DAVID Gemmell La Dernière Épée de pouvoir Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Leslie Damant-Jeandel Bragelonne Comme tous mes livres, La Dernière Épée de pouvoir est le fruit de nombreux mois de dur labeur d’une équipe talentueuse. Sans elle, ma piètre orthographe, mes erreurs de ponctuation et mon aptitude aux solécismes seraient bien plus connues. Je remercie vivement mon éditrice, Liza Reeves, et ma correctrice, Jean Maund. Je suis aussi infiniment reconnaissant envers mes « lecteurs », Edith Graham et Tom Taylor, ainsi qu’envers ma relectrice Stella Graham. Merci également à Denis Ballard, le père de mon épouse, pour ses recherches sur la Grande-Bretagne romaine. Prologue Révélation se tenait dos à la porte, ses larges mains posées sur le rebord en pierre de l’étroite fenêtre. Il scrutait la forêt en contrebas, tout en observant un faucon en chasse en train de décrire des cercles sous les nuages qui s’amoncelaient. — Ça a commencé, mon seigneur, annonça le vieux messager en s’inclinant devant l’homme de grande taille, vêtu d’une robe de moine en laine marron. Révélation se tourna lentement et riva ses yeux gris fumée sur le nouveau venu, qui détourna la tête, incapable de soutenir l’intensité de ce regard. — Dis-moi tout, ordonna Révélation en se laissant tomber dans un fauteuil incrusté d’ivoire, devant son bureau en chêne. Il observa d’un air absent le parchemin sur lequel il avait travaillé. — Puis-je m’asseoir, mon seigneur ? demanda le messager à voix basse. Révélation leva les yeux et sourit. — Bien sûr, mon cher Cotta. Je suis désolé d’être si mélancolique. J’avais espéré finir mes jours ici, à Tingis. Le climat africain me convient, les gens sont sympathiques et, hormis les raids berbères, la campagne est paisible. Et j’ai presque terminé mon livre… mais ce genre de considérations arrivera toujours en seconde position derrière l’histoire en marche. Cotta s’installa avec reconnaissance dans un fauteuil à haut dossier. Son crâne chauve luisait de sueur ; ses yeux noirs trahissaient son épuisement. Il était venu aussitôt après avoir débarqué, à la fois impatient de se libérer du poids de la mauvaise nouvelle qu’il apportait, et rechignant à s’en délester sur l’homme qui lui faisait face. — Il y a plein de versions différentes sur la façon dont les choses ont commencé. Toutes sont contradictoires ou brodées à outrance. Mais, comme vous le soupçonniez, les Goths ont un nouveau chef aux pouvoirs très étranges. Ses armées sont vraiment invincibles, et il se taille un chemin sanglant à travers les royaumes du Nord. Les Sicambriens et les peuples nordiques n’ont pas encore eu à l’affronter, mais leur tour viendra. Révélation hocha la tête. — Et la sorcellerie ? — Tous les agents de l’Évêque de Rome attestent que Wotan pratique la magie noire avec une grande habileté. Il a sacrifié des jeunes filles, mettant ses nouveaux navires à l’eau entre leurs cadavres aux membres écartés. Tout cela est vraiment ignoble. Et il prétend être un dieu ! — Comment ses pouvoirs se manifestent-ils ? demanda l’abbé. — Il est imbattable. Aucune épée ne l’atteint. Mais on raconte qu’il fait marcher les morts, et même plus… Un rescapé de la bataille de Rhétie jure qu’à la fin de la journée les Goths qui avaient péri se sont levés au milieu des rangs ennemis pour trancher et tuer. Inutile d’ajouter que l’adversaire n’a pu opposer aucune résistance. Pour ce qui est de cette histoire, je n’ai que la parole de cet homme, mais, selon moi, il disait la vérité. — Et qu’est-ce qui se raconte parmi les Goths ? — Ils disent que Wotan projette une grande invasion de la Britannia, où la magie est la plus forte. D’après Wotan, la Britannia est le foyer des anciens dieux, et le portail pour le Valhalla se trouve à Sorviodunum, près du grand cercle. — C’est vrai, chuchota Révélation. — Que dites-vous, mon seigneur l’abbé ? demanda Cotta, les yeux écarquillés. — Désolé, Cotta, je pensais tout haut. Le grand cercle a toujours été considéré comme un lieu magique par les druides, et par d’autres avant eux. Wotan a raison. C’est un portail, en quelque sorte, et il faut l’empêcher de le franchir. — Je doute qu’il existe une seule armée capable de s’opposer à lui. Seul le Roi du Sang le pourrait et, d’après nos rapports, la rébellion et les invasions qui concernent ses propres terres le mettent déjà à rude épreuve. Les Saxons, les Jutes, les Angles, et même les tribus britanniques se soulèvent régulièrement contre lui. Comment s’en sortirait-il face à vingt mille guerriers goths menés par un sorcier invincible ? Révélation lui adressa un large sourire, ses yeux couleur fumée soudain pétillants d’humour. — Il ne faut jamais sous-estimer Uther, mon ami. Lui aussi ignore ce qu’est la défaite, et il détient l’Épée de pouvoir, la lame de Cunobelin. — Mais c’est un vieil homme, maintenant, répliqua Cotta. Vingt-cinq années de guerre ont dû laisser des traces. Et la Grande Trahison… — Je connais l’histoire, l’interrompit Révélation d’un ton sec. Verse-nous du vin pendant que je réfléchis. L’abbé regarda le vieil homme remplir deux gobelets en cuivre d’un vin au rouge intense, et en accepta un avec un sourire qui vint compenser la dureté de ses dernières paroles. — Est-il vrai que les messagers de Wotan recherchent des jeunes filles dotées de dons particuliers ? — Oui. Des voyantes, des guérisseuses, des filles qui parlent en langues… Il paraît qu’il les épouse toutes. — Il les tue, dit Révélation. C’est de là qu’il tire ses pouvoirs. L’abbé se leva et s’approcha de la fenêtre pour observer le flamboiement du soleil couchant. Derrière lui, Cotta alluma quatre bougies, puis attendit plusieurs minutes en silence. Enfin, il prit la parole : — Puis-je vous demander, mon seigneur, pourquoi vous vous inquiétez tant au sujet d’événements qui se déroulent à l’autre bout du monde ? Les guerres ont toujours existé. C’est la malédiction de l’homme de devoir tuer ses frères. Certains affirment qu’il s’agit d’une punition de Dieu lui-même, pour ce qui s’est passé en Eden. Révélation se détourna du splendide coucher de soleil et reprit place dans son fauteuil. — Toute vie, Cotta, est une question d’équilibre. L’ombre et la lumière, la force et la faiblesse, le bien et le mal. L’harmonie de la nature. Plongées constamment dans l’obscurité, les plantes mourraient. Baignées en permanence par la lumière du soleil, elles se flétriraient et brûleraient. Tout est dans l’équilibre. Wotan doit être combattu de crainte qu’il ne devienne un dieu. Un dieu sinistre et malveillant, un buveur de sang, un voleur d’âmes. — Et vous allez l’affronter, mon seigneur ? — Oui. — Mais vous n’avez pas d’armée. Vous n’êtes ni roi, ni seigneur de guerre. — Tu ne sais pas ce que je suis, mon vieil ami. Ressers-nous donc à boire, et allons voir ce que le Graal a à nous montrer. Révélation se dirigea vers un coffre en chêne et versa l’eau d’une cruche en argile dans un bol d’argent peu profond, qu’il porta avec précaution jusqu’au bureau. Il attendit que les rides à la surface s’estompent, puis leva une pierre dorée au-dessus de l’eau, décrivant un cercle d’un geste lent. Malgré l’absence de courant d’air, les flammes des bougies vacillèrent et s’éteignirent. Cotta se pencha en avant, les yeux rivés sur les eaux de velours sombre du bol. La première image à apparaître fut celle d’un jeune garçon roux qui, l’air égaré, assenait des coups d’épée en bois dans le vide. Un vieux guerrier était assis non loin. À la place de la main droite, il avait un moignon recouvert d’un morceau de cuir. Révélation les observa avec attention, puis passa sa main au-dessus de la surface. A présent, ils contemplaient un ciel bleu et une jeune fille assise au bord d’un lac, vêtue d’une robe vert pâle. — Ce sont les montagnes de Rhétie, souffla Cotta. La fille tressait lentement sa longue chevelure noire en une natte unique. — Elle est aveugle, dit Révélation. Regarde, elle ne cligne pas des yeux face au soleil. Soudain, la fille tourna la tête dans leur direction. — Bonjour, dit-elle, le mot silencieux se formant directement dans l’esprit des deux hommes. — Qui es-tu ? demanda doucement Révélation. — Comme c’est étrange, répondit-elle. Ta voix ressemble à la brise du matin et paraît venir de si loin ! — Je suis loin, mon enfant. Qui es-tu ? — Je m’appelle Anduine. — Où habites-tu ? — A Cisastra, avec Ongist, mon père. Et toi ? — Je me nomme Révélation. — Es-tu un ami ? — Oui, en effet. — C’est ce que je pensais. Qui est avec toi ? — Comment sais-tu que je ne suis pas seul ? — C’est un don que j’ai, maître Révélation. Qui est cet homme ? — Cotta, un moine du Christ Blanc. Tu feras bientôt sa connaissance. C’est un ami, lui aussi. — Ça, je le savais. Je perçois sa gentillesse. Révélation repassa la main au-dessus de l’eau. Il vit alors un jeune homme aux longs cheveux noir corbeau menant une harde de beaux chevaux sicambriens dans les vallées par-delà Londinium. L’homme avait les traits fins et harmonieux, la mâchoire puissante et rasée de près. Révélation étudia le cavalier avec intensité. Cette fois, les eaux scintillèrent d’elles-mêmes. Un noir nuage d'orage projetait en silence de nombreux éclairs qui déchiquetaient le ciel nocturne. De la sombre masse surgit une créature volante aux ailes de cuir et à la tête allongée. Un guerrier à la barbe blonde la chevauchait. Il leva la main et lança un éclair en direction des deux hommes. Révélation tendit brusquement le bras juste au moment où les eaux s’ouvraient : une lumière blanche lui frappa la main telle une lance, et une odeur nauséabonde de chair brûlée envahit la pièce. L’eau se mit à fumer et à bouillonner avant de s’évaporer. Le bol d’argent se liquéfia et coula le long de la table en un filet chuintant noir et argenté qui mit le feu au bois. Cotta eut un mouvement de recul à la vue de la main noircie de Révélation. L’abbé leva la pierre dorée et l’appliqua contre ses chairs calcinées, qui guérirent aussitôt. Toutefois, même la magie ne pouvait effacer le souvenir de la douleur, et Révélation se laissa retomber dans son fauteuil, le cœur battant à tout rompre, le visage baigné d’une sueur froide. Il inspira profondément et regarda le bois qui se consumait. Les flammes moururent et la fumée se dissipa, tandis que les bougies se rallumaient autour d’eux. — Il sait qui je suis, Cotta. Mais, comme il m’a attaqué, j’ai appris quelque chose sur lui. Il n’est pas tout à fait prêt à plonger le monde dans les ténèbres : il lui faut encore un sacrifice. — A quelle fin ? souffla le vieil homme. — Dans la langue de ce monde ? Il cherche à ouvrir les portes de l’enfer. — Peut-on l’en empêcher ? Révélation haussa les épaules. — Nous verrons, mon ami. Tu dois embarquer pour la Rhétie et trouver Anduine. De là, emmène-la en Britannia, à Noviomagus. Je t’y retrouverai dans trois mois. Cherches-y une auberge appelée Le Signe du Taureau, me semble-t-il, dans le quartier sud. Viens à midi tous les jours et patiente une heure. Je te rejoindrai dès que possible. — Le sacrifice, c’est la jeune aveugle ? — Oui — Qu’en est-il du garçon roux et du cavalier ? — Pour le moment, je l’ignore. Amis ou ennemis… Seul le temps nous le dira. Le garçon me rappelle quelqu’un, mais je n’arrive pas à le situer. Il portait une tenue saxonne, et je ne me suis jamais rendu chez les Saxons. Quant au cavalier, je le connais : il s’appelle Ursus, et il appartient à la Maison de Mérovée. Je crois qu’il a un frère, et il rêve de devenir riche. — Et l’homme sur le dragon ? demanda Cotta à voix basse. — L’ennemi de par-delà les Brumes. — Est-ce vraiment Wotan, le dieu gris ? Révélation but son vin à petites gorgées. — Wotan ? Il a porté bien des noms. Pour certains, il s’appelait Odin à l’Œil unique, pour d’autres Loki. En Orient, on le nomme Purgamesh, ou Molech, ou encore Baal. Oui, Cotta, c’est un être divin, immortel si tu préfères. Et là où il passe, le chaos s’ensuit. — On dirait que vous le connaissez. — En effet. Je l’ai déjà combattu par le passé. — Qu’est-il arrivé ? — Je l’ai tué, Cotta, répondit l’abbé. Chapitre premier Grysstha observait le garçon qui faisait tournoyer l’épée en bois, fendant le vide et assenant des coups autour de lui. — Tes pieds, mon garçon. Pense à tes pieds ! Le vieil homme se racla la gorge et cracha dans l’herbe, puis gratta le moignon de son poignet droit, qui le démangeait. — Un épéiste doit apprendre l’équilibre. Avoir l’œil vif et le bras sûr, ça ne suffit pas : tomber, c’est mourir, mon garçon. L’adolescent enfonça la lame en bois dans le sol et s’assit aux côtés du vieux guerrier. Son front luisait de sueur, et ses yeux bleu clair pétillaient. — Mais je progresse, non ? — Evidemment, Cormac. Seul un imbécile ne ferait aucun progrès. Le garçon dégagea l’arme et balaya les saletés de la lame taillée. — Pourquoi est-elle si courte ? Pourquoi dois-je m’entraîner avec une lame romaine ? — Connais ton ennemi. Ne t’intéresse jamais à ses points faibles : tu les trouveras, avec un peu de jugeote. Connais ses points forts. Ils ont conquis le monde, mon garçon, avec des épées comme celle-ci. Sais-tu pourquoi ? — Non. Grysstha sourit. — Va me chercher des brindilles, Cormac. Des brindilles que tu pourrais facilement casser entre le pouce et l’index. Le garçon sourit et partit en direction des arbres, sous le regard de Grysstha. A présent que l’adolescent s’était éloigné, le vieil homme donna libre cours à sa fierté. Pourquoi y a-t-il tant d’imbéciles en ce bas monde ? pensa-t-il, alors que la colère prenait le pas sur la joie. Comment peuvent-ils ne pas voir le potentiel du gamin ? le détester pour une faute dont il n’est pas responsable ? — Est-ce que ceci fera l’affaire ? demanda Cormac en laissant tomber aux pieds de Grysstha vingt brindilles pas plus grosses que le doigt. — Prends-en une et casse-la. — Facile, dit Cormac en obtempérant. — Continue, mon garçon. Brise-les toutes. Une fois que l’adolescent eut terminé, Grysstha tira un bout de ficelle de sa ceinture. — Maintenant, rassembles-en dix et attache-les avec ça. — Comme un fagot, tu veux dire ? — Exactement. Serre bien. Cormac forma un nœud coulant avec la ficelle et rassembla dix brindilles qu’il lia solidement ensemble. Il passa à Grysstha le fagot de dix centimètres d’épaisseur, mais le vieil homme secoua la tête. — Casse-le, ordonna-t-il. — C’est trop gros. — Essaie. Le garçon s’efforça de plier le fagot. Le sang lui afflua au visage ; les muscles de ses bras et de ses épaules se tendirent sous sa chemise de laine rouge. — Tout à l’heure, tu as brisé vingt de ces brindilles, et maintenant, tu n’arrives pas à en casser dix. — Mais elles sont attachées, Grysstha. Même Calder n’y parviendrait pas. — C’était le secret des Romains, avec leurs épées courtes. Le Saxon se bat avec une longue lame, en faisant de grands gestes. Ses camarades ne peuvent pas combattre à ses côtés, car ils pourraient recevoir un coup au passage. Aussi, chaque homme se bat seul, même s’ils sont dix mille à livrer bataille. Mais le Romain, avec son glaive… Il colle son bouclier à celui de ses camarades, et sa lame frappe comme une vipère mordant sa proie. Leurs légions étaient semblables à ce fagot : étroitement liées les unes aux autres. — Comment se fait-il qu’ils aient perdu, s’ils étaient invincibles ? — Une armée est bonne si son général est bon, et le général n’est qu’un reflet de l’empereur qui l’a nommé. Rome a fait son temps. Les asticots rampent sur le corps de cette cité, les vers se tortillent dans son cerveau, les rats rongent ses chairs. Le vieil homme se racla la gorge et cracha de nouveau. Ses yeux bleu clair se mirent à briller. — Tu les as affrontés, n’est-ce pas ? demanda Cormac. En Gallia et en Italie ? — En effet. J’ai vu leurs légions se replier et fuir devant les lames ruisselantes des Goths et des Saxons. A ce moment-là, j’aurais pu pleurer pour les âmes des Romains d’autrefois. Nous avons écrasé sept légions avant de trouver un ennemi digne d’être combattu : Afrianus et la Seizième. Ah ! Cormac, quelle journée ! Vingt mille guerriers vigoureux, ivres de victoire, face à une légion de cinq mille hommes. Je les ai observés du sommet d’une colline, eux et leurs boucliers de bronze luisants. Au milieu, Afrianus en personne était monté sur un étalon à la robe pâle. Il avait soixante ans et, contrairement à ses compagnons, il était barbu comme un Saxon. Nous nous sommes jetés sur eux, avec le même effet que l’eau sur une pierre. Leur ligne a tenu bon. Puis ils ont avancé et nous ont découpés en morceaux. Moins de deux mille d’entre nous en ont réchappé en s’enfuyant dans les forêts. Quel homme ! J’aurais juré que du sang saxon coulait dans ses veines. — Que lui est-il arrivé ? — L’empereur l’a rappelé à Rome, et il a été assassiné, gloussa Grysstha. Des vers dans le cerveau, Cormac. — Pourquoi ? s’enquit l’adolescent. Pourquoi éliminer un général compétent ? — Réfléchis, mon garçon. — Je trouve que ça n’a aucun sens. — C’est ça, le mystère, Cormac. Ne cherche pas de sens à cette histoire. Cherche le cœur des hommes. Maintenant, laisse-moi surveiller ces chèvres pendant quelles se remplissent la panse, et retourne à tes activités. Le visage du garçon se décomposa. — J’aime être ici avec toi, Grysstha. Je… Je me sens en paix. — C’est ça, l’amitié, Cormac Filsdudémon. Puises-y des forces, car le monde ne comprend pas les gens comme nous. — Pourquoi es-tu mon ami, Grysstha ? — Pourquoi l’aigle vole-t-il ? Pourquoi le ciel est-il bleu ? Allez, va donc. Sois fort. Grysstha regarda le gamin dépité quitter le pré sur les hauteurs et se diriger vers les huttes, en contrebas. Puis le vieux guerrier leva la tête vers l’horizon et les nuages bas qui filaient. Son moignon lui faisait mal. Il retira la protection en cuir et massa la peau couturée. Il tendit ensuite le bras pour venir tirer la lame en bois hors du sol, se rappelant les jours où sa propre épée avait un nom, une histoire et, plus encore, un avenir. Mais tout cela remontait à quinze ans, avant le jour où le Roi du Sang avait divisé le royaume saxon du Sud, massacrant, brûlant, arrachant le cœur des gens qu’il brandissait ensuite dans sa main de fer, au-dessus de leur tête. Il aurait dû les éliminer jusqu’au dernier, mais il les avait épargnés. Il leur avait fait jurer allégeance, puis leur avait prêté de l’argent afin qu’ils reconstruisent leurs fermes et leurs villages en ruine. Au cours de la dernière bataille, Grysstha avait failli tuer le Roi du Sang. Il s’était taillé un chemin à l’intérieur du carré de boucliers, opérant à coups de lame une percée vers le roi aux cheveux de feu, quand une épée s’était abattue sur son poignet et avait manqué de lui sectionner la main. Puis une autre arme avait cogné contre son casque et il s’était effondré, complètement sonné. Il avait essayé de se relever, péniblement, mais la tête lui avait tourné. Après avoir enfin repris ses esprits, il avait ouvert les yeux et son regard s’était posé sur le Roi du Sang, agenouillé près de lui. Grysstha avait tendu le bras vers la gorge de l’homme, mais sa main avait disparu, remplacée par un bandage ensanglanté. — Tu as combattu avec brio, avait dit le Roi du Sang. Je te salue ! — Vous m’avez coupé la main ! — Elle ne tenait plus que par un lambeau. On ne pouvait pas la sauver. Grysstha s’était forcé à se mettre debout, avait chancelé, puis regardé autour de lui. Le champ était jonché de cadavres parmi lesquels des Saxonnes erraient, à la recherche d’êtres chers. — Pourquoi m’avez-vous sauvé ? avait grogné Grysstha, s’en prenant au roi. L’homme s’était contenté de sourire avant de tourner les talons. Flanqué de ses gardes, il avait quitté le champ à grandes enjambées pour regagner une tente cramoisie, dressée au bord d’un ruisseau ondoyant. — Pourquoi ? avait beuglé Grysstha en tombant à genoux. — Je ne crois pas qu’il le sache lui-même, avait répondu une voix. Grysstha avait levé la tête. Appuyé sur une béquille ouvragée et sculptée dans un bois sombre, un Breton d’âge mûr se tenait là. Son menton pointu était couvert d’une fine barbe blonde parsemée de gris. Grysstha avait remarqué que sa jambe gauche était tordue et déformée. L’homme avait tendu la main au Saxon, mais le guerrier avait feint de ne pas la voir et s’était relevé sans aide. — Il se fie parfois à son intuition, avait dit l’homme avec douceur, ses yeux clairs ne laissant paraître aucune vexation. — Tu es issu des tribus ? avait demandé Grysstha. — Des Brigantes. — Alors pourquoi suivre ce Romain ? — Parce que cette terre est à lui et qu’il est cette terre. Je m’appelle Prasamaccus. — Si je suis encore en vie, c’est donc grâce à un caprice du roi ? — Oui. J’étais à côté de lui quand tu as chargé le mur de boucliers : une action bien téméraire. — Je suis un homme téméraire. Que compte-t-il faire de nous, maintenant ? Nous vendre ? — Je pense qu’il a l’intention de vous laisser en paix. — Pourquoi ferait-il une chose si stupide ? Prasamaccus avait boitillé jusqu’à un rocher saillant et s’était assis. — Un cheval m’a donné un coup de sabot, et avant cela, ma jambe n’était déjà pas robuste. Comment va ta blessure ? — Elle me brûle comme le feu, avait répondu Grysstha en s’asseyant près du Brigante. Il avait contemplé les femmes qui continuaient à parcourir le champ de bataille tandis que les corbeaux volaient en cercle, croassant de faim. — D’après lui, vous aussi, vous faites partie de cette terre, avait dit Prasamaccus. Il règne depuis dix ans. Il considère les Saxons, les Jutes, les Angles et les Goths comme des peuples nés sur l’île des Brumes. Ce ne sont plus des envahisseurs. — Croit-il que nous avons fait tout ce chemin pour servir un roi romain ? — Il sait pourquoi vous êtes venus : pour piller, tuer et vous enrichir. Mais si vous êtes restés, c’était pour devenir fermiers. Que ressentez-vous pour cette terre ? — Je ne suis pas né ici, Prasamaccus. Le Brigante lui avait souri et tendu la main gauche. Grysstha avait baissé les yeux sur elle et avait saisi le poignet de Prasamaccus à la façon des guerriers. — Je pense que c’est une bonne façon de commencer à te servir de cette main-là. — J’apprendrai aussi à l’utiliser pour manier l’épée. Je m’appelle Grysstha. — Je t’ai déjà vu. Tu étais à la grande bataille près d’Eboracum, le jour où le roi est revenu. Grysstha avait hoché la tête. — Tu as le sens de l’observation, et une excellente mémoire. C’était le Jour des Deux Soleils. Je n’ai jamais revu un tel phénomène depuis – non pas que je le souhaite. Ce jour-là, nous nous battions aux côtés des Brigantes et de ce roi couard, Eldared. Etais-tu avec lui ? — Non. J’étais sous les deux soleils avec Uther et la Neuvième Légion. — Le Jour du Roi du Sang. Depuis, tout va de travers. Pourquoi reste-t-il invaincu ? Comment sait-il toujours où frapper ? — Il est cette terre, et cette terre sait. Grysstha n’avait rien répondu. Il ne s’était pas imaginé que l’homme allait trahir le secret du roi. Des sept mille guerriers saxons présents au début de la bataille, à peine onze cents avaient survécu. Uther leur avait ordonné de s’agenouiller et leur avait fait jurer, par un serment du sang, de ne jamais plus se soulever contre lui. En échange, la terre leur appartiendrait, comme avant, mais de droit et non parce qu’ils l’auraient reconquise. Il les avait aussi autorisés à avoir leur propre souverain, Wulfhere, fils d’Orsa et petit-fils d’Hengist. Un acte courageux. Baigné par l’aurore, Grysstha s’était prosterné avec les autres devant la tente royale, les yeux posés sur Uther et le garçon, Wulfhere, qui se tenaient côte à côte. Malgré leur défaite, les Saxons gardaient le sourire : ils savaient que c’était devant leur propre seigneur suzerain qu’ils s’inclinaient, et non devant le conquérant. Le Roi du Sang n’avait pas été dupe. — Vous avez ma parole que notre amitié est aussi solide que cette lame, avait dit Uther en brandissant l’Epée de Cunobelin. (La lumière de l’aurore luisait sur l’acier comme du feu.) Mais l’amitié a un prix. Cette épée ne tolérera l’existence d’aucune autre entre les mains des Saxons. Un murmure de colère avait parcouru les hommes agenouillés. — Tenez parole, et cela pourra changer, avait repris le roi. Sans quoi je reviendrai, et pas un homme, pas une femme, pas un bébé braillard ne sera épargné, d’Anderida à Venta. C’est à vous de choisir. Dans les deux heures qui avaient suivi, le roi et son armée avaient levé le camp, et les Saxons stupéfaits s’étaient rassemblés au Conseil de Wotan. N’ayant que douze ans, Wulfhere ne pouvait pas voter, et Calder avait été nommé intendant pour l’aider à gouverner. Le reste de la journée avait été consacré à l’élection des hommes au conseil. Sur les dix-huit qu’il comptait à l’origine, seuls deux avaient survécu, mais, au crépuscule, les postes avaient à nouveau tous été pourvus. Deux heures après l’aube, les dix-huit membres s’étaient réunis pour entrer dans le vif du sujet. Certains voulaient aller vers l’est et se rallier à Drada, le fils d’Hengist, qui, après tout, était l’oncle de Wulfhere et était donc du même sang. D’autres préféraient attendre qu’on puisse lever une nouvelle armée. D’autres encore avaient proposé de chercher de l’aide sur l’autre rive, où les guerres mérovingiennes obligeaient les combattants à se déplacer. Deux événements avaient modifié le cours de la journée. A midi, un chariot était arrivé de la part du roi, transportant des objets en or et en argent qui devaient être répartis « comme il siérait au conseil ». Ce cadeau à lui seul signifiait qu’ils allaient pouvoir acheter de la nourriture en prévision de l’hiver rigoureux qui se profilait, ainsi que des couvertures et des articles aux Mérovingiens, en Gallia. Ensuite, l’intendant Calder avait fait un discours qui resterait longtemps gravé dans la mémoire, sinon dans le cœur, de ceux qui l’avaient écouté. — J’ai combattu le Roi du Sang, et mon épée a ruisselé du sang rouge de ses gardes. Mais pour quelle raison l’avons-nous affronté ? Posez-vous la question. Moi, je crois que c’est parce que nous pensions qu’il pouvait être vaincu, et qu’il y aurait alors des pillages à Venta, Londinium, Dubris, et dans toutes les autres cités marchandes. Mais à présent, nous savons qu’il ne peut l’être… par nous. Ni par Drada, sans doute. Vous avez vu le chariot : il contenait plus d’argent que ce que nous aurions pu rafler au cours d’une campagne. Je propose que nous prenions le temps de réfléchir à ce qu’il nous a dit. Retournons dans nos fermes, réparons ce qui a été détruit, récoltons ce que nous pouvons. — Des hommes sans épées, Calder. Comment allons-nous faire, alors, pour atteindre le Valhalla ? l’avait apostrophé un guerrier de grande taille. — Je suis un disciple du Christ Blanc, avait répondu Calder. Aussi, le Valhalla ne m’intéresse pas. Mais si cela t’inquiète, Snorri, rejoins donc Drada. Que ceux qui souhaitent poursuivre le combat en fassent autant ! On nous a offert l’amitié, et il y a sûrement bien pire chose à recevoir de la part d’un conquérant qu’un chariot rempli d’or. — C’est parce qu’il a peur de nous, avait répliqué Snorri en se levant brusquement. Je propose d’utiliser son or pour acheter des hommes et des armes ; ensuite, nous marcherons sur Camulodunum. — Tu comptes peut-être emporter l’étable, quand tu partiras en campagne ? l’avait raillé Calder. Des rires avaient accueilli ses propos, car tout le monde savait que, pour se protéger des Romains, Snorri s’était caché sous une couverture dans la grande étable, ne quittant précipitamment les lieux que lorsque l’ennemi avait mis le feu au bâtiment. C’était seulement l’étendue de ses propriétés qui lui avait permis d’être élu au conseil. — J’étais tout seul. C’était ça ou la mort, avait rétorqué Snorri. Je vais prendre mon or et me rallier à Drada. — Personne ne prend l’or, avait dit Calder. Le cadeau est pour le conseil, et nous voterons pour savoir quel usage en faire. Au final, Snorri, quatre autres propriétaires terriens ainsi que deux cents hommes avaient choisi de rejoindre Drada. Les autres étaient restés pour se construire une nouvelle vie en tant que vassaux du Roi du Sang. Quant à Grysstha, la décision lui avait laissé un goût de cendres. Mais, en tant que huscarl de Calder, il était tenu de lui obéir, et il se sentait rarement concerné par les choix des puissants. Cette nuit-là, alors qu’il était seul sur Colline-Haute, Calder était venu le voir. — Es-tu soucieux, mon ami ? avait demandé l’intendant. — Les Jours Sanglants ne sont pas terminés. Je le sens dans le murmure du vent. Les corbeaux le savent, eux aussi. — De sages volatiles, ces corbeaux. Les yeux d’Odin. — Il paraît que tu as dit aux autres que tu étais un disciple du Christ Blanc. — Crois-tu que le Roi du Sang n’avait pas envoyé d’espion à notre réunion ? Crois-tu que Snorri et ses hommes vivront assez longtemps pour se rallier à Drada ? ou qu’un seul d’entre nous aurait été épargné si je n’avais pas tenu ce discours ? Non, Grysstha. Je suis un disciple des anciens dieux. Eux, ils comprenaient le cœur des hommes. — Et le traité passé avec Uther ? — Nous l’honorerons aussi longtemps qu’il nous plaira, mais un jour, tu seras vengé pour la perte de ta main droite, celle qui tient ton épée. J’ai fait un songe, la nuit dernière. J’ai vu le Roi du Sang se tenir seul au sommet d’une colline, ses hommes étaient tous morts autour de lui et sa bannière était brisée. Je crois que c’est Odin qui m’a envoyé ce rêve : il s’agit d’une promesse pour l’avenir. — Il va s’écouler de nombreuses années avant que nous soyons de nouveau aussi forts. – Je suis un homme patient, mon ami. Le Roi du Sang mit lentement pied à terre et tendit les rênes de son destrier à un écuyer silencieux. Tout autour de lui, les corps gisaient là où ils étaient tombés, sous un ciel de plus en plus lourd, assombri par le nuage que formaient les corbeaux des tempêtes dans l’attente de se régaler. Uther retira son casque en bronze pour laisser la brise lui rafraîchir le visage. Il était épuisé, plus qu’il n’aurait voulu le montrer. — Tu es blessé, sire, constata Victorinus en s’approchant dans l’obscurité. Inquiet, il plissait ses yeux sombres à la vue du sang s’écoulant de l’entaille au bras du roi. — Ce n’est rien. Combien d’hommes avons-nous perdus ? — Les brancardiers sont encore sur le champ, sire, et le chirurgien est trop occupé pour faire les comptes. Je dirais dans les huit cents, mais ça pourrait être moins. — Ou plus ? — Nous harcelons l’ennemi jusqu’à la côte. Vas-tu changer d’avis et finalement ordonner de brûler leurs navires ? — Non. Sans navires, ils ne peuvent pas battre en retraite. L’anéantissement total de leur armée nous coûterait quasiment une légion, et je n’ai pas cinq mille hommes à ma disposition. — Laisse-moi panser ton bras, sire. — Cesse donc d’être aux petits soins avec moi ! La blessure s’est refermée – enfin, presque. Regarde-les, dit le roi en indiquant le champ entre le ruisseau et le lac. (Des centaines de cadavres gisaient là, leurs membres tordus par la mort.) Ils sont venus pour piller. Désormais, ce sont les corbeaux qui vont se régaler de leurs yeux. Et les survivants, en tireront-ils une leçon ? Diront-ils : « Évitez le royaume du Roi du Sang » ? Non, ils reviendront par milliers. Qu’est-ce qui les attire ainsi, sur ces terres ? — Je l’ignore, sire, mais tant qu’ils viendront, nous les tuerons, répondit Victorinus. — Fidèle, comme toujours, mon ami. Sais-tu quel jour nous sommes ? — Bien sûr, mon seigneur. C’est le Jour du Roi du Sang. Uther pouffa. — Le Jour des Deux Soleils. Si j’avais su, à l’époque, qu’un quart de siècle de guerres allait suivre… Il se tut. Victorinus retira son casque à plumes, laissant ses cheveux blancs flotter librement dans la brise du soir. — Mais tu l’emportes toujours, mon seigneur. Tu es une légende, de Camulodunum à Rome, de Tingis à Byzantium… Le Roi du Sang qui n’a jamais connu la défaite ! Viens, ta tente est prête. Je vais te servir du vin. Plantée sur les hauteurs, la tente royale dominait le champ de bataille. A l’intérieur, des braises rougeoyaient dans un brasero, près du lit de camp. Baldric, l’écuyer d’Uther, aida le roi à se défaire de sa cotte de mailles, de son plastron et de ses jambières. Uther se laissa tomber sur la couche avec reconnaissance. — Mon âge se fait sentir, aujourd’hui, reconnut-il. — Tu ne devrais pas combattre là où la mêlée est la plus dense. Une flèche perdue, un coup assené au hasard… (Victorinus haussa les épaules.) Nous… la Bretagne… nous ne pourrions pas tenir sans toi. Il passa au roi un gobelet de vin coupé d’eau. Uther s’assit et le but à grands traits. — Baldric ! — Oui, mon seigneur. — Nettoie l’épée, et sois prudent : son fil est plus mortel que le péché. Baldric sourit et ramassa la grande Épée de Cunobelin pour l’emporter dehors. Victorinus attendit que le garçon soit parti, puis tira un tabouret en toile et s’assit à côté du monarque. — Tu es fatigué, Uther. Laisse-nous gérer le soulèvement des Trinovantes, Gwalchmai et moi. Maintenant que les Goths ont été écrasés, les tribus opposeront peu de résistance. — Ça ira mieux après une bonne nuit de sommeil. Tu es aux petits soins avec moi, comme le serait une vieille femme ! Victorinus lui sourit et secoua la tête. Le roi s’allongea et ferma les yeux. Le vieil homme resta assis, immobile, et contempla le chevelure était d’un roux flamboyant ; sa barbe d’un blond argenté. Il se remémora l’adolescent qui avait franchi les frontières de l’enfer pour sauver son pays. Désormais, le roi se teignait les cheveux au henné, et son regard paraissait plus vieux que le temps. Pendant vingt-cinq ans, cet homme avait réussi l’impossible en retenant la marée d’envahisseurs barbares qui menaçait d’engloutir la Terre des Brumes. Entre les lumières de la civilisation et les ténèbres des hordes, il n’y avait qu’Uther et l’Épée de pouvoir. Victorinus était un Romain pure souche, mais il avait combattu aux côtés d’Uther durant un quart de siècle, mettant fin aux rébellions, écrasant les forces d’invasion des Saxons, des peuples nordiques, des Goths et des Danois. Combien de temps encore la petite armée d’Uther allait-elle tenir ? Aussi longtemps que le roi serait en vie. C’était là toute la tristesse de la chose, toute l’affligeante réalité. Seul Uther détenait le pouvoir, la force, le charisme. Quand il quitterait ce monde, la lumière s’éteindrait avec lui. Gwalchmai entra sous la tente, mais resta silencieux à la vue du roi endormi. Victorinus se leva et tira une couverture sur le monarque. Puis il adressa un signe au guerrier cantiaci et quitta la tente. — Son âme est fatiguée, dit Gwalchmai. Tu lui as demandé ? — Oui. — Alors ? — A ton avis, mon ami ? — S’il meurt, nous sommes perdus, répondit Gwalchmai. C’était un homme de grande taille, au regard sévère sous ses sourcils gris broussailleux. Ses longs cheveux argentés étaient tressés à la manière de ses ancêtres cantiaci. — J’ai peur pour lui, reprit-il. Depuis la trahison… — Tais-toi donc ! siffla Victorinus en prenant son camarade par le bras pour l’éloigner dans l’obscurité. Sous la tente, Uther ouvrit les yeux. Il rejeta la couverture, se versa du vin et, cette fois, n’y ajouta pas d’eau. La Grande Trahison. Ils en parlaient encore. Mais qui était la traîtresse demanda-t-il. Il vida son gobelet et se resservit. Il les revoyait au bord de cette falaise isolée… — Doux Jésus ! souffla-t-il. Pardonne-moi. Cormac cheminait entre les huttes éparses pour rejoindre la forge, où Kern façonnait la lame d’une charrue au marteau. Le garçon attendit que le forgeron en sueur plonge le métal brûlant dans le baquet d’eau avant de l’approcher. — Vous avez du travail pour moi ? demanda-t-il. Kern, qui était chauve et trapu, s’essuya les mains sur son tablier de cuir. — Pas aujourd’hui. — Je pourrais aller chercher du bois. — J’ai dit « pas aujourd’hui », répéta le forgeron d’un ton sec. Maintenant, dégage ! Cormac déglutit avec difficulté. — Je pourrais nettoyer la réserve. Kern voulut frapper le garçon à la tête, mais Cormac s’inclina sur le côté et le forgeron perdit l’équilibre. — Je suis désolé, maître Kern, dit le garçon en se tenant parfaitement immobile, laissant l’homme furieux le frapper sur l’oreille. — Sors d’ici ! Et ne reviens pas demain. Cormac quitta la forge le dos raide, et attendit d’être hors de vue pour cracher le sang qui lui emplissait la bouche. Il avait faim et était seul. Tout autour de lui, il n’y avait que des familles : des mères et des bébés, de jeunes enfants jouant avec leurs frères et sœurs, des pères enseignant à leurs fils comment monter à cheval. Le potier n’avait pas de travail pour lui, le boulanger et le tanneur non plus. La veuve Althwynne lui prêta une hachette, et il passa une bonne partie de l’après-midi à couper du bois – tâche pour laquelle la veuve lui donna de la tarte et une pomme acide. Mais elle ne le laissa pas entrer chez elle, ne lui sourit pas, et ne lui adressa guère la parole. En quatorze ans, aucun villageois n’avait invité Cormac Filsdudémon chez lui. Il était habitué depuis longtemps à voir les gens faire le signe de la corne protectrice pour se protéger à son approche. Grysstha était le seul qui osait le regarder dans les yeux. Mais le vieux guerrier était différent. C’était un homme, un vrai, qui ne craignait pas le mal. Un homme qui voyait en lui un garçon, et non le fils d’un démon. Grysstha était le seul à avoir parlé à Cormac de ce jour étrange, presque quinze ans auparavant, où lui et un groupe de chasseurs avaient pénétré dans la caverne de Sol Invictus pour y trouver une grande chienne noire allongée auprès de quatre chiots qui jappaient. A leurs côtés, il y avait un bébé aux cheveux de feu, encore couvert des fluides de l’accouchement. La chienne avait attaqué les chasseurs avant d’être abattue avec les chiots, mais aucun des Saxons n’avait voulu se charger de tuer le bébé : sachant qu’il avait été engendré par un démon, personne ne souhaitait s’attirer la haine des habitants de l’enfer. Grysstha avait sorti l’enfant de la grotte et lui avait trouvé une nourrice parmi les captives britanniques, mais elle était morte, subitement, quatre mois plus tard. Dès lors, tout le monde avait refusé de toucher l’enfant. Grysstha l’avait recueilli dans sa propre hutte et nourri au lait de vache, grâce à un gant en cuir percé à l’aide d’une aiguille. Le bébé avait même fait l’objet d’une réunion du conseil, où un vote avait été organisé afin de décider s’il devait vivre ou mourir. Seule la voix de Calder avait sauvé le jeune Cormac, et ce à la demande insistante de Grysstha. Pendant sept ans, le garçon avec vécu avec le vieux guerrier, mais, à cause de son infirmité, Grysstha ne gagnait pas de quoi les nourrir tous les deux, et l’enfant avait été obligé d’aller chercher de la nourriture au village pour pouvoir manger davantage. A treize ans, Cormac avait compris qu’à cause de sa relation avec le guerrier estropié Grysstha était devenu un paria. Le garçon avait alors construit sa propre hutte en dehors du village. C’était un logement médiocre, meublé seulement d’un lit de camp. Cormac n’y passait guère de temps, excepté en hiver, où il faisait des rêves glacés et frissonnait malgré la flambée. Ce soir-là, comme à son habitude, Grysstha s’arrêta chez le garçon et frappa au jambage de la porte. Cormac l’invita à entrer et lui proposa un gobelet d’eau. Le vieil homme, assis en tailleur sur le sol en terre battue, accepta gracieusement. — Il te faut une nouvelle chemise, Cormac. Celle-ci est devenue trop petite. Et ces chausses t’arriveront bientôt aux genoux. — Elles me feront l’été. — C’est ce qu’on verra. Tu as mangé, aujourd’hui ? — Althwynne m’a donné de la tarte. J’ai coupé du bois pour elle. — Il paraît que Kern t’a mis une raclée. — Oui. — Il fut un temps où je l’aurais tué pour ça. Maintenant, si je le frappais, je ne ferais que briser la main qui me reste. — Ce n’était rien, Grysstha. Et ta journée ? — Les chèvres et moi, on a passé un excellent moment. Je leur ai parlé de mes campagnes, et elles m’ont raconté les leurs. C’est devenu bien ennuyeux plus vite pour elles que pour moi ! — Tu n’es jamais assommant, dit Cormac. Tu es un merveilleux conteur. — Tu me rediras ça le jour où tu en auras écouté un autre. C’est facile d’être le roi quand on est le seul habitant du pays. — J’ai entendu un poète déclamer une saga, un jour. J’étais assis devant la propriété de Calder, et j’ai écouté Patrisson chanter à propos de la Grande Trahison. — N’en parle à personne, Cormac. Cette chanson est interdite, et l’entonner revient à signer son arrêt de mort. (Le vieil homme se cala contre le mur de la hutte et sourit.) Mais il l’a bien chantée, non ? — Est-ce vrai que l’un des grands-pères du Roi du Sang était un dieu ? — Tous les rois sont engendrés par les dieux ; c’est du moins ce qu’ils nous font croire. Pour ce qui est d’Uther, je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que sa femme s’est fait surprendre avec son amant, qu’ils se sont tous les deux enfuis, et que le roi les a pris en chasse. Qu’il les ait retrouvés et découpés en morceaux, comme dans la chanson, ou qu’ils se soient échappés, je n’en ai aucune idée. J’ai parlé à Patrisson, et lui non plus n’en savait rien. Mais il a dit que la reine s’était enfuie avec le grand-père du roi… Un couple qui paraît bien mal assorti. — Pourquoi le roi ne s’est-il pas remarié ? — Je lui poserai la question, la prochaine fois qu’il m’invitera à souper. — Mais il n’a pas d’héritier. S’il meurt maintenant, il y aura une guerre, non ? — De toute façon, il y aura une guerre, Cormac. Le roi règne depuis vingt-cinq ans et n’a jamais connu la paix. Les soulèvements, les invasions, les trahisons… Sa femme n’était pas la première à le tromper. Il y a seize ans, les Brigantes se sont de nouveau rebellés, et Uther les a écrasés à Trimontium. Puis les Ordovices ont déferlé à l’est, et Uther a détruit leur armée à Viriconium. Enfin, il y a eu les Jutes, il y a deux ans. Ils avaient signé un traité semblable au nôtre et l’ont rompu. Uther a tenu sa promesse en mettant à mort chaque homme, chaque femme et chaque enfant. — Même les enfants ? souffla Cormac. — Tous. C’est un homme dur et rusé. Rares seront ceux qui se soulèveront contre lui, maintenant. — Veux-tu encore de l’eau ? — Non, il faut que j’aille au lit. Il va pleuvoir, demain. Je le sens dans mon moignon, et j’ai besoin de me reposer si je dois rester assis à me les geler. — Une question, Grysstha. — Je t’écoute. — Est-ce vraiment une chienne qui m’a mis au monde ? Grysstha lâcha un juron. — Qui t’a dit ça ? — Le tanneur. — Je t’ai déjà raconté que je t’ai trouvé dans une caverne, à côté de la chienne. Voilà ce que ça veut dire, rien de plus. Quelqu’un t’avait laissé là, et l’animal a essayé de te défendre, comme il la fait pour ses propres chiots. Tu étais né deux heures plus tôt tout au plus, mais ses chiots avaient plusieurs jours. Par le sang d’Odin ! les hommes de ce village ont de la pâtée pour cochon à la place de la cervelle ! Crois-moi, Cormac. Tu n’es pas l’enfant d’un démon : je te le jure. J’ignore pourquoi tu as été abandonné dans cette grotte, et par qui. Mais sur le sentier, près de la falaise, il y avait six cadavres, et ce n’est pas un démon qui les avait tués. — Qui étaient-ils ? — De vaillants guerriers, à en juger par leurs cicatrices. Tous abattus par un seul adversaire. Un homme redoutable. Lorsqu’ils t’ont vu, les chasseurs qui m’accompagnaient ont été convaincus qu’un habitant de l’enfer était dans les parages, mais leur réaction était à mettre sur le compte de leur jeune âge et du fait qu’ils n’avaient jamais vu un véritable guerrier en action. J’ai essayé de leur faire entendre raison, mais la peur aveugle souvent les hommes. Je pense que ce guerrier était ton père et qu’il était mortellement blessé. Voilà pourquoi il t’a laissé là-bas. — Et ma mère ? — Je ne sais pas, mon garçon. Mais les dieux savent, eux. Un jour, peut-être qu’ils te donneront un signe. En attendant, tu es Cormac l’homme, et tu vas marcher la tête haute, car ton père – peu importe qui il était – était un homme. Et tu feras en sorte qu’il soit fier de toi, à défaut de faire ça pour moi. — J’aurais aimé que ce soit toi, mon père, Grysstha. – Moi aussi. Bonne nuit, mon garçon. Chapitre 2 Flanqué de Gwalchmai et de Victorinus, le roi alla voir ses nouveaux chevaux dans leur enclos. Le jeune homme qui se tenait aux côtés de Prasamaccus l’estropié observa le guerrier légendaire avec intensité. — Je l’aurais cru plus grand, chuchota-t-il. Prasamaccus sourit. — Tu t’attendais à voir un géant, dépassant tous les autres d’une tête ? Oh ! Ursus, si quelqu’un devait savoir ce qui différencie les hommes et les mythes, c’est bien toi. De ses yeux gris clair, Ursus étudia le roi qui approchait. gé d’une quarantaine d’années, l’homme avait la démarche gracieuse et confiante du guerrier qui n’a jamais rencontré son égal. Ses cheveux auburn tombaient sur ses épaules couvertes d’une cotte de mailles, mais sa barbe épaisse et bien taillée tendait plutôt vers le doré et était striée de gris. Les deux hommes qui marchaient à ses côtés étaient plus vieux, ils avaient peut-être la cinquantaine. L’un, avec son nez busqué et son regard d’acier, était manifestement romain, tandis que l’autre, avec ses cheveux gris tressés, ressemblait à un homme des tribus. — Belle journée, dit le roi à l’intention de Prasamaccus, ignorant le plus jeune. — En effet, mon seigneur, et les chevaux que tu as achetés sont tout aussi beaux. — Ils sont tous là ? — Trente-cinq étalons et soixante juments. Puis-je te présenter le prince Ursus, de la Maison de Mérovée ? Le jeune homme s’inclina. — C’est un honneur, mon seigneur. Le roi lui adressa un sourire fatigué et passa devant lui. Il prit Prasamaccus par le bras et les deux hommes marchèrent jusqu’au champ, s’arrêtant devant un étalon gris d’environ dix-sept mains. — Les Sicambriens s’y connaissent en élevage de chevaux, dit Uther en caressant le flanc luisant de la bête. — Tu as l’air las, Uther. — C’est bien ainsi que je me sens. Les Trinovantes s’échauffent les muscles une fois de plus, comme les Saxons des Terres du Milieu. — Quand pars-tu ? — Demain, avec quatre légions. J’ai envoyé Patreus avec la Huitième et la Cinquième, mais il a été dérouté. D’après les rapports, six cents hommes sont morts. — Patreus en fait-il partie ? demanda Prasamaccus. — Si ce n’est pas le cas, je le regrette, répondit le roi d’un ton sec. Il a essayé de charger un mur de boucliers le long d’une pente abrupte. — Comme tu l’as fait toi-même contre les Goths, il y a quatre jours à peine. — Mais j’ai gagné ! — Comme toujours, mon seigneur. Uther sourit et, pendant un bref instant, Prasamaccus revit en lui l’adolescent qu’il était lors de leur première rencontre, un quart de siècle auparavant. Mais la vision fut fugitive, et le masque se remit en place. — Parle-moi du Sicambrien, dit le roi en observant de loin le jeune prince brun vêtu de noir. — Il connaît bien ses bêtes. — Ce n’était pas le sens de ma question, et tu le sais. — Que te dire ? Il me paraît… intelligent, instruit. — Tu l’apprécies ? — Je crois bien que oui. Il me fait penser à toi… il y a fort longtemps. — Est-ce là une bonne chose ? — C’est un compliment. — Ai-je changé à ce point ? Prasamaccus ne répondit pas. Une éternité auparavant, Uther l’avait nommé Ami du Roi, et venait toujours chercher ses honnêtes conseils. A l’époque, le jeune prince avait traversé les Brumes pour trouver l’épée de son père ; il avait combattu des démons et la Reine Sorcière, avait ramené une armée de fantômes dans le monde des vivants, et avait aimé Laitha la montagnarde. Le vieux Brigante haussa les épaules. — Nous changeons tous, Uther. Quand mon Helga est morte l’an dernier, j’ai senti qu’avec elle disparaissait toute la beauté du monde. — Un homme se porte mieux sans amour. C’est une chose qui le rend faible, déclara le roi en s’éloignant pour examiner les chevaux. D’ici à quelques années, nous aurons une meilleure armée, plus rapide. Toutes ces montures font au moins deux mains de plus que nos bêtes, et sont élevées pour la vitesse et l’endurance. — Ursus a rapporté quelque chose que tu aimerais peut-être voir, dit Prasamaccus. Viens, ça va t’intéresser. Le roi parut dubitatif, mais il suivit le Brigante boiteux et retourna au portail de l’enclos. Là, Ursus s’inclina de nouveau et entraîna le groupe à l’arrière du quartier des gardiens de troupeaux. Dans la cour, derrière les bâtiments, un cadre de bois avait été dressé : il s’agissait d’une pièce arrondie reliée à une colonne vertébrale droite, représentant l’échine d’un cheval. Ursus drapa le tout d’une couverture en cuir raidi. Un deuxième élément fut attaché à l’avant du cadre. Le prince fixa l’ensemble, puis retourna auprès des guerriers qui patientaient. — Au nom de Pluton ! qu’est-ce donc ? demanda Victorinus. Ursus souleva un arc court et encocha une flèche. D’un geste souple, il tira. Le projectile frappa l’arrière du « cheval » et, n’ayant pas réussi à se planter, tomba pointe vers le sol. — Donne, dit Uther. Il banda l’arc autant que possible et tira. La flèche traversa le cuir et saillit de la protection. — Maintenant, regardez, sire, dit Ursus en s’avançant vers le « cheval ». (La flèche d’Uther n’avait pénétré que d’un centimètre.) Un vrai cheval aurait senti la piqûre, mais ça ne l’aurait pas rendu invalide. — Qu’en est-il du poids ? s’enquit Victorinus. — Un cheval sicambrien pourrait le supporter et travailler toute la journée malgré tout, comme n’importe quel destrier britannique. Gwalchmai n’était pas impressionné. Le vieux guerrier cantiaci se racla la gorge et cracha. — Ça doit diminuer la vitesse de la charge, et c’est ce qui nous permet de traverser les rangs ennemis. Des chevaux en armure ? Peuh ! — Cela te viendrait-il à l’idée de chevaucher en pleine bataille sans ta propre armure ? demanda le prince d’un ton cassant. — Espèce de chiot insolent ! rugit Gwalchmai. — Ça suffit ! ordonna le roi. Dis-moi, Ursus, et s’il pleut ? Le cuir ne serait-il pas assoupli et alourdi ? — Si, mon seigneur. Mais chaque guerrier devra transporter une mesure de cire d’abeille à frotter tous les jours sur la protection. — Voilà que nous allons devoir polir nos chevaux comme nos armes ! s’exclama Gwalchmai avec un sourire moqueur. — Fais donc fabriquer dix de ces… manteaux pour chevaux, dit Uther. Ensuite, nous verrons. — Merci, sire. — Ne me remercie pas tant que je n’ai pas passé commande. C’est bien ce que tu cherches ? — Oui, sire. — C’est toi qui as conçu cette armure ? — Oui, mon seigneur, mais c’est mon frère Balan qui a résolu le problème de la pluie. — Et c’est à lui qu’iront les bénéfices de la cire que je commanderai ? — Oui, mon seigneur, répondit Ursus avec un sourire. — Et où est ton frère, en ce moment ? — A Rome, pour essayer de vendre notre idée. Ce ne sera pas facile, car l’empereur continue d’attacher beaucoup d’importance aux légions d’infanterie, même si ses ennemis sont montés. — Rome est finie, dit Uther. Tu devrais vendre aux Goths ou aux Huns. — J’aimerais bien, mon seigneur, mais les Huns n’achètent pas : ils se servent. Quant aux Goths, ils ont encore moins d’argent que moi. — Et ton armée mérovingienne ? — En ce qui concerne les affaires militaires, c’est le maire du palais qui guide mon roi – que son règne soit long. Et mon souverain n’est pas un visionnaire. — Mais il n’est pas assailli de tous côtés ni de l’intérieur, lui, répliqua Uther. Te bats-tu aussi bien que tu parles ? — Pas vraiment. Uther sourit. — J’ai changé d’avis. Fabriques-en trente-deux, et Victorinus te nommera à la tête d’une turme. Tu me rejoindras à Petvaria, et là, je verrai ton armure pour cheval dans les conditions requises : face à un ennemi bien réel. Si elle est efficace, tu seras riche et tous les autres rois guerriers suivront l’exemple d’Uther. J’imagine que c’est ce que tu souhaites. — Merci, sire. — Comme je l’ai dit, ne me remercie pas encore. Tu n’as pas entendu mon offre. Sur ces mots, le roi se tourna et s’éloigna. Prasamaccus passa le bras autour des épaules d’Ursus. — Je crois que le roi t’apprécie, jeune homme. Ne le déçois pas. — Je perdrais ma commande ? — Tu perdrais la vie, lui confia Prasamaccus. Longtemps après que Grysstha fut rentré dans sa propre hutte, située dans l’ombre de la grande salle de conseil, Cormac, incapable de trouver le sommeil, sortit dans la fraîcheur nocturne pour s’asseoir sous les étoiles et regarder les chauves-souris tourner autour des arbres. Le silence régnait, et le garçon était réellement, merveilleusement, parfaitement seul. Ici, dans la splendeur du clair de lune propice à la chasse, il n’y avait pas d’exclusion, pas de regards maussades, pas de paroles blessantes. La brise nocturne agita ses cheveux alors qu’il levait les yeux vers les falaises au-dessus des bois et pensait à son père, le guerrier inconnu qui avait si vaillamment combattu. Il avait tué six hommes, avait dit Grysstha. Mais pourquoi avait-il laissé Cormac, alors nourrisson, seul dans cette caverne ? Et où était la femme qui l’avait porté dans son ventre ? Qui abandonnerait un enfant ? Cet homme, si courageux dans la bataille, était-il cruel à ce point dans la vie ? Et quelle mère était capable de laisser son bébé mourir dans une grotte isolée ? Comme toujours, il n’y avait pas de réponse, mais les questions enchaînaient Cormac à ce village hostile. Il ne pouvait pas partir et se construire un avenir, pas tant que le passé restait un tel mystère. Plus jeune, il avait cru que son père viendrait le réclamer un jour. Il l’imaginait se dirigeant à grands pas vers la salle du conseil avec une épée au côté et un casque poli sur le front. Mais les rêves d’enfance ne lui suffisaient plus. Dans quatre jours, il serait un homme… et ensuite, quoi ? Il irait mendier du travail à la forge, au moulin, à la boulangerie, ou encore à l’abattoir ? De retour à sa hutte, il dormit par intermittence sous sa couverture usée jusqu’à la corde, se leva avant l’aube et emporta sa fronde dans les collines. Il y tua trois lapins et les écorcha avec habileté à l’aide du petit couteau que Grysstha lui avait donné l’année précédente. Dans une cuvette abritée, il alluma un feu et mit le gibier à rôtir, appréciant la sensation rare d’avoir le ventre plein. Mais la viande de lapin n’était guère nourrissante et Grysstha lui avait dit un jour qu’à ce régime un homme pouvait mourir de faim. Cormac se lécha les doigts avant de les essuyer dans l’herbe haute. Il se remémora la Fête du Tonnerre à l’automne dernier, où il avait goûté du bœuf au banquet ouvert à tous, quand le roi Wulfhere était venu rendre visite à Calder, son ancien intendant. Cormac s’était vu obligé de rester à l’écart de la foule qui entourait le roi saxon, mais il avait entendu son discours. Celui-ci s’était résumé à des platitudes dépourvues de sens, débitées par un homme faible. Le roi saxon avait le physique de l’emploi, avec sa cotte de mailles et ses gardes munis de haches, mais ses traits étaient doux et efféminés, et son regard était resté concentré sur un point au-dessus de la foule. Cependant, le bœuf avait été un pur délice. Grysstha lui avait apporté trois morceaux succulents, gorgés du sang de l’animal. — Jadis, avait dit le vieil homme entre deux bouchées, on mangeait comme ça tous les jours ! Du temps où nous étions des pillards et qu’on craignait nos épées… Un jour, Calder nous a promis que nous y reviendrions. Il a dit que nous serions vengés du Roi du Sang, mais regarde-le : le voilà gras et satisfait à côté de ce roi marionnette ! — Le roi ressemble à une femme, avait dit Cormac. — Il vit comme une femme, avait lâché Grysstha d’un ton sec. Et dire que c’est le petit-fils d'Hengist ! Tu veux encore de la viande ? Cette nuit-là, ils s’étaient régalés comme des empereurs. Cormac éteignit son feu et gagna les hauteurs des collines, le long des falaises qui dominaient la mer calme. Là, la brise était forte et fraîche en dépit du soleil matinal et du ciel clair, sans nuages. Cormac s’arrêta sous un large chêne et sauta pour se suspendre à une grosse branche. Cent fois, il se hissa jusqu’à ce que son menton touche le bois, sentant les muscles de ses bras et de ses épaules enfler et le brûler. Puis il se laissa tomber au sol avec légèreté, le visage luisant de sueur. — Qu’est-ce que tu es fort, Cormac ! dit une voix moqueuse. Il fit volte-face et aperçut Alftruda, la fille de Calder, assise dans l’herbe, un panier de baies à ses côtés. Cormac rougit et ne répondit rien. Il aurait dû partir, mais, à la vue de la jeune fille assise là, en tailleur, ses jupes en laine retroussées laissant paraître la blancheur laiteuse de ses jambes… — Tu es donc si timide ? demanda-t-elle. — Tes frères seront fâchés contre toi pour m’avoir parlé. — Tu as peur d’eux ? Cormac réfléchit à la question. Cela faisait des années que les fils de Calder le tourmentaient, mais, la plupart du temps, il parvenait à les semer pour rejoindre ses cachettes dans les bois. Agwaine était le pire des trois, car il aimait faire souffrir. Lennox et Barta ne se montraient pas aussi cruels ; cependant, ils suivaient l’exemple d’Agwaine pour tout. Mais lui faisaient-ils peur ? — Peut-être, déclara-t-il. Il faut dire que, d’après la loi, ils ont le droit de me frapper, alors que si je me défends, c’est la mort. — C’est le prix à payer quand on a un démon pour père, Cormac. Tu as des pouvoirs ? — Non. — Même pas quelques-uns, pour me faire plaisir ? — Même pas quelques-uns. — Tu veux des baies ? — Non, merci. Je dois rentrer : j’ai du travail. — Est-ce que moi, je te fais peur, Cormac Filsdudémon ? Il s’arrêta à demi tourné, la gorge serrée. — Je ne me sens pas… à l’aise. Personne ne m’adresse la parole, mais ça, j en ai l’habitude. Merci de ta courtoisie. — Tu me trouves jolie ? — Je te trouve belle. Surtout ici, sous le soleil d’été, avec tes cheveux agités par la brise. Mais je ne veux pas te causer d’ennuis. Elle se leva doucement et se dirigea vers lui. D’instinct, il recula, mais le chêne l’empêcha de battre en retraite. Sentant le corps de la fille se presser contre le sien, il l’enlaça et l’attira contre lui. — Éloigne-toi de ma sœur ! rugit Agwaine. Alftruda fit un bond en arrière, le regard effrayé. — Il m’a jeté un sort ! cria-t-elle en courant vers Agwaine. Le grand adolescent blond la poussa sur le côté et tira une dague de son étui. — Tu vas mourir pour cette obscénité, siffla-t-il en s’avançant vers Cormac. Le regard de l’adolescent passa rapidement de la lame aux traits furieux d’Agwaine. Il y décela ses intentions et vit monter sa soif de sang. Il bondit sur la droite et se cogna contre l’imposante carrure de Lennox, qui referma ses bras musclés autour de lui. Une lueur de triomphe brûla dans les yeux d’Agwaine, mais Cormac assena un coup de coude dans le ventre de Lennox, avant de le frapper une deuxième fois, lui éclatant le nez. Presque aveuglé, Lennox recula en chancelant. C’est alors que Barta surgit des buissons en courant, une grosse branche brandie au-dessus de sa tête, telle une massue. Cormac sauta pieds en avant, et son talon vint s’écraser avec une force écœurante sur le menton de Barta, qui fut projeté à terre, inconscient. Cormac se releva d’une roulade et fit volte-face pour affronter Agwaine. Il para avec son bras le coup de dague qui visait son cœur. Du poing, il heurta violemment la joue d’Agwaine avant de propulser son pied gauche dans l’entrejambe de son ennemi. Agwaine poussa un cri et tomba à genoux, lâchant sa dague. Cormac la ramassa, attrapa Agwaine par ses longs cheveux et lui tira la tête en arrière, mettant sa gorge à nu. — Non ! hurla Alftruda. Cormac cligna des yeux et prit une profonde inspiration pour se calmer. Puis il se leva et jeta la dague au loin, par-dessus les falaises. — Sale putain ! tu n’es qu’une menteuse ! lança-t-il en s’avançant vers Alftruda. Elle s’effondra à genoux, les yeux écarquillés de terreur. — Ne me fais pas de mal ! Soudain, il se mit à rire. — Te faire du mal ? Jamais je ne te toucherais, même si ma vie en dépendait ! Tout à l’heure, tu étais belle. Maintenant, tu es laide, et tu le resteras pour toujours. Elle porta les mains à son visage, tâtant sa peau de ses doigts, à la recherche de sa beauté. Cormac secoua la tête. — Je ne parle pas de sort, souffla-t-il. Je n’ai pas ce genre de pouvoir. Il se tourna et regarda ses ennemis. Lennox était assis près du chêne, un flot de sang s’écoulant de son nez écrasé. Barta était toujours sans connaissance, et Agwaine avait disparu. Cormac ne tira aucun triomphe, aucune joie de cette victoire : en l’emportant sur ces garçons, il venait de se condamner à mort. De retour au village, Agwaine rapporta l’attaque de Cormac à son père, Calder, qui convoqua les anciens, réclamant justice. Grysstha fut le seul à défendre Cormac. — Tu demandes que justice soit faite. Pendant des années, tes fils ont torturé ce garçon, et personne ne lui est venu en aide. Mais il a enduré ça comme un homme. Il s’est défendu contre trois brutes, et maintenant, il risque l’exécution ? Tous ceux ici qui se prononceront en faveur de cette sanction devraient avoir honte. — Il a agressé ma fille, lui objecta Calder. Tu l’oublies ? — Si c’est le cas, dit Grysstha en se levant, il n’a fait que suivre l’exemple de n’importe quel adolescent robuste vivant à moins d’un jour de chevauchée ! — Comment oses-tu ? tempêta Calder. — « Oser » ? Ne me parle pas d’« oser », espèce de porc gras du bide ! Cela fait trente ans que je te suis, que je ne vis que de tes promesses. Mais aujourd’hui, je te vois tel que tu es vraiment : un lèche-bottes faible, servile, et avide ! Un cochon qui a engendré trois crapauds et une catin qui a le feu au cul ! Calder se jeta au milieu du cercle d’hommes, mais Grysstha abattit son poing sur le menton de son adversaire, l’envoyant valser sur le sol en terre. Ce fut aussitôt la confusion, certains des conseillers agrippant Grysstha, d’autres retenant le chef de tribu enragé. Dans le silence qui suivit, Calder lutta pour contrôler sa colère et fit signe aux hommes qui l’encadraient qu’ils pouvaient le relâcher. — Tu n’es plus le bienvenu ici, vieil estropié, dit-il. Tu quitteras les lieux en tant que Renégat. Je vais en informer tous les villages du royaume saxon du Sud, et tu seras rejeté où que tu ailles. Si je te revois demain, je t’enfoncerai ma hache dans le cou. Va ! Trouve l’enfant-chien et reste avec lui. Je veux que tu assistes à sa mort. D’une secousse, Grysstha se libéra des bras qui le retenaient et sortit de la salle du conseil, furieux. Dans sa hutte, il rassembla ses maigres effets, glissa sa hachette dans sa ceinture, et quitta le village à pied. Evrin, le boulanger, marcha à ses côtés et lui fourra deux miches de pain dans les bras. — Que Dieu t’accompagne, souffla Evrin. Grysstha hocha la tête et poursuivit son chemin. Il y avait bien longtemps qu’il aurait dû partir, en emmenant Cormac. Mais la loyauté était plus puissante que des fers, et Grysstha s’était engagé auprès de Calder par un serment de sang. Et voilà qu’il avait failli à sa parole et qu’il était désormais un Renégat aux yeux de la loi ! Personne ne lui ferait jamais plus confiance, et sa vie ne valait rien. Pourtant, la joie ne tarda pas à emplir le cœur du vieux guerrier. Ses lourdes années abrutissantes passées en tant que berger étaient à présent derrière lui, tout comme son allégeance envers Calder. Grysstha gonfla ses poumons d’air frais et pur, puis grimpa les collines en direction de la caverne de Sol Invictus. Là-bas, Cormac l’attendait, assis sur un autel de pierre, les ossements de son passé éparpillés à ses pieds. — Tu es au courant ? demanda Cormac en se décalant pour que le vieil homme le rejoigne sur la pierre plate. Grysstha rompit un morceau de pain noir qu’il passa au garçon. — Il y a eu des fuites, répondit-il. Cormac jeta un coup d’œil au baluchon que Grysstha avait jeté près du vieux squelette de la chienne de combat. — Nous partons ? — Oui, mon garçon. Nous aurions dû le faire il y a des années. Nous irons à Dubris trouver du travail – de quoi nous payer un passage en Gallia. Alors, je te montrerai les pistes que je suivais du temps de mes vieilles campagnes. — Ce sont eux qui m’ont attaqué, Grysstha. Après qu’Alftruda m’a pris dans ses bras. Le vieux guerrier plongea son regard dans les yeux bleus et tristes du garçon. — Encore une leçon de vie, Cormac : les femmes sont toujours source d’ennuis. Remarque, vu la démarche d’Agwaine, il va se passer un moment avant qu’il repense aux filles. Comment as-tu fait pour les vaincre tous les trois ? — Je ne sais pas. Je l’ai fait, c’est tout. — C’est le sang de ton père, ça. On fera de toi quelqu’un, mon gars ! Cormac balaya la caverne du regard. — C’est la première fois que je viens ici. J’avais toujours peur. Maintenant, je me demande bien pourquoi. Ce ne sont que de vieux ossements, voilà tout. Il traîna les pieds dans la terre meuble et aperçut un éclat de lumière. Il se pencha en avant, enfonça les doigts dans la poussière et en retira une chaîne en or à laquelle pendait une pierre arrondie, pareille à une pépite dorée veinée de minces traits noirs. — Eh bien, c’est un bon présage, marmonna Grysstha. Ça fait à peine une heure que nous sommes des hommes libres, et tu as déjà trouvé un trésor. — Est-ce que ç’aurait pu appartenir à ma mère ? — Tout est possible. Cormac passa la chaîne autour de son cou et glissa la pierre dorée sous sa chemise. Elle dégageait de la chaleur contre sa poitrine. — Tu as des ennuis, toi aussi, Grysstha ? Le guerrier sourit. — J’ai peut-être dit un ou deux mots de trop, mais ils m’ont bien cherché ! — Alors ils nous pourchasseront tous les deux ? — Ah ! ça, oui, le matin venu. On s’en souciera à ce moment-là. Maintenant, repose-toi, mon garçon. Cormac alla vers la paroi du fond et s’installa sur le sol poussiéreux, la tête posée sur les bras. Grysstha s’étira sur l’autel et s’endormit en quelques minutes. Le garçon resta allongé, écoutant les ronflements profonds et sonores du guerrier, puis il sombra dans un rêve étrange. Il lui sembla ouvrir les yeux et s’asseoir. Près de l’autel, il y avait une chienne de combat noire et cinq chiots et, au-delà, une jeune femme à la chevelure pareille à des fils d’or. Un homme était agenouillé auprès d’elle et lui tenait délicatement la tête. — Je suis désolé de t’avoir entraînée là-dedans, dit-il en lui caressant les cheveux. Il avait le visage plein de fermeté, des cheveux noirs et luisants comme des ailes de corbeau, et les yeux du même bleu qu’un ciel d’hiver. La jeune femme tendit la main et lui caressa la joue, souriant malgré la douleur. — Je t’aime. Je t’ai toujours aimé… Dehors, un coup de clairon retentit dans l’air matinal. L’homme jura à voix basse et se leva, dégainant son épée. — Ils nous ont retrouvés ! La femme gémit alors que le travail commençait. Cormac traversa la caverne pour s’approcher d’elle, mais elle ne le vit pas. Il essaya de la toucher, mais sa main passa à travers son corps comme si c’était de la fumée. — Ne me laisse pas ! supplia-t-elle. Les traits de l’homme trahissaient son tourment, mais le clairon sonna de nouveau. Il se tourna et disparut. La femme cria, et Cormac fut obligé de la regarder, impuissant, lutter pour donner naissance à son enfant. Enfin, le bébé arriva, couvert de sang et étrangement immobile. — Oh ! non ! Doux Jésus ! gémit la femme. Elle souleva l’enfant et donna des tapes sur ses fesses minuscules. Il n’y eut pas le moindre mouvement. Elle allongea le bébé sur ses genoux, retira la chaîne en or qu'elle portait autour du cou et replia les petits doigts sur la pierre. — Respire ! souffla-t-elle, je t’en supplie, respire ! Mais il ne bougea pas… Il ne montra aucun signe de vie. Du monde extérieur baigné de lumière provinrent le bruit des lames qui s’entrechoquent, les hurlements des blessés, les cris de colère des combattants. Puis ce fut le silence, en dehors des oiseaux qui chantaient dans la forêt. Une ombre passa devant l’entrée, et l’homme de grande taille entra en chancelant. Il saignait, blessé au flanc et à la poitrine. — Le bébé ? chuchota-t-il. — Il est mort, répondit la femme. L’homme entendit un bruit aux abords de la grotte et se retourna. — Il y en a d’autres. J’aperçois les reflets du soleil sur leurs lances. Es-tu en état de marcher ? Elle se leva péniblement et tomba à la renverse. Il alla auprès d’elle et la prit dans ses bras. — Il est vivant ! hurla Cormac, les larmes aux yeux. Je suis vivant ! Ne m’abandonnez pas ! Il sortit avec eux dans la lumière du jour et vit le blessé atteindre difficilement le bord de la falaise avant de s’effondrer à genoux. La femme tomba de ses bras. Un cavalier apparut sur son cheval lancé au galop. L’homme de grande taille dégaina son épée, mais le nouveau venu tira sur les rênes et attendit. Un autre sortit des bois en boitant, sa jambe gauche tordue et déformée. Le grand guerrier lança son épée dans les arbres, où elle se planta dans un tronc épais couvert de lierre. Puis il souleva de nouveau la femme, se tourna, et regarda la mer qui écumait à plusieurs centaines de mètres en contrebas. — Non ! hurla l’estropié. Le guerrier regarda le cavalier qui restait assis sur sa monture, immobile, les traits fixes et sévères, les mains posées sur le pommeau de sa selle. Puis il sauta de la falaise et disparut, emportant la femme avec lui. Cormac assista à la scène, les yeux brouillés de larmes, tandis que l’estropié s’effondrait, mais le cavalier se contenta de faire tourner bride à son cheval avant de s’éloigner entre les arbres. Un peu plus loin sur la piste, Cormac vit le groupe de chasseurs approcher de la caverne. Il courut aussi vite que le vent et, à son arrivée, aperçut la pierre dans la main de l’enfant qui brillait doucement, pareille à la flamme d’une bougie. La peau du nourrisson se mit à luire d’une aura blanche. C’est alors que retentit le premier cri vigoureux. Les chasseurs entrèrent ; la chienne de combat noire leur sauta dessus et finit découpée en morceaux par des haches et des couteaux. — Par le sang d’Odin ! s’écria l’un des hommes. La chienne a accouché d’un enfant ! — Tue-le ! lança un autre. — Bande d’abrutis ! dit Grysstha. Vous croyez que c’est la chienne qui a tué ces Romains ? Cormac ne put supporter d’en voir davantage et, alors que Grysstha tendait les bras vers le bébé, il ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, il vit l’aurore pénétrer peu à peu dans la grotte par l’entrée. Grysstha dormait toujours sur l’autel. Cormac se leva, avança vers le vieil homme et le secoua pour le réveiller. — Le soleil se lève, dit-il, et j’ai vu ma mère et mon père. — Minute, mon garçon, marmotta le vieux guerrier. Laisse-moi prendre l’air. Il s’étira, s’assit, puis se frotta les yeux et grogna après les muscles froids de sa nuque raide. — Passe-moi l’outre. Cormac s’exécuta. Grysstha tira sur le bouchon et but à grands traits. — Bon, qu’est-ce que tu as à me dire sur ta mère ? Le garçon lui raconta son rêve, mais ne décela guère d’intérêt dans le regard de Grysstha jusqu’à ce qu’il mentionne l’estropié. — Dis-moi à quoi il ressemblait. — Cheveux clairs, barbe fine. Yeux tristes. — Et le cavalier ? — Un guerrier, grand et fort. Un homme froid, dur, à la barbe et à la chevelure rousses, qui portait un casque de bronze cerclé de fer. — On ferait mieux de se mettre en route, Cormac, dit soudain le vieux Saxon. — Tu crois que mon rêve était vrai ? — Qui sait, mon garçon ? On en parlera plus tard. Grysstha jeta son baluchon sur son épaule et sortit de la caverne. Là, il se pétrifia, laissant tomber son sac. — Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit Cormac en émergeant dans la lumière du soleil. D’un geste, Grysstha lui intima le silence, puis il scruta le sous-bois. Cormac ne voyait rien quand, tout à coup, un homme se leva de derrière un buisson épais, une flèche encochée sur son arc bandé. L’adolescent se figea. Grysstha lui balança son bras dans la poitrine, le projetant sur le côté au moment où l’archer tirait. La flèche traversa le pourpoint de Grysstha, lui transperçant les poumons. Un deuxième projectile suivit. Le vieil homme protégea Cormac en lui faisant un bouclier de son corps, tandis que du sang sortait de sa bouche à gros bouillons. — Cours ! siffla-t-il en s’effondrant à terre. Une flèche frôla le visage de Cormac. Comme d’autres filaient au-dessus de lui, il plongea sur la gauche, puis roula, se leva et détala. Les hommes cachés dans le sous-bois poussèrent un grand cri. En entendant un piétinement, Cormac accéléra pour franchir d’un bond un arbre couché et rejoignit à toute vitesse le bord des falaises. Une volée de flèches s’abattit sur lui ; il les esquiva à gauche, puis à droite, avant de prendre le sentier de la forêt, en quête d’une cachette. Il avait déjà échappé à Agwaine et à ses frères en se dissimulant dans des arbres creux. Alors qu’il augmentait l’écart entre ses poursuivants et lui, il se sentit plus confiant. Toutefois, les aboiements des chiens de guerre firent renaître la terreur en lui. Les arbres ne pourraient plus lui offrir de refuge. Il émergea au bord des falaises et se retourna, s’attendant à voir les silhouettes sombres des chiens jumeaux de Calder, babines retroussées, lancés pour lui sauter à la gorge. Mais pour le moment, la piste était déserte. Il dégaina son mince couteau à écorcher et scruta les arbres. Un énorme chien noir fit soudain son apparition. Comme la bête bondissait sur lui, Cormac tomba à genoux et enfonça la lame dans l’abdomen de l’animal, l’éventrant en plein saut. Le chien blessé atterrit maladroitement en se prenant les pattes dans les morceaux de ses entrailles. Cormac l’ignora et regagna les bois en courant, abandonnant le sentier et s’obligeant à traverser le sous-bois par les endroits les plus touffus. Il s’arrêta brusquement : là, fichée dans le tronc d’un grand chêne couvert de lierre, se trouvait l’épée de son rêve. Il rengaina son couteau, s’empara de la poignée en ivoire et la tira pour dégager l’arme. Elle était longue comme le bras, et aucune trace de rouille n’avait souillé la lame durant les quinze années où elle était restée cachée là. Cormac ferma les yeux. — Merci, père, souffla-t-il. La poignée était assez longue pour que l’épée puisse être maniée à deux mains, et le garçon donna plusieurs coups de lame pour en tester l’équilibre. Puis il sortit à découvert et tomba sur un deuxième chien qui allait et venait sur la piste, puis se rua sur la mince silhouette qui se tenait devant lui. La lame s’abattit sur le cou de l’animal et lui trancha à moitié la tête. Les yeux luisant d’une fureur qu’il n’avait jamais ressentie auparavant, Cormac descendit la piste à grandes enjambées en direction des chasseurs qui le poursuivaient. Près d’une rangée d’ormes, le bruit de leurs fouilles lui parvint. Il quitta le sentier et se cacha derrière un large tronc. Quatre hommes arrivèrent en courant : Agwaine était à la tête du groupe, suivi de ses frères. Kern le forgeron fermait la marche, son crâne chauve luisant de sueur. Tandis qu’ils passaient rapidement devant la cachette de Cormac, le garçon inspira à fond, puis bondit sur le sentier afin d’affronter Kern, qui n’en croyait pas ses yeux. Le forgeron portait une hache courte à deux têtes mais n’eut pas le temps d’en faire usage : l’épée de Cormac décrivit un arc de cercle pour lui tailler la jugulaire. Kern recula en chancelant et lâcha sa hache. Ses doigts fouillèrent dans la blessure, cherchant à contenir le flot de sang qui s’en déversait. Cormac rejoignit les arbres en courant pour suivre les trois autres. Agwaine et Lennox étaient hors de vue, mais Barta, distancé, avançait péniblement derrière ses frères. Cormac apparut soudain dans son dos et lui tapota l’épaule. L’adolescent blond se retourna. La lame de Cormac glissa à travers la tunique en laine du jeune homme et l’éventra, lui déchirant les poumons et le cœur. Cormac fit sauvagement pivoter l’épée pour pouvoir l’extraire, puis la tira et la dégagea. Barta mourut en silence. Se déplaçant tel un spectre, Cormac disparut entre les arbres hantés par les ombres, à la recherche des deux derniers chasseurs. Sur le bord de la falaise, Agwaine avait trouvé le chien massacré. Il fît demi-tour et courut prévenir son frère que leur proie était désormais armée, puis Lennox et lui battirent en retraite le long de la piste après avoir découvert les autres corps. Ensemble, les survivants s’enfuirent dans les bois. Cormac émergea d’entre les arbres pour voir ses ennemis regagner la vallée à toutes jambes. Au début, il pensa les pourchasser jusqu’à la salle du conseil, mais le bon sens l’emporta. Sa colère diminuant, il retourna à la caverne. Grysstha s’était adossé à la paroi ouest : sa barbe blanche était maculée de sang, et il avait le teint gris pâle. Comme Cormac s’agenouillait auprès du vieil homme, lui prenant la main, Grysstha ouvrit les yeux. — Je vois les Walkyries, Cormac, souffla-t-il, mais elles m’ignorent, car je n’ai pas d’épée. — Tiens, dit le garçon en lui fourrant la poignée d’ivoire dans la main gauche. — Ne… Ne… raconte à personne… ce qui s’est passé… à ta naissance. Grysstha glissa sur le côté jusqu’au sol, l’épée lui échappant des doigts. Le garçon resta un moment assis en silence avec le corps de son seul ami. Puis il se leva et marcha dans la lumière du soleil, les yeux rivés sur le village en contrebas, au loin. Il voulut hurler sa fureur aux cieux, mais il s’abstint. L’un des dictons de Grysstha lui revint en mémoire : « La vengeance est un plat qui se mange froid. » Il rangea son épée dans sa ceinture, rassembla les affaires de Grysstha et se mit en route pour l’est. Sur le dernier sommet, il se tourna de nouveau. — Je reviendrai, dit-il doucement. Et là, vous le verrez, le démon. Je le jure ! Chapitre 3 Prasamaccus étendit ses jambes devant la flambée qui brûlait dans l’âtre, et but son vin au miel à petites gorgées. Sa fille Adriana proposa un gobelet à Ursus, qui l’accepta avec un sourire éblouissant. — Ne te fatigue pas, dit Prasamaccus. Adriana est fiancée à Gryll, le fils du gardien de troupeau. — Ils s’aiment ? — Pourquoi t’adresses-tu à moi ? Adriana est juste là. — Bien sûr. Mes excuses, ma dame. — Il ne faut pas en vouloir à mon père, répondit-elle d’une voix grave et rauque. Il a tendance à oublier que les coutumes de ses invités ressemblent rarement aux siennes. Les femmes sont-elles toujours à vendre, chez les Sicambriens ? — Vous êtes dure. Le futur époux reçoit une dot, mais c’est encore le cas dans la Bretagne d’Uther, non ? Et une femme doit servir son mari. Toutes les religions s’accordent là-dessus. — Mon père a dit à Gryll qu’il n’y aurait pas de dot. Notre mariage sera célébré pendant la Fête de l’Hiver. — Et vous vous aimez ? — Oui, beaucoup. — Mais pas de dot ? — Je pense que père finira par céder. Il a déjà trop d’argent. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je suis très fatiguée. Ursus se leva et s’inclina tandis qu’Adriana déposait un baiser sur la joue barbue de Prasamaccus, avant de quitter la pièce. — C’est une gentille fille, mais elle croit que je deviens sénile ! Elle va se glisser dans la cour et retrouver Gryll près des écuries. Comment trouves-tu le vin ? — Un peu sucré à mon goût. Prasamaccus se pencha en avant et jeta une bûche dans le feu. — Le miel, c’est bon pour la tête et ça nettoie l’estomac. Ça repousse également les mauvais esprits. Ursus pouffa. — Je croyais que c’était l’ail. — Oui, aussi, l’approuva le Brigante. Tout comme le gui et les chiens noirs à truffe blanche. — Je pense que tu as un peu trop forcé sur le vin, mon ami. — C’est l’un de mes péchés mignons, au cours de mes soirées en solitaire. Tu sais, j’ai fréquenté Uther avant qu’il devienne roi… à l’époque où il était un garçon traqué dans les montagnes, et où il a traversé la Vallée des Morts pour aller dans un autre monde. J’étais jeune, en ce temps-là. Je l’ai vu devenir un homme, je l’ai vu tomber amoureux, et je l’ai vu perdre peu à peu son grand cœur. Il a toujours eu une volonté de fer. Mais aujourd’hui, c’est bien tout ce qui lui reste : le fer. Le cœur est mort. — Tu veux parler de sa femme ? — La charmante Laitha. Gian Avur, « le faon de la forêt ». — J’ai cru entendre que la chanson était interdite, ici. Ça se comprend, j’imagine. Un roi cocufié par un membre de sa famille, trahi par un ami… — Et ce n’est pas tout, Ursus. C’est toujours plus compliqué que çà en a l’air. Culain lach Feragh était un guerrier sans égal et un homme de grand honneur. Sa faiblesse, c’était qu’il vivait sans amour. C’est lui qui a élevé Laitha, et elle l’a aimé depuis l’enfance, mais ils étaient condamnés. — Tu parles comme si les hommes n’avaient pas le choix. — C’est parfois le cas. Culain aurait préféré mourir plutôt que faire du mal à Uther ou à Gian. Mais le roi savait que sa femme avait toujours aimé Culain, et de mauvaises pensées ont pris en lui comme un feu d’herbes sèches. Il était toujours parti en mission de guerre, et il s’est mis à vivre avec l’armée. Il parlait rarement à Gian et a nommé Culain champion de la reine. Il a tout fait pour les réunir, et ils ont fini par céder à leurs désirs. — Comment l’a-t-il su ? — C’était un secret connu de tous, et les amants prenaient de moins en moins de précautions. On pouvait les voir se tenir la main, se promener bras dessus, bras dessous dans les jardins. Et Culain se rendait souvent dans les appartements de la reine, tard dans la nuit, pour n’en sortir qu’à l’aube. Une nuit, la garde royale a fait irruption dans la chambre de Laitha, et Culain s’y trouvait. On les a traînés devant le roi, qui les a tous les deux condamnés à mort. Mais Culain s’est échappé. Trois jours plus tard, il a attaqué le groupe qui conduisait la reine à l’échafaud, et ils se sont enfuis. — Mais l’histoire ne s’arrête pas là ? — Non. Et je le regrette. Prasamaccus se tut et renversa la tête contre le haut dossier du fauteuil. Le gobelet lui glissa des doigts et tomba sur le tapis. Ursus le récupéra avant que le vin tache la peau de chèvre. Puis le prince sourit et se leva. Près de la porte de la chambre, il y avait une couverture posée sur un tabouret. Il la prit, couvrit Prasamaccus, et entra dans sa propre chambre. Adriana sourit et repoussa les draps. Ursus ôta ses vêtements et la rejoignit, caressant ses cheveux dorés pour lui dégager le visage. Elle lui passa les bras autour du cou et l’attira sur le lit. Ursus se lava dans un baril d’eau froide à l’arrière de la fermette. L’aube était fraîche, et il en appréciait l’air piquant sur sa peau nue. Aucun rêve n’était venu troubler son sommeil, et le futur s’annonçait prometteur. Si le roi légendaire adoptait son caparaçon, tous les autres rois guerriers suivraient son exemple. Ursus se retirerait alors dans un palais de la Vallée de la Grande Rivière avec une vingtaine de concubines. Ursus avait vingt ans et son avenir était tout tracé. Même s’ils faisaient partie de la Maison de Mérovée, Balan et lui n’en étaient que des parents éloignés et n’avaient aucune prétention au trône des rois aux cheveux longs. De plus, la vie de soldat ne lui disait rien, lui qui avait passé sa jeunesse dans les palais de plaisirs de Tingis. Il se sécha avec une serviette en laine douce, puis revêtit une chemise noire et propre sous son pourpoint huilé. Il se versa dans la paume quelques gouttes de parfum d’une petite flasque en cuir qu’il étala ensuite sur ses longs cheveux bruns. La puanteur qui régnait dans les écuries lui était insupportable, et il partit se promener dans les champs, savourant la fragrance des roses sauvages qui poussaient près du vieux cercle de Pierres Levées. Prasamaccus le rejoignit. Le vieil homme semblait nerveux. — Qu’est-ce qui ne va pas, mon ami ? s’enquit Ursus en s’asseyant sur la pierre plate qui recouvrait l’autel. — J’ai bu comme un vieil imbécile, et voilà qu’un marteau me résonne dans la tête. — Trop de miel, dit Ursus en réprimant un sourire. — Et une langue trop bien pendue. Je n’aurais pas dû évoquer ainsi les affaires du roi. — N’aie crainte, Prasamaccus, je ne me souviens de rien. Le vin m’est monté à la tête, à moi aussi. Tout ce que je me rappelle, c’est que tu as dit du Seigneur Uther qu’il était le meilleur roi de la chrétienté. Prasamaccus sourit. — Ce qui est vrai. Je te remercie, Ursus. Le prince ne répondit pas. Il avait les yeux rivés sur la ligne irrégulière d’hommes armés qui venait d’apparaître sur la crête des collines, au loin. — J’espère sincèrement qu’ils sont des nôtres, murmura-t-il. Prasamaccus mit sa main et visière et lâcha un juron. Le vieil homme se leva et se dirigea vers la maison en boitillant. Il cria à pleins poumons, le doigt tendu vers la ligne qui se lançait à l’assaut. Des gardiens et des palefreniers sortirent précipitamment des écuries, arc à la main, tandis que les vingt légionnaires de métier, armés d’épées et de boucliers, formaient une ligne de combat dans la cour, devant la maison. Ursus regagna sa chambre à toutes jambes pour récupérer son arc et son carquois. Adriana était accroupie sous la fenêtre principale. — Qui sont-ils ? demanda Ursus alors que les cavaliers approchaient. — Des Trinovantes, répondit-elle. Une flèche passa par la fenêtre ouverte et alla se ficher dans l’encadrement de la porte, à l’autre bout de la pièce. Ursus recula pour se mettre hors de vue et encocha lui-même un projectile. Dans un vacarme assourdissant, les cavaliers pénétrèrent dans la cour et sautèrent de leurs montures pour engager le combat avec les légionnaires. Ces derniers furent surpassés en nombre à quatre contre un, et leur ligne céda : les hommes des tribus aux vêtements criards se frayèrent un chemin vers la maison à coups de hache et d’épée. Ursus risqua un coup d’œil à la fenêtre au moment où un guerrier à la barbe tressée sautait dans l’ouverture. Le prince banda son arc et lâcha sa flèche. Celle-ci se planta dans la gorge de l’homme, qui tomba à la renverse. — Je pense que nous devrions partir, suggéra Ursus en prenant Adriana par la main pour la relever. La porte s’ouvrit vers l’intérieur avec fracas. Trois guerriers entrèrent, leurs épées rouges du sang des légionnaires abattus. — J’espère que l’idée de demander une rançon vous a effleuré l’esprit, dit Ursus en lâchant son arc et en écartant les bras. — Tuez-le ! ordonna un grand guerrier brun dont la joue était barrée d’une cicatrice presque estompée. — Je vaux beaucoup… beaucoup d’or ! dit le prince en reculant. Les guerriers s’approchèrent. Ursus avança, pivota sur la pointe du pied et bondit. De son talon droit, il fractura le menton d’un des assaillants qui alla culbuter contre son camarade. Le prince atterrit avec légèreté et plongea vers la droite pour esquiver un coup d’épée du Balafré. Puis, se relevant d’une roulade, il baissa la tête afin d’éviter une deuxième attaque et enfonça ses doigts dans le sternum du Trinovante. L’homme en eut le souffle coupé, son visage devint cramoisi… puis il s’effondra. Ursus ramassa l’épée de l’homme à terre et la plongea dans la poitrine du premier guerrier, qui avait commencé à se relever. Adriana assomma le troisième avec un tabouret. Une sonnerie de trompette retentit au-dehors, suivie d’un fracas de sabots. Ursus courut à la fenêtre et aperçut Uther, Victorinus et toute une centurie de légionnaires montés en train de fondre sur les Trinovantes perplexes. Bon nombre d’entre eux jetèrent leurs armes, mais furent exécutés sur-le-champ. La bataille s’acheva en quelques minutes, et les corps furent traînés hors de la cour. Le roi entra dans la maison. Ses yeux clairs luisaient, et toute trace de fatigue avait disparu. — Où est Prasamaccus ? demanda-t-il en enjambant les cadavres. Le guerrier qu’Adriana avait frappé poussa un grognement et essaya de se lever. Uther fit volte-face et, de sa grande épée, lui trancha le cou. La tête roula et s’arrêta contre le mur ; le corps s’effondra au sol dans une gerbe de sang. Adriana détourna les yeux. — J’ai demandé où était Prasamaccus ! — Ici, mon seigneur, répondit l’estropié en sortant de l’arrière-salle. Je suis sain et sauf. Le roi se détendit, un sourire enfantin aux lèvres. — Désolé de ne pas être arrivé plus tôt. (Il alla à la fenêtre.) Victorinus ! Il y en a encore trois à l’intérieur ! Un groupe de légionnaires entra dans la fermette et traîna les corps dehors, à la lumière du soleil. Uther rengaina son épée et s’assit. — Tu t’es bien débrouillé, Ursus. Tu te bats aussi bien que tu parles. — J’ai eu de la chance, sire, et Adriana en a assommé un avec un tabouret. — Ça ne m’étonne guère : elle a de qui tenir. Adriana fit une révérence, puis prit dans le placard un gobelet pour le roi. Elle y versa du jus de pomme provenant d’un pichet en grès. Uther le but à grands traits. — Vous êtes en sécurité, maintenant. Gwalchmai a isolé le groupe principal et, d’ici à ce soir, il n’y aura plus un seul Trinovante en vie jusqu’à Cumbretovium. — Vos sujets sont-ils toujours aussi indisciplinés ? demanda Ursus. Pendant un bref instant, le visage du roi refléta son agacement. — Nous, les Britanniques, ne faisons pas de bons sujets, répondit précipitamment Prasamaccus. C’est la terre qui veut ça, Ursus. Chaque tribu révère son propre souverain, ses propres chefs de guerre, et ses propres religieux. Les Romains ont tué la plupart des druides, mais, maintenant, leur secte est de retour, et ils n’acceptent pas l’autorité romaine. — Pourtant, Rome ne dirige plus la Britannia, répliqua le prince. Je ne comprends pas. — Aux yeux des tribus, Uther est romain. Ils n’en ont rien à faire, que Rome soit finie. — Je suis le Grand Roi, déclara Uther, de droit et par conquête. Les tribus l’acceptent, mais pas les druides. Ni les Saxons, ni les Jutes, ni les Angles, ni les Goths, et cela ne fait que quelques années que les Sicambriens sont devenus des alliés. — Vous ne manquez pas d’ennemis, Seigneur Uther. Je vous souhaite d’avoir de fidèles alliés pour longtemps ! Comment comptez-vous régler le problème des druides ? — A la romaine, mon garçon : en les crucifiant sur place. — Pourquoi ne pas rassembler vos propres druides ? — Autant inviter une vipère dans mon lit. — Après tout, que cherchent-ils de plus que ce que tout homme désire : le pouvoir, la richesse, les femmes faciles ? Il y en a forcément parmi eux que l’on pourrait acheter. Au moins, cela sèmerait la discorde parmi vos ennemis. — Tu as l’esprit vif, jeune Ursus. — Et curieux, sire. Comment avez-vous su que les attaquants venaient ici ? — La terre savait, et je suis la terre, répondit Uther avec un sourire. Ursus n’insista pas davantage. Cormac courut jusqu’à ce que ses jambes le brûlent. Il était hors d’haleine, mais il savait qu’il ne pouvait pas semer les cavaliers qui remontaient l’étroite piste, ni vaincre ceux qui avaient coupé par le ruisseau, à gauche, pour le dépasser. Il atteignit péniblement les hauteurs, d’où il se sentit capable de tuer un chasseur, peut-être deux. Il espérait de tout son cœur qu’Agwaine ferait partie des victimes. Il essaya de franchir d’un bond un rocher rond sur la piste mais, de ses jambes fatiguées, il heurta la pierre et s’étala dans l’herbe, son épée lui échappant des doigts. Au moment où il se précipitait pour la récupérer, une main en saisit la poignée. — Intéressante, cette lame, commenta le nouveau venu, un homme de grande taille, dont la tête était couverte d’un capuchon. Cormac dégaina son couteau et se prépara à attaquer, mais l’inconnu retourna l’épée et en présenta la poignée au garçon surpris. — Allez, suis-moi. L’homme au capuchon gagna discrètement le sous-bois et repoussa un épais buisson, révélant l’entrée d’une caverne peu profonde. Cormac y entra, et l’homme tira le buisson en travers de l’ouverture. Moins d’une minute plus tard, les chasseurs saxons passèrent devant la cachette. L’inconnu abaissa son capuchon et réarrangea son épaisse chevelure noir et argenté, qui était retombée sur ses larges épaules. Ses yeux gris étaient profondément enfoncés, et sa barbe hirsute ressemblait à la crinière d’un lion. Il sourit. — On dirait qu’ils étaient bien plus nombreux que toi, jeune homme. — Pourquoi m’as-tu aidé ? — N es-tu pas une créature de Dieu ? — Es-tu un religieux ? — Je comprends les mystères. Comment t’appelles-tu ? — Cormac. Et toi ? — Je suis Révélation. Tu as faim ? — Ils vont revenir. Je dois partir. — Je te prenais pour un garçon intelligent, doté d’un peu de bon sens. Si tu t’en vas maintenant, que se passera-t-il ? — Je ne suis pas idiot, maître Révélation. Mais ce qui va se passer arrivera aussi bien dans une heure, ou dans un jour. Il m’est impossible de traverser le royaume saxon du Sud sans être vu. Je vais être tué, et je ne veux pas que tu le sois aussi. Je te remercie de ta gentillesse. — Comme tu voudras, mais mange ! C’est la première règle qu’un soldat doit observer. Cormac s’installa dos à la paroi et accepta le pain et le fromage qui lui furent offerts. La nourriture était bienvenue, tout comme l’eau fraîche de la flasque gainée de cuir que l’homme lui tendit aussi. — Comment se fait-il qu’un Saxon comme toi possède une telle épée ? — Elle est à moi. — Je ne remets pas en cause ta propriété. Je t’ai demandé comment tu l’avais trouvée. — C’était celle de mon père. — Je vois. Un bon guerrier, de toute évidence. La lame est faite d’un acier qu'on ne trouve qu’en Hispanie. — C’était un grand guerrier : il a tué six hommes le jour de ma naissance. — Six ? Vraiment doué. Et était-il saxon ? — Je l’ignore. Il est mort le jour même, et j’ai été élevé par… par un ami. Le visage de Grysstha lui revint soudain en mémoire et, pour la première fois depuis sa mort, les larmes affluèrent. Le garçon se racla la gorge et détourna la tête. — Je suis désolé, je… suis désolé. Ses défenses cédèrent, brisées par des sanglots étouffants. Il sentit une main puissante se poser sur son épaule. — Dans la vie, si on a de la chance, on rencontre beaucoup d’amis. Tu fais partie des chanceux, Cormac, car tu m’as trouvé. — Il est mort. Ils l’ont tué parce qu’il a pris ma défense. L’homme posa la main sur le front du garçon. — Dors, maintenant. Nous discuterons plus tard, quand le danger sera passé. Dès que les doigts de Révélation entrèrent en contact avec le front du garçon, Cormac se sentit gagné par une grande torpeur, comme si on l’enveloppait d’un duvet chaud. Il dormit d’un sommeil sans rêves. Il se réveilla dans la nuit et se retrouva sous une épaisse couverture en laine, la tête posée sur une cape pliée. Il roula sur lui-même et vit Révélation perdu dans ses pensées, assis près d’un petit feu. — Merci, dit Cormac. — De rien. Comment te sens-tu ? — Reposé. Et les chasseurs ? — Ils ont abandonné et sont rentrés chez eux. J’imagine qu’ils reviendront au matin avec des chiens. Tu as faim ? (Révélation retira un récipient en cuivre du feu et en remua le contenu à l’aide d’un bâton.) J’ai du bouillon, du lapin frais, du bœuf séché, et des aromates. Il en versa une généreuse portion dans un profond bol en bois qu’il passa au garçon. Cormac l’accepta avec reconnaissance. — Tu es en pèlerinage ? demanda-t-il entre deux bouchées. — En quelque sorte. Je rentre chez moi. — Tu es breton ? — Non. Comment trouves-tu le bouillon ? — Délicieux. — Parle-moi de Grysstha. — Comment connais-tu son nom ? Le barbu sourit. — Tu l’as dit dans ton sommeil. C’était ton ami ? — Oui. Il a perdu la main droite en combattant le Roi du Sang. Après, il est devenu gardien de chèvres. C’est lui qui m’a élevé. J’étais comme un fils, à ses yeux. — Alors, tu étais son fils. Etre parent ne se limite pas aux liens du sang. Pourquoi te détestent-ils ? — Je n’en sais rien, répondit Cormac en se remémorant les dernières paroles de Grysstha. Tu es prêtre ? — Qu’est-ce qui te fait croire ça ? — Un jour, j’ai vu un prêtre de l’ordre du Christ Blanc. Il portait la même tenue que toi, et aussi des sandales. Mais il avait une croix en bois autour du cou. — Je ne suis pas prêtre. — Guerrier, alors ? suggéra Cormac d’un ton hésitant. L’homme ne transportait aucune arme en dehors d’un long bâton posé à côté de lui. — Non plus. Je suis juste un homme. Où comptais-tu aller ? — A Dubris. Je pourrais trouver de l’ouvrage, là-bas. — Qu’est-ce que tu sais faire ? — J’ai travaillé dans une forge, un moulin et une poterie. Ils ne voulaient pas de moi à la boulangerie. — Pourquoi ça ? — Je n’avais pas le droit de toucher à leur nourriture, mais le boulanger me laissait parfois nettoyer la salle. Tu vas à Dubris ? — Non, à Noviomagus, à l’ouest. — Ah ! — Pourquoi ne pas venir avec moi ? La route est agréable, et j’apprécierais d’avoir de la compagnie. — Mes ennemis se trouvent justement à l’ouest. — Ne t’inquiète pas à leur sujet, Cormac. Ils ne te feront aucun mal. — Tu ne les connais pas. — Ils ne te reconnaîtront pas. Regarde ! De sa sacoche, l’homme tira un miroir en laiton poli. Cormac le prit et eut le souffle coupé : un jeune homme aux cheveux bruns, aux lèvres fines et au visage rond le regardait. — Tu es sorcier, souffla-t-il en sentant la peur le gagner. — Non, dit doucement l’homme. Je suis Révélation. Malgré le choc, Cormac s’efforça de réfléchir aux choix qui s’offraient à lui. L’homme ne lui avait fait aucun mal, l’avait autorisé à garder son épée et l’avait traité avec gentillesse. Mais il pratiquait la magie noire. Cette seule pensée suffisait à l’emplir de terreur. Et s’il voulait utiliser Cormac pour quelque horrible sacrifice sanglant, pour donner son cœur en pâture à un démon ? ou faire de lui un esclave ? Pourtant, si Cormac essayait de rallier Dubris seul, il serait traqué et abattu comme un chien enragé. Au moins, si le sorcier nourrissait des plans diaboliques à son égard, ce n’était pas pour tout de suite. — Je t’accompagnerai à Noviomagus, déclara-t-il. — Sage décision, jeune Cormac, l’approuva Révélation en se levant doucement pour rassembler ses affaires. Avec une poignée de broussailles, il frotta le bol et le récipient pour les nettoyer avant de les ranger dans sa sacoche. Puis, sans jeter un regard en arrière, il se mit en route vers l’ouest, baigné par le clair de lune. Cormac le rattrapa. Il eut du mal à ne pas se laisser distancer par l’homme qui marchait à grandes enjambées, alors qu’ils quittaient les collines boisées et traversaient les vallées du royaume saxon du Sud. A minuit, Révélation fit une halte dans une cuvette abritée et alluma un feu à l’aide d’un briquet d’argent ouvragé qui fascina Cormac. L’image d’un dragon crachant des flammes y était gravée en relief. Révélation lança le briquet au garçon, puis ajouta des brindilles au brasier pour mieux le faire prendre. — Il a été fabriqué à Tingis, dans le nord de l’Afrique, par un vieux Grec appelé Melchiade. Il adore créer des œuvres d’art à partir des objets du quotidien. C’est une obsession chez lui, mais j’aime beaucoup son travail. Cormac ouvrit le briquet avec précaution. A l’intérieur, il y avait une manette à ressort en forme de tête de dragon. Dans sa gueule se trouvait un silex aux bords tranchants. Quand on abaissait la manette, le silex venait frotter contre une grille en fer dentelée, produisant des étincelles. — C’est beau. — Oui. Maintenant, rends-toi utile et va ramasser du bois. Cormac lui rendit le briquet et marcha entre les arbres, rassemblant des branches cassées par le vent. A son retour, Révélation avait étalé des fougères sur le sol, près du feu, pour rendre leurs couches plus douces. Le voyageur de grande taille alimenta la flambée et s’allongea ensuite sous sa couverture. Il s’endormit en quelques secondes. Cormac resta un moment assis à côté de lui, à l’écoute des bruits de la nuit. Puis il s’endormit à son tour. Une fois l’aube levée, les voyageurs se remirent en route après avoir terminé leur petit déjeuner composé de pain et de fromage, frais tous les deux. Comment le pain avait-il pu l’être, d’ailleurs ? Cormac ne s’en soucia pas outre mesure, sachant désormais que son compagnon pratiquait la magie. Un homme capable d’altérer les traits et les cheveux d’un autre n’avait sûrement aucune difficulté à faire apparaître une miche appétissante ! Juste avant midi, des cavaliers furent en vue. Ils suivaient un maître-chien qui tenait six bêtes en laisse. Dès que les animaux eurent repéré les deux voyageurs, ils bondirent en avant en aboyant furieusement. Ils étaient si puissants que leur maître fut traîné à terre et se vit obligé de lâcher les laisses, pendant que les chiens fondaient sur leurs proies. — Ne bouge pas, ordonna Révélation. Il leva son bâton et attendit pendant que les bêtes se rapprochaient à une vitesse phénoménale, babines retroussées pour l’attaque. — Assis ! beugla-t-il. (Les chiens cessèrent de grogner et s’arrêtèrent devant lui.) J’ai dit « assis » ! Les bêtes baissèrent docilement l’arrière-train tandis que les cinq cavaliers s’avançaient au petit galop, Agwaine à leur tête, secondé par son frère Lennox. Les trois autres étaient des huscarls au service de Calder ; des hommes au regard sombre, munis de hachettes. Le visage rouge, le maître-chien tout crotté ramassa les laisses qui traînaient par terre et tira dessus pour que les bêtes se mettent de nouveau en ligne. — Bonjour, dit Révélation, appuyé sur son bâton. Vous chassez ? Agwaine talonna sa monture et s’approcha de Cormac. — Nous recherchons un garçon de l’âge de celui-là, et portant la même tunique. — Un rouquin ? — Tu l’as vu ? — Oui. C’est un fugitif ? — Ce ne sont pas tes oignons, rétorqua Agwaine d’un ton sec. — Viens, mon garçon, dit Révélation à l’intention de Cormac. Il poursuivit son chemin, se frayant un passage entre les cavaliers. Cormac s’empressa de le suivre. — Et où crois-tu aller, comme ça ? cria Agwaine en tirant sur ses rênes. Il fit tourner bride à son cheval et repartit au petit galop pour barrer la route de Révélation. — Tu commences à m’énerver, jeune chiot. Pousse-toi. — Où est le garçon ? Révélation leva brusquement la main. La monture d’Agwaine fit un écart et renversa l’adolescent dans l’herbe. Révélation se remit en marche. — Attrapez-le ! hurla Agwaine. Les trois huscarls saxons mirent pied à terre et s’élancèrent. Révélation se tourna pour leur faire face, s’appuyant de nouveau sur son bâton. Les hommes s’approchèrent avec prudence. L’arme en bois quitta le sol et fut projetée dans l’entrejambe de l’assaillant le plus proche. Avec un cri étranglé, l’homme lâcha sa hache et tomba à genoux. Révélation para un coup sauvage avant d’écraser son bâton contre un menton barbu, assommant un deuxième guerrier. Le troisième jeta un coup d’œil à Agwaine, dans l’attente d’un ordre. — J’y réfléchirais à deux fois avant de pourchasser le garçon, dit Révélation. D’après ce que je viens de voir, même un faon blessé te donnerait du fil à retordre. — Dix pièces d’or, proposa Agwaine. Il sortit une bourse en cuir de sa sacoche et versa les pièces dans sa paume. — Ah ! voilà qui est une autre affaire, jeune messire. Le garçon m’a dit qu’il se rendait à Dubris. La dernière fois que je l’ai vu, c’était hier, sur la piste haute. Agwaine rempocha l’argent et s’éloigna sur sa monture. — Je n’en attendais pas moins d’un Saxon, commenta Révélation avec un sourire. Il ramassa son sac et se mit en route vers l’ouest, Cormac courant à ses côtés. — Il me semblait t’avoir entendu dire que tu n’étais pas un guerrier. — Ça, c’était hier. Qui était ce jeune homme ? — Agwaine, fils de Calder. — Je le déteste cordialement. — Moi de même. Sans lui, Grysstha serait encore en vie. — Comment ça ? — Il a une sœur, Alftruda. Elle m’a enlacé, alors Agwaine et ses frères m’ont attaqué. Voilà. — Comment des enfantillages ont-ils pu causer la mort d’un homme ? — C’est la loi. Je n’ai pas le droit de frapper les villageois, même pour me défendre. — Une loi bien étrange, Cormac. Il n’y a qu’à toi qu’elle s’applique ? — Oui. Noviomagus, c’est loin d’ici ? — A trois jours. As-tu déjà vu une cité romaine ? — Non. Il y a des palais ? — Je crois qu’il y en aura à tes yeux. Une fois là-bas, je t’achèterai des vêtements et un fourreau pour ranger l’épée de ton père. Cormac leva les yeux vers le voyageur aux cheveux gris. — Pourquoi es-tu si gentil avec moi ? Révélation sourit. — Peut-être parce que je n’aime pas Agwaine. Ou encore, peut-être parce que je t’apprécie. A toi de voir. — As-tu l’intention de te servir de moi pour ta sorcellerie ? Vas-tu me trahir ? Révélation s’arrêta et posa la main sur l’épaule de Cormac. — Au cours de ma vie, j’ai commis des actes qui ne pourront être ni oubliés, ni pardonnés. J’ai tué. J’ai menti. J’ai triché. Un jour, j’ai même tué un ami. Il fut un temps où je ne manquais jamais à ma parole, mais, même ça, je ne le respecte plus. Comment pourrais-je te convaincre que je ne te veux aucun mal ? — Dis-le-moi, c’est tout, répondit Cormac avec simplicité. Révélation lui tendit la main. Cormac la saisit. — Je ne te trahirai pas, car je suis ton ami. — Alors, ça me suffit, dit le garçon. Quand retrouverai-je mon visage d’avant ? — Dès que nous aurons atteint Noviomagus. — C’est de là que tu viens ? — Non, mais je dois y rencontrer quelqu’un. Je pense qu'elle te plaira. — Une fille ! s’exclama Cormac, déconfit. — J’en ai peur. Mais refrène ta déception jusqu’à ce que tu fasses sa connaissance. Chapitre 4 Noviomagus, cité florissante de l’estuaire, voyait ses richesses croître grâce au commerce avec les Sicambriens en Gaule, les Berbères en Afrique, et les marchands d’Italie, de Grèce, de Thrace et de Cappadoce. Ici, de vieilles habitations romaines de belle facture côtoyaient des imitations de qualité inférieure, faites de bois et de blocs de grès. La cité comptait plus de six mille habitants. Cormac n’avait jamais vu tant de monde réuni au même endroit. Révélation et lui se faufilèrent à travers les rues étroites et engorgées, passant devant des bazars et des marchés, des échoppes, et des halles. Aux yeux du jeune homme, les gens avaient toute la splendeur de rois, dans leurs capes rouges, vertes, bleues, orange et jaunes. Les tuniques, les chemises et les pèlerines arboraient de superbes broderies : des damiers, des rayures, des spirales ou des scènes de chasse. Cormac était ébloui par l’opulence qui l’entourait. Une femme à la poitrine généreuse et aux cheveux teints en roux s’approcha de Révélation. — Viens te détendre avec Helcia, souffla-t-elle. Dix deniers seulement. — Merci, je n’ai pas le temps. — Un homme, un vrai, trouve toujours le temps, répliqua-t-elle, son sourire s’évanouissant. — Alors va te trouver un homme, un vrai, lui dit-il en poursuivant son chemin. Trois autres jeunes femmes firent des propositions aux voyageurs, et l’une d’elles laissa même courir sa main le long de la tunique de Cormac, qui recula d’un bond, rouge et honteux. — Ne fais pas attention à elles, Cormac, déclara Révélation. Il quitta la rue pour emprunter une allée si étroite qu’il leur fut impossible de marcher côte à côte. — Où allons-nous ? demanda l’adolescent. — Nous sommes arrivés, répondit Révélation en poussant une porte. Il entra dans une longue salle meublée de chaises et d’une dizaine de tables-bancs. L’air sentait le renfermé et il n’y avait pas de fenêtres. Les deux voyageurs s’attablèrent dans un coin, ignorant les cinq autres clients. Un homme maigre dont le visage semblait taillé à la serpe s’approcha en s’essuyant les mains sur un chiffon graisseux. — Vous voulez manger ? — Servez-nous de la bière, dit Révélation, et des fruits pour le garçon. — On vient juste de recevoir des oranges, mais elles ne sont pas données, l’informa l’aubergiste. (Révélation ouvrit la main pour révéler une demi-pièce d’argent brillante.) Ce sera tout ? J’ai du steak tout prêt. — Donnes-en à mon compagnon, dans ce cas. — Et une femme ? On en a trois ici qui sont plus douées que toutes celles que vous avez connues : avec elles, vous vous sentirez comme un roi. — Plus tard, peut-être. Maintenant, apporte donc la bière et les fruits. L’homme revint avec des chopes gainées de cuir et une corbeille contenant trois boules jaune d’or de la taille d’un poing. — Epluche-les et mange les quartiers à l’intérieur, lui conseilla Révélation. Cormac obtempéra et manqua de s’étouffer avec le jus à la fois sucré et acide. Il dévora les fruits et se lécha le bout des doigts. — C’était bon ? — Merveilleux ! Des oranges ! Quand je serai un homme, j’en planterai pour moi et j’en mangerai tous les jours. — Alors il faudra que tu ailles vivre en Afrique, de l’autre côté de la mer, là où le soleil brûle la peau des hommes jusqu’à la rendre plus noire que les ténèbres. — Elles ne pousseraient pas, par ici ? — L’hiver est trop rigoureux pour elles. Que penses-tu de Noviomagus ? — C’est très bruyant. Je n’aimerais pas habiter ici. Les gens ne cessent de me toucher, et je trouve ça grossier. Quant à ces femmes… Si elles ont tant soif d’amour, pourquoi ne se trouvent-elles pas un mari ? — Bonne question, Cormac. Beaucoup d’entre elles sont déjà mariées… et elles n’ont pas soif d’« amour », mais d’argent. Dans les cités comme celle-ci, l’argent est le seul dieu. Sans lui, tu n’es rien. Le steak était fin et dur, mais Cormac le trouva fameux et le termina à une vitesse qui surprit l’aubergiste. — C’était bon, messire ? — Délicieux ! répondit Cormac. — Tant mieux, dit l’homme en étudiant le visage du garçon à la recherche d’une trace d’ironie. Vous voulez encore des fruits ? — Des oranges, dit Cormac avec un hochement de tête. Une deuxième corbeille suivit la première. Les clients commencèrent à affluer dans l’auberge. Les deux voyageurs restèrent assis en silence, à écouter le bruit confus des voix autour d’eux. La plupart des conversations tournaient autour des guerres et de leurs conséquences – réelles ou imaginaires – sur le commerce. Cormac apprit que les Trinovantes du Nord s’étaient rebellés contre le Grand Roi. Dans le Sud-Est, une armée de Jutes avait fait voile vers Londinium, mettant la cité à sac avant d’être écrasée par la flotte d’Uther, sur les eaux galliques. Trois navires avaient été coulés, et deux autres incendiés. — Ils n’ont pas l’air de craindre une attaque ici, dit Cormac en se penchant en avant. Révélation acquiesça. — C’est à cause du mauvais côté des affaires, Cormac. Comme je l’ai dit, à Noviomagus, l’argent est traité comme un dieu ; les habitants font du commerce avec n’importe qui capable de les payer. Ils envoient aux Goths, aux Jutes et aux Angles des articles en fer en provenance des mines d’Anderida : des épées, des haches, des lances et des têtes de flèche. C’est ici qu’on achète les armes de guerre. — Et le roi l’autorise ? — Il ne peut pas faire grand-chose pour l’empêcher, et ce sont eux aussi qui le fournissent en armes et en armures. Les meilleurs plastrons de cuir sont fabriqués à Noviomagus, tout comme les bonnes épées et les boucliers de bronze. — C’est mal de faire du commerce avec ses ennemis. — La vie est très simple quand on est jeune. — Comment le roi survit-il, si même son propre peuple soutient ses ennemis ? — Il survit parce que c’est un grand homme. Mais réfléchis : ces marchands approvisionnent les Jutes et font de gros profits. Le roi les soumet à l’impôt, ce qui enrichit son trésor. Avec cet or, il achète des armes pour combattre les Jutes. Donc, sans les Jutes, Uther aurait moins d’or pour les affronter. — Mais si les Jutes et les autres ne l’attaquaient pas, il n’aurait pas besoin de tant d’or, fît remarquer Cormac. — Bien ! tu sembles avoir de la repartie. Mais s’il n’y avait pas d’ennemis, il n’aurait pas besoin d’armée et, sans armée, nous n’aurions pas besoin de roi. Donc, sans les Jutes, Uther n’aurait pas de couronne. — Tu me donnes le tournis. On peut y aller, maintenant ? Ça commence à sentir mauvais, ici. — Attendons encore un peu. Nous avons quelqu’un à voir. Tu peux sortir, mais ne t’éloigne pas. Le garçon se faufila dehors et aperçut une jeune fille qui luttait contre un guerrier robuste coiffé d’un casque à cornes. Près deux, un homme âgé gisait, saignant d’une blessure à la tête. Le guerrier souleva la fille qui se débattait et lui plaqua sa main droite sur la bouche. — Arrêtez ! cria Cormac en tirant son épée de sa ceinture. Le guerrier jura et jeta la fille à terre. Cormac fondit sur lui et, avec une surprise mêlée de soulagement, vit l’agresseur faire demi-tour et s’enfuir. Le jeune homme s’approcha de la fille et l’aida à se relever. Elle était mince et brune, elle avait le visage ovale et le teint pâle comme l’ivoire. Cormac déglutit avec difficulté et s’agenouilla auprès du vieil homme : il était imberbe et portait une longue toge bleue. Le garçon lui prit le poignet, à la recherche d’un pouls. — Je suis désolé, ma dame, mais il est mort. — Pauvre Cotta, souffla-t-elle. — Pourquoi vous a-t-on attaqués ? — Y a-t-il une auberge dans les parages appelée Le Signe du Taureau ? s’enquit-elle en tournant la tête vers lui. En voyant ses yeux gris clair, il comprit qu’elle était aveugle. — Oui, je vais t’y emmener, répondit-il en tendant la main. Comme elle ne bougeait pas, il la prit par le bras. — On ne peut pas le laisser ainsi, dit-elle. Ce n’est pas convenable. — J’ai un ami juste là. Il saura quoi faire. Il la conduisit à l’auberge et lui fit contourner les tables avec prudence. Entendre brutalement tant de bruit ambiant inquiéta la jeune fille, qui s’agrippa au bras de Cormac. L’adolescent lui tapota la main et présenta la jeune aveugle à Révélation, qui se leva d’un bond. — Anduine, où est Cotta ? — Il a été tué, mon seigneur. Révélation poussa un juron, lança la pièce d’argent à l’aubergiste qui attendait, puis prit la fille par la main pour la faire sortir. Cormac les suivit avec un étrange sentiment de vide, à présent qu’il n’était plus responsable de sa protégée. Dehors, Révélation s’agenouilla auprès du vieil homme. Il ferma les yeux du mort et se remit debout. — Nous devons le laisser là. Dépêchons-nous. — Mais Cotta… — S’il pouvait parler, il insisterait pour que nous partions. Qu’as-tu vu, Cormac ? — Un étranger avec un casque à cornes était en train d’enlever Anduine. J’ai couru vers lui, et il s’est enfui. — Voilà qui était courageux, mon garçon, dit Révélation. Louée soit la Source que tu aies eu besoin de prendre l’air. Révélation plongea la main dans l’une des poches de son habit de laine grossier et sortit une petite pierre dorée, qu’il tint au-dessus de la fille. Ses cheveux noirs s’éclaircirent pour devenir blonds comme les blés, et sa simple robe de laine vert pâle se transforma en tunique et en chausses rouille et beige. Trois hommes firent irruption dans l’allée. Deux d’entre eux étaient coiffés de casques en bronze ornés d’ailes de corbeau. Le troisième, tout de noir vêtu, ne portait aucune arme. — Elle s’est enfuie, dit l’un des hommes, qui passa en courant devant Cormac. Les deux autres entrèrent dans l’auberge. Révélation entraîna Anduine dans l’allée au moment où les deux Vikings émergeaient du bâtiment. — Vous, là-bas ! attendez ! cria l’un des guerriers. Révélation se tourna. — Enlace-la, fais comme si vous étiez amants, souffla-t-il à Cormac. Puis-je vous être utile, mes frères ? Je n’ai pas d’argent. — Ce garçon a été vu avec une fille qui portait une robe verte. Où est-elle ? — La jeune aveugle ? Un homme est venu la chercher. Il paraissait fort agité : je crois que le cadavre là-bas est celui de son ami. Derrière lui, Cormac se pencha vers Anduine et posa les bras sur ses épaules. Il ne savait pas comment s’y prendre avec les filles, mais il avait vu faire les garçons du village. Il lui embrassa doucement la joue, lui couvrant le visage afin que les hommes armés ne puissent pas la repérer. — Nous sommes morts ! siffla l’un des guerriers. — Tais-toi, Atha ! La fille, approche, ordonna le chef. Juste à ce moment-là, un groupe de miliciens mené par un officier d’âge mûr tourna au coin de l’allée. — Que se passe-t-il, ici ? demanda l’officier en envoyant deux de ses hommes examiner le corps. — Le vieil homme a été volé, répondit Révélation. Un acte horrible, dans une cité si civilisée ! — Avez-vous assisté à l’agression ? — Non, admit Révélation, je déjeunais à l’auberge avec mon fils et sa femme. Peut-être ces braves gens pourront-ils vous aider. — Vous avez de l’argent sur vous ? l’interrogea l’officier. — Non, dit Révélation avec un sourire triste. Il écarta les bras pour se soumettre à une fouille rapide et minutieuse. — Vous avez des amis à Noviomagus ? — Je crains que non. — Du travail ? — Pas en ce moment, mais je garde espoir. — Melvar ! appela l’officier. (Un jeune soldat arriva en courant.) Escorte ces… voyageurs hors de la cité. Je suis désolé, mais aucune personne n’est autorisée à rester si elle ne peut subvenir à ses besoins. — Je comprends, dit Révélation en prenant Anduine par le bras pour l’éloigner de l’allée. Elle trébucha et manqua de tomber. Le Viking en noir lâcha un juron sonore. — Une aveugle ! C’est elle ! Il essaya de les poursuivre, mais l’officier lui barra le passage. — Un instant, messire. J’ai quelques questions à vous poser. — Nous sommes des marchands de Rhétie. J’ai des papiers. — Dans ce cas, montrez-les-moi, messire. Une fois sorti de l’allée, le soldat Melvar mena le trio à l’extrémité ouest de Noviomagus. — Vous trouverez peut-être du travail dans certaines fermes au nord de la cité, dit-il. Sinon, je vous conseille Venta. — Merci de votre sollicitude, dit Révélation. — Que se passe-t-il ? demanda Cormac une fois l’officier parti. Qui étaient ces guerriers ? — Les chasseurs de Wotan. Ils cherchent Anduine. — Pourquoi ? — C’est sa promise, et il la veut. — Mais c’est un dieu… non ? — C’est un être maléfique, Cormac, et il ne doit pas mettre la main sur elle. Maintenant, partons : la chasse ne fait que commencer. — Ne peux-tu pas recourir une fois de plus à la magie ? Révélation sourit. — Si, mais ce n’est pas le moment. Il y a un cercle de pierres levées non loin d’ici. Nous devons l’atteindre avant le crépuscule, et ensuite… ensuite, il te faudra faire preuve d’un courage bien supérieur à celui dont font preuve la plupart des hommes. — Pourquoi ? demanda Cormac. — Les démons sont en train de se rassembler, répondit Révélation. Les pierres formaient un cercle d’environ vingt mètres de diamètre, qui couronnait la crête plate d’une colline située à treize kilomètres de Noviomagus. Cormac mena Anduine, qui était fatiguée, au centre de la colline, où il étala sa couverture et s’assit à côté de la jeune aveugle. Celle-ci avait bien supporté le trajet et n’avait pas quitté Cormac, qui avait pris soin de lui faire contourner les rochers et les racines saillantes des arbres. Révélation les avait distancés et, quand les adolescents épuisés atteignirent la colline, ils le trouvèrent agenouillé près de la vieille pierre de l’autel et taillant avec soin des encoches sur son bâton. Cormac s’approcha, mais Révélation lui fit signe de s’éloigner, avant de mesurer la distance entre l’autel et la première pierre levée, un monolithe massif gris-noir qui faisait deux fois sa taille. Cormac retourna auprès d’Anduine, lui donna de l’eau, et se rendit de l’autre côté du cercle. Là, les énormes pierres étaient davantage déchiquetées, et l’une d’elles était renversée, sa base fendue comme une dent pourrie. Cormac s’agenouilla là. Il aperçut, gravés dans la roche, un cœur et des mots en latin. Le garçon ne savait pas lire cette langue, mais il avait déjà vu ce genre de lettres. Deux amants s’étaient assis ici, envisageant l’avenir avec joie et espoir. Il y avait d’autres inscriptions, dont certaines récentes, et Cormac regretta de ne pas pouvoir les déchiffrer. — Où est Révélation ? s’enquit Anduine. Le garçon se leva, la prit par la main et la conduisit jusqu’à la pierre renversée, où ils s’assirent à la lumière du soleil couchant. — Il est tout près. Il fait des dessins à la craie sur le sol et il mesure les distances entre les pierres. — Il crée une forteresse spirituelle, lui expliqua Anduine. Il scelle le cercle. — Cela empêchera-t-il les démons de venir ? — Tout dépend de l’étendue de sa magie. Quand il est venu me voir en Austrasie, sa pierre de pouvoir était presque tarie. — « Sa pierre de pouvoir » ? — On les appelle Sipstrassi. Tous les seigneurs en ont : mon grand-père en possédait trois. Cormac ne répondit pas, mais observa Révélation qui continuait son travail ésotérique avec la craie, reliant ce qui paraissait être une série hasardeuse de lignes, de demi-cercles et d’étoiles à six branches. — Pourquoi te pourchassent-ils ? demanda-t-il à Anduine. Il doit bien y avoir d’autres futures épouses, plus accessibles. Elle sourit et lui prit la main. — Tu es né dans une caverne, et tu as mené une existence bien triste. Ton grand ami a été tué, et ton chagrin est aussi profond que l’océan. Tu es puissant, aussi bien de corps que d’esprit, et tu as une blessure superficielle au bras droit, comme une entaille, que tu t’es faite en tombant quand les chasseurs te traquaient. Elle attrapa la main droite du jeune homme, et fit doucement glisser ses doigts le long du bras de Cormac, jusqu’à l’écorchure. — Et maintenant, reprit-elle, il n’y a plus rien. Il baissa les yeux. Il n’y avait plus la moindre trace de plaie. — Tu es une sorcière, toi aussi ? — C’est pour ça qu’ils me recherchent. Ils ont tué mon père, mais Cotta et le Seigneur Révélation sont venus à mon secours. Ils pensaient que je serais en sécurité ici, en Bretagne, mais il n’y a aucun endroit sûr. Les portes sont ouvertes. Révélation les rejoignit. Son visage poussiéreux était strié de sueur, et ses yeux gris trahissaient son épuisement. — Les pouvoirs de la pierre se sont taris, dit-il. Maintenant, on attend. — Pourquoi Wotan a-t-il quitté les palais d’Asgard ? demanda Cormac. Est-ce le Ragnarôk ? Est-ce l’heure de la fin du monde ? Révélation lâcha un petit rire. — Trois questions pertinentes, Cormac ! La plus importante est cependant la dernière. Si demain matin nous sommes tous encore en vie, j’y répondrai. Mais pour l’instant, préparons-nous. Emmène Anduine à la pierre de l’autel et porte-la au-dessus des traces de craie. Il ne faut en déranger aucune. L’adolescent fit ce qui lui était demandé, puis tira son épée et la planta dans le sol, à côté de lui. Le soleil d’un rouge flamboyant disparaissait au-dessus de la mer, et le ciel était zébré de nuages incandescents. — Approche, dit Révélation. Cormac s’accroupit près de lui. — Ce soir, tu vas être mis à l’épreuve. Je veux que tu comprennes qu’ils vont d’abord avoir recours à la tromperie et qu’ils voudront que tu quittes le cercle. Mais tu dois être fort, quoi qu’il arrive. Compris ? — Rester à l’intérieur du cercle. Oui, c’est compris. — S’ils réussissent à s’introduire dans le cercle, l’un de nous doit tuer Anduine. — Non ! — Si. Ils ne doivent pas avoir accès à ses pouvoirs. Il y a tant de choses que j’aimerais pouvoir t’expliquer, Cormac. Tu m’as interrogé sur Ragnarok. S’ils s’emparent d’Anduine, ce sera bientôt le Ragnarok et, sinon, il se produira plus tard. Mais tu peux me croire : il vaut mieux pour elle mourir de nos mains plutôt que des leurs. — Comment pouvons-nous combattre des démons ? — Toi, tu ne le peux pas ; moi, si. S’ils échouent, ce sont des hommes qui prendront leur relève. J’aurais aimé savoir combien. A ce moment-là, tu pourras te battre. J’espère que Grysstha était un bon professeur. — Il l’était, dit Cormac. Mais j’ai peur, maintenant. — Moi aussi : il n’y a pas à en avoir honte. Va chercher ton épée. Cormac se tourna, se leva et vit la jeune Anduine agenouillée près de l’arme. D’un geste lent, elle faisait descendre ses mains le long de la lame d’acier. — Que fais-tu ? lui demanda-t-il. — Rien qui te causera du tort, Cormac, répondit-elle. Elle dégagea l’épée de la terre et la lui présenta par la poignée. Le soleil plongea et les derniers scintillements s’estompèrent dans le ciel, à l’ouest. Un vent frais se leva, sifflant dans les herbes hautes. Cormac frissonna et apporta son épée à Révélation, qui attendait. — Assieds-toi, et regarde la lame, dit Révélation. Elle fait partie de toi, maintenant. Ton harmonie, ton courage, ta vie y circulent. Ces trois mystères – la vie, l’harmonie, et le courage, un guerrier se doit de les comprendre. Le premier, c’est la vie, parfois appelée « le don » par les Grecs, car elle nous est retirée un peu plus chaque jour. Qu’est-ce que la vie ? Le souffle, le rire, la joie la constituent. C’est une bougie dont la flamme va bientôt s’éteindre. Plus sa lumière est vive, plus son existence est brève. Mais une chose est sûre et, ceci, tout guerrier le sait : la vie n’est pas éternelle. Un homme peut passer toute son existence retiré dans une grotte et ainsi échapper aux guerres et aux fléaux, ça ne l’empêchera pas de mourir un jour. Mieux vaut que la flamme soit vive, que les joies soient intenses. Un homme qui n’a jamais connu le chagrin ne pourra jamais apprécier la joie. Celui qui n’a jamais été confronté à la mort ne pourra jamais comprendre la vie. » L’harmonie, Cormac, est le deuxième mystère. L’arbre la connaît, tout comme la brise et les étoiles silencieuses. Il est rare que l’homme la trouve. Trouve-la tout de suite, ici, sur cette colline isolée. Écoute les battements de ton cœur, sens l’air emplir tes poumons, prends conscience de la splendeur de la lune. Ne fais qu’un avec la nuit. Ne fais qu’un avec ces pierres. Ne fais qu’un avec ton épée, et avec toi-même. Car dans l’harmonie réside la force, et dans la force réside la vie. » Enfin, il y a le courage. Cette nuit, tu vas avoir envie de courir… de te cacher… de t’échapper. Mais le courage te dictera de tenir bon. C’est une petite voix facile à ignorer. Mais tu l’écouteras. Car le courage, c’est tout ce qu’un homme possède face aux ténèbres. C’est seulement en obéissant à la voix du courage qu’un homme peut devenir fort. La bravoure, la loyauté, l’amitié et l’amour sont des cadeaux qui découlent tous du courage. » Je sais que mes paroles ne prennent pas encore tout leur sens pour toi, mais laisse ton âme s’imprégner de ces mots, car, cette nuit, tu vas être confronté au mal et connaître le désespoir. — Je ne m’enfuirai pas. Je ne me cacherai pas, répondit le garçon. Révélation posa la main sur l’épaule de Cormac. — Je sais. Des volutes de brume s’élevèrent autour d’eux, comme la fumée d’un grand feu, déroulant à travers le cercle des filaments inquisiteurs qui se replièrent au contact des lignes tracées à la craie. Le brouillard continuait à monter, de plus en plus haut, se refermant au-dessus de leurs têtes tel un dôme gris. Cormac avait la bouche sèche, mais de la sueur lui coulait dans les yeux. Il l’essuya et se mit debout, l’épée au poing. — Reste calme, lui conseilla doucement Révélation. Un chuchotement sifflant résonna dans la brume, et Cormac entendit qu’on l’appelait, encore et encore. C’est alors que le mur gris se scinda, et l’adolescent vit Grysstha agenouillé au bord du cercle. Les deux flèches saillaient toujours de sa poitrine. — Aide-moi, mon garçon, gémit le vieil homme. — Grysstha ! hurla Cormac en s’avançant vers lui, mais Révélation lui empoigna le bras. — C’est un mensonge, Cormac. Cette chose n’est pas ton ami. — C’est lui ! Je le connais. — Alors comment peut-il être ici, à plus de soixante kilomètres de l’endroit où repose son corps ? Non, c’est un leurre. — Aide-moi, Cormac. Pourquoi refuses-tu de me porter secours ? J’ai passé des années à te soutenir. — Sois fort, mon garçon, souffla Révélation. Et réfléchis : s’il t’aimait vraiment, pourquoi t’appellerait-il pour que tu te fasses tuer par les démons ? Ce n’est pas lui, crois-moi. Cormac déglutit avec difficulté et s’obligea à détourner les yeux de l’homme agenouillé. Puis la silhouette se redressa et se dépouilla de sa chair, comme un serpent en pleine mue se débarrasse de sa peau. Elle enfla et se courba ; des cornes noires lui poussèrent sur le front et sa bouche se retrouva bordée de crocs luisants. — Je te vois, siffla-t-elle en pointant un doigt griffu sur Révélation. Je te connais ! Une épée noire apparut dans la main de la créature, qui se précipita sur la ligne tracée à la craie. Une flamme blanche jaillit et la brûla. Elle recula avec un hurlement avant de repasser à l’attaque. D’autres formes bestiales se dessinèrent derrière elle, appelant et poussant des cris stridents. Cormac leva son épée : la lame luisait d’une lumière laiteuse semblable à celle du clair de lune. La masse de créatures à l’extérieur du cercle chargea, et du sol monta le fracas rugissant d’une explosion. Nombre de bêtes démoniaques rebroussèrent chemin en se tordant dans les flammes, mais trois entrèrent dans le cercle. Révélation brandit son bâton au-dessus de lui et se trouva aussitôt revêtu d’une armure noir et argent. Il tenait désormais une lance d’argent qui se scinda, révélant deux épées à l’éclat éblouissant. Il bondit à la rencontre des attaquants, et Cormac se précipita pour l’aider en poussant un cri sauvage. Un démon à la tête de lion se rua sur lui, muni d’une épée noire. Cormac para le coup, tourna les poignets et enfonça sa propre lame sifflante dans le cou de la créature. — La fille ! Protège la fille ! hurla Révélation. Cormac détacha son regard de la lutte que menait le sorcier contre deux démons et vit qu’Anduine était entraînée au bas de l’autel par deux hommes. Sans prendre le temps de réfléchir, il sauta en avant. Un premier assaillant courut vers lui. Le garçon vit que les yeux de son opposant étaient aussi rouges que le sang. Quand il ouvrit la bouche pour laisser paraître de longs crocs recourbés, la peur frappa Cormac comme s’il venait de recevoir un coup, et son pas se fit hésitant. Mais juste au moment où la créature fondait sur lui à une vitesse terrifiante, le garçon sentit son courage s’embraser. L’épée s’éleva en un éclair pour contrer une dague fine, puis s’abaissa, fendant la clavicule du démon avant de ressortir par l’abdomen. La bête mourut en poussant un cri atroce. Cormac franchit le cadavre d’un bond. La créature qui retenait Anduine la jeta sur le côté avant de dégainer une épée grise. — Ton sang m’appartient, siffla-t-elle en découvrant ses crocs. D’un rapide mouvement, leurs épées décrivirent un arc et s’entrechoquèrent. Dans un effort désespéré pour repousser l’attaque du démon, Cormac se vit obligé de reculer à travers le cercle. Il sut en quelques secondes que ses ennemis le dominaient complètement. A trois reprises, il bloqua l’épée de son assaillant à quelques centimètres de sa gorge. Toutes ses ripostes étaient détournées avec une facilité insultante. Soudain, il trébucha sur un rocher saillant et tomba à la renverse. Le démon se rua sur lui, son épée s’abaissant… avant d’être aussitôt contrée par la lame de Révélation. Le guerrier à l’armure d’argent essuya une deuxième attaque, pivota sur ses talons et décapita son opposant. Aussi brusquement qu'elle était venue, la brume se dissipa. Les étoiles et la lune éclairaient les pierres d’une lumière pure. — Sommes-nous hors de danger ? souffla Cormac tandis que Révélation le tirait pour le relever. Sept guerriers vikings se tenaient hors du cercle. — Pas encore, dit Révélation. L’homme en noir qu’ils avaient rencontré à Noviomagus s’avança. — Livrez-nous la fille et vos vies seront épargnées. — Venez donc la chercher, leur suggéra Révélation. Les guerriers s’approchèrent en formant un rang sinistre, certains munis d’une épée, d’autres d’une hache. Cormac resta cloué sur place, attendant que Révélation lui fasse signe de bouger. Quand le moment arriva, les Vikings furent tout aussi étonnés que Cormac : Révélation chargea. Son épée s’abattit sur les premiers hommes de la ligne, et certains furent tués sur le coup. Dans la mêlée chaotique qui suivit, Cormac hurla un sauvage cri de guerre et s’élança contre les Vikings qui se tenaient à droite de Révélation. De son épée, il frappa le bras d’un homme, le découpant à moitié. L’ennemi hurla de douleur et bondit vers la gauche, empêchant ses camarades d’attaquer Cormac. D’un geste brusque, le garçon enfonça sa lame dans le ventre soudain exposé de l’homme, puis se fraya un chemin à travers ses ennemis en les bousculant. Une épée lui taillada l’épaule, mais il plongea au sol, roula sous une hache qui s’abattait sur lui, et fonça dans les jambes de celui qui venait de l’agresser. Le Viking s’effondra à terre, et Cormac lui assena un coup d’épée brutal sur la nuque. Un sang luisant éclaboussa la lame. En se relevant, il vit que Révélation était venu à bout du dernier guerrier, et que le chef en noir traversait le cercle pour prendre la fuite. Révélation ramassa une hache et la projeta avec une force terrifiante. L’arme se planta dans la nuque de l’homme, manquant de lui trancher la tête. Cormac balaya le cercle du regard, mais aucun nouvel ennemi n’était en vue. Il posa alors les yeux sur Révélation et se pétrifia, son épée lui échappant des doigts. La barbe et la chevelure argentée, semblable à la crinière d’un lion, avaient disparu. Le guerrier aux cheveux noirs qu’il avait vu en rêve se tenait devant lui. L’homme qui avait sauté de la falaise, le jour de la naissance de Cormac. — Que se passe-t-il, mon garçon ? Mon vrai visage fait-il si peur à voir ? — Je trouve, oui, répondit Cormac. Quel est ton nom ? ton vrai nom ? — Je m’appelle Culain lach Feragh, j’étais autrefois connu sous le nom du Seigneur de la Lance. — Le Grand Traître. Culain riva ses yeux gris sur ceux de Cormac. — C’est ainsi qu’on m’a surnommé, et pour cause. Mais en quoi cela te concerne-t-il ? — Je suis l’enfant que tu as abandonné dans la caverne. Le fils que tu as laissé pourrir là-bas. Culain ferma les paupières et se détourna un instant. Puis il prit une profonde inspiration et fit de nouveau face au garçon. — Peux-tu le prouver ? — Rien ne m’y oblige. Je sais qui je suis. Grysstha m’a découvert le jour où tu… J’allais dire « le jour où tu es mort », mais de toute évidence, tu as survécu. Tu as aidé ma mère à rejoindre la caverne de Sol Invictus. Tu lui as dit que tu étais « désolé de l’avoir entraînée là-dedans ». Puis tu as tué ces hommes et tu es allé au bord de la falaise. Là, tu as jeté ton épée qui est allée se planter dans un arbre, sous les yeux du cavalier et de l’estropié. — Même si tu étais bien le bébé dont tu parles, tu étais trop jeune pour pouvoir me rapporter tout cela, lui objecta Culain. Cormac retira la pierre pendue à son cou et la lança au guerrier. — Je n’étais au courant de rien jusqu’au jour où j’ai dû m’enfuir. J’ai alors dormi dans la caverne et j’ai eu une vision. On m’a trouvé dans cette grotte, à côté de la chienne de combat et de ses chiots. Toute ma vie, les hommes m’ont surnommé « fils du démon ». Sans Grysstha, on m’aurait tué sur-le-champ. — Nous te croyions mort, murmura Culain. — Pendant des années, j’ai rêvé que tu viendrais me chercher… J’y puisais de l’espoir et de la force. Mais ce jour n’est jamais arrivé. Pourquoi n’es-tu pas revenu, ne serait-ce que pour enterrer ton fils ? — Tu n’es pas mon fils, Cormac. Et je le regrette. — Mais tu étais avec elle ! — Je l’aimais, mais je ne suis pas ton père. Cet honneur revient à son époux : Uther, le Grand Roi de Bretagne. Cormac regarda fixement le visage empreint de fermeté et à la mâchoire carrée du guerrier qui naguère était Révélation. Il sonda son propre cœur, à la recherche d’un sentiment de haine. Il ne trouva rien. A l’instant où il l’avait reconnu, quelque chose était mort en lui, et sa colère soudaine l’avait empêché de s’en rendre compte. A présent que sa fureur l’avait aussi quitté, Cormac se sentait plus seul qu’il ne l’avait jamais été. — Je suis désolé, mon garçon, dit Culain. Ramasse ton épée. Nous devons partir. — « Partir » ? dit Cormac à voix basse. Je n’ai pas l’intention de vous suivre. Il récupéra sa lame, tourna le dos à Culain et à Anduine, et entreprit de se remettre en route vers le sud, en direction de Noviomagus. Toutefois, juste avant qu’il atteigne la bordure du cercle, un éclair de lumière aveuglant s’éleva devant lui, lui brouillant la vue. La lumière s’évanouit aussi vite qu'elle était apparue, et Cormac cligna des yeux. Le paysage qui se déployait devant lui ne correspondait pas à ce dont il se souvenait. L’étendue de mer noire qui scintillait par-delà les murs blancs de Noviomagus avait disparu. Désormais, des montagnes aux cimes enneigées s’élevaient à l’horizon, majestueuses, couvertes de forêts de pins et de sorbiers. — Il faut qu’on parle, déclara Culain. Et tu seras davantage en sécurité, ici. Soudain, la colère de Cormac se raviva. Cette fois, elle était pareille à la fureur d’un berserk. Sans un mot, l’adolescent bondit sur Culain, visant le guerrier à la tête. L’homme para le coup d’épée à une vitesse fulgurante, mais dut reculer sous la puissance du coup de Cormac, qui tenait son arme à deux mains. A maintes reprises, le garçon fut à quelques centimètres de lui assener le coup mortel, mais chacune de ses charges était contrée avec une habileté incroyable. Derrière eux, incapable de voir ce qui se passait, Anduine avança en trébuchant, bras tendus, les appelant par leur nom. Dans sa rage, Cormac ne remarqua pas la jeune aveugle. Avec son arme, il décrivit un grand arc de cercle, rata Culain et manqua de couper la fille en deux. Le grand guerrier sauta pieds en avant sur le garçon, le projetant au sol, et Anduine reçut le coup en haut de l’épaule. Du sang jaillit de l’entaille et la jeune fille poussa un cri. Culain courut vers elle et appliqua la pierre de Cormac contre la blessure, qui se referma aussitôt. Toujours à terre, le garçon contempla la scène, horrifié et mort de honte. Il s’assit et, sans reprendre son épée, s’approcha des autres. — Je suis désolé, Anduine. Je ne t’avais pas vue. Elle tendit le bras et il lui prit la main. Le sourire de la jeune fille était aussi bienvenu que le soleil après la tempête. — Sommes-nous tous redevenus amis ? demanda-t-elle. Cormac ne put se résoudre à répondre, et Culain resta grave et silencieux. — Comme c’est triste, reprit Anduine, son sourire s’évanouissant. — Je vais chercher du bois pour faire un feu, dit Culain. Nous camperons ici cette nuit et, demain, nous irons dans les montagnes. Autrefois, j’avais une maison, là-bas : nous y serons en lieu sûr, au moins pour quelque temps. Il se leva et sortit du cercle. Sous le clair de lune éclatant, Cormac s’assit à côté d’Anduine, incapable de trouver les mots pour l’approcher. Il s’accrocha à la main de la jeune aveugle comme à un talisman. Elle frissonna. — Tu as froid ? — Un peu. Il la lâcha à contrecœur et alla chercher une couverture, qu’il enroula autour de son corps mince. Au cours de la bataille avec les Vikings, le sort de métamorphose avait pris fin, et, à présent, Anduine était telle que Cormac l’avait vue pour la première fois : brune, et à la beauté fragile. Elle resserra la couverture autour d’elle et la maintint des deux mains, et Cormac souffrit de l’absence de son contact. — Ta colère est-elle partie ? demanda-t-elle. — Non, elle attend au plus profond de moi. Je la sens, pareille au froid hivernal. J’aurais préféré qu’il en soit autrement. — Révélation n’est pas ton ennemi. — Je sais. Mais il m’a trahi, il m’a abandonné. — Il te croyait mort. — Mais j’étais en vie ! Mon existence n’a été que souffrance. Sans Grysstha, je n’aurais pas survécu. Et ça n’aurait dérangé personne. Je n’ai jamais connu ma mère : je n’ai jamais ressenti ses caresses, ni son amour. Pourquoi ? Parce que Culain l’a enlevée à son mari. A mon père ! C’était mal ! — L’histoire de la trahison est bien connue, chuchota-t-elle. Peut-être trop, même. Mais il n’y a rien de vil chez Révélation. Je le sais. Je crois que tu devrais attendre de lui parler. Refrène ta colère. — C’était le plus proche ami du roi, répliqua Cormac. Le champion de la reine. Je ne vois pas ce qu’il pourrait dire pour rendre ses agissements moins infâmes. S’il était comme un taureau en rut, pourquoi n’a-t-il pas choisi une autre femme parmi tant d’autres ? Pourquoi ma mère ? — Je ne peux pas répondre à ces questions. Mais lui, si. — Voilà qui est vrai, au moins, intervint Culain en laissant tomber un fagot de bois sec dans l’herbe. Il portait de nouveau son habit marron en laine, ainsi que le bâton en bois de Révélation. Mais cette fois, il n’avait ni barbe, ni crinière de lion argentée. — Qu’est-il arrivé à ma mère ? demanda Cormac après que le feu eut été allumé. — Elle est morte en Sicambrie, il y a deux ans. — Etais-tu avec elle ? — Non, j’étais à Tingis. — Si tu l’aimais tellement, pourquoi l’as-tu quittée ? Révélation ne répondit rien et s’allongea, les yeux rivés sur les étoiles. — Ce n’est pas le moment, dit doucement Anduine en posant la main sur le bras de Cormac. — Ce ne sera jamais le moment, siffla le garçon, car il n’y a pas de réponse. Juste des excuses ! Je ne sais pas si Uther l’aimait, mais c’était sa femme. Le traître le savait et n’aurait jamais dû poser un doigt sur elle. — Cormac, allons ! s’exclama Anduine. Tu parles d’elle comme d’un objet, comme si elle n’était qu’une simple cape. Mais c’était une femme, et elle avait du caractère. Elle a voyagé avec le Roi du Sang à travers les Brumes, et elle a combattu la Reine Sorcière à ses côtés. Un jour, alors qu’il n’était qu’un enfant pourchassé, elle l’a sauvé en tuant un assassin. Elle avait pourtant le choix d’agir autrement. Révélation s’assit et remit du bois dans le feu. — Ne cherche pas à prendre ma défense, Anduine. Le garçon a raison. Il n’y a pas de réponse, juste des excuses. C’est tout ce qu’il y a à dire. Je regrette qu’il en soit ainsi. Tiens, Cormac, ceci t’appartient. (Il jeta la pierre et la chaîne par-dessus la flambée.) Je l’ai donné à ta mère un an avant ta naissance. C’est ce qui t’a sauvé dans la caverne. C’est une Sipstrassi, une pierre du paradis. — Je n’en veux pas, rétorqua Cormac en la laissant tomber à terre. Il vit avec satisfaction le regard de Révélation s’embraser de fureur, puis le guerrier, exerçant un contrôle absolu sur lui-même, la réprima. — Ta colère, je peux la comprendre, Cormac, dit Révélation. En revanche, ta bêtise m’exaspère. Il s’allongea et tourna le dos au feu. Chapitre 5 Le lendemain matin, le trio s’enfonça profondément dans les montagnes calédones, loin au nord du mur d’Hadrien, et parvint à une cabane en ruine juste après midi. Le toit avait cédé, et une famille de rats avait établi son nid à côté de l’âtre en pierre. Révélation et Cormac consacrèrent plusieurs heures aux réparations, ainsi qu’au nettoyage de la poussière qui s’accumulait depuis de nombreuses années sur le plancher des trois pièces de la maisonnette. — Tu ne pourrais pas utiliser ta magie ? demanda Cormac en essuyant la sueur de son visage maculé de poussière, tandis que Révélation tassait de la tourbe sur le toit. — Certaines choses sont mieux exécutées avec le cœur et les mains, répondit Révélation. C’étaient les premiers mots que l’homme et l’adolescent échangeaient depuis leur dispute dans le cercle, et un silence inconfortable s’installa de nouveau entre eux. Assise au bord du ruisseau voisin, Anduine frottait des pots rouillés et retirait avec soin les champignons qui avaient poussé sur les assiettes en bois que Cormac avait trouvées dans un placard moisi. Tard dans l’après-midi, Révélation mit en place des pièges dans les collines au-dessus de la cabane. Après avoir passé une nuit fraîche et inconfortable sur le plancher de la pièce principale, ils petit-déjeunèrent de lapin rôti et d’oignons sauvages. — Il y a une autre cabane, un peu plus au nord, déclara Révélation. Juste à côté, tu trouveras des pommiers et des poiriers. Le gibier est aussi très abondant dans les montagnes : il y a des chevreuils, des mouflons, des lapins et des pigeons. Sais-tu te servir d’un arc ? — Je peux apprendre, répondit Cormac, mais je me débrouille très bien avec une fronde. Révélation hocha la tête. — Il serait sage aussi de savoir quelles plantes sont propres à la consommation. Les feuilles de souci contiennent plein de bonnes choses, tout comme les orties, et tu trouveras des oignons et des navets à foison dans la vallée à l’ouest. — A t’entendre, on te croirait sur le départ, dit Anduine. — Je dois partir. Il faut que je trouve une nouvelle pierre, car il ne me reste que peu de magie. — Tu vas t’absenter longtemps ? l’interrogea-t-elle. Cormac détesta la pointe de frayeur qui perçait dans la voix de la jeune fille. — Moins d’une semaine, si tout va bien. Mais je vais encore rester ici un moment. Il y a beaucoup à faire. — On n’a pas besoin de toi, lâcha Cormac. Vas-y quand tu veux. Révélation feignit l’indifférence, mais, plus tard, pendant qu’Anduine dépouillait et préparait les restes de viande, il conduisit le jeune homme dans la clairière, devant la cabane. — Elle est en grand danger, Cormac, et si tu dois la protéger, il faut que tu deviennes plus fort, plus rapide, plus meurtrier que tu ne l’es aujourd’hui. Actuellement, une vieille trayeuse réussirait à te l’enlever. Cormac sourit avec dédain et s’apprêtait à répliquer quand Révélation écrasa son poing sur le menton de l’adolescent. Celui-ci tomba lourdement à terre, à moitié assommé. — Les Romains appellent ça la boxe, l’informa Révélation, mais cette pratique a été améliorée par un Grec nommé Carpophorus. Debout. Cormac se leva, puis plongea sur l’homme qui le dominait par sa taille. Révélation se pencha en arrière et assena un coup de genou au visage de Cormac qui, une fois de plus, vit le sol arriver droit sur lui. Le garçon saignait du nez et avait du mal à garder les yeux rivés sur Révélation. Malgré tout, il se releva et chargea. Cette fois, un poing s’enfonça dans son ventre et il se plia en deux, les poumons soudain privés d’air. Etendu à terre, il lutta pour recouvrer son souffle. Au bout de plusieurs minutes, il se mit péniblement à genoux. Révélation était assis sur un tronc abattu. — C’est ici, dans ces hautes montagnes isolées, que j’ai entraîné ton père… et ta mère. C’est ici que la Reine Sorcière a envoyé ses tueurs, et c’est de là qu’Uther est parti reconquérir le royaume de son père. Jamais il ne geignait ou se plaignait. Au lieu de me sourire avec mépris, il apprenait. Sa façon de faire, c’était simplement de viser un objectif, et il l’atteignait. Tu as deux options, gamin : pars ou apprends. Que décides-tu ? — Je te déteste, murmura Cormac. — Cela n’a aucune importance. Choisis ! Cormac leva la tête et plongea son regard dans les yeux gris et froids de Culain. Il ravala les nombreuses paroles pleines de colère qui ne demandaient qu’à sortir. — J’apprendrai. — Leçon numéro un : obéir. C’est vital. Pour être plus fort, tu dois repousser les limites de ton endurance. Je te demanderai d’aller au-delà du nécessaire, même si, parfois, tu auras l’impression que je fais preuve d’une cruauté inutile. Mais tu dois obéir. Est-ce que tu comprends, gamin ? — Je ne suis pas un gamin, rétorqua Cormac d’un ton sec. — Écoute bien, gamin : je suis né à l’époque où le soleil brillait sur l’Atlantide. J’ai combattu aux côtés des tribus d’Israël sur les terres de Canaan. J’ai été un dieu pour les Grecs, et un roi parmi les tribus de Britannia. J’ai vécu des dizaines de milliers de jours. Et toi, qu’est-ce que tu es ? Tu es une feuille âgée d’une saison à peine, et je suis le chêne qui a supporté le passage des siècles. Tu es un gamin. Uther est un gamin. Le plus vieil homme du monde est un gamin, comparé à moi. Alors, si tu dois me haïr, comme je le crains, fais-le au moins comme un homme, pas comme un bébé grognon. Je suis plus fort que toi. Je suis plus habile que toi. Je peux te détruire, avec ou sans armes. Aussi, apprends, et un jour tu me battras peut-être… même si j’en doute. — Un jour, je te tuerai, dit Cormac. — Alors, entraîne-toi. (Révélation jeta un long bâton à terre, puis un autre à gauche du premier, à une trentaine de centimètres.) Tu vois cette rangée de pins dans les montagnes ? — Oui. — Vas-y en courant et reviens ici avant que l’ombre ait atteint le deuxième bâton. — Pourquoi ? — Fais-le ou quitte ces montagnes, ordonna Révélation en se levant pour regagner la cabane. Cormac prit une profonde inspiration, essuya le sang qui coagulait sous son nez, et partit d’une foulée tranquille. L’air pur de la montagne lui emplissait les poumons ; ses jambes le portaient sans difficulté le long de la piste. Lorsqu’il fut arrivé entre les arbres, les pins n’étaient plus en vue, et il augmenta son allure. Ses mollets commencèrent à le brûler, mais il se força. A mesure que la montée devenait plus raide, sa respiration s’accéléra. Il émergea d’entre les arbres ; huit cents mètres au moins le séparaient encore de sa cible. Chancelant, il ralentit jusqu’à simplement marcher, en aspirant de grandes bouffées d’air. Il fut tenté de s’asseoir pour reprendre des forces, ou même de retourner voir Révélation pour lui dire qu’il était allé jusqu’aux pins. Mais il n’en fit rien. Il continua à remonter péniblement la piste. Il avait le visage et la tunique trempés de sueur, et la sensation que des bougies étaient allumées à l’intérieur de ses jambes quand, enfin, il atteignit le bosquet en titubant. Il trouva une carafe en argile remplie d’eau accrochée à une branche. Il but à grands traits et se remit en route pour la cabane. Dans la descente, ses jambes le trahirent. Il trébucha, tomba et roula le long de la pente pour atterrir brutalement contre la racine d’un arbre, qui lui rentra dans le flanc. Il se releva et poursuivit son trajet hésitant jusqu’à avoir rallié la clairière, devant la cabane. — Pas terrible, déclara Révélation en regardant froidement l’adolescent au visage cramoisi. Ça ne fait que trois kilomètres, Cormac. Tu recommenceras ce soir, et demain. Regarde ton repère. L’ombre avait dépassé le bâton de trois doigts. — Tu es puissant des bras et des épaules, mais sans vitesse la force n’est rien. Comment t’es-tu musclé ? Enfin capable de montrer ce en quoi il excellait, Cormac se dirigea vers un arbre et sauta pour attraper une branche en surplomb. Il se hissa de façon que son menton touche la branche avec rapidité, et répéta le mouvement de manière souple et rythmée. — Ne t’arrête pas, dit Révélation. Après la centième traction, Cormac se laissa tomber au sol. Il avait les muscles des bras en feu. Une lueur de triomphe brillait dans ses yeux. — Cet exercice rend fort, mais pas véloce, déclara Révélation. Il est utile, mais il doit être complété par d’autres activités. Tu es puissant pour ton âge ; toutefois, tu manques de souplesse. Un épéiste doit être aussi vif que l’éclair. (Il s’empara d’un long bâton taillé et le tint à l’horizontale entre ses doigts.) Place ta main au-dessus du bâton, les doigts bien à plat. Quand je le lâcherai, attrape-le. — Pas compliqué, dit Cormac en positionnant une main crispée au-dessus du bâton, prêt à s’exécuter. Révélation lâcha le bâton. La main de Cormac n’attrapa que le vide. — « Pas compliqué » ? répéta Révélation. A trois reprises, Cormac essaya de saisir le bâton et faillit réussir une fois, ses doigts cognant contre le bois et accélérant sa chute. — Tes hanches sont trop raides, les muscles de tes épaules trop tendus, et donc peu mobiles. — C’est impossible, dit Cormac. — Alors à ton tour de tenir le bâton. Le garçon obéit et, comme il ouvrait les doigts, Révélation abaissa la main aussi vite qu’un serpent fondant sur sa proie, alors que le bâton n’avait eu le temps de chuter que sur moins de trente centimètres. — La vitesse, Cormac. Agir sans réfléchir. Ne te soucie pas d’attraper ce bâton, contente-toi de le faire, c’est tout. Crée le vide dans ton esprit, détends tes membres. Au bout d’une trentaine de tentatives, Cormac réussit. Avant de rater de nouveau dix fois de suite. Le garçon était exaspéré, mais sa volonté de réussir le poussa à continuer. Avant la fin de la matinée, il avait attrapé le bout de bois sept fois avec la main droite et trois fois avec la gauche. Révélation porta la main à son visage. Ses traits se modifièrent puis se brouillèrent, et il redevint Culain de la Lance d’argent. Pendant une heure encore, Culain et l’adolescent fatigué s’entrainèrent à l’épée. Cormac oublia presque la haine qu’il nourrissait à l’égard du grand guerrier tandis qu’il s’émerveillait de la grâce naturelle et des réflexes superbes de son adversaire. Encore et encore, celui-ci tournait ses poignets, sa lame frôlant celle de Cormac pour s’arrêter en sifflant au contact de la peau du cou, du bras ou de la poitrine du garçon. Culain lach Feragh n’était pas qu’un simple guerrier, comprit Cormac : c’était un prince parmi les guerriers. Cependant, dès la fin de la séance, l’hostilité de Cormac refit surface. Culain la décela dans son regard et rengaina son épée, recréant la lance d’argent. — Emmène Anduine là-haut, dans les collines, dit-il. Aide-la à distinguer les sentiers. Le guerrier tourna les talons, marcha jusqu’à la cabane, et fit sortir la fille dans la lumière. Cormac la prit par le bras et la conduisit entre les arbres. — Où est le soleil ? s’enquit-elle. Je ne sens pas sa chaleur. — Au-dessus des bois, caché derrière les feuilles. — Parle-moi des feuilles. Il se pencha pour en ramasser une morte qu’il lui glissa dans la main. De ses doigts, elle en effleura la surface. — Un chêne ? — Oui. Un chêne énorme et chenu, vieux comme le monde. — Est-ce un bel arbre ? — Il est comme un vieil homme puissant, dur et inflexible. — Et le ciel ? — Bleu et dégagé. — Décris-moi le bleu, tel que tu le vois toi, dit-elle. Il s’arrêta pour réfléchir un moment. — Tu as déjà senti la texture de la soie ? — Oui. J’ai reçu une robe dans un tel tissu pour mon dernier anniversaire. — Grysstha avait eu un coupon de soie, une fois. C’était merveilleusement lisse, d’une douceur infinie. Le bleu est comme ça. Il suffit de le regarder pour sentir son cœur s’emplir de joie. — Un ciel de soie, souffla-t-elle. Comme ça doit être joli ! Et les nuages… Comment les vois-tu ? — Il y en a peu aujourd’hui. Ils flottent tels de blancs gâteaux au miel, au loin. Ils sont pourtant si clairs qu’on a l’impression de pouvoir les toucher en tendant la main. — Un ciel de soie et de gâteaux au miel, répéta-t-elle. Oh ! Cormac, c’est si beau ! Je ne le vois pas, mais je le ressens au plus profond de mon cœur. — Je me trancherais un bras pour te permettre d’assister à ce spectacle, déclara-t-il. — Ne dis pas cela, répliqua-t-elle. Ne va pas croire que je suis malheureuse parce que je ne peux pas partager ce que tu vois. Conduis-moi plus haut dans la montagne. Montre-moi des fleurs que je puisse toucher et sentir, et décris-les-moi en termes de soieries et de gâteaux au miel. Tous les matins, à l’issue de sa séance d’entraînement ardue, Cormac emmenait Anduine se promener dans les bois, dans les vallons cachés, les cuvettes, et souvent jusqu’à un petit lac clair et frais, au pied des montagnes imposantes. Il s’émerveillait des capacités de la jeune aveugle à mémoriser les informations : une fois qu’ils avaient marché le long d’un sentier et trouvé des repères qu’elle pouvait toucher, tels qu’un rocher rond fendu en son centre, un arbre à l’écorce pourvue d’un nœud gigantesque, ou une racine en V, elle poursuivait son chemin d’un pas assuré. Parfois, elle jaugeait les pistes à leur inclinaison, ou bien, sachant l’heure qu’il était, à la position du soleil et à la façon dont il lui chauffait le visage. Il lui arriva même de défier Cormac à la course. Elle l’aurait presque battu pour rejoindre la cabane si, à la dernière minute, elle n’avait trébuché sur une racine saillante. L’adolescent en vint à adorer ces promenades et les conversations qu’ils entretenaient. Il prenait plaisir à décrire une troupe d’oies en vol, un renard en pleine chasse, ou encore le bétail longhorn à fière allure et les cerfs majestueux. Anduine aussi appréciait sa compagnie, la chaleur de sa voix, le contact de sa main. Il n’y avait que les jours où Cormac avait échoué dans les tâches assignées par Révélation qu’elle trouvait la présence du jeune homme dérangeante. Elle sentait alors la colère et la haine de Cormac charger l’atmosphère autour d’elle d’une tension à laquelle elle n’avait pas envie d’être soumise. — S’il agit de la sorte, c’est seulement pour que tu progresses, dit-elle par une matinée humide tandis qu’ils étaient assis sous un chêne, attendant la fin d’une averse. — Il veut me voir échouer. — C’est faux, Cormac, et tu le sais. Il a entraîné ton père ici, et je suppose que ce dernier est passé par les mêmes sentiments que toi. Cormac resta silencieux un moment, et elle sentit le garçon se radoucir. Il glissa ses doigts dans la main d’Anduine, qu’il pressa doucement. Elle sourit. — Tu te sens mieux ? — Oui. Mais je ne comprends pas cet homme. Dans le cercle, il m’a dit de t’abattre si les démons y pénétraient. Ce qu’ils ont fait, mais il n’a pas essayé de te tuer. Ensuite, il nous a conduits ici en un éclair. Pourquoi ne pas l’avoir fait dès le début ? On aurait pu se passer de combattre ces démons. — A mon sens, c’est ce qui fait sa grandeur, répondit Anduine. (Elle s’appuya contre Cormac et laissa sa tête reposer sur l’épaule du jeune homme.) Il avait raison. Il vaudrait mieux que je meure plutôt qu’aider Wotan avec mon âme. Mais c’était le stratège qui parlait. Au moment de la bataille, c’était l’homme qui combattait, et il aurait versé son sang jusqu’à la dernière goutte avant de prendre le mien. Pour ce qui est de nous transporter ici, il ne pouvait pas le faire tant que les démons étaient en vie. Il fallait tuer tous les ennemis afin qu’aucun ne remarque notre disparition. Si nous nous étions enfuis dès le départ, ils nous auraient suivis. Les choses étant ce qu'elles sont, Cormac, ils finiront par nous retrouver un jour. Il l’entoura d’un bras et l’attira à lui. — Moi aussi, je mourrais avant de les laisser te faire du mal. — Pourquoi ? chuchota-t-elle. Il se racla la gorge et se leva. — On dirait bien que la pluie s’arrête. Mettons-nous à la recherche du verger. Ils découvrirent le lac le jour du solstice d’été, dérangeant une famille de cygnes. Cormac sauta dans l’eau après avoir jeté sa tunique et ses jambières sur un rocher de la rive. Il nagea pendant quelques minutes alors qu’Anduine patientait, assise sous un chèvrefeuille imposant. Puis il regagna le bord et s’installa à côté de la jeune fille, ravi de sentir la chaleur du soleil sur son corps nu. — Tu sais nager ? demanda-t-il. — Non. — Ça te dirait d’apprendre ? Elle acquiesça et se leva pour dénouer le col de sa robe vert pâle, qu’elle fit glisser le long de ses épaules. Quand le vêtement tomba au sol, Cormac déglutit avec difficulté et détourna les yeux. Son corps était aussi blanc que l’ivoire, sa poitrine pleine, sa taille fine, ses hanches… — Suis-moi jusqu’au lac, dit-il en s’éclaircissant la voix et en lui tournant le dos. Lorsqu’elle sentit l’eau fraîche sur ses pieds et ses chevilles, elle se mit à rire, puis s’aventura plus loin. — Où es-tu ? appela-t-elle. — Ici, répondit-il en lui prenant la main. Tourne-toi face à la rive, et penche-toi en arrière dans mes bras. — Je vais boire la tasse ! — Je te soutiendrai. Fais-moi confiance. Elle se renversa entre ses bras, battant des jambes et flottant à la surface du lac. — Oh ! c’est beau, dit-elle. Qu’est-ce que je dois faire ? Il se remémora les leçons de Grysstha dans la rivière du royaume saxon du Sud : — Tes poumons te permettront de flotter tant qu’ils restent pleins d’air. Inspire profondément et bats des pieds. Et écarte les bras. Il glissa les siens sous le corps d’Anduine et se retrouva à contempler ses seins, son ventre blanc, et le triangle de poils noirs qui pointait vers ses cuisses, comme une flèche. Il secoua la tête et riva ses yeux sur le visage de la jeune fille. — Inspire à fond et retiens ton souffle, reprit-il. Il abaissa doucement les mains. Elle flotta pendant plusieurs secondes puis, comme si elle venait de prendre conscience qu’elle n’était plus soutenue, elle laissa retomber ses hanches et plongea la tête sous les eaux scintillantes. Il la souleva rapidement tandis qu’elle jetait les bras à son cou, toussant et postillonnant. — Ça va ? — Tu m’as lâchée, lui dit-elle d’un ton accusateur. — J’étais là. Tu ne craignais rien. Il se pencha et lui embrassa le front, écartant ses cheveux noirs et mouillés de son visage. Elle rit et lui rendit son baiser en lui mordant la lèvre. — Pourquoi ? lui demanda-t-elle d’une voix rauque. — Pourquoi quoi ? — Pourquoi mourrais-tu pour moi ? — Parce que tu es sous ma responsabilité. Parce que… tu es mon amie. — Ton « amie » ? Il resta silencieux un moment, à savourer le contact de son corps contre le sien. — Parce que je t’aime, finit-il par dire. — M’aimes-tu assez pour me donner tes yeux ? — Mes « yeux » ? — Alors ? — Je ne te comprends pas. — Si tu dis « oui », tu seras aveugle, mais moi, je pourrai voir. M’aimes-tu à ce point ? — Oui. Je t’aime plus que la vie. Elle leva les mains et les posa de chaque côté du visage de Cormac, les pouces sur ses paupières. Les ténèbres engloutirent le garçon – une sensation de vide terrible et écœurant. Il poussa un cri et Anduine le mena jusqu’à la rive, où il se cogna un orteil contre un rocher. Elle l’aida à s’asseoir. La peur le submergea. Qu’avait-il fait ? — Oh ! Cormac, alors c’est ça, le ciel ? C’est merveilleux ! Et les arbres ! Ils sont exactement comme tu les as décrits. Et toi, Cormac, tu es si beau, si fort ! Regrettes-tu de m’avoir fait ce don ? — Non, mentit-il, la fierté prenant le pas sur la terreur. Elle toucha de nouveau son visage, et l’adolescent recouvra la vue. Il prit la jeune fille dans ses bras et l’attira contre lui, lorsqu’il aperçut les larmes qui brillaient dans ses yeux. — Pourquoi m’as-tu rendu mon cadeau ? s’enquit-il. — Parce que moi aussi, je t’aime. Et tu avais l’air si perdu, si effrayé ! C’est la première fois que quelqu’un me fait ce présent, Cormac. Je ne l’oublierai jamais. — Alors, pourquoi pleures-tu ? Elle ne répondit pas. Comment lui dire que, jusqu’à présent, elle n’avait jamais pris conscience de ce qu’était la solitude des ténèbres ? — Il ressent une immense colère vis-à-vis de toi, déclara Anduine alors que Culain et elle étaient assis, baignés par la lumière du soleil. Deux mois s’étaient écoulés. Désormais, les brises plus fraîches de l’automne murmuraient dans les feuilles dorées. Tous les jours, Cormac et Culain travaillaient ensemble pendant des heures, pratiquant la boxe, la lutte, le duel à l’épée ou au bâton. Mais, une fois les séances terminées, l’adolescent se détournait, masquant ses sentiments, et ses yeux gris ne laissaient paraître aucune émotion. — Je sais, répondit le guerrier. Il mit sa main en visière pour observer le garçon qui courait vaillamment vers le bosquet de pins situé plus haut, à flanc de montagne. — Il a ses raisons, reprit-il. Mais toi, il t’apprécie, il te fait confiance. — Je le pense, mon seigneur. Toutefois, je ne peux pas guérir la colère. Quand je la touche, elle recule devant moi, comme la brume. Refuse-t-il d’en parler ? — Je n’ai pas essayé de discuter avec lui, Anduine. Ni lui ni moi n’aurions grand-chose à y gagner. C’est dans ces montagnes que j’ai rencontré son père pour la première fois, et c’est ici qu’Uther a appris à aimer Laitha, ma Gian Avur. Voilà que son fils suit le même chemin. Et le monde est toujours en guerre, le mal prospère, les hommes bons meurent. Je suis désolé pour ton père. Si j’étais arrivé plus tôt… — C’était un guerrier âgé, dit-elle en souriant. Il est mort comme il l’aurait souhaité : l’épée à la main, en emmenant ses ennemis avec lui. — C’était courageux de sa part de rejeter Wotan. — Ce n’était pas du courage, mon seigneur. Il voulait me céder à un prix plus élevé. Wotan a pris son avidité pour un acte de noblesse. — Peu de choses t’échappent, Anduine, pour quelqu’un qui ne voit pas. — Tu pars demain ? — Oui. Je pense que tu seras en sécurité jusqu’à mon retour. Je suis désolé que le confort de la cabane soit si Spartiate. Ça va être dur, pour toi. — Je survivrai certainement, dit-elle avec un sourire. Ne t’inquiète pas. — Tu es une femme bien. Son sourire s’évanouit. — Et toi un homme bien, mon seigneur. Alors pourquoi comptes-tu mourir ? — Tu es trop perspicace. — Ce n’est pas une réponse. — Poser la question signifie que tu connais la réponse, car les deux ne font qu’un. — Je veux te l’entendre dire. — Pourquoi, ma dame ? — Je veux que tu t’entendes. Que tu comprennes l’inutilité de la chose. — Une autre fois, Anduine. Il lui prit la main, qu’il embrassa avec douceur. — Non, il n’y aura pas d’autre occasion. Tu ne reviendras pas, et nous ne nous reverrons jamais plus. Culain resta silencieux un moment. Elle sentit la tension qui habitait le guerrier se relâcher. — Toute ma vie, finit-il par dire, toute ma longue, très longue vie, j’ai été capable de regarder Culain et d’éprouver de la fierté, car Culain n’a jamais agi de manière vile, mais toujours en vrai prince. Mon arrogance aurait pu inonder des montagnes. J’étais immortel : le guerrier des Brumes, le Seigneur de la Lance des Feragh. J’ai été Apollon pour les Grecs, Donner pour les peuples nordiques, Agripash pour les Hittites. Mais au cours de tous ces siècles interminables, je n’ai jamais trahi un ami, ni dérogé à une responsabilité. Maintenant, je ne suis plus ce Culain-là, et je me demande s’il a jamais existé. — Tu veux parler de la reine ? — De l’épouse d’Uther. C’est moi qui l’ai élevée ; ici, à l’endroit même où nous sommes assis. Elle a couru dans ces montagnes, elle a chassé, elle a ri, chanté, connu la joie. J’étais comme un père pour elle. A l’époque, je ne savais pas qu’elle était amoureuse de moi, car elle était une enfant de la terre, et mon amour, une déesse à la beauté éternelle. Mais tu connais l’histoire de la Reine Sorcière et de ses agissements. Culain haussa les épaules avant de poursuivre : — A la fin de la bataille, je n’aurais jamais dû revenir. Uther et Laitha me croyaient mort. Ils s’étaient mariés, et semblaient heureux de l’être. Mais j’ai découvert que je me trompais. Il l’ignorait, la traitait avec un mépris honteux. Il fréquentait d’autres femmes qu’il exhibait dans ses palais, laissant ma Gian livrée à elle-même, devenue la risée de tous. Je l’aurais tué, mais elle me l’a défendu. J’ai essayé de la réconforter. J’ai eu pitié d’elle. Je suis tombé amoureux d’elle. Je lui ai procuré du bonheur pendant un bref instant. Ensuite, ils se sont réconciliés, et notre amour a été mis de côté. Elle a conçu un enfant avec lui, et tous les tourments du passé semblaient oubliés. » Malgré tout, ça n’a pas duré, car l’amertume d’Uther était trop forte. Il l’a envoyée à Dubris, en prétextant que l’air marin serait bénéfique pour sa grossesse. Il a aussitôt fait venir une jeune Icénienne dans son palais. Et moi, j’ai rejoint Gian. (Il pouffa, puis soupira.) Imbécile de Culain : c’était un piège. Uther avait posté des hommes pour surveiller la maison. J’ai été repéré, et ils ont essayé de me capturer. J’en ai tué trois. L’un d’entre eux était un vieil ami. » J’ai emmené Gian à Anderida, puis plus loin le long de la côte. J’avais fait envoyer un message à des connaissances, en Sicambrie. Un navire devait venir à notre rencontre, et nous avons trouvé refuge dans une vieille caverne, à l’abri de tous, même de la magie de Maedhlyn, le Seigneur Enchanteur d’Uther. — Comment vous ont-ils retrouvés ? demanda-t-elle. — Gian avait une chienne de compagnie appelée Cabal. L’éleveur de chevaux d’Uther, un estropié brigante du nom de Prasamaccus, a lâché la bête à l’extérieur de Dubris, et elle a flairé notre piste jusqu’à la caverne. A son arrivée, Gian était si contente de la revoir que je n’ai pas réfléchi. La chienne a donné naissance à une portée de cinq chiots, quelque temps avant que Gian accouche de Cormac. Quel jour noir et amer ! Le bébé était mort-né, cela ne faisait aucun doute. Mais Gian lui a laissé son collier de Sipstrassi, et, d’une manière ou d’une autre, la magie l’a ramené à la vie. » Entre-temps, les chasseurs avaient retrouvé ma trace. Je les ai tous tués et j’ai porté Gian jusqu’au bord de la falaise. Uther s’y trouvait déjà, monté sur son destrier. Il était seul. J’ai pensé à le tuer. Gian m’en a une fois de plus dissuadé, et j’ai regardé la mer. Là, dans la baie, il y avait le navire sicambrien. Je n’avais pas le choix : j’ai pris Gian dans mes bras et j’ai sauté. J’ai failli la perdre dans les vagues puis, enfin, nous avons été hors de danger. Mais après ça, elle n’a jamais retrouvé la joie de vivre. Elle s’est mis en tête que la mort de son fils était un châtiment divin pour avoir trahi Uther, et elle m’a congédié. — Qu’est-elle devenue ? murmura Anduine. — Rien de particulier. Elle vivait mais était morte à l’intérieur. Elle a rejoint une communauté de chercheurs de Dieu en Belgica, ou elle a passé treize années à récurer les sols, à faire pousser des légumes, à cuisiner, à étudier des textes anciens, et à chercher le pardon. — L'a-t-elle trouvé ? — Comment l’aurait-elle pu ? Aucun dieu dans l’univers ne lui en aurait voulu. Mais elle, elle se méprisait. Elle refusait de me voir. Chaque année, je faisais le voyage jusqu’en Belgica, et, chaque année, le gardien se rendait auprès d’elle, revenait, et me renvoyait. Il y a deux ans, il m’a annoncé son décès. — Et toi, mon seigneur ? où es-tu allé ? — En Afrique. Je suis devenu Révélation. — Et cherches-tu le pardon ? — Non. Je cherche l’oubli. Culain s’assit en face du jeune guerrier, dans la pâle lumière du soleil, satisfait des progrès que Cormac avait faits au cours de ces huit dernières semaines. L’adolescent était désormais plus fort. Avec ses longues jambes, il était capable de courir pendant des kilomètres sur tous les types de terrain. Des muscles saillants, tendus et puissants s’étaient dessinés sur ses bras et ses épaules. Sa tunique, d’un rouge décoloré, était devenue étriquée. Il portait désormais une chemise en peau de daim et des chausses en laine que Culain avait achetées à un marchand itinérant, de passage en Calédonie et en route pour Pinnata Castra, à l’est. — Il faut qu’on parle, Cormac, dit le Seigneur de la Lance. — Pourquoi ? On ne s’est pas encore entraînés à l’épée. — Il n’y aura pas d’entraînement à l’épée aujourd’hui. Après notre conversation, je partirai. — Je n’ai pas envie de discuter, répliqua Cormac en se levant. — Connais ton ennemi, dit Culain à voix basse. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Ça veut dire qu’à compter d’aujourd’hui tu es tout seul, et que tu es chargé de protéger Anduine. Ça veut dire que, quand Wotan vous retrouvera, ce qui ne manquera pas d’arriver, il n’y aura que tes talents et toi pour vous interposer entre elle et la lame du sacrifice. — Tu nous quittes ? — Oui. — Pourquoi ? s’enquit l’adolescent en retournant s’asseoir sur le tronc abattu. — Je n’ai pas de comptes à te rendre. Mais avant que nous nous séparions, Cormac, je veux que tu comprennes la nature de l’ennemi, car ce n’est qu’ainsi que tu pourras découvrir ses points faibles. — Comment puis-je me mesurer à un dieu ? — En comprenant ce qu’est un dieu. Nous ne parlons pas de la Source de Toutes Choses, mais d’un immortel, d’un homme qui a trouvé un moyen de vivre éternellement, mais qui n’en reste pas moins un homme. Regarde-moi, Cormac. Moi aussi, j’ai été immortel. Je suis né quand le soleil brillait sur l’Atlantide, quand le monde nous appartenait, quand le roi Pendarric a ouvert les portes de l’univers. Mais les océans ont englouti l’Atlantide, et le monde en a été changé à jamais. Sur cette île des Brumes, tu vois les derniers vestiges des pouvoirs de Pendarric, car ici se trouvait l’avant-poste nord de l’empire. Les Pierres Levées étaient des passages pour circuler à l’intérieur du royaume, et au-delà. Nous avons donné naissance à tous les dieux et démons de ce monde. Les loups-garous, les dragons, les buveurs de sang… Tous ont été libérés par Pendarric. Culain soupira et se frotta les yeux. — Je sais que ce fardeau est bien trop lourd pour tes épaules. Mais il faut que tu comprennes au moins une partie de l’histoire dont les hommes ne se souviennent plus, hormis sous forme de légendes. Pendarric a découvert d’autres mondes et, en ouvrant leurs portes, il a lâché sur Terre des êtres très différents des humains. L’Atlantide a été détruite, mais nombre de ses habitants ont survécu. Pendarric a conduit des milliers d’entre nous vers un nouveau royaume : les Feragh. Nous avions des Sipstrassi, les pierres du paradis. Tu as été témoin de leur magie, tu as senti leur pouvoir. Elles nous ont épargné de vieillir, mais ne nous ont pas rendus sages pour autant, et ne nous ont pas empêchés non plus de commencer à nous ennuyer terriblement. L’homme est un chasseur, un animal qui aime la compétition. Sans but à poursuivre, c’est l’apathie, le chaos. Alors un but, l’homme en trouve facilement. Nous sommes nombreux à être revenus, et, avec nos pouvoirs, nous sommes devenus des dieux. Nous avons construit des civilisations qui sont entrées en guerre les unes contre les autres. Nous avons fait en sorte que nos rêves deviennent réalité. Certains d’entre nous ont pris conscience du danger ; d’autres non. Un pouvoir illimité est un terreau où germent facilement les graines de la folie. Les conflits se sont multipliés, sont devenus plus terrifiants. On ne comptait plus les morts. » L’un d’entre nous est devenu Molech, le dieu des Cananéens et des Amorrites. Il exigeait de chaque famille des sacrifices sanglants. Tout premier-né, garçon ou fille, était livré aux flammes. La torture, les mutilations, la mort étaient sa marque de fabrique. Les hurlements déchirants de ses victimes lui semblaient aussi doux que la musique d’une lyre. Pendarric a réuni un conseil des Feragh, et nous nous sommes alliés pour nous opposer à Molech. Ce fut une guerre longue et sanglante, mais nous avons fini par détruire son empire. — Il a quand même survécu, fit remarquer Cormac. — Non. Je l’ai trouvé sur les remparts de Babel, avec sa garde de démons. Je me suis frayé un chemin à coups d’épée pour le rejoindre, et nous nous sommes affrontés au-dessus du champ des damnés. Je n’avais rencontré d’homme aussi habile que lui qu’une seule fois auparavant, mais, à cette époque, j’étais au sommet de ma force, et j’ai tué Molech. Je lui ai tranché la tête et j’ai jeté son corps sur les rochers en contrebas. — Alors comment a-t-il fait pour revenir ? — Je l’ignore. Mais j’ai l’intention de découvrir la vérité, et d’affronter Molech une fois de plus. — Seul ? Culain sourit. — Oui, seul. — Tu n’es plus au sommet de ta force. — Exact. J’ai failli me faire tuer il y a vingt-cinq ans – non, vingt-six. La Sipstrassi m’a remis d’aplomb, mais depuis ce jour je n’ai pas utilisé les pouvoirs de la pierre sur moi-même. Je veux redevenir un homme, vivre ma vie, et mourir comme un mortel. — Dans ce cas, tu ne le vaincras pas. — Ce n’est pas la victoire, l’important, Cormac. La vraie force vient de l’effort. La première fois que tu as couru jusqu’aux pins, tu n’as pas réussi à revenir avant que l’ombre ait dépassé le bâton. As-tu dit : « Eh bien, il n’y a aucun intérêt à recommencer » ? Non. Tu as couru, et tu es devenu plus fort, plus en forme, plus rapide. C’est pareil lorsqu’on est confronté au mal. Ce n’est pas en prenant ses jambes à son cou qu’on se renforce. C’est une question d’équilibre. D’harmonie. — Et comment comptes-tu gagner s’il te tue ? demanda Cormac. — En semant les graines du doute dans son esprit. Je vais peut-être perdre, Cormac, mais de peu. Je lui montrerai son point faible ; ensuite, un homme plus habile pourra le détruire. — On dirait que tu t’apprêtes simplement à partir vers ta mort. — C’est peut-être vrai. Comment vas-tu te débrouiller ici, tout seul ? — Je n’en sais rien, mais je donnerai ma vie pour protéger Anduine. — Ça, je n’en doute pas. Culain plongea la main dans la bourse en cuir pendue à sa hanche et en sortit la chaîne de la Sipstrassi que Cormac avait laissée tomber dans le cercle de pierres. L’adolescent se raidit, les yeux luisants de colère. — Je n’en veux pas, lâcha-t-il. — Cette pierre t’a rendu la vie, dit Culain à voix basse, et, qu'elle que soit ton opinion à mon sujet, sache que ta mère ne s’est jamais remise de ta perte, qui l’a hantée jusqu’à son dernier jour. Tu peux ajouter cela à la haine que tu ressens déjà pour moi. Toutefois, ce cadeau n’est pas le mien : c’est celui de ta mère. Grâce à elle, tu peux protéger Anduine bien plus efficacement qu’avec ta seule épée. — Je ne saurais pas m’en servir. Culain se pencha en avant. — Prends-la et je vais te montrer. — Donne-la à Anduine, et j’y réfléchirai après ton départ, dit Cormac en se levant. — Tu es un homme têtu, Cormac. J’aimerais cependant qu’on se quitte en amis. — Je ne te hais pas, Culain, dit l’adolescent, car tu m’as sauvé d’Agwaine, et tu as combattu les démons pour Anduine. Mais c’est à cause de toi que j’ai mené une vie de souffrance et de douleur. Je suis le fils d’un roi, et j’ai été élevé comme un lépreux. Crois-tu que je devrais te remercier ? — Non, tu es l’incarnation même de ma honte. Toutefois, j’aimais ta mère, et je serais mort pour elle. — Mais tu es toujours là. Un jour, Grysstha m’a dit que les hommes cherchent toujours à justifier leurs défauts, mais tu as le mérite de ne l’avoir jamais fait. Essaie de comprendre, Culain. Je t’admire. Et je suis désolé pour toi. Mais tu es le père de ma solitude, et nous ne pourrons jamais être amis. Culain acquiesça. — Au moins, tu ne me hais pas, et c’est quelque chose que je peux emporter avec moi. (Il tendit la main, et Cormac la saisit.) Reste sur tes gardes, jeune guerrier. Entraîne-toi quotidiennement. Et souviens-toi des trois mystères : la vie, l’harmonie et le courage. — Je n’oublierai pas. Adieu, Révélation. — Adieu, prince Cormac. Chapitre 6 Durant les mois qui suivirent le soulèvement des Trinovantes, la Britannia connut une période de paix fragile. Arpentant les salles de Camulodunum tel un lion en cage, Uther surveillait impatiemment les routes du haut de ses appartements privés, dans la tour nord. Chaque fois qu’un messager arrivait, le roi se précipitait dans la salle principale, descellait brusquement les dépêches et en dévorait le contenu, sans cesse à l’affût d’une insurrection ou d’une invasion. Mais la paix régna tout au long de l’été, puis de l’automne. Les récoltes furent engrangées, et les miliciens renvoyés chez eux auprès de leur famille. Percevant son inquiétude, les hommes se montraient prudents en présence d’Uther. De l’autre côté de la mer Gallique, une terrible armée avait déchiré les royaumes sicambriens de Belgica et de Gaule, détruisant leurs forces et incendiant leurs cités. Le roi ennemi, Wotan, avait été déclaré Antéchrist par l’Évêque de Rome, mais ce n’était pas sans précédent. Une vingtaine de rois barbares avaient déjà été qualifiés ainsi et, par la suite, nombre d’entre eux avaient été admis au sein de l’Église. Rome elle-même envoya cinq légions pour aider les Sicambriens. Elles furent totalement anéanties, et leurs étendards emportés. Toutefois, la chaleur estivale et l’absence de guerre furent appréciées du peuple breton. Les entrepôts gémissaient sous le poids des fruits et des légumes ; les prix du pain et du vin s’effondrèrent. Seuls les marchands se plaignaient, car la guerre avait interrompu l’importation florissante de produits en provenance de la Gaule, et désormais rares étaient les navires marchands qui accostaient à Dubris ou à Noviomagus. Chaque matin, Uther grimpait dans la tour nord, verrouillait la porte en chêne et posait l’Épée de pouvoir dans sa niche creusée dans la roche grise. Ensuite, il s’agenouillait devant l’arme et attendait, concentrant ses pensées. Des rêves et des visions tourbillonnaient dans sa tête. Son esprit s’élevait et traversait le pays, en quête de rassemblements d’hommes armés, allant de Pinnata Castra, au nord, à Dubris, au sud, de Gariannonum, à l’est, à Meriodunum, à l’ouest. Ne trouvant rien, il longeait alors la côte et balayait les vagues grises de son œil dématérialisé, guettant de longs navires et des pillards vikings. Mais les mers restaient désertes. Par une matinée ensoleillée, il essaya de traverser la mer Gallique, mais se retrouva arrêté par une force qu’il ne put ni voir, ni dépasser, pareille à un mur de cristal. Troublé et incertain, il retourna dans sa tour, ouvrit ses yeux de chair et ôta l’épée de la pierre. Il marcha jusqu’aux remparts et sentit sur sa peau la caresse fraîche de la brise d’automne. Pendant un instant, ses craintes retombèrent. Son valet Baldric vint le voir à midi avec du vin, de la viande froide, et une assiette de prunes noires que le roi appréciait tout particulièrement. Uther, qui n’était pas d’humeur à converser, congédia le garçon d’un geste et s’assit à la fenêtre, le regard fixé sur la mer au loin. Il savait que Victorinus et Gwalchmai s’inquiétaient de son état. Lui-même ne pouvait expliquer la peur qui le rongeait. Il se sentait comme un homme qui marche le long d’une allée sombre et qui sait pertinemment, malgré le manque de preuves, qu’un monstre l’attend au prochain tournant. Un monstre sans visage, informe, et pourtant infiniment mortel. Ce n’était pas la première fois au cours de ces dix dernières années qu’Uther regrettait l’absence de Maedhlyn. Le Seigneur Enchanteur aurait apaisé ses craintes ou, au pire, aurait identifié le danger. — Si les regrets étaient des chevaux, les mendiants n’iraient pas à pied, marmonna Uther en repoussant le souvenir du départ de Maedhlyn. Ce jour-là, Uther avait déversé un flot de paroles blessantes, plus brûlantes que l’acide. Il les avait aussitôt regrettées, mais n’avait pas pu les retirer. Une fois prononcées, elles étaient restées en suspens, gravées sur une pierre invisible, marquées au fer rouge sur le cœur de ceux qui les avaient entendues. Et Maedhlyn était parti. Comme Laitha. Comme Culain… Uther se resservit du vin, cherchant à ternir ses souvenirs tout en les embellissant. Gian Avur, « le faon de la forêt », était le surnom que Culain avait donné à Laitha. Un nom qu’Uther n’avait pas eu le droit d’utiliser. Mais il l’avait aimée et, sans elle, il se sentait perdu. — Alors pourquoi l’as-tu poussée dans les bras de ton rival ?, chuchota-t-il. La réponse n’avait rien de logique, ni de raisonnable. Uther savait cependant où elle résidait : en profondeur, dans les tunnels labyrinthiques des émotions obscures. C’était cette nuit-là, dans un autre monde, que les graines de la folie avaient été semées. Quand l’adolescent avait fait l’amour pour la première fois à la jeune fille, et qu'elle en était venue à lui murmurer le nom de Culain au moment où le plaisir d’Uther atteignait son paroxysme. Le contraire du rêve de l’alchimiste : l’or qui se transforme en plomb, la lumière qui plonge dans les ténèbres. Il aurait pu lui pardonner à cette époque, car Culain était mort. Il ne pouvait pas… ne voulait pas être jaloux d’un cadavre. Mais le Seigneur de la Lance était revenu et, dans les yeux de Laitha, Uther avait vu la flamme de l’amour se raviver. Pourtant, il n’avait pas pu renvoyer Culain. Ce geste aurait été synonyme de défaite. Et il n’avait pas pu le tuer non plus : il lui devait tout. Il avait seulement pu espérer que les vœux de mariage que Laitha avait échangés avec le roi seraient assez forts pour qu'elle puisse maîtriser son amour pour le Seigneur de la Lance. Cela avait été le cas, mais n’avait pas suffi. Uther n’avait eu de cesse de mettre les résolutions de sa femme à l’épreuve, la traitant avec une indifférence terrible, la forçant, dans son désespoir, à commettre l’acte qu’il redoutait plus que tout. Le roi des imbéciles ! Uther, le Roi du Sang, le Seigneur sans défaite ! Que cela pouvait-il bien lui faire, qu’aucune armée ne lui résiste, alors qu’il vivait seul dans sa tour glacée ? Pas de fils pour lui succéder, pas d’épouse pour l’aimer. Il se tourna vers le miroir en bronze accroché au mur : sous ses cheveux teints au henné transparaissaient leurs racines grises, et ses yeux étaient fatigués. Il sortit sur les remparts et observa la cour en contrebas. Le Sicambrien Ursus et une jeune femme se promenaient bras dessus, bras dessous. Le roi ne reconnut pas la fille, mais elle lui parut familière. Il sourit. L’armure pour chevaux, trempée et inutilisable par temps de pluie, avait été un échec lamentable, mais Ursus s’était révélé un bon commandant de cavalerie. Les hommes appréciaient ses manières décontractées et sa vivacité d’esprit, sans oublier qu’il faisait preuve de prudence, et savait combien il fallait se montrer patient et prévoyant en matière de stratégie. Le roi remarqua l’aisance avec laquelle Ursus plaça son bras sur les épaules de la jeune femme pour l’attirer dans l’ombre d’un pas de porte, levant le menton de sa compagne pour l’embrasser sur les lèvres. Uther secoua la tête et détourna le regard. Ces temps-ci, il faisait rarement venir des femmes chez lui. Une profonde tristesse l’envahissait après l’amour – une impression de vide et de solitude. Il balaya du regard le paysage vert, les collines ondoyantes, les fermes, les troupeaux de bovins et de moutons. Tout était paisible. Uther lâcha un juron à voix basse. Pendant des années, il avait entretenu ce mythe selon lequel il était la terre, l’âme et le cœur de la Britannia. Seuls ses amis de confiance savaient que c’était l’épée qui lui conférait ce pouvoir. Pourtant, à cet instant, il n’avait pas besoin de la lame mystique pour pressentir qu’une menace sinistre grandissait dans les ténèbres. La tranquillité qui l’entourait était illusoire. Les jours de sang et de feu attendaient de se lever. Serais-tu en train de devenir sénile ? se demanda-t-il. Tu mens depuis si longtemps à propos de ce mythe ! Aurais-tu fini par y croire toi-même ? Une brise froide le caressa ; il frissonna. Quelle était cette menace ? D’où surgirait-elle ? — Mon seigneur ? dit une voix. (Uther fit volte-face et trouva Victorinus dans l’encadrement de la porte.) J’ai frappé, mais il n’y a pas eu de réponse. Désolé si je t’ai fait peur. — Je réfléchissais, répondit le roi. Quelles sont les nouvelles ? — L’Evêque de Rome a accepté un traité avec Wotan et a jugé légitimes ses prétentions sur la Gaule et sur la Belgica. Uther lâcha un petit rire. — Il n’aura pas fait long feu en tant qu’Antéchrist, n’est-ce pas ? Victorinus acquiesça, puis retira son casque en bronze. Ses cheveux blancs le faisaient paraître bien plus vieux que ses cinquante ans. Uther passa devant le Romain pour rejoindre ses appartements et fit signe au général de s’asseoir. — Toujours imberbe, mon ami, remarqua le monarque. Comment vas-tu faire, maintenant que les pierres ponces ne nous arrivent plus ? — J’utiliserai un rasoir, répondit Victorinus, tout sourires. Il ne sied pas à un Romain de ressembler à un barbare qui ne se lave pas. — Voilà une façon bien inconvenante de s’adresser à son roi, rétorqua Uther en se grattant la barbe. — Sire, c’est juste que tu n’as pas la chance d’avoir du sang romain. Je ne peux que te présenter mes sincères condoléances. — L’arrogance de Rome survit même à sa chute, répliqua Uther en souriant. Parle-moi de Wotan. — Les rapports se contredisent, sire. Il a mené quatre batailles importantes en Sicambrie et a écrasé les Mérovingiens. On ne sait pas ce qu’il est advenu du roi. Certains disent qu’il s’est enfui en Italie, d’autres qu’il a trouvé refuge en Hispanie. — Ses tactiques, mon vieux. Utilise-t-il des cavaliers ? la phalange romaine ? ou juste un bataillon supérieur en nombre à ses ennemis ? — Ses armées sont découpées en unités. Il a des guerriers montés, mais il compte principalement sur ses archers et ses hommes munis de haches. Il se bat aussi là où la mêlée est la plus dense, et l’on raconte qu’aucune épée ne peut percer son armure. — Ce n’est pas une bonne chose, pour un général, marmonna le roi. Il devrait rester à l’écart afin de diriger le combat. — Comme toi, mon seigneur ? demanda Victorinus en haussant un sourcil. Uther sourit. — C’est ce que je ferai, un jour, répondit-il. Je m’assiérai sur un tabouret en toile et je vous regarderai, Gwalchmai et toi, pourfendre l’ennemi. — Si seulement, sire ! Mon cœur ne supportera pas longtemps l’angoisse que nous causent tes imprudences. — Wotan a-t-il envoyé des émissaires auprès des autres rois ? s’enquit Uther. — Pas que nous le sachions ; seulement auprès de l’Evêque de Rome et du jeune empereur. Il a juré de ne pas conduire ses armées en Italie. — Alors où compte-t-il les mener ? — Crois-tu qu’il va envahir la Bretagne ? — Je dois en savoir plus à son sujet. D’où vient-il ? Comment a-t-il réussi à faire des Goths et des tribus germaniques et nordiques une armée si disciplinée ? et en si peu de temps ? — Je pourrais le rencontrer en tant qu’ambassadeur, sire. Sa cour se trouve désormais à Martius. Uther acquiesça. — Emmène Ursus : il connaît le pays, les gens, et la langue. Prends aussi un cadeau à offrir. Je vais en préparer un qui soit digne d’un nouveau roi. — Un présent trop beau pourrait être interprété comme un signe de faiblesse, sire, et tu as bel et bien signé un traité avec Mérovée. — Mérovée était un idiot, et son armée, la risée de toute l’Europe. Notre traité ne concernait que le commerce, rien de plus, et il a été établi entre les rois de Sicambrie et de Bretagne. Tu expliqueras à Wotan qu’à mes yeux l’accord reste valable si je reconnais son droit au trône. — N’est-ce pas dangereux, sire ? Tu vas te déclarer favorable au droit par la conquête, qui s’oppose au droit du sang. — Nous vivons dans un monde dangereux, Victorinus. Ursus se réveilla trempé d’une sueur glacée, le cœur battant à tout rompre. Sous les couvertures chaudes, la fille à côté de lui dormait, le souffle régulier. Le prince se glissa hors du lit et marcha jusqu’à la fenêtre. Il écarta les tentures de velours et se laissa rafraîchir par la brise. Le rêve lui avait paru si réel ! Il avait vu son frère poursuivi dans les rues de Martius puis traîné dans une salle immense. Là, Ursus avait regardé un grand guerrier à la barbe blonde découper le cœur de son frère encore vivant. Il s’approcha de la table et remarqua qu’il restait un peu de vin dans la jarre. Il en versa dans un gobelet d’argile qu’il vida d’un trait. Ce n’était qu’un rêve, se dit-il. Il se faisait trop de souci concernant l’invasion de la Gaule. Un éclair de vive lumière le frappa derrière les yeux et une douleur ardente lui envahit la tête. Aveuglé et effrayé, il poussa un cri et tituba, renversant la table. — Que se passe-t-il ? hurla la fille. Doux Jésus ! tu es malade ? La voix de sa compagne faiblit, semblant lui parvenir de loin ; un rugissement lui emplit les oreilles. Il recouvra alors la vue et fut de nouveau devant le guerrier à la barbe blonde, qui se tenait cette fois debout dans un profond fossé circulaire. D’autres guerriers l’entouraient, tous coiffés de casques à cornes et munis d’énormes haches. Au-dessus d’eux, une porte s’ouvrit, et deux hommes traînèrent un prisonnier nu jusqu’à une volée de marches en bois, et l’obligèrent à descendre dans le fossé. Horrifié, Ursus vit qu’il s’agissait de Mérovée, le roi de Sicambrie. Il avait la barbe en bataille et ses cheveux crasseux étaient maculés de boue. Son corps mince portait les marques de cruels sévices : des traces de coups de fouet s’entrecroisaient sur sa peau. — Content de te voir, frère roi ! lança le grand guerrier en saisissant le prisonnier par la barbe et en le tirant pour le mettre debout. Tu vas bien ? — Je te maudis, Wotan. Puisses-tu brûler dans les flammes de l’enfer ! — Imbécile ! C’est moi, l’enfer, et je suis celui qui fait naître les flammes. Mérovée fut traîné jusqu’à un pieu graissé, et hissé en hauteur. Ursus détourna les yeux de ce spectacle mais fut forcé d’entendre les bruits affreux de l’empalement sauvage du monarque. L’éclair de lumière jaillit une fois de plus. A présent, la scène qu’il observait se déroulait dans une grande salle construite en bois. Des guerriers encerclaient une foule, leurs lances pointées sur des hommes, des femmes et des enfants qui se tenaient debout, muets de terreur. Ursus reconnut de nombreux visages : des cousins, des oncles, des tantes, des neveux. La plupart des nobles mérovingiens étaient rassemblés ici. Les guerriers en cotte de mailles commencèrent à jeter des baquets d’eau sur les prisonniers, huant et riant tandis que le liquide jaillissait à grand renfort d’éclaboussures. Une menace terrible planait sur ce spectacle pourtant ridicule. Wotan à la barbe blonde s’avança à nouveau. Cette fois, il tenait une torche. Les captifs se mirent à hurler de terreur pendant que Wotan s’esclaffait et lançait la torche dans la masse. Le feu se répandit sur le groupe… et soudain, Ursus comprit. Les gens n’avaient pas été aspergés d’eau, mais d’huile. Les lanciers se retirèrent rapidement. Des hommes en feu, véritables torches humaines, se mirent à courir, propageant ainsi les flammes. Les murs s’embrasèrent, et une fumée noire recouvrit la scène… Ursus hurla et, secoué de sanglots pitoyables, tomba dans les bras de la fille. — Mon Dieu ! dit-elle en lui caressant le front. Qu’est-ce qu’il y a ? Il fut incapable de répondre. Il n’y avait pas de mots, juste de la souffrance. Deux officiers venant des pièces attenantes entrèrent et portèrent Ursus sur le grand lit. D’autres hommes s’attroupèrent dans le couloir en pierre. On appela le chirurgien. La fille s’empressa de rassembler ses vêtements, puis s’habilla avant de s’éclipser. — Que lui est-il arrivé ? demanda Plutarchus, un jeune officier de cavalerie avec qui Ursus s’était lié d’amitié au cours de l’été. Je ne vois aucune blessure. Son compagnon, Decimus Agrippa, était un mince guerrier, fort de dix années d’expérience. Il se contenta de hausser les épaules, et observa les yeux vides et grands ouverts d’Ursus. Il lui ferma les paupières d’un geste doux. — Il est mort ? murmura Plutarchus. — Non. Je crois qu’il fait une crise. Autrefois, j’ai connu un homme qui se raidissait d’un coup et était pris de tremblements avec ce genre d’attaque. Il paraît que le grand Julius souffrait aussi de ce mal. — Alors il va se remettre ? Agrippa hocha la tête, puis se tourna vers les badauds massés dans le couloir. — Retournez vous coucher, leur ordonna-t-il. Le spectacle est terminé. Les deux hommes tirèrent le drap en lin et les douces couvertures en laine sur Ursus. — C’est vrai qu’il aime le confort, dit Agrippa en souriant, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Et ce qui le rend presque beau, pensa Plutarchus. Agrippa était taillé pour commander. C’était un guerrier froid, distant. L’habileté et la prudence dont il faisait preuve incitaient les hommes à vouloir rejoindre sa troupe. Dans les grandes batailles, il avait moins de pertes que ses collègues officiers, bien moins vigilants. Il atteignait pourtant invariablement ses objectifs. Au sein de la cohors equitata, il était surnommé « le Poignard de la Nuit », ou plus simplement « le Poignard ». Plutarchus était son second décurion, un jeune homme tout juste débarqué d’Eboracum et qui devait encore faire ses preuves sur le champ de bataille. Le chirurgien arriva, prit le pouls d’Ursus, vérifia sa respiration, puis essaya de le réveiller. Il rompit le sceau de cire d’une fiole pleine d’onguent, qui dégagea aussitôt une odeur abominable. Il la tint sous le nez de l’homme inconscient. Ursus ne réagit pas, alors que Plutarchus avait un haut-le-cœur et était contraint de s’éloigner. — Il est en profond état de choc, déclara le chirurgien. Que s’est-il passé, ici ? Agrippa haussa les épaules. — Je dormais dans la pièce voisine quand j’ai entendu un homme, puis une femme crier. Je suis entré avec le jeune Pluta et j’ai trouvé le Sicambrien à terre, et la femme hystérique. Je pensais que c’était une attaque. — J’en doute, répondit le chirurgien. Il n’a pas de convulsions, et son rythme cardiaque est lent, mais régulier. Toi ! lança-t-il à l’intention de Plutarchus. Apporte une lanterne près du lit. Le jeune officier obéit, et le chirurgien souleva la paupière droite du prince. La pupille, complètement contractée, n’était pas plus grosse qu’une tête d’épingle noire nageant dans le bleu de l’iris. — Tu connais bien cet homme ? — A peine, en fait, répondit Agrippa, mais Pluta a passé pas mal de temps en sa compagnie. — C’est un mystique ? — Non, je ne crois pas messire, répondit Plutarchus. Il n’en a jamais parlé. Un jour, il m’a effectivement raconté que la Maison de Mérovée était réputée pour ses connaissances en magie, mais il a dit ça avec un sourire, et j’ai cru qu’il plaisantait. — Donc, dit le chirurgien, pas de propos tenus dans une langue étrange, pas de divination, pas de lecture de présages ? — Non, messire. — Curieux. Et où est la femme ? — Elle est partie, dit Agrippa. A mon avis, elle ne souhaitait pas être exposée aux regards. — Les catins devraient s’y habituer, lâcha le chirurgien d’un ton sec. Très bien : nous allons le laisser se reposer cette nuit. Demain matin, j’enverrai ma fille lui porter une potion. Il passera une bonne partie de la journée à dormir. — Merci, chirurgien, dit Agrippa avec solennité, conscient du sourire qui s’étalait sur le visage de Plutarchus. Dès que le médecin fut parti, le jeune homme commença à pouffer. — Tu veux bien me dire ce qui te fait rire ? demanda Agrippa. — Il a traité sa propre fille de catin. Tu ne trouves pas ça drôle ? La moitié des officiers ont essayé de l’attirer dans leur lit, et l’autre moitié ne rêve que de ça. Et elle était là, nue comme un ver avec le Sicambrien ! — Ça ne me fait pas rire, Pluta. Le Sicambrien a les mœurs d’un rat d’égout, et la dame mérite mieux que ça. Ne parle d’elle à personne. — Mais les autres dans le couloir l’ont vue. — Ils ne diront rien non plus. Compris ? — Bien entendu. — Bon. Maintenant, laissons notre bélier en rut se reposer. Pendant tout cet échange, malgré sa paralysie, Ursus avait été conscient. Après leur départ, il resta allongé, incapable de percevoir la douceur des draps sur son corps. Il ne cessait de se rejouer en esprit les scènes de mort dont il avait été témoin. Il vit le cœur de Balan arraché de sa poitrine et entendit ses cris déchirants. Il regarda, impuissant, la lumière de la vie s’éteindre dans les yeux de son frère. Pauvre Balan ! Petit frère chéri ! Un jour, il avait pleuré parce qu’il avait trouvé un faon qui s’était cassé une patte. Ursus avait mis fin aux souffrances de l’animal, mais Balan était resté inconsolable pendant des jours. Il aurait dû entrer dans les ordres, mais Ursus, usant de son autorité de grand frère affectueux, l’avait convaincu de se joindre à lui dans sa quête de richesses. Au palais de leur père, à Tingis, les deux garçons avaient pris l’habitude de vivre dans le luxe, mais à la mort du vieil homme l’étendue de ses dettes fut dévoilée. Ursus n’était pas préparé à mener une vie de quasi-pauvreté. Les frères s’étaient servis des dernières possessions de la famille pour s’assurer un passage en Sicambrie afin, une fois là-bas, de se présenter aux membres influents de leur famille. Le roi Mérovée leur avait octroyé une petite ferme non loin de Martius, où la cour résidait, mais les revenus étaient maigres. Balan, lui, avait été au comble du bonheur. Il se promenait dans les montagnes, se baignait dans les ruisseaux argentés, écrivait des poèmes, faisait des esquisses d’arbres et de paysages. Mais cette vie ne convenait pas à Ursus, qui souffrait du manque de femmes et de la pénurie de grands lits tendus de soie. Balan aurait pourtant été heureux au monastère de Révélation, à Tingis. Il aurait dormi sur un lit de camp, aurait étudié les mystères. Désormais, il était mort, victime d’un roi démoniaque et de la cupidité de son frère. Vers l’aube, Ursus commença à sentir des picotements sur sa peau. Il parvint enfin à ouvrir les yeux. Il resta un long moment à contempler les poutres du plafond. Les larmes affluaient, les souvenirs lui brûlaient l’âme, la remodelant jusqu’à ce que la chaleur de la souffrance disparaisse et soit remplacée par une haine glacée. « Le Sicambrien a les mœurs d’un rat d’égout. La dame mérite mieux que ça. » Balan aussi méritait mieux de la part de son frère. Il recouvra l’usage de ses bras et de ses épaules. Repoussant le linge de lit, il se força à s’asseoir et se massa les jambes jusqu’à ce que le sang circule de nouveau. Il se sentait faible, instable, et habité d’une tristesse proche du désespoir. La porte s’ouvrit et Portia entra avec un plateau en bois sur lequel étaient posés un bol d’eau fraîche, une petite miche de pain plat, du fromage, et une minuscule fiole en cuivre fermée par un bouchon de cire. — Tu vas mieux ? demanda-t-elle en posant le plateau sur le coffre près du mur, avant de refermer la porte. — Oui et non, répondit-il. Elle s’assit à côté de lui et enlaça Ursus, collant son corps mince contre le sien. Il sentit le parfum suave qui émanait de la chevelure auburn de Portia, et le doux contact de ses seins contre sa poitrine. Il lui leva le menton et l’embrassa tendrement. — Tu es sûr que ça va ? Père t’envoie un somnifère. Il dit qu’il faut que tu te reposes. — Je suis désolé de t’avoir mise dans l’embarras, la nuit dernière. Ça dû être dur, pour toi. Pardonne-moi. — Il n’y a rien à pardonner. Nous nous aimons. A ces mots, Ursus tressaillit, puis s’obligea à sourire. — « Aimer » peut avoir différents sens selon les gens. D’après Agrippa, j’ai « les mœurs d’un rat d’égout », et il a tout à fait raison. Il pense que tu mérites mieux. Là non plus, il n’a pas tort. Je suis désolé, Portia. — Tu n’as pas à être désolé. Tu ne m’as fait aucun mal… loin de là, dit-elle en se raidissant. Elle était en train de comprendre qu’il venait de la rejeter. Toutefois, étant romaine et du genre fier, elle refusait de montrer sa souffrance. — Tu as de la nourriture, là-bas. Tu devrais manger, poursuivit-elle. — Il faut que je voie le roi. — Tu devrais d’abord t’habiller. Et te laver. (Elle se dégagea de son étreinte et retourna vers la porte.) Tu es vraiment un idiot, Ursus, dit-elle. Le battant se referma derrière elle. Le prince fit une toilette rapide, puis se vêtit d’une chemise, d’une tunique, de jambières noires et d’une cape gris perle. Ses bottes de cavalier étaient elles aussi teintes en gris, et ornées d’anneaux d’argent. Cette tenue aurait coûté une année de solde à un commandant de cavalerie britannique. Pourtant, pour la première fois, Ursus n’éprouva aucune satisfaction lorsqu’il se regarda dans le miroir de bronze en pied. Malgré le caractère urgent des messages du jeune homme, le roi refusa de le recevoir au cours de la matinée, et le prince fut contraint de se promener dans Camulodunum jusqu’à l’heure de son rendez-vous. Il prit son petit déjeuner dans le jardin d’une auberge, puis se rendit rue des Armuriers, où il acheta une nouvelle épée dont la lame était légèrement courbe, comme celles des Berbères. Ces épées étaient de plus en plus en vogue au sein de la cavalerie d’Uther, à cause de ce qu’on pouvait en faire lorsqu’on était à cheval. Plus tranchante que le glaive traditionnel, la lame incurvée était aussi plus longue, ce qui permettait à celui qui la maniait d’augmenter sa portée et de faire plus de morts. La cloche de l’église sonna 4 heures de l’après-midi. Ursus se hâta vers la tour nord, où l’écuyer et valet d’Uther, Baldric, lui demanda de patienter dans la longue pièce située sous les appartements royaux. Ursus, frustré, resta assis là une heure de plus avant d’être présenté au roi. Les cheveux récemment teints et la barbe peignée, Uther était assis dans la lumière du soleil déclinant. Il dominait les champs et les prés qui s’étendaient au-delà des fortifications de la cité. Ursus s’inclina. — Tu as dit que c’était urgent, dit le roi en lui indiquant une place sur les remparts. — En effet, mon seigneur. — J’ai entendu parler de ta crise. Tu te sens bien ? — Bien dans mon corps, mais pas dans mon cœur. Ursus lui exposa succinctement les visions qu’il avait eues et les mises à mort écœurantes dont il avait été témoin. Uther ne dit rien, mais ses yeux gris devinrent sombres et distants. Quand le jeune homme eut terminé son histoire, le roi s’adossa et fixa son regard sur la campagne. — Ce n’était pas un rêve, sire, dit Ursus à voix basse, se méprenant sur le silence de son interlocuteur. — Je sais, mon garçon. Je sais. (Uther se leva, arpenta les remparts, puis finit par se tourner vers le prince.) Quelle est ton opinion sur Wotan ? — Je le hais, sire, comme je n’ai jamais haï aucun homme de toute ma vie. — Et que penses-tu de toi-même ? — De moi-même ? Je ne comprends pas. — Je crois que si. Ursus détourna la tête, puis regarda de nouveau le roi. — Je ne ressens plus aucun plaisir à me voir dans le miroir, dit-il, et je ne tire plus de gloire de mon passé. Uther hocha la tête. — Et pourquoi viens-tu me voir ? — Pour vous demander la permission de rentrer chez moi et de tuer cet usurpateur. — Non, je ne te l’accorde pas. Ursus se leva. Son visage s’assombrit. — C’est le sang qui réclame vengeance, sire. Je ne peux pas la lui refuser. — Tu le dois, répondit le roi d’une voix douce, presque triste. Je vais t’envoyer à Martius, mais tu voyageras avec Victorinus et un groupe de guerriers en tant qu’ambassadeur auprès du nouveau roi. — Doux Mithra ! Lui faire face sans pouvoir le tuer ? M’incliner et ramper aux pieds de cet animal ignoble ? — Ecoute-moi ! Je ne suis pas un fermier qui a sa famille et sa maigre culture d’orge pour seules responsabilités. Je suis roi. J’ai un pays, un peuple à protéger. Tu crois que ce Wotan se contentera de la Gaule et de la Belgica ? Non. Je sens sa présence maléfique, je sens ses yeux froids parcourir mes terres. Le destin veut que nous nous affrontions sur un champ de bataille ensanglanté, et, si je désire l’emporter, j’ai besoin d’informations sur ses hommes, ses méthodes, ses points faibles. Tu comprends ? — Alors envoyez quelqu’un d’autre, sire, par pitié. — Non. Harnache ta haine et tiens-en fermement les rênes. Elle survivra. — Mais si je le tuais tout bonnement, il cesserait d’être une menace ! — Si c’était si simple, je te souhaiterais bonne chance. Mais ce n’est pas le cas. Cet homme a recours à la sorcellerie. Il sera protégé par des hommes et des démons. Crois-moi ! Si tu échouais, ils découvriraient d’où tu viens et pourraient déclarer la guerre à la Bretagne en toute légitimité. Je ne suis pas prêt à les affronter. — Très bien, sire. Vos désirs sont des ordres. — Alors jure-le sur l’âme de ton frère. — Inutile de… — Fais-le ! Ils se regardèrent dans les yeux. Ursus se sut vaincu. — Je le jure. — Bien. Maintenant, il faut qu’on te trouve un nouveau nom, et un nouveau visage. Wotan a massacré la Maison de Mérovée et, si on te reconnaît, tu es un homme mort. Tu rejoindras Victorinus à Dubris. Tu seras Galead, un chevalier d’Uther. Suis-moi. Le roi conduisit Ursus dans ses appartements et sortit l’Épée de pouvoir de son fourreau. Il posa la lame sur l’épaule du prince et ses yeux s’étrécirent sous la concentration. Ursus sentit des picotements lui parcourir le visage et le cuir chevelu, et ses dents devinrent douloureuses. Le roi retira l’épée et mena le guerrier devant le miroir ovale accroché au mur. — Je te présente la nouvelle recrue des chevaliers d’Uther, dit-il avec un grand sourire. Dans le miroir, Ursus dévisagea l’inconnu aux cheveux blonds et courts et aux yeux d’un bleu estival. — Galead, souffla le nouveau chevalier. Qu’il en soit ainsi ! Chapitre 7 L’hiver était rigoureux en Calédonie. Des congères bloquaient les pistes ; la glace pénétrait dans les interstices des murs en rondins de la cabane. Les arbres alentour, squelettiques, étaient dépouillés de leurs feuilles. Le vent hurlait derrière les fenêtres scellées. Allongé sur le lit étroit, Anduine blottie à ses côtés, Cormac se sentait bien. La porte vibrait dans son embrasure, et le feu flambait intensément. Des ombres vacillantes dansaient sur le mur opposé. Cormac roula sur le côté et fit doucement glisser sa main sur la hanche ronde d’Anduine. Celle-ci leva la tête et lui embrassa la poitrine. Soudain, elle se figea. — Que se passe-t-il ? demanda-t-il. — Il y a quelqu’un dans la montagne, chuchota-t-elle. Quelqu’un en danger. — Tu as entendu quelque chose ? — Je sens leur peur. — « Leur » ? — Deux personnes, un homme et une femme. Le chemin est bloqué. Il faut que tu les rejoignes, Cormac, sans quoi ils mourront. Il s’assit et frissonna. Malgré la chaleur et la clarté qui régnaient dans la pièce, il percevait des courants d’air froids qui lui laissaient deviner l’horreur qui l’attendait dehors. — Où sont-ils ? — Au-delà du bosquet de pins, de l’autre côté du col. Ils sont sur la crête qui mène à la mer. — Ce n’est pas notre problème, dit-il en sachant pourtant qu’il ne servait à rien de discuter. En plus, je pourrais moi-même y laisser la vie ! — Tu es fort, et tu connais les environs. S’il te plaît, va les aider ! Il se leva et enfila une grosse chemise en laine, des jambières en cuir, une veste en peau de mouton et des bottes. La veste avait une capuche bordée de laine ; il la releva sur ses cheveux roux et la noua solidement sous son menton. — Le prix à payer pour ton amour est élevé, ma dame, déclara-t-il. — Tu trouves ? s’enquit-elle en s’asseyant. Ses longs cheveux noirs tombèrent en cascade sur ses épaules. — Non, avoua-t-il. Ne laisse pas le feu s’éteindre. J’essaierai d’être de retour à l’aube. Il jeta un coup d’œil à son épée qui gisait à côté de l’âtre et se demanda s’il devait la prendre, mais elle ne ferait que l’encombrer. A la place, il glissa un couteau de chasse à longue lame dans sa ceinture, sortit dans le blizzard, et tira péniblement sur la porte pour la refermer. Depuis le départ de Culain, trois mois auparavant, Cormac avait continué à s’entraîner en allongeant la durée de ses parcours, en maniant la hache et la scie afin de se faire les muscles et de constituer un stock de bois pour l’hiver. A présent, le tas de bois mesurait près de deux mètres de haut et courait sur toute la longueur de la cabane, ce qui contribuait à isoler le mur nord. Cormac était mince et puissant, avec des épaules larges et des hanches étroites. Il se mit en route pour les pics montagneux à une allure tranquille, utilisant un bâton d’un mètre quatre-vingts pour tester la neige sous ses pieds. Se dépêcher signifierait transpirer. Or, par ces températures, la sueur formerait une couche de glace sur sa peau, sous ses vêtements, et le tuerait aussi rapidement que s’il s’était promené nu. Les sentiers les plus directs sur le versant nord étant bloqués par des congères, Cormac se vit obligé de trouver un chemin plus sinueux jusqu’aux pins et longea la crête au sud à travers les bois et les ruisseaux et mares gelés. D’énormes loups gris rôdaient dans les montagnes, mais ils ne s’approchèrent pas de l’homme, qui poursuivait sa route à un rythme lent et régulier. Il continua ainsi pendant deux heures, s’arrêtant souvent pour se reposer, économisant ses forces, jusqu’à ce qu’enfin il passe sous les pins et entame la longue et dangereuse traversée de la crête, au-dessus du col. A cet endroit, la piste ne faisait qu’un mètre cinquante de large, en plus d’être inclinée, verglacée et enneigée. Un faux pas ou une seconde d’inattention, et il tomberait à pic de la crête pour aller s’écraser sur les rochers en contrebas. Il s’arrêta dans un creux peu profond, à l’abri du vent, et se frictionna le visage, obligeant son sang à circuler. Son menton et ses joues étaient couverts d’un fin duvet brun-roux qui deviendrait bientôt une barbe, mais il avait l’impression que le vent lui pinçait le nez et lui tirait la peau autour des yeux. Le blizzard faisait rage autour de lui. Il ne voyait pas à plus d’un mètre. Ses chances de retrouver les étrangers s’amenuisaient chaque seconde. Il jura bruyamment et sortit dans le vent pour poursuivre sa route le long de la crête. La voix d’Anduine lui parvint : Un peu plus loin, sur la gauche, murmura-t-elle dans les profondeurs de son esprit, il y a une petite caverne. C’est là qu’ils sont. Il s’était habitué aux pouvoirs de la jeune fille. Depuis le jour où il lui avait fait cadeau, bien que brièvement, de sa vue, les dons mystiques d’Anduine s’étaient accrus. Elle avait commencé à rêver en couleurs d’images vives et splendides et, souvent, il l’autorisait à utiliser ses yeux pour observer quelque nouvelle source d’émerveillement : des cygnes en vol, un cerf en pleine course, un loup en chasse, un ciel déchiré par la tempête. Il poursuivit son chemin et finit par trouver la caverne. Il aperçut un homme recroquevillé contre la paroi du fond, et une jeune femme agenouillée à côté de lui. L’homme le vit le premier et le montra du doigt : la femme se retourna en brandissant un couteau. — Range-moi ça, dit Cormac. Il entra dans la grotte et baissa les yeux sur l’homme. Celui-ci était assis dos à la paroi, sa jambe droite tendue devant lui. Sa botte pliée formait un angle impossible. Cormac jeta un coup d’œil autour de lui. Ce refuge était inadapté : il n’y avait pas de bois pour faire du feu et, même s’il parvenait à en allumer un, le vent cinglant le réduirait rapidement en tas de cendres. — Il ne faut pas rester ici, dit-il. — Je ne peux pas marcher, répondit l’homme en mangeant ses mots. Des cristaux de glace s’étaient formés dans sa barbe brune et, par endroits, sa peau était marbrée de bleu. Cormac hocha la tête. Il tendit le bras, prit la main de l’homme et le tira pour le mettre debout. Il baissa ensuite la tête pour laisser l’étranger s’abattre sur ses épaules avant de le soulever. Cormac grogna sous le poids de l’inconnu et se tourna lentement. — Suis-moi, dit-il à la fille. — Il va mourir, si on sort, protesta-t-elle. — Il va mourir, si on reste, rétorqua Cormac. Il atteignit péniblement la crête et reprit sa longue marche vers la cabane, avec son fardeau presque insupportable, les muscles de son cou se tendant sous le poids du blessé. Toutefois, le blizzard commençait à s’apaiser, et la température augmenta légèrement. Au bout d’une heure, l’adolescent se mit à suer abondamment. La peur le gagna. Il sentait la glace se former, la léthargie tant redoutée s’installer. Inspirant une grande bouffée d’air, il appela la jeune femme : — Marche donc à côté de moi. (Elle obéit.) Maintenant, parle-moi. — Je suis trop fatiguée… J’ai trop froid. — Parle, bon sang ! D’où venez-vous ? Il continua à avancer en chancelant. — Nous étions à Pinnata Castra, mais nous avons dû partir. Mon père s’est cassé la jambe en tombant. Nous… Nous… Elle trébucha. — Debout, bordel ! Tu veux que je crève, ou quoi ? — Espèce de salaud ! — Ne t’arrête pas de parler. Comment tu t’appelles ? — Rhiannon. — Jette un coup d’œil à ton père. Il vit toujours ? Cormac espérait que non. Il mourait d’envie de se débarrasser de son fardeau. Ses jambes le brûlaient. Son dos lui faisait souffrir le martyre. — Je suis vivant, murmura l’homme. Cormac jura sauvagement et se força à poursuivre son chemin. Après deux heures de torture, ils atteignirent les pins, puis amorcèrent la longue descente jusqu’aux bois. Le blizzard retrouva un second souffle et la neige tourbillonna autour d’eux, mais, une fois qu’ils furent entre les arbres, le vent tomba. Cormac arriva à la cabane juste au moment où l’aube éclairait le ciel. Il laissa tomber son fardeau sur le lit de camp, qui craqua sous le poids du blessé. — La fille, dit Anduine. Elle n’est pas avec toi. Trop épuisé pour jurer, Cormac sortit de la cabane en chancelant et retourna dans la tempête. Il trouva Rhiannon à quatre pattes, en train de franchir une congère et de s’éloigner dans la direction opposée à la cabane. Lorsqu’il la souleva, elle se débattit mollement, puis sa tête s’affaissa sur l’épaule du jeune homme. Une fois rentré, il allongea la fille devant le feu et lui frictionna les bras et le visage pour la réchauffer. — Déshabille-la, lui ordonna Anduine. Comme de ses doigts gourds Cormac essayait maladroitement de défaire les lacets de cuir, elle lui vint en aide. A son tour, il retira ses vêtements et s’assit devant la flambée, enveloppé d’une couverture chaude, les yeux rivés sur les flammes. — Pousse-toi, dit Anduine. Tu lui bloques la chaleur. Cormac se tourna et aperçut la fille nue. Elle était blonde et mince. Elle avait un visage ovale et une mâchoire trop carrée pour être féminine. — Aide-moi, reprit Anduine. Ensemble, ils rapprochèrent Rhiannon du feu. Anduine retira la couverture chaude des épaules de Cormac et la posa sur la convalescente. — Maintenant, allons voir le père. — Tu vois un inconvénient à ce que je m’habille d’abord ? Anduine sourit. — Tu as été très courageux, mon amour. Je suis si fière de toi ! — Tu me rediras ça demain. Anduine gagna le lit et ôta la couverture de la jambe blessée. Elle était enflée et violette en dessous du genou. Une fois Cormac rhabillé, Anduine lui demanda de plier le membre pour le remettre en place. L’homme grogna sans se réveiller. Tandis que Cormac tenait la jambe, Anduine plaça les mains de chaque côté de la fracture, le visage profondément concentré. Au bout de quelques minutes, elle fut prise de tremblements et sa tête s’affaissa en avant. Cormac lâcha la jambe et s’empressa d’aller soutenir son amie. — La fracture était irrégulière et éclatée, dit-elle. Ça été très dur de la forcer à se ressouder. Je crois qu'elle est en train de guérir, maintenant, mais tu vas devoir lui faire des attelles pour la soutenir. — Tu as l’air épuisée. Retourne te coucher, je vais m’occuper d’eux. Elle sourit. — Et toi, j’imagine que tu es de nouveau au sommet de ta forme ? — Des assassins ! hurla soudain la fille en s’asseyant toute droite, près du feu. Lentement, son regard redevint fixe et elle éclata en sanglots. Anduine s’agenouilla à ses côtés et la tint contre elle, lui caressant les cheveux. — Tu es à l’abri, ici, je te le promets. — Personne n’est « à l’abri », dit-elle. Personne ! Le vent hurla derrière la porte, qui vibrait sur ses gonds de cuir. — Ils nous trouveront, reprit Rhiannon d’une voix de plus en plus forte. Anduine leva la main et la posa délicatement sur le front de la fille. — Dors, murmura-t-elle. Rhiannon s’effondra de nouveau sur le plancher. — Qui donc les pourchasse ? demanda Cormac. — Ses pensées étaient désordonnées. J’ai vu des hommes en tunique noire, armés de longs couteaux. Son père en a tué deux, et ils ont pu s’enfuir. Nous lui parlerons quand elle se réveillera. — Nous n’aurions pas dû les amener ici. — Il le fallait. Ils avaient besoin d’aide. — Peut-être bien. Mais c’est de toi que je me soucie, pas d'eux. — Si c’est vraiment ton ressenti, pourquoi ne pas avoir lâché ton fardeau dans la haute montagne, quand tu croyais que tu allais mourir ? Cormac haussa les épaules. — Je ne peux pas te répondre. Mais crois-moi, si j’avais su qu’ils représentaient un danger pour toi, je n’aurais pas hésité à leur trancher la gorge à tous les deux. — Je sais, dit-elle avec tristesse. C’est une facette de ta personnalité à laquelle j’essaie de ne pas trop penser. Elle retourna au lit et ne parla plus des inconnus. Cormac s’assit près du feu. Il se sentait triste et avait le cœur lourd. L’arrivée de ce père et de sa fille avait jeté une ombre sur la montagne. La laideur d’un monde violent était de retour, et, avec elle, la peur qu’Anduine lui soit enlevée. Il ramassa son épée et, avec de grands gestes, commença à en affûter la lame avec sa pierre à aiguiser. Anduine dormit plus tard que d’habitude, et Cormac ne la réveilla pas quand il quitta délicatement le lit. Le feu n’était plus qu’un tas de braises rougeoyantes auquel il ajouta de l’amadou jusqu’à ce que les flammes renaissent. Il alimenta la flambée avec des bâtons plus gros, et la chaleur se répandit dans la pièce. Il s’agenouilla alors à côté de la fille blonde : elle avait repris des couleurs, sa respiration était régulière. Son père ronflait doucement. Cormac se rendit à son chevet et contempla le visage de l’homme. Ses traits dégageaient une certaine fermeté, et étaient presque carrés à cause de sa barbe noire qui luisait comme si on l’avait huilée. Son nez avait été aplati et tordu à la suite d’une violente fracture qu’il avait subie par le passé. Il avait des cicatrices autour des yeux et sur le front. A son bras droit également, qui dépassait des couvertures, et où elles étaient très nombreuses et entrecroisées. Le ronflement cessa et l’homme ouvrit les yeux. Quand son regard se posa sur Cormac, le jeune homme n’y décela aucune trace de somnolence. — Comment te sens-tu ? demanda l’adolescent. — Vivant, répondit l’homme en se hissant sur ses bras musclés pour s’asseoir. Il rejeta les couvertures et observa sa jambe. Cormac l’avait entourée d’une attelle grossière. — Tu dois être un excellent chirurgien. Je ne ressens aucune douleur. C’est comme si je n’avais jamais eu de fracture. — Ne t’y fie pas trop quand même, dit Cormac. Je te fabriquerai une canne. L’homme tourna la tête pour regarder sa fille près du feu. Content de voir qu’elle dormait, il parut se détendre et, dans un sourire, dévoila ses incisives cassées. — Nous vous sommes très reconnaissants, elle et moi. (Il remonta les couvertures sur son corps nu.) Maintenant, je vais dormir encore un peu. — Qui vous pourchassait ? — C’est pas tes oignons, répondit-il dans un murmure. Il adoucit ses paroles avec un sourire gauche. Cormac haussa les épaules et s’éloigna. Il enfila à la hâte une tunique en laine, des jambières et des bottes en peau de mouton, puis sortit. Des stalactites gouttaient du toit en surplomb, et les nuages gris ardoise se déchiraient, laissant paraître des bandes de ciel bleu. Il mania la hache pendant une heure, fendant du bois pour la réserve. Lorsqu’il rentra, il fut accueilli par des odeurs de bacon frit. L’homme était habillé et attablé, la fille à ses côtés, enveloppée d’une couverture. Anduine coupait de la viande d’un geste délicat, sa cécité ne faisant aucun doute : elle avait la tête penchée et semblait contempler le mur du fond. Elle sourit en entendant Cormac entrer. — Il fait beau ? — Il va faire beau, oui, dit-il en percevant un changement dans l’atmosphère. Le visage fixe, les yeux rivés sur Anduine, l’homme était perdu dans ses pensées. Cormac s’attabla à son tour, et ils petit-déjeunèrent en silence. — Que comptes-tu faire, maintenant, Oleg Mainmarteau ? demanda Anduine, une fois le repas terminé. — Comment connais-tu mon nom, ma dame ? — Comment connais-tu le mien ? répliqua-t-elle. Oleg s’adossa à la chaise. — Partout dans le monde, les hommes cherchent à avoir des nouvelles de Dame Anduine, « la Donneuse de Vie ». Certains disent que Wotan l’a enlevée, d’autres qu'elle est morte. J’ai rencontré un homme qui était dans les parages quand son père s’est fait tuer. Il a dit qu’un homme habillé en moine et qui maniait pourtant deux épées s’était taillé un chemin parmi les assassins pour sauver la princesse. Cet homme, c’était toi ? demanda-t-il en tournant la tête vers Cormac. — Non. Et je le regrette ! Oleg fit de nouveau face à Anduine. — Wotan offre une récompense de mille pièces d’or à qui le renseignera sur l’endroit où tu te trouves. Vous imaginez ? Mille pièces d’or ! Et personne n’a rien dit. Pas le moindre signe. — Jusqu’à maintenant, dit Anduine. — Oui, admit-il. Mais nous ne te trahirons pas, ma dame, même pour cent fois ce montant. — Je sais. Ce n’est pas dans ta nature, Oleg. (Anduine se pencha et tendit la main à la fille, qui recula.) Prends-moi la main, Rhiannon. — Non, souffla la fille. — Fais ce qu’on te demande, lui ordonna Oleg. — C’est un démon ! — Foutaises ! rugit Oleg. Anduine retira sa main et se cala sur sa chaise. — Ça ne fait rien. Nous avons tous nos craintes. Vos agresseurs vous suivaient-ils de près ? — Nous les avons semés dans les montagnes, répondit Oleg, mais ils n’abandonneront pas les recherches. — Ils veulent Rhiannon, dit Anduine. Car elle aussi a un don. — Comment le sais-tu ? demanda Oleg, le regard apeuré. — Elle m’a lancé un appel depuis les montagnes. C’est pour ça que Cormac est venu. — Je suis désolé de vous avoir causé des ennuis. Nous partirons dès que ma jambe sera guérie. — Tu penses pouvoir échapper à Wotan ? — Je l’ignore, ma dame. Toute ma vie, j’ai été un guerrier, un loup de mer. Je ne crains aucun homme. Et pourtant… ce Wotan n’en est pas un. Il rend ses disciples complètement fous. Ils l’adorent, et ceux qui font moins que l’adorer finissent expulsés et massacrés. Une espèce de délire s’est propagée chez les peuples nordiques. Le dieu est revenu. Le dieu gris et sinistre marche parmi les hommes. Si je peux lui échapper ? Je crains que non. — Tu as déjà vu ce Wotan ? s’enquit Cormac. — Oui. J’ai été à son service pendant trois ans. Certes, il est fort, et c’est bien ce qu’on attend d’un chef. Mais il a quelque chose en plus. Une sorte de pouvoir dans sa voix et dans ses yeux. J’ai vu des hommes se trancher la gorge sur ses ordres… et le faire avec joie, pour avoir l’honneur de le satisfaire. Il est comparable à un vin fort : l’écouter, c’est être empli d’un sentiment d’éclat. — A t’entendre, on dirait que tu le vénères toujours, chuchota Anduine. — C’est vrai, ma dame. Mais je suis aussi un homme, et un père. Les épouses de Wotan meurent. Il n’aura pas ma Rhiannon. — Comment vous êtes-vous échappés ? demanda Cormac. — On m’a donné l’ordre de conduire ma fille à son château, en Rhétie. J’ai dit que j’obéirais mais, au lieu de ça, nous avons embarqué à bord d’une trirème marchande à destination de l’Hispanie. Le capitaine a eu peur des fortes bourrasques et de la tempête qui allait suivre, aussi a-t-il cherché refuge près de Pinnata Castra. Mais c’est Wotan qui avait fait se lever les vents, et ses assassins nous ont attaqués devant le château. J’en ai tué deux, puis nous nous sommes enfuis dans le blizzard. — Combien sont-ils à votre recherche ? demanda Cormac. — Cinq seulement nous ont attaqués, mais ils seront plus nombreux. Et Wotan a d’autres forces à ses ordres, dont je m’abstiendrai de parler devant Dame Anduine. — N’aie crainte pour moi, Oleg. Je connais les démons. Ils m’ont aussi agressée. — Alors comment as-tu survécu ? — Grâce au courage des autres. Cormac m’a sauvé la vie, tout comme le moine dont tu as entendu parler. — Dans ce cas, les démons ne sont pas invincibles ? — Rien n’est invincible. Aucun mal ne peut rester invaincu, pas même Wotan. — J’aimerais pouvoir le croire. Vraiment. Mais il est devenu le roi de l’autre rive, et toutes les nations lui rendent hommage. Même Rome lui fait porter des cadeaux par des ambassadeurs qui se jettent à ses pieds. — Uther n’est pas du genre à se jeter aux pieds de qui que ce soit, répliqua Cormac. Wotan n’a pas encore affronté le Roi du Sang. — Ça, je suis au courant. C’est une rumeur qui court partout, Cormac. Dans chaque taverne, les hommes se demandent comment ça va finir. Il paraît qu’Uther possède une épée magique, un cadeau d’un dieu. Qu’un jour, elle a fendu le ciel comme si elle déchirait un rideau, et que des hommes ont vu deux soleils briller dans les cieux. J’aimerais pouvoir être là, le jour où Wotan et lui s’affronteront. — Moi aussi, intervint Cormac. Le Dieu du Sang contre le Roi du Sang. Rhiannon se raidit, leva brusquement la tête et se couvrit le visage de ses mains. — Que se passe-t-il ? demanda Oleg en lui entourant les épaules de son bras énorme. — Les chasseurs nous ont retrouvés, chuchota-t-elle. Dans le silence qui suivit, Cormac sentit son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine. Sa peur monta comme de la bile dans sa gorge, et il sentit ses mains trembler. Toute sa vie, il avait dû subir les lubies des autres ; il avait été fouetté, battu, s’était vu interdire toute occasion de marcher la tête haute et d’apprendre les vertus de l’orgueil. Il n’avait pas eu le temps d’intégrer les forces qu’il avait acquises grâce aux défis qu’il se lançait chaque jour. Avec Culain, c’était sa colère qui l’avait incité à continuer, mais, à présent que l’ennemi approchait, un désespoir terrible l’accablait, s’immisçant sous sa peau. Anduine vint à ses côtés et lui caressa la nuque d’une main douce, apaisant du bout des doigts les nœuds de tension qui s’étaient formés dans ses épaules. Sa voix lui souffla en esprit : Je t’aime, Cormac. L’intensité des émotions de la jeune fille le réchauffa telle une flambée en plein hiver, et sa panique glacée le quitta brusquement. — Combien sont-ils ? demanda-t-il tout haut. — Trois, chuchota Rhiannon. — À quelle distance d’ici ? — Ils sont sur le versant sud de la colline et s’approchent de la cabane, répondit la fille. — Et moi qui n’ai pas d’épée ! tonna Oleg en écrasant son poing sur la table. — Moi, j’en ai une, dit Cormac à voix basse. Il se leva, prit la main d’Anduine et lui embrassa la paume. Puis il marcha jusqu’à la cheminée, contre laquelle l’épée de Culain était posée, près du mur du fond. — Je viens avec toi, dit Oleg. Il s’empara d’un couteau de boucher posé sur la table et se leva. — Non, déclara Cormac. Attends… et occupe-toi des éventuels survivants. — Tu ne pourras pas vaincre trois hommes. Cormac feignit de n’avoir rien entendu et sortit dans la lumière froide. Il alla rapidement jusqu’à la souche qui lui servait à fendre du bois, posa son épée à côté, et saisit la hache. La lame de six livres s’enfonça dans un tronçon de bois, le tranchant net. Il souleva un autre morceau et poursuivit sa tâche. Quelques minutes plus tard, il entendit les chasseurs traverser la cour et se retourna. Comme l’avait dit Rhiannon, ils étaient trois, grands et barbus, les cheveux tressés sous leur casque de bronze. Chacun était vêtu d’une cape en peau de mouton. Le meneur portait une épée bâtarde et un bouclier arrondi en bois bordé de bronze. — Vous cherchez un abri ? demanda Cormac en enfonçant la hache dans la souche. — Tu es seul ? répondit le chef d’une voix gutturale. Son regard était aussi glacé que la neige qui l’entourait. — Vous voyagez, dit Cormac. Etes-vous perdus ? Deux des hommes se dirigèrent vers la cabane. Cormac ramassa son épée et balaya la neige qui recouvrait la lame. — Vous loger vous coûtera quelques pièces, lança-t-il. Ils s’arrêtèrent et regardèrent le guerrier au bouclier. — Belle arme, dit celui-ci. Très belle. (Il se tourna vers les autres et parla dans une langue que Cormac n’avait jamais entendue. Les hommes ricanèrent.) J’aime cette épée, reprit-il en faisant de nouveau face au jeune homme. — Vous avez l’œil. Bon, comptez-vous payer pour rester ou passez-vous votre chemin ? — Tu crois vraiment que je vais payer pour entrer dans cette étable ? — On n’entre pas sans payer. — Ne m’énerve pas, gamin. J’ai froid, et je viens de loin. Tu as une femme, ici ? — Ça vous coûtera un supplément. Le guerrier sourit. — Est-ce que tout est à vendre, dans ce maudit pays ? — Oui, répondit Cormac. — Eh bien, je ne veux pas de femme. Ce que je veux, c’est manger quelque chose de chaud et obtenir des renseignements. — Le village le plus proche, c’est Deicester. Vous devriez redescendre la colline, puis suivre la piste des chevreuils, à l’est. Vous pourriez y être demain, à l’aube. Sinon, il y a Pinnata Castra. — Nous recherchons un homme et une fille. Et pour cela, nous sommes prêts à payer. — Pourquoi les chercher ici ? Il n’y a personne sur cette montagne, en dehors de ma femme et moi. — Dans ce cas, tu ne m’es d’aucune utilité. Au moment où il se tournait vers ses hommes pour leur murmurer quelque chose, la voix d’Anduine souffla dans l’esprit de Cormac : Il leur ordonne de te tuer. L’adolescent inspira à fond et s’avança en souriant. — Il y a bien un endroit que vous pourriez fouiller, dit-il. A son approche, les trois hommes se détendirent. — Lequel ? s’enquit le chef. — L’enfer, répondit-il en continuant à sourire. D’un brusque coup d’épée, Cormac trancha le cou de l’homme le plus proche. Une gerbe de sang gicla dans les airs. Le deuxième tenta tant bien que mal de tirer son arme au clair, mais Cormac tourna sa lame, qu’il tenait à deux mains, frappa la clavicule de son opposant, puis lui enfonça profondément l’épée dans la poitrine. Leur chef recula d’un bond, jeta son bouclier au sol et saisit son épée bâtarde à deux mains. Cormac l’attaqua d’un geste rapide, mais le Viking para son coup avec aisance et riposta brutalement, éraflant la gorge du jeune homme. — Une épée n’est bonne que si celui qui la tient sait la manier, dit le guerrier tandis que Cormac et lui se tournaient autour. Le garçon chargea à nouveau en assenant un grand coup à son adversaire, mais le Viking le bloqua et contre-attaqua. Cette fois, il parvint à déchirer la tunique en peau de daim de Cormac et à lui entailler la poitrine. Le jeune homme recula et ravala sa colère, s’obligeant à s’apaiser afin de recouvrer ses esprits. Le Viking était habile, aguerri, et sûr de lui. Avec un sourire lugubre, il regarda Cormac reculer, puis fonça sur le jeune homme à une vitesse fulgurante, son épée sifflante prête à lui fendre le crâne. Cormac para le coup, pivota sur ses talons et écrasa son coude sur la tête de l’homme, qui fut projeté à terre en tournant sur lui-même. Puis l’adolescent courut afin de lui porter le coup de grâce, mais il dérapa sur la glace. D’une roulade, le Viking se redressa. — Jolie manœuvre. Je tâcherai de m’en souvenir. Du sang coulait de sa joue éclatée. Les deux guerriers recommencèrent à se tourner autour. Le Viking attaqua à trois reprises, mais Cormac para chaque coup d’un geste rapide. Puis le jeune homme plongea, mais l’épée de son adversaire surgit pour le bloquer et se tordit tandis qu’il tournait les poignets. L’arme de Cormac lui échappa des doigts en tournoyant. — Voilà un autre enchaînement intéressant, déclara le Viking en s’avançant vers Cormac, désormais sans défense. Malheureusement, tu ne vivras pas pour t’en souvenir ! Plongeant vers la gauche, le garçon roula et se releva en s’appuyant contre la souche. Il arracha la hache qui y était plantée et fit de nouveau face à son assaillant. L’homme sourit et recula jusqu’à l’endroit où l’épée de Cormac gisait dans la neige. Il se pencha, ramassa la lame et en testa l’équilibre. Puis il rengaina son arme et se tourna vers Cormac. — Se faire tuer par sa propre épée… Pas terrible, comme façon de mourir. Les dieux se moqueront de toi pour l’éternité. Les yeux de Cormac s’étrécirent. Sa rage grandissait de nouveau, mais il la réprima sauvagement. Il souleva la hache et l’abattit sur son adversaire. Le Viking recula d’un bond mais, à mi-chemin de son geste, Cormac lâcha le manche : la hache s’envola et sa tête de six livres alla s’écraser sur le visage de son ennemi. Celui-ci recula en chancelant et lâcha l’épée. L’adolescent sauta aussitôt pour récupérer son arme, qu’il enfonça dans la poitrine du Viking. L’homme mourut sans un bruit. Cormac retira sa lame, essuya le sang et retourna à la cabane. — Bien joué, dit Oleg. Mais il faut que tu travailles ta prise : tu serrais trop l’épée. Cormac sourit. — Je m’en souviendrai la prochaine fois. — La prochaine fois, ce sera moins difficile, mon gars. — Comment ça ? — La prochaine fois, Mainmarteau sera à tes côtés. Et là, tu apprendras quelque chose. Chapitre 8 Après un voyage qui dura de nombreuses semaines, Culain lach Feragh arriva au cercle de pierres en ruine de Sorviodunum. A l’aube, sous un ciel lumineux et incandescent, il s’approcha de l’autel central et y déposa son bâton d’argent. Le soleil levant baigna les monolithes de ses rayons dorés. Le bâton brillait comme du feu. Culain ferma les yeux et chuchota trois mots de pouvoir. L’air crépita autour de lui, des flammes bleues ondoyèrent le long de sa cape et de sa tunique. Puis le ciel s’assombrit et il fut happé dans le vide : une grande noirceur l’engloutit, avalant son âme. A son réveil, il se sentait nauséeux et abasourdi. — Tu es un imbécile, Culain, dit une voix. (Il tourna la tête. Sa vue se brouilla, son estomac se souleva.) Personne ne devrait chercher à emprunter le passage sans avoir une pierre sur lui. — Tu donnes toujours des leçons de morale, Pendarric ? grogna-t-il. Il se força à s’asseoir. Il était allongé sur un lit moelleux, tendu de draps de soie. Le soleil brillait de mille feux dans le ciel violet, par-delà la fenêtre cintrée. Sa vue redevint nette et il regarda la silhouette aux larges épaules assise à son chevet. — Plus trop, ces derniers temps, répondit le roi de l’Atlantide, un large sourire fendant sa barbe dorée taillée au carré. Mes sujets les plus audacieux se sont dégotté divers passe-temps en dehors des Brumes, et ceux qui restent s’intéressent davantage à des activités savantes. — Je suis venu te demander de l’aide. — Je n’en doutais pas, dit le roi. Quand vas-tu cesser tes petits jeux dans le vieux monde ? — Ce n’est pas un jeu. Pas à mes yeux. — Voilà au moins une bonne nouvelle. Comment va le garçon ? — Le « garçon » ? Quel « garçon » ? — Uther, le garçon à l’épée. Culain sourit. — La barbe du « garçon » est maintenant striée de gris. On le surnomme le Roi du Sang, mais il règne avec sagesse. — Je savais qu’il en serait ainsi. Et l’enfant, Laitha ? — Tu te moques de moi, Pendarric ? L’expression du roi se fit plus sérieuse. Ses yeux bleus devinrent froids. — Je ne me moque de personne, Culain, pas même des aventuriers imprudents comme Maedhlyn et toi, qui avez anéanti un monde. De quel droit me moquerais-je ? Je suis le roi qui a englouti l’Atlantide. Je n’oublie pas mon passé, et je ne condamne personne. Pourquoi une telle question ? — Tu n’as pas gardé un œil sur le vieux monde ? — Pour quoi faire ? Goroien en était la dernière menace, et tu t’es débarrassé d’elle et de son fils non-mort. Je ne doute pas que Maedhlyn fréquente toujours des rois et des princes, mais il n’est pas du genre à tout détruire. Quant à toi, malgré ta témérité, tu es un homme d’honneur. — Molech est revenu, l’informa Culain. — Qu’est-ce que tu racontes ? Tu l’as décapité à Babel, et son corps a été incinéré. — Il est de retour. — Maedhlyn est d’accord avec toi sur ce point ? — Ça fait seize ans que je n’ai pas vu Maedhlyn. Mais crois-moi, le Diable est de nouveau parmi nous. — Allons nous promener au jardin, si tu t’en sens la force. Certaines choses doivent être dites en pleine lumière. Culain se glissa hors du lit et se leva, mais il fut pris de vertiges. Il inspira profondément pour recouvrer son équilibre. — Tu vas être faible pendant une journée, à peu près. Ton corps a été terriblement malmené au cours du voyage ; tu étais presque mort quand tu es apparu. — J’ai cru que la lance serait assez puissante. — Elle aurait pu l’être, pour quelqu’un de plus jeune. Comment se fait-il, Culain, que tu mettes tant de cœur à vieillir ? Quel intérêt y a-t-il à mourir ? — Je veux être un homme, Pendarric. Je veux faire l’expérience du passage des saisons, sentir que je fais partie de la vie du monde. J’en ai assez de l’immortalité. Comme tu l’as dit, j’ai contribué à la ruine d’un monde. Dieux, déesses, démons, légendes… Tous concourent à la construction d’un avenir de violence et de discorde. Je veux vieillir ; je veux mourir. — La dernière partie, au moins, est vraie, dit le roi. Il entraîna Culain jusqu’à une porte latérale, puis le long d’un petit couloir qui débouchait sur un jardin en terrasses. Un jeune homme leur apporta du vin et des fruits posés sur un plateau, et le roi s’assit sur un siège arqué, près d’un parterre de roses. Culain se joignit à lui. — Alors, parle-moi de Molech. Culain lui fit part de la vision qu’il avait eue au monastère, et de l’éclair qui lui avait brûlé la main. Il lui raconta en détail l’ascension fulgurante du roi Wotan et ses conquêtes en Belgica, en Rhétie, en Pannonie et en Gaule. Lorsqu’il eut fini, il s’installa plus confortablement et but son vin à petites gorgées, les yeux rivés sur les collines vertes qui s’étendaient après la cité, au-delà des jardins. — Tu ne m’as rien dit au sujet d’Uther et de sa dame, lui fit remarquer Pendarric. Culain inspira à fond. — Je l’ai trahi. Je suis devenu l’amant de sa femme. — L'a-t-il tuée ? — Non. Il allait le faire, mais nous avons fui en Gaule. Elle est morte là-bas. — Oh ! Culain… De tous les hommes que j’ai connus, tu es le dernier que j’aurais imaginé trahir un ami. — Je ne me cherche aucune excuse. — Je l’espère bien. Alors comme ça, Molech est de retour. Qu’attends-tu de moi ? — Comme par le passé, une armée pour le détruire. — Je n’ai pas d’armée, Culain. Et si j’en avais une, je ne laisserais pas une guerre survenir. — Tu n’es pas sans savoir qu’il souhaite te tuer, bien sûr ? qu’il attaquera la Bretagne et utilisera le grand portail de Sorviodunum pour envahir les Feragh ? — Évidemment que je le sais, rétorqua le roi d’un ton sec. Mais le sujet de la guerre est clos. Alors que comptes-tu faire ? — Je vais le trouver et… le combattre. — Dans quel dessein ? L’ancien Culain aurait pu le vaincre. Il l’a d’ailleurs fait. Mais tu n’es pas l’ancien Culain. Ça te fait quel âge, à l’échelle humaine ? Quarante, cinquante ans ? — Un peu plus, répondit-il avec sarcasme. — Alors, laisse-le, Culain, et retourne à ton monastère. Etudie les mystères. Vis tes jours, tes saisons. — C’est impossible, dit simplement Culain. Les deux hommes restèrent assis en silence un moment, puis Pendarric posa la main sur l’épaule du guerrier. — C’est la dernière fois que nous nous parlons, mon ami ; aussi, permets-moi de te dire ceci : je te respecte. Je t’ai toujours respecté. Tu es un homme valeureux. Je ne t’ai jamais entendu rejeter tes fautes sur quelqu’un d’autre, ni maudire le destin ou la Source pour tes malheurs. C’est rare, et c’est une qualité précieuse. J’espère que tu trouveras la paix, Culain. — La paix… la mort… C’est peut-être la même chose, murmura Culain. Uther se réveilla dans la nuit, ses doigts griffant l’air. Le cauchemar s’accrochait à lui dans ses draps trempés de sueur. Il les repoussa et roula hors du lit. Dans ses mauvais rêves, des trous sombres étaient apparus sur les murs du château, et par eux s’étaient déversés des monstres aux serres recourbées et aux crocs dégoulinants, puant la mort et le désespoir. Il prit une grande bouffée d’air et se dirigea vers la fenêtre : les remparts étaient déserts. — Ce sont les vieillards et les enfants qui ont peur du noir, souffla le Roi du Sang en s’obligeant à glousser. La brise souffla le long des murs du château et, pendant un instant, il crut entendre son nom sifflé doucement dans le vent nocturne. Il frissonna. Calme-toi, Uther ! Puis le chuchotement se répéta, si bas que le roi ferma les yeux et tendit le cou vers la fenêtre. C’était de là que l’appel venait… — Uther… Uther… Uther… Il rejeta cette idée en se disant que la nuit lui jouait des tours, et retourna se coucher. Il regarda de nouveau vers la fenêtre et y vit flotter une forme vacillante. Comprenant qu’il s’agissait d’un homme, il réagit aussitôt. Il se rua sur son épée rangée dans son fourreau, à côté de son lit, et la brandit brusquement. Il rejoignit la fenêtre d’un bond et se pétrifia. La silhouette était complètement transparente et comme suspendue dans les airs, pareille à une fumée prisonnière qui se découpait contre le clair de lune. — Ils arrivent, chuchota-t-elle. Puis elle disparut. Troublé et peu sûr de lui, Uther jeta l’épée sur le lit et alla jusqu’à la table près du mur du fond, sur laquelle étaient posés un pichet de vin et plusieurs gobelets. Alors qu’il tendait la main vers le récipient, il trébucha, abasourdi. Il tomba à genoux et c’est seulement à ce moment-là qu’il vit la brume qui recouvrait le plancher de sa chambre. La tête lui tourna mais, dans un ultime effort, il se hissa pour se relever et s’effondra sur son lit, qu’il avait regagné en titubant à moitié. Il chercha à tâtons la poignée de son arme et la saisit juste au moment où les ténèbres paraissaient sur le point de l’envelopper. L’Épée de pouvoir se mit à luire telle une lanterne, et la brume se retira, serpentant de nouveau vers les murs et sous la porte. Totalement nu, le roi ouvrit la porte et sortit dans le couloir, où Gwalchmai dormait sur un lit de camp étroit. — Réveille-toi, mon ami, dit-il en poussant l’épaule de l’homme. Pas de réaction. Uther le secoua plus violemment. Rien. Le souverain se sentit gagné par la peur. Il descendit lentement l’escalier en colimaçon qui débouchait dans la cour. Quatre sentinelles gisaient sur les pavés, leurs armes à côté d’eux. — Doux Jésus ! souffla Uther. Le songe ! Il perçut un mouvement sur sa gauche et fit volte-face, son épée fendant l’air. La silhouette spectrale flottait de nouveau près de lui. Ses contours étaient flous et elle avait le visage dissimulé sous un capuchon. — L’épée, murmura-t-elle. Il veut l’épée. — Qui es-tu ? Soudain, une main de feu balaya la silhouette, et le roi fut projeté au sol par l’onde de chaleur. Il atterrit sur l’épaule et fit une roulade. Sur les murs qui l’entouraient, des ombres sinistres s’étalèrent, noires comme des grottes, et commencèrent à s’ouvrir. Uther courut jusqu’à l’une des sentinelles dont il dégaina l’épée. Puis il appliqua contre celle-ci sa propre arme et ferma les paupières pour mieux se concentrer. Les lames s’embrasèrent tandis que le roi chancelait, les yeux baissés : il tenait dans ses mains deux Epées de pouvoir, jumelles d’acier argenté et luisant. Les cavités sombres continuèrent à s’agrandir, et une première bête en sortit. Uther écarta brusquement la vraie lame de sa copie et, de toutes ses forces, la jeta en l’air. Un éclair brilla dans le ciel… et l’Epée de Cunobelin se volatilisa. Le démon rugit et s’avança, émettant un grondement bestial entre ses terribles mâchoires entrouvertes. D’autres créatures se massèrent derrière elle, gagnèrent la cour et encerclèrent le roi nu. Elles furent suivies d’hommes vêtus de capes noires et munis de lames grises. — L’épée, lança l’un d’eux. Donne-nous l’épée. — Venez la chercher, répliqua Uther. L’homme fit un geste et une bête fondit sur le roi. Les yeux rouge sang, les crocs longs et jaunes, elle mesurait largement plus de deux mètres et était armée d’une hache noire. La plupart des hommes auraient été pétrifiés de terreur, mais Uther n’appartenait pas au commun des mortels. Il était le Roi du Sang. Il sauta pour affronter son assaillant et baissa la tête afin d’esquiver un coup de hache, tout en lacérant de son épée le ventre recouvert d’écailles de la créature. Un cri terrible déchira le silence de la nuit. Les autres démons hurlèrent de rage et s’avancèrent, mais l’un des hommes à cape noire leur ordonna de battre en retraite. — Ne le tuez pas ! s’écria-t-il. Uther recula, s’interrogeant sur ce brusque changement d’avis. Puis il jeta un coup d’œil à son épée et vit que le sang de la bête avait taché la lame… et mis ainsi fin à l’illusion : l’arme était redevenue un simple glaive de fer, muni d’une poignée en bois bandée de cuir huilé. — Où est l’épée ? demanda le chef, ses yeux trahissant sa peur. — Là où ton maître ne pourra jamais la trouver, répondit Uther avec un sourire lugubre. — Maudit sois-tu ! hurla l’homme. Il rejeta sa cape et brandit son épée d’un gris chatoyant. Les autres l’imitèrent. Ils étaient plus d’une dizaine, et Uther était bien décidé à entraîner autant d’ennemis que possible dans son voyage pour l’enfer. Ils se déployèrent pour cerner le souverain, puis se précipitèrent vers lui. Uther chargea le cercle, contrant un coup frénétique et enfonçant son glaive dans le cœur d’un homme. Une lame froide lui transperça le dos. Il dégagea son glaive et pivota pour trancher le cou d’un guerrier. Deux autres lames le touchèrent ; une douleur glacée lui envahit la poitrine mais, tout en s’affaissant, il assena un coup d’épée à l’un des hommes, lui ouvrant le visage en deux. Puis il se sentit gagné par l’engourdissement, et la mort posa un doigt squelettique sur son âme. Il eut l’impression de s’élever et ouvrit les yeux. — Te voilà à nous, siffla le chef de ses assaillants. Une lueur de triomphe brillait dans son regard gris et froid. Uther contempla le corps qui gisait aux pieds de l’homme. C’était le sien, et il n’avait pas la moindre blessure. Il vit les assaillants lever leurs épées, puis se mettre à tourbillonner avant de se disperser, comme une brume matinale dissipée par le vent. — Maintenant, tu vas savoir ce qu’est la vraie torture, dit le chef. Sur ces mots, la gigantesque main de feu se matérialisa, engloutit l’âme du roi, et disparut dans les ténèbres. Les bêtes et les hommes laissèrent le corps en place et regagnèrent les ombres, qui se refermèrent derrière eux pour reprendre l’apparence de la pierre grise. La forteresse redevint silencieuse. Galead, le chevalier blond qui avait naguère été Ursus, prince de la Maison de Mérovée, se réveilla dans l’aube glacée. La pièce était froide, le lit vide. Il s’assit et frissonna, se demandant si c’était la fraîcheur de la brise ou le souvenir de ces yeux d’un bleu glacial qui lui donnait la chair de poule. Cela faisait trois semaines que les ambassadeurs devaient patienter dans la cité de Lugdunum. On leur avait assuré que le nouveau roi leur accorderait une audience à la première occasion. Victorinus avait accepté les reports successifs avec une patience toute romaine, sans jamais laisser éclater en public sa colère grandissante. Les messages de Wotan leur avaient été délivrés par un jeune Saxon du nom d’Agwaine, un guerrier blond de grande taille aux manières dédaigneuses. Avoir choisi Agwaine était une insulte calculée, car le guerrier était originaire du royaume saxon du Sud, terres qui appartenaient à Uther. Victorinus considérait donc le jeune homme comme un traître. Le Romain fit toutefois bon usage de cette inactivité forcée : il visita la cité avec Galead, prêta l’oreille aux conversations dans les tavernes, observa les manœuvres des divers régiments de guerriers goths, et rassembla des informations qui aideraient Uther pour la guerre, désormais inévitable. En revenant de la côte, ils avaient aperçu les énormes trirèmes en construction ainsi que les barges à bord desquelles une armée pourrait débarquer sur la côte sud – armée dont les rangs seraient aussitôt grossis par les dissidents saxons et jutes, désireux de remporter une victoire sur le Roi du Sang. Le vingt-deuxième jour d’attente, Agwaine arriva une heure après l’aube avec une convocation de Wotan. Victorinus remercia poliment le messager et revêtit une simple toge blanche. Galead portait le plastron en cuir, les cuissardes et les jambières d’un commandant de cohors equitata. Il avait aussi un glaive à son flanc, dissimulé sous le surplis court et blanc d’un héraut, rehaussé d’une simple croix rouge brodée sur le cœur. Les deux hommes furent escortés au palais central, puis dans une grande salle, le long de laquelle étaient alignées des lances surmontées de têtes empalées. Galead jeta un coup d’œil aux crânes en putréfaction et réprima sa colère lorsqu’il reconnut celui de Mérovée, l’ancien roi des Mérovingiens. Il déglutit avec difficulté et marcha lentement derrière Victorinus en direction du grand trône où siégeait le nouveau dieu-roi. Flanqué de gardes en armure d’argent, Wotan regarda les deux hommes approcher, les yeux rivés sur Victorinus vêtu de blanc. Une fois au pied de l’estrade, le Romain s’inclina profondément. — Salutations, Seigneur Roi, de la part de votre frère de l’autre rive. — Je n’ai pas de frère, répliqua Wotan d’une voix riche et sonore. Galead l’observa, impressionné par le pouvoir qui émanait de cet homme. Celui-ci avait un beau visage encadré d’une barbe dorée, les épaules larges, les bras épais et puissants. Il avait revêtu la même armure que ses gardes et portait une cape noire. — Pour célébrer votre couronnement, reprit doucement Victorinus, mon roi vous fait envoyer un cadeau. Il se tourna et deux soldats s’avancèrent, transportant une boîte carrée en ébène polie. Ils s’agenouillèrent devant le roi et l’ouvrirent. Le monarque se pencha en avant et souleva le casque d’argent qui se trouvait à l’intérieur. La bordure était ornée d’un diadème en or sur les côtés duquel étaient fixées des ailes de corbeau en argent, qui faisaient office de protections d’oreilles. — Bel objet, déclara Wotan en jetant le casque à un garde, qui le posa au sol à côté du trône. Et maintenant, revenons aux choses concrètes. Je vous ai laissé trois semaines pour vous donner une idée de l’étendue des pouvoirs de Wotan. Tu as bien utilisé ce temps, Victorinus, comme il sied à un soldat de ton rang et de ton expérience. Maintenant, retourne en Bretagne et dis à ceux qui y gouvernent que je compte venir leur rendre visite avec mes propres cadeaux. — Mon seigneur Uther…, commença Victorinus. — Uther est mort, l’interrompit Wotan, et il vous faut un roi. Puisqu’il n’y a pas d’héritier, et puisque mes frères saxons ont fait appel à moi pour les aider à lutter contre votre tyrannie romaine, j’ai décidé d’accepter leur invitation à me rendre en Britannia, afin d’en savoir plus sur les injustices dont ils se plaignent. — Voyagerez-vous avec votre armée, mon seigneur ? s’enquit le Romain. — Crois-tu que cela sera nécessaire, Victorinus ? — La réponse à cette question, mon seigneur, dépendra du roi. — Mets-tu ma parole en doute ? demanda Wotan. Galead vit les gardes se raidir et porter la main à leur épée. — Non, sire. Je vous fais juste remarquer, avec tout le respect qui vous est dû, que la Bretagne a déjà un roi. Quand l’un meurt, un autre le remplace. — J’ai adressé une demande au Vicaire du Christ à Rome, dit Wotan. Je possède un parchemin scellé écrit de sa main qui m’octroie le royaume de Britannia – si je décidais de l’accepter. — Cela pourrait être contesté du fait que Rome n’exerce plus aucune souveraineté sur les affaires de l’Occident, lui objecta Victorinus, mais ce n’est pas à moi d’en débattre. Je ne suis qu’un simple soldat. — Ta modestie est louable, mais tu es bien plus que ça. J’aimerais que tu entres à mon service, Victorinus. Les hommes doués sont une denrée rare. Le Romain s’inclina. — Merci pour le compliment. Maintenant, avec votre permission, nous devons préparer notre retour. — Bien sûr, dit Wotan en se levant. Mais d’abord, présente-moi ton jeune compagnon. Il m’intrigue. — Mon seigneur, voici Galead, un chevalier d’Uther. Galead s’inclina à son tour, et le roi descendit de l’estrade pour se camper devant lui. Le jeune homme leva la tête et plongea son regard dans les yeux bleu glacé de Wotan. — Et toi, quel est ton avis, chevalier d’Uther ? — Je n’ai pas d’avis, sire, seulement une épée. Et quand mon roi me demande de l’utiliser, je lui obéis. — Et si c’était moi, ton roi ? — Reposez-moi la question, sire, le jour où cela arrivera. — Cela arrivera, Galead. Au printemps. Dis-moi, demanda-t-il avec un sourire en indiquant les têtes coupées, que penses-tu de ma décoration ? — Je pense qu'elle va attirer les mouches, sire, le printemps venu. — Tu reconnais l’un d’eux, je crois. Galead cligna des yeux. — Effectivement, sire. Vous avez un grand sens de l’observation. (Il pointa un doigt vers la tête en décomposition de Mérovée.) Je l’ai déjà vu, lors d’une visite de mon père en Gaule. C’est… l’ancien… roi. — Il aurait pu entrer à mon service. Je trouve bien étrange qu’un homme préfère mourir dans d’atroces souffrances plutôt que vivre dans la richesse et les plaisirs. Et tout ça pour quoi ? Tous les hommes en servent d’autres, même les rois. Dis-moi, Galead, quel intérêt y a-t-il à défier l’inévitable ? — On m’a toujours dit, sire, que seule la mort était inévitable, or nous faisons de notre mieux pour la défier au quotidien. — Même la mort n’est pas inéluctable pour ceux qui me servent dignement. Et elle n’est pas non plus une libération pour ceux qui s’opposent à moi. Pas vrai, Mérovée ? Sur la lance, la tête pourrie sembla s’affaisser, sa bouche s’entrouvrant comme pour pousser un hurlement silencieux. — Tu vois, reprit Wotan à voix basse, l’ancien roi est d’accord. Alors, Galead, veux-tu de moi comme ennemi ? — Au cours de sa vie, mon seigneur, un soldat se préoccupe rarement de ce qu’il veut. Comme vous le dites fort justement, tous les hommes sont soumis à la volonté de quelqu’un. En ce qui me concerne, je préférerais ne pas avoir d’ennemis, mais la vie n’est pas si simple. — Bien parlé, soldat, répondit le roi en se tournant pour remonter sur le trône. Les deux hommes reculèrent le long de la grande salle, puis se retournèrent et rejoignirent en silence leurs appartements. Une fois là-bas, Victorinus se laissa tomber dans un large fauteuil, la tête entre les mains. — Ce n’est peut-être pas vrai, dit Galead. — Je ne vois pas pourquoi il mentirait. Uther est mort. La Bretagne est morte. — Vous croyez que Wotan sera le nouveau roi ? — Comment l’en empêcher ? Mieux vaut qu’il soit élu et limiter les effusions de sang. — C’est donc tout ce que vous proposez ? — Tu as une meilleure idée ? Au moment où le jeune homme s’apprêtait à répondre, il vit que la main de Victorinus tremblait. Puis le Romain écarta les doigts et les referma rapidement pour former un poing. C’était le signal des éclaireurs signifiant « silence : présence de l’ennemi ». — Non, messire, je crois que vous avez raison, dit Galead. Le lendemain, par une matinée ensoleillée, Galead se leva et marcha nu jusqu’au ruisseau qui se trouvait derrière leurs appartements. Là, il se baigna dans les eaux fraîches qui coulaient des montagnes enneigées jusque dans les vallées. Une fois rafraîchi, il regagna sa chambre et s’habilla en prévision du voyage qui l’attendait. Ils seraient douze à faire la route. Tous se retrouvèrent pour prendre le petit déjeuner dans la salle à manger de l’auberge. Assis en silence, Victorinus avait de nouveau revêtu sa tenue de commandant de guerre : un plastron en bronze et une jupe en cuir cloutée de bronze. Les guerriers avaient appris la nouvelle de la mort d’Uther. Leur moral en était très affaibli. Un jeune garçon d’écurie entra et informa Victorinus que les chevaux étaient prêts, aussi le groupe se dirigea-t-il vers les montures pour quitter la cité tandis que le soleil dardait enfin ses rayons sur les montagnes. Victorinus fit signe à Galead de s’avancer, et le jeune guerrier blond rejoignit le vétéran au petit galop. Les deux hommes chevauchèrent au-devant du groupe, hors de portée de voix, puis Victorinus tira sur les rênes de son cheval et se tourna vers le Mérovingien. — Je veux que tu partes pour la Belgica et que tu embarques de là-bas. — Pourquoi, messire ? Le Romain soupira. — Fais marcher tes méninges, jeune prince. Wotan a peut-être été leurré par mes paroles et ma fausse mine abattue, mais il y a un risque qu’il ne se soit pas laissé embobiner. Si j’étais lui, je veillerais à ce que Victorinus n’atteigne pas la côte vivant. — Raison de plus pour rester soudés, dit Galead. — Crois-tu qu’une épée fera la différence ? répliqua le vieux général d’un ton sec. — Non, reconnut Galead. — Je suis désolé, mon garçon. J’ai tendance à m’énerver quand on essaie de me tuer. Quand tu seras de retour en Bretagne, trouve Gwalchmai et ce vieux finaud de Prasamaccus. Ils seront tous les deux de sage conseil. Je ne sais pas qui aura pris la succession du roi. Peut-être Petronius, même s’il a dix ans de plus que moi. Ou alors Geminus Cato – je l’espère. Lui, au moins, il comprend la nature de la guerre. D’après ce que nous avons vu, les barges seront prêtes à être mises à l’eau au printemps, ce qui nous laisse peu de temps pour nous préparer correctement. Selon moi, ils vont débarquer près d’Anderida, mais il est possible qu’ils frappent plus au nord. Wotan aura des alliés d’un bout à l’autre du royaume. Qu’Uther brûle en enfer ! Comment a-t-il pu mourir à un moment pareil ? — Et vous, messire, qu’allez-vous faire ? — Je vais poursuivre mon chemin, comme ils s’y attendent, mais je quitterai la route à la nuit tombée. Doux Mithra ! qu’est-ce que je ne donnerais pas pour retrouver dix de nos bonnes vieilles légions ! Tu as vu ces soldats romains, à la cour de Wotan ? — Oui. Pas franchement impressionnants, n’est-ce pas ? — Ils ne portaient ni casque ni plastron. J’ai parlé à l’un des jeunes, et j’ai cru comprendre que l’armée avait voté contre parce que c’était trop lourd ! Comment Rome a-t-elle pu un jour gouverner le monde ? — Un pays n’est fort que si son chef le lui permet, dit Galead. Les Goths n’auraient jamais gagné sans Wotan pour les réunir et, à sa mort, ils seront de nouveau divisés. — Alors espérons que sa dernière heure ne tarde pas, déclara Victorinus. Une fois que nous serons hors de vue de la cité, prends vers le nord… et puisse Hermès prêter des ailes à ton cheval. — Puissent vos dieux vous ramener chez vous. Victorinus ne répondit pas, mais retira sa cape et la plia en travers de sa selle – un rituel observé par tous les officiers de cavalerie lorsqu’ils chevauchaient en territoire hostile. — Si je ne suis pas rentré au printemps, Galead, allume une lanterne pour moi à l’Autel de Mithra. Culain se tenait au centre du cercle de pierres, sa lance d’argent à la main. — Es-tu sûr que ce soit sage, mon ami ? demanda Pendarric. Culain sourit. — Je n’ai jamais été sage, Seigneur Roi. Un sage a conscience de ses limites. Mais je crois que c’est mon destin de m’opposer au mal incarné par Wotan. Il se peut que mes épées ne suffisent pas à remporter la bataille, mais peut-être le pourront-elles, encore une fois. Si je n’essaie pas, je ne le saurai jamais. — Moi aussi, je me dresserai contre ce sombre individu, dit Pendarric, mais à ma façon. Tiens : je pense que tu vas en avoir besoin. Culain tendit la main et reçut une pierre dorée de la taille d’un œuf de moineau. — Je te remercie, Pendarric. Je ne pense pas que nous aurons l’occasion de nous revoir. — En cela, tu n’as pas tort, Seigneur de la Lance. Que la Source de Toutes Choses t’accompagne toujours. Pendarric leva les bras et prononça le mot de pouvoir. Chapitre 9 Quand Révélation se présenta à l’entrée sud, la cité d’Eboracum était en deuil. Voyant que l’étranger à la barbe blanche était un moine ne portant qu’un long bâton en bois et aucune arme, la sentinelle se décala et lui fit signe de passer. — Le roi est-il au château ? demanda Révélation. — Vous n’êtes pas au courant ? dit la sentinelle, un jeune milicien muni seulement d’une lance. — Cela fait trois jours que je suis sur la route. Je n’ai croisé personne. — Le roi est mort, répondit la sentinelle. Tué par sorcellerie. D’autres voyageurs patientaient derrière Révélation, aussi le garde lui fit-il signe d’avancer. Révélation passa sous l’arche d’entrée et s’engagea dans les rues étroites, les souvenirs tournoyant dans son esprit : le jeune Uther, grand et fort, en Calédonie, le Roi du Sang menant la charge contre l’ennemi, le garçon et l’homme si vigoureux. Révélation sentit une tristesse terrible fondre sur lui. Il était venu ici pour faire la paix avec celui qu’il avait trahi, pour lui demander pardon. Perdu dans ses rêveries, il traversa la cité sans voir les échoppes, les étals et les stands des marchés, et dirigea ses pas vers le donjon royal, gardé par deux sentinelles vêtues du manteau noir de cérémonie et coiffées d’un casque à plumes noires. Elles lui barrèrent le passage en croisant leurs lances devant lui. — Personne n’a le droit d’entrer aujourd’hui, dit lune d’elles à voix basse. Revenez demain. — Je dois parler à Victorinus, insista Révélation. — Il est absent. Revenez demain. — Alors à Gwalchmai, ou à Prasamaccus. — Tu es dur de la feuille, vieil homme ? Demain, j’ai dit. Révélation leva son bâton et repoussa les lances de part et d’autre. Les gardes bondirent pour le maîtriser, mais le bâton fendit le crâne du premier, qui tomba à la renverse. L’arme s’écrasa ensuite sur l’entrejambe du deuxième, qui se plia en deux. Révélation en profita pour lui assener un second coup de bâton sur la nuque. Il pénétra dans la cour. Des groupes d’hommes étaient assis, désœuvrés, les traits fixes, visiblement abattus. — Toi ! dit Révélation en désignant un guerrier assis sur la margelle d’un puits. Où est Gwalchmai ? L’homme leva les yeux et lui indiqua la tour nord. Révélation grimpa l’escalier en colimaçon qui menait aux appartements royaux. Là, sur un lit tendu de linges blancs, gisait le corps d’Uther, vêtu de son armure complète et d’un casque à plumes. A son chevet se tenait Gwalchmai, le pisteur du roi. Les yeux rouges, les joues tachées de larmes, il tenait la main du roi. Il n’entendit pas Révélation approcher et n’eut aucune réaction quand la main de l’homme se posa sur son épaule. Mais, au son de sa voix, le Cantiaci tressaillit et se leva d’un bond. — Comment est-ce arrivé, Gwal ? — Toi ! (Gwalchmai s’empressa de porter la main à son flanc, mais il n’avait pas d’épée. Son regard brûlait de fureur.) Comment oses-tu venir ici ? Révélation l’ignora et s’approcha du lit. — Je t’ai demandé comment c’était arrivé, souffla-t-il. — Qu’est-ce que ça peut bien faire ? C’est arrivé, voilà tout. Une brume surnaturelle a envahi le château, et nous avons tous sombré dans un profond sommeil. A notre réveil, le roi gisait dans la cour, mort, à côté du cadavre d’une bête couverte d’écailles. Et l’épée avait disparu. — C’était il y a combien de temps ? — Trois jours. Révélation souleva la main du roi. — Dans ce cas, pourquoi n’y a-t-il aucune rigidité ? Il fit glisser ses doigts jusqu’au poignet d’Uther et attendit. Il n’y avait pas de pouls ; pourtant, la chair était tiède au toucher. De la poche de sa robe, il sortit la pierre de Pendarric, qu’il posa sur le front du roi. Il ne perçut aucun mouvement mais, sous ses doigts, le pouls reprit faiblement. — Il est vivant, dit Révélation. — Non ! — Vérifie par toi-même. Gwalchmai se posta de l’autre côté du lit et appuya ses doigts sur la gorge d’Uther, juste sous le maxillaire inférieur. Ses yeux brillèrent, puis la lueur s’éteignit. — C’est encore une de tes sorcelleries, Culain ? — Non, je te le promets. — Quelle valeur peut-on accorder aux promesses d’un briseur de serment ? — A toi d’en juger, Gwalchmai. Le corps n’est pas rigide, le sang n’a pas quitté le visage, et les yeux ne sont pas enfoncés. Qu’en conclus-tu ? — Mais il ne respire plus, et son cœur a cessé de battre, répliqua le Cantiaci. — Il est entre la vie et la mort. Cependant, il n’a pas encore franchi la rivière noire. Révélation posa les mains sur le visage du roi. — Qu’est-ce que tu fais ? s’enquit Gwalchmai. — Tais-toi, ordonna Révélation en fermant les yeux. Son esprit dériva et vint se lier à celui d’Uther, puisant dans les pouvoirs de la pierre qu’il avait sur lui. Les ténèbres, le désespoir, et un tunnel de pierres noires… Une bête… De nombreuses bêtes… une silhouette, grande et forte… Révélation hurla et fut projeté à l’autre bout de la pièce, le devant de son habit déchiré. Du sang perla puis coula des griffures qui lui barraient la poitrine. Gwalchmai resta paralysé devant le vieux guerrier, qui se remettait lentement debout. — Doux Mithra ! chuchota le Cantiaci. Révélation prit la Sipstrassi et la tint contre sa poitrine. Les blessures se refermèrent aussitôt. — Il détient l’âme d’Uther, dit-il. — Qui donc ? — L’ennemi, Gwalchmai : Wotan. — Nous devons lui porter secours. Révélation secoua la tête. — Je n’ai pas ce pouvoir. Tout ce que nous pouvons faire, c’est protéger le corps. Tant qu’il vit, il y a de l’espoir. — Un corps sans âme… Quel bien y a-t-il à cela ? — La chair et l’esprit sont liés, Gwalchmai : chacun puise dans les forces de l’autre. Wotan sait maintenant que le corps vit toujours, et il va chercher à le détruire, c’est certain. Il est très curieux, cela dit, qu’ils aient pris son âme. Pourquoi ? Je comprends le désir de Wotan de tuer Uther, mais je ne comprends pas ça. — Je me moque de ses motivations, siffla Gwalchmai. Il mourra pour ce qu’il a fait. Je le jure. — Je crains qu’il ne soit bien trop puissant pour toi, dit Révélation. Il alla jusqu’au mur du fond et, avec la pierre dorée, se mit à tracer une ligne sur toute sa longueur. Il passa la porte, poursuivit son trait sur le mur nord, et fit le tour de la pièce jusqu’à être revenu au point de départ. — Maintenant, nous allons voir, dit-il. — Pourquoi es-tu revenu ? — Je croyais que c’était pour demander à Uther de me pardonner. Mais maintenant, je pense que la Source m’a guidé jusqu’ici pour protéger le roi. — S’il avait été… en vie… il t’aurait tué. — Peut-être. Ou peut-être pas. Va chercher tes armes, Gwal, ainsi que ton armure. Tu ne vas pas tarder à en avoir besoin. Gwalchmai quitta la pièce sans mot dire, et Révélation tira une chaise pour s’asseoir à côté du lit. Pourquoi avaient-ils enlevé le roi ? Molech n’aurait pas gâché inutilement ses pouvoirs dans le seul dessein de tourmenter son ennemi. Sans compter que, pour achever une telle entreprise, il avait dû énormément puiser dans les pouvoirs de ses Sipstrassi. Il avait forcément quelque chose à y gagner. Quelque chose qui valait la peine de sacrifier une telle part de magie. Quant au corps… Pourquoi l’avoir laissé en vie ? Révélation contempla le roi. Son armure était ciselée d’or, son casque ceint de la couronne de Bretagne et de l’aigle de Rome. Sur son plastron de style grec, le symbole de l’ours était gravé en relief. Sous sa jupe cloutée de bronze, on l’avait revêtu de jambières en cuir et de cuissardes renforcées de cuivre au niveau des genoux, que les cavaliers portaient pour se protéger quand deux montures entraient en collision pendant une charge. Son fourreau incrusté de pierres précieuses, un cadeau d’un riche marchand de Noviomagus, avait été conçu pour recevoir la Grande Epée de Cunobelin. L’idée que Wotan détenait désormais l’épée l’écœurait : jadis, elle avait appartenu à Culain, qui avait assisté à son façonnage. Elle avait été fabriquée à partir de Sipstrassi d’argent pur, la pierre magique sous sa forme la plus rare, cent fois plus puissante que le galet d’or que Culain possédait à présent. Sans l’épée, Wotan était déjà redoutable, mais était-il même encore possible de s’opposer à lui maintenant ? La porte s’ouvrit et Gwalchmai entra, vêtu de son armure complète. Deux épées courtes étaient rangées dans des fourreaux suspendus à ses hanches. Il était suivi de Prasamaccus, muni de son arc de cavalerie et d’un carquois rempli de flèches. — Ça me fait plaisir de te revoir, dit Révélation. Prasamaccus hocha la tête. Il pénétra dans la pièce en boitillant et alla déposer son arc et son carquois près du mur. — Au fond de moi, dit le vieux Brigante, je n’arrivais pas à croire que tu aies pu succomber en tombant de la falaise. Mais comme on ne te voyait pas revenir… — J’ai voyagé en Maurétanie, sur la côte africaine. — Et la reine ? — Elle est restée en Belgica. Elle est morte là-bas, il y a quelques années. — Tout cela n’a été qu’une erreur stupide, déclara Prasamaccus. Il tendit la main à Révélation, qui la saisit avec reconnaissance. — J’en déduis que tu ne me hais pas ? — Je n’ai jamais haï qui que ce soit de toute ma vie. Et si je devais commencer, ce ne serait pas par toi, Culain. J’étais là, la première nuit où Uther a fait l’amour à Laitha. Ça s’est passé sur les terres de Pinrae. Plus tard, j’ai vu le prince – à l’époque, il ne portait que ce titre. Il m’a raconté que, pendant l’acte, au moment où ses émotions étaient à leur comble, Laitha avait murmuré ton nom. Il ne l’a jamais oublié… Ça l’a rongé comme un cancer. Ce n’était pas un homme mauvais, comprends-tu ? Il a essayé de lui pardonner. Le problème, c’est que sans pardon l’oubli est impossible. Je suis désolé d’apprendre que la reine est morte. — Vous m’avez tous les deux manqué, pendant toutes ces années, leur confia Révélation. Victorinus aussi. Où est-il ? — Uther l’a envoyé en Gallia pour parler traités avec Wotan, l’informa Gwalchmai. Ça fait un mois que nous sommes sans nouvelles. Révélation resta silencieux. Prasamaccus tira une chaise et s’assit près du lit. — Quand vont-ils venir ? demanda-t-il. — Cette nuit, je pense. Peut-être demain. — Comment sauront-ils que le corps vit toujours ? — J’ai essayé d’atteindre l’âme d’Uther. Wotan était là, et l’une des bêtes m’a attaqué. Wotan saura que j’ai remonté le fil de la vie d’Uther, et ils le suivront en sens inverse. — Est-il possible de les arrêter ? s’enquit le Brigante à voix basse. — Nous pouvons essayer. Racontez-moi exactement dans quelles circonstances le roi a été découvert. — Il était étendu dans la cour, répondit Gwalchmai. A côté de lui, il y avait le cadavre éventré d’une bête cauchemardesque. Elle se putréfiait à une vitesse incroyable. A la nuit tombée, il ne restait plus que le squelette, mais ça puait encore. — C’est tout ce qu’il y avait ? Juste une charogne et le roi ? — Oui… Non… Il y avait un glaive à côté du corps. Il appartenait à l’un des gardes. — Un glaive ? Est-ce son propriétaire qui l’avait fait tomber là ? — Je ne sais pas. Je vais me renseigner. — Fais-le tout de suite, Gwal. — Quelle importance cela peut-il avoir ? — Si c’est le roi qui s’en servait, alors tu peux me croire, c’est essentiel. Après le départ de Gwalchmai, Prasamaccus et Révélation marchèrent sur les remparts circulaires de la tour nord, observant les collines aux alentours d’Eboracum. — Ces terres sont si vertes, si belles, dit Révélation. Je me demande si elles connaîtront la paix un jour. — Pas tant que des hommes y habiteront, répondit Prasamaccus. Il s’arrêta pour reposer sa jambe infirme et s’assit sur la muraille. Le vent était froid ; il ramena sa cape verte autour de son corps frêle. — Je croyais que vous autres, les immortels, ne vieillissiez jamais, reprit-il. Révélation haussa les épaules. — Toute chose a ses saisons. Comment va Helga ? — Elle est morte. Elle me manque. — Tu as des enfants ? — Nous avons eu un fils et une fille. Le garçon est mort de la variole à trois ans, mais ma fille a survécu. C’est une belle demoiselle. Elle est enceinte et espère que ce sera un garçon. — Es-tu heureux, Prasamaccus ? — Je suis vivant… et le soleil brille. Je n’ai pas à me plaindre, Culain. Et toi ? — Je crois que je suis satisfait. Dis-moi, avez-vous eu de nouvelles de Maedhlyn ? — Non. Uther et lui ont cessé toute relation il y a quelques années. Je ne sais pas qui avait tort ou raison, mais ça a commencé quand Maedhlyn a affirmé que sa magie ne lui permettait pas de trouver l’endroit où Laitha et toi vous étiez cachés. Uther a cru que c’était sa loyauté envers toi qui empêchait Maedhlyn de l’aider. — Non, cela n’avait rien à voir, répondit Révélation. J’ai utilisé ma pierre pour nous couvrir. Prasamaccus sourit. — Je suis désolé pour la chienne. J’aurais préféré qu’on ne vous retrouve jamais. Mais Uther était mon roi et mon ami. Je ne pouvais pas le trahir. — Je n’en veux à personne, mon ami. Je regrette seulement que, après notre saut du haut de la falaise, vous n’ayez pas cherché un peu plus sérieusement. — Pourquoi ça ? — Le fils d’Uther attendait dans la caverne. C’est là que Laitha a accouché, et le bébé a survécu. Le vieux Brigante blêmit. — Un fils ? Tu es sûr que c’était celui d’Uther ? — Absolument. Il a été élevé chez les Saxons. Ils l’ont trouvé auprès de la chienne et de ses chiots, et l’ont baptisé « Filsdudémon ». Quand tu le verras, tu n’auras plus aucun doute : c’est le portrait craché d’Uther. — Nous devrions le faire venir ici. C’est à lui que le trône revient. — Non, répondit Révélation d’un ton sec. Il n’est pas prêt. N’en parle ni à Gwal, ni à personne d’autre. Quand le moment sera venu, Uther lui-même le reconnaîtra. — S’il survit, souffla Prasamaccus. — Nous sommes là pour y veiller. — Deux guerriers croulants et un immortel qui cherche à mourir ? On ne peut pas dire que ce soit la force la plus impressionnante qu’on puisse rallier sur cette Terre des Brumes ! Gwalchmai reparut juste au coucher du soleil. Révélation et Prasamaccus le rejoignirent dans les appartements royaux. — Alors ? demanda Révélation. Le Cantiaci aux cheveux blancs haussa les épaules. — Le garde a dit qu’au moment où la brume s’était levée son épée se trouvait dans son fourreau, mais qu’à son réveil elle était à côté du roi. Qu’est-ce que ça signifie ? Révélation sourit. — Qu’Uther a tué la bête avec le glaive du garde. Quelle conclusion en tires-tu ? Les yeux de Gwalchmai se mirent à briller. — Qu’il n’avait pas son épée. — Exact. Il savait ce qu’ils étaient venus chercher et il a caché la lame à un endroit où ils ne pourraient pas la trouver. Par conséquent, ils ont enlevé Uther vivant… pour le torturer. — Est-il possible de « torturer » une âme ? demanda Prasamaccus. — Oui. C’est même mieux qu’un corps, répondit Révélation. Pense aux souffrances morales que tu as endurées quand tu as perdu des êtres chers. N’étaient-elles pas plus pénibles qu’une blessure physique ? — Que faire, Culain ? murmura Gwalchmai en contemplant le corps immobile du roi qu’il avait servi pendant un quart de siècle. — Nous devons d’abord protéger le corps. Ensuite, nous devons trouver l’Epée de pouvoir. — Elle pourrait être n’importe où, fit remarquer Prasamaccus. — Pire, reconnut Révélation, elle pourrait être n’importe quoi. — Je ne te suis pas, dit le Cantiaci. C’est une épée. — Elle a été façonnée à partir de Sipstrassi d’argent, la source de magie la plus puissante que l’ancien monde ait connue. Grâce à ses pouvoirs, nous avons mis en place les Pierres Levées, nous avons créé les vieilles pistes rectilignes que vos peuples utilisent encore aujourd’hui. Grâce à elles, nous avons quitté les anciens sentiers ; nous nous sommes déployés dans de nombreux royaumes, rejoignant de nombreux sites de magie terrestre. Si Uther l'a souhaité, l’épée a pu se transformer en galet, en arbre en lance, ou encore en fleur. — Alors, que cherche-t-on ? s’enquit Prasamaccus. Pouvons-nous envoyer les chevaliers d’Uther parcourir le pays en quête d’une fleur ? — Où que soit l’épée, sa magie deviendra apparente. Imaginons que ce soit une fleur. Dans cette région-là, les plantes pousseront comme jamais, les récoltes fleuriront précocement, et les maladies seront éradiquées. Voilà le genre de signes que les chevaliers doivent chercher. — Si elle se trouve en Britannia, dit Gwalchmai. — S’il était facile de la retrouver, Wotan s’en emparerait, répondit Révélation d’un ton sec. Mais réfléchissez : quand Uther s’est vu en danger, il n’a disposé au mieux que de quelques secondes pour cacher l’épée. Vous deux qui connaissez bien le roi, où l’aurait-il envoyée, selon vous ? Prasamaccus haussa les épaules. — En Calédonie, peut-être, là où il vous a rencontrés pour la première fois, Laitha et toi. Ou à Pinrae, là où il a vaincu l’armée de Goroien. Ou à Camulodunum. — Wotan va passer au peigne fin chacun de ces endroits, car l’histoire du roi est bien connue. Uther n’aurait pas fait en sorte que ce soit si facile, dit Révélation. Doux Jésus ! — Quoi ? demanda Gwalchmai. — Il y a deux personnes en Calédonie que Wotan ne doit pas découvrir ! Je n’ai aucun moyen de les atteindre, et je ne peux pas non plus partir d’ici. Il se leva, le teint gris et le regard épouvanté. Prasamaccus lui posa doucement la main sur l’épaule. — C’est le garçon dont tu as parlé ? Révélation acquiesça. — Et maintenant, il te faut choisir entre… Prasamaccus n’acheva pas sa phrase. Il savait quel tourment agitait celui qui lui faisait face : sauver le père ou le fils. Ou, selon le point de vue de Culain : trahir l’un pour sauver l’autre. Derrière lui, Gwalchmai alluma les lanternes et tira l’une de ses épées au clair, qu’il affûta à l’aide d’une vieille pierre à aiguiser. Révélation ramassa son bâton et ferma les yeux. L’habit de laine marron disparut et fut remplacé par l’armure noir et argenté de Culain lach Feragh. La barbe grise se volatilisa, et ses cheveux foncèrent. Le bâton devint de l’argent. Culain en dévissa le manche : il tenait désormais deux épées courtes d’un argent brillant. — Dois-je comprendre que ta décision est prise ? souffla Prasamaccus. — Oui. Que Dieu me pardonne, répondit le Seigneur de la Lance. Le printemps était une belle saison en Calédonie. Les montagnes se paraient de mille couleurs, les ruisseaux gonflés scintillaient sous le soleil, le chant des oiseaux emplissait les bois et les forêts. Cormac ne s’était jamais senti si heureux. Oleg et Rhiannon avaient retrouvé la vieille cabane, située plus en hauteur sur les montagnes, et l’avaient réhabilitée, laissant à Anduine et Cormac l’intimité dont un jeune couple avait besoin. Chaque matin ou presque, Oleg rejoignait le jeune homme sur ses parcours d’entraînement et lui enseignait les techniques les plus subtiles du combat à l’épée. Mais dès que le soleil passait midi, Oleg retournait à sa cabane. Cormac voyait peu Rhiannon. Il savait malgré tout qu'elle était malheureuse. Elle n’avait pas cru ce que son père lui avait raconté au sujet de Wotan, et elle était convaincue qu’il l’avait empêchée de devenir reine des Goths. Désormais, elle restait sur les hautes terres, errant dans les collines, à la recherche de la paix intérieure. Cormac pensait toutefois rarement à Rhiannon. Il était en vie, entouré de beauté, et amoureux. — Es tu heureux ? lui demanda Anduine par un après-midi ensoleillé, alors qu’ils étaient assis, nus, au bord du lac. — Comment ne pas l’être ? répondit-il. Il lui caressa la joue et se pencha pour l’embrasser tendrement sur la bouche. Elle lui passa le bras autour du cou et l’attira jusqu’à ce que ses seins doux se pressent contre sa poitrine. Il fit glisser sa main le long de sa hanche, et s’émerveilla une fois de plus de la douceur soyeuse de sa peau. Puis il se libéra de son étreinte. — Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle. — Rien, répondit-il avec un petit rire. Je voulais juste te regarder. — Dis-moi ce que tu vois. — Que dire, ma dame ? — Tu pourrais me flatter sans merci. Dis-moi que je suis belle. La plus belle du monde. — Tu es la plus belle femme que j’aie jamais vue. Est-ce que ça te va ? — Et m’aimes-tu uniquement pour ma beauté, jeune messire ? Ou parce que je suis une princesse ? — Je suis le fils d’un roi, répliqua Cormac. Est-ce pour cette raison que tu m’aimes ? — Non, souffla-t-elle. Je t’aime pour l’homme que tu es. Ils firent à nouveau l’amour, lentement cette fois, mais avec passion. Enfin, ils se séparèrent l’un de l’autre, et Cormac lui déposa un tendre baiser sur le front. Voyant ses yeux embués de larmes, il l’attira contre lui. — Que se passe-t-il ? Elle secoua la tête et se détourna. — Dis-moi… s’il te plaît. — Chaque fois que nous sommes ainsi ensemble, j’ai peur que ce soit la dernière. Et un jour, cela arrivera pour de bon. — Non ! s’écria-t-il. Nous serons toujours ensemble. Rien ne nous séparera. — Toujours ensemble ? — Jusqu’à ce que les étoiles tombent du ciel, lui assura-t-il. — Pas avant ? — Pas avant, ma dame. Après, il me faudra peut-être quelqu’un de plus jeune. Elle sourit, s’assit et tendit le bras pour attraper sa robe. Il la lui passa, puis rassembla ses propres vêtements, ainsi que l’épée qu’il gardait en permanence avec lui depuis l’attaque. — Donne-moi tes yeux, Cormac, lui demanda-t-elle. Il se pencha vers elle et la laissa poser les mains sur ses paupières fermées. Les ténèbres s’abattirent sur lui mais, cette fois, il ne céda pas à la panique. — On fait la course jusqu’à la maison ! s’exclama-t-elle, et il l’entendit partir en courant. Le sourire aux lèvres, il fit six pas en direction du rocher rond, sur lequel il chercha à tâtons le trou qui faisait face au sud. Se postant dans le même alignement, il se mit à courir en comptant ses pas. Au trentième, il ralentit et avança progressivement jusqu’au pin touché par la foudre, dont la branche supérieure pointait en direction de la cabane. De là, il pouvait courir tout droit jusqu’à la clairière. Au moment où il l’atteignait, il entendit Anduine pousser un hurlement qui lui transperça le cœur et l’emplit d’une peur terrible. — Anduine ! cria-t-il, la montagne répercutant l’écho de son angoisse. L’épée à la main, il continua à avancer à tâtons sans remarquer qu’il avait quitté le sentier, jusqu’à ce qu’il trébuche sur une racine saillante. Alors qu’il tombait lourdement, son arme lui échappa. Il fouilla dans l’herbe à l’aveuglette, à la recherche de la poignée. Luttant pour garder son calme, il se concentra sur les bruits alentour tout en continuant à tâtonner. Enfin, il trouva l’épée et se leva. La colline montait sur sa gauche, aussi se tourna-t-il lentement vers la droite pour descendre la pente, sa main libre tendue devant lui. Le sol s’aplanit et il sentit l’odeur de feu de bois charriée par la fumée qui s’échappait de la cheminée de la cabane. — Anduine ! (Il perçut un mouvement lent et lourd sur sa droite.) Qui est là ? Pas de réponse. Mais le bruit s’amplifia : c’était celui de pas pressés qui se rapprochaient de lui. Cormac attendit la dernière seconde, puis décrivit un arc de cercle avec son épée, qui siffla dans l’air. L’arme frappa l’attaquant, puis Cormac la dégagea. D’autres bruits lui parvinrent : des voix furieuses, des pas traînants. Il agrippa son épée des deux mains et la tint devant lui. Il perçut un mouvement brusque sur sa gauche et sentit une affreuse douleur irradier dans son flanc. Il se tordit et donna un coup d’épée sans parvenir à frapper son assaillant. Près du mur de la cabane, Anduine reprit connaissance et se trouva prisonnière d’un barbu qui l’enserrait de ses bras avec force. Les yeux grands ouverts, elle vit Cormac, seul et aveugle, encerclé par une bande d’hommes armés. — Non ! hurla-t-elle en fermant les paupières afin de lui rendre son cadeau. Cormac recouvra la vue juste au moment où un deuxième adversaire s’avançait en silence. L’homme souriait. L’adolescent para une attaque, puis trancha d’un coup de lame la gorge du Viking. Les sept autres chargèrent. Cormac n’avait aucune chance mais, tout en tombant, il continua à couper et à taillader ses ennemis. La lame d’une épée lui transperça le dos ; une autre lui déchira la poitrine, lui infligeant une entaille béante. Anduine hurla et posa la main sur la poitrine de celui qui la retenait. La tunique de l’homme s’enflamma brusquement, les flammes gagnant son visage. Il beugla de douleur, relâcha sa captive et se tapa sur la barbe tandis que ses cheveux prenaient feu à leur tour. Anduine tomba, se releva et courut jusqu’au groupe qui entourait Cormac, les mains brûlant d’un feu blanc. Un guerrier viking s’approcha d’elle épée brandie, mais elle projeta sur lui des flammes qui l’enveloppèrent. Un deuxième guerrier lança un couteau sur elle. Touchée en pleine poitrine, elle chancela et tituba sans cesser d’avancer, voulant à tout prix rejoindre Cormac. Derrière elle, un autre guerrier la chargea. Sa lame transperça le dos d’Anduine et lui ressortit par la poitrine. Du sang s’écoula à gros bouillons de sa bouche, et elle s’effondra à terre. Cormac essaya de ramper jusqu’à elle, mais une épée plongea dans son dos et les ténèbres l’engloutirent. Plus haut, sur la colline, Oleg Mainmarteau poussa un rugissement de colère. Les Vikings se tournèrent et le virent débouler dans la clairière, une épée dans chaque main. — Je te reconnais, Maggrin ! s’écria Oleg. — Je te reconnais, sale traître, siffla un guerrier à la barbe brune. — Ne le tuez pas ! hurla Rhiannon depuis le seuil de la cabane. Oleg et Maggrin se ruèrent l’un sur l’autre, la collision de leurs lames provoquant des étincelles. Oleg pivota sur ses talons et enfonça sa deuxième épée, comme s’il s’était agi d’une dague, dans le ventre de l’homme. Tandis que Maggrin tombait, les quatre survivants attaquèrent ensemble. Oleg courut à leur rencontre, parant leurs coups et tranchant avec une frénésie sauvage contre laquelle ses adversaires ne furent pas de taille à lutter. Ils tombèrent les uns après les autres sous les coups terribles du guerrier au regard glacé. Pour échapper à la mort, le dernier s’enfuit à toutes jambes, mais Oleg lança sur lui une épée dont la poignée l’atteignit à la nuque, et il s’effondra à son tour. Avant qu’il ait eu le temps de se relever, Mainmarteau l’avait rejoint. La tête de l’assassin se détacha de ses épaules en roulant. Oleg resta debout dans la clairière, la poitrine se soulevant et s’abaissant. Sa rage de berserk s’évanouit. Il finit par se tourner vers Rhiannon. — Traîtresse ! lâcha-t-il. De tous les actes que tu aurais pu commettre pour me faire honte, celui-là était le pire. Pour te sauver, deux personnes ont risqué leur vie… et l’ont payé de la leur. Hors de ma vue ! Va-t’en ! — Tu ne comprends pas ! cria-t-elle. Je ne voulais pas que ça se passe ainsi. Je voulais juste m’en aller ! — C’est toi qui les as appelés. C’est ton œuvre. Maintenant, pars ! Si je te revois, je te tuerai de mes propres mains ! Va-t’en ! Elle courut le rejoindre. — Père, je t’en supplie ! Il abattit sa main énorme sur le visage de sa fille, la jetant à terre. — Je ne te connais plus ! Tu es morte à mes yeux, déclara-t-il. Elle se releva péniblement. Croisant le regard glacé de son père, elle recula et dévala la colline. Oleg se dirigea d’abord vers Anduine et retira l’épée plantée dans son dos. — Jamais tu ne connaîtras l’ampleur de ma peine, ma dame. Que Dieu t’accorde la paix. Il lui ferma les paupières et rejoignit Cormac qui gisait dans une mare de sang de plus en plus large. — Tu t’es bien battu, dit-il en s’agenouillant. Cormac grogna. Oleg le souleva et le porta jusqu’à la cabane. Lorsqu’il lui eut ôté ses habits trempés de sang, il inspecta les blessures de l’adolescent : deux dans le dos, une sur le flanc, une sur la poitrine. Chacune était profonde et aurait pu être mortelle, Oleg le savait. Mais survivre à toutes ces plaies ? Cormac n’avait aucune chance. Tout en sachant que c’était inutile, Oleg rassembla du fil et une aiguille et entreprit de recoudre les blessures. Quand il les eut refermées, il tira une couverture sur le garçon et fit démarrer un feu. Puis, les bougies allumées et la cabane réchauffée, Oleg retourna auprès du lit. Le pouls de Cormac battait faiblement, et il avait très mauvaise mine : son visage était strié de gris et ses yeux étaient cernés de violet. — Tu as perdu trop de sang, Cormac, souffla Oleg. Ton cœur fait tout ce qu’il peut… et moi, je suis impuissant ! Bats-toi, mon gars. Tu vas regagner des forces, un peu plus chaque jour. (La tête de Cormac s’affaissa sur le côté, sa respiration se muant en râle. Oleg avait déjà entendu ce bruit.) Ne t’avise pas de crever, espèce de fils de pute ! Cormac cessa de respirer, mais, d’une main, Oleg lui pressa violemment la poitrine. — Respire, bordel ! Oleg sentit quelque chose de chaud lui brûler la paume. Il retira sa main. La pierre accrochée à la chaîne que Cormac portait autour du cou luisait comme de l’or en fusion, et les poumons du blessé s’emplirent d’un souffle fragile. — Loués soient tous les dieux qui ont jamais existé, dit Oleg. Il reposa la main sur la pierre et observa la blessure qui barrait la poitrine du jeune homme. — Peux-tu guérir cela ? demanda-t-il à la pierre. Rien ne se produisit. — Bon, maintiens-le en vie, quoi qu’il en soit, chuchota-t-il. Puis il se leva et prit une pelle derrière la cabane. Le sol serait encore dur, mais Oleg devait bien cela à Anduine, la Donneuse de Vie, la princesse de Rhétie. Chapitre 10 Au cours de la nuit, Gwalchmai dormit d’un sommeil léger, sur sa chaise à côté du lit, la tête posée contre le mur. Prasamaccus et Culain étaient assis en silence. Le Brigante se remémorait sa première rencontre avec le Seigneur de la Lance, dans les montagnes calédones, quand les vampires à la cape noire les avaient pourchassés, en quête de leur sang, et que le jeune prince s’était échappé par le portail, avant d’arriver sur les terres de Pinrae. Au cours de la guerre féroce qui l’avait opposé à la Reine Sorcière, le garçon, qui à l’époque s’appelait Thuro, était devenu un homme, Uther. Laitha et lui s’étaient mariés là-bas, et elle lui avait fait cadeau de l’épée. Ils étaient alors deux adolescents enflammés par le pouvoir de la jeunesse, certains qu’il s’écoulerait encore une éternité avant leur mort. Et voilà qu’après vingt-six étés à peine le Roi du Sang gisait, immobile. Gian Avur, la belle Laitha, n’était plus, et un ennemi terrible menaçait de détruire le royaume qu’Uther s’était évertué à sauver. Les paroles des druides résonnèrent dans l’esprit de Prasamaccus : « Car telles sont les œuvres de l’homme : écrites dans les airs en lettres de brume, et disséminées dans les vents de l’histoire. » Culain, quant à lui, réfléchissait aux questions soulevées par la situation présente. Pourquoi n’avaient-ils pas tué le roi, une fois en possession de son âme ? Certes, Molech était diabolique, mais il était aussi doté d’une grande intelligence. La nouvelle de la mort d’Uther porterait un coup au moral à tous les habitants du royaume et assurerait à son ennemi le succès de ses projets d’invasion. Inquiet, Culain examina le problème sous tous les angles. Les prêtres sorciers de Wotan étaient venus pour tuer le roi et s’emparer de l’épée. Mais, celle-ci ayant disparu, ils avaient enlevé l’âme d’Uther. Peut-être avaient-ils cru, à juste titre, que le corps ne survivrait pas. Culain chassa ce casse-tête de son esprit. Quelle qu’ait été l’explication de ce comportement, c’était une erreur, et il pria pour qu’elle coûte cher à ceux qui l’avaient commise. Bien que Culain n’en sût rien, l’erreur s’avéra plus que coûteuse pour le prêtre qui l’avait commise : les yeux de son cadavre écorché, désormais suspendu à un rempart de Rhétie, faisaient le régal des corbeaux. Une boule incandescente de feu blanc apparut au milieu de la pièce. Prasamaccus encocha une flèche à son arc ; Culain tendit son épée en travers du lit et toucha l’épaule de Gwalchmai. Le dormeur se réveilla aussitôt. Culain prit la pierre dorée et l’appliqua sur les deux lames du Cantiaci, puis se dirigea vers Prasamaccus, vida son carquois et passa la pierre sur chacune des vingt têtes de flèche. La boule flamboyante s’effondra sur elle-même et une brume grise s’étendit dans la pièce. Culain attendit, souleva la pierre et prononça un seul mot de pouvoir. Une lumière dorée émana de lui, puis enveloppa les deux guerriers et le corps du roi. Le brouillard envahit la pièce… et disparut. Une ombre sinistre se profila sur le mur du fond. Elle se creusa et s’étala jusqu’à devenir la bouche d’une cavité. Une brise glacée souffla de l’entrée ; les lanternes crépitèrent et vacillèrent. Le clair de lune se déversait à travers les fenêtres ouvertes, et, dans cette lumière argentée, Gwalchmai distingua une bête, sortie tout droit de l’enfer, qui émergeait de l’excavation. Couverte d’écailles, cornue et munie de longs crocs courbés, la créature s’introduisit dans la pièce. Mais, lorsqu’elle entra en contact avec les lignes magiques tracées par Culain, un éclair brûla son corps gris et les flammes l’enveloppèrent. La créature battit en retraite vers la caverne en sifflant de douleur. Trois hommes bondirent dans la pièce. Le premier s’effondra, une flèche dans la gorge. Culain et Gwalchmai fondirent sur les autres assassins qui, quelques secondes plus tard, gisaient tous les deux sur le sol, morts. Les guerriers attendirent, épées brandies, mais l’entrée de la cavité rétrécit pour ne redevenir qu’une ombre avant de disparaître. Du bout de sa botte, Gwalchmai retourna l’un des cadavres. La chair du visage était décomposée, et il ne restait qu’un corps en putréfaction. Devant ce spectacle, le vieux guerrier cantiaci eut un mouvement de recul. — Nous nous sommes battus contre des morts ! souffla-t-il. — C’est ainsi que Wotan s’assure la loyauté de ses guerriers. Les plus courageux d’entre eux ne sont pas affectés par la mort… Du moins le croient-ils. — Eh bien, nous les avons vaincus, dit Gwalchmai. — Ils reviendront, et nous ne pourrons pas les retenir. Nous devons emmener le roi en lieu sûr. — Existe-t-il un endroit à l’abri de la sorcellerie de Wotan ? demanda Prasamaccus. — Oui, sur l’île de Cristal, répondit Culain. — Nous ne pouvons pas traverser la moitié du royaume avec le corps du roi ! lui objecta Gwalchmai. Et quand bien même ce serait possible, il ne serait pas accepté dans ce lieu sacré. C’est un guerrier : les sœurs de l’île refusent toute interaction avec ceux qui sont responsables d’avoir versé du sang. — Elles l’accepteront, dit Culain à voix basse. C’est leur mission – en partie. — Tu y es déjà allé ? Culain sourit. — J’ai planté le bâton qui est devenu un arbre. Mais ça, c’est une autre histoire, et elle appartient à une autre époque. Il n’existe nul autre endroit où la magie de la terre soit plus puissante, où les symboles soient plus obscurs. Wotan ne peut pas introduire ses démons sur l’île de Cristal. Et s’il entreprend le voyage lui-même, ce sera en tant qu’homme, dénué de toute la grandeur de la magie. Il n’osera jamais. Gwalchmai se leva et baissa les yeux sur le corps d’Uther, en apparence sans vie. — La question ne se pose pas : nous ne pouvons pas traverser le pays avec lui. — Moi, si, car j’emprunterai les anciens sentiers, les lung mei : le chemin des esprits. — Et que fait-on, Prasamaccus et moi ? — Vous avez déjà rendu service à votre roi, et vous ne pouvez pas faire plus pour lui directement. Mais l’armée de Wotan ne va pas tarder à s’en prendre à vous. Ce n’est pas à moi de vous dicter la marche à suivre, mais je vous conseille de rassembler autant d’hommes que possible sous la bannière d’Uther. Dites-leur que le roi est vivant et qu’il reviendra pour les guider le jour de Ragnarôk. — Et ce jour, quel est-il ? s’enquit Prasamaccus. — Le jour du grand désespoir, chuchota Culain. Il se leva et alla jusqu’au mur ouest. Là, il s’agenouilla, la pierre à la main, et, dans le silence presque complet qui suivit, les deux hommes entendirent le murmure d’une rivière profonde, et le clapotis des vagues sur des rivages invisibles. Le mur scintilla et s’ouvrit. — Vite ! lança Culain. Gwalchmai et Prasamaccus soulevèrent le lourd corps du Roi du Sang et le portèrent jusqu’à la nouvelle entrée. Des marches étaient apparues, descendant vers une caverne et une rivière sombre et profonde. Une embarcation était amarrée à une jetée en pierre. Les deux Bretons y déposèrent le roi avec délicatesse. Culain détacha l’amarre et se plaça à l’arrière. Alors que l’esquif s’éloignait, il se retourna vers eux. — Rentrez dans la tour le plus vite possible. Si le portail se referme, vous mourrez dans l’heure. Aussi rapidement que Prasamaccus pouvait avancer avec sa jambe infirme, les deux hommes remontèrent l’escalier. Dans leur dos, ils entendirent d’étranges murmures et des griffes qui raclaient contre la pierre. Alors qu’ils approchaient du portail, Gwalchmai le vit vibrer. Il agrippa Prasamaccus, le poussa devant lui, plongea à sa suite, et roula sur ses genoux sur les tapis de la chambre d’Uther. Derrière eux, il n’y avait qu’un mur baigné par la lumière dorée du soleil levant, au-dessus des collines à l’est, qui pénétrait par la fenêtre ouverte. Durant les trois premiers jours de leur voyage, Victorinus et les douze hommes de son groupe chevauchèrent avec prudence, mais ne déplorèrent aucun incident. Toutefois, le quatrième jour, tandis qu’ils s’approchaient d’un bois touffu traversé par une piste étroite, Victorinus tira sur les rênes de sa monture. Son second, Marcus Bassicus, un jeune homme aux origines britto-romaines affirmées, vint à sa hauteur. — Un problème, messire ? Le soleil brillait haut dans le ciel, et le sentier qui menait dans les bois était abrité par les branches qui le surplombaient. Conscient de sa peur, Victorinus inspira à fond. Soudain, il sourit. — As-tu apprécié la vie, Marcus ? — Oui, messire. — Penses-tu en avoir bien profité ? — Je pense que oui, messire. Pourquoi cette question ? — Je crois que la mort nous attend, cachée entre ces arbres. Il n’y a pas de perspective de gloire ni de victoire, seulement la douleur, les ténèbres et un point final au bonheur. Les traits du jeune homme se figèrent. Il plissa ses yeux gris. — Que devons-nous faire, messire ? — Il vous faut prendre une décision, les autres et toi, mais, en ce qui me concerne, je dois pénétrer dans ce bois. Parle aux hommes, explique-leur que nous avons été trahis. Dis-leur que tous ceux qui préféreront s’enfuir ne devront pas avoir honte de le faire. Ce n’est pas un acte de lâcheté. — Dans ce cas, pourquoi devez-vous continuer à avancer, messire ? — Parce que Wotan m’observera, et je veux qu’il sache que je ne crains pas sa perfidie. Je suis même capable de l’accueillir sereinement. Je veux qu’il prenne conscience de la nature de son adversaire. Certes, il a conquis la Belgica, la Rhétie et la Gaule, et les Romains se mettent à genoux devant lui, mais il n’en sera pas de même pour la Britannia. Marcus retourna auprès des hommes qui patientaient et laissa le général observer l’entrée de sa propre tombe. Victorinus souleva le bouclier de cavalier rond à l’arrière de sa selle et le passa sur son bras gauche. Puis il enroula les rênes de son destrier autour du pommeau, tira son sabre et, sans jeter un coup d’œil en arrière, talonna sa monture pour la faire avancer. Dans son dos, les douze soldats s’emparèrent à leur tour de leur bouclier et de leur sabre et suivirent le général. Dans une clairière située juste derrière la rangée d’arbres, deux cents Goths dégainèrent leurs armes et attendirent. — Tu dis que le roi est en vie, dit Geminus Cato en repoussant les cartes étalées sur la table. (Il se leva pour se servir un gobelet de vin coupé d’eau.) J’espère que tu excuseras mon scepticisme. Gwalchmai haussa les épaules et se détourna de la fenêtre. — Je ne peux que vous demander de me croire sur parole, mon général – une parole que l’on considère comme digne de respect. Cato sourit et lissa sa courte barbe noire qui luisait telle une fourrure huilée. — Permets-moi de faire le point sur les informations dont nous disposons. Un homme de grande taille, vêtu des robes d’un chrétien, a agressé deux gardes et s’est frayé un chemin sans encombre jusqu’à la tour du roi. Cet homme, selon toi, est le légendaire Lancelot. Il a déclaré que le roi était vivant et a eu recours à la sorcellerie pour sortir son corps de la tour. — En gros, c’est ça, reconnut Gwalchmai. — Mais cet homme n’est-il pas l’ennemi juré du roi ? le Grand Traître ? — Si. — Alors pourquoi lui avoir fait confiance ? Gwalchmai jeta un coup d’œil à Prasamaccus, assis à la table, en silence. L’estropié brigante se racla la gorge. — Avec tout mon respect, mon général, vous n’avez jamais connu le Seigneur de la Lance. Oubliez donc ces histoires de traîtrise qui n’en finissent plus. Quel est son crime ? Avoir couché avec une femme. Qui parmi nous ne l’a jamais fait ? C’est lui et lui seul qui a sauvé le roi quand les traîtres ont massacré le père d’Uther. C’est lui et lui seul qui a fait le voyage jusqu’au château de la Reine Sorcière et a tué le Seigneur des Non-Morts. Il est plus qu’un guerrier de légende. Et en ce qui concerne cette affaire, je lui fais une confiance absolue. Cato secoua la tête. — Mais tu crois également que cet homme est âgé de plusieurs milliers d’années, et qu’il est une sorte de demi-dieu dont le royaume se trouve sous la grande mer occidentale. Prasamaccus se retint de répondre sous le coup de la colère qu’il sentait monter en lui. Geminus Cato était plus qu’un général compétent : c’était un soldat habile et rusé, respecté par ses hommes – même si ceux-ci ne l’aimaient pas. De plus, à l’exception de Victorinus, il était le seul capable de rassembler une armée contre les Goths. Mais c’était également un Romain pure souche, qui ne comprenait ni les coutumes des Celtes, ni les traditions liées à la magie qui imprégnaient leur culture. Prasamaccus choisit avec soin les mots qu’il s’apprêtait à prononcer. — Mon général, mettons un instant de côté l’histoire de Culain lach Feragh. Wotan a essayé d’assassiner le roi, et sa tentative va peut-être aboutir. La prochaine étape pour lui, c’est l’invasion. Et il ne manquera pas d’alliés une fois que tout le monde saura qu’Uther ne se dressera pas contre eux pour les affronter. Culain nous a donné le temps de planifier quelque chose. Répandons la rumeur que le roi est en vie, et qu’il va revenir. Cela donnera aux Saxons, aux Jutes et aux Angles l’occasion d’y réfléchir à deux fois. Ils ont entendu parler des pouvoirs de Wotan, mais ils connaissent le réel danger qu’ils encourent en s’opposant au Roi du Sang. Cato riva sur Prasamaccus ses yeux sombres, et un silence de plusieurs minutes s’installa. Puis le général regagna son fauteuil. — Fort bien, l’éleveur de chevaux. Sur le plan tactique, je reconnais qu’il vaut mieux qu’Uther soit vivant que mort. Je veillerai à ce que la nouvelle circule. Mais je ne dispose d’aucun chevalier pour rechercher cette épée. Tous les officiers de valeur parcourent actuellement la campagne en quête de volontaires, et nous rappelons aussi tous les miliciens. (Il tira les cartes vers lui et indiqua la plus grande d’entre elles : l’étude topographique commandée par Ptolémée plusieurs centaines d’années auparavant.) Vous avez tous les deux beaucoup voyagé à travers le pays. Il n’est pas bien difficile d’imaginer où Wotan débarquera dans le Sud, mais il a plusieurs armées. Si j’étais à sa place, je prévoirais deux, voire trois attaques en même temps. Nous ne sommes pas assez nombreux pour couvrir le pays. Aussi, où va-t-il frapper ? Gwalchmai contempla la carte de la terre alors appelée Albion. — Les Loups de mer ont toujours eu une préférence pour ce littoral-ci, à Petvaria, dit-il en pointant un doigt sur le Humber. Si Wotan suit ce cap, il arrivera au sud d’Eboracum et nous coupera des forces que nous aurons établies dans le Sud. Cato hocha la tête. — Et si les Brigantes et les Trinovantes se soulèvent pour le soutenir, toute la Bretagne sera divisée en trois zones de guerre : la première allant du mur d’Hadrien à Eboracum, la deuxième d’Eboracum à Petvaria, voire Durobrivae s’ils s’introduisent par le Wash, et la dernière d’Anderida à Dubris. » Au mieux, nous pouvons lever dix mille guerriers supplémentaires. Le total de nos forces mobiles s’élèverait alors à vingt-cinq mille hommes. La rumeur dit que Wotan peut en rassembler cinq fois plus, sans compter les rebelles saxons ou les Brigantes du Nord. Je donnerais cher pour que Victorinus et son raisonnement infaillible soient de retour parmi nous ! (Il leva les yeux des cartes.) Gwalchmai, je veux que tu rejoignes Gaius Geminus à Dubris. — Impossible, mon général, répondit Gwalchmai. — Pourquoi ? — Je dois chercher l’épée. — Ce n’est pas le moment de partir à la chasse aux ombres, ni de courir après des rêves. — Peut-être bien, reconnut le vieux guerrier cantiaci, et pourtant, je dois quand même le faire. Cato se cala dans son fauteuil et croisa ses bras musclés sur son plastron en cuir. — Et où comptes-tu la chercher ? — A Camulodunum. Quand le roi était enfant, il adorait les collines et les bois aux alentours de la cité. Il avait des endroits spéciaux où il pouvait courir se cacher pour échapper à son père. Je connais ces endroits. — Et toi ? demanda Cato en se tournant. Prasamaccus sourit. — Je compte me rendre dans les montagnes calédones. C’est là qu’il a rencontré son seul et unique amour. Cato gloussa et secoua la tête. — Vous, les Celtes, avez toujours été un mystère pour moi, mais j’ai appris à ne jamais débattre avec un rêveur britannique. Je vous souhaite bonne chance dans votre quête. Que ferez-vous, si vous trouvez la lame ? Gwalchmai haussa les épaules et jeta un coup d’œil à Prasamaccus. Le Brigante plongea ses yeux clairs dans ceux du Romain. — Nous la porterons sur l’île de Cristal, où repose le roi. — Et ensuite ? — Je ne sais pas, mon général. Cato resta silencieux un moment, perdu dans ses pensées. — Quand j’étais jeune, finit-il par dire, j’étais stationné à Aquae Sulis, et il m’arrivait souvent de chevaucher dans la campagne, près de l’île. Nous n’avions pas le droit d’y aller, sur ordre du roi, mais un jour, parce que c’était interdit, j’ai pris un bateau avec trois officiers pour traverser les lacs et accoster à côté de la plus haute colline. C’était une véritable aventure, voyez-vous, et nous étions jeunes. Nous avons allumé un feu et sommes restés assis là, à rire et à discuter. Puis nous nous sommes endormis. J’ai fait un rêve dans lequel mon père m’est apparu, et nous avons parlé de beaucoup de choses. Il a surtout évoqué ses remords, car après la mort de ma mère nous n’avions jamais été proches. C’était un beau rêve, et nous nous sommes étreints. Il m’a parlé de la fierté qu’il éprouvait et m’a souhaité bonne chance. Le lendemain matin, je me suis réveillé frais et dispos. Nous étions noyés dans la brume, et nous avons fait voile pour retourner à l’endroit où nos chevaux étaient entravés. Puis nous sommes rentrés à Aquae Sulis. On a aussitôt eu des ennuis, car nous étions revenus sans nos épées. Aucun de nous ne se souvenait s’en être défait, ni avoir remarqué qu'elles avaient disparu, sur le chemin du retour. — L’île est un lieu enchanté, murmura le vieux Brigante. Et quand votre père est-il mort ? — Je pense que tu connais la réponse, Prasamaccus. J’ai un fils, et nous ne sommes pas très proches. (Il sourit.) Peut-être qu’un jour il fera voile jusqu’à cette île. Prasamaccus s’inclina, et les deux Bretons quittèrent la pièce. — Nous ne pouvons pas entreprendre cette tâche seuls, toi et moi, déclara Gwalchmai alors qu’ils sortaient dans la lumière du soleil. Il y a trop d’endroits à fouiller. — Je sais, mon ami. Mais Cato a raison. Contre les pouvoirs de Wotan, il a besoin de tous ses hommes jeunes, et il n’y a guère que les anciens comme nous dont il peut se passer. (Il s’arrêta.) Je crois que c’est ça, la solution, Gwal : les anciens ! Tu te rappelles le jour où Uther a fendu le ciel en deux pour surgir des brumes à la tête de la Neuvième ? — Evidemment. Comment l’oublier ? — La légion perdue avait choisi, pour remplacer son légat, Severinus Albinus. Aujourd’hui, il possède une villa à Calcaria, à moins d’une demi-journée de chevauchée d’ici. — Mais il a plus de soixante ans ! lui objecta le Cantiaci. — Et toi, quel âge as-tu ? rétorqua Prasamaccus d’un ton sec. — Pas besoin de remuer le couteau dans la plaie, répondit Gwalchmai. Mais ce Romain est riche. Il est sans doute ventripotent et content de sa situation. — J’en doute. Mais il saura où se trouvent les autres survivants de la Neuvième. C’était la légion d’Uther. Le serment qu’ils ont prêté les lie à leur roi plus encore que le sang. Il les a ramenés des Vals des Morts. — C’était il y a plus d’un quart de siècle. La plupart sont sans doute morts, à l’heure qu’il est. — Mais il y aura bien quelques survivants. Peut-être dix, peut-être cent. Nous devons les retrouver. Severinus Albinus n’avait rien perdu de son allure de général romain, fonction qu’il occupait encore cinq ans auparavant. Il se tenait très droit, et ses yeux noirs étaient toujours aussi perçants que ceux d’un aigle. Il avait vécu ces vingt-cinq dernières années comme un rêve éveillé : ses hommes et lui étaient restés prisonniers de l’enfer du Vide pendant des siècles avant que le jeune prince, Uther Pendragon, les sauve et les ramène chez eux, dans un monde devenu fou. La puissante Rome, prédominante à l’époque où Severinus avait fait pénétrer ses hommes dans les Brumes, n’était désormais plus que l’ombre d’elle-même, et les barbares régnaient là où les lois de Rome avaient autrefois été appliquées par les légions, dont la discipline de fer rendait alors la défaite impensable. Severinus s’était moralement engagé à servir Uther, et avait su se montrer à la hauteur de son rôle. Il avait entraîné les troupes de Britanniques pure souche le long des frontières impériales, prenant part à des guerres pour défendre un pays dont il n’avait cure. Désormais, il vivait en paix dans sa villa, lisant des textes anciens qui, à ses yeux du moins, lui rappelaient un passé qui avait englouti sa femme et sa fille, ainsi que tous ceux qu’il avait connus et aimés. Severinus était un homme hors de son temps et, tandis qu’assis dans son jardin il lisait les œuvres de Plutarque, il se sentait presque satisfait. Son esclave personnel, Nica, un Juif originaire des îles grecques, s’approcha de lui. — Mon seigneur, il y a deux hommes au portail qui souhaitent s’entretenir avec vous. — Dis-leur de revenir demain. Je ne suis pas d’humeur à parler affaires. — Ce ne sont pas des marchands de la cité, seigneur. Ils prétendent être vos amis. Severinus enroula le parchemin et le posa sur le siège en marbre, à côté de lui. — Et ont-ils un nom, ces « amis » ? — Prasamaccus et Gwalchmai. Severinus soupira. — Amène-les-moi et va chercher du vin et des fruits. Ils passeront la nuit ici, aussi prépare des chambres correctes. — Dois-je faire chauffer l’eau, seigneur, pour le bain des invités ? — Ce ne sera pas nécessaire. Ils sont bretons, donc ils se lavent rarement. Mais fais engager deux jeunes villageoises pour réchauffer leurs lits. — Bien, seigneur, répondit Nica en s’inclinant avant de s’éloigner. Severinus se leva et lissa sa longue toge, sentant son contentement s’évaporer. Il se tourna et vit Prasamaccus remonter l’allée pavée en boitant, suivi du grand Cantiaci connu sous le titre de pisteur du roi, qui se tenait droit comme un i. Deux hommes qu’il avait toujours traités avec respect, comme le méritaient les compagnons du roi, mais qu’il avait espéré ne jamais revoir. Les Bretons le mettaient mal à l’aise. — Bienvenue chez moi, dit-il en s’inclinant avec raideur. Je vous ai commandé du vin. Il désigna un siège en marbre et Prasamaccus s’y laissa tomber avec reconnaissance. Gwalchmai resta debout à côté de lui, ses bras puissants croisés sur sa poitrine. — J’imagine que vous venez me convier aux funérailles, reprit Severinus. — Le roi est vivant, dit Prasamaccus. Le Romain dissimula habilement sa surprise, car un serviteur venait d’entrer, portant un plateau en argent avec deux gobelets de vin et un pichet d’eau. Il déposa le tout sur le large accoudoir avant de s’éclipser discrètement. — « Vivant » ? Cela fait trois jours que sa dépouille est exposée. — Il est soigné sur l’île de Cristal, l’informa Gwalchmai. — Je suis heureux de l’apprendre. J’ai cru comprendre que les Goths allaient nous déclarer la guerre, et nous avons besoin du roi. — Il faut que vous nous aidiez, dit Gwalchmai sans ambages, les hommes de la Neuvième et toi. Severinus esquissa un sourire. — La Neuvième n’existe plus. Les hommes ont reçu leur lopin de terre et sont devenus de simples citoyens. Ils sont tous âgés de cinquante ans et plus. Vous n’ignorez pas que le roi a licencié la Neuvième, permettant à ses soldats d’accéder à une retraite bien méritée. La guerre est un défi réservé à la jeunesse, Gwalchmai. — Ce n’est pas pour une guerre que nous avons besoin d’eux, Severinus, dit Prasamaccus. L’Epée de pouvoir a disparu. Il faut qu’on la retrouve. Le Brigante raconta au général l’attaque menée contre le roi et la théorie de Culain concernant l’épée. Pendant tout ce temps, Severinus resta immobile, ses yeux noirs rivés sur Prasamaccus. — Rares sont ceux qui ont compris le pouvoir de l’épée, finit-il par dire. J’ai vu cette arme fendre l’air comme s’il s’agissait d’un vulgaire rideau pour nous libérer des Brumes, et Uther nous a un jour expliqué comment il faisait pour toujours savoir où l’ennemi allait frapper. L’épée a autant de valeur que le roi. C’est très bien de partir à la recherche de la Neuvième, mais nous n’avons pas le temps de faire le tour du pays. Tu as parlé d’un site où la magie prend soudain toute sa puissance. En période de paix, peut-être cette quête aurait-elle un sens, mais en temps de guerre ? Il y aura des colonnes de réfugiés, des troupes ennemies, des épreuves, de la souffrance, et la mort. Non. Fouiller à l’aveuglette n’est pas une solution. — Alors que faire ? demanda Gwalchmai. — Il n’y a qu’un homme qui sache où cette épée a été envoyée. C’est lui qu’il faut interroger ! — Le roi est entre la vie et la mort, répliqua Prasamaccus. Il est incapable de parler. — Il en était incapable la dernière fois que tu l’as vu, Prasamaccus. Mais si Culain l’a emmené sur l’île magique, il a peut-être repris conscience, à présent. — Que suggères-tu, mon général ? — Je vais faire passer le mot aux hommes de la Neuvième. Mais ne vous attendez pas à un regroupement important : nombre d’entre eux sont morts, et d’autres sont retournés vivre en Italie dans l’espoir de renouer avec leur passé. Nous nous mettrons en route demain pour le Sud-Ouest. — Je ne pourrai pas être du voyage, mon général, dit Prasamaccus. Je dois me rendre en Calédonie. Severinus hocha la tête. — Et toi, Gwalchmai ? — Je chevaucherai avec toi. Rien ne me retient ici. — Rien ne retient personne ici, répondit Severinus. Le monde est en pleine mutation. De nouveaux empires émergent, d’autres s’éteignent. Les affaires d’une nation ressemblent à la vie d’un homme : un empire ne peut résister longtemps face au déclin. — Crois-tu que les Goths gagneront ? tempêta Gwalchmai. — Si ce ne sont pas les Goths, ce seront les Saxons, ou encore les Jutes. J’ai lourdement insisté auprès d’Uther afin qu’il recrute des guerriers saxons dans ses légions, pour leur permettre, dans une certaine mesure, de s’autogouverner. Mais il refusait de m’écouter. Le royaume saxon du Sud à lui seul compte trente mille hommes en âge de tenir une épée. Des hommes fiers, forts. Ce royaume ne survivra pas longtemps à Uther. — Nous n’avons pas essuyé une seule défaite en vingt-cinq ans, répliqua Gwalchmai. — Qu’est-ce que cela représente, à l’échelle de l’histoire ? Quand j’étais jeune, à l’époque de Claudius, c’était Rome qui gouvernait le monde. Où sont les Romains, aujourd’hui ? — Je pense que vieillir a émoussé ton courage. — Non, Gwalchmai : quatre cents années passées dans les Brumes ont aiguisé ma sagesse. Vous avez chacun votre chambre. Partez, nous reprendrons cette discussion plus tard. Les Bretons se retirèrent à l’intérieur de la villa, laissant le vieux général dans le jardin, où Nica vint le retrouver. — Avez-vous tout ce qu’il vous faut, mon seigneur ? — Qu'elles sont les nouvelles apportées par les marchands ? — Ils disent qu’une grande armée se rassemble sur l’autre rive, et que Wotan sera là dans quelques semaines. — Et que prévoient-ils ? — Bon nombre d’entre eux ont dissimulé leurs richesses. D’autres ont fait des réinvestissements en Hispanie et en Afrique. Mais la plupart s’apprêtent à réserver un bon accueil aux Goths. Ainsi va le monde. — Et toi, Nicodemus ? — Moi, seigneur ? Eh bien… je reste auprès de vous. — Ne dis pas de bêtises ! Tu n’as pas passé dix années à te bâtir une fortune pour mourir comme esclave à mon service. — Je ne vois pas de quoi vous parlez, seigneur. — Ce n’est pas le moment de nier. Tu as risqué mes fonds avec Abrigus. Il a rapporté une cargaison de soieries qui m’a fait gagner une coquette somme. Tu t’es octroyé une commission de cent pièces d’argent, que tu as habilement réinvestie. Nica haussa les épaules. — Depuis combien de temps êtes-vous au courant ? — Six ans, à peu près. Je pars demain et ne reviendrai sans doute jamais. Si je ne suis pas de retour d’ici à un an, la villa t’appartiendra, ainsi que tout mon capital. Il y a un parchemin scellé à cet effet chez Cassius. Il faudra émanciper mes esclaves, et j’ai réservé une certaine somme à Trista. Cette femme a été bonne envers moi. Veilleras-tu à ce que tout cela soit fait ? — Bien entendu, seigneur, mais, naturellement, j’espère que vous avez encore de nombreuses années à vivre, et que vous serez vite de retour. Severinus pouffa. — Tu continues à me mentir, espèce de fripouille ! Va donc préparer mon épée et mon armure de combat : pas le plastron d’ornement, mais la vieille cuirasse en cuir. Et pour la monture, je prendrai Canis. — Il se fait vieux, mon seigneur. — Comme nous, Nica. Mais il est rusé et n’a peur de rien. L’embarcation glissa le long des eaux sombres. Culain était assis à la barre, en silence. Enfin, le tunnel s’élargit pour devenir une caverne où pendaient des stalactites scintillantes. Les eaux se mirent à siffler et à bouillonner, les murs à luire faiblement d’une lumière étrange. Culain guida l’esquif à travers un labyrinthe de piliers naturels, puis émergea sur un grand lac embrumé. Les étoiles brillaient et la lune éclairait la haute colline escarpée, au loin, sur laquelle une tour ronde avait été érigée. L’air était frais. Le Seigneur de la Lance s’étira et prit une profonde inspiration, se laissant gagner par la paix qui régnait sur l’île. Il parcourut le paysage du regard, à la recherche des formes jadis familières des Géants endormis, de la Bête chercheuse, du Centaure, de la Colombe et du Lion, cachés depuis deux mille ans mais n’ayant rien perdu de leur puissance. Le bateau s’engagea dans la baie à l’ombre des arbres et se dirigea vers le feu de camp qui étincelait au loin, comme une étoile au repos. Tandis que l’embarcation s’approchait de la terre, sept silhouettes encapuchonnées qui se tenaient autour du feu se levèrent et s’avancèrent en ligne vers la rive. — Pourquoi nous as-tu appelées ? demanda une voix féminine. — J’ai là un ami qui a besoin de vous. — Ton ami est-il un homme de paix ? — Il s’agit du roi. — Est-ce là une réponse ? — C’est lui qui a proclamé que l’île de Cristal était un lieu sacré, et qui a protégé sa liberté et son inviolabilité. — L’île n’a pas besoin d’homme pour être déclarée sacrée, ni d’épées pour préserver sa liberté. — Dans ce cas, contentez-vous de le voir tel qu’il est : un homme dont l’âme a été enlevée et dont le corps est en danger. — Et où veux-tu que nous l’emmenions ? demanda la femme. — Dans la salle ronde du cercle de la grande lune, où aucun mal ne peut résider, où les deux mondes se rejoignent pour former le signe du poisson sacré. — Tu connais nombre de nos mystères. — Je les connais tous, et d’autres encore. Les femmes encapuchonnées se turent, puis s’avancèrent. Sans le moindre effort, elles sortirent le roi de l’embarcation. Elles se répartirent sur deux rangées, le corps semblant flotter entre elles, et se mirent en route dans la pénombre. Culain les suivit. Une silhouette vêtue de blanc émergea d’entre les arbres, le visage également dissimulé. — Tu ne peux pas aller plus loin, guerrier. — Je dois rester auprès de lui. — C’est impossible. — Vous croyez pouvoir m’en empêcher ? — Tu le feras de toi-même, lui dit-elle, car ta présence affaiblit les pouvoirs qui le maintiendront en vie. — Je ne suis pas un être maléfique, répliqua-t-il. — Non, Culain lach Feragh, tu n’es pas maléfique. — Ainsi, vous me connaissez ? Tant mieux, car vous devez également savoir que c’est moi qui ai planté le buisson et commencé le travail que vous poursuivez aujourd’hui. — C’est toi qui l’as commencé, certes, mais tu n’y as mis aucune foi. Ce n’était qu’un jeu de plus, pour toi. Tu as dit aux sœurs que tu connaissais tous leurs mystères et bien d’autres. Il fut un temps où c’était vrai, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Crois-tu que c’est toi qui as choisi cet endroit, Culain ? Non, c’est lui qui t’a choisi. — Excusez mon arrogance, ma dame, mais laissez-moi rester. J’ai bien des fautes à expier. Je suis perdu, et je n’ai nulle part où aller. Le clair de lune baigna la baie, rendant la prêtresse en robe blanche presque éthérée. Le guerrier patienta pendant qu’elle réfléchissait à ses paroles. — Tu peux rester sur l’île, Culain, finit-elle par dire, mais pas dans la salle ronde. (Elle désigna la tour, sur la grande colline escarpée.) Voici l’endroit où tu pourras te reposer. Je veillerai à ce qu’on t’apporte de quoi manger. — Merci, ma dame. Vous m’ôtez un poids du cœur. Elle se retourna et partit. Culain grimpa le long de l’ancien chemin qui faisait le tour de la colline, montant de plus en plus haut au-dessus de la terre et des lacs en contrebas. La tour était vieille, elle l’était même déjà à l’époque de son enfance en Atlantide. Les planchers avaient pourri, et seules demeuraient les pierres colossales, assemblées sans mortier, taillées avec un soin et une précision inconnus de cette époque. Culain alluma un feu avec quelques planches moisies et s’installa pour dormir à la belle étoile. Chapitre 11 Lorsque Cormac se réveilla, il faisait face à un paysage désertique, aux arbres squelettiques et aux cratères poussiéreux. Son épée gisait à côté de lui. Derrière lui se dressait une montagne, dans laquelle avait été creusé un tunnel qui remontait à l’intérieur. Le garçon s’assit et regarda dans la galerie. Tout au bout, là-haut, au cœur de la montagne, il distingua une lueur vacillante. Il fut pris d’une envie irrésistible de traverser le tunnel pour atteindre cette lumière et en être inondé. Juste à ce moment-là, il perçut la présence d’une autre silhouette et fit volte-face, l’épée à la main. Sur un rocher plat était assis un vieillard à la barbe blanche, vêtu d’une longue robe grise. — Qui es-tu ? demanda Cormac. — Personne, répondit l’homme avec un sourire triste. Malgré tout, il fut un temps où j’étais quelqu’un, où j’avais un nom. — Où sommes-nous ? L’inconnu haussa les épaules. — Cet endroit porte bien des noms et recèle bien des secrets – pas comme moi. Pourtant, comme moi, il n’est « nulle part ». Comment as-tu atterri ici ? — Je… Je me suis battu… Je… ne me rappelle pas vraiment. — C’est parfois un cadeau qu’il faut recevoir avec gratitude. Il y a beaucoup de choses dont j’aimerais être incapable de me souvenir. — J’ai été poignardé – plusieurs fois, dit Cormac. (Il souleva sa chemise, puis examina la chair pâle de sa poitrine et de son dos.) Mais je n’ai aucune cicatrice. — Elles sont ailleurs, dit l’homme. As-tu bien combattu ? — Non. J’étais aveugle… Anduine ! Il faut que je la retrouve. Il se leva et se dirigea vers le tunnel. — Ce n’est pas là-dedans que tu la retrouveras, l’informa l’homme à voix basse, car ce chemin mène au sang, au feu et à la vie. — De quoi parles-tu, vieil homme ? — De l’évidence, Cormac, fils d’Uther. Ta dame a emprunté la longue route grise avant toi. Auras-tu le courage de la suivre ? — Le courage ? Tu me donnes le tournis. Où est-elle ? Le vieil homme se leva et indiqua les montagnes au loin, par-delà la rivière noire qui serpentait le long de la vallée, en contrebas. — Là-bas, Cormac, à l’endroit où toutes les nouvelles âmes se rassemblent. Les Montagnes des Damnés. — Je te repose la question, vieil homme : où sommes-nous ? — Dans le monde des cauchemars, jeune prince. Seuls les morts peuvent y circuler. Ceci est le Vide. Ici réside le chaos. — Alors… je… — Tu es mort, prince Cormac. — Non ! — Regarde autour de toi, dit le vieil homme. Où est la vie ? Vois-tu de l’herbe, ou un seul arbre vivant ? Perçois-tu la présence d’un oiseau ou d’un animal quelconque ? Où sont les étoiles qui devraient orner le ciel ? — Pourtant, je peux encore penser, ressentir. Et manier mon épée. Nous sommes dans un rêve, vieil homme. Ça ne me fait pas peur. L’inconnu se leva et lissa sa robe grise. — Je suis moi-même en route pour ces montagnes. Souhaites-tu que je transmette un message à ta dame ? Cormac se tourna vers le tunnel à la lumière engageante. Tout en lui lui hurlait de s’y précipiter, d’échapper à la grisaille impitoyable de la terre qui l’entourait. Mais ce n’était pas là que se trouvait Anduine. Il regarda vers les montagnes. — Tu dis qu’elle est là-bas. Mais pourquoi devrais-je te croire ? — Simplement parce que tu le crois. Je ne te mens pas, jeune prince. J’ai été au service de ton père, de son père et de son grand-père. J’étais le Seigneur Enchanteur. — Maedhlyn ? — Oui, c’était un de mes noms, quand j’étais dans la lumière. Désormais, je ne suis personne. — Donc toi aussi, tu es mort ? — Aussi mort que tu l’es, prince Cormac. M’accompagneras-tu sur la route grise ? — Vais-je réellement retrouver Anduine ? — Je l’ignore. Mais tu prendras le chemin qu'elle a elle-même emprunté. — Dans ce cas, je viens avec toi. Maedhlyn sourit et descendit le flanc de la colline pour atteindre la rivière noire. Il leva les bras et lança un appel. Une barge noire apparut, dirigée par une créature monstrueuse à tête de loup, ses yeux rouges luisant dans le pâle demi-jour de l’aube éternelle. Cormac brandit son épée. — Tu n’en auras pas besoin, souffla Maedhlyn. Ce n’est que le passeur ; il ne te fera aucun mal. — Comment le pourrait-il, puisque je suis mort ? demanda Cormac. — Seul ton corps l’est. Ton esprit, lui, peut toujours connaître la souffrance et, pire, l’extinction. Ici, beaucoup de bêtes et de créatures jadis humaines chercheront à te blesser. Reste sur tes gardes, Cormac. Plus tard, tu auras besoin de ton arme. Ils grimpèrent tous deux à bord de la barge qui glissa le long de la rivière, habilement guidée par la perche du passeur silencieux. L’embarcation atteignit une jetée en pierre. Maedhlyn descendit et fit signe à Cormac de le suivre. Le passeur resta assis, immobile, ses yeux rouges rivés sur l’adolescent, et tendit la main. — Que veut-il ? — La pièce noire, répondit Maedhlyn. Tous les voyageurs doivent payer le passeur. — Je n’ai pas de pièce. Le vieil homme eut l’air ennuyé. — Fouille dans tes poches, jeune prince, ordonna-t-il. Elle doit y être. — Je te dis que je n’ai rien. — Fouille quand même ! Cormac obtempéra, puis écarta les bras. — Comme je l’ai dit, je n’ai rien d’autre que mon épée. Les épaules de Maedhlyn s’affaissèrent. — J’ai bien peur de t’avoir causé un véritable préjudice, Cormac. Il se tourna vers le passeur et s’adressa à lui dans une langue inconnue du jeune homme. La bête sembla sourire, puis elle se leva et fit demi-tour dans sa barge, regagnant la rivière à l’aide de sa perche. — De quel préjudice parles-tu ? — Il semblerait que tu ne sois pas mort. Ton arrivée ici est un mystère. Toutes les âmes portent la pièce noire. — Il n’y a pas de problème. Il nous a quand même transportés jusqu’ici. — Oui, mais il ne te fera pas faire le chemin en sens inverse, et c’est là que réside la tragédie. — La rivière n’est pas large, Maedhlyn. S’il le faut, je la traverserai à la nage. — Non ! Tu ne dois jamais entrer en contact avec l’eau : c’est l’essence même de l’enfer. Elle brûle tout ce qu’elle touche, et la douleur dure une éternité. Cormac s’approcha de Maedhlyn et posa le bras sur son épaule. — Ce n’est pas une tragédie. Je n’ai aucune envie de vivre sans Anduine, et elle a déjà traversé la rivière. Viens, marchons. Je voudrais atteindre les montagnes avant qu’il fasse nuit. — « Nuit » ? La nuit n’existe pas ici. C’est ainsi qu’est le Vide, et qu’il restera toujours. Il n’y a pas de soleil, pas de lune, et les étoiles ne sont qu’un lointain souvenir. — Allons-y quand même, lâcha Cormac d’un ton sec. Maedhlyn hocha la tête et les deux hommes se mirent en route. Ils poursuivirent leur chemin durant de longues heures jusqu’à ce qu’enfin Cormac se laisse vaincre par la lassitude. — Tu ne fatigues donc jamais ? demanda-t-il à l’Enchanteur. — Pas ici, Cormac. C’est une preuve de plus qu’un fil te retient à la vie. Viens, allons nous asseoir là-haut, sur le flanc de cette colline. J’allumerai un feu, et nous discuterons. Ils campèrent à l’intérieur d’un cercle de rochers. Maedhlyn rassembla du bois mort, et le petit feu s’embrasa vivement. L’Enchanteur paraissait perdu dans ses pensées, et Cormac ne le dérangea pas. Au bout d’un moment, Maedhlyn s’étira et lui adressa un sourire lugubre. — J’aurais préféré, jeune prince, te rencontrer à la lumière du soleil, dans les bois aux alentours d’Eboracum ou au palais de Camulodunum. Mais les hommes doivent faire avec ce qu’ils ont. J’enseignais à ton père quand il avait ton âge, et il apprenait vite. C’est devenu un homme capable de faire plier à sa volonté n’importe quelle situation. Tu as peut-être cette faculté, toi aussi. Cormac secoua la tête. — On m’a élevé en tant que fils d’un démon, rejeté par tous. L’homme qui était comme un père pour moi a été tué, et je me suis enfui. J’ai rencontré Culain, qui m’a sauvé. Il m’a confié la protection d’Anduine, et j’ai échoué. Voilà l’histoire de Cormac. Je ne pense pas avoir grand-chose en commun avec Uther. — Ne te juge pas trop sévèrement, jeune prince. Dis-moi tout en détail, et je trancherai. Tandis que les flammes vacillaient jusqu’à ce que le foyer se réduise à un tas de braises rougeoyantes, Cormac lui raconta ses premières années auprès de Grysstha, le baiser échangé avec Alftruda qui avait causé le meurtre de son ami, la rencontre avec Culain, ainsi que la bataille contre les démons afin de protéger Anduine. Enfin, il expliqua le sauvetage d’Oleg et de sa fille, et le combat contre les Vikings qui avaient fini par attaquer la cabane. Maedhlyn l’écouta en silence jusqu’à la fin de son histoire, puis alimenta le feu avec de nouvelles branches. — Uther aurait été fier de toi, mais tu es trop humble, prince Cormac. J’imagine que cela est dû aux tribulations de ton enfance. Tout d’abord, quand les frères d’Alftruda t’ont attaqué, tu les as tous vaincus. Tu as agi comme un brave guerrier. Ensuite, contre les démons, tu t’es battu comme un homme. Et quand tu as porté Oleg pour le sortir de la montagne, tu as une fois de plus démontré l’étendue de ton courage. Pour finir, oui, tu as échoué : les forces que tu as dû affronter étaient trop puissantes. Mais sache, enfant d’Uther, qu’échouer n’est pas si grave. La vraie lâcheté, c’est de ne jamais essayer. — Je crois que j’aurais préféré être moins héroïque et avoir plus réussi. Mais inutile de s’en soucier, maintenant. Je n’aurai pas l’occasion de me racheter. — N’en sois pas si sûr, répondit l’Enchanteur à voix basse. Ce monde est abominable, mais il a de nombreux points communs avec celui que tu as quitté. — Lesquels, par exemple ? — Celui qui le dirige s’appelle Molech. Jadis, c’était un homme ; aujourd’hui, c’est un démon. Tu le connais mieux sous le nom de Wotan. Ce monde lui appartient depuis près de deux mille ans. — Wotan ? Comment est-ce possible ? — A cause de la bêtise d’un homme. La mienne, à vrai dire. Toutefois, laisse-moi te raconter l’histoire, à mon tour. Bien sûr, tu connais les Feragh, le dernier vestige de l’Atlantide ? — Oui, Culain m’en a parlé. — Eh bien, en ces jours glorieux, beaucoup de jeunes hommes avaient soif d’aventure. Nous avions le pouvoir des pierres, et nous sommes devenus des dieux pour les mortels. L’un de ces jeunes était Molech. Il se délectait des émotions négatives, et ce qui lui faisait plaisir donnait la nausée à la plupart des hommes : la torture, la souffrance, la mort… c’était comme du bon vin, pour lui. Il a fait de son monde un véritable charnier. C’en était plus que nous ne pouvions supporter, et les habitants des Feragh se sont opposés à lui. Pendarric, notre roi, a mené une guerre qui a humilié Molech. Culain l’a affronté sur les tours de Babel et l’a tué là-bas : après l’avoir décapité, il a jeté son corps dans les rochers afin qu’il soit brûlé. — Alors comment a-t-il pu revenir ? — Patience ! lâcha Maedhlyn d’un ton sec. Comme nous tous, Molech pouvait utiliser les pierres pour devenir immortel. Mais il est allé plus loin : il s’est emparé d’un anneau de Sipstrassi d’argent qu’il a fait incruster dans son crâne, sous sa peau, telle une couronne invisible. Il est devenu Sipstrassi, et n’avait plus besoin de pierre. Quand Culain l’a tué, j’ai emporté la tête. Personne n’était au courant. J’ai brûlé la chair et j’ai gardé le crâne comme un talisman, un objet doté d’une grande puissance. Il m’a aidé à traverser les siècles qui ont suivi. Je savais que l’esprit de Molech y vivait toujours ; je communiais avec lui et avec les morts de son royaume. J’apprenais énormément et utilisais ces connaissances à bon escient. Mais, dans mon arrogance, je ne me suis pas rendu compte que Molech se servait aussi de moi, et que ses pouvoirs se renforçaient. » Il y a quelques années, juste après ta naissance, Uther et moi avons malheureusement cessé toute relation, à la suite d’une dispute. Jai voyagé jusqu’aux pays nordiques, où j’ai rencontré une jeune femme qui a souhaité devenir mon élève. Je lui ai ouvert les portes de ma maison et celles de mon cœur. Mais c’était une servante de Molech. Une nuit, elle m’a drogué et a placé le crâne de son maître sur ma tête. Molech a possédé mon corps, et mon esprit a été envoyé ici. Depuis, Molech me tourmente avec ma propre bêtise. Les excès meurtriers contre lesquels nous avions si ardemment combattu, afin de les détruire, sont revenus harceler le monde. Et cette fois-ci, personne ne pourra vaincre Molech. — Culain vit toujours. Il l’anéantira, dit Cormac. — Non, Culain n’est plus que l’ombre de l’homme qu’il était autrefois. J’ai cru qu’Uther et l’Epée de pouvoir pourraient être assez forts, mais Wotan m’a devancé là aussi. Il a enlevé le Roi du Sang. — Il l’a tué ? — Non. Et je le regrette ! — Je ne te comprends pas, dit Cormac. — Uther est ici, prince Cormac, dans le Vide. Enchaîné par les feux de l’âme. — La seule personne dont je me soucie, c’est Anduine, répondit Cormac. J’admire la force et l’habileté de celui qui m’a engendré, mais je sais surtout qu’il a pourchassé ma mère et a fini par causer sa mort. Je me moque des souffrances qu’il endure. (Il se leva doucement.) Je me suis suffisamment reposé, Maedhlyn. — Fort bien, souffla l’Enchanteur. (Il passa la main au-dessus du feu, qui s’éteignit aussitôt.) Le chemin est long et semé de dangers. Ne quitte pas le sentier. Quoi qu’il arrive, Cormac : ne t’en éloigne jamais. Ensemble, ils empruntèrent la large route. De chaque côté, le paysage impitoyable s’étalait jusqu’à l’horizon gris. Seuls des arbres abîmés et des rochers noirs saillants, nus et dentelés en rompaient la monotonie. A chacun de leurs pas, ils soulevaient des nuages de poussière qui asséchaient la gorge de Cormac et lui piquaient les yeux. — Cet endroit n’a pas d’âme, dit-il. A cette remarque, Maedhlyn eut un petit rire narquois. — C’est exactement le contraire, jeune homme. Tout ce qui vit là est l’âme d’un défunt. Le problème, c’est que la plupart des gens condamnés à rester dans ces lieux sont mauvais. Ici, on voit la véritable nature de l’homme. Prends le passeur, par exemple. Jadis, il était humain. Il a désormais l’apparence de la bête qu’il cachait en lui de son vivant. — Anduine n’a pas sa place ici, répliqua Cormac. Elle est douce, gentille, et n’a jamais fait de mal à personne. — Dans ce cas, elle poursuivra son chemin le long de la route. N’aie crainte pour elle, Cormac. Cet endroit est régi par un équilibre cosmique que même Molech ne pourra pas perturber longtemps. Au détour d’un virage, ils aperçurent une jeune fille dont le pied était coincé dans un piège. — Aidez-moi ! les appela-t-elle. Cormac quitta aussitôt la route pour s’approcher d’elle. Au moment où il la rejoignait, une silhouette imposante surgit de derrière un rocher. — Attention ! cria Maedhlyn. Cormac fit volte-face et, avec son épée, décrivit un arc de cercle meurtrier pour fendre le flanc de la bête recouverte d’écailles. Avant de disparaître, le monstre poussa un hurlement sifflant et la chemise de Cormac fut aspergée de sang noir. Derrière l’adolescent, la fille se leva en silence, les doigts tendus comme des serres. Maedhlyn lui lança une mince dague qui l’atteignit entre les omoplates. Cormac se retourna au moment où la fille tombait à genoux. Elle avait les yeux rouge sang, la bouche bordée de crocs pointus, et une langue de serpent sortait d’entre ses lèvres bleues. Puis elle se volatilisa à son tour. — Reviens sur la route, ordonna Maedhlyn, et rapporte-moi ma dague. La lame gisait dans la poussière. Cormac la récupéra et rejoignit l’Enchanteur. — Qui étaient-ils ? — Un père et sa fille. Ils ont passé leur vie à voler et à tuer des voyageurs sur la route entre Verulamium et Londinium. Ils ont été condamnés au bûcher vingt ans avant ta naissance. — Il n’y a donc rien de bon ici ? — Un homme peut trouver le bien même dans les lieux les plus improbables, prince Cormac. Mais nous verrons. Ils continuèrent à avancer pendant ce qui parut une éternité au jeune homme. Sans la lune ou les étoiles pour se faire une idée de l’heure, il perdait toute notion du temps. Ils finirent pourtant par atteindre les montagnes et suivirent le sentier qui menait à une grande caverne dans laquelle des torches flambaient. — Sois sur tes gardes, ici, car il n’y a aucune protection, le prévint Maedhlyn. A l’intérieur de la cavité, des dizaines de personnes étaient assises, endormies ou discutant entre elles. Elles ignorèrent les nouveaux venus, et Maedhlyn entraîna le prince le long d’une série de tunnels éclairés à la torche et bondés d’âmes. Il s’arrêta enfin dans une grotte centrale où brûlait un feu gigantesque. Un homme âgé vêtu d’un habit marron passé s’inclina devant l’Enchanteur. — Que la paix de Dieu t’accompagne, mon frère, dit-il. — Qu’il en soit de même pour toi, Albain. J’ai avec moi un ami qui est à la recherche de bonté. Albain sourit et tendit la main. C’était un homme petit et frêle. Le sommet de son crâne chauve était encadré d’un fin bandeau de cheveux blancs, telle une couronne posée sur ses oreilles. — Bienvenue, mon garçon. Tu cherches une denrée rare. En quoi puis-je t’aider ? — Je veux retrouver ma femme. Elle s’appelle Anduine. Il la décrivit au vieux moine, qui l’écouta avec attention. — Elle est venue ici, mais j’ai peur qu’elle n’ait été enlevée. Je suis désolé. — Enlevée ? Par qui ? — Les Fidèles sont venus la chercher. Nous n’avons pas eu le temps de la cacher. — Les gardes de Molech, lui expliqua Maedhlyn. Ils le servent comme ils l’ont fait de leur vivant, contre la promesse d’être réincarnés. — Où l’ont-ils emmenée ? Albain ne répondit rien, mais regarda Maedhlyn. — Elle est retenue au donjon, la forteresse de Molech. Tu ne peux pas y aller, Cormac. — Qu’est-ce qui m’en empêche ? demanda-t-il, le regard enflammé. — Tu es bien le fils d’Uther, dit Maedhlyn, oscillant entre tristesse et fierté. Plusieurs silhouettes bougèrent dans l’obscurité. — Le fils d’Uther ? dit Victorinus. Maedhlyn, est-ce toi ? — Ainsi, la guerre a commencé, chuchota Maedhlyn. — Pas encore, magicien, mais bientôt. Dis-moi, est-ce vraiment le fils d’Uther ? — Oui. Prince Cormac, je te présente Victorinus, le général d’Uther le plus compétent. — J’aurais aimé pouvoir te dire « enchanté », prince Cormac. (Il se tourna de nouveau vers Maedhlyn.) Albain nous a informés que l’âme du roi était retenue prisonnière au donjon… et qu’ils étaient en train de le torturer. Est-ce possible ? — Je suis désolé, Victorinus. Je sais que tu étais son ami. — « Etais » ? La mort ne change rien à mon amitié, Maedhlyn. Nous sommes treize, ici, et nous retrouverons le roi. — D’immenses chiens de chasse parcourent le terrain à découvert qui s’étend devant le donjon, dit Maedhlyn. Leurs crocs sont aussi effilés que des dagues, et leur peau a la résistance de l’acier : aucune épée ne peut les tuer. Puis derrière le premier mur vivent les Fidèles, au nombre de deux cents, au moins. Tous de redoutables guerriers de leur vivant. Je n’ai jamais vu ce qu’il y avait au-delà du deuxième mur, mais les Fidèles eux-mêmes craignent de s’y rendre. — C’est là que se trouve le roi, répliqua Victorinus, le visage fixe et le regard buté. — Et Anduine, ajouta Cormac. — C’est de la folie ! Comment allez-vous approcher le donjon ? Croyez-vous que treize épées suffiront à vous tailler un chemin ? — Je n’en ai aucune idée, Maedhlyn. Je ne suis qu’un simple soldat. Mais il fut un temps où tu étais le plus grand penseur du monde. C’est du moins ce que tu m’as raconté. — L’enfer n’est pas un lieu où faire des flatteries, répondit l’Enchanteur. Mais je vais y réfléchir. — Molech n’a-t-il donc aucun ennemi ? s’enquit Cormac. — Bien sûr que si, mais la plupart sont comme lui : diaboliques. — Cela ne m’inquiète pas. Sont-ils puissants ? — Crois-moi, Cormac, ce n’est pas une solution. — Réponds-moi, bon sang ! — Oui, ils sont puissants, rétorqua Maedhlyn d’un ton cassant. Ce sont aussi des meurtriers, et le simple fait de les approcher pourrait te coûter ton âme. Pire, tu pourrais finir comme ton père, prisonnier de chaînes de feu et torturé jusqu’à ne plus être qu’une coquille brisée, un petit tas de viande couinante ! — Pourquoi me feraient-ils subir cela ? — Parce que tu es le fils de ton père. Et qu’ici les plus grands ennemis de Molech sont Goroien, la Reine Sorcière vaincue par Uther, et Gilgamesh, son fils et amant, tué par Culain. Tu comprends, maintenant ? — Tout ce que je comprends, c’est que je veux la rencontrer. Peux-tu me la présenter ? — Elle te détruira, Cormac. — Seulement si sa haine envers moi surpasse son désir de vaincre Molech. — Mais qu'as-tu à lui offrir ? Elle a sa propre armée et des bêtes esclaves à sa merci. – Je lui offrirai le donjon… ainsi que l’âme de Wotan. — Parle-leur, Albain, dit Maedhlyn alors que le petit groupe était assis dans un coin de la caverne où pendaient des stalactites. Explique-leur les risques qu’ils courent. Le vieil homme regarda Victorinus, son visage trahissant son inquiétude. — Nombreux sont ceux qui n’iront pas plus loin sur cette route. Ils n’existent qu’en tant que bêtes dans ce crépuscule terrible. D’autres sont attirés vers ce que certains croient être une terre merveilleuse, où le ciel est bleu et où le soleil brille d’une lumière dorée. Moi-même, je pense que cette terre existe, et j’encourage les gens à s’y rendre. Mais, pour ce faire, il ne faut pas quitter le sentier. — Notre roi est retenu ici, dit Victorinus. Nous avons un devoir envers lui. — Votre devoir était de sacrifier votre vie pour lui, ce que vous avez fait. Mais pas votre âme. — Je parlerai seulement en mon nom, Albain, pas en celui des autres. Il m’est impossible d’aller plus loin tant que le roi aura besoin de moi, même contre la promesse d’un paradis. Car quel intérêt aurais-je à le trouver, si c’est pour y vivre dans la honte ? Albain tendit le bras et prit Victorinus par la main. — Je ne peux pas répondre à ta place. Tout ce que je sais, c’est qu’ici, sur cette terre de mort et de désespoir, il y a encore la promesse que tout n’est pas perdu, pour ceux qui poursuivent leur route. Pour certains, c’est impossible, car le mal qui les habite a trouvé un foyer, ici. D’autres n’y parviendront pas, car leurs peurs sont trop grandes et il est peut-être plus facile de se cacher dans les ombres éternelles. Mais il n'y a pas que ce monde terrifiant, et tu ne devrais pas te refuser ce voyage. — Et toi, pourquoi n’es-tu pas allé plus loin ? s’enquit Cormac. Albain haussa les épaules. — Un jour, peut-être continuerai-je. Pour le moment, j’ai de quoi m’occuper avec ceux qui sont hantés et perdus. — Tout comme nous avons à faire de notre côté, répondit Cormac. Je ne suis pas philosophe, Albain, mais celle que j’aime se trouve ici, et tu dis qu’elle est prisonnière de Molech. Je ne le permettrai pas. Comme Victorinus, je serais incapable de vivre au paradis, quel qu’il soit, avec un tel poids sur la conscience. — L’amour est une noble émotion, prince Cormac, et si rare ici qu’elle est d’autant plus précieuse. Laisse-moi débattre en adoptant un point de vue différent. Pour vaincre Molech, tu cherches l’aide de Goroien, qui est aussi maléfique que l’homme que tu souhaites détruire. Un homme peut-il épouser le pouvoir du mal sans en être affecté ? Que se passera-t-il, lorsque le feu de ta pureté entrera en contact avec la glace de sa malice ? — Je l’ignore. Mais tous les ennemis de Molech devraient être mes amis. — Tes « amis » ? Que sais-tu au sujet de Goroien ? — Rien hormis ce que Maedhlyn m’a dit : qu'elle était l’ennemie d’Uther. — C’était une immortelle qui conservait sa beauté éternelle grâce au sacrifice de milliers de jeunes femmes. Elle a regardé leur sang couler sur sa pierre magique. Elle a ressuscité son fils et a fait de lui son amant. Il s’appelait – et s’appelle toujours – Gilgamesh, le Seigneur des Non-Morts. Voilà avec qui tu cherches à t’allier. Cormac secoua la tête et sourit. — Tu ne comprends pas, Albain. Tu parles de ma pureté ? Je sacrifierais tout un monde pour libérer Anduine. Je pourrais voir un million d’âmes se tordre dans d’atroces souffrances pour qu’elle soit en sûreté. — Est-ce là ce qu’elle souhaiterait, jeune prince ? Cormac détourna la tête un instant. — Non, reconnut-il, et c’est peut-être la raison pour laquelle je l’aime à ce point. Quoi qu’il en soit, je partirai à la recherche de Goroien. — Elle te détruira, enfin… si tu réussis à l’atteindre. Pour ce faire, tu dois quitter la route et traverser les Terres des Ombres. C’est là que résident les créatures les plus abominables. Elles te suivront à la trace. Victorinus leva la main, et tous les regards se posèrent sur lui. — J’apprécie tes conseils, Albain, ainsi que tes mises en garde. Mais le prince et moi-même quitterons la route pour rechercher la Reine Sorcière. (Il se tourna vers Marcus, son auxiliaire.) Feras-tu le trajet avec moi ? — Nous sommes morts avec vous, messire, répondit le jeune homme. Ce n’est pas maintenant que nous allons vous abandonner. — Dans ce cas, c’est réglé. Et toi, Maedhlyn ? — La Sorcière me hait plus que n’importe lequel d’entre vous, mais… c’est d’accord, je viens. Que pourrais-je faire d’autre ? Albain se leva et contempla les quinze hommes avec tristesse. — Je vous souhaite bonne chance. Il n’y a rien à ajouter. Cormac regarda le petit homme se faufiler à travers la caverne bondée. — Et lui, comment est-il arrivé ici, Maedhlyn ? — Il a suivi le dieu qu’il fallait à une époque où Rome était gouvernée par le mauvais. Allons-y. Chapitre 12 Au cours de la quatrième semaine du printemps, trois flottes d’invasion accostèrent en Britannia. Onze mille hommes débarquèrent à Segundunum, près de la forteresse la plus à l’est du mur d’Hadrien, pratiquement en ruine. Le village fut pillé et des centaines de citoyens furent passés au fil de l’épée. Sous la conduite d’Alaric, le général le plus compétent de Wotan, la deuxième flotte déversa huit mille hommes à Anderida, sur la côte sud, auxquels s’ajoutèrent deux mille Saxons recrutés par Agwaine, le renégat. Les réfugiés noircirent les routes et les sentiers menant à Londinium, tandis que les Goths envahissaient la côte en direction de Noviomagus. La troisième flotte accosta à Petvaria, après avoir réussi à franchir sans encombre l’embouchure du Humber. Vingt-deux mille hommes débarquèrent, devant lesquels les mille deux cents soldats qui composaient les forces défensives britanniques prirent la fuite. A quarante kilomètres de là, la cité d’Eboracum était en proie à la panique. N’ayant guère le choix, Geminus Cato rassembla ses deux légions de dix mille hommes et marcha pour affronter l’ennemi. Les légions essuyèrent de violentes tempêtes et, durant la première nuit où les hommes campèrent, nombre d’entre eux jurèrent avoir vu, à la lumière des éclairs, une tête démoniaque se profiler dans les nuages dorage. Le lendemain matin, à cause des désertions, la force de combat de Cato comptait mille soldats de moins. Juste après l’aube, les éclaireurs rapportèrent que l’ennemi se rapprochait. Cato mena ses hommes jusqu’à la crête d’une colline basse, à moins d’un kilomètre à l’ouest. Là, des tranchées furent creusées à la hâte et hérissées de pieux, et les chevaux des officiers furent mis en retrait près de la ligne de sentinelles, dans un bois voisin, derrière le champ de bataille. Les nuages d’orage se dissipèrent aussi vite qu’ils s’étaient formés et, lorsque les Goths apparurent, un soleil éblouissant se reflétait sur les pointes de leurs lances et sur les haches qu’ils brandissaient. Quand les légions constatèrent la taille des forces ennemies, Cato sentit la peur se répandre dans les rangs. — Par tous les dieux ! en voilà une belle bande ! s’écria Cato. Quelques-uns ricanèrent, mais la tension demeura. Un jeune soldat lâcha son glaive et recula. — Ramasse-le, mon garçon, dit doucement Cato. Il va rouiller s’il reste là. L’adolescent tremblait, au bord des larmes. — Je ne veux pas mourir, dit-il. Cato jeta un coup d’œil en direction des Goths qui se rassemblaient pour la charge, puis rejoignit le garçon et se baissa pour ramasser l’arme. — Personne n’en a envie, déclara-t-il. Il fourra la poignée du glaive dans la main du jeune légionnaire, qu’il replaça ensuite dans le rang. Avec un rugissement faisant écho à la tempête de la nuit passée, les Goths se ruèrent sur la ligne. — Archers ! brailla Cato. En position ! Les cinq cents archers, vêtus de leur légère tunique en cuir, s’élancèrent entre les porteurs de bouclier, puis s’alignèrent le long du sommet de la colline. Les flèches tirées formèrent un nuage noir et retombèrent en pluie sur la masse qui chargeait. Les Goths étant protégés par une solide armure, les pertes furent minimes ; pourtant, la charge chancela à mesure que des hommes tombaient, faisant trébucher ceux qui les suivaient. — Repliez-vous, et présentez vos lances ! Les archers se retirèrent derrière le mur de boucliers, lâchèrent leurs arcs et leurs carquois et vinrent deux par deux s’emparer des lances de trois mètres de long qui gisaient alignées derrière les légionnaires à l’armure pesante. Au sein de chaque binôme ainsi formé, l’un des hommes s’agenouilla derrière le bouclier d’un guerrier, en tenant la lance à un mètre de la pointe. L’autre saisit la lance à la base et attendit les ordres de Cato. Les Goths avaient presque atteint la ligne quand Cato leva le bras. — Maintenant ! Quand tous se précipitèrent, ce furent les hommes agenouillés devant ceux qui tenaient les lances à leur base qui en dirigèrent la pointe. Les armes cachées surgirent d’entre les boucliers pour plonger dans les premiers rangs des attaquants, fendant les cottes de mailles et faisant voler les boucliers en éclats. Les lances sans barbillons furent ensuite retirées puis de nouveau enfoncées, et ces gestes se répétèrent encore et encore. Le massacre était terrifiant, et les Goths se replièrent, consternés. Ils chargèrent à trois reprises, mais les lances meurtrières les tinrent à distance. Au pied de la ligne, le sol était jonché de cadavres ennemis et de blessés qui se tordaient de douleur, les côtes brisées, leur sang s’infiltrant dans la terre meuble. Un officier longea la première ligne de Goths et s’adressa aux guerriers, qui attendaient. Cinq cents hommes jetèrent leur bouclier à terre et s’avancèrent. — Que font-ils, messire ? demanda Decius, l’auxiliaire de Cato. Le général ne répondit pas. Il ne seyait pas à un officier d’avouer en pleine bataille qu’il n’en avait pas la moindre idée. Les Goths gravirent la colline telle une déferlante en hurlant le nom de Wotan. Les lances les transpercèrent, mais chaque guerrier touché agrippa la hampe de l’arme qui le tuait, la piégeant dans son propre corps. L’armée principale attaqua à nouveau, s’écrasant cette fois-ci contre les boucliers britanniques avec une force extraordinaire. Pendant un instant, le mur se scinda, et plusieurs guerriers réussirent à se frayer un chemin à l’intérieur. Cato tira son glaive au clair et se précipita vers eux. Il fut rejoint par un jeune légionnaire et, ensemble, ils refermèrent la brèche. Tandis que les Goths se repliaient, Cato se tourna vers son coéquipier et vit qu’il s’agissait du garçon qui, un peu plus tôt, avait lâché son épée. — Tu t’es bien débrouillé, mon gars. Avant que le légionnaire ait le temps de répondre, un rugissement terrifiant s’éleva des rangs goths et l’ennemi déferla droit sur la ligne. La bataille dura toute la journée sans qu’aucun camp ne l’emporte. Pourtant, au crépuscule, Cato n’eut pas d’autre choix que de quitter la colline. Il avait perdu deux cent soixante et onze hommes, et quatre-vingt-quatorze étaient blessés. Il estima les pertes ennemies à environ deux mille hommes. En termes militaires, c’était une victoire mais, en réalité, Cato avait conscience que cela n’apportait pas grand-chose aux Bretons. Désormais, les Goths savaient, s’ils en avaient jamais douté, que l’armée d’Uther n’était pas aussi mal dirigée que les forces mérovingiennes de l’autre rive. Et les Bretons savaient que les Goths n’étaient pas invincibles. Hormis ces deux états de fait, il n’y avait rien à tirer de cette journée et, ayant déjà choisi le site de la prochaine bataille, Cato fit reprendre la route d’Eboracum à ses soldats. — Est-ce vrai, messire ? demanda Decius tandis que les deux hommes chevauchaient au-devant des légions. Le roi est-il réellement en vie ? — Oui, répondit Cato. — Alors où est-il ? Cato était las, et ce n’était pas la première fois qu’il aurait aimé avoir un autre auxiliaire que Decius. Mais le père du jeune homme était un riche marchand qui avait payé la place de son fils avec une belle villa située à l’extérieur d’Eboracum. — Le roi nous informera de ses intentions quand il sera prêt. En attendant, nous ferons ce qu’il demande. — Mais ils sont plusieurs à avoir vu le cadavre, messire. Les funérailles avaient même été organisées. Cato feignit de n’avoir rien entendu. — Quand nous aurons établi notre camp pour la nuit, je veux que tu fasses le tour des feux. Les hommes se sont bien battus, aujourd’hui. Fais-toi connaître ; félicite-les, dis-leur que tu n’avais jamais vu tant de courage. — Entendu, messire. Ça va me prendre combien de temps ? Cato ravala sa colère et pensa à sa villa. — Oublions cela, Decius. Tu monteras ma tente et c’est moi qui irai parler aux hommes. — Oui, messire. Merci. Les rêves de Galead étaient sinistres et emplis de souffrance. Il se réveilla dans l’aube glacée et regarda fixement les cendres du feu qu’il avait allumé la nuit précédente. En songe, il avait vu Victorinus et ses douze guerriers chevaucher dans les bois et se faire encercler par les Goths, que menait Agwaine le traître. Le vieux général était mort comme il avait vécu : avec une dignité froide, et sans demi-mesure. Frissonnant, Galead raviva le feu. Les nouvelles qu’il s’apprêtait à rapporter en Bretagne n’avaient plus grande valeur, à présent. Les flottes d’invasion feraient voile dans quelques jours, le roi était mort, et rien ne pouvait s’opposer à la puissance de Wotan. Pourtant, Galead ne ressentait aucune haine, seulement le poids d’un terrible chagrin qui le laissait désespéré. Son épée gisait à côté de lui. Il la contempla, l’idée de la toucher le répugnant. Qu’est-ce qui pouvait pousser les hommes à désirer de telles armes, se demanda-t-il, leur donner envie de les utiliser contre leurs camarades pour les taillader, les découper, les massacrer ? Et tout ça pourquoi ? pour quelle récompense ? Rares étaient les soldats devenus riches. La plupart retournaient dans les fermes et les villages pauvres où ils avaient grandi, et beaucoup finissaient leur vie amputés, ou avec de terribles cicatrices comme autant de souvenirs lugubres des jours de guerre. Un moineau se posa près de lui pour picorer les miettes du gâteau d’avoine que le jeune homme avait mangé la veille, au crépuscule. Un autre oiseau se joignit au premier. Galead resta immobile tandis que les moineaux sautillaient autour de l’épée rangée dans son fourreau. — Que te racontent-ils ? demanda une voix. De l’autre côté du feu, Galead aperçut un homme assis, enveloppé d’une cape d’une chaude teinte rouille. Il avait la barbe bouclée et dorée, et ses yeux étaient d’un bleu profond. — Rien du tout, répondit Galead à voix basse, mais ce sont des créatures paisibles, et je suis content de les voir. — Se seraient-ils nourris avec autant de satisfaction à côté d’Ursus, le prince assoiffé de richesses ? — Si oui, il ne les aurait même pas remarqués. Qui es-tu ? — Je ne suis pas un ennemi. — Ça, je l’avais compris. — Bien entendu. Tes pouvoirs s’étendent, et tu es en train de t’élever au-dessus des actes sordides de ce monde. — Je t’ai demandé qui tu étais, étranger. — Je m’appelle Pendarric. Galead frissonna, comme si ce nom faisait écho à de lointains souvenirs, tout au fond de lui. — Devrais-je te connaître ? — Non, même si j’ai porté d’autres noms. Mais toi et moi empruntons les mêmes chemins. J’en ai été au même point que toi maintenant, et tout ce que j’entreprenais alors me semblait aussi solide et durable… que la brume matinale. — Et quelle décision as-tu prise ? — Aucune. J’ai suivi les désirs de mon cœur et j’en suis venu à connaître la paix. Galead sourit. — Où trouver la paix sur ces terres ? Et, si j’essayais de la chercher, ne serait-ce pas égoïste ? Mes amis sont sur le point d’être envahis, et ma place est auprès d’eux. — La paix ne réside pas à l’intérieur d’un royaume, d’une cité, d’un village, ou de la hutte d’un paysan, déclara Pendarric. Mais je ne t’apprends rien. Que vas-tu faire ? — Je vais trouver le moyen de retourner en Bretagne. Je combattrai le pouvoir de Wotan. — Le détruire te donnerait-il satisfaction ? Galead considéra la question. — Non, finit-il par admettre. Pourtant, le mal doit être neutralisé. — Avec l’épée ? Galead regarda l’arme avec un air dégoûté. — Y a-t-il vraiment une autre solution ? — Si elle existe, tu la trouveras. Au cours de ma longue vie, j’ai découvert une vérité merveilleuse : ceux qui ont le cœur pur finissent en général par trouver ce qu’ils cherchent. — Cela m’aiderait beaucoup de savoir ce que je cherche exactement. — Tu as parlé de neutraliser le mal, ce qui est essentiellement une question d’équilibre. Mais les mesures ne sont pas uniquement linéaires. Un mal intense ne nécessite pas une bonté tout aussi profonde pour que l’équilibre soit rétabli. — Comment cela peut-il être vrai ? s’enquit Galead. — Un ours en colère qui aura subi l’assaut d’une dizaine de flèches sera toujours mortel mais, avec une goutte de poison, il s’effondrera. Il arrive qu’un incident en apparence anodin déclenche une série d’événements qui causeront soit une grande souffrance, soit une joie immense. — Es-tu en train de me dire qu’il existe un moyen de vaincre Wotan sans épée ? — Je ne prétends rien qui soit si simpliste. Toutefois, voilà une question intéressante pour un philosophe, n’est-ce pas ? Wotan se repaît de haine et de mort, et vous, vous cherchez à le combattre avec des épées et des boucliers. A la guerre, un soldat n’a pas d’autre choix que haïr son ennemi. En nourrissant ce genre de sentiment, n’alimentez-vous pas les désirs de Wotan ? — Et si nous ne le combattons pas ? — Alors c’est lui qui l’emporte, et ton pays, comme de nombreux autres, sombrera plus encore dans la mort et la détresse. — Ton énigme est trop obscure pour moi, Pendarric. Si nous le combattons, nous perdons. Si nous ne le combattons pas, nous perdons. Ta philosophie est celle du désespoir. — Seulement si tu ne parviens pas à discerner le véritable ennemi. — Il y a pire que Wotan ? — Il y a toujours pire, Galead. — Tes paroles sont pleines de sagesse, et je sens ta puissance. Utiliseras-tu tes pouvoirs contre Wotan ? — C’est exactement ce que je fais en ce moment même. Sinon, pourquoi serais-je ici ? — Es-tu en train de m’offrir une arme pour le combattre ? — Non. — Alors quel est l’objet de ta visite ? — Bonne question ! répondit Pendarric. Son image s’effaça, et Galead se retrouva de nouveau seul. Le chevalier tourna la tête et vit que les oiseaux continuaient à picorer les miettes à côté de l’épée, mais son mouvement les fit s’envoler, pris de panique. Il se leva, attacha la lame à son flanc, couvrit le feu avec de la terre et sella son cheval. La côte n’était qu’à treize kilomètres, par-delà les bois ; il espérait trouver un navire qui pourrait accoster en Bretagne. Perdu dans ses pensées, il chevaucha à travers la forêt, le long des pistes étroites, écoutant le chant des oiseaux et appréciant les éclats de lumière qui perçaient de temps à autre entre les branches en surplomb. L’apparition de Pendarric l’avait apaisé, même si son chagrin ne l’avait pas quitté. Vers le milieu de la matinée, il rencontra un vieil homme et deux femmes qui se tenaient près d’une charrette à bras, dont l’une des roues était cassée. Tout un tas d’affaires s’entassait dans le véhicule : des vêtements, des coffres, ainsi qu’une très vieille chaise. A son approche, le vieillard s’inclina et, quand le chevalier mit pied à terre, les femmes devinrent nerveuses. — Puis-je vous aider ? demanda-t-il. — C’est vraiment très gentil, répondit l’homme en souriant. Il avait les cheveux longs et blancs, même si des poils plus sombres parsemaient encore sa barbe fourchue. L’une des femmes était âgée, l’autre jeune et séduisante avec sa chevelure auburn striée de mèches dorées. Elle avait reçu un coup sur l’œil droit et avait la lèvre coupée et enflée. Galead s’agenouilla à côté de la charrette et vit que la roue avait été détachée, l’essieu arrachée du moyeu. Il aida les voyageurs à décharger le véhicule, puis le souleva de façon à remettre la roue en place. Se servant du côté non tranchant d’une hachette comme d’un marteau, il enfonça le moyeu puis remit en place les affaires. — Je te suis infiniment reconnaissant, dit l’homme. Te joindras-tu à nous pour le repas de midi ? Galead hocha la tête et s’assit en bordure de route pendant que la jeune femme préparait un feu. La plus âgée s’occupa de sortir des casseroles et des assiettes de l’arrière de la charrette. — Nous n’avons pas grand-chose, confia le vieil homme en s’asseyant à côté du chevalier. Juste de l’avoine et du sel. Mais ce n’est pas mauvais, et assez nourrissant. — Cela me suffira. Je m’appelle Galead. — Et moi Caterix. Voici ma femme, Œla, et ma fille, Pilaras. — Elle a l’air mal en point. — Oui. Le voyage a été rude, et je prie le seigneur que nos problèmes soient maintenant derrière nous. — Que lui est-il arrivé ? Caterix détourna les yeux. — Il y a deux jours, trois hommes nous ont volés. Ils ont… agressé ma fille et tué son mari, Doren, quand il a essayé de lui venir en aide. — Je suis désolé, répondit Galead sans conviction. Après la brève prière de remerciements que prononça Caterix, ils mangèrent leur repas en silence. Galead remercia la famille pour son accueil et leur offrit de les accompagner jusqu’à la côte, où ils avaient des amis. Caterix accepta la proposition en s’inclinant, et le petit groupe suivit lentement le jeune homme qui chevauchait en tête. Alors que la nuit commençait à tomber, Galead aperçut au détour d’un virage un homme assis, adossé à un arbre. Il s’avança sur son cheval et mit pied à terre. L’inconnu saignait abondamment d’une blessure à la poitrine. Il avait le teint pâle, les paupières et les lèvres bleues à la suite de l’hémorragie. Galead lui déchira sa tunique sale et fit de son mieux pour étancher la blessure. Quelques minutes plus tard, Caterix arriva sur les lieux. Il s’agenouilla auprès du blessé et lui souleva le poignet afin de lui tâter le pouls. — Emmène-le à la charrette, dit-il. J’ai du fil, une aiguille et des linges qui pourront faire office de bandages. Le blessé fut à la fois porté et traîné jusqu’à une clairière circulaire, près d’un ruisseau argenté. Les deux femmes aidèrent Galead et Caterix à nettoyer la blessure et, de ses doigts experts, le vieillard recousit les chairs déchiquetées. Puis ils enveloppèrent l’homme de couvertures au préalablement chauffées par la flambée. — Va-t-il survivre ? demanda Galead. Caterix haussa les épaules. — Sa vie repose entre les mains du seigneur. Il a perdu beaucoup de sang. Dans la nuit, Galead se réveilla et vit Pilaras, la jeune femme, agenouillée auprès du blessé. Le clair de lune se reflétait sur le couteau qu’elle tenait. Pendant un long moment, elle resta assise sans bouger, puis elle leva son arme et laissa la pointe reposer sur le cou du dormeur. Soudain, sa tête s’affaissa et Galead vit qu’elle sanglotait. Elle rangea la lame dans son étui qu'elle avait au flanc, avant de regagner ses couvertures, près de la charrette. Galead s’allongea de nouveau et se remit à rêver. Il observa les navires des envahisseurs qui accostaient en Bretagne, les Goths qui entamaient leur marche vers les cités et, surplombant la scène, deux images qui le hantèrent : une tête démoniaque emplissant le ciel, entourée de nuages d’orage et d’éclairs, ainsi qu’une épée qui brillait comme une lanterne au milieu de la nuit. Malgré ses rêves, il se réveilla frais et dispos. Le blessé dormait toujours mais avait repris des couleurs. Galead se lava dans le ruisseau puis s’approcha de Caterix, assis auprès de la victime. — Je dois vous quitter, dit Galead. Il faut que je trouve un navire qui me ramènera chez moi. — Puisse le seigneur te guider et te protéger dans ton voyage. — De même pour vous, Caterix. C’était un noble geste de sauver la vie de cet homme. — Pas du tout. Que sommes-nous, si nous n’aidons pas nos prochains qui sont en difficulté ? Galead se leva et alla jusqu’à son cheval puis, sur une impulsion, revint voir Caterix. — La nuit dernière, ta fille a posé un couteau sur la gorge de cet homme. Le vieil homme acquiesça. — Elle me l’a dit ce matin. Je suis très fier d’elle. — Pourquoi a-t-elle fait ça ? — C’est l’homme qui l’a violée et a tué son mari. — Et tu l’as sauvé ? Doux Mithra ! il mérite la mort ! — Assurément, répondit Caterix avec un sourire. — Crois-tu qu’il te remerciera de l’avoir secouru ? — Sa gratitude n’a aucune importance. — Pourtant, le fait que tu l’aies soigné lui permettra peut-être de massacrer d’autres innocents… de violer d’autres jeunes filles. — Je ne suis pas responsable de ses actes, Galead, seulement des miens. Personne ne laisse volontairement souffrir ceux qu’il aime. — Je ne peux pas dire le contraire, répliqua Galead. L’amour est une noble émotion. Mais lui, tu ne l’aimes pas. — Bien sûr que si. C’est un frère. — Tu le connais ? — Non, je ne parle pas d’un frère de sang. Mais lui comme toi êtes mes frères. Je dois lui porter secours. C’est aussi simple que ça. — Ce n’est pas ainsi qu’on traite ses ennemis, Caterix. Le vieil homme posa les yeux sur le brigand blessé. — Quelle meilleure façon de traiter un ennemi que de s’en faire un ami ? Galead rejoignit son cheval et se mit en selle. Il tira sur les rênes, et l’animal commença à avancer sur la piste. Pilaras ramassait des herbes en bordure de chemin. Elle sourit lorsque le chevalier passa devant elle. Talonnant sa monture, il partit en direction de la côte. Pour la seizième nuit consécutive, Culain était assis sous les étoiles, sur l’île de Cristal. Chaque matin, à son réveil, il trouvait à boire et à manger sur un plateau en bois posé devant la tour. Chaque soir, la vaisselle vide était retirée. Il lui arrivait souvent d’entrevoir une silhouette indistincte sur le chemin en contrebas, mais il rentrait toujours dans la tour pour laisser à ses visiteuses nocturnes la solitude à laquelle, de toute évidence, elles aspiraient tant. Mais cette nuit-là, une ombre passa sur lui alors qu’il était assis et, lorsqu’il leva les yeux, il aperçut la femme en blanc, dont le visage était dissimulé par un grand capuchon. — Bienvenue, ma dame, dit-il en lui faisant signe de s’asseoir. (Alors qu’elle s’installait, il vit qu'elle portait un voile sous son capuchon.) Une telle discrétion est-elle nécessaire, même ici ? demanda-t-il. — Surtout ici, Culain. Elle abaissa son capuchon et souleva son voile. Culain eut le souffle coupé quand le clair de lune baigna le visage au teint pâle qu’il connaissait si bien. — Gian ? souffla-t-il en se levant à demi pour s’approcher d’elle. — Reste où tu es, lui dit-elle d’une voix sévère et dénuée d’émotions. — Mais on m’a dit que tu étais morte ! — J’en avais assez de tes visites, et j’étais morte, à tes yeux. Ses cheveux étaient striés d’argent ; de fines rides lui entouraient les yeux et la bouche. Cependant, pour Culain, la reine n’avait rien perdu de sa beauté. — Malgré tout, te revoilà pour me tourmenter une fois de plus, poursuivit-elle. Pourquoi me l’as-tu amené, lui. — Je ne savais pas que tu étais ici. — Cela fait seize ans que je m’efforce d’oublier le passé et toutes ses tragédies. J’ai cru que j’y étais arrivée. J’avais décidé que tu n’étais qu’un fantasme de jeune fille. Je t’ai aimé quand j’étais enfant et, ce faisant, j’ai détruit mes chances d’être heureuse. Je t’ai aimé quand j’étais une reine esseulée et, ce faisant, j’ai détruit mon fils. Je t’ai haï pendant plusieurs années, Culain, mais cela m’a passé. Désormais, je ne ressens plus que de l’indifférence envers toi – et envers le Roi du Sang que mon mari est devenu. — Tu es au courant, bien sûr, que ton fils a survécu ? — Je sais beaucoup de choses, Seigneur de la Lance. Mais ce que je souhaite plus que tout, c’est savoir quand tu as l’intention de quitter cette île. — Tu es devenue dure, Gian. — Je ne suis pas Gian Avur, ton petit « faon de la forêt ». Je suis Morgane de l’île, même si l’on m’a dit que j’avais d’autres noms. Tu sais sûrement ce que c’est, Culain, toi qui as été Apollon, Enée, le roi Cunobelin et tant d’autres courageux personnages ! — J’ai entendu le chef de cette communauté t’appeler « la Fée Sorcière ». Je n’aurais jamais imaginé que c’était toi. Que t’est-il arrivé, Laitha ? — Le monde m’a changée, Seigneur de la Lance. Désormais, je me moque de lui, et de toutes les créatures qui y vivent. — Alors que fais-tu ici, dans ce lieu sacré ? Cet espace est dédié à la paix et à la guérison. — Et c’est toujours ce qu’il est. Les sœurs y réussissent de façon spectaculaire, mais d’autres et moi-même passons notre temps à étudier les véritables mystères : les fils qui relient les étoiles entre elles, les motifs qui se croisent, s’entrelacent et se rejoignent au cours d’une vie humaine, et qui forment la destinée du monde. Autrefois, j’appelais cela « Dieu », mais, maintenant, je comprends que cela surpasse même les rêves d’immortalité des hommes. Ici, dans ce… — J’en ai assez entendu, femme. Et Uther ? l’interrompit Culain. — Il est mourant, siffla-t-elle, et son décès ne sera pas une grande perte pour le monde. — Jamais je n’aurais pensé percevoir quelque chose de mauvais en toi, Gian. Tu as toujours été une femme d’une beauté exquise. (Il rit d’un air grave.) Mais le mal prend bien des apparences et n’est pas forcément hideux. J’ai passé de nombreuses nuits à faire pénitence ici, en silence, car je pensais avoir créé cette communauté pour des raisons égoïstes. Eh bien, ma dame, c’était peut-être le cas. Malgré tout, l’île a été conçue avec amour et pour l’amour, et toi, en te mettant en quête de mystères que je connais depuis bien avant ta naissance, depuis plusieurs milliers d’années, tu l’as pervertie. Je ne resterai pas une minute de plus sur cette colline, ni n’attendrai tes ordres. Il se leva doucement, ramassa son bâton et amorça sa longue descente vers le cercle de huttes. La voix de Laitha résonna derrière lui, ses mots empreints d’un triomphe glacé. — Ton bateau t’attend, Culain. Si tu embarques dans l’heure, je ferai peut-être en sorte que le Roi du Sang ne meure pas. Sinon, je congédierai les sœurs et tu pourras emporter la dépouille où bon te semblera. Il s’arrêta, souffrant de sentir le goût de la défaite. Puis il se retourna. — Tu as toujours été obstinée et n’as jamais voulu reconnaître la moindre de tes erreurs. Soit, je m’en vais en abandonnant Uther à ta tendre clémence. Mais quand tu marqueras une pause au cours de l’étude de tes mystères, réfléchis bien : je t’ai recueillie lorsque tu étais une toute petite fille, et je t’ai élevée comme un père. Je n’ai rien fait pour te laisser espérer qu’il pourrait y avoir plus entre nous. C’est toi qui as soufflé mon nom alors qu’Uther t’étreignait. C’est toi qui m’as ordonné de rester à Camulodunum. A partir de là, je reconnais ma propre faute, et je l’assume. Mais peut-être qu’un jour, du haut de ta tour dorée, tu contempleras enfin une once de ta propre culpabilité, et que tu trouveras le courage de la regarder en face. — Tu as fini, Seigneur de la Lance ? — J’ai fini, Morgane. — Dans ce cas, quitte immédiatement mon île. Chapitre 13 — C’est ici que nous quittons la route, dit Maedhlyn quand le groupe eut atteint la crête d’une colline basse et poussiéreuse. Et voilà le royaume de Goroien, ajouta-t-il en désignant une chaîne de montagnes inquiétantes. Le paysage était grêlé et accidenté. De nombreuses ombres se déplaçaient furtivement entre les arbres morts et les rochers fendus. Certaines s’éclipsaient à quatre pattes, d’autres s’enfuyaient en battant de leurs ailes noires, d’autres encore couraient ou glissaient comme des serpents. Cormac inspira à fond et se força à quitter le sanctuaire de la route. Il jeta un coup d’œil à Victorinus, qui sourit et haussa les épaules. — Allons-y, déclara le prince en tirant son épée au clair. Arme au poing, les quinze hommes avancèrent dans l’obscurité. Aussitôt, les ombres convergèrent vers eux. Parmi elles, des bêtes aux mâchoires dégoulinantes de bave, des hommes avec des crochets à venin et des yeux bordés de rouge, et des loups dont la face était aussi changeante que la brume : tantôt humaine, tantôt bestiale. Des chauves-souris géantes tournoyaient et plongeaient, leurs ailes de cuir fendant le vide au-dessus des voyageurs. Toutefois, aucune n’osait s’aventurer dans le périmètre des épées brillantes. — Combien de temps encore ? demanda Cormac qui marchait aux côtés de Maedhlyn, en tête de colonne. — Qui saurait mesurer le temps dans un endroit pareil ? répondit l’ancien Enchanteur. Mais ça va prendre encore un moment. Chacun de leurs pas soulevait une poussière grise à mesure qu’ils poursuivaient leur chemin, flanqués d’une armée d’ombres qui ne cessaient de se rapprocher. — Vont-ils nous attaquer ? souffla Victorinus. Maedhlyn écarta les mains. Soudain, l’homme qui fermait la colonne hurla, car des serres griffues venaient de se refermer sur sa cape et de le faire tomber. Victorinus se retourna. — Formez un cercle avec vos épées ! lança-t-il. Brandissant leurs lames, les guerriers bondirent dans les rangs des bêtes et entourèrent leur camarade à terre. La créature qui le retenait disparut quand un glaive lui fendit le cœur. — En rangs ! ordonna Victorinus. Le petit groupe de guerriers se répartit sur deux lignes, et les ombres reculèrent. Ils marchèrent encore et encore, jusqu’à ce que la route disparaisse derrière eux et que la poussière les enveloppe tel un nuage d’orage, leur brouillant la vue et masquant les montagnes, au loin. A deux reprises, les ombres s’approchèrent mais, chaque fois, les épées brillantes des Bretons les obligèrent à battre en retraite. Enfin, ils arrivèrent sur une hauteur couronnée d’un ancien cercle de pierres noircies et brisées. Les ombres entourèrent le pied de la colline, et c’est avec soulagement que le groupe, fatigué, s’assit entre les monolithes. — Pourquoi ne montent-ils pas jusqu’ici ? s’enquit Victorinus. — Je ne suis pas la source de toutes les connaissances de l’humanité, répliqua Maedhlyn d’un ton sec. — Tu as pourtant toujours proclamé le contraire. — J’aimerais que tu saches, Victorinus, que, de tous les partisans d’Uther, tu es celui dont j’ai le moins apprécié la compagnie. — En voilà, des paroles blessantes, l’Enchanteur, répondit le Romain avec un sourire. Et dire que tu vas peut-être devoir passer l’éternité avec moi ! — C’est l’enfer, en effet, commenta Maedhlyn. — Autrefois, cette terre devait être vivante, dit Cormac. Il y avait des arbres, et nous avons traversé une vingtaine de ruisseaux asséchés. Qu’est-ce qui a changé tout ça ? — Rien n’a « changé », Cormac, répondit Maedhlyn. Car tout cela n’existe pas. Ce n’est qu’une réminiscence de ce que ce fut jadis, un simple cauchemar. — Notre présence ne prouve-t-elle pas son existence ? s’enquit Marcus Bassicus en venant s’asseoir à côté d’eux. — T’est-il déjà arrivé de rêver que tu te trouvais dans un endroit alors que tu n’y étais pas ? demanda Maedhlyn. — Bien sûr. — Et cela prouve-t-il que le paysage dont tu rêvais existe bel et bien ? — Mais nous sommes tous en train de faire le même rêve, lui objecta Marcus. — Ah bon ? Comment le sais-tu ? Nous ne sommes peut-être que le produit de ton cauchemar, jeune Marcus. Ou peut-être apparaissez-vous tous dans le mien. Victorinus gloussa. — Je savais que tu ne tarderais pas à te lancer dans un de tes petits jeux. (Il se tourna vers les autres qui, assis, prêtaient une oreille attentive à la conversation.) Un jour, j’ai vu cet homme passer deux heures à affirmer que Caligula était le seul individu sain d’esprit à avoir jamais foulé la Terre. Nous avons tous fini par le croire, puis il s’est mis à nous rire au nez. — Comment ne pas me croire ? l’interrogea Maedhlyn. Caligula a fait de son cheval un sénateur, et je te le demande : l’animal a-t-il jamais pris une seule mauvaise décision ? A-t-il cherché à s’emparer du pouvoir ? A-t-il voulu faire passer des lois qui volaient les pauvres pour nourrir les riches ? Ce fut le meilleur sénateur de toute l’histoire romaine. Cormac, assis, écoutait ces bavardages en sentant une fureur brûlante monter lentement en lui. Toute son existence, il avait vécu dans la peur : celle de la punition, de l’humiliation, du rejet. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, de telles chaînes l’avaient asservi, mais le feu de sa colère l’en avait libéré. Seules deux personnes avaient aimé Cormac Filsdudémon, et toutes deux étaient mortes. Au plus profond de lui, un nouveau Cormac se dessinait et lui montrait la vie d’un autre point de vue. Maedhlyn ne s’était pas trompé : Cormac Filsdudémon n’était ni un raté, ni un perdant. C’était un homme, et un prince, par le droit et par le sang. Le pouvoir déferla dans son cœur, et ses yeux se mirent à briller de cette force grisante. — Assez ! tempêta-t-il en se levant. Cette conversation est pareille au vent dans les feuilles : elle ne mène à rien et se résume à du bruit. Nous voilà ici, et cet endroit est réel. Maintenant, continuons à avancer. — Il aurait fait un bon roi, murmura Victorinus tandis que Maedhlyn et lui descendaient la colline derrière Cormac. — C’est un endroit parfait pour apprendre l’arrogance, lui confirma l’Enchanteur. Au pied de la colline, le prince s’avança vers la horde d’ombres. — Reculez ! ordonna-t-il. Le groupe se scinda devant lui, lui ouvrant un passage noir. Il l’emprunta sans regarder ni à droite, ni à gauche, ne prêtant aucune attention aux sifflements et aux griffes luisantes. Puis il rengaina son épée et continua à avancer à grands pas, le regard fixé sur les montagnes. La silhouette impressionnante d’un homme portant un plastron noir lui barra le chemin. Son casque à ailettes lui couvrait tout le visage à l’exception de ses yeux, qui brillaient d’une lumière froide. Dans chaque main, il tenait une épée courte. Un kilt en cuir foncé lui ceignait la taille, et des jambières noires lui protégeaient les tibias. Il se tenait sur la pointe des pieds, en équilibre parfait, prêt à attaquer. Cormac poursuivit son chemin jusqu’à se camper devant le guerrier. — Dégaine ton épée, ordonna l’homme. Le timbre de sa voix était métallique à cause du casque. Cormac sourit et considéra ces paroles avec attention. — Si je sors mon arme, dit-il avec une assurance lugubre, ce sera pour te tuer. — Déjà fait, et pas par des freluquets de ton espèce. Cormac recula et, d’un geste rapide, tira son épée au clair. Le guerrier se tenait parfaitement immobile, les yeux rivés sur la lame. — Où as-tu trouvé cette épée ? — Elle est à moi. — Je ne remets pas en cause ta propriété. — J’en ai marre de ces absurdités ! Soit tu te pousses, soit tu te bats ! — Pourquoi es-tu ici ? — Pour trouver Goroien, répondit Maedhlyn en poussant les autres afin de s’interposer entre les deux guerriers. L’homme rengaina ses lames. — L’épée t’en donne le droit, dit-il à Cormac, mais nous nous retrouverons quand la reine en aura fini avec toi. Suis-moi. Le grand guerrier les conduisit à travers la vallée aride et les entraîna vers une large entrée creusée à même la montagne. Là, des torches brûlaient et des gardes munis de haches en argent surveillaient les lieux. Le groupe marcha jusqu’à s’enfoncer profondément au cœur du mont, où il atteignit un portail gigantesque devant lequel se tenaient deux énormes chiens. Le guerrier les ignora et ouvrit les portes. A l’intérieur, ils se retrouvèrent dans une grande salle arrondie richement décorée de tapis, de tapisseries, de rideaux et de paravents. Au centre, une femme d’une beauté exquise était étendue paresseusement sur un divan. Sa chevelure dorée était rehaussée de mèches d’argent. Ses yeux d’un bleu clair étaient assortis à la robe courte qu'elle portait. Elle avait la peau pâle et merveilleusement lisse. Cormac déglutit avec difficulté tandis que le guerrier s’avançait jusqu’au divan et s’agenouillait devant elle. Elle lui fit signe de s’écarter et appela Cormac. A mesure que celui-ci s’approchait, il la vit chatoyer et se transformer en une créature bouffie, recouverte d’écailles, malade et en putréfaction, avant de reprendre l’apparence de la belle femme mince qu’elle était auparavant. Le pas du jeune homme se fit hésitant, mais il ne s’arrêta pas. — Fais-moi le baisemain, lui ordonna-t-elle. Il saisit ses doigts fins et blêmit lorsque ceux-ci enflèrent et déversèrent un flot d’asticots dans sa paume. Toutes ses pensées tournées vers Anduine, il s’arma de courage, pencha la tête et posa ses lèvres sur la masse qui se tortillait. — Tu es un homme courageux, en effet, dit-elle. Comment t’appelles-tu ? — Cormac Filsdudémon. — Et es-tu réellement le fils d’un démon ? — Je suis le fils d’Uther, Grand Roi de Bretagne. — Ce nom n’évoque pas l’amitié, ici, dit-elle. — Je ne considère pas non plus Uther comme un ami : il a poussé ma mère à la mort. — Ah oui ? (Son regard se posa sur la silhouette de Maedhlyn, au fond de la salle.) Et voici mon vieil ami Zeus. Tu es loin de l’Olympe… bien loin. Tu ne peux pas savoir à quel point j’ai plaisir à te voir, siffla-t-elle. Maedhlyn s’inclina, l’air grave. — J’aurais aimé partager votre sentiment, lança-t-il. Elle reporta son attention sur Cormac. — Mon premier réflexe était de te regarder crier, d’écouter tes hurlements de supplicié, mais tu as piqué ma curiosité. Et les événements dignes d’intérêt se font désormais rares pour Goroien. Aussi, raconte-moi tout, beau prince : dis-moi pourquoi tu cherchais la reine. — Je dois attaquer le donjon, dit-il tout simplement. — Et en quoi cela est-il censé m’intéresser ? — Wotan, ou Molech, est ton ennemi. Voilà pourquoi. — Ça ne suffit pas. — On raconte, ma dame, qu’il a le pouvoir de réincarner ses disciples. Si c’était vous qui contrôliez le donjon, n’hériteriez-vous pas à votre tour d’un tel pouvoir ? Elle s’étira, toujours étendue sur le divan. Cormac mourait d’envie de détourner les yeux de cette silhouette qui oscillait entre beauté et décomposition. — Crois-tu que je n’ai pas déjà essayé de le vaincre ? Que m’apportes-tu qui pourrait faire la différence ? — Tout d’abord, permettez-moi de vous demander ce qui vous empêche de vous emparer du donjon. — Les pouvoirs de Molech sont supérieurs aux miens. — Et s’il n’était pas là ? — Je ne vois pas où il pourrait être. — Dans le monde de chair, ma dame. — C’est impossible. J’ai fait partie du groupe qui l’a détruit à Babel. J’ai vu Culain lui trancher la tête. — Pourtant, il est de retour. Grâce à cet homme : Maedhlyn. Il pourrait en être de même pour vous. — Pourquoi me faire une telle proposition, quand ton propre sang devrait hurler la haine que je lui inspire ? — Parce que la femme que j’aime a été assassinée à cause de ce Molech, et qu’il retient son âme dans son donjon en ce moment même. — Mais ce n’est pas tout, je me trompe ? Qu’est-ce qui me vaut la visite de Maedhlyn et de ces autres hommes au service d’Uther — Il retient aussi l’âme du roi avec des chaînes de feu. — Maintenant, je comprends. Et tu veux que Goroien libère Uther ? Tu es fou. Elle leva la main : des gardes postés tout autour de la salle s’approchèrent. — Molech est en vie, dit Cormac à voix basse. Il se fait désormais appeler Wotan, et il a l’intention d’envahir la Bretagne. Seul Uther a le pouvoir de l’anéantir. Si, quand ce jour arrivera, vous avez pris le contrôle du donjon, l’âme de Molech ne viendra-t-elle pas à vous, contre son gré ? Elle fit signe aux gardes de reculer. – Je vais réfléchir aux questions que tu as soulevées. Maedhlyn ! Joins-toi à nous dans mes appartements. Les autres, vous pouvez attendre ici. Dans les appartements privés de la reine, qui s’était étendue sur un lit couvert de soie, Maedhlyn parla pendant une heure de la résurrection de Molech en tant qu’homme. Cormac remarqua que le récit de l’Enchanteur différait légèrement de celui qu’il avait entendu. Dans cette version, le vieil homme était bien moins coupable et se décrivait comme la victime d’un acte de trahison. Le prince resta silencieux pendant tout ce temps, sans toutefois quitter des yeux la reine chatoyante et son visage en perpétuel changement, cherchant à évaluer ce qu’elle ressentait. Lorsque Maedhlyn eut fini son récit, Goroien s’assit. — Tu as toujours été un crétin vaniteux, déclara-t-elle, et tu en paies enfin le prix. Mais cette fois, Culain n’était pas là pour te sauver. Va attendre dehors. (Maedhlyn s’inclina et quitta la chambre.) A ton tour, prince Cormac. — Par où je commence ? — Comment se fait-il que le fils d’Uther porte le nom de « fils du démon » ? Il lui raconta toute l’histoire. Le regard de la reine s’enflamma quand Cormac mentionna l’amour de Culain pour Laitha, mais elle resta immobile et silencieuse jusqu’à ce qu’enfin il lui fasse le récit de ce jour où, dans la montagne, les Vikings étaient venus et avaient massacré Anduine. — Donc, souffla-t-elle, c’est par amour que tu es ici ? C’est stupide, Cormac. — Je n’ai jamais prétendu être avisé, ma dame. — Mettons justement ta sagesse à l’épreuve, dit-elle en se penchant en avant, son visage tout près de celui du jeune homme. Tu m’as donné tout ce que tu as, c’est bien ça ? — Oui. — Tu ne m’es donc plus d’aucune utilité ? — C’est vrai. — Maedhlyn ne t’a-t-il pas dit qu’on ne pouvait pas me faire confiance ? que j’étais maléfique ? — Si. — Alors, pourquoi es-tu venu ici ? — Il m’a également dit que, jadis, Culain lach Feragh vous aimait. — Je ne vois pas ce que ça change, rétorqua-t-elle d’un ton sec. — Rien, peut-être. Mais j’aime Anduine, et je sais ce que cela signifie. Elle fait partie de moi, et moi d’elle. Sans elle, je ne suis rien. J’ignore si les gens mauvais sont capables d’aimer et, si c’est le cas, comment ils peuvent rester malfaisants. Mais je refuse de croire que Culain ait pu être amoureux d’une personne qui ne possède pas une once de bonté. — Tu l’as dit toi-même, prince Cormac : tu n’es pas un homme avisé. Culain m’aimait pour ma beauté et mon intelligence. Pourtant, il m’a trahie, comme il a trahi Uther. Il en a épousé une autre… que j’ai tuée. Il a eu une fille, Alaida. Il a essayé de la sauver en la laissant se marier avec le roi de Bretagne, mais je l’ai retrouvée, et elle est morte, elle aussi. Ensuite, j’ai tenté d’assassiner son fils, Uther, mais là, j’ai échoué. Aujourd’hui, tu m’annonces qu’il a été fait prisonnier, qu’il risque la mort… Son fils se trouve dans ma forteresse, pour me demander de lui rendre service. Qu’as-tu à m’offrir pour que je daigne t’accorder mon aide ? Réfléchis bien, Cormac. De ta réponse dépendront beaucoup de choses. — Dans ce cas, je suis perdu, ma dame, car je n’ai rien d’autre à vous proposer. — Rien du tout ? insista-t-elle. Rien pour Goroien ? Laisse-moi et va rejoindre tes amis. Je te donnerai ma réponse d’ici peu. Il plongea son regard dans les yeux luisants de la reine, et sentit son cœur se serrer. Le bateau de pêcheurs accosta dans le clair de lune à l’abri d’une baie arrondie, non loin d’Anderida. Galead remercia le capitaine, lui donna deux petites pièces d’or, se hissa par-dessus bord et marcha dans l’eau qui lui arrivait aux mollets pour gagner la plage. Il grimpa le long d’un sentier étroit qui menait au sommet de la falaise, puis se retourna pour regarder l’embarcation s’éloigner en dansant sur la mer Gallique. L’air nocturne était frais, le ciel dégagé. Galead ramena sa longue cape sur ses épaules et chercha à se mettre à l’abri entre les arbres. Il fit une halte dans une cuvette où la lumière émise par son feu ne serait visible qu’à quelques mètres à la ronde. Il dormit d’un sommeil agité et rêva d’une épée flottant sur les eaux, et d’une lumière semblable à une grosse boule d’argent luisant qui traversait les cieux à vive allure. Il se réveilla à minuit et alimenta la flambée. Il avait faim et termina la dernière part de poisson fumé que le marinier lui avait donnée. Cela faisait douze jours que Caterix avait sauvé le brigand, et les pensées de Galead revenaient sans cesse à ce petit homme. Il frotta les poils de sa barbe et s’imagina dans un bain chaud et parfumé, avec une esclave pour le sécher et lui huiler le corps, et des mains douces pour dénouer ses muscles tendus. Sentant le désir monter en lui, il le réprima violemment et poussa un grognement. Bons dieux ! cela faisait des lustres qu’il n’avait pas senti de la chair soyeuse sous lui, ni une paire de bras chauds lui entourer le dos. Pendant plusieurs minutes, le prince Ursus l’habita de nouveau et lui hanta l’esprit. — Que fais-tu ici, sur cette terre abandonnée ? lui demanda Ursus. — Je suis lié par l’honneur, lui dit Galead. — Et quel bénéfice en tires-tu, espèce d’imbécile ? Il posa son regard sur les flammes, incapable de répondre. Il souhaita que Pendarric apparaisse et reste assis en silence, en attendant l’aube. Mais rien ne se passa. C’était un jour couvert. Galead emprunta la direction que le pêcheur lui avait indiquée et longea la côte en direction de l’ouest. A trois reprises, il aperçut des chevreuils et vit même un lapin mais, sans arc, il lui était impossible de se lancer dans une rapide partie de chasse. Il fut un temps où il savait fabriquer des pièges, mais son impatience l’empêchait de rester assis des heures durant, à espérer en silence qu’un animal se laisse prendre. Il passa la matinée à marcher jusqu’à ce qu’il distingue des volutes de fumée, légèrement au nord. Il se tourna dans cette direction et, une fois arrivé sur la crête d’une colline, vit un village en proie aux flammes. Le sol était jonché de cadavres. Galead s’assit pour observer les guerriers aux casques à cornes qui allaient d’une maison à l’autre, traînant dehors les femmes et les enfants, pillant et tuant. Ils étaient peut-être une cinquantaine et restèrent plus d’une heure. Quand enfin ils se mirent en route vers le nord, plus rien ne bougeait dans le village, hormis la fumée qui s’élevait en courbes serpentines des habitations saccagées. Galead se leva avec prudence, se fraya un chemin jusqu’au hameau saxon, et vint s’arrêter près de chaque corps. Il n’y avait aucun survivant. Un pot qui avait volé en éclats contenait encore de l’avoine séchée. Galead en recueillit dans un linge, qu’il noua et attacha à sa ceinture. Un peu plus loin, au cœur du village dévasté, il découvrit un jambon calciné d’un côté. A l’aide de son couteau, il découpa plusieurs tranches qu’il se hâta d’engloutir. Jetant un coup d’œil à droite, il vit les cadavres de deux enfants dans l’embrasure d’une porte d’entrée, les bras entrelacés, leur regard mort fixé sur lui. Il détourna la tête. Voilà ce qu’était la guerre. Ce n’était pas la gloire dorée de jeunes hommes en armure reluisante, gravant leur nom dans la chair de l’histoire. Ce n’était pas la bravoure homérique de héros changeant la face du monde. Non. Ce n’était qu’un calme terrible, un silence absolu, un mal épouvantable qui laissait des enfants morts dans son sillage. Il découpa plusieurs tranches épaisses dans le jambon, jeta l’os et s’éloigna du village, mettant le cap de nouveau sur l’ouest. En haut d’une pente, il regarda derrière lui. Un renard était venu voler au village et tirait sur un cadavre. Les corbeaux décrivaient des cercles au-dessus de la scène de désolation. Percevant un mouvement dans les buissons sur sa droite, Galead fit volte-face et tira son épée au clair. Une enfant hurla, et le chevalier jeta son arme. — Ne t’inquiète pas, petite, dit-il doucement tandis que la fillette se couvrait le visage de ses mains. (Il se pencha dans les buissons, la souleva et la berça contre sa poitrine.) Tu es en sécurité. Elle lui passa les bras autour du cou et s’accrocha à lui de toutes ses forces. Il se baissa, ramassa son épée pour la rengainer, puis tourna le dos au village et reprit sa route. L’enfant devait avoir six ans tout au plus, et ses bras étaient d’une maigreur terrible. Tout en marchant, il caressa sa chevelure striée d’or. Elle ne dit rien, elle bougeait à peine dans ses bras. Vers le milieu de l’après-midi, Galead avait parcouru une vingtaine de kilomètres. Il avait mal aux jambes d’avoir tant marché et, à force de porter l’enfant, ses bras fatiguaient. Arrivé en haut d’une petite montée, il aperçut un village en contrebas : il y avait là dix-huit huttes rondes protégées par une palissade en bois. Il vit des chevaux dans leur enclos et du bétail qui paissait à flanc de colline. Lentement, il entama sa descente vers le hameau. Un jeune garçon repéra Galead le premier et courut jusqu’au village, puis une vingtaine d’hommes armés de haches vinrent à sa rencontre en marchant à grandes enjambées. Le chef, un guerrier trapu, arborait une barbe gris fer. L’homme s’exprima dans la langue gutturale des Saxons. — Je ne parle pas votre langue, répondit Galead. — Je t’ai demandé qui tu étais, dit l’homme avec un accent dur et prononcé. — Galead. Cette enfant est saxonne : son village vient d’être attaqué par les Goths. Tous les habitants ont été tués. — Pourquoi les Goths nous attaqueraient-ils ? Nous avons le même ennemi. — Je suis étranger, expliqua Galead. Je suis un Mérovingien, je viens de Gaule. Tout ce que je sais, c’est que des guerriers portant des casques à cornes ont massacré les gens du village de cette fillette. Maintenant, puis-je la faire entrer, ou devons-nous passer notre chemin ? — Tu n’es pas un homme d’Uther ? — Je t’ai dit qui j’étais. — Dans ce cas, tu peux entrer. Je m’appelle Asta. Emmène-la chez moi, ma femme va s’occuper d’elle. Galead porta la petite jusqu’à une longue salle située au centre du village, où une femme robuste essaya de lui arracher l’enfant des bras. La fillette hurla et s’agrippa à lui. Malgré les paroles apaisantes que le chevalier lui murmura, elle refusa de le quitter. La femme se contenta de sourire et alla chercher un gobelet en céramique rempli de lait chaud. Galead prit place à une grande table, la fillette sur ses genoux. Pendant qu’elle buvait, Asta se joignit à eux. — Tu es sûr que c’étaient les Goths ? — Il n’y avait aucun Romain parmi les attaquants. — Mais pourquoi ? — Ne parlons pas de ça maintenant, répondit Galead en désignant l’enfant silencieuse. Mais il y avait beaucoup de femmes dans ce village. Les yeux bleus d’Asta brillèrent d’une lueur de compréhension et son visage s’assombrit. — Je vois. Et toi, tu as assisté à tout ça ? — Malheureusement, oui. L’homme acquiesça. — J’ai envoyé un cavalier en éclaireur au village. Il suivra les pillards. J’en ai envoyé trois autres dans les hameaux voisins. Si ce que tu dis est vrai, alors les Goths maudiront ce jour. Galead secoua la tête. — Tu n’as pas assez d’hommes. Toute tentative de combat se soldera par d’autres massacres. Si je peux te donner un conseil, envoie des éclaireurs, et quand les Goths arriveront, allez vous cacher dans les collines. Ton roi a-t-il des forces armées ici ? — De quel roi parles-tu ? rétorqua Asta d’un ton cassant. Quand j’étais un jeune guerrier, le Roi du Sang a écrasé toutes nos forces et a accordé le titre de roi du royaume saxon du Sud au garçon, Wulfhere. Mais il n’a rien d’un souverain. Il vit comme une femme ; il a même un mari ! (Asta cracha son mépris.) Quant au Roi du Sang, qu’est-ce que ça peut bien lui faire que les Saxonnes soient… maltraitées ? Galead ne répondit rien. L’enfant s’était endormie dans ses bras, aussi la porta-t-il jusqu’à un lit de camp contre le mur du fond, près du feu de bois et de trois chiens de combat qui dormaient, allongés sur le sol couvert de foin. Il tira une couverture sur la fillette et l’embrassa sur la joue. — Tu es un homme attentionné, déclara Asta, une fois le chevalier revenu à table. — Parle-moi des Goths, dit Galead. Asta haussa les épaules. — Y a pas grand-chose à dire. Environ huit mille d’entre eux ont accosté ici et ont détruit une légion romaine. Le plus gros de l’armée est parti vers l’ouest, et ils sont à peu près un millier à être restés. — Pourquoi l’ouest ? Qu’est-ce qui les attend, là-bas ? — Aucune idée. L’un de nos jeunes a chevauché avec eux un moment et, selon lui, leur général voulait connaître la meilleure route pour aller à Sorviodunum. Mon gars n’en savait rien. C’est à l’autre bout du pays. — Est-ce que le roi, Wotan, était avec eux ? Le Saxon haussa de nouveau les épaules. — En quoi ça t’intéresse ? — Wotan a massacré toute ma famille en Gaule, et ce qui m’intéresse, c’est de le voir mourir. — Ils disent que c’est un dieu. Tu es fou. — Je n’ai pas le choix, répondit Galead. Chapitre 14 Le Sud est pratiquement à nous, sire, déclara Tsurai en rivant ses yeux marron et mornes sur le sol de marbre. Wotan ne dit rien. Il observait les traits crispés du visage plat de l’Asiatique et les muscles tendus de son cou. De la sueur perlait à son front, et Wotan pouvait presque palper sa peur. — Qu’en est-il du Nord ? — Contre toute attente, sire, les Brigantes se sont soulevés contre nous. Un petit groupe de nos hommes s’est égaré sur l’un de leurs sites sacrés, où des femmes étaient en train de danser. — N’avais-je pas donné l’ordre de laisser les tribus en paix ? — En effet, sire. Les hommes ont été retrouvés et empalés. — Ça ne suffit pas, Tsurai. Prends les officiers et fais-les empaler aussi. A quel régiment appartenaient-ils ? — A celui des Balderiens, sire. — Un homme sur vingt aura la tête tranchée. — Seigneur, je sais que votre sagesse est toute-puissante, mais, si je puis me permettre, en temps de guerre, les hommes sont soumis aux nombreux vices de l’emportement… — Ne me fais pas la morale, répondit Wotan à voix basse. Je sais parfaitement de quoi les hommes sont capables. Quelques femmes violées, ce n’est rien, mais obéir à mes exigences, c’est le devoir suprême de tout mon peuple. Un village saxon a également été attaqué, hier. — Vraiment, Seigneur ? — Vraiment, Tsurai. Le même sort doit être réservé aux coupables – et en public, que tout le monde en profite. Nos alliés saxons doivent comprendre qu’en plus d’être impitoyable la justice de Wotan ne se fait pas attendre. Maintenant, parle-moi de Cato, dans les Terres du Milieu. — C’est un général habile. A trois reprises, il a contenu notre avancée vers Eboracum, qui n’a pas été aussi rapide que nous l’espérions. Cependant, se hâta-t-il d’ajouter, nous progressons, et c’est l’affaire de quelques jours avant que la cité tombe. — Contrairement à mes généraux, je ne m’attendais pas à ce que l’assaut d’Eboracum soit si rapidement couronné de succès, dit Wotan. Ce retard est sans importance. As-tu découvert l’endroit où se trouve le corps du Roi du Sang ? — Il est sur l’île de Cristal, mon seigneur, non loin de Sorviodunum. — Tu en es sûr ? — Oui, seigneur. Geminus Cato a un auxiliaire appelé Decius, qui lui-même a une maîtresse à Eboracum. Il lui a raconté qu’un homme surnommé le Seigneur de la Lance a emporté le corps du roi sur l’île afin qu’il s’y rétablisse. — Culain, souffla Wotan. Je meurs d’envie de le revoir ! — « Culain » ? Je ne comprends pas, sire. — C’est un vieil ami. Dis à Alaric de continuer à marcher vers Sorviodunum, et d’envoyer deux cents hommes sur l’île. Je veux voir la tête d’Uther au bout d’une lance : son corps aurait dû être dépecé dès la première attaque. — L’ennemi prétend que le roi va revenir, mon seigneur. — Bien évidemment. Sans Uther ni l’épée, ils sont comme des enfants dans le noir. — Seigneur, puis-je vous demander pourquoi vous ne tuez pas son esprit ? Cela ne résoudrait-il pas le problème de son retour ? — Je veux l’épée, et lui seul sait où elle se trouve. Tant que son corps vit, l’espoir brûle toujours dans son cœur, et il continue à me défier. Une fois son corps détruit, il le saura et je boirai son désespoir comme du petit-lait. Tu peux disposer, maintenant. De nouveau seul, Wotan s’enferma à clé dans sa chambre aux murs dépourvus de fenêtres, et s’allongea sur le grand lit. Il ferma les paupières et obligea son esprit à plonger dans les ténèbres. Il rouvrit les yeux dans une pièce en pierre froide éclairée à la torche. Il se leva du sol et contempla les statues au regard vide, les tapis et les tentures fades autour de lui. Il nourrissait une haine profonde pour cet endroit, reflet si pâle de la réalité. Dans un coin, il y avait une carafe et trois gobelets. Au cours des nombreux siècles qu’il avait passés ici, il s’était souvent versé de ce liquide rouge insipide en prétendant que c’était du vin. Tout ici n’était que parodie. Il sortit pour rejoindre vivement la grande salle. Partout, les hommes, surpris, se levaient d’un bond puis tombaient à genoux, la peur au ventre. Ne leur prêtant aucune attention, il marcha rapidement jusqu’à l’estrade sur laquelle se trouvait le trône de Molech. Il passa quelque temps à écouter les instances de ceux qui le servaient ici : leurs supplications concernant leur retour à la chair, leurs promesses d’une obéissance éternelle. Il céda à certaines, mais repoussa la plupart d’entre elles. Enfin, il quitta la salle du trône et descendit l’escalier incurvé qui menait aux cachots. Lorsqu’il entra, une bête gigantesque à la tête de loup s’inclina, sa langue pendant entre ses grandes mâchoires qui dégoulinaient de bave jusque sur le sol en pierre. Wotan passa devant la créature pour se diriger vers le dernier cachot, dans lequel Uther était suspendu par les poignets au mur du fond. Des langues de feu lui léchaient le corps, le brûlant et le calcinant, puis ses chairs guérissaient aussitôt pour être de nouveau torturées. Wotan fit disparaître les flammes, et le roi s’affaissa contre le mur. — Comment vas-tu, Uther ? Prêt à me resservir un de tes mensonges ? — Je ne sais pas où elle est, chuchota Uther. — Tu dois bien le savoir. C’est toi qui l’as envoyée. — Je n’avais pas le temps. Je l’ai lancée, c’est tout, en souhaitant qu’elle disparaisse. — L’homme qui t’a vu le premier a dit qu’il t’avait entendu prononcer un nom. Quel était ce nom ? — Je ne me rappelle pas. Je le jure devant Dieu. — Etait-ce celui d’un ami ? Était-ce Culain ? — Peut-être. — Ah ! dans ce cas, ce n’était pas lui. Bien ! Qui, alors ? A qui pourrais-tu faire confiance, Roi du Sang ? Ce n’était pas Victorinus. Quel nom avais-tu sur les lèvres ? — Tu ne la trouveras jamais, répondit Uther. Et si on me libérait, je serais moi aussi incapable de la retrouver. J’ai envoyé l’épée vers un rêve qui ne pourra jamais se réaliser. — Parle-moi de ce rêve ! Uther sourit et ferma les yeux. Wotan leva la main ; une fois de plus, le feu déferla sur le prisonnier, lui arrachant un hurlement atroce, à glacer le sang. Les flammes se volatilisèrent et la peau noircie fut instantanément remplacée. — Tu crois pouvoir te moquer de moi ? siffla Wotan. — Toujours, rétorqua Uther en se crispant, prêt à endurer la prochaine séance de torture. — Tu vas apprendre que « toujours » dure très, très longtemps, Uther. J’en ai assez du feu. Que dirais-tu d’un peu de compagnie ? Alors que Wotan reculait vers la porte, des trous s’ouvrirent dans les parois du cachot et des rats s’en déversèrent, grouilla sur le roi sans défense pour le mordre et lui déchiqueter les chairs. Wotan s’empressa de quitter le cachot tandis que des hurlements se répercutaient dans le couloir, derrière lui. Regagnant les niveaux supérieurs, il trouva le capitaine des Fidèles qui attendait près du trône. L’homme s’inclina à l’entrée de Wotan. — Que veux-tu, Ustread ? — J’ai quelque chose pour vous, seigneur, j’espère que çà rachètera mon échec en Rhétie. — Ça intérêt à être quelque chose de plus important que ce qu’on peut trouver ici, déclara Wotan, toujours sous le coup de la colère après son entretien avec ce roi borné. — J’espère que vous trouverez que je ne me suis pas moqué de vous, seigneur. Ustread frappa dans ses mains et deux soldats apparurent, tenant une fille entre eux. — Une femme ? Quel usage en aurais-je ici ? Je peux… (Wotan s’interrompit en reconnaissant la princesse.) Anduine ? Comment est-ce possible ? Il s’avança vers elle en faisant signe aux gardes de s’éloigner. La jeune femme se tint silencieuse devant lui. — Que t’est-il arrivé, princesse ? — Vos hommes m’ont tuée. J’étais dans les montagnes calédones, et ils m’ont poignardée. — Ils le paieront. Oh ! ça oui, ils le paieront ! — Ce n’est pas ce que je souhaite. Ce que je voudrais, c’est être relâchée. Je n’ai plus aucune valeur à vos yeux : il n’y a plus rien à sacrifier. — Tu m’as mal compris, Anduine. Il n’a jamais été question de te sacrifier. Viens avec moi. — Où donc ? — Dans un lieu privé, où aucun mal ne te sera fait. (Il sourit.) En réalité, ce sera exactement le contraire. Au cours de la nuit, l’enfant se mit à hurler. Galead se réveilla aussitôt. Quittant ses couvertures près du feu mourant, il alla vers la fillette et la prit dans ses bras. — Je suis là, petite. N’aie pas peur. — Mudder tod, ne cessait-elle de répéter. La femme d’Asta traversa la salle, les épaules enveloppées d’une couverture. Elle s'agenouilla à côté du lit et, pendant quelques minutes, parla à l’enfant dans une langue inconnue du Mérovingien. Puis elle essuya le visage baigné de sueur de la fillette, tandis que Galead la recouchait. De ses mains minuscules, l’enfant s’agrippa à la tunique du chevalier, le regard terrifié. — Vader ! Vader ! — Je ne t’abandonnerai pas, dit-il. Je te le promets. Ses paupières se fermèrent, et elle s’endormit. — Tu es un homme doux. C’est très rare pour un guerrier, déclara la femme. Elle se leva et se dirigea vers le feu, auquel elle ajouta du bois avant de l’attiser pour le raviver. Galead la rejoignit et ils s’assirent ensemble dans la chaleur ainsi renouvelée. — Les enfants m’aiment bien, reconnut-il. C’est une sensation agréable. — Je m’appelle Karyl. — Et moi Galead, répondit-il. Cela fait longtemps que tu vis ici ? — J’ai quitté la Rhétie il y a huit ans, quand Asta m’a achetée à mon père. On est bien, ici, même si les montagnes me manquent. Que vas-tu faire de l’enfant ? — Comment ça ? Je pensais la laisser ici, où l’on prendra soin d’elle. Karyl lui adressa un sourire doux et triste. — Tu lui as dit que tu ne l’abandonnerais pas. Elle t’a cru, et elle est très perturbée. Aucun enfant ne devrait avoir vécu le supplice qu'elle a enduré. — Mais je ne peux pas m’occuper d’elle. Je suis un guerrier, et au beau milieu d’un conflit. Karyl fit courir ses mains le long de son épaisse chevelure noire. De profil, elle n’avait pas un joli visage, mais il s’en dégageait une force qui la rendait belle. — Tu as le don de seconde vue, n’est-ce pas, Galead ? murmura-t-elle. Un frisson le parcourut. — Parfois, reconnut-il. — Moi aussi. Les hommes du village étaient sur le point de s’allier avec les Goths, mais j’ai demandé à Asta d’attendre, car les signes étaient étranges. Puis tu es arrivé : un homme dont le visage n’est pas le sien, mais qui a la charge d’un enfant saxon. Je sais que tu es un partisan d’Uther, mais je n’ai rien dit à Asta. Sais-tu pourquoi ? — Non. — Parce que lui aussi deviendra un homme d’Uther avant que tout cela soit terminé. Mon mari est quelqu’un de bien, de fort. Et ces Goths sont séduits par le mal. Asta convoquera les Fyrrd quand il apprendra que tu as dit vrai. Et les guerriers saxons se soulèveront. — Vous n’avez pas d’épées, fit remarquer Galead. Uther a interdit à tout Saxon de porter les armes. — Qu’est-ce qu’une épée ? Un outil tranchant. Nous sommes un peuple ingénieux, et nos guerriers sont désormais habiles au maniement de la hache. Ils se soulèveront et aideront le Roi du Sang. — Tu crois qu’on peut gagner ? Elle haussa les épaules. — Je l’ignore. Mais toi, Galead, tu as un rôle à jouer dans ce drame… et ce ne sera pas avec ton épée. — Parle clairement, Karyl. J’ai toujours été mauvais aux devinettes. — Emmène l’enfant. Il y a une femme, dure et froide, que tu dois rencontrer. C’est elle, le portail. — Le portail vers quoi ? — Je ne peux pas t’aider davantage. L’enfant s’appelle Lectra, mais sa mère la surnommait Lekky. — Où puis-je l’emmener ? Tu dois bien connaître un endroit. — Dans ton cœur, guerrier. C’est ta fille maintenant, et elle te considère comme son père. Alors que sa mère était encore enceinte d’elle, son père est parti en Rhétie pour servir Wotan, et Lekky a attendu de longues années pour le voir. Dans son esprit torturé, cet homme, c’est toi. Tu es rentré chez toi pour t’occuper d’elle. Sans toi, je doute qu’elle survive. — Comment sais-tu tout cela ? — Parce que je l’ai touchée, et tu sais que je ne mens pas. — Que disait-elle, à son réveil ? — « Mudder tod » ? Maman morte. — Et « Vader » ? Père ? Karyl acquiesça. — Donne-moi ta main. — Si je le fais, tu connaîtras tous mes secrets. — Cela t’effraie-t-il ? — Non, dit-il en tendant le bras, mais je vais baisser dans ton estime. Elle lui prit la main, resta assise en silence pendant un instant, puis la relâcha. — Dors bien, Galead, dit-elle en se levant. — Toi de même, ma dame. — Je vais avoir le sommeil plus tranquille, maintenant, lui confia-t-elle avec un sourire. Il la regarda traverser la salle et disparaître dans l’obscurité des autres pièces. Lekky pleurnicha dans son sommeil, et Galead prit sa couverture pour aller s’allonger à côté d’elle. Elle ouvrit les yeux et se blottit contre lui. — Je suis là, Lekky. — Vader ? — Vader, convint-il. Goroien était seule dans sa chambre dépourvue de miroirs. Ses pensées dérivaient vers ses heures de gloire où elle avait connu l’amour. Culain était plus qu’un amant, plus qu’un ami. Elle se souvint de son père qui lui avait interdit de fréquenter le jeune guerrier, et comme elle avait tremblé le jour où il avait ordonné à ses jeunes hommes de le pourchasser et de le tuer. A l’automne, trente des meilleurs traqueurs de son père s’étaient mis en route pour les montagnes. Seuls dix-huit étaient revenus : ils avaient dit avoir acculé leur proie dans un profond ravin, et que la neige avait bloqué les cols. Aucun homme ne pouvait survivre bien longtemps dans ces étendues sauvages et glacées. Croyant son bien-aimé mort, Goroien avait refusé de s’alimenter. Son père l’avait menacée et fouettée, sans toutefois réussir à la faire plier. Peu à peu, les forces de la jeune fille avaient périclité et, cette nuit-là, vers le milieu de l’hiver, elle avait été sur le point de mourir. Alitée, à moitié délirante, elle n’avait pas assisté à la scène qui avait suivi. Pendant la Fête de l’Hiver, les grandes portes s’étaient ouvertes sur Culain lach Feragh. Il s’était avancé à grands pas jusqu’au centre de la salle pour se camper devant le baron. — Je suis venu chercher votre fille, avait-il déclaré, des cristaux de glace collés dans sa barbe noire. Plusieurs hommes s’étaient levés d’un bond, épée au clair, mais le baron leur avait fait signe de reculer. — Qu’est-ce qui te fait croire que tu pourras repartir vivant ? avait-il demandé à Culain. Celui-ci avait balayé du regard les longues tables et les combattants avant de se mettre à rire, son mépris les piquant tous au vif. — Qu’est-ce qui vous fait croire le contraire ? avait-il répliqué. Ce défi avait été accueilli par un rugissement de colère mais, une fois de plus, le baron l’avait réprimé. — Suis-moi, avait-il dit en entraînant le guerrier vers le lit de Goroien. Culain s’était agenouillé au chevet de la jeune fille et lui avait pris la main. Elle l’avait entendu : — Ne me quitte pas, Goroien. Je suis là. Je serai toujours là. Elle avait alors recouvré la santé, puis ils s’étaient mariés. Mais cela s’était déroulé avant la chute de l’Atlantide, avant que la Sipstrassi les transforme en divinités. Au cours des siècles qui avaient suivi, chacun d’eux avait pris de nombreux amants, même s’ils finissaient toujours par trouver refuge dans les bras l’un de l’autre. Qu’est-ce qui les avait changés ? se demanda-t-elle. Était-ce le pouvoir de l’immortalité ? Elle avait donné un fils à Culain, bien qu’il ne l’ait jamais su. L’habileté au maniement des armes dont Gilgamesh avait hérité était presque aussi prodigieuse que celle de son père. Malheureusement, il avait aussi reçu de sa mère l’arrogance et l’immoralité. Goroien se concentra ensuite sur les années les plus récentes. Parmi toutes les obscénités qu’elle avait pu commettre, elle avait fait revenir Gilgamesh d’entre les morts et l’avait pris pour amant. Ce faisant, elle s’était condamnée elle-même, car son fils souffrait d’une maladie du sang rare que même la Sipstrassi ne pouvait guérir. La pierre magique à elle seule ne suffisait plus à garantir l’immortalité de Goroien. C’étaient le sang et la mort qui la maintenaient dans le monde de la chair. Durant cette période, comme elle l’avait confié à Cormac, elle en était venue à haïr Culain, et avait tué sa deuxième épouse ainsi que sa fille. Mais à la toute fin, alors que Culain gisait, mourant, après le combat qui l’avait opposé à Gilgamesh, elle avait sacrifié sa propre vie pour le sauver, et s’était condamnée à cet enfer sans limites. A présent, le choix était simple : allait-elle aider Cormac, ou le détruire ? Tout ce qui avait fait l’esprit de l’ancienne Reine Sorcière lui hurlait d’anéantir ce garçon issu de la semence d’Uther, lui-même issu de celle de Culain à travers sa fille, Alaida. La semence de sa destruction à elle ! Mais elle était touchée par ce jeune homme qui avait marché dans le Vide par amour pour une femme. C’était le genre de chose que Culain aurait faite… pour Goroien. Qu’avait dit le garçon ? Il avait parlé d’une occasion de se réincarner. Croyait-il que cette idée la tenterait ? Comment pouvait-il savoir que c’était le dernier cadeau auquel elle aurait pensé ? Gilgamesh entra et retira son casque. Son visage reptilien était couvert d’écailles. La beauté qu’il avait connue de son vivant n’était plus qu’un lointain souvenir. — Laisse-moi le garçon, dit-il. Je veux lui prendre sa vie. — Non. Tu ne l’auras pas, Gilgamesh. Nous allons nous rendre ensemble au donjon, puis nous prendrons les lieux d’assaut. Tu combattras aux côtés de Cormac et, malgré les dangers auxquels tu t’exposeras, tu feras en sorte qu’il reste en vie. — Non ! — Si tu m’aimes… si tu m’as jamais aimée… tu m’obéis, et tout de suite. — Pourquoi, mère ? Elle haussa les épaules et se détourna. — Il n'y a pas de réponse à cela. — Et une fois que nous aurons pris le donjon ? Si jamais nous y parvenons ? — Alors nous libérerons aussi Uther. — En échange de quoi ? — En échange de rien. Voilà la récompense, Gilgamesh : rien. Et il n’y a rien qui me fasse particulièrement envie. — Ce que tu dis n’a aucun sens. — M’as-tu jamais aimée ? Il souleva son casque et baissa la tête. — Je t’ai toujours aimée plus que tout, répondit-il simplement. Plus que la vie, plus que les combats. — Feras-tu ce que je te demande ? pour moi ? — Tu sais bien que j’accéderai toujours à tes désirs, quels qu’ils soient. — Jadis, j’étais une reine parmi les dieux, dit-elle. J’étais belle, et les hommes me croyaient avisée. J’étais aux côtés de Culain à Babel, où nous avons abattu Molech en pensant avoir vaincu un mal terrifiant. Les hommes disaient qu’ils parleraient de moi dans leurs chansons, à travers les âges. Je me demande s’ils le font toujours. Gilgamesh remit son casque et quitta la pièce en reculant. Goroien ne le vit pas partir. Elle repensait à cette belle journée de printemps où Culain et elle s’étaient mariés sous le grand chêne, quand le monde était jeune et l’avenir sans limites. Chapitre 15 Pendant cinq jours, les forces déclinantes des deux légions de Geminus Cato avaient résisté aux assauts féroces des Goths, battant en retraite à l’abri de l’obscurité et reprenant de nouvelles positions un peu plus loin sur la route qui menait à Eboracum. Les hommes avaient atteint un état d’épuisement extrême et, au cours de la cinquième nuit, Cato organisa une réunion à laquelle il convoqua ses commandants. — Maintenant, leur annonça-t-il, l’heure est venue de faire preuve de bravoure. Il nous faut passer à l’offensive. — C’est insensé ! s’écria Decius, totalement incrédule. Maintenant, l’heure est venue de se replier. Il nous reste moins de six mille hommes. Certains sont si fatigués que c’est à peine s’ils peuvent soulever leur bouclier. — Et où nous replierons-nous ? A Eboracum ? La cité est indéfendable. Plus au nord, à Yinovia ? Là-bas, une deuxième armée de Goths nous attendra. Non. Cette nuit, nous frappons ! — Je refuse de participer à cela ! déclara Decius. — Alors retourne à Eboracum, s’écria Cato d’un ton sec. Je ne supporterai pas de t’avoir ici une minute de plus, même si on m’offrait dix villas. Le jeune homme se leva et quitta l’assemblée. Cato reporta son attention sur les huit officiers restants. — D’autres veulent-ils le suivre ? (Personne ne bougea.) Bien. Cela fait cinq jours que nous offrons aux Goths la même tactique : tenir notre position, puis nous replier. Leur camp sera installé entre les deux rivières, et nous les prendrons des deux côtés. Agrippa, tu mèneras la colonne de droite. Frappez jusqu’à atteindre la tente qui porte la bannière de Wotan. Ses généraux se trouveront au milieu. Moi, je viendrai de la gauche avec une épée et du feu. Agrippa acquiesça. Ce jeune homme aux yeux noirs avait dix années de guerre derrière lui. — Decius n’avait pas tort, dit-il. Nous ne serons quand même que six mille face au double. Une fois l’attaque lancée, il n’y aura plus de retraite possible. C’est quitte ou double, mon général. — Si l’on est réaliste, nos chances sont minces. Mais il est arrivé au divin Julius de détruire une armée à cent contre un. — C’est ce qu’il disait dans ses écrits, répliqua Agrippa. — Pénétrez dans le campement en déployant la ligne, puis reformez-vous quand vous serez à l’intérieur. Une fois le problème des généraux réglé, essayez de vous rallier à ma colonne. — Et si c’est impossible ? — Alors, emportez avec vous autant de ces salopards que vous le pourrez. Cato congédia les officiers, qui allèrent réveiller leurs hommes. L’armée romaine leva le camp et marcha sur deux colonnes. A cinq kilomètres de là, les Goths avaient dressé leurs tentes sur une large bande de terre plate, entre deux étendues d’eau. Plusieurs dizaines de feux de camp brûlaient, mais peu d’hommes veillaient encore. Des sentinelles avaient été postées ; toutefois, la plupart d’entre elles somnolaient sur place ou dormaient derrière les buissons. Personne ne craignait une armée qui chaque jour cédait un peu plus de terrain. Sous la tente du général Leofric, les commandants goths étaient assis sur des tapis de soie volés, buvant du vin et s’entretenant de la chute d’Eboracum et du trésor qui s’y trouvait. Leofric était assis à côté d’une jeune Britannique nue, capturée un peu plus tôt dans la journée par des éclaireurs à cheval. Elle avait le visage tuméfié d’avoir été frappée par l’un des cavaliers, qui l’avait ensuite violée. Malgré tout, Leofric la trouvait à son goût : il l’avait déjà possédée à deux reprises ce jour-là et projetait de l’assaillir une troisième fois avant de la passer aux autres le lendemain. Il lui empoigna le sein et le pressa avec violence. Elle grimaça et poussa un cri auquel Leofric répondit par un sourire. — Dis-moi à quel point tu m’aimes, lui ordonna-t-il en resserrant sa prise. — Je t’aime ! Je t’aime ! hurla-t-elle. — Évidemment que tu m’aimes, dit-il en la relâchant. Et moi aussi… du moins pour cette nuit. (Les hommes qui l’entouraient se mirent à rire.) Demain, reprit-il, il y aura des femmes pour chacun de nous ! Pas des paysannes comme celle-là, mais des femelles romaines de haut rang, à la peau blanche et aux lèvres teintées de rouge. — Crois-tu que Cato va se replier dans la cité ? s’enquit Bascii, le frère cadet de Leofric. — Non, il ne pourra pas en défendre les murs. Je pense qu’il va scinder ses forces et rallier Vinovia pour essayer d’y rassembler des hommes parmi les Trinovantes, mais il n’y parviendra pas. Ça ne va pas être simple de le coincer, mais il finira par tomber. Il n’a nulle part où aller. — C’est vrai que certains murs sont couverts d’or, à Eboracum ? demanda Bascii. — J’en doute, mais la cité recèle un trésor dont nous allons nous emparer ! — Quel genre de trésor ? — Du genre de celui qu’on trouve ici, dit-il en poussant en arrière la fille pour lui écarter les cuisses. Elle ferma les yeux en entendant les cris d’encouragement poussés par les hommes qui l’entouraient. Leofric ouvrit ses chausses et la monta. Le supplice de la jeune femme s’éternisa tandis que Leofric, puis Bascii, et enfin les autres la troussèrent tour à tour. A la douleur incessante vint s’ajouter l’humiliation. Enfin, on la jeta sur le côté et les hommes regagnèrent leur tente. Soudain, la sonnerie d’une trompette transperça la nuit. Soûl et chancelant, Leofric tituba jusqu’à l’entrée et vit un flot de guerriers romains se déverser dans son campement. Abasourdi, il recula et chercha son épée à tâtons. Tout n’était plus que chaos tandis que les rangs serrés et disciplinés des Romains déferlaient à l’intérieur du camp. Des hommes s’enfuirent de leur tente et se firent impitoyablement tailler en pièces. Sans préparation ni organisation, les Goths, qui ne portaient pas d’armure pour la plupart et étaient isolés les uns des autres, combattaient avec désespoir. Arrivant du côté gauche, les hommes de Cato incendièrent les tentes à l’aide de torches. Le vent attisa les flammes qui ne tardèrent pas à gagner la clairière, la transformant en un véritable brasier. A droite, la force d’Agrippa perça les rangs goths en formant une pointe qui se dirigea, telle une lance, vers la tente de Leofric. Malgré son ivresse, le général était un guerrier très expérimenté. Il comprit immédiatement le pari désespéré de Cato et sut qu’il était possible d’inverser la tendance. De son œil aguerri, il balaya la scène. Là ! les hommes de Bascii avaient formé un mur de boucliers mais, ce qu’ils devaient faire, c’était frapper la pointe romaine pour la bloquer et stopper ainsi leur avancée. Les flammes empêcheraient les Romains de se rallier, et ils seraient écrasés par le simple poids du nombre. Le pauvre Bascii ne penserait jamais à un tel stratagème. Leofric sortit de la tente… et quelque chose s’abattit brutalement dans son dos. Il trébucha et tomba à genoux. Quand il roula sur le dos, la tête lui tourna. La jeune Britannique s’agenouilla près de lui, un couteau à la main, ses lèvres étirées en un large sourire de triomphe alors qu’elle tenait la lame suspendue au-dessus des yeux de Leofric. — Je t’aime, dit la fille. Et le couteau plongea. Cato se tenait au-dessus du corps de Leofric, le manche de la dague saillant toujours de l’œil du Goth. — Les derniers ont pris la fuite vers Petvaria, déclara Agrippa. Lucius et trois cohortes se sont lancés à leur poursuite. — Je me demande bien ce qui a pu se passer ici, dit Cato. — Aucune idée, messire. Mais permettez-moi de vous féliciter pour cette grande victoire ! — Pourquoi me féliciter, moi ? Tu as fait ta part, comme chacun des hommes qui ont servi sous mon commandement. Par tous les dieux ! cet endroit commence vraiment à puer ! Cato balaya le champ de ses yeux noirs. Partout, des cadavres gisaient, certains calcinés par le brasier qui rugissait au-dessus des tentes, d’autres étendus là où ils étaient tombés, tailladés par les épées des légionnaires. Les morts britanniques avaient été transportés jusqu’à un fossé creusé à la hâte. Les Goths, dépouillés de leurs armes et de leurs armures, furent abandonnés aux corbeaux et aux renards. — Douze mille ennemis ont été tués, dit Agrippa. Les survivants ne reformeront jamais de nouvelle armée. — Ne jamais dire « jamais ». Un jour, ils reviendront. Maintenant, nous devons décider s’il faut mener les hommes vers le sud pour renforcer Quintas ou vers le nord pour empêcher les Goths de marcher sur Eboracum. — Vous êtes fatigué, messire. Reposez-vous aujourd’hui, et prenez votre décision demain. — Demain, il sera peut-être trop tard. — Mon vieux commandant disait toujours : « Les hommes las commettent des erreurs. » Faites confiance à son jugement, messire, et reposez-vous. — Voilà que tu me cites, maintenant ! N’y a-t-il plus de respect pour quoi que ce soit ? demanda Cato avec un sourire. — J’ai donné l’ordre qu’on monte votre tente par-delà la colline. Là-bas, le ruisseau forme une cuvette entourée de chênes. Prasamaccus tira sur les rênes de son cheval. Au nord, devant le mur d’Antonin à moitié en ruine, une grande bataille se déroulait. Des milliers de guerriers brigantes encerclaient une armée de Goths. C’était un véritable carnage. Chaque camp combattait sans aucune stratégie : il n’y avait là qu’épées, haches et couteaux qui frappaient avec une frénésie sauvage et chaotique. Le vieil homme éloigna sa monture de ce spectacle. De son œil expert, il comprit que ce jour-là personne ne l’emporterait et que des deux côtés on se retirerait du champ épuisé et ensanglanté. En tant que Brigante, il savait ce qui se passerait alors. Le lendemain, les hommes des tribus renouvelleraient leur assaut et continueraient à attaquer jusqu’à ce que l’ennemi périsse ou en sorte vainqueur. Se dirigeant vers l’ouest, il franchit le mur de tourbe à l’endroit où celui-ci s’était effondré, le long d’un fort en ruine. Il frissonna, souffla une prière aux fantômes qui erraient toujours à cet endroit, et poursuivit sa route en chevauchant vers le nord-ouest et les montagnes de Calédonie. Son voyage s’était déroulé presque sans encombre, malgré les nombreux réfugiés qu’il avait aperçus et les histoires terrifiantes qu’il avait entendues concernant les atrocités commises par l’armée des envahisseurs. Certaines étaient exagérées, d’autres avaient de quoi vous retourner l’estomac. Cela faisait longtemps que le vieux Brigante ne se laissait plus surprendre par les horreurs que l’homme était capable d’infliger à son voisin. Pourtant, il remerciait ses dieux que ce genre de récit lui inspire encore du chagrin et de l’effroi. Cette nuit-là, il campa près d’un ruisseau au courant rapide et partit aux premières lueurs de l’aube pour gravir la pente jusqu’à la cabane où avait eu lieu sa première rencontre avec Culain lach Feragh. La maisonnette n’avait pas changé et, à la vue de la fumée accueillante qui s’échappait de la petite cheminée, son moral remonta aussitôt. Alors qu’il mettait pied à terre, un homme gigantesque sortit de la cabane, une épée à la main. Prasamaccus boitilla vers lui en espérant que son grand âge et son infirmité évidente inciteraient l’inconnu à adopter une attitude plus détendue. — Qui es-tu, vieil homme ? s’enquit le géant en s’avançant, avant de presser la pointe de son arme contre la poitrine de Prasamaccus. Le Brigante baissa les yeux sur la lame, puis les plongea dans le regard clair du guerrier. — Je ne suis pas un ennemi. — Les ennemis prennent bien des apparences. L’homme paraissait fatigué : des cernes noirs lui soulignaient les yeux. — Je suis à la recherche d’un jeune homme et d’une jeune fille. Un ami m’a dit que je les trouverais ici. — Cet « ami », c’était qui ? — Il s’appelle Culain lach Feragh. Il les avait conduits dans ce lieu afin de les mettre à l’abri. Le géant abaissa son épée, se tourna et rentra dans la cabane. Prasamaccus le suivit. A l’intérieur, un garçon blessé était étendu sur un lit étroit. Se tenant au-dessus de lui, le Brigante vit que les plaies avaient bien cicatrisé, mais que le teint du jeune homme affichait une pâleur mortelle, et que sa respiration était à peine audible. Sur sa poitrine reposait une pierre noire striée de lignes d’or aussi fines que des cheveux. — Ça fait des jours qu’il est dans cet état. Je ne peux rien faire de plus. — Et la fille ? — Enterrée dehors. Elle est morte en essayant de le sauver. Prasamaccus dévisagea le jeune blessé. C’était le portrait d’Uther : les mêmes pommettes hautes, la même mâchoire puissante, le même nez long et droit, les mêmes épais sourcils. — Il ne reste presque plus de magie, remarqua-t-il. — Ça, je l’avais compris, répondit l’homme. Au début, la pierre était dorée et veinée de noir mais, au fil des jours, les lignes noires se sont développées. Est-ce qu’il va mourir ? — J’en ai peur. — Mais pourquoi ? Les blessures guérissent bien. — J’ai récemment vu un autre guerrier dans le même état, lui confia Prasamaccus. On disait que son esprit avait quitté son corps. — Mais ça revient à être mort, rétorqua Oleg, alors que ce garçon vit toujours. Prasamaccus haussa les épaules et souleva le poignet de Cormac. — Son pouls est très faible. — J’ai du bouillon, si tu as faim, dit Oleg en allant vers la table. Prasamaccus boitilla jusqu’à une chaise et s’assit. Après qu’ils eurent terminé leur repas, Oleg raconta au Brigante le combat qui s’était déroulé devant la cabane, et comment Rhiannon, sa propre fille, les avait trahis. Prasamaccus l’écouta en silence, décelant la douleur dans les yeux d’Oleg. — Tu aimes beaucoup ta fille, nota-t-il. — Plus maintenant. — Foutaises. Nous les élevons, nous les prenons dans nos bras, nous les comprenons, nous pleurons devant leurs faiblesses et leur chagrin. Où est-elle, maintenant ? — Je n’en sais rien. Je l’ai chassée. — Je vois. Je te remercie, Oleg, d’avoir aidé le prince. — Le prince ? — C’est le fils d’Uther, Grand Roi de Bretagne. — Il ne parlait pas comme un noble. — Non ; la vie ne lui a pas permis de mener une telle existence. — N’y a-t-il rien qu’on puisse faire ? demanda Oleg. — Si c’était possible, je l’emmènerais là où son père repose, mais c’est trop loin : il ne survivrait pas au voyage. — Alors on doit se contenter de rester assis à le regarder crever ? Je ne le tolérerai pas ! — Et tu ne le devrais pas, dit une voix provenant du seuil de l’entrée. Les deux hommes se retournèrent, puis Oleg se leva d’un bond pour tendre le bras vers son épée. — Ce ne sera pas nécessaire, dit l’inconnu en fermant la porte pour s’avancer dans la pièce. Il était grand, avait les épaules larges et une barbe d’or filé. — Tu te souviens de moi, Prasamaccus ? Le vieux Brigante resta assis, parfaitement immobile. — Le jour où Uther a trouvé l’épée… vous étiez là, vous aidiez Laitha. Mais vous n’avez pas pris une ride. — J’étais là. Et me voici de nouveau. Pose ton épée, Oleg Mainmarteau, et prépare-toi à voyager. — Où allons-nous ? — Sur l’île de Cristal, répondit Pendarric. — D’après cet homme, il faut traverser tout le royaume pour s’y rendre, répliqua Oleg. Ça va nous prendre des semaines. — Pas par les routes qu’il emprunte, l’informa Prasamaccus. — De quelles routes parles-tu ? demanda Oleg tandis que Pendarric sortait dans la clairière, devant la cabane. — Les sentiers de l’esprit, répondit le Brigante. Oleg fit rapidement le signe de la corne protectrice et suivit son compagnon invalide dehors. Tenant un bâton gradué, Pendarric dessinait soigneusement à la craie une série de triangles emboîtés autour d’un cercle central. Agenouillé, il leva les yeux vers eux. — Rendez-vous utiles, dit-il. Habillez le garçon de vêtements chauds, puis portez-le ici. Faites attention à ne pas marcher sur l’une des lignes tracées à la craie ou à les perturber de quelque manière que ce soit. — C’est un sorcier, murmura Oleg. — Je crois, oui, l’approuva Prasamaccus. — Qu’est-ce qu’on fait ? — Exactement ce qu’il dit. Oleg soupira. Avec l’aide de Prasamaccus, il vêtit Cormac, puis le souleva prudemment du lit et le porta à l’extérieur, où Pendarric patientait au centre de ce qui paraissait être une étrange étoile. Il marcha avec soin entre les lignes et allongea le corps à côté du sorcier de grande taille. Prasamaccus arriva ensuite en portant l’épée d’Oleg, ainsi qu’une autre lame. Quand tous eurent pénétré dans le cercle, Pendarric leva les bras, et le soleil se refléta sur une pierre dorée qu’il tenait dans sa main droite. L’air se craquela autour d’eux, et une lumière chatoyante apparut, devenant subitement si vive que Prasamaccus dut se protéger les yeux. Puis elle s’éteignit… et le trio se retrouva dans un cercle de pierres, sur la crête d’une colline couronnée d’arbres. — C’est ici que je vous quitte, déclara Pendarric. Que la chance vous accompagne jusqu’au bout de votre voyage. — Où sommes-nous ? demanda Oleg. — À Camulodunum, répondit Pendarric. Il était impossible d’atterrir directement sur l’île. D’ici, vous apparaîtrez au centre du village, car celui-ci a été conçu de façon à imiter la position des pierres. Une vieille amie t’attend là-bas, Prasamaccus. Transmets-lui ma sympathie. Pendarric sortit du cercle et fit un geste. L’air vibra une fois de plus, puis ils se retrouvèrent dans une salle arrondie, face à trois femmes assises stupéfaites, qui veillaient sur le corps d’Uther. — Toutes nos excuses, mes dames, dit Prasamaccus en s’inclinant. Oleg souleva Cormac et vint le déposer délicatement sur la grande table ronde, aux côtés de son père. Prasamaccus s’approcha et contempla les deux corps avec une profonde tendresse. — Quel dommage qu’ils ne se soient jamais rencontrés avant. L’une des femmes quitta la pièce ; les autres restèrent concentrées sur leurs prières. La porte s’ouvrit et une grande silhouette vêtue de blanc entra, suivie de la femme qui s’était absentée. Prasamaccus s’avança en boitillant. — Ma dame, je vous présente une fois de plus mes ex… A l’approche de Laitha, il trébucha et s’arrêta. — Oui, Prasamaccus, c’est bien moi. Et je suis de plus en plus irritée d’être ainsi hantée par les ombres d’un passé que je préférerais oublier. Combien de corps avez-vous encore l’intention d’apporter sur cette île ? Il déglutit avec difficulté sans trouver quoi répondre, alors qu’elle passait devant lui et baissait les yeux sur le visage de Cormac Filsdudémon. — Ton fils, Gian, souffla Prasamaccus. — C’est ce que je vois, dit-elle en tendant la main pour caresser la barbe soyeuse de Cormac. C’est incroyable comme il ressemble à son père. — Ça me fait très plaisir de te voir, lui confia le Brigante. J’ai souvent pensé à toi. — Moi aussi. Comment va Helga ? — Elle est morte. Mais nous avons été très heureux ensemble, et je n’ai aucun regret. — J’aurais aimé pouvoir en dire autant ! Cet homme, dit-elle en désignant Uther, a détruit ma vie. Il m'a volé mon fils, et tout le bonheur que j’aurais pu connaître. — En agissant de la sorte, il s’en est également privé, lui fit remarquer Prasamaccus. Il t’a toujours aimée, ma dame. Vous n’étiez simplement… pas faits l’un pour l’autre. Si tu avais su que Culain était toujours en vie, tu n’aurais pas épousé Uther. Si Uther avait été moins orgueilleux, il aurait pu tirer un trait sur Culain. J’ai pleuré pour toi comme pour lui. — Mes larmes sont sèches depuis longtemps, déclara Laitha, depuis ce jour où, embarquée à bord d’un navire à destination de la Gaule, j’ai laissé mon fils mort derrière moi… du moins le croyais-je. (Elle se tut un instant.) Ton compagnon et toi devez quitter l’île. Vous trouverez Culain de l’autre côté du lac ; il campe sur le flanc de la colline. C’est là qu’il attend des nouvelles de l’homme qu’il a trahi. Prasamaccus la regarda dans les yeux. Sa chevelure était toujours foncée ; seule une mèche argentée était visible sur sa tempe. Curieusement, son beau visage paraissait sans âge. Elle avait plus de quarante ans et ne les faisait pas, mais Prasamaccus se sentait perturbé par son regard éteint, insensible, et sans vie. Elle contempla de nouveau les deux corps, le visage inexpressif, puis reporta son attention sur le vieux Brigante. — Il n’a rien de moi, dit-elle. C’est la progéniture d’Uther, et il mourra avec lui. Ils trouvèrent Culain assis en tailleur au sommet d’une colline. Derrière lui, une chaussée étroite reliait la terre et l’île, clairement visible à marée basse. Il se leva et étreignit Prasamaccus. — Comment es-tu venu jusqu’ici ? — J’ai amené Cormac. — Où est-il ? — Avec le roi. — Doux Christ ! souffla Culain. Il n’est pas mort ? — C’est tout comme. Il est dans le même état qu’Uther. C’est seulement grâce à une pierre de plus en plus terne que son cœur bat encore. Prasamaccus lui présenta Oleg, qui lui fit de nouveau le récit du drame ayant abouti à la mort d’Anduine. Culain s’effondra, les yeux rivés sur l’est. Le Brigante posa la main sur l’épaule du guerrier. — Ce n’est pas ta faute, Seigneur de la Lance. Tu n’es pas responsable. — Je sais, mais j’aurais peut-être pu les sauver. — Même tes grands pouvoirs sont parfois dépassés. Au moins, Uther et son fils sont encore en vie. — Pour combien de temps ? Prasamaccus ne répondit pas. — Nous avons d’autres problèmes à régler, nota Oleg à voix basse en désignant l’est, d’où un groupe important de cavaliers armés se dirigeait vers la colline au grand galop. — Des Goths ! s’écria Prasamaccus. Que peuvent-ils bien chercher par ici ? — Ils sont venus tuer le roi, dit Culain en se levant doucement pour s’emparer de son bâton d’argent. Il le dévissa au centre et en tira deux épées courtes, avant de faire volte-face et de s’élancer vers la chaussée. Il avait descendu la moitié de la colline quand il se retourna pour lancer à Prasamaccus : — Va te cacher ! Un estropié n’a rien à faire ici ! — Il a raison, dit Oleg, mais il aurait pu y mettre les formes. Il y a des buissons, là-bas. — Et toi ? — Je dois la vie à Cormac. Si ces hommes cherchent à massacrer le roi, je doute qu’ils épargnent le fils. Sans un mot de plus, il dévala la colline jusqu’à la chaussée boueuse. Elle faisait à peine deux mètres de large, et leur appui au sol était traître. Oleg parcourut avec prudence la dizaine de mètres le séparant de Culain, qui l’attendait. — Bienvenue, lui dit le guerrier. J’applaudis ton courage… si ce n’est ta sagesse. — On ne peut pas défendre ce pont, répondit Oleg. Le poids du nombre nous obligera à reculer, et, une fois que nous serons sur terrain plat, ils nous écraseront. — C’est donc plus que jamais le moment de réfléchir à une autre tactique, fît observer le Seigneur de la Lance tandis que les Goths tiraient sur leurs rênes, au bout de la chaussée. — Je faisais juste la conversation, répliqua Oleg. Vois-tu un inconvénient à ce que je prenne le côté droit ? Culain sourit et secoua la tête. Oleg se décala prudemment sur la droite alors que les Goths mettaient pied à terre et que plusieurs d’entre eux s’engageaient sur la chaussée. — On dirait qu’ils n’ont aucun archer dans leurs rangs, fit remarquer Oleg. Une flèche fendit l’air. En un éclair, Culain brandit son épée et frappa le projectile pour le dévier juste avant qu’il aille se ficher dans la poitrine d’Oleg. Une deuxième flèche fut tirée, puis une troisième. Culain esquiva la première en se baissant, puis para l’autre avec son épée. — Tu es très habile, remarqua Oleg. Peut-être pourrais-tu m’enseigner cette manœuvre, un jour ? Les Goths chargèrent avant que Culain ait eu le temps de répondre. Ils ne pouvaient attaquer de front que deux par deux. Culain s’avança, para un coup d’épée et éventra le premier soldat. Oleg baissa la tête pour esquiver un coup violent et écrasa son poing sur les mâchoires de l’autre guerrier, qui tourna sur lui-même, assommé, puis tomba dans l’eau. Il coula sans lutter, sa lourde armure l’entraînant vers le fond. Les épées de Culain n’étaient plus que des arcs d’acier couleur argent chatoyant, tandis qu’il tissait autour de lui une terrible toile de mort parmi les guerriers qui continuaient à avancer. A ses côtés, Oleg Mainmarteau se battait avec toute l’habileté dont il pouvait faire preuve. Malgré tout, les deux hommes se virent forcés de reculer vers l’île. Les Goths se replièrent momentanément, et Culain, hors d’haleine, rétablit son équilibre. Il saignait d’une entaille peu profonde qu’il avait à la tempe et d’une blessure plus grave à l’épaule. Oleg avait été touché à la cuisse et au flanc. Malgré tout, ils tenaient encore debout. Depuis le coteau, Prasamaccus ne pouvait qu’assister, avec tristesse et admiration, au spectacle des deux hommes qui tentaient l’impossible. Derrière eux, le soleil baissait, splendide, et, dans le crépuscule, les eaux se teintèrent d’un rouge brillant. Une fois de plus, les Goths déferlèrent pour affronter l’acier froid et la bravoure. Culain dérapa et une épée lui transperça le flanc, mais il fit remonter sa propre lame dans l’entrejambe de l’ennemi : l’homme hurla et tomba à la renverse. Se relevant péniblement, Culain para une autre attaque et, d’un coup brutal, trancha la gorge de son assaillant. Oleg Mainmarteau était mourant. Il avait un poumon perforé, et du sang bouillonnait dans sa barbe. La lame d’une épée saillait de son ventre. Il en avait tué le propriétaire dans une riposte instinctive. Contre toute attente, avec un rugissement de rage et de frustration, Oleg chargea les rangs des Goths, sa carrure imposante envoyant valser l’ennemi au moment du choc. Des épées s’abattirent sur lui de toutes parts et, alors même qu’il expirait, il écrasa son poing sur la nuque d’un opposant, la brisant sur le coup. Alors qu’il était en train de s’effondrer, Culain se lança dans la bataille, fendant et tuant de ses lames. Ahuris, les Goths se replièrent de nouveau. Prasamaccus ferma les yeux, les joues baignées de larmes. La mort du Seigneur de la Lance était un spectacle insoutenable, mais il n’avait pas le courage de s’en détourner. C’est alors qu’un bruit résonna sur sa droite : le piétinement d’une troupe en marche. Prasamaccus tira son couteau de chasse et boitilla pour leur barrer la route, prêt à mourir. Le premier homme qu’il aperçut fut Gwalchmai, aux côtés de Severinus Albinus. Ils étaient suivis des survivants de la Neuvième Légion d’Uther : des vétérans aux cheveux gris, ayant depuis longtemps dépassé la fleur de l’âge, mais qui ressemblaient toujours autant à des aigles. Gwalchmai courut à la rencontre du vieux Brigante. — Que se passe-t-il, mon ami ? — Culain essaie de défendre la chaussée. Les Goths sont à la recherche du corps du roi. — La Neuvième, avec moi ! hurla Severinus en sortant son glaive de son fourreau en bronze. Les quatre-vingts hommes se massèrent à côté de lui en poussant un rugissement. Ils se mirent en position comme si leurs années de retraite n’avaient été qu’un songe. — En V ! lança Albinus. (Les soldats situés sur les bords extérieurs se replièrent pour former la légendaire pointe de lance.) En avant, marche ! Le triangle progressa en terrain découvert, devant la chaussée, où la masse impressionnante de Goths attendait toujours une occasion d’emprunter le pont boueux. Des guerriers ennemis aperçurent la force en approche et la contemplèrent, incrédules. Certains esquissèrent même un sourire à la vue des vétérans grisonnants, mais qui s’évanouit quand les épées de fer fendirent leurs rangs, la pointe de lance plongeant sur la chaussée elle-même. Un géant goth se rua sur Albinus qui para son coup d’épée sauvage et lui trancha le cou de son glaive. — Les cornes ! cria Albinus. Les vétérans modifièrent la ligne pour adopter la redoutable formation des cornes de taureau et encerclèrent à moitié les Goths médusés. Ceux-ci se replièrent dans le plus grand désordre, cherchant à se regrouper sur un terrain plus élevé. — Chargez ! hurla Albinus. Les hommes au centre de la ligne obéirent aussitôt. C’en était trop pour les Goths, qui rompirent les rangs et partirent en courant. Sur la chaussée, Culain, qui saignait d’une dizaine de blessures, vit les hommes face à lui préférer sauter à l’eau plutôt qu’affronter les vétérans de la Neuvième. Malgré leurs efforts pour rejoindre le rivage, nombre d’entre eux furent entraînés sous la surface par le poids de leur armure. Culain tomba à genoux, submergé par une vague de lassitude. Ses épées lui glissèrent des mains. Gwalchmai courut vers lui et le rattrapa au moment même où il s’apprêtait à basculer dans l’eau. — Défendez la chaussée. Ils vont revenir, souffla le guerrier. — Je vais te porter jusqu’à l’île ; elles te guériront. De ses bras énormes, le vieux Cantiaci souleva le blessé et avança en titubant le long de la chaussée, où plusieurs femmes assistaient à la bataille. — Aidez-moi ! cria-t-il. Elles s’approchèrent d’un pas hésitant et le libérèrent de son fardeau. Ensemble, ils portèrent le mourant jusqu’à la salle ronde. Laitha les vit arriver, le visage inexpressif tandis qu’ils allongeaient Culain sur le sol en mosaïque et glissaient sous sa tête une cape pliée. — Sauvez-le, dit Gwalchmai. (Une femme ouvrit la tunique de Culain et constata qu’il était très grièvement blessé avant de refermer l’habit.) Votre magie ! Utilisez donc votre magie ! — Même la magie ne peut plus rien pour lui, répondit doucement une autre femme. Laisse-le partir en paix. Prasamaccus se joignit à eux et s’agenouilla auprès de Culain. — Oleg et toi en avez tué trente et un. Vous avez été formidables, dit-il. Les hommes d’Albinus défendent la chaussée, et d’autres patrouillent autour du lac. Chaque jour, d’autres arriveront et ils seront un peu plus nombreux. Nous protégerons le roi et son fils. Culain ouvrit les yeux. — Gian ? — Elle n’est pas là, dit Prasamaccus. — Dis-lui… Du sang provenant de ses poumons perforés jaillit à gros bouillons. — Culain ? Mon Dieu ! Culain ? — C’est fini, mon ami, dit Gwalchmai. Prasamaccus ferma les paupières du mort et se remit péniblement debout. Dans l’entrée, il vit Laitha, dont les yeux étaient écarquillés. — Il a demandé après toi, l’informa-t-il d’un ton de reproche. Et tu n’as même pas daigné lui accorder cette ultime faveur. Où est ton âme, Gian ? Tu portes les robes d’une chrétienne. Où est ton amour ? Elle se tourna sans mot dire avant de disparaître. Chapitre 16 Après que Karyl lui eut lavé les cheveux et eut frotté son corps maigrelet, Lekky observait la campagne environnante du haut de son cheval. Son père, l’homme le plus grand et le plus fort du monde, était assis derrière elle. Désormais, rien ne pouvait l’atteindre. Elle regrettait qu’il ait oublié la langue de son peuple, mais son sourire était malgré tout semblable au soleil de l’aube, et ses mains légères étaient d’une douceur infinie. Elle baissa les yeux sur sa nouvelle tunique de laine grise bordée de fïl noir. Elle était chaude et souple, tout comme les petites bottes en peau de mouton que Karyl lui avait offertes. C’était la première fois qu’elle était chaussée, et, lorsqu’elle remua les orteils dans la laine douce, cela lui procura une sensation bien plus plaisante qu’elle ne l’avait imaginé. Son père lui tapota l’épaule et désigna le ciel. Des cygnes volaient en V, leurs longs cous tendus comme des flèches. La monture qu’Asta leur avait donnée était une jument sellée de seize mains, vieille et lente. Mais Lekky n’était jamais montée à cheval et, à ses yeux, l’animal était un destrier d’une puissance infinie, capable de galoper plus vite que tous les chevaux de guerre des Goths. Quand le soleil atteignit son zénith, ils s’arrêtèrent pour manger et Lekky fit le tour de la clairière en courant avec ses nouvelles bottes, sans avoir à se soucier des pierres coupantes qu'elle foulait. Son père joua à un jeu idiot en lui montrant des choses évidentes telles que les arbres, le ciel et les racines, auxquelles il donna des noms étranges. Les mots n’étaient pas bien difficiles à mémoriser, et il semblait heureux quand elle parvenait à s’en souvenir. Dans l’après-midi, alors que le crépuscule approchait, elle aperçut des Goths au loin, qui chevauchaient le long de la route dans leur direction. Père mena la jument entre les arbres, puis ils mirent pied à terre jusqu’à ce que les Goths soient passés. Mais elle n’avait pas peur : ils n’étaient même pas vingt, et elle savait que père était capable de les tuer jusqu’au dernier. Plus tard, ils campèrent dans une grotte peu profonde. Il l’enveloppa dans les couvertures et s’assit près d’elle pour lui chanter des chansons dans sa langue étrange et mélodieuse. Il ne chantait pas très bien, au contraire du vieux Snorri, mais elle resta allongée calmement dans la lumière du feu, les yeux rivés sur le plus merveilleux visage au monde, jusqu’à ce que ses paupières se ferment peu à peu et qu’elle sombre dans un sommeil sans rêves. Galead, assis, la contempla pendant un long moment. Elle avait un joli visage ovale. Un jour, ce serait une vraie beauté, et les garçons feraient des kilomètres pour venir la courtiser à sa porte, surtout si elle gardait cette habitude de pencher la tête et de sourire d’un air entendu, comme elle l’avait fait quand il avait essayé de lui enseigner les rudiments de sa langue. Le sourire du chevalier s’évanouit. Qu’est-ce que tu crois, imbécile ? se demanda-t-il. Le pays était en guerre et, même si, par miracle, les Goths étaient repoussés, les Saxons se soulèveraient, ou les Jutes, ou encore les Angles, ou n’importe quelle tribu de la multitude qui vivait ici. Quelles étaient les chances de Lekky de mener une vie sans violence ? Il s’installa à côté de l’enfant, couvrit le feu et posa la tête sur son bras. Le sommeil le gagna rapidement, mais avec lui vinrent les rêves… Il vit une silhouette gigantesque se découper sur les étoiles, des nuages tourbillonnant autour de ses genoux. Sa tête était affreuse : il avait des yeux de feu, des dents en fer acérées, et il tendait lentement la main vers une grande épée qui flottait dans le ciel, la lame vers le bas. De l’autre côté de l’arme se tenait une belle femme qui se détournait de la créature. Puis au-dessus de la scène apparut une étoile embrasée en mouvement, telle une pièce d’argent traversant les cieux à grande vitesse. Au passage de l’astre, l’énorme silhouette se recroquevilla, et l’épée sembla rétrécir. La scène changea, et Galead vit le Roi du Sang, nu et seul dans la cour d’Eboracum. Alors que les bêtes se déversaient du tunnel béant, le souverain jeta l’épée en l’air en criant un seul mot. Puis le jeune homme se retrouva assis dans un jardin en terrasses, habité par un sentiment de paix et de tranquillité absolues. Il savait qui il y trouverait. — Bienvenue, dit Pendarric. — Je pourrais rester ici pour toujours, répondit Galead. Pendarric sourit. — Je suis content que tu ressentes l’harmonie. Qu’as-tu appris, jeune chevalier ? — Pas grand-chose que je ne sache déjà. Qu’est-il advenu du vieil homme, Caterix ? — Il a retrouvé ses amis et est en sécurité. — Et le brigand ? — Il est retourné dans la forêt. — Pour commettre de nouveaux meurtres ? — Peut-être, mais ça n’enlève rien à la noblesse de l’acte. Cherches-tu à rallier l’île de Cristal ? — Oui. — Uther s’y trouve. — Vivant ? — Cela reste à voir. Tu dois trouver Dame Morgane et lui dire de suivre une fois de plus les conseils de Pendarric. Comprends-tu le sens de tes rêves ? — Non, hormis le fait que Wotan est le géant et que l’épée est celle d’Uther. — L’étoile est une comète qui traverse les cieux une seule fois dans la vie d’un homme. Elle est faite de Sipstrassi et, une fois proche, elle aspire de nouveau la magie jusqu’à son cœur. Il y a fort longtemps, un fragment de cette comète s’est écrasé sur notre monde et a donné naissance à la magie. A son prochain passage, la comète va reprendre un peu de cette magie. Il y aura un moment, Galead – tu le reconnaîtras –, où le sort du monde sera prêt à pencher d’un côté ou de l’autre. Quand ce moment arrivera, dis à celui qui manie l’épée de te la donner. Brandis-la et fais un vœu. — Qu’est-ce que vous avez, à ne parler que par énigmes ? C’est un jeu, pour vous, ou quoi ? Pendarric secoua la tête. — Ne crois-tu pas que je serais heureux de te donner la sagesse afin d’aider le monde ? Mais ce n’est pas de cette manière que le mystère se transmet. Il n’en a jamais été ainsi. Pour chaque homme, la vie est un voyage vers la connaissance et les réponses aux éternelles questions : Qui suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? Si je te dis de te rendre à tel endroit et de prononcer tel mot de pouvoir, qu’auras-tu appris, en dehors du fait que Pendarric est un sorcier ? Mais si je te dis d’aller à tel endroit et de dire ce que tu as dans le cœur, et qu’il s’avère que c’est un mot de pouvoir, alors tu auras appris quelque chose de bien plus important. Tu auras pénétré à l’intérieur du cercle de mystère, et tu avanceras jusqu’à son centre. Caterix l’a compris quand il a aidé le brigand, même si, au fond de lui, il désirait plus que tout laisser cet homme mourir. Toi aussi, tu finiras peut-être par comprendre. — Et si cela n’arrive pas ? — Alors, le mal triomphera, et le monde restera tel qu’il est. — Pourquoi cette responsabilité doit-elle m’échoir ? — Parce que tu es celui qui est le moins susceptible d’y faire face. Tu as parcouru un long chemin, prince Ursus, entre le noble lubrique que tu étais et le chevalier Galead que tu es devenu, qui a porté secours à une enfant. Poursuis ce voyage. Galead se réveilla peu après l’aube. Lekky dormait toujours, et il prépara un bol d’avoine chaude mélangée à du miel, à partir des provisions que Karyl leur avait fournies. Après le petit déjeuner, il sella la jument et ils se mirent en route vers le nord-ouest. En milieu de matinée, tandis qu’il chevauchait dans un petit bois, il se retrouva face à une dizaine de cavaliers, tous coiffés du casque à cornes des Goths. Il tira sur les rênes et scruta les hommes au regard glacé, Lekky recroquevillée contre lui, tremblante de peur. Le chef s’avança et parla en saxon. — Je viens de Gaule, répondit Galead en sicambrien. L’homme parut surpris. — Tu es bien loin de chez toi, dit-il. Les autres cavaliers se rapprochèrent, l’épée à la main. Galead se prépara à éjecter Lekky de la selle et à les affronter jusqu’au dernier. — En effet. Comme vous, en somme. — Qui est cette enfant ? — Une orpheline. Son village a été détruit, et sa mère assassinée. — Ainsi va la guerre, commenta l’homme avec un haussement d’épaules. Il continua à s’avancer. Quand l’inconnu se pencha vers Lekky, elle le regarda avec des yeux écarquillés de terreur. Galead se raidit et tendit la main vers son épée. — Comment t’appelles-tu, petite ? lui demanda le cavalier en saxon. — Lekky. — N’aie pas peur. — Je n’ai pas peur, répondit-elle. Mon père est le meilleur tueur qui soit, et si vous refusez de vous en aller il vous massacrera tous. — Dans ce cas, je crois qu’on ferait mieux de partir, répondit-il avec un sourire. Il se redressa sur sa selle et reporta son attention sur Galead. — C’est une enfant courageuse, dit-il en repassant au sicambrien. Je l’aime bien. Pourquoi dit-elle que tu es son père ? — Parce que j’ai désormais cet honneur. — Je suis moi-même saxon, déclara l’homme, aussi je sais ce qu’est l’honneur. Sois bon avec elle. D’un geste du bras, l’homme fit signe à ses cavaliers de le suivre et ils dépassèrent Galead, abasourdi, afin de poursuivre leur route. Les Goths chevauchèrent sur plusieurs centaines de mètres, puis le chef tira de nouveau sur ses rênes et se retourna pour observer l’homme qu’ils avaient laissé. — Pourquoi l’a-t-on épargné ? demanda son second. Il n’était pas saxon. Le chef haussa les épaules. — Que je sois maudit si je le sais moi-même ! J’ai quitté ce fichu pays il y a sept ans, en promettant de ne jamais y remettre les pieds. A l’époque, ma femme était enceinte. Et je me suis mis dans l’idée de les retrouver, elle et mon fils. Je pensais justement à elle quand le cavalier est apparu, et j’ai été pris par surprise. — On peut toujours faire demi-tour pour le tuer. — Non, laissez-le. La gamine m’a plu. Wotan entraîna Anduine à travers un labyrinthe de couloirs, jusqu’à un petit ensemble de pièces profondément enfoncées au cœur de la forteresse. Au milieu de la salle principale se dressait une table ronde noire. Un crâne y était posé, surmonté d’un diadème en argent qui semblait être incrusté dans le front lui-même. Wotan tira une chaise près de la table. — Assieds-toi ! ordonna-t-il, une main sur le crâne et l’autre sur la tête d’Anduine. Elle se sentit gagnée par une grande somnolence contre laquelle, dans un accès de panique, elle se mit à lutter. Toutefois, l’envie de dormir était si pressante qu’elle se laissa sombrer. Wotan ferma les yeux… et les rouvrit sous sa tente, à l’extérieur de Vindocladia, à moins d’un jour de marche du grand cercle de Sorviodunum. — Tsurai ! appela-t-il. Aussitôt, la porte de la tente s’ouvrit dans un claquement et son auxiliaire apparut, les traits de son visage basané crispés par la peur. Wotan sourit. — Va me chercher la fille, Rhiannon. — Oui, seigneur. Quelques minutes plus tard, deux hommes escortèrent la jeune femme sous la tente. Wotan était désormais assis sur un trône en bois. Il congédia les gardes et contempla le visage de Rhiannon tandis qu'elle s’agenouillait devant lui. — C’est toi qui as mené mes gardes jusqu’à ce traître d’Oleg, dit-il, mais il en a réchappé ? — Oui, mon seigneur. — Et ses compagnons ont été tués ? Elle hocha la tête sans mot dire, consciente de l’éclat qui brillait dans le regard de Wotan, et des sifflements glaçants qui perçaient dans ses paroles. — Mais tu as omis de dire comment s’appelaient ses compagnons. — Ce n’étaient pas des traîtres, seigneur, seulement des Bretons. — Menteuse ! siffla-t-il. L’une de ces personnes était la princesse de Rhétie. Rhiannon se redressa péniblement, souhaitant à tout prix échapper à ce regard brûlant. Il leva la main. Alors qu’elle allait atteindre l’entrée de la tente, elle sentit une force l’engourdir, lui enserrer la taille, puis la tirer en arrière. — Tu n’aurais pas dû me mentir, ma jolie, souffla-t-il tandis qu'elle était projetée au sol, à ses pieds. Il baissa la main pour la poser sur le front de sa captive. Elle ferma les paupières. Il souleva le corps endormi et l’allongea sur les couvertures en soie du lit, derrière le trône. Il lui couvrit le visage de ses mains, les yeux fermés sous la concentration. Quand il les rouvrit et qu’il retira ses doigts, les traits de Rhiannon avaient disparu pour être remplacés par le beau visage ovale d’Anduine. Il inspira profondément, se calmant pour l’appel, puis plaça délicatement les pouces sur les paupières de la femme endormie. Un souffle tremblant emplit les poumons de la jeune fille et ses mains furent parcourues de soubresauts. Il se redressa. — Réveille-toi, Anduine, dit-il. Elle s’assit, cligna des yeux, puis se leva du lit et avança jusqu’à l’entrée de la tente pour regarder le ciel, muette d’étonnement. Quand elle se retourna, elle avait les larmes aux yeux. — Comment avez-vous fait ? demanda-t-elle. — Je suis un dieu, répondit-il. Dans les profondeurs abyssales du Vide, Rhiannon aussi ouvrit les yeux… et poussa un hurlement déchirant. Galead et Lekky arrivèrent au lac au crépuscule, deux jours après que les vétérans de la Neuvième eurent sécurisé la chaussée, désormais immergée puisque la marée avait atteint son niveau le plus élevé. Comme le voulait la coutume romaine, on avait bâti un fort provisoire dans la clairière. Des murs de terre avaient été érigés, sur lesquels patrouillaient des guerriers droits comme des i, appartenant aux forces de combat les plus meurtrières qui aient jamais participé à une bataille. Galead fut arrêté à l’entrée par deux sentinelles. L’une d’elles alla chercher Severinus Albinus. Le général avait rencontré Ursus à deux reprises, mais n’avait jamais vu le guerrier blond que le Mérovingien était devenu. Mettant pied à terre, Galead lui expliqua qu’il s’était rendu en Gaule avec Victorinus. Puis il fut conduit à une structure en bois où on lui demanda d’attendre Gwalchmai. On donna de la soupe à Lekky, et Galead s’installa à côté d’elle à une table rustique. Une heure plus tard, Gwalchmai entra, accompagné de Prasamaccus. Lekky dormait sur les genoux de Galead, la tête posée contre sa poitrine. — Qui prétends-tu être, au juste ? demanda le grand Cantiaci. — J’étais Ursus, mais le roi a utilisé ses pouvoirs pour changer mon visage de façon que je ne sois pas reconnu comme noble mérovingien. Maintenant, je m’appelle Galead. J’avais été envoyé avec Victorinus. — Et où est-il ? — Il a craint une traîtrise et m’a ordonné de rentrer par mes propres moyens. Je crois qu’il est mort. — Et qu’est-ce qui me dit que tu n’es pas un traître ? — Rien, répondit-il simplement. Et je comprends vos craintes. Un homme m’est apparu et m’a demandé d’aller sur l’île. Il a dit que je devais chercher la femme qui règne sur les lieux. Je pense qu’il est important au moins que je la rencontre. Vous pouvez me faire surveiller. — Qui était cet homme ? s’enquit Gwalchmai. — Il a dit s’appeler Pendarric. — Tu peux le décrire ? demanda Prasamaccus. — Blond, la trentaine, peut-être plus. — Et qu’avais-tu à dire à la dame ? reprit le Brigante. — Il fallait que j’insiste auprès d’elle pour qu’une fois de plus elle suive les conseils de Pendarric. — Sais-tu ce qu’il a voulu dire par là ? — Non. Prasamaccus s’assit, et les deux Bretons interrogèrent longuement Galead sur son voyage et sur les consignes qu’il avait reçues d’Uther. Enfin satisfaits, ils le conduisirent jusqu’à un bateau à la coque peu profonde. Lekky dormait toujours dans ses bras. Galead s’assit à la poupe et se sentit gagné par la paix qui régnait sur l’île. Ils accostèrent dans une baie à l’ombre des arbres, puis marchèrent jusqu’au village. Galead vit que les douze huttes avaient été bâties de façon à former un grand cercle tout autour d’une salle ronde. Les lieux étaient entourés de palissades qui ressemblaient plus à une grande clôture qu’à une fortification. Dans la clairière, plusieurs femmes vêtues de robes sombres allaient et venaient sans prêter attention aux nouveaux venus, qui s’avancèrent vers une hutte située sur le côté ouest du cercle. Une fois à l’intérieur, ils trouvèrent des tapis et des couvertures, des carafes en céramique, et un petit brasero en fer dans lequel des braises rougeoyaient. Galead allongea Lekky et tira une couverture sur elle. — Ton épée, dit Gwalchmai quand le chevalier se redressa. Il la dégaina et la tendit au Cantiaci en lui présentant la poignée. Ensuite, Prasamaccus procéda avec habileté à une rapide fouille au corps, à la recherche d’armes dissimulées. — Maintenant, tu peux voir le roi, lui annonça le Brigante. Les trois hommes se rendirent dans la salle. Galead resta silencieux, les yeux baissés sur les deux corps étendus l’un à côté de l’autre sur la table ronde. Trois femmes étaient assises non loin et priaient, tête baissée. Le jeune homme se tourna vers Prasamaccus. — N’y a-t-il rien qu’on puisse faire ? Le Brigante secoua la tête. La porte du fond s’ouvrit sur Laitha. Prasamaccus et Gwalchmai s’inclinèrent tous les deux, et elle s’approcha de Galead. — Encore un voyageur, dit-elle. Que désires-tu ? — C’est vous la dame de l’île ? — Je suis Morgane. Il lui délivra le message de Pendarric et la vit sourire. — Eh bien, déclara-t-elle, c’est tout simple. Un jour, il m’a demandé de lever la main bien haut et d’attraper ce que je trouverais. (Elle tendit son bras mince, serra le poing et l’abaissa sous le nez de Galead avant d’ouvrir les doigts.) Voilà : rien ! Y avait-il un autre message ? — Non, ma dame. — Dans ce cas, retourne à ta petite guerre, lâcha-t-elle d’un ton sec. Il la regarda partir et remarqua qu'elle n’avait pas jeté un regard sur les corps. — Je ne comprends pas, dit-il. Prasamaccus vint à ses côtés. — Il y a un quart de siècle, dans un monde qui n’était pas celui-ci, elle s’est tenue au sommet d’une colline et a levé le bras. Sa main a semblé disparaître. Quand elle l’a retirée, elle tenait l’Épée de pouvoir. Grâce à cette arme, elle a sauvé Uther et la Neuvième Légion du Vide et provoqué la chute de la Reine Sorcière. Et Uther a reconquis le royaume de son père. — Alors c’est elle, la reine ? — Oui. — On dirait bien que Pendarric s’est trompé. Qui est le jeune guerrier à côté du roi ? — Cormac, son fils. As-tu l’habitude de prier ? — Je commence à apprendre. — C’est le bon endroit pour t’entraîner, dit le Brigante en baissant la tête. Dans la hutte, Lekky se réveilla : il faisait noir, et le vent sifflait à travers le chaume, au-dessus d’elle. — Vader ? Les battements de son cœur s’accélérèrent sous le coup de la peur. Son dernier souvenir était d’avoir bu la soupe que le soldat lui avait donnée. Elle rejeta la couverture et sortit en courant, mais ne vit personne. Elle était seule. — Vader ? appela-t-elle encore une fois d’une voix qui se faisait tremblante. Les larmes affluèrent et elle se précipita dans la clairière où, soudain, une grande silhouette vêtue de blanc se matérialisa devant elle, tel un esprit de la nuit. Lekky poussa un hurlement et recula, mais la femme s’agenouilla auprès d’elle. — N’aie pas peur, dit-elle en saxon avec un accent très prononcé, mais d’une voix chaleureuse. Personne ne te fera aucun mal, ici. Qui es-tu ? — Je m’appelle Lekky. Où est mon père ? — Rentrons d’abord pour nous mettre au chaud. Elle lui tendit la main. Lekky la saisit, se laissant mener vers une autre hutte où un feu rougeoyait dans un brasero en fer. — Veux-tu du lait ? Lekky acquiesça, et la femme versa le liquide dans un gobelet en céramique. — Alors, qui est ton père ? Lekky en fit un portrait très élogieux. — Il est avec ses amis et viendra bientôt te chercher. Comment se fait-il qu’une petite fille comme toi chevauche en compagnie d’un guerrier pareil ? Où est ta mère ? Lekky se détourna, les lèvres serrées et les yeux emplis de larmes. Morgane tendit le bras et lui prit la main. — Que s’est-il passé ? L’enfant déglutit avec difficulté et secoua la tête. Morgane ferma les paupières et caressa la chevelure blonde de l’enfant. Rassemblant les pouvoirs des mystères, elle se lia à la fillette et vit les pillards, le massacre, la terreur. Et Galead, l’homme. Elle attira la petite contre elle, la câlina et lui embrassa le front. — Ça va aller. Aucun mal ne te sera fait ici, et ton père ne va pas tarder à revenir. — Nous resterons toujours ensemble, dit Lekky. (Son visage s’illumina.) Et quand je serai grande, je me marierai avec lui. Morgane sourit. — Les petites filles n’épousent pas leur père. — Pourquoi ? — Parce que… quand tu seras adulte, il sera très vieux, et toi, tu auras envie d’être avec un homme jeune. — Ça me sera bien égal qu’il soit vieux. — Oui, souffla Morgane, moi aussi, ça m’était égal. — Vous avez un mari ? — Non… Oui. Mais j’étais comme toi, Lekky. Le village où je vivais… a été… attaqué. Un homme m’a sauvée, moi aussi. Il m’a élevée et m’a enseigné beaucoup de choses. Et… Sa voix se mit à trembler ; sa vue se brouilla. — Ne soyez pas triste, ma dame. Morgane s’obligea à sourire. — Il faut que tu retournes te coucher, sinon ton père va s’inquiéter en rentrant. — L’avez-vous épousé ? — En un sens. Tout comme toi, je l’aimais avec le cœur d’une enfant. Mais je n’ai jamais grandi, et lui n’a jamais vieilli. Allez, je te ramène chez toi. — Vous resterez avec moi ? — Oui, bien sûr. Elles regagnèrent la hutte main dans la main. Le feu était presque éteint ; Morgane l’alimenta et secoua le cendrier afin de permettre à l’air de circuler dans les flammes. Lekky se blottit sous sa couverture. — Vous connaissez des histoires ? — Toutes mes histoires sont vraies, répondit Morgane en s’asseyant à côté de la fillette. Ça veut dire qu’elles sont tristes. Quand j’étais jeune, j’ai trouvé un faon dans la forêt. Il avait la patte cassée. Mon… père s’apprêtait à l’abattre, mais il a vu à quel point j’étais triste. Alors il a remis la patte en place et l’a maintenue avec une attelle, puis il a ramené l’animal chez nous. Je l’ai nourri pendant des semaines. Un jour, nous avons retiré l’attelle et l’avons regardé marcher. Le faon a vécu longtemps près de notre cabane, jusqu’à devenir un cerf puissant. Alors, il est parti dans les montagnes, où je suis sûre qu’il est devenu le prince de tous les cerfs. Depuis lors, mon père m’a toujours appelée Gian Avur, « le faon de la forêt ». — Où est-il, désormais ? — Il est… parti. — Est-ce qu’il va revenir ? — Non, Lekky. Maintenant, dors. Je vais rester ici jusqu’au retour de ton père. Assise près de la flambée, les genoux ramenés contre sa poitrine, Morgane revivait les événements de sa jeunesse. Elle avait aimé Culain exactement comme Lekky aimait Galead : de la passion dévorante qu’une enfant nourrit à l’égard du chevalier venu à son secours. A présent, elle comprenait que tout n’était pas la faute de Culain. Il avait sacrifié de nombreuses années pour l’élever, et avait toujours agi noblement. Mais, depuis le jour où il était arrivé à Camulodunum, elle avait eu recours à toutes les ruses possibles pour rompre la solitude du guerrier. C’était elle qui l’avait incité à trahir son ami. Pourtant, Culain ne le lui avait jamais reproché, et avait accepté d’endosser toutes les responsabilités. Qu’avait-il dit, ce jour-là, sur la colline ? Il avait évoqué une « once de sa propre culpabilité ». Eh bien, voilà, elle avait trouvé le courage de la regarder en face et de la prendre dans son cœur. — Je suis désolée, Culain, souffla-t-elle. Je suis désolée. Mais il était mort, à présent, et ne pouvait plus l’entendre. Des années de ressentiment fondirent avec ses larmes. Goroien entra dans la salle d’audience vêtue d’une armure d’argent éclatante et deux épées courtes attachées sur ses hanches minces. Cormac, Maedhlyn et les Britto-Romains se levèrent ensemble. — Je vais t’aider, Cormac, déclara-t-elle. Dans un moment, Gilgamesh viendra te voir pour t’informer que l’armée de la Reine Sorcière est prête à se mettre en marche. Cormac s’inclina profondément. — Je vous remercie, ma dame. La reine n’ajouta rien de plus et quitta la salle sans un regard en arrière. — Que lui as-tu dit ? demanda Maedhlyn. D’un geste, le jeune homme éluda la question. — Comment s’assurer que Wotan ne sera pas dans le donjon ? Tu as dit qu’il y aurait des hommes qu’on appelle les Fidèles, mais ils ne peuvent pas être fidèles envers quelque chose qu’ils n’ont jamais vu. — Très astucieux, prince Cormac, répliqua l’Enchanteur. — Laisse tomber les compliments creux, dit Cormac d’un ton sec. Réponds à ma question. — Il n’y a aucun moyen d’en être certain, mais nous savons qu’il passe le plus clair de son temps dans le monde de la chair. Nous avons tous connu les deux mondes. Si tu avais le choix, Cormac, lequel aurait ta préférence ? — Je tiens à honorer la promesse que j’ai faite à Goroien, répondit Cormac en ignorant la question du vieil homme. Cela veut dire que je dois savoir ce que tu as derrière la tête. Tu m’as été d’un grand secours, Maedhlyn. Tu étais là à mon arrivée sur cette terre abandonnée… comme si tu m’attendais. Quant à cette histoire absurde de pièce… Tu savais que je n’étais pas mort. — Oui, avoua Maedhlyn, c’est vrai, mais j’ai agi par loyauté envers Uther, afin de le ramener. — C’est complètement faux, répondit le prince. (Désormais, Victorinus et les Bretons écoutaient attentivement les deux hommes, et Maedhlyn se montrait de plus en plus nerveux.) Ce que tu désires, sorcier, c’est regagner ton corps. Ce sera possible seulement si nous nous emparons de l’âme de Wotan. — Bien sûr que je souhaite me réincarner. Qui ne le voudrait pas ? Cela fait-il de moi un traître ? — Non. Mais si Uther est relâché et retourne dans le monde, il tentera de tuer Wotan. Et tu serais alors condamné pour l’éternité, n’est-ce pas ? — Balivernes que tout cela ! — Vraiment ? Tu ne voulais pas que nous allions voir Goroien ; tu n’étais pas d’accord pour qu’on attaque le donjon. — C’était pour sauver vos âmes ! — Je me le demande. Maedhlyn se leva et balaya le groupe de ses yeux clairs. — Cela fait deux cents ans, Cormac, que j’aide les personnes de ton sang. Ce que tu insinues est honteux. Tu penses que je suis un serviteur de Wotan ? Quand Uther était en danger, j’ai réussi à m’échapper brièvement de ce monde pour le mettre en garde. C’est grâce à moi qu’il vit toujours, car il a réussi à cacher l’Épée de pouvoir. Je ne suis pas un traître ; je ne l’ai jamais été. — Si tu souhaites nous accompagner, Maedhlyn, alors il va falloir me convaincre de ta bonne foi. — C’est vrai, je savais que tu n’étais pas mort. Parfois, j’arrive à creuser une brèche dans le Vide et à apercevoir le monde de la chair. Je t’ai vu tomber dans les bois de Calédonie, et j’ai également vu l’homme gigantesque qui était avec toi te porter jusqu’à la cabane et t’étendre sur le lit. Tu avais une pierre sur toi, et ton compagnon a involontairement déclenché ses pouvoirs en lui demandant de te maintenir en vie. C’est ce qu’elle a fait, et ce qu’elle fait toujours. Mais moi, je savais que tu étais entre la vie et la mort, et je suis allé t’attendre au portail. En effet, je souhaite retourner dans le monde, mais je ne sacrifierais pas la vie d’Uther pour y parvenir. Je n’ai rien de plus à ajouter. Cormac se tourna vers Victorinus. — Tu connais cet homme. A toi de décider. Le Romain hésita, les yeux rivés sur ceux de Maedhlyn. — Il a toujours joué son propre jeu, mais il dit vrai quand il affirme qu’il n’y a pas de perfidie en lui. Selon moi, on devrait l’emmener. — Soit, dit Cormac, mais gardez-le à l’œil. La porte s’ouvrit et Gilgamesh entra. Il portait une armure complète noir et argenté, et son visage était de nouveau couvert d’un casque noir. Il s’approcha de Cormac et, quand leurs regards se croisèrent, la haine que Gilgamesh nourrissait à son égard frappa le prince comme un véritable coup. — L’armée est rassemblée, et nous sommes prêts à nous mettre en route. Cormac sourit. — Ça ne te plaît pas, n’est-ce pas ? — Ce qui me plaît n’a aucune importance. Suivez-moi. Il tourna les talons et quitta la pièce à grands pas. Devant l’entrée de la montagne, une impressionnante horde d’hommes et de bêtes de l’ombre était réunie : des créatures aux yeux rouges et aux crocs acérés, des monstres aux ailes de cuir, et des hommes recouverts d’écailles, au teint blafard et au regard cruel. — Par la mère de Mithra ! souffla Victorinus. Ce sont eux, nos alliés ? Goroien se tenait au milieu de la masse, entourée d’une vingtaine d’énormes chiens aux yeux de feu. — Viens, prince Cormac, l’appela-t-elle. Marche aux côtés d’Athéna, la déesse de la Guerre ! Chapitre 17 Le donjon dominait le paysage du Vide telle une stèle noire. Il s’agissait d’une unique tour fortifiée, entourée de quatre remparts crénelés, dont le portail ressemblait à une gueule démoniaque bordée de crocs en fer noir. Autour du donjon, de gigantesques chiens couraient, certains aussi grands que des poneys. Cependant, l’armée de Molech demeurait invisible. — Je n’aime pas l’allure de ce portail, déclara Victorinus qui se tenait au milieu de la horde de l’ombre, aux côtés de Cormac. — Normal, répondit Goroien. Les dents se referment brusquement. — Sont-elles actionnées par un mécanisme ? s’enquit Cormac. — Oui, dit Maedhlyn. Molech a conçu cette entrée sur le modèle que j’avais créé pour lui à Babel. Derrière le portail, il y a toute une série de roues et de leviers. — Dans ce cas, certains d’entre nous doivent escalader le mur, conclut Cormac. — Non, répliqua Goroien, ce ne sera pas nécessaire. Elle leva la main et parla d’une voix forte dans une langue inconnue des Bretons. Les bêtes qui l’entouraient s’écartèrent pour laisser passer un groupe d’hommes de grande taille, à la peau blanche comme l’ivoire. Des ailes noires partaient de leurs épaules. — Ils vont vous porter sur les remparts, reprit-elle. — Croyez-vous que les Fidèles sont au courant de notre présence ? souffla l’un des Bretons. — Oui, répondit Goroien. — Alors ne perdons pas une minute de plus, dit Cormac. Goroien rejeta la tête en arrière, et un cri aigu et effrayant sortit de sa gorge. Ses chiens bondirent en avant et traversèrent la plaine lugubre à toute vitesse. En réponse, un cri retentit depuis le donjon, et les bêtes de Molech s’élancèrent à leur rencontre. — Si vous ne parvenez pas à maintenir le portail ouvert, nous sommes perdus, dit Goroien à Cormac. Le prince hocha la tête. Les créatures ailées au regard froid se placèrent derrière les Bretons et enserrèrent leur poitrine de leurs longs bras. Leurs ailes noires se déployèrent, et Cormac sentit son corps s’affaisser entre les bras de l’homme lorsqu’il s’éleva dans les airs. Il fut pris de vertiges ; à ses oreilles, le battement des ailes résonnait comme une tempête à l’approche. Ils survolèrent le donjon à bonne hauteur. A présent, Cormac distinguait les guerriers en armure des Fidèles de Molech, qui montaient la garde sur les remparts. Des flèches volèrent dans sa direction puis redescendirent à mesure que la bête gagnait de l’altitude pour esquiver les projectiles. Elle ne cessait de descendre dans la ligne de mire des attaquants, pour remonter dès que les flèches étaient décochées. Autour de lui, Cormac vit que les autres porteurs avaient recours à la même tactique. C’est alors que, sans prévenir, les créatures amorcèrent ensemble leur descente. Cormac entendit plusieurs Bretons crier à la vue du donjon qui se rapprochait vertigineusement. Sur les remparts, les archers décochèrent leur dernière volée de flèches sans atteindre leurs cibles, et les ennemis se dispersèrent quand les bêtes plongèrent, battant frénétiquement des ailes pour ralentir leur chute. Cormac sentit son porteur desserrer son étreinte alors qu’il se trouvait encore à trois mètres au-dessus des remparts. Arc-bouté et les genoux pliés, il était prêt lorsque la créature le relâcha et le fit atterrir en douceur, l’épée à la main. Les autres Bretons se massèrent autour de lui. A ses côtés apparut Gilgamesh, vêtu de son armure noire. Les porteurs s’en allèrent et, pendant un instant, plus rien ne bougea sur les remparts. Puis, à la vue du petit nombre d’assaillants, les Fidèles chargèrent. Gilgamesh bondit à leur rencontre en poussant un cri sauvage. Ses épées, réduites à une image floue, fendaient les rangs ennemis. Cormac et les Bretons se précipitèrent pour l’aider, et la bataille fut engagée. Ni cadavre, ni blessé ne gênaient les combattants : chaque victime mortellement touchée s’effondrait… et disparaissait. Pas de sang, pas de hurlements de douleur, pas de boyaux enchevêtrés sur lesquels glisser et tomber. Comme toujours, Victorinus se battait froidement. Rien n’échappait à son esprit alerte. Il découvrit avec étonnement l’incroyable habileté du guerrier Gilgamesh, qui semblait flotter au milieu du combat sans que sa vitesse d’action soit apparente. Victorinus savait que c’était là le signe d’une maîtrise absolue du corps à corps : être capable de créer un espace dans lequel réfléchir et se mouvoir. A ses côtés, Cormac assenait des coups d’épée avec frénésie, sa passion et sa témérité aboutissant aux mêmes résultats que Gilgamesh, sans toutefois égaler sa grâce. Les guerriers tombaient devant lui comme des feuilles avant une tempête d’automne. Lentement, les Fidèles furent repoussés le long de l’étroit rempart. Dans la plaine, la horde de l’ombre avait atteint le portail, et les dents s’étaient refermées d’un coup. Une fois de plus, Goroien envoya ses bêtes, qui harcelèrent les défenseurs sur les remparts, plongeant et descendant en piqué, tranchant les gorges exposées de leurs couteaux froids. Cormac régla son compte à un des opposants, puis sauta sur le parapet et courut le long du mur qui dominait la horde de l’ombre, trente mètres plus bas. Un défenseur tenta de le mettre en pièces, mais le jeune homme esquiva la lame en bondissant, atterrit lourdement et oscilla sur le rebord. Recouvrant l’équilibre, il poursuivit sa course, escalada le mur extérieur de la tour du portail, puis le franchit pour se retrouver sur un deuxième rempart, où étaient postés deux guerriers armés d’arcs. Cormac plongea sur le côté quand une flèche siffla dans sa direction. Les hommes lâchèrent leur arc, tirèrent au clair deux épées courtes recourbées et se ruèrent sur le prince. Celui-ci para la première attaque, et sa lame ouvrit le cou de l’assaillant, mais le deuxième lui décocha un coup de pied qui l’envoya valser au sol. Son épée lui échappa des doigts. Dans un effort désespéré, il se releva péniblement, mais sentit le contact d’une lame incurvée sur sa gorge. — Tu es prêt à mourir ? souffla l’homme. Un couteau se matérialisa soudain dans sa gorge, pour disparaître aussitôt. Gilgamesh rejoignit Cormac d’un bond leste. — Imbécile ! siffla-t-il. Cormac récupéra son arme et regarda autour de lui. Une cage d’escalier débouchait sur le portail. Il s’y dirigea et commença à descendre, pour déboucher sur une salle, sous les remparts. Comme Maedhlyn l’avait prédit, elle était pleine de leviers et de roues imbriquées les unes dans les autres. Trois hommes étaient assis près du mécanisme. Gilgamesh tapota l’épaule de Cormac et s’avança en silence. Les hommes repérèrent l’intrus, dégainèrent leur épée… et moururent. — Tu es très fort, déclara Cormac. — Il ne manquait plus que ça : qu’un paysan me fasse des éloges ! répondit Gilgamesh. Comment marche cette machine ? Cormac examina l’emboîtement des roues, à la recherche de quelque chose de flagrant, qu’il ne tarda pas à découvrir. — Je pense que c’est ça, dit-il en désignant le manche noir qui saillait de la roue la plus petite. Il l’agrippa des deux mains et commença à faire tourner la roue de gauche à droite. — Comment sais-tu que c’est le bon sens ? s’enquit Gilgamesh. — Ça ne bouge pas dans l’autre sens, répondit Cormac avec un sourire. N’est-ce pas là un bon indice ? Gilgamesh grogna et courut jusqu’à une autre porte. — Dès qu’ils s’apercevront que les crocs commencent à se lever, ils rappliqueront ici plus vite que des mouches sur une blessure. A peine avait-il achevé sa phrase qu’un piétinement se fit entendre dans l’escalier. Les muscles bandés et saillants, Cormac fit tourner le mécanisme aussi vite que possible. La porte s’ouvrit avec fracas, et plusieurs hommes se déversèrent dans la salle. Gilgamesh les expédia rapidement, mais d’autres réussirent à le faire reculer. Enfin, le jeune prince atteignit le point où la roue ne pouvait plus tourner. Il ramassa une épée à terre et la coinça entre les rayons de deux roues plus imposantes. Puis il courut aider Gilgamesh, débordé, et tous deux parvinrent à stopper l’avancée ennemie. Le bruit d’épées s’entrechoquant leur parvint du niveau inférieur. Les Fidèles se battaient corps et âme, se sachant bientôt condamnés. Derrière eux, dans l’escalier, des bêtes de l’ombre apparurent, et la bataille s’acheva. Cormac bouscula les créatures pour se frayer un chemin jusqu’au tunnel du portail. Entre les murs, tout n’était que chaos. Voyant Goroien qui luttait désespérément contre trois guerriers, il se précipita à ses côtés et écrasa de son épée le crâne de l’homme sur leur gauche. Pivotant sur ses talons, Goroien plongea une lame dans le ventre d’un autre tout en parant une attaque du dernier homme, que Cormac éventra d’un coup d’épée. Partout, les Fidèles se repliaient. Victorinus et les huit survivants bretons coururent rejoindre Cormac. — Le roi ! s’écria Victorinus. Nous devons le retrouver. Toutes les pensées de Cormac étaient concentrées sur Anduine, mais il hocha la tête, et le groupe força l’entrée de la tour centrale pour se retrouver dans une salle toute en longueur. Des gens fuyaient de part et d’autre, cherchant à tout prix une cachette. Une femme se précipita sur Cormac et lui agrippa le bras. Il se libéra d’une secousse avant de reconnaître Rhiannon. — Que fais-tu ici ? demanda-t-il en la tirant de la mêlée. Les Bretons les encerclèrent d’une forêt d’épées. — C’est Wotan qui m’a envoyée ici, dit-elle en sanglotant. Aide-moi, je t’en supplie ! — As-tu vu Anduine ? — Non. D’après l’un des gardes, Wotan l’a ramenée dans le monde. — « Ramenée » ? Je ne comprends pas. — C’est une promesse qu’il fait à ses Fidèles. Il connaît le moyen de les réincarner. Cormac sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Une rage terrible l’envahit. Que devait-il faire de plus ? Il était allé au-delà des frontières de la mort, tout ça pour constater que, même ici, le sort lui jouait des tours. — Le roi ! l’exhorta Victorinus. — Conduis-nous aux cachots ! ordonna Cormac à Rhiannon. La jeune femme blonde acquiesça et traversa la salle pour atteindre un grand escalier. Ils la suivirent en bas des marches et arrivèrent dans une galerie étroite, hantée par des ombres et éclairée à la lueur des torches. Soudain, une main griffue surgit, enserrant le cou de Rhiannon. On entendit un craquement affreux, et la fille se volatilisa. Cormac se jeta en avant ; une bête à la tête de loup apparut en rugissant de fureur. Le prince lui enfonça l’épée au plus profond des entrailles, et la créature s’évapora. Le long du tunnel, toutes les portes des cachots étaient ouvertes, à l’exception de la dernière. Cormac souleva la traverse et tira le battant. La scène qu’ils découvrirent les laissa sous le choc : il y avait là un homme couvert de rats qui lui déchiquetaient les chairs. Cormac brandit son épée et trancha les chaînes de feu qui retenaient le prisonnier. Le corps s’effondra, et les rats s’enfuirent quand les Bretons s’avancèrent. Les plaies du supplicié guérirent aussitôt, mais l’homme avait le regard vide, et de la bave coulait de ses mâchoires entrouvertes. — Il a perdu l’esprit, dit Cormac. — Ça t’étonne ? siffla Victorinus. Avec une grande délicatesse, ils remirent l’homme debout. — Sais pas, dit Uther. Sais pas. — Sire, vous êtes avec des amis, murmura Victorinus. Des amis. — Sais pas. Ils l’entraînèrent lentement hors de la galerie, puis remontèrent dans la salle du trône, où Goroien était assise, Gilgamesh debout à ses côtés. La salle était bondée de bêtes de l’ombre, qui s’écartèrent sur le passage du petit groupe de Bretons et de l’homme nu qui se trouvait au milieu. Goroien se leva du trône et marcha lentement jusqu’à Uther, contemplant son regard vide. — Il fut un temps où je me serais réjouie de le voir dans cet état, déclara-t-elle, mais plus maintenant. C’était un homme puissant, et un ennemi valeureux. Quand j’étais enfant, mon père disait : « Que les dieux nous donnent des ennemis forts, car c’est seulement grâce à eux que notre pouvoir perdurera. » Uther était le plus fort d’entre eux. (Elle se tourna vers Cormac, décelant la douleur dans son regard.) Et ta dame ? — Wotan… Molech… l’a ramenée dans le monde. — Alors tu dois y retourner, Cormac. Il éclata d’un rire dénué d’humour et écarta les mains. — Et comment ? Elle baissa la tête et écarquilla les yeux. — Quelle qu’en soit la manière, tu dois faire vite, dit-elle en désignant la main droite du jeune homme. Une ombre lugubre, ronde et à demi transparente s’était logée dans sa paume. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. — La pièce noire. Une fois qu’elle se sera complètement matérialisée, tu ne pourras pas t’en retourner. Dans les appartements privés de Molech, Maedhlyn patientait, une fine dague à la main. Une lumière s’embrasa au-dessus du crâne couronné d’argent, et la silhouette d’un homme apparut dans les airs. Tandis qu'elle se solidifiait, Maedhlyn se glissa derrière elle et lui plongea la dague dans le dos. Le nouveau venu fit volte-face avec une rapidité fulgurante, sa main puissante se refermant autour du poignet de son assaillant. — Presque, Maedhlyn, siffla Wotan en lui arrachant la dague. Il repoussa l’Enchanteur à la barbe blanche, franchit la porte et se rendit dans le couloir. Puis il revint sur ses pas et ferma le battant derrière lui. — Alors, dit-il. C’est la fin d’un empire. Bien joué, Seigneur Enchanteur ! — Tue-moi ! l’implora Maedhlyn. Je ne supporte plus cette situation. Wotan éclata de rire. — Chaque chose en son temps. Tu m’as envoyé ici il y a deux mille ans, et c’est maintenant ton tour de profiter des merveilles inimaginables que recèle le Vide : de la nourriture fade, des femmes mais pas d’amour, du vin mais pas de plaisir. Et si tu finis par trop te lasser, tu peux toujours mettre fin à tes jours. — Ramène-moi. Je serai ton serviteur. — Tu m’as déjà fait cette promesse. Tu as dit que Cormac, le garçon, saurait peut-être où se trouve l’épée. Mais ce n’est pas le cas. — Je peux encore la trouver. Ils ont délivré le roi, qui me fait confiance. — Il n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il était, à moins que je ne me sois trompé sur les nombreux talents des compagnons que je lui ai laissés. — Je t’en supplie, Molech… — Au revoir, Maedhlyn. Je transmettrai tes amitiés à Pendarric. Wotan vibra, puis disparut. Maedhlyn resta debout un moment, les yeux rivés sur le crâne couronné d’argent. Puis il s’en empara et se dirigea vers la salle. Il s’agenouilla devant Goroien. — Voici, ô ma reine, un présent qui a plus de valeur que n’importe quel monde. C’est l’esprit jumeau de celui que Molech a dans la vie. Grâce à lui, vous pouvez opérer une brèche dans le monde et vous réincarner, vous… et d’autres. Goroien accepta le crâne, qu’elle lança à Gilgamesh. — Détruis-le ! lui ordonna-t-elle. — Mais… mère ! — Fais-le ! — Non ! hurla Maedhlyn au moment où Gilgamesh projetait le crâne sur le sol en pierre. Le précieux objet vola en plusieurs centaines de minuscules éclats. La bande d’argent luisant roula à terre. Le vieil homme trébucha dessus, mais de la fumée commença à s’échapper de la couronne, qui disparut. L’Enchanteur tomba à genoux. — Pourquoi ? cria-t-il. — Parce que c’est fini, Maedhlyn, répondit Goroien. Nous avons vécu pendant des milliers d’années, et qu’avons-nous accompli ? Nous avons mené l’humanité à la folie. Je ne veux pas de la vie. Je ne veux plus de titres. La Reine Sorcière est morte, et elle le restera. (Elle s’avança vers Gilgamesh et posa les mains sur ses épaules.) L’heure des adieux est venue, mon chéri. J’ai décidé de poursuivre le voyage pour voir où la route se termine. Je te demanderai une dernière chose. — Tout ce que tu voudras. — Veille à ce que Cormac et le roi traversent la rivière noire. — Entendu. — Au revoir, Gilgamesh. — Adieu, mère. Il se pencha pour lui embrasser le front, puis descendit de l’estrade et se posta devant Cormac. — Dis au revoir à tes amis. Tu rentres chez toi, paysan. — Nous vous accompagnons, dit Victorinus. — Non, répondit Cormac en lui saisissant le poignet à la façon des guerriers. Votre propre voyage vous attend. Que vos dieux vous accompagnent. Victorinus s’inclina et marcha jusqu’à Maedhlyn. — Viens avec nous, lui dit-il. Peut-être qu’Albain avait raison… Peut-être que le paradis existe. — Non ! s’écria le vieil homme en reculant. Je retournerai dans le monde. J’y retournerai ! Il se tourna et quitta la salle d’un pas chancelant pour regagner le Vide. Cormac s’inclina devant Goroien. — Je vous remercie, ma dame. Je ne vois rien de plus à ajouter. Elle ne répondit pas. Le jeune homme prit la main du roi et, précédé de l’imposante silhouette de Gilgamesh en armure, conduisit Uther hors de la salle. Durant le long trajet, Gilgamesh resta silencieux, le regard lointain, gardant ses pensées pour lui. La peur de Cormac s’intensifiait à mesure que la pièce noire, au creux de sa main, se solidifiait de plus en plus. Enfin, ils atteignirent la rivière et aperçurent la barge qui attendait sur la jetée en ruine. La bête qui s’y trouvait se leva en voyant le jeune homme arriver. Ses yeux rouges brillaient d’un éclat de triomphe sinistre. Gilgamesh monta dans l’embarcation, son épée dégainée. La bête parut sourire et écarta les bras, offrant sa poitrine. Le guerrier y plongea sa lame, et le passeur disparut. Cormac aida le roi à grimper dans la barge, puis s’installa à son tour aux côtés de Gilgamesh. — Pourquoi n’a-t-il opposé aucune résistance ? Gilgamesh retira son casque et le jeta à l’eau. Il fit de même avec son armure. Puis il s’empara de la perche et dirigea le bateau vers l’autre côté de la rivière, avant de le maintenir contre la rive. Une fois de plus, Cormac aida Uther. L’entrée de la caverne leur faisait face. Le prince se retourna. — Tu nous accompagnes ? Gilgamesh lâcha un petit rire. — Vous accompagner ? Le passeur n’a pas le droit de quitter son embarcation. — Je ne comprends pas. — Un jour, tu comprendras, paysan. Il doit toujours y avoir un passeur. Mais on se reverra. Il se tourna et, avec la perche, éloigna la barge dans la pénombre. Cormac prit le roi par la main et monta jusqu’à la caverne. Tout là-haut, la lumière scintillait toujours, comme un feu de camp dans le lointain. D’un pas lent, les deux hommes marchèrent dans sa direction. Cormac se réveilla. Une douleur lancinante irradiait dans son dos, et un vide déchirant lui tenaillait le ventre. Il poussa un grognement et entendit une voix féminine s’exclamer : — Dieu soit loué ! Il était étendu sur quelque chose de dur et, quand il essaya de bouger, il sentit ses membres raides et contractés. Il leva les yeux et vit une série de chevrons qui soutenait un toit de chaume. Le visage d’une femme âgée apparut au-dessus de lui. Le regard plein de douceur, elle souriait. — Restez tranquille, jeune homme. Ignorant ce conseil, il s’obligea à s’asseoir. Elle lui soutint le bras et lui frotta le dos quand il se plaignit de la douleur. Le Roi du Sang était étendu à ses côtés, vêtu de son armure complète. Ses cheveux roux avaient poussé. Ses racines et ses tempes étaient blanches. — Il est vivant ? demanda Cormac en tendant le bras pour saisir la main du roi. — Oui, lui dit-elle. Calmez-vous. — Me calmer ? Nous revenons tout juste de l’enfer, femme. La porte du fond s’ouvrit, et une silhouette habillée de blanc entra. Le regard de Cormac s’embrasa lorsqu’il reconnut celle de la caverne de Sol Invictus, la mère qui avait abandonné son enfant. Sa propre mère. Une vague d’émotions le submergea : la colère, l’émerveillement, l’amour, le chagrin – chacune cherchant à l’emporter sur les autres. La femme avait toujours un beau visage. Les larmes aux yeux, elle ouvrit les bras à Cormac qui allait à sa rencontre, et l’attira contre lui. — Mon fils, souffla-t-elle. Mon fils. — Je l’ai ramené, dit Cormac, mais il dort toujours. Elle se libéra doucement de son étreinte et leva la main pour caresser sa joue barbue. — Nous parlerons dans un petit moment. Il y a tant à raconter… tant à expliquer. — Vous n’avez rien à m’expliquer. Je sais ce qui s’est passé dans la caverne… et avant. Je suis désolé que votre vie vous ait apporté tant de souffrances. — La vie n’apporte rien, répondit-elle. En fin de compte, nous choisissons une voie, et, lorsqu’il s’avère que ce n’est pas la bonne, c’est sur nous que la faute retombe. Pourtant, j’ai des regrets. De terribles regrets. Je ne t’ai pas vu grandir, nous n’avons rien partagé de merveilleux. Il sourit. — J’arrive quand même à voir des merveilles. Uther poussa un petit grognement. Laitha se tourna vers lui, mais Cormac lui prit le bras. — Il y a quelque chose que vous devez savoir, dit-il. Il a perdu l’esprit : ils l’ont torturé avec une barbarie que je préfère taire. Laitha alla au chevet du roi au moment où celui-ci ouvrait les yeux. Ils s’emplirent de larmes qui coulèrent dans ses cheveux. — Sais pas, dit-il. Elle lui prit le visage entre les mains. — Inutile de savoir, mon amour. Je suis là. Laitha est là. Ses paupières se fermèrent, et il se rendormit. Cormac sentit un courant d’air frais dans son dos et entendit plusieurs hommes s’approcher. Se retournant, il vit un jeune chevalier aux cheveux blonds et courts, accompagné de deux hommes âgés. L’un était grand, sa longue chevelure blanche tressée à la façon des tribus du Sud ; l’autre, petit et maigre, boitait beaucoup. Tous trois s’arrêtèrent et s’inclinèrent devant Cormac. — Bienvenue, dit l’homme aux cheveux tressés. Je suis Gwalchmai, et voici Prasamaccus et Ursus, qui se fait appeler Galead. — Cormac Filsdudémon. Prasamaccus secoua la tête. — Tu es le fils d’Uther, Grand Roi de Bretagne. Et tu es notre espoir pour l’avenir. — Ne me chargez pas de vos espoirs, répondit Cormac. Quand tout cela sera terminé, je retournerai dans les montagnes calédones. Il n’y a rien pour moi, ici. — Mais tu es né pour être roi, insista Gwalchmai, et tu es le seul héritier. Le jeune homme sourit. — Je suis né dans une caverne et j’ai été élevé par un Saxon manchot qui en savait plus sur la noblesse que n’importe qui. Il me semble que le roi doit posséder certaines compétences, et pas seulement celles de la guerre. Je n’ai pas ces compétences, et plus encore : je ne souhaite pas les acquérir. Je n’ai aucune envie de régir la vie des autres. Je ne veux pas être l’héritier du Roi du Sang. J’ai tué des hommes et abattu des démons. J’ai envoyé des âmes dans les ténèbres et j’ai traversé le Vide. Ça me suffit. Gwalchmai était sur le point d’argumenter quand Prasamaccus leva la main. — Un homme doit toujours respecter ses propres choix, prince Cormac. Tu as mentionné le Vide. Parle-nous du roi. — Je l’ai ramené… mais ça vous fait une belle jambe. — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Gwalchmai d’un ton sec. — Il a perdu… — Ça suffit ! s’écria Laitha. Le roi reviendra. Tu l’as vu, Cormac, comme il aurait souhaité qu’aucun homme ne le voie. Mais tu ne le connais pas aussi bien que moi : il a une volonté de fer. Vous autres, laissez-nous. Cormac, je t’ai fait préparer une hutte ; tu y trouveras de quoi manger. Galead va t'y conduire. N’en fais pas trop : tes blessures sont en bonne voie de guérison, mais tu vas rester faible quelque temps encore. Maintenant, partez, tous. Laitha passa plusieurs heures assise auprès du roi, lui caressant le front ou lui tenant la main. Des femmes qu’elle ne remarqua pas vinrent allumer des bougies. En contemplant les cheveux grisonnants d’Uther et son visage soucieux, elle revit le jeune Thuro qui s’était enfui dans les montagnes pour échapper aux assassins de son père. C’était alors un garçon sensible, qui ne savait même pas allumer un feu ou tenir une épée. En ces jours innocents qui paraissaient si loin, il était alors tendre, gentil et aimant. Mais le monde l’avait changé, faisant surgir en lui le fer et le feu, donnant naissance au légendaire Roi du Sang. Le monde lui avait appris à se battre, à tuer et, pire, à haïr. Quelle idiote elle avait été ! Ce jeune homme l’avait aimée de tout son cœur, et elle l’avait dédaigné pour poursuivre un rêve d’enfant. Si elle pouvait ne changer qu’une seule chose de son passé, ce serait la nuit à Pinrae, lorsque Uther était venu la rejoindre et qu’ils avaient fait l’amour sous les deux lunes. Elle s’était laissé emporter par ses sentiments, et à aucun moment dans sa jeunesse son corps ne lui avait paru si vivant. Alors que le sang battait en elle et qu'elle tremblait sous l’extase du moment, elle avait soufflé le nom de Culain. Ce murmure avait transpercé le cœur d’Uther comme une flèche qui se fiche dans la glace, s’y logeant pour toujours. Pourtant, même si elle ne le savait pas à l’époque, ce n’était pas le fait d’avoir pensé à Culain qui l’avait transportée vers ces hauteurs à couper le souffle, mais bel et bien l’amour d’Uther. Et elle l’avait réduit en miettes. Non, comprit-elle. Elle ne l’avait pas détruit, mais changé… corrompu avec l’acide de la jalousie. Autrefois, Culain lui avait décoché la même flèche, alors qu’ils passaient la nuit ensemble dans une cabane, non loin du palais de la reine, à Camulodunum. Il avait remué dans son sommeil, et elle l’avait embrassé. — Tu es là, mon amour ? avait-il soufflé dans un demi-sommeil. — Je suis là, avait-elle répondu. — Ne me quitte jamais, Goroien. Oh ! comme elle avait souffert ! Comme elle aurait voulu, à cet instant, le frapper, lacérer son beau visage ! Et n’était-ce pas uniquement à cause de ce moment qu'elle s’était autorisée, plus tard, en Rhétie, à l’éconduire, à le renvoyer loin d’elle ? N’était-ce pas ce murmure blessant qui avait causé une réaction si cruelle de sa part, sur la colline escarpée ? Uther remua à côté d’elle. Il ouvrit de nouveau les yeux et ne cessa de répéter les deux mots dans un chuchotement. — Qu’essaies-tu de me dire ? demanda-t-elle. Mais il avait le regard vague, et elle savait qu’il ne l’entendait pas. Derrière elle, il y eut un bruit de pas, et l’ombre de Galead recouvrit le visage du roi. — Cormac dort, dit le chevalier. Puis-je me joindre à vous ? — Bien sûr. Est-ce que Lekky va bien ? — Oui, ma dame. Elle a passé l’après-midi avec deux de vos femmes, à dessiner des créatures fantasmagoriques sur une pierre plate. Elle a épuisé une grosse réserve de charbon, d’ailleurs. Maintenant, elle dort à côté de Cormac. Le roi se remet-il ? — Il ne cesse de répéter « sais pas ». Que ne sait-il pas ? — Ils l’ont torturé pour retrouver l’épée, et j’imagine qu’il ne sait pas où elle est. Sinon, il le leur aurait dit. — Pourtant, il doit bien le savoir, répondit-elle, car c’est lui qui l’a envoyée. — J’ai assisté à son dernier combat, en songe. Il a lancé l’épée en l’air et a hurlé un nom. — Lequel ? — Le vôtre, ma dame. — Le mien ? Alors où est l’épée ? — J’y ai beaucoup réfléchi, dit-il, et j’ai peut-être la réponse. Uther n’a pas pu vous envoyer l’épée, puisqu’il vous croyait morte. Quand Pendarric m’est apparu, il a parlé sous forme d’énigmes – du moins le pensais-je. En fait, son discours était clair. Il a parlé de bien et de mal, et j’étais sûr qu’il évoquait Wotan. Il a dit que je devais identifier le véritable ennemi et que je saurais alors comment le combattre. — Et qui est le véritable ennemi ? — La haine. Quand j’ai vu les Goths détruire ce village saxon, je les ai haïs. Trouver et emmener Lekky semblait être un événement sans grande importance mais, en étant conduite ici, elle a pu faire votre connaissance et, comme vous me l’avez confié hier soir, cela vous a permis de voir les choses sans amertume. Maintenant, comme il se doit, vous êtes ici, avec l’homme que vous aimez. Et c’est là que réside la clé. — Voilà que tu te mets à parler de façon tout aussi énigmatique que Pendarric. — Non, ma dame. Uther n’a pas envoyé l’épée à une morte. Il l’a envoyée à son amour, pensant ainsi qu’elle n’arriverait jamais à destination et que, par conséquent, l’ennemi ne serait jamais en mesure de la retrouver. — Que veux-tu dire ? — L’épée vous attend, ma dame. Elle ne pouvait pas apparaître à Morgane de l’île, seulement à la femme que le roi aime. La reine prit une profonde inspiration et leva le bras, main ouverte. Une lumière brûlante se répandit autour d’eux, baignant la pièce de reflets de feu. Galead se protégea les yeux tandis que la clarté devenait de plus en plus aveuglante, se déversant des fenêtres, de la porte, et d’un trou dans le toit de chaume, avant de devenir une colonne de lumière dorée qui s’éleva tout droit à travers les nuages. Prasamaccus vit le rayon par la porte d’entrée de sa hutte et entendit les cris des sœurs qui s’étaient massées à l’extérieur de la salle ronde. Sortant dans la nuit d’un pas chancelant, il vit des colonnes de feu s’élever depuis la salle. Craignant pour la vie du roi, il boitilla vers la lumière, le bras devant les yeux. Gwalchmai et Cormac le rejoignirent. Sur la chaussée, les hommes de la Neuvième, impressionnés, restèrent silencieux devant le rayon qui s’étendait, baignant l’île de Cristal d’une lueur dorée. A quatre-vingts kilomètres de là, à Vindocladia, les Goths observèrent ce phénomène, eux aussi. Wotan lui-même quitta sa tente et alla se poster sur une colline isolée, les yeux rivés sur la lumière brûlante qui frappait le ciel. De retour dans la salle ronde, aveuglée par l’éclat, le bras en l’air, Laitha referma les doigts autour de la poignée d’une grande épée. Elle la tira lentement vers le bas, et la lumière disparut. A la porte, Prasamaccus et Gwalchmai tombèrent à genoux. — Il l'a envoyée à son amour, murmura Laitha. Ses larmes coulèrent à flots tandis qu’elle déposait l’épée à côté du roi et repliait la main d’Uther sur la poignée. — J’ai l’épée, reprit-elle, et maintenant, je dois aller chercher l’homme. Reste assis avec moi un moment, Galead. La tête de Laitha s’affaissa et elle ferma les yeux, son esprit s’envolant vers un paysage de songe composé de grands arbres et de montagnes fières. Un jeune garçon blond au visage doux était assis au bord d’un lac. — Thuro, dit-elle. Le garçon leva les yeux et sourit. — J’espérais que tu viendrais, répondit-il. C’est magnifique, ici. Jamais je ne quitterai cet endroit. Elle s’assit à côté de lui et lui prit la main. — Je t’aime, dit-elle. Je t’ai toujours aimé. — Personne ne pourra venir ici. Je ne les laisserai pas faire. — Et à quoi aspires-tu ? demanda-t-elle au garçon. — Je ne veux pas être roi. Jamais. Je veux juste être seul avec toi. — On va se baigner ? lui proposa-t-elle. — Oui, j’aimerais bien, répondit-il en se levant et en retirant sa tunique. Alors qu’il courait nu jusqu’au lac pour y plonger, elle se leva à son tour et laissa glisser à ses pieds la robe toute simple qu’elle portait. Elle contempla le reflet de son jeune corps à la surface. Aucune ride, aucune année de souffrance et de déception n’avait encore gravé de sillons sur sa beauté virginale. L’eau était fraîche. Laitha nagea jusqu’à Thuro, qui flottait sur le dos, les yeux rivés sur le ciel d’un bleu impossible. — Vas-tu rester ici avec moi pour toujours ? demanda-t-il en se remettant debout dans l’eau peu profonde. — Si tu le souhaites. — Oui. C’est mon vœu le plus cher. — Dans ce cas, je reste. Ils regagnèrent le bord du lac et s’assirent dans la chaleur du soleil. Il tendit le bras pour caresser l’épaule de Laitha et, tandis qu'elle se rapprochait, il fît courir ses doigts sur la courbe de son sein. Les joues du garçon s’empourprèrent. Elle continua pourtant à se rapprocher, lui glissa le bras autour du cou et attira sa tête vers elle. Elle leva le visage et l’embrassa délicatement, tendrement. A présent, il laissait courir ses mains librement sur le corps de la jeune femme. Il la fit s’allonger sur l’herbe, se plaça au-dessus d’elle et la pénétra doucement pendant qu’elle glissait ses jambes autour de ses hanches. Laitha flottait sur une vague de plaisir dont le rythme s’accéléra et s’intensifia. — Thuro ! Thuro ! Thuro ! gémit-elle. Elle l’embrassa sur la bouche et sur la joue, sentant sa barbe naissante. Elle caressa les nombreuses cicatrices et les muscles saillants des larges épaules de d’homme qui se tenait au-dessus d’elle. — Uther ! — Je suis là, ma dame, dit-il en l’embrassant tendrement. (Il s’allongea à côté d’elle.) Tu m’as retrouvé. — Pardonne-moi, dit-elle. — Tu m’as fait honte, déclara-t-il, et je t’ai traitée avec mépris. Je vous ai forcés, Culain et toi, à tomber dans les bras l’un de l’autre. Et je suis désolé de toute la souffrance que tu as endurée. — Tu me pardonnes tout ? demanda-t-elle. — Oui. Tu es ma femme. Et je t’aime, comme je t’ai toujours aimée. — Tu veux encore rester ici ? Il sourit tristement. — Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? — L’armée de Wotan se rapproche de Sorviodunum, et l’épée m’est apparue. — Elle t’est apparue ? A toi ? répéta-t-il, ébahi. Mais alors… je ne rêve pas ? Tu es vivante ? — Je suis vivante, et je t’attends. — Raconte-moi tout. Elle lui expliqua avec des mots simples et sans rien embellir que Culain avait sauvé son corps, et que son fils à lui, Uther, avait traversé l’enfer pour secourir son âme. Elle parla aussi des victoires terribles remportées par les Goths et, enfin, de la réunion de la Neuvième. — Alors, là-bas, je n’ai pas d’armée ? — Non. — Mais j’ai l’épée. Et ma femme, et mon fils. — Oui, mon seigneur. — C’est plus que suffisant. Ramène-moi à la maison. Chapitre 18 Prasamaccus, Gwalchmai, Cormac et Galead patientaient au pied de la colline, où le roi s’était rendu peu après son réveil, avant de disparaître. Laitha leur avait demandé d’attendre son retour. A présent, cela faisait deux heures que les hommes étaient assis dans la lumière éclatante du soleil, à manger du pain et à boire du vin. Ils furent rejoints par Severinus Albinus qui s’installa à l’écart du groupe, les yeux rivés sur le sud-est. — Où est-il ? demanda soudain Gwalchmai en se levant. — Calme-toi, lui conseilla Prasamaccus. — Il est revenu d’entre les morts, mais nous l’avons de nouveau perdu. Comment puis-je être calme ? Je le connais. Quoi qu’il fasse, il court toujours de grands risques. En fin d’après-midi, Laitha s’approcha. — Il veut te voir, annonça-t-elle à Cormac. — Tout seul ? — Oui. Nous parlerons dans un petit moment, toi et moi. D’un pas lourd, Cormac remonta le sentier sinueux, ne sachant que dire quand il aurait atteint le sommet. Cet homme était son père. Il ne l’avait pourtant pas connu sous une autre forme que celle d’une créature abrutie et fracassée sauvée du Vide. L’homme allait-il le prendre dans ses bras ? Il espérait que non. Alors qu’il arrivait sur la crête de la colline escarpée, il vit Uther en armure complète assis près de la tour ronde, la grande épée gisant à ses côtés. Le roi leva les yeux et se mit debout. Cormac sentit les battements de son cœur s’accélérer : il ne se trouvait pas face à un homme brisé, mais face au Roi du Sang, qui portait son pouvoir comme une cape jetée sur ses larges épaules. Ses yeux bleus étaient d’un froid aussi mordant que le vent d’hiver, et son attitude celle d’un guerrier-né. — Qu’attends-tu de moi, Cormac ? demanda-t-il d’une voix profonde et sonore. — Seulement ce que vous m’avez toujours donné, répondit le jeune homme. Rien du tout. — Je n’étais pas au courant de ton existence, mon garçon. — Mais vous l’auriez été, si vous n’aviez pas forcé ma mère à se réfugier dans la caverne pour vous échapper. — Le passé est mort, déclara Uther d’un ton las. Ta mère et moi sommes de nouveau ensemble. — Je suis content pour vous. — Pourquoi avoir risqué ta vie pour me sauver ? Cormac émit un petit rire. — Ce n’est pas pour vous que je suis venu, Uther : je cherchais la femme que j’aime. Mais vous vous trouviez là-bas, et peut-être ai-je répondu à l’appel du sang. Je l’ignore. Toutefois, je n’attends rien de vous, ni de votre royaume… du moins ce qu’il en reste. Tout ce que je veux, c’est Anduine. Ensuite, vous n’entendrez plus parler de moi. — Voilà des paroles dures, mon fils. Mais je ne remettrai pas en cause ton jugement. Je sais qu'elles ont été mes erreurs, et personne ne peut atténuer ou aggraver la souffrance quelles ont engendrée. Je serais heureux de passer un peu de temps avec toi, afin d’apprendre à te connaître, et de pouvoir être fier de ce que tu es. Mais si tu choisis une autre voie, qu’il en soit ainsi. Es-tu prêt à me serrer la main, d’homme à homme, et à accepter mes remerciements ? — Ça, oui, répondit Cormac. Le jeune homme redescendit la colline jusqu’au groupe, le cœur plus léger que lors de son ascension. Gwalchmai et Prasamaccus furent les suivants à être convoqués, puis ce fut le tour de Severinus Albinus. Celui-ci s’inclina devant le roi. — J’aurais cru pouvoir profiter de ma retraite, dit-il d’un ton accusateur. — Dans ce cas, tu aurais dû refuser l’appel, répondit le roi. Albinus haussa les épaules. — La vie était ennuyeuse, sans toi, déclara le Romain. Uther hocha la tête ; les deux hommes sourirent et échangèrent une poignée de main. — Si seulement je pouvais compter sur les autres comme je peux compter sur toi, dit le roi. — Et maintenant, Uther ? J’ai trois cents vieux soldats qui surveillent la chaussée. En comptant les derniers débarquements, les Goths sont plus de douze mille. Allons-nous les attaquer ? Devons-nous attendre ? — On y va. Avec l’épée et le feu. — Très bien. Voilà qui nous vaudra une belle page dans l’histoire. — Viendras-tu avec moi cette ultime fois ? Albinus lui adressa un sourire. — Pourquoi pas ? Je n’ai nulle part où aller. — Alors prépare les hommes, car nous allons voyager comme nous l’avons fait par le passé. — Nous étions presque cinq mille, à l’époque, Seigneur Roi. Nous étions jeunes et téméraires. — Tu crois vraiment que douze mille Goths peuvent se mesurer à la légendaire Neuvième ? le railla Uther, tout sourires. — Je crois surtout que j’aurais dû rester à Calcaria. — Nous ne serons pas seuls, mon vieil ami. Je reviens de loin, et je te promets une journée qui te réservera bien des surprises. — Je n’en doute pas, sire. Et je ne suis pas idiot : je sais où tu as dû aller, et je suis surpris qu’ils t’aient laissé partir vivant. Uther gloussa. — Albinus, la vie n’est qu’un immense jeu et ne devrait pas être traitée autrement. (Son sourire s’évanouit, et l’étincelle d’humour dans son regard s’éteignit.) Mais j’ai fait des promesses que d’autres pourraient bien regretter. Albinus haussa les épaules. — Quoi que tu aies fait, tu as mon soutien. Cela dit, je suis vieux, et prêt à mener une existence paisible. J’ai un serviteur véreux à Calcaria qui, en ce moment même, doit prier pour que je meure. J’aimerais le décevoir. — Il en sera peut-être ainsi. Galead fut le dernier à être appelé et, lorsqu’il vint trouver le roi, le soleil se couchait. — Tu as changé, Ursus. Veux-tu recouvrer ton ancien visage ? — Non, mon seigneur. Cela troublerait Lekky, et je me sens bien dans la peau de Galead. — Tu as trouvé l’épée. Comment te dédommager ? Le chevalier sourit. — Je ne cherche pas de dédommagement. — En parlant d’épée, je vois que tu n’en portes plus, remarqua Uther. — Non, et jamais plus je ne porterai les armes. J’espérais trouver une petite ferme et devenir éleveur de chevaux. Lekky aurait pu avoir un poney. Mais… Il écarta les mains. — N’abandonne pas cet espoir, Galead. Nous n’en avons pas encore terminé. — Où allez-vous lever une armée ? — Joins-toi à moi, et tu le découvriras. — Je ne vous serai d’aucune utilité. Je ne serai plus jamais guerrier. — Quand bien même, accompagne-moi. Les sœurs veilleront sur Lekky. — J’ai perdu le goût du sang et de la mort. Je ne ressens pas de haine envers les Goths, et je ne désire pas non plus les voir se faire tuer. — J’ai besoin de toi, Galead. Et laisse ton épée derrière toi : une autre la remplacera en temps voulu. — Vous avez parlé à Pendarric ? — Inutile. Je suis le roi, et je sais ce qui nous attend. Enfin, Laitha vint le rejoindre au sommet de la colline. Ils se tinrent bras dessus, bras dessous, contemplant les Géants endormis dans le clair de lune brillant. — Dis-moi que tu vas revenir, dit-elle. — Je reviendrai. — As-tu utilisé l’épée afin de voir les pouvoirs de Wotan ? — Oui, et j’ai également vu l’avenir. Tout n’est pas mauvais, en dépit des épreuves que nous aurons à traverser. Quoi qu’il arrive demain, le royaume est perdu. Nous avons durement combattu pour le maintenir en vie, comme une bougie dans la tempête. Mais aucune bougie ne dure éternellement. — Tu es triste ? — Un peu. J’ai consacré ma vie à la Bretagne. Mais les hommes qui me succéderont sont forts, bons, et attentionnés. La terre les accueillera, car ils aimeront la terre. Mon royaume ne sera pas longtemps regretté. — Et toi, Uther ? Où vas-tu aller ? — Je serai à tes côtés. Pour toujours. — Oh ! mon Dieu ! tu vas… — Ne dis rien, souffla-t-il en posant un doigt sur les lèvres de Laitha. Je reviendrai sur l’île demain. Tu te posteras sur ce versant de la colline, et tu verras mon bateau. A partir de cet instant, nous ne serons plus jamais séparés, même si le monde devait brûler et les étoiles disparaître de nos souvenirs. — Je t’attendrai, dit-elle en essayant de sourire. Mais les larmes affluèrent malgré tout. Wotan chevauchait à la tête de son armée : dix mille combattants qui n’avaient jamais connu la défaite depuis le jour où il avait marché parmi eux. Les Saxons avaient déserté pendant la nuit mais, à présent, il pouvait se passer d’eux. Le grand cercle de Sorviodunum était tout proche. Wotan se remémora l’époque où il avait été construit, ainsi que les mystères que recélaient ses mensurations. — J’arrive, Pendarric, murmura-t-il dans la brise. Une joie intense l’envahit. L’armée traversa lentement la plaine. Soudain, un éclat de lumière surgit du cercle. Wotan tira sur les rênes de son cheval. Le soleil se refléta sur des armures, et Wotan aperçut plusieurs centaines de soldats romains tout autour des pierres. Un homme de grande taille quitta ensuite le cercle d’un pas assuré pour venir se camper devant les Goths. Coiffé d’un imposant casque ailé, il tenait l’Épée de Cunobelin. Wotan talonna sa monture et s’avança au petit galop. — J’ai sous-estimé ta force, déclara-t-il. Tous mes compliments pour ton évasion. (Il scruta les guerriers de ses yeux clairs.) J’ai toujours cru qu’en cas de siège on ne pouvait pas vaincre la force et l’expérience d’un vétéran. Mais ça ? C’en est presque comique. — Jette un coup d’œil sur ta droite, espèce de fils de pute arrogant, dit Uther en brandissant l’Épée de Cunobelin et en la pointant vers le nord. Un éclair blanc frappa la colline la plus élevée et l’espace autour d’elle se mit à vibrer. Sorti de nulle part, Geminus Cato apparut à la tête de sa légion. Derrière les rangs disciplinés des Britanniques, des milliers de Brigantes affluèrent, conduisant des chars de guerre en bronze et en fer. — Maintenant, regarde à gauche, siffla le roi. Wotan se tourna sur sa selle. Une fois de plus, l’espace se mit à vibrer et s’ouvrit. Trente mille guerriers saxons, menés par Asta, l’homme à la barbe fourchue, marchèrent pour former une ligne de combat. Le regard lugubre, munis de haches à long manche, les hommes se tenaient silencieux, attendant l’ordre de prendre leur revanche sur les Goths. — Alors, on ne sourit plus ? demanda le Roi du Sang. Surpassés à six contre un, les Goths se replièrent pour former un gigantesque cercle de boucliers. Wotan haussa les épaules. — Tu penses avoir gagné ? Tu crois que ces hommes sont toutes les forces dont je dispose ? Il retira son casque, et Uther vit une lueur sous la peau de son front : une lumière rouge qui battait, brillant comme une couronne dissimulée. Le ciel s’assombrit et, dans les nuages, le roi aperçut une armée démoniaque composée de créatures griffues qui tournoyaient et plongeaient, déchirant une barrière invisible. Sans crier gare, le cheval de Wotan fit un écart devant le roi. Ses flancs se couvrirent d’écailles, sa tête s’allongea jusqu’à devenir pointue, et du feu s’échappa de sa gueule. Au moment où la bête se dressait, Uther brandit son épée et dévia un jet de flammes qui brûla l’herbe à ses pieds. Puis sa lame s’abattit en sifflant sur l’encolure couverte d’écailles de la créature, qui tomba à terre en se tortillant. Wotan sauta et tira son épée au clair. — C’est dans l’ordre des choses, dit-il. Deux rois qui statuent sur le sort d’un monde ! Leurs épées s’abattirent avec fracas l’une contre l’autre. Wotan était un guerrier plein d’assurance, aux pouvoirs immenses, qui n’avait jamais été battu depuis sa résurrection. Mais Uther, un homme d’une force redoutable lui aussi, avait suivi l’entraînement de Culain lach Feragh, le plus grand guerrier de tous les temps. Le combat était équilibré : leurs armes sifflèrent et chantèrent, et les spectateurs s’émerveillèrent de l’habileté déployée par les combattants. Le temps n’avait aucune importance, car aucun des deux hommes ne se fatiguait. De même, à mesure que la lutte se poursuivait, aucun ne semblait prendre l’avantage sur l’autre. Seuls les démons bougeaient, s’efforçant de traverser la barrière invisible pendant que les guerriers de toutes les armées restaient silencieux, attendant le dénouement. La lame d’Uther taillada le flanc de Wotan, mais une riposte sauvage lacéra la cuisse du roi. Bientôt, les deux hommes se mirent à saigner de nombreuses blessures, et le rythme de la bataille ralentit. Uther chancela quand l’épée de Wotan plongea entre ses côtes. Pendant un court instant seulement, une lueur de triomphe brilla dans le regard du guerrier blond, mais le roi recula et brandit la Grande Épée de Cunobelin pour décrire un arc de cercle sauvage. Wotan, sa lame prise au piège dans le corps du roi, ne put que hurler quand l’épée de son adversaire s’écrasa sur sa tête, trancha la couronne de Sipstrassi et fit voler son crâne en éclats striés de rouge sang. Le roi goth recula en titubant, appelant les pouvoirs de la Sipstrassi, mais Uther roula pour se mettre à genoux et se rua sur son ennemi, son épée lui déchirant les entrailles et lui fendant le cœur en deux. Wotan tomba, le corps agité de soubresauts et, d’un coup d’épée, Uther sépara la tête du tronc. Cependant, la Sipstrassi luisait toujours sur le crâne ; au-dessus des armées, la barrière cédait peu à peu. Uther essaya de soulever son épée, mais ses forces l’abandonnaient. Une ombre le recouvrit lorsqu’il s’agenouilla dans l’herbe. — Donnez-moi votre épée, mon roi, dit Galead. Uther la lui remit et bascula en avant pour s’étendre aux côtés de son ennemi. Galead leva l’arme au-dessus de sa tête. — Partez ! cria-t-il. Un vent violent commença à souffler, et les nuages se regroupèrent tandis que des éclairs zébraient le ciel. L’épée émit un rayon de lumière et fendit les nuages. Les démons s’évanouirent. Très haut dans les cieux, une lumière étincelante apparut, telle une pièce d’argent suivie d’une traînée de feu. Galead vit la pierre incrustée dans l’épée scintiller et pâlir. C’était la comète dont Pendarric avait parlé, l’étoile en mouvement qui pouvait aspirer les pouvoirs de la Sipstrassi. — Qu’il ne reste rien ! hurla-t-il. Plus rien ! Le ciel au-dessus de lui se déchira tel un rideau, et la comète sembla grossir. Elle ne cessait de se rapprocher, énorme, ronde, pareille au marteau des dieux s’abattant pour détruire la Terre. Des hommes se jetèrent au sol et se couvrirent la tête. Galead sentait la force d’attraction de la comète sur l’épée, aspirant la magie de l’arme tout comme la vie du corps du jeune homme. Il faiblit, ses bras s’amaigrirent jusqu’à en devenir décharnés. Ses genoux cédèrent et il s’effondra, la lame toujours brandie au-dessus de sa tête. Aussi soudainement qu’elle était arrivée, la comète disparut, et un silence de mort s’abattit sur le champ de bataille. Cormac et Prasamaccus coururent vers le roi sans prêter attention au vieillard brisé qui gisait dans l’herbe, dont la main squelettique agrippait toujours l’Epée de Cunobelin. Une lumière flamboyante éclaira le grand cercle, et Pendarric fit son apparition. Il s’agenouilla auprès de Galead et appliqua une pierre sur son front. La jeunesse coula de nouveau dans ses veines. — Tu as su trouver les mots de pouvoir, déclara Pendarric. — Le mal est-il parti ? — Il n’y a plus de Sipstrassi sur cette planète, hormis, qui sait ? dans les profondeurs des océans. Il se passera toutefois un bon millier d’années avant que l’homme puisse atteindre les endroits où il en reste peut-être. — Mais vous, vous avez encore une pierre. — Je viens des Feragh, mon ami. La comète n’était pas visible de là-bas. — Le roi ! s’écria Galead en se levant péniblement. — Attends un peu. Reprends des forces. Pendarric s’avança jusqu’à l’endroit où gisait Uther. L’homme était grièvement blessé, et du sang coulait à flots de sa plaie au côté. Prasamaccus faisait de son mieux pour étancher l’hémorragie. Gwalchmai et Severinus Albinus soutenaient le corps tandis que Cormac se tenait tout près. Pendarric s’agenouilla auprès du roi et esquissa le geste d’appliquer la pierre contre son flanc. — Non ! souffla Uther. C’est ici que cela finit. Amène-moi les chefs des Goths et des Saxons, Prasamaccus. Dépêche-toi. — Je peux te sauver, Uther, déclara Pendarric. — A quelle fin ? (Sa barbe était maculée de sang, et sa chair avait pris une teinte cadavérique.) Je ne pourrais pas vivre en étant moins que ce que je suis. Je ne pourrais pas habiter dans une ferme. Je l’aime, Pendarric. Je l’ai toujours aimée. Mais il m’est impossible de n’être qu’un homme. Tu comprends ? Si je reste, ce sera pour combattre les Saxons, les Brigantes et les Jutes… Pour tenter de maintenir la flamme de la bougie un peu plus longtemps. — Je sais tout ça, dit Pendarric avec tristesse. Prasamaccus revint accompagné d’un grand Goth aux cheveux blonds, qui s’agenouilla devant le roi. — Tu t’appelles ? — Alaric, répondit l’homme. — Tu veux vivre, Alaric ? — Bien sûr, dit doucement le guerrier. — Alors vous allez déposer les armes, et je te promets que nous vous laisserons regagner vos navires. — Pourquoi feriez-vous cela ? — J’en ai assez du sang et des tueries. Le choix t’appartient, Alaric : la vie ou la mort. Mais décide-toi tout de suite. — La vie. — Sage décision. Severinus, veille à ce que mes ordres soient appliqués. Il n’y aura plus de massacres. Où est Asta ? — Ici, Roi du Sang, répondit Asta en s’accroupissant devant le monarque mourant. — Je vais honorer la promesse que je t’ai faite hier. Je t’alloue la terre saxonne du Sud. C’est toi qui la régiras. Je le dis devant témoin. — Pas en tant que vassal ? — Non, en tant que roi, responsable de ton peuple uniquement. — J’accepte. Mais cela n’empêchera peut-être pas tes gens et les miens de se faire la guerre. — Aucun homme sur cette Terre ne pourrait mettre un terme aux combats, déclara Uther. Veille à ce que les Goths rejoignent leurs navires. — Est-ce là un ordre, Roi du Sang ? — C’est une requête, d’un roi à un autre. — Dans ce cas, c’est d’accord. Mais vous devriez faire soigner ces blessures. Uther leva une main ensanglantée. Asta la saisit à la façon des guerriers, chacun tenant le poignet de l’autre. Puis il se leva et retourna auprès de son armée. — Conduisez-moi jusqu’à l’île, dit Uther. Quelqu’un m’attend là-bas. Les hommes qui l’entouraient soulevèrent le roi avec beaucoup de délicatesse et le transportèrent de nouveau dans le grand cercle, où ils l’allongèrent sur l’autel. Pendarric se tenait à côté de lui, et le roi demanda à voir Cormac. — Nous n’avons pas eu le temps de faire connaissance, mon fils. Mais quand tu penseras à moi, ne sois pas amer, tous les hommes commettent des erreurs, et la plupart en souffrent. — Je ne suis pas amer, Uther. Je ne ressens que de la fierté… et des regrets. Le roi sourit. — Galead, murmura-t-il d’une voix de plus en plus faible. — Je suis là, mon seigneur. — Quand nous passerons le portail, tu apercevras un bateau. Porte-moi jusqu’à lui et fais voile vers l’île. Une femme m’y attendra. Elle sait que je mentais. Dis-lui que c’est elle qui a occupé mes dernières pensées. Uther s’affaissa sur la pierre. Pendarric s’avança rapidement, leva le bras, puis le roi et Galead disparurent. Prasamaccus hurla sa douleur et s’éloigna en chancelant. Gwalchmai avait les yeux secs et les traits figés. — Il reviendra. Je le sais. Quand on aura vraiment besoin de lui. Tous restèrent silencieux. Puis Severinus Albinus posa la main sur l’épaule du vieux guerrier cantiaci. — Je ne connais pas toutes les croyances celtes, dit-il, mais je pense aussi qu’il existe un endroit réservé aux hommes tels qu’Uther, et qu’il ne mourra pas. Gwalchmai se tourna pour lui répondre, mais ne put contenir ses larmes. Il hocha la tête avec raideur et marcha seul jusqu’à l’autel, les yeux levés vers le ciel. Non loin de là, Cormac avait le cœur lourd. Il n’avait pas vraiment connu Uther, mais il était la chair de sa chair et en tirait une grande fierté. Il se retourna et vit une jeune femme traverser le champ en courant, ses cheveux flottant derrière elle. — Anduine ! s’écria-t-il. Anduine ! Elle l’entendit. Epilogue Goroien retira son casque d’argent et le posa sur le trône, à côté de son plastron et de ses gantelets. Elle garda ses épées. Puis elle traversa la salle, entre les rangées silencieuses de bêtes de l’ombre, et sortit dans la plaine qui s’étendait devant le donjon. Sur la route qui se déroulait tel un ruban gris jusqu’à l’horizon, elle vit une silhouette encapuchonnée. Elle s’avança lentement vers l’homme, la main posée sur la poignée de son épée d’argent. — Es-tu un serviteur de Molech ? demanda-t-elle. — Je ne suis le serviteur de personne, Goroien, si ce n’est le tien, peut-être. Il abaissa son capuchon. Avec un hoquet de surprise, elle se cacha le visage dans les mains. — Ne me regarde pas, Culain. Tu ne verrais que de la pourriture. Il lui prit doucement les mains et contempla sa beauté intacte. — Il n’y a pas de pourriture. Tu es aussi belle que le jour où je t’ai vue pour la première fois. Elle observa ses mains et vit qu’il disait vrai. — Es-tu encore capable de m’aimer, après tout ce que je t’ai fait ? demanda-t-elle. Il lui sourit et porta sa main à ses lèvres. — Personne ne sait où mène cette route, reprit-elle. Crois-tu que le paradis existe ? — Je crois que nous l’avons déjà trouvé.