Prologue La lune planait au-dessus de Dros Delnoch telle la lame d’une faux. Pellin observait tranquillement le camp nadir en contrebas, éclairé par les rayons de l’astre. Des milliers de guerriers étaient amassés. Demain, ils se lanceraient en hurlant sur la petite portion de terre ensanglantée qui les séparait du mur, munis de leurs échelles et de leurs grappins. Leurs cris de mort et de guerre le terroriseraient comme aujourd’hui, pénétrant dans sa chair comme des milliers d’aiguilles de glace. Jamais dans sa courte vie Pellin n’avait été aussi effrayé ; il n’avait qu’une seule envie : s’enfuir à toutes jambes, jeter son armure trop grande pour lui, et rentrer chez lui, dans le Sud. Les Nadirs n’en finissaient pas de venir, vague après vague, lançant devant eux leurs cris éraillés par la haine. La légère blessure en haut de son bras gauche le lançait et le démangeait. Gilad lui avait affirmé que cela voulait dire qu’elle était en bonne voie de guérison. Mais cet avant-goût de souffrance était la promesse amère que davantage était à venir. Il avait vu ses camarades se tordre de douleur en hurlant, leurs ventres ouverts par les épées dentelées… Pellin essaya de repousser les images qui lui revenaient. Un vent froid se mit à souffler du nord, amoncelant des nuages lourds d’orage. Il frissonna et pensa aussitôt à sa ferme, avec son toit de chaume et sa cheminée en grosses pierres de taille. Les nuits glaciales comme celle-ci, il allait au lit avec Kara. Elle posait sa tête sur son épaule et sa cuisse chaude sur ses jambes. Ainsi enlacés et éclairés par le seul rougeoiement du feu mourant, ils écoutaient la complainte du vent à l’extérieur. Pellin soupira. Faites que je m’en sorte, pria-t-il. Sur les vingt-trois volontaires de son village, il ne restait que neuf survivants. Il posa le regard sur les rangées de défenseurs endormis à même le sol entre les Murs Trois et Quatre. Arriveraient-ils à contenir la plus grande armée jamais assemblée ? Pellin savait bien que non. Il reporta son regard sur le camp nadir et scruta la zone près des montagnes. C’est là que les Drenaïs morts avaient été jetés et brûlés, une fois dépouillés de leurs armes et de leurs armures. Après cela, une épaisse fumée noire était passée sur la Dros pendant des heures, apportant avec elle une odeur écœurante de chair calcinée. Cela aurait pu être moi, songea Pellin en se remémorant le carnage lorsque le Mur Deux était tombé. Il frissonna de nouveau. Dros Delnoch, la plus grande forteresse au monde : six murs en pierre gigantesques et une forteresse impressionnante. Aucun ennemi ne s’en était jamais emparé. Mais elle n’avait jamais été attaquée non plus par un ennemi de cette taille. Pellin avait l’impression qu’il y avait plus de Nadirs que d’étoiles dans le ciel. Les défenseurs avaient abandonné le Mur Un après une lutte acharnée, car c’était le mur le plus long et donc le plus difficile à tenir. Ils s’étaient enfuis pendant la nuit, abandonnant le mur sans pertes supplémentaires. Mais celles-ci avaient été sévères au Mur Deux : l’ennemi avait réussi à percer les défenses et s’était déversé de façon à encercler les défenseurs. Pellin avait réussi de justesse à atteindre le Mur Trois ; il se souvenait encore du goût acide de la peur dans sa gorge et des terribles tremblements qui s’étaient emparés de tous ses membres alors qu’il escaladait les créneaux pour s’écrouler sur les remparts de l’autre côté. Et tout cela pourquoi ? se demandait-il. Quelle différence que Drenaï soit autonome ou gouverné par le Seigneur de Guerre, Ulric ? La ferme produirait-elle moins de blé ? Son bétail en mourrait-il de maladie ? Cela lui avait semblé une telle aventure, douze semaines auparavant, lorsque les officiers du recrutement drenaï étaient arrivés dans son village. Quelques semaines à patrouiller le long des grands murs et ils reviendraient chez eux en héros. Des héros ! Sovil était un héros – jusqu’à ce qu’une flèche lui transperce l’œil, l’arrachant de son orbite. Jocan était un héros, allongé sur le sol, hurlant, les mains couvertes de sang, tentant tant bien que mal d’empêcher ses entrailles de sortir de son ventre. Pellin rajouta un peu de charbon dans le brasero en fer et fit un signe du bras à la sentinelle qui se trouvait à une trentaine de pas de lui, sur sa gauche. L’homme tapait des pieds pour se réchauffer. Lui et Pellin avaient échangé leurs places une heure plus tôt, et ce serait bientôt son tour de venir se réchauffer devant le brasero. Sachant qu’il allait bientôt perdre cette chaleur, le feu prit encore plus d’importance pour Pellin, qui tendit les mains pour profiter davantage des flammes. Une énorme silhouette apparut soudain, se frayant un chemin vers les remparts en enjambant avec précaution les corps des défenseurs endormis. Le cœur de Pellin se mit à battre la chamade en voyant Druss monter les marches. Druss la Légende, le Sauveur de la passe de Skeln, l’homme qui avait parcouru le monde à grands coups de hache pour voler au secours de sa bien-aimée. Druss, le capitaine à la hache, le Tueur d’Argent. Les Nadirs l’appelaient « Marche-Mort » et à présent Pellin savait pourquoi. Il l’avait vu se battre sur les remparts ; sa terrible hache tranchant et tuant à tout rompre. Il n’était pas humain ; c’était un sombre dieu de la Guerre. Pellin espérait que le vieil homme ne viendrait pas de son côté. Qu’est-ce qu’un soldat novice comme lui pourrait bien dire à un héros comme Druss ? À son grand soulagement, la Légende s’arrêta à côté de l’autre sentinelle, et ils se mirent à parler ; Pellin voyait bien que la sentinelle sautillait nerveusement d’un pied sur l’autre dès que le vieux guerrier s’adressait à lui. Il réalisa soudainement que Druss était la personnification humaine de cette ancienne forteresse, invaincue et pourtant érodée par le temps ; il n’était plus ce qu’il était, et c’est ce qui le rendait magnifique. Pellin sourit en se remémorant le héraut nadir qui était venu lancer à Druss l’ultimatum de se rendre ou de mourir. Le vieux héros avait éclaté de rire. « Au nord, avait-il dit, les montagnes tremblent peut-être quand Ulric pète, mais ici nous sommes sur les terres drenaïes et, en ce qui me concerne, je pense que c’est un sauvage bedonnant qui serait incapable de se torcher sans une carte drenaïe tatouée sur les cuisses. » Le sourire s’estompa du visage de Pellin lorsqu’il vit Druss donner une claque sur l’épaule de l’autre sentinelle et se diriger vers lui. La pluie avait cessé et la lune brillait de plus belle. Pellin se mit à suer des mains et dut s’essuyer les paumes sur sa cape. La jeune sentinelle se mit au garde-à-vous dès que la Légende fut assez proche de lui, arpentant les remparts à grandes enjambées ; sa hache se reflétait sous les rayons argentés de la lune. Immobile, le poing pressé contre son plastron en guise de salut. Pellin sentit sa bouche devenir sèche. — Repos, mon garçon, lui dit Druss en posant sa puissante hache contre les remparts. Le vieux guerrier tendit les mains vers le brasero afin de les réchauffer, puis il alla s’asseoir dos au mur et fit signe au jeune homme de l’imiter. Pellin n’avait jamais été aussi près de Druss. À présent, il pouvait voir les sillons de vieillesse qui marquaient profondément son grand visage, lui donnant l’aspect du granit ancien. Ses yeux étaient brillants et pâles à la fois, sous d’épais sourcils broussailleux ; Pellin s’aperçut qu’il n’arrivait pas à soutenir ce regard. — Ils ne viendront pas pendant la nuit, affirma Druss. Ils passeront à l’attaque juste avant les premières lueurs de l’aube. Sans un cri ; ce sera un assaut silencieux. — Comment le savez-vous, monsieur ? Druss gloussa. — J’aimerais pouvoir te dire que c’est ma grande expérience des guerres qui m’a conduit à cette conclusion, mais la réponse est plus simple encore. Les Trente l’ont prédit, et c’est un groupe de malins. D’habitude, je ne perds pas mon temps avec les magiciens, mais ces gars-là sont de vrais guerriers. (Il souleva son heaume noir et passa les doigts dans son épaisse tignasse blanche.) Il m’a bien servi, ce heaume, dit-il à Pellin en faisant tourner son casque de manière à ce que la lune se reflète sur l’insigne argenté en forme de hache sur le devant. Et je ne doute pas qu’il me servira encore demain. À l’idée de la bataille à venir, Pellin jeta un coup d’œil inquiet de l’autre côté du mur où les Nadirs attendaient. D’où il était, il en voyait beaucoup allongés sous leurs couvertures autour de centaines de feux de camp. D’autres en revanche étaient bien réveillés et affûtaient leurs armes ou parlaient en petits groupes. Le jeune homme se retourna et contempla les défenseurs drenaïs épuisés au pied des remparts, emmitouflés dans leurs couvertures, essayant de grappiller le plus d’heures possible d’un sommeil revigorant. — Assieds-toi, mon garçon, lui conseilla Druss. Inutile de t’inquiéter pour eux. La sentinelle posa sa lance contre le mur et s’assit. Son fourreau cogna contre la pierre et Pellin essaya maladroitement de le faire pivoter. — Je ne m’habituerai jamais à toute cette armure, confessa-t-il. Je n’arrête pas de trébucher contre mon épée. J’ai bien peur d’être un piètre soldat. — Tu avais tout d’un soldat il y a trois jours sur le Mur Deux, déclara Druss. Je t’ai vu tuer deux Nadirs et te frayer ensuite un chemin jusqu’aux cordes pour escalader ce mur. Tu as même aidé un camarade blessé à la jambe – tu es passé après lui pour l’aider à grimper. — Vous avez vu ça ? Mais il y avait un tel chaos – et vous étiez vous-même en plein milieu de la bataille ! — Peu de chose m’échappe, mon garçon. Comment t’appelles-tu ? — Pellin… Cal Pellin, corrigea-t-il de lui-même. Monsieur, ajouta-t-il rapidement. — On peut se dispenser du formalisme, Pellin, lui dit amicalement Druss. Ici, ce soir, nous ne sommes que deux vétérans attendant patiemment l’aube. As-tu peur ? (Pellin acquiesça et Druss sourit.) Et te demandes-tu : « Pourquoi moi ? Pourquoi dois-je faire face aux forces nadires ? » — Oui. Kara ne voulait pas que je parte avec les autres. Elle m’a dit que j’étais un imbécile. Je veux dire, quelle différence qu’on gagne ou qu’on perde ? — Dans un siècle ? Aucune, répondit Druss. Mais toute armée d’invasion porte avec elle ses propres démons, Pellin. Si jamais ils passent, ils fondront sur les plaines sentranes et brûleront tout sur leur passage, violant et massacrant tous ceux qu’ils trouveront. C’est pour cela que nous devons les arrêter. Pourquoi toi ? Parce que tu es l’homme pour ce rôle. — Je pense que je vais mourir ici, avoua Pellin. Je ne veux pas mourir. Ma Kara est enceinte et je veux voir grandir mon fils. Je veux… Il s’arrêta net. La boule dans sa gorge l’empêchait de parler davantage. — Tu veux la même chose que nous tous, mon garçon, dit doucement Druss. Mais tu es un homme, et les hommes doivent affronter leurs peurs sinon elles les détruisent. — Je ne sais pas si je pourrai y arriver. Je songe de plus en plus à rejoindre les autres déserteurs. M’enfuir vers le sud à la faveur de la nuit. Rentrer chez moi. — Pourquoi ne l’as-tu pas déjà fait ? Pellin réfléchit un instant avant de répondre. — Je ne sais pas, dit-il sans conviction. — Eh bien, je vais te le dire, mon garçon. C’est parce que tu as vu autour de toi ceux qui doivent rester, et qui devront se battre encore plus âprement parce que tu auras abandonné ton poste. Tu n’es pas un homme qui laisse aux autres le soin de faire son travail. — J’aimerais le croire. Franchement. — Alors, crois-y, mon garçon, car je suis un bon juge des caractères. (Soudain Druss sourit.) J’ai connu un autre Pellin autrefois. C’était un lanceur de javelot. Doué au possible. Il a gagné la médaille d’or aux Jeux de la Fraternité lorsqu’ils se sont tenus à Gulgothir. — Je croyais que c’était Nicotas, rétorqua Pellin. Je me souviens encore de la parade lorsque notre délégation est rentrée au pays. Nicotas était le porte-étendard drenaï. Le vieil homme secoua la tête. — J’ai l’impression que c’était hier, dit Druss avec un large sourire. Mais je parle des Cinquièmes Jeux. De mémoire, ils ont eu lieu il y a une trentaine d’années – bien avant que tu ne sois une étincelle dans l’œil de ta mère. Pellin était quelqu’un de bien. — Est-ce qu’il s’agit des fameux Jeux auxquels vous avez pris part, monsieur ? À la cour du roi fou ? s’enquit la sentinelle. Druss acquiesça. — Ce n’était pas prévu. J’étais fermier à l’époque, mais Abalayn m’a invité à Gulgothir en tant que membre de la délégation drenaïe. Ma femme, Rowena, a insisté pour que j’accepte l’invitation ; elle pensait que la vie dans les montagnes m’ennuyait. (Il gloussa.) Elle avait raison ! Je me souviens que nous sommes passés par Dros Delnoch. Il y avait quarante-cinq athlètes, une centaine de parasites, des putains, des serviteurs, des entraîneurs. J’ai oublié la plupart de leurs noms aujourd’hui. Mais Pellin, je m’en souviens – il me faisait rire et j’aimais bien sa compagnie. Le vieil homme se fit silencieux, perdu dans ses souvenirs. — Comment vous êtes-vous retrouvé dans l’équipe, monsieur ? — Oh, ça ! Les Drenaïs avaient un pugiliste nommé… bon sang, infoutu de m’en rappeler. C’est l’âge qui me grignote la mémoire. Enfin bon, c’était un type déplaisant. Tous les combattants emmenaient avec eux leurs entraîneurs personnels, ainsi que des combattants moins bons avec lesquels s’entraîner. Ce type… Grawal… c’est ça !… était une vraie brute et, au cours d’un entraînement, il a démoli deux de ses hommes. Un jour, il m’a demandé de m’entraîner avec lui. Nous étions encore à trois jours de Gulgothir et je m’ennuyais comme pas possible. C’est l’une des malédictions de ma vie, mon garçon. Je m’ennuie très vite ! J’ai donc accepté. C’était une erreur. Beaucoup de femmes dans notre campement venaient voir les pugilistes se battre, et j’aurais dû deviner que Grawal aimait séduire les foules. Quoi qu’il en soit, nous avons commencé à nous battre. Au début, tout se passait bien, il était doué, beaucoup de puissance dans les épaules et pourtant très souple. Est-ce que tu as déjà participé à ce genre d’entraînement, Pellin ? — Non, monsieur. — Eh bien, cela ressemble à un vrai combat, mais on ne porte aucun coup. Le but est d’améliorer la vitesse et les réflexes du pugiliste. C’est alors qu’un groupe de femmes est venu s’asseoir pour nous regarder. Grawal voulait montrer à ces femmes comme il était fort ; il m’a décoché un enchaînement de coups à pleine puissance. J’ai eu l’impression de me faire frapper par une mule et j’avoue que ça m’a légèrement irrité. Je me suis reculé et je lui ai demandé de se calmer un peu. Mais cet imbécile ne m’a pas écouté – il s’est jeté sur moi. Alors, je l’ai cogné. J’crois bien lui avoir brisé la mâchoire en trois endroits. Résultat, les Drenaïs avaient perdu leur poids lourd et je me suis senti obligé de prendre sa place. Question d’honneur. — Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? s’enquit Pellin comme Druss se relevait pour regarder de l’autre côté du parapet. Les premières lueurs de l’aube étaient visibles à l’est. — Je te dirai ça ce soir, mon garçon, répondit doucement Druss. Les voilà ! Pellin se releva en quatrième vitesse. Des milliers de guerriers nadirs approchaient silencieusement du mur. Druss poussa un beuglement et une trompette donna l’alarme. Les défenseurs drenaïs dans leurs capes rouges jaillirent de leurs couvertures. Pellin dégaina son épée. Il regarda la marée humaine qui avançait et ses mains se mirent à trembler. Des centaines d’hommes portaient des échelles, d’autres des cordes à nœuds et des grappins. Son cœur s’emballa. — Doux Missael, murmura-t-il. Rien ne pourra les arrêter ! Il recula d’un pas, mais l’imposante main de Druss se posa sur son épaule. — Qui suis-je, mon garçon ? demanda-t-il en fixant le regard de Pellin de ses yeux bleus, glacés. — Qu… quoi ? bégaya Pellin. — Qui suis-je ? Pellin cligna des yeux pour évacuer la sueur qui coulait le long de ses cils. — Vous êtes Druss la Légende, répondit-il. — Reste à mes côtés, Pellin, dit le vieil homme d’une voix grave, ensemble nous les arrêterons. (Soudain, le capitaine à la hache se fendit d’un sourire.) Ça ne m’arrive pas souvent de raconter des histoires, mon garçon, et je déteste qu’on m’interrompe. Dès que nous aurons repoussé leur petite sortie, je t’offrirai un gobelet de lentrian rouge et je te raconterai l’histoire du Roi-Dieu gothir et des Yeux d’Alchazzar. Pellin prit une grande inspiration. — Je ne vous quitte pas d’une semelle, monsieur. Chapitre 1 Tandis que la foule réclamait du sang, le poète Sieben se surprit à contempler le gigantesque Colisée, ses colonnes et ses arches impressionnantes, ses gradins et ses statues. Loin en dessous de lui, sur le sable doré de l’arène, deux hommes s’affrontaient pour la plus grande gloire de leur pays. Quinze mille personnes beuglaient en même temps, et la cacophonie ressemblait au rugissement d’une bête difforme. Sieben se couvrit le visage d’un mouchoir parfumé, afin de masquer l’odeur de sueur qui l’assaillait de toutes parts. Ce Colisée était une vraie merveille d’architecture : ses colonnes arboraient des statues d’anciens héros et de dieux, ses fauteuils étaient faits de marbre précieux et ornés d’épais coussins de velours vert. Mais les coussins horripilaient Sieben, car leur couleur jurait avec sa tunique de soie d’un bleu éclatant aux manches bouffantes incrustées d’opales. Le poète était fier de sa tenue, qui lui avait coûté une grosse somme d’argent chez le meilleur tailleur de Drenan. La voir ainsi ruinée par un malheureux choix de revêtement était plus qu’il n’en pouvait supporter. Pourtant, comme tout le monde était assis, l’effet était amoindri. Des serviteurs se déplaçaient inlassablement à travers la foule, portant des plateaux de rafraîchissements, de sucreries, de tartes, de gâteaux et autres gourmandises. Les gradins des riches étaient ombragés par des draperies de soie, du même vert atroce, tandis que les riches eux-mêmes étaient assis sur de splendides coussins rouges et se faisaient éventer par des esclaves. Sieben avait essayé de changer de place afin de s’asseoir parmi les nobles, mais aucune flatterie ni aucun pot-de-vin ne lui avaient permis d’obtenir un siège. À sa droite, Sieben pouvait tout juste entr’apercevoir l’angle du balcon du Roi-Dieu et les deux rangées de dos bien droits des gardes royaux dans leurs plastrons d’argent à cape blanche. Leurs heaumes, pensa le poète, étaient tout particulièrement magnifiques, gaufrés d’or et surmontés d’un panache blanc en crin. Telle était la beauté des couleurs simples, pensa-t-il ; le noir, le blanc, l’argent et l’or juraient rarement avec les revêtements et autres tapisseries – et ce, quelle que soit leur couleur. — Est-ce qu’il est en train de gagner ? s’enquit Majon, l’ambassadeur drenaï, en tirant sur la manche de Sieben. Il me semble qu’il prend une terrible correction. Tu savais que le Lentrian n’a jamais perdu ? On dit même qu’il a tué deux combattants l’an dernier, lors d’une compétition à Mashrapur. Bon sang, j’ai misé dix raqs d’or sur Druss. Sieben ôta gentiment les doigts de l’ambassadeur de sa manche, frotta la soie froissée et arrêta de regarder les merveilles architecturales pour se concentrer un peu sur le combat qui avait lieu plus bas. Le Lentrian venait de décocher un uppercut à Druss, suivi d’un crochet du droit. Le Drenaï reculait et du sang coulait d’une coupure au-dessus de son œil gauche. — Quelle cote avez-vous obtenue ? s’enquit Sieben. Le mince ambassadeur se passa la main sur le crâne, frottant ses courts cheveux argentés. — Six contre un. J’ai été pris de folie. — Mais non, répondit doucement Sieben, c’est le patriotisme qui vous a enflammé. Écoutez, je sais que les ambassadeurs ne sont pas bien payés, alors si vous voulez, je rachète votre pari. Donnez-moi votre jeton. — Oh, je n’oserais pas… Je veux dire, il est en train de se faire massacrer. — Mais si, osez. Après tout, Druss est mon ami et j’aurais dû parier sur lui par loyauté. Sieben vit un éclair de cupidité passer dans les yeux sombres de l’ambassadeur. — Eh bien, si tu insistes, poète. Les doigts fins de l’homme se ruèrent dans la bourse en cuir bordée de perles qui se trouvait à son côté, pour en sortir un petit carré de papyrus arborant un cachet de cire et le montant de la mise. Sieben le prit et Majon attendit, la main tendue. — Je n’ai pas ma bourse sur moi, expliqua Sieben, mais je vous rendrai l’argent ce soir. — Oui, bien sûr, répondit Majon visiblement déçu. — Je pense que je vais aller faire un petit tour du Colisée, annonça Sieben. Il y a tant de choses à voir. J’ai cru comprendre qu’il y avait des galeries et des boutiques dans les niveaux inférieurs. — Tu ne sembles pas t’inquiéter beaucoup pour ton ami, fit remarquer Majon. Sieben ignora la critique. — Mon cher ambassadeur, Druss se bat parce qu’il adore ça. Généralement, on s’inquiète davantage pour les malchanceux qu’il affronte. Je vous verrai un peu plus tard, à la fête. Sieben se leva tranquillement de son siège et descendit les marches en marbre pour se rendre jusqu’aux cabines officielles des parieurs. Un clerc aux dents du bonheur se tenait assis à l’intérieur d’un renfoncement. Derrière lui se trouvait un soldat qui gardait les sacs contenant l’argent déjà misé. — Vous souhaitez parier ? s’enquit le clerc. — Non, j’attends pour récupérer mes gains. — Vous avez misé sur le Lentrian ? — Non. J’ai misé sur le gagnant. C’est une vieille habitude, répondit-il en souriant. Soyez assez gentil pour me préparer soixante pièces d’or – ainsi que ma mise de dix. Merci. Le clerc gloussa. — Vous avez parié sur le Drenaï ? Il fera froid en enfer le jour où vous verrez un retour sur votre investissement. — Ah ? Mais dites, c’est moi, là, où la température vient de se rafraîchir de quelques degrés ? rétorqua Sieben tout sourire. Dans la chaleur de l’arène, le champion lentrian commençait à se fatiguer. Du sang coulait de son nez cassé et son œil droit avait tellement gonflé qu’il était maintenant fermé ; pourtant sa force était prodigieuse. Druss s’avança. Il se faufila sous un crochet du droit et décocha un coup fulgurant à l’estomac de son adversaire ; les muscles du Lentrian étaient à cet endroit-là aussi durs que de acier. Un poing s’abattit sur le cou de Druss qui sentit ses jambes plier. Il grogna de douleur et riposta d’un uppercut qui vint cueillir l’homme, qui avait l’avantage de la taille, juste sous son menton barbu. La tête du Lentrian partit violemment à la renverse. Druss lui asséna un coup de bas en haut, mais il manqua sa cible et son poing vint percuter la tempe de l’homme. Le Lentrian essuya le sang qu’il avait sur le visage – puis il décocha un terrible direct du gauche à Druss, suivi d’un crochet du droit, qui manqua soulever le Drenaï de terre. La foule hurlait de plus belle, sentant que la fin était proche. Druss essaya de s’approcher afin d’agripper son adversaire – pour être arrêté net par un direct du gauche qui le secoua sur ses talons. Il bloqua un nouveau direct, du droit cette fois, et riposta d’un nouvel uppercut qui fit mouche. Le Lentrian tituba mais ne tomba pas. Il contra l’attaque d’une manchette juste derrière l’oreille de Druss. Ce dernier secoua la tête pour reprendre ses esprits. Les forces du Lentrian disparaissaient peu à peu ; son dernier coup manquait de vitesse et il n’y avait pas mis tout son poids. C’était le bon moment ! Druss passa la garde de son adversaire et lui asséna une combinaison de coups en plein visage : trois directs du gauche, suivis d’un crochet du droit qui explosa au menton du Lentrian. Ce dernier perdit l’équilibre et essaya tant bien que mal de se rattraper au vide – mais il s’écroula, face contre sable. Un son pareil au grondement du tonnerre retentit dans l’arène bondée. Druss prit une grande inspiration et se recula pour recevoir les vivats. Le nouvel étendard drenaï, un étalon blanc sur fond bleu, fut hissé et flotta au vent de l’après-midi. Druss s’avança à grands pas et vint s’arrêter sous le balcon royal afin de s’incliner devant le Roi-Dieu qui demeurait hors de vue. Derrière lui, deux Lentrians se précipitèrent pour s’agenouiller auprès de leur champion. Des brancardiers suivirent et l’homme fut évacué de l’arène, encore inconscient. Druss salua la foule d’un geste et marcha lentement en direction de l’entrée sombre du tunnel qui menait aux salles de repos des athlètes en passant par les bains. Pellin, le lanceur de javelot, se tenait à l’entrée du tunnel, tout sourire. — J’ai bien cru qu’il allait t’avoir, montagnard. — Il s’en est fallu de peu, rétorqua Druss en crachant du sang. (Son visage était tuméfié et plusieurs de ses dents étaient sur le point de se déchausser.) En tout cas, il était costaud, je ne peux pas lui enlever ça. Les deux hommes empruntèrent le tunnel et débouchèrent dans les premiers bains. À cette distance, le bruit de l’arène était étouffé. Une dizaine d’athlètes se détendaient dans trois bassins chauffés, en marbre. Druss s’assit devant le premier. Des pétales de rose flottaient à la surface de l’eau et leur parfum emplissait la salle. Le coureur Pars nagea jusqu’à lui. — On dirait que tu t’es fait piétiner le visage par un troupeau de chevaux, lui dit-il. Druss se pencha en avant et posa la paume de sa main sur le sommet du crâne presque chauve de Pars, puis il l’enfonça sous l’eau. Le coureur se dégagea et nagea sous la surface pour ressortir quelques mètres plus loin ; d’un mouvement rapide du bras, il aspergea Druss. Pellin, qui avait retiré son pantalon et sa tunique, plongea dans le bassin. Druss retira ses cuissardes à son tour et se laissa glisser dans l’eau chaude. Cela soulagea ses muscles instantanément. Il nagea quelques minutes avant de sortir. Pars vint le rejoindre. — Va t’allonger quelque part, je vais te masser un peu, ça fera partir la douleur, lui dit-il. Druss se dirigea vers une table de massage et s’allongea sur le ventre. Pars se versa de l’huile sur les mains et, de façon experte, se mit à travailler les muscles en haut du dos de Druss. Pellin vint s’asseoir à côté d’eux, tout en essuyant ses cheveux noirs avec une grande serviette qu’il passa enfin autour de ses épaules. — As-tu regardé l’autre combat ? demanda-t-il à Druss. — Non. — Le Gothir, Klay, est redoutable. Rapide. Un menton solide. Sans compter une main droite qui s’abat avec la force d’un marteau. Ça n’a pas dû durer plus de vingt secondes. Je n’ai jamais rien vu de tel, Druss. Le Vagrian n’a pas eu le temps de voir ce qui lui arrivait. — C’est ce que j’ai entendu dire. Druss poussa un grognement. Les doigts de Pars travaillaient en profondeur les muscles endoloris de son cou. — Tu l’auras quand même, Druss. Qu’importe qu’il soit plus grand, plus fort, plus rapide, et même plus beau ? — Et en meilleure forme, surenchérit Pellin. On dit qu’il court près de dix kilomètres dans la montagne chaque jour. — Oui, j’avais oublié, il est en meilleure forme, plus jeune aussi. Quel âge as-tu, Druss ? demanda Pars. — Trente ans, grogna Druss. — Un vieillard, déclara Pellin en faisant un clin d’œil à Pars. Néanmoins, je suis sûr que tu vas gagner. Enfin… presque sûr. Druss s’assit. — Cela me fait plaisir de voir que les jeunes sont toujours aussi encourageants. — Eh bien, on est une équipe ou on ne l’est pas, répondit Pellin. Et comme tu nous as privés de la joyeuse compagnie de Grawal, nous t’avons plus ou moins adopté, Druss. Pars commença à masser les articulations des doigts de Druss. — Plus sérieusement, Druss, mon ami, dit le coureur, tes mains sont salement meurtries. Chez nous, on aurait utilisé de la glace pour faire dégonfler tout ça. Si j’étais toi, ce soir, je les tremperais dans de l’eau froide. — Il me reste encore trois jours avant la finale. Je serai guéri d’ici là. Comment s’est passée ta course ? — J’ai fini deuxième – et de ce fait je participerai à la finale. Mais je ne terminerai pas dans les trois premiers. Le Gothir est bien meilleur que moi, comme le Vagrian et le Chiatze. Je ne pourrai pas égaler leur vitesse en fin de course. — Tu risques de te surprendre toi-même, dit Druss. — Nous ne sommes pas tous comme toi, montagnard, fit observer Pellin. J’ai toujours du mal à croire que tu as pu participer à ces Jeux sans t’être entraîné, et arriver en plus à la finale. Tu es vraiment une légende. (Il sourit.) Laide, vieille et lente – mais une légende quand même, ajouta-t-il. Druss gloussa. — J’ai failli me faire avoir, mon garçon. J’ai cru un instant que tu avais du respect pour moi. Druss s’allongea sur le dos et ferma les yeux. Pars et Pellin s’en allèrent pour rejoindre un serviteur qui proposait un pichet d’eau. En les voyant approcher, l’homme remplit deux gobelets. Pellin vida le sien et accepta un deuxième verre tandis que Pars buvait le sien lentement. — Tu ne lui as pas parlé de la prophétie, déclara Pars. — Toi non plus. Mais il l’apprendra bien assez tôt. — Que fera-t-il, d’après toi ? s’enquit le coureur chauve. Pellin haussa les épaules. — Je ne le connais que depuis un mois – mais, quelque part, je ne crois pas qu’il voudra suivre la tradition. — Mais il est obligé ! insista Pars. Pellin secoua la tête. — Il n’est pas comme tout le monde, mon ami. Le Lentrian aurait dû gagner – et pourtant il a perdu. Druss est une force de la nature, et je ne crois pas que la politique le tracasse plus que ça. — Je te parie vingt raqs d’or que tu te trompes. – Je ne relèverai pas ce pari, Pars. Parce que, tu vois, j’espère pour nous que tu as raison. Depuis un balcon privé au-dessus de la foule, Klay, le géant blond, regarda Druss asséner le coup fatal. Le Lentrian avait trop de poids dans les bras et les épaules et, bien que cela lui donnât une puissance incroyable, ses coups étaient trop lents… trop faciles à anticiper. Mais le Drenaï était un spectacle à lui tout seul. Klay sourit. — Vous le trouvez amusant, seigneur Klay ? Surpris, l’athlète se retourna d’un bond. Le visage du nouveau venu ne laissait transpirer aucune émotion ; aucun muscle de son visage ne bougeait. On dirait un masque, songea Klay – un masque en or chiatze, moulant et sans rides. Même ses cheveux de jais, ramenés en arrière en une queue-de-cheval finement tressée, étaient tellement recouverts de laque et de teinture qu’ils semblaient faux – comme peints sur un crâne trop large. Klay prit une profonde respiration, gêné d’avoir été surpris sur son propre balcon, et furieux de n’avoir pas entendu le bruissement des rideaux, ni le froissement de l’épaisse robe de velours noir qui descendait jusqu’aux chevilles de l’homme. — Vous vous déplacez comme un assassin, Garen-Tsen, fit remarquer Klay. — Parfois, mon seigneur, il est nécessaire de se déplacer furtivement, rétorqua le Chiatze d’une voix douce et mélodieuse. Klay regarda les yeux étranges de son interlocuteur, bridés, étirés comme la pointe d’une lance. L’un était étrangement marron, moucheté de gris ; l’autre était aussi bleu qu’un ciel d’été. — Allons, la furtivité n’est nécessaire qu’au milieu de ses ennemis, suggéra Klay. — C’est exact. Mais les meilleurs ennemis sont ceux qui se font passer pour des amis. Qu’est-ce qui vous amuse chez le Drenaï ? (Garen-Tsen dépassa Klay et se rendit au bord du balcon pour regarder l’arène en contrebas.) Moi, je ne vois rien d’amusant. C’est un barbare et il se bat comme tel. Il se retourna ; le grand col arqué de sa robe faisait ressortir son visage émacié. Klay détestait de plus en plus cet homme, mais il masqua ses sentiments le temps de lui répondre : — Il ne m’amuse pas, ministre. Je l’admire. Avec un entraînement correct il pourrait devenir très bon. De plus, il sait séduire les foules. Le peuple aime toujours les guerriers qui ont du cran. Et, par le ciel, ce Druss n’a de leçon à recevoir de personne question courage. J’aimerais pouvoir l’entraîner. Le combat n’en serait que meilleur. — Vous pensez que le combat se finira rapidement ? Klay secoua la tête. — Non. Cet homme puise sa force au plus profond de lui. Elle naît de sa fierté et de sa foi en sa propre invincibilité ; on peut le voir quand il se bat. La lutte sera longue et difficile. — Néanmoins c’est vous qui l’emporterez ? Comme le Roi-Dieu l’a prophétisé ? Pour la première fois, Klay remarqua un subtil changement dans l’expression du ministre. — Normalement, je devrais le battre, Garen-Tsen. Je suis plus grand, plus fort, plus rapide et mieux entraîné. Mais il y a toujours un élément imprévu dans un combat. Je pourrais glisser au moment même où un de ses coups fait mouche. Je pourrais tomber malade juste avant le combat et devenir fébrile ou manquer d’énergie. Je pourrais perdre ma concentration et lui laisser une ouverture. Klay se fendit d’un large sourire et l’expression du ministre était à présent ouvertement inquiète. — Mais cela n’arrivera pas, dit Garen-Tsen. La prophétie se réalisera. Klay considéra la chose un instant avant de répondre : — La confiance du Roi-Dieu en moi est une source de grande fierté. Je ne m’en battrai que mieux. — Bien. Espérons que cela aura l’effet inverse sur le Drenaï. Irez-vous au banquet ce soir, mon seigneur ? Le Roi-Dieu a requis votre présence. Il souhaite que vous vous asseyiez à ses côtés. — C’est un grand honneur, répondit Klay en s’inclinant. — En effet. (Garen-Tsen se dirigea vers le rideau de l’entrée et se retourna avant de partir.) Connaissez-vous l’athlète nommé Lepant ? — Le coureur ? Oui. Il s’entraîne dans mon gymnase. Pourquoi ? — Il est mort ce matin, durant un interrogatoire. Il avait l’air si fort. Aviez-vous déjà constaté chez lui des signes de faiblesse au cœur ? Des nausées, des douleurs à la poitrine ? — Non, répondit Klay en se remémorant le jeune homme loquace et son cortège de blagues et d’histoires drôles. Pourquoi était-il interrogé ? — Il répandait des calomnies et nous avions des raisons de croire qu’il faisait partie d’un groupe ayant juré d’assassiner le Roi-Dieu. — Balivernes. Ce n’était qu’un jeune imbécile qui avait tendance à faire des blagues de mauvais goût. — Apparemment, convint Garen-Tsen. Et, à présent, c’est un jeune mort qui ne fera plus jamais de blagues. Était-il doué pour la course ? — Non. — Bien. Nous n’avons donc pas perdu grand-chose. (Les yeux étranges fixèrent Klay plusieurs secondes.) Il serait préférable, mon seigneur, que vous n’écoutiez plus ces blagues. En cas de trahison, vous seriez coupable par association. — Je saurai me souvenir de votre conseil, Garen-Tsen. Une fois que le ministre fut parti, Klay alla se promener un peu dans les galeries de l’arène. Il y faisait plus frais et il aimait marcher au milieu des antiquités. La galerie avait été ajoutée sur les plans de l’arène à la demande insistante du roi – bien avant que la maladie qui lui rongeait l’esprit ne dévore sa raison. Il y avait près de cinquante étals et boutiques, où des acquéreurs avertis pouvaient acheter des artéfacts anciens ou des copies de belle qualité. Il y avait de vieux livres, des peintures, des porcelaines et même des armes. Les gens s’arrêtèrent en le voyant approcher et s’inclinèrent devant le champion gothir. Klay répondit à chaque salut par un sourire et un bref hochement de tête. Bien qu’il fût colossal, il se déplaçait avec la grâce et l’assurance communes aux athlètes, mais toujours sur le qui-vive. Il s’arrêta devant une statue de bronze du Roi-Dieu. C’était une belle pièce, mais Klay trouva que les yeux en lapis-lazuli faisaient étrange dans ce visage de bronze. Le marchand qui possédait la statue fit un pas en avant. Il était petit et trapu, avec une barbe fourchue et un sourire de circonstance. — Vous avez l’air d’aller bien, mon seigneur Klay, dit-il. J’ai assisté à votre combat – enfin le peu qu’il a duré. Vous étiez superbe. — Merci, monsieur. — Dire que votre adversaire était venu de si loin pour se faire humilier de cette façon ! — Il n’a pas été humilié, monsieur, seulement battu. Il avait gagné le droit de m’affronter après avoir vaincu un grand nombre d’adversaires de qualité. Il a eu la malchance de glisser sur le sable au moment où je le frappais. — Bien sûr, bien sûr ! Votre humilité est tout à votre honneur, mon seigneur, répondit l’homme mielleusement. Je vois que vous admirez ce bronze. C’est un travail magnifique par un nouveau sculpteur. Il ira loin. (Il baissa la voix.) Pour n’importe qui d’autre, mon seigneur, le prix serait de mille pièces d’argent. Mais pour le puissant Klay, j’en accepterais huit cents. — J’ai deux bustes de l’empereur ; il me les a donnés. Merci quand même pour votre offre. Klay reprit sa route lorsqu’une jeune femme vint s’interposer devant lui. Elle tenait un garçon blond, d’environ dix ans, par la main. — Pardonnez mon impertinence, seigneur, dit-elle en s’inclinant respectueusement, mais mon fils mourait d’envie de vous rencontrer. — Il n’y a pas de mal, déclara Klay en mettant un genou à terre devant enfant. Comment t’appelles-tu, mon garçon ? — Atka, monsieur, répondit-il. J’ai vu tous vos combats. Vous êtes… vous êtes génial. — Quel compliment ! Viendras-tu assister à la finale ? — Oh oui, monsieur ! Je serai là pour vous voir massacrer le Drenaï. Lui aussi, je l’ai vu se battre. Il a failli perdre. — Je ne crois pas, Atka. C’est un dur, un homme de pierre et de fer. J’avais parié sur lui. — Mais il ne peut pas vous battre, monsieur. Si ? s’enquit le garçon dont les yeux écarquillés trahissaient le doute qui venait de l’assaillir. Klay sourit. — Tout le monde peut être battu un jour ou l’autre, Atka. Il va falloir que tu attendes encore quelques jours pour voir. Klay se releva et sourit à la jeune femme rougissante. — Vous avez un gentil garçon, lui dit le champion. Il prit la main de la femme et y déposa un baiser. Puis, il s’en alla étudier les peintures sur le mur du fond. Il y avait de nombreux paysages désertiques et montagneux, des jeunes filles en train de se déshabiller à différents stades, ou encore des scènes de chasse. Mais deux toiles attirèrent l’attention de Klay : des fleurs sauvages. Tout au fond de la galerie se trouvait un étal derrière lequel se tenait un vieux Chiatze. Klay alla jusqu’à lui et examina les artéfacts minutieusement disposés. Il y avait surtout de petites statuettes, entourées par des broches, des amulettes, des bracelets, des gourmettes et des anneaux. Klay souleva une figurine en ivoire d’à peine dix centimètres. Elle représentait une femme superbe, vêtue d’une robe virevoltante. Elle avait des fleurs dans les cheveux et tenait dans sa main un serpent dont la queue était enroulée autour du poignet de la belle. — C’est très joli, déclara Klay. Le petit Chiatze opina du chef en souriant. — C’est Shul-sen, l’épouse d’Oshikaï le Fléau des démons. La figurine est vieille de mille ans. — Comment le sais-tu ? — Je suis Chorin-Tsu, seigneur, l’embaumeur royal – et étudiant en histoire. J’ai trouvé cette pièce lors de fouilles archéologiques non loin du lieu où se déroula la fameuse bataille des Cinq Armées. Je suis certain qu’elle n’a pas moins de neuf cents ans. Klay leva la figurine devant ses yeux. Le visage de la femme était ovale, ses yeux bridés ; elle semblait sourire. — Cette Shul-sen, était-elle chiatze ? demanda-t-il. Chorin-Tsu écarta les mains. — Cela dépend des points de vue, seigneur. Comme je vous l’ai dit, c’était la femme d’Oshikaï, qu’on considère comme le père des Nadirs. C’est lui qui a mené les tribus rebelles loin des terres des Chiatzes et qui s’est taillé un chemin par la force au milieu des terres gouvernées aujourd’hui par les Gothirs. Après sa mort, les tribus se sont dispersées, se faisant la guerre les unes aux autres, et elles continuent encore aujourd’hui. Donc, s’il était le premier Nadir, alors Shul-sen était… quoi ? Nadire ou chiatze ? — Les deux, répondit Klay. Et très belle également. Que lui est-il arrivé ? Le Chiatze haussa les épaules et Klay put lire de la tristesse dans ses yeux sombres et bridés. — Cela dépend de la version historique à laquelle on veut croire. En ce qui me concerne, je pense qu’elle a été assassinée peu de temps après la mort d’Oshikaï ; toutes les archives convergent vers cette hypothèse, même si d’après quelques histoires, elle aurait fait voile vers un continent mythique de l’autre côté de la mer. Si vous êtes romantique dans l’âme, alors c’est cette version que vous devriez garder en mémoire. — Autant que faire se peut, je cherche la vérité, répondit Klay. Mais dans ce cas précis j’aimerais croire qu’elle a vécu heureuse quelque part. Enfin, nous ne le saurons jamais. Chorin-Tsu écarta une nouvelle fois les mains. — En tant qu’étudiant, j’ose espérer qu’un jour les brumes se disperseront. Et peut-être même trouverai-je des documents en guise de preuves. — Si c’est le cas, fais-le-moi savoir. En attendant, j’achète cette figurine. Fais-la livrer chez moi. — Souhaitez-vous en connaître le prix, seigneur ? — Je suis sûr qu’il sera honnête. — En effet, seigneur. Klay était sur le point de partir lorsqu’il se tourna une nouvelle fois vers le Chiatze. — Dis-moi, Chorin-Tsu, comment se fait-il que l’embaumeur royal tienne un étal d’antiquités ? — Embaumeur est ma profession, seigneur. L’histoire est ma passion. Et comme toutes les passions, il faut la partager pour l’apprécier davantage. Voir votre ravissement devant cette pièce m’emplit de joie. Klay reprit sa route, sous les arches de la galerie et à travers le hall de cuisine. Deux gardes lui ouvrirent la porte qui menait à la somptueuse salle à manger des nobles. Klay avait depuis longtemps perdu sa nervosité en entrant dans ce genre de lieu, car, en dépit de sa modeste extraction, sa légende était devenue telle parmi le peuple qu’il était à présent mieux considéré que les nobles. Peu de personnes dînaient pour l’heure, et Klay repéra tout de suite l’ambassadeur drenaï, Majon, engagé dans une discussion enflammée avec un dandy en tunique bleue, couverte de joyaux. Le dandy était grand et fin, très beau, ses cheveux légèrement bruns et tenus par un serre-tête en argent orné d’une opale. Klay se dirigea vers eux. Majon ne l’avait pas vu approcher, aussi continuait-il de railler son compagnon. — Je pense que ce n’est pas juste, Sieben, avec tout ce que tu as gagné… (Quand soudain il aperçut Klay, son visage changea du tout au tout : un grand sourire vint éclairer ses traits.) Cher ami, quel plaisir de vous revoir. Je vous en prie, joignez-vous à nous. Ce serait un véritable honneur. Nous parlions justement de vous il y a quelques instants à peine. Je vous présente Sieben, le poète. — J’ai assisté à des représentations de vos œuvres, lui dit Klay, et j’ai lu avec intérêt, la saga de Druss la Légende. Le poète se fendit d’un sourire de loup. — Vous avez lu l’œuvre et bientôt vous affronterez l’homme. Je dois vous avouer, monsieur, que je parierai contre vous. — Dans ce cas, vous m’excuserez de ne pas vous souhaiter bonne chance, répondit Klay en s’asseyant. — Avez-vous regardé le combat d’aujourd’hui ? lui demanda Majon. — Mais oui, ambassadeur. Druss est un combattant très intéressant. Il semblerait que la douleur le pousse à redoubler d’efforts. Il est indomptable et incroyablement fort. — Il gagne toujours, intervint joyeusement Sieben. C’est un talent qu’il a. — Sieben est particulièrement en joie aujourd’hui, le coupa Majon d’une voix glaciale. Il a gagné soixante pièces d’or. — J’ai, moi aussi, gagné, dit Klay. — Vous aviez parié sur Druss ? demanda Sieben. — Oui. J’avais étudié les deux hommes et j’ai pensé que le Lentrian n’avait pas en lui ce qu’il fallait pour égaler votre athlète. Il n’était pas non plus assez rapide du gauche, ce qui donnait à Druss la possibilité de mieux accompagner les coups. Mais vous devriez lui dire de changer sa position d’attaque. Il a tendance à rentrer la tête et charger, ce qui en fait une cible facile pour un uppercut. — Je ferai en sorte de le lui dire, promit Sieben. — J’ai un terrain d’entraînement, chez moi. Il est libre de s’en servir. — Voilà une offre très généreuse, intervint Majon. — Vous avez l’air très confiant, monsieur, dit Sieben. Cela ne vous inquiète pas que Druss n’ait jamais perdu ? — Pas plus que le fait de n’avoir jamais perdu moi non plus. Quelle que soit l’issue, l’un de nous devra abandonner ce record parfait. Mais le soleil continuera de briller et la terre ne s’écroulera pas. Et, à présent, mes amis, si nous commandions à manger ? L’air était pur et frais ; un léger vent soufflait sur le bassin de la fontaine, rafraîchissant l’air que traversaient Druss et Sieben, en montant le chemin raide qui menait au sommet de la plus haute colline du Grand Parc. Au-dessus d’eux, le ciel arborait le magnifique bleu de la fin d’été, parsemé de gros nuages blancs qui dérivaient lentement vers l’ouest. Au loin, des rayons de soleil perçaient entre les nuages, illuminant de façon fugitive des pans entiers des montagnes occidentales, leur donnant de profonds reflets rouge et or, comme des joyaux à la lumière d’une torche. Aussi soudainement, les nuages errants bloquaient le soleil et les rochers dorés retrouvaient leur teinte grisâtre. Druss contempla un long moment les montagnes, se remémorant l’odeur des pins et le chant du ruisseau, chez lui, sur les hauteurs. Les nuages continuaient d’avancer et le soleil éclaira une nouvelle fois les lointaines montagnes. Le panorama était sublime, mais Druss savait qu’il ne trouverait pas de forêts de pins dans les environs. À l’est de Gulgothir se dressaient les plaines nadires, une gigantesque étendue désertique, sèche, aride et inhospitalière. Sieben alla s’asseoir au bord du bassin et laissa traîner sa main dans l’eau. — Maintenant tu comprends pourquoi cela s’appelle la colline aux Six Vierges, dit-il. Au centre du bassin trônait une statue représentant six femmes, magnifiquement sculptées à partir d’un seul bloc de marbre. Elles se tenaient en cercle, toutes penchées en avant et bras tendus, comme suppliantes. Derrière et au-dessus d’elles se dressait un vieil homme portant une urne gigantesque d’où s’écoulait l’eau de la fontaine qui se déversait en cascade sur le marbre blanc. — Il y a plusieurs siècles de cela, reprit Sieben, alors qu’une armée d’invasion était arrivée par le nord pour encercler Gulgothir, six vierges furent sacrifiées pour apaiser les dieux de la guerre. Elles furent noyées selon un rituel. Après cela, les dieux favorisèrent les défenseurs, qui repoussèrent l’attaquant. Sieben sourit en voyant Druss plisser ses yeux bleu pâle. Le guerrier se mit alors à jouer du bout des doigts avec sa barbe noire coupée au carré – le signe habituel de son irritation grandissante. — Tu ne crois pas qu’on puisse apaiser les dieux ? demanda candidement Sieben. — Pas avec le sang d’innocents. — Mais ils ont gagné, Druss. Par conséquent le sacrifice a bien été utile, non ? Le guerrier secoua la tête. — S’ils croyaient que le sacrifice apaiserait leurs dieux, alors cela les a encouragés à se battre avec davantage de conviction. Mais un bon discours aurait pu donner le même résultat. — Mais supposons que les dieux aient bel et bien demandé ce sacrifice et qu’ils les aient vraiment aidés à gagner la bataille ? — Alors, il aurait mieux valu perdre. — Ah ! s’exclama Sieben triomphant, mais s’ils avaient perdu, un plus grand nombre d’innocents seraient morts : des femmes violées et assassinées, des bébés tués dans leurs berceaux. Qu’as-tu à répondre à cela ? — Je ne ressens pas le besoin de répondre. Tout le monde est capable de sentir la différence entre du parfum et de la bouse de vache ; il n’y a pas besoin d’en débattre. — Allons, mon vieux, tu ne te donnes pas beaucoup de mal. La réponse est pourtant assez simple – les principes du bien et du mal ne sont pas mathématiques. Ils sont fondés sur le désir d’individus faisant – ou pas – ce qui est droit et juste, tant par rapport à la loi que par rapport à leur conscience. — Des mots, des mots, des mots ! Ils ne veulent rien dire ! cracha Druss. Le désir des individus est la principale raison du mal. Quant à la conscience ou à la loi, que se passe-t-il si un homme n’a aucune conscience et si la loi promeut les sacrifices rituels ? Est-ce que cela rend la chose bonne ? Alors, arrête de m’attirer une fois de plus dans un de tes débats inutiles. — Mais nous, poètes, ne vivons que pour ces débats inutiles, rétorqua Sieben en essayant de calmer sa colère. Nous aimons nous servir de notre intelligence afin de développer notre esprit. Cela nous aide à prendre davantage conscience des besoins de nos semblables. Tu es de sale humeur aujourd’hui, Druss. J’aurais pensé que tu serais hystérique à l’idée de ton prochain combat, d’un autre homme sur qui écraser tes poings. Le championnat, rien de moins. Les hurlements de la foule, l’adoration de tes compatriotes. Ah, le sang et les bleus ! Les parades interminables et tous les banquets en ton honneur ! Druss jura et son visage se rembrunit. — Tu sais bien que je déteste tout cela. Sieben secoua la tête. — Une partie de toi, sans doute, Druss. La meilleure partie méprise les clameurs du public, mais comment se fait-il alors qu’à chaque nouvelle action tu en récoltes davantage ? Tu as été invité ici – comme une mascotte si je puis dire. Et qu’as-tu fait ? Tu as brisé la mâchoire du champion drenaï – et pris sa place. — Je n’avais pas l’intention de blesser cet homme. Si j’avais su que son menton était en porcelaine, je l’aurais frappé au ventre uniquement. — Je suis sûr que tu aimerais croire à ce que tu dis, mon vieux. Aussi sûr que je ne te crois pas cinq secondes. Réponds-moi : que ressens-tu quand la foule scande ton nom ? — Je t’ai assez écouté, poète. Qu’attends-tu de moi ? Sieben prit une profonde inspiration pour se calmer. — Les mots sont tout ce que nous avons pour décrire ce que nous ressentons et ce dont nous avons besoin les uns et les autres. Sans eux, comment pourrions-nous enseigner aux plus jeunes ou exprimer nos espoirs afin que les générations futures puissent les lire ? Tu vois le monde de façon si simpliste, Druss, comme si tout n’était que feu ou glace. Alors qu’en soi, cela n’a aucune importance. Mais comme tous les hommes à l’esprit fermé ou aux rêves étroits, tu ressens le besoin de te moquer de ce que tu ne comprends pas. Les civilisations sont construites sur des mots, Druss. Elles sont détruites par des haches. Qu’est-ce que cela devrait te dire, capitaine à la hache ? — Rien que je ne sache déjà. Et maintenant, on est quittes ou pas ? La colère de Sieben disparut aussitôt et il sourit. — Je t’aime beaucoup, Druss, je t’ai toujours bien aimé. Mais tu as le don de m’énerver. Druss acquiesça, le visage solennel. — Je ne suis pas un penseur, répondit-il, mais je ne suis pas stupide non plus. Je suis un homme comme beaucoup d’autres. J’aurais pu être fermier, charpentier, ou même laboureur. Mais jamais professeur ou clerc. Les intellectuels me rendent nerveux. Comme ce Majon. (Il secoua la tête.) J’ai rencontré beaucoup d’ambassadeurs et ils se ressemblent tous : décontractés, le sourire faux au possible et l’œil auquel rien n’échappe. En quoi croient-ils ? Ont-ils un sens de l’honneur ? Du patriotisme ? Ou est-ce qu’ils se moquent de nous, le peuple d’en bas, en remplissant leurs bourses avec notre or ? Je ne sais pas grand-chose, poète, mais je sais que les hommes comme Majon – ou comme toi, dame – peuvent rendre tout ce en quoi je crois aussi insaisissable que de la neige en été. Et me faire passer en plus pour un idiot au passage. Oh, je comprends comment le bien et le mal peuvent se résumer par des chiffres. Comme ces femmes dans la fontaine. Une armée de siège peut tout à fait dire : « Tuez six femmes et nous épargnerons la cité. » Et il n’y a qu’une réponse à cela. Mais je ne pourrais pas t’expliquer pourquoi je sais que c’est la bonne. — Mais moi si, répondit Sieben, sa colère oubliée. Et c’est une chose que j’ai apprise, en partie du moins, grâce à toi. Le plus grand mal qui soit, c’est de forcer d’autres personnes à faire le mal. Ce que l’armée dont tu parles dit en fait, c’est : « À moins que vous ne commettiez un petit acte malfaisant, nous en commettrons un grand. » La réponse héroïque serait bien sûr de refuser. Mais les diplomates et les politiciens sont des pragmatiques, Druss. Ils vivent sans comprendre réellement ce qu’est l’honneur. Ai-je raison ? Druss sourit et donna une bonne claque sur l’épaule de Sieben. — Oui, da, poète, tu as raison. Mais je sais aussi que sans ciller tu pourrais prêcher le contraire. Alors, arrêtons-nous ici, tu veux bien ? — D’accord ! Disons qu’il y a match nul. Druss porta son regard en direction du sud. À ses pieds se dressait le centre du vieux Gulgothir, un entremêlement compact et apparemment hasardeux de bâtiments, de maisons, de boutiques et d’ateliers, entrecroisés de dizaines d’allées et de rues. En son milieu trônait l’ancien palais-forteresse, telle une araignée grise accroupie. Autrefois résidence des rois, le palais-forteresse servait aujourd’hui d’entrepôt et de grenier à grain. Druss regarda alors à l’ouest en direction du nouveau palais du Roi-Dieu, une structure colossale de pierre blanche, aux colonnes décorées de feuilles en or, et aux statues – principalement du roi lui-même – ornées de couronnes d’or et d’argent. Des jardins fleuris entouraient le palais et malgré la distance, Druss pouvait voir la splendeur des rosiers royaux et des arbres en fleurs. — As-tu déjà vu le Roi-Dieu ? s’enquit le guerrier. — J’étais assis près du balcon royal pendant que tu t’amusais avec le Lentrian. Mais tout ce que j’ai vu c’est le dos de ses gardes. On dit que ses cheveux sont teints avec de l’or véritable. — Comment ça je m’amusais ? C’était un sacré costaud et je sens toujours le poids de ses coups. Sieben gloussa. — Eh bien, attends de rencontrer le champion gothir, Druss. Au combat, il n’est pas humain ; on dit qu’il cogne comme la foudre. Tu es coté à neuf contre un. — Alors, je vais p’têt perdre, grogna Druss, mais ne parie pas là-dessus ! — Oh, cette fois, je ne miserai même pas une pièce de cuivre. J’ai rencontré Klay. Il est assez unique, Druss. Depuis le temps que je te connais, je n’avais jamais rencontré quelqu’un que je pensais pouvoir te battre. Jusqu’à aujourd’hui. — Bah ! s’ébroua Druss. Si j’avais reçu un raq d’or chaque fois que quelqu’un m’a dit avoir rencontré un homme plus fort que moi, ou plus rapide, ou meilleur, ou plus dangereux… Et où sont-ils maintenant ? — Eh bien, mon vieux, répondit froidement Sieben, ils sont quasiment tous morts – tués par toi dans ton éternelle quête de faire ce qui est bon, juste et droit. Druss plissa les yeux. — Je croyais que tu avais dit qu’on était quittes ? Sieben écarta les mains. — Désolé, ça a été plus fort que moi. Le guerrier nadir connu sous le nom de Talisman s’engouffra à grandes enjambées dans l’allée. À présent, les cris de ses poursuivants étaient lointains, mais il savait qu’il ne les avait pas semés… pas encore. Il déboucha sur une place carrée et fit une pause. Il y avait de nombreuses portes – il en compta six de chaque côté de la place. — Par ici ! Par ici ! entendit-il quelqu’un crier. La lune brillait sur les murs nord et ouest, aussi reprit-il sa course vers le sud de la place afin d’aller s’adosser dans le renfoncement d’une des portes. Là, dans l’ombre, enveloppé dans sa longue cape noire, il était quasiment invisible. Talisman prit une profonde inspiration, luttant pour trouver son calme. Distraitement, sa main se dirigea vers sa hanche, où son grand couteau de chasse aurait dû se trouver. Il jura entre ses dents. Aucun guerrier nadir n’était autorisé à entrer avec une arme dans une ville gothire. Il détestait ce lieu de pierre et de pavés, sa foule fourmillante et la puanteur humaine qui en résultait. Les grands espaces des steppes nadires lui manquaient : les montagnes redoutables sous un ciel nu et enflammé, les plaines interminables, où un homme peut chevaucher plus d’une année sans jamais croiser âme qui vive. Dans les steppes, un homme peut se sentir en vie. Mais pas ici, dans ce nid à rats qu’on appelle une ville, avec son air pollué et nauséabond, celui de la puanteur des entrailles, des excréments humains, jetés par les fenêtres pour aller pourrir dans les ruelles, au milieu des déchets et des immondices. Un rat vint se frotter contre son pied mais il ne bougea pas. L’ennemi était proche. L’ennemi ? Ces voyous du quartier pauvre de Gulgothir ne méritaient même pas ce titre. Ils ne faisaient que passer le temps, en poursuivant un Nadir par leurs rues infestées de vermine, appréciant un trop rare moment de divertissement dans leur misérable existence. Il jura de nouveau. Nosta Khan l’avait mis en garde contre les gangs, lui indiquant même quels quartiers éviter, mais Talisman avait à peine écouté. Il faut dire qu’il n’avait jamais visité une ville aussi grande que Gulgothir et il n’avait donc pas pu se douter qu’il était si facile de s’y perdre. Des bruits de course résonnèrent ; il serra les poings. S’ils le trouvaient là ils le tueraient. — Tu as vu où qu’il est parti ? dit une voix gutturale. — Nan ! Et par là ? — Vous trois, prenez cette allée, nous, on va couper par la promenade des Tavernes ; on se retrouve sur la place. Talisman ramena son capuchon sur sa tête, ne laissant voir que ses yeux sombres, et attendit. Le premier des trois hommes passa en courant devant sa cachette, puis le second. Mais le troisième regarda dans sa direction – et le vit. Talisman bondit sur lui. L’homme plongea à sa rencontre, un couteau à la main, mais Talisman l’esquiva en se déplaçant d’un pas de côté et lui envoya un poing en plein visage. L’homme partit à la renverse et Talisman se précipita vers sa gauche pour s’engouffrer à toute vitesse dans une autre allée. — Il est là ! Il est là ! hurla l’assaillant. Le Nadir se retrouva face à un mur de deux mètres cinquante de haut. Il sauta et passa ses doigts au-dessus du rebord pour se hisser tant bien que mal. De l’autre côté se trouvait un jardin éclairé par la lune. Talisman se laissa tomber dans l’herbe et courut jusqu’à un second mur qu’il escalada également. Cette fois, cela donnait sur une rue étroite ; il se laissa tomber en douceur et remonta la rue à grands pas, sa colère grandissant. Il avait honte de fuir devant ces hommes du Sud aux yeux ronds. Il arriva à une intersection et bifurqua vers le nord. Il n’entendait plus de bruits de poursuite, mais il ne se détendit pas pour autant. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait, ces maudits bâtiments se ressemblaient tous. Nosta Khan lui avait ordonné de trouver la maison de Chorin-Tsu, l’embaumeur, qui vivait rue des Tisserands, dans le quartier nord-ouest de la ville. Mais où est-ce que je suis ? se demanda le Nadir. Un grand homme émergea de l’ombre, un couteau rouillé dans la main droite. — Je t’ai trouvé, saloperie de Nadir ! déclara-t-il. Talisman scruta les yeux cruels de son adversaire et sa colère explosa, froide et déchirante. — La seule chose que tu as trouvée, répondit Talisman, c’est la mort. L’homme brandit son couteau et se rua sur le Nadir ; il porta son attaque au niveau du cou de Talisman. Mais ce dernier se déplaça légèrement sur la droite et leva son bras gauche pour bloquer le poignet de son agresseur. Dans le même mouvement fluide, son bras droit agrippa l’épaule de l’homme et, d’une torsion sauvage, il porta tout son poids sur le bras qui tenait le couteau – qui cassa à la hauteur du coude. L’homme poussa un hurlement et lâcha son arme. Talisman le libéra et ramassa le couteau pour l’enfoncer d’un coup sec entre les côtes du blessé. Puis, il l’attrapa par ses cheveux gras et lira sa tête en arrière pour contempler son visage terrorisé. — Puisses-tu pourrir dans plusieurs enfers, murmura le Nadir en faisant tourner la lame dans le corps de son ennemi. L’homme mortellement blessé ouvrit la bouche pour un dernier hurlement – mais mourut avant de pouvoir le pousser. Talisman laissa tomber le corps et essuya le couteau sur la tunique sale du mort. Puis, il se fondit une nouvelle fois dans les ténèbres. Le silence était revenu. De chaque côté, des murs ornés de rangées de volets clos se dressaient au-dessus de lui. Talisman déboucha dans une allée plus large, mais d’à peine soixante mètres de long ; il vit de la lumière filtrer par les fenêtres d’une taverne. Il cacha son couteau sous sa cape et continua d’avancer. La porte de la taverne s’ouvrit et un grand homme avec une barbe au carré sortit. Talisman alla à sa rencontre. — Excusez mon impertinence, seigneur, dit le Nadir dont les mots avaient un goût d’acide sur sa langue, mais pourriez-vous m’indiquer la rue des Tisserands ? — Mon garçon, répondit l’homme éméché en se laissant tomber sur un banc en chêne, j’aurai déjà du mal à retrouver où j’habite. Je suis également un étranger en ce lieu et rien que ce soir je me suis perdu plus d’une fois dans ce labyrinthe. Par le ciel, je ne comprends vraiment pas qu’on puisse vouloir vivre ici. Tu y comprends quelque chose, toi ? Talisman se retourna pour s’en aller. Au même instant, les hommes qui lui donnaient la chasse apparurent de chaque côté de l’allée. Cinq et quatre. — On va t’arracher le cœur ! hurla le chef, une grosse crapule chauve. Les cinq premiers passèrent à l’attaque et Talisman sortit son couteau. Un mouvement imprévu survint sur sa gauche ! Talisman jeta un coup d’œil rapide. L’étranger ivre s’était levé et essayait de déplacer le banc en chêne. Non, pas de le déplacer, réalisa Talisman, il était en train de le soulever ! La vision était si incongrue dans un tel moment qu’il dût se forcer à détacher son regard de la scène pour se concentrer sur ses attaquants. Ils étaient proches à présent – trois étaient armés de couteaux, deux de matraques en plomb. Tout à coup, l’énorme banc en chêne passa en sifflant au-dessus de la tête de Talisman comme une lance. L’objet percuta le chef en plein visage, lui brisant les dents et le soulevant de terre, et finit sa course en renversant deux autres hommes au passage. Les deux restants sautèrent par-dessus leurs camarades au sol et se ruèrent au contact. Talisman réceptionna le premier ; leurs lames s’entrechoquèrent. Le Nadir décocha un coup de coude au menton de son adversaire qui tomba la tête la première contre les pavés. Comme il essayait de se relever, Talisman lui mit deux coups de pied au visage ; au deuxième coup, l’homme poussa un grognement et s’étala de tout son long sur le sol, assommé pour le compte. Talisman se retourna d’un bond – mais le dernier assaillant essayait vainement de se dégager de la poigne de fer de l’étranger qui l’avait soulevé de terre, par le cou et l’aine, et le tenait au-dessus de lui. Talisman pivota sur ses talons et vit que les quatre derniers agresseurs approchaient lentement depuis l’autre côté de l’allée. L’étranger courut dans leur direction, poussa un grognement d’effort et leur balança son infortunée victime. Trois d’entre eux s’écroulèrent – mais se relevèrent. L’étranger fit un pas en avant. — Je crois que ça ira comme ça, mes garçons, leur dit-il d’une voix froide. Jusqu’ici, je n’ai tué personne à Gulgothir. Alors, ramassez vos amis et retournez à vos affaires. L’un des hommes s’avança prudemment et dévisagea l’étranger. — Tu es le lutteur drenaï, pas vrai ? Druss ? — On ne peut être plus exact. Alors, mes garçons, soyez gentils de passer votre chemin. La fête est finie – à moins que vous n’en redemandiez ? — Klay te réduira en bouillie dans la finale, espèce de salaud ! Et sans un mot de plus, l’homme rengaina son couteau et se tourna vers ses camarades. Ensemble ils aidèrent les blessés de l’allée à se relever, mais ils durent porter leur chef toujours inconscient. L’étranger se tourna vers Talisman. — Un sale endroit, déclara-t-il avec un large sourire, mais il y a des distractions. Tu te joins à moi pour un pichet ? — Tu te bats bien, répondit Talisman. (Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit que ses assaillants s’étaient regroupés à l’entrée de l’allée.) Oui, j’accepte de boire avec toi, Drenaï. Mais pas ici. J’ai dans l’idée qu’ils vont parler jusqu’à ce que leur courage revienne – et là ils reviendront à l’attaque. — Eh bien, marche à mes côtés, mon garçon. Les Gothirs nous ont donné des logements – qui ne devraient pas être loin d’ici si je ne m’abuse – et j’y ai vu un petit vin rouge lentrian qui m’a fait de l’œil toute la soirée. Ils partirent ainsi en direction de l’ouest et débouchèrent finalement dans l’avenue principale qui menait au Colisée. Les agresseurs ne les suivirent pas. Talisman n’avait jamais été à l’intérieur d’un logement si luxueux, et ses sombres yeux bridés se noyèrent dans tout ce qu’ils voyaient : le grand escalier en panneaux de chêne, les murs recouverts de velours, les chaises à coussin sculptées et recouvertes de dorures, les tapis en soie chiatze. Le grand guerrier appelé Druss le guida dans les escaliers jusque dans un long couloir. Il y avait des portes de chaque côté, à quinze mètres d’intervalle. L’étranger s’arrêta devant l’une d’elles et appuya sur un loquet de bronze. La porte s’ouvrit pour révéler un appartement richement meublé. La première chose que vit Talisman en examinant la pièce fut un miroir rectangulaire d’un mètre quatre-vingts de haut. Il cligna des yeux, car même s’il avait déjà vu son reflet auparavant, cela n’avait jamais été de façon aussi claire ni en pied. La cape noire volée et sa tunique étaient maculées de taches du voyage et recouvertes de poussière ; ses yeux de jais lui renvoyèrent son regard empreint d’une lassitude évidente. Le visage qu’il regardait – bien qu’imberbe – avait l’air plus âgé que ses dix-huit ans ; sa bouche était un trait grave et bien délimité. Les responsabilités pesaient sur lui tel un vautour dévorant sa jeunesse. Il s’approcha du miroir et en toucha la surface. On aurait dit du verre. Mais le verre est virtuellement transparent – comment pouvait-il renvoyer son reflet de manière si merveilleuse ? En regardant de plus près, il vit que le miroir était légèrement égratigné sur le coin droit en bas. Il se mit à genoux et regarda l’égratignure, pour réaliser qu’à travers il pouvait voir le tapis qui était derrière le miroir. — Ils peignent l’arrière du verre avec de l’argent, je crois, lui expliqua Druss. Mais je ne sais pas comment ils font. Talisman se désintéressa du miroir et entra dans la chambre. Il y avait six divans recouverts de cuir lustré, plusieurs chaises, et une grande table basse avec un pichet de vin et quatre gobelets en argent. La pièce était aussi grande que la tente de son père – où vivaient quatorze personnes ! Des portes jumelles sur le mur opposé ouvraient sur un grand balcon qui donnait sur le Colisée. Talisman avança à pas feutrés sur les tapis luxueux et sortit sur le balcon. La Grande Arène était entourée par des mâts en bronze gigantesques au sommet desquels une lampe allumée projetait une lumière rougeâtre sur la partie inférieure du Colisée. On aurait dit que l’énorme structure était en feu. Talisman l’aurait bien voulu – et toute cette maudite cité avec ! — C’est joli, non ? lui demanda Druss. — C’est là que tu te bats ? — Rien qu’une fois encore. Le champion gothir, Klay. Et puis je retourne chez moi, dans ma ferme, voir ma femme. Druss passa à son invité un gobelet de rouge lentrian et Talisman en but une gorgée. — Tous les drapeaux de tant de nations. Pourquoi ? Vous préparez une guerre ? — Plutôt l’inverse, répondit Druss, à ce que j’ai pu comprendre. Les nations sont réunies ici pour les Jeux de la Fraternité. Ils sont censés favoriser l’amitié entre les nations… et le commerce. — Les Nadirs n’ont pas été invités à participer, fit remarquer Talisman en quittant le balcon pour rentrer dans la pièce. — Ah, mais c’est ça la politique, mon garçon. Je n’y comprends rien et ne sais qu’approuver. Mais, même s’ils avaient voulu inviter les Nadirs, à qui auraient-ils envoyé l’invitation ? Il y a des centaines de tribus, la plupart en guerre entre elles. Il n’y a pas de centre… pas de chef. — Cela va changer, rétorqua Talisman. Les prophéties annoncent un chef, un grand homme. L’Unificateur ! — J’ai entendu dire qu’il y avait déjà eu beaucoup d’Unificateurs. — Celui-ci sera différent. Il aura les yeux violets et portera un nom qu’aucun Nadir encore n’avait choisi. Il sera là bientôt. Alors, que votre monde prenne garde ! — Bon, eh bien, je te souhaite bonne chance, dit Druss en s’asseyant sur un divan et en posant ses pieds sur la table. Des yeux violets, hein ? Je demande à voir. — Ils seront comme les Yeux d’Alchazzar, répondit Talisman. Il sera la personnification du Grand Loup dans les montagnes de la Lune. La porte s’ouvrit et Talisman se retourna pour voir un grand et beau jeune homme entrer. Ses cheveux blonds étaient tirés en arrière en queue-de-cheval et il portait une cape pourpre sur une longue tunique en soie bleue, décorée d’opales. — J’espère que tu m’as laissé un peu de ce vin, mon vieux, lança le nouveau venu en s’adressant à Druss. Je suis aussi desséché que les dessous-de-bras d’un lézard. — Je dois partir, dit Talisman en se dirigeant vers la porte. — Attends ! s’exclama Druss en se levant. Sieben, est-ce que tu sais où se trouve la rue des Tisserands ? — Non, mais j’ai un plan dans ma chambre. Je vais le chercher. (Sieben revint quelques instants plus tard et étala le plan sur la table basse.) Quel quartier ? demanda-t-il à Talisman. — Nord-ouest. Le doigt fin de Sieben parcourut la carte. — C’est là ! Derrière la salle des Antiquités. (Il leva les yeux vers Talisman.) Tu sors d’ici par l’entrée principale et tu continues le long de l’avenue jusqu’à la statue de la déesse de la Guerre – une grande femme qui manie une lance ; elle a un faucon sur l’épaule. Tu continues sur la gauche sur près de deux kilomètres jusqu’à ce que tu aies le parc des Poètes face à toi. Là, tourne à droite et continue jusqu’à la salle des Antiquités. Il y a quatre énormes colonnes à l’extérieur et un grand linteau de pierre sur lequel est gravé un aigle. La rue des Tisserands est la première sur ta droite après avoir dépassé la salle. Ça ira ou veux-tu que je répète ? — Non, répondit Talisman. Je trouverai. Et sans un mot de plus, le Nadir quitta la pièce. Comme la porte se fermait, Sieben sourit. — Sa gratitude m’étouffe. Où rencontres-tu des gens pareils ? — Il était mêlé à une bagarre de rue et je lui ai donné un coup de main. — Combien de morts ? s’enquit Sieben. — Aucun, à ce que je sache. — Tu te fais vieux, Druss. Il est nadir, non ? Il a du courage de se balader dans Gulgothir. — Oui, da. Je l’aime bien. Il me parlait de l’Unificateur à venir, un homme avec les Yeux d’Alchazzar, quoi que ça veuille dire. — L’explication est assez simple, affirma Sieben en se servant un gobelet de vin. Il s’agit d’une vieille légende nadire. Il y a des centaines d’années, trois chamans nadirs, des hommes très puissants – à ce qu’on dit – ont décidé de créer une statue pour les dieux de l’Eau et de la Pierre. Ils ont puisé leur magie dans la terre et donné forme à la statue, qu’ils ont baptisée Alchazzar, comme la pierre des montagnes de la Lune. À ce que j’en sais, c’est un loup géant qu’ils ont sculpté. Ses yeux étaient d’énormes améthystes, ses dents d’ivoire… — Au fait, poète ! cracha Druss. — Tu n’as aucune patience, Druss. Mais écoute-moi bien. D’après les légendes, les chamans ont puisé toute la magie de la terre et l’ont placée dans le loup. Ils ont fait cela afin de contrôler la destinée des Nadirs. Mais, un peu plus tard, l’un des chamans a volé les Yeux d’Alchazzar et soudain la magie s’est arrêtée. Privées de leurs dieux, les tribus nadires – jusqu’alors paisibles – se sont retournées les unes contre les autres, dans de terribles guerres qui continuent encore à ce jour. Voilà ! Une jolie petite fable pour t’aider à dormir. — Mais, qu’est-il arrivé à l’homme qui a volé les Yeux ? s’enquit Druss. — Je n’en ai pas la moindre idée. — C’est ce que je déteste avec tes histoires, poète. Elles manquent de détails. Pourquoi la magie était-elle prisonnière du loup ? Pourquoi a-t-on volé les Yeux ? Où sont-ils aujourd’hui ? — J’ignorerai ces insultes, Druss, mon vieux, dit Sieben en souriant. Et tu sais pourquoi ? Parce que lorsque cela s’est su que tu étais malade, ta cote est passée à douze contre un. — Malade ? Mais je n’ai jamais été malade de ma vie. Comment une telle rumeur a pu se répandre ? Sieben haussa les épaules. — Je… dirai que c’est lorsque tu ne t’es pas présenté au banquet en l’honneur du Roi-Dieu. — Bon sang, j’avais complètement oublié ! Tu leur as dit que j’étais malade ? — Je ne crois pas avoir employé le mot malade… plutôt… blessé. Oui, c’est ça. Tu souffrais de tes blessures. Ton adversaire était là et s’est inquiété de ta santé. Quel homme charmant ! Il a dit qu’il espérait que la prophétie n’affecterait pas ton style de combat. — Quelle prophétie ? — Quelque chose comme quoi tu perdrais la finale, répondit Sieben avec désinvolture. Enfin, rien de quoi s’inquiéter. Et puis tu pourras lui demander toi-même. Il t’a invité chez lui demain soir – et je te serais reconnaissant de bien vouloir accepter. — Tu me serais reconnaissant ? Dois-je comprendre qu’il y a une femme là-dessous ? — Maintenant que tu m’en parles, j’ai effectivement rencontré une délicieuse servante au palais. Elle pense que je suis une sorte de prince d’un royaume étranger. — Je me demande bien comment elle a pu se forger cette opinion, grommela Druss. — Aucune idée, mon vieux. Néanmoins, je l’ai invitée à dîner avec moi, ici, demain soir. Enfin bon, je suis sûr que tu vas aimer Klay. Il est intelligent et urbain et son arrogance est méticuleusement cachée. — Oh oui, grogna Druss. Je sens que je l’aime déjà. Chapitre 2 La maison dans la rue des Tisserands était un vieux bâtiment gothir en pierre grise, d’un étage, avec un toit en ardoise rouge. Toutefois, à l’intérieur, les pièces avaient été aménagées à la mode chiatze. Il ne restait plus de pièces carrées ou rectangulaires, tous les murs décrivaient à présent des courbes parfaites : ovales ou cercles, ou cercles sur ovales. Les portes et les chambranles suivaient ces lignes ; même les imposantes fenêtres carrées gothires, si sinistres et fonctionnelles de l’extérieur, avaient été redécorées grâce à des plaques circulaires finement sculptées. Dans le petit bureau central, Chorin-Tsu était assis, jambes croisées, sur un tapis en soie chiatze et ses yeux marron foncé fixaient imperturbablement l’homme à genoux devant lui. Les yeux du nouveau venu étaient noirs et méfiants, et bien qu’il soit agenouillé – comme le voulait la coutume en présence de son hôte – son corps était tendu, sur le qui-vive. Il faisait penser à un serpent, immobile, prêt à mordre. Talisman porta le regard sur les murs arrondis, les reliefs en bois sculpté et laqué et les peintures raffinées dans leurs cadres laqués également. Il passa en revue les différentes œuvres d’art sans jamais s’arrêter pour en examiner une. Il reporta vite son attention sur le petit Chiatze. Est-ce que je t’aime bien ? se demanda Chorin-Tsu comme le silence s’éternisait. Es-tu quelqu’un de confiance ? Pourquoi le destin t’a-t-il choisi pour sauver ton peuple ? Sans ciller, Chorin-Tsu étudia le visage du jeune homme. Il avait un grand front, ce qui était souvent signe d’intelligence, et sa peau était plus proche du doré chiatze que de la jaunisse nadire. Quel âge a-t-il ? Dix-neuf ? Vingt ? Si jeune. Et pourtant, force et détermination se dégagent de lui. Tu as plus d’expérience que d’années, pensa le vieil homme. Et que vois-tu devant toi, jeune guerrier ? Un vieillard tout ridé – une lanterne bientôt à court d’huile et dont la flamme commence à vaciller ? Un vieil homme entouré de jolies images ! Eh bien, autrefois, j’étais aussi fort que toi, et j’avais, moi aussi, de grands rêves. En repensant à ses rêves, son esprit se mit à vagabonder brièvement, et il revint à la réalité dans un sursaut, le regard fixé sur les yeux de jais de Talisman. Un sentiment de peur l’effleura un instant – car à présent ces yeux étaient froids et impatients. — Aie la gentillesse de me montrer la pièce, dit Chorin-Tsu en langue du Sud, d’une voix à peine plus forte qu’un murmure. Talisman plongea la main dans sa tunique et en sortit une petite pièce frappée d’une tête de loup. Il l’offrit au vieil homme qui l’accepta, les doigts tremblants, et qui se pencha en avant pour l’examiner. Talisman se retrouva nez à nez avec le sommet du crâne rasé de Chorin-Tsu où se trouvait seulement une minuscule tresse de cheveux blancs. — Voilà une pièce fort intéressante, jeune homme. Malheureusement, n’importe qui pourrait en avoir une, dit l’embaumeur d’une voix rauque. On aurait pu également la voler au vrai messager. Talisman se fendit d’un sourire glacial. — Nosta Khan m’a dit que vous étiez un mystique, Chorin-Tsu. De fait, vous ne devriez pas avoir beaucoup de mal à juger de mon intégrité. Il y avait deux petites coupelles à eau en grès posées sur le tapis de soie. Le jeune Nadir voulut prendre la première, mais le vieil homme l’arrêta d’un geste de la main en secouant la tête. — Pas encore. Talisman. Pardonne-moi, mais je te dirai quand boire. Quant à juger, sache que Nosta Khan ne parlait pas de pouvoirs psychiques. Je n’ai jamais été un vrai mystique. Ce que j’ai été, toute ma vie, Talisman, c’est étudiant. J’ai étudié ma profession, j’ai examiné les plus grands sites historiques, mais, par-dessus tout, j’ai étudié les hommes. Et plus j’étudiais l’humanité, mieux je comprenais ses petites manies. Mais le plus curieux quand on étudie, et qu’on le fait avec un esprit ouvert, c’est que cela nous rapetisse. Je m’excuse, j’oubliais que la philosophie n’est pas une préoccupation nadire. — Parce que nous sommes des sauvages, c’est ça ? rétorqua le Nadir avec rancœur. Peut-être devrais-je laisser la réponse au prêtre philosophe Dardalion, qui a dit : « Chaque question à laquelle on a répondu mène à sept autres questions. Par conséquent, un étudiant qui cherche à rassembler du savoir ne fera que prendre conscience de tout ce qu’il lui reste à découvrir. » Est-ce que cela suffira, maître embaumeur ? Chorin-Tsu masqua sa surprise et s’inclina respectueusement. — Tout à fait, jeune homme. J’espère que tu pardonneras au vieux fou que je suis sa grossièreté. Nous vivons des jours grisants et je crains que l’excitation n’ait affecté mes manières. — Il n’y a pas de mal, répondit Talisman. La vie est dure dans les steppes. Il n’est pas facile de vouloir y mener une vie contemplative. Le vieil homme s’inclina de nouveau. — Je ne voudrais pas aggraver ma grossièreté, jeune homme, mais je suis intrigué par le fait qu’un guerrier nadir connaisse les paroles de Dardalion des Trente. — Ne dit-on pas que le mystère rajoute un peu de piquant dans une relation ? répondit Talisman. Quoi qu’il en soit, vous parliez de vos études. Chorin-Tsu se sentit de plus en plus en confiance avec le jeune homme. — Mes études couvrirent également l’astrologie, la numérologie, les runes, la chiromancie, l’incantation de sortilèges. Et pourtant il reste tellement de choses qui rendent un esprit perplexe. Laisse-moi te donner un exemple. (Il sortit de sa ceinture un couteau de lancer à manche d’ivoire qu’il pointa en direction d’une cible ronde accrochée à un mur à quelque vingt pas de là.) Lorsque j’étais jeune, j’aurais pu toucher la cible en plein centre. Mais aujourd’hui – comme tu peux le constater – mes doigts sont noueux et tordus. Fais-le pour moi, Talisman. Le jeune Nadir attrapa le couteau qu’on lui passait. L’espace d’un instant il soupesa le poids de l’arme dans sa main afin d’en estimer l’équilibre. Puis, il arma son bras et lança. L’acier argenté scintilla à la lumière des lanternes et traversa la pièce pour aller se planter dans la cible. La pointe manqua le centre en or d’un doigt. — La cible est recouverte de petits symboles. Va me dire quel symbole a été transpercé, ordonna Chorin-Tsu. Talisman se leva et s’approcha de la cible. Celle-ci avait été décorée de hiéroglyphes chiatzes avec de la peinture dorée. Il n’en reconnut pas la plupart. Mais la lame du couteau avait transpercé un symbole ovale, au centre duquel était minutieusement dessinée une serre repliée ; c’était une image qu’il comprenait. — Où as-tu touché ? s’enquit Chorin-Tsu. (Talisman le lui dit.) Bien. Bien. Viens me rejoindre, mon garçon. — Ai-je réussi votre épreuve ? — L’une d’elle. Voici le second. Bois dans l’une des coupelles. — Laquelle contient le poison ? s’enquit Talisman. (Chorin-Tsu ne répondit pas et le jeune homme contempla les coupelles.) Tout d’un coup, je n’ai plus très soif. — Et pourtant tu dois boire, insista Chorin-Tsu. — Dites-moi quel est l’intérêt de ce jeu, vieil homme. Alors je déciderai. — Je sais que tu peux lancer un couteau, Talisman, je l’ai bien vu. Mais sais-tu penser ? Es-tu suffisamment digne de servir l’Unificateur – de l’offrir à notre peuple ? Comme tu l’as justement deviné, l’une des coupelles contient un poison mortel. La mort suivra même s’il ne fait qu’entrer en contact avec tes lèvres. Dans l’autre, il n’y a que de l’eau. Comment vas-tu choisir ? — Je n’ai pas assez d’informations, déclara Talisman. — Tu te trompes. Talisman resta silencieux et se mit à réfléchir au problème. Il ferma les yeux et essaya de se remémorer chaque parole du vieil homme. Il se pencha en avant et souleva la coupelle de gauche, en la faisant tourner entre ses doigts ; puis, celle de droite. Elles étaient identiques en tout point. Il scruta alors le tapis et eut un sourire étrange. Le tapis était décoré des mêmes symboles brodés que la cible. Et sous la coupelle de gauche se trouvait l’ovale et la serre. Il prit cette coupelle-là et goûta l’eau. Elle était douce et fraîche. — Bien, tu as le sens de l’observation, dit Chorin-Tsu. Mais n’est-ce pas étonnant que tu plantes ton couteau exactement dans le même symbole, alors qu’il y en a une douzaine d’autres sur la cible ? — Comment avez-vous su que je toucherais le bon ? — C’était écrit dans les étoiles. Nosta Khan le savait également. Il le savait grâce à son talent, alors que, moi, je l’ai su par les études. À présent réponds-moi : quel va être le troisième test ? Talisman prit une profonde inspiration. — La serre était la marque d’Oshikaï le Fléau des démons, et l’ovale le symbole de son épouse, Shul-sen. Lorsqu’Oshikaï a voulu se marier, le père de Shul-sen lui a imposé trois épreuves, la première était une épreuve d’adresse, la deuxième d’intelligence, la troisième… requérait un sacrifice. Oshikaï devait tuer un démon qui était autrefois un de ses amis. Je ne connais aucun démon, Chorin-Tsu. — Comme pour tous les mythes, mon garçon, il y a un but derrière la richesse de l’histoire. Oshikaï était un homme inconscient, célèbre pour ses accès de rage. Le démon n’était en fait qu’une partie de lui-même, le côté sauvage et dangereux de sa personnalité. Le père de Shul-sen le savait et voulait qu’Oshikaï jure d’aimer sa fille jusqu’à la fin de ses jours – sans jamais lui faire de mal ou la rejeter pour une autre. — Quel rapport avec moi ? — Tout. Chorin-Tsu frappa une fois dans ses mains. La porte s’ouvrit et une jeune Chiatze entra. Elle s’inclina devant les deux hommes puis se mit à genoux et toucha le sol de sa tête devant Chorin-Tsu. Talisman l’observa à la lumière des bougies. Elle était d’une beauté exquise, avec de longs cheveux de jais et des yeux en amande. Sa bouche était pulpeuse, sa silhouette fine, moulée dans une blouse en soie blanche et une longue jupe en satin. — Voici Zhusaï, ma petite-fille. Je désire que tu l’emmènes avec toi dans ta quête. C’est également le souhait de Nosta Khan et de ton père. — Et si je refuse ? — Alors nous n’en parlerons plus. Tu quitteras ma maison et retourneras sous les tentes de ton peuple. — Et ma quête ? — Tu la continueras sans mon aide. — Je ne suis pas encore prêt à prendre femme. J’ai dédié ma vie à la vengeance et au Jour de l’Unificateur. Mais même si je devais considérer le mariage comme une possibilité, alors, en tant que fils de chef, j’aurais le droit de choisir ma femme tout seul. Et je souhaiterais qu’elle soit nadire. J’ai énormément de respect pour les Chiatzes – mais ce n’est pas mon peuple. Chorin-Tsu se pencha en avant. — Les chefs n’ont aucun droit ; c’est l’un des grands secrets du pouvoir. Toutefois, tu n’as pas bien compris, jeune homme. Zhusaï n’est pas destinée à devenir ta femme. Elle est promise à l’Unificateur ; elle sera la Shul-sen de son Oshikaï. — Effectivement, je ne comprends pas, admit Talisman, soulagé. Quel sacrifice attend-on de moi ? — Acceptes-tu d’être responsable de Zhusaï ? La protégeras-tu de ta vie ? — Si c’est nécessaire, qu’il en soit ainsi, promit Talisman. À présent, quel sacrifice dois-je faire ? — Peut-être qu’il n’y en aura pas besoin. Zhusaï, conduis notre invité à sa chambre. La jeune femme s’inclina une nouvelle fois avant de se lever en silence et guida Talisman hors de la pièce. Au bout d’un petit couloir, Zhusaï ouvrit une porte et entra. Des tapis avaient été disposés tout autour de la pièce et des couvertures jetées à même le sol. Il n’y avait ni chaise ni décoration. — Voici votre chambre, lui dit-elle. — Je te remercie, Zhusaï. Dis-moi, as-tu déjà été dans le désert ? — Non, seigneur. — Est-ce que la perspective de notre voyage t’inquiète ? Nous allons traverser des territoires hostiles, et il y aura de nombreux dangers. — Je ne crains qu’un seul danger, seigneur, répondit-elle. — Lequel ? Tout en posant la question, il lut la peur dans ses yeux et vit les muscles de son visage se raidir. À cet instant précis, la tranquille et agréable fille-enfant chiatze avait disparu, pour faire place à une femme au regard dur. Puis, aussi rapidement qu’il était parti, le masque de la jeune fille reprit sa place. — Il est préférable de ne pas parler de nos peurs, seigneur. Car la peur est comme la magie. Bonne nuit. Dormez bien. Elle ferma la porte derrière elle. Le rire de Sieben était riche et remplissait la pièce ; l’ambassadeur drenaï rougit. — Tu réaliseras bientôt que ce n’est pas un sujet d’amusement, déclara-t-il froidement. Nous parlons ici de diplomatie internationale et les caprices d’un individu n’y ont pas leur place. Le poète recula sur sa chaise et scruta le visage fin de l’ambassadeur. Ses cheveux couleur acier étaient soigneusement peignés et parfumés, ses habits immaculés – et très chers. Majon portait une cape en laine blanche et une tunique de soie bleue à liserés d’or. Les doigts de l’ambassadeur jouaient avec l’écharpe pourpre autour de son cou et la broche officielle – un cheval d’argent se cabrant – qui dénotaient son rang. L’homme était en colère et il le laissait paraître. Sieben estima qu’il s’agissait d’une insulte délibérée. Les diplomates sont les maîtres du charme graisseux, et leur expression est toujours affable lorsqu’ils sont en présence de leurs supérieurs. — Tu n’es pas d’accord ? demanda Majon. — Je suis rarement en désaccord avec les politiciens, répondit Sieben. J’ai toujours l’impression que le plus médiocre d’entre vous pourrait me convaincre qu’un crottin de cheval a le goût d’un gâteau au miel. Et le meilleur d’entre vous me ferait croire en plus que je suis le seul en ce monde à ne pas en avoir apprécié la saveur. — Voilà une remarque hautement insultante, cracha Majon. — Veuillez m’excuser, ambassadeur. C’était en fait un compliment. — Vas-tu essayer de le convaincre ou pas ? C’est un sujet de la plus haute importance. Je jure, sur la mémoire de Missael, que nous pourrions nous retrouver avec une guerre sur les bras ! — Oh, je n’en doute pas, ambassadeur. J’ai vu le Roi-Dieu, rappelez-vous. Majon écarquilla les yeux et leva rapidement son index à ses lèvres en guise d’avertissement. Sieben se contenta de sourire. — Un chef inspiré, dit le poète avec un clin d’œil. N’importe quel dirigeant qui congédie un politicien et élève ensuite son chat domestique au rang de ministre a mon soutien. Majon se leva de sa chaise et se rendit à la porte, l’entrouvrit et jeta un rapide coup d’œil dans le couloir. Il se retourna, revint dans la pièce pour se planter devant Sieben. — Il n’est pas prudent de se moquer d’un dirigeant – particulièrement lorsqu’on se trouve dans la capitale du pays d’un tel homme. Les peuples de Drenaï et Gothir sont en paix. Puissent-ils le rester le plus longtemps possible. — Pourtant, afin d’assurer cette paix, rétorqua Sieben en abandonnant son sourire, Druss doit perdre face à Klay ? — En deux mots, c’est bien la situation. Il ne serait pas… approprié… que Druss gagne. — Je vois. Vous avez donc peu de foi en la prophétie du Roi-Dieu ? Majon se versa un verre de vin et le vida d’une traite avant de répondre : — Ce n’est pas une question de foi, Sieben ; il s’agit simplement de politique. Chaque année, à la même période, le Roi-Dieu fait une prophétie. Elles se vérifient. Il y a ceux qui pensent que ces prophéties concernent des hommes et leurs actes, ces mêmes hommes s’assurent qu’elles se réalisent. D’autres acceptent simplement le fait que leur dirigeant est divin. Toutefois, dans le cas qui nous concerne, ceci est purement académique. Il a prédit que Klay remporterait la médaille d’or. Si Druss gagnait, cela serait considéré comme une insulte envers le Roi-Dieu et interprété comme un stratagème drenaï pour déstabiliser l’administration. Les conséquences d’un tel acte seraient désastreuses. — Je présume qu’il pourrait confier une armée à son chat afin d’attaquer Dros Delnoch. Quelle perspective effrayante ! — Je me demande s’il y a un cerveau dans ta petite tête ? L’armée dont tu parles est forte de plus de cinquante mille hommes, la plupart aguerris par leurs combats face aux tribus nadires ou aux pillards sathulis. Mais là n’est pas la question. Ici, en Gothir, il existe trois factions principales. La première faction croit au droit divin qu’ont les Gothirs de conquérir le monde. L’autre cherche simplement à conquérir le monde, sans s’embarrasser du droit, divin ou pas. Tu comprends ? Pour des raisons qui les regardent, ces factions se détestent. Cette nation se maintient perpétuellement au bord de la guerre civile. Et tant qu’ils se battent entre eux, les Drenaï n’ont pas à payer le coût exorbitant d’une invasion. — Le coût ? Nous parlons d’argent, c’est ça ? — Bien sûr que nous parlons d’argent, éclata Majon que la colère avait emporté. Mobilisation des troupes, entraînement, nouvelles armures, plastrons. De la nourriture pour les recrues. Et où trouverons-nous ces recrues ? Dans les campagnes. Des paysans et des fermiers. Et lorsqu’ils feront la guerre, qui fera la récolte dans les champs ? La réponse est simple : un grand nombre de champs ne seront pas moissonnés. Et alors, qu’arrivera-t-il au cours du grain ? Eh bien, il va s’envoler. Et, au bout du compte, qu’aurons-nous réussi à faire ? La forteresse tiendra, les hommes rentreront chez eux pour constater qu’à cause de la guerre nous aurons dû augmenter leurs impôts. Cinquante mille hommes entraînés furieux contre le gouvernement. — Vous n’avez pas parlé des morts, fit remarquer doucement Sieben. — Bonne remarque. Le risque de maladies à cause des cadavres, le coût des enterrements. Et puis il y aura les impotents, qui deviendront des boulets que l’État devra traîner par charité. — Je crois que vous avez été assez clair, ambassadeur, intervint Sieben. Votre humanité vous honore. Mais vous avez parlé de trois factions et n’en avez mentionné que deux. — La dernière est la Garde royale – dix mille hommes, l’élite de l’armée gothire. Ils ont placé le Roi-Dieu sur le trône après la dernière insurrection – et ils le maintiennent sur le trône. Aucune des deux autres factions n’est assez puissante pour garantir une victoire sans le soutien de la Garde royale. Par conséquent, chacune reste sur ses positions, incapable du moindre mouvement. Idéalement, il faudrait encourager cette situation afin qu’elle dure. Sieben éclata de rire. — Et pendant ce temps, un fou est sur le trône, son règne ponctué de meurtres, de tortures et de suicides assistés. — C’est le problème des Gothirs, Sieben. Notre préoccupation, c’est Drenaï, dont près de trois milles ressortissants vivent en territoire gothir, et dont la vie serait menacée si des hostilités générales étaient déclenchées. Des marchands, des laboureurs, des médecins – oui, da, et des diplomates. Leur vie ne vaut-elle donc rien, Sieben ? — Bien joué, Majon, répondit Sieben en applaudissant. Nous sommes enfin arrivés au crottin-de-cheval-gâteau-au-miel. Évidemment que leurs vies sont importantes. Mais Druss n’est pas responsable d’eux, ni des actes d’un fou. Ne comprenez-vous pas, ambassadeur ? Rien de ce que vous – ou le Roi-Dieu – pourrez dire ou faire ne changera ça. Druss n’est pas quelqu’un de stupide, même s’il voit la vie de façon limpide. Il ira affronter Klay et donnera tout ce qu’il a pour gagner. Rien de ce que quiconque pourra dire ne le forcera à faire moins. Rien du tout. Tous vos arguments n’y pourront rien. Druss vous dira que ce que le Roi-Dieu choisit de faire – ou de ne pas faire – est un problème entre lui et sa conscience. Mais davantage encore, Druss refusera pour une raison très simple. — Et laquelle ? — Cela ne serait pas juste. — Tu viens de dire qu’il est intelligent ! hurla Majon. Juste, ben voyons ! Qu’est-ce que la justice vient faire là-dedans ? Nous sommes en présence d’un… chef assez unique et… sensible… qui… — Nous sommes en présence d’un fou qui, s’il n’était pas roi, serait enfermé pour son propre bien, répondit Sieben. Majon frotta ses yeux fatigués. — Tu te moques de la politique, poète, dit-il doucement. Tu méprises la diplomatie. Mais comment crois-tu que nous maintenions la paix dans le monde ? Je vais te le dire, Sieben. Des hommes comme moi se rendent dans des endroits comme celui-ci pour y manger des gâteaux au crottin comme tu dis. Et nous sourions et nous disons qu’ils sont bien nourrissants. Nous nous déplaçons entre différents ego et les flattons à chaque pas. Nous ne faisons pas ça pour un profit quelconque, mais pour la paix et la prospérité. Nous faisons cela afin que les fermiers drenaïs, les marchands, les clercs et les laboureurs puissent élever leurs familles en paix. Druss est un héros ; il a le luxe de vivre la vie qu’il veut en prêchant ses propres vérités. Les diplomates ne le peuvent pas. À présent, m’aideras-tu à le convaincre ? Sieben se leva. — Non, ambassadeur, je ne le ferai pas. Et vous vous trompez – même si je vous accorde le bénéfice du doute quant à vos motifs. (Il alla jusqu’à la porte et se retourna.) Peut-être avez-vous mangé de ces gâteaux un peu trop longtemps. Peut-être y avez-vous pris goût. Derrière un panneau mural, un serviteur se retira discrètement, pour aller rapporter la conversation. Garen-Tsen releva le bas de sa longue robe violette et descendit prudemment les marches en pierre usées par le temps qui menaient aux cachots. La puanteur en ces lieux était considérable, mais le grand Chiatze l’ignora complètement. Les cachots étaient censés puer. Les prisonniers qu’on traînait ici étaient aussitôt assaillis par l’obscurité, l’humidité et l’horrible odeur de la peur. Cela rendait les interrogatoires encore plus simples. Il s’arrêta un instant dans le couloir des cachots pour écouter. Quelque part sur sa gauche, un homme pleurait, le son étouffé par l’épaisseur de la pierre de sa cellule. Deux gardes se tenaient non loin. Garen-Tsen convoqua le premier. — Qui pleure ? lui demanda-t-il. Le garde, un gros homme barbu aux dents tachées, renifla bruyamment. — Maurin, monsieur. On l’a amené hier. — Je le verrai après m’être entretenu avec le sénateur, déclara Garen-Tsen. — À vos ordres. L’homme recula et Garen-Tsen se rendit en douceur à la salle d’interrogatoire. Un vieil homme s’y trouvait assis, le visage rouge et tuméfié, l’œil droit presque fermé. Du sang avait coulé sur son tricot de corps blanc. — Bien le bonjour, sénateur, dit Garen-Tsen en s’approchant d’une chaise à grand dossier qu’un garde venait d’installer pour lui. (Il s’assit en face du blessé qui le regarda d’un air menaçant.) J’ai cru comprendre que vous aviez décidé de continuer à ne pas coopérer avec nous ? Le prisonnier prit une forte inspiration saccadée. — Je suis de la lignée royale, Garen-Tsen. La loi interdit formellement la torture. — Ah, oui, la loi. Elle interdit également, de façon formelle, toute conspiration visant à tuer le roi, si je me rappelle bien. Et ces conspirations n’ont qu’un seul but, renverser le gouvernement officiel. — Évidemment ! cracha le prisonnier. C’est bien pour cela que je ne me rendrais jamais coupable d’un tel acte. Cet homme est mon neveu ; vous pensez franchement que je voudrais tuer quelqu’un de mon sang ? — Et voilà que vous ajoutez l’hérésie aux chefs d’inculpation, dit Garen-Tsen avec douceur. On ne doit jamais faire référence au Roi-Dieu comme à un homme. — Ma langue a fourché, grommela le sénateur. — Ce genre d’accident est coûteux. À présent, si nous revenions à nos moutons. Vous avez quatre fils, trois filles, sept petits-enfants, quatorze cousins, une femme et deux maîtresses. Que je sois franc avec vous, sénateur. Vous allez mourir. La seule question en suspens est finalement la suivante : allez-vous mourir seul ou avec toute votre famille ? Le visage du prisonnier devint exsangue – mais son courage ne l’abandonna pas. — Vous êtes un ignoble démon, Garen-Tsen. Mon neveu le roi a une excuse – le pauvre garçon – car il est fou. Mais, vous, vous êtes un homme intelligent et cultivé. Que les dieux vous maudissent ! — Oui, oui, je suis sûr qu’ils le feront. Dois-je demander l’arrestation des autres membres de votre famille ? Je ne suis pas sûr que votre femme apprécie l’atmosphère de ces cachots. — Que voulez-vous de moi ? — Nous vous préparons actuellement un document à signer. Une fois qu’il sera terminé et que vous aurez apposé votre signature dessus, vous aurez le droit de prendre du poison. Votre famille sera épargnée. (Garen-Tsen se leva.) À présent, veuillez m’excuser. D’autres traîtres attendent leur interrogatoire. Le vieil homme leva les yeux vers le Chiatze. — Il n’y a qu’un seul traître ici, sale chien chiatze. Et un jour, on vous traînera hurlant dans cette cellule. — Il y a de fortes chances que cela arrive, sénateur. Malheureusement, vous ne serez plus là pour le voir. Une heure plus tard, Garen-Tsen sortit de son bain parfumé. Un jeune serviteur vint appliquer une serviette chaude sur son corps mouillé, essuyant délicatement les gouttelettes accrochées à sa peau d’or. Un deuxième serviteur apporta une fiole d’huile parfumée avec laquelle il massa le dos et les épaules de Garen-Tsen. Quand il eut fini, un troisième garçon s’avança, une nouvelle robe violette dans les mains. Le Chiatze leva les bras, et la robe lui fut enfilée de façon experte. Deux chaussons ornés furent déposés sur le tapis devant lui. Garen-Tsen les passa à ses pieds et se rendit dans son étude. Le bureau en chêne sculpté venait d’être passé à la cire d’abeille à la lavande. Trois encriers avaient été disposés là, ainsi que quatre nouvelles plumes d’oie. Garen-Tsen s’assit dans un fauteuil en cuir et prit une des plumes ainsi qu’une feuille vierge de papier épais afin de faire son rapport. Comme la cloche sonnait midi dans la cour derrière lui, on tapa à sa porte. — Entrez ! lança-t-il. (Un jeune homme fin et brun s’approcha du bureau et s’inclina.) Oui, Oreth, fais-moi ton rapport. — Les fils du sénateur Gyall ont été arrêtés. Sa femme s’est suicidée. D’autres membres de la famille se sont enfuis, mais nous sommes sur leur piste. La femme du noble Maurin a transféré des fonds chez un banquier de Drenan : quatre-vingt mille pièces d’or. Ses deux frères sont déjà dans la capitale drenaïe. — Fais parvenir un message à nos agents à Drenan. Qu’ils s’occupent de ces traîtres. — À vos ordres, monsieur. — Autre chose, Oreth ? — Un léger problème, monsieur. Le guerrier drenaï, Druss. Il semblerait qu’il va essayer de gagner. Son ambassadeur va tenter de l’en dissuader, mais l’ami du guerrier, Sieben, maintient qu’il ne se laissera pas convaincre. — Quels hommes suivent en ce moment le guerrier ? — Jarid et Copass. — J’ai parlé à Klay qui m’a dit que le Drenaï allait s’avérer un adversaire coriace. Très bien, débrouille-toi pour qu’il se fasse attaquer et prenne un coup de couteau. N’importe quelle blessure profonde devrait suffire. — Cela risque de ne pas être aussi simple, seigneur. L’homme s’est retrouvé pris dans une altercation récemment et a assommé plusieurs des voleurs qui se trouvaient là. Il sera peut-être nécessaire de le tuer. — Alors, tuez-le. Il y a des sujets plus importants qui requièrent mon attention, Oreth. Je n’ai pas de temps à perdre avec de… légers problèmes. Garen-Tsen leva sa plume et la trempa dans un encrier pour se remettre à écrire. Oreth salua et sortit. Garen-Tsen continua de travailler pendant près d’une heure. Néanmoins, les paroles du sénateur résonnaient encore à ses oreilles. « Et un jour, on vous traînera hurlant dans cette cellule. » Au jour d’aujourd’hui, une telle hypothèse était des plus probables. Car Garen-Tsen se trouvait au sommet de la montagne. Et il était difficile d’y rester, car sa position d’éminence dépendait entièrement d’un fou. Il posa sa plume et envisagea l’avenir. Jusqu’ici, principalement grâce à ses efforts, les deux factions étaient restées équilibrées. Mais une telle harmonie ne pourrait plus durer très longtemps – pas avec la maladie du roi qui progressait à grande vitesse. Bientôt, sa folie deviendrait trop difficile à contrôler et un bain de sang était à craindre. Garen-Tsen soupira. — Au sommet de la montagne, dit-il à voix haute. Mais ce n’est pas une montagne, c’est un volcan qui va entrer en éruption. Au même moment, la porte s’ouvrit et un soldat d’une quarantaine d’années entra. Il était tout en muscles et portait la longue cape noire des gardes royaux. Garen-Tsen posa ses yeux étranges sur l’homme. — Bienvenue, seigneur Gargan. Comment puis-je vous aider ? Le nouveau venu vint s’asseoir lourdement sur une chaise. Il retira son heaume de bronze et le posa sur le bureau. — Le fou vient de tuer sa femme, déclara-t-il. Deux gardes royaux conduisirent Chorin-Tsu dans les sous-sols du palais. Deux autres suivaient, portant le coffre dans lequel se trouvaient les objets et le matériel nécessaires à l’embaumeur. Le vieil homme respirait difficilement tant il avait du mal à suivre le pas. Il ne posa aucune question. Les gardes lui firent traverser les salles des serviteurs, puis gravir un escalier décoré de tapis luxueux qui débouchait dans le labyrinthe des appartements royaux. Les gardes longèrent le légendaire hall des Concubines et entrèrent dans la chapelle royale où ils s’inclinèrent devant l’image dorée du Roi-Dieu. Une fois à l’arrière de la chapelle, ils ralentirent leur allure, comme pour faire moins de bruit, et Chorin-Tsu en profita pour reprendre un peu son souffle. Ils arrivèrent enfin à une double porte qui donnait sur une chambre privée. Deux hommes attendaient à l’extérieur ; l’un était un soldat avec une barbe fourchue de couleur fer, l’autre le premier ministre Garen-Tsen dans sa robe violette. Il était grand, mince et sec comme un bâton, et son visage était des plus inexpressifs. Chorin-Tsu s’inclina devant son compatriote. — Que les seigneurs du Haut Ciel vous bénissent, déclara-t-il en chiatze. — Il est impoli et inapproprié d’utiliser une langue étrangère dans les chambres royales, le sermonna Garen-Tsen dans la langue du Sud. Chorin-Tsu s’inclina derechef. Les longs doigts de la main gauche de Garen-Tsen tapotèrent sur la deuxième phalange de sa main droite. Puis, il croisa les bras, touchant ses biceps avec ses index. Chorin-Tsu déchiffra ce langage des signes : — Fais ce qui doit être fait et tu auras la vie sauve ! — Toutes mes excuses, seigneur, dit Chorin-Tsu. Pardonnez à votre humble serviteur. Il mit ses mains l’une contre l’autre et s’inclina plus bas encore que précédemment, faisant en sorte que ses deux pouces touchent son menton. — Tes talents sont requis en ces lieux, maître embaumeur. Personne n’entrera dans cette pièce tant que tu n’auras pas rempli… ton office. Tu as compris ? — Bien sûr, seigneur. Les gardes déposèrent le coffre de Chorin-Tsu devant les portes que Garen-Tsen ouvrit juste assez pour permettre au vieux Chiatze de passer en traînant son coffre derrière lui. Chorin-Tsu entendit la porte se refermer. Il scruta les appartements. Les tapis étaient confectionnés dans la soie la plus pure, comme la plupart des voilages autour du lit royal. Le lit lui-même était entièrement sculpté et doré. Chaque objet dans la pièce témoignait de la richesse et de l’extrême fortune que seuls les monarques peuvent avoir. Même le cadavre… Elle était pendue par les bras à des chaînes en or passées dans des anneaux fixés au plafond au-dessus du lit ; du sang avait taché les draps sous elle. Chorin-Tsu avait déjà vu deux fois la reine auparavant – une fois lors de la parade à l’occasion de son mariage, et l’autre fois, deux semaines plus tôt, lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux de la Fraternité. Dans son nouveau rôle de Bokat, la déesse de la Sagesse, elle avait béni la cérémonie. Chorin-Tsu l’avait alors vue de près. Ses yeux lui avaient semblé vides et sa bénédiction avait eu du mal à sortir de sa bouche. Il alla s’asseoir sur une chaise et contempla le corps en silence. Le vieil homme soupira. Comme lors de la cérémonie, la reine portait le casque de Bokat, une coiffe en or avec des ailes déployées et de longs favoris. Chorin-Tsu n’était pas spécialiste en mythes gothirs, mais il en savait assez. Bokat était la femme de Missael, le dieu de la Guerre. Leur fils, Caales, futur Seigneur des Batailles, jaillit à l’âge adulte du ventre de sa mère. Mais ce n’était pas ce mythe qui avait inspiré cette insanité. Non. Bokat avait été capturée par l’ennemi. Les dieux des Gothirs étaient partis en guerre, et le monde s’était embrasé sous les flèches de feu de Missael. Bokat avait été capturée par un des autres dieux et suspendue par des chaînes à l’extérieur de la Cité magique. Son mari, Missael, avait été prévenu que s’il attaquait, elle serait la première à mourir. Il avait pris son arc et l’avait tuée d’une flèche en plein cœur. Puis, lui et ses compagnons s’étaient lancés à l’assaut, escaladant les murs de la cité, tuant tous ceux qu’ils trouvaient. Lorsque la bataille prit fin, il alla retirer la flèche du cœur de sa femme et embrassa sa blessure. Elle fut aussitôt guérie et se réveilla pour le prendre dans ses bras. Ici, dans cette pièce, on avait essayé de reproduire le mythe. Une flèche ensanglantée se trouvait sur le sol. Péniblement, Chorin-Tsu grimpa sur le lit et défit les entraves des chaînes d’or qui retenaient les maigres poignets de la défunte reine. Le corps tomba sur le lit ; le casque roula et tomba sur le sol en résonnant mollement. Les cheveux blonds de la reine furent ainsi libérés et Chorin-Tsu constata que les racines étaient d’un châtain terne. Garen-Tsen entra et les deux hommes parlèrent par signes. — Le Roi-Dieu a essayé de la sauver. Comme il n’arrivait pas à stopper le saignement, il a paniqué. Il est parti chercher le médecin royal. — Il y a du sang partout, dit Chorin-Tsu. Je ne peux pas exécuter mon art dans ces conditions. — Tu le dois ! Personne ne doit avoir vent de… (Les doigts de Garen-Tsen hésitèrent…) cette stupidité. — Le médecin est mort, donc ? — Oui. — Comme je le serai une fois que j’aurai fini mon travail. — Non. Je me suis arrangé pour qu’on te fasse quitter le palais. Tu t’enfuiras dans le Sud, jusqu’à Dros Delnoch. — Je vous remercie, Garen-Tsen. — Je vais faire apporter un coffre à l’extérieur de ces appartements. Tu y mettras tout… le linge sale. Combien de temps va-t-il te falloir pour la préparer ? conclut finalement Garen-Tsen à voix haute. — Trois heures. Peut-être plus. — Je reviendrai à ce moment-là. Le ministre quitta la pièce et Chorin-Tsu soupira. L’homme lui avait menti ; il ne pourrait pas s’échapper. Chorin-Tsu repoussa cette pensée et alla chercher les jarres et les fluides d’embaumement dans le coffre près de la porte, ainsi que les couteaux et les grattoirs, qu’il disposa ensuite avec soin sur une table à côté du lit. Un panneau doré pivota au fond de l’appartement. Chorin-Tsu se mit à genoux et détourna le regard – après avoir aperçu la peinture dorée sur le visage royal, et le sang séché sur les lèvres provenant du baiser que le roi avait déposé sur la blessure au sein de sa femme. — Je vais la réveiller à présent, déclara le Roi-Dieu. (Il s’approcha du corps, s’agenouilla et pressa ses lèvres contre les siennes.) Reviens-moi, femme-sœur. Ouvre tes yeux, déesse des Morts. Viens, je te l’ordonne ! (Chorin-Tsu resta à genoux, les yeux fermés.) Je te l’ordonne ! cria le Roi-Dieu. (Puis il se mit à pleurer et les sanglots durèrent un long moment.) Ah, fit-il soudainement. Elle se joue de moi, elle fait semblant d’être morte. Qui es-tu ? Chorin-Tsu tressaillit en réalisant que le roi s’adressait à lui. Il ouvrit les yeux et contempla le visage de la folie. Des yeux bleus, brillants, se détachaient du masque en or ; ils étaient amicaux et doux. Chorin-Tsu prit lentement une profonde inspiration. — Je suis l’embaumeur royal, sire, répondit-il. — Tes yeux sont bridés, mais tu n’es pas nadir. Ta peau est dorée, comme celle de mon ami, Garen. Es-tu chiatze ? — Oui, sire. — Est-ce qu’ils me vénèrent là-bas ? Dans ton pays ? — Cela fait quarante-deux ans que je vis ici, sire. À mon grand regret, je ne reçois aucune nouvelle de mon pays. — Viens, parlons un peu. Assieds-toi sur le lit. Chorin-Tsu se leva, ses yeux noirs rivés sur le jeune Roi-Dieu. Il était de taille moyenne, plutôt mince, comme sa sœur. Ses cheveux étaient teints en or et sa peau était peinte de la même couleur. Ses yeux étaient d’un bleu remarquable. — Pourquoi ne se réveille-t-elle pas ? Je lui en ai donné l’ordre. — Sire, j’ai bien peur que la reine ne soit… passée dans son deuxième royaume. — Deuxième ? Oh, je vois, déesse de la Sagesse, reine des Morts. Tu penses que c’est ça ? Quand va-t-elle revenir ? — Comment un mortel pourrait-il prédire un tel événement, sire ? Les dieux sont bien au-dessus de simples mortels comme moi. — Nous le sommes sans doute. Tu dois avoir raison, embaumeur. À présent, elle règne sur les morts. J’espère qu’elle sera heureuse. Beaucoup de nos amis sont là-bas pour la servir. Beaucoup, beaucoup. Tu crois que c’est pour cela que je les ai tous envoyés là-bas ? Mais oui, bien sûr. Je savais que Bokat retournerait chez les morts et j’ai donc envoyé beaucoup de ses amis à l’avance afin de l’accueillir. J’ai fait croire que j’étais en colère contre eux. (Il sourit joyeusement et tapa dans ses mains.) À quoi cela sert-il ? demanda-t-il en soulevant un grand instrument de cuivre à bout fourchu. — C’est un… objet qui m’aide dans mon travail, sire. Pour… que l’objet de mon attention demeure éternellement belle. — Je vois. C’est très coupant et dangereusement crochu. Pourquoi as-tu besoin de tous ces couteaux et grattoirs ? — Les morts n’ont pas vraiment besoin de leurs organes internes, sire. Ils putréfient. Pour qu’un corps reste beau, il faut les enlever. Le Roi-Dieu se leva et s’approcha du coffre de Chorin-Tsu, près de la porte. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur et prit une jarre en verre dans laquelle se trouvaient des yeux en cristal. — Je crois que je vais te laisser travailler, maître embaumeur, déclara-t-il joyeusement. Beaucoup d’affaires requièrent mon attention. Tant d’amis de Bokat vont vouloir la suivre. Je dois préparer la liste de leurs noms. Chorin-Tsu s’inclina profondément, sans un mot. Sieben avait eu tort. Lorsque Majon aborda le sujet de la prophétie avec Druss, ce dernier ne refusa pas tout de suite. Le guerrier drenaï écouta, le visage impassible, ses yeux pâles et froids inexpressifs. Une fois que l’ambassadeur eut conclu, Druss se leva de son siège. — Je vais y réfléchir, dit-il. — Mais, Druss, il y a tant de choses à considérer que… — J’ai dit que j’allais y réfléchir. À présent, laissez-nous. La froideur du ton du guerrier souffla sur Majon comme un vent d’hiver. En fin d’après-midi, Druss, habillé normalement d’une chemise en cuir marron souple à manches longues, d’un pantalon en laine et de bottes montantes, alla se promener dans le centre-ville, inconscient de la foule qui bourdonnait autour de lui : des serviteurs qui achetaient des provisions et du matériel pour leur maisonnée, des hommes qui entraient et sortaient des auberges et des tavernes, des femmes qui se déplaçaient entre les étals du marché ou faisaient le tour des boutiques, des amoureux dans les parcs se tenant par la main. Druss se faufila entre eux, concentré sur la demande de l’ambassadeur. Lorsque les esclavagistes avaient attaqué le village de Druss pour capturer les jeunes femmes – dont Rowena – Druss les avait instinctivement suivis pour les retrouver. Parce que c’était juste ! Il n’y avait ni question morale, ni question politique à considérer. Mais aujourd’hui, tout était mélangé. « Une telle décision serait tout à votre honneur », lui avait assuré Majon. Et pourquoi ? Parce que des milliers de vies drenaïes seraient ainsi épargnées. Céder aux désirs d’un fou, souffrir l’humiliation et la défaite ? C’est ça, l’honneur ? Pourtant, s’il gagnait, cela pouvait signifier, au pire, une terrible guerre. Gagner un combat valait-il un tel risque ? lui avait demandé Majon. Pour la satisfaction de rouer de coups un homme ? Druss traversa le parc des Géants et bifurqua sur la gauche, sous l’Arche de marbre, et continua le long de la vallée des Cygnes où se situait la maison de Klay. C’était là que se trouvaient les résidences des riches ; les rues étaient bordées d’arbres, les maisons élégamment construites, les terrains parsemés de petits lacs, de fontaines, de statues magnifiques, le long de sentiers serpentant au milieu de jardins impeccables. Tout ici reflétait l’argent, l’or comme s’il en pleuvait. Druss avait grandi dans des communautés montagnardes où les maisons étaient faites de troncs d’arbre taillés à la hâte et joints avec de la glaise ; des endroits où l’argent était aussi rare que l’honneur chez une prostituée. Et voilà qu’il contemplait à présent une succession de palais de marbre blanc, avec des piliers décorés, des fresques, des reliefs, tous pourvus de toits en briques en terre cuite rouge ou en ardoise noire lentriane. Il continua d’avancer et chercha la maison du champion gothir. Deux sentinelles se tenaient devant un grand portail en fer ; elles étaient armées d’épées et protégées par des plastrons en argent. La maison était imposante, mais moins ostentatoire que les autres du quartier. Carrée, avec un toit incliné en tuiles rouges, sans colonnes, ni fresque, ni peinture. La maison du champion était bâtie en simple pierre blanche. La porte principale se trouvait sous un linteau en pierre, et les nombreuses fenêtres semblaient surtout fonctionnelles, sans verre coloré, ni aucun ornement que ce soit. Bien malgré lui, Druss se mit à apprécier le propriétaire des lieux, perdu au milieu d’un jardin planté de hêtres et de saules pleureurs. Il n’y avait qu’un seul élément dramatique : une statue de combattant, deux fois plus grande que la réalité, juchée sur un piédestal au centre d’une pelouse. Comme la maison, elle était en pierre blanche, sans peinture ni décoration, et représentait Klay les deux poings dressés en défi. L’espace d’un instant, Druss resta sur la grande avenue, devant le portail. Un mouvement dans l’ombre attira son attention ; il vit un petit garçon accroupi derrière le tronc d’un orme. Druss lui décocha un sourire. — Tu attends d’apercevoir le grand homme ? lui demanda-t-il gentiment. Le garçon acquiesça sans un mot. Il était incroyablement chétif et avait les yeux enfoncés, le visage fermé ; il faisait peine à voir. Druss plongea la main dans la petite bourse à son côté et sortit une pièce d’argent qu’il lança au gamin. — Allez, va-t’en. Va t’acheter à manger. (L’enfant attrapa la pièce et la rangea dans sa tunique en lambeaux, mais ne bougea pas.) Ben, tu tiens vraiment à le voir, dis donc. Même la faim ne te fera pas partir ? Alors, viens avec moi, mon garçon. Je vais te faire entrer. Le visage de l’enfant s’illumina aussitôt et il se précipita vers Druss. Ainsi debout, il semblait encore plus famélique : ses coudes et ses genoux paraissaient plus gros que ses biceps ou ses cuisses. Comparé à la silhouette imposante du guerrier drenaï, l’enfant n’était qu’une ombre. Ils approchèrent ensemble du portail et les sentinelles firent un pas en avant pour les empêcher de passer. — Je suis Druss. J’ai été invité ici. — Le mendiant n’a pas été invité, répondit l’un des gardes. Druss s’approcha de l’homme et riva son regard glacé sur son visage ; ils n’étaient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Le garde recula, afin de créer un peu d’espace entre lui et Druss, mais ce dernier avança et finalement le plastron du garde cogna contre le portail. — Je l’ai invité, mon garçon. Ça te pose un problème ? — Non. Aucun problème. Les sentinelles s’écartèrent et ouvrirent le lourd portail de fer. Druss et l’enfant avancèrent lentement. Le Drenaï s’arrêta un instant pour examiner la statue puis, une fois encore, il observa la maison et le terrain. La statue faisait tache ici, elle jurait avec les contours naturels du jardin. Alors qu’ils approchaient de la maison, un vieux serviteur ouvrit la porte et s’inclina. — Bienvenue, seigneur Druss, lui dit-il. — Je ne suis pas un seigneur – et je ne souhaite pas le devenir. Cet enfant attendait dans l’ombre d’entr’apercevoir Klay. Je lui ai promis qu’il pourrait le voir de plus près. — Hmm, fit le vieil homme. Je crois qu’avant toutes choses il lui faudrait un bon repas. Je vais l’emmener aux cuisines. Mon maître vous attend, monsieur, sur le terrain d’entraînement à l’arrière de la maison. Vous n’avez qu’à traverser cette entrée ; vous ne pouvez pas vous tromper. Le vieil homme prit l’enfant par la main et s’en alla. Druss traversa donc. Sur le terrain à l’arrière de la maison, une vingtaine d’athlètes s’entraînaient. Le terrain avait été bien pensé, avec trois cercles de sable, des poids, des sacs de sable, des tables de massage et deux fontaines qui fournissaient de l’eau potable. Tout au fond, il y avait une piscine où nageaient plusieurs personnes. Le tout était si simple qu’il se sentit à l’aise, et une bonne partie de la tension qui l’habitait disparut. Deux hommes s’entraînaient à la lutte dans l’un des cercles, tandis qu’un troisième, le colossal Klay, les observait non loin. Dans le soleil couchant, les cheveux courts et blonds de Klay brillaient comme de l’or. Il avait les bras croisés et Druss remarqua aussitôt les muscles puissants de ses épaules et de son dos, ainsi que la façon dont son corps se resserrait au niveau des hanches et de la taille. Un corps taillé pour la vitesse et la puissance, songea Druss. — Séparez-vous ! ordonna Klay. (Comme les combattants s’écartaient l’un de l’autre, le champion gothir entra dans le cercle.) Tu es trop raide, Calas, déclara-t-il, et ta main gauche se déplace à la vitesse d’une tortue malade. Je pense que tu t’entraînes mal. Tu gagnes du poids dans les épaules et les bras, ce qui est bien pour la puissance, mais tu ignores le bas de ton corps. Les coups les plus dangereux sont ceux qui partent des jambes ; la force remonte le long de tes hanches et seulement ensuite dans tes épaules et tes bras. Lorsqu’elle atteint ton poing, l’impact est semblable à la foudre. Demain, tu t’entraîneras avec Shonan. (Il se tourna vers l’autre homme et lui mit la main sur l’épaule.) Tu es doué, mon garçon, mais tu n’as pas l’instinct. Tu as du courage et du style, mais pas le cœur d’un guerrier. Tu ne vois qu’avec tes yeux. Shonan m’a dit que tu étais excellent au javelot. Je crois que c’est là-dessus que nous allons nous concentrer d’abord. Les deux hommes s’inclinèrent et partirent. Klay se retourna et aperçut Druss. Il eut un grand sourire et traversa le terrain d’entraînement, la main tendue. Mesurant une tête de plus que Druss, il était aussi plus large d’épaules. Son visage était plat, et aucun os ne ressortait, ni au niveau du front, ni au niveau des joues. Il y avait donc peu de risques qu’un coup l’entaille au-dessus ou en dessous des yeux. Quant à son menton, il était fort et carré. L’homme avait tout du combattant-né. Druss lui serra la main. — C’est à ça que devrait ressembler un terrain d’entraînement, déclara Druss. Il est bien. Bien pensé, aussi. L’athlète gothir acquiesça. — Voilà qui fait plaisir à entendre, mais j’avoue que j’aimerais qu’il soit plus grand. Nous n’avons pas la place pour le lancer du javelot ou du disque. Mon entraîneur, Shonan, se sert d’un champ non loin. Viens, je vais te montrer nos installations. Quatre masseurs étaient actuellement au travail, massant et étirant avec soin les muscles des athlètes fatigués, et des bains avec deux bassins chauffés se trouvaient un peu en retrait du terrain d’entraînement. Pendant quelques instants, les deux hommes parcoururent le terrain, puis, finalement, Klay emmena Druss à l’intérieur de la maison. Les murs du bureau de Klay étaient recouverts de peintures et de dessins représentant le corps humain, montrant le fonctionnement des muscles et la façon dont ils étaient attachés au reste du corps. Druss n’avait jamais rien vu de tel. — La plupart de mes amis sont médecins, expliqua le Gothir. Une partie de leur formation consiste à disséquer le corps humain et à étudier son fonctionnement. C’est fascinant, non ? La plupart de nos muscles semblent travailler de façon antagoniste. Pour que le biceps gonfle, le triceps doit se relâcher et s’étirer. — En quoi est-ce que cela t’aide ? demanda Druss. — À mieux trouver l’équilibre, répondit Klay. L’harmonie, si tu préfères. Les deux muscles sont vitaux, l’un pour l’autre. Par conséquent, il serait idiot d’en favoriser un plutôt que l’autre. Comprends-tu ? Druss acquiesça. — J’avais un ami à Mashrapur, un combattant nommé Borcha. Il aurait été aussi impressionné que moi en ce moment. — J’ai entendu parler de lui. Il t’a entraîné et t’a aidé à devenir champion. Après ton départ de Mashrapur, il est devenu le premier combattant dans l’histoire du Cercle à regagner son titre. Il a pris sa retraite il y a six ans, après avoir perdu face à Proseccis dans un combat qui a duré près de deux heures. Un serviteur apporta une cruche et remplit deux gobelets. — Rafraîchissant, fit remarquer Druss dès la première gorgée. — Le jus de quatre fruits, répondit Klay. Je le trouve revigorant. — Je préfère le vin. — On dit que le vin rouge tonifie le sang, convint Klay, mais j’ai toujours trouvé que cela nuisait à l’entraînement. (Les deux hommes restèrent assis silencieusement quelques secondes et Klay s’allongea finalement sur son divan.) Tu te demandes pourquoi je t’ai invité ici, pas vrai ? — J’ai cru qu’il s’agissait d’une tentative d’intimidation, répondit Druss. Et à présent, je ne le crois plus. — Voilà qui est aimable de ta part. Je voulais te dire que je suis consterné par la prophétie. Cela doit être très vexant pour toi. Personnellement, je déteste lorsque la politique vient s’immiscer dans ce qui devrait être une compétition honnête. Je voulais donc que tu puisses avoir l’esprit en paix. — Et comment comptes-tu y arriver ? — En te convainquant de te battre pour gagner. De donner le meilleur de toi-même. Druss s’allongea à son tour et regarda durement le champion gothir. — Pourquoi, dans ce cas, mon ambassadeur me demande-t-il de faire exactement le contraire ? Souhaiterais-tu voir ton roi humilié ? Klay éclata de rire. — Non, tu m’as mal compris. Druss. Je t’ai regardé te battre. Tu es très bon et tu as du cœur et de l’instinct. Lorsque j’ai demandé à Shonan comment il nous voyait tous les deux, il m’a dit : « Si je devais miser tout mon argent sur un combattant, ce serait sur toi. Klay. Mais si je devais avoir quelqu’un qui se batte pour ma vie, ce serait Druss. » Je suis un homme arrogant, mon ami, mais cette arrogance n’est pas née d’une fausse fierté. Je sais ce que je suis et je sais de quoi je suis capable. En d’autres termes, comme le disent mes amis médecins, je suis une erreur de la nature. Ma force est prodigieuse, mais ma rapidité est extraordinaire. Lève-toi un instant. Druss s’exécuta et Klay se positionna face à lui, à une longueur de bras de distance. — Je vais t’arracher un poil de barbe, Druss. Je veux que tu bloques mon bras, si tu le peux. Druss se prépara. La main de Klay jaillit d’avant en arrière et Druss sentit une piqûre comme plusieurs poils venaient d’être arrachés. Son propre bras avait à peine bougé en réponse. Klay retourna sur son divan. — Tu ne peux pas me battre, Druss. Aucun homme ne le peut. C’est pour cela que la prophétie ne doit pas t’inquiéter. Druss sourit. — Je t’aime bien, Klay, répondit-il, et s’il y avait une médaille d’or pour arracher des poils de barbe, je pense que tu serais champion. Mais nous en reparlerons après le combat. — Tu te battras pour gagner ? — Comme toujours, mon gars. — Par le ciel, Druss, tu es un homme comme je les aime. Tu ne cèdes jamais, pas vrai ? Est-ce pour cela qu’on te surnomme « la Légende » ? Druss secoua la tête. — J’ai fait l’erreur de devenir ami avec un auteur de sagas. À présent, où que j’aille, il invente de nouvelles histoires, chacune plus incroyable que la précédente. Et ce qui me surprend le plus, c’est que les gens y croient. Et plus je les nie, plus elles se répandent. Klay emmena Druss à l’arrière de la maison, sur le terrain d’entraînement. Les autres athlètes étaient partis, mais des serviteurs avaient allumé des torches. — Je connais ce sentiment, Druss. On voit le démenti comme de la modestie. Les gens ont tellement besoin de croire aux héros. Une fois, je me suis énervé lors d’un entraînement et j’ai frappé une statue avec le tranchant de ma main. Je me suis cassé trois os. Mais aujourd’hui une centaine d’hommes prétendent que mon coup a réduit la statue en morceaux. Et vingt autres jureraient en avoir été témoins. Restes-tu dîner avec moi ? Druss secoua la tête. — Je suis passé devant une taverne en venant ici. J’y ai senti un plat épicé en train de cuire et depuis j’ai l’eau à la bouche. — Est-ce que les fenêtres de cet endroit étaient peintes en bleu ? — Oui. Tu connais ? — C’est l’Épée brisée ; il y a là le plus célèbre cuisinier de tout Gulgothir. J’aimerais bien me joindre à toi, mais je dois encore voir quelques points avec mon entraîneur, Shonan. — J’aurais apprécié la compagnie. Mon ami Sieben divertit une dame dans nos quartiers et n’aimerait pas que je rentre trop tôt. Peut-être après la finale, demain ? — Voilà qui serait agréable. — Au fait, tu as un invité. Un gamin des rues que j’ai trouvé en train d’attendre devant chez toi. Je te serais reconnaissant de prendre soin de lui et surtout d’aller lui parler un peu. — Bien sûr. Bon appétit, Druss. Chapitre 3 Kells se lécha les doigts, puis rompit un nouveau morceau de pain noir afin de saucer le fond de son bol de ragoût. Le vieux serviteur se mit à rire. — Ne t’inquiète pas, mon garçon. Il en reste. Il alla soulever la marmite des fourneaux et remplit le bol à ras bord. Kells ne cacha pas sa joie. L’enfant prit sa cuillère et attaqua le ragoût avec un enthousiasme renouvelé ; en quelques secondes le bol était de nouveau vide. Il rota bruyamment. — Je m’appelle Carmol, dit le vieux serviteur en lui tendant la main. (Kells la regarda un instant avant de tendre la sienne, couverte de crasse.) Je crois que c’est le moment idéal pour que tu me dises ton nom, ajouta-t-il. Kells dévisagea le vieil homme. Il était couvert de rides, surtout autour de ses yeux, bleus et joyeux. — Pourquoi ? Il n’y avait aucune insolence dans le ton de Kells, ce n’était manifestement qu’une question innocente. — Pourquoi ? Eh bien, parce qu’il est poli de le dire lorsque deux personnes partagent un repas. C’est également ainsi que débute l’amitié. Le vieil homme était amical et son sourire authentique. — On m’appelle Doigts-agiles, répondit Kells. — Doigts-agiles ? répéta Carmol. C’est comme ça que ta mère t’appelle ? — Non, elle, elle m’appelle Kells. Mais sinon, tout le monde m’appelle Doigts-agiles. Le ragoût est très bon. Et le pain est moelleux. Frais. J’ai déjà mangé du pain frais, alors je connais le goût. Kells descendit du banc et rota de nouveau. Il faisait bon dans cette cuisine, on s’y sentait bien ; il aurait bien voulu se rouler en boule au pied des fourneaux pour dormir. Mais il ne pouvait pas, car sa mission n’était pas remplie. — Quand est-ce que je pourrai voir… le seigneur Klay ? — Pour quelle raison souhaites-tu le voir ? s’enquit Carmol. — Je n’ai pas de raison, répondit Kells. Aucune raison. Je suis… un mendiant, annonça-t-il, pensant que cela présenterait mieux que voleur, ou coupe-bourse. — Alors, tu es venu mendier ? — Oui, mendier. Quand est-ce que je peux le voir ? — C’est un homme très occupé. Mais je peux te donner une pièce ou deux – ainsi qu’un autre bol de ragoût. — Je ne veux pas de pièces… (Il s’arrêta de parler, les sourcils froncés.) Enfin, si, je veux bien de tes pièces, mais pas des siennes. Pas du seigneur Klay. — Alors, que veux-tu ? s’enquit Carmol en s’asseyant sur le banc. Kells se pencha vers le vieil homme. Cela ne risquait sans doute rien de lui dire quelle était sa mission, puisque c’était un serviteur du seigneur Klay. Il pourrait même devenir un allié. — Je veux qu’il touche ma mère. Le vieil homme éclata de rire, ce qui embarrassa Kells grandement ; ce n’était pas un sujet drôle. Il plissa les yeux. Carmol vit l’expression de l’enfant changer et fit disparaître son sourire. — Je suis désolé, mon garçon. Tu m’as pris par surprise. Dis-moi pourquoi tu as besoin… que mon maître fasse une telle chose ? — Parce que je connais la vérité, expliqua Kells en baissant la voix. Je ne l’ai dit à personne. Le secret est sauf. Mais j’ai pensé qu’il pouvait utiliser un peu de sa magie pour ma maman. Qu’il pourrait faire partir la grosseur. Comme ça, elle pourrait de nouveau marcher et rire. Et puis, elle pourrait travailler et acheter à manger. À présent, Carmol n’avait plus aucune envie de sourire. Il posa tendrement la main sur l’épaule de Kells. — Tu… crois que le seigneur Klay est un magicien ? — C’est un dieu, murmura Kells. Le vieil homme resta muet quelques instants, Kells l’observant minutieusement. Son visage se fit plus doux, mais il avait l’air inquiet. — Je promets de ne le dire à personne, affirma le garçon. — Et comment as-tu appris ce secret, jeune Kells ? — Je l’ai vu accomplir un miracle – c’était l’an dernier. Ma maman était avec un de ses… amis, alors j’étais dans la rue à couvert, en train d’attendre. Il y avait un orage terrible et des éclairs qui déchiraient le ciel. J’en ai vu un éclairer toute la rue et je l’ai entendu tomber juste à côté. Un corps est passé devant moi dans les airs et est allé s’écraser contre un mur. Je suis sorti de ma cachette. C’était la Grande Tess ; c’est la partenaire de maman, elle travaille sur la Longue Avenue. Elle devait être en train de rentrer à la maison. L’éclair l’a frappée, pour de vrai. Ça l’a tuée sur le coup. J’ai touché son cou et la veine ne battait plus. J’ai posé mon oreille contre sa poitrine et son cœur s’était arrêté. C’est alors qu’un attelage est arrivé. Je me suis sauvé dans l’ombre – j’avais pas envie qu’on croie que je l’avais tuée. Et c’était le seigneur Klay. Il est descendu d’un bond de l’attelage et s’est approché d’elle. Il a cherché sa veine et écouté son cœur. C’est alors qu’il l’a fait. (Kells sentit sa respiration s’accélérer et son cœur s’emballer rien que d’y penser.) Il s’est penché sur elle et il l’a embrassée ! Je n’en croyais pas mes yeux. Il a embrassé une morte. Sur la bouche – comme un amoureux. Et ru sais ce qui s’est passé ensuite ? — Non, dis-le moi. — Elle a poussé un grognement – et elle est revenue d’entre les morts. C’est à ce moment-là que j’ai compris. Je n’en ai jamais parlé à personne, même pas à Tess. Elle avait les pieds brûlés et une de ses boucles d’oreille avait fondu sur sa peau. Mais même elle ne sait pas à quel point elle était morte. Le vieil homme soupira. — Une sacrée histoire, mon garçon. Et je pense que tu devrais en parler au seigneur Klay. Reste assis ; je vais voir s’il peut t’accorder une minute ou deux. Tu trouveras là des fruits. Et si tu veux manger autre chose, sers-toi. Kells n’avait pas besoin qu’on le lui dise deux fois. Avant même que Carmol ait quitté la pièce, l’enfant avait déjà attrapé deux oranges bien juteuses et plusieurs bananes. Il les dévora en un clin d’œil et les fit passer avec du jus de fruit qu’il avait découvert dans une jarre en pierre. C’était le bonheur ! De la bonne nourriture – et un miracle pour sa maman ! Une bonne journée de travail au bout du compte. Assis à côté des fourneaux qui dégageaient de la chaleur, Kells se mit à réfléchir à ce qu’il allait dire au dieu, à propos de sa mère malade qui ne pouvait pas travailler. La maladie ne la faisait pas rechigner à la tâche d’habitude. Lorsque la première grosseur était apparue sur son sein, elle avait continué à travailler sur la Courte Avenue, même si des vertiges la faisaient s’évanouir pendant la besogne. Plus la grosseur avait durci et était devenue laide, et plus ses clients réguliers l’avaient délaissée, la forçant à travailler plus longtemps chaque jour, dans des ruelles sombres, à la sauvette. Puis, la deuxième grosseur était apparue, cette fois-ci sur son cou – aussi grosse que les oranges qu’il venait de manger. Et plus personne n’avait voulu payer pour ses faveurs. Même la couleur de sa peau avait changé ; son visage était devenu grisâtre, comme celui d’un fantôme, et des cernes noirs encerclaient ses yeux. Elle était devenue si maigre ! Terriblement maigre, malgré toute la nourriture que Kells chapardait pour elle. Voilà tout ce qu’il allait dire au dieu – et Il arrangerait tout. Pas comme ce Tall, le chirurgien que Tess avait payé. Cinq pièces d’argent qu’il avait pris – pour ne rien faire ! Oh, oui, il avait touché les grosseurs de m’man et avait examiné le reste de son corps. Sale escroc ! Puis il avait murmuré quelque chose à l’oreille de Tess en secouant la tête. Après cela, Tess avait pleuré. Puis elle était allée parler à m’man. M’man aussi s’était mise à pleurer. Kells s’allongea devant le feu et s’assoupit. Il se réveilla en sursaut ; le dieu était penché au-dessus de lui. — Tu es fatigué, mon garçon, dit le dieu. Tu peux dormir si tu préfères. — Non, seigneur, protesta Kells en se redressant sur ses genoux. Il faut que vous veniez avec moi ! Ma maman est très malade. Klay acquiesça et poussa un soupir. — Carmol m’a raconté ce que tu as vu ; ce n’était pas un miracle, Kells. L’un de mes amis médecins m’a appris ce tour. Le choc de l’éclair avait arrêté son cœur. J’ai soufflé de l’air dans ses poumons et j’ai massé son cœur. Ce n’était pas de la magie, je te le jure. — Elle était morte ! Vous l’avez ramenée à la vie ! — Mais sans magie. — Alors, vous n’allez pas m’aider ? Klay acquiesça. — Je vais faire ce que je peux, Kells. Carmol est allé chercher le docteur dont je t’ai parlé. Lorsqu’il arrivera, nous irons chercher ta mère et nous verrons ce que nous pouvons faire. Kells attendit assis dans un coin que le docteur aux cheveux gris finisse d’examiner Loira. Le vieil homme appuya doucement sur les grosseurs du bout des doigts, puis il palpa le ventre, le dos et l’aine. À chaque palpation, la mourante poussa un gémissement, à moitié consciente ; seule la douleur la tenait éveillée. Ses cheveux rouges étaient plats et gras, son visage pâle et brillant de sueur. Mais même comme ça, Kells la trouvait belle. Il écouta le docteur parler à Klay mais ne comprit pas la conversation. Il n’en avait pas besoin. Les voix sépulcrales étaient suffisamment explicites. Elle était en train de mourir – et il n’y avait aucun dieu pour apposer ses mains sur elle. La colère monta dans la gorge de Kells sous forme de bile. Il la ravala et des larmes chaudes coulèrent le long de ses joues, laissant des traces dans la crasse. Il ligna rapidement des paupières afin de se contrôler. La Grande Tess se tenait debout dans le coin opposé, ses maigres bras croisés. Elle portait encore la robe rouge dépenaillée qui indiquait sa profession. — Nous devons la placer à l’hospice, entendit-il le docteur déclarer. — Quoi donc ? s’enquit Kells en se levant du sol. Le vieux chirurgien vint s’agenouiller devant lui. — C’est un endroit financé par le seigneur Klay, où les gens qui souffrent vont finir… vont lorsque leur maladie est trop grande pour être soignée. Nous avons là-bas des médicaments pour enlever la douleur. Tu peux venir avec nous, si tu veux, jeune homme. Tu pourras t’asseoir à côté d’elle. — Elle va mourir, pas vrai ? Klay posa sa main sur l’épaule squelettique de Kells. — Oui, da. Il n’y a rien que nous puissions faire, mon garçon. Eduse est le meilleur docteur de Gulgothir. Personne n’en sait plus que lui. — Mais on n’a pas de quoi payer, dit amèrement Kells. — Cela a déjà été payé – par le seigneur Klay, déclara Eduse. L’hospice a été construit pour ceux qui n’ont rien. Tu comprends ? Le seigneur Klay… — Il n’a pas besoin qu’on lui fasse la leçon sur moi, mon ami. Je suis bien moins que ce qu’il croyait, et peu importe la quantité de mots, rien n’effacera sa déception. Le colosse se pencha au-dessus du lit et souleva la femme, soutenant délicatement sa tête contre son torse. La malade gémit à nouveau et Tess se dépêcha de lui caresser les cheveux. — Tout va bien, ma colombe. On va s’occuper de toi. Tess sera là, Loira. Et Kells. Klay porta Loira jusqu’à l’attelage noir et ouvrit la porte. Kells et Tess grimpèrent à l’intérieur. Klay déposa la femme maintenant inconsciente sur un siège rembourré et vint s’asseoir à côté d’elle. Le médecin, Eduse, alla prendre place à côté du conducteur. Kells entendit claquer les rênes des quatre chevaux et l’attelage se mit en branle. Sa mère se réveilla d’un coup en poussant un hurlement de douleur ; Kells crut que son cœur allait éclater. Le voyage ne dura pas longtemps, car l’hospice n’avait pas été construit loin du quartier pauvre. Kells suivit Klay qui emmenait sa mère à l’intérieur du bâtiment aux murs blancs. Des infirmières vêtues de tuniques blanches se précipitèrent pour les aider et installèrent Loira sur un brancard avant de la couvrir d’une grosse couverture en laine blanche. Eduse les conduisit ensuite dans un long couloir qui débouchait sur la salle la plus grande qu’avait jamais vue Kells. Des lits de camp occupés par des malades et des mourants avaient été alignés contre les murs nord et sud. Beaucoup de gens se déplaçaient dans la salle – des infirmières, des visiteurs venus voir des parents ou des amis, des docteurs préparant des médications. Les brancardiers portèrent sa mère à travers la salle et s’engouffrèrent dans un autre couloir pour finalement arriver à une petite pièce de quatre mètres de long à peine. Ils installèrent Loira dans l’un des deux petits lits qui s’y trouvaient ; les draps étaient neufs et blancs. Après l’avoir couverte d’une couverture, ils sortirent de la salle. Eduse produisit une fiole de liquide noirâtre. Il souleva délicatement la tête de Loira et versa le liquide dans sa bouche. Elle manqua de s’étouffer mais avala. Quelques gouttes du médicament coulèrent sur son menton. Eduse la nettoya avec un linge blanc puis reposa sa tête sur l’oreiller. — Tu peux dormir ici avec elle, Kells. Vous aussi, fit-il à Tess. — Je peux pas rester, répondit-elle. Faut que je travaille. — Je paierai… ton salaire, offrit Klay. Tess se fendit d’un large sourire qui révéla ses dents du bonheur. — C’est pas ça, mon mignon. Si je m’éloigne de mon coin, une autre pute risque de me piquer mes clients. Il faut que j’y sois. Mais je passerai dès que je pourrai. Elle s’avança et prit la main de Klay ; elle la porta à ses lèvres et l’embrassa. Puis, gênée, elle se détourna et quitta la pièce. Kells se rendit au chevet de sa mère et lui prit la main. Elle dormait, mais sa peau était chaude et sclérosée au toucher. L’enfant soupira et s’assit sur le lit. Klay et Eduse sortirent de la chambre. — Combien de temps ? entendit-il Klay demander d’une voix à peine plus audible qu’un murmure. — Difficile à dire. Ses cancers sont très avancés. Elle peut mourir dans la nuit – ou tenir encore un mois. Tu devrais rentrer, tu as un combat demain. J’ai vu le Drenaï se battre – il va falloir que tu sois au meilleur de ta forme. — Je le serai, mon ami. Mais je ne vais pas rentrer tout de suite. Je crois que je vais d’abord aller faire un tour. Prendre un peu l’air. Tu sais, je n’ai jamais voulu être un dieu. Jusqu’à ce soir. Kells l’entendit partir. Jarid était un homme prudent, un penseur. Peu de gens l’avaient compris – tout ce qu’ils voyaient c’était une sorte d’ours, grand avec une barbe, les épaules rondes et qui parlait lentement ; bref, un demeuré. C’était une idée totalement fausse mais Jarid ne faisait rien pour la changer. Au contraire. Né dans les bas quartiers de Gulgothir, il avait vite appris que le seul moyen pour un homme de prospérer était d’être plus intelligent que les autres. La première leçon à retenir, c’est que la moralité n’est qu’une arme pour riches. Qu’il n’y avait en fait – et n’y aurait jamais – ni bien ni mal. Toute vie est un vol d’une manière ou d’une autre. Les vols pour les riches c’étaient les impôts ; un roi pouvait envahir une nation et s’en emparer, ce n’était à leurs yeux qu’une glorieuse victoire. Si un mendiant volait une miche de pain, les mêmes criaient au larcin et demandaient qu’on pende le mendiant. Il avait tué son premier homme juste après son douzième anniversaire, un gros marchand dont il ne se souvenait plus du nom. Il l’avait poignardé à l’aine avant de trancher le cordon qui retenait la bourse à sa ceinture. L’homme avait hurlé comme un porc, et le cri avait poursuivi Jarid le long des ruelles où il s’était enfui. L’argent lui avait permis d’acheter des médicaments pour sa mère et sa sœur et de la nourriture pour leurs estomacs atrophiés. Aujourd’hui, âgé de quarante-quatre ans, Jarid était un tueur accompli. Tellement accompli, d’ailleurs, que ses talents avaient attiré l’attention de l’État, et son travail était subventionné par les fonds publics. On lui avait même attribué un numéro fiscal, ultime symbole de la citoyenneté, qui lui donnait le droit de voter aux élections locales. Il avait une petite maison dans le quartier sud-est et une gouvernante qui chauffait aussi son lit. Loin d’être riche, Jarid avait quand même parcouru un incroyable chemin depuis l’époque où il n’était qu’un gamin des rues. De sa position dans la ruelle, il avait vu Druss entrer dans la taverne de L’Epée Brisée et l’avait suivi à l’intérieur ; il l’avait écouté passer commande de son repas et avait entendu la serveuse lui dire que la maison était presque pleine et qu’il lui faudrait patienter un peu. Jarid avait quitté la taverne et s’était rendu au pas de course jusqu’à endroit où l’attendait Copass ; il lui avait donné des ordres avant de repartir se cacher dans l’ombre pour attendre. Copass était revenu avec une dizaine d’hommes, des durs capables de se battre, même s’ils n’étaient armés là que de dagues ou de gourdins. Le dernier qui arriva portait une petite arbalète. Jarid prit le mince arbalétrier par le bras et l’emmena à l’écart pour lui parler à voix basse : — Tu ne tires que si on n’a pas réussi à l’avoir. Tu seras payé que tu tires ou non. Ta cible est un Drenaï avec une barbe noire et une chemise en cuir noir – tu n’auras aucun mal à l’identifier. — Pourquoi est-ce que je le tue pas dès qu’il franchit le pas de la porte ? — Parce que je t’ai dit de pas le faire, demeuré. Ça nous arrange s’il n’est que blessé – tu comprends ? — Nous ? C’est qui nous ? Jarid sourit. — De grosses sommes ont été engagées sur le combat de demain. Si tu le souhaites, je peux te donner le nom de mon maître. Mais je dois toutefois te prévenir qu’une fois que je l’aurai fait, je devrai te rompre le cou de mes mains. Tu as le choix. Alors, tu veux savoir ? — Non. J’ai compris. Mais, moi, ce que je dois te dire, c’est que si tes hommes échouent, il y a de fortes chances que je doive tirer sur une cible mouvante. Je ne peux pas te garantir de le tuer ! Qu’est-ce qu’on fait à ce moment-là ? — Tu toucheras quand même ton argent. À présent mets-toi en place. (Jarid se tourna alors vers les autres, les rassembla en un petit groupe et leur parla à voix basse.) Le Drenaï est un terrible guerrier, très puissant. Dès qu’un d’entre vous lui aura planté son poignard dans le haut du corps, à l’épaule, au bras ou au torse, les autres doivent s’enfuir en courant. C’est bien compris ? Ce n’est pas un combat à mort ; tout ce qu’il nous faut, c’est une bonne blessure. — Excusez-moi, monsieur, dit un homme à qui il manquait les dents de devant, mais j’ai parié sur Klay. Est-ce que ce sera annulé si le Drenaï ne peut pas se battre ? Jarid secoua la tête. — Si le Drenaï ne peut pas se battre, alors la médaille d’or ira à Klay. Comme tu as parié sur lui, tu toucheras l’argent de ton pari. — Et si un couteau s’enfonce un peu trop et qu’il meure ? s’enquit un autre homme. Jarid haussa les épaules. — La vie n’est qu’un jeu de hasard. Il s’éloigna de ses hommes pour disparaître dans une ruelle ; là, il bifurqua à gauche à travers un terrain vague et s’engouffra en se baissant sous un porche ombragé. La Grande Tess se tenait à côté d’un miroir brisé, sa robe défaite au niveau des seins et ramenée sur les hanches. Elle se passait de l’eau fraîche sur le haut du corps à l’aide d’une éponge. — Il fait chaud ce soir, dit-elle en souriant à Jarid. Il ne lui retourna pas son sourire, mais l’attrapa par un bras qu’il tordit violemment. Tess poussa un cri. — Ferme-la ! lui ordonna-t-il. Je t’ai dit que je ne voulais pas que tu prennes d’autres clients ce soir, ma fille. J’aime que mes femmes soient fraîches. — Il n’y en a pas eu d’autres, mon mignon, dit-elle. J’ai dû courir pour rentrer de l’hospice. C’est pour cela que je suis en nage. — L’hospice ? De quoi parles-tu, ma fille ? Il la lâcha et recula d’un pas. Tess massa son biceps endolori. — Loira. Ils l’ont admise aujourd’hui. Klay est venu la chercher. Il l’a emportée dans son attelage. C’était magnifique, Jarid. Du bois noir laqué, des sièges en cuir et des coussins en satin. Et maintenant elle est dans un lit avec des draps en lin si blancs qu’on les dirait faits de nuages. — Je ne savais pas que Klay était l’un de ses clients ? — Il ne l’était pas. Son moutard, Doigts-agiles, est allé le voir et l’a supplié de les aider. Il a accepté. À présent quelqu’un s’occupe de Loira et lui donne des médicaments et de la nourriture. — Tu ferais mieux de me dire la vérité, ma fille, dit Jarid d’une voix enrouée en venant passer sa main autour d’un des seins pendant de Tess. — Je ne te mentirai jamais, mon mignon, souffla-t-elle. Tu es mon chéri. Mon seul chéri. Tess glissa sa main vers le bas du corps de Jarid et se laissa aller. À présent, tout n’était plus que représentation. Chacun de ses gestes était tellement familier et abrutissant qu’elle n’avait plus besoin de penser. En fait, tout en touchant son partenaire, en gémissant, en le caressant et en l’excitant, Tess pensait à Loira. Ce n’était pas logique qu’on mette quelqu’un dans des draps aussi propres pour y mourir. Elle ne compta pas le nombre de fois où Loira et elle s’étaient calfeutrées ensemble entre des draps fins lors de terribles nuits d’hiver, glaciales, où le vent de la rue leur avait laissé des marques sur la peau. Ensemble, elles avaient parlé de ce genre de luxe, comme un feu de cheminée toute la journée, des oreillers bien rembourrés, des couettes et des couvertures en laine douce. Elles avaient gloussé et ri, et s’étaient blotties l’une contre l’autre pour la chaleur. Et à présent, la pauvre Loira se trouvait dans les draps dont elle avait rêvé – mais ne le saurait jamais. Un jour prochain, elle allait mourir et ses intestins allaient se relâcher, déversant leur contenu dans les beaux draps blancs. Les hanches de l’homme se mirent à aller et venir plus vite et plus fort. Aussitôt, Tess se mit à gémir en rythme, cambrant son corps contre le sien. Elle sentit le souffle rauque de Jarid contre son oreille. Puis, il poussa un grognement et s’effondra de tout son poids sur elle. Tess lui passa un bras autour du cou afin de lui caresser la nuque. — Ah, c’était merveilleux, mon mignon. Tu es mon chéri. Mon seul chéri. Jarid se retira d’elle, releva son pantalon qui était sur ses chevilles et sauta sur place pour le faire glisser. Tess, elle, fit descendre sa robe rouge et s’assit. Jarid lui lança une pièce d’argent. — Tu veux rester un peu, Jarid ? J’ai du vin. — Non, je dois aller travailler. (Il lui sourit.) C’était très bien ce soir. — C’est toi le meilleur, lui assura-t-elle. Chapitre 4 Druss termina son repas et repoussa l’assiette en bois. La viande était bonne – fine et tendre, recouverte d’épices savoureuses et d’une sauce riche et épaisse. Mais malgré la qualité du repas, il y avait à peine touché. Ses idées étaient embrouillées, il se sentait mélancolique. Rencontrer Klay ne l’avait pas aidé. Bon sang, il aimait bien cet homme ! Druss souleva sa chope et vida la moitié de son contenu. La bière était claire, mais rafraîchissante, et cela lui rappela sa jeunesse et la bière qu’on brassait dans les montagnes. Il avait grandi au milieu de gens normaux ; des hommes et des femmes aux plaisirs simples, qui travaillaient dès la première lueur du jour et jusqu’à la tombée de la nuit, et ne vivaient que pour leur famille, luttant pour mettre suffisamment de pain sur la table. Souvent, les nuits d’été, toute la communauté se réunissait dans la salle des fêtes afin de boire de la bière, de chanter des chansons et de se raconter des histoires. Ce n’était pas pour eux, les grands débats politiques, les compromis et les idéaux trahis. La vie était dure, mais simple. On l’avait arraché à cette vie lorsque le renégat, Collan, avait attaqué le village, tuant les femmes âgées et les hommes, afin de s’emparer des jeunes filles pour les vendre comme esclaves. Parmi elles se trouvait la femme de Druss, Rowena, son amour et sa vie. Il était en train de couper des arbres, à la limite des bois, dans les hauteurs, lorsque l’attaque était survenue. Il était revenu dans un village en ruine et s’était lancé à la poursuite des tueurs. Et il les avait trouvés. Druss avait tué une grande partie des pillards et libéré les jeunes filles, mais Rowena n’était pas avec elles ; Collan l’avait emmenée à Mashrapur et l’avait vendue à un marchand ventrian. Afin de gagner l’argent nécessaire pour passer en Ventria, Druss était devenu combattant dans les cercles de sable de Mashrapur. Et à force de briser des os, le jeune fermier avait changé : sa force et sa férocité naturelles avaient été aiguisées jusqu’à ce qu’il devienne le combattant le plus craint de la cité. Finalement, il avait pu reprendre sa route, en compagnie de Sieben et de l’officier ventrian. Bodasen ; il s’était engagé dans les Guerres ventrianes, où il s’était rapidement fait une sérieuse réputation. Le Tueur d’argent, on l’appelait, à cause de ses faits d’arme avec Snaga, sa hache aux deux têtes étincelantes. Druss avait pris part à une vingtaine de batailles et une centaine d’escarmouches. Il avait été blessé plusieurs fois, mais était toujours sorti victorieux. Quand, après plusieurs années, il avait retrouvé Rowena et l’avait ramenée chez eux, il avait sincèrement cru que ses errances et ses batailles n’étaient plus que de mauvais souvenirs sanglants. Mais Rowena avait compris que non. Jour après jour, Druss était devenu plus morose. Il n’était plus un fermier et ne prenait plus de plaisir à labourer la terre ou à s’occuper du bétail. À peine une année s’était écoulée lorsqu’il était parti pour Dros Delnoch afin de rejoindre une milice pour contrer les razzias des pillards sathulis. Six mois plus tard, les Sathulis confinés pour de bon dans leurs montagnes, il était rentré à la maison avec de nouvelles cicatrices et de bons souvenirs. Il ferma les yeux et songea aux paroles de Rowena le soir où il était rentré de la campagne sathulie. Assise sur une peau de chèvre devant la cheminée, elle l’avait pris par la main. — Mon pauvre Druss. Comment un homme pourrait-il vivre uniquement pour la guerre ? C’est si futile. Il avait lu de la tristesse dans ses yeux noisette et s’était efforcé de trouver une réponse. — Ce n’est pas que le combat, Rowena. C’est la camaraderie, le feu qui coule dans les veines, affronter sa peur. Lorsqu’un danger menace, je deviens… un homme. Rowena avait soupiré. — Tu es qui tu es, mon amour. Mais cela m’attriste. Il y a beaucoup de belles choses, ici – faire pousser la nourriture dans la terre, regarder le soleil se lever au-dessus des montagnes et la lune se refléter sur les lacs. Il y a du contentement et de la joie dans ces choses. Pourtant, elles ne sont pas pour toi. Dis-moi, Druss, pourquoi as-tu parcouru la moitié du monde pour moi ? — Parce que je t’aime. Tu es tout pour moi. Elle avait secoué la tête. — Si c’était vrai, tu n’aurais pas envie de me quitter pour aller trouver une nouvelle guerre. Regarde les autres fermiers autour de toi. Est-ce qu’ils se précipitent dans la bataille ? Druss s’était levé pour aller ouvrir les volets de la fenêtre afin de contempler les étoiles. — Je ne suis plus comme eux. Je ne sais même pas si je l’ai jamais été. Je suis un homme taillé pour la guerre, Rowena. — Je sais, avait-elle répondu tristement. Oh, Druss, je sais… Druss finit sa chope et attira l’œil de la serveuse. — Une autre ! lui lança-t-il en agitant sa chope. — Un instant, monsieur, lui répondit-elle. La taverne était presque bondée et l’atmosphère était bruyante. Druss s’était trouvé un box dans un coin de la salle, afin de s’asseoir, le dos contre le mur, pour regarder la foule. D’habitude, il aimait bien l’ambiance chaotique des tavernes où les rires se mélangent aux conversations, aux tintements de la vaisselle qu’on entrechoque et des chopes lorsque les clients trinquent, aux raclements des pieds et des chaises qu’on tire. Mais pas ce soir. La serveuse lui apporta une nouvelle chope de bière ; c’était une fille plantureuse, aux gros seins et aux hanches larges. — Votre repas vous a plu, monsieur ? lui demanda-t-elle en se penchant pour lui poser la main sur l’épaule. Ce faisant, elle lui passa les doigts dans les cheveux. Rowena avait le même geste lorsqu’elle le sentait tendu ou en colère. Chaque fois cela l’apaisait. Il sourit à la fille. — C’était un repas de roi, fillette. Mais je ne l’ai pas apprécié autant que j’aurais dû. J’ai trop de problèmes dans la tête et pas l’intelligence de les résoudre. — Vous devriez trouver une femme et vous détendre un peu, lui dit-elle en caressant à présent sa barbe. Il lui prit gentiment la main et l’écarta de son visage. — Ma femme est loin d’ici, fillette. Mais elle est toujours près de mon cœur. Aussi jolie sois-tu, je vais attendre de la retrouver pour me détendre. (Druss plongea la main dans sa bourse et en sortit deux pièces d’argent.) La première est pour le repas, la seconde pour toi. — Vous êtes très généreux, monsieur. Si jamais vous changez d’avis… — Je ne crois pas. Comme elle s’éloignait, Druss sentit une pointe de froid lui toucher les joues. Aussitôt, tous les sons moururent. Druss cligna des yeux. La serveuse était aussi immobile qu’une statue – sa grande robe, qui flottait à chacun de ses pas, était comme figée. Tout autour de lui, les clients et les fêtards étaient paralysés. Lorsque Druss porta son regard vers l’âtre, il réalisa que les langues de feu ne dansaient plus entre les bûches mais se tenaient bien droites, et la fumée qui se dégageait d’elles paraissait solidifiée dans la cheminée. Quant aux odeurs normales d’une taverne, la viande rôtie, le feu de bois, la sueur rance, elles avaient toutes disparu, pour être remplacées par l’odeur douceâtre de la cannelle et du bois de santal qu’on brûle. Un petit Nadir vêtu d’une tunique en peau de chèvre apparut, se frayant un chemin entre les clients. Il était âgé, mais pas très vieux. Légèrement dégarni, il avait les cheveux noirs, plats et gras. Il traversa rapidement la pièce et vint s’asseoir en face de Druss. — Heureuse rencontre, guerrier, lui dit-il d’une voix douce, presque sifflante. Druss plongea son regard dans les yeux bridés et sombre du petit homme ; il n’y lut que de la haine. — Ta magie devra être très puissante pour m’empêcher de te briser le cou, petit homme, déclara Druss. Le Nadir sourit, révélant des dents tachées et cassées. — Je ne suis pas ici pour te faire du mal, guerrier. Je suis Nosta Khan, le chaman de la tribu des Têtes de Loup. Tu as porté secours à l’un de mes jeunes amis, Talisman ; tu t’es battu à ses côtés. — Et alors ? — Il compte pour moi. Et, nous autres, Nadirs, nous aimons payer nos dettes. — Pas besoin de remboursement. Il n’y a rien que tu puisses m’offrir. Nosta Khan secoua la tête. — Il ne faut jamais être sûr de rien, guerrier. D’abord, est-ce que tu serais surpris d’apprendre qu’il y a une dizaine d’hommes qui t’attendent dehors avec des couteaux et des gourdins ? Leur but est de t’empêcher d’affronter le champion gothir. On leur a demandé de te blesser si possible, et de te tuer s’il n’y a pas d’autre solution. — J’ai l’impression que tout le monde veut me voir perdre, répondit Druss. Mais pourquoi m’as-tu prévenu ? Et ne m’insulte pas avec tes histoires de dette. Je vois de la haine dans tes yeux. Le chaman resta silencieux un moment et, lorsqu’il reprit la parole, sa voix était chargée de malice et d’un sentiment de regret. — Mon peuple a besoin de toi, guerrier. Druss se fendit d’un sourire glacial. — Ça t’a fait mal de le dire, hein ? — Et comment, admit le petit homme. Mais je serais prêt à avaler des braises incandescentes pour mon peuple et dire la vérité à un Yeux-ronds est une douleur avec laquelle je peux vivre. (Il sourit de nouveau.) Un de tes ancêtres nous a aidés par le passé. Il détestait les Nadirs ; pourtant, il a aidé mon grand-père dans une grande bataille face aux Gothirs. Son héroïsme a permis qu’approche le Jour de l’Unificateur. Il s’appelait Angel, mais son nom nadir était Dur-à-Tuer. — Jamais entendu parler d’lui. — Vous autres, Yeux-ronds, me dégoûtez ! Vous nous traitez de barbares, mais vous ne connaissez même pas les exploits de vos ancêtres. Bah ! Continuons. Mes pouvoirs ne sont pas éternels et, bientôt, cette taverne fétide retrouvera ses bruits et sa puanteur insupportables. Angel était lié aux Nadirs, Druss. Lié par le sang et par le destin. Et toi aussi. J’ai risqué ma vie dans bien des rêves-de-fièvre, et tu flottais chaque fois devant moi. Je ne sais pas encore quel sera ton rôle dans le drame à venir. Il sera peut-être mineur, mais j’en doute. Quoi qu’il en soit, je sais où tu devras te trouver dans les jours à venir. Il est nécessaire que tu te rendes dans la vallée des Larmes de Shul-sen. C’est à cinq jours de cheval à l’est. Il y a un temple là-bas, dédié à la mémoire d’Oshikaï le Fléau des démons, le plus grand des guerriers nadirs. — Et pourquoi voudrais-je y aller ? demanda Druss. Tu me dis que c’est nécessaire, mais, moi, je ne le pense pas. Le chaman secoua la tête. — Laisse-moi te parler des Pierres de guérison, guerrier. On dit qu’il n’est pas de blessure qu’elles ne guérissent. D’aucuns disent même qu’elles peuvent ressusciter les morts. Elles sont cachées dans ce temple. — Comme tu peux le constater, fit remarquer Druss, je ne suis pas blessé. Le petit homme évita le regard de Druss ; un sourire discret vint effleurer ses traits hâlés. — Non, c’est vrai. Mais beaucoup de choses peuvent arriver à Gulgothir. As-tu déjà oublié les hommes qui t’attendent ? Rappelle-toi, Druss, cinq jours à cheval en direction de l’est, dans la vallée des Larmes de Shul-sen. La vision de Druss devint floue et les bruits de la taverne le submergèrent à nouveau. Il cligna des yeux. La robe de la serveuse bruissait de nouveau quand elle marchait. Aucun signe du chaman. Druss finit sa bière et se leva. D’après le chaman, une dizaine d’hommes l’attendaient dehors ; des brigands embauchés pour l’empêcher de se battre avec Klay. Il poussa un grand soupir et se rendit au long bar à tréteaux. Le tavernier, bedonnant et rougeaud, s’approcha de lui. — Une autre bière, monsieur ? — Non, répondit Druss en posant une pièce d’argent sur le comptoir. Prête-moi ton gourdin. — Mon gourdin ? Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. Druss sourit et se pencha en avant à la manière d’un conspirateur. — Ami, je n’ai encore jamais rencontré de tavernier qui n’ait pas un bon gourdin bien lesté à portée de main. Bon, je suis le combattant drenaï, Druss, et on vient de m’apprendre qu’il y a une bande de types qui m’attendent dehors. Ils essayent d’empêcher mon combat avec Klay demain. — J’ai parié de l’argent sur ce combat, grommela le tavernier. Écoute-moi, mon gars, pourquoi tu ne passerais pas par le passage secret qu’il y a dans ma cave ? Tu pourrais partir sans te faire voir. — Je n’ai pas besoin de passage secret, répondit Druss patiemment. J’ai simplement besoin que tu me prêtes ton gourdin. — Mon gars, un jour tu réaliseras qu’il est toujours plus intelligent d’éviter les ennuis. Personne n’est invincible. (Il se baissa et sortit de sa cachette une matraque en métal noir de cinquante centimètres et la posa sur le bar.) L’extérieur est en fer, expliqua-t-il, mais l’intérieur est en plomb. Rends-le-moi lorsque tu auras terminé. Druss soupesa l’arme ; elle était deux fois plus lourde que la plupart des épées courtes. Il la glissa dans la manche droite de sa chemise et se fraya un passage dans la foule. En ouvrant la porte, il repéra tout de suite plusieurs costauds qui attendaient à l’extérieur. Vêtus de tuniques et de pantalons miteux, ils avaient tout de mendiants. En regardant sur sa droite, il vit un deuxième groupe qui attendait non loin. Tous se raidirent en le voyant sortir et l’espace d’un instant personne ne bougea. — Eh bien, les gars, lança Druss avec un grand sourire. Qui veut être le premier ? — Moi, je crois, répondit un grand bonhomme avec une barbe hirsute. Il était large, avait les épaules puissantes, et malgré son aspect ce n’était pas un mendiant. Druss le comprit immédiatement. La peau de son cou était blanche et propre, comme ses mains d’ailleurs. Quant au couteau qu’il portait, il était en acier ventrian ; une telle arme coûtait cher. — Je peux lire la peur dans tes yeux, dit l’homme au couteau. Je peux même la sentir. Druss resta impassible. Soudain, l’homme bondit sur lui, le couteau brandi en direction de l’épaule du Drenaï. Druss bloqua le coup avec son avant-bras gauche et, dans le même mouvement, il asséna à son agresseur un crochet du gauche qui le toucha en plein menton ; l’homme s’affala sur les pavés, la tête la première, et ne bougea plus. Druss ouvrit les doigts et laissa glisser la matraque dans sa main. Des silhouettes surgirent des ombres et Druss les chargea, percutant la première d’un coup d’épaule, la soulevant littéralement de terre. La matraque s’abattit de gauche et de droite, faisant tomber les agresseurs l’un après l’autre. Une lame de couteau vint entailler le haut de l’épaule de Druss. Il attrapa son assaillant par la tunique et lui décocha un bon coup de tête – écrasant le nez et une pommette – avant de le balancer sur deux de ces camarades qui venaient l’aider. Le premier tomba maladroitement à la renverse et atterrit sur son propre poignard ; comme la lame pénétrait dans sa chair, l’homme poussa un hurlement qui déchira la nuit. Le deuxième recula. Mais d’autres hommes approchaient, eux : huit guerriers, tous porteurs d’armes en acier acéré. Druss comprit aussitôt qu’ils n’avaient plus l’intention de le blesser seulement ; il pouvait sentir leur haine à son égard et la soif de sang monter en eux. — T’es un homme mort, Drenaï ! entendit-il l’un des hommes crier alors que le petit groupe s’avançait de plus en plus. Soudain, une voix tonitruante se fit entendre : — Attends, Druss, j’arrive ! Le Drenaï jeta un coup d’œil sur sa gauche et vit Klay surgir d’une ruelle adjacente et foncer sur les agresseurs. Le géant gothir percuta le groupe d’hommes qui, dès qu’ils reconnurent celui à qui ils avaient affaire, se dispersèrent et s’enfuirent. Klay s’approcha alors de Druss. — Tu as vraiment une vie passionnante, mon ami, dit Klay avec un grand sourire. Quelque chose de brillant fondit vers le visage de Druss et durant ce moment terrifiant, le Drenaï vit tout un tas de choses : la lune se refléter sur la lame de la dague, le lanceur, un air de triomphe sur son visage – et la main de Klay surgir à une vitesse phénoménale, rattrapant le couteau en plein vol par la garde, à quelques centimètres à peine de l’œil de Druss. — Je te l’avais dit, Druss, la vitesse est primordiale, fit Klay. Druss lâcha une grande expiration. — Ça, mon garçon, j’en sais rien. En revanche je sais que tu m’as sauvé la vie et j’l’oublierai pas. Klay gloussa. — Allez, viens, mon ami, j’ai besoin de manger quelque chose. Sur ce, il passa son bras autour des épaules de Druss et se retourna en direction de la taverne. Au même instant, un carreau d’arbalète à pennes noires traversa la nuit pour venir se ficher dans le dos du champion gothir. Klay poussa un cri et s’effondra sur Druss. Le Drenaï fléchit sous le poids et remarqua soudain le carreau dans le bas du dos du colosse. Doucement, il déposa Klay sur le sol. Il scruta les ombres à la recherche de l’agresseur et vit deux hommes s’enfuir. L’un d’eux portait une arbalète ; Druss mourait d’envie de lui donner la chasse, mais il ne pouvait pas abandonner Klay dans cet état. — Reste tranquille – je vais aller chercher un médecin. — Que m’est-il arrivé, Druss ? Pourquoi suis-je par terre ? — Tu as été touché par un carreau d’arbalète. Reste tranquille ! — Druss, je n’arrive plus à bouger mes jambes… La salle d’interrogatoire était glaciale et humide ; de l’eau fétide avait laissé une coulée verdâtre sur les murs graisseux. Deux lanternes de bronze sur un mur produisaient une lumière vacillante, mais aucune chaleur. Assis à une table branlante, sur laquelle il pouvait voir des taches de sang fraîches et plus anciennes. Chorin-Tsu attendait patiemment, rassemblant ses pensées. Le petit Chiatze ne dit rien au garde, un soldat trapu vêtu d’une infâme tunique de cuir et d’un pantalon déchiré, qui se tenait bras croisés à côté de la porte. L’homme avait un visage brutal et des yeux cruels. Chorin-Tsu ne le regardait pas non plus, mais inspectait la pièce avec un détachement froid. Pourtant, il était bel et bien concentré sur le garde. J’ai connu bon nombre d’hommes bons, ou laids, pensait-il, et même des beaux malfaisants. Pourtant il suffisait de regarder celui-ci pour reconnaître sa brutalité – comme si sa nature grossière et vile s’était propagée de l’intérieur de son être pour sculpter ses traits, enveloppant dans des poches de graisse ses yeux rapprochés au-dessus d’un gros nez vérolé et d’épaisses lèvres molles. Un rat noir traversa la pièce à toute vitesse et le garde sursauta. Il tenta de lui mettre un coup de pied, mais le manqua de beaucoup. La bestiole disparut par un trou dans le mur, à l’autre extrémité de la pièce. — Saloperie de rat ! siffla le garde, gêné d’avoir montré sa surprise devant un prisonnier. Manifestement, toi, ils ne te dérangent pas. Tant mieux ! Tu vivras bientôt avec. Ils te courront dessus, te mordront la peau et laisseront leurs puces te sucer le sang dans le noir. Chorin-Tsu l’ignora. L’arrivée de Garen-Tsen fut très soudaine. La porte s’ouvrit dans un murmure. À la lueur des lanternes, le visage du ministre brillait d’un jaunâtre maladif, et ses yeux avaient un éclat presque surnaturel. Chorin-Tsu ne lui adressa aucune salutation. Il ne se leva pas non plus pour s’incliner devant lui, comme les coutumes chiatzes l’auraient voulu en présence d’un ministre. Non, il resta assis et garda une expression calme et impassible. Le ministre congédia le garde et vint s’asseoir en face du petit embaumeur chiatze. — Toutes mes excuses pour ce lieu inhospitalier, dit Garen-Tsen en chiatze. C’était nécessaire pour ta sécurité. Tu as très bien travaillé sur la reine. Sa beauté n’a jamais été aussi éclatante. — Je vous remercie, Garen-Tsen, répondit froidement Chorin-Tsu. Mais pourquoi suis-je ici ? Vous m’aviez promis la liberté. — Et tu l’auras bientôt, cher compatriote. Mais d’abord, discutons un peu, veux-tu ? Parle-moi de ton intérêt pour les légendes nadires. Chorin-Tsu dévisagea le ministre et soutint son regard. Ce n’était plus qu’un jeu à présent, avec une seule fin envisageable. Je vais mourir, pensa-t-il. Ici, dans ce misérable endroit glacé. Il aurait voulu hurler toute sa haine au monstre qui se tenait devant lui, toute sa rage, en guise de défi. La force de son sentiment le surprit, car il allait à l’encontre de tous les préceptes chiatzes ; mais pas une trace de son émoi intérieur n’était visible sur son visage, il restait assis, impassible, l’expression sereine. — Toutes les légendes ont une racine réelle, Garen-Tsen. J’étudie l’histoire aime étudier. — Bien sûr. Mais tes études se sont recentrées ces dernières années, non ? Tu as passé des centaines d’heures dans la Grande Bibliothèque, à étudier tous les parchemins parlant d’Oshikaï le Fléau des démons et de la légende du Loup de Pierre. Pourquoi donc ? — Je suis flatté de votre intérêt – même si je suis étonné qu’un homme de votre statut avec autant de responsabilités se préoccupe de ce qui n’est, au bout du compte, qu’un passe-temps, rétorqua Chorin-Tsu. — Les agissements de tous les étrangers sont surveillés de très près. Mais mon intérêt personnel va au-delà de ces problèmes bien terre à terre. Tu es un érudit et ton travail mérite un auditoire plus vaste. Je serais honoré de t’entendre parler du Loup de Pierre. Mais comme le temps presse, peut-être serait-il plus simple que tu me fasses un résumé de tes trouvailles sur les Yeux d’Alchazzar. Chorin-Tsu hocha la tête de façon presque imperceptible. — Il serait sans doute préférable de repousser cette conversation jusqu’à ce que nous soyons installés dans des appartements plus confortables. Le ministre se renfonça dans son fauteuil et plaça le bout de ses doigts sous son grand menton. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix glaciale : — Te faire disparaître sera aussi dangereux que coûteux, compatriote. À combien estimes-tu ta vie ? Chorin-Tsu fut surpris. La question était vulgaire et bien indigne d’un noble chiatze. — Bien moins que ce que vous croyez et bien plus que ce que je peux me permettre, répondit-il. — Je pense que le prix sera à ta portée, maître embaumeur. Deux joyaux, pour être précis, ajouta Garen-Tsen. Les Yeux d’Alchazzar. J’ai dans l’idée que tu as trouvé leur cachette. Je me trompe ? Chorin-Tsu resta silencieux. Il savait depuis des années que la mort serait sa seule récompense et il avait cru y être préparé. Mais, à présent, dans cet endroit froid et humide, son cœur se mit à battre plus vite sous le coup de la peur. Il voulait vivre ! Il leva les yeux et fixa le regard reptilien de son compatriote. Puis, d’une voix calme, il reprit la parole : — Mettons à titre d’exemple que vous ayez raison. En quoi est-ce que partager cette information serait bénéfique au petit embaumeur que je suis ? — Bénéfique ? Tu serais libre. Tu as la parole sacrée d’un noble chiatze – n’est-ce pas suffisant ? Chorin-Tsu prit une profonde inspiration et rassembla ce qui lui restait de courage. — La parole d’un noble chiatze est effectivement sacrée. Et en la présence d’un tel homme, je n’hésiterais pas une seconde à révéler mon savoir. Peut-être devriez-vous aller le chercher, afin que nous puissions conclure notre conversation ? Garen-Tsen se rembrunit. — Tu viens de faire une erreur dramatique, car maintenant je vais devoir te présenter le bourreau royal. Est-ce vraiment ce que tu souhaites, Chorin-Tsu ? Il te fera parler ; tu hurleras, bafouilleras, pleureras et supplieras. Pourquoi vouloir une telle agonie ? Chorin-Tsu considéra sérieusement la question. Toute sa longue vie, il avait chéri les enseignements chiatzes, particulièrement les lois qui régissaient l’effacement de soi devant la rigueur d’une étiquette de fer. C’était même le fondement de la culture chiatze. Et pourtant, il était là, assis, en train de chercher la réponse à une question qu’aucun vrai Chiatze n’aurait jamais posée. Elle était odieuse et fuyante – en fait, le genre de question que seul un barbare oserait poser. Il regarda au plus profond des yeux de Garen-Tsen. Ce dernier attendait manifestement une réponse. Chorin-Tsu soupira et, pour la première fois de sa vie, il parla comme un barbare. — Pour contrecarrer tes plans, sale chien galeux ! La route avait été longue et sèche, le soleil avait tapé fort sur les steppes et la chaleur avait quasiment sapé toutes les forces des deux cavaliers et de leurs poneys. Le bassin dans les rochers se trouvait en haut des collines, sous un surplomb de schiste et d’ardoise. Peu de gens connaissaient son existence ; une fois Talisman avait même trouvé les os desséchés de voyageurs qui étaient morts de soif à moins de quinze mètres de là. Le bassin faisait seulement six mètres de long sur quatre de large. Mais il était très profond et l’eau froide était comme en hiver. Après s’être occupé des poneys et les avoir entravés, Talisman retira son gilet et passa sa chemise par-dessus sa tête. Il avait de la poussière et du sable collés à la peau de ses bras et de ses épaules. Il retira ses bottes à grands coups de pied, défit sa ceinture et retira son pantalon pour aller nu au bord du bassin. Le soleil tapait sur sa peau et il sentait la chaleur de la roche sous ses pieds. Il prit une profonde inspiration et se jeta dans le bassin, en un plongeon peu élégant, qui fit jaillir une gerbe d’eau étincelante. Il refit surface et repoussa vers l’arrière ses longs cheveux lisses de son visage. Zhusaï était assise au bord du bassin, tout habillée. Ses longs cheveux noirs étaient trempés de sueur et son visage couvert de poussière ; sa pâle tunique en soie verte – un vêtement d’une exquise et onéreuse beauté à Gulgothir – était couverte de taches et de crasse dues au voyage. — Sais-tu nager, Zhusaï ? lui demanda Talisman. (Elle secoua la tête.) Est-ce que tu aimerais que je t’apprenne ? — Ce serait très aimable de votre part, seigneur. Peut-être une prochaine fois. Talisman fit quelques brasses jusqu’au bord et se hissa sur la roche à côté d’elle. Elle s’agenouilla et, joignant les mains pour en faire une coupe, s’aspergea légèrement le front et les joues, frottant sa peau du bout des doigts. Au cours des deux jours qu’ils avaient passés ensemble, Zhusaï n’avait pas engagé une seule conversation. Si Talisman lui parlait, elle répondait, avec la politesse et la courtoisie habituelles des Chiatzes. Elle remit son grand chapeau de paille sur sa tête et s’assit dans la chaleur, sans se plaindre, évitant même de poser les yeux sur lui. — Ce n’est pas très difficile de nager, lui dit-il. Il n’y a aucun danger, Zhusaï, car je serai dans le bassin avec toi, afin de t’aider. Et l’eau est merveilleusement fraîche. Elle baissa la tête et ferma les yeux. — Je vous remercie, seigneur Talisman. Vous êtes effectivement un compagnon attentionné. Le soleil chauffe énormément. Vous devriez peut-être vous vêtir à présent – autrement votre peau risque de brûler. — Non, je crois que je vais retourner nager encore un peu, répondit-il en sautant dans le bassin. Sa compréhension des Chiatzes s’arrêtait à leurs tactiques de guerre, qui étaient, apparemment, rituelles. D’après les rapports gothirs, de nombreuses campagnes avaient été remportées sans qu’une goutte de sang soit versée ; les armées manœuvraient sur les champs de bataille jusqu’à ce que l’une se rende. Mais cela ne l’aidait absolument pas à comprendre Zhusaï. Talisman se mit sur le dos et fit la planche. Il réalisa qu’en fait il avait du mal à supporter les bonnes manières de la jeune femme. Il sourit et se remit à nager vers le bord, passant son bras sur la pierre chaude. — Me fais-tu confiance ? lui demanda-t-il. — Évidemment. Vous êtes le gardien de mon honneur. Talisman fut surpris. — Je peux garder ta vie, Zhusaï, du mieux de mes capacités. Mais personne ne peut garder ton honneur. C’est une chose qu’aucun homme – ou femme – ne peut prendre. L’honneur ne peut être qu’abandonné. — Il doit en être certainement comme vous le dites, seigneur, répondit-elle docilement. — Non, non ! Ne sois pas d’accord avec moi par courtoisie, Zhusaï. Elle croisa son regard et resta silencieuse un long moment. Lorsqu’elle parla enfin, sa voix était étrangement différente, toujours douce et mélodieuse, mais avec cette fois-ci une confiance sous-jacente qui toucha une corde sensible chez Talisman. — J’ai peur que ma traduction du mot n’ait pas été suffisamment précise. L’honneur dont vous parlez est essentiellement un concept masculin, né du sang et de la guerre. La parole d’un homme, le patriotisme d’un homme, le courage d’un homme. Effectivement, sous cette forme, il ne peut être qu’abandonné. Peut-être alors « gardien de ma vertu » serait plus approprié. Et bien que nous puissions nous lancer dans un beau débat philosophique sur le sens du mot « vertu », je l’utilise ici dans le sens d’un homme l’appliquant à une femme – particulièrement un mâle nadir. J’ai cru comprendre que chez les Nadirs, une femme violée est mise à mort, alors que le violeur est simplement banni. Elle se tut et détourna de nouveau le regard. C’était le plus long discours qu’il avait jamais entendu d’elle. — Tu es en colère, fit-il remarquer. Elle s’inclina légèrement et secoua la tête. — J’ai simplement un peu chaud, seigneur. J’ai peur que cela m’ait rendue indiscrète. Il se hissa hors du bassin et se dirigea vers les poneys. Il tira une chemise propre et un pantalon de sa sacoche. Une fois habillé, il retourna auprès de la jeune femme. — Nous allons nous reposer ici aujourd’hui et y passer la nuit. (Il désigna du doigt une section du bassin.) Il y a une petite corniche de ce côté-là, à un mètre à peine sous l’eau. Tu peux t’y baigner. Afin que tu aies un peu d’intimité, je vais repartir sur la piste pour ramasser du bois pour le feu de ce soir. — Merci, seigneur, dit-elle en inclinant la tête. Talisman enfila ses bottes et passa un sac en toile vide à son épaule. Lentement, il remonta la piste et s’arrêta un peu avant le sommet pour contempler la steppe en contrebas. Aucun signe d’autres cavaliers. Sur la crête, la chaleur était intense et fulgurante. Talisman descendit lentement la colline et ramassa quelques bouts de bois de-ci de-là qu’il rangea dans le sac. Ici, des arbres du désert et des buissons poussaient, les racines profondément ancrées dans la terre desséchée, et ne continuaient leur existence aride que grâce aux quelques jours de pluies torrentielles qui tombaient durant l’hiver local. Il y avait du combustible en abondance et le sac fut bientôt plein à ras bord. Talisman était juste en train de gravir la colline du retour lorsqu’il entendit Zhusaï pousser un cri. Il jeta son sac et se mit à courir, franchissant rapidement la crête et dévalant la pente de l’autre côté à toutes jambes. Zhusaï avait glissé de la corniche dans le bassin et se trouvait la tête sous l’eau, battant frénétiquement des bras. Dès qu’il fut assez près du bord du bassin, Talisman plongea à son secours. Il ouvrit les yeux sous l’eau et vit que Zhusaï se débattait toujours, mais se noyait quand même, à quelque six mètres au-dessous de lui. Des bulles d’air s’échappaient de sa bouche. Talisman nagea vers elle et réussit à l’attraper par les cheveux ; il se dévissa et donna un grand coup de pied vers le bas afin de regagner la surface. Il ne remonta pas tout de suite et la panique le saisit. Elle était trop lourde. S’il continuait de la tenir, ils allaient se noyer tous les deux ! Il regarda autour de lui et aperçut la corniche d’où elle avait glissé ; elle était à moins de trois mètres sur leur gauche. La surface ne doit pas être loin, pensa-t-il. À présent, Zhusaï était un poids mort et Talisman arrivait à court d’air. Mais il tint bon – et redonna un coup de pied de toutes ses forces. Sa tête sortit violemment de l’eau. Il prit une grande bouffée d’air, tira Zhusaï jusqu’à la corniche et la hissa sur la pierre. Elle roula sur le ventre et flotta. Talisman grimpa à côté d’elle, et une fois les pieds sur la roche, il la prit sur ses épaules et sortit du bassin. Il l’allongea sur le ventre, l’enfourcha et appuya sur ses reins. De l’eau bouillonna de sa bouche chaque fois qu’il appliqua une pression. Soudain, elle toussa – et vomit. Talisman se releva et courut jusqu’à son poney pour prendre une couverture. Quand il revint, Zhusaï se tenait assise. Il l’enveloppa rapidement dans la couverture. — J’étais en train de mourir, déclara-t-elle. — Oui. Mais tu es de nouveau en vie. Elle resta silencieuse un moment puis le regarda. — Je voudrais apprendre à nager, lui dit-elle. Talisman sourit. — Alors, je vais t’apprendre – mais pas aujourd’hui. Le soleil se couchait et il commençait déjà à faire moins chaud. Talisman se leva et alla ramasser son sac de bois. Lorsqu’il revint, Zhusaï s’était habillée avec une tunique bleue et un pantalon et elle nettoyait les taches de leurs vêtements. Talisman alla allumer un feu dans une grande niche dans la roche, sur les cendres d’un ancien foyer. Zhusaï le rejoignit et ils restèrent assis tous les deux à profiter du silence de l’autre. — Étudies-tu l’histoire, comme ton grand-père ? s’enquit-il. — Je l’aide depuis que j’ai huit ans et plus d’une fois je l’ai accompagné sur les sites sacrés. — Tu t’es déjà rendue au Tombeau d’Oshikaï ? — Oui, deux fois. Autrefois c’était un temple. Mon grand-père pense que c’est de loin le plus vieux monument de tout le territoire gothir. On dit qu’Oshikaï a été porté là après la bataille du Val. Sa femme était avec lui lorsqu’il est mort ; juste après, on a rebaptisé l’endroit « vallée des Larmes de Shul-sen ». Certains visiteurs ont rapporté que si l’on s’assied suffisamment près du Tombeau, les nuits d’hiver, on peut toujours l’entendre pleurer. L’avez-vous déjà entendue pleurer, seigneur Talisman ? — Je ne suis jamais allé là-bas, admit le guerrier. — Pardonnez-moi, seigneur, dit-elle rapidement en baissant la tête et en fermant les yeux. J’espère que mes paroles, qui étaient prononcées à la légère, ne vous ont pas offensé. — Pas le moins du monde, Zhusaï. À présent, parle-moi du Tombeau. Décris-le-moi. Elle leva les yeux. — Cela fait trois ans que je n’y suis pas allée. J’avais quatorze ans lorsque mon grand-père m’a donné mon nom de femme, Zhusaï. — Quel était ton nom d’enfant ? — Voni. Cela signifie « petit rat » en chiatze. Talisman pouffa de rire. — Cela veut dire… sensiblement… la même chose en nadir. — En nadir, cela signifie « Bouc qui pète », déclara-t-elle en penchant légèrement la tête de côté et en lui souriant de façon si éblouissante que cela le frappa entre les deux yeux avec la force d’un coup de poing. Il cilla et respira fortement. Avant ce sourire, sa beauté n’avait semblé que froide et distante, ce qui avait rassuré Talisman sur l’idée de voyager avec elle. Mais à présent ? Curieusement, il sentit qu’il avait le souffle court. En la sauvant de la noyade, il avait été insensible à sa nudité. Mais, maintenant, en y repensant, sa peau dorée brûlait dans son esprit, comme la courbe de ses hanches, son ventre, ses gros tétons sombres et ses petits seins. Il réalisa soudain que Zhusaï était en train de lui parler. — Tout va bien, seigneur ? — Oui, répondit-il, plus brusquement qu’il ne l’avait voulu. Il se leva et s’éloigna de la jeune femme perplexe. Il se rendit sur la piste et alla s’asseoir sur un rocher près de la crête. Le sourire de Zhusaï brûlait toujours dans son esprit, et son corps la désirait plus que tout. C’était comme si on venait de lui jeter un sort. Nerveusement, il tourna la tête vers le feu en contrebas où était assise la jeune femme. Ce n’est pas une sorcière, pensa-t-il. Non, loin de là. C’était tout simplement la plus belle femme que Talisman ait jamais connue. Et il était lié par l’honneur de la conduire à un autre homme. Chorin-Tsu avait parlé de sacrifice. Talisman savait à présent ce qu’il avait voulu dire… Zhusaï était assise tranquillement devant le petit feu de camp, une couverture multicolore passée autour des épaules. Talisman dormait non loin, sa respiration forte et régulière. Lorsque l’un des poneys bougea dans son sommeil et frappa des sabots sur la pierre, Talisman fit un mouvement mais ne se réveilla pas. Zhusaï contempla son visage éclairé par la lune. Ce n’était ni un bel homme, ni un homme laid. Et pourtant tu es attirant, pensa Zhusaï, en se remémorant le doux contact de ses mains, lorsqu’il lui avait passé la couverture autour des épaules, et l’inquiétude visible dans ses yeux après qu’elle se fut remise de cette terrible expérience dans l’eau. Pendant les sept ans où elle était restée avec son grand-père, Zhusaï avait fait la connaissance de nombreux Nadirs. Elle en avait apprécié certains et méprisé d’autres. Mais tous avaient été effrayants, car il y avait toujours dans la personnalité nadire une férocité proche de la surface, une soif insatiable de sang et de violence. Talisman était différent. Il y avait de la force en lui, et une puissance qu’on trouvait rarement chez quelqu’un d’aussi jeune. Mais elle avait le sentiment qu’il n’aimait pas la cruauté ni faire couler le sang sans raison. Zhusaï jeta le reste du combustible dans les flammes. Il ne faisait pas froid, mais le petit brasier la réconfortait. Qui es-tu, Talisman ? se demanda-t-elle. Un Nadir – cela ne faisait aucun doute. Et adulte. Alors, pourquoi ne portait-il pas un nom nadir ? Pourquoi « Talisman » ? Et puis sa façon de parler. La langue nadire est gutturale, avec de nombreux sons qui viennent de l’arrière de la gorge, ce qui rend généralement les Nadirs maladroits lorsqu’ils doivent parler la langue plus douce des méridionaux. Mais pas Talisman, qui la parlait couramment et de façon modulée. Comme son grand-père voyageait fréquemment, à la recherche de sites archéologiques intéressants, Zhusaï avait passé beaucoup de temps parmi les Nadirs. C’était un peuple brutal, dur et aussi inflexible que les steppes dans lesquelles ils vivaient. Les femmes étaient traitées tous les jours avec cruauté. Zhusaï resta ainsi assise à penser à tout ce qui venait de se passer dans la journée. Lorsque Talisman s’était dévêtu pour plonger dans l’eau, Zhusaï avait été à la fois choquée et merveilleusement émue. Elle n’avait jamais vu d’homme nu auparavant. La peau du jeune Nadir était couleur d’or pâle et son corps aussi élancé que celui d’un loup. Son dos, ses fesses et ses cuisses étaient couverts de cicatrices entrecroisées : les marques d’un fouet. Si les Nadirs étaient cruels avec leurs femmes, ils ne fouettaient que rarement leurs enfants, et certainement pas avec suffisamment de force pour laisser les marques qu’arborait Talisman. Elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, Talisman était bel et bien une énigme. — Il deviendra l’un des généraux de l’Unificateur, lui avait confié son grand-père. C’est un penseur, mais également un homme d’action. De tels hommes sont rares. Avec des hommes comme lui, les Nadirs auront leur jour de gloire. Sa ferveur avait perturbé Zhusaï. — Ce n’est pas notre peuple, grand-père. En quoi cela nous concerne-t-il ? — Leurs origines sont les nôtres, ma petite. Mais ce n’est pas la seule raison. Le Chiatze est une nation riche et fière. Nous nous targuons de notre individualité et de notre culture. Ces Yeux-ronds sont les vrais sauvages et leur malfaisance va au-delà de notre imagination. Combien de temps encore avant qu’ils ne tournent les yeux vers le Chiatze et qu’ils nous apportent leurs guerres, leurs maladies et leur grossièreté ? Une nation nadire unie serait un mur de protection contre une telle invasion. — Ils n’ont jamais été unis. Ils se détestent tous, avait-elle fait remarquer. — Celui qui vient, l’homme aux yeux violets, a le pouvoir de les rassembler sous une seule bannière et de cautériser les blessures ancestrales. — Excuse ma lenteur d’esprit, grand-père, mais je ne comprends pas, avait-elle dit. S’il est déjà en route – si cela est écrit dans les étoiles – pourquoi as-tu passé tant d’années à étudier, à voyager, à rencontrer des chamans ? N’accédera-t-il pas naturellement au pouvoir et ce quels que soient tes efforts ? Il avait souri et avait pris ses petites mains dans les siennes. — Peut-être bien que oui, Voni. Peut-être. Une diseuse de bonne aventure peut te dire beaucoup de choses sur ton passé et ton présent. Mais lorsqu’elle essaie de lire l’avenir, elle dira : « Cette main montre ce qui devrait être » ou « cette main montre ce qui pourrait être. » Elle ne dira jamais : « Cette main montre ce qui va être. » J’ai quelques talents d’astrologue. Je sais que l’homme aux yeux violets est ici, quelque part. Et je connais également les dangers qui l’attendent. Qu’il ait du courage, de l’énergie et du charisme ne suffit pas. Grandes seront les forces qui s’opposeront à lui. Il existe, Zhusaï. Un homme très spécial, au milieu de la multitude. Il devrait gouverner. Il pourrait changer le monde. Mais le fera-t-il ? Ou est-ce que l’ennemi le trouvera avant, ou qu’une maladie l’emportera ? Je ne peux pas attendre sans rien faire. Mes études me disent que d’une certaine manière je vais servir de catalyseur au drame à venir, le souffle de vent qui enfantera la tempête. Et, par conséquent, ils avaient continué leurs voyages et leurs études, à la recherche de l’homme aux yeux violets. Puis, un jour, le vil petit chaman, Nosta Khan, était arrivé dans leur maison de Gulgothir. Zhusaï l’avait détesté au premier regard ; il y avait chez lui une malice et une malfaisance presque palpables. Lui et son grand-père étaient restés enfermés ensemble quelques heures, et seulement une fois qu’il fut parti. Chorin-Tsu révéla l’horreur de ce qui devait advenir. Le choc avait été si grand que toute son éducation chiatze l’avait abandonnée d’un coup et elle avait parlé sèchement : — Tu veux me marier à un sauvage, grand-père ? Me faire vivre dans la crasse et la misère parmi un peuple où les femmes ont moins de valeur qu’une chèvre ? Comment peux-tu me faire ça ? Chorin-Tsu avait ignoré le manquement au protocole, même si Zhusaï avait constaté qu’elle l’avait blessé – et déçu, également, par une telle effusion. — Le sauvage – comme tu l’appelles – est un homme très spécial. Nosta Khan a voyagé dans les Brumes. J’ai étudié les cartes des étoiles et déchiffré les runes. Il n’y a aucun doute ; tu es vitale pour cette quête. Sans toi, nous risquons de passer à côté du Jour de l’Unificateur. — C’est ton rêve – pas le mien ! Comment peux-tu me faire ça ? — Je t’en prie, ma petite-fille, contrôle-toi. Cette manifestation inconvenante est extrêmement démoralisante. Je ne suis pas à l’origine de cette situation. Laisse-moi également te dire autre chose, Zhusaï : j’ai bien étudié ta carte des étoiles et elle a toujours montré que tu es destinée à épouser un grand homme. Tu le sais aussi bien que moi. Eh bien, cet homme, c’est l’Unificateur. Je le sais sans l’ombre d’un doute. Sous la lune et les étoiles, Zhusaï baissa les yeux vers Talisman. — Pourquoi cela ne pouvait pas être toi ? murmura-t-elle. Il ouvrit ses yeux sombres. — Tu m’as parlé ? Elle frissonna. — Non. Je suis désolée de vous avoir dérangé. Il roula sur son épaule et vit que le feu était toujours allumé. Puis il se rallongea et se rendormit. Lorsqu’elle se réveilla, elle s’aperçut qu’elle avait sur elle la couverture de Talisman en plus de la sienne. Elle se redressa et vit le Nadir de dos, assis en position du lotus sur un rocher à quelques dizaines de mètres de là. Elle repoussa les couvertures et se leva. Le soleil franchissait à peine les pics, pourtant la température était déjà élevée. Zhusaï s’étira et se dirigea vers Talisman. Il avait les yeux fermés, les bras croisés sur la poitrine, les paumes à plat et les pouces joints. Le grand-père de Zhusaï adoptait souvent cette position lorsqu’il méditait, généralement lorsqu’il essayait de résoudre un problème. Zhusaï vint s’asseoir silencieusement en face du guerrier. Où es-tu en ce moment, Talisman ? se demanda-t-elle. Vers quel horizon ton esprit agité s’est-il envolé ? C’était un petit garçon qui n’avait jamais vu de ville. Il avait passé la majeure partie de sa courte vie dans les steppes, à courir et à jouer au milieu des tentes de la tribu de son père. À l’âge de cinq ans, il avait appris à traire les chèvres, à faire du fromage avec leur lait, à gratter et tanner les peaux des animaux abattus. À sept ans, il pouvait monter sur un petit poney et tirer à l’arc. Mais, à douze ans, des hommes en armures brillantes étaient venus le prendre à son père pour l’emmener de l’autre côté des steppes, dans une ville en pierre au bord de la mer. Cela avait été le premier vrai choc dans la vie de Talisman. Son père, le plus fort et le plus brave des chefs nadirs, était resté assis sans rien dire lorsque les Yeux-ronds en armures étaient venus. Cet homme qui avait participé à plus d’une centaine de batailles n’avait pas dit un mot, il n’avait même pas regardé son fils dans les yeux. Il n’y avait que Nosta Khan qui s’était approché de lui pour lui poser une main rachitique sur l’épaule. — Tu dois aller avec eux, Okaï. La sécurité de la tribu en dépend. — Pourquoi ? Nous sommes Têtes de Loup, les plus forts de tous. — Parce que ton père te l’ordonne. Ils avaient porté Okaï sur le dos d’un grand cheval et le long voyage avait commencé. Tous les enfants nadirs n’étaient pas censés bien savoir parler la langue des Yeux-ronds, mais Talisman était doué pour les langues et Nosta Khan avait passé des mois à lui en enseigner les subtilités. Il avait ainsi pu comprendre ce que s’étaient dit les soldats étincelants. Ils racontaient des blagues sur les enfants qu’ils rassemblaient, les appelant entre eux des « chiots pisseux ». Mais autrement, ils n’avaient pas été méchants envers leurs prisonniers. Ils avaient donc voyagé vingt-quatre jours jusqu’à atteindre un endroit cauchemardesque que les enfants nadirs avaient contemplé avec terreur. Tout n’était que pierre, recouvrant la terre, se dressant même pour rivaliser avec le ciel ; de grands murs et de grandes maisons, des allées étroites avec une masse humaine qui se déplaçait continuellement comme un serpent géant à travers des places de marché, des rues, des ruelles et des avenues. Dix-sept jeunes Nadirs, tous fils de chef, avaient été ainsi amenés dans la cité de Bodocas à la fin de l’été. Talisman-Okaï se souvenait de la chevauchée dans les rues de la ville ; les enfants les avaient montrés du doigt, puis hués, insultés et leur avaient fait des gestes avec les mains. Les adultes aussi s’étaient arrêtés pour les regarder passer, le visage sinistre. La cavalcade avait pris fin devant une structure murée à la périphérie de la ville, où des doubles portes de bronze et d’argent avaient été ouvertes pour les laisser passer. Pour Okaï, cela avait été comme entrer dans la gueule d’une grande bête sombre, et la peur était montée dans sa gorge sous forme de bile. Derrière les portes se trouvait un grand terrain d’entraînement plat et pavé ; Okaï avait tout de suite regardé des jeunes hommes et de grands garçons s’entraîner avec des épées, des boucliers, des lances et des arcs. Ils portaient tous la même tunique violette, les mêmes pantalons noirs et des bottes de cuir ciré marron qui montaient jusqu’aux genoux. Comme les jeunes Nadirs entraient avec leur escorte, tous les exercices s’étaient arrêtés. Un jeune homme aux cheveux blonds s’était avancé, son épée d’entraînement toujours à la main. — Je vois qu’on nous a trouvé des cibles mouvantes pour nos flèches, avait-il dit à ses camarades, qui avaient éclaté de rire. On avait ordonné aux Nadirs de mettre pied à terre, puis on les avait menés dans un bâtiment de six étages, le long d’un escalier en colimaçon interminable, jusqu’au cinquième. Là, ils avaient pris un long couloir oppressant qui débouchait sur une grande pièce dans laquelle, derrière un bureau en chêne ciré, se tenait un massif guerrier à la barbe fourchue. Ses yeux étaient bleu vif, sa bouche énorme et lippue. Une cicatrice courait depuis le flanc droit de son nez et descendait en courbe jusqu’à la mâchoire. Ses avant-bras arboraient également des cicatrices de combats au corps à corps. En les voyant entrer, il s’était levé. — Mettez-vous sur deux rangées, leur avait-il ordonné d’une grosse voix glaciale. Les jeunes garçons s’étaient exécutés tant bien que mal. Okaï, étant l’un des plus petits, s’était retrouvé devant. — Vous êtes ici en tant que janissaires. Vous ne comprenez pas ce que cela veut dire, je vais donc vous l’expliquer. Le roi – puisse-t-il vivre éternellement – a conçu un plan brillant pour arrêter les razzias nadires, aujourd’hui et à l’avenir. Vous êtes ici en tant qu’otages de façon à ce que vos pères se tiennent tranquilles. Mais, plus encore, durant les années que vous allez passer avec nous, vous allez apprendre la civilisation, les bonnes manières et les comportements corrects. Vous allez apprendre à lire, à débattre, à penser. Vous étudierez la poésie et la littérature, les mathématiques et la cartographie. Vous apprendrez également l’art de la guerre, la nature de la stratégie, la logistique et le commandement. En bref, vous allez devenir des cadets, puis des officiers de la grande armée gothire. (Il avait levé les yeux et s’était adressé aux deux officiers qui avaient conduit les enfants dans la pièce.) Vous pouvez aller vous laver à présent ; débarrassez-vous de la poussière de votre voyage. J’ai encore quelques mots à dire à ces… cadets. (Les deux officiers étaient partis, mais le guerrier avait attendu d’entendre le déclic de la porte qui se refermait pour venir se planter devant les enfants, juste au-dessus d’Okaï.) Ce que vous venez d’entendre, bande de singes bouffeurs de merde, c’était le discours de bienvenue officiel à l’académie Bodacas. Mon nom est Gargan, seigneur de Larness, et la plupart des cicatrices que je porte viennent de batailles face à votre sale race. J’ai tué de la racaille nadire la plus grande partie de ma vie. On ne peut rien vous enseigner, car vous n’êtes pas humains ; ce serait comme vouloir apprendre à un chien à jouer de la flûte. Cette idiotie a germé dans le cerveau sénile et détraqué d’un vieil homme, mais lorsqu’il mourra, son idiotie mourra avec lui. Et, jusqu’à ce jour béni, travaillez dur, car le fouet attend les lents et les imbéciles. À présent, descendez les escaliers où un cadet vous attend. Il va vous emmener chez l’intendant qui vous fournira votre tunique et vos bottes. Talisman fut rappelé brusquement au présent en entendant Zhusaï se déplacer dans son dos. Il ouvrit les yeux et sourit. — Nous devrons voyager avec prudence, aujourd’hui. D’après ce que m’a dit ton grand-père, cette région est sous le contrôle d’un groupe de Notas appelés les « Casse-Dos ». J’aimerais les éviter autant que faire se peut. — Savez-vous pourquoi on les surnomme les Casse-Dos ? lui demanda-t-elle. — Je doute que ce soit en rapport avec l’étude de la philanthropie, répondit-il en passant devant elle pour rejoindre les poneys. — L’étude de la philanthropie ? répéta Zhusaï. Mais quel genre de Nadir êtes-vous donc ? — Je suis le chien qui a appris à jouer de la flûte, dit-il en resserrant la sangle de sa selle avant de sauter sur le dos de sa monture. Ils chevauchèrent une bonne partie de la matinée, s’arrêtant dans un ravin à midi afin que les chevaux se reposent et qu’eux puissent manger un peu de viande froide et du fromage. Ils n’avaient aperçu aucun cavalier, mais Talisman avait repéré des empreintes assez récentes et ils avaient même croisé du crottin encore frais. — Trois guerriers, avait estimé Talisman. Ils sont devant nous. — C’est très surprenant. Et s’ils n’étaient que de simples voyageurs ? — Possible – mais peu probable. Ils ne portent pas de provisions et ne font aucun effort pour couvrir leurs traces. Nous allons essayer de les éviter, si possible. — J’ai deux couteaux de lancer – un dans chaque botte, seigneur, dit-elle en inclinant la tête. Je sais les manier. Mais, bien sûr, ajouta-t-elle rapidement, je me doute qu’un guerrier tel que vous peut facilement se débarrasser de trois Notas. Talisman absorba l’information. — Je vais réfléchir à ce que tu as dit, mais j’espère qu’il sera inutile de faire couler le sang. J’essaierai de parlementer avec eux. Je n’ai pas envie de tuer des Nadirs. Zhusaï s’inclina une nouvelle fois. — Seigneur, je suis sûre que vous concocterez un plan adéquat. Talisman retira le bouchon de liège de sa gourde d’eau et but une gorgée, faisant tourner le liquide tiède dans sa bouche. D’après la carte de Chorin-Tsu, l’eau la plus proche se trouvait à une demi-journée à l’est ; c’est là qu’il avait l’intention de monter le camp, même s’il lui vint à l’esprit que les Notas devaient penser à peu près à la même chose. Il passa la gourde à Zhusaï et attendit qu’elle boive. Puis, il récupéra la gourde et s’approcha des poneys. Il versa de l’eau sur un chiffon et enleva la poussière et le sable de leurs naseaux. Quand il eut fini, il retourna s’asseoir devant Zhusaï. — J’accepte ton offre, dit-il. Mais soyons clairs : tu n’utiliseras tes couteaux que sur mon ordre. Tu es droitière ? (Elle acquiesça.) Alors ta cible sera l’homme le plus à ta gauche. Si nous croisons les Notas, il faudra que tu sortes ton couteau discrètement. Attends que je t’en donne l’ordre également. Ce sera quand je dirai ton nom. — J’ai compris, seigneur. — Il y a un autre problème que nous devons régler. La politesse chiatze est légendaire, et tout à fait appropriée à un univers de sièges recouverts de soie, de vastes bibliothèques et à une civilisation vieille de dix mille ans. Mais pas ici. Essaie de ne plus penser en termes de gardien et de pupille. Nous venons juste d’établir notre plan de bataille et nous ne sommes plus désormais que deux guerriers qui voyagent ensemble en terrain hostile. Dorénavant, j’apprécierais moins de formalisme dans tes paroles. — Vous ne voulez pas que je vous appelle seigneur ? Talisman la regarda droit dans les yeux et sentit sa bouche s’assécher. — Garde ce titre honorifique pour ton époux, Zhusaï. Tu peux m’appeler Talisman. — Comme vous… tu veux…, Talisman. Le soleil de l’après-midi martelait les steppes et les poneys avançaient à grand-peine, la tête basse, en direction des montagnes lointaines. Bien que le terrain ait l’air plat et vide, Talisman savait qu’il regorgeait de ravins et de dépressions ; les trois Notas pouvaient être cachés dans une centaine d’endroits différents. Talisman plissa les yeux et scruta le paysage vibrant de chaleur. Il n’y avait rien en vue. Il défit l’attache de son sabre et continua sa route. Gorkaï était un tueur et un voleur. Généralement – mais pas seulement – dans cet ordre. Le soleil lui tapait sur la tête, mais pas une goutte de sueur ne transpirait sur son affreux visage plat. Les deux hommes qui étaient avec lui portaient des chapeaux de paille à large bord, protégeant leur tête et leur cou de la chaleur impitoyable ; mais Gorkaï, lui, se moquait de la chaleur, il ne pensait qu’à sa prochaine victime. Longtemps il avait voulu posséder son propre troupeau de chèvres, et une écurie pleine de poneys engendrés par les puissants étalons des passes du Nord. Gorkaï rêvait du jour où il pourrait s’offrir une seconde femme, même s’il n’avait pas encore gagné la première. Et plus encore, ces fameux soirs où son imagination s’envolait, il se voyait invité à rejoindre les Anciens. Mais aujourd’hui, tous ces rêves étaient partis en fumée, ne laissant qu’un souvenir à l’arrière-goût rance. Aujourd’hui, il était Nota – un sans-tribu. Assis sous le soleil accablant à contempler la steppe, il n’avait plus aucun rêve. De retour au camp, la putain au nez fendu qui l’attendrait espérerait sans doute de jolies babioles avant de lui offrir ses faveurs. — Tu penses qu’ils ont quitté la piste ? s’enquit Baski, en venant s’accroupir à ses côtés. Les chevaux étaient entravés dans le ravin en contrebas, et les deux hommes étaient en partie cachés derrière les branchages entremêlés de plusieurs buissons de sihjis. Gorkaï jeta un coup d’œil au guerrier trapu qui l’avait rejoint. — Non. Ils avancent lentement, afin que leurs poneys ne se fatiguent pas trop. — Est-ce qu’on les attaque dès qu’ils seront en vue ? — Tu crois qu’il se laissera faire ? rétorqua Gorkaï. Baski se racla la gorge et cracha. Puis il haussa les épaules. — Il est seul, répondit-il. Et nous sommes trois. — Trois ? Il serait bon que tu ne tiennes pas compte de Djung dans tes calculs. — Djung a déjà tué, déclara Baski. Je l’ai vu faire. Gorkaï secoua la tête. — Oui, c’est un tueur. Mais nous sommes face à un guerrier. — Nous ne l’avons pas encore vu. Comment sais-tu ça, Gorkaï ? L’homme plus âgé s’accroupit à son tour. — Un homme n’a pas besoin de s’y connaître en oiseaux pour savoir que le faucon est un chasseur et que le pigeon est sa proie. Tu comprends ? Les serres acérées, la méchante courbure du bec, la puissance et la vitesse de ses ailes. C’est pareil avec les hommes. Celui-ci est prudent, attentif, évitant les endroits où une embuscade est probable, ce qui montre qu’il s’y connaît en razzias et pillages. Il sait également qu’il est en territoire hostile, pourtant il continue sa route. Ce qui nous apprend qu’il a du courage et qu’il est confiant. Il n’y a rien qui presse, Baski. D’abord on observe, ensuite on tue. — Je salue ta sagesse, Gorkaï. Un bruit retentit derrière eux et Gorkaï tourna la tête pour voir Djung escalader la pente. — Doucement ! siffla Gorkaï. Tu soulèves de la poussière. Le visage de Djung arbora une expression boudeuse. — Tu t’inquiètes comme une vieille femme. Gorkaï se désintéressa du jeune homme. Toute conversation supplémentaire était superflue. Djung avait un don pour la stupidité, une capacité quasi mystique de résister à toute forme de logique. Il n’y avait toujours aucun signe des cavaliers et Gorkaï se détendit un peu. Autrefois, on le voyait comme un homme qui montait, comme une nouvelle voix pour le futur. Mais ces jours-là étaient bien loin, tassés dans la poussière de son passé. Lorsqu’il avait été banni, il s’était cru malchanceux, mais, aujourd’hui, avec son talent presque inutile d’avoir du recul, il savait que cela n’avait pas été le cas. Il avait été impatient et avait cherché à monter trop haut, trop vite. L’arrogance de la jeunesse. Trop intelligent pour reconnaître sa propre idiotie. Il venait juste d’avoir dix-sept ans lorsqu’il avait participé à une razzia contre la tribu des Têtes de Loup, s’emparant à lui seul d’une trentaine de leurs poneys. Soudainement riche, il était devenu fanfaron. À cette époque, il croyait que les dieux de la Pierre et de l’Eau lui avaient souri. Mais, à mieux y regarder, il s’agissait en fait d’un cadeau empoisonné. Capturer deux poneys lui aurait permis de trouver une femme ; dix lui auraient fait gagner sa place au sein de l’élite. Mais trente, c’était trop pour un jeune homme, et plus il fanfaronnait, plus on le détestait. Cela avait été dur à comprendre pour lui. Au rassemblement du solstice d’été, il avait fait une offre pour Li-shi, la fille de Lon-tsen. Cinq poneys ! Personne n’avait encore jamais offert cinq poneys pour une vierge. Et on l’avait rejeté ! Aujourd’hui encore, le rouge de la honte montait à ses joues à ce souvenir. Il avait été humilié devant tout le monde, car Lon-tsen avait donné sa fille à un guerrier qui n’avait, lui, offert qu’un poney et sept couvertures. Fou de rage, Gorkaï avait soigné son humiliation en la transformant en haine, d’une telle intensité que lorsqu’il avait conçu son plan, il avait pensé aveuglément qu’il s’agissait là d’une idée de génie qui lui rendrait son honneur. Il avait capturé Li-shi, l’avait violée et rendue à son père. — À présent, voyons qui veut des restes de Gorkaï, avait-il dit au vieil homme. La tradition nadire était telle que personne d’autre ne voulut l’épouser. La loi nadire exigeait que son père la donne à Gorkaï ou qu’il la tue pour avoir jeté la honte sur sa famille. Ils étaient venus le chercher en pleine nuit et l’avaient traîné devant le Conseil. Là, il avait été témoin de l’exécution de la fille, étranglée par son propre père, et avait entendu son bannissement prononcé par les Anciens. Et malgré tous les meurtres qu’il avait commis depuis, il se remémorait toujours la mort de cette fille avec un regret sincère. Li-shi n’avait même pas lutté, mais elle s’était tournée vers Gorkaï et l’avait regardé droit dans les yeux jusqu’à ce que toute lumière la quitte et que sa mâchoire s’affaisse. Il se sentait toujours coupable. Ce sentiment était aussi lourd qu’une pierre dans son cœur. — Les voilà, murmura Baski. Gorkaï repoussa ses souvenirs et plissa les yeux. Ils étaient encore à une certaine distance ; l’homme avançait en tête, mais ils n’avaient jamais été aussi près. Gorkaï l’étudia. Un arc et un carquois passés au pommeau de la selle, un sabre de cavalerie dans son fourreau, à sa taille. L’homme tira sur ses rênes à une soixantaine de mètres de Gorkaï. Il était jeune et cela surprit le Nota ; d’après les talents dont il avait fait preuve jusqu’à présent, Gorkaï avait pensé avoir affaire à un guerrier expérimenté d’une trentaine d’années. La femme arriva à la hauteur de l’homme et la mâchoire de Gorkaï s’affaissa. Elle était d’une beauté exquise, mince avec des cheveux noirs. Mais ce qui l’ébranla réellement, c’était sa ressemblance avec la fille qu’il avait aimée autrefois. À coup sûr, les dieux lui offraient là une chance d’être de nouveau heureux ? Un son de métal qu’on frotte brisa le silence et Gorkaï jeta un regard mauvais à Djung qui avait dégainé son épée. Dans la steppe, le guerrier fit bifurquer son cheval vers la gauche. Et lui et la femme s’éloignèrent au galop. — Idiot ! rugit Gorkaï. — Nous sommes trois. Donnons-leur la chasse, le pressa Baski. — Inutile. Le seul point d’eau à soixante kilomètres à la ronde se trouve au bassin de Kall. Nous les retrouverons là-bas. Talisman était assis le dos au feu lorsque les trois cavaliers pénétrèrent dans le camp qu’il avait dressé à quelque deux cents mètres du bassin de Kall. C’était un autre réservoir rocheux, approvisionné en partie par des puisards profonds sous la roche. De petits arbres poussaient sur les bords du bassin et des fleurs aux couleurs vives s’accrochaient tant bien que mal à la vie dans la boue meuble de la rive. Zhusaï avait voulu camper près de l’eau, mais Talisman avait refusé ; ils avaient donc dressé leur campement contre un mur rocheux à distance du bassin. Lorsque les cavaliers firent leur apparition, la jeune fille dormait devant le feu mourant, mais Talisman, lui, était bien réveillé, le sabre au clair, posé sur le sol devant lui. À ses côtés se trouvaient son arc de chasse et trois flèches tirées du carquois et plantées dans la terre. Comme il les regardait, les cavaliers s’arrêtèrent pour l’observer également. Au centre du trio se trouvait un guerrier assez costaud, aux cheveux coupés très court implantés comme une pointe de flèche au-dessus de son front. À sa droite se tenait un homme plus petit, plus fin, aux yeux brûlants. Et, à sa gauche, un autre au visage bouffi, avec un casque en fer à rebords fourrés sur le crâne. Les cavaliers attendirent, mais Talisman ne fit aucun mouvement, pas plus qu’il ne parla. Finalement, le chef mit pied à terre. — Un endroit désolé, déclara-t-il doucement. Zhusaï se réveilla et se redressa. — Tous les endroits sont désolés pour un homme solitaire, répondit Talisman. — Qu’est-ce que ça veut dire ? s’enquit le guerrier en faisant signe à ses hommes de le rejoindre. — Où est-ce qu’un Nota pourrait se sentir le bienvenu dans les terres de la Pierre et de l’Eau ? — Tu n’es pas très amical, remarqua l’homme en faisant un pas en avant. Les deux autres se déplacèrent de biais, leurs mains posées sur leurs épées. Talisman se leva, laissant son sabre à ses pieds, les bras ballants le long du corps. La lune était haute dans le ciel et éclairait le groupe. Zhusaï fit mine de se lever, mais Talisman lui parla. — Reste où tu es…, Zhusaï, dit-il. Tout ira mieux dans un petit instant. — Tu as l’air bien sûr de toi, dit le chef aux cheveux en V. Et pourtant, tu es dans un territoire étranger et tu n’es pas franchement entouré d’amis. — La terre ne m’est pas étrangère, rétorqua Talisman. C’est le pays nadir et il m’appartient de droit et par le sang. C’est vous les étrangers, ici. Ne sentez-vous pas votre mort dans l’air, dans la brise ? Ne sentez-vous pas le mépris que cette terre a pour vous ? Notas ! Votre nom pue comme un cochon mort depuis trois jours. Le chef rougit. — Tu crois qu’on a choisi notre nom, espèce de salaud arrogant ? Tu penses que nous avons choisi de vivre ainsi ? — Pourquoi perds-tu ton temps à lui parler ? gronda l’homme au gros visage. Débarrassons-nous de lui ! L’épée du Nota jaillit de son fourreau de cuir et il se rua à l’attaque. Talisman leva sa main droite et l’abaissa rapidement. Le couteau fendit l’air et alla se ficher dans l’œil droit de l’homme, s’enfonçant jusqu’à la garde en ivoire. Le guerrier courut encore sur deux mètres, puis tituba sur sa gauche, et s’étala sur le sol, la tête la première. Alors que le second guerrier bondissait à son tour, le couteau de Zhusaï vint se planter dans le côté de son cou. Du sang bouillonna dans sa trachée-artère. S’étouffant, il laissa tomber son épée pour retirer le couteau et, sous le choc, contempla la fine lame d’un air ahuri. Il tomba à genoux et tenta de parler, mais du sang jaillit de sa bouche dans une giclée pourpre. D’un coup de pied, Talisman fit sauter son sabre en l’air et l’attrapa adroitement. — Ton ami mort t’a posé une question, dit-il au chef médusé. Mais j’aimerais entendre la réponse. Pourquoi me parles-tu ? L’homme cilla et soudain s’assit devant le feu. — Tu as raison, répondit-il. Je sens le mépris de la terre. Et je suis seul. Mais je ne l’ai pas toujours été. J’ai fait une erreur, à cause de mon arrogance et de ma stupidité, et j’en paie les conséquences depuis vingt ans. Je n’en vois pas le bout. — De quelle tribu étais-tu ? s’enquit Talisman. — Les Gris du Nord. Talisman alla s’asseoir en face de l’homme, de l’autre côté du feu. — Je me nomme Talisman et je ne vis que pour servir l’Unificateur. Son heure est proche. Si tu veux redevenir nadir un jour, suis-moi. L’homme sourit et secoua la tête. — L’Unificateur ? Le héros aux yeux violets ? Tu crois qu’il existe vraiment ? Et si c’est le cas, pourquoi voudrait-il de moi ? — Il voudra de toi – si tu es avec moi. — Tu sais où il se trouve ? — Je sais ce qui nous conduira à lui. Acceptes-tu de me suivre ? — De quelle tribu es-tu ? — Des Têtes de Loups. Comme toi, bientôt. L’homme contempla tristement les flammes. — Tous mes ennuis ont débuté avec les Têtes de Loups. Peut-être qu’ils finiront avec eux. (Il leva les yeux et croisa le regard de Talisman.) Je te suivrai. Quel serment de sang requiers-tu ? — Aucun, dit Talisman. Tu l’as dit et cela me suffit. Comment t’appelles-tu ? — Gorkaï. — Alors, monte la garde, Gorkaï, car je suis fatigué. Et aussitôt dit. Talisman posa son sabre, s’emmitoufla dans sa couverture et s’endormit. Zhusaï était tranquillement assise tandis que Talisman était allongé, la tête posée sur son avant-bras : sa respiration devint plus forte. Zhusaï avait du mal à croire qu’il fasse une chose pareille ! Nerveusement, elle jeta un coup d’œil à Gorkaï, lisant la même confusion dans son expression. Quelques instants plus tôt, cet homme et deux autres étaient venus dans le camp pour les tuer. À présent, deux étaient morts et le troisième était assis tranquillement devant le feu. Gorkaï se leva et Zhusaï tressaillit. Mais le guerrier nadir se contenta d’aller vers le premier cadavre pour le tirer hors du campement ; il fit de même avec le deuxième. Puis, il revint s’accroupir devant Zhusaï et tendit la main. Elle baissa les yeux et vit qu’il tenait son couteau de lancer à manche d’ivoire. Elle le récupéra sans dire un mot. Gorkaï se leva et alla ramasser du bois avant de revenir pour de bon s’installer devant le feu. Zhusaï n’avait pas envie de dormir, convaincue qu’au moment où elle fermerait les yeux, ce tueur irait trancher la gorge de Talisman puis viendrait ensuite la violer. La nuit s’étira, mais Gorkaï ne fit aucun mouvement vers elle ou vers Talisman. Au lieu de cela, il resta assis, jambes croisées ; il semblait perdu dans ses pensées. Talisman grogna dans son sommeil et poussa soudain un cri en gothir. — Jamais ! cria-t-il. Gorkaï jeta un coup d’œil à la femme et leurs regards se croisèrent. Zhusaï ne détourna pas les yeux. Gorkaï se leva et lui fit signe de marcher un peu avec lui. Il ne se retourna pas et alla s’asseoir sur un rocher près des poneys. L’espace d’un instant, Zhusaï demeura immobile, puis, couteau en main, elle le suivit. — Parle-moi de lui, dit Gorkaï. — Je sais très peu de chose. — Je vous ai observés tous les deux. Vous ne vous touchez pas ; il n’y a aucune intimité. — Ce n’est pas mon mari, répondit-elle froidement. — D’où vient-il ? Qui est-il ? — Il est Talisman, des Têtes de Loups. — Talisman n’est pas un nom nadir. Je lui ai donné ma vie, parce qu’il a touché mes rêves et mes envies. Mais j’ai besoin de savoir. — Crois-moi, Gorkaï, tu en sais presque autant que moi. Mais il est fort et ses rêves sont grands, très grands. — Où nous rendons-nous ? — Dans la vallée des Larmes de Shul-sen, vers le Tombeau d’Oshikaï. — Ah, fit Gorkaï, un pèlerinage, donc. Qu’il en soit ainsi. (Il se leva et prit une profonde inspiration.) Moi aussi, j’ai des rêves – mais je les avais oubliés. (Il hésita avant de parler à nouveau.) N’aie pas peur de moi, Zhusaï. Je ne te ferai jamais de mal. Sur ce, Gorkaï retourna s’asseoir devant le feu. Zhusaï, elle, repartit sous sa couverture. Le soleil de l’aube était caché derrière une épaisse masse blanche nuageuse. Zhusaï se réveilla en sursaut. Elle s’était juré de ne pas s’endormir, mais, à un moment de la nuit, elle avait été rattrapée par ses rêves. Talisman était debout et parlait avec Gorkaï. Zhusaï ouvrit leur paquetage et remit du petit bois dans le feu afin de préparer un petit déjeuner d’avoine et de viande séchée. Les deux hommes mangèrent en silence, puis Gorkaï ramassa les écuelles en bois et alla les laver dans le bassin. C’était normalement le travail d’une femme ou d’un serviteur, et Zhusaï devina que c’était une façon pour Gorkaï d’établir sa place au sein de leur petit groupe. Zhusaï rangea les écuelles dans le sac en toile et l’attacha derrière sa selle. Gorkaï l’aida à grimper sur sa monture, puis il lui tendit les rênes des deux autres poneys. Talisman partit en tête sur la steppe, et Gorkaï chevaucha à sa hauteur. — Combien y a-t-il de Notas dans la région ? lui demanda Talisman. — Trente, répondit Gorkaï. Nous… Ils s’appellent eux-mêmes les Casse-Dos. — J’avais cru comprendre. Es-tu déjà allé au Tombeau d’Oshikaï ? — Trois fois. — Parle-m’en. — C’est un simple sarcophage sculpté, pris dans une construction de pierre blanche. Autrefois, c’était un fort gothir, aujourd’hui, c’est un lieu saint. — Qui garde l’endroit à présent ? Gorkaï haussa les épaules. — Difficile à dire. Des guerriers d’au moins quatre tribus se trouvent toujours à proximité. Un prêtre aveugle envoie des messages à chacune des tribus, pour leur dire quand elles peuvent prendre leurs fonctions. Il leur dit aussi quand retourner chez elles et, dans ce cas-là, d’autres tribus envoient leurs guerriers. C’est un grand honneur que d’être choisi pour garder le lieu du dernier repos d’Oshikaï. La dernière fois où j’y suis allé, c’étaient les Singes Verts qui patrouillaient près du Tombeau. Les Gris du Nord, les Tigres de Pierre et les Poneys Rapides attendaient leur tour. — Combien par groupe ? — Pas plus de quarante. Les nuages s’entrouvrirent et le soleil brûlant fit son apparition. Zhusaï prit le chapeau de paille à grand bord posé sur le pommeau de sa selle et l’attacha sur sa tête. La poussière qu’ils soulevaient lui brûlait la gorge, mais elle résista à l’envie de boire. Et le trio continua d’avancer. Chapitre 5 Les émeutes durèrent trois jours. Elles débutèrent dans les quartiers les plus pauvres et s’étendirent rapidement. Des troupes furent rappelées en ville, et la cavalerie chargea les émeutiers. Le taux de mortalité s’envola et, à la fin du troisième jour, on comptait quelque quatre cents morts et des centaines de blessés. Les Jeux furent suspendus pendant les événements et l’on conseilla aux athlètes de rester dans leurs quartiers, sous la protection de soldats patrouillant la zone. Alors que les ténèbres faisaient leur apparition, Druss regardait tristement depuis la fenêtre du premier étage les flammes caracoler le long des bâtiments incendiés du quartier ouest. — Folie, dit-il comme Sieben s’approchait de la fenêtre. — Majon m’a dit qu’ils ont attrapé l’arbalétrier et qu’ils l’ont haché menu. — Et pourtant, le massacre continue. Pourquoi, Sieben ? — Tu l’as dit toi-même : folie. Folie et avarice. À peu près tout le monde avait misé sur Klay et les gens se sont sentis trahis. Trois maisons de paris ont été réduites en cendres. À l’extérieur, une troupe de cavalerie passa au petit galop dans l’avenue, en direction de la zone des émeutes. — Quelles nouvelles de Klay ? s’enquit Druss. — Aucune, mais Majon m’a dit qu’il a beaucoup d’amis médecins. Et Klay est riche, Druss ; il peut se payer les services des meilleurs. — J’ai failli mourir, déclara doucement Druss. Un couteau me fonçait dessus. Je ne pouvais rien faire. Sa main s’est déplacée à la vitesse de l’éclair, poète. Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi rapide. Il a saisi la lame en plein vol. (Druss secoua la tête.) Je n’en reviens toujours pas. Et pourtant, quelques instants plus tard, le carreau d’un lâche l’a cloué au sol. Il ne remarchera pas, Sieben. — Tu n’en sais rien, mon vieux. Tu n’es pas chirurgien. — Je sais que sa colonne vertébrale a été touchée. J’ai vu ce genre de blessure des dizaines de fois. On ne s’en remet pas. Pas sans… Il se tut. — Sans quoi ? Druss s’écarta de la fenêtre. — Un chaman nadir est venu me voir – juste avant la bagarre. Il m’a dit qu’une gemme magique pouvait guérir les blessures. — Est-ce qu’il a aussi essayé de te vendre une carte de la cachette du trésor ? lui demanda Sieben en souriant. — Je sors, dit Druss. Je dois voir Klay. — Tu sors ? Dans ce chaos ? Allons, Druss, attends le matin. (Mais Druss secoua la tête.) Alors, prends au moins une arme, insista Sieben. Les émeutiers ne sont pas encore rassasiés de sang. — Eh bien, ils feraient mieux de m’éviter, grogna Druss, sinon j’en ferai couler suffisamment pour qu’ils s’y noient. Les lieux étaient déserts et les grilles ouvertes. Druss s’arrêta devant la statue brisée dont les morceaux parsemaient la pelouse. On avait cassé les jambes à grands coups de masse. Dans la chute, le cou avait cédé et la tête avait roulé dans l’herbe un peu plus loin, ses yeux de pierre fixant sans le voir le guerrier barbu qui se tenait à l’entrée. Druss regarda aux alentours. Les parterres de fleurs avaient été déracinés et la pelouse autour de la statue piétinée jusqu’à se transformer en boue. Il alla jusqu’à la porte de la maison, qui était ouverte. Aucun serviteur ne l’accueillit. Il se rendit sur le terrain d’entraînement. Il n’y avait aucun bruit. Les cercles de sable étaient déserts, les fontaines silencieuses. Un vieil homme apparut, portant un seau d’eau ; c’était le serviteur qui s’était occupé du jeune mendiant. — Où sont-ils tous ? demanda Druss. — Partis. Tous partis. — Et Klay ? — Ils l’ont placé dans un hospice dans le quartier sud. Les fils de pute ! Druss retourna dans le bâtiment principal. Les divans et les chaises avaient été cassés, les rideaux arrachés aux fenêtres, un portrait de Klay avait même été tailladé ; l’endroit sentait la vieille pisse. Druss, perplexe, secoua la tête. — Mais pourquoi les émeutiers ont-ils fait ça ? Je croyais qu’ils l’aimaient tous. Le vieil homme posa son seau, releva une chaise et s’écroula dessus. — Oh, oui, da, ils l’aimaient, jusqu’à ce qu’il ait le dos brisé. Maintenant ils le détestent. Les gens avaient parié toutes leurs économies sur lui. Ils ont entendu dire qu’il s’était mêlé à une bagarre de poivrots et que tous les paris étaient gelés. Leur argent envolé, ils se sont retournés contre lui. Comme des animaux ! Après tout ce qu’il avait remporté pour eux – fait pour eux. Vous savez, dit-il en levant les yeux, son vieux visage rouge de colère, l’hospice où ils l’ont conduit a été bâti avec son argent. Il avait aidé par le passé la plupart des gens qui sont venus ici l’insulter. Aucune gratitude. Mais le pire de tous, c’était Shonan. — L’entraîneur de Klay ? — Bah ! cracha le vieillard. L’entraîneur, l’agent, le propriétaire ? Appelez-le comme vous voudrez, pour moi ce n’était qu’un parasite suceur de sang. Klay est parti – et son argent aussi. Shonan a même dit que la maison lui appartenait. Apparemment, Klay n’avait rien. Vous y croyez, vous ? Ce salaud n’a même pas payé pour l’attelage qui a emmené Klay à l’hospice. Il mourra là-bas, sans le sou. (Le vieil homme eut un rire amer.) Un jour, il est le héros de chaque Gothir – adulé et courtisé par tous. Le lendemain, il est pauvre, seul et sans amis. Par les dieux, ça fait réfléchir, non ? — Il t’a, toi, dit Druss. Et moi. — Vous ? Vous êtes le lutteur drenaï, vous le connaissiez à peine. — Je le connais et cela me suffit. Est-ce que tu peux me conduire auprès de lui ? — Oui, da, avec joie. Je n’ai plus rien à faire ici. Je vais chercher mes affaires et je vous retrouverai devant la maison. Druss alla attendre sur la pelouse de l’entrée. Un groupe d’une dizaine d’athlètes franchissait les grilles et le son de leurs rires piqua la colère du Drenaï. Au centre du groupe se trouvait un chauve portant un torque en or incrusté de gemmes. Ils s’arrêtèrent devant la statue et Druss entendit un des plus jeunes dire : — Par Shamak, cette monstruosité a coûté plus de trois mille raqs. Et maintenant c’est en morceaux. — Le passé c’est le passé, répondit Torque en or. — Que vas-tu faire à présent, Shonan ? s’enquit un autre. L’homme haussa les épaules. — Je vais me trouver un autre lutteur. Mais cela ne va pas être facile, Klay était quand même doué. Le vieil homme rejoignit Druss. — Leur douleur fait peine à voir, n’est-ce pas ? Klay les a tous aidés. Vous voyez le jeune blond, là ? Klay a payé toutes ses dettes de jeu il n’y a pas une semaine. Plus de mille raqs. Et c’est comme ça qu’il le remercie. — Oui, c’est une sale petite bande, déclara Druss. Il traversa la pelouse et s’approcha de Shonan. L’homme sourit à Druss. — Comme tombent les puissants, lui dit-il en désignant la statue. — Et les moins puissants, répondit Druss en enfonçant son poing dans le visage de l’homme, le catapultant par terre. Plusieurs athlètes se précipitèrent sur Druss, qui les regarda fixement – et ils s’arrêtèrent net. Lentement, ils reculèrent et Druss s’approcha de Shonan, qui était au sol. Il lui avait brisé les dents de devant à travers les lèvres, et sa mâchoire pendait. Druss lui arracha son torque et le lança au vieil homme. — Voilà qui devrait payer une ou deux factures à l’hospice, dit-il. — J’en suis sûr, convint le serviteur. Les athlètes étaient toujours là, immobiles. Druss désigna le jeune homme blond aux cheveux longs. — Toi, viens là. (L’athlète cligna nerveusement des yeux, mais s’avança quand même.) Lorsque cette andouille se réveillera, tu lui diras que Druss le retrouvera. Tu lui diras que j’attends qu’on s’occupe de Klay. Je veux qu’il revienne dans sa maison, avec ses serviteurs et suffisamment d’argent pour pouvoir les payer. Si ce n’est pas fait, je le tuerai. Et après ça, c’est toi que je viendrai trouver, pour t’arracher ta jolie petite gueule. Tu m’as bien compris ? (Le jeune homme acquiesça et Druss se tourna vers les autres.) Je vous ai tous bien repérés, bande de vermisseaux. Je me souviendrai de vous tous. Si jamais je découvre que Klay manque de quoi que ce soit, je viendrai vous chercher l’un après l’autre. Et ne vous y trompez pas : si Klay perd ne serait-ce qu’une once supplémentaire de dignité, je vous crèverai tous. Je suis Druss et je vous en fais la promesse. Le Drenaï s’éloigna d’eux et le vieil homme crapahuta à ses côtés. — Je me nomme Carmol, lui dit le serviteur avec un grand sourire. Et c’est un réel plaisir de vous revoir ! Ensemble, ils traversèrent la ville en proie aux émeutes. Ici et là, des cadavres jonchaient les bords des voies. L’odeur des bâtiments en flammes était portée par le vent. L’hospice se trouvait au cœur du quartier le plus pauvre ; ses murs blancs faisaient tâche au milieu de tous les autres bâtiments crasseux. Les émeutes avaient débuté non loin, mais s’étaient éloignées depuis. Un vieux prêtre leur indiqua la chambre de Klay, qui était petite et propre, avec un lit de camp unique sous une fenêtre. Lorsqu’ils entrèrent, Klay était en train de dormir, aussi le prêtre alla-t-il chercher deux chaises pour les visiteurs. Le lutteur se réveilla au moment où Druss s’installait à côté de lui. — Comment te sens-tu ? lui demanda le Drenaï. — J’ai connu mieux, répondit Klay en se forçant à sourire. Derrière son bronzage, son visage était livide, ses yeux creusés avec des cernes bleus. Druss prit la main du lutteur. — Un chaman nadir m’a parlé d’un endroit à l’est où se trouvent des joyaux capables de guérir les blessures. Je m’y rendrai demain. S’ils existent, je te les ramènerai. Tu comprends ? — Oui, fit Klay d’une voix pleine de désespoir. Des joyaux magiques pour me guérir ! — Ne perds pas espoir, dit Druss. — L’espoir n’est pas vraiment une option, mon ami. Ceci est un hospice et on vient généralement y mourir. Dans ce bâtiment se trouvent des gens qui attendent de mourir du cancer, d’emphysème ou de maladies qui n’ont pas encore de nom. Il y a là des épouses, des maris, des enfants. Si de tels joyaux existent, il y a des gens qui en ont plus besoin que moi. Mais je te remercie pour tes paroles. — Ce ne sont pas que des paroles, Klay. Je me mets en route demain. Promets-moi de lutter pour rester en vie jusqu’à mon retour. — J’ai toujours lutté, Druss. C’est un don. À l’est, dis-tu ? C’est en plein territoire nadir, infesté de voleurs, de brigands et de tueurs. Je te souhaite de ne pas les croiser. Druss gloussa. — Crois-moi, mon garçon, c’est à eux qu’il faudrait dire ça ! Garen-Tsen baissa les yeux sur le cadavre de l’embaumeur – son visage contracté dans la mort, paralysé en plein cri, les yeux grands ouverts et regardant dans le vide. Le sang avait cessé de couler de ses nombreuses blessures et ses doigts brisés ne bougeaient plus. — Il avait de la résistance, déclara le bourreau. Garen-Tsen l’ignora. Les informations glanées étaient loin d’être complètes ; l’embaumeur avait gardé quelque chose par devers lui jusqu’à la fin. Garen-Tsen contempla le visage mort. Tu savais exactement où ils se trouvent, pensa-t-il. Grâce à toutes ses années d’études, Chorin-Tsu avait réussi à trouver la route prise par le chaman renégat lorsqu’il avait volé les Yeux d’Alchazzar. Celui-ci avait finalement trouvé refuge dans les montagnes de la Lune, où il avait été tué. Et les Yeux avaient disparu. Il avait pu les cacher n’importe où, mais un certain nombre d’indices suggéraient qu’il les avait dissimulés dans le Tombeau d’Oshikaï le Fléau des démons – ou non loin, en tout cas. On disait que des guérisons miraculeuses avaient lieu en cet endroit : plusieurs aveugles avaient retrouvé la vue ; un paralysé s’était remis à marcher. En soi, ces miracles ne prouvaient rien. Les tombes des héros ou des prophètes génèrent toujours ce genre d’histoires. Étant Chiatze, Garen-Tsen comprenait la nature des paralysies hystériques ou de la cécité. Néanmoins, c’était la seule indication de l’endroit où se trouvaient les joyaux. Restait le problème que le Tombeau avait déjà été subrepticement fouillé au moins trois fois. Et qu’aucun joyau n’avait été trouvé. — Débarrasse-toi du corps, ordonna-t-il au bourreau. Ce dernier acquiesça. L’université payait cinq pièces d’or par cadavre frais – mais celui-ci était dans un tel état qu’il ne vaudrait certainement que trois pièces. Le ministre chiatze releva l’ourlet de sa longue robe violette et quitta la salle. Et si tout cela n’était qu’un fétu de paille ? pensa-t-il. Puis-je envoyer des troupes dans la vallée de Shul-sen sans certitude de succès ? De retour dans ses appartements, il chassa ce problème de ses pensées et s’attela aux rapports du jour. Une réunion secrète avait eu lieu chez le sénateur Borovan, on avait entendu quelqu’un critiquer le Roi-Dieu dans une des tavernes de la rue des Anguilles et il y avait eu une bagarre chez le lutteur, Klay. Le nom de Druss attira son attention et il se remémora l’impressionnant guerrier drenaï. Il reprit sa lecture, passant d’un rapport à l’autre, prenant des notes. Le nom de Druss revint à nouveau ; il avait rendu visite à Klay, à l’hospice, le même matin. Garen-Tsen cilla en lisant le petit texte. « Le sujet a fait référence à des joyaux guérisseurs, qu’il irait chercher pour le lutteur… » Garen-Tsen souleva une petite cloche en argent et l’agita deux fois. Un serviteur entra et salua. Une heure plus tard, l’informateur se tenait nerveusement devant le bureau de Garen-Tsen. — Dis-moi ce que tu as entendu. Mot pour mot. N’omets rien, lui ordonna le ministre. L’homme s’exécuta. Le Chiatze le congédia et se rendit à la fenêtre pour observer les toits et les tours de la ville. Un chaman nadir avait parlé à Druss des joyaux et il se dirigeait vers l’est. La vallée des Larmes de Shul-sen se trouvait à l’est. La fille de Chorin-Tsu était partie vers l’est avec Talisman, le guerrier nadir. Il agita une nouvelle fois la cloche. — Va voir le seigneur de Larness, demanda-t-il à son serviteur, et dis-lui que je veux le voir aujourd’hui même. Fais aussi dresser un mandat d’arrêt pour le lutteur drenaï, Druss. — À vos ordres, seigneur. Et quel motif d’accusation dois-je enregistrer ? — Agression d’un citoyen gothir ayant entraîné sa mort. Le serviteur eut l’air étonné. — Mais, seigneur, Shonan n’est pas mort ; il n’a perdu que quelques dents. (Les yeux de Garen-Tsen, dans sa capuche vinrent se river sur le visage du serviteur qui rougit aussitôt.) Je m’en occupe tout de suite, seigneur. Pardonnez-moi. Sieben en était au point crucial du marchandage et il s’arma pour porter le coup fatal. Le vendeur de chevaux était passé de la politesse au désintérêt poli, puis à l’irritation, et feignait à présent avec brio la colère. — Peut-être que pour vous ce n’est qu’un cheval, dit le vendeur en flattant les flancs de l’animal, mais pour moi, Ganael est un membre de la famille. Nous aimons ce cheval. Son père était un champion et sa mère allait aussi vite que le vent de l’est. Il est courageux et fidèle. Vous m’insultez en me proposant le prix qu’on offre normalement pour un canasson au dos ensellé. Sieben adopta une expression sérieuse et soutint le regard gris du vendeur. — Je ne contredis pas votre description de ce… hongre. Et s’il avait cinq ans de moins, je serais tenté d’abandonner quelques piécettes de plus pour l’avoir. Mais il ne vaut pas plus que le prix que j’ai proposé. — Alors, nous ferions mieux de nous arrêter là, cracha le vendeur. Il y a plus d’un noble à Gulgothir qui paierait deux fois le prix que je vous demande. Et je vous ai fait cette offre parce que je vous aime bien et que j’avais l’impression que Ganael vous aimait bien aussi. Sieben leva la tête et regarda le hongre dans les yeux. — Il a l’air méchant, déclara-t-il. — Il a du caractère, rétorqua aussitôt le vendeur. Comme moi, il n’aime pas qu’on se moque de lui. Mais il est sans peur et robuste. Vous allez dans les steppes. Par le ciel, bonhomme, vous allez avoir besoin d’une monture capable d’aller plus vite que les poneys des Nadirs. — Trente pièces, c’est quand même trop. Ganael est peut-être vigoureux, mais il commence à se faire vieux. — Balivernes. Il n’a pas plus de neuf… (Alors qu’il prononçait ces mots, Sieben leva un sourcil de façon dubitative.)… enfin, peut-être plus près de dix, ou onze ans. Quoi qu’il en soit, il lui reste des années de service devant lui. Ses jambes sont puissantes et il n’a pas de faiblesse dans le sabot. Et puis, je le referrerai pour les steppes. Qu’en dites-vous ? — Que tout cela m’a l’air alléchant – pour vingt-deux pièces d’argent. — Bon sang, mais vous n’êtes venu ici que pour m’insulter ? Est-ce qu’en vous levant ce matin, vous vous êtes dit : « Je vais passer ma journée à tenter de pousser à la ruine un honnête marchand gothir » ? Vingt-sept. — Vingt-cinq – et vous pouvez ajouter la vieille jument dans la stalle du fond ainsi que deux selles. Le vendeur se retourna. — La jument ? L’ajouter ? Est-ce que voulez que je fasse faillite ? Cette jument a un pedigree. C’est… — … un membre de votre famille, le coupa Sieben avec un sourire narquois. À l’évidence, elle est robuste, mais, plus important, elle est âgée et calme. Mon ami n’est pas vraiment un cavalier et je pense que cette monture pourrait lui aller. Vous n’aurez pas d’autre acheteur pour elle – à part pour en faire de la colle, ou pour remplir les gamelles dans les prisons. Et le prix de ce genre de monture est d’une demi-pièce d’argent. Le visage fin du vendeur se détendit et il tira sur le bout de sa barbe pointue. — J’ai bien deux vieilles selles en stock – le cuir a été admirablement travaillé et elles sont équipées en prime de sacoches et de gourdes. Mais je ne peux les céder à moins d’une pièce d’argent chacune. Vingt-sept pièces et on se serre la main. Il fait trop chaud pour négocier davantage. — Marché conclu, convint Sieben. Mais je veux que les deux chevaux soient referrés et livrés dans trois heures. (Il tira deux pièces d’argent de sa poche qu’il tendit au marchand.) Le reste du paiement à réception, dit-il. Après avoir donné au vendeur l’adresse, Sieben alla se promener un peu sur la place du marché non loin. Elle était quasiment déserte, témoignage muet que les émeutes s’y étaient déroulées la nuit précédente. Une jeune putain sortit de sous le porche d’un bâtiment noirci de fumée et s’approcha de lui. — Vous cherchez du plaisir, seigneur ? lui demanda-t-elle. Sieben l’inspecta des pieds à la tête ; son visage était jeune et beau, mais ses yeux portaient toute la tristesse du monde et semblaient vides à la fois. — Combien ? — Pour un noble comme vous, seigneur, à peine un quart d’argent. À moins que vous n’ayez besoin d’un lit, auquel cas ce sera une demi-pièce. — Et pour cette somme, tu me donneras du plaisir ? — Des heures entières de plaisir, promit-elle. Sieben prit sa main et vit que ses doigts étaient propres, tout comme la robe bon marché qu’elle portait. — Je demande à voir, déclara-t-il. Deux heures plus tard, il rentrait dans ses appartements. Majon était assis à côté de la fenêtre du fond, préparant un discours qu’il donnerait le lendemain au cours des funérailles royales. Il leva la tête en entendant Sieben entrer et posa sa plume. — Nous devons parler, dit-il en invitant le poète à s’asseoir. Sieben était fatigué et regrettait déjà d’accompagner Druss dans son voyage. Il alla s’asseoir sur une chaise avec un coussin en cuir et se versa un gobelet de vin coupé d’eau. — Essayons d’être brefs, ambassadeur, car j’ai besoin d’une bonne heure de sommeil avant de partir. — Oui, votre voyage. Ce n’est pas des plus convenables, poète. Les funérailles de la reine ont lieu demain et Druss est un invité d’honneur. Partir maintenant serait une insulte de la pire espèce. Particulièrement après ces émeutes – qui ont débuté à cause de Druss, d’une certaine manière. Ne pourriez-vous pas au moins attendre quelques jours ? Sieben secoua la tête. — J’ai peur que n’ayons affaire à quelque chose qui vous dépasse, ambassadeur. Druss voit cela comme une dette d’honneur. — Ne cherche pas à m’insulter, poète. Je comprends très bien la notion. Mais Druss n’avait pas demandé l’aide de cet homme et, par conséquent, il n’est pas responsable de sa blessure. Il ne lui doit rien. — Incroyable, répondit Sieben. Vous venez de démontrer ce que je disais. Je vous parle d’honneur et vous me parlez de transaction. Écoutez-moi… Un homme se retrouve handicapé après avoir porté secours à Druss. Il se meurt et il n’y a pas une minute à perdre. Le chirurgien a dit à Druss que Klay n’a peut-être plus qu’un mois à vivre. Nous partirons donc dès qu’on nous aura livré nos chevaux. — Mais tout cela n’a pas de sens ! rugit Majon. Des joyaux magiques cachés dans une vallée nadire ! Quel homme sain d’esprit pourrait croire à cette… fable ? Je me suis renseigné sur la région que vous allez visiter ; il y a de nombreuses tribus de pillards. Aucun convoi ne passe par là – à moins d’une grosse escorte. Un groupe en particulier est connu sous le nom de Casse-Dos. Ça jette un froid, non ? Tu sais d’où ils tirent leur surnom ? Ils brisent le bas de la colonne vertébrale de leurs prisonniers et les abandonnent dans la steppe pour que les loups les dévorent. Sieben but son vin et espéra que son visage n’avait pas trahi la terreur qu’il ressentait. — Vous avez dit ce que vous aviez à dire, ambassadeur. — Réellement, pourquoi fait-il cela ? — Je vous l’ai déjà dit. Druss a une dette envers cet homme – et il serait prêt à marcher dans les flammes pour la rembourser. Comme Sieben se levait, Majon l’imita. — Pourquoi vas-tu avec lui ? Ce n’est pas le plus intelligent des hommes, et je peux… à peine… comprendre sa vision simpliste du monde. Mais toi ? Tu as de l’esprit et une rare intelligence. Ne vois-tu pas la futilité de cette aventure ? — Si, admit Sieben. Et cela m’attriste de la voir, car elle ne fait que souligner les terribles failles de ce que vous appelez « intelligence ». Une fois dans sa chambre, Sieben prit un bain et alla ensuite s’étendre sur son lit. Les plaisirs promis par la putain avaient été aussi illusoires qu’éphémères. Comme tous les plaisirs de la vie que Sieben avait testés. Du désir, suivi par un doux regret pour tout ce à côté de quoi il était passé. L’expérience parfaite, comme le mythe de la femme parfaite, se trouvait encore devant lui. Pourquoi vas-tu avec lui ? Sieben détestait le danger, et il tremblait d’avance à l’idée des peurs qu’il allait bientôt subir. Mais Druss, malgré tous ses défauts, vivait sa vie pleinement, savourant chaque bouffée d’air. Sieben ne s’était jamais senti aussi vivant que lorsqu’il avait suivi Druss dans sa quête pour délivrer Rowena ; durant la tempête, lorsque la Fille du tonnerre avait été emportée tel un bout de bois par les flots ; ou dans les batailles et les guerres lorsque la mort semblait à un battement de cœur à peine de lui. Ils étaient revenus triomphants à Drenan, et Sieben avait alors compose son poème épique : Druss la Légende. C’était aujourd’hui la saga la plus jouée de tout Drenaï et elle avait été traduite dans une dizaine de langues. Le succès lui avait amené la richesse, la richesse les femmes, et Sieben était retombé à une vitesse extraordinaire dans une vie de luxe oisif. Il soupira et se leva de son lit. Des serviteurs avaient sorti ses vêtements – un pantalon de laine bleu pâle, des bottes d’équitation souples et beiges qui montaient jusqu’à ses cuisses ; sa chemise aux manches bouffantes de soie bleue, aux poignets ouverts, révélant des bandes de soie grise décorées des plus belles perles ; une cape bleu roi qui complétait l’ensemble, et qu’on attachait au niveau du cou à l’aide d’une chaîne en or délicatement ciselée. Une fois vêtu, il alla se planter devant le miroir sur pied de sa chambre et passa à l’épaule son baudrier d’où pendaient quatre fourreaux noirs, abritant chacun un couteau de lancer à manche en ivoire. Pourquoi vas-tu avec lui ? Si seulement il pouvait dire : « Parce que c’est mon ami. » Sieben espérait qu’il y avait là un semblant de vérité. Mais la réalité était tout autre. — J’ai besoin de me sentir en vie, déclara-t-il à voix haute. — J’ai acheté deux montures, dit Sieben, un beau pur-sang pour moi, et un cheval de trait pour toi. Vu que tu montes à cheval avec la grâce d’un sac de carottes, j’ai pensé que vous iriez bien ensemble. Druss ignora la moquerie. — Où as-tu trouvé ces jolis couteaux ? demanda le guerrier en désignant le baudrier en cuir qui pendait nonchalamment à l’épaule du poète. — Jolis ? Ce sont de splendides armes de mort à l’équilibre parfait. Sieben en sortit un de son fourreau. La lame avait la forme d’un diamant et tranchait comme un rasoir. — Je me suis entraîné un peu avec avant de les acheter. Je peux tuer une mouche à dix mètres. — Voilà qui sera utile, grogna Druss. J’ai entendu dire que les mouches nadires étaient particulièrement féroces. — Ah oui, grommela Sieben, les vieilles blagues sont toujours les meilleures. Mais j’aurais dû voir venir celle-ci à l’horizon. Druss remplit méticuleusement ses sacoches avec des provisions : de la viande séchée, des fruits, du sel et du sucre. Il serra les sangles et alla chercher une couverture sur son lit qu’il roula de façon serrée avant de l’attacher aux sacoches. — Majon n’est pas content que nous partions, déclara Sieben. L’enterrement de la reine a lieu demain et il a peur que le roi ne prenne notre départ à ce moment précis comme une insulte envers sa chère disparue. — Tu as fini ton paquetage ? s’enquit Druss en passant ses sacoches à l’épaule. — Un serviteur est en train de s’en occuper, répondit Sieben. Je déteste ces sacs, ils froissent la soie. Mes chemises ou mes tuniques n’ont jamais l’air comme il faut lorsque je les sors de l’une de ces absurdités. Druss, exaspéré, secoua la tête. — Tu emportes des chemises en soie dans les steppes ? Tu penses qu’il y aura des amateurs de mode chez les Nadirs ? Sieben gloussa. — Lorsqu’ils me verront, ils penseront que je suis un dieu ! Druss alla chercher sa hache, Snaga, qui était posée contre le mur du fond. Sieben regarda l’arme impressionnante, avec sa double lame scintillante en forme d’ailes de papillon et son manche noir décoré de runes en argent. — Je déteste cette chose, dit-il avec emportement. Druss quitta la chambre à coucher et traversa le salon pour se rendre dans le hall d’entrée. L’ambassadeur Majon y discutait avec trois soldats de la Garde royale, des hommes imposants au plastron d’argent et à la cape noire. — Ah, Druss, fit-il doucement. Ces messieurs souhaiteraient que tu les accompagnes au palais de l’Inquisition. Il s’agit manifestement d’une erreur, mais ils auraient quelques questions à te poser. — À quel sujet ? Majon se racla la gorge et passa nerveusement la main sur ses cheveux argent bien lisses. — Apparemment, il y aurait eu une altercation dans la maison du lutteur Klay, à la suite de quoi un nommé Shonan serait mort. Druss posa Snaga par terre et ôta ses sacoches de son épaule. — Mort ? D’un coup de poing à la bouche ? Bah ! Je n’y crois pas. Il était vivant lorsque je l’ai quitté. — Vous allez venir avec nous, dit un garde en s’avançant d’un pas. — Il vaudrait mieux que tu acceptes, Druss, dit Majon d’une voix doucereuse. Je suis sûr que nous pourrons… — Assez parlé, Drenaï, intervint le garde. Cet homme est recherché pour meurtre et nous l’embarquons. Le garde sortit une paire de menottes de sa ceinture ; Druss plissa les yeux. — Vous allez faire une erreur, officier, déclara Sieben. Mais les mots arrivèrent trop tard, car le garde avait de nouveau fait un pas en avant – directement sur le poing droit de Druss, qui le cogna de plein fouet à la mâchoire. L’officier tomba sur la droite, et sa tête alla percuter le mur ; son casque à plume blanche se délogea de son crâne. Les deux autres gardes se ruèrent en avant. Druss assomma le premier d’un crochet du gauche et le second d’un uppercut du droit. Un homme poussa un grognement, puis ce fut le silence total. Majon prit la parole d’une voix tremblante : — Qu’as-tu fait ? On ne peut pas attaquer des gardes royaux ! — La preuve, rétorqua Druss. Bon, es-tu prêt, poète ? — Mais oui. Je vais chercher mes bagages et je pense que nous quitterons ensuite cette cité avec toute la rapidité nécessaire. Majon se laissa tomber sur l’une des chaises en cuir. — Mais qu’est-ce que je vais leur dire lorsqu’ils… se réveilleront ? — Je suggère que vous leur fassiez un de vos discours sur les avantages de la diplomatie sur la violence, proposa Sieben. Il tapota gentiment l’épaule de Majon et courut dans ses appartements chercher son bagage. Les deux chevaux se trouvaient dans l’écurie à l’arrière du bâtiment. Druss attacha ses sacoches et se hissa maladroitement en selle. La jument faisait seize mains de haut et, bien qu’elle ait le dos ensellé, c’était une bête puissante. La monture de Sieben était de taille similaire mais, comme il l’avait dit à Druss, c’était un pur-sang, couleur acier et au poil brillant. Sieben sauta en selle et sortit en premier dans la rue. — Tu as dû frapper ce Shonan très violemment, mon vieux. — Pas assez fort pour le tuer, répondit Druss qui tanguait sur sa selle et s’accrochait tant bien que mal à son pommeau. — Tiens-toi avec les cuisses, pas les mollets, lui conseilla Sieben. — Je n’ai jamais aimé monter à cheval. Je ne suis pas à l’aise perché là-haut. De nombreux cavaliers se dirigeaient vers les portes est de la cité, tant et si bien que Druss et Sieben se retrouvèrent à la suite d’un convoi le long des ruelles étroites. Aux portes, les gardes interrogeaient chaque cavalier ; l’inquiétude de Sieben grandit. — Ils ne peuvent pas être déjà à notre recherche, dit Druss en haussant les épaules. Lentement, ils approchèrent des portes. Une sentinelle s’avança et demanda : — Vos papiers. — Nous sommes drenaïs, lui expliqua Sieben. Nous allons juste faire un tour. — Vous avez besoin de laissez-passer signés par l’officier de sortie de la Garde, répondit la sentinelle. Sieben vit aussitôt Druss se raidir. Rapidement, il mit la main dans sa bourse et en extirpa une pièce d’argent ; il se pencha sur sa selle et la tendit au soldat. — On se sent tellement à l’étroit dans une cité, dit Sieben avec un grand sourire. Une heure de balade dans la campagne nous fera du bien au moral. Le garde empocha la pièce. — J’aimerais être à votre place, dit-il. Amusez-vous bien. L’homme leur fit signe de passer et les deux cavaliers lancèrent leurs montures au petit galop en direction des collines orientales. Au bout de deux heures, Sieben finit sa gourde d’eau et regarda autour de lui. À l’exception des montagnes au loin, le paysage était vide et désertique. — Pas de rivières ni de cours d’eau, fit remarquer le poète. Où allons-nous trouver à boire ? (Druss désigna une série de collines rocailleuses à quelques kilomètres de là.) Comment peux-tu en être sûr ? s’enquit le poète. Je ne veux pas mourir de soif ici. — Ça ne risque rien. (Il sourit à Sieben.) J’ai déjà fait des campagnes dans le désert et je sais trouver de l’eau. Mais il y a un truc que j’ai appris et qui l’emporte sur tous les autres. — Lequel ? — J’ai acheté une carte de tous les points d’eau ! Et si nous faisions marcher un peu ces chevaux ? Druss se laissa glisser de selle et continua d’avancer en tenant sa jument par les rênes. Sieben mit pied à terre et le rejoignit. Ils marchèrent en silence un moment. — Pourquoi es-tu si morose, mon vieux ? lui demanda Sieben alors qu’ils approchaient des affleurements rocheux. — Je pensais à Klay. Comment les gens ont-ils pu se détourner de lui aussi vite ? Après tout ce qu’il avait fait pour eux. — Parfois, les gens sont de viles créatures, Druss, des égoïstes n’ayant d’égards que pour eux-mêmes. Mais la vraie faute ne leur incombe pas ; elle nous incombe à nous, parce que nous attendions plus d’eux. Lorsque Klay mourra, ils se souviendront tous que c’était un homme bien et ils verseront des larmes sur sa tombe. — Il mérite mieux, grogna Druss. — Peut-être bien, convint Sieben en essuyant la sueur de son front à l’aide d’un mouchoir parfumé. Mais en quoi est-ce que ça compte ? Est-ce qu’on a jamais ce qu’on mérite ? Nous obtenons ce que nous gagnons – ce que nous pouvons prendre, que cela soit un emploi, de l’argent, une femme ou des terres. Regarde, toi ! Des pillards t’ont volé ta femme ; ils avaient le pouvoir de la prendre et ils l’ont prise. Malheureusement pour eux, tu avais le pouvoir de les traquer et la détermination féroce de poursuivre ton amour de l’autre côté de l’océan. Mais tu ne l’as pas récupéré par chance ou par la volonté d’une divinité capricieuse. Tu l’as fait à la force de tes bras. Tu aurais pu échouer pour des centaines de raisons, la maladie, la guerre – le vol d’une flèche, la trajectoire d’une épée – une tempête en pleine mer. Tu n’as pas eu ce que tu méritais, Druss. Tu as eu ce pour quoi tu t’es battu. Klay n’a pas eu de chance. Il a pris un carreau d’arbalète qui t’était destiné. C’était ta bonne étoile. — Je ne dis pas le contraire, répondit Druss. Oui, il n’a pas eu de chance. Mais ils ont cassé sa statue, ses amis l’ont volé et abandonné – des hommes qu’il avait aidés, financés et protégés. C’est ça que j’ai du mal à avaler. Sieben acquiesça. — Mon père m’a dit un jour qu’un homme avait de la chance s’il pouvait au moins compter sur deux amis. Il a toujours soutenu qu’un homme avec beaucoup d’amis était soit riche, soit stupide, et je pense que c’est assez vrai. Dans toute ma vie, je n’ai eu qu’un seul ami, Druss, et c’est toi. — Tu ne comptes pas tes femmes ? Sieben secoua la tête. — Tout avec elles est question de transactions. Elles requièrent quelque chose de moi, et moi d’elles. Nous pouvons approvisionner l’autre. Elles me donnent la chaleur de leur corps et leur chair soumise ; je leur donne l’incroyable expertise de l’amoureux parfait. — Comment peux-tu t’appeler un « amoureux » alors que l’amour est toujours absent de tes rencontres ? — Ne sois pas pédant, Druss. Je mérite ce titre. Même des putes accomplies m’ont dit que j’étais le meilleur amant qu’elles aient eu. — Quelle surprise, dit Druss avec un sourire. Je parie qu’elles ne disent pas ça à tout le monde. — La moquerie ne te sied pas, Druss. Nous avons tous nos talents. Le tien est avec cette affreuse arme, le mien c’est faire l’amour. — Oui, da, convint Druss. Mais il me semble que mon arme met fin aux problèmes. La tienne en crée. — Oh, très drôle. Juste ce dont j’avais besoin en traversant cette étendue désertique : une leçon de morale ! Sieben flatta le cou de son hongre acier et monta en selle. Il leva la main et se couvrit les yeux. — Toute cette verdure. Je n’ai jamais vu de terre aussi prometteuse et ne donnant finalement rien. Comment est-ce que ces plantes font pour survivre ? Druss ne répondit pas. Il essayait de mettre un pied dans un étrier, mais la jument faisait des cercles. Sieben gloussa et vint se ranger à côté de la monture de son ami pour prendre ses rênes et la tenir le temps que Druss monte. — Elles ont des racines profondes, expliqua le guerrier. Ici, il pleut un mois environ, chaque hiver. Les plantes et les buissons boivent au maximum et se démènent pour survivre une année de plus. C’est une terre très dure. Cruelle et sauvage. — Comme les gens qui y vivent, dit Sieben. — Oui, da. Les Nadirs sont des gens féroces. — Majon m’a parlé d’un groupe appelé les « Casse-Dos ». — Des renégats, dit Druss. On les appelle « Notas », les « sans-tribu ». Ce sont des parias, des voleurs, des tueurs. Nous essaierons de les éviter. — Et si on n’y arrive pas ? Druss éclata de rire. — Alors, tu pourras me montrer tes talents avec tes jolis petits couteaux. Nosta Khan était assis à l’ombre d’un rocher faisant saillie. Sa main gauche squelettique trempait dans l’eau fraîche du bassin rocheux. Le soleil était haut dans le ciel et au-delà de l’ombre, la chaleur était impitoyable et implacable. Mais cela n’inquiétait pas Nosta Khan. Ni le chaud, ni le froid, ni la douleur, ni le chagrin ne pouvaient le toucher à présent. Car il était un maître de la Voie – un chaman. Il n’avait pas désiré ce sentier mystique. Non. Jeune homme, il rêvait aux mêmes choses que tous les guerriers nadirs : plein de poneys, plein de femmes, plein d’enfants. Une vie courte remplie de la joie sauvage des batailles, de la chaleur humide et des grognements de plaisir du sexe. Mais cela ne devait pas devenir. Son Talent avait mis un terme à tous ses rêves. Pas de femmes pour Nosta Khan, pas d’enfants pour jouer à ses pieds. Au lieu de cela, alors qu’il n’était encore qu’un gamin, il avait été emmené dans la grotte d’Asta Khan où il avait appris la Voie. Il sortit sa main de l’eau et la porta à son front en fermant les yeux ; plusieurs gouttes d’eau froide tombèrent sur la peau fripée de son visage. À l’âge de sept ans, Asta les avait emmenés, lui et six autres garçons, sur la crête du pic du Faucon de Pierre, pour s’asseoir en plein soleil, vêtus seulement d’un pagne et de mocassins. Le vieux chaman avait couvert leurs têtes d’argile humide et leur avait donné l’ordre de rester assis jusqu’à ce que l’argile sèche et tombe. Chaque enfant avait reçu deux pailles afin de respirer. Ainsi privés de sons et de lumière, le temps leur semblait s’être arrêté. La peau de ses épaules avait brûlé et cloqué, mais Nosta n’avait pas bougé. Durant trois journées d’une chaleur de plomb et trois nuits glaciales, il était resté ainsi à l’intérieur de sa tombe de glaise en train de sécher. Elle n’était pas tombée et plus d’une fois il avait voulu l’arracher de ses mains. Pourtant, il ne l’avait pas fait… même lorsque la peur s’était emparée de lui. Et si des loups arrivaient ? Et si un ennemi se trouvait non loin ? Et si Asta l’avait abandonné pour qu’il meure, car lui, Nosta, n’était pas digne ? Pourtant, il était resté impassible. Sous lui, le sol avait été recouvert de son urine et de ses excréments ; des fourmis et des mouches avaient grouillé tout autour. Il avait senti leurs minuscules pattes sur sa peau et avait frissonné à maintes reprises. Et si ce n’étaient pas des mouches, mais des scorpions ? Pourtant, l’enfant n’avait pas bougé. Au matin du quatrième jour, alors que le soleil avait amené un peu de chaleur et de la douleur à sa chair à la fois à vif et gelée, une section de la glaise s’était détachée, lui permettant de bouger les muscles de sa mâchoire. Il avait penché la tête et s’était efforcé d’ouvrir la bouche. Les deux pailles étaient tombées aussitôt, puis un gros morceau de glaise sèche s’était détaché au-dessus de son nez. Une main lui avait touché la tête et il avait tressailli. Asta Khan avait épluché le reste de la glaise. Soudain, le soleil avait été si vif que des larmes avaient coulé des yeux du garçon. Le vieux chaman avait alors hoché la tête. — Tu t’es bien comporté, avait-il déclaré. Ce fut le seul compliment qu’il entendit jamais de la part d’Asta Khan. Quand enfin il avait pu voir correctement, Nosta avait regardé autour de lui. Il était seul avec le vieil homme sur le pic du Faucon de Pierre. — Où sont les autres garçons ? — Partis. Ils sont en route pour leur village. Tu as gagné le grand prix. — Alors, pourquoi est-ce que je ne ressens que de la tristesse ? avait-il demandé d’une voix desséchée. Asta Khan n’avait pas répondu tout de suite. Il avait tendu une outre pleine d’eau au garçon et avait attendu silencieusement qu’il boive tout son saoul. — Chaque homme offre quelque chose de lui-même à l’avenir, avait-il dit finalement. Au minimum, ce don prend la forme d’un enfant qui continuera de porter sa graine. Mais un chaman est privé de ce genre de plaisir. Il avait pris l’enfant par la main et l’avait conduit au bord du précipice. De là, ils avaient observé les plaines et les steppes lointaines. — Regarde là, lui avait dit Asta Khan, ce sont les chèvres de notre tribu. Elles s’inquiètent de peu de choses, à part manger, dormir et se reproduire. Regarde maintenant le gardien de troupeau. Il doit faire attention aux lions et aux loups, aux vers de la mouche bleue mangeurs de chair, et il doit trouver des pâturages sans danger, riches en herbe. Ta tristesse vient du fait que tu sais que tu ne peux pas être une chèvre. Ta destinée t’appelle à davantage. Nosta Khan soupira et s’aspergea une nouvelle fois le visage avec de l’eau. Asta était mort depuis longtemps et il se souvenait de lui sans grande affection. Une lionne et trois petits apparurent sur la piste. Nosta prit une profonde inspiration et aiguisa sa concentration. Les rochers droits font partie du corps des dieux de la Pierre et de l’Eau et je ne fais qu’un avec ces rochers. La lionne s’avança prudemment et renifla l’air en levant sa grande tête Certaine que sa famille ne risquait rien, elle s’approcha du bassin, ses lionceaux gambadant derrière elle. Le dernier de ses petits sauta sur le dos d’un autre pour jouer et une bagarre débuta. La lionne les ignora et but à grands traits. Elle était mince, son pelage inégal. Une fois qu’elle eut bu son content, elle alla s’allonger à l’ombre, juste à côté de Nosta Khan. Les petits la suivirent et frottèrent leurs nez contre ses tétons. Un des lionceaux escalada la jambe nue de Nosta Khan et vint s’allonger sur les genoux du vieil homme, posant sa tête sur sa cuisse. Le chaman tendit la main et la posa sur la grosse tête de la lionne. Elle ne tressaillit pas. Nosta Khan laissa son esprit s’envoler. Il flotta au-dessus des collines, scrutant les replis et les ravins. À moins de deux kilomètres à l’est, il trouva un petit troupeau d’ochpi, des chèvres sauvages avec des petites cornes recourbées. Il y avait un mâle, trois femelles et plusieurs jeunes. Nosta retourna dans son corps et toucha la lionne avec son esprit. Elle leva la tête, les narines dilatées. Elle n’aurait jamais pu relever l’odeur à une telle distance, mais Nosta Khan avait rempli son esprit d’images d’ochpi. La lionne se leva, rassembla ses petits et s’en alla. Les lionceaux restèrent un instant où ils étaient, mais comme elle poussa un léger rugissement, ils se mirent à lui courir après. Avec un peu de chance elle allait manger. Nosta se rassit et attendit. Les cavaliers arriveraient dans l’heure. Il se représenta le guerrier à la hache, son grand visage plat et ses yeux profonds et froids. Si seulement tous ceux du Sud se laissaient aussi facilement manipuler, pensa-t-il, en se remémorant sa discussion avec lui, sous forme spirite, dans la taverne. Une fois dehors, il avait été si simple d’hypnotiser l’homme à l’arbalète pour qu’il tire sur le lutteur gothir. Nosta se rappela avec plaisir le vol du carreau, l’impact et son bruit écœurant, et le choc profond de l’arbalétrier lorsqu’il avait réalisé ce qu’il venait de faire. Les fils se rejoignaient bien à présent, mais il restait tant à tisser. Nosta reposa son corps et son esprit, se laissant flotter dans un demi-sommeil sous la chaleur. Deux cavaliers furent soudain en vue. Le chaman prit une profonde inspiration et se concentra, comme il l’avait fait lorsque la lionne s’était approchée du bassin. Il était un rocher, éternel, immuable, sauf sous la lente érosion des vents du temps. Le cavalier de tête, un grand jeune homme fin, aux cheveux blonds, habillé de soie tape-à-l’œil, descendit de cheval et, tenant bon les rênes, empêcha son hongre d’atteindre l’eau fraîche. — Pas tout de suite, mon beau, lui dit-il doucement. Tu dois d’abord te calmer un peu. Le second cavalier, le guerrier à la barbe noire, passa sa jambe par-dessus le pommeau de sa selle et sauta au sol. Sa monture était vieille et plus que fatiguée. Druss posa sa hache par terre, défit la selle et la retira du dos de la jument. Celle-ci était trempée de sueur et respirait bruyamment ; il l’essuya avec un bout de tissu et alla l’attacher à côté du hongre, partiellement à l’ombre, à l’est du bassin. Le blond s’approcha de l’eau et se déshabilla, époussetant ses vêtements et les pliant un par un. Son corps était aussi pâle que de l’ivoire, lisse et doux. Pas un guerrier, ça, pensa Nosta Khan comme le jeune homme plongeait. Druss ramassa sa hache et alla se mettre à l’ombre, juste où Nosta Khan était assis. Le Drenaï s’accroupit, fit une coupe de ses mains et but ; puis, il aspergea ses épais cheveux noirs et sa barbe d’eau. Nosta Khan ferma les yeux et tendit la main pour toucher le bras de Druss afin de lire ses pensées. Une poigne de fer se referma autour de son poignet. Il ouvrit grands les yeux. Druss le regardait en face. — Je t’attendais, déclara Nosta Khan en essayant de retrouver son calme. — Je n’aime pas qu’on me surprenne, déclara le guerrier d’une voix glaciale. Nosta baissa les yeux vers le bassin et fut d’un seul coup soulagé. Le sort de dissimulation ne l’avait pas trahi, Druss avait simplement vu le reflet de sa main dans l’eau. Le Drenaï le lâcha et but une nouvelle fois. — Tu viens chercher les Pierres de guérison, hein ? C’est bien. Un homme doit soutenir ses amis quand ils sont au plus mal. — Où sont-elles exactement ? s’enquit Druss. Je n’ai pas beaucoup de temps. Klay est en train de mourir. — Je ne peux pas te le dire exactement. Elles ont été volées il y a plusieurs centaines d’années par un chaman renégat. Il était pourchassé et s’est arrêté au Tombeau d’Oshikaï pour se reposer ; par la suite, on l’a retrouvé et tué. Malgré les plus terribles tortures, il a refusé de révéler la cachette. Aujourd’hui, je crois que les joyaux sont cachés dans le Tombeau. — Alors, pourquoi ne les as-tu pas cherchés toi-même ? — Je pense qu’il les a placés à l’intérieur de la tombe d’Oshikaï le Fléau des démons. Aucun Nadir ne peut profaner cet objet sacré. Seul un… étranger… pourrait le désacraliser. — Qu’est-ce que tu ne me dis pas, petit homme ? — Beaucoup de choses, admit Nosta. Mais il y en a tellement que tu n’as pas besoin de savoir. La seule vérité qui a de l’importance pour toi, c’est celle-ci : les joyaux sauveront la vie de ton ami et lui rendront la santé. Sieben sortit de l’eau et sautilla sur la roche brûlante pour atteindre l’ombre. — Ah, tu t’es fait un ami, à ce que je vois, déclara-t-il en s’asseyant à côté du chaman. Dois-je en déduire qu’il s’agit du vieil homme qui t’avait parlé dans la taverne ? (Druss acquiesça et Sieben tendit la main.) Je me nomme Sieben. Je suis un poète. Tu as peut-être entendu parler de moi. — Je n’ai jamais entendu parler de toi, rétorqua Nosta en ignorant la main offerte. — Un coup dur pour ma vanité, dit Sieben avec un léger sourire. Avez-vous des poètes parmi les Nadirs ? — Pour quoi faire ? s’enquit le vieil homme. — L’art, la joie, le divertissement… (Sieben hésita un instant en voyant le regard ahuri du vieil homme.) L’Histoire ! s’exclama-t-il soudain. Comment se souvient-on de l’Histoire dans chaque tribu ? — Les mères enseignent l’histoire de la tribu et les pères l’histoire de la famille. Le chaman de la tribu connaît toutes ces histoires et les exploits de tous les héros nadirs. — Vous n’avez pas d’art, pas de sculpteurs, d’acteurs, de peintres ? Les yeux couleur charbon de Nosta Khan étincelèrent. — Trois bébés nadirs sur cinq meurent dans leur plus jeune âge. L’espérance de vie moyenne chez nos hommes est de vingt-six ans. Nous vivons dans un état de guerre permanent, tribu contre tribu, et pendant ce temps nous sommes chassés pour le plaisir par les nobles gothirs. Les épidémies, la peste, la menace constante de sécheresse ou de famine – voilà ce qui préoccupe réellement les Nadirs. Nous n’avons pas de temps pour l’art. Nosta Khan cracha le dernier mot comme s’il avait eu mauvais goût sur sa langue. — Comme ce doit être ennuyeux, fit remarquer Sieben. Je n’avais jamais été triste pour ton peuple – jusqu’à aujourd’hui. Maintenant excuse-moi, je dois aller faire boire les chevaux. Sieben se leva et s’habilla. Nosta Khan ravala son irritation et reporta son attention sur Druss. — Il y en a beaucoup comme lui, dans le Sud ? Druss sourit. — Des comme lui, il n’y en a nulle part ailleurs. Il plongea les mains dans ses sacoches et en ressortit une tome de fromage enveloppée dans de la mousseline et du bœuf séché. Il en offrit une portion à Nosta Khan qui refusa. Druss mangea en silence. Sieben les rejoignit. Une fois le repas fini, Druss bâilla et alla s’étendre un peu plus à l’ombre : quelques instants plus tard, il dormait. — Pourquoi voyages-tu avec lui ? demanda Nosta Khan à Sieben. — Par goût de l’aventure, mon vieux. Partout où va Druss, l’aventure n’est jamais loin. Et j’aime cette idée de joyaux magiques. Je suis sûr que je pourrai en faire une chanson ou une histoire. — Nous sommes au moins d’accord sur ça, dit Nosta. En ce moment même, deux mille guerriers gothirs sont en train d’être rassemblés. Sous le commandement de Gargan, seigneur de Larness, ils marcheront bientôt sur le Tombeau d’Oshikaï le Fléau des démons, et l’assiégeront, avec l’intention d’y tuer tout le monde, et de prendre les joyaux pour en faire cadeau au fou assis sur le trône. Tu te rends dans l’œil du cyclone, poète. Oui, je suis sûr que tu pourras en faire une chanson. Nosta savoura la peur qui était visible dans les yeux doux du jeune homme. Il étira sa silhouette squelettique et se leva tant bien que mal pour s’approcher du bassin. Tout se déroulait comme il l’avait prévu, pourtant il se sentait mal à l’aise. Est-ce que Talisman allait réussir à réunir les troupes nadires pour s’opposer à Larness ? Pourrait-il trouver les Yeux d’Alchazzar ? Nosta ferma les paupières et laissa son esprit s’envoler en direction de l’est, filant par-delà les montagnes et les vallées asséchées. Tout au-dessous de lui, il aperçut le Tombeau ; ses murs blancs arrondis brillaient comme un anneau en ivoire. Derrière eux se trouvaient les tentes des gardiens nadirs. Où es-tu, Talisman ? se demanda-t-il. Il se concentra sur le visage du jeune homme et laissa son esprit vagabonder, attiré par la personnalité de Talisman. Nosta Khan ouvrit ses yeux spirites et vit le jeune Nadir gravir la dernière côte avant la vallée. Derrière lui venait Zhusaï, la Chiatze. Puis, un troisième cavalier apparut, tirant deux poneys. Nosta fut surpris. Il flotta au-dessus de cet inconnu et toucha son cou du bout des doigts. Le cavalier frissonna et ramena son gros manteau sur ses épaules puissantes. Satisfait, Nosta s’éloigna. L’espace d’un simple contact, il avait été témoin de l’attaque manquée contre Talisman et la jeune fille, et de la conversion de Gorkaï à la cause de l’Unificateur. Cela était bon ; le garçon avait bien agi. Les dieux de la Pierre et de l’Eau seraient contents. Nosta s’en alla planer au-dessus du Tombeau. Autrefois, l’endroit avait servi de fort de réserve ; ses murs possédaient des parapets, mais aucune tour. Hauts de six mètres, ils avaient été construits pour tenir les maraudeurs nadirs à l’écart – pas pour repousser deux mille soldats aguerris. Les portes occidentales pourrissaient sur leurs gonds de bronze, tandis que le mur qui les flanquait s’était écroulé en son centre, laissant un tas de déblais sous une fissure en forme de V. La peur toucha Nosta Khan. Pourraient-ils tenir face aux soldats gothirs ? Et Druss, dans tout ça ? Quel rôle le Drenaï allait-il jouer ? Il était vexant de pouvoir voir autant de choses et d’en savoir si peu. Est-ce que son but sera de se tenir sur les murs, hache à la main ? Au même instant, une vision fugace traversa son esprit : un guerrier aux cheveux blancs, sur un mur colossal, brandissant sa hache en guise de défi. Et aussi vite que l’image était venue, elle repartit. Nosta réintégra son corps et prit une profonde inspiration dans un soubresaut. Le poète dormait devant le bassin, juste à côté du guerrier géant. Nosta soupira et s’en alla vers l’est. Talisman était assis sur le plus haut mur et contemplait la vallée des Larmes de Shul-sen. Le soleil tapait fort, pourtant une agréable brise soufflait, volant à la chaleur son effet cinglant. Au loin, les montagnes ressemblaient à un banc de nuages noirs enserrant l’horizon ; dans le ciel, deux aigles décrivaient des cercles sur les courants ascendants. Depuis le mur sud de la dernière demeure d’Oshikaï, Talisman voyait deux camps. Un étendard, composé de longs poils de chevaux avec un crâne et les cornes d’un bœuf sauvage, était planté devant la plus grande tente du premier. Les trente guerriers des Cornes Courbées étaient assis dans le soleil couchant, préparant le repas du soir. À trois cents mètres de là, à l’ouest, se trouvait une deuxième série de tentes en peaux de chèvre ; c’est là qu’était planté l’étendard des Troupeaux de Poneys. Hors de sa vue, au nord du Tombeau, il y avait deux autres campements, celui des Loups Solitaires et celui des Cavaliers du Ciel, gardant chacun un point cardinal près de la tombe du plus grand guerrier nadir. La brise mourut et Talisman descendit les marches en bois délabrées qui menaient dans la cour et se rendit à une table près du puits. À travers le trou dans le mur il apercevait juste la limite des arbres sur les collines occidentales. Cet endroit est pourri, pensa-t-il, un peu comme les rêves de l’homme dont les os reposent ici. Talisman luttait pour contrôler la colère froide qui lui rongeait le ventre. Ils étaient arrivés la veille au soir pour être les témoins d’un duel entre deux guerriers nadirs qui avait fini par l’éviscération sanglante du plus jeune, un guerrier des Troupeaux de Poneys. Le gagnant, un guerrier élancé portant les bracelets de force en fourrure blanche des Cavaliers du Ciel, s’était jeté sur le mourant pour lui planter son épée dans le cou, tranchant les vertèbres afin de séparer la tête des épaules. Couvert de sang, il s’était relevé en hurlant son triomphe. Talisman avait continué sa route et passé les portes. Il avait confié les montures à Gorkaï et traversé la cour pour aller devant l’entrée du Tombeau. Mais il n’était pas entré alors. Sa bouche était devenue sèche et son estomac était noué par la peur. À l’extérieur, sous la lune, ses rêves étaient solides, sa confiance inébranlable. Mais une fois les portes franchies, ils risquaient de disparaître comme de la fumée. Calme-toi ! Le Tombeau a été pillé auparavant. Les Yeux sont bien cachés. Entre et rends hommage à l’esprit du héros. Il prit une profonde inspiration et se rendit devant les anciennes portes en bois, qu’il poussa. La pièce couverte de poussière ne faisait pas plus de neuf mètres de long sur six de large. Des attaches en bois étaient plantées dans les murs, mais plus rien à présent n’y était suspendu. Autrefois, l’armure d’Oshikaï y avait été exposée, son plastron, son heaume, ainsi que Kolmisaï, sa hache à une lame qui avait vaincu cent ennemis. Il y avait eu des tapisseries, des mosaïques, décrivant sa vie et ses victoires. Mais maintenant les murs étaient vides et nus. Le Tombeau avait été pillé des siècles auparavant. Nosta Khan lui avait même appris que le cercueil avait été ouvert et qu’on avait coupé les doigts du cadavre d’Oshikaï afin de lui voler ses anneaux en or. La chambre était sinistre ; le sarcophage en pierre reposait sur une plate-forme surélevée au centre de la pièce. Le cercueil en lui-même était simple, sans décoration, à l’exception d’un carré de fer noir encastré dans la pierre. Dessus, en lettres capitales, étaient gravés les mots : OSHIKAÏ LE FLÉAU DES DÉMONS – SEIGNEUR DE LA GUERRE Talisman posa sa main sur la pierre froide du couvercle. — Je ne vis que pour voir tes rêves revenir, déclara-t-il. Nous serons de nouveau unis. Nous serons les Nadirs et le monde tremblera. — Pourquoi les rêves doivent-ils toujours conduire à la guerre ? demanda une voix. Talisman se retourna pour découvrir un vieil aveugle en robe grise et capuchon assis dans l’ombre. Il était mince comme une planche et chauve. Il prit appui sur son bâton et se leva pour s’approcher de Talisman. — Tu sais, lui dit-il, j’ai étudié la vie d’Oshikaï, passant au crible les légendes et les mythes. Il n’a jamais voulu la guerre. On la lui a toujours imposée. C’est comme cela qu’il est devenu un terrible ennemi. Les rêves dont tu parles consistaient principalement à trouver une terre promise et riche où son peuple pourrait prospérer en paix. C’était un grand homme. — Qui êtes-vous ? demanda Talisman. — Je suis un prêtre de la Source. (Comme il passait sous un rayon de soleil venant d’une fenêtre ouverte sur le mur ouest, Talisman vit qu’il était nadir.) Aujourd’hui, je vis ici et j’écris mes histoires. — Comment un aveugle fait-il pour écrire ? — Seuls les yeux de mon corps sont aveugles, Talisman. Lorsque j’écris, je me sers de mes yeux spirites. Talisman frissonna à la mention de son nom. — Vous êtes un chaman ? Le prêtre secoua la tête. — Je comprends la Voie, mais mon chemin est différent. Je ne jette pas de sorts, Talisman, même si je peux guérir les verrues et lire dans le cœur des hommes. Malheureusement, je ne peux pas les changer. Je peux marcher sur les chemins d’avenirs différents, mais je ne sais pas lequel se réalisera. Si je le pouvais, j’ouvrirais ce cercueil pour ressusciter l’homme qui s’y trouve. Mais je ne le peux pas. — Comment se fait-il que vous connaissiez mon nom ? — Pourquoi ne le connaîtrais-je pas ? Tu es la flèche enflammée, le messager. — Vous savez pourquoi je suis ici, déclara Talisman dans un murmure. — Bien sûr. Tu cherches les Yeux d’Alchazzar, cachés ici depuis des siècles. Talisman empoigna la dague à sa ceinture et la dégaina silencieusement. — Vous les avez trouvés ? — Je sais où ils sont. Mais ce n’est pas à moi de les trouver. J’écris l’Histoire, Talisman ; je n’ai pas à la faire. Que la Source t’accorde la sagesse. Le vieil homme se retourna pour se rendre sur le seuil éclairé par le soleil ; il resta là un moment, comme s’il attendait quelque chose. Finalement, il reprit la parole : — Dans au moins trois des avenirs, je t’ai vu me tuer là où je me tiens, en m’enfonçant ta dague dans le dos. Pourquoi ne l’as-tu pas fait dans celui-ci ? — J’y ai bien pensé, vieil homme. — Si tu l’avais fait, tu aurais été capturé et traîné hors de cette chambre, tes bras et tes jambes attachés au pommeau des selles de quatre poneys. Tu aurais été écartelé, Talisman. Cela aussi est arrivé. — Apparemment pas, puisque vous êtes toujours en vie. — C’est arrivé quelque part, répondit le vieil homme avant de sortir. Talisman le suivit à l’extérieur, mais il s’était engouffré dans un bâtiment et n’était plus visible nulle part. Voyant Gorkaï tirer de l’eau au puits, il le rejoignit à grands pas. — Où est Zhusaï ? — La femme dort, répondit Gorkaï. On dirait qu’il va y avoir un nouveau duel aujourd’hui. La tête du garçon qui a été tué est plantée sur un pic dans le camp des Cavaliers du Ciel. Ses camarades sont déterminés à venger cet affront. — Quelle stupidité, dit Talisman. — Nous avons ça dans le sang, on dirait. Peut-être que les dieux nous ont maudits. Talisman acquiesça. — Cette malédiction est venue lorsque les Yeux d’Alchazzar ont été volés. Lorsqu’ils seront rendus au Loup de Pierre, une nouvelle ère débutera pour nous. — Tu y crois ? — Un homme doit croire à quelque chose, Gorkaï. Sinon, nous ne sommes que des grains de sable dans le vent. Les Nadirs se comptent par centaines de milliers, peut-être même par millions, et pourtant nous vivons dans la misère. Tout autour de nous, il y a de la richesse, contrôlée par des nations dont les armées ne dépassent pas vingt mille hommes. Même ici, les quatre tribus qui gardent le Tombeau n’arrivent pas à vivre en paix. Leur but est identique – le Tombeau qu’ils protègent est celui d’un héros pour tous les Nadirs – pourtant ils se regardent avec une haine féroce. Je crois que cela peut changer. Nous allons changer ça. — Rien que toi et moi ? s’enquit doucement Gorkaï. — Pourquoi pas ? — Je n’ai toujours pas vu l’homme aux yeux violets, rétorqua le Nota. — Tu le verras. J’en fais le serment. Lorsque Druss se réveilla, Nosta Khan était parti. Le soleil allait bientôt se coucher. Sieben était assis au bord du bassin, les pieds dans l’eau. Druss bâilla et s’étira. Il se leva, ôta son gilet, ses bottes et son pantalon, et se jeta dans le bassin, où l’eau froide fut la bienvenue. Une fois rafraîchi, il sortit et alla s’asseoir à côté du poète. — Quand est-ce que le petit homme est parti ? lui demanda-t-il. — Peu après que tu te sois endormi, répondit Sieben d’une voix neutre. Druss regarda son ami et vit que son visage était tendu. — Tu t’inquiètes pour les deux mille guerriers en route pour le Tombeau ? Sieben se retint de lui répondre méchamment. — S’inquiéter n’est pas tout à fait le mot que j’emploierais, mon vieux. Mais je vois que tu n’es pas plus surpris que ça, toi. Druss secoua la tête. — Il m’a dit qu’il remboursait une dette parce que j’avais aidé un de ses jeunes amis. Ce n’est pas dans la tradition nadire. Non, il voulait que je vienne au Tombeau, parce qu’il savait qu’il y aurait une bataille. — Oh, je vois, et le puissant Druss la Légende va faire changer le cours des évènements, c’est ça ? Druss gloussa. — Peut-être bien, poète. Peut-être pas. Quelle que soit la réponse, la seule façon pour moi de trouver ces joyaux c’est de m’y rendre. — Et s’il n’y avait pas de joyaux magiques ? Suppose qu’il t’ait aussi menti là-dessus ? — Alors Klay mourra et j’aurai fait de mon mieux. — C’est aussi simple que ça, pour toi, hein ? gronda Sieben. Noir et blanc, lumière et ténèbres, pur et maléfique ? Deux mille guerriers vont piller le Tombeau. Et tu ne les arrêteras pas. Pourquoi devrais-tu même essayer ? Qu’est-ce qui t’a touché à ce point chez Klay ? D’autres hommes ont reçu des blessures mortelles avant ça. Cela fait des années que tu vois tes camarades se faire tailler en pièces à côté de toi. Druss se leva et s’habilla, puis il alla chercher un sac de grain accroché au pommeau de sa selle. Il sortit deux mangeoires de ses sacoches, les passa autour des oreilles des montures. Sieben le rejoignit. — On dit qu’un cheval nourri au grain distance n’importe quel cheval nourri à l’herbe, dit Druss. Toi qui es un cavalier, est-ce que tu sais si c’est vrai ? — Allons, Druss, réponds à ma question, bon sang ! Pourquoi Klay ? — Il me rappelle un homme que je n’ai jamais connu, répondit Druss. — Jamais connu ! Qu’est-ce que ça veut dire ? — Cela veut dire que je dois essayer de trouver ces joyaux, et je me moque des deux mille fils de pute gothirs ou de toute la nation nadire. Restons-en là, poète ! Un bruit de sabots résonna sur la piste et les deux hommes se retournèrent pour en voir la source. Six guerriers nadirs, en file indienne, approchaient du bassin. Ils portaient des tuniques en peau de chèvre et des casques à rebords en fourrure. Chacun avait un arc et deux épées courtes. — Qu’est-ce qu’on fait ? murmura Sieben. — Rien. Les points d’eau sont des lieux sacrés et aucun Nadir ne s’y battra. Ils vont faire boire leurs chevaux et partiront ensuite. — Et après ? — Après, ils essaieront de nous tuer. Mais chaque chose en son temps. Détends-toi, poète, tu voulais de l’aventure. Eh bien, voilà, tu l’as. Druss retourna à l’ombre et s’assit à côté de sa terrible hache. Les Nadirs feignirent de ne pas le voir, mais Sieben voyait bien, lui, qu’ils jetaient des regards furtifs dans sa direction. Finalement, leur chef – un guerrier trapu entre deux âges, avec une barbe fine – vint s’asseoir face à Druss. — Tu es loin de chez toi, lui dit-il en langue méridionale saccadée. — Et pourtant, je me repose, répondit Druss. — La colombe se repose rarement dans l’aire du faucon. — Je ne suis pas une colombe, mon garçon. Et tu n’es pas un faucon. L’homme se leva. — Je pense que nous nous reverrons, Yeux-ronds. Il retourna auprès de ses compagnons, sauta en selle et s’en alla vers l’est au galop. Sieben vint s’asseoir à côté de Druss. — Oh, bien joué, mon vieux. Il vaut toujours mieux s’entendre avec un ennemi trois fois plus nombreux. — C’était inutile. Il sait ce qu’il doit faire. Tout comme moi. Tu vas attendre ici avec les chevaux ; selle-les et tiens-toi prêt. — Où vas-tu ? — Faire un bout de chemin à l’est. Je veux voir quel genre de piège ils vont nous tendre. — Est-ce bien prudent, Druss ? Ils sont six. Druss sourit. — Tu crois que ce serait plus honnête si je laissais Snaga ici ? Sur ce, il ramassa sa hache et s’en alla dans les rochers. Sieben le regarda partir. Les ténèbres tombaient toujours rapidement dans les montagnes et il se dit soudain qu’il aurait dû aller ramasser un peu de bois sur la piste. Un feu serait un ami bienvenu dans un endroit aussi désolé. Heureusement, la lune brillait dans le ciel. Sieben s’enveloppa dans ses couvertures et alla s’asseoir à l’abri du mur rocailleux. Plus jamais, pensa-t-il. À partir de maintenant, j’accueillerai l’ennui à bras ouverts et je l’embrasserai ! Qu’est-ce que Druss avait dit sur Klay ? Il me rappelle un homme que je n’ai jamais connu ? Soudain, ce fut clair pour Sieben. Druss parlait de Michanek, l’homme qui avait aimé et épousé Rowena en Ventria. Tout comme Druss, Michanek était un puissant guerrier et un champion parmi les rebelles qui s’opposaient au prince Gorben. Rowena, privée de sa mémoire, était tombée amoureuse de lui, et avait même tenté de se suicider en apprenant sa mort. Druss s’était trouvé là, lorsque Michanek avait affronté l’élite des Immortels de Gorben. Seul, le Ventrian en avait tué beaucoup, jusqu’à ce que finalement ses forces prodigieuses l’abandonnent, sapées par le flot de sang qui coulait de ses nombreuses blessures. En mourant, il avait demandé à Druss de veiller sur Rowena. Une fois, alors qu’il rendait visite à Druss et sa femme dans leur ferme des montagnes, Sieben était allé se balader un peu avec Rowena dans les hautes prairies. Il lui avait posé des questions sur Michanek et elle avait souri affectueusement. — Il ressemblait à Druss par bien des côtés, mais il était aussi gentil et doux. Je l’aimais, Sieben, et je sais que Druss a du mal à l’accepter. Mais on m’avait volé ma mémoire. Je ne savais pas qui j’étais et je ne me souvenais pas de Druss. Tout ce que je savais, c’est que ce colosse m’aimait et prenait soin de moi. Cela me fait encore quelque chose de savoir que Druss est en partie responsable de sa mort. — Il ne connaissait pas Michanek, avait répondu Sieben. Tout ce dont il rêvait depuis des années, c’était de te retrouver pour te ramener à la maison. — Je sais. — Si tu devais choisir entre les deux, lequel choisirais-tu ? lui avait soudain demandé Sieben. — C’est une question que je ne me suis jamais posée, avait-elle répondu. Tout ce que je sais, c’est que j’ai eu de la chance d’être aimée et d’aimer les deux. (Sieben avait voulu pousser davantage, mais elle lui avait posé un doigt sur les lèvres.) Suffit, poète ! Rentrons à la maison. Un vent froid courut sur le bassin rocheux et Sieben resserra son manteau. Il n’y avait aucun bruit, à part celui du vent entre les rochers, et Sieben se sentit terriblement seul. Le temps passa avec une lenteur abrutissante ; le poète somnola plusieurs fois, se réveillant toujours en sursaut, terrifié qu’un assassin nadir puisse le surprendre. Juste avant l’aube, alors que le ciel s’éclaircissait, il entendit un bruit de sabots sur la pierre. Il se releva à toute allure et dégaina l’un de ses couteaux, le laissa tomber, le ramassa et attendit sans bouger. Druss apparut, tirant quatre poneys nadirs derrière lui. Sieben alla à sa rencontre. Il y avait du sang sur le gilet et le pantalon du guerrier. — Tu es blessé ? s’enquit Sieben. — Non, poète. La voie est libre – et nous avons quatre poneys à troquer. — Deux Nadirs se sont échappés ? Druss secoua la tête. — Pas les Nadirs, mais deux des poneys se sont enfuis. — Tu as tué les six ? — Cinq. Un d’entre eux est tombé d’une falaise alors que je le pourchassais. Allez, mettons-nous en route. Chapitre 6 Juste avant minuit, Talisman entra dans le Tombeau d’Oshikaï le Fléau des démons. Tandis que Gorkaï montait la garde devant la porte, le guerrier nadir se glissa à l’intérieur et posa quatre petites bourses sur le sol, devant le sarcophage. Il tira de la première un peu de poudre rouge avec laquelle, de l’index, il traça un cercle à peine plus grand que la paume de sa main. Le faible rayon de lune qui passait par la fenêtre ouverte ne lui facilitait pas la tâche. De la seconde bourse, il sortit trois longues feuilles séchées, qu’il roula en boule et plaça sous sa langue. Le goût était tellement amer qu’il manqua de s’étouffer. Il prit une boîte d’amadou dans son gilet en peau de chèvre et alluma une flamme qu’il plaça sur la poudre rouge ; celle-ci devint aussitôt incandescente dans un halo rougeâtre. De la fumée monta. Talisman la respira et avala la boule de feuilles. Il faillit aussitôt s’évanouir, tant sa tête se mit à tourner ; il lui sembla entendre une forte musique au loin, puis un soupir. Sa vue devint subrepticement floue, et s’éclaircit aussi vite. Il y avait des lumières sur les murs du Tombeau qui le faisaient pleurer. Il se frotta les yeux avec son pouce et son index et regarda une nouvelle fois. Bien à sa place, sur les attaches en bois, se trouvait l’armure d’Oshikaï le Fléau des démons, dans toute sa splendeur – le plastron aux cent dix feuilles d’or martelé, le casque à ailes en fer noir avec ses runes en argent, la redoutable hache, Kolmisaï. Talisman scruta lentement la pièce. Des tapisseries magnifiques décoraient les murs, chacune illustrant un épisode de la vie d’Oshikaï – la chasse au lion noir, le pillage de Chien-Po, la fuite dans les montagnes, son mariage avec Shul-sen. Cette dernière scène était d’ailleurs de toute beauté : une volée de corbeaux portait la fiancée jusqu’à l’autel où l’attendait Oshikaï, flanqué de deux démons. Talisman cligna des yeux et lutta pour rester concentré malgré les vagues de narcotique qui déferlaient dans son sang. Il sortit un anneau en or de la troisième bourse et un osselet de la quatrième. Ainsi que Nosta Khan le lui avait ordonné, il plaça l’anneau sur l’os et posa l’ensemble devant lui. À l’aide de sa dague, il s’entailla l’avant-bras et laissa couler un peu de sang sur l’anneau et l’os. — Je t’invoque, ô Seigneur de la Guerre, scanda-t-il. J’implore humblement ta présence. Il ne se passa d’abord rien, puis, soudain, une brise fraîche se mit à souffler dans la pièce, sans pour autant qu’aucun grain de poussière ne soit dérangé. Une silhouette se matérialisa progressivement au-dessus du cercueil. L’armure d’or flotta jusqu’à elle et la hache vint se poser dans sa main droite. Talisman failli arrêter de respirer en voyant que l’esprit venait s’asseoir, jambes croisées, face à lui. Bien que large d’épaules, Oshikaï n’était pas le colosse que Talisman s’attendait à rencontrer. Son visage était dur et plat, son nez large, ses narines épaisses. Il avait les cheveux longs et noirs, tirés en queue-de-cheval, mais pas de barbe, ni de moustache. Ses yeux violets brillaient d’énergie et une forte détermination émanait de sa personne. — Qui appelle Oshikaï ? demanda la figure translucide. — Moi, Talisman des Nadirs. — M’apportes-tu des nouvelles de Shul-sen ? La question était inattendue et Talisman hésita. — Je… je ne sais rien d’elle, seigneur, à part ce qu’en disent les légendes et les histoires. D’aucuns disent qu’elle est morte peu de temps après vous, d’autres qu’elle a traversé l’océan pour un monde sans ténèbres. — J’ai fouillé la Vallée aux Esprits, le Val des Damnés, les Champs des Héros, les Halls du Tout-Puissant. Je parcours le Vide indéfiniment. Je ne la trouve pas. — Je suis venu ici, seigneur, pour que vos rêves reprennent vie, déclara Talisman comme Nosta Khan le lui avait ordonné. (Oshikaï ne parut pas l’entendre.) Les Nadirs ont besoin d’être unis, continua Talisman. Pour cela, nous devons trouver notre chef aux yeux violets, mais nous ne savons pas où chercher. L’esprit d’Oshikaï regarda Talisman et soupira. — On le trouvera lorsque les Yeux d’Alchazzar seront remis dans les bonnes orbites. La magie retournera à la terre, alors seulement il sera révélé. — Je cherche les Yeux, seigneur, dit Talisman. On dit qu’ils sont cachés ici. Est-ce vrai ? — Oui, da, c’est vrai. Ils ne sont pas loin, Talisman des Nadirs. Mais tu n’es pas destiné à les trouver. — Alors qui, seigneur ? — Un étranger les prendra. Je ne peux t’en dire plus. — Et l’Unificateur, seigneur. Ne pouvez-vous pas me dire son nom ? — Il s’appellera Ulric. À présent je dois partir. Je dois reprendre mes recherches. — Mais pourquoi cherchez-vous, seigneur ? N’êtes-vous pas au paradis ? L’esprit le toisa. — Quel paradis pourrait exister sans Shul-sen ? Je peux supporter la mort, mais pas d’être séparé de son âme. Je la trouverai, même si cela me prend dix éternités. Adieu, Talisman des Nadirs. Avant que Talisman ne puisse ajouter quoi que ce soit, la silhouette disparut. Le jeune guerrier nadir se releva, chancelant, et retourna à la porte. Gorkaï attendait au clair de lune. — Que s’est-il passé là-dedans ? Je t’ai entendu parler, mais personne ne te répondait. — Il est venu, mais il n’a pas pu m’aider. C’était une âme en peine, à la recherche de sa femme. — La sorcière, Shul-sen. On dit qu’elle a été brûlée vive, que ses cendres ont été dispersées aux quatre vents et que son esprit a été détruit par sorcellerie. — Je n’avais jamais entendu cette version, fit remarquer Talisman. Ce qu’on m’a dit, c’est qu’elle avait sans doute traversé la mer pour gagner un pays où il ne fait jamais nuit, et qu’elle y vit pour toujours, dans l’espoir qu’Oshikaï la retrouve. — C’est une jolie histoire, admit Gorkaï, et nos deux versions expliqueraient pourquoi le Seigneur de la Guerre ne peut pas la retrouver. Qu’allons-nous faire, à présent ? — Demain est un autre jour, dit Talisman en regagnant à grandes enjambées les chambres que Gorkaï leur avait trouvées. Il y avait une trentaine de petites chambres dans le bâtiment principal, toutes construites à l’usage des pèlerins. Zhusaï avait étendu ses couvertures sous la fenêtre et faisait semblant de dormir lorsque Talisman entra dans la pièce. Il n’alla pas la réveiller mais installa une chaise face à la fenêtre pour s’asseoir et regarda les étoiles. Incapable de supporter le silence plus longtemps, elle se décida à parler. — Est-ce que l’esprit est venu te voir ? demanda-t-elle. — Oui, da, il est venu. Lentement, il lui raconta toute l’histoire, la quête d’Oshikaï et les deux légendes concernant la mort de Shul-sen. Zhusaï s’assit en tenant la couverture autour de ses épaules. — Il existe d’autres histoires sur Shul-sen – celle qui raconte qu’on l’a jetée du haut d’une falaise dans les montagnes de la Lune ; celle où elle se serait suicidée ; celle qui dit qu’elle s’est métamorphosée en arbre. Chaque tribu raconte une histoire différente. Mais il est triste qu’il ne puisse la trouver. — Plus que triste, commenta Talisman. Il dit que sans elle, il ne peut y avoir de paradis. — C’est très beau, dit-elle. Mais c’était un Chiatze, et nous sommes un peuple qui sait être sensible. — Dans ma vie, j’ai réalisé que les gens qui se targuent d’être sensibles ne le sont que pour leurs besoins, et sont complètement indifférents aux besoins des autres. Toutefois, je ne suis pas d’humeur à discuter ce point. Il prit sa couverture, l’étala à côté de Zhusaï et s’endormit. Comme toujours ses rêves furent douloureux. Le fouet mordit profondément dans sa chair, mais il ne cria pas. Il était Nadir, et peu importe la douleur, il ne montrerait jamais sa souffrance à ces gajin – ces étrangers aux yeux ronds. On l’avait forcé à confectionner le fouet lui-même ; le cuir avait été enroulé de façon serrée autour d’un manche en bois, puis coupé en lanières assez fines, lestées à leur extrémité d’une bille de plomb. Okaï compta chacun des quinze coups prescrits. Lorsque le dernier s’abattit sur son dos ensanglanté, il s’autorisa à s’écrouler contre le piquet. — Qu’on lui en donne cinq de plus, fit la voix de Gargan. — Cela dépasserait le règlement, mon seigneur, répondit Premian. Il a reçu le nombre de coups maximum autorisé pour un cadet de quinze ans. Okaï avait du mal à croire que Premian prenait sa défense. L’élève surveillant avait toujours fait montre de mépris envers les jeunes Nadirs. Gargan reprit la parole. — Ce règlement ne s’applique qu’aux êtres humains, Premian, pas à la racaille nadire. Comme tu peux le voir, il n’a pas souffert du tout. Il n’a pas émis un seul son. S’il ne sent rien, il ne ressentira rien. Cinq de plus ! — Je refuse d’obéir, seigneur. — Tu es dégradé, Premian. J’attendais mieux de toi. — Et moi de vous, seigneur Gargan. (Okaï entendit le fouet tomber par terre.) Si un coup supplémentaire s’abat sur le dos de ce jeune homme, je le rapporterai à mon père, au palais. Quinze coups étaient déjà beaucoup pour une incartade. Vingt seraient de la barbarie sans nom. — Silence ! gronda Gargan. Un mot de plus et tu souffriras la même punition avant d’être renvoyé de cette académie. Je ne tolérerai ni la désobéissance ni l’insubordination. Toi ! dit-il en désignant un garçon qu’Okaï ne pouvait pas voir. Cinq coups de plus, je te prie. Okaï entendit le sifflement du fouet qu’on ramassait et essaya de se préparer. Ce n’est que lorsque le premier coup s’abattit qu’il réalisa que Premian avait retenu les siens. Quiconque tenait à présent le fouet le maniait de plus belle. Le troisième coup lui arracha un râle, ce qui lui fit plus honte encore que la punition elle-même ; aussi mordit-il davantage dans la ceinture en cuir coincée entre ses dents afin de ne plus faire de bruit. À présent, le sang coulait à flot dans son dos, venant inonder la ceinture de son pantalon. Au cinquième coup, un grand silence tomba sur le hall et ce fut Gargan qui le brisa. — Maintenant, Premian, tu peux aller écrire à ton père. Détachez-moi ce saucisson. Trois garçons nadirs s’élancèrent pour défaire les cordes qui retenaient Okaï. Tout en se laissant tomber dans leurs bras, il se retourna pour voir qui avait manié le fouet. Son cœur s’effondra. C’était Dalsh-chin, de la tribu des Troupeaux de Poneys. Ses amis le portèrent à moitié jusqu’à l’infirmerie où un infirmier lui appliqua un baume sur le dos et fit trois points de sutures à l’une de ses coupures à l’épaule. Dalsh-chin entra et vint se planter devant lui. — Tu t’es bien comporté, Okaï, lui dit-il en nadir. Tu as empli mon cœur de joie. — Alors, pourquoi m’as-tu fait crier devant les gajin ? — Parce qu’autrement, il aurait ordonné cinq coups de plus, et cinq encore. C’était un test de volonté, qui aurait pu te coûter la vie. — Vous deux, arrêtez de parler cette sale langue, intervint l’infirmier. Vous savez que c’est interdit par le règlement et je ne le tolérerai pas ! Dalsh-chin acquiesça et posa la main sur la tête d’Okaï. — Tu as un cœur brave, petit, dit-il en langue du Sud. Puis, il fit demi-tour et sortit de la pièce. — Vingt coups pour t’être défendu, commenta son meilleur ami, Zhen-shi, c’est injuste. — Il n’y a aucune justice à attendre de la part des gajin, répondit Okaï. Seulement de la souffrance. — Ils ont arrêté de me faire souffrir, fit remarquer Zhen-shi. Peut-être que cela ira mieux pour nous tous dorénavant. Okaï ne répondit pas, sachant qu’ils avaient arrêté de faire souffrir son ami, parce que celui-ci acceptait de faire des corvées pour eux, nettoyait leurs chaussures, leur faisait des courbettes, agissait comme un esclave. Lorsqu’ils se moquaient de lui, Zhen-shi se contentait de sourire et d’incliner la tête. Okaï avait de la peine pour son ami, mais ne pouvait pas y faire grand-chose. Chaque homme est libre de ses décisions. La sienne était de leur résister par tous les moyens possibles, en tirant le maximum de ce qu’ils pouvaient lui apprendre. Zhen-shi n’avait pas eu la force de l’imiter ; il était doux et d’une gentillesse incroyable pour un garçon nadir. Après s’être reposé un petit peu à l’infirmerie, Okaï se rendit sans qu’on l’aide jusqu’à la chambre qu’il occupait avec Lin-tse. Appartenant à la tribu des Cavaliers du Ciel, Lin-tse était plus grand que la majorité des Nadirs de son âge ; son visage était carré et ses yeux à peine bridés. La rumeur voulait qu’il ait du sang gajin, mais personne n’osait le lui dire en face. Lin-tse était colérique et très rancunier. Il se leva en voyant entrer Okaï. — J’ai été te chercher à boire et à manger, Okaï, lui dit-il. Et puis du miel des montagnes pour mettre sur tes blessures dans le dos. — Je te remercie, frère, répondit formellement Okaï. — Nos tribus sont en guerre, rétorqua Lin-tse, par conséquent nous ne pouvons pas être frères. Mais je respecte ton courage. Il s’inclina avant de retourner à ses devoirs. Okaï s’allongea sur le ventre, sur son lit de camp, et essaya d’oublier la brûlure qui montait de son dos lacéré. — Nos tribus sont actuellement en guerre, dit-il, mais un jour nous serons frères. Les Nadirs déferleront sur les gajin et les rayeront de la surface de la terre. — Puisse-t-il en être ainsi, répondit Lin-tse. Tu as un examen demain, non ? — Oui. Le rôle de la cavalerie dans les expéditions punitives. — Alors je vais t’interroger sur le sujet. Cela t’aidera à ne plus penser à la douleur. Talisman se réveilla juste avant l’aube. Zhusaï dormait encore. Silencieusement, il se leva et quitta la chambre. En bas, dans la cour, le prêtre aveugle tirait de l’eau au puits. Dans la semi-clarté de la pré-aube, l’homme avait l’air plus jeune, son visage pâle était serein. — J’espère que tu as bien dormi, Talisman ? s’enquit-il comme le guerrier s’approchait. — Assez bien. — Est-ce que tes rêves étaient les mêmes que d’habitude ? — Mes rêves ne regardent que moi, vieil homme, et si vous voulez vivre suffisamment longtemps pour finir de raconter vos histoires, je vous conseille de vous en souvenir. Le prêtre posa son seau et s’assit sur la margelle du puits, ses yeux opales scintillant sous les derniers rayons de la lune. — Les rêves ne sont jamais secrets, Talisman, et ce quoi qu’on fasse pour essayer de les cacher. Ils sont comme le regret, toujours à la recherche de la lumière, toujours partagés. Et ils ont un sens au-delà de notre compréhension. Tu verras. Ici, dans cet endroit, la boucle sera bouclée. Le prêtre emporta son seau jusqu’à une table non loin de là et, à l’aide d’une louche en cuivre, il se mit lentement à remplir d’eau des pots en grès suspendus par des cordes aux poutres du porche. Talisman se rendit à la table et s’assit. — Quelles histoires écrivez-vous ? demanda-t-il. — Principalement des histoires sur les Chiatzes et les Nadirs. Mais je suis devenu fasciné par la vie d’Oshikaï. Connais-tu l’origine du nom « Nadir » ? Talisman haussa les épaules. — En langue du Sud, cela signifie « apogée du désespoir ». — En chiatze, cela veut dire « le carrefour de la mort », expliqua le prêtre. Lorsqu’Oshikaï a guidé son peuple hors du territoire chiatze, une grande armée s’est mise à leur poursuite, afin d’exterminer cette force rebelle potentielle. Elles se sont affrontées dans la plaine de Chu-Chien, où Oshikaï a exterminé les Chiatzes. Mais deux autres armées fondaient sur lui, aussi fut-il forcé de conduire son peuple à travers les Montagnes Glacées. Des centaines de personnes sont mortes, plus encore ont perdu des doigts ou des orteils, des bras ou des jambes, tant le froid était terrible. À la sortie des passes gelées, ils ont débouché sur un horrible désert salé. Leur désespoir était quasi total. Oshikaï a alors convoqué les membres du Conseil. Il leur a dit qu’ils étaient un peuple né dans la détresse et le danger, et qu’ils avaient à présent atteint leur « nadir ». C’est à partir de là qu’ils changèrent de nom. Puis, il s’adressa à la foule, et déclara que Shul-sen les guiderait jusqu’à l’eau, et qu’une terre pleine de promesses les attendait au-delà du désert. Il leur parla d’un rêve, où les Nadirs croissaient et prospéraient des mers scintillantes aux pics enneigés. C’est à ce moment précis qu’il leur donna le verset que tous les enfants nadirs apprennent en tétant leurs mères : « Nadirs nous, Jeunes nés, Massacreurs À la hache, Vainqueurs toujours. » — Qu’est-il advenu de Shul-sen ? demanda Talisman. Le prêtre posa une nouvelle fois son seau et s’assit à la table. — Il existe tellement d’histoires, la plupart embellies, ou totalement imaginées, d’autres encore conçues avec un tel symbolisme mystique qu’elles n’ont plus aucun sens. En fait, j’ai bien peur que la réalité ne soit plus banale. Je pense qu’elle a été capturée par les ennemis d’Oshikaï et tuée. — Si c’était le cas, il l’aurait retrouvée. — Qui l’aurait retrouvée ? — Oshikaï. Son esprit la cherche depuis des centaines d’années, en vain. Comment est-ce possible ? — Je ne sais pas, admit le prêtre, mais je vais y réfléchir. Comment sais-tu cela ? — Admettez simplement le fait que je le sais, répondit Talisman. — Nous autres Nadirs, nous sommes un peuple secret et pourtant très curieux, rétorqua le prêtre en souriant. Je vais retourner à mes études et penser à ta question. — Vous dites avoir arpenté les nombreux chemins de l’avenir, dit Talisman. Pourquoi n’allez-vous pas sur l’unique chemin du passé pour le voir par vous-même ? — Une bonne question, jeune homme. La réponse est simple. Un vrai historien doit rester objectif. Quiconque est le témoin d’un grand événement en tire aussitôt une vision subjective, car il en a été affecté. Oui, je pourrais retourner en arrière et observer. Mais je ne le ferai pas. — Votre logique est défectueuse, prêtre. Si l’historien ne peut pas observer les évènements, il doit alors faire confiance aux témoignages d’autres personnes qui, d’après vos propres paroles, ne peuvent offrir qu’une vision subjective. Le prêtre éclata de rire et frappa dans ses mains. — Ah, mon garçon ! Si seulement nous avions le temps de parler. Nous pourrions débattre de la boucle de tromperie cachée dans la quête pour l’altruisme, ou du manque de preuves dans la non-existence d’un être suprême. (Son sourire s’estompa.) Mais nous n’avons pas le temps. Le prêtre rapporta le seau au puits et s’en alla. Talisman se cala en arrière et contempla l’aube majestueuse qui pointait derrière les pics orientaux. Quing-chin émergea de sa tente en plein soleil. C’était un homme grand, avec des yeux enfoncés dans un visage solennel ; il s’arrêta un instant pour profiter de la chaleur des rayons sur son visage. Il avait dormi sans faire de rêves et s’était réveillé reposé, prêt à savourer le goût sucré de la vengeance. Sa colère de la veille avait cédé la place à une résolution froide. Ses hommes étaient assis en cercle non loin. Quing-chin leva ses énormes bras au-dessus de sa tête et tira lentement sur les muscles de son dos. Son ami Shi-da quitta le cercle pour lui apporter son épée. — Elle est aiguisée, maintenant, camarade, dit l’homme, plus petit que lui, et prête à découper la chair de nos ennemis. Les six autres hommes du cercle se levèrent. Aucun n’était aussi grand que Quing. Le frère d’armes de Shanqui, le guerrier tué par le champion des Cavaliers du Ciel, vint se planter devant Quing-chin. — L’âme de Shanqui attend sa vengeance, dit-il formellement. — Je vais lui envoyer un serviteur pour s’occuper de lui, récita Quing-chin. Un jeune guerrier s’approcha d’eux, tirant derrière lui un poney. Quing-chin prit les rênes et grimpa en selle. Shi-da lui passa sa lance décorée de deux queues de cheval noires, qui signalaient un redoutable guerrier des Troupeaux de Poneys, et son casque en bois laqué bordé de fourrure. Quing-chin repoussa ses longs cheveux bruns en arrière et enfila son casque. Puis, il éperonna son cheval et sortit du campement, passant devant les murs blancs du lieu du dernier repos d’Oshikaï. Les hommes s’activaient déjà dans le camp des Cavaliers du Ciel, s’affairant à leurs feux de cuisine, lorsque Quing-chin arriva. Il les ignora tous et guida son poney vers la tente la plus éloignée des dix-huit dressées là. Devant celle-ci, une lance avait été plantée dans le sol, et en haut de l’arme se trouvait la tête de Shanqui. Du sang avait coulé le long de la hampe jusque sur le sol, et la chair du visage était devenue grise et terreuse. — Montre-toi, lança Quing-chin. Le rabat de la tente se souleva et un guerrier trapu apparut. Il ignora Quing-chin, ouvrit son pantalon et vida sa vessie sur le sol. Puis, il jeta un coup d’œil à la tête tranchée. — Tu es venu admirer mon arbre ? s’enquit-il. Tu vois, il est déjà en fleur. La plupart des Cavaliers du Ciel s’étaient approchés des deux hommes et des rires fusèrent. Quing-chin attendit qu’ils cessent. Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix dure et froide. — Il est magnifique, répondit-il. Seul un arbre de Cavalier du Ciel peut donner des fruits pourris. — Ha ! Cet arbre aura un fruit frais aujourd’hui. Quel dommage que tu ne puisses plus être là pour le voir. — Ah, mais je serai là. J’en prendrai soin moi-même. À présent, le temps du bavardage est passé. Je t’attendrai un peu plus loin, hors de la puanteur de ton campement. Quing-chin tira sur ses rênes et s’en alla au galop à deux cents mètres en direction du nord. Les vingt-huit guerriers des Troupeaux de Poneys y étaient déjà, assis en silence sur leurs montures. Quelques instants plus tard, trente Cavaliers du Ciel arrivèrent au galop et formèrent une ligne face à Quing-chin et ses hommes. Le Cavalier trapu, une longue lance à la main, donna un petit coup de talon à son poney et s’avança, puis il tourna à droite et galopa sur cinquante bons mètres avant de tirer violemment sur les rênes. Quing-chin fit avancer son poney entre les deux lignes, puis le fit tourner avant de lever sa lance. Le guerrier trapu l’imita et lança son poney au galop, fonçant sur Quing-chin. Le chef des Troupeaux de Poneys resta immobile et regarda son adversaire combler la distance qui les séparait. Quing-chin attendit le tout dernier moment pour tirer sur ses rênes en criant un ordre. Son poney tendit ses muscles et sauta sur la droite. Dans la même seconde, Quing-chin leva sa lance au-dessus de la tête de sa monture et l’enfonça sur sa gauche. Cette attaque était supposée toucher le cavalier adverse au flanc et lui transpercer le ventre ; mais le Cavalier du Ciel avait tiré sur ses rênes plus rapidement que Quing-chin ne l’avait anticipé, et sa lance perfora le cou du poney ennemi, qui tituba et tomba, arrachant la lance des mains de Quing-chin. Le Cavalier du Ciel fut projeté en avant et, après un saut périlleux, s’étala par terre, sur le dos. Quing-chin sauta de sa monture et se rua sur lui en dégainant son épée. Le Cavalier du Ciel se releva, à moitié assommé par sa chute, mais réussit pourtant à dégainer lui aussi et à parer la première attaque. Quing-chin avança au corps à corps et asséna un coup de pied gauche au genou sans protection du Cavalier du Ciel. Ce dernier sauta en arrière et manqua tomber. Quing-chin enchaîna, donnant un méchant coup de taille devant lui, qui découpa le gilet de son adversaire et l’entailla à la joue gauche, pénétrant la chair et projetant une giclée de sang. Le Cavalier du Ciel poussa un cri de douleur et passa à l’attaque. Quing-chin bloqua un coup d’estoc au ventre, pivota sur ses talons et décocha un coup de coude au visage ensanglanté du Cavalier. L’homme fut soulevé de terre, mais retrouva l’équilibre alors que Quing-chin fondait sur lui ; rapide comme l’éclair, il lança un coup d’estoc au visage de Quing. Le grand guerrier esquiva de justesse, et la lame lui fendit le lobe de l’oreille. Sa propre épée partit en taille vers le cou, mais pas assez rapidement, et elle s’enfonça finalement dans l’épaule du Cavalier du Ciel. Le trapu trébucha vers l’avant, mais pivota à temps pour bloquer une seconde attaque en direction de son cou. Les deux guerriers se mirent prudemment à se tourner autour ; une forme de respect venait de naître entre eux. Quing-chin était surpris de la rapidité de son adversaire, et le Cavalier du Ciel, dont les blessures au visage et à l’épaule saignaient abondamment, réalisait qu’il était mal parti. Quing-chin se jeta en avant et feignit un coup de taille à la gorge. Le Cavalier du Ciel tenta de parer l’attaque avec son épée, mais sa propre vitesse le trompa. La parade était trop rapide. La lame de Quing-chin s’enfonça dans son torse, mais au moment de l’impact, le Cavalier se jeta en arrière, ce qui fit que l’épée de Quing-chin n’eut le temps de pénétrer que de cinq centimètres dans la chair avant d’être arrachée. Le Cavalier tomba, fit une roulade et se releva en titubant. — Tu es très doué, déclara-t-il. Je serai fier d’accrocher ta tête à mon arbre. À présent, son bras gauche était inutilisable et pendait tristement ; du sang coulait le long de sa main et gouttait sur le sol. À cet instant, Quing-chin ressentit une vague de regret. Shanqui était un jeune homme prétentieux et arrogant, qui avait défié ce guerrier et qui en était mort. Et, à présent, comme le voulait la coutume nadire, Quing-chin allait lui envoyer l’âme de cet homme afin qu’il le serve pour l’éternité. Il soupira. — Moi aussi, je suis fier, répondit-il. Tu es un homme parmi les hommes. Je te salue, Cavalier du Ciel. Ce dernier hocha la tête… et se rua à l’attaque. Quing-chin fit un bond de côté pour éviter le coup d’estoc désespéré et enfonça sa lame d’un grand coup dans le ventre de son adversaire avant de la faire remonter jusqu’au cœur. Le Cavalier du Ciel s’écroula contre lui ; sa tête tomba sur l’épaule de Quing-chin, ses genoux cédèrent, et l’agonisant tomba. Quing-chin le rattrapa dans sa chute et le déposa au sol. Le Cavalier du Ciel mourut dans un dernier souffle. Le moment était venu. Quing-chin s’agenouilla à côté du cadavre et dégaina son couteau. Les deux lignes de cavaliers attendirent. Mais Quing-chin se releva. — Je ne prendrai pas les yeux de cet homme, déclara-t-il. Que ses amis viennent l’emporter pour l’enterrer. Shi-da sauta de sa monture et courut jusqu’à lui. — Tu dois le faire, frère ! Shanqui doit avoir ses yeux dans sa main, sinon il n’aura aucun serviteur dans l’autre monde ! Un Cavalier du Ciel fit avancer son poney et vint mettre pied à terre à côté de Quing-chin. — Tu t’es bien battu, Dalsh-chin, dit-il. Le guerrier des Troupeaux de Poneys se retourna en entendant son nom d’enfant et contempla les yeux pleins de tristesse du Cavalier du Ciel. Lin-tse n’avait pas beaucoup changé en deux ans, depuis qu’ils avaient quitté l’académie Bodacas ; il était un peu plus large d’épaules, son crâne était rasé, malgré une petite tresse brune sur le sommet. — C’est bon de te revoir, Lin-tse, dit-il. Je suis triste que cela soit en une telle occasion. — Tu parles comme un Gothir, rétorqua Lin-tse. Demain je viendrai dans ton camp. Et lorsque je t’aurai tué, je prendrai tes yeux et je les donnerai à mon frère. Tu le serviras jusqu’à ce que les étoiles tombent en poussière. De retour dans sa tente, Quing-chin ôta son gilet tâché de sang et s’agenouilla par terre. Durant les deux années qui avaient suivi son départ de l’académie Bodacas, il avait dû lutter pour retrouver ses racines nadires, conscient que son peuple le sentait d’une certaine manière souillé par ses années chez les Gothirs. Il avait réfuté cela, même au fond de lui, mais aujourd’hui il savait que c’était vrai. Il entendit à l’extérieur les cavaliers qui revenaient avec la tête de Shanqui, mais il resta dans sa tente, les pensées sombres. Les rituels du duel-vengeance étaient différents d’une tribu à l’autre, mais les principes étaient identiques. S’il avait pris les yeux du Cavalier du Ciel pour les placer dans la main du cadavre de Shanqui, alors l’esprit du Cavalier aurait été lié à Shanqui pour l’éternité. La croyance prétendait que le Cavalier du Ciel serait aveugle dans le Vide, à moins que Shanqui ne lui prête ses yeux. Ce qui lui assurerait son obéissance. Et Quing-chin avait cassé le rituel. Et pourquoi ? Demain il devrait à nouveau se battre. S’il gagnait, un autre guerrier le défierait. Son ami Shi-da entra dans la tente et s’accroupit devant lui. — Tu t’es battu bravement, déclara Shi-da. C’était un beau combat. Mais demain, tu dois prendre les yeux. — Les yeux de Lin-tse, murmura Quing-chin. Les yeux de celui qui fut mon ami ? Je ne peux pas. — Mais qu’est-ce qui te prend, frère ? Ce sont nos ennemis ! Quing-chin se leva. — Je vais au Tombeau. J’ai besoin de réfléchir. Il abandonna Shi-da, passa sous le rabat de la tente et sortit au soleil. Le corps de Shanqui était enveloppé dans des peaux, à quelques mètres de sa tente. La main droite du cadavre était visible, ouverte et les doigts crispés. Quing-chin se rendit à grands pas jusqu’à son poney, monta en selle et galopa jusqu’aux murs blancs du Tombeau. De quelle manière ont-ils empoisonné mon esprit nadir ? se demanda-t-il. Est-ce que ce sont les livres, les manuscrits, les peintures ? Ou peut-être leurs enseignements sur la morale, ou les interminables discussions de philosophie ? Comment savoir ? Les portes étaient ouvertes et Quing-chin entra dans l’enceinte et mit pied à terre. — Nous les ferons souffrir comme Zhen-shi a souffert, dit une voix. Quing-chin s’immobilisa. Lentement, il se tourna vers l’homme qui venait de parler. Talisman sortit de l’ombre et s’approcha du grand guerrier. — Cela me fait plaisir de te revoir, mon ami, dit-il. Quing-chin resta silencieux un instant avant de saisir la main tendue de Talisman. — Tu réjouis mon cœur, Okaï. Comment vas-tu ? — Assez bien. Viens, partageons l’eau et le pain. Les deux hommes se mirent à l’ombre et s’assirent sous un auvent en bois. Talisman remplit deux coupelles en grès avec de l’eau fraîche et en tendit une à Quing-chin. — Comment s’est passé le combat de ce matin ? s’enquit-il. Il y avait tellement de poussière que je n’ai rien pu voir depuis les murs. — Un Cavalier du Ciel est mort, répondit Quing-chin. — Mais quand cette folie s’arrêtera-t-elle ? demanda tristement Talisman. Quand ouvrirons-nous les yeux pour voir qui est notre véritable ennemi ? — Pas assez tôt, Okaï. Je me bats à nouveau demain. (Il regarda Talisman croit dans les yeux.) Contre Lin-tse. Lin-tse était assis sur un rocher et affûtait son épée. Son visage était impassible et sa colère masquée. De tous les hommes au monde, le dernier qu’il voulait tuer était Dalsh-chin. Pourtant, tel était son destin, et un homme, un vrai, ne se plaignait jamais lorsque les dieux de la Pierre et de l’Eau agitaient le couteau ! La pierre à aiguiser glissa le long du fil du sabre et Lin-tse imagina l’acier argenté tranchant le cou de Dalsh-chin. Il jura entre ses dents. Puis, il se leva et étira son dos. À la fin, il n’était plus resté que quatre janissaires à l’académie – lui, Dalsh-chin, le pauvre petit Singe Vert Zhen-shi, et l’étrange Okaï des Têtes de Loup. Les autres s’étaient enfuis, ou avaient échoué lamentablement à leurs examens – à la grande joie de Gargan, seigneur de Larness. L’un d’entre eux avait été pendu après avoir tué un officier ; un autre s’était suicidé. L’expérience – comme l’avait voulu le seigneur de Larness – avait été un échec. Pourtant, au grand déplaisir du général gothir, quatre jeunes Nadirs avaient réussi tous leurs examens. Et l’un d’eux – Okaï – excellait davantage que n’importe quel autre étudiant, y compris le propre fils du général, Argo. Lin-tse rangea son épée dans son fourreau et alla marcher un peu dans la steppe. Il pensa à Zhen-shi, avec ses yeux apeurés et son sourire nerveux. Tourmenté et insulté, il avait joué les serviles pour les cadets gothirs, particulièrement Argo qui le traitait en esclave. « Singe-qui-Sourit », l’appelait Argo. Et Lin-tse avait détesté son camarade nadir pour sa couardise. Zhen-shi n’avait pas eu beaucoup de cicatrices, mais il était en tout point ce que les jeunes Gothirs attendaient d’un barbare – servile et inférieur aux races civilisées. Pourtant, il avait fait une erreur – et elle lui avait coûté la vie. Aux examens de fin d’année, il avait dépassé tout le monde, sauf Okaï. Lin-tse se souviendrait toujours du visage de Zhen-shi lorsque les résultats avaient été annoncés. D’abord, sa joie avait été évidente puis, en regardant Argo et les autres, il avait réalisé l’horreur de la situation dans laquelle il venait de se mettre. Singe-Qui-Sourit les avait tous battus. Ils ne l’avaient plus vu comme un objet de moquerie ou de dérision. Il était devenu un symbole de haine. Le petit Zhen-shi s’était recroquevillé devant leurs regards malveillants. Cette même nuit, Zhen-shi avait sauté du toit, son corps réduit en bouillie sur les pavés couverts de neige de la cour. C’était l’hiver, la nuit était froide et dure, et de la glace se formait à l’intérieur des fenêtres. Pourtant, Zhen-shi n’était vêtu que d’un pagne. En entendant le cri qu’il avait poussé en tombant, Lin-tse avait regardé par la fenêtre et avait vu le corps ensanglanté dans la neige. Lui, Okaï et des dizaines d’autres garçons s’étaient précipités dehors pour aller voir le cadavre. Son dos, ses fesses et ses cuisses arboraient de nombreuses traces de fouet. Ses poignets aussi saignaient. — Il a été attaché, avait fait remarquer Lin-tse. Okaï n’avait pas répondu ; il regardait le pignon duquel Zhen-shi était tombé. Les chambres à cet étage étaient réservées aux cadets de familles nobles. Et la fenêtre la plus proche était celle d’Argo. Lin-tse avait suivi le regard d’Okaï. Le fils blond de Gargan était accoudé à sa fenêtre et regardait avec détachement la scène en contrebas. — Est-ce que tu as vu ce qui s’est passé, Argo ? avait crié quelqu’un. — Le petit singe a essayé de grimper sur le toit. Je pense qu’il était ivre, avait répondu ce dernier. Puis il était rentré dans sa chambre et avait fermé sa fenêtre. Okaï s’était tourné vers Lin-tse et ensemble ils avaient regagné leur chambre. Dalsh-chin les y attendait. Une fois la porte fermée, ils s’étaient assis par terre et avaient parlé en nadir, à voix basse. — Argo a fait demander Zhen-shi il y a trois heures, avait murmuré Dalsh-chin. — Il a été attaché et battu, avait dit Okaï. Il ne supportait pas la douleur, donc il devait être bâillonné. Sinon, nous aurions entendu ses cris. Il va y avoir une enquête. — Qui dira que le Singe-Qui-Sourit, ayant consommé trop d’alcool pour fêter son succès à ses examens, est tombé du toit, intervint Lin-tse. Une leçon salutaire pour tous ces barbares qui ne supportent pas les boissons fortes. — C’est vrai, mon ami, avait convenu Okaï. Mais nous les ferons souffrir – comme Zhen-shi a souffert. — Une pensée agréable, commenta Lin-tse. Et comment accomplirons-nous ce miracle ? Okaï était resté silencieux un moment. Lin-tse n’oublierait jamais les paroles qui avaient suivi : — Les réparations de la tour nord ne sont pas encore terminées, avait chuchoté Okaï. Les ouvriers ne reviendront pas avant trois jours. L’endroit est désert. Demain soir, nous attendrons que tout le monde soit couché et nous irons là-bas pour préparer notre vengeance. Gargan, seigneur de Larness, retira son casque et prit une grande bouffée d’air chaud. Le soleil du désert tapait fort, et des vapeurs de chaleur s’élevaient sur toute la steppe. Il pivota sur sa selle et regarda derrière lui la longue colonne. Mille lanciers, huit cents gardes d’infanterie et deux cents archers progressaient lentement en file indienne, soulevant un nuage de poussière sur leur passage. Gargan tira sur ses rênes et descendit la colonne au petit galop, dépassant les chariots à eau et les carrioles de ravitaillement. Deux de ses officiers le rejoignirent à l’arrière. Ils montèrent ensemble jusqu’au sommet d’une colline et s’y arrêtèrent pour scruter l’horizon. — Nous établirons notre camp près de cette crête, dit Gargan en désignant un affleurement rocheux à quelques kilomètres de là, à l’est. On y trouvera une série de points d’eau. — À vos ordres, répondit Marlham, un officier de carrière grisonnant avec une barbe blanche, près de l’âge réglementaire de la retraite. — Fais déployer un écran d’éclaireurs, lui ordonna Gargan. Tuez à vue tout Nadir. — À vos ordres. Gargan se tourna vers le second officier, un beau jeune homme aux yeux bleu clair. — Toi, Premian, tu vas prendre quatre compagnies et patrouiller les marécages. Pas de prisonniers. Tout Nadir doit être considéré comme hostile. Compris ? — Oui, seigneur Gargan. Le jeune homme n’avait toujours pas appris à dissimuler ses émotions. — C’est moi qui ai demandé ton transfert dans cette armée, déclara Gargan. Tu sais pourquoi ? — Non, seigneur Gargan. — Parce que tu es un tendre, mon garçon, cracha le général. Je l’ai vu tout de suite à l’académie. L’acier en toi – si acier il y a – n’a pas encore été trempé. Eh bien, il le sera durant cette campagne. J’ai l’intention de recouvrir les steppes avec du sang nadir. Sur ce, Gargan éperonna son cheval et dévala la colline. — Fais attention à toi, mon garçon, lui dit Marlham. Il te déteste. — C’est un animal, répondit Premian. Vicieux et malveillant. — C’est vrai, admit Marlham. Il a toujours été dur, mais lorsque son fils a disparu… eh bien, quelque chose a changé en lui. Il n’a plus jamais été le même. Tu étais là à cette époque, non ? — Oui, da. C’était une sale affaire, se remémora Premian. Une enquête devait avoir lieu sur la mort d’un jeune cadet tombé de la fenêtre d’Argo. La veille de l’enquête, dans la soirée, Argo a disparu. Nous avons cherché partout ; ses vêtements avaient disparu ainsi que son sac à dos. Nous avons d’abord cru qu’il avait eu peur d’être impliqué dans la mort du jeune homme. Mais c’était ridicule, parce que Gargan l’aurait protégé. — Qu’est-ce qui s’est passé d’après toi ? — Quelque chose de sombre, répondit Premian. Et, avec un petit coup sec sur les rênes, il s’éloigna, pour retourner à l’arrière de la colonne, afin de signaler à ses officiers en second de le rejoindre. Il leur fit rapidement part de leurs dernières consignes. La nouvelle fut accueillie avec soulagement par les deux cents hommes sous ses ordres, car cela signifiait pour eux qu’ils n’auraient plus à avaler la poussière de toute la colonne. Tandis qu’on fournissait leurs rations aux soldats, Premian se rappela ses derniers jours à l’académie, deux étés plus tôt. Du contingent nadir d’origine, il n’était plus resté qu’Okaï, ses deux camarades ayant été renvoyés chez eux après avoir échoué aux plus difficiles des examens du second trimestre. Leur échec avait inquiété Premian, car il avait travaillé avec eux et savait que leur maîtrise du sujet égalait la sienne. Et il était passé avec mention. Il n’était plus resté qu’Okaï – un étudiant si brillant qu’il était impossible qu’il échoue. Mais même lui, toutefois, avait failli rater ses examens. Premian avait fait part de ses inquiétudes au plus ancien – et au meilleur – des tuteurs, un ancien officier du nom de Fanion. Tard dans la nuit, dans le bureau du vieil homme, il lui avait expliqué qu’il pensait que les jeunes Nadirs étaient injustement renvoyés. — Nous parlons beaucoup d’honneur, avait répondu Fanlon tristement, mais en réalité nous n’en avons pas beaucoup. Et cela a toujours été le cas. Je n’ai pas été autorisé à participer à la correction de leurs examens ; le seigneur de Larness et deux de ses copains ont noté les devoirs. Mais j’ai bien peur que tu n’aies raison, Premian. Tant Dalsh-chin que Lin-tse étaient des élèves compétents. — Ils ont laissé passer Okaï. Pourquoi ? s’était enquis Premian. — Celui-là est exceptionnel. Mais on ne lui permettra pas d’obtenir son diplôme ; ils trouveront un moyen de faire baisser ses notes. — Ne pouvez-vous pas l’aider ? — Dis-moi d’abord. Premian, pourquoi voudrais-tu que je le fasse ? Vous n’êtes pas amis que je sache. — Mon père m’a appris à détester l’injustice, avait répondu Premian. N’est-ce pas suffisant ? — Amplement. Très bien, je vais t’aider. Le jour des examens de fin d’études, on avait tendu à chaque cadet entrant dans la salle d’examen un petit disque numéroté, pioché dans un petit sac de velours noir que tenait l’élève surveillant, un homme grêle nommé Jashin. Chaque disque était enveloppé dans du papier afin que le surveillant ne puisse pas voir le numéro. Ce rituel servait à s’assurer qu’aucun élève ne recevrait de traitement de faveur durant les examens ; les cadets n’avaient qu’à inscrire leur numéro de disque en haut de leur feuille. À la fin de l’épreuve, on ramassait les copies et les juges les notaient aussitôt. Premian s’était trouvé dans la queue juste derrière Okaï et il avait remarqué que Jashin avait déjà le poing fermé avant de piocher dans le sac pour tendre son disque au jeune Nadir. Premian avait suivi Okaï dans la salle d’examen où des rangées de pupitres avaient été alignées. L’examen en lui-même durait trois heures et avait consisté, dans un premier temps, à établir une organisation logistique et une stratégie afin d’approvisionner une armée d’invasion forte de vingt mille hommes menant campagne de l’autre côté de la mer Ventriane ; dans un second temps, il fallait rédiger une lettre de recommandations à l’officier chargé de l’expédition, afin de lui faire part de tous les risques qui le guettaient durant son invasion de Ventria. À la fin de l’examen, Premian s’était senti épuisé, mais assez confiant d’avoir réussi. Les questions avaient été basées sur une campagne qui s’était réellement déroulée deux siècles plus tôt, menée par le légendaire général Bodacas, qui avait donné son nom à l’académie. Par chance, Premian avait étudié cette campagne peu de temps auparavant. Tandis que les cadets sortaient en masse, Premian avait vu le général Gargan entrer dans la salle en compagnie des autres juges. Premian avait évité tout contact visuel et s’était mis à la recherche de Fanion. Le vieux tuteur avait servi un verre de vin coupé d’eau au cadet et ils étaient restés assis en silence devant la fenêtre supérieure qui donnait sur la baie. L’après-midi s’était écoulée jusqu’à ce que finalement la cloche de la forteresse résonne. Premian avait rejoint le flot d’étudiants convergeant vers le hall principal afin d’entendre les résultats. Gargan et les tuteurs supérieurs se tenaient sur une estrade à l’extrémité sud-est de la salle et attendirent que les deux cents élèves soient entrés. Cette fois, Premian avait regardé fixement le général, qui portait à présent l’armure intégrale de son rang, le plastron doré et la cape blanche d’officier supérieur de la Garde. Derrière lui, sur des tribunes en bois, étaient posés des dizaines de sabres rutilants. Une fois que les élèves eurent pris place, Gargan s’était avancé sur le devant de l’estrade. Sa voix avait résonné dans toute la salle : — Cent quarante-six cadets ont passé leur examen de fin d’études avec succès et recevront aujourd’hui leur sabre, avait-il dit. Dix-sept autres ont réussi avec mention. Un cadet a les félicitations du jury. Trente-six sont recalés et ils quitteront ce noble endroit avec toute la honte que mérite leur comportement paresseux. Comme le veut la tradition, nous commencerons par les simples diplômés et finirons par le cadet félicité. À l’appel de votre numéro de disque, approchez de l’estrade. Un par un, les cadets s’étaient exécutés, tendant leur disque en échange de leur sabre, et s’inclinant devant leurs tuteurs avant de repartir au fond de la salle, pour se mettre en rang. Ce fut au tour des reçus avec mention. Premian n’avait pas été parmi eux, Okaï non plus. La bouche de Premian était devenue sèche ; il s’était tenu tout près de l’estrade, regardant fixement Gargan. — Et maintenant, avait dit le général, nous en arrivons au cadet d’honneur – la crème de l’académie, un homme dont le talent martial nous aidera à maintenir la gloire de Gothir. Il s’était tourné pour prendre le dernier sabre sur la tribune. Sa lame en acier argenté scintillait, sa garde était embellie par de l’or. — Approche, numéro dix-sept. Okaï était sorti des rangs pour gravir les petites marches en bois qui menaient à l’estrade, sous les murmures de l’assemblée. Premian s’était concentré sur le grand visage de Gargan ; les yeux de l’homme s’étaient écarquillés peu à peu et sa mâchoire s’était contractée. Il était resté silencieux, fixant le jeune Nadir sans cacher sa haine. — Il y a eu une erreur, avait-il déclaré finalement. Ce n’est pas possible ! Qu’on aille me chercher son devoir ! Un silence de mort s’était abattu sur le hall, n’étaient les pas du cadet surveillant qui avait couru au bas de l’estrade. Quelques minutes avaient passé et personne n’avait osé parler ou bouger. Le surveillant était revenu et avait tendu la liasse de feuilles à Gargan qui les avait étudiées une par une. Alors, Fanion s’était avancé. — Aucun doute sur l’écriture, seigneur Gargan, avait-il déclaré doucement. Ce sont bien les copies d’Okaï. Et je vois d’ailleurs que vous les avez notées vous-même. Il ne peut donc y avoir d’erreur. Gargan avait cillé. Okaï s’était avancé, main tendue. Gargan l’avait regardé, puis avait posé son regard sur le sabre qu’il tenait dans ses mains tremblantes. Brusquement, il avait collé le sabre dans les mains de Fanlon. — Tu lui donnes ! avait-il craché. Et il avait quitté l’estrade. L’ancien tuteur avait souri à Okaï. — C’est mérité, jeune homme, avait-il déclaré d’une voix portant dans toute la salle. Pendant cinq ans, tu as beaucoup enduré, tant d’un point de vue physique qu’en raison de sévices psychiques. Pour ce que cela vaut – et j’espère que cela vaut quelque chose –, tu as mon respect et mon admiration. J’espère que lorsque tu partiras d’ici tu emporteras avec toi quelques bons souvenirs. Aimerais-tu dire quelques mots à tes camarades ? Okaï avait acquiescé. Il avait fait un pas en avant et avait balayé des yeux l’assemblée. — J’ai beaucoup appris, ici, avait-il dit. Un jour, j’emploierai ce savoir à bon escient. Sans un mot de plus, il avait quitté l’estrade et la salle. Fanlon était descendu à son tour, mais pour s’approcher de Premian. — Je ferai appel en ta faveur et tes copies seront réexaminées. — Merci, monsieur. Pour tout. Vous aviez raison pour les disques. J’ai vu que les doigts de Jashin étaient fermés lorsqu’il a plongé sa main dans le sac ; il avait déjà un disque de prêt pour Okaï. — Jashin va avoir de sérieux ennuis, fit remarquer Fanlon. Le seigneur Gargan n’est pas un homme clément. Plus tard, ce même jour, Premian avait été convoqué dans le bureau de Gargan. Le général portait toujours son armure et son visage était gris. — Assieds-toi, mon garçon, avait-il dit. (Premian avait obéi.) Je vais te poser une question et je compte sur ton honneur pour me répondre sans mentir. — Oui, monsieur, avait répondu Premian, le cœur chancelant. — Est-ce qu’Okaï est un de tes amis ? — Non, monsieur. Nous parlons rarement ensemble ; nous n’avons pas grand-chose en commun. Pourquoi cette question, monsieur ? L’espace d’un long moment, Gargan l’avait regardé sans rien dire, puis il avait fini par pousser un long soupir. — C’est sans importance. Cela m’a juste brisé le cœur de le voir prendre le sabre. Toutefois, cela ne te concerne en rien. Je t’ai fait demander parce qu’il y a eu une erreur dans les notations. Tu as réussi avec mention. — Merci, monsieur. Comment… est-ce arrivé ? — Une bête erreur ; j’espère que tu accepteras mes excuses. — Bien sûr, monsieur. Merci, monsieur. Premian était sorti du bureau pour retourner dans sa chambre. À minuit, il avait été réveillé par de petits coups à sa porte. Il s’était levé pour ouvrir. Okaï se tenait sur le seuil ; le Nadir était habillé pour le voyage. — Tu pars ? Mais la remise des prix officielle n’a lieu que demain. — J’ai mon sabre, avait répondu Okaï. Je suis venu te dire merci. Je pensais que l’honneur des Gothirs était factice. Je me trompais. — Tu as souffert ici, Okaï, mais tu en es sorti triomphant et je t’admire beaucoup pour ça. Où vas-tu maintenant ? — Je retourne dans ma tribu. Premian avait tendu la main et Okaï l’avait serrée. Alors que le Nadir allait partir, Premian avait repris la parole : — Est-ce que je peux te poser une question ? — Je t’en prie. — À l’enterrement de ton ami Zhen-shi, tu as ouvert le cercueil pour mettre un petit paquet dans sa main. Il y avait du sang dessus. Je me suis demandé ce que c’était. Cela fait-il partie d’un rituel nadir ? — Oui, avait répondu Okaï. C’était pour lui donner un serviteur dans sa prochaine vie. Sur ce, Okaï était parti. Trois jours plus tard, après des plaintes répétées qu’une mauvaise odeur venait de derrière un mur de la nouvelle section dans la tour nord, des ouvriers avaient retiré quelques pierres. Derrière elles, ils avaient trouvé un corps en décomposition, auquel il manquait les yeux. Chapitre 7 Nuang Xuan était un vieux renard. Il n’aurait jamais emmené son peuple en territoire Casse-Dos si la chance n’avait arrêté de lui sourire. Il s’abrita les yeux et scruta les alentours, s’arrêtant sur les pics rocheux à l’ouest. Son neveu Meng amena son cheval à sa hauteur. — Est-ce que ce sont les Tours des Damnés ? s’enquit-il, en parlant à voix basse pour ne pas invoquer les esprits qui y vivaient. — Oui, répondit Nuang au garçon. Mais nous ne nous en approcherons pas suffisamment pour que les démons puissent nous atteindre. Le garçon fit faire demi-tour à son poney et retourna au galop vers le petit convoi. Nuang le suivit du regard. Quatorze guerriers, cinquante-deux femmes et trente et un enfants ; pas une force suffisante pour pénétrer dans ce territoire. Mais qui aurait pu prévoir qu’un déploiement de cavalerie gothire se trouverait aussi près des montagnes de la Lune ? Lorsque Nuang avait mené la razzia sur les fermes gothires des marais, afin de s’emparer des chevaux et des chèvres, il l’avait fait en sachant qu’aucune troupe n’avait stationné là-bas en cinq ans. Il avait eu de la chance de s’échapper avec quatorze guerriers lorsque les lanciers avaient chargé. Plus de vingt de ses hommes avaient été terrassés dans la première charge, parmi lesquels deux de ses fils et trois de ses neveux. Avec ces maudits gajin aux trousses, il n’avait pas eu d’autre issue que d’emmener les derniers survivants de son peuple dans cet endroit maudit. Nuang éperonna son poney et partit au galop sur les hauteurs, plissant les yeux face au soleil matinal, afin d’étudier la piste après leur passage. Aucun signe des lanciers. Peut-être qu’eux aussi avaient peur des Casse-Dos. Mais pourquoi étaient-ils allés si près des marais ? Aucune force gothire ne pénétrait jamais dans les plaines orientales, à part en temps de guerre. Étaient-ils en guerre avec quelqu’un ? Les Têtes de Loups, peut-être, ou les Singes Verts ? Non, sinon, il en aurait certainement entendu parler par des marchands ou des commerçants. C’était un mystère, et Nuang n’aimait pas les mystères. Une fois encore, il regarda sa petite compagnie – trop petite à présent pour faire de son clan une tribu à part entière. Je vais devoir les ramener dans le nord, pensa-t-il. Il renifla et cracha. Qu’est-ce qu’ils allaient rire lorsque Nuang allait supplier qu’on l’admette à nouveau sur les terres de la tribu ! Nuang Pas de Chance, qu’ils allaient l’appeler. Meng et deux autres jeunes gravirent la colline au galop. Meng arriva le premier. — Des cavaliers, dit-il en pointant à l’ouest. Des gajin. Deux. Est-ce qu’on peut les tuer, mon oncle ? Les yeux du garçon brillaient d’excitation. Nuang regarda dans la direction qu’indiquait Meng. À cette distance, à travers les brumes de chaleur, il discernait à peine les cavaliers et, l’espace d’un instant, il envia les yeux des jeunes. — Non, nous n’allons pas attaquer tout de suite. Ce sont peut-être les éclaireurs d’une force plus importante. Laissons-les approcher. Il fit descendre la colline à son cheval, jusqu’aux basses terres. Ses quatorze guerriers se répartirent en ligne autour de lui, prêts à l’attaque. Il appela Meng. — Que vois-tu, mon garçon ? — Ils sont toujours deux, mon oncle. L’un a une barbe, un casque noir rond et un gilet noir avec une armure argentée aux épaules ; l’autre a les cheveux jaunes et ne porte pas d’épée. Il a des gaines à couteaux sur la poitrine. Ah ! — Quoi ? — Le barbu porte une grande hache à deux lames étincelantes. Ils sont sur des chevaux gothirs, mais tirent derrière eux quatre poneys de selle. — Je peux le voir moi-même à présent, dit Nuang avec irritation. Va à l’arrière. — Je veux participer au massacre, mon oncle ! — Tu n’as pas encore douze ans, aussi tu vas m’obéir, sinon tes fesses tâteront de mon fouet ! — J’en ai presque treize, le contredit Meng. Le jeune garçon tira à contrecœur sur les rênes et rejoignit l’arrière du groupe. Nuang Xuan attendit, sa main noueuse posée sur la poignée d’ivoire de son sabre. Lentement, les deux cavaliers couvrirent la distance jusqu’à ce que Nuang puisse voir clairement leurs traits. Le gajin aux cheveux blonds était très pâle, ses gestes trahissaient sa nervosité et sa peur, ses mains agrippaient les rênes, et son corps était tout raide sur la selle. Nuang porta son attention sur celui qui tenait une hache. Il n’y avait aucune peur apparente chez celui-ci. Enfin bon, un homme et un lâche face à quatorze guerriers ? Ça y est, la chance de Nuang avait de nouveau tourné. Les cavaliers s’arrêtèrent juste devant le groupe. Nuang prit une profonde inspiration, prêt à ordonner à ses hommes de passer à l’attaque. En même temps, il regarda l’homme à la hache et se retrouva à contempler les yeux les plus froids qu’il ait jamais vus – de la couleur des nuages d’orage en hiver, gris et inflexibles. Un doute affreux le saisit soudain. Il pensa à ses derniers fils et neveux, dont la plupart portaient déjà des blessures, comme le prouvaient les bandages ensanglantés qu’ils arboraient. La tension s’amplifia. Nuang humecta ses lèvres et se prépara une fois de plus à donner le signal. L’homme à la hache secoua presque imperceptiblement la tête ; puis il parla, d’une grosse voix, plus froide encore que son regard, si c’était possible. — Réfléchis bien à ce que tu vas décider, l’ancien. On dirait que la chance ne t’a pas souri ces derniers temps, dit-il. Tes femmes sont plus nombreuses que tes hommes ; allez, on va dire de trois pour un, c’est ça ? Et les cavaliers qui t’accompagnent ont l’air blessés et fatigués. — Peut-être que notre chance vient de tourner, s’entendit dire Nuang. — Peut-être bien, convint le cavalier. Mais je suis d’humeur au troc. J’ai quatre poneys, quelques épées et des arcs. — Tu as une belle hache. Est-elle aussi à vendre ? L’homme sourit ; ce n’était pas une vision rassurante. — Non, elle, c’est Snaga, ce qui dans la langue ancienne signifie l’« Expéditrice », les lames sans retour. Quiconque souhaitant tester son nom n’a qu’à le demander. Nuang sentit les hommes autour de lui se raidir. Ils étaient jeunes et, malgré leurs pertes récentes, ils avaient envie de se battre. Tout à coup, il sentit le poids de ses soixante et un ans. Il fit tourner bride à son cheval et donna l’ordre à ses hommes de préparer le camp pour la nuit, près des tours rocheuses ; puis il envoya des cavaliers à la recherche de la force ennemie. Il fut aussitôt obéi. Il se tourna vers l’homme à la hache et se força à sourire. — Vous êtes les bienvenus dans notre camp. Ce soir, nous parlerons commerce. Plus tard, après la tombée de la nuit, il vint s’asseoir près d’un petit feu de camp avec l’homme à la hache et son compagnon. — Ne serions-nous pas plus à l’abri au milieu des rochers ? demanda le guerrier à la barbe noire. — Plus à l’abri des hommes, répondit Nuang. Ce sont les Tours des Damnés ; on dit que des démons habitent les passes. Un sorcier des temps anciens y est enterré, ses démons avec lui. Du moins, c’est ce que racontent les histoires. À présent, dis-moi, que désires-tu en échange de tes poneys décharnés ? — De la nourriture pour notre voyage, et un guide pour nous emmener au prochain point d’eau, et ensuite au Tombeau d’Oshikaï le Fléau des démons. Nuang fut surpris, mais son expression resta neutre. Qu’est-ce que les gajin pouvaient bien aller faire au Tombeau ? — C’est un voyage difficile et périlleux. Ce sont les terres des Casse-Dos. Deux hommes et un guide seraient… des proies tentantes. — Ils ont déjà été tentants, rétorqua l’homme à la hache. C’est pour cela que nous avons des poneys et des armes à troquer. Lassé du marchandage, Sieben se leva et s’éloigna du feu. Le clan nadir avait planté ses tentes en cercle approximatif et dressé des coupe-vent entre chaque. Les femmes cuisinaient sur des petits feux, tandis que les hommes étaient assis en trois petits groupes, partageant des cruchons de lyrrd – une liqueur fermentée à base de lait de chèvre rance. Malgré le feu et les coupe-vent, la nuit était fraîche. Sieben alla jusqu’aux chevaux et défit sa couverture, la jetant nonchalamment sur son épaule. Lorsqu’il avait aperçu les cavaliers nadirs, il avait pensé que la mort serait rapide, malgré la puissance colossale de Druss. Toutefois, à présent, il sentait le contrecoup de sa peur et était submergé de fatigue. Une jeune femme nadire quitta l’un des feux de cuisine et lui apporta une écuelle en bois remplie de viande braisée. Elle était grande et mince, ses lèvres charnues et attirantes. Sieben oublia aussitôt sa fatigue et la remercia avec un sourire. Elle s’en alla sans un mot et Sieben contempla ses hanches qui se balançaient. La viande était chaude et fortement épicée – c’était une saveur inconnue ; il mangea avec plaisir et rendit l’écuelle à la femme qui était assise en compagnie de quatre autres. Il s’accroupit avec elles. — Un repas princier, dit-il. Je vous remercie, ma dame. — Je ne suis pas ta dame, répondit-elle d’une voix plate et désintéressée. Sieben lui décocha son sourire le plus ravageur. — Non, c’est vrai, et je le déplore, à coup sûr. Ce n’est qu’une expression que nous autres…, gajin, utilisons. Ce que je voulais dire, c’est : merci pour votre gentillesse et la qualité de votre cuisine. — Tu m’as remerciée trois fois, et le chien n’est pas très difficile à préparer, lui dit-elle, s’il a été pendu suffisamment longtemps pour que des vers apparaissent dans ses orbites. — Charmant. Un conseil dont j’essaierai de me rappeler longtemps. — Il ne doit pas être trop âgé non plus, continua-t-elle. Les jeunes chiens sont meilleurs. — Évidemment, dit-il en se levant à moitié. Soudain, elle leva la tête et leurs regards se croisèrent. — Mon homme a été tué par des lanciers gothirs, déclara-t-elle. À présent, mes couvertures sont froides, il n’y a plus personne pour me réchauffer le sang lors des nuits glaciales. Sieben se rassit plus rapidement qu’il ne l’aurait voulu. — C’est une tragédie, dit-il doucement en regardant au plus profond de ses yeux en amande. Une belle femme ne devrait jamais souffrir de la solitude lorsque ses couvertures sont froides. — Mon homme était un grand guerrier ; il a tué trois lanciers. Mais il baisait comme un chien en chaleur. Très vite. Et puis il s’endormait. Tu n’es pas un guerrier. Qu’es-tu ? — Je suis un érudit, répondit-il en se penchant vers elle. J’étudie beaucoup de choses – l’histoire, la poésie, l’art. Mais plus que tout, j’étudie les femmes. Elles me fascinent. (Il leva la main et passa ses doigts dans les longs cheveux noirs de la Nadire, dégageant son visage.) J’aime l’odeur des cheveux d’une femme, le contact de la peau contre la peau, la douceur des lèvres sur des lèvres. Et je ne suis pas un rapide. La femme sourit et dit quelque chose en nadir à ses amies. Toutes les femmes éclatèrent de rire. — Je suis Niobe, lui dit-elle. Voyons voir si tu fais l’amour aussi bien que tu parles. Sieben sourit. — J’ai toujours apprécié la franchise. Mais est-ce permis ? Je veux dire, qu’en est-il de… Il fit un geste en direction des hommes du campement. — Tu viens avec moi, dit-elle en se levant doucement. Je veux savoir si ce qu’on dit des gajin est vrai. Elle le prit par la main et l’emmena dans une tente sombre. Autour du feu, le chef, Nuang, pouffa de rire. — Ton ami a choisi de monter un tigre. Niobe a assez de feu en elle pour faire fondre le fer de n’importe quel homme. — Je pense qu’il survivra, répondit Druss. — Tu veux une femme pour réchauffer tes couvertures ? — Non. J’ai une femme, chez moi. Qu’est-il arrivé à ton peuple ? On dirait que vous avez été déchiquetés. Nuang cracha dans le feu. — Des lanciers gothirs nous ont attaqués ; ils sont apparus de nulle part sur leurs grands chevaux. J’ai perdu vingt hommes. Tu as prononcé une grande vérité en disant que la chance ne m’avait pas souri. J’ai dû faire quelque chose qui a déplu aux dieux de la Pierre et de l’Eau. Mais cela ne sert à rien de se plaindre. Qui es-tu ? Tu n’es pas Gothir. D’où viens-tu ? — Des terres des Drenaïs, les lointaines Montagnes bleues, au sud. — Tu es loin de chez toi, Drenaï. Que cherches-tu au Tombeau ? — Un chaman nadir m’a dit que je pourrais trouver là-bas quelque chose pour aider un ami mourant. — Tu prends un grand risque pour aider cet ami ; ce ne sont pas des terres hospitalières. J’ai pensé te tuer moi-même, et je fais partie des gens les plus pacifiques de mon peuple. — Je ne suis pas facile à tuer. — Je l’ai su en regardant dans tes yeux, Drenaï. Tu as vu beaucoup de batailles, hein ? Il y a de nombreuses tombes derrière toi. Autrefois, il y a très longtemps, un autre Drenaï est venu parmi mon peuple. Lui aussi était un guerrier ; ils l’appelaient « Dur à Tuer ». Il a participé à une bataille contre les Gothirs. Des années plus tard, il est venu vivre parmi nous. On m’a raconté cette histoire lorsque j’étais enfant ; c’est la seule fois que j’ai entendu parler de ce Drenaï. Son nom était Angel. — J’ai déjà entendu ce nom, dit Druss. Que sais-tu d’autre sur lui ? — Seulement qu’il s’est marié avec la fille de Crâne de Bœuf et qu’ils ont eu deux fils. L’un était grand et beau, et ne ressemblait pas à Angel, mais l’autre était un puissant guerrier. Il a épousé une jeune Nadire et ils sont partis dans le Sud. C’est tout ce que je sais. Deux femmes vinrent s’agenouiller à côté d’eux et leur tendirent des bols de viande. Une série de petits gémissements provint de la tente de Niobe et les femmes se mirent à rire. Druss rougit et mangea sa viande en silence. Les femmes s’en allèrent. — Quand viendra l’aube, ton ami sera fatigué, commenta Nuang. Druss était allongé et regardait les étoiles. Il avait rarement du mal à s’endormir, mais ce soir il était agité. Il se redressa et poussa sa couverture. Le camp était silencieux, les feux n’étaient plus que des braises. Nuang lui avait proposé l’abri de sa propre tente, mais Druss avait refusé, préférant dormir à la belle étoile. Il ramassa sa hache, son casque et ses gantelets d’argent, et se leva. Il s’étira. La nuit était froide. Une brise glacée soufflait sous les coupe-vent placés entre les tentes. Druss était inquiet. Il enfila son casque et ses gantelets, puis il traversa le camp en silence, se glissant entre les coupe-vent en toile pour se rendre dans la steppe. Une sentinelle était assise près d’un buisson, emmitouflée dans un manteau en peau de chèvre. En approchant, il vit que c’était le garçon maigre, Meng, que Nuang lui avait présenté comme étant son neveu. Le jeune Nadir leva les yeux mais ne dit rien. — Tout va bien ? s’enquit Druss. Le garçon acquiesça, manifestement mal à l’aise. Druss continua sa balade vers les tours de pierre noire et s’assit sur un rocher à une quinzaine de mètres du garçon. De jour, la steppe était brûlante et inhospitalière, mais la magie froide de la nuit donnait à cette région un climat pesant de malveillance, comme si des horreurs sans nom rôdaient dans les rochers hantés par les ombres. Vos yeux vous jouaient des tours. Les rochers noueux devenaient des démons accroupis qui semblaient vibrer et bouger, et le vent qui sifflait sur la steppe devenait une voix vous promettant la souffrance et la mort. Druss était conscient de cette sorcellerie lunaire. Il repoussa ces idées et regarda la lune, pensant à Rowena qui l’attendait à la ferme. Il avait essayé très fort, les premières années après l’avoir sauvée, qu’elle se sente aimée et nécessaire. Mais, au fond de lui, il y avait une douleur lancinante qu’il ne pouvait pas ignorer. Elle avait aimé Michanek, le guerrier, qui l’avait aimée en retour. Ce n’était pas la jalousie qui faisait mal à Druss, c’était un profond sentiment de honte. Lorsque, des années auparavant, des pillards l’avaient emmenée, Druss s’était mis à sa recherche avec une détermination qui ne tolérait aucune opposition. Il s’était rendu à Mashrapur, et, là, afin de gagner l’argent de sa traversée pour la Ventria, il était devenu pugiliste. Après cela, il avait franchi l’océan, bataillé avec des corsaires et des pirates, et rejoint l’armée démoralisée du prince Gorben, devenant son champion. Tout cela pour pouvoir retrouver Rowena et la sauver de ce qu’il croyait être une ignoble vie d’esclavage. Finalement, il avait appris la vérité. Privée de sa mémoire, elle était tombée amoureuse de Michanek et était devenue une épouse aimée et respectée, vivant dans le luxe et le bonheur. Pourtant, bien que le sachant, Druss avait quand même combattu aux côtés des soldats qui détruisirent la cité où elle vivait et massacrèrent l’homme qu’elle aimait. Druss avait vu Michanek faire face aux meilleurs des Immortels et il les avait vus reculer de peur devant lui, alors qu’il saignait d’une vingtaine de blessures, une dizaine de cadavres d’assaillants à ses pieds. — Tu étais un homme, Michanek, murmura Druss en soupirant. Rowena ne lui avait jamais témoigné d’amertume pour avoir pris part à la mort de Michanek. En fait, ils n’avaient même jamais parlé de lui. Et, ici, dans cette étendue désertique, Druss réalisa que c’était mal. Michanek méritait mieux. Tout comme Rowena – douce et gentille Rowena. Tout ce qu’elle avait voulu, c’était épouser le fermier que Druss serait devenu, bâtir une maison et élever des enfants. Autrefois, Druss avait été fermier, mais il ne le redeviendrait jamais. Il avait goûté les joies de la bataille, les narcotiques grisants de la violence et, malgré tout son amour pour Rowena, il ne pourrait jamais rester enchaîné à sa maison dans les montagnes. Quant aux enfants ? Ils n’avaient pas eu ce bonheur. Druss aurait aimé avoir un fils. Une pointe de regret le toucha, mais il la repoussa aussitôt. Il pensa alors à Sieben, et il sourit. Nous ne sommes pas si différents que ça, pensa-t-il. Nous sommes tous les deux doués dans un art stérile et sombre. Je vis pour la bataille sans avoir besoin de cause, tu lis pour le sexe sans avoir besoin d’amour. Qu’avons-nous à offrir à ce monde tourmenté ? se demanda-t-il. La brise souffla de plus belle et l’inquiétude de Druss grandit. Il plissa les yeux et scruta la steppe. Tout était silencieux. Il se leva et retourna près du garçon. — Qu’ont dit les cavaliers ? demanda-t-il. — Rien, répondit Meng. Aucun signe des gajin ou des Casse-Dos. — À quelle heure a lieu le prochain tour de garde ? — Lorsque la lune touchera le plus haut pic. Druss leva les yeux. Bientôt. Il abandonna le garçon et repartit faire un tour, de plus en plus inquiet. Ils auraient dû camper dans les rochers, au diable la peur des démons ! Un cavalier arriva en vue ; il fit un geste du bras à Meng avant de rentrer dans le camp. Quelques minutes plus tard, son remplaçant sortit au galop. Un autre cavalier revint, puis un autre. Druss attendit quelques instants et retourna vers le garçon. — Est-ce qu’on en n’avait pas envoyé quatre ? — Si. Je présume que Jodaï dort quelque part. Mon oncle ne sera pas content. La brise tourna. Druss leva la tête et renifla l’air. Il attrapa le garçon par l’épaule et le souleva de terre. — Va réveiller ton oncle, maintenant ! Dis-lui d’emmener tout le monde dans les rochers. — Lâche-moi ! Le garçon essaya faiblement de le frapper, mais Druss l’attira devant son visage. — Écoute-moi, mon garçon, la mort arrive ! Tu comprends ? Nous n’avons peut-être plus le temps. Alors, cours, comme si ta vie en dépendait, parce que c’est sans doute le cas. Meng fit volte-face et courut à toutes jambes vers le campement. Druss, sa hache à la main, scruta la steppe qui paraissait déserte. Puis, il fit demi-tour également et retourna à grandes enjambées vers le camp. Quand Druss passa sous les coupe-vent, Nuang s’activait déjà. Les femmes ramassaient en hâte les couvertures et la nourriture et faisaient taire les enfants. Nuang courut jusqu’à Druss. — Qu’as-tu vu ? s’enquit-il. — Pas vu, senti. De la graisse d’oie épaissie. Les lanciers s’en servent pour protéger le cuir de leurs harnais mais aussi pour empêcher que leurs cottes de mailles ne rouillent. Ils ont caché leurs chevaux et ne sont pas loin d’ici. Nuang poussa un juron et partit. Sieben émergea d’une tente en enfilant son baudrier à l’épaule ; Druss lui fit signe et lui indiqua les rochers situés à une centaine de mètres. Les Nadirs quittèrent leurs tentes, ouvrirent l’un des coupe-vent et se mirent à courir à terrain découvert. Druss vit les derniers guerriers mener les poneys par une grande faille dans les rochers. Il prit l’arrière et se positionna en queue de colonne. Une femme tomba en courant et Druss l’aida à se relever. Elle portait un bébé et tenait aussi un petit enfant par la main. Druss prit l’enfant dans ses bras et se remit à courir. Seules quelques femmes nadires n’avaient pas encore atteint les rochers lorsque cinquante lanciers surgirent d’un ravin. Ils chargeaient à pied, et leurs lames brillaient sous la lune. Druss passa l’enfant à sa mère terrifiée, brandit Snaga et se retourna pour faire face aux soldats. Plusieurs guerriers nadirs avaient réussi à escalader les rochers, et ils décochèrent quelques flèches sur l’ennemi. Mais les lanciers gothirs avaient une bonne armure, un plastron, une cotte de mailles et un casque intégral. Chacun portait un bouclier rond attaché au bras gauche. La plupart des flèches rebondirent sans faire grand mal, à l’exception d’une qui s’enfonça dans la cuisse d’un des soldats. Il tituba et tomba, perdant son casque à panache blanc au passage. — Tirez bas ! hurla Druss. Le passage entre les rochers était étroit et Druss y recula. Les trois premiers lanciers s’engouffrèrent en courant dans la faille ; il leur sauta dessus en poussant un rugissement, enfonçant Snaga dans le casque du premier, et tuant le deuxième d’un revers de taille qui lui broya la hanche et lui ouvrit le ventre. Le troisième essaya de donner un coup de sabre devant lui, mais la lame rebondit sur le casque noir de Druss. Snaga chanta, et percuta la cotte de mailles de l’homme à la hauteur du cou. La cotte étant de bonne qualité, elle empêcha les lames de toucher la peau, mais la violence du choc écrasa les maillons contre le cou, réduisant la colonne vertébrale en miettes. D’autres soldats arrivèrent. Le premier essaya de parer un coup de hache avec son bouclier en bois renforcé de fer, mais les lames argentées passèrent à travers comme dans du beurre, sectionnant à moitié le bras. L’homme poussa un cri de douleur et tomba, entraînant dans sa chute les deux soldats qui le suivaient. L’étroite ouverture ne permettait qu’à trois personnes d’attaquer en même temps, aussi les lanciers étaient-ils tous massés à l’entrée. Au-dessus d’eux, des Nadirs leur lançaient des rochers et visaient avec leurs flèches les jambes sans protections de leurs assaillants. Druss coupait et taillait de toutes parts et sa puissante hache fut bientôt couverte de sang. Les lanciers reculèrent. Un homme grogna aux pieds de Druss ; c’était le soldat au bras à moitié sectionné. Druss s’agenouilla, retira son casque à l’homme et l’agrippa par les cheveux. — Combien êtes-vous ? lui demanda-t-il. Parle et tu auras la vie sauve ; je te laisserai retourner auprès de tes amis. — Deux compagnies. Je le jure ! — Lève-toi et cours, parce que je ne peux pas répondre des archers là-haut. L’homme sortit de la faille en titubant et se mit à courir. Deux flèches ricochèrent sur son plastron, une troisième fit mouche dans le haut de sa cuisse. Courageusement, il continua en boitant et retrouva ses camarades. Deux compagnies…, cinquante hommes. Druss baissa les yeux sur les cadavres qu’il pouvait voir. Sept étaient morts par sa hache, plusieurs autres avaient été touchés par des flèches et ne se battraient plus. Cela en laissait toujours pas loin de quarante – pas assez pour prendre d’assaut ces rochers, mais suffisamment pour immobiliser les Nadir le temps que des renforts arrivent. Trois jeunes Nadirs descendirent pour le rejoindre et entreprirent de dépouiller les morts de leurs armes et de leurs armures. Nuang descendit à son tour. — Tu penses qu’ils vont se retirer ? Druss secoua la tête. — Ils vont essayer de trouver un autre passage. Nous devons nous replier plus loin dans les rochers, sinon ils risquent de nous prendre à revers. Combien étaient-ils dans le groupe qui vous a attaqués dans les marais ? — Pas plus d’une centaine. — Alors la question qu’il faut se poser, c’est : où sont les deux autres compagnies ? Tout à coup, les lanciers revinrent à la charge. Les jeunes Nadirs s’enfuirent en courant et Druss s’avança. — Venez mourir, fils de pute ! gronda-t-il d’une voix qui résonna contre les rochers. Le premier lancier asséna un coup de taille sifflant en direction de la gorge du Drenaï, mais Snaga jaillit et fit voler la lame en éclats. Le soldat sauta en arrière et percuta deux de ses camarades. Druss bondit à l’attaque et ses adversaires prirent leurs jambes à leur cou. Nuang apparut à côté de Druss, l’épée à la main. Des flammes ravageaient le campement nadir. Nuang poussa un juron, mais Druss se mit à rire. — Des tentes, ça se remplace, vieil homme. On dirait que la chance revient. — Oh oui, répondit amèrement Nuang. J’ai tellement de chance que j’en saute de joie. Niobe était allongée sur le ventre et regardait en bas par un trou dans la roche basaltique noire. — Ton ami est un grand guerrier, dit-elle en écartant les cheveux noirs de son visage. Sieben vint s’installer à côté d’elle. — C’est son talent, admit-il, contrarié par le ton admiratif qu’elle avait employé et la façon dont ses yeux noirs en amande étaient rivés sur l’homme à la hache. — Pourquoi n’es-tu pas allé te battre à ses côtés, po-ète ? — Ma chère, lorsque Druss manie cette terrible hache, le dernier endroit où l’on veut être c’est à côté de lui. De toute façon, Druss préfère quand les probabilités ne sont pas en sa faveur. Cela lui fait sortir le meilleur de lui-même, tu sais. Niobe roula sur son coude et le regarda droit dans les yeux. — Pourquoi n’as-tu plus peur, po-ète ? Lorsque nous nous sommes enfuis jusqu’ici, tu tremblais. — Je n’aime pas la violence, admit-il, surtout lorsqu’elle est dirigée contre moi. Mais ils ne nous suivront pas ici. Ce sont des lanciers, en armure lourde ; ils sont entraînés pour les charges de cavalerie en terrain dégagé. Leurs bottes sont renforcées avec du métal, et ont de grands talons, afin de mieux tenir dans les étriers. Ils ne sont absolument pas équipés pour crapahuter sur de la roche volcanique. Non, à présent, ils vont se replier afin d’essayer de nous attraper en terrain découvert. Par conséquent, pour le moment, nous sommes à l’abri. Elle secoua la tête. — Personne n’est à l’abri, ici, lui dit-elle. Regarde autour de toi, po-ète. Ces rochers noirs font partie des Tours des Damnés. Le mal règne ici. Peut-être même qu’en ce moment des démons nous traquent ! Sieben frissonna, mais, même si la lumière de la lune faiblissait, il arriva à voir une étincelle d’amusement dans les yeux de Niobe. — Tu n’y crois pas une seconde, rétorqua-t-il. — Peut-être que si. — Non, tu essaies juste de me faire peur. Est-ce que tu voudrais savoir pourquoi les Nadirs pensent qu’il y a des démons par ici ? (Elle hocha la tête. Parce que cette région est – ou était autrefois – volcanique. Elle crachait du feu, de la poussière empoisonnée et de la lave rouge, en fusion. Les voyageurs qui passaient par ici pouvaient entendre la terre gronder sous leurs pieds. (Il se tourna vers les tours jumelles dressées vers le ciel.) Ce ne sont que des cônes creux de lave refroidie. — Tu ne crois pas aux démons ? lui demanda-t-elle. — Si, bien sûr, dit-il sombrement. J’y crois. Ce sont des bêtes des abysses qu’on peut invoquer – mais ce sont des chiots comparés aux démons que chaque homme porte en son cœur. — Il y a des démons dans ton cœur ? murmura-t-elle en écarquillant les yeux. — Quel peuple littéral, dit-il en secouant la tête. Il se leva et descendit rejoindre Druss qui attendait en compagnie de Nuang et de plusieurs Nadirs. Il nota, narquois, que les Nadirs se tenaient très près du guerrier à la hache, suspendus à ses lèvres et souriant dès qu’il parlait. Quelques heures seulement auparavant, ils brûlaient d’envie de le tuer. Et maintenant, c’était un héros. Un ami. — Hé, mon vieux ! lança Sieben. Druss se retourna. — Qu’en penses-tu, po-ète ? Est-ce qu’ils vont revenir ? — Non, je ne le pense pas. Mais nous ferions mieux de trouver une autre route pour sortir de ces collines. Je ne voudrais pas qu’ils m’attrapent à découvert. Druss acquiesça. Du sang tachait son gilet et sa barbe, mais il avait nettoyé les lames de sa hache. Le soleil de l’aube scintillait au loin, au-dessus des montagnes. Druss s’approcha de l’entrée de la faille. Les lanciers s’étaient repliés à la faveur des ténèbres et ils n’étaient plus en vue nulle part. Pendant une heure encore les Nadirs attendirent nerveusement dans les rochers, puis plusieurs d’entre eux se rendirent jusqu’aux ruines fumantes de leur campement, afin de récupérer les biens que le feu n’avait pas touchés. Nuang rejoignit Druss et Sieben. — Niobe m’a dit que selon toi les rochers sont sans danger, dit-il au poète. Et Sieben expliqua une nouvelle fois l’activité volcanique. Nuang n’eut pas l’air plus impressionné que ça ; son visage plat et sombre demeura impassible, mais ses yeux étaient méfiants. Druss éclata de rire. — Si j’avais le choix entre des démons que nous n’avons pas vus et des lanciers que nous avons vus, je sais ce que je préférerais. Nuang grogna, se racla la gorge et cracha. — Est-ce que ta hache tue les démons ? Druss se fendit d’un sourire glacé et brandit Snaga, collant les lames juste sous le nez de Nuang. — Ce qu’elle peut couper, elle peut le tuer. Nuang répondit par un grand sourire. — Bien. Je pense que nous allons passer par les collines des Damnés. — On ne s’ennuie jamais avec toi, Druss, grommela Sieben. (Druss lui donna une bonne claque à l’épaule et le poète contempla la main ensanglantée du colosse.) Oh, merci bien. Juste ce dont ma chemise en soie bleue avait besoin : une tache de sang ! — J’ai faim, déclara Druss en s’en allant tout sourire. Sieben sortit un mouchoir de sa poche de pantalon et essaya de frotter la vilaine trace, puis il suivit le guerrier dans les rochers. Niobe lui apporta à manger, de la viande froide et du fromage de chèvre, et s’assit à côté de lui le temps du repas. — Est-ce qu’il y a de l’eau ? lui demanda le poète. — Pas encore. Les gajin ne nous ont laissé qu’un seul baril d’eau intact. Aujourd’hui il va faire chaud et sec. C’est une belle chemise, ajouta-t-elle en touchant la soie du bout des doigts, s’arrêtant sur les grosses perles qui servaient de boutons au col. — Je l’ai fait faire à Drenan, dit-il. — Tout est si doux, murmura-t-elle en passant sa main sur le pantalon en laine du poète, avant de reposer sa paume sur le haut de la cuisse. Si doux. — Continue un tout petit peu plus haut, et cela ne restera pas doux longtemps, la prévint-il. Elle le regarda et haussa un sourcil, puis elle fit glisser sa main le long de l’entrejambe de Sieben. — Ah, fit-elle, c’est ma foi vrai. — En route, poète ! lança Druss. — Tu as bien choisi le moment, rétorqua Sieben. Le convoi avança dans les collines noires pendant deux heures. Il n’y avait aucune végétation ici ; des parois de roche volcanique noire se dressaient autour des marcheurs. Le groupe progressait en silence ; les Nadirs jetaient des regards nerveux tout autour d’eux. Même les enfants étaient silencieux. Personne n’était à cheval car le terrain était dangereux. Vers midi, une portion de sol s’effondra sous un poney qui tomba et se cassa la jambe avant gauche. Il se débattit dans tous les sens jusqu’à ce qu’un jeune guerrier nadir lui saute dessus et lui tranche la gorge ; le sang gicla sur les rochers. Les femmes approchèrent de l’animal, le délogèrent de son trou et le découpèrent en morceaux. — Nous aurons de la viande fraîche ce soir, expliqua Niobe à Sieben. À présent, la chaleur était devenue intense, à tel point que le poète avait cessé de transpirer ; il avait l’impression que son cerveau avait rétréci à la taille d’une noisette. À la tombée de la nuit, le groupe épuisé arriva au cœur des collines et dressa le camp au pied d’une des tours jumelles. Cela faisait plus d’une heure que Sieben mourait d’envie de boire de l’eau, et il fit la queue au baril avec les Nadirs pour une unique coupelle. Un nectar. Plus tard, juste avant que le soleil ne se couche, il s’éloigna un peu du camp et escalada les rochers déchiquetés du versant ouest de la Tour. L’escalade n’était pas difficile mais fatigante. Quoi qu’il en soit, Sieben avait besoin de s’éloigner des autres, d’être un peu seul. Arrivé au sommet, il s’assit et contempla le paysage. Des nuages blancs parsemaient le ciel, calme et serein, et le soleil couchant disparaissait derrière eux, baignant les montagnes lointaines dans une lumière dorée. Ici, la brise était délicieusement fraîche et la vue extraordinaire. Les montagnes perdirent leur couleur au moment où le soleil disparut, devenant des silhouettes sombres comme des nuages de tempête se profilant à l’horizon. Le ciel au-dessus d’elles devint mauve, puis gris argent et finalement légèrement doré. Les nuages aussi changèrent de couleur, passant du blanc immaculé au rouge corail dans une mer bleu roi. Sieben s’adossa à la paroi et se perdit dans le panorama. Finalement, le ciel s’assombrit et la lune apparut, vive et pure. Sieben soupira. Niobe grimpa à son tour et vint s’asseoir à côté de lui. — Je voulais être seul, lui dit-il. — Nous sommes seuls, fit-elle remarquer. — Suis-je bête. Évidemment. Il détourna la tête et regarda au centre du cône que constituait la Tour. Un rayon de lumière filtra entre les nuages, éclairant le noyau. Niobe posa la main sur l’épaule de Sieben. — Regarde cette faille, plus bas, dit-elle. — Je ne suis pas d’humeur au sexe, ma belle. Pas en ce moment. — Non, regarde ! Là, au bout de cette corniche. Il suivit du regard la direction de son doigt. À six mètres environ, sur la droite, il y avait – ou semblait y avoir – une entrée taillée dans la roche. — C’est un effet de lumière, affirma-t-il en regardant en bas. — Et là, des marches ! s’exclama-t-elle. C’était vrai. À l’extrémité de la corniche, des marches avaient été taillées dans la paroi du cône. — Va chercher Druss, lui ordonna-t-il. — C’est là que les démons vivent, murmura-t-elle en s’en allant. — Dis-lui d’apporter une corde, des torches et une boîte d’amadou. Niobe s’arrêta et se retourna. — Tu vas descendre ? Pourquoi ? — Parce que je suis un homme curieux de nature, mon ange. Je veux savoir pourquoi quelqu’un a creusé une trouée à l’intérieur d’un volcan. La lune brillait plus fort à présent, et, comme les nuages se dispersaient, Sieben fit le tour du cratère, se rapprochant davantage des anciennes marches. Immédiatement au-dessus de la première d’entre elles, il y avait des rainures de cordes dans la roche meuble. Les marches elles-mêmes avaient été soit taillées à la hâte, soit salement usées par le temps – peut-être les deux, pensa-t-il. Il se pencha au-dessus du bord et posa la main sur la première marche qui s’effondra au contact. Ces marches ne pouvaient plus du tout supporter le poids d’un homme. Druss, Nuang et plusieurs Nadirs grimpaient vers lui. Niobe n’était pas avec eux. Le vieux chef nadir se pencha au-dessus du cratère et regarda l’ouverture rectangulaire en contrebas. Il ne dit rien. Druss s’accroupit à côté de Sieben. — La fille dit que tu veux y descendre. Est-ce bien raisonnable, poète ? — Peut-être pas, mon vieux. Mais je ne veux pas passer le reste de ma vie à me le demander. Druss jeta un coup d’œil dans le cône. — C’est une sacrée descente. Sieben regarda les profondeurs noirâtres. La lune, bien que vive, n’atteignait pas la base du cône. — Fais-moi descendre jusqu’à la corniche, demanda-t-il en s’accrochant à ce qu’il lui restait de courage. (Il ne pouvait plus reculer.) Mais ne relâche pas ta prise, même lorsque je l’aurai atteinte. La roche s’effrite comme du sel et la corniche ne pourra peut-être pas supporter mon poids. Il s’attacha une corde autour de la taille et attendit que Druss ait passé l’autre extrémité autour de ses énormes épaules. Puis, il descendit le long du bord. Druss laissa lentement filer la corde jusqu’à ce que les pieds de Sieben touchent la corniche, qui était finalement solide. Le poète se tint devant l’entrée. Il ne faisait aucun doute qu’elle avait été taillée par des hommes. D’étranges symboles avaient été gravés dans la paroi des tourbillons et des étoiles, entourant ce qui ressemblait à la forme d’une épée brisée. Juste à l’intérieur, plusieurs barres en fer avaient été cimentées dans la roche noire ; elles étaient maintenant rouges de rouille. Sieben en agrippa une et tira de toutes ses forces, mais elle ne bougea pas. — Que se passe-t-il ? cria Druss. — Viens voir par toi-même, je vais défaire la corde. Quelques instants plus tard, Druss, une torche allumée à la main, le rejoignit. — Recule, dit le guerrier en lui tendant la torche et en retirant sa corde. Druss saisit la première barre des deux mains et tira dessus. Dans un grincement, elle se tordit au milieu, puis se détacha de la roche. Druss la lança par-dessus son épaule et Sieben l’entendit rebondir et résonner contre la paroi du cône. Il arracha deux autres barres de la même manière. — Après toi, poète, dit Druss. Sieben se glissa dans l’ouverture entre les barres et leva la torche. Il se trouvait dans une petite pièce ronde. En se tournant, il aperçut deux chaînes qui pendaient du plafond. Druss le rejoignit et s’approcha des chaînes ; quelque chose pendait à l’une d’elle. — Approche la torche, ordonna le guerrier. Sieben s’exécuta. La chaîne retenait un bras desséché et flétri, arraché à l’épaule d’un corps en décomposition. Baissant la torche, Sieben contempla le cadavre presque momifié d’une personne morte depuis longtemps. La lumière vacillante éclaira une longue robe de soie blanche pourrissante, pourtant étrangement belle dans un environnement aussi lugubre. — C’était une femme, observa Druss. Quelqu’un l’a enterrée ici vivante. Sieben s’agenouilla à côté du cadavre. De la lumière scintilla au fond des orbites creuses et le poète faillit lâcher la torche. Druss regarda de plus près. — Ces fils de pute lui ont crevé les yeux avec des clous en or, déclara-t-il. Il toucha la tête du cadavre et la tourna. De l’or brillait également dans le canal auditif de chaque côté. Sieben aurait voulu que Niobe n’ait jamais vu cette corniche. Son cœur s’emplit de tristesse pour cette femme et ses terribles souffrances. — Sortons d’ici, demanda-t-il doucement. De retour au sommet, ils racontèrent à Nuang ce qu’ils avaient vu. Le vieux chef attendit assis, en silence, qu’ils finissent leur histoire. — Cela devait être une puissante sorcière, déclara-t-il. Les tourbillons et les étoiles à l’entrée indiquent que des sortilèges ont été lancés pour enchaîner son esprit ici. Les clous l’empêchent de voir et d’entendre dans le monde des esprits. Il y a de fortes chances qu’ils lui aient aussi cloué la langue. Sieben se leva et rattacha la corde. — Qu’est-ce que tu fais ? s’enquit Druss. — J’y retourne, mon vieux. — Pourquoi ? demanda Nuang. Sieben ne répondit pas et partit une nouvelle fois de l’autre côté du cratère. — L’éternel romantique, hein, poète ? — Contente-toi de me passer la torche. De retour dans la chambre, Sieben s’agenouilla près du cadavre et inséra avec dégoût ses doigts dans les orbites afin d’arracher les clous en or. Ils se détachèrent facilement, tout comme le clou, plus long, de l’oreille droite. Celui de gauche était enfoncé profondément et Sieben dut utiliser un de ses couteaux pour l’extraire. Il ouvrit la bouche du cadavre et la mâchoire se détacha. Il prit son courage à deux mains et ôta le dernier clou en or. — Je ne sais pas si votre esprit est maintenant libre, ma dame, dit-il doucement. Je l’espère sincèrement. Alors qu’il allait se relever, il aperçut le reflet d’un objet métallique dans les replis de la robe pourrie. Il y plongea la main et le prit ; c’était un médaillon rond, cerclé d’or gris. Il le porta devant la flamme de la torche et vit que le centre était en argent terni. Il se leva avec un sentiment de soulagement qu’il n’arrivait pas à comprendre. Il empocha le médaillon et retourna sur la corniche d’où il appela Druss qui le remonta. Une fois revenu au campement, Sieben alla s’asseoir au clair de lune pour briquer le médaillon afin de lui rendre son lustre. Druss le rejoignit. — Je vois que tu as trouvé un trésor, dit le guerrier. Sieben lui passa l’objet. Sur une face il y avait le profil d’un homme, et sur l’autre côté celui d’une femme. Des mots étaient gravés autour de la tête de la femme dans une langue que Sieben ne reconnut pas. Druss l’examina de près. — C’était peut-être une pièce – un roi et une reine, suggéra-t-il. Tu crois que c’était elle ? Sieben haussa les épaules. — Je ne sais pas, Druss. Mais qui qu’elle soit, son meurtre a été orchestré avec la plus grande cruauté. Est-ce que tu peux imaginer ce qu’elle a dû endurer ? Être traînée dans cet endroit sans âme pour y avoir les yeux crevés ? Être abandonnée, se vider de son sang tandis que la mort approche en une lente agonie ? Druss lui rendit le médaillon. — Peut-être était-ce une affreuse sorcière qui mangeait les enfants. Peut-être sa punition était-elle juste. — Juste ? Il n’existe aucun crime, Druss, pour lequel une telle punition soit juste. Si quelqu’un est mauvais, alors on le tue. Mais regarde ce qu’ils lui ont fait. Les responsables y ont pris plaisir. C’était fait de façon méticuleuse, à tous les niveaux. — Eh bien, tu as fait ce que tu as pu, poète. — C’était pas grand-chose, pas vrai ? Tu penses qu’à présent son esprit est libre de voir, de parler, d’entendre ? — Ce serait bien si c’était le cas. Niobe approcha et vint s’asseoir à côté de Sieben. — Tu es très tendu, po-ète. Tu as besoin de faire l’amour. Sieben sourit. — Je pense que tu as raison, répondit-il en se levant et en la prenant par la main. Plus tard, alors que Niobe dormait à ses côtés, Sieben s’assit sous la lune pour penser à la femme dans la tombe. Qui était-elle et pour quel crime avait-elle été exécutée ? se demanda-t-il. C’était une sorcière, il n’y avait aucun doute là-dessus. Ses bourreaux s’étaient donné beaucoup de mal – et avaient dépensé beaucoup d’argent – pour la détruire. Niobe bougea à côté de lui. — Tu n’arrives pas à dormir, po-ète ? — Je pensais à cette femme morte. — Pour quelle raison ? — Je ne sais pas. C’est une façon cruelle de mourir, aveuglée, enchaînée et abandonnée dans une grotte volcanique. Brutale et vicieuse. Et pourquoi l’a-t-on amenée ici, dans cet endroit désert ? Pourquoi cacher le corps ? Niobe s’assit. — Où le soleil part-il se coucher ? lui demanda-t-elle. Où sont les soufflets du vent ? Pourquoi te poses-tu des questions auxquelles tu ne peux pas répondre ? Sieben sourit et l’embrassa. — C’est comme cela qu’on apprend des choses, expliqua-t-il. En posant des questions auxquelles il n’y a pas de réponse immédiate. Le soleil ne dort pas, Niobe. C’est une grosse boule de feu dans le ciel, et cette planète est une plus petite boule qui tourne autour. (Elle le regarda, perplexe, mais ne dit rien.) Ce que j’essaie de te dire, c’est qu’il y a toujours des réponses, même si nous ne les voyons pas immédiatement. La femme dans cette caverne était riche, certainement noble, une princesse ou une reine. Le médaillon que j’ai trouvé a deux têtes gravées dessus, celles d’un homme et d’une femme. Les deux ont des traits nadirs ou chiatzes. — Montre-moi. Sieben sortit le médaillon de sa bourse et le laissa tomber dans la main de la jeune femme. La lune étant vive, Niobe étudia les têtes. — Elle était très belle. Mais elle n’était pas nadire. — Pourquoi dis-tu ça ? — Les mots sur le lon-tsia. Ils sont en chiatze ; j’ai déjà vu ces symboles. — Tu peux les lire ? — Non. Elle lui rendit le médaillon. — Comment as-tu dit que ça s’appelait ? Un lon-tsia ? — Oui. C’est un gage d’amour. Très cher. Deux ont été fabriqués pour le mariage. L’homme est son mari ; elle devait porter son lon-tsia avec la tête de l’homme contre son cœur. Lui devait le porter dans l’autre sens. Une vieille coutume chiatze – mais seulement pour les riches. — Alors, je me demande ce qui est arrivé à son mari. Niobe se pencha vers lui. — Plus de questions, po-ète, lui murmura-t-elle. Je veux dormir. Sieben s’allongea à ses côtés. Elle lui caressa le visage, puis glissa sa main sur son torse et son ventre. — Je croyais que tu voulais dormir ? — Le sommeil est meilleur après avoir fait l’amour. Le lendemain après-midi, le groupe atteignit le dernier affleurement rocheux avant la steppe. Nuang envoya des éclaireurs et l’on distribua les dernières rations d’eau aux femmes et aux enfants. Druss, Nuang et le jeune Meng, escaladèrent les rochers pour scruter la steppe désolée apparemment vide. Il n’y avait aucun signe de l’ennemi. Les éclaireurs revinrent au bout d’une heure et rapportèrent que les lanciers étaient partis. Les cavaliers avaient suivi leurs traces jusqu’à un point d’eau dans un grand ravin, qui était à présent asséché et désert. Nuang mena son peuple épuisé jusqu’au point d’eau et fit dresser le camp. — Ces gajin n’ont aucune patience, dit-il à Druss devant le point d’eau boueux. Ce n’est qu’un filet d’eau et ils ont permis à leurs chevaux d’y boire. S’ils avaient attendu et n’avaient pris qu’un peu d’eau à la fois, ils auraient pu abreuver les hommes et les montures sans problème. Mais à présent ? Ha ! Leurs chevaux n’ont dû que s’humecter la langue et ils seront inutilisables à la tombée de la nuit. Plusieurs femmes nadires entreprirent de creuser la boue et le gravier en dessous afin de nettoyer progressivement le trou. Puis, elles s’assirent pour attendre. Au bout d’une heure, le petit filet d’eau jaillit à nouveau pour remplir le trou. Plus tard, Nuang renvoya des éclaireurs. Ils revinrent une heure avant la tombée de la nuit. Nuang parla un peu avec eux et s’approcha de Druss et Sieben qui sellaient leurs chevaux. — Les gajin ont bifurqué vers le nord-ouest. Mes hommes ont vu un grand nuage de poussière là-bas. Ils se sont approchés le plus possible – et ils ont vu une armée en marche. Pourquoi y a-t-il une armée ici ? Contre qui veulent-ils se battre ? Druss posa sa grande main sur l’épaule du vieil homme. — Ils se rendent à la vallée des larmes de Shul-sen. Ils vont piller le Tombeau. — Ils veulent les os d’Oshikaï ? s’enquit le vieil homme, incrédule. — À quelle distance se trouve le Tombeau ? — Si vous prenez deux montures de rechange et chevauchez toute la nuit en direction du nord-est, vous apercevrez ses murs dans deux jours, dit Nuang. Mais les gajin ne seront pas loin derrière vous. — Puisse la chance te sourire, dit Druss en tendant sa main. Le chef nadir hocha la tête et serra la main du Drenaï. Sieben s’approcha de Niobe. — J’espère que nous nous reverrons, ma dame, lui dit-il. — Nous nous reverrons ou pas, répondit-elle en se détournant. Le poète retourna à son cheval et sauta en selle. Druss grimpa sur sa jument et prit les rênes des deux poneys de rechange. Puis ils quittèrent le camp. Avant même l’arrivée de Nosta Khan au Tombeau, la nouvelle de l’approche de l’armée d’invasion gothire avait atteint les quatre camps. Un cavalier de la tribu des Cornes Courbées arriva, son poney couvert de sueur. Dès qu’il fut au milieu des tentes de son peuple, il sauta de selle. Un groupe de cavalerie gothire venait d’attaquer deux villages Cornes Courbées, massacrant hommes, femmes et enfants. Des milliers d’autres soldats faisaient route vers la vallée, apprit-il à ses auditeurs. Le chef du contingent Cornes Courbées, un guerrier entre deux âges nommé Bartsaï, convoqua les autres chefs pour qu’ils le rejoignent à midi dans sa tente : Lin-tse des Cavaliers du Ciel, Quing-chin des Troupeaux de Poneys, et Kzun, le chef au crâne rasé des Loups Solitaires. Ils écoutèrent en silence le rapport du cavalier – une armée gothire en marche, tuant tout Nadir sur son passage. — Cela n’a pas de sens, déclara Kzun. Pourquoi ont-ils déclaré la guerre aux Cornes Courbées ? — Et pourquoi leur armée fait-elle route vers cette vallée ? intervint Lin-tse. — Plus important peut-être, dit Quing-chin, nous devrions nous interroger sur ce que nous allons faire. Ils sont à moins de deux jours d’ici. — Faire ? répliqua Bartsaï. Que pouvons-nous faire ? Est-ce que tu vois une armée autour de toi ? Nous sommes moins de cent vingt hommes. — Nous sommes les gardiens du Tombeau sacré, répondit Lin-tse. Le nombre ne signifie rien. Même si nous n’étions que quatre, nous devrions nous battre. — Parle pour toi ! cracha Bartsaï. Je ne vois aucune raison de sacrifier nos vies. S’il n’y a pas de guerriers ici, alors les gajin passeront leur chemin. Il n’y a rien pour eux, ici, à part les os d’Oshikaï. Aucun trésor à piller. Par conséquent, en fuyant, nous protégeons le Tombeau. — Bah ! rétorqua Lin-tse avec mépris. Que pouvions-nous attendre d’autre de la part d’un lâche Cornes Courbées ? Bartsaï se releva d’un bond et dégaina une dague courbée de sa ceinture comme Lin-tse se redressait, la main sur son sabre. Mais Quing-chin s’interposa. — Non ! cria-t-il. C’est de la folie ! — Je ne me laisserai pas insulter dans ma propre tente, cria Bartsaï en regardant d’un air menaçant le grand Lin-tse. — Alors, ne parle pas de t’enfuir, dit Lin-tse en rangeant violemment son sabre au fourreau. — Mais de quoi parler d’autre ? demanda Kzun. Je n’ai pas envie de fuir devant les gajin. Mais je n’ai pas envie de sacrifier la vie de mes hommes inutilement. Je n’ai pas d’amour particulier pour les Cornes Courbées, mais Bartsaï est un guerrier qui a pris part à plusieurs batailles. Ce n’est pas un lâche. Et moi non plus. Ce qu’il dit est vrai. Quel que soit leur but, les gajin sont là pour tuer des Nadirs. S’il n’y en a pas ici, ils reprendront leur route. Nous devrions les attirer plus loin dans les steppes, là où il n’y a pas d’eau. Leurs chevaux mourront. Le rabat de la tente se souleva et un petit homme entra. Il était vieux et ratatiné, et portait un collier d’osselets. — Qui es-tu ? s’enquit prudemment Bartsaï, comprenant, à la vue des os, que l’homme était un chaman. — Je suis Nosta Khan. Il s’avança et vint s’asseoir entre Kzun et Bartsaï. Les deux hommes s’écartèrent légèrement pour lui faire de la place. — Vous connaissez le danger qui vous guette, déclara le chaman. Deux mille guerriers gothirs sous les ordres de Gargan, le fléau des Nadirs, sont en route pour ce lieu saint. Ce que vous ne savez pas, c’est pourquoi, mais je vais vous le dire. Ils viennent détruire le Tombeau, raser ses murs, prendre les os d’Oshikaï et les réduire en poussière. — Mais dans quel but ? demanda Kzun. — Qui peut lire dans l’esprit des gajin ? répondit Nosta Khan. Ils nous traitent comme de la vermine, qu’ils peuvent détruire sur un caprice. Je me moque de leurs raisons, il me suffit de savoir qu’ils arrivent. — Que nous conseilles-tu, chaman ? s’enquit Lin-tse. — Vous devez nommer un chef de guerre et leur résister coûte que coûte. Le Tombeau ne doit pas tomber aux mains des gajin. — Vermine puante aux Yeux-ronds ! siffla Kzun. Ça ne leur suffit plus de nous traquer pour nous tuer. Maintenant, ils veulent profaner nos lieux saints. Je ne le tolérerai pas. La question est : qui de nous doit diriger ? Je ne veux pas sembler arrogant, mais j’ai participé à trente-sept batailles. Je me propose. — Écoute-moi, dit doucement Quing-chin. Je respecte chaque chef ici présent, et mes paroles n’ont pas pour but d’insulter qui que ce soit. De tous les hommes dans cette tente, seuls deux peuvent commander, Lin-tse et moi, car nous avons été entraînés par les gajin et nous connaissons les tactiques de siège. Mais il est un homme parmi nous qui comprend les stratégies de guerre des gajin mieux que personne. — Qui est ce… héros ? demanda Bartsaï. Quing-chin se tourna vers Lin-tse. — Autrefois, on l’appelait Okaï. Aujourd’hui, il se nomme Talisman. — Et tu crois que cet homme peut nous mener à la victoire ? intervint Kzun. Contre une force vingt fois supérieure en nombre ? — Les Cavaliers du Ciel le suivront, dit soudainement Lin-tse. — Ainsi que les Troupeaux de Poneys, ajouta Quing-chin. — De quelle tribu est cet homme ? demanda Bartsaï. — Têtes de Loup, répondit Lin-tse. — Alors nous devons aller le trouver. Je veux le voir par moi-même avant de lui confier mes hommes, dit Bartsaï. En attendant, je vais dépêcher des cavaliers, car il y a de nombreux villages Cornes Courbées dans les environs. Nous allons avoir besoin de guerriers supplémentaires. Zhusaï avait passé une nuit agitée par des rêves étranges. Des hommes la traînaient dans un paysage tordu et l’enchaînaient dans une chambre sombre et lugubre. On la traitait de tous les noms : « Sorcière ! » « Salope ! » On lui rouait le visage et le corps de coups. Elle avait ouvert les yeux, le cœur battant la chamade. Elle avait sauté du lit et s’était précipitée à la fenêtre pour l’ouvrir, afin de respirer un grand bol d’air frais nocturne. Trop apeurée pour se rendormir, elle était sortie dans la cour, devant le Tombeau. Talisman et Gorkaï étaient assis là. Talisman s’était levé en la voyant approcher. — Est-ce que tu vas bien, Zhusaï ? lui avait-il demandé en prenant sa main. Tu es très pâle. — J’ai fait un terrible rêve, mais c’est en train de passer à présent. (Elle avait souri.) Je peux m’asseoir avec vous ? — Bien sûr. Ils avaient discuté de leur recherche des Yeux d’Alchazzar. Talisman avait fouillé la salle du Tombeau minutieusement, sondant les murs et le sol à la recherche de compartiments cachés, mais il n’y en avait pas. Gorkaï et lui avaient soulevé le couvercle du sarcophage en pierre afin d’examiner les os séchés à l’intérieur. Il n’y avait rien à trouver, à part un lon-tsia en argent massif représentant les têtes d’Oshikaï et de Shul-sen. Il l’avait extrait des ossements et avait délicatement refermé le couvercle. — L’esprit d’Oshikaï m’a dit que les Yeux étaient cachés ici, mais je ne sais plus où chercher, avait dit Talisman. Zhusaï s’était allongée derrière les hommes et s’était endormie… Un homme maigre avec des yeux brûlants avait le visage collé contre le sien, lui mordant la lèvre jusqu’au sang. — Et maintenant tu vas mourir, sorcière, et ce n’est pas trop tôt. Elle lui cracha au visage. — Alors je serai avec mon amour, déclara-t-elle, et je n’aurai plus jamais besoin de regarder ton maudit visage ! Il la frappa sauvagement, plusieurs fois. Puis il la tira par les cheveux. — Tu ne le verras jamais de ce côté de l’éternité. (Il ouvrit son autre main et lui montra cinq clous en or.) Je vais m’en servir pour te crever les yeux et te percer les tympans. Le dernier, je te l’enfoncerai dans la langue. Ton esprit sera à moi, jusqu’à la fin des temps. Enchaînée à moi, comme tu aurais dû l’être dans cette vie. Est-ce que tu veux supplier ? Si je te détache, est-ce que tu te mettras à genoux pour me jurer loyauté ? Zhusaï avait envie de dire oui, mais la voix qui sortit de sa bouche n’était pas la sienne. — Jurer loyauté à un ver ? Tu n’es rien, Chakata. J’avais mis mon seigneur en garde contre toi, mais il ne m’a pas écouté. À présent, je te maudis, et cette malédiction te suivra jusqu’à la mort des étoiles ! Sa tête fut tirée en arrière. Chakata leva la main, et elle sentit la pointe scintillante pénétrer dans son globe oculaire… Zhusaï poussa un cri et se réveilla pour trouver Talisman assis à son chevet. — Comment suis-je arrivée ici ? demanda-t-elle. — Je t’ai portée. Tu t’es mise à parler en chiatze. Ce n’est pas une langue que je maîtrise très bien ; et elle changeait incroyablement ta voix. — J’ai refait le même rêve, Talisman. Cela semblait si réel. Un homme… beaucoup d’hommes… m’ont emmenée dans une chambre noire, où ils m’ont crevé les yeux. C’était horrible. Ils me traitaient de sorcière, de salope. Ils avaient… je crois… assassiné mon mari. — Repose-toi, lui dit Talisman. Tu es perturbée. — Je suis perturbée, convint-elle, mais… je n’avais encore jamais fait de rêves comme celui-là. Les couleurs étaient si vives, et… Il lui caressa gentiment la tête et, épuisée, elle se rendormit. Et cette fois, elle ne fit aucun rêve. Lorsqu’elle se réveilla, elle était seule. Un rayon de soleil éclairait la pièce. Il y avait une carafe d’eau et une bassine sur une table près de la fenêtre. Elle se leva, ôta ses vêtements, remplit la bassine d’eau, y versa trois gouttes d’une petite fiole de parfum et se lava le visage et le haut du corps. Elle sortit de son paquetage une longue tunique de soie blanche ; elle était froissée, mais propre. Une fois habillée, elle lava les vêtements qu’elle avait portés la veille et les étendit sur le rebord de la fenêtre pour les faire sécher. Elle quitta la chambre pieds nus et sortit dans la cour. Talisman était assis tout seul et mangeait un petit déjeuner de pain et de fromage. Gorkaï s’occupait des poneys de l’autre côté de la cour. Zhusaï vint s’asseoir à côté de Talisman et il lui versa un gobelet d’eau. — Est-ce que tu as encore rêvé ? lui demanda-t-il. — Non. (Il est épuisé, pensa-t-elle, son regard est vide.) Que vas-tu faire à présent ? — Je sais… je crois… que les Yeux sont ici, mais je ne sais pas où les chercher. Cinq hommes entrèrent par les portes ouvertes. Zhusaï eut un pincement au cœur en reconnaissant Nosta Khan et alla se réfugier dans l’ombre. Talisman regarda, le visage impassible, les hommes approcher. Le premier, un guerrier au crâne rasé avec une boucle d’oreille en or, s’arrêta devant lui. — Je suis Kzun, des Loups Solitaires, déclara-t-il d’une grosse voix froide. Son corps était mince et dur. En le regardant, Zhusaï sentit une pointe de peur la toucher. Il se tenait au-dessus de Talisman dans une posture de défi. — Quing-chin des Troupeaux de Poneys prétend que tu es un chef de guerre que l’on peut suivre. Tu n’as pas l’air d’un chef de guerre. Talisman se leva et passa devant Kzun en l’ignorant. Il marcha jusqu’au grand guerrier au visage solennel. — Cela me fait plaisir de te revoir, Lin-tse, dit-il. — Moi aussi, Okaï. Les dieux de la Pierre et de l’Eau t’ont guidé ici au bon moment. Un homme imposant entre deux âges s’avança. — Je suis Bartsaï, des Cornes Courbées. (Il se mit en position accroupie, le bras droit tendu, paume vers le haut.) Quing-chin des Troupeaux de Poneys dit beaucoup de bien de toi et nous sommes venus te demander un service. — Pas encore, cracha Kzun. Qu’il fasse d’abord ses preuves. — Pourquoi avez-vous besoin d’un chef de guerre ? demanda directement Talisman à Lin-tse. — Gargan approche avec une armée. Les Gothirs ont décidé de détruire le Tombeau. — Ils ont déjà attaqué plusieurs campements nadirs, ajouta Quing-chin. Talisman s’écarta du groupe et alla s’asseoir, jambes croisées, sur le sol. Trois des cinq hommes vinrent le rejoindre. Gorkaï traversa la cour et vint se planter, bras croisés, derrière Talisman. — Combien y a-t-il d’hommes dans l’armée gothire ? s’enquit Talisman. — Deux mille, répondit Nosta Khan. Des lanciers et des hommes d’infanterie. — Combien de temps avant qu’ils arrivent ? — Deux jours. Peut-être trois, répondit Bartsaï. — Et vous avez l’intention de vous battre ? — Pourquoi aurions-nous besoin d’un chef de guerre autrement ? répliqua Kzun. Pour la première fois, Talisman regarda l’homme droit dans les yeux. — Soyons clairs, Kzun des Loups Solitaires, dit-il sans une once de colère dans la voix, le Tombeau ne peut pas être défendu indéfiniment. Face à l’assaut répété de deux mille hommes, il… finira par tomber. Il n’y a aucun espoir de victoire ici. Au mieux, nous pourrions les retenir quelques jours, peut-être une semaine. Regarde autour de toi. Un mur est déjà effondré et les portes sont inutilisables. Tous les défenseurs mourraient. — C’est exactement ce que j’ai dit, intervint Bartsaï. — Alors tu préconises la fuite ? demanda Kzun. — Pour l’instant, je ne préconise rien du tout, répondit Talisman. Je me contente d’énoncer les faits. As-tu l’intention de te battre ? — Oui, déclara Kzun. Cet endroit est un lieu sacré pour tous les Nadirs. On ne peut pas l’abandonner sans se battre. Lin-tse prit la parole : — Tu connais bien les Gothirs, Okaï. Tu sais comment ils se battent. Acceptes-tu de devenir notre chef ? Talisman se leva. — Retournez voir vos guerriers. Dites-leur de se rassembler ici dans une heure ; je leur parlerai. Talisman les quitta et traversa la cour pour gravir les marches du parapet est. Déconcertés, les chefs se levèrent à leur tour et quittèrent le Tombeau. Nosta Khan suivit Talisman. Gorkaï alla rejoindre Zhusaï qui attendait près du mur. — Je ne crois pas que je vivrai assez vieux pour voir le Jour de l’Unificateur, dit-il sombrement. — Et pourtant tu vas rester, dit-elle. — Je suis Tête de Loup, déclara-t-il fièrement. Je vais rester. Sur le mur, Nosta Khan rejoignit Talisman. — Je n’avais pas prévu cela, avoua le chaman. — Ça n’a pas d’importance, répondit Talisman. Que nous gagnions ou que nous perdions, cela ne fera qu’accélérer le jour de la vengeance. — Comment cela ? — Quatre tribus vont se battre ensemble. Cela montrera la route à suivre. Si nous triomphons, alors les Nadirs sauront que les Gothirs peuvent être battus. Si nous perdons, alors le sacrilège qu’ils auront commis au Tombeau liera les tribus avec des chaînes de feu. — Triompher ? Mais tu as dit que nous allions tous mourir. — Nous devons être prêts pour la mort. Mais il y a une chance, Nosta. Ils n’ont pas d’eau, alors nous devons garder les puits, leur en refuser l’accès. Deux mille hommes vont avoir besoin de plus de mille cent trente litres d’eau par jour ; les chevaux de trois fois ça. Si nous leur refusons l’eau plus de quelques jours, les chevaux mourront. Ensuite, ce sera le tour des hommes… — Mais ils ont certainement pensé à ça ? protesta Nosta Khan. — J’en doute. Ils croient pouvoir s’emparer du Tombeau en une journée à peine. Et ici, il y a trois puits profonds. — Peux-tu les retenir avec une centaine d’hommes – et garder en même temps les points d’eau à l’extérieur ? — Non, il va nous falloir plus de guerriers. Mais ils viendront. — D’où cela ? demanda le chaman. — Les Gothirs vont nous les envoyer, répondit Talisman. Chapitre 8 Talisman était assis seul en plein soleil sur le parapet, jambes croisées, les bras tendus, les yeux fermés et le visage levé. Il y avait tant de rêves qu’il aurait voulu réaliser, entrer dans Gulgothir aux côtés de l’Unificateur n’étant pas le moindre ; voir les Gothirs humiliés, leurs grands murs écroulés, leur armée en déroute. La colère s’empara de lui, et l’espace d’un instant il laissa la richesse de ses émotions faire rage dans ses veines ; puis, lentement, il se calma. Ce qu’il avait dit à Nosta Khan était vrai. La bataille pour le Tombeau unirait les tribus comme rien auparavant. Et même s’il devait mourir ici – ce qui était probable –, l’effet ne ferait que précipiter la venue du Jour de l’Unificateur. Il avait dit aux différents chefs de tribu que la victoire était impossible. C’était vrai aussi. Pourtant, un général qui se bat avec la défaite en tête ne peut que perdre. Ralentissant sa respiration et calmant ainsi son cœur, Talisman essaya de flotter au-dessus de ce sentiment de rage et de frustration. Deux armées étaient sur le point de s’affronter. Il fallait mettre de côté le nombre et se concentrer sur l’essentiel. Il repensa au bureau cloisonné de Fanion, à l’académie Bodacas, et l’entendit lui murmurer depuis les couloirs du temps : « La responsabilité d’une armée repose sur un seul homme. Il est son esprit. Si une armée est démoralisée, son général perdra également son cœur. L’ordre et la confusion, la bravoure et la couardise sont des qualités dominées par le cœur. Par conséquent celui qui excelle dans le contrôle de son ennemi le frustrera d’abord avant de l’attaquer. La contrariété et le harcèlement priveront l’ennemi de cœur, le rendant craintif et nuisant à sa capacité de planifier. » Talisman visualisa Gargan et la colère rejaillit de plus belle. Il attendit qu’elle passe. Le seigneur de Larness avait déjà échoué une fois contre lui alors que toutes les probabilités étaient en sa faveur. Est-ce que je vais pouvoir réitérer cet exploit ? se demanda Talisman. Gargan était un homme empli de haine, tout en étant un excellent général et un soldat courageux – et lorsqu’il était calme, il était loin d’être stupide. Le secret était de lui voler son calme, afin que sa haine s’empare de son intellect. Talisman ouvrit les yeux, se leva et regarda en direction de l’ouest. Il devinait aisément où l’ennemi allait dresser son camp, au pied des collines asséchées, où il y aurait de l’ombre pour les chevaux l’après-midi. Les Gothirs allaient-ils encercler le Tombeau ? Non. Ils feraient patrouiller la zone par des lanciers. Du haut de son parapet, il regarda les bâtiments et les murs du Tombeau. Il y avait le lieu du dernier repos d’Oshikaï, avec son toit plat des habitations sur deux étages derrière avec dix chambres, construites pour les pèlerins. Derrière encore, il y avait les restes d’une ancienne tour. Trois des murs de six mètres entourant les bâtiments étaient encore solides, mais la barrière ouest, avec sa faille en forme de V, était le point le plus vulnérable de l’ensemble – c’est de là que viendrait l’assaut principal. Gargan déploierait des archers afin d’immobiliser les défenseurs, et des hommes d’infanterie avec des pelles et des pioches viendraient agrandir la faille. Puis, forts de leur nombre, les Gothirs pénétreraient dans l’enceinte. Talisman descendit les marches en pierre jusqu’au pied du mur et s’arrêta un instant devant la section abîmée. Avec suffisamment d’hommes et de temps, il pouvait la réparer – ou du moins la renforcer avec les pierres de la tour détruite. Des hommes et du temps. Les dieux de la Pierre et de l’Eau l’avaient privé des deux. Kzun et ses Loups Solitaires passèrent les portes au galop. Talisman retira sa chemise et la laissa tomber dans la poussière, puis il grimpa une nouvelle fois les marches menant au parapet. Quing-chin arriva le deuxième avec son contingent de Troupeaux de Poneys, puis Lin-tse et ses Cavaliers du Ciel. Les derniers arrivants furent Bartsaï et ses Cornes Courbées. Les guerriers nadirs restèrent silencieusement assis sur leurs montures, les yeux rivés sur Talisman au-dessus d’eux, sur le mur. — Je suis Talisman, leur dit-il. Je suis de la tribu des Têtes de Loup. Mon sang est nadir. Ces terres appartiennent aux Cornes Courbées. Que leur chef, Bartsaï, me rejoigne sur ce mur. Bartsaï passa la jambe par-dessus le pommeau de sa selle et sauta au sol ; il grimpa les marches et alla se poster à côté de Talisman. Ce dernier dégaina son couteau et fit passer le fil de la lame sur la paume de sa main gauche. Du sang coula de la coupure. Il tendit le bras et regarda les gouttes rouges tomber par terre. — Ceci est mon sang, je le donne aux Cornes Courbées, déclara-t-il. Mon sang et la promesse de combattre jusqu’à la mort pour défendre les ossements d’Oshikaï le Fléau des démons. Il resta un long moment silencieux ; puis il demanda aux autres chefs de le rejoindre. Une fois qu’ils furent sur le mur, Talisman toisa les cavaliers qui attendaient. — Loin en amont, sur le fleuve du temps, Oshikaï a livré ici la bataille des Cinq Armées. Il a gagné puis il est mort. Dans les jours prochains, les Nadirs parleront de notre combat comme la bataille des Cinq Tribus. Ils en parleront avec de la fierté dans leurs cœurs. Car nous sommes des guerriers et les fils de l’homme. Nous sommes Nadirs. Nous ignorons la peur. (Sa voix s’éleva.) Qui sont donc ces hommes qui chevauchent vers nous ? Pour qui se prennent-ils ? Ils massacrent nos femmes et nos enfants. Ils pillent nos lieux sacrés. (Soudain il désigna du doigt un cavalier des Cornes Courbées). Toi ! cria-t-il. As-tu déjà tué un guerrier gothir ? (L’homme secoua la tête.) Bientôt. Tu lui passeras ta lame en travers de la gorge, et son sang giclera sur nos terres. Tu entendras son cri de mort et verras la lumière disparaître de ses yeux. Toi aussi. Et toi ! Et toi ! Chaque homme ici aura l’occasion de leur payer en retour leurs insultes et leurs atrocités. Mon sang – du sang nadir – tache ici la terre. Je ne quitterai pas cet endroit tant que les Gothirs ne seront pas écrasés ou repartis. Quiconque est incapable de faire le même serment devrait partir immédiatement. Aucun des cavaliers ne bougea. Lin-tse s’approcha de Talisman. Avec une dague incurvée, il se coupa la main puis la montra à tous. Un par un, les autres chefs l’imitèrent. Kzun se tourna vers Talisman et lui tendit sa main ensanglantée ; Talisman la serra. — Frères de sang ! déclara Kzun. Frères jusqu’à la mort ! Talisman s’approcha du bord du parapet. Il dégaina son sabre et regarda les cavaliers en bas. — Frères jusqu’à la mort ! leur hurla-t-il. Des épées sifflèrent dans les airs. — Frères jusqu’à la mort ! rugirent-ils tous. Le prêtre aveugle était assis dans ses appartements, écoutant le rugissement monter. Les rêves des hommes tournent toujours autour de la guerre, pensa-t-il. La bataille et la mort, la gloire et la douleur. Les jeunes n’attendent que ça, les vieux en parlent avec nostalgie. Une grande tristesse s’empara de lui. Lentement il fit le tour de la pièce pour réunir ses papiers. Autrefois il avait été lui aussi un grand guerrier, parcourant les steppes de razzia en razzia ; il se souvenait extrêmement bien de l’excitation que procurait la bataille. Une petite part de lui souhaitait rester avec ces jeunes hommes et vaincre l’ennemi. Mais une petite part seulement. Il n’y avait qu’un seul véritable ennemi au monde, et il le savait bien. La haine. Le mal naissait toujours de cette vile émotion. Immortelle, éternelle, elle s’emparait du cœur des hommes de génération en génération. Lorsqu’Oshikaï et ses armées étaient arrivés sur ces terres des siècles auparavant, ils avaient trouvé un peuple vivant dans le Sud luxuriant. Après la mort d’Oshikaï, ils avaient soumis ce peuple, pillant ses villages et s’emparant de ses femmes, plantant les graines de la haine. Ces graines avaient germé et les Méridionaux s’étaient défendus, devenant de plus en plus organisés. Au même moment, les Nadirs s’étaient divisés en une multitude de tribus. Les habitants du Sud étaient devenus les Gothirs, et leur mémoire des iniquités passées leur fit haïr les Nadirs, semant chez ces derniers la teneur au cours de raids meurtriers. Quand est-ce que tout cela prendra fin ? se demanda le prêtre. Lentement, il rangea ses manuscrits, ses plumes et son encre dans un sac à dos en toile. Il ne pouvait pas tous les emporter, aussi cacha-t-il les autres dans une boîte sous les lattes du plancher. Il hissa le sac sur ses épaules et sortit de la chambre pour se rendre dans la cour où brillait un soleil qu’il ne pouvait voir. Les cavaliers étaient repartis dans leurs camps respectifs. Il entendit des pas s’approcher. — Vous partez ? lui demanda Talisman. — Je pars. Il y a une grotte à quelques kilomètres d’ici au sud. Je m’y rends souvent pour méditer. — Vous avez vu l’avenir, vieil homme. Pouvons-nous les vaincre ? — Il est des ennemis qu’on ne peut jamais vaincre, répondit le prêtre. Et sans un mot de plus il s’en alla. Talisman le regarda partir. Zhusaï s’approcha du jeune chef et entoura d’un bout de tissu sa main blessée. — Tu as bien parlé, lui dit-elle, pleine d’admiration. Il lui passa une main dans les cheveux. — Tu dois partir. — Non, je reste. Talisman contempla alors sa beauté, la simple tunique en soie blanche rayonnant au soleil, les longs cheveux noirs et brillants. — J’aurais tant voulu que tu sois mienne, lui confia-t-il. — Je suis à toi, répondit-elle. Aujourd’hui et pour toujours. — Ce n’est pas possible. Tu es promise à l’Unificateur. L’homme aux yeux violets. Elle haussa les épaules. — C’est ce que dit Nosta Khan. Mais aujourd’hui tu as uni cinq tribus et cela me suffit. Je reste. Elle s’approcha de lui, prit sa main et en embrassa la paume. Quing-chin les rejoignit. — Tu voulais me voir, Talisman ? Zhusaï s’écarta, mais Talisman attrapa sa main et y déposa un baiser. Puis, il se tourna vers Quing-chin et lui fit signe de le suivre. — Nous devons ralentir leur progression, dit-il en conduisant le guerrier à la table du déjeuner. — Comment cela ? — S’ils sont encore à deux jours d’ici, ça leur laisse une nuit de camp. Prends dix hommes et explore la région. Puis, dès qu’ils seront au camp, disperse le plus de chevaux gothirs possible. — Avec dix hommes ? — Davantage seraient une gêne, expliqua Talisman. Tu dois suivre l’exemple d’Adrius – tu te souviens des cours de Fanlon ? — Je m’en souviens, répondit Quing-chin avec un sourire amer. Mais je n’y croyais pas à l’époque. — Fais en sorte d’y croire aujourd’hui, et fais-le, mon ami, car nous avons besoin de gagner du temps. Quing-chin se leva. — Je vis pour obéir, mon général, dit-il en gothir en saluant à la manière des lanciers. Talisman sourit. — Va. Et ne meurs pas, tu entends – j’ai besoin de toi. — C’est un conseil que je vais essayer de garder au cœur le plus longtemps possible, promit le guerrier. Talisman convoqua ensuite Bartsaï. Le chef des Cornes Courbées s’assit et se versa une coupelle d’eau. — Parle-moi de tous les points d’eau à moins d’une journée d’ici, lui demanda Talisman. — Il y en a trois. Deux ne sont que des petits filets. Mais le dernier pourrait alimenter une armée. — Bien. Décris-le-moi. — Il se trouve à près de vingt kilomètres à l’est, dans les montagnes. Il est très profond, l’eau est très froide, mais il est rempli même pendant les périodes les plus sèches. — Est-il facile d’accès ? Bartsaï haussa les épaules. — Comme je te l’ai dit, il est dans les montagnes. Il n’y a qu’un seul sentier qui y mène, serpentant entre différents cols. — Est-ce que des chariots pourraient s’y rendre ? — Oui, mais il faudrait déblayer le sentier des plus gros rochers. — Comment t’y prendrais-tu pour le défendre ? — Pourquoi voudrais-je le défendre ? rétorqua Bartsaï. L’ennemi vient ici ! — Ils vont avoir besoin d’eau, Bartsaï. Il faut leur en interdire l’accès. Bartsaï sourit, ce qui révéla plusieurs dents cassées. — S’il le faut, Talisman. Avec cinquante hommes je pourrai défendre le sentier face à une armée. — On ne peut pas se priver de cinquante hommes. Choisis-en vingt – les meilleurs de tes guerriers. — Je les conduirai moi-même, déclara Bartsaï. — Non, on a besoin de toi ici. Dès que les Gothirs approcheront, d’autres Cornes Courbées viendront se réfugier au Tombeau et ils chercheront un chef. Bartsaï acquiesça. — C’est vrai. Rien que la nuit dernière, sept hommes sont arrivés, et mes éclaireurs ont pour mission d’en repérer d’autres. (Le vieil homme soupira.) J’ai vécu presque cinquante ans, Talisman. Et toute ma vie, j’ai rêvé de livrer bataille contre les Gothirs. Mais pas comme ça – une poignée d’hommes dans un Tombeau en ruine. — Ce n’est que le début, Bartsaï. Je te le promets. Kzun plaça un nouveau rocher et recula, en essuyant la sueur de son front d’une main crasseuse. Cela faisait trois heures que lui et ses hommes portaient des blocs de pierre depuis la tour en ruine pour les entasser devant le mur ouest, juste sous la faille, afin de créer une plate-forme qui devait faire, selon les ordres de Talisman, six mètres de long sur trois de large et être à quatre mètres cinquante du sol. C’était un travail tuant pour le dos, et certains de ses hommes s’étaient plaints. Mais Kzun les avait fait taire ; hors de question qu’un d’entre eux se plaigne devant les guerriers des autres tribus. Il jeta un coup d’œil vers Talisman, en grande discussion avec le Cavalier du Ciel au visage étiré, Lin-tse. Des gouttes de sueur coulèrent dans ses yeux. Il détestait ce travail, car cela lui rappelait les deux ans qu’il avait passés dans les mines d’or gothires du nord. Ce souvenir le fit frissonner. Il se remémora le jour où on l’avait traîné, chaînes aux pieds, à l’entrée du puits et où on lui avait ordonné de descendre. On ne lui avait pas ôté ses chaînes pour autant et par deux fois Kzun avait glissé, se retenant à la seule force de ses mains, pendu dans le vide et l’obscurité. Finalement, il était arrivé au fond du puits où deux gardes munis de torches l’attendaient. Le premier lui avait asséné un coup de poing en pleine figure, ce qui l’avait fait partir en arrière et percuter la paroi. — Ça, singe de merde, c’est pour te rappeler que tu dois obéir aux ordres. Immédiatement ! Kzun, alors âgé de quinze ans, s’était redressé tant bien que mal et avait posé les yeux sur le sale visage barbu du garde. Il avait vu aussitôt le second coup arriver, mais n’avait pas pu l’éviter. Il avait eu la lèvre éclatée et le nez cassé. — Et ça, c’est pour t’apprendre à ne jamais regarder un garde dans les yeux. À présent lève-toi et suis-nous. Il s’en était suivi deux années dans le noir, des plaies suintantes aux chevilles où mordaient les chaînes, des furoncles dans le dos et au cou, et la caresse du fouet si le corps épuisé ne bougeait pas à la vitesse exigée par les gardes. Des hommes étaient morts les uns après les autres autour de lui, l’esprit brisé bien avant que leur corps n’abandonne face aux ténèbres. Mais Kzun n’avait pas voulu être brisé. Chaque jour, il avait creusé les parois du tunnel avec sa pioche en fer ou avec une pelle à manche court, et avait rempli des sacs de roche pour les porter jusqu’aux carrioles tirées par des poneys aveugles. Et chaque fois qu’il avait été l’heure de dormir – qui aurait pu dire quand était le jour ou la nuit ? –, il s’était laissé tomber au sol dès qu’il en avait reçu l’ordre, et avait permis à son corps épuisé de se reposer sur la roche d’un tunnel de plus en plus profond. Par deux fois, le tunnel s’était écroulé, tuant des mineurs au passage. Kzun avait été à moitié enseveli lors du second éboulement, mais avait réussi à s’extraire des décombres avant l’arrivée des secours. La plupart des esclaves qui travaillaient autour de lui avaient été auparavant des criminels gothirs, des voleurs à la tire ou des cambrioleurs. Le contingent nadir était surnommé les élus ». Dans le cas de Kzun, cela signifiait qu’une troupe de soldats gothirs était arrivée dans son village et avait arrêté tous les jeunes hommes qu’elle avait pu trouver. Ils en avaient ainsi capturé dix-sept. Il y avait des mines un peu partout dans les montagnes, et Kzun n’avait jamais revu aucun de ses amis. Puis, au cours d’une rotation, un ouvrier qui préparait les poutres en bois pour l’étayage avait cassé le bout de sa lime. Il avait poussé un juron et était reparti dans le tunnel en chercher une autre. Kzun avait ramassé le morceau qui n’était pas plus long que son pouce. Durant des jours et des jours, chaque fois qu’il devait dormir, il en avait profité pour limer les fermoirs de ses chaînes. Il y avait toujours du bruit dans les tunnels, les rugissements des rivières souterraines, le ronflement des dormeurs dont les poumons étaient encrassés de poussière et de saletés. Pourtant. Kzun avait été très prudent. Finalement, après avoir travaillé équitablement sur chaque fermoir, le premier avait cédé. Fiévreusement, Kzun avait fini de limer le second qui était tombé à son tour. Il s’était levé et s’était rendu dans le tunnel où étaient entassés les outils. C’était un endroit calme, et quiconque portant des chaînes se serait vite fait remarquer par les gardes en poste dans la petite chambre contiguë au puits. Mais Kzun ne portait plus de chaînes. Il avait choisi une pioche à manche court et l’avait dégagée des autres outils. Puis, il s’était dirigé à pas de loup vers la chambre des gardes. Les deux hommes qui se trouvaient à l’intérieur jouaient avec des sortes de dès, en forme de petits os. Kzun avait pris une profonde inspiration et s’était rué dans la chambre, enfonçant sa pioche dans le dos du premier – la pointe en fer avait transpercé les côtes et était ressortie au milieu du torse. Kzun avait aussitôt lâché l’outil et s’était emparé du couteau du mourant, sautant sur le second garde de l’autre côté de la table. Celui-ci s’était relevé en cherchant à tâtons son propre couteau, mais trop tard. L’arme de Kzun s’était enfoncée dans son cou, passant au travers de l’omoplate pour s’arrêter dans le cœur. Kzun avait déshabillé rapidement le garde et avait enfilé ses vêtements. Les bottes étaient trop grandes, et il s’en était débarrassé en les jetant dans un coin. Il s’était approché du puits et avait escaladé les barreaux en fer incrustés dans la paroi rocheuse. Au-dessus de lui, il avait vu les étoiles apparaître dans un ciel nocturne. Une boule s’était formée dans sa gorge. Il avait grimpé plus doucement et avait finalement atteint le bord du puits. Il avait passé la tête à l’extérieur pour regarder aux alentours. Il n’avait vu que la caserne des gardes et plus loin les bâtiments où l’on entreposait le minerai. Kzun s’était hissé tant bien que mal et avait commencé à marcher à découvert. Il s’était laissé guider jusqu’aux écuries par l’odeur des chevaux portée par la brise. Il avait volé un beau cheval et s’était enfui dans la nuit ; l’air venant des montagnes avait été enivrant. Il était retourné dans son village, pour découvrir que personne ne reconnaissait en lui le jeune homme qui avait été enlevé deux ans plus tôt. Il avait perdu ses cheveux, son visage et sa peau avaient la pâleur des récents défunts. Les dents du côté droit de sa mâchoire avaient pourri, et son corps autrefois puissant était devenu aussi fin que celui d’un loup. Les Gothirs n’étaient pas partis à sa recherche. Ils ne prenaient pas les noms des Nadirs « élus » et ne conservaient nulle part une liste des villages attaqués. Kzun souleva une nouvelle pierre et la cala. Il recula pour regarder une fois encore le mur. Celui-ci faisait un peu moins d’un mètre vingt de haut pour le moment. Une femme magnifique apparut à côté de lui, portant un seau d’eau dans lequel se trouvait une louche en cuivre. Elle s’inclina devant Kzun et lui offrit une petite écharpe de tissu blanc. — Pour votre tête, seigneur, dit-elle formellement. — Je te remercie, répondit-il sans sourire, de peur de montrer ses dents abîmées. Qui es-tu ? demanda-t-il en enroulant l’écharpe autour de sa tête chauve. — Je suis Zhusaï, la femme de Talisman. — Tu es très belle ; il a bien de la chance. Elle s’inclina une nouvelle fois et lui tendit une louche d’eau. Il but goulûment et passa le seau à ses hommes qui attendaient. — Dis-moi, comment se fait-il que Talisman en sache autant sur les Gothirs ? — Il a été enlevé par eux lorsqu’il était enfant, répondit Zhusaï. C’était un otage. Il a été entraîné à l’académie Bodacas – tout comme Quing-chin et Lin-tse. — Un janissaire. Je vois. J’ai entendu parler d’eux. — C’est un grand homme, seigneur. — Seul un grand homme pourrait te mériter, répondit-il. Je te remercie pour l’écharpe. Elle s’inclina une dernière fois et s’en alla. Kzun poussa un soupir. Un de ses hommes fit un commentaire grossier et Kzun se tourna vers lui. — Pas un mot de plus, Chisk, ou je t’arrache la langue ! — Que penses-tu des autres chefs ? demanda Talisman. Lin-tse laissa la question planer un instant, le temps de rassembler ses pensées. — Le plus faible d’entre eux est Bartsaï. Il est vieux. Il ne veut pas mourir. Quing-chin est tel que je me le rappelais, brave et prévenant. J’en viens à remercier Gargan. Sans lui et son armée, j’aurais été forcé de le tuer. C’aurait marqué mon âme. Kzun ? Cet homme a un démon en lui. Il est dérangé, Talisman, mais je pense qu’il tiendra bon. — Et Lin-tse ? — Il est tel que tu l’as connu. Mon peuple me surnomme l’homme aux deux âmes. Je ne crois pas que ce soit vrai, mais les années passées à Bodacas m’ont changé. Aujourd’hui, il faut que j’essaie d’être nadir. C’est encore pire pour Quing-chin. Il a tué mon meilleur guerrier – et a refusé de prendre ses yeux. Je n’aurais pas fait ça, Talisman, mais j’aurais voulu ne pas le faire. Tu comprends ? — Je comprends, répondit Talisman. Ils nous ont pris quelque chose. Mais nous avons pris quelque chose en échange. Nous allons nous en servir à bon escient ici même. — Nous allons surtout mourir, mon ami, répondit doucement Lin-tse. Mais nous mourrons bravement. — Frères jusqu’à la mort, dit Talisman. Et peut-être au-delà. Qui sait ? — À présent, quels ordres as-tu pour moi, général ? Talisman regarda Lin-tse dans les yeux. — Il est important que nous commencions cette entreprise par une victoire – aussi petite soit-elle. Gargan arrivera avec l’avant-garde. Mais ce sont les compagnies de lanciers qui arriveront en premier et je veux qu’avec tes Cavaliers du Ciel vous les saigniez. Bartsaï me dit qu’il y a une passe étroite à quelque quinze kilomètres à l’ouest. Lorsque les lanciers l’atteindront, attaquez-les – pas au contact, avec des flèches. Ensuite, fuyez – dans la passe. Vous aurez la majeure partie de la journée et demain matin pour leur préparer des petites surprises. Ramène du butin, si tu peux. Lin-tse hocha la tête. — Tu penses à Fecrem et sa Longue Retraite. — Tout à fait. Comme je te l’ai dit, une victoire est importante. Mais ce qui est vital, en revanche, c’est que tu ne prennes pas de risques inutiles. S’il y a plus de trois compagnies, ne les attaque pas. Tes trente hommes sont irremplaçables. Lin-tse se leva. — Je ferai de mon mieux, général. — Je n’ai aucun doute là-dessus. De nous tous, Lin-tse, tu es celui qui sait le mieux garder la tête froide. C’est pour cela que je t’ai choisi pour cette mission. L’expression de Lin-tse ne changea pas. Sans un mot, il s’en alla à grands pas. Gorkaï s’avança. — C’est un homme dur, celui-là, fit-il remarquer. — Un homme de pierre, convint Talisman. Où est Zhusaï ? — Elle est partie prier au Tombeau. Talisman s’y rendit et la trouva debout près du sarcophage en pierre. Il faisait bon dans la pénombre de cette chambre. Il resta un moment immobile à la regarder. Elle se retourna et lui sourit. — C’est si tranquille ici, dit-elle. — Je t’ai vue donner l’écharpe à Kzun. Pourquoi as-tu fait ça ? — C’est un homme dangereux, un qui pourrait… remettre en question ton autorité. — Un homme que tout l’or du monde ne pourrait acheter – et tu l’as conquis avec un morceau de tissu. Tu es une femme surprenante, Zhusaï. — Je ferais tout pour toi, Talisman. Excuse-moi d’être si directe, mais le temps nous est compté, non ? — C’est vrai, admit-il en s’approchant d’elle. Elle prit sa main et la posa sur ses seins. — As-tu déjà été avec une femme ? lui demanda-t-elle. — Non. — Alors nous avons beaucoup à découvrir tous les deux. Talisman l’attira contre lui et posa ses lèvres sur les siennes. Le parfum des cheveux de Zhusaï remplit ses narines et le goût de sa bouche lui chamboula les sens. Sa tête se mit à tourner ; il se sentit faible et dut s’écarter d’elle. — Je t’aime, Talisman, murmura-t-elle. L’espace de ces quelques secondes fuyantes, il avait oublié les dangers qui les attendaient tous les deux. À présent, l’évidence le frappa comme un coup de poing en pleine face. — Pourquoi maintenant ? demanda-t-il en s’éloignant. — Parce que c’est tout ce que nous avons, dit-elle. (Elle se tourna vers le sarcophage et passa la main sur la plaque en métal.) « Oshikaï, Fléau des démons, Seigneur de la Guerre », lut-elle à voix haute. Il était entouré de tous côtés par l’ennemi lorsqu’il a épousé Shul-sen. Ils avaient si peu de temps, Talisman. Ils n’ont été ensemble que quatre ans. Mais leur amour était vraiment très grand. Et le nôtre le sera aussi. Je le sais. Ici, en ce lieu, je le sens. Et si nous devons mourir, eh bien, nous marcherons ensemble dans le Vide, main dans la main. Ça aussi, je le sais. — Je ne veux pas que tu meures, dit-il. Si seulement je ne t’avais pas amenée ici. Si seulement… — Je suis heureuse que tu l’aies fait. Tu vas gagner, Talisman. Ta cause est juste. Le mal vient des Gothirs. — C’est un sentiment touchant, Zhusaï. Et j’aimerais qu’il soit vrai. Malheureusement, le bien ne triomphe pas toujours. Je dois y aller, car il y a beaucoup de choses à faire. — Lorsque tu auras accompli tout ce que tu peux et que la nuit s’éternisera, viens me voir, Talisman. Acceptes-tu de faire ça pour moi ? — Je viendrai te voir, promit-il. Le ciel était noir de corbeaux et de vautours lorsque Druss et Sieben arrivèrent en haut de la corniche, surplombant une petite vallée. Il y avait en bas une quarantaine de tentes en peau de chèvre. Des cadavres étaient disséminés un peu partout sous un amas grouillant d’oiseaux charognards. Des petits chiens du désert boulottaient de la chair en décomposition. — Dieux du ciel, souffla Sieben en tirant sur ses rênes. Druss éperonna sa jument et descendit le flanc de la colline. Sieben le suivit en tirant derrière lui les poneys de rechange. Les vautours, trop gras pour s’envoler, déployèrent leurs ailes et s’écartèrent des chevaux en se dandinant. La puanteur de la mort écœura les chevaux qui rechignèrent à avancer, mais les deux cavaliers les y forcèrent. Sieben se contenta d’abord de regarder droit devant lui, afin de ne pas voir les cadavres. Il y avait des enfants çà et là, et des femmes – certaines blotties les unes contre les autres, d’autres abattues alors qu’elles s’enfuyaient. Un chien marron s’approcha d’une tente dont le rabat voltigeait sous la brise ; il aboya et s’enfuit. Druss tira sur les rênes. — Pourquoi nous arrêtons-nous ? demanda Sieben. Druss mit pied à terre et passa les rênes de sa jument au poète. La hache à la main, il s’approcha de la tente et, se baissant, y entra. Sieben, du haut de son cheval, se força à regarder la scène. Il n’était pas difficile de comprendre ce qui s’était passé ici. Les tueurs avaient attaqué tard le soir pendant qu’on préparait le repas. Les Nadirs s’étaient enfuis dans toutes les directions, mais avaient été abattus avec une efficacité redoutable. Plusieurs corps avaient été mutilés, décapités ou démembrés. Druss émergea de la tente et s’approcha des chevaux pour venir prendre une gourde. — Il y a une femme à l’intérieur, déclara-t-il. Elle est vivante, mais à peine. Elle a un bébé. Sieben descendit de cheval et alla attacher les bêtes à un piquet de tente. Les montures gothires étaient nerveuses à cause des chiens et des vautours, mais les poneys nadirs semblaient calmes. Rapidement, il entrava les chevaux avec de longues lanières de cuir et rejoignit Druss. À l’intérieur de la tente, une jeune femme nue était étendue sur le sol, avec une terrible blessure au ventre et au côté. Du sang avait taché les couvertures de couleurs vives sur lesquelles elle était allongée. Ses yeux étaient ouverts mais sa mâchoire pendait. Druss lui souleva la tête et tint la gourde contre ses lèvres ; de l’eau lui coula sur le menton, mais elle réussit quand même à en avaler un petit peu. Sieben examina la blessure ; elle était profonde, la lame avait transpercé la femme de part en part. Le bébé, à moitié caché sous une pile de fourrures, gémissait doucement. Druss le souleva et le colla contre le sein gonflé de la femme. Le bébé se mit doucement à téter. La femme poussa un grognement et mit son bras autour de son enfant, le serrant contre elle. — Que pouvons-nous faire ? s’enquit Sieben. Le regard froid de Druss croisa le sien. Le guerrier ne prononça pas un mot. Lorsque Sieben tendit la main pour toucher le visage de la jeune femme, il vit que ses yeux étaient morts. Mais le bébé continuait à se nourrir. — Ils ont dû la garder pour la violer, avança Druss. Quelle bande de bâtards ! — Puissent-ils pourrir dans les Sept enfers, ajouta Sieben. Le bébé arrêta de téter et Druss le souleva contre son énorme épaule afin que la tête du poupon soit bien calée. Puis il lui frotta doucement le dos. Les veux de Sieben furent attirés par le téton gonflé de la jeune femme. Du sang et du lait en coulaient. — Pourquoi, Druss ? demanda-t-il. — Pourquoi quoi ? — Pourquoi ont-ils fait ça ? Dans quel but ? — Je ne suis pas la bonne personne à qui poser la question, poète. J’ai vu des cités pillées, et des hommes de bien devenir mauvais dès que les flammes de la haine, de la peur et du désir s’emparaient d’eux. Je ne sais pas pourquoi ils font ça. Les soldats qui ont commis ces actes rentreront bientôt chez eux, auprès de leurs femmes et de leurs enfants, et redeviendront de bons époux et de bons pères. C’est un mystère pour moi. Il emmitoufla le bébé dans une couverture et le porta à l’extérieur. Sieben le suivit. — Est-ce que tu penses qu’ils décriront ceci comme une victoire ? s’enquit Sieben. Chanteront-ils des chansons sur ce massacre ? — Espérons qu’il y aura des femmes avec du lait dans leurs seins au Tombeau, déclara Druss. Sieben détacha les chevaux et tint le bébé le temps que Druss monte en selle. Il passa l’enfant au guerrier à la hache et monta à son tour sur le dos du hongre. — Il a bu du lait et du sang, dit Sieben. Il s’est nourri sur une morte. — Mais lui est vivant, rétorqua Druss. Il respire. Les deux hommes se remirent en route. Druss souleva la couverture sur le crâne du bébé afin de le protéger au maximum des rayons du soleil. L’enfant dormait à présent. Druss pouvait sentir la jeunesse de cette vie blottie contre lui, l’arôme crémeux d’une haleine nourrie au lait. Il songea à Rowena et à son désir inassouvi d’avoir un jour un tel enfant contre son sein. — Je vais redevenir un fermier, déclara-t-il soudainement. Dès que je serai de retour chez moi, j’y resterai pour de bon. Finies les guerres. Finies les vautours. — Tu crois sincèrement ce que tu dis, mon ami ? lui demanda Sieben. Druss sentit son cœur s’effondrer. — Non, répondit-il simplement. Une heure encore, ils traversèrent les steppes brûlantes avant de changer de montures. Le bébé se réveilla et pleura un moment. Druss essaya de le calmer, puis Sieben le prit. — Quel âge a-t-il, d’après toi ? s’enquit le poète. — Un mois. Peut-être deux – je ne sais pas. Sieben jura et Druss éclata de rire. — Il t’a baptisé, toi aussi ? — Durant ma vie courte, mais mouvementée, j’ai appris bien des choses, Druss, mon vieux, dit-il en tenant le bébé à bout de bras. Mais je n’aurais jamais cru que j’aurais à me soucier de taches d’urine sur de la soie. Tu crois que ça va abîmer le tissu ? — Prions que non. — Comment fait-on pour l’arrêter de pleurer ? — Raconte-lui une de tes histoires, poète. Moi, elles m’endorment chaque fois. Sieben berça le bébé et lui chanta une chanson douce, à propos de la princesse Ulastay qui voulait porter des étoiles dans ses cheveux. Il avait une bonne voix, forte et mélodieuse. Le bébé nadir posa sa tête contre sa poitrine et s’endormit rapidement. À la tombée de la nuit, ils aperçurent un nuage de poussière devant eux. Druss leur fit quitter la piste et guida son compagnon et le bébé dans un petit ravin. Deux compagnies de lanciers passèrent au-dessus d’eux, en direction de l’ouest. Leurs armures étincelaient et leurs heaumes rougeoyaient dans le soleil couchant. Le cœur de Sieben se mit à battre à tout rompre. L’enfant babilla entre ses bras, mais le son fut couvert par le martèlement des sabots. Une fois qu’ils furent passés, Druss prit la direction du nord-est. Avec la disparition du soleil, l’air devint plus frais et Sieben sentit la chaleur de l’enfant dans ses bras. — Je crois qu’il a de la fièvre, dit-il à Druss. — Tous les bébés en ont. — Ah bon ? Je me demande bien pourquoi. — C’est comme ça, c’est tout. Par le ciel, poète, faut-il toujours que tu te poses des questions sur tout et n’importe quoi ? — Je suis curieux de nature. — Tu ferais mieux de réfléchir à la façon dont nous allons nourrir l’enfant quand il se réveillera. Il m’a l’air d’être un petit morfal, et ses cris risquent de porter loin. Je doute qu’on croise des amis dans le secteur. — C’est ça, Druss. Il faut toujours que tu finisses sur une note réconfortante. Gargan, seigneur de Larness, attendit patiemment que son valet, Bren, défasse les boucles de son lourd plastron et l’enlève. La chair autour de son ventre s’était un peu étalée depuis la dernière fois où il l’avait mis, et le soulagement de la libération le fit soupirer de plaisir. Il avait commandé une armure le mois passé, mais elle n’était pas prête lorsque Garen-Tsen lui avait parlé des joyaux et de la nécessité d’agir vite. Bren défit ensuite les cuissardes métalliques et les jambières afin que Gargan puisse s’asseoir sur une chaise en toile et étendre un peu ses jambes. La nation est au bord du gouffre, pensa ce dernier amèrement. La folie de l’empereur grandissait de jour en jour, et les deux factions dans l’ombre attendaient leur heure. La guerre civile n’était pas loin. Quelle folie ! Et nous en sommes tous victimes, réalisa-t-il. Des joyaux magiques, quelle blague ! La seule magie qui comptait était celle des épées des gardes royaux et de leurs lances royales. Ce qu’il fallait à présent, c’était une menace extérieure afin d’unir toute la nation gothire. Une guerre avec les tribus ferait merveilleusement l’affaire pour détourner l’attention de la population. Cela permettrait de gagner du temps. L’empereur devait partir. La question était quand, comment, et qui allait le remplacer ? En attendant ce jour, Gargan allait devoir donner aux différentes factions quelque chose d’autre à se mettre sous la dent. Bren sortit de la tente et revint avec un plateau chargé de vin, de beurre, de fromage et de pain. — Les capitaines désirent savoir quand vous accepterez de les recevoir, mon seigneur, déclara-t-il. Gargan leva les yeux. L’homme se faisait vieux, il avait l’air usé. — Dans combien de campagnes as-tu servi sous mes ordres ? lui demanda Gargan. — Douze, mon seigneur, répondit Bren en coupant du pain et en tartinant trois tranches. — Quelle est celle dont tu te souviens avec le plus de nostalgie ? Le vieil homme s’arrêta dans ses occupations. — Gassima, dit-il finalement. Bren versa du vin dans un gobelet en argent et le coupa avec un peu d’eau avant de le passer au général. Gargan le but. Gassima ! La dernière guerre civile, près de vingt-cinq ans auparavant. En sous-effectifs, Gargan s’était réfugié dans les marais, puis il avait fait bifurquer ses troupes pour lancer une attaque qui aurait dû être suicidaire. Sur son étalon blanc géant, Skall, il était entré en trombe au cœur du camp adverse et avait tué Barin dans un combat au corps à corps. La bataille avait été gagnée ce même jour, mettant fin du même coup à la guerre civile. Gargan finit son vin et passa le gobelet à Bren qui le remplit à nouveau. — Par Missael, c’était un sacré cheval ! Il n’avait peur de rien. Il aurait chargé dans les flammes de l’enfer. — Une noble monture, convint Bren. — Je n’en ai jamais eu d’autre comme lui. Tu vois l’étalon que je monte en ce moment ? Eh bien, il est du même sang que Skall, c’est son arrière-petit-fils. Mais il n’a pas les mêmes qualités. Skall était un prince parmi les chevaux. (Gargan gloussa.) Il a monté trois juments le jour de sa mort – à l’âge bien avancé de trente-deux ans. Je n’ai pleuré que deux fois dans ma vie, Bren. La première fois, c’était à la mort de Skall. — Oui, mon seigneur. Que dois-je dire aux capitaines ? — Je les recevrai dans une heure. J’ai des lettres à lire. — Bien, mon seigneur. Bren laissa le repas sur la table et passa sous le rabat de la tente. Gargan se leva et se servit un troisième gobelet de vin ; cette fois-ci il n’ajouta pas d’eau. Les porteurs de courrier avaient finalement rejoint l’avant-garde de l’armée à la tombée de la nuit et trois lettres l’attendaient. Il ouvrit la première qui portait le sceau de Garen-Tsen. Gargan essaya de se concentrer sur l’écriture en pattes de mouche. Il alla prendre une lanterne sur un des piquets de sa tente et la posa sur son bureau. Ses yeux n’étaient plus ce qu’ils étaient. Rien n’est plus comme avant, pensa-t-il. La lettre parlait des funérailles de la reine et de la façon dont Garen-Tsen avait réussi à escamoter le roi, pour l’emmener dans son palais d’hiver à Siccus. Les factions parlaient à présent ouvertement au sénat d’un « besoin de changement ». Garen-Tsen insistait pour que la campagne soit brève et que Gargan revienne rapidement dans la capitale. La seconde lettre était de sa femme. Il la survola : quatre pages sans grand intérêt, détaillant de petits incidents domestiques et dans les fermes. Une servante s’était cassé le bras en tombant d’une chaise alors qu’elle nettoyait une fenêtre, un poulain de compétition avait été vendu pour mille raqs, trois esclaves s’étaient enfuis de la ferme nord mais avaient été repris dans un bordel local. La dernière lettre était de sa fille, Mirkel. Elle venait de donner naissance à un garçon qu’elle avait appelé Argo. Elle espérait que Gargan pourrait bientôt le voir. Les yeux du vieux soldat s’embrumèrent. Argo. Trouver son corps mutilé avait été comme un coup de couteau en plein cœur, et Gargan en ressentait toujours la douleur. Il avait su depuis le départ qu’accepter la vermine nadire dans l’académie conduirait au désastre. Mais il n’avait jamais envisagé, même de loin, que cela déboucherait sur la mort de son fils. Et quelle mort il avait endurée ! La colère et le regret rivalisaient en lui. Le vieil empereur avait été un homme sage, gouvernant assez bien dans l’ensemble. Mais, sur la fin de sa vie, son esprit était devenu confus, et son attitude s’était adoucie. C’était pour cet homme que Gargan s’était battu à Gassima. Je t’ai donné ta couronne, pensa-t-il. Je l’ai placée sur ta tête. Et à cause de toi, mon fils est mort. Des janissaires nadirs ! Quelle idée dégradante et abjecte. Pourquoi le vieil homme n’avait-il pas vu à quel point c’était stupide ? Les Nadirs étaient innombrables et ne rêvaient que du jour où l’Unificateur les rassemblerait en une armée unique et invincible. Pourtant, l’empereur avait souhaité que les fils des chefs soient formés à l’art gothir de la guerre. Gargan n’arrivait toujours pas à y croire. Le jour où Okaï avait fini grand lauréat de l’académie était un souvenir sinistre. Pire encore était de savoir que l’homme qui était monté sur l’estrade était le meurtrier de son fils. Il avait été si près de lui à ce moment-là ; il aurait pu lui arracher la gorge. Gargan prit la carafe de vin – et hésita. Les capitaines allaient bientôt arriver et l’alcool n’allait pas l’aider à dresser son plan de bataille. Il se leva, frotta ses yeux fatigués et sortit. Deux sentinelles se mirent aussitôt au garde à vous. Gargan contempla le campement, satisfait par la disposition des tentes et la méticulosité des rangées à cinq piquets. Le terrain avait été bien dégagé autour des feux, creusé et humidifié, de façon à ce qu’aucune étincelle ne puisse mettre le feu à l’herbe sèche de la steppe. Gargan parcourut le campement à la recherche de désordre ou de négligence. Il ne remarqua rien, à l’exception de la tranchée des latrines qui avait été creusée dans un endroit où les vents risquaient de porter l’odeur à l’intérieur du camp. Il en prit note dans un coin de son esprit. Deux têtes de Nadirs avaient été accrochées à un pieu devant l’entrée d’une tente. Un groupe de lanciers était assis autour d’un feu non loin. Lorsque Gargan arriva à leur hauteur, les hommes se relevèrent en vitesse et saluèrent avec zèle. — Enterrez-moi ça, leur dit Gargan. Ça attire les mouches et les moustiques. — À vos ordres ! dirent-ils à l’unisson. Gargan retourna dans sa tente. Il s’assit à la table, prit une plume et de l’encre, et écrivit une petite lettre à Mirkel, la félicitant et lui faisant part à la fois de son espoir et de son intention de rentrer vite la voir. « Prends bien soin du petit Argo, écrivit-il. Ne fais pas confiance aux nourrices. Un enfant a particulièrement besoin du lait de sa mère, pas seulement comme nourriture mais pour le bien de son esprit et pour qu’il ait du courage. On ne devrait jamais permettre à un bébé d’origine noble de téter le sein d’une roturière. Ça amoindrit son caractère. » Chevauchant prudemment par les ravins et les basses terres, Quing-chin et ses neuf cavaliers réussirent à éviter les patrouilles gothires. Lorsque la nuit tomba, ils étaient cachés au sud du campement ennemi. Son ami Shi-da s’approcha de lui alors qu’il était agenouillé derrière un buisson en train d’épier le camp. La brise venait de se lever, arrivant du sud-est. Shi-da tapa sur l’épaule de Quing-chin. — C’est fait, frère. Quing-chin se redressa sur ses talons. La brise soufflait de plus en plus fort. — Bien. — Quand ? s’enquit Shi-da dont l’impatience se reflétait sur ses jeunes traits. — Pas encore. Nous allons attendre qu’ils se préparent pour la nuit. — Parle-moi de Talisman, lui demanda Shi-da en s’installant plus confortablement. Pourquoi a-t-il été élu ? Il n’est pas aussi fort que toi. — La force du corps ne sert à rien à un général, répondit Quing-chin. Il a un grand cœur et un esprit plus acéré qu’une dague. — Toi aussi, tu as un grand cœur, frère. Quing-chin sourit. L’admiration du garçon était à la fois une source de joie et de contrariété. — Je suis le faucon, il est l’aigle. Je suis le loup, il est le tigre. Un jour, Talisman deviendra un chef de guerre pour tous les Nadirs. Il commandera des armées, petit frère. Il a un don pour… Il hésita. Il n’y avait pas de mot en nadir pour « logistique ». — Un esprit parfait pour l’organisation, dit-il finalement. Lorsqu’une armée se met en marche, elle a besoin d’être approvisionnée. Elle a besoin de nourriture et d’eau, et, de manière tout aussi importante, elle a besoin d’informations. Rares sont les hommes qui peuvent parer à toutes les éventualités. Talisman est l’un d’eux. — Il était à l’académie avec toi ? — Oui. À la fin, il a été l’étudiant d’honneur, battant tous les autres. — Il s’est battu contre tout le monde ? — D’une certaine manière. (Derrière eux un poney hennit et Quing-chin tourna la tête pour voir où étaient cachés les autres.) Va dire à Ling que s’il ne maîtrise pas son poney mieux que ça, dit-il, je le renverrai au Tombeau en disgrâce. Comme le garçon rampait jusqu’à la crête derrière eux, Quing-chin se prépara à l’attente. Fanlon disait souvent que le plus grand talent d’un capitaine, c’était sa patience – savoir quand passer à l’attaque – et d’avoir les nerfs d’attendre le moment propice. L’air se rafraîchissant, le vent prenait plus d’ampleur. Il en était de même avec l’humidité, du fait du changement de température. Tous ces facteurs combinés rendaient le minutage de l’opération essentiel. Quing-chin regarda le campement gothir et sentit la colère monter en lui. Les Gothirs n’étaient même pas en formation défensive alors qu’ils auraient dû l’être en territoire ennemi. Il n’y avait ni périmètre extérieur ni fortifications. Ils avaient construit le camp comme le règlement l’exigeait en temps de manœuvres : cinq rangées de piquets, avec chacune deux cents chevaux, les tentes en carré, par régiment. Comme ils étaient arrogants, ces gajin. Comme ils comprenaient bien la mentalité nadire. Trois éclaireurs gothirs arrivèrent par l’est. Quing-chin se baissa sous la crête le temps qu’ils passent. Ils parlaient et riaient tout en chevauchant. Demain, ils ne riraient plus ; ils seraient attachés par des lanières en cuir et sentiraient la morsure du fouet sur leur dos. Quing-chin descendit prudemment la pente jusqu’à l’endroit où ses hommes l’attendaient. De l’amadou et des buissons avaient été empaquetés dans un filet attaché au bout d’une longue corde. — Le moment est venu, déclara-t-il. Shi-da s’avança. — Puis-je traîner le feu ? demanda-t-il. — Non. (La déception du garçon fut immense, mais Quing-chin passa devant lui sans le regarder et alla se planter devant un guerrier aux jambes arquées.) À toi l’honneur, Nien, dit-il. Rappelle-toi, chevauche en direction du sud pendant cinq cents mètres avant de lâcher la corde. Ne va pas trop vite et reviens sur tes pas. — Je m’en souviendrai, répondit l’homme. Ils montèrent rapidement en selle et gravirent le ravin. Quing-chin et deux autres hommes sautèrent de selle et mirent le feu au filet de broussailles attaché au poney de Nien. Des flammes apparurent et prirent vie avec un vrombissement. Nien éperonna son cheval et s’en alla au trot sur la steppe à l’herbe sèche. Le feu oscillait derrière lui et une fumée noirâtre et huileuse s’éleva en spirale. Le vent attisa les flammes et rapidement un mur de feu rugissant avança en direction du camp gothir. — Puis-je vous demander la raison de cette mission, monsieur ? s’enquit Premian alors que dix autres officiers étaient réunis avec lui dans la tente de Gargan. — Tu peux, répondit le général. Nos services d’espionnage nous ont appris qu’un soulèvement nadir était à craindre, et notre mission est de faire en sorte que cela n’arrive pas. Les différents rapports montrent que la tribu des Cornes Courbées s’est rassemblée pour lancer une attaque en force sur les terres avoisinant Gulgothir. Nous allons écraser cette tribu ; cela enverra un message aux autres chefs nadirs. Toutefois, nous allons d’abord marcher sur le Tombeau d’Oshikaï et le détruire pierre par pierre. Les os de leur héros seront réduits en poussière et dispersés aux quatre coins des steppes. Marlham, le vétéran, prit la parole. — Mais, monsieur, le Tombeau est très certainement un lieu sacré pour toutes les tribus. Est-ce que les chefs ne risquent pas de prendre cela pour une provocation ? — J’y compte bien, gronda Gargan. Il faut qu’ils apprennent une bonne fois pour toutes qu’ils sont une race d’esclaves. Si seulement j’avais pu amener avec moi une armée de quarante mille hommes. Par Shemak, je les tuerai tous ! Premian fut tenté de s’exprimer à nouveau, mais Gargan avait manifestement bu, son visage était tout rouge et il semblait avoir les nerfs à fleur de peau. Il était appuyé sur son bureau, les yeux brillants, et la lanterne éclairait ses bras puissants, dessinant les contours de ses muscles. — Est-ce que quelqu’un ici a un problème avec cette mission ? Les autres officiers secouèrent la tête. Gargan se redressa et fit le tour du bureau pour venir toiser Premian de toute sa hauteur. — Et toi ? Si je me souviens bien, tu as un faible pour cette vermine. — Je suis un soldat, monsieur. Il est de mon devoir d’exécuter les ordres donnés par un officier supérieur. — Mais tu n’es pas d’accord avec eux, pas vrai ? le railla Gargan en avançant sa tête barbue si près de celle de Premian que le jeune officier put sentir l’odeur du vin dans l’haleine du général. — Ce n’est pas à moi de discuter politique, monsieur. — « Ce n’est pas à moi », l’imita Gargan. Effectivement, ce n’est pas à toi. Sais-tu combien il y a de Nadirs ? — Non, monsieur. — « Non, monsieur. » Eh bien, moi non plus, mon garçon. Personne ne le sait. Mais ils sont innombrables. Est-ce que tu peux imaginer deux secondes ce qui se passerait s’ils s’unissaient sous la bannière d’un seul chef ? Ils nous submergeraient comme un raz-de-marée. (Il cligna des yeux et retourna s’asseoir sur sa chaise en toile qui grogna sous la charge soudaine.) Comme un raz-de-marée, grommela-t-il. (Il prit une profonde inspiration et essaya de contrôler l’effet du vin.) Ils doivent être humiliés. Écrasés. Démoralisés. Un vacarme retentit à l’extérieur et Premian entendit soudain des hommes hurler. Il sortit en vitesse de la tente, suivi des autres officiers. Un mur de flammes éclairait le ciel nocturne et de la fumée tourbillonnait autour du camp. Les chevaux se mirent à hennir de peur. Premian balaya le campement du regard. Le feu allait passer dessus. — Les chariots d’eau ! cria-t-il. Harnachez les chariots ! Premian traversa le camp au pas de course et atteignit l’endroit où les vingt chariots avaient été disposés en carré. Chacun contenait seize barils. Un homme passa à côté de lui en proie à la panique et Premian l’agrippa par l’épaule. — Va chercher les chevaux pour les chariots, lui ordonna-t-il d’une voix empreinte d’autorité. — À vos ordres, répondit l’homme en saluant. Premian vit un groupe de soldats essayer de sortir leurs affaires d’une tente. — Laissez ça, leur hurla-t-il. Si les chariots brûlent, nous mourrons tous. Vous trois, allez chercher les chevaux. Les autres, commencez à tirer ces chariots afin de les mettre en rang pour les harnais. Les flammes léchaient à présent les abords du camp. Des centaines d’hommes essayaient d’éteindre l’incendie avec des couvertures et des capes, mais Premian vit aussitôt que c’était inutile. Les soldats revinrent en traînant derrière eux des chevaux apeurés. Une tente prit feu. Le premier chariot fut enfin harnaché ; un soldat sauta sur le siège du conducteur et fit claquer les rênes. Les quatre chevaux tirèrent sur leur harnais et le chariot se mit en branle. Un deuxième chariot suivit ; puis un troisième. D’autres hommes arrivèrent à la rescousse. Premian courut jusqu’à la première rangée de piquets. — Libérez le reste des chevaux, dit-il à un soldat qui était là à ne rien faire. Nous les rassemblerons demain. — À vos ordres, répondit l’homme en coupant les lanières avec son couteau. Premian agrippa les rênes du premier cheval et monta à cru d’un bond. La bête déjà paniquée se cabra, mais Premian était un cavalier hors pair. Il se pencha en avant et flatta le long cou de la bête. — Courage, mon beau, lui dit-il. Il retourna aux chariots et vit que six autres avaient été harnachés entre-temps et se dirigeaient vers l’est, à l’écart des flammes. De plus en plus de tentes brûlaient ; de la fumée et des cendres emplissaient l’air. Un homme poussa un hurlement sur sa gauche comme ses vêtements venaient de prendre feu. Plusieurs soldats le jetèrent au sol et le recouvrirent d’une couverture afin d’étouffer les flammes. À présent, la chaleur était devenue intense et il était difficile de respirer. Les flammes léchaient les derniers chariots, mais deux autres encore étaient prêts. — C’est bon ! hurla Premian aux soldats qui se débattaient. Sauvez-vous ! Les hommes montèrent sur les derniers chevaux et s’enfuirent du camp au triple galop. Premian se tourna et vit d’autres soldats courir à l’abri. Plusieurs tombèrent et furent engloutis par les flammes. Il fit tourner bride à sa monture – et aperçut Gargan qui marchait au milieu de la fumée. Le général avait l’air perdu, en état de choc. — Bren ! criait-il. Bren ! Premian essaya de faire avancer son cheval en direction du général, mais l’animal ne voulait pas approcher des flammes. Premian retira sa chemise, en fit une boucle et la passa autour des yeux du cheval, essayant tant bien que mal de l’y attacher. Il éperonna sa monture aveugle et rejoignit Gargan. — Mon général ! Montez en croupe ! — Je ne peux pas abandonner Bren. Où est-il ? — Il est certainement déjà parti, monsieur. Si nous restons plus longtemps, nous risquons de nous retrouver coincés. Gargan poussa un juron et attrapa la main tendue de Premian, puis, avec la facilité de l’habitude, monta derrière lui. Le jeune officier lança sa monture au galop dans la steppe en flammes, contournant le mur de feu qui s’étendait au nord-ouest. La chaleur montait de plus en plus et Premian ne voyait quasiment rien à cause de la fumée ; le cheval galopait à toute vitesse, les flancs écorchés par les flammes. Finalement, ils dépassèrent le feu et Premian tira sur les rênes pour que sa monture épuisée puisse respirer un instant. Il sauta à terre et se retourna pour contempler le camp qui se consumait. Gargan le rejoignit. — Tu t’es bien conduit, mon garçon, dit-il en posant une énorme main sur l’épaule de Premian. — Merci, monsieur. Je crois que nous avons réussi à sauver la majorité des chariots. Les flancs de l’étalon étaient noircis et cloqués ; la grande bête tremblait des sabots à la tête. Premian la conduisit vers l’est où le gros des troupes s’était rassemblé. Lentement, alors que le feu diminuait au loin, des hommes se mirent en marche en direction du camp pour aller fouiller les décombres. À l’aube, tous les corps avaient été retrouvés. Vingt-six hommes et douze chevaux avaient trouvé la mort dans les flammes. Toutes les tentes avaient été détruites, mais la plupart des provisions avaient été épargnées ; le feu s’était propagé trop rapidement pour brûler à travers les sacs de farine, de sel, d’avoine et de viande séchée. Sur les neuf chariots d’eau restés derrière, six avaient entièrement brûlé, même si la plupart des barils contenant l’eau si précieuse avaient pu être sauvés. Les trois derniers étaient simplement roussis. Comme le soleil du petit matin se levait sur la terre carbonisée du campement, Gargan put enfin examiner les dégâts. — Le feu a été déclenché au sud, expliqua-t-il à Premian. Trouvez le nom des sentinelles de nuit en faction dans ce périmètre. Trente coups de fouet à chacune. — À vos ordres. — Il y a moins de dégâts que ce que nous aurions pu craindre, déclara le général. — Oui, monsieur. Mais nous avons quand même perdu un millier de flèches et environ quatre-vingts lances. Je suis désolé pour votre valet. Nous avons trouvé son cadavre derrière la tente. — Bren était un homme bon. Il m’a très bien servi. Je l’ai fait sortir du rang lorsque les rhumatismes ont eu raison de son bras d’arme. Un homme bien ! Ils paieront pour sa mort avec une centaine des leurs. — Nous avons également perdu six chariots d’eau, mon général. Avec votre permission, je vais faire ajuster les rations afin de supporter la perte et faire suspendre l’ordre aux lanciers de se raser tous les jours. Gargan acquiesça. — Nous ne récupérerons pas nos chevaux, dit-il. Les plus jeunes ont déjà dû repartir à Gulgothir. — J’ai bien peur que vous n’ayez raison, monsieur, convint Premian. — Enfin, bon. Certains de nos lanciers devront être transférés dans l’infanterie ; cela leur apprendra à estimer davantage leur monture à l’avenir. (Gargan renifla et cracha.) Envoie donc quatre compagnies dans la passe. Je veux des rapports fréquents sur les mouvements nadirs. Et des prisonniers. L’attaque de la nuit dernière a été parfaitement exécutée ; elle me rappelle celle d’Adrius pendant la Campagne d’hiver, lorsqu’il avait ralenti la progression ennemie en allumant des feux. Premian resta silencieux un moment, mais il vit que Gargan le regardait fixement, attendant manifestement une réponse. — Okaï était un Tête de Loup, monsieur. Pas un Cornes Courbées. En fait, je ne me souviens pas qu’il y ait eu des Cornes Courbées parmi les janissaires. — Tu ne connais pas bien les coutumes nadires, Premian. Quatre tribus gardent le Tombeau. Peut-être est-il là-bas avec elles. Je l’espère. Je donnerais mon bras gauche pour l’avoir en mon pouvoir. La lune brillait dans le ciel au-dessus de la vallée des Larmes de Shul-sen. Talisman, à bout de forces, décida d’aller inspecter une dernière fois les remparts, enjambant délicatement les guerriers nadirs qui dormaient. Ses yeux étaient pleins de sable et fatigués et, en gravissant lentement les marches en pierre, il réalisa que son corps était en proie à des courbatures dues à tous ces efforts inhabituels. La nouvelle plate-forme en bois craqua sous ses pas. Faute de clous, les planches avaient été fixées avec de la corde ; mais c’était suffisamment solide, et demain ce serait encore plus stable, une fois que Bartsaï et ses hommes auraient fini d’y travailler. La plate-forme de combat construite par Kzun et ses Loups Solitaires était presque achevée également. Kzun avait très bien travaillé, quasiment sans relâche. Mais il inquiétait encore Talisman. Souvent, pendant la journée, il sortait de l’enceinte du Tombeau et se rendait dans la steppe. À présent, il ne dormait pas avec ses hommes, mais à l’extérieur, dans l’ancien campement des Loups Solitaires. Gorkaï le rejoignit. Sur les ordres de Talisman, l’ex-Nota avait travaillé aux côtés des hommes de Kzun toute la journée. — Qu’as-tu appris ? s’enquit Talisman à voix basse. — Qu’il est bizarre, répondit Gorkaï. Il ne dort jamais sous une tente ; il prend ses couvertures et va dormir à la belle étoile. Il n’a jamais pris de femme. Et parmi les siens, il vit seul, légèrement à l’écart de sa tribu ; il n’a pas de frère d’arme. — Alors, pourquoi a-t-il été nommé chef des gardes du Tombeau ? demanda Talisman. — C’est un guerrier féroce. Il a livré onze duels – il n’a pas été touché une seule fois. Tous ses ennemis sont morts. Ses hommes le détestent et le respectent à la fois. — Et toi, qu’en penses-tu ? Gorkaï haussa les épaules et se gratta le front, à la base du V de ses cheveux. — Je ne l’aime pas, Talisman, mais si j’étais entouré d’ennemis, je le voudrais à mes côtés. (Talisman s’assit sur les remparts et Gorkaï en profita pour le dévisager.) Tu devrais dormir. — Pas tout de suite. Je dois encore penser à pas mal de choses. Où est Nosta Khan ? — Dans le Tombeau. Il y jette des sorts, déclara Gorkaï, mais il ne trouve rien. Je l’ai entendu pousser un juron il n’y a pas longtemps. Gorkaï regarda le mur sur toute sa longueur. Lorsqu’il avait vu le Tombeau pour la première fois, il l’avait trouvé petit, mais à présent, les murs – de soixante mètres chacun – semblaient ridiculement longs. — Pouvons-nous tenir l’endroit ? demanda-t-il soudainement. — Pour un temps, répondit Talisman. Beaucoup de choses dépendent du nombre d’échelles qu’auront les ennemis. S’ils sont bien équipés, ils nous submergeront facilement. — Un millier de malédictions sur eux, siffla Gorkaï. Talisman sourit. — Ils n’auront pas assez d’échelles. Ils ne s’attendaient pas à un siège. Et il n’y a pas d’arbres aux alentours pour en construire. Nous avons près de deux cents hommes à présent, soit cinquante par mur s’ils essaient de nous attaquer de tous les côtés à la fois. Nous allons tenir, Gorkaï – du moins quelques jours. — Et ensuite ? — Nous vivrons ou nous mourrons, déclara Talisman avec un haussement d’épaules. Loin au sud-ouest le ciel se mit à briller par à-coups d’une lueur rougeâtre. — Qu’est-ce que c’est que ça ? s’enquit Gorkaï. — Avec un peu de chance, le camp ennemi qui brûle, répondit sombrement Talisman. Ça ne va pas les ralentir beaucoup, mais en revanche ça leur volera leur confiance en eux. — J’espère que beaucoup vont mourir. — Pourquoi restes-tu ? demanda Talisman. Gorkaï eut l’air perplexe. — Comment ça ? Où voudrais-tu que je sois ? Je suis un Tête de Loup à présent, Talisman. Tu es mon chef. — Je t’ai peut-être attiré sur un chemin sans retour, Gorkaï. — Tous les chemins mènent à la mort, Talisman. Mais ici, je ne fais plus qu’un avec les dieux de la Pierre et de l’Eau. Je suis de nouveau un Nadir, et ça a un sens. — Absolument. Et je vais même te dire, mon ami, ç’en aura encore plus dans les années à venir. Lorsque l’Unificateur mènera ses armées, le monde tremblera en entendant le nom de « Nadir ». — Voilà une pensée agréable avant d’aller se coucher, dit Gorkaï en souriant. C’est alors que les deux hommes aperçurent la silhouette de Zhusaï qui émergeait des dortoirs. Elle n’était vêtue que de lin blanc et marchait lentement, comme dans un rêve, en direction des portes. Talisman courut en bas des marches, suivi de Gorkaï. Ils la rattrapèrent à l’extérieur. Talisman la prit doucement par le bras. Ses yeux étaient grands ouverts et ne cillaient pas. — Où est mon seigneur ? demanda-t-elle. — Zhusaï ? Qu’est-ce qui ne va pas ? murmura Talisman. — Je suis perdue, dit-elle. Pourquoi mon esprit est-il enchaîné dans le Lieu Sombre ? Une larme se forma et coula sur sa joue. Talisman la prit dans ses bras et l’embrassa sur le front. — Qui parle ? s’enquit Gorkaï en saisissant la main de Zhusaï. — Est-ce que tu connais mon seigneur ? lui demanda-t-elle. — Qui êtes-vous ? insista Gorkaï. Talisman la libéra et se tourna vers le guerrier. Gorkaï lui fit signe de se taire et s’approcha de la jeune femme. — Dites-moi votre nom, demanda-t-il. — Je suis Shul-sen, la femme d’Oshikaï. Peux-tu m’aider ? Gorkaï prit sa main et y déposa un baiser. — De quelle aide avez-vous besoin, ma dame ? — Où est mon seigneur ? — Il est… Gorkaï se tut et regarda Talisman. — Il n’est pas ici, déclara Talisman. Vous rappelez-vous comment vous êtes arrivée ici ? — J’étais aveugle, dit-elle, mais à présent je peux voir, et entendre, et parler. (Elle se tourna lentement.) Je crois que je connais cette vallée, remarqua-t-elle, mais je ne me souviens pas de ces bâtiments. J’ai essayé de quitter le Lieu Sombre, mais il y a des démons. Mes sorts n’ont aucun effet. Le pouvoir a disparu mais je ne peux toujours pas partir. — Et pourtant vous l’avez fait, dit Gorkaï. Vous êtes ici. — Je ne comprends pas, dit-elle. Suis-je en train de rêver ? Quelqu’un m’a appelée et je me suis réveillée ici. Ces vêtements ne sont pas les miens. Et où est mon lon-tsia ? Où sont mes anneaux ? (Soudain, elle sursauta comme si on l’avait frappée.) Non ! s’écria-t-elle. Je suis attirée en arrière. Aide-moi ! Je ne supporte plus le Lieu Sombre ! Elle essaya sauvagement d’attraper le bras de Talisman mais elle devint d’un seul coup toute molle et s’écroula contre lui. Ses cils se mirent à battre très le et Zhusaï leva alors les yeux vers le jeune Nadir. — Que s’est-il passé, Talisman ? — De quoi te souviens-tu ? — Je rêvais. Tu te rappelles de la femme dans la grotte ? Elle marchait main dans la main avec un homme. Puis le soleil est mort et des murs de roche noire sont apparus tout autour de nous… d’elle. La lumière a disparu jusqu’à ce que les ténèbres soient totales. L’homme avait disparu. Je… elle… a essayé de trouver une porte dans la roche, mais il n’y en avait pas. J’ai entendu des gémissements et des grognements non loin. C’est tout ce que je me rappelle. Est-ce que je suis en train de devenir folle, Talisman ? — Je ne crois pas, dit Gorkaï gentiment. Dis-moi, as-tu déjà eu des visions ? — Non. — As-tu déjà entendu des voix alors qu’il n’y avait personne aux alentours ? — Non. Qu’essaies-tu de me dire ? — Je pense que l’esprit de Shul-sen est attiré d’une manière ou d’une autre en toi. Je ne sais pas pourquoi. Mais je sais que tu n’es pas folle. J’ai déjà vu des esprits, et j’ai parlé avec eux. C’était la même chose avec mon père. Ce que nous venons de vivre n’était pas un rêve éveillé. Ta voix était différente ainsi que tes manières. Tu es d’accord, Talisman ? — Cela dépasse mon entendement, admit le chef nadir. Que devons-nous faire ? — Je ne sais pas ce que nous pouvons faire, répondit Gorkaï. Tu m’as dit qu’Oshikaï cherchait sa femme et voilà qu’à présent Shul-sen le cherche à son tour. Mais leur monde n’est pas le nôtre, Talisman. Nous ne pouvons pas les réunir. La lune disparut derrière un banc de nuages, plongeant la steppe dans les ténèbres. Un homme hurla au loin, et Talisman vit une lumière s’allumer rapidement et une lanterne prendre vie à l’extérieur de la tente de Kzun. Chapitre 9 Le prêtre aveugle, Enshima, était assis en silence sur le bord d’un rocher qui surplombait la steppe. Derrière lui, assis tristement à l’ombre de la fontaine secrète, se trouvaient une vingtaine de réfugiés – dans l’ensemble des femmes âgées et des enfants en bas âge. Cette nuit, il avait vu l’incendie au loin et perçu le passage d’âmes dans le Vide. La pâle robe de bure du prêtre était maculée de poussière. Il avait des ampoules et les pieds en sang, à cause de la roche volcanique acérée qui gâchait cette partie des montagnes. Enshima offrit une prière silencieuse de remerciements pour la bande de Cornes Courbées en guenilles qui était arrivée à la fontaine deux jours auparavant. Ils faisaient partie d’un groupe plus important qui avait été attaqué car les lanciers gothirs, mais ils avaient réussi à s’échapper sur les hauteurs où les cavaliers lourdement armés n’avaient pu les poursuivre. Pour l’instant ils étaient en sécurité. Affamés, endeuillés, affligés, mais en sécurité. Enshima remercia la Source pour avoir préservé leurs vies. Le prêtre défit les chaînes de son esprit et le laissa s’envoler au-dessus des montagnes pour contempler la vaste étendue désertique. À une quinzaine de kilomètres au nord-ouest, il apercevait les minuscules remparts du Tombeau, mais ne s’y rendit pas. Il préféra fouiller la steppe à la recherche des deux cavaliers qu’il savait devoir approcher bientôt de la fontaine. Il les trouva à la sortie d’un ravin, à trois kilomètres du rocher sur lequel il était assis. Le guerrier à la hache menait les deux chevaux de rechange, tandis que le poète, Sieben, venait derrière, portant le bébé emmitouflé dans sa couverture rouge. Il flotta plus près du cavalier de tête et l’observa attentivement. Monté sur une jument sellée, il était vêtu d’un gilet en cuir noir avec des doubles gardes argentées au niveau des épaules, et portait une énorme hache à deux lames. La route qu’ils empruntaient risquait de les faire passer à côté de la fontaine cachée. Enshima s’approcha du poète et le toucha à l’épaule du bout de sa main éthérée. — Hé. Druss. fit Sieben. Tu crois qu’il y aurait de l’eau dans ces rochers ? — Nous n’en avons pas besoin, répondit le guerrier à la hache. D’après Nuang, le Temple est à moins de quinze kilomètres d’ici. — Peut-être bien, mon vieux, mais la couverture de l’enfant commence à puer. Et j’aimerais bien avoir l’occasion de laver mes affaires avant de faire notre grande entrée. Druss gloussa. — Oui, da, poète, ce ne serait pas correct si tu arrivais sans être au mieux de ta splendeur. Druss tira sur les rênes de son cheval et bifurqua à droite vers les roches volcaniques noirâtres. Sieben chevaucha à ses côtés. — Comment vas-tu trouver ces joyaux guérisseurs ? lui demanda-t-il. Le guerrier réfléchit à la question. — Je pense qu’ils sont dans le cercueil, dit-il. Ce serait logique, non ? — C’est un vieux Tombeau. Je pense qu’il a été pillé depuis longtemps. Druss resta silencieux un moment avant de hausser les épaules. — Eh bien, le chaman a dit qu’ils seraient là. Je lui demanderai quand je le verrai. Sieben eut un sourire amer. — J’aimerais tellement avoir la même confiance que toi en la nature humaine, Druss, mon ami. La jument redressa la tête, les naseaux frémissants ; elle accéléra l’allure. — Oui, on dirait bien qu’il y a de l’eau, fit remarquer Sieben. Les chevaux peuvent la sentir. Ils gravirent la piste étroite et sinueuse. Alors qu’ils atteignaient la crête, deux vieux guerriers nadirs surgirent devant eux, l’épée au poing. Un petit prêtre en robe bleue s’avança et parla aux vieillards, qui reculèrent à contrecœur. Druss continua d’avancer et mit pied à terre à côté de la fontaine, jetant un œil circonspect sur le groupe de Nadirs assis non loin. Le prêtre s’approcha de lui. — Sois le bienvenu dans notre camp, guerrier, lui dit-il. Les yeux de l’homme étaient aveugles, ses pupilles avaient la couleur de l’opale. Druss posa Snaga contre un rocher et prit le bébé le temps que Sieben descende de cheval. — Cet enfant a besoin de lait, déclara Druss. Le prêtre prononça un nom et une jeune femme s’approcha avec hésitation. Elle prit l’enfant des mains de Druss et repartit au milieu de son groupe. — Ce sont les survivants d’un raid gothir. leur apprit le vieil aveugle. Je suis Enshima, un prêtre de la Source. — Druss, répondit le guerrier. Et voici Sieben. Nous nous rendons… — … au Tombeau d’Oshikaï, termina pour lui le prêtre. Je sais. Viens t’asseoir un peu avec moi. Il se dirigea vers un petit groupe de rochers près de la fontaine. Druss le suivit, tandis que Sieben allait faire boire les chevaux et remplir les gourdes. — Une grande bataille va avoir lieu au Tombeau, annonça Enshima. Tu le sais déjà. Druss s’assit à côté de lui. — Oui, je le sais. Mais cela ne m’intéresse pas. — Ah, mais si, car ta propre quête est liée à cette bataille. Tu ne trouveras pas les joyaux avant que celle-ci commence, Druss. Le guerrier s’agenouilla à la fontaine et but. L’eau était froide et rafraîchissante, mais elle lui laissa un goût affreux dans la bouche. Il leva les veux vers l’aveugle. — Tu es un voyant ? — Autant qu’on peut l’être, convint Enshima. — Alors tu pourrais peut-être me donner la raison de cette foutue guerre ? Moi, je n’y comprends rien. Enshima eut un sourire triste. — Cette question présuppose qu’il y ait une raison à n’importe quelle guerre. — Je ne suis pas philosophe, prêtre, alors épargne-moi tes ruminations. — Non, Druss, tu n’es pas philosophe, répondit aimablement Enshima, mais tu es un idéaliste. La raison de cette guerre ? Comme toutes les autres, la convoitise et la peur ; convoitise dans le sens où les Gothirs sont riches et souhaitent le rester, et peur parce qu’ils voient chez les Nadirs une future menace pour leur richesse et leur position. Pour quelles autres raisons une guerre a-t-elle jamais eu lieu ? — Ces joyaux existent donc, dit Druss pour changer de sujet. — Oh, ils existent. Les Yeux d’Alchazzar ont été taillés il y a des centaines d’années. Ils ressemblent à de l’améthyste, sont tous les deux de la grosseur d’un œuf, et contiennent en eux le pouvoir sauvage de cette terre. — Pourquoi ne les trouverai-je pas avant la bataille ? s’enquit Druss alors que Sieben venait les rejoindre. — Parce que tel n’est pas ton destin. — J’ai un ami qui en a besoin, dit Druss. J’apprécierais ton aide. Enshima sourit. — Je ne prends aucun plaisir à ne pas t’aider, guerrier. Mais je ne peux pas te donner ce que tu me demandes. Demain, je conduirai ces gens au cœur des montagnes, dans l’espoir – aussi vain soit-il – de les garder en vie. Tu vas te rendre au Tombeau, et là tu te battras. Car c’est ce que tu sais le mieux faire. — As-tu quelques paroles de réconfort pour moi, vieil homme ? demanda Sieben. Le vieil homme sourit et tapota le bras du poète. — J’avais un problème et tu m’as aidé à le résoudre, je t’en remercie. Ce que tu as fait dans la chambre volcanique était un acte de pure bonté, pour lequel, j’espère, la Source te bénira. Montre-moi le lon-tsia. Sieben plongea la main dans sa poche et en extirpa le lourd médaillon. Le vieil homme le tint devant son visage et ferma ses yeux couleur fumée. — Le visage de l’homme est celui d’Oshikaï le Fléau des démons, la femme celui de son épouse, Shul-sen. Le texte est en chiatze. Une traduction littérale en serait « Oshka-Shul-sen – ensemble ». Mais ce que cela veut réellement dire, c’est « âmes emmêlées ». Leur amour était très grand. — Pourquoi l’a-t-on torturée ainsi ? interrogea Sieben. — Je ne peux pas te répondre, jeune homme. Je ne comprends rien à la barbarie et au mal. Une grande magie a été utilisée afin d’emprisonner l’esprit de Shul-sen. — Est-ce que je l’ai libéré ? — Je ne sais pas. Un guerrier nadir m’a confié que l’esprit d’Oshikaï la cherchait depuis une éternité dans les ombres des vallées du Vide. Peut-être qu’à présent il l’a retrouvée. Je le lui souhaite. Mais comme je te l’ai dit, les sorts étaient très puissants. (Enshima rendit le lon-tsia à Sieben.) On a également jeté un sort sur cet objet, déclara-t-il. — Pas une malédiction, j’espère, dit le poète en tenant le médaillon du bout des doigts. — Non, pas une malédiction. Je crois que c’était un sort de dissimulation. Afin de le rendre invisible aux yeux des hommes. Mais on peut le porter sans danger, Sieben. — Bon. Dis-moi – tu as dit que l’homme était Oshikaï, et pourtant le nom sur le médaillon est Oshka. C’est un diminutif ? — Il n’y a pas de i dans l’alphabet chiatze. On l’indique en faisant une petite encoche incurvée au-dessus de la lettre précédente. Sieben remit le médaillon dans sa poche et Enshima se leva. — Que la Source vous ait en sa garde tous les deux, dit-il. Druss se leva. — Nous vous laissons les deux poneys, déclara-t-il. — C’est très gentil. Sieben s’arrêta un instant à côté du prêtre. — Combien y a-t-il de défenseurs au Tombeau ? — Je pense qu’il y en aura un peu moins de deux cents lorsque les Gothirs arriveront. — Et les joyaux sont là-bas ? — Mais oui. Sieben jura et sourit d’un air gêné. — J’avais espéré que non. Je ne suis pas à mon aise dans les batailles. — Aucun homme civilisé ne l’est, répondit le prêtre. — Mais, pourquoi les joyaux sont-ils cachés là-bas ? demanda Sieben. Enshima haussa les épaules. — Ils ont été sculptés il y a plusieurs siècles et insérés dans la tête d’un loup en pierre. Un chaman les a volés. Manifestement, il voulait leur pouvoir. On l’a pourchassé et il a caché les joyaux avant de s’enfuir dans les montagnes. Mais il a été rattrapé, torturé et tué près de l’endroit où tu as trouvé les ossements de Shul-sen. Il n’a pas révélé l’endroit où il avait caché les Yeux. — Cette histoire n’a pas de sens, déclara Sieben. Si les joyaux étaient imprégnés d’un grand pouvoir, pourquoi les a-t-il abandonnés ? Il aurait certainement pu s’en servir face à ses poursuivants ? — Est-ce que les actes des hommes ont toujours un sens, comme tu dis ? rétorqua le prêtre. — D’une certaine manière, argumenta Sieben. Quel genre de pouvoir ont les Yeux ? — Difficile à dire. Cela doit dépendre largement de celui qui les utilise. Ils peuvent soigner les blessures et briser les sorts. On dit qu’ils avaient le pouvoir de régénération et de réplication. — Est-ce que le pouvoir des joyaux aurait pu dissimuler le chaman aux yeux de ses poursuivants ? — Oui. — Alors pourquoi ne s’en est-il pas servi ? — Jeune homme, j’ai bien peur que cela ne reste un mystère. — Je déteste les mystères, déclara Sieben. Tu as parlé de régénération. Est-ce qu’ils peuvent ressusciter les morts ? — Je parlais de la régénération des tissus – les blessures ou les effets des maladies. On dit qu’un vieux guerrier est redevenu jeune après avoir été guéri par eux. Mais je pense que c’est une exagération. — Il est l’heure d’y aller, poète, intervint Druss. Une jeune femme nadire s’approcha d’eux, portant le bébé. Elle l’offrit en silence à Sieben. Le poète recula d’un pas. — Non, non, ma chère, dit-il. Aussi entichés soyons-nous de ce petit coquin, je pense qu’il serait mieux ici, parmi son peuple. Talisman arpentait les étroits remparts en bois du mur nord, testant la résistance de la structure, examinant les anciennes poutres qui maintenaient l’ensemble. Tout avait l’air solide. Les parapets étaient crénelés, permettant aux archers de tirer. Mais chaque guerrier nadir n’avait que vingt flèches et celles-ci seraient épuisées à la fin du premier assaut. L’ennemi tirerait également, et il faudrait récupérer ses flèches. Quoi qu’il en soit, cette bataille ne pouvait pas être gagnée par l’archerie. Il regarda autour de lui et aperçut Kzun qui dirigeait la construction sous le mur brisé. Une plate-forme solide avait été érigée là. Le chef des Loups Solitaires arborait toujours l’écharpe blanche que Zhusaï lui avait offerte. Kzun réalisa qu’il le regardait mais ne lui fit aucun signe. Quing-chin travaillait sur les portes avec un groupe, passant de la graisse animale sur les gonds, essayant de les libérer. Depuis combien de temps n’ont-elles pas été fermées ? se demanda Talisman. Dix ans ? Cent ? Bartsaï et dix de ses hommes travaillaient sur le parapet du mur est où une portion des remparts avait cédé. Ils avaient arraché les lattes de plancher des bâtiments voisins pour faire les réparations. Quing-chin escalada les remparts et salua à la manière gothire. — Fais en sorte que ce soit la dernière fois, annonça froidement Talisman. Cela n’amuse pas nos guerriers. — Je m’excuse, frère. Talisman sourit. — Inutile, mon ami. Je ne voulais pas râler. Tu as très bien agi la nuit dernière. Dommage qu’ils aient pu sauver leurs chariots à eau. — Pas tous, Talisman. Ils vont vite être à court de rations. — Comment ont-ils réagi lorsque le feu s’est déclenché ? — Avec beaucoup d’efficacité. Ils ont de bons commandants, répondit Quing-chin. Nous avons failli tuer Gargan. Je regardais depuis les hauteurs et je l’ai aperçu au milieu des flammes. Un jeune officier est arrivé sur son cheval et l’a sauvé – le même d’ailleurs qui a sauvé les chariots. Talisman se pencha sur le parapet et regarda dans la vallée. — J’ai beau haïr Gargan, je dois reconnaître que c’est un excellent général. Il y a un chapitre qui lui est consacré dans les livres d’histoire gothire. Il n’avait que vingt-deux ans lorsqu’il a mené la charge qui a mis fin à la guerre civile ; c’est le plus jeune général dans l’histoire de Gothir. — Mais il n’a plus vingt-deux ans, aujourd’hui, fit remarquer Quing-chin. Il est vieux et gras. — Le courage reste, même après que la jeunesse est partie, objecta Talisman. — Il y a beaucoup de venin chez cet homme, dit Quing-chin en retirant son casque à bords fourrés et en passant sa main dans ses cheveux en sueur. Une malfaisance durable qui le consume. Je pense qu’il aura autant de rage que les flammes la nuit dernière lorsqu’il découvrira que c’est toi le chef ici. — Avec un peu de chance, tu auras raison. Un homme en colère prend rarement des décisions rationnelles. Quing-chin alla s’asseoir sur les remparts. — As-tu réfléchi à qui tu vas confier le commandement des guerriers au point d’eau ? — Oui. Kzun. Quing-chin eut l’air dubitatif. — Je croyais que tu voulais que ce soient les Cornes Courbées qui le gardent ? — C’est ce qu’ils feront. Mais sous les ordres de Kzun. — Un Loup Solitaire ? Est-ce qu’ils vont accepter ? — Nous verrons bien, répondit Talisman. Que tes hommes rassemblent des pierres et des gros rochers le long des remparts. Nous aurons ainsi des projectiles à jeter sur les fantassins qui escaladeront nos murs. Sans un mot de plus, Talisman s’en alla. Il descendit les marches des remparts et s’approcha de Bartsaï qui avait arrêté de travailler le temps que ses hommes se reposent et boivent un peu. — As-tu sélectionné tes guerriers ? lui demanda-t-il. — Oui. Vingt, comme tu me l’avais ordonné. Je pourrais en choisir plus à présent. Trente-deux autres guerriers sont arrivés depuis hier. — Si le puits est tel que tu le décris, vingt hommes devraient suffire. Qu’ils viennent me voir. J’ai besoin de leur parler. Bartsaï s’en alla et Talisman partit rejoindre Kzun et ses hommes qui apportaient la dernière touche à la plate-forme de combat. Le dessus avait été recouvert de planches trouvées dans la vieille tour. Talisman l’escalada et regarda à travers la faille dans le mur. — Du beau travail, déclara-t-il comme Kzun s’approchait de lui. — Cela fera l’affaire, répondit Kzun. Est-ce que c’est ici que tu veux que, mes hommes et moi, nous nous battions ? — Tes hommes, oui. Mais toi, non. Désigne-leur un chef. Je veux que tu prennes le commandement des Cornes Courbées au puits. — Quoi ? (Kzun s’empourpra.) Tu veux que je commande ces singes peureux ? — Si les Gothirs s’emparent du puits, ils s’empareront ensuite du Tombeau, expliqua Talisman d’une voix basse et neutre. C’est le cœur même de notre défense. Sans eau, nos ennemis seront forcés d’attaquer en règle ; si nous pouvons les retenir suffisamment longtemps, ils commenceront à mourir de soif. Avec de l’eau, ils ont des dizaines d’options ; ils pourraient même nous affamer. — Tu n’as pas besoin de me convaincre de son importance, Talisman, cracha Kzun. Mais pourquoi devrais-je commander des Cornes Courbées ? Ce sont des mous. Mes propres hommes pourraient défendre le puits. Je leur fais confiance pour se battre jusqu’à la mort. — Tu vas prendre le commandement des Cornes Courbées, lui dit Talisman. Tu es un combattant et ils te suivront. Kzun cligna des yeux. — Dis-moi pourquoi. Pourquoi moi ? — Parce que je t’en donne l’ordre, rétorqua Talisman. — Non, il y a autre chose. Qu’est-ce que tu ne me dis pas ? — Mais rien, mentit aussitôt Talisman. Le puits est vital et j’ai jugé que tu étais le meilleur pour en diriger la défense. Mais le puits est en territoire Cornes Courbées et ils se sentiraient insultés qu’une autre tribu le défende. — Tu ne penses pas qu’ils se sentiront insultés lorsque tu me nommeras comme chef ? — C’est un risque à prendre. Viens avec moi, ils nous attendent. Bartsaï était furieux, mais il ravala sa colère en voyant Kzun sortir par les portes avec ses guerriers. La douleur lancinante dans sa poitrine était revenue – une prison de fer qui lui comprimait la cage thoracique. Il avait tellement espéré participer à la bataille du puits. Il y avait de nombreuses routes pour s’échapper. Lui et ses hommes auraient pu bien le défendre, mais également s’enfuir discrètement si le besoin s’en était fait sentir. À présent, il était coincé dans cette forteresse pourrissante de pacotille. Talisman s’approcha de lui. — Viens, nous devons parler, lui dit-il. Il leva les yeux vers le jeune homme et une nouvelle douleur le poignarda. — Parler ? J’en ai assez de parler. Si la situation n’était pas désespérée, je te défierais, Talisman. — Je comprends ta colère, Bartsaï, répondit le jeune homme. Mais écoute-moi : Kzun n’aurait servi à rien pendant le siège. Je l’ai regardé marcher de long en large dans son campement et j’ai vu sa lanterne s’allumer la nuit. Il dort à l’extérieur. As-tu remarqué ça ? — Oui, da, il est bizarre. Mais qu’est-ce qui te fait croire qu’il devrait commander mes hommes ? Talisman guida Bartsaï jusqu’à une table installée à l’ombre. — Je ne sais pas quels démons hantent Kzun, mais il est évident qu’il a peur d’être enfermé. Il n’aime pas le noir et il évite les espaces clos. Lorsque le siège débutera, nous serons tous enfermés ici. Je pense que cela aurait brisé Kzun. Mais c’est un guerrier et il défendra le puits au prix de sa vie. — Je l’aurais fait aussi, riposta Bartsaï en évitant de regarder Talisman dans les yeux. Comme n’importe quel chef. — Nous portons tous nos propres peurs, Bartsaï, déclara doucement Talisman. — Qu’est-ce que ça veut dire ? cracha le chef des Cornes Courbées en rougissant. Anxieux, il leva la tête et contempla les yeux noirs et énigmatiques de Talisman. — Ça veut dire que, moi aussi, j’ai peur des jours à venir. Comme Quing-chin, Lin-tse et tous les autres guerriers. Aucun de nous ne veut mourir. C’est la raison pour laquelle je tiens à ta présence ici, Bartsaï. Tu es plus âgé, tu as plus d’expérience que les autres chefs. Ton calme et ta force seront très importants lorsque les Gothirs passeront à l’attaque. Bartsaï soupira et la douleur disparut peu à peu. — Lorsque j’avais ton âge, j’aurais chevauché des centaines de kilomètres pour venir participer à cette bataille. À présent, je sens le souffle rauque de la mort sur ma nuque. J’ai les jambes qui tremblent, Talisman. Je suis trop vieux et il serait préférable que tu ne comptes pas trop sur moi. — Tu te trompes, Bartsaï. Il n’y a que les imbéciles qui ignorent la peur. Je suis peut-être jeune, mais je sais bien évaluer les hommes. Tu ne fléchiras pas et tu inspireras tous les guerriers autour de toi. Tu es nadir ! — Je n’ai pas besoin d’un beau discours. Je connais mon rôle. — Ce n’était pas un discours, Bartsaï. Il y a douze ans, lorsque les Casse-Dos ont attaqué ton village, tu t’es ensuite rendu dans leur camp avec une vingtaine d’hommes. Tu les as fait fuir et tu as récupéré tous les poneys volés. Il y a cinq ans, tu as été défié par un jeune épéiste des Loups Solitaires. Tu as été blessé quatre fois, mais tu l’as quand même tué. Et, bien que blessé, tu es remonté sur ton poney et tu t’en es allé. Tu es un homme, Bartsaï. — Tu sais beaucoup de choses sur moi, Talisman. — Tous les chefs doivent connaître ceux qui les servent. Mais je ne sais tout ça que parce que tes hommes s’en vantent. Bartsaï sourit. — Je tiendrai bon, promit-il. Et maintenant, je ferais mieux de retourner travailler sur les remparts. Sinon, je n’aurai rien sur quoi tenir. Talisman sourit et regarda le vieil homme s’en aller. Nosta Khan sortit du tombeau et traversa la cour. En le voyant approcher, la bonne humeur de Talisman s’évapora. — J’ai lancé des sorts de détection, mais ils ont échoué. Peut-être que Chorin-Tsu se trompait. Peut-être qu’ils ne sont pas ici après tout. — Les Yeux sont ici, répliqua Talisman, mais nous ne pouvons pas les voir. L’esprit d’Oshikaï m’a dit qu’un étranger était destiné à les trouver. Nosta Khan cracha dans la poussière. — Il y en a deux qui arrivent, Druss et le poète. Espérons que l’un des deux s’avérera être l’homme du destin. — Pourquoi Druss viendrait-il ici ? s’enquit Talisman. — Je lui ai dit que les Yeux pourraient guérir un de ses amis blessé dans une bagarre. — Et c’est le cas ? — Évidemment – mais il ne les aura jamais. Tu crois que je laisserai l’avenir sacré des Nadirs reposer entre les mains d’un gajin ? Non, Talisman Druss est un grand guerrier. Il va nous être utile dans la bataille à venir, mais après cela il faudra le tuer. Talisman regarda attentivement le petit homme, mais ne dit rien. Le chaman s’assit à la table et se versa une coupelle d’eau. — Tu dis qu’il y a un lon-tsia à l’intérieur du cercueil ? — Oui. En argent. — C’est curieux, fit observer Nosta Khan. Le Tombeau a été pillé il y a des siècles. Pourquoi des voleurs auraient-ils laissé derrière eux un ornement en argent ? — Peut-être qu’il était collé à la peau, suggéra Talisman, sous la chemise. Peut-être qu’ils ne l’ont pas vu. Avec le temps la chemise a pourri, et c’est comme ça que j’ai pu le découvrir. — Hmm, murmura Nosta Khan, peu convaincu. Je pense moi qu’on a jeté un sort dessus, qui s’est dissipé avec le temps. (Il posa ses yeux noirs et brillants sur le visage de Talisman.) À présent, parlons de la fille. Tu ne peux pas l’avoir, Talisman ; elle est promise à l’Unificateur et ce n’est pas toi. De sa lignée naîtront les grands hommes de l’avenir. Zhusaï sera sa première épouse. Talisman sentit un nœud se former dans son estomac et la colère monter en lui. — Je ne veux plus qu’on me parle de prophéties, chaman. Je l’aime autant que j’aime la vie. Elle est à moi. — Non ! siffla Nosta Khan en se penchant vers lui. Le bien-être des Nadirs doit être ta principale préoccupation – mieux encore : ta seule préoccupation. Tu veux voir le Jour de l’Unificateur ? Alors n’interfère pas avec son destin. Quelque part, déclara Nosta Khan en agitant le bras, il y a l’homme que nous attendons. Les fils de son destin sont mêlés à ceux de Zhusaï. Tu comprends, Talisman ? Tu ne peux pas l’avoir ! Le jeune Nadir regarda droit dans les yeux sombres de Nosta Khan et y lut de la malfaisance. Mais, plus encore, il réalisa que le petit homme était réellement terrorisé. Sa vie, plus encore que celle de Talisman, n’était dédiée qu’à une seule finalité, la venue de l’Unificateur. Talisman sentit qu’une pierre venait de remplacer son cœur. — Je comprends, dit-il. — Bien. (Le petit chaman se détendit et observa les guerriers qui s’affairaient sur les murs.) C’est impressionnant, déclara-t-il. Tu as bien travaillé. — Restes-tu avec nous pour la bataille ? lui demanda froidement Talisman. — Un petit peu. J’utiliserai mes pouvoirs contre les Gothirs. Mais je ne peux pas mourir ici, Talisman, mon travail est trop important. Si les défenses tombent, je m’en irai. Je prendrai la fille avec moi. Le cœur de Talisman se souleva. — Tu peux la sauver ? — Évidemment. Mais que je sois clair, Talisman. Si tu lui prends sa vertu, je l’abandonnerai là. — Tu as ma parole, Nosta Khan. Est-ce que cela te suffit ? — Comme toujours, Talisman. Ne me déteste pas, mon garçon, dit-il tristement. Il y en a trop qui le font. La plupart ont des raisons pour ça. Mais cela m’ennuierait que tu en fasses partie. Tu serviras bien l’Unificateur, je le sais. — Tu as vu mon destin ? — Oui. Mais il est des choses dont il vaut mieux ne pas parler. À présent il faut que je me repose. Le petit chaman s’en alla, mais Talisman le rappela. — Si tu as un tant soit peu d’estime pour moi, Nosta Khan, tu dois me dire ce que tu as vu. — Je n’ai rien vu, répondit le chaman sans même se retourner. (Les épaules du petit homme s’affaissèrent.) Rien. Je ne te vois pas aux côtés de l’Unificateur. Il n’y a pas d’avenir pour toi, Talisman. C’est ton heure. Chéris-la. Il partit sans se retourner. Talisman resta immobile un instant, puis prit la direction des dortoirs. Il gravit l’escalier jusqu’à la chambre de Zhusaï. Elle l’attendait, ses longs cheveux noirs brossés et brillants d’huile parfumée. Dès qu’il entra, elle se précipita sur lui, lui sauta au cou et l’embrassa au visage. Il la repoussa délicatement et lui répéta les paroles du chaman. — Je me moque de ce qu’il raconte, lui dit-elle. Je ne ressentirai jamais pour un autre homme ce que je ressens pour toi. Jamais ! — Ni moi pour une autre femme. Asseyons-nous un moment, Zhusaï. J’ai besoin de sentir le contact de ta main. Il la guida jusqu’au petit lit. Elle prit sa main et l’embrassa ; il sentit la chaleur de ses larmes qui coulaient sur sa peau. — Lorsque tout sera perdu, murmura Talisman, Nosta Khan t’emmènera en sécurité. Sa magie est puissante ; il te fera passer au milieu des Gothirs. Tu pourras vivre, Zhusaï. — Je ne veux pas vivre sans toi. Je ne partirai pas. Ses mots touchèrent le jeune homme, mais lui firent aussi craindre le pire. — Ne dis pas ça, mon ange. Il faut que tu comprennes que pour moi, te savoir saine et sauve, c’est comme une victoire. Je pourrai mourir heureux. — Je ne veux pas que tu meures ! s’exclama-t-elle la voix cassée. Je veux être avec toi, quelque part, au cœur des montagnes. Je veux porter tes fils. Talisman la serra contre lui et respira l’odeur de ses cheveux et de sa peau ; il caressa son visage et sa nuque du bout des doigts. Il n’arrivait pas à trouver les mots justes et une profonde tristesse le terrassa. Il avait cru que son rêve de voir les Nadirs unifiés était plus important que la vie même. Mais, à présent, il pensait différemment. Cet unique petit bout de femme lui avait montré une vérité qu’il ne pensait pas pouvoir exister. Pour elle, il était presque prêt à trahir le destin. Presque. Il avait la bouche sèche. Il fit un effort insurmontable et la lâcha pour se lever. — Je dois y aller, dit-il. Elle secoua la tête et se leva à son tour. — Non, pas tout de suite, dit-elle d’une voix calme et contrôlée. Je suis chiatze, Talisman. J’ai été éduquée à bien des choses. Enlève ta chemise. — Je ne peux pas. J’ai donné ma parole à Nosta Khan. Elle sourit. — Enlève ta chemise. Tu es tendu et fatigué, tes muscles sont tout noués. Je vais te masser les épaules et le cou. Ensuite tu pourras dormir. Fais ça pour moi, Talisman. Il ôta son gilet en peau de chèvre, retira sa chemise, défit la boucle de son baudrier et s’assit sur le lit. Elle s’agenouilla derrière lui et massa ses muscles avec ses pouces. Au bout d’un moment, elle lui ordonna de s’allonger sur le ventre. Il obéit. Elle passa de l’huile parfumée dans son dos. L’arôme était délicat ; Talisman sentit la tension le quitter peu à peu. Lorsqu’il se réveilla, elle était allongée à côté de lui, sous la couverture, la main posée sur son torse, son visage près du sien sur l’oreiller. Le soleil de l’aube passait par la fenêtre. Il écarta son bras, se dégagea de la couverture et se leva. Elle se réveilla aussitôt. — Comment te sens-tu, mon seigneur ? lui demanda-t-elle. — Je vais bien, Zhusaï. Tu es très douée. — L’amour fait des miracles, répondit-elle en s’asseyant. Elle était nue, et les rayons de soleil donnaient à sa peau une couleur dorée. — L’amour fait des miracles, convint-il en détournant son regard de ses seins. Tu n’as pas rêvé de Shul-sen ? — Je n’ai rêvé que de toi, Talisman. Il enfila sa chemise et son gilet, passa son baudrier à l’épaule et quitta la chambre. Gorkaï l’attendait au rez-de-chaussée. — Deux cavaliers approchent, lui apprit-il. Peut-être des éclaireurs gothirs. L’un d’eux porte une grande hache. Tu les veux morts ou vifs ? — Qu’ils viennent. Je les attendais. Druss tira sur les rênes de sa jument devant le mur ouest et regarda d’un œil acéré la fissure qui le zébrait sur toute sa hauteur. — J’ai déjà vu des forts en meilleur état, confia-t-il à Sieben. — Et moi des accueils plus chaleureux, grommela le poète en regardant les archers sur les remparts qui les tenaient en joue. Druss sourit, donna un petit coup sur ses rênes et avança au pas. Les portes étaient vieilles et à moitié pourries, mais il vit tout de suite que les gonds avaient été récemment nettoyés de leur rouille. Le sol près des deux battants portait des marques en quart de cercle indiquant qu’ils avaient été fermés récemment. Il éperonna doucement sa jument afin qu’elle entre dans l’enceinte et mit pied à terre. Il vit Talisman s’approcher de lui. — Nous nous retrouvons, mon ami, dit le Drenaï. As-tu des voleurs à tes trousses cette fois ? — Deux mille, répondit Talisman. Des lanciers, des fantassins, des archers. — Tu devrais dire à tes hommes de mouiller ces portes, lui conseilla Druss. Le bois est sec. Ils ne vont pas s’embêter à les défoncer. Ils vont juste y mettre le feu. Druss jeta un regard expérimenté sur les défenses et fut impressionné par ce qu’il découvrit. Les remparts avaient été restaurés et une plate-forme de combat avait été bâtie sous la faille du mur ouest. Des pierres et des rochers avaient été montés sur tous les remparts, prêts à être jetés sur l’infanterie. — Combien d’hommes as-tu ? — Deux cents. — J’espère que ce sont des guerriers. — Ce sont des Nadirs. Et ils défendent les ossements du plus grand combattant nadir de tous les temps. Ils se battront. Et toi ? Druss gloussa. — Je n’ai rien contre une bonne bataille, mon garçon. Mais celle-ci n’est pas la mienne. Un chaman nadir m’a dit que je pourrais trouver des joyaux ici – des joyaux guérisseurs. J’en ai besoin pour un ami. — J’ai cru le comprendre. Mais nous ne les avons pas encore trouvés. Dis-moi, Druss, est-ce que ce chaman t’a promis ces joyaux ? — Pas exactement, admit Druss. Il m’a juste dit qu’ils étaient ici. Est-ce que cela te dérange si on cherche ? — Pas du tout, répondit Talisman. Je te dois la vie, et c’est la moindre des choses. (Il désigna le bâtiment principal.) Voici le Tombeau d’Oshikaï le Fléau des démons. Si les joyaux sont quelque part, c’est là. Nosta Khan – le chaman dont tu parles – les a cherchés à l’aide de sorts, mais n’a pas réussi à les trouver. Personnellement, j’ai invoqué l’esprit d’Oshikaï, mais il n’a pas voulu révéler leur emplacement. Bonne chance, guerrier ! Druss hissa sa hache sur son épaule et traversa l’enceinte, Sieben à ses côtés. Le Tombeau était mal éclairé ; le guerrier à la hache s’arrêta devant le sarcophage en pierre. La pièce était envahie par la poussière et vide de toute décoration. — Elle a été pillée, déclara Sieben. Regarde les patères sur les murs. Autrefois, il devait y avoir, accrochés là, son armure et son étendard de guerre. — Ce n’est pas une façon de traiter un héros, dit Druss. Tu as une idée de l’endroit où chercher ? — À l’intérieur du sarcophage, répondit Sieben. Mais tu n’y trouveras pas les joyaux. Druss posa sa hache et s’approcha du cercueil. Il agrippa le couvercle en pierre, raidit ses muscles et le tira. La pierre grogna et grinça tandis qu’il la faisait glisser. Sieben jeta un coup d’œil à l’intérieur. — Tiens, tiens, tiens, dit-il. — Ils sont là ? — Bien sûr que non, cracha Sieben. Mais le cadavre a un lon-tsia, identique à celui qu’on a trouvé sur la femme. — Rien d’autre ? — Non. Il n’a plus de doigts, Druss. Quelqu’un doit les avoir tranchés pour s’emparer de ses bagues. Remets le couvercle en place. Druss s’exécuta. — Et maintenant ? demanda-t-il. — Je vais réfléchir, déclara le poète. Il y a quelque chose ici qui n’est pas normal. Je vais trouver quoi. — Dépêche-toi, poète. Autrement, tu risques de te retrouver en plein milieu d’une guerre. — Quelle pensée charmante. Des bruits de sabots retentirent dans l’enceinte. Druss sortit du Tombeau. Sieben le suivit juste à temps pour voir Nuang Xuan sauter de son poney et son peuple déferler derrière lui par les portes. — Tu avais dit que tu n’approcherais pas d’ici, lui lança Druss. Le chef nadir renifla et mollarda. — En effet, Drenaï. Mais un imbécile a mis le feu à la steppe, nous coupant le passage. Nous n’avions pas d’autre choix que de fuir. Lorsque nous avons essayé de bifurquer vers l’est, nous avons aperçu une colonne de lanciers. Franchement, je pense que les dieux de la Pierre et de l’Eau m’en veulent. — Tu es toujours en vie, vieil homme. — Bah, plus pour très longtemps. Des milliers qu’ils sont – et ils viennent tous par là. Je vais laisser mon peuple se reposer pour la nuit. — Tu mens très mal, Nuang Xuan, dit Druss. Tu es venu ici pour te battre – pour défendre le Tombeau. Ce n’est pas comme ça que ta chance risque de tourner. — Je continue de me demander s’il y aura un jour une fin à la malfaisance des Gothirs ? Qu’est-ce que cela peut leur rapporter de détruire ce qui nous est cher ? (Nuang Xuan prit une profonde inspiration.) Je vais rester, annonça-t-il. Je vais faire partir les femmes et les enfants, mais moi et mes guerriers allons rester. Quant à la chance, Drenaï, mourir pour défendre un lieu sacré est un privilège. Et je ne suis pas si vieux que ça. Je crois même que je tuerai une centaine de Gothirs à moi tout seul. Et toi, tu restes, hein ? — Ce n’est pas ma guerre, Nuang. — Ce qu’ils projettent de faire est mal, Druss. (Il se fendit soudain d’un sourire où manquait une dent de devant.) Je pense que tu vas rester aussi. Je pense que ce sont les dieux de la Pierre et de l’Eau qui t’ont conduit ici afin que tu puisses me voir tuer cent ennemis. Et maintenant, je dois trouver qui est le chef. Sieben s’approcha de Niobe qui s’était mise à l’ombre. Elle portait un sac en toile et le laissa tomber sur le sol devant elle. Sieben lui sourit. — Je t’ai manqué ? s’enquit-il. — Je suis trop fatiguée pour faire l’amour, répondit-elle d’une voix morne. — Ah, le romantisme selon les Nadirs, déclara Sieben. Allez, laisse-moi t’apporter un peu d’eau. — Je peux aller chercher de l’eau toute seule. — J’en suis sûr, ma belle, mais j’apprécierais un peu de compagnie. Il la prit par la main et la mena jusqu’à la table qui était à l’ombre. Des cruches en pierre remplies d’eau et des coupelles avaient été préparées. Sieben lui tendit une coupelle pleine. — Est-ce que les hommes servent les femmes dans ton pays ? lui demanda-t-elle. — D’une manière ou d’une autre, convint-il. Niobe but la coupelle d’une traite et la lui tendit afin qu’il la remplisse à nouveau. — Tu es étrange, lui dit-elle. Et tu n’es pas un guerrier. Que vas-tu faire quand le sang va commencer à couler ? — Avec un peu de chance, nous ne serons plus ici lorsque le combat va commencer. Mais dans le cas contraire… (Il écarta les mains.) Je m’y connais en blessures, déclara-t-il. Je serai le chirurgien du fort. — Moi aussi, je peux recoudre les blessures. Nous allons avoir besoin de tissu pour faire des bandages et de beaucoup de fil. D’aiguilles, aussi. Je vais rassembler tout ça. Il faut penser à un endroit pour les morts, sinon ils puent, gonflent, éclatent et attirent les mouches. — Comme tout cela est joliment dit, fit-il remarquer. Et si nous parlions d’autre chose ? — Pourquoi ? — Parce que ce sujet est… démoralisant. — Je ne connais pas ce mot. — Non, convint-il. Je ne crois pas que tu le connaisses. Dis-moi, est-ce que tout cela t’effraie ? — Quoi donc ? — Les Gothirs. Elle secoua la tête. — Ils viendront et nous les tuerons. — Ou ils nous tueront, objecta-t-il. Elle haussa les épaules. — Peu importe, dit-elle sombrement. — Ma chère, tu es une fataliste. — Tu te trompes. J’appartiens aux Loups Solitaires, déclara-t-elle. Nous devions devenir la tribu des Ailes de l’Aigle, et Nuang devait être notre chef. À présent, nous ne sommes plus assez nombreux, alors nous allons redevenir les Loups Solitaires. — Niobe, des Loups Solitaires, je t’adore, lui dit-il en souriant. Tu es un souffle d’air frais pour le blasé que je suis. — Je n’épouserai qu’un guerrier, annonça-t-elle gravement. Mais, jusqu’à ce que le bon m’approche, je coucherai avec toi. — Quel gentilhomme refuserait une avance aussi délicate ? dit-il. — Étrange, grommela-t-elle avant de s’éloigner. Druss traversa l’enceinte. — Nuang dit qu’il en a assez de courir. Lui et ses hommes vont rester ici pour se battre. — Ont-ils une chance de gagner, Druss ? — Ils m’ont l’air d’être une sacrée bande de durs, et Talisman s’en est bien sorti avec les défenses. — Ça ne répond pas à ma question. — Il n’y a pas de réponse, rétorqua Druss. Seulement des probabilités. Je ne parierais pas une demi-pièce de cuivre qu’ils puissent tenir plus d’une journée. Sieben soupira. — Évidemment, cela ne veut pas dire que nous allons faire quelque chose de raisonnable, comme partir, par exemple ? — Les Gothirs n’ont aucun droit de dévaster ce Tombeau, déclara Druss, le regard froid. C’est mal. Cet Oshikaï est un héros pour les Nadirs. Ses os devraient être laissés tranquilles. — Excuse-moi d’énumérer des évidences, mon vieux, mais cette tombe a déjà été pillée et ses os ont été coupés en morceaux. Je pense qu’au point où il en est, il s’en moque complètement. — Ce n’est pas de lui dont il est question mais d’eux, dit Druss en désignant les Nadirs. Dévaster le Tombeau les prive de leur héritage. Une telle action n’a aucun mérite. Elle est méprisante et je ne supporte pas ça. — Alors, nous restons ? Druss sourit. — Tu devrais partir, répondit-il. Ce n’est pas un endroit pour un poète. — L’idée est tentante, Druss, mon vieux. Je vais peut-être suivre ton conseil – dès que nous apercevrons leurs étendards. Nuang appela Druss qui alla le rejoindre. Sieben s’assit à la table et se versa une coupelle d’eau. Talisman vint s’asseoir à son tour. — Parle-moi de l’ami mourant, dit-il. Sieben raconta tout ce qu’il savait de la bagarre qui avait rendu Klay paralysé. Le Nadir écouta, l’air grave. — Il est normal qu’un homme risque tout pour un ami, déclara-t-il enfin Cela montre qu’il a du cœur. Il a participé à beaucoup de batailles ? — Beaucoup, répondit tristement Sieben. Tu sais comme les arbres attirent la foudre pendant l’orage. Eh bien, Druss est pareil. Où qu’il aille, les batailles surgissent autour de lui. C’est désespérant. — Pourtant il a survécu. — C’est son talent. Là où il marche, la mort n’est jamais loin derrière. — Il sera le bienvenu ici, annonça Talisman. Mais toi, Sieben ? Niobe me dit que tu souhaites être notre chirurgien. Pourquoi fais-tu ça ? — Dans ma famille, nous sommes idiots de père en fils. Lin-tse était assis sur son poney et scrutait la passe. Sur sa droite se dressait l’impressionnante paroi de roche rouge du Temple de Pierre, un monument gigantesque de Sa Majesté la Nature, érodée par les vents du temps dont la forme avait été taillée par une mer depuis longtemps oubliée qui recouvrait autrefois cette vaste région. Sur la gauche de Lin-tse se trouvait une série de pentes abruptes recouvertes de rochers. L’ennemi devrait avancer le long de l’étroit sentier qui passait au pied du Temple de Pierre. Il mit pied à terre et gravit la première pente en courant, s’arrêtant derrière plusieurs rochers saillants. Avec suffisamment d’hommes et de temps, il pourrait déloger plusieurs gros rochers afin de les faire tomber sur la piste. Il y réfléchit un moment. Puis il repartit jusqu’à son poney en courant, sauta en selle et fit avancer sa petite compagnie plus loin dans les rochers rouges. Talisman avait besoin d’une victoire, quelque chose qui enflammerait le cœur des défenseurs. Mais comment ? Talisman avait mentionné Fecrem et la Longue Retraite – qui renvoyaient à une série d’attaques éclairs sur les lignes de ravitaillement ennemies. Fecrem était le neveu d’Oshikaï et un attaquant doué. De la poussière rouge s’élevait en petits nuages sous les sabots des poneys et Lin-tse avait la gorge sèche. Il se pencha sur sa monture et l’encouragea à gravir la pente raide. Arrivé à la crête, il mit une nouvelle fois pied à terre. Ici, la piste devenait plus large. Un grand doigt en roche saillait sur sa gauche, penché vers une série de rochers sur la droite, à cinq mètres de distance. Lin-tse imagina la colonne de lanciers en marche. Ils avanceraient lentement, probablement en colonne par deux. S’il pouvait les faire accélérer à partir d’ici… Il pivota sur sa selle et scruta la piste derrière lui. La pente était raide, mais un cavalier suffisamment expérimenté pouvait la descendre au galop. Et les lanciers étaient expérimentés. — Attendez là, dit-il à ses hommes. Il tira sur ses rênes. Le poney se tortilla et se cabra, mais Lin-tse le lança aussitôt au galop dans la descente. Arrivé en bas, il tira d’un nouveau coup sec sur les rênes. De la poussière s’était soulevée sur son passage, comme une brume rougeâtre recouvrant la piste. Lin-tse bifurqua à droite et avança avec précaution. Un peu en retrait de la piste, le sol était plus cahoteux et menait à une crevasse d’une centaine de mètres de profondeur. Lin-tse mit pied à terre, s’approcha du bord du gouffre et le longea un moment. Au point le plus large, il y avait environ quinze mètres entre les deux bords, mais à peine trois là où il venait de s’agenouiller. De l’autre côté, le sol était en pente ascendante, jonchée de cailloux. Mais le chemin débouchait sur une piste plus grande que Lin-tse suivit des yeux. Elle conduisait directement sur le flanc ouest du Temple de Pierre. Il s’assit un moment et réfléchit à son plan. Puis il retourna au galop auprès de ses hommes. Premian mena ses cent lanciers à l’intérieur du territoire de roche rouge. Il était fatigué, ses yeux étaient injectés de sang et pleins de sable. Les hommes derrière lui le suivaient silencieusement en colonne par deux ; aucun n’était rasé depuis qu’on avait réduit leurs rations d’eau d’un tiers. Pour la quatrième fois ce matin-là, Premian leva son bras en l’air et la troupe s’arrêta. Le jeune officier Mikal vint à sa hauteur. — Qu’avez-vous vu, monsieur ? s’enquit-il. — Rien. Envoie un éclaireur sur les hauteurs au nord-est. — Mais il n’y a pas d’armée face à nous, se plaignit Mikal. Pourquoi toutes ces précautions ? — Tu as reçu un ordre. Obéis, lui dit Premian. Le jeune homme piqua un fard et fit tourner bride à son cheval. Premian ne l’avait pas sélectionné pour cette mission. Il était trop jeune et trop impétueux. Pire, il méprisait les Nadirs – même après qu’ils avaient mis le feu au camp. Mais Gargan avait annulé sa décision ; il aimait bien Mikal et voyait en lui une version jeune de lui-même. Premian savait que les hommes n’avaient rien contre une progression lente en territoire ennemi. Les lanciers royaux avaient tous affronté des guerriers nadirs par le passé et dans l’ensemble ils n’étaient pas bêtes : ils préféraient être mal à l’aise en selle que de tomber dans une embuscade. Une chose était sûre : l’homme qui avait orchestré l’attaque du camp aurait plus d’une corde à son arc. Premian n’était jamais venu dans cette zone auparavant, mais il avait étudié les magnifiques cartes de la Grande Bibliothèque de Gulgothir et il savait que la région autour du Temple de Pierre était riche en cachettes à partir desquelles des archers pouvaient tirer sur ses troupes ou leur y lancer des pierres. En aucun cas il ne conduirait ses troupes droit dans les bras de l’ennemi. Du haut de sa monture, il observa l’éclaireur qui gagnait les hauteurs. Ce dernier parvint au sommet et agita son bras de façon circulaire, indiquant ainsi que la voie était libre. Premian donna l’ordre à ses quatre compagnies de se remettre en marche. Il avait la bouche sèche. Il plongea la main dans sa sacoche et en sortit une petite pièce d’argent qu’il mit dans sa bouche afin de générer de la salive. Il savait que les hommes le regardaient et, s’il buvait, tous l’imiteraient. D’après les cartes, il n’y avait pas de réserve d’eau importante dans cette région, malgré plusieurs lits de rivière asséchés. Si l’on creusait suffisamment profond, on arrivait parfois à trouver de petits filets d’eau qui permettaient aux chevaux de s’abreuver. Il existait peut-être dans les rochers des réservoirs naturels dont les cartographes ne connaissaient pas l’existence. Premian faisait surtout attention aux abeilles, sachant qu’elles n’étaient jamais loin d’un point d’eau. Mais il n’en avait pas vu une seule pour le moment. Les chevaux n’avaient pas non plus réagi aux changements du vent ; et ils pouvaient sentir l’eau de très loin. Premian convoqua son sergent chef, Jomil. L’homme frisait la cinquantaine ; c’était un vétéran de nombreuses campagnes nadires. Il arriva à la hauteur du cheval de Premian et salua de façon crispée. Son visage couvert de poussière et sa barbe de deux jours le faisait paraître plus âgé. — Qu’en pensez-vous ? lui demanda Premian. — Ils ne sont pas loin, répondit Jomil. Je peux presque les sentir. — Le seigneur de Larness a demandé des prisonniers, l’informa Premian. Faites-le savoir aux hommes. — Une récompense serait la bienvenue, suggéra Jomil. — Il y en aura une, mais ne le leur dites pas. Je ne veux pas d’imprudences. — Ah, vous êtes un homme prudent, monsieur, déclara Jomil en souriant. Premian lui rendit son sourire. — C’est ce que je voudrais entendre mes petits-enfants dire de moi lorsque je serai assis dans mon jardin par une douce journée d’automne : « C’était un homme prudent. » — J’ai déjà des petits-enfants, lui apprit Jomil. — Peut-être même plus que vous ne le pensez. — Pas de « peut-être » en ce qui me concerne, monsieur. Jomil retourna auprès de ses hommes et fit passer le mot à propos des prisonniers. Premian souleva son casque à plume blanche et passa sa main dans ses cheveux blonds en sueur. Un bref instant, comme la transpiration s’évaporait, il sentit le vent frais, mais la chaleur oppressante revint aussitôt après. Premian remit son casque en place. Devant lui, la piste commençait à serpenter quand le Temple de Pierre apparut. Il avait la forme d’une cloche géante, dressée majestueusement vers le ciel. Premian trouva le panorama impressionnant et aurait voulu avoir le temps de le dessiner. La piste se raidit. Il appela Mikal et lui demanda de prendre une compagnie de vingt-cinq hommes pour aller se poster en haut de la crête et d’y attendre que la troupe soit passée. Le jeune homme salua et emmena ses hommes vers l’est. Premian prit un air renfrogné. Mikal allait trop vite – n’avait-il pas compris que ses chevaux étaient fatigués et que l’eau était rare ? Le jeune officier et ses hommes atteignirent la crête – juste à temps pour surprendre un groupe de quatre guerriers nadirs qui se précipitaient vers leurs poneys. Le seigneur Gargan avait dit qu’il voulait des prisonniers, et Mikal pouvait presque l’entendre le couvrir d’éloges. — Un raq d’or pour celui qui en capture un ! cria-t-il en éperonnant sa monture. Le hongre se rua en avant. Les Nadirs sautèrent sur le dos de leurs poneys et les lancèrent au galop dans la descente, projetant derrière eux des nuages de poussière rouge. Les poneys n’étaient pas de taille par rapport aux chevaux gothirs, et ce n’était qu’une question de temps avant que Mikal et ses hommes ne les rattrapent. Mikal dégaina son sabre et plissa les yeux à cause de la poussière ; il se pencha en avant contre le cou de sa monture afin qu’elle gagne en vitesse. Les Nadirs arrivèrent à un tournant sur la piste… Mikal ne les distinguait presque plus à travers tant de poussière. Son cheval était lancé au triple galop et, quand il arriva lui aussi au tournant, ses hommes l’avaient rejoint. Il aperçut les Nadirs légèrement sur sa gauche ; leurs chevaux se baissèrent et sautèrent comme s’il y avait une petite barrière. Dans ce terrible instant, Mikal vit le précipice qui s’ouvrait devant lui comme la gueule d’une bête géante. Il se jeta en arrière sur sa selle, tirant sauvagement sur les rênes – mais trop tard. Le hongre, en pleine course, sauta par-dessus le gouffre béant et tomba tête la première, désarçonnant Mikal qui alla s’écraser en hurlant sur les rochers en bas. Derrière lui, les lanciers avaient également tiré sur leurs rênes. Sept d’entre eux tombèrent à la suite de leur officier, les autres s’agglutinant au bord de la crevasse. Quinze guerriers nadirs hurlèrent à pleins poumons en sortant de leurs cachettes dans les rochers et se ruèrent sur les cavaliers. Les chevaux effrayés ruèrent, projetant dix soldats de plus dans le vide. Les huit derniers mirent pied à terre et se préparèrent au combat. Démoralisés, en sous-nombre, avec le gouffre dans leur dos qui les empêchait de fuir, ils furent massacrés rapidement et sans merci. Un seul guerrier nadir fut blessé – une entaille au visage ; un bout de sa joue pendait contre son menton. Les Nadirs rassemblèrent les chevaux gothirs et les casques des soldats qu’ils venaient de tuer et s’en allèrent par la piste. Premian et ses trois compagnies atteignirent la crête quelques instants plus tard. Jomil descendit et trouva les corps. Il retourna faire un rapport à son capitaine. — Tous morts, monsieur. La plupart sont tombés d’une falaise. Leurs cadavres sont éparpillés un peu partout sur les rochers en contrebas. Nous avons perdu de bons soldats, monsieur. — De bons soldats, convint Premian qui avait du mal à cacher la furie dans sa voix. Menés par un officier avec la cervelle d’une chèvre malade. — Je vous ai entendu lui en donner l’ordre, monsieur. Vous lui aviez dit d’attendre. Vous n’êtes pas responsable, monsieur. — Nous allons faire un détour pour récupérer les cadavres et les enterrer, se contenta-t-il de répondre. Combien étaient les agresseurs, d’après vous ? — D’après les traces, pas plus d’une vingtaine, monsieur. Des Nadirs se sont laissé poursuivre par nos hommes. Ils ont franchi la gorge en sautant à un endroit moins étroit. — Donc, nous avons perdu vingt-six hommes pour combien d’ennemis tués ? — Ils doivent avoir des blessés. Il y a du sang à l’endroit où ils avaient caché leurs poneys – peut-être dix ? (Premian lui jeta un regard assassin.) Enfin, peut-être un ou deux, admit Jomil. Il leur fallut déjà plus de trois heures pour arriver en bas du précipice. Et lorsque les troupes gothires atteignirent enfin les corps, la nuit allait bientôt tomber. Les dix-huit cadavres avaient été dépouillés de leurs armes et de leurs armures avant d’être décapités. Chapitre 10 Sieben jeta un coup d’œil dans l’ancien entrepôt. Niobe et les autres Nadires avaient nettoyé toute la poussière, la crasse, et ôté les toiles d’araignée. Cinq lanternes étaient accrochées à des patères. Une seule était allumée pour le moment, et il se servit de la lumière vacillante pour étudier le plan de son nouvel hôpital. Deux barils remplis d’eau avaient été déposés du roté nord de la grande salle carrée, près de deux tables longues que des Nadirs avaient amenées un peu plus tôt. Sieben examina les outils qui étaient alignés là : de vieilles pinces, trois couteaux aiguisés, plusieurs aiguilles courbées en corne et une longue aiguille droite en fer. Il s’aperçut que ses mains tremblaient. Niobe s’approcha silencieusement de lui. — Est-ce tout ce dont tu as besoin, po-ète ? demanda-t-elle en posant une petite boîte contenant du fil sur la table. — Des couvertures, dit-il. Nous allons avoir besoin de couvertures. Et de bols. — Pour quoi faire des bols ? s’enquit-elle. Si un blessé a la force de manger, il a la force de se battre. — Un blessé perd du sang, et par conséquent ses forces. De la nourriture et de l’eau l’aideront à les retrouver. — Pourquoi trembles-tu ? — J’ai assisté trois chirurgiens dans ma vie. Une fois, j’ai même recousu une blessure à l’épaule d’un homme. Mais ma connaissance de l’anatomie… du corps humain… est très limitée. Par exemple, je ne sais pas ce qu’il faut faire en cas de blessure au ventre. — Rien, répondit-elle simplement. Une grande blessure au ventre signifie la mort. — Que c’est réconfortant ! J’aurais peut-être besoin de miel. C’est bon pour les blessures, surtout si on le mélange à du vin ; cela empêche les infections. — Pas d’abeilles, po-ète. Pas d’abeilles – pas de miel. Mais nous avons des feuilles séchées de lorassium. C’est bon pour la douleur et les rêves. Nous avons aussi des racines de hakka qui repoussent les démons à peau bleue. — Les démons à peau bleue ? Qu’est-ce que c’est ? — Tu ne connais pas grand-chose aux blessures. Ce sont des diables invisibles qui pénètrent dans la chair ouverte et la rendent bleue, alors ça pue et les hommes meurent. — La gangrène. Je vois. Et comment utilise-t-on ces racines de hakka ? — On fait un cataplasme qu’on applique sur la blessure. Cela sent très mauvais. Les démons évitent d’approcher. — Et quel remède as-tu, ma dame, pour les mains qui tremblent ? lui demanda-t-il. Elle éclata de rire et posa sa main sur le ventre de Sieben, puis la fit descendre. — J’ai un grand remède, dit-elle. Elle lui passa son bras gauche autour du cou, tira sa tête vers le bas et l’embrassa. Il sentit la chaleur et la douceur de sa langue sur la sienne. Il se sentit d’un seul coup très excité. Elle s’écarta. — Et maintenant, regarde tes mains, dit-elle. (Elles ne tremblaient plus.) Un grand remède, non ? — Difficile d’en débattre ici, répondit-il. Où pourrions-nous aller ? — Nulle part. J’ai beaucoup à faire. Shi-saï va bientôt accoucher et j’ai promis de l’aider quand elle perdra les eaux. Mais si tes mains tremblent pendant la nuit, tu peux venir me retrouver près du mur nord. Elle l’embrassa une nouvelle fois et quitta la pièce. Sieben jeta un dernier coup d’œil à l’hôpital, souffla la lanterne et se rendit dans l’enceinte. On travaillait toujours sur les remparts fissurés du mur ouest, à la lumière de la lune. Ailleurs, des Nadirs étaient assis autour de feux de camp. Druss discutait avec Talisman et Bartsaï sur les remparts au-dessus des portes. Sieben pensa les rejoindre, mais réalisa qu’il n’avait pas envie d’entendre parler de batailles et de morts. Son esprit se concentra sur Niobe. Elle ne ressemblait à aucune des femmes qu’il avait connues. Lorsqu’il l’avait vue la première fois, il ne l’avait trouvée qu’à moitié attirante – sans plus. Mais de près, ses yeux rieurs l’avaient contraint à réviser son jugement. Pourtant, elle ne pouvait rivaliser avec certaines des beautés qui avaient partagé son lit. Mais chaque fois qu’il faisait l’amour avec elle, il avait l’impression qu’elle devenait de plus en plus belle. C’était étonnant. Toutes ses anciennes maîtresses étaient ternes en comparaison. Alors qu’il était perdu dans ses pensées, deux guerriers nadirs s’approchèrent de lui. Le premier lui parla en nadir. — Désolé les gars, répondit-il avec un sourire nerveux. Je ne comprends pas votre langue. Le deuxième, un grand homme au regard féroce et aux yeux étroits et malfaisants désigna son compagnon du doigt et dit : — Lui a très gros mal. — Gros mal, répéta Sieben. — Toi docteur. Tu répares. Sieben jeta un coup d’œil au deuxième homme. Son visage était gris, ses veux creusés et sa mâchoire serrée. — On entre, grommela le premier, en conduisant son ami dans l’hôpital. Sieben les suivit à contrecœur et, rallumant la lanterne, les mena jusqu’aux tables. Le malade tenta d’ôter sa chemise pourpre délavée, mais poussa un grognement. Son grand compagnon l’aida à retirer le vêtement et dans la lumière vacillante, Sieben vit une grosseur de la taille d’une petite pomme sur la colonne vertébrale de l’homme. La peau tout autour était rouge, gonflée et répugnante. — Tu découpes, déclara le plus grand des deux. Sieben indiqua au guerrier qu’il ferait mieux de s’allonger sur la table ; puis, délicatement, il toucha la grosseur. L’homme se raidit mais n’émit pas un son. La bosse était aussi dure qu’une pierre. — Va me chercher la lanterne, ordonna Sieben au plus grand. Le guerrier s’exécuta et Sieben put mieux inspecter la grosseur. Puis, il sélectionna le couteau le plus acéré et prit une profonde respiration. Il n’avait aucune idée de ce qu’était la grosseur – on aurait dit un furoncle géant, mais cela pouvait tout aussi bien être un cancer. Ce qui était sûr, c’est qu’il n’avait pas le choix, les deux hommes attendaient manifestement beaucoup de lui. Il appuya la pointe du couteau sur la bosse et pressa d’un coup sec. Du pus jaunâtre gicla de l’entaille et la peau se détacha comme un morceau de fruit pourri. Le guerrier poussa un hurlement ; un son étranglé et inhumain. Sieben posa le couteau, agrippa la grosseur et appuya dessus pour tout faire sortir. Du pus – mélangé cette fois à du sang – suinta de la blessure, lui recouvrant les doigts. Le blessé soupira et se détendit un peu sur la table. Sieben ouvrit un baril d’eau et remplit un bol pour se laver les mains et les poignets. Puis, il retourna s’occuper du guerrier. Du sang frais s’échappait de l’entaille de sept centimètres de long et coulait sur la table en bois. Sieben essuya la blessure avec un bout de tissu mouillé et ordonna à son patient de s’asseoir afin d’appliquer une compresse qu’il maintint avec des bandages autour de la taille de l’homme. Le Nadir s’adressa à son compagnon et sans un mot de plus les deux hommes quittèrent le bâtiment. Sieben s’assit. — De rien, tout le plaisir était pour moi, dit-il à voix haute, mais pas suffisamment pour que les deux hommes l’entendent. Il éteignit une nouvelle fois la lanterne et sortit à son tour, mais par une porte à l’arrière de la salle, et se retrouva juste à côté de l’entrée du Tombeau. Niobe étant occupée, et n’ayant rien d’autre à faire, Sieben poussa la porte et entra. Il y avait quelque chose dans cette pièce qui en appelait à son subconscient, mais il n’arrivait pas à le faire remonter à la surface. Ses yeux furent attirés par la plaque en fer noirci sur le cercueil de pierre. Les symboles inscrits dessus étaient en chiatze, moitié en lettres, moitié en hiéroglyphes. Talisman lui avait appris qu’ils disaient : « Oshikaï, Fléau des démons – Seigneur de la Guerre » Sieben s’agenouilla devant la plaque et scruta les symboles. Ils étaient profondément gravés dans le fer, mais ils ne lui dirent rien à part ça. Irrité de ne pouvoir résoudre le problème, il quitta le Tombeau, grimpa sur les remparts du mur nord et alla s’asseoir sur le parapet afin de contempler les montagnes au loin, éclairées par la lune. Ses pensées se tournèrent à nouveau vers Niobe et sa beauté, attendant en vain les cris du nouveau-né. Un peu de patience, se dit-il. Il sortit le lon-tsia de sa poche et regarda le profil de la femme qui y était gravé. Elle aussi était belle. Il retourna la pièce et regarda l’image d’Oshikaï. — Tu me causes bien du souci pour quelqu’un mort depuis dix siècles, déclara-t-il. C’est alors qu’il réalisa… Il se leva, descendit les marches, retourna dans le Tombeau et s’accroupit devant la plaque. Il compara le nom d’Oshikaï avec celui gravé sur le lon-tsia et vit qu’il y avait deux symboles identiques supplémentaires sur la plaque. Il regarda d’encore plus près et s’aperçut que ces deux gravures étaient plus profondes que les autres symboles. — Qu’as-tu trouvé ? demanda Talisman depuis l’entrée. Le jeune chef nadir vint s’agenouiller à côté du poète. — C’est la plaque d’origine ? demanda Sieben. Est-ce qu’elle a été fabriquée par les disciples d’Oshikaï ? — Je présume, répondit Talisman. Pourquoi ? — Quels sont ces symboles ? — La lettre nadire « i ». — Mais elle n’existe pas en chiatze, objecta Sieben. Donc, soit cette plaque funéraire a été altérée, soit elle n’est pas d’origine. — Je ne comprends pas le problème, dit Talisman. Sieben s’assit. — Je n’aime pas les mystères, répondit-il. Si cette plaque était d’origine, il n’y aurait pas de « i ». Si elle ne l’est pas, pourquoi alors est-elle en chiatze ? Pourquoi pas en nadir ? Il se mit à genoux et s’avança, posant ses mains sur la plaque, enfonçant un doigt dans les deux symboles. Quelque chose lâcha sous la pression ; un déclic sourd retentit à l’intérieur. La plaque tomba, révélant une petite niche taillée à même le cercueil où avait été déposée une petite bourse en cuir. Talisman poussa Sieben et prit la bourse. Comme il cherchait à l’ouvrir, le contenu tomba sur le sol poussiéreux. Il y avait deux osselets couverts de symboles noirs, une petite natte de cheveux et un morceau de parchemin plié. Talisman eut l’air déçu. — Je croyais que tu avais trouvé les Yeux d’Alchazzar, avoua-t-il. Sieben souleva le parchemin et essaya de le déplier, mais il se détacha en lambeaux entre ses doigts. — Que sont ces objets ? s’enquit-il. — Le sac à médecines d’un chaman. Les osselets servent pour les sorts divinatoires, les cheveux appartiennent au plus grand ennemi du chaman. Le parchemin ? Je ne sais pas. — Mais pourquoi avoir mis ça ici ? — Je ne sais pas, cracha Talisman. Sieben tendit la main et ramassa les osselets. Le monde se mit à tourner. Il poussa un cri, mais fut aspiré dans les ténèbres… Choqué par cet évanouissement soudain, Talisman s’agenouilla au-dessus du Drenaï blond et posa un index sur son pouls, à la hauteur du cou. Le cœur battait mais incroyablement lentement. Il secoua Sieben par les épaules, sans effet. Alors il se leva et sortit du Tombeau en courant. Gorkaï était assis par terre et affûtait son épée avec une pierre à aiguiser. — Va chercher Nosta Khan et le guerrier drenaï, lui ordonna Talisman avant de retourner auprès de Sieben. Druss arriva le premier. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il en s’agenouillant auprès de son ami. — Nous parlions et il s’est évanoui. Est-il sujet à des crises ? — Non. (Druss jura entre ses dents.) Son cœur bat à peine. Talisman regarda Druss et la peur gagner son grand visage barbu. Nosta Khan arriva et Talisman vit ses yeux perçants se poser aussitôt sur la plaque déplacée. — Les Yeux… ? demanda-t-il. — Non, répondit Talisman qui lui raconta aussitôt ce qu’ils avaient trouvé. — Espèce d’imbécile ! siffla Nosta Khan. Vous auriez dû m’appeler tout de suite. — Ce n’était qu’un sac à médecines. Il n’y avait pas de joyaux, répondit Talisman qui sentait monter en lui la colère. — C’est le sac à médecines d’un chaman, cracha Nosta Khan. Un sort avait été placé dessus. — Mais je l’ai touché également et il ne m’est rien arrivé, protesta Talisman. Le petit chaman s’agenouilla à côté de Sieben et lui ouvrit de force les doigts de la main droite. Les osselets s’y trouvaient, mais ils étaient devenus blancs et purs – les symboles noirs étaient à présent inscrits sur la paume de Sieben. — Mais le sac s’est ouvert, dit Nosta Khan, et ce n’est pas toi qui as touché les Os de Vision. Le guerrier à la hache se leva et toisa Nosta Khan. — Je me moque de savoir à qui revient la faute, déclara-t-il d’une voix dangereusement neutre, ses yeux pâles brillant de façon inquiétante. Ce que je veux, c’est que tu le fasses revenir. Tout de suite ! Voyant le danger, Nosta Khan sentit souffler un vent de panique en regardant les yeux glacés du Drenaï. Il mit la main sur son cœur et prononça deux mots de pouvoir. Druss se raidit et gémit. C’était un vieux sortilège qui entravait la victime dans des chaînes de souffrance. Au moindre mouvement, Druss éprouverait une douleur colossale qui le ferait s’évanouir. Et maintenant, pensa Nosta Khan triomphalement, que ce gajin drenaï goûte un peu au pouvoir des Nadirs ! Le chaman était sur le point de parler lorsque Druss émit un grognement guttural. Ses yeux changèrent légèrement de couleur et sa main jaillit. Ses énormes doigts attrapèrent Nosta Khan par la gorge et le soulevèrent. Le petit homme battait frénétiquement des pieds, en vain. Dans un océan de douleur, Druss prit la parole : — Annule… le sort, petit homme… ou… je te brise… le cou ! Talisman dégaina son couteau et se précipita au secours du chaman. — Un pas de plus, et il meurt, le prévint le Drenaï. Nosta Khan émit un gargouillis et parvint à prononcer trois mots dans une langue que ni Druss ni Talisman ne connaissaient. La douleur disparut. Druss laissa retomber le chaman et lui planta un doigt en pleine poitrine. — Si jamais tu refais un truc comme ça, sale nain, je te tue ! Talisman pouvait voir le choc et la terreur sur le visage de Nosta Khan. — Nous sommes tous amis, ici, dit-il doucement en rengainant son couteau et en venant s’interposer entre Nosta Khan et la silhouette menaçante de Druss. Réfléchissons plutôt à ce que nous pouvons faire. Le chaman frotta sa gorge endolorie. Il était abasourdi et arrivait à peine à penser. Le sort avait fonctionné, il le savait. Or, il était impossible qu’un mortel puisse résister à une telle souffrance. Conscient que les deux hommes face à lui attendaient qu’il prenne la parole, il fit un effort pour se concentrer et, serrant les osselets dans sa main, il leva légèrement le bras. — Son âme a été aspirée, expliqua-t-il d’une voix cassée. Le sac à médecines appartenait à Shaoshad, le renégat. C’est le chaman qui a volé les Yeux – que son âme soit pour toujours maudite et brûle dans dix mille feux ! — Mais pourquoi l’a-t-il caché ici ? s’enquit Talisman. Dans quel but ? — Je ne sais pas. Mais voyons plutôt si nous pouvons inverser le sort. Il prit la main molle de Sieben dans la sienne et se mit à incanter. Sieben tomba en tourbillonnant pendant une éternité avant de se réveiller en sursaut. Il était allongé à côté d’un petit feu au milieu d’un cercle de mégalithes. Un vieil homme était assis devant ce feu. Il était nu, mais portait un gros sac passé à une de ses maigres épaules, et avait une longue barbichette qui descendait de chaque côté de son menton, jusqu’à sa poitrine ; son crâne était rasé du côté gauche et ses cheveux tressés en une seule natte du côté droit. — Bienvenue, dit le vieil homme. Sieben se redressa. Il allait répondre lorsqu’il réalisa avec horreur que son interlocuteur avait été mutilé. On lui avait coupé les mains et du sang suintait de ses moignons. — Par le ciel, vous devez beaucoup souffrir, dit-il. — Tout le temps, convint l’homme en souriant. Mais lorsque quelque chose ne passe jamais, reste constant, cela devient supportable. Il abaissa l’épaule où pendait le sac afin de le laisser tomber par terre, puis il fouilla dedans avec ses bras ensanglantés. Il en sortit une main qu’il tint délicatement entre ses moignons. Il l’agrippa avec ses genoux et colla son bras droit mutilé contre le poignet coupé. Le membre eut un soubresaut et la main s’attacha au bras. Les doigts plièrent. — Ah, ça fait du bien, déclara l’homme en plongeant la main droite dans son sac pour en sortir la gauche, qu’il plaça sur son poignet libre. Elle s’attacha aussitôt. L’homme applaudit. Alors, il enleva ses yeux et les rangea dans le sac. — Pourquoi vous infligez-vous cela ? s’enquit Sieben. — J’y suis contraint par sorcellerie, répondit aimablement l’étranger. Ils ne se sont pas simplement contentés de me tuer. Oh, non ! À présent, j’ai mes mains et mes yeux, mais je ne peux jamais les avoir en même temps. Si j’essaie – et j’ai essayé – la douleur devient vite insupportable. J’ai beaucoup d’admiration pour la façon dont le sort a été lancé. Je ne pensais pas qu’il durerait si longtemps. J’ai réussi à dissiper la malédiction sur mes oreilles et ma langue. Je vois que tu as trouvé mon sac à médecines. Le feu fit mine de s’éteindre mais d’un geste de la main le vieil homme infusa une nouvelle vie aux flammes. Sieben contempla ses orbites vides. — Avez-vous essayé de n’utiliser qu’un seul œil et une seule main en même temps ? demanda-t-il. — Ai-je l’air d’un imbécile ? Évidemment que j’ai essayé. Ça marche… mais la douleur est quand même indescriptible. — Je dois vous avouer que c’est le pire rêve que j’aie jamais fait, déclara Sieben. — Ce n’est pas un rêve. Tu es bien ici. Sieben était sur le point de répondre lorsqu’un grognement inhumain retentit à l’extérieur du cercle de pierres. Le vieil homme leva la main et un éclair bleuté en jaillit, explosant entre les pierres dans un craquement sourd. Puis ce fut le silence. — Tu vois, j’ai besoin de mes mains pour survivre, ici. Mais je ne peux aller nulle part sans mes yeux. C’est une belle saloperie de punition, hein ? J’aurais bien voulu y penser moi-même… — Qu’est-ce que c’était que cette… chose ? demanda Sieben en se retournant pour regarder entre les pierres. Il n’y avait rien à voir. Tout n’était que ténèbres, profondes et définitives. — Difficile à dire. Mais elle ne nous voulait pas du bien. Je suis Shaoshad. — Sieben. Sieben le poète. — Un poète ? Cela fait une éternité que je n’ai pas apprécié les vers délicieux d’une ode. Mais je crains que tu ne restes pas suffisamment longtemps ici, alors, une autre fois peut-être… Raconte-moi comment tu as trouvé mon sac. — L’utilisation de la lettre nadire « i », lui expliqua Sieben. — Oui. C’était plutôt drôle. Je savais qu’aucun Nadir ne le verrait. — J’en déduis que vous n’êtes pas nadir ? — En partie seulement. Je suis un tiers chiatze, un tiers sechuin et un tiers nadir. Je veux que tu fasses quelque chose pour moi. Je ne peux rien t’offrir en échange, bien sûr. — De quoi avez-vous besoin ? — De mon sac à médecines. Je veux que tu prennes les cheveux et que tu les brûles. Il faut plonger les osselets dans l’eau. Le parchemin doit être réduit en miettes et dispersé au vent. Le sac, lui, doit être enterré. Tu sauras t’en souvenir ? — Cheveux brûlés, osselets noyés, papier dispersé, sac enterré, récita Sieben. Qu’est-ce que ça fera ? — Je pense que la libération de mon pouvoir élémentaire mettra fin à cette malédiction et que je retrouverai l’usage de mes mains et de mes yeux. Puisqu’on en parle… Il sortit ses yeux du sac et les remit dans ses orbites. Puis, il plaça ses bras au-dessus du sac et libéra ses mains qui se détachèrent de ses poignets. Du sang se mit aussitôt à couler. — Tu es un assez bel homme et tu as un visage honnête. Je pense que je peux te faire confiance. — Vous êtes l’homme qui a volé les Yeux d’Alchazzar, affirma Sieben. — Exactement. Une belle erreur, ça. Enfin bon, celui qui n’a jamais fait d’erreur n’a jamais rien fait, hein ? — Pourquoi les avez-vous volés ? — J’ai eu une vision – fausse, vu comment les événements ont tourné jusqu’à présent. J’ai cru que je pouvais offrir l’Unificateur à mon peuple cinq siècles plus tôt. L’arrogance m’a toujours été fatale. J’ai cru pouvoir utiliser les Yeux afin de ressusciter Oshikaï. Je voulais régénérer son corps et invoquer son âme. Eh bien, j’ai réussi à invoquer son âme. — Que s’est-il passé ? — Tu vas avoir du mal à le croire. Parce que je n’y arrive toujours pas moi-même. — Je crois que je sais, répondit Sieben. Il n’a pas accepté de revenir à la vie sans Shul-sen. — Exactement. Tu es intelligent. Voyons si tu devines ce qui s’est passé ensuite ? — Vous êtes parti à la recherche du corps de Shul-sen – c’est pour cela qu’on vous a capturé près de sa tombe. En revanche, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous ne vous êtes pas servi du pouvoir des joyaux. — Ah, mais je m’en suis servi. C’est à cause de cela qu’ils m’ont attrapé et tué. — Racontez-moi ça, murmura Sieben, fasciné… Il poussa un gémissement et ouvrit les yeux. Nosta Khan était penché au-dessus de lui. Sieben poussa un juron. Druss l’attrapa par le bras et le releva. — Par le ciel, poète, tu nous as fait peur. Comment te sens-tu ? — Frustré ! rétorqua Sieben. Une seconde de plus et il m’aurait révélé l’endroit où il a caché les joyaux. — Tu as parlé à Shaoshad ? demanda Nosta Khan. — Oui. Il m’a expliqué pourquoi il les avait pris. — Décris-le-moi. — Un homme avec une curieuse barbe, capable de détacher ses mains et d’enlever ses yeux. — Ah ah ! s’exclama joyeusement Nosta Khan. Le sort continue donc d’agir. Est-ce qu’il souffre ? — Oui, mais il le prend plutôt bien. Est-ce que tu peux me renvoyer auprès de lui ? — Seulement en t’arrachant le cœur et en jetant sept sorts dessus, lui dit le chaman. — Je vais prendre ça pour un non, dit Sieben. Les cris d’un nouveau-né retentirent à l’extérieur et Sieben sourit. — Si vous voulez bien m’excuser. Cette expérience était plutôt éprouvante et j’ai besoin de me reposer. Il se pencha et ramassa les cheveux, les osselets, le sac et les fragments de parchemin. — Que vas-tu faire de tout ça ? s’enquit Nosta Khan. — Les garder en souvenir de cette expérience, répondit-il. Je les montrerai à mes petits-enfants et me vanterai d’avoir visité le monde de l’au-delà. Zhusaï avait peur, mais pas le genre de peur banale comme l’angoisse de la mort, par exemple. C’était pire que cela, réalisa-t-elle. La mort n’était qu’une autre porte de sortie. Ce qu’elle éprouvait là ressemblait davantage à un sentiment d’extinction. Au début, ses rêves de Shul-sen n’avaient été que cela – de curieuses visions désagréables dont elle souffrait en dormant. Mais, à présent, elle entendait des voix dans son subconscient et ses souvenirs devenaient de plus en plus vagues et flous. En revanche, elle se souvenait très bien d’images d’une autre vie – celle du compagnon d’Oshikaï le Fléau des démons, le chef renégat. Ces images devenaient de plus en plus nettes, précises. Elle se souvenait de balades à cheval dans les longues collines, de l’amour dans l’herbe à l’ombre de Jiang-shin, la Mère des Montagnes, de sa robe de soie blanche le jour de son mariage au palais Blanc de Pechuin. — Assez ! cria-t-elle comme les souvenirs semblaient la submerger. Ce n’est pas moi. Ce n’est pas ma vie. Je suis née à… à… (Mais elle n’arrivait pas à s’en souvenir.) Mes parents sont morts. J’ai été élevée par mon grand-père… (L’espace d’un instant elle ne se rappela plus son nom.) Chorin-Tsu ! hurla-t-elle triomphalement. (Talisman entra à ce moment-là dans la pièce et elle se précipita vers lui.) Aide-moi ! le supplia-t-elle. — Qu’est-ce qui ne va pas, mon ange ? — Elle essaie de me tuer, sanglota Zhusaï. Et je n’arrive pas à lutter. Ses yeux en amande étaient grands ouverts et la peur y était visible. — Qui essaie de te tuer ? s’enquit-il. — Shul-sen. Elle veut ma vie… mon corps. Je la sens en moi, ses souvenirs m’envahissent. — Calme-toi, dit-il d’une voix douce. Il la fit s’asseoir sur le lit puis se rendit à la fenêtre d’où il appela Gorkaï qui grimpa aussitôt l’escalier quatre à quatre. Talisman lui fit part des craintes de Zhusaï. — J’ai entendu parler de ça, affirma Gorkaï d’une voix grave. La possession par un esprit. — Que pouvons-nous faire ? demanda Talisman. — Trouver ce qu’elle veut, conseilla Gorkaï. — Supposons qu’elle ne veuille que moi ? intervint Zhusaï. Que ma vie ? — Pourquoi n’en as-tu pas parlé à ton chaman ? s’enquit Gorkaï. Son savoir est plus grand que le mien en la matière. — Je ne veux pas qu’il m’approche, répondit Zhusaï d’une voix brisée. Plus jamais. Je ne lui fais pas confiance. Il… souhaite qu’elle me tue. C’est Shul-sen, la Mère du peuple nadir. Une sorcière. Elle a des pouvoirs et il chercherait à les utiliser. Moi, je n’ai rien. — Je ne suis pas capable de régler ça, Talisman, dit Gorkaï. Je ne sais pas lancer des sorts. Talisman prit la main de Zhusaï dans la sienne. — Alors il faut que ce soit Nosta Khan. Va le chercher. — Non ! cria Zhusaï en se levant d’un bond. Talisman la prit dans ses bras et la serra fort. — Fais-moi confiance ! la supplia-t-il. Je ne le laisserai pas te faire du mal. Je vais surveiller Nosta Khan de près. Au moindre danger, je le tuerai. Crois-moi ! Le corps de Zhusaï fut soudain agité par un spasme et elle ferma momentanément les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, la peur avait disparu de son regard. — Oh, mais je te crois, Talisman, déclara-t-elle d’une voix douce. Il sentit l’épaule de Zhusaï s’écarter légèrement de sa poitrine et une sorte de sixième sens lui intima l’ordre de se reculer – juste à temps pour voir la lame de couteau. Il bloqua le coup avec son bras droit et asséna à la jeune fille un direct du gauche en pleine mâchoire. La tête de la jeune Chiatze partit en arrière et elle s’écroula sur le lit. Il lui retira le couteau des mains et le lança de l’autre côté de la pièce. Nosta Khan entra. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il. — Elle a essayé de me tuer avec mon couteau. Mais ce n’était pas Zhusaï. Elle est possédée. — C’est ce que ton serviteur m’a dit. L’esprit de Shul-sen cherche la liberté. Tu aurais dû venir me voir plus tôt, Talisman. Combien d’autres secrets me caches-tu encore ? (Sans attendre la réponse, il se rendit au chevet de Zhusaï.) Attache-lui les mains dans le dos, ordonna-t-il à Gorkaï. Le guerrier jeta un coup d’œil à Talisman qui acquiesça discrètement. Il lia alors les poignets de Zhusaï avec une fine ceinture en velours. Puis, avec l’aide de Nosta Khan, il retourna la jeune femme de façon que sa tête repose sur l’oreiller. Le chaman sortit un collier de dents humaines d’une vieille bourse à sa ceinture et le passa autour du cou de Zhusaï. — À partir de maintenant, annonça-t-il, plus personne ne doit parler. Il posa la main sur le front de la jeune femme et commença à incanter. Les deux hommes qui regardaient la scène eurent l’impression que la température de la pièce était en train de baisser ; un vent froid souffla par la fenêtre ouverte. Le chant continua, montant et descendant de façon régulière. Talisman ne connaissait pas la langue qu’utilisait le vieux chaman – ni ne savait si c’était vraiment une langue – mais l’effet dans la pièce fut spectaculaire. De la glace se forma sur le rebord de la fenêtre, puis sur les murs. Gorkaï se mit à trembler malgré lui. De son côté, Nosta Khan ne semblait pas gêné. Il s’arrêta de chanter et retira sa main. — Ouvre les yeux, ordonna-t-il, et donne-moi ton nom. Les yeux sombres s’ouvrirent lentement. — Je suis… (Un sourire apparut sur les lèvres de la jeune femme.) Je suis celle qui fut bénie entre toutes les femmes. — Es-tu l’esprit de Shul-sen, épouse d’Oshikaï le Fléau des démons ? — C’est bien moi. — Tu es morte, femme. Il n’y a pas de place ici pour toi. — Je ne me sens pas morte, chaman. Je sens mon cœur qui bat et les liens autour de mes poignets. — Tu as volé cette apparence. Tes os reposent dans une chambre de roche volcanique. Ou ne te souviens-tu plus de la nuit où tu es morte ? — Oh, je m’en souviens, dit-elle avec un pincement de lèvres, les yeux brillants. Je me souviens de Chakata et de ses clous en or. Il était humain à cette époque. Je ressens toujours la douleur du moment où il a fait pénétrer ces clous dans mes yeux, suffisamment loin pour me rendre aveugle mais pas assez pour me tuer. Je m’en souviens. Oh, oui, je me souviens de tout. Mais à présent je suis de retour. Détache mes mains, chaman. — Jamais, répondit Nosta Khan. Tu es morte, Shul-sen – tout comme ton époux. Votre temps est passé. Elle éclata de rire, et le son emplit toute la chambre. Talisman sentit le froid lui ronger les os. Derrière lui, Gorkaï tenait à peine debout, tant il était agité de tremblements. Le rire mourut. — Je suis une puissante sorcière. Oshikaï le savait et il s’est bien servi de moi. Je sais grâce aux souvenirs de la fille que vous êtes face à une armée, chaman. Je peux vous aider. Libère-moi ! — Comment peux-tu nous aider ? — Libère-moi et tu le sauras. Talisman voulut prendre son couteau, mais le fourreau était vide. Il tendit le bras et dégaina celui de Gorkaï. La femme posa ses yeux noirs sur lui. — Il a l’intention de te tuer, glissa-t-elle à Nosta Khan. — Que plus personne ne parle ! ordonna le chaman. Il se tourna vers la femme et incanta. Elle grimaça de douleur, et bientôt elle retroussa les lèvres en un rictus animal. Elle réussit à prononcer un simple mot de pouvoir. Nosta Khan fut projeté à travers la pièce et alla percuter le mur sous la fenêtre. Il se redressa aussitôt, prenant appui sur un genou, mais la voix de Shul-sen retentit une fois de plus. La tête du chaman partit en arrière et alla heurter le rebord de la fenêtre. Nosta Khan s’écroula sur le sol, assommé pour le compte. La femme regarda Gorkaï. — Libère-moi, lui dit-elle. D’un pas chancelant, le guerrier s’approcha. — Reste où tu es ! lui ordonna Talisman. Gorkaï poussa un cri de douleur mais se força à s’arrêter. Il tomba à genoux, gémit et s’écroula face contre le plancher. — Tiens, dit la femme en dévisageant Talisman, tu es donc un homme de pouvoir. Ton serviteur t’obéit malgré la douleur qu’il ressent. Très bien, tu peux me détacher. — Aimiez-vous Oshikaï ? lui demanda-t-il soudainement. — Comment ? Tu remets en question ma dévotion, espèce de paysan inculte ? — C’était une question honnête. — Alors, je vais te répondre : oui, je l’aimais. J’aimais son souffle sur ma peau, le son de son rire, la majesté de ses colères. À présent, relâche-moi ! — Il vous cherche toujours, dit Talisman. — Il est mort depuis un millier d’années, répliqua-t-elle. Son esprit est au paradis. — Non, ma dame. J’ai parlé avec lui lorsque je suis arrivé ici. J’ai invoqué son esprit. La première question qu’il a posée a été : « M’apportes-tu des nouvelles de Shul-sen ? » Je lui ai dit qu’il existait beaucoup de légendes, mais que je ne savais pas ce qui vous était réellement arrivé. Il m’a dit : « J’ai fouillé la Vallée aux Esprits, le Val des Damnés, les Champs des Héros, les Halls du Tout-Puissant. Je parcours le Vide indéfiniment. Je ne la trouve pas. » Quant au paradis, il a déclaré : « Quel paradis pourrait exister sans Shul-sen ? Je peux supporter la mort, mais pas d’être séparé de son âme. Je la trouverai, même si cela me prend dix éternités. » Elle resta silencieuse un moment et l’éclat sauvage disparut de son regard. — Je sais que tu dis la vérité, dit-elle, car je sais lire dans le cœur des hommes. Mais Oshikaï ne me trouvera jamais. Chakata a attiré mon esprit dans le Lieu Sombre, où il est gardé par des démons qui autrefois étaient des hommes. Chakata est là, lui aussi, mais plus aucun humain ne pourrait le reconnaître ; il me nargue et me torture quand bon lui semble. Ou, du moins, il le faisait avant que je ne m’échappe. Je ne peux pas rejoindre Oshikaï, Talisman. Si je meurs, je serai happée par le Lieu Sombre. — Est-ce là que vous avez envoyé Zhusaï ? lui demanda-t-il. — Oui. Mais qu’est-ce que sa vie comparée à la mienne ? J’étais une reine. Je le serai à nouveau. — Alors, vous allez laisser Oshikaï vous chercher pour l’éternité et risquer son âme face aux terreurs du Vide ? — Je ne peux rien faire ici ! cria-t-elle. Nosta Khan reprit conscience, près de la fenêtre, mais ne se fit pas remarquer. Gorkaï aussi était allongé, immobile, respirant à peine. — Où est ce Lieu Sombre ? s’enquit Talisman. Pourquoi Oshikaï ne peut-il pas le trouver ? — Il ne fait pas partie du Vide, expliqua la femme d’un ton neutre. Est-ce que tu comprends la nature de l’au-delà ? Le Vide se trouve entre deux niveaux. En termes simples, entre le paradis et le Giragast, le ciel et l’enfer. Le Vide est un endroit entre les deux où errent les âmes dans l’attente du dernier repos. Chakata a choisi de me garder prisonnière dans le cœur obscur de Giragast, l’abîme au centre des lacs de feu. Aucune âme humaine ne peut s’y rendre volontairement et Oshikaï n’a aucune raison de penser que je m’y trouve. Il avait confiance en Chakata. Il n’aurait jamais deviné la bassesse des désirs de cet homme, ni la hauteur de sa trahison. Mais s’il venait à l’apprendre, alors il mourrait une seconde fois, d’une mort éternelle. Aucun guerrier – pas même aussi puissant que mon seigneur – ne pourrait franchir les passages infestés de démons. Ni vaincre la créature que Chakata est devenue. — J’irai avec lui, promit Talisman. — Toi ? Qui es-tu ? À peine un enfant dans le corps d’un homme. Quel âge as-tu, mon garçon ? Dix-sept ans ? Vingt ans ? — Dix-neuf. Et j’irai avec Oshikaï dans le Vide, jusqu’aux portes de Giragast. — Non, ce ne serait pas suffisant. Je vois que tu es brave. Talisman. Tu es vif et intelligent. Mais il faut davantage pour franchir ces portes. Tu me demandes de risquer pour toujours mon âme dans les ténèbres et les tourments, ainsi que l’âme de l’homme que j’aime. Le chiffre mystique est le trois. As-tu un guerrier avec toi qui rivaliserait avec Oshikaï ? Y en a-t-il un qui voudrait se rendre dans le Vide avec toi ? — Moi, déclara Gorkaï en se redressant. La femme soutint son regard. — Encore un brave. Mais il n’est pas assez fort. Talisman se rendit à la fenêtre et se pencha à l’extérieur. Druss, torse nu, était près du puits en train de se laver. Le chef nadir l’appela et lui fit signe de venir. Druss mit son gilet à l’épaule et se dirigea vers l’escalier du bâtiment. Quand il entra, ses yeux bleus inspectèrent aussitôt la pièce. Gorkaï était toujours à genoux et Nosta Khan était assis sous la fenêtre, un filet de sang le long de son arcade sourcilière entaillée. Il vit que Zhusaï était attachée mais ne dit rien. — Cet homme a déjà été dans le Vide, déclara Talisman, à la recherche de sa femme. Il l’a trouvée. — Je peux lire dans ses pensées, Talisman. Il n’a aucune loyauté envers les Nadirs. Il est venu chercher… (Elle regarda Druss avec intensité.)… des Pierres de guérison pour un ami mourant. Pourquoi risquerait-il les horreurs de Giragast ? Il ne me connaît pas. Talisman se tourna vers Druss. — Ce n’est pas Zhusaï, lui dit-il. Son corps est possédé par l’esprit de Shul-sen. Afin de la libérer, je dois envoyer mon esprit dans le Vide. Acceptes-tu d’y aller avec moi ? — Comme elle l’a dit, je suis venu chercher les joyaux dont m’a parlé le chaman, répondit Druss, et il m’a menti. Pourquoi accepterais-je ? Talisman soupira. — Je ne peux te donner aucune raison, à part que la femme que j’aime est en ce moment emprisonnée dans cet endroit sombre et maléfique. Oshikaï, notre plus grand héros, cherche depuis des millénaires l’esprit de son épouse. Il ne sait pas où chercher. Je peux le lui dire, mais Shul-sen prétend que cette aventure lui coûterait son âme. Deux hommes ne peuvent venir à bout des démons qui vivent là-bas. — Alors que trois, oui ? s’enquit Druss. — Je ne peux pas répondre, admit Talisman. Mais elle ne libérera pas l’esprit de Zhusaï à moins que je trouve un homme capable de rivaliser avec Oshikaï. Tu es le seul héros ici qui as bâti une légende. Que puis-je dire de plus ? Druss s’approcha de la femme attachée. — Comment es-tu morte ? lui demanda-t-il. — Chakata m’a enfoncé des clous en or dans… (Elle hésita et écarquilla les yeux.) Toi ! C’est toi et ton ami qui m’avez libérée. Je le vois à présent, dans la chambre du volcan. Il est revenu et a ôté les clous. Il a trouvé mon lon-tsia. Druss se leva et regarda Talisman dans les yeux. — Si je viens avec toi, mon garçon, je veux ta parole à propos de quelque chose. — Demande ce que tu veux ! — Tu me laisseras utiliser les joyaux pour sauver mon ami. — N’est-ce pas pour cela que tu es venu ici ? répliqua Talisman. — Ça ne me suffit pas, dit Druss en faisant mine de sortir. — Très bien. Tu as ma parole. Lorsque nous retrouverons les joyaux, je te les donnerai et tu pourras les emmener à Gulgothir. — Non ! cria Nosta Khan. Comment peux-tu dire ça ? Talisman leva la main. — Mais je veux ta parole en retour que tu me les rendras une fois que ton ami sera guéri. — Je le jure, promit Druss. — Approche-toi, Barbe-Noire, dit Shul-sen. Druss alla s’asseoir sur le lit. Elle le regarda droit dans les yeux. — Tout ce que je suis, ou que je pourrais être, est à présent entre tes mains. Es-tu un homme en qui je peux avoir confiance ? — Oui, affirma-t-il. — Je te crois. (Elle reporta son attention sur Talisman) Je vais repartir dans le Lieu Sombre afin de libérer l’esprit de Zhusaï. Je compte sur toi. Elle ferma les yeux et battit des paupières. Un long soupir s’échappa de sa gorge. Talisman se précipita sur le lit et défit la ceinture qui retenait les poignets de la jeune femme. Elle ouvrit les yeux et poussa un hurlement. Talisman la prit dans ses bras. — C’est fini, Zhusaï. Tout va bien. Tu es revenue avec nous ! Nosta Khan s’approcha à son tour et plaça sa main sur la tête de la jeune Chiatze. — Elle est bien revenue, dit-il au bout d’un moment. C’est Zhusaï. Je vais pouvoir lancer les sorts qui empêcheront Shul-sen de revenir. Tu l’as bien trompée, Talisman, bravo. — Je ne l’ai pas trompée, rétorqua froidement le Nadir. Je vais remplir ma part du marché. — Bah ! Folie ! Une armée se dirige vers nous et le destin des Nadirs repose entre tes mains. Ce n’est pas le moment de jouer les hommes d’honneur. Talisman alla ramasser sa dague de l’autre côté de la pièce. Puis, il s’approcha lentement de Nosta Khan. — Qui est le chef, ici ? demanda-t-il doucement, d’une voix glaciale. — C’est toi, mais… — Oui, c’est moi, misérable ver. Je suis le chef. Tu es mon chaman. Et je ne tolérerai plus que tu me désobéisses. Je ne joue pas les hommes d’honneur. C’est ce que je suis. Ma parole est d’or. Aujourd’hui et pour toujours. À présent, allons au Tombeau. Tu vas invoquer Oshikaï, puis tu feras ce qu’il faut pour nous envoyer, Druss et moi, dans le Vide. Est-ce bien clair, chaman ? — Très clair, Talisman. — Je ne suis plus Talisman, pour toi ! gronda le guerrier. Alors, est-ce bien clair ? — Très clair… mon seigneur. — Pourquoi me tiens-tu la main, po-ète ? demanda Niobe alors qu’elle marchait en compagnie de Sieben sur les remparts du mur ouest. Sieben, qui venait de vivre deux heures de passion avec elle, lui adressa un sourire las. — C’est une coutume de mon peuple, dit-il en soulevant sa main pour y déposer un baiser. Les amants marchent souvent main dans la main. C’est sans doute une union spirituelle, ou, tout du moins, un contact qui prouve que le couple s’aime. D’aucuns disent aussi que c’est agréable. Tu n’aimes pas ? — J’aime te sentir en moi, déclara-t-elle en retirant sa main et en allant s’asseoir sur les remparts. J’aime le goût de ta langue sur la mienne. J’aime les nombreux délices que tes mains peuvent procurer. Mais j’aime me sentir libre quand je marche. Ce sont les mères qui tiennent la main de leurs enfants. Je ne suis pas ton enfant. Sieben gloussa et s’assit à son tour pour admirer la façon dont le clair de lune faisait briller ses longs cheveux. — Je t’adore, avoua-t-il. Tu es une bouffée d’air frais après une vie passée dans des chambres fermées. — Tes vêtements sont très jolis, remarqua-t-elle en touchant la soie bleue. Les boutons ont plein de couleurs différentes. — De la nacre, expliqua-t-il. Superbes, non ? (Pris d’une impulsion soudaine, il retira sa chemise et se retrouva torse nu sur les remparts.) Tiens. Je te la donne. Niobe eut un petit rire bête, puis elle retira sa chemise en laine vert passé. Sieben contempla ses deux gros seins et vit que les tétons étaient tendus. Il en eut aussitôt une érection. Il s’approcha d’elle pour la caresser. Niobe fit un petit saut en arrière, maintenant la chemise en soie bleue contre sa poitrine. — Non, fit-elle. D’abord on parle. — Parler ? De quoi veux-tu qu’on parle ? — Pourquoi tu n’as pas de femme ? Ton ami a une femme. Et tu es vieux. — Vieux ? Trente-quatre ans, ce n’est pas vieux. Je suis dans la force de l’âge. — Tu es dégarni sur le sommet du crâne. Je l’ai vu. Sieben se passa en vitesse la main dans les cheveux et se tâta le crâne. — Dégarni ? C’est pas possible. Elle éclata de rire. — Tu es un paon, déclara-t-elle. Pis qu’une femme. — Mon grand-père a conservé tous ses cheveux jusqu’à sa mort à quatre-vingt-dix ans. Il n’y a pas de chauve dans ma famille. Niobe enfila la chemise bleue, se colla contre Sieben en le prenant par le bras, et lui enleva la main des cheveux. — Alors pourquoi pas de femme ? — Tu plaisantais pour mes cheveux, hein ? — Non. Pourquoi pas de femme ? — C’est une question difficile. (Il haussa les épaules.) J’ai connu beaucoup de belles femmes, mais aucune avec qui j’ai souhaité passer ma vie. Je veux dire, j’aime les pommes, mais je ne voudrais pas manger que ça. — Qu’est-ce que c’est, des po-mmes ? — Des fruits. Euh… comme les figues. — C’est bon pour les intestins, fit-elle remarquer. — Exactement. Mais changeons de sujet, veux-tu ? Ce que j’essaie de dire, c’est que j’aime la compagnie des femmes. Mais je m’ennuie facilement. — Tu n’es pas un homme fort, dit-elle avec un soupçon de tristesse dans la voix. Tu es un homme peureux. Avoir plein de femmes, c’est facile. Faire des enfants, c’est facile. Vivre avec eux, aider à les élever, c’est dur. Regarder les bébés mourir… c’est très dur. J’ai eu deux maris. Les deux sont morts. Les deux étaient des hommes bien. Forts. Mon troisième mari aussi sera fort. Nous aurons beaucoup de bébés, et quelques-uns survivront. Sieben eut un sourire narquois. — J’ai toujours pensé qu’il y avait mieux à faire dans la vie que des bébés forts. Je vis pour le plaisir, pour des explosions de joie soudaines. Pour les surprises. Il y a assez de gens qui font des bébés et qui ont une vie ennuyeuse, essayant de joindre les deux bouts dans la dureté du désert ou la splendeur verdoyante des montagnes. Le monde n’a pas besoin de mes enfants. Elle réfléchit sérieusement à ces paroles. — Les gens de mon peuple ont franchi les montagnes avec Oshikaï. Ils ont fait des bébés qui sont devenus forts et fiers. Ils ont donné leur sang à la terre, et la terre a nourri leurs enfants. Depuis un millier d’années. À présent, je suis là. Je dois à mes ancêtres d’amener la vie sur la terre, pour que dans un millier d’années il y ait encore des gens avec le sang de Niobe et de ses ancêtres. Tu fais bien l’amour, po-ète. Tu m’apportes beaucoup de tremblements de joie quand on fait l’amour. Mais les tremblements de joie, c’est facile ; je peux même le faire toute seule. Je ressens beaucoup d’amour pour toi. Mais je n’épouserai pas un homme peureux. J’ai vu un guerrier fort chez les Cornes Courbées. Il n’a pas de femme. Je crois que je vais aller le voir. Ses mots heurtèrent Sieben comme un coup de poing au ventre. Mais il se força à sourire. — Bien sûr, ma jolie. Va, va faire des bébés. — Tu veux reprendre ta chemise ? — Non. Elle te va bien. Tu es… très jolie, dedans. Sans un mot de plus, elle partit. Sieben frissonna comme une brise froide lui caressait la peau. Qu’est-ce que je fais ici ? se demanda-t-il. Un guerrier nadir aux cheveux courts avec une implantation capillaire très marquée, en forme de V, sur le front, escalada les remparts et, ignorant Sieben, s’arrêta pour regarder vers l’ouest. — Une belle nuit, fit remarquer Sieben. L’homme se tourna et le regarda. — La nuit va être très longue, dit-il d’une voix froide et basse. Sieben aperçut la lumière vacillante d’une bougie qui filtrait par la fenêtre du Tombeau. — Toujours en train de chercher, dit-il à voix haute. — Ils ne cherchent pas, répondit l’homme. Mon seigneur, Talisman, et ton ami sont partis à Giragast. — J’ai bien peur que quelque chose ait été perdu dans la traduction, dit Sieben. Giragast n’est pas un lieu, c’est un mythe. — C’est un lieu, affirma l’homme d’un ton têtu. Leurs corps sont allongés sur le sol glacé et leurs âmes sont parties à Giragast. Sieben eut tout à coup la bouche sèche. — Est-ce que tu es en train de me dire qu’ils sont morts ? — Non, mais ils sont en chemin pour le royaume des morts. Je ne pense pas qu’ils vont revenir. Sieben laissa Gorkaï et courut jusqu’au Tombeau. Comme l’avait dit le Nadir, Druss et Talisman étaient allongés l’un contre l’autre sur le sol poussiéreux. Le chaman Nosta Khan était assis à leurs côtés. Une bougie allumée, portant sept graduations noires, était posée sur le couvercle du cercueil en pierre. — Que se passe-t-il ? demanda le poète au chaman. — Ils sont partis avec Oshikaï pour sauver la sorcière Shul-sen, murmura Nosta Khan. — Dans le Vide ? — Au-delà du Vide. (Nosta Khan leva les yeux et lui jeta un regard noir et malveillant.) Je t’ai vu disperser le parchemin au vent. As-tu également jeté les osselets dans le puits ? — Oui. Et j’ai brûlé les cheveux et enterré le sac. — Vous autres, gajin, êtes tendres et faibles. Shaoshad méritait sa punition. — Il voulait ramener Oshikaï et Shul-sen à la vie, afin d’unir les Nadirs, expliqua Sieben. Cela ne me semble pas un crime si terrible. Nosta Khan secoua la tête. — Il voulait le pouvoir et la gloire. Oh, il aurait pu faire lever le corps et même peut-être y instiller l’âme d’Oshikaï. Mais le corps aurait eu besoin de la magie des joyaux en permanence ; il serait devenu l’esclave de Shaoshad. À présent, à cause de son arrogance, nous n’avons pas les joyaux et la magie de la terre est perdue. Et les gajin dans ton genre nous traitent de vermine. Son envie de pouvoir nous a condamnés à cinq siècles de servitude. Tu aurais dû le laisser pourrir pour l’éternité. Sieben s’assit à côté du chaman. — Vous n’êtes pas un peuple très clément, pas vrai ? Nosta Khan se fendit d’un rare sourire. — Nos bébés meurent à la naissance. Nos hommes sont pourchassés comme des animaux. Nos villages sont brûlés, notre peuple massacré. Pourquoi devrions-nous pardonner ? — Quelle est la réponse, vieil homme ? Que les Nadirs se rassemblent en une gigantesque armée et pourchassent les gajin comme des animaux, brûlent leurs villages et leurs villes et massacrent leurs femmes et leurs enfants ? — Oui ! Ça commencera ainsi. Jusqu’à ce que nous ayons conquis le monde entier et réduit toutes les races en esclavage. — Alors vous ne serez pas différents des gajin que vous méprisez. Je me trompe ? — Nous ne cherchons pas à être différents, rétorqua Nosta Khan. Nous cherchons à triompher. — Un point de vue d’une honnêteté charmante, commenta le poète. Dis-moi, pourquoi sont-ils dans le Vide ? — Pour l’honneur, répondit Nosta Khan sur un ton admiratif. Talisman est un grand homme. S’il était destiné à vivre, il deviendrait un grand général pour l’Unificateur. — Il va mourir ? — Oui, dit tristement le Nadir. J’ai voyagé dans les nombreux avenirs et il n’est présent dans aucun d’entre eux. Maintenant tais-toi, car j’ai beaucoup de travail. Nosta Khan sortit deux petites feuilles séchées de sa bourse et les plaça sous sa langue. Il leva les mains, écarta ses doigts osseux et ferma les yeux. Les corps de Druss et de Talisman se mirent à luire, et émirent des lumières de différentes couleurs – du violet autour du cœur, un blanc vif et rayonnant autour de la tête, du rouge au niveau du bas du torse, du blanc et du jaune pour les jambes. C’était une vision extraordinaire. Sieben resta silencieux jusqu’à ce que Nosta Khan soupire et ouvre les yeux. — Que leur as-tu fait ? murmura le poète. — Rien, répondit le chaman. Je n’ai fait que rendre visible leur force vitale. Un homme puissant, ce Druss. Tu vois comme l’énergie de son zhi éclipse celle de Talisman ? Et pourtant, celle de Talisman est supérieure à celle de la plupart des hommes. Sieben observa les silhouettes lumineuses. C’était vrai. La radiance autour de Druss s’étendait presque sur un mètre alors que celle de Talisman n’allait qu’à trente centimètres de son torse. — Qu’est-ce que c’est que le… zhi ? demanda Sieben. Nosta Khan ne répondit pas tout de suite. — Aucun homme ne peut comprendre entièrement ce mystère, expliqua le petit chaman. C’est une énergie qui circule autour d’un corps humain, donnant la vie et la santé. Elle vacille et change lorsque la maladie frappe. J’ai vu des hommes vieux avec des rhumatismes dans les bras chez qui il n’y avait plus de zhi. J’ai vu des guérisseurs mystiques transférer leur zhi aux malades, leur rendant la santé. D’une certaine manière, cette énergie est liée à l’âme. Après la mort, par exemple, le zhi rayonne sur cinq fois sa taille. Cela dure trois jours. Puis, en un battement de cœur, il disparaît. — Mais pourquoi as-tu décidé de le rendre visible ? — Leurs âmes sont parties dans un lieu de dangers indicibles où elles vont affronter des démons. Chaque entaille ou chaque blessure qu’ils subiront affectera leur zhi. Je vais les surveiller et lorsqu’ils seront proches de la mort, j’espère que je pourrai les ramener. — Tu veux dire que tu n’es pas certain de pouvoir le faire ? — À Giragast, il n’y a aucune certitude, cracha Nosta Khan. Imagine un combat ici. Un soldat est blessé au bras ; il souffre, mais il vit. Un autre homme est touché au cœur ; il meurt sur le coup. Tout cela peut arriver dans le Vide. Je pourrai voir les blessures qu’ils recevront là-bas. Mais un coup mortel éteindra le zhi en un instant. — Mais tu as dit que le zhi rayonnait pendant trois jours après la mort, fit remarquer Sieben. — Lorsque l’âme est dans le corps, oui. Mais les leurs n’y sont plus. Les deux hommes se turent. Pendant plusieurs minutes, rien ne se passa, puis le corps de Talisman sursauta. Les couleurs vives autour de lui se mirent à vaciller et une brillance verte apparut sur sa jambe droite. — Ça a commencé, déclara Nosta Khan. Une heure passa ; la flamme de la bougie atteignit la première graduation noire. La tension devenait insupportable pour Sieben. Il se leva et sortit pour aller chercher ses sacoches qu’il avait laissées près du mur est. Il en sortit une chemise propre de lin blanc, brodée de fils d’or, et l’enfila. Le serviteur de Talisman, Gorkaï, s’approcha de lui. — Sont-ils toujours en vie ? demanda-t-il. — Oui, répondit Sieben. — J’aurais dû aller avec eux. — Pourquoi n’entres-tu pas avec moi ? Comme ça, tu pourras les voir. L’homme secoua la tête. — Je vais attendre dehors. Sieben retourna dans le Tombeau. La brillance autour de Druss semblait toujours aussi forte, mais le zhi de Talisman était devenu plus faible. Le poète alla s’asseoir contre un mur. C’était du Druss tout craché d’accepter un voyage en enfer. Mais qu’est-ce que tu as dans le crâne, mon ami ? pensa-t-il. Pourquoi te délectes-tu à prendre sans cesse des risques inutiles ? Est-ce que tu te crois immortel ? Ou que la Source t’a béni entre tous les hommes ? Sieben sourit. C’est peut-être bien le cas, pensa-t-il. En tout cas, il y a quelque chose d’indestructible dans ton âme. Talisman fut agité d’un spasme et une intense lumière verte se mit à briller dans son zhi. Druss eut également un soubresaut et serra les poings. — Ils sont en train de se battre, murmura Nosta Khan en se mettant à genoux, mains tendues. Le zhi de Talisman vacilla et s’estompa, la brillance disparaissant peu à peu. Nosta Khan cria trois mots d’une voix dure et discordante. Le dos du guerrier nadir se voûta et il poussa un grognement. Talisman ouvrit grands les yeux et un cri étranglé s’échappa de ses lèvres. Son bras fendit l’air comme s’il maniait une épée. — Calme-toi ! cria Nosta Khan. Tu es sain et sauf. Talisman se mit à genoux, le visage en sueur. Sa respiration était saccadée. — Renvoie… renvoie-moi là-bas, dit-il. — Non. Ton zhi est trop faible. Tu vas mourir. — Renvoie-moi, bon sang ! Talisman essaya de se lever, mais s’écroula, le visage dans la poussière. Sieben se précipita pour l’aider à s’asseoir. — Ton chaman a raison, Talisman. Tu étais en train de mourir. Qu’est-ce qu’il se passe là-bas ? — Des bêtes, comme je n’en avais jamais vu ! Énormes. Avec des écailles. Des yeux de feu. Durant les premiers jours, nous n’avons rien vu. Puis, nous avons été attaqués par des loups. De grandes créatures de la taille d’un poney. Nous en avons tué quatre. Les autres se sont enfuies. Je trouvais que c’était déjà beaucoup. Mais, par les dieux de la Pierre et de l’Eau, ce n’étaient que des chiots comparés à ce qui a suivi. (Il fut pris d’un frisson.) Combien de jours suis-je parti ? — Moins de deux heures, répondit Sieben. — C’est impossible. — Le temps n’existe pas dans le Vide, expliqua Nosta Khan. Jusqu’où es-tu allé ? — Nous sommes arrivés aux portes de Giragast. Il y avait un homme qui nous attendait. Oshikaï le connaissait – un petit chaman avec une barbe à deux pointes. (Talisman se tourna vers Sieben.) Il a dit de te remercier pour le cadeau. Il s’en souviendra. — Shaoshad le Maudit, siffla Nosta Khan. — Maudit, peut-être, mais nous ne serions jamais venus à bout des démons des portes sans lui. Druss et Oshikaï sont… phénoménaux. Je n’ai jamais vu une telle puissance, une telle rage contrôlée. Lorsque les bêtes à écailles sont arrivées, j’ai cru que c’en était fini de nous. Oshikaï les a attaquées, et Druss était à ses côtés. J’étais déjà blessé et à peine capable de me déplacer. Sa main se déplaça sur son flanc, à la recherche d’une blessure. Il sourit. — Je me sens si faible. — Tu as besoin de te reposer, déclara Nosta Khan. Ton zhi est affaibli. Je vais jeter quelques sorts de guérison pendant ton sommeil. — Ils ne peuvent pas réussir. Il y a des démons partout. — Dans quel état étaient-ils lorsque tu es parti ? demanda Sieben. — Druss était blessé à la cuisse et à l’épaule gauches. Oshikaï saignait de la poitrine et de la hanche. La dernière fois que je les ai vus ils entraient dans un tunnel sombre. Le petit homme, Shaoshad, les guidait. Il tenait un bâton qui s’est enflammé comme une torche. J’ai essayé de les suivre… et je me suis retrouvé ici. Je n’aurais jamais dû accepter la demande de Shul-sen. J’ai tué Druss et détruit l’âme d’Oshikaï. — Druss est encore fort, déclara Sieben en désignant l’aura lumineuse autour du guerrier. Je le connais depuis longtemps et je parie qu’il reviendra. Crois-moi. Talisman fut pris de frissons. Nosta Khan passa une couverture autour de ses épaules. — Repose-toi, à présent, Talisman, dit-il au jeune homme. Que le sommeil lave la faiblesse en toi. — Je dois attendre, répondit le Nadir d’une voix que la fatigue rendait inarticulée. — Tes désirs sont des ordres, mon seigneur, murmura Nosta Khan. Talisman s’allongea et le chaman commença à incanter d’une petite voix. Le guerrier ferma les yeux. Nosta Khan continua de chanter quelques minutes, puis s’arrêta. — Il va dormir plusieurs heures, confia le vieil homme à Sieben. Aya ! Mon cœur est plein de fierté pour lui. C’est un guerrier parmi les guerriers. Oui, et un homme d’honneur ! Sieben jeta un coup d’œil au corps de Druss. La brillance diminuait. — Tu ferais mieux de le faire revenir, déclara-t-il. — Pas encore. Tout se passe bien. Druss avança tant bien que mal entre les parois rocheuses noires, mais tomba à genoux. Il était à bout de forces et du sang couleur de lait suintait des nombreuses blessures qu’il avait au torse. Oshikaï posa sa hache dorée contre la paroi et s’assit. Lui aussi était salement blessé. Le petit chaman, Shaoshad, s’approcha de Druss et posa sa main rachitique sur l’énorme entaille que le guerrier avait à l’épaule. Celle-ci se referma aussitôt. — Nous y sommes presque, déclara le petit homme. Encore un pont à traverser. — Je ne crois pas pouvoir faire un pas de plus, avoua Druss. Shaoshad toucha ses blessures l’une après l’autre et le liquide laiteux arrêta de couler. — Encore un pont, Drenaï, répéta Shaoshad en s’approchant d’Oshikaï pour s’occuper de ses blessures également. — Est-ce que Talisman est mort ? demanda Oshikaï au chaman d’une voix faible. — Je ne sais pas. Mais il n’est plus ici. Quoi qu’il en soit, il ne peut plus nous aider. Peux-tu continuer ? — Je trouverai Shul-sen, déclara obstinément Oshikaï. Rien ne pourra m’arrêter. Druss contempla l’impressionnante caverne sombre où ils se trouvaient. Des stalagmites gigantesques montaient vers le plafond en dôme, y rencontrant des stalactites colossales – semblables aux deux rangées de crocs d’une gigantesque mâchoire. L’une des créatures chauve-souris encore en vie était toujours visible, suspendue à une corniche loin au-dessus d’eux. Druss regarda ses maléfiques yeux rouges. Les corps de ses camarades étaient étendus un peu partout sur le sol de la caverne, leurs ailes grisâtres déployées et brisées. La survivante ne semblait pas vouloir attaquer. Le voyage jusqu’ici avait été long et terrifiant, à travers un paysage ne ressemblant à aucun autre dans le monde de chair. Druss était déjà venu dans le Vide une fois auparavant, afin de ramener Rowena d’entre les morts. Mais, à cette occasion, il avait emprunté la Route des mes, un jardin des délices comparé à ce voyage-ci. Cet endroit n’obéissait à aucune des lois de la nature connues de Druss. Il variait et changeait en permanence, sous un ciel gris ardoise ; des collines jaillissaient soudain dans des plaines désertiques, faisant tomber du ciel des rochers de la taille d’une maison. Des précipices apparaissaient comme si une charrue invisible déchirait le sol mort. Des arbres noirs et noueux poussaient si vite qu’ils devenaient des forêts, arrachant la peau des voyageurs avec leurs branches aussi acérées que des griffes. Quelque temps auparavant – ce pouvait être des jours ou des heures - ils étaient descendus dans une gorge dont le sol était apparemment jonché de casques en fer abîmés. Des éclairs lacéraient le ciel indéfiniment, projetant des ombres hideuses autour d’eux. Talisman était en tête lorsque les casques s’étaient mis à trembler. Le sol s’était ouvert et des guerriers depuis longtemps enterrés avaient jailli de la terre noire. La peau de leur visage avait pourri et des vers s’accrochaient à ce qu’il restait de chair. Sans un bruit, ils avaient avancé. Talisman avait décapité le premier mais avait reçu une blessure profonde du suivant. Druss et Oshikaï avaient chargé, et leurs haches s’étaient abattues sur la chair en décomposition. La bataille avait été longue et dure. Shaoshad avait lancé des globes de feu explosifs sur les rangs des morts, et l’air avait été vite empuanti par la fumée et la chair brûlée. À la fin, Druss et Oshikaï s’étaient tenus dos à dos sur un monceau de cadavres. Et Talisman avait disparu. À l’autre extrémité de la gorge, ils étaient entrés dans un tunnel, qui menait au cœur de la plus haute montagne que Druss ait jamais vue. Et dans une caverne située au centre, ils avaient été attaqués par des chauves-souris démoniaques. — Dis-moi qu’il n’y a plus de gardiens, dit Druss à Shaoshad. Cela m’arrangerait beaucoup. — Il en reste encore plein, guerrier. Mais tu sais ce qu’on dit, ajouta-t-il avec un sourire malicieux, on n’a rien sans rien, non ? — À quoi devons-nous nous attendre ? demanda Oshikaï. — Le Grand Ours garde le pont. Après ça, je ne sais pas. Mais il en restera forcément un. Chakata. C’est lui qui a tué Shul-sen de la manière la plus vile. Il est ici… sous une forme ou une autre. — Alors, il est à moi, déclara Oshikaï. Tu m’entends, Druss ? À moi ! Druss jeta un coup d’œil à l’homme trapu dans son armure d’or fendillée. — Je te le laisse, mon garçon. Oshikaï gloussa et vint s’asseoir à côté du Drenaï. — Par les dieux de la Pierre et de l’Eau, Druss, tu es un homme que je serais fier d’appeler « frère ». J’aurais bien voulu te connaître de mon vivant. Nous aurions pu vider une dizaine de barriques de vin et fanfaronner toute la nuit. — Je n’ai rien contre le vin, dit Druss, mais je n’ai jamais été doué pour les fanfaronnades. — C’est un talent qui se travaille, convint Oshikaï. J’ai toujours trouvé qu’une histoire sonnait mieux si un multiple de dix était appliqué à l’ennemi. Sauf si, bien sûr, tout le monde savait qu’ils n’étaient, disons, que trois. Mais, dans ce cas, il faut en faire des géants. — J’ai un ami qui comprend cela très bien, dit Druss. — Un grand guerrier ? Druss fixa les yeux violets d’Oshikaï. — Non, un poète. — Ah ! J’emmenais toujours un poète avec moi, pour prendre note de mes victoires. Je savais bien fanfaronner, mais quand j’entendais ses chansons sur mes exploits, j’avais toujours honte. Lorsque je disais avoir tué des géants, il chantait que j’avais vaincu les dieux eux-mêmes. Tu es reposé ? — Presque, mentit Druss. Dis-moi, petit homme, demanda-t-il à Shaoshad, qu’est-ce que c’est que ce Grand Ours dont tu as parlé ? — C’est le gardien du pont de Giragast. On dit qu’il fait deux mètres cinquante de haut ; il a deux têtes, l’une est celle d’un ours aux crocs acérés, l’autre celle d’un serpent. Le serpent crache du venin qui brûle même à travers les armures. Ses griffes sont aussi longues que des épées courtes, et plus tranchantes que le mal. Il a deux cœurs, le premier dans la poitrine et le second dans le bas du ventre. — Et comment proposes-tu que nous passions cette bête ? — Je n’ai presque plus de magie, à présent, mais je peux encore jeter un sort de dissimulation afin de cacher Oshikaï. Puis, je me reposerai ici et j’attendrai votre retour. Oshikaï se leva et vint poser la main sur l’épaule du petit homme. — Tu m’as bien servi. Shaoshad. Je ne suis plus roi, mais s’il y a une justice dans ce royaume malfaisant, tu seras récompensé. Je suis désolé qu’avoir refusé ton offre t’ait coûté la vie. — Tous les hommes meurent, Grand Roi. Ce sont mes propres actes qui m’ont conduit à la mort. Je n’en veux à personne. Mais si… quand… tu arriveras au paradis, tu pouvais dire un mot pour moi au Gardien… — Je n’y manquerai pas. (Le guerrier prit sa hache dorée, Kolmisaï, et se tourna vers Druss.) Es-tu prêt, à présent, mon frère ? — Je suis né prêt, grogna Druss en se levant difficilement. — Vous verrez le pont à une centaine de mètres dans cette direction, leur dit Shaoshad. Il passe au-dessus de l’Abysse de Feu. Si vous tombez, ce sera pour l’éternité et les flammes vous dévoreront. Le pont est assez large au début, environ quinze mètres, mais il se rétrécit ensuite. Druss, tu dois attirer l’Ours sur la section la plus large afin qu’Oshikaï puisse passer. — Non, intervint Oshikaï, nous l’affronterons ensemble. — Fais-moi confiance, Grand Roi, et suis mes ordres. Lorsque l’Ours mourra, Chakata saura que vous arrivez. Alors il tuera Shul-sen. Il est vital que tu aies traversé le pont jusqu’au Lieu Sombre… avant. — Et pendant ce temps, je danse avec l’Ours en essayant de ne pas le tuer, c’est ça ? s’enquit Druss. — Gagne autant de temps que possible, lui conseilla Shaoshad, et ne le regarde jamais dans les yeux. Tu n’y verrais que la mort. Le chaman ferma les paupières et leva les mains. L’air autour d’Oshikaï se mit à crépiter de lumières vives et vacillantes. L’image du Grand Roi s’estompa, devenant translucide, puis transparente. Et finalement il disparut complètement. Shaoshad ouvrit les yeux et frappa de joie dans ses mains. — Je suis peut-être arrogant, gloussa-t-il, mais je suis également doué ! (Il arrêta de sourire et se tourna vers Druss.) Lorsque tu approcheras du pont, Oshikaï doit se tenir juste derrière toi. Autrement, l’Ours pourra sentir les deux esprits. Une fois que la bête sera occupée, Grand Roi, tu devras te faufiler derrière elle et courir. Sans faire de bruit. N’appelle pas Shul-sen – tu la sentiras quand elle sera à proximité. — Je comprends, fit la voix d’Oshikaï. Vas-y, Druss, je te suis. Druss ramassa sa hache et se mit en marche. Ses jambes étaient lourdes, ses bras fatigués. Jamais au cours de sa vie, pas même durant les années passées en captivité dans un cachot, il n’avait ressenti une telle sensation de fatigue physique. La peur monta en lui. Son pied heurta une pierre et il trébucha. Un battement d’ailes retentit non loin. Il pivota sur lui-même et vit la dernière créature piquer droit sur lui, ses grandes ailes noires déployées, ses pattes grises et griffues tendues devant elle. Snaga jaillit, passant à travers le fin cou de la bête – mais pas avant que les serres de la créature n’aient le temps de lui lacérer le visage et d’ouvrir sa joue. Le corps de la bête le percuta, le soulevant de terre. Il sentit la main d’Oshikaï l’agripper par le poignet et le redresser. — Tu es épuisé, mon ami, fit remarquer Oshikaï. Repose-toi, je vais essayer de passer l’Ours discrètement. — Non, je vais jusqu’au bout, grogna Druss. Ne t’inquiète pas pour moi. Il avança en titubant jusqu’à un virage dans la caverne. Devant eux, un pont gigantesque jaillissait en arc au-dessus de l’Abysse. Druss s’approcha et regarda par-dessus le bord. Il eut l’impression de contempler l’infini. Sa tête se mit à tourner et il recula rapidement sur la roche noire. Tenant fermement Snaga des deux mains, il reprit sa route. D’où il était, il ne voyait toujours pas l’autre bout du pont. — Il doit faire des kilomètres de long, murmura-t-il en proie au désespoir. — Un pas à la fois, mon ami, dit Oshikaï. Druss avançait à tâtons dans un brouillard d’épuisement. Un vent froid soufflait sur l’Abysse, et il sentit l’odeur acide de la fumée. Pourtant il continua, s’efforçant de mettre un pied devant l’autre. Après ce qui leur parut des heures, les deux hommes arrivèrent au milieu du pont. À présent, on pouvait enfin voir l’autre rive, où une colline de roche noire se découpait sur un fond gris ardoise. Une silhouette apparut sur le pont et Druss plissa les yeux afin de mieux la discerner. Elle avançait lentement sur ses pattes arrière, les bras écartés. Quand elle fut suffisamment proche, Druss réalisa que la description de Shaoshad était exacte jusqu’au moindre détail : deux têtes, une d’ours, une de serpent. En revanche, ce dont Shaoshad n’avait pas parlé, c’était l’aura de malfaisance qui émanait du démon. Celle-ci frappa Druss avec la violence abrutissante d’un blizzard, d’une puissance incroyable, face à laquelle un homme n’est rien. Le pont se rétrécissait à cet endroit, ne faisant plus que trois mètres de large. La créature qui se dirigeait vers eux occupa bientôt tout l’espace. — Que les dieux de la Pierre et de l’Eau soient avec toi, Druss, souffla Oshikaï. Druss fit un pas en avant. La bête poussa un affreux rugissement, aussi fort et assourdissant que le tonnerre. Druss encaissa ce mur de son comme un coup, mais dut reculer. C’est alors que la bête parla. — Nous sommes le Grand Ours, dévoreur d’âmes. Ton agonie va être atroce, mortel ! — Dans tes rêves, fils de pute ! rétorqua Druss. — Ramène-le ! cria Sieben. Tu vois bien qu’il est en train de mourir ! — Pour une cause juste, répliqua Nosta Khan. Sieben dévisagea le petit homme et lut la malfaisance dans ses yeux. — Sale traître ! siffla-t-il en se relevant pour se jeter sur le chaman. Nosta Khan leva sa main droite et des aiguilles de feu transpercèrent la tête du poète. Celui-ci poussa un hurlement et partit à la renverse. Néanmoins, malgré la douleur, il réussit à dégainer le couteau accroché à sa taille. Nosta Khan prononça un simple mot de pouvoir et le bras de Sieben fut paralysé. — Ne lui fais pas ça, supplia Sieben. Il mérite mieux. — Le mérite n’a rien à voir avec tout ça, imbécile. Il a choisi d’aller en enfer ; je ne l’ai pas forcé. Mais il n’a pas encore accompli ce pour quoi il est parti. S’il meurt, tant pis. À présent, silence ! Sieben essaya de parler, mais sa langue vint se coller à son palais. La douleur disparut peu à peu, mais il était incapable de bouger. La bête parla des deux têtes en même temps : — Viens mourir, Druss ! Le Drenaï brandit sa hache et attaqua. À la vitesse de l’éclair, le Grand Ours se mit à quatre pattes et chargea. Snaga jaillit dans les airs et s’abattit avec force entre les deux têtes, tranchant à travers les tendons et les os. Le corps de la bête faucha le guerrier à la hache en pleine course, l’envoyant rouler sur le pont. Druss lâcha Snaga toujours plantée dans la bête et glissa sur le dos jusqu’au bord ; il avait les jambes dans le vide. Il se retourna sur le ventre dans sa glissade et se rattrapa in extremis à un morceau de roche noire qui saillait. Il se hissa sur le pont. Pendant ce temps, le Grand Ours s’était dressé sur ses pattes arrière ; un sang noirâtre coulait entre ses deux têtes. Druss prit son élan et chargea la bête. Un bras griffu s’abattit, déchirant son gilet et labourant sa chair, aussi douloureusement qu’une brûlure. Il tendit le bras et agrippa Snaga pour la dégager. Du sang gicla sur son visage, brûlant comme de l’acide, lorsqu’il retira son arme. La bouche du serpent s’ouvrit, crachant un jet de venin sur le gilet du Drenaï, qui prit feu. Ignorant la douleur, Druss enfonça cette fois Snaga dans le cou du serpent, le tranchant net. La tête tomba, rebondit sur la pierre noire, et de la fumée s’éleva du cou mutilé. Le Grand Ours frappa une nouvelle fois. Druss fut projeté en arrière et tomba lourdement sur le sol. Mais il se releva aussitôt, la hache à la main. La bête avança lentement. Le venin qui imprégnait le gilet de Druss mordit sa chair à travers le tissu. Le Drenaï poussa un cri de rage et de douleur et se jeta sur le gardien déjà mortellement blessé. Les griffes s’abattirent, mais la vitesse de la charge de Druss lui permit de passer en dessous ; il percuta la bête en pleine poitrine d’un coup d’épaule. Le Grand Ours partit en arrière en titubant et tomba du pont. Druss rampa jusqu’au bord pour voir le corps chuter en spirale à l’infini. Druss s’effondra sur la roche et s’allongea sur le dos. La fatigue avait raison de lui et il ne pensait qu’à dormir. — Ne ferme pas les yeux, dit la voix de Shaoshad. Druss cligna des paupières et vit que le petit homme était agenouillé à côté de lui. Shaoshad posa ses mains frêles sur les blessures de Druss et la douleur disparut. — Si tu t’endors ici, c’est la mort, lui dit le chaman. Oshikaï courait à toutes jambes. Il traversa le pont et atteignit l’autre rive juste au moment où le Grand Ours tombait dans le vide. La colline noire se dressait devant lui. Il en escalada les flancs en vitesse, ne pensant qu’à Shul-sen. Soudain, il aperçut une porte rectangulaire de pierre noire encastrée dans la colline. Et il sentit la présence de l’esprit de Shul-sen non loin derrière. Oshikaï poussa la porte de toutes ses forces, mais elle ne voulut pas s’ouvrir. Il recula et frappa la pierre avec sa hache en or. Des étincelles jaillirent de la pierre et une fissure apparut. Oshikaï tapa encore deux fois avec Kolmisaï. Au troisième coup, la porte se brisa en quatre morceaux. Oshikaï se retrouva devant un tunnel sombre. Il eut à peine le temps de faire un pas en avant qu’un lion noir avec des yeux de feu se jeta sur lui. Kolmisaï jaillit pour l’intercepter, et la lame déchira la poitrine de la créature, qui s’écroula dans un affreux hurlement sur la gauche d’Oshikaï. Le roi se retourna pour asséner un terrible coup de hache au lion et le décapita. Soulevant la tête par la crinière, Oshikaï avança rapidement. Les yeux de feu commençaient à s’éteindre, mais ils jetaient suffisamment de lumière pour éclairer faiblement les parois du tunnel. Oshikaï accéléra l’allure. Le bruissement d’un mouvement s’entendit sur sa gauche. Il se tourna aussitôt dans cette direction et jeta la tête du démon. Des mâchoires reptiliennes gigantesques se refermèrent dessus, brisant les os du crâne et faisant gicler des bouts de cervelle entre deux rangées de dents de crocodile. La créature lézard ouvrit sa longue mâchoire et secoua la tête pour recracher les restes du crâne. Oshikaï en profita pour sauter dessus et abattre Kolmisaï en plein milieu de l’épaisse tête écailleuse ; la lame en or transperça l’os. La bête s’écroula sur le sol, poussa un petit gémissement et mourut. À présent dans le noir. Oshikaï avança en se guidant d’une main contre la paroi. — Shul-sen ! cria-t-il. Est-ce que tu m’entends ? — Je suis là, répondit une voix. Oh, mon seigneur, est-ce bien toi ? Le son provenait d’un peu plus loin, devant lui, sur sa gauche. Oshikaï traversa le tunnel et trouva un mince passage. Il frappa en aveugle ; une porte vola en mille morceaux. Lorsqu’il pénétra dans la pièce qui se trouvait derrière, les ténèbres étaient totales. Une main fine lui toucha le visage. — Est-ce vraiment toi ? murmura Shul-sen. — Vraiment, répondit-il d’une voix chargée d’émotion. Il la prit avec son bras gauche et la serra contre lui, la tête baissée, les membres tremblants. — Mon amour, l’âme de mon cœur, souffla-t-il. Leurs lèvres se touchèrent et il sentit les larmes de Shul-sen se mélanger aux siennes. L’espace d’un instant, il oublia tout des périls et des dangers à venir. Quand, du tunnel, parvinrent des bruits de mouvements furtifs, Oshikaï la prit par la main et fit marche arrière par la porte qu’il venait de briser. Les sons provenaient de sa droite. Oshikaï tourna à gauche et, tenant Shul-sen par la main, s’enfonça au plus profond du tunnel. Au bout d’un moment, le sol se mit à monter. Ils grimpèrent de plus en plus haut. À présent ils pouvaient distinguer une faible lueur au-dessus d’eux qui filtrait par une fissure dans la roche de la colline. Oshikaï fit une pause et attendit. Un autre lion avec des yeux de feu apparut. Il poussa un rugissement et chargea. Oshikaï bondit pour le recevoir. Kolmisaï s’abattit en un arc de cercle et coupa le crâne de la créature en deux. La bête s’écroula sur le sol. Oshikaï escalada la fissure dans la paroi et frappa la roche avec sa hache. La fissure s’ouvrit de cinquante centimètres ; une pluie de pierres tomba sur le roi. Un rocher était bloqué dans la fissure. Il se hissa sur la pointe des pieds et le poussa. Le rocher se détacha. Oshikaï se hissa dans le trou et se retourna pour tendre la main à Shul-sen afin de la hisser à son tour. Le sol moussu trembla sous ses pieds. Il fut projeté sur la gauche et manqua perdre sa hache. Ce qu’il avait pris pour de la mousse se mit à frémir et se souleva de terre, le projetant, lui, dans les airs. La montagne tout entière se mit à trembler, car deux immenses ailes étaient en train de se déployer. La crête de la colline se leva, devenant la tête d’une chauve-souris géante. Oshikaï s’accrocha à une aile et la créature colossale s’envola. Elle monta de plus en plus haut, passant au-dessus du pont et de l’abîme sans fond. Oshikaï enfonça ses doigts dans la fourrure et tint bon. La chauve-souris tourna la tête et son énorme bouche s’ouvrit. À l’intérieur des ténèbres de la mâchoire, brillait un visage qu’il reconnut. — Comment trouves-tu ma nouvelle apparence, Grand Roi ? le railla Chakata. N’est-elle pas magnifique ? (Oshikaï ne répondit pas et entreprit de ramper vers le cou de la créature.) Est-ce que tu veux que je te dise combien de fois j’ai profité de Shul-sen ? Dois-je énumérer les plaisirs que je l’ai forcée à subir ? Le roi se rapprochait. Le visage de Chakata se fendit d’un sourire. La chauve-souris vira brusquement et Oshikaï tomba – mais d’un coup de hache dans l’aile, il se raccrocha. Lentement, il se hissa pour se rapprocher du cou. Il dégagea sa hache et la planta une nouvelle fois dans la fourrure, progressant mètre par mètre vers l’ennemi. — Ne fais pas l’imbécile, Oshikaï ! cria Chakata. Si tu me tues, tu tomberas avec moi. Tu ne reverras plus jamais Shul-sen ! Lentement, inexorablement, le roi continua d’avancer. La chauve-souris se retourna pour voler sur le dos et battit des ailes afin de déloger la petite silhouette. Mais Oshikaï tint bon. Il se rapprochait de plus en plus de la tête. La chauve-souris essaya de le mordre, mais il évita chaque attaque. Il dégagea sa puissante hache et l’abattit de toutes ses forces sur le cou de la créature. Du sang noir goutta de la blessure. Il frappa encore deux fois. Soudain, la chauve-souris rabattit ses ailes et se mit à tomber en tournoyant. Oshikaï continua de donner de grands coups à travers les os et les tendons afin de décapiter le monstre. Finalement, la tête se détacha, et la créature morte chuta comme une pierre dans l’Abysse. Déterminé à ne pas mourir avec une telle vermine, Oshikaï sauta du corps. Loin en dessous de lui, Shul-sen, entièrement nue, avait réussi à s’extirper du tunnel et regardait le combat épique qui avait lieu dans le ciel gris. Libérée des sortilèges que Chakata lui avait jetés, elle sentit ses pouvoirs lui revenir. Instantanément, elle se vêtit d’une chemise et d’un pantalon en soie argentée ainsi que d’une cape d’un blanc nuageux. Elle ôta sa cape de ses épaules et prononça les Cinq Mots du Onzième Sortilège. Puis, elle lança la cape dans les airs. Celle-ci se mit à voler, tournant sur elle-même à grande vitesse telle une roue de tissu blanc, étincelante sur le fond gris du ciel. Shul-sen écarta les mains et guida la cape à l’aide de toute l’énergie qu’elle arriva à rassembler. La créature morte, autrefois connue sous le nom de Chakata, plongea dans l’abîme. Oshikaï continuait de tomber, mais la cape le rejoignit et l’enveloppa. L’espace d’un instant seulement, sa chute fut ralentie, puis il tomba de plus belle, la cape enroulée autour de lui. Shul-sen poussa un cri et la cape se déploya, ralentissant la chute rapide. Oshikaï flotta ainsi jusqu’au pont et put prendre pied sur la pierre. Shul-sen descendit la colline en courant, les bras tendus. Oshikaï laissa tomber sa hache et se précipita à sa rencontre, la prenant enfin dans ses bras. Ils restèrent ainsi un long moment, puis se séparèrent. Elle vit des larmes sur son visage. — Je t’ai cherchée si longtemps, déclara-t-il. J’avais commencé à croire que je ne te trouverais jamais. — Mais tu as réussi, mon seigneur, murmura-t-elle en l’embrassant sur les lèvres et sur ses joues mouillées par les larmes. Ils restèrent de nouveau un long moment dans les bras l’un de l’autre. Puis, il la prit par la main et la conduisit jusqu’à l’endroit où Druss était allongé sur le pont. Oshikaï vint s’agenouiller près de lui. — Par tout ce qui est sacré, je n’ai jamais rencontré d’homme comme toi, Druss. Je prie pour que nous puissions nous revoir un jour. — Mais pas ici, hein ? grogna Druss. Tu pourrais peut-être choisir un lieu plus… hospitalier. Deux silhouettes brillantes apparurent sur le pont, irradiant de lumière. Druss plissa les yeux et dut même s’abriter avec la main lorsqu’elles s’approchèrent. Comme aucune menace n’émanait d’elles, Oshikaï se leva pour aller à leur rencontre. — C’est l’heure, dit la première d’une voix douce. — Vous pouvez nous emmener tous les deux. — Non. Seulement toi. — Alors, je ne viens pas. La première silhouette se tourna vers la femme. — Tu n’es pas prête, Shul-sen. Tu portes trop de noirceur en toi. Le bien ne venait que de ton union avec cet homme ; le seul geste désintéressé que tu as accompli était pour lui. Par deux fois, à présent, il a refusé le paradis. Le troisième refus sera définitif… Nous ne reviendrons plus le chercher. — Laissez-moi un moment avec lui, dit-elle. Seule. Les silhouettes brillantes s’éloignèrent en flottant à une cinquantaine de mètres. Shul-sen s’approcha d’Oshikaï. — Je ne veux pas te quitter, dit-il. Pas encore. Elle lui passa les mains autour du cou et attira sa tête pour lui donner un long baiser langoureux. Lorsqu’enfin ils se séparèrent, elle caressa son beau visage et sourit. — Vas-tu me refuser le paradis, mon amour ? lui demanda-t-elle. — Que veux-tu dire ? — Si tu leur dis non aujourd’hui, tu ne verras jamais le pays des Rêves Paradisiaques. Et, dans ce cas, moi non plus. En refusant, tu nous condamnes à errer dans le Vide jusqu’à la fin des temps. Il posa sa main sur les lèvres de Shul-sen et l’embrassa. — Mais je t’ai attendue si longtemps. Je ne supporterai pas une nouvelle séparation. — Et pourtant, tu le dois, dit-elle en se forçant à sourire. Nous sommes unis, Oshikaï. Nous le serons à nouveau. Mais la prochaine fois que je te verrai, ce sera sous un ciel bleu, au bord de cours d’eau murmurant. À présent, va – et attends-moi. — Je t’aime, dit-il. Tu es la lune et les étoiles pour moi. Elle s’écarta et se tourna vers les silhouettes lumineuses. — Prenez-le, leur demanda-t-elle. Qu’il connaisse la joie. (Comme elles se rapprochaient, elle regarda attentivement le visage brillant de la première.) Dites-moi seulement si j’aurai la chance d’être un jour à ses côtés ? — Ce que tu as fait ici est un premier pas, Shul-sen. Tu sais où nous trouver. La route sera longue et semée d’embûches. Voyage avec Shaoshad. Lui aussi a beaucoup à apprendre. La seconde silhouette vint flotter devant Druss et posa une main dorée sur lui. Toutes ses blessures se refermèrent et Druss sentit de nouvelles forces parcourir tout son corps. Et en une seconde elles furent parties, Oshikaï avec elles. Shul-sen tomba à genoux, ses longs cheveux noirs sur le visage. Shaoshad s’approcha d’elle. — Nous le trouverons, ma dame. Ensemble. Et grande sera la joie quand nous réussirons. Shul-sen poussa un long soupir. — Alors, mettons-nous en route, dit-elle en se levant. Druss se leva aussi. — J’aimerais pouvoir vous aider, déclara-t-il. Elle prit sa main et l’embrassa. — Je savais que tu étais le bon, lui dit-elle. Tu lui ressembles de bien des manières. Maintenant retourne dans le monde que tu connais. Elle toucha la tête de Druss et les ténèbres le submergèrent. Chapitre 11 Druss se réveilla et vit la lumière de l’aube par la fenêtre ouverte du Tombeau. Il n’avait jamais été aussi heureux de voir un nouveau jour se lever. Sieben vint près de lui et Nosta Khan s’approcha également, bloquant les rayons du soleil. — Parle ! exigea le chaman. Avez-vous réussi ? — Oui, da, grommela Druss en s’asseyant. Ils ont été réunis. — As-tu demandé pour les Yeux d’Alchazzar ? — Non. — Quoi ? gronda le chaman. Mais alors quel était le but de ce voyage insensé ? Druss l’ignora et se leva pour aller voir Talisman qui dormait. Il posa sa grosse main sur l’épaule du jeune homme et l’appela. Les yeux sombres de Talisman s’ouvrirent. — On a gagné ? s’enquit-il. — Oui, d’une certaine manière on a gagné, mon garçon. Druss lui raconta alors tranquillement l’apparition des anges et la seconde séparation. Talisman se releva. — J’espère qu’elle le trouvera, dit-il avant de sortir du bâtiment, suivi de Nosta Khan. — Leur gratitude me met la larme à l’œil, déclara amèrement Sieben. Druss haussa les épaules. — C’est fait. C’est tout ce qui compte. — Allez, raconte-moi tout. — Je ne crois pas, poète. Je ne veux pas de chansons là-dessus. — Pas de chansons – tu as ma parole d’honneur, mentit le poète. Druss gloussa. — Peut-être un peu plus tard. D’abord j’ai besoin de manger, et aussi d’un bon grand verre d’eau fraîche. — Était-elle belle ? — Exceptionnelle. Mais elle avait un visage dur, dit Druss en s’éloignant. Sieben le suivit au soleil. Druss s’arrêta pour contempler le beau ciel bleu. — Le Vide est un endroit affreux, dénué de couleurs à part le rouge des flammes et le gris de la pierre et du ciel poussiéreux. Cela me fait froid dans le dos de savoir qu’un jour ou l’autre on doit tous passer par là. — Froid dans le dos. Absolument, convint Sieben. Et maintenant, Druss, l’histoire. Raconte-moi tout. Au-dessus d’eux, sur les remparts, Talisman regardait Druss et le poète, en compagnie de Gorkaï et Nosta Khan. — Il aurait dû mourir là-bas, déclara Nosta Khan. Sa force vitale avait presque totalement disparu. Mais elle est revenue. Talisman hocha la tête. — Je n’ai jamais vu son semblable, admit-il. Regarder Druss et Oshikaï, ensemble, affronter des démons et des monstres… c’était incroyable. Dès le moment où ils se sont rencontrés, ils sont devenus frères d’armes, et ils se sont battus côte à côte comme s’ils s’étaient déjà rencontrés à un autre moment de l’éternité. Je n’étais pas de taille, chaman. J’étais un enfant comparé à eux. Et pourtant, je n’en ressens aucune amertume. Je me sens… privilégié. — Oui, da, soupira Gorkaï, s’être battu aux côtés d’Oshikaï le Fléau des démons est en effet un privilège. — Mais nous ne nous sommes pas rapprochés des Yeux pour autant, cracha Nosta Khan. C’est peut-être un grand guerrier, mais c’est aussi un idiot. Shaoshad le lui aurait dit s’il le lui avait demandé ! — Nous les trouverons, ou pas ! Cela ne m’empêchera plus de dormir, déclara Talisman. Il quitta le chaman et descendit les marches des remparts pour se rendre dans la chambre. Zhusaï dormait dans le lit et Talisman alla s’asseoir à son chevet pour lui caresser les cheveux. Elle ouvrit les yeux et lui adressa un sourire ensommeillé. — J’ai attendu jusqu’à ce que Gorkaï me dise que tu étais sain et sauf, et puis je me suis endormie. — Nous sommes tous sains et saufs, lui dit-il, et Shul-sen ne te hantera plus. Il se tut. Elle s’assit, lui prit la main et vit la tristesse dans les yeux du jeune homme. — Qu’y a-t-il, Talisman ? Pourquoi es-tu si triste ? — Leur amour a duré une éternité, dit-il à voix basse. Et pour nous, il n’y aura pas d’union. Toute ma vie j’ai voulu aider l’Unificateur à rassembler notre peuple. Je pensais qu’il n’y avait pas de cause plus grande. Tu occupes mon esprit, Zhusaï. Je sais à présent que lorsque l’Unificateur te prendra, je ne serai pas capable de le suivre. Je ne pourrai pas. — Alors, défions la prédiction, suggéra-t-elle en le prenant dans ses bras. Soyons ensemble. Gentiment, mais fermement, il agrippa les bras de la jeune femme afin de s’écarter. — Je ne peux pas faire cela non plus. Mon devoir me l’interdit. Je vais demander à Nosta Khan de t’emmener loin d’ici. Demain. — Non ! Je ne partirai pas. — Si tu m’aimes vraiment, Zhusaï, tu partiras. J’ai besoin d’avoir l’esprit clair pour la bataille à venir. Il se leva et quitta la pièce pour retourner dans l’enceinte. Pendant l’heure qui suivit, il fit le tour des fortifications, vérifiant l’état des réparations sur les remparts. Puis, il envoya Quing-chin et trois autres cavaliers en éclaireurs repérer l’ennemi. — Ne prends aucun risque, mon ami, dit-il à Quing-chin. Je vais avoir besoin de toi ici lorsque la bataille va commencer. — Je serai là, promit le guerrier. Et il sortit du fort. Gorkaï s’approcha de Talisman. — Tu devrais emmener la femme, déclara-t-il à voix basse. Talisman, furieux, se retourna vers lui. — Tu nous écoutais ? — Oui. J’ai entendu chaque mot, convint amicalement Gorkaï. Tu devrais l’emmener. — Et mon devoir ? Et le destin des Nadirs ? Gorkaï sourit. — Tu es un grand homme, Talisman, mais tu n’as pas réfléchi jusqu’au bout. Aucun de nous ne survivra. Nous allons tous mourir ici. Si tu l’épouses, elle sera veuve dans quelques jours quoi qu’il arrive. Nosta Khan dit qu’il peut la faire partir d’ici. Bien. Alors l’Unificateur épousera ta veuve. En quoi cela changera-t-il quoi que ce soit au destin ? — Et si nous gagnons ? — Tu veux dire, si le chiot dévore le lion ? (Gorkaï haussa les épaules.) J’ai une vision assez simple des choses, Talisman. Je te suis. Si l’Unificateur veut ma loyauté, qu’il vienne se battre ici, avec nous ! La nuit dernière tu as réuni Oshikaï et Shul-sen. Regarde autour de toi. Il y a ici les hommes de cinq tribus. Tu les as unis – je me contenterai de ça pour un Unificateur. — Je ne suis pas l’homme dont parlent les prophéties. — Je m’en moque. Tu es l’homme qui est ici. Je suis plus vieux que toi, mon garçon, et j’ai fait beaucoup d’erreurs dans ma vie. Tu en fais une en ce moment même, avec Zhusaï. L’amour véritable est assez rare. Il faut savoir le prendre quand on le rencontre. C’est tout ce que j’ai à dire. Druss était assis en silence sur les remparts, à regarder les défenseurs qui continuaient leur travail sur les murs, apportant des rochers à jeter sur l’infanterie. Ils étaient un peu moins de deux cents combattants, le gros d’entre eux étant des réfugiés Cornes Courbées. Nuang Xuan avait envoyé son peuple dans l’Est, mais plusieurs femmes étaient restées, parmi lesquelles Niobe. Le vieil homme salua Druss de la main et escalada les marches cassées qui menaient aux remparts. — Une belle journée, Drenaï, déclara-t-il en prenant une bonne bouffée d’air. — Oui, da, convint Druss. — C’est un bon fort, à présent, non ? — Un bon fort avec de vieilles portes, répliqua Druss. C’est son point faible. — C’est mon poste, annonça Nuang, le visage dénué d’émotions. Talisman m’a dit de me tenir au milieu des défenseurs à ce point précis. Si une brèche apparaît, nous devons la combler avec des cadavres. (Il se força à sourire.) Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu aussi peur – mais c’est un sentiment agréable. Druss acquiesça. — S’il y a une brèche à la porte, vieil homme, tu me trouveras à tes côtés. — Ha ! Alors, nous tuerons plein d’ennemis. (L’expression de Nuang s’adoucit.) Tu vas encore te battre contre ton peuple. Cela ne te dérange pas ? Druss haussa les épaules. — Ce n’est pas mon peuple, et je ne suis pas allé les chercher. C’est eux qui viennent me trouver. Ils seront responsables de leur propre mort. — Tu es un homme dur, Druss. Du sang nadir, peut-être. — Peut-être. Nuang aperçut son neveu Meng en train de passer sous les remparts et l’appela. Sans un mot d’adieu, le vieil homme descendit les marches aussi vite qu’il les avait montées. Druss porta le regard sur les collines à l’ouest. L’ennemi serait bientôt là. Il pensa à Rowena, dans leur ferme, aux journées de travail avec les troupeaux, et aux nuits de tranquillité dans leur cabane spacieuse. Comment se fait-il, se demanda-t-il, que lorsque je suis loin d’elle sa présence me manque à ce point et que lorsque je suis avec elle, je ne pense qu’à prendre les armes ? Ses pensées remontèrent jusqu’à son enfance, lorsqu’il voyageait avec son père, essayant d’échapper à l’infamie de Bardan le Tueur. Druss baissa les yeux sur Snaga, posée contre le mur des remparts. La hache tant redoutée avait appartenu à son grand-père, Bardan. À l’époque, elle était possédée par un démon qui avait transformé Bardan en tueur enragé, un boucher sanguinaire. Druss aussi avait été envoûté. Est-ce pour cela que je suis qui je suis ? pensa-t-il. Bien que le démon ait été exorcisé depuis longtemps, sa malfaisance avait quand même travaillé le guerrier pendant toutes les années où il avait cherché Rowena. D’habitude peu introspectif, Druss se trouva de sombre humeur. Il n’était pas venu en territoire gothir pour prendre part à une guerre, mais aux Jeux. Et maintenant, par sa faute, il attendait une puissante armée et cherchait désespérément deux joyaux de guérison qui rendraient la santé à Klay. — Tu as l’air en colère, mon vieux, remarqua Sieben en s’approchant de lui. Druss regarda son ami. Le poète portait une chemise bleu pâle avec des boutons en os poli. Son baudrier venait d’être lustré et les manches de ses couteaux brillaient dans leurs fourreaux. Il avait récemment peigné ses cheveux blonds et les maintenait en place par un bandeau au centre duquel se trouvait une opale. — Comment fais-tu ? lui demanda Druss. Nous sommes en plein milieu d’un désert poussiéreux et tu as l’air de sortir des bains publics. — Un certain niveau doit toujours être maintenu, affirma Sieben avec un large sourire. Ces sauvages ont besoin de voir comment les civilisés se comportent. Druss gloussa. — Tu me remontes le moral, poète. Comme toujours. — Pourquoi es-tu si sombre ? La guerre et la mort ne sont plus qu’à quelques jours de nous. J’aurais pensé que cela te ferait danser de joie. — Je pensais à Klay. Les joyaux ne sont pas ici et je ne peux pas tenir la promesse que je lui ai faite. — Oh, n’en sois pas si sûr, mon vieux. J’ai une théorie – mais je n’en dirai pas plus avant le moment propice. — Tu penses pouvoir les trouver ? — Comme je viens de te le dire, j’ai une théorie. Mais ce n’est pas le moment. Nosta Khan voulait que tu meures, tu sais, et c’est presque arrivé. Nous ne pouvons pas lui faire confiance, Druss. Ni à Talisman. Les joyaux sont trop importants pour eux. — Tu as raison sur ce point, grogna Druss. Le chaman est un immonde pouilleux. — Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Sieben en désignant les collines. Oh, dieux du ciel, ils sont là ! Druss plissa les yeux. Une colonne de lanciers en armure étincelante descendait les collines. Un cri retentit sur les murs et les guerriers coururent à travers l’enceinte pour prendre leur poste, l’arc à la main. — Ils sont sur des poneys, marmonna Druss. Par l’enfer, mais qu’est-ce que… ? Talisman et Nosta Khan rejoignirent Druss. Les cavaliers arrivèrent dans la plaine et partirent au galop, lances dressées. Une tête était plantée sur chacune des lances. — C’est Lin-tse ! cria Talisman. Les défenseurs nadirs acclamèrent les trente cavaliers qui ralentirent leur allure pour venir se ranger devant les murs, levant leurs lances pour montrer leurs trophées. Un par un, ils plantèrent leur lance dans le sol avant de franchir les portes qu’on venait de rouvrir. Lin-tse sauta de sa monture et retira son casque gothir. Un flot de guerriers descendit du rempart pour venir entourer les Cavaliers du Ciel. Lin-tse se mit à chanter en nadir. Il fit des cabrioles et dansa, sous les ovations des guerriers. Sur les remparts, Sieben regardait la scène avec fascination, mais ne comprenait pas un traître mot. Il se tourna vers Nosta Khan. — Qu’est-ce qu’il dit ? — Il leur raconte le massacre de l’ennemi et comment ses hommes ont chevauché le ciel pour le vaincre. — Chevaucher le ciel ? Qu’est-ce que cela signifie ? — Cela signifie que la première victoire est à nous, cracha le chaman. À présent tais-toi que je puisse écouter. — Agaçant petit personnage, grommela Sieben en allant s’asseoir près de Druss. Lin-tse raconta son histoire durant presque un quart d’heure et, lorsqu’il eut terminé, les guerriers se ruèrent sur lui et le portèrent sur leurs épaules. Talisman attendit tranquillement que la clameur se calme. Lorsqu’on redéposa Lin-tse au sol, ce dernier s’approcha de Talisman et s’inclina légèrement devant lui. — Tes ordres ont été exécutés, déclara-t-il. Beaucoup de lanciers sont morts et j’ai leurs armures. — Tu as bien travaillé, mon frère. Talisman se rendit au pied des remparts et grimpa les marches. Puis, il se retourna pour faire face à ses hommes. — Ils peuvent être battus, déclara-t-il toujours en nadir. Ils ne sont pas invincibles. Nous avons goûté leur sang et nous le goûterons encore. Lorsqu’ils viendront dévaster le Tombeau, nous les arrêterons. Car nous sommes nadirs, et notre jour est proche. Ce n’est que le début. Ce que nous faisons ici fera bientôt partie de nos légendes. L’histoire de notre héroïsme se répandra avec des ailes de feu dans chaque tribu nadire, chaque camp, chaque village. Tout cela nous rapproche du Jour de l’Unificateur. Et, un jour, nous nous tiendrons devant les murs de Gulgothir, et la cité tout entière tremblera devant nous. (Lentement, il leva son bras droit, le poing fermé.) Nadirs nous ! cria-t-il. Les guerriers répétèrent après lui et le chant fut bientôt repris par tout le monde : Nadirs nous, Jeunes nés, Massacreurs À la hache, Vainqueurs toujours. — Ça me glace le sang, commenta Sieben. Druss acquiesça. — C’est un jeune homme intelligent. Il sait que des malheurs sont à prévoir, aussi remplit-il les hommes de fierté dès le début. À présent, ils se battront comme des diables pour lui. — Je ne savais pas que tu comprenais le nadir ? — Je ne le comprends pas… mais on n’a pas besoin d’être linguiste pour comprendre ce qui se passe ici. Il a envoyé Lin-tse saigner l’ennemi pour obtenir une première victoire. Afin de resserrer leurs liens. Il vient sans doute de leur dire qu’ils sont tous des héros et qu’ils peuvent résister à n’importe quelle armée. Quelque chose comme ça. — Et c’est vrai ? — Impossible de savoir, poète. Pas avant les premiers morts. Une armée, c’est comme la lame d’une épée. Tu ne peux pas la juger avant qu’elle soit passée par le feu. — Oui, oui, oui, rétorqua Sieben agacé, mais analogies guerrières mises à part, quel est ton sentiment ? Tu connais les hommes. J’ai confiance en ton jugement. — Je ne connais pas ces hommes. Oh, ils sont tout ce qu’il y a de féroces. Mais ils ne sont pas disciplinés – et ils sont superstitieux. Ils n’ont aucun passé de victoires sur lequel se retourner, afin de s’inspirer quand ils seront au plus mal. Ils n’ont jamais vaincu les Gothirs. Tout repose sur le premier jour de bataille. Repose-moi la question si nous y survivons ! — Bon sang, mais tu es vraiment d’une humeur noire aujourd’hui, mon ami, dit Sieben. Pourquoi ? — Ce n’est pas ma guerre, poète. Je ne la sens pas, tu comprends ? Je me suis battu aux côtés d’Oshikaï. Je sais qu’il se moque royalement de ce qui peut arriver à ses ossements. C’est une bataille pour rien et qui ne débouchera sur rien, qu’on gagne ou qu’on perde. — Tu as peut-être tort sur ce point, mon vieux. Tout ce qu’on entend sur cet Unificateur est important pour ces gens. Tu dis qu’ils n’ont pas de passé sur lequel se retourner – eh bien, peut-être que c’est un début. (Sieben se hissa sur le mur et s’assit pour regarder son ami.) Mais tu sais déjà tout cela. Il y a quelque chose d’autre, n’est-ce pas, Druss ? Quelque chose de plus profond. Druss eut un sourire narquois et passa sa grosse main dans sa barbe noire. — Oui, da, il y a autre chose. Je ne les aime pas, poète. C’est aussi simple que ça. Je n’ai aucune affinité avec ces Nadirs. Je ne sais pas ce qu’ils pensent, ni ce qu’ils ressentent. Mais une chose est sûre, bon sang, ils ne pensent pas comme nous. — Tu aimes bien Nuang et Talisman. Ils sont nadirs, tous les deux, fit remarquer Sieben. — Oui, je sais. Je ne comprends pas. Sieben gloussa. — Ce n’est pourtant pas compliqué, Druss. Tu es né drenaï et tu as été élevé comme tel – la plus grande race à la surface de la terre. C’est ce qu’on nous a enseigné. Des hommes civilisés dans un monde de sauvages. Tu n’as eu aucun problème pour te battre aux côtés des Ventrians, mais c’est parce qu’ils sont comme nous, grands, avec des yeux ronds. Nous avons une mythologie commune. Mais les Nadirs descendent des Chiatzes et avec eux nous ne partageons rien qui soit évident. Comme chiens et chats, Druss. Ou lions et loups, si tu préfères. Mais je crois que tu te trompes en disant qu’ils ne pensent pas comme nous ou qu’ils ne ressentent pas les choses comme nous. Ils le montrent d’une manière différente, c’est tout. Nous avons une base culturelle différente. — Je ne suis pas intolérant, protesta Druss. Sieben éclata de rire. — Mais bien sûr que si, tu as été élevé comme ça. Mais ça ne t’empêche pas d’être quelqu’un de bien, Druss, et cela ne changera rien à ton comportement. Les enseignements drenaïs sont peut-être rangés quelque part dans un coin de ta tête, mais ton cœur, lui, est bon. Et c’est lui qui te fait aller de l’avant, toujours. Druss se détendit et sentit la tension l’abandonner. — J’espère que tu as raison, dit-il. Mon grand-père était un boucher sanguinaire ; ses atrocités me hantent encore aujourd’hui. Je n’ai jamais voulu me rendre coupable de ce genre de mal. Je n’ai jamais voulu me battre du mauvais côté. Les Guerres ventriannes étaient justes, en tout cas je le croyais, et elles avaient un sens. À présent, ils ont Gorben à leur tête, et c’est l’un des plus grands hommes que j’ai rencontrés. — Peut-être, dit Sieben un rien dubitatif. L’Histoire le jugera mieux que toi ou moi. Mais si tu t’inquiètes pour… l’horreur à venir, détends-toi. C’est un Tombeau, où reposent les os du plus grand héros que les Nadirs aient connu. Cet endroit signifie quelque chose pour eux. Les hommes qui viennent ici servent un empereur fou qui cherche à détruire l’endroit sans aucune autre raison précise que celle d’humilier les tribus afin qu’elles restent à leur place. La Source sait que je déteste la violence, mais nous ne sommes pas du mauvais côté dans cette histoire, Druss. Par les dieux, ah ! ça non, alors ! Druss lui asséna une bonne claque à l’épaule. — Tu commences à parler comme un guerrier, dit-il avec un grand sourire. — Eh bien, c’est parce que l’ennemi n’est pas encore arrivé. Quand il sera là, tu me trouveras planqué dans un tonneau de farine vide. — Je n’y crois pas une seconde, répondit Druss. Zhusaï était assise dans une petite pièce adjacente à l’hôpital improvisé, le temps que Talisman et Lin-tse discutent du raid. Les deux hommes étaient physiquement différents ; Lin-tse était grand, et son visage solennel reflétait son origine de sang-mêlé – ses yeux étaient à peine bridés et ses joues, comme ses pommettes, étaient lourdes. Ses cheveux n’avaient pas non plus la couleur de jais de ceux des Nadirs, mais des reflets auburn. Talisman, les cheveux tirés en arrière en une queue-de-cheval, avait tout d’un guerrier nadir – sa peau de la pâleur de l’or, son visage plat, ses yeux noirs vides d’expression. Et pourtant, pensa Zhusaï, il y avait une similarité entre eux qui transcendait leur physique ; une aura qui parlait presque de fraternité. Elle se demanda si c’était le résultat de leur expérience commune à l’académie Bodacas ou leur désir de voir les Nadirs de nouveau libres et fiers. Peut-être les deux ? pensa-t-elle. — Ils seront là demain après-midi. Au plus tard, déclara Lin-tse. — Nous ne pouvons rien faire de plus. Les guerriers sont aussi prêts qu’ils le seront jamais. — Mais tiendront-ils, Talisman ? Je n’ai jamais entendu rien de bon sur les Cornes Courbées. Quant aux Loups Solitaires… eh bien, sans leur chef ils semblent nerveux. Et je vois que les groupes ne se mélangent absolument pas. — Ils tiendront, lui affirma Talisman. Quant à ce que tu as entendu dire des Cornes Courbées, je me demande ce qu’ils ont entendu sur les Cavaliers du Ciel. Ce n’est pas dans nos habitudes de penser du bien d’une tribu ennemie. Mais je remarque que tu n’as pas évoqué les Troupeaux de Poneys. Se pourrait-il que ce soit parce que ton ami Quing-chin est à leur tête ? Lin-tse eut un sourire coincé. — Je vois ce que tu veux dire. Le guerrier à la hache semble être un sacré combattant. — Il l’est. J’ai voyagé dans le Vide avec lui, mon ami, et il est impressionnant à l’ouvrage. — Néanmoins, je ne me sens pas à l’aise avec un gajin dans les murs. Est-ce un ami ? — Des Nadirs ? Non. De moi ? C’est possible. Je suis content qu’il soit ici. Il y a quelque chose d’indomptable chez lui. (Talisman se leva.) Tu devrais aller te reposer, Lin-tse. Tu Tas bien mérité. J’aurais voulu être là quand toi et tes hommes avez franchi le précipice. Vous étiez réellement les Cavaliers du Ciel à cet instant-là. Les hommes chanteront cet exploit dans les années à venir. — Seulement si nous survivons, général. — Alors nous le devons, car j’aimerais bien entendre cette chanson. Lin-tse se leva et les deux hommes se serrèrent la main. Puis, il s’inclina et quitta la pièce. Talisman s’écroula sur son siège. — Tu es plus fatigué que lui, le gronda Zhusaï. C’est toi qui as besoin de te reposer. Talisman lui adressa un sourire las. — Je suis jeune et plein de vie. Zhusaï traversa la pièce pour s’agenouiller à côté de lui et poser ses bras sur ses cuisses. — Je ne partirai pas avec Nosta Khan, déclara-t-elle. J’y ai bien réfléchi. Je sais qu’il est de coutume pour un père nadir de choisir un mari pour sa fille, mais mon père n’était pas nadir et mon grand-père n’a aucun droit de me fiancer. Je te le dis, Talisman, si tu me fais partir d’ici, j’attendrai de tes nouvelles. Et si tu meurs… — Ne dis rien ! Je te l’interdis ! — Tu n’as rien à m’interdire, répondit-elle doucement. Tu n’es pas mon mari ; tu es mon tuteur. Mais plus à présent. Très bien, je ne le dirai pas. Mais tu sais ce que je ferai. De rage, il l’attrapa par les épaules et la souleva de terre. — Pourquoi me tortures-tu ainsi ? cria-t-il. Tu ne comprends donc pas que te savoir en sûreté me donnerait des forces, me donnerait de l’espoir ? Il la lâcha et elle s’assit sur ses genoux. — De l’espoir ? Quel espoir y a-t-il pour Zhusaï si tu es mort, mon amour ? Quel avenir pour moi ? Un mariage avec un homme sans nom aux yeux violets ? Non, je n’en veux pas. Ce sera toi, ou personne. Elle se pencha et l’embrassa. Il sentit la douce chaleur de sa langue sur ses lèvres. Son esprit lui hurla de la repousser, mais le désir prit le dessus et il se rapprocha, lui rendant son baiser avec une ardeur qu’il ne soupçonnait pas. Sa main glissa sur son épaule et il sentit la douceur de sa chemise en soie blanche et de la peau en dessous. De la paume, il dessina le contour de son corps, passant sur son sein gauche, la dureté du téton le faisant ralentir ; il le pinça entre le pouce et l’index. Il n’entendit pas la porte s’ouvrir, mais sentit le courant d’air chaud provenant de l’extérieur. Il recula et se retourna pour voir Nuang Xuan. — Je tombe mal, hein ? dit le vieux guerrier avec un clin d’œil. — Non, répondit Talisman, d’une voix enrouée. Entre. Zhusaï se leva, se pencha et lui donna un bisou sur la joue. Il la regarda quitter la pièce en suivant des yeux le balancement de ses hanches. Nuang Xuan s’assit maladroitement sur une chaise en bois. — Je préfère m’asseoir sur le sol à la façon nadire, dit-il, mais je ne veux pas te regarder d’en dessous. — Que désires-tu de moi, l’ancien ? — Tu veux que je garde les portes – mais je veux être aux côtés de Druss, sur le mur. — Pourquoi ? Nuang soupira. — Je crois que je vais mourir ici, Talisman. Cela ne me dérange pas, car j’ai vécu longtemps. Et j’ai tué beaucoup d’hommes. Tu en doutes ? — Pourquoi en douterais-je ? — Parce que ce n’est pas vrai, rétorqua Nuang avec un sourire malicieux. Je n’ai tué que cinq hommes en tout et pour tout dans ma vie ; trois en duel lorsque j’étais jeune, et deux lanciers qui nous ont attaqués. J’ai dit au guerrier à la hache que j’en tuerais une centaine sur le mur. Il a dit qu’il tiendrait le compte pour moi. — Seulement une centaine ? demanda Talisman. Nuang sourit. — J’ai été malade. — Dis-moi la vraie raison pour laquelle tu souhaites être à ses côtés ? demanda Talisman. Nuang plissa les yeux et prit une profonde inspiration. — Je l’ai vu se battre, il est très dangereux. Beaucoup de gajin mourront sous ses coups. Si je suis à ses côtés, mes hommes me verront me battre. Je ne peux pas tuer une centaine d’ennemis, mais ceux qui me regarderont en auront l’impression. Alors, lorsqu’on chantera des chansons sur notre combat, mon nom survivra. Tu comprends ? — Nuang et Marche-Mort, dit doucement Talisman. Oui, je comprends. — Pourquoi l’appelles-tu comme ça ? — Nous avons voyagé ensemble dans le Vide. C’est un nom qui lui va bien. — Très bien, même. Nuang et Marche-Mort. J’aime beaucoup. Est-ce que c’est possible ? — Oui. Mais, moi aussi, je vais t’observer, l’ancien, et je tiendrai le compte. — Ha ! À présent, je suis heureux, Talisman. (Nuang se leva et se massa les fesses.) Je n’aime pas ces chaises. — La prochaine fois que nous parlerons, ce sera assis sur le sol, promit Talisman. Nuang secoua la tête. — Il ne nous reste plus beaucoup de temps pour ça. Les gajin seront là demain. Est-ce que ta femme reste ici ? — Oui. — C’est normal, déclara Nuang. Elle est très belle et faire l’amour avec elle t’aidera dans les jours à venir. Mais souviens-toi, cependant, qu’elle a de très petites hanches. La première naissance pour ce genre de femme est toujours dure. — Je m’en souviendrai, l’ancien. Nuang s’approcha de la porte. Il s’arrêta un instant et se tourna vers Talisman. — Tu es très jeune. Mais si tu survis, tu deviendras un grand homme – je sais ce genre de choses. Et il partit. Talisman se dirigea vers une seconde porte au fond de la pièce qui donnait sur l’hôpital. Sieben était en train d’étendre des couvertures par terre pendant qu’une jeune Nadire balayait la poussière. — Tout est prêt, mon général, dit joyeusement Sieben. Nous avons ce qu’il faut de fil et d’aiguilles affûtées. Et des bandages – sans parler des herbes les plus ignobles que j’ai senties jusqu’ici. Je pense que la simple menace de celles-ci fera repartir les blessés illico sur les murs. — Des champignons d’arbre séchés, dit Talisman. Cela empêche les infections. As-tu de l’alcool ? — Je ne sais pas opérer. Inutile de saouler les hommes. — Sers-t’en pour nettoyer les blessures et les instruments. Cela aidera également à combattre les infections. — C’est peut-être toi qui devrais être le chirurgien, fit remarquer Sieben. Tu sembles en savoir beaucoup plus que moi. — Nous avons eu des cours de chirurgie militaire à Bodacas. Et il y avait beaucoup de manuels. Comme Talisman s’en allait, la jeune Nadire s’approcha de lui. Elle n’était pas jolie dans le sens conventionnel, mais elle était diablement attirante. Elle se planta devant Talisman. — Tu es bien jeune pour un général, dit-elle alors que ses seins touchaient la poitrine du jeune homme. Est-ce vrai ce qu’on dit de toi et de la femme chiatze ? — Que dit-on ? — Qu’elle est promise à l’Unificateur et que tu ne peux pas l’avoir. — Tiens donc ? Et si c’était vrai, en quoi cela te regarde-t-il ? — Je ne suis pas promise à l’Unificateur. Et aucun général ne devrait se soucier de ses deux têtes en même temps, en haut et en bas. On dit qu’il n’y a pas assez de sang dans le corps d’un homme pour remplir les deux têtes à la fois. Peut-être que tu devrais en vider une afin que l’autre fonctionne ? Talisman éclata de rire. — Tu es l’une des femmes de la tribu de Nuang… Niobe ? — Oui. Niobe, répéta-t-elle, heureuse qu’il se souvienne de son nom. — Eh bien, Niobe, je te remercie pour ton offre. C’est un grand compliment et il m’a fait du bien au moral. — Ça veut dire oui ou non ? demanda-t-elle interloquée. Talisman sourit et sortit dans l’enceinte ensoleillée. Niobe se tourna vers le poète qui riait. — Par le ciel, tu as le feu au derrière. Qu’est-il arrivé au guerrier sur lequel tu avais posé tes jolis yeux ? — Il a deux femmes et un poney, rétorqua-t-elle. Et puis des dents pourries. — Eh bien, ne désespère pas trop, il en reste encore deux cents parmi lesquels choisir. Elle le dévisagea et pencha légèrement sa tête sur le côté. — Nous sommes seuls. Viens t’allonger avec moi. — Il est des hommes, ma chérie, qui se sentiraient humiliés de passer en second, après un homme qui a un poney et des dents pourries. D’un autre côté, je n’ai pas honte d’accepter une offre aussi peu gracieuse. Mais il faut dire que les hommes dans ma famille ont toujours eu un faible pour les jolies femmes. — Est-ce que tous les hommes dans ton pays parlent autant ? demanda-t-elle en défaisant la ceinture de corde qui retenait sa jupe. — Parler est notre deuxième plus grand talent. — Quel est le premier ? demanda-t-elle. — Du sarcasme en plus de la beauté, ma douce ? Ah, mais tu es une créature enchanteresse. Sieben retira ses vêtements, étendit une couverture sur le sol et attira Niobe dessus. — Nous allons devoir faire vite, déclara-t-elle. — La vitesse en ce qui concerne les rapports en-dessous de la ceinture semble être un talent qui m’a échappé. Heureusement, ajouta-t-il. Kzun ressentit une jubilation explosive en voyant les deux chariots brûler. Il sauta par-dessus les rochers et courut jusqu’à un conducteur gothir, touché par une flèche au cou, qui essayait de s’enfuir en rampant. Kzun lui plongea sa dague entre les omoplates et la tourna sauvagement ; l’homme poussa un hurlement mais s’étouffa avec son propre sang. Lorsque Kzun se releva en poussant un cri à glacer le sang, les guerriers Cornes Courbées sortirent de leurs cachettes et coururent le rejoindre. Le vent tourna ; une fumée âcre vint lui piquer les yeux. Il contourna les chariots en vitesse et observa la scène. Il y avait eu sept chariots en tout et une troupe de quinze lanciers. Douze des lanciers étaient morts – huit criblés de flèches, quatre tués dans un féroce combat au corps à corps. Kzun en avait tué deux à lui tout seul. Puis, les Gothirs avaient fait faire demi-tour à leurs chariots et s’étaient enfuis. Kzun n’avait eu qu’une envie : les poursuivre. Mais ses ordres étaient de rester au bassin et d’empêcher les ennemis d’en approcher. Les Cornes Courbées s’étaient également bien battus. Seul l’un d’entre eux avait été gravement blessé. — Ramassez leurs armes et leurs armures ! cria Kzun. Ensuite, retournez dans les rochers. Un jeune homme portant le casque à plume blanche d’un lancier s’approcha de lui. — On part maintenant, hein ? dit-il. — Partir ? Où ça ? rétorqua Kzun. — Où ça ? répéta l’homme stupéfait. Mais loin d’ici, avant qu’ils ne reviennent. Kzun s’éloigna de lui et, torse nu, remonta la pente parsemée de rochers qui menait au bassin. Il s’agenouilla et nettoya le sang qu’il avait sur le haut du corps. Puis, il ôta l’écharpe blanche qui était autour de sa tête et la plongea dans l’eau avant de la rattacher sur son dôme chauve. Les guerriers se regroupèrent derrière lui. Kzun se releva et leur fit face. Il scruta leurs visages et y lut de la peur. Ils avaient tué des soldats gothirs. À présent, d’autres allaient venir – en plus grand nombre. — Vous voulez fuir ? leur demanda-t-il. Un mince guerrier aux cheveux grisonnants s’approcha. — Nous ne pouvons pas combattre une armée, Kzun. Nous avons brûlé leurs chariots, non ? Ils vont revenir. Peut-être une centaine. Peut-être deux cents. Nous ne pouvons pas les battre. — Alors, fuyez, répondit Kzun avec dédain. Je n’en attendais pas moins des lâches Cornes Courbées. Mais, moi, je suis un Loup Solitaire, et je ne fuis pas. On m’a dit de tenir ce bassin, et je vais le défendre de ma propre vie. Voilà ce que je vais faire. Tant que je serai en vie, pas un gajin ne goûtera notre eau. — Nous ne sommes pas des lâches, cria l’homme en rougissant. (Un murmure de colère s’éleva parmi les guerriers autour de lui.) Mais à quoi cela servirait de mourir ici ? — À quoi sert de mourir où que ce soit ? riposta Kzun. Deux cents hommes attendent au Tombeau d’Oshikaï, afin de défendre ses ossements. Vos propres frères sont parmi eux. Tu penses qu’eux vont fuir ? — Mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? demanda un autre guerrier. — Je m’en moque ! rugit Kzun. Tout ce que je sais, c’est que moi je reste et que je vais me battre. Le guerrier aux cheveux grisonnants appela ses camarades et ils allèrent s’asseoir, en cercle, de l’autre côté du bassin, pour discuter des différentes options possibles. Kzun les ignora. Un gémissement sourd se fit entendre sur sa gauche et il vit le Cornes Courbées blessé s’asseoir le dos contre la roche rouge, ses mains couvertes de sang posées sur sa blessure au ventre. Kzun prit un casque de lancier, le plongea dans le bassin et l’apporta au mourant. Le Loup Solitaire s’accroupit et porta le casque aux lèvres du guerrier. Ce dernier avala deux gorgées, toussa et poussa un cri de douleur. Kzun s’assit à côté de lui. — Tu t’es bien battu, dit-il. Le jeune homme s’était jeté sur un lancier et l’avait fait tomber de cheval. Dans la lutte qui avait suivi, le lancier avait dégainé sa dague et l’avait enfoncée dans le ventre du Nadir. Kzun s’était précipité à son aide et avait tué le lancier. Le soleil se levait au-dessus des collines rouges, illuminant le visage du jeune homme, et Kzun réalisa qu’il ne devait pas avoir plus de quinze ans. — J’ai laissé tomber mon épée, avoua le guerrier. Et maintenant je vais mourir. — Tu seras mort en défendant ta terre. Les dieux de la Pierre et de l’Eau vont t’accueillir à bras ouverts. — Nous ne sommes pas des lâches, déclara le jeune mourant. Mais nous… avons passé la majorité de notre vie… à fuir les gajin. — Je sais. — J’ai peur du Vide. Si… j’attends… est-ce que tu m’accompagneras dans le noir ? Kzun frissonna. — J’ai déjà été dans le noir, mon garçon. Je sais ce qu’est la peur. Oui, tu n’as qu’à m’attendre. Je marcherai avec toi. Le jeune homme lui adressa un sourire fatigué, puis sa tête partit à la renverse. Kzun ferma les yeux du garçon et se leva. Il fit demi-tour sur ses talons et se dirigea d’une démarche décidée vers les guerriers qui discutaient toujours. Ils levèrent la tête en le voyant approcher. Il se fraya un chemin dans leur cercle pour se rendre au centre. — Il y a un temps pour se battre, leur lança-t-il, et un temps pour s’enfuir. Repensez à votre vie. N’avez-vous pas suffisamment fui ? Et où irez-vous ? Jusqu’où devrez-vous courir pour éviter les lanciers ? Les guerriers au Tombeau deviendront immortels. Jusqu’où devrez-vous courir pour échapper aux paroles de leurs chansons ? » L’ennemi ne peut se battre que tant qu’il a de l’eau. C’est le seul bassin assez profond. Chaque jour qui passe où nous lui en refusons l’accès donne à nos frères une chance de victoire supplémentaire ; et de fait, nous faisons partie du Grand Chant. Je suis un homme sans amis, sans frères d’armes. Les mines gothires m’ont volé ma jeunesse ; j’ai travaillé dans le noir, mon corps était couvert de plaies. Je n’ai pas de femme, pas de fils. Kzun ne peut rien offrir à l’avenir. Lorsque je serai mort, qui me pleurera ? Personne. Le sang de Kzun ne court dans aucune créature vivante. Les Gothirs ont enchaîné mon esprit, et lorsque j’ai tué les gardes pour m’échapper, seul mon corps est parti, mon esprit, lui, est resté prisonnier du noir. Je crois qu’il vit toujours caché dans la crasse noire immonde des tunnels sombres. Je n’arrive pas… peux pas… ressentir en moi le sentiment d’appartenance qui est au cœur de ce que nous sommes. Tout ce qu’il me reste, c’est le désir de voir les Nadirs – mon peuple – marcher droits et fiers. Je n’aurais pas dû vous appeler des lâches, car vous êtes tous des braves. Mais vos esprits aussi sont enchaînés par les gajin. Nous sommes nés dans la crainte d’eux, nous les fuyons, nous baissons la tête. Ils sont les maîtres du monde. Nous sommes de la vermine dans nos propres steppes. Eh bien, Kzun ne veut plus. Kzun est un homme perdu et amer, dit-il d’une voix cassée. Kzun n’a rien à perdre. Votre camarade là-bas vient de mourir. Il m’a demandé si j’acceptais de l’accompagner dans le noir ; il m’a dit que son esprit m’attendrait. J’ai su alors que j’allais mourir ici. Je suis prêt. Peut-être serai-je à nouveau uni à mon esprit ? En tout cas, je croiserai votre frère sur la route sombre. Et, ensemble, nous parcourrons le Vide. Si un homme ici n’est pas prêt à faire la même chose, alors qu’il parte. Je ne le renverrai pas en lui jetant des malédictions. Car c’est ici que se tient Kzun. Et c’est ici qu’il tombera. C’est tout ce que j’ai à dire. Kzun quitta le cercle des guerriers et repartit dans les rochers qui surplombaient la steppe. Les chariots ne brûlaient plus, mais de la fumée montait toujours du bois carbonisé. Des vautours avaient commencé à s’attaquer aux cadavres. Kzun s’accroupit dans l’ombre ; ses mains tremblaient et la peur grandit en lui, faisant monter de la bile dans sa gorge. Une éternité dans le noir l’attendait et Kzun ne pouvait imaginer de terreur plus grande. Il leva les yeux vers le ciel bleu. Il leur avait dit la vérité – que lorsqu’il mourrait aucune créature vivante des steppes ne le pleurerait. Il n’avait rien dans la vie, à part un corps couvert de cicatrices, chauve, avec des dents pourries. Dans les mines, on n’avait pas le luxe de l’amitié. Chaque homme devait lutter seul. Depuis qu’il était redevenu libre, l’héritage de toutes ces années dans le noir le hantait sans cesse. Il ne pouvait plus dormir avec d’autres personnes dans une tente ; il avait besoin du ciel, de l’air libre, et de la merveilleuse solitude. Il y avait une femme qu’il avait longtemps désirée, mais il n’en avait jamais parlé. À cette époque-là, Kzun était un guerrier possédant beaucoup de poneys et il aurait pu faire une offre pour elle. Mais il ne l’avait pas fait, et avait regardé avec un désespoir maladif la belle en épouser un autre. Il sentit une main sur son épaule. Le guerrier aux cheveux grisonnants s’accroupit à côté de lui. — Tu dis que tu n’as pas de frères d’armes. À présent tu en as. Nous résisterons avec toi, Kzun des Loups Solitaires. Et nous marcherons sur la route sombre avec toi ! Pour la première fois depuis qu’on l’avait traîné dans les mines, Kzun sentit un flot de larmes chaudes couler sur ses joues. Il baissa la tête et pleura sans honte. Gargan, seigneur de Larness, tira sur les rênes de son énorme étalon gris et se pencha légèrement en avant sur le pommeau de sa selle. Devant lui se trouvaient les bâtiments qui abritaient le Tombeau d’Oshikaï le Fléau des démons. Derrière lui, ses troupes attendaient : les huit cents fantassins se tenaient patiemment en rang par quatre, flanqués de deux cents archers, tandis que les lanciers royaux, répartis sur quatre colonnes de deux cent cinquante, étaient postés de chaque côté. Gargan examina les murs blancs avec soin, remarquant très vite la fissure en forme de V du premier. Le guerrier s’abrita les yeux et scruta les défenses, à la recherche de l’ignoble visage d’Okaï. Mais à cette distance, tous les Nadirs étaient flous. Les mains de Gargan s’ouvrirent et se refermèrent, serrant le pommeau si fort que ses phalanges devinrent blanches comparées à son grain de peau. — Je vais t’avoir, Okaï, murmura-t-il. Je te ferai subir dix mille tortures avant de te tuer. Gargan leva le bras pour appeler son héraut. Le jeune homme chevaucha jusqu’à sa hauteur. — Tu sais ce que tu dois dire. Fais-le ! Et essaie de rester hors de portée des tirs. Ces sauvages n’ont aucun sens de l’honneur. Le soldat salua et lança son hongre noir au galop en direction des murs, laissant sur son passage un nuage de poussière rouge. Le hongre s’arrêta en se cabrant et la voix du héraut retentit : — Oyez, oyez ! Le seigneur Gargan, sous l’autorité du Roi-Dieu, est venu visiter le Tombeau d’Oshikaï le Fléau des démons. Les portes devront être ouvertes dans l’heure, et le traître Okaï, connu sous le nom de Talisman, devra être remis au seigneur Gargan. Si vous obéissez, aucun mal ne sera fait à ceux qui se trouvent à l’intérieur du Tombeau. (Il fit une pause afin que ses paroles fassent leur petit effet et reprit son discours.) Si vous désobéissez, le seigneur Gargan estimera que tous les occupants des lieux sont des traîtres. L’armée vous capturera. Chaque homme aura les mains coupées et les yeux crevés, avant d’être pendu. Vous marcherez dans le Vide aveugles et mutilés. Voilà les paroles du seigneur Gargan. Vous avez une heure. Le jeune lancier fit faire demi-tour à sa monture et repartit vers sa colonne. Premian se porta à la hauteur de Gargan. — Ils ne vont pas se rendre, monsieur, dit-il. — Je sais, répondit Gargan. Premian scruta le visage dur du général et y vit une lueur de triomphe. — Nous n’avons que trente échelles, monsieur. Un assaut sur les murs risque de nous coûter cher. — C’est pour cela que les soldats sont payés. Fais monter le camp et envoie une cinquantaine de lanciers patrouiller aux alentours. Nous lancerons la première attaque avant la tombée de la nuit. Nous concentrerons les forces sur le mur brisé et nous mettrons le feu aux portes. Gargan fit faire demi-tour à son cheval et rejoignit ses troupes tandis que Premian demandait à ses hommes de monter le camp avant de faire rompre les rangs. La tente de Gargan avait été détruite dans l’incendie, mais on lui en avait construit une nouvelle avec la toile et le tissu qui avaient échappé aux flammes. Le général attendit sur son étalon qu’on la lui monte. Quand elle fut prête, il mit pied à terre et rentra à l’intérieur. Ses chaises avaient brûlé, mais son lit de camp avait résisté. Gargan s’assit, heureux d’être enfin à l’abri du soleil meurtrier. Il retira son casque à panache et défit son plastron pour s’étendre sur le lit. Un cavalier était arrivé de la cité la veille, dans l’après-midi. D’après le message de Garen-Tsen, il y avait des soulèvements en ville, mais la police secrète avait déjà arrêté des dizaines de nobles. Pour l’instant, la situation était sous contrôle. Le Roi-Dieu était à l’abri sous la protection des sous-fifres de Garen-Tsen. Ce dernier demandait à Gargan d’accomplir sa mission au plus vite et de rentrer aussitôt que possible. Eh bien, pensa le général, nous devrions avoir pris le Tombeau demain à l’aube. Avec un peu de chance, il serait de retour à Gulgothir d’ici dix jours. Un serviteur entra dans la tente, avec un gobelet d’eau. Lorsque Gargan le but, l’eau était chaude et saumâtre. — Va me chercher Premian et Marlham, dit-il à son serviteur. — À vos ordres. Les officiers arrivèrent, saluèrent et retirèrent leurs casques, les coinçant sous leurs bras. Marlham avait l’air affreusement fatigué ; sa barbe grise de plusieurs jours lui donnait dix ans de plus. Premian, bien que beaucoup plus jeune, avait l’air fatigué lui aussi ; il avait de grandes cernes noires sous ses yeux bleu pâle. — Comment est le moral ? demanda Gargan au plus âgé des deux. — Meilleur depuis que nous sommes arrivés, répondit-il. Les Nadirs ne sont pas connus pour leurs talents défensifs. La plupart de nos hommes pensent qu’ils s’enfuiront dès que nous aurons atteint les remparts. — Sans doute, déclara Gargan. Je veux que les lanciers encerclent les murs. Ils ne doivent pas s’échapper – pas un seul d’entre eux. Compris ? — J’ai compris, monsieur. — Je ne crois pas qu’ils s’enfuiront, intervint Premian. Ils vont se battre jusqu’à la mort. Le Tombeau est leur seul grand lieu sacré. — Ce n’est pas dans les habitudes des Nadirs, le railla Gargan. Tu ne comprends rien à cette vermine – ils ont la lâcheté au corps ! Tu penses qu’ils vont se soucier des os d’Oshikaï dès que les flèches se mettront à voler et que l’acier froid viendra leur mordre la chair ? Jamais ! Premian prit une profonde inspiration. — Okaï s’en souciera. Ce n’est pas un lâche. C’est un tacticien hors pair – le meilleur qu’on ait vu à Bodacas. Gargan se leva d’un bond. — Je t’interdis de le couvrir d’éloges ! rugit-il. Cet homme a tué mon fils ! — Je compatis à votre douleur, général ; Argo était un ami. Mais cet acte maléfique n’enlève rien au talent d’Okaï. Il a certainement réussi à unifier tous ces hommes, de plus il connaît l’importance de la discipline et du moral. Ils ne fuiront pas. — Alors qu’ils restent et qu’ils crèvent ! cria Gargan. Je n’ai jamais rencontré dix Nadirs qui pouvaient surclasser un seul épéiste gothir. Combien d’hommes ont-ils ? Deux cents ? Ce soir, nous aurons deux fois plus de fantassins sur leurs remparts. Qu’ils restent ou qu’ils s’enfuient est insignifiant. — Ils ont également Druss avec eux, fit remarquer Premian. — Et après ? Est-ce que Druss est un demi-dieu ? Va-t-il nous jeter des montagnes sur la tête ? — Non, monsieur, répondit Premian d’une voix égale, mais c’est une légende pour son peuple. Et nous avons appris, à nos dépens, qu’il sait se battre. Il a tué sept de nos lanciers lorsqu’ils ont attaqué le campement des renégats. C’est un guerrier redoutable, et nos hommes parlent déjà de lui. Personne n’a envie de se mesurer à sa hache. Gargan jeta un regard dur au jeune homme. — Que suggères-tu, Premian ? Que nous rentrions chez nous ? — Non, monsieur. Nous avons nos ordres et nous devons y obéir. Tout ce que je dis, c’est que nous devrions les traiter avec un peu plus de respect. Dans une heure, notre infanterie attaquera ces murs. Si nos hommes pensent – à tort – que la défense est inexistante, ils risquent d’avoir une terrible surprise. Nous pourrions en perdre une centaine avant la nuit. Ils sont déjà fatigués et assoiffés ; cela mettrait un sacré coup à leur moral. — Je ne suis pas d’accord, mon général, dit Marlham. Si nous leur disons que l’assaut promet d’être meurtrier, nous risquons de leur insuffler la peur de la défaite. De telles peurs s’avèrent parfois des prédictions qui s’accomplissent d’elles-mêmes. — Ce n’est pas ce que je dis, insista Premian. Disons-leur que les défenseurs sont prêts à sacrifier leur vie et que la bataille ne sera pas facile. Ensuite, faisons-leur comprendre qu’ils sont des soldats gothirs et que personne ne peut leur résister. Gargan retourna à son lit et y resta assis en silence plusieurs minutes. Finalement il leva la tête. — Je pense toujours qu’ils vont s’enfuir. Toutefois, ce serait bien téméraire pour un général de ne pas se laisser de marge de manœuvre. D’accord, Premian. Va les prévenir et ensuite motive-les. — Bien, monsieur. Merci, monsieur. — À la fin de l’ultimatum, fais relâcher le prisonnier. Qu’on l’envoie vers les murs. Lorsqu’il sera suffisamment près pour que les défenseurs le voient, que trois archers montés le tuent. Premian salua et remit son casque. — Tu ne remets pas cette décision en question, Premian ? s’enquit Gargan. — Non, monsieur. Je n’aime pas ce genre de choses, mais le spectacle risque de perturber les défenseurs. Là-dessus, je n’ai aucun doute. — Bien. Tu commences à apprendre. Sieben contempla l’armée gothire et sentit la panique gagner son ventre. — Je crois que je vais aller attendre dans l’hôpital, mon vieux, confia-t-il à Druss. Le guerrier à la hache acquiesça. — C’est sans doute préférable, répondit-il sombrement. Tu risques d’avoir beaucoup à faire d’ici peu. Les jambes chancelantes, Sieben descendit des remparts. Nuang Xuan s’approcha alors de Druss. — Je reste avec toi, lui dit-il, le visage livide et les yeux clignant rapidement. Une vingtaine de Nadirs se tenaient non loin, silencieux. — De quelle tribu êtes-vous ? demanda Druss au plus proche, un jeune homme aux yeux nerveux. — Loups Solitaires, répondit-il en se léchant les lèvres. — Bien, déclara plaisamment Druss d’une voix qui porta jusqu’aux hommes du mur ouest. Ce vieil homme, ici présent, m’a juré qu’il tuerait cent soldats gothirs. Je dois tenir le compte. Je ne veux pas que vous autres, Loups Solitaires, le gêniez. Tuer cent personnes demande beaucoup de concentration ! Le jeune homme se tourna vers Nuang et le dévisagea. Puis, il sourit. — J’en tuerai plus que lui. — On dirait qu’il y a un petit pari dans l’air, dit Druss. Quel est ton nom ? — Je suis Chisk. — Eh bien, Chisk, je parie une pièce d’argent qu’à la nuit venue, le vieux Nuang t’aura dépassé. L’homme eut l’air abattu. — Je n’ai pas d’argent à parier. — Qu’est-ce que tu as ? demanda le guerrier à la hache. Le guerrier nadir fouilla les poches de sa veste en peau de chèvre immonde et sortit une petite amulette incrustée de lapis-lazuli. — C’est pour éloigner les mauvais esprits, expliqua-t-il. Cela vaut plein de pièces d’argent. — J’en suis sûr, convint Druss. Tu veux le miser ? L’homme acquiesça. — Je parie que j’en tue aussi plus que toi, déclara le Nadir. Druss éclata de rire et donna une bonne claque à l’épaule du jeune homme. — Un pari par personne, c’est déjà suffisant, mon garçon. Y a-t-il encore des Loups Solitaires qui veulent parier ? Les guerriers se ruèrent en avant, offrant des ceintures ornées, des dagues ou des boutons en ivoire. Druss accepta toutes les offres. Un guerrier trapu aux yeux enfoncés lui tapa sur le bras. — Qui compte ? demanda-t-il. Personne ne peut nous regarder tous. Druss sourit. — Vous êtes tous des héros, leur dit-il, et des hommes de confiance. Que chacun compte pour lui-même. Ce soir, lorsque l’ennemi sera reparti sur la pointe des pieds dans son camp, nous nous réunirons pour voir qui a gagné. À présent, retournez à vos postes. L’heure est presque écoulée. Nuang s’approcha de lui. — Je crois que tu vas perdre beaucoup de pièces, Drenaï, murmura-t-il. — Ce n’est que de l’argent, répondit Druss. Talisman les rejoignit. — Qu’est-ce que c’est que ce vacarme, ici ? demanda-t-il. Plusieurs guerriers se rassemblèrent autour de lui en parlant en nadir tous en même temps. Talisman hocha la tête et se fendit d’un sourire las. — Ils pensent que tu es un grand crétin, expliqua-t-il à Druss. — On me l’a déjà dit, admit le guerrier à la hache. Trois cavaliers quittèrent le camp ennemi ; l’un d’entre eux tirait un prisonnier derrière lui. Une fois qu’ils furent suffisamment près, ils firent tourner bride à leurs montures ; le prisonnier tomba par terre et dut lutter pour se relever. — C’est Quing-chin, déclara Talisman impassible. Les mains du prisonnier avaient été coupées et ses moignons trempés dans du goudron. Le cavalier qui le guidait coupa la corde ; Quing-chin tituba, tournant sur lui-même. — Ils lui ont aussi crevé les yeux, souffla Nuang. Plusieurs Nadirs, sur le mur, lancèrent des appels à l’estropié. Celui-ci leva la tête et se dirigea d’un pas chancelant vers les voix. Les trois cavaliers le laissèrent s’approcher, puis encochèrent leurs flèches et galopèrent dans sa direction. Une flèche le toucha dans le bas du dos, mais il ne cria pas. Une seconde flèche se planta entre ses omoplates. Quing-chin tomba et se mit à ramper. Un cavalier s’arrêta à côté de lui et lui décocha un troisième trait dans le dos qui le transperça de part en part. Une flèche vola depuis les remparts, mais les cavaliers étaient trop loin. — Que personne ne tire ! gronda Talisman. — Une mort affreuse, soupira Nuang Xuan. C’est ce que l’ennemi a promis de nous faire à tous. — C’était leur moment, déclara Druss d’une voix amère et froide. Qu’ils en profitent. Dans un instant ce sera notre tour. Et ils ne vont pas s’amuser autant ! Des tambours retentirent dans le camp ennemi et des centaines de fantassins se mirent en marche en direction du mur ouest. Le soleil se réverbérait sur leurs plastrons argentés et leurs casques. Derrière eux venaient deux cents archers, une flèche encochée à leur arc. Druss se tourna vers Talisman qui avait dégainé son sabre. — Ce n’est pas ta place, général, dit-il doucement. — J’ai besoin de me battre, siffla Talisman. — C’est exactement ce qu’ils attendent. Tu es le chef, tu ne dois pas mourir durant la première attaque – le coup au moral serait violent. Crois-moi. Quitte le mur. Je ne le laisserai pas tomber. Talisman resta immobile un instant, puis il rengaina brusquement son sabre dans son fourreau avant de faire demi-tour. — Bon, mes garçons, cria Druss. Baissez la tête, parce qu’ils vont d’abord essayer de nous cribler de flèches. Écartez-vous les uns des autres et laissez vos épées par terre. Lorsque les hommes avec les échelles atteindront les murs, nous ferons pleuvoir des cailloux sur ces fils de pute. Ensuite, servez-vous de vos dagues – elles sont plus pratiques pour ce genre de combat rapproché. Vous n’utiliserez vos épées que lorsqu’ils seront sur les remparts. Les lignes d’infanterie ralentirent, juste avant d’être à portée des arcs nadirs. Druss s’agenouilla et regarda les archers gothirs se faufiler au milieu des rangs ennemis. Des centaines de flèches fendirent l’air. — À terre ! hurla-t-il. Et sur toute la longueur du mur, les défenseurs nadirs se cachèrent derrière les créneaux. Druss se retourna pour regarder dans l’enceinte. Talisman et ses réserves, vingt hommes sous le commandement de Lin-tse, étaient à découvert lorsque les traits franchirent le mur. Un homme fut touché à la jambe ; les autres se précipitèrent à l’abri dans le dortoir. Dans la plaine, l’infanterie se remit progressivement en marche, lentement d’abord, puis, comme ils approchaient du mur, les fantassins levèrent leurs boucliers ronds au-dessus d’eux et chargèrent. Des flèches nadires les cueillirent et plusieurs d’entre eux tombèrent. Les archers gothirs décochèrent volée sur volée par-dessus leur infanterie. Deux archers nadirs furent tués. Les porteurs d’échelles atteignirent le mur ouest. Druss, agenouillé, passa les bras autour d’un rocher aussi gros qu’une tête de taureau et, poussant un grognement, le hissa sur les remparts. Une échelle frappa contre le mur. Druss agrippa le rocher avec ses mains, le souleva au-dessus de sa tête et le balança de l’autre côté des remparts. Sept hommes se trouvaient sur l’échelle lorsque le rocher heurta le premier, lui réduisant le crâne en miettes. L’énorme pierre défonça l’épaule du troisième, lui brisant la clavicule ; il tomba en entraînant trois autres soldats dans sa chute. Une pluie de cailloux et de pierres s’abattit sur les assaillants qui continuèrent quand même d’avancer. Un premier Gothir atteignit les remparts, son bouclier au-dessus de la tête. Chisk se précipita en avant et lui enfonça sa dague dans l’œil ; le soldat poussa un hurlement et tomba à la renverse. — Et un pour Chisk ! cria le Nadir. Deux autres hommes se hissèrent sur les remparts. Druss sauta sur sa droite et lança Snaga à l’attaque, fendant le casque en bois du premier et estourbissant le second d’un revers de taille. Nuang bondit en avant et asséna un coup de dague à la tête d’un soldat qui grimpait à l’échelle. La lame fendit le front du fantassin qui réussit à donner un coup d’estoc avec son épée courte, touchant Nuang au poignet gauche, lui entaillant la chair. Snaga s’abattit sur l’épaule de l’homme, fendant son plastron. Du sang gicla de la blessure et le grimpeur tomba. Quatre Gothirs avaient réussi à prendre pied sur les remparts, sur la gauche de Druss, formant une pointe défensive permettant à d’autres hommes de monter sur le mur sans être attaqués. Druss chargea le groupe, et Snaga fendit l’air décrivant un arc meurtrier. Un homme fut tué sur le coup ; Druss percuta le deuxième d’un coup d’épaule, le faisant tomber des remparts, la tête la première, sur le sol de l’enceinte en contrebas ; un troisième mourut à la suite d’un terrible coup qui lui enfonça les côtes. Le quatrième donna un coup d’estoc au ventre de Druss. La lame de Nuang s’abattit, bloquant l’attaque et continua en remontant le long du bras jusqu’au cou du Gothir. Le soldat lâcha son épée et partit en titubant à la renverse, du sang giclant à gros bouillons d’une artère tranchée. Druss lâcha sa hache et attrapa le mourant par la tête et les parties, puis le souleva en l’air. Il tourna sur lui-même plusieurs fois et le balança sur deux soldats qui venaient juste de franchir les remparts ; les deux hommes furent projetés à bas du mur. Nuang se précipita pour passer son épée au travers de la bouche d’un soldat barbu qui venait à peine d’atteindre le haut de l’échelle. La lame traversa le palais et ressortit par la nuque. L’homme tomba à la renverse, arrachant l’épée des mains de Nuang. Druss ramassa une épée courte sur les remparts et la lança au vieil homme qui l’attrapa avec dextérité. Sur toute la longueur du mur ouest, les Nadirs essayaient tant bien que mal d’endiguer les vagues successives d’attaquants. Dans l’enceinte, Talisman, Lin-tse et ses vingt guerriers, l’épée au clair, essayaient de juger du meilleur moment pour envoyer des troupes fraîches dans la mêlée. La défense avait cédé à un endroit : cinq soldats gothirs se frayaient un chemin à grands coups de taille vers l’escalier. Lin-tse se précipita mais Talisman le rappela. Druss avait déjà attaqué ces hommes, en tuant trois en autant de secondes. — Il est terrifiant, déclara Lin-tse. Je n’ai jamais vu son pareil. Talisman ne répondit pas. Les Loups Solitaires se battaient comme de beaux diables, inspirés par les talents sauvages du guerrier à la hache. Sur les autres murs, les Nadirs le regardaient combattre avec admiration. — Ils arrivent aux portes ! cria Gorkaï. Ils ont des seaux remplis de feu et des haches. Talisman leva le bras pour indiquer qu’il avait entendu, mais ne fit rien d’autre. Plus d’une dizaine de défenseurs du mur ouest étaient blessés. Cinq continuaient à se battre, les autres s’efforçaient de descendre les marches pour se rendre à l’hôpital. — Maintenant ! dit-il à Lin-tse. Le grand Cavalier du Ciel se rua en avant et gravit les marches quatre à quatre. Des haches s’enfoncèrent dans les portes ; Talisman vit Gorkaï et un groupe de Troupeaux de Poneys jeter des pierres depuis les remparts. De la fumée s’échappa du vieux bois. Mais, comme Druss l’avait suggéré, ils avaient mouillé les portes tous les jours et le feu mourut rapidement. Talisman fit signe à Gorkaï de lui renvoyer une dizaine d’hommes. La bataille faisait rage. Druss, couvert de sang, était partout sur les remparts ; il sauta sur la plate-forme de combat afin de disperser des soldats gothirs qui avaient réussi à passer par-dessus les défenses. Talisman lui envoya dix hommes à la rescousse, puis il tira son épée et les suivit. Il savait que Druss avait raison au sujet du coup accablant au moral si jamais il venait à mourir. Mais, pareillement, ses hommes devaient le voir se battre. Il escalada la plate-forme et passa son sabre à travers la gorge d’un soldat gothir qui le chargeait. Deux autres ennemis se jetèrent sur lui. Druss enfonça sa hache dans l’épaule du premier ; le vieux Nuang Xuan éventra le second. Les Gothirs se replièrent, emmenant leurs échelles avec eux. Un grand cri monta des Nadirs. Ils huèrent leurs ennemis en agitant leurs épées au-dessus de leurs têtes. Talisman appela Lin-tse. — Fais le compte des blessés et que les plus graves soient emmenés à l’hôpital. Les Loups Solitaires se rassemblèrent autour de Druss, lui donnant de grandes claques dans le dos et le félicitant. Dans leur excitation, ils parlaient en nadir et Druss ne comprenait pas un mot. Il se tourna vers Chisk. — Eh bien, mon garçon, lui dit-il. Combien en as-tu tué ? — Je ne sais pas. Mais beaucoup. — Tu penses en avoir tué plus que ce vieil homme ? s’enquit Druss en passant son bras autour des épaules de Nuang. — Je m’en moque, cria joyeusement Chisk. Je l’embrasse sur les deux joues ! (Il laissa tomber son épée et prit Nuang, surpris, dans ses bras.) Nous leur avons montré comment les Nadirs se battent, hein ? Nous avons fouetté le chien gajin. Nuang sourit, recula d’un pas et s’écroula par terre, le regard incrédule. Chisk s’agenouilla près de lui et ouvrit le gilet du vieil homme. Nuang avait trois blessures ; du sang en coulait abondamment. — Tiens bon, frère, lui dit Chisk. Les blessures ne sont pas profondes. Mais on va devoir t’emmener chez le chirurgien, d’accord ? Deux Loups Solitaires aidèrent Chisk à porter Nuang jusqu’à l’hôpital. Druss descendit du mur pour aller tirer un seau d’eau fraîche au puits. Il sortit un vieux bout de tissu de sa ceinture et nettoya le sang sur son visage et son gilet, puis il se vida le reste du seau sur la tête. Des rires fusèrent sur les remparts. — Vous auriez bien besoin de prendre un bain aussi, bande de fils de pute ! cria-t-il. Il laissa retomber le seau dans le puits, le remonta et but avidement. Talisman le rejoignit. — Nous en avons tué ou blessé soixante-dix, déclara le chef nadir. Nous avons neuf morts et quinze blessés de notre côté. Qu’est-ce qu’ils vont faire à présent, d’après toi ? — La même chose, mais avec des troupes fraîches, répondit Druss. Et avant qu’il fasse trop sombre. Je dirais qu’ils vont encore attaquer deux fois aujourd’hui. — Je suis d’accord avec toi. Et nous allons tenir – à présent je le sais. Druss gloussa. — C’est un bon groupe de combattants. Demain, les Gothirs s’en prendront aux portes – ce sera une attaque concertée. — Pourquoi pas ce soir ? — Ils n’ont pas encore appris leur leçon, expliqua Druss. Talisman sourit. — Tu es un bon professeur, Drenaï. Je suis sûr qu’ils l’auront apprise d’ici la nuit. Druss but à nouveau et désigna un groupe d’hommes qui travaillaient au pied de la tour. Ils détachaient des blocs de granit et les retiraient des gravats. — Pourquoi font-ils cela ? s’enquit le guerrier à la hache. — Les portes ne résisteront pas, dit Talisman, mais nous aurons une surprise pour les premières troupes qui passeront ! Nuang Xuan était assis tranquillement sur le sol, la tête sur un coussin rempli de paille, une couverture étendue sur lui. Les points de suture sur sa poitrine et à son épaule le tiraient, ses blessures lui faisaient mal, mais il se sentait bien. Il était resté aux côtés du guerrier à la hache et avait tué cinq ennemis. Cinq ! Quelqu’un cria de l’autre côté de la pièce. Nuang se mit lentement sur le côté et vit que le chirurgien était en train de recoudre le ventre d’un homme ; le blessé se débattait et Niobe était obligée de lui tenir les bras. Quelle perte de temps, pensa Nuang ; quelques instants plus tard, le blessé poussa un cri guttural et ne bougea plus. Niobe retira le corps de la table et deux hommes amenèrent un autre blessé à sa place. Sieben ouvrit le gilet de l’homme. Il avait été blessé à la poitrine et plus profondément sur le côté ; l’épée s’était brisée au-dessus de la hanche. — Je vais avoir besoin des pinces, déclara Sieben en s’essuyant le front avec une main ensanglantée, laissant sur sa peau des traînées rougeâtres. Niobe lui en tendit une paire rouillée et Sieben enfonça ses doigts dans la blessure, afin de trouver la lame. Une fois qu’il l’eut sentie, il inséra les pinces entre les lèvres de la plaie et d’un coup sec retira le morceau de fer. Ailleurs, dans la pièce, deux Nadires recousaient des blessures ou faisaient des bandages. Nosta Khan entra, regarda autour de lui, passa devant Nuang et se rendit dans le petit bureau à l’arrière. Nuang arriva à grand-peine à entendre la conversation qui suivit. — Je pars ce soir, dit la voix du chaman. Tu dois préparer la femme. — Elle reste, répliqua Talisman. — N’as-tu pas compris ce que j’ai dit sur le destin ? — C’est toi qui n’as pas compris, rugit Talisman. Tu ne connais pas l’avenir, chaman. Tu n’en as que des visions morcelées, énigmatiques, incomplètes. Malgré tous tes pouvoirs, tu n’as pas réussi à localiser Ulric. Ce n’est quand même pas dur de trouver un homme avec des yeux violets. Tu n’as pas trouvé non plus les Yeux d’Alchazzar. Et tu ne m’avais pas prévenu qu’ils captureraient Quing-chin. Va-t’en, si tu le dois. Mais tu voyageras seul. — Pauvre fou ! cria Nosta Khan. Ce n’est pas le moment de me trahir. Tout ce pour quoi tu vis est en jeu. Si je l’emmène, elle vivra. Tu comprends ? — Encore faux, chaman. Si tu l’emmènes, elle se tuera – elle me l’a dit et je la crois. Va. Pars à la recherche de ton homme aux yeux violets. Qu’il bâtisse sur les fondations que nous aurons posées ici. — Tu vas mourir ici, Talisman, lui dit Nosta Khan. C’est écrit dans les étoiles. Druss s’en sortira car je l’ai vu dans de nombreux avenirs. Mais, pour toi, il n’y a de place nulle part. — Ma place est ici, rétorqua Talisman. Ici je suis, ici je reste. Le chaman parla encore, mais Nuang n’entendit pas car les deux hommes avaient subitement baissé la voix. Niobe s’agenouilla à côté du vieil homme et lui tendit une coupelle en grès remplie de lyrrd. — Bois, vieux père, dit-elle. Cela rendra de la force à tes vieux os. — Ils sont peut-être vieux, mais mon sang est vaillant, Niobe. J’en ai tué cinq. Je me sens si fort que je pourrais peut-être même survivre à une nuit avec toi. — Tu n’as jamais été fort à ce point, répondit-elle en lui tapotant la joue. Enfin bon, Chisk nous a dit que tu en avais tué au moins une dizaine. — Ha ! Ce sont des gens bien, ces Loups Solitaires. Niobe se leva et s’approcha de la table. Elle prit un morceau de tissu propre et épongea la sueur et le sang sur le front de Sieben. — Tu travailles bien, lui dit-elle. Pas d’erreurs. Les cris des blessés et le bruit de l’acier qui s’entrechoque retentissaient à l’extérieur. — C’est ignoble, dit-il. Tout ceci est ignoble. — On dit que ton ami est le dieu de la bataille. Ils l’appellent « Marche-Mort ». — Le nom lui va bien. Les portes s’ouvrirent et on amena deux hommes à l’intérieur. — Des bandages et du fil, demanda-t-il à Niobe. Dehors, sur les murs, Druss se détendit ; l’ennemi s’était retiré pour la deuxième fois. Chisk s’approcha de lui. — Tu es blessé, Marche-Mort ? — Ce n’est pas mon sang, répondit Druss. — Tu te trompes ; ton épaule saigne. Druss baissa les yeux et vit l’entaille dans son gilet. Du sang en coulait. Il retira son vêtement et examina la plaie en dessous, qui faisait moins de cinq centimètres de long, mais qui était quand même profonde. Il jura. — Tu tiens ces murs jusqu’à mon retour, déclara-t-il. — Jusqu’à ce que les montagnes tombent en poussière, promit Chisk. (Et comme Druss s’en allait, il ajouta :) Mais ne pars pas trop longtemps quand même, hein ? Une fois dans l’hôpital, Druss appela Niobe qui se précipita vers lui. — Inutile d’embêter Sieben avec ça, lui dit-il. Ce n’est pas plus méchant qu’une morsure de chien. Va me chercher du fil et une aiguille ; je vais le faire moi-même. Elle revint avec tout cela ainsi qu’un grand bandage propre. La blessure était située juste sous la clavicule et Druss se débrouilla tant bien que mal pour joindre les bords avec des sutures. — Tu as beaucoup de cicatrices, fit remarquer Niobe en contemplant son torse. — Tous les hommes sont imprudents, répliqua-t-il. À présent, la blessure commençait à le lancer. Il se leva et sortit de la pièce, dans le soleil couchant. Derrière les portes, une trentaine de guerriers assemblaient des pierres en un mur semi-circulaire. Le travail était éreintant pour le dos et avançait lentement ; pourtant personne ne se plaignait. On avait monté un palan et une poulie de fortune sur les remparts, qui permettaient de lever les blocs de granit qu’on installait ensuite pour bloquer les portes. Mais, soudain, le palan lâcha et un gros bloc tomba, projetant deux hommes au sol. Druss se précipita vers eux. Le premier était mort, le crâne écrasé, mais l’autre avait simplement le souffle coupé. Les ouvriers dégagèrent le cadavre et reprirent leur travail, le visage sinistre. Ils avaient disposé ainsi quatre rangées de blocs, sur deux mètres cinquante de profondeur. — Ils vont avoir un drôle de choc en entrant, dit Lin-tse qui était descendu des remparts pour rejoindre Druss. — Jusqu’à quelle hauteur allez-vous le construire ? — Trois mètres soixante sur le devant et trois mètres sur l’arrière. Mais nous devons trouver un palan plus résistant et du bois de soutien. — Arrachez les lattes de plancher du dortoir au premier étage, lui conseilla Druss. Servez-vous des solives entrecroisées. Druss retourna ensuite sur le mur et enfila son gilet et ses gantelets en argent. Le serviteur de Talisman, Gorkaï, le rejoignit. — Ce sont les Cornes Courbées qui seront avec toi pour la prochaine attaque, lui apprit-il. Voici Bartsaï, leur chef. Druss hocha la tête et serra la main du Nadir trapu. — Eh bien, mes garçons, dit-il avec un grand sourire, est-ce que vous vous battez aussi bien que les Loups Solitaires ? — Mieux, grogna un jeune guerrier. — Tu serais prêt à parier là-dessus, mon garçon ? Chapitre 12 Talisman et Lin-tse regardaient les Gothirs qui enlevaient leurs morts et leurs blessés à la lueur de la lune. Les brancardiers travaillaient avec efficacité et courage, venant chercher les blessés jusque sous les murs ennemis. Les Nadirs ne leur tirèrent pas dessus. Talisman l’avait interdit – pas par pitié, mais simplement parce que chaque soldat gothir blessé nécessiterait des soins et de la nourriture, ce qui contribuerait à épuiser les réserves de l’ennemi. Les Nadirs morts avaient été enveloppés dans des couvertures et empilés dans la fraîcheur du Tombeau. — Ils ont perdu soixante quatre hommes, plus quatre-vingt-un blessés, annonça joyeusement Lin-tse. Nos pertes sont à peine du tiers. — Vingt-trois morts, déclara Talisman, et neuf blessés qui ne se battront plus jamais. — C’est bien, non ? — Ils sont dix fois plus nombreux que nous. Cinq fois plus de pertes n’est pas suffisant, lui fit remarquer Talisman. Toutefois, comme Fanlon nous le disait, les plus mauvais meurent en premier – ceux qui ont le moins de talent ou le moins de chance. Nous nous en sommes bien tirés aujourd’hui. — Les lanciers ne sont pas de sortie, observa Lin-tse. — Leurs montures sont fatiguées et assoiffées, commenta Talisman, un peu comme les hommes d’ailleurs. Leurs chariots sont repartis ce matin. Ils ne sont pas encore rentrés ; Kzun doit toujours les tenir à distance du bassin. Lin-tse s’approcha du bord des remparts. — J’aimerais qu’on puisse ramener le corps de Quing-chin, dit-il. Cela m’attriste de savoir que son esprit erre aveugle et mutilé. Talisman ne répondit pas. Deux ans auparavant, les trois guerriers nadirs avaient cherché à venger la mort d’un de leurs camarades. Ils avaient été satisfaits de kidnapper et de tuer le fils de Gargan ; lui aussi, ils l’avaient mutilé avant de lui crever les yeux. À présent, le cercle de la violence était bouclé, et le corps de Quing-chin étendu là était le cruel témoignage de la réalité de la vengeance. Talisman se frotta les yeux. L’odeur de bois brûlé monta à ses narines. Les portes avaient été attaquées deux fois, les Gothirs ayant utilisé de l’huile dans l’espoir de se frayer un chemin grâce aux flammes. Ils avaient échoué et une vingtaine de soldats ennemis l’avaient payé de leur vie. Talisman frissonna. — Qu’est-ce qui ne va pas, frère ? s’enquit Lin-tse. — Je ne les hais plus, répondit Talisman. — Les haïr ? Les Gothirs ? Pourquoi ? — Comprends-moi bien, Lin-tse. Je les combattrai, et – si les dieux de la Pierre et de l’Eau le permettent – je ferai en sorte que leurs tours s’écroulent et que leurs cités s’effondrent. Mais je n’arrive plus à les haïr. Lorsqu’ils ont tué Zhen-shi, nous sommes devenus assoiffés de sang. Est-ce que tu te souviens de la terreur dans les yeux d’Argo lorsque nous l’avons bâillonné et emmené ? — Bien sûr. — À présent, son père nourrit une haine contre nous, et il est prêt à la communiquer. — Mais c’est son père qui a commencé avec sa haine des Nadirs, protesta Lin-tse. — Précisément. Et quelle en est la cause ? Des atrocités commises par des Nadirs lorsqu’il était jeune ? Je rêve de voir les Nadirs unifiés et que tous se tiennent droits et fiers. Mais je ne haïrai plus jamais un ennemi. — Tu es fatigué, Okaï. Tu devrais te reposer. Ils n’attaqueront plus ce soir. Talisman longea les remparts. Nosta Khan était parti, et personne ne l’avait vu franchir les murs. Il avait essayé de voir Zhusaï, mais Gorkaï montait la garde devant sa porte. Alors qu’il pensait à elle, Talisman l’aperçut en train de traverser l’enceinte. Elle portait un chemisier en soie blanche scintillante et un pantalon gris argenté. Elle fit un signe de la main au jeune homme, s’approcha de lui et lui passa les bras autour du cou. — Nous sommes ensemble, à présent et pour toujours, dit-elle. — À présent et pour toujours, convint-il. — Viens. J’ai de l’huile parfumée dans ma chambre ; je vais chasser ta fatigue. Elle le prit par la main et le conduisit dans sa chambre. Druss et Sieben les observaient depuis les remparts du mur ouest. — L’amour dans les brumes de la mort, commenta Druss. C’est bien. — Il n’y a rien de bien ici, cracha Sieben. Toute cette histoire pue autant qu’un poisson de dix jours. Si seulement je n’étais pas venu. — On dit que tu es un grand chirurgien, fit Druss. — Une bonne couturière, plutôt. Onze personnes sont mortes sous mes mains, Druss, étouffées par leur sang. Je n’arriverai pas à t’expliquer à quel point je suis écœuré de tout ça. Je déteste la guerre, et je déteste les guerriers. Ce sont des moins que rien. — Cela ne t’empêchera pas de continuer à chanter si nous survivons, fit remarquer Druss. — Que dois-je comprendre ? — Qui chante la gloire, l’honneur et la chevalerie de la guerre ? demanda doucement Druss. C’est rarement le soldat qui a vu des entrailles éparpillées sur le sol ou des corbeaux manger les yeux des cadavres. Non, c’est le poète. C’est lui qui remplit la tête des jeunes d’histoires d’héroïsme. Combien de jeunes Drenaïs ont entendu tes poèmes et tes chansons et souhaité ensuite se battre ? — Eh bien, c’est ce que j’appelle une belle pirouette, rétorqua Sieben. C’est la faute des poètes, à présent ? — Pas seulement des poètes. Par les dents de l’enfer, nous sommes une race violente, mon garçon ! Ce que j’essaie de te dire, c’est que les soldats ne sont pas des moins que rien. Chaque homme ici présent se bat pour ce en quoi il croit. Tu le savais – avant que le massacre ne commence. Et tu le sauras à nouveau quand il sera fini. — Cela ne finira jamais, Druss, dit tristement Sieben. Pas tant qu’il y aura des hommes avec des haches ou des épées. Je crois que je ferais mieux de retourner à l’hôpital. Comment va ton épaule ? — Ça picote de tous les diables. — Bien, fit Sieben avec un sourire fatigué. — Comment va Nuang ? — Il se repose. Les blessures n’étaient pas mortelles, mais il ne pourra plus se battre. Sieben s’en alla et Druss resta sur les remparts pour se reposer un peu. Tout le long du mur, des Nadirs épuisés dormaient. Pour beaucoup, ce serait la dernière nuit de leur vie. Peut-être pour moi aussi, pensa Druss. Peut-être que je mourrai demain. Et peut-être pas, décida-t-il. Il sombra dans un sommeil sans rêves… Gargan passait au milieu des blessés, parlant aux survivants, leur offrant des félicitations pour leur héroïsme. Dès qu’il fut de retour dans sa tente, il convoqua Premian. — J’ai cru comprendre que les Nadirs nous interdisaient toujours l’accès à l’eau, dit-il. Combien sont-ils à défendre le bassin ? — Difficile à dire, monsieur. Le sentier qui mène au bassin est étroit, et nos hommes se font attaquer par des guerriers cachés dans les rochers. Pas plus d’une trentaine, à mon avis. Ils sont dirigés par un fou avec une écharpe blanche autour de la tête ; il a sauté d’un rocher de six mètres de haut sur la monture de notre officier, brisant le dos de l’animal. Puis, il a tué le cavalier, en a blessé un autre, et s’est enfui en courant dans les rochers. — Qui était l’officier ? — Mersham, monsieur. Récemment promu. — Je connais sa famille. Une bonne lignée. Gargan s’assit sur son lit de camp ; il avait le visage tiré et tendu, les lèvres sèches. — Prends une centaine d’hommes et tue-les tous. Nous n’avons presque plus d’eau. Sans eau, nous sommes fichus. Pars maintenant, ce soir. — À vos ordres, monsieur. J’ai des hommes en train de creuser le lit d’un cours d’eau asséché à l’Est, nous y avons trouvé un léger filet. Ce n’est pas beaucoup, mais cela devrait suffire pour remplir plusieurs barils. — Bien, fit Gargan d’un ton las. Le général s’étendit sur son lit et ferma les yeux. Alors que Premian était sur le point de partir, il parla à nouveau. — Ils ont tué mon fils, dit-il. Ils lui ont crevé les yeux. — Je sais, monsieur. — Nous ne les attaquerons pas avant le milieu de la matinée. Il faut que tu sois revenu avec l’eau d’ici là. — À vos ordres, monsieur. Sieben traversa l’enceinte et réveilla Druss en douceur. — Suis-moi, lui murmura-t-il. Druss se leva et les deux hommes descendirent l’escalier pour se rendre au Tombeau. Il faisait noir à l’intérieur et il leur fallut un petit moment pour s’habituer à l’obscurité et au faible rayon de lune qui passait par la fenêtre ouverte. Les cadavres des Nadirs avaient été déplacés contre le mur nord, mais déjà une odeur de mort planait dans la salle. — Que sommes-nous venus faire ici ? chuchota Druss. — Je veux les Pierres de guérison, déclara Sieben. Je ne veux plus qu’on meure sur ma table d’opération. — Nous avons déjà fouillé cet endroit. — Oui, et je crois que nous les avons déjà trouvés. Soulève le couvercle. Druss s’approcha du cercueil de pierre et poussa le couvercle sur le côté afin que Sieben puisse passer son bras à l’intérieur. Le poète plongea la main et ses doigts touchèrent les os et la poussière des vêtements pourris. Rapidement il avança la main jusqu’au crâne. Il ferma les yeux et se concentra, cherchant à tâtons sous la mâchoire, jusqu’à ce que ses doigts touchent le métal froid du lon-tsia d’Oshikaï. Il le dégagea du cercueil et le leva au clair de lune. — Et maintenant, ça t’en fait deux, dit Druss. Et alors ? — Shaoshad est venu ici pour demander à Oshikaï s’il acceptait d’être régénéré. Oshikaï a refusé, à moins que Shul-sen ne soit avec lui. Comment a-t-il fait pour la trouver ? — Je ne sais pas. répondit Druss. Je ne comprends rien à la magie. — Suis mon raisonnement, mon ami, parce qu’il est assez logique. Tant Oshikaï que Shul-sen portent un lon-tsia. La tombe d’Oshikaï avait déjà été pillée, mais personne n’a trouvé le médaillon. Pourquoi ? Le prêtre m’a dit qu’un sort de dissimulation avait été placé sur le lon-tsia de Shul-sen. Il est logique de penser qu’un sort similaire a été jeté sur celui d’Oshikaï. Mais je pense que Shaoshad a annulé le sort de celui-ci, dit-il en montrant le lon-tsia. Pourquoi ? Afin de trouver Shul-sen. Le serviteur de Talisman, Gorkaï, m’a dit que les lon-tsia des riches étaient bénis par plusieurs sortilèges. Je pense que d’une manière ou d’une autre, Shaoshad s’est servi de ce médaillon pour trouver l’autre. Tu me suis ? — Non, mais je m’accroche, rétorqua Druss d’une voix lasse. — Pourquoi n’avait-il pas les pierres sur lui quand on l’a capturé ? — Vas-tu arrêter de me poser des questions auxquelles il n’y a pas de réponse ? cracha Druss. — C’était une formule rhétorique, Druss. Et maintenant, arrête de m’interrompre. D’après Gorkaï, un sort de recherche se comporte comme un chien qui flaire une piste. Je pense que Shaoshad a imprégné le médaillon d’Oshikaï avec le pouvoir d’une des Pierres et a envoyé l’autre à la recherche du lon-tsia de Shul-sen. Puis, il a essayé de suivre la piste spirite. C’est pour cette raison qu’il a été capturé entre ici et l’endroit où nous avons trouvé les restes de Shul-sen. — Et qu’est-ce que ça nous apporte ? s’enquit Druss. Sieben fouilla dans sa poche et produisit le second lon-tsia qu’il tint près du premier. — Cela nous apporte ceci, dit-il en frappant des deux mains, pressant les deux médaillons l’un contre l’autre. Rien ne se passa… — Ca nous apporte quoi ? demanda Druss. Sieben ouvrit les mains. Les deux lon-tsia brillaient sous la lune. Le poète poussa un juron. — J’étais sûr d’avoir raison, dit-il. Je pensais qu’en les réunissant, les pierres apparaîtraient. — Je retourne dormir, dit Druss en tournant sur ses talons et en sortant de la pièce. Sieben empocha les médaillons. Il était sur le point d’imiter son ami lorsqu’il réalisa que le cercueil était toujours ouvert. Il jura une nouvelle fois et agrippa le couvercle, essayant à grand-peine de le remettre en place. — Tu y étais presque, mon ami, murmura une voix. (Sieben se retourna d’un bond et vit la petite silhouette lumineuse de Shaoshad, assise en tailleur sur le sol.) Mais je n’ai pas caché les Yeux à l’intérieur des lon-tsia. — Où, alors ? s’enquit le poète. Et d’ailleurs pourquoi les avoir cachés ? — Ils n’auraient jamais dû être fabriqués, déclara Shaoshad d’une voix pleine de regrets. La magie était dans la terre, et maintenant celle-ci est aride C’était un acte d’une arrogance incroyable. Quant à la raison pour laquelle je les ai cachés – eh bien, je savais que je risquais d’être capturé. Et il était hors de question que je permette qu’on récupère les Yeux. Aujourd’hui encore, cela m’attriste de savoir qu’ils doivent refaire surface. — Où sont-ils ? — Ici. Tu avais presque raison – je me suis bien servi de leur pouvoir pour localiser la tombe de Shul-sen, et j’ai bien imprégné son lon-tsia afin de la régénérer. Regarde – et sois un rien impressionné, quand même ! (Les deux lon-tsia s’envolèrent de la paume de Sieben et flottèrent jusqu’au cercueil de pierre, planant juste au-dessus de la plaque funéraire.) Tu ne devines pas ? lui demanda l’esprit du chaman. — Si ! s’exclama Sieben en récupérant les deux médaillons flottants. Il les maintint devant le nom d’« Oshikaï » gravé dans la plaque, et les enfonça sur la tranche dans les deux encoches pour les « i ». Les deux lon-tsia disparurent. Une lumière violette irradia du cercueil. Sieben se leva et regarda à l’intérieur. Les deux joyaux étaient à présent nichés dans les orbites du crâne d’Oshikaï le Fléau des démons. Sieben plongea la main et les retira ; ils avaient la taille d’un œuf de moineau. — Ne dis à personne que tu les as, le prévint Shaoshad, pas même à Druss. C’est un grand homme, mais il ne sait pas mentir. Si les Nadirs s’aperçoivent que tu les as, ils te tueront pour les prendre ; par conséquent, ne te sers pas de leurs pouvoirs de façon trop évidente. Lorsque tu soigneras les blessés, recouds-les comme avant, et mets-leur des bandages ; ensuite, seulement, tu pourras te concentrer sur leur guérison. Tu n’auras pas besoin de sortir les joyaux. Si tu les portes cachés sur ta personne, le pouvoir passera quand même à travers toi. — Comment saurai-je de quelle manière guérir ? Shaoshad sourit. — Tu n’as pas besoin de savoir – c’est ça la beauté de la magie, poète. Place simplement tes mains sur les blessures et pense qu’elles sont guéries. Une fois que tu l’auras fait, tu comprendras beaucoup de choses. — Je te remercie, Shaoshad. — Non, poète, c’est moi qui te remercie. Sers-t’en avec sagesse. À présent, referme le cercueil. Sieben agrippa la pierre et, alors qu’il s’exécutait, il jeta un dernier coup d’œil à la dépouille. L’espace d’un instant, il vit le lon-tsia d’Oshikaï briller au milieu des ossements, puis disparaître. Il finit de remettre le couvercle en place et se tourna vers Shaoshad. — Il le porte de nouveau, déclara le poète. — Oui, da, comme cela aurait toujours dû être, caché par un sort de dissimulation. Personne ne viendra le voler. L’autre est retourné dans le lieu de repos de Shul-sen. — Est-ce que nous avons une chance de gagner, ici ? s’enquit Sieben alors que l’image du chaman commençait à disparaître. — Gagner ou perdre dépend entièrement de ce pour quoi on se bat, répondit Shaoshad. Tous les hommes ici pourraient mourir, et pourtant vous pourriez encore gagner. Ou tous les hommes pourraient survivre et vous pourriez perdre. Porte-toi bien, poète. L’esprit disparut. Sieben frissonna et plongea ses mains dans ses poches, refermant ses doigts autour des joyaux. Il retourna à l’hôpital et passa au milieu des rangées de blessés. Dans le coin face à lui, un homme poussa un gémissement. Sieben alla s’agenouiller à côté de la couverture sur laquelle il était allongé. La lumière vive d’une lanterne vacillait sur le mur et, grâce à elle, Sieben put examiner le visage décharné de l’homme. Il avait été poignardé au ventre, et, bien que Sieben ait refermé la plaie à l’extérieur, il souffrait toujours d’une hémorragie interne. Les yeux de l’homme étaient fiévreux. Sieben posa doucement la main sur les bandages et ferma les yeux pour se concentrer. Rien ne se passa ; soudain des couleurs chatoyantes emplirent son esprit et il vit les muscles déchirés, les entrailles ouvertes et le sang qui s’accumulait autour de la blessure. À cet instant précis, il connut chaque muscle, chaque fibre, les jointures, les routes sanguines, les sources de la douleur et de la gêne. C’était comme s’il flottait à l’intérieur de la blessure. Du sang giclait d’une grande entaille sur un cylindre sinueux mauve… mais alors que Sieben la regardait, l’entaille se referma et guérit. Il continua avec les autres entailles, son esprit ressortant des profondeurs de la première blessure, soignant tout sur son passage. Finalement, il arriva aux sutures extérieures et s’arrêta là. Il serait plus prudent que l’homme sente au moins les fils le tirer à son réveil, pensa-t-il. Si une blessure était entièrement guérie, le secret des Pierres serait vite connu de tous. Le guerrier cligna des yeux. — Je mets beaucoup de temps à mourir, dit-il. — Tu ne vas pas mourir, lui promit Sieben. Ta blessure est en train de guérir et tu es un homme fort. — Ils m’ont transpercé les intestins. — Dors. Tu te sentiras mieux au matin. — Tu me dis la vérité ? — Oui. La blessure n’était pas aussi profonde que tu le pensais. Tu guéris bien. Dors. Sieben toucha le front de l’homme ; ses yeux se fermèrent aussitôt et sa tête roula sur le côté. Sieben s’approcha de tous les blessés, l’un après l’autre. La plupart dormaient. À ceux qui étaient réveillés, il parla doucement tout en les guérissant. Finalement, il arriva à Nuang. Alors qu’il flottait à l’intérieur des blessures du vieil homme, il se sentit attiré par le cœur, et il trouva là une section tellement fine qu’elle en était presque transparente. Nuang aurait pu mourir n’importe quand, réalisa-t-il, car son cœur – sous la tension – menaçait de se déchirer comme du papier mouillé. Sieben se concentra sur la région et la regarda grossir. Les artères étaient dures, les parois intérieures contractées et étroites ; il les ouvrit et les assouplit. Finalement, il se retira et s’assit. Il ne se sentait pas fatigué du tout, plutôt en proie à un sentiment d’exultation et de joie exceptionnelles. Niobe dormait dans un autre coin de la pièce. Il plaça les joyaux dans une bourse qu’il cacha derrière une outre d’eau, puis il s’approcha de Niobe et s’allongea à côté d’elle, appréciant la chaleur de son corps. Il remonta la couverture sur eux et se pencha pour l’embrasser sur la joue. Elle gémit et se tourna vers lui, murmurant un nom qui n’était pas le sien. Sieben sourit. Elle se réveilla soudain et se redressa sur le coude. — Pourquoi souris-tu, po-ète ? lui demanda-t-elle. — Pourquoi pas ? C’est une belle nuit. — Tu veux faire l’amour ? — Non, mais j’apprécierais un câlin. Approche-toi. — Tu es très chaud, fit-elle remarquer en venant se blottir contre lui, les bras sur son torse. — Qu’attends-tu de la vie ? murmura-t-il. — Attendre ? Qu’est-ce qu’il y a à attendre ? À part un homme bon et des bébés forts ? — Et c’est tout ? — Des tapis, déclara-t-elle après avoir réfléchi un long moment. De beaux tapis. Et un brasero en fer. Mon oncle avait un brasero en fer ; il faisait chaud dans sa tente même les nuits d’hiver. — Et des bagues, des bracelets, des objets en or ou en argent ? — Oui, aussi, convint-elle. Tu me donneras tout ça ? — Je pense. (Il tourna la tête et lui embrassa la joue.) Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis tombé amoureux de toi. Je veux que tu restes avec moi. Je t’emmènerai dans mon pays et je t’achèterai un brasero en fer et une montagne de tapis. — Et les bébés ? — Une vingtaine, si tu veux. — Sept. J’en veux sept. — Alors, ce sera sept. — Si tu te moques de moi, po-ète, je t’arracherai le cœur. Sieben gloussa. — Je ne me moque pas, Niobe. Tu es le plus grand trésor que j’aie trouvé. Elle s’assit et inspecta la grande salle d’hôpital du regard. — Tout le monde dort, dit-elle soudainement. — Oui. — Certains doivent être morts. — Je ne crois pas, lui dit-il. En fait, je suis sûr du contraire – tout comme je suis sûr qu’aucun ne se réveillera avant encore quelques heures. Alors, si nous revenions à ta proposition de tout à l’heure ? — Maintenant tu veux faire l’amour ? — Mais oui. Peut-être même pour la première fois de ma vie. Le sergent-chef Jomil appuya ses doigts sur la coupure qu’il avait au visage, essayant d’endiguer le flot de sang. De la sueur coulait dans la plaie, et le sel le piquait. Il poussa un juron. — Vous vous faites vieux, Jomil, lui dit Premian. — Ce petit salaud a failli me crever l’œil…, monsieur l’officier, ajouta-t-il. Les corps des défenseurs nadirs furent dégagés des rochers et alignés à l’écart du bassin. Les quatorze Gothirs morts avaient été enveloppés dans leurs capes, les corps des six lanciers tués attachés en travers de leurs selles sur leurs montures respectives, et les fantassins enterrés là où ils étaient tombés. — Par le sang de Missaël, ils se sont sacrément bien battus, n’est-ce pas, monsieur ? Premian acquiesça. — Ils se battaient par fierté et pour l’amour de la terre. Il n’y a pas de plus grande motivation. Premian en personne avait mené la charge le long de la montée, tandis que l’infanterie prenait les rochers d’assaut. C’était le nombre qui l’avait emporté, mais les Nadirs s’étaient vraiment bien battus. — Vous avez besoin de sutures au visage. Je vais m’en charger tout de suite. — Merci, monsieur, répondit Jomil sans enthousiasme. Premian lui sourit. — Comment se fait-il qu’un homme capable d’affronter des épées, des haches, des flèches et des lances sans broncher soit terrorisé devant une petite aiguille et un bout de fil ? — Les enfoirés avec des haches et des épées, je peux les buter, rétorqua Jomil. Premian éclata de rire et s’approcha de la fontaine. L’eau était profonde, claire et fraîche. Il s’agenouilla, fit une coupe de ses mains et but largement. Puis, il se releva et alla regarder l’alignement de Nadirs. Dix-huit hommes, certains n’étaient encore que des enfants. La colère monta en lui : quelle expédition gâchée que tout cela. Quelle petite guerre futile ! Deux mille soldats gothirs surentraînés traversant un désert pour aller piller un Tombeau. Mais quelque chose n’allait pas. Premian le sentait. Un souci invisible et lancinant travaillait son inconscient. Un fantassin s’approcha de lui et salua. L’homme avait un bandage ensanglanté autour du crâne. — Pouvons-nous allumer les feux de cuisson, monsieur ? demanda-t-il. — Oui, mais à l’abri des rochers. Je ne veux pas que la fumée effraie les chevaux lorsque les chariots arriveront. C’est déjà assez compliqué comme ça pour grimper jusqu’ici. — À vos ordres. Premian retourna près de son cheval et sortit une aiguille et du fil de ses sacoches. Jomil le vit faire et étouffa un juron. À peine deux heures après l’aube, la chaleur émanant des roches rouges était déjà formidable. Premian s’agenouilla à côté de Jomil et ramena la peau sur la pommette droite. De manière experte, il cousit la blessure. — Voilà, dit-il finalement, maintenant vous aurez une cicatrice qui rendra les dames folles de vous. — J’ai déjà suffisamment de cicatrices pour me vanter, grommela-t-il. (Puis il sourit.) Vous vous souvenez de cette bataille à la sortie du col de Lincairn, monsieur ? — Oui. Vous aviez reçu une blessure mal placée, si je me souviens bien. — Mal placée, je ne sais pas. Les dames adorent que je leur raconte cette histoire. Je ne sais pas bien pourquoi. — Les blessures aux fesses sont toujours source de joie, dit Premian. Si je me rappelle bien, on vous a octroyé quarante pièces d’or pour votre bravoure. En avez-vous mis un peu de côté ? — Même pas une pièce de cuivre. J’ai tout dépensé en alcools forts, en grosses bonnes femmes et au jeu. Le reste, je l’ai gâché. (Premian jeta un coup d’œil aux Nadirs morts.) Quelque chose vous tracasse, monsieur ? demanda Jomil. — Oui…, mais je ne sais pas quoi. — Vous pensiez qu’ils seraient plus nombreux, monsieur ? — Peut-être quelques-uns de plus. Premian s’approcha des cadavres et appela un jeune lancier gothir. L’homme accourut aussitôt. — Tu étais présent lors de la première attaque. Lequel d’entre eux était leur chef ? Le lancier examina les visages un par un. — Difficile à dire, monsieur. Pour moi ils se ressemblent tous, c’est couleur vomi et yeux bridés. — Oui, oui, fit Premian irrité. Mais de quoi te souviens-tu à propos de cet homme ? — Il avait une écharpe blanche autour de la tête. Oh… et des dents pourries. Ça, je m’en souviens bien. Elles étaient jaunes et noires. Vraiment vilaines. — Vérifie les dents des morts, lui ordonna Premian. Trouve-le-moi. — À vos ordres, répondit l’homme sans enthousiasme. Premian retourna auprès de Jomil et l’aida à se relever. — Il est temps de se mettre au travail, sergent, déclara-t-il. Faites déployer l’infanterie le long de la montée. Je veux que tous les rochers soient dégagés du sentier. Nous avons quatorze chariots qui ne devraient pas tarder, et cela va être suffisamment dur pour eux d’accéder au bassin sans qu’ils aient à se faufiler dans un labyrinthe de cailloux épars. — À vos ordres. Le lancier revint après avoir examiné les cadavres. — Il n’est pas parmi eux, monsieur. Il a dû s’enfuir. — S’enfuir ? Un homme qui saute d’un rocher de six mètres de haut pour attaquer un groupe de lanciers ? Un homme qui inspire tellement ses guerriers qu’ils sont prêts à mourir pour lui ? S’enfuir ? J’ai du mal à y croire. S’il n’est pas ici, alors… Par Karna ! (Premian se retourna d’un bond vers Jomil.) Les chariots ! Il est parti attaquer les chariots ! — Il ne peut pas avoir plus d’une poignée d’hommes avec lui, raisonna Jomil. Il y a quatorze conducteurs, tous armés, et pas des pleutres. Premian courut vers son cheval et sauta en selle. Il appela deux de ses officiers et leur donna l’ordre de rassembler la compagnie afin qu’elle le rejoigne. Puis il lança son cheval au galop, quittant le bassin pour se jeter dans la descente. Arrivé à la première crête, il aperçut de la fumée à moins de deux kilomètres au sud. Il cravacha son hongre afin que celui-ci parte au triple galop. Derrière lui venaient enfin cinquante lanciers. Il leur fallut quelques minutes pour trouver les chariots en flammes, à la sortie d’un tournant. Les chevaux avaient été détachés et les corps de plusieurs conducteurs étaient criblés de flèches. Premian tira sur les rênes de sa monture épuisée et regarda la scène en vitesse. De la fumée s’élevait d’un peu partout, piquant ses yeux. Cinq chariots brûlaient. Soudain, il aperçut un homme, une torche à la main, courant au milieu de la fumée. Il portait une écharpe blanche autour de la tête. — Attrapez-le ! gronda Premian en lançant son cheval en avant. Les lanciers se dispersèrent autour de lui, fendant la fumée huileuse. Un petit groupe de guerriers nadirs essayait désespérément de mettre le feu aux derniers chariots. Quand le martèlement des sabots leur parvint au-dessus du rugissement des flammes, ils laissèrent tomber leurs torches et se précipitèrent vers leurs poneys. Les lanciers les chargèrent et les tuèrent tous. Premian fit faire demi-tour à son cheval juste au moment où une forme sombre se jetait sur lui depuis un chariot en flammes. Il se baissa instinctivement, mais le guerrier nadir à l’écharpe blanche le percuta, et ils tombèrent tous les deux au sol. Premian fit une roulade et se releva, en dégainant son épée. Mais l’homme l’ignora et, agrippant le pommeau du hongre, il se hissa en selle. Puis, il dégaina son sabre et chargea les lanciers, taillant et coupant de toutes parts. Un soldat tomba de cheval, la gorge tranchée, un autre partit à la renverse, le visage tailladé par la lame du Nadir. Une lance transperça le dos de Kzun, le soulevant à moitié de cheval. Il se désarticula sur sa selle comme un beau diable afin d’atteindre le lancier. Mais un autre soldat le chargea et lui abattit son épée longue sur l’épaule. Le Nadir, mourant à présent, envoya un dernier coup d’estoc à son agresseur, le touchant au bras. Puis, il s’affala sur sa droite. Le hongre rua, le projetant au sol, la lance toujours fichée dans son dos. Il lutta pour se relever, essayant de trouver son sabre à tâtons ; du sang coulait de sa bouche en bouillonnant et ses jambes chancelaient. Un cavalier s’approcha de lui, mais le Nadir lui asséna un grand coup de taille, réussissant à taillader le flanc de la monture. — Écartez-vous de lui ! cria Premian. Il est en train de mourir. Le Nadir tituba et se tourna vers Premian. — Nadirs nous ! cria-t-il. Un lancier éperonna son cheval pour porter un coup vertical au Nadir. Kzun se baissa, évita le coup, et sauta pour agripper la cape du lancier, le tirant vers le bas, l’amenant directement sur son sabre, avec lequel il lui transperça le ventre. Le lancier hurla et tomba de selle. Les deux hommes se retrouvèrent par terre. Des lanciers sautèrent de leurs montures et encerclèrent le Nadir au sol, pour le hacher sur place à grands coups d’épée. Premian se précipita. — Reculez, bande d’idiots ! leur hurla-t-il. Sauvez les chariots. Les lanciers se servirent de leurs capes pour éteindre les flammes, mais en vain. Le bois sec avait pris et le feu faisait rage, incontrôlable. Premian ordonna qu’on écarte les cinq chariots encore intacts, puis il désigna des cavaliers pour aller récupérer les chevaux de trait qui, ayant senti l’eau, se dirigeaient lentement vers le bassin. On retrouva dix conducteurs cachés dans un ravin qu’on conduisit devant Premian. — Vous avez fui, leur dit-il, devant sept guerriers nadirs. Par votre lâcheté, vous avez mis toute l’armée en péril. — Ils sont arrivés de la steppe en hurlant, dans un nuage de poussière, protesta un des hommes. Nous pensions qu’ils étaient une véritable armée. — Vous prendrez place sur les chariots qui restent ; faites en sorte que les barils soient remplis et ramenez-les au campement. Une fois là-bas, vous vous retrouverez face au seigneur Gargan. Je pense que vos dos se souviendront longtemps de la morsure du fouet. À présent, hors de ma vue ! Premian leur tourna le dos et réfléchit à la situation d’un point de vue mathématique. Cinq chariots avec huit barils chacun. Chaque baril pouvait contenir environ soixante-dix litres. Dans les conditions actuelles, un combattant avait besoin au minimum d’un litre d’eau par jour. Il estima qu’un baril pouvait alimenter un peu plus de soixante personnes. Quarante barils seraient à peine suffisants pour les hommes, alors les chevaux… Et les chevaux auraient besoin par jour de… Dorénavant il faudrait faire la navette en permanence entre le camp et le bassin. Enfin bon, se raisonna-t-il, cela aurait pu être pire. S’il n’avait pas réagi au moment où il l’avait fait, tous les chariots seraient détruits. Mais cette pensée ne le ravit pas pour autant. S’il avait laissé une force pour garder les chariots, l’attaque des Nadirs aurait échoué. Ses pensées furent interrompues par le bruit de fous rires et de coups d’épée. Le chef nadir à l’écharpe blanche avait été décapité et démembré. Furieux, Premian se précipita au cœur du groupe hilare. — Garde-à-vous ! gronda-t-il. (Nerveusement, ses hommes se mirent en rang.) Comment osez-vous ? rugit-il. Comment osez-vous vous comporter en sauvages ? Avez-vous la moindre idée de ce à quoi vous ressemblez en ce moment ? Imaginez qu’un membre de votre famille vous aperçoive comme ça, en train de gesticuler autour d’un cadavre, ses membres dans vos mains, en train de les agiter en l’air. Vous êtes gothirs ! Nous laissons ce genre de… barbarie aux races inférieures. — Permission de parler, monsieur ? demanda un soldat. — Accouche ! — Eh bien, le seigneur Gargan nous avait dit qu’on devait couper les mains de tous les Nadirs, non ? — C’était une menace destinée à faire peur aux Nadirs, qui pensent que s’il leur manque un membre, ils en seront privés pour l’éternité. D’après moi, ce n’était pas une menace que le seigneur Gargan comptait réellement faire exécuter. Je me trompe peut-être. Mais, ici et maintenant, c’est moi qui commande. Vous allez creuser une tombe pour cet homme et placer ses membres à côté de son corps. Il était mon ennemi, mais il était brave et il a donné sa vie pour une cause à laquelle il croyait. Je veux qu’il soit enterré entier. Est-ce bien compris ? (Les hommes acquiescèrent.) Alors, au travail. Jomil s’approcha de Premian et les deux hommes s’écartèrent du reste du groupe revêche. — Ce n’était pas prudent, monsieur, dit Jomil à voix basse. On va vous traiter de partisan des Nadirs. Le bruit va circuler que vous êtes tendre avec l’ennemi. — Cela ne me dérange pas plus que ça, mon ami. Dès que cette mission sera terminée, je donnerai ma démission. — Peut-être bien, monsieur – mais pardonnez ma franchise, je ne crois pas que le seigneur Gargan ait fait une menace en l’air. Et je ne veux pas qu’il vous assigne en cour martiale pour désobéissance. Premian sourit et regarda le visage marqué du vieux soldat. — Vous êtes un type bien, Jomil. Je vous apprécie beaucoup. Mais mon père m’a dit de ne jamais prendre part à une action déshonorante. Une fois, il m’a enseigné qu’il n’y a pas de plus grande satisfaction, pour un homme, que d’être capable de se regarder dans la glace en se rasant, et d’être fier de ce qu’il y voit. En ce moment, je ne suis pas très fier. — Vous devriez, pourtant, répliqua doucement Jomil. Il était trois heures de l’après-midi et pourtant l’ennemi n’avait toujours pas attaqué. Les fantassins étaient assis dans leur camp, la plupart se servant de leurs épées et de leurs capes pour faire écran à la chaleur accablante du soleil meurtrier. Les chevaux des lanciers étaient attachés à l’ouest. La majorité attendait tristement, la tête basse, tandis que d’autres étaient allongés par terre, déshydratés. Druss s’abrita les yeux et vit les cinq chariots d’eau qui revenaient. Il jura entre ses dents. Des soldats gothirs coururent jusqu’aux chariots, les encerclant. Talisman escalada les remparts et vint se poster à côté de Druss. — J’aurais dû envoyer plus d’hommes avec Kzun, déclara-t-il. Druss haussa les épaules. — Si je me rappelle bien, ils sont partis la nuit dernière avec quatorze chariots. Ton homme s’en est bien sorti. Il y aura à peine assez d’eau dans ces chariots pour tenir une journée. Rien que les chevaux ont besoin de plus d’eau que ce que ces chariots ne peuvent en contenir. — Tu as déjà participé à des sièges ? s’enquit Talisman. — Oui, da, mon garçon. Trop. — Quel est ton sentiment sur la situation ? — Je pense qu’ils vont lancer toutes leurs forces à l’attaque. Ils ne peuvent pas jouer l’attente. Ils n’ont pas d’ingénieurs capables de creuser sous les murs ; pas de béliers pour défoncer les portes. Je pense qu’ils vont envoyer tous les hommes dont ils disposent, lanciers et fantassins. Ils vont s’emparer de ce mur par la force. — Je ne crois pas, déclara Talisman. Je pense qu’ils vont attaquer sur trois flancs à la fois. Le mur ouest encaissera peut-être le plus gros de l’assaut, mais je pense qu’ils vont essayer également de prendre les portes et un autre mur. Ils vont essayer de nous disperser. Et seulement si cela échoue, ils lanceront un assaut final. — Nous le saurons bien assez tôt, dit Druss. S’ils font ce que tu penses, comment vas-tu organiser les défenses ? Talisman eut un sourire fatigué. — Nos possibilités sont limitées, Druss. Nous allons simplement essayer de les retenir le plus possible. Druss secoua la tête. — Il faut prendre en compte que certains de leurs soldats franchiront quand même les remparts et arriveront peut-être même en bas dans l’enceinte. Notre réaction sera alors cruciale. D’instinct, on a tendance à attaquer l’ennemi le plus proche, mais, dans notre situation, cet instinct risque de s’avérer fatal. S’il y a une brèche dans le mur, la première option doit être de colmater la brèche. Les hommes à l’intérieur sont à considérer en second. — Que suggères-tu ? — Tu as déjà une petite force en réserve prête à colmater toute brèche. Assignes-y plus d’hommes et divise-la en deux groupes. Si l’ennemi s’empare d’une section du mur, un groupe doit rejoindre les défenseurs pour reprendre le périmètre. Le second groupe pourra se charger des hommes à l’intérieur. Nous n’avons qu’un seul périmètre extérieur. Nous n’avons nulle part où nous replier, donc nous devons tenir les remparts. Aucun défenseur ne doit quitter son poste sur les murs, quoi qu’il voie dans l’enceinte. Les murs, Talisman ! Rien d’autre n’a d’importance. Le jeune Nadir acquiesça. — Je comprends, Drenaï. Je vais faire passer cette information aux hommes. Est-ce que tu sais que les tribus ont tiré à la courte paille pour savoir quel groupe aura le privilège de se battre à tes côtés aujourd’hui ? Druss gloussa. — C’est donc ça qu’ils manigançaient ? De qui j’hérite ? — Des Cavaliers du Ciel. Ils sont ravis. C’est rare de voir un gajin aussi populaire. — Ah bon ? (Druss souleva sa hache.) Je suis pourtant populaire dans ce genre de situation. Cela pourrait être le chant du guerrier, tu ne trouves pas ? Lorsque la guerre ou la menace d’une guerre point à l’horizon, le peuple vénère le guerrier. Une fois que la tempête est passée, il est oublié ou méprisé. Cela ne change jamais. — Mais tu n’as pas l’air trop amer pour autant, remarqua Talisman. — Le coucher du soleil ou le vent froid du nord ne me rendent pas amer. Ce sont les réalités de la vie. Une fois, j’ai pris part à un raid pour sauver une vingtaine de riches fermiers prisonniers des Sathulis. Oh, ils ont été très élogieux sur notre héroïsme et ont juré de nous honorer pour l’éternité. Un jeune soldat qui était avec nous a perdu un bras ce jour-là. Il était originaire de leur ville. En moins de six mois, lui et sa famille sont presque morts de faim. Les réalités de la vie. — Sont-ils morts ? — Non. Je suis repassé par les plaines sentranes et j’ai parlé au chef des fermiers. Je lui ai rappelé ses obligations. — Je ne suis pas surpris qu’il t’ait écouté, dit Talisman en regardant dans les yeux bleus et froids de Druss. Mais cela n’arrivera pas avec nous. Les Nadirs ont la mémoire longue. Tu es Marche-Mort ; ta légende vivra pour toujours avec nous. — Les légendes. Bah ! J’en ai assez des légendes. Si j’avais la moitié du courage d’un fermier, je serais chez moi avec ma femme, à m’occuper de mes terres. — Tu n’as pas de fils ? — Non. Et je n’en aurai pas, dit froidement Druss. Non. Tout ce que je laisserai derrière moi, ce sont ces satanées légendes. — Certains mourraient pour avoir ta célébrité. — Beaucoup sont morts de l’avoir cherchée, répliqua Druss. Les deux guerriers restèrent silencieux un moment à regarder les Gothirs autour des chariots d’eau. — Tu regrettes d’être ici ? s’enquit Talisman. — J’essaie de ne jamais rien regretter, rétorqua Druss. C’est inutile. Vingt Cavaliers du Ciel se rassemblèrent en haut des remparts et attendirent en silence que les deux hommes finissent de parler. Druss jeta un coup d’œil au premier d’entre eux, un jeune homme aux yeux marron et au visage de rapace. — Tu ne faisais pas partie de ceux qui ont sauté par-dessus le précipice ? lui demanda Druss. (L’homme se fendit d’un immense sourire et hocha la tête.) J’aimerais bien écouter cette histoire. Plus tard, lorsque nous aurons repoussé les Gothirs, tu me la raconteras. — Promis, Marche-Mort. — Bien. Approchez, mes garçons, je vais vous donner quelques conseils en matière de siège. Talisman quitta les remparts. Alors qu’il arrivait dans l’enceinte en contrebas, il entendit des rires éclater autour de Druss. Lin-tse le rejoignit. — Je devrais être là-bas, Talisman. Avec mes hommes, sur le mur. — Non. (Talisman lui demanda de choisir quarante hommes parmi toutes les tribus.) Tu commanderas le premier groupe, Gorkaï le second. Puis il résuma le plan de bataille de Druss au cas où une brèche surviendrait sur un mur. Un jeune guerrier passa devant eux en direction du mur nord. Talisman le rappela. — Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-il. — Shi-da, général. — Tu étais un ami de Quing-chin ? — Oui. — Je t’ai vu blessé hier – au ventre et à la poitrine. — Ce n’était pas aussi grave que je le pensais, général. Le chirurgien m’a guéri. Je peux me battre. — Tu n’as pas mal ? — Ah si, j’ai mal ! Les points de suture tirent vraiment. Mais je peux rejoindre mon groupe des Troupeaux de Poneys, général. — Laisse-moi voir ta blessure, dit Talisman en emmenant l’homme à l’ombre pour qu’il s’asseye sur une table. Shi-da retira son gilet en peau de chèvre. Il y avait du sang sur le bandage autour de sa taille. Le jeune guerrier commença à défaire le pansement, mais Talisman l’arrêta. — La blessure est bien pansée. N’y touche pas. Bats-toi bien, aujourd’hui, Shi-da. Le jeune homme acquiesça, le visage sombre, et s’en alla. — Quel est le problème ? s’enquit Lin-tse. — Tous les blessés sont revenus sur les murs, aujourd’hui, expliqua Talisman. Franchement, le poète est un excellent chirurgien. J’ai vu Shi-da se faire toucher – j’aurais juré que la lame l’avait presque entièrement transpercé. — Tu crois qu’il a trouvé les Yeux d’Alchazzar ? murmura Lin-tse. — Si c’est le cas, nous les lui prendrons. — Je croyais que tu avais dit que Druss en avait besoin ? — Druss est un combattant et je l’admire plus que tout. Mais les Yeux appartiennent aux Nadirs. Ils font partie de notre Histoire, et je ne peux pas permettre à des gajin de les prendre. Lin-tse posa sa main sur le bras de Talisman. — Si nous survivons ici, mon frère, et si Sieben a les joyaux, tu sais ce qui se passera si tu essaies de les prendre. Druss se battra pour les avoir. Ce n’est pas un homme que le nombre effraie. Nous devrons le tuer. — Alors, nous le tuerons, déclara Talisman, même si cela doit me briser le cœur. Talisman se versa de l’eau d’une cruche en pierre dans une coupelle en grès et la but d’une traite. Puis, il s’en alla avec Lin-tse voir le mur fraîchement construit autour des portes. Niobe sortit de l’ombre derrière eux et se dirigea vers l’hôpital. Sieben était assis avec Zhusaï. Ils riaient tous les deux et Niobe fut surprise d’éprouver un soupçon de colère à les voir ensemble. La Chiatze était mince et belle, ses habits en soie blanche décorés de nacre. Niobe portait toujours la chemise en soie bleue de Sieben, mais à présent elle était tachée du sang des blessés et de la sueur de son propre corps fatigué. Sieben la vit et un grand sourire éclaira son visage. Il traversa la salle déserte et la prit dans ses bras. — Tu es une vision, lui dit-il en l’embrassant. — Pourquoi est-elle là ? s’enquit Niobe. — Elle a proposé d’aider pour les blessés. Viens lui dire bonjour. Il prit Niobe par la main et la présenta à Zhusaï. La Chiatze eut l’air nerveuse sous le regard perçant de la Nadire. — J’aurais dû proposer mon aide plus tôt, dit Zhusaï à Niobe. Je vous prie de m’excuser. Niobe haussa les épaules. — Nous n’avons pas besoin d’aide. Le po-ète est très doué. — J’en suis sûre. Mais je sais soigner les blessures. — Elle sera d’une aide précieuse, intervint Sieben. — Je ne veux pas d’elle ici, déclara Niobe. Sieben fut surpris, mais ne le montra pas. Il se tourna vers Zhusaï. — Peut-être, ma dame, devriez-vous changer de tenue. Le sang risque de tâcher cette belle soie. Vous pourrez revenir dès que la bataille aura commencé. Zhusaï inclina légèrement la tête et quitta la pièce. — Mais qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Sieben à Niobe. Serais-tu jalouse, ma colombe ? — Je ne suis pas une colombe. Et il n’y a pas de jalousie. Est-ce que tu sais pourquoi elle est ici ? — Pour aider. C’est ce qu’elle a dit. — Tu es en danger, po-ète. — Tu parles d’elle ? Non, je ne crois pas. — Pas seulement d’elle, imbécile. Tous les Nadirs connaissent l’histoire des Yeux d’Alchazzar. Talisman pense que tu les as trouvés, et moi aussi. Il y avait des mourants ici, hier, qui sont maintenant sur les murs. — Sornettes. Ils étaient… — Ne me mens pas ! cracha-t-elle. J’ai entendu Talisman. Il dit que si tu as les joyaux, il les prendra. Il dit aussi qu’il tuera Druss s’il essaie de s’interposer. Tu donnes les joyaux à Talisman – et tu ne risques rien. Sieben s’assit à la table qu’il venait de nettoyer. — Je ne peux pas faire ça, mon amour. Druss a fait une promesse à un mourant, et Druss est un homme qui tient ses promesses. Tu comprends ? Mais je ne les garderai pas, je te le jure. Si nous survivons ici – ce dont je doute quand même – je les emmènerai à Gulgothir afin de guérir l’ami de Druss. Ensuite, je les rendrai à Talisman. — Il ne le permettra pas. C’est pour cela qu’il a envoyé la femme ; elle va t’observer comme un serpent. Tu ne guéris plus de mourants, po-ète. — Je le dois. C’est à cela que servent leurs pouvoirs. — Ce n’est pas le moment d’être faible. Les hommes meurent dans les batailles. Ils vont dans la terre et la nourrissent. Tu comprends ? (Elle regarda au plus profond de ses yeux bleus et vit qu’elle ne l’avait pas convaincu.) Idiot ! Idiot ! s’exclama-t-elle. Très bien. Garde-les en vie. Mais ne les guéris pas assez pour qu’ils sortent d’ici. Tu entends ce que je te dis ? — Mais oui, Niobe. Et tu as raison. Je ne dois pas risquer la vie de Druss pour ces joyaux. (Il sourit et lui passa les doigts dans les cheveux.) Je t’aime. Tu es la lumière de ma vie. — Et toi, tu n’es que des soucis, dit-elle. Tu n’es pas un guerrier et tu es doux comme un chiot. Je ne devrais pas avoir de sentiments pour un homme comme toi. — Mais tu en as, n’est-ce pas ? dit-il en l’attirant contre lui. Dis-le ! — Non. — Tu es toujours en colère après moi ? — Oui. — Alors, embrasse-moi et ça passera. — Je ne veux pas que ça passe, rétorqua-t-elle en s’écartant. À l’extérieur une trompette retentit. — C’est reparti, soupira Sieben. L’infanterie gothire se divisa en trois groupes d’environ deux cents hommes. Druss les observa avec attention. Seulement deux groupes avaient des échelles. — Le troisième groupe se dirige vers les portes, dit-il à personne en particulier. Derrière l’infanterie, plus de cinq cents lanciers attendaient sur deux lignes ; ils avaient troqué leurs lances pour des sabres, qu’ils tenaient au clair. Un lent battement de tambours se fit entendre et l’armée se mit en marche en cadence. Druss sentit la peur monter parmi les hommes autour de lui. — Ne pensez pas en termes de taille d’armée, leur conseilla Druss, tout ce qui compte c’est le nombre d’échelles – et ils en ont moins de trente. Il n’y a donc que trente hommes qui peuvent atteindre les murs en même temps ; les autres seront agglutinés en bas, inutilement. Il ne faut jamais être intimidés uniquement par la masse. — Tu n’as pas peur, Drenaï ? s’enquit Nuang Xuan. Druss se tourna et sourit. — Que fais-tu là, vieil homme ? Tu es blessé. — Je suis aussi résistant qu’un loup et fort comme un ours. Combien m’en manque-t-il pour faire cent ? — Je dirais qu’il faut que tu en fasses un peu plus de quatre-vingt-dix aujourd’hui. — Bah, tu as certainement mal compté. — Reste près de moi, Nuang, lui dit doucement Druss. Mais pas trop près quand même. — Je serai toujours ici à la fin du jour et il y aura une montagne de morts gothirs, promit Nuang. Des archers se faufilèrent entre les lignes ennemies et décochèrent des centaines de flèches aux défenseurs qui se cachèrent derrière les remparts. Personne ne fut touché. Le battement de tambours accéléra et Druss entendit le bruit des hommes qui courraient, étouffant celui des tambours. Des échelles résonnèrent contre le mur ; un homme à gauche de Druss se leva, mais Druss l’attrapa et le ramena par terre. — Pas encore, mon garçon. Les archers attendent. Le guerrier cligna nerveusement des yeux. Druss resta agenouillé encore une dizaine de secondes et se releva ; sa hache brilla sous le soleil. Alors qu’il se dressait, un guerrier gothir arrivait en haut de l’échelle et Snaga s’abattit sur lui dans un bruit de tonnerre, lui brisant le crâne. — Venez mourir ! rugit Druss en assénant un revers au visage barbu d’un deuxième guerrier. Tout autour de lui, les Nadirs donnaient de véritables coups de hachoir aux attaquants. Deux soldats gothirs atteignirent les remparts, mais furent aussitôt taillés en pièces. Un guerrier nadir tomba dans l’enceinte, une flèche dans la tempe. Depuis le mur au-dessus des portes, Talisman observa Druss et les Cavaliers du Ciel qui luttaient pour conserver les remparts ouest. La seconde force gothire s’était attaquée au mur nord, où Bartsaï et ses Cornes Courbées bataillaient pour les contenir. Des haches s’enfoncèrent dans les portes, fendant le vieux bois. Les défenseurs nadirs lancèrent des pierres sur les soldats massés en bas, mais le bruit du bois qu’on découpait continua. — Tenez-vous prêts ! ordonna Talisman aux Troupeaux de Poneys. Ils encochèrent leurs flèches et s’agenouillèrent sur les remparts et sur le nouveau mur incurvé qu’ils avaient construit de l’autre côté des portes. À ce moment précis, Talisman sentit une fierté féroce l’envahir. Ces hommes étaient des Nadirs, son peuple ! Et ils se battaient ensemble face à un ennemi commun. C’est ainsi qu’il devait en être, pensa le jeune homme. Finie la soumission d’esclave face aux maudits gajin. Fini de fuir face à la menace de leurs lanciers, leurs expéditions punitives, leurs massacres. Soudain, les portes cédèrent et des dizaines d’hommes se précipitèrent pour se trouver face à un mur de deux mètres quarante de haut. — Maintenant ! Maintenant ! Maintenant ! hurla Talisman. Des flèches transpercèrent la masse d’hommes qui étaient en bas. Ils étaient tellement serrés les uns contre les autres, sans parler de ceux qui poussaient derrière, que seuls quelques Gothirs purent lever leurs boucliers. Alors que Talisman s’efforçait de soulever un rocher acéré, deux hommes vinrent lui prêter main-forte, et ensemble ils balancèrent la pierre de l’autre côté des remparts. Ce fut un massacre. En proie à la panique, les Gothirs essayèrent de s’enfuir, piétinant au passage leurs propres blessés. Talisman regarda avec une satisfaction sinistre la trentaine de morts. Une flèche siffla près de son visage et il plongea sur le côté. Les archers ennemis s’étaient maintenant rassemblés près des portes défoncées et tiraient sur les défenseurs. Deux guerriers nadirs tombèrent, la poitrine transpercée. — Restez baissés ! cria Talisman. Mais des échelles vinrent cogner contre le mur derrière lui et il jura. Avec des archers qui leur tiraient dessus par-derrière et un assaut par-devant, l’endroit allait être difficile à tenir. Talisman s’allongea sur les remparts et s’approcha du bord. Il appela les archers sur le mur semi-circulaire. — Que dix d’entre vous me flèchent ces archers, leur ordonna-t-il. Les autres, avec moi ! Ignorant le risque d’écoper d’une flèche, Talisman se releva et dégaina son sabre. Trois hommes apparurent sur les remparts. Il se ma en avant et enfonça sa lame dans le visage de l’homme de tête, transperçant sa bouche ouverte. Dans l’enceinte, Gorkaï attendait avec une vingtaine d’hommes. De la sueur lui coulait sur le visage pendant qu’il regardait Talisman et les Troupeaux de Poneys se battre contre les guerriers qui submergeaient les remparts. — Je devrais aller l’aider, dit-il à Lin-tse. — Pas encore, mon frère. Retiens-toi. Sur le mur nord, Bartsaï et ses hommes reculèrent devant les lanciers qui avaient gagné les remparts. Avec une soudaineté affreuse, la ligne de défense lâcha et une dizaine de soldats ennemis passèrent, dévalant l’escalier pour se rendre dans l’enceinte. Lin-tse et ses hommes les chargèrent. Gorkaï passa son sabre dans sa main gauche et essuya sa main droite sur son pantalon. Les Cornes Courbées étaient sur le point de céder et il se préparait à voler à leur secours. Au même instant, Druss, voyant le danger, courut le long des remparts du mur ouest et franchit d’un bond le fossé qui le séparait du mur nord ; il percuta les attaquants et les dispersa. Les lames argentées de sa hache taillèrent en morceaux les rangs ennemis. Son apparition soudaine galvanisa les Cornes Courbées qui repartirent au combat avec une férocité retrouvée, et les Gothirs durent reculer. Lin-tse avait perdu huit hommes, mais les douze lanciers gothirs n’étaient maintenant plus que quatre, se battant par deux, dos à dos. Deux Nadirs de plus tombèrent juste devant Lin-tse, mais ses hommes vinrent à bout des lanciers. Gorkaï se tourna pour voir Talisman. La ligne tenait, mais plus de dix Nadirs étaient déjà morts et l’attaque n’avait débuté que quelques minutes auparavant. Des blessés se dirigeaient vers l’hôpital, d’autres restaient là où ils étaient tombés, essayant d’endiguer le flot de sang avec leurs mains. Lin-tse et le reste de ses hommes revinrent se positionner aux côtés du groupe de Gorkaï. Le grand chef nadir jeta un coup d’œil à Gorkaï. Du sang coulait d’une blessure à son visage. — Tu peux te charger de la prochaine brèche, lui dit-il en se forçant à sourire. Gorkaï n’eut pas à attendre longtemps. Une section des remparts céda et les hommes de Talisman furent balayés ; Talisman lui-même reçut un coup de lance en pleine poitrine. Gorkaï poussa un cri de guerre et mena ses hommes au combat, gravissant l’escalier quatre à quatre. Talisman éviscéra le lancier et retira la lance brisée qui saillait de sa poitrine ; puis il tomba à terre. Gorkaï se précipita pour faire écran de son corps car d’autres soldats gothirs avaient atteint les remparts. La vision de Talisman s’obscurcit. Il sentit une grande fatigue s’emparer de lui. Je ne peux pas mourir, pensa-t-il. Pas maintenant ! Il lutta pour se mettre à genoux et chercha son sabre à tâtons. Les ténèbres semblaient l’appeler, mais il résista. Gorkaï et ses hommes reprirent les remparts, repoussant les Gothirs. Du sang coulait à gros bouillons de la poitrine de Talisman. Il devina qu’il avait un poumon perforé. Deux hommes le prirent par les bras et le soulevèrent. — Emportez-le chez le chirurgien ! leur ordonna Gorkaï. Talisman fut à moitié porté, à moitié soutenu jusqu’à l’hôpital. Il entendit le cri de Zhusaï au moment où on le fit entrer. Il essaya désespérément de se concentrer, mais ne vit que le visage de Sieben au-dessus de lui… avant de s’évanouir. Les Gothirs avaient abandonné leur assaut sur le mur nord, et Druss, qui avait perdu son casque, franchit une nouvelle fois le fossé afin de rejoindre son groupe de Troupeaux de Poneys. Nuang Xuan, blessé de nouveau à la poitrine et aux bras, était assis, dos au mur. Les Gothirs s’étaient repliés. Druss s’agenouilla près du vieux chef nadir. — Comment ça va ? lui demanda-t-il. — Plus de cent, répondit Nuang. Je crois que j’ai tué tous les Gothirs qui étaient là, et ceux que tu peux encore voir sont en fait leurs fantômes. Druss se leva et scruta les défenses. Le mur nord ne comptait plus que dix-huit défenseurs debout. Autour de lui, sur les remparts ouest, il y avait vingt-cinq Cavaliers du Ciel. Au-dessus des portes il en compta trente, dont le serviteur de Talisman, Gorkaï. En bas, dans l’enceinte, Lin-tse n’avait plus qu’une douzaine d’hommes. Druss essaya d’additionner le tout, mais perdit le compte dans un océan de fatigue. Il prit une profonde inspiration et recompta. Il y avait moins d’une centaine de défenseurs visibles ; en revanche des cadavres de Nadirs gisaient un peu partout. Il vit le chef des Cornes Courbées, Bartsaï, allongé sur le sol, au pied des remparts, trois Gothirs morts autour de son cadavre. — Tu saignes, Marche-Mort, lui fit remarquer un Cavalier du Ciel. — Ce n’est rien, répondit Druss en reconnaissant le jeune homme au profil de rapace à qui il avait parlé plus tôt. — Enlève ton gilet, lui dit le jeune homme. Druss grogna et retira son gilet de cuir en lambeaux. Il avait été touché quatre fois autour des épaules et en haut des bras, mais une blessure plus profonde se trouvait juste sous son omoplate droite. Du sang s’était accumulé autour de sa ceinture. — Tu as besoin de sutures, hé, dit le Nadir. Sinon tu vas te vider de ton sang. Druss s’accouda aux remparts et observa les forces gothires qui étaient reparties hors de portée des archers nadirs. — Prends le vieil homme avec toi, lui demanda le Nadir en souriant. Il se bat tellement bien qu’il nous humilie tous. Druss se força à sourire et aida Nuang à se relever. — Allons faire un petit tour, vieil homme. (Juste avant de partir, il se tourna vers le jeune Nadir.) Je serai de retour avant que tu n’aies le temps de dire « ouf ». Talisman sentit la douleur de sa blessure disparaître ; il ouvrit les yeux et s’aperçut qu’il était allongé sur une colline, sous un ciel gris. Son cœur s’emballa dès qu’il reconnut le Vide. — Tu n’es pas mort, dit une voix calme non loin de lui. Talisman s’assit et vit le petit sorcier, Shaoshad, assis devant un petit feu de bois. La grande Shul-sen était debout, à côté de lui ; sa cape d’argent brillait à la lumière des flammèches. — Alors, pourquoi suis-je ici ? demanda-t-il. — Pour apprendre, répondit Shul-sen. Lorsqu’Oshikaï et moi sommes arrivés pour la première fois dans les steppes, nous avons été touchés par leur beauté, mais plus encore, nous avions été attirés là par leur magie. Chaque pierre en regorgeait, chaque plante s’en servait pour pousser. Un pouvoir élémentaire irradiait des montagnes et nageait dans les cours d’eau. Les dieux de la Pierre et de l’Eau, comme nous les appelons. Sais-tu ce qui donne naissance à la magie, Talisman ? — Non. — La vie et la mort. Les forces vitales de millions d’hommes, d’animaux, d’insectes et de plantes. Nous avons absorbé toute cette magie et l’avons placée dans les Yeux d’Alchazzar ; nous avons rendu le pays aride ; nous cherchions à rediriger la magnificence aléatoire de l’énergie afin qu’elle profite aux Nadirs. Ce faisant, nous avons détruit le lien entre les Nadirs et les dieux de la Pierre et de l’Eau. Les gens de notre peuple sont devenus de plus en plus nomades, n’éprouvant pas plus d’amour pour la terre sous leurs pieds que pour les montagnes au-dessus de leurs têtes. Ils se sont séparés, divisés, isolés les uns des autres. — Pourquoi me dites-vous tout cela ? demanda Talisman. — D’après toi ? rétorqua Shul-sen. — Je n’ai pas les Yeux. Je croyais que le poète les avait, mais je pense à présent que ce n’est qu’un chirurgien doué. — Et, si tu les avais, Talisman, ferais-tu ce qui est bon pour la terre ? l’interrogea Shaoshad. — C’est-à-dire ? — Lui rendre ce qui lui a été volé ? — Abandonner le pouvoir des Yeux ? Mais avec eux je pourrais réunir toutes les tribus et en faire une armée invincible. — Peut-être, admit Shul-sen, mais sans l’amour de la terre, pourquoi se battraient-ils ? Le pillage et le viol, la revanche et le meurtre ? Et cette armée dont tu parles – elle serait composée d’hommes dont les vies ne sont qu’une fraction d’un battement de cœur de l’éternité. La terre est éternelle. Redonne-lui sa magie et elle te le rendra au centuple. Elle te donnera l’Unificateur dont tu rêves, elle te donnera Ulric. — Comment faut-il que je fasse ? murmura-t-il. — Ce n’est pas aussi profond que tu le pensais, dit Sieben. Druss était allongé sur la table et sentait les doigts du poète parcourir la blessure qu’il avait dans le dos. C’est vrai qu’il n’avait plus vraiment mal à présent, à part aux points de suture. — J’ai l’impression de te découvrir, dit Druss, qui se releva en grognant comme les sutures tiraient sur sa peau. Qui l’aurait cru ? — Oui, qui donc, hein ? Comment ça se passe dehors ? — La grosse attaque est encore à venir… bientôt, répondit Druss. Si nous arrivons à la repousser… Il ne termina pas sa phrase. — Nous allons perdre, n’est-ce pas ? demanda Sieben. — Je crois bien, poète – même si ça me fait mal de le dire. Est-ce que Talisman est mort ? — Non, il dort. Ses blessures n’étaient pas aussi graves que nous le craignions. — Je ferais mieux de retourner sur le mur. (Druss s’étira.) Incroyable, déclara-t-il. Je me sens aussi bien que si j’avais dormi huit heures. Je sens de nouveau mes forces. Ces cataplasmes que tu utilises sont vraiment efficaces - j’aimerais bien savoir ce qu’il y a dedans. — Moi aussi. C’est Niobe qui les prépare. Druss enfila son gilet et boucla sa ceinture. — Je suis désolé de t’avoir entraîné dans cette histoire, déclara-t-il. — Je suis un homme libre qui prend ses décisions seul, répondit Sieben, et, moi, je ne suis pas désolé du tout. J’ai rencontré Niobe. Par le ciel, Druss, j’aime cette femme ! — Tu aimes toutes les femmes, dit Druss. — Non. C’est vraiment différent cette fois. Et ce qui est incroyable, c’est que si j’avais le choix, je ne changerais rien. Mourir sans avoir connu l’amour véritable doit être affreux. Nuang s’approcha d’eux. — Es-tu prêt, Drenaï ? — Tu es un vieux bouc résistant, dis donc, lui fit remarquer Druss. Et ils partirent vers les remparts. Sieben les observa un moment puis alla s’occuper des blessés. Il croisa le regard de Niobe et sourit en la voyant montrer du doigt Zhusaï, assise à côté de Talisman, lui tenant la main dans son sommeil. La Chiatze pleurait. Sieben traversa la pièce et s’installa à côté d’elle. — Il vivra, lui confia-t-il doucement. (Elle acquiesça, l’air hébété.) Je te le promets, dit-il en posant doucement la main sur la poitrine de Talisman. Le guerrier s’agita et ouvrit les yeux. — Zhusaï… ? murmura-t-il. — Oui, mon amour. Il poussa un gémissement et essaya de s’asseoir. Sieben l’aida. — Que se passe-t-il ? demanda le jeune homme. — L’ennemi se rassemble pour la prochaine attaque, lui apprit Sieben. — Je dois y aller. — Non, tu dois te reposer ! insista Zhusaï. Talisman posa ses yeux sombres sur Sieben. — Donne-moi plus de forces, lui demanda-t-il. Le poète haussa les épaules. — Je ne peux pas. Tu as perdu beaucoup de sang, c’est normal que tu sois faible. — Tu as les Yeux d’Alchazzar. — Si seulement, mon vieux, – je soignerais tout le monde, ici. Par le ciel, je réveillerais même les morts. Le jeune chef le dévisagea, mais Sieben soutint son regard sans flancher. Talisman posa le bras sur l’épaule de Zhusaï et l’embrassa sur la joue. — Aide-moi jusqu’au mur, ma femme, lui demanda-t-il. Nous résisterons ensemble. Alors qu’ils partaient, Sieben entendit une petite voix lui murmurer à l’oreille : — Va avec eux. Il se retourna, mais il n’y avait personne à côté de lui. Le poète frissonna et resta où il était. — Fais-moi confiance, mon garçon, dit la voix de Shaoshad. Sieben sortit au soleil et courut pour rattraper Talisman et la jeune femme. Il prit le guerrier par l’autre bras et l’aida à grimper les marches qui menaient au rempart du mur ouest. — Eh bien, ils se rassemblent à nouveau, grommela Druss. Sur la plaine, les Gothirs avaient reformé les rangs et n’attendaient plus que le roulement des tambours. Tout le long du mur, les défenseurs épuisés attendaient, l’épée au clair. — Ils doivent être encore plus de mille, fit remarquer Sieben qui sentait monter la terreur. Les tambours retentirent et l’armée gothire se mit en marche. Zhusaï se raidit et prit une grande bouffée d’air. — Mets ta main sur son épaule, ordonna Shaoshad. Sieben tendit le bras et toucha doucement Zhusaï ; il sentit aussitôt le pouvoir des joyaux affluer en lui, comme si une digue cédait. Elle lâcha Talisman et s’approcha des remparts. — Zhusaï, que fais-tu ? siffla Talisman. Elle se tourna et lui décocha un sourire étincelant. — Elle va revenir, fit la voix de Shul-sen. La femme escalada le haut des remparts et leva les bras. Dans le ciel d’azur, le soleil illumina la femme aux vêtements couverts de taches de sang. Le vent se leva et ébouriffa ses longs cheveux noirs. Des nuages s’amoncelèrent à une vitesse prodigieuse – des petites boules blanches cotonneuses qui grossirent et grandirent, pour devenir finalement des masses grisâtres cachant le soleil. Un vent violent se mit à souffler sur les défenseurs. Le ciel devint de plus en plus sombre et un coup de tonnerre retentit au-dessus du Tombeau. Des éclairs fourchus plongèrent du ciel et vinrent frapper les rangs de l’armée gothire. Plusieurs hommes furent soulevés de terre. Des lances acérées de lumière aveuglante foudroyèrent les forces ennemies, tandis qu’un roulement de tonnerre parcourait le ciel. Les Gothirs se dispersèrent et s’enfuirent à toutes jambes, mais les éclairs continuaient à les terrasser, catapultant les soldats dans les airs. La force du vent porta rapidement l’odeur de la chair brûlée aux défenseurs médusés. Les chevaux gothirs arrachèrent les piquets qui les retenaient et s’en allèrent au triple galop. Dans la plaine, les hommes retiraient leurs armures et jetaient leurs armes – mais en vain. Sieben vit un homme être foudroyé, et son plastron exploser. Ceux qui étaient proches de lui furent violemment projetés au sol, le corps agité de spasmes. Puis, le soleil réapparut entre les nuages et la femme en blanc se retourna pour descendre des remparts. — Mon seigneur est au paradis, dit-elle à Talisman. J’ai payé ma dette. Elle s’effondra contre le jeune Nadir qui la retint dans ses bras. Dans la plaine, plus de la moitié des Gothirs étaient morts et les autres souffraient de terribles blessures. — Ils ne se battront plus, déclara Gorkaï comme les nuages se dissipaient. — Non, mais eux si, grommela Druss en désignant une colonne de cavalerie qui franchissait les collines et approchait du camp gothir en ruine. Sieben eut un coup au cœur. Il y avait là plus de mille cavaliers, en rang par deux. — Qui veut échanger sa chance avec la mienne ? demanda amèrement Nuang. Chapitre 13 Premian roula sur le ventre et plongea ses mains cloquées dans la boue. Un éclair avait foudroyé trois hommes à côté de lui. À présent, ils étaient méconnaissables. Il se releva en titubant, avec les jambes flageolantes et en proie au vertige. Il y avait des morts et des mourants partout ; les survivants se déplaçaient comme s’ils étaient ivres. Un peu plus loin sur sa gauche, Premian aperçut le seigneur Gargan assis à côté de son cheval mort. L’homme avait l’air vieux, la tête entre les mains. Premian ne portait pas d’armure – Gargan l’avait dégradé et condamné à trente coups de fouet pour désobéissance – mais l’absence de métal sur son corps l’avait sauvé de la tempête d’éclairs. Il s’approcha lentement du général. La moitié du visage de Gargan était noir et cloqué. Il leva la tête en voyant Premian arriver et le jeune homme dut masquer son horreur. Gargan avait perdu son œil gauche et du sang coulait de son orbite vide. — Tout est fini, marmonna le général. Les sauvages ont gagné. (Premian s’agenouilla à côté de lui et lui prit la main, incapable de trouver quelque chose à lui dire.) Ils ont tué ma mère, dit Gargan. J’avais cinq ans. Elle m’avait caché sous des sacs. Ils l’ont violée, puis l’ont tuée. Et j’ai regardé. Je… voulais l’aider. J’ai pas pu. Je suis resté là sans bouger, et je me suis fait dessus. Puis mon fils… (Gargan prit une longue inspiration entrecoupée de spasmes.) Va me chercher une épée. — Vous n’avez plus besoin d’épée, mon seigneur. C’est fini. — Fini ? Tu crois que c’est fini ? Ce ne sera jamais fini. C’est eux ou nous, Premian. Aujourd’hui et pour toujours. Gargan pencha sur sa droite. Premian l’attrapa et l’allongea sur le sol. — J’entends des chevaux, dit le général. Et il mourut. Premian leva les yeux et aperçut la colonne de cavaliers qui approchait. Il se leva pour les accueillir. Un général vint jusqu’à sa hauteur et baissa les yeux sur le seigneur de Larness. — J’avais des ordres pour qu’on l’arrête et qu’on l’exécute sur-le-champ, dit-il. C’est mieux ainsi. J’avais beaucoup de respect pour lui. — L’arrêter ? Pour quel motif ? s’enquit Premian. — Qui es-tu, toi ? rétorqua le général. — Premian, monsieur. — Ah, bien. J’apporte aussi des ordres te concernant. Tu dois prendre le commandement des lanciers et rentrer à Gulgothir. (Le général se tourna sur sa selle et inspecta le chaos environnant.) J’ai l’impression que tu ne vas pas ramener grand monde. Que s’est-il passé, ici ? Premian le lui expliqua rapidement. — Devons-nous continuer l’attaque, monsieur ? demanda-t-il ensuite. — Le pillage du Tombeau ? Par le ciel, non ! Quel gâchis de troupes. Je ne comprends pas ce qui a poussé Gargan à une telle excentricité. — J’ai cru comprendre qu’il avait des ordres, monsieur. — Tous les ordres ont changé à présent, Premian. Nous avons un nouvel empereur. Le fou est mort – tué par ses propres gardes. La raison règne de nouveau à Gulgothir. — Louée soit la Source, déclara sincèrement Premian. Sur les murs du Tombeau, Druss, Talisman et les défenseurs regardaient un cavalier quitter au trot le camp dévasté. Il ne portait pas d’armure et ses cheveux argent brillaient sous le soleil. — Par les couilles de Shemak, c’est Majon ! s’exclama Sieben. Il monte à cheval avec la grâce d’un sac de patates. — Qui est Majon ? s’enquit Talisman, le visage marqué par la douleur que lui causaient ses blessures. — L’ambassadeur drenaï. Tu devrais conseiller à tes hommes de ne pas lui tirer dessus. Talisman fit relayer l’ordre et Majon put s’approcher sans encombre ; son long visage était pincé et tendu ; Druss réalisa qu’il était mort de peur. — Ho, Druss ! cria Majon. Je ne suis pas armé. Je viens en héraut. — Personne ne vous fera de mal, ambassadeur. Nous allons vous jeter une corde. — Je suis bien où je suis, merci, répliqua-t-il d’une voix tremblante. — Sornettes ! lui cria Druss. Notre hospitalité est légendaire, et mes amis ici présents penseront que vous cherchez à les insulter si vous ne montiez pas. Une corde fut lancée et l’ambassadeur descendit de cheval. Il retira sa cape azur et la posa sur sa selle. Puis, il agrippa la corde et se laissa hisser sur les remparts. Une fois à bon port, Druss lui présenta Talisman. — C’est un des rois des Nadirs, dit Druss. Un homme important. — Ravi de vous rencontrer, monsieur, dit Majon. — Quel message de l’ennemi nous apportez-vous ? répliqua Talisman. — Il n’y a pas d’ennemi ici, monsieur, le rassura Majon. La… bataille est finie. La cavalerie que vous voyez devant ces murs est venue arrêter le renégat, Gargan. C’est le général Cuskar en personne qui m’a prié de vous assurer que les hostilités sont à présent terminées et que le Tombeau ne sera pas dévasté par des soldats gothirs. Pareillement, vous et vos hommes êtes libres de partir. Vos actions contre le renégat Gargan ne seront pas considérées comme des crimes contre le nouvel empereur. — Un nouvel empereur ? intervint Druss. — Mais oui. Le fou est mort – tué par deux de ses gardes. Un ordre nouveau règne à Gulgothir. Ah, les scènes de liesse dans la ville étaient magnifiques à voir, Druss. Les gens dansaient et chantaient dans les rues, pas moins. Le nouveau gouvernement de l’empereur est dirigé par un ministre d’une rare culture et d’excellentes manières ; son nom est Garen-Tsen et il semblerait qu’il ait travaillé dans l’ombre depuis quelque temps pour renverser le Roi-Dieu. Un homme charmant, avec un grand sens de la diplomatie. Nous avons déjà signé trois traités commerciaux. — Vous voulez dire que nous avons gagné ? dit Sieben. Que nous allons tous vivre ? — Eh bien, c’est un bon résumé de la situation, déclara Majon. Juste un détail, Druss, mon ami, ajouta l’ambassadeur en attirant le guerrier à la hache à l’écart du reste du groupe. Garen-Tsen m’a demandé de t’interroger à propos de joyaux qui seraient cachés ici. — Il n’y avait pas de joyaux, répondit amèrement Druss. Rien que des vieux os… et de nouvelles morts. — Tu… euh… as fouillé le cercueil, n’est-ce pas ? — Oui. Rien. Ce n’était qu’un mythe. — Ah, bien. C’est sans importance, j’en suis sûr. (Revenant devant Talisman, l’ambassadeur s’inclina à nouveau.) Le général Cuskar a amené trois chirurgiens avec lui. Il m’a dit de vous dire qu’ils étaient à votre disposition pour soigner vos blessés. — Nous avons un bon chirurgien, mais vous remercierez le général pour sa gentillesse, dit Talisman. En retour et en gage de bonne volonté, vous pouvez dire au général que s’il fait venir ses chariots à eau près des murs, je ferai en sorte que ses barils soient remplis. Druss et Gorkaï firent redescendre l’ambassadeur. Majon monta en selle, salua du bras et repartit au trot vers le camp gothir. Talisman s’effondra contre les remparts. — Nous avons gagné, dit-il. — Et comment, mon garçon. Mais pas de beaucoup. Talisman tendit la main. — Tu es un homme parmi les hommes, Marche-Mort, lui dit-il. Au nom de mon peuple, je te remercie. — Tu ferais mieux de retourner à l’hôpital, lui conseilla Druss, afin que notre bon chirurgien s’occupe de toi. Talisman sourit et, avec l’aide de Zhusaï et de Gorkaï, il descendit l’escalier. Dans l’enceinte, en dessous, les Nadirs avaient formé des petits groupes et parlaient, tout excités, de la bataille. Lin-tse les regarda froidement, mais il y avait de la tristesse dans ses yeux. — Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit Sieben. — Rien qu’un gajin puisse voir, répliqua le guerrier avant de s’en aller. — Mais qu’est-ce qu’il raconte, Druss ? — Ils sont entre gens d’une même tribu. Le mélange est terminé. Ils se sont réunis le temps d’une bataille, et à présent ils s’éloignent de nouveau les uns des autres – c’est peut-être une caractéristique nadire. (Druss soupira.) Ah, mais je suis fatigué, poète. J’ai besoin de revoir Rowena et de respirer l’air des montagnes. Par le ciel, cela me fera plaisir de sentir la brise souffler dans l’herbe grasse et les forêts de pins. — Oui, à moi aussi, mon vieux. — Mais nous devons d’abord retourner à Gulgothir. Je veux revoir Klay. Nous allons nous reposer quelques heures et puis nous nous en irons. Sieben acquiesça. — Niobe vient avec nous. Je vais l’épouser, Druss, – lui faire des bébés et lui offrir un brasero en fer ! Druss gloussa. — Je suis sûr que ce sera précisément dans cet ordre. Sieben retourna à l’hôpital où Talisman dormait à poings fermé. Dans le petit bureau, il trouva un morceau de parchemin, une plume et de l’encre presque sèche. Il ajouta un peu d’eau à l’encre et écrivit un court message sur le parchemin. Une fois que l’encre fut sèche, il plia le parchemin en quatre et retourna dans la salle s’agenouiller auprès de Talisman. Il glissa le message dans un des replis des bandages à la poitrine du chef nadir et se servit du pouvoir des Yeux d’Alchazzar pour le guérir au passage. Il se rendit auprès de tous les blessés, l’un après l’autre, et les laissa endormis, sans plus aucune blessure. Finalement, sur le pas de la porte, il jeta un dernier coup d’œil derrière lui et sourit, satisfait. Beaucoup d’hommes étaient morts en défendant le Tombeau, mais d’autres, comme Talisman, seraient morts sans lui. Cette pensée fit plaisir au poète… Il regarda les remparts où Druss s’était allongé pour dormir. Sieben grimpa l’escalier et alla le guérir lui aussi. Lin-tse et ses Cavaliers du Ciel démontaient le mur devant les portes. Sieben s’assit un instant pour les observer. Le ciel était d’un bleu magnifique et même la brise chaude avait bon goût sur sa langue. Je suis vivant, pensa-t-il. Vivant et amoureux. S’il existe une meilleure sensation au monde, je n’y ai pas encore goûté, décida-t-il. Chapitre 14 Okar, le gardien de l’hospice, jura en entendant les coups répétés à la porte. Il se leva de son lit de camp, enfila son pantalon, avança à tâtons dans le couloir et retira les verrous. — Silence ! ordonna-t-il en ouvrant l’épaisse porte en bois. Il y a des malades qui essaient de dormir. Un homme colossal avec une barbe noire fournie avança sur le seuil, le saisit par les bras et le souleva. — Ils ne vont plus être malades longtemps, fit l’homme avec un large sourire. Okar n’était pas petit, mais le géant le souleva puis le posa comme s’il n’avait été qu’un enfant. — Excusez mon ami, dit un bel homme blond, mais il s’excite pour un rien. Une jeune femme suivit les deux hommes à l’intérieur. Elle était nadire et particulièrement séduisante. — Où est-ce que vous croyez aller ? s’enquit Okar alors que le petit groupe se dirigeait vers l’escalier. Comme ils ne répondaient pas, Okar se précipita vers eux. L’abbé attendait en haut des marches ; en robe de nuit, une chandelle à la main, il leur barra le passage. — Que signifie cette intrusion ? s’enquit gravement l’abbé. — Nous sommes venus guérir notre ami, père abbé, déclara le géant. J’ai tenu ma promesse. Okar attendit la réplique cinglante de l’abbé. Mais, au lieu de cela, ce dernier resta silencieux, le visage impénétrable dans la lumière vacillante de la chandelle. — Suivez-moi, dit-il, et en silence, s’il vous plaît. L’abbé les conduisit à travers le premier pavillon jusqu’à un petit bureau dans l’aile ouest du bâtiment. Il alluma deux lanternes et s’assit à un bureau couvert de paperasses. — À présent, expliquez-vous. Le géant fut le premier à parler : — Nous avons trouvé les Pierres de guérison, mon père. Et elles fonctionnent ! Par tout ce qui est sacré, elles fonctionnent ! Conduisez-nous à Klay. — C’est impossible, lui dit l’abbé en poussant un soupir. Klay est décédé trois jours après votre départ. Il est enterré dans une simple tombe à l’arrière du jardin. Nous lui avons fait faire une pierre tombale. Je suis sincèrement désolé. — Mais il m’avait promis, dit Druss. Il m’avait promis qu’il vivrait jusqu’à mon retour. — C’est une promesse qu’il n’a pas pu tenir, répliqua l’abbé. Le carreau qui l’a touché était enduit d’une vilaine substance et la gangrène s’est développée presque immédiatement. Personne n’aurait pu y survivre. — Je n’y crois pas, souffla Druss. Mais j’ai les pierres ! — Pourquoi les guerriers ont-ils toujours du mal à croire quelque chose ? cracha l’abbé. Tu penses que le monde tourne autour de tes envies ? Est-ce que tu crois sincèrement que la nature et les lois de l’univers peuvent changer selon tes désirs ? J’ai entendu parler de toi, Druss. Tu as traversé le monde pour retrouver ta dame. Tu as combattu dans bien des batailles, tu es indomptable. Mais tu n’en es pas moins un être de chair et de sang. Tu vivras, et tu mourras – comme n’importe qui d’autre. Klay était un grand homme, un homme compréhensif et bon. Sa mort est une tragédie que je suis incapable de décrire. Pourtant, cela fait partie du cycle de la vie et je ne doute pas que la Source l’a chaleureusement accueilli. Je suis resté avec lui jusqu’à la fin. Il voulait te laisser un message. J’ai envoyé chercher une plume et de l’encre, mais il est mort d’un coup. Je crois cependant que je sais ce qu’il voulait te demander. — Quoi ? s’enquit Druss, l’air abasourdi. — Il m’a parlé du garçon, Kells, qui croyait que Klay était un dieu qui pouvait guérir sa mère par imposition des mains. Le garçon est toujours ici. Il est resté avec Klay, pour lui tenir la main, et lorsque le lutteur est mort, il a beaucoup pleuré. Sa mère est toujours en vie. Si les Pierres ont le pouvoir que tu dis, je pense que Klay voudrait que tu t’en serves sur elle. Druss ne répondit rien. Il était affalé sur sa chaise et regardait ses mains. Sieben s’avança. — Je pense que nous pouvons faire un peu mieux que cela, mon père. Conduisez-moi au garçon. Laissant Druss dans le bureau, Sieben, Niobe et l’abbé traversèrent silencieusement l’hospice, pour s’arrêter finalement dans une longue salle étroite où vingt lits étaient disposés contre les murs, dix de chaque côté. Kells dormait en boule sur le sol près du premier lit ; une grande femme mince dormait sur une chaise à côté de lui. Dans le lit, le visage pâli par le rayon de lune qui passait par la fenêtre en haut du mur, était allongée une forme mourante ; le visage semblait tiré sur le crâne tant il y avait peu de peau, et des cernes noirâtres étaient visibles sous les yeux. Sieben s’agenouilla à côté du garçon et lui toucha l’épaule. Kells se réveilla aussitôt, les yeux écarquillés de peur. — Tout va bien, mon garçon. Je t’apporte un cadeau de la part du seigneur Klay. — Il est mort, répondit l’enfant. — Je t’apporte quand même son cadeau. Lève-toi. Kells obéit. Les mouvements et les voix réveillèrent la femme assise sur la chaise. — Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit-elle. Elle est morte ? — Pas morte, répondit Sieben. Elle est revenue. (Il s’adressa alors au garçon.) Prends ta mère par la main. Kells s’exécuta. Sieben se pencha en avant et posa sa paume sur le front fiévreux de la mourante. La peau était chaude et sèche. Le poète ferma les yeux et sentit le pouvoir des Pierres affluer en lui. La femme dans le lit se mit à gémir doucement et l’abbé s’approcha d’elle pour voir, émerveillé, ses couleurs revenir et le noir autour de ses yeux disparaître progressivement. Les os de son visage devinrent moins saillants tandis que les muscles de ses joues et de sa mâchoire se regonflaient peu à peu. Ses cheveux, qui étaient secs et sans vie, brillaient à présent sur l’oreiller. Sieben prit une profonde inspiration et recula. — Êtes-vous un ange de la Source ? lui demanda la femme sur la chaise. — Non, rien qu’un homme, répondit Sieben. (Il s’agenouilla à nouveau devant le garçon et vit qu’il avait les larmes aux yeux.) Elle est guérie, Kells. À présent, elle dort. Est-ce que tu veux bien m’aider à soigner les autres ? — Oui. Oui, bien sûr. C’est le seigneur Klay qui vous a envoyé ? — D’une certaine manière. — Et ma mère va vivre ? — Oui, da. Elle va vivre. Le garçon et Sieben s’éloignèrent du lit et, lorsque l’aube se leva sur Gulgothir, des bruits de rires et de la joie sans retenue résonnaient dans tout l’hospice. Mais Druss, assis seul dans le bureau gris, les sentiments engourdis, ne ressentit rien de cela. Il était capable de défendre une forteresse contre toute probabilité, mais il était incapable d’empêcher la mort d’un ami. Il pouvait franchir les océans et participer à des centaines de batailles. Il pouvait affronter n’importe quel ennemi en combat singulier. Et pourtant, Klay était toujours mort. Il se leva de sa chaise et s’approcha de la fenêtre. Le soleil de l’aube faisait jaillir des couleurs dans le jardin en contrebas – les roses rouges décoraient les contours de la fontaine en marbre blanc, des digitales violettes poussaient au milieu d’un tapis de fleurs jaunes le long des sentiers sinueux. — Ce n’est pas juste, dit Druss à voix haute. — Je ne me souviens pas que qui que ce soit ait affirmé le contraire, dit la voix de l’abbé. — Le carreau m’était destiné, mon père. Klay l’a reçu à ma place. Pourquoi suis-je toujours en vie alors qu’il est mort ? — Il n’existe aucune réponse à ce genre de question, Druss. Beaucoup de gens se souviendront de lui avec affection. Certains même vénéreront suffisamment sa mémoire pour suivre son exemple. Nous ne sommes pas sur cette terre pour très longtemps. Voudrais-tu voir sa pierre tombale ? — Oui, da. J’aimerais bien. Les deux hommes quittèrent le bureau et descendirent l’escalier du fond qui menait au jardin. L’air était lourd de senteurs, et le soleil brillait déjà fort. La tombe de Klay se trouvait à côté d’un mur de pierres sèches, sous un vieux saule pleureur. Une grande plaque rectangulaire de marbre blanc était enfoncée dans la terre et dessus étaient gravés les mots : « Qu’on me laisse faire maintenant tout le bien dont je suis capable, car je ne repasserai peut-être jamais par là. » — C’est tiré d’un ancien texte, expliqua l’abbé. Il ne l’avait pas choisi, mais j’ai pensé que cela lui irait bien. — Oui, très bien, convint Druss. Dites-moi, qui est cette femme que Klay voulait sauver ? — C’est une prostituée ; elle travaillait dans le quartier sud, à ce que j’ai compris. (Druss secoua la tête en silence.) Tu penses qu’une prostituée ne vaut pas la peine d’être sauvée ? s’enquit l’abbé. — Je n’oserais jamais dire ça, répondit Druss, ni même le penser. Mais je reviens juste d’une bataille, père abbé, où des centaines d’hommes ont perdu la vie. Je reviens ici pour trouver un grand homme mort. Et, au bout du compte, je n’aurais réussi qu’à permettre à une putain de retourner travailler dans le quartier sud. Je rentre chez moi, déclara tristement Druss. J’aimerais n’avoir jamais mis les pieds à Gulgothir. — Si tu ne l’avais pas fait, tu n’aurais jamais connu Klay. Et tu y aurais perdu quelque chose. Je te conseille de garder en mémoire l’homme qu’il était et de penser à lui en vivant ta vie. Il se peut qu’un jour tu puises à ces souvenirs, afin d’apporter un peu de bien à d’autres – tout comme il l’aurait fait, lui. Druss prit une profonde inspiration et regarda une dernière fois la simple pierre tombale. Puis il se retourna vers l’abbé. — Où est mon ami ? Nous devrions bientôt partir ? — Lui et sa femme sont partis, Druss. Il m’a dit de te dire qu’il te retrouverait sur la route – ; il est allé rapporter les Pierres à un nommé Talisman. Talisman, Gorkaï et Zhusaï gravirent la pente poussiéreuse jusqu’à la crête et tirèrent sur les rênes de leurs poneys épuisés. En dessous d’eux, éparpillées dans toute la vallée, se trouvaient les tentes des Têtes de Loup du Nord. — Nous sommes chez nous, déclara Talisman. — Tu vas peut-être enfin pouvoir me dire, général, pourquoi nous avons voyagé à bride abattue ? dit Gorkaï. — C’est le jour du Loup de Pierre. Tous les capitaines de chaque tribu Têtes de Loup sont réunis ici. À midi, il y aura une cérémonie dans la Grande Caverne. — Et tu dois y être ? — Aujourd’hui, je vais me présenter devant mon peuple et prendre mon nom nadir. Ce droit m’a été refusé lorsque je suis rentré de l’académie ; certains anciens pensaient que j’avais été corrompu par l’éducation gothire. Nosta Khan m’a appelé Talisman, et m’a dit que je conserverais ce nom jusqu’à ce que je trouve les Yeux d’Alchazzar. — Quel nom vas-tu choisir, mon amour ? lui demanda Zhusaï. — Je n’ai pas encore décidé. Allons, dépêchons-nous. Et le trio partit au galop en direction de la vallée. Sur les hauteurs des collines, depuis l’entrée d’une immense caverne, Nosta Khan les observait. Ses émotions étaient partagées. Il pouvait sentir la présence des Yeux et savait que Talisman avait accompli sa quête. C’était une source de joie en soi, car en rendant ses pouvoirs au Loup de Pierre, le Jour de l’Unificateur était infiniment plus proche. Mais il était également en colère, car Talisman lui avait désobéi en gâchant la femme. Elle était déjà enceinte et pratiquement perdue à la cause. Il n’y avait qu’une seule réponse, qui attristait Nosta Khan. Talisman, malgré toute sa force et ses talents, devait mourir. Après quoi, des herbes et des potions pourraient priver Zhusaï de son bébé. Peut-être, alors, que tout se passerait comme prévu. Il se leva, tourna le dos au soleil et entra dans la caverne. Elle était immense et hémisphérique ; de grandes stalactites pendaient telles des lances du plafond en forme de dôme. Le Loup de Pierre avait été taillé dans la roche du mur du fond des siècles auparavant, et il trônait à présent la gueule ouverte, ses yeux vides attendant le retour de la lumière. Aujourd’hui, à midi, les Yeux brilleraient de nouveau – mais brièvement. Ils étaient trop puissants pour qu’on les laisse dans les orbites de pierre, en proie à n’importe quel voleur qui aurait le courage ou l’intelligence de venir les voler. Non. Dorénavant, les Yeux d’Alchazzar seraient portés par Nosta Khan, chaman des Têtes de Loup. Trois acolytes entrèrent dans la caverne, portant des fagots de torches imprégnées d’huile, qu’ils installèrent dans des patères rouillées fixées autour du Loup de Pierre. Nosta Khan ressortit en pleine lumière et regarda le flot régulier des hommes qui se dirigeaient vers l’entrée de la caverne. — Allumez les torches, ordonna-t-il aux acolytes. Il retourna auprès du Loup de Pierre et s’accroupit devant lui, les yeux fermés, affûtant ses pouvoirs. Plus de quarante chefs seraient présents aujourd’hui ; aucun d’eux n’avait les yeux violets, mais, après la cérémonie, il les interrogerait tous. L’Unificateur était là, quelque part, dans les steppes. Grâce au pouvoir des Yeux, Nosta Khan le trouverait sans problème. Les chefs se rassemblèrent dans la caverne et s’assirent en demi-cercle à cinq mètres du Loup de Pierre. Chaque chef accompagné de ses propres champions, des guerriers qu’il avait choisis. Et ceux-là se tenaient derrière leur chef de guerre, la main posée sur la poignée de leur épée, prêts à parer à n’importe quelle traîtrise. Vraiment, pensa Nosta Khan, nous sommes un peuple divisé. Une fois que tous les chefs furent arrivés, le chaman se leva. — Aujourd’hui est un grand jour, déclara-t-il à l’assemblée. Ce qui était perdu nous est revenu. Ceci est le premier Jour de l’Unificateur. Les Yeux d’Alchazzar ont été retrouvés ! Un cri de surprise monta de la foule, suivi d’un silence figé. — Approche, Talisman, commanda Nosta Khan. (Talisman se leva du centre du groupe et se fraya un chemin à travers les rangs pour venir se poster à côté du chaman.) Voici l’homme qui a dirigé les défenses au Tombeau d’Oshikaï le Fléau des démons. Voici l’homme responsable de la défaite des gajin. Aujourd’hui, c’est avec fierté qu’il prendra son nom nadir et l’on se souviendra de lui pour toujours comme d’un grand héros Tête de Loup. (Il se tourna vers Talisman.) Donne-moi les Yeux, mon garçon. — Dans un instant, répondit Talisman. (Le jeune homme se tourna vers l’assemblée.) Le Tombeau d’Oshikaï est toujours debout, dit-il d’une voix retentissante. Il est toujours debout parce que des guerriers nadirs se sont dressés droits et fiers. Ici, dans ce lieu, je tiens à louer Bartsaï, chef des Cornes Courbées, qui est mort en défendant les os d’Oshikaï. Ici, dans ce lieu, je tiens à louer Kzun, des Loups Solitaires, qui a été tué en commandant un groupe de Cornes Courbées dans la défense de notre saint Tombeau. Ici, dans ce lieu, je tiens à louer Quing-chin, des Troupeaux de Poneys, qui a été mutilé et massacré par les gajin. Ici, dans ce lieu, je tiens à louer Lin-tse des Cavaliers du Ciel. Et j’amène un nouveau guerrier parmi les rangs des Loups. Avance, Gorkaï. Gorkaï se leva et vint sur le devant de la scène. Il portait à l’épaule un grand marteau avec une lourde tête en fer. — Voici Gorkaï, qui était Nota, et qui est maintenant Tête de Loup. » Nosta Khan vous a dit que le Jour de l’Unificateur est proche, et il a raison. Il est temps de mettre de côté les stupidités du passé. Regardez-vous tous ! Vous êtes Têtes de Loup et pourtant vous êtes assis ici avec vos champions derrière vous, par peur du frère à côté duquel vous êtes assis. Et vous avez raison d’avoir peur ! Car s’il en avait la possibilité, aucun d’entre-vous n’hésiterait à tuer l’autre afin de prendre sa place. Chaque homme ici est un ennemi. C’est la pire des folies. Pendant que les Gothirs s’engraissent, nous mourons de faim. Pendant que les Gothirs attaquent nos villages, nous nous faisons la guerre mutuellement. Pourquoi donc ? Sommes-nous nés stupides ? » Il y a des siècles de cela, des sages parmi les Nadirs commirent un acte d’une stupidité incroyable. Ils volèrent la magie de la terre et la placèrent dans ceci, dit-il en sortant les Yeux d’Alchazzar de la poche de son gilet en peau de chèvre. Talisman les montra à l’assemblée. Les joyaux luisaient sous les torches. — Le pouvoir des steppes et des montagnes, déclara-t-il. La magie des dieux de la Pierre et de l’Eau. Emprisonnés… Avec ces joyaux, n’importe qui ici pourrait devenir khan. Il pourrait être immortel. J’ai vu leur pouvoir. J’ai été abattu au Tombeau, mon corps transpercé de part en part, et pourtant je n’ai aucune cicatrice. Tous les yeux étaient à présent rivés sur les joyaux. Talisman sentit la convoitise naître dans chaque regard. — Les Yeux d’Alchazzar ! cria-t-il d’une voix qui résonna dans toute la caverne. Mais y a-t-il ici un homme qui pense que Bartsaï, Kzun ou Quing-chin sont morts pour qu’un petit chef Tête de Loup puisse commander la magie des dieux de la Pierre et de l’Eau ? L’un d’entre vous est-il digne d’utiliser ce pouvoir ? Si c’est le cas, qu’il se lève et qu’il nous dise pourquoi il mérite cet honneur ! Les chefs se regardèrent tous les uns les autres, mais personne ne bougea. Talisman fit volte-face et s’approcha du Loup de Pierre. Il se pencha et inséra les joyaux dans leur orbite respective. Puis, il se tourna à nouveau et fit un signe à Gorkaï qui lui lança le marteau au long manche. Talisman l’attrapa au vol. — Non ! hurla Nosta Khan. Talisman recula d’un pas et asséna un puissant coup de marteau sur la tête du loup. Le fer rencontra la pierre qui éclata en mille morceaux. Au même moment, les joyaux émirent une lumière violette aveuglante, engouffrant Talisman et éclairant toute la caverne. Des éclairs fusèrent entre les stalactites et un lourd grondement, comme le tonnerre au loin, fit trembler et gémir le sol de la caverne dans son entier. De la poussière tomba du plafond et la lumière violette se réverbéra sur chaque grain qui voltigeait comme si mille joyaux étaient suspendus dans l’air. Une fois que la poussière fut retombée et que la lumière eut disparu, Talisman lâcha le marteau et contempla le Loup de Pierre en ruine. Il n’y avait plus aucune trace des Yeux d’Alchazzar. — Qu’as-tu fait ? hurla Nosta Khan en se ruant sur lui pour lui saisir le bras. Talisman se retourna. Le chaman eut un halètement et recula d’un pas en clignant des yeux, la mâchoire pendante. Gorkaï s’avança… et s’arrêta net. Les yeux de Talisman avaient changé, comme si l’aveuglante lumière violette des joyaux s’y était réfugiée. Ses yeux n’étaient plus noirs, mais violets. Et ils brillaient sous la lumière des torches. — Tes yeux…, souffla Gorkaï. — Je sais, dit Talisman. Il passa devant le chaman médusé et alla se planter devant les chefs stupéfaits. — Aujourd’hui, je prends mon nom nadir, déclara-t-il. Aujourd’hui, Talisman n’est plus. Il est mort lorsque la magie est revenue à la terre. Dorénavant, je serai Ulric, des Têtes de Loup. Dros Delnoch Trente ans plus tard. Druss la Légende était assis à côté du jeune soldat Pellin et gloussa en finissant de raconter son histoire. — Donc, au bout du compte, dit-il, nous avions fait tout ça pour une pute ! Sieben s’en moquait ; il avait Niobe. Il la ramena chez lui et lui acheta un fabuleux brasero richement orné. C’était une femme bien – elle a vécu dix ans de plus que lui. Il ne lui a pas été fidèle – mais je ne crois pas que Sieben savait ce que ce mot voulait dire. Par contre, il lui a été loyal, et je pense que c’est déjà quelque chose. Le chirurgien Calvar Syn s’approcha du guerrier à la hache. — Le garçon est mort, Druss, dit-il. — Je sais qu’il est mort, bon sang ! Ils me claquent tous dans les doigts. (Tendrement, il caressa la main encore chaude de Pellin, puis il se leva du lit.) Vous savez, docteur, il s’est bien battu. Il avait peur, mais il ne s’est pas enfui. Il a tenu bon, comme un homme. Vous croyez qu’il a entendu un bout de mon histoire ? — Difficile à dire. Sans doute. À présent, vous devriez aller vous reposer. Vous n’êtes plus un jeune homme. — Oui, da, c’est également le conseil de Rek, de Hogun et de tous les autres. Je me reposerai bien assez tôt comme ça. Comme tout le monde d’ailleurs. Ils sont tous morts, vous savez – tous mes amis. J’ai tué Bodasen moi-même, et Sieben est tombé à Skeln. — Et qu’est devenu Talisman ? L’avez-vous jamais revu ? — Non. Je pense qu’il est mort dans l’une des batailles d’Ulric. (Druss se força à rire et passa une main noueuse dans sa barbe argentée.) Mais il aurait été fier des tribus aujourd’hui, hein ? Se battant devant les murs de Dros Delnoch ! Toutes les tribus unifiées ! — Allez vous reposer, vieillard, lui ordonna Calvar Syn. Sinon, demain, vous pourriez bien finir dans un de ces lits et pas à côté. — J’ai compris, docteur. Druss prit sa hache et sortit. Il se rendit sur les remparts éclairés par la lune et contempla le gigantesque camp des Nadirs qui remplissait la passe aussi loin que portait la vue. Trois des six grands murs étaient tombés, et Druss se trouvait à présent près des portes du Mur Quatre. — À quoi tu penses, mon vieux ? demanda Flècheur en sortant de l’ombre. — Ulric m’a dit que son chaman l’avait prévenu que je mourrai ici… près des portes. Ça m’a pas l’air trop mal comme endroit. — Tu ne mourras pas, Druss. Tu es immortel – tous les hommes le savent. — Je suis surtout vieux et fatigué, répondit Druss. Et je savais avant même de venir ici que ce serait le lieu de mon dernier repos. (Il sourit.) J’ai conclu un pacte avec la mort, mon garçon. Flècheur frissonna et préféra changer de sujet : — Tu l’aimes bien, pas vrai ? Ulric, je veux dire. Qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ? Druss ne répondit pas. Quelque chose dans sa rencontre avec Ulric l’avait dérangé, mais il n’avait toujours pas trouvé quoi. Et il ne trouverait jamais… Plusieurs jours plus tard, seul dans sa tente, Ulric pensait lui aussi au guerrier à la hache, se remémorant leur dernière entrevue entre les Murs Un et Deux. Le soleil brillait dans le ciel. L’ennemi avait fui Eldibar, le Mur Un. Ulric s’était rendu sur le terrain vague et avait étendu un tapis violet sur le sol. Un de ses hommes lui avait apporté une cruche de vin, un plat de dattes et du fromage. Puis le Grand Khan s’était assis et avait attendu. Il avait regardé Druss descendre le Mur Deux pour venir le rejoindre. Il avait l’air si vieux ; sous le soleil, sa barbe brillait comme de l’argent. Vas-tu te souvenir de moi, Druss ? avait-il pensé. Non, comment le pourrais-tu ? Le jeune homme au visage frais et aux yeux sombres que tu as connu il y a trente ans est à présent un guerrier aux yeux violets, marqué par la guerre. Quand le guerrier à la hache s’était approché, Ulric avait senti son cœur s’emballer. Dans la main de Druss se trouvait Snaga, l’arme terrifiante qui avait fait un massacre au Tombeau d’Oshikaï. Vas-tu t’en servir contre moi ? s’était demandé Ulric. Non, avait-il réalisé aussitôt. Comme toujours, Druss se comporterai en homme d’honneur. — Je suis un étranger dans votre camp, avait-il dit. — Bienvenue, étranger, mange donc, avait répondu Ulric. Druss s’était assis, jambes croisées, face à lui. Lentement, il avait retiré son plastron noir en cuir laqué et l’avait déposé avec précaution à côté de lui. Puis il avait retiré ses jambières noires et ses bracelets de protection en cuir. — Je suis Ulric, des Têtes-de-Loup. — Je suis Druss, de la Hache. Tout en dévisageant le Grand Khan, le Drenaï avait plissé ses yeux bleu pâle. Il me reconnaît ? s’était demandé Ulric. Dis-lui ! Parle-lui, maintenant. Exprime-lui ta gratitude. — Heureuse rencontre ! Mange. Druss avait pris une poignée de dattes sur le plateau en argent devant lui et avait mâché lentement. Il avait enchaîné avec du fromage de chèvre qu’il avait fait descendre avec une grande gorgée de vin rouge. Puis il avait haussé les sourcils en souriant. — Du lentrian rouge, avait dit Ulric. Sans poison. Druss avait eu un large sourire. — Je suis dur à tuer. C’est un de mes talents. — Tu t’en es bien sorti. Je suis heureux pour toi. — Je suis désolé pour votre fils. Je n’ai pas de fils, mais je sais que c’est dur pour un homme de perdre quelqu’un qu’il aime. — Ce fut un coup très dur, avait acquiescé Ulric. C’était un bon garçon. Mais c’est la vie, et elle est cruelle, pas vrai ? Un homme doit dépasser sa douleur. Druss était resté silencieux et s’était resservi de dattes. — Tu es un grand homme, Druss. Je suis navré que tu doives mourir ici. — Oui. Ça doit être agréable de pouvoir vivre éternellement. Quoique je commence à me faire vieux. Certains de vos hommes ont bien failli m’avoir… C’est très gênant. — Il y a une récompense pour l’homme qui te tuera. Cent chevaux, à choisir dans mon écurie personnelle. — Comment un homme peut-il vous prouver qu’il m’a bien tué ? — Il doit m’amener ta tête et deux témoins qui auront vu le coup fatal. — Ne faites pas passer cette information chez mes hommes. Ils le feraient pour cinquante chevaux. — Je ne crois pas ! Tu t’es bien débrouillé. Comment cela se passe-t-il pour le nouveau comte ? — Il aurait préféré un accueil moins animé, mais je crois qu’il prend du bon temps. Il se bat bien. — Comme vous tous. Toutefois, ce ne sera pas suffisant. — Nous verrons bien, avait répondu Druss. Ces dattes sont délicieuses. — Est-ce que tu crois pouvoir m’arrêter ? Réponds-moi franchement, Marche-Mort. — J’aurais tant voulu vous servir, avait dit Druss. Ça fait des années que je vous admire. J’ai servi bien des rois. Certains étaient faibles, d’autres pleins de bonne volonté. Nombre d’entre eux étaient bons, mais vous… vous portez les stigmates de la grandeur. Je pense que vous finirez par obtenir ce que vous voulez, au bout du compte. Mais pas tant que je serai en vie. — Tu ne vivras pas longtemps, Druss, avait gentiment annoncé Ulric. Nous avons un chaman qui sait ce genre de choses. Il m’a confié qu’il t’avait vu te dresser sur les portes du Mur Quatre – Sumitos, je crois que c’est comme cela que vous l’appelez – et le crâne grimaçant de la mort flottait sur tes épaules. Druss avait ri à gorge déployée. — Là où je me trouve, la mort ne flotte jamais bien loin, Ulric ! Je suis celui qui marche avec la mort. Ton chaman ne connaît même pas ses propres légendes ? Je choisirai peut-être de mourir sur Sumitos. Tout comme je choisirai peut-être de mourir sur Musif. Mais où que je décide de mourir, sachez ceci : quand je marcherai dans la Vallée des Ombres, j’aurai avec moi un petit paquet de Nadirs pour me tenir compagnie sur la route. — Et ils seront fiers de marcher à tes côtés. Va en paix. Le rabat de la tente bougea et Ulric sursauta, revenant au présent. Son lieutenant, Ogasi, fils de Gorkaï, décédé depuis longtemps, passa à l’intérieur. Il salua son khan, le poing contre le torse. — Le cairn est prêt, seigneur, l’informa le guerrier. Ulric prit une profonde inspiration et sortit dans la nuit. Le corps de Druss la Légende était étendu sur le cairn, les bras croisés sur la poitrine, sa grande hache dans les mains. En regardant le cairn, Ulric sentit une tristesse intérieure le saisir, suivie de la souffrance vide et maladive du deuil. Druss avait tué le champion Nogusha en duel. Toutefois, Nogusha avait appliqué du poison sur sa lame. Lorsque l’attaque suivante avait été lancée, le vieux guerrier agonisait déjà dans d’atroces souffrances ; pourtant il s’était battu, et sa hache avait semé la mort tout autour de lui, jusqu’à ce que, finalement, encerclé par des Nadirs, il succombe. — Pourquoi l’honorons-nous de cette manière, seigneur ? demanda Ogasi. C’était un gajin et notre ennemi. Ulric soupira. — Il s’est battu avec ton père et moi au Tombeau d’Oshikaï. Il nous a aidés à rendre la magie à la terre. Sans lui, il n’y aurait pas eu d’armée nadire. Et peut-être même pas d’avenir pour notre peuple. — Quel imbécile ! fit remarquer Ogasi. Ulric calma la colère qu’il sentait monter en lui. Ogasi était brave et loyal, mais il ne comprendrait jamais la grandeur d’hommes tels que Druss la Légende. — C’est moi qui ai eu l’honneur et le privilège de me battre à ses côtés, dit Ulric. C’était un homme qui se battait pour ce en quoi il croyait, quels que soient les risques. Je sais que tu détestes les gajin, Ogasi. Mais Druss était particulier, il transcendait sa race. Il y a longtemps, lui et moi, sommes allés dans le Vide pour sauver l’âme de Shul-sen afin de la réunir avec l’esprit d’Oshikaï. Oui, c’était notre adversaire. Mais il n’y avait aucune malice en lui. C’était un grand homme, et – l’espace d’un moment – mon ami. Rends-lui honneur. Fais ça pour moi. — Oui, seigneur, promit Ogasi. (Le guerrier resta silencieux un instant et sourit.) Par les dieux de la Pierre et de l’Eau, il savait se battre, hein ? — Oui, répondit doucement Ulric. Il savait se battre. Table des matières : Prologue Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12 Chapitre 13 Chapitre 14 Dros Delnoch Du même auteur, chez le même éditeur Drenaï : Légende (Prix Tour Eiffel de science-fiction 2002) Légende – édition collector Le Roi sur le Seuil Waylander Waylander II : dans le Royaume du Loup Druss la Légende La Quête des héros perdus Les Pierres de sang : L’Homme de Jérusalem L’Ultime Sentinelle Rigante : 1. L’Épée de l’Orage 2. Le Faucon de Minuit Romans isolés : Dark Moon L’Étoile du Matin L’Écho du Grand Chant Du même auteur, chez d’autres éditeurs : Le Lion de Macédoine (cycle) Renégats www. bragelonne. fr