avoir les hanches requises pour enfanter. Elle ne souffrirait pas de la faim. Soudain, une pensée désagréable le frappa. Ils se trouvaient dans un univers inconnu. Et si c’était celui des Atrols et autres démons ? En se remémorant les champs cultivés, une partie de ses craintes se dissipa. Des démons qui cultivaient des champs, c’était tout de suite moins impressionnant. — Nous irons vers l’ouest, dit Thuro, pour trouver les propriétaires des champs. Prasamaccus fut soulagé de voir que Thuro avait décidé de prendre la tête du groupe. Il préférait de loin suivre les autres et prodiguer des conseils. Ainsi, on ne pourrait pas lui reprocher grand-chose si la situation tournait mal. Le trio se mit en route à travers les bois, marchant sur la piste manifeste d’un gibier et rencontrant des traces de cerfs et de boucs. Les empreintes étaient un peu plus larges que celles que Prasamaccus connaissait, mais pas assez pour susciter l’inquiétude. En milieu de matinée, ils aperçurent leur premier cerf. Celui-ci mesurait au moins un mètre quatre-vingts au garrot. Deux bosses saillaient de ses épaules, et un lambeau de peau pendait sous sa gorge. Ses bois anguleux et plats étaient pourvus de nombreuses pointes. — Il faudrait un sacré coup pour abattre cette bête, fit remarquer Prasamaccus. Il n’en dit pas plus, car, après une telle marche, sa jambe infirme commençait à le faire souffrir. Thuro nota qu’il boitait de plus en plus et proposa une halte. — On n’a fait que cinq kilomètres ! protesta Laitha. — Je suis fatigué, lâcha Thuro d’un ton sec en s’asseyant dos à un arbre. Reconnaissant, le Brigante se laissa tomber dans l’herbe. Ce garçon fera un bon chef s’il vit assez longtemps, pensa-t-il. Après une courte pause, ce fut Prasamaccus qui suggéra de se remettre en route, remerciant Thuro d’un sourire. Vers la fin de l’après-midi, ils émergèrent des bois. Devant eux s’étendait une terre ondoyante de vallées et de collines aux pentes douces. Au loin, le blanc et le bleu des montagnes se découpaient sur l’horizon et, dans leur ombre, une palissade entourait un petit village, à environ trois kilomètres à l’ouest. Des bovins et des chèvres broutaient sur le versant d’une colline. Thuro observa longuement le village, se demandant s’il était sage d’y pénétrer. Cependant, avait-il vraiment le choix ? Ils ne pouvaient pas passer leur vie à se cacher dans les bois. Le sentier s’élargit et ils le suivirent jusqu’à ce qu’ils entendent des cavaliers approcher. Thuro se campa au milieu de la route ; Prasamaccus se posta à gauche, et Laitha à droite. C’était un groupe de quatre hommes. Tous portaient une lourde armure et un casque en cuivre rutilant surmonté de grandes plumes. Le chef arrêta sa monture et s’exprima dans une langue que Thuro n’avait jamais entendue. Le prince déglutit avec difficulté : voilà une chose à laquelle il n’avait pas pensé. L’homme répéta ce qu’il venait de dire, cette fois avec plus de fermeté. D’instinct, Thuro posa la main sur la poignée de son glaive. — Je t’ai demandé ce que vous faisiez ici, dit le cavalier. — Nous sommes de simples voyageurs à la recherche d’un endroit où passer la nuit, répondit Thuro. — Il y a une auberge par là. Dites-moi, avez-vous vu une femme enceinte, presque à terme ? — Non, nous venons tout juste de sortir des bois. S’est-elle perdue ? — Elle s’est échappée. Le guerrier se tourna vers ses hommes, leva le bras, et les quatre cavaliers les dépassèrent avec fracas. Thuro inspira à fond pour se détendre. Prasamaccus boitilla vers lui et se mit à parler. Les mots, une série de sons dépourvus de rythme qui semblaient prononcés au hasard, étaient inintelligibles. — Qu’est-ce que tu racontes ? demanda le prince. Prasamaccus parut surpris et se tourna vers Laitha, qui s’exprima avec des mots tout aussi étranges, bien que sur un ton mélodieux. Thuro frappa dans ses mains et ses deux compagnons lui firent face. Il dégaina lentement son glaive, présentant la poignée à Prasamaccus. Le Brigante tendit la main et la toucha. — Maintenant, tu me comprends ? — Oui. D’où sors-tu cette magie ? Laitha les interrompit en posant une question inintelligible. — Ce serait peut-être mieux de la laisser ainsi, suggéra Prasamaccus. Laitha commençait à s’énerver et agita son poing vers Thuro. C’est alors que le bracelet en cuivre qu’elle portait au bras par-dessus la manche de sa tunique glissa et entra en contact avec la peau de son poignet. — Thuro, espèce de sale fils de pute ! Ne me laisse pas comme ça ! — Mais non, dit Thuro. Soulagée, Laitha ferma les yeux, puis les rouvrit. — Que nous est-il arrivé ? — Culain a appliqué sa pierre magique sur mon épée et sur ton bracelet. Je suppose que, maintenant, nous parlons la langue de ce monde, quelle qu’elle soit. — Que voulaient ces cavaliers ? s’enquit Laitha, chassant le problème précédent de ses pensées. — Ils cherchaient une fugitive. Enceinte, presque à terme. — Elle se cache entre ces rochers, dit Prasamaccus. Je l’ai vue juste au moment où nous avons entendu les soldats. — Alors laissons-la, déclara Thuro. Nous ne voulons pas d’ennuis. — Elle est blessée, insista Prasamaccus. Je crois qu’elle a été fouettée. — Non ! Nous avons assez de problèmes comme ça. Prasamaccus acquiesça, mais Laitha s’éloigna de la piste et escalada les quelques mètres qui la séparaient des rochers. Là, elle trouva une jeune fille guère plus âgée qu’elle. L’adolescente écarquilla les yeux de frayeur et se mordit la lèvre, posant une main fine sur son ventre rond en un geste protecteur. — Je ne te ferai pas de mal, dit Laitha en s’agenouillant auprès d’elle. Les épaules de la fille saignaient. De toute évidence, on l’avait violemment fouettée. — Pourquoi es-tu recherchée ? poursuivit Laitha. La fille se caressa le ventre. — Je suis l’une des Sept, déclara-t-elle, comme si cela répondait à la question. — Que peut-on faire pour t’aider ? — Emmenez-moi à Mareen-sa. — Où est-ce ? La fille sembla surprise, mais indiqua un endroit en haut des collines où un bosquet débouchait sur un ensemble de rochers de marbre. — Allez, viens, dit Laitha en lui tendant la main. L’adolescente se leva et commença à descendre en s’appuyant sur Laitha. En contrebas, Prasamaccus soupira tandis que Thuro luttait pour maîtriser sa colère. — Il est plus facile d’apprivoiser un poney sauvage qu’une femme farouche, marmonna le Brigante. Pourtant, il paraît que ça vaut le coup d’essayer. Thuro sentit sa fureur s’envoler face à la légèreté dont l’homme faisait preuve. — Rien ne t’atteint, mon ami ? — Bien sûr que si, dit Prasamaccus, boitillant à la suite des deux femmes. Thuro lui emboîta le pas, balayant les collines du regard à la recherche des cavaliers. Chapitre 10 Les sept mille soldats qui composaient l’avant-garde de l’armée brigante franchirent le mur d’Hadrien à Cilurnum. Cael à leur tête, ils progressèrent en une ligne irrégulière vers la cité fortifiée de Corstopitum. Sept cents cavaliers novantae réputés pour leur habileté et leur férocité au combat formaient le fer de lance de cette force. Corstopitum comptait moins de quatre cents âmes. Les chefs du conseil de ce bourg envoyèrent des messages de soutien à Eldared, promettant de ravitailler les troupes à leur arrivée. Ils ordonnèrent aussi le retrait de la garnison bretonne, et la centaine de soldats rallia Vindomara, à vingt kilomètres au sud-est. Les dirigeants de cette ville plus importante avaient étudié les présages et suivirent l’exemple de leurs voisins du Nord. Une fois encore, la garnison fut renvoyée. Eldared était en train de gagner la guerre avant même que les premières lignes de combat aient été mises en place. Agenouillé derrière des buissons dans les bois surplombant Corstopitum, Victorinus observait le camp en contrebas. Les Brigantes avaient dressé leurs tentes dans trois champs à l’extérieur du bourg, et les cavaliers novantae s’étaient installés plus à l’ouest, près d’un ruisseau au courant rapide. Gwalchmai s’avança en silence pour rejoindre le Romain basané. — Ils sont au moins deux mille de plus que ce qu’on pensait, et la force principale n’est pas encore arrivée, dit le Cantiaci. — Eldared espère que ce déploiement de troupes intimidera Aquila. — Ce n’est pas complètement idiot. Les villes sont loin de se réjouir de la perspective d’une guerre. Derrière les deux hommes, toute une cohorte d’Alia attendait : quatre cent quatre-vingts combattants triés sur le volet, entraînés à se battre comme soldats d’infanterie ou comme cohors equitata, guerriers à cheval. Victorinus s’écarta des buissons et convoqua les commandants de troupe. Comme dans l’ancienne armée romaine, la cavalerie était divisée en turmes, ou troupes, chacune composée de trente-deux hommes. Seize turmes formaient une cohorte. Les commandants se massèrent étroitement autour de Victorinus tandis que celui-ci exposait brièvement le plan d’action prévu pour la nuit. Chacun d’entre eux se vit attribuer une cible spécifique et prit connaissance des diverses options possibles selon le déroulement de la bataille. Lors d’une escarmouche si féroce, même les plans les mieux huilés pouvaient ne pas aboutir, et Victorinus savait qu’il serait impossible de changer de tactique une fois le combat engagé. Chaque turme accomplirait sa tâche et battrait ensuite en retraite. Aucun groupe ne devrait porter secours à un autre, et ce quelles que soient les circonstances. Ils discutèrent des options durant plus de une heure, puis Victorinus passa en revue les soldats, vérifiant les armes, les chevaux, et échangeant quelques mots avec les hommes. Comme eux, il portait un plastron bordé de cuir et un casque en bois recouvert de peau de vache laquée, dont les protections pour les oreilles, en forme de lames recourbées, se rejoignaient sous le menton. Il avait les cuisses protégées par un kilt en cuir découpé en cinq lanières, et des bottes renforcées de cuivre, qui avaient remplacé les traditionnelles jambières. Les hommes étaient nerveux, mais souhaitaient de tout cœur punir les orgueilleux Brigantes. Une heure après minuit, alors que le silence régnait dans le camp ennemi, trois cents cavaliers dévalèrent la colline avec fracas. Quatre turmes chevauchèrent jusqu’aux chariots de provisions des Brigantes, les renversant et les incendiant à l’aide de torches. Une autre troupe arriva au galop sur la ligne de sentinelles novantae, tuant les gardes et menant les chevaux vers le sommet des collines. Des guerriers brigantes se précipitèrent hors de leurs tentes, mais ils se heurtèrent à cent lanciers vétérans menés par Gwalchmai, qui les forcèrent à reculer. Derrière les lanciers, deux turmes cavalaient autour des tentes, jetant des tisons sur les toiles. Le tumulte régnait sur le camp. Surplombant Corstopitum, Victorinus observait la scène avec inquiétude alors que les flammes s’élevaient et que la confusion s’intensifiait. — Maintenant, Gwalchmai ! Maintenant ! souffla le Romain. Mais la bataille continuait à faire rage, et les chefs brigantes commençaient à restaurer l’ordre parmi leurs troupes. Alors que Victorinus était sur le point de céder à la fureur, il vit les lanciers de Gwalchmai adopter la formation de la « flèche volante » et charger. Gwalchmai était posté en tête de flèche, et l’offensive permit de disséminer les Brigantes qui s’étaient rassemblés. Les autres turmes galopaient derrière les ailes des lanciers tandis qu’ils se frayaient un passage dans les champs. Plusieurs chevaux tombèrent, mais la force principale ennemie s’enfuit dans les collines. Dans le sillage des opposants, Victorinus vit avec plaisir les chariots et les tentes en feu, ainsi que les champs jonchés de vingtaines de corps brigantes. Une période sanglante venait de commencer. L’amertume tenait une place tellement importante dans la vie de Korrin Rogeur qu’il avait beaucoup de mal à se souvenir de l’époque où d’autres émotions régissaient son humeur. Il se trouvait aux abords de la forêt de Mareen-sa, observant le petit groupe qui descendait la colline et se dirigeait vers les arbres. Il reconnut Erulda et fut heureux de voir qu’elle avait pu s’échapper ; ce n’était pas le sort de la jeune fille qui l’intéressait, mais plutôt le dépit du magistrat face à sa fuite. Dans le monde de Korrin Rogeur, seul l’embarras de ses ennemis était encore source de quelques moments de plaisir. Il était grand, épais comme une brindille, et portait une tenue de chasse dans les tons vert foncé et marron qui lui permettaient de se fondre dans la végétation. Une épée bâtarde pendait à sa hanche. Un arc long en bois d’if et un carquois de flèches à empennage noir lui barraient le dos. Ses yeux étaient sombres, et la mine renfrognée qu’il affichait en permanence avait creusé de profonds sillons au milieu de son front et de ses joues, le faisant paraître plus âgé que ses vingt-quatre ans. À mesure que le groupe approchait, il examina la femme qui soutenait Erulda. Elle était jeune, grande, leste ; elle avait de longues jambes et semblait aussi fière qu’un poulain. Elle était suivie d’un adolescent aux cheveux blonds et d’un estropié. Korrin inspecta l’horizon à la recherche d’éventuels soldats embusqués, conscient qu’il pouvait s’agir d’un guet-apens. Il fit signe aux hommes tapis dans les buissons, puis avança en terrain découvert. Erulda l’aperçut la première et agita la main. Korrin n’y prêta pas attention. — Et où crois-tu aller comme ça, ma jolie ? demanda-t-il à Laitha. Celle-ci ne répondit rien. L’éducation prodiguée par Culain comportait quelques lacunes, dont les subtilités de la communication. Laitha dégaina son couteau de chasse et s’approcha. — Voyez vous cela, la railla Korrin, un poulain sauvage ! Tu as l’intention de me planter avec ton épingle ? — Dis-nous ce que tu veux, le moche, qu’on en finisse, rétorqua-t-elle. Korrin fit mine de n’avoir rien entendu et se tourna vers Thuro. — Ce sont vos femmes qui se battent pour vous ? Comme ce doit être agréable ! Thuro s’avança et se campa devant l’habitant des bois, qui était plus grand que lui. — Premièrement, ce n’est pas ma femme. Deuxièmement, je n’aime pas le ton que tu emploies. Ça peut paraître accessoire, étant donné qu’au moment où nous parlons tu as cinq hommes cachés dans les buissons avec des flèches encochées. Toutefois, crois-moi : je suis capable de te tuer avant qu’ils puissent voler à ton secours. Korrin sourit largement et dépassa Thuro pour s’approcher de Prasamaccus, qui s’était assis dans l’herbe. — C’est à ton tour de me provoquer, je suppose ? — Ce petit jeu est stupide et imprudent, dit le Brigante en massant sa jambe douloureuse. Cette fille est pourchassée par des soldats susceptibles d’apparaître d’un instant à l’autre au sommet de cette colline. J’imagine, d’après la réaction qu’elle a eue en te voyant, que tu es un ami. Pourquoi donc ne pas agir comme tel ? — Tu me plais, l’estropié. De vous tous, tu es le premier à me paraître sensé. Suivez-moi. — Non, murmura Thuro. On ne veut pas d’ennuis avec les soldats. Tu as la fille, maintenant on s’en va. Korrin leva le bras et cinq hommes émergèrent d’entre les arbres, flèches encochées et arcs bandés. — Je crains que non, dit-il. J’insiste pour que vous partagiez notre repas de midi. C’est le moins que je puisse faire. Thuro haussa les épaules, aida Prasamaccus à se remettre debout et suivit l’habitant des bois dans la forêt. Erulda courut pour rattraper Korrin et glissa son bras sous le sien. L’allure était trop rapide pour Prasamaccus, malgré le poing qui venait sans cesse le pousser dans le dos. Sur une portion glissante de la piste, l’archer dérapa. Quand Thuro se pencha pour lui venir en aide, un habitant des bois à la barbe noire décocha un coup de pied à Prasamaccus entre les omoplates, le projetant de nouveau à terre. D’un revers, Thuro frappa l’homme en plein visage. L’attaquant s’effondra dans l’herbe en tournant sur lui-même. Un deuxième homme bondit en avant, mais Thuro pivota et écrasa la gorge de son assaillant avec son coude. Prasamaccus se remit péniblement debout tandis que les autres se massaient autour du prince pour l’affronter. — Arrêtez ! aboya Korrin. (Aussitôt, les hommes se figèrent.) Qu’est-ce qui se passe ? — Il m’a frappé, tempêta le premier habitant des bois en montrant Thuro du doigt. — Tu es un sacré fauteur de troubles, dit Korrin. — Ceorl a fichu un coup de pied à l’estropié, intervint un autre homme. Il n’a eu que ce qu’il méritait. Ceorl lâcha un juron et se tourna vers celui qui venait de le dénoncer, mais Korrin s’interposa entre eux. — Vous combattez uniquement sur mon ordre, jamais avant. Et on ne frappe pas un frère, Ceorl. Jamais. La seule chose que nous avons, c’est le lien qui nous unit. Romps-le, et je te tue. (Il se tourna vers Thuro.) Je ne le répéterai pas : pour le moment, même si tu te montres réticent, tu es un invité. Modère donc tes ardeurs, à moins que tu souhaites vraiment être traité en ennemi. — Parce que ça ferait une différence ? — Oui. Nos ennemis, on les tue. Essaie de t’en souvenir. Ils se remirent en route à une allure plus lente, et Prasamaccus nota avec satisfaction que personne ne le poussait du poing. Malgré tout, sa jambe le faisait affreusement souffrir lorsqu’ils atteignirent le camp, un ensemble de grottes qui formaient comme des alvéoles le long d’un affleurement rocheux. Thuro, Laitha et lui furent laissés en terrain découvert sous la surveillance de quatre gardes, tandis que Korrin et Erulda disparaissaient dans la large bouche d’une cavité. — Tu dois apprendre à garder la tête froide, dit Prasamaccus. Tu aurais pu te faire tuer. — Tu as raison, mon ami, mais c’était un réflexe. Comment va ta jambe ? — C’est à peine si je la sens. — Elle ne m’a même pas remerciée, lâcha Laitha brusquement. Thuro prit une profonde inspiration, mais Prasamaccus lui assena une tape sur le bras. — Ce n’en était pas moins un geste charitable, dit le Brigante. Laitha inclina la tête. — Désolée pour ce que je t’ai dit, Prasamaccus. Tu n’es pas responsable de la mort de Culain. Tu me pardonnes ? — Je me souviens rarement des mots exprimés sous le coup de la colère ou du chagrin. Il n’y a rien à pardonner. Ce qu’il nous faut décider, c’est comment nous tirer de cette situation. On dirait bien que nous avons débarqué au beau milieu d’un conflit. — Mais non, lui objecta Laitha. Ce n’est qu’une bande de hors-la-loi, voilà tout. — Je ne pense pas, intervint Thuro. La fille semblait retenue en otage, et si ces hommes étaient vraiment des brigands ils nous auraient déjà détroussés. On dirait plutôt une confrérie. — Ils ne sont pas nombreux, dit le Brigante, ce qui fait sans doute d’eux les perdants. — Qu’avons-nous à voir là-dedans ? s’enquit Laitha. Nous ne leur voulons aucun mal. — Nos intentions sont sans importance, répliqua Thuro. Cet endroit ressemble plus ou moins à un camp permanent, et maintenant nous savons où le trouver. Si les soldats nous interrogeaient, nous pourrions trahir la confrérie. — Et alors ? Où veux-tu en venir ? — C’est simple : ils vont soit nous exécuter sur-le-champ, soit nous proposer de les rejoindre. Je pencherais plutôt pour la deuxième solution, puisqu’ils ne nous ont pas tués dans les collines, tout à l’heure. Prasamaccus se contenta d’approuver. — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Laitha. — Joignons-nous à eux… et prenons la fuite dès que possible. Korrin ressortit de la grotte et appela Thuro. — Laisse ton épée et ton couteau à tes amis, et suis-moi. Le prince obéit et emboîta le pas à l’habitant des bois, s’enfonçant au cœur d’un labyrinthe de grottes éclairées par des torches. Ils arrivèrent enfin devant une grande ouverture taillée dans le grès. Korrin s’arrêta. — Entre, murmura-t-il. De l’intérieur provint un grognement grave et guttural. Thuro se figea. — Qu’est-ce qu’il y a, là-dedans ? — La vie ou la mort. Le garçon pénétra dans l’endroit sombre. Une unique bougie projetait sa lueur vacillante sur la pièce qui se trouvait au-delà ; Thuro attendit que ses yeux s’accoutument à l’obscurité. Une silhouette voûtée était assise dans un coin. Elle paraissait gigantesque dans la pénombre. Le prince s’approcha ; la forme se tourna et se redressa, le dominant de toute sa hauteur. La tête était grotesque et sauvagement marquée, les yeux étaient exorbités, le visage paraissait mi-humain, mi-bestial et n’était pas sans rappeler celui d’un ours. De la salive coulait le long de ses mâchoires. La silhouette était vêtue de blanc, à la manière d’un être humain, mais les pattes énormes qui sortaient des manches étaient pourvues de griffes, comme celles d’une bête. — Bienvenue à Mareen-sa, dit la créature d’une voix grave et rocailleuse. (Les mots, mal articulés, étaient à peine compréhensibles.) Parle-moi de toi. — Je suis Thuro. Simple voyageur. — Qui sers-tu ? — De personne. Je ne suis pas serviteur. — Tous les hommes servent quelqu’un. D’où viens-tu ? — J’ai traversé les Brumes. Je viens d’un monde lointain. — Les Brumes ! souffla la créature en s’approchant, posant ses griffes sur l’épaule de Thuro, tout près de sa gorge. Alors, tu es au service de la Reine Sorcière ? — Je n’ai jamais entendu parler d’elle. Je suis un étranger, ici. — Tu sais que je suis prêt à te massacrer, n’est-ce pas ? — C’est ce que j’ai cru comprendre, répondit Thuro. — Je n’en ai pas envie. Je ne suis pas ce qu’il paraît, mon garçon. Jadis, j’étais grand et beau, comme mon frère Korrin. Mais on ne récolte rien de bon à tomber entre les griffes d’Astarté. C’est encore pire de l’aimer comme je l’ai fait, car, dans ce cas, elle ne te tue pas. Ça n’a pas d’importance… Va-t’en, je suis fatigué. — Nous laisses-tu la vie sauve ou pas ? — Oui… pour aujourd’hui. Et pour demain ? On en reparlera à ce moment-là. Le prince recula pour sortir de la chambre tandis que la silhouette voûtée s’installait dans un coin. Korrin attendait. — Comment s’est passée la rencontre ? demanda l’habitant des bois. Thuro sonda son regard et y perçut du chagrin. — Y a-t-il un endroit où l’on peut discuter ? L’homme haussa les épaules et retourna vers la lumière. Dans une chambre séparée, pourvue d’un lit de camp et de deux chaises, Korrin s’assit et invita Thuro à faire de même. — De quoi tu voulais me parler ? — Ça peut sembler difficile à croire, mais mes compagnons et moi ignorons tout à propos de vos terres et de vos conflits. Qui est Astarté ? — « Difficile à croire » ? Tu veux dire impossible ! Nul ne peut voyager en ce monde sans connaître Astarté. — C’est pourtant le cas, donc sois un peu indulgent. Qui est-ce ? — Je n’ai pas le temps de jouer, dit Korrin en se levant. — Ce n’est pas un jeu. Je m’appelle Thuro et j’ai traversé les Brumes. Vos terres, votre monde me sont inconnus. — Tu es sorcier ? J’ai du mal à le croire. Ou bien tu as vraiment plusieurs centaines d’années et tu te fais juste passer pour un garçon imberbe ? — Je suis venu, ou plutôt j’ai été envoyé ici par un homme qui maîtrise la magie. Il l’a fait pour nous permettre d’échapper à ceux qui voulaient notre mort. C’est la pure vérité, tu n’as qu’à interroger mes amis. Maintenant, qui est Astarté ? Korrin retourna s’asseoir. — Je ne te crois pas, Thuro, mais je ne perds rien à te parler d’elle, je vais donc le faire. C’est la Reine Noire de Pinrae. Elle règne sur les terres qui s’étendent d’un océan à l’autre et, à en croire les marins, elle contrôle même les régions par-delà les eaux. C’est le mal incarné, pire qu’un cauchemar. Son ignominie et sa perversité sont telles que si, comme tu le prétends, tu n’as jamais entendu parler d’elle, tu ne croiras pas un mot de ce que je vais te raconter. La fille que tu as secourue est l’une des Sept. Elle devait être emmenée à Perdita, le Château de Fer, où son bébé aurait été dévoré sous ses yeux par la Reine Sorcière. Tu imagines ? Sept bébés par saison ! — Mangés ? dit Thuro. — « Dévorés », j’ai dit, par la Pierre de Sang. — Mais pourquoi ? — Comment tu veux qu’un homme sain d’esprit comme moi te réponde ? Pourquoi elle choisit de détruire plutôt que de guérir ? Pourquoi faire d’un homme comme Pallin la bête qu’il est en train de devenir ? Tu sais pourquoi elle a fait ça ? Parce qu’il l’aimait. Maintenant, tu saisis quand je te dis que c’est le mal en personne ? Au fil du temps, cet homme bon se fait de plus en plus bestial. Un jour, il se retournera contre nous, il nous mettra en pièces et nous massacrera, et nous serons obligés de l’abattre. Voilà l’héritage de la Reine Sorcière. Que les dieux l’étripent ! — Je suppose qu’elle a une armée ? — Dix mille soldats, même si elle en a démobilisé le double après avoir conquis les Six Nations. Mais elle possède d’autres armes, des bêtes terribles auxquelles elle peut ordonner de déchiqueter un homme. En as-tu assez entendu ? — Comment avez-vous pu survivre face à une ennemie pareille ? — Comment ? C’est simple. Si elle nous tuait maintenant, quelle serait notre souffrance ? En nous laissant la vie sauve, elle nous permet d’être témoins de la folie croissante de Pallin. Une merveille de méchanceté. Quand nous aurons été forcés de le tuer et que nos cœurs seront brisés, là, elle viendra. — Elle a l’air abominable, en effet, dit Thuro. Maintenant, je comprends ce que tu voulais dire au sujet du lien qui unit la confrérie. Mais dis-moi, pourquoi les gens tolèrent-ils une créature si maléfique ? Pourquoi ne sont-ils pas des milliers à se révolter ? Korrin s’appuya contre le dossier de sa chaise, ses yeux noirs rivés sur Thuro comme s’il le voyait pour la première fois. — Pourquoi ils se soulèveraient ? Moi-même je n’ai rien fait, jusqu’au jour où le nom de ma femme a été tiré de la liste. Jusqu’au jour où ils l’ont traînée dehors, hurlante, enceinte d’un bébé que je ne connaîtrai jamais. La vie à Pinrae n’est pas désagréable. La nourriture et le travail ne manquent pas, et nous n’avons plus d’ennemis par-delà les frontières. L’unique danger est celui qu’encourent les femmes enceintes, et seules vingt-huit d’entre elles sont concernées chaque année, dans une nation qui en compte je ne sais combien de milliers. Non, pourquoi un homme chercherait-il à renverser une souveraine si bienveillante ? À moins que sa femme et son enfant soient massacrés… À moins que son frère soit transformé en un monstre répugnant, condamné à être mis à mort par les siens. — Depuis combien de temps Astarté règne-t-elle sur Pinrae ? Korrin haussa les épaules. — C’est une question pour les historiens. Elle a toujours été reine. Pourtant, quand on la regarde… Mon frère a fait le voyage jusqu’au Château de Fer pour plaider la cause d’Ishtura, ma femme. La reine l’a pris contre son sein, et il est devenu fou de sa beauté et de sa chevelure d’or. Quel prix il a payé pour coucher avec elle ! — Pourquoi ne fuyez-vous pas ces terres ? demanda le prince. — Pour aller où ? De l’autre côté de l’océan ? Qui sait quel mal y réside ? Non, je resterai et tenterai tout ce qui est en mon pouvoir pour la détruire, ainsi que tous ceux qui la servent. Quelle belle flambée il y aura, en cet heureux jour ! Thuro se leva. — L’huile n’a jamais éteint le feu, murmura-t-il. Je pense que je vais retourner auprès de mes amis. — Le feu que j’allumerai ne pourra jamais être éteint, dit Korrin, les yeux brillants dans la lueur des torches. J’ai les noms sur un parchemin de vie. Et quand elle mourra, d’autres seront nommés et la suivront dans les ténèbres en hurlant. — Ce sont les noms de gens qui ne l’ont pas combattue ? — Tout à fait. — Des noms comme le tien, avant qu’ils enlèvent ta femme ? — Tu ne comprends pas. Comment tu le pourrais ? — J’espère ne jamais comprendre, dit Thuro en sortant dans le couloir pour rejoindre la douce chaleur du soleil de l’après-midi. Les quatre jours suivants, Thuro et les autres ne furent pas convoqués devant Pallin, l’homme-bête, et Korrin Rogeur ne leur prêta aucune attention. Prasamaccus était exaspéré par le manque d’habileté des chasseurs de la confrérie qui, chaque jour au crépuscule, rentraient les mains vides. Ils se plaignaient que les chevreuils étaient trop rapides, trop malins, ou que leurs arcs n’étaient pas assez robustes, leurs flèches pas assez droites. Le quatrième jour, ils rapportèrent une biche dont la viande était si dure qu’elle en était indigeste. Prasamaccus alla voir Korrin tandis que l’habitant des bois se préparait à partir en éclaireur vers le nord. — Qu’y a-t-il, l’estropié ? Je n’ai pas beaucoup de temps. — Tu n’as pas beaucoup de nourriture, non plus… et encore moins d’habileté. — Arrête de tourner autour du pot. — Ta minuscule armée ne compte pas un seul chasseur qui soit capable de toucher le mur d’une grange de l’intérieur, et j’en ai assez de devoir mâcher des racines, ou de la viande indigne d’un chasseur. Laisse-moi récupérer mon arc et rapporter de la viande fraîche au camp. — Tout seul ? — Non. Confie-moi quelqu’un d’un peu patient et qui fera ce que je lui demanderai. — Tu es bien arrogant, Prasamaccus, dit Korrin en prononçant le nom du Brigante pour la première fois. — Ce n’est pas de l’arrogance. Je suis juste fatigué d’être entouré d’incapables. Korrin haussa les sourcils. — Soit. As-tu quelqu’un en tête ? — Le discret, celui qui a dénoncé Ceorl. — Hogun. C’est un bon choix. Je lui dirai de t’abattre si tu fais ne serait-ce que mine de t’échapper. — Dis-lui ce qui te chante, mais fais-le tout de suite ! Thuro observa les deux hommes quitter la clairière, Prasamaccus boitillant derrière Hogun. Korrin Rogeur s’approcha de lui. — Il sait se servir de cet arc ? — Tu verras bien, répondit Thuro. Korrin secoua la tête et s’éloigna avec quatre hommes. Laitha s’assit à côté du prince. — Ils ont ramené trois autres femmes enceintes cette nuit, lui confia-t-elle. Je les ai entendus discuter. Apparemment, Korrin a attaqué le convoi qui les escortait. Quatre soldats ont été tués et plusieurs autres blessés. Thuro hocha la tête. — C’est son seul moyen d’atteindre Astarté : l’empêcher d’accomplir ses sacrifices. Mais le pauvre homme est condamné, tout comme son frère. — « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. » C’est ce que Culain disait toujours. Le garçon l’approuva. — J’imagine qu’il y a du vrai là-dedans. Mais la confrérie ne compte pas plus de cinquante hommes, alors que l’armée ennemie en a dix mille. Ils ne peuvent pas gagner. As-tu remarqué leur manque total de préparation ? Non seulement ils ignorent tout des règles de base de la chasse, mais ils ne font rien de la journée, à part rester assis à attendre que Pallin perde la raison. Les éclaireurs postés à l’extérieur ne sont pas assez nombreux pour protéger correctement le camp. Ils ne se réunissent jamais pour discuter stratégie. Ils ne s’entraînent même pas à manier leurs armes ! Sur le plan de l’organisation, c’est le pire groupe de dissidents que j’aie jamais rencontré : ils portent la défaite sur leurs épaules, comme une cape. — Peut-être qu’ils n’attendaient plus qu’un prince aussi aguerri que toi, rétorqua Laitha d’un ton sec. — Peut-être bien ! Thuro se releva et avança vers le garde le plus proche, un adolescent imposant armé d’un arc long. — Comment t’appelles-tu ? demanda Thuro. — Rhiall. — Dis-moi, Rhiall, si l’envie me prenait de quitter ce camp, que ferais-tu ? — Je te tuerais. Tu crois que j’agiterais la main pour te dire au revoir ? Cette réplique suscita des ricanements chez les trois autres gardes, qui s’étaient rapprochés de leur camarade. — Je ne te crois pas capable de m’abattre avec cet arc, même si je mesurais trois mètres de haut, deux de large, et si je chevauchais une tortue géante. (Les autres hommes sourirent devant la gêne de Rhiall.) Qu’est-ce qu’il y a de drôle, vous autres ? Toi, là-bas, siffla Thuro en désignant un homme mince à la barbe brune et aux yeux verts. Ton arc n’est même pas encordé. Si je m’enfuyais entre ces arbres là-bas, tu ne serais d’aucune utilité. — Ça n’apporte rien de bon d’être insultant, gamin, répondit le chasseur. — C’est faux, répliqua Thuro. Ça n’apporte rien de bon d’insulter un homme. Un vrai. Vous êtes quoi, au juste ? Des serviteurs en fuite ? Des ecclésiastiques ? Des boulangers ? Il n’y a pas un seul guerrier parmi vous. — C’en est trop ! déclara l’homme mince. Il est temps que quelqu’un t’enseigne les bonnes manières, gamin. Thuro recula, laissant l’homme dégainer son épée bâtarde, puis il tira son glaive. La lame étincela sous le soleil. — Tu as bien raison de parler d’enseignement, habitant des bois. Le prince recula d’un bond leste alors que le chasseur levait son épée et chargeait, décrivant un arc de cercle brutal avec son arme pour frapper Thuro sur le flanc gauche. Le prince bloqua l’attaque sans aucune difficulté, pivota sur ses talons et assena à l’homme un coup si violent que celui-ci se retrouva à terre. L’épée du chasseur vola dans les airs et, dans un bruit de ferraille, alla atterrir contre un tronc d’arbre voisin. — Leçon numéro un, dit Thuro. La colère et l’habileté ne font pas bon ménage. Un deuxième homme s’avança, plus prudemment. Thuro engagea le combat et leurs lames s’entrechoquèrent. Celui-là se débrouillait mieux que son camarade, mais il n’avait pas suivi l’entraînement de Culain lach Feragh. Thuro avança, fit glisser son épée sur la lame de son opposant puis, d’un petit coup de poignet, envoya l’arme rejoindre celle de l’adversaire précédent. L’homme recula, mais Thuro rengaina son glaive. — Laitha, viens ici ! La fille de la forêt obéit de mauvaise grâce. Thuro se tourna vers les gardes. — Je ne m’abaisserai pas à vous vaincre au tir à l’arc, mais je vous parie mon épée contre vos arcs que même cette femme est meilleure que vous. — Pari tenu, répondit l’homme mince. — Je ne me prêterai pas à ton petit jeu, tempêta Laitha. Thuro se tourna vers elle et la gifla. Elle recula en chancelant, choquée et blessée. — Cette fois, tu feras exactement ce que je dirai, lâcha Thuro d’un ton cassant, ses yeux lançant des éclairs. J’en ai assez de tes enfantillages. Si nous sommes ici, c’est à cause de ta stupidité. Conduis-toi comme quelqu’un de ton âge, femme ! Et pense à Culain ! En entendant le nom du guerrier, la colère de Laitha s’évanouit et elle s’avança vers l’homme le plus proche. — Désigne une cible, souffla-t-elle. — L’arbre, là-bas, dit Rhiall. — J’ai dit « une cible », pas un monument de la nature ! — Vas-y, toi, désigne-la. — Très bien. Se penchant en avant, elle s’empara avec adresse de la casquette sombre que portait Rhiall et marcha jusqu’à l’arbre qu’il avait indiqué. Là, elle sortit son couteau de chasse et le plongea à travers le couvre-chef, l’épinglant au tronc. Ensuite, elle recula de trente pas et attendit que les hommes la rejoignent. Rhiall encorda son arc et encocha une flèche. — J’aimais bien cette casquette, grommela-t-il en bandant l’arc. Il visa, puis tira. Le projectile rebondit contre le tronc et disparut dans la forêt. Le deuxième homme rata la casquette de trente centimètres. Le troisième en atteignit le bord, ce qui lui valut les applaudissements de ses camarades. Enfin, l’homme mince visa à son tour : sa flèche percuta le manche du couteau de Laitha sans percer la cible. — Recommence, dit Laitha. Il s’exécuta et mit en plein dans le mille. Laitha s’empara de l’arc de Rhiall et s’éloigna de dix pas supplémentaires. Elle se tourna, banda l’arc, se figea, expira et tira. La flèche se ficha au centre de la casquette, juste à côté de celle de l’homme mince. Celui-ci renifla bruyamment et se positionna à la hauteur de Laitha. Il visa et relâcha la corde. La flèche frôla le bord de la casquette. Laitha recula de dix pas encore et transperça de nouveau la cible. Puis elle s’approcha de Thuro, lâcha l’arc aux pieds du prince et se pencha vers lui. — Lève encore la main sur moi, chuchota-t-elle, et tu es mort. Elle lui tourna le dos, puis regagna sa place près du cercle de rochers. L’homme mince s’avança vers le prince. — Je m’appelle Baldric. Tu pourrais m’apprendre le coup qui m’a désarmé ? — Avec joie, répondit Thuro. Et si vous souhaitez passer le printemps, vous devriez vous entraîner. Un jour prochain, les soldats viendront. — Ce n’est pas eux que nous craignons, dit Baldric, mais les Vores. — Les « Vores » ? Jamais entendu parler. — Ce sont de grands fauves. D’un coup de mâchoires, ils peuvent réduire un crâne de bœuf en miettes. Astarté les utilise pour se divertir, en les envoyant à nos trousses. Une fois qu’ils sont lâchés dans la forêt, nous n’avons plus aucune chance. — Si ces bêtes sont mortelles, il est possible d’en venir à bout. Et si vous parvenez à en tuer une, rien ne vous empêche d’en tuer dix, ou cent. Ce qu’il vous faut, c’est réfléchir à ce que vous ferez au moment où les Vores seront lâchés. — Comment se préparer à combattre une créature munie de griffes et de crocs meurtriers, capable de courir plus vite qu’un cheval ? Quand j’étais gamin, il y avait des chasses au Vore avec vingt archers et dix cavaliers armés de longues lances. Malgré tout, certains mouraient au cours de la traque. Aujourd’hui, nous parlons de vingt Vores, peut-être trente. Et nous n’avons ni lances, ni chevaux de chasse. — Vous formez une bien piètre équipe, c’est certain. Ces Vores, mangent-ils de la viande ? — Evidemment. — Dans ce cas, tendez-leur des pièges. Creusez des fossés avec des pieux au fond. Un homme n’est jamais vaincu tant qu’il n’a pas versé son sang jusqu’à la dernière goutte. Et si vous n’avez pas le courage de vous battre, alors quittez la forêt. Mais ne restez pas là à tergiverser dans l’ombre. — Et toi, qu’est-ce que tu y gagnes ? s’enquit l’imposant Rhiall. Tu n’es pas l’un des nôtres. — C’est vrai, et heureusement. Mais me voici, et vous avez besoin de moi. — Comment ça ? demanda Baldric. — Pour vous apprendre à vaincre. Savourez ce mot : vaincre. Depuis l’entrée de la grotte, un grognement terrifiant se fit entendre, et tous les hommes se tournèrent dans cette direction. Là, se découpant contre la paroi rocheuse dans la lumière crue du jour, se dressait un ours imposant, dépourvu de la moindre trace d’humanité. L’animal vit les hommes se rassembler autour de Thuro. Il retomba sur ses quatre pattes… et chargea. La bête qui avait autrefois été Pallin se déplaça à une vitesse redoutable, percutant le groupe de plein fouet avant que quiconque puisse s’enfuir. Rhiall, le plus lent de tous, fut projeté à trois mètres du sol et retomba près d’un rocher, inconscient. Les autres furent précipités à terre et se remirent péniblement debout pour déguerpir vers la sécurité toute relative qu’offrait la forêt. Thuro plongea vers la gauche, roula sur son épaule et se releva tandis que la bête se dressait sur ses pattes arrière, ratissant l’air de ses griffes gigantesques. Le prince dégaina son glaive et recula. L’ours avança, retomba à quatre pattes et chargea de nouveau. Cette fois, Thuro bondit et réussit à atterrir sur le dos de l’animal tout en brandissant son épée. Mais il n’eut pas le cœur d’enfoncer son arme dans la nuque de la créature, sachant ce qu’elle avait été par le passé. La bête commença à se débattre, cherchant à déloger le jeune guerrier. Thuro déploya de tels efforts pour rester accroché qu’il lâcha son épée. Celle-ci tomba sur le dos de la bête et une lumière d’un blanc aveuglant jaillit de la lame. Thuro sauta de l’ours, qui s’effondra sans un bruit. Les traits bestiaux s’adoucirent et, sous les yeux du jeune Breton, la fourrure disparut peu à peu pour révéler le visage à demi humain qu’il avait vu au cours de sa première rencontre avec Pallin, dans les profondeurs des grottes. Il récupéra son épée, remarquant la chaleur qui se dégageait de la lame. C’est là qu’il comprit. — Laitha ! cria-t-il. Viens, dépêche-toi ! Elle courut jusqu’à lui et regarda les traits difformes de Pallin, l’air horrifiée. — Dépêche-toi de le tuer avant qu’il se réveille. — Donne-moi ton bracelet. Tout de suite ! Elle retira rapidement la bande de cuivre. Thuro s’en empara et l’apposa contre le visage tordu. La lumière jaillit de nouveau et les traits de Pallin se radoucirent un peu plus. — Et les flèches ? chuchota Laitha. Culain les a aussi touchées. Thuro acquiesça et la jeune fille fila à travers la clairière récupérer son carquois. Le prince appliqua les pointes de flèche l’une après l’autre sur la créature abattue, révélant chaque fois un peu plus l’homme qui était en elle. La magie finit par se tarir, et le visage de Pallin était nettement plus humain qu’auparavant. Cependant, les pattes griffues n’avaient pas disparu, de même que les colossales épaules voûtées couvertes de fourrure. Il ouvrit les yeux. — Pourquoi suis-je toujours en vie ? demanda-t-il. La souffrance qui perçait dans sa voix était terrible à entendre. Les gardes accoururent et s’agenouillèrent auprès de lui. — Grâce à ce jeune homme, te voilà rétabli, seigneur, dit Baldric. Il t’a touché avec son épée magique. Ton visage… Baldric retira son casque en cuivre et le tint devant Pallin. L’homme-monstre observa son reflet déformé, puis tourna ses yeux bleus et tristes vers Thuro. — Tu n’as fait que retarder l’inévitable, mais je te remercie. — Mon ami Prasamaccus possède vingt autres flèches, elles aussi touchées par la magie. À son retour, je te les apporterai. — Non ! Nulle magie ne peut lutter contre Astarté. Ne gaspille pas tes projectiles. Je suis condamné, même si, grâce à toi, je devrais pouvoir vivre un mois de plus en tant qu’homme. (Il baissa les yeux sur ses épouvantables mains.) En tant qu’homme ? Par les dieux cléments de la terre et des eaux ! quelle sorte d’homme suis-je donc ? — Un homme bien, je pense, déclara Thuro. Garde espoir. Ce que la magie peut faire, elle peut le défaire. N’y a-t-il pas d’Enchanteurs dans votre monde ? — Tu veux parler des Faiseurs de Rêves ? demanda Baldric. — S’ils utilisent la magie, oui. — Il y en avait un avant, dans les Etrusces. Ce sont des montagnes à l’ouest d’ici. — Sais-tu précisément où le trouver ? — Oui, je pourrais t’y emmener. — Non ! cria Pallin. Personne ne doit se mettre en danger pour moi. — Crois-tu que nous sommes plus en sécurité dans ces bois ? s’enquit Thuro. De combien de temps disposez-vous avant que les Vores et les soldats réduisent votre confrérie en charpie, ou traînent tes hommes devant Astarté pour subir le sort qu’elle aura décidé de leur infliger ? — Tu ne comprends pas : tout cela n’est qu’un jeu pour la Reine Sorcière, lui expliqua Pallin. Elle m’a dit quelle pouvait voir le moindre de mes gestes, et qu’elle assisterait à ma mise à mort. À l’heure qu’il est, elle connaît tes intentions et, par conséquent, elle les a déjà annihilées. La Dame Noire nous observe en ce moment même. Les gardes s’écartèrent du monstre accablé, tournant vers le ciel des regards apeurés. Thuro sentit lui aussi un frisson glacé lui remonter l’échine, mais il se força à rire et se redressa. — Tu crois vraiment qu’elle représente la seule et unique puissance au monde ? le railla-t-il. Si elle est si invulnérable, pourquoi es-tu toujours en vie ? Tu m’entends, Reine Sorcière ? Pourquoi est-il toujours en vie ? Viens, Baldric, conduis-moi à ce Faiseur de Rêves. À plus de trois cents kilomètres de là, Astarté passa une main blanche comme l’ivoire devant le miroir d’étain, qui scintilla. — Tu m’intéresses, mon mignon. Viens à moi. Viens voir Goroien ! Chapitre 11 Au coucher du soleil, lorsque Prasamaccus revint au camp, il trouva Thuro et Baldric se préparant à partir. Hogun suivait le Brigante, le visage écarlate, titubant sous le poids du chevreuil que l’estropié avait abattu deux heures plus tôt. Prasamaccus se laissa tomber à terre à côté de Laitha. — Que se passe-t-il ? — Notre noble prince a décidé de braver la Reine Sorcière, répondit-elle. Le voilà qui s’apprête à partir dans je ne sais quelle montagne pour dénicher un magicien. — Pourquoi es-tu en colère ? Visiblement, il a gagné leur confiance. — Ce n’est qu’un gamin, lâcha-t-elle avec dédain. Fatigué, Prasamaccus se leva et boitilla jusqu’au groupe qui écoutait Thuro exposer brièvement les événements de la journée. Le Brigante garda le silence, mais sentit l’excitation gagner peu à peu les hommes. Pallin, l’homme-bête, était retourné dans les grottes. — Comment comptes-tu trouver le Faiseur de Rêves ? s’enquit Thuro. Au moment où Baldric allait répondre, Prasamaccus les interrompit d’un ton brusque. — Puis-je te dire un mot, jeune prince ? Thuro le suivit jusqu’à un chêne robuste. — Tu ne crois pas que la Reine Sorcière nous observe, mais cela est une hypothèse et, par conséquent, c’est imprudent. Laissons cet homme nous guider, mais ne mentionnons pas l’endroit exact où nous allons. — Elle ne peut pas être partout : ce n’est pas une déesse. — Ça, on n’en sait rien. Mais elle doit connaître la durée du sort qu’elle a jeté à Pallin, et il y a de fortes chances qu’elle guette sa mort. Donne-moi ton épée. Thuro la lui tendit et Prasamaccus tira trois flèches de son carquois, qu’il appliqua le long de la lame. — J’ignore si l’on peut transférer la magie de cette façon, mais je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait pas. (Il rendit l’épée au prince.) Bien, allons trouver cet Enchanteur. — Non, mon ami. Pallin a décrété que Laitha et toi deviez rester. Ils ne nous autoriseront pas à quitter la forêt tous les trois. Veille sur elle. Nous nous reverrons bientôt. Prasamaccus soupira et secoua la tête, mais ne répondit rien et regarda en silence les deux hommes s’éloigner dans l’ombre des arbres. Helga lui semblait si loin. Les femmes du camp se rassemblèrent autour de la dépouille du chevreuil, qu’elles dépecèrent de leurs mains expertes. Le Brigante s’allongea auprès de Laitha, se blottissant sous une couverture qu’il avait empruntée. — Il n’a même pas dit au revoir, ronchonna Laitha. Prasamaccus ferma les paupières et s’endormit. Deux heures plus tard, il fut tiré du sommeil par des petits coups de botte donnés dans son flanc. Il s’assit et vit Korrin Rogeur accroupi à côté de lui. — Si ton ami ne revient pas, je te trancherai la gorge. — Tu me réveilles pour m’annoncer ce que je sais déjà ? Korrin s’assit à son tour et frotta ses yeux fatigués. — Merci pour le chevreuil, dit-il comme si on lui arrachait les mots de la bouche. Et je suis reconnaissant envers ton compagnon d’avoir aidé mon frère. — Ton expédition, ça a marché ? — Oui et non. Une armée de mille hommes campe désormais à la lisière nord. Au début, on pensait qu’ils pénétreraient dans la forêt, mais ils ont reçu l’ordre de mettre pied à terre et de regagner leur camp. Ça coïnciderait avec le moment où le garçon a utilisé ses pouvoirs sur Pallin. — Dans ce cas, il a sauvé non seulement ton frère, mais aussi tes camarades, déclara Prasamaccus. — On dirait bien, reconnut Korrin. Ici, nous sommes condamnés, et ça m’exaspère. Quand j’étais enfant, mon père me racontait de merveilleuses histoires dans lesquelles les héros venaient à bout de situations inextricables. Mais ça ne se passe pas comme ça, dans la vie. La confrérie compte trente-quatre combattants. Trente-quatre. Pas vraiment ce qu’on peut appeler une armée. — Prends les choses du point de vue d’Astarté, proposa le Brigante. Vous êtes suffisamment importants à ses yeux pour mériter l’attention d’un dixième de son armée. Elle doit avoir peur de vous, pour une raison ou pour une autre. — Nous n’avons rien qui puisse l’effrayer. — Il y a un foyer qui brûle ici, Korrin. D’accord, c’est un tout petit foyer, mais il m’est arrivé de voir une forêt entière se consumer à partir des braises d’un feu de camp allumé avec négligence. Voilà ce qu’elle craint : que votre foyer s’étende. — Je suis épuisé, Prasamaccus. À demain. — Accompagne-moi à la chasse. — On verra. Korrin se leva et s’éloigna en direction des grottes. — Tu es un homme sage, dit Laitha en repoussant sa couverture. Elle rejoignit Prasamaccus. Il sourit. — Si seulement c’était vrai. Alors je serais rentré dans mon pays entre les deux murs, ou à Calcaria auprès de ma femme. — Tu es marié ? Tu n’as jamais parlé d’elle. — Les souvenirs sont parfois douloureux, et j’essaie de ne pas penser à elle. Où qu’elle soit en ce moment, elle ne voit pas les mêmes étoiles que moi. Bonne nuit, Laitha. — Bonne nuit, Prasamaccus. Pendant quelques minutes, ce fut le silence, puis Laitha chuchota : — Je suis contente que tu sois là. Il sourit, mais ne répondit rien. Il n’était plus temps de discuter : Helga l’attendait dans ses rêves. Thuro et Baldric passèrent une bonne partie de la nuit à marcher dans la forêt baignée par les deux clairs de lune. Le paysage était argenté, teinté d’un enchantement que le garçon trouva presque beau. Ils dormirent pendant deux heures et, à l’aube, ils avaient atteint l’orée ouest de la forêt, face aux vallées dégagées au pied des montagnes d’un bleu-blanc. — Maintenant, le danger rôde, dit Baldric. Que les Fantômes nous préservent ! Les deux hommes émergèrent d’entre les arbres et marchèrent en terrain découvert. Baldric encorda son arc et avança, prêt à tirer. Thuro scruta l’horizon, mais il n’y avait aucun soldat en vue. La campagne était parsemée de petites huttes et de maisons plus grandes. Du bétail paissait sur le flanc de la colline. — Qui sont ces Fantômes que tu pries ? demanda-t-il à Baldric. — L’Armée des Morts, répondit le mince chasseur. À midi, ils s’arrêtèrent dans une ferme où Baldric se vit offrir une miche de pain noir. Le jeune couple qui vivait là semblait craintif et terriblement pressé de les voir partir. Baldric les remercia pour la nourriture, et les deux fermiers disparurent dans la maison. — Tu les connaissais ? l’interrogea le prince. — C’étaient ma sœur et son mari. — Ils n’étaient pas très avenants. — Celui qui m’adresse la parole signe son arrêt de mort, depuis la parution du mandat. — Quel crime as-tu commis ? — J’ai tué un soldat qui était venu chercher la femme de mon voisin. Elle faisait partie des Sept de l’hiver. — Et la femme, que lui est-il arrivé ? — Son mari l’a livrée deux heures plus tard et m’a dénoncé. Je me suis enfui et j’ai rejoint Korrin. — J’aurais cru que les rebelles seraient plus nombreux. — Ils l’étaient, dit le chasseur. Dans le Nord, une armée de deux mille hommes a été levée, mais ils ont été capturés et crucifiés sur les arbres de Caliptha-sa. Astarté leur avait jeté un sort : même une fois que les corbeaux leur avaient arraché la chair, ils continuaient de vivre. Pendant deux ans, on a entendu leurs hurlements venant de la forêt, avant que la Reine Sorcière accepte de libérer leurs âmes. Aujourd’hui, les rebelles ne sont pas très nombreux. Les deux voyageurs arrivèrent aux contreforts des Etrusces le lendemain, en milieu d’après-midi. Les montagnes s’élevaient au-dessus d’eux, tels des géants décharnés se découpant contre les nuages d’orage qui s’amoncelaient. — Il y a une cabane, l’informa Baldric, à un peu moins de deux kilomètres d’ici, dans une vallée étroite. On pourra y passer la nuit. La maisonnette était déserte et les fenêtres étaient ouvertes, accrochées à des charnières en cuir pourries. Mais la nuit était douce, et les deux hommes s’assirent devant un feu, parlant peu. Baldric semblait être quelqu’un de borné et d’introverti. Vers minuit, la tempête éclata au-dessus des montagnes. La pluie cinglait les murs de la cabane et, portée par le vent hurleur, entrait par les fenêtres ouvertes. Thuro cala les battants cassés pour les maintenir en place et vit un éclair transpercer le ciel. Il était épuisé et affamé, et ses pensées glissèrent vers Culain. Il ne s’était pas rendu compte à quel point il s’était pris d’affection pour le Guerrier des Brumes. Que celui-ci ait trouvé la mort aux mains des Voleurs d’âmes était totalement absurde ! Au moins, Aurelius avait eu la maigre satisfaction d’entraîner quelques-uns de ses assassins avec lui sur la route des ténèbres. Alors qu’il repensait à son père, l’humeur de Thuro s’adoucit jusqu’à devenir mélancolique. Il se rappelait seulement quatre longues conversations qu’il avait eues avec le roi, et toutes avaient porté sur ses études. Jamais ils n’avaient échangé en tant que père et fils. Une ombre traversa la clairière, devant la cabane. Thuro se redressa d’un bond, battit rapidement des paupières pour y voir plus clair, mais ne remarqua rien. Il dégaina son épée : la lame luisait comme de l’argent terni. La porte vola en éclats vers l’intérieur, mais Thuro était déjà entré en action. L’ombre glissa vers lui au moment où Baldric se réveillait, tendant la main pour s’emparer de son arc. Tout en faisant le vide dans son esprit, Thuro para de son glaive une lame grise et fendit la cape sombre pour plonger son arme dans le visage gris cadavre. Le démon disparut instantanément, sa cape virevoltant et retombant au sol. Thuro courut vers Baldric et appliqua son épée sur la pointe des flèches de son compagnon. Ils attendirent, mais rien ne bougeait dans la tempête. Le garçon jeta un coup d’œil à son épée. Etait-elle toujours en argent, ou de nouveau en fer ? Il n’en savait rien, et l’heure qui suivit fut tendue. Il prit le risque d’aller jusqu’à la porte, la soulevant pour la remettre en place avant de la fermer. Baldric avait le visage blême et le regard apeuré. — C’était quoi, cette chose ? — Une créature venue du Vide. Elle est morte. — À voir sa tête, elle l’était avant même d’entrer ici. Comment tu as réussi à la combattre ? Je n’ai jamais rencontré un être si rapide. — J’ai eu recours à une technique que mon maître m’a enseignée. Ça s’appelle Eleari-mas : « le Vide de l’Esprit ». Thuro adressa une prière silencieuse à feu Culain en guise de remerciements, et autorisa ses muscles à se détendre. Il jeta son glaive sur le plancher. — Si la lame se met à luire comme de l’argent, ça veut dire que les Voleurs sont de retour, expliqua-t-il au chasseur. — Tu caches bien ton jeu, gamin. Sacrément bien. — Je crois que je suis passé de l’adolescence à l’âge adulte en quelques jours à peine. Cesse de m’appeler « gamin ». Mon nom est… (Il s’interrompit et sourit.) Je porte toujours un nom de gosse. Je devais en changer à Camulodunum cet été, mais je n’y serai pas. Aucune importance ; je n’ai pas besoin de druide ou d’Enchanteur pour m’annoncer que je suis devenu un homme. Il récupéra son épée sur le plancher et la brandit au-dessus de sa tête. — Thuro fera maintenant partie de mes souvenirs, poursuivit le prince. Il sera synonyme de jeunesse et de jours insignifiants. Cette épée est la mienne. C’est celle d’Uther Pendragon, l’homme. Baldric se leva et lui tendit la main. Uther la saisit à la façon des guerriers, chacun agrippant le poignet de l’autre. — Plus qu’un homme, déclara Baldric. Tu es un frère. Gwalchmai était assis, tête baissée. Du sang gouttait sur l’herbe, provenant du bandage qu’il avait au bras. Sa turme avait été mise en pièces au cours d’un raid à cinq kilomètres de la cité marchande de Longovicium. Vingt-sept hommes avaient été tués ou capturés. Les quatre survivants étaient assis dans un petit bois aux côtés de Gwalchmai et pensaient à leurs camarades. Ces hommes, qui le matin même s’étaient réveillés sous un soleil radieux, avaient désormais les yeux dans le vague sous le ciel obscurci de l’après-midi. L’été était arrivé dans le nord de la Bretagne, mais n’avait apporté aucune joie à l’armée assiégée de Lucius Aquila. Sous le commandement d’Eldared et de Cael, les Brigantes avaient conquis Vindomara, Longovicium, Voreda et Brocavum. À présent, ils prenaient d’assaut la cité de Cataractonium, coinçant les six cohortes de combattants de la Cinquième Légion. Les nouvelles du Sud n’étaient guère plus réjouissantes : Ambrosius avait été contraint de battre en retraite devant Hengist, et le roi saxon avait pris Durobrivae dans le Sud-Est. Un Jute du nom de Cerdic avait mené des attaques dans le Sud-Ouest et mis à sac le village de Lindinis, anéantissant deux cohortes d’auxiliaires. Plus personne ne parlait de victoire, car l’armée britannique commençait à manquer d’hommes, et l’espoir avait déserté les rangs. Leur triomphe précoce à Corstopitum ne suffisait plus à remonter le moral des troupes. C’était plutôt l’inverse, car les attentes suscitées par ce succès n’avaient pu être comblées. Gwalchmai regardait le sang s’épaissir et sécher sur son bras. Il ferma le poing et sentit la douleur dans son biceps. Elle passerait, avec le temps. Mais justement, combien de temps avait-il encore devant lui ? — Si le roi était toujours en vie…, marmonna un guerrier chauve et de petite taille du nom de Casmaris. Il n’était pas nécessaire qu’il achève sa phrase. — Il est mort, lâcha Gwalchmai d’un ton cassant, tiraillé entre son approbation pour ce qui avait été sous-entendu et sa loyauté envers Aquila. À quoi ça sert de passer son temps à rêvasser propos de choses révolues ? Si le roi était toujours en vie… Si on avait pu faire confiance à Eldared… Si on avait dix légions de plus… — Eh bien, moi, j’en ai marre de courir et de tenir, râla Casmaris. Pourquoi ne pas lever la Quatrième et défier les Brigantes au cours d’une bataille bien sanglante ? — Tout ou rien ? lui demanda Gwalchmai. — Pourquoi pas ? De toute façon, quoi qu’on fasse, on finira avec « rien ». Le plus dur à supporter, c’est de mourir à petit feu. Gwalchmai se détourna : il n’avait rien à répondre à cela. Lui-même était un Cantiaci, Breton de naissance et de caractère, et il ne comprenait pas les stratégies sans fin. Ce qu’il désirait était simple : foncer sur l’ennemi et combattre jusqu’à ce qu’il y ait un perdant. Mais le Romain Aquila, doté d’une patience infinie, ne risquerait pas un empire sur un coup de dés. Au fond de lui, Gwalchmai savait bien que tous deux avaient tort. Il y avait peut-être un temps pour la patience, mais il y avait aussi un temps pour faire preuve de courage à l’état brut et défier ce qui semblait écrit d’avance. Il se leva. — C’est l’heure d’y aller, dit-il. — C’est l’heure de crever, marmonna Casmaris. Uther se réveilla, le cœur battant à tout rompre. Paniqué, il se mit debout d’une roulade et chercha son épée à tâtons. Il s’était endormi pendant son tour de garde. — N’aie crainte, le rassura Baldric, qui aiguisait son couteau de chasse. L’aube pénétrait à flots par la fenêtre ouverte. La tempête passée, le ciel était bleu azur, et la matinée claire et lumineuse. Uther sourit piteusement. Baldric lui offrit ce qui restait de pain noir. Le prince dut l’humidifier avec de l’eau de la flasque de son compagnon pour le rendre mangeable. Ils se mirent en route quelques minutes plus tard et se dirigèrent vers les sommets, à la limite des arbres, suivant une piste étroite ponctuée d’empreintes de boucs et de mouflons. Enfin, quand le soleil approcha de son zénith, ils arrivèrent dans une haute vallée où une petite maison de granit nichait au creux d’une colline. Son toit de chaume était désormais noirci, détruit par un incendie. Les deux hommes attendirent à l’orée des arbres et scrutèrent l’horizon, à la recherche d’un signe trahissant la présence de soldats. Constatant avec satisfaction qu’ils étaient seuls, ils descendirent vers le logis et s’arrêtèrent devant un énorme chêne. Le corps d’un homme presque réduit à l’état de squelette était crucifié au tronc. — Ce doit être Andiacus, dit Baldric, et je doute qu’il puisse nous aider. Les os des jambes avaient disparu, manifestement emportés par des loups ou des chiens sauvages, et le crâne était tombé à terre, près des racines de l’arbre. Uther marcha jusqu’à la maison, une bâtisse de belle facture construite autour d’une pièce centrale dotée d’une cheminée en pierre. Tout était sens dessus dessous : le sol était jonché de livres et de parchemins, des tiroirs avaient été arrachés de leur commode, des tables renversées, des tapis retournés. Les trois pièces à l’arrière de l’habitation se trouvaient dans le même état. Uther redressa une chaise en rotin et s’assit, perdu dans ses pensées. — Il est temps de partir, dit Baldric depuis le seuil. — Pas encore. Ceux qui ont fait ça cherchaient la source des pouvoirs de l’Enchanteur. Ils ne l’ont pas trouvée. — Comment tu peux en être si sûr ? Ils ont mis la maison à sac. — Exact, Baldric, mais rien ne prouve que leurs recherches aient abouti. Conclusion : soit ils ont trouvé la source à la dernière minute, soit ils ont échoué. La deuxième option me paraît plus probable. — Si eux ne l’ont pas trouvée, comment on le pourra ? — Nous savons où ne pas chercher. Aide-moi à remettre de l’ordre. — Pourquoi ? Plus personne ne vit ici. — Fais-moi confiance. Ensemble, les deux hommes redressèrent les meubles, puis Uther se rassit, les yeux rivés sur les murs de la pièce principale. Au bout d’un moment, il se leva et alla dans la chambre. Les nombreux livres et parchemins indiquaient qu’Andiacus était un homme studieux. Certains manuscrits n’avaient pas été dérangés et Uther les examina, assis sur le lit. Ils étaient classés avec soin. — Qu’est-ce qu’on cherche ? demanda le chasseur. — Une pierre. Une pierre dorée, veinée de noir, sans doute de la taille d’un galet. — Tu crois qu’il l’a cachée avant de se faire tuer ? — Non. Il devait avoir l’habitude de la mettre en sûreté, le soir. Il ne l’avait pas sur lui quand ils l’ont capturé, ce qui voudrait dire qu’il a été attaqué dans son sommeil. — S’il l’avait cachée, ils l’auraient trouvée. — Non. Si toi, tu l’avais cachée, ils l’auraient trouvée. On parle d’un Enchanteur et d’une pierre magique. Il l’a laissée à la vue de tous mais, il a changé son apparence. Maintenant, tout ce qu’il nous reste à faire, c’est réfléchir à ce que cela pourrait être. Baldric s’assit. — J’ai faim, je suis fatigué, et je ne comprends rien à tout ça. Hier soir, une créature des ténèbres a essayé de nous tuer, et j’aimerais avoir quitté ces montagnes avant la tombée de la nuit. Uther acquiesça. Il avait pensé au Voleur d’âmes et s’était demandé qui d’Eldared ou d’Astarté l’avait envoyé, ou si cette attaque n’avait été que le fruit du hasard, sans rapport avec l’un ou l’autre. Il chassa ses craintes et revint au problème qui l’occupait. Maedhlyn lui avait souvent conseillé de ne pas gaspiller son énergie à chercher des réponses qui dépassaient son entendement. Soit l’Enchanteur assassiné avait dissimulé la pierre, soit il l’avait transformée. Dans le premier cas, les fouilleurs l’auraient retrouvée. Par conséquent, elle avait été transformée. N’importe quel objet parmi ceux qui jonchaient le sol pouvait être une Sipstrassi. Réfléchis, Uther, se dit-il. Fais marcher tes méninges. Pourquoi l’Enchanteur déguiserait-il cette pierre ? Pour la protéger, afin que personne ne la vole. La pièce foisonnait de gobelets richement décorés, de plumes à pointe d’or, de vêtements, de couvertures, de bougeoirs. Il y avait des parchemins, des livres, des amulettes d’argent, de bronze et d’or, et même une lanterne. Toutes ces choses étaient précieuses aux yeux d’un voleur ; la pierre magique n’avait donc pas pu être changée en l’un de ces objets, c’eût été inutile. Uther les raya mentalement et scruta la pièce du regard, à la recherche d’un objet fonctionnel, mais sans valeur. Sous la fenêtre, il y avait un bureau dont les tiroirs arrachés avaient volé en éclats. À côté du meuble, le sol était jonché de piles de papiers éparpillées… Et là, dans un coin, niché contre le mur, il remarqua un presse-papiers de forme oblongue en granit ordinaire. Uther se leva précipitamment du lit et s’approcha du caillou. Il était lourd, idéal pour empêcher des feuilles de s’éparpiller. Il le tint au-dessus du bureau et se concentra profondément. Après plusieurs secondes, il sentit sa main chauffer, et deux assiettes de bœuf fraîchement rôti apparurent. Le morceau de granit disparut pour laisser place à une Sipstrassi pas plus grande que l’ongle de son pouce. D’épaisses veines noires s’entrelaçaient sur sa surface dorée. — Tu l’as trouvée ! souffla Baldric. La magie du Faiseur de Rêves ! Uther sourit, sans donner libre cours à la joie qui l’envahissait. Il savoura son sentiment de victoire : le triomphe de l’esprit. — Oui, finit-il par dire, mais le pouvoir de la pierre est presque épuisé. Quand la magie se tarit, ces veines noires grossissent. S’il n’y a plus d’or, c’est qu’il n’y a plus de pouvoir. Régale-toi avec la viande. On ne pourra pas se permettre d’avoir recours à un autre enchantement : nous devons guérir Pallin. La nourriture était divine ; jamais ils n’avaient mangé quelque chose de si bon. Une fois leur repas terminé, les deux hommes rassemblèrent leurs armes et quittèrent la maison, le plus jeune tenant la Sipstrassi. Lorsqu’ils passèrent devant le squelette, la pierre se mit à chauffer et Uther s’arrêta. Un murmure semblable au bruissement du vent dans les feuilles mortes résonna dans son esprit, formant un seul mot : Paix. Cet appel était né d’une immense souffrance. Uther se remémora les paroles de Baldric au sujet de l’armée de rebelles qui avait été crucifiée, et à qui la mort avait pourtant été refusée. Il se pencha pour ramasser le crâne et apposa la pierre contre l’une des tempes. Une lumière blanche jaillit et la voix dans la tête d’Uther s’amplifia. Je te remercie, mon ami. Apporte la pierre au Plateau d’Erin, et ramène les Fantômes chez eux. Le murmure faiblit puis disparut, et les lignes noires qui couraient sur la pierre s’élargirent un peu plus. — Pourquoi tu as fait ça ? demanda Baldric. — Il n’était pas encore mort, répondit Uther. Allons-y. Maedhlyn jeta le galet noir sur la table d’un geste rageur, et Culain le balaya d’un revers de la main. Tous deux gardèrent le silence tandis que Maedhlyn remplissait son gobelet d’un spiritueux clair et doré, qu’il avala d’une traite. L’Enchanteur avait une mine affreuse, le teint cireux, la peau flasque sous sa barbe. Ses yeux étaient injectés de sang, ses mouvements lents. Pendant sept jours, il avait essayé de suivre Thuro, mais les Pierres Levées au nord d’Eboracum n’avaient fait qu’épuiser les pouvoirs de sa Sipstrassi. Les deux hommes s’étaient rendus dans un autre cercle à l’ouest, à l’extérieur de Cambodunum. Le mystérieux phénomène s’était reproduit. Maedhlyn avait passé des journées entières à revoir ses calculs, ne s’accordant qu’une heure de sommeil en milieu d’après-midi. Il avait fini par essayer de retourner à Eboracum, mais même cela s’était avéré impossible. Les deux compagnons avaient rallié la capitale à cheval. Là-bas, Maedhlyn avait fouillé sa gigantesque bibliothèque à la recherche d’inspiration, en vain. — Je suis battu, murmura-t-il en se versant un autre gobelet d’alcool. — Comment se fait-il que les Pierres Levées ne fonctionnent plus ? l’interrogea Culain. — À quoi crois-tu que j’ai consacré ces quinze derniers jours ? À l’augmentation du prix des pommes ? — Du calme, l’Embellisseur. Je n’attends pas de réponse, je cherche des idées. Il n’y a aucune raison que ces Pierres ne fonctionnent plus. Ce ne sont pas des machines, elles entrent simplement en résonnance avec les Sipstrassi. As-tu déjà entendu parler d’un cercle qui ne fonctionnait pas ? — Non. Et comment veux-tu que je reste calme ? Les immuables lois du Mystère ont été renversées. La magie ne fait plus effet. La peur envahit le regard de Maedhlyn. Il se raidit sur sa chaise et fouilla dans la poche de sa robe bleu foncé, d’où il sortit une deuxième Sipstrassi. Il la tint au-dessus de la table et une nouvelle carafe de spiritueux se matérialisa. Il se détendit. — J’ai usé les pouvoirs de deux pierres qui auraient dû durer des dizaines d’années, mais au moins je suis encore capable de faire apparaître du vin. — Est-ce qu’il t’est déjà arrivé de ne pas pouvoir voyager ? — Bien sûr. Comme tu le sais, nul ne peut voyager là où il se trouve déjà. C’est la loi numéro un. Chaque échelle du temps met en place ses propres forces d’opposition. Elle nous pousse vers l’avant… nous oblige à nous soumettre au temps principal, linéaire. Au début, je croyais que je n’arrivais pas à suivre Thuro parce que j’étais déjà là-bas. Dans de telles circonstances, aucun cercle ne tolérerait mon voyage. Quels que soient le lieu et le temps où le prince se trouve, j’y suis moi aussi. Mais ce n’est pas le cas. Ça n’aurait pas d’incidence sur un voyage entre Cambodunum et Eboracum sur la même échelle du temps. Les cercles ne fonctionnent plus et je ne comprends pas pourquoi. Culain étira son corps mince sur le divan recouvert de cuir. — Je crois qu’il est temps de contacter Pendarric. — J’aurais aimé l’éviter, dit Maedhlyn. Il est tellement austère. — Il est aussi beaucoup plus sage que nous, en dépit de ton arrogance. — Ça ne peut pas attendre demain ? — Non, Thuro est en danger quelque part. Fais-le, Maedhlyn ! — Austère, ce n’est pas le bon mot pour décrire Pendarric, grommela l’Enchanteur. Il prit sa pierre, la tint dans son poing au-dessus de la table et murmura les mots de la famille, le serment de Balacris. Devant lui, l’air se craquela, et Maedhlyn s’empressa de débarrasser les deux carafes d’alcool. Une brise fraîche charriant un parfum de rose emplit la pièce et une fenêtre apparut, donnant sur un jardin où une silhouette massive était assise, vêtue d’une toge blanche. Sa barbe dorée était fraîchement bouclée, ses yeux étaient d’un bleu perçant. L’individu se tourna, posant un panier de fleurs parfaites. — Eh bien ? dit-il. L’Enchanteur ravala sa colère. Ces quelques mots en disaient long, et il se rappela son père usant du même ton le jour où le jeune Maedhlyn avait été surpris avec la servante dans la charrette à foin. Il chassa cet humiliant souvenir de ses pensées. — Nous avons besoin de tes conseils, seigneur, marmonna Maedhlyn, craignant que les mots l’étouffent. Pendarric ricana. — Comme ce doit être pénible, Taliesin ! Ou devrais-je t’appeler Zeus ? ou Aristote ? ou bien Loki ? — Maedhlyn, seigneur. Les cercles ne fonctionnent plus. Maedhlyn espérait peut-être que Pendarric serait contrarié par cette nouvelle mais, si c’était le cas, il fut déçu. L’ancien roi de l’Atlantide se contenta d’acquiescer. — Ce n’est pas qu’ils ne fonctionnent plus, Maedhlyn, c’est qu’ils sont fermés. S’ils doivent le rester, alors en effet, ils ne fonctionneront plus. La résonnance se modifiera. — Comment est-ce possible ? Qui les a fermés ? — Moi. Souhaites-tu contester mon droit ? — Non, seigneur, s’empressa de répondre Maedhlyn, mais puis-je te demander pour quelle raison ? — Je t’y autorise. Ça ne m’a jamais dérangé que les plus capricieux de mes sujets deviennent des dieux pour les sauvages ; ça les a amusés, et c’était plutôt inoffensif. Mais je ne tolérerai pas la folie dont nous avons eu à souffrir par le passé. Et avant que tu me le rappelles, Maedhlyn, oui, c’est bien de ma propre folie que je parle. Mais le monde a basculé. Les raz-de-marée, les volcans et les séismes ont presque déchiré la Terre. — Pourquoi cela devrait-il se reproduire ? — Parce que, pour l’une d’entre nous, jouer à la déesse ne suffit pas : elle a décidé d’en devenir une. Elle a construit un château qui s’étend sur quatre portails, et elle s’apprête à lâcher le Vide sur tous les mondes existants. Par conséquent, j’ai fermé les passages. Maedhlyn remarqua une hésitation dans la voix de Pendarric et sauta sur l’occasion : — Mais pas tous ? Pendant un bref instant, le roi parut ennuyé. — Non. Tu as toujours eu l’esprit vif, Taliesin. Je ne peux pas fermer son monde… pas encore. Mais je ne pensais pas qu’une immortelle serait assez idiote pour reproduire mon erreur. Culain se pencha en avant. — Puis-je avoir la parole, seigneur ? — Bien sûr, Culain. Tu restes sur ton choix de devenir mortel ? — Oui. Quand tu parles de ton « erreur », tu ne fais pas allusion à la Pierre de Sang ? — Si. — Et qui nous a trahis ? demanda Culain en redoutant la réponse. — Goroien. — Pourquoi ferait-elle ça ? C’est inconcevable. Pendarric sourit. — Tu te souviens de Gilgamesh, l’homme que la Sipstrassi n’a pas pu rendre immortel ? Apparemment, il avait une infection du sang qu’il a transmise à Goroien. Elle a commencé à vieillir, Culain. De nous tous ici, tu es sûrement le mieux placé pour comprendre ce que ç’a dû lui faire. Maintenant, elle draine les forces vitales de femmes enceintes pour les injecter dans sa Pierre de Sang. Ça ne suffira pas : elle aura besoin de toujours plus d’âmes. Le sang d’une nation tout entière ne pourra la satisfaire, ni même celui d’un monde. Elle est condamnée, et nous le serons tous par sa faute. — Je ne peux pas le croire, dit Culain. Oui, elle est sans pitié. Comme nous tous. Mais moi, je l’ai vue soigner un faon malade, je l’ai vue aider une mère à accoucher. — Mais ce que tu n’as pas vu, ce sont les effets secondaires des Pierres de Sang. Elles rongent l’âme comme un cancer. Je sais, Culain. Tu étais trop jeune, mais demande à Maedhlyn comment était Pendarric à l’époque où la Pierre de Sang régnait sur l’Atlantide. J’arrachais le cœur de mes ennemis. Une fois, j’ai fait empaler dix mille rebelles. C’est la fin du monde, et elle seule, qui m’a sauvé. Rien ne pourra sauver Goroien. — Mon petit-fils est perdu dans les Brumes. Il faut que je le retrouve. — Il est dans le monde de Goroien. Elle est actuellement à sa recherche. — Alors laisse-moi y aller. Laisse-moi l’aider. Elle le déteste : c’est le fils d’Alaida, et tu connais les sentiments que Goroien nourrissait à son égard. — Malheureusement, Culain, j’en sais plus que ça. Maedhlyn aussi. Non, les portails resteront fermés… à moins, bien entendu, que tu promettes de la détruire. — Je ne peux pas ! — Ce n’est plus la femme que tu aimais : il ne reste que du mal en elle. — J’ai dit « non ». On dirait que tu me connais mal, Pendarric. Le roi resta silencieux un moment. — « Mal » ? Je te connais parfaitement, Culain. Je t’apprécie beaucoup, même. Tu es un homme d’honneur. Si tu changes d’avis, rends-toi à Skitis. Il y a encore une ouverture, là-bas. Mais il te faudra anéantir Goroien. Des nuages d’orage tourbillonnèrent dans les yeux de Culain, qui blêmit. — Tu as survécu à la Pierre de Sang, Pendarric ; pourtant, nombreux sont ceux qui auraient souhaité ta mort. Des milliers de veuves et d’orphelins auraient réclamé jusqu’à la dernière goutte de ton sang. Le roi acquiesça. — Cependant, je n’étais pas malade, Culain. Goroien doit mourir non pour être punie, même si certains s’accorderaient à dire qu’elle le mérite, mais parce que sa maladie est en train de la détruire. À l’heure actuelle, elle sacrifie deux cent quatre-vingts femmes chaque année parmi les dix nations qu’elle contrôle. Il y a deux ans, sept femmes seulement lui étaient nécessaires. D’après mes calculs, l’an prochain, il lui en faudra un millier. Qu’est-ce que tu en déduis ? Culain abattit son poing sur la table. — Alors pourquoi ne la pourchasses-tu pas ? Jadis, tu étais un guerrier. Ou peut-être que Brigamartis pourrait s’en charger ? — Est-ce que ça te rendrait heureux, Culain ? Serais-tu satisfait pour autant ? Non, Goroien fait partie de toi, et toi seul peux l’approcher. Ses pouvoirs se sont étendus. Si c’est à moi que revient la charge de la détruire, je serai obligé de faire voler en éclats le monde dans lequel elle vit. Dix mille personnes mourront avec elle, car je soulèverai les océans. C’est à toi de décider, Culain. Et maintenant, je dois y aller. La fenêtre disparut. Maedhlyn emplit un nouveau gobelet de spiritueux et le passa à Culain, mais le Guerrier des Brumes n’y prêta pas attention. — Que savais-tu de tout cela, au juste ? demanda-t-il à Maedhlyn. L’Enchanteur but son verre à petites gorgées, ses yeux verts à moitié fermés. — Pas autant que tu le penses. Mais d’abord je te conseille vivement de mettre en pratique ton propre conseil et de te calmer. Leurs regards se croisèrent et Maedhlyn déglutit avec difficulté, conscient que sa vie ne tenait plus qu’à un fil. — Je n’étais pas au courant de la maladie de Goroien, reprit-il. Je savais juste qu’elle s’était mis en tête de jouer les déesses une fois de plus. Je te le jure. — Mais ce n’est pas tout, l’Embellisseur. Il y a quelque chose que Pendarric sait. Alors vas-y, crache le morceau ! — Tu dois d’abord promettre de ne pas me tuer. — Je te tuerai si tu ne me dis rien ! tempêta Culain en se levant de sa chaise. — Assieds-toi ! ordonna Maedhlyn d’un ton sec, la peur cédant à la colère. Qu’est-ce que ça t’apporte, de me menacer ? Suis-je ton ennemi ? L’ai-je jamais été ? Repense à ce qui s’est passé, Culain. Toi et Goroien vous êtes séparés. Tu as épousé Shaleat, qui t’a donné Alaida. Mais Shaleat est morte, mordue par un serpent venimeux. Tu savais, et ne dis pas le contraire, que c’est Goroien qui l’a tuée. Ou si tu l’ignorais, tu nourrissais au moins de sérieux soupçons. C’est pourquoi tu as autorisé Aurelius à venir chercher Alaida aux Feragh. Tu croyais que la haine de Goroien disparaîtrait si Alaida choisissait de devenir mortelle. Tu ne lui as même pas permis d’emporter une pierre. — Je refuse d’écouter ça ! hurla Culain, une lueur de peur brillant dans ses yeux. — C’est Goroien qui a tué Alaida. Elle est venue la voir au château d’Aurelius et l’a empoisonnée. Le bébé a absorbé la substance, et ç’a modifié le sang de sa mère. Au moment de l’accouchement, elle ne cessait de saigner. — Non ! souffla Culain, mais Maedhlyn continua sur sa lancée. — Quant à Thuro, il n’avait aucune envie de vivre et j’ai utilisé une pierre entière pour le sauver. Mais Goroien était constamment dans les parages durant ses jeunes années, et je n’ai pas pu le laisser devenir un garçon robuste. C’est moi qui lui ai fragilisé les bronches. C’est moi qui l’ai privé de sa force. Goroien a vu que le roi souffrait et a épargné la vie de l’enfant. Elle a toujours été une sorcière vindicative ; tu étais juste trop aveugle pour t’en rendre compte. Elle a fini par décider qu’il était temps d’assouvir son ultime vengeance. C’est elle qui est allée voir Eldared et qui lui a monté la tête avec des rêves de gloire. Son objectif n’était pas de tuer le roi, mais le fils d’Alaida : ton petit-fils. » Tu m’as accusé d’être responsable de la mort de ta fille. Je n’ai rien dit. Mais quand je l’ai quittée ce matin fatidique, son pouls battait parfaitement, elle était heureuse et en pleine forme. À ce moment-là, elle n’était pas atteinte de la maladie des rois, Culain. Le Guerrier des Brumes porta le gobelet à ses lèvres et en vida le contenu, sentant la chaleur le transpercer. — As-tu déjà aimé quelqu’un, Maedhlyn ? — Non, lui concéda l’Enchanteur en prenant conscience des regrets qu’il éprouvait. — Tu as raison. Je savais qu’elle avait tué Shaleat, et malgré tout je n’arrivais pas à la haïr pour ça. C’est pourquoi j’ai décidé de devenir mortel. (Culain éclata d’un rire dénué d’humour.) Quelle piètre réponse pour un guerrier ! Je vais mourir pour punir Goroien. — Voilà qui est ironique, Culain. Tu meurs alors que rien ne t’y oblige, et elle meurt alors qu’elle ne le souhaite pas. Que comptes-tu faire ? — Ai-je le choix ? Mon petit-fils est perdu dans son monde et, avec lui, une personne que j’aime de tout mon cœur. Pour les sauver, je dois tuer la femme que j’ai chérie pendant deux mille ans. — Je t’accompagnerai à l’île de Skitis. — Non, Maedhlyn. Reste ici et va aider Aquila, le Romain. Tiens le pays pour Thuro. — On ne peut pas « tenir le pays ». Je pensais reprendre mes voyages. — Qu’as-tu encore à découvrir ? demanda Culain. Tu as déjà profité des splendeurs de l’Assyrie, de la Grèce et de Rome. — Il existe d’autres mondes, Culain. — Reste encore un peu. Toi et moi avons fait beaucoup de sacrifices pour cette petite île. J’aimerais autant qu’Eldared n’en hérite pas, ni ce barbare d’Hengist. Maedhlyn sourit, l’air songeur. — Comme tu dis, nous en avons fait beaucoup. Je vais rester quelque temps. Mais j’ai l’impression que nous retenons la mer avec une barrière de glace… et que l’été sera bientôt là. Chapitre 12 Cachés derrière un écran de buissons, Prasamaccus et Korrin Rogeur étaient assis côte à côte, dans les collines à l’est de Mareen-sa. Ils observaient un troupeau de chevreuils couronnés de bois plats, qui paissait trois cents pas plus loin. — Comment on s’y prend pour les approcher ? demanda Korrin. — On ne les approche pas. On attend que ce soient eux qui viennent. — Et s’ils restent là-bas ? — Alors nous rentrerons le ventre vide. La chasse, c’est une question de patience. Les traces montrent que le troupeau suit cette piste pour aller boire. On s’assoit ici et on laisse les heures s’écouler. Ton ami Hogun a choisi de dormir : une manière comme une autre de faire passer le temps. Il faut juste que l’un de nous surveille. — Tu es quelqu’un de calme, Prasamaccus. Je t’envie. — C’est parce que je ne comprends pas la haine. — Personne ne t’a jamais fait de tort ? — Si, bien sûr. Quand j’étais tout petit, je me suis fait piétiner par le cheval d’un chasseur ivre. Depuis ce jour, ma jambe tordue me fait atrocement souffrir, et je dois aussi vivre dans la douleur de la solitude. La haine ne m’aurait donné aucune force. Le chasseur aux cheveux bruns sourit. — Je ne serai jamais comme toi, mais ta compagnie m’apaise. Qu’est-ce que vous faites ici, à Pinrae ? — D’après ce que j’ai compris, nous cherchons une épée. Ou plutôt : Thuro cherche une épée. C’est le fils d’un roi ; un grand souverain aux dires de tous, assassiné il y a quelques mois. — De quel pays de l’autre rive viens-tu ? Prasamaccus s’appuya sur son coude et étira sa jambe. — D’une terre de magie et de brume. Les Romains l’appellent la Bretagne mais, en réalité, elle est composée de nombreux territoires. Je suis issu de la tribu des Brigantes, probablement les meilleurs chasseurs du monde, et certainement les plus féroces guerriers. Korrin lui adressa un large sourire. — « Féroces » ? Ils ne sont pas tous comme toi, alors ? Avant que Prasamaccus puisse répondre, les chevreuils détalèrent, complètement affolés, en direction de l’ouest. Le Brigante se redressa. — Vite, dit-il, suis-moi ! Il boitilla vers un vieux chêne et Korrin le rejoignit. — Qu’est-ce que tu fais ? — Aide-moi à monter. Korrin lui fit la courte échelle et le souleva suffisamment haut pour lui permettre d’attraper une branche en surplomb et de se jucher en travers. — Dépêche-toi, maintenant, grimpe ! l’exhorta Prasamaccus. Le Brigante se décala et encorda Vamera, encochant une longue flèche. Un rugissement terrible résonna dans la forêt et Korrin sauta pour saisir la branche, se hissant juste au moment où le premier Vore bondissait dans la clairière. La flèche de Prasamaccus se ficha dans la gorge de la créature, mais celle-ci poursuivit sa course folle. Un deuxième projectile rebondit sur le crâne de la bête tandis quelle bondissait vers les chasseurs. Elle chercha à s’accrocher à la branche avec ses griffes, mais Korrin lui décocha un coup de pied, sa botte s’écrasant sur la gueule béante. La bête tomba à la renverse et deux autres Vores la rejoignirent, allant et venant autour de l’arbre. Prasamaccus se tenait assis sans bouger, les yeux rivés sur les grands fauves, prêt à décocher une troisième flèche. Chacun mesurait près de deux mètres cinquante de long. Leur tête plate était énorme, leurs yeux étaient jaunes et ovales, et leurs crocs aussi longs que les doigts d’un homme. La première bête s’assit et se préoccupa de la flèche qui était plantée dans sa gorge, la brisant avec sa patte. Ensuite, elle continua à rôder autour de l’arbre. L’épine dorsale des Vores était couverte de muscles, et le Brigante ne voyait aucun point faible chez eux. — Tire-leur dessus ! le pressa Korrin. Au son de sa voix, les créatures commencèrent à rugir et sautèrent pour atteindre la branche, mais aucune ne parvint à trouver de prise. Prasamaccus posa un doigt sur ses lèvres et articula un seul mot : — Patience ! Il balança son carquois devant lui et entreprit d’inspecter ses flèches. Il en avait des légères et des plus lourdes, à barbillon simple ou à double barbillon. Certaines avaient la tête lisse afin de pouvoir être retirées facilement. Il finit par opter pour une à double barbillon dont la tête était solidement lestée. Il l’encocha. Il sembla au Brigante que le seul point faible du Vore se situait à l’arrière de la patte avant, derrière les côtes. S’il arrivait à trouver un bon angle de tir… Hésitant, il laissa s’écouler plusieurs minutes, tendant la corde de temps à autre. Korrin, simple spectateur, se sentait de plus en plus nerveux, mais il tint sa langue. Un Vore s’éloigna de l’arbre, leur tournant le dos. Prasamaccus siffla doucement. La bête s’arrêta et fit volte-face. À cet instant précis, la flèche fendit l’air et plongea dans le dos du Vore jusqu’à atteindre le cœur. La créature s’effondra au sol sans un bruit. Le Brigante sélectionna un nouveau projectile et attendit. Un deuxième Vore s’approcha du cadavre de la bête et commença à le pousser avec son museau, essayant de le faire se relever. Une autre flèche traversa la clairière. Le Vore se redressa et tomba sur le dos, ses pattes arrière fouettant l’air, puis il s’immobilisa. Désorientée, la troisième bête s’avança vers ses congénères et, flairant le sang, s’éloigna à reculons. Elle rugit sa colère, la gueule levée vers les cieux. Un coup de clairon retentit dans la forêt et le Vore se tourna en direction du bruit, avant de disparaître à pas rapides et feutrés. Pendant quelques minutes, les deux hommes ne bougèrent pas, puis Korrin s’apprêta à descendre. — Où vas-tu ? demanda l’archer. — La bête est partie. — Il y en a peut-être d’autres plus à l’ouest. Attendons un peu. — Sage conseil, mon ami. Comment tu as su que les Vores avaient été lâchés ? — Les chevreuils ne se sont pas contentés de courir ; ils se sont enfuis, pris de panique. L’odeur d’un homme n’aurait pas eu un tel effet, ni même celle d’un loup. Puisque le vent venait de l’arrière, et de notre droite, j’en ai conclu que les bêtes ne devaient pas être loin. — C’est bien utile de fréquenter un homme aussi rusé que toi, Prasamaccus. Peut-être que la chance a enfin tourné. Comme pour prouver ses dires, un gros Vore traversa la clairière en trombe juste devant eux. Ignorant leur présence, il sauta par-dessus les cadavres et se rua tête la première vers l’endroit d’où venait le coup de clairon. — Tu crois qu’il n’y a plus de danger ? demanda Korrin. — Patientons encore quelques minutes. Prasamaccus sentit la tristesse l’envahir. Korrin n’avait pas encore pris la mesure exacte de cette attaque, et le Brigante hésita à exprimer ses craintes. Si quatre Vores avaient été lâchés, pourquoi pas tous ? Et, dans ce cas, qu’était-il arrivé à la confrérie dans les grottes ? — Je crois que c’est bon, maintenant, finit-il par dire. Korrin sauta à terre et attendit pour aider Prasamaccus, plus lent. — Je te dois la vie. Je ne l’oublierai pas. Alors qu’il se mettait en route pour regagner le camp, il sentit la main fine de Prasamaccus se poser sur son épaule. — Une minute, Korrin. L’homme se tourna vers lui. Il pâlit en découvrant la lueur d’inquiétude dans le regard de Prasamaccus. C’est alors qu’il comprit. — Non ! hurla-t-il. Il se dégagea de la prise du Brigante pour courir à toutes jambes entre les arbres. Prasamaccus encocha une flèche et le suivit de son pas hésitant. Il ne se pressa pas, n’ayant aucune envie d’arriver trop tôt. Quand les cavernes furent enfin en vue, ses pires craintes se confirmèrent. La clairière était jonchée de cadavres et, sur son chemin, il trouva une jambe dégoulinante de sang dans l’herbe. C’était un vrai carnage. À l’entrée de la grotte, Korrin était agenouillé auprès du corps énorme de son frère. Prasamaccus s’approcha. L’homme-bête gisait aux côtés de trois Vores, ses griffes rouges du sang des créatures. Un peu plus loin, Laitha et trois enfants étaient recroquevillés dans l’obscurité, tremblants de peur. L’archer constata avec soulagement que la jeune fille était saine et sauve. Korrin sanglotait ouvertement, tenant une des pattes sanguinolentes de son frère sur ses genoux. L’homme-bête ouvrit les yeux. Prasamaccus toucha l’épaule de Korrin. — Il est en vie, souffla-t-il. — Korrin ? dit Pallin. — Je suis là. — Je les ai arrêtés, Korrin. La Reine Sorcière m’a rendu service, après tout. Elle m’a donné la force d’arrêter ses fauves. Il inspira profondément, son corps parcouru de tremblements. Prasamaccus regarda le liquide vital qui se déversait toujours de ses affreuses blessures. — Quatre des Sept ont été sauvées, elles sont dans les grottes, poursuivit-il. Quelques hommes se sont enfuis dans la forêt. Je ne sais pas s’ils ont survécu. Emmène-les loin d’ici, Korrin. — Je m’en charge, frérot. Repose-toi. Sois en paix. Le corps ondoya comme dans une vague de chaleur, puis rétrécit jusqu’à reprendre la taille d’un homme normal, un homme mince aux traits séduisants et doux. — Oh ! par tous les dieux ! murmura Korrin. — Comme c’est touchant, dit une voix féminine. Prasamaccus et Korrin firent volte-face. Assise sur un rocher non loin de là se trouvait une femme aux cheveux dorés, vêtue d’une robe d’argent filé nouée sur l’une de ses épaules aussi blanche que l’ivoire. Korrin se redressa d’un bond, l’épée au clair. Il courut vers la femme, qui leva la main et agita les doigts avec autant de désinvolture que si elle écrasait une mouche. Korrin fut soulevé du sol et atterrit sur les rochers à plus de trois mètres de là. — J’avais dit que je le regarderais mourir… C’est chose faite. Amène mes femmes au camp, dans le Nord. Alors peut-être vous laisserai-je la vie sauve. Prasamaccus posa son arc, sentant le regard de la Reine Sorcière peser sur lui. — Pourquoi n’essaies-tu pas de me tuer ? l’interrogea-t-elle. — Pour quoi faire, ma dame ? Vous n’êtes pas ici. — Quelle perspicacité ! — Pas besoin il être très perspicace pour voir que vous ne projetez aucune ombre. — Voilà que tu me manques de respect, le réprimanda-t-elle. Viens ici. Elle tendit sa main vers lui. Prasamaccus sentit une force au niveau de sa poitrine le hisser sur ses pieds. Il trébucha sur sa jambe infirme et entendit le petit rire mélodieux et moqueur de la sorcière. — Un estropié ? Délicieux ! Je m’apprêtais à jouer avec toi, petit homme : je voulais te faire souffrir comme ce pauvre Pallin. Mais je vois que c’est inutile. Le destin s’est occupé de toi d’une façon peut-être plus cruelle encore que je l’aurais fait. Pourtant, tu mérites une punition pour les regards insolents que tu m’as jetés. Ses yeux se mirent à briller. Prasamaccus tenait toujours la flèche qu’il avait encochée plus tôt et, comme Goroien tendait de nouveau la main, il en leva la pointe devant lui. Un éclair de lumière blanche jaillit du bout des doigts de la reine. Il ricocha contre la tête du projectile et frappa la sorcière en pleine poitrine. Elle hurla, se leva… et Prasamaccus vit ses tempes dorées se teinter d’argent. Elle porta brusquement les mains à son visage vieillissant, et la panique remplaça son sourire diabolique. Elle disparut aussitôt. Korrin rejoignit le Brigante d’un pas chancelant. — Qu’est-ce que tu as fait ? Prasamaccus baissa les yeux sur la flèche : elle était noircie et hors d’usage, la tête réduite à un morceau de métal déformé. Il la jeta sur le côté. — Nous devons mettre les femmes en lieu sûr avant que les soldats arrivent, ce qui ne saurait tarder. Y a-t-il un autre endroit où se cacher dans la forêt ? — Où pourrions-nous nous cacher d’elle ? — Chaque chose en son temps, Korrin. Connais-tu un autre abri ? — C’est possible. — Dans ce cas, rassemblons ce qui pourra nous être utile et partons. Sur ces mots, cinq hommes émergèrent d’entre les arbres. Prasamaccus reconnut le grand Hogun et l’imposant Rhiall. — Bon, dit le Brigante. La confrérie vit toujours. Laitha sortit de la grotte et se dirigea vers le cadavre d’un guerrier, dont elle déboucla le baudrier. Elle le passa autour de ses hanches minces et dégaina l’épée, la soupesant. La poignée était longue et recouverte de cuir sombre. Elle pouvait la saisir à deux mains, que ce soit pour frapper ou pour exécuter un mouvement circulaire. Toutefois, la lame était suffisamment courte et légère pour que Laitha puisse également l’utiliser d’une seule main. Elle trouva une pierre à aiguiser convenable et commença à affûter le tranchant de l’arme. Prasamaccus la rejoignit. — Je suis désolé que tu aies eu à subir une telle épreuve. — Je n’ai pas souffert : Pallin m’a protégée des Vores. Mais les cris d’agonie… — Je sais. — Cette femme irradiait le mal… Pourtant, elle paraissait si charmante ! — Il n’y a aucun mystère là-dedans, Laitha. Pallin était un homme bon, mais son apparence était cauchemardesque. Tout ce qui est bon n’est pas nécessairement beau. — Ça m’ennuie de l’admettre, mais elle m’a vraiment fait peur. J’étais terrifiée, jusqu’au plus profond de moi-même. Avant que nous quittions Culain, j’ai vu un Voleur d’âmes venu du Vide. Il avait le visage du même gris que la mort ; pourtant, la Reine Sorcière m’a davantage effrayée. Comment as-tu réussi à lui parler ? — Je ne te suis pas. — Il n’y avait aucune crainte dans ta voix. — J’avais peur, pourtant. Mais tout ce que je voyais, c’était une femme diabolique. Au pire, elle me tuait. Est-ce si terrible que ça ? Dans cinquante ans, tout le monde aura oublié mon nom. Je ne serai qu’un grain de poussière dans l’histoire. Avec un peu de chance, je mourrai âgé et je pourrirai. Sinon, je mourrai jeune. De toute façon, l’issue sera la même. — Je ne veux pas mourir, ni vieillir. Je veux vivre éternellement, dit Laitha. Comme Culain a eu la chance de le faire. Je veux voir à quoi ressemblera le monde dans cent ans, ou dans mille ans. Je ne veux pas qu’un jour le soleil brille pour tout le monde sauf pour moi. — Je comprends que l’idée soit… séduisante, répondit le Brigante, mais pour ma part, l’immortalité, ça ne me tente pas. Si tu es prête, on devrait y aller. Laitha plongea son regard intense dans les yeux bleus et tristes de l’archer. Elle ne comprenait pas l’humeur mélancolique de ce jeune homme. Elle sourit, se leva souplement et l’aida à se remettre debout. — Ta femme a de la chance. — Comment ça ? — Elle a trouvé un homme doux, qui n’est pas faible pour autant. Oui, je suis prête. Le petit groupe cheminait vers les hauteurs des collines, au cœur de Mareen-sa. Quatre autres survivants s’étaient joints à eux, ce qui portait leur nombre à dix-neuf. Il y avait quatre femmes enceintes, trois enfants et douze guerriers, Laitha incluse. L’allure était lente, car l’une des femmes arrivait au terme de sa grossesse. Le crépuscule était tombé quand Korrin les mena au sommet d’une longue colline, jusqu’à un cercle de pierres noires mesurant chacune neuf mètres de haut. Le cercle faisait cent mètres de diamètre et plusieurs constructions, à présent désertes, avaient été érigées autour d’un autel de deux mètres cinquante. Korrin ouvrit une porte pourrie et pénétra dans le bâtiment le plus grand. Prasamaccus lui emboîta le pas. À l’intérieur, il y avait une immense salle de vingt-cinq mètres de long. De vieilles tables pourvues de bancs, couvertes de poussière, étaient disposées à angle droit contre les murs. Korrin se dirigea vers une imposante cheminée, où un feu avait été préparé avec soin. Une gigantesque toile d’araignée s’étendait entre les bûches et la hotte. Korrin n’y prêta pas attention et alluma l’amadou. Des flammes affamées s’élevèrent au milieu du bois mort, et le hall central se retrouva baigné d’une lumière rougeoyante et chaleureuse. — Où sommes-nous ? demanda Prasamaccus. — C’est ici que vivait la secte de l’Aigle. Soixante-dix hommes qui cherchaient à communier avec les Fantômes. — Que leur est-il arrivé ? — Astarté les a fait exécuter. Plus personne ne vient ici, désormais. — Ce n’est pas moi qui leur jetterais la pierre, dit le Brigante en écoutant le vent hurler au sommet de la colline. L’une des femmes commença à gémir et s’effondra. C’était Erulda. — Voilà le bébé qui arrive, dit Hogun. On ferait mieux de laisser les femmes s’occuper d’elle. Korrin conduisit les hommes au-dehors vers un bâtiment plus petit, où une dizaine de lits de camp moisis étaient alignés le long des murs. Des rats avaient construit un nid contre le mur du fond, et la pièce puait la vermine. Là encore un feu avait été préparé, et Korrin l’alluma. Prasamaccus testa plusieurs lits, puis s’allongea avec précaution. Personne ne parlait, et le Brigante se mit à penser à Thuro, se demandant si les Vores l’avaient tué. Il se réveilla une heure avant l’aube, à demi persuadé d’avoir entendu des roulements de tambour et des piétinements sourds. Il s’étira et s’assit. Korrin et les autres dormaient toujours autour du feu mourant. Le Brigante balança ses jambes hors de sa couche et se leva, se retenant de grogner quand il s’appuya sur son membre tors. S’emparant de son arc et de son carquois, il sortit dans la lumière qui précédait l’aube. La porte du bâtiment principal s’ouvrit, laissant paraître Laitha. Elle sourit pour le saluer, puis courut le rejoindre. — Ça fait une heure que je t’attends, dit-elle. — Tu as entendu les tambours ? — Non. Quels tambours ? — J’ai dû rêver. Viens, allons chercher de la viande. Tous deux armés de leur arc, ils descendirent la colline. Ce fut un jour faste pour Prasamaccus. Il tua deux chevreuils, et Laitha abattit un mouflon. Incapables de porter la viande jusqu’à leur nouveau camp, ils dépecèrent les bêtes sur place et suspendirent les carcasses à trois hautes branches d’arbre. Puisque Prasamaccus se chargeait des délicieux filets de chevreuil, Laitha s’arrêta pour ramasser plusieurs livres de champignons qu’elle stocka dans les pans de sa tunique. À leur retour, les deux chasseurs furent accueillis par des sourires. Après un bon petit déjeuner, Korrin envoya Hogun, Rhiall et un homme du nom de Logay en éclaireurs, à la recherche de soldats. Prasamaccus leur indiqua aussi où trouver les restes de viande. D’une certaine manière, les événements terrifiants de la veille parurent moins affreux à la lumière de l’accouchement d’Erulda, qui avait donné naissance à un garçon en pleine santé. Les femmes avaient souri en entendant les pleurs vigoureux du bébé, et Prasamaccus s’émerveilla une fois de plus de la capacité de l’être humain à supporter la terreur. Même Korrin semblait moins tendu. Il y avait un ruisseau en bas de la colline, près d’un bassin d’argile. Les trois femmes qui restaient passèrent la journée à façonner des cruches, puis à les faire cuire dans un four construit à cent mètres du cours d’eau. Cela produisait peu de fumée. Prasamaccus les regarda travailler et pensa à Helga, à Calcaria. La guerre était-elle arrivée jusqu’à elle ? Comment se portait-elle ? Souffrait-elle autant que lui de leur séparation, ou avait-elle déjà trouvé un mari en bonne santé, pourvu de deux jambes valides ? Il ne lui en voudrait pas, si c’était le cas. Elle lui avait offert un présent au-delà de toute espérance et, s’il avait cru en l’existence de dieux bienveillants, il aurait prié pour le bonheur de son épouse. Il baissa les yeux sur son pantalon en cuir. Il était sale et déchiré ; plusieurs disques se décousaient. Sa belle tunique en laine était crasseuse, et le galon doré qui ornait ses manchettes effiloché. Il boitilla jusqu’au ruisseau et retira sa tunique, la trempant dans l’eau fraîche et la nettoyant contre un rocher. Sur une impulsion, il ôta le bas de sa tenue et s’assit dans l’eau, aspergeant sa poitrine pâle. Les femmes qui se trouvaient à proximité gloussèrent et lui firent signe de la main. Il s’inclina, l’air grave, et poursuivit ses ablutions. Laitha descendit la colline. L’une des femmes alla à sa rencontre et lui donna quelque chose que Prasamaccus ne parvint pas à distinguer. La fille de la forêt remercia la femme d’un sourire et retira ses bottes, entrant dans l’eau afin de rejoindre Prasamaccus. — Que voulait-elle ? — Elle avait un cadeau pour le chasseur, répondit Laitha en lui montrant une petite fiole scellée par un bouchon en cire. C’est une huile lavante pour cheveux. Sur ces mots, elle tira l’archer en arrière et lui plongea la tête sous l’eau. Il refit surface en crachotant et elle rompit le sceau de cire, lui versant la moitié du flacon sur le crâne. Elle glissa ensuite l’objet dans son ceinturon et commença à masser le cuir chevelu du Brigante, une expérience à la hauteur de celle qu’il avait vécue avec les esclaves de Victorinus. Laitha gâcha tout en l’immergeant de nouveau après avoir terminé. Lorsqu’il se redressa, il entendit les femmes au travail glousser, et les hommes installés en haut de la colline rire à gorge déployée. La bonne humeur régna jusqu’au retour d’Hogun et de ses compagnons, au crépuscule. Prasamaccus sut qu’il y avait un problème, car ils ne s’étaient pas souciés de récupérer la viande. Il boitilla pour rejoindre l’endroit où Korrin était assis, et le chasseur brun leva les yeux vers lui. — Les soldats arrivent, dit-il simplement. Il n’y avait aucun spectateur dans le petit amphithéâtre excepté la reine, qui était installée au milieu d’un divan recouvert de fourrure. Sur le sable en contrebas, quatre guerriers se tenaient devant elle, épée levée en guise de salut. Elle se pencha en avant. — Chacun d’entre vous est le meilleur gladiateur de sa région. Aucun ne connaît le goût de la défaite, et vous avez tous tué plus de vingt adversaires. Aujourd’hui, l’occasion vous est offerte de quitter Perdita avec votre poids en or et en pierres précieuses. N’est-ce pas excitant ? Tout en parlant, elle caressait de sa main droite la peau de sa gorge et de son cou, ravie de sentir la douceur soyeuse de la chair rajeunie. Elle scruta de ses yeux bleus chacun des guerriers : des hommes forts, minces, semblables à des loups, le regard confiant tandis qu’ils s’observaient les uns les autres, chacun se sentant destiné à être le vainqueur. Goroien sourit. — Ne cherchez pas à évaluer les hommes qui vous entourent. Aujourd’hui, vous allez combattre en équipe face au champion que j’ai désigné. Tuez-le, et toutes les récompenses que je vous ai promises seront à vous. — Nous devons tous nous battre contre un seul homme, ma dame ? demanda un grand guerrier à la barbe noir de jais. — Un seul, c’est tout, souffla-t-elle, la voix rauque d’excitation. Regardez ! Ils se tournèrent. Tout au bout de l’arène apparut la silhouette d’un homme de haute taille, le visage couvert d’un casque noir. Il avait les épaules larges, les hanches minces et souples. Vêtu d’une cotte de mailles raccourcie et d’un pagne, il portait une épée courte et une dague. — Regardez, répéta Goroien. Voici le champion de la reine, le meilleur guerrier de tous les temps. Lui non plus ne connaît pas la défaite. Attaquez-le chacun votre tour, ou tous ensemble. Les quatre hommes échangèrent des regards. La richesse était à leur portée, alors pourquoi prendre des risques ? Ils avancèrent vers le grand guerrier casqué en formant un demi-cercle. Tandis qu’ils s’approchaient, il se déplaça avec une rapidité fulgurante, comme s’il dansait à travers eux. Mais, dans son sillage, deux hommes s’effondrèrent, éventrés. Les autres tournèrent autour de lui avec prudence. Il plongea en avant, roula sur son épaule, fendant l’air de sa dague pour l’enfoncer dans la gorge de Barbe-Noire. Dans sa lancée, il rejoignit le dernier homme d’une nouvelle roulade, bloqua sa fente et riposta d’un coup foudroyant qui transperça la jugulaire de l’ennemi. Il s’avança et s’inclina pour saluer la reine. — Tu es le meilleur, comme toujours, dit-elle, les joues empourprées. Elle tendit la main et il s’éleva dans les airs pour arriver devant elle. Elle quitta le divan et fit courir ses doigts sur les épaules du guerrier, puis le long de ses flancs luisants. — Tu m’aimes ? souffla-t-elle. — Oui. Je t’ai toujours aimée. La voix était douce et lointaine. — Tu ne m’en veux pas de t’avoir ramené ? — Pas si tu tiens ta promesse, Goroien. (Appuyant sa main contre son dos, il l’attira à lui.) Après quoi je t’aimerai jusqu’à ce que les étoiles meurent. — Pourquoi penses-tu à lui ? — Je dois être le Seigneur des Batailles. C’est tout ce que je possède, et que j’ai jamais possédé. Je suis plus rapide, maintenant, plus… meurtrier. Pourtant, il me hante toujours. Je ne serai jamais celui auquel j’aspire tant que je ne l’aurai pas tué. — Mais ce n’est plus un combattant à ta hauteur, aujourd’hui. Il a choisi de devenir mortel, et il vieillit. Il n’est plus ce qu’il était. — Il doit mourir, Goroien. Tu me l’as promis. — Quel intérêt ? Il n’aurait jamais pu te vaincre, même au mieux de sa forme. Que prouveras-tu en tuant un homme d’âge mûr ? — Je saurai que je suis ce que j’ai toujours été : un guerrier. (Il caressa le corps de la jeune femme.) Je saurai que je suis toujours un homme. — Mais tu l’es, mon amour. Tu es le plus grand guerrier que le monde ait connu. — Alors, tu me le livreras ? — Oui. Je te le jure. D’un geste lent, il retira son casque. Elle ne le regarda pas dans les yeux. Elle en était incapable. Depuis le jour où elle l’avait fait revenir à la vie, elle s’était sentie vaincue par son regard aussi vitreux que dans la mort, et cela n’avait de cesse de la tourmenter. Uther et Baldric pénétrèrent dans Mareen-sa juste après l’aube. Leur trajet entre les montagnes Etrusces et la forêt avait été périlleux. Ils s’étaient cachés à trois reprises des soldats, et avaient été poursuivis par quatre guerriers à cheval. Ils s’étaient échappés en pataugeant dans un petit ruisseau, puis en escaladant une paroi rocheuse presque à pic. À présent, ils étaient fatigués, mais Uther se sentait d’humeur joyeuse à l’idée d’être bientôt rentré. Il déjouerait le sortilège jeté à Pallin, l’homme-bête, puis reprendrait ses recherches pour trouver l’épée de son père. Il avait un peu honte de lui en imaginant la scène triomphale du sauvetage de Pallin, les acclamations, les félicitations, et la modestie qu’il afficherait face aux compliments sur son héroïsme. Il voyait Laitha, le regard admiratif, reconnaître qu’il était devenu un homme. Ces fantasmes lui tournèrent presque la tête et il s’arracha à ses rêveries pour revenir à la piste étroite qu’ils suivaient. C’est alors que ses yeux se posèrent sur une empreinte énorme, à côté du chemin. Il s’arrêta et l’examina : c’était la marque d’un gigantesque fauve. Baldric, qui marchait au-devant, fit volte-face et vit le prince agenouillé en bordure de piste. Il rebroussa chemin, se figea à la vue de l’empreinte et tira une flèche de son carquois. — Les Vores sont lâchés, chuchota-t-il en scrutant la piste. Uther se leva, ses yeux gris plissés par la concentration. Il y avait un ruisseau à proximité. Le prince s’y rendit et commença à creuser un canal étroit sur la rive. — Qu’est-ce que tu fais ? demanda Baldric, mais Uther l’ignora. Il élargit le canal jusqu’à former un cercle et regarda l’eau s’y infiltrer lentement. Quand la surface devint lisse, il s’allongea de tout son long et l’observa, levant la pierre Sipstrassi au-dessus de l’eau, murmurant les mots magiques que Culain avait utilisés. La surface scintilla, et il vit les grottes et les corps. Deux renards tiraient sur les chairs d’une jambe coupée. Le prince se releva. — Ils ont attaqué le camp. Beaucoup sont morts, mais il n’y a aucun signe de Korrin, Prasamaccus ou Laitha. — Tu crois qu’ils ont été enlevés ? — Je n’en sais rien, Baldric. Où pourraient-ils être ? L’homme haussa les épaules. — Nous sommes perdus. Le chasseur s’assit et plongea son visage entre ses mains. Uther aperçut une ombre furtive sur le sol. Il leva les yeux et vit un aigle gigantesque tournoyer très haut dans le ciel, juste au-dessus d’eux. Le prince saisit la pierre et se concentra sur le rapace. Il fut pris de vertiges et son esprit fusionna avec celui de l’oiseau. La forêt était tout en bas et sa vue n’avait jamais été si perçante : il repéra un lapin dans les hautes herbes, un faon caché dans le sous-bois. Et des soldats qui avançaient vers une haute colline, au sommet couronné de pierres noires proéminentes. Il y avait environ trois cents combattants à pied, mais ils étaient précédés d’une ligne de Vores tenus par quarante habitants des bois vêtus de noir. Uther regagna son corps, trébucha et faillit tomber. Inspirant à fond pour recouvrer son équilibre, il commença à courir sans se soucier de Baldric, toujours prostré. Il grimpa le long de la piste étroite avant de descendre dans un vallon boueux, glissant et dérapant sans cesse. Un énorme cerf bondit en travers de son chemin. Uther leva la pierre et la créature se figea. Le prince s’empressa de l’enfourcher, puis l’animal se tourna et fonça vers la colline. Uther manqua d’être délogé à plusieurs reprises, mais il serra fermement les jambes contre les flancs de la bête. Elle sauta à terrain découvert et remonta les coteaux à toute allure, faisant un écart pour se poster face aux Vores. Derrière lui, Uther avait vu Prasamaccus, Laitha et plusieurs autres attendant, prêts à décocher leurs flèches. Un peu plus loin, les soldats apparurent, des hommes aux yeux sombres portant un casque en bronze, leur cape noire se gonflant dans leur dos. Le cerf se tenait aussi immobile qu’une statue. — Retirez-vous, ou mourez ! lança Uther. La vue d’un adolescent blond monté sur un cerf sauvage stupéfia les soldats, qui gardèrent le silence quelques instants, avant d’éclater de rire. Un ordre fut donné, et les habitants des bois vêtus de noir lâchèrent les chaînes des quarante Vores. Les créatures bondirent en avant, leurs rugissements frappant Uther comme le tonnerre. Le prince leva la pierre, ses yeux gris aussi froids que la glace de l’Arctique. Les Vores interrompirent leur charge et firent volte-face, déchaînant leur rage sur les rangs serrés de soldats. Les griffes déchirèrent les chairs, les crocs se refermèrent sur les crânes et sur les os. Les chevaux se cabrèrent et hennirent de terreur tandis que les bêtes puissantes mettaient en pièces les combattants surpris. En quelques secondes, le carnage sauvage fit place à la panique générale, et les soldats s’enfuirent en tous sens pendant que les Vores continuaient leur massacre. Uther fit faire demi-tour au cerf et gravit lentement la colline. Au sommet, il se laissa glisser du dos de l’animal, lui flattant l’encolure. Le cerf s’éloigna en quelques bonds. Les cris terribles des mourants, en provenance de la forêt, emplissaient l’air. Korrin s’approcha d’Uther. — Tu es un dieu ? Uther jeta un coup d’œil à sa pierre. Désormais, elle n’était plus dorée et rayée de noir, mais noire à rayures dorées. La magie était presque épuisée. — Non, Korrin, je ne suis pas un dieu. Je suis seulement un homme arrivé trop tard. Hier, j’aurais pu sauver Pallin et les autres. — Ravi de te voir, Thuro, dit Prasamaccus. — Je ne suis plus Thuro, mon ami. L’enfant est mort. Je suis un homme, maintenant. Je me nomme Uther Pendragon, fils d’Aurelius. Et je suis le roi, car tel est mon droit et tel est mon destin. Prasamaccus ne répondit rien, mais il s’inclina très bas. Les autres hommes, qui ne s’étaient pas encore remis de ce revirement de situation, firent de même. Uther accepta cet honneur sans commentaire et s’éloigna pour s’asseoir seul sur un rocher brisé qui dominait le ruisseau. Prasamaccus s’approcha de lui. — Puis-je me joindre à toi, seigneur ? demanda-t-il sans la moindre trace de sarcasme. — Ne me crois pas présomptueux, Prasamaccus. Je ne le suis pas. Mais j’ai tué les morts-vivants, et volé dans la peau d’un aigle. J’ai chevauché le prince des forêts et détruit une armée. Je sais qui je suis. Je dirais même : je sais ce que je suis. — Et qu’es-tu, prince Uther ? Uther se tourna et lui adressa un petit sourire. — Je suis un jeune homme, à peine majeur, qui a besoin des sages conseils d’amis dignes de confiance. Mais je suis aussi le roi de toute la Bretagne, et je récupérerai le trône de mon père. Aucune force ne m’en empêchera, qu’elle provienne de ce monde ou d’un autre. — On dit que bon sang ne saurait mentir, déclara Prasamaccus. Il m’est arrivé de voir le contraire : des fils de pères courageux devenir des lâches. Mais dans ton cas, prince Uther, je pense que c’est vrai. Le sang d’un grand roi coule dans tes veines, ainsi que l’esprit du guerrier Culain. Je crois que je vais te suivre, mais jamais aveuglément. Je te proposerai mes conseils chaque fois que tu me le demanderas. Dois-je m’agenouiller ? Uther rit. — Le premier ordre que je vais te donner, c’est celui de ne jamais t’agenouiller en ma présence. Le deuxième, c’est de toujours me prévenir si tu sens que je fais preuve d’arrogance. J’ai étudié avec assiduité, Prasamaccus, et je sais que le pouvoir n’a pas que des bons côtés. Mon père avait tendance à croire qu’il avait toujours raison, simplement parce que c’était le roi. Il a renvoyé un ami guerrier qu’il connaissait depuis son enfance. L’homme n’était pas d’accord avec lui sur un point de stratégie, et mon père l’a aussitôt considéré comme déloyal. Pourtant, Aurelius n’était pas quelqu’un de mauvais. J’ai étudié la vie des grands, et tous ont été frappés d’orgueil. Tu es le champion qui combattra ce genre d’excès. — Un bien lourd fardeau, dit Prasamaccus, mais il sera pour plus tard. À l’heure actuelle, tu n’es pas roi : tu es un homme pris en chasse dans la forêt d’un autre monde. Je déduis, d’après la façon dont tu es arrivé ici, que tu as trouvé le Faiseur de Rêves ? — Oui. Il était mort, mais je détiens la source de sa magie. — Est-elle assez puissante pour nous ramener chez nous ? — Je ne crois pas. Elle est presque épuisée. — Alors que comptes-tu faire ? — L’esprit du Faiseur de Rêves est venu à moi et m’a demandé de ramener les Fantômes chez eux. D’après Baldric, ces Fantômes sont une armée de morts. Je vais essayer de les lever contre la reine. Le Brigante frissonna. — Tu vas lever les morts ? — Oui, si je parviens à trouver le Plateau d’Erin. Prasamaccus soupira. — Eh bien, ça ne devrait pas être trop ardu ; tu es assis dessus. Voilà tout à fait le genre d’heureux hasard auquel je suis habitué, à présent. — Je n’ai pas vraiment le choix, Prasamaccus. Je n’ai aucune intention de mourir ici… Pas tant que les meurtriers de mon père seront en train de mettre mon royaume en pièces. Si je le pouvais, j’appellerais le Roi Démon en personne. Le Brigante hocha la tête et se leva. — Je te laisse à tes plans, dit-il avec tristesse. Deux heures plus tard, Laitha, drapée dans sa mélancolie, était assise sur la crête de la colline baignée par la lumière des deux lunes. Depuis que Thuro était de retour, il ne lui avait pas adressé la parole et l’avait totalement ignorée. Au début, sa colère avait suffi pour qu’elle n’y prête pas attention mais, au fur et à mesure que la journée s’était écoulée, sa fureur s’était dissipée, laissant place à un sentiment d’inquiétude et de rejet. Thuro était son unique lien avec le monde merveilleux de son enfance. Il avait connu Culain, et savait combien elle l’avait aimé. Avec lui, elle aurait dû pouvoir partager son chagrin, et peut-être l’exorciser. Désormais, elle l’avait perdu, tout comme Culain et les montagnes calédones. En plus, il l’avait frappée ! Devant tous ces hommes. Avec le recul, elle se rendait compte quelle s’était montrée acariâtre, mais c’était seulement pour se donner de l’assurance. En vivant avec Culain, elle avait appris à se débrouiller seule ; toutefois, le Guerrier des Brumes n’avait jamais été très loin quand le véritable danger s’était immiscé dans leur cocon. Elle avait vu en Thuro un ami sincère, et en était venue à l’aimer au cours des premières semaines qu’ils avaient passées ensemble, à l’époque où sa nature douce dominait. Son incapacité à manier les armes lui avait donné envie de le protéger. Alors que les muscles du prince s’étaient développés sous la supervision de Culain, elle était devenue jalouse du temps que l’adolescent passait avec son homme. Tout cela paraissait tellement absurde, désormais ! Un vent frais se mit à souffler. Elle s’entoura de ses bras, regrettant de ne pas avoir pris de couverture, mais n’ayant aucune envie d’aller en chercher une. Elle se demanda si la douleur qu’elle éprouvait depuis la mort de Culain cesserait un jour. Quelque chose de chaud lui enveloppa les épaules. Elle leva la tête et vit Prasamaccus debout, à ses côtés. Il avait apporté une couverture chauffée près du feu. Elle la serra plus étroitement, puis éclata en sanglots. L’archer s’assit près d’elle et l’attira à lui sans rien dire. — Je me sens si seule, dit-elle enfin. — Tu n’es pas seule, murmura-t-il. Je suis là. Uther est là. — Il me méprise. — Ça, je ne crois pas. — Uther ! siffla-t-elle. Mais pour qui il se prend ? Il va se dégotter un nouveau nom par jour, peut-être ? — Oh ! Laitha ! tu ne vois rien, n’est-ce pas ? Le garçon s’est envolé. Tu m’as parlé de l’enfant faible qu’il était quand tu l’as trouvé, mais il a changé. Regarde le courage dont il a fait preuve quand il a tenu tête aux Vores, tout seul. Il n’était pas certain d’avoir la force ou le pouvoir de détourner ces fauves, et pourtant il l’a fait. Ça, c’était le comportement d’un homme. D’après lui, la magie est presque épuisée, et nombreux sont ceux qui auraient pris la fuite. Pas Uther. D’autres auraient mis le peu de pouvoir disponible à profit pour trouver l’épée. Pas lui. Il cherche à aider les gens avec qui il s’est lié d’amitié. Ne le juge pas d’après les souvenirs d’hier. — Il ne m’adresse pas la parole. — Tous les chemins vont dans deux directions. — Un jour, il m’a dit qu’il m’aimait. — Alors il t’aime encore, car il n’est pas inconstant. — Je ne peux pas aller le voir. Pourquoi le ferais-je ? Pourquoi seuls les hommes ont-ils droit à la vertu qu’est l’orgueil ? — Je ne suis pas sûr que ce soit une vertu. Toutefois, je suis là en tant qu’ami, et les amis sont parfois impuissants entre deux amants. — Nous ne sommes pas amants. J’aimais Culain… — Qui est mort. Mais peu importe ; amants ou amis, je ne vois guère de différence. Tu n’as pas besoin que je t’explique à quel point notre situation est périlleuse. Aucun de nous ne peut espérer survivre longtemps face à la Reine Sorcière. Demain, il est possible quelle revienne avec mille hommes, ou dix mille. Alors nous mourrons, et ta détresse paraîtra plus futile encore. Va voir Uther et présente-lui tes excuses… — Hors de question. Je n’ai rien à me reprocher. — Ecoute-moi. Va le voir et excuse-toi. Ensuite, il te dira ce que tu as envie d’entendre. Crois-moi… même si ça signifie mentir. — Et s’il me rit au nez ? — Tu as vécu trop longtemps dans la forêt, Laitha. Tu ne comprends pas comment le monde fonctionne. Les hommes aiment à penser qu’ils le contrôlent, mais ce sont des inepties. Ce sont les femmes qui commandent ; il en a toujours été ainsi. Elles disent aux hommes qu’ils sont pareils à des dieux. Ils les croient et tombent sous leur emprise. Car si elles ne le leur disent pas, ils deviennent des hommes, tout simplement. Va le voir. Elle secoua la tête, mais se leva. — Je vais suivre ton conseil, mon ami. Mais, à l’avenir, appelle-moi Gian. Ce nom est particulier, pour moi : c’est la langue des Feragh. Gian Avur, « le faon de la forêt ». Elle sourit et se dirigea vers le bâtiment principal. Elle ouvrit la porte et entra. Uther était assis en compagnie des autres hommes, qui l’écoutaient religieusement. Il leva les yeux et la vit. La conversation cessa tandis qu’il se mettait lentement debout et venait vers elle, sortant dans la nuit. Prasamaccus avait disparu. — Tu voulais me voir ? demanda-t-il, le menton levé et le ton hautain. — Je voulais te féliciter, et… et m’excuser. Il se détendit et ses traits s’adoucirent, éclairés par le même sourire timide que celui qu’il lui avait adressé le jour de leur rencontre. — Tu n’as pas à t’excuser. Ç’a été difficile pour moi, de devenir un homme. Culain m’a appris à combattre, et Maedhlyn à réfléchir. Il me revenait d’assembler les deux. Mais tu as beaucoup souffert, et je n’ai pas été très présent pour te soutenir. Me pardonnes-tu ? Il écarta les bras et elle se blottit contre lui. Plus loin, accroupi derrière les rochers, Prasamaccus soupira et espéra qu’ils ne resteraient pas trop longtemps dans le froid. Sa jambe lui faisait mal et il avait très envie d’aller se coucher. Uther retourna dans le bâtiment, rassembla ses couvertures et emmena Laitha à l’ouest du sommet de la colline, où une pierre imposante était tombée, offrant un abri contre le vent. Il ramassa du bois pour allumer un petit feu et étala les couvertures au sol. Tout cela fut accompli en silence, alors qu’une certaine tension s’emparait de leurs corps, sans affecter la communion de leurs regards. Ils s’assirent ensemble dans la lueur de la flambée et ne remarquèrent pas Prasamaccus qui boitillait pour rejoindre son lit. Uther inclina la tête et embrassa les cheveux de Laitha, tout en l’attirant plus près. Elle leva le visage vers lui. Il sentit l’odeur musquée de sa peau et frôla sa joue de ses lèvres. La tête lui tourna, et une sensation pareille à celle d’un rêve le balaya. Laitha, la nuit et lui ne faisaient qu’un. Il entendait presque les chuchotis des pierres géantes qui échangeaient leurs souvenirs, sentait presque la pulsation des étoiles, au loin. Laitha s’allongea sur le dos, les bras autour des épaules d’Uther, l’invitant à se serrer contre elle. Uther effleura la courbe de son dos, sentant la chair sous sa tunique. Il était tiraillé entre l’envie pressante d’arracher les vêtements de la jeune fille et le désir de savourer ce moment tant attendu. Il l’embrassa et poussa un grognement. Elle se dégagea doucement pour retirer sa tunique et ses jambières. Il regarda la peau ainsi dévoilée, luisante dans la lumière du feu. Il se déshabilla à son tour et hésita à l’attirer à lui, buvant le spectacle de sa beauté. Ses mains tremblaient quand il les tendit vers elle. Le corps de Laitha se fondit contre le sien et chacune des caresses de l’adolescente semblait le brûler. Elle se glissa sous lui, mais il résista. Elle écarquilla les yeux de surprise ; il sourit avec douceur. — Pas si vite, souffla-t-il. Ne jamais aller trop vite ! Elle comprit. Il pencha la tête pour l’embrasser encore, et passa sa main sur sa peau, un contact aussi doux et aussi chaud que le soleil matinal, touchant, caressant, explorant. Enfin, le sang battant à ses tempes, il se plaça au-dessus d’elle. Elle enroula ses jambes autour de ses hanches et il la pénétra. Toutes sortes de pensées et d’émotions se déchaînèrent en lui, tourbillonnant dans son esprit. Il fut surpris de sentir la joie qui l’envahissait se teinter de regrets. Il avait rêvé de ce moment et, désormais, celui-ci ne se reproduirait plus jamais. Il ouvrit les yeux et regarda le visage de Laitha, désirant plus que tout garder en mémoire chacune de ces précieuses secondes. Elle ouvrit les yeux à son tour et sourit. Elle prit son visage entre ses mains et l’approcha, l’embrassant avec une tendresse surprenante. La passion l’emporta sur les regrets et l’extase le submergea. Pour Laitha, les sensations furent différentes. Elle aussi avait rêvé du jour où elle offrirait sa virginité à l’homme qu’elle aimait. Et, d’une certaine façon, c’était ce qui se produisait. Uther représentait tout ce qui restait de Culain, et elle pouvait distinguer le Guerrier des Brumes dans les yeux couleur d’orage d’Uther. Prasamaccus ne s’était pas trompé. Le frêle adolescent était parti pour toujours, remplacé par ce jeune homme fort et sûr de lui. Elle savait qu’elle pourrait finir par l’aimer, mais jamais avec la passion sauvage et intense qu’elle avait nourrie pour Culain. Alors qu’elle repensait au guerrier, son esprit mêla ses souvenirs au mouvement lent et rythmé qui résonnait au plus profond de son être, et elle eut l’impression que c’était le Seigneur de la Lance qui se mouvait avec tant de puissance au-dessus d’elle. Son corps se convulsa sous une vague de plaisir fulgurant, à la limite de la douleur. Et, dans son extase, elle murmura son nom. Uther l’entendit, et sut qu’il l’avait perdue au moment où il l’avait possédée. Chapitre 13 Baldric gagna le Plateau d’Erin le lendemain matin. Quand les Vores s’étaient retournés contre les soldats, le mince chasseur avait prestement escaladé un arbre et avait regardé le carnage se poursuivre. Les bêtes avaient tué des dizaines d’hommes et de chevaux, repoussant l’armée hors de la forêt. Baldric l’avait suivie sur une certaine distance et rapportait désormais la nouvelle qu’aucun danger ne menaçait Mareen-sa. Korrin envoya des éclaireurs guetter le retour de l’ennemi, jetant un coup d’œil à Uther pour avoir son approbation. Celui-ci acquiesça. — L’ennemi reviendra, c’est sûr, dit le prince, et nous allons devoir tirer pleinement profit de notre répit. Uther convoqua Prasamaccus et l’envoya chasser avec Hogun pour rapporter de la viande fraîche. Laitha les accompagna pour ramasser des champignons, des herbes et des racines comestibles. Rhiall et Ceorl reçurent l’ordre de se rendre à la cité de Callia pour mesurer l’impact qu’aurait l’annonce de la défaite des soldats. Enfin, Uther demanda à Korrin de le rejoindre, et les deux hommes marchèrent jusqu’au bord du cercle de pierres, où la vue était dégagée sur la vaste forêt et les collines ondoyantes de Mareen-sa. — Dis-m’en plus sur les Fantômes, demanda Uther. L’habitant des bois haussa les épaules. — Je ne les ai vus qu’une seule fois ; de loin, en plus. — Alors dis-m’en plus sur la légende. — Est-ce bien raisonnable de lever une armée de morts ? — Est-ce bien raisonnable que dix-neuf personnes se rebellent contre une Reine Sorcière ? répliqua Uther. — Je vois ce que tu veux dire. Eh bien, selon la légende, les Fantômes étaient des soldats au service d’un ancien roi. Quand il est mort, ils se sont rendus dans le monde souterrain pour le ramener. Mais ils se sont perdus, et marchent maintenant pour l’éternité dans l’étendue sauvage du Vide. — Combien sont-ils ? — Aucune idée. Quand je les ai vus, je ne leur ai jeté qu’un bref coup d’œil, et c’était par-dessus mon épaule, pendant que je prenais mes jambes à mon cou. — Où les as-tu vus ? — Ici, répondit Korrin. Sur le Plateau. — Alors pourquoi ne sommes-nous pas encore tombés sur eux ? — Ce sont les lunes… dont tu ne sais rien, bien entendu. Certaines nuits dans l’année, la lumière d’Apricus, la grosse lune, est invisible. Seule Sennicus brille. Ces nuits-là, les Fantômes défilent et le cercle est enveloppé de brume. — Dans combien de temps ce phénomène se produira-t-il ? Korrin haussa les épaules. — Désolé, Uther, je ne sais pas. Ça a lieu environ quatre fois par an, parfois six. Rhiall devrait pouvoir te répondre. Son père a étudié les étoiles ; il en a sûrement tiré quelque chose. Je lui poserai la question quand il rentrera. Uther passa la journée à explorer les bois autour de la colline, à la recherche de cachettes et de pistes que les rebelles seraient peut-être obligés d’emprunter au retour des soldats. Tandis qu’il marchait, une profonde frustration l’envahit, car les guerriers auxquels Plutarque s’était intéressé avaient tous une chose en commun. Tous, à un moment ou à un autre de leur vie, avaient été à la tête d’une armée. Uther ne pouvait pas accomplir grand-chose avec dix habitants des bois, un chasseur estropié et une fille de la forêt douée pour le tir à l’arc. Quand bien même il serait capable de lever une force au sein de la population, combien de temps lui faudrait-il pour l’entraîner ? Combien de temps Astarté lui accorderait-elle ? Comme Korrin et Prasamaccus, il n’était pas tranquille à l’idée d’avoir recours à une armée de cadavres. Pourtant, une armée restait une armée. Sans elle, ils étaient perdus. Affamé et fatigué, il s’assit près d’un ruisseau peu profond et autorisa ses pensées à dériver vers le sujet qu’il s’était efforcé d’oublier. À l’apogée de sa passion, Laitha avait soufflé le nom de Culain, et cela avait causé une rupture terrible entre ses émotions : il jalousait le guerrier qu’il avait autrefois vénéré, et il était furieux contre Laitha malgré l’amour qu’il lui portait. Sa raison lui disait que ce n’était pas sa faute si elle était encore amoureuse de Culain, mais son cœur et sa fierté ne pouvaient se contenter de la deuxième place. — Bonjour, dit une voix. Uther se leva d’un bond, l’épée à la main. Une jeune femme s’assit non loin de lui, vêtue d’une simple tunique de tissu d’un blanc brillant. Elle avait des cheveux d’or et les yeux bleus. — Je suis désolé, dit-il. Vous m’avez fait peur. — Alors c’est moi qui suis désolée. Tu sembles perdu dans tes pensées. C’était la plus belle femme qu’Uther ait jamais vue. Elle se leva et s’avança pour le rejoindre. Elle tendit la main et lui toucha le bras. Puis elle plongea son regard dans le sien, et il y décela quelque chose d’étrange. — Un problème, ma dame ? — Non, tout va bien, s’empressa-t-elle de répondre. Asseyons-nous un moment. Le chant des oiseaux de la forêt s’atténua en une mélodie qui semblait émaner des cordes d’une lyre pincées avec délicatesse. Uther et la jeune femme étaient baignés par la lumière du soleil, et toutes les couleurs de la forêt chatoyaient d’une beauté éthérée. — Tu me rappelles quelqu’un que j’ai connu autrefois, dit-elle en approchant son visage de celui d’Uther. Le parfum de son souffle était doux et excitant. — J’espère que cette personne vous était chère ? — En effet, oui. Tes yeux sont comme les siens, de la couleur des Brumes. — Qui êtes-vous ? chuchota-t-il d’une voix rauque. — Un rêve, peut-être. Ou une nymphe des bois. Ou une amante ? Elle lui effleura le visage de ses lèvres et lui prit la main, qu’elle pressa contre son sein. — Qui êtes-vous ? répéta-t-il. Dites-le-moi. — Je suis Athéna. — La déesse grecque ? Surprise, elle s’écarta de lui. — Comment se fait-il que tu aies entendu parler de moi ? Ce monde est bien loin de la Grèce. — Je suis bien loin de chez moi, ma dame. — Viens-tu des Brumes ? — Non. Quels sont vos autres noms ? — Je vois que tu connais les Feragh. On m’appelle aussi Goroien. Ce fut au tour d’Uther d’être surpris. — Vous êtes la dame de Culain. Il parlait souvent de vous. Elle s’éloigna imperceptiblement de lui. — Et que disait-il ? — Qu’il vous aimait depuis l’aube des temps. J’espère que vous me pardonnerez si je dis que je comprends pourquoi. Elle accueillit le compliment avec un petit sourire. — Son amour n’était pas aussi grand que tu le penses. Il m’a quittée et a choisi de devenir mortel. Comment l’expliques-tu ? — Je ne l’explique pas, ma dame. Mais je connaissais Culain et il pensait toujours à vous. — Tu parles au passé. Tu n’as plus de ses nouvelles ? Uther se passa la langue sur les lèvres, soudain nerveux. — Il est mort, ma dame. Je suis désolé. — Mort ? Comment est-ce arrivé ? — Mes ennemis l’ont détruit : des Voleurs d’âmes venus du Vide. — Tu l’as vu mourir ? — Non, mais je l’ai vu tomber, juste au moment où le cercle nous a transportés à Pinrae. — Et qui es-tu ? demanda-t-elle avec un sourire empreint de douceur, sa main gauche posée dans le dos du prince. Alors qu’elle prononçait ces mots, les ongles de sa main dissimulée s’allongèrent pour se transformer en griffes d’argent, planant juste au-dessus du cœur du jeune homme. — Je suis Uther. Les griffes disparurent. — Ce nom ne me dit rien, déclara-t-elle en se levant pour se diriger vers le centre de la clairière. — Nous aiderez-vous ? demanda-t-il. — À quoi faire ? — Ce monde est gouverné par une Reine Sorcière que je cherche à renverser. Goroien éclata de rire et secoua la tête. — Que tu es stupide, mon garçon ! Mignon, mais stupide… C’est moi, la Reine Sorcière. Ceci est mon monde. Uther se leva d’un bond. — Je ne peux pas le croire ! — Crois-le, prince Uther, dit Prasamaccus en émergeant de l’ombre des arbres. — Ah ! l’estropié et ses flèches magiques, le railla Goroien. — Dois-je l’abattre ? s’enquit le Brigante en visant le cœur de la jeune femme. Goroien se tourna vers Uther, sourcils levés. — Non ! cria le prince. — Sage décision, mon mignon : maintenant, je vais vous laisser la vie sauve à tous les deux… du moins pour un petit moment. Dis-moi, depuis combien de temps te prénommes-tu Uther ? — Depuis peu, ma dame. — C’est bien ce que je pensais. Tu es Thuro, le fils d’Alaida. Sache-le, Uther : c’est moi qui ai tué ta mère, moi qui ai comploté la mort de ton père, et c’est encore moi qui ai envoyé les Voleurs d’âmes dans les montagnes calédones. — Pourquoi ? — Parce que ça me faisait plaisir. (Elle se tourna vers Prasamaccus.) Décoche cette flèche, espèce de demeuré ! — Non ! hurla Uther, mais le Brigante avait déjà relâché la corde. La flèche étincela sous les rayons du soleil, mais fut saisie au vol par une main gracile, puis brisée en deux. — Tu as été gentil avec moi, Uther. Je ne te tuerai pas aujourd’hui. Quitte cet endroit, cache-toi dans le monde de Pinrae. Je ne te chercherai pas. Mais, dans quatre jours, j’enverrai une armée dans cette forêt, avec l’ordre de tout éliminer sur son passage. Fais en sorte de ne pas t’y trouver. Elle leva la main comme si elle coupait quelque chose, et l’espace à ses côtés s’ouvrit tel un rideau. Derrière elle, dans une salle ornée de boucliers, d’épées et d’armes de guerre, Uther aperçut un homme de haute taille qui portait un casque noir. Tous deux disparurent. — Elle était venue pour te tuer, dit Prasamaccus. — Mais elle ne l’a pas fait. — Elle est capricieuse. Allons chercher Laitha et partons. — Il faut que j’attende la nuit à une lune. — Tu m’as demandé de te conseiller avec sagesse… — Ce n’est pas le moment d’être sage, déclara Uther d’un ton sec, mais celui de faire preuve de courage. Sous une lune brillante, une silhouette solitaire escalada le mur extérieur du château de Deicester, ses doigts puissants dénichant les fentes et les crevasses les plus infimes. Culain se déplaçait avec lenteur, faisant preuve d’une grande prudence. Il avait caché sa lance et son cheval dans les bois, à trois kilomètres de là, et la seule arme qu’il avait sur lui était un long couteau de chasse glissé dans son étui, à l’arrière de sa ceinture. Escalader cette paroi en plein jour aurait été facile, car la forteresse avait plus de deux cents ans, et les murs extérieurs étaient rongés et marqués. Mais la nuit, il était obligé de tester chaque prise, que ce soit avec les mains ou les pieds. Il atteignit le haut des remparts juste après minuit et ne fut pas surpris de ne trouver aucune sentinelle. Qui Eldared craindrait-il en Calédonie ? Quelle armée pourrait s’enfoncer si profondément sur son territoire ? Il se hissa par-dessus le mur et s’accroupit dans les ombres de la lune, sous le parapet. Il portait des jambières noires en laine teintée et une chemise en cuir près du corps, douce comme du tissu. Il resta immobile, à l’écoute des bruits nocturnes. Sur la droite, dans les casernes en contrebas, il n’y avait qu’une dizaine de soldats. Il les avait comptés depuis sa cachette pendant la journée. À présent, il en entendait quelques-uns jouer aux dés. À sa gauche, la sentinelle qui gardait la porte dormait, les jambes posées sur une chaise, les épaules enveloppées d’une couverture. Culain avança en silence vers la cage d’escalier. Les marches étaient en bois. Il les descendit en rasant le mur, évitant de poser le pied au milieu des lattes pour limiter ses mouvements et donc les risques de craquements. Un peu plus tôt, il avait remarqué la lumière vacillante des bougies à la plus haute fenêtre ouest du donjon. Les autres appartements du niveau supérieur étaient silencieux et plongés dans le noir. Il traversa rapidement la cour, s’arrêtant devant une porte juste à côté de celles du donjon, fermées à clef. Celle qui lui faisait face, quant à elle, était ouverte. Une fois à l’intérieur, il attendit que ses yeux s’accoutument à l’obscurité, puis trouva l’escalier et le gravit pour atteindre les étages supérieurs. Un chien gronda tout près. Culain ouvrit la bourse qu’il portait à la hanche et en tira un morceau de lapin tout frais. Il avança hardiment le long du couloir à la rencontre d’un chien de combat gris qui se leva, menaçant, les babines retroussées sur ses longs crocs. Culain s’accroupit et tendit la main. Flairant la viande, le chien approcha à pas feutrés pour arracher le morceau des doigts de Culain. Le guerrier flatta la grosse tête de l’animal et poursuivit son chemin. Une fois devant la porte la plus éloignée, il s’arrêta. Une faible lumière perçait encore au travers des fentes de l’embrasure. Il dégaina son couteau de chasse et entra. La flamme d’une bougie crépitait et vacillait près d’un grand lit, dans lequel étaient couchés un homme et une femme. Ils étaient jeunes : elle ne devait guère avoir plus de seize ans, et lui quelques années de plus. Ils dormaient dans les bras l’un de l’autre, comme des enfants, et Culain se sentit gagné par une pointe de regret. Le visage ovale de la femme dégageait une certaine puissance, même dans le sommeil. L’homme avait les cheveux blonds et les traits fins. Culain appliqua la lame froide du couteau contre la gorge du dormeur. Celui-ci ouvrit les yeux et sursauta, s’entaillant la peau le long de la jugulaire. — Ne lui faites pas de mal ! supplia-t-il. Culain fut touché malgré lui, car la première pensée de l’homme avait été pour la femme qui se trouvait à ses côtés. Il fit signe à Moret de se lever et, s’emparant de la bougie, le conduisit à travers la chambre pour l’emmener dans une pièce séparée. Il ferma la porte derrière lui. — Que voulez-vous ? s’enquit le jeune homme. — Je veux savoir comment vous êtes entrés en contact avec la Reine Sorcière. Moret avança jusqu’à une grande fenêtre qui donnait sur les montagnes calédones. — Pourquoi souhaitez-vous la voir ? — Ça, ce ne sont pas tes affaires, mon garçon. Réponds à ma question, et je te laisserai peut-être la vie sauve. — Non, murmura Moret. Je dois savoir. Culain hésita. Il songea à tuer l’homme et à interroger la femme, mais si elle n’était au courant de rien, sa mission serait un échec, car Cael et Eldared étaient partis à la guerre. — J’ai l’intention de la détruire, finit-il par dire. Moret sourit. — D’ici, allez au lac d’Earn. Vous savez où c’est ? (Culain acquiesça.) Là-bas, il y a un cercle de pierres et une petite hutte. Devant cette cabane, vous trouverez un minuscule cairn de rochers ronds. Allumez un feu à cet endroit quand le vent souffle en direction du nord. La fumée entrera dans la hutte et Goroien apparaîtra. — Tu l’as déjà vue ? — Non, c’est mon frère qui va là-bas. Culain rengaina son couteau. — Je ne devrais pas t’épargner, mais c’est ce que je vais faire. Arrange-toi pour que je ne regrette pas ma décision, car personne ne voudrait de moi comme ennemi. — Un homme qui cherche à anéantir Goroien ne peut être qu’un allié à mes yeux, répondit Moret. Culain recula vers la porte et disparut quelques secondes plus tard. Moret resta un moment debout à la fenêtre, puis retourna se coucher. De l’autre côté de la porte, Culain entendit le lit grincer et glissa de nouveau son couteau dans son étui. Rhiall et Ceorl rentrèrent de Callia de bonne humeur. Ils étaient suivis d’un convoi composé de trois chariots, soixante-huit hommes et douze femmes, dont deux enceintes. Le colossal adolescent gravit la colline au pas de course et attrapa Korrin par le bras. — Les soldats ont mis le village à sac. Ils ont enlevé vingt femmes enceintes et brûlé le lieu sacré dédié à Berec. Deux chefs du conseil ont été pendus. C’est l’effervescence, là-bas ! — Et ces gens, qu’est-ce qu’ils font ici ? demanda Korrin, les yeux rivés sur la foule qui formait un demi-cercle au pied de la colline. — Ils sont venus pour assister à la renaissance de Berec. La rumeur court qu’il est de retour sur terre monté sur un cerf, prêt à renverser la Reine Sorcière. — Et tu les as laissés croire ça ? Rhiall afficha une mine boudeuse. — Qui dit que ce n’est pas vrai ? Il était bien perché sur un cerf, exactement comme Berec, et il a vaincu les soldats grâce à sa magie. — Il y a quoi, dans les chariots ? Rhiall recouvra sa bonne humeur. — De la nourriture, Korrin. De la farine, du sel, des fruits secs, de l’avoine, du vin, du miel. Et aussi des couvertures, des vêtements, des armes. Uther s’approcha et baissa les yeux sur les gens rassemblés, qui se turent aussitôt. Il avait le soleil dans le dos et apparut à la foule baigne d’une lumière dorée. De nombreuses personnes tombèrent à genoux. Rhiall et Korrin le rejoignirent. — Combien de combattants ? demanda Uther. — Soixante-huit. Le prince se fendit d’un grand sourire et posa la main sur l’épaule de Rhiall. — C’est un bon présage. Chez moi, les hommes se battent par centuries de quatre-vingts guerriers chacune. Avec nos frères et ces gens, nous avons désormais une centurie. Korrin sourit. — Tu n’es pas aussi doué pour les mathématiques que pour la magie. Une centurie ne compte-t-elle pas cent hommes ? — Si, mais en retirant les cuisiniers, les intendants et les cantiniers, il reste quatre-vingts combattants. Notre armée est composée de ce genre d’unité. Six centuries comprennent quatre cent quatre-vingts hommes, soit une cohorte, et dix cohortes forment une légion. C’est un début modeste mais prometteur. Korrin, va les voir et trouve qui sont les meneurs. Répartis-les en groupes de dix, ajoute l’un de tes propres hommes à chaque groupe, et deux au dernier. Trouve-leur des tâches à assumer pour qu’ils aient le sentiment d’appartenir à la confrérie, et débarrasse-toi des timorés, car ils devront se tenir prêts à combattre d’ici à quatre jours. — Il y a un petit problème, Uther, dit Korrin. Ils croient que tu es un dieu. Quand ils apprendront que tu n’es qu’un homme, on risque de les perdre tous. — Dis-moi tout ce que tu sais à propos de ce dieu. — Tu vas endosser le rôle de Berec, alors ? demanda Rhiall. — Je ne vais pas risquer de perdre soixante-huit hommes. Et je n’aurai pas besoin de mentir, ni de dissimuler quoi que ce soit. S’ils y croient, qu’on ne les en dissuade pas. Dans quatre jours, soit nous aurons une armée, soit nous mourrons sur le sol de cette forêt. — Est-ce que ça ne dépend pas du moment où seule Sennicus brillera ? glissa Korrin. — Si. (Les deux hommes se tournèrent vers Rhiall.) Quand aura lieu la prochaine nuit à une lune ? demanda Uther. — Dans un mois à peu près, répondit l’adolescent. Uther ne dit rien, le visage sans expression. Korrin lâcha un juron à voix basse. — Répartissez les hommes par groupes, répéta le prince en s’éloignant vers le bord du cercle de pierres, essayant de maîtriser sa colère. Dans quatre jours, un ennemi terrible allait déferler sur la forêt. Son unique espoir reposait sur l’Armée des Morts, et il fallait attendre un mois pour la voir ! Il avait besoin de réfléchir, de dresser des plans, mais comment établir une quelconque stratégie avec une force si limitée à sa disposition ? Toute sa vie, il avait étudié la guerre et les différentes façons de combattre. Il avait examiné les plans des généraux, de Xerxès à Alexandre, de Ptolémée à César en passant par Paulinus et Aurelius. Mais aucun d’eux ne s’était retrouvé en pareille posture. L’injustice de la situation le frappa, comme si un lâche venait de le gifler. Mais après tout, pourquoi la vie devrait-elle être juste ? se dit-il. Un homme pouvait seulement faire de son mieux avec les faveurs que les dieux lui accordaient. Prasamaccus le rejoignit, conscient du malaise qui agitait le prince. — Les dieux font-ils preuve de bienveillance ? demanda le Brigante. — Peut-être, répondit Uther, qui se rappela qu’on ne lui avait encore rien enseigné au sujet de la vie de Berec. — La responsabilité est un sacré fardeau. Uther sourit. — La charge serait plus légère si j’avais Victorinus et plusieurs légions derrière moi. Où est Laitha ? — Elle aide à décharger les chariots. Tout va bien entre vous ? Uther ferma la bouche pour ravaler une réplique acerbe, puis plongea son regard dans les yeux calmes et compréhensifs du Brigante. — Je l’aime, et elle est mienne maintenant. — Mais… ? — Comment sais-tu qu’il y a un « mais » ? Prasamaccus haussa les épaules. — Ce n’est pas le cas ? — Où as-tu appris tant de choses sur la vie ? — Sur le flanc d’une colline, entre les deux murs. Qu’est-ce qui ne va pas ? — Elle était amoureuse de Culain, et elle a encore des sentiments pour lui. De son vivant, je ne faisais pas le poids face à lui. Il est mort, mais on dirait que ça n’a rien changé. Prasamaccus resta un moment assis en silence, mettant de l’ordre dans ses pensées. — Ce doit être terriblement difficile, pour elle, dit l’archer. Toute sa vie, elle a vécu avec ce héros, le vénérant comme un père, l’aimant comme un frère. C’était aussi son ami… Ce n’est pas bien compliqué de comprendre comment elle en est venue à le vouloir pour amant. Et tu as raison, prince Uther : tu n’es pas de taille, face à lui. Mais, au fil du temps, Culain sera moins présent. — Je sais que c’est de l’arrogance, reconnut Uther, mais je ne veux pas d’une femme qui me considère comme l’ombre d’un autre. Je lui ai fait l’amour, c’était beau… et elle a murmuré le nom de Culain. Elle était allongée sous moi, et pourtant son esprit était ailleurs. Il n’y avait rien à répondre à cela et le Brigante eut la sagesse de s’en rendre compte. Laitha n’était qu’une gamine idiote et indisciplinée. Quelle importance, qu’elle crie son nom dans sa tête ? Mais le dire à haute voix dans un instant pareil, c’était la preuve d’une imbécillité hors du commun. Prasamaccus fut surpris de constater qu’il était furieux contre elle : c’était une émotion qu’il n’avait pas l’habitude de ressentir. Il resta un moment assis en silence aux côtés du prince puis, comme Uther était perdu dans ses pensées, il se leva et retourna de sa démarche boitillante vers l’endroit où Korrin attendait en compagnie d’un groupe d’étrangers. — Voici les meneurs des hommes de Callia, dit l’habitant des bois. Le… dieu est-il prêt à les recevoir ? — Non, il communie avec les esprits, répondit Prasamaccus. Quelques hommes eurent un mouvement de recul. Le Brigante les ignora et marcha jusqu’au bâtiment principal. Uther, l’homme, regardait fixement la forêt, tandis que Thuro, l’enfant, était assis, à l’intérieur de son crâne. Il y avait quelques mois à peine, le garçon avait pleuré dans sa chambre, effrayé par le noir et les bruits nocturnes. Aujourd’hui, il se comportait en homme, mais les affres de l’adolescence le tourmentaient encore. Au début de l’été, Thuro était allé se promener hors des murs d’Eboracum, dans les bois. Il avait joué à un jeu dont il était le héros, massacrant des démons et des dragons. À présent que l’été était de retour, il se trouvait assis sur une colline isolée, confronté à des démons bien réels. Sauf que Maedhlyn n’était pas là. Ni Aurelius et ses légions invincibles. Ni Culain lach Feragh. Il y avait juste Uther, l’homme qu’il prétendait être. « Je suis le roi, car tel est mon droit et tel est mon destin. » Oh ! comme ces paroles le hantaient, maintenant qu’il était au désespoir ! Un enfant apeuré était assis parmi les pierres d’un autre monde, jouant à un jeu mortel. Il s’enfonça plus encore dans sa mélancolie, et se rendit compte qu’il donnerait son bras gauche pour que Maedhlyn ou Culain apparaissent à cet instant. Il sacrifierait même dix ans de sa vie. Mais le vent souffla sur la crête de la colline, et il était seul. Il se tourna et regarda le groupe qui patientait en silence à environ trente pas de là. Des jeunes, des vieux, qui se tenaient debout sans montrer le moindre signe d’impatience, attendant que le « dieu » les reconnaisse, eux et leur fidélité. Détournant la tête, il pensa au Guerrier des Brumes et sourit. Culain avait réellement été un dieu : Arès, le dieu de la Guerre pour les Grecs, devenu Mars pour les Romains. Culain l’immortel ! Eh bien, songea Uther, si mon grand-père était un dieu, pourquoi pas moi ? Si le destin a décidé que je mourrais au cours de ce jeu meurtrier, autant le jouer jusqu’au bout. Sans regarder en arrière, il leva la main et fit signe au groupe d’approcher. Ils étaient douze et, l’air hésitant, avancèrent d’un pas traînant jusqu’à se tenir devant lui. Le jeune prince écarta les bras, désignant le sol, et les hommes s’assirent docilement. — Parlez ! ordonna-t-il. Korrin les présenta tour à tour, mais Uther ne fit pas le moindre effort pour retenir leurs noms. Il se pencha ensuite en avant et sonda le regard de chaque homme. Tous se détournèrent au moment où Uther rivait ses yeux dans les leurs. — Toi ! dit le prince en dévisageant l’homme le plus âgé, qui avait une barbe grise et était aussi mince qu’un loup en chasse. Qui suis-je ? — Tu es le dieu Berec, à ce qu’on dit. — Et toi, quel est ton avis ? L’homme rougit. — Seigneur, ce que j’ai dit hier soir, c’était par pure ignorance. (Il déglutit avec difficulté.) Je n’ai fait que répéter tout haut les doutes des uns et des autres. Uther sourit. — Et pour cause, dit-il. Je ne suis pas venu pour vous garantir la victoire, seulement pour vous apprendre à vous battre. Les dieux donnent, les dieux reprennent. Tout ce qui compte, c’est ce qu’un homme gagne à la sueur de son front, par son courage et par sa vie. Sachez-le : vous ne sortirez peut-être pas vainqueurs. Je ne vais pas m’élever dans le ciel et détruire la sorcière avec des pieux enflammés. Je suis ici parce que Korrin m’a appelé. Je partirai quand je le souhaiterai. Avez-vous le courage de vous battre seuls ? Le barbu leva la tête, le regard fier. — Oui. J’ai mis du temps à m’en rendre compte, mais maintenant j’en suis sûr. — Alors, tu as appris plus encore que si tu avais reçu un cadeau des dieux. Laissez-moi, tous… sauf Korrin. C’est tout juste si les hommes ne se précipitèrent pas pour fuir sa présence, certains reculant, d’autres s’inclinant jusqu’à terre. Uther les ignora, et, une fois qu’ils furent hors de portée de voix, Korrin s’avança. — Comment tu as su ce que cet homme avait dit ? s’enquit-il. — Que penses-tu d’eux ? L’habitant des bois haussa les épaules. — Tu as fait le bon choix en t’adressant au vieux. C’est Maggrig, l’armurier. Autrefois, c’était l’épéiste le plus redouté de tout Pinrae. S’il reste, les autres l’imiteront. Tu veux que je te parle de Berec ? — Non. — Tu vas bien, Uther ? Tu parais distant. — Ça va, Korrin, répondit le prince avec un sourire forcé, mais je dois réfléchir. Le chasseur aux yeux verts acquiesça, compréhensif. — Je te ferai porter de quoi manger. Après son départ, Uther repensa à cet entretien. La raison pour laquelle il s’était concentré sur Maggrig n’avait rien de mystérieux : l’attitude du barbu montrait qu’il s’agissait d’un guerrier, et il avait été le premier à s’avancer, les autres se rassemblant derrière lui. Cela avait été une bonne surprise, quand Maggrig avait mal interprété la question d’Uther. Mais, comme Maedhlyn disait toujours, le prince avait l’esprit vif. D’une certaine manière, cette réunion avait un peu dissipé sa mélancolie. Etait-ce donc si facile d’être un dieu ? Il connaîtrait la réponse d’ici à quatre jours. Elle serait écrite en lettres de sang. Chapitre 14 Culain lach Feragh était assis devant le cairn de pierres. Il regardait la fumée dégagée par son petit feu s’élever et s’infiltrer à travers les fenêtres délabrées de la cabane en ruine. Le Guerrier des Brumes posa sa lance d’argent à côté de lui et enfila deux gantelets en cuir bordés d’argent. Il avait attaché ses longs cheveux sur sa nuque, et revêtu une épaulière ornée d’anneaux d’argent, cousue avec habileté sur une courte cape en cuir souple. Une grosse ceinture incrustée d’argent lui entourait la taille, et ses jambes étaient protégées par des cuissardes renforcées de bandes d’argent sur le devant et sur les côtés. Une lumière bleue commença à vaciller dans la hutte et Culain se leva lentement. Il se couvrit la tête d’un casque orné d’ailes d’argent, attachant les protections d’oreille en forme de lames recourbées sous son menton. Une silhouette élancée avança à travers la fumée qui tourbillonna et mourut. Le feu s’éteignit aussitôt. En la voyant, Culain eut la bouche sèche et ressentit l’envie irrésistible d’aller vers elle pour la prendre dans ses bras. De son côté, elle s’arrêta net lorsqu’elle le reconnut, portant la main à ses lèvres. — Tu es vivant ! souffla-t-elle. — Pour l’instant, ma dame. Elle était vêtue d’une robe toute simple tissée d’argent. Ses cheveux dorés étaient retenus par un bandeau noir qui lui entourait le front. — Dis-moi que tu es revenu pour rester avec moi. — C’est impossible. — Alors pourquoi m’as-tu appelée ? demanda-t-elle d’un ton sec, les yeux brillants de colère. — Selon Pendarric, il n’y a plus que du mal en toi, et il m’a demandé de te détruire. Mais je ne peux pas m’y résoudre tant que je ne suis pas convaincu qu’il dit la vérité. — Il s’est toujours comporté comme une vieille bique. Il avait le monde à ses pieds et l’a perdu. Maintenant, place aux autres. Il est fini, Culain. Viens avec moi. Je possède un monde rien qu’à moi, et bientôt j’en aurai quatre. Mon pouvoir est tel que nul n’a osé en rêver depuis la chute de l’Atlantide. — Pourtant, tu es mourante, dit-il. Ces paroles lui firent l’effet d’un couteau plongeant dans sa chair. — Qui te dit que c’est le cas ? siffla-t-elle. Regarde-moi ! Ai-je changé ? Vois-tu un quelconque signe de vieillissement ou de déclin ? — Pas extérieurement, Goroien. Mais combien sont morts, et combien vont mourir pour te maintenir dans cet état ? Elle avança vers lui et il commença à entendre la musique dans sa tête. Il n’y avait pas le moindre souffle d’air ; tout était silencieux. Elle lui passa les bras autour du cou et il sentit le parfum de sa peau, la chaleur de ses caresses. Il lui attrapa les bras et se dégagea, la repoussant. — Que prouveras-tu ? demanda-t-il. Que je t’aime toujours ? C’est vrai. Que je te désire ? C’est vrai aussi. Mais je ne te posséderai jamais. Tu as tué Shaleat, puis Alaida, et maintenant tu t’apprêtes à détruire un monde. — Que représentent ces sauvages, pour toi, avec leur vie de dix secondes ? Il y en aura toujours plus pour remplacer ceux qui vont mourir. Ils sont insignifiants, Culain. Il en a toujours été ainsi ; tu étais juste trop obsédé pour le voir. Quelle importance aujourd’hui, que Troie soit tombée, ou que ton ami Hector ait été tué par Achille ? Quelle importance, que les Romains aient conquis la Bretagne ? La vie continue. Ces gens sont comme des ombres, pour toi et moi. Ils existent uniquement pour servir leurs supérieurs. — Je fais désormais partie de ces gens, Goroien. Ma « vie de dix secondes » est une joie de tous les instants. Avant, je ne comprenais pas l’intérêt de l’hiver, et je ne ressentais pas vraiment les plaisirs du printemps. Viens avec moi. Vis une vie qui mènera à la mort, et nous découvrirons ensemble ce qu’il y a après. — Jamais ! hurla-t-elle. Je ne mourrai jamais. Tu parles de « plaisirs ». Je vois ton visage qui se détériore, et ça me donne envie de vomir. Ces rides autour de tes yeux… Je ne doute pas une seconde que, sous ce casque, l’argent se répand dans tes cheveux comme un cancer. À l’échelle humaine, ça te fait quel âge, maintenant ? Trente, quarante ans ? Bientôt, tu vas commencer à te flétrir. Tes dents pourriront, les jeunes gens te bousculeront et se moqueront de toi. Puis tu tomberas, et les vers te dévoreront les yeux. Comment peux-tu accepter ça ? — Toutes les choses meurent un jour, mon amour. Même les mondes. — Ne me parle pas d’amour, tu n’en as jamais éprouvé pour moi. Un seul homme m’a réellement aimée, et je l’ai relevé de la tombe. Voilà ce qu’est le pouvoir, Culain. Gilgamesh est de nouveau à mes côtés. Il recula devant le triomphe qui brillait dans son regard. — C’est impossible ! — J’ai conservé sa dépouille au fil des siècles, entourée par la lueur de cinq pierres. J’ai travaillé, j’ai étudié. Et, un beau jour, j’ai réussi. Va-t’en mourir quelque part, Culain. Je retrouverai ton corps et le ramènerai à la vie. Alors, tu seras mien. — Je vais à Skitis, Goroien, dit-il doucement. Je détruirai ton pouvoir. À ces mots, elle éclata d’un rire ouvertement moqueur, et le guerrier s’empourpra. — Toi, tu vas venir ? Autrefois, j’aurais été terrifiée à cette idée, mais plus maintenant. Un homme d’âge mûr, mou et sur le déclin, qui vient défier Gilgamesh ? Il parle très souvent de toi, le savais-tu ? Il rêve de te tuer. Crois-tu pouvoir faire le poids face à lui ? Je te montrerai comment ton arrogance t’a trahi. Tu as toujours aimé les Jeux d’ombres. Je te propose une partie. Elle agita la main droite et l’air vibra. Un guerrier de haute taille se matérialisa devant Culain. Il avait les cheveux dorés et les yeux d’un bleu-vert brillant. Il portait une épée courbe et une dague. — Voici Gilgamesh tel qu’il était, poursuivit-elle. Le guerrier bondit vers l’avant. Culain ramassa la lance, dévissa la poignée et dégaina la lame cachée juste à temps pour parer un coup sauvage, puis un autre, et encore un autre. Culain combattit en mobilisant toute l’habileté qu’il avait acquise au fil des siècles, mais Goroien avait vu juste : son corps vieillissant n’était plus en mesure d’affronter la tornade qu’était Gilgamesh, le Seigneur des Batailles. Gagné par le désespoir, Culain prit un risque et pivota sur ses talons pour avoir recours à la manœuvre qu’il avait enseignée à Thuro. Son opposant sauta sur sa gauche et esquiva le coude levé. Une épée froide glissa sous les côtes du Guerrier des Brumes. Culain s’effondra, son visage heurtant le sol d’argile dure. Dans sa chute, il perdit son casque d’argent. Il lutta pour rester conscient, mais son esprit sombra dans les ténèbres. À son réveil, Goroien était toujours là, assise près du cairn de pierres. — Va-t’en, Culain, dit-elle. Tu as combattu Gilgamesh tel qu’il était. Aujourd’hui, il est encore plus puissant et plus rapide : il te tuerait en quelques secondes. C’est ce qui t’attend, ou alors… il te faudra utiliser ceci. Elle laissa tomber un galet jaune devant lui. C’était une Sipstrassi pure, presque sans la moindre veine noire. — Redeviens immortel, ajouta-t-elle. Redeviens ce que tu étais… ce que tu devrais être. Alors, tu auras une chance. Il se remit debout. — Donner une chance de vivre à son ennemi, voilà qui est peu commun, ma dame. — Comment pourrais-tu être mon ennemi ? Je t’aimais déjà avant la Chute. Je t’aimerai encore le jour où l’univers prendra fin dans les flammes. — Nous ne serons plus jamais amants, ma dame, dit-il. Nous nous reverrons à l’île de Skitis. Elle se leva. — Espèce d’idiot ! Ce n’est pas moi que tu verras, mais ta mort s’approchant un peu plus à chaque pas que fera Gilgamesh. Elle entra dans la cabane en ruine sans jeter un regard en arrière et Culain se laissa tomber par terre, les larmes aux yeux. Il lui avait fallu mobiliser toutes ses forces pour lui dire que leur amour était terminé. Il baissa les yeux sur la Sipstrassi et la ramassa. Goroien avait raison : sa condition physique ne lui permettait pas d’affronter Gilgamesh. La voix de la sorcière dériva jusqu’à lui, comme si elle lui parlait de loin. — Ton petit-fils est beau garçon. Je crois que je le prendrai. Tu te souviens de l’époque où j’étais Circé ? Son rire résonna dans le silence. Culain s’assit, tête baissée. Après la guerre de Troie, Goroien avait assouvi sa vengeance sur les Grecs en causant la mort sanglante du seigneur de guerre Agamemnon et du roi Spartiate Ménélas. Mais le plus hideux de ses crimes vengeurs avait été le naufrage d’Ulysse : Goroien, dans le rôle de Circé la magicienne, avait transformé quelques-uns des survivants en porcs et, par duperie, avait amené les autres à les faire cuire et à les manger. Il ramassa son épée et en ôta la poussière. Il marcha vers son cheval, appliqua la Sipstrassi contre la tempe de l’animal et recula. Le corps de la bête s’effondra, puis enfla et s’étira. Des écailles couleur rouille bordées d’argent se mirent à pousser sur ses flancs lisses. Sa tête scintilla, ses yeux devenant obliques comme ceux d’un fauve tandis que son museau s’allongeait et que des crocs apparaissaient dans sa gueule caverneuse. Des ailes gigantesques se déployèrent sur ses côtes et ses sabots se transformèrent en pattes griffues. La créature rejeta son long cou en arrière et un cri terrible emplit l’air. Culain regarda le galet noir qu’il tenait dans sa main et le jeta à terre. Il glissa son épée dans la hampe de sa lance et enfourcha la selle du dragon, lui murmurant le mot de pouvoir. La bête se redressa sur ses pattes puissantes, les ailes grandes ouvertes, puis s’éleva dans l’air nocturne en direction du nord-ouest, mettant le cap sur Skitis. La troisième nuit, une tempête effrayante éclata sur le Plateau d’Erin, des éclairs transperçant le ciel. Uther resta assis au bord du cercle, où il avait passé les trois derniers jours. Prasamaccus et Korrin rassemblèrent de la nourriture et des couvertures pour le prince avant de sortir sous la pluie battante. C’est alors qu’un éclair zébra le ciel : les deux hommes virent Uther se mettre debout et lever les bras au-dessus de sa tête, ses cheveux blonds flottant dans le vent hurleur. Puis il disparut. Korrin courut vers les pierres, Prasamaccus boitillant derrière lui, mais il n’y avait plus aucun signe du prince. La tempête cessa, la pluie se réduisant à une fine bruine. Korrin se laissa tomber sur un rocher. — C’est fini, dit-il. Pour la première fois depuis que les Vores s’étaient retournés contre les soldats, sa voix était de nouveau empreinte d’amertume. Korrin commença à jurer et à pester, et le Brigante s’éloigna : pour lui aussi, le coup était dur, et il se sentait démoralisé. Il s’assit sur la pierre renversée qui surplombait la forêt. — Qu’est-ce qu’on va leur dire ? demanda Korrin. L’archer serra sa cape autour de son corps mince. Sa jambe l’élançait, comme toujours par temps humide. Au fond de lui, il sut qu’il ne reverrait jamais Helga. Il n’avait aucun conseil à donner à Korrin. À cet instant, les deux lunes apparurent derrière les nuages qui s’écartaient, et un troisième homme se joignit à eux. — Où est Berec ? s’enquit Maggrig, mais aucun des deux hommes ne lui répondit. Alors, nous sommes seuls. Il avait dit que ça arriverait peut-être. (Il gratta sa barbe grisonnante et s’assit près de Korrin.) On a mis en place des pièges et creusé quelques trous, ce qui devrait les ralentir un peu. Et on a relevé cinq endroits qui feraient l’affaire pour une embuscade. Korrin leva la tête, surpris. Le vieux guerrier ne semblait pas le moins du monde affecté par l’annonce du départ de Berec. — On devrait d’abord frapper au Creux d’Orme, poursuivit Maggrig. Les cavaliers seront incapables d’attaquer dans la montée, et on disposera d’à peu près trois cents mètres de terrain de combat. Même nos archers ne devraient pas manquer leurs cibles à cette distance. On pourra peut-être abattre une centaine de soldats. — Tu parles de quatre-vingts hommes contre une armée entière, dit Korrin. Tu es dingue ou quoi ? — Quatre-vingts, c’est le même nombre qu’hier. Les dieux, les hommes… tout le monde finit par mourir un jour. — Sauf la Reine Sorcière, répliqua Korrin en ponctuant ces mots d’un juron terrible. — Laisse un vieux guerrier te donner un conseil : ne dites à personne que Berec est parti pour de bon. Dites seulement qu’il est… qui sait ? qu’il a regagné son château, dans les nuages. Pendant ce temps, qu’on leur tombe dessus, et méchamment ! — Sage conseil, dit Prasamaccus. On ignore combien de soldats vont venir, et la forêt est immense. On devrait pouvoir leur offrir une joyeuse course-poursuite. En contrebas, dans le minuscule village de tentes qui avait poussé près du ruisseau, une jeune femme alla marcher dans la forêt pour être seule un moment. En s’enfonçant dans l’obscurité, elle aperçut au loin des reflets de lune sur du métal. Elle escalada un chêne robuste et scruta le paysage à l’ouest. Se déplaçant en silence entre les arbres, l’armée de Goroien arrivait. Uther était resté éveillé plus de trente heures, se préoccupant du problème que le Vide représentait, le retournant dans tous les sens, explorant tous les faits dont il disposait. Sa raison et son entraînement lui criaient qu’il avait négligé un point essentiel, mais, il avait beau chercher, il semblait incapable de mettre le doigt dessus. Et là, juste au moment où la tempête avait éclaté, la réponse lui était venue sans effort. Ce n’était pas parce que l’armée fantôme était invisible qu’elle n’était pas présente. C’était tellement simple ! Il oublia tout de la pluie glacée. Prasamaccus lui avait raconté avoir rêvé de roulements tic tambour et tic piétinements sourds lors de sa première nuit sur le Plateau d’Erin. Uther aurait dû se précipiter sur cette remarque comme un faucon fondant sur sa proie. Tout ce qui restait à faire désormais, c’était entrer dans le Vide, le pays des Atrols et des Voleurs d’âmes. Oui, pensa-t-il, c’est aussi simple que ça. Ne prends pas le temps de réfléchir, Uther, se dit-il. Fais-le, c’est tout ! Il se mit debout, leva les bras au-dessus de sa tête, serra fort la pierre dans son poing et fit le vœu d’être envoyé dans le Vide. La tête se mit à lui tourner, et il tomba. Le brouillard tourbillonna autour de lui. Il se remit à genoux et sortit son glaive. La Sipstrassi était presque noire. Il prit le risque de l’appliquer contre la lame de son épée : celle-ci brilla d’une lumière blanche et, dans les Brumes, il vit des ombres sinistres, ainsi que des visages gris et froids. Longtemps auparavant, l’enfant Thuro avait erré ici au cours d’un rêve fiévreux, et Aurelius l’avait ramené. La peur qu’il avait éprouvée à l’époque revint le hanter et, tandis que ses craintes s’accentuaient, les formes ténébreuses se rapprochèrent. Uther l’homme se mit debout et se calma, levant haut son épée au-dessus de sa tête. La lumière qui émanait de la lame repoussa à la fois les Brumes et les ombres qui les habitaient. À mesure que le brouillard se dissipait, Uther discerna le paysage désolé du Vide, un endroit aux collines gris cendré et aux arbres morts depuis des lustres, sous un ciel bleu ardoise. Il frissonna. Aucun homme ne devrait mourir ici. Sur sa droite, venant de très loin, il perçut le faible roulement des tambours. Tenant son épée en l’air comme s’il s’agissait d’une lanterne, il se dirigea vers le son. Les ombres le suivirent et il entendit des voix chuchoter son nom. Le prince les ignora. Il gravit une colline basse et s’arrêta, émerveillé. Là, dans une vallée poussiéreuse, il y avait une enceinte défensive formée de monticules de terre grise provenant d’un gigantesque fossé carré. Les talus étaient hérissés de lances pointues. À l’intérieur de l’enceinte se trouvaient plusieurs dizaines de tentes et, au centre du carré, on avait planté un étendard au sommet duquel figurait une aigle dorée aux ailes déployées. Uther resta plusieurs minutes à observer le camp, incapable d’admettre la réalité de la scène qu’il avait devant les yeux. Pourtant, tous les indices lui avaient été donnés. Korrin avait parlé de la secte de l’Aigle, qui avait tenté de communier avec les Fantômes. Les soldats défilaient au son des tambours dans un ordre parfait. Et Culain avait évoqué son plus grand regret : celui d’avoir envoyé une armée dans les Brumes. Uther se tint sur le sommet de la colline isolée et observa, fasciné, l’Aigle de la Neuvième Légion. Le prince descendit la colline à pas lents et se posta devant la large ouverture qui menait à l’enceinte. Deux légionnaires lui barrèrent l’entrée de leurs lances aiguisées. Ils avaient les yeux fatigués. Uther reçut l’ordre de s’arrêter. Les soldats parlaient une langue intelligible, mais désuète. Le jeune homme se remémora les cours de Maedhlyn et de Decianus, et répondit en utilisant la même langue archaïque. — Qui est votre légat ? Les légionnaires échangèrent un regard et le plus grand avança. — Tu es romain ? — Oui. — Sommes-nous près de chez nous ? La voix était tremblante. — Je suis venu pour vous ramener chez vous. Qui est votre légat ? — Severinus Albinus. Attends ici. Le soldat partit en courant et Uther resta là, son épée brillant toujours dans son poing. Quelques minutes plus tard, dix hommes revinrent et le prince fut escorté dans l’enceinte, flanqué de chaque côté par une garde d’honneur de cinq légionnaires. Les hommes au visage terreux et au regard éteint se précipitèrent hors de leurs tentes pour voir l’étranger. La garde s’arrêta devant une vaste tente. Uther tendit ses armes au centurion posté à l’entrée et baissa la tête pour pénétrer à l’intérieur. Un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, vêtu d’un plastron de bronze poli, était assis sur un tabouret bas. — Ton nom ? demanda-t-il. — Es-tu Severinus Albinus ? répondit Uther. Il savait que sa mission ne réussirait que s’il gardait la main. — Oui. — Le légat de la Legio IX ? — Non. Notre légat est Petillius Cerialis. Il n’est pas venu avec nous. Qui es-tu ? Uther sentit que le jeune Romain, comme tous les autres soldats qu’il avait vus, était au bord du désespoir. — Je m’appelle Uther. — Où sommes-nous ? demanda Severinus en se levant. Cela fait des mois que nous parcourons ces contrées. Il n’y a pas de nourriture. Pas d’eau. Et pourtant, nous ne ressentons ni la faim, ni la soif. Ces maudites Brumes sont peuplées de créatures qui boivent le sang. Il y a des bêtes dont je n’aurais jamais soupçonné l’existence, même dans mes pires cauchemars. Sommes-nous tous morts ? — Je peux vous ramener à Eboracum, déclara Uther, mais avant, il y a beaucoup de choses que tu dois savoir. Il passa devant le jeune soldat et s’assit sur un divan, au fond de la tente. Severinus Albinus le rejoignit. — Pour commencer, reprit le prince, vous avez quitté Eboracum pour venir en aide à Paulinus, afin de combattre le soulèvement des Icéniens. Vous avez pénétré dans les Brumes, un monde peuplé de morts. — Je sais tout ça, répondit Severinus. Comment faire pour rentrer chez nous ? Uther leva la main. — Doucement. Ecoute bien ce que je vais te dire. Paulinus a vaincu Boadicée il y a plus de quatre cents ans. — Alors nous sommes morts. Par Jupiter ! je n’en peux plus, de marcher ! — Vous êtes toujours vivants, crois-moi. Ce que j’essaie de te faire comprendre, c’est que le monde tel que vous le connaissiez n’existe plus. L’Empire romain disparaît peu à peu. La Bretagne ne peut plus se vanter de posséder une seule légion romaine. — J’ai une femme… une petite fille… — Non, dit Uther avec tristesse. Elles sont mortes depuis quatre siècles. Je peux vous ramener à Eboracum. Le monde a beaucoup changé, mais le soleil brille toujours, les raisins donnent du vin, les ruisseaux clairs continuent de couler, et l’eau est bonne à boire. — Qui dirige la Bretagne, maintenant ? s’enquit Severinus. — Le pays est en guerre. Les Brigantes se sont soulevés, les Saxons et les Jutes envahissent le territoire. Les Britto-Romains menés par Aquila, un Romain pure souche issu d’une famille noble, se battent pour leur vie. Il y avait un roi appelé Aurelius, mais il a été assassiné. Je suis son fils. J’ai voyagé par-delà les frontières de la mort pour vous ramener au pays. — Pour que nous combattions pour toi ? — Pour que vous combattiez pour moi, reprit Uther, et pour vous-mêmes. — Ensuite, tu nous ramèneras à Eboracum ? — Pas dans l’immédiat, dit Uther. Il parla au Romain de la guerre qui avait lieu à Pinrae, et du règne de la Reine Sorcière. Severinus écouta en silence. — Il fut un temps, confia-t-il à Uther quand celui-ci se tut, où je n’aurais eu que faire de tes histoires. Mais pas ici, pas dans cette étendue sauvage couleur cendre. Tu veux qu’on se batte pour toi, Uther ? Je vendrais mon âme pour revivre une journée au soleil… que dis-je ? pour une seule heure. Conduis-nous loin d’ici, c’est tout ce que je demande. Uther, envahi par la peur, était au bord de la panique. Avec les quatre mille six cents hommes de la Neuvième Légion marchant derrière lui, il était retourné à la première colline qu’il avait vue à son arrivée dans le Vide. Cela faisait déjà une heure, et il ne parvenait toujours pas à ouvrir le passage entre les deux mondes. Il avait émis le souhait de rentrer, la pierre avait lui, et, l’espace d’un instant seulement, il avait aperçu les pierres géantes du Plateau, ombres brumeuses qui vibraient tout près, mais restaient hors d’atteinte. Il entendit Severinus Albinus dans son dos et fit signe à l’homme de reculer, luttant pour recouvrer son calme. Il regarda la pierre : seuls quelques infimes filets d’or subsistaient. Désormais, il était certain que les pouvoirs de la Sipstrassi ne suffiraient pas à ouvrir une porte assez grande pour laisser passer la légion. Il n’était même pas sûr de pouvoir rentrer lui-même et, une fois de plus, son esprit agile passa lentement en revue toutes les solutions possibles. Il finit par se décider, dans un ultime et suprême effort. Il ferma les paupières et se visualisa de retour à Pinrae, tout en gardant en tête l’image de la Neuvième Légion. Derrière lui, Severinus vit Uther devenir moins tangible, presque spectral, puis reprendre son apparence initiale. Le prince garda les yeux rivés sur le galet noir qu’il tenait. Il ne parvenait pas à trouver le courage de se tourner pour faire face aux soldats pleins d’espoir. Par-delà le Vide, l’armée de Goroien avait encerclé le pied de la colline, attendant l’ordre d’attaquer. Maggrig et Korrin avaient placé des archers tout autour des pierres, mais ils n’avaient aucun moyen de repousser les soldats en armure. Au mieux, ils en blesseraient une vingtaine, et il sembla à Korrin que plus de deux mille hommes étaient rassemblés en contrebas. — Pourquoi ils n’attaquent pas ? demanda-t-il à Maggrig, qui ressemblait à un loup mince. — Ils craignent la magie de Berec. Mais ils ne vont plus tarder. À vingt pas sur leur gauche, agenouillée derrière une pierre renversée, Laitha attendait, une flèche encochée. Elle gardait les yeux rivés sur un grand guerrier dont le casque était orné d’une plume violette. Elle avait d’ores et déjà décidé de le prendre pour cible, pour la simple raison qu’elle n’aimait pas sa façon arrogante de déambuler entre les hommes, en contrebas, tout en distribuant des ordres. Quelque part, cela lui faisait du bien de savoir que ce paon qui se pavanait mourrait avant elle. Elle sentit une main sur son épaule et se retourna pour faire face à un homme de haute taille à la forte carrure et à la barbe dorée. Elle ne se souvenait pas de l’avoir déjà rencontré. — Suis-moi, dit-il. À voir ses manières, il ne faisait aucun doute qu’il avait l’habitude d’être obéi. Il ne regarda pas derrière lui tandis que Laitha le suivait vers le centre du Plateau. — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. — Garde tes questions et grimpe sur l’autel. Elle escalada les pierres centrales brisées, se hissant sur les runes éraflées et rongées qui étaient gravées à la surface. Le barbu parla juste au moment où elle atteignait le point culminant. Elle se tint en équilibre précaire sur la pierre la plus élevée, à presque deux mètres du sol. — Maintenant, lève la main au-dessus de ta tête. — Pour quoi faire ? — Tu crois que c’est l’heure de se lancer dans un débat ? Obéis. Ravalant sa colère, elle leva le bras droit. — Plus haut ! ordonna-t-il. Alors qu’elle s’exécutait, elle sentit du bout des doigts quelque chose de froid et de collant. Instinctivement, elle retira sa main. — Ce n’est que de l’eau, lui assura-t-il. Lève bien le bras et ouvre la main en grand. Attrape ce qui est là-haut et tire-le vers le bas. Soudain, un cri puissant retentit, un rugissement de bataille à faire froid dans le dos, et les soldats de Goroien se déployèrent en gravissant la colline. Des flèches sifflèrent dans leur direction, certaines ricochant sur le plastron des armures ou sur les casques, d’autres se fichant dans la chair des jambes et des bras nus. — Plus haut ! ordonna le grand étranger. Hâte-toi, si tu tiens à la vie ! Laitha passa le bras au travers de la barrière d’eau invisible et ouvrit la main. Elle sentit le contact froid du métal et la chaleur souple du cuir. Agrippant fermement l’objet, elle l’attira à elle. Elle tenait dans sa main une longue épée dont la poignée en or bruni était finement ouvragée. Sur la lame d’argent à double tranchant, des runes étaient gravées, qu’elle ne reconnut pas. — Suis-moi, dit l’homme en courant vers les rochers où Uther avait été vu pour la dernière fois. (Il s’arrêta et poussa Laitha en avant.) Quand j’aurai fini de parler, donne un grand coup devant toi. Les mots qu’il prononça ensuite n’eurent aucun sens pour Laitha, mais l’air autour de lui siffla et se craquela, comme si une tempête se préparait. — Maintenant ! hurla-t-il. L’épée fendit l’air et un vent violent se mit à souffler. Des éclairs montèrent brusquement vers le ciel, et les Brumes s’élevèrent de l’endroit où Laitha avait frappé. La jeune fille tomba au sol, projetée en arrière. Uther sauta hors du brouillard, regardant autour de lui. Tout au bout du Plateau, les rebelles commençaient à être repoussés et le prince aperçut les casques à plumes des soldats de Goroien. Juste à ce moment-là, Severinus Albinus sortit au grand jour, suivi de la Neuvième Légion. En sentant les rayons du soleil, quelques hommes tombèrent à genoux, d’autres se mirent à pleurer de joie et de soulagement. Malgré son jeune âge, Severinus était expérimenté, et il prit immédiatement la mesure de la situation. — Serrez les rangs ! beugla-t-il. La discipline romaine fut aussitôt restaurée. Munis de leur bouclier rectangulaire en bronze ciselé, les légionnaires tirèrent leur épée au clair et formèrent une ligne de combat, avançant d’un pas décidé tout en se déployant afin de laisser passer les lanciers. Tandis que les rebelles reculaient en courant, la ligne s’ouvrit devant eux. À cet instant, les soldats de Goroien auraient pu en profiter pour prendre la ligne d’assaut, mais ils n’en firent rien. La plupart étaient des hommes originaires de Pinrae et connaissaient la légende de l’armée fantôme. Ils restèrent là, fascinés, tandis que la légion formait un carré et avançait, de longues lances dépassant entre les boucliers serrés. Les soldats de Pinrae n’étaient pas des lâches. Ils avaient déjà fait face à des luttes inégales, et ils étaient prêts à recommencer. Toutefois, ils avaient déjà été témoins de la venue du dieu Berec. À présent, les esprits des morts étaient de plus en plus nombreux à se déverser des Brumes, et c’était plus que ce qu’ils pouvaient supporter. Ils reculèrent lentement, regagnant le pied de la colline. La légion s’arrêta au cercle de pierres, attendant les ordres. À l’abri dans le carré, Uther aida Laitha à se relever. — Comment as-tu fait ? J’ai cru que c’en était fi… Il s’interrompit en voyant la grande épée qui gisait aux pieds de la jeune fille. Il tomba à genoux et referma la main autour de la poignée. — L’épée de mon père ! souffla-t-il. L’Epée de Cunobelin. (Il se leva.) Comment est-ce possible ? Laitha se retourna, cherchant l’homme à la barbe blonde, mais ne le vit nulle part. Elle fournit rapidement des explications au prince alors que Severinus Albinus s’approchait. — Quels sont tes ordres, prince Uther ? Passons-nous à l’offensive ? Uther secoua la tête et, portant l’épée bâtarde, il marcha à pas décidés jusqu’au bord du carré. Les légionnaires s’écartèrent et Uther descendit la colline, s’arrêtant à moins de dix mètres de la ligne ennemie. Un archer encocha une flèche. — Bande cet arc, et je transforme tes yeux en amas d’asticots, déclara le prince. L’homme laissa aussitôt tomber son arme et son projectile. — Que votre chef s’avance ! ordonna Uther. Un petit homme robuste d’âge mûr, portant un plastron d’argent, sortit du rang. Il se passa la langue sur les lèvres en approchant, mais maintint ses épaules en arrière, sa fierté l’empêchant de montrer sa peur. — Tu sais qui je suis, dit le prince, et, comme tu peux le voir, les Fantômes sont de retour. D’après mes estimations, nous vous surpassons en nombre à deux contre un, et je constate que tes hommes ne sont pas en mesure de se battre. — Je ne peux pas me rendre, répliqua l’homme. — Je comprends, mais la reine ne souhaiterait pas non plus que tu gâches la vie de tes soldats inutilement. Retire ton armée de Mareen-sa et fais ton rapport à Astarté. L’homme acquiesça. — Ce que tu dis est logique. Puis-je demander pourquoi tu nous épargnes ? — Je ne suis pas là pour voir les habitants de Pinrae s’entre-tuer. Je suis là pour détruire la Reine Sorcière. Ne te méprends pas sur ma clémence. Si nous nous rencontrons de nouveau sur un champ de bataille, je t’écraserai, comme tous ceux qui se mettront en travers de ma route. Le guerrier s’inclina avec raideur. — Je me nomme Agarin Pinder, et si je reçois l’ordre de me mettre en travers de ta route, j’obéirai. — Je n’en attendrais pas moins d’un homme de devoir. Partez, maintenant ! Uther tourna les talons et regagna le Plateau, appelant Severinus. Le jeune Romain le suivit dans le long bâtiment. — Par tous les dieux ! qu’est-ce que j’ai faim, dit Severinus, et quelle sensation merveilleuse ! Sur la table, il y avait un pichet de vin. Uther en versa deux gobelets et en passa un au Romain. — Nous devons quitter la forêt et marcher vers Callia, une ville voisine, dit Uther. Nos réserves ne suffiront pas à nourrir une légion. Severinus l’approuva. — Tu as choisi de ne pas combattre. Pourquoi ? — Il fut un temps où l’armée romaine était la meilleure que le monde ait jamais connue. La discipline était inégalée, et c’est là-dessus que bon nombre de batailles furent fondées. Mais tes légionnaires n’étaient pas prêts, pas après avoir vu les horreurs insidieuses que recèle le Vide. Ils ont besoin de temps pour sentir le soleil sur leur visage. Ensuite, ils redeviendront vraiment la Legio IX. — Tu es un commandant prudent, prince Uther. Ça me plaît. — À propos de prudence, je veux que tu quittes le Plateau avec tes hommes et que vous prépariez votre enceinte de défense en contrebas : il y a un ruisseau, là-bas. N’autorise pas tes soldats à se mêler à la population de Pinrae. Vous faites partie de leurs légendes depuis quatre cents ans et, certaines nuits, ils vous ont même regardés défiler. C’est un effet des Brumes. Ce qui importe, c’est qu’ils croient que vous êtes originaires de Pinrae, et que vous faites partie de leur histoire. En tant que tels, vous gagnerez le soutien du pays. Ne laissez personne soupçonner que vous venez d’un autre monde. — Je comprends. Comment se fait-il que ces gens parlent latin ? — Ils ne le parlent pas, mais je t’expliquerai ça une autre fois. Envoie une troupe en éclaireur pour suivre le départ de l’armée de Goroien. J’essaierai de faire en sorte que tes hommes aient à manger. Severinus se redressa et le salua. Uther répondit à ce geste par un sourire. Au moment où le Romain quittait la pièce, Korrin et Prasamaccus entrèrent. Korrin courait presque, ses yeux verts flamboyant d’excitation. — Tu as réussi ! hurla-t-il en fendant l’air d’un coup de poing. — C’est agréable d’être de retour, dit Uther. Où se trouve l’homme à la barbe dorée ? — Je ne vois pas de qui tu parles, répondit Korrin. Uther agita la main. — C’est sans importance. Demain, nous marcherons vers Callia, et je veux que tes meilleurs éléments, des hommes de confiance, nous précèdent. L’armée fantôme de Pinrae est revenue pour libérer le pays et il faut que la nouvelle se répande. Avec un peu de chance, la ville ouvrira ses portes sans qu’on ait à livrer bataille. — J’enverrai Maggrig et Hogun. Par tous les dieux ! mon vieux, et dire que j’ai failli te tuer ! Uther tendit le bras et saisit l’épaule de Korrin. — Ça fait du bien de te voir heureux. Maintenant, laisse-nous, Prasamaccus et moi. Le chasseur se fendit d’un grand sourire, recula et s’inclina profondément. — Tu veux toujours quitter Pinrae ? demanda-t-il à Uther. — Oui, mais pas avant que Goroien soit anéantie. — Dans ce cas, ça me va. Après le départ de Korrin, Prasamaccus accepta un gobelet de vin et s’approcha, examinant le visage d’Uther. — Tu es fatigué, mon prince. Tu devrais te reposer. — Regarde, dit Uther en soulevant l’épée. La lame de Cunobelin, l’Épée de pouvoir. J’ignore comment elle est venue à Laitha, ou pourquoi. J’étais coincé dans le Vide, Prasamaccus, et j’essayais de trouver un moyen d’annoncer à presque cinq mille hommes que je leur avais donné de faux espoirs. Juste à ce moment-là, j’ai vu Laitha, tel un fantôme, lever une épée et couper la Brume comme si ç’avait été la peau d’une bête. Prasamaccus s’apprêta à formuler une question, mais il s’interrompit, bouche bée. Uther se tourna pour suivre le regard du Brigante. L’homme à la barbe dorée était assis près d’un feu tout juste allumé, les mains tendues vers la flambée. — Laisse-nous, dit Uther à l’archer. Prasamaccus ne se le fit pas dire deux fois et quitta la pièce en boitillant, tandis qu’Uther s’approchait de l’étranger. — Je vous dois la vie, dit-il. — Tu ne me dois rien du tout, répondit l’individu avec un sourire. Ça fait plaisir de rencontrer un jeune homme pour qui le devoir compte autant. Ce n’est pas courant. — Qui êtes-vous ? — Je suis le roi que l’histoire a oublié, un prince du passé. Je me nomme Pendarric. Uther tira une chaise et s’assit aux côtés de l’homme. — Que faites-vous là ? — Toi et moi avons une ennemie commune, Uther : Goroien. Mais c’est sur un coup de tête que je suis venu à ton aide. Du moins, je le pense. — Je ne vous comprends pas. — C’est particulièrement agréable de voir qu’après tant de siècles je peux encore être surpris. Laitha t’a-t-elle raconté comment elle avait trouvé l’épée ? — Elle a dit qu’elle l’avait tirée à travers les airs, et que sa main était ressortie mouillée comme si elle l’avait trempée dans une rivière. — Tu es un homme intelligent, Uther. Dis-moi où était l’épée. — Comment le puis-je ? Je ne sais… Le prince s’interrompit, la bouche soudain sèche. — C’est sa main qui était dans le lac, poursuivit-il, le jour où mon père est mort. Pourtant, Laitha était avec moi dans les montagnes. Comment est-ce possible ? — Bonne question, et j’aimerais pouvoir y répondre. Si tu es encore en vie le jour où je parviendrai à une conclusion, je viendrai te voir. Tout ce que je sais de façon certaine, c’est qu’il était juste que les choses se passent ainsi. Que vas-tu faire, maintenant ? — Je vais essayer de la vaincre. Pendarric acquiesça. — Tu ressembles beaucoup à ton grand-père : le même sérieux, le même fier sens de l’honneur. Ça fait plaisir à voir. Je te souhaite de réussir, Uther, dans le présent et dans l’avenir. — Vous êtes des Feragh ? — Oui. — Pouvez-vous me dire ce qui se passe chez moi ? — Aquila est en train de perdre la guerre. Il a écrasé une armée brigante à Virosidum, et Ambrosius a détruit Cerdic. Mais Hengist, le Saxon, se dirige vers le nord avec sept mille hommes dans l’espoir de se rallier à Eldared pour une ultime bataille à Eboracum. — Dans combien de temps cela va-t-il se produire ? — Impossible de le savoir, Uther… tout comme il est impossible de prédire ton avenir. Peut-être que tu réussiras à vaincre Goroien, mais que tu seras incapable de rentrer chez toi. Peut-être que tu arriveras à rentrer uniquement pour faire face à la défaite et à la mort. Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que tu es un Rolynd, et ça, ça vaut tout l’or du monde. — Un Rolynd ? — C’est un état qui consiste à être en harmonie avec l’univers inconnu. C’est très rare : ça touche un homme sur dix mille, peut-être. Concrètement, ça signifie que tu as de la chance, mais aussi que cette chance est méritée. Culain est un Rolynd : il serait fier de toi. — Culain est mort. Les Voleurs d’âmes l’ont tué. — Non, il est vivant, mais pas pour longtemps. Lui aussi est en route pour affronter Goroien et, une fois là-bas, il rencontrera un ennemi qu’il ne sera pas en mesure de vaincre. Maintenant, je dois y aller. — Ne pouvez-vous pas rester et diriger la guerre contre la Reine Sorcière ? Pendarric sourit. — Je le pourrais, Uther, mais je ne suis pas un Rolynd. Il tendit le bras comme pour serrer la main du jeune homme ; au lieu de quoi il laissa tomber une Sipstrassi dans la paume du prince. — Utilise-la avec sagesse, dit-il avant de disparaître. Chapitre 15 Laitha trouva Uther assis seul, perdu dans ses pensées, les yeux rivés sur les flammes vacillantes. Elle s’approcha discrètement et tira une chaise près de lui. — Tu es fâché contre moi ? demanda-t-elle d’une voix douce et enfantine. Il secoua la tête, décidant qu’il valait mieux mentir qu’affronter sa souffrance. — Ça fait des jours que tu ne m’as pas adressé la parole, souffla-t-elle. Etait-ce vraiment… ? Etais-je vraiment si… décevante ? Il se tourna vers elle et comprit qu’elle n’avait pas conscience d’avoir murmuré le nom de Culain. Il fut soudain envahi par une envie irrésistible de la blesser, de lui jeter son amertume à la figure, mais le regard de Laitha était plein d’innocence et il se força à ravaler sa colère. — Non, dit-il, tu ne m’as pas déçu. Je t’aime, Laitha. C’est aussi simple que ça. — Moi aussi, je t’aime, répondit-elle. Elle prononça ces mots avec une telle facilité que sa colère menaça de l’engloutir. Elle sourit et inclina la tête, attendant qu’il tende la main vers elle et l’attire contre lui. Mais il n’en fit rien et se tourna de nouveau vers le feu. Laitha ressentit alors une grande tristesse et se leva, espérant qu’il le remarquerait et lui demanderait de rester. Il ne le fit pas. Elle retint ses larmes jusqu’à être sortie dans le clair de lune, puis courut jusqu’au bord des pierres et s’assit seule. Dans le bâtiment, Uther marmonna un juron. Il l’avait regardée partir, espérant que cette petite punition la blesserait, avant de se rendre compte que lui aussi en souffrait. Il avait voulu la prendre, la toucher et la caresser. Il avait éprouvé le besoin d’enfouir son visage dans ses cheveux, de laisser le parfum de son corps le submerger. Et il ne lui avait pas dit que Culain était en vie. Etait-ce également pour la punir, ou par peur qu’elle se détourne de lui ? Il souhaita ne l’avoir jamais rencontrée, car il savait qu’elle tiendrait toujours une grande place dans son cœur. Il se leva et regarda ses habits en lambeaux. Tu ne ressembles pas vraiment à un dieu, Uther, plutôt à un fermier sans le sou. Sur une impulsion, il saisit la pierre et ferma les yeux. Il se retrouva aussitôt vêtu de l’armure splendide d’un premier légat : une cape rouge drapée sur un plastron d’argent, un kilt en cuir décoré de bandes d’argent, et des jambières d’argent ciselé par-dessus des bottes de cavalier en cuir souple. Sur la pierre, il n’y avait encore aucune trace de veine noire. Il sortit dans la nuit et se dirigea vers le fossé carré de l’enceinte où la légion avait planté ses tentes. Les deux légionnaires de garde le saluèrent lorsqu’il passa, et il se fraya un chemin vers la tente de Severinus Albinus. Partout, des feux gigantesques étaient allumés sous les carcasses de chevreuils, d’élans et de moutons, et l’on chantait des chansons autour de plusieurs flambées. Severinus se leva et salua Uther quand celui-ci entra sous sa tente. Le jeune Romain titubait légèrement, et le devant de sa toge était taché de vin. Il lui sourit d’un air penaud. — Je suis désolé, prince Uther. Tu ne me vois pas sous mon meilleur jour. Uther haussa les épaules. — Ça dû te faire du bien de voir le soleil. — « Du bien » ? J’ai perdu soixante-dix hommes dans le Vide, et nombre d’entre eux sont revenus se poster à l’extérieur du camp, appelant leurs camarades. Sauf qu’ils avaient le visage gris, les yeux rouges… C’était pire que la mort. Ces cauchemars me poursuivront jusqu’à la fin de mes jours. Mais pour l’heure, je suis soûl, et ça ne me paraît pas si terrible. — Tu as bien mérité cette soirée, par ton courage, déclara Uther, mais demain, les pichets devront rester scellés. Demain, la guerre commence. — Nous serons prêts. Uther quitta la tente et retourna à Erin, voyant que Laitha était assise seule au bord du cercle. Sa colère dissipée, il alla vers la jeune fille. — Ne reste pas ici toute seule, dit-il. Joins-toi à moi. — Pourquoi me traites-tu ainsi ? Il s’agenouilla à ses côtés. — Tu aimais Culain. Laisse-moi te poser une question : s’il t’avait épousée, aurais-tu été heureuse ? — Oui. Est-ce si terrible ? — Pas du tout, ma dame. Et si, lors de la première nuit que vous auriez passée ensemble, il avait soufflé le nom de Goroien à ton oreille, ton bonheur aurait-il perduré ? Elle plongea son regard dans ses yeux gris fumée, les yeux de Culain, et vit la souffrance. — Est-ce que j’ai… fait ça ? — Oui. — Je suis vraiment désolée. — Moi aussi, Laitha. — Me pardonneras-tu ? — Qu’y a-t-il à pardonner ? Tu n’as pas menti. Est-ce que je te pardonne d’en aimer un autre ? Ce n’est pas quelque chose que tu as décidé, c’est une simple vérité. Pas besoin de pardon. Est-ce que je peux l’oublier ? J’en doute. Est-ce que je te désire toujours, même si je sais que tu penseras à un autre homme ? Oui. Et j’en ai honte. — Je ferai tout, dit-elle, pour effacer la douleur. — Tu deviendras ma femme ? — Oui. Avec joie. Il lui prit la main. — À compter de ce jour, nous sommes unis et je ne prendrai aucune autre épouse. — À compter de ce jour, nous ne faisons qu’un, dit-elle. — Viens avec moi. Il la conduisit dans une petite hutte qui était restée déserte, derrière le bâtiment principal. Là, il leva sa pierre et un lit apparut. Mais ils ne retrouvèrent pas la passion grandissante de leur première étreinte, et tous deux sombrèrent dans le sommeil, berçant leur chagrin respectif. Le dragon décrivit deux cercles autour de l’île de Skitis avant que Culain le fasse descendre vers un affleurement de collines boisées, à environ trois kilomètres de la forteresse de pierre noire que Goroien avait érigée. L’édifice était gigantesque : il y avait une grande entrée en pierre flanquée de deux tours, et des douves enflammées qui ne dégageaient pas de fumée. Culain sauta du dos du dragon et prononça les mots de pouvoir. La bête rétrécit jusqu’à recouvrer son ancienne apparence. Culain retira la selle du hongre gris et lui assena une claque sur la croupe. Le cheval partit au petit galop vers le flanc de la colline. Le Guerrier des Brumes ramassa ses affaires et parcourut à pied le petit kilomètre qui le séparait de la cabane déserte qu’il avait aperçue depuis le ciel. Une fois à l’intérieur, il alluma un feu, ôta ses vêtements et sortit nu dans la lumière de l’aube. Prenant une profonde inspiration, il se mit à courir. Au bout de quelques minutes, sa respiration devint saccadée, son visage cramoisi. Il s’obligea à poursuivre, sentant l’acide lui emplir les membres, conscient du martèlement qui résonnait dans sa poitrine. Enfin, il fit demi-tour pour rentrer, chaque foulée le torturant comme une brûlure. De retour à la cabane, il étira ses jambes douloureuses, enfonçant ses doigts dans les muscles de ses mollets, à la recherche des nœuds et des tensions. Il se baigna dans un ruisseau glacé et se rhabilla. Derrière la cabane, il y avait un terrain rocailleux à découvert. Là, il souleva deux pierres de la taille d’un poing et se tint debout, les bras relâchés de chaque côté du corps. Inspirant à fond, il leva les bras et les rabaissa, répétant le mouvement encore et encore. De la sueur lui coulait du front et lui piquait les yeux, mais il continua à s’exercer jusqu’à avoir soulevé quarante fois chacun de ses bras lestés. Comme le crépuscule teintait le ciel, il se remit à courir, moins longtemps cette fois, détendant les muscles de ses jambes. Pour finir, il s’endormit sur le plancher devant le feu. Il était levé à l’aube pour s’infliger de nouveau la torture de la veille et se montra encore plus dur envers lui-même, faisant fi de la douleur et de la gêne, gardant en tête la seule vision qui pouvait l’emporter sur son intense souffrance : Gilgamesh, le Seigneur des Batailles. Le combattant le plus mortel que Culain ait jamais connu. Comme Uther l’avait espéré, la cité de Callia ouvrit ses portes sans livrer bataille, sa population se déversant hors des murs pour semer des pétales aux pieds de la légion qui défilait. Une jeune fille âgée de douze ans tout au plus courut vers Uther et le couronna d’une guirlande de fleurs. Agarin Pinder et l’armée de Goroien s’étaient évaporés comme la brume du matin. La légion campa à l’extérieur de la ville et des chariots de provisions furent acheminés jusqu’à elle. Uther rencontra les chefs de la cité, qui l’assurèrent de leur soutien. Il les trouva répugnants lorsqu’ils se prosternèrent devant lui, allongés de tout leur long, mais ne fit pas le moindre effort pour les en empêcher. Le lendemain, six cents soldats anciennement au service de la Reine Sorcière étaient venus lui jurer fidélité. Korrin lui avait vivement conseillé de les tuer tous, mais Uther avait accepté leur serment et ils avaient chevauché avec lui quand la légion s’était mise en route pour la marche de dix jours qui les mènerait à Perdita, le Château de Fer. Prasamaccus et Korrin furent envoyés en éclaireurs. Ils rentrèrent tous les soirs sans rien avoir à signaler, et ce n’est que le sixième jour qu’ils rencontrèrent un signe des forces opposées. Fatigué et couvert de poussière, Prasamaccus accepta avec reconnaissance un gobelet de vin coupé d’eau et s’installa sur le divan, massant sa jambe gauche douloureuse. Uther et Severinus étaient assis, silencieux, attendant que le Brigante reprenne son souffle. — Il y a huit mille fantassins et deux mille cavaliers. Ils devraient arriver ici demain en fin de matinée. — Faisaient-ils preuve de discipline ? demanda Severinus. — Ils marchaient en bon ordre, et ils sont bien armés. Severinus regarda Uther. — Ont-ils envoyé des éclaireurs ? s’enquit le prince. — Oui. J’ai vu deux hommes postés sur les collines à l’ouest, en train d’observer le camp. — Dis aux soldats d’adopter une position défensive sur les plus hautes collines, dit Uther à Severinus. Elevez des remparts et mettez des pieux en place. — Mais, prince Uther… — Fais-le tout de suite, Severinus. Le crépuscule va bientôt tomber. Je veux que les hommes commencent à travailler sur ces remparts dans l’heure qui vient. Le visage du Romain s’assombrit, mais il se leva, fit un salut et se hâta de quitter la tente. — Les Romains n’aiment pas se battre cachés derrière un mur, déclara Prasamaccus. — Moi non plus. Je sais que tu es fatigué, mon ami, mais localise les éclaireurs et reviens me voir quand ils seront partis. Ne te fais pas remarquer. Pendant deux heures, les hommes de la Neuvième Légion érigèrent un mur de tourbe d’un mètre quatre-vingts tout autour de la crête d’une colline arrondie. Ils œuvrèrent en silence sous l’œil vigilant de Severinus Albinus. Une heure après le crépuscule, Prasamaccus était de retour à la tente d’Uther. — Ils sont partis, dit-il. Uther acquiesça. — Va me chercher Severinus. À l’aube, Agarin Pinder et ses fantassins se trouvaient à trente-cinq kilomètres de la toute nouvelle forteresse. Le guerrier envoya les troupes à cheval engager le combat contre les défenseurs et les retenir jusqu’à ce que l’infanterie puisse suivre. Ensuite, il autorisa la distribution de rations de nourriture : chaque homme reçut une petite miche de pain noir et une tomette de fromage. Une fois leur jeûne rompu, ils se mirent en route en colonnes par trois pour la longue marche vers la bataille. Agarin ne força pas l’allure, car il les voulait frais pour l’attaque, mais il ne leur permit pas non plus de ralentir, car il savait qu’il ne fallait pas faire trop attendre les combattants. C’était une bonne ligne, mais Agarin Pinder était un homme prudent et un soldat consciencieux. Ses troupes étaient les mieux entraînées des Six Nations, ainsi que les mieux nourries et les mieux armées. Les trois, il le savait, étaient indissociables. Enfin, la colline fortifiée fut en vue. Ses troupes à cheval en avaient déjà encerclé le pied, juste hors de portée des flèches. Agarin descendit de sa monture. Il était bientôt midi et il donna l’ordre de dresser les tentes et d’allumer des feux de cuisson. Il rompit les colonnes puis chevaucha vers l’avant avec son auxiliaire pour inspecter les fortifications ennemies. Tandis qu’on déroulait les tentes et que les soldats faisaient le tour du nouveau camp, la Neuvième Légion quitta les bois en deux phalanges postées de chaque côté. Elle marcha sans tambours et s’arrêta pour permettre à ses cinq cents archers d’envoyer une pluie de flèches mortelle sur le camp adverse. En entendant les hurlements des mourants, Agarin fit tourner bride à son cheval et, incrédule, regarda ses troupes surentraînées se disperser dans la confusion. La légion avança en rangs serrés jusqu’au centre du camp, laissant derrière elle deux lignes d’archers sur les collines de chaque côté. Agarin lâcha un juron et talonna son cheval, espérant faire une percée parmi les ennemis à cape rouge et rallier ses hommes. Sa monture se cabra et tomba, une flèche plantée dans la gorge. Le général fut projeté par-dessus la tête de l’animal ; il se releva précipitamment et dégaina son épée. Se tournant vers son auxiliaire, il lui ordonna de mettre pied à terre. Alors que celui-ci s’exécutait, deux flèches se matérialisèrent dans sa poitrine. L’homme, mortellement blessé, s’abattit de tout son poids sur le dos de son cheval, qui se cabra et s’éloigna au galop. En entendant le fracas des sabots derrière lui, Agarin pivota sur ses talons au moment où Uther et vingt soldats portant l’armure de Pinrae quittaient les arbres, perchés sur leurs montures. Le prince mit pied à terre, tirant une épée bâtarde. — Je t’avais prévenu. Maintenant, tu dois apprendre, dit-il. Agarin fondit sur lui en balançant sa lame, mais Uther contra le coup et lui infligea en retour une profonde entaille à la gorge. L’homme tomba à genoux, cherchant à contenir avec ses doigts le flot rouge de liquide vital qui se déversait. Il s’effondra dans l’herbe face contre terre. Tout le camp n’était plus que chaos, carnage et panique. N’ayant pas eu le temps de se préparer, les hommes de l’armée de Goroien combattaient en petits cercles protégés qui étaient lentement et impitoyablement taillés en pièces, ou bien ils repartaient en courant vers l’est, tentant désespérément de se regrouper. Quelque deux mille hommes parvinrent à s’échapper du camp sous les ordres de trois officiers supérieurs. Ils s’exposèrent aux flèches mortelles des archers postés sur les flancs de la colline et essayèrent de former un carré de combat ; c’est alors que quatre cents cavaliers déboulèrent des bois, leurs lances à l’horizontale. Le carré se rompit tandis que la panique se répandait, et les soldats s’enfuirent, pris en chasse et pourfendus par les lanciers. Ils ne reçurent aucune aide de leurs propres cavaliers qui, voyant qu’Agarin Pinder avait été tué, partirent à toute allure vers le sud. La bataille se termina dans l’heure. Trois mille survivants jetèrent leurs armes et demandèrent grâce. L’odeur putride de la mort régnait partout. Uther chevaucha vers la colline fortifiée, où deux cents hommes de la légion attendaient. À son arrivée, les Romains l’acclamèrent et il se força à leur sourire en retour. Korrin était fou de joie. — Sacrée journée ! s’écria-t-il comme Uther se laissait glisser de sa selle. — Oui. Cinq mille morts. « Sacrée journée » ! — Quand comptes-tu tuer les autres ? Uther cligna des yeux. — Quels « autres » ? — Ceux qui se sont rendus, dit Korrin. Ils devraient tous être pendus, comme les traîtres qu’ils sont. — Ce ne sont pas des traîtres, Korrin. Ce sont des soldats, ils sont comme toi. Ce sont des hommes forts et courageux. Je ne participerai pas à leur massacre. — Ce sont nos ennemis ! Tu ne peux pas libérer ces trois mille hommes… des guerriers ! Et nous ne pouvons ni les nourrir, ni les garder prisonniers. — Tu es un imbécile ! siffla Uther. Si nous les tuons, plus jamais personne ne se rendra. Nos adversaires se battront comme des rats pris au piège, et ça me coûtera des hommes. Quand ces survivants rentreront, ils répandront la nouvelle de notre victoire. Ils diront, et pour cause, que nous sommes des combattants hors pair. Cela ébranlera la détermination de ceux qui voudront malgré tout s’opposer à nous. Korrin, nous ne sommes pas là pour commencer un bain de sang, mais pour mettre fin au règne de la Reine Sorcière. Et réfléchis, cher ami assoiffé de violence : quand je quitterai ce royaume avec ma légion, où vas-tu recruter ta propre armée ? Parmi ces mêmes hommes que tu veux me voir massacrer. Maintenant, laisse-moi. J’en ai assez de la guerre, j’ai l’impression de ne parler que de ça. Vers minuit, Severinus et deux de ses centurions entrèrent sous la tente d’Uther. Le prince leva la tête et se frotta les yeux. Il s’était endormi, Laitha à ses côtés, et, pour la première fois depuis des semaines, ses rêves avaient été paisibles. — Nous avons exécuté tes ordres, prince Uther, dit Severinus, le visage figé et le regard accusateur. — Quels ordres ? — Les prisonniers sont morts. Le dernier a essayé de s’échapper, et j’ai perdu dix hommes. Mais maintenant, c’est terminé. — « Terminé » ? Trois mille hommes ! (Uther se leva, les yeux brillants, et avança vers Severinus.) Tu les as tués ? — L’homme appelé Korrin est venu me voir pour me transmettre tes ordres. Nous devions emmener les prisonniers par groupes de cent et les abattre assez loin des autres pour qu’ils ne puissent pas les entendre. N’as-tu pas donné ces ordres ? Uther se tourna brusquement vers les centurions. — Trouvez Korrin et amenez-le ici. Tout de suite ! Les deux hommes se hâtèrent de repartir. Uther sortit dans la nuit en bousculant Severinus au passage et inspira de grandes bouffées d’air. Il avait l’impression d’étouffer. Vêtue d’une simple tunique blanche, Laitha sortit à son tour et posa la main sur le bras du jeune homme. — Korrin a énormément souffert, dit-elle. D’une secousse, Uther se dégagea. Quelques minutes plus tard, les deux centurions revinrent, précédant Korrin dont les bras étaient maintenus par deux légionnaires. Uther retourna sous la tente puis en ressortit en tenant l’Épée de Cunobelin dans ses mains tremblantes. — Espèce de misérable ! Il te fallait ton content de sang, hein ? tempêta le prince. — Tu étais trop fatigué, tu ne savais pas ce que tu faisais, répondit Korrin. Tu ne comprenais pas, sans quoi tu aurais donné cet ordre toi-même. Maintenant, fais-moi relâcher. Nous avons du travail, des stratégies à établir. — Non, Korrin, dit Uther, consterné. Les stratégies, c’est fini pour toi. De même que les batailles et les meurtres. Ce jour marquait l’apogée de ta triste carrière. Ce jour marquait ta fin. Si tu as un dieu, alors adresse-lui une dernière prière, car je m’apprête à te tuer. — Oh ! non ! pas avant que la Reine Sorcière soit renversée. Pitié, Uther. Laisse-moi être témoin de la mort d’Astarté. C’est mon rêve ! — Tes rêves sont noyés dans le sang. — Uther, tu ne peux pas faire ça ! hurla Laitha. L’Epée de Cunobelin s’éleva, luisante, et s’enfonça dans le ventre de Korrin, glissant sous la cage thoracique et perforant le cœur. Le corps s’effondra dans les bras des légionnaires. — Emportez cette charogne et laissez-la aux corbeaux, ordonna Uther. De retour sous la tente, Uther planta brutalement l’épée sanguinolente dans le sol de terre battue, laissant l’arme osciller à l’entrée. Laitha était assise sur le lit, les genoux serrés contre la poitrine. Severinus suivit le prince à l’intérieur. — Je suis désolé, dit-il. J’aurais dû mettre en doute un ordre de si grande ampleur. Uther secoua la tête. — La discipline romaine, Severinus. Obéir avant tout. Dieux ! que je suis fatigué. Tu ferais bien d’envoyer quelques hommes auprès des autres chefs de Pinrae : Maggrig, Hogun, Ceorl. Fais-les venir ici. — Tu penses qu’il va y avoir du grabuge ? — Si c’est le cas, qu’on les exécute dès qu’ils auront quitté ma tente. Le soldat le salua et partit. Uther s’approcha de l’épée qui saillait à l’entrée, le sang tachant la terre. Il s’apprêtait à la dégager, puis interrompit son geste et retourna sur le divan, près du lit. Quelques minutes plus tard, les chefs rebelles étaient rassemblés au-dehors et Severinus les fit entrer. Les yeux de Maggrig étaient froids et distants. Le vieux guerrier ne laissait transparaître aucune émotion. Les autres, comme toujours, évitèrent de croiser le regard d’Uther. — Korrin Rogeur est mort, déclara le prince. C’est son sang que vous voyez là. — Pourquoi ? demanda Maggrig. — Il m’a désobéi et a massacré trois mille hommes. — C’étaient nos ennemis, seigneur Berec. — Oui, c’est vrai. Là n’est pas la question. J’avais d’autres projets pour eux et Korrin le savait. Son crime était impardonnable. Désormais, il a payé pour sa faute. Vous autres avez le choix : soit vous entrez à mon service, soit vous partez. Mais si vous choisissez de me servir, vous devrez m’obéir. — Tu vas prendre la place de la Reine Sorcière ? demanda doucement Maggrig. — Non. Lorsqu’elle sera renversée, je quitterai Pinrae et je retournerai dans mon monde. J’emmènerai l’armée fantôme avec moi. — Et tu nous laisses libres de partir si c’est notre choix. — Oui, mentit Uther. — Je peux m’entretenir avec les autres ? Uther acquiesça et les hommes sortirent à la file. Sous la tente, le silence régna jusqu’à leur retour. Comme toujours, Maggrig prit la parole au nom de tous. — Nous restons, seigneur Berec, mais les amis de Korrin aimeraient qu’il soit enterré comme il sied à un chef de guerre. — Qu’ils fassent comme bon leur semble, répondit le prince. Nous aurons rallié Perdita dans quelques jours. Prenez les armes des morts et équipez vos hommes. Il leur fit signe de partir, conscient de leur air renfrogné toujours aussi manifeste. — Ils ne t’aiment plus, je crois bien, dit Severinus. — Je veux seulement qu’ils m’obéissent. Quelles ont été nos pertes, aujourd’hui ? — Deux cent quarante et un morts, quatre-vingt-six blessés graves et une centaine qui ont quelques coupures superficielles. Les chirurgiens s’en occupent. — Tes hommes se sont bien battus, aujourd’hui. Severinus accepta ces félicitations en s’inclinant. — La plupart sont des Saxons et, comme tu le sais, ce sont d’excellents guerriers. Ils tolèrent bien la discipline, presque aussi bien que les Romains de souche. Et si tu m’autorises à te retourner le compliment, ta stratégie était exemplaire : huit mille victimes ennemies et si peu de pertes de notre côté ! — Je n’ai rien inventé, dit Uther. Pompée a fait la même chose, ainsi que le divin Jules. Antoine a eu recours à une manœuvre similaire à Philippes. Darius le Grand était connu pour avoir mené ses Immortels dans des marches foudroyantes, et Alexandre a presque conquis le monde en usant de la même stratégie. Le principe est simple : toujours agir, ne jamais réagir. Severinus lui adressa un large sourire. — Réagis-tu toujours de façon si défensive quand on te fait un compliment, prince Uther ? — Oui, avoua-t-il, honteux. C’est une façon de me protéger contre l’arrogance. Après le départ de Severinus, Uther vit que Laitha n’avait toujours pas bougé. Elle était assise, genoux serrés contre elle, les yeux rivés sur les braises du feu qui brûlait dans le brasero. Il s’assit à côté d’elle, mais elle s’écarta de lui. — Parle-moi, souffla-t-il. Qu’est-ce qui ne va pas ? C’est alors quelle se tourna vers lui, ses yeux noisette brillant farouchement à la lueur des bougies. — Je ne te reconnais pas, dit-elle. Tu as tué cet homme avec tant de froideur. Il ne répondit rien pendant un moment. — Tu crois que ça m’a plu ? — Je ne sais pas, Uther. Ça t’a plu ? Il se passa la langue sur les lèvres, laissant la question s’enfoncer dans son subconscient. — Alors ? demanda-t-elle. Il se tourna pour lui faire face. — Au moment où je l’ai fait, oui, ça m’a plu. J’ai concentré toute ma colère dans ce coup. — Oh ! Uther, qu’es-tu en train de devenir ? — Comment le saurais-je ? — Cette guerre, tu la faisais pour Korrin. Maintenant, pour qui combats-tu ? — Pour moi, reconnut-il. Je veux rentrer chez moi. Je veux voir Eboracum, Camulodunum et Durobrivae. Je ne sais pas ce que je suis en train de devenir. Maedhlyn disait qu’un homme était la somme de toutes ses expériences. Parmi elles, certaines rendent plus fort… et d’autres rendent plus faible. Korrin était comme ça. La mort de sa femme l’a fait basculer dans la folie, et son cœur était pareil à un charbon ardent, ne désirant que la vengeance. Un jour, il m’a dit que, s’il gagnait, il allumerait sous ses ennemis des feux qui ne s’éteindraient jamais. Pour ma part, j’essaie de me comporter en homme. Un homme comme Aurelius, ou Culain. Je n’ai personne vers qui me tourner, Laitha. Personne pour me dire : « Tu te trompes, Thuro. Essaie encore. » J’ai peut-être commis une erreur en tuant Korrin mais, si je l’avais fait plus tôt, trois mille vies auraient été épargnées. Et désormais, si nous l’emportons, aucun feu ne brûlera pour l’éternité. — Il y avait une telle douceur en toi quand nous étions en Calédonie, dit-elle, quand tu étais un prince pourchassé et que tu ne savais pas manier une épée. Aujourd’hui, tu te conduis en vrai général et tu as commis un meurtre. Il secoua la tête. — C’est ça qui est triste. Je ne me conduis pas en vrai général, je suis le général. Parfois, j’aimerais que tout cela ne soit qu’un rêve, me réveiller à Camulodunum, et que mon père soit toujours roi. Mais il est mort, et une meute de loups se dispute mes terres. Pour le meilleur ou pour le pire, je suis celui qui peut y mettre fin. Je comprends la stratégie et je connais les hommes. — Culain n’aurait jamais tué Korrin. — Ainsi vont les légendes, la railla-t-il. L’homme est à peine mort qu’il devient un fantastique personnage. Culain était un guerrier : ça fait de lui un tueur. Pourquoi la Neuvième Légion errait-elle dans le Vide, à ton avis ? C’est Culain qui l’y a envoyée. Il me l’a dit quand nous étions en Calédonie. Il le regrettait, mais il l’a fait pendant qu’il menait une guerre contre les Romains, il y a quatre cents ans. — Je ne te crois pas. — Tu n’es qu’une enfant stupide, rétorqua-t-il d’un ton sec, à bout de patience. — Il valait deux fois mieux que toi ! Uther se leva et inspira à fond. — Et toi, tu n’es que le dixième de la femme que tu devrais être. C’est peut-être pour ça qu’il n’a pas voulu de toi. Elle se rua sur lui, prête à lui lacérer le visage de ses ongles, mais il repoussa son attaque et la jeta à plat ventre sur le lit. Il l’enfourcha prestement, l’empêchant de bouger. — Ce ne sont pas des manières pour une épouse. Elle lutta pendant quelques minutes, puis se détendit. Il la libéra. Elle roula sur le dos et écrasa son poing sur le menton du prince, qui la saisit par les bras et la bloqua sous lui. — Je me trompe sans doute parfois, souffla-t-il, et je n’ai peut-être pas fait une bonne affaire avec toi. Mais, quoi qu’il advienne de moi, j’aurai toujours besoin de toi. Et je t’aimerai toujours. Au-dehors, Prasamaccus entendit la dispute prendre fin. — Je ne pense pas qu’ils soient disposés à te recevoir maintenant, chuchota une sentinelle. — Non, l’approuva Prasamaccus, s’éloignant dans les ténèbres en boitillant. Deux semaines durant, Culain avait peiné et lutté pour regagner la force et la vitesse qu’il avait perdues. À présent, il était plus en forme et plus rapide qu’il ne l’avait été depuis des années… et il savait que cela ne suffirait pas. Goroien avait raison. En acceptant de devenir mortel, Culain avait renoncé à la vigueur de la jeunesse. Les doutes se bousculaient en lui alors qu’il se tenait assis sur le sol de terre battue devant la cabane, regardant le soleil embrasé décliner. Jadis, au temps où il était le roi Cunobelin, il avait laissé son corps vieillir et ses cheveux se teinter de gris, mais cela n’avait été qu’une supercherie. Sous ses rides, sa force était restée intacte. Cela faisait deux jours qu’il n’avait pas pratiqué le moindre exercice, autorisant ses muscles fatigués à se reposer et à refaire le plein d’énergie. Demain, il marcherait jusqu’au Château de Fer, à la recherche d’une vérité qu’il lui semblait déjà connaître. Il était content d’avoir épuisé les pouvoirs de la pierre pour faire ce vol merveilleusement extravagant. Aujourd’hui, il n’aurait pas pu résister à la tentation d’utiliser la magie sur lui-même. Ses pensées se tournèrent vers Gilgamesh. Il se remémora le guerrier tel qu’il était lors de leur première rencontre, puissant et fier, menant un combat désespéré contre un ennemi invincible. Goroien avait eu pitié de lui, ce qui ne lui ressemblait guère, et l’avait aidé à renverser le roi despote. C’est là que Gilgamesh avait connu la gloire, et l’adoration que peut vouer un peuple libéré à son héros. Mais ça n’avait pas suffi : il y avait chez le Seigneur des Batailles une soif qui ne pouvait être étanchée, quel que soit le nombre de victoires remportées. Culain n’avait jamais compris le démon qui le poussait à agir ainsi. Gilgamesh avait défié Culain à trois reprises et, chaque fois, le Guerrier des Brumes avait refusé de se battre. Nombreux étaient ceux qui, aux Feragh, s’étaient demandé pour quelles raisons, mais peu avaient compris la vérité. Culain lach Feragh avait peur de la nature étrange et obscure de Gilgamesh, qui faisait de lui un être invincible. Puis était venu le jour où Culain avait appris la mort du guerrier. Il avait aussitôt eu le cœur plus léger, car, au plus profond de lui, il avait commencé à croire que le Seigneur des Batailles finirait par avoir sa peau. Il se souvenait bien de ce moment : le soleil brillait dans un ciel sans nuages ; au loin, les champs de blé chatoyaient de reflets dorés, et les hautes tourelles blanches de Babylone étaient drapées d’ombres ténébreuses. C’est Brigamartis qui avait annoncé la nouvelle, le visage rouge d’excitation. Elle n’avait jamais aimé Gilgamesh. Avant l’arrivée de ce dernier, elle était considérée comme l’une des meilleures épéistes des Feragh, mais Gilgamesh l’avait facilement vaincue aux Jeux d’ombres. — Il y avait un problème avec son sang, avait jubilé Brigamartis. Il ne tolérait pas les pouvoirs de la Sipstrassi. Il a merveilleusement bien vieilli : dans les deux dernières années de sa vie, Goroien refusait même de lui rendre visite. Tu savais qu’il avait commencé à baver ? Et il était à moitié aveugle. Culain avait attendu cinq ans avant de traverser les Brumes. Goroien était toujours aussi belle et s’était comportée comme si sa liaison avec Gilgamesh n’avait jamais existé. Il s’était écoulé trois siècles avant qu’elle mentionne son nom. À présent, le Seigneur des Batailles était de retour, et Culain s’apprêtait à goûter pour de bon aux terreurs de la mortalité. C’était irritant d’avoir vécu si longtemps pour finir par affronter tant d’amertume. Thuro et Laitha étaient pris au piège dans un monde qu’il ne pouvait pas atteindre, victimes d’une déesse qu’il serait incapable de tuer et menacés par un guerrier qu’il ne réussirait jamais à vaincre. Il souleva sa lance et tira l’épée cachée. Le tranchant était mortellement affûté, l’équilibre magnifique. Il observa son reflet sur l’acier argenté, contemplant son propre regard comme s’il s’attendait à y trouver des réponses. Avait-il vraiment su ce qu’était le courage ? Comme cela avait été simple, pour un guerrier immortel, de se battre dans le monde des hommes ! Presque toutes les blessures pouvaient être guéries, et il avait pour lui les innombrables connaissances et compétences qu’il avait acquises au cours des siècles. Même le grand Achille n’avait été qu’un enfant, comparé à lui. L’issue du duel qui les avait opposés n’avait jamais été incertaine. Seuls ses adversaires avaient su ce qu’était le courage. Culain sourit. L’effroi que lui inspirait Gilgamesh l’avait fait courir comme un enfant qui a peur du noir et, comme tous les fuyards, il s’était jeté tête la première dans une frayeur plus importante encore. Il y avait déjà plusieurs siècles qu’il aurait dû en finir avec Gilgamesh et, s’il n’avait pas tant attendu, Goroien n’aurait pas été contaminée par la redoutable maladie qui la tuait en ce moment même. À partir de là, il était logique de penser quelle ne serait jamais devenue la Reine Sorcière. En somme, Culain était responsable des horreurs que cette époque traversait. Il accepta de porter ce fardeau sur ses épaules et chercha à gagner le sanctuaire d’Eleari-mas, « le Vide de l’Esprit ». Toutefois, les souvenirs affluèrent. Il revit la fin du monde, curieusement belle. Il avait quinze ans et se trouvait dans la cour, chez son père, à Balacris. Il avait vu le soleil se coucher lentement à l’ouest, puis remonter brusquement dans le ciel. Un vent violent s’était levé, et le palais de Pendarric avait commencé à luire. Il avait entendu quelqu’un hurler et avait aperçu une femme qui indiquait l’horizon. Un colossal mur noir de plus en plus large avait assombri le ciel. Culain était resté un moment à l’observer, pensant qu’il s’agissait d’une grosse tempête. Mais la terreur n’avait pas tardé à frapper. C’était un mur d’eau de trois cents mètres de haut, qui arrivait dans un fracas épouvantable pour engloutir le pays. La lueur dorée qui émanait du palais s’était répandue sur la cité, atteignant les quartiers les plus éloignés juste au moment où la mer avait tout recouvert dans un grondement terrible. Culain était resté figé, souhaitant à tout prix profiter de la dernière seconde de sa vie. Quand l’eau s’était abattue sur lui, il avait hurlé et il était tombé, puis il avait ouvert les yeux et vu le soleil briller dans un ciel azur. Il s’était levé, se retrouvant sur le flanc d’une colline avec plusieurs milliers de ses concitoyens. L’horizon avait changé : des montagnes teintées de bleu et des vallées s’étendaient devant lui à l’infini. C’était le premier jour des Feragh, le jour où Pendarric avait sauvé la vie de huit mille hommes, femmes et enfants, faisant de Balacris un gigantesque portail vers un autre monde. L’Atlantide avait à présent disparu, et sa splendeur allait bientôt sombrer dans l’oubli. Ainsi avait commencé la longue vie d’immortel de Culain lach Feragh, le Guerrier des Brumes. Incapable d’atteindre les hauteurs d’Eleari-mas, Culain ouvrit les yeux et revint au présent. Une pensée le frappa, atténuant la tension à laquelle son esprit était soumis. C’est ainsi qu’Achille avait dû se sentir, comme tous les autres mortels qui avaient succombé sous la lame de Culain. Quelles étaient les chances de vaincre, pour un mortel qui s’opposait à un dieu ? Pourtant, ils avaient quand même pris leur épée pour l’affronter, exactement comme Culain le mortel se dresserait contre Gilgamesh l’immortel, le non-mort. C’était une bonne chose que sa dernière expérience sur cette terre soit celle d’une vérité nouvelle. Enfin, il saurait ce que tous ces hommes avaient ressenti. Un peu plus tard, alors qu’il était assis et méditait en silence, Pendarric apparut, entrant dans la cabane comme s’il venait simplement d’une autre pièce. Culain sourit et se leva. Les deux hommes échangèrent une poignée de main. Deux divans se matérialisèrent, ainsi qu’une table, un pichet de vin et deux gobelets en cristal. — La nuit est belle ici, dit Pendarric. J’ai toujours adoré l’odeur de la lavande. Culain se versa un gobelet de vin et s’étendit sur le divan. L’apparence du roi était la même que d’habitude : la barbe dorée fraîchement bouclée, le corps puissant, l’œil toujours vigilant, ne laissant personne deviner ses pensées. — Qu’est-ce qui t’amène ? Pendarric haussa les épaules et se remplit un gobelet. — Je suis venu m’entretenir avec un vieil ami, la veille de son départ pour un long voyage. Culain acquiesça. — Comment va Thuro ? — Il s’appelle Uther Pendragon, maintenant, et il est à la tête d’une armée. Je me suis dit que tu aimerais savoir comment il l’avait dégottée. Culain se redressa. — Alors ? — Il est allé dans le Vide et a ramené la Neuvième Légion. — Non ? — Il a aussi ton épée, même si je ne sais toujours pas comment c’est arrivé. — Raconte… raconte-moi tout. Et c’est ce que fit Pendarric, jusqu’à ce qu’il arrive à l’épisode où il avait exigé de Laitha qu’elle grimpe sur l’autel central. — Je ne comprends toujours pas pourquoi je lui ai demandé de faire ça. C’était comme s’il y avait eu une voix dans ma tête. J’ai été aussi surpris que Laitha lorsqu’elle a fait apparaître l’épée, et je le suis encore plus lorsque je pense à tout ce que cela implique : elle est retournée dans le passé, dans un temps et dans un monde où elle existait déjà. Comme nous le savons toi et moi, c’est impossible. Voilà une énigme incroyable. — Tu devrais en parler à Maedhlyn, dit Culain. — Je le ferais bien, mais je n’aime pas cet homme. Il y a une sorte de vide en lui : il est incapable d’aimer. Et je ne suis pas certain de vouloir que cette énigme soit résolue. Un des problèmes que nous rencontrons, quand on est immortel, c’est qu’il n’y a que peu de questions dont les réponses nous échappent, au fil des siècles. Laissons celle-là en faire partie. — Est-ce que Thuro… Uther… peut vaincre Goroien ? Pendarric haussa les épaules. — Je l’ignore. Les pouvoirs de Goroien sont considérables. Mais, en ce moment, c’est plutôt pour Culain que je m’inquiète. Il tendit le bras au-dessus de la table et ouvrit la main. Une pierre Sipstrassi dorée tomba sur le bois. — Je ne peux pas l’accepter, dit Culain. Pourtant, crois-moi, ce n’est pas l’envie qui m’en manque. — Peux-tu gagner sans cette pierre ? — Peut-être. Je suis assez habile. — Je n’ai jamais aimé Gilgamesh, et il me semble que son incapacité à tolérer les pouvoirs de la Sipstrassi vient d’un jugement bien au-dessus du mien. Mais il faut reconnaître que c’était un excellent guerrier. Un vrai Rolynd. — Comme moi. — Comme toi, confirma Pendarric. Mais je crois que lui n’a pas d’âme. Il n’y a aucune grandeur en Gilgamesh. Il n’y en a jamais eu. Je pense que, pour lui, le monde était gris. En le ramenant à la vie, Goroien s’est condamnée elle-même, car la Pierre de Sang a aggravé la maladie de Gilgamesh et l’a rendue suffisamment virulente pour la contaminer elle aussi. — Je l’aime encore, avoua Culain. Je serais incapable de lui faire du mal. — Je sais. (Le roi se resservit du vin, détachant son regard de Culain.) Il y a autre chose, et je ne sais toujours pas si cela t’aidera ou te condamnera. La voix de Pendarric trembla et Culain sentit une étrange tension s’infiltrer dans son corps. Le roi se passa la langue sur les lèvres et but son vin à petites gorgées. — Goroien ignore que je détiens ce… secret, poursuivit Pendarric. Il marqua une pause. Culain ne rompit pas le silence. — Je suis désolé, mon ami. C’est plus difficile pour moi que je ne saurais le dire. — Alors ne dis rien, dit Culain. Dans deux jours, ça n’aura plus d’importance. Pendarric secoua la tête. — Quand je t’ai parlé de Laitha et de l’épée, j’ai omis un détail. Quelque chose… Quelqu’un m’a ordonné de te dire toute la vérité. Qu’il en soit ainsi. Tu te souviens de l’époque où, en Assyrie, Goroien avait contracté une fièvre qui a manqué de la faire basculer dans la folie ? — Bien sûr. Elle a failli mourir. — Elle croyait te détester. Et elle t’a quitté. — Pas pour longtemps ! Pendarric sourit. — Non, à peine vingt ans. Lorsqu’elle est revenue, est-ce que tout était normal ? — Ç’a pris un certain temps. La maladie a mis presque un siècle à disparaître. — A-t-elle vraiment disparu ? Goroien ne s’est-elle pas montrée de plus en plus impitoyable ? La douceur qui habitait son âme ne s’est-elle pas envolée pour toujours ? — Oui, peut-être. Qu’est-ce que tu insinues ? Pendarric prit une profonde inspiration. — Quand elle t’a quitté, elle était enceinte… — Je refuse d’écouter ça ! hurla Culain en se levant d’un bond. Laisse-moi ! — Gilgamesh est ton fils, et son amant. Toute force et toute colère désertèrent le corps de Culain, qui chancela. Aussitôt, Pendarric fut à ses côtés pour l’aider à se rasseoir sur le divan. — Pourquoi ? Pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ? — Comment le saurais-je ? Goroien est folle à lier. — Et Gilgamesh ? — Il est au courant. C’est pourquoi il te déteste et a toujours souhaité ta mort. Quelle que soit la folie qui a infecté Goroien, il a été contaminé, lui aussi. Quand il a vu qu’il ne tolérait pas l’immortalité, il t’en a tenu pour responsable. — Pourquoi m’as-tu tout dit ? — Si tu avais accepté la Sipstrassi, je ne t’en aurais pas parlé. — Tu crois que connaître la vérité me rendra plus fort ? — Non, avoua Pendarric, mais ça t’aidera peut-être à comprendre pourquoi tu étais si réticent à l’idée de le combattre. — J’avais peur de lui. — C’est une des raisons. Mais les liens du sang te touchaient inconsciemment. Je vous ai vus combattre, chacun de vous, et je sais que le Culain d’autrefois aurait pu vaincre Gilgamesh. Tu as toujours été le meilleur : il le savait. Ça n’a fait qu’ajouter à sa haine. — Comment l’as-tu découvert ? — Dans les dernières années de sa vie, Goroien refusait de le voir. Je lui ai rendu visite deux jours avant sa mort. Il était sénile, il appelait sa mère. Ce n’est pas un souvenir plaisant. — J’aurais pu l’élever sans haine. — Je ne crois pas. — Laisse-moi, Pendarric. Il y a beaucoup de choses auxquelles je dois réfléchir. Demain, il faut que j’essaie de tuer mon fils. Chapitre 16 Les dix cohortes de la Legio IX arrivèrent dans la plaine qui s’étendait devant Perdita, le Château de Fer, cinq jours après la bataille au cours de laquelle l’armée d’Agarin Pinder avait été écrasée. Uther ordonna une halte, et les vingt chariots contenant le ravitaillement et le matériel furent placés à l’intérieur d’une enceinte creusée à la hâte. L’armée rebelle comptait à présent plus de six mille hommes, et Maggrig avait été nommé commandant des guerriers de Pinrae. Accompagné de Prasamaccus, Maggrig et Severinus, Uther marcha jusqu’à l’orée des arbres qui surplombaient la forteresse. Une appréhension glacée le gagna tandis qu’il regardait le château noir se dresser dans la plaine enveloppée de brume. Il lui semblait voir une tête colossale et démoniaque, dont la gueule caverneuse faisait office d’entrée. Aucune troupe n’était rassemblée pour défendre les lieux. La plaine était silencieuse et étrangement engageante. — Quand est-ce qu’on avance ? voulut savoir Maggrig. — Pourquoi n’ont-ils pas essayé de nous arrêter une fois de plus ? demanda plutôt Uther. — À cheval donné, pourquoi regarder les dents ? répliqua Prasamaccus. Maggrig et Severinus l’approuvèrent d’un hochement de tête. — Nous ne nous apprêtons pas à engager le combat contre une force ennemie, dit Uther. Nous allons affronter une Reine Sorcière. Personne n’a attenté à ma vie, nulle autre force n’a été levée contre nous. Quelles conclusions en tirez-vous ? — Qu’elle est battue, déclara Maggrig. — Non, répondit Uther. Au contraire. Elle a utilisé Agarin parce que la victoire de son armée était l’option simple, mais elle a d’autres forces à sa disposition. (Il se tourna vers Severinus.) Il nous reste quatre heures avant le crépuscule. Laisse quelques soldats pour garder l’enceinte et fais venir la légion ici. — Et mes hommes, on en fait quoi ? demanda Maggrig. — Attends mes ordres. — Qu’as-tu l’intention de faire ? s’enquit Severinus. Uther sourit. — J’ai l’intention de prendre ce château. Sur la haute tour, Goroien ouvrit les yeux, souriant elle aussi. — Viens à moi, mon mignon, souffla-t-elle. Gilgamesh se tenait à ses côtés, son armure noire luisant sous le soleil. — Alors ? demanda-t-il. — Ils arrivent… Culain aussi. — J’aurais aimé avoir l’occasion de tuer le garçon. — Contente-toi de l’homme. — Oh ! je m’en contenterai, mère. Sous son casque, Gilgamesh sourit en voyant les épaules de Goroien se raidir et son teint de porcelaine se couvrir de taches cramoisies. Elle se tourna brusquement vers lui avec un rictus. — Je me demande, dit-elle d’une voix venimeuse, si tu as déjà pensé au fait qu’après cette journée ta vie sera vide de sens. — Que veux-tu dire ? — Depuis toujours, tu rêves de tuer Culain lach Feragh. Que feras-tu demain, Gilgamesh, mon amour ? Que feras-tu quand il n’y aura plus aucun ennemi à combattre ? — Je connaîtrai la paix, dit-il simplement. Cette réponse ébranla momentanément la reine, car, dans la voix du Seigneur des Batailles, il y avait une note qu’elle n’avait jamais entendue auparavant, une douceur qui n’était pas sans rappeler l’écho du chagrin. — Tu ne connaîtras jamais la paix, cracha-t-elle. C’est pour la mort, que tu vis ! — C’est peut-être parce que je suis mort, répondit-il, sa dureté refaisant surface. — Il arrive. Tu devrais te préparer. — Oui. Je meurs d’envie de voir sa tête et ce qu’il y aura dans ses yeux au moment où je lui dirai qui je suis. — Pourquoi tiens-tu à tout lui révéler ? l’interrogea-t-elle, soudain craintive. — Quelle importance ? rétorqua-t-il. Il mourra de toute façon. Sur ces mots, il se tourna et quitta les remparts. Goroien le regarda partir et sentit de nouveau monter en elle l’étrange excitation que lui inspiraient ses mouvements. Ils étaient si gracieux, si puissants : des muscles d’acier sous une peau soyeuse. Elle scruta une fois de plus la rangée d’arbres au loin, puis regagna à son tour ses appartements. En entrant dans le sanctuaire, elle s’arrêta devant un miroir en pied et examina son reflet avec attention. Une touche d’argent brillait dans l’or de ses cheveux et, au niveau de ses yeux, les rides les plus fines étaient visibles. C’était de pire en pire. Elle avança jusqu’au milieu de la pièce, où une Pierre de Sang de la taille d’un rocher reposait sur un arbre d’or. Les enveloppes desséchées de trois femmes enceintes étaient étendues autour. Goroien toucha la pierre et sentit la chaleur se répandre en elle. Les cadavres disparurent et une ombre bougea dans son dos. — Approche, Secargus ! ordonna-t-elle. Une silhouette gigantesque apparut, marchant d’un pas lent et dominant la reine du haut de ses deux mètres dix. Sa face bestiale ressemblait davantage à celle d’un loup qu’à celle d’un être humain : de la bave coulait de ses mâchoires et sa langue pendait. — Va m’en chercher cinq de plus. Il tendit une main griffue pour la toucher, le regard suppliant. — Ce soir, dit-elle, je te redonnerai forme humaine, et tu pourras partager mon lit. Ça te plairait ? La créature hocha son énorme tête, et une longue plainte mêlée d’un grognement s’échappa de sa gueule tordue. — Allez, va m’en chercher cinq de plus. Il se dirigea de son pas lent vers les cachots où les femmes étaient retenues prisonnières, et Goroien alla vers la pierre : d’épaisses lignes noires marbraient le rouge doré. Elle resta là un moment, attendant que Secargus lui amène les femmes dont la dernière heure avait sonné. De nouveau postée sur les remparts, Goroien attendait patiemment. La brume tourbillonnait dans la plaine, mais son excitation grandissait à mesure que se rapprochait l’instant inévitable de sa victoire. Il restait une heure avant le crépuscule. Elle vit la légion quitter les arbres en ordre de bataille, par rangées de cinq, se déployant pour former un long mur de protection devant les lanciers. Ils pénétrèrent dans le brouillard : cinq mille hommes dont les âmes nourriraient sa Pierre de Sang. Ses mains tremblaient tandis qu’elle regardait les soldats avancer, leurs boucliers en bronze luisant comme du feu dans le soleil couchant. Elle se passa la langue sur les lèvres et leva les bras, liant son esprit à la terrible pierre. Soudain, un feu incandescent et virulent se répandit sur la plaine, d’une chaleur telle que Goroien elle-même la sentit du haut des remparts. Dans la brume, les soldats brûlèrent, transformés en torches humaines qui se ratatinèrent au sol, leurs corps se couvrant de cloques et s’enflammant comme des bougies animées. Une fumée noire obscurcit la vue de Goroien et elle retourna dans ses appartements. Culain allait bientôt arriver. Elle transforma ses vêtements et se para d’une tunique près du corps, de jambières vert foncé et d’une ceinture d’or filé : la tenue que Culain avait toujours préférée. À l’orée du bois, Uther s’effondra. Prasamaccus et Severinus s’agenouillèrent auprès de lui. — Il est épuisé, dit Severinus. Va chercher du vin ! Maggrig se tenait à proximité, les yeux rivés sur le brouillard où avait eu lieu la vision macabre. Il était horrifié, car il aurait mené ses hommes dans cette plaine de son plein gré et, à l’heure actuelle, il ne serait plus qu’un cadavre calciné gisant sur la terre noircie. Berec-Uther avait ordonné à la légion de s’arrêter dans les bois, puis s’était agenouillé face à la plaine. Sous les yeux ébahis de l’armée rebelle, Berec avait levé la main, qui avait lui comme s’il avait tenu une boule de feu. Puis une vision était apparue, celle de la légion s’avançant : c’était une véritable armée fantôme. Quand le feu avait éclaté et que la chaleur avait balayé les spectateurs, Maggrig avait senti son estomac se soulever. L’illusion avait été si puissante qu’il avait presque pu sentir l’odeur de la chair carbonisée. Uther poussa un grognement. Severinus le souleva pour l’asseoir et porta un gobelet de vin à ses lèvres. Le prince but à grands traits. Il avait les yeux cernés de noir, le visage maigre et le teint gris. — Comment as-tu su ? demanda le Romain. — Je ne savais pas. Mais elle est trop puissante pour ne pas avoir encore une arme en réserve. — Tu as fait tomber ça, dit Prasamaccus en tendant à Uther un galet noir strié de filets d’or. Le prince s’en empara. — Nous nous dirigerons vers le château à minuit. Trouve-moi cinquante hommes, tes meilleurs épéistes. La légion suivra à l’aube. — Je mènerai l’attaque, dit Severinus. — Non, c’est mon devoir, répondit Uther. — Avec tout mon respect, prince Uther, c’est de la folie. — Je sais, Severinus, mais je n’ai pas le choix. Moi seul détiens une source de magie que je peux utiliser contre elle. La source est faible à présent, mais c’est tout ce que nous avons. Nous ignorons quelles horreurs nous attendent dans ce château : des guerriers du Vide, des Atrols, des hommes-bêtes ? Je possède l’Epée de Cunobelin, et j’ai la pierre que Pendarric m’a donnée. C’est moi qui dois mener les hommes. — Laisse-moi t’accompagner, supplia le Romain. — Ça, ce serait de la folie, mais j’apprécie ton offre. Si tout se passe bien, la légion suivra à l’aube et je vous accueillerai à l’entrée. Sinon… (Il riva ses yeux sur ceux de Severinus.) Etablis ta propre stratégie… et construisez-vous une nouvelle vie à Pinrae. — Je sélectionnerai moi-même tes hommes. Ils ne te laisseront pas tomber. Uther appela Laitha et tous deux quittèrent les soldats rassemblés afin de rejoindre une cuvette abritée, près d’un chêne gigantesque. Il lui parla rapidement de l’attaque qu’il s’apprêtait à mener, lui expliquant les raisons de ses agissements, comme il l’avait fait pour Severinus. — Je viendrai avec toi, dit-elle. — Je ne veux pas que tu te mettes en danger. — Tu sembles oublier que j’ai moi aussi été entraînée par Culain lach Feragh. Je sais me servir d’une épée aussi bien que nombre d’hommes ici, et probablement mieux que la plupart. — Si tu te faisais tuer, je ne m’en remettrais pas. — Rappelle-toi le jour de notre rencontre, Uther. Qui a abattu le premier assassin ? Moi. C’est dur pour moi, car, en tant qu’épouse, j’accepte de devoir t’obéir. Mais s’il te plaît, laisse-moi vivre ma vie comme on me l’a enseigné. Il lui prit la main et l’attira à lui. — Tu es libre, Laitha. Tu ne seras jamais ma propriété, et je ne te traiterai jamais comme une servante ou une esclave. Je serais fier si tu franchissais cette entrée à mes côtés. Elle se détendit. — Maintenant, je peux vraiment t’aimer, dit-elle, car je sais désormais que tu es un homme. Pas Culain, pas son ombre, mais un homme à part entière. Il lui adressa un sourire enfantin. — Ce matin, je me suis lavé dans un ruisseau, et quand j’ai baissé les yeux j’ai vu le visage d’un enfant qui me regardait. Je n’ai pas encore eu besoin de me raser. Je me suis dit que Maedhlyn trouverait tout ça très amusant : son étudiant freluquet à la tête d’une armée ! Mais je fais de mon mieux. — En ce qui me concerne, avoua-t-elle, cet après-midi, j’ai vu un arbre qui paraissait pousser jusqu’aux nuages. J’ai eu envie d’y grimper et de me cacher dans les plus hautes branches. Avant, j’imaginais que j’avais un château dans le ciel, où personne ne pourrait me trouver. Il n’y a pas de honte à être jeune, Thuro. Il rit. — Je croyais en avoir fini avec ce nom, mais j’aime quand c’est toi qui l’utilises. Ça me rappelle la Calédonie, à l’époque où je ne savais pas allumer un feu. Peu avant minuit, Severinus s’approcha de la cuvette avec force bruit, se raclant la gorge et piétinant toutes les brindilles sèches qu’il rencontrait. Uther le rejoignit en riant, suivi de Laitha. — Est-ce la fameuse discrétion romaine, que j’entends ? demanda le prince. — Il fait très noir, répondit Severinus avec un grand sourire. — Les hommes sont-ils prêts ? Le sourire s’évanouit. — Oui. Je suivrai à l’aube. Uther lui tendit la main. Severinus la saisit à la façon des guerriers, chacun agrippant le poignet de l’autre. — Je suis ton serviteur pour la vie, dit le Romain. — Attention, Severinus, je te rappellerai ta promesse. — Assure-toi de le faire. Culain lach Feragh se tenait devant les portes de Perdita. Les vents de l’île de Skitis hurlaient sur les rochers. Son armure n’était constituée que de son casque à ailettes noir et argenté et de ses protège-épaules en argent. Sa poitrine était simplement recouverte d’une chemise en peau de daim, et ses pieds étaient chaussés de mocassins en cuir souple. Le portail noir s’ouvrit et un guerrier de grande taille apparut dans les rayons du soleil, le visage couvert d’un casque sombre. Il était suivi de Goroien, et le cœur de Culain se mit à battre la chamade : elle était vêtue de la tenue qu’elle portait le jour de leur première rencontre. Goroien monta sur un rocher en hauteur tandis que Gilgamesh s’avançait pour se camper devant Culain. — Salutations, père, dit Gilgamesh. J’espère que tu vas bien. La voix était étouffée par le casque, mais Culain y perçut une excitation contenue. — Ne m’appelle pas ainsi, Gilgamesh. Je trouve ça offensant. — La vérité est parfois douloureuse. (Il y avait de la déception dans son ton, à présent.) Comment as-tu su ? — Tu l’as dit à Pendarric, mais il y a de fortes chances que tu ne t’en souviennes pas. Il paraît que tu étais sénile, à l’époque. — Heureusement pour toi, tu n’auras pas à subir le même sort, siffla Gilgamesh. C’est aujourd’hui que tu vas mourir. — Tout finit par mourir. Vois-tu un inconvénient à ce que je fasse mes adieux à ta mère ? — Oui. Mon amante n’a rien à te dire. Soudain, Culain s’esclaffa. — Pauvre idiot, dit-il. Tourmenté, triste… Tu me fais pitié, mon garçon. As-tu jamais été heureux, ne serait-ce qu’une fois dans ta vie ? — Oui : quand j’ai mis ta femme dans mon lit ! — Une joie partagée par la moitié du monde civilisé, déclara Culain avec un sourire. — Et il y a aujourd’hui, dit Gilgamesh en dégainant deux épées courtes. Aujourd’hui, mon bonheur est total. Culain retira son casque à ailettes et le déposa à ses pieds. — Je suis désolé pour toi, mon garçon. Tu aurais pu être une force au service du bien dans ce monde, mais la chance n’a jamais été de ton côté, hein ? Né d’une déesse folle, malade à la seconde où tu as tété son lait… Quels espoirs avais-tu ? Allez, viens Gilgamesh. Profite de ton bonheur. La lance se scinda en deux, révélant l’épée oblique. Culain posa la moitié de son arme près de son casque et tira son couteau de chasse de sa ceinture. — Viens, ton heure de gloire a enfin sonné ! Gilgamesh avança doucement puis bondit en avant, son épée sifflant dans l’air. Culain bloqua un coup, puis un deuxième et un troisième. Les deux hommes se tournèrent autour. — Enlève ton casque, mon garçon, que je voie ton visage. Gilgamesh ne répondit pas et attaqua une fois de plus. Son épée tournoyait, formant comme une toile scintillante, mais les lames de Culain paraient sans cesse ses coups. Sur les rochers au-dessus, Goroien regardait la scène, à moitié abasourdie. Elle avait l’impression de voir deux danseurs se déplacer avec une grâce surnaturelle au son discordant des fers qui s’entrechoquent. Comme toujours, Gilgamesh était beau, ses mouvements étaient presque félins, tandis que Culain lui évoquait une flamme bondissante, se tordant dans un feu. Le cœur de Goroien battait plus vite à présent, tandis qu’elle tentait d’anticiper le combat. Culain était plus fort et plus rapide que lorsque l’ombre de Gilgamesh l’avait vaincu. Et pourtant, il perdait. Il ralentissait, de façon presque imperceptible. Grâce à son œil de guerrier-né, Gilgamesh vit la faiblesse qui gagnait son adversaire et se lança dans une attaque sauvage… mais trop précoce. Culain bloqua les coups, pivotant sur ses talons, son épée brandie en une riposte meurtrière. Gilgamesh recula brusquement quand la lame d’argent lui toucha le ventre, lui entaillant la peau. — Pas de précipitation, mon garçon, dit Culain. Les meilleurs ne commettent jamais d’imprudence. La blessure ne saigna pas. Gilgamesh arracha son casque, les derniers rayons du soleil se reflétant sur sa chevelure dorée. Culain porta sur lui un regard nouveau. Comment sa ressemblance avec sa mère avait-elle pu lui échapper ? Le Guerrier des Brumes fatiguait, mais pas autant que son corps le laissait paraître. Désormais, il était reconnaissant envers Pendarric, car, s’il n’avait pas su la vérité, il serait déjà mort, à cette heure. Il aurait été incapable de se battre si brillamment tout en luttant pour accepter la terrible vérité. — Est-ce que tu commences à comprendre ce qu’est la peur, petit homme ? demanda-t-il. Gilgamesh articula un juron en silence et se rua sur lui. — Je n’aurai jamais peur de toi, siffla-t-il. Aucune émotion ne filtrait à travers ses yeux gris et morts. Leurs épées s’entrechoquèrent et le couteau de chasse de Culain para de justesse un coup d’estoc qui aurait dû l’éviscérer et qu’il n’avait absolument pas anticipé. Il fit un bond en arrière, plus conscient que jamais qu’il devait s’en tenir à sa stratégie : une bataille ne se résumait pas seulement à manier une lame avec adresse. — Jolie manœuvre, mais tu dois apprendre à dissimuler un coup d’estoc, dit-il. C’est un poissonnier qui t’a appris à te battre ? Gilgamesh hurla et chargea de nouveau, ses épées bougeant avec une rapidité de plus en plus incroyable. Culain para, se tourna puis s’écarta, forcé de reculer peu à peu contre un rocher saillant. Il s’abaissa pour éviter la lame sifflante, se projeta à droite, roula sur son épaule et se remit debout. Un filet de sang coulait d’une entaille qu’il avait au flanc. — Voilà qui était mieux, dit-il, mais ton côté gauche était encore exposé. Il mentait, mais avait parlé d’un ton assuré. — Je n’ai jamais connu d’homme aussi bavard que toi, répliqua Gilgamesh. Quand tu seras mort, je t’arracherai la langue. — À ta place, je prendrais les yeux, conseilla Culain. On dirait que les asticots se tortillent encore dans les tiens. — Va te faire foutre ! hurla Gilgamesh. Ses lames fondirent sur le visage de Culain, qui ne put que les repousser, sans avoir la possibilité de contre-attaquer. Trois coups parés en partie seulement pénétrèrent sa défense. Le premier lui lacéra largement la poitrine, le deuxième lui perça le flanc et le troisième plongea dans son épaule. Une fois de plus, il s’échappa en se jetant sur le côté et en roulant pour se relever. — Alors, où sont tes railleries, père ? Je ne les entends plus ! Culain reprit son équilibre, ses yeux gris concentrés sur les orbites éteintes de son opposant. Désormais, il avait la terrible certitude qu’il ne pourrait pas à la fois vaincre Gilgamesh et s’en sortir vivant. Il recula, trébuchant à moitié. Gilgamesh courut vers lui, mais Culain plongea soudain au sol en faisant une culbute, se relevant sur le chemin de son adversaire. L’épée du Seigneur des Batailles transperça Culain en pleine poitrine, perforant ses poumons, mais la propre épée du Guerrier des Brumes s’enfonça dans le ventre de son ennemi jusqu’à traverser le cœur. Gilgamesh grogna, sa tête s’affaissant sur l’épaule de Culain. — Je t’ai battu, souffla-t-il. J’ai toujours su que j’en étais capable. Culain se dégagea du corps, qui s’effondra face contre terre. Il chancela. Ses poumons se remplissaient de sang et il étouffait. Il tomba à genoux et baissa les yeux sur la garde de l’épée qui saillait de sa poitrine. Du sang monta dans sa gorge, giclant de sa bouche. Depuis le rocher surélevé, Goroien poussa un hurlement. Elle sauta à terre et courut rejoindre Culain, saisissant la poignée de l’épée et arrachant la lame de sa poitrine. Quand il s’affaissa au sol, elle sortit une petite Sipstrassi de la poche de sa tunique. Mais alors qu’elle l’appliquait sur la blessure Goroien se figea, les yeux rivés sur ses mains : elles étaient ridées et couvertes de taches de vieillesse. C’était impossible : cinq mille hommes étaient morts pour nourrir sa Pierre de Sang ! C’est alors qu’elle comprit que sa seule chance de survie résidait dans le fragment de Sipstrassi qu’elle tenait au-dessus de Culain. Elle contempla le visage du guerrier. Culain essaya de secouer la tête, souhaitant que Goroien vive, puis sombra dans le sommeil éternel. Elle abaissa la main. Le pouvoir se répandit dans le corps de Culain, arrêtant les blessures, guérissant les poumons, progressant encore et encore pour repousser sa mortalité. Ses cheveux foncèrent, sa peau se raffermit. Enfin, la pierre devint noire. À son réveil, Culain vit une silhouette squelettique à la chevelure blanche tassée près de lui. Il hurla sa douleur, le visage tourné vers le ciel. Il essaya de la soulever, mais un chuchotement l’arrêta. Les yeux chassieux s’étaient ouverts. Culain s’inclina très bas au-dessus d’elle et entendit les ultimes paroles de Goroien, la déesse Astarté, la déesse Athéna, la déesse Freyja. — Ne m’oublie pas. La dernière étincelle de vie s’éteignit. Les os s’effritèrent en une poussière blanche que le vent emporta et dispersa sur le sol rocailleux. Uther, Prasamaccus et Laitha marchèrent en silence, flanqués de part et d’autre des cinquante épéistes de la légion qui progressaient en ligne, bouclier levé. Le château noir devenait de plus en plus sinistre et imposant. Aucune lumière ne filtrait à travers les fenêtres étroites, et l’entrée était plus obscure que la nuit. Prasamaccus avançait avec une flèche encochée. Laitha restait près d’Uther. Derrière eux venaient Maggrig et six guerriers de Pinrae : le vieil homme gardait les yeux rivés sur le dos du prince, car, chaque fois qu’il regardait la forteresse, ses membres étaient pris de tremblements et son cœur martelait sa poitrine. Mais où Berec allait Maggrig suivrait, et une fois la Reine Sorcière éliminée le petit dieu la rejoindrait dans la tombe. Car Maggrig savait que le prince ne renoncerait jamais à son pouvoir sur le peuple, et il n’était pas prêt à laisser un autre Enchanteur tourmenter le pays. Les attaquants étaient en proie à une tension qui grandissait à chacun de leurs pas. Ils s’attendaient à recevoir une vague de feu qui les engloutirait, comme ç’avait été le cas pour la légion fantôme qu’Uther avait fait apparaître. Lentement, ils se rapprochèrent du château et, enfin, Uther posa le pied sur le pont situé devant les tours de l’entrée. Il tira l’Épée de Cunobelin, jeta un coup d’œil vers les remparts manifestement déserts, et avança. Aussitôt, une silhouette bestiale surgit des ténèbres, un hurlement terrible déchirant le silence. Du haut de ses deux mètres dix, l’espèce de loup géant rugit vers le prince, brandissant une hache entre ses pattes griffues. Prasamaccus décocha une flèche qui siffla dans l’air et alla se planter dans la gorge de la créature, mais celle-ci continua à avancer. Uther courut dans sa direction, sautant lestement sur sa gauche au moment où la hache s’abattait sur lui. L’Epée de Cunobelin remonta au niveau de l’épaule et trancha l’énorme bras. La bête hurla et Uther lui enfonça l’épée dans le cou avec toute la puissance qu’il put exercer des deux mains. Sous les yeux des attaquants, le corps gigantesque rétrécit. Maggrig poussa les gens devant lui pour venir observer le mort, qui avait désormais visage humain. — Secargus, dit-il. On a servi ensemble il y a dix ans. Un homme bien. Juste à ce moment-là, un son parvint aux oreilles des guerriers nerveux, et les hommes échangèrent des regards surpris. Les pleurs d’un bébé charriés par le vent résonnaient dans l’entrée. — Prends vingt hommes, dit Uther à un centurion appelé Degas. Trouve d’où ça vient. Les autres, regroupez-vous par cinq et fouillez le château. — On t’accompagne, seigneur Berec, déclara Maggrig, la main sur son épée. Il évita de croiser le regard d’Uther, car il craignait que ses yeux trahissent ses intentions. Le prince acquiesça simplement et franchit l’entrée. À l’intérieur, ils trouvèrent un labyrinthe de tunnels et d’escaliers, et Uther grimpa toujours plus haut. Les couloirs étaient éclairés de lanternes légèrement odorantes, luisant d’une lumière rouge sang. Les murs étaient couverts de tapis étrangement brodés représentant des scènes de chasse et de batailles. Partout on pouvait voir des statues d’athlètes dans des postures diverses : jetant des javelots, courant, soulevant des poids, luttant. Toutes étaient sculptées dans un marbre blanc de première qualité. Ils avaient presque atteint l’étage le plus élevé quand ils arrivèrent dans les appartements de Goroien. Un lit énorme occupait presque toute la surface d’une petite pièce tapissée de miroirs d’étain. Uther observa autour de lui son reflet démultiplié. Les draps étaient en soie, le cadre de lit en ivoire sculpté et incrusté d’or. — En voilà une qui aime se regarder, pour sûr, déclara Laitha. Prasamaccus ne répondit rien. Il était mal à l’aise, et cela n’avait pas grand-chose à voir avec la peur que lui inspirait Goroien. Tout ce quelle pouvait faire, c’était le tuer. Il y avait autre chose dans l’air, et il n’aimait pas la façon qu’avait Maggrig de rester collé à Uther, ni celle dont les autres hommes de Pinrae se massaient autour du prince. Le groupe avança jusqu’à la pièce la plus éloignée, dans laquelle un arbre d’or d’un mètre cinquante soutenait un rocher noir veiné de fils d’un rouge doré terne. — La source de ses pouvoirs, dit Uther. — On peut s’en servir ? demanda Maggrig. Sans répondre, Uther marcha jusqu’à l’arbre et brandit l’Epée de Cunobelin au-dessus de sa tête. D’un seul coup, il brisa la pierre en mille morceaux. Aussitôt, la pièce se mit à vibrer. Les tentures, les tapis, les meubles : tout disparut. Désormais, le groupe se tenait dans une pièce nue et froide, illuminée uniquement par le clair de lune qui ruisselait en colonnes argentées au travers des fenêtres étroites et hautes. — Elle est partie, dit Uther. — Où ça ? s’enquit Maggrig. — Je ne sais pas. Mais la pierre est hors d’usage, maintenant. Réjouis-toi, mon ami. Tu as gagné ! — Pas encore, dit doucement Maggrig. — Une petite seconde, dit Prasamaccus au moment où Maggrig, pareil à un loup, dégainait son couteau. Le vieux guerrier se tourna lentement pour se trouver le nez contre un arc bandé dont la flèche était pointée directement sur sa gorge. Les autres hommes de Pinrae se déployèrent, tirant leurs armes au clair. Laitha s’avança pour se poster aux côtés d’un Uther ahuri. — Korrin était-il donc si important pour vous ? demanda le Brigante. — Korrin ? répliqua Maggrig avec un sourire méprisant. C’était juste un idiot entêté. Mais tu crois que moi aussi je suis idiot ? Ce n’est pas la fin de la terreur, seulement le début d’un nouveau mal. Ta magie ! Tes sorts ! siffla-t-il. Ce genre de pouvoirs n’apporte jamais rien de bon. Mais on ne te laissera pas vivre pour prendre sa place. — Je n’ai aucune envie de la remplacer, lui assura Uther. Crois-moi, Maggrig, Pinrae est à vous. Je possède mes propres terres. — J’aurais pu te croire, mais tu as déjà menti une fois. Tu m’as dit que nous étions libres de te servir ou de partir ; pourtant, des archers de la légion attendaient dans l’ombre. Nous aurions été massacrés. Fini les mensonges, Berec. Meurs ! Sur ces mots, il se rua vers Uther. Le prince recula d’un bond, son épée entaillant les chairs comme si elle avait été animée d’une volonté propre. La lame surprit Maggrig au niveau du flanc, s’enfonçant entre ses côtes et ressortant couverte de sang. Les autres guerriers chargèrent ; Prasamaccus abattit le premier homme d’une flèche dans la tempe, et Laitha s’occupa du deuxième. — Arrêtez ! beugla Uther avec autorité. (Les hommes de Pinrae se figèrent.) Maggrig se trompait ! Il n’y a pas de trahison ! Ce n’est pas par crainte que je parle : vous savez que nous sommes capables de vous tuer, tous autant que vous êtes. Maintenant, cessez cette folie ! Il les tint pendant un instant, mais soudain un homme lança une dague dans sa direction. Uther s’écarta, la lame sifflant près de son oreille. Laitha plongea son glaive dans la poitrine du guerrier le plus proche et Prasamaccus tira sur un autre homme. Les deux qui restaient coururent vers Uther, qui para un coup d’estoc et pivota sur ses talons pour écraser son coude dans le visage du deuxième attaquant. Il lui trancha le cou avec l’Épée de Cunobelin et la tête roula au sol. Laitha bondit en avant et tua le dernier adversaire d’une riposte fulgurante qui lui déchira la gorge. Dans le silence qui suivit, Uther s’éloigna des corps en reculant, envahi d’une tristesse affreuse. — Je l’appréciais, souffla-t-il, les yeux rivés sur le cadavre de Maggrig. C’était quelqu’un de bien. Pourquoi a-t-il fait ça, Prasamaccus ? Le Brigante se détourna avec un haussement d’épaules. Ce n’était pas le moment d’évoquer le cycle de la vie, ni de dire que les actions d’un homme reviendraient toujours le hanter. Depuis que, dans sa rage, Uther avait tué Korrin, Prasamaccus avait attendu le moment où Pinrae prendrait sa revanche. C’était aussi inévitable que la nuit succédant au jour. — Pourquoi ? répéta Uther. — La folie règne dans ce monde, dit Laitha. N’y pense plus. Le trio quitta la pièce et se dirigea lentement vers la cour, où Degas les attendait avec plus de quarante femmes enceintes et une qui venait d’accoucher. Certaines pleuraient, mais c’étaient des larmes de soulagement. Deux jours plus tôt, elles étaient soixante à être prisonnières des murs de Perdita. — Ce château est étrange, dit Degas, un soldat petit mais puissamment bâti. Il y a trois autres entrées, mais elles n’aboutissent nulle part : seule l’obscurité règne au-delà, et il y fait un froid mortel. Et toutes les lanternes viennent de disparaître, comme les statues. Tout ! Il ne reste plus que l’édifice en lui-même, et des fissures ont déjà commencé à se former près des remparts. Au moment où il prononçait ces mots, une des tours de l’entrée grinça et bougea. — Partons, dit Uther. Est-ce que tous les hommes sont là ? — Tous les Romains, oui, mais où sont passés vos gardes ? — Ils ne viendront pas. Evacuons les femmes. Un mur vacilla derrière eux et un grondement se fit entendre. De gigantesques pierres menaçaient de se détacher tandis que les légionnaires aidaient les femmes à se relever et les faisaient sortir par l’entrée béante. Une fois parvenu dans la plaine, Degas s’arrêta pour jeter un coup d’œil en arrière. — Par la mère de Mithra ! s’écria-t-il. Regardez ! Le monumental Château de Fer s’effritait, d’énormes nuages de poussière s’élevant dans la brise qui précédait l’aube. Les hommes de la Neuvième Légion quittèrent les bois en masse, leurs acclamations emplissant la nuit. Uther fut soulevé et porté à hauteur d’épaule jusqu’au camp. Au moment où les premières lueurs de l’aube apparurent sur la plaine, le château avait totalement disparu. Il ne restait plus qu’un cercle de pierres noires. Uther laissa Severinus et les autres, et marcha jusqu’à l’entrée de l’enceinte, les yeux tournés vers le camp silencieux des hommes de Pinrae. Pris d’une impulsion soudaine, il quitta la sécurité du camp de la légion et partit seul rejoindre l’endroit où les chefs de Pinrae étaient installés. D’un œil maussade, ces derniers observèrent le prince approcher, et plusieurs portèrent la main à leurs armes. Ils étaient assis en cercle, les guerriers dans leur dos, comme dans une arène. Uther sourit d’un air grave. — Demain, dit-il, je quitterai Pinrae. Et maintenant, notre victoire est dénuée de joie. Il y a plusieurs jours, j’ai dû tuer un homme que je croyais être mon ami. Cette nuit, j’en ai tué un autre que je respectais, et que j’espérais voir devenir chef à mon départ. (Il balaya du regard les visages autour de lui.) Je suis venu ici pour vous aider : je n’ai pas l’intention de vous gouverner. Mes propres terres se situent bien loin de ce monde. Korrin Rogeur est mort faute d’avoir pu contrôler la haine qui régnait dans son cœur. Maggrig est mort faute d’avoir cru que le mien en était dénué. Ce soir, vous devez désigner un nouveau chef, un roi si vous voulez. Quant à moi, je ne reviendrai plus jamais. Personne ne prononça le moindre mot, mais les hommes avaient retiré leur main de la poignée de leurs épées. Uther les observa et reconnut Baldric, qui l’avait accompagné dans sa quête de la pierre. Dans les yeux du chasseur, il ne lut qu’une colère froide. À ses côtés étaient assis Hogun, Ceorl et Rhiall. Ils ne cillèrent pas, mais leur haine n’en demeurait pas moins palpable. Uther regagna tristement l’enceinte. Encore tout récemment, quand Baldric et lui étaient revenus, il s’était imaginé adulé par ces hommes. À présent, il avait l’impression qu’on lui avait donné une véritable leçon. Durant son bref séjour à Pinrae, il avait libéré un peuple au péril de sa vie, uniquement pour récolter son inimitié éternelle. Cela constituait une bonne énigme à résoudre pour Maedhlyn. Prasamaccus vint à sa rencontre, à l’entrée. Le prince lui assena une tape sur l’épaule. — Toi aussi, mon ami, tu me détestes ? — Non. Et eux non plus. Tu les effraies, Uther : ils ont peur de tes pouvoirs et de ton courage, mais c’est ta colère qu’ils craignent par-dessus tout. — Je ne suis pas en colère. — Tu l’étais, la nuit où tu as tué Korrin. C’était un acte sanglant. — Tu crois que j’ai eu tort ? — Il méritait de mourir, mais tu aurais dû convoquer les gens de Pinrae pour le juger. Tu l’as exécuté trop froidement et tu as fait porter son cadavre dans un champ pour le livrer en pâture aux corbeaux. La colère a prévalu sur ton discernement. C’est ce que Maggrig n’a pas pu te pardonner. — Mais si tu n’avais pas été là, je serais mort à l’heure qu’il est. Je ne l’oublierai pas. Prasamaccus rit. — Tu sais ce qu’on dit, Uther ? Qu’il existe deux principes absolus chez les rois : l’étendue de leur colère et l’étroitesse de leur gratitude. Ne me charge ni de l’une, ni de l’autre. — Ni même de l’amitié ? Prasamaccus posa la main sur l’épaule du prince. Uther eut, à raison, le sentiment que ce geste touchant ne se reproduirait plus jamais. — Mon seigneur, je crois que les rois n’ont pas d’amis, seulement des partisans et des ennemis. Le secret, c’est d’arriver à distinguer qui est qui. Le Brigante s’éloigna dans la nuit en boitillant, laissant Uther plus seul qu’il ne l’avait jamais été. Chapitre 17 À l’aube, Uther se rendit seul au cercle de pierres noires sur lequel Perdita avait été érigé. À présent, les ombres diminuaient et un vent froid soufflait sur la plaine. Pendarric était assis sur l’autel central, sa large carrure drapée d’une lourde cape violette bordée de peau de mouton. — Tu t’es bien débrouillé, Uther. Mieux que tu ne le crois. Le prince s’assit à côté de lui. — Les gens de Pinrae n’ont qu’une hâte : que je tourne les talons. Et si mon dos reste trop longtemps sous leurs yeux, ils y planteront des couteaux. — C’est le lot des rois, dit Pendarric. Je sais de quoi je parle, je t’assure. Tu connaîtras, si tu vis assez longtemps, de formidables contradictions. Un homme peut passer sa vie à voler ; pourtant, il suffit qu’il accomplisse une seule bonne action pour qu’on l’évoque avec tendresse en chanson. Mais un roi ? Il peut consacrer son existence à faire le bien, mais s’il commet le moindre acte malveillant, on se souviendra de lui comme d’un tyran. — Je ne comprends pas. — Ça viendra, Uther. On regarde le vaurien de haut, mais le roi, on le regarde d’en bas. C’est pourquoi le vaurien peut toujours être pardonné, tandis que le roi représente bien plus qu’un homme : c’est un symbole. En tant que tel, il n’a pas le droit d’avoir des faiblesses humaines. — Cherchez-vous à me dissuader ? — Non, à t’éclairer. Souhaites-tu rentrer chez toi ? — Oui. — Même si je te dis qu’il y a une forte probabilité que tu meures dans l’heure ? — Que voulez-vous dire ? — Eldared et les Saxons ont uni leurs forces. Au moment où nous parlons, tes troupes, qui comptent six mille hommes à peine, sont encerclées par presque vingt-cinq mille ennemis. Même avec la Neuvième Légion, tes chances de vaincre sont infimes. — Pouvez-vous m’envoyer sur le champ de bataille ? — Oui. Mais réfléchis, Uther : la Bretagne sera une terre saxonne. Ils sont nombreux, pas vous. Tu ne peux pas toujours l’emporter. Si tu restais à Pinrae, tu pourrais construire un empire. — Comme Goroien ? Non, Pendarric. J’ai promis aux hommes de la Neuvième Légion que je les ramènerais chez eux et, quand je le peux, j’honore mes promesses. — Soit. Il y a autre chose que tu dois savoir. Goroien est morte. Elle a donné sa vie pour sauver Culain. Non, ne me demande pas pourquoi, mais voilà le Seigneur de la Lance redevenu jeune. Un jour, il réapparaîtra dans ta vie. Méfie-toi, Uther. — Culain ne me ferait jamais de mal, répondit le prince. Soudain, il fut parcouru d’un frisson prémonitoire en pensant à Laitha. Il croisa le regard de Pendarric et sut que le roi avait compris. — Advienne que pourra, conclut le jeune homme. D’un coup d’épée, Victorinus taillada le visage d’un guerrier à la barbe blonde. Celui-ci tomba et se fit piétiner par la marée humaine hurlante qui déferla derrière lui. Une hache s’écrasa sur le bouclier de Victorinus, lui engourdissant le bras. Le glaive du jeune Romain remonta pour s’enfoncer profondément dans le flanc de son adversaire. Une épée heurta le casque de Victorinus et s’abattit pour trancher son plastron en cuir. Une lance atteignit l’attaquant en pleine poitrine et deux légionnaires avancèrent en forçant le passage pour protéger Victorinus derrière leurs boucliers collés l’un à l’autre. Le Romain recula d’un bond pour leur laisser la place. La sueur dégoulinait de son front, lui piquant les yeux. Il jeta un coup d’œil de part et d’autre, mais la ligne tenait bon. Sur la colline, à droite, Aquila était encerclé, ses sept cohortes formant un mur de protection contre les Brigantes. De même, Victorinus et ses six cohortes affrontaient huit mille guerriers saxons menés par Horsa, le fils du légendaire Hengist. Cette bataille était celle que les Romains avaient cherché à éviter. Ambrosius avait harcelé l’armée saxonne durant leur longue marche vers le nord, mais avait été ensuite pris au piège à Lindum, ses deux légions écrasées au cours de quatre jours de lutte sanglante. Avec les trois cohortes qui lui restaient, soit mille quatre cent quarante hommes, Ambrosius avait fui à Eboracum. À présent, Aquila n’avait plus le choix : il devait risquer le royaume sur une bataille perdue d’avance. Mais il avait trop tardé. Eldared et Cael avaient conduit les quinze mille hommes qui composaient l’armée brigante jusqu’à Lagentium, à l’ouest d’Eboracum, pour se rallier à Horsa. Une dernière fois, Aquila avait tenté de diviser l’ennemi, attaquant les camps brigante et saxon avec deux forces séparées, mais son plan avait lamentablement échoué. Dans des bois sur les hauteurs, Horsa avait caché deux mille hommes qui avaient écrasé l’arrière-garde d’Aquila. Les Romains avaient battu en retraite en bon ordre et regroupé leurs forces sur une chaîne de collines à moins de deux kilomètres de la cité. Mais à présent, les Saxons avaient opéré une percée dans la ligne romaine, qui avait cédé et s’était divisée en deux unités de combat. Il n’y avait plus aucun espoir de l’emporter, et les six mille puissants soldats de l’armée britto-romaine étaient lentement taillés en pièces par une force quatre fois supérieure. Les hommes se battaient simplement pour rester en vie quelques précieuses heures de plus, se raccrochant à des rêves de fuite nocturne qui ne se réaliseraient pas. — Resserrez les rangs à gauche ! hurla Victorinus, poussant sa voix pour couvrir la cacophonie causée par le fer heurtant le bronze, tandis que les haches et les épées saxonnes s’abattaient sur les boucliers et les armures des soldats romains. Sans le glaive romain, la bataille aurait été terminée, à cette heure. L’arme, une épée courte, mesurait quarante-cinq centimètres de la garde à la pointe. Elle avait été conçue pour des guerres disciplinées, où les hommes devaient se tenir près les uns des autres dans une unité de combat serrée. Mais les Saxons et les Brigantes utilisaient des épées pouvant atteindre un mètre de long ; il leur fallait donc plus d’espace pour manipuler leurs armes. Cela n’était pas sans poser de problèmes aux attaquants qui se pressaient contre le mur de protection, car les épées longues devenaient encombrantes et peu maniables. Malgré tout, le simple poids du nombre obligeait le mur à céder, un centimètre sanglant après l’autre. Soudain, une section lâcha. Une dizaine de guerriers saxons menés par un homme de haute taille, muni d’une hache à double tranchant, se ruèrent au milieu. Victorinus se précipita en avant, sachant que l’arrière-garde suivrait. Il esquiva un coup de hache et plongea sa lame dans l’aine du grand homme. De son bouclier, il repoussa une épée dirigée vers son visage. L’attaquant mourut, le glaive de Gwalchmai enfoncé dans le cœur. L’arrière-garde avança en demi-cercle, refermant l’ouverture et forçant les Saxons à reculer en une masse compacte, où les épées longues étaient inutiles. Les légionnaires plongèrent vers l’avant, leurs lames s’enfonçant et tranchant dans les lignes d’ennemis presque sans défense. En quelques minutes, la ligne fut de nouveau scellée et Gwalchmai, dont l’arrière-garde était réduite à quarante hommes, rejoignit Victorinus. — Ça s’annonce mal ! dit-il. Au centre du carré romain, les deux cents archers avaient épuisé leur stock de projectiles depuis longtemps et attendaient stoïquement, la main posée sur le manche de leurs couteaux de chasse. Ils ne portaient presque aucune protection et, quand la ligne serait rompue, ils seraient massacrés comme du bétail. Certains se rapprochèrent de la ligne de combat, traînant les blessés ou les morts pour les dépouiller de leurs armes et de leurs armures. Victorinus observa devant lui la mer de soldats saxons. Ils étaient grands, la plupart blonds ou roux, et ils livraient bataille avec une férocité sauvage qu’il ne pouvait qu’admirer. Un peu plus tôt au cours du combat, une vingtaine de Saxons avaient retiré la protection qui leur couvrait la poitrine et avaient attaqué la ligne, combattant avec de terribles blessures. C’étaient les redoutables Bare-sarks, ou « guerriers nus », que les Bretons appelaient berserks. L’un d’eux avait continué à se battre jusqu’à ce qu’il marche et glisse sur ses propres intestins. Même alors, il avait assené des coups d’épée de part et d’autre jusqu’à s’être totalement vidé de son sang. Sur l’autre colline, Aquila dirigeait les opérations avec calme, comme s’il organisait une marche triomphale. Il ne portait pas d’épée et se déplaçait derrière le mur, encourageant les hommes. Depuis deux mois, les sentiments de Victorinus à l’égard du vieux patricien étaient partagés. Le jeune Romain avait été exaspéré par la réticence de son aîné concernant la prise de risques, mais il avait toujours apprécié son courage et l’intérêt qu’il portait au bien-être de ses hommes. Sous le règne d’Aurelius, Aquila avait été un général prudent et intelligent, mais, en l’absence du monarque charismatique, ses compétences avaient laissé à désirer dans le jeu des rois. La ligne céda à trois reprises, et Gwalchmai envoya chaque fois l’arrière-garde combler le trou. Victorinus jeta un regard à la ronde, pressentant que la journée était presque finie. Les Saxons le sentirent eux aussi : ils reculèrent pour se regrouper, puis attaquèrent avec une frénésie renouvelée. Victorinus souhaita que la bataille cesse ne serait-ce que quelques secondes, afin de dire aux hommes qui l’entouraient combien il était fier de mourir à leurs côtés. Ce n’étaient pas de vrais soldats romains, seulement des auxiliaires entraînés à la hâte, mais, ce jour-là, aucun légionnaire ne les aurait surpassés. Soudain, le tonnerre gronda dans le ciel avec une telle violence que quelques Saxons hurlèrent de terreur, croyant que Donner, le dieu de la Tempête, marchait parmi eux. Un éclair monta d’une colline à l’est et, pendant un instant, le combat s’interrompit. Le soleil se couchait dans le dos de Victorinus. Incrédule, le jeune homme regarda le ciel au-dessus de la lointaine colline. Il se déchira comme une toile gigantesque pour révéler un deuxième soleil qui brillait dans les cieux. Le champ de bataille était désormais éclairé comme une scène tout droit sortie de l’enfer, avec des ombres dédoublées et une luminosité surnaturelle qui aveuglait les hommes des deux camps. Victorinus se protégea les yeux et vit une silhouette solitaire apparaître sur la colline, brandissant une grande épée flamboyante. Puis un flot de guerriers se matérialisa à ses côtés, leurs boucliers en flammes. C’est alors que le ciel se referma, le soleil étranger disparaissant comme si un rideau venait d’être tiré devant lui. En revanche, l’armée demeura. Victorinus cligna des yeux pendant qu’il observait les nouvelles forces resserrer les rangs avec une précision qui emplit son cœur d’émerveillement. Une seule armée au monde était capable d’obtenir une telle perfection : les nouveaux venus étaient romains. De toute évidence, le chef saxon parvint à la même conclusion. Il divisa ses forces en deux, envoyant une masse de guerriers hurlants attaquer le nouvel ennemi. Le mur de boucliers s’ouvrit et cinq cents archers coururent vers l’avant. La première ligne s’agenouilla et la deuxième resta debout. Des volées de flèches décochées sans relâche balayèrent la ligne saxonne qui gravissait la colline, la faisant vaciller à mi-chemin. Un clairon retentit et les archers coururent se réfugier derrière le mur de protection, qui avançait lentement. Les Saxons se regroupèrent et chargèrent. Des lances de trois mètres de longueur apparurent entre les boucliers. Les premiers des guerriers saxons tentèrent de s’arrêter, mais la masse qui venait derrière eux les poussa en avant et les lances s’enfoncèrent dans leurs corps. Depuis l’intérieur du carré, les archers, qui étaient favorisés par la pente de la colline, poursuivirent leur assaut meurtrier sur la ligne saxonne. Les Romains continuèrent à avancer. De retour sur les deux collines, l’armée britto-romaine combattit avec une vigueur toute recouvrée. Personne ne connaissait ni ne se préoccupait de l’origine de cette force alliée. Tout ce qui comptait, c’était que la vie et l’espoir avaient été restaurés. La Neuvième Légion atteignit le pied de la colline. Les hommes postés à gauche et à droite du carré de combat reculèrent pour former au centre la pointe d’une flèche, forçant le passage en direction de la bannière du Corbeau, où Horsa dirigeait les troupes saxonnes. À l’intérieur de la pointe de combat, Uther mourait d’envie de foncer, mais le bon sens prévalut. Tout comme les longues lames des Saxons, la formidable Epée de Cunobelin ne serait pour le moment d’aucune utilité. Un mètre après l’autre, leurs ennemis se replièrent, incapables de percer la haie de boucliers par-dessus laquelle ils commencèrent à jeter des haches et des couteaux. Severinus beugla un ordre et la deuxième rangée du carré leva ses boucliers en l’air, protégeant le centre. L’avancée précoce montra des signes d’affaiblissement. Même avec presque cinq mille soldats supplémentaires, les Bretons étaient toujours surpassés en nombre à deux contre un. Sur la colline ouest, Aquila sut interpréter la situation et adressa un signal à Victorinus : il leva un bras, plia le coude et, avec son autre main, fit le geste de se poignarder au niveau de l’articulation. Victorinus tapota son plastron pour lui montrer qu’il avait compris, puis il appela Gwalchmai. — Nous allons attaquer, dit-il. Le Cantiaci se fendit d’un large sourire. C’était le genre de folie que les Bretons appréciaient. Surpassés en nombre et condamnés, ils tenaient pourtant la colline et allaient abandonner leur seul avantage pour pénétrer dans les rangs ennemis, tranchant et tailladant à tout-va. Il se tourna et rejoignit les archers au pas de course. — Aux armes ! hurla-t-il. On y va ! Les archers avancèrent, dépouillant les morts de leurs plastrons, ramassant épées et boucliers. Gwalchmai courut le long de la ligne en beuglant des consignes, puis Victorinus se fraya un chemin jusqu’à l’endroit où serait formée la pointe de la flèche. Ce moment allait être extrêmement périlleux, car il allait devoir marcher sur l’ennemi, et les deux hommes placés à ses côtés auraient leur bouclier tourné vers l’extérieur pour protéger ses flancs. Si l’un ou l’autre venait à tomber, Victorinus se retrouverait isolé au milieu des Saxons. Une épée plongea sur lui, mais il la repoussa de son bouclier et éventra le guerrier. Gwalchmai abattit sa main sur l’épaule du jeune Romain. — Prêts ! cria le Cantiaci. — Maintenant ! brailla Victorinus, qui avança et trancha la gorge d’un Saxon. Les hommes postés aux angles du carré reculèrent. Assenant des coups d’épée avec frénésie, Victorinus s’enfonça plus profondément dans la ligne ennemie. L’homme sur sa gauche tomba, une hache plantée dans le cou. Gwalchmai enjamba le corps et prit la place du soldat mort. Lentement, la pointe amorça sa descente vers le pied de la colline. Au même moment, Aquila ordonna à son carré d’attaquer. Les Brigantes se replièrent, confus, tandis que la pointe de la flèche fendait la ligne ennemie en son centre. Au milieu de la mêlée, Uther regarda la cohorte bretonne qui luttait pour le rejoindre. Le champ de bataille se resserrait autour de la bannière du Corbeau d’Horsa et du Dragon rouge d’Eldared. Uther recula aux côtés de Severinus. — Donne l’ordre à tes archers de tirer autour de l’étendard du Dragon. C’est là que seront Eldared et ses fils. Severinus acquiesça et, quelques instants plus tard, une pluie mortelle de flèches à barbillon se matérialisa dans le ciel. Eldared vit l’huscarl le plus proche de lui tomber à ses côtés, ainsi qu’une vingtaine de guerriers. D’autres accoururent pour lever leur bouclier au-dessus du roi. La bataille avait désormais atteint un point crucial : les trois forces romaines, largement surpassées en nombre, se rapprochaient toujours lentement des bannières ennemies. Si elles pouvaient être retenues ou repoussées, Eldared gagnerait. Sinon, il mourrait. C’était le moment ou jamais de faire preuve du plus grand courage. Au milieu des Saxons, Horsa, un géant blond coiffé d’un casque orné d’ailes de corbeau, portant une épée bâtarde et un bouclier rond, rassembla ses huscarls et lança sa propre offensive contre le nouvel ennemi. Mais Eldared n’avait aucune envie de mourir : dans son esprit, il y aurait toujours un lendemain. Il fuit le champ de bataille, Cael à ses côtés, entraînant dans son sillage un flot de Brigantes. Horsa regarda ses alliés détaler et secoua la tête : il n’avait jamais aimé Eldared. Il jeta un coup d’œil vers le ciel. — Frères d’armes, frères au Valhalla, dit-il à l’homme près de lui. — Que nos épées étanchent leur soif une dernière fois, répondit l’homme. Les Saxons chargèrent, fendant presque la pointe de la flèche, mais la fureur et le courage ne firent pas le poids face à la discipline. La ligne romaine se déploya telles les cornes d’un taureau, encerclant la déferlante de Saxons. Victorinus et Aquila lièrent leurs forces derrière eux et la bataille se transforma en un véritable massacre. Uther ne pouvait plus se retenir. Bousculant les hommes pour atteindre la ligne de front, il s’empara d’un glaive et d’un bouclier, puis plongea dans la bataille, se taillant un chemin vers le gigantesque chef saxon. Horsa aperçut la silhouette du combattant protégé d’un plastron d’argent et d’un casque à plume noire, et sourit largement. Lui aussi se fraya un passage en donnant des coups d’épaule à ses propres guerriers. Il était suivi du porteur de bannière et d’une vingtaine d’huscarls. Les hommes à la gauche et à la droite d’Uther s’effondrèrent. Le prince transperça un attaquant avec son glaive, qui resta enfoncé entre les côtes du guerrier. Il lâcha son bouclier, tira l’Épée de Cunobelin et, tenant son arme à deux mains, se mit à porter de violents coups de lame, progressant encore et toujours vers l’avant du carré. Horsa bondit pour aller à sa rencontre et leurs épées s’entrechoquèrent. Tout autour d’eux, la bataille continua à faire rage, jusqu’à ce qu’enfin il ne reste plus qu’Uther et Horsa. L’armée saxonne avait été complètement détruite. Plusieurs Romains arrivèrent, prêts à tuer le colossal chef de guerre, mais Uther leur fit signe de reculer. Horsa eut un nouveau sourire en voyant les rangs romains se masser autour de lui. Son porteur de bannière était mort mais, en perdant la vie, il avait enfoncé l’étendard dans le sol, et le Corbeau noir flottait toujours au-dessus de lui. Horsa recula, abaissant son épée un instant. — Par tous les dieux ! dit-il à Uther, tu vaux le coup, comme ennemi. — Je vaux encore plus le coup comme ami, répondit Uther. — Tu proposes de me laisser la vie sauve ? — Oui. — Je ne peux pas accepter. Mes amis m’attendent au Valhalla. (Horsa leva son épée en guise de salut.) Viens, joins-toi à moi sur le chemin du Cygne vers la gloire. Nous entrerons ensemble dans la grand-salle des héros d’Odin. Il bondit en avant, son épée luisant dans la lumière déclinante du jour, mais Uther para l’attaque, lui assenant d’un revers un coup qui ouvrit à moitié la gorge du géant. Horsa tomba, relâchant sa prise sur son épée. Il la chercha à tâtons, le regard désespéré. Uther savait que beaucoup de Saxons croyaient qu’ils ne pourraient pas entrer au Valhalla s’ils mouraient sans une épée à la main. Il tomba à genoux et cala sa propre épée dans le poing du mourant, au moment où les yeux d’Horsa se fermaient pour la dernière fois. Le prince se leva, récupéra l’Épée de Cunobelin et donna l’ordre d’envelopper le corps d’Horsa dans la bannière du Corbeau. Lucius Aquila s’avança et s’inclina profondément. — Qui êtes-vous, messire ? demanda-t-il. Le prince retira son casque. — Je suis Uther Pendragon, Grand Roi de Bretagne. Épilogue Le retour d’Uther à Camulodunum fut triomphal. Là-bas, on le couronna Grand Roi. Au printemps suivant, il mena la Neuvième Légion sur les terres du mur, écrasant l’armée brigante au cours de deux batailles, à Vindolanda et à Trimontium. Eldared fut capturé et mis à mort, pendant que Cael prenait la fuite par la mer avec deux cents serviteurs, faisant voile vers le sud pour s’allier à Hengist. À l’annonce de la mort de son fils, Hengist infligea la torture de l’aigle de sang aux Brigantes, sur les arbres d’Anderida : leur cage thoracique ouverte, ils furent livrés en pâture aux corbeaux. Moret prêta allégeance à Uther, qui le nomma suzerain des Brigantes. Prasamaccus revint sur les ruines de Calcaria et rejoignit Helga, qui était retournée vivre parmi les domestiques de Victorinus. Leurs retrouvailles furent joyeuses. Avec les dix livres d’or qu’Uther lui avait allouées, Prasamaccus acheta une grande parcelle de terre et se lança dans l’élevage de chevaux pour la nouvelle cohors equitata du roi. Uther en personne promut Victorinus en le nommant à la tête des légions, excepté la Neuvième, que le roi garda pour lui. Au cours des quatre sanglantes années qui suivirent, Uther écrasa les Saxons et les Jutes, ainsi que les Danois, qui venaient d’arriver dans le pays. Il se forgea alors une réputation de roi guerrier qui ne connaîtrait jamais la défaite. Laitha resta une épouse fière mais dévouée ; elle évoquait rarement ses jours auprès de Culain lach Feragh. Tout cela changea un matin d’été, cinq ans après la bataille d’Eboracum. Un cavalier solitaire se présenta au château de Camulodunum. Il était grand, avec les cheveux bruns et les yeux couleur d’orage. Il tenait une lance d’argent entre ses mains. Il traversa le grand hall et s’arrêta devant les portes en chêne et en bronze. Un domestique thrace s’approcha de lui. — Que voulez-vous ? — Je suis venu voir le roi. — Il est avec ses conseillers. — Va lui dire que le Seigneur de la Lance est là. Il acceptera de me recevoir. Culain attendit pendant que l’homme ouvrait craintivement la porte et se glissait à l’intérieur. Uther et Laitha étaient assis à une table ovale autour de laquelle se trouvaient aussi Victorinus, Gwalchmai, Severinus, Prasamaccus et Maedhlyn, le seigneur Enchanteur. Le domestique s’inclina profondément. — Il y a un homme qui désire vous voir, sire. Il dit être le Seigneur Lancelot. Table des matières Remerciements Avant-propos Personnages principaux Noms romains de villes britanniques Chapitre premier Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12 Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16 Chapitre 17 Épilogue * * * [i] Plutarque, Les Vies des hommes illustres (trad. M. Dacier), éd. Duprat-Duverger, Paris, 1811. (NdE)