DAVID GEMMELL Le Lion de Macédoine – 2 LA MORT DES NATIONS FOLIO David Gemmell Né à Londres en 1948, David Gemmell a collaboré à divers journaux anglais avant de publier, en 1984, son premier roman, Légende, dont l’énorme succès lui a permis de devenir écrivain à plein temps dès 1986. Reconnu depuis comme un maître de l’Heroic Fantasy, à l’égal d’un Robert Howard, d’un Robert Jordan ou d’un Tad Williams, il a publié quelques-unes des plus grandes épopées du genre : le Cycle de Drenaï, dans la continuité de Légende, Les pierres de sang. Le Lion de Macédoine, ou le roman Renégats. Mot de l’Auteur Le Lion de Macédoine est né sur une île grecque, à l’ombre d’une acropole en ruine, entre les murs d’une forteresse bâtie par les Croisés. Les premières idées ont germé au bord d’une baie qui aurait abrité saint Paul alors qu’il se rendait à Rome. Lindos, sur l’île de Rhodes, est un endroit beau et paisible, qualités qui se retrouvent chez ses habitants. Ce roman est dédié avec toute mon affection aux gens qui ont fait de mes séjours à Lindos un véritable enchantement : Vasilis et Tsambika du Flora’s Bar, « Crispy » et « Jax », Kate et Alex. Ainsi qu’à Brian Gorton et sa délicieuse épouse Kath, pour le « coup d’œil ». Remerciements Un grand merci à mon éditrice, Liza Reeves, à son assistante, Jean Maund, à mes relecteurs, Val Gemmel, Edith Graham, Tom Taylor, et enfin au « jeune Jim du Pingouin », qui m’a obligé à reprendre le texte depuis le début. Je tiens également à remercier tout particulièrement mon assistante de recherche, Stella Graham, qui a lu des dizaines d’ouvrages poussiéreux pour me venir en aide lorsque j’étais en mal d’inspiration, et à Paul Henderson, qui a vérifié que le roman était cohérent sur le plan historique. Thèbes, été 371 av. J.-C. Thétis se réveilla de bonne heure. Ses rêves avaient été agréables, son sommeil reposant. Elle s’étira et roula sur le côté pour observer l’homme qui partageait sa couche. Elle écarta délicatement la mèche de cheveux qui cachait le front de son amant ; il poussa un soupir mais continua de dormir. Les six dernières années avaient été bonnes pour eux deux. Désormais âgé de vingt-neuf ans, Parménion était au meilleur de sa forme physique. Il avait gagné des courses à Corinthe, Mégare, Platées et même Athènes. Ses traits étaient plus anguleux, son nez plus aquilin, et son front se dégarnissait peu à peu. Mais il avait toujours un sourire d’enfant et des mains si douces… Six excellentes années… Il avait bien vite remarqué qu’elle ne supportait pas de se sentir enfermée ; un beau matin, il était revenu du marché après avoir acheté un chiton noir, des sandales à nouer au mollet, un pantalon perse de lin fin et un chapeau en feutre. « Enfile ça », lui avait-il demandé. Elle n’avait pu s’empêcher d’éclater de rire. « Voilà que tu veux que je me déguise en homme, maintenant ? Avons-nous vraiment besoin de tels artifices ? — Non, avait-il répondu en souriant de toutes ses dents, mais je vais t’apprendre une nouvelle manière de monter à cheval. » Elle n’aurait jamais cru pouvoir prendre autant de plaisir à sortir grimée de la sorte. C’était peu de temps après la fin de l’épidémie et, encore un peu faible, elle avait traversé la cité sans encombre en chevauchant une jument alezane, protégée des regards indiscrets par le chapeau qui couvrait ses cheveux et le chiton qui cachait ses courbes. Une fois dans les collines, elle avait découvert les joies du galop, le vent dans la chevelure et l’incroyable vitesse… Ils avaient fait l’amour dans un pré, à l’ombre d’un cyprès, puis étaient allés se baigner dans l’eau glacée d’un torrent de montagne. Elle s’en souvenait comme si c’était hier. « Durant mon absence, lui avait-il dit, Mothac ira chercher les chevaux afin que tu puisses continuer à monter. Tu seras libre, ici, et personne ne pourra te poser de questions ou te reprocher ton comportement indécent. — Ton absence ? Où vas-tu ? — Épaminondas a décidé que l’heure était venue de libérer la Béotie. Nous emmènerons des troupes avec nous et nous ferons la tournée des cités captives pour soutenir leur révolte. Il nous faut reprendre la région à Sparte. » Cinq semaines plus tard, à son réveil, elle l’avait trouvé debout près du lit. Il avait revêtu un casque de bronze aux oreillons en cuir bouilli et une cuirasse ornée d’une tête de lion rugissant. Son épée pendait à son côté, accrochée à un ptérux fait de lanières de cuir renforcées de bronze. « C’est aujourd’hui ? avait-elle demandé. — Oui. — Tu aurais pu me le dire hier soir. — Je ne voulais pas gâcher notre soirée. Je pars pour un mois, peut-être deux. » Hochant la tête, elle lui avait tourné le dos, faisant semblant de dormir. Plusieurs jours durant, elle avait été minée par l’inquiétude ; elle s’imaginait sans cesse qu’il allait à la mort. Je ne tomberai pas amoureuse de lui, s’était-elle promis. Je ne pleurerai pas sur sa dépouille comme je l’ai fait pour Damon. Mais son angoisse n’avait fait que croître au fur et à mesure que les nouvelles de combats et d’escarmouches atteignaient la cité. La garnison Spartiate de Thisbe, qui était principalement composée de mercenaires natifs d’Orchomène, était venue à la rencontre de l’unité thébaine. S’en était suivie une courte bataille, qui s’était achevée par la déroute des Spartiates, mais on disait que dix-sept Thébains y avaient trouvé la mort. Les cités étaient tombées les unes après les autres, bien souvent sans combattre, les garnisons Spartiates isolées acceptant de partir après avoir reçu la garantie de pouvoir traverser saines et sauves le Péloponnèse. Mais de Parménion, aucune nouvelle. Six semaines après le jour où elle avait refusé de lui dire au revoir, il était de retour. Elle l’avait aperçu de la fenêtre du premier et avait dû s’interdire d’aller le rejoindre en courant. Au lieu de cela, elle était descendue calmement et s’était trouvée nez à nez avec lui dans l’escalier. Son casque était ébréché en deux endroits et la tête de lion de sa cuirasse avait été fendue net par un coup. « T’ai-je manqué ? avait-il demandé en défaisant sa jugulaire et en ôtant son casque. — Un peu, avait-elle concédé. Es-tu là pour rester ? — Non, j’étais à court de sylphium. Je repars dès demain. » Dans leur chambre, elle l’avait aidé à enlever sa cuirasse et son ptérux. C’est alors qu’elle avait remarqué la longue cicatrice rouge qui barrait son biceps droit. « Je n’ai presque pas saigné, avait-il dit pour la rassurer. C’est un mercenaire qui s’est un peu trop approché. Épaminondas l’a tué. — Je ne veux pas connaître les détails, avait-elle répondu d’un ton sec. Je vais te faire préparer un bain. » Ils avaient fait l’amour ce soir-là, mais Thétis était incapable de se détendre et Parménion n’avait pu contenir son désir. Le lendemain matin, il était reparti. Au fil des mois, Épaminondas, Calépios et d’autres avaient peu à peu reconstitué la vieille Ligue béotienne, qui avait vu le jour à Thèbes après une assemblée générale réunissant des conseillers de toutes les cités libres. Cette réunion démocratique avait fait naître un grand espoir pour l’année à venir. Libéré de ses devoirs militaires pour l’automne, Parménion n’était pas aussi optimiste. Il avait confessé ses craintes à Thétis lors de l’une de leurs promenades à cheval. « La Ligue est moins démocratique que l’on ne pourrait le croire, lui avait-il dit après qu’ils se furent assis dans ce qu’ils considéraient désormais comme leur pré. Thèbes peut opposer son veto à n’importe quelle décision et elle contrôle directement le vote de Thespies, Platées et Tanagra. — En quoi cela constitue-t-il un problème ? Thèbes est une grande cité, et tous nos conseillers ont pour priorité la liberté et le bien-être de tous. Tu as entendu le discours de Calépios : le nouvel État fédéral de Béotie ne sera jamais dirigé par un dictateur. — Je l’ai entendu, oui, et j’espère qu’il dit vrai. Mais il y a bien longtemps, un ami m’a enseigné que la société était comme un fer de lance : large à la base et pointue à son extrémité. Les démocrates sont persuadés qu’ils peuvent modifier sa forme en faisant disparaître la pointe. Mais, comme par magie, cette dernière repousse toujours. Il y aura toujours des rois, Thétis, des rois ou des dictateurs. La nature de l’homme le pousse à s’élever au-dessus de son prochain et à lui imposer sa volonté. — Il n’y a personne de semblable à Thèbes. Autrefois, peut-être, mais le monde a changé, Parménion. Il n’est plus tel qu’il était avant. Épaminondas ne sera jamais un dictateur, et Pélopidas non plus. Pas plus que toi, d’ailleurs. Je crois que tu t’inquiètes beaucoup trop. » Et tout montrait qu’elle avait raison. Cinq ans après la prise de la Cadmée, Athènes et Sparte avaient signé un accord permettant à Thèbes et aux cités de la Ligue de se gouverner elles-mêmes. Thétis se souvenait parfaitement de cet automne. Épaminondas était venu chez eux, en compagnie de Calépios, pour discuter des termes de l’accord avec Parménion. Allant à l’encontre de la tradition, le Spartiate avait arrêté sa compagne alors qu’elle s’apprêtait à quitter la pièce, la priant d’assister à la réunion. Les deux Thébains avaient été stupéfiés par son geste. « Cela m’évitera de tout devoir lui répéter, avait-il expliqué. Sans quoi, elle insistera pour que je lui fasse un compte-rendu détaillé de notre entretien dès votre départ. — Mais… mais… c’est une femme…, s’était indigné Calépios. — Est-ce le grand orateur qui s’exprime ainsi ? avait ironisé Parménion en faisant de son mieux pour garder son sérieux. Allons, Calépios, tu connais Thétis depuis des années. Tu ne devrais pas éprouver de difficultés à parler en sa présence. — Ce n’est pas une question de difficulté, mais de bienséance. Je sais que vous avez des idées étranges au sujet des femmes, vous autres Spartiates, mais ici, à Thèbes, nous nous comportons en gens civilisés. Thétis ne pourrait que trouver notre discussion ennuyeuse et incompréhensible. — Je suis sûre que Calépios a raison, était intervenue la jeune femme, et je le remercie de penser ainsi à moi. » Ravalant sa colère, elle s’était retirée dans sa chambre. Plus tard, Parménion lui avait répété tout ce qui s’était dit, mais pas avant de laisser libre cours à sa propre fureur. « Tu aurais dû rester ! avait-il insisté. Tes conseils auraient pu nous être utiles. — Tu ne comprends pas, strategos. Si j’étais restée, la réunion n’aurait pas eu lieu. Calépios serait parti. À Thèbes, il est impossible d’aller contre la tradition. Dis-moi plutôt ce que tu penses de cet accord de paix. — Les coffres d’Athènes sont presque vides et Sparte est au bord de la banqueroute. Nous avons juste gagné un peu de temps. La guerre est loin d’être finie, mais nous utiliserons au mieux le délai qui nous est offert. — Combien de temps ? » Il avait haussé les épaules. « Deux ans, peut-être trois. Mais cette affaire se décidera sur le champ de bataille, ce qui signifie que Thèbes devra affronter Sparte, car Athènes est principalement une puissance maritime. — Les Spartiates sont des hommes comme les autres, lui avait-elle fait remarquer. — Peut-être, mais ils n’ont jamais perdu de bataille importante contre un adversaire de force égale. Et, quoi que nous fassions, nous restons plus faibles qu’eux. — Tu trouveras une idée, mon amour. N’es-tu point le strategos ? » Elle avait dit cela sur un ton badin, mais l’humeur de Parménion s’était faite plus légère et il avait retrouvé le sourire. Thétis secoua la tête pour chasser ses souvenirs et se leva. Parménion gémit une nouvelle fois, mais continua de dormir tandis qu’elle s’habillait et descendait au rez-de-chaussée. Mothac était en train de préparer le petit déjeuner. Il sourit en la voyant arriver. « Il fera beau, aujourd’hui encore », lui dit-il lorsqu’elle entra dans la cuisine. Quelques poils gris étaient désormais visibles dans la barbe rousse de Mothac et le sommet de son crâne commençait à se dégarnir. Thétis frémit. Rester au lit à se remémorer le passé était bel et bon, mais cela n’avait fait que lui rappeler un peu plus le passage des années. Cleo les avait quittés longtemps auparavant, après avoir épousé le fils de Norac le forgeron, et Thétis s’occupait désormais de la maison en compagnie de Mothac. « Tu devrais te marier, dit-elle soudain alors qu’ils prenaient le soleil dans la cour. — Je l’ai déjà été, et je ne veux pas d’autre femme, répondit le Thébain. Mais j’aurais bien aimé avoir un fils. » La bonne humeur de Thétis se dissipa subitement, et les promptes excuses de Mothac ne suffirent pas à lui rendre le sourire. Ils achevèrent leur petit déjeuner en silence et Mothac retourna à la cuisine pour préparer l’infusion quotidienne de son maître et ami. Un fils. La seule chose qu’elle ne pourrait jamais donner à Parménion. Elle savait depuis longtemps qu’elle était stérile, pour ne jamais avoir connu les saignements menstruels qui étaient le lot de toutes les femmes. Mais depuis qu’elle vivait avec Parménion, elle en ressentait une grande amertume. Il n’en parlait jamais, et cela la réconfortait, mais elle savait que tout homme finissait un jour par désirer un héritier. Elle l’entendit approcher mais continua de regarder droit devant elle. Il posa les mains sur ses épaules et l’embrassa dans le cou. « Bonjour, madame. » Elle ne put s’empêcher de sourire. « Tu te réveilles de plus en plus tard, le taquina-t-elle. J’ai l’impression que tu deviens vieux et paresseux. — Calépios et moi avons discuté presque jusqu’à l’aube. — La guerre va-t-elle recommencer ? — Je l’ignore. Épaminondas va partir pour Sparte et y rencontrer Agésilas. — Est-ce sage ? — Toutes les cités doivent se réunir. Agésilas a offert un sauf-conduit à tous les participants, et même Athènes sera représentée. Peut-être ce sommet aboutira-t-il à une paix durable ? — Mais tu n’y crois pas ? — Je suis incapable d’avoir une opinion tranchée. Je redoute qu’Athènes et Sparte parviennent à un accord, ce qui isolerait Thèbes. Si tel est le cas, Agésilas n’hésitera pas à conduire ses forces en Béotie et nous n’aurons d’autre choix que de l’affronter. — Thèbes contre Sparte, chuchota-t-elle. — Jusqu’à la mort. — N’est-ce pas ce que tu souhaites ? demanda-t-elle brusquement. — Que veux-tu dire par là ? — Tu détestes les Spartiates. Peux-tu vraiment vouloir la paix ? » Il sourit. « Tu es pleine de bon sens, Thétis. Tu as raison : je ne désire pas la paix. Les dernières années ont été rudes, mais mon rêve est près de se réaliser. Un jour, les Spartiates viendront, et j’aurai ma revanche. — Et après ? — Que veux-tu que je te dise ? Cela fait si longtemps que je ne pense qu’à cela que je suis incapable de voir plus loin. Sparte m’a tout pris, et elle le payera de son honneur et de son sang. — Ou alors, elle te tuera. — Ce sera l’un ou l’autre », concéda-t-il. Parménion fit momentanément cesser l’entraînement et les soldats du Bataillon Sacré rangèrent leur épée au fourreau. Ils transpiraient abondamment sous leur armure. Certains se laissèrent tomber sur la terre battue du terrain, d’autres allèrent rechercher un peu d’ombre près de la tombe d’Hector. « Ne soyez pas si pressés de vous détendre, messieurs, les reprit le Spartiate. Dix tours de piste devraient décontracter vos muscles fatigués. » Un grognement de protestation collectif lui répondit, mais les hommes se mirent à courir sans rechigner davantage. Parménion s’apprêtait à les rejoindre lorsqu’il remarqua un adolescent assis sous les arbres. Celui-ci, âgé d’environ treize ans, observait l’entraînement avec une grande attention. Ses cheveux étaient noirs et bouclés et, au fil du temps, son visage deviendrait sans doute très beau. Mais ce fut son expression qui attira Parménion. Le garçon masquait ses émotions, comme un certain Savra dont le Spartiate ne se souvenait que trop bien. Il alla rejoindre le jeune spectateur. « Tu étudies l’art de la guerre ? » lui demanda-t-il. L’adolescent se leva et s’inclina devant lui. Il était musclé, bien que de taille modeste, et ses yeux fixèrent l’adulte sans détour. « Il est toujours bon d’observer les méthodes des étrangers, répondit-il d’une voix douce. — Pourquoi donc ? — Un jour, nous serons peut-être ennemis. Dans ce cas, je saurai comment vous vous battez. Et si nous sommes amis ou alliés, je saurai si je peux vous faire confiance. — Je vois. Tu es un jeune homme plein de sagesse. Un prince, peut-être ? — En effet. Un prince de Macédoine. Je m’appelle Philippe. — Et moi, Parménion. — Je sais. Je vous ai vu courir. Pourquoi vous engagez-vous toujours sous un nom macédonien ? » Parménion s’assit et fit signe au garçon de le rejoindre. « Ma mère était macédonienne, expliqua-t-il. Je fais cela pour lui rendre hommage. Es-tu l’invité de la cité ? » Philippe éclata de rire. « Nul besoin de jouer sur les mots, Parménion. Je suis retenu en otage afin que vous n’ayez rien à craindre de la Macédoine. Mais il fait bon vivre à Thèbes, et Pamménès prend soin de moi. Je crois que je suis mieux ici que chez moi. Là-bas, je me serais sans doute déjà fait assassiner par un parent désireux de prendre ma place… ou craignant que je prenne la sienne. — Voilà des paroles bien dures, mon jeune prince. — Dures mais réalistes. Nous sommes beaucoup de frères et de demi-frères, et une bonne moitié d’entre nous peut prétendre au trône. Les héritiers macédoniens n’ont pas pour habitude de laisser la vie à leurs rivaux. Je peux comprendre la logique de cette tradition… dans une certaine mesure. — Tu sembles prendre ton sort avec philosophie. — Que pourrais-je faire d’autre ? » Parménion sourit. « Ce n’est pas une question à laquelle je puis répondre : je ne suis point prince. — En effet. Et moi, je n’ai pas envie d’en être un. Et j’ai encore moins envie d’être roi, surtout en Macédoine. — Pourquoi de telles réserves ? J’ai entendu dire que c’était une très belle contrée, avec de longues plaines onduleuses, des forêts, des montagnes et des cours d’eau bondissants. — C’est vrai. Mais c’est aussi un pays entouré d’ennemis puissants. À l’ouest, les Illyriens du roi Bardylis, de solides guerriers qui n’ont peur de rien. Au nord, les Pannoniens, des barbares qui n’aiment rien tant que de venir piller nos campagnes. À l’est, les Thraces et leur excellente cavalerie. Et enfin, au sud, il y a Thèbes et la Thessalie. Qui pourrait vouloir être roi d’un tel pays ? » Parménion ne répondit pas. Le regard du garçon était empli de tristesse. Son humeur était sombre, et rien de ce que le Spartiate pourrait dire ne lui rendrait le sourire. D’autant que Philippe avait vraisemblablement raison : une fois de retour en Macédoine, il n’aurait sans doute pas longtemps à vivre. Cela déprima Parménion. Un long silence s’installa et, mal à l’aise, il finit par se lever. Le Bataillon Sacré continuait de tourner autour de la piste. « Il y a bien longtemps, j’ai appris qu’il ne fallait jamais se laisser aller au désespoir, fit Parménion à l’adresse de Philippe. La chance est certes volage, mais elle a un faible pour ceux qui n’abandonnent jamais. Je crois que tu es très courageux, Philippe. Tu es un penseur, un planificateur. La plupart des hommes ne font que réagir aux aléas de l’existence, mais les penseurs, eux, sont maîtres de leur destinée. Si certains de tes parents souhaitent ta mort, arrange-toi pour te faire aimer d’eux. Montre-leur que tu ne représentes pas une menace pour eux et que tu peux leur être utile. Mais, surtout, deviens extrêmement dur à tuer. — Comment ? — En restant en vie encore et encore. En anticipant toutes les façons dont tes ennemis peuvent t’attaquer et en étant prêt à les contrer à tout moment. Le désespoir est le frère de la défaite, Philippe. Ne le laisse jamais avoir prise sur toi. » Le garçon hocha la tête et tendit le doigt en direction des soldats, qui achevaient juste leur dixième tour de piste. Parménion se dirigea vers eux. « Je pense que ce sera tout pour aujourd’hui, messieurs, leur dit-il. Soyez là demain matin, une heure après l’aube. — Aie un peu de cœur, Parménion, protesta un jeune homme. Trois jours de suite ? — Tout le monde sait bien que j’ai un cœur de pierre. Une heure après l’aube, je vous prie. » Il se retourna vers les arbres, mais l’adolescent avait disparu. Il poussa un long soupir. « Puissent les dieux être cléments avec toi, Philippe de Macédoine », chuchota-t-il. Au bout de trois semaines, il sembla que la conférence de paix qui se tenait à Sparte avait mis un terme aux velléités de guerre. Des accords commerciaux avaient été signés et, après de longs palabres, les problèmes de frontière avaient eux aussi été résolus. Épaminondas avait été traité avec tous les honneurs, et Agésilas l’avait même invité deux fois à sa table. Pélopidas revint à Thèbes au bout de la quatrième semaine, et il alla aussitôt voir Parménion pour lui faire part de la bonne entente qui régnait au sommet. « Je crois qu’Agésilas s’est résigné à ne plus nous diriger, lui expliqua le général. Il y avait là un représentant du grand roi, un Perse blond à la barbe bouclée. Tu aurais dû voir la façon dont il était vêtu. Je le jure devant Zeus, sa cape arborait plus de pierres précieuses qu’il y a d’étoiles dans le ciel. Il scintillait au moindre de ses gestes. — A-t-il pris la parole ? voulut savoir Parménion. — C’est lui qui a officiellement ouvert le sommet en nous assurant de la bénédiction du grand roi. Il a dit que son monarque était heureux de voir ses enfants se réconcilier. — Puisque l’on parle de roi, qu’en est-il de Cléomène ? — Il n’était pas présent. On prétend qu’il est malade. Mais je dois te dire ceci : Sparte est une cité atroce. Je ne sais comment tu as pu supporter cette puanteur. Tous les déchets sont jetés à même la rue, et je n’ai jamais vu autant de mouches en un même endroit. Oui, vraiment, Sparte est à la mesure du peuple qui l’habite. — Malade ? demanda Parménion. Et de quoi souffre-t-il, exactement ? — Nous ne l’avons pas appris, mais sans doute n’était-ce guère sérieux, car personne ne semblait gêné de son absence. Tu sais, je ne te croyais pas quand tu m’affirmais que les femmes de Sparte avaient le droit de se promener en pleine rue, mais tu avais raison. Il y en avait partout, et certaines d’entre elles couraient même à moitié nues dans les prés. Je vais te dire : j’ignore comment des hommes aussi laids peuvent enfanter de telles beautés. L’une d’elles, en particulier, avait des hanches en amphore que… — Je suis au courant pour les femmes de Sparte, lui rappela Parménion. J’y ai vécu, tu te souviens ? Mais Cléomène m’inquiète. Il est fort comme un taureau et n’aurait voulu manquer le sommet pour rien au monde. Quelle preuve as-tu qu’il se trouvait à Sparte ? — Où voudrais-tu qu’il soit ? — Et l’armée ? Combien de soldats as-tu vus ? — Agésilas a envoyé ses troupes en manœuvres au sud. Il a dit que les palabres se dérouleraient dans une atmosphère plus sereine si les soldats n’étaient pas visibles, car certains pouvaient prendre leur présence comme une forme de pression insidieuse. — Autrement dit, nous ignorons où se trouvent le roi des armées et ses troupes. Cela ne t’inspire rien, Pélopidas ? » Le Thébain se leva du divan et alla jusqu’à la fenêtre. Le soleil brillait dans un ciel dégagé. Pélopidas se retourna vers Parménion et lui dédia un franc sourire. « Tu crois qu’ils veulent nous trahir ? J’en doute. S’ils souhaitaient nous envahir, ils pourraient le faire sans prétendre vouloir signer un traité avec nous. — Je suis d’accord avec toi, mais cette affaire ne me dit rien qui vaille. Combien d’hommes pourrions-nous rassembler en, disons, deux jours ? — En théorie ? Trois mille à Thèbes, et peut-être mille de plus dans l’ensemble de la fédération. — Cela ne suffira pas si Cléomène marche vers le nord plutôt que vers le sud. Quand le sommet doit-il s’achever ? — Dans dix… non, neuf jours. Il se conclura par la signature d’un traité entre l’Alliance athénienne, Sparte et la Béotie. S’ensuivront deux journées de festivités. — Et de combien d’hommes pouvons-nous disposer en neuf jours ? — Par les dieux, Parménion, Sparte t’obsède-t-elle donc à ce point ? Il nous serait impossible de réunir une armée en un délai aussi court. Et imagine que nous mobilisions une armée et que la nouvelle arrive à l’oreille des participants au sommet. De quoi aurions-nous l’air ? On nous accuserait de nous montrer ouvertement agressifs et le traité serait caduc avant même d’avoir été signé. Pourquoi chercher la traîtrise là où elle n’est pas ? Peut-être que Sparte a enfin décidé d’accepter la renaissance de Thèbes. — Combien d’hommes ? persista Parménion. En théorie. » Pélopidas emplit son gobelet de vin coupé d’eau et retourna s’asseoir sur le divan. « Peut-être sept mille, si nous parvenons à obtenir la cavalerie de Thessalie. Mais je serai honnête avec toi : pour nous, Jason de Phères est un danger au moins aussi grand que Sparte, et peut-être même plus : sa cavalerie est forte d’au moins vingt mille hommes, et il dispose également de douze mille hoplites. Je crois que nous devons désormais concentrer notre attention sur le nord. Sparte n’est plus l’ennemi. » Parménion resta un moment silencieux, le regard fixé sur le mur. Il se frotta pensivement le menton pendant de longues minutes avant de se tourner de nouveau vers son ami. « Il n’y a que deux possibilités, mon ami, fit-il enfin. Si je me trompe, nous n’avons rien à redouter. Mais si mes craintes viennent à se confirmer, tout ce pourquoi nous avons lutté nous sera arraché. Pour le moment, partons donc du principe que j’ai raison et que l’armée de Sparte est plus proche de nous que nous le pensions. Où peut-elle se trouver et par où Cléomène a-t-il l’intention d’entrer en Béotie ? Nos hommes défendent toujours les cols du mont Cithère, et ils donneraient aussitôt l’alerte si Sparte tentait de nous envahir de ce côté. Il serait également surprenant qu’elle traverse le golfe de Corinthe, maintenant que nous avons à notre disposition les douze trirèmes de guerre de Creusis. Mais où, alors, Pélopidas ? Tu connais la région bien mieux que moi. » Parménion se dirigea vers un coffre disposé contre le mur du fond et en sortit une carte du centre de la Grèce, tracée sur une peau de bovin. Il alla ensuite s’asseoir au côté de Pélopidas et déroula la carte sur les genoux du Thébain. Ce dernier acheva son gobelet de vin. « D’accord, je veux bien jouer ton jeu, Parménion, même si je sais que, cette fois, tu te trompes. Laisse-moi réfléchir. Nous tenons les cols du sud et toutes les voies du Péloponnèse, et nous pourrions retenir une armée pendant plusieurs mois. De plus, comme tu l’as dit, Cléomène ne peut traverser le golfe sans livrer une bataille navale, à moins de passer bien plus au nord, comme par exemple ici, à Agion. Dans ce cas, il redescendrait vers le lac Copaïs et Orchomène. Il trouverait des alliés dans la cité, après quoi il ne lui resterait plus qu’à prendre au sud-ouest pour traverser Coronée et Thespies. De plus, s’il arrivait du nord, il nous empêcherait de recevoir une aide éventuelle de Thessalie. — Voilà exactement ce que j’essayais de te dire. La plupart de nos hommes sont postés dans les cols du sud, mais de combien de troupes disposons-nous dans le nord ? — Chaïréas a sous ses ordres mille hoplites, pour la plupart originaires de Mégare ou de Tanagra. Ce sont de bons combattants. Ils se trouvent à Thespies. — Envoie des messagers en direction de Chaïréas pour lui dire de remonter au nord et de bloquer les cols proches de Coronée. Si je me trompe, tu pourras toujours dire qu’il s’agit de simples manœuvres. — Il est des jours où je n’apprécie pas du tout ta compagnie, maugréa Pélopidas. Quand j’étais jeune, mon père me racontait des histoires au sujet de méchants démons qui s’emparaient de l’âme des petits enfants. Après cela, j’étais incapable de trouver le sommeil, même si je savais pertinemment que ce bâtard me disait cela juste pour me faire peur. Je l’ai toujours détesté. Mais tu as réussi à me rendre nerveux. » Il poussa un long soupir. « D’accord, je ferai ce que tu me demandes. Mais quand nous aurons établi que tu te trompes, tu me donneras ton nouveau hongre noir. Qu’en dis-tu ? » Parménion gloussa. « D’accord. Mais, dans ce cas, si j’ai raison, tu me cèdes ton nouveau bouclier. — Mais je l’ai fait venir spécialement de Corinthe ! Il m’a coûté deux fois plus cher qu’un bon cheval. — Tu vois, tu commences déjà à penser que je n’ai peut-être pas tort. » Pélopidas bougonna dans sa barbe. « Je monterai ton cheval tous les matins devant chez toi, et tu comprendras ainsi le prix de ton obsession », menaça-t-il. Les nouvelles qui arrivèrent une semaine plus tard furent nettement moins joyeuses. Au nord, Chaïréas avait fortifié une crête à Coronée. Dans le même temps, Calépios revint de Sparte et se rendit directement chez Pélopidas. Le général écouta ce que l’orateur avait à dire, puis les deux hommes allèrent voir Parménion. Ils le trouvèrent au terrain d’entraînement, à enchaîner les tours de piste d’un pas facile. Pélopidas lui fit un signe du bras pour l’inciter à venir les rejoindre. Parménion s’exécuta en cachant son irritation : il détestait que l’on vienne le déranger lors de sa course quotidienne. Il s’inclina toutefois devant Calépios, et ce dernier répondit de même. Les trois hommes s’assirent sur le banc en marbre qui avait été installé près de la tombe d’Hector. « Il s’est produit quelque chose de très surprenant, expliqua Calépios. Nous nous apprêtions à signer le traité de paix quand Épaminondas a remarqué que le terme « Béotien » avait été changé en « Thébain ». Il a cherché à savoir pourquoi cette modification avait été apportée, et Agésilas lui a répondu que la région était actuellement dominée par Thèbes, et non par la Ligue béotienne. Épaminondas lui a rappelé qu’il représentait la Ligue tout entière, et non Thèbes seule, mais Agésilas est resté intraitable. Soit Épaminondas acceptait de signer pour Thèbes, soit il refusait. Tous les autres avaient déjà signé, Parménion. Épaminondas a demandé un délai de trois jours afin de réfléchir à la question et d’en faire part à la Ligue. C’est pour cette raison que je suis ici. Qu’est-ce qu’Agésilas peut bien mijoter ? Pourquoi a-t-il agi de la sorte ? — Pour nous séparer d’Athènes, répondit Parménion. Si toutes les cités signent, sauf Thèbes, nous nous retrouverons à l’écart. Sparte pourra alors nous envahir sans risquer d’attaque de la part d’Athènes. — Les Athéniens n’accepteront jamais cela, protesta l’orateur. Ils sont avec nous depuis le premier jour. — Pas tout à fait, lui rappela Parménion. Il a fallu que Sparte cherche à nous envahir pour qu’Athènes réagisse. Mais elle aussi doit commencer à voir la Ligue béotienne comme un ennemi potentiel. Si elle reste en recul tandis que Thèbes et Sparte s’entre-déchirent, c’est elle qui a le plus à y gagner. Une fois le combat terminé, il ne lui restera plus qu’à ramasser les morceaux. — Il faut donc que nous signions, conclut Pélopidas. Mais quelle différence cela fait-il ? » Parménion éclata de rire et secoua la tête. « Tu es un grand guerrier, Pélopidas, mais il vaut mieux que tu ne te lances jamais dans la politique. Si Épaminondas signe, il dira à tous les démocrates de Béotie que Thèbes s’affirme comme la dirigeante de la Ligue. Cette dernière n’y survivrait pas. Je reconnais bien là Agésilas ; il est toujours aussi malin. — Mais alors, doit-il signer, oui ou non ? voulut savoir le général. — Il ne peut pas le faire, sans quoi la Ligue est vouée à une mort lente, répondit Parménion. Il nous faut mobiliser, car il est désormais certain qu’Agésilas va nous attaquer. — Nous ne pouvons pas mobiliser l’armée, intervint Calépios. Nous sommes une démocratie. Les sept généraux élus par le peuple de Béotie doivent commencer par se réunir, comme l’exige la Constitution. Épaminondas n’est que l’un des sept. — Voilà une règle pensée par des idiots, lâcha Parménion. Que comptes-tu faire, Pélopidas ? Tu fais partie du conseil des généraux, toi aussi… — Je vais ordonner au Bataillon Sacré de se reformer et je rassemblerai tous les hoplites que je trouverai à Thèbes et dans les environs. Pour le reste, nous ne pouvons que prévenir les autres cités et leur demander de mobiliser leurs troupes. Il nous est impossible de leur en intimer l’ordre. — Votre démocratie est vraiment une invention merveilleuse », grommela Parménion. L’aube allait se lever quand Parménion rentra chez lui. Les rues étaient désertes et les fontaines et statues luisaient à la clarté de la lune. Évitant les étroites ruelles, il se déplaçait prudemment, la main sur la poignée de son épée. Alors qu’il traversait une place, il remarqua une silhouette assise près d’un bassin. Inquiet, il regarda tout autour de lui, mais personne d’autre n’était visible et il ne distingua pas la moindre cachette susceptible d’abriter un assassin. Il poursuivit son chemin. « On ne dit pas bonjour aux vieux amis ? » entendit-il au moment où il passa devant l’inconnu. Il s’arrêta en reconnaissant la voix de Tamis. La vieillarde lui adressa un sourire. « Es-tu femme ou esprit ? demanda-t-il alors que la brise nocturne lui donnait la chair de poule. — Je suis Tamis, répondit-elle simplement. — Que veux-tu de moi ? Pourquoi me hantes-tu, femme ? — Je ne veux rien du tout, Parménion. Je ne fais qu’observer. Es-tu heureux ? — Pourquoi ne le serais-je pas ? Et je n’ai pas besoin de tes prophéties. Thèbes tient toujours, malgré ce que tu m’avais affirmé. — Je n’ai jamais dit qu’elle tomberait en un jour, se défendit Tamis d’un ton las. Mes prophéties se réalisent toujours, Parménion, même si j’aimerais parfois que ce ne soit pas le cas. Regarde-toi : tu es jeune, en parfaite condition physique, et tu te crois immortel. Quand tu me vois, tu as l’impression de te trouver face à un cadavre à la recherche de sa tombe. Ma peau est ridée et mes dents sont noires. Mais penses-tu vraiment avoir affaire à moi ? Crois-tu que c’est là l’aspect de Tamis ? Regarde mieux, Parménion. » Elle se leva et rejeta son capuchon en arrière. L’espace d’un instant, elle fut entourée d’un halo lunaire si brillant qu’il fut incapable de la fixer, puis la luminosité retomba aussi rapidement qu’elle était apparue. La femme qui se tenait désormais devant lui était jeune et d’une beauté stupéfiante. Elle avait des cheveux d’or, des lèvres pleines et des yeux bleus et enjôleurs. Puis l’illusion se dissipa et la peau de l’apparition se rida tandis que ses épaules s’affaissaient et que sa taille s’épaississait. « Tu es une sorcière ! » s’exclama-t-il. Elle partit d’un rire éraillé et se rassit. « Évidemment, répondit-elle avec une grande tristesse. Mais ce que tu viens de voir était réel, autrefois. Toutes les vieillardes de ce monde comprendraient, elles. Un jour, peut-être seras-tu vieux, toi aussi. Ta peau sera sèche et tachetée, et tes dents tomberont les unes après les autres. Mais, au fond de toi, tu seras toujours le même, sauf que tu te retrouveras piégé dans une enveloppe charnelle pourrissante. — Je n’ai pas le temps d’entendre cela. Que veux-tu de moi ? — Ta haine est-elle toujours aussi forte ? Désires-tu encore la destruction de Sparte ? — Je veux que Thèbes soit libérée de l’influence de Sparte, c’est tout, répondit-il. — Tu as dit à Asiron que tu étais la Mort des Nations. — Comment peux-tu le savoir ? demanda-t-il avant d’éclater de rire. Quelle question stupide à poser à une sorcière… ou à une espionne Spartiate. Oui, je le lui ai dit, mais c’était il y a plusieurs années. Peut-être croyais-je tes prophéties, à l’époque, mais ce n’est plus le cas. Est-ce bien toi qui as dit à Épaminondas qu’il mourrait à Mantinée ? Était-ce là un autre de tes mensonges ? — C’est bien moi, oui. Mais cela ne regarde que lui et moi. Aimes-tu Thétis ? — Je ne sais pas pourquoi je prends la peine de parler avec toi. Je suis fatigué ; il faut que je dorme. » Il se désintéressa de Tamis et reprit sa marche, mais elle n’en avait pas fini avec lui. « L’aimes-tu ? » répéta-t-elle. Il s’arrêta et se tourna lentement vers elle. La question qu’elle venait de lui poser résonnait sous son crâne. « Oui, répondit-il, mais pas autant que j’aimais… non, que j’aime encore… Dérae. Cette question a-t-elle un sens, ou est-ce un autre jeu que nous jouons là ? — Il y a bien longtemps, je t’avais conseillé de quitter la cité et de chercher le temple d’Héra à Troie. Tu ne m’as pas écoutée, et tu ne le feras pas davantage aujourd’hui. Et pourtant, je te le dis : ne rentre pas chez toi. Quitte Thèbes cette nuit même. — Tu sais que je ne le ferai pas. — Je le sais, oui. » La tristesse de la vieille femme était tellement perceptible que Parménion la ressentit comme un coup de poing. Il ouvrit la bouche pour la réconforter, mais elle s’éloignait déjà, son capuchon ramené sur sa tête. Le ciel commençait à s’éclaircir lorsqu’il arriva chez lui. Bâillant à se décrocher la mâchoire, il leva le poing pour frapper à la porte, sachant que Mothac se réveillerait aussitôt et qu’il viendrait ôter la barre sans attendre. À cet instant, il remarqua que le portail était entrouvert. Parménion en ressentit une vive irritation. Depuis que Cléarque s’était introduit chez lui, il avait ordonné que la porte d’entrée soit fermée chaque nuit par une barre et une chaîne, et Mothac n’était pas du genre à oublier de telles instructions. Il faillit pousser le battant, puis se reprit, hésitant. Sa rencontre avec Tamis l’avait perturbé. Nul doute que Mothac avait ingurgité trop de vin et qu’il s’était endormi en l’attendant. Malgré cela, son malaise persistait et, lâchant un juron à mi-voix, il se déplaça de quelques pas sur sa droite, jusqu’à atteindre l’endroit où le mur d’enceinte était le moins haut. Il s’accrocha au rebord et se hissa sur l’arête du mur, évitant avec soin les poteries qu’il avait disposées là pour empêcher que des visiteurs nocturnes puissent s’introduire silencieusement chez lui. Il en écarta deux pour avoir la place de s’asseoir et inspecta attentivement la cour. Deux hommes en armes l’attendaient de part et d’autre du portail. Il redescendit dans l’allée et dégaina son arme. Il avait la gorge sèche et le cœur emballé, mais il s’obligea à se calmer en inspirant profondément à plusieurs reprises. Il savait que l’avantage de la surprise était de son côté, même si ses agresseurs pensaient qu’il en allait autrement. Il donna un violent coup d’épaule dans le battant gauche, qui renversa le premier assassin au sol. Dans le même temps, il bondit sur sa droite et son arme frappa le second à la gorge. L’autre se releva lentement, encore sous l’effet du choc. Son épée avait volé à plusieurs pas, mais il tenta de dégainer sa dague. Sans lui en laisser le temps, Parménion lui plongea sa lame dans la poitrine. L’homme s’effondra et Parménion le repoussa en retirant violemment son épée. L’homme tomba par terre tête la première et ses intestins se vidèrent. Ignorant la soudaine puanteur, Parménion partit en courant vers l’andron, dont il ouvrit la porte à la volée. « Bienvenue, lui dit un Spartiate de grande taille. Jette ton arme ou elle mourra. » Sa main gauche était refermée sur la gorge de Thétis, mais la droite tenait une dague à lame courte qu’il pressait contre le flanc de sa prisonnière. Thétis n’osait pas faire le moindre geste. Elle s’était réveillée en pleine nuit en entendant du bruit dans la cour. S’armant d’un poignard, elle était descendue pour se trouver face à quatre inconnus rassemblés autour du corps inerte de Mothac. Sans réfléchir, elle s’était jetée sur eux. L’un des agresseurs avait essayé de l’attraper, mais elle lui avait échappé avant de lui planter sa dague dans le bas-ventre. Puis un coup de poing l’avait atteinte à la tempe et elle s’était effondrée. Ses assaillants l’avaient aussitôt immobilisée avant de la désarmer. L’homme qu’elle avait touché ne s’était pas relevé ; bien au contraire, il s’était vidé de son sang dans la cour. Un des trois autres avait emmené Thétis avec lui dans l’andron, tandis que les deux autres traînaient le corps de leur compagnon et celui de Mothac dans la cuisine. « Espèce de putain ! s’était emporté l’homme qui la tenait. Tu l’as tué ! » Il l’avait violemment giflée du revers de la main et elle était tombée par terre. Instantanément, il s’était avancé vers elle, un poignard à la main. « Laisse-la tranquille, avait ordonné le chef, qui était vêtu de bottes de cavalier et d’un chiton vert sombre. — Mais elle a tué Cinon, avait protesté l’autre. — Allez surveiller le portail, tous les deux. Tuez-le dès qu’il arrive. Après cela, vous pourrez faire ce que vous voulez d’elle. » Et la longue attente avait commencé. Thétis était prête à crier dès qu’elle entendrait Parménion arriver, mais le premier son avait été celui de la porte ouverte à la volée, aussitôt suivi des cris des mourants. Et maintenant, Parménion se tenait dans l’encadrement de la porte, les vêtements maculés de sang et les yeux emplis de fureur. « Jette ton arme ou elle mourra », répéta l’assassin. Thétis lut l’indécision dans le regard de son compagnon et vit que sa main s’abaissait lentement : il s’apprêtait à obéir. « Non ! s’écria-t-elle. Il nous tuera tous les deux, de toute façon ! — Silence, catin ! » s’emporta le Spartiate. L’épée de Parménion tomba par terre. « Pousse-la vers moi du pied », ordonna l’assassin. Parménion s’exécuta et l’autre projeta violemment Thétis contre le mur. « Ton heure a sonné, traître », siffla-t-il. Parménion avança lentement dans l’andron, en tournant prudemment autour de son adversaire. « Qui t’a envoyé ? voulut-il savoir. — Je sers mon roi et la juste cause. » L’inconnu bondit, le poignard tendu vers le ventre de Parménion. Celui-ci s’écarta sur la gauche et cueillit l’autre d’un coup de poing au menton. La dague rata de peu son visage et lui entailla l’épaule. La tête de Thétis avait violemment cogné contre le mur et un léger filet de sang coulait de sa tempe. Elle y voyait trouble, mais parvint à ramper jusqu’à l’épée de Parménion. Ramassant l’arme, elle se leva lentement, luttant contre la nausée qui l’assaillait. Parménion était aux prises avec l’assassin et ce dernier tournait le dos à la jeune femme. Se jetant en avant, elle lui planta l’épée dans le creux des reins. Il tenta de s’enfuir, mais Parménion l’en empêcha en lui saisissant le poignet. Le monde se mit à tourner autour de Thétis, qui tomba contre un divan. Elle vit les deux hommes lutter, remarqua que l’agresseur n’avait pas réussi à retirer l’épée fichée dans son dos. Parménion se jeta sur lui et le projeta violemment contre le mur. Le choc enfonça la lame plus profondément encore et du sang apparut à la commissure des lèvres du Spartiate. Il donna un nouveau coup de dague, que Parménion esquiva sans peine, puis ses yeux se fermèrent et il glissa au sol. Aussitôt, Parménion courut auprès de Thétis et l’allongea sur le divan. « Tu vas bien ? demanda-t-il en lui prenant tendrement la tête à deux mains. — Oui, répondit-elle d’une voix faible. Mothac… dans la cuisine…» Parménion se leva et retira son épée du corps de sa victime. Armé de la lame maculée de sang, il se rendit dans la cuisine, où gisaient deux corps inertes. Il passa par-dessus le premier et s’accroupit à côté de Mothac pour lui prendre le pouls. Il respirait encore ! Parménion arracha les vêtements ensanglantés de son ami pour mettre au jour les deux blessures qu’il avait reçues, l’une dans la partie supérieure de la poitrine, l’autre au niveau de la hanche gauche. La première avait presque cessé de saigner, mais il n’en allait pas de même de la seconde. Parménion avait déjà vu plusieurs chirurgiens opérer sur le champ de bataille, et il pinça la peau pour faire disparaître l’entaille. Il resta ainsi de longues minutes, les doigts poissés de sang, puis la blessure finit par se tarir. « Ne bouge pas », enjoignit-il à Mothac en entendant ce dernier grogner. Ce disant, il lâcha la plaie. Seul un mince filet de sang s’en écoulait désormais. De retour à l’andron, Parménion vit que Thétis s’était endormie. Il la laissa seule et courut chez Dronicus, le médecin qui avait pris la suite d’Argonas. L’homme était un Athénien connu pour sa grande brusquerie, mais personne ne remettait sa compétence en question. Tout comme Argonas, il détestait les saignées. Chauve et imberbe, il était si petit que l’on aurait pu le croire difforme. Les deux hommes portèrent Mothac jusqu’à son lit, après quoi Dronicus soigna ses blessures à l’aide de laine enduite de sève de figuier. Il recouvrit ensuite les plaies de gaze préalablement trempée dans du vin rouge, et immobilisa le tout grâce à des bandages de lin blanc. Parménion retourna à l’andron et s’agenouilla à côté de Thétis. Il lui prit la main et embrassa doucement ses doigts. Elle se réveilla et lui sourit. « Pourquoi fait-il si noir ? demanda-t-elle. N’es-tu plus capable d’allumer une lanterne ? » Le soleil entrait à flots par la fenêtre et Parménion se sentit soudain glacé d’effroi. Il passa la main devant les yeux de Thétis, mais elle ne réagit pas. Il déglutit difficilement. « Dronicus ! s’écria-t-il. Viens vite ! — Qu’y a-t-il ? voulut savoir Thétis. Allume une lanterne pour moi, tu veux ? — Un instant, mon amour, un instant… — Est-ce que Mothac va bien ? — Oui… Dronicus ! » Le médecin arriva. Sans rien lui dire, Parménion passa une nouvelle fois la main devant les yeux de Thétis. Dronicus toucha la tempe de la jeune femme et pressa doucement. Thétis poussa un geignement. « C’est toi, Parménion ? demanda-t-elle d’une voix indistincte. — Je suis là, murmura-t-il en lui prenant la main. — Tu sais, j’ai cru que nous allions mourir et que notre bonheur allait soudain prendre fin. Je me suis dit que c’était le prix à payer pour les années de joie que nous avons vécues. Les dieux n’aiment pas que nous soyons heureux trop longtemps. Je sais que cela peut paraître étrange, mais je me suis rendu compte que je ne regrettais rien. Tu m’as ramenée à la vie et tu m’as permis de réapprendre à rire. Mais maintenant, nous avons… gagné, une fois de plus… et nous connaîtrons d’autres années de bonheur. Parménion ? — Oui ? — Je t’aime. Cela te dérange-t-il que je te le dise ? — Non », chuchota-t-il. Il se tourna vers Dronicus, dont l’expression était indéchiffrable. « Qu’est-ce qu’elle a ? » demanda-t-il silencieusement en articulant du mieux qu’il pouvait. Dronicus se leva en faisant signe à Parménion de rester au côté de la jeune femme, puis il sortit et alla s’asseoir dans la cour. « Tu m’aimes ? » demanda Thétis d’une voix redevenue claire. Parménion avait la gorge serrée et ses yeux s’emplissaient de larmes. « Oui, répondit-il. — Je ne… t’entends… pas… Parménion ? Par… — Thétis ! » hurla-t-il, mais il était déjà trop tard. Dronicus revint silencieusement et ferma les yeux de la défunte. Prenant par le coude un Parménion hébété, il l’entraîna dehors. « Pourquoi ? demanda le Spartiate. La blessure était si petite… — Son crâne a été enfoncé au niveau de la tempe. Je suis désolé, Parménion. Je ne sais que te dire, si ce n’est qu’elle n’a pas souffert. Elle ignorait qu’elle était en train de mourir. Et pense à ce qu’elle a dit sur les années que vous avez passées ensemble. Rares sont ceux qui connaissent un tel bonheur. » Parménion ne lui répondit pas. Assis à table, il regardait fixement les fleurs violettes qui poussaient le long des murs. Il ne réagit même pas lorsque Ménidis et plusieurs soldats thébains vinrent emporter la dépouille des assassins. Le chef de la milice s’installa en face de lui : « Dis-moi ce qui s’est passé…» Parménion s’exécuta d’une voix calme et dénuée d’inflexion. Il ne s’aperçut même pas que Ménidis et ses hommes repartaient. Pélopidas le trouva ainsi à la nuit tombante. Il vint aussitôt s’asseoir à son côté. « Je suis vraiment désolé de ce qui t’arrive, lui dit-il. Mais tu dois te reprendre, Parménion. J’ai besoin de toi, et Thèbes aussi. Cléomène arrive par le nord à la tête de douze mille hommes. Chaïréas et ses troupes ont été massacrés, et la route de Thèbes est grande ouverte pour l’armée de Sparte. » Seul sur la colline, Épaminondas regardait l’armée Spartiate installée sur la plaine de Leuctres, à un jour de marche à l’est de Thèbes. Lentement, il défit la jugulaire de son casque de fer et ôta celui-ci pour le poser à côté de lui. Au gré de la brise, il entendait les éclats de rire des ennemis et les hennissements de leurs chevaux attachés au-delà des feux de camp. La journée du lendemain accaparait son esprit avec autant de force que les monstres qui avaient troublé son sommeil d’enfant. Pendant quinze ans, sur les trente-sept qu’il comptait, il avait ouvré, comploté et risqué sa vie pour délivrer la cité qu’il aimait tant du joug de Sparte. Il était passé si près de la victoire… Si près… Et maintenant, il se trouvait face à une armée de douze mille hommes, soit le double de ce que la Ligue avait pu rassembler, et l’avenir de Thèbes n’était plus qu’un fragile joyau suspendu au-dessus d’un abîme sans fond. À Sparte, il s’était permis de rêver à un avenir glorieux. Agésilas s’était montré convivial, amical même, et les négociations avaient progressé sans le moindre accroc… jusqu’au moment où il s’était aperçu que l’un des termes du traité avait été modifié. Il s’était retrouvé piégé, sans espoir d’échapper à la nasse tendue par Sparte. S’il signait, c’était la fin de la Béotie. Et s’il refusait de le faire, la prochaine invasion ne tarderait pas. Il inspira profondément et tenta de réfléchir aux conseils que lui avaient donnés ses généraux, mais il ne cessait de voir devant lui l’armée de Sparte, les meilleurs soldats de Grèce… non, du monde. Le plan de Parménion lui revint brièvement en mémoire, mais il refusa d’y penser. Entendant un bruit, il se retourna pour voir arriver Ictinus, général de Thespies. Jeune et mince, ce dernier avait poli son armure de fer jusqu’à ce qu’elle brille de mille reflets argentés. Épaminondas garda le silence. Ictinus l’irritait, mais il n’avait d’autre choix que de le tolérer car il avait été élu par les citoyens de Thespies. « Nous n’allons pas les affronter à découvert, n’est-ce pas, Épaminondas ? demanda le nouveau venu. Mes hommes se font du souci. Pas pour eux, bien sûr, car ils sont prêts à se sacrifier jusqu’au dernier… jusqu’au dernier, oui. Mais ce serait pure folie. Dites-moi que vous ne comptez pas appliquer un plan aussi téméraire. — Je réfléchis à toutes les éventualités, général, et je présenterai mes conclusions aux sept lorsque le moment sera venu. D’ici là, si vous voulez bien me laisser seul… — Oui, oui. Mais ne vaudrait-il pas mieux que nous tenions la crête ? Si, bien sûr. Ce serait le plan le plus sensé, je pense… — Je vous verrai dans une heure, Ictinus, en compagnie des autres béotarques », trancha Épaminondas. L’homme s’inclina et disparut mais, presque instantanément, le général thébain eut l’impression qu’il revenait. « Allez-vous me laisser tranquille, par les dieux ? lâcha-t-il. — J’ai l’impression que tu as besoin d’un bon verre, répondit Pélopidas en lui donnant une tape dans le dos. — Pardon, je pensais qu’il s’agissait de cet idiot d’Ictinus. — Quoi qu’il advienne demain, je crois qu’il vaut mieux ne pas compter sur les Thespiens, mon ami. Ils s’enfuiront même si les Spartiates ne font que leur crier dessus. — Ce qui signifie qu’il ne nous reste plus que cinq mille cinq cents hommes environ, contre douze mille. Nous sommes en position de force, on dirait », ironisa Épaminondas. Pélopidas haussa les épaules. « Je me moque bien de leur nombre, fit-il en crachant sur les pierres. Demain, nous les écraserons. Le plan de Parménion me plaît. » Épaminondas ferma un instant les yeux. « Il n’est plus lui-même depuis que Thétis a été tuée, fit-il. Je ne peux me rallier à son idée. Tout risquer sur un seul jet d’osselets ? Ne le prends pas mal, Pélopidas, mais attaquerais-tu un lion avec une épingle à cheveux ? — Que veux-tu qu’un lion fasse d’une épingle à cheveux ? » plaisanta Pélopidas. Son ami gloussa. « Si tous nos hommes étaient tels que toi, je n’hésiterais pas à suivre le conseil de Parménion. Mais ce n’est pas le cas, Pélopidas. Tu es un être à part… et peut-être même unique. Je ne peux prendre un tel risque. — Demande-toi pourquoi. — Tu le sais bien. Tout ce pourquoi nous avons ouvré est en danger. — Ce n’est pas une réponse, et tu le sais bien. Soit une tactique est bonne, soit elle est mauvaise. Il est impossible de prévoir une bataille autrement. Essayes-tu de me dire que tu appliquerais le plan de Parménion si nous n’avions rien à perdre ? — Peut-être, concéda Épaminondas en éclatant de rire. La vérité, c’est que je suis mort de peur. — Dans ce cas, pense à ceci : si Parménion n’avait pas compris que les Spartiates s’apprêtaient à nous envahir, nous n’aurions pu bloquer les cols de Coronée. Malgré cela, ils ont capturé Creusis et nos précieuses trirèmes, ce qui a porté un coup terrible à notre fierté… et à notre crédibilité. La Ligue est au plus mal. Si nous ne remportons pas une victoire éclatante, nous sommes finis, quoi qu’il arrive. Thèbes tombera et, cette fois, Agésilas a juré de raser la cité et de réduire en esclavage tous les survivants, hommes, femmes et enfants. J’espère ne jamais voir un tel jour. Et toi ? » Épaminondas se leva. Son genou droit lui faisait mal et il le frotta pour le réchauffer. « Même si j’étais d’accord, nous ne parviendrions jamais à convaincre les autres béotarques. — J’ai déjà convaincu Bachylidès de Mégare. Avec toi, nous sommes trois sur sept. Je suis sûr que nous pouvons emporter le vote. — Mais une telle tactique n’a encore jamais été essayée, protesta Épaminondas. — Oh, si, répondit Pélopidas en se retenant de sourire. Parménion m’a dit qu’il l’avait appliquée à Sparte et qu’elle lui avait permis de remporter un jeu. » Épaminondas resta un moment interloqué, puis il éclata de rire. Pélopidas se joignit à lui et l’écho de leur hilarité résonna longtemps dans les allées du camp silencieux. Il était presque midi lorsque les Spartiates et leurs alliés prirent position au milieu de la plaine. Ils se disposèrent en formation d’attaque, invitant ainsi les Béotiens à venir les affronter. Regardant sur sa droite, Épaminondas vit que son armée était prête au combat. Le flanc droit était tenu par Ictinus et ses Thébains, qui avaient constitué une phalange derrière les quatre cents cavaliers de Parménion. Le centre se trouvait sous la responsabilité du Bataillon Sacré, qui protégeait les archers et les lanceurs de javelots. Quant à Épaminondas, il se tenait au cinquième rang du contingent thébain, fort de quatre mille hommes. Chacun de ses soldats était équipé d’une cuirasse, d’un casque pourvu d’oreillons métalliques, d’un ptérux de cuir renforcé, et d’un bouclier en bois recouvert de cuir et cerclé de bronze. Épaminondas dégaina son épée à lame courte et leva son bouclier. « En avant, et gloire à Thèbes ! » tonna-t-il. L’armée se mit en marche. Le général thébain essaya de déglutir, mais il avait la gorge sèche. Son cœur battait à tout rompre, et sa tension était telle qu’il sentait ses genoux trembler à chacun de ses pas. Impossible de faire marche arrière, désormais. La discussion, houleuse, s’était prolongée tard dans la nuit. Un étrange incident était venu la troubler davantage encore. Quand, de retour sous sa tente, Épaminondas s’était assis pour s’adresser aux sept généraux, sa chaise s’était effondrée sous son poids et il s’était affalé par terre. Son infortune avait été accueillie par quelques rires nerveux, puis Ictinus avait pris la parole. « C’est un mauvais présage, Épaminondas, avait-il dit. Très mauvais. » À ces mots, la nervosité des autres béotarques n’avait fait que croître, mais le Thébain ne s’en était pas laissé compter. « Oui, c’est un présage, avait-il confirmé en se levant. Les dieux nous font savoir qu’ils en ont assez de nous voir assis à ne rien faire ; nous devons nous tenir debout, comme des hommes. » Aussitôt, il en avait profité pour détailler le plan de bataille. « Vous n’êtes pas sérieux, avait protesté Ictinus. Les Spartiates sont trop dangereux. Si nous devons les attaquer, il nous faut frapper leur flanc gauche, où se trouvent les Orchoménains. Une fois ses alliés éliminés, Cléomène se retrouvera isolé. — Et, à votre avis, que fera-t-il pendant que nous attaquons son flanc gauche ? avait contré Épaminondas. Je vais vous le dire : il effectuera un mouvement tournant pour nous écraser. Non, je vous propose plutôt de frapper la tête du serpent. » Le débat ne s’était achevé qu’avec la venue de l’aube. Épaminondas avait le soutien de Pélopidas et de Bachylidès de Mégare, mais ce n’est qu’après avoir réussi à convaincre Ganéus de Platées qu’ils avaient emporté le vote. Et maintenant, alors qu’il descendait la longue pente menant à la plaine, Épaminondas s’interrogeait forcément quant au bien-fondé de sa décision. De nombreuses années durant, il avait agi pour libérer sa cité, risquant sa vie à maintes reprises. Et aujourd’hui, s’il s’était trompé, Thèbes serait détruite, ses statues brisées, ses maisons rasées, et les cendres de l’histoire s’abattraient sur une Cadmée déserte, il avait la main moite, et plusieurs rigoles de sueur coulaient le long de son dos. À quatre cents pas de là, disposés en un large croissant, les Spartiates attendaient calmement. Sur le flanc droit, l’armure dorée du roi Cléomène était clairement visible au milieu de sa garde rapprochée. La distance se réduisait lentement et, à deux cents pas, Épaminondas fit signe à ses hommes d’arrêter. Il faisait face à la droite ennemie, tandis qu’au centre archers et frondeurs Spartiates préparaient leurs projectiles. Nerveux, le général thébain vit que les six cents cavaliers adverses quittaient le flanc gauche pour venir se placer devant les archers. Tout dépendait désormais de Parménion. Épaminondas leva son épée vers le ciel. Piquant des deux, les cavaliers thébains s’élancèrent au galop vers le flanc gauche ennemi. Ils soulevèrent un impressionnant nuage de poussière et le vacarme des sabots résonna comme un long roulement de tonnerre. Au même moment, les Thespiens d’Ictinus firent volte-face et s’enfuirent sans demander leur reste. « Sois maudit, espèce de lâche ! hurla Épaminondas. — Nous nous passerons d’eux, général, lui dit son voisin. — C’est ce que nous ferons. » Cessant de se préoccuper des fuyards, Épaminondas reporta toute son attention sur Parménion et son unité de cavalerie. Ce dernier se sentait étrangement calme alors qu’il menait ses quatre cents hommes au combat. La poussière soulevée était étouffante, mais son étalon noir galopait tellement vite qu’il restait perpétuellement à l’avant du nuage. Parménion ne pensait plus ni à la victoire ni à la défaite. Au cours de la nuit, il avait rêvé de Thétis et de Dérae, et le rire moqueur de Léonidas avait profondément troublé son sommeil. Il voulait juste affronter son ennemi juré et le réduire en pièces. Alors que le flanc gauche ennemi se préparait à recevoir la charge en dressant un mur de boucliers devant les chevaux, Parménion tira sur les rênes pour infléchir la course de sa monture vers la gauche. Aussitôt, ses hommes changèrent à leur tour de direction pour se diriger vers la cavalerie Spartiate. Abaissant sa lance, Parménion prit pour cible un officier vêtu d’une cape rouge qui montait un cheval gris. Les cavaliers ennemis comprirent trop tard qu’ils allaient subir la charge adverse de plein fouet. Leurs officiers hurlèrent des ordres pour lancer une contre-offensive, mais les Thébains étaient déjà sur eux et de nombreux hommes furent jetés à terre par les premières lances. Celle de Parménion ripa sur la cuirasse de l’officier et perfora sa mâchoire pour aller se planter dans son cerveau. L’homme fut arraché du dos de sa monture et la lance se cassa net sous son poids. Délaissant l’arme brisée, Parménion tira l’épée de Léonidas de son fourreau. Le chaos le plus complet régnait alentour. Les cavaliers Spartiates avaient été repoussés au milieu des archers, frondeurs et lanceurs de javelots. Privés d’armure, ces derniers n’eurent d’autre choix que de reculer pour se protéger des sabots des chevaux, et le centre adverse reflua dans la plus totale confusion. Un cavalier armé d’un sabre frappa Parménion à la tête, mais celui-ci esquiva l’assaut et plongea son arme dans la gorge de son ennemi. Un énorme nuage de poussière obscurcissait les premières lignes et il devenait difficile de respirer. Affecté à l’arrière du flanc droit de l’armée spartiate, Léonidas vit la cavalerie thébaine infléchir sa trajectoire pour frapper le centre de son armée. Cela ne le préoccupa guère de prime abord, car les archers et les frondeurs n’avaient qu’une importance marginale. Comme toujours, l’issue de la bataille dépendrait de la phalange Spartiate. Mais une inquiétude indistincte ressurgit du plus profond de sa mémoire. Sans pouvoir s’expliquer pourquoi, il avait l’impression d’avoir déjà livré cette bataille. La cavalerie adverse chargeant son centre… il reporta son attention sur le nuage de poussière tourbillonnante… Et la mémoire lui revint… Au même moment, Cléomène distingua les premières formes à l’intérieur du nuage, et il comprit que les Thébains avaient décidé de lancer l’offensive. Le chef suprême des armées Spartiates exultait. Il s’était attendu à ce que les Béotiens fortifient la crête et le forcent à les attaquer. Le fait qu’ils viennent à lui, en terrain découvert, était un véritable don des dieux. « Les quatre rangs arrière, sur le flanc droit, lance à droite ! » s’époumona-t-il. Les soldats concernés, dont Léonidas faisait partie, obéirent immédiatement. La manœuvre d’encerclement s’amorça, ne laissant plus que douze rangs à la phalange principale. Pétrifié de terreur, Léonidas revit soudain le champ de bataille factice tracé dans la cour de Xénophon, et les rangs compacts de l’ennemi faisant voler sa formation en éclats. « Non ! hurla-t-il. Majesté ! » Mais son cri se perdit dans la clameur guerrière surgie de la gorge de quatre mille Thébains. À l’intérieur du nuage de poussière, Pélopidas et le Bataillon Sacré avaient pris position à la tête de l’armée béotienne. « Mort à Sparte ! Rugit Pélopidas. — Mort ! Mort ! Mort ! » reprirent ses hommes en se mettant à courir. Forte de cinquante rangs sur quatre-vingts colonnes, la phalange thébaine enfonça sans difficulté l’unité Spartiate affaiblie. Frappés de plein fouet, les deux premiers rangs disparurent aussitôt et le reste de la phalange se déchira en deux sous la violence de l’assaut. Les Spartiates tentèrent courageusement de reprendre leur formation mais, quelle que soit la bravoure de ses hommes, aucune armée de douze rangs ne peut espérer contenir des adversaires massés sur cinquante rangs. Incapables de se regrouper, ils furent mis en pièces par leurs ennemis. Pélopidas menait la charge, suivi comme son ombre par Callinès. Une épée siffla en direction du crâne du général, mais Callinès para l’assaut et planta sa lame dans le bas-ventre de l’assaillant Spartiate. La phalange thébaine continuait de progresser, à vitesse réduite. Pélopidas frappait d’estoc et de taille, sans tenir compte des multiples coupures qu’il avait reçues aux bras et aux jambes. Placé au beau milieu de la phalange, Épaminondas n’avait pas encore eu à combattre. Regardant tout autour de lui, il avisa Cléomène, qui luttait avec sa garde rapprochée. « Pélopidas ! s’écria-t-il. Sur ta droite ! Ta droite ! » Bien que grisé par l’affrontement, le général l’entendit et tourna la tête dans la direction indiquée. Apercevant Cléomène, il se dirigea vers lui, suivi de près par Callinès. Habitués à combattre ensemble, les deux hommes ne faisaient plus qu’un. Derrière eux, le reste du Bataillon Sacré fit également route vers Cléomène. Sur la droite, Léonidas se fraya un passage jusqu’au premier rang. Voyant l’ennemi fondre sur son seigneur, il ordonna à ses hommes de resserrer les rangs. « Le roi ! Le roi ! » s’écria-t-il. Obéissant à ses directives, les Spartiates avancèrent pour tenter de rejoindre le monarque menacé. « Reculez, sire ! » hurla Léonidas. Cléomène prit enfin conscience du danger, mais il ne put se résoudre à se replier devant les Thébains. « Conservez votre position, exigea-t-il de ses gardes du corps. Ils se briseront contre nos boucliers comme la mer contre la falaise. » Parménion et ses hommes avaient enfoncé le centre ennemi et les archers s’étaient disséminés à leur approche. La cavalerie Spartiate avait été mise en déroute. Regardant sur sa gauche, Parménion constata que le Bataillon Sacré avait du mal à atteindre Cléomène. Puis il vit que Léonidas avait rassemblé deux rangs et qu’il se frayait un chemin au milieu des Thébains pour tenter de rejoindre son roi. « À moi, Thèbes ! » s’écria Parménion. Seule une cinquantaine de cavaliers se trouvait encore suffisamment proche pour l’entendre, les autres s’étant élancés à la poursuite des archers. Ils se regroupèrent sans attendre autour de lui. « Suivez-moi ! » leur ordonna-t-il en partant au galop vers la ligne adverse. Les Spartiates faisaient plus ou moins bloc contre la phalange thébaine, mais leur flanc gauche était exposé et la seconde charge sema le chaos dans leurs rangs. Surpris par ce nouvel assaut, ils se retournèrent pour se défendre, ce qui permit à Pélopidas et à son Bataillon Sacré de les bousculer. Cléomène jurait tant et plus. Son épée plongea dans la bouche d’un Thébain et se planta dans son crâne. Un nouvel ennemi, puis un autre encore, s’effondrèrent à ses pieds. Un hurlement retentit à son côté, et il tourna la tête juste à temps pour voir tomber Hermias. La gorge tranchée, l’amant et compagnon du roi s’effondra au sol et l’homme qui l’avait tué, un guerrier à la barbe noire et au visage déformé par un rictus terrifiant, se jeta sur Cléomène. Celui-ci para la première attaque, puis la seconde. Mais Pélopidas le déséquilibra d’un violent coup de bouclier. Sans perdre une seconde, le Thébain mit un genou à terre et se fendit. Mortellement touché au bas-ventre, le chef suprême des armées Spartiates tentait de poursuivre le combat, mais ses forces le quittaient de plus en plus rapidement. Au moment où il ne fut plus capable de tenir son bouclier, l’arme de son adversaire lui pulvérisa la mâchoire. Le centre Spartiate ploya lorsque le monarque s’effondra. Léonidas et ses hommes parvinrent tout de même à se porter jusqu’à Cléomène afin d’emmener sa dépouille. Puis ils livrèrent un combat d’arrière-garde pour atteindre leur camp. L’affrontement s’achevait enfin. Quelques poches de Spartiates furent encerclées et éliminées alors que Léonidas rassemblait les survivants au sommet d’une crête. Maintenant que Cléomène était mort, les alliés de Sparte s’enfuyaient sans combattre. Les Thébains se réunirent autour de Pélopidas et d’Épaminondas, qu’ils portèrent en triomphe d’un bout à l’autre du champ de bataille. Leurs cris de joie parvinrent jusqu’aux rangs Spartiates. Le cheval de Parménion était mort, et c’est donc à pied qu’il examina le carnage. Plus de mille Spartiates avaient péri, contre deux cents Thébains seulement, mais les chiffres n’avaient guère d’importance pour le moment. Il était hébété et se sentait incapable de la moindre émotion. Il avait vu Pélopidas tuer Cléomène, et surtout Hermias tomber sous les coups du héros thébain avant que ce dernier ne défie le roi de Sparte. Il s’agenouilla à côté de sa dépouille, reconnaissant sous les traits de l’homme qu’il était devenu le garçon qui avait été son ami bien des années plus tôt. Il se souvenait de la nuit où ils s’étaient assis au pied de la statue d’Athéna de la Route, après qu’Hermias lui eut appris que la cérémonie de victoire allait être annulée. « Un jour, je leur ferai payer toute leur cruauté. J’en fais le serment ! » s’était-il exclamé. Et Hermias lui avait touché le bras. « Ne me hais pas, moi aussi, l’avait-il imploré. — Moi, te haïr ? Comment voudrais-tu que cela soit possible ? Tu es un frère pour moi et je ne l’oublierai jamais. Jamais ! Nous resterons frères tout au long de notre existence, je te le promets. » Il ferma les paupières du défunt et se releva. Les chirurgiens venaient d’arriver sur le champ de bataille et commençaient à s’occuper des Thébains blessés. Mais Parménion savait pertinemment que la plupart de ces malheureux mourraient de leurs blessures, car les médecins de la classe d’Argonas ou de Dronicus étaient rares. Il regarda tout autour de lui. Sur la gauche gisait Callinès, qui avait osé admettre qu’il ne maniait pas bien l’épée, et il reconnut également Norac, le forgeron. Plus tard, il apprendrait que Calépios l’orateur et Melon l’homme d’État avaient eux aussi donné leur vie pour Thèbes. Il contempla ses mains ; le sang dont elles étaient couvertes commençait à sécher et à brunir. Les corbeaux décrivaient déjà des cercles au-dessus de la plaine. Il se remémora les jeux du général et les soldats de bois qui s’affrontaient sur un champ de bataille modelé dans le sable. Il n’y avait eu alors aucun sang versé ni la puanteur des entrailles déchirées, juste un jeu d’enfant ignorant la souffrance humaine, sous le soleil d’un autre âge. « Je leur ferai payer ! » avait-il promis à Hermias. Et il l’avait fait, mais à quel prix ? Hermias était mort, tout comme Dérae et Thétis. La prééminence de Sparte avait pris fin en même temps que son invincibilité. Les cités qu’elle dominait se dresseraient bientôt contre elle, et sa puissance finirait par disparaître dans les brumes de l’histoire. Il savait que cela prendrait du temps et que sa cité natale connaîtrait encore de nouvelles victoires, mais elle ne dominerait plus jamais la Grèce. « Je suis la Mort des Nations, chuchota-t-il. — À moins que tu ne sois leur sauveur », lui répondit Épaminondas. Il se retourna pour faire face au Thébain. « Je ne t’ai pas entendu arriver. Tu as gagné, mon ami. Tu viens de remporter une superbe victoire. Mais j’espère que Thèbes régnera avec davantage de sagesse que Sparte. — Nous ne souhaitons pas diriger les autres. » Parménion se frotta lentement les yeux. « Vous n’aurez pas le choix, général. Pour ne plus rien redouter de Sparte, il te faudra aller les vaincre chez eux. Par peur, Athènes et ses alliés s’attaqueront alors à Thèbes, c’est inévitable. Régner ou mourir, voici les choix qui te sont offerts. — Ne sois pas si maussade, Parménion. Nous entrons dans une nouvelle époque et rien ne nous oblige à répéter les erreurs du passé. Les Spartiates vont envoyer un ambassadeur pour demander la permission de récupérer leurs morts. Tu le recevras. » Parménion secoua la tête. « Écoute-moi, persista Épaminondas d’une voix douce. Tu portes cette haine en toi depuis bien trop longtemps. Avec cette victoire, tu peux enfin l’enterrer une bonne fois pour toutes. Il t’est donné d’être libre, alors sois-le… Fais-le pour moi. — Comme tu veux. » Il se sentait épuisé et incapable de penser ou de ressentir quoi que ce soit. Il avait attendu cet instant durant toute sa vie d’adulte, et pourtant il n’en tirait pas le moindre plaisir. Thétis lui avait demandé ce qu’il ferait une fois sa vengeance assouvie. Il n’avait pas eu de réponse à lui donner sur le moment, et il était bien incapable d’en trouver une à présent. Son regard erra au gré des cadavres silencieux. Où donc était la joie de la victoire ? Où était la satisfaction ? Trois heures plus tard, alors que la nuit tombait, un cavalier Spartiate entra au pas dans le camp thébain. Léonidas, car c’était lui, fut aussitôt conduit jusqu’à la tente où Parménion l’attendait. « Je savais que le plan était de toi, attaqua le Spartiate. Alors, quel effet cela fait-il d’avoir vaincu l’armée de sa cité natale ? — Tu es ici pour reconnaître la défaite et pour demander la permission de recueillir tes morts, lui répondit froidement Parménion. Je te l’accorde. — Tu n’as pas envie de te gargariser de ta victoire ? Je suis là, Parménion. Moque-toi de moi, si cela te fais plaisir. Rappelle-moi que tu nous l’avais promis… Dis-moi combien tu te sens heureux… — Je ne le peux et, même si je le pouvais, je ne le ferais pas. Vous avez failli tenir. Avec douze rangs seulement, vous avez été à deux doigts de retourner la situation à votre avantage. Si Cléomène avait reculé pour joindre ses forces avec toi, vous auriez pu résister. Il n’a jamais existé d’armée plus disciplinée ou plus brave que celle de Sparte. Je salue ses morts, tout comme je salue la mémoire de tout ce qui a été grand dans son histoire. » Il versa deux gobelets de vin et en tendit un à son interlocuteur abasourdi. « Il y a bien longtemps, poursuivit-il, ta sœur souhaitait m’acheter un objet pour te l’offrir en cadeau. À l’époque, j’ai refusé, mais aujourd’hui, l’heure est venue pour moi de te le rendre. » Débouclant son ceinturon, il tendit la légendaire lame du roi Léonidas à son vis-à-vis. Ce dernier la fixa sans y croire, puis il se laissa tomber sur la paillasse de Parménion et but son gobelet d’un seul trait. « Pourquoi agissons-nous ainsi l’un envers l’autre ? demanda-t-il. Tu as amplement mérité ta victoire lors de la finale. Je l’ai dit alors, et je le répète devant toi. Je n’ai jamais demandé à ces garçons de te rouer de coups… Je n’étais même pas au courant. Et j’aurais tant voulu que tu épouses Dérae… Mais les événements nous emportent, Parménion. Nous ne sommes que des feuilles prises dans la tourmente, et seuls les dieux savent où nous finirons par nous poser. Nous sommes ennemis, toi et moi ; les Parques l’ont décrété. Mais tu es un brave, et tu te bats en vrai Spartiate. Je salue ta victoire. » Il se leva et rendit le gobelet vide. « Et maintenant, que comptes-tu faire ? — Quitter Thèbes. Je veux voir le monde, Léonidas. — En tant que soldat ? — C’est tout ce qu’il me reste… tout ce que je sais faire. — Alors, adieu, Parménion. Si nos routes se croisent de nouveau, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te tuer. — Je sais. Puissent les dieux t’accompagner, Léonidas. — Toi aussi… strategos. » Une grande confusion s’empara de Tamis lorsque sa perception astrale lui permit de voir Parménion rendre l’épée du grand roi. Les choses n’auraient jamais dû se dérouler ainsi. La haine qui divisait les deux hommes aurait dû être renforcée par cette rencontre ; tous les avenirs possibles le montraient. L’espace d’un instant, la vieille prêtresse faillit se laisser aller à la panique, mais elle chassa aussitôt ses doutes. Quelle importance ? Trois des élus possibles étaient morts ; un seul subsistait. Et elle avait le temps de s’occuper de lui. Un adolescent de quatorze ans retenu prisonnier à Thèbes pouvait être victime de toutes sortes d’accidents. Il constituerait forcément une moins grande menace que Cléomène, le puissant roi des armées de Sparte. Sans compter qu’il n’était même pas originaire d’une cité civilisée, mais des collines et des forêts de Macédoine. Il finirait sans doute assassiné comme son père, car tel était le destin des prétendants au trône dans ces nations arriérées où le roi éliminait tous les rivaux possibles. Non, vraiment, il n’y avait rien à redouter de Philippe de Macédoine. Thèbes, automne 371 av. J.-C. Philippe de Macédoine observait la foule en liesse tandis que les soldats traversaient les rues de la ville en arborant des colliers de fleurs. La victoire de Leuctres était proprement incroyable ; jamais encore l’armée Spartiate n’avait été vaincue de manière aussi nette. Bien que macédonien, Philippe ressentait un profond émerveillement et comprenait la joie irrépressible qui animait les Thébains, car nul ou presque n’avait pensé que les Spartiates pussent être annihilés par une armée surclassée en nombre. Les rues s’emplissaient de musique et Philippe mourait d’envie de quitter la demeure silencieuse pour se joindre aux danseurs et échapper aux tourments qui l’habitaient. Mais Pamménès lui avait ordonné d’attendre un visiteur. Le Thébain s’était montré incapable de le regarder en face. Sautillant nerveusement d’un pied sur l’autre, il avait demandé au jeune homme de ne pas bouger. Un mélange de peur et de colère avait alors envahi Philippe, mais il avait pris garde de masquer ses émotions jusqu’au départ de Pamménès. Puis, se versant un gobelet d’eau, il était retourné à la fenêtre pour réfléchir à la question. Cela faisait deux mois qu’il n’avait plus de nouvelles de son frère Perdiccas, aussi la crainte qui l’habitait n’avait-elle rien de nouveau. De trois ans son aîné, Perdiccas était plus proche du trône que lui ; il serait donc le premier à mourir. Philippe lui écrivait constamment, ainsi qu’à ses cousins et nièces, pour demander des nouvelles des chevaux royaux et s’enquérir à mots couverts de l’état de santé des membres de sa famille. Le garçon n’arrivait plus à dormir depuis que les lettres de Perdiccas avaient cessé de lui parvenir ; il attendait la venue de l’assassin, et ce jour était arrivé. Il se rassura en se disant qu’il ne serait pas tué à Thèbes : ce serait faire preuve de bien mauvaises manières. Il caressa machinalement la dague qu’il portait à la ceinture, même s’il savait qu’elle ne lui serait d’aucune utilité. Bien que fort pour son âge, il n’avait que quatorze ans ; il n’était pas de taille à affronter un adulte, fût-il peu habile, et ses adversaires lui enverraient forcément un tueur aguerri. « Que dois-je faire, Crosi ? » demanda-t-il dans le vide. Il ne reçut aucune réponse, mais le seul fait de prononcer le nom du vieillard le calma quelque peu. Il se rappela la nuit des couteaux, au cours de laquelle Crosi avait pénétré dans sa chambre, une épée courte à la main. Philippe était alors âgé de dix ans. Le vieux serviteur l’avait conduit dans un coin sombre de la pièce, où il lui avait ordonné de se cacher derrière un divan. « Que se passe-t-il ? avait voulu savoir Philippe. — La mort a frappé, lui avait répondu le vieil homme. Mais je te protégerai, mon garçon. Ne crains rien. » Philippe l’avait cru ; à dix ans, les enfants font naturellement confiance aux adultes. Sans lâcher son arme, Crosi s’était assis sur le divan pour attendre l’aube et personne ne les avait dérangés. Philippe était resté accroupi dans le froid, enroulé dans une couverture, trop effrayé pour demander pourquoi il devait se cacher. Le vieil homme ne s’était détendu qu’au moment où le soleil avait fait son apparition au-dessus des lointains monts de Crousie. « Sors de là, mon garçon, avait finalement dit le serviteur en tirant Philippe par la main et en lui mettant le bras autour des épaules. Ton père est mort la nuit dernière. C’est désormais Ptolémée qui dirige la Macédoine. — Mais… Père est si fort ! Il ne peut pas être mort ! — Personne ne peut résister à un coup de dague en plein cœur, Philippe. — Qui a fait cela ? Et pourquoi ? — Je ne puis répondre à ces questions, mon garçon. Mais, pour le moment, tu ne risques plus rien… du moins, je l’espère. — Oncle Ptolémée s’occupera de moi », avait alors déclaré Philippe. Malgré son jeune âge, il avait clairement perçu une lueur de colère dans l’œil de Crosi avant que ce dernier ne détourne le regard. Il ne l’avait pas comprise, à l’époque, mais il s’en souvenait parfaitement. Et il connaissait désormais les réponses à ses questions, même si personne ne les lui avait jamais données. C’était l’oncle Ptolémée lui-même qui avait tué le roi Amyntas. Ptolémée qui, trois mois plus tard, avait épousé la mère de Philippe, Eurydice, pour l’enterrer moins d’un an après à côté de son mari assassiné. Les parents de Philippe s’étaient toujours montrés distants avec leur fils cadet, mais cela n’avait pas empêché ce dernier de les aimer et de tout faire pour plaire à un père qu’il vénérait. L’année suivante, la jeunesse du garçon avait été emportée dans une tourmente d’intrigues et de morts soudaines. Son frère aîné, Alexandre, s’était fait assassiner par des inconnus dans sa maison d’été, à Aïgaï, et trois cousins adultes avaient, peu de temps après, trouvé la mort en des circonstances mystérieuses. C’est alors que les Thébains avaient réclamé des prisonniers, à la suite d’un mois d’affrontements entre l’armée macédonienne et les forces de Pélopidas, le héros de Thèbes. Une fois les Macédoniens écrasés, Ptolémée avait désigné douze otages, dont Philippe, pour répondre aux exigences de ses ennemis. Et, pour la première fois depuis de longs mois, le jeune prince s’était senti en sécurité. Crosi, qui n’avait pas reçu l’autorisation de l’accompagner, avait succombé à la fièvre au printemps précédent. Philippe le pleurait encore. Il priait sans cesse pour que le fantôme du vieillard le suive jusqu’au jour de son assassinat. Peut-être pourraient-ils alors rallier le pays des morts ensemble. Un bruit de pas dans l’escalier ramena le garçon à l’instant présent. Il se leva, les jambes flageolantes. Un guerrier de grande taille, vêtu d’une armure et d’un casque à cimier blanc, ouvrit la porte. Il ne devait pas avoir plus de dix-huit ans, mais ses yeux pâles étaient dénués d’émotion. « Bonjour, fit-il en s’inclinant. Je suis là pour vous ramener chez vous, Philippe. — As-tu des lettres pour moi ? demanda le garçon, fier que sa voix reste ferme. — Oui, monsieur. J’en ai une de votre frère. — Comment va-t-il ? — Il est vivant, monsieur, bien qu’il n’ait pas fini de récupérer de la fièvre dont il a souffert. Je me nomme Attalus. J’espère que nous pourrons être amis. » Philippe acquiesça en fixant son interlocuteur droit dans les yeux. « Jusqu’à ce que la mort nous sépare, sans aucun doute, railla-t-il en souriant. Mais ne t’inquiète pas, Attalus. Il ne m’appartient pas de te juger. — Je ne suis pas là pour vous tuer, monsieur. Mes ordres sont très clairs : je dois vous ramener à la capitale, c’est tout. — Dans ce cas, faisons quelques pas », proposa le garçon en passant devant le dénommé Attalus, stupéfait. Les deux hommes sortirent dans la rue, se frayant un passage au travers de la foule pour se rendre à l’agora, où Épaminondas devait faire un discours. Le général avait été retardé par l’affluence, mais cela ne semblait gêner personne. Tout le monde chantait et dansait en buvant du vin. La liesse générale était communicative. Philippe se sentait mieux à l’extérieur, mais un regard en direction d’Attalus lui suffit pour comprendre qu’il n’en allait pas de même du soldat. Le tirant par le bras, le garçon l’entraîna dans une ruelle déserte. Là, il dégaina sa dague et posa la pointe contre sa poitrine. « Qu’est-ce que vous faites ? » lui demanda Attalus. Philippe prit la main de son aîné et referma ses doigts sur le manche de l’arme. « Si tu as été chargé de m’éliminer, fais-le maintenant. Personne ne te verra, et tu pourras toujours dire que j’ai été tué par un Thébain. Ainsi, tout sera bien plus simple pour toi. — Écoutez-moi, siffla Attalus. Je suis le serviteur du roi et je fais ce qu’il me dit. S’il m’avait ordonné de vous tuer, je l’aurais déjà fait. Mais je dois vous ramener vivant à Pella. Comment puis-je vous en convaincre ? — Tu viens juste de le faire, répondit Philippe dans un large sourire. Nous vivons une époque dangereuse, Attalus. » Ce disant, il rengaina sa dague. Son cœur cognait dans sa poitrine. « C’est vrai que les temps sont étranges », concéda le jeune soldat en souriant à peine. Ses dents étaient si proéminentes que Philippe eut l’impression de se trouver en face de pierres blanches sur le bord d’un chemin. Mais Attalus avait des yeux de tueur. Se remémorant le conseil de Parménion, Philippe prit le jeune soldat par le bras et se fit aussi affable que possible. « Je t’aime bien, dit-il. Si jamais Ptolémée décide de me faire tuer, demande-lui d’envoyer quelqu’un d’autre que toi. Nul homme ne mérite d’être assassiné par quelqu’un qu’il apprécie. — J’essayerai de m’en souvenir. » Le voyage de retour fut lent et étonnamment plaisant. Ils longèrent un moment la chaîne des monts du Pinde puis infléchirent leur route vers le nord-est, en direction d’Aïgaï. Attalus se révéla un compagnon intéressant, bien que dénué d’humour, et Philippe se prit à apprécier son ambition presque obsessionnelle. Au cours du trajet, le garçon apprit tout des derniers événements qui avaient secoué la Macédoine. Les Pannoniens avaient mené des incursions depuis le nord, jusqu’à ce que Ptolémée écrase leur armée et force leur roi à lui verser un tribut annuel de deux cents talents[1]. Mais la joie avait été de courte durée : deux mois plus tard, Ptolémée s’était fait battre par les Illyriens de Bardylis au bord du lac Prespa, et le roi de Macédoine avait dû promettre à son homologue d’Illyrie le versement d’un tribut annuel de deux cent cinquante talents. « Il y a trop de loups qui cherchent à s’engraisser dans une si petite bergerie », conclut Attalus. Philippe ne put qu’acquiescer. Le nord de la Grèce n’était certes pas minuscule mais l’Illyrie, la Macédoine, la Pannonie et la Thrace avaient chacune leur armée. Si l’on y ajoutait les nombreuses cités indépendantes comme Olynthe et Amphipolis, qui employaient d’importants corps de mercenaires, le fait qu’aucun roi n’ait pu prendre le contrôle de la région n’avait rien d’étonnant. Crosi disait que le nord de la Grèce était un paradis pour tout mercenaire. Assuré de toujours trouver un emploi, il pourrait s’y enrichir par la violence avant d’acheter une ferme paisible dans le Sud civilisé. La nature sauvage du Nord s’affirmait partout où passaient Philippe et Attalus : les cités étaient fortifiées et les villages entourés de palissades en bois. Quant aux fermes isolées, on n’en trouvait point dans les environs. Les habitants de la région vivaient en groupe, sans jamais savoir quand ils risquaient de se faire attaquer par des ennemis au cœur empli de haine. « C’est un pays d’hommes, constata Attalus alors qu’ils traversaient les monts du Pinde, engoncés dans leur cape pour se prémunir du vent froid de l’automne. — Mais les hommes ont besoin de femmes et d’enfants, contra Philippe. Et les enfants ont besoin d’écoles, de même que les fermiers doivent pouvoir cultiver leur terre en paix. La Macédoine est une contrée riche et l’on y trouve le meilleur bois de construction de toute la Grèce. Elle devrait offrir de fantastiques richesses à ses habitants, et pourtant ce n’est pas le cas. Les hommes ne peuvent s’empêcher de faire la guerre, oubliant la terre et ses trésors. Cependant il pourrait en être autrement… — Peut-être serez-vous un jour roi. Un grand roi, qui sait ? Capable de vaincre les Illyriens et les Thraces. Peut-être verrez-vous votre rêve se réaliser. — Je n’ai nul désir d’être roi, répondit Philippe avec un sourire désarmant. N’oublie surtout pas d’en informer Ptolémée. » Pella, Macédoine, 371 av. J.-C. Pella était une cité en pleine croissance. Amyntas, le père de Philippe, avait contracté de lourds emprunts pour faire venir des architectes du Sud. Ces derniers avaient conçu des temples et des avenues avant d’élargir le palais. Quant à la noblesse fortunée de Macédoine, on l’avait incitée à venir s’installer dans la capitale où elle s’était fait construire des demeures dans les collines, amenant avec elle de nombreux serviteurs – une main-d’œuvre qui avait besoin de logements bon marché. L’afflux de population avait attiré les commerçants et la cité était devenue prospère. Depuis la fenêtre de sa chambre, Philippe observait le marché qui s’étendait par-delà les hauts murs du palais. Il entendait les marchands crier leurs prix et aurait bien aimé sortir et se mêler à la foule. Ce qui était impossible car, sous prétexte d’assurer la sécurité de ses jeunes neveux, Ptolémée avait exigé qu’ils ne s’éloignassent jamais de lui. Cette décision avait surpris Philippe : le roi semblait beaucoup moins inquiet pour son fils, Archélaos, qui avait le droit de faire du cheval, de chasser et de courir les filles quand l’envie lui en prenait. Philippe détestait Archélaos. Et, malgré les conseils de Parménion, il ne pouvait se résoudre à essayer de se lier d’amitié avec ce rustre de cousin. Archélaos ressemblait à son père en plus jeune : même nez crochu, même menton proéminent, même bouche cruelle. Philippe éprouvait déjà bien assez de mal à se montrer aimable envers son oncle fratricide sans s’abaisser en plus devant l’héritier du trône. Il en fit part à son frère Perdiccas, qu’il était allé rejoindre. « Cela ne servirait à rien, de toute façon, murmura dans un souffle le malade alité. Archélaos est un porc, pour qui la moindre ouverture est un signe de faiblesse à exploiter sans attendre. Je le hais. Sais-tu ce qu’il m’a dit le printemps dernier ? Qu’il me fera exécuter dès qu’il héritera du trône, même si Ptolémée me laisse vivre. — Nous pourrions nous enfuir et quitter le pays, proposa Philippe. Tu as presque dix-sept ans. Tu peux devenir un mercenaire, et moi, je serai ton serviteur. Nous pourrions rassembler une armée et revenir ici. — Rêve, petit frère. Je ne parviens pas à surmonter cette fièvre. Je suis faible comme un poulain de deux jours. » Il se mit à tousser et Philippe lui apporta une coupe d’eau. Perdiccas se souleva sur un coude et but. Il était blond, contrairement à son cadet, qui avait les cheveux bruns et le teint basané. Et tout le monde s’émerveillait de sa beauté avant qu’il ne soit frappé par la maladie. Visiblement très affaibli, il avait désormais le teint pâle et la peau tirée sur les os. Ses yeux injectés de sang avaient perdu leur éclat et ses lèvres bleues témoignaient de la phtisie qui le rongeait. Philippe détourna le regard. Son frère se mourait. Il resta longuement assis à côté de Perdiccas avant de regagner ses quartiers. On lui avait apporté un plateau d’argent chargé de nourriture, mais il n’avait pas faim. Le matin même, pris de violents maux de cœur, il avait vomi pendant près d’une heure, jusqu’à ce qu’il ne crache plus qu’une bile jaunâtre. Il but un peu d’eau et s’allongea sur son divan. Réveillé par des aboiements en provenance du jardin, il se rappela que Béria avait récemment mit une portée au monde. Il se leva, enroula la viande froide dans une serviette et descendit dans les jardins, où il joua avec les chiots noirs en leur donnant à manger. Ils s’amusaient à grimper sur lui pour le lécher et le mordiller. Leur joie le mit de meilleure humeur, et il finit par remonter dans sa chambre. Un serviteur vint rechercher le plateau. C’était un vieil homme à la barbe blanche qui s’appelait Hermon. Il avait des yeux pâles et gentils sous d’épais sourcils broussailleux. « J’espère que vous vous sentez mieux, jeune seigneur ? s’enquit-il. — Oui, merci. — Tant mieux, monsieur. Désirez-vous quelques gâteaux au miel ? Ils sortent tout juste du four. — Non, Hermon. Je crois que je vais dormir, maintenant. Bonne nuit. » Le sommeil troublé, Philippe s’éveilla par deux fois. Les chiens hurlaient à la lune et le vent secouait les volets. Dérangé par les animaux, il jeta une cape sur ses épaules et descendit dans les jardins. Sa chambre, la plus mal placée de tout le palais, proche du chenil, ne prenait jamais le soleil et subissait de plein fouet les vents glacés de l’hiver. À la lueur de la lune les jardins étaient froids et éthérés ; les fleurs avaient perdu toute couleur. Philippe trouva Béria assise au pied du mur ; la chienne hurlait à fendre l’âme. Ses six chiots gisaient, morts, tout autour d’elle. Philippe s’agenouilla à leur côté. Le sol était maculé de vomissures. Prenant Béria par le collier, il l’emmena loin des minuscules corps sans vie et la serra contre son cœur en lui caressant la tête. Elle gémit pitoyablement et lutta pour retourner vers ses petits. « Ils sont morts, ma belle, lui dit-il. Viens avec moi. Nous resterons ensemble, toi et moi. » La chienne le suivit jusqu’à sa chambre mais, une fois là, elle se dirigea vers la fenêtre et se remit à hurler. Philippe l’amena jusqu’au lit et s’allongea à côté d’elle. Il l’entoura de son bras et elle finit par s’endormir, la tête sur la poitrine du garçon. Étendu dans le noir en quête d’un sommeil impossible, Philippe se remémora les morceaux de viande qu’il avait donnés aux chiots… Et le gentil serviteur aux yeux pâles. Philippe resta éveillé toute la nuit et sa colère vint à dépasser sa peur. On utilisait depuis longtemps le poison pour éliminer ses ennemis, mais pourquoi ne pas avoir recours à la méthode éprouvée, l’épée de l’assassin, qui s’avérait souvent bien plus fiable ? La réponse était simple : Ptolémée avait perdu l’estime de l’armée depuis qu’il avait été vaincu par Bardylis à l’ouest et par Cotys, roi de Thrace, à l’est. Il n’avait connu ses rares succès que contre les faibles Pannoniens du Nord. Philippe savait que, comme tous les autres souverains, Ptolémée ne gouvernait qu’avec le consentement de ses sujets. Les riches nobles du pays voulaient un monarque capable de les aider à s’enrichir et à se couvrir de gloire, seuls buts dignes d’un peuple de guerriers. Et maintenant que cette noblesse ne semblait plus disposée à tolérer qu’on assassine les rivaux potentiels, assassinats bien souvent perpétrés au grand jour, le roi tentait de faire preuve de subtilité. Le garçon pensa brusquement à Perdiccas. Bien sûr ! Lui aussi se faisait lentement empoisonner. Mais que faire ? En qui avoir confiance ? La réponse à la seconde question était la plus simple des deux : il ne pouvait faire confiance à personne. Se levant discrètement, il sortit de la chambre sans bruit pour ne pas réveiller Béria. Une fois dans le couloir, il traversa le palais, empruntant l’étroit escalier qui menait aux cuisines. Il y trouva de la viande et des fruits, de quoi se nourrir à satiété. Puis il emplit un petit sac de provisions et remonta silencieusement dans la chambre de Perdiccas. Ce dernier dormait, et il le réveilla en lui secouant doucement l’épaule. « Qu’y a-t-il ? voulut savoir Perdiccas. — Je t’ai apporté à manger. — Je n’ai pas faim, mon frère. Laisse-moi dormir. — Écoute-moi ! siffla Philippe. On est en train de t’empoisonner ! » Perdiccas cligna des yeux à plusieurs reprises et Philippe lui expliqua ce qui était arrivé aux jeunes chiots. « Ils peuvent avoir été tués par n’importe quoi, rétorqua Perdiccas d’une voix lasse. Cela se produit tout le temps. — Tu as peut-être raison, chuchota Philippe, mais dans ce cas, tu n’as rien à perdre à entrer dans mon jeu. Et si tu te trompes, cela peut te sauver la vie. » Il aida son aîné à s’asseoir et le regarda mâcher lentement un peu de viande et de fromage. « Apporte-moi de l’eau », demanda le malade. Philippe commença à remplir une coupe au broc posé sur la table. S’interrompant brusquement, il se rendit à la fenêtre et vida les deux récipients. « Nous ne pouvons faire confiance qu’à ce que nous allons nous-mêmes chercher », expliqua-t-il. Quittant la chambre, il alla remplir la cruche à l’un des tonneaux des cuisines. « Personne ne doit se douter que nous savons, poursuivit-il à son retour. Tout le monde doit croire que nous mangeons la nourriture que l’on nous donne. » Perdiccas acquiesça, puis sa tête retomba sur l’oreiller et il s’endormit. Quatre nuits durant, Philippe rendit visite à son frère, et celui-ci reprit peu à peu des couleurs. Le matin du cinquième jour, Hermon apporta au garçon un broc d’eau et un plateau de fromage et de figues. « Avez-vous bien dormi, mon seigneur ? demanda-t-il avec un sourire engageant. — Non, répondit Philippe d’une toute petite voix. Je ne cesse de vomir et de m’affaiblir. Je devrais peut-être voir un docteur… — Ce n’est pas nécessaire, mon seigneur, répondit le serviteur. Ces légers… troubles stomacaux sont fréquents en automne. Vous recouvrerez vite des forces. — Merci. Tu es bien bon avec moi. Veux-tu manger avec moi ? Il y a bien trop pour moi. » Hermon écarta les mains. « Ce serait avec plaisir, seigneur, mais d’autres tâches m’attendent. Bon appétit. Essayez de vous forcer à manger, même si vous n’en avez pas envie. Ce n’est que de cette manière que vous guérirez. » Une fois le vieil homme reparti, Philippe enfila une longue cape bleue. Cachant le broc dans les replis du vêtement, il se rendit rapidement dans l’aile des serviteurs. Là, il pénétra dans la chambre d’Hermon, sachant que ce dernier se trouvait en compagnie de Perdiccas. Avisant une cruche pleine, il se pencha par la fenêtre et constata que les jardins étaient déserts. Il vida rapidement le broc d’Hermion et le remplit à l’aide du sien. Le lendemain matin, un nouveau serviteur lui apporta son petit déjeuner. « Comment va mon ami Hermon ? s’enquit le jeune prince. — Il est souffrant, monsieur, répondit l’autre en s’inclinant. — Je suis désolé de l’apprendre. Dis-lui que j’espère le voir bientôt guéri, je te prie. » L’après-midi, Perdiccas parvint à se lever. Ses jambes étaient encore faibles, mais ses forces revenaient peu à peu. « Que faut-il faire ? demanda-t-il à son cadet. — Nous ne pouvons continuer ainsi. Ils s’apercevront bientôt que nous ne prenons plus leur poison. Et j’ai bien peur qu’alors ils ne décident d’avoir recours au poignard ou à l’épée. — Tu as dit que nous devions nous enfuir, avança Perdiccas. Je me sens presque assez fort pour te suivre. Nous pourrions nous rendre à Amphipolis. — Thèbes serait un meilleur choix, rétorqua Philippe. Je m’y suis fait des amis. Mais nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre. Nous avons peut-être encore trois jours, tout au plus. D’ici là, garde le lit et dit à tous que tu te sens de plus en plus faible. Et nous aurons besoin d’argent et de chevaux. — Je n’ai pas d’argent. — Je vais réfléchir au problème », promit le garçon. Agenouillé devant les trois hommes, Hermon fixait nerveusement les yeux d’aigle de Ptolémée. « Ils doivent être très résistants, sire, mais je vais augmenter les dosages de mes poudres. L’aîné sera mort dans trois jours, je vous le promets. » Le roi de Macédoine se tourna vers Attalus. « J’aurais dû t’écouter, fit-il d’une voix sépulcrale. — Il n’est pas trop tard, sire, répondit le soldat. Perdiccas est faible. Je pourrais l’étouffer dans son sommeil et personne ne s’apercevrait de rien. — Et Philippe ? » Attalus hésita. « J’aimerais le tuer moi-même, intervint Archélaos. Cela me procurerait une joie immense. » Son père éclata de rire. « J’ignore pourquoi tu détestes tant ce garçon, lâcha-t-il. Il est pourtant de belle prestance. Mais soit. Tu le tueras, mais pas cette nuit. Perdiccas mourra le premier ; Philippe peut bien attendre une semaine. » Il se tourna vers Attalus : « Tu dis que personne ne se doutera que les garçons ont été étouffés ? Cela ne laisse aucune trace ? — Non, sire. » Ptolémée fit un signe à son fils avant de lui murmurer quelques mots à l’oreille. Le prince opina du chef et fit semblant de quitter la pièce. Mais, alors qu’il passait derrière Hermon, il se retourna brusquement et immobilisa les bras du serviteur. « Montre-moi ! » ordonna le roi. Se munissant d’un coussin brodé, Attalus le pressa de toutes ses forces contre le visage du vieil homme. Sa victime se débattit faiblement pendant quelques instants, puis elle fut prise d’un dernier spasme et ses jambes cessèrent de la soutenir alors que ses intestins se vidaient. Attalus souleva le coussin et Archélaos lâcha Hermon, qui s’affala au sol. Ptolémée se pencha sur le défunt et scruta attentivement ses traits. « Je n’aime pas son expression, décréta-t-il enfin. Il n’a pas l’air de quelqu’un qui est mort dans son sommeil. » Attalus ricana et s’agenouilla près du serviteur, dont il referma la bouche et les paupières. « Oui, c’est mieux, reconnut le roi. Qu’il en soit fait ainsi. » Alors que le soir approchait, Attalus passa le temps assis dans sa chambre, à siroter du vin coupé d’eau. Il voulait rester sobre en prévision de la tâche qui l’attendait, et pourtant son instinct le poussait à vider le pichet. Mais il se targuait d’avoir une volonté de fer, et il repoussa finalement sa coupe. Que t’arrive-t-il ? se demanda-t-il. La réponse lui vint rapidement. L’assassinat prochain de Philippe le dérangeait, sans qu’il puisse expliquer pourquoi. Non qu’il appréciât le garçon, car il n’aimait personne. Et pourtant, je n’ai pas envie de le voir mort. Toute cette affaire devenait extrêmement troublante. Ptolémée était un idiot. Il savait se montrer impitoyable, mais c’était là son unique talent. Et Archélaos ne valait pas mieux, bien au contraire. L’agitation de la populace ne faisait que croître, la plupart des nobles restaient aussi loin que possible du palais et le moral de l’armée était au plus bas. Si Ptolémée venait à tomber, il entraînerait ses favoris dans sa chute, et Attalus n’avait nulle envie de subir ce sort. Mais que faire pour y échapper ? se demanda-t-il. Son humeur s’assombrit en même temps que le ciel. Il n’avait pas le choix, pas encore. Il lui fallait d’abord tuer Perdiccas, puis découvrir le chef des dissidents et changer de camp juste avant que le bain de sang ne soit déclenché. Jurant copieusement, il reprit un peu de vin. Au milieu de la nuit, il sortit de sa chambre et traversa silencieusement les couloirs déserts pour s’arrêter devant la porte en chêne menant aux quartiers de Perdiccas. Distinguant de la lumière sous le battant, il y plaqua son oreille. On parlait à l’intérieur, mais il ne pouvait entendre ce qui se disait. Maugréant à mi-voix, il s’apprêtait à partir quand la porte s’ouvrit. Il se retrouva face à Philippe. Médusé, l’adolescent porta la main à sa dague. « Il n’y a rien à craindre », l’assura le soldat en entrant dans la pièce. Assis sur un divan, Perdiccas mangeait du pain et du fromage. Cela faisait bien longtemps qu’Attalus ne l’avait pas vu aussi bien portant. « Je vous cherchais, mais vous n’étiez pas dans votre chambre, mentit l’homme en se tournant vers Philippe. Je me suis dit que je vous trouverais peut-être ici. — Pourquoi voulais-tu me voir en pleine nuit ? demanda le garçon d’une voix lourde de soupçons. — Le roi veut se débarrasser de vous, mais vous le savez déjà, puisque vous mangez à cette heure. Pas étonnant que les poisons n’aient pas fait effet. Ptolémée m’a ordonné d’assassiner Perdiccas cette nuit même et vous êtes censé mourir la semaine prochaine. » Entendant le sifflement d’une lame que l’on tirait de son fourreau, Attalus se retourna pour s’apercevoir que Perdiccas avançait vers lui, l’épée brandie. Il ne s’était jamais rendu compte à quel point le prince était grand et impressionnant. « Ce n’est pas la peine, l’assura-t-il. Je ne suis pas venu vous tuer, mais vous prévenir. — Pourquoi devrais-je te croire ? rétorqua Perdiccas. — Attends ! intervint Philippe en voyant que son frère s’apprêtait à plonger son arme dans la gorge d’Attalus. Réfléchissons d’abord. Je le crois, moi. — Merci, fit le soldat en écartant doucement la lame menaçante. Le problème consiste à déterminer ce que nous allons faire. Je vous suggère de quitter le palais et d’aller à Amphipolis. Une fois là, vous pourrez obtenir le soutien des nobles mécontents et peut-être vous emparer du trône. — Non, trancha Philippe. — Quel autre choix avons-nous ? voulut savoir Perdiccas. — Tu renverses Ptolémée cette nuit même. Il a assassiné notre père et le trône te revient de droit. Nous allons tuer le roi. — Par les dieux, faut-il que tu aies perdu la tête ! s’affola Perdiccas. Nous n’avons aucun allié ; les gardes sont loyaux envers Ptolémée. Nous allons nous faire massacrer. — Non, le rassura son cadet. Ptolémée n’est pas populaire et la loyauté de ceux qui le servent s’envolera à sa mort. J’ai vu Archélaos quitter le palais cet après-midi et je me suis laissé dire qu’il se rendait à Thèbes. Il ne constitue donc plus une menace. Une fois le roi mort, les nobles se réuniront pour choisir un nouveau monarque mais, le temps qu’ils le fassent, les gardes t’auront déjà accordé leur soutien. — Comment peux-tu en être sûr ? — C’est dans la nature de l’homme que de souhaiter être dirigé. Et Attalus est capitaine de la garde ; il parlera à ses soldats. N’est-ce pas, Attalus ? — Peut-être, s’avança prudemment ce dernier. Mais le risque est grand. » Philippe partit d’un grand rire. « Tu me parles de risque, alors que je m’attends à être assassiné depuis des années ? Que peut-il nous arriver ? La mort ? Elle attend tout le monde, riches comme pauvres. Mais si je dois mourir, que ce soit au combat, pas comme un veau qui attend le coup de hache fatal. » Attalus écouta attentivement le plan de Philippe et l’admiration qu’il éprouvait pour le garçon grandit encore. Il se prit à regretter que Philippe ne soit pas plus âgé, car il ferait un roi sage et puissant. Le soldat jeta un œil à Perdiccas. Lui aussi était fort, mais moins que son cadet. Et pourtant, si ce plan complètement fou réussissait, c’est lui qui hériterait du trône. Attalus attendit que Philippe ait terminé puis s’agenouilla devant Perdiccas. « Quand nous aurons réussi, j’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur d’avoir servi le meurtrier de votre père, sire, déclara-t-il. Je ne suis pour rien dans son assassinat. » Perdiccas dévisagea longuement le soldat et lui mit la main sur l’épaule. « Je te pardonne, Attalus, dit-il enfin, et je veillerai à ce que tu sois récompensé pour ce que tu as fait ce soir. » Les trois compagnons quittèrent la chambre et Attalus guida les deux frères jusqu’au couloir menant aux quartiers du roi. Philippe et Perdiccas attendirent là, cachés, tandis que le soldat avançait vers les deux gardes en cape noire de faction devant la porte. Indiquant aux sentinelles de le suivre, il fit encore quelques pas. Surpris, les soldats se regardèrent, puis vinrent le rejoindre au bout du couloir. « Avez-vous aperçu quoi que ce soit de suspect ? leur demanda-t-il à voix basse. — Que voulez-vous dire, monsieur ? » s’enquit l’un des gardes. Derrière eux, les deux princes quittèrent leur abri et avancèrent vers la porte. Attalus avait la gorge sèche. Quelle folie !, songea-t-il. « Quelqu’un est-il venu ici ce soir ? précisa-t-il alors que les adolescents approchaient de leur destination. — Personne d’autre que vous, monsieur. Et le roi, bien sûr. Pourquoi ? Quelque chose se trame ? — Probablement pas, mais ouvrez tout de même l’œil. » Philippe venait d’ouvrir la porte ; les deux frères entrèrent discrètement dans la chambre. « Comptez sur nous, monsieur. Nous ne dormons jamais à notre poste. — Le monde est plein de surprises, philosopha Attalus alors que le battant se refermait. Parfois, le seul crime d’un homme est de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. — Je ne comprends pas, avoua l’homme. — Cela ne m’étonne guère », répondit Attalus en lui plantant sa dague dans la gorge. Le second soldat resta un instant pétrifié sous le coup de la surprise, et la lame d’Attalus s’enfonça dans son orbite avant qu’il ne parvienne à dégainer son épée. Un cri terrible résonna dans la chambre du roi. Attalus s’élança et ouvrit la porte en grand. Ptolémée était en train de s’extraire de son lit, le ventre et la poitrine transpercés par les lames des deux princes. Il se laissa tomber par terre et essaya de ramper jusqu’à Attalus mais, d’un bond, Philippe le rejoignit et récupéra son épée en la tirant violemment. Ptolémée hurla de nouveau, mais le jeune prince le fit taire en lui tranchant la gorge. Puis Philippe se tourna vers Perdiccas et s’agenouilla devant lui. « Tu n’as pas à te prosterner devant moi, prononça le nouveau roi de Macédoine en aidant son frère à se relever. Et jamais je n’oublierai ce que tu as fait pour moi. » Le temple, été 359 av. J.-C. Au cours des onze années qui avaient suivi la victoire de Parménion à Leuctres, Dérae avait fait de nombreux rêves terrifiants, hantés par les ténèbres et les démons. Au début, Tamis était apparue dans ses songes pour la sauver et l’avertir que les serviteurs du Dieu Noir cherchaient à les éliminer toutes les deux. Puis, au fil des ans, les pouvoirs de Dérae n’avaient cessé de croître et les agressions nocturnes s’étaient faites moins terribles. Et pourtant, elle se trouvait de nouveau aux prises avec un de ses cauchemars enténébrés. Des ombres se mouvaient à la bordure de son champ de vision ; même en se tournant en tout sens, elle était incapable de les distinguer clairement. Perdue dans les couloirs d’un château inconnu, elle ne voyait rien d’autre que deux murailles de pierre grise luisantes d’eau. L’obscurité se rassembla en volutes autour d’elle et un halètement rauque s’éleva du nuage tandis que des griffes raclaient contre les dalles de pierre. Une douleur fulgurante vrilla les bras de la prêtresse : une créature qui semblait constituée d’écailles et de vase venait de lui bondir dessus. Une lumière éblouissante jaillit des doigts de Dérae et un terrible hurlement résonna dans le long couloir. Inspectant ses bras, elle vit qu’ils avaient été lacérés, mais le monstre avait disparu. À peine se souvenait-elle d’avoir entrevu deux yeux glacés et une large gueule. Elle se soigna rapidement et tenta de s’élever, mais le plafond la retenait prisonnière, de même que les murs et le plancher. Le bassin d’eau noire qui lui faisait face se mit à bouillonner et une forme s’en éleva. Une femme apparut, les traits dissimulés par un capuchon. Elle avait le teint pâle et les yeux sombres. « Ainsi donc, voici la guérisseuse, fit-elle d’une voix de gorge. Tu es jolie. Viens à moi, mignonne. » La peur de Dérae se dissipa brusquement ; elle éclata de rire. « Que voulez-vous de moi ? demanda-t-elle. — Je désire savoir qui tu sers. Tu me déroutes. — Pourquoi donc ? Vous venez de le dire, je ne suis qu’une guérisseuse. Je vis dans ce temple depuis plus de vingt ans. Et je ne vous connais même pas, madame. — Peux-tu emprunter les voies de l’avenir ? — Et vous ? — Cela ne te regarde pas ! trancha l’inconnue. — Vous en êtes incapable, je le vois, poursuivit Dérae d’une voix apaisante. Mais en quoi cela vous intéresse-t-il ? » La femme sourit mais ses traits ne perdirent rien de leur dureté. « Pourquoi ne serions-nous pas amies ? Je suis moi aussi une guérisseuse et une voyante. J’ai perçu ton pouvoir et j’ai voulu en apprendre davantage à ton sujet. » Dérae secoua la tête. « Nous ne serons jamais amies, car nous servons des puissances opposées. Mais de toute façon vous ne recherchez pas vraiment mon amitié, n’est-ce pas ? Dites-moi la vérité, à moins que vous n’ayez peur qu’elle vous brûle la langue… — Tu veux voir brûler quelque chose ? » siffla méchamment l’inconnue. Des flammes jaillirent des murs et la robe de Dérae s’enflamma. La peau de la prêtresse noircit aussitôt mais elle resta impassible. Une lueur dorée l’entoura tel un manteau protecteur et apaisa son épiderme meurtri. Courroucée, Dérae leva la main. Deux éclairs traversèrent la poitrine de la femme à la cape et la clouèrent au mur. Elle poussa un cri de douleur puis toucha les traits de lumière, qui disparurent instantanément. « Très joli, fit-elle avec un sourire moqueur. Et je me trompais à ton sujet. Je n’ai rien à craindre de toi. » Le château se volatilisa et Dérae se réveilla au temple. Troublée par la bataille qu’elle venait de livrer, elle alla voir Tamis. La vieille femme dormait encore ; un filet de salive avait coulé à la commissure de ses lèvres. Dérae la secoua légèrement, mais Tamis ne bougea pas. Les vingt dernières années avaient été cruelles envers la vieille prêtresse : ses pouvoirs l’avaient désertée peu à peu, de même que son ouïe et sa vue. Dérae lui serra l’épaule et la secoua plus fort. « Hein ? Quoi ? » bougonna Tamis en se frottant les yeux. Après avoir apporté de l’eau à son aînée, Dérae attendit patiemment que cette dernière reprenne ses esprits. « Pourquoi m’as-tu réveillée ? se plaignit la vieille femme. J’étais en train de rêver de mon premier mari. Un véritable taureau…» Dérae lui parla du château dont elle venait, elle, de rêver et de la femme à la cape noire. Tamis l’écouta en silence avant de secouer la tête. « J’ignore de qui il s’agit, reconnut-elle. Nous ne sommes pas les seules à livrer ce combat, Dérae. Et d’autres sont doués du pouvoir de seconde vue. Certains servent la lumière, certains les ténèbres. Pourquoi es-tu troublée ? — Elle avait peur de moi, mais toute la crainte que je lui inspirais s’est évaporée lorsque je l’ai vaincue. Cela n’a aucun sens, tu ne trouves pas ? » Tamis se leva en soupirant. Les premières lueurs de l’aube s’infiltraient par les interstices des volets. La vieille femme enfila une robe de coton blanc et sortit dans le jardin. Dérae la suivit. « Tu dis que tu as triomphé d’elle. Comment ? » Dérae le lui expliqua et elle soupira de nouveau : « Tu as essayé de la tuer et, ce faisant, elle t’a vaincue, car la violence n’est pas la voie de la Source. Et ceux qui ne servent pas la Source servent le chaos. — Mais c’est faux, protesta sa cadette. Je suis une guérisseuse ; je ne suis pas mauvaise. — C’est vrai, convint Tamis d’une voix lasse. La faute me revient, car je t’ai mal formée. Une erreur parmi tant d’autres… J’ai fait preuve d’une arrogance colossale. Cassandre a essayé de me prévenir, mais j’ai refusé de l’écouter. Et pourtant, j’étais sage, autrefois. » Elle s’interrompit pour humer une rose en train d’éclore. « Je connaissais de nombreux secrets. Mais sagesse et folie vont de pair. Nous nous prenons pour des manipulateurs, mais nous ne sommes que des marionnettes. Nous croyons détenir le pouvoir, mais nous ne valons guère plus que des feuilles emportées par la tourmente. Nos actes de bonté conduisent au mal. Tout n’est que confusion ; tout n’est que vanité. » Dérae secoua la tête. « Te sens-tu souffrante, Tamis ? Je ne t’ai jamais entendue parler de la sorte. — Je ne suis pas malade, Dérae, je suis mourante. Et rien de ce que j’avais entrepris n’est achevé. Je me demande parfois s’il nous est donné de mener à bien ce que nous commençons. J’ai commis des crimes abominables, impardonnables… et je me croyais si habile. » Elle se mit à rire, mais son gloussement s’acheva par une violente quinte de toux. Elle se racla la gorge et cracha dans les buissons. « Regarde-moi ! poursuivit-elle. La belle Tamis ! J’ai du mal à croire que les hommes aient pu autrefois me désirer. — Quelle était la teneur de ton songe ? — Que veux-tu dire ? — Tu m’as dit que tu avais rêvé de ton premier mari. Parle-m’en. — J’ai compris combien il était bon d’être aimée, touchée, caressée… J’ai vu tout ce que j’avais perdu à cause de mes erreurs et de ma vanité. — Montre-moi », chuchota Dérae en posant les mains sur la tête de son aînée. La vieille prêtresse se détendit et Dérae s’introduisit dans son subconscient, où elle vit la jeune Tamis ondulant sous un homme musclé et barbu. Se désintéressant de la scène, elle s’éleva et regarda tout autour d’elle, cherchant, cherchant… Enfin, elle vit la femme en noir, qui riait à gorge déployée en montrant du doigt le couple enlacé. Elle n’était pas seule ; des formes sombres l’entouraient. Dérae ressortit dans la fraîcheur du jardin. « Il ne s’agissait pas d’un songe, Tamis, mais de l’inconnue dont je t’ai parlé. Elle est venue à toi et t’a empli l’esprit de désespoir. — Mensonges ! protesta la vieillarde. Je l’aurais vue. Je suis encore puissante ! Pourquoi cherches-tu à me rabaisser de la sorte ? — Tu te trompes, l’assura Dérae. Je te le promets. Nous sommes menacées, Tamis. Mais par qui ? — La naissance du Dieu Noir approche. Peut-être se produira-t-elle dans l’année, ou d’ici deux ans tout au plus. Se trouvait-elle vraiment dans ma tête ? — Oui. Je suis désolée. — C’est sans importance, soupira Tamis. Tout pouvoir finit par disparaître. Si seulement il m’était donné de t’en enseigner davantage… mais c’est impossible. Et, un jour, tu me haïras. » Des larmes se mirent à couler sur ses joues. « Tu m’as tellement appris, mon amie, ma douce amie. Comment pourrais-je jamais te haïr ? — Tu as vu la femme ? C’est une sorte de justice poétique. Un jour, tu comprendras pourquoi. Mais, dis-moi : où se trouve Parménion ? — À Suse. Le grand roi lui a offert un superbe étalon pour le féliciter de sa victoire en Mésopotamie. — Il sera attiré par la bataille qui se prépare en Macédoine, prophétisa la vieille prêtresse. Toutes les puissances sont attirées vers cette région du monde appelée à devenir le centre de leur conflit. Rends-toi là-bas sans attendre. Imprègne-toi de ce lieu. — Je ne peux y aller maintenant. Je m’inquiète à ton sujet, Tamis. — Le temps des inquiétudes est passé, ma chérie. L’avenir nous a rejoints. Le Dieu Noir arrive. — Pouvons-nous encore l’arrêter ? » Tamis haussa les épaules et contempla le jardin. « Regarde les roses. Il y en a des centaines et, chaque années, des milliers de bourgeons éclosent. Si je te demandais de tailler tous ces rosiers de manière à ce qu’une seule et unique fleur apparaisse, en serais-tu capable ? — Sans doute, mais cela exigerait toute mon attention. — Et si je te demandais de tailler tous les rosiers du monde pour qu’une seule rose, une rose parfaite, voie le jour, pourrais-tu le faire ? — Qu’essayes-tu de me faire comprendre, Tamis ? — Va en Macédoine, chérie. Moi, je vais m’asseoir et regarder pousser les roses. » Dérae s’éleva mentalement dans les airs et partit en direction de l’ouest, traversant successivement les montagnes de Thrace et trois grands fleuves, le Nestos, le Strymon et l’Axios. Flottant dans un ciel dégagé, elle se détendit, ferma les yeux et se laissa guider par les émanations de pouvoir qui provenaient du sol. Elle fut attirée vers le sud, par-delà la mer, en direction d’une autre chaîne de montagnes. En dessous d’elle, un groupe de cavaliers poursuivait un lion. L’animal alla trouver refuge dans les rochers et se prépara au combat. L’un des cavaliers, un séduisant jeune homme à la barbe brune, avait pris de l’avance sur ses compagnons. Arrivé près de la cachette de sa proie, il sauta de son cheval, une lance à la main. Le fauve s’élança sur lui. Sans paniquer, le chasseur mit un genou à terre, serra fermement son arme et se prépara à recevoir la charge du grand félin. Dérae fila comme le vent en direction du lion. Macédoine, été 359 av. J.-C. Philippe tira sur les rênes en voyant le lion disparaître entre les rochers. L’exaltation de la chasse l’habitait et, comme toujours, l’effet enivrant du danger lui montait davantage à la tête que le plus sournois des vins. Il bondit prestement à terre. La pointe de la petite lance qu’il tenait dans sa main droite était acérée comme un rasoir. Au fil des douces années qui avaient suivi l’assassinat de Ptolémée, le garçon un peu frêle était devenu un homme aux larges épaules, dont le visage s’ornait d’une barbe noire aussi soyeuse que la fourrure d’une panthère. gé de vingt-trois ans, Philippe était en parfaite condition physique. Quand Perdiccas était monté sur le trône, son frère cadet avait connu la paix pour la première fois depuis de nombreuses années. Il avait quitté Pella pour s’installer dans la propriété royale située au sud de l’ancienne capitale, Aïgaï, où il avait pu se repaître à foison des plaisirs favoris des nobles macédoniens : la chasse, la boisson et les femmes. Mais, des trois, c’était le premier qui l’excitait le plus. Ours, loups, chevreuils, bœufs sauvages, sangliers et léopards – la Macédoine regorgeait de gibier. Mais les lions se faisaient de plus en plus rares. Un mâle à poil long était descendu des montagnes pour s’en prendre aux chèvres et aux moutons. Cinq jours durant, les hommes l’avaient traqué, perdant et retrouvant sans cesse sa trace, qui se dirigeait vers le sud. L’animal semblait presque les conduire sciemment au mont Olympe, la résidence des dieux. « Accompagne-moi, Zeus », murmura le prince en jetant un coup d’œil à la lointaine montagne. Il s’enfonça lentement entre les rochers. Il aurait dû attendre ses compagnons mais, comme toujours, il voulait le gibier pour lui seul. Le soleil de midi cuisait ses épaules. Philippe savait que les lions n’aimaient pas se déplacer de jour ; par temps chaud, ils préféraient faire la sieste à l’ombre. Et celui-ci avait récemment tué et dévoré un gros mouton. Le chasseur leva sa lance. La pointe de l’arme devrait trouver le défaut de l’épaule pour transpercer les poumons et le cœur du grand fauve. D’un seul coup de griffes, ce dernier pouvait broyer la cage thoracique d’un homme. Regardant par-dessus son épaule, Philippe vit qu’Attalus et les autres se trouvaient encore loin de lui. L’assassin serait furieux si le prince tuait le lion sans lui. Philippe ricana. De toute façon, Attalus était perpétuellement en colère depuis que Perdiccas était parti seul défier Bardylis. Malgré l’aide que l’homme leur avait accordée onze ans plus tôt, le roi ne lui faisait toujours pas confiance et Attalus avait échoué à s’élever au-delà du rang de capitaine de la garde. Philippe entendit un grondement sourd issu du cœur des rochers. La peur le frôla de ses doigts de feu, et il goûta la sensation avec autant de plaisir que la caresse d’une belle femme. « Viens à moi », chuchota-t-il. Le lion bondit. Il était énorme, plus gros qu’un poney, et Philippe comprit qu’il n’aurait jamais le temps de le contourner pour lui porter un coup mortel. Mettant un genou à terre, il planta le manche de sa lance dans le sol en dirigeant la pointe vers la gorge de l’animal. Aussitôt, il sut que cela ne suffirait pas. L’arme se briserait sous la violence de l’attaque et les crocs du lion se refermeraient sur son visage. L’heure de sa mort était arrivée, il le savait, mais il garda son calme, déterminé à ne pas faire seul le grand voyage. Tu vas marcher à mes côtés, monstre, quand je suivrai la route qui mène au domaine d’Hadès. Il entendit un bruit de galop dans son dos. Mais ses amis arriveraient trop tard pour le sauver. « Allez, viens ! lança-t-il en guise de défi. Viens mourir avec moi ! » Soudain, le lion se tordit comme sous le coup d’une douleur insoutenable. Sa grande tête se leva vers le ciel, un rugissement terrifiant jaillit de sa gorge… et il s’immobilisa à quelques pouces du fer de la lance. Philippe sentait l’haleine rance de la bête et voyait clairement ses crocs incurvés comme des dagues perses. Il plongea son regard dans les yeux fauves. Le temps suspendit son cours. Le prince se leva lentement et toucha la crinière de l’animal du bout de sa lance. Le lion cligna des paupières, mais ne bougea pas. Philippe sentit que Nicanor l’avait rejoint et qu’il encochait une flèche à son arc. « Que personne ne tire », ordonna-t-il d’une voix apaisante. Le grand lion vint se frotter contre la jambe de Philippe puis s’en alla entre les rochers. « Je n’ai jamais rien vu de tel », chuchota Attalus, qui avait accouru au côté de son prince. Ce dernier frissonna. « Moi non plus, reconnut-il. — Faut-il le pourchasser ? — Je ne crois pas, mon ami. Et j’ai perdu toute envie de chasser, dit Philippe avec un dernier regard pour l’endroit où l’animal avait disparu. — S’agissait-il d’un présage ? voulut savoir Attalus. Était-ce vraiment un lion ? — En tout cas, si c’était un dieu, il avait une haleine atroce », répondit Philippe en se tournant nerveusement vers le mont Olympe. Les chasseurs retournèrent lentement à la résidence estivale du prince, sise à une vingtaine de milles au sud d’Aïgaï. Ils étaient presque arrivés lorsqu’un cavalier venu du nord au triple galop se posta à la hauteur de Philippe. Son cheval était trempé de sueur et proche de l’épuisement. « Le roi est mort et l’armée en déroute, haleta le messager. — Perdiccas ? Mort ? Je refuse de le croire », répondit Attalus. Mais le cavalier l’ignora pour faire son rapport à Philippe. « Le roi a avancé sur les Illyriens, mais notre centre a cédé. Perdiccas a essayé de contrer la charge adverse, mais l’ennemi nous attendait. Notre cavalerie a été taillée en pièces et la tête du roi plantée sur une lance. Nous avons perdu plus de quatre mille hommes. » Les deux frères n’avaient jamais été très proches, sans pour autant être des ennemis. Philippe admirait les dons de politicien et de soldat de son aîné. Qu’allait-il se passer, désormais ? Le fils de Perdiccas n’avait que deux ans et l’armée – ou du moins ce qu’il en restait – n’accepterait jamais qu’il monte sur le trône alors que la nation était en péril. Philippe s’éloigna de ses hommes et mit pied à terre. Assis sur un rocher, il contempla la mer. Il n’avait jamais voulu être roi ; rien d’autre ne l’intéressait que chasser, boire et faire l’amour. Perdiccas le comprenait parfaitement ; c’était d’ailleurs pour cette raison qu’il n’avait jamais cherché à le faire assassiner. Chaque fois que cela lui était possible, Philippe évitait de se mêler des affaires de l’État. Il avait averti Perdiccas des risques qu’il encourait en attaquant les Illyriens, mais de tels affrontements étaient courants et rarement décisifs : les perdants acceptaient de payer un important tribut aux vainqueurs et la vie reprenait son cours normal. Mais que le roi fût tombé au champ d’honneur avec plus de quatre mille soldats constituait une véritable tragédie. Durant les périodes les plus calmes, l’équilibre des forces était déjà délicat à maintenir dans le nord de la Grèce ; nul doute qu’un tel désastre allait faire sombrer la région dans le chaos. Perdiccas était un bon roi, populaire et fort. Mais il était également obsédé par le désir d’annihiler Bardylis, et rien de ce que Philippe lui avait dit n’avait pu le détourner de ce projet. « Envoie chercher Parménion, avait-il conseillé à son ainé. — Je n’ai nul besoin d’un métis Spartiate, s’était-il entendu répondre. — Veux-tu que je t’accompagne ? » L’espace d’un instant, il avait cru que Perdiccas répondrait par l’affirmative. Les traits du roi s’étaient adoucis, puis son regard avait repris toute sa dureté. « Non, frère. Reste à Aïgaï et amuse-toi. » Alors que Philippe se levait pour partir, Perdiccas lui avait mis la main sur l’épaule. « Je n’ai jamais oublié ce que tu as fait pour moi. — Je sais. Tu n’as pas besoin de me le dire. — Certains m’ont conseillé de te tuer, Philippe. Ils pensent que… ah, quelle importance ? Je n’ai pas non plus fait éliminer Archélaos, et il n’a jamais constitué une menace. — Inutile de te méfier de moi, mon frère. Je n’ai nulle envie d’être roi. Mais prends garde à Bardylis. Si tu perds, il exigera un tribut que tu auras peut-être du mal à payer. — Je ne perdrai pas », l’avait assuré Perdiccas en souriant de toutes ses dents. Secouant la tête pour chasser ces quelques souvenirs, Philippe se tourna vers le messager. « Où se trouvent les Illyriens ? voulut-il savoir. — Ils n’ont pas avancé, sire. Ils ont dépouillé les morts avant de camper à quatre jours de cheval de Pella. — Ne m’appelle pas sire ; je ne suis pas roi », lâcha Philippe en faisant signe à l’homme de s’en aller. Son esprit était en effervescence. Rien d’autre n’importait que l’équilibre des forces ! À l’ouest, les Illyriens, au nord, les Pannoniens, à l’est, les Thraces, et au sud, Thèbes. Tant que chacune de ces nations possédait une puissante armée, une invasion à grande échelle n’était guère envisageable. Mais les forces macédoniennes avaient été décimées et le pays se retrouvait sans défense, à la merci du premier qui aurait l’audace de s’en emparer. Philippe passa ses ennemis en revue. Tout d’abord Bardylis, le roi d’Illyrie, un homme rusé d’au moins quatre-vingts ans mais dont l’esprit restait aussi vif que celui d’un loup. Ensuite, Cotys, roi de Thrace, qui venait juste de fêter son soixantième anniversaire. Monarque cupide et impitoyable, il s’intéressait de plus en plus aux mines de Macédoine, distantes d’un jour à peine de la frontière de son pays. Puis les Pannoniens, guerriers tribaux du Nord qui ne vivaient que pour la guerre et le pillage. Et il fallait aussi compter avec des Thébains avides de pouvoir, des Athéniens suffisants… et les dieux seuls savaient combien d’autres encore ! Une inquiétude à la fois, se dit-il prudemment. Que se passerait-il s’il ne montait pas sur le trône ? Un nom lui vint instantanément à l’esprit : Archélaos, son demi-frère. La haine que les deux hommes se vouaient était plus forte que le fer, plus glaciale qu’une tempête de neige. Archélaos tenterait de s’emparer du pouvoir et, s’il y parvenait, sa première décision serait de faire assassiner son rival. Philippe appela Attalus. « Je vais à Pella, lui dit-il. Archélaos n’a probablement pas encore eu vent de la nouvelle. Quand il l’aura apprise, lui aussi se rendra à la capitale, mais en partant de Kerkine. Prends vingt hommes avec toi et veille à ce qu’il ne survive pas au voyage. — Avec le plus grand plaisir », répondit l’assassin en lui dédiant un sourire carnassier. Suse, Perse, automne 359 av. J.-C. « C’est ta faute, répéta Mothac alors que Parménion faisait les cent pas. Tu es seul responsable. » Le Spartiate s’arrêta à la porte donnant sur les jardins pour contempler la terrasse garnie d’arbres fleuris. La vue était splendide et les senteurs apaisantes, mais Parménion détourna le regard, les joues rouges de colère. « Tu veux savoir qui est vraiment responsable ? rétorqua-t-il. Ce sale petit Perse. Il a perdu soixante-dix hommes parce qu’il ne voulait pas prendre le temps de déblayer les rochers qui encombraient le champ de bataille. Soixante-dix ! Et après, il a le culot de me dire que cela n’a pas d’importance ; que ce n’étaient que des paysans ! — C’est un prince royal, Parménion. Qu’espérais-tu après avoir rendu ton commandement ? Des compliments ? Un nouvel étalon ? — Ces Perses me dégoûtent ! — Non, c’est leur pays qui te révulse, corrigea Mothac d’un ton calme. Et tu es trop intelligent pour ne pas t’être douté des conséquences de tes actes. — Que veux-tu dire par là ? Que j’ai tout fait pour être congédié ? — Parfaitement. — Ridicule ! Nous avons tout ce qu’il est possible de souhaiter. Regarde autour de toi, Mothac. De la soie, de beaux divans, de superbes jardins… combien de rois grecs peuvent-ils se vanter de posséder un tel palais ? Nos esclaves obéissent à nos moindres désirs et nous avons plus d’argent que nous ne pourrions en dépenser en deux vies. Tu crois que je tournerais sciemment le dos à tout cela ? — Oui. — Allons prendre l’air », bougonna le Spartiate. Il emprunta l’un des sentiers dallés des jardins. Mothac le suivit en se maudissant d’avoir oublié son chapeau de paille. Au cours des dix dernières années, la calvitie naissante du Thébain ne cessait de s’accentuer, calamité qu’il mettait sur le compte du terrible soleil de Perse. « Comment a-t-il pu faire preuve de tant de stupidité ? fit Parménion. Il savait bien que les chariots ne pouvaient pas intervenir si le terrain n’était pas déblayé et il avait mille hommes sous ses ordres. Cela n’aurait pas pris plus d’une heure, deux tout au plus. Mais non, il a fallu que notre beau prince laisse ses hommes assis en plein soleil tandis qu’il allait se baigner dans le ruisseau. — De toute façon, nous n’avions plus rien à faire ici, lui fit remarquer Mothac. Les guerres des satrapes sont quasiment terminées. Je ne vois pas ce que le grand roi aurait pu te demander d’autre. Tu as gagné ses batailles en Cappadoce, en Phrygie, en Egypte, en Mésopotamie et dans d’autres contrées dont je suis bien incapable de prononcer le nom. Nous n’avons plus besoin de combattre. Restons ici et apprécions pleinement notre retraite. Par les dieux, nous sommes bien assez riches, désormais ! » Parménion secoua la tête. « Je ne suis pas encore prêt à prendre ma retraite, mon ami. Je veux…» Il haussa les épaules. « Je ne sais pas, au juste, mais je ne peux rester inactif. Quelles sont les dernières offres en date ? — Le satrape d’Egypte aurait besoin de tes services pour contrer les attaques auxquelles se livrent les tribus du Sud. — Trop chaud, trancha le général. — Les Olynthiens engagent de nombreux mercenaires. Ils voudraient que tu mènes leurs troupes en Macédoine. — Encore la Macédoine. Voilà qui est tentant. Quoi d’autre ? — Le roi d’Illyrie, Bardylis, est prêt à t’employer, tout comme Cotys de Thrace. L’offre de ce dernier est intéressante : deux talents d’or. — Et le roi de Macédoine… Perdiccas ? — Aucune nouvelle de sa part. » Parménion s’assit et garda un instant le silence. « Je n’ai pas envie de retourner en Grèce », fit-il enfin. Mothac opina du chef, sans faire d’autre commentaire. Il savait que son ami pensait de nouveau à Épaminondas. Le héros de Thèbes avait anéanti les Spartiates en amenant son armée jusqu’aux portes de la cité adverse. Agésilas avait barricadé ses rues et refusé tout défi. Et puis, alors que Parménion se trouvait à la cour de Suse, il avait appris qu’une nouvelle bataille avait eu lieu près de Mantinée. Sparte et Athènes s’étaient alliées contre Épaminondas. Le Thébain avait tenté de reproduire la charge massive qui lui avait réussi à Leuctres mais, cette fois, son succès n’avait pas été total. Un contingent de cavaliers athéniens s’était frayé un passage jusqu’à lui et Épaminondas avait trouvé la mort au moment où ses troupes remportaient la victoire. On prétendait que l’homme qui l’avait tué était un capitaine du nom de Gryllas, le fils de Xénophon. « C’était un grand homme, commenta Mothac. — Quoi ? Oui. Comment fais-tu pour toujours savoir ce que je pense ? — Nous sommes amis, Parménion. Je crains pour Thèbes, désormais : Pélopidas mort en Thessalie, Épaminondas disparu… qui reste-t-il pour défendre ma cité ? — Je l’ignore, mais je ne m’en mêlerai plus. Xénophon avait raison, la Grèce ne sera jamais unie, et ses perpétuelles luttes intestines l’affaiblissent chaque jour un peu plus. » Venant de la propriété, une esclave les rejoignit en courant. Elle s’inclina devant Parménion puis se tourna vers Mothac. « Un messager vient d’arriver, monsieur, lui apprit-elle. Il souhaite voir le général. — D’où vient-il ? — C’est un Grec, monsieur. » S’inclinant de nouveau, elle attendit la décision de son maître. « Veille à ce qu’on lui serve du vin, lui dit Mothac. Je vais lui parler. » Parménion resta dehors jusqu’au retour de son ami. « Eh bien ? De quoi s’agit-il ? demanda-t-il en le voyant revenir. — C’était un Illyrien. Bardylis vient de retirer l’offre qu’il t’avait faite. Il semble ne pas avoir eu besoin de toi pour anéantir l’armée macédonienne et tuer Perdiccas. Il serait sans doute sage d’accepter la proposition de Cotys ; la Thrace et l’Illyrie vont se disputer les miettes du festin. La Macédoine est condamnée. — Qui a succédé à Perdiccas ? — L’un des princes… Je crois que le messager a parlé de Philippe. — J’ai fait sa connaissance à Thèbes. Il m’a plu. — Oh, non. N’y pense même pas, le prévint Mothac. — À quoi ? — Je connais cette lueur dans ton regard, Parménion. Ils n’ont plus d’armée et les loups commencent à tourner autour d’eux. Ce serait pure folie. Et, de toute façon, ce Philippe ne t’a fait aucune offre. » Le général gloussa. « Pas d’armée et de puissants ennemis à foison. C’est extrêmement tentant, Mothac. — Je ne vois pas ce que la mort a de tentant ! » rétorqua le Thébain. Archélaos fut assassiné alors qu’il traversait le fleuve Axios au nord-est de Pella ; avec sa mort, l’unique opposition interne à la prise de pouvoir de Philippe disparut. Mais tous les problèmes du nouveau roi n’avaient pas disparu pour autant. Les Illyriens avaient décimé l’armée macédonienne au nord-ouest et les Pannoniens en avaient profité pour envahir le nord du pays, mettant à sac deux cités et trente villages. Et le pire restait à venir. À l’est, les Thraces se rassemblaient en prévision d’une invasion massive visant à installer sur le trône un lointain cousin de Philippe, Pausanias, qu’ils pourraient ensuite manipuler à leur guise. Au sud, les Athéniens soutenaient un autre cousin du roi, Argaïos, lequel avançait à la tête d’une armée pour renverser son parent. « Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi tout le monde semble vouloir nous envahir maintenant, confia Philippe à Nicanor. Notre pays est déjà presque entièrement aux mains de l’ennemi. — Mais tu finiras par l’emporter, Philippe. Je le sais. Nul Grec n’est plus intelligent que toi. » Le roi pouffa et mit le bras autour des épaules de son plus proche ami. « J’accepterais plus aisément ce compliment si je le savais mérité. Mais il me faut un miracle. J’ai besoin de Parménion. — En quoi un Spartiate pourrait-il nous aider ? — Il peut me bâtir une armée. Et j’en ai cruellement besoin, par les ossements d’Héraclès. Trouve-le-moi, Nicanor. Envoie des cavaliers un peu partout, consulte les devins… Fais ce que tu veux, mais trouve-le. » Chassant pour un temps ses problèmes, il se remémora le temps lointain où, otage de Thèbes, il avait vu le légendaire Parménion entraîner le Bataillon Sacré. Le général affichait un flegme qui était l’expression d’une grande force intérieure ; Philippe n’avait eu qu’à croiser son regard pour le comprendre et ressentir de profondes affinités avec lui. Puis était venue Leuctres et la défaite des tout-puissants Spartiates. La victoire de Parménion. À partir de ce jour, Philippe s’était tenu au courant des voyages du Spartiate, écoutant avec attention le récit des batailles qu’il avait remportées en Egypte et en Perse. Les satrapes avaient offert un pont d’or et de bijoux pour s’allouer les services de celui qui était devenu le plus grand général de son temps. On prétendait que même le grand roi de Perse le craignait et le respectait. Un jour, une armée s’était rendue en apprenant qu’il commandait les troupes adverses. Son seul nom était synonyme de puissance. Si tu savais comme j’ai besoin de toi, aujourd’hui, songea le jeune roi. L’arrivée d’Attalus interrompit sa méditation. « Et le bébé, Majesté ? demanda l’assassin. Souhaitez-vous que l’on se charge de lui ? » La question était pertinente et Philippe y réfléchit. S’il laissait vivre son neveu, peut-être celui-ci chercherait-il un jour à reprendre le trône de son père. Et la coutume voulait que l’on éliminât tous les prétendants. Le jeune roi soupira. « Où est Simiche ? demanda-t-il. — Comme vous l’avez ordonné, la reine est retenue prisonnière dans ses appartements. Elle a encore trois servantes et l’enfant est avec elle. — Je m’en occupe. » D’un pas rapide, Philippe sortit de la salle du trône et remonta le long couloir menant au bâtiment adjacent. Deux gardes le saluèrent alors qu’il approchait des quartiers de la reine. Il leur répondit d’un hochement de tête et entra dans la chambre de Simiche. La reine était une femme de petite taille, aux traits délicats et aux longs cheveux noirs. Elle leva les yeux en l’entendant arriver et parvint presque à cacher la peur qu’elle éprouvait. Le petit Amyntas sourit en apercevant son oncle et avança vers lui d’une démarche incertaine. Aussitôt, Simiche se leva pour prendre son fils dans ses bras et caresser ses boucles brunes. Philippe congédia les servantes, qui s’enfuirent en courant. Simiche ne dit rien. Refusant d’implorer la clémence de son beau-frère, elle s’assit sans cesser d’étreindre son fils. Philippe était déchiré. Il avait refermé les doigts sur le manche de sa dague et restait incapable de prendre une décision. Perdiccas aurait pu ordonner sa mort mais n’en avait rien fait. Et maintenant, il se présentait pour tuer la femme que son frère avait aimée et le fils qu’il avait adoré. « L’enfant ne risque rien, Simiche, dit-il enfin. Aucun mal ne lui sera fait. Je vais t’installer dans ma maison d’été et tu l’élèveras là-bas. Je veillerai à ce que tu reçoives le nécessaire pour lui donner une bonne éducation. — Ne te moque pas de moi, Philippe. Si tu veux nous tuer, fais-le de suite. Pas de faux espoirs. Comporte-toi en homme et sers-toi de ta dague. Je ne résisterai pas. — Tu as ma parole, Simiche. Il est hors de question de tuer le garçon. » La reine ferma les yeux et laissa sa tête retomber sur sa poitrine. Ses larmes se mirent à couler et la tension trop longtemps contenue s’extériorisa en d’irrépressibles tremblements. Serrant son fils contre son sein, elle le couvrit de baisers, à tel point que l’enfant se débattit pour échapper à cet excès d’amour. Philippe s’assit à côté de Simiche et l’entoura de son bras. Pouffant de rire, Amyntas se mit à tirer la barbe de son oncle. « Puissent les dieux te bénir, murmura la reine. — Ils ne semblent guère en avoir envie, pour le moment. — Cela viendra, lui promit-elle. Perdiccas t’aimait, Philippe, mais tu l’impressionnais. Il disait que tu avais de la grandeur en toi, et je le crois, aujourd’hui. Que comptes-tu faire ? » Haussant les épaules, il se fendit d’un sourire et ébouriffa les cheveux de son neveu. « Je n’ai aucune armée et je suis attaqué par le nord, le sud, l’est et l’ouest. Je crois que je vais raser ma barbe et me faire acteur itinérant pour lire des comédies au public. » Elle éclata de rire. « Tu trouveras bien une idée. De quoi as-tu le plus besoin ? — De temps, répondit-il sans la moindre hésitation. — Et qui est le plus dangereux de tes ennemis ? — Bardylis, le vieux loup. Ses Illyriens ont déjà anéanti notre armée. S’il décide de marcher sur Pella, je ne pourrai rien faire pour l’en empêcher. — On dit qu’il a une fille d’une laideur légendaire. Elle se nomme Audata, et Bardylis a maintes fois essayé – en vain – de la marier à de modestes princes. J’imagine qu’il n’a jamais pensé qu’elle pourrait devenir l’épouse d’un roi… — Une femme à la laideur légendaire ? Depuis le temps que j’en rêve…» Leur rire emplit les appartements de la reine. Plusieurs jours s’écoulèrent. L’immobilisme des ennemis du pays était préoccupante et Philippe travaillait tard le soir, rédigeant maintes missives à l’attention d’Athènes et de ses deux alliées, la Thessalie au sud et Amphipolis à l’est. Il dépêcha Nicanor auprès de Bardylis pour demander formellement la main d’Audata, promettant qu’il verserait un tribut de cinq cents talents par an à partir du jour du mariage. Dans le même temps, il écrivit à Cotys de Thrace une lettre l’assurant de son amitié, mais il la fit porter par Attalus, l’assassin aux yeux dénués d’émotion, à qui il confia deux petites flasques métalliques différenciées par des lettres. « La première contient un poison mortel à action lente, expliqua-t-il à son homme de main. La seconde recèle l’antidote. Tu devras trouver le moyen d’empoisonner Cotys sans que rien ne t’accuse. Il a trois fils qui se haïssent. Une fois leur père mort, ils seront incapables de s’unir et la Thrace ne constituera plus une menace pour nous. — Vous vous êtes vite fait aux exigences de votre rang, mon ami, répondit Attalus en souriant. Je croyais que vous n’aviez aucun désir d’être roi. — Il faut bien s’accommoder de ce que les dieux nous imposent, rétorqua Philippe. Il est vital que Cotys meure. Avant de t’en charger, va voir Pausanias, le prétendant, et dis-lui que je t’ai déçu, dis-lui que tu voudrais passer à son service. Je te laisse juge de la manière de le tuer, mais fais-le. — Je ne voudrais pas me comporter comme un mercenaire crétois, Majesté, mais il serait plaisant d’entendre qu’à mon retour un poste important me sera réservé. » Philippe hocha la tête et prit le soldat par le bras pour le conduire jusqu’à un divan disposé à côté d’un bassin intérieur en marbre. « Tu n’as pas besoin de me vouvoyer ou de m’appeler Majesté lorsque nous sommes seuls, Attalus. Je te considère comme mon ami et je t’accorde une plus grande confiance qu’à n’importe qui d’autre. Tu es mon bras droit et, si je m’élève, tu t’élèveras avec moi. As-tu foi en moi ? — Bien sûr. — Alors, fais ce que je te dis. » Attalus gloussa. « Tu te comportes déjà en roi. Très bien, Philippe. » La porte s’ouvrit et un serviteur entra. « Mon seigneur, l’ambassadeur d’Athènes requiert une audience, fit-il en s’inclinant. — Dis-lui que je le rejoins de suite », répondit Philippe en se levant. Après avoir salué Attalus, il se rendit dans sa chambre, où il se changea pour revêtir une longue tunique bleu pâle et une cape perse de fine laine indigo. Puis, en prévision de la rencontre, il s’assit pour réfléchir aux problèmes qui l’accablaient. Rayer Athènes de la liste de ses ennemis constituait l’une de ses priorités, mais cela s’avérerait forcément coûteux. Une fois encore, la cité de l’Attique cherchait à imposer sa prééminence à toute la Grèce. Depuis que Parménion avait réduit la puissance de Sparte à néant, une lutte de pouvoir s’était fait jour entre Thèbes et Athènes, chacune formant de multiples alliances pour l’emporter sur l’autre. Perdiccas avait pris le parti des Thébains, allant même jusqu’à envoyer des troupes au soutien d’Amphipolis, une cité indépendante confrontée à une agression athénienne. Évidemment, cette décision avait provoqué le courroux d’Athènes, qui avait jusque-là dirigé la cité. Cette dernière avait une grande importance stratégique, car elle contrôlait le trafic fluvial du Strymon ; quant à ses habitants, ils avaient lutté pendant plus de cinquante ans pour s’affranchir de la tutelle athénienne. Mais aujourd’hui Athènes venait d’envoyer une armée pour renverser Philippe, et ce dernier n’avait pas la moindre unité militaire à lui opposer. S’il venait à être destitué, Amphipolis tomberait de toute façon. Ceignant son front d’un fin serre-tête en or, il se rendit dans la salle du trône pour s’entretenir avec Aïschinès. L’ambassadeur était petit et râblé, et son visage affichait la rougeur des individus au cœur défaillant. Philippe l’accueillit d’un large sourire. « Bonjour, Aïschinès. J’espère que votre santé est bonne. — Je ne saurais m’en plaindre, répondit l’autre d’un ton sec. Mais je vois que vous êtes, vous, en parfaite condition physique, tel un jeune Héraclès. » Philippe partit d’un grand rire. « Si seulement je n’avais que douze travaux à accomplir ! plaisanta-t-il. Mais je ne vais pas vous accabler de mes soucis. J’ai envoyé plusieurs messages à Athènes, une cité que j’ai toujours admirée, et j’espère que notre amitié sera durable. — Voilà une attitude que ne partageait malheureusement pas votre regretté frère. Il semblait préférer Thèbes. Oserais-je mentionner qu’il a même envoyé des troupes soutenir Amphipolis alors que nous étions sur le point de la reprendre ? — À mon grand regret, mon frère n’était pas de mon avis au sujet d’Athènes. Lui ne voyait pas la grandeur de votre cité, pas plus qu’il ne la considérait comme le berceau de la démocratie. Je crois qu’il s’est laissé éblouir par les exploits d’Épaminondas et de Pélopidas. Il pensait que notre nation prospérerait sous la direction de Thèbes. C’est regrettable, commenta Philippe en secouant la tête. Mais marchons un peu pour profiter de la fraîcheur du crépuscule. » Le monarque conduisit son invité jusqu’aux jardins royaux, où il lui montra les fleurs que Simiche avait fait pousser à partir de semences en provenance de Perse. Les idées se bousculaient sous le crâne de Philippe. Il avait désespérément besoin d’être accepté par les Athéniens, même s’il ne pouvait obtenir leur soutien. Une armée financée par la grande cité était en marche pour lui voler son royaume et installer Argaïos sur le trône. À l’heure actuelle, les troupes macédoniennes étaient bien incapables de livrer une bataille d’importance, mais pouvait-il se montrer assez imprudent pour livrer à Athènes la cité d’Amphipolis, si vitale pour qui désirait contrôler le golfe de Thermè ? Prends garde, Philippe, se conseilla-t-il. Les deux hommes s’arrêtèrent près d’un haut mur et s’assirent sous un arbre chargé de fleurs violettes. Philippe poussa un long soupir. « Je vais être franc avec vous, fit-il. Après tout, vos espions doivent déjà savoir que j’entretiens des contacts avec Thèbes. » Aïschinès hocha la tête d’un air grave, ce qui amusa le jeune roi. En fait, aucun contact n’avait été établi. « Thèbes veut m’envoyer des hommes, poursuivit-il. Or nous savons tous deux que son but n’est pas de protéger la Macédoine, mais d’empêcher Athènes de récupérer Amphipolis. Je ne peux me permettre de livrer une longue guerre sur mon sol et je ne veux pas de nouveau maître. Je préférerais devenir l’ami de la première cité grecque. — Les Thébains ne cherchent qu’à régner en tyrans, rétorqua Aïschinès. Ils n’ont aucune culture. Où est leur philosophie ? Dans la force de l’épée ? Au cours des derniers siècles, ils n’ont eu que deux grands hommes, et vous les avez déjà mentionnés. Mais depuis que Pélopidas a péri en Thessalie et Épaminondas à Mantinée, leurs concitoyens n’ont trouvé personne pour les remplacer. Thèbes est sur le déclin, tandis qu’Athènes se renforce jour après jour. — Je suis tout à fait d’accord, répondit un Philippe conciliant, mais quels choix me reste-t-il ? Les Illyriens ont envahi le nord-ouest de mon royaume, les Pannoniens se livrent à des pillages dans le nord et les Thraces se massent à mes frontières, décidés à me remplacer par Pausanias. Je suis menacé de toute part. Si Thèbes est la seule réponse, j’accepterai une alliance avec elle. Ses cinq mille hoplites me permettront de ramener la paix en Macédoine. — Au seul profit de Thèbes, Majesté. Pas au vôtre. » Philippe regarda son interlocuteur droit dans les yeux. « Je ne vous connais que depuis quelques instants, Aïschinès, mais je vois en vous quelqu’un en qui je puis avoir confiance. Vous êtes un honnête homme et vous défendez au mieux les intérêts de votre cité. Si vous me dites qu’Athènes désire devenir mon amie, je suis prêt à vous croire et à repousser l’offre de Thèbes. » L’ambassadeur déglutit bruyamment. Aucun des deux hommes n’avait encore mentionné l’armée athénienne soutenant Argaïos. « Le problème d’Amphipolis reste posé, rappela Aïschinès. Comme vous le savez, il s’agit d’une cité athénienne et nous souhaitons qu’elle rejoigne la Ligue. Je crois comprendre que vous y maintenez une garnison. — Qui se retirera dès que nous serons parvenus à un accord, l’assura Philippe. Je ne considère pas qu’Amphipolis fasse partie de la Macédoine. Ses habitants ont réclamé notre aide et mon frère a choisi – à tort, selon moi – de la leur accorder. Alors, Aïschinès, dites-moi : quel message dois-je transmettre aux Thébains ? — Je vois que vous êtes un homme sage et cultivé, répondit le diplomate. Je puis vous assurer qu’Athènes respecte les dirigeants tels que vous et désire s’en faire des amis. Je vais envoyer mon rapport au Conseil sans attendre et je reviendrai vous voir dès que j’aurai obtenu une réponse. » Philippe se leva. « Cet entretien fut très plaisant, mon cher Aïschinès. J’espère que vous vous joindrez à moi demain, au théâtre. On y jouera une nouvelle comédie, que j’attends avec impatience. Les acteurs sont athéniens, et ce serait un honneur pour eux – et pour moi – si vous acceptiez de vous asseoir à mon côté. » L’ambassadeur s’inclina. Philippe le raccompagna jusqu’à la sortie du palais avant de retourner à ses quartiers, livide de rage. Nicanor l’attendait. « Les choses se sont mal passées avec l’Athénien ? s’enquit ce dernier. — Plutôt bien, au contraire. Mais si je continue à céder la Macédoine par petits bouts, je finirai par régner sur deux ou trois arbres et une mare d’eau stagnante. Allons, annonce-moi une bonne nouvelle, Nicanor. Rends-moi le sourire. — Nous avons réussi à rassembler un millier d’hommes à partir des unités disséminées de l’armée. Mais le moral est au plus bas, Philippe. Nous avons besoin d’une victoire. — L’or de Crousie nous arrive toujours ? — En partie, mais je pense que le gouverneur temporise en attendant de savoir qui va l’emporter. Il n’est pas impossible qu’il soit déjà en contact avec Cotys ou Pausanias. — Dans ce cas nous ne pourrons pas louer les services de mercenaires. Qu’il en soit ainsi. Une victoire, dis-tu ? Toi qui as parlé avec les officiers, qui parmi eux possède la trempe dont j’ai besoin ? » Nicanor se laissa aller contre le dossier du divan et contempla le plafond. « Antipatros est un homme de confiance, dit-il. Il a su maintenir la cohésion de ses troupes et se replier en ordre. Je crois que les soldats le respectent. Quant aux autres, aucun ne sort du lot, j’en ai bien peur. — Envoie-le-moi, ce soir même. — Qui allons-nous combattre ? » Philippe éclata de rire et écarta les bras. « Les ennemis sont bien la seule chose dont nous ne manquons pas, fit-il. Mais les Pannoniens ont ma faveur. Des nouvelles de Parménion ? — Il a remporté une bataille pour le satrape de Cappadoce. Il se trouve actuellement à Suse, où le grand roi le couvre d’honneurs. Nous sommes parvenus à le contacter, mais franchement je ne vois pas ce qui pourrait l’inciter à accepter, Philippe. Il doit être riche, désormais. Pourquoi reviendrait-il en Grèce ? Qu’avons-nous à lui offrir ? » Le roi haussa les épaules. Il n’avait rien à répondre à cette question. Et cela le déprimait. La faible lueur annonciatrice de l’aube baignait les basses collines surplombant l’Axios lorsque Nicanor secoua doucement Philippe pour le réveiller. Le roi s’assit en grognant. Rejetant sa couverture, il s’étira. Tout autour de lui, la plupart des mille cavaliers dormaient encore. Philippe se leva et frotta ses bras musclés pour les réchauffer tout en observant les sentinelles placées sur la crête. « Des mouvements adverses ? demanda-t-il à Nicanor. — Non, Majesté. » Philippe enfila sa cuirasse en bronze renforcée de cuir et Nicanor ajusta ses épaulettes avant de les serrer avec soin. Un soldat à barbe noire surgit de l’obscurité et s’inclina devant son roi. « L’ennemi campe dans une déclivité située à un mille au nord. Selon mon décompte, ils sont deux fois plus nombreux que nous ; ils ont reçu des renforts dans le courant de la nuit. » Philippe avait envie de jurer. Au lieu de quoi il se força à sourire. « Beau travail, Antipatros. Et oublie un peu les nombres. Souviens-toi plutôt que nous sommes macédoniens, et que votre roi chevauche à vos côtés. — Oui, Majesté. » L’officier détourna les yeux, mais Philippe pouvait aisément deviner ses pensées. Quelques semaines plus tôt, un autre roi avait dû lui tenir un discours à peu près similaire et la bataille s’était soldée par un désastre. « Je ne suis pas Perdiccas », murmura le jeune souverain. Surpris, Antipatros releva la tête, et Philippe lui donna une bourrade amicale sur l’épaule. « Nous ne pouvons tout de même pas nous faire battre deux fois en si peu de temps, pas vrai ? » poursuivit-il en riant. Antipatros laissa paraître un sourire nerveux. Il ne savait manifestement que penser de ce roi étrange. « Souhaitez-vous parler aux hommes, Majesté ? — Non. Dis-leur que je ferai un discours quand nous aurons gagné. Nous fêterons la victoire en nous saoulant tous ensemble. — Il serait peut-être préférable de s’adresser aux soldats avant l’assaut », lui conseilla Nicanor. Philippe se retourna brusquement vers lui. « Perdiccas était un excellent orateur, n’est-ce pas, Antipatros ? » L’officier hocha la tête. « Et je suis sûr qu’il a magnifiquement remonté le moral des troupes la veille de la bataille. — En effet, sire. — Eh bien, que cela ne t’empêche pas de répéter exactement ce que je viens de te dire. Et maintenant, mettons-nous en marche. Tu prendras la moitié des hommes avec toi, Antipatros ; je commanderai les autres. Nous les attaquerons par l’ouest et l’est. Pas de quartier. Je veux qu’ils aient mal… très mal. » Une heure plus tard, Philippe fit gravir à ses cinq cents hommes une colline pentue. Tous montèrent à pied, tirant leurs chevaux derrière eux jusqu’à parvenir au sommet, d’où ils découvrirent le campement ennemi. Des dizaines de tentes avaient été dressées et plusieurs centaines d’hommes dormaient à la belle étoile autour de feux mourants. Il n’y avait pas la moindre sentinelle, ce qui, paradoxalement, accrut la fureur de Philippe. Dégainant son sabre, il le pointa vers la droite. Les Macédoniens montèrent à cheval et formèrent une longue ligne sur la crête. Là, ils attendirent. Le soleil était toujours caché derrière les lointains monts Kerkine, mais le ciel ne cessait de s’éclaircir. À l’est, Philippe vit apparaître Antipatros et ses hommes, lancés au galop ; les sabots de leurs montures soulevaient un épais nuage de poussière. Réveillés en sursaut, les Pannoniens saisirent épées, arcs et lances, mais Antipatros fut sur eux avant qu’ils ne puissent s’organiser. L’espace d’un instant, leur centre donna l’impression de tenir, puis la formation se rompit et ils partirent en courant vers les collines où Philippe les attendait. Le roi leva son épée. « Faites-vous entendre ! » ordonna-t-il en rugissant. La clameur des Macédoniens lui fit l’effet d’un mur de bruit roulant sur la plaine. Philippe piqua des deux et son hongre noir partit à toute allure. Les Pannoniens se retrouvèrent pris entre le marteau et l’enclume : pour échapper à Antipatros, ils se jetaient droit sur Philippe et ses hommes. La panique s’empara d’eux et ils s’enfuirent dans toutes les directions, à la recherche de n’importe quel abri. Mais les Macédoniens les pourchassèrent sans pitié. Tirant sur les rênes, Philippe vit qu’un groupe de soixante ou soixante-dix ennemis tentaient de constituer un carré derrière leurs boucliers en osier. Emporté par l’exaltation du combat, il se rua sur eux au triple galop, frappant de gauche et de droite. Une lance rebondit sur sa cuirasse et une épée le blessa à la cuisse, y laissant une entaille profonde. Apercevant son roi en péril, Nicanor conduisit vingt cavaliers à son secours et le carré adverse se dispersa. Un véritable massacre s’ensuivit. Jetant leurs armes et boucliers, les Pannoniens s’enfuirent à toutes jambes, pour être rattrapés et exterminés par des groupes de cavaliers avides de vengeance. Au crépuscule, Philippe était assis dans la tente du chef ennemi. Sa cuisse avait été pansée et près de onze cents Pannoniens gisaient, morts ou blessés ; lui-même n’avait perdu que soixante-deux hommes, dont l’un écrasé par son propre cheval. Le campement débordait du produit de nombreux pillages : pièces d’or et d’argent, statues de divers métaux précieux. Plus de cinquante Macédoniennes, prisonnières des Pannoniens, furent si heureuses de recouvrer la liberté qu’elles offrirent de bon cœur à leurs sauveurs ce que leurs geôliers n’avaient pu obtenir que par la force. Philippe ordonna que les trésors soient chargés dans des chariots et amenés à Pella ; puis, fidèle à sa promesse, il demanda aux hommes de constituer un large cercle autour de lui. « Aujourd’hui, vous avez connu la victoire, leur dit-il d’une voix forte. Vos ennemis sont morts par centaines et le Nord sera bientôt à l’abri des pillards. Mais ceci n’est que le commencement. Comprenez-moi bien : notre victoire n’a rien d’exceptionnel… mais elle est historique. Car c’est la première d’une longue série, et je vous promets que le jour viendra où le cri de guerre de la Macédoine fera trembler le monde sur ses bases. On l’entendra par-delà les océans et son écho résonnera entre les montagnes. Tous le connaîtront et le craindront. Telle est la promesse que je vous fais, soldats de Macédoine. Telle est la promesse de Philippe. » Il regarda ses hommes. Aucun n’avait réagi à ses paroles et cela le troubla momentanément. Puis il vit que nombre d’entre eux n’avaient pas d’armure et que les casques étaient plus rares encore. « Je vous fournirai des armes, reprit-il. Des cuirasses luisantes, des épées acérées, des jambières, des casques et des lances. Je vous donnerai de l’or, des richesses et des terres sur lesquelles vous pourrez élever vos fils. Mais ce soir, je vous donne du vin. Venez… buvons ! » Il y eut quelques applaudissements polis conduits par Nicanor quand le vin apparut et les soldats s’installèrent par petits groupes autour des feux de camp. Philippe alla trouver Antipatros. « Mon discours était-il mauvais à ce point ? demanda-t-il à son officier. — Pas du tout, sire. Mais la plupart de ces hommes viennent de Pélagonie et de la vallée du Pinde. Leurs terres sont occupées par les Illyriens et il leur est impossible de retourner voir leurs femmes et leurs enfants. Si vous leur annonciez une expédition contre Bardylis… — Mais je ne le puis et je me refuse à leur mentir, Antipatros. Jamais je ne le ferai. Demain, tu conduiras tes cinq cents hommes dans le nord du pays. Attaque tous les Pannoniens que tu rencontreras. Chasse-les de Macédoine. — Nos hommes vont déserter, le prévint l’officier. Ils vont vouloir rentrer chez eux. » Le lendemain matin, Philippe fut encore une fois parmi les premiers à se lever. Il demanda de nouveau à Nicanor de rassembler les hommes. « Hier soir, je vous ai fait des promesses, leur dit-il. Mais aujourd’hui, j’ai autre chose à vous dire. Nombre d’entre vous vont suivre Antipatros pour bouter les Pannoniens hors de nos frontières. Certains voudront retourner chez eux pour voir leur femme et leurs enfants. Je les comprends. Alors, je vous demande ceci : choisissez parmi vous un groupe de vingt hommes. Ils se rendront dans les territoires occupés et iront prendre des nouvelles de la famille de leurs camarades. Ils continueront de percevoir leur vingt-cinq drachmes mensuelles, qui leur seront versées à leur retour à Pella. Quant aux autres, ils seront rentrés chez eux dans les trois mois ; cela aussi, je vous le promets. Mais le jour viendra où j’aurai besoin de vous et, si vous êtes des hommes d’honneur, vous répondrez à mon appel. Cela vous paraît-il juste ? » Il tendit le doigt vers un soldat à barbe noire placé au premier rang. « Toi ! Est-ce juste ? — Si c’est vrai, oui, répondit l’homme. — Seul le temps pourra prouver la véracité de mes dires. Mais vous êtes les premiers soldats de Philippe, et jamais je ne vous abandonnerai, reprit-il en balayant son armée du regard. Dans les jours qui viennent, peut-être prendrai-je des décisions que vous ne comprendrez pas, mais sachez que je ne vis que pour la Macédoine ; tout ce que je fais n’a qu’un seul but : servir sa cause. Je vous demande de me faire confiance. » Tournant les talons, il alla jusqu’à son cheval. Derrière lui, le soldat barbu se mit debout. « Le roi ! s’exclama-t-il. — Le roi ! Le roi ! » répondirent les autres en se levant à leur tour. Philippe s’inclina et attendit que l’ovation soit retombée pour y répondre par un tonitruant : « Macédoine ! Macédoine ! » Affichant leur joie, les soldats reprirent le cri en chœur tandis que Nicanor s’approchait de Philippe. « Vous pouvez être fier de cet instant, sire. Vous avez conquis leur cœur. » Philippe ne répondit pas. Il pensait déjà au prétendant Argaïos et à l’armée athénienne. Au cours des jours qui suivirent, Philippe œuvra sans relâche, rassemblant des hommes au sud, louant les services de deux cents archers crétois pour une solde exorbitante de quarante drachmes par mois, poursuivant ses discussions avec Aïschinès et attendant avec une tension mal dissimulée des nouvelles de Thrace et d’Illyrie. La trésorerie se vidait dangereusement ; la Crousie ne payait plus le tribut, et il restait juste assez d’or pour financer un mois de campagnes militaires. Il apprit enfin qu’Argaïos avait débarqué au port de Méthone, à deux journées de marche d’Aïgaï. Son cousin avait sous ses ordres trois mille hoplites athéniens, huit cents mercenaires et plus de mille rebelles macédoniens. Philippe fit mander Antipatros. « De quelles troupes disposons-nous pour lui faire échec ? voulut-il savoir. — Nous avons cinq cents hommes au nord qui harcèlent les Pannoniens sous les ordres de Mélagre. Mille autres attendent à l’est avec Nicanor, au cas où les Thraces nous attaqueraient. Nous pouvons rappeler n’importe laquelle de ces deux unités, mais cela nous vulnérabilisera. — Et ici, sur combien de soldats pouvons-nous compter ? — Sept cents, tout au plus, mais la moitié d’entre eux étaient là lors de votre première bataille. Ils vous suivraient jusque dans les brasiers d’Hadès. — Cela ne suffit pas, Antipatros. Pas contre les hoplites athéniens. Envoie chercher Aïschinès. Reste poli, mais qu’il vienne sans attendre. » Philippe prit un bain et revêtit l’intégralité de son armure – cuirasse, jambières, ptérux renforcé de bronze, épée ceinte à la taille – avant de se rendre dans la salle du trône. Aïschinès arriva dans l’heure. Il eut l’air surpris de voir le roi prêt au combat. « Je ne m’attendais pas à une traîtrise de votre part, lui dit Philippe d’une voix grave et triste. J’avais confiance en vous et en Athènes. Et voilà que vous faites débarquer une armée dans l’un de mes ports. Mes messagers sont prêts à galoper vers Thèbes, et c’est avec regret que je vous suggère de quitter Pella, Aïschinès. — Il doit y avoir une erreur, sire, se défendit l’ambassadeur en rougissant. Je vous en prie, faites-moi confiance. J’ai envoyé de nombreux messagers à mes maîtres, et je suis sûr que les troupes qui se trouvent à Méthone ne progresseront pas en Macédoine. Leur départ s’est produit dans la plus grande confusion, mais elles ne sont pas ici pour faire la guerre à un allié. Et c’est bien ce que vous êtes, sire : un allié. » Philippe le fixa longuement avant de répondre. « En êtes-vous bien sûr, Aïschinès, ou bien l’espérez-vous ? — J’ai reçu plusieurs messages d’Athènes aujourd’hui même, et l’un d’eux doit être relayé à Mantias, qui commande les hoplites. Ils sont sur le point de rentrer en Attique, je vous le garantis. » Le roi hocha la tête. « Dans ce cas, veuillez transmettre vos instructions sans attendre, monsieur. Dès après-demain, je marcherai à la rencontre du traître. » Antipatros rassembla sept cents cavaliers et, malgré ce qu’il avait dit à Aïschinès, Philippe prit leur tête le soir même. Galopant toute la nuit, ils prirent position juste avant l’aube sur les hauteurs situées entre Méthone et Aïgaï, hors de vue de la route. Deux heures après le lever du jour, l’ennemi parut au loin. Protégeant ses yeux de la main, Philippe observa sa progression. Plus de cent cavaliers ouvraient la marche, suivis par près d’un millier d’hoplites. Les fantassins formaient une unité hétéroclite ; certains portaient un casque à cimier, les autres devant se contenter d’un casque en cuir thrace. Les symboles qu’arboraient leurs boucliers étaient extrêmement variés : le cheval ailé d’Olynthe, le gourdin thébain d’Héraclès, ou encore les deux lances croisées de Méthone. Mais point de casque d’Athéna. Philippe exulta. Comme Aïschinès l’avait promis, les Athéniens n’avaient pas suivi Argaïos. Allongé à plat ventre, le roi scruta l’armée adverse. Nul éclaireur n’avait été dépêché aux avant-postes et la colonne allongée s’étendait sur près d’un quart de mille. Redescendant de la crête, Philippe appela Antipatros à ses côtés. « Envoie les Crétois sur cette excroissance rocheuse. Qu’ils commencent à tirer dès que l’ennemi sera à portée. Pour ta part, prends quatre cents hommes et contourne-les par le nord en restant caché derrière les collines. Je te laisserai le temps de prendre position et j’attaquerai par le sud. » Antipatros lui dédia un sourire carnassier. « Ne soyez pas téméraire aujourd’hui, mon seigneur. Restez avec vos hommes et évitez de charger l’ennemi tout seul. » La première volée de flèches décima la cavalerie adverse et de nombreux chevaux ruèrent en voyant la pluie mortelle s’abattre du ciel. Affolés par l’odeur du sang, ils devinrent presque impossibles à contrôler. Puis Antipatros et ses hommes chargèrent au triple galop, leurs cris de guerre résonnant entre les collines. Profitant de la confusion, les Macédoniens enfoncèrent la cavalerie adverse et arrivèrent au contact des fantassins au moment où Philippe attaquait par le sud. L’ennemi perdit plus de la moitié de ses hommes avant d’avoir pu former le carré. Les survivants accolèrent leurs boucliers en prévision d’un second assaut, mais Antipatros fit volte-face et fondit une nouvelle fois sur la cavalerie, qui s’éparpilla et déserta le champ de bataille. Philippe ordonna également à ses hommes de reculer et les Crétois firent pleuvoir un déluge de flèches sur la formation de mercenaires. Argaïos se tenait au centre du carré. Il avait perdu son casque et ses cheveux blonds brillaient au soleil. « Ho, Philippe ! héla-t-il. Acceptes-tu de m’affronter ou bien es-tu trop lâche ? » C’était là la dernière carte d’un homme déjà vaincu, mais Philippe savait que ses hommes l’observaient. « Viens ! répondit-il. Viens et nous verrons ! » s’extirpant du carré, Argaïos approcha du roi. Ce dernier mit pied à terre et dégaina son épée. Argaïos était séduisant : grand et élancé, il possédait des yeux bleus comme un ciel de printemps. Il ressemblait tellement à Nicanor que Philippe ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil vers son ami. Ce fut le moment que choisit le traître pour attaquer. Le bouclier de Philippe ne détourna que partiellement le coup, et l’épée adverse ricocha contre sa cuirasse avant de lui entailler légèrement la joue. Le roi riposta. Sa lame trouva le ptérux renforcé de son ennemi. Argaïos se jeta sur lui ; les boucliers des deux hommes se heurtèrent dans un grand fracas. Bien que plus petit, Philippe était toutefois le plus musclé des deux, et l’assaut ne parvint pas à le renverser. Frappant d’estoc, il toucha Argaïos juste au-dessus du genou gauche. Ce dernier hurla de douleur quand le roi fit tourner la lame dans la plaie, déchirant muscles et tendons. Le prétendant tenta de se dégager, mais sa jambe blessée refusa de le porter et il s’effondra. Rejetant son bouclier, Philippe avança vers lui. Argaïos tenta de frapper de nouveau, mais Philippe n’eut aucune peine à éviter l’attaque d’un bond. Aussitôt, il marcha sur le poignet de son adversaire, immobilisant sa lame contre le sol. « J’implore la clémence du roi, hurla Argaïos. — Pas de pitié pour les traîtres », trancha Philippe. Sa lame plongea dans la gorge du prétendant, sectionnant son œsophage pour venir se ficher dans ses cervicales. À la tombée de la nuit, plus de six cents ennemis avaient trouvé la mort et cent mercenaires avaient été fait prisonniers. Les Macédoniens capturés avaient été lapidés par les vainqueurs après un bref procès dirigé par Philippe. Soixante-deux captifs étaient des mercenaires qui purent retourner librement à Méthone et les trente-huit restants des volontaires athéniens que le roi relâcha sans exiger de rançon. Il les invita même à dîner avec lui sous sa tente et en profita pour leur expliquer qu’il ne souhaitait que l’amitié d’Athènes. Quand l’aube se leva, il était encore debout, à s’entendre réciter le détail des pertes macédoniennes. « Quarante morts, trois amputés et sept blessés qui doivent se reposer, lui apprit Antipatros. — Demande le nom et le lieu d’habitation de la famille des victimes et fais-leur envoyer cent drachmes à chacune. Les amputés recevront deux fois ce montant, plus une pension de dix drachmes par mois. — Les hommes apprécieront, fit l’officier, surpris. Cela leur donnera chaud au cœur. — Oui, mais ce n’est pas la raison pour laquelle j’ai pris cette décision. Ils ont donné leur vie pour la Macédoine, et elle ne les oubliera pas. » Antipatros hocha la tête. « Moi non plus, sire, pas plus que les soldats qui vous suivent. » Une fois seul, Philippe s’allongea sur sa paillasse et s’enroula dans une couverture. Les Pannoniens étaient vaincus et l’un des prétendants venait de trouver la mort. Mais il n’avait pas encore affronté ses principaux ennemis. Où es-tu, Parménion ? Frontière thrace, automne 359 av. J.-C. Parménion tira légèrement sur les rênes en apercevant l’homme assis sur un rocher. « Bonjour à toi, lui dit-il en vérifiant que personne n’était caché aux alentours. — Je suis seul », l’assura l’inconnu d’une voix amicale. Parménion poursuivit tout de même son inspection. Quand il l’eut achevée, son regard se posa sur le Nestos et la silhouette bleutée des monts Kerkine. Il mit pied à terre en reportant son attention sur l’étrange personnage. Bien que de taille modeste, ce dernier était assez musclé. Il avait les cheveux gris, une barbe bouclée à la mode perse, et des yeux noirs comme un nuage annonciateur de tempête. Il portait un long chiton bleu pastel et une paire de sandales en cuir très récentes. Il ne possédait pas la moindre arme, pas même une dague. « Le panorama est plaisant, mais la région désolée, fit Parménion. Comment es-tu arrivé ici ? — Il m’est donné d’emprunter des voies qui te sont interdites, répondit l’homme. Tu arriveras à Pella dans sept jours. Moi, je pourrais y être cet après-midi même. — Es-tu un magus ? — Pas dans le sens où les Perses entendent ce mot, encore que certains de leurs magi suivront un jour mes traces. Assieds-toi et dîne avec moi. — Laissons-le là et poursuivons notre route, intervint Mothac. Je n’aime pas cet endroit : il n’y a pas le moindre relief aux environs. Et cet homme est probablement un voleur. — J’ai déjà été beaucoup de choses, Thébain, mais voleur, jamais. Je t’attendais, Parménion. Il me semblait avisé de discuter avec toi du passé, de l’avenir et des échos du chant des siècles. — Tu t’exprimes comme un Grec, estima le Spartiate en reprenant son observation des rochers. — Plus ou moins… et cette approximation suffira pour le moment. Tu as accompli des exploits en Perse, et je t’en félicite. Le plan que tu as mis en pratique contre Spetzabarès dénote un rare génie tactique. Face à un ennemi supérieur en nombre, tu l’as forcé à se rendre en ne perdant que cent onze hommes. Remarquable. — Tu as un avantage sur moi. J’ignore tout de toi. — Je ne suis qu’un érudit, Parménion. Ma vie n’est que recherches et poursuite du savoir. Je souhaite comprendre l’ensemble de la création… mais, fort heureusement, j’en suis encore loin. — Heureusement ? — Bien sûr. Aucun homme ne devrait jamais réaliser ses rêves, du moins, pas complètement. Quel sens pourrait-il alors trouver à sa vie ? — Regardez ! Des cavaliers ! s’écria Mothac en tendant le doigt en direction d’un nuage de poussière. — Ils sont là pour vous conduire à Cotys ou pour vous tuer, expliqua l’inconnu. Le roi de Thrace n’a nulle envie de voir Parménion rejoindre le camp macédonien. — Tu sais beaucoup de choses, dit posément le Spartiate. J’imagine que tu connais également le moyen d’éviter ces hommes. — Naturellement, répondit l’autre en se levant. Il vous suffit de me suivre. » Parménion le regarda avancer vers un gros rocher abrupt qui se mit à luire à son approche. Puis le strategos cligna des yeux, interloqué : l’homme avait disparu au contact de la pierre. « C’est un démon ou un demi-dieu, chuchota Mothac. Affrontons plutôt les cavaliers. Au moins, ils sont humains. — Les épées sont plus dangereuses que les sortilèges, rétorqua Parménion. Je préfère prendre le moindre risque. » Attrapant les rênes de son étalon dans la main droite, il guida l’animal jusqu’au rocher. La température chuta brusquement et la roche lui parut translucide. Il passa au travers en ayant la déroutante sensation de ne plus rien peser. Mothac émergea derrière lui, suant abondamment. « Et maintenant ? » demanda le Thébain à voix basse. Ils se trouvaient dans une immense caverne souterraine. De gigantesques stalactites pendaient du plafond et de l’eau en gouttait sans cesse. Plusieurs flaques sombres luisaient sur le sol. « Par ici, les héla l’étranger, distant d’une cinquantaine de pas. Vous n’avez parcouru que la moitié du chemin. — Jusqu’au domaine d’Hadès ? » bougonna Mothac en dégainant son épée. Les deux hommes se dirigèrent vers une large ouverture naturelle qui les conduisit dans une clairière ornée d’une petite maison au toit de tuiles rouges ; ses murs étaient lisses et blancs. Parménion s’immobilisa sous le ciel ensoleillé. Le paysage était vallonné et verdoyant, mais nulle montagne n’était visible à l’horizon et le fleuve Nestos avait disparu. Se remettant en selle, les deux amis se rendirent près de la maison, où l’inconnu avait dressé une grande table couverte de fruits, de fromages et de viande froide. Versant du vin à ses invités, il s’assit à l’ombre d’un arbre en fleur. « Elle n’est pas empoisonnée, dit-il en voyant que ses invités observaient la nourriture d’un air méfiant. — Tu ne manges pas ? lui demanda Parménion. — Je n’ai pas faim. Mais réfléchis à ceci : un homme capable de faire disparaître les montagnes n’a pas besoin d’avoir recours à l’empoisonnement pour se débarrasser de ses ennemis. — Ton raisonnement se tient. » Parménion tendit la main vers une pomme, mais Mothac lui saisit le poignet. « Moi d’abord, insista le Thébain en croquant dans le fruit. — Quel dévouement », observa l’étranger. Prenant son temps, Mothac goûta tous les fromages et toutes les viandes. Puis il rota. « Je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon », décréta-t-il. Parménion se nourrit frugalement avant d’aller rejoindre leur hôte. « Pourquoi m’attendais-tu ? voulut-il savoir. — Tu es l’un des échos du chant des siècles, Parménion. Beaucoup t’ont précédé, et bien d’autres te succéderont. Je suis ici pour t’aider. Mais explique-moi d’abord pourquoi ma magie te laisse si indifférent. Quelqu’un a-t-il déjà déplacé des montagnes pour toi ? — J’ai vu les magi transformer des bâtons en serpents et faire flotter des hommes dans les airs. À Suse, l’un d’eux est capable de faire croire aux hommes qu’ils sont des oiseaux, et ils se mettent à battre des bras pour essayer de s’envoler. Peut-être les montagnes sont-elles toujours là, peut-être nous empêches-tu simplement de les voir. Mais cela m’importe peu. Quelle est ce chant dont tu me parles ? — C’est une guerre entre rêve et cauchemar. Une guerre éternelle, comme son nom l’indique, et tu y es mêlé. Homère l’a chantée en transposant ses batailles à Troie. D’autres nations la racontent de multiples manières, en la plaçant à diverses époques, au travers de héros tels que Gilgamesh, Ekodas, Paristur et Sarondel. Tous sont des échos. Bientôt, nous assisterons à la naissance d’une nouvelle légende, et la Mort des Nations sera à son origine. — Je ne sais rien de tout cela et tu t’exprimes par énigmes. Je te remercie de ton hospitalité, mais réponds-moi sans détour : qui es-tu ? » L’homme gloussa et se laissa aller contre le tronc de l’arbre. « Droit au cœur, hein ? Le général ne se repose jamais. Mais ta franchise ne constitue pas un défaut, bien au contraire, mon ami. Elle t’a souvent servi, non ? Moi ? Comme je te l’ai dit, je suis un érudit. Je n’ai jamais été soldat, bien que j’en aie connu un grand nombre. Beaucoup de choses en toi me rappellent le roi Léonidas. C’était un superbe combattant ; il avait le don d’inciter ses hommes à l’héroïsme. — Le roi à l’épée est mort voilà plus d’un siècle, riposta Parménion. Essayes-tu de me faire croire que tu l’as connu ? — Ce n’est pas ce que j’ai dit, Parménion. J’ai dit que tu me faisais penser à lui. Quel dommage qu’il se soit senti obligé de mourir aux Thermopyles. Sous sa direction, Sparte serait devenue grande. Mais c’était un puissant écho du chant des siècles : trois cents hommes contre une armée de deux cent mille. Une bravoure inouïe. — Lorsque je vivais à Thèbes, un homme a essayé de m’apprendre à attraper des poissons à la main. T’entendre parler me remet cette époque en mémoire. J’entends tes mots, mais leur sens m’échappe… ils me glissent entre les doigts. En quoi peux-tu m’aider ? » Le sourire de l’inconnu disparut et il saisit le bras de Parménion. « Pour le moment, tu n’as pas besoin de moi, Spartiate, lui dit-il. Mais un jour cela finira par arriver. On te confiera une tâche, et mon nom te viendra à l’esprit. À ce moment, viens me trouver là où nous nous sommes rencontrés. N’oublie pas ma recommandation, Parménion, elle est d’une importance vitale. » Le général se leva. « Je m’en souviendrai, et je te remercie une fois encore de ton hospitalité. Si nous empruntons le chemin par lequel nous sommes venus, verrons-nous à nouveau la rivière et les montagnes ? — Non, vous émergerez au milieu des collines qui surplombent Pella. » L’homme aux cheveux gris se mit debout à son tour. Il tendit la main à Parménion, qui la serra. Le Spartiate fut surpris par la poigne de son interlocuteur. « Tu n’es pas aussi vieux que tu en as l’air, dit-il en souriant. — Il y a une grande vérité dans ces mots, s’entendit-il répondre. Viens me retrouver quand tu auras besoin de moi. Une dernière chose : alors même que nous parlons, le roi de Thrace se meurt, empoisonné par l’un des amis de Philippe. Ainsi finissent tous les souverains que leur cupidité étouffe, n’est-ce pas ? — Certains, oui, acquiesça Parménion en montant lestement sur le dos de son cheval. As-tu un nom, l’érudit ? — J’en ai beaucoup, mais tu peux m’appeler Aristote. — J’ai entendu parler de toi, mais pas en tant que magus. On dit que tu es philosophe. — Je suis ce que je suis. Va, Parménion… le chant t’attend. » La tranchée s’étendait sur plus de soixante pas ; les cinquante hommes qui la creusaient à l’aide de pelles et de pioches devaient traverser plusieurs couches de glaise et de cailloux tandis que le soleil cuisait leur dos dénudé. D’autres soldats dégageaient les débris en les rejetant vers l’arrière. Philippe planta sa pioche dans le sol, mais la pointe heurta une nouvelle roche et le choc se propagea jusqu’à ses épaules. Mettant son outil de côté, il s’agenouilla et creusa à mains nues pour dégager la pierre. Plus grosse qu’il ne l’avait tout d’abord cru : elle devait bien peser autant qu’un homme de petite taille. Il allait demander de l’aide quand il remarqua que plusieurs soldats l’observaient avec un sourire narquois. Il le leur rendit et, bandant ses muscles, il colla le rocher contre sa poitrine. Libérant brusquement son énergie, il se releva et fit rouler la pierre hors de la tranchée. Puis il en sortit à son tour et remonta le chantier pour en évaluer la progression et échanger quelques mots avec les ouvriers. À chacune de ses extrémités, l’excavation tournait à angle droit, suivant fidèlement le tracé indiqué à l’aide de cordes tendues au sol. S’éloignant du site pour avoir une vue d’ensemble, Philippe se représenta la caserne. Haute de deux étages, elle abriterait une grande salle à manger et sept dortoirs pouvant accueillir plus de cinq cents hommes. L’architecte perse avait été formé à Athènes, et Philippe avait exigé que l’édifice soit achevé pour le printemps. Tous les ouvriers étaient des soldats de Pélagonie ou de Lynkos, provinces du Nord-Ouest qu’occupaient actuellement Bardylis et ses Illyriens. Ils mettaient du cœur à l’ouvrage, surtout quand ils voyaient leur roi se démener à leur côté, mais Philippe savait qu’aucun d’eux n’avait oublié sa promesse : tous pourraient rentrer chez eux dans les trois mois suivant la victoire contre les Pannoniens. Cinq semaines s’étaient déjà écoulées, et aucun traité n’avait encore été conclu avec Bardylis. Mais il était également possible de voir la situation sous un jour prometteur : les Illyriens n’avaient pas progressé davantage en Macédoine et leur vieux roi semblait réfléchir à la demande en mariage faite par Philippe. Dans ce qu’il avait appelé un « geste de bonne volonté et de fraternité », Bardylis avait demandé au roi de Macédoine de lui faire don de toutes les terres comprises entre les monts Bora et la chaîne du Pinde, soit un total de six provinces, dont la Pélagonie, riche en pâtures et en bois de construction. « Apparemment, les femmes laides sont hors de prix », avait commenté Philippe à l’attention de Nicanor. Et maintenant il multipliait les efforts physiques pour chasser la tension qui l’habitait. La tranchée serait achevée le lendemain, après quoi il deviendrait possible de s’attaquer aux fondations et il aurait le plaisir de voir la caserne se construire. D’autant que celle-ci ne serait pas un humble bâtiment de bois et de boue séchée, bien au contraire : une façade de pierre taillée, des tuiles d’argile, de grandes salles aérées et bien éclairées… « Mais vous me parlez d’un véritable palais, sire, avait objecté l’architecte. — Et je désire également trois puits et une fontaine dans la cour centrale. Ainsi que des quartiers réservés aux officiers, et un andron pouvant accueillir vingt… non, trente hommes. — À vos ordres, sire, mais cela coûtera cher. — Si je souhaitais faire des économies, j’aurais confié ce projet à un Spartiate », avait rétorqué le roi avec une tape sur l’épaule osseuse de l’homme. Il alla s’asseoir sur une pile de rochers. Un ouvrier portant une amphore en pierre lui servit un gobelet d’eau fraîche ; il eut l’impression de boire de l’ambroisie. Il remercia l’homme – c’était le soldat barbu qui l’avait acclamé le premier après la bataille contre les Pannoniens. « Quel est ton nom, l’ami ? — Théoparlis, sire, mais tout le monde m’appelle Théo. — Ce sera un superbe bâtiment, Théo, digne des troupes du roi. — C’est vrai, sire. Je regrette de ne pouvoir y loger mais, dans deux mois, je m’en vais retrouver ma femme en Pélagonie. Vous nous avez donné votre parole, non ? — Oui. Mais avant la fin de l’année, je viendrai te chercher pour t’offrir une place dans cette caserne, ainsi qu’une maison pour ton épouse à Pella. — Ce sera avec grand plaisir », répondit Théo en s’inclinant. Philippe suivit des yeux le soldat qui s’en retournait travailler, puis son regard se tourna vers l’est, où deux cavaliers arrivaient du centre de la ville. Il vida son gobelet en les observant. Le premier portait une cuirasse de bronze et un casque en fer, mais Philippe était davantage intéressé par son destrier, un alezan de seize paumes. Tous les nobles macédoniens apprenaient à monter dès leur plus jeune âge, et personne n’aimait plus les chevaux que leur nouveau roi. L’étalon avait les yeux écartés, ce qui annonçait un caractère bien trempé. Son encolure était longue mais sans excès, et sa crinière avait été taillée comme le panache d’un casque. Philippe avança vers les deux nouveaux arrivants, mais en s’écartant légèrement de leur trajectoire pour examiner le flanc de l’animal. Ses épaules étaient puissantes et arrondies ; il devait galoper à grandes enjambées, tout en restant agréable à monter. Des épaules trop droites lui auraient donné une démarche heurtée, source d’inconfort pour le cavalier. « Toi, là ! » s’entendit-il appeler. Le second homme, plus râblé et monté sur un hongre gris, avait le doigt tendu dans sa direction. « Nous cherchons le roi. Conduis-nous à lui. » Philippe dévisagea l’inconnu. Ses cheveux roux et argent lui faisaient comme une couronne de lauriers au-dessus des oreilles. « Qui le demande ? voulut-il savoir. — Cela ne te regarde en rien, paysan ! — Allons, Mothac, du calme », intervint le premier cavalier en mettant pied à terre. Grand et élancé, il avait des bras musclés et couverts de cicatrices. Son visage tanné donnait à ses yeux bleu pâle une teinte grise. Le cœur de Philippe bondit dans sa poitrine en reconnaissant Parménion. Mais plutôt que de courir se jeter dans les bras du Spartiate, il se força à réprimer ses émotions. « Tu es un mercenaire ? demanda-t-il. — Oui, répondit Parménion. Et toi, un bâtisseur ? » Le roi hocha la tête. « Je me suis laissé dire que ce chantier donnerait naissance à une caserne. Peut-être y seras-tu un jour logé. — Les fondations sont profondes, nota le général en inspectant la tranchée. — Il le faut, en raison des tremblements de terre qui frappent parfois la région. La beauté d’un bâtiment importe peu. Si ses fondations ne sont pas stables, il finira par s’effondrer. — Et il en va de même des armées. As-tu affronté les Pannoniens ? — Oui. Ce fut une belle victoire. — Le roi a-t-il pris part au combat ? — Il a lutté comme un lion… non, comme dix », répondit Philippe en souriant de toutes ses dents. Parménion hocha la tête et resta un instant pensif avant de sourire à son tour. « Je suis heureux de l’entendre, fit-il. Je ne voudrais pas servir sous les ordres d’un lâche. — Qui te dit que le roi voudra de toi ? Tu sembles bien sûr de toi. » Le Spartiate haussa les épaules. « Mon cheval vous plaît-il, sire ? — Il est vraiment splendide… mais, comment as-tu su que c’était moi ? — Vous avez beaucoup changé depuis Thèbes, et peut-être ne vous aurais-je pas reconnu si vous n’étiez le seul à ne pas travailler. Telle est la prérogative du roi, j’imagine. Mais il fait chaud et j’ai la gorge sèche ; j’apprécierais que nous puissions trouver un peu d’ombre pour discuter des raisons de ma présence ici. — Bonne idée, acquiesça Philippe. Mais laisse-moi d’abord te dire que ta venue exauce mes prières. Tu n’as pas idée à quel point j’ai besoin de toi. — Je crois que si, au contraire. Je me souviens d’un jeune homme me disant que son pays était entouré d’ennemis : les Illyriens, les Pannoniens et les Thraces. Un soldat n’oublie pas ce genre de choses. — Et la situation a empiré, depuis. Je n’ai quasiment pas d’armée et seuls mes stratagèmes me permettent de contenir l’ennemi. Dieux, je suis vraiment heureux de te voir ! — Je ne suis pas sûr de rester, le prévint Parménion. — Pourquoi ? demanda le roi, soudain inquiet. — Je ne sais pas encore si tu es de ceux que j’aime servir. — Tu es franc, mais je ne peux prendre ta sagesse en défaut. Suis-moi au palais. Tu pourras t’y laver, t’y raser et t’y rafraîchir. Ensuite, nous parlerons. » Parménion hocha la tête. « Vous êtes-vous vraiment battu comme dix lions ? voulut-il savoir. — Plutôt vingt, répondit Philippe, mais je suis d’un naturel modeste. » Parménion sortit de son bain et se rendit à la fenêtre en laissant la chaleur ambiante le sécher. Passant la main dans ses cheveux légèrement dégarnis, il se tourna vers Mothac. « Que penses-tu de lui ? » Le Thébain secoua la tête. « Je n’aime pas voir un roi vêtu d’un pagne et creusant la terre comme un paysan. — Tu as passé trop de temps au contact des Perses, mon ami. — Allons-nous rester ? » Parménion ne répondit pas. Le voyage qui les avait emmenés d’Asie Mineure en Thrace avait été long et entrecoupé de traversées de montagnes et de cours d’eau. Et bien qu’Aristote leur eût fait gagner une semaine, le strategos se sentait fatigué et une vieille blessure à l’épaule droite le faisait souffrir. Finissant de s’essuyer à l’aide d’une serviette, il s’allongea sur un divan et Mothac versa de l’huile sur son dos avant de le masser. La Macédoine. Elle était plus verte, plus luxuriante qu’il ne l’avait imaginée. Pourtant il éprouvait une légère déception ; il avait espéré ressentir l’impression d’arriver enfin chez lui. Au lieu de quoi il se trouvait juste dans un pays comme un autre, une nation aux montagnes élevées et aux plaines fertiles. Vêtu de sandales et d’une tunique toute simple, il sortit dans la cour pour assister au coucher du soleil. Il se sentait vieux et épuisé. Épaminondas était mort à Mantinée, comme Tamis l’avait prédit. Parménion fut pris d’un long frisson. Mothac lui apporta une carafe de vin et les deux compagnons restèrent assis en silence. Une fois la nuit tombée, le Thébain alluma une lanterne et ils prirent un frugal repas de fromage et de pain. « Il te plaît, n’est-ce pas ? voulut savoir Mothac. — Oui. Il me fait penser à Pélopidas. — Il finira sans doute de la même manière. — Par le ciel, tu es d’une humeur atroce, ce soir. Qu’est-ce qui te préoccupe ? — Moi ? Rien. Mais je veux savoir pourquoi nous avons quitté Suse pour venir ici. Nous vivions comme des princes… nous étions riches, Parménion. Qu’est-ce que cette terre-frontière nous réserve ? Les Macédoniens ne prendront jamais la moindre importance. Et toi, qu’as-tu à gagner, ici ? Tu es reconnu comme le plus grand général du monde civilisé, mais cela ne te suffit pas. Tu ne peux résister à un défi impossible. — Tu as probablement raison. Mais tu n’étais pas forcé de me suivre, Mothac, tu pouvais rester en Perse. — Ah ! grogna le Thébain. Crois-tu vraiment que l’amitié n’est pas une forme d’asservissement ? Si tel est le cas, tu te trompes. C’est elle qui m’a poussé à te suivre, toi et ton orgueil, dans ce pays sauvage peuplé de barbares à moitié grecs. » Parménion serra le bras de son ami. « Quand je t’entends parler ainsi, j’ai honte de moi, Mothac. Et je suis désolé si cette aventure ne recueille pas ton aval. Je ne comprends pas toutes les raisons qui m’ont mené ici, mais je sais que l’appel du sang a joué un rôle dans ma décision. Mes ancêtres ont vécu sur cette terre ; ils se sont battus et sont morts pour elle. Il fallait que je la voie. Mais tes paroles ne sont pas dénuées de fondement. Je sais comment l’on m’appelle, mais ce titre est-il justifié ? J’ai toujours commandé des armées bien entraînées, le plus souvent supérieures en nombre à l’adversaire. Ici, tu viens de le dire, c’est un véritable défi qui s’offre à moi. Les Illyriens sont disciplinés et bien dirigés, les Thraces féroces et nombreux, les Olynthiens assez riches pour acquérir les services des meilleurs mercenaires. Quelle gloire pourrais-je tirer de me trouver à leur tête ? Mais la Macédoine… je ne peux y résister, Mothac. — Je sais, répondit le Thébain d’un ton las. Je l’ai toujours su. — Que nous viendrions ici ? — Non. C’est difficile à expliquer…» Cherchant ses mots, il resta un instant silencieux, à regarder Parménion droit dans les yeux. Puis il posa la main sur l’épaule de son ami. « Je crois que tout au fond de toi, tu es toujours ce jeune métis Spartiate en quête de reconnaissance. Et même si tu connais la victoire ici, ce qui me semble bien improbable, tu t’en iras chercher ailleurs un nouveau défi impossible. Et cet idiot de Mothac continuera à te suivre. Bonne nuit. » Sur ces mots, il se leva et partit se coucher. Morose, Parménion resta quelques instants seul, puis il sortit. Il traversa le jardin et monta sur les remparts. Appuyé sur le parapet, il laissa son regard se perdre en direction de la Thessalie. Il savait que Mothac avait raison. Savra vivait toujours dans le corps du général Parménion. Triste et seul, le garçon cherchait encore un foyer, mais aussi l’amour et le bonheur. Il avait cru pouvoir les trouver en Perse, grâce à la fortune et à la renommée. Mais la gloire ne constituait pas une réponse, et l’argent ne servait qu’à lui rappeler ce qu’il ne pouvait pas acheter. Tout n’était que ténèbres au-delà de la cité, mais c’était là, quelque part vers le sud, que Pélopidas avait péri aux côtés des Thessaliens. L’armée du tyran de Phérae avait progressé de tous les côtés et le héros de Thèbes avait chargé au centre, transperçant les rangs adverses afin de priver l’ennemi de chef. Cet acte de bravoure avait renversé le cours de la bataille, mais Pélopidas n’y avait pas survécu. Les Thessaliens, victorieux, avaient coupé la crinière et la queue de leurs chevaux en l’honneur de leur général défunt. Parménion frissonna. Il avait cru Pélopidas invulnérable… « Mais nul ne l’est jamais, chuchota-t-il. Puissent les dieux te bénir, Pélopidas. Puisses-tu connaître le bonheur dans le Panthéon. — Crois-tu que c’est le cas ? » demanda Philippe en s’installant face à Parménion. Ce dernier soupira. « Il le mérite. Vous auriez dû le voir à Leuctres. Il a traversé la phalange adverse comme un dieu pour aller abattre Cléomène. — Tandis que tu semais la débandade chez les archers et les lanceurs de javelots Spartiates en chargeant leur centre. Cette victoire est la tienne, Parménion, comme toutes celles qui ont suivi en Cappadoce, en Phrygie, en Egypte et en Mésopotamie. Tu n’as jamais été battu. Pourquoi ? — Peut-être que je combats comme vingt lions, sire. — C’était une question sérieuse, strategos. — Votre caserne contient la réponse. Les fondations doivent être solides, l’assise stable, et les murs érigés sur un sol ferme. Une armée a besoin de beaucoup de choses, mais avant tout elle a besoin de confiance. Elle doit croire en la victoire. Voici vos fondations, qui s’acquièrent à l’entraînement. De bons officiers constituent l’assise. — Et les murs ? — L’infanterie, sire, car nulle armée ne peut espérer l’emporter sans une bonne infanterie. — Peux-tu me donner une armée en un an ? — Oui, mais qu’en ferez-vous par la suite ? » Philippe gloussa. « Nous voici dans une position délicate. Tu es un mercenaire, ce qui signifie que tu risques à tout moment de rejoindre Cotys ou Bardylis. Je ne peux donc pas te révéler la totalité de mes plans. Et j’imagine que, si je ne le fais pas, tu refuseras de me servir. Comment résoudre le problème ? — Dites-moi tout ce que vous avez fait jusqu’à présent, sans rien omettre. Y compris le meurtre de votre cousin. — Pourquoi pas ? » Pendant près d’une heure, le roi raconta les efforts qu’il avait déployés pour éviter le pire, la flatterie à laquelle il avait eu recours pour apaiser Athènes, l’offre faite à Bardylis et les assurances envoyées à Cotys de Thrace. Enfin, il se tut et tenta de deviner ce que pensait Parménion. Le visage du Spartiate était dénué d’expression ; il ne quittait pas Philippe des yeux. « C’est tout ? » demanda enfin le général. Philippe faillit lui mentir, mais son instinct lui souffla de n’en rien faire. « Non, répondit-il en secouant la tête. Cotys est peut-être déjà mort à l’heure qu’il est. » Parménion se détendit visiblement. « C’est en effet le cas, sire, confirma-t-il. Reste encore le problème du prétendant Pausanias. — Qui aura bientôt cessé de vivre, lui aussi, dit Philippe à mi-voix. C’est tout ce que je suis en mesure de te dire. — De combien d’hommes avez-vous besoin pour l’année prochaine ? — Deux mille cavaliers et dix mille fantassins. — C’est trop, trancha Parménion. Ils ne seraient pas assez bien entraînés. Contentez-vous de six mille fantassins ; cela devrait être suffisant pour affronter Bardylis. Quel est l’état de votre trésorerie ? — Les coffres sont presque vides, admit le roi. — Alors, en premier lieu vous devez vous débarrasser du gouverneur de Crousie et rapporter de l’or. Ensuite, il vous faudra acheter des armes et des armures. Les Phrygiens fabriquent de bonnes cuirasses de cuir renforcées de tissu épais ; elles sont moins efficaces que le bronze, mais bien plus légères. Et leurs casques sont également de qualité. — Tu me donnes de bons conseils, strategos, mais tu ne m’as pas encore dit si tu acceptais de te joindre à moi. — Oui, pour un an, le temps d’entraîner votre armée, sire. Après cela… nous verrons. » Philippe se leva et contempla la cité éclairée à la lanterne. « En temps normal, c’est le roi qui accorde audience, mais voici que tu as inversé les rôles. Qu’ai-je dit qui t’a incité à rester ? — Ce n’est pas ce que vous avez dit, sire, c’est quelque chose que vous avez fait. — Mais tu ne me diras pas quoi… — En effet, sire. Et maintenant, voyons les termes de mon contrat. Dès demain, j’aimerais rencontrer vos amis et vos officiers qui se trouvent actuellement à Pella. Je serai général en chef et je n’aurai à répondre de mes actes que devant vous. Je n’accepterai aucune critique quant aux méthodes que j’utiliserai pour former vos hommes, fussent-ils paysans ou nobles. Vous me soutiendrez en tout point pour ce qui concerne l’entraînement. Cela vous agrée-t-il ? — Oui. Mais par quoi vas-tu commencer ? — Je vais d’abord mettre sur pied une unité d’élite, l’infanterie du roi, qui fera office de garde rapprochée. Cinq cents hommes… vos meilleurs soldats. — Comme le Bataillon Sacré de Thèbes ? — Plus forte encore, car celle-là sera constituée de Macédoniens. » Une fois la tranchée achevée, les soldats réquisitionnés laissèrent la place aux maçons, charpentiers et autres tailleurs de pierres. Désœuvrés, les hommes se réunirent par petits groupes pour jouer aux osselets et évoquer ce qu’ils feraient une fois rentrés chez eux. Les rumeurs allaient bon train : le roi se préparait à envahir l’Illyrie pour reprendre les terres cédées à l’ennemi, les Thébains marchaient sur Pella, la Thrace rassemblait une armée-Théo n’accordait aucun crédit à toutes ces histoires. Bien plus intéressé par ce qui se passait à proximité de la capitale, il prêtait une oreille attentive aux rumeurs concernant le Spartiate aux yeux pâles, que l’on voyait désormais en compagnie du roi et de ses officiers. La veille à peine, ces mêmes officiers avaient été aperçus courant dans les collines, ruisselant de sueur, les cuisses tremblant sous l’effort. Cela avait beaucoup amusé les hommes du rang, car la course à pied était loin d’être le sport de prédilection des cavaliers. Le Spartiate avait mené la danse ; ses longues enjambées lui avaient permis de prendre une avance plus que respectable. Derrière lui, les autres avaient l’air de chiens éreintés lancés à la poursuite d’un cerf bondissant. Mais au-delà de l’aspect comique de la scène, Théo n’avait pu s’empêcher de réfléchir à ce qu’il avait vu. Pourquoi courir ? Quel était le sens de cet exercice ? Une centaine de volontaires avaient été demandés, qui devraient rejoindre le Spartiate au nouveau terrain d’entraînement. Théo avait été le premier à faire un pas en avant. Une heure après l’aube, il se leva et rejoignit la colonne allongée se rendant au terrain, où le Spartiate les attendait. L’homme portait une tunique en laine et n’arborait aucune arme, mais de petits gourdins et des boucliers en bois gisaient à ses pieds. Une fois les soldats rassemblés, il leur fit signe de s’asseoir et les regarda lentement. « Quel est l’objectif principal lors d’une bataille ? » demanda-t-il soudainement. Levant la main, il tendit le doigt vers un homme situé à la gauche de Théo. « Gagner, répondit l’individu interrogé. — Faux. » Le doigt reprit sa course et Théo sentit la tension monter autour de lui : personne ne voulait être choisi. Mais le Spartiate baissa brusquement le bras. « Personne n’a de réponse à proposer ? » Théo s’éclaircit la gorge. « Ne pas perdre ? essaya-t-il. — Bien, le félicita le Spartiate. Réfléchissez quelques instants au problème. La victoire est comme une femme volage flottant au-dessus du champ de bataille ; impossible de savoir qui elle va favoriser. Une charge de cavalerie enfonce les rangs adverses et force le roi à se replier. A-t-il perdu ? Pas forcément. Si son flanc parvient à se refermer sur la cavalerie ennemie et à lui ôter toute mobilité, il peut encore rêver de victoire. Mais remportera-t-il à coup sûr si la manœuvre réussit ? Non, pas si les cavaliers restent en formation et continuent de fondre sur lui. Pourquoi Bardylis a-t-il vaincu votre armée ? » Une fois encore, le doigt inquisiteur se leva, choisissant un homme situé à l’arrière du groupe. « Il avait la faveur des dieux, » répondit celui-ci, ce qui lui valut l’approbation de ses compagnons. « Peut-être, concéda le Spartiate. Mais j’ai eu maintes fois l’occasion de me rendre compte que les dieux aident souvent les plus forts et les plus intelligents. Vous avez perdu car votre roi, qui était un brave et un homme d’action, a tout jeté dans une seule et unique charge. Son plan a échoué, et vous avez été vaincus. — Et les Spartiates auraient fait mieux ? railla un homme assis derrière Théo. — Peut-être pas, mais vous, vous ferez mieux. Le roi m’a demandé de former un groupe de soldats d’élite. Ils seront ses compagnons, et ils combattront à pied. — Mais nous sommes des cavaliers », protesta le même homme. Tournant la tête, Théo vit qu’il s’agissait d’Achillas. « En effet, confirma le Spartiate, et vous continuerez de toucher vos vingt-cinq drachmes mensuelles. Mais les hommes que je sélectionnerai recevront double solde, soit cinquante drachmes par mois. Que ceux que l’offre intéresse restent : les autres peuvent retourner à leurs obligations. » Personne ne bougea ; cinquante drachmes constituaient une fortune. Tous ces soldats étaient des fermiers qui avaient besoin d’argent pour acheter un cheval de trait, du bétail, des chèvres ou des semences. Une telle somme ne pouvait être refusée à la légère. Le Spartiate se leva. « Mais je vous préviens : je ne choisirai peut-être que cinq ou dix hommes par groupe de cent. Le roi veut les meilleurs d’entre vous. Et maintenant, debout. » Tandis qu’ils s’exécutaient, Parménion ouvrit une boîte posée à côté de lui et en sortit un bijou en fer gros comme l’ongle du pouce. « Cette médaille est frappée du gourdin d’Héraclès. Tout homme en ayant remporté cinq aura gagné sa place dans la compagnie du roi. Chacune s’accompagne d’un prix de dix drachmes. La première reviendra à un bon coureur. Dix tours de terrain. Préparez-vous. » Les hommes commencèrent à ôter leur cuirasse, mais Parménion les arrêta. « Ne vous déshabillez pas ! Lorsque vous chargez l’ennemi, vous le faites en armure. Vous courrez tels que vous êtes. Allez ! » Les soldats partirent à un rythme trop élevé, qu’ils furent incapables de soutenir plus d’un tour. Théo se cala confortablement au centre du groupe de tête. Sa cuirasse lui irritait la nuque. À mi-distance, les premiers avaient pris un demi-tour d’avance sur les autres. Deux tours plus tard, ils commencèrent à doubler les retardataires. Théo finit cinquième. Épuisé, il s’effondra au sol tandis qu’Achillas allait chercher sa médaille. Le Spartiate attendit que tout le monde ait fini. « Prenez tous une épée et un bouclier », leur ordonna-t-il. Bien qu’en bois, les épées reproduisaient la taille et le poids des lames courtes utilisées par la plupart des hoplites. « Nous allons maintenant voir comment vous vous battez. Choisissez votre adversaire et disposez-vous sur deux lignes. Affrontez-vous jusqu’à ce que l’un d’entre vous porte un coup qui mettrait normalement l’autre hors de combat. Le perdant viendra s’asseoir à ma droite, le vainqueur à ma gauche. » L’épreuve prit plus d’une heure et, sur la fin, tous les vaincus se mirent à encourager les deux finalistes, qui tournaient l’un autour de l’autre en multipliant attaques et parades. Théo avait gagné ses deux premiers combats, avant de perdre le troisième. Achillas avait atteint les demi-finales, mais il s’était incliné face à Damoras ; ce dernier se retrouvait désormais opposé à Pétar, un natif de la même région que Théo, le nord de la Pélagonie. Damoras était le plus fort, mais Pétar compensait sa petite taille par une grande vivacité, et c’est finalement lui qui parvint à abattre son épée en bois sur le crâne de son adversaire. Damoras chancela. « Coup mortel ! » décréta Parménion. Lâchant arme et bouclier, Pétar laissa éclater sa joie en levant le poing, puis en montrant sa médaille à tous ses compagnons. « Et maintenant, détendons-nous un peu, messieurs. Faites équipe avec le premier homme que vous avez combattu. » Alors que les soldats se regroupaient par paires, le Spartiate sortit deux médailles de sa boîte. « Vous allez effectuer cinq tours de piste en portant votre partenaire sur votre dos. À vous de décider quand changer de porteur. Les deux premiers gagneront une médaille chacun. » Théo se retrouva associé à un homme mince venu de Lynkos qui n’avait que peu de chances de pouvoir courir en le portant. Il proposa donc de le charrier. L’autre sauta sur son dos. « Vous êtes prêts ? Partez ! » cria Parménion. Les cinquante paires d’hommes s’élancèrent. Faisant appel à toute la puissance de ses jambes, Théo prit aussitôt la tête, mais ses forces commencèrent à décliner au bout d’un demi-tour. Serrant les dents, il poursuivit son effort. Bientôt il se fit doubler par plusieurs autres concurrents. Au deuxième tour, il lui fallut s’arrêter. Son compagnon tenta bien de suivre l’allure, mais le poids de Théo finit par le faire trébucher et il s’affala. Heureusement, Théo avait repris son souffle. Le problème consistait à courir efficacement tout en tenant les jambes de son partenaire. Finalement, demandant à celui-ci de se tenir debout devant lui, il se baissa et le prit sur ses épaules. Le soldat efflanqué noua les jambes dans le dos de son porteur et le puissant Macédonien partit à la poursuite du groupe. Il était désormais évident que la paire ne pouvait fonctionner que dans ce sens, et Théo ne chercha pas à courir trop vite. Conservant autant de forces que possible en vue du dernier tour, il revint lentement sur les premiers. Quand la dernière révolution s’engagea, il était troisième. Puis l’homme qui se trouvait juste devant lui tomba et il se retrouva seul à la poursuite d’Achillas et de son compagnon. Achillas fatiguait, ce qui laissait à Théo une chance de le rattraper. Apercevant le danger, son fardeau humain lui cria de donner une ultime accélération. Mais Achillas n’en pouvait plus ; posant son partenaire par terre, il se jeta sur son dos pour inverser les rôles. Théo n’en demandait pas davantage. Puisant dans ses ultimes réserves, il franchit la ligne d’arrivée avec deux pas d’avance. Parménion vint distribuer leurs médailles aux vainqueurs, mais le jeune homme qui avait fait équipe avec Théo refusa la sienne. « Je ne l’ai pas méritée, expliqua-t-il. — Quel est ton nom, mon garçon ? voulut savoir le Spartiate. — Gaelan. — Que dois-je faire de ta médaille, Gaelan ? — Donnez-les toutes les deux à mon partenaire. C’est lui qui a tout fait. — Qu’en penses-tu ? » demanda Parménion en se tournant vers Théo. Celui-ci passa le bras autour des épaules de Gaelan. « Nous sommes une équipe et nous partageons le prix, décida-t-il en prenant l’une des médailles et en la mettant de force dans la main de son compagnon. — Bien. Voilà une excellente conclusion à notre matinée. Allez manger et revenez dans deux heures, pour la mise en jeu des dernières récompenses de la journée. » Assis, seul sur le terrain d’entraînement, Parménion buvait de l’eau en mangeant quelques figues quand le roi passa à cheval en compagnie de deux de ses officiers. « Comment cela se passe-t-il, strategos ? » s’enquit Philippe. Parménion se leva et s’inclina. « Certains sont prometteurs, mais seul le temps nous dira ce qu’ils valent vraiment, dit-il avant de venir caresser le poitrail du cheval du roi. Très bel animal… de grands poumons et de bonnes jambes. — Son père est thrace et sa mère macédonienne, répondit Philippe en tapotant l’encolure de l’animal. Mais il est encore jeune ; il lui reste beaucoup à apprendre. Accepterais-tu de me vendre ton étalon ? Ce doit être un excellent reproducteur. » Parménion éclata de rire. « Je ne vous le vendrai pas, mais vous pouvez l’amener à vos juments, transigea-t-il. J’imagine que cela lui plaira. » Philippe acquiesça. « Dis-moi, tous les cavaliers perses ont-ils de tels chevaux ? — Non, sire. Celui-ci provient directement du troupeau du grand roi. Seule la garde royale peut se targuer d’avoir des montures de cette qualité. — Et de combien d’hommes est-elle constituée ? — Mille, sire. » Le roi resta un instant songeur, puis se fendit d’un large sourire. « La chasse m’appelle, décréta-t-il. Je te laisse finir ton repas. » Piquant des deux, il partit en direction de la forêt, suivi par ses deux officiers. Parménion acheva de manger en repensant à la matinée. Les Macédoniens étaient robustes et prêts à se livrer aux exercices qu’il leur imposait, mais il les sentait méfiants à son égard. Et il ne disposait que d’un an pour former six mille soldats, en transformant des cavaliers en fantassins. À chaque jour suffit sa peine, Savra, se rappela-t-il. Levant les yeux, il vit que ses hommes revenaient. Formant un large cercle autour de lui, ils attendirent ses ordres. « Je veux que vous élisiez trois généraux parmi vos rangs, leur dit-il. — Dans quel but ? » voulut savoir Achillas. Parménion sourit. « À quoi sert un général ? Ils mèneront leurs hommes au combat… ici et sur le champ de bataille. Maintenant, choisissez. » Il se rassit et regarda le débat prendre forme, en notant mentalement les noms avancés et les réactions des individus proposés. Comme il s’en était douté, Achillas fut le premier nommé, après quoi la discussion s’éternisa. Il n’interféra pas, même quand certains commencèrent à s’emporter. Enfin, Théo se leva. « Suffit ! tonna-t-il, et les autres se turent. Il va nous falloir des jours entiers pour nous décider, si cela continue. Mais le problème est simple : le strategos a demandé trois hommes. Que ceux qui sont en faveur d’Achillas lèvent la main. » Les deux tiers des hommes s’exécutèrent. « Donc, Achillas est élu. Bien. Ensuite, beaucoup criaient le nom de Pétar. Combien, exactement ? » Cette fois-ci, le vote fut plus serré, et Théo dut compter les bras levés avant d’annoncer que Pétar était accepté. « Et maintenant, qui choisit le troisième ? — Moi, intervint Parménion. Je te nomme, toi, et il n’y aura aucun vote. Que les trois généraux se lèvent et s’avancent. L’un après l’autre, chacun de vous va choisir vingt-cinq soldats pour se constituer son armée. Vous procéderez à tour de rôle, afin que personne ne puisse dire que l’un d’entre vous a été avantagé par rapport aux autres. Commence, Achillas. » Parménion retourna s’asseoir et observa la sélection. Les premiers hommes appelés se levèrent et allèrent se placer derrière leur chef sous les vivats des autres. Mais, bien vite, le silence se fit. Personne ne voulait rester derrière et la tension devint rapidement palpable. Une fois le dernier soldat choisi, Parménion s’adressa aux généraux. « Là-bas, près des arbres, vous trouverez des armes et des boucliers. Allez-vous équiper. » Puis il se tourna vers les vingt-deux hommes restés assis. « Il n’existe pas de sensation plus désagréable que celle que vous éprouvez en ce moment, leur dit-il. Quand j’étais jeune, à Sparte, nombre de jeux débutaient ainsi. J’étais toujours pris en dernier, voire laissé pour compte. On peut toujours se dire que c’est injuste, ou que les sélectionneurs se sont trompés. » Il les regarda tous droit dans les yeux. « Mais au bout du compte, il nous faut accepter d’avoir été jugé par nos camarades. Certains d’entre vous n’ont pas été choisis parce qu’ils sont petits ou frêles, ou parce qu’ils ne s’entendent guère avec les trois généraux. Cela n’a aucune importance. Je serai votre général pour cette… épreuve. Nous allons nous mesurer aux autres, et nous verrons bien s’ils ont eu tort ou raison à votre sujet. Suivez-moi. » Il conduisit ses hommes dépités là où les autres attendaient, les armes à la main. « Messieurs, voici votre première bataille en tant qu’unités d’infanterie. Les règles sont simples : chaque compagnie a un général. Le but de l’exercice consiste à tuer ou à capturer les généraux adverses, ce qui sera considéré fait dès lors qu’un de vos hommes les aura touchés. C’est bien compris ? Parfait. Achillas, amène tes soldats au sud du terrain d’entraînement. Théo va se placer à l’ouest, et Pétar à l’est. Quand je donnerai le signal, vous pourrez avancer sur le groupe de votre choix. Je commanderai la compagnie nord. Une dernière chose : deux médailles sont en jeu. La première ira au général commandant l’unité victorieuse, et la seconde sera attribuée par cet officier à celui de ses hommes qui se sera selon lui montré le plus brave. Messieurs, en position ! » Les trois premiers groupes s’éloignèrent et Parménion se tourna vers ses hommes. « Regardez les armes restantes », fit-il. Il y avait là des gourdins et des boucliers, ainsi qu’un monceau de bâtons de trois pas de long. Théo réunit ses hommes à l’extrémité ouest du terrain d’entraînement. « La compagnie d’Achillas est la plus dangereuse du lot, mais il est plus proche de Pétar que de nous, leur dit-il. Nous allons nous approcher lentement d’eux, tout en les laissant s’expliquer. Ensuite, nous attaquerons le vainqueur. — Et le Spartiate ? voulut savoir Gaelan. — Tu as vu ses hommes, répondit Théo. Nous le tiendrons à l’œil. Je crois qu’il va rester en arrière, lui aussi. » L’unité d’Achillas fut la première à bouger et, comme Théo l’avait prédit, elle se dirigea sans attendre vers les hommes de Pétar. Dans un grand cri, les attaquants se ruèrent sur l’autre formation et le combat s’engagea. L’un des hommes de Pétar parvint à se frayer un passage jusqu’à Achillas, mais ce dernier évita son assaut d’un bond en arrière et l’étourdit d’un coup de gourdin au menton. Pétar s’effondra, touché à plusieurs reprises. À ce moment, Théo et son groupe chargèrent, prenant Achillas à revers. Ce dernier tenta de se réfugier derrière ses hommes, mais Théo le plaqua au sol. « Le Spartiate ! s’écria Gaelan. — Reculez ! » ordonna Théo en se relevant d’un bond. S’extrayant de la mêlée, ses hommes soudèrent leurs boucliers et observèrent l’approche de la compagnie restante, qui avançait elle aussi en ordre serré. « On charge ? demanda Gaelan. — Attendez ! » rétorqua son général. Les vaincus s’assirent pour mieux assister au dénouement. Soudain, les hommes de Parménion s’élancèrent, utilisant leurs bâtons à bon escient pour éliminer la première ligne de Théo. « En arrière ! » ordonna celui-ci. Ses soldats coururent aussitôt à l’extrémité sud du terrain d’entraînement, où ils se regroupèrent pour attendre l’adversaire. Sans perdre de temps, Théo détailla son plan à Gaelan et aux autres. Il ne leur restait plus qu’à attendre, leurs boucliers de nouveau collés les uns contre les autres. Une seconde fois, la petite armée du Spartiate chargea, et le premier rang des défenseurs s’effondra. Les attaquants poursuivirent leur effort, se rapprochant dangereusement de Théo, qui s’était placé à l’arrière de ses hommes. À l’intérieur du carré de Parménion, Gaelan cessa de faire le mort et jaillit de sous son bouclier pour toucher le Spartiate à l’épaule. « Coup mortel ! » s’écria-t-il. Les spectateurs applaudirent à tout rompre. Parménion prit le bras de Gaelan et lui fit faire le salut du vainqueur, puis il conduisit tout les hommes au nord du terrain. « Cet après-midi, vous avez été confrontés à la quasi-totalité des problèmes auxquels l’infanterie doit faire face. Pétar, tu as vu ce qui arrive quand une charge à laquelle on n’est pas préparé transperce les rangs. Achillas, tu as été pris en tenaille et attaqué sur le flanc alors que tu affrontais Pétar. Enfui, Théo, bien que tu l’aies emporté, tu as pu constater combien il est difficile de résister à un ennemi mieux armé – dans ce cas, la lance conférait une bien plus grande allonge que l’épée. Ton plan était bon et je ne cherche nullement à le déprécier ; au contraire, je m’en souviendrai. Mais, dans un véritable affrontement, tes hommes et toi auriez été annihilés, même si tu avais réussi à tuer le général adverse. » Son discours terminé, il tendit les médailles à Théo et vit avec plaisir ce dernier en donner une à Gaelan. « Ce soir, tous ceux qui ont gagné une ou plusieurs médailles recevront leur prime. Et maintenant, messieurs, vous pouvez retourner à vos devoirs… sauf les généraux. » Alors que les soldats se dispersaient, Théo, Achillas et Pétar s’assirent à côté de Parménion. « Dès demain, je partirai pour Aïgaï afin de commencer à entraîner les troupes qui s’y trouvent. Je serai absent une semaine durant. Pendant ce temps, vous réunirez les hommes ici tous les jours. Vous les ferez courir, vous livrerez de fausses batailles et vous délivrerez les récompenses. L’un de vous dirigera et les deux autres seront ses adjoints. Pour cela, vous recevrez chaque jour une drachme supplémentaire. — Lequel doit commander ? voulut savoir Achillas. — Qui choisirais-tu ? — Moi. — Et entre les deux autres ? — Théo. » Parménion se tourna vers Pétar. « Pour qui voterais-tu, toi excepté ? lui demanda-t-il. — Théo, répondit le soldat à barbe blonde. — Avant de me poser la même question, annonça Théo, laissez-moi vous dire que je suis incapable de me décider. Achillas est un ami et un soldat que je respecte ; Pétar est un homme bon, mais je ne le connais pas assez. C’est manifestement ma voix qui va emporter la décision, et je proteste, car un tel mode de scrutin est injuste. Vous êtes le strategos. Pour vous, nous sommes des étrangers, mais vous avez pu nous observer et nous juger. Cessez donc de jouer avec nous, Parménion. À vous de choisir. — Tu es doté d’un esprit incisif, mais ne va pas te plaindre de l’injustice de l’existence. La vie n’est jamais juste, il lui arrive d’être impartiale, dans le meilleur des cas. Je pense que vous avez tous trois les qualités requises pour commander, mais il est encore trop tôt pour que je puisse déterminer qui est le meilleur officier. Vous êtes braves, vous savez manier l’épée et vous avez gagné le respect de vos compagnons. Je vous demande donc de décider, ensemble, qui doit diriger les séances d’entraînement. » Les hommes se regardèrent, et c’est finalement Achillas qui prit la parole. « Théo », proposa-t-il, et Pétar opina du chef. « Qu’il en soit ainsi, entérina Parménion. Merci à vous. Théo, fais quelques pas avec moi, afin que nous puissions discuter stratégie. » « C’est une véritable insulte ! s’emporta Attalus. Vingt hommes ! Comment un roi peut-il se rendre en territoire hostile avec une si faible escorte ? » Les officiers rassemblés dans la salle du trône de Philippe lui répondirent par un murmure d’assentiment. « Qu’en penses-tu, Parménion ? voulut savoir le roi. — Bardylis est le vainqueur ; il a anéanti l’armée macédonienne. Il tient à ce que le monde entier vous voie venir à lui comme un suppliant, et non comme un roi. — Et que me conseilles-tu ? — Faites ce qu’il dit. — Que pourrait-on attendre d’autre d’un Spartiate ? » siffla méchamment Attalus, mais Parménion se contenta de pouffer et de secouer la tête tandis que Philippe signifiait à son assassin de se taire. « Explique-nous ton raisonnement, demanda-t-il à Parménion. — Ce que le monde voit actuellement n’a pas la moindre importance. En fait, on peut même penser qu’il est souhaitable que la Macédoine paraisse… vulnérable. Nous avons besoin de temps. L’année prochaine, votre armée sera l’égale de celle de Bardylis ; dans deux ans, elle fera l’envie de toute la Grèce. — Mais c’est un problème de fierté, protesta Nicanor. — Tel est le jeu des rois, jeune homme, lui répondit Parménion. Aujourd’hui, Philippe doit souffrir car son frère a été vaincu. Mais bientôt, ce sont les autres qui connaîtront la honte. — Qu’en dis-tu, Antipatros ? interrogea le roi. Tu ne t’es presque pas exprimé. — Il n’y a pas grand-chose à ajouter, sire. Je suis d’accord avec Attalus. La situation actuelle me déplaît au plus haut point. Mais vous devez vous rendre chez Bardylis, ou le mariage sera annulé… Et, sans mariage, c’est l’invasion assurée. » Philippe se laissa aller contre le dossier de son siège et étudia les quatre hommes, si dissemblables ; chacun possédait des dons bien particuliers. Attalus, au regard dénué d’émotion, capable de tuer sans éprouver le moindre remords dès lors que son ambition est satisfaite ; Nicanor, extrêmement brave et d’une loyauté sans faille, qui s’engouffrerait au cœur de la tempête si son souverain le lui ordonnait ; Antipatros, calme, efficace, et respecté par toute l’armée… Et Parménion qui, en l’espace de quelques semaines, avait rendu le moral aux troupes en constituant une unité d’élite à laquelle il avait insufflé des valeurs telles que la fierté et la camaraderie. Les deux hommes différaient également en tous points sur le plan physique : Attalus avait les traits taillés à la serpe et les dents toujours apparentes, ce qui donnait l’impression que sa peau, tendue, échouait à couvrir la totalité de son crâne ; Nicanor était presque efféminé, avec une ossature fragile et des yeux dans lesquels ne perçait jamais la moindre duperie ; Antipatros, à la barbe luisant comme la fourrure d’une panthère noire, observait le plus petit détail malgré son expression d’ennui permanent ; enfin, Parménion, grand et mince, semblait plus jeune que ses quarante-deux printemps, même si son regard renfermait des trésors de sagesse. C’est grâce à vous tous que je reconstruirai la Macédoine, songea Philippe. « Je ne me ferai accompagner que de vous quatre, trancha-t-il. Ensemble, nous irons chercher ma femme en Illyrie. — Ce n’est que folie, sire, protesta Attalus. Avez-vous pensé aux voleurs, aux hors-la-loi et à tous ceux qui ont été chassés de chez eux ? — Nous ne ferons pas tout le trajet seuls, le rassura le roi, mais seulement les derniers milles. Et Bardylis enverra des hommes à notre rencontre. — Mais pourquoi quatre hommes, sire ? » voulut savoir Nicanor. Philippe lui adressa un sourire glacé. « Tout simplement parce que j’en ai décidé ainsi. Nul homme, pas même Bardylis, ne peut me dicter l’importance de mon escorte. » Une fois la réunion achevée, le roi sortit dans les jardins du palais en compagnie de Parménion. « Comment l’entraînement progresse-t-il, strategos ? — Mieux que je ne l’espérais. Tant que les nouvelles armures phrygiennes ne sont pas arrivées, nous nous limitons à des exercices assez simples : course, combat singulier et quelques formations de base. Mais la qualité des hommes et l’enthousiasme avec lequel ils acceptent les idées neuves sont des points très encourageants. J’ai déjà plusieurs sous-officiers de valeur. » Philippe hocha la tête et les deux hommes allèrent s’installer dans un endroit calme, à l’ombre d’un mur élevé. « Je sais que ta tâche serait plus aisée si nous pouvions réunir tous les hommes au même endroit, mais comprends bien que c’est impossible, Parménion. Si jamais l’on apprend que je suis en train de me constituer une armée, Bardylis nous envahira sans attendre. — Seulement s’il se croit menacé, lui fit remarquer le Spartiate. Quand vous le verrez, expliquez-lui que vous avez l’intention d’attaquer les Pannoniens pour mettre un terme à leurs incursions en territoire macédonien. — Tu ne connais pas Bardylis ; c’est le loup le plus rusé de toute la Grèce. Il doit bien avoir dans les quatre-vingts ans. Même la déesse de la Mort n’a pas le courage de le rappeler à elle. — Tient-il solidement les rênes du pouvoir dans son pays ? — Oui. Les Illyriens se divisent en trois tribus, mais les Dardanoïs sont de loin les plus forts. Quant à l’armée de Bardylis, disciplinée et bien entraînée, elle est habituée à gagner. Elle ne craquera pas. — Nous verrons bien », fit Parménion d’un air songeur. Philippe se leva. « Je vais aller en Crousie, dit-il. L’or recommence à arriver, mais très lentement. Tu auras la charge de l’armée en mon absence. Tous les rapports te seront destinés. — Quand devriez-vous revenir ? — Dans deux semaines, tout au plus. Ensuite, cap sur Illyrie… et mon mariage. » Philippe choisit deux cents hommes pour l’accompagner jusqu’aux monts Kerkine, qui prolongeaient la chaîne de Crousie au nord-est. Il n’avait jamais vu la mine qui s’y trouvait, pas plus qu’il n’avait fait la connaissance du gouverneur des lieux, Élyphion. Mais les rapports qui étaient parvenus à son attention ne semblaient guère prometteurs : l’homme avait entretenu des liens avec Cotys de Thrace et était cousin au second degré du prétendant Pausanias, récemment assassiné. Cependant Philippe était disposé à pardonner les relations d’Élyphion s’il parvenait à le gagner à sa cause. Une fois l’Axios franchi, la compagnie traversa la plaine d’Émathie, ses villages et ses bois. Le gibier était abondant et ils virent des traces d’ours, de lions, de sangliers et de chevreuils. On prétendait que des panthères noires vivaient dans le Nord, mais personne n’en avait aperçu depuis plus d’un siècle. Au soir du troisième jour, Philippe décida de gravir une haute colline, atteignant le sommet au moment où le soleil disparaissait derrière le mont Bermion. Le ciel était chargé de nuages gris et le crépuscule le parait de reflets pourpres et écarlates. Arrêtant sa monture, le roi se protégea les yeux des rayons de l’astre du jour et contempla la prairie vallonnée et parsemée de bois qui s’étendait jusqu’aux montagnes. « Pourquoi nous arrêtons-nous là, sire ? » demanda Nicanor. Gardant le silence, Philippe laissa le fier mont Messapion de côté et tourna son attention vers l’est, où les monts Kerkine se dressaient tels des géants à barbe de neige et d’arbres. Les soldats attendaient autour de leur souverain. Descendant de cheval, ce dernier se rendit au sommet de la colline. Le vent soulevait sa cape et le froid attaquait ses bras nus, tandis que la beauté du paysage le captivait ; l’enchantement du crépuscule l’empêchait de percevoir quoi que ce soit d’autre. Nicanor s’approcha et lui posa la main sur l’épaule. « Ça va, Philippe ? s’inquiéta-t-il. — Regarde, mon ami. Quand nous serons poussière depuis bien longtemps, tout cela subsistera encore : les montagnes, les forêts, les collines et les plaines… — Elles sont toutes à toi. Tout ce que tu vois t’appartient. — Non, et le penser serait une grave erreur. Je ne suis que leur gardien, rien de plus. Mais cela me suffit. Notre terre est noble, Nicanor, je le ressens au plus profond de mon être. Personne ne l’envahira tant que je vivrai. » Retournant à son cheval d’un pas décidé, il sauta sur le dos de l’animal en s’agrippant à sa crinière. « En route ! » ordonna-t-il. Six jours de voyage les conduisirent au pied de la chaîne du Messapion, où ils campèrent dans une combe entourée d’arbres. « Parle-moi encore de ce gouverneur, exigea Philippe. Je veux être fin prêt pour demain. » Attalus étendit sa cape près du feu et s’allongea dessus. « Il est gras – obèse, même – et s’habille toujours en bleu. Il a trois femmes mais passe le plus clair de son temps avec ses jeunes esclaves masculins. Cela fait onze ans qu’il est gouverneur. Son palais est l’égal de tous ceux que vous pourrez trouver à Pella, le vôtre y compris. Il collectionne statues et autres œuvres d’art, pour la plupart en provenance de Perse. — Mes réserves d’or s’assèchent, mais lui se constitue une galerie d’art et se fait bâtir un palais. Il me semble déjà le connaître. Et qu’en est-il de la mine proprement dite ? Comment est-elle gérée ? — Comment pourrais-je le savoir, sire ? Je ne l’ai jamais vue. — Lacune qui sera comblée dès demain. — J’en trépigne d’impatience », bougonna l’assassin. Philippe partit d’un grand rire et donna une tape dans le dos de son compagnon. « La provenance de notre or ne t’intéresse-t-elle point ? — Non, tant qu’il continue d’affluer normalement. — Et toi, Nicanor ? Souhaites-tu découvrir la mine ? — Si vous me l’ordonnez, sire. Mais qu’y trouverons-nous ? Des hommes creusant la terre telles des taupes, les ténèbres et la puanteur permanentes, ainsi que le danger toujours croissant de voir les galeries s’effondrer lorsque l’on s’enfonce plus avant dans le sol. Je veux être enseveli une fois mort, pas de mon vivant. » Philippe secoua la tête. « Dans ce cas, je te charge de nous trouver les lieux de plaisir de Crousie. Antipatros m’accompagnera. — Voilà un honneur plus que douteux, railla Attalus. — C’est toujours un honneur que de suivre le roi, rétorqua l’officier en lui jetant un regard noir. — Tu ne m’aimes guère, n’est-ce pas ? demanda l’autre en s’asseyant. — Je ne pense ni bien ni mal de ta personne, Attalus. En fait, il est rare que je pense à toi tout court. — Mesure tes paroles ! le menaça l’assassin. Je ne souhaite à personne de m’avoir pour ennemi. — Silence, vous deux ! intervint Philippe. Vous croyez que nous n’avons pas assez d’ennuis comme cela ? Quand la Macédoine sera libre, je vous autoriserai peut-être à régler vos comptes, mais peut-être seulement. Et sachez ceci : si jamais vous venez à vous battre, je ferai exécuter le vainqueur. Si vous ne pouvez être amis, même par égard pour moi, apprenez au moins à vous supporter mutuellement. Est-ce bien clair ? — Je ne cherche pas l’affrontement, sire, fit Attalus. — Moi non plus », ajouta Antipatros. Philippe s’allongea et contempla les étoiles lointaines, la nuque soutenue par son chabraque en peau de lion. Elles lui paraissaient si lointaines, si détachées des troubles du monde… Il ferma les yeux et s’endormit. Il marchait sur une colline à l’herbe verte lorsqu’il aperçut une femme assise au pied d’un grand chêne. Une lune d’argent brillait dans le ciel. Il regarda tout autour de lui, surpris de se retrouver seul. Il s’approcha de l’inconnue et, quand il s’inclina devant elle, elle repoussa son capuchon. Son visage était pâle et beau, ses yeux noirs et scintillants. « Bienvenue, grand roi, souffla-t-elle à mi-voix. — Je n’ai rien de grand, femme, corrigea-t-il en s’asseyant à côté d’elle. Mais il est vrai que je suis roi. — Grand, tu le deviendras ; telle est la promesse d’Aïda. Les dieux l’ont décrété. Mais, pour cela, tu as besoin de quelque chose, Philippe, d’un talisman qu’il te faut acquérir. — Où puis-je le trouver ? — C’est lui qui te trouvera. Regarde ! » Elle tendit le doigt vers le bas de la colline, où un petit ruisseau scintillait à la clarté de la lune. Une seconde femme était assise là. « Va vers elle et tu connaîtras un plaisir absolu », poursuivit l’inconnue. Philippe allait poser une question quand la femme disparut subitement. Il se leva et descendit jusqu’au cours d’eau. La seconde femme avait à peine passé le cap de l’adolescence ; sa taille était mince, ses seins menus et ronds. Elle avait des cheveux de feu et deux émeraudes en guise d’yeux. Quand il s’assit à son côté, elle lui caressa la barbe, puis la main fine descendit sur la poitrine et le ventre du roi. Ce dernier réalisa alors qu’il était nu, tout comme elle, et il se laissa emporter par la passion. Couchant la jeune femme sur l’herbe, il embrassa son visage et son cou en lui caressant l’intérieur des cuisses. Son cœur martyrisait sa poitrine. « Aime-moi ! l’implora-t-elle. Aime-moi ! » Il la pénétra et en ressentit un plaisir si fort qu’il jouit aussitôt. Malgré cela, son érection ne diminua pas et sa passion resta intacte. Il se sentait inépuisable. L’inconnue frissonnait et gémissait sous lui. Il voulut se dégager d’elle, mais elle refusa de le lâcher et raviva son désir en le frôlant de ses doigts et de ses lèvres. Enfin, sur un ultime grognement, il roula sur le dos et la serra dans ses bras. « Qui es-tu ? lui demanda-t-il. Il faut que je sache. Je dois te prendre pour femme. — Tu me reverras, Philippe. Je te donnerai un enfant, un fils de roi. — Où puis-je te trouver ? — L’heure n’est pas encore venue. Nous nous rencontrerons dans deux ans, sur l’île des Mystères. C’est là que nous nous marierons et que ton fils sera conçu. — Ton nom… dis-moi ton nom…» « Dis-moi ton nom ! hurla-t-il. — Qu’y a-t-il, sire ? » demanda Nicanor en s’approchant de lui. Ouvrant les yeux, Philippe vit que les étoiles brillaient toujours dans le firmament. « C’était un rêve, chuchota-t-il. Un don du ciel…» Incapable de retrouver le sommeil, Philippe passa le restant de la nuit assis, à revivre son rêve. La jeune femme l’avait assuré qu’il ferait sa connaissance deux ans plus tard, sur l’île des Mystères. Samothrace. Il ne s’y était jamais rendu et n’en avait jamais éprouvé l’envie. Mais maintenant, il savait que seule la mort l’empêcherait de répondre à cet appel. Peu après l’aube, il réveilla ses compagnons et la troupe royale s’enfonça dans la vallée minière. La localité de Crousie n’avait rien d’impressionnant ; moins de mille personnes y vivaient et le palais d’Élyphion couvrait la ville de son ombre, avec ses colonnes de marbre blanc, ses belles statues et son toit pentu orné d’un splendide bas-relief représentant la déesse Athéna émergeant du front de son père, Zeus. Les deux cents cavaliers s’arrêtèrent devant l’édifice et Philippe mit pied à terre. Un vieux serviteur qui sortait d’un autre bâtiment resta bouche bée en contemplant cette petite armée. « Toi ! Occupe-toi de mon cheval ! » ordonna le monarque. L’homme avança d’une démarche hésitante. « Êtes-vous… attendus ? demanda-t-il, visiblement terrifié. — J’espère bien que non », répondit Philippe en lui lançant les rênes de sa monture. Il franchit la double porte défendant l’entrée du palais, aussitôt imité par Attalus, Nicanor et Antipatros. Tous quatre s’immobilisèrent dans le grand hall qui s’étendait au-delà. Des tapis perses en couvraient le sol, des statues le meublaient à intervalles réguliers et une fabuleuse mosaïque recouvrait son plafond ; le prince troyen Paris y était représenté en compagnie de trois déesses, Aphrodite, Héra et Athéna. Philippe se sentit presque rabaissé par la magnificence du lieu. Il remarqua que ses bottes boueuses avaient sali les tapis et que ses mains étaient pleines de terre. « Élyphion ! » tonna-t-il. Sa voix résonna entre les parois de marbre. Des serviteurs paniques apparurent de nulle part et se mirent à courir en tout sens. L’un d’eux, un adolescent aux cheveux blonds, tomba à genoux après avoir accidentellement heurté Antipatros. Le soldat l’aida à se relever. « Ne me tuez pas ! le supplia le garçon. — Personne ne te fera du mal, le rassura Antipatros. Va chercher ton maître et dis-lui que le roi est là. — Oui, monsieur. » Le jeune serviteur partit en direction de l’escalier puis se retourna brusquement. « Euh, pardonnez-moi, monsieur, mais… quel roi ? — Le roi de Macédoine », lui répondit l’officier. Un homme plus âgé vint s’incliner devant Philippe. « Peut-être préférerez-vous attendre dans l’andron, sire, proposa-t-il. Je vais vous apporter des rafraîchissements. — Enfin un serviteur capable de réfléchir », soupira Philippe. Les quatre hommes suivirent le nouvel arrivant jusqu’à une pièce allongée situé sur leur droite. Les divans y étaient couverts de soie, et les murs s’ornaient de scènes de chasse : cavaliers traquant un cerf blanc, Héraclès venant à bout du lion de Némée, archers transperçant un ours de leurs flèches… « Par les dieux, s’exclama Philippe. À côté de cet endroit, le palais de Pella a l’air d’un enclos à bétail. Je serais presque envieux si tout cela n’avait pas été acheté avec mon or. » Le serviteur leur apporta du vin rouge de la cuvée d’Élyphion. Le breuvage était à la fois doux et renforcé par diverses liqueurs. Philippe s’allongea de tout son long sur un divan, en s’efforçant d’essuyer ses bottes boueuses sur la soie. Il était de fort mauvaise humeur et ses compagnons jugèrent préférable de ne rien dire. Élyphion apparut enfin ; tous purent juger que la description qu’Attalus leur en avait faite se trouvait bien en-deçà de la vérité : de gros bourrelets de chair flottaient sous le menton du gouverneur et son ventre énorme semblait vouloir déchirer sa robe bleue. Ses cheveux noirs coupés très court lui faisaient comme un ridicule couvre-chef. Il tenta bien de s’incliner, mais son embonpoint l’en empêcha. « Bienvenue, sire, fit-il. Si j’avais su que vous deviez venir, je vous aurais préparé un somptueux accueil. » Le gouverneur avait une voix grave et agréable à entendre, et ses yeux noisette n’étaient pas dénués de charme. « Je suis venu inspecter la mine, attaqua Philippe. — Mais pourquoi, sire ? Il n’y a rien à y voir pour un homme de votre rang. Ce ne sont que des sans fond et des galeries empuanties. Par contre, je me ferai un plaisir de vous montrer notre fonderie. » Le ton de Philippe se fit menaçant et une lueur inquiétante apparut dans son œil. « Tu me montreras ce que j’ai envie de voir, répliqua-t-il en se levant. Et cela, parce que tu es mon serviteur, Élyphion. Emmène-moi à la mine. — Oui, bien sûr, sire. Permettez-moi juste d’aller m’habiller en conséquence ; je ne serai pas long. — Attalus ! — Oui, sire ? — Si ce stupide tas de graisse me désobéit une fois de plus, éventre-le en remontant le couteau jusqu’à la gorge. — Avec joie, sire, répondit Attalus avec un sourire sadique à l’attention d’Élyphion. — Alors, cette mine ? — Tout… tout de suite, sire », balbutia le gouverneur. Il cria qu’on lui amène son attelage et, quelques minutes plus tard, un grand chariot s’immobilisa devant le palais. Tiré par quatre hongres noirs, il était doté d’un large siège rendu plus confortable par de multiples coussins. Élyphion s’installa pesamment et un serviteur monta à côté de lui pour diriger l’attelage. Malgré leur dégoût avoué de la mine, Attalus et Nicanor suivirent Philippe ; ils ne voulaient rien perdre de la visite du roi. Le voyage dura une petite heure, jusqu’à l’entrée d’une modeste vallée qui semblait avoir été arrachée à la montagne par une pioche géante. Loin en contrebas, des esclaves creusaient la terre et d’autres sortaient de tunnels s’enfonçant dans la roche. Le chariot et les cavaliers descendirent lentement après avoir observé ce spectacle. Nicanor ne pouvait détacher les yeux des ouvriers. Hommes et femmes travaillaient là, encadrés de gardes armés de fouets courts. Leur corps horriblement décharné était couvert de plaies purulentes. Sur la droite, une femme portant un panier de pierres tomba et se cogna la tête contre un rocher. Elle ne poussa pas la moindre exclamation ; lentement, elle se releva et reprit sa marche titubante. Philippe s’arrêta devant la plus proche galerie et mit pied à terre tandis qu’Élyphion descendait difficilement de son chariot. « Voilà, sire. Nous y sommes. — Emmène-moi à l’intérieur. — Pardon ? — Es-tu sourd ? » Le gouverneur traîna sa lourde carcasse jusqu’au tunnel, en s’arrêtant quelques secondes pour permettre à ses yeux de s’habituer à l’obscurité. Plusieurs lanternes pendaient aux parois, mais le passage était assombri par un nuage de fumée étouffante. Le serviteur qui avait conduit Philippe et ses compagnons jusqu’à l’andron versa de l’eau sur un morceau de lin et le tendit à son maître. Élyphion le plaqua contre sa bouche et son nez avant de s’enfoncer dans la galerie. Le sol était en pente constante et l’air devint vite irrespirable. Loin devant, on entendait le tintement des outils affrontant la roche. Une pluie de débris tomba sur la cuirasse d’Attalus, qui leva nerveusement les yeux. Fendu sur toute sa longueur, l’un des étais qui soutenaient le plafond laissait lentement passer la roche friable. Les six hommes poursuivirent leur progression. Ils découvrirent le corps d’une jeune femme qui avait été poussé sur le côté. Sa bouche et ses yeux étaient pleins de terre. La hauteur de plafond se réduisait considérablement et il leur fallut baisser la tête pour continuer. Finalement, Élyphion s’immobilisa en constatant que la hauteur de la galerie diminuait encore. « J’ignore ce que vous voulez voir, sire… pleurnicha-t-il. — Continue ! » aboya Philippe. Le gros homme se mit à quatre pattes et repartit lentement de l’avant. Le roi se tourna vers ses compagnons. « Attendez ici », leur ordonna-t-il avant de suivre le gouverneur. « Nous pourrions peut-être reculer un peu, jusqu’à un endroit où il est possible de se tenir debout, suggéra Nicanor après que son souverain eut disparu. Cela ne dérangerait sans doute pas Philippe…» Attalus transpirait abondamment. Bien que terrifié, il ne bougea pas et se contenta de relayer la question à Antipatros. « Qu’en penses-tu ? — Je… euh, je ne crois pas que le roi s’y opposerait. » Les trois hommes remontèrent en direction de la surface, ne s’arrêtant que lorsqu’ils purent enfin voir la lumière du jour. Là, ils se mirent à attendre. Nicanor ne pouvait s’empêcher de regarder la défunte. « Pourquoi ne l’ont-ils pas enterrée ? voulut-il savoir. — Tu as vu dans quel état sont les esclaves, répondit Attalus. Ils peuvent à peine se tenir debout. — C’est la vallée des damnés », murmura Antipatros. Entendant des bruits de pas en provenance de l’entrée, ils s’écartèrent pour laisser passer une colonne d’ouvriers qui portaient des paniers en osier vides et redescendaient dans les profondeurs de la mine. « Je ressors, décida Nicanor. Je n’en peux plus. — Le roi nous a dit d’attendre, lui rappela Attalus. Cela ne me plaît pas plus qu’à toi, mais il nous faut être patients. — Je crois que je vais devenir fou si je ne sors pas au plus vite », répondit Nicanor d’une voix soudain plus aiguë. Antipatros mit la main sur l’épaule de son jeune compagnon. « L’un d’entre nous devrait aller avertir les hommes que tout va bien. Nous en avons peut-être encore pour longtemps et certains risquent de se faire du souci. Attends-nous dehors, Nicanor. » Hochant la tête, ce dernier partit en courant. Fou de rage, Attalus se tourna vers Antipatros. « Qui es-tu pour annuler un ordre du roi ? siffla-t-il. — Il allait craquer. Si je ne lui avais pas permis de ressortir, il se serait sans doute enfui. — Et alors ? En quoi le fait qu’il affiche sa couardise te pose-t-il problème ? » Antipatros opina du chef en comprenant où l’autre voulait en venir. « Je vois. Ce faisant, il aurait peut-être encouru le déplaisir du roi. Dieux, Attalus ! N’as-tu donc aucun ami ? Le sort des autres t’indiffère-t-il à ce point ? — Seuls les faibles ont besoin d’amis, Antipatros… et je suis tout sauf faible. » L’officier se mura dans le silence et les deux hommes attendirent pendant ce qui leur sembla une éternité. Finalement, l’épaisse silhouette d’Élyphion apparut ; sa robe bleue était maculée de terre. Le roi le suivait de près, une expression de fureur extrême gravée sur le visage. Il sortit, inspira de longues goulées d’air frais, puis reporta son attention sur le gouverneur. Celui-ci fit un pas en arrière en voyant la rage qui animait son souverain. « Qu’ai-je fait, sire ? se défendit-il. Dites-le-moi. Je suis loyal, je vous le jure ! » L’état de Philippe était tel qu’il avait du mal à parler. « Que l’on m’apporte à boire ! » s’écria-t-il. Nicanor se précipita, une outre à la main. Philippe se rinça la bouche et recracha l’eau. « Cette mine est à moi, dit-il enfin. À moi et à la Macédoine. Dis-moi, obèse crétin, de quoi a-t-on besoin pour extraire de l’or du sol ? — D’outils, sire… des pioches, des pelles… des paniers… — Et qui les utilise ? — Comme vous le voyez, des esclaves et des criminels, voleurs ou meurtriers. Les hommes sont condamnés et envoyés ici. Les femmes aussi. — Tu ne comprends toujours pas ? » rugit Philippe. Le travail avait cessé autour d’eux. Les gardes ne surveillaient plus les forçats, qui en profitèrent pour lâcher leurs outils et s’asseoir par terre. Personne ne quittait l’infortuné Élyphion des yeux. « Tout ce que je comprends, c’est que j’ai fait de mon mieux, geignit-il. Il n’y a plus autant d’or qu’auparavant, mais est-ce ma faute ? Les veines s’enfoncent dans le sol, et il nous est impossible de les suivre…» Philippe se tourna vers un garde. « Toi ! Fais évacuer la mine. Je veux inspecter tout le monde à la lumière du jour. » L’homme s’inclina et partit en courant vers la galerie. « Vois-tu, Elyphion, je pourrais te pardonner ta cupidité dévorante, voire le fait que tu m’aies volé ce qui m’appartient. Mais je ne puis tolérer ta stupidité. Des outils, oui. Mais quel abruti laisse-t-il ses outils se dégrader à ce point ? Affamés à l’extrême, couverts de plaies et vivant sans le moindre espoir, comment veux-tu que ces gens travaillent efficacement ? Pour pouvoir creuser, il faut de la force, des bras musclés, un dos solide… et pour cela, un homme doit manger à sa faim et boire du vin pour montrer du cœur à l’ouvrage. Attalus ! — Oui, sire ? — Je te charge de la gestion de cette entreprise. Je vais te laisser cent soldats. Je veux que les esclaves soient nourris et qu’ils puissent se reposer une semaine durant, et je t’en ferai parvenir d’autres. Trouve-toi un bon contremaître et répartis la charge de travail afin que personne n’ait à travailler plus de douze heures par jour. » Philippe sourit en voyant l’expression d’Attalus ; l’assassin n’avait manifestement nulle envie de ce poste. « Tu pourras garder un pour cent de la quantité d’or extraite. — Merci, sire, répondit Attalus, les yeux luisant de convoitise. Et Élyphion ? — Qui est le juge suprême en Macédoine ? — Le roi, sire. — En effet. Pour sa cupidité, je le condamne à cinq années de travaux forcés dans cette mine. Veille à ce qu’il ne rechigne pas à la tâche. » Le gouverneur déchu se jeta à ses pieds. « Je vous en supplie, sire… — Débarrassez-moi de lui ! » Trois soldats tirèrent le gros homme qui venait de fondre en larmes. « Et ses femmes ? voulut savoir Nicanor. — Fais-leur construire une maison à Crousie et verse-leur une pension. L’or devra être convoyé à Pella. Où est le serviteur de cette loque ? — Ici, sire. Mon nom est Paralus. » Philippe dévisagea son interlocuteur. Le jeune homme à peau mate était de taille moyenne. Il avait des cheveux courts et bouclés et un nez crochu. « Tu es Perse ? — Phrygien, sire. — Depuis quand es-tu au service d’Élyphion ? — Depuis qu’il m’a acheté, il y a onze années de cela. J’avais douze ans, à l’époque. — En quelle qualité le servais-tu ? — Au début, j’étais l’un de ses mignons, puis j’ai reçu une formation pour tenir ses comptes. — Où cache-t-il son or ? — Dans les sous-sols du palais. — Attalus, fais-moi livrer le contenu de cette trésorerie après avoir prélevé ta part. Te voici désormais affublé d’un nouveau maître, Paralus. Le serviras-tu avec honneur ? » L’homme se tourna brièvement vers Attalus puis reporta toute son attention sur le roi. « Sire, Élyphion m’a promis de me libérer le jour de mes vingt-cinq ans. Il disait qu’à partir de ce moment, il rémunérerait mon travail. Cette promesse est-elle toujours valable, ou bien resterai-je éternellement l’esclave de cet autre maître ? — J’ai mieux à te proposer : dans trois mois, tu seras un homme libre. Passé cette date, tu seras payé en fonction de la valeur qu’Attalus accordera à ton travail. Et maintenant, je te repose ma question : es-tu prêt à nous servir ? — Oui, sire, et honnêtement. — Qu’il en soit ainsi », trancha Philippe. Illyrie, automne 359 av. J.-C. Bardylis resta consciencieusement immobile alors que l’on soulevait sa longue natte pour que le couteau acéré puisse faire disparaître les poils de sa nuque. Sa peau flasque se couvrait de plis, mais les mains du serviteur ne tremblaient pas. « Une cicatrice et je te fais couper les deux mains », menaça soudain le roi. Son coiffeur s’immobilisa un instant, puis reprit sa tâche en appliquant de l’huile végétale sur le visage de son monarque. Le couteau passa rapidement au-dessus de l’oreille droite de Bardylis, puis l’homme vint se planter devant ce dernier. « Mettez la tête en arrière, sire. » Bardylis tendit le cou sans la moindre hésitation. Le serviteur acheva son ouvrage avant de faire un pas en arrière. Le souverain jugea de la qualité du travail en se passant la main sur le visage. « C’est bien, Boli, décida-t-il enfin. Mais, dis-moi, pourquoi ma menace ne t’a-t-elle pas fait perdre tes moyens ? » L’homme haussa les épaules. « Je l’ignore, sire. — Dans ce cas, je vais te le dire, répondit un Bardylis hilare. Tu avais prévu de me trancher la gorge avant de t’enfuir, si d’aventure tu venais à me couper. » Boli écarquilla les yeux et le roi put constater qu’il avait vu juste. Il se leva avec un petit gloussement de gorge. « Ne te tracasse pas pour si peu, fit-il. — Mais… si vous saviez cela, seigneur, pourquoi m’avez-vous menacé ? — Un zeste de danger ajoute un peu de piment à l’existence et, par les couilles de Zeus, quand on a quatre-vingt-trois ans, on a besoin de beaucoup de piment. Va me chercher Griguéris. » Bardylis se campa devant son miroir en bronze. Il haïssait ses membres décharnés, les replis de chair qui pendaient de ses joues et les poils blancs de sa longue moustache. Par moments, il regrettait d’avoir toujours été aussi doué pour repérer les traîtres. Peut-être aurais-je dû laisser Bichlys me tuer, songea-t-il. Son fils était un bon guerrier, fort et orgueilleux, mais il n’avait pas supporté de voir son père continuer à diriger les Dardanoïs alors que lui-même avait passé le cap de la cinquantaine. La révolte avait été de courte durée : l’armée rebelle s’était fait anéantir et Bardylis avait vu son fils se faire lentement étrangler devant ses yeux. Il se détourna du miroir au moment où entrait l’homme qui s’était personnellement chargé de l’exécution. Grand et large d’épaules, Griguéris avait des hanches étonnamment étroites. Il suivait le style de coiffure des Dardanoïs – crâne rasé et longue natte tressée – mais ne se laissait pousser ni la barbe ni la moustache, préférant en cela la mode des Grecs du Sud. « Bonjour, sire, fit-il en saluant bien bas. J’espère que vous allez bien. — Oui, même si la définition de ce terme change sensiblement à mon âge. Le Macédonien est arrivé ? — En effet, sire, mais il n’a amené que quatre hommes avec lui. — Quatre ? Pourquoi ? N’a-t-il pas trouvé vingt Macédoniens suffisamment courageux pour entrer en Illyrie ? » Griguéris ricana. « On dirait que non, répondit-il. — Qui sont les quatre ? — Le premier est un soldat du nom de Théoparlis. Le deuxième est l’amant du roi, Nicanor. Le troisième est un autre soldat, Antipatros ; c’est lui qui a dirigé la charge contre les Pannoniens. Quant au dernier, il s’agit d’un mercenaire appelé Parménion. — Je connais ce nom, fit Bardylis. Je lui ai proposé du travail. — Je me suis laissé dire qu’il avait servi le grand roi de Perse. C’était aussi l’ami d’Épaminondas le Thébain. — Non, ce n’est pas tout. Leuctres… la défaite de Sparte. Quelles sont les autres nouvelles ? — Rien de vraiment important, sire. Néoptélémus a accepté l’augmentation de son tribut, mais vous vous y attendiez. — Évidemment. Il n’a guère le choix, maintenant que son armée n’existe plus. — Il vous offre également l’une de ses filles en mariage, sire. — Quel imbécile ! Même si j’en suis désolé, cela fait une dizaine d’années que les femmes ne m’attirent plus. Préoccupons-nous plutôt des questions vraiment importantes : je veux que Philippe soit bien traité tout au long de son séjour, mais il doit également comprendre qui est le maître. — Comment faut-il procéder, seigneur ? — Sois poli envers lui mais, hors de sa vue, provoque ses accompagnateurs. J’aimerais que l’un d’eux se sente obligé de te défier. Dans ce cas, je n’aurai d’autre choix que de permettre le duel et tu pourras le tuer. — Lequel, sire ? — Pas Nicanor. Je veux que Philippe soit humilié, pas rendu fou de rage ; cela pourrait l’inciter à se montrer stupide. Choisissons plutôt le soldat, Théoparlis. Et fais conduire Parménion à mes quartiers ce soir ; mais fais en sorte que Philippe ne soit pas au courant de l’invitation. — Vous voulez toujours l’employer ? — Pourquoi pas ? Ce serait un nouveau revers pour le Macédonien. Dis-moi, que penses-tu de Philippe ? — Il a l’air empressé de vous plaire, mais il est difficile à cerner. Il possède un charme indéniable, qu’il sait utiliser. Il peut avoir le regard froid et je me méfierais de lui si je devais l’affronter. Quant à sa nature, je ne sais pas. — Son frère était un homme têtu et emporté. J’ai du mal à comprendre qu’il ait laissé Philippe vivre. Soit c’était un idiot, soit il considérait que son cadet ne représentait pas une menace. De même, pourquoi Philippe n’a-t-il pas tué le fils de Perdiccas ? Voilà une famille pour le moins surprenante. — Il n’a pas perdu de temps pour éliminer son cousin, fit remarque Griguéris. — Je sais, répondit Bardylis en soupirant. Ah, si je pouvais être sûr qu’il représentait une menace, jamais il ne repartirait d’ici vivant. Mais je n’espérais plus trouver un mari à Audata. Invite Philippe à me rejoindre ici pour un entretien privé. Fais-le venir dans une heure. » Une fois Griguéris reparti, le vieux roi fit appeler sa fille. Audata était une grande femme émaciée au nez proéminent mais, même si Bardylis savait que beaucoup la considéraient laide, lui-même ne voyait en elle que l’enfant qu’il aimait depuis sa venue au monde. À peine entrée, elle vint se serrer dans ses bras. « L’as-tu vu ? demanda-t-il en prenant les mains de sa fille. — Oui. Il est plutôt bel homme, mais plus petit que moi, je le crains. — Je veux juste que tu sois heureuse, et je ne sais si ma décision est sage. — J’ai vingt-sept ans, Père. Ne vous faites pas de souci pour moi. — À t’entendre, j’ai l’impression que tu es âgée. Mais tu as encore le temps d’avoir des fils et de les regarder grandir. Je veux que tu connaisses ce bonheur que j’ai moi-même éprouvé à suivre tes premières années. — Si tel est votre souhait, Père…» Ils s’assirent et discutèrent jusqu’à ce que Griguéris annonce Philippe. Audata sortit, mais resta juste en dehors de la salle du trône, de manière à pouvoir observer la scène par la porte entrouverte. Bardylis se tenait assis devant son trône lorsque Philippe entra. Le Macédonien s’agenouilla aux pieds de son hôte avant de lui baiser la main. « Un roi n’a pas à s’abaisser devant un autre, le tança Bardylis. — C’est vrai, mais un fils se doit d’honorer son nouveau père, répondit Philippe en se relevant. — Bien dit, acquiesça l’Illyrien en renvoyant Griguéris d’un signe de la main. Assieds-toi à mon côté ; il y a beaucoup de choses dont nous devons parler. » Parménion ajouta les feuilles de sylphium à l’eau bouillante et les remua à l’aide de sa dague. « De quoi s’agit-il ? s’enquit le serviteur qui lui avait apporté l’eau. — D’herbes macédoniennes. Elles donnent un breuvage très rafraîchissant. Merci à toi. » Il s’assit sur un divan en attendant que l’infusion refroidisse. Furieux d’apprendre qu’il ne suivrait pas son ami, Mothac avait montré une attention excessive à son égard jusqu’au moment de son départ. « Tu prendras bien le sylphium chaque soir avant de te coucher ? Tu n’oublieras pas ? — Bien sûr que non. — Cela t’est déjà arrivé, en Egypte. Pendant trois jours, quand j’ai attrapé la fièvre. — J’avais d’autres sujets de préoccupations. Dois-je te rappeler que nous étions assiégés, à l’époque ? » Le Thébain avait grogné, nullement convaincu. « Tu en as juste assez pour cinq jours, six tout au plus. — Je ferai attention, Maman. C’est promis. — C’est ça, moque-toi de moi ! Mais c’est de ta vie qu’il est question, Parménion. Ne l’oublie pas. » Allongé sur le divan, le strategos sirota lentement la mixture. Comme nombre de Grecs du Sud, les Illyriens buvaient dans des coupes peu profondes ; les gobelets perses n’étaient réellement parvenus à s’implanter qu’à Thèbes. Achevant son sylphium, Parménion se détendit. Le long voyage à cheval l’avait éreinté. Le roi avait laissé ses deux cents compagnons près du mont Babouna, leur promettant d’être de retour dans les cinq jours. Griguéris et cent cavaliers avaient été envoyés à la rencontre des compagnons. Le reste du voyage avait été tendu, et Parménion sentait déjà le poids de la fatigue plusieurs heures avant d’atteindre le palais de Bardylis. De plain-pied, l’édifice ne possédait nul jardin ni statue ; les seuls bâtiments annexes abritaient les écuries royales. Malgré cela, les chambres proposées aux invités ne manquaient pas de confort, et chacun s’était également vu assigner un serviteur. Parménion commençait juste à s’endormir quand on frappa à sa porte. « Qui est-ce ? Voulut-il savoir. — Griguéris, sire. Le roi requiert votre présence. » Le Spartiate se leva en se frottant les yeux. Après un dernier regard pour sa cuirasse et son casque, posés par terre à côté de son épée, il alla ouvrir la porte. Griguéris s’inclina et Parménion le suivit jusqu’au large couloir menant aux appartements de Bardylis. Son guide avait un sens inné de l’équilibre ; il rebondissait à chaque pas, ne posant jamais le talon par terre. Parménion eut la certitude qu’il se trouvait en présence d’un athlète, et surtout d’un combattant à surveiller. Griguéris le fit entrer dans une antichambre avant de l’annoncer à Bardylis. À la grande surprise du Spartiate, le roi des Illyriens se trouvait seul. Il ne se leva pas de son divan quand son invité entra, mais répondit à son salut d’un geste de la main. « Bienvenue dans ma demeure, Parménion. C’est un honneur que d’accueillir un général tel que toi en Illyrie. — Tout l’honneur est pour moi, votre majesté. Il est rare d’être invité en privé par un roi de votre stature. — Tu parles bien, Spartiate, mais laissons là les civilités. Viens t’asseoir à mon côté et dis-moi ce que tu fais en Macédoine. » Parménion s’exécuta. « Un général va là où on peut l’employer, expliqua-t-il. À mon retour d’Asie, où je suis resté bien assez longtemps, Philippe a été assez bon pour me proposer un poste temporaire. — Temporaire ? — Je dois former quelques centaines de soldats pour qu’il puisse garder sa frontière avec la Pannonie et lui constituer une garde royale. » Bardylis sourit, ce qui révéla ses dents jaunies, horribles. « Et qu’en est-il de Illyrie ? Que pense-t-il de la situation ? — Elle ne lui plaît guère, mais j’imagine qu’il en irait de même pour vous si vous vous trouviez à sa place. Mais je l’ai convaincu de ne rien tenter. Pour avoir le moindre espoir, il lui faudrait une véritable armée de mercenaires, et encore ses chances de succès resteraient-elles limitées. — Tu es extrêmement direct, fit un Bardylis surpris. — Je ne trahis là aucun secret, votre majesté. Et je sens bien que ce serait une… erreur que de vouloir vous mentir. — Es-tu prêt à entrer à mon service ? — Bien sûr, sire. Mais j’ai promis à Philippe que je formerai sa garde pendant un an. Après cela, je chercherai un nouveau poste. Mais je ne pense pas que vous ayez besoin de moi. Je suis généralement demandé par ceux qui ont perdu ; rares sont les vainqueurs ayant besoin de louer les services d’un général mercenaire. — C’est vrai, concéda Bardylis. Dis-moi, apprécies-tu Philippe ? — Beaucoup. C’est un homme bon, et gentil sous certains aspects. Là où je suis allé, de tels individus sont rares. — Est-ce pour cette raison qu’il n’a pas tué le fils de Perdiccas ? — J’imagine, votre majesté. Mais il est difficile de savoir tout ce que pense un roi. — Dernière question, Parménion : si Philippe levait une armée, marcherais-tu contre moi ? — Naturellement, votre majesté. Je serais un bien piètre général si je refusais. » Le roi laissa fuser un petit rire. « Je pourrais te faire tuer, tu sais. — Tout est possible, admit Parménion en fixant le monarque droit dans les yeux. Mais je ne crois pas que vous le ferez. — Pourquoi ? — Parce que vous vous ennuyez, sire… et que, même s’il constitue une menace, certes infime, Philippe vous intrigue. — Tu es très observateur, et je crois que j’ai tout intérêt à te surveiller. Mais va, maintenant, et profite de ton séjour en Illyrie. » Trois jours durant, Philippe fut fêté par les banquets, épreuves sportives et autres danses organisés par Bardylis. Les deux monarques assistèrent même à une comédie corinthienne, dont la représentation eut lieu dans un théâtre situé en bordure de la ville. Philippe paraissait apprécier, mais Parménion trouvait le séjour de plus en plus pesant. Théoparlis était manifestement tendu et le Spartiate l’avait vu discuter à deux reprises avec un Griguéris railleur. Il s’approcha du soldat alors que la foule quittait le théâtre. « Tout va bien ? demanda-t-il. — Oui », répondit Théo sans s’arrêter. Parménion cessa de penser au problème lorsque Philippe lui prit le bras. « La pièce était bonne, tu ne trouves pas ? — Je n’éprouve guère de goût pour la comédie, sire. — Il faut l’adorer pour se marier à une femme comme Audata », chuchota le roi. Le strategos gloussa discrètement. « J’ai pourtant entendu dire que l’amour n’était pas uniquement question de beauté, fit-il. — Certes, mais l’apparence a tout de même son importance, non ? Hier, je suis resté assis à côté d’elle deux heures durant et, pendant tout ce temps, j’ai désespérément cherché sur quoi je pourrais la complimenter. — Et alors ? — J’ai fini par lui dire qu’elle avait de fort jolis coudes. » Cette fois, Parménion laissa libre cours à son hilarité. « Que s’est-il passé ensuite ? voulut-il savoir. — Nous avons fait l’amour. — Quoi ? Dans le palais de son père, et avant le mariage ? Comment avez-vous pu, si elle ne vous attire en rien ? » Philippe retrouva soudain son sérieux. « J’ai fait un songe, Parménion, et je me suis représenté la femme que j’ai vu en rêve et dont je ferai la connaissance l’an prochain, à Samothrace. » Alors que les deux compagnons revenaient au palais, le roi raconta sa rencontre mystique. « Êtes-vous sûr qu’il s’agissait bien d’un signe ? s’enquit Parménion. — J’en mettrais ma tête à couper et je donnerais ma vie pour qu’il se réalise. C’était une femme merveilleuse, la plus belle que j’aie jamais vue. C’est un véritable cadeau des dieux, Parménion, je le sais. Elle m’a promis qu’elle me donnerait un fils et qu’il serait grand. » Voyant qu’ils approchaient de la résidence royale, Philippe serra le bras de Parménion. « Cet après-midi, Bardylis veut me montrer son armée, lui dit-il. Cela devrait être une expérience enrichissante. — En effet. Qu’est-ce qui vous préoccupe ? — Théoparlis. Je le sens morose et je crois que ce Griguéris essaye de le provoquer. Théo ne doit surtout pas tomber dans le piège. Antipatros s’est renseigné sur Griguéris : apparemment, c’est le champion du roi et un véritable démon, l’épée à la main. — J’empêcherai tout duel entre Macédoniens et Illyriens, lui promit le général. — Bien. As-tu revu Bardylis ? — Non. Je pense l’avoir convaincu que vous ne souhaitiez pas lui faire la guerre. — N’en sois pas trop sûr, le prévint Philippe. J’ai parfois l’impression que cet homme est un sorcier, capable de lire les pensées d’autrui. » Dans le courant de l’après-midi, le roi de Macédoine et ses compagnons assistèrent à une charge de la cavalerie illyrienne, dont les lances brillaient au soleil. Puis l’infanterie défila en phalange. Armés d’une lance et d’une épée courte, les soldats tenaient un bouclier carré en bois renforcé de bronze dans leur main libre. Ils portaient une cuirasse, un casque à cimier et des jambières, mais allaient cuisses nues. Sur un ordre de son général, la phalange changea de direction et se mit à avancer sur trois rangs, lances dressées. Philippe et ses compagnons s’aperçurent que les Illyriens disposés de part et d’autre d’eux reculaient discrètement. « Ne bougez pas, quoi qu’il arrive », ordonna le roi à mi-voix. Dans une clameur assourdissante, les fantassins chargèrent. Les voyant fondre sur lui, Philippe se demanda s’il allait mourir là. Rien ne semblait pouvoir stopper cette masse hurlante, et la première pointe en fer s’enfoncerait bientôt dans sa poitrine. Refusant de reculer, il se campa, mains sur les hanches, et toisa l’approche des soldats. La phalange s’arrêta à l’ultime seconde, et le jeune monarque se retrouva à contempler une lance immobilisée à un cheveu de sa poitrine. Prenant délibérément son temps, il passa le pouce sur la pointe avant de regarder le soldat. « Elle est rouillée, remarqua-t-il. Tu devrais en prendre soin. » Sur ses mots, il fit volte-face. Aucun de ses compagnons n’avait bougé d’un pouce durant la charge et cela l’emplit de fierté. Bardylis lui fit un signe et Philippe alla le rejoindre sur un banc placé au bout d’une table chargée de nourriture. Parménion allait s’installer à son tour lorsqu’il remarqua Théo et Griguéris, distants d’une vingtaine de pas. Une fois de plus, l’Illyrien venait de faire un commentaire moqueur, et Parménion vit nettement son subalterne rougir tandis que sa main se rapprochait du manche de son épée. « Théo ! » s’écria-t-il. Le soldat se figea et Parménion s’approcha des deux hommes. « Que se passe-t-il, ici ? demanda-t-il d’un ton impérieux. — Ce chien pouilleux vient de me défier, lui répondit Griguéris. — Je l’interdis. — Tu n’as rien à interdire en Illyrie », rétorqua l’autre, les yeux luisants. Parménion inspira profondément pour se calmer. « Théoparlis t’a-t-il frappé ? demanda-t-il posément. — Non. — Je vois. Donc, il n’a rien fait de la sorte, par exemple ? » Son bras se détendit brusquement et il gifla violemment Griguéris du revers de la main. Le champion de Bardylis tomba à la renverse et les officiers assemblés pour le repas laissèrent échapper un grand cri collectif. Ignorant l’homme qui se relevait, Parménion s’approcha du maître des lieux et s’inclina bien bas. « Je vous présente toutes mes excuses pour cette scène indigne de gens civilisés, votre majesté, mais votre serviteur m’a défié en combat singulier et je vous demande la permission d’accepter. — Ce n’est pas à toi que j’en voulais ! protesta Griguéris. — Tu ne veux donc pas combattre celui qui t’a frappé ? — Si… je veux dire… balbutia le champion en cherchant son roi des yeux. — Tout le monde a assisté à l’origine de cette querelle et il nous faudra bien en voir la fin, trancha Bardylis. Je vous autorise à combattre. — Merci, seigneur, fit Parménion. Étant votre invité, puis-je me permettre de vous demander une faveur ? Comme nous venons d’interrompre ce délicieux repas, il me semble juste que nous vous proposions un spectacle où le courage primera sur l’adresse aux armes. Vous opposeriez-vous à ce que nous nous affrontions à la manière des nobles macédoniens devant leur roi ? » Bardylis fixa longuement le strategos. Il ignorait la forme que prenaient les duels en Macédoine, mais n’avait nullement l’intention d’admettre son ignorance. « Comme il te plaira. — Que l’on prépare un brasero, ordonna Parménion. Et remplissez-le de charbons rougis jusqu’à ce qu’il soit possible d’y plonger l’avant-bras. » Le monarque ordonna à deux serviteurs d’obtempérer. Parménion s’éloigna de la table et ses compagnons vinrent le rejoindre. « Par Hadès, mais que se passe-t-il donc, ici ? exigea de savoir Philippe. — Je n’ai pas eu le choix, sire. Je vous avais promis que nul Macédonien n’affronterait d’Illyrien. Quel que soit l’issue de ce combat, il opposera un Spartiate et un guerrier de Bardylis. » Il se tourna vers Théo : « Il y a du miel sur la table. Va le chercher, et apporte également du vin rouge. Trouve des bandages et fais-les tremper dans le vin. — Quel est ce type de duel dont tu as parlé ? demanda Antipatros. — Je viens juste de l’inventer. — Tu as menti à Bardylis ? souffla Philippe. — Oui. Ne vous inquiétez pas, sire ; il est bel et bien incapable de lire dans l’esprit d’autrui. » Usant de barres de bois épais, quatre serviteurs apportèrent le brasero demandé. Parménion vint se planter devant, après avoir ôté sa cuirasse, son casque, sa tunique et ses jambières. Bien que ne comprenant pas ce qui se passait, Griguéris se dévêtit à son tour et vint le rejoindre. Constituant un cercle autour des deux adversaires, le roi et ses officiers attendirent que le duel commence. « Tu as besoin d’un feu pour te tenir chaud, vieillard ? persifla Griguéris. — Fais comme moi », répondit simplement le Spartiate. Il plongea son épée dans les braises jusqu’à ce que la lame disparaisse complètement, puis recula et croisa les bras sur sa poitrine. Griguéris l’imita. « Et maintenant ? voulut savoir le champion. — On attend », répondit Parménion en le regardant droit dans les yeux. De longues minutes s’écoulèrent. Le regard des spectateurs passait sans cesse des deux hommes nus aux épées, qui s’étaient mises à rougeoyer. La lanière de cuir entourant la poignée de l’arme de Griguéris se craquela et laissa échapper une fumée noire ; elle se défit lentement et se consuma. Celle de l’épée de Parménion était en métal, uniquement recouverte d’une peau de serpent retenue par du fil de fer. Celui-ci se détacha tandis que la peau s’enflammait. « Quand tu seras prêt, prends ton arme et commençons », dit enfin le Spartiate. Griguéris se lécha nerveusement les lèvres en voyant l’état des épées. « Toi d’abord, cracha-t-il. — Peut-être devrions-nous y aller ensemble. Tu es prêt ? » Le champion illyrien tendit le bras, mais l’incroyable chaleur le fit hésiter. Ses yeux glissèrent sur les spectateurs fascinés avant de se poser sur son roi, mais il n’y avait nulle pitié à espérer de Bardylis. Griguéris savait ce que l’on attendait de lui ; il regarda de nouveau son épée rouge sombre. « Plus tu attends, plus elle sera chaude, le prévint Parménion. — Sale fils de putain ! » hurla l’Illyrien en saisissant brusquement son arme. Une douleur fulgurante lui traversa le bras et sa chair se décolla, soudée au métal brûlant. Avec un cri terrible, il jeta l’épée aussi loin que possible. Dans le même temps, Parménion prit son arme de la main gauche et s’approcha de son adversaire. Le visage du Spartiate était dénué d’expression, mais il serrait les dents et respirait par à-coups. Levant le bras, il entailla la poitrine de Griguéris. Tous les spectateurs entendirent clairement le grésillement de la chair calcinée ; le champion bondit en arrière et s’effondra au sol. Parménion se tourna vers Philippe et s’inclina, puis il salua Bardylis en levant son épée rougie en direction du ciel. Son bras se détendit subitement et sa lame vint se ficher dans le sol à ses pieds. Fendant la foule, il marcha tranquillement jusqu’à Théo, qui enduisit de miel sa paume noircie et craquelée. « Les bandages…» Gémit-il. Le soldat les sortit du vin et les essora, après quoi il pansa la main de son général. « Comment avez-vous fait ? demanda-t-il, sidéré. — Pas… parler… maintenant…» Parménion ferma les yeux de soulagement quand les bandages frais commencèrent à extraire la chaleur de sa main. Il se sentait vidé et ses jambes flageolantes le soutenaient à peine. Rassemblant les forces qui lui restaient, il ordonna à Théo d’aller soigner Griguéris. Alors que le soldat s’éloignait avec le miel et les bandages qui restaient, Parménion vit approcher les deux rois, suivis par une vingtaine d’officiers. « Tu es un homme très intéressant, Parménion, fit Bardylis, et j’aurais dû me douter qu’il ne me fallait pas autoriser une épreuve d’endurance contre un Spartiate. Comment va ta main ? — Elle guérira, votre majesté. — Mais tu n’en es pas absolument certain, n’est-ce pas ? C’est pour cela que tu t’es servi de la gauche. — Exactement. — Te sens-tu assez fort pour dîner avec nous ? — Oui, sire. Merci. » La douleur était indescriptible, mais Parménion se força à l’endurer durant tout le repas, et même à manger du bout des lèvres, satisfait de voir que Griguéris ne traînait plus dans les environs. Le temple, automne 359 av. J.-C. L’existence de Dérae devint de plus en plus difficile à mesure que l’état mental de Tamis empirait. La vieille femme passait désormais le plus clair de son temps assise dans les jardins, à parler toute seule, et il était parfois impossible de communiquer avec elle. Le désespoir qui l’habitait n’avait cessé de croître, et Dérae devait s’occuper seule du temple. Les suppliants continuaient d’affluer, jour après jour ; pauvres ou riches, nombreux étaient les malades et les blessés qui recherchaient le contact des mains de la guérisseuse. Cette tâche épuisait Dérae, surtout maintenant que le vieux Naza était mort et qu’il n’y avait plus personne pour l’aider à s’occuper des jardins ou à ramasser les légumes plantés au printemps. Elle ne trouvait plus que rarement le temps – et surtout la force – d’observer Parménion. Jour après jour, elle poursuivait sa mission. Puis elle tomba malade, elle aussi, et la fièvre l’empêcha de bouger ou de penser clairement. Malgré ses pouvoirs, elle fut incapable de se soigner ou de s’occuper de ceux qui attendaient – en vain – derrière la porte close. Tamis ne l’aida en rien ; elle ne semblait pas entendre les suppliques de sa cadette. Elle resta ainsi onze jours durant à dériver dans une confusion permanente, faite de rêves étranges et de périodes d’éveil indistinctes. À un moment, sa vision spirituelle lui permit de distinguer un homme assis à côté de son lit. Il lui maintenait la tête relevée et la forçait à boire quelque chose. Elle se rendormit aussitôt. Enfin, elle se réveilla et sentit le soleil qui entrait à flots par la fenêtre ouverte. Ignorant combien de temps s’était écoulé, elle savait seulement qu’elle était épuisée mais que le mal l’avait quittée. La porte de sa chambre s’ouvrit et un homme entra. Grand, barbu et vêtu d’une tunique rouge passé, il lui apporta de l’eau et l’aida à boire. « Vous sentez-vous mieux, madame ? — Oui, merci. Je connais ta voix, n’est-ce pas ? Mais je ne me souviens pas… — Je me nomme Leucion. Je suis venu ici il y a bien longtemps, et vous m’avez conseillé de me rendre à Tyr. Je l’ai fait, et j’y ai trouvé l’amour. Ma femme et moi avons élevé cinq fils et deux filles. » Dérae reposa la tête sur l’oreiller et dévisagea l’homme à l’aide de ses pouvoirs. La lueur qu’il avait eue dans le regard en cherchant à la violer lui revint en mémoire. « Je me souviens, maintenant. Pourquoi es-tu revenu ? — Ma femme est morte, madame, et c’est désormais mon fils aîné qui trône au bout de la table. Mais je ne vous ai jamais oubliée. Je voulais… je voulais vous revoir, pour m’excuser. Mais quand je suis arrivé, vous étiez malade et personne ne s’occupait de vous. Alors, je suis resté. — Depuis combien de temps suis-je alitée ? — Onze jours. Au début, j’ai cru que vous alliez mourir, mais j’ai finalement réussi à vous faire manger. J’ai également nourri la vieille femme, mais je ne suis même pas sûr qu’elle soit consciente de ma présence. — Onze jours ? Comment se fait-il que mes draps soient si propres ? — Je les ai changés et j’ai lavé les autres. Je partirai quand vous irez mieux. » Dérae prit la main de l’homme. « Je te remercie de ton aide. Je suis heureuse que tu sois revenu et je suis tout aussi heureuse que tu aies connu le bonheur. Et si tu cherchais mon pardon, je te l’ai donné il y a bien longtemps, Leucion. — Beaucoup de gens vous attendent. Que dois-je leur dire ? — Que je serai à leur côté dès demain. » Repoussant les couvertures, elle se leva. Ses jambes étaient encore faibles, mais elle sentait que ses forces revenaient peu à peu. Son compagnon lui apporta ses vêtements et lui proposa de l’aider à s’habiller. « Merci, Leucion. Je suis peut-être aveugle, mais je suis capable de me débrouiller. » Choisissant une robe blanche toute simple, elle sortit dans les jardins. Tamis était assise près de la fontaine. « Je t’en prie, ne me hais point ! » supplia la vieille femme. Dérae la prit dans ses bras et lui caressa la tête. « Tu es fatiguée, Tamis. Pourquoi ne vas-tu pas te reposer ? — Je me suis trompée sur toute la ligne… je n’ai pas servi la lumière. Tout est ma faute, Dérae. » Prenant son aînée par le bras, la prêtresse la conduisit jusqu’à son lit. Tamis s’endormit aussitôt. « Continue-t-elle de te narguer ? murmura Dérae en s’asseyant. Voyons cela…» Échappant à son enveloppe charnelle, elle regarda tout autour d’elle, mais rien d’indiquait la présence de la femme en noir. Quelle pouvait donc être la raison du désespoir de Tamis ? Dérae décida de mettre le sommeil de la vieillarde à profit pour trouver la réponse à cette question. Jamais encore elle n’avait pénétré dans l’esprit de Tamis sans l’aval de cette dernière, mais il était désormais inutile de l’attendre. Sa décision prise, elle entra en Tamis et ne fit plus qu’un avec elle. Elle assista au rapide passage du temps, comprit les espoirs, les aspirations et la détresse de la dormeuse. Elle vit une jeune fille au talent singulier devenir une femme puissante, partagea ses amours et ses chagrins de cour. Enfin, elle arriva à la première vision que Tamis avait eue de la venue du Dieu Noir et vit, horrifiée, son aînée orchestrer la mort de la jeune Perse qui devait mettre le bébé au monde. « Nous ne pouvons utiliser les armes de l’ennemi pour le vaincre », avait dit la vieille prêtresse. Et pourtant, cinquante ans plus tôt, elle s’était insinuée dans l’esprit de la jeune femme enceinte. Prenant le contrôle de ses membres, elle l’avait forcée à monter au sommet d’une tour et à se jeter dans le vide. S’extrayant difficilement de ce pénible souvenir. Dérae poursuivit sa quête avec un sentiment de malaise croissant. Au fil des années, elle constata que Tamis continuait de manipuler le cours des événements. C’était elle qui avait demandé à Xénophon d’enseigner la stratégie au jeune Savra, elle encore qui avait fait usage de ses pouvoirs pour s’assurer que les camarades du garçon le détestent et le laissent perpétuellement à l’écart. Mais, surtout, elle trouva la réponse à un mystère qui la hantait depuis de longues années. Malgré l’immense amour qu’elle éprouvait pour Parménion, elle n’avait jamais compris comment ils avaient pu se montrer si téméraires en affichant ainsi leur passion. Enfin, elle vit… Enfin, elle sut… Telle l’inconnue qui pourchassait Tamis dans ses rêves, la prêtresse avait elle aussi flotté au-dessus des jeunes amants, usant de son talent pour leur cacher leur inconscience et accroître leur désir afin de mieux les conduire au désastre. Tamis avait tout manigancé. Parménion s’était fait manipuler, diriger pas à pas par des rênes invisibles qui l’avaient conduit à Thèbes, puis en Perse et en Macédoine. Mais l’ultime mensonge était le pire de tous. Dérae se vit lutter contre la mer démontée après avoir été jetée par-dessus bord. Ses liens s’étaient détendus dans l’eau et, d’une violente secousse, elle avait réussi à se libérer. Animée de l’énergie du désespoir, elle avait nagé en direction des brisants, qu’elle entendait tout proches. Jeune et forte, elle s’était imposée aux flots déchaînés et avait presque atteint la plage lorsqu’une vague l’avait soulevée et projetée contre un rocher. Aussitôt, Naza était venu la tirer de là. « Elle est vivante ! s’était-il exclamé. — Amène-la au temple », avait répondu Tamis. Vivante ! Jamais elle n’avait été retenue ici par la mort. Mensonges, mensonges, mensonges ! Elle aurait pu partir à tout moment pour aller retrouver Parménion. Elle aurait pu le sauver de cette existence tourmentée et sans but… « Je t’en prie, ne me hais point ! » Dérae réintégra son corps et contempla la vieille femme endormie, prise d’une soudaine envie de la frapper, de la réveiller pour lui hurler son mépris à la face. Ça, une servante de la lumière ? Une femme qui disait croire au pouvoir de l’amour ? La haine qu’elle éprouvait la fit tituber. Elle s’enfuit brusquement et entra en collision avec Leucion. Elle faillit tomber, mais il la retint de justesse. « Qu’est-ce qui ne va pas, madame ? — Tout », geignit-elle. Et les larmes se mirent à couler. Pella, printemps 358 av. J.-C. Philippe regarda les mille fantassins former le carré avant de traverser le terrain d’entraînement au pas de charge. Sur un ordre de Parménion, ils s’arrêtèrent, toujours en formation, et exécutèrent un quart de tour sur la gauche. À l’instruction suivante, les cinq rangs de derrière s’écartèrent sur les côtés pour élargir la ligne. Le roi fut satisfait de voir la discipline dont ses soldats faisaient preuve. Ces derniers se munirent des sarissa, des lances de la taille de trois hommes, que Philippe avait lui-même conçues. Le fer de chacune se munissait d’une pointe inclinée à sa base. Les fantassins du premier rang soutenaient les lances au creux de leur bras, tandis que leurs compagnons du rang suivant, supportant la quasi-totalité du poids, avaient pour rôle de les utiliser pour décimer les rangs adverses. La sarissa était difficile à manier, mais Philippe pensait qu’elle conférerait un avantage tactique à son infanterie lors des premières batailles. Lorsque la phalange avancerait, l’armée rivale s’attendrait à subir une charge massive, mais la longue lance bouleverserait la donne. Pour sa part, Parménion était tout sauf convaincu. « Ce sont d’excellentes armes en cas d’affrontement rangé de face, sire, mais il suffit que l’ennemi nous prenne à revers pour qu’elle devienne inutile. — C’est vrai, strategos. Mais pour ce faire, il lui faudrait modifier les bases d’une tactique que tout le monde emploie depuis plus d’un siècle. — Il n’empêche, nous devons mettre au point une tactique de secours, nous aussi. » Et le général l’avait trouvée. La cavalerie de Philippe ne chargerait plus l’adversaire. Ce rôle reviendrait désormais à l’infanterie, et les cavaliers se placeraient sur les deux flancs de la phalange pour empêcher que celle-ci soit contournée. Durant l’automne et l’hiver, l’armée se développa jour après jour. Villageois et paysans arrivaient à Pella en grand nombre pour se soumettre à l’entraînement rigoureux qui leur permettrait de se voir remettre la toute nouvelle armure phrygienne, cuirasse noire et casque rouge. Au creux de la saison froide, Parménion acheva de sélectionner les hommes de la garde du roi, dont l’uniforme s’agrémentait d’une cape de fine laine noire et d’un bouclier cerclé de bronze, frappé en son centre de l’étoile de Macédoine. Tout l’équipement avait été acheté grâce à l’or de la mine de Crousie. Sous la direction d’Attalus, l’exploitation avait recommencé à produire le métal précieux, que Philippe dépensait sans compter : armures de Béotie et de Phrygie, chevaux de Thrace, marbre du Sud, capes de Thèbes et bâtisseurs d’Athènes et Corinthe. La caserne était désormais achevée et les membres de la garde y résidaient. Ils avaient droit à la meilleure nourriture et au meilleur vin, mais ne conservaient leurs privilèges qu’en faisant sans cesse la preuve de leur endurance sous l’œil impitoyable de Parménion. Théoparlis et Achillas étaient restés avec le roi après son retour d’Illyrie. Après être retournés auprès de leur famille respective et avoir laissé à leur femme suffisamment d’argent pour passer l’hiver, ils avaient pris le commandement de phalanges fortes de deux mille fantassins chacune. Achillas avait connu la victoire en Pannonie, où les troupes de Philippe avaient subi leur baptême du feu pendant l’automne. Le roi des Pannoniens était mort et son armée mise en déroute. En guise de récompense, Achillas avait reçu de son roi une épée à pommeau d’or. Une heure encore, Philippe regarda ses hommes s’entraîner, après quoi il monta son nouvel étalon noir et retourna au palais. Nicanor l’y attendait. « La reine est installée dans ta demeure d’Aïgaï, lui apprit-il. Simiche est heureuse d’avoir de la compagnie. — Comment va Audata ? — Elle a été malade durant le trajet, mais s’est remise depuis. Les médecins la surveillent, car ils se font du souci au sujet de son âge et de l’étroitesse de ses hanches. Mais les devins affirment que la grossesse se passera bien. Selon Diomacus, ce sera une fille. — Elle souhaitait rester à Pella, mais je lui ai dit qu’il valait mieux qu’elle aille dans le Sud, répondit Philippe en soupirant. Ce n’est pas une mauvaise femme, Nikki, mais je ne veux pas d’elle, ici. Ce palais est réservé pour quelqu’un de tout à fait spécial. — Encore ce rêve ? — Il me hante sans cesse, plus fort chaque fois. Je la vois désormais plus clairement que je ne te vois, toi. — Elle est en train de t’ensorceler, Philippe, annonça Nicanor sans chercher à cacher son inquiétude. — Si tel est le cas, son sortilège est de ceux pour lesquels un homme serait prêt à tuer… ou à mourir. Elle me dit que j’aurai un fils, qui deviendra plus grand que tous les hommes qui se sont succédé sur cette terre. Je la crois, et je dois bâtir un empire qui sera digne de lui. Mais je ne peux le faire tant que je paye un si lourd tribut à Bardylis. — Que comptes-tu faire ? » Le monarque sourit. « C’est déjà fait. J’ai cessé de payer le tribut. — Parménion est-il au courant ? — Qui est le roi, ici ? Lui ou moi ? s’emporta Philippe. — Ce n’est pas ce que je voulais dire, sire. Bardylis n’aura d’autre choix que de nous envahir. Sommes-nous prêts ? — Je crois que oui. L’heure de la Macédoine a sonné et je n’irai pas à Samothrace en tant que vassal d’un autre homme. Quand je ramènerai cette femme, ce sera en vainqueur. Ou alors, je serai mort et je n’aurai plus à me préoccuper de gloire ou de ma descendance. Ce que je viens de te dire ne doit être révélé à personne. — Je resterai muet comme une tombe, promit Nicanor. — La Macédoine sera bientôt libre », répondit Philippe en hochant la tête. Une fois Nicanor reparti, le roi alla s’asseoir devant la large fenêtre du mur ouest, où il regarda le soleil se coucher derrière les montagnes lointaines. Il n’avait pas tout dit à son ami. Sa grande stratégie commençait à se mettre en place. D’abord Bardylis, puis la Thessalie au sud et la Thrace à l’est. Et après ? Depuis le premier songe, l’ambition de Philippe ne cessait de croître ; il voyait désormais les choses à plus grande échelle. Des siècles durant, les cités prédominantes avaient cherché à s’imposer au reste de la Grèce, mais toutes avaient échoué : la puissante Sparte, invincible sur terre, Athènes, reine des mers, ou encore Thèbes, maîtresse de la Béotie. Aucune n’avait mené son plan à bien, et cela ne se produirait jamais, car leurs rêves restaient étriqués, limités par la manière dont ces cités percevaient la politique. Mais si une nation puissante et confiante venait à naître, toutes les cités sombreraient devant elle et la Grèce pourrait enfin être unifiée sous les ordres d’un roi et chef de guerre unique. Alors, le monde pourrait trembler. Philippe frémit. Qu’est-ce qui m’arrive ? se demanda-t-il. Pourquoi cette ambition se manifeste-t-elle aujourd’hui ? Parce que tu es roi, maintenant, susurra une petite voix à son oreille. Parce que tu es un homme puissant, intelligent, sage et brave. Quand Parménion vint faire son rapport, Philippe avait ingurgité plusieurs pichets de vin. Il était d’humeur badine, mais le général perçut une certaine tension derrière la joie de son souverain. Allongés sur des divans, les deux hommes burent jusqu’à minuit ; c’est seulement à ce moment que Philippe posa la question qu’attendait Parménion. « Dis-moi, strategos, les hommes sont-ils prêts ? — Prêts à quoi, sire ? — À libérer la Macédoine. — Les hommes sont toujours prêts à se battre pour un tel enjeu. Mais si vous désirez savoir si nous sommes de taille à battre les Illyriens, je l’ignore. Encore six mois et nous disposerons de deux mille soldats supplémentaires ; alors, ma réponse sera oui. — Nous n’avons pas six mois devant nous, rétorqua Philippe en remplissant sa coupe. — Pourquoi donc ? voulut savoir son général. — J’ai annulé le versement du tribut. Dans moins de six semaines, les Illyriens traverseront nos montagnes. — Souhaitez-vous me faire part de vos lumières ? — J’ai tout dépensé pour acheter des armes et des armures ; il ne reste plus rien pour Bardylis. Alors, pouvons-nous le vaincre ? — Tout dépend de la tactique qu’il adoptera et du terrain sur lequel se déroulera l’affrontement. Nous avons besoin d’un sol plat pour l’infanterie et d’espace pour que la cavalerie puisse frapper les flancs adverses. Mais, au bout du compte, tout reposera sur l’état esprit et le moral de l’armée. — Comment la bataille devrait-elle se développer, selon toi ? » Parménion haussa les épaules. « Au début, les Illyriens seront confiants, car ils s’attendront à une nouvelle victoire aisée. Cela constituera un avantage pour nous. Mais, à partir du moment où nous commencerons à les repousser, ils formeront le carré. Le reste tient en trois mots : force, courage et volonté. Il faudra bien que quelqu’un cède, soit eux, soit nous. Tout débutera par la fuite d’un homme, puis la panique s’étendra et la ligne finira par s’effondrer. Eux ou nous. — J’ai du mal à me montrer confiant en t’entendant, maugréa Philippe en buvant sa coupe. — Moi, je le suis, sire. Mais les forces en présence seront égales. Dans ces conditions, personne ne peut garantir la victoire. — Comment va ta main ? » Parménion leva sa main gauche et écarta les doigts afin que le roi puisse voir sa paume meurtrie. « La blessure a cicatrisé et je peux de nouveau tenir un bouclier, répondit-il. — Les hommes parlent encore de ce jour, dit Philippe en hochant la tête. Ils sont fiers de toi, Parménion. Ils se battront pour toi et ne céderont pas tant que tu tiendras. Tous auront le regard tourné vers toi ; tu seras l’âme de la Macédoine. — Non, sire, même si je vous remercie du compliment. C’est leur roi qu’ils regarderont. » Philippe éclata de rire. « Donne-moi cette victoire, Parménion. J’en ai besoin… La Macédoine tout entière en a besoin. — Je ferai de mon mieux, sire. Mais, il y a bien longtemps, j’ai appris qu’il était trop risqué de tout jouer sur une seule course. — Mais tu as tout de même gagné, ce jour-là, lui fit remarquer le souverain. — Oui. » Parménion se leva, s’inclina et quitta le palais. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Pourquoi le roi avait-il pris un tel risque ? Pourquoi ne pas attendre que l’issue soit plus sûre ? Philippe avait changé depuis que cette femme lui rendait visite en rêve ; il devenait par moments mélancolique, plus sérieux. Le lendemain matin, le strategos envoya chercher ses officiers supérieurs et marcha avec eux sur le terrain d’entraînement. Le groupe se constituait de douze hommes, mais tous n’étaient pas égaux : Achillas et Théoparlis, deux de ses premières recrues, avaient plus d’influence que les autres. « Dès aujourd’hui, nous allons exécuter toute une nouvelle série d’exercices, et les hommes travailleront comme ils ne l’ont encore jamais fait, leur apprit-il. — Y a-t-il quelque chose que nous devons savoir ? s’enquit Théo. — Une armée est comme une épée, lui expliqua Parménion. Ce n’est qu’au combat que l’on peut juger de sa véritable valeur. Et maintenant, ne me posez plus de questions. Concentrez-vous sur les hommes que vous dirigez ; repérez les faibles et extrayez-les des rangs. Mieux vaut être moins nombreux que d’avoir des lâches avec soi en temps de guerre. » Lentement, il fixa chacun des officiers dans les yeux. « Affûtez notre épée », leur ordonna-t-il. Plaine de Lynceste, été 358 av. J.-C. Les deux armées se faisaient face en ordre de bataille sur une plaine poussiéreuse de haute Mésopotamie. Forts de dix mille fantassins et de mille cavaliers, les Illyriens étaient presque deux fois plus nombreux que les Macédoniens. Philippe mit pied à terre et alla rejoindre sa garde rapprochée, qui l’acclama en le voyant lever son bouclier et prendre place au centre des rangs. Parménion resta sur sa monture ; Attalus et Nicanor se trouvaient à ses côtés et quatre cents cavaliers attendaient patiemment derrière eux. Les yeux du Spartiate inspectèrent rapidement les trois phalanges avant de se poser sur Antipatros. Ce dernier commandait trois cents autres cavaliers sur le flanc droit et communiquait les derniers ordres avant la bataille. « Par Hécate, ces fils de putains sont venus en force, commenta Attalus en contemplant l’armée ennemie. — Ils seront moins nombreux tout à l’heure », l’assura Parménion. Le Spartiate noua la jugulaire de son casque à panache blanc en observant lui aussi les rangs adverses, distants d’un demi-mille à peine. Bardylis avait disposé ses hommes en carré et placé sa cavalerie à sa droite. Le vieux loup avait marqué le premier point, car une telle formation serait dure à bousculer, et cela risquait d’affecter sérieusement le moral des Macédoniens dans les premiers instants de la bataille. « En avant ! » ordonna Philippe. Les sarissa apparurent et la garde rapprochée, une phalange complète, se mit en marche, aussitôt imitée par celles de Théo et d’Achillas. Parménion leva le bras et fit avancer son cheval d’un coup de talon. Ses cavaliers le suivirent, s’écartant de l’infanterie par la gauche. Un nuage de poussière se forma, mais le vent le dissipa immédiatement et le champ de vision resta dégagé. Le rythme cardiaque de Parménion s’accéléra quand la garde le doubla au pas de charge. La formation resta bien compacte et il pria pour que cela continue. « Les voilà ! » s’écria Attalus. S’arrachant au spectacle de la progression de l’infanterie, Parménion vit que la cavalerie adverse chargeait. « N’oubliez pas la formation ! » Sur cette dernière recommandation, il leva sa lance et piqua des deux ; l’étalon partit au galop et ses hommes s’élancèrent à sa suite. L’ennemi se rapprochait rapidement. Ajustant la position de son bouclier, Parménion choisit sa cible et risqua un bref coup d’œil par-dessus son épaule. Attalus et Nicanor se tenaient juste sur ses talons, l’un à gauche, l’autre à droite. Derrière eux, le reste de la cavalerie continuait de s’évaser, constituant en quelque sorte un fer de lance géant. Reportant son attention droit devant, le strategos vit qu’un homme à cape jaune monté sur un hongre alezan fondait droit sur lui. Les yeux de Parménion se portèrent sur la lance de l’adversaire, qui reposait encore sur l’encolure de son cheval ; quand elle se leva, le Spartiate fit faire une embardée à son étalon et l’Illyrien le manqua d’un ou deux pouces. Dans le même temps, Parménion plongea sa lance dans la gorge de l’ennemi, le jetant à terre avec violence. Parant un autre coup, il transperça le ventre d’un second cavalier, que ne protégeait nulle cuirasse. Quand l’homme tomba de sa monture, l’arme du Spartiate se cassa. Lâchant la hampe brisée, il dégaina son épée et se tailla un passage au sein des rangs adverses. La pointe macédonienne désorganisa les Illyriens, qui tentèrent en vain de se dégager pour reprendre leur formation. Dans le même temps, Antipatros s’abattit sur eux par la gauche. Pris en tenaille, ils se retrouvèrent bien vite obligés de lutter pour leur survie. Une épée ricocha contre le casque de Parménion et une lance lui entailla la cuisse après avoir dérapé sur sa cuirasse. Son arme ne cessait de s’élever et de s’abattre, projetant du sang dans toutes les directions. Lentement, les Illyriens furent repoussés en une masse compacte, au milieu de laquelle la plupart d’entre eux ne pouvaient pas combattre, gênés qu’ils étaient par leurs camarades. De nombreux chevaux tombèrent, écrasant leurs cavaliers, et les survivants s’enfuirent au galop en direction du sud. Antipatros s’élança à leur poursuite, mais Parménion, Attalus et Nicanor rappelèrent leurs hommes avant d’aller se poster derrière l’infanterie. Philippe n’avait pas eu le temps d’assister au choc des deux cavaleries. Quand sa garde se trouva à trente pas de la ligne adverse, il donna l’ordre de stopper. La phalange ralentit, puis s’arrêta, ce qui permit au régiment de Théo d’effectuer la jonction sur la gauche ; pour sa part, Achillas resta en retrait afin d’éviter un possible encerclement par la droite. Les Macédoniens s’étaient suffisamment rapprochés pour distinguer le visage de l’ennemi et le mur de lances et de boucliers qui les attendait. « Victoire ! » s’exclama Philippe. Large de trois cents files et profonde de dix rangs, la phalange reprit sa progression. Mais, alors que les premiers Macédoniens arrivaient presque au contact de l’adversaire, ils s’immobilisèrent de nouveau ; ils tenaient les sarissa au creux de leur bras, en prenant bien garde de ne pas les serrer, et le fer des longues lances brillait au soleil. Sur un nouvel ordre de Philippe, les soldats du deuxième rang soulevèrent les longues hampes et chargèrent pour propulser leurs armes au milieu de l’armée adverse. Les pointes acérées transpercèrent boucliers et cuirasses, et le premier rang illyrien disparut subitement. Aussitôt, les porteurs de sarissa s’attaquèrent au rang suivant. La panique qui s’empara des hommes de Bardylis fut telle que Philippe crut leur débâcle imminente, jusqu’à ce qu’un guerrier ennemi saisisse la hampe de la lance enfoncée dans son ventre et refuse de la lâcher. Galvanisés par cet acte de bravoure, ses compagnons l’imitèrent et, immobilisées, les sarissa devinrent bien vite inutilisables. « Lâchez les lances ! » ordonna Philippe. Immédiatement, les soldats du premier rang laissèrent tomber ces armes encombrantes pour tirer leurs épées. « En avant ! » Les Macédoniens reprirent leur progression en enjambant les Illyriens morts. Mais la configuration de la bataille avait changé et la phalange se heurta au mur de boucliers adverse. À leur tour, les hommes de Philippe tombèrent sous les coups d’épieus. Achillas, qui était resté en retrait tout ce temps, vit que l’impulsion de la charge avait été stoppée. « À vos lances ! » s’écria-t-il en menant une seconde charge sur la droite de Philippe. Une nouvelle fois, les Illyriens refluèrent devant le danger que présentaient les sarissa, mais celles-ci finirent également par être saisies et les trois phalanges macédoniennes se retrouvèrent bientôt au corps à corps. Parménion et ses cavaliers observaient le combat avec une inquiétude croissante. « Devons-nous y aller ? demanda Nicanor. — Pas encore, répondit le Spartiate. — Mais ils nous contiennent et sont bien plus nombreux que nous. Les nôtres n’auront aucune chance de les arrêter en cas de contre-charge. — Pas encore », répéta Parménion. Il ne quittait pas la masse mouvante des yeux, regrettant de ne pas se trouver en son cœur… et priant pour que Théo se souvienne de la manœuvre qu’ils avaient si souvent répétée. La ligne qui se trouvait juste devant celle de Philippe fut transpercée par une unité adverse. Le roi courut combler la brèche, plongea son épée dans le bas-ventre du premier Illyrien. Bondissant par-dessus le cadavre, il assomma un second ennemi d’un coup de bouclier. Sa garde se referma autour de lui, mais il se trouvait désormais au premier rang, face aux lances et aux épées illyriennes. Sur la gauche du roi, Théo hurla enfin l’ordre que Parménion attendait. « Reformez-vous sur sept rangs ! Sur sept rangs ! » Les hommes de gauche se replièrent tandis que ceux de droite soudaient leurs boucliers les uns aux autres en reprenant leur progression vers l’avant. La phalange pivota et se sépara de celle des gardes. L’ennemi se précipita alors dans l’ouverture comme la mer s’engouffrant par une digue endommagée. « Maintenant ! » s’écria Parménion. Les cavaliers s’élancèrent au galop sur les Illyriens désorganisés. Ceux-ci comprirent enfin le danger, mais trop tard ; ils étaient encadrés par l’infanterie macédonienne et la cavalerie fondait sur eux. Les Illyriens étaient des guerriers éprouvés. Du mieux qu’ils le purent, ils constituèrent un mur de boucliers et attendirent l’inévitable. Mais la charge les renversa et conduisit l’unité de Parménion au cœur de l’armée de Bardylis. Tout n’était plus que chaos et confusion. Le carré adverse avait cédé et les Macédoniens, toujours en rangs serrés, avançaient lentement vers Bardylis et ses généraux. Le vieux roi refusa de reculer et sa garde se regroupa autour de lui. Mais le combat tournait au carnage et les hoplites illyriens se faisaient massacrer par centaines. Tentant un ultime pari, Bardylis ordonna à ses gardes d’attaquer directement Philippe, mais les phalanges d’Achillas et de Théoparlis se refermèrent sur eux. Malgré cela, quatre hommes se frayèrent un passage jusqu’au roi. Ce dernier en tua un d’un coup à la gorge et sa garde s’occupa des autres, qui furent réduits en pièces. Dégainant son épée et levant son bouclier, le vieux monarque attendit la mort. Mais, sur un ordre de son rival, l’armée macédonienne recula. « Avance, Père », lui enjoignit Philippe. Bardylis poussa un long soupir. Rangeant son arme, il écarta ses gardes restants et alla rejoindre Philippe. « J’imagine que tu veux me voir à genoux, lui dit-il. — Un roi n’a pas à s’abaisser devant un autre, répondit Philippe en rengainant son épée. N’est-ce pas toi qui me l’as appris ? — Qu’exiges-tu de moi ? — Je veux juste récupérer mon royaume. Tous les Illyriens et leurs descendants retourneront dans leur pays. Le tribut reste en l’état, sauf que c’est désormais toi qui me le paieras. — Tu as parcouru beaucoup de chemin en peu de temps, mon fils. Et tu t’es bien battu. Mais que va-t-il advenir d’Audata ? As-tu l’intention de la répudier ? » Percevant l’angoisse de son interlocuteur, Philippe vint lui mettre la main sur l’épaule. « Elle m’est chère, l’assura-t-il, et elle est enceinte. Elle possède désormais sa propriété, au bord de la mer. Et elle aura l’autorisation de te rendre visite une fois le bébé venu au monde. » Bardylis hocha la tête puis se tourna vers Parménion, qui avait mis pied à terre avant de s’approcher. « Il se pourrait que j’aie besoin de tes services, désormais, Spartiate. » Parménion garda le silence, mais salua bien bas. Faisant volte-face, le vieux roi retourna auprès de ses gardes survivants. À cet instant, une clameur tonitruante jaillit des rangs macédoniens, et Philippe se retrouva porté en triomphe par ses hommes. Resté derrière, Parménion contempla le champ de bataille. Hommes et chevaux morts gisaient partout, en nombre trop important pour qu’il semble possible de les compter. Il apprendrait plus tard que sept cents Macédoniens étaient tombés, dont Achillas et Pétar. Mais six mille guerriers adverses avaient péri et l’Illyrien ne s’en remettrait jamais. « À l’aide », entendit-il murmurer. Griguéris gisait à ses pieds, le visage transformé en masque de sang. Un coup d’épée lui avait crevé les deux yeux et une profonde blessure s’ouvrait au niveau de son bas-ventre ; il se vidait rapidement de son sang. Parménion s’agenouilla à côté du mourant et lui souleva la tête. « Est-ce que nous avons gagné ? voulut savoir Griguéris. — Oui, répondit le Spartiate. — Qui es-tu ? demanda l’Illyrien, dont la voix devenait difficilement audible. — Je me nomme… Savra. — Oh, par les dieux, j’ai du sang plein les yeux. Essuie-les-moi, tu veux ? Je n’y vois rien. — Repose-toi, mon ami. Allonge-toi et dors. Tu n’as plus besoin de lutter. » Griguéris resta un instant silencieux et Parménion crut qu’il venait de mourir. Mais le champion de Bardylis reprit la parole. « Je croyais… qu’on allait… perdre. Tu sais comment on appelle… le Spartiate ? La Mort des Nations. Il a détruit… sa propre cité. Partout où il va… la mort le suit. Mais c’est fini, maintenant… hein, Savra ? » La tête de Griguéris retomba en arrière et il rendit son dernier souffle. Une grande tristesse s’abattit sur Parménion, qui se redressa en levant les yeux au ciel. Les charognards se préparaient déjà au festin. Le temple, été 357 av. J.-C. Assise au chevet de Tamis, Dérae attendait l’inévitable. Cela faisait une semaine que la vieille femme avait cessé de s’alimenter, et plusieurs jours qu’elle ne parlait plus. Sa main était chaude et sèche et sa peau semblait glisser sans retenue sur ses os. Sa chair avait comme fondu. Son regard perdu et désespéré emplissait Dérae de chagrin. Elle tenta d’utiliser ses pouvoirs pour faciliter le passage de la mourante, mais celle-ci lui résista. La vieille prêtresse mourut finalement vers minuit. Nul mouvement, nul son n’annoncèrent l’instant de son décès ; comme une flamme qu’on souffle sa vie s’éteignit subitement. Malgré sa tristesse, Dérae ne versa pas une larme. Couvrant le visage de son aînée, elle retourna à sa chambre et se coucha. Leucion lui avait préparé un broc d’eau et une corbeille de fruits, mais elle n’avait ni faim ni soif. Elle plongea aussitôt dans un profond sommeil. Un air de musique la réveilla et elle ouvrit les yeux pour contempler une scène surprenante. Elle se trouvait sur la berge d’un grand lac scintillant, encaissé au milieu de hautes montagnes à la cime couverte de neige. Une femme magnifique était assise à côté d’elle, vêtue d’un long chiton d’or brillant. « Tamis ? Chuchota Dérae. — Telle que j’étais autrefois, répondit la prêtresse en touchant craintivement le bras de sa disciple. Que puis-je te dire ? Comment pourrais-je te demander pardon ? Je n’aurais jamais dû te mentir, ni me mêler de ta vie. L’orgueil n’est pas un don de la Source, et je suis tombée sous sa coupe. Mais le temps nous est compté, Dérae, et j’ai beaucoup à te dire. Les anciens portails que je t’ai montrés et qui permettent de traverser continents et océans, ne les utilise sous aucun prétexte. N’affronte surtout pas le Dieu Noir et ses serviteurs : ils finiraient par te corrompre. — Je suis de taille à me mesurer à eux, rétorqua Dérae. Tu m’y as formée. — Je t’en conjure, Dérae, écoute-moi ! Quitte le temple et va retrouver Parménion. Fais ce qu’il te plaira, mais n’emprunte pas la même voie que moi. » La jeune prêtresse partit d’un grand rire. « Où étaient tes doutes, Tamis, quand tu as mené les brigands jusqu’à moi ou quand j’étais ligotée derrière le cheval de leur chef ? Où étaient-ils lorsque tu flottais au-dessus de Parménion et de moi-même pour nous aveugler et nous conduire à notre perte ? » Tamis se recula sous le poids de la colère de la Spartiate. « Non, je t’en prie ! Je t’ai demandé de me pardonner. Je t’en prie… — Oh, Tamis, mon amie, mon pardon, je te l’accorde, répondit Dérae d’une voix dénuée de chaleur. Mais j’ai vu de quelle manière tu as empêché la naissance du Dieu Noir, la dernière fois. Quelle excellente idée de s’emparer de l’esprit de la jeune femme et de l’inciter à sauter dans le vide. Peut-être procéderai-je de la même manière. Il faudra que j’y réfléchisse… — Ne dis pas ça ! Je t’en supplie, Dérae. Je me suis trompée. Ne poursuis pas cette folie. » La jeune femme ferma les yeux. « Je dois empêcher sa naissance. Tu m’as volé ma vie, à force de mensonges et de manipulations, Tamis. Si le Dieu Noir l’emporte, tous tes crimes auront été vains. Je m’y refuse ! Je suis Spartiate, et je ne rendrai pas les armes. Et maintenant, dis-moi tout ce que tu sais. — Je ne peux pas ! — Tu me dois bien cela, Tamis, pour tout ce que j’ai perdu par ta faute. Dis-le-moi, ou je te jure que je tuerai Philippe de Macédoine et tous les autres serviteurs du Dieu Noir. » Les yeux de Tamis s’emplirent de larmes. « Tu es mon châtiment, geignit-elle. Tu es une nouvelle moi… — Dis-moi ce que j’ai besoin de savoir, persista Dérae. — Promets-moi que tu ne tueras point. — Je te promets de ne jamais m’abaisser à assassiner qui que ce soit. » Tamis soupira. « Alors, je n’ai d’autre choix que de te faire confiance, même si je sais que mon âme sera damnée si tu viens à me trahir. As-tu vu ce qui se passait en Macédoine ? Oui, bien sûr. L’irrésistible ascension de Philippe, la naissance d’une nation… elles annoncent l’avènement du Dieu Noir. Son corps de chair sera conçu à Samothrace durant la nuit du troisième mystère, au cœur de l’été. Tout est déjà arrangé. Sa mère sera Olympias, fille de Néoptélémus, roi d’Épire. Quant à son futur père, il s’agit de Philippe de Macédoine, qui est déjà ensorcelé. Une seule et unique opportunité s’offrira à toi. Pour que le Dieu Noir vive, l’enfant doit être conçu alors que les étoiles sont disposées selon un alignement bien spécifique, qui ne durera qu’une heure cette nuit-là. Si tu es déterminée à poursuivre cette quête, tu dois te rendre à Samothrace et empêcher le bon déroulement de la cérémonie. — Mais la nuit dont tu me parles a lieu dans dix jours seulement. Comment pourrais-je arriver à temps à Samothrace ? — Les portails que je t’ai révélés permettent de se déplacer entre les mondes, mais aussi entre les époques. Écoute-moi bien, Dérae, car c’est la dernière fois que tu me vois et tu dois bien apprendre ta leçon. » Dérae ouvrit les yeux pour voir les étoiles refluer devant la lumière de l’aube. Elle se leva et se versa un gobelet d’eau, qu’elle but lentement. Samothrace, l’île des Mystères. Un long frisson la parcourut. Un jour, Tamis lui avait dit qu’il s’agissait du domaine du Dieu Noir. Une peur soudaine l’envahit à la pensée du voyage qu’il lui fallait accomplir. Mais Parménion sera là, songea-t-elle. Pour la première fois depuis près de vingt-cinq ans, ils se retrouveraient. Et alors ? L’adolescente aux cheveux de feu qui vivait dans la mémoire de Parménion avait disparu bien longtemps auparavant, et lui n’avait plus rien d’un jeune garçon timide. Trop de choses les séparaient aujourd’hui, mais elle savait que le revoir lui ferait plaisir. Elle avait observé avec des sentiments mitigés les succès qu’il avait connus à la tête des armées de Philippe. Tout avait commencé un an plus tôt, par la sévère défaite infligée aux Illyriens. Avaient suivi la marche sur la Thessalie visant à garantir la frontière du sud d’une nouvelle agression, puis l’invasion de la Pannonie et le siège d’Amphipolis. Désormais, les loups qu’étaient les premières cités de Grèce voyaient la Macédoine sous un jour nouveau. Ce qu’ils avaient pris pour un agneau ne demandant qu’à se faire dévorer était devenu un jeune lion, fort, puissant et arrogant. La fierté que Dérae éprouvait à se remémorer tout ce que Parménion avait accompli était mêlée de chagrin, car elle savait que, plus la Macédoine gagnait en puissance, plus le péril serait grand si le Dieu Noir venait à monter sur le trône. Une terreur soudaine manqua la submerger. Elle se faisait l’impression d’être une enfant opposée à un incendie de forêt, une monstrueuse muraille de flammes qui se préparait à dévaster le monde entier. Comment pourrais-je l’arrêter ? se demanda-t-elle. Baissant les yeux, elle vit qu’elle tenait toujours son gobelet d’eau à la main. Un sourire se dessina sur ses traits et elle se rendit à la chambre de son ancienne amie. « Je resterai fidèle à ma promesse, Tamis. Je n’assassinerai personne. Mais si les serviteurs du Dieu Noir s’opposent à moi, ils mourront. Je ne laisserai personne m’arrêter. » Le drap recouvrait toujours le corps de la défunte. Quand Dérae le tira, elle ne vit plus qu’un squelette aux os dissociés. Le crâne de Tamis glissa de l’oreiller et tomba par terre, où il éclata en mille morceaux. Samothrace, été 357 av. J.-C. La traversée s’était déroulée sans encombre et le navire se rangea sans heurt le long du quai sous l’impulsion des trois rangs de rameurs travaillant à contresens. Les marins jetèrent des cordes aux hommes qui attendaient à terre et le vaisseau fut rapidement amarré. Suivi de Parménion, Philippe descendit par la passerelle. « J’ai du mal à contenir mon excitation, admit le roi alors que tous deux contemplaient les collines boisées. Tu crois qu’elle est déjà arrivée ? — Je l’ignore, sire, répondit le Spartiate, mais l’absence de vos gardes me met mal à l’aise. La plupart de vos ennemis ont pu louer les services d’assassins…» Philippe éclata de rire et frappa amicalement l’épaule du strategos. « Tu t’inquiètes pour rien, dit-il. Nous ne sommes que des voyageurs, des vagabonds ou des mercenaires. Rares sont ceux qui connaissent mon plan. — Antipatros, Attalus, Nicanor, Simiche… les dieux seuls ont la liste complète, bougonna Parménion. La moindre indiscrétion… — Qui n’aura jamais lieu, mon ami. Cette rencontre a été organisée par les dieux eux-mêmes. Et puis, le Lion de Macédoine n’est-il pas là pour me protéger ? » Il rit de nouveau devant la gêne de son compagnon. « Tu sais, tu devrais te marier ou te trouver un amant ; tu es vraiment trop sérieux. » Une femme en robe noire s’approcha d’eux et les salua bien bas. « Bienvenue à Samothrace, seigneur Philippe. — Merveilleux, soupira Parménion. Peut-être a-t-on également prévu une parade. » La nouvelle venue le regarda en fronçant les sourcils avant de reporter toute son attention sur le roi. « Un festin sera donné en votre honneur ce soir même, et vous pourrez chasser dès demain dans les collines. » Philippe lui baisa la main. « Merci, madame. C’est pour moi un honneur et un privilège d’être accueilli par tant de grâce et de beauté. Mais comment avez-vous été mise au courant de mon arrivée ? » Elle lui sourit sans répondre. À sa suite, le monarque et son général traversèrent le port encombré jusqu’à un lieu où les attendaient deux autres femmes tenant les rênes de deux étalons blancs. Leur guide indiqua un palais immaculé situé à un mille au nord. « Vos chambres sont prêtes, mes seigneurs. J’espère que les chevaux vous conviendront. — Merci », répondit Philippe. Les animaux étaient agréables à regarder, mais leur poitrail manquait de largeur, ce qui dénotait une force et une endurance limitées. Les deux hommes montèrent à cheval et partirent lentement en direction du palais. Les femmes les suivirent à pied. Dans les champs, d’autres équidés paissaient tranquillement. Leurs jambes étaient arquées et ils avaient le dos incurvé. Nul doute qu’ils feraient de bien piètres montures. « Pourquoi élever de telles carnes ? demanda Philippe en cachant difficilement son dégoût. — Pour tirer les chariots, sire, lui répondit Parménion. Les habitants de cette île ne se déplacent manifestement pas à cheval. » Le roi maugréa dans son coin ; rien ne pouvait davantage offenser un Macédonien qu’un manque d’intérêt pour l’équitation. Il retrouva sa bonne humeur au palais, où les deux amis furent accueillis par trois belles jeunes femmes vêtues de robes jaunes et vertes. « N’y a-t-il donc aucun homme, ici ? voulut savoir le souverain. — Non sire, à part votre compagnon et vous-même. » Les invités furent conduits à des appartements somptueux, ornés de divans couverts de soie et de tentures agrémentées de fil d’or. « S’il vous manque quoi que ce soit, il vous suffit de demander, seigneur, fit une jeune femme aux cheveux de jais. — Que veux-tu exactement dire par « quoi que ce soit » ? » s’enquit-il en lui passant le bras autour de la taille. En guise de réponse, elle glissa la main sous la tunique du roi et lui caressa l’intérieur de la cuisse. « Ce que vous voulez », précisa-t-elle. Parménion tira les rideaux pour contempler les prés et les champs. Fatigué comme il l’était, il aspirait juste à un bon bain. Il jura à mi-voix en entendant les jeunes femmes glousser dans son dos. « Qu’est-ce qui ne va pas, strategos ? » lui demanda Philippe. Le Spartiate se retourna ; les servantes s’étaient retirées. « Je me sens mal à l’aise, c’est tout. — Tu devrais suivre mon conseil. Prends ce que ces femmes ont à t’offrir ; cela te mettra du baume au cœur. — Peut-être le ferai-je. » Avisant un pichet de vin posé sur une table basse, Philippe servit deux coupes et en tendit une à son général. « Assieds-toi à côté de moi, mon ami, lui dit-il. Quand je me trouvais à Thèbes, j’ai appris que tu aimais une prêtresse du nom de Thétis. — Je ne souhaite pas évoquer ce sujet, sire. — Tu ne m’as jamais parlé d’elle, ni de l’autre femme que tu avais aimée. Pourquoi ? » Parménion déglutit et détourna le regard. « À quoi sert de remuer le passé ? Quel bien cela peut-il faire ? — Il arrive que cela aide les plaies à se refermer, Parménion. » Le strategos ferma les yeux pour contenir l’afflux soudain de souvenirs. « Je… j’ai aimé deux femmes, et toutes deux sont mortes pour moi, bien que de manières totalement différentes. La première se nommait Dérae et c’était une Spartiate. À cause de notre… amour… elle a été sacrifiée, offerte aux flots au large de la côte asiatique. La seconde s’appelait Thétis ; elle a été tuée par des assassins à la solde d’Agésilas. Il n’y a jamais eu personne d’autre. Je ne laisserai plus jamais une personne que j’aime mourir à ma place. Et maintenant, si vous me le permettez, sire, je souhaiterais… — Je ne le permets pas, trancha Philippe. Les gens meurent, Parménion ; c’est la vie. Phila, ma première épouse, m’a quitté un an seulement après notre mariage. Je l’adorais. La nuit où elle est morte, j’ai failli m’ouvrir les veines pour la rejoindre dans le domaine d’Hadès. Mais je ne l’ai pas fait, et je suis désormais sur le point de rencontrer la femme de mes rêves. — J’en suis heureux pour vous, répondit Parménion d’un ton distant. Mais nous sommes très différents, vous et moi. — Pas tant que cela. Mais tu ne quittes jamais ton armure, et je parle de celle qui protège tes émotions. Je suis plus jeune que toi, mon ami, mais sur ce sujet je me fais l’effet d’être un père tentant de calmer les angoisses de son fils. Tu as besoin d’une femme et de descendants. Ton père t’a offert en cadeau au monde. Tu es son immortalité et, à leur tour, tes propres fils te rendront le même service. Mais assez de sermons. Je vais me baigner, après quoi j’enverrai chercher cette douce pouliche. Quant à toi, j’imagine que tu vas faire le tour du palais pour étudier ses défenses naturelles et t’assurer qu’aucun assassin n’y rôde. » Parménion rit de bon cœur. « Vous me connaissez trop bien, ô jeune Père. — Je te connais suffisamment pour t’apprécier, et cela ne m’arrive que rarement. » Le Spartiate sortit dans les jardins, qu’il traversa pour gravir une colline surplombant la baie. Il aperçut un troupeau de moutons et leur jeune pâtre. Le garçon le salua d’un grand signe du bras. Parménion lui adressa un sourire et poursuivit sa route le long d’un mur de pierres qui dessinait la ligne de crête. Attiré par un bosquet d’arbres aux branches lourdes de fleurs rosé et blanc, il s’assit à l’ombre et s’assoupit. Il s’éveilla pour constater qu’une femme grande et mince avançait vers lui. Il se leva et plissa les yeux pour mieux distinguer ses traits. L’espace d’un instant, il crut que les cheveux de l’inconnue venaient de changer de couleur ; il les avait tout d’abord vus blonds et parsemés de mèches argentées, mais ils étaient en fait châtain foncé. Sans doute une illusion d’optique, songea-t-il. Il s’inclina à l’approche de la femme. Elle portait une robe qui pouvait sembler noire mais, à chacun de ses pas, les replis du tissu renvoyaient des reflets bleu azur. Elle allait voilée, signe qu’elle avait récemment perdu un être cher. « Bienvenue, étranger, lui dit-elle d’une voix qui lui parut familière et qu’il trouva étrangement envoûtante. — Suis-je sur vos terres, madame ? — Non. Tout ce que tu vois appartient à dame Aïda. Je ne suis pas d’ici, moi non plus. D’où viens-tu ? — De Macédoine. — Et avant cela ? — De Sparte, puis de Thèbes. — Tu es soldat ? — Est-ce si évident ? » Il ne portait pourtant qu’un chiton bleu pâle et des sandales. « Tes mollets sont bien plus pâles que tes cuisses, aussi ai-je supposé que tu avais l’habitude de les protéger par des jambières. De la même manière, ton front est moins hâlé que le reste de ton visage. — Vous êtes très observatrice. » Il tenta de percer le voile qui cachait les traits de son interlocutrice mais dut renoncer. Ses yeux semblaient opaques, telles des opales. « Voulez-vous vous asseoir à mon côté ? demanda-t-il à sa grande surprise. — L’endroit est plaisant et j’aurai en effet plaisir à te tenir compagnie un moment. Qu’est-ce qui t’amène à Samothrace ? — J’ai un ami qui est venu rencontrer sa promise. D’où venez-vous ? — Je vis par-delà la mer, en Asie. Mais je voyage beaucoup. Il y a bien longtemps que je n’ai plus vu Sparte. Quand y as-tu vécu ? — J’y ai passé toute ma jeunesse. — Ton épouse est-elle Spartiate ? — Je ne suis pas marié. — Tu n’aimes pas les femmes ? — Bien sûr que si, répondit-il rapidement. Je n’ai pas d’amant, non plus. Je… j’ai été marié. Elle s’appelait Thétis, mais elle est morte. — Était-ce l’amour de ta vie ? — Non, avoua-t-il. Mais c’était une femme loyale, aimante et brave. Mais pourquoi parlerions-nous de moi ? Portez-vous le deuil ou vous est-il possible d’enlever votre voile ? — Je porte le deuil. Quel est ton nom, soldat ? — Mes amis m’appellent Savra, répondit-il, peu disposé à lui révéler un nom qui, dans de nombreuses cités, ne se murmure qu’avec crainte. — Sois heureux, Savra, l’enjoignit-elle en se levant avec grâce. — Faut-il déjà que vous partiez ? Je… j’apprécie notre conversation, dit-il maladroitement. — Oui, je dois m’en aller. » Il se mit lui aussi debout et tendit la main vers elle. Elle hésita un instant puis lui frôla les doigts. Le rythme cardiaque de Parménion s’accéléra et il dut se retenir de soulever le voile de l’inconnue. Portant la main gracieuse à ses lèvres, il la baisa et la libéra à contrecœur. Elle s’en fut sans un mot et Parménion se laissa lourdement retomber, stupéfait de l’effet qu’elle avait eu sur lui. Peut-être la conversation qu’il venait d’avoir avec Philippe avait-elle éveillé quelque chose en lui. La femme avait disparu derrière la colline. Il courut jusqu’au sommet pour l’apercevoir une dernière fois. Elle marchait en direction des bois et, quand les rayons du soleil la baignèrent de leur clarté, il eut une nouvelle fois l’impression qu’elle avait les cheveux blonds et parsemés de reflets d’argent. Une heure après l’aube, Philippe fut réveillé par un début de crampe dans le bras gauche. Il se dégagea et baissa les yeux sur la tête blonde qui reposait sur sa poitrine. Quelqu’un bougea sur sa droite. Une jeune femme brune, tout aussi jolie que sa compagne, ouvrit les yeux et lui sourit en le voyant. « Avez-vous bien dormi, seigneur ? demanda-t-elle en lui caressant doucement le ventre. — Comme un nouveau-né, répondit-il en lui saisissant le poignet. Mais j’ai des questions auxquelles j’aimerais que tu répondes. — Ne peuvent-elles pas attendre ? susurra-t-elle en roulant sur le côté pour lui faire face. — Non, répondit-il sèchement. À qui appartient ce palais ? — À Dame Aïda. — Ce nom m’est inconnu. — C’est la grande prêtresse des mystères, expliqua la jeune femme. — Eh bien, ma chérie, va lui dire que je désire la voir. — Oui, mon seigneur. » Rejetant le drap, elle se leva. Le regard de Philippe fut attiré par sa taille de guêpe et ses fesses parfaitement dessinées. « Tout de suite ! fit-il un peu trop brusquement, ce qui réveilla la blonde. Dehors, toi aussi ! Et que quelqu’un m’apporte un broc d’eau fraîche. » Une fois seul, il se leva et ferma les paupières de toutes ses forces pour faire taire le martèlement qui résonnait à ses tempes. Puis il tira les rideaux de la large fenêtre. La lumière du jour lui fit mal au crâne et il détourna les yeux en jurant copieusement. Le vin qu’il avait bu était fort, mais c’étaient les graines noires qui expliquaient sans aucun doute son état. Les jeunes femmes les gardaient dans de petites boîtes en argent ; elles lui en avaient offert alors qu’il récupérait de leur première étreinte. La substance inconnue asséchait la gorge, mais enflammait les sens. Les couleurs lui avaient paru étonnamment vives tandis que son goût, son toucher et son ouïe s’affinaient de manière incroyable. Il s’était retrouvé doté d’une force surhumaine et d’un appétit sexuel à l’avenant. Mais maintenant, il avait mal au crâne et se sentait faible comme un nouveau-né. Il détestait cela. Revêtant un chiton vert foncé, il s’assit sur un divan et attendit l’eau commandée. La brune la lui apporta et il but comme s’il était mort de soif. La jeune femme lui présenta ensuite la boîte ouverte. « Elles vous rendront des forces », promit-elle. Bien que tenté de prendre quelques graines, Philippe lui fit signe de les ranger. « Qu’en est-il de la grande prêtresse ? Voulut-il savoir. — Elle sera ici à midi, seigneur. Je lui ai transmis votre requête. — Combien d’autres invités y a-t-il actuellement au palais ? — Une seule, dame Olympias. — Olympias ? D’où vient-elle ? — D’Épire, seigneur. C’est la fille du roi. — Je veux la voir. » La jeune femme eut l’air choquée, puis effrayée. « Non, seigneur, c’est interdit. Elle se prête actuellement au rite de l’union. Nul homme ne peut la voir avant la nuit du mariage, son époux moins que tout autre. La colère des dieux s’abattrait sur lui et il en perdrait la vue ! — Envoie-moi Parménion. — Il ne se trouve pas au palais, seigneur. On l’a vu courir dans les collines peu après l’aube. — Alors, dis-lui de venir me voir quand il sera revenu, rétorqua sèchement Philippe. Et laisse-moi seul ! » Une fois la jeune femme repartie, il s’en voulut momentanément de s’être montré si dur avec elle, mais son irritation était telle qu’il l’oublia vite. Il passa l’heure suivante à faire les cent pas puis prit un petit déjeuner à base de poires et de fromage de chèvre. Cela fait, il sortit par l’arrière du palais. Son humeur ne s’améliora pas lorsqu’il vit le piètre état des chevaux. Il s’assit sur la barrière d’un enclos et tourna son regard vers les collines où chèvres et moutons paissaient sous l’œil de leur berger. Que t’arrive-t-il donc, Philippe ? Les deux jeunes femmes étaient merveilleuses et avaient su faire preuve d’une grande créativité dans l’art amoureux. En temps normal, après une nuit de passion, il se réveillait en se faisant l’effet d’être un jeune Héraclès. Ces maudites graines, songea-t-il. Plus jamais ! Apercevant Parménion qui dévalait la pente au pas de course, il cria pour attirer son attention. Le Spartiate ralentit l’allure. « Bonjour, sire. Vous êtes bien matinal, aujourd’hui. — Je suis levé depuis des heures, répondit le roi. Tu es toujours rapide, Léon. Je crois bien que tu serais encore capable de les battre, aujourd’hui. » Parménion s’appuya contre la clôture et soumit les muscles de ses mollets à quelques étirements. « Si seulement c’était vrai, sire, répondit-il. Mais je sais qu’il n’en est rien. Qu’est-ce qui ne va pas ? — Est-ce si manifeste ? — Vous semblez fou de rage. — C’est cette attente, Parménion. Voilà deux ans que j’attends ce jour, et je n’en peux plus. Elle est ici. Elle se nomme Olympias… et je n’ai pas le droit de la voir. Par les dieux ! Je suis Philippe ! Ce que je veux, je le prends ! — Nous ne sommes là que depuis hier, sire, le calma le Spartiate. Soyez patient. Vous avez dit vous-même que les dieux avaient organisé votre rencontre ; laissez donc les événements suivre leur cours. Pourquoi ne pas courir un peu ? Cela vous éclaircirait les idées. — Le premier arrivé au bosquet ! » s’exclama Philippe en s’élançant. La brise matinale lui fouettait agréablement le visage et la course lui rendit vie en faisant disparaître sa migraine. Entendant Parménion qui le talonnait, il accéléra l’allure. Seul comptait le fait d’arriver le premier. Il sauta par-dessus un rocher bas et fondit sur son objectif, distant d’une petite centaine de pas. Sa respiration se faisait plus hachée et ses mollets le brûlaient ; malgré cela, il ne réussissait pas à distancer son adversaire. Ralentissant légèrement, il laissa le Spartiate le rattraper et étendit brusquement le bras. Déséquilibré, Parménion perdit du terrain, ce qui permit au roi de l’emporter en touchant le premier arbre avec une avance minime. « Tricheur ! l’accusa son adversaire malheureux. — Victoire », rétorqua un Philippe à bout de souffle. Levant le bras, il se laissa glisser au sol en inspirant par à-coups. Quelques minutes plus tard, il avait récupéré, et les deux compagnons s’assirent à l’ombre pour mieux contempler les prés et les montagnes de l’île. Mais les yeux du monarque étaient sans cesse attirés par le palais de marbre blanc. « Je m’en ferai construire un semblable et même les dieux voudront venir y habiter, dit-il enfin. Je suis sérieux, Parménion. — Est-ce là tout ce que vous voulez, sire ? — Non. Que peut-on souhaiter ? L’exaltation de la vie, le pouvoir… Je pense souvent à Bardylis, vieux, décrépit… un mort en sursis. Et puis, je me regarde, et je vois que je suis encore jeune. Mais je ne m’y trompe pas, Parménion. Bardylis n’est que le reflet de ce que je finirai un jour par devenir. Je veux connaître toutes les joies de l’existence, pour ne rien avoir à regretter quand viendra la vieillesse. — Tu demandes beaucoup, Philippe. Tout le monde éprouve des regrets, même les rois. » Le souverain lui sourit. « Cela fait deux ans que je te demande de me tutoyer et de m’appeler par mon prénom lorsque nous sommes seuls, et ce n’est qu’aujourd’hui que tu te décides à le faire. Pourquoi donc ? » Parménion haussa les épaules. « Il se passe des choses étranges, ces jours-ci. Hier, tu m’as parlé comme un père, et j’ai rencontré une femme auprès de laquelle j’ai ressenti une émotion telle que je n’en avais plus connu depuis une dizaine d’années. Aujourd’hui, je me sens… différent. J’ai l’impression d’être redevenu un homme normal. — Tu as couché avec elle ? » Le général laissa fuser un petit rire. « Il est vraiment des jours où ta prévisibilité m’époustoufle, Philippe. Non, nous n’avons pas fait l’amour. Mais, pour être franc, j’en avais envie, et c’est une sensation que je n’avais plus éprouvée depuis bien longtemps. Au fait, combien de femmes avais-tu avec toi, la nuit dernière ? Au bruit que vous faisiez, j’ai eu l’impression que tu avais fait mander une troupe de danseuses. — Pas plus de vingt ou trente, répondit le roi. Alors, quel est le nom de cette femme ? — Je ne sais pas. — Où habite-t-elle ? — Je n’en ai pas la moindre idée. — Je vois. Ne crois-tu pas qu’il risque d’être difficile de poursuivre cette relation ? De quoi avait-elle l’air ? — Elle portait un voile. — Résumons : le général Parménion est tombé amoureux d’une femme qu’il n’a pas vue et dont il ignore le nom. Je t’avoue que j’ai du mal à comprendre ce qui a bien pu t’attirer en elle. Elle avait de jolis pieds ? » Le strategos s’allongea en laissant libre cours à son hilarité. « Je ne les ai pas vus non plus », reconnut-il avant de partir d’un long fou rire. Sa bonne humeur était contagieuse et Philippe finit par se joindre à lui en oubliant pour un temps ses idées noires. De retour au palais, le roi prit un second petit déjeuner. La jeune femme brune vint le trouver peu après midi. « Dame Aïda va vous recevoir, seigneur », lui dit-elle. Philippe la suivit jusqu’à une salle haute de plafond et aux murs décorés de statues de jeunes femmes. La maîtresse des lieux se tenait près d’une fenêtre ; elle se retourna en entendant son invité entrer. Elle était vêtue d’une robe noire dont le capuchon accentuait la pâleur d’ivoire de son visage. Philippe déglutit en l’apercevant : c’est elle qu’il avait vue dans son premier songe. « Nous nous rencontrons enfin, fit-elle. — Où se trouve mon épouse ? demanda-t-il à mi-voix. — Elle t’attend. Demain, lors de la nuit du troisième mystère, elle sera conduite à ta chambre. Mais il est une tâche à laquelle tu ne peux te soustraire, roi de Macédoine. — Je t’écoute. — Tu n’iras pas à elle avant la troisième heure après minuit. Il t’est interdit de la voir avant. C’est à ce moment qu’elle concevra ton fils, ni avant, ni après. Vous devrez vous unir à l’heure dite, sans quoi le mariage sera annulé. » Le jeune souverain partit d’un grand rire. « Crois-tu que cela me pose le moindre problème ? — J’espère que non, Philippe, car c’est d’une importance capitale, répondit-elle froidement. Ton fils sera plus grand que tous les guerriers qui l’auront précédé, mais seulement s’il est conçu au moment prévu. — Comme je viens de te le dire, tu n’as aucune raison de craindre le moindre incident. — Si tu veux des raisons, laisse-moi t’en donner deux : si tu échoues, tes rêves de grandeur s’envoleront et les dieux te déserteront. Et tu as déjà un fils, Arrhidéus. C’est un simple d’esprit au corps frêle. Ta femme, Phila, est morte en le mettant au monde. Si tu laisses passer ta chance, tu n’auras plus que des filles. Je t’offre l’occasion, la seule qui te sera donnée, d’engendrer l’héritier dont tu as toujours rêvé. — Comment as-tu appris, pour Arrhidéus ? — Je connais tous tes secrets, tout comme je connais ceux de l’univers. Tiens-toi prêt, roi de Macédoine. Olympias t’attendra bientôt. » Aïda suivit des yeux le départ du Macédonien. Quand la porte se referma derrière lui, elle alla s’asseoir sur sa chaise à haut dossier. Elle se sentait troublée et en proie à une vive confusion. Philippe était indéniablement un homme fort, doté d’un puissant magnétisme, mais quelque chose n’allait pas et la tension d’Aïda ne cessait de croître. Tant de choses dépendaient de cette union, tant de plans ourdis au fil des décennies… Aïda était encore une fillette quand sa mère lui avait parlé de ses rêves de naissance du Dieu Noir et des nombreux échecs qu’elle avait par la suite connus. Ce n’était qu’une fois tous les cinquante ans que l’harmonie de l’univers fléchissait de manière suffisamment perceptible pour que le chaos puisse s’engouffrer dans la brèche. Aïda n’avait que quatorze ans lorsque le dernier alignement avait eu lieu au-dessus de la Mésopotamie. Sa mère avait ensorcelé le grand roi, préparant à son attention une promise d’une grande beauté. Le mariage s’était déroulé comme prévu mais, l’esprit embrumé par la drogue, la jeune femme avait erré jusqu’au balcon avant de basculer dans le vide. La mère d’Aïda ne s’en était jamais remise. Pendant deux mois, elle avait cessé de parler. Puis, alors que son état semblait s’améliorer, elle s’était tranché la gorge à l’aide d’un couteau de bronze. Aujourd’hui, le grand moment approchait de nouveau et, cette fois, il n’y aurait pas de balcon ni aucun autre danger pour Olympias. Philippe était un véritable taureau, qui n’aurait pas besoin d’aide pour accomplir sa… tâche. Mais alors, où le péril se cachait-il ? Aïda l’ignorait, mais une peur glacée l’étreignait. Fermant les yeux, elle laissa son esprit s’envoler. Quittant le palais, elle fouilla les collines verdoyantes, sans trop savoir ce qu’elle cherchait. Les assassins envoyés par la cité d’Olynthe étaient tous morts noyés quand leur bateau avait chaviré lors d’une violente tempête. Un seul avait atteint la côte de Samothrace, pour périr le crâne broyé sous une grosse pierre maniée par deux des acolytes d’Aïda. Non, les assassins ne présentaient plus la moindre menace. Mais les craintes de la grande prêtresse ne se dissipèrent pas pour autant. Elle faisait confiance à son talent et à son intuition. Bien qu’incapable d’emprunter les voies du passé ou de l’avenir, elle pouvait anticiper les événements en lisant le cœur et les pensées d’autrui. Les dirigeants d’Olynthe craignaient Philippe ; deviner leurs intentions n’avait pas présenté le moindre problème, surtout depuis que l’ancien favori du roi, Nicanor, avait pour amant un Olynthien. Une offrande importante s’était révélée nécessaire pour invoquer la tempête, et deux acolytes d’Aïda avaient péri, le cœur arraché. Mais l’incarnation du seigneur du feu valait bien cela, et même plus encore : Aïda aurait été prête à sacrifier une nation tout entière pour voir l’accomplissement d’un tel miracle. Reprenant possession de son corps, elle ouvrit les yeux. Où se trouve la menace ? Réfléchis, Aïda ! Réfléchis ! Elle avait sondé les dix-sept villages et les quatre ports de l’île. En vain. Elle pensa à Tamis et regretta presque que son ancienne ennemie ne soit plus ; au moins, elle aurait su contre qui concentrer sa colère. Ô comme j’aurais aimé te tuer des dizaines de fois. La vieille prêtresse avait contrecarré ses plans des décennies durant. Curieusement, sa mort n’avait que peu apaisé la haine d’Aïda. Tant de talent gâché chez une telle catin, songea-t-elle en se remémorant avec une exquise répugnance les amants de Tamis. Cette dernière l’avait tout d’abord inquiétée, jusqu’à ce qu’Aïda se rende compte que son adversaire était trop imparfaite pour l’emporter sur elle. D’où le péril pouvait-il provenir ? Fermant une nouvelle fois les yeux, elle traversa la mer et s’immobilisa au-dessus du temple. Un homme de grande taille s’occupait des jardins, mais elle ne vit pas les suppliants habituels à l’extérieur de l’édifice. S’entourant de sorts protecteurs, elle pénétra dans le bâtiment. Personne. Où es-tu, ma colombe ? Revenant à Samothrace, elle fouilla l’île avec plus de détermination qu’auparavant, ne négligeant nul bois, nulle colline. Enfin, épuisée, elle rentra au palais et descendit au chenil situé près du mur d’enceinte. Les gros chiens noirs se mirent à aboyer en l’apercevant. Ouvrant la porte de bois, elle s’accroupit au milieu de la meute. Elle fit apparaître une image de Dérae, qu’elle imprima dans l’esprit de chaque molosse, la maintenant en eux jusqu’à ce que les aboiements cessent. Puis elle tendit le doigt vers l’extérieur. « Allez ! ordonna-t-elle. Broyez-lui les os et repaissez-vous de son sang ! Allez ! » Dérae était assise sous les branches d’un arbre en fleur, tous les sens en alerte. Sentant les recherches dont elle faisait l’objet, elle repéra l’esprit d’Aïda alors que cette dernière quittait le palais. Réprimant la panique qui menaçait de l’envahir, elle se pressa contre le tronc de l’arbre et croisa les bras en posant les mains sur ses épaules. Elle fusionna avec le végétal, traversant l’écorce épaisse, se mêlant à une sève fatale à la plupart des insectes, avant de se cacher dans les capillaires par lesquels montait l’eau destinée aux feuilles et aux fleurs. Dérae avait disparu. La jeune femme était désormais un arbre dont les racines allaient chercher leur nourriture au plus profond de la terre. Ses branches poussaient, chargées de couleurs et de vie. Elle sentait la chaleur du soleil sur ses feuilles et se concentra sur les bourgeons porteurs de graines qui lui assureraient l’éternité. Tout n’était que paix et sérénité. Enfin, son esprit ressortit du végétal et elle chercha de nouveau Aïda. La sorcière était retournée au palais. Dérae se leva et s’approcha lentement du pré dans lequel les acolytes célébreraient le troisième mystère à la nuit tombée. Elle but longuement au petit ruisseau qui le traversait. Au loin, elle entendit les aboiements de chiens se préparant à la chasse. Ajustant son voile, elle s’assit sur un rocher et attendit, s’interdisant de regarder dans la direction par laquelle il allait arriver. Elle perçut enfin des pas presque inaudibles, comme s’il s’attachait inconsciemment à marcher sans bruit. « Nous nous retrouvons, madame. — Comment vas-tu, Savra ? demanda-t-elle en se retournant au son de sa voix. — Bien… et encore mieux maintenant que je me trouve de nouveau en votre compagnie. » Elle le dévisagea par les yeux de l’esprit. Ses traits d’adolescent avaient depuis longtemps cédé la place à ceux, plus durs, d’un homme d’âge mûr. Mais c’était toujours le Parménion dont elle se souvenait. Son Parménion ! « Qu’il est rare de rencontrer un soldat sachant tourner un compliment, le taquina-t-elle. — Ce n’est pas dans mes habitudes, madame. À votre contact, je me montre sous mon meilleur jour. Comment vous appelez-vous ? » Dérae fut soudain prise d’un brusque désir d’arracher son voile et de lui avouer combien il lui avait manqué, mais elle détourna finalement les yeux. « Pas de noms, chuchota-t-elle. — Quelque chose vous tracasse ? s’enquit-il en se rapprochant. — Non, tout va bien, répondit-elle avec une gaieté forcée. C’est une très belle journée. » Un chien noir et musclé sortit des bois et déambula lentement dans leur direction. Soudain, il retroussa les babines et se mit à grogner. Portant la main à sa dague, Parménion s’interposa entre Dérae et l’animal. « Va-t’en ! » rugit-il. Le molosse recula de quelques pas puis changea brutalement de direction, chargeant Dérae. Parménion dégaina son arme. Le chien bondit sur sa proie, mais le Spartiate l’intercepta ; enroulant son bras autour du cou de l’animal, il lui plongea sa lame dans le flanc. Le bref combat terminé, il se releva pour voir deux autres chiens sortir du bois au pas de course. Tournant la tête, il réalisa que l’inconnue était repartie en direction du palais ; les molosses se ruaient sur elle. « Non ! » s’écria-t-il, conscient qu’il n’arriverait jamais à temps. Mais alors que les bêtes s’apprêtaient à bondir, elles s’effondrèrent subitement. Leur proie entra dans le palais sans se retourner pour contempler ce miracle. Parménion courut jusqu’aux chiens. Ils dormaient paisiblement. Stupéfait, il rengaina sa lame et se précipita dans la cour. La femme au voile avait disparu. « Regarde-moi ça, maugréa Philippe en indiquant la longue cape blanche et le casque en argent déposés sur l’un des divans. Tu te rends compte que je suis censé porter cet harnachement pour consommer mon mariage ? » Parménion souleva le casque. Merveilleusement ouvragé et décoré de fil d’or, il s’ornait, au niveau des oreilles, de ce qui ressemblait à deux démons armés de dagues. De fines plaques d’argent, pas plus larges que le pouce, étaient destinées à protéger le cou. Nul panache ne le surplombait, mais deux cornes de bélier noires et inversées prenaient naissance à la hauteur des tempes et revenaient presque toucher la nuque. « Il est splendide et très ancien, commenta le Spartiate. J’ai rarement vu une telle précision dans le détail. — Oh, à peu près autant de fois que tu as vu un homme monter une femme en portant un tel couvre-chef ! » railla Philippe. Parménion lui dédia un sourire indulgent. « Vous ne cessez de répéter que ce mariage est voulu par les dieux. Vous deviez bien vous attendre qu’il s’accompagne d’un rituel. Même Bardylis a réussi à faire durer la cérémonie un jour entier, entre les danses, les discours et les épreuves sportives. — C’est vrai, concéda le roi. Mais là-bas, je me trouvais au centre de l’événement. Ici, j’ai l’impression d’être un spectateur impuissant, un acteur secondaire. » Il se rendit à la fenêtre et observa de feux qui brillaient dans la nuit ; Parménion vint le rejoindre. La brise nocturne leur apportait de la musique et des rires en provenance des bois. « Écoute-les, poursuivit Philippe. Sais-tu ce qu’elles font ? — Non, sire. — Moi non plus, et cela m’irrite au plus haut point, Parménion. Elles sont probablement en train de danser nues autour de grands feux, et j’attends d’être conduit à ma promise comme un taureau de concours. Suis-je si affreux que j’aie besoin de me cacher derrière un casque ? — Vous m’avez l’air très nerveux et je vous conseille de boire un peu moins, suggéra le strategos. Vous avez déjà vidé près d’un pichet entier. — Le vin n’affecte en rien mes capacités ! s’emporta le monarque. Pourquoi n’irions-nous pas les espionner, hein ? Qu’en dis-tu ? — Je pense que ce serait une mauvaise idée. — Par les dieux, ce que tu peux être rabat-joie ! maugréa Philippe en se laissant tomber sur un divan et en finissant sa coupe. Va me chercher un autre pichet, tu veux ? Merci. » Parménion emprunta le couloir désert pour se rendre aux cuisines. Il était presque minuit et le Spartiate aussi sentait l’excitation monter à l’approche du mariage. Les mystères le fascinaient, tout autant que les autres traditions de Samothrace. Xénophon avait été initié en ce lieu, mais Parménion n’avait jamais rien su des cérémonies conduites sur l’île volcanique, si ce n’est qu’elles avaient trait au culte des dieux créateurs. Si sa mémoire ne lui faisait pas défaut, l’une de ces divinités avait pour nom Kadmilos, l’Esprit du Chaos. Un être immortel arborant des cornes de bélier. Avisant une cruche de vin, il remonta auprès du roi. Philippe buvait encore quand il entra. « Je vois que vous en avez trouvé de votre côté, constata-t-il en remarquant le petit pichet doré posé sur la table. — Une femme vient de me l’apporter. L’hospitalité est vraiment irréprochable, ici, et je n’ai jamais goûté un tel nectar. Sers-toi. — Je n’ai croisé personne, sire. D’où venait-elle ? — Qui peut savoir ? répondit le monarque avec un haussement d’épaules. Ce palais est un véritable labyrinthe. Allez, bois. » Parménion se versa un gobelet et trempa les lèvres dans le breuvage, qu’il trouva fort et sucré. À cet instant, il entendit chanter. Il posa son verre pour aller à la fenêtre. Une procession traversait les bois à la lueur de torches. « Votre épouse arrive, sire. » Philippe le rejoignit et agrippa la rambarde de pierre pour mieux se pencher en avant. Le cortège était conduit par une jeune femme d’une grande beauté, vêtue comme une antique prêtresse Crétoise. Ses cheveux de feu s’ornaient de rubans dorés, ses hanches étaient recouvertes de soie chatoyante et ses seins, nus, avaient été fardés pour être mis en valeur. « Par tous les dieux de l’Olympe ! murmura Philippe. N’est-ce pas là une vision céleste ? » Parménion déglutit bruyamment. La jeune femme était le sosie de Dérae : même lueur dans les yeux, même bouche sensuelle aux lèvres pleines. Se forçant à détourner le regard, il s’éloigna de la fenêtre. La procession pénétra dans le palais et les chants se firent plus sourds, plus lointains. Philippe se versa un nouveau gobelet de vin, qu’il vida d’un trait. « L’heure sera bientôt venue, sire. Il vous faut vous préparer. — Oui, répondit le roi d’une voix pâteuse. Me préparer. » Il se débarrassa de son chiton, avança vers la cape blanche et s’affala sur un divan. « Bon sang… satanées jambes… — Qu’y a-t-il, sire ? demanda Parménion en accourant à son côté. — Sais… pas… aide-moi… à me lever…» Le Spartiate le redressa sur le divan. « Ça va aller… donne-moi juste… un peu d’eau…» Parménion entendit des bruits de pas dans le couloir, puis la porte de la chambre s’ouvrit. Sans perdre une seconde, il ferma les tentures séparant les deux pièces et apporta de l’eau à son roi. Philippe avait le regard trouble et les yeux injectés de sang. « Elles sont là, sire, chuchota Parménion. Vous devez vous réveiller. » Le monarque prit le gobelet et se renversa de l’eau sur la poitrine. Il essaya bien de boire, mais sa tête retomba en arrière et ses doigts laissèrent échapper le petit récipient. Parménion jura à mi-voix. C’était proprement incroyable. Cent fois, il avait vu Philippe boire de l’alcool ; sa capacité à ingurgiter plusieurs litres de vin et de bière était proprement légendaire. Jamais le Spartiate ne l’avait vu dans cet état. Et après deux pichets seulement ? Inconcevable… Une odeur d’encens lui parvint et il entendit que l’on quittait la chambre. Il alla silencieusement au rideau et le tira légèrement. La lueur des lanternes lui révéla une Olympias allongée sur le lit, totalement nue. Elle se contorsionnait lentement en poussant de petits soupirs. Maugréant de nouveau, il retourna auprès de son roi. L’heure du mariage était enfin arrivée. Et Philippe était totalement ivre. Une fois la procession passée, Dérae sortit furtivement du palais. Sans perdre une seconde, elle se dirigea vers les collines et le vieux cercle de pierres partiellement caché par les pommiers d’un verger. Une joie immense l’avait envahie et elle devait sans cesse se rappeler de garder la tête froide. « J’ai réussi, Tamis, murmura-t-elle. Je l’ai arrêté. Le Dieu Noir ne s’incarnera pas ! » Dévalant la pente d’une colline, elle perçut un mouvement indistinct dans l’ombre des arbres. Elle s’agenouilla aussitôt et fouilla les ténèbres à l’aide de ses pouvoirs. Là, sur la droite ! Près des fourrés ! Son esprit s’envola pour venir flotter au-dessus des arbres. Une jeune femme à robe noire faisait le guet, un couteau à la main. Dérae alla voir de l’autre côté ; là aussi, elle était attendue. Après avoir réintégré son corps, Dérae remonta la colline et partit sur sa gauche. Le cercle de pierres ne se trouvait qu’à quelques minutes. Une fois qu’elle y serait arrivée, plus personne ne pourrait la menacer. Elle entendit ses poursuivantes qui couraient dans les buissons et appelaient des acolytes qu’elle n’avait pas remarquées. Et soudain, elle sentit la présence d’Aïda. Les ténèbres s’abattirent sur elle telle une cape jetée sur sa tête. Elle n’y voyait plus ! La panique la submergea. Tombant à quatre pattes, elle se mit à avancer au hasard. Des feuillages lui fouettèrent soudain le visage et, au toucher, elle évalua au mieux la taille du fourré. Il était dense et haut. Écartant les branchages, elle alla se nicher en son centre et recouvrit sa robe de terre et de feuilles mortes. Cela fait, elle quitta de nouveau son enveloppe charnelle. Sa cécité ne disparut pas pour autant, mais elle était désormais capable de mieux se concentrer. Des flammes jaillirent de ses yeux, faisant refluer le sort de ténèbres. Une main griffue laboura cruellement son visage spirituel. Malgré la douleur extrême, ses doigts se refermèrent sur le poignet de son agresseur. Aussitôt, le bras couvert d’écailles prit feu et le démon fut consumé par le brasier. En un instant, Dérae se retrouva protégée par une cuirasse et des jambières d’argent immaculé. Un casque Spartiate protégeait son crâne et elle tenait à la main une épée à la lame aveuglante. « Où te caches-tu, Aïda ! appela-t-elle. Viens m’affronter, si tu l’oses ! — J’ose, mon enfant. » La prêtresse fit volte-face pour constater que la femme en noir flottait à sa hauteur. Aïda lui sourit. « Quelle idiote tu as été de venir ici en personne, lui dit-elle. Au moment où je te parle, mes acolytes se rapprochent de ton corps. Fuis, Dérae. — Je t’ai vaincue, répondit la Spartiate. Ma vie n’a plus d’importance, désormais. — Et en quoi m’as-tu défaite ? Je suis toujours là, mon enfant. — Le Dieu Noir ne viendra pas au monde », répondit Dérae en baissant les yeux vers le sol. Les jeunes femmes fouillaient les buissons, se rapprochant sans cesse de son corps sans défense. Elle ne voulait pas mourir, et devait lutter contre la peur qui l’envahissait. Le rire d’Aïda lui glaça les os. « Crois-tu vraiment qu’une enfant, fût-elle aussi talentueuse que toi, pourrait contrecarrer les plans de Kadmilos ? » Elle leva les bras. Des serpents noirs apparurent au bout de ses doigts et se détendirent pour recouvrir Dérae de leur masse. Leurs crocs luisaient à la clarté de la lune. Ignorant la douleur, la prêtresse ferma les yeux. Les reptiles devinrent rouges et leur forme se modifia. Transformés en pétales de rosé, ils tombèrent en pluie sur le sol. « Tu ne peux rien me faire, dit-elle. Tandis que moi…» Une sphère de lumière éblouissante engloba Aïda. Dérae rejoignit son enveloppe charnelle au moment où une acolyte la découvrait. La lame s’abattit, mais la Spartiate saisit le poignet de son adversaire avant de l’envoyer à terre d’un coup de poing au visage. Puis, sortant de sa cachette, elle courut en direction du cercle de pierres. Les cris de haine de ses poursuivantes ne la ralentirent en rien. Un couteau siffla à ses oreilles alors qu’elle sautait par-dessus une colonne qui s’était effondrée. Arrivée au centre du cercle, elle se retourna et leva les yeux au ciel. Le monde qui l’entourait se mit à chatoyer. Alors que le portail se refermait derrière elle, la voix d’Aïda résonna dans son esprit. « Je te retrouverai, ma colombe », lui promit la grande prêtresse du Dieu Noir. Allongée sur les draps de soie, Olympias flottait dans un océan de plaisir. Tout son corps picotait et les explosions de couleur se succédaient dans son esprit. Elle s’humecta les lèvres et se caressa doucement les seins et le ventre. Le désir qui l’habitait était presque douloureux. « Philippe ! » appela-t-elle. Tout tourbillonnait dans sa tête sous l’effet de la drogue, dont l’efficacité était désormais maximale. Elle avait dansé autour du feu, s’était soumise aux frôlements de dizaines d’acolytes aux lèvres douces et à l’haleine parfumée par le bouquet du vin. Les secrets du troisième mystère l’avaient imprégnée en même temps que la musique nocturne et la brise venue du mont sacré, le Korifi Fengari. Son nom résonnerait au travers des siècles et ses exploits resteraient inégalés tant que les étoiles brilleraient dans le firmament. « Philippe ! » Malgré l’effet de la drogue, elle restait consciente du passage du temps ; l’heure mystique était presque écoulée. Elle roula sur le côté. Les tentures s’écartèrent. Il se tenait là, nu à l’exception de la cape blanche et du casque cornu de Kadmilos. Il avança vers elle et elle lui ouvrit les bras. Pendant quelques secondes, il resta immobile à la contempler, puis il la pénétra sans la moindre douceur. Elle hurla en l’attirant de force sur elle ; le casque de métal lui glaça la joue. Du bout des doigts, elle caressa le casque, s’attardant sur les cornes noires. Il releva la tête et, l’espace d’une seconde, leurs regards se croisèrent. Puis la drogue emporta la jeune femme et elle sombra dans le néant, non sans une ultime pensée, pour le moins troublante. C’était impossible, et pourtant, à la lueur des lanternes, les yeux verts de Philippe lui avaient brièvement paru bleus. Le temple, été 357 av. J.-C. Dérae s’éveilla peu avant midi. Rejetant le drap, elle alla à la fenêtre, le cœur léger. Elle avait vu Parménion et réduit à néant les machinations d’Aïda. Aujourd’hui même, elle partirait pour la Macédoine, où elle attendrait le retour de celui qui avait été Savra. Car elle avait désormais la certitude qu’il l’aimait, lui aussi, et il leur restait de nombreuses années devant eux. Elle se sentait plus jeune qu’elle ne l’avait été depuis longtemps et laissa éclater sa joie ; elle avait repris goût à la vie. Contrairement à ses craintes, il ne lui avait été guère difficile de droguer le vin de Philippe. Toutes ces années de tourment avaient été si inutiles… Le soleil lui réchauffait le visage, mais elle se retourna brusquement en sentant un vent glacé lui parcourir l’échine. Une ombre enflait sur le mur, prenant rapidement l’aspect d’un démon ailé. Dérae se prépara au combat mais, quand la silhouette se stabilisa, elle vit qu’il s’agissait de la forme désincarnée d’Aïda. « Que viens-tu faire ici ? voulut savoir la Spartiate. — Je tenais juste à te remercier. Sans ton aide et celle de la pitoyable vieillarde qui t’a précédée, mes rêves n’auraient jamais pu se réaliser. » La femme en noir partit d’un rire terrifiant : « Toi qui es capable d’emprunter les voies du passé de l’avenir, fais-le sans attendre. Et pleure, ma colombe…» Sur ces mots, elle se volatilisa. Dérae s’assit sur son lit et ferma les yeux. S’envolant pour le palais de Samothrace, elle remonta le cours du temps. Elle se vit apporter le vin à Philippe et s’assurer qu’il buvait bien le gobelet qu’elle lui avait versé, puis elle assista à sa fuite et à sa lutte contre Aïda. Alors, prise d’une sourde angoisse, elle revint au palais. Parménion essayait vainement de réveiller son roi. Dérae poussa un cri de désespoir lorsque le strategos se déshabilla pour enfiler le casque et la cape de l’Esprit du Chaos. « Par les dieux, non…», Souffla-t-elle en le voyant s’unir à Olympias. Fuyant cette scène insoutenable, elle ouvrit les yeux au temple. « Sans ton aide… mes rêves n’auraient jamais pu se réaliser. » Quelle arrogance… quelle stupidité-Tamis avait vu la naissance du Dieu Noir, puis le visage de Parménion. Pensant que ce dernier serait l’épée dont elle pourrait se servir pour bannir les puissances des ténèbres, elle avait manipulé sa destinée, façonnant son avenir en le forçant à emprunter la voie de la violence et de la haine. Elle en avait fait le guerrier ultime, le tueur parfait-Le père rêvé pour le Dieu Noir. Une terrible rage enfla en Dérae. Toutes ses années de dévouement envers les malades, tous ses espoirs et ses rêves… tout cela, pour rien. Il n’y aurait pas pour elle de vie au côté de Parménion, pas de retour glorieux vers l’amour qui l’attendait en Macédoine. Elle leva les yeux vers les montagnes à la cime perdue dans les nuages, revoyant les visions de carnage qui la hantaient depuis des années : armées défilant sur des champs de bataille ensanglantés, veuves et orphelins, cités en ruine, empires déchus… Dans certains cas, le Dieu Noir était grec, dans d’autres, perse : un chef parthe, un jeune prince issu des tribus du Nord… une fois, il avait même eu la peau noire et était arrivé du sud de l’Egypte. Mais ces myriades de lendemains venaient d’être balayés d’un seul coup. Dérae se laissa emporter par l’océan du temps, qui la déposa devant un beau jeune homme aux cheveux blonds et à l’armure dorée. Dans tous les avenirs possibles, les armées de Macédoine déferlaient sur le monde, leurs longues lances maculées de sang. Elle observa l’homme à la cuirasse d’or au travers de centaines de futurs potentiels. Chaque fois, la conclusion restait la même : un Dieu Noir triomphant et immortel devenait le maître du monde avant que sa chair humaine ne finisse par se calciner pour révéler le véritable visage du mal incarné. Malgré le désespoir qui la submergeait, Dérae continua de chercher, et elle trouva enfin une infime lueur d’espoir, l’ultime escarbille d’un feu mourant au creux de l’hiver. L’enfant avait été conçu à la fin de l’heure maudite, ce qui lui conférerait au moins une étincelle d’humanité. Le Dieu Noir serait puissant en lui mais, en cet instant, Dérae prit la décision de consacrer sa vie à alimenter le fol espoir qu’elle venait d’entrevoir : permettre à la nature humaine du garçon de se développer malgré le démon qui l’habiterait. « Au bout du compte, c’est toi qui avais raison, Tamis, reconnut-elle avec tristesse. Il est impossible de les combattre à l’aide de leurs propres armes. Nous ne pouvons pas l’emporter de cette façon. » Comme la prêtresse défunte avant elle, elle pria le ciel de lui indiquer quoi faire. Et, comme Tamis, elle vit un homme au côté du Dieu Noir… un homme fort, un homme bon… Parménion, le Lion de Macédoine. Lac Prespa, hiver 356 av. J.-C. Phèdre ferma les yeux pour mieux localiser la source du danger. Tous les sons qui l’entouraient lui communiquaient une sensation de sécurité : le bruit lent et régulier des sabots des chevaux de l’escorte, le grincement des essieux et des roues en bois du chariot, les conversations et les rires des soldats disposés de part et d’autre de la voiture fermée de lourds rideaux… Pourtant, au plus profond d’elle-même, elle entendait les cris des mourants tandis que des scènes de violence et de carnage défilaient devant ses yeux. Mais elle était incapable de déterminer d’où ils venaient. Ouvrant les yeux, elle regarda Olympias, allongée de l’autre côté de la cabine, sur des coussins de soie remplis de duvet. La jeune reine dormait profondément. Phèdre mourait d’envie de la toucher et elle réprima vivement l’accès de colère qui l’envahit. Olympias était divine, mais sa beauté avait été souillée par son union avec le barbare de Pella, et par cet enfant qui lui déformait le ventre. La prophétesse détourna le regard. « Je ne t’aime plus », chuchota-t-elle, espérant vainement que le seul fait d’articuler ce mensonge le rendrait vrai. Nous sommes redevenues sœurs, et c’est tout, songea-t-elle. Leur amour était aussi mort que les fleurs de l’été. Phèdre soupira en se remémorant leur première rencontre, trois années plus tôt. Deux adolescentes de quatorze ans vivant au palais du roi : Phèdre, timide mais possédant le don de voyance – ou s’agissait-il d’une malédiction ? –, et Olympias, joyeuse et pleine de vie, au corps déjà formé et à la beauté irréelle. Phèdre s’était d’emblée sentie à l’aise avec la princesse, car elle n’avait jamais réussi à voir l’avenir d’Olympias ou à percer les secrets enfouis dans son esprit. Auprès de son amie, Phèdre avait l’impression d’être une jeune fille comme les autres ; personne n’aurait pu lui faire plus beau cadeau. Nul ne comprenait la solitude qui entourait les devins et devineresses. Le moindre contact se traduisait par une vision. Il suffisait qu’un roi séduisant lui baise la main pour qu’elle voie le sadique qu’il était vraiment, qu’une femme plus âgée lui sourie en lui tapotant le bras pour qu’elle ressente l’amertume que l’autre éprouvait à la savoir si jeune. Toutes les zones d’ombre de l’esprit humain lui étaient révélées. Phèdre fut prise d’un long frisson. Sauf avec Olympias. À son contact, nulle vision à craindre. Elles s’étaient aimées, d’abord comme deux sœurs, et puis… Le chariot roula sur une pierre et ses occupantes furent violemment secouées. Phèdre écarta un rideau pour regarder à l’extérieur. Le lac Prespa scintillait sur fond de monts du Pinde, chaîne séparant la Macédoine de l’Illyrie. Olympias bâilla en s’étirant. Elle se passa la main dans les cheveux, puis s’assit et sourit à Phèdre. « Où sommes-nous ? s’informa-t-elle. — Nous atteindrons bientôt la plaine, où nous serons rejointes par l’escorte du roi. — Il fait chaud et j’ai soif, se plaignit la reine. Et cet horrible chariot me rend malade. » Phèdre se leva, dénoua le pan de peau fermant le toit de la cabine et apostropha le conducteur. Ce dernier arrêta l’attelage et Olympias sortit pour prendre le soleil. Aussitôt, le capitaine des gardes épiriens mit pied à terre et sortit une outre pour lui verser de l’eau dans une coupe argentée. Olympias le remercia d’un sourire. « Merci, Herkon. C’est très aimable à toi. » Le jeune homme devint écarlate et Phèdre n’eut pas besoin de le toucher pour savoir ce qu’il pensait. Lorsqu’elle descendit rejoindre Olympias, la vision l’assaillit de nouveau, plus puissante encore que la première fois. Elle vit des cavaliers dévaler la pente, le chariot renversé, Herkon mort, la gorge tranchée… Elle hurla et perdit connaissance. Quand elle reprit ses esprits, un homme était penché sur elle, qui lui tamponnait le visage à l’aide d’un bout de tissu mouillé. « Ils arrivent, gémit-elle. — Qui donc ? De qui parlez-vous ? » L’air s’emplit soudain d’un vacarme assourdissant. L’espace d’un instant, Phèdre crut que la vision revenait encore, puis Herkon se leva brusquement en dégainant son sabre. Plusieurs centaines de cavaliers descendaient des montagnes, leur cape bigarrée flottant derrière eux. « Des Illyriens ! » s’exclama Herkon en courant vers sa monture. Les cinquante gardes épiriens eurent tout juste le temps de sortir leurs armes avant d’être submergés. Olympias traîna Phèdre sous le chariot au moment où un nuage de poussière étouffant s’élevait alentour. La reine se couvrit la bouche d’un mouchoir en soie et les deux femmes se serrèrent l’une contre l’autre, terrifiées par le bruit des armes et les cris des mourants. Un cheval se cabra non loin et son cavalier tomba au sol, heurtant de la tête la roue du chariot. C’était Herkon, la gorge tranchée. Olympias détourna le regard pour ne plus avoir à regarder ses yeux vides. La bataille parut durer plusieurs heures, puis la poussière retomba. Les deux femmes commencèrent à distinguer des silhouettes qui achevaient les Épiriens blessés à coups de dague. Olympias tira un stylet du fourreau noué à sa cuisse tandis que, cédant à la panique, Phèdre fermait les yeux de toutes ses forces. « Hé ! Regardez ce que nous avons là ! » s’exclama un guerrier en les apercevant. Il s’agenouilla, avança à quatre pattes en direction des femmes et tendit la main vers elles. Olympias lui plongea son stylet dans l’œil et il s’effondra sans un cri. La jeune femme tenta en vain de libérer sa lame, coincée dans l’orbite du mort. À ce moment, plusieurs Illyriens soulevèrent le chariot et le retournèrent. Olympias se leva et se campa fièrement devant eux, le menton en avant. « Vous mourrez pour cela, leur promit-elle. — Personne ne va mourir, lui répondit un guerrier blond à la barbe tressée et fourchue. Par contre, ton Philippe paiera un bon prix pour te récupérer. Et si tu te montres gentille avec moi, princesse, il se peut que ton bref séjour parmi nous ne soit pas déplaisant. » Olympias toisa ses agresseurs avec un mépris manifeste, puis son regard se porta derrière eux. Une ligne de cavaliers venait d’apparaître au sommet de la colline, et en son milieu se trouvait un officier montant un cheval gris. Son armure de bronze luisait au soleil et son casque s’ornait d’un long panache blanc. « On dirait que Philippe de Macédoine a déjà fixé le prix de ma libération et que c’est vous qui allez le payer, dit-elle d’une voix posée. — Acétas ! Regarde ! » s’écria l’un de ses agresseurs en indiquant les cavaliers stationnaires. Le chef des brigands poussa un juron et compta rapidement les Macédoniens ; ces derniers n’étaient pas plus de soixante-dix. « À cheval ! ordonna-t-il. Ils sont trop peu nombreux pour nous arrêter. Abattez-les ! » Les Illyriens se ruèrent à la rencontre des Macédoniens. « Regarde, Phèdre, souffla Olympias en s’agenouillant à côté de la prophétesse terrifiée. Regarde comment se bat mon époux. » Son amie ouvrit les yeux à temps pour voir le soleil se refléter sur la cuirasse de bronze. L’homme au cheval gris leva son épée bien haut. Aussitôt, les Macédoniens se lancèrent au galop pour intercepter la charge adverse. Ils se disposèrent en pointe derrière leur chef et leur formation transperça les rangs illyriens. Olympias vit Acétas lutter pour atteindre l’homme en bronze. Il y parvint enfin et, malgré la poussière, elle put distinguer le duel qui s’ensuivit. Elle ne se posait pas la moindre question quant à l’issue de ce combat et ne se faisait pas le moindre souci pour son sauveur. Elle attendait seulement l’inévitable et sauta de joie quand l’épée luisante trancha la tête du barbare dans un grand jaillissement de sang. « Voilà pour toi, fils de putain ! » hurla-t-elle. Démoralisés, les Illyriens s’enfuirent et les Macédoniens les poursuivirent après s’être reformés. Mais l’homme au cheval gris n’avait pas bougé. Il s’approcha des deux femmes, suivi de trois officiers. « Philippe ! s’exclama Olympias en courant à sa rencontre. — Non, madame, répondit-il en ôtant son casque. Ce n’est que moi, Parménion. » Ils campèrent dans un bosquet proche des berges de l’Haliacmon. Parménion alla voir les blessés, qui avaient été installés à l’écart afin que les cris qu’ils ne manqueraient pas de pousser pendant qu’on les opérerait ne risquent pas d’inquiéter les femmes. Dix-sept Macédoniens avaient péri au cours de l’affrontement, et sept autres souffraient de blessures diverses. Le strategos s’agenouilla au côté d’un jeune soldat qui avait perdu trois doigts à la main droite. Il avait le teint grisâtre et son visage ruisselait de sueur. « Je ne sers plus à rien, désormais, se lamenta-t-il d’une voix faible. Que vais-je devenir ? — Les dieux t’ont donné deux mains, Péris. Tu dois apprendre à te servir de la gauche. Mais ce n’est pas si terrible ; ne faisant pas partie de l’infanterie, tu n’as pas besoin de manier la lance ou de te servir d’un bouclier. Tu es un excellent cavalier. Tu ne vas tout de même pas laisser une si petite blessure avoir raison de toi. — Je ne suis bon à rien de la main gauche, général. — Nous ferons en sorte que cela change, toi et moi. » Parménion passa au suivant, mais ce dernier venait de mourir. Le Spartiate recouvrit son visage avant de poursuivre sa tournée. Quand il en eut fini, Bernios vint le trouver. « Nous sommes intervenus juste à temps, fit le chirurgien en essuyant son crâne chauve à l’aide d’une serviette maculée de sang. — Si nous étions arrivés une heure plus tôt, il n’y aurait pas eu de bataille, et cela aurait été encore mieux, mon ami, rétorqua Parménion. — En effet, général, concéda l’autre en haussant les épaules et en écartant les mains. Mais les choses auraient également pu prendre une tournure bien plus mauvaise. Si nous avions eu une heure de retard, l’épouse de Philippe se serait fait enlever. Je ne suis pas persuadé qu’il l’aurait pris avec le sourire. » Parménion donna une tape dans le dos au chirurgien et retourna au campement principal. Les quartiers des femmes avaient été dressés au milieu des arbres afin de leur conférer une certaine intimité, tandis que les cinquante et un soldats survivants étaient assis autour de quatre feux de camp. Parménion fit signe à Nicanor de le suivre. « T’es-tu occupé des éclaireurs ? Voulut-il savoir. — Oui, monsieur. Six hommes patrouillent les collines, et trois autres sont postés au nord, à l’est et à l’ouest des bois. — Parfait. Tu t’es bien battu, aujourd’hui ; le roi sera fier de toi. — Il y a bien longtemps qu’il a cessé de s’intéresser à moi, mais cela ne me dérange pas, Parménion. Ne te fais pas de souci à mon sujet. J’ai été son favori pour un temps, et maintenant il m’a remplacé. Je me fais vieux, je le sais : j’ai vingt-sept ans, désormais. » Il haussa les épaules. « Mais Olympias est très belle, ne trouves-tu pas ? — Oui, répondit Parménion, un peu trop vite, avant de détourner les yeux pour fuir le regard inquisiteur de Nicanor. Veille à ce que les femmes ne manquent de rien. » Une fois Parménion parti se coucher, Nicanor prit une outre de vin qu’il apporta à la reine. Olympias s’était installée sur des coussins pris dans le chariot, tandis que sa compagne attisait le feu. « Je vous apporte de quoi boire, mesdames, fit-il en s’inclinant bien bas. — À qui avons-nous affaire ? demanda Olympias en lui dédiant un sourire étincelant. — Nicanor. Je suis le premier capitaine de Parménion. — Joins-toi à nous, Nicanor. » Il servit le vin, qu’il coupa d’eau, puis plia sa cape avant de s’asseoir dessus. « Pourquoi Parménion n’est-il pas venu nous voir en personne ? voulut savoir Olympias. — Il… euh, il est fatigué, madame. Il a mal dormi la nuit dernière, tant il s’inquiétait que nous puissions arriver en retard au rendez-vous. Il redoutait une attaque des Illyriens, et il avait raison, comme d’habitude. C’est extrêmement désagréable, à la longue. — Et pourtant tu l’apprécies ? — Oh, oui, madame. C’est le meilleur général qui soit au monde. Grâce à lui, l’armée de Philippe terrorise désormais tous nos ennemis. — Mais il n’est pas macédonien. — Si, à moitié, corrigea Nicanor. Mais il a été élevé à Sparte. — Dans ce cas, peut-être pouvons-nous lui pardonner ses mauvaises manières. Les Spartiates ne sont pas renommés pour leur courtoisie. — Je ne crois pas qu’il ait voulu se montrer discourtois envers vous, loin de là. Il m’a ordonné de veiller à ce que vous ne manquiez de rien. Je pense qu’il avait l’impression que vous préféreriez vous reposer et oublier votre récente épreuve plutôt que de devoir subir sa compagnie. » Olympias sourit et toucha le bras de Nicanor. « Tu es un bon ami de ton général et tu sais plaider sa cause. Je lui ai déjà pardonné. Et maintenant, Nicanor, je souhaiterais dormir. » Le jeune homme se leva et salua les deux femmes avant de récupérer sa cape et de retourner au campement. « Tu devrais avoir honte de toi. Tu lui as tourné la tête, le pauvre », commenta Phèdre. Le sourire d’Olympias disparut instantanément. « Nous sommes en terre étrangère et je vais avoir besoin d’alliés, répondit-elle à mi-voix. Pourquoi Parménion est-il resté à l’écart ? — Peut-être était-il en effet fatigué, comme l’officier vient de nous le dire. — Non. Il a refusé de me regarder droit dans les yeux quand nous nous sommes trouvés en présence l’un de l’autre. Mais quelle importance ? Nous sommes en sécurité et l’avenir nous appartient. — Aimes-tu Philippe ? demanda brusquement Phèdre. — Si je l’aime ? C’est mon époux, le père de l’enfant que je porte. Qu’est-ce que l’amour a à voir là-dedans ? Et puis, je ne l’ai rencontré qu’une seule et unique fois : la nuit de notre mariage, à Samothrace, il y a sept mois de cela. — Qu’as-tu ressenti quand il t’a fait l’amour ? » La reine s’allongea pour mieux revivre l’instant. « La première fois a été prodigieuse et indéfinissable… mais le lendemain, toute la magie avait disparu. Il s’est agité sur moi en grognant et s’est endormi aussitôt après. » Elle bâilla. « Apporte-moi des couvertures et quelques coussins supplémentaires, Phèdre. J’ai sommeil. — Tu devrais dormir dans le chariot ; il y fait plus chaud. — Je veux voir les étoiles, répondit Olympias. Je veux contempler la Chasseresse. » Elle repensa à Samothrace et à la nuit des mystères. Par dizaines, les femmes avaient dansé dans la clairière, buvant, riant et mâchant les herbes sacrées qui communiquaient visions et rêves euphoriques. La procession était ensuite retournée au palais et Olympias avait été portée jusqu’au lit de Philippe. Elle l’avait attendu, la tête emplie de formes mouvantes et de couleurs incroyablement brillantes… les tentures écarlates, la soie jaune, les coupes en or… Et il était venu à elle, le visage couvert par le casque du chaos, comme le voulait le rituel. Elle avait ressenti la froideur du métal contre sa joue tandis que le corps de son époux la couvrait telle une cape qu’un feu aurait réchauffée. Engoncée dans ses couvertures, la nouvelle reine de Macédoine s’endormit sous le regard des étoiles. Incapable de trouver le sommeil, Parménion contemplait les mêmes astres en se remémorant lui aussi la même nuit. La honte qu’il ressentait était si vive qu’elle en devenait presque douloureuse. Il avait souvent commis des actes qui l’avaient empli de tristesse ou qui lui avaient laissé des cicatrices, tant à l’âme que sur le corps, mais l’infamie était une sensation nouvelle pour lui. La nuit fatidique avait été similaire à celle-ci : des étoiles comme autant de gemmes brillantes sur une plage de sable noir, un air frais et pur. Philippe s’était saoulé en attendant sa promise et avait fini par s’effondrer sur son divan au moment où l’on amenait son épouse dans la chambre. Par un interstice du rideau, Parménion avait vu Olympias, nue, resplendissante et languissante… languissante… Il essaya de se convaincre du bien-fondé de son acte. Après tout, il était vital que l’union fût consommée la nuit même. Philippe ne le lui avait-il pas dit en ces termes ? « Si je ne l’honore pas à l’heure dite, le mariage sera caduc. Tu te rends compte, Parménion ? » Mais ce n’est pas pour cette raison que le Spartiate avait enfilé le casque centenaire. Il lui avait suffi de poser les yeux sur cette inconnue pour la désirer avec une intensité qu’il n’avait plus connue depuis que la femme de sa vie lui avait été arrachée, un quart de siècle plus tôt. Il lui avait fait l’amour puis, quand elle s’était endormie, il était retourné auprès de Philippe, qu’il avait revêtu de la cape et du casque avant de le porter jusqu’à la couche d’Olympias. Tu as trahi le roi que tu avais juré de servir. Comment pourras-tu te racheter ? La nuit était fraîche et Parménion finit par se lever. S’enveloppant dans sa cape de laine noire, il sortit du campement. « Je suis réveillé, monsieur, lui dit la première sentinelle, qu’il ne reconnut pas dans le noir. — Je n’en doutais pas un seul instant, l’assura le général. Tu es un soldat de Macédoine. » Il erra un moment dans les bois et finit par rejoindre la berge de l’Haliacmon. L’eau du fleuve était aussi noire que celle du Styx, même si sa surface scintillait à la lueur des étoiles. Parménion s’assit sur un rocher et pensa à Dérae. Cinq jours d’amour, de passion débridée… après quoi on la lui avait ravie pour la livrer en pâture aux flots démontés, les mains ligotées dans le dos. Sacrifiée aux dieux pour protéger Sparte… Et Sparte avait eu grand besoin de cette protection ! Il revécut la bataille de Leuctres, où son sens de la stratégie avait précipité la chute de sa cité natale. « Tu es Parménion, la Mort des Nations », lui avait dit la vieille prophétesse. Comme elle avait eu raison ! L’année précédente, il avait conduit l’armée macédonienne contre Bardylis. Le vieux roi était mort sept mois après sa défaite, laissant derrière lui un pays dévasté. Levant les yeux au ciel, Parménion se représenta le visage de Dérae, ses cheveux d’or roux et ses yeux d’émeraude… « Que suis-je sans toi ? Souffla-t-il. — Vous parlez tout seul, général ? demanda un soldat qu’il n’avait pas vu. — Cela arrive quand on se fait vieux. » La lune émergea de derrière les nuages et il reconnut Cleiton, un natif de l’est du pays qui avait rejoint l’armée l’automne passé. « La nuit est calme, monsieur, lui dit le jeune homme. Vous étiez en train de prier ? — Si l’on veut. Je pensais à une jeune femme que j’ai connue. — Était-elle belle ? demanda le soldat en calant sa lance contre un rocher et en s’asseyant en face de son supérieur. — Très belle. Mais elle est morte. Tu es marié ? — Oui, monsieur. J’ai une femme et deux fils en Crousie. Ils emménageront à Pella dès que j’aurai assez d’argent pour leur louer une maison. — Cela demandera peut-être du temps. — Oh, je ne pense pas, monsieur. Il y aura bientôt une nouvelle guerre et notre solde va augmenter. Je devrais retrouver Lacia dans les six mois. — Si je comprends bien, tu attends cette guerre avec impatience ? — Bien sûr, monsieur. Notre heure est venue. Les Illyriens et les Pannoniens ont été anéantis, et ce sera bientôt le tour de la Thrace ou de Phéraï. Ou Olynthe, peut-être. Philippe est un roi guerrier. Il veillera à ce que son armée ne manque de rien. — Sans doute as-tu raison, acquiesça Parménion en se levant. Et j’espère que tu auras ta maison. — Merci, monsieur. Bonne nuit. — Bonne nuit, Cleiton. » Le général retourna se coucher, mais son sommeil fut troublé par de mauvais rêves. Dérae courait à flanc de colline, terrorisée. Il tenta de s’approcher d’elle pour la rassurer, mais elle s’enfuit en criant dès qu’elle le vit. Incapable de la rattraper, il s’arrêta finalement au bord d’un cours d’eau, où il regarda son reflet. La surface inégale lui renvoya l’image du masque du chaos. Arrachant le casque, il appela Dérae. « Arrête ! C’est moi, Parménion ! » Mais elle ne l’entendit pas et disparut à sa vue. Il se réveilla brusquement et s’assit. Son dos lui faisait mal et une douleur sourde martelait ses tempes. « Espèce d’idiot, tu as oublié de prendre ton sylphium », se fustigea-t-il. De l’eau chauffait sur un feu. Il plongea sa coupe dedans et manqua s’ébouillanter. Puis, ajoutant les herbes séchées au liquide, il les remua à l’aide de sa dague et attendit que l’infusion refroidisse pour pouvoir la boire. La douleur disparut peu après. « Tu as une tête affreuse, mon ami, lui dit Bernios. Ne t’arrive-t-il jamais de dormir ? — Si, quand il le faut vraiment. — Eh bien, c’est le cas en ce moment. Tu n’es plus tout jeune et ton corps a besoin de repos. — Je n’ai que quarante-trois ans, ce qui ne fait pas de moi un vieillard, répliqua sèchement Parménion. Et je suis encore capable de courir une vingtaine de milles si je le souhaite. — Je n’ai pas dit que tu étais décrépit ; j’ai juste fait remarquer que tu n’étais plus un jeune homme. Et tu t’emportes pour un rien, ce matin. Voilà un autre signe de vieillissement. — Mon dos me fait souffrir… et ne viens pas me dire que c’est à cause de mon âge. J’ai un bout de fer de lance coincé sous mon omoplate. Et toi ? Pourquoi ne dors-tu pas ? — Un autre homme est mort dans le courant de la nuit. Je suis resté à ses côtés. Personne ne devrait jamais mourir seul. Il avait reçu un coup dans le ventre, et il n’existe pas d’agonie plus douloureuse. Mais il ne s’est pas plaint, sauf dans les derniers instants. — De qui s’agissait-il ? — Je l’ignore, et ce n’est pas la peine de me resservir l’un de tes sermons. Je sais l’importance que tu attaches à ce genre de détails, mais je ne peux me souvenir de tous les visages. — Que lui as-tu donné ? — Du pavot, une dose mortelle. — C’est contraire à la loi. Je préférerais que tu ne m’avoues pas de tels actes. — Alors ne me demande rien ! riposta le chirurgien. Excuse-moi, Parménion. Je suis fatigué, moi aussi. Mais je commence à me faire du souci à ton sujet. Cela fait plusieurs jours que je te vois tendu. Quelque chose te trouble ? — Rien d’important. — Ne dis pas de bêtises, tu es trop intelligent pour te préoccuper de broutilles. Souhaites-tu en parler ? — Non. — Tu en as honte ? — Oui, admit le Spartiate. — Dans ce cas, garde-le pour toi. On prétend souvent que la confession facilite la guérison, mais n’en crois rien, Parménion. C’est la pire souffrance qui soit. Qui est au courant ? — Personne d’autre que moi. — Alors, cela ne s’est jamais produit. — Il serait plaisant que les choses soient aussi simples. — Pourquoi les compliquer ? Tu es trop dur avec toi, mon ami, et j’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer : tu n’es pas parfait. Et maintenant, va te reposer. » « Fais quelques pas en ma compagnie », demanda Olympias à Parménion. C’était la deuxième nuit et la petite troupe venait de dresser le camp au fond d’une déclivité de la plaine d’Émathie. Le Spartiate suivit la reine jusqu’à l’endroit où les deux femmes avaient été installées. Voyant qu’il était nerveux, Olympias lui prit le bras, appréciant le regain de tension que cette proximité provoquait chez Parménion. Il n’est donc pas insensible à ma beauté, songea-t-elle avec satisfaction. « Pourquoi m’évites-tu, général ? demanda-t-elle innocemment. — Ce n’est pas le cas, votre majesté. Mais je dois vous ramener saine et sauve à Pella. Cette priorité m’accapare constamment, et je crains que ma compagnie ne soit guère agréable. » Elle s’assit sur les coussins préparés à son intention et enroula un châle brodé d’or autour de ses épaules. « Parle-moi de Philippe, lui dit-elle. Il y a tant de choses que j’ignore à son sujet. Est-il gentil envers ses serviteurs ? Frappe-t-il ses épouses ? » Parménion s’installa près du feu. « Par où commencer, madame ? C’est un roi, et il se comporte comme tel. Non, il ne bat pas ses femmes, ni ses serviteurs, mais n’allez pas le croire faible pour autant. Il n’a qu’une seule autre épouse, Audata, la fille du roi Bardylis. Mais elle réside désormais en Pélagonie… par choix. — Je me suis laissé dire que Philippe lui avait fait un enfant, dit la jeune femme en frottant inconsciemment son ventre gonflé. — Oui, une très belle petite fille. — Étrange, compte tenu de la laideur de la mère, rétorqua machinalement Olympias. — Il existe plusieurs formes de beauté, madame, et toutes ne sont pas aussi éphémères que celle de la chair, la corrigea-t-il d’un ton distant. — Pardonne-moi, mais j’ai du mal à ne pas me montrer jalouse. J’aimerais que nous soyons amis. Le serons-nous ? demanda-t-elle en le regardant droit dans les yeux. — Tout au long de notre vie. » Une fois Parménion reparti, Phèdre s’approcha de la reine. « Tu ne devrais pas flirter avec ces Macédoniens, Olympias, lui conseilla-t-elle. — Je ne le faisais pas, même si Parménion serait séduisant sans ce nez d’aigle. Philippe est un roi guerrier et il aura de nombreuses épouses ; je dois m’assurer que mon fils restera toujours l’héritier du trône et il n’est jamais trop tôt pour se faire des alliés. Parménion a porté Thèbes vers la gloire en anéantissant la puissance de Sparte. L’an dernier, il a annihilé les Illyriens et, avant cela, il a combattu pour le grand roi. Personne ne l’a jamais vaincu. Ne penses-tu pas qu’il vaut mieux s’en faire un ami ? — Tu as beaucoup appris. — Et ce n’est pas tout : le roi a trois conseillers en qui il place sa confiance. Le premier est Parménion, qui décide en matière de stratégie. Puis vient Attalus, l’assassin, un homme froid et dangereux. Enfin, il y a Antipatros, le général en second, qui est un guerrier fiable et courageux. — Qu’en est-il des femmes ? — Philippe n’a qu’une piètre opinion d’elles, à l’exception de Simiche, la veuve de son frère, dont il a fait sa confidente. Elle aussi, je m’en ferai une alliée. — Tes plans semblent prendre forme. — Ils ont été élaborés à Samothrace par dame Aïda. Elle sait tout et connaît le passé comme l’avenir. Elle m’a choisie et je ne la décevrai pas. — L’aimes-tu ? — Serais-tu jalouse, sœur de mon cœur ? — Oui, de tous ceux et celles qui te touchent ou osent te regarder. — Tu devrais te trouver un homme. Je peux m’en charger à ta place, si tu le souhaites. — Difficile de concevoir plus terrible châtiment », dit Phèdre en se rapprochant de son amie. À cet instant, une musique suave et mélancolique s’éleva du campement des soldats. Une voix accompagna les notes claires de la flûte, entonnant non pas un hymne guerrier, mais une chanson d’amour d’une douceur surprenante. Olympias se leva et alla rejoindre les soldats, qui avaient constitué un cercle autour des deux artistes. Elle frémit en voyant ces guerriers revêtus de leur cuirasse et qui avaient posé leur arme à portée de main écouter une mélodie contant l’histoire de deux amants. Le chanteur n’était autre que Nicanor. Il se tut en apercevant les deux femmes et les soldats se levèrent comme un seul homme. « Non, Nicanor, lui dit-elle. Ne t’arrête pas, je te prie. C’est tellement beau. » Il lui sourit, s’inclina, et reprit son chant une fois que le flûtiste eut recommencé à jouer. Olympias s’intégra au cercle, Phèdre à son côté. La prophétesse frissonna et la reine écarta son châle pour lui permettre d’appuyer la tête contre son épaule. Nicanor chanta une heure durant. Nul sifflet, nulle exclamation ne vinrent saluer la fin des morceaux, mais Olympias eut l’impression d’être retombée en enfance. Elle se sentait en sécurité au milieu de ces guerriers expérimentés. Phèdre sommeillait sur son épaule. Soudain, Parménion s’agenouilla à côté d’elle. « Je vais la porter, fit-il à mi-voix pour ne pas réveiller la dormeuse. — Merci », répondit Olympias. Lorsqu’il souleva Phèdre dans ses bras, la jeune femme murmura quelques paroles incompréhensibles sans pour autant se réveiller. Les soldats éteignirent les feux et s’emmitouflèrent dans leurs couvertures tandis que Parménion ramenait la prophétesse au chariot. Nicanor lui ouvrit la porte du véhicule et il allongea la jeune femme sur les coussins avant de la recouvrir de deux capes de laine. « Tu chantes merveilleusement bien, Nicanor, déclara Olympias. Le souvenir de cette soirée restera gravé dans mon cœur. » Il devint écarlate. « Les hommes aiment entendre chanter, expliqua-t-il. Cela leur rappelle leur foyer et leur famille. Je ne puis vous dire combien le fait que vous ayez apprécié compte pour moi. » Nicanor la salua bien bas et se retira. Parménion s’apprêtait à le suivre quand la reine le retint. « Me tiendras-tu compagnie un moment, général ? — Avec plaisir. » Le feu s’était presque éteint et il le fit repartir en ajoutant du petit bois. Le premier froid de l’hiver descendait des montagnes, dont la cime se couvrait déjà de neige. « De quoi avez-vous peur ? demanda-t-il enfin. — Pourquoi devrais-je avoir peur ? répondit-elle en s’installant à côté de lui. — Vous êtes jeune, madame ; moi, non. Vous savez cacher vos émotions, mais cela ne m’empêche pas de percevoir votre inquiétude. — Je crains pour mon fils, reconnut-elle d’une voix presque inaudible. Ce sera un grand roi… s’il vit. Il doit vivre ! — Je suis un soldat, Olympias. Je ne peux vous promettre que rien ne lui arrivera. Mais, pour ce que cela vaut, je le protégerai de mon mieux. — Pourquoi ? » La question était naturelle, et pourtant Parménion sentit qu’elle lui traversait l’esprit comme un trait de feu. Incapable de répondre immédiatement, il s’accorda le temps de la réflexion en attisant les flammes à l’aide d’une branche. « Je sers Philippe et c’est son fils, dit-il enfin. — Dans ce cas, je suis rassurée. On dit en Épire que la Macédoine s’attaquera bientôt aux cités de la Chalcidique et que Philippe cherche à devenir le maître de toute la Grèce. — Je n’ai pas d’avis à émettre concernant les plans du roi, madame, et il ne me met pas toujours dans la confidence. Autant que je sache, Philippe veut s’assurer que la Macédoine ne risque plus rien. Pendant longtemps, son pays a été dirigé par d’autres et sa destinée était décidée par les politiciens d’Athènes, de Sparte ou de Thèbes. — Et pourtant, il s’est emparé d’Amphipolis, une cité indépendante. — Personne n’est jamais vraiment indépendant. Amphipolis était une enclave athénienne, une tête de pont en Macédoine, révéla-t-il, embarrassé par les questions directes qu’elle lui posait. — Mais qu’en est-il d’Olynthe et de la Ligue de Chalcidique ? Ne constituent-elles pas une menace ? Olynthe aussi a noué des liens étroits avec Athènes, de même que Pydna et Méthone. — Je vois que vous êtes intelligente et plus avisée que votre âge ne pourrait le laisser croire. Mais vous ne l’êtes pas encore suffisamment pour savoir les sujets dont on peut ou non discuter. Ne me faites pas trop confiance, Olympias. Je suis l’homme du roi. — C’est justement pour cette raison que je te fais confiance, car moi, je suis sa femme. La vie de mon fils dépend de la survie de Philippe. Lorsque le roi meurt, la coutume macédonienne ne veut-elle pas que son successeur élimine tous ses héritiers ? — C’était en effet le cas autrefois, madame, mais vous devez savoir que Philippe a laissé la vie sauve au fils de son frère. Ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut vous confier à personne. Ni à moi, ni à Nicanor, ni à qui que ce soit d’autre. Si vous avez des questions, posez-les directement à Philippe. — Très bien, Parménion. La leçon a porté ses fruits. Me pardonneras-tu ? » Le sourire de la jeune femme était un véritable enchantement, mais le Spartiate se força à y résister. « Par contre, voilà une arme que vous savez déjà utiliser à bon escient, plaisanta-t-il. — Ah, quelle perspicacité. N’ai-je donc aucun secret pour toi, Parménion ? — Vous pouvez en avoir autant que vous le souhaitez, madame. Vous êtes intelligente et très belle ; je pense que vous captiverez longtemps le roi. Mais ne vous y trompez pas : lui aussi est doté de grandes facultés de discernement. — S’agit-il d’un avertissement, général ? — Seulement d’un conseil d’ami, madame. — As-tu beaucoup d’amis ? — Deux. Le premier se nomme Mothac, l’autre Bernios. Je n’ai pas pour habitude d’offrir mon amitié à la légère », répondit-il en la regardant droit dans les yeux. Elle lui frôla le bras du bout des doigts. « J’apprécie à sa juste valeur l’immense honneur que tu me fais. Mais Philippe n’est-il pas ton ami, lui aussi ? — Un roi n’a pas d’amis, madame ; il n’a que de loyaux serviteurs et des ennemis jurés… et encore ces deux catégories peuvent-elles se révéler interchangeables. Reconnaître ce fait rapidement est la marque d’un grand souverain. — Tu es un bon professeur. Mais j’ai encore une question pour toi, si cela ne te dérange pas. — Du moment qu’elle n’a pas trait à la stratégie », répondit-il en souriant. Elle resta un long moment silencieuse. La bonne humeur de Parménion transformait ses traits et lui donnait presque l’apparence d’un jeune garçon. « Non, fit-elle enfin. Du moins, pas directement. Je m’interroge à ton sujet, Parménion. Quelle ambition un homme de ta réputation peut-il nourrir ? — C’est une excellente question », répondit-il en se levant. S’inclinant devant elle, il retourna au campement principal et vérifia que toutes les sentinelles se trouvaient bien à leur poste avant de s’accorder quelques heures de repos. Seule dans le chariot, Phèdre avait les yeux grands ouverts et son cœur cognait dans sa poitrine. Quand Parménion l’avait soulevée, elle avait été tirée du sommeil par sa force mentale. L’esprit du général était trop fort pour qu’elle puisse le lire, mais elle s’était retrouvée emportée par une succession d’images d’une intensité presque terrifiante. Une vision écrasait toutes les autres, et c’était elle qui faisait trembler la jeune femme et lui asséchait la gorge. Depuis toujours, Phèdre savait comment se débarrasser de sa malédiction. Sa mère l’avait prévenue. « Lorsque tu t’offriras à un homme, tes pouvoirs se flétriront et mourront comme une rosé en hiver. » Une telle idée était si répugnante que Phèdre préférait conserver son don que de le perdre de cette manière. Mais aujourd’hui… même si cela ne lui plaisait pas davantage, la récompense dépasserait ses rêves les plus fous. Elle se remémora la vision et regarda de nouveau un avenir glorieux se dérouler devant elle. Comment pouvait-elle refuser de prendre le risque ? Elle se leva, enroula un châle autour de ses épaules et contempla les étoiles par la fenêtre du chariot. Parménion et Olympias discutaient à côté du feu. La voix de l’homme était douce, mais ses paroles trahissaient une confiance inébranlable, née d’une grande force intérieure. Je pourrais apprendre à l’aimer si je le voulais vraiment, se dit-elle sans y croire. Mais cela n’a pas d’importance, de toute façon. Je n’ai nul besoin d’éprouver des sentiments pour lui. Elle attendit que Parménion reparte et fit semblant de dormir quand Olympias monta dans l’habitacle. Les heures s’écoulèrent lentement. S’armant de courage, Phèdre sortit de la voiture et se rendit silencieusement au campement, où elle chercha Parménion. Il sommeillait à l’écart des soldats, dans un creux abrité des regards. En le voyant, la détermination de Phèdre faillit s’envoler mais, faisant appel à toute sa volonté, elle ôta sa robe et s’allongea à côté de lui en se glissant sous la couverture qui le recouvrait. Elle resta longtemps immobile, incapable de le réveiller. Mais la vision s’imposa de nouveau à elle, plus nettement encore que la première fois. Elle lui caressa doucement la poitrine. Même maintenant, elle n’arrivait pas à lire en lui ; elle percevait juste un déferlement de scènes aléatoires menaçant de la submerger. Sa main glissa plus bas. Parménion poussa un gémissement, mais n’ouvrit pas les yeux pour autant. Les doigts de Phèdre effleurèrent son pénis et, prise de panique, elle recula. Puis, inspirant profondément, elle revint résolument à la charge et commença à le caresser. Bien vite, elle sentit son membre se gorger de sang. À cet instant, il se réveilla et se tourna vers elle. Sa main se posa fugitivement sur l’épaule de la jeune femme et descendit englober son sein. Je te tiens ! songea-t-elle. Tu m’appartiens ! Et notre fils sera le dieu-roi. Il deviendra le maître du monde ! Et elle revit une fois encore le chef de guerre menant ses troupes à la conquête du monde. Le premier-né de Parménion. Mon fils ! Le temple, hiver 356 av. J.-C. Allongée sur son lit, Dérae brisa les chaînes qui liaient son esprit à sa chair pour s’envoler dans l’azur du firmament. Au loin, les nuages se regroupaient ; ils annonçaient un orage mais là où elle se trouvait il faisait encore beau. Les mouettes du bord de mer volaient tout autour de la forme invisible de la prêtresse, à qui leur liberté mit du baume au cœur. Elle traversa rapidement la mer et la presqu’île fourchue constituant la Chalcidique pour aller rejoindre à Pella l’homme que les Parques lui avaient volé. Elle le trouva dans la salle du trône de Philippe… et regretta aussitôt de n’avoir pas choisi un autre jour pour accomplir ce voyage. Car il se tenait au côté d’Olympias. Le chagrin qui s’abattit sur Dérae lui fit l’effet d’un coup de poing au plexus. Olympias, la mère du Dieu Noir ! La mère du fils de Parménion… Un subit accès de haine menaça de submerger la prêtresse et sa vision se voila. Aidez-moi, seigneur de l’harmonie, implora-t-elle. Elle vit Olympias avancer vers les bras ouverts de Philippe, perçut la jalousie qui s’imprima momentanément sur les traits de Parménion. « Quel mal t’avons-nous fait, mon amour ? » murmura-t-elle. Les années qu’elle avait passées au côté de Tamis lui revinrent en mémoire. Ensemble, elles avaient combattu la venue du Dieu Noir. Selon la vieille prophétesse, Parménion était l’épée de la Source, le seul homme pouvant empêcher Kadmilos de s’incarner. Comme elles avaient pu se montrer vaniteuses… et stupides. Agissant en secret, Tamis avait manipulé la destinée de Parménion pour faire de lui un combattant tel que le monde civilisé n’en avait jamais connu : un guerrier, un tueur, et surtout un stratège inégalé. Tout cela pour qu’il réduise à néant les plans du Dieu Noir. Et c’était l’inverse qui s’était produit-La colère de Dérae enfla encore. L’espace d’un instant, elle fut prise d’une envie folle d’user de ses pouvoirs pour tuer l’enfant dans le ventre de sa mère. Effrayée par sa réaction, elle s’enfuit en direction du temple. Là, sa fureur se transforma en tristesse quand elle vit son corps aux traits ridés et aux cheveux parsemés de fils d’argent. Autrefois, elle avait été aussi belle qu’Olympias et Parménion l’avait aimée. Mais ce temps était bel et bien révolu. Oui, songea-t-elle. S’il pouvait te voir aujourd’hui, il se détournerait de toi pour aller connaître le bonheur dans les bras de femmes plus jeunes, comme Olympias. Réintégrant son enveloppe charnelle, elle dormit pendant deux bonnes heures, et c’est finalement Leucion qui la réveilla. « Je t’ai préparé un bain, lui dit-il. Et j’ai acheté trois nouvelles robes pour toi au marché. — Je n’ai pas besoin de robes, et je n’ai pas d’argent. — Tes vêtements sont tous usés jusqu’à la corde, Dérae. Tu commences à avoir l’air d’une mendiante. Quant à moi, j’ai de quoi payer. » Elle fut tentée de lui reprocher sa dépense inutile, puis décida de n’en rien faire. Leucion était venu la servir de son plein gré. Il ne demandait rien en retour. « Pourquoi restes-tu ? lui demanda-t-elle alors que sa vision spirituelle lui permettait de voir les traits sévères de l’homme. — Parce que je t’aime. Tu le sais, je te l’ai assez répété. — C’est ma vanité qui me pousse à toujours te poser la même question. Mais je me sens coupable, car nous n’aurons jamais plus qu’aujourd’hui. Nous sommes frère et sœur, et nous le resterons. — C’est déjà plus que je ne mérite. » Elle lui caressa la joue de l’index. « Non, tu mérites bien plus, l’assura-t-elle. Cesse de penser à notre première rencontre. Ce n’était pas toi, Leucion. Il existe en ce monde des forces qui nous manipulent puis nous rejettent quand elles n’ont plus besoin de nous. Tu étais possédé. — Je sais, répondit le soldat aux cheveux gris. J’ai étudié les mystères, moi aussi. Mais le ténébreux ne peut que se nourrir de ce qui existe déjà. J’ai failli te violer, Dérae, et je t’aurais tuée. Je ne savais pas que mon âme recelait tant de noirceur. — Tais-toi ! Chacun de nous a en soi sa part d’ombre et sa part de lumière. Pour toi, c’est cette dernière qui a fini par l’emporter. Sois-en fier. Tu m’as sauvé la vie et tu es le seul ami qu’il me reste. » Leucion soupira et se força à sourire. « Je saurai m’en satisfaire », fit-il. Sur ce mensonge, il alluma un feu et Dérae s’assit à côté, perdue dans ses pensées. Son regard spirituel suivait machinalement la danse des flammes. « J’ai besoin d’aide, murmura-t-elle. Où es-tu, Tamis ? » L’intensité du brasier augmenta subitement et les langues de feu se déformèrent pour constituer un visage de femme. Dérae leva instinctivement les mains et une douce lumière l’entoura d’une aura protectrice. « Tu n’as nul besoin de te défendre contre moi, lui apprit le visage désincarné. Et il ne t’est plus possible d’appeler Tamis. Je suis Cassandre. » Les traits gagnèrent en netteté. Sans relâcher totalement sa garde, Dérae mit un terme à son sortilège. « Tu es la prêtresse de Troie ? s’enquit-elle. — Je l’étais, il y a bien longtemps, confirma Cassandre. J’ai prévenu Tamis que la voie qu’elle avait choisie était pure folie, mais elle a refusé de m’écouter. Quand Parménion et Olympias ont conçu le Dieu Noir, elle a succombé au désespoir. Son âme est désormais perdue, fragmentée comme un clair de lune à la surface de l’eau. — Ne peux-tu point l’aider ? — Non. Même si tous les autres l’ont pardonnée, elle se refuse l’absolution. Peut-être finira-t-elle un jour par retrouver la lumière, mais j’en doute. Et toi, jeune Spartiate ? En quoi puis-je t’aider ? — Dis-moi comment combattre le mal qui se profile à l’horizon. — De mon vivant, j’avais pour don – encore que ce terme ne me paraisse guère approprié – de toujours dire la vérité, mais de ne jamais être crue. Tamis s’est laissé corrompre par son orgueil. Elle a fini par se convaincre qu’elle seule pouvait vaincre Kadmilos. Mais la vanité n’est pas un cadeau de la Source. En t’enseignant les mystères, Tamis t’a transmis son plus gros défaut. Je te conseille de ne rien faire. Continue de guérir, d’aider ceux qui souffrent et de les aimer. — Je ne peux pas, avoua Dérae. Je suis tout aussi fautive que Tamis. Il faut au moins que j’essaye de réparer mon crime. — Je sais, répondit tristement Cassandre. Dans ce cas, sers-toi de ta tête. Tu as vu Aïda et tu connais la malice qui l’habite. Crois-tu qu’elle ne te surveille pas, elle aussi ? Et si elle est prête à tuer un enfant, ne penses-tu pas qu’elle éprouvera encore moins de remords à t’éliminer, toi ? — Nous nous sommes déjà affrontées par deux fois. Elle n’est pas assez forte pour me vaincre. — L’orgueil, encore et toujours, rétorqua le visage de flammes. Mais Aïda dispose de nombreux serviteurs et peut faire appel à des esprits, ou des démons, si tu préfères. Eux sont suffisamment puissants pour venir à bout de toi, tu peux me croire, Dérae. » Les craintes de la prêtresse renaquirent de leurs cendres et un frisson lui parcourut l’échine. « Que puis-je faire ? Chuchota-t-elle. — Ce qui est à la portée de tous : combattre et prier. Mais si tu choisis l’affrontement, Aïda l’emporta forcément. Car, pour vaincre, tu devras tuer, et tu seras alors corrompue par les ténèbres. — Mais alors, je dois la laisser m’éliminer ? — Ce n’est pas ce que j’ai dit. La guerre qui oppose l’ombre à la lumière est extrêmement complexe. Fais confiance à ton instinct, Dérae. Mais je t’ai conseillé de te servir de ta tête. Pense à ce qu’Aïda doit faire pour que son rêve se réalise. Il est encore un adversaire dont elle doit se débarrasser. — Parménion ? — Cette fois, c’est la voix de l’amour que j’entends, répondit Cassandre. Non, pas Parménion. Qui est l’ennemi suprême, Dérae ? — Je ne sais pas. Combien d’hommes et de femmes y a-t-il au monde ? Il m’est impossible de les voir tous et de connaître leur avenir. — Pense à une forteresse imprenable. Ses murailles sont trop hautes pour qu’il soit possible de les escalader. Où as-tu intérêt à te trouver pour t’en emparer ? — À l’intérieur. — Bien. Et maintenant, réfléchis… — L’enfant ! s’exclama Dérae. — L’enfant tant attendu, oui, confirma le visage désincarné. Deux âmes pour un seul corps, l’ombre et la lumière. Tant que l’esprit du garçon vivra, Kadmilos ne pourra jamais totalement s’imposer. Il existe un oiseau qui ne bâtit jamais le moindre nid. Il pond ses œufs dans celui des autres. Quand son rejeton vient à la vie, il est plus gros que les autres et il les pousse du nid l’un après l’autre pour qu’ils aillent s’écraser au sol. Il continue de la sorte jusqu’à ce qu’il ne reste plus que lui. — Et Kadmilos va chasser l’âme de l’enfant ? Mais où ira-t-elle ? Comment puis-je la protéger ? — Tu ne le peux, ma chère, car tu n’es pas liée à elle. Quand l’heure de la naissance approchera, l’âme de l’enfant sera rejetée dans le sous-monde, Hadès. Là, elle brûlera d’un feu ardent, mais pour un temps seulement. — Et après ? — Son éclat attirera les créatures maléfiques, qui la détruiront. — Il doit bien y avoir le moyen d’empêcher cela ! s’indigna Dérae en se levant. Je ne puis croire que tout va se finir ainsi. » Luttant pour conserver son calme, elle se rendit jusqu’à la fenêtre pour sentir la caresse de la brise sur son visage. Enfin, elle se retourna. « Tu dis que je ne suis pas liée à l’enfant. Qui l’est ? — Qui d’autre que son père, ma chère ? — Et comment Parménion peut-il se rendre dans le sous-monde ? — En mourant, Dérae. » Le temple, printemps 356 av. J.-C. Plusieurs semaines durant, les paroles de Cassandre revinrent hanter Dérae mais, malgré tous ses efforts, cette dernière fut incapable de rappeler la femme de feu. « Peut-être s’agissait-il d’un démon, suggéra Leucion après qu’elle se fut enfin confiée à lui. — Si seulement c’était le cas. Alors, je pourrais ne tenir aucun compte de ses dires. Non, Leucion, si c’était un démon, j’aurais senti sa malice. Que dois-je faire ? » L’ancien soldat haussa les épaules. « Tous les troubles de ce monde ne reposent pas sur tes épaules, Dérae. Laisse cette lutte à d’autres. Je ne sais rien des desseins des dieux. Ils ne s’intéressent guère à moi, fort heureusement, et je les évite comme la peste. Mais j’imagine que c’est à eux de s’inquiéter de la venue de cet… Esprit du Chaos. — Tu ne connais pas toute l’histoire, et je ne peux te la raconter. Mais Tamis et moi sommes en grande partie responsables de la situation actuelle. Cassandre m’a donné le même conseil que toi, mais ne comprends-tu pas que je ne puisse le suivre ? Je ne vis que pour soigner mon prochain. Je sers le pouvoir de l’harmonie. Comment pourrais-je supporter l’idée que c’est à cause de moi que le monde souffre ? » Leucion secoua la tête. « Certaines erreurs sont irréparables, dit-il. Mais cela n’est pas une raison pour t’en vouloir. Tu n’as pas agi en cherchant sciemment à aider la cause des ténèbres. — C’est vrai, mais j’ai été élevée à Sparte, Leucion. Et un Spartiate ne quitte le champ de bataille qu’en vainqueur… ou porté sur son bouclier. Il faut donner au bébé une chance de vivre. Cassandre dit que, si l’âme est toujours là au moment de la naissance, Kadmilos n’aura d’autre choix que de partager le corps avec elle. Cela nous permettrait d’aider le garçon et de repousser l’Esprit du Chaos. — Mais, pour ce faire, l’homme que tu aimes doit mourir, lui fit remarquer Leucion. » Elle ferma les yeux et refusa de répondre. « Je ne t’envie pas, mais il me semble que cette situation est pour le moins contradictoire. Cassandre t’a dit de ne tuer personne, sous peine de servir les ténèbres. Et pourtant, si tu veux l’emporter – de manière temporaire, note bien – tu dois causer la mort de Parménion. Où est la logique là-dedans ? » Dérae détourna le regard pour contempler les collines et la mer lointaine. Leucion la laissa et sortit dans les jardins. Les rosés poussaient désormais en tous sens ; elles s’entrecroisaient en une profusion de couleurs, effaçant peu à peu les sentiers. Il monta sur les remparts, s’assit sur le parapet et laissa son regard se perdre dans le vide. Soudain, il cligna des paupières, surpris. Un homme venait d’apparaître dans le pré ; il avançait en direction du temple. Regardant derrière lui, Leucion chercha, en vain, les reliefs du terrain derrière lesquels l’autre aurait pu se cacher. Comment expliquer qu’il ne l’ait pas aperçu plus tôt ? L’étranger portait une tunique jaune vif et avait des cheveux courts et gris tandis que sa barbe était bouclée à la mode perse. Il n’avait pu se matérialiser ainsi… sauf si… Leucion eut soudain la gorge sèche. Sauf s’il s’agissait d’un dieu… ou d’un démon. Se maudissant d’avoir laissé sa dague dans sa chambre, Leucion courut jusqu’à l’entrée, grande ouverte. Sortant de l’enceinte, il se porta au-devant du nouveau venu. « Puisse l’Olympe bénir ta demeure, fit ce dernier d’un ton jovial. — Vous ne pouvez entrer, répondit Leucion. Passez votre chemin. » La sueur lui piquait les yeux et il cligna des paupières pour la chasser. L’inconnu ne paraissait pas armé, mais cela n’avait rien de rassurant ; un démon n’avait pas besoin d’une épée pour se débarrasser d’un humain. « Je suis venir voir la guérisseuse, poursuivit l’homme. Est-elle là ? — Il n’y a personne d’autre que moi. Et maintenant, allez-vous-en… ou faites appel à votre sorcellerie et soyez damné. — Ah, je vois que tu as assisté à mon arrivée, dit l’autre, tout sourire. Mais je ne représente pas une menace pour toi, ni pour la dame qui réside ici. Tu peux même me considérer comme un ami, ou un allié. » L’expression de Leucion se fit plus menaçante. « Vous êtes dur d’oreille, l’ami. Si vous ne faites pas demi-tour, je serai forcé de vous affronter. — Comment puis-je te convaincre ? demanda l’étranger en reculant d’un pas. Ah, j’ai trouvé ! » Portant la main à sa poitrine, il ferma les yeux. Leucion sentit un poids apparaître dans sa main droite. Baissant les yeux, il constata qu’il tenait désormais une épée courte à la lame luisante. « Voilà, te sens-tu plus à l’aise, maintenant ? — Qui êtes-vous ? — Je me nomme Aristote. Et réfléchis à ceci, mon ami : si j’avais voulu te nuire, il m’aurait suffi de placer l’épée dans ton cœur plutôt que dans ta main. Et puis, la dernière fois que quelqu’un a cherché à faire du mal à la guérisseuse, elle n’a pas eu besoin de se défendre, hein, Leucion ? Tu te souviens, quand tes amis et toi avez cherché à la violer. Et à la tuer…» Leucion lâcha l’arme et recula en titubant. « Je… j’ai fait tout ce que je pouvais pour réparer mon crime, se justifia-t-il. — Et tu as réussi, le félicita l’autre en franchissant la porte. Maintenant, conduis-moi jusqu’à elle, veux-tu ? Ah, je vois que ce n’est pas nécessaire. » Dérae se tenait au milieu du sentier. Elle était vêtue d’une robe neuve, d’un vert moiré, et ses cheveux scintillaient de reflets or et argent. Leucion la trouva plus belle que jamais. « Que venez-vous faire ici ? demanda-t-elle à l’étranger. — Je viens m’entretenir avec vous des troubles qui se préparent, ma chère. — Vous ne suivez pas les préceptes de la Source, l’accusa-t-elle. — Ni ceux du chaos. Je n’obéis qu’à moi-même. — C’est impossible, trancha-t-elle. — Tout est possible, mais disons que je réside à la frontière de ces deux concepts et que je ne sers ni l’un ni l’autre. Mais nous avons un but commun, Dérae : je n’ai aucune envie de voir Kadmilos revêtu : un manteau de chair. — Mais pourquoi venir me voir, moi ? » Aristote gloussa. « Cessons ces jeux, guérisseuse. Une vieille amie m’a demandé de venir te trouver et de vous aider du mieux que je le pourrais. Elle s’appelle – s’appelait ? – Cassandre. Et maintenant, pouvons-nous entrer ? Il fait chaud, j’ai soif, et mon voyage a été long. » Dérae garda un instant le silence. Elle ferma les yeux et son esprit s’envola pour fusionner avec celui du nouveau venu. Mais, malgré sa rapidité, l’homme fut plus vif encore ; il lui interdit la majeure partie de ses souvenirs, lui permettant juste de voir quelques instants essentiels de son existence. Dérae se retira et se tourna vers Leucion. « Aristote sera notre invité pendant quelque temps, mon ami, lui dit-elle. Je te saurais gré de le traiter avec courtoisie. » Leucion s’inclina. « Comme vous voulez, madame, répondit-il en reprenant le vouvoiement formel, comme chaque fois qu’ils étaient en présence d’étrangers. Je vais lui préparer une chambre. » Après son départ, Dérae s’approcha de l’épée créée par Aristote. « Un petit échantillon de mon pouvoir, lui expliqua-t-il. — Pas petit, le reprit-elle. Et voyons ce que cache cette illusion. » Elle s’agenouilla et passa la main au-dessus de la lame, qui se mit à luire et se transforma en un long cobra noir. « S’il avait essayé de vous frapper, le serpent l’aurait mordu et il serait mort, dit-elle. — Mais il ne l’a pas fait, lui fit remarquer un Aristote mal à l’aise. — Comprenez bien ceci : si Leucion avait péri, j’aurais expédié votre âme hurlante au fin fond des cavernes d’Hadès. — C’est noté, l’assura-t-il. — Alors, veillez à ne pas l’oublier. » Pella, Macédoine « Je lui bâtirai un empire, murmura Philippe en caressant doucement le ventre distendu d’Olympias. Il aura tout ce dont il pourra avoir besoin. — Tu as été magnifique, la première nuit. — Et dire que j’ai tout oublié ! Mais je me rappelle le lendemain matin, heureusement. Cela fait deux ans que tu me chauffes les sens, depuis que j’ai commencé à rêver de toi. Les dieux seuls savent combien tu m’as manqué au cours des sept derniers mois. Pourquoi es-tu restée si longtemps en Épire ? — La grossesse s’est accompagnée de complications. Si j’avais voyagé plus tôt, j’aurais pu perdre notre fils. — Dans ce cas, tu as fait preuve de sagesse. Tout ce que j’ai construit, je l’ai fait pour toi… et pour lui. — Il sera ton héritier ? Chuchota-t-elle. — Le seul, je te le promets. — Et qu’en sera-t-il des fils que te donneront tes autres femmes ? — Ils ne le remplaceront jamais. — S’il en est ainsi, je suis heureuse, Philippe. Vraiment. Comptes-tu attaquer les Olynthiens ? » Le roi s’assit en laissant fuser un petit rire de gorge. « Parménion m’a prévenu que tu t’intéressais à la stratégie, mais je ne l’ai pas cru. Pourquoi te préoccupes-tu de tels sujets ? » Le regard d’Olympias se fit dur. « Mon père descendait d’une longue lignée de rois. Penses-tu que je doive apprendre à coudre et à cultiver les fleurs ? Non, Philippe, ce n’est pas une vie pour moi. Et maintenant, parle-moi d’Olynthe. — Non, refusa-t-il en se levant. — Pourquoi ? Me crois-tu stupide ? Je veux t’aider, jouer un rôle actif auprès de toi… — C’est déjà le cas, rétorqua-t-il en se retournant brusquement vers elle. Tu es la mère de mon fils. N’es-tu pas capable de t’en satisfaire ? J’ai de nombreux conseillers, mais rares sont ceux qui connaissent le fond de ma pensée. Tu peux bien le comprendre, non ? Ceux qui ignorent tout de mes plans n’ont aucune chance de me trahir. — Crois-tu que je te trahirais, moi ? — Je n’ai encore jamais rencontré une femme capable de tenir sa langue ! hurla-t-il. Et tu ne fais manifestement pas exception à la règle. » Jetant une cape sur ses épaules, il sortit d’un pas décidé. Minuit approchait et le couloir était désert ; seules deux des sept lanternes brillaient toujours, et encore leurs flammes commençaient-elles à chanceler. Philippe ouvrit violemment la porte du fond et les deux gardes qui se trouvaient derrière se mirent aussitôt au garde-à-vous. Il se rendit dans les jardins sans un regard pour eux. Les sentinelles lui emboîtèrent le pas. « Laissez-moi seul ! Vociféra-t-il. — C’est impossible, sire. Le seigneur Attalus… — Qui est le roi, ici ? Lui ou moi ? » Les deux hommes s’agitèrent nerveusement et la colère de Philippe s’évapora. Il était conscient de leur dilemme. Si jamais il se faisait tuer alors qu’il était censé se trouver sous leur protection, tous deux seraient exécutés. Il venait de les mettre dans une position intenable. « Désolé, mes garçons, s’excusa-t-il. Je suis juste de mauvaise humeur. Ah, les femmes ! Elles font ressortir ce qu’il y a de meilleur, et de pire, en nous ! » Les gardes sourirent. « Très bien. Suivez-moi jusqu’aux quartiers de Parménion. » Le monarque à demi-nu sous sa cape et les deux soldats vêtus de noir se rendirent à l’aile ouest du château. Des lanternes brûlaient encore à l’intérieur des quartiers du strategos, et Philippe entra sans prendre la peine de frapper. Assis, Parménion et son ami Mothac examinaient plusieurs cartes étalées sur une table. Le Spartiate leva brièvement les yeux, mais ne sembla pas surpris par l’intrusion de son roi. « Eh bien, qu’étudions-nous, ce soir ? demanda ce dernier en approchant. — Les terres situées en amont de l’Axios, au nord des monts Bora, lui répondit Parménion. Les cartes sont arrivées aujourd’hui même. Je les avais commandées l’an dernier. — Tu t’attends à des problèmes dans cette région ? — Un nouveau chef illyrien, du nom de Grabus, cherche à s’allier avec les Pannoniens. La situation pourrait devenir préoccupante. » Philippe s’assit sur un divan. « Verse-moi à boire, Thébain, ordonna-t-il à Mothac. — Pourquoi ? répondit ce dernier en lui jetant un regard noir. Vous ne savez pas vous servir de vos mains ? — Quoi ? s’emporta le roi, dont la fureur revint au galop. — Je ne suis ni macédonien, ni votre serviteur. » Fou de rage, Philippe se leva, mais Parménion s’interposa entre les deux hommes. « Assez ! ordonna-t-il. Quelle mouche t’a piqué, Mothac ? Laisse-nous ! » Celui-ci faillit répondre, puis se ravisa et sortit sans chercher à cacher sa colère. « Je suis désolé, sire. Il n’est pas lui-même. Je n’arrive pas à croire qu’il ait pu se comporter ainsi. — Je vais le faire exécuter, lâcha Philippe avec hargne. — Calmez-vous, sire. Tenez, je vais vous servir. Asseyez-vous quelques instants. — Ne cherche pas à m’apaiser, Parménion, bougonna le roi en acceptant tout de même la coupe que l’autre lui tendait. J’en ai plus qu’assez de tout le monde, aujourd’hui. — Un problème entre la reine et vous ? — Je n’arrive pas à me la sortir de la tête. Quand je regarde le ciel, c’est son visage que je vois. Je ne peux plus dormir ni manger. Elle m’a ensorcelé, et elle me demande maintenant de lui faire part de mes plans. Je m’y refuse ! — Elle est très jeune, Philippe, répondit Parménion en prenant bien garde de ne pas trahir le moindre sentiment. Mais c’est aussi une fille de roi. Elle a été bien formée et est dotée d’un esprit affûté. — Ses facultés de réflexion m’importent peu : je suis entouré de conseillers compétents. Une femme doit avoir un physique harmonieux et un caractère agréable. Sais-tu qu’elle a élevé la voix devant moi et qu’elle s’est opposée à mes arguments ? Tu te rends compte ? — À Sparte, on encourage les femmes à s’exprimer. On les considère même comme les égales des hommes pour tout ce qui n’est pas l’art de la guerre. — Tu voudrais que je lui explique le pourquoi de mes actes ? Jamais ! Nous ne sommes pas à Sparte, ici ! La Macédoine est un pays d’hommes, gouverné par des hommes ! — Le royaume vous appartient. À vous de le diriger comme bon vous semble. — Et ne t’avise pas de l’oublier ! — Pourquoi voudriez-vous que je l’oublie ? — Puniras-tu ton serviteur ? — Non, sire, car ce n’en est pas un. Mais je vous prie de l’excuser. Mothac est un homme seul et maussade, qui réagit parfois subitement. Il n’apprécie pas qu’on le traite de façon méprisante. — Tu oses le défendre ? Tu t’opposes à moi ? — Je ne m’opposerai jamais à vous, Philippe. Mais écoutez-vous : vous êtes entré ici empli de rage et vous avez traité Mothac comme un esclave. Lui n’a fait que réagir. Certes, son comportement a été indigne, mais cela reste une réaction. Mothac est un ami fidèle et loyal. — Tu n’as pas besoin de prendre ma défense », fit Mothac du pas de la porte avant de venir s’agenouiller au pied de Philippe. « Je vous prie de m’excuser, sire. J’ai fait preuve d’une grande impolitesse envers vous. Et je n’aurais pas dû avoir un comportement aussi répréhensible dans la demeure de mon ami. » La colère du souverain n’était pas retombée, mais il se força à rire. « Ce n’est peut-être pas plus mal, répondit Philippe en enjoignant Mothac à se lever. Parfois, le fait de porter une couronne vous rend arrogant et vous incite à vous croire blessé dans votre orgueil. J’ai pris une bonne leçon, ce soir. Laisse-moi te verser à boire, après quoi je vous dirai bonne nuit à tous les deux. » Philippe tendit une coupe de vin à un Mothac stupéfait. Puis il s’inclina et quitta la maison. Parménion le regarda s’éloigner à la lueur de la lune, flanqué de ses deux gardes. « C’est un grand homme, mais je ne l’aime pas », décréta le Thébain. Parménion referma la porte avant de se tourner vers son ami. « La plupart des rois t’auraient fait tuer, Mothac. Au mieux, ils auraient veillé à ce que tu sois fouetté ou banni. — Oh, je ne mets pas son intelligence en doute. Il a besoin de toi et sait se contrôler. Mais qu’est-il vraiment, Parménion ? Que désire-t-il exactement ? La Macédoine est forte, personne ne peut en douter. Et pourtant, l’armée ne cesse de croître et les officiers recruteurs passent aujourd’hui de village en village. » Mothac goûta son vin du bout des lèvres puis vida sa coupe d’un trait. S’asseyant de nouveau, il indiqua les cartes étalées sur la grande table. « Tu m’as demandé de mettre au point un réseau d’informateurs dans les pays qui entourent la Macédoine, reprit-il. Nous recevons désormais des nouvelles de marchands, soldats, voyageurs, acteurs errants, bâtisseurs et autres poètes. Sais-tu ce qui se passe dans le nord du pays ? — Bien sûr. Philippe fait construire une ligne de villes fortifiées pour se prémunir d’une éventuelle invasion illyrienne. — C’est vrai. Mais il en profite également pour chasser tous ceux qui ont du sang illyrien dans les veines, même s’ils étaient installés là depuis des centaines d’années. Forêts, vallées et prairies se retrouvent ainsi volées à leurs propriétaires. Et certains des expulsés étaient autrefois soldats dans l’armée macédonienne. » Parménion haussa les épaules. « Cela fait des siècles qu’Illyrie et Macédoine sont ennemies jurées. Philippe a décidé de mettre un terme à cette menace. — Ben voyons, railla Mothac. Je m’en suis aperçu, figure-toi ; je ne suis pas si stupide. Mais qui acquiert ces terres ? Le roi, ou Attalus ? Le mois dernier, trois marchands de bois de construction pélagoniens ont été totalement dépossédés. Ils ont décidé de faire appel mais, avant même que leur requête ait été transmise au roi, ils ont mystérieusement disparu, de même que leurs familles. — Il suffit, Mothac ! — En effet, oui. Donc, je te le redemande : que veut-il exactement ? — Je ne peux te répondre, et je ne pense pas qu’il en soit lui-même capable. Mais réfléchis, mon ami : les soldats doivent être nourris et payés. Les coffres de Philippe ne sont pas sans fond, et il lui faut donc des victoires et du butin pour ses troupes. Mais cela n’est pas dénué de logique. Une nation ne reste forte que tant qu’elle continue de croître. Dès qu’elle cesse de se développer, le ver est dans le fruit. En quoi cela te dérange-t-il ? Tu as vu Sparte et Athènes se disputer la suprématie de la Grèce, puis Thèbes tenter sa chance à son tour. Quelle est la différence ? — Il n’y en a pas, concéda Mothac, si ce n’est que je suis plus âgé et, je l’espère, plus avisé. Ce pays possède une immense richesse naturelle. Il suffirait qu’on l’exploite de manière intelligente pour qu’il nourrisse toute la Grèce. Mais la prime offerte aux soldats attire les fermiers à Pella et l’on élève désormais davantage de chevaux de guerre que de moutons ou de bovins. Je ne vois que guerre et mort se profiler à l’horizon. Non parce que le pays est en danger, mais seulement parce qu’un roi barbare a des rêves de gloire. Tu n’as pas besoin de me dire ce qu’il souhaite. Il va tenter de conquérir la Grèce. Une fois de plus, je vais voir Thèbes assiégée. Il fera de nous tous des esclaves. » Il reposa sa coupe et se leva avec lassitude. « Il n’est pas aussi mauvais que tu me le décris », contra Parménion. Le Thébain lui dédia un sourire sans joie. « Essaye de ne pas le voir comme ton propre reflet, Parménion. Tu es un homme bon, mais il te considère juste comme son bras armé. Bonne nuit, mon ami. Demain, nous aborderons des sujets plus joyeux. » Les nuages noirs menaçaient Pella et le tonnerre grondait au loin quand Olympias se rendit lentement au banc qu’elle affectionnait, sous le grand chêne du jardin méridional. Elle avançait avec un luxe de précautions, soutenant son ventre d’une main et effectuant de nombreuses pauses pour s’étirer les muscles du dos. La vie auprès de Philippe était particulièrement déstabilisante, passant de périodes de contact et de réconfort à de terribles querelles durant lesquelles il devenait écarlate et ses yeux verts brillaient de colère. Si j’étais encore svelte, je le gagnerais à ma cause, songea-t-elle. Mais il me faut patienter jusqu’à la délivrance. Elle appréciait mal que sa démarche élégante se soit transformée en dandinement disgracieux et qu’elle ne parvienne plus à se serrer contre son époux et à l’exciter. Car l’attirance sexuelle qu’elle inspirait était synonyme de pouvoir ; sans elle, la jeune reine se sentait démunie. Plusieurs coussins rendaient le banc plus confortable et elle s’allongea avec soulagement. Pour un temps, au moins, son dos ne la ferait plus souffrir. Depuis des mois, elle vomissait tous les matins et se réveillait en permanence avec des maux d’estomac et un goût désagréable dans la bouche. Les derniers jours avaient été les pires. Ses rêves étaient troublés et elle entendait son bébé pleurer, comme de très loin. Elle s’arrachait au sommeil à l’aube, persuadée qu’il était mort dans son ventre. Elle avait bien essayé de chercher du réconfort auprès de Phèdre, mais cette dernière ne se trouvait que rarement au palais. Apparemment, elle passait des heures, des jours entiers même, en compagnie de Parménion. Olympias avait du mal à comprendre, sachant combien son amie détestait le contact des hommes. La pluie se mit à tomber, doucement d’abord, puis plus fort, à grosses gouttes qui éclataient sur le sentier dallé et courbaient les fleurs du jardin. Olympias se sentait en sécurité sous le grand chêne aux frondaisons denses, presque impénétrables. Parménion rentrait chez lui en courant. Apercevant la reine, il changea de direction et s’inclina. « L’endroit n’est pas sûr, madame, lui dit-il. La foudre pourrait être attirée par l’arbre. Permettez-moi de vous couvrir de ma cape et de vous reconduire à vos quartiers. — Pas encore, général. Assieds-toi quelques instants », l’invita-t-elle d’un sourire. Secouant la tête, il s’exécuta en gloussant et chassa les gouttes d’eau qui parsemaient ses épaules et ses bras. « Vous êtes vraiment des êtres incompréhensibles, vous autres les femmes. Vous possédez de somptueux appartements, et pourtant vous préférez rester sous la pluie plutôt que d’aller vous mettre au chaud. — Ce lieu est paisible, ne trouves-tu pas ? contra-t-elle. L’orage se déchaîne autour de nous, et pourtant, ici, nous sommes en sécurité et la pluie ne peut nous atteindre. » Le grondement du tonnerre se rapprocha et un éclair déchira le ciel. « Nous croyons être en sécurité, mais il s’agit d’une impression trompeuse, la corrigea-t-il avant de changer brusquement de sujet. Vous avez l’air triste. » Instinctivement, il lui prit la main. Elle lui sourit et eut du mal à retenir ses larmes. « Je ne le suis pas vraiment, mentit-elle. C’est juste que… je suis une étrangère dans un pays qui n’est pas le mien. Je n’ai pas d’amis, mon corps est devenu laid et difforme, et je ne puis trouver les mots qui plairaient à Philippe. Mais cela reviendra après la naissance de notre fils. — Vous vous faites du souci pour le bébé. Philippe m’a dit que vous aviez rêvé de sa mort. Mais j’en ai parlé à Bernios hier encore. Il m’a dit que vous étiez en pleine forme et que l’enfant se développait normalement. C’est un homme bon et un excellent chirurgien ; jamais il ne me mentirait. » Le tonnerre résonnait désormais au-dessus d’eux et le vent secouait violemment les branches de l’arbre. Parménion aida la reine à se lever, après quoi il lui couvrit la tête et les épaules de sa cape et tous deux rentrèrent au palais. Abandonnant la jeune femme dans ses quartiers, le Spartiate s’apprêtait à s’en aller quand Olympias perdit l’équilibre dans un grand cri. Parménion la rattrapa avant qu’elle ne tombe par terre et l’installa sur un divan. « Il est mort ! s’affola-t-elle en saisissant la tunique du strategos. Mon fils ! Je ne le sens plus ! — Calmez-vous, madame, l’enjoignit Parménion en lui caressant la chevelure. — Oh, douce Héra, gémit-elle. Il est mort…» Sans perdre de temps, le général alla chercher les trois dames de compagnie d’Olympias, qu’il envoya au chevet de la reine, puis il chargea un messager d’aller trouver Bernios. Le chirurgien arriva sur l’heure ; il donna aussitôt un breuvage soporifique à Olympias avant de rejoindre Philippe dans la salle du trône. Parménion se tenait à côté du roi. « Il n’y a nulle inquiétude à avoir, expliqua Bernios. L’enfant est fort et son cœur bat comme il se doit. J’ignore pourquoi la reine le croit mort. Mais elle est encore jeune, et il se peut qu’elle s’affole sans raison. — Elle ne m’a jamais donné l’impression de céder aisément à la panique, répondit Parménion. Quand les maraudeurs illyriens l’ont attaquée, elle en a tué un avant de faire face aux autres. — Je suis d’accord avec le chirurgien, intervint Philippe. Olympias est semblable à un cheval de caractère : forte, rapide, mais extrêmement nerveuse. Quand mettra-t-elle l’enfant au monde ? — Dans cinq jours tout au plus, sire, peut-être plus tôt. — Elle ira mieux dès qu’elle lui donnera le sein », trancha le roi. Il renvoya Bernios et se tourna vers Parménion, qui serrait convulsivement le dossier du trône de son monarque. Son teint était d’une pâleur mortelle et du sang coulait de ses narines et de ses oreilles. « Parménion ! » hurla Philippe en bondissant sur ses pieds. Le Spartiate tenta de lui répondre, mais seul un grognement incompréhensible jaillit de sa gorge. Il tomba dans les bras du roi alors qu’une terrible douleur le submergeait. Il sombra dans le néant… … et un puits sans fond s’ouvrit sous ses pieds. L’esprit de Dérae flottait au-dessus du lit de Parménion. Aristote était invisible, mais elle sentait sa présence à son côté. « C’est maintenant que le péril est le plus grand », chuchota le magus à l’esprit de la prêtresse. Cette dernière ne répondit pas. Assis au chevet de leur ami, Mothac et Bernios restaient immobiles et silencieux. Parménion respirait à peine. Dérae s’insinua en lui. Évitant les souvenirs de l’homme qu’elle aimait, elle s’accrocha à l’étincelle de vie qui subsistait en lui, percevant clairement la terreur qui envahissait le corps de Parménion devant les tentacules de la tumeur qui s’étaient étendus à l’ensemble de son cerveau. Bloquer l’effet du sylphium n’avait pas posé de problème pour Dérae, mais elle était stupéfaite de la vitesse avec laquelle le cancer s’était développé. Elle savait que la plupart des tumeurs étaient d’horribles mutations se créant leur propre réserve de sang, ce qui les maintenait en vie tant que le corps de leur hôte les acceptait. Mais ce n’était pas le cas de celle-ci : ses cellules se multipliaient à une vitesse hallucinante et elle avait monstrueusement enflé. Sa taille était désormais telle que ses extrémités pourrissaient à peine formées, détruisant avec elle la matière grise de Parménion. La mort de ce dernier était imminente, car la gangrène avait atteint son système sanguin, qui la transmettait au reste de son corps. De nouveaux cancers apparaissaient un peu partout. Dérae les traquait frénétiquement, détruisant tous ceux qu’elle trouvait. « Je n’y arriverai jamais ! comprit-elle soudain. — Tu n’es pas seule, la rassura Aristote. Je bloque la croissance de sa tumeur au cerveau. » Se forçant à retrouver son calme, la prêtresse se rendit au cœur de Parménion, qui devait absolument tenir pour que son aimé ait une chance de survivre. Toute sa vie, le strategos avait couru et, comme la prêtresse s’y attendait, son muscle cardiaque était fort. Pourtant, ses artères et ses veines principales montraient d’indéniables signes d’usure et les masses de graisse jaunâtre qui s’y accrochaient réduisaient leur diamètre, gênant d’autant la circulation sanguine. Les battements du cœur devenaient de plus en plus irréguliers. C’est là que Dérae concentra son effort, en renforçant les valvules et en détruisant les bouchons avant d’évacuer la graisse par les intestins de Parménion. Les poumons étaient en bon état et elle ne s’y attarda pas. Par contre, la vésicule biliaire regorgeait de déchets organiques transformés en calculs ; elle les réduisit en poudre. Elle poursuivit sa route, éliminant les cellules cancéreuses des reins, de l’estomac et de l’intestin, avant de revenir au cerveau, où Aristote l’attendait. La tumeur centrale avait cessé de se reproduire, mais elle occupait toujours une part importante de la boîte crânienne, tapie telle une énorme araignée au-dessus de la matière grise de Parménion. « Nous l’avons amené entre la vie et la mort, fit Aristote. Tu dois le maintenir dans cet état stationnaire le temps que j’aille le chercher dans le néant. Penses-tu en être capable, maintenant ? — Je l’ignore, reconnut la prêtresse. Je sens son corps prêt à plonger dans l’abîme. Il suffirait d’une infime erreur de ma part, ou d’un peu de fatigue, pour que… je ne sais pas, Aristote. — Nos deux vies seront entre tes mains, femme, car il sera mon unique lien avec le monde des vivants. S’il meurt dans le vide, j’y resterai éternellement piégé. Montre-toi forte, Dérae ! Agis en Spartiate ! » Soudain, elle se retrouva seule. Le pouls de Parménion restait faible et erratique, et la tumeur ne cessait de résister aux pouvoirs de Dérae… Parménion n’éprouva aucune sensation de réveil. Soudain, le néant se dissipa et il se retrouva au cœur d’un paysage incolore surplombé par un ciel gris. Il nageait dans la plus totale confusion. Aussi loin que portait le regard, la vie avait disparu. Tout n’était qu’arbres morts et squelettiques, rochers escarpés et lointaines montagnes. Un monde d’ombres. La peur envahit Parménion, dont la main se porta aussitôt à la poignée de l’épée qu’il portait au côté. Une épée ? Il la dégaina lentement et regarda une nouvelle fois la lame qui avait été l’orgueil de sa jeunesse. Le pommeau à tête de lion renvoyait des reflets d’or. L’épée de Léonidas ! Mais d’où venait-elle ? Comment l’avait-il récupérée ? Et où se trouvait-il, par Hadès ? Le mot résonna dans son esprit. Hadès ! Il déglutit bruyamment en se remémorant la terrible douleur et la descente dans les ténèbres. « Non, souffla-t-il. Je ne peux pas être mort ! — Fort heureusement, tu as raison », entendit-il. Il se retourna brusquement, l’épée brandie. Aristote fit un bond en arrière. « Fais attention, mon ami, l’enjoignit-il. Un homme n’a qu’une seule âme. — Quel est ce lieu ? demanda le strategos. — Le territoire qui s’étend au-delà du Styx, la première caverne d’Hadès. — Dans ce cas, je suis bel et bien mort. Mais je n’ai pas de pièce pour le passeur. Comment vais-je pouvoir traverser ? » Aristote le prit par le bras et le conduisit jusqu’à un amoncellement de rochers où tous deux s’assirent sous un ciel terne. « Écoute-moi, Spartiate, car le temps nous est compté. Tu n’es pas mort, une amie te maintient en vie alors même que je te parle, cependant une tâche t’attend en ce lieu. » Sans perdre de temps, Aristote expliqua la terrible menace qui pesait sur l’âme du garçon à naître. Parménion écouta en silence, le regard rivé sur le paysage tourmenté qui s’étendait à l’infini. Des ombres denses étaient visibles à l’horizon. « Mais comment faire pour retrouver une âme spécifique dans toute cette immensité ? demanda-t-il. — Elle brillera tel un phare, Parménion. Et elle doit se trouver tout près de toi, car vous êtes liés, elle et toi. — Que veux-tu dire par là ? demanda un strategos soudain inquiet. — Tu le sais pertinemment. C’est toi le père. — Qui est au courant ? — Seulement moi et une autre personne, la guérisseuse qui te maintient en vie dans le monde des vivants. Ton secret n’est pas menacé, Parménion. — Bien sûr qu’il l’est, mais l’heure ne se prête pas aux débats. Comment trouverons-nous cette lumière ? — Je l’ignore, admit Aristote. Et je ne sais pas non plus comment la protéger quand nous l’aurons rejointe. Peut-être est-ce tout simplement impossible. » Le Spartiate se leva et effectua un tour d’horizon. « Où se trouve le Styx ? voulut-il savoir. — À l’est, répondit son compagnon. — Et en quoi cela m’aide-t-il ? Il n’y a qu’une seule étoile dans le ciel, et nul repère terrestre ne permet de s’orienter. — Pourquoi t’intéresses-tu au fleuve des morts ? — Il nous faut bien commencer quelque part, Aristote. Nous ne pouvons pas nous contenter d’errer au hasard dans cette plaine désolée. » Le magus se leva. « Autant que je me souvienne, le Styx coule au-delà de deux pics escarpés qui surplombent les montagnes avoisinantes, fit-il avant de se retourner vers Parménion. Attends ! Que viens-tu juste de me dire, au sujet des étoiles ? — Que l’on n’en voyait qu’une seule, là-bas, répondit le Spartiate en tendant le doigt vers une petite lueur perdue dans l’immensité du ciel. — Sauf qu’il n’y en a pas dans le néant, contra Aristote. C’est elle ! L’âme de l’enfant ! — Mais comment faire pour atteindre une étoile ? — Ce n’en est pas une ! Regarde bien. Elle est posée au sommet d’une immense montagne, plus noire que les environs. Et maintenant, hâtons-nous, car elle ne manquera pas d’attirer les forces du mal et nous devons l’atteindre les premiers. » Les deux hommes s’élancèrent. Loin sur leur gauche, les ombres fusionnaient pour donner naissance à des monstres difformes qui se dirigeaient vers la lumière. « Son éclat les brûle, expliqua Aristote. C’est pour cette raison qu’elle les attire et qu’ils feront tout pour l’éteindre. » Ils poursuivirent leur course sans avoir aucune notion de l’écoulement du temps, jusqu’à enfin atteindre la base de la montagne, sombre et menaçante. Devant eux s’élevait une forêt d’arbres morts et jaunis comme de vieux ossements. Parménion tenta de trouver un passage sur la gauche. « Pas par là ! » l’avertit Aristote. Le Spartiate voulut faire demi-tour, mais une longue branche s’enroula autour de sa gorge et des épines acérées s’enfoncèrent dans ses chairs spirituelles. Son épée taillada son adversaire végétal et il se jeta au sol, où des racines blanches commencèrent à émerger, tels des doigts de squelettes désireux de l’immobiliser. Le magus s’avança, les mains tendues, et Parménion se retrouva baigné d’un flot de lumière brûlante. Les racines furent instantanément incinérées et leur victime se remit sur pied. « Quelle malchance, se plaignit Aristote. Après un tel spectacle, nos adversaires n’en arriveront que plus vite. » Sans ranger son épée, Parménion suivit son compagnon, qui commençait à monter en direction de la lueur. Alors qu’ils approchaient d’un amas de rochers, quelques ombres noires s’en détachèrent et s’envolèrent. Parménion vit qu’il s’agissait d’oiseaux dénués de plumes ou de peau, petits squelettes de noirceur qui décrivaient des cercles autour d’eux. Un gémissement presque imperceptible s’éleva de l’autre côté des rochers. Parménion s’immobilisa et tenta de déterminer l’endroit d’où il provenait. « Nous n’avons pas le temps ! » s’écria Aristote. Ignorant son compagnon, le général s’engagea sur la droite. Une jeune femme était immobilisée par des chaînes de feu qui la clouaient aux rochers. Plusieurs oiseaux squelettiques picoraient sa chair, arrachant des lambeaux de peau qui se régénéraient instantanément. Parménion s’élança vers eux en criant et en agitant les bras ; ils décollèrent mais sans s’éloigner, jusqu’à ce que son arme pulvérise l’un d’eux. Les autres s’égaillèrent. Le strategos s’agenouilla et souleva délicatement le visage meurtri. « Je vous connais, non ? demanda-t-il quand la suppliciée eut pris conscience de sa présence. — Oui, répondit-elle d’une voix faible et presque irréelle. Je t’ai montré ma jeunesse lorsque nous nous trouvions à Thèbes. Es-tu un songe, Parménion ? — Non, madame. » Tendant le bras, il toucha les chaînes du bout de son épée. Elles se volatilisèrent et il rengaina son arme, après quoi il aida la prisonnière à se lever. « Je t’ai dit que le temps nous était compté, protesta Aristote. Les démons se rassemblent. — L’enfant est-il né ? demanda Tamis. — Pas encore, lui dit Parménion. Venez avec nous. » Prenant le bras de la prêtresse, il la guida vers le sommet. Derrière eux, les ombres se rassemblaient et fusionnaient tel un fleuve de noirceur remontant les pentes de la montagne. Ils grimpèrent toujours plus haut, jusqu’à ce que le murmure d’un vent glacé devienne perceptible. La lumière se trouvait désormais bien plus proche ; c’était une flamme d’une blancheur immaculée, haute comme un homme et perchée sur un gros rocher. Les oiseaux squelettiques tournaient autour en poussant des cris aigus qui résonnaient entre les montagnes. Une ombre plus noire que les autres commença à se constituer à côté du feu. « Aïda ! » souffla Tamis. La prêtresse de Kadmilos leva les mains. L’obscurité issue de ses doigts tendus vint englober la flamme, qui se mit à crachoter et à décroître jusqu’à ne plus faire qu’un pouce de haut. « Non ! » hurla Tamis. Aïda se retourna brusquement et des lances de noirceur fusèrent en direction de son ennemie jurée. Un bouclier doré apparut au bras de cette dernière et les projectiles rebondirent dessus. Aristote déchira sa tunique, révélant une petite pierre d’or pendue en médaillon autour de son cou. Aussitôt, l’âme de l’enfant retrouva toute sa splendeur et rejeta le linceul de ténèbres qui cherchait à l’étouffer. « Prends-la, Parménion », s’écria le magus. Le Spartiate courut jusqu’à la flamme, qui vint se poser sur sa main tendue. Il n’en éprouva nulle brûlure, et pourtant une grande sensation de chaleur l’envahit. Dans le même temps, la flamme grandit encore et se replia sur elle-même pour former un globe luisant. Tamis et Aïda se jetèrent l’une sur l’autre. Des éclairs jaillirent des yeux de la première, traversant la prêtresse noire de part en part. Aïda s’effondra et disparut aussitôt. Tamis se tourna vers Parménion et approcha les mains de la sphère lumineuse, sans pour autant oser la toucher. « C’est l’enfant, chuchota-t-elle, la chair de ta chair. Je comprends, maintenant. Kadmilos doit le tuer, s’il ne veut pas être condamné à partager son corps. » Ses doigts frôlèrent le globe et la lueur s’étendit à ses bras. « Oh, Parménion ! Il est si beau ! — Que pouvons-nous faire ? » demanda le Spartiate. Plus bas, les démons s’assemblaient. Certains marchaient, d’autres rampaient, et le vent glacé emportait les cris de haine jusqu’aux trois humains. « Je crois que le mont Thanatos est tout proche, fit Aristote. Si ma mémoire est bonne, il y a là un portail menant aux Champs Élysées, au Panthéon. Mais j’ignore s’ils nous laisseront entrer. — Pourquoi donc ? — Parce que nous ne sommes pas morts, expliqua le magus en se forçant à sourire. Du moins, pas encore. — Regardez ! » s’écria Tamis. Des soldats en armure noire montés sur des squelettes de chevaux galopaient vers eux à bride abattue. « Le portail », décida Parménion. Sans lâcher la sphère scintillante, il reprit son ascension en courant. Ses deux compagnons lui emboîtèrent le pas. Samothrace « Elle continue d’interférer, siffla Aïda en retrouvant son corps. — Que s’est-il passé, maîtresse ? » demanda Poris. La femme en robe noire se leva du trône d’ébène et baissa les yeux sur son acolyte agenouillée. « Trois individus tentent de nous faire échec en maintenant l’enfant en vie, expliqua-t-elle. Tamis – qu’elle soit mille fois maudite ! –, Parménion, ainsi qu’un autre homme qui m’est inconnu. Attends là ! » Une fois encore, la prêtresse ferma les yeux et son corps inhabité retomba sur le siège. La jeune acolyte prit la main de sa maîtresse et la baisa du bout des lèvres. Elle caressa longuement les doigts mous, jusqu’à ce qu’Aïda revienne de nouveau. « Le troisième est un magus, poursuivit cette dernière. Son corps l’attend au temple de la guérisseuse. Dérae s’y trouve aussi, inconsciente ; son âme a voyagé à Pella, où elle maintient Parménion entre la vie et la mort. Cette fois-ci, ils ont pris un risque de trop, ma chérie, et il est grand temps qu’ils meurent. — Vous allez envoyer les traqueurs nocturnes, maîtresse ? — Trois devraient suffire. Leurs corps ne sont gardés que par un vieillard. Viens avec moi, ma belle. » Suivie de Poris, la prêtresse parcourut les longs couloirs de pierre froide du palais et descendit dans les souterrains éclairés de torches. Ouvrant une porte en forme de feuille, elle pénétra dans une pièce de taille modeste. Nul meuble ne se trouvait à l’intérieur, à l’exception d’un autel de pierre disposé en son centre. Aïda caressa les inscriptions gravées dans la roche. « Connais-tu le sens de ce texte ? demanda-t-elle à Poris. — Non, madame. — C’est de l’accadien et il remonte plus loin que l’aube de notre histoire. Il s’agit d’une incantation. Dis-moi, m’aimes-tu ? — Plus que ma vie, maîtresse. — Bien, fit Aïda en attirant la jeune femme contre elle. Moi aussi, je t’aime, mon enfant. Tu m’es plus chère que ma propre fille. Mais Kadmilos exige que je le serve, et seule m’importe sa satisfaction. » Sa fine dague s’enfonça dans le dos de Poris, glissant entre deux côtes avant de trouver le cœur. La jeune femme se raidit brusquement, puis s’effondra dans les bras de la prêtresse. Allongeant le cadavre sur l’autel, cette dernière récita l’incantation. De la fumée s’éleva des lettres gravées et vint recouvrir Poris. Une infâme odeur de putréfaction se répandit aussitôt dans la pièce. Aïda agita la main et la brume fut de nouveau avalée par la roche. L’autel ne présentait désormais qu’un tas de cendres grises. Des ombres dansaient sur les murs, formes grotesques de créatures qui avaient autrefois été des hommes. La prêtresse s’approcha de chacune d’elles et leur toucha le front à tour de rôle. « Le temple n’est plus protégé, leur dit-elle. Trouvez le corps de la femme qui se fait appeler Dérae et dévorez-la, de même que tous ceux qui l’accompagnent. » Les ombres se dissipèrent. Aïda revint à l’autel et passa doucement les doigts dans les cendres. « Tu me manqueras, Poris », murmura-t-elle. Une fois arrivés au sommet, les trois compagnons redescendirent sur l’autre versant. Tamis perdit l’équilibre et glissa vers un précipice mais, saisissant sa robe blanche, Aristote stoppa sa chute et la ramena en sécurité. Ils reprirent leur course. Derrière eux les cris de leurs poursuivants se rapprochaient sans cesse. Des battements d’ailes se firent entendre au-dessus de leurs têtes, et Parménion leva les yeux pour s’apercevoir que des créatures monstrueuses voletaient alentour. Leur peau était couverte d’écailles et elles n’avaient que vaguement l’air humain. Comme elles ne se montraient pas belliqueuses, il préféra les ignorer. « Sur la gauche ! » s’écria Aristote en indiquant un défilé encaissé entre deux pics noirs. Les cavaliers spectraux fondaient sur eux et Parménion risqua un coup d’œil par-dessus son épaule avant d’évaluer la distance qu’il leur restait à parcourir. Ils n’y arriveraient pas. Jurant à mi-voix, il fit volteface pour attendre l’ennemi de pied ferme. Les cavaliers étaient plus de vingt et leurs casques ailés masquaient leurs traits. Ils brandissaient des épées de flammes qui rougeoyaient telles des torches. Tamis vint se porter à la hauteur de Parménion. « Va, lui dit-elle. Je les retiens. — Je ne peux vous laisser seule face à eux. — Va ! Seule l’âme de l’enfant a de l’importance. » L’espace d’un instant, il hésita, puis reprit sa fuite éperdue. Tamis leva les bras pour stopper leurs poursuivants et un déluge de feu blanc jeta quatre cavaliers à bas de leur monture. Les autres passèrent à côté de la prêtresse sans se préoccuper d’elle. Une nouvelle fois, la foudre déchira les ténèbres, pulvérisant les chevaux squelettiques du premier rang. Deux démons infléchirent leur trajectoire pour attaquer Tamis. Elle tua le premier à l’aide d’une lance de lumière, mais l’épée du second transperça sa poitrine et mit le feu à sa robe. Elle chancela mais refusa obstinément de s’effondrer. Éliminant son adversaire d’une nouvelle décharge d’énergie, elle se tourna et vit que Parménion et Aristote avaient rallié le défilé. Ignorant la mourante, les cavaliers reprirent leur poursuite. Tamis tomba à genoux dans la poussière. Tout tournait autour d’elle. Elle revit sa première mort, qui s’était faite dans la douleur et l’amertume. Seule et perdue, son âme avait fui au fin fond du néant, où les serviteurs de Kadmilos étaient venus la chercher. Ils l’avaient immobilisée à l’aide de chaînes de feu avant d’envoyer les corbeaux de la mort la torturer. Au comble du désespoir, elle avait été incapable de les affronter. Saisissant l’épée de feu, elle l’arracha brusquement de son corps et la jeta sur le côté. Tu as commis tant d’erreurs, Tamis, se tança-t-elle. Mais peut-être auras-tu réussi à te faire pardonner, aujourd’hui. Loin devant elle, elle vit l’âme étincelante atteindre le portail des Champs Élysées. Les cavaliers d’Hadès s’étaient immobilisés à quelque distance, incapables qu’ils étaient de franchir le col sans en avoir reçu l’ordre. C’est à toi de poursuivre la quête, désormais, pensa-t-elle à l’adresse de Parménion. Et, malgré tous mes errements, je t’ai bien formé, mon fils. Enfin soulagée, elle s’abandonna à sa seconde mort. Taillé à même la roche noire, le portail était haut comme trois hommes et large comme dix. Au-delà s’étendaient des champs d’émeraude, des arbres en fleurs, de hautes montagnes à la cime enneigée et un ciel d’un bleu impossible. Parménion brûlait d’envie de se rendre en ce lieu paradisiaque et de laisser la grisaille infinie derrière lui. Mais deux gardes barraient le passage. « Halte ! » fit le premier. Parménion approcha de lui. L’homme portait une armure archaïque : cuirasse ornée de dorures, grand bouclier en bronze de forme ovale et casque complet surmonté d’un panache rouge. Seuls ses yeux bleus apparaissaient derrière le casque. « Voici l’âme d’un enfant en péril, dit le strategos en présentant la flamme. Le seigneur du Chaos cherche à s’en emparer pour s’incarner dans le monde des vivants. — Votre univers ne nous concerne plus, annonça le second garde. — N’y a-t-il personne à qui nous pourrions présenter notre requête, de l’autre côté du portail ? essaya Aristote. — Il est impossible de contourner la loi en ce lieu, expliqua le premier. Aucune dérogation n’est permise. Seuls les héros morts peuvent franchir ce portail, et ils se reconnaissent à l’étoile de lumière qui orne leur front. » Parménion se retourna en entendant du bruit derrière lui. Même s’ils avançaient lentement, les cavaliers avaient repris leur progression, suivis par une véritable armée de démons qui emplissait la totalité du défilé. « Prenez au moins la flamme, persista le magus. — Cela ne nous est pas permis, car l’enfant fait partie du monde des vivants, tout comme vous. » Parménion se rendit à un proche rocher et ouvrit la paume, en demandant mentalement au globe lumineux de le laisser. Celui-ci se posa sur le roc et le Spartiate eut l’impression qu’il venait de perdre une partie de lui-même. Dégainant son épée, il ignora les sentinelles et alla bloquer la passe. « Attends ! l’interpella le premier garde. D’où tiens-tu cette épée ? — Elle était mienne de mon vivant, répondit Parménion. — Je t’ai demandé comment elle est arrivée jusqu’à toi. — Je l’ai gagnée lors des jeux du général. Elle appartenait autrefois au plus grand héros de ma cité, le roi Léonidas. Il est mort voilà plus d’un siècle, en défendant les Thermopyles contre l’envahisseur perse. — Un siècle, déjà ? Tant de temps s’est-il écoulé ? Tu es donc Spartiate ? — Oui. — Dans ce cas, tu ne te battras pas seul. » Quittant son poste, l’homme vint se placer à gauche de Parménion. « Ne fais pas ça, l’enjoignit ce dernier sans quitter la horde des yeux. Il est déjà bien assez stupide que je meure ainsi, et une seconde lame ne fera guère de différence. » L’autre éclata de rire. « Qui a dit que je venais seul, Frère ? Boléos ressortira bientôt en compagnie des autres. » Alors même qu’il prononçait ces paroles, ils entendirent une unité militaire avancer au pas cadencé et trois cents soldats en armes franchirent le portail pour se disposer sur trois lignes. « Pourquoi faites-vous cela pour moi ? voulut savoir Parménion. — Parce que tu détiens mon épée et que tu es natif de Sparte, lui répondit le légendaire Léonidas. Et maintenant, recule et va rejoindre ton compagnon et l’âme de l’enfant. Les démons ne passeront pas tant que nous vivrons. » Dans leur dos, le portail disparut pour laisser la place à une façade de roche noire. « Tu as de puissants amis, semble-t-il », fit Aristote en guidant Parménion jusqu’à l’endroit où le globe de feu les attendait. Le Spartiate n’était pas encore parvenu à surmonter le choc. « C’est… — Je sais de qui il s’agit, le coupa son compagnon. Léonidas, le roi à l’épée. Et les hommes qui l’accompagnent sont les héros qui se sont sacrifiés aux Thermopyles. Ils risquent l’éternité pour toi, Parménion. Difficile de ne pas se sentir humble devant tant d’abnégation, n’est-ce pas ? Mais les Spartiates ont toujours été des êtres à part. — Je ne peux les laisser faire, murmura le général. Ils sont déjà morts une fois, pour Sparte et pour la Grèce. Ils ignorent que je suis celui qui a mis un terme à la grandeur de leur cité ! Je dois les sauver ! — Ils savent tout ce qu’ils ont besoin de savoir ! siffla Aristote en lui saisissant le bras. Et seul compte l’enfant ! » Parménion se dégagea brusquement et vit que les flammes de la sphère se mettaient à vaciller. L’âme du garçon faiblissait. Mon fils ! Sur sa gauche, les Spartiates maintenaient leur formation, boucliers enchâssés les uns dans les autres, lances tendues vers un ennemi innombrable. Léonidas posa son bouclier et son épée avant de venir voir Parménion. « Ils attendent manifestement quelque chose, ce qui nous laisse le temps de parler, fit-il. Quel est ton nom, Frère ? — Savra, interjecta Aristote. — Non, répondit le strategos en secouant lentement la tête. C’est ainsi que je m’appelais étant enfant. Aujourd’hui, je me nomme Parménion. » Le roi garda un instant le silence puis ôta son casque. Il n’était pas séduisant mais avait des traits réguliers, de longs cheveux blonds et des yeux aussi bleus qu’un ciel d’été. « J’ai entendu parler de toi, dit-il enfin. Tu as envoyé nombre de nos frères aux Champs Élysées. — Oui. J’aurais aimé vous le dire, mais vous ne m’en avez pas laissé le temps. Vous est-il possible de rouvrir le portail et de vous replier ? — Non, et je ne le ferais pas si l’éventualité m’en était offerte. Cela ne change rien, Parménion. Nous les affronterons ensemble. — Je ne comprends pas. — C’est parce que tu vis à une époque bien différente de la nôtre, Frère. Aux Thermopyles, je dirigeais une unité grecque unie contre un envahisseur étranger. Nous sommes tous morts là-bas, jusqu’au dernier. Nous ne l’avons pas fait la joie au cœur, mais personne ne nous a forcés, car nous savions que c’était nécessaire. Tu es Spartiate, et cela nous suffit. Notre sang coule dans tes veines. — Vous m’acceptez ? » demanda Parménion, incrédule. Toutes les tortures qu’il avait subies au cours de son enfance remontèrent brusquement à la surface : le rejet des autres, les bastonnades, les incessantes humiliations… Léonidas le prit aux épaules et lui sourit. « Viens te placer à mon côté, Frère, et montrerons à ces démons comment se battent les Spartiates. » L’amertume de Parménion se dissipa d’un coup, comme si une fraîche brise de printemps venait de disperser les toiles d’araignée qui lui emplissaient l’esprit. Accepté ! Par le plus grand Spartiate de tous les temps ! Dégainant son épée, il rallia la formation en compagnie de son roi. Le temple Leucion n’avait jamais vu d’aussi belle nuit. Le firmament d’un noir de jais était totalement dégagé et les étoiles lointaines brillaient tels des fers de lance tandis que la lune lui faisait penser à une énorme pièce d’argent luisant. Il en avait reçu une similaire, fondue à Suse, alors que, mercenaire, il avait servi en Egypte. Comme la plupart des soldats qu’ils employaient venaient d’Athènes, les Perses avaient frappé les pièces de la chouette d’Athéna. Leucion avait passé de longues heures à contempler la sienne, avant de la donner à une catin originaire de Numidie. Alors qu’il contemplait l’astre de la nuit depuis les remparts du temple, il se prit à regretter de ne pas l’avoir conservée. Poussant un long soupir, il descendit dans les jardins. Les roses avaient perdu toutes leurs couleurs pour ne plus proposer au promeneur qu’une infinie variété de gris, mais leur senteur, elle, était toujours bel et bien présente. Traversant la grande salle dans laquelle Dérae guérissait les suppliants qui venaient la trouver, il monta à la chambre de la prêtresse et s’assit entre les deux lits. Le premier accueillait Aristote le sorcier, bras croisés sur la poitrine et main droite refermée sur son pendentif. Dérae était allongée sur l’autre, toujours vêtue de la robe verte que Leucion lui avait achetée au marché. Il lui caressa délicatement la joue. Elle ne bougea pas, et il se remémora avec affection le jour où, revenant au temple, il l’avait trouvée aux prises avec la fièvre. Il s’était occupé d’elle en la lavant et en la nourrissant. Il avait été heureux au cours de ces quelques jours pendant lesquels elle était sienne, comme une enfant. Le teint de la prêtresse était pâle et elle respirait à peine. Cela faisait quarante-huit heures qu’elle se trouvait ainsi, mais Leucion n’éprouvait pas la moindre inquiétude à son sujet. Elle lui avait en effet dit que son voyage durerait cinq jours, après quoi leur existence reprendrait son cours normal : elle recommencerait à soigner les malades et ils pourraient de nouveau se promener dans les jardins et discuter à la clarté de la lune. Le magus laissa fuser un petit gémissement et sa main droite lâcha le pendentif. Leucion se pencha pour mieux observer la pierre ainsi révélée : sa surface dorée se marbrait désormais de lignes noires et elle luisait faiblement. Reportant son attention sur Dérae, l’ancien soldat fut une nouvelle fois frappé par la beauté de la prêtresse. Elle l’avait ensorcelé et, bien que douloureuse, cette sensation était la bienvenue. Il s’étira les muscles du dos et se leva ; le fourreau de son épée frotta contre la chaise et vint rompre le silence. L’arme le mettait désormais mal à l’aise. Les années qu’il avait passées au temple avaient érodé son âme de guerrier, mais le sorcier avait bien dit que leurs deux corps devaient être gardés en permanence. « Contre quoi ? s’était-il enquis. — L’imprévisible », avait répondu Aristote en haussant les épaules. Leucion se tourna vers la porte et s’immobilisa. Le battant avait disparu, et le reste du mur avec lui. À leur place se trouvait un couloir long et étroit de pierre luisante. Leucion dégaina sa dague et son épée courte, plissa les yeux pour tenter de percer la soudaine obscurité. Deux ombres se détachèrent des murs du couloir, et l’homme recula en voyant ces informes monstruosités avancer vers lui. Leur tête et leurs épaules se couvraient d’écailles, tandis que leur torse et leurs bras, d’une éprouvante teinte grise, ressemblaient à ceux d’un cadavre. Leurs pattes griffues raclaient le sol et, alors qu’elles s’approchaient de lui, il vit avec terreur que leur gueule s’ornait de crocs acérés. Il continua de se replier jusqu’à ce qu’il vienne buter contre le lit de Dérae. Le premier démon se jeta sur lui. Leucion s’élança à son tour pour ne pas être renversé par la charge adverse. Son épée courte s’enfonça dans le ventre de la bête, une épée qu’il remonta alors jusqu’au cœur de celle-ci. Les griffes inhumaines labourèrent son épaule, déchirant ses muscles et cassant sa clavicule. Alors que le premier démon s’effondrait, le second attaquait à son tour et ses pattes se refermèrent sur la hanche de l’ancien mercenaire, en fracturant l’os. Leucion plongea sa dague dans le cou de la créature, juste sous l’oreille. Une immonde substance grise jaillit de la plaie et lui brûla la main. Dans ses ultimes contorsions, le monstre le jeta au sol et il lâcha ses deux armes. Le sang ruisselait de son épaule déchiquetée et sa hanche brisée lui infligeait une souffrance indicible, mais il lutta tout de même pour se relever. Ramassant son épée courte, il se mit debout avec difficulté, supportant le poids de son corps de sa jambe gauche. Les deux démons avaient disparu mais le couloir était toujours là. « J’ai réussi, souffla-t-il. Je l’ai sauvée. » Cinq griffes aussi longues qu’une épée s’enfoncèrent dans son dos avant de ressortir par sa poitrine et de se refermer pour le tirer en arrière. Un flot de sang jaillit de ses poumons perforés et sa tête tomba en avant. Le démon le traîna jusqu’au lit, où le bras flasque de Leucion toucha la pierre dorée qui trônait sur la poitrine d’Aristote. Aussitôt, une vive lueur entoura la perle. Un regain d’énergie afflua dans les membres du mourant ; serrant son épée de toutes ses forces, il la plongea dans le ventre du monstre qui se trouvait derrière lui. Les griffes le lacérèrent une fois de plus, décollant sa tête de ses épaules. Lâchant son ennemi abattu, le démon tituba un instant, puis ses yeux naturellement plissés se posèrent sur la forme inerte de Dérae. Salivant abondamment, il avança vers sa proie. Les créatures des ténèbres emplissaient le défilé sans bouger, sans quitter un instant du regard les trois cents soldats à cape rouge qui les empêchaient d’atteindre la lumière. « Qu’est-ce qui les retient, à votre avis ? demanda Parménion. — C’est lui qu’ils l’attendent, répondit Léonidas en pointant son épée vers un nuage noir visible au loin. — Je ne vois personne. » Le roi garda le silence et les nuées se rapprochèrent, faisant peu à peu disparaître la grisaille du ciel. Au bout de quelques instants, Parménion comprit qu’il ne s’agissait pas d’un nuage, mais d’une masse plus noire que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Les monstres se replièrent à son approche, les uns se cachant derrière un rocher, les autres dans une grotte. Les ténèbres ralentirent en atteignant le col et une brise d’épouvanté souffla subitement sur les soldats. Elle charriait toutes les terreurs de l’homme, toutes les peurs que lui communiquait la nuit. Les rangs commencèrent à se défaire et Parménion sentit ses mains trembler de manière incontrôlable. Son épée tomba par terre. « Spartiates, en formation ! » ordonna Léonidas d’un ton craintif. Mais c’était la voix du roi et les boucliers retrouvèrent leur place dans un grand bruit de métal jusqu’à former à nouveau un rempart de bronze. Parménion s’agenouilla pour récupérer son arme. Il avait la gorge sèche et savait avec une certitude absolue que rien ne pouvait résister à la noirceur qui approchait. « Tout est perdu, fit Aristote en se frayant un chemin au travers de la phalange pour se porter au côté de son compagnon. Personne ne peut s’opposer à lui, dans son propre royaume. Viens ! J’ai la possibilité de te ramener dans le monde des vivants. — Dans ce cas, sauve-toi ! rétorqua Parménion en se dégageant brusquement. — Espèce d’idiot ! » siffla Aristote. Sa main se referma sur sa pierre magique et il disparut aussitôt. Soudain, de la masse ténébreuse jaillit un son grave et assourdissant, répété à l’infini telle une succession de coups de tonnerre. « Quel est ce bruit ? demanda Parménion d’une voix tremblotante. — Le pouls du Chaos », répondit Léonidas. Mais les Spartiates restèrent tous à leur poste. La horde démoniaque reprit sa marche en avant sous l’impulsion des nuées obscures. Parménion ressentit une intense chaleur dans son dos, et il se retourna pour constater que le globe de feu enflait et s’élevait dans les airs ; on aurait dit qu’un soleil miniature venait de naître à la sortie de la passe. Les agresseurs hésitèrent et se protégèrent les yeux contre la vive lueur. Dans le même temps, la peur qui oppressait Parménion se dissipa. Mais le pouls du Chaos continuait de tambouriner, de plus en plus proche. La lumière et l’obscurité, l’espoir et la terreur s’affrontèrent au centre du défilé. Elles fusionnèrent et s’envolèrent en direction du firmament pour tourbillonner l’une autour de l’autre jusqu’à constituer une sphère bicolore projetant des éclairs. Les armées démoniaques s’immobilisèrent, les yeux tournés vers la bataille titanesque qui faisait rage au-dessus de leurs têtes. Au cours des premiers instants, les ténèbres parurent l’emporter, mais l’âme de l’enfant riposta avec une brillance qui déchira les nuées et illumina le col. De plus en plus haut, les deux adversaires s’affrontèrent jusqu’à ce que seule une infime lueur reste visible. Puis il n’y eut rien d’autre que la grisaille infinie d’Hadès. Léonidas rengaina son épée et se tourna vers Parménion. « Qui est cet enfant ? demanda-t-il d’une voix chargée de respect. — Le fils du roi de Macédoine. — Quel dommage qu’il ne soit pas Spartiate. J’aurais aimé le connaître. — Que s’est-il passé ? » voulut savoir Parménion. La horde commença à se disperser et les créatures du néant refluèrent du défilé pour aller retrouver les ombres qui constituaient leur lot quotidien. « Le garçon est né, répondit Léonidas. — Et le Dieu Noir a été vaincu ? — J’ai bien peur que non. Ils vivront ensemble et ne cesseront de s’affronter. Mais l’enfant sera grand ; il se peut qu’il l’emporte un jour. — Alors, j’ai échoué, murmura Parménion. — Ne parle pas ainsi. Ce sera un enfant de l’ombre et de la lumière. Il aura besoin d’amis pour l’aider, le guider et lui redonner courage. Et il t’aura, toi, Parménion. » Le portail des Champs Élysées s’ouvrit sur un ciel bleu azur. Le roi de Sparte prit la main du strategos. « Ta vie t’appelle, Frère. Cours la rejoindre. — Je… je ne sais comment vous remercier. Vous m’avez donné plus que je n’aurais jamais cru possible. » Léonidas sourit. « Tu en aurais fait autant pour l’un des tiens, Parménion. Va, maintenant, et protège l’enfant. Il sera grand. » Aristote ouvrit les yeux au moment où le démon tendait la patte vers Dérae. « Non ! » s’écria-t-il. Un rai de lumière frappa le poitrail de la créature et l’expédia contre le mur. Son épidémie noircit au point d’impact et les flammes nées de la plaie l’enveloppèrent. Une épaisse fumée noire emplit la salle. Le magus se leva, une épée de lumière à la main. Il s’en servit pour toucher le monstre en feu, qui se volatilisa instantanément. Le couloir disparut également et les murs de la pièce revinrent. Aristote baissa les yeux sur le corps démembré de Leucion. « Tu t’es battu avec courage, car ces démons ne chassent jamais seuls », dit-il à mi-voix. Son épée se transforma en boule de feu, qu’il posa sur la poitrine de Leucion. Aussitôt, les blessures du cadavre se refermèrent et sa tête se remit en place. « Il vaut mieux que Dérae te voie ainsi, poursuivit le magus en sortant une obole d’argent de sa bourse et en la glissant entre les lèvres du défunt. Pour le passeur. Puisse ton voyage s’achever dans la lumière. » Revenant auprès du lit, il prit la main de Dérae et rappela l’âme de la prêtresse. Pella, printemps 356 av. J.-C. Mothac se tenait à côté du lit lorsque le miracle se produisit. Parménion retrouva un teint normal et ses joues creusées s’arrondirent. Mais ce ne fut pas tout : ses cheveux repoussèrent et redevinrent d’un noir de jais tandis que les rides qui ornaient le coin de ses yeux et la commissure de ses lèvres disparaissaient. Il avait l’air d’un jeune homme de vingt ans. Mothac n’en revenait pas. Quelques instants plus tôt, son ami se trouvait à l’article de la mort. Et maintenant, il semblait plus jeune et plus fort qu’il ne l’avait été au cours des deux dernières décennies. Soulevant le poignet de Parménion, il lui prit le pouls, qu’il jugea fort et régulier. Au même moment, une gigantesque clameur s’éleva au dehors. Le Spartiate bougea légèrement et s’éveilla. « Par les dieux, je n’arrive pas à le croire ! » s’écria Mothac. Parménion se redressa et serra son ami dans ses bras. Les larmes du Thébain lui mouillèrent la joue. « Je suis de retour, Mothac, et je vais bien. Quelle est la raison de cette liesse ? — Le fils du roi vient de naître. » Parménion rejeta le drap qui le couvrait et avança jusqu’à la fenêtre. Les milliers de soldats entourant le palais scandaient le nom de l’héritier du trône. « Alexandre ! Alexandre ! Alexandre ! » FIN * * * [1] Monnaie de comptes qui valait à Athènes six mille drachmes. (N.d.É.) Table des Matières Thèbes, été 371 av. J.-C. Thèbes, automne 371 av. J.-C. Pella, Macédoine, 371 av. J.-C. Le temple, été 359 av. J.-C. Macédoine, été 359 av. J.-C. Suse, Perse, automne 359 av. J.-C. Frontière thrace, automne 359 av. J.-C. Illyrie, automne 359 av. J.-C. Le temple, automne 359 av. J.-C. Pella, printemps 358 av. J.-C. Plaine de Lynceste, été 358 av. J.-C. Le temple, été 357 av. J.-C. Samothrace, été 357 av. J.-C. Le temple, été 357 av. J.-C. Lac Prespa, hiver 356 av. J.-C. Le temple, hiver 356 av. J.-C. Le temple, printemps 356 av. J.-C. Pella, Macédoine Samothrace Le temple Pella, printemps 356 av. J.-C.