L’Ultime Sentinelle Jon Shannow – tome 2 Ce roman est dédié avec amour à mes enfants, Kathryn et Luke, qui sont encore, heureusement, trop jeunes pour avoir conscience de leur valeur. Au sud des Terres Maudites 2341 apr. J.-C. Chapitre premier Au sud des Terres Maudites 2341 apr. J.-C. Et pourtant, il ne mourut pas. Autour de sa blessure à la hanche, la chair gela quand la température atteignit trente degrés au-dessous de zéro. Alors, les tours lointaines de Jérusalem se brouillèrent, remplacées par des pins couronnés de neige. De la glace s’était formée sur sa barbe et son épais manteau à épaulettes brillait d’une pâle lueur sous le clair de lune. Shannow plissa les yeux pour tenter de voir la ville qu’il cherchait depuis si longtemps. Mais elle avait disparu. Quand son cheval trébucha, il saisit le pommeau de la selle de la main droite et une vive douleur déchira son flanc blessé. Il força l’étalon noir à tourner la tête et le fit avancer vers la vallée. Des images se bousculaient dans sa tête: Karitas, Ruth, Donna… Le dangereux voyage à travers les Terres Maudites, les batailles contre les Enfants de l’Enfer, le grand vaisseau fantôme échoué en haut d’une montagne… Puis les armes et les fusillades, la guerre et la mort… Le blizzard redoubla de violence et de la neige glacée, charriée par le vent, gifla le visage de Shannow. Il ne voyait plus où il allait. Son esprit vagabondait… Conscient que la vie quittait lentement son corps, il n’avait plus la force ni la volonté de combattre. Il se souvint de la ferme et de la première fois qu’il avait vu Donna, debout dans l’entrée, une vieille arbalète à la main. Elle l’avait pris pour un Brigand, craignant pour sa vie et celle de son fils, Éric. Shannow ne lui avait jamais reproché cette erreur. Il savait ce que les gens voyaient quand l’Homme de Jérusalem arrivait sur son cheval : un grand type maigre avec un chapeau de cuir à large bord – un homme aux yeux de glace qui avait vu trop de morts et de désespoir. C’était toujours pareil: les gens le dévisageaient, puis leurs yeux tombaient sur ses revolvers, les armes terrifiantes du Cavalier de la Mort. Donna Taybard avait réagi différemment. Elle avait accueilli Shannow dans son foyer et dans son cœur. Pour la première fois depuis vingt épuisantes années, il avait connu le bonheur. Mais les Brigands et les fauteurs de troubles étaient venus, avec sur leurs talons les Enfants de l’Enfer. Shannow avait lutté contre tous ces ennemis pour sauver la femme qu’il aimait… et qui avait épousé un autre homme. Il était de nouveau seul – et moribond – dans une montagne glacée, au cœur d’une étendue inexplorée. Et il s’en fichait complètement ! Le vent hurlait autour du cheval et de son cavalier. Shannow se laissa glisser sur l’encolure de sa monture, bercé par le chant hypnotique du blizzard. Le cheval, élevé dans les montagnes, n’aimait ni le vent ni la neige. Il se faufila entre les arbres, à l’abri d’une paroi rocheuse, et descendit une piste de daims vers l’entrée d’un haut tunnel de lave qui s’étendait à travers l’antique chaîne de pics volcaniques. Là, il faisait plus chaud. L’étalon progressait d’un pas lourd, gêné par le poids mort, sur son dos. Avancer ainsi le perturbait, car il était habitué à la technique parfaite de son cavalier, qui lui transmettait ses ordres par de légères pressions des genoux ou un discret mouvement des rênes. Les naseaux de l’étalon se dilatèrent quand il sentit une odeur de fumée. Il s’arrêta et recula, ses sabots martelant le sol rocheux. Quand une ombre se profila devant lui, il se cabra, terrifié, et Shannow bascula de sa selle. Une grande main griffue saisit les rênes tandis qu’une puanteur de fauve emplissait le tunnel. L’étalon essaya de se cabrer encore, puis de ruer, mais une poigne de fer l’en empêcha. Une voix basse l’apaisa pendant qu’une autre main, très délicate, lui caressait le cou. Calmé, il se laissa conduire dans une caverne où un feu de camp brûlait au milieu d’un cercle de pierres plates. L’animal permit à son guide de l’attacher à une avancée rocheuse. Puis la silhouette s’éloigna. Dehors, Shannow gémit et essaya de se mettre sur le ventre, mais la douleur et le froid l’en empêchèrent. Il ouvrit les yeux et découvrit un faciès hideux au-dessus de lui. Des cheveux noirs encadraient un visage inhumain dont les yeux fauves étaient rivés sur lui. Le nez plat et large, la créature avait en guise de bouche une grande fente garnie de crocs pointus. Incapable de bouger, Shannow la foudroya du regard. Des mains griffues se glissèrent sous son torse et le soulevèrent sans peine. Comme s’il était un enfant, son sauveur le porta dans la caverne et l’allongea délicatement près d’un feu. Puis il essaya d’ouvrir son manteau, mais ses énormes mains, plutôt semblables à des pattes, furent incapables de défaire les nœuds gelés. La créature sortit ses griffes, sectionna les lanières de cuir et débarrassa délicatement Shannow du vêtement. Lentement, en redoublant de précautions, elle lui enleva ses habits gelés et étendit sur lui une couverture chaude. L’Homme de Jérusalem sombra doucement dans un sommeil peuplé de rêves douloureux. Il revécut son combat contre le Seigneur des Gardiens, Sarento, pendant que le Titanic naviguait sur une mer fantôme et que le Diable parcourait les rues de Babylone. Dans son rêve, Shannow ne pouvait pas gagner. Il luttait pour survivre tandis que l’eau se déversait dans le vaisseau condamné. Il entendit les cris des femmes, des hommes et des enfants qui se noyaient et ne put rien faire pour les sauver. Réveillé en sursaut, couvert de sueur, il tenta de s’asseoir. Mais la douleur le terrassa. Avec un gémissement, il retomba dans ses rêves enfiévrés. Il chevauchait vers les montagnes quand il entendit un coup de feu. Avançant jusqu’à la crête d’une colline, il vit trois hommes, en contrebas, traîner deux femmes hors de leur maison. Dégainant son revolver, Shannow lança l’étalon au galop et fonça vers la cour de la ferme. Dès que les hommes le virent, ils lâchèrent les femmes et deux d’entre eux sortirent de leurs ceintures des pistolets à silex. Le troisième se jeta sur lui avec un couteau. Shannow tira sur les rênes, forçant l’étalon à se cabrer. Puis il fit feu et un des Brigands tomba sur le sol. L’homme au couteau bondit. Shannow se tourna sur sa selle et lui tira dessus à bout portant. La balle entra dans le front de l’homme et ressortit par sa nuque, dans une gerbe de sang et de cervelle. Le troisième Brigand tira. Le projectile ricocha sur le pommeau de la selle et toucha Shannow à la hanche. Ignorant la douleur, il riposta deux fois. La première balle déchira l’épaule du type et la seconde lui fit éclater le crâne. Dans un silence de mort, Shannow, toujours en selle, regarda les deux femmes. Quand la plus âgée approcha de lui, il lut de la peur dans ses yeux. Même si du sang coulait à flots de sa blessure, il se força à rester droit. — Qu’attendez-vous de nous ? demanda la femme. — Rien, ma dame. Vous sauver m’a suffi. — Vous l’avez fait… Et nous vous en remercions… La femme recula sans le quitter des yeux. Elle voyait le sang, il le savait, mais il refusait d’implorer son aide. — Je vous souhaite une bonne journée, dit-il en faisant volter l’étalon. La cadette des deux femmes courut derrière lui. Blonde et jolie, le visage tanné par le soleil et les durs labeurs de la ferme, elle leva vers lui ses grands yeux bleus. — Je suis désolée, dit-elle. Ma mère ne fait confiance à aucun homme. Je suis vraiment désolée… — Éloigne-toi de lui ! cria l’autre femme en reculant. — Elle a sans doute de bonnes raisons, dit Shannow. Navré de ne pas pouvoir rester pour vous aider à enterrer cette racaille. — Vous êtes blessé. Laissez-moi vous soigner… — Inutile. Une ville se dresse tout près d’ici, j’en suis sûr ! Une cité avec des flèches blanches et des portes d’or poli. Là-bas, on s’occupera de moi. — Il n’y a pas de ville ! — Je la trouverai… Shannow talonna sa monture et quitta la cour de la ferme. Il s’éveilla quand une main le secoua doucement. La créature était penchée sur lui. —Comment vous sentez-vous ? demanda une voix basse qui avait du mal à articuler correctement les mots. La créature répéta deux fois sa question avant que Shannow la comprenne. —Je suis vivant… grâce à vous. Qui êtes-vous ? —Parfait! D’habitude, on me demande ce que je suis, pas qui je suis. Je m’appelle Shir-ran. Vous êtes un homme robuste… Avoir survécu si longtemps avec une telle blessure ! — La balle m’a traversé le corps. Vous pouvez m’aider à m’asseoir ? — Non. Restez couché. J’ai recousu vos plaies, mais mes doigts ne sont plus ce qu’ils étaient. Nous parlerons demain matin. — Mon cheval ? — En sécurité. Il a eu peur de moi, au début. Mais nous nous comprenons, maintenant. Je lui ai donné le grain que vous transportiez dans vos sacoches. Dormez, homme… Shannow posa la main sur sa hanche droite et sentit les points de suture grossiers. La plaie ne saignait plus, mais il s’inquiéta à cause des fibres de son manteau, enfoncées dans ses chairs par la balle. Des corps étrangers mortels, car ils empoisonnaient le sang et provoquaient une gangrène. — La blessure est propre, dit Shir-ran, comme s’il lisait dans son esprit. L’hémorragie l’a nettoyée, je crois… Et dans les montagnes, les plaies guérissent bien. L’air est propre. Les bactéries ont du mal à survivre par trente degrés au-dessous de zéro. — Les bactéries ? demanda Shannow, dont les yeux se refermaient déjà. — Les germes… La saleté qui infecte les blessures. — Je comprends. Merci, Shir-ran. Cette fois, Shannow dormit d’un sommeil sans rêve. Il se réveilla affamé et s’assit avec précaution. Le feu crépitait toujours joyeusement. Avisant un gros tas de bois, le long d’une paroi, il comprit pourquoi. Puis il laissa son regard errer sur la caverne. Elle faisait cinquante pieds de large et la voûte était constellée de fissures qui laissaient s’échapper la fumée. À côté de ses couvertures, Shannow vit sa gourde, sa Bible reliée en cuir et ses revolvers, toujours dans leurs étuis huilés. Prenant la gourde, il retira le bouchon de liège enveloppé de cuivre et but avidement. Ensuite, à la lueur du feu, il examina la blessure de sa hanche. La chair était enflammée, mais la plaie semblait propre et ne saignait plus. Il se leva lentement et regarda autour de lui, en quête de ses vêtements. Pliés avec soin, ils étaient posés sur un rocher, de l’autre côté du feu. Du sang séché tachait toujours la chemise de laine blanche. Il la passa quand même, puis enfila son pantalon noir sans parvenir à boucler sa ceinture au cran habituel, car le cuir appuyait sur la blessure, lui arrachant des grognements de douleur. Habillé, il se sentit aussitôt un peu mieux. Après avoir mis ses chaussettes et ses bottes, il approcha de son étalon, attaché le long d’une paroi, et lui caressa le cou. L’animal inclina la tête pour fourrer ses naseaux contre la poitrine de Shannow. — Doucement, mon garçon ! J’ai toujours mal… Jon remplit à demi le sac à grains et le passa autour du cou de l’étalon. Aucun signe de Shir-ran pour le moment… Près de la réserve de bois, sur des étagères grossières, Shannow vit des rangées de livres et une série de petits sacs de sel, de sucre, de viande et de fruits séchés. Il grignota quelques fruits et retourna près du feu. Enroulé dans ses couvertures, il prit ses revolvers pour les nettoyer. Les deux étaient des armes subtilisées aux Enfants de l’Enfer… Shannow ouvrit ses sacoches et compta ses cartouches. Il lui en restait quarante-sept. Quand il les aurait utilisées, ces armes ne lui serviraient plus à rien. Fouillant dans ses sacoches, il en sortit les vieux revolvers à capsules qui le servaient fidèlement depuis près de vingt ans. Pour ceux-là, il pourrait fabriquer de la poudre et fondre des munitions. Il les nettoya, les enveloppa d’un morceau de cuir huilé et les rangea au fond de ses sacoches. Puis il prit sa Bible. Les pages étaient fines et dorées sur tranches, la couverture de cuir aussi souple que de la soie à force d’être manipulée. Il l’ouvrit au Livre d’Habacuc et lut un verset à haute voix. — « Jusqu’à quand, ô Éternel ?… J’ai crié, et Tu n'écoutes pas ! J’ai crié vers Toi à la violence, et Tu ne secours pas ! Pourquoi me fais-Tu voir l’iniquité, et contemples-Tu l’injustice ? Pourquoi l’oppression et la violence sont-elles devant moi ? Il y a des querelles, et la discorde s’élève. Aussi la loi n’a point de vie, la justice n’a point de force ; car le méchant triomphe du juste, et l'on rend des jugements iniques. » — Et comment répond votre dieu, Jon Shannow ? demanda une voix derrière lui. — À sa manière…, soupira l’Homme de Jérusalem. D’où connaissez-vous mon nom ? La grande créature avança lentement. Les épaules ployant sous le poids de son énorme tête, elle s’assit lourdement près du feu. Shannow remarqua que sa respiration était saccadée. Un filet de sang coulait de son oreille droite, tachant la crinière noire. — Vous êtes blessé ? demanda Jon. — Non. C’est le Changement, voilà tout… Vous avez trouvé à manger ? — Oui. Des fruits séchés dans du miel. Ils étaient délicieux. — Prenez-les tous. Je ne peux plus les digérer. Comment va votre blessure ? — Elle évolue bien, comme vous laviez dit. Vous souffrez, Shir-ran. Puis-je faire quelque chose ? — Rien, Shannow… À part me tenir compagnie, si vous voulez. — Ce sera un plaisir. Il y a très longtemps que je n’ai pas été assis près d’un feu, en sécurité. Expliquez-moi comment vous me connaissez. — J’ai entendu parler de vous… La Dame de Ténèbres évoque souvent vos exploits contre les Enfants de l’Enfer. Vous êtes un homme fort. Et un ami loyal et courageux, je suppose… — Qui est la Dame de Ténèbres ? demanda Shannow, soudain mal à l’aise. — Elle est celle qu’elle est : ténébreuse et belle. Elle travaille parmi les Dianae – mon peuple –, et parmi les Hommes-Loups. Les Ours ne l’acceptent pas, car leur humanité a totalement disparu. Ce sont des bêtes, maintenant, et ils le resteront à tout jamais. Je suis fatigué, Shannow. Je vais me reposer… dormir un peu… Shir-ran se coucha sur le ventre, ses mains griffues soutenant sa tête. Il ferma les yeux mais les rouvrit aussitôt. — Si… quand mes paroles deviendront incompréhensibles, sellez votre étalon et partez ! Vous avez compris ? — Non. — Vous comprendrez quand il le faudra… Shannow mangea encore quelques fruits et retourna à sa Bible. Le Livre d’Habacuc était un de ses favoris. Abrupts et doux amers, les mots reflétaient ses doutes et ses angoisses. En conséquence, aussi paradoxal que ce soit, ils les apaisaient. Shannow resta trois jours avec Shir-ran. Ils parlèrent beaucoup, mais l’Homme de Jérusalem n’apprit pas grand-chose sur les Dianae. Le peu que lui révéla son sauveur lui apprit que les hommes, dans cette région, se transformaient lentement en animaux. On y trouvait jadis le Peuple du Lion, celui du Loup et celui de l’Ours. Les Ours n’existaient plus, leur culture ayant disparu, et les Hommes-Loups étaient en voie d’extinction. Seul le Peuple du Lion survivait encore. Shir-ran évoqua la beauté de la vie, ses douleurs et ses joies… Peu à peu, Shannow comprit que le Dianae était en train de mourir. Ils n’en parlèrent pas. Mais le corps de Shir-ran changeait et se déformait chaque jour, jusqu’au moment où il lui fut impossible de tenir debout. À présent, du sang coulait de ses deux oreilles et ses paroles devenaient de plus en plus difficiles à comprendre. La nuit, dans son sommeil, il grognait comme un animal. Le quatrième matin, Shannow fut réveillé par les hennissements de terreur de son étalon. Il jaillit de ses couvertures, roula sur le sol et saisit un revolver au passage. Accroupi devant le cheval, Shir-ran balançait doucement la tête. — Qu’y a-t-il ? cria Shannow. Shir-ran se retourna et l’Homme de Jérusalem se trouva face à… un lion géant. La bête bondit. Jon se jeta vers la droite et percuta durement la paroi. Le souffle coupé par la douleur, il réussit quand même à se retourner quand le lion se rua sur lui en rugissant. — Shir-ran ! Une lueur de compréhension passa dans le regard du fauve et disparut aussitôt. Quand l’animal bondit de nouveau, une détonation résonna dans la caverne comme un roulement de tonnerre. La créature qui avait été Shir-ran tomba sur le sol et roula sur le côté, les yeux rivés dans ceux de Shannow. L’Homme de Jérusalem approcha, s’agenouilla près de son ami et posa une main sur sa crinière noire. — Je suis désolé, dit-il. Les yeux de l’animal se fermèrent et il cessa de respirer. Shannow posa son revolver et prit sa Bible. — Vous m’avez sauvé la vie, Shir-ran, et je vous ai pris la vôtre. Ce n’est pas juste, mais je n’avais pas le choix. À présent, comment prier sans savoir si vous étiez un homme ou une bête ? Puisque vous avez été bon avec moi, je recommanderai votre âme au Très-Haut… Il ouvrit sa Bible. La main gauche posée sur le corps de Shir-ran, il lut à voix haute : — « À l’Éternel la terre et ce quelle renferme, le monde et ceux qui l’habitent ! Car Il l'a fondée sur les mers, et affermie sur les fleuves. Qui pourra monter à la montagne de l’Éternel ? Qui s’élèvera jusqu’à son lieu saint ? Celui qui a les mains innocentes et le cœur pur ; celui qui ne livre pas son âme au mensonge, et qui ne jure pas pour tromper. » Sa prière achevée, Shannow approcha de l’étalon, toujours tremblant, et le sella. Après avoir pris ce qu’il restait de nourriture, il monta en selle et quitta la caverne. Derrière lui, le feu vacilla et s’éteignit. Chapitre 2 La cité d’Ad 964 av. J.-C. Avec ses flèches blanches et ses coupoles dorées, le temple restait un lieu d’une grande beauté. Mais la cour autrefois tranquille débordait de gens qui réclamaient à grands cris le sacrifice du sang. On avait enlevé la tente blanche, à l’entrée du Cercle Sacré. À sa place se dressait une statue en marbre du roi, majestueux et puissant, les bras tendus. Tremblant, Nu-Khasisatra se tenait au milieu de la foule. Trois fois, la vision l’avait visité. Et trois fois il l’avait repoussée. — Je ne peux pas faire ça, Seigneur, murmura-t-il. Je n’en ai pas la force. Il se détourna quand la victime fut amenée, puis se fraya un chemin à travers la foule. Entendant le nouveau Grand Prêtre psalmodier les premières paroles du rituel, il ne regarda pas en arrière. Des larmes ruisselèrent sur ses joues pendant qu’il avançait en titubant dans les couloirs de marbre blanc. Arrivé devant la Mare du Silence, il s’assit au bord. Ici, les grondements de la foule étaient assourdis, mais il entendit quand même les cris de joie qui annonçaient la mort d’un innocent de plus. — Pardonnez-moi, dit-il en baissant les yeux. Dans la Mare, il vit les poissons nager, troublant un peu son reflet. Un visage carré, solide, avec des yeux profondément enfoncés dans leur orbite et une barbe drue. Il n’avait jamais tenu ces traits pour ceux d’un lâche. Il tendit la main et caressa l’eau. Les poissons argent et noir s’éparpillèrent, faisant exploser son reflet. — Que peut faire un homme seul, Seigneur ? Vous les voyez : le roi leur a apporté la richesse, la paix, la prospérité et une longue vie. Ils me mettraient en pièces… Depuis trois mois, il organisait des réunions secrètes pour militer contre les excès du roi. Il avait aidé les prêtres de Chronos, désormais hors la loi, à échapper aux Dagues et à quitter discrètement la cité. À présent, il reculait devant ses ultimes responsabilités. Même s’il en avait honte, son amour de la vie était plus fort que celui de son dieu. Sa vision se troubla et le ciel s’obscurcit. Nu-Khasisatra se sentit arraché à son corps. Il s’éleva dans les cieux et plana au-dessus de la cité étincelante. Au loin, des ténèbres s’amoncelaient, mais une vive lumière déchira l’obscurité. Un vent violent se leva et Nu trembla quand la mer se dressa pour venir à la rencontre du ciel. L’océan déferla sur les terres, la puissante cité ressemblant soudain à un jouet brisé. Des arbres géants disparurent sous les vagues comme de hautes herbes sous une rivière en crue. Les montagnes furent englouties. Les étoiles se déplacèrent dans le ciel et le soleil se leva majestueusement à l’ouest. Quand il baissa les yeux sur sa cité natale, Nu-Khasisatra vit seulement les eaux bleues d’une mer agitée. Son esprit descendit sous les vagues, s’enfonçant de plus en plus profondément dans les ténèbres. La Mare du Silence était désormais réellement silencieuse. Les poissons noir et argent avaient disparu. Des cadavres flottaient à côté de lui : des hommes, des femmes, des bébés… Comme si l’eau n’existait pas pour lui, Nu marcha vers la place centrale. La statue du roi était toujours là, les bras tendus. Quand un grand requin noir l’effleura, elle bascula et heurta une colonne. La tête se sépara du corps, qui rebondit contre les carreaux en mosaïque. — Non ! cria Nu. Non ! Il sursauta et ouvrit les yeux. Il était de nouveau assis près de la Mare. Le soleil éclairait le temple et des tourterelles volaient au-dessus des parapets de bois de la Tour des Lamentations. Il se leva, ajusta sa cape bleu ciel sur ses épaules et retourna vers la cour du Cercle Sacré. La foule s’agitait pendant que les prêtres enlevaient le corps du supplicié de la pierre de sacrifice. Le sang avait coulé le long des cannelures pour disparaître par les orifices d’évacuation dorés. Nu-Khasisatra gravit les marches et avança lentement. Au début, personne ne fit mine de l’arrêter. Mais quand il fut trop près de la pierre, un prêtre vêtu de rouge l’intercepta. — Vous ne pouvez pas approcher du Lieu Sacré, dit le prêtre. — Quel Lieu Sacré ? répondit Nu. Vous l’avez corrompu. Il écarta l’homme et marcha jusqu’à la pierre. Dans la foule, des gens avaient remarqué l’incident et le commentaient. — Que fait-il ? — Vous avez vu comment il a rudoyé le prêtre ? — C’est un fou ? Tous les yeux se tournèrent vers l’homme aux larges épaules campé devant la pierre. Il retira sa cape bleue. Dessous, il portait les vêtements blancs d’un prêtre de Chronos. Les gardes du temple se rassemblèrent au pied des marches. Mais ils hésitèrent, car il était interdit de brandir des armes dans le Lieu Sacré. Trois prêtres approchèrent de l’homme debout devant la pierre de sacrifice. — Quelle est cette folie ? demanda l’un d’eux. Pourquoi profanez-vous ce temple ? — Vous osez parler de profanation ? rugit Nu-Khasisatra. Ce temple était dédié à Chronos, le seigneur de la lumière et de la vie. Aucun sacrifice de sang n’y a jamais eu lieu ! — Le roi est l’image vivante de Chronos, dit le prêtre. Le conquérant des mondes, le seigneur des cieux. Tous ceux qui refusent de le croire sont des traîtres et des hérétiques. — Alors, comptez-moi dans leurs rangs ! lança Nu. Il saisit la pierre de sacrifice et l’arracha à son support. Passant les doigts dessous, il la souleva au-dessus de sa tête et la lança sur les marches, où elle se fracassa. Un hurlement de fureur monta de la foule. — Peuple perfide ! cria Nu-Khasisatra. La fin des temps est proche ! Hommes, vous avez nargué le Seigneur de la Création et votre destin sera terrible ! Les océans se dresseront contre vous, et il ne restera pas une pierre debout dans cette cité ! Vos cadavres sombreront dans les abysses et vos rêves seront oubliés, tout comme vous ! Avez-vous entendu les prêtres affirmer que le roi est l’incarnation du dieu ? un blasphème ! Qui a rapporté les Pierres des Rolynds de la voûte céleste ? Qui a conduit le peuple élu vers cette terre fertile ? Qui a détruit les espoirs des méchants lors de l’Année des Dragons ? Chronos, par l’intermédiaire de ses prophètes ! Où était le roi à ces moments-là ? Pas encore né ! C’est un homme, pas un dieu, et son cœur est maléfique ! Il détruira le monde. Vous avez des femmes des enfants et des amis que vous aimez. Tous mourront. Personne, parmi vous, ne sera encore en vie à la fin de l’année. — Faites-le descendre de là ! cria quelqu’un. — Tuez-le ! brailla quelqu’un d’autre. Ce cri-là fut repris par toute la populace. Les gardes sortirent leurs armes et s’engagèrent sur les marches. Des éclairs les frappèrent, rebondissant d’épée en épée. Quand leurs corps carbonisés s’écroulèrent, un grand silence se fit dans la foule. Alors que de la fumée montait des cadavres, Nu-Khasisatra leva les bras vers les cieux. — Désormais, il est impossible d’arrêter le cours des événements. Tout se passera comme je l’ai dit. Le soleil se lèvera à l’ouest et les océans engloutiront la terre. Vous verrez l’Épée de Dieu dans les cieux… et vous serez plongés dans le désespoir ! Il descendit de l’autel et enjamba les cadavres. La foule s’écarta devant lui. Je l'ai reconnu, dit un homme. C’est Nu-Khasisatra, le constructeur de navires. Il vit dans le quartier sud. Répété par des milliers de bouches, ce nom fit le tour de la cité et arriva aux oreilles de la femme nommée Sharazad. Alors, la chasse commença. Chapitre 3 Shannow chevaucha vers le sud pendant trois jours. La piste de montagne se transforma en une longue vallée semée de ruisseaux à demi gelés et de grands bosquets de pins. Il vit peu de gibier, mais trouva des traces de daims et d’élans. Tous les jours, vers le milieu de la matinée, il s’arrêtait dans un endroit abrité du vent. Après avoir libéré l’herbe de la neige, il laissait son étalon manger pendant qu’il se reposait devant un petit feu, lisant sa Bible ou réfléchissant au voyage qui l’attendait. Ses blessures guérissaient rapidement. Shir-ran avait fait du bon travail. Pensant souvent à l’homme-bête, il était arrivé à la conclusion que Shir-ran avait cherché sa compagnie pour provoquer… ce qui était arrivé. Il avait recousu ses blessures et lui avait laissé ses revolvers. Pourtant, dans le sanctuaire de la caverne, il n’en aurait pas eu besoin. La créature lui avait parlé du Changement, et il avait été le témoin impuissant de son passage de l’humanité à la bestialité. Shannow ignorait ce qui pouvait provoquer une transformation pareille. Mais dans le monde étrange d’après-Armageddon, les mystères étaient légion. Deux ans plus tôt, alors qu’il essayait de sauver Samuel Archer et l’Enfant de l’Enfer repenti, Batik, Shannow avait rencontré une nouvelle race appelée les Hommes-Loups, en partie humains et en partie animaux. Archer lui avait parlé d’autres créatures similaires. Jusqu’à présent, il ne les avait pas croisées. Il faisait plus chaud dans la vallée. À mesure qu’il progressait vers le sud, la neige devenait plus rare et de grandes étendues d’herbe verdoyante apparaissaient sur les flancs des collines. Chaque jour, Shannow examinait le ciel, en quête d’autres merveilles. Mais les cieux restaient bleus et clairs. Le quatrième jour, quand le crépuscule commença à tomber, Jon guida l’étalon dans un bois et chercha un endroit où dresser son camp pour la nuit. Devant lui, à travers les grands arbres, il aperçut la lueur d’un feu. — Ho ! du camp ! cria-t-il. Il n’y eut pas de réponse immédiate. Puis une voix bourrue lui ordonna de s’approcher. Shannow attendit un instant, sortit son revolver à canon court de son sac et le glissa dans sa ceinture, caché par le pan de son manteau. Il entra dans le camp. Quatre hommes assis autour du feu et cinq chevaux… Shannow descendit de sa monture et l’attacha à une racine saillante. Une marmite noire pendait à un trépied, au-dessus du feu. Jon sentit l’odeur d’un bouillon de viande et de légumes. Il approcha du feu, s’accroupit et examina le groupe. Des hommes maigres au regard dur. Des types comme Shannow en avait rencontré toute sa vie. Puis son regard se posa sur un colosse aux épaules voûtées. Sa barbe était poivre et sel, ses yeux de simples fentes sous ses paupières lourdes. Il y avait de la tension dans l’air, mais l’Homme de Jérusalem ne se laissa pas affecter. Il regarda l’homme dans les yeux et attendit. — Mangez, fit enfin le colosse à voix basse. — Après vous, dit Shannow. Je ne voudrais pas être impoli. L’homme sourit, dévoilant ses dents pourries. — La politesse n’est pas de mise dans ces régions sauvages ! Il tendit la main, prit un bol et se servit du bouillon. Les autres l’imitèrent. La tension augmentant, Shannow ramassa un bol de la main gauche et le posa devant le feu. Toujours de la même main, il remplit le récipient et le tira vers lui. Quand il eut terminé son repas, il reposa le bol. — Merci, dit-il. J’en avais grand besoin. — Prenez-en encore, proposa le chef. — Non… Il n’en resterait plus pour votre éclaireur. Le chef se tourna. — Zak, ton repas t’attend ! De l’autre côté du feu, un jeune homme sortit des buissons, un fusil à la main. Il avança lentement, évita le regard de Shannow et s’assit à côté de son chef, son arme près de lui. Jon se leva et approcha de sa monture. Il défit sa couverture et l’étala à côté du cheval. Desserrant la sous-ventrière, il enleva la selle, la posa sur le sol, prit une brosse dans sa sacoche et pansa l’animal sans regarder les hommes assis autour du feu. Mais le silence était de plus en plus pesant. Jon avait été tenté de finir son repas et de repartir pour s’éloigner du danger, mais ce n’était pas une bonne idée. Ces hommes étaient des tueurs. S’en aller maintenant reviendrait à lancer une horde de loups affamés à ses trousses. Il tapota le cou de l’étalon. Sans un mot, il retira son chapeau, se coucha et s’enroula dans ses couvertures, les yeux fermés. Près du feu, Zak tendit la main vers son fusil, mais le chef l’arrêta. Le jeune homme se dégagea. — Qu’est-ce qui te prend ? murmura-t-il. Réglons-lui son compte tout de suite ! Il a un sacré bon cheval, et tu as vu ses revolvers ? — J’ai vu, dit le chef. Et j’ai bien regardé l’homme qui les porte. Tu as remarqué comment il est entré dans le camp ? Il t’avait repéré depuis le début, et il s’est accroupi à un endroit où tu ne pouvais pas le descendre. Et pendant le repas, il s’est servi seulement de sa main gauche. Tu sais où était la droite ? Je vais te le dire : sous son manteau, et pas pour se gratter l’estomac ! Laisse tomber, petit. Je vais réfléchir à tout ça. Vers minuit, quand les autres furent tous endormis, le jeune homme se leva en silence. Un couteau à la main, il approcha de l’endroit où dormait Shannow. Une silhouette sombre se dressa derrière lui et lui flanqua un coup de crosse sur la nuque. Zak tomba sans un mot. Le chef remit son pistolet dans son fourreau et ramena le jeune idiot vers ses couvertures. Shannow sourit et rengaina son revolver. Le chef le rejoignit. — Je savais que vous ne dormiez pas, dit-il. Qui êtes-vous, par l’Enfer ? Shannow s’assit lentement. — Ce gamin aura mal au crâne demain… J’espère qu’il sera assez raisonnable pour vous en être reconnaissant. — Je m’appelle Lee Patterson, dit l’homme en tendant la main. Shannow sourit, mais fit mine de ne pas avoir remarqué le geste. — Jon Shannow. — Par Jésus Dieu tout-puissant ! Vous nous poursuivez ? — Non. Je me dirige vers le sud. — Vous voulez voir les fameuses statues, dans le ciel, c’est ça ? L’Épée de Dieu, Shannow ? — Vous les avez vues ? — Pas de danger, mon gars ! On appelle cette région les Terres Maudites. Pas de village et aucun moyen de gagner sa vie ! Pourtant, j’ai rencontré un type qui a juré s’être trouvé juste dessous. Il a dit que ça l’avait rendu religieux. Moi, je n’ai pas besoin de religion. Vous êtes sûr que vous n’êtes pas à nos trousses ? — Je vous donne ma parole. Pourquoi avez-vous sauvé le gamin ? — Un homme n’a pas une réserve illimitée de fils… J’en avais trois. Le premier est mort lorsque j’ai perdu ma ferme. Le deuxième a été blessé quand nous avons… pris la route. Touché à la jambe. La blessure s’est infectée, et j’ai été obligé de la lui couper. Vous imaginez ça ? devoir couper la jambe de son fils ? Et il a succombé quand même, parce que j’ai trop attendu. Ne vous y trompez pas, c’est une vie difficile que nous menons ! — Qu’est-il arrivé à votre femme ? — Elle est morte. Ce pays n’est pas fait pour les femmes. Vous avez une épouse, Shannow ? — Non. Je n’ai personne… — Je suppose que c’est ça qui vous rend dangereux. — Exact… Lee se leva et s’étira. — Vous avez trouvé Jérusalem ? — Pas encore. — Quand vous la trouverez, posez à Dieu une question de ma part ! Demandez-Lui à quoi rime tout ça ! Chapitre 4 Nu-Khasisatra sortit du temple, descendit les grandes marches et se dissimula dans la foule qui sillonnait les rues de la cité. Son courage l’avait abandonné. En état de choc, il tremblait comme une feuille tandis qu’il se frayait un chemin entre les badauds. — Êtes-vous un prêtre ? demanda un homme en s’accrochant à sa manche. — Non ! cracha Nu. Laissez-moi tranquille ! — Mais vous portez leurs vêtements, insista l’homme. — Partez ! grogna Nu. Il se dégagea et se fondit de nouveau dans la foule. Empruntant une allée, sur sa gauche, il gagna rapidement la rue des Marchands et acheta une cape munie d’un capuchon volumineux qu’il releva sur ses cheveux noirs. Il entra dans une auberge, au coin du Carrefour, s’installa à une table, près de la fenêtre est, et regarda dehors, accablé par l’énormité de ses actes. Il était un traître et un hérétique. Dans tout l’empire, il lui serait impossible d’échapper à la colère du roi. Les Dagues devaient déjà être à ses trousses. — Pourquoi toi ? lui avait demandé Pashad la nuit précédente. Ton dieu ne peut-il pas utiliser quelqu’un d’autre ? Pourquoi dois-tu ainsi sacrifier ta vie ? — Je l’ignore, Pashad. Que puis-je te répondre ? — Tu devrais abandonner cette folie. Nous partirons pour Balacris en laissant ces idées insensées derrière nous. — Ce n’est pas insensé ! Sans Dieu, je ne suis rien. Et quelqu’un doit s’opposer au mal que fait le roi. — Si le Seigneur Chronos est si puissant, pourquoi ne décide-t-il pas de tuer le roi d’un simple éclair ? En quoi a-t-il besoin d’un constructeur de navires ? Nu avait haussé les épaules. — Ce n’est pas à moi de critiquer Ses décisions. Tout ce que j’ai Lui appartient. Le monde entier Lui appartient. J’ai été un étudiant du temple trop peu doué pour devenir un prêtre. Et j’ai violé beaucoup de Ses lois. Mais je ne puis refuser de Le servir quand Il m’appelle. Quel homme serais-je, si je le faisais ? Peux-tu me répondre ? — Un homme vivant ! — Loin de Dieu, il n’y a pas de vie ! Les yeux noirs de Pashad s’étaient remplis de larmes. — Et moi ? et les enfants ? La femme d’un traître subit le même sort que lui. Y as-tu pensé ? Veux-tu voir tes enfants brûler sur un bûcher ? — Non ! Tu dois partir d’ici, ma bien-aimée. J’ai rencontré Bali cet après-midi. Tu iras le voir demain soir. Il aura quelque chose pour toi. Ils avaient parlé pendant près de deux heures, préparant leurs plans, puis Nu s’était retiré dans sa petite salle de prières, où il s’était agenouillé jusqu’à l’aube. Il avait supplié Dieu de le décharger de son fardeau, mais quand l’aube s’était levée, il savait ce qu’il devait faire. Aller au temple et parler contre le roi. Il l’avait fait. Maintenant la mort l’attendait. — Voulez-vous boire ou manger, Votre Hauteur ? demanda l’aubergiste. — Comment ? Oh ! du vin ! Le meilleur que vous avez. — Parfait, Votre Hauteur. L’homme s’inclina et partit. Nu ne remarqua pas son retour et ne vit pas le pichet et le gobelet qu’il posa sur la table. Le tavernier se racla la gorge. Nu sursauta, sortit de sa bourse une pièce d’argent et la posa dans la main de l’homme, qui lui rendit sa monnaie et lui servit le vin. Un cru du Sud-Ouest, riche et capiteux. Il vida le gobelet d’un trait et le remplit de nouveau. Deux Dagues descendaient la rue. Les gens les laissèrent passer, se bousculant pour éviter d’entrer en contact avec les reptiles. Nu détourna le regard et but une grande gorgée de vin. Soudain, un homme s’assit en face de lui. — Connaître l’avenir, c’est être assuré de sa bonne fortune, dit-il en posant une série de pierres sur la table. — Je n’ai pas besoin qu’on me prédise l’avenir, grogna Nu. Sans l’écouter, le voyant ramassa deux petites pièces d’argent dans la pile de monnaie. Puis il éparpilla les pierres. — Choisissez-en trois, dit-il. Nu allait ordonner à l’importun de partir quand les Dagues entrèrent dans la salle. Il déglutit péniblement. — Qu’avez-vous dit ? — Choisissez trois pierres, répéta le voyant. Nu obéit et se pencha pour que le capuchon dissimule davantage son visage. — Maintenant, donnez-moi la main, dit le voyant. Ses doigts fins étaient longs et froids comme des lames. Jeune, il avait des yeux marron et un visage taillé à la serpe. Il étudia la paume de Nu un long moment. — Vous êtes un homme fort, dit-il, mais il n’y a pas besoin de dons spéciaux pour voir ça. Et vous êtes inquiet… — Pas du tout, murmura Nu. — Bizarre, dit l’homme. Je vois un voyage… Pas sur l’eau et pas sur la terre ferme non plus. Je vois un homme avec des éclairs dans les mains, la mort au bout de ses doigts sombres. Et je vois de l’eau… qui monte… Nu libéra sa main. — Gardez l’argent ! (Regardant son interlocuteur dans les yeux, il y lut de la peur.) Comment pourrait-on voyager sans se déplacer sur l’eau ou sur la terre ? Quel genre de voyant êtes-vous ? — Un bon, souffla l’homme. Et vous pouvez vous détendre. Ils sont partis. — Qui ? demanda Nu, sans oser lever les yeux. — Les reptiles. Vous êtes en grand danger, mon ami. La mort vous talonne. — Elle nous talonne tous. Personne ne lui échappe pour toujours. — Ce que vous dites n’est pas faux. J’ignore où vous allez, et je n’ai nulle envie de le savoir. Mais je vois un pays étrange et un cavalier gris. Ses mains maîtrisent un grand pouvoir. Il est l’homme du tonnerre, le destructeur de mondes. J’ignore s’il est un ami ou un ennemi, mais vous êtes lié à lui. Faites attention à vos actes. — Il est trop tard pour ça, dit Nu. Accepterez-vous que je vous offre un verre ? — Votre compagnie est trop dangereuse pour moi. Que Dieu soit avec vous. Chapitre 5 Beth McAdam descendit du chariot, flanqua un coup de pied à la roue cassée et jura comme… un charretier. Ses deux enfants étaient assis sur le hayon, silencieux mais amusés. — Il ne manquait plus que ça ! grogna Beth. La roue était fichue. Beth y alla d’un autre coup de pied. Samuel essaya de se retenir, mais un gloussement lui échappa. Sa mère revint comme une furie vers l’arrière du chariot. Mais le gamin se réfugia au sommet du tas de meubles, où elle ne pouvait pas l’atteindre. — Espèce de petit sacripant ! Mary gloussa aussi et Beth se tourna vers elle. — Tu crois qu’être bloqués ici est amusant, avec des loups… et des énormes lions ? Le visage de Mary se décomposa. Beth regretta aussitôt ses paroles. — Je suis désolée, ma chérie. Il n’y a pas de lions. C’était une blague. — Juré ? demanda Mary. — Oui. Et même s’il y en avait un, il serait bien inspiré de ne pas s’approcher de ta mère quand elle est en colère ! Samuel, descends de là, ou je t’arracherai les bras et je les donnerai à manger aux loups ! Une tête blonde pointa derrière une commode. — Tu ne vas pas me donner une fessée, maman ? — Non, sacripant ! Aide Mary à décharger les casseroles. Nous serons obligés de camper ici et de nous débrouiller pour réparer le chariot. Pendant que les enfants préparaient un feu de camp, Beth s’assit sur un rocher et regarda la roue. Il leur faudrait tout décharger, puis soulever avec un levier le chariot vide, pendant quelle essaierait de mettre en place la roue de secours. Elle était sûre de pouvoir le faire. Mais les enfants arriveraient-ils à s’occuper du levier ? Si Samuel était grand pour un gosse de sept ans, il n’avait pas la concentration nécessaire. Mary, à huit ans, était fine comme une tige et n’avait pas la force voulue. Mais il devait y avoir un moyen… Il y en avait toujours un… Dix ans plus tôt, quand sa mère avait été battue à mort par leur père, la petite Beth Newson, douze ans, s’était armée d’un couteau à viande et avait coupé la gorge de l’ivrogne pendant son sommeil. Puis, nantie de sept pièces de Barta, elle avait marché soixante-dix lieues pour rejoindre le village de Seeka, où elle avait raconté une terrible histoire : des Brigands avaient attaqué la ferme de ses parents et tué tout le monde, sauf elle. Pendant trois ans, le Comité l’avait obligée à vivre avec Seth Reid et sa femme, qui la traitaient comme une esclave. À quinze ans, elle avait jeté son dévolu sur Sean McAdam, un robuste bûcheron. Le pauvre homme n’avait eu aucune chance contre ses grands yeux bleus, sa longue chevelure blonde et sa démarche sensuelle. Avec ses sourcils épais et son grand nez, Beth Newson n’était pas une beauté, mais elle savait se servir des atouts que Dieu lui avait donnés. Sean McAdam tomba sous son charme. Trois mois après, ils se marièrent. Sept mois plus tard, Mary vit le jour. Samuel suivit un an après. L’automne précédent, Sean avait décidé de déménager vers le sud. Ils avaient acheté un chariot à maître Grimm et étaient partis sur la route, le cœur plein d’espoir. Mais la première ville où ils avaient fait halte était ravagée par la Mort Rouge. Ils étaient repartis aussitôt. Quelques jours plus tard, le corps robuste de Sean s’était couvert de plaies purulentes. Les glandes de ses aisselles avaient enflé, tout mouvement lui étant douloureux. Ils s’étaient arrêtés au pied d’une colline verdoyante. Beth le soigna nuit et jour. Malgré sa force, Sean McAdam perdit la bataille et Beth l’enterra sur le flanc de la colline. Avant qu’ils aient le temps de repartir, Samuel avait été frappé par la même maladie. Épuisée, Beth continua quand même à soigner son fils. Sans jamais dormir, elle épongeait les plaies avec un chiffon humide. L’enfant s’en était tiré. En deux semaines, les marques avaient disparu. Sans le soutien de Sean McAdam, la famille avait continué à avancer à travers la neige et la glace sur une étroite piste de montagne menacée par les avalanches. Beth avait à deux reprises chassé les loups qui s’étaient attaqués à leurs six bœufs, tuant un énorme mâle d’un seul coup du pistolet à silex de son époux. Samuel avait rougi de fierté devant l’exploit de sa mère. Cinq jours plus tôt, il avait eu une autre raison d’être fier de sa génitrice quand deux Brigands les avaient accostés sur la route. Beth avait lâché les rênes et saisi son pistolet. — Vous ne m’avez pas l’air très intelligents, espèce d’ordures ! Je m’exprimerai donc lentement : laissez-nous passer, ou par Dieu, j’enverrai vos misérables âmes droit en Enfer ! Ils avaient obéi, les hommes la saluant même d’un coup de chapeau quand elle était passée à côté d’eux. Beth sourit à ce souvenir, puis recommença à étudier la roue. Deux problèmes se posaient : d’abord, trouver un morceau de bois assez long et solide pour lui servir de levier ; ensuite, imaginer une façon de faire elle-même les deux choses nécessaires : soulever le chariot et changer la roue. Mary lui apporta une soupe claire mais nourrissante. Samuel lui fit une tasse de tisane – trop sucrée, mais elle le remercia quand même avec un grand sourire. — Vous êtes deux bons enfants. Pour des chenapans, je veux dire ! — Maman ! cria Mary. Des cavaliers arrivent ! Beth se leva, sortit son pistolet à silex de sa ceinture et le cacha dans les plis de sa jupe de laine. Ses yeux bleus s’étrécirent quand elle vit les six hommes. Elle déglutit, décidée à ne pas trahir sa peur. — Attendez dans le chariot, dit-elle à ses enfants. Allez-y tout de suite ! Les petits obéirent et se cachèrent derrière la commode. Beth avança. Ses yeux allèrent d’un homme à l’autre, cherchant le chef. Il était au milieu du groupe. Un gaillard de grande taille au visage étroit barré d’une cicatrice et aux cheveux gris coupés court. Beth lui sourit. — Voulez-vous bien descendre de cheval, maître ? demanda-t-elle. Les types ricanèrent, mais elle ne s’en soucia pas. — Bien sûr que nous descendrons de cheval ! dit l’homme. Je descendrais jusqu’en Enfer pour une femme qui a un corps comme le vôtre ! Il passa une jambe par-dessus sa selle, se laissa glisser au sol et avança vers elle. Beth s’approcha et lui posa le bras gauche sur l’épaule. Puis elle l’attira dans un baiser passionné. En même temps, elle glissa sa main droite entre eux et appuya le canon de son arme sur l’entrejambe du type. Elle bougea la tête, posant sa bouche contre son oreille. — Ce que vous sentez là, gueule de porc, c’est un pistolet, murmura-t-elle. Maintenant, dites à vos hommes de changer la roue du chariot. Et de ne rien toucher dedans. — Tu ne vas pas la partager avec nous, Harry ? demanda un cavalier. Un instant, l’homme à la cicatrice caressa l’idée d’arracher l’arme à la femme. Devant son regard implacable, il changea d’avis. — Nous en parlerons plus tard, Quint. D’abord, toi et les autres, changez cette roue. — Changer la… ! Nous ne sommes pas venus pour changer une fichue roue ! — Obéis ! Ou je t’arrache les tripes ! Les hommes sautèrent de leur monture et se mirent au travail. Quatre soulevèrent le chariot, pendant que Quint faisait sortir l’axe à coup de maillet et dégageait la roue brisée. Beth emmena l’homme à la cicatrice un peu plus loin, et lui ordonna de s’asseoir sur un rocher. Elle se posta à sa droite, le bandit entre ses compagnons et elle. Hors de leur vue, le pistolet à silex était maintenant appuyé contre son flanc. — Vous êtes une femme rusée, dit l’homme. Et, à part votre grand nez, une sacrée jolie fille. Vous me tireriez vraiment dessus ? — Et comment ! Bon, quand vos gars auront terminé, renvoyez-les à votre camp, où qu’il soit. C’est clair, cervelle d’oiseau ? — On a fini, Harry ! appela Quint. On s’y met, maintenant ? — Retournez tous au camp. Je vous rejoindrai dans quelques heures. — Attends un peu ! Tu ne vas pas garder cette pute pour toi tout seul ! Pas question ! Quint se tourna vers ses compagnons, qui se dandinèrent nerveusement. Deux d’entre eux remontèrent en selle, vite imités par les deux autres. — Bon sang, Harry ! C’est pas juste ! gémit Quint. Mais il recula jusqu’à son cheval et sauta aussi en selle. Pendant qu’ils quittaient le camp, Beth récupéra le revolver qui pendait à la ceinture du balafré. Puis elle se leva et s’éloigna de lui. Les enfants sortirent du chariot. — Que vas-tu faire, maman ? demanda Samuel. Le tuer ? Beth tendit le revolver du Brigand à sa fille. — Mary, retire les cartouches. L’enfant obéit puis rendit l’arme à sa mère. Beth la lança au balafré, qui l’attrapa adroitement et la remit dans son étui. — Et maintenant ? demanda-t-il. — Nous attendons un peu, puis vous retournerez à votre camp. — Vous croyez que je ne reviendrai pas ? — Vous en aurez envie… Mais vous penserez à ce que diront vos hommes quand vous leur expliquerez que j’ai pointé une arme sur votre petit équipement personnel. Et que je vous ai obligé à réparer mon chariot ! Alors, vous leur direz que je suis une bonne affaire au lit et vous me laisserez continuer ma route. — Ils seront fous de rage. Mais doux Jésus, vous êtes une sacrée bonne femme ! Où allez-vous ? — La vallée des Pèlerins… Inutile de mentir : les traces du chariot seraient faciles à suivre. — Vous voyez ces pics, là-bas ? Prenez à droite, il y a une piste. Elle grimpe pas mal et elle est étroite, mais ça vous permettra de gagner quatre jours de voyage. Vous ne pouvez pas la rater. Il y a longtemps, quelqu’un a mis une flèche de pierre comme point de repère et a gravé des signes sur les arbres. Suivez-la. Vous trouverez la vallée des Pèlerins à deux jours d’ici. — J’écouterai peut-être votre conseil, Harry. Mary, prépare de la tisane pour notre invité. Mais ne t’approche pas trop de lui : je veux que ma ligne de tir reste dégagée, en cas de besoin. Mary mit de l’eau à bouillir. Elle demanda à Harry s’il voulait du sucre, ajouta trois mesures dans la tasse et approcha à moins de trois pas de l’homme. — Pose-la par terre ! ordonna Beth. Mary obéit. Le balafré récupéra lentement la tasse. Il but sa tisane à petites gorgées. — Si je passe par la vallée des Pèlerins, ça vous ennuierait que je vous rende visite ? demanda-t-il. — Demandez-moi ça quand vous me verrez là-bas… — Et qui dois-je chercher ? — Beth McAdam. — Enchanté d’avoir fait votre connaissance, ma dame. Je m’appelle Harry Cooper. Je viens d’Allion. Il approcha de son cheval, monta en selle et partit vers l’est. Beth désarma le pistolet à silex. Harry chevaucha distraitement, ses pensées occupées par l’énergique jeune femme. Apercevant le feu, il entra dans le camp au trot, prêt à raconter des bobards sur la bonne soirée qu’il avait passée. Après avoir attaché son cheval à un poteau, il approcha du feu… Quelque chose le frappa dans le dos et il entendit une détonation. Il pivota, tira son revolver de son étui et l’arma. Quint sortit de derrière un buisson et lui tira dans la poitrine. Harry riposta, mais le percuteur ne rencontra pas de cartouche. Deux autres balles l’atteignirent. Il tomba en arrière, dans le feu, ses cheveux s’enflammant aussitôt. — À partir de maintenant, dit Quint, on va tout partager ! Chapitre 6 Malgré sa grande taille, Nu-Khasisatra se glissa aussi discrètement que possible dans les ombres d’une entrée. Puis il releva son capuchon et retint sa respiration. Un nuage passa devant la lune. Le robuste constructeur de navires fut enchanté par cette soudaine obscurité. Les Dagues patrouillaient dans les rues. S’il était pris, il serait conduit à la prison, au centre de la cité, et torturé. Il serait mort à l’aube et sa tête ornerait un pieu, au-dessus des portes du bâtiment. Nu frissonna. Le grondement lointain du tonnerre se répercuta au-dessus de la cité d’Ad, et un éclair déchira le ciel. Nu attendit quelques secondes, se forçant au calme. Jusque-là, sa foi l’avait soutenu, mais son courage était presque épuisé. — Accompagnez-moi, Seigneur Chronos, pria-t-il. Renforcez mes membres défaillants. Il sortit dans la rue, attentif au moindre bruit qui aurait pu le prévenir de l’approche des Dagues. La nuit était silencieuse à cause du couvre-feu. Il avança aussi discrètement qu’il en était capable, jusqu’à ce qu’il arrive devant la maison à tourelles de Bali. Le portail étant fermé, il attendit dans les ombres, regardant la lune se lever. À l’heure convenue, le verrou s’ouvrit. Une fois dans la cour intérieure, Nu se laissa tomber sur un siège pendant que son ami fermait le portail et le verrouillait. Bali posa un doigt sur sa bouche et fit signe à Nu de le suivre dans la maison. Les volets étaient fermés, et les rideaux tirés. Bali alluma une lampe et la posa sur une table ovale. — Que la paix soit sur cette demeure, dit Nu. Plus petit que son ami et totalement chauve, Bali lui sourit. — Et que le Seigneur bénisse mon invité, répondit-il. Les deux hommes s’assirent autour de la table et burent un peu de vin. Puis Bali s’adossa à son siège et regarda son vieil ami. Nu-Khasisatra n’avait pas changé en vingt ans. Sa barbe était toujours fournie et noire, ses yeux bleus étonnamment vifs sous ses sourcils épais. Les deux hommes avaient réussi par deux fois à acheter des fragments de Sipstrassi pour conserver leur jeunesse. Mais Bali avait connu des temps difficiles quand sa fortune s’était volatilisée avec ses trois meilleurs vaisseaux, coulés par des tempêtes. Alors, il commença à montrer des signes de vieillissement. Il semblait avoir soixante ans. En réalité, il en avait quatre-vingts de plus que Nu, âgé de cent dix ans. Nu avait essayé de se procurer d’autres éclats de Sipstrassi, mais le roi avait fait main basse sur presque toutes les Pierres. Aujourd’hui, même un fragment aurait coûté sa fortune à Nu. — Tu dois quitter la cité, dit Bali. Le roi a lancé un mandat d’arrêt… — Je m’en doutais… Parler contre lui dans le temple était une folie, mais j’ai prié avec ferveur, et je sais que l’Unique s’exprimait à travers moi. — La Loi de l’Unique n’existe plus, mon ami. Les Fils de Bélial ont l’oreille du roi. Comment va Pashad ? — Je lui ai ordonné de me renier dès ce matin, puis de demander à briser le Lien. Ainsi, elle sera en sécurité, ainsi que mes fils. — Personne n’est en sécurité, Nu ! Le roi est fou. Le massacre a commencé… comme tu l’avais prédit. La folie est en liberté dans les rues. Et les Dagues me remplissent de terreur. — De pires choses arriveront bientôt. Dans mes transes, j’ai vu des spectacles terribles : trois soleils en même temps dans le ciel, les cieux se déchirant et les mers engloutissant les nuages. Je sais que ça approche, Bali, et je suis impuissant à l’empêcher. — Beaucoup d’hommes font des rêves troublés qui n’annoncent pas des jours mauvais, rappela Bali. — C’est vrai… Mais tous les miens sont devenus réalité. Le Seigneur Chronos m’envoie ces visions. Je sais qu’il m’a ordonné de prévenir Son peuple, et je sais aussi qu’il ne m’écoutera pas. Mais ce n’est pas à moi de mettre en doute Ses desseins. Bali remplit un autre gobelet de vin. Nu-Khasisatra avait toujours été un homme à la foi et aux principes inflexibles. Bali l’appréciait et le respectait. Il ne partageait pas sa morale, mais il avait fini par connaître son Dieu. À cause de ce cadeau, il était prêt à donner sa vie pour le constructeur de navires. Ouvrant un tiroir secret, il en sortit une petite bourse de daim brodé. Un moment, il la soupesa, comme s’il hésitait à s’en séparer, puis il la fit glisser le long de la table. — Pour toi, mon ami, dit-il. Nu la ramassa et sentit la chaleur qui émanait de la bourse. Les doigts tremblant, il l’ouvrit et fit tomber dans sa main la Pierre qu’elle contenait. Ce n’était pas un fragment, mais une Pierre entière, ronde comme si elle avait été polie, dorée et striée de fines veines noires. Il referma la main autour, sentant le pouvoir couler en lui. Puis il la posa doucement sur la table et regarda l’homme vieillissant et chauve assis en face de lui. — Avec ça, tu pourrais redevenir jeune, Bali. Et vivre mille ans ! Pourquoi me la donnes-tu ? — Parce que tu en as besoin, Nu. Et parce que je n’avais jamais eu d’amis avant toi. — Mais elle vaut dix fois tout l’argent qui circule dans la cité. Je ne peux pas l’accepter ! — Tu le dois. Elle représente la vie. Les Dagues te cherchent, et tu sais ce que ça signifie : la torture et la mort. La cité est bouclée et tu ne peux pas t’échapper, sauf en osant faire le Voyage. Il y a un portail à l’intérieur du cercle de pierres qu’utilisaient autrefois les princes, au nord de la quatrième place. Tu le connais ? près du lac de cristal ? Parfait. Prononce ces mots en levant la Pierre bien haut. (Il tendit un morceau de parchemin à Nu.) L’Enchantement te conduira à Balacris. Après, tu seras seul. — J’ai des fonds à Balacris… Mais le Seigneur veut que je reste et que je continue à prévenir le peuple. — Tu m’as révélé le secret de l’Unique, et je peux accepter que Sa volonté soit plus puissante que tes désirs. Mais tu as déjà fait ce qu’il a ordonné. Mon ami, tu as délivré ton avertissement, et leurs oreilles étaient sourdes à tes paroles. Moi, j’ai prié pour trouver un moyen de t’aider, et cette Pierre est tombée en ma possession. C’est vrai, je souhaitais la garder, mais l’Unique m’a touché et m’a fait comprendre qu’elle était pour toi. — Comment as-tu obtenu cette Pierre ? — Un marchand achéen est passé me voir. Croyant qu’il s’agissait d’une pépite d’or, il voulait me la vendre pour acheter une voile neuve. — Une voile ? Avec ça, tu pourrais t’en payer des milliers ! — Je lui ai dit qu’elle valait la moitié du prix d’une voile, et il me l’a vendue pour soixante pièces d’argent. (Bali haussa les épaules.) C’est avec des affaires comme ça que je suis devenu riche. Tu dois partir, maintenant. Les Dagues savent certainement que nous sommes amis. — Viens avec moi, Bali ! implora Nu. Avec cette Pierre, nous pourrions atteindre mon nouveau vaisseau. Nous voguerions très loin, hors d’atteinte du roi et de ses Dagues. — Non. Ma place est ici. Ma vie est ici. Et ma mort sera ici. (Bali se leva et marcha vers le portail.) Une dernière chose : la nuit dernière, pendant que je tenais la Pierre, j’ai eu un rêve étrange. J’ai vu un homme dans une armure dorée. Il s’est approché de moi, s’est assis et m’a donné un message pour toi : tu dois chercher l’Épée de Dieu. Cela a-t-il un sens à tes oreilles ? — Non. Tu l’as reconnu ? — Son visage brillait comme le soleil et je n’ai pas pu le regarder… — L’Unique me révélera de quoi il s’agit, dit Nu en se penchant pour serrer son ami dans ses bras. Puisse-t-Il veiller sur toi, Bali. — Et sur toi, mon frère… (Bali ouvrit le portail et sonda les ombres.) La route est libre, murmura-t-il. Dépêche-toi de partir. Nu le serra une dernière fois dans ses bras, puis recula dans les ténèbres et disparut. Bali verrouilla le portail et retourna dans son salon. Il se laissa tomber sur son fauteuil, essayant d’oublier ses regrets. Avec la Pierre, il aurait pu rebâtir son empire et jouir d’une éternelle jeunesse. Sans elle, la misère et la mort l’attendaient. Sortant du salon, il enjamba le cadavre du matelot achéen qui lui avait apporté la Pierre. Il ne possédait plus les soixante pièces d’argent que le marin demandait, mais il avait toujours un couteau à la lame bien aiguisée. Un bruit de bois brisé le força à se retourner et à courir vers le jardin. Trois Dagues aux cuirasses sombres franchirent le portail défoncé et avancèrent vers lui, leurs yeux de reptiles brillant sous le clair de lune. — Que… que voulez-vous ? demanda Bali, tremblant. — Où est-il ? — Qui ? Deux Dagues explorèrent le jardin. — Il était ici ! siffla un des reptiles. Bali recula. Un reptile sortit une massue à la forme étrange du fourreau qu’il portait au côté, et la pointa sur le petit marchand. — C’est ta dernière chance de nous dire où il est ! — Là où vous ne le trouverez jamais ! cria Bali. Tirant son couteau, il bondit sur le reptile. Une langue de feu sortit du bout de la petite massue et quelque chose frappa Bali à la poitrine. Le petit homme fut projeté sur le chemin, où il resta allongé sur le dos, fixant les étoiles avec des yeux qui ne les voyaient plus. Un deuxième coup retentit. Le reptile s’écroula sur le sol, un trou noir dans sa tête triangulaire. L’autre créature se retourna et découvrit la femme aux cheveux d’or, Sharazad. — Je voulais Bali vivant, dit-elle doucement. Et quand je donne des ordres, on y obéit ! Derrière elle, une dizaine d’autres Dagues se pressaient dans le jardin. — Fouillez la maison, ordonna-t-elle. Si Nu-Khasisatra s’échappe, je vous ferai tous écorcher vifs. Chapitre 7 De toutes les saisons, c’était le printemps que Shannow préférait, avec ses chœurs de chants d’oiseaux et ses fleurs qui perçaient la neige. L’air, pur au point qu’un homme aurait pu le boire comme un vin capiteux, emplissait ses poumons de l’essence même de la vie. Jon descendit de cheval au pied d’une colline, marcha jusqu’au sommet et sonda les hautes herbes frissonnantes de la plaine, en contrebas. Au loin, il aperçut un troupeau de bétail qui paissait sur le flanc d’une colline. Puis il regarda de nouveau la ligne d’horizon, étudia la piste qui traversait la vallée entre les montagnes et grava dans sa mémoire les pics déchiquetés et les chemins étroits qu’il avait suivis. Il ne prévoyait pas de reprendre cet itinéraire. Mais au cas où il devrait le faire, il fallait être sûr de la topographie des lieux. Il défit le ceinturon où étaient accrochés les étuis de ses revolvers et retira son manteau. Puis il remit le ceinturon autour de sa taille, enroula le vêtement et l’attacha derrière sa selle. L’étalon broutait tranquillement. Jon desserra la sangle de la selle. Prenant sa Bible, il s’assit dos à un rocher, et lut l’histoire du roi Saül. Il lui semblait difficile de ne pas sympathiser avec le premier monarque d’Israël. Cet homme s’était battu au nom de sa nation, tout ça pour qu’un usurpateur prétende lui voler sa couronne. Même à la fin, quand Dieu l’avait abandonné, Saül avait lutté vaillamment contre l’ennemi, mourant avec ses fils au cours d’une bataille mémorable. Shannow ferma le livre, prit sa gourde et s’autorisa une grande gorgée d’eau fraîche. Ses blessures étaient presque guéries. La nuit précédente, il avait coupé les points de suture avec son couteau de chasse. Il ne pouvait pas encore bouger le bras droit aussi vite que d’habitude, mais sa force revenait. Il resserra la selle et repartit vers la plaine, remarquant çà et là des traces de chevaux, de bétail et de daims. Il avançait prudemment, observait l’horizon et regardait souvent derrière lui pour étudier la piste qu’il laissait. La plaine semblait infinie. Les montagnes lointaines, au sud, en paraissaient minuscules. Un oiseau s’envola soudain sur la gauche de Shannow. Il ne le quitta pas des yeux, s’apercevant au bout de quelques secondes qu’il suivait son vol avec le canon de son revolver. Il laissa retomber le chien et rengaina l’arme. À une époque, il aurait été ravi de voir qu’il réagissait si rapidement face à un danger potentiel. Mais de mauvaises expériences avaient depuis longtemps érodé sa fierté. Devant Allion, il avait été attaqué par un groupe d’hommes qu’il avait tous tués. Puis un bruit, derrière lui, l’avait alerté. Il s’était retourné en tirant… et avait tué un enfant qui passait par là au mauvais moment. Ce gamin, aujourd’hui, aurait sans doute été un bon père de famille. Serait-il devenu fermier, maçon ou prêtre ? Personne ne le saurait jamais. Shannow tenta de chasser ce souvenir de sa mémoire, mais il s’accrocha à lui avec des griffes d’acier. Qui voudrait être dans ta peau, Shannow ? se demanda-t-il. Qui voudrait être l’Homme de Jérusalem ? Les gens d’Allion avaient été ravis quand il avait massacré les Brigands. Mais une fois la ville nettoyée, ils l’avaient payé, lui demandant de partir au plus vite. Bien entendu, les Brigands étaient revenus. Les enfants les suivaient-ils comme ils l’avaient suivi, imitant leur démarche et livrant des batailles imaginaires avec leurs revolvers en bois ? Où est Jérusalem, Shannow ? — Derrière la prochaine montagne, se répondit Jon à voix haute. Les oreilles de l’étalon se dressèrent et il s’ébroua. Shannow tapota le cou de l’animal et le poussa au galop. Il savait que ce n’était pas raisonnable : une entrée de terrier ou un rocher branlant pouvait faire trébucher l’animal et lui casser une jambe – ou lui arracher un fer. Mais sentir le vent sur son visage était agréable et il savait que la vie n’était jamais sans danger. Il laissa le cheval s’en donner à cœur joie un moment puis tira sur les rênes quand il aperçut les traces d’un chariot. Elles étaient fraîches, peut-être de deux jours… Shannow descendit de cheval et les examina. Les roues avaient laissé des ornières profondes dans la terre pourtant sèche. Une famille qui partait vers le sud avec tous ses biens… Il lui souhaita silencieusement bonne chance et se remit en selle. Au milieu de l’après-midi, il trouva la roue cassée. À ce moment, il en savait déjà un peu plus sur la famille, qui se composait de deux enfants et d’une femme. Les gosses avaient ramassé des brindilles et des crottes de bétail séchées, pour faire du feu, et les avaient fourrées dans un sac pendu au flanc du chariot. La femme marchait près du bœuf de tête. Elle avait de petits pieds, mais ses foulées étaient longues. Il n’y avait aucun signe d’un homme. Était-il paresseux au point de voyager dans le chariot ? La roue brisée, toutefois, restait un mystère. Shannow étudia les traces des cavaliers. Ils étaient arrivés au campement, avaient changé la roue et avaient rebroussé chemin. La femme s’était tenue à côté d’un des types, et ils avaient marché jusqu’à un rocher. Près du chariot, Shannow trouva six cartouches intactes. À un moment, quelqu’un les avait enlevées d’un revolver. Pourquoi ? Il fit un feu sur les cendres de l’ancien et s’assit, réfléchissant au problème. Les cartouches étaient vieilles et la femme – il était désormais sûr qu’il n’y avait pas d’homme avec elle – n’avait pas cru bon de les ramasser. Il examina les traces encore une fois, n’en retirant pas grand-chose de plus, sinon qu’un des cavaliers avait chevauché à droite du groupe principal, ou était parti après lui. Shannow marcha le long de la piste, sur une centaine de pas, et découvrit une empreinte de sabot du cheval isolé qui avait partiellement recouvert une trace plus ancienne. Donc, le cavalier solitaire avait levé le camp après le groupe. Il était resté assis à parler avec la femme. Pourquoi ses compagnons n’avaient-ils pas tous agi comme lui ? Il se fit de la tisane, et mangea les derniers fruits séchés récupérés dans la caverne de Shir-ran. Quand il plongea la main au fond du sac pour prendre les derniers, il toucha un objet froid et métallique qu’il sortit du sac. Sa découverte ressemblait à une pièce de monnaie, mais elle était en or. Une des faces portait un motif en relief que Shannow ne reconnut pas dans l’obscurité. Il mit la pièce dans sa poche et s’installa près du feu. Mais les traces l’intriguaient et le sommeil ne vint pas. Il se leva, sella l’étalon et partit dans la direction qu’avaient empruntée les cavaliers. Quand il arriva à leur camp, ils étaient partis, mais il trouva un mort, la tête dans les cendres d’un feu et le visage brûlé. On lui avait tiré dessus plusieurs fois, puis on lui avait pris ses bottes et son revolver. Mais il lui restait l’étui et le ceinturon. Shannow allait retourner à son cheval quand il entendit un gémissement. Ayant du mal à croire qu’il restait un souffle de vie dans ce corps, il prit la gourde accrochée à sa selle et s’agenouilla près de l’homme. — Ils pourchassent la femme…, murmura le mourant. Shannow posa la gourde contre ses lèvres, mais il s’étrangla, incapable d’avaler, et ne dit rien d’autre. Jon attendit avec lui l’issue inévitable. Cinq minutes après, le type mourut. Quelque chose scintillait à la droite de Shannow. Sous un buisson, il repéra l’arme de l’homme et la ramassa. Les cartouches manquaient. Le pauvre type n’avait eu aucune chance de se défendre. Shannow réfléchit. Ces hommes étaient des Brigands qui avaient tué un des leurs. À cause de la femme ? Mais ils avaient tous été au camp. Pourquoi étaient-ils partis ? Un groupe de tueurs avait trouvé une femme et deux enfants près d’un chariot à la roue brisée. Ils avaient réparé la roue et étaient repartis, sauf un, qui avait filé plus tard, son arme vide. Quand il était arrivé au camp, ses « amis » l’avaient descendu, puis ils s’étaient lancés à la recherche de la femme. Cela n’avait pas de sens. À moins que le mort ait empêché ses compagnons de s’emparer de leur proie. Dans ce cas, pourquoi avoir déchargé son arme avant de retourner vers le camp ? Il y avait une seule façon d’élucider le mystère. Shannow remonta en selle et chercha les traces du chariot. — Pourquoi Dieu a-t-il tué mon papa ? demanda Samuel en trempant le reste de son pain sans levain dans le bouillon. Beth repoussa son assiette et regarda le jeune garçon assis de l’autre côté du feu de camp, ses cheveux blonds brillant comme de l’argent sous les rayons de la lune. — Dieu ne l’a pas tué, Sam. C’est la Mort Rouge qui l’a fait ! — Le pasteur disait que personne ne mourait sans que Dieu le veuille. Après, les gens vont au Paradis ou en Enfer. — C’est ce que croit le pasteur, lâcha Beth, mais ça n’est pas forcément la vérité. Il disait aussi que saint Jésus est mort il y a moins de quatre cents ans, et que le monde a basculé sur son axe. Ton papa ne croyait pas à ça, tu te souviens ? Selon lui, des milliers d’années séparaient ces deux époques. — C’est peut-être pour ça que Dieu l’a tué, dit Samuel. Parce qu’il ne croyait pas ce que disait le pasteur. — Rien n’est aussi simple dans ce monde, mon fils. Il existe des méchants que Dieu ne tue pas, et des gens de bien, comme ton père, qui meurent avant leur temps. C’est la vie, Samuel. On n’est jamais sûrs de rien. Mary, qui n’avait rien dit, enleva les assiettes et les emporta hors du camp pour les nettoyer avec de l’herbe. Beth se leva et s’étira. — Tu as encore beaucoup à apprendre, Samuel, dit-elle. Si tu veux quelque chose, tu dois te battre pour l’avoir. Ne cède pas de terrain et ne geins pas ! Si tu acceptes les coups que la vie te donne, tu continueras à vivre. Maintenant, aide ta sœur à débarrasser, et éteins le feu. — Mais il fait froid, maman, protesta Samuel. Nous ne pourrions pas dormir dehors, à côté des flammes ? — Elles se voient à des lieues. Tu as envie que ces hommes reviennent ? — Mais ils nous ont aidés à changer la roue ! — Éteins le feu, chenapan ! Le gamin se leva d’un bond et obéit. Beth retourna près du chariot et regarda la plaine. Elle ignorait s’il y avait un Dieu, et elle s’en fichait. Dieu n’avait pas protégé sa mère de la brutalité de son mari. Pas plus qu’il ne l’avait aidée, elle. Dommage… Il aurait été si réconfortant de penser que ses enfants étaient sous l’aile d’une divinité bienveillante, et que leurs problèmes seraient résolus par un être suprême… Elle se souvint de la raclée que sa mère avait reçue le jour de sa mort. Bon sang, elle entendait encore le bruit des poings frappant la chair ! Elle avait regardé son père traîner le cadavre derrière la maison, puis entendu la pelle creuser une tombe anonyme… L’assassin était revenu en titubant dans la maison, sale et les yeux rougis. Il avait bu jusqu’à perdre conscience en marmonnant : « Maintenant, on est seuls, toi et moi. » Le couteau à viande lui avait tranché la gorge. Il était mort sans se réveiller. Beth admira les étoiles et sentit ses yeux s’embuer. Elle regarda ses enfants, qui avaient installé leurs couvertures près des cendres du feu. McAdam était un type bien, mais il lui manquait moins qu’aux gamins. S’il avait très vite compris que sa femme n’était pas amoureuse de lui, il avait adoré les petits. Il jouait avec eux, leur apprenait des choses, les aidait… Il s’en occupait tellement qu’il ne s’était pas aperçu que sa femme s’attachait de plus en plus à lui. Il avait compris quand il gisait dans le chariot, presque paralysé. — Désolé, Beth… — Tu n’as rien à te reprocher. Repose-toi et guéris ! Il avait dormi une heure ou deux. Puis ses yeux s’étaient ouverts et il avait tendu une main tremblante vers elle. — Je t’aime, Beth… C’est la vérité vraie. — Je sais. Dors, repose-toi. — Je ne m’en suis pas trop mal sorti avec toi et les petits, pas vrai ? — Ne parle pas comme ça ! Tu te sentiras mieux demain matin. — Non. C’est fini, Beth. Je n’ai plus qu’un souffle de vie. Dis-le-moi, s’il te plaît ? — Te dire quoi ? — Dis-moi que… — Je t’aime, Sean ! Dieu m’en est témoin. Maintenant, je t’en prie, guéris ! Il s’était éteint pendant que les enfants dormaient. Beth l’avait veillé un moment, puis elle avait pensé à l’effet que le cadavre de leur père aurait sur les enfants. Traînant le corps hors du chariot, elle avait creusé une tombe dans le flanc de la colline. Perdue dans ses souvenirs, elle n’entendit pas Mary approcher. Mais quand l’enfant lui posa une main sur l’épaule, elle se tourna et la prit dans ses bras. — Ne t’inquiète pas, ma chérie. Rien de mal ne nous arrivera. — Mon papa me manque. J’aimerais que nous soyons restés chez nous… — Je sais… Mais s’il suffisait de souhaiter quelque chose pour l’avoir… Nous devons continuer. (Elle prit les mains de la fillette.) Je veux que tu te souviennes de ce que je t’ai montré aujourd’hui, et que tu le fasses. Qui sait combien d’hommes dangereux nous rencontrerons avant d’atteindre la vallée des Pèlerins ? J’ai besoin de toi, Mary. Puis-je te faire confiance ? — Oui, maman ! — Bonne petite ! Maintenant, retourne te coucher. Beth monta la garde jusqu’à ce que ses yeux menacent de se fermer tout seuls. Deux heures avant l’aube, elle réveilla Mary. — Ne te rendors pas… Surveille les environs et appelle-moi si tu vois des cavaliers. Sur ces mots, elle se coucha et tomba dans un sommeil sans rêve. Il lui semblait avoir dormi quelques minutes quand Mary la réveilla. Mais le soleil était déjà au-dessus de l’horizon. Beth cligna des yeux et se passa une main dans les cheveux. — Des cavaliers, maman. Je crois que ce sont les mêmes hommes. — Rentre dans le chariot, et souviens-toi de ce que je t’ai dit. Beth prit le pistolet à silex et le cacha dans les plis de sa jupe. Regardant si Harry était avec le groupe, elle ne le vit pas… Les hommes entrèrent dans le camp au galop. Celui que Harry avait appelé Quint sauta de son cheval. — Et maintenant, ma petite dame, nous voulons goûter à ce que vous avez donné à Harry ! Beth leva son arme et tira. La première balle traversa le crâne de Quint. Il s’écroula, raide mort. Beth avança. Le bruit avait effrayé les chevaux et les quatre cavaliers restant avaient du mal à les maîtriser. La monture de Quint partit au galop vers la plaine. Dans le silence qui suivit, les hommes se regardèrent. La voix de Beth les fit sursauter. — Vous avez le choix, fils de putes ! Filer, ou mourir ! Et décidez-vous vite. Je tirerai dès que j’aurai fini de parler. Elle braqua l’arme sur un des hommes. — Une minute, ma dame ! cria-t-il. Je m’en vais ! — Vous ne pourrez pas nous tuer tous ! lança un autre bandit en poussant son cheval en avant. Une explosion fit trembler le chariot et arracha la moitié de la tête de l’homme, qui vida ses étriers. — Quelqu’un d’autre a envie d’essayer ? demanda Beth. Déguerpissez ! Les trois survivants décampèrent. Beth courut jusqu’au chariot, prit sa corne de poudre et rechargea son arme. Mary descendit du hayon, un vieux tromblon à la main. — Tu t’es bien débrouillée ! dit Beth. Je suis fière de toi ! Elle prit l’arme à sa fille, la posa près du chariot et serra l’enfant dans ses bras. — Du calme, du calme. Tout va bien. Va t’asseoir à l’avant. Ne les regarde pas. Beth emmena sa fille jusqu’au siège du conducteur et l’aida à monter. Ensuite, elle retourna vers les cadavres, défit le ceinturon de Quint, le boucla autour de sa taille et fouilla le mort pour récupérer la poudre et les munitions. Trouvant un petit sac en cuir plein de balles, elle l’emporta dans le chariot. Enfin, elle prit le revolver de l’autre homme et le cacha derrière le siège. Sean McAdam n’avait jamais pu se payer un revolver. Maintenant, ils en avaient deux. Beth attacha les bœufs au chariot et monta maladroitement sur la selle de la jument baie du Brigand. — Prends les rênes, petite. Et allons-y ! Samuel s’assit à côté de Mary et sourit. — Tu ressembles à un Brigand, maman ! Beth lui rendit son sourire, puis regarda Mary, qui n’avait pas bougé, blanche comme un linge. — Prends les rênes, Mary, par l’Enfer ! (La petite sursauta et obéit.) Et maintenant, en route ! Mary fit claquer les rênes. Beth approcha du bœuf de tête et lui flanqua une claque sur la croupe. Dans le ciel, les charognards décrivaient déjà des cercles concentriques. Chapitre 8 Nu-Khasisatra arriva près du vieux cercle de pierres une heure avant l’aube. Caché au milieu des arbres, il attendit, au cas où des gardes auraient patrouillé dans le secteur, mais il n’y en avait pas en vue. Au clair de lune, il apprit par cœur les mots du parchemin. Puis, la Pierre à la main, il quitta l’abri des arbres et gagna à la course le terrain découvert, devant le cercle. Il entendit un sifflement aigu. Des ombres se ruèrent sur lui, et une voix de femme cria : — Prenez-le vivant ! Nu courut vers le sanctuaire que lui offriraient les grandes dalles de pierre grise. Une silhouette reptilienne en cuirasse noire se jeta sur lui, mais il l’abattit d’un coup de poing au visage. Sautant par-dessus le garde, il atteignit les ombres projetées par les pierres. Puis il se tourna et vit d’autres Dagues courir vers lui. Une main levée, il cria : — Barak naizi tor Iemmes ! Un éclair aveuglant jaillit de nulle part et son esprit se remplit de couleurs tourbillonnantes. Soudain, il se retrouva sans poids et sans force, secoué comme une plume dans un ouragan. Puis il sentit de nouveau le sol sous ses pieds et fut incapable d’amortir sa chute. Il ouvrit les yeux, mais ne vit que des lumières clignotantes. Quand sa vision s’éclaircit, il s’aperçut qu’il était dans une petite clairière. Près de lui gisait un mort au visage horriblement brûlé. Nu se leva et approcha du corps. L’homme portait des vêtements bizarres – rien que Nu ait déjà vu. Il sortit de la clairière, sonda les alentours et ne vit ni Balacris ni l’océan. La prairie s’étendait jusqu’à l’horizon, où des montagnes déchiquetées tutoyaient le ciel. Revenant dans la clairière, Nu s’assit et examina sa Pierre. Les veines noires s’étaient étendues. Il lui était impossible de savoir combien d’énergie le voyage avait coûté à la Sipstrassi. Tombant à genoux, Nu-Khasisatra remercia d’abord son dieu pour l’avoir sauvé de Sharazad et de ses Dagues, puis il demanda que sa famille soit protégée. Enfin, il chercha le silence intérieur dans lequel il entendrait la voix de la divinité. Le vent murmurait autour de lui, mais il ne charriait aucun mot. Si le soleil lui caressait le visage, il ne lui communiquait aucune vision. Il serait plus sûr, se dit-il, de porter des vêtements semblables à ceux des habitants de ce lieu. La Pierre scintilla dans sa main et devint tiède. Sa tunique et son manteau se brouillèrent et se modifièrent. Un instant plus tard, il portait un pantalon, une chemise, une veste longue et des bottes identiques à celles du mort. — Attention, Nu ! s’admonesta-t-il. Ne gaspille pas le pouvoir de la Pierre. Les paroles de Bali lui revinrent en mémoire. « Cherche l’Epée de Dieu. » Il ignorait dans quelle direction voyager, mais il regarda le sol et vit les marques des sabots d’un cheval qui se dirigeait vers les montagnes. N’ayant rien d’autre pour le guider, Nu-Khasisatra suivit les traces. Sharazad était assise à une table sculptée. Ses yeux d’un bleu de glace ne quittaient pas Pashad, la femme du traître Nu-Khasisatra. — Vous avez renié votre mari aujourd’hui. Pourquoi ? — J’ai découvert qu’il complotait contre le roi, répondit Pashad en détournant le regard vers la table, où reposait un étrange objet décoratif en argent muni d’un manche blanc. — Avec qui complotait-il ? — Le marchand, Bali. C’est le seul dont je connaisse le nom. — Vous savez que la famille d’un traître subit la même punition que lui ? demanda l’inquisitrice aux cheveux d’or. Pashad hocha la tête. — Mais il n’avait pas encore été accusé de trahison quand je l’ai renié. En outre, je ne fais plus partie de sa famille. Car après l’avoir renié, j’ai divorcé. — Effectivement… Où se cache-t-il ? — Je l’ignore, Votre Hauteur. La liste de nos propriétés vous a été remise ce matin. Cinq maisons et trois entrepôts, près des docks… Je suis incapable de vous aider davantage. Sharazad sourit. Puis elle sortit de sa tunique brodée de perles une Pierre d’un rouge doré et la plaça sur le bureau. — Posez votre main sur la Pierre ! ordonna-t-elle. Sachez-le : si vous mentez, elle vous tuera instantanément. Pashad obéit. — Savez-vous où est Nu-Khasisatra ? — Je l’ignore… — Connaissez-vous les noms de ses amis impliqués dans le complot ? — Une question difficile, dit Pashad, le front couvert de sueur. Je connais certains de ses amis, mais je n’ai aucun moyen de savoir s’ils le soutenaient. — Et vous ? — Non. Je ne comprends rien à ce qu’il a fait. Comment pourrais-je déterminer si le roi est un dieu ? J’ai passé ma vie à rendre mon époux heureux et à élever nos enfants. Alors, quelle importance, que le roi soit un dieu ou pas ? — Si vous saviez où cet homme se cache, me le révéleriez-vous ? — Oui, répondit Pashad. Sans hésiter ! La surprise de Sharazad ne fut pas feinte. Soulevant la main de Pashad, elle prit la Pierre et la remit dans sa poche. — Vous êtes libre, dit-elle. Si vous recevez des nouvelles du traître, rapportez-les-moi sans délai. — Je le ferai, Votre Hauteur. Sharazad regarda la femme partir, puis elle s’adossa à son siège. Un rideau s’ouvrit sur le mur de gauche, et un jeune homme entra. Grand, il avait des épaules larges mais des hanches étroites. Il sourit, s’assit sur une chaise et posa un pied botté sur la table. — Vous avez une dette envers moi, dit-il. Je vous avais dit quelle ne savait rien. — Toujours aussi suffisant, Rhodaeul ? Mais je suis interloquée ! D’après tout ce que j’ai entendu raconter sur ce constructeur de navires, il adorait sa femme. Je pensais qu’il l’avait mise dans la confidence. — C’est un homme prudent… Avez-vous idée d’où il se cache ? — Oui ! En fait, je le sais très exactement. Le cercle a été lié au monde que nous avons découvert il y a deux mois. Nu-Khasisatra pensait nous échapper, mais il est simplement allé sur les lieux de notre dernière conquête. La contrée qui nous a fourni ces armes étranges. Elle souleva le revolver et le lança à Rhodaeul. Il était plaqué argent, avec une crosse en os blanc sculpté. — Le roi souhaite que vous appreniez à bien vous servir de ces… revolvers. — En équipera-t-il l’armée ? — Non. Il les trouve vulgaires. Mais mes Dagues prouveront bientôt leur efficacité ! — Et Nu-Khasisatra ? — Il est coincé dans cette contrée étrange. Il ne parle pas la langue et ignore comment revenir. Je le trouverai. — Vous êtes si sûre de vous, Sharazad… faites attention ! — Ne vous moquez pas de moi, Rhodaeul. Je suis arrogante, mais à juste titre. Le roi connaît mes talents. — Nous les connaissons tous, chère Sharazad. Certains d’entre nous en ont même bénéficié. Mais le roi a raison : ces armes sont d’une vulgarité indescriptible ! Il n’y a aucun honneur à éliminer un ennemi en les utilisant. — Imbécile ! Vous croyez qu’une flèche ou une lance est plus honorable ? Ce sont des armes, voilà tout ! — Un homme habile peut esquiver une flèche ou éviter une lance. Mais avec ces armes, la mort frappe sans prévenir. Et s’en servir ne demande aucun talent particulier. Il gagna la porte-fenêtre et sortit dans la cour. Deux prisonniers étaient attachés sur le bûcher, du bois empilé autour de leurs jambes. — Quel mérite y a-t-il à faire ça ? demanda Rhodaeul en armant le revolver. Deux coups retentirent. Les prisonniers s’affaissèrent, uniquement retenus par les cordes. — Tout ce qu’il faut, c’est un œil sûr et une main rapide. Avec l’épée, il existe plus de quarante variantes de parades et de ripostes – soixante si on compte le sabre. Mais si c’est le désir du roi, j’apprendrai à manipuler ces… choses. — C’est ce que le roi souhaite, Rhodaeul. Peut-être pourrez-vous vous entraîner dans mon nouveau monde. On y trouve des hommes devenus légendaires grâce à leur maîtrise de ces armes. Je les pourchasserai pour vous, et je vous les ramènerai, histoire d’améliorer votre éducation. — Comme c’est gentil à vous, Sharazad ! Je meurs d’impatience. Pouvez-vous me donner un nom qui hantera mes rêves ? — Il y en a plusieurs. Johnson, Crowe… et Daniel Cade. Mais le meilleur se nomme Jon Shannow. On dit qu’il cherche sans relâche une cité mythique. À cause de ça, on le surnomme l’Homme de Jérusalem. — Amenez-les-moi tous, Sharazad ! Depuis nos conquêtes dans le Nord, nous manquons cruellement d’entraînement ! Chapitre 9 Shannow comprit dès qu’il se lança sur les traces qu’il arriverait trop tard pour sauver la femme et sa famille. Bien que furieux, il chevaucha prudemment, car il ne voyait pas le sol très clairement à la lueur de la lune. À l’aube, il arriva à l’endroit où gisaient les cadavres. Les charognards avaient fait leur œuvre : le visage et les mains des morts avaient été dépouillés de leur chair. Shannow regarda les corps. Son respect pour l’inconnue augmenta. Descendu de cheval, il trouva l’emplacement d’où Beth McAdam avait tiré. D’après l’angle où l’autre mort était tombé, le deuxième coup était venu du chariot. Shannow remonta en selle et se dirigea vers les montagnes. Le terrain montait abruptement et devenait beaucoup plus boisé. L’étalon, fatigué, trébucha deux fois. Shannow mit pied à terre et guida le cheval à l’abri des arbres. Ils arrivèrent sur une crête d’où Jon vit un camp de bonne taille – six feux et une dizaine de tentes. Des hommes travaillaient à la lumière des torches dans un grand puits d’où émergeait une haute structure métallique presque triangulaire légèrement inclinée sur le côté. Un grand cours d’eau coulait au sud du terrain et un chariot stationnait à proximité. L’Homme de Jérusalem conduisit son cheval dans le camp et l’attacha à un poteau avant de lui enlever sa selle. Un homme approcha. — Vous apportez des nouvelles de Scayse ? demanda-t-il. Shannow se retourna. — Non. Je viens directement du nord. L’homme jura et s’éloigna. Jon approcha de la plus grande tente et y entra. Une dizaine d’hommes mangeaient et buvaient pendant qu’une femme en tablier de cuir distribuait de la nourriture. Il se joignit à la file, reçut un bol de bouillon épais et un morceau de pain noir et alla s’asseoir à une table commune, près de l’entrée de la tente. Deux hommes se poussèrent pour lui laisser de la place. Jon mangea en silence. — Vous cherchez du travail ? demanda un type assis en face de lui. Shannow leva la tête. L’homme, âgé d’environ trente ans, était mince et blond. — Non, je vous remercie. Je me dirige vers le sud. Puis-je acheter des provisions ici ? — Demandez à Deiker, il a peut-être des choses à vendre. Il est sur le site de fouilles en ce moment, mais il ne devrait pas tarder. — À quoi travaillez-vous ? — La vieille structure métallique date d’avant la Chute. Nous y avons trouvé quelques objets intéressants. Pour le moment, rien de grande valeur, mais nous espérons mieux. Le bâtiment nous a fourni des informations passionnantes sur l’Ère Noire. Les gens devaient vivre dans la peur, pour avoir bâti une si grande forteresse de fer ! — Pourquoi « dans la peur » ? demanda Shannow. — D’ici, vous voyez seulement une partie du bâtiment, mais il est bien plus grand que ça. Il n’y a ni fenêtres ni portes sur plus de cent pieds à partir des fondations. Quand il y a des fenêtres, elles sont trop petites pour que quiconque puisse y passer. Il devait y avoir des guerres terribles, à cette époque. Au fait, je m’appelle Klaus Monet. Le jeune homme tendit la main. Shannow la serra. — Jon Shannow, dit-il, guettant une réaction. L’homme n’en eut aucune. — Il y a autre chose, continua Monet. Le bâtiment est en acier et il n’y a aucune trace de minerai dans ces montagnes. Et aucune mine dans le coin, sauf celles d’argent de la vallée des Pèlerins. Les constructeurs ont dû transporter le métal à travers le Grand Large. Incroyable, n’est-ce pas ? — Incroyable, acquiesça Shannow. Son repas fini, il se leva. Il sortit de la tente, approcha du puits et regarda les hommes qui travaillaient dedans. Ils rangeaient leurs outils. Shannow attendit qu’ils soient arrivés au niveau supérieur. — Maître Deiker ! appela-t-il. — Qui le demande ? répondit un gaillard râblé à la barbe poivre et sel. — Moi. Je voudrais acheter quelques provisions : du grain, des fruits et de la viande séchés. Et un peu d’avoine, si vous en avez. — Pour combien de personnes ? — Seulement moi. — Je pense avoir ce qu’il vous faut, mais la vallée des Pèlerins n’est qu’à deux jours d’ici. Vous y obtiendriez de meilleurs prix. — Il vaut mieux se procurer de la nourriture dès qu’on peut… — Ça n’est pas idiot, admit Deiker. (Il conduisit Shannow jusqu’aux tentes de stockage et remplit plusieurs petits sacs.) Vous voulez du sucre et du sel ? — Si vous pouvez m’en céder un peu. Depuis combien de temps travaillez-vous sur ce site ? — Environ un mois. Un des meilleurs à ce jour ! Nous trouverons beaucoup de réponses, je vous le dis ! — Vous pensez que c’est un bâtiment ? — Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? demanda l’homme avec un grand sourire. — Un navire…, dit Shannow. — J’aime qu’un homme ait le sens de l’humour, maître. J’ai calculé qu’il fait environ trois cents pieds de long. La plus grande partie est encore enterrée. Et en acier ! Avez-vous jamais vu flotter un morceau de métal ? — Non, mais j’ai déjà vu un navire en acier, et bien plus grand que celui-là. Deiker secoua la tête. — Je suis un spécialiste des arcanes, maître. Je connais mon boulot. Et je sais aussi qu’on ne trouve pas de navires au milieu des terres. Ça fera trois pièces d’argent. Shannow n’ajouta rien. Il paya la nourriture avec ses pièces de Barta et la rangea dans ses sacoches de selle. Puis il revint vers le camp, en direction du chariot arrêté près de la rivière, et vit une femme assise près d’un feu, deux enfants endormis à côté d’elle. Elle leva les yeux et sa main glissa vers l’étui accroché à sa ceinture. Beth McAdam regarda l’étranger approcher. De grande taille, il avait de longs cheveux noirs striés de blanc sur les tempes. Sa courte barbe noire arborait une fourche blanche sous son menton. Un visage anguleux et puissant, des yeux bleu glacé, il portait à la ceinture deux revolvers rangés dans des étuis de cuir huilé. Il s’assit en face d’elle. — Vous vous êtes bien débrouillée au cours de ce dangereux voyage. Félicitations. Peu de gens auraient osé traverser le Grand Large sans la protection d’une caravane de chariots. — Vous êtes du genre direct, pas vrai ? — Je ne comprends pas… — Je n’ai pas besoin d’un guide et encore moins d’un homme. Mais je vous remercie de votre offre. Bonne nuit. — Vous ai-je offensée ? demanda Shannow sans la quitter du regard. — Je ne me vexe pas facilement. Vous non plus, on dirait ! Il se gratta la barbe et sourit. Aussitôt, son visage perdit une partie de sa dureté. — C’est exact. Si vous souhaitez que je parte, j’obéirai. — Servez-vous un peu de thé. Ensuite, j’aimerais rester seule. — Merci de votre hospitalité. Il se pencha pour prendre la théière, mais se releva et se tourna vers les deux hommes qui approchaient. Beth posa la main sur la crosse de son arme. — Maître Shannow, avez-vous un moment ? demanda Klaus Monet. J’aimerais vous présenter quelqu’un. (Il désigna son compagnon, un petit type chauve à la barbe blanche éparse.) Boris Haimut. C’est un spécialiste des arcanes. — Maître Deiker m’a parlé de votre conversation, dit Haimut. J’ai été fasciné ! Je pensais aussi que nous étions en présence d’un navire, mais cela me semblait si improbable… Nous avons seulement exhumé un cinquième du… vaisseau. Avez-vous une idée de la façon dont il est arrivé ici ? — Oui, dit Shannow. Mais je crains que nous dérangions la dame. — Mes excuses, maîtresse… ? — McAdam. Et maître Shannow a raison : je ne voudrais pas que les bruits de voix réveillent mes enfants. Les trois hommes s’inclinèrent et s’éloignèrent du campement de Beth. Elle les regarda s’enfoncer dans les ténèbres, puis reparaître sur les pentes du site de fouilles éclairé par des torches. Elle se servit un peu de thé, le savoura et revit mentalement le visage de Shannow. Un Brigand ou un propriétaire terrien ? Elle se força à penser à autre chose. Quelle importance ? Elle ne le reverrait jamais. Jetant le reste de son thé sur le sol, elle se glissa sous ses couvertures. Mais le sommeil fut long à venir. — Essayez de comprendre, maître Shannow, dit Boris Haimut avec un sourire d’excuse. Maître Deiker est partisan des anciennes opinions. Il croit en la Bible, certain que le monde vit ses Derniers Jours. Pour lui, Armageddon est une réalité survenue il y a trois cent soixante-dix ans. Moi, j’appartiens aux partisans des nouvelles opinions. À mon avis, mille ans au moins ont passé depuis la mort de Jésus, et la civilisation qui nous a précédés a connu des merveilles qui nous sont désormais inaccessibles. Cette trouvaille a déjà jeté des doutes sur les thèses des tenants des anciennes croyances. Si c’est un vaisseau, ces doutes pourraient se transformer en certitude. Shannow se sentait mal à l’aise sous la petite tente, trop conscient que la lampe projetait leurs silhouettes sur la toile. Il savait qu’il y avait peu de danger dans ce camp. Mais des années à être à la fois chasseur et gibier le rendaient très méfiant dans les endroits exposés. — Je n’en sais pas énormément, maître, dit-il. À plus de mille lieues d’ici se dresse une haute montagne. Sur une saillie, on trouve les restes pourrissants d’un énorme navire en acier. C’était bien un vaisseau, je l’ai appris des gens qui vivaient à proximité et connaissaient son histoire. Il semblerait que cette chaîne de montagnes ait autrefois été le fond d’un océan où beaucoup de bâtiments avaient sombré à cause des tempêtes. — Et les cités antiques que nous avons trouvées ? demanda Haimut. Il y a des ruines à moins de deux lieues d’ici. Comment se fait-il que des villes aient été bâties au fond d’un océan ? — Moi aussi, je me suis posé cette question. Puis j’ai rencontré un homme appelé Samuel Archer – un érudit comme vous. Il m’a prouvé que le monde n’avait pas basculé sur son axe une fois, mais deux. Les cités sont réellement très anciennes : elles appartenaient à un empire appelé Atlantide, englouti par l’océan avant l’avènement du Christ. — Des propos risqués, maître ! Dans certaines régions, vous seriez lapidé à mort pour oser les prononcer. — J’en ai conscience. Mais quand vous aurez exhumé tout le navire, vous trouverez les grands moteurs qui l’alimentaient et la timonerie qui servait à le diriger. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’ai besoin de repos. — Un instant, maître, dit Klaus Monet, qui avait jusque-là laissé les deux autres hommes parler. Accepteriez-vous de rester avec nous ? comme membre de l’équipe ? — Je ne crois pas, fit Shannow en se levant. — Mais c’est que…, dit Monet, regardant Haimut pour lui demander son appui. L’érudit secoua la tête ; Monet replongea dans un silence gêné. Shannow sortit de la tente et alla voir son cheval. Il lui donna du grain, puis étala ses couvertures sur le sol, à côté de l’animal. Il aurait pu leur en dire davantage : les lumières sans flamme, les appareils de navigation, tout ce qu’il avait appris des Gardiens pendant la guerre contre les Enfants de l’Enfer. Mais à quoi cela aurait-il servi ? Jon réfléchit au débat des spécialistes des arcanes. Il aurait préféré que les tenants des anciennes opinions aient raison, mais les événements l’avaient obligé à accepter une vérité différente. Le vieux monde avait disparu. Et Jon n’avait aucune envie de le voir renaître de ses cendres. Au moment où il dérivait vers le sommeil, il entendit un bruit de pas étouffé. Dégainant un revolver, il attendit. Klaus Monet s’accroupit à côté de lui. — Désolé de vous déranger, maître Shannow, mais vous m’avez semblé être un homme d’action. Et nous avons grand besoin d’un type comme vous. — Expliquez-vous, dit Jon en se redressant. — Cette expédition était conduite par Boris. Nous avons obtenu son financement auprès d’un groupe de partisans des nouvelles opinions, à l’est. Mais depuis que nous sommes ici, Scayse s’est mêlé du projet. Il a désigné des « responsables » à lui, placés sous les ordres de Deiker. Maintenant, certaines de nos trouvailles lui sont envoyées directement à la vallée des Pèlerins. — Quel genre de trouvailles ? — Des lingots d’or, des gemmes venant de boîtes en acier découvertes dans les pièces les plus profondes. C’est du vol, maître Shannow ! — Alors, mettez-y un terme ! — Je suis un érudit… — Eh bien, contentez-vous d’étudier, et ne vous mêlez pas du reste ! — Vous fermez les yeux sur ces vols ? Shannow sourit. — Des vols ? À qui appartient ce vaisseau ? À personne ! Il n'y a donc pas lieu de parler de vol. Deux groupes d’hommes désirent s’approprier le trésor. Le plus fort prendra ce qu’il voudra. C’est la vie, maître Monet. La force décide toujours. — Avec vous, nous serions plus forts. — Peut-être… Mais vous ne le saurez jamais. Je partirai demain matin. — Avez-vous peur, maître Shannow, ou désirez-vous simplement plus d’argent ? Nous pouvons payer. — Je suis trop cher pour vous. Maintenant, veuillez me laisser dormir. Shannow fut réveillé par la pluie, peu après l’aube. Il se leva, enroula ses couvertures et les attacha avec des lanières de cuir huilé. Puis il mit son épais manteau à épaulettes et sella l’étalon. Deux hommes avançaient vers lui. Jon attendit. — On dirait que vous avez été plus rapide que nous, fit le premier type. Il avait des épaules larges et il lui manquait les dents de devant. Son compagnon était plus petit et plus mince. Tous deux portaient des armes à feu. — Bon, que ça ne vous arrête pas, reprit le premier homme. Mettez-vous en route ! Shannow ne répondit pas. — Vous avez des problèmes d’audition ? demanda le deuxième homme. On ne veut pas de vous ici. Une petite foule s’était rassemblée autour d’eux. Shannow aperçut Boris Haimut et Klaus Monet, mais aucun signe de Deiker. — Ça suffit, fit le premier homme. Aidons-le à partir. Shannow lança la main, doigts tendus et frappa l’homme à la gorge. Il tomba à genoux avec un cri étouffé. Jon regarda le deuxième type. — Veuillez avoir la bonté d’attacher mes couvertures sur ma selle, dit-il doucement. L’homme déglutit et s’humecta les lèvres, la main approchant de la crosse de son arme. — Ce n’est pas un bon jour pour mourir, fit Shannow. Même pas l’occasion de voir une dernière fois le soleil… L’homme resta immobile plusieurs secondes. Puis il regarda son camarade toujours agenouillé, une main sur la gorge. Il savait qu’il aurait dû dégainer son arme, mais il ne parvint pas à s’y décider. Ses yeux rencontrèrent ceux de Shannow. — Soyez maudit ! dit-il. Sa main s’éloigna du revolver. Il ramassa les couvertures et les fixa à l’arrière de la selle. — Merci, dit Shannow. Maintenant, occupez-vous de votre ami. Il sauta en selle et orienta son cheval vers le nord. La foule s’écartant, il résista à l’envie de regarder derrière lui. C’était le moment le plus dangereux. Personne ne tira. Shannow poussa l’étalon vers l’endroit où maîtresse McAdam avait dressé son camp, mais le chariot était parti. Jon était furieux de sa propre stupidité. Il n’aurait pas été nécessaire d’humilier les hommes que Deiker lui avait envoyés pour lui ordonner de partir. Il aurait pu se contenter de sauter en selle et de filer, comme ils le lui avaient demandé. Sa fierté l’en avait empêché, et c’était un péché aux yeux du Tout-Puissant. Voilà pourquoi tu n’arrives pas à trouver Jérusalem, Shannow, se dit-il. Tes péchés pèsent trop lourd sur tes épaules. Jérusalem n’existe pas ! Cette idée s’imposa soudain à lui, le faisant frissonner. Il avait vu tant de choses, ces dernières années, que ses doutes étaient nombreux. Mais quel choix ai-je ? se demanda-t-il. Si Jérusalem n’existe pas, tout est vain. Ma quête doit continuer. Dans quelle intention ? Pour moi ! Tant que je la chercherai, Jérusalem existera, même si c’est seulement dans mon esprit. Et ça me suffit. Je n’ai pas besoin d’autre chose. Tu mens, Shannow ! Oui, oui, je mens. Mais qu’est-ce que ça prouve ? Je dois chercher. Je dois savoir. Où fouineras-tu la prochaine fois ? De l’autre côté du Grand Mur ? Et si elle n’est pas là ? Jusquau bout de la terre et aux frontières de l’Enfer. En haut de la côte, il tourna vers l’ouest et suivit un sentier pendant plus de deux heures avant de rejoindre la piste principale. La pluie avait cessé et le soleil émergeait des nuages. Shannow chevaucha plus prudemment et s’arrêta souvent pour observer les alentours. Quand le soleil fut au zénith, il fit une pause à l’ombre d’un grand rocher. Il lut sa Bible pendant une heure, se régalant du Cantique des cantiques. Au milieu de l’après-midi, il dépassa les montagnes et prit une piste étroite qui descendait vers la vallée. À l’ouest, le chariot de la famille McAdam avançait sur la piste plus large qui menait à la ville. Au nord, au-delà des bâtiments, la vallée s’étendait sur des lieues jusqu’à un mur immense. Shannow sortit une longue-vue de ses sacoches et observa le Mur. Même à cette distance, il vit les fleurs et les lichens qui poussaient entre les grands blocs de pierre. Il leva les yeux vers le ciel, essayant de voir ce qu’il y avait derrière la muraille, mais aperçut seulement de grands nuages blancs. Il se concentra sur le chariot des McAdam. La femme tenait les rênes. Il vit ses cheveux blonds et la peau de sa jambe droite, appuyée contre le frein. Derrière, les enfants guidaient le cheval par ses rênes. Ils arriveraient en ville longtemps avant Shannow. Il étudia les bâtiments. La plupart étaient en bois, mais il remarqua quelques bâtisses de pierre de plusieurs étages, surtout à l’extrémité est. La rue principale faisait dans les quatre cents pas de long. Au nord et au sud se dressaient deux séries de bâtiments. Une communauté prospère, avec beaucoup d’autres maisons en cours de construction… Derrière la ville s’étendait une prairie hérissée de tentes de toutes les tailles. Shannow aperçut une dizaine de feux de camp. Des familles s’installaient. Bientôt, la vallée des Pèlerins abriterait une véritable cité. Jon envisagea de la contourner et de chevaucher vers le Mur. Mais son étalon avait besoin de repos et de nourriture. Lui-même n’avait pas dormi dans un lit depuis une éternité. Il se frotta le menton, imaginant les délices d’un bon bain chaud et d’un rasage. Ses vêtements n’étaient plus très propres, ses bottes si usées qu’on voyait presque à travers. Il jeta un dernier coup d’œil vers le chariot, mais la conductrice n’était plus en vue… Ni la peau de sa jambe contre le frein. Chapitre 10 Oshere entra péniblement dans la pièce et essaya de s’asseoir dans un grand fauteuil. Mais son corps bouffi et déformé lui valut un tel inconfort qu’il ne put y tenir longtemps. Les muscles de son dos ne s’étiraient plus comme ils auraient dû le faire. Il se releva, s’accroupit et regarda la Dame de Ténèbres, assise à son bureau. D’une immobilité de statue, elle avait les yeux fermés. Son esprit était pour l’instant absent de son corps. Oshere savait qu’elle était plongée dans l’analyse d’un échantillon de son sang. Oshere attendit que Chreena s’étire et ouvre les yeux. Elle jura à voix basse. — Il ne faut pas vous laisser aller à l’impatience, dit Oshere. La femme noire se tourna vers lui et sourit. — Le temps file trop vite à mon goût. Comment vous sentez-vous ? — Pas bien, Chreena. Je sais désormais ce que Shir-ran éprouvait, et pourquoi il est parti. Je devrais peut-être l’imiter… — Non ! Plus de discours défaitiste ! Je suis près du but, Oshere ! Il me reste simplement à découvrir pourquoi les molécules-filles s’éloignent de la norme. Elles ne devraient pas. C’est contre nature. — Ne sommes-nous pas contre nature, ma chère ? Dieu a-t-Il jamais prévu qu’un lion marche comme un homme ? — Je ne suis pas digne de mettre en question les desseins de Dieu, Oshere. Mais votre structure génétique a été modifiée il y a des centaines d’années. Maintenant, elle retourne à son ancienne forme. Il doit exister un moyen de l’en empêcher ! — C’est ce que je disais, Chreena. Dieu souhaite peut-être que nous redevenions tels qu’il nous a créés. — Je n’aurais jamais dû vous dire la vérité, murmura Chreena. — Nous avons laissé les autres goûter aux joies de la mythologie, mais il vaut mieux que je sache la vérité. Par le Seigneur, Chreena, je suis un lion ! Je devrais courir à quatre pattes dans les forêts et les montagnes. Et cela arrivera… — Vous êtes né sous une forme humaine. Et vous êtes devenu un homme de bien. Votre destin n’est pas de parcourir les étendues sauvages comme un animal. Je le sais. — Et Shir-ran ? Non, Chreena ! Vous êtes une grande scientifique, et vous vous êtes bien occupée des Dianae. Mais je crois que vos émotions dominent votre intellect. Nous avons toujours cru être le Peuple Élu. Voyant les statues dans la cité, nous avons pensé que l’homme était autrefois à notre service. La vérité n’est pas aussi acceptable, peut-être, mais je peux vivre avec. La Loi de l’Unique ne changera pas parce qu’Oshere devient un lion. — Elle ne changera pas non plus s’il ne le devient pas, dit Chreena. Quelqu’un, il y a bien longtemps, a fait des expériences sur les manipulations chromosomiques – pour des raisons que je peux seulement imaginer. Mais la chaîne de la vie a été modifiée pour plusieurs espèces. Avec succès ! Jusqu’à maintenant. Ce qui a été fait une fois peut être reproduit. Et je trouverai un moyen d’inverser le processus. — Les Ours sont tous revenus à leur état antérieur. Les Hommes-Loups agonisent. Et n’avez-vous pas fait la même promesse à Shir-ran ? — Oui ! Je l’ai faite. Et je la ferai au prochain… jusqu’à ce que j’arrive à la tenir. Oshere détourna le regard. — Pardonnez-moi, Chreena. Ne vous mettez pas en colère. — Mon cher, je ne suis pas en colère contre vous, mais contre moi ! J’ai tous les livres dans la tête, et toute la connaissance ! Et pourtant, la réponse m’échappe. — Pensez un moment à autre chose… Venez vous promener avec moi. — Je ne peux pas. Pas le temps ! Oshere se leva péniblement, son énorme tête inclinée sur le côté. — Nous savons tous les deux qu’un esprit fatigué ne trouve aucune réponse. Venez. Allons nous promener sur la colline. Il tendit la main, rétractant les griffes qui sortaient des alvéoles récemment apparus au bout de ses doigts enflés. Elle posa la main dans sa crinière noire et l’embrassa sur la joue. — Un petit moment seulement… Ils traversèrent le hall bordé de statues puis débouchèrent dans les jardins en terrasses. Oshere s’arrêta près d’un banc de marbre et s’étendit dessus. Elle s’assit à côté de lui, la tête de l’homme sur les genoux. — Parlez-moi encore de la Chute, demanda-t-il. — Laquelle ? — Le désastre qui détruisit l’Atlantide. L’histoire de l’Arche. — Quelle Arche ? Dans les Temps Intermédiaires, plus de cinq cents légendes parlaient des Grandes Inondations. Les Indiens Hopi, les Arabes, les Assyriens, les Turcs, les Scandinaves, les Irlandais… Tous avaient leurs propres souvenirs du jour où le monde bascula. Et chacun avait son Arche. Pour certains, elle était en bois de gopher, pour d’autres en roseaux. D’autres parlaient de navires géants, d’autres encore de gros radeaux. — Mais les gens des Temps Intermédiaires ne croyaient pas aux légendes, n’est-ce pas ? — Non… En partie par arrogance. Ils savaient que la Terre avait changé, son axe de rotation s’étant altéré, mais ils pensaient que c’était une modification progressive. Pourtant, les preuves étaient claires. Des traces de marée haute sur les flancs des montagnes, des coquilles de mollusques marins dans des déserts, des cimetières d’animaux dans des cavernes où ils avaient dû se réfugier pour échapper aux inondations… — Pourquoi la Terre a-t-elle basculé, Chreena ? La première fois, je veux dire ? Elle lui sourit. — Votre soif de connaissance est insatiable ! Et vous savez que je ne vous révélerai pas les secrets de la Seconde Chute. Vous êtes trop candide pour ruser, Oshere. — Parlez-moi de la Première Chute, alors ! — Je ne connais pas toutes les réponses. Il y eut une intense activité sismique… Des raz de marée déferlèrent sur les terres. Dans les légendes que j’ai lues, on dit que le soleil et la lune inversèrent leurs trajectoires et que le soleil se leva à l’ouest. Ce phénomène peut seulement s’expliquer par un basculement de la Terre. Un de mes professeurs pensait que c’était dû à un météore. Un autre blâmait le poids sans cesse croissant de la glace, aux pôles. Les deux facteurs ont peut-être joué. Beaucoup de légendes affirment que les Atlantes avaient découvert une puissante énergie, qui a perturbé l’équilibre du monde. Et il est exact qu’ils disposaient de cette énergie. Qui peut savoir ce qui est vrai ? Quelle que soit la réponse, les mers ont détruit la plus grande partie du monde. Et les continents de l’Atlantide ont sombré au fond des nouveaux océans. — Aucun Atlante n’a survécu ? — Parmi ceux qui vivaient le plus au nord, certains n’ont pas péri. Un autre groupe résidait sur une grande île qui était jadis une chaîne de montagnes. On l’appelait les Canaries. Ils vécurent en paix jusqu’au milieu des années 1300 après Jésus-Christ. Puis ils furent découverts par les marins d’une nation qui explorait les mers. Les Espagnols massacrèrent tous les indigènes. Leur langue et leur culture furent perdues à jamais. — Les hommes des Temps Intermédiaires étaient très durs, dit Oshere. La plupart de vos récits parlent de mort et de destruction. — Ils étaient plus cruels encore que vous l’imaginez, souffla Chreena. — Et la Seconde Chute fut pire que la première ? — Mille fois ! À ce moment, la population du monde s’était multipliée et près de quatre-vingts pour cent des gens vivaient dans des terres situées à cent pieds au plus au-dessus du niveau de la mer. Certains habitaient même au-dessous, protégés par des digues. Quand la terre bascula, ils furent tous détruits. — Et pourtant, l’homme a survécu, ainsi que le peuple des Dianae. — Nous sommes résistants, Oshere, et pleins de ressources. Dieu ne voulait pas que tout le monde meure. — Mais l’homme est-il toujours mauvais et dur ? Continue-t-il à assassiner ses congénères, de l’autre côté du Mur ? — Oui. Mais tous les hommes ne sont pas mauvais. Certains résistent à l’influence maléfique de la terre. — Quand ils traverseront le Mur, viendront-ils en paix ? — Je l’ignore, Oshere. Maintenant, je dois retourner à mes travaux. Oshere regarda la femme repartir vers son laboratoire. Sa peau d’un noir d’ébène brillait comme si elle était huilée. Sa démarche ondulante était un plaisir pour les yeux. Mais il appréciait désormais sa beauté d’un point de vue plus abstrait – un signe de plus d’un changement imminent. Se levant, il descendit les terrasses jusqu’à la rue principale. Partout, des gens vaquaient à leurs occupations. À sa vue, ils s’inclinèrent, comme il convient devant un homme sur le point de devenir un dieu. Un dieu ? L’ironie de la situation ne lui échappait pas. Bientôt, son esprit perdrait toute intelligence, sa voix se transformerait en rugissement et il passerait le reste de sa vie à tenter de se remplir le ventre. Il se souvenait du jour où Chreena était arrivée dans la cité. Des curieux avaient accouru pour s’ébaubir de la noirceur de sa peau. Les prêtres s’étaient inclinés devant elle, et le frère aîné d’Oshere, le prince Shir-ran, était tombé sous le charme de sa beauté surhumaine. Le garçonnet maladif aux yeux tristes qui l’accompagnait était mort au bout de deux mois. Les médecins n’avaient rien pu faire, car son sang était empoisonné. Chreena l’avait pleuré longtemps. Shir-ran, un homme grand et beau, le meilleur athlète des Dianae, avait passé des jours à se promener avec elle pour lui raconter les légendes des Dianae et lui montrer les statues des lieux sacrés. Quand ils étaient devenus amants, Shir-ran l’avait conduite dans les lointaines montagnes de l’Épée. Elle était revenue éblouie par cette expérience. Puis le Changement avait frappé Shir-ran. Les prêtres avaient remercié Dieu, une grande fête étant organisée pour les habitants de la cité. Oshere avait remarqué que Chreena ne se joignait pas aux festivités. Une nuit, il l’avait trouvée dans l’ancienne salle médicale du palais, où elle étudiait les Manuscrits des Anciens. Il se souvenait encore de ses paroles. — Soyez maudits, salauds ! N’y avait-il aucune limite à votre arrogance ? Oshere s’était avancé vers elle. À cette époque, grand et bien bâti, il avait des yeux fauves très espacés et des cheveux noirs brillants tenus par un diadème d’or. — Quel est la raison de votre trouble, Chreena ? — Votre civilisation stupide ! Jadis, le savez-vous, un peuple appelé les Incas croyait pouvoir transformer les gens en dieux en leur arrachant le cœur ? — Ridicule… reconnut Oshere. — Vous n’êtes pas différents ! Shir-ran se métamorphose en animal et vous voilà tous ravis ! Je ne me suis jamais moquée de vos légendes, et je n’ai pas cherché à vous imposer mes connaissances. Mais devant un drame comme celui-là… — Que voulez-vous dire, Chreena ? — Comment vous expliquer ça ? Vous avez vu que la terre et l’eau se combinent pour donner de l’argile, n’est-ce pas ? Eh bien, tous les organismes vivants sont identiques. Nous sommes tous une combinaison de plusieurs parties. — Je le sais, Chreena. Le cœur, le foie, les poumons… Même les enfants le savent ! — Attendez ! Je ne parle pas seulement des organes, des os ou de la chair. Oh, j’ignore par où commencer ! — Je n’ai pas l’esprit lent, Chreena. Expliquez-moi tout à partir du début. Elle lui avait parlé du « matériau génétique » à la base de toute vie sans utiliser le nom que lui avaient donné les peuples des Temps Intermédiaires, l’acide désoxyribonucléique, ni les initiales qui le désignaient. Mais elle avait tenté de lui expliquer son importance en termes de contrôle des caractéristiques héréditaires. Accompagnant ses explications de schémas, elle avait discouru pendant plus de une heure. — Donc, avait conclu Oshere, vous dites que ces chaînes magiques se divisent pour donner des répliques exactes d’elles-mêmes ? Dans quelle intention ? Avec une patience infinie, Chreena lui avait alors parlé des gènes et des chromosomes. — Je vois…, avait fini par dire Oshere. Tout ça est fascinant. Mais pourquoi cela ferait-il de nous un peuple stupide ? Jusqu’à ce qu’on nous apprenne de nouvelles choses, ou que nous les découvrions, nous ne pouvons pas être accusés de bêtise, n’est-ce pas ? — Je suppose… Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. La structure génétique de Shir-ran mute. Les chaînes-filles ne sont plus identiques à leurs parents. Et maintenant, je sais pourquoi. — Dites-le-moi. — Parce que vous n’êtes pas des gens. Vous êtes… — Terminez votre phrase. — Durant les Temps Intermédiaires, quelqu’un a ajouté un code génétique à celui de vos ancêtres. À présent, une fois toutes les cinq générations, je pense, cette structure se « défait » et retourne à son état primitif. Shir-ran ne va pas devenir un dieu, mais simplement ce qu’étaient vos ascendants. Un lion ! — On trouve des statues de dieux à tête de lion dans les anciennes cités. Élevé dans la religion de mes ancêtres, je ne la rejetterai pas. Mais je veux parler encore avec vous. Pour apprendre la vérité. — Désolée, Oshere… Je n’aurais pas dû vous le dire. N’en parlez à personne. Surtout pas à Shir-ran. — C’est trop tard, avait lancé Shir-ran en entrant dans la salle. Chreena, je n’aurais pas dû écouter, mais c’était plus fort que moi. J’ignore ce que tu éprouves, Oshere… Pour ma part je ne me suis jamais senti aussi peu divin. Voyant les larmes briller dans les yeux fauves de son frère, Oshere s’était retiré, laissant seuls les anciens amants. Shir-ran s’était enfui de la cité trois mois plus tôt, sans explication. Depuis, Oshere avait passé son temps avec Chreena, apprenant d’elle les mœurs étranges des Temps Intermédiaires. Voilà un mois, il s’était réveillé avec les muscles tordus de douleur et le visage bizarrement distendu. Chreena avait travaillé sans relâche pour l’aider. En vain. Maintenant, il voulait seulement en apprendre autant que possible sur la Terre, les étoiles et le Seigneur de Toutes Choses. Et il lui restait un rêve, qu’il gardait dans le secret de son cœur comme un joyau. Voir l’océan, une fois dans sa vie ! Dans son rêve, Chreena assistait à un banquet où elle était la seule femme invitée. Autour d’elle, les hommes étaient beaux et bien faits, avec des sourires pleins de chaleur et d’amitié. Quand elle tendit la main pour toucher son compagnon, sa main se posa sur son bras… couvert de fourrure. Elle recula, terrifiée par des crocs qui n’auraient aucun mal à déchirer sa chair. Puis elle se pétrifia tandis que tous les hommes se transformaient en lions. Leurs yeux n’étaient plus amicaux… Elle se réveilla couverte d’une sueur froide et sortit aussitôt de son lit. La brise qui soufflait du balcon caressa son corps nu quand elle se pencha pour regarder la cité sous le clair de lune. Les Dianae dormaient, ignorant le sort qui les attendait. Frissonnante, Chreena retourna dans la chambre. Le sommeil ne reviendrait pas, mais elle était trop fatiguée pour travailler. S’enveloppant d’une couverture de laine, elle tira une chaise sur le balcon et s’installa sous les étoiles. — Tu me manques, Samuel, murmura-t-elle. Elle revit le visage de l’époux qu’elle avait perdu. Le père d’un enfant qu’elle avait également perdu. — Si tous les hommes étaient comme toi, le monde serait resté un Eden. Mais tous les hommes ne ressemblaient pas à Samuel Archer ! Au contraire, ils étaient animés par l’avidité, la luxure, la haine ou la peur. Les Dianae n’avaient jamais connu la guerre. Ils étaient doux, conciliants, attentionnés et compréhensifs. Victimes de quelque mauvaise farce cosmique, ils commençaient à régresser vers la sauvagerie. Le Peuple des Ours avait depuis longtemps perdu son humanité. Chreena avait accompagné Shir-ran dans un des villages les plus proches de la Mare de l’Épée, et ce qu’elle y avait vu était terrible. Il y restait un seul humain et il avait commencé à régresser. — Partez, avait-il dit. Nous sommes maudits. À présent, le village était désert. La tribu avait gagné les régions boisées, loin des yeux indiscrets, de la pitié ou de la haine. Un rugissement monta au loin, venant de la horde de lions qui parcourait les plaines sous la cité. Chreena frissonna. Une trentaine de fauves y chassaient les daims et les antilopes. Jadis, ils étaient des êtres humains comme elle… Il restait à peine quatre cents Dianae. Pas assez pour survivre et se multiplier. — Pourquoi considérez-vous les lions comme des dieux ? avait un jour demandé Chreena au vieux prêtre Men-chor. Ils perdent le don de la parole et n’ont plus aucune intelligence. — À cause des récits des Jours Anciens… (Le vieillard avait fermé les yeux pour réciter le début du Livre.) « D’abord, il y eut la déesse Marik-sen, qui marchait sous le soleil sans connaître de mots ni d’anciens récits. Elle ignorait même le nom de son père, s’il en avait eu un. La Loi de l’Unique l’effleura et son nom lui fut révélé. Elle comprit aussitôt quelle avait perdu un grand don et cela l’attrista. Puis son fils naquit, et ce n’était pas un dieu. Juste un homme. Parlant et marchant comme un homme, il connaissait le nom de sa mère et beaucoup d'autres noms. Mais lui aussi sentait qu’il lui manquait quelque chose – comme un vide au fond de son âme. Ce fut le père des Dianae ! Le peuple vécut dans les Grands Jardins aux murs de cristal. Mais un jour, la Loi de l’Unique fut attaquée par de cruels ennemis. La mer se déchaîna, les murs se brisèrent et les eaux détruisirent le jardin. Les Dianae échappèrent de peu à la destruction. Enfin, les eaux se retirèrent et le peuple vit qu’un monde différent était né. La Loi de l'Unique s’incarna en Pen-ran, qui devint le Prophète. Il nous révéla ce que nous avions perdu et ce que nous avions gagné. Nous avions perdu la Voie du Paradis, mais gagné le Chemin de la Connaissance. Il fut le premier à nous conduire ici, et aussi le premier à quitter le Chemin pour retrouver la Voie. » Le vieil homme rouvrit les yeux. — Il y a beaucoup d’autres choses, Chreena, mais seuls les Dianae peuvent comprendre. — Vous pensez que la Connaissance vous empêche de voir le Paradis ? — C’est la plus grande barrière… L’âme existe seulement dans la pureté. La connaissance corrompt, car elle nous remplit de rêves et de désirs. Ces ambitions nous empêchent de découvrir la Loi de l’Unique. — Un lion sauvage ne connaît que la faim et le besoin de s’accoupler ! — Peut-être… Mais il ne tue pas gratuitement. Quand son ventre est plein, une antilope peut venir boire à une mare près de lui… — Vous me pardonnerez de ne pas partager votre foi… — Comme vous m’avez pardonné de ne pas partager la vôtre. Peut-être avons-nous raison tous les deux. N’avons-nous pas des origines similaires ? Votre peuple n’est-il pas né dans un jardin ? N’en a-t-il pas été chassé lui aussi ? Et n’avez-vous pas, à cause du péché d’Adam et du crime de Caïn, perdu la Voie du Paradis ? Chreena avait éclaté de rire, résolue à laisser le dernier mot au vieux prêtre. Elle l’aimait bien. Mais il lui restait une dernière question. — Que se passera-t-il quand tous les Dianae seront redevenus des lions ? — Nous serons tous plus proches de Dieu. — Mais il n’y aura plus de chants. — Qui sait quels chants naissent dans le cœur d’un lion ? Peuvent-ils être plus discordants que les mélodies lugubres qui montent de l’autre côté du Mur ? Chapitre 11 Shannow laissa son cheval à l’écurie et paya le palefrenier, un boiteux sympathique, pour qu’il le nourrisse et l’étrille. Puis il mit ses sacoches sur son épaule gauche et alla au Repos du Voyageur, un bâtiment de trois étages, à l’ouest de la ville. Il restait une chambre libre, mais le tenancier, un homme maigre au visage cireux appelé Mason, lui demanda s’il pouvait attendre une heure, le temps qu’il la fasse nettoyer. Shannow accepta, et paya trois jours d’avance. Il posa ses sacoches derrière le comptoir et gagna le bar attenant. Le tenancier sourit à son entrée. — Qu’est-ce que ce sera, fiston ? demanda-t-il. — Une bière. Jon paya sa boisson, puis gagna une table, au fond, où il s’assit dos contre le mur. Il était fatigué et bizarrement nerveux. Ses pensées dérivaient sans cesse vers la femme du chariot. Le bar se remplit lentement d’hommes de retour du travail. Certains venaient directement de la mine, comme l’attestaient leurs vêtements noircis et leurs visages maculés de poussière et de sueur. Shannow les examina brièvement. Peu avaient des armes à feu, la plupart portant des couteaux ou des hachettes. Il était prêt à rejoindre sa chambre quand un jeune homme entra. Vêtu d’une chemise de coton blanc, d’un pantalon noir et d’une veste en cuir tanné, il avait à la ceinture un revolver à la crosse blanche et lisse. En le regardant avancer, Shannow serra les poings. Il se força à détourner le regard et finit sa bière. Ces types étaient tous pareils : les yeux brillant et la souplesse d’un félin. Les marques du chasseur, du tueur ou du guerrier. Shannow récupéra ses affaires et monta dans sa chambre. Plus grande qu’il l’avait escompté, elle abritait un lit de cuivre pour deux personnes, deux fauteuils et une table où était posée une lampe à huile. Jon laissa tomber ses sacs derrière la porte et vérifia la fenêtre. Il y avait environ quarante pieds jusqu’au sol. Enlevant ses vêtements, il s’allongea sur le lit et dormit douze heures d’affilée. Il se réveilla affamé, s’habilla, boucla son ceinturon et redescendit au rez-de-chaussée. Mason, l’aubergiste, lui fit un signe de tête. — J’aimerais prendre un bain chaud, dit Jon. — Sortez et tournez sur la gauche. C’est à trente pas. Vous ne pouvez pas le rater. Le local, une cabane minable, contenait cinq baignoires métalliques séparées par des rideaux. Shannow alla au fond de la pièce et attendit que deux hommes remplissent une baignoire d’eau chaude. Puis il se déshabilla, entra dans l’eau et se servit avec délices d’un minuscule morceau de savon et d’une brosse dure. Propre comme un sou neuf, il sortit de la baignoire. La serviette qu’on lui avait donnée était rugueuse et usée, mais elle fit l’affaire. Il s’habilla, paya les employés et partit dans la rue principale, attiré par une odeur de lard frit. L’auberge s’appelait le Pèlerin Jovial. Shannow entra et trouva une table contre le mur. Il s’assit face à la porte. — Que voulez-vous manger ? demanda Beth McAdam. Shannow leva les yeux et… s’empourpra. Bondissant sur ses pieds, il salua la jeune femme d’un coup de chapeau. — Bonjour, maîtresse McAdam. — Appelez-moi Beth. Et je vous ai demandé ce que vous voulez. — Des œufs, du lard… ce que vous avez. — Ici, on fait une boisson chaude sucrée avec des noix et des écorces d’arbre. C’est très bon… — Parfait. Je vais l’essayer. Trouver du travail ne vous a pas pris longtemps. — Quand on est obligé… La faim de Shannow avait disparu, mais il attendit son plat et se força à le consommer. La boisson était amère, même avec le sucre, et noire comme l’Enfer, mais son arrière-goût s’avéra agréable. Jon paya avec sa réserve, de plus en plus maigre, de pièces de Barta et sortit sous le soleil. Le jeune homme de la nuit précédente était debout au milieu de la rue, des curieux massés autour de lui. — Par l’Enfer, mon gars, c’est facile ! Tu te contentes de rester debout et de lâcher le pichet quand tu es prêt. — Je n’ai pas envie de faire ça, Clem, dit un mineur corpulent. Tu pourrais me tuer ! — Je n’ai jamais tué personne en faisant ça, dit Clem. Mais c’est vrai : il faut toujours une première fois. La foule beugla de rire. Shannow, debout contre le mur de l’auberge, regarda la foule s’éloigner des deux hommes. Le mineur se tenait à dix pas du type au revolver, un pichet d’argile à bout de bras. — Allez, Gary, laisse-le tomber ! cria quelqu’un. L’homme obéit. Le tireur dégaina et fit feu. Quand le pichet explosa, la foule cria d’enthousiasme. Shannow haussa les épaules et prit la direction de l’hôtel. — Vous n’avez pas l’air impressionné, dit le jeune homme quand Jon passa à côté de lui. — Au contraire, j’ai été très impressionné… — Je m’appelle Clem Steiner… — Vous êtes rapide et vous avez un bon coup d’œil. — Vous auriez pu faire la même chose ? — Certainement pas… Jon rentra dans l’hôtel et gagna sa chambre. Sortant la Bible de sa sacoche, il la feuilleta et trouva le passage qu’il cherchait. « Et il me transporta en esprit sur une grande et haute montagne. Et il me montra la Ville sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel d’auprès de Dieu, ayant la gloire de Dieu. Son éclat était semblable à celui d’une pierre très précieuse, d’une pierre de jaspe transparente comme du cristal. Elle avait une grande et haute muraille. Elle avait douze portes, et sur les portes douze anges… La ville n’a besoin ni du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’éclaire, et l’agneau est son flambeau… Il n’entrera chez elle rien de souillé, ni personne qui se livre à l’abomination et au mensonge. » Shannow ferma le livre. Une grande muraille. Comme celle qui se dressait au bout de la vallée ? Il l’espérait. Par Dieu, comme il l’espérait… Réveillé par des coups de feu, Shannow sortit de son lit, se posta sur le côté de la fenêtre et sonda la rue éclairée par les rayons de la lune. Deux hommes gisaient dans la poussière. Debout à côté d’eux, Clem Steiner paradait, un revolver fumant à la main. Jon secoua la tête et retourna se coucher. Au matin, il prit son petit déjeuner à l’hôtel : un bol d’avoine chaude et une grande chope de la boisson foncée appelée baker, un hommage à l’homme qui l’avait introduite dans le secteur une dizaine d’années auparavant. Boris Haimut s’approcha de la table. — Puis-je me joindre à vous, maître ? demanda-t-il avec une certaine timidité. Shannow haussa les épaules. Le petit érudit chauve s’assit à côté de lui. Le tenancier lui apporta un baker, qu’il but en silence. — Un breuvage intéressant, maître Shannow. Savez-vous qu’il soigne les maux de tête et les rhumatismes ? Il provoque aussi une certaine dépendance. (Jon posa sa chope.) Non, ce n’est pas ce que je voulais dire ! Il n’y a aucun effet nocif, mais on y prend goût… Resterez-vous longtemps dans la vallée des Pèlerins ? — Deux jours, peut-être trois. — L’endroit n’est pas désagréable, mais je crains que les gens d’ici aient bientôt des problèmes… — Vous avez terminé le travail sur le navire ? — Klaus et moi, nous avons été « priés » de quitter le site. Maître Scayse a repris les choses en main. — Je suis désolé. — Il n’y avait pas grand-chose de plus à voir. Nous avons continué à creuser, et nous avons découvert que c’était en réalité un morceau de navire. Il a dû se briser en sombrant… — Qu’allez-vous faire, maintenant ? — J’attendrai un convoi de chariots, puis je retournerai vers l’est. Il y a toujours des expéditions en cours pour un endroit ou un autre. C’est ma raison de vivre. Avez-vous entendu les coups de feu, la nuit dernière ? — Oui, dit Shannow. — Ici, quatorze personnes sont décédées de mort violente en un mois. Pire que dans le Grand Large ! — Il y a des richesses, dit Shannow. Elles attirent des hommes violents et mauvais. J’ai vu ça arriver ailleurs. Quand les richesses seront épuisées, l’abcès percera. — Et certains sont plus doués que d’autres pour percer de tels abcès, n’est-ce pas, maître Shannow ? — Exact, maître Haimut. Mais il ne semble pas y avoir de type de ce genre-là dans la vallée des Pèlerins. — Oh, je pense que si ! Mais ce travail ne l’intéresse pas. Cherchez-vous toujours Jérusalem ? — Oui. Et je ne m’occupe plus des abcès… Haimut détourna le regard et parla d’autre chose. — J’ai rencontré un voyageur, il y a deux ans, qui était allé au sud du Grand Mur. Il a parlé de merveilles dans le ciel : une épée géante qui flottait sous les nuages, une couronne de croix au-dessus de sa garde en argent. À moins d’une centaine de lieues de l’épée, il a vu une grande cité en ruine. Je vendrais mon âme pour l’explorer ! Shannow plissa le front. — Ne dites jamais ça, même pour plaisanter ! Quelqu’un pourrait vous prendre au mot. Haimut sourit. — Mes excuses, maître… J’ai oublié que vous étiez un homme de religion. Avez-vous l’intention de franchir le Mur ? — Oui. — Une terre peuplée d’animaux étranges où rôde le danger. — Il y a du danger partout, maître Haimut. Deux hommes sont morts dans la rue, la nuit dernière. Il n’y a aucun endroit sûr dans ce monde. — Ça devient de plus en plus vrai. Depuis la dernière pleine lune, nous comptons six viols, huit meurtres, six duels mortels et un nombre incalculable de blessures au couteau. — Pourquoi vous souvenez-vous de ces chiffres ? demanda Shannow en finissant son baker. — Par habitude, maître. Haimut sortit une liasse de papiers et un crayon d’une de ses poches. — Auriez-vous l’amabilité de me dire où était le grand navire que vous avez vu pendant vos voyages ? Une demi-heure durant, Haimut posa des questions à l’Homme de Jérusalem. Il l’interrogea sur le vaisseau fantôme et sur les ruines des cités de l’Atlantide. Un peu las, Shannow se leva, paya son déjeuner, sortit dans la rue et explora la ville pendant presque toute la matinée. Le quartier ouest était tranquille, la plupart des habitations témoignant de la richesse des résidents. À l’est, où les bâtiments étaient de moins bonne qualité, Jon vit plusieurs rixes devant des tavernes et des auberges. À l’extrémité de la ville, dans un grand champ, se dressaient des tentes de toutes tailles. Même là, des échoppes vendaient des boissons alcoolisées. Un peu partout, des ivrognes étaient assis ou couchés sur l’herbe. La ville s’était développée autour d’une mine d’argent, attirant les vagabonds comme du miel attirerait les fourmis. Avec eux, arrivaient les Brigands et les voleurs, les joueurs de dés et les champions de Carnat. Quittant le village de tentes, Jon revint par la rue principale. Des chants d’enfants montaient d’un long bâtiment en bois. Il s’arrêta devant un moment, écouta la mélodie et essaya de la situer. Une chanson agréable, pleine de jeunesse, d’espoir et de joie innocente. D’abord, elle lui remonta le moral, puis il se sentit submergé par un sentiment de deuil et de mélancolie. Il reprit son chemin. Devant le Repos du Voyageur, une foule s’était assemblée. On entendait une voix d’homme, basse et émouvante. Shannow se joignit aux curieux et regarda l’orateur, debout sur un tonneau. L’homme était grand, avec des épaules larges et des cheveux roux frisés. Il portait une soutane tenue par une ceinture de corde grise. À son cou, une croix de bois pendait à une ficelle. — Et je vous dis, mes frères, que le Seigneur vous attend ! Tout ce qu’il souhaite, c’est un signe de vous. Il veut voir vos yeux quitter la boue, à vos pieds, et se lever vers les gloires du Paradis. Il veut vous entendre dire : « Seigneur, je crois en Vous. » Alors, mes amis, les joies de l’esprit se déverseront dans votre âme. Un homme avança. — Quand ce sera fait, il nous fera porter des jolies robes noires comme les vôtres ? Pasteur, êtes-vous obligé de vous accroupir pour pisser ? — Entendez la voix de l’ignorance, mes frères ! lança le pasteur. L’homme lui coupa la parole. — L’ignorance ? Espèce de maudit fils de pute ! Tu peux prendre ton foutu Jésus et lui dire d’aller… Le pied botté du pasteur atteignit l’homme sous le menton, l’expédiant au sol. — Comme je disais, mes chers amis, l’amour dans le cœur, le Seigneur attend que les pécheurs se repentent. Mais ceux qui continueront sur la voie du mal tomberont sous l’Épée de Dieu et brûleront dans les lacs de feu de l’Enfer. Renoncez au mal, à la luxure et à l’avidité. Aimez votre prochain comme vous-mêmes. Alors seulement le Seigneur vous sourira et votre récompense sera merveilleuse… — Tu aimes ce type, pasteur ? cria un homme en désignant le perturbateur assommé. — Comme mon propre fils ! Mais les enfants doivent d’abord apprendre la discipline. Je supporte les grossièretés, parce que les pécheurs sont ainsi faits, mais je ne tolérerai pas un blasphème, ou une insulte à Notre Seigneur. Devant un tel comportement, je battrai les coupables comme plâtre, ainsi que Samson l’a fait aux Philistins. — Que pensez-vous de la boisson, pasteur ? demanda un autre homme. — Gentil à vous de me poser la question, mon fils ! Je prendrai une bière bien forte. Quand des rires éclatèrent, le pasteur leva la main pour réclamer le silence. — Demain, c’est le jour du sabbat, et je tiendrai un service religieux derrière le village de tentes. Il y aura des chants et des prières, puis de la nourriture et des boissons. Venez avec vos femmes, vos petites amies ou vos enfants. Nous passerons une bonne journée dans le champ. Et maintenant, où est la bière qu’on m’a promise ? Il sauta du tonneau et approcha de l’homme qu’il avait assommé. Le ramassant, il le hissa sur son épaule et le porta dans le Repos du Voyageur. Shannow resta dehors. — Il est impressionnant, n’est-ce pas ? demanda Clem Steiner. Jon regarda le jeune homme aux yeux brillant de défi. — Oui… — J’espère que la petite scène de cette nuit n’a pas dérangé votre sommeil. — Non. Excusez-moi, je vous prie, mais… — Vous m’inquiétez, mon ami ! coupa Steiner. J’espère que nous n’allons pas nous fâcher ! Shannow retourna dans sa chambre et compta ses fonds. Il trouva sept pièces d’argent, trois demi-pièces et cinq quarts. Dans ses poches, il dénicha la pièce d’or découverte dans les réserves de nourriture de Shir-ran. Elle faisait à peine plus de un pouce de diamètre et l’image d’une épée entourée par des étoiles était gravée sur le côté face. Le côté pile était noir. Jon l’approcha de la fenêtre pour mieux l’examiner. L’épée longue et effilée était d’un modèle inhabituel. Les étoiles ressemblaient plutôt à des croix. Un bruit de galop retentit dans la rue. Un groupe d’hommes y déboula et s’arrêta. Shannow ouvrit la fenêtre et vit que deux des cavaliers tiraient un animal dans la poussière. Une petite foule se massa autour d’eux. Shannow fut stupéfait de voir l’animal ensanglanté se relever à quatre pattes, puis se hisser sur les postérieures. Il essaya de s’enfuir, mais la corde le retint. Deux coups de feu retentirent et des plaies sanglantes apparurent sur son dos. Quelques spectateurs dégainèrent aussi leurs armes et l’animal, criblé de balles, s’écroula sur le sol. Shannow quitta sa chambre et dévala les escaliers. Dehors, à côté du Repos du Voyageur, se dressait un magasin de fournitures qui exposait sur le trottoir des tonneaux et de grands manches en bois pour les haches ou les pioches. Shannow en saisit un, avança au milieu du groupe de cavaliers et s’arrêta devant un homme barbu monté sur un cheval noir. Le manche de pioche fendit l’air et frappa le type au visage. Il bascula de sa monture et roula dans la poussière. Shannow laissa tomber le manche sur le corps du cavalier, puis saisit le pommeau de la selle et sauta sur l’étalon. Il le fit avancer, tira sur les rênes et fit demi-tour pour être face au groupe de cavaliers. — Quand il se réveillera, rappelez-lui qu’il est dangereux de voler le cheval de quelqu’un. Qu’il comprenne bien ! Je laisserai sa selle à l’écurie. — Il vous tuera pour avoir fait ça, mon ami, dit un jeune homme à côté de lui. — Je ne suis pas ton ami, gamin ! Et je ne risque pas de le devenir ! Shannow s’arrêta un instant pour étudier l’animal mort. Il ressemblait beaucoup au Shir-ran des derniers jours : une épaisse crinière de lion, des épaules anormalement musclées. Jon talonna son étalon et retourna à l’écurie. — Je suis désolé, maître, dit le palefrenier. Je n’ai pas pu les arrêter. Ils étaient huit ou dix ! Ces salauds ont pris trois autres chevaux qui ne leur appartenaient pas. — Des voleurs ? — Ils travaillent pour Scayse… Shannow retira la selle et la jeta dans un coin. Puis il étrilla l’animal à fond. — C’est un bon cheval, dit le palefrenier. Je parie qu’il file comme le vent. — Oui. Qu’est-il arrivé à votre jambe ? — Une poutre a cédé dans la mine, il y a des années. Ça m’a bousillé le genou. Bon sang, je préfère vivre au-dessus du sol qu’au-dessous ! Ça ne paie pas aussi bien, mais je respire plus facilement. Ces coups de feu, qu’est-ce que c’était ? — Ces types ont tué un lion, dit Shannow. — Par l’Enfer, j’aurais aimé voir ça ! Un de ces hommes-démons ? — Je l’ignore… Mais il marchait sur les pattes arrière. — Quel dommage d’avoir raté ça ! Il n’y en a plus autant qu’avant, depuis que les portes du Mur ont disparu. Avant, on en voyait beaucoup au printemps. Ils ont tué une famille entière près de Ruisseau d’Argent. C’était un mâle ou une femelle ? — Un mâle, dit Shannow. — On n’a jamais vu de femelles ! Elles doivent être à l’abri de l’autre côté du Mur, j’imagine… — Quelqu’un y va-t-il de temps en temps ? — De l’autre côté du Mur ? Non ! jamais. Croyez-moi, on y trouve des créatures qui arracheraient son âme à un homme. — Si personne n’y va, comment le savez-vous ? — Personne n’y va maintenant ! Il y a cinq ans, quelqu’un a monté une expédition. Sur ses quarante-deux membres, un seul est revenu vivant. C’est lui qui nous a parlé de l’épée dans le ciel. Mais il n’a pas survécu, car il était gravement blessé. Il y a deux ans, les portes ont disparu. Il y en avait trois. Et un beau matin, elles n’étaient plus là. — On les a murées ? — Non. Elles ont disparu ! Il n’en restait pas de trace. Aucune ligne de démarcation sur le Mur. Des lichens et des plantes poussent sur la pierre, comme si les portes n’avaient jamais existé. Elle connaissait le problème et voyait ses résultats. Pourtant, elle était impuissante. Comme quand il avait fallu sauver son fils. Chreena faisait les cent pas dans la salle médicale, ses yeux noirs lançant des éclairs de colère. Un seul fragment de Sipstrassi aurait tout changé. Un éclat, avec ses veines dorées intactes, aurait pu sauver Oshere et tous les autres. Son petit Luke serait encore vivant, et Shir-ran aurait toujours été près d’elle, grand et fier. Elle avait cherché partout, interrogeant les Dianae. Mais aucun n’avait jamais vu une pierre pareille : noire comme du charbon, striée d’or, chaude au toucher et réconfortante pour l’âme. Elle s’en voulait, car elle était venue sur cette terre lointaine avec sa propre Pierre. Mais elle l’avait utilisée pour sceller le Mur. Le pouvoir avait effacé les portes qui auraient permis à l’humanité de corrompre les terres des Dianae. Puis Chreena avait fait sa grande découverte : l’humanité avait déjà corrompu les Dianae… Bien avant la Seconde Chute. Le peuple des Dianae. Le peuple de l’ADN. Le peuple-chat. Des mutants qui apparaissaient dans le monde depuis des centaines d’années. Chreena avait toujours pensé qu’ils étaient les victimes des poisons et des déchets toxiques qui envahissaient la Terre. Maintenant, elle commençait à mesurer la méchanceté des Temps Intermédiaires. Leur héritage ? Des manipulations génétiques dans un environnement hostile… De nouvelles races étaient nées. D’autres, comme les Dianae, s’éteignaient lentement. Les prêtres pensaient que les Changements étaient des dons du ciel. Mais les modifications survenaient de plus en plus souvent. Les signes de régression se multipliaient. Chreena grogna de colère. Elle avait vu les livres et les archives dans la maison des Gardiens. Beaucoup de maladies, dans les Temps Intermédiaires, avaient été traitées en produisant de l’ADN bactériel et en l’utilisant dans les médicaments du commerce. L’insuline, pour les diabétiques, appartenait à cette catégorie. La production de nourriture avait été « améliorée » en ajoutant des gènes de croissance aux chromosomes du bétail. On les appelait des gènes instigateurs. Mais les gens des Temps Intermédiaires étaient allés beaucoup plus loin. Puissiez-vous pourrir en Enfer !pensa-t-elle. Puis elle sourit. Bien entendu, qu’ils étaient en Enfer ! Leur monde écœurant avait été balayé par le pouvoir de la nature, comme du sang qui entraîne avec lui le pus d’un abcès. Et pourtant, ce pouvoir n’avait pas affecté le cœur de l’infection : l’homme lui-même. Le carnivore ultime, le tueur absolu. Aujourd’hui encore, les hommes se faisaient la guerre, se massacraient et pillaient… La « malédiction » était à l’œuvre. Des niveaux de radiations monstrueux, des déchets toxiques, tout ça s’était associé pour créer un niveau anormalement élevé d’agressivité et de violence. La roue de l’histoire continuait à tourner. Déjà, les hommes avaient redécouvert les revolvers et ils étaient revenus à leur niveau du milieu des années 1800. Il ne faudrait pas longtemps avant qu’ils volent de nouveau, que les nations se forment et que les guerres se répandent. Elle monta lentement les marches de la plate-forme d’observation. De là, elle voyait les rues de la ville. Plus loin s’étendaient les terres cultivées et les enclos à bétail. Et, encore plus loin, comme une barrière miroitante, le Mur entre les mondes. Elle entendait presque l’humanité frapper contre ses pierres… Chreena regarda vers le sud, où de lourds nuages dérivaient sur les nouvelles montagnes. Là où était cachée l’Épée de Dieu. Elle frissonna. Un orage éclata à l’est. La jeune femme se retourna pour regarder les éclairs jaillir du sol pendant que les nuages d’orage tourbillonnaient furieusement. Un vent froid balaya la plaine. Chreena frissonna de nouveau et rentra dans la pièce. La cité supporterait l’orage, comme elle avait survécu à la Première Chute et à la furie des océans. Chreena ne vit pas l’étincelle de bleu au cœur de l’orage, comme si un rideau avait été agité par le vent, dévoilant des cieux limpides au milieu des nuages noirs et bas. Au centre de la trouée brillait le disque d’or d’un second soleil. Quelques instants durant, tout ce qui s’y trouvait projeta deux ombres dans les rues de la ville. Chapitre 12 Les cavaliers descendirent de cheval et se rassemblèrent autour de l’homme évanoui. Il avait le nez écrasé et ses arcades sourcilières enflaient à vue d’œil. Du sang coulait de sa lèvre supérieure fendue. Deux hommes le ramassèrent et le portèrent sur le trottoir, devant le Pèlerin Jovial. Le tenancier, Josiah Broome, apporta un bol d’eau et une serviette. S’agenouillant à côté du blessé, il posa la serviette mouillée sur ses yeux. — Quelle honte ! dit-il. J’ai tout vu. Quelle violence inutile. C’est méprisable ! — Vous avez sacrément raison, marmonna quelqu’un dans la foule. — Les gens comme lui ruineront cette vallée avant que nous ayons le temps de construire quelque chose, dit Broome. — Ce type lui avait volé son cheval ! cria Beth McAdam. Broome se tourna vers elle. — Ces hommes chassaient un animal qui aurait pu dévorer vos enfants. Ils ont pris les premières montures disponibles. Il aurait suffi que cette brute demande poliment qu’on lui rende son cheval ! Mais ça aurait été trop facile. Les gars comme lui sont tous pareils. La violence, la mort et la destruction les suivent partout ! Beth se retint de répondre et retourna dans la taverne. Elle avait besoin de ce travail pour arrondir le petit magot quelle avait caché dans son chariot, et pour payer l’école que fréquentaient ses enfants. Mais les hommes comme Broome l’exaspéraient. Moralisateurs et portant des œillères, ils voyaient seulement ce qu’ils avaient envie de voir. Beth était dans la vallée des Pèlerins depuis deux jours, et elle connaissait déjà tout sur la ville. Les cavaliers travaillaient pour Edric Scayse, un des trois hommes les plus puissants de la vallée. Il possédait la plus grande mine, deux magasins, et, avec Mason, le Repos du Voyageur et plusieurs maisons de jeu du quartier est. Ses hommes patrouillaient dans le village de tentes, forçant ses habitants à payer pour leur « protection ». Ceux qui refusaient étaient sûrs que leurs chariots ou leurs affaires seraient brûlés ou volés. La plupart des types de Scayse étaient des brutes ou des Brigands reconvertis. Beth les avait regardés traîner la bête en ville et la tuer, et elle avait vu Shannow récupérer son cheval. Le voleur était blessé, mais vivant. Shannow aurait pu « demander poliment » qu’on lui rende sa monture, mais l’homme aurait refusé et cela aurait conduit à un échange de coups de feu. Broome était un imbécile ! Mais il restait son patron, et, à sa manière, un type bien. Il croyait à la noblesse de l’homme, convaincu qu’il était possible de régler tout différend par la discussion. De l’entrée de la taverne, elle le regarda soigner le blessé. Grand et maigre, il avait des cheveux blond-roux longs et raides et un visage où se remarquaient surtout ses grands yeux bleus un peu exorbités. Il n’était pas laid et se montrait courtois avec elle. Beth avait envisagé la possibilité d’une union, consciente qu’elle devait trouver un homme sérieux et solide pour assurer la sécurité de ses enfants. Mais Broome ne ferait pas l’affaire. Il était trop éloigné de ce qu’elle cherchait. Le blessé reprit connaissance. On l’assit à une table et Beth lui servit un baker. — Je tuerai ce fils de pute, marmonna l’homme. Par Dieu, je le tuerai ! — N’y pensez pas, maître Thomas, conseilla Broome. Ce qu’il a fait était épouvantable, mais continuer sur la voie de la violence n’arrangerait rien. Thomas se leva péniblement. — Qui est avec moi ? demanda-t-il. Deux hommes se joignirent à lui. Les autres ne bougèrent pas. Thomas dégaina son revolver et vérifia le barillet. — Où est-il parti ? — Il a ramené l’étalon à l’écurie, dit un homme. — Merci, Jack. Allons-y, les gars ! — Je vous en prie, maître…, commença Broome. Thomas l’écarta de son chemin sans l’écouter. Beth sortit par la porte de la cuisine. Ses jupes dans une main, elle courut entre les bâtiments et rejoignit la voie principale en coupant par une allée. Elle arriva au bout de la rue avant les trois hommes et aperçut Shannow devant la porte de l’écurie. Elle le rejoignit en quelques enjambées. — Ils en ont après vous, Shannow, dit-elle. Trois types. Il se tourna vers elle et sourit. — Très aimable à vous d’avoir pensé à me prévenir… — Peu importe ! Sautez en selle et filez ! — Mes affaires sont toujours dans ma chambre… Je vous suggère de rester ici. — Je vous l’ai dit, ils sont trois ! — L’homme que j’ai frappé fait partie du lot ? — Oui. Shannow retira son manteau et le posa sur la porte de la stalle. Puis il avança sous le soleil. Arrivé au milieu de la rue, il s’arrêta, les bras ballants. Le soleil, derrière lui, éclairait les visages des trois tireurs professionnels. Ils approchèrent, les deux hommes qui flanquaient Thomas s’écartant de lui. Beth sentit la tension monter. — Qu’en dis-tu, maintenant, fils de pute ? cria Thomas. Tu as perdu la parole ? Ils avancèrent encore, s’arrêtant à dix pas de Shannow. — Êtes-vous venus ici pour mourir ? demanda-t-il. Beth vit l’homme de droite essuyer son front couvert de sueur et regarder son ami. Thomas fit mine de dégainer, mais un coup de feu le foudroya. Il s’écroula, une tache de sang s’élargissant sur le devant de son pantalon. Les deux autres hommes se pétrifièrent. — Je vous suggère de l’emmener avec vous, dit Shannow. Les deux types s’empressèrent d’obéir. Jon retourna à côté de Beth et du palefrenier. — Encore merci, maîtresse McAdam. Désolé que vous ayez été obligée de regarder ce spectacle lamentable. — J’ai déjà vu des morts, maître Shannow. Mais celui-là avait beaucoup d’amis. Il n’est pas prudent pour vous de rester ici. Dites-moi, comment saviez-vous que les autres ne tireraient pas ? — Je l’ignorais… Mais ils n’étaient pas animés par la même colère que celui qui a fait feu. Irez-vous à la réunion du pasteur, demain ? — C’est possible… — Je serais honoré que vos enfants et vous m’y accompagniez. — Désolée, maître. Vous vous êtes fait des ennemis ici, et je ne permettrai pas à mes petits d’être en compagnie d’un homme dangereux. — Je comprends. Vous avez raison, bien entendu. — Si je n’avais pas d’enfants, ma réponse aurait sans doute été différente. Il s’inclina et sortit de l’écurie. — Bon sang, il est froid comme la glace ! dit le palefrenier. Et Thomas ne sera pas regretté par grand monde… Beth ne répondit pas. L’Homme de Jérusalem s’arrêta à l’endroit où une tache de sang signalait qu’une vie avait été perdue. Il n’éprouvait aucun regret. Le mort avait choisi le chemin qui l’avait conduit à sa fin. Shannow se souvint des paroles de Salomon. « Ainsi arrive-t-il à tout homme avide de gain ; la cupidité cause la perte de ceux qui s’y livrent. » L’écurie et l’hôtel n’étaient pas à côté. Shannow sentit des regards le suivre pendant qu’il marchait. Les cavaliers s’étaient massés devant l’auberge, mais aucun ne s’adressa à lui quand il passa. Clem Steiner l’attendait au Repos du Voyageur. Il se leva à l’arrivée de Shannow. — Je le savais, dit-il. Quelque chose me disait que vous étiez un fin tireur ! Quel est votre nom, mon ami ? — Shannow… — J’aurais dû m’en douter : l’Homme de Jérusalem ! Vous voilà bien loin de vos pénates ! Qui vous a fait venir ? Brisley ? Fenner ? — Personne ne m’a appelé, Steiner. Je vais où je veux. — Vous savez que nous serons peut-être obligés de nous battre ? Shannow regarda longuement le jeune homme. — Ça ne me paraît pas très indiqué… — Vous avez raison… Maître Scayse voudrait vous parler. Il est au bar de l’hôtel. (Shannow se détourna et prit le chemin de l’escalier.) Vous m’avez entendu ? cria Steiner. Jon l’ignora et gagna sa chambre. Il se versa un gobelet d’eau et s’assit sur une chaise, près de la fenêtre. Edric Scayse sortit enfin du bar. — Il est parti, maître Scayse, annonça Steiner. Voulez-vous que j’aille le chercher ? — Non. Attendez-moi ici. Scayse était un homme de grande taille aux épaules larges. Les cheveux noirs coupés court, un visage anguleux et fort, il était rasé de près. Ses mouvements dénotaient une grande assurance. Arrivé devant la porte de Shannow, il frappa. — Entrez, dit une voix. C’est ouvert… Scayse regarda l’homme assis près de la fenêtre et révisa ses plans. Il avait l’intention de proposer du travail à Shannow. Mais il comprit que ce n’était pas la peine. — Puis-je m’asseoir, monsieur Shannow ? — Je croyais qu’on disait « maître » dans cette région ? — Je ne suis pas d’ici… Il s’installa sur une chaise, à l’opposé de Shannow. — Que voulez-vous, maître Scayse ? — Vous présenter mes excuses. L’homme qui a volé votre cheval travaillait pour moi. C’était un gamin à la tête brûlée. Je voulais vous assurer qu’il n’y aura pas de représailles contre vous. Je l’ai ordonné à tous mes gars. Shannow haussa les épaules. — Et ? Scayse maîtrisa son irritation. — Il n’y a pas de « et ». C’est une simple visite de courtoisie. Avez-vous l’intention de rester longtemps dans la vallée des Pèlerins ? — Non. Je veux continuer vers le sud. — Pour voir les merveilles dans le ciel ? Je vous envie ! Il me faudra au moins trois mois avant d’avoir réuni une force suffisante pour traverser le Mur. — Une force ? Dans quelle intention ? — « De sa bouche sort une épée aiguisée pour frapper les nations, cita Scayse. C’est lui qui sera leur berger car il les dirigera avec un sceptre de fer. » — D’accord, vous lisez les Écritures, maître… Mais que signifient-elles pour vous ? — J’ai réuni des informations sur le territoire situé de l’autre côté du Mur. Des grands signes dans les cieux… Une épée scintillante entourée d’étoiles et de croix. Sur l’arme est écrit un nom que personne ne peut lire. Exactement comme le disent les Textes Sacrés. De plus, cette terre est peuplée d’animaux qui marchent comme des hommes et adorent une déesse noire. Une sorcière qui conduit des rituels obscènes ! Comme le disent les Écritures, monsieur Shannow : « Et je vis une femme assise sur une bête écarlate, pleine de noms de blasphème. » Ou encore : « La bête que je vis était semblable à un léopard ; ses pieds étaient comme ceux d’un ours, et sa gueule comme une gueule de lion. » Toutes ces choses sont de l’autre côté du Mur. J’ai l’intention d’y aller et de trouver l’Épée de Dieu. — Pour ça, vous rassemblez des Brigands et des tireurs professionnels ? — Vous voudriez que j’emmène des fermiers et des professeurs ? Shannow se leva et approcha de la fenêtre. — Je ne suis pas un maître dans l’art de la discussion. Ni un juge. Scayse retint un sourire triomphal et ne dit rien. Shannow se tourna vers lui. — Mais je ne suis pas non plus un imbécile. Vous cherchez le pouvoir. Pas la vérité ! Vos hommes vous craignent. Mais ça ne me regarde pas. — Vous avez raison, je cherche le pouvoir, monsieur Shannow. Mais ce n’est pas une mauvaise chose en soi, n’est-ce pas ? David, le fils d’un fermier, ne s’est-il pas hissé sur le trône d’Israël ? Moïse n’était-il pas le fils d’une esclave ? Dieu donne des talents aux hommes et chacun a le droit de les utiliser de son mieux. Je ne suis pas un meurtrier et encore moins un Brigand. Mes gars sont parfois un peu turbulents et rudes, mais ils paient ce qu’ils consomment et traitent les gens de cette ville avec respect. Aucun n’a été accusé de viol ou de meurtre, et ceux qu’on a pris à voler ont été châtiés par mes soins. Il y aura toujours des chefs, monsieur Shannow. En devenir un n’est pas un péché. Shannow retourna s’asseoir et servit un gobelet d’eau qu’il offrit à Scayse. L’homme refusa avec un sourire. — Comme je l’ai dit, je ne suis pas un juge. Et je ne resterai pas très longtemps dans cette ville. Mais j’ai vu d’autres communautés de ce type. La violence augmentera, et il y aura beaucoup de morts avant que l’ordre soit établi. En même temps que votre quête de pouvoir, pourquoi n’avez-vous pas fait régner l’ordre ici ? — Parce que je ne suis pas un tyran… Les maisons de jeu ne sont pas sous ma juridiction. J’ai une grande ferme et plusieurs troupeaux de bétail. Et je possède la plus grande mine d’argent. Mes terres sont surveillées par mes hommes, mais la ville elle-même ne me concerne pas. — Avez-vous trouvé des choses intéressantes dans l’épave du navire ? — J’ai entendu parler de votre fameuse… conversation. Oui, monsieur Shannow, j’ai trouvé des choses intéressantes ! Quelques lingots d’or et plusieurs plats en argent. Mais rien d’aussi grandiose que ce que vous avez vu sur le Titanic. (Shannow ne broncha pas.) Oui, j’ai vu le Titanic, continua Scayse. J’ai entendu parler de la Pierre Sipstrassi Démoniaque qui l’a restauré et de votre bataille contre Sarento. Shannow, je sais que le monde passé regorgeait de merveilles et qu’elles sont peut-être perdues à tout jamais. Mais le nouveau monde où nous vivons n’est pas privé de pouvoir. Et je le trouverai de l’autre côté du Mur. — La Pierre Démoniaque a été détruite, dit Shannow. Si vous avez entendu parler de Sarento, vous savez que c’était un homme maléfique et qu’il a provoqué la guerre des Enfants de l’Enfer. Ce pouvoir n’est pas fait pour être entre des mains humaines. Scayse se leva. — J’ai été franc avec vous parce que je vous respecte. Sachez que je ne cherche pas une confrontation. Mais ne vous y trompez pas : je ne parle pas ainsi par lâcheté. Simplement, je ne veux pas avoir d’ennemis quand ce n’est pas nécessaire. Les Sipstrassi sont une source de pouvoir, un peu comme les armes que vous portez. Dans de mauvaises mains, ce pouvoir pourrait être maléfique. Mais je ne suis pas malfaisant. Je vous souhaite une bonne journée. Scayse sortit de la chambre, descendit l’escalier et rejoignit Steiner. — Vous voulez que je vous débarrasse de ce type, maître Scayse ? — Restez loin de lui. Cet homme vous tuerait. — C’est une plaisanterie ? Personne ne peut me battre ! — Je n’ai pas dit qu’il vous battrait, Clem. Seulement qu’il vous tuerait. Chapitre 13 Nu-Khasisatra marcha deux longues et chaudes journées dans le Grand Large. Les montagnes n’étaient pas plus près, mais son énergie déclinait. Dans son travail, il avait toujours été fier de la force qu’il pouvait mobiliser pour soulever des charges de pierre ou de bois. Hélas, cette interminable marche ne demandait pas de la puissance, mais une résistance qu’il n’avait pas. Il s’assit à l’ombre d’une ravine et sortit la Pierre Sipstrassi de la poche de son manteau. Il hésitait à utiliser son pouvoir, ignorant quelle quantité il en restait et combien il lui en faudrait pour retourner chez lui et retrouver Pashad et ses enfants. Contrairement à beaucoup d’hommes de la cité d’Ad, il avait une seule femme – la fille d’Axin, le fabricant de voiles. Il était tombé amoureux d’elle la première fois que leurs mains s’étaient touchées et il l’aimait toujours. Pashad était fragile comme une fleur, mais elle donnait son amour sans compter, et Nu se sentait perdu sans elle. La dernière fois qu’il avait détenu une Sipstrassi, c’était un fragment pas plus grand qu’un ongle. Il avait épuisé son pouvoir en un jour, pour repousser les effets du temps. La Pierre lui avait rendu sa force, avait refait de ses cheveux grisonnants la crinière noire de sa jeunesse, et lui avait redonné ses muscles de jeune homme. Le morceau qu’il avait maintenant était vingt fois plus gros, ses veines dorées épaisses et vibrantes de pouvoir. Nu avait échappé aux Dagues, mais pas en voyageant jusqu’à Balacris. Il était arrivé en terre étrangère, bien au-delà des mers, où les hommes portaient d’étranges tenues. Réfléchis, imbécile ! Comment peux-tu espérer rentrer chez toi quand tu ignores où tu es ? Selon les légendes, les Anciens Prêtres avaient utilisé les Sipstrassi pour libérer leur esprit et parcourir l’univers à leur guise. S’ils l’avaient fait, Nu-Khasisatra le pouvait aussi. Il s’agenouilla et pria l’Unique en utilisant dix des mille noms connus de l’Homme. Puis il prit la Pierre et imagina qu’il s’élevait dans les nuages. Son esprit vacilla. Il se sentit soudain libre, comme un navire qui lève l’ancre. Ouvrant les yeux, il vit devant lui des montagnes et des vallées ravagées. Au-dessus, le ciel était bleu, mais le paysage semblait fantomatique et silencieux. La peur s’empara de lui. Où s’était-il envolé ? Il se laissa tomber vers le sol couvert de neige… et traversa les nuages. Momentanément aveuglé, il sortit de la brume et vit la terre, loin au-dessous de lui. Verdoyante, elle était semée de montagnes aux sommets enneigés, de cours d’eau, de grandes vallées, de forêts et de plaines. Il sonda l’horizon pour trouver des signes de vie. Mais il n'y avait rien, sinon la splendeur de la nature. L’esprit de Nu descendit plus près de la plaine. Maintenant, il voyait sa propre silhouette minuscule, dans la ravine, et, quelques lieues à l’ouest, un camp de chariots couverts de bâches blanches. Il s’aventura plus loin, au-delà des montagnes, et découvrit une ville hideuse faite de bâtiments de bois disgracieux. Beaucoup d’hommes étaient réunis dans un pré. Les dépassant, il continua vers le sud. Un grand mur, semblable à la digue d’Ad, attira son regard, et il se laissa descendre vers lui. Si les pierres étaient taillées de la même façon, elles étaient bien plus anciennes que celles du Mur de Pendarric. Il continua son chemin, se demandant comment une nation capable d’ériger un mur pareil avait régressé au point de construire les ignobles bâtiments qu’il avait vus dans la petite ville. Puis il aperçut la cité et son cœur se serra. Il reconnut le palais à dôme, les terrasses de marbre, la longue avenue des Rois bordée de statues, et, vers le sud, la ligne incurvée des docks. Mais ils ne donnaient pas sur l’océan – seulement sur des prés et des champs. Nu étudia les habitants de la cité. Tout était comme il s’en souvenait. En même temps, tout avait changé. Il se dirigea vers le temple et s’arrêta à côté de la statue de Derarch le Prophète. Le visage de pierre était usé par les intempéries ; les rouleaux sacrés, dans ses mains, ressemblaient à des brindilles blanchâtres. Ébranlé, Nu s’enfuit vers le ciel. Ce qu’il avait vu ressemblait à une vision envoyée par Bélial. Puis il comprit. Il n’errait pas en terre étrangère, mais chez lui, et la ville était la cité d'Ad. Il se souvint de sa vision brillante des océans qui dévastaient les terres, trois soleils luisant dans le ciel. Il était dans le futur. Il retourna dans son corps et pleura tout ce qui avait été perdu : Pashad et ses enfants, Bah et ses amis, tous les habitants d’un monde condamné. D’un monde, en fait, mort depuis bien longtemps… Nu-Khasisatra pleura sur l’Atlantide. Quand ses larmes se tarirent enfin, il s’adossa à un rocher, le corps endolori et le cœur lourd. À quoi avait rimé qu’il prévienne son peuple ? Pourquoi le Seigneur Chronos s’était-il servi de lui, si la situation était sans espoir ? Sans espoir ? Parmi tous les hommes, tu devrais savoir qu’une telle idée est stupide. Son premier vaisseau avait été pris dans une tempête. Il y avait investi tout son argent, sans compter l’emprunt qu’il avait dû contracter. Alors que le voyage touchait à sa fin, la cargaison à l’abri dans les soutes et sa fortune assurée, les vents étaient devenus mauvais et la mer avait rugi. Des vagues avaient déferlé sur le vaisseau, le poussant vers des falaises noires. Presque tous ses marins avaient cédé à la panique et s’étaient jetés pardessus bord, courant à une mort certaine dans les flots déchaînés. Mais pas Nu-Khasisatra ! Accroché à la barre du gouvernail, il avait affronté la tempête. Peu à peu, le navire s’était détourné de la falaise pour se précipiter vers les dangers cachés des récifs. Il restait à bord trois membres d’équipage sur trente. Désespérément accrochés à la membrure pour ne pas être emportés par les flots, ils étaient incapables d’aider leur maître. — L’ancre ! avait crié Nu-Khasisatra. Un homme avait rampé péniblement vers la poupe. Percuté par une vague, il avait lentement glissé sur le pont. Nu avait lâché la barre et attrapé le malheureux par sa tunique au moment où il allait basculer par-dessus bord. Se tenant à une vergue, il avait ramené le matelot en sécurité. Le navire avait continué sa course vers les récifs, tapis sous la surface écumeuse de la mer comme les crocs d’un monstre. Nu était retourné à la barre pendant que l’homme qu’il avait sauvé luttait pour dérouler la corde de l’ancre. Soudain, elle avait cédé sous ses efforts, la masse de fer descendant dans l’eau. Sentant le vaisseau trembler, Nu avait poussé un cri de désespoir, certain qu’ils avaient heurté le récif. Mais il s’agissait seulement de l’effet de l’ancre se posant sur le corail. Le vaisseau dansait sur l’eau. La falaise, naguère si menaçante, était maintenant un abri contre la tempête. — Nous embarquons toujours de l’eau ! avait crié le matelot sauvé par Nu. — Active la pompe, et cherche l’origine du problème ! Alors que l’homme fonçait à l’intérieur du vaisseau, les deux autres matelots le suivant, Nu s’était laissé tomber sur le pont mouillé. À bâbord, des rangées de rochers déchiquetés émergeaient de la houle. Si le vaisseau en avait touché un, il aurait éclaté comme un fruit trop mûr. À tribord, il y avait aussi un récif. Par miracle, il avait fait slalomer le vaisseau entre les deux bancs. — Le niveau baisse, avait annoncé le marin en sortant de la cale. Le navire est intact, maître. — Tu as gagné une bonne prime, Acrylla. Je m’assurerai que tu la touches ! — Je croyais que nous étions perdus… Ç’avait bien l’air sans espoir ! La fortune de Nu-Khasisatra était née avec cette première aventure. Plus tard, il fit graver sur la barre du gouvernail de chacun de ses navires la réponse qu’il donna alors au matelot. — Rien n’est jamais sans espoir, tant que le courage demeure. Au souvenir de cette nuit, il se releva. Le désespoir était un ennemi aussi dangereux que Sharazad ou les Dagues du roi. Son monde était perdu, mais ça ne signifiait pas que Pashad soit condamnée à mort. Il avait toujours une Pierre Sipstrassi et il était vivant ! — Je viendrai te chercher, mon amour, dit-il. Même si je dois traverser les couloirs du temps ou les vallées des Damnés. (Il regarda le ciel.) Merci de m’avoir rappelé à l’ordre, Seigneur. Assise sur le flanc de la colline, à l’abri d’un grand pin, Beth regardait ses enfants jouer sur les balançoires installées près du ruisseau. Le pré grouillait de fermiers et de mineurs qui profitaient du soleil et de la nourriture offerte sur les éventaires. Partout, on proposait des jeux : lancer de couteau ou de hache, tir à la cible, lutte et boxe. Les mineurs faisaient un « tournoi » : un homme armé d’une lance munie d’une boule de laine se tenait sur les épaules d’un autre et affrontait pour rire une équipe similaire… Des bœufs offerts par Edric Scayse rôtissaient sur des feux. Beth s’appuya contre l’arbre et se détendit pour la première fois depuis longtemps. Ses économies s’arrondissaient. Bientôt, elle pourrait emmener sa famille dans les terres fertiles, au nord du Mur, et y construire une ferme sur un terrain qu’elle louerait à Scayse. Ce ne serait pas une vie facile, mais elle ferait de son mieux pour que ça marche. Une ombre tomba sur elle. Levant les yeux, elle reconnut Jon Shannow, chapeau à la main. — Bonjour… Beth. Vos enfants sont loin de nous et ne risquent rien. Puis-je me joindre à vous ? — Je vous en prie. (Il s’assit près d’elle, dos à l’arbre.) Je sais qui vous êtes. Toute la ville parle de vous. — Oui… j’imagine… Les gens s’amusent bien à cette petite fête. Ça fait plaisir de voir ça. — Pourquoi êtes-vous venu ici ? demanda Beth. — Pour une halte, c’est tout… Je ne resterai pas. Personne ne m’a engagé. Je ne suis pas là pour semer la mort ! — Je n’ai pas cru un instant que vous le feriez… Est-il vrai que vous cherchez Jérusalem ? — Peut-être plus avec autant d’ardeur qu’autrefois. Mais je la cherche toujours… — Pourquoi ? — Pourquoi pas ? Il y a de pires façons de vivre… Quand j’étais enfant, des Brigands ont massacré ma famille. Mon frère et moi avons pu nous enfuir. Nous avons été recueillis par une autre famille, mais les Brigands l’ont tuée aussi. J’étais plus vieux, à ce moment-là, et j’ai abattu les responsables. Pendant longtemps, j’ai vécu dans la haine des Brigands et la colère. Puis j’ai trouvé mon Dieu et j’ai voulu Le rencontrer, L’interroger. Je suis un homme direct. Donc, je Le cherche. Cela répond-il à votre question ? — Si vous aviez été plus jeune, oui… Quel âge avez-vous ? quarante ans ? cinquante ? — Quarante-quatre ans… Et je cherche depuis une époque antérieure à votre naissance. Cela fait une différence ? — Bien entendu… Les jeunes gens comme Clem Steiner se prennent pour des aventuriers. Mais avec la maturité, un homme ne devrait-il pas comprendre qu’une vie pareille est un gâchis ? — Un gâchis ? Oui, je suppose qu’on peut la qualifier ainsi. Je n’ai ni femme, ni enfant, ni foyer. Mais pour nous tous, Beth McAdam, la vie est comme une rivière. Un homme y plonge et la trouve fraîche et agréable. Pour un autre, elle sera froide et déplaisante. Un autre encore sera emporté par un courant qui l’entraînera vers le danger. Cet homme-là ne pourra pas aisément changer le cours de son existence. — Des mots, maître Shannow, et vous le savez bien. Un homme fort peut faire ce qu’il veut, vivre la vie qu’il choisit. — Peut-être ne suis-je pas fort… Jadis, j’ai eu une femme. J’ai oublié la Ville sainte et je suis parti avec elle, à la recherche du bonheur. Elle avait un fils, Éric, un enfant timide qui avait peur de moi. Sans le savoir, nous nous sommes précipités au cœur de la guerre des Enfants de l’Enfer. Et j’ai perdu ma compagne. — L’avez-vous cherchée ? Est-elle morte ? — Elle avait été capturée par les Enfants de l’Enfer… Je me suis battu pour la sauver. Avec l’aide d’un ami dévoué, j’y suis parvenu. Puis elle a épousé un autre homme. Je suis ce que je suis, Beth, je ne peux pas changer. Le monde où nous vivons ne me le permet pas. — Vous pourriez vous marier. Avoir une ferme. Élever des enfants… — Combien de temps avant que quelqu’un me reconnaisse ? Et que j’aie une troupe de Brigands à mes trousses ? Non ! Je trouverai Jérusalem. — Vous êtes un homme triste, Jon Shannow… Beth ouvrit le panier posé à côté d’elle, en sortit deux pommes et en offrit une à l’Homme de Jérusalem. Il la prit et la remercia d’un sourire. — Je suis moins triste en votre compagnie, ma dame. Pour cela, je vous remercie. Des paroles peu amènes vinrent à l’esprit de Beth. Mais elle les ravala. Ce n’était pas une tentative maladroite de coucher avec elle, ni le début d’une campagne pour la séduire. Simplement un moment d’honnêteté de la part d’un voyageur solitaire. — Pourquoi moi ? murmura-t-elle. J’ai le sentiment que vous ne vous autorisez pas à avoir beaucoup d’amis. — J’ai appris à vous connaître en chevauchant sur vos traces. Vous êtes forte et compatissante et vous ne paniquez pas. D’une certaine façon, nous nous ressemblons. Quand j’ai trouvé le Brigand agonisant, j’ai compris que j’arriverais trop tard pour vous aider. Je m’attendais à vous trouver morts, vos enfants et vous. Constater que votre courage vous avait sauvés m’a ravi. — Ils ont tué Harry… C’est une honte ! Il m’avait demandé s’il pourrait me rendre visite dans la vallée des Pèlerins. Beth raconta à Shannow sa rencontre avec les Brigands. — Certaines femmes font cet effet aux hommes, dit Jon quand elle eut terminé son récit. Harry a respecté votre courage, et il s’est accroché à la vie assez longtemps pour me demander de vous aider. À cause de cet acte, le Tout-Puissant l’accueillera avec compassion. — Nous avons des idées différentes sur cette question… (Elle baissa les yeux et vit que Samuel et Mary gravissaient la pente.) Mes enfants reviennent. — Et je m’en vais. — Participerez-vous au concours de tir ? Il aura lieu après le sermon du pasteur. Avec un prix de cent pièces de Barta. Jon haussa les épaules. — Non, je ne pense pas y participer… Il s’inclina et partit. — Beth, murmura-t-elle, ne le laisse pas t’attendrir ! Le pasteur priait pendant que la foule se rassemblait. Il ouvrit les yeux et regarda au-delà de son public, bizarrement ému. Il avait marché deux mois pour atteindre la vallée des Pèlerins. À travers les déserts et les plaines, les montagnes et les vallées, il avait prêché ou célébré des mariages, des baptêmes et des funérailles. Partout, il avait été bien accueilli. Un jour, il avait fait un sermon dans un campement de Brigands qui l’avaient nourri, lui donnant même des provisions pour qu’il puisse continuer son chemin. À présent, il était devant plus de deux mille personnes attentives. Il passa une main dans son épaisse chevelure rousse et se leva. Il avait trouvé son foyer. Saisissant les revolvers qu’il avait empruntés, il tira deux coups en l’air. Sa voix résonna dans le silence qui suivit. — Mes frères et mes sœurs, soyez les bienvenus au Jour Sacré de Dieu ! Regardez le soleil briller dans les cieux. Sentez sa chaleur sur votre visage. Sachez qu’il est un pâle reflet de l’Amour de Dieu, quand il coule dans votre cœur et dans votre esprit. » Mes frères, nous avons passé nos vies à fouiller la poussière pour chercher la fortune. Pourtant, la vraie richesse est là ! Que chacun se tourne vers la personne d’à côté et lui prenne la main en signe d’amitié. N’hésitez pas ! Touchez-vous, car la personne debout près de vous est votre frère ou votre sœur. Ou votre fils ou votre fille. Faites-le avec de l’amour dans votre cœur ! Embarrassés, les gens serrèrent rapidement la main des étrangers debout à côté d’eux. — Ce n’est pas suffisant ! cria le pasteur. Est-ce ainsi que vous accueilleriez un frère ou une sœur perdu de vue ? Je vais vous montrer. Il avança au milieu de la foule, prit une femme âgée dans ses bras et l’embrassa sur les joues. — Que l’Amour de Dieu soit sur vous, ma mère. Puis il prit le poignet d’un homme et le fit pivoter vers une jeune femme. — Prenez-la dans vos bras ! ordonna-t-il. Et dites les mots d’amitié du fond de votre cœur. En y croyant. Avec amour. Il continua à marcher, obligeant les gens à s’étreindre. Quelques mineurs le suivirent, prirent les femmes dans leurs bras et les embrassèrent sur les joues. — C’est ça, mes frères ! hurla le pasteur. Aujourd’hui, c’est le Jour de Dieu. Le jour de l’amour ! Il retourna vers le pied de la colline. — Pas autant d’amour que ça ! cria-t-il à un mineur dont la « sœur » se débattait en criant. Des rires éclatèrent dans la foule et la tension baissa un peu. — Regardez-nous, Seigneur, dit le pasteur. Regardez votre peuple. Aujourd’hui, il n’y a pas de tuerie. Pas de violence. Pas d’avidité. Aujourd’hui, nous sommes une famille ! Puis il se lança dans un sermon sur les péchés des multitudes et les joies des rares élus qui s’en abstenaient. Sa voix envoûtait les gens. Il parla de l’avidité, de la cruauté, de la quête aveugle du profit et de la tristesse que cela engendrait. — À quoi sert de gagner le monde entier si on perd son âme ? Que vaut la richesse sans l’amour ? Il y a trois cents ans, le Seigneur a lancé Armageddon sur le monde du péché. Il a fait basculer la Terre et a détruit Babylone la Grande. En ces temps, le mal s’était répandu sur la terre comme une peste, et le Seigneur a lavé le péché des hommes, comme Esaïe l’avait annoncé. Le soleil s’est levé à l’ouest et les mers ont submergé les terres. Pas une pierre ne resta debout. Mais qu’avons-nous appris, mes frères ? À nous aimer les uns les autres ? Nous sommes-nous tournés vers le Tout-Puissant ? Non. Nous avons fourré notre nez dans la boue pour chercher de l’or et de l’argent. Nous nous sommes adonnés à la luxure, à la guerre, à la haine et au meurtre. » Et pourquoi ? pourquoi ? Parce que nous sommes des hommes. Des hommes faillibles et des pécheurs. Mais pas aujourd’hui ! Nous sommes ici, sous le soleil de Dieu, et nous connaissons la paix. Nous connaissons l’amour ! Demain, je construirai dans ce pré une église où l’amour et la paix d’aujourd’hui seront sanctifiés et plantés comme une graine dans ce sol. Tous ceux d’entre vous qui souhaitent que l’Amour de Dieu continue à briller sur notre communauté viendront à moi avec du bois, des marteaux, des clous et des scies, et nous bâtirons une église d’amour. Maintenant, prions ! (La foule s’agenouilla. Le pasteur la bénit et reprit la parole.) Debout, mes frères ! Le veau gras nous attend, et les réjouissances aussi. Levez-vous et soyez heureux. Levez-vous et riez ! Les adultes partirent vers les tentes et les éventaires. Les enfants retournèrent jouer au pied de la colline ou s’ébattre dans la boue devant le ruisseau. Le pasteur marcha au milieu de la foule et accepta un gobelet d’eau d’une marchande de gâteaux. — Vous avez bien parlé, dit une voix. Le pasteur se retourna et découvrit un homme de grande taille aux cheveux striés d’argent et à la barbe grisonnante. Un chapeau à large bord sur la tête, il portait un manteau noir. Et deux revolvers. — Merci, mon frère. Vous êtes-vous senti poussé au repentir ? — Vous m’avez fait réfléchir. J’espère que c’est un début. — Effectivement… Vous avez une ferme dans le coin ? — Non, je suis un voyageur qui vous souhaite bonne chance pour votre église. Shannow s’éloigna. — C’était l’Homme de Jérusalem, dit la marchande de gâteaux. Il a tué un homme hier. On dit qu’il est venu abattre les méchants. — C’est à moi qu’il appartient de faire justice, dit le Seigneur. Mais ne parlons pas de violence pour le moment ! Donnez-moi plutôt une tranche de votre appétissant gâteau. Chapitre 14 Shannow observa avec intérêt le concours de tir. Les concurrents, vingt-deux en tout, visaient des cibles placées à trente pas. Peu à peu, tous furent éliminés, sauf trois, dont Clem Steiner. Ils furent départagés en canardant des assiettes lancées en l’air par des enfants. Steiner gagna et empocha les cent pièces offertes par Edric Scayse. La foule commença à se disperser, mais la voix de Scayse retentit. — Nous avons aujourd’hui avec nous une figure de légende, sans doute le meilleur tireur de tout le continent. Mesdames et messieurs, voilà Jon Shannow, l’Homme de Jérusalem. Des applaudissements retentirent. Jon se raidit pour contrôler sa colère. — Avancez, monsieur Shannow, dit Scayse. (Jon approcha.) Le vainqueur de notre concours, Clem Steiner, pense qu’il n’aura pas vraiment gagné tant qu’il n’aura pas affronté le meilleur tireur. Il remet donc son prix en jeu pour avoir le privilège de défier Jon Shannow. (La foule beugla d’enthousiasme.) Acceptez-vous le défi, Jon Shannow ? Jon acquiesça, retira son manteau et le posa sur la barrière en bois du champ de tir. Il sortit ses armes et Steiner vint se placer à côté de lui. — Maintenant, ils vont voir ce que tirer veut dire ! fit-il, souriant. Vous commencez ? Shannow hocha négativement la tête. — D’accord… Lance l’assiette, petit ! ordonna Steiner. Une assiette en argile s’envola. Steiner tira et la cible explosa en haut de sa trajectoire. Shannow arma son revolver et fit signe à l’enfant. Une autre assiette s’envola puis se désintégra quand il tira. Après plusieurs séries, Shannow en eut assez. — Nous pourrions continuer comme ça toute la journée, dit-il. Qu’on lance deux assiettes à la fois. Un autre gamin rejoignit le premier et ils lancèrent deux assiettes. Steiner toucha la première, mais l’autre retomba sur le sol et s’y fracassa. Quand Shannow tira, les deux assiettes éclatèrent en plein vol. — Quatre ! demanda-t-il. La foule retint son souffle. Deux enfants de plus vinrent se charger du lancer. Shannow arma ses deux revolvers et inspira à fond. Puis il fit signe aux gosses d’y aller. Trois assiettes explosèrent avant d’avoir atteint le sommet de leur trajectoire. La quatrième commença à retomber, mais la dernière balle la fit exploser. Des applaudissements retentirent. Shannow s’inclina vers la foule, rechargea ses armes et les rengaina. Il remit son manteau et son chapeau, et récupéra son prix. — Ça ne vous a pas beaucoup amusé, monsieur Shannow. J’en suis désolé. Mais les gens ne l’oublieront pas. — Les pièces me seront utiles, dit Jon. (Il se tourna vers Steiner.) Il serait équitable que nous partagions la récompense. Vous avez travaillé plus dur que moi pour la gagner. — Gardez-la ! cracha Steiner. Vous l’avez méritée. Mais ça ne fait pas de vous un meilleur tireur que moi. Tout ça reste à voir… — Il n’y a rien à voir, maître Steiner. Je peux toucher davantage d’assiettes, mais vous dégainez et vous tirez plus vite que moi. — Vous savez ce que je voulais dire, Shannow. Je parle d’un combat d’homme à homme. — N’y pensez pas…, conseilla l’Homme de Jérusalem. Il était presque minuit quand Broome autorisa Beth à quitter le Pèlerin Jovial. Les divertissements de la matinée avaient continué l’après-midi et le soir, et Broome voulait garder son établissement ouvert pour profiter des clients. Beth ne s’inquiétait pas pour ses enfants. Mary avait ramené Samuel au chariot. Pourtant, Beth était désolée d’avoir raté une soirée avec eux. Ils grandissaient si vite ! Quand elle eut descendu les trois marches menant à la rue, un homme sortit de l’ombre devant elle. Deux autres le rejoignirent. — Ma foi, dit le type, le visage caché par l’ombre de son chapeau, voilà la putain qui a tué le pauvre Thomas. — Sa stupidité l’a tué, répliqua Beth. — Ah oui ? Mais tu as couru avertir l’Homme de Jérusalem, non ? Tu couches avec lui, salope ? Le poing de Beth s’écrasa sur le menton de l’homme. Puis elle lui flanqua un direct du gauche qui le fit tomber. Quand il essaya de se relever, elle l’acheva d’un coup de pied sous le menton. — D’autres questions ? demanda-t-elle. Quand elle essaya de partir, un homme lui sauta dessus et lui immobilisa les bras. Elle se débattit, mais le troisième type lui prit les jambes. Ses deux agresseurs la soulevèrent et se dirigèrent vers une allée. — On va voir ce qui fait de toi une fille si spéciale ! grogna une des brutes. — Voilà qui m’étonnerait, dit une voix masculine. Les deux types lâchèrent Beth, qui se hâta de se relever. — Laissez votre sale nez en dehors de ça, pasteur ! dit un des agresseurs. L’autre dégaina. — Je n’aime pas qu’un de mes frères se comporte comme ça envers une dame. Et je déteste qu’on me pointe une arme dessus. Ce n’est pas poli… — Vous croyez que je n’oserai pas vous tuer ? Parce que vous portez une tunique noire et que vous dégoisez des âneries sur Dieu ? Vous n’êtes rien, mon vieux. Rien du tout ! — Contrairement à vous, je suis un homme. Et les hommes ne se comportent pas comme des bêtes sauvages. Vous n’avez rien à faire au milieu de gens civilisés ! — Ça suffit ! cria l’homme. Il leva son arme, prêt à tirer. La main du pasteur jaillit de sa soutane et son arme cracha le feu. L’homme fut propulsé en arrière par l’impact de la balle. Puis une deuxième lui traversa le crâne. — Jésus-Christ ! murmura le survivant. — Un peu tard pour les prières, lâcha le pasteur. Avance, que je voie ton visage ! L’homme obéit. Le pasteur lui enleva son chapeau, laissant les rayons de la lune éclairer son visage. — Demain matin, tu me rejoindras au pré et tu m’aideras à construire mon église. C’est d’accord, mon frère ? Il plaqua son revolver sous le menton de l’homme. — Comme vous voulez, pasteur… — Bien. Maintenant, occupe-toi du corps. Il ne faut pas qu’il reste là. Des enfants pourraient le voir demain matin… Le pasteur approcha de Beth. — Comment vous sentez-vous, ma sœur ? — J’ai connu des journées plus agréables… — Je vous raccompagne chez vous… — Ce n’est pas nécessaire. — Effectivement. Mais ce sera un plaisir. Il lui prit le bras et ils partirent en direction du village de tentes. — Je croyais que votre Dieu interdisait qu’on tue les autres, dit Beth. — C’est vrai… Mais pas quand il s’agit de méchants. La Bible est pleine de tueries et d’assassinats. Le Seigneur sait qu’il y aura toujours de la violence parmi les pécheurs. Un verset de l’Ecclésiaste ne dit-il pas : « Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux : un temps pour naître, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté…» C’est très beau… — Vous parlez bien, pasteur. Mais je suis contente que vous sachiez tirer ! — J’ai beaucoup d’entraînement, ma sœur. — Appelez-moi Beth. Je n’ai jamais eu de frère ! Vous avez un prénom ? — Pasteur me convient très bien. Et j’aime bien « Beth ». Un beau nom… Êtes-vous mariée ? — Je l’étais. Sean est mort pendant le voyage. Mais j’ai mes enfants… Je suppose qu’ils dorment en ce moment. En tout cas, c’est ce qu’ils devraient faire ! Ils se frayèrent un chemin entre les tentes et les chariots, jusqu’à l’endroit où était celui de Beth. Le feu brûlait encore. Les enfants dormaient, enroulés dans leurs couvertures, près des roues. Dans un pré, non loin de là, les bœufs broutaient avec d’autres animaux. Beth alimenta le feu. — Vous prenez une tisane avec moi, pasteur ? J’en bois toujours une avant de me coucher. — Merci. Il s’assit devant le feu, les jambes croisées. Beth fit bouillir de l’eau, ajouta les feuilles et du sucre, puis versa le mélange dans deux chopes. — Vous venez de loin ? demanda-t-elle. — De très loin… J’ai entendu l’appel de Dieu, et j’ai répondu. Et vous ? où allez-vous ? — Je resterai dans la vallée pour louer des terres à maître Scayse et avoir une ferme. J’ai des semences de blé… — Un dur travail pour une femme seule. — Je ne serai pas seule longtemps, pasteur. Ce n’est pas mon genre ! — Oui, je vois, répondit le prédicateur sans paraître gêné. Au fait, où une charmante jeune mère comme vous a-t-elle appris la boxe ? C’était un joli coup ! — Sean savait se battre à mains nues. Il m’a appris ça…, et d’autres choses encore… — Il avait beaucoup de chance, Beth. — Si on peut dire. Il est mort, pasteur. — Beaucoup d’hommes vivent bien plus longtemps que lui sans jamais rencontrer une femme comme vous. Ceux-là sont malchanceux, à mon sens. Bien. Je vous souhaite une bonne nuit. Il se leva et s’inclina. — Revenez quand vous voulez… Vous serez toujours le bienvenu. — Merci. J’espère que je vous verrai dans notre nouvelle église. — Seulement si vous avez une chorale. J’adore chanter. — Nous en aurons une pour vous. Il s’éloigna dans les ombres. Beth resta un moment assise près du feu. Le pasteur était un homme fort et très beau, avec sa magnifique chevelure rousse et son sourire détendu. Mais quelque chose en lui dérangeait Beth. Elle essaya de comprendre d’où venait son malaise. Elle le trouvait attirant, mais il émanait de lui une tension qui l’inquiétait. Elle pensa à Jon Shannow. Le pasteur et lui étaient à la fois similaires et différents. Comme le tonnerre et l’éclair. Tous les deux étaient tourmentés. Mais Shannow avait conscience de son côté obscur. Elle n’en était pas si sûre au sujet du pasteur… Beth enleva sa jupe de laine et son chemisier blanc et les lava à l’eau froide. Puis elle mit une chemise de nuit et se glissa sous ses couvertures, une main sur la crosse en noyer de son revolver… Cette nuit-là, il y eut deux meurtres et un viol. Installé au bar, Shannow buvait un baker en écoutant les récits des autres clients. Le pasteur avait tué un homme qui s’était attaqué à une femme. L’autre meurtre était un mystère. On savait seulement que le mort avait gagné beaucoup d’argent au Carnat dans la maison de jeu tenue par un certain Webber. Shannow n’était pas étonné. Les joueurs malhonnêtes, les voleurs et les bandits avaient l’habitude de se regrouper dans des communautés privées de loi. Quand les citoyens normaux apprendraient-ils ? Il y avait environ deux milles âmes dans la vallée des Pèlerins, et pas plus d’une centaine de vauriens. Pourtant, les Brigands paradaient dans la ville, et les braves gens s’écartaient pour leur laisser la place. Les yeux rivés sur sa boisson, Jon s’avoua qu’il était tenté de démolir la forteresse des Impies et d’arracher le mal à la racine. Pourtant, il ne le ferait pas. « Je ne m’occupe plus des abcès. » Voilà ce qu’il avait dit à Boris Haimut. Et c’était vrai. Il en avait assez d’être rejeté et méprisé par ses semblables. Ça commençait toujours par de bonnes paroles et des promesses. « Aidez-nous, maître Shannow, nous avons besoin de vous. » « Bon travail, maître Shannow. » Et ça continuait par : « Était-il nécessaire d’être si violent ? » « Ce bain de sang était-il indispensable ? Quand reprendrez-vous votre chemin ? » Si la ville était pourrie, ça resterait le problème de ses habitants. À eux de mettre de l’ordre dans leurs affaires ! Il l’avait dit le matin même aux marchands Brisley et Fenner. Brisley, un gros type amical, lui avait vanté les mérites de la communauté, sans cesse maltraitée par des hommes comme Scayse et Webber. — Ils ne valent pas mieux que des Brigands, maître, lui avait assuré le marchand. Les hommes de Scayse sont arrogants et mal élevés. Webber est un voleur et un tueur. C’est la quatrième fois qu’un joueur gagne et se fait abattre à la sortie. Il a tué deux autres hommes dans des duels, en prétendant qu’ils avaient triché. C’est insupportable ! — Dans ce cas, débrouillez-vous pour faire quelque chose, avait conseillé Shannow. — C’est ce que nous faisons, avait lancé Fenner, un homme mince aux yeux noirs. Nous sommes venus vous trouver ! — Vous n’avez pas besoin de moi. Réunissez vingt hommes, allez voir Webber et obligez-le à fermer. Ordonnez-lui de quitter la ville. — Ses hommes sont des brutes et des vauriens, avait soufflé Brisley. Ils vivent de la violence. Nous sommes simplement des marchands. — Vous avez des armes. Même un marchand peut appuyer sur une détente. — Avec tout le respect que je vous dois, maître, n’importe qui n’est pas capable de descendre un homme de sang-froid. J’espère que tuer ne sera pas nécessaire. Un homme ayant votre réputation aurait moins de difficultés à imposer son autorité à des Brigands. — De sang-froid, maître ? Je ne dirais pas les choses ainsi. Je ne tue pas gratuitement, et je ne suis pas une sorte de Brigand « respectable ». La plupart des hommes que j’ai abattus sont morts pour avoir essayé de me tuer. Les autres s’attaquaient à des gens sans défense. Mais dans le cas qui vous occupe, je n’ai pas envie de donner de nouveau naissance à sept démons. — Dois-je avouer que je ne comprends pas l’allusion, maître ? avait dit Fenner. — Relisez la Bible ! Et maintenant, veuillez me laisser tranquille. Shannow termina sa boisson et retourna dans sa chambre. Il réfléchit un moment au Mur, mais le visage de Beth McAdam lui revenait sans cesse à l’esprit. — Tu es un imbécile, Shannow, dit-il à haute voix. Tomber amoureux de Donna Taybard avait été une erreur qu’il avait amèrement regrettée. Mais il aurait été cent fois pire de laisser une autre femme lui prendre son cœur. Il se força à oublier tout ça et ouvrit sa Bible sur les Évangiles de Matthieu. « Lorsqu’un esprit mauvais est sorti de quelqu’un, il erre çà et là dans des lieux déserts, à la recherche d’un lieu de repos et il n'en trouve pas. Il se dit alors : mieux vaut regagner la demeure que j’ai quittée. Il y retourne donc et la trouve vide, balayée, et mise en ordre. Alors il va chercher sept autres esprits encore plus méchants que lui et les ramène avec lui. Ils envahissent la demeure et s’y installent. Finalement, la condition de cet homme est pire qu’avant. » Combien de fois l’Homme de Jérusalem avait-il pu vérifier cette affirmation ? À Allion, à Cantastay, à Berkalin, et dans bien d’autres communautés… Les Brigands avaient fui ou été enterrés à cause de lui. Puis il était parti, et le mal était revenu. Daniel Cade avait mis à sac à Allion deux semaines après le départ de Shannow. Ça n’arriverait pas de nouveau, décida-t-il. Dans la vallée des Pèlerins, l’Homme de Jérusalem était seulement un observateur. Chapitre 15 Après le concours de tir, Shannow se retrouva à court de cartouches pour les revolvers pris aux Enfants de l’Enfer. Il lui en restait vingt-trois, y compris les dix en place dans les barillets. Un armurier s’était installé dans la vallée des Pèlerins. Shannow alla dans la petite échoppe située du côté est de la ville. Le mur, près de l’entrée, était tapissé d’armes : des fusils à silex ou à percussion, des tromblons au canon évasé et des revolvers à la crosse en noyer. Mais aucun du même modèle que ceux de Shannow. Le propriétaire du magasin était un petit homme chauve nommé Groves. Jon sortit un de ses revolvers et le posa sur le comptoir. Groves prit l’arme, ouvrit le barillet et sortit une cartouche. — Fabriqué par les Enfants de l’Enfer… Il y en a beaucoup dans le Nord, maintenant. Nous aimerions nous en procurer quelques-uns, mais ils sont sacrément chers. — J’ai besoin de munitions, dit Shannow. Pouvez-vous en fabriquer ? — Je n’aurai aucun problème pour les balles… Les étuis sont une autre affaire. Ce ne sera pas facile, maître Shannow. Et pas bon marché. — Vous pouvez ou non ? — Laissez-moi cinq cartouches pour des essais. Je ferai de mon mieux. Quand quitterez-vous la ville ? — J’avais décidé de partir aujourd’hui. Groves eut un petit rire. — Il me faudra une bonne semaine, maître ! Combien en voulez-vous ? — Une centaine. — Cinquante pièces de Barta ! J’aimerais avoir la moitié tout de suite. — Votre prix est élevé. — Ce n’est pas mon travail que vous paierez cher, mais mon talent ! Shannow sourit, versa la somme et retourna dans sa chambre. Il avisa Mason, qui somnolait sur un fauteuil près d’une fenêtre ouverte. — Je garde la chambre une semaine de plus, dit-il. Mason bâilla et se leva. — Je croyais que vous vouliez partir, maître Shannow. — Oui, mais pas avant une semaine. — Je vois. Très bien. Une semaine. Shannow alla à l’écurie et sella son étalon. Le garçon d’écurie lui sourit. Jon lui fit un signe de la main et partit vers le sud, en direction du Mur. Il chevaucha deux heures, traversa de riches terres arables et gravit de majestueuses collines. Dans les prés, en contrebas, il vit du bétail paître et une harde d’antilopes avancer le long d’un cours d’eau. Le Mur était de plus en plus proche. Sur les hauteurs où il avançait, Shannow voyait au-delà de l’imposante structure. Aucune trace de bœufs, de moutons, de chèvres ou de daims. Pourtant, la terre était verdoyante et riche. Il descendit de la colline, arrêta l’étalon et sortit sa longue-vue de sa sacoche. Il suivit d’abord la ligne du Mur vers l’est, où elle disparaissait dans la masse bleue des montagnes. Puis il regarda vers l’ouest. À perte de vue, le Mur semblait tout aussi impénétrable. À environ une demi-lieue de lui, il repéra un groupe d’hommes massés devant la muraille. Il continua à avancer et commença à longer le Mur. Dépassant les soixante pieds de haut, il était composé de blocs de pierre d’environ dix pieds sur six. Jon descendit de cheval et approcha du Mur. Sortant son couteau de chasse, il essaya d’introduire la lame entre deux pierres. En vain. Les blocs étaient solidaires et il n’y avait pas trace de mortier. Du haut de la colline, il avait estimé que le Mur était épais de dix pieds au moins. Rangeant son couteau, il passa les doigts sur les pierres, cherchant les prises qui auraient pu permettre une escalade. En vain. Il remonta en selle et longea le Mur vers l’ouest, jusqu’au site où Boris Haimut attaquait les pierres avec un burin et un marteau. L’érudit posa ses outils et fit signe à Shannow d’approcher. — Fascinant, n’est-ce pas ? lança Haimut. Jon descendit de cheval et regarda les hommes qui continuaient leur travail. Un peu plus loin, il vit les deux types qui avaient essayé de le forcer à partir. Ils détournèrent les yeux et continuèrent à frapper les blocs de pierre. Shannow suivit Haimut jusqu’au campement, où infusait un grand pot de baker. Haimut enroula un chiffon autour de la poignée, souleva le pot et servit deux chopes. Il en tendit une à son visiteur. — Avez-vous déjà vu quelque chose de semblable ? demanda-t-il. (Shannow secoua la tête.) Moi non plus. Ni ouvertures, ni tours ni portails… Ce mur n’a pourtant pas été bâti pour servir de défense : il suffirait à des ennemis de lancer des grappins par-dessus et de grimper. Il n’y a pas de parapets. Rien qu’un mur immense. Regardez ça. Il sortit de sa poche une coquille brillante, un peu plus grande qu’une pièce de Barta. Shannow la prit et l’examina à la lumière. La coquille scintillait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. — Très jolie, dit Shannow. — C’est vrai. Mais surtout, elle vient de la mer ! Cette structure était autrefois sous l’océan. — Cette région entière était jadis immergée. Il y avait ici une grande civilisation, mais la mer l’a engloutie. — Voulez-vous dire que c’est un site bâti par les gens de l’ancien monde ? — Non. Les sites de l’ancien monde sont aujourd’hui sous la mer. J’ai appris il y a longtemps que la Terre n’a pas basculé sur son axe une fois, mais deux. Les gens qui vivaient au-delà de ce Mur ont été détruits il y a des milliers d’années. Il n’y a aucun moyen d’en être sûr, mais je suppose que ça s’est passé au moment où le Livre décrit le Déluge. — Comment savez-vous tout ça ? demanda Haimut. Shannow envisagea de lui dire la vérité, mais il y renonça vite. Le peu de crédibilité qu’il lui restait disparaîtrait s’il racontait que le roi de l’Atlantide, mort depuis longtemps, était venu à son secours dans la bataille contre les Gardiens, pendant la guerre des Enfants de l’Enfer. — Il y a deux ans, avec un ami, je suis entré dans les ruines d’une grande cité où il y avait de magnifiques statues partout. J’y ai rencontré un érudit, Samuel Archer, un homme fort mais très doux. Il avait étudié ces vestiges pendant des années. Il avait même réussi à déchiffrer le langage des Anciens. La ville s’appelait Balacris et le pays l’Atlantide. J’ai beaucoup appris de cet homme, avant sa mort. — Dommage qu’il ne soit plus de ce monde. J’aurais aimé le rencontrer. J’ai vu aussi les inscriptions sur des feuilles d’or. Mais connaître quelqu’un capable de les lire… Comment est-il décédé ? — Il a été battu à mort parce qu’il refusait de travailler comme esclave dans une mine d’argent. Haimut détourna le regard et but un peu de baker. — Nous vivons dans un monde malheureux, maître Shannow. Des temps étranges où on se bat pour des bribes de savoir. Partout, on trouve des communautés isolées. Dans les terres sauvages, les Brigands font la loi. Dans les régions un peu plus civilisées, les conflits se multiplient. La paix n’existe nulle part. À l’est, je connais un pays où les femmes ne sont pas autorisées à montrer leur visage en public et où les hommes qui contestent la véracité du Livre sont brûlés vifs. Plus au nord, on trouve des communautés où les sacrifices d’enfants sont une chose courante. L’an dernier, j’ai traversé une région où les femmes ne sont pas autorisées à se marier. Elles appartiennent aux hommes, qui les utilisent comme des reproductrices. Partout, la violence et la mort règnent en maîtres. Êtes-vous allé à Rivervale ? — Oui… J’y ai même vécu… — Une oasis dans le désert ! Cette ville est gouvernée par un homme appelé Daniel Cade. Elle applique des lois équitables et les familles élèvent leurs enfants en paix. Si nous pouvions faire pareil… Mais vous dites y avoir vécu. Connaissez-vous Daniel Cade ? — Oui… C’est mon frère. — Seigneur ! J’ai entendu parler de vous, bien entendu, mais on ne m’a jamais dit que vous aviez un frère. — Nous avons été séparés enfants… Dites-moi, qu’espérez-vous accomplir ici ? — Maître Scayse cherche un moyen de briser le Mur. Il m’a demandé de l’examiner. Et il me faut de l’argent pour retourner chez moi… — Je croyais que vous n’étiez pas d’accord avec lui. — Exact. Il est comme tous les hommes de pouvoir : atrocement égoïste ! Mais je ne peux pas me permettre un excès de scrupules. Et je ne fais de mal à personne en examinant cette construction. (Shannow finit sa boisson et se leva.) Voulez-vous passer la nuit au camp, maître ? Il me serait agréable d’avoir quelqu’un d’intelligent à qui parler… — Une autre fois, peut-être… Au fait, que savez-vous sur Scayse ? Haimut haussa les épaules. — Peu de chose. Il est arrivé il y a un an, avec beaucoup d’argent et un grand troupeau de bétail. On dit qu’il vient du nord. C’est un homme avisé. — Je n’en doute pas, souffla Shannow. Jon atteignit la ville juste avant le crépuscule. Il laissa l’étalon à l’écurie, paya le palefrenier et alla au Pèlerin Jovial. Beth McAdam lui sourit et avança pour le saluer. — On ne vous a pas beaucoup vu ici… La nourriture n’est pas à votre goût ? — Si, elle me convient… Comment allez-vous ? — Je ne me plains pas. Et vous ? — Tout va bien. Voulez-vous m’apporter un repas ? Un plat chaud fera l’affaire. — Bien sûr. Il s’assit face à la porte, examina la salle et compta huit autres clients, qui évitèrent soigneusement de le regarder. Beth lui apporta un bol de ragoût et du pain noir avec du fromage. Il mangea lentement, puis pensa qu’il prendrait bien un baker. Se souvenant qu’Haimut avait parlé d’accoutumance, il décida de s’abstenir et commanda un verre d’eau. — Êtes-vous sûr que ça va, Shannow ? demanda Beth. Vous avez l’air préoccupé. — Je suis allé étudier le Mur, à la recherche d’un moyen de traverser. La seule façon, c’est de l’escalader et de continuer à pied. Je n’aime pas voyager comme ça. — Alors, faites-en le tour. Il ne peut pas s’étendre à l’infini, tout de même ! — Ça prendrait des semaines. — Et vous êtes pressé, c’est ça ? Jon sourit. — Vous vous asseyez un peu avec moi ? — Je travaille ! Mais demain, j’aurai une heure libre à midi. Vous pourriez venir à ce moment-là. — Peut-être vous prendrai-je au mot… — Dans ce cas, vous devriez faire brosser votre manteau et nettoyer vos vêtements. Et cette barbe argentée vous fait paraître aussi vieux que Mathusalem ! Shannow se gratta le menton et sourit. — Nous verrons… À ce moment, Alain Fenner entra dans la salle. — Puis-je me joindre à vous, maître ? — Je croyais que nous avions fini notre conversation, dit Shannow, exaspéré par cette interruption qui obligeait Beth à partir. — Je cherche seulement un conseil. Shannow désigna une chaise, en face de la sienne. — Que puis-je pour vous ? Fenner se pencha et baissa la voix. — Ce soir, nous fermerons l’établissement de Webber. Comme vous l’avez suggéré, nous irons en groupe : Brisley, Broome et quelques autres. Mais aucun de nous n’est habitué à la violence. J’aurais aimé avoir votre avis sur la situation. Shannow étudia le visage de l’homme et décida qu’il lui était sympathique. Honnête par nature, Fenner ne manquait pas de courage et il se souciait du bien-être des citadins. — Qui sera votre porte-parole ? — Moi. — Dans ce cas, c’est vous que les Impies surveilleront particulièrement. Ne laissez pas Webber argumenter. Refusez de discuter ! Dites ce que vous voulez et obligez-le à obéir. C’est compris ? — Je crois… — Parlez le moins possible. Entrez, expulsez Webber et fermez l’établissement. Si quelqu’un résiste, tirez ! Mais c’est surtout Webber qu’il faudra contrôler. Si vous coupez la tête du serpent, les autres se demanderont quoi faire, et vous aurez gagné. Les hommes qui iront avec vous sont-ils fiables ? — Dans quel sens ? — Sont-ils discrets ? Webber risque-t-il de connaître vos intentions avant votre arrivée ? — Je ne pense pas… — J’espère que vous avez raison. Votre vie en dépend. Vous êtes marié ? — J’ai une femme et quatre fils. — Pensez à eux en entrant chez Webber. Si vous faites une erreur, ils la paieront pour vous. — Pourrons-nous agir sans avoir à tirer ? — Peut-être… Je n’ai pas dit que vous deviez entrer et tuer tout ce qui bouge. Mais j’aimerais vous permettre de rester en vie. Si Webber discute, ses hommes auront le temps de se mobiliser, et les vôtres hésiteront. Soyez rapide et direct. Ce sera noir ou blanc, maître Fenner. Gagner ou perdre. Vivre ou mourir. — J’essaierai de suivre vos conseils. Merci du temps que vous m’avez consacré. — Ça ne m’a rien coûté. S’il y a du grabuge, tuez Webber ! Shannow vit de l’hésitation dans les yeux du jeune homme, et devina qu’il ne pourrait pas suivre ce conseil-là. Quand Fenner fut parti, Beth revint près de Jon. — C’est un type bien, dit-elle. — Et il risque de ne pas vivre très longtemps… Huit hommes armés composaient le groupe qui entra dans la maison de jeu de Webber. Le propriétaire était assis à une table de Carnat. — Venez avec nous, maître Webber, dit Fenner en pointant son arme sur le joueur. Quand les clients s’aperçurent de ce qu’il se passait, le silence se fit. Webber se leva, croisa les bras et sourit à Fenner, découvrant ses dents en or. — Pourquoi devrais-je vous obéir, au nom du Diable ? — Parce que vous serez mort si vous refusez, dit-il. — De quel droit ? Qu’ai-je fait ? Je tiens une maison de jeu et je n’ai jamais tué personne, sauf en duel, d’homme à homme… — Vous êtes un voleur et une crapule, dit Josiah Broome, et nous allons fermer votre établissement. — Qui prétend que je suis un voleur ? Qu’il avance ! Fenner fit signe à Broome de se taire, mais il continua. — Les gens qui gagnent chez vous se font abattre à la sortie. Niez-vous toute responsabilité dans ces crimes ? — En quoi serais-je responsable, maître ? Un homme qui part avec beaucoup d'argent est remarqué par les joueurs moins chanceux que lui… Fenner regarda autour de lui. La foule avait reculé, et les sbires de Webber formaient un cercle autour de lui. Brisley suait comme un porc et deux autres hommes semblaient prêts à partir. Fenner visa la poitrine de Webber. — Avancez, maître. Ou vous en supporterez les conséquences. — Vous me tireriez dessus ? Un meurtre de sang-froid ? — Il a raison, Alain, murmura Broome. Nous ne sommes pas venus pour tuer. Mais que ça vous serve de leçon, Webber ! Nous ne supporterons pas davantage de violence. — J’en tremble de peur, maître tenancier d’auberge ! Maintenant, lâchez tous vos armes, ou mes hommes vous brûleront la cervelle. Le revolver de Brisley tomba bruyamment sur le sol. Tous les autres l’imitèrent, excepté Alain Fenner. Ses yeux croisèrent ceux de Webber. Mais Fenner n’était pas un tueur. Il rengaina son arme. Webber dégaina et tira. Tombant à genoux, Fenner essaya de riposter. Webber tira une deuxième fois, lui faisant éclater le sternum. — Emily…, murmura Fenner. — Portez cet imbécile hors de chez moi ! ordonna Webber. Brisley et ses compagnons tirèrent Fenner dehors puis passèrent devant le Repos du Voyageur. Shannow était assis sous le porche. — Il lui a tiré dessus ! dit Broome. Alain avait rangé son arme, et Webber lui a tiré dessus ! Shannow se pencha et toucha le cou de Fenner. — Il est mort. Posez-le. — Pas dans la rue ! s’indigna Broome. — Posez-le ! Et attendez-moi ici. Il enleva son manteau, le laissa à côté du cadavre et se dirigea vers la maison de jeu. Il entra et traversa la salle où le propriétaire buvait et plaisantait avec ses hommes. Jon dégaina son revolver, l’arma et le posa contre les lèvres de Webber. — Ouvre la bouche ! ordonna-t-il. (Webber obéit, et le canon glissa entre ses dents.) Et maintenant, debout ! Webber se leva lentement. Shannow l’obligea à le suivre jusqu’à la porte, puis dans la rue. Il n’eut pas besoin de regarder derrière lui pour savoir que tous les clients de la maison leur avaient emboîté le pas. Des curieux sortis d’autres établissements se joignirent bientôt à la foule. Webber essaya de reculer, à demi étouffé par le revolver. Mais il ne tenta pas de dégainer. Shannow s’arrêta à côté du cadavre d’Alain Fenner et s’adressa à la foule. — Ce jeune homme a risqué sa vie pour vous. Maintenant, sa femme est veuve et ses fils grandiront sans père. Et pourquoi ? Parce que vous êtes tous des lâches qui ont laissé la racaille prospérer. Cet homme est mort à cause du péché. Comme le dit le Livre : « Le salaire du péché, c’est la mort. » Shannow appuya sur la détente. La tête de Webber explosa et son corps retomba sur le sol. — Maintenant, écoutez-moi ! Je connais les Brigands qui infestent cette ville. S’ils sont encore ici demain matin, je les pourchasserai et les tuerai sans merci, qu’ils soient assis à une table de restaurant avec des amis ou endormis dans leur lit. Je m’abattrai sur eux comme la colère de Dieu et je les tuerai. Que ceux qui ont des oreilles entendent ! Demain, ils mourront ! Un homme sortit de la foule, deux revolvers à la ceinture. — Vous croyez pouvoir nous affronter tous ? L’arme de Shannow cracha le feu et le type s’écroula, une balle dans le crâne. — Voilà ma réponse, dit l’Homme de Jérusalem. Demain, ceux qui seront restés quitteront ce monde. Chapitre 16 La longue nuit avait commencé. Shannow s’était retiré dans sa chambre d’hôtel, ses deux revolvers des Enfants de l’Enfer sur la table, à côté de lui, et ses fidèles armes de réserve dans les étuis accrochés à sa ceinture. Il avait nettoyé et rechargé les vieux revolvers parce qu’il lui restait seulement seize cartouches pour les autres. Si la nuit tournait mal, il aurait besoin de davantage de munitions. Sa chaise placée loin de la fenêtre, il attendait dans la chambre obscure. Ses oreillers glissés sous les couvertures pour imiter la forme d’un corps humain, il n’avait plus rien à faire, sinon attendre l’inévitable. Quand le jour commença à poindre, il entendit des cavaliers quitter la ville et ne regarda pas par la fenêtre pour vérifier leur nombre. Deux tiers au moins des Brigands partiraient avant l’aube, il le savait, mais ce n’étaient pas ceux-là qui l’inquiétaient. Assis dans l’ombre, sa colère retombée, il se jugeait responsable de la mort de Fenner. Il avait su, sans l’ombre d’un doute, que le jeune homme ne survivrait pas. Pourtant, il l’avait laissé marcher seul dans la vallée de l’ombre de la mort. Suis-je le gardien de mon frère ? La réponse aurait dû être « oui ». Il se souvint des regards indignés des gens quand il avait fait sauter la cervelle de Webber. Il savait ce que la foule avait vu : le fanatique appelé l’Homme de Jérusalem faisant une innocente victime de plus. Tous oublieraient que Webber avait assassiné le pauvre Alain Fenner de sang-froid. Mais ils se souviendraient de Webber, debout sous le clair de lune, le canon d’une arme dans la bouche. Shannow non plus ne l’oublierait pas. Horrifié par son acte, il pouvait se convaincre de sa nécessité, mais pas de son mérite. Autrefois, Jon Shannow aurait affronté Webber d’homme à homme, en combat singulier. Mais ce temps était passé. Sa force et sa rapidité déclinaient. Il s’en était aperçu en voyant Clem Steiner tirer sur la chope. Autrefois, il aurait pu imiter cet exploit. Plus maintenant… Une latte craqua dans le couloir devant sa chambre. Shannow leva un revolver, puis entendit une porte s’ouvrir, à côté, et le bruit de quelqu’un qui s’assied sur un matelas. Il se détendit, mais garda le chien armé. Rivervale. C’était là que sa vie avait changé. Venu des terres sauvages, il avait enfin trouvé une communauté relativement paisible. Là, il avait rencontré Donna Taybard. Son mari, Tomas le charpentier, avait été assassiné, et son meurtrier la menaçait. Shannow l’avait aidée. Puis il était tombé amoureux d’elle. Ensemble, ils avaient voyagé avec Cornélius Griffin vers un lieu où ils pourraient mener une nouvelle vie dans un monde sans Brigands ni tueurs. Selon Griffin, cet endroit s’appelait Avalon. Et qu’avaient-ils trouvé ? Shannow avait été blessé par les Carns, une étrange race de cannibales, et sauvé par Karitas, un survivant de la Chute du Monde. Donna avait cru Jon mort et elle avait épousé Griffin. Alors, quelque chose s’était brisé en Shannow. Il se souvenait de son père, qui disait souvent : « Il vaut mieux avoir perdu l’amour que ne l’avoir jamais connu. » Mais ce n’était pas vrai. Jon était plus satisfait de son sort avant de rencontrer Donna Taybard. Pas heureux, peut-être, mais conscient de qui il était et de ce qu’il voulait… Le bruit d’une botte résonna sur le toit, au-dessus de sa tête. Venez, assassins ! Je suis là. Je vous attends. Il entendit le grincement d’une corde et vit un pied botté, passé dans une boucle, descendre vers l’appui de sa fenêtre. Le pied fut suivi par le corps d’un homme qui tenait la corde de la main gauche, un revolver à long canon dans la droite. Quand son torse arriva au niveau de la fenêtre, il visa le lit et tira à deux reprises. Au même instant, la porte de la chambre s’ouvrit et deux hommes entrèrent. Jon les descendit avec son arme de gauche. De la main droite, il tira sur l’homme accroché à la corde et le toucha au ventre. Le tueur hurla et tomba vers la rue. Shannow leva ses armes et tira trois coups à travers le plafond. Une corde glissa devant la fenêtre et un corps s’écrasa sur les planches du trottoir. Le silence retomba. La pièce empestait la poudre. Shannow entendit des murmures dans le couloir. Mais personne ne bougea. Il rechargea ses armes avec ses dernières cartouches. Deux coups de feu retentirent dans le couloir. — Shannow, appela Steiner. La voie est libre ! Je peux venir ? — Vous avez intérêt à avoir les mains vides… Steiner enjamba les cadavres et entra dans la chambre. — Ils étaient seulement deux, dit-il en souriant. Par le Diable, on ne s’ennuie pas, avec vous en ville ! Trente hommes au moins ont déjà filé. Je donnerais cher pour avoir une réputation comme la vôtre ! — Pourquoi m’avez-vous aidé ? — Je ne pouvais pas courir le risque que quelqu’un d’autre vous tue ! Où trouverais-je un adversaire de votre calibre ? Steiner alla à la fenêtre et tira le rideau. Puis il alluma la lampe avec une allumette. — Ça vous ennuie que je pousse ces cadavres dans le couloir ? Ils commencent à puer ! (Sans attendre de réponse, il avança vers les morts.) Chacun une balle dans la tête. Excellent ! Vraiment excellent ! Il saisit le col du premier homme et le tira dans le couloir. Jon le regarda revenir et sortir le deuxième cadavre. — Mason, cria Steiner, j’ai de la viande froide à déménager ! Vous m’envoyez quelqu’un ? Il poussa la porte et s’assit en face de Shannow. — Vous pourriez au moins me remercier ! — Pourquoi ? — Avoir descendu les deux types de l’escalier… Qu’auriez-vous fait sans moi ? — Merci, dit Jon. Et maintenant, partez. J’ai besoin d’un peu de sommeil. — Vous voulez que je me joigne à vous, demain, quand la chasse commencera ? — Ce ne sera pas nécessaire. — Mon vieux, vous êtes dingue. Une trentaine de types ne fuiront pas. Vous ne pourrez pas les avoir tous ! — Bonne nuit, maître Steiner. Le matin, avec seulement trois heures de sommeil, Jon Shannow descendit dans le hall et appela Mason. — Envoyez quelqu’un trouver six enfants qui savent lire, et faites-les amener ici. Il s’assit à une table avec six grandes feuilles de papier et un morceau de charbon. Lentement et soigneusement, il rédigea un message sur chaque feuille. Puis il demanda aux enfants de lire le texte à haute voix, et les envoya dans les maisons de jeu et les tavernes de la partie est de la ville avec mission de remettre une notice à chacun des propriétaires. « AVERTISSEMENT Quiconque portera une arme dans la cité de la vallée des Pèlerins sera considéré comme un Brigand et un fauteur de troubles et sera traité comme tel. Jon Shannow » Quand les enfants furent partis, Jon se rassit et attendit patiemment. Mason lui apporta une chope de baker et s’assit en face de lui. — Ça n’est pas grand-chose, mais je vous fais cadeau de la chambre, plus tout ce que vous consommerez, nourriture ou boisson. — C’est très aimable à vous, maître. — Vous êtes un type bien. Mais tout ça ne va pas vous attirer des amis, vous savez ! — J’en ai conscience. (Jon regarda le visage cadavérique de l’homme.) Vous n’avez pas toujours été hôtelier, n’est-ce pas ? — Vous m’avez chassé d’Allion… avec une balle dans l’épaule. Quand il pleut, ça me fait un mal de chien ! — Je me souviens… Vous étiez dans la bande de Cade. Ravi que vous ayez trouvé une activité plus productive, et moins dangereuse. — On vieillit… La majorité d’entre nous ont pris la route parce qu’ils avaient été chassés de leur ferme par des Brigands, la sécheresse, ou des hommes plus forts qu’eux. Mais ça n’est pas une vie. Ici, j’ai une femme et deux filles, et un toit sur ma tête. Je mange à heures régulières, et l’hiver, un bon feu de bois me tient chaud. Que demander de plus ? — Je suis de votre avis… — Qu’allez-vous faire, maintenant ? — J’attendrai jusqu’à midi, et j’expulserai ceux qui sont encore là. — Ce n’est pas Allion, Shannow. Là-bas, vous étiez soutenu par les habitants. Il y avait un Comité, des types doués pour le tir, et ils vous ont servi d’arrière-garde. Ici, c’est un suicide. Ils vous attendront dans les allées, ou ils vous abattront dès que vous mettrez un pied dans la rue. — J’ai dit ce que je ferai, maître, et ma parole est d’or. — J’imagine, fit Mason, se levant. Que la bénédiction divine vous accompagne. — En général, elle marche à mes côtés… De l’endroit où il était assis, Jon voyait le soleil monter lentement dans le ciel. La journée promettait d’être belle… Un superbe temps pour mourir. Les enfants revinrent un par un. Shannow leur donna une pièce à chacun, puis leur demanda où ils avaient déposé les affiches et quelles avaient été les réactions des gens. Le plus souvent, les destinataires avaient lu la note à haute voix à la foule. Dans un seul cas, un homme l’avait parcourue avant de la déchirer. Et son public avait éclaté de rire… — Décris-moi cet endroit. (Le gamin obéit.) Y avait-il des hommes armés ? — Oui. Un était assis près d’une fenêtre, avec un fusil vers la rue. Deux autres se cachaient sur un balcon, au-dessus de la porte, à droite. Et je crois qu’un autre se tenait derrière des tonneaux, contre le mur le plus éloigné du bar. — Tu es observateur, petit. Quel est ton nom ? — Matthieu Fenner, maître. Shannow sonda les yeux noirs de l’enfant, et se demanda pourquoi il n’avait pas vu tout de suite sa ressemblance avec le fermier assassiné. — Comment va ta mère ? — Elle pleure beaucoup. Shannow ouvrit la bourse en cuir où il gardait ses pièces et en sortit vingt. — Donne-les à ta mère. Et dis-lui que je suis désolé. — Nous ne sommes pas pauvres, maître. Mais je vous remercie de l’intention. Matthieu quitta la pièce. Il était presque midi. Shannow remit l’argent dans sa bourse et se leva. Il quitta le Repos du Voyageur par la porte de derrière et se glissa dans une allée, armes prêtes à tirer. Il arriva derrière la maison de jeu que l’enfant avait décrite. Elle appartenait à un certain Zeb Maddox. Mason l’avait prévenu qu’il avait la détente facile. — Il est presque aussi rapide que Steiner. Ne lui laissez pas de deuxième chance, Shannow. L’Homme de Jérusalem s’arrêta derrière une porte de service, inspira à fond et poussa lentement le verrou. Une fois entré, il vit le dos d’un homme, agenouillé derrière des tonneaux. Devant lui, tous les yeux étaient tournés vers la porte d’entrée. Shannow avança et flanqua un coup de crosse sur la nuque du type. Quand il grogna et glissa sur le côté, Jon le rattrapa par le col et accompagna sa chute. À ce moment, quelqu’un cria : — Des gens se rassemblent dehors, Zeb ! Un type grand et maigre vêtu d’une chemise noire et d’un pantalon de cuir approcha de la porte. Une voix retentit dehors. — C’est le pasteur qui vous parle ! Nous savons que vous êtes armés, et nous sommes prêts à livrer bataille. Mais réfléchissez un peu : j’ai quarante hommes avec moi, et si nous sommes obligés de vous débusquer, ce sera un carnage. Et ceux d’entre vous qui ne mourront pas pendant l’assaut seront pendus après ! Je vous suggère d’abandonner vos armes et d’aller tranquillement chercher vos montures. Nous attendrons quelques minutes. Mais si vous nous forcez à attaquer, vous mourrez tous. — Filons d’ici ! cria un des Brigands. — Je ne fuirai pas devant des paysans abrutis, gronda Zeb Maddox. — Alors, fuyez devant moi ! lâcha Shannow. Maddox se tourna vers lui. — Vous voulez me mettre votre arme dans la bouche ? Ou êtes-vous prêt à m’affronter d’homme à homme ? Jon avança et plaqua le canon de son revolver sur l’estomac de Maddox. — Sortez votre arme ! — Mais que… ? — Obéissez. Maintenant, pointez le canon sur mon estomac. (Maddox obéit.) Parfait. Je compterai jusqu’à trois et nous appuierons tous les deux sur la détente. — Vous êtes dingue ! Nous mourrons tous les deux ! — Un, dit Shannow. — C’est de la folie ! cria Maddox, les yeux écarquillés de terreur. — Deux. — Non ! Maddox jeta son revolver et recula. L’Homme de Jérusalem regarda les autres Brigands. — Vivez ou mourez. C’est le moment de choisir. Des armes tombèrent sur le sol. Shannow approcha de l’entrée et fit signe au pasteur et aux personnes qui l’accompagnaient. Il reconnut Broome, Brisley, Mason, Steiner… et Beth McAdam, revolver au poing. — Ils sont d’accord pour partir. Laissez-les faire ! Il sortit sans rengainer son arme. — Shannow ! cria Beth. L’Homme de Jérusalem se retourna au moment où Zeb Maddox tirait. L’impact le renversa. Malgré le choc, il riposta. Maddox chancela mais ne tomba pas. Le pasteur et ses compagnons le criblèrent de balles. Shannow se releva. Du sang coulait sur sa joue. Il se pencha pour ramasser son chapeau… Mais les ténèbres l’engloutirent. Des couleurs vives lui faisaient mal aux yeux, du sang coulait sur son visage et des flammes dansaient à la périphérie de sa vision. Une bête approcha de lui, armée d’une corde avec laquelle elle entendait l’étrangler. Il tira, mais la créature continua à avancer. Il tira encore. La bête avançait toujours. Puis elle tomba à genoux devant lui, les griffes ouvertes. — Pourquoi ? murmura-t-elle. Shannow la regarda et vit quelle portait un pansement, pas une corde. — Pourquoi m’avez-vous tué, alors que je voulais vous aider ? — Je suis désolé, murmura Jon. La bête disparut. Il se leva et gagna l’entrée de la caverne. Dans le ciel, d’une taille impressionnante, il découvrit l’Épée de Dieu, entourée de croix vertes, blanches et bleues. Au-dessous s’étendait une grande cité circulaire, entourée de murs de pierre blanche et de douves. Des vaisseaux en bois équipés de rangées de rames mouillaient dans le port. Une très belle femme aux cheveux de flamme approcha de Shannow. — Je vais vous aider, dit-elle. Mais elle tenait un couteau. Jon recula. — Laissez-moi tranquille ! La femme avança et le couteau se planta dans la poitrine de Shannow. L’obscurité le submergea. Puis il entendit un grondement et se réveilla. Assis sur un petit siège, dans une bulle de cristal aux montants d’acier, il portait un casque de cuir très serré. Des voix murmurèrent à ses oreilles. — J’appelle la tour. Il y a une urgence ! Nous avons dévié de notre cap. Nous ne voyons plus la terre. Shannow regarda à travers le cristal. Loin au-dessous de lui, il vit l’océan. Il était assis dans une croix de métal, immobile dans le ciel sous les nuages qui filaient au-dessus de sa tête avec une rapidité étourdissante. — Votre position, Leader ? demanda une autre voix. — Nous ne sommes pas sûrs de notre position. Je crois que nous sommes perdus… — Direction ouest-ouest. — Nous ignorons où est l’ouest. Tout est anormal. Bizarre. Même l’océan ne ressemble pas à ce qu’il devrait être… La croix vibra. Sous les yeux de Jon, le ciel et la mer semblèrent se rejoindre. Puis le ciel disparut autour de la fenêtre et l’obscurité engloutit la croix. Shannow hurla… — Tout va bien ! Calmez-vous. Jon ouvrit les yeux et reconnut Beth McAdam, penchée sur lui. Il essaya de tourner la tête, mais la douleur l’en empêcha. Beth lui posa une serviette fraîche sur le front. — Vous vous remettrez… La balle ne vous a pas traversé le crâne, mais vous avez eu un sacré choc. Reposez-vous, maintenant. — Maddox ? — Il est mort. Nous l’avons descendu. Puis nous avons pendu les autres. Désormais, un Comité patrouille dans la ville. Les Brigands sont partis. — Ils reviendront, dit Shannow. Ils reviennent toujours. — À chaque jour suffit sa peine, lança une autre voix. — C’est vous, pasteur ? — Oui. Ne vous en faites pas. Tout est calme. Shannow cessa de lutter et dormit d’un sommeil sans rêves. Chapitre 17 J’ai vu que vous avez deux Bibles, dit le pasteur, assis au chevet de Shannow, les livres à la main. Une devrait suffire, non ? La tête bandée et l’œil gauche enflé, Jon tendit la main et prit la première Bible. — J’ai celle-là depuis très longtemps. L’an dernier, une femme m’a donné l’autre. Elle est rédigée dans un langage plus simple. Pas aussi beau, mais parfois plus facile à comprendre. — Je n’ai jamais eu de problème à comprendre la Bible, dit le pasteur. Du début à la fin, elle affirme la même chose : la loi de Dieu est absolue. Vivez en accord avec elle et vous prospérerez, ici-bas comme dans l’au-delà. Défiez-la, et vous mourrez. Shannow se laissa retomber sur ses oreillers. Il s’inquiétait toujours quand quelqu’un prétendait comprendre le Tout-Puissant. Mais le pasteur était une compagnie agréable. Tour à tour spirituel et philosophe, il avait un esprit actif et était doué pour la polémique… — Comment se passe la construction de l’église ? demanda Jon. — Mon fils, c’est un miracle pur et simple ! Tous les jours, des dizaines de frères se mettent au travail avec ardeur. On n’a jamais rien vu de pareil ici ! — Ça n’a pas un rapport avec le Comité, pasteur ? Beth m’a dit que les mécréants étaient désormais condamnés à travailler à la construction de l’église… ou à la pendaison. — La foi sans le travail ne vaut rien ! Ces misérables trouvent Dieu à travers leurs efforts. Et ce choix a été offert à trois brebis galeuses seulement. Un pécheur s’est révélé être un charpentier de talent. Les deux autres apprennent vite. Mais la plupart des travailleurs sont des habitants de la ville. Quand vous serez remis, venez écouter un de mes sermons. À ces moments-là, l’Esprit souffle à travers moi, toute modestie mise à part. — Et l’humilité, pasteur ? demanda Shannow avec un sourire. — Je suis extraordinairement fier de mon humilité ! — Je ne comprends pas de quel bois vous êtes fait, mais je suis heureux que vous me teniez compagnie. — Qu’est-ce qui vous déconcerte en moi ? Je suis tel que vous me voyez, un serviteur du Tout-Puissant qui souhaite voir Son plan se réaliser. — Son plan ? Lequel ? — La nouvelle Jérusalem, Shannow, qui descendra du ciel dans toute sa gloire. Et son secret est ici, dans les terres du Sud. Regardez le monde autour de nous ! Il est beau, certes, mais on n’y trouve aucune cohésion. Nous cherchons Dieu de cent manières différentes, dans des milliers d’endroits. Il faut nous unir, travailler et bâtir ensemble. Les lois doivent être les mêmes d’un océan à l’autre. Mais d’abord, la Révélation s’accomplira… — Je croyais que c’était fait… Ne parle-t-elle pas de terribles catastrophes, de cataclysmes qui détruiront la plus grande partie de l’humanité ? — Je parle de l’Épée de Dieu, Shannow. Le Seigneur l’a envoyée faucher la terre comme une faucille. Pourtant, cela ne s’est pas produit. Pourquoi ? Parce qu’elle est au-dessus d’un endroit maudit, peuplé par les bêtes de Satan et la Prostituée de Babylone. — Je pense avoir compris, fit Shannow, soudain très las. Vous voulez tuer les bêtes et abattre la Prostituée ? C’est ça ? — Que pourrait faire d’autre un homme craignant Dieu ? Ne souhaitez-vous pas voir s’accomplir l’œuvre du Seigneur ? — Je doute qu’elle puisse être réalisée par le meurtre. — Comment, entre tous les hommes, pouvez-vous dire une chose pareille ? Vos revolvers sont entrés dans la légende et votre route est jalonnée de cadavres. Je croyais que vous connaissiez la Bible, Shannow. Ne vous souvenez-vous pas des cités d’Aï, et de la malédiction que Dieu jeta sur les païens ? Nul ne devait rester en vie, ni homme, ni femme, ni enfant, parmi les adorateurs de Moloch. — J’ai déjà entendu ça… De la bouche d’un roi des Enfants de l’Enfer qui adorait Satan ! Et le discours sur l’amour du prochain, pasteur ? — L’amour est pour le Peuple Élu, créé à l’image du Dieu tout-puissant. Il a fait les hommes et les animaux qui habitent la Terre. Seul Lucifer aurait eu l’audace de transformer des bêtes en hommes ! — Vous êtes rapide à juger. Et peut-être trop rapide à vous tromper. — C’est possible, Shannow, car il semble que je me sois abusé à votre sujet. Je vous prenais pour un Guerrier de Dieu… Mais il y a de la faiblesse en vous. Et des doutes. La porte s’ouvrit. Beth entra, portant un plateau chargé de pain noir, de fromage et d’un pichet d’eau. Le pasteur sortit de la chambre sans dire au revoir à Shannow. Beth posa le plateau et s’assit à côté du lit. — J’ai cru sentir un désaccord entre vous… — Un homme animé par un rêve que je ne partage pas… (Il tendit la main et prit celle de la jeune femme.) Vous avez été très bonne pour moi, Beth McAdam, et je vous en suis reconnaissant. On m’a dit que vous êtes allée voir le pasteur pour le pousser à former le Comité qui est venu à mon aide. — Ce n’était pas pour vous. Cette ville avait besoin d’un coup de balai, et les gens comme Broome auraient discouru pendant un an avant de passer à l’action. — Pourtant, il était là aussi. — Cet homme ne manque pas de courage, seulement de bon sens ! Comment va votre tête ? — Mieux. Je n’ai presque plus mal. M’apporteriez-vous du savon et un rasoir ? — Mieux que ça, je vous raserai moi-même ! J’ai hâte de voir quel visage vous cachez sous cette barbe ! Elle revint avec un blaireau et un rasoir empruntés à Mason, plus du savon et une bassine d’eau chaude. Shannow ferma les yeux quand elle assouplit sa barbe avec la mousse. Beth le rasa avec dextérité. Puis elle l’essuya et lui tendit une serviette. — Alors, ce visage ? — Ma foi, vous n’êtes pas trop mal, mais vous ne gagneriez pas un concours de beauté. Maintenant, mangez. Je reviendrai ce soir. — Ne partez pas, Beth. Pas tout de suite. Il lui prit le bras. — Je dois aller travailler… — Oui, c’est vrai… Pardonnez-moi. Elle se leva, recula avec un sourire forcé et sortit. Dans le couloir, elle s’arrêta et se remémora le regard de Shannow quand il lui avait demandé de rester. — Ne te conduis pas comme une imbécile, Beth ! Et pourquoi pas ? Il te reste une heure avant de retourner au travail… Tournant les talons, elle ouvrit la porte et entra dans la chambre, la main sur les boutons de son chemisier. — Ne vous faites pas d’illusions sur ce que ça signifie, Shannow, murmura-t-elle. Laissant sa jupe tomber sur le sol, elle se glissa dans le lit à côté de lui. Pour Beth McAdam, ce fut une révélation. Après l’amour, elle resta allongée à côté de Shannow, au chaud et détendue. Mais sa surprise était liée à l’inexpérience de Jon, avec sa manière passive et éperdument reconnaissante d’accepter ce qu'elle lui offrait. Beth avait eu des amants bien avant de rencontrer et de séduire Sean McAdam. Elle avait appris que les mâles excités avaient tendance à se comporter comme des brutes. Ça n’avait pas été le cas avec Shannow. Il lui avait ouvert les bras et lui avait caressé les épaules et le dos, la laissant prendre l’initiative. En dépit de sa force et de son aptitude à réagir dans les situations dangereuses, l’Homme de Jérusalem était étonnamment doux dans les bras d’une femme. Quand Beth sortit du lit. Shannow se réveilla. — Tu t’en vas ? demanda-t-il. — Oui. Tu as bien dormi ? — Merveilleusement. Reviendras-tu, ce soir ? — Non. Je dois m’occuper de mes enfants. — Merci, Beth. — Inutile de me remercier ! Elle s’habilla rapidement et se passa les doigts dans les cheveux pour les recoiffer. Devant la porte, elle se retourna. — Avec combien de femmes as-tu couché, Jon ? — Deux…, répondit Shannow avec une candeur touchante. Beth retourna au Pèlerin Jovial, où Broome l’attendait, rouge de colère. — Vous m’aviez dit une heure, maîtresse McAdam, et ça en fait deux que vous êtes partie ! J’ai perdu des clients, et vous perdrez une partie de votre salaire. — Comme vous voulez, maître… Elle entra dans la cuisine où l’attendait la vaisselle. En salle, deux clients seulement finissaient leur repas. Quand Beth y revint, elle était vide. Broome approcha d’elle. — Désolé d’avoir perdu mon calme, dit-il. Je sais qu’il est blessé et qu’il a besoin de soins. Je ne diminuerai pas votre salaire. Mais je me demandais si vous accepteriez de me rejoindre chez moi, ce soir ? — Pourquoi, maître ? — Pour parler… Partager un repas, apprendre à mieux nous connaître. Il faut que les gens qui travaillent ensemble se comprennent… Elle le regarda et reconnut de l’excitation sur son visage émacié. — Désolée… Ce soir, je dois voir maître Scayse pour une question d’affaires. — Pour louer une parcelle de terre, je sais… Ne vous y trompez pas, maîtresse McAdam. Maître Scayse m’en a parlé parce que je vous connais. Il voulait être sûr de votre intégrité. Je lui ai dit que vous étiez une femme honnête et travailleuse. Mais avez-vous vraiment envie de mener la vie d’une fermière sans homme ? — Je veux un foyer, maître. — Oui, oui, je comprends… Elle le vit se préparer à la demander en mariage, et parla avant qu’il en ait le temps. — Je dois retourner à mon travail. Elle partit dans l’arrière-salle. Ce soir-là, au Repos du Voyageur, elle fut accueillie dans la suite de Scayse par un serviteur qui la conduisit dans une grande pièce où brûlait un feu de cheminée. Scayse se leva de son fauteuil confortable, lui prit la main et la porta à ses lèvres. — Soyez la bienvenue, ma dame. Puis-je vous offrir un peu de vin ? Un bel homme, avec ses cheveux noirs brillants et son visage aux traits fermes… — Non, merci. Il désigna un fauteuil et attendit quelle soit installée pour se rasseoir. — La parcelle que vous souhaitez louer ne m’est d’aucune utilité. Maîtresse McAdam, pourquoi m’avoir demandé la permission de l’occuper ? Personne ici n’a de droits de propriété sur la terre. Les gens prennent ce qu’ils sont aptes à garder. Vous auriez pu y conduire votre chariot sans rien me demander. — Si j’étais riche, maître, avec cinquante cavaliers à ma solde, c’est ce que j’aurais fait. Mais ce n’est pas le cas. La terre vous appartient, d’une certaine façon. Si j'ai un problème, je viendrai vous voir. Des hommes à vous surveillent ce secteur et je sais que les Brigands s’y aventurent rarement. J’espère qu’ils feront de même avec moi… — Vous avez beaucoup appris depuis que vous êtes ici ! Il est rare qu’une femme ait à la fois la beauté et la vivacité d’esprit. — Comme c’est bizarre, je suis du même avis en ce qui concerne les hommes. Il sourit. — Accepterez-vous de dîner avec moi ? — Non. Êtes-vous d’accord sur le prix ? — Je vous fais cadeau de la somme, si vous acceptez de partager mon repas. — J’aimerais que tout soit clair entre nous, maître. C’est une transaction commerciale. (Elle ouvrit un petit sac et compta trente pièces d’argent.) Voilà le loyer de la première année. Maintenant, je dois partir. — Je suis déçu, dit Scayse. J’avais de grands espoirs… — Gardez-les, maître ! L’espoir, c’est la seule chose qui ne coûte rien… Quand Beth fut partie, Jon s’assit. L’odeur du corps de la jeune femme était restée sur les draps, et il se sentait réchauffé par le souvenir de sa présence. Il n’avait jamais rien éprouvé de semblable. Donna Taybard était douce, tendre, passive, et merveilleusement réconfortante. Mais Beth… Il y avait en elle une force presque animale qui l’avait à la fois épuisé et réconforté. Jon se leva. Un instant, il vacilla et la pièce tourna autour de lui. Il attendit un peu et le vertige cessa. S’habiller et aller prendre l’air lui aurait plu, mais il était encore trop faible. Un enfant aurait pu le renverser, dans l’état où il était. Il retourna à regret dans son lit. Le fromage et le pain étaient toujours sur le plateau. Il mangea et constata qu’il était affamé. Ensuite, il dormit quelques heures et se sentit beaucoup mieux en se réveillant. On frappa à sa porte. Il espéra que c’était Beth. — Oui ! Clem Steiner entra dans la chambre. — Ah, voilà quelque chose de pas ordinaire, dit-il, souriant. L’Homme de Jérusalem au lit et rasé ! Vous avez l’air moins impressionnant sans votre barbe argentée… Le jeune homme s’assit à califourchon sur une chaise. — Que voulez-vous, Steiner ? — Une chose que vous ne pouvez pas me donner. Et que je serai obligé de prendre. C’est dommage, parce que je vous aime bien, Shannow. — Vous faites plus de bruit qu’un cochon pétomane ! Et vous êtes bien trop jeune pour comprendre la vie. Ce que j’ai, quoi que vous avez à l’idée, n’est pas à votre portée. Et ça le restera. Vous l’aurez quand vous n’en voudrez plus. Pas maintenant ! — Facile à dire pour vous ! Regardez-vous ! L’homme le plus célèbre que j’aie jamais rencontré. Et qui a entendu parler de moi ? — Vous voulez savoir ce que rapporte la célébrité ? Regardez dans mes sacoches. J’ai deux chemises usées, deux Bibles et quatre revolvers. Ai-je une femme ? une famille ? un foyer ? la célébrité ? Je ne l’ai jamais cherchée et je ne pleurerais pas si elle me quittait. Et ça se passera. Parce que je continuerai à voyager jusqu’à ce que je trouve un endroit où personne n’aura entendu parler de l’Homme de Jérusalem. — Vous auriez pu devenir riche. Être un roi ! Mais vous avez tout refusé. Shannow, vous avez gaspillé votre célébrité. Moi, je saurai quoi en faire ! — Vous ne savez rien du tout, petit. — Il y a longtemps qu’on ne m’a pas appelé « petit ». Et je n’aime pas ça ! — Je déteste la pluie, petit, mais je ne peux pas faire grand-chose contre elle… Steiner se leva. — Vous savez comment pousser un homme à bout ! Comment le provoquer… — Vous avez hâte de me tuer ? Vous deviendriez sacrément célèbre ! L’homme qui a tué Jon Shannow dans son lit ! Steiner se détendit et se rassit. — Non. Je ne vous tuerai pas comme ça, ni en vous tirant dans le dos. Je le ferai en pleine rue. — Où tout le monde le verra ? — Exactement ! — Et après ? — Je vous offrirai de grandes funérailles, avec des chevaux noirs et une belle pierre tombale. Puis je voyagerai et je deviendrai peut-être un roi. Dites-moi, à quoi rimait votre démonstration, avec Maddox ? Vous auriez pu vous entre-tuer… — Mais nous ne l’avons pas fait. — Non. Et il a bien failli réussir à vous avoir. Une sacrée erreur de jugement. Ce n’est pas comme ça qu’on parlait de vous ! Que se passe-t-il ? Vous avez perdu votre rapidité ? Ou vous vous faites vieux ? — Oui aux deux questions, répondit Jon. Il s’adossa à ses oreillers et regarda par la fenêtre, ignorant le jeune homme. Steiner lâcha un petit rire et tapota le bras de Shannow. — C’est le moment de prendre votre retraite… Si on vous en laisse la possibilité… — L’idée m’est déjà venue. — Mais pas pour longtemps, je parie. Que feriez-vous ? Cultiver une parcelle de terre en attendant que quelqu’un vous reconnaisse et décide de vous tuer ? Regarder l’horizon et vous demander si Jérusalem n’était pas derrière la prochaine montagne ? Non. Vous finirez dans une rue, une plaine ou une vallée ! — Comme tous les tireurs ? demanda doucement Shannow. — Comme nous tous, confirma Steiner. Mais nos noms survivront. L’histoire se souviendra de nous. — Vous avez entendu parler de Pendarric ? — Non. C’était un tireur ? — Plutôt un des plus grands rois de tous les temps. Cet homme a conquis le monde, puis il l’a détruit. Il a provoqué la Première Chute. — Et alors ? — Vous n’avez jamais entendu parler de lui. Voilà comment l’histoire se souvient de nous ! Citez-moi un nom dont vous vous souvenez. — Cory Tyler. — Le Brigand qui s’était bâti un petit empire dans le Nord. Tué d’une balle dans le crâne par une femme délaissée. Décrivez-le, Steiner. Dites-moi à quoi il rêvait, d’où il venait. — Je ne l’ai jamais rencontré. — Alors, quelle importance a son nom ? Dans quelques années, un autre gamin idiot voudra peut-être imiter Clem Steiner. Il ignorera si vous étiez grand ou petit, gras ou maigre, jeune ou vieux, mais il prononcera votre nom comme une incantation. Steiner sourit et se leva. — Peut-être. Mais je vous tuerai, Shannow. Je laisserai mon empreinte sur ce monde ! Chapitre 18 Nu-Khasisatra s’était aperçu que la caravane avait un problème bien avant de l’atteindre. Le soleil était haut dans le ciel. Pourtant, rien ne bougeait parmi les chariots. Un cadavre gisait à proximité du convoi. D’autres corps étaient étendus côte à côte à une trentaine de pas. Il décida de ne pas s’arrêter, mais une voix l’appela, venant des hautes herbes, près de la piste. Nu vit une jeune femme prostrée dans une ravine, un bébé dans les bras. Elle parlait une langue qu’il ne reconnut pas. Son visage était tiré, et des plaies zébraient ses joues et sa gorge. Il recula, horrifié, puis lut de la douleur et de la peur dans le regard de la malheureuse. Sortant sa Pierre, il avança vers elle. Elle était très maigre. Quand il posa sa main sur son épaule, il sentit les os sous ses vêtements de laine grise. Dès qu’il la toucha, ses paroles devinrent soudain compréhensibles. — Aidez-moi. Pour l’Amour de Dieu, aidez-moi ! Il effleura son front avec la Pierre. Les plaies disparurent, comme les cernes noirs sous ses grands yeux bleus. — Mon bébé, dit-elle, lui tendant l’enfant. — Je ne peux rien faire, fit Nu en regardant le petit cadavre. Un gémissement monta de la gorge de la femme, qui serra son enfant contre elle. Nu se leva, l’aida à se remettre debout et la ramena vers les chariots. À vingt pas devant eux, un homme gisait sur le dos, ses yeux morts grands ouverts. Ils le dépassèrent. Quand ils entrèrent dans le camp, une femme âgée aux cheveux gris courut vers lui. — Partez ! cria-t-elle. Il y a la peste dans ce camp ! — Je sais, dit-il. Je suis… un guérisseur. — Il n’y a plus rien à faire ! (Puis la femme vit la jeune femme.) Ella ? Par Dieu, Ella, tu es guérie ? — Il n’a pas pu sauver mon bébé, murmura Ella. Il est arrivé trop tard pour ma petite Mary. — Quel est votre nom, mon ami ? demanda la vieille dame. — Nu-Khasisatra. — Eh bien, maître Nu, il y a plus de soixante-dix malades ici. Quatre d’entre nous seulement ont résisté à la peste. Je prie Dieu pour que vous soyez vraiment un guérisseur. Nu regarda autour de lui. La mort était partout. Sur certains corps, découverts, des mouches grouillaient sur les plaies encore suintantes. D’autres cadavres avaient été cachés sous des couvertures. Sur sa droite, il vit un bras d’enfant qui dépassait d’un amas de toile. Des gémissements et des cris montaient des chariots. Les survivants, très atteints, titubaient au milieu des victimes plus touchées pour leur faire boire un peu d’eau. Nu déglutit quand la femme âgée lui effleura le bras. — Suivez-moi, dit-elle. Il regarda son bras, et vit qu’il était couvert d’horribles taches rouges. Sortant sa Pierre, il tendit la main et lui caressa les cheveux. — L’Amour de Dieu, dit-il. Les plaies disparurent. La femme regarda ses bras, la force renaissant en elle comme si elle venait de se réveiller d’un sommeil réparateur. — Merci, murmura-t-elle. Que la bénédiction de Dieu soit sur vous. Mais venez vite, car d’autres malades ont encore plus besoin de vous. Elle le guida jusqu’à un chariot où une femme et quatre enfants reposaient sous des couvertures trempées de sueur. Nu posa la Pierre sur ces malades et la fièvre tomba. Il passa de chariot en chariot, guérit toutes les victimes de la peste et regarda les veines noires de la Pierre s’étendre. Quand le crépuscule tomba, il avait sauvé plus de trente personnes. La femme âgée, Martha, prépara de la nourriture pour les survivants et laissa Nu seul. Il étudia la Pierre au clair de lune. On y voyait désormais plus de noir que d’or. Sous le couvert des ténèbres, il quitta discrètement le convoi. Il n’avait pas le choix. S’il voulait revoir Pashad et ses enfants, il devait préserver le pouvoir de la Pierre. Mais à chaque pas qui l’éloignait du campement, son cœur se faisait de plus en plus lourd. Finalement, il s’assit sous les rayons de lune et pria. — Que souhaitez-Vous que je fasse ? demanda-t-il. Que sont ces gens pour moi ? Vous êtes Celui qui donne la vie et qui apporte la mort. C’est Vous qui avez attiré cette peste sur eux. Pourquoi ne pouvez-Vous pas les en débarrasser ? Il ne reçut aucune réponse, mais se souvint de son enfance dans le temple, sous l’égide du grand maître Rizzahk. Il revit les yeux aux paupières lourdes du vieil homme, son nez crochu et sa barbe blanche en désordre. Et il se souvint de l’histoire qu’il lui avait racontée sur le Paradis et l’Enfer. « J’ai prié le Seigneur de Toutes Choses qu’il me laisse voir à la fois le Paradis et les Tourments de Bélial. Dans ma vision, il y avait une porte. Je l’ai ouverte, et là, dans une grande pièce, un festin somptueux attendait sur une table. Mais tous les invités gémissaient, parce que les cuillers avaient des manches très longs. Même s’ils pouvaient atteindre la nourriture, les cuillers étaient trop longues pour qu’ils les mettent dans leur bouche. Ils maudissaient Dieu et ils mouraient de faim. J’ai fermé la porte, puis demandé qu’on me montre le Paradis. La même porte resta devant moi. Je l'ouvris. Derrière se tenait un banquet identique et les invités avaient les mêmes cuillers à manches très longs. Mais ils se nourrissaient mutuellement, et priaient Dieu en utilisant les milliers de noms seulement connus par les anges. » Nu regarda la lune et pensa à Pashad. Soupirant, il se leva. De retour dans le convoi, il circula entre les malades, les guérissant tous. Quand l’aube arriva, il regarda la Pierre. Il ne restait plus une trace d’or. Martha vint s’asseoir à côté de lui et lui tendit une chope d’une boisson noire et amère. — J’en ai entendu parler, dit-elle, mais je n'en avais jamais vu. C’était une Pierre de Daniel. Elle est usée. — Oui, dit Nu en laissant tomber la Pierre sur le sol. — Elle a sauvé beaucoup de vies, maître Nu. Et je vous en remercie du fond du cœur. Nu ne répondit pas. Il pensait à Pashad… Beth McAdam était pensive et silencieuse quand elle conduisit son chariot vers le sud, en direction du Mur. Assis sur le hayon, les enfants se chamaillaient, mais elle ne faisait pas attention au bruit. Si Shannow allait de mieux en mieux, il était toujours obligé de garder le lit, et le pasteur était souvent venu la voir. Et maintenant, il y avait Edric Scayse, grand, confiant en lui, courtois et galant. Il l’avait invitée deux fois à dîner, lui racontant l’histoire de son éducation dans le Nord. — Ils ont des villes, maintenant, et des chefs élus… Certaines régions ont formé un traité avec des groupes voisins et on parle d’une Confédération. — Ils n’y arriveront pas, avait dit Beth. Ils se disputeront sur tout et sur rien. — N’en soyez pas si sûre. L’humanité ne peut pas se développer sans organisation. Prenez l’exemple des pièces de Barta. Elles sont acceptées partout. Le vieux Jacob Barta, le père de ces pièces, rêvait de créer une nation unique. Il semble qu’une possibilité existe… Imaginez comment seraient les choses si les lois étaient acceptées aussi facilement que les pièces de Barta. — Les guerres deviendront de plus en plus destructives. C’est comme ça que marchent les choses ! — Nous avons besoin de chefs, Beth. Des hommes forts capables de nous rassembler. Nous ignorons sur le passé tant de choses qui pourraient nous aider à construire l’avenir. Le bœuf de tête tituba, ramenant Beth au présent. Elle tira sur les rênes et donna à l’animal le temps de reprendre pied. Elle trouvait Scayse attirant à cause de sa force, mais quelque chose en lui la mettait mal à l’aise. Comme le pasteur, il avait une face obscure et dangereuse. Avec Shannow, le danger existait aussi, mais il était visible. Beth pensa que sa vie aurait été plus facile si elle avait trouvé Josiah Broome séduisant. Mais cet homme était un imbécile aux vues étroites. — Je suis atterré par les gens qui apprécient les hommes comme Jon Shannow, avait-il dit à Beth un matin, alors qu’ils attendaient les premiers clients. Un type détestable ! Un tueur et un fauteur de troubles. Ses semblables et lui ruinent les communautés. On devrait lui ordonner de partir. — A-t-il volé quelque chose ? avait demandé Beth. A-t-il manqué de respect à quelqu’un ? tué un homme sans avoir d’abord été menacé de mort ? — Comment pouvez-vous affirmer ça ? Vous n’avez pas vu ce qui s’est passé la nuit de la mort de ce pauvre Fenner ? Shannow s’est campé devant la foule, et quelqu’un a demandé s’il pensait pouvoir les battre tous. Ce tueur l’a descendu sans avertissement. L’homme n’avait même pas dégainé son arme ! — Vous ne comprendrez jamais comment ça marche, maître Broome. Je suis étonnée que vous soyez encore en vie. Si Shannow n’avait pas réagi de cette façon, la foule se serait retournée contre lui et l’aurait criblé de balles. Mais il a pris l’initiative et ça l’a sauvé, contrairement à ce qui est arrivé à Fenner. J’ai parlé avec Shannow. Saviez-vous que Fenner était allé le voir pour lui demander conseil ? Jon lui a dit de donner des ordres à Webber et de ne pas discuter avec lui. Fenner avait compris, maître Broome. Mais il a été trahi par vous, et par tous ceux qui l’accompagnaient. Et maintenant, il est mort. — Comment osez-vous m’accuser de trahison ? Je suis allé là-bas avec Fenner. J’ai fait ce que je pouvais. — Ce que vous pouviez ? Vous l’avez laissé mourir, puis vous êtes parti en rampant comme un chien ! — Nous ne pouvions rien faire ! — Quelqu’un a agi : Shannow ! Alors, évitez de le critiquer devant moi. Cet homme vaut dix lâches comme vous. — Sortez d’ici ! Vous ne travaillez plus pour moi ! Partez ! Ayant perdu son travail, Beth alla voir Scayse, qui l’autorisa à occuper immédiatement la parcelle de terre qu’il lui avait louée. Il lui proposa des hommes pour l’aider à bâtir sa maison, mais elle refusa. Les bœufs étant fatigués, elle s’apprêta à les laisser se reposer au sommet de la dernière colline. Mais en y arrivant, elle vit cinq hommes, dans la vallée. Ils taillaient des troncs d’arbres pour en faire des rondins. Près d’eux, une zone entourée de corde délimitait le sol en terre battue d’une cabane. Furieuse, Beth prit son arme et descendit du chariot. Ordonnant à ses enfants de rester où ils étaient, elle sauta sur son cheval, attaché à l’arrière du véhicule, et descendit la pente. À son arrivée, un des hommes posa sa hachette et avança vers elle. Sourire aux lèvres, il la salua d’un coup de chapeau. — Bonjour, maîtresse. Une belle journée pour commencer des travaux, avec tout ce soleil et un peu de brise ! Beth leva son revolver et le sourire de l’homme s’effaça. — Que faites-vous sur mon terrain ? demanda-t-elle. — Ne vous énervez pas ! Maître Scayse nous a demandé de vous donner un coup de main : couper les arbres et ce genre de choses. Nous avons aussi recensé les points d’eau. — Je n’ai pas mendié d’aide… — J’ignore les détails, dit l’homme. Nous travaillons pour maître Scayse. Il nous ordonne de faire quelque chose, et nous le faisons sans demander pourquoi ! Beth rengaina son arme. — Pourquoi avoir choisi cet emplacement pour la cabane ? — Parce qu’il est au milieu d’un terrain à découvert, qu’il y a de l’eau tout près, et que les fenêtres de devant recevront le soleil du matin. — Vous avez bien choisi. Quel est votre nom ? — Ishmael Kovac, mais on me surnomme Taureau. — D’accord pour Taureau. Continuez votre travail. Je vais chercher le chariot. Chapitre 19 La première secousse ébranla la ville juste après l’aube. Le séisme commença par une vibration qui fit cliqueter la vaisselle sur les étagères. La plupart des citadins ne se réveillèrent pas, même si certains ouvrirent les yeux en se demandant si un orage se préparait. La deuxième secousse eut lieu à midi. À ce moment, Chreena travaillait dans son laboratoire. La vibration étant plus forte, des livres tombèrent des étagères. Elle se précipita à la fenêtre et vit des gens courir en tous sens dans la rue. Une statue se renversa près de la place principale, mais il n’y eut pas de blessés. Oshere entra en boitant dans le laboratoire. — Un peu d’action, dit-il d’une voix plus pâteuse que d’habitude. — Oui, fit Chreena. Y a-t-il déjà eu des tremblements de terre ? — Une fois, il y a douze ans. Ce n’était pas très grave. Les fermiers ont perdu un peu de bétail et ils ont eu plusieurs veaux mort-nés. Comment avance votre travail ? — J’y arriverai, dit la jeune femme en détournant le regard. Oshere s’accroupit sur le sol en mosaïque et leva les yeux vers elle. — Je me demandais si nous avions pris le problème sous le bon angle. — Quel autre angle y aurait-il ? Si je trouve la cause de la régression génétique, je parviendrai probablement à l’empêcher. — C’est ce que je voulais dire… Vous regardez le centre du problème, et vous ne voyez plus sa totalité. J’ai examiné les archives sur tous les membres de mon peuple qui ont subi le Changement avant moi. Tous étaient des mâles et ils avaient moins de vingt-cinq ans. — Je le sais. Et alors ? — Un peu de patience. Presque tous les Modifiés étaient sur le point de se marier. Vous l’ignoriez, n’est-ce pas ? — Exact. Quelle importance ? Il sourit, mais elle ne reconnut pas son expression familière sur le visage léonin. — La coutume veut que le fiancé emmène sa promise dans les montagnes du Sud, pour échanger des vœux sous l’Épée de l’Unique. Tout le monde le fait. — Les femmes y vont aussi, et elles ne sont pas affectées. — Oui. J’ai beaucoup réfléchi à ça. Chreena, je ne comprends pas votre science, mais je sais comment résoudre un problème. D’abord, étudier le symptôme. Puis ne pas se demander où est le problème, mais où il n’est pas. Si tous les Modifiés sont allés sous l’Épée, mais que les femmes ne sont pas affectées, les hommes doivent faire quelque chose de spécial. Quand vous y êtes allée avec Shir-ran, qu’a-t-il fait ? — La même chose que moi. Nous avons mangé, bu, dormi et fait l’amour. Puis nous sommes rentrés. — N’a-t-il pas escaladé le pic du Chaos et plongé dans les eaux, deux cents pieds plus bas ? — Oui. La coutume veut que les hommes se purifient dans la Mare de l’Épée avant de prononcer leurs vœux. Mais tous le font… Et tous ne sont pas affectés. — C’est vrai. Certains se contentent de se baigner dans une partie aisément accessible de la Mare. D’autres plongent à partir des rochers. Seuls les plus téméraires escaladent le pic du Chaos. — Je ne comprends toujours pas où vous voulez en venir. — Cinq des six derniers Modifiés ont escaladé ce pic. Onze autres hommes, qui n’ont pas été affectés, se sont seulement baignés dans la mare. Voilà la déviation : les Modifiés se trouvent parmi ceux qui ont gravi le pic. — Vous n’êtes pas amoureux… Et vous n’avez emmené personne voir l’Épée. — Non, Chreena. Mais j’y suis allé seul. J’ai escaladé le pic et plongé. Oshere s’est envolé et a prononcé ses vœux ! — À qui ? — À l’amour ! J’avais l’intention de demander à une femme de m’accompagner, mais j’ignorais si j’aurais le courage de plonger. Deux semaines après, la Modification a commencé. Chreena regarda son ami. — J’ai été stupide… Pouvez-vous retourner là-bas avec moi ? — Je ne finirai peut-être pas le voyage sous ma forme humaine. Avez-vous toujours votre arme étrange ? — Oui, répondit Chreena. Elle ouvrit le tiroir où elle gardait le revolver pris aux Enfants de l’Enfer. — Il vaut mieux l’emporter, Chreena. — Je ne pourrais pas vous tuer, Oshere. — Et moi, je suis persuadé que je ne vous ferai jamais de mal. Mais aucun de nous ne peut en être réellement sûr… Shannow enfila ses bottes et boucla son ceinturon. Ses forces étaient presque revenues, mais il se sentait encore trop faible à son goût. Beth McAdam ne quittait pas ses pensées depuis l’après-midi où elle avait partagé son lit. Elle n’était pas revenue… Assis près de la fenêtre, Jon se souvint de la joie qu’il avait éprouvée ce jour-là. Il ne lui en voulait pas de l’éviter. Qu’avait-il à lui offrir ? Combien de femmes auraient voulu être liées à un homme tel que lui ? Pendant sa convalescence, il avait beaucoup réfléchi. Avait-il gâché sa vie ? Qu’avait-il accompli ? Certes, il avait tué des méchants et on pouvait dire qu’il avait sauvé beaucoup de vies innocentes. Mais il n’avait pas d’enfant pour continuer sa lignée. Et il n’était bienvenu nulle part dans ce monde – en tout cas, pas longtemps. L’Homme de Jérusalem. Le Tueur. Le Destructeur. Et l’amour, Jon ? Où est-il ? Il descendit l’escalier, répondit au salut de Mason et sortit. Le soleil brillait dans un ciel sans nuages et la brise soulevait la poussière de la route. Shannow traversa la rue et entra dans l’armurerie. Groves n’était pas derrière son comptoir, mais penché sur un établi. Il leva la tête en l’entendant arriver. — Vous m’avez donné un travail sacrément difficile. Ces cartouches ne sont pas à percussion annulaire. — Non. La charge est au centre. — Une sacrée poussée ! Vous aurez intérêt à viser droit ! Une balle perdue pourrait traverser un mur et tuer un innocent tranquillement assis sur sa chaise. — J’ai tendance à viser droit, dit Shannow. Ma commande est prête ? — Le ciel est-il bleu ? Bien entendu ! J’ai aussi fabriqué cinq cents cartouches identiques pour maître Scayse. On dirait qu’il a pas mal de revolvers des Enfants de l’Enfer… sans les munitions. Shannow paya l’homme et quitta l’échoppe. Un caillou, sur le chemin, lui rappela que les semelles de ses bottes étaient usées. Le bazar se trouvait sur l’autre trottoir. Il y acheta une paire de bottes en cuir souple et deux chemises en laine. Pendant que le commerçant préparait ses achats, une secousse ébranla la ville. Shannow se retint au comptoir pour ne pas tomber. Autour de lui, les marchandises dégringolèrent des étagères. La secousse cessa vite. Jon sortit dans la rue. — Regardez ça ! cria un homme en montrant le ciel. Le soleil était au zénith. Loin vers le sud, un second soleil brilla plusieurs secondes avant de disparaître. — Avez-vous déjà vu ce genre de chose ? demanda Steiner en approchant de Shannow. — Jamais. — Et ça veut dire quoi, à votre avis ? Jon haussa les épaules. — C’était peut-être un mirage… — Moi, ça me flanque la trouille ! Je n’ai jamais vu un mirage projeter une ombre ! Le propriétaire du magasin sortit avec les achats de Shannow, qui le remercia et fourra le paquet sous son bras. — Vous nous quittez ? demanda Steiner. — Oui. Demain. — Alors, il vaudrait mieux que nous réglions notre petite affaire… — Steiner, vous êtes un gamin sans cervelle ! Mais je vous aime bien, et je n’ai aucune envie de vous expédier six pieds sous terre. Vous comprenez ? Fichez-moi la paix, petit. Choisissez une autre façon de vous faire une réputation. Avant que le jeune homme ait le temps de répondre, Shannow traversa la rue et entra au Repos du Voyageur. Une jeune femme se tenait dans l’entrée, les yeux rivés sur quelque chose, de l’autre côté de la rue. Shannow regarda derrière lui et vit qu’elle observait un homme à la barbe noire assis devant le Pèlerin Jovial. L’inconnu leva la tête et la vit. Il pâlit, se leva, et partit en courant vers le village de tentes. Étonné, Shannow étudia la femme. Grande, elle portait une splendide jupe jaune scintillante et une tunique verte tenue par une ceinture en cuir. L’homme avait des cheveux blond doré et des yeux verts. Elle se retourna. Un instant, il frémit sous le regard glacial qu’elle lui jeta. Puis il sourit et s’inclina devant elle. L’ignorant, elle entra en trombe dans l’hôtel et s’approcha de Mason. — Scayse est-il arrivé ? demanda-t-elle d’une voix rauque. Mason se racla la gorge. — Pas encore, maîtresse Sharazad. Voulez-vous l’attendre dans ses appartements ? — Non. Dites-lui de me retrouver à l’endroit habituel. Ce soir ! Elle sortit à grands pas du bâtiment. — Une belle femme, dit Shannow. — Elle me fait dresser les cheveux sur la tête, avoua Mason. Je me demande d’où elle vient. Elle est arrivée hier sur un splendide étalon. Et ses vêtements… Sa jupe est extraordinaire. Comment peut-on faire chatoyer un tissu comme ça ? — Je n’en ai pas la plus petite idée, répondit Shannow. Combien vous dois-je ? — Je vous fais cadeau de tout ! Et ce sera pareil si vous revenez… — Ça m’étonnerait… Mais merci quand même. — Vous avez entendu parler du guérisseur ? Il est arrivé cet après-midi, avec la caravane. — Non. — Il semble que la Mort Rouge ait touché le convoi. Cet homme est sorti de nulle part. Avec une Pierre de Daniel, il a guéri tout le monde… J’aurais aimé voir ça ! J’ai entendu parler des Pierres, mais je n’en ai jamais touché une. Et vous ? — J'en ai vu… À quoi ressemble ce guérisseur ? — Un grand type avec la barbe la plus noire que j’aie jamais aperçue. De grandes mains. Une allure de lutteur. Shannow retourna dans sa chambre et s’assit près de la fenêtre. La femme aux cheveux d’or avait foudroyé du regard un homme correspondant à cette description. Mais ça n’a rien à voir avec toi, Jon… Demain, la vallée des Pèlerins ne sera plus qu’un souvenir pour toi… Chapitre 20 Sharazad était assise sur un rocher plat éclairé par les rayons de la lune. Une journée satisfaisante : Nu-Khasisatra était bien là, dans cette terre barbare ! Depuis qu’il s’était échappé d’Ad, elle enrageait, et le roi avait été extrêmement mécontent. Même si elle avait fait écorcher ou empaler sept de ses Dagues, elle était descendue dans l’estime du roi. Maintenant – que Bélial en soit glorifié ! – le constructeur de navires était de nouveau à sa portée. Elle repensa à l’homme qui l’avait regardée devant l’hôtel minable. Quelque chose la dérangeait. Il n’était ni beau ni laid, mais il avait des yeux frappants. Par le passé, un de ses amants avait eu des yeux identiques. Un gladiateur… Était-ce le lien entre eux ? Le barbare était-il dangereux ? Elle entendit le bruit d’un chariot, monta au sommet de la colline et regarda les deux hommes qui occupaient le véhicule. L’un était jeune et beau, l’autre vieillissant et chauve. Elle attendit qu’ils soient tout près, puis avança sur la route. L’homme mûr tira sur les rênes et serra le frein. — Bonjour, maîtresse, dit-il en descendant du chariot. Vous êtes sûre que nous devons décharger votre livraison ici ? — Oui. Où est Scayse ? — Il n’a pas pu venir, répondit l’autre homme. Je suis là en son nom. Clem Steiner, pour vous servir ! Je me fiche pas mal de ton identité, pensa Sharazad. — Déchargez le chariot et ouvrez la première caisse, ordonna-t-elle. Steiner lâcha les rênes d’un cheval de selle attaché à l’arrière du chariot et le fit reculer de quelques pas. Puis les deux hommes s’attaquèrent aux caisses pour les poser sur le sol. Le plus âgé des deux sortit un couteau de chasse et ouvrit le couvercle. Sharazad approcha et se pencha, retirant la toile huilée qui recouvrait le contenu de la caisse. Elle en sortit un fusil à canon court. — Montrez-moi comment il marche, ordonna-t-elle. L’homme d’âge mûr ouvrit un paquet de cartouches et en glissa deux dans l’arme. — On les met là. Le magasin peut accepter jusqu’à dix cartouches. Vous le tenez comme ça (il saisit une partie moulée, sous le canon), et vous appuyez une fois. Maintenant, il y a une cartouche dans la culasse. Quand vous tirez, la cartouche usée est éjectée et une nouvelle se met en place. — Ingénieux, dit Sharazad. Hélas, après ce chargement, nous n’aurons plus besoin de vous car nous les fabriquerons nous-mêmes. — Peu m’importe, dit l’homme. Ça ne change rien pour moi. — Vous vous trompez… Sharazad leva la main. Une vingtaine de Dagues sortirent des buissons, revolver au poing. — Doux Jésus, murmura l’homme, qui sont ces monstres ? À l’arrière du chariot, Clem Steiner se pétrifia d’horreur devant les créatures démoniaques. Puis il recula vers son cheval. — Tuez-les ! ordonna Sharazad. Clem plongea sur le sol et tira. Deux reptiles s’écroulèrent. D’autres coups de feu éclatèrent. Le cheval s’emballa, mais Clem parvint à saisir le pommeau de la selle quand il passa à côté de lui. Sa monture le traîna à l’abri des arbres, des balles sifflant autour de lui. — Trouvez-le ! ordonna Sharazad. Six reptiles disparurent dans les ténèbres. Elle se tourna vers l’autre homme, qui n’avait pas bougé d’un pouce pendant la bataille, plongea la main dans la poche de sa jupe dorée et en sortit une petite pierre rouge foncé veinée de noir. — Savez-vous ce que c’est ? demanda-t-elle. L’homme secoua la tête. — Une Pierre de Sang. Elle peut faire des choses stupéfiantes, mais elle doit être régulièrement alimentée. Voulez-vous nourrir la mienne ? — Oh, mon Dieu, murmura l’homme, reculant. Sharazad sortit un revolver et le regarda. — Je suis étonnée que les plus grands esprits de l’Atlantide n’aient jamais découvert ce délicieux jouet. Il est si propre, si mortel… si définitif. — Je vous en prie, maîtresse, j’ai une femme et des enfants. Je ne vous ai pas fait de mal. — Votre existence seule m’insulte, barbare ! Sharazad leva l’arme et lui tira une balle dans le cœur. L’homme tomba en avant. Sa meurtrière le retourna d’un coup de pied dédaigneux et posa la Pierre de Sang sur sa poitrine. Les veines noires disparurent rapidement. Assise à côté du cadavre, elle ferma les yeux et se concentra. Une image se forma dans son esprit. Elle vit Nu-Khasisatra, sans arme, prêt à tomber entre ses mains. Mais une ombre se dressait entre elle et la vengeance qu'elle désirait tant. Son visage était indistinct. Elle se concentra davantage et les traits devinrent reconnaissables. C’était l’homme du Repos du Voyageur, mais ses yeux lançaient des flammes et ses mains étaient des serpents aux crocs mortels. Retenant l’image dans son esprit, elle appela mentalement son mentor. — Quel problème avez-vous, Sharazad ? — Regardez cette image, mon seigneur. Que signifie-t-elle ? — Les yeux de flammes indiquent que c’est un ennemi implacable. Les serpents montrent que ses mains détiennent le pouvoir. Est-ce le prophète renégat que je vois derrière lui ? — Oui, mon seigneur. Il est ici, dans ce monde étrange. — Capturez-le et ramenez-le. Vous avez compris, Sharazad ? — Oui, mon seigneur. Mais pourquoi ne traitons-nous plus avec Scayse ? Je pensais que ces armes nous seraient utiles. — J’ai ouvert des portails vers des mondes où on trouve des pouvoirs bien plus impressionnants. Ce royaume barbare n’a pas grand-chose à nous offrir. Vous pouvez prendre dix compagnies de Dagues et les lâcher sur les barbares. Allez-y, Sharazad, si ça vous fait plaisir ! Dix compagnies de Dagues ! Elle n’en avait jamais eu autant sous ses ordres. Oui, il serait bon d’entendre le claquement des coups de feu et les cris des mourants. Peut-être, si elle faisait bien son travail, lui donnerait-on le commandement d’une compagnie d’humains, pas des créatures couvertes d’écailles, venues de l’autre côté des portails. Perdue dans ses rêves, elle ignora l’écho lointain de coups de feu. Clem Steiner avait été touché deux fois. Du sang coulait de sa blessure à la poitrine, et sa jambe gauche brûlait comme du feu. Son cheval avait été tué sous lui, mais il avait réussi à abattre au moins une des créatures qui le poursuivaient. Clem se cacha derrière un rocher, puis gravit péniblement le flanc de la colline boisée. Au début, il avait cru qu’il s’agissait d’hommes masqués, mais il n’en était plus si sûr. Ils étaient si rapides… Ils bougeaient à une vitesse impossible à atteindre par un être humain. Il s’humecta les lèvres, retint son souffle et entendit le vent soupirer dans les branches au-dessus de lui. Une ombre bougea sur sa droite. Il tira. La balle traversa le menton du reptile et ressortit par le haut de son crâne. Le monstre tomba à côté de Clem. Figé d’horreur, il regarda la créature, sa peau grise écailleuse, sa cuirasse noire et ses mains dotées d’un pouce à triple articulation et de trois doigts épais. Doux Jésus, ce sont des démons ! pensa-t-il. Je suis pourchassé par des démons ! Il se força au calme et rechargea son revolver avec sa dernière cartouche. Puis il prit l’arme du reptile et s’assit contre le rocher. Sa blessure était située assez haut. Il espéra que le poumon n’avait pas été atteint. Il n’est pas touché, idiot ! Tu ne craches pas de sang, n’est-ce pas ? Pourtant, il sentait si faible… Ses yeux se fermèrent malgré lui. Il se secoua. Tu dois bouger. Te mettre à l'abri ! Il rampa pour s’éloigner, mais l’hémorragie l’avait terriblement affaibli. Il parcourut quelques pas avant d’être épuisé. Puis il entendit un froissement, derrière lui, et essaya de se cacher. Mais un pied botté le frappa au côté. Quand il leva son arme, un autre coup de pied la lui arracha. Il sentit qu’on le traînait sur le sol, mais plongea rapidement dans l’inconscience. Quand la douleur le réveilla, un peu plus tard, il s’aperçut qu’on l’avait déshabillé et attaché à un arbre. Quatre reptiles étaient assis autour du cadavre de la créature qu’il avait tuée sur la colline. Un des monstres, armé d’un couteau à dents, ouvrit la poitrine du mort et en sortit son cœur. Clem eut envie de vomir, mais il ne put détourner le regard. Les reptiles entonnèrent une mélopée sinistre. L’officiant découpa le cœur en quatre et en tendit un morceau à chacun de ses compagnons – qui le dévorèrent. Puis ils s’agenouillèrent, chacun posant son front sur le cadavre. Ensuite, ils se relevèrent et se tournèrent vers l’homme attaché. Steiner vit leurs yeux aux pupilles fendues se poser sur lui, puis regarda les couteaux à dents de scie qu’ils tenaient. Clem n’aurait pas le temps de se bâtir une réputation. Il ne deviendrait pas riche et n’aurait pas de femmes pâmées à ses pieds. Furieux, il se débattit tandis que les reptiles avançaient. — Voilà ! lança une voix. Clem regarda sur sa droite et aperçut Jon Shannow, le soleil derrière lui. Sa voix était basse et comme hypnotique. Les reptiles se tournèrent vers lui. « Voilà que la tempête de l’Éternel se lève, sa fureur se déchaîne, l’orage tourbillonne, il s’abat sur la tête de ceux qui font le mal. » Shannow resta immobile, le vent agitant les pans de son long manteau. Un des reptiles baissa son arme. Il avança et parla d’une voix sifflante. — Vous êtes un esprit ou un homme ? Shannow ne répondit pas. Les reptiles murmurèrent entre eux. Puis le chef approcha de l’Homme de Jérusalem. — Je sens l’odeur de votre sang, dit-il. Vous êtes humain. — Je suis la mort, répondit Jon. — Vous êtes un Diseur de Vérité, conclut le reptile après un moment. Nous ne connaissons pas la peur, mais nous savons plus de choses que les humains. Vous êtes ce que vous dites. Nous sentons votre pouvoir. Mais d’autres jours se lèveront. Faites attention au chemin que vous prendrez demain, Homme de Mort. Le chef fit un signe aux autres reptiles. Tous s’éloignèrent. Shannow ne bougea pas. — Aidez-moi, dit Clem. L’Homme de Jérusalem avança lentement jusqu’à l’arbre et s’agenouilla à côté du jeune homme. — Je vous dois la vie… — Vous ne me devez rien, répondit Jon. Il coupa les liens de Clem et pansa ses blessures. Puis il l’aida à s’habiller et ils approchèrent de l’étalon noir. — Il y en a d’autres, Shannow. J’ignore où ils sont. — À chaque jour suffit sa peine, lâcha l’Homme de Jérusalem en aidant Steiner à se hisser en selle. Il monta en croupe et quitta les collines. Sharazad regarda Szshark et ses trois compagnons revenir dans la clairière. Elle leva une main pour appeler le chef des reptiles. — Vous l’avez trouvé ? — Oui. — Et vous l’avez tué ? — Non. Quelqu’un d’autre l’a pris. Sharazad ravala sa colère. Szshark était le chef de ces créatures. Le premier à avoir prêté serment au roi… — Expliquez-vous ! — Nous l’avons capturé vivant, comme vous l’aviez demandé. Puis une ombre est venue. Un guerrier. Il avait le soleil derrière lui et il a prononcé des mots de pouvoir. — Mais c’était un humain ? — Oui, dit Szshark. Un humain. Puis-je partir maintenant ? — S’est-il battu ? Qu’est-il arrivé ? — Pas de bataille. Il était la Mort, Cheveux d’Or. Le pouvoir… Nous l’avons senti. — Vous l’avez laissé faire sans combattre ? C’est de la lâcheté, Szshark ! Le reptile inclina sa tête triangulaire et ses grands yeux dorés plongèrent dans ceux de la femme. — Ce mot ne qualifie que les humains, Cheveux d’Or. Nous ne connaissons pas la peur. Mais il serait mal de mourir pour rien. — Comment savez-vous que vous seriez morts ? Vous n’avez même pas essayé de le combattre ! Vous avez des revolvers, non ? — Les revolvers ! grogna Szshark. Beaucoup de bruit ! Ils tuent rapidement. Sans honneur ! Nous sommes des Dagues. Cet homme… Il porte des armes à feu, mais il ne les dégaine pas. Vous comprenez ? — Je comprends tout. Prenez vingt guerriers et trouvez-le. Je le veux ! Szshark hocha la tête et s’éloigna. La femme ne saisissait pas. Elle ne saurait jamais ce qu’il y avait dans leur cœur ! L’Homme de la Mort aurait pu ouvrir le feu sur eux à tout moment, mais il avait préféré prononcer des paroles de pouvoir. Il leur avait donné le choix : vivre ou mourir. C’était aussi simple que ça. Quelle créature pensante aurait choisi autre chose que la vie ? Szshark regarda autour de lui. Ses guerriers attendaient des ordres. Il en choisit vingt et les regarda partir. Sharazad le rappela. — Pourquoi n’êtes-vous pas allé avec eux ? demanda-t-elle. — Je lui ai fait cadeau d'une journée, dit-il. Il s’éloigna et sentit la colère de la femme déferler sur lui. Captant son désir de lui loger une balle dans le dos, il alla jusqu’à un ruisseau, s’accroupit, plongea la tête sous l’eau et savoura sa fraîcheur tranquille. Quand le roi de l’Atlantide avait conduit ses légions dans les jungles, les Ruazsh les avaient combattues, les empêchant d’avancer. Mais Szshark avait compris ce qui arriverait tôt ou tard. Les Ruazsh étaient trop peu nombreux pour résister au pouvoir de l’Atlantide. Il était parti seul, à la recherche du roi. — Pourquoi êtes-vous venu me voir ? avait demandé le souverain, assis dans sa tente de campagne. — Pour vous tuer ou vous servir… — Comment déciderez-vous ? — C’est déjà fait… — Montrez-moi ! Szshark s’était incliné devant le souverain, lui tendant sa dague incurvée. Le monarque l’avait prise et avait posé la pointe contre la gorge de Szshark. — Maintenant, c’est moi qui ai deux choix… — Non. Seulement un. Le roi avait ouvert la bouche. Une série de sons ressemblant à des aboiements s’en était échappée, perturbant le reptile. Les mois qui suivirent, il apprit que ce bruit était un rire. Un signe de bonne humeur chez les humains. Dernièrement, il entendait rarement Sharazad s’esclaffer. Sauf quand quelque chose ou quelqu’un mourait. Quand il sortit la tête de l’eau, une musique lointaine résonna sous son crâne. Il répondit à l’Appel. — Parle, mon frère, dit-il en esprit. Un reptile sortit des buissons et s’accroupit à côté de lui, détournant le regard. La musique se fit plus insistante et le langage des Ruazsh envahit l’esprit de Szshark. — Cheveux d’Or veut attaquer les humains. Mais il y a peu de guerriers parmi eux, Szshark. Pourquoi sommes-nous ici ? Avons-nous offensé le roi ? — Le roi est puissant, mon frère. Et son peuple nous craint. Pour le moment, nous sommes de simples jouets pour sa compagne de lit. Elle a soif de sang. Mais nous avons prêté serment et nous devons obéir. Les humains sont destinés à périr. — Ce n’est pas bien, Szshark. (La musique se modifia.) Pourquoi le Diseur de Vérité ne nous a-t-il pas tués ? Étions-nous trop faibles pour qu’il nous honore ? — Vous avez lu ses pensées. Il n’avait pas besoin de nous tuer. — Je n’aime pas ce monde, Szsshark. Je voudrais retourner chez nous. — Nous ne reviendrons jamais chez nous, mon frère. Mais le roi a promis de ne pas rouvrir le portail. La Semence est en sécurité et nous sommes les otages de cette promesse. — Cheveux d’Or nous hait. Elle veut notre mort. Il n'y aura personne pour manger nos cœurs et nous redonner la vie. Et je ne perçoit plus les âmes de mes frères au-delà du portail. — Moi non plus. Mais ils y sont. Ils incarnent nos âmes. Nous ne mourrons pas. — Cheveux d’Or arrive ! Le reptile se leva et disparut dans le sous-bois. Szsshark se leva aussi et regarda la femme. Sa laideur lui donnait la nausée. Il se força à ne plus y penser et se concentra sur le langage humain, si grossier. — Que désirez-vous ? Demanda-t-il. — Il y a une communauté près d'ici. Je veux qu'elle soit détruite. — À vos ordres, répondit-il. Chapitre 21 Shannow avançait prudemment. Il soutenait le blessé et s’arrêtait souvent pour voir si on le suivait. Aucun signe de poursuite pour le moment… L’Homme de Jérusalem se dirigea vers les collines en chevauchant sur des éboulis rocheux qui laisseraient peu de traces de son passage. La blessure à la poitrine de Steiner ne saignait plus, mais la jambe de son pantalon était trempée de sang et il avait sombré dans un sommeil agité, la tête appuyée contre l’épaule de Jon. — Je ne l’ai pas fait exprès, papa, murmura-t-il. Ne me frappe pas ! Steiner sanglotait comme un enfant… Shannow arrêta l’étalon au milieu d’un cercle de pierres, sur le flanc de la colline qui surplombait le Mur. Soutenant toujours Steiner, il descendit de selle et le posa sur le sol. L’étalon s’éloigna de quelques pas pour brouter. Jon fit un lit de fortune et couvrit le torse de Steiner avec une couverture. Prenant du fil et une aiguille, il entreprit de recoudre sa blessure à la jambe. Le trou béant, à l’arrière de sa cuisse, l’inquiétait : la balle avait ricoché sur l’os et explosé, provoquant une énorme plaie de sortie. Shannow la ferma de son mieux, puis laissa Steiner se reposer. Il avança vers la corniche et regarda la campagne, en contrebas. Au loin, il vit des ombres avancer, cherchant une piste. Il savait que Steiner et lui avaient trois heures d’avance sur leurs poursuivants. En transportant un blessé, ça ne lui donnait pas un grand avantage… Il pensa à retourner dans la vallée des Pèlerins, mais y renonça. Il lui aurait fallu emprunter un chemin qui le forcerait à rencontrer les reptiles, et rien ne disait qu’il serait aussi chanceux la deuxième fois. Shannow était parti de la ville à l’aube. Attiré vers l’est par des détonations, il avait vu les reptiles vêtus de noir traîner Steiner près de l’arbre, lui enlever ses vêtements et l’attacher avant de manger le cœur de leur camarade mort. Il n’avait jamais croisé des créatures de ce genre, ni entendu parler d’elles. Selon les légendes locales, les bêtes, de l’autre côté du Mur, marchaient comme des hommes. Mais on ne lui avait jamais dit que certaines avaient des écailles. Ni quelles utilisaient des armes – encore moins les revolvers des Enfants de l’Enfer. Il décida de penser à autre chose. Peu importait d’où venaient les créatures. Elles étaient là, et il fallait les affronter. Steiner pleura de nouveau dans son sommeil. Shannow alla à côté de lui et lui prit la main. — Tout va bien, petit. Vous êtes en sécurité. Reposez-vous. Les mots ne firent aucun effet au jeune homme, qui continua à gémir. — Papa, je t’en prie ! S’il te plaît ! Steiner était trempé de sueur. Shannow lui posa une deuxième couverture dessus, lui prit le pouls et fit la grimace. — Vous avez deux possibilités, petit, dit-il. Vivre ou mourir. À vous de choisir. Il retourna sur la crête, prenant garde à ne pas être trop visible. À l’est, les ombres approchaient. Shannow compta une vingtaine de monstres. Dans le lointain, vers l’ouest, il vit une spirale de fumée qui indiquait la présence d’un feu de camp. Steiner n’était pas en état de voyager, et Jon n’avait pas la puissance de tir nécessaire pour arrêter vingt ennemis. Il gratta sa barbe naissante et essaya de réfléchir à la question. Steiner avait cessé de marmonner. Jon retourna à son chevet. Le jeune homme dormait, le pouls un peu plus régulier. Jon remonta sur la crête et attendit. Combien de fois avait-il patienté pendant que des ennemis avançaient vers lui ? Des Brigands, des fauteurs de troubles, des chasseurs, des Zélotes des Enfants de l’Enfer… Tous avaient essayé de le tuer. Il se souvint des Zélotes, des tueurs fanatiques. Leurs Pierres de Sang leur donnaient des pouvoirs étonnants. Ils pouvaient quitter leur corps et entrer dans celui d’un animal, le forçant à faire ce qu’ils voulaient. Shannow avait été attaqué par un lion possédé par un Zélote. Il était tombé d’une falaise et avait failli se noyer dans un torrent. Puis il y avait eu les Gardiens, avec leurs armes issues des Temps Intermédiaires. Des fusils qui tiraient des centaines de balles à la minute… Aucun n’avait vaincu l’Homme de Jérusalem. Pendarric, le roi fantôme de l’Atlantide, lui avait dit qu’il était un Rolynd, un guerrier doté par Dieu d’un sixième sens qui lui permettait de détecter le danger. Mais même avec l’aide de Pendarric, Shannow avait failli mourir lors de sa bataille contre Sarento, le chef des Gardiens. Combien de temps sa chance durerait-elle ? De la chance, lui ? Il regarda le ciel, comme pour s’excuser. Quand il était enfant, un saint homme lui avait raconté l’histoire d’un type arrivé à la fin de ses jours qui se retournait et voyait les traces de ses pas dans le sable de la vie. À côté de lui se trouvait une deuxième série d’empreintes, qu’il savait être celles de Dieu. Y regardant de plus près, il s’aperçut qu’une seule série d’empreintes correspondait aux moments les plus difficiles de sa vie. L’homme regarda Dieu et lui demanda : — Pourquoi m’avez-vous abandonné quand j'avais le plus besoin de vous ? — Je ne t’ai jamais abandonné, mon fils ! Quand le type voulut savoir pourquoi il y avait seulement une série d’empreintes par endroits, Dieu répondit : — Parce qu’à ces moments-là, je t’ai porté… Shannow sourit au souvenir de la vieille école qu’il avait fréquentée avec son frère, Daniel. Maître Hillel leur avait raconté beaucoup d’histoires et elles étaient toujours optimistes. Les silhouettes étaient de plus en plus près. Shannow vit leurs cuirasses noires et la peau grise écailleuse de leur visage triangulaire. Il redescendit de la crête, attacha l’étalon à un rocher, prit ses revolvers de réserve dans sa sacoche et les glissa à sa ceinture. Remontant sur la crête, il étudia la pente, évalua les distances entre les endroits abrités et choisit les meilleurs emplacements de tir. Il aurait aimé que Batik soit avec lui. L’Enfant de l’Enfer, un géant et un guerrier-né, ignorait la peur et était mortellement dangereux. Ensemble, ils avaient pénétré dans une forteresse ennemie pour libérer un ami. Batik était allé dans la cité de la Nouvelle Babylone pour sauver Donna Taybard – et il avait combattu le Diable en personne. Shannow aurait eu sacrément besoin de lui en ce moment ! Le chef des Dagues avait retrouvé sa piste et il faisait déjà signe aux autres de le suivre. Ils se rassemblèrent à environ deux cents pas de là, puis partirent au petit trot vers la crête. Shannow sortit ses armes de réserve… À ce moment, quatre cavaliers apparurent, venant de l’ouest. Quand ils aperçurent les reptiles, ils tirèrent sur leurs rênes, plus curieux qu’inquiets. Un des reptiles fit feu et un homme vacilla sur sa selle. Quand les trois autres tirèrent, Shannow en profita pour se laisser rouler de l’autre côté de la crête et courir à l’abri d’un gros rocher, à mi-chemin de la pente. Les tirs continuèrent et un cheval tomba. Son cavalier resta allongé, protégé par le corps de l’animal. L’homme avait un fusil et il canardait les reptiles. Cinq monstres gisant déjà à terre, les autres coururent se mettre à l’abri. Shannow sortit de sa cachette et ses revolvers crachèrent le feu. Trois autres reptiles s’écroulèrent. L’attaque de Jon les déconcerta. Les survivants tournèrent les talons et s’enfuirent, à une vitesse surhumaine. Shannow attendit quelques instants. Un des reptiles roula sur le côté, un revolver à la main. Jon lui tira une balle dans le crâne puis rejoignit les cavaliers. Deux hommes avaient été tués. Un troisième était blessé et le quatrième tenait toujours son fusil. Il avait des cheveux blonds et un visage amical. Jon reconnut un des types présents quand il avait récupéré son cheval. — Je vous suis reconnaissant de votre aide, Shannow, dit l’homme. Mes amis m’appellent Taureau. — Ravi de vous rencontrer, Taureau. Vous êtes arrivé à point nommé. — Ça peut se discuter, fit le cavalier en regardant ses deux camarades morts. Le blessé gémissait en se tenant l’épaule. — Il y a un autre blessé sur la crête, dit Shannow. Je vous suggère de retourner dans la vallée des Pèlerins et de rapporter un chariot. — Je m’en occupe. Mais je crois qu’un orage se prépare. À votre place, je le conduirais à la cabane de maîtresse McAdam. Au moins, il sera à l’abri et au chaud dans un lit. Taureau indiqua à Shannow le chemin de la cabane. Puis, avec son camarade blessé, il repartit vers le nord. Jon prit les armes et les munitions des morts et s’approcha des cadavres des reptiles. Ils avaient de grands yeux jaunes protubérants aux pupilles fendues verticalement comme celles d’un chat. Sur leur visage oblong, leur bouche sans lèvres était garnie de crocs. La façon dont ils étaient vêtus – des sortes d’uniformes – rappelait les Enfants de l’Enfer. Ces monstres n’étaient pas des tueurs individuels. Ils faisaient partie d’une armée. Un mauvais signe. Jon prit leurs armes et les cacha derrière un rocher. Puis, retournant sur la crête, il souleva Steiner toujours inconscient et le hissa en travers de sa selle. Quand Samuel McAdam sortit de la cabane et vit l’homme assis sur le sol, à l’ombre du bâtiment, il eut très peur et recula de quelques pas. Grand et fort, l’inconnu avait la barbe la plus noire que l’enfant ait jamais vue. — La journée est chaude, dit-il sans se retourner. (Samuel ne répondit pas.) Tu n’as rien à craindre de moi, petit. Je me suis seulement assis à l’ombre pour profiter de la brise avant de reprendre mon chemin. Il avait une voix basse et rassurante, mais le fils de Beth McAdam savait qu’il ne fallait jamais faire confiance aux étrangers. « Certains hommes ont l’air gentil et ne le sont pas. D’autres ont l’air mauvais et ils le sont. Ne t’approche jamais d’eux ! » Là, c’était difficile, parce que l’homme se tenait sur le seuil de leur maison. Il n’y était pas entré, pensa Samuel, ce qui témoignait au moins de sa courtoisie. Beth et Mary travaillaient dans le pré. Samuel se demanda s’il ne devrait pas aller chercher sa mère. — J’aimerais boire un peu d’eau, dit l’homme en désignant le puits creusé par Taureau et ses compagnons. Si c’est autorisé… — Bien sûr, répondit Samuel, ravi de pouvoir faire une faveur à un adulte. L’homme se leva et approcha du puits. Samuel vit qu’il avait de longs bras, de grandes mains et une démarche chaloupée, comme s’il n’était pas habitué à évoluer sur la terre ferme. Il fit descendre le seau dans le puits et le remonta sans peine. Puis il plongea la louche dedans et but avidement. Enfin, il revint s’asseoir à côté de Samuel. — J’ai un fils de ton âge… Japhet… Il a des cheveux dorés, et il n’a pas le droit de parler aux étrangers, lui non plus. Ton père est à la maison ? — Il est mort, dit Samuel. Dieu le voulait auprès de lui. — Alors, il doit être heureux. Je m’appelle Nu. Ta mère est là ? — Elle travaille, et elle n’aimerait pas être dérangée, surtout par un homme ! Elle peut se mettre très en colère, maître Nu ! — Je veux bien le croire. Depuis que je suis ici, j’ai découvert que ce monde est très violent. Mais il est agréable de rencontrer tant de gens qui connaissent Dieu et ses œuvres. — Vous êtes un prêtre ? demanda Samuel, s’accroupissant contre le mur. — En un sens… Je suis constructeur de navires, mais aussi un Aîné de la Loi de l’Unique, et je prêche dans le temple. Enfin, je le faisais… — Connaissez-vous le Paradis ? — Un peu… Heureusement, je n’y ai pas encore été appelé. — Comment savez-vous que mon père est heureux ? S’il n’aimait pas être là-bas ? Si sa famille lui manquait… — Il peut te voir d’où il est. Et il sait que l’Unique… Dieu… veille sur toi. — Il a toujours voulu avoir une maison… Les gens ont des maisons, où il est ? Nu ne remarqua pas la femme blonde qui avançait lentement vers eux, un revolver à la main. Elle s’arrêta à l’ombre du bâtiment et écouta. — Quand j’étais enfant, je me suis demandé la même chose, et je suis allé voir le Grand Maître du temple. Il m’a dit que les maisons du Paradis sont très spéciales. Il m’a parlé d’une femme riche très pieuse qui n’aimait pas ses voisins. Elle priait beaucoup, mais elle n’avait jamais pensé à faire du bien aux autres. Un jour, elle mourut et alla au Paradis. Elle y rencontra un ange qui proposa de la conduire à sa nouvelle demeure. Ils dépassèrent des palais de marbre magnifiques. — C’est là que j’habiterai ? demanda-t-elle. — Non, répondit l’ange. Ils continuèrent, et traversèrent une rue bordée de belles maisons en pierre et en bois, mais ils ne s’arrêtèrent pas. Dans la rue suivante, la femme vit de petites demeures moins luxueuses. — Vais-je habiter ici ? — Non, dit l’ange. Ils arrivèrent enfin sur un terrain minable près d’une rivière. Quelques planches pourries étaient clouées ensemble pour former un abri précaire. En guise de lit, il y avait seulement une vieille couverture. — Voilà votre demeure, dit l’ange. — Mais c’est horrible ! Je ne peux pas habiter là ! — Désolé, mais c’est tout ce que nous avons pu construire avec les matériaux que vous nous avez envoyés. Nu sourit de la perplexité de l’enfant. — Si ton père était un homme de bien, il habite dans une magnifique maison… — Il était gentil. Vraiment gentil ! — Maintenant, tu devrais aller dire à ta mère que je suis là, pour qu’elle n’ait pas peur en me voyant. — Elle vous a vu ! lança Beth. Et l’homme qui me fera peur n’est pas encore né ! Que fichez-vous ici ? Nu se leva et s’inclina. — Je cherche un moyen de traverser le Mur et je me suis arrêté pour boire. Je ne resterai pas longtemps. — Où sont vos armes ? — Je n’en ai pas. — Ça paraît idiot, mais c’est votre affaire ! Vous pouvez rester pour le repas, si vous voulez. J’ai aimé votre histoire sur le Paradis. Du blabla, mais sympathique ! Une secousse sismique fit trembler la vallée. Beth fut propulsée contre le chambranle de la porte et lâcha son arme. Samuel cria et Nu trébucha. Puis la secousse cessa. Nu ramassa le revolver. Les yeux de Beth se durcirent – mais il se contenta de lui tendre l’arme. — Regarde ça, maman ! cria Samuel. Deux soleils brillaient dans le ciel. Les arbres, autour de la cabane, projetèrent soudain deux ombres. Quelques secondes plus tard, le second soleil disparut. — N’était-ce pas merveilleux ? s’écria Samuel. Ce soleil était si chaud et si brillant ! — Non, ce n’était pas merveilleux du tout, murmura Nu. Mary arriva en courant. — Vous avez vu ? cria-t-elle. Elle s’immobilisa en découvrant l’étranger. — Oui, nous avons vu, dit Beth. Samuel et toi, allez préparer le repas. Une portion de plus pour notre invité. — Il s’appelle maître Nu, dit Samuel en entrant dans la maison. Beth fit signe à Nu de la suivre. Ils avancèrent dans la cour. — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. On dirait que vous en savez plus que moi sur ces signes étranges. — Des choses qui ne devraient jamais avoir lieu se produisent. Des pouvoirs que l’homme n’a pas le droit d’utiliser… Oui, des portails qu’il ne faudrait pas ouvrir ! Nous vivons des temps dangereux et très stupides ! — Vous êtes l’homme qui détient la Pierre de Daniel, n’est-ce pas ? demanda Beth. Celui qui a guéri le convoi atteint de la peste ? — Oui. — On dit que la Pierre est épuisée. — Exact. Mais elle a rempli sa mission. Celle que Dieu avait prévue. — J’ai entendu parler des Pierres et je n’y ai jamais cru. Comment un caillou pourrait-il accomplir des miracles ? — Je l’ignore. Les Sipstrassi étaient un don du Ciel. Elles sont tombées sur la Terre il y a des centaines d’années. J’ai jadis parlé avec un érudit qui pensait que les Pierres étaient seulement des catalyseurs. À travers elles, les rêves des hommes pouvaient se réaliser. Il disait que nous avons tous un don pour la magie profondément enfoui dans notre esprit. Les Sipstrassi libèrent ce pouvoir. J’ignore si c’est vrai, mais je sais que la magie est réelle. Nous venons de la voir dans le ciel. — Une magie puissante, si elle peut créer un second soleil. — Ce n’est pas un second soleil ! Et c’est pour ça que c’est dangereux. Chapitre 22 Vos armes sont vraiment terribles, annonça Nu en regardant la blessure à la poitrine de Clem Steiner. Les épées tuent aussi, mais il faut affronter l’ennemi en face et risquer sa vie. Ces… revolvers… sont de la pure barbarie ! — Nous sommes un peuple de barbares, répondit Shannow, une main posée sur le front de Steiner. Le jeune homme s’était endormi. Son pouls restait faible. — Tu as parlé de reptiles, Jon, dit Beth quand ils quittèrent le chevet de Steiner pour retourner dans la pièce principale. — Je n’ai jamais rien vu de semblable ! Ils portent des cuirasses noires et des revolvers des Enfants de l’Enfer. D’après ce qu’a dit Steiner, ils sont conduits par une femme. Je pense que vous la connaissez, guérisseur. — Je ne suis pas un guérisseur. J’avais… une forme de magie, mais elle a disparu. Et oui, je connais cette femme. C’est Sharazad, une des concubines du roi. Elle a le goût du sang et il comble tous ses désirs. Les reptiles s’appellent les Dagues. Ils sont arrivés dans notre royaume il y a quatre ans, par un portail qui communiquait avec un monde semé de jungles torrides. Ils sont dangereux et rapides. Le roi les a utilisés lors de plusieurs guerres. À l’épée et au couteau, ils sont sans rival. Mais avec les armes venues de votre monde… — Le roi ? cracha Beth. Il n’y a pas de roi ici, que je sache. Vous parlez de l’autre côté du Mur ? Nu sourit. — En un sens. Mais pas exactement. Il y a une cité de l’autre côté du Mur. J’y ai grandi. Pourtant, ce n’est pas ma ville. Tout ça est difficile à expliquer, ma dame, car je ne comprends pas tout moi-même. La cité s’appelle… s’appelait… Ad. Une des sept grandes villes de l’Atlantide. J’étais pourchassé par les Dagues. Pour leur échapper, je me suis servi de ce que vous appelez une Pierre de Daniel. Je devais arriver à Balacris, une autre cité de mon pays, près de la côte. Au lieu de ça, la Pierre m’a emmené ici. Dans l’avenir. — L’avenir ? Que voulez-vous dire ? Votre discours n’a aucun sens ! — J’en ai conscience… Mais quand j’ai quitté Ad, la ville était au bord de la mer. Des trirèmes naviguaient dans ses baies. Ici, la ville est au milieu des terres et les statues sont usées par le temps. — Les eaux ont englouti l’Atlantide il y a douze mille ans, dit doucement Shannow. — Je m’en doutais… Le Seigneur m’a accordé une vision de ce cataclysme. Mais je suis content qu’un souvenir de notre monde subsiste dans le vôtre. Comment en avez-vous entendu parler ? — J’ai vu Balacris, dit Shannow. Une ville fantôme, mais les bâtiments sont toujours debout. Et j’ai rencontré un homme appelé Samuel Archer, qui m’a parlé de la Première Chute du Monde. Combien de Dagues y a-t-il en tout ? — Je l’ignore. Plusieurs légions. Cinq mille individus, ou un peu moins… Shannow approcha de la fenêtre et regarda dehors. — J’ignore combien sont venus ici, mais j’ai un mauvais pressentiment. Je resterai dehors pour monter la garde. Désolé de t’attirer des problèmes, Beth, mais je crois que tu seras plus en sûreté si je suis là. — Tu es le bienvenu ici, Jon. Fais ce que tu as à faire. Je m’occuperai de Steiner. S’il passe la nuit, il a une chance de s’en tirer. Shannow prit un peu de viande séchée et sortit. Il s’assit sous un grand pin pour sonder l’horizon obscur. Quelque part, les démons se rassemblaient et une femme aux cheveux d’or rêvait de massacre. Il frissonna et enroula son manteau autour de lui. Nu le rejoignit à minuit. À la lueur des étoiles, les deux hommes restèrent assis un moment dans un silence amical. — Pourquoi vous pourchasse-t-on ? demanda enfin Shannow. — J’ai prêché contre le roi pour avertir le peuple qu’une grande catastrophe se produirait. Personne ne m’a écouté. Les conquêtes du roi ont profité aux finances de la cité. Les gens sont plus riches que jamais. — Et ils ont voulu vous tuer ? C’est toujours comme ça avec les prophètes, mon ami. Parlez-moi de votre dieu. — Pas le mien, Shannow. Dieu. L’Unique. Le Seigneur Chronos, créateur du Ciel et de la Terre. Et vous, en quoi croyez-vous ? Les deux hommes parlèrent de leur foi et furent ravis de découvrir des similitudes entre leurs religions. Shannow appréciait le robuste voyageur venu du fond des âges. Il l’écouta évoquer sa famille, les navires qu’il avait construits et les voyages qu’il avait faits. Quand Nu lui demanda des détails sur sa vie, Jon sourit et éluda la question, revenant sur l’Atlantide et le passé. — J’aimerais lire votre Bible, dit Nu. Est-ce autorisé ? — Bien entendu. Je suis étonné que l’ancien peuple des Atlantes parle notre langue. — Je ne suis pas sûr que ce soit le cas… Quand je suis arrivé ici, je ne comprenais pas un mot. Mais dès que j’ai effleuré avec ma Pierre le front d’une femme malade, les mots quelle prononçait sont devenus clairs. Quand je rentrerai chez moi, je ne comprendrai peut-être plus le langage de mes pères ! — Rentrer ? Vous m’avez dit que votre monde est sur le point de connaître la Chute. Pourquoi y retourneriez-vous ? — Pashad y est. Je ne peux pas l’abandonner. — Si vous y retournez, ce sera pour mourir avec elle. — Que feriez-vous à ma place ? — J’y retournerais ! Mais on m’a toujours considéré comme un fou. Nu posa la main sur l’épaule de Shannow. — Ce n’est pas de la folie. Seulement de l’amour. Le plus grand don que Dieu nous ait fait. Où irez-vous, en partant d’ici ? — Vers le sud, de l’autre côté du Mur. Il y a des signes dans le ciel. J’aimerais les voir. — Quel genre de signes ? — L’Épée de Dieu flotte dans les nuages. Jérusalem n’en est peut-être pas loin. — J’irai avec vous. Moi aussi, je veux voir ces signes. — On affirme que c’est un endroit très dangereux. Et en quoi cela vous aidera-t-il à rentrer chez vous ? — Je n’en ai aucune idée… Mais le Seigneur m’a ordonné de trouver l’Épée et je ne mets pas Sa volonté en question. — Je peux vous prêter une ou deux armes. — Inutile. Si le Seigneur me destine à la mort, je mourrai. Vos armes n’y changeront rien. — Voilà qui est trop fataliste à mon goût ! J’ai confiance en Dieu, mais je garde mes revolvers prêts à servir. Il aime qu’un homme soit vigilant. — Vous parle-t-Il, Shannow ? Entendez-vous Sa voix ? — Non, mais je Le perçois dans les prairies et les montagnes. Je sens Sa présence dans la brise nocturne. Et je vois Sa gloire dans la splendeur de l’aube. — Nous avons de la chance, vous et moi… J’ai passé cinquante ans à apprendre les mille noms de Dieu connus de l’homme. Et trente à mémoriser les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf connus par les prophètes. Un jour, je découvrirai aussi les mille que chantent les anges. Mais tout ça n’est rien, comparé à ce que vous décrivez. Peu d’hommes ont connu cette expérience. Je plains ceux qui ne l’ont pas eue. Une ombre passa dans la vallée. Shannow leva la main, réclamant le silence. Il regarda pendant quelques minutes, mais ne vit rien d’autre. — Vous feriez mieux de rentrer… J’ai besoin d’être seul. — Vous ai-je offensé ? — Pas du tout ! Mais je dois me concentrer pour percevoir la présence de mes ennemis. Il me faut toute ma force, Nu. Et pour ça, je dois être seul. Si vous ne pouvez pas dormir, prenez une de mes Bibles dans ma sacoche, près de la porte. Je vous verrai à l’aube. Quand l’homme fut parti, Shannow se leva et avança sans bruit entre les arbres. L’ombre qu’il avait vue était peut-être un loup, un chien, un renard ou un blaireau. Ou un reptile… Il posa la main sur ses armes et attendit. Shannow resta éveillé jusqu’à une heure avant l’aube. Puis son malaise disparut et ses muscles se détendirent. Il s’adossa à un pin et s’endormit. Beth McAdam sortit aux premières lueurs du jour et regarda le ciel. Elle aimait ce moment de l’aube, le firmament étant déjà bleu, où on voyait encore les étoiles. Elle regarda la colline et approcha de l’endroit où Shannow dormait. Il ne l’entendit pas venir… Elle s’assit à côté de lui et resta immobile quelques minutes. Sa barbe poussait de nouveau… avec la marque argentée au menton. Pourtant, endormi, il paraissait étonnamment jeune. Quand il se réveilla et la vit, il ne sursauta pas et eut un sourire indolent. — Ils étaient là, dit-il, mais ils nous ont ratés. — Tu as l’air reposé. Combien de temps as-tu dormi ? Il regarda le ciel. — Moins d’une heure… J’ai fait des rêves bizarres où j’étais prisonnier d’un dôme de cristal dans une grande croix qui flotte dans le ciel. Je portais un casque en cuir et une voix résonnait à mes oreilles. Un homme nommé La Tour me donnait des indications, mais j’étais incapable de bouger ou de fuir. (Il inspira à fond et s’étira.) Les enfants dorment toujours ? — Oui, blottis l’un contre l’autre. — Et Steiner ? — Son pouls est plus fort, mais il ne s’est toujours pas réveillé. Tu crois que Nu dit la vérité ? Qu’il vient réellement du passé ? — Oui. Les Pierres de Daniel sont extraordinairement puissantes. Un jour, j’ai été sur le pont d’un vaisseau fantôme échoué au sommet d’une montagne. Le pouvoir d’une grande Pierre lui a permis de naviguer de nouveau sur l’océan. Ces Pierres peuvent donner l’immortalité à un homme et guérir n’importe quelle maladie. J’ai mangé jadis un gâteau au miel qui était un caillou l’instant d’avant. Il avait été transformé par une Pierre de Daniel. Je crois qu’il n’y a rien que ce pouvoir ne puisse accomplir… — Raconte-moi tout ce que tu as vu. Shannow lui parla des Enfants de l’Enfer et de leur chef fou, Abaddon. Puis des Gardiens du passé et de la renaissance du Titanic. Enfin, il évoqua la Pierre-Mère, la météorite Sipstrassi qui avait été corrompue par le sang et les sacrifices. — Il existe donc deux types de Pierres ? — Non, un seul. La Sipstrassi est la source de pouvoir à l’état pur. Hélas, plus on s’en sert, plus vite elle s’épuise. Quand on la nourrit avec du sang, elle se « régénère », mais ne peut plus guérir ni fabriquer de la nourriture. Elle affecte aussi l’esprit de celui qui l’utilise, lui conférant un appétit anormal pour la douleur et la violence. Les Enfants de l’Enfer avaient tous une Pierre de Sang, mais leur pouvoir a été épuisé pendant la guerre. — Confronté à ces dangers, comment as-tu survécu, Jon Shannow ? Il sourit et désigna le ciel. — Qui sait ? Je me suis souvent posé la même question. Pas seulement au sujet des Zélotes, mais à propos de tous les périls que j’ai affrontés. Ma survie doit beaucoup à la chance ou à la volonté de Dieu. J’ai vu des hommes forts tués par des ennemis, par la maladie, ou par un accident. Quand j’étais jeune, je portais un autre nom : Jon Cade. J’ai rencontré un « pacificateur », Varey Shannow, qui m’a appris beaucoup de choses sur la vie et le comportement des méchants. Il était capable de s’opposer seul à une foule et de la forcer à détourner le regard. Un jour, un jeune homme à peine sorti de l’enfance approcha de la table où il prenait son petit déjeuner. » Je suis content de vous rencontrer, dit-il, tendant la main. Varey la lui serra. Alors, le jeune homme sortit un revolver de la main gauche et lui tira une balle dans la tête. Quand on lui demanda plus tard pourquoi il avait fait ça, il répondit qu’il voulait que les gens se souviennent de son nom. Varey était un homme de bien qui aidait à pacifier la terre sauvage où nous vivons. Et le gamin ? On se souvint de lui, mais pas de son nom. Il fut pendu. Sur sa tombe, on écrivit : « Ci-gît le type qui a tué Varey Shannow. » — Tu as pris le nom de ton ami. Pourquoi ? Jon haussa les épaules. — Je ne voulais pas qu’il soit oublié. De plus, mon frère, Daniel, était devenu un Brigand et un tueur, et j’avais honte. — Daniel n’est-il pas un prophète ? N’a-t-il pas combattu les Enfants de l’Enfer ? — Si. Ça m’a fait plaisir… — Un homme peut donc changer ? Refaire sa vie ? — Je suppose, s’il en a la force… Mais je ne l’ai pas. Beth se tut un moment. Puis elle tendit la main et lui effleura le bras. Il ne recula pas. — Tu sais pourquoi je ne suis jamais revenue te voir ? — Je pense, oui… — Mais si tu décides de changer de vie, mon foyer te sera ouvert. Il regarda le Mur… — Je sais, dit-il tristement. Beth, j’ai toujours été seul. Il y a un vide dans ma vie, depuis que mes parents ont été assassinés. Mais pense à Steiner. Jusqu’à hier, ce gamin avait une seule idée en tête : me tuer. Avoir descendu Jon Shannow ! Combien de temps avant qu’un gamin vienne à ma table et me dise : « Je suis ravi de vous rencontrer » ? Et comment pourrais-je rester ici en craignant qu’un de tes enfants reçoive une balle à ma place ? Je n’ai pas le genre de force qu’il faut pour ça… — Change de nom ! Rase-toi la tête. Fais ce qu’il faudra. Je partirai avec toi et nous construirons une maison là où personne n’aura jamais entendu parler de toi. Il ne répondit pas, mais elle lut sa réponse dans ses yeux. — Je suis désolée pour toi, Jon. Tu ne sais pas ce que tu rates. J’espère seulement que tu ne te trompes pas à ton sujet. Que tu n’es pas en réalité amoureux de l’Homme de Jérusalem, fier et solitaire, le fléau des méchants. As-tu peur de perdre ta réputation ? Crains-tu l’anonymat ? — Tu es une femme très clairvoyante, Beth McAdam. Oui, j’ai peur de l’anonymat. — Alors, tu es un homme plus faible que tu le crois. La plupart des gens ont peur de mourir. Toi, tu as peur de vivre. Elle se leva et retourna dans la cabane. Chapitre 23 Josiah Broome ferma la porte de sa petite maison et se dirigea vers le Pèlerin Jovial. Le soleil brillait, mais Broome ne s’en aperçut pas. Depuis des jours, il fulminait contre le départ de Beth McAdam et les mots blessants quelle lui avait jetés à la tête en partant. Comment pouvait-on être aussi aveugle ? Les hommes comme Jon Shannow n’aidaient pas le monde à devenir plus civilisé. La violence et le désespoir le suivaient, engendrant toujours plus de violence… Seuls les gens raisonnables pouvaient changer les choses. Mais les mots de Beth l’avaient blessé ! Elle l’avait traité d’imbécile et de lâche, lui reprochant la mort de Fenner. Pouvait-on blâmer quelqu’un parce qu’il y avait un orage en été, ou une inondation en hiver ? C’était trop injuste ! Oui, Fenner aurait encore été en vie s’ils étaient entrés dans l’établissement de Webber et l’avaient descendu sans discuter. Mais qu’auraient retenu les jeunes de la communauté ? Que le meurtre était admissible dans certains cas ? Il se souvint de Shannow, quand il avait froidement abattu un contradicteur, après l’exécution de Webber. Ce type s’appelait Lomax. Brutal et arrogant, il avait pourtant aidé le pasteur à construire son église, et travaillé dur pour maître Scayse afin de nourrir sa femme et ses deux enfants. Ces gosses, à présent des orphelins, grandiraient en sachant que leur père avait été abattu dans la rue à titre d’exemple. Qui pourrait les blâmer si ça les rendait mauvais ? Mais Beth McAdam ne pensait pas à ça. Broome traversa la rue et entendit les échos de coups de feu, à l’ouest. Encore des fauteurs de troubles… Il resta bouche bée d’étonnement quand il vit des centaines de guerriers en cuirasse noire foncer dans la rue, leurs armes crachant le feu. Les habitants couraient en tous sens. Une balle effleura Broome, qui courut se cacher dans une allée, entre deux bâtiments. Un homme passa à côté de lui. Puis sa poitrine explosa et il tomba la tête la première dans la poussière. Broome continua à courir. Il escalada une barrière et se précipita dans les champs, vers l’église. Au Repos du Voyageur, Mason regarda par la fenêtre et vit les reptiles avancer dans la rue principale, tuant tous ceux qu’ils trouvaient sur leur chemin. Il s’empara de son revolver des Enfants de l’Enfer et le chargea. Entendant un bruit de bottes dans l’escalier, il pivota et tira au moment où la porte éclatait. Un reptile s’écrasa contre le mur du couloir, mais d’autres entrèrent. Mason tira jusqu’à ce qu’une balle le touche à la poitrine, l’envoyant bouler contre la fenêtre. Deux autres l’atteignirent au ventre. Il bascula par la fenêtre et tomba dans la rue. Dans sa boutique, Groves saisit ses revolvers. Il fut tué avant d’avoir pu tirer un seul coup de feu. Des centaines de reptiles envahirent la ville. Certains hommes essayèrent de se défendre, mais l’attaque était trop soudaine. À l’église, le pasteur donnait un sermon passionné sur la Prostituée de Babylone et les bêtes de l’autre côté du Mur. Quand les bruits de bataille retentirent, les fidèles sortirent. Horrifié, le pasteur regarda les flammes dévorer les bâtiments. Josiah Broome arriva à la course, haletant et titubant. — Des bêtes venues de l’Enfer ! cria-t-il. Des milliers ! Les citadins commencèrent à courir, mais la voix du pasteur les arrêta. — Mes frères ! S’enfuir, c’est la mort assurée ! Il regarda autour de lui. Plus de deux cents personnes, dont les deux tiers étaient des femmes et des enfants… Les hommes avaient laissé leurs armes sous le porche. — Récupérez vos armes ! ordonna le pasteur. Broome et Hendricks, emmenez les femmes et les enfants vers le sud. Cachez-vous dans les bois. Nous vous rejoindrons plus tard. Les autres, suivez-moi ! Les hommes hésitèrent un moment, puis se joignirent à lui. Il s’arrêta au bord du pré, où un fossé avait été creusé pour canaliser les eaux de pluie. — Postez-vous là, dit le pasteur, et attendez mes ordres pour ouvrir le feu. Les cinquante-six hommes prirent place dans le fossé, armes à la main. Le pasteur se leva et écouta les cris qui montaient de la ville. Il aurait aimé s’y précipiter et faire sentir la colère de Dieu aux tueurs, mais il se retint et attendit. Un groupe de Dagues arriva en vue. Voyant le pasteur, elles ouvrirent le feu. Mais il sauta dans le fossé et les coups passèrent au-dessus de sa tête. Vingt reptiles se précipitèrent vers lui. — Allez-y ! cria le pasteur. Une salve de coups de feu faucha tous les agresseurs sauf un. Le pasteur leva son arme et logea une balle dans la tête du survivant. Des dizaines d’autres monstres surgirent des allées. Regardant en arrière, le pasteur vit Broome et Hendricks emmener les femmes et les enfants en sécurité. Mais ils n’étaient pas encore assez loin pour que les défenseurs puissent battre en retraite. Les reptiles attaquèrent sans un bruit. Trois salves de coups de feu les accueillirent, brisant l’assaut. — Je suis à court de munitions ! cria un homme dans le fossé. Quelqu’un lui passa une poignée de cartouches. Le pasteur jeta un coup d’œil vers la droite et vit une centaine de reptiles foncer sur eux. À ce moment, Edric Scayse et trente cavaliers déboulèrent de l’est. Les reptiles ouvrirent le feu. Alors que les hommes et les chevaux s’écroulaient, Scayse, deux revolvers à la main, fonça au milieu des rangs ennemis. Ses cavaliers survivants l’imitèrent. Le carnage fut épouvantable, mais Scayse et dix-sept de ses hommes réussirent à passer, sautèrent de leurs chevaux et se laissèrent tomber dans le fossé. — Content de vous voir, mon gars ! dit le pasteur. — D’où viennent-ils ? cria Scayse. — De l’autre côté du Mur. Envoyés par la Grande Prostituée. — Nous ferions mieux de filer d’ici ! — Non. Il faut protéger la retraite des femmes et des enfants. J’en ai envoyé une centaine vers le sud. Nous devons retenir ces monstres un moment. — Nous ne pouvons pas le faire ici, pasteur. Il est trop facile pour eux de nous prendre à revers. Je suggère de nous réfugier dans l’église… Les reptiles chargèrent de nouveau. Des salves de coups de feu les accueillirent, mais quatre d’entre eux parvinrent à sauter dans le fossé. Scayse flanqua un coup de crosse sur une tête grise écailleuse, puis tira à bout portant sur la créature. Les autres furent éliminées à coups de couteau, mais pas avant d’avoir tué trois des défenseurs. — Battez en retraite sur deux rangées ! cria le pasteur. La deuxième rangée recule de trente pas, puis couvre l’autre groupe. La terre trembla et des hommes tombèrent. Une faille s’ouvrit dans le pré, devant le fossé. Dans la ville, des bâtiments s’écroulèrent. Une deuxième secousse ébranla le sol. Les Dagues s’enfuirent, la bataille oubliée. — C’est le moment, pasteur ! dit Scayse. Les défenseurs se levèrent et traversèrent le pré en soulevant des nuages de poussière. Une autre faille s’ouvrit sur leur chemin, engloutissant deux hommes. Les autres atteignirent l’église, qui vacillait sur ses fondations. Le pasteur sut qu’elle ne tarderait pas à s’écrouler. — Retournons vers les bois, dit-il. La colère de Dieu est sur notre tête ! Josiah Broome regardait le pasteur superviser la réalisation d’une tranchée, du côté nord des bois. Dans un silence pesant, les hommes qui travaillaient à mains nues jetaient la terre devant eux pour en faire un remblai. De temps en temps, ils lançaient des coups d’œil inquiets vers le nord, d’où risquait de venir une nouvelle attaque. Broome était en état de choc. Le teint cireux, il regardait les gens s’agiter autour de lui. Tout était fini. La ville détruite, la majorité de ses habitants tués, les survivants étaient coincés dans les bois, sans abri, sans nourriture, et presque sans munitions. Il leur restait à attendre la mort et Broome luttait contre les larmes. Avec trois chevaux, Edric Scayse était parti pour ses terres, où il avait des armes de réserve. Deux hommes avaient été envoyés prévenir les fermes alentour de l’invasion. Broome ne se sentait plus concerné par tout ça… Une enfant approcha de lui et le regarda, la tête inclinée. — Que veux-tu ? demanda-t-il. — Vous pleurez ? — Oui… — Pourquoi ? La question était si ridicule que Broome partit d’un rire nerveux. L’enfant l’imita. Puis le rire de l’adulte se transforma en sanglots déchirants. L’enfant recula et courut vers le pasteur. Le visage couvert de boue, le prédicateur aux cheveux roux approcha de Broome. — Vous ne faites rien de bon, maître, dit-il. Et vous effrayez les enfants. Levez-vous et venez nous aider ! — Nous allons tous mourir, gémit Broome. Je ne veux pas crever ! — La mort vient pour tout le monde, un jour ou l’autre, et chacun se retrouve face au Tout-Puissant. Ne craignez rien, maître Broome. Je doute qu’un aubergiste ait fait grand-chose pour Lui déplaire. (Le pasteur passa un bras autour des épaules de Broome.) Mais nous ne sommes pas encore morts, Josiah. Venez aider les autres à creuser la tranchée. Broome se laissa conduire sur le site de l’ultime défense. — Quand viendront-ils, à votre avis ? — Quand ils seront prêts, répondit le pasteur. Les hommes cessèrent le travail quand ils entendirent un cheval avancer au pas dans les bois, derrière eux. Trois vaches à lait entrèrent dans la clairière, accompagnées de leurs veaux. Jon Shannow avança jusqu’au fossé et descendit de cheval. — J’ai pensé quelles pourraient vous être utiles. Si vous tuez les veaux, vous aurez un peu de viande d’avance, et le lait nourrira les enfants. — Où avez-vous trouvé ces bêtes, Shannow ? demanda le pasteur. — J’ai entendu les coups de feu, ce matin, et je vous ai vus vous battre. Je suis allé dans une ferme où j’ai pris ces vaches. Leur propriétaire a été tué et toute sa famille aussi. — Nous vous remercions, dit le pasteur. Si vous pouviez trouver un millier de cartouches et quelques centaines de revolvers, je vous embrasserai volontiers les pieds ! Shannow sourit et plongea la main dans sa sacoche. — Voilà toutes les munitions qu’il me reste pour les armes des Enfants de l’Enfer. Mais je vais chercher quelques revolvers. J’en ai caché hier, à quatre lieues d’ici environ. — Restez un moment avec moi, dit le pasteur. (Ils s’assirent près d’un ruisseau.) Combien sont-ils ? demanda le prédicateur. — D’après ce que j’ai vu, un millier au moins. Placés sous les ordres d’une femme. — La Prostituée Noire, dit le pasteur. — Elle n’est pas noire, mais blonde… Et elle ressemble à un ange ! Son armée et elle ne viennent pas de l’autre côté du Mur. — Comment le savez-vous ? — Je le sais, c’est tout. En parlant du Mur, la dernière secousse a ouvert une brèche. Nos chances de survie seraient meilleures si nous pouvions y aller et passer de l’autre côté. Quelques hommes suffiraient à garder l’entrée pendant que le reste de la communauté cherche un abri. — Il y a environ trois cents personnes ici, Shannow. Ces gens ont perdu tout ce qu’ils avaient. Nous n’avons ni nourriture, ni vêtements de rechange, ni tentes ni outils. Où trouverions-nous un abri ? — Alors, quel est votre plan ? — Les attendre, en tuer autant que possible et prier ! — D’accord avec vous en ce qui concerne la prière ! Pasteur, je ne suis pas un expert de la guerre, mais une chose me paraît sûre : nous ne vaincrons pas ces reptiles en les attendant ici. Il nous faut de d’équipement, dites-vous. Exact ! Allons le chercher. Et quelques armes, par la même occasion. — Où ? — En ville. Il reste des chariots et beaucoup de bœufs et de chevaux dans les prés. Tous les bâtiments n’ont pas été détruits. J’ai regardé avec ma longue-vue. Le magasin de Groves est toujours debout. Il contient de la poudre et du plomb pour les armes. La forge aussi est restée debout. Et le village de tentes n’a pas été touché du tout. — Et les reptiles ? — Postés au sud de la ville… Je crois qu’ils ont peur d’un autre tremblement de terre. — Combien d’hommes vous faudra-t-il ? — Une dizaine. Nous ferons un détour par l’ouest et nous entrerons de nuit dans la cité. — Et vous espérez charger les chariots et les rapporter ici au nez et à la barbe de l’ennemi ? — J’ignore si nous réussirons. Mais ça vaut mieux que rester ici et mourir de faim. Le pasteur se tut un moment, puis il eut un petit rire. — Il vous arrive de penser à la défaite, Shannow ? — Pas tant que je respirerai ! Conduisez ces gens devant la brèche du Mur. J’irai chercher les outils et les fournitures. Puis-je choisir les hommes que j’emmènerai ? — S’ils sont d’accord pour vous suivre. Jon et le pasteur revinrent au camp. Le prédicateur rassembla les hommes, leur expliqua le plan et demanda des volontaires. Vingt hommes se proposèrent. Jon les conduisit dans une petite clairière. — J’ai besoin de douze hommes seulement. Combien d’entre vous sont mariés ? (Quinze volontaires levèrent la main.) Et combien ont des enfants ? (Neuf levèrent de nouveau la main.) Bon. Ces neuf-là, retournez au camp. Les autres, restez avec moi. Je vais vous dire ce que nous devrons faire. Shannow précisa à ses compagnons de quelles fournitures ils auraient besoin et leur indiqua comment se les procurer. Certains hommes donnèrent des conseils avisés, d’autres se turent. Jon termina par un avertissement. — Pas d’actes de bravoure inutile ! Le plus important est de rapporter les fournitures. Si vous êtes attaqué, vos amis en danger, ne retournez pas les aider. Je ne serai pas avec vous, mais pas très loin. Quand vous entendrez du vacarme dans le camp ennemi, vous saurez que c’est le moment d’agir. — Qu’allez-vous faire ? demanda Taureau. — Leur lire un extrait des Écritures, dit l’Homme de Jérusalem. Chapitre 24 Chreena étudia pendant deux jours la Mare de l’Épée. Elle analysa l’eau venue des falaises qui se jetait dans les nappes souterraines. À présent, elle était assise à l’ombre du pic du Chaos, d’où plongeaient les Dianae les plus hardis. Shir-ran était monté presque jusqu’au sommet du pic. Il serait allé plus haut, si la cime n’avait pas formé un surplomb impossible à escalader. Puis il avait exécuté un plongeon impeccable. Chreena se souvint du moment où il avait émergé de l’eau, sa chevelure noire luisant sous le soleil, une lueur de triomphe dans les yeux. Il devait y avoir dans l’eau un élément qui avait affecté sa structure génétique. Plongeant d’une telle hauteur, il s’était enfoncé profondément. Le problème était peut-être là. Chreena ferma les yeux et laissa son esprit dériver au-dessus des rochers de la Mare, puis descendre dans ses profondeurs obscures. Elle savait ce qu’elle cherchait : un héritage toxique laissé par les Temps Intermédiaires. Des barils de déchets chimiques, de gaz neuroplégique, des germes de maladies… Les hommes des Temps Intermédiaires ne pensaient pas à l’avenir. Ils n’avaient pas hésité à stocker leurs poisons dans les profondeurs de l’océan. Dans la maison des Gardiens on affirmait que ces peuples savaient que leur époque durerait peu. Sinon, pourquoi auraient-ils pollué leurs rivières et leurs océans, détruit les forêts qui leur permettaient de respirer et empoisonné leur corps avec des toxines et des cancérigènes ? Chreena se força à oublier ces théories invérifiables et se remémora tout ce qu’elle savait sur l’eau – l’essence même de la vie. Dans les Temps Intermédiaires, elle couvrait soixante-dix virgule huit pour cent de la surface terrestre. Maintenant, elle en couvrait soixante et onze virgule trois pour cent. Le corps était composé aux deux tiers d’eau. Un être humain pouvait survivre plusieurs mois sans nourriture, mais seulement quelques jours sans eau. Réfléchis ! s’ordonna-t-elle. L’eau était composée de deux tiers d’hydrogène pour un tiers d’oxygène. Elle se concentra davantage, plongea de plus en plus profondément dans la Transe de Recherche et analysa les oligoéléments, au fond de la Mare. Elle les élimina un par un : silice réactive, magnésium, sodium, potassium, fer, cuivre, zinc. Il y avait d’infimes traces de plomb, mais qui n’auraient pas pu faire de mal à quelqu’un, à moins d’en boire cent litres par jour pendant des années. Elle réintégra son corps et s’appuya au rocher, épuisée. Le soleil avait dépassé le pic du Chaos et sa peau nue était en feu. Elle se déplaça de plusieurs pas et chercha Oshere du regard. Endormi à l’ombre, il avait presque perdu son apparence humaine et ne pouvait pratiquement plus parler. Ce n’était pas l’eau. Mais quoi d’autre ? Chreena se leva et s’étira, puis s’habilla et approcha de la base du pic. Trouvant de nombreuses prises à la surface du rocher couvert de bernaches, elle entreprit de grimper lentement. La dernière fois qu’elle s’était livrée à cet exercice, presque trois ans plus tôt, elle fuyait le vaisseau fantôme condamné en portant son fils, Luke, au-dessus des ruines de Balacris. À ce moment, elle s’appelait Amaziga Archer, veuve de Samuel, et professeur des enfants des Gardiens. Les Gardiens ? Ils avaient préservé toutes les connaissances des peuples des Temps Intermédiaires, mais leur travail avait été corrompu par Sarento, un apôtre de la Renaissance – la résurrection du monde tel qu’il était avant la Chute. Sa patience émoussée, il avait entrepris de précipiter les événements avec la Pierre-Mère. Ce fou avait distribué des Pierres de Sang aux Enfants de l’Enfer. Puis il avait encouragé les tendances violentes de ce peuple. Selon lui, l'homme n’était jamais aussi créatif que pendant les guerres. Grâce au pouvoir de la Pierre-Mère, il avait restauré le Titanic, dont l’épave gisait au sommet d’une montagne, en faisant la base des Gardiens. Mais un événement fortuit l’avait conduit à sa perte. Les Enfants de l’Enfer avaient capturé Donna Taybard en vue d’un sacrifice de sang. Cela avait suffi à conduire l’Homme de Jérusalem à Balacris et au Titanic. Amaziga se souvint de la nuit où Sarento avait utilisé le pouvoir de la Pierre-Mère pour reproduire le premier voyage du grand vaisseau. Le navire n’avait pas quitté la montagne. Mais dans les salons somptueux, sous les lumières étincelantes, ses passagers voyaient un ciel constellé d’étoiles au-dessus d’un océan d’un noir profond. Shannow avait combattu Sarento dans les cavernes de la Pierre-Mère. Il l’avait tué, annulant le pouvoir de la Pierre. Le Titanic avait heurté l’iceberg, une mer magique détruisant les Gardiens et les connaissances qu’ils avaient accumulées. Amaziga avait quitté l’épave sans un regard en arrière. L’Homme de Jérusalem s’était approché d’elle. — Je suis désolé, avait-il dit. J’ignore si mes actes étaient justes, mais ils étaient justifiés. Je vous conduirai en sécurité. Ils s’étaient séparés dans une petite ville, des centaines de lieues au nord. Amaziga avait voyagé avec son fils jusqu’au territoire où se dressait le Mur. Elle monta plus haut et regarda la Mare scintillante, en contrebas. Prise de crampes, elle se hissa sur une corniche pour se reposer. — Tu vieillis, se dit-elle. Elle avait plus d’un siècle, car la Sipstrassi des Gardiens avait préservé sa jeunesse. Mais sans la Pierre, des reflets argentés apparaissaient dans ses cheveux noirs frisés. Quel âge biologique as-tu, Amaziga ? se demanda-t-elle. Trente-cinq ans ? quarante ? Elle inspira à fond et continua son escalade. Il lui fallut une heure pour arriver à la corniche, sous le pic. Quand elle la dépassa, elle posa la main sur une pierre déchiquetée et s’entailla la paume. Furieuse, elle s’adossa à la paroi rocheuse, le cœur battant la chamade. Elle ne captait toujours rien de sinistre dans les rochers du pic. L’escalade avait été une perte de temps… Chreena se prépara à redescendre. Elle pensa un moment à plonger dans la Mare, mais renonça, car elle n’avait jamais été à l’aise dans l’eau. Baignée par le soleil, elle se sentit étrangement vivifiée. Son pouls ralentit. Elle leva sa main blessée pour essayer d’arrêter le sang. Mais la coupure avait disparu et il ne restait même pas une cicatrice. Elle prit la pierre qui l’avait blessée et vit une trace de sang. Elle s’agenouilla pour examiner la paroi rocheuse. Au-dessus d’elle, elle vit le surplomb impossible à escalader. Au-dessus, elle aperçut l’Épée de Dieu et les croix qui l’entouraient. Fermant les yeux, elle laissa son esprit s’enfoncer dans les profondeurs de la pierre couverte de bernaches. Elle atteignit du marbre sculpté et un réseau de fils en or et de cristal qu’elle suivit jusqu’à un bassin argenté de six pieds de diamètre. Au centre reposait une énorme Pierre Sipstrassi, ses veines dorées larges de plusieurs pouces. Elle ouvrit les yeux. — Dieu ! murmura-t-elle. Le pic du Chaos n’était pas une formation naturelle. C’était une tour ! Et la Pierre diffusait encore de l’énergie – douze mille ans plus tard. Amaziga regarda Oshere, toujours endormi, et elle comprit. Les pouvoirs de guérison des Sipstrassi ! Le pouvoir magique de la Pierre avait touché Shir-ran et les autres, éliminant les manipulations génétiques. La Pierre les avait rendus de nouveau parfaits ! — Grand Dieu ! Amaziga regardait toujours Oshere, loin au-dessous d’elle. Normalement, elle aurait dû être en contact avec la Pierre pour diriger son pouvoir. Mais avec une Sipstrassi de cette taille… Elle se concentra. Oshere s’agita dans son sommeil et fut pris de convulsions. Sa fourrure disparut et ses membres se redressèrent. Amaziga invoqua une image mentale de l’homme qu’il avait été. Quand elle rouvrit les yeux, elle vit sur le rocher un jeune mâle nu endormi. Sans hésiter un instant, elle plongea de la corniche, son corps d’ébène fendant bientôt les flots. Quand elle eut refait surface, elle nagea jusqu’à la rive et se hissa à côté d’Oshere. Ses vêtements mouillés enlevés, elle laissa le soleil la sécher. Oshere se réveilla et demanda : — C’est un rêve ? — Non. C’est la réalité que les rêves ont fabriquée. — Vous avez l’air si jeune… et si belle ! — Vous aussi… Il s’assit et regarda son propre corps bronzé. — Ce n’est pas un rêve ? Je suis redevenu humain ? — Oui. — Expliquez-moi tout ! — Pas encore, murmura Chreena en lui caressant le visage. Oshere, je viens de plonger pour vous… Sa Pierre de Sang serrée contre la poitrine, Sharazad traversa le portail. La tête lui tourna et des couleurs étranges dansèrent devant ses yeux. Elle attendit que les tourbillons cessent et constata qu’elle était passée d’une nuit étoilée à une aube étincelante. Un court moment, elle se sentit désorientée. Assis près d’une fenêtre, le roi regardait ses armées s’entraîner dans les champs. — Sois la bienvenue, dit-il doucement sans tourner la tête. Elle s’agenouilla. — Si vous saviez combien je trouve merveilleux d’être de nouveau en votre présence, mon seigneur… Le roi se tourna vers elle et sourit. — Ta flatterie vient à point nommé, car je ne suis pas très content de toi… La femme leva les yeux et vit le soleil scintiller sur sa barbe dorée. Son regard pétillant de malice était chaud et presque doux. La peur tétanisa Sharazad. Elle n’était pas abusée par les manières courtoises du roi, ni par son apparente bonne humeur. — De quelle façon ai-je provoqué votre déplaisir, mon seigneur ? murmura-t-elle. — L’assaut du village barbare a été mal programmé et conduit en dépit du bon sens ! Je pensais que tu savais réfléchir, Sharazad. Mais tu as attaqué d’une seule direction, permettant à l’ennemi de s’enfuir. Au lieu d’écraser définitivement ces chiens, tu les as forcés à se réfugier dans les bois, au sud, où ils auront le temps de préparer une défense. — Ils ne le feront pas, mon seigneur. Ce sont des barbares. Pas d’organisation, peu d’armes et peu d’habileté ! — Peut-être. Mais si tu manques à ce point de talent stratégique, pourquoi te laisserais-je commander mes troupes ? — Je ne manque pas de talent, mon seigneur, mais c’était ma première bataille. Tous les généraux doivent apprendre. Je ferais n’importe quoi pour vous satisfaire. Il éclata de rire et se leva. D’un mouvement gracieux, il lui prit les mains et la releva. — Je sais que tu apprendras… Tu l’as toujours fait. C’est pour ça que je t’autorise à avoir tes petits plaisirs. Avant de te faire l’amour, Sharazad, je voudrais te montrer quelque chose qui t’aidera peut-être à comprendre. Il prit une Pierre Sipstrassi dans une bourse brodée d’or pendue à sa ceinture et la souleva. Le mur du fond de la pièce disparut, remplacé par une image du camp des Dagues. Leurs tentes étaient regroupées sur une pente, près d’un ruisseau. Des gardes patrouillaient, et deux sentinelles étaient postées sur un escarpement rocheux. — Je ne vois rien d’anormal… — Je sais. Observe. Et écoute. Le vent gémissait sur le flanc de la colline. On entendait des battements d’ailes de chauve-souris et des meuglements de bétail… — Tu n’as rien remarqué ? demanda le roi, posant une main sur l’épaule de la femme pour défaire les lanières de son plastron doré. — Non. Ce sont les bruits naturels de la nuit… — Pas tous, dit-il en enlevant le plastron. Un des bruits n’est pas à sa place. — Le bétail ? — Oui. Il se déplace rarement la nuit. Donc, quelqu’un le conduit. Et le troupeau se dirige vers le camp des Dagues. Un cadeau ? une offrande de paix ? Elle vit les animaux avancer lentement vers le camp. Quelques sentinelles cessèrent de faire les cent pas pour les regarder. Puis un coup de feu retentit derrière le troupeau, suivi d’une série de cris effrayants. Le bétail affolé partit au galop. Horrifiée, Sharazad regarda les sentinelles ouvrir le feu sur les bêtes de tête. Quelques-unes tombèrent, mais le troupeau continua à avancer. Des Dagues sortirent de leurs tentes et s’enfuirent. À toute allure, le troupeau traversa le camp et disparut de l’autre côté. Quand la poussière retomba, Sharazad vit une trentaine de corps déchiquetés dans les ruines du campement. Les mains du roi défirent les lacets de la tunique de soie de Sharazad, faisant glisser le vêtement de ses épaules. Elle n’arrivait toujours pas à détourner le regard du carnage. — Sharazad, murmura le roi, que cela te serve de leçon… Les doigts de l’homme effleurèrent ses hanches. La scène changea, montrant une ravine, à trois cents pas du camp. Sur un étalon noir, un cavalier observait les événements. Sous le clair de lune, Sharazad vit clairement son visage, et se souvint de l’homme qu’elle avait vu devant le Repos du Voyageur. — C’est un homme très spécial… Jon Shannow… Il est respecté par ces barbares, qui l’appellent l’Homme de Jérusalem, parce qu’il cherche une cité mythique. — Peu importe le camp, dit Sharazad. Et trente Dagues ne seront pas difficiles à remplacer ! — Tu ne comprends toujours pas. Pourquoi a-t-il expédié ce troupeau dans le campement ? Une vengeance mesquine ? Cet homme est au-dessus de ça. — Quelle autre raison pourrait-il y avoir ? — Tu as des patrouilles dans le secteur ? — Bien entendu. — Où sont-elles en ce moment ? Sharazad sonda la plaine. Les trois patrouilles de vingt guerriers chacune revenaient vers le camp détruit. L'image changea une fois encore. Cette fois, elle montrait la ville. — Bien sûr, tu as fait fouiller la ville et détruire tout ce qui pourrait servir à l’ennemi ? — Non… Je n’y ai pas pensé… — Tu ne penses jamais, Sharazad. C’est ton crime principal ! Des hommes s’activaient autour des chariots, les chargeant de nourriture, d’outils et d’armes. Quand le roi s’éloigna d’elle, Sharazad ne s’en aperçut pas. Elle n’avait d’yeux que pour Shannow, qui descendait de cheval devant l’armurerie. — Puis-je avoir les Chasseurs ? demanda-t-elle. Je veux cet homme ! — Tu auras tout ce que tu désires, Sharazad, parce que je t’aime. Un fouet cingla l’air et finit sa course sur les fesses de la jeune femme. Elle cria mais ne bougea pas. Une longue journée de douleur commençait… Le roi regarda Sharazad endormie sur les draps de soie blanche, ses longues jambes pliées sous elle. On eût dit une enfant, pure et innocente. Il l’avait fouettée jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse, son sang tachant le tapis, à ses pieds. Puis il l’avait guérie. — Stupide femme, dit-il. Une secousse ébranla la ville, mais la Pierre-Mère Sipstrassi nichée sous le temple répara les fentes des murs et protégea les habitants. Le roi gagna la fenêtre. Au-delà des murs de marbre du palais, les habitants d’Ad vaquaient à leurs occupations. Six cent mille personnes, nées dans la plus grande nation que la Terre ait jamais connue et connaîtrait jamais. Grâce au pouvoir de la Pierre venue des deux, le roi avait conquis le monde civilisé et ouvert des portails vers des merveilles inimaginables. Désormais les nouvelles conquêtes ne signifiaient plus grand-chose pour lui. Tout ce qui comptait, c’était que son nom survive à travers les âges. Il sourit. Et pourquoi pas ? Avec le pouvoir des Sipstrassi, immortel, il serait toujours là pour entendre les bardes célébrer son histoire. Il y eut une deuxième secousse. Ces tremblements de terre commençaient à l’inquiéter. Ils étaient devenus bien plus fréquents, ces derniers temps… Saisissant la Pierre, il ferma les yeux. Et disparut. Quand il rouvrit les yeux, il était dans une pièce identique à celle qu’il avait quittée, devant un paysage similaire : les grands murs de marbre du palais, la cité et les docks silencieux… Probablement sa plus grande réussite artistique : il avait créé une réplique parfaite d’Ad dans un monde où l’homme n’existait pas. Il n’y avait pas de séismes non plus, la terre étant seulement peuplée de daims, d’élans et de toutes les autres créatures de la nature. Bientôt, il transférerait les habitants d’Ad dans cette cité, et construirait une nouvelle Atlantide là où nul ennemi ne pourrait la conquérir – parce qu’il n’existerait aucune autre nation. Il retourna dans son appartement et envisagea un instant de réveiller Sharazad pour une heure de jeux amoureux. Mais il y renonça. Il était toujours furieux contre elle. Peu lui importait la mort des Dagues. Les reptiles étaient de simples outils. Comme Sharazad l’avait dit, ils seraient aisément remplacés. Mais il détestait les esprits indisciplinés incapables de saisir les stratégies les plus simples. Beaucoup de ses généraux étaient dans ce cas. Ils ne pensaient pas que le but de la guerre était de vaincre, mais de livrer de grandes batailles héroïques ! En réalité, il fallait abattre l’ennemi de l’intérieur. Le convaincre que sa cause était sans espoir, puis frapper quand il était démoralisé. Après avoir triomphé, il convenait d’être magnanime, car un peuple humilié vivait pour la vengeance. Donc, il fallait faire retomber la responsabilité de la guerre sur les chefs et courtiser le peuple. Mais ses généraux avaient-ils compris ? Une nouvelle aube commençait pour l’Atlantide. Le roi avait vu un monde où abondaient les machines volantes et d’autres merveilles. Pour le moment, il avait eu seulement de brefs contacts avec cet univers. Bientôt, il ouvrirait le portail en grand et enverrait des éclaireurs se renseigner sur ce nouvel ennemi. Ses pensées revinrent à Sharazad. Le monde qu’elle avait découvert était sans intérêt, sauf pour les armes. Maintenant qu’ils les avaient vues, ses savants pouvaient les reproduire en les améliorant. Pourtant, il autoriserait Sharazad à jouer son petit jeu jusqu’au bout, avec le vague espoir qu’elle apprenne quelque chose. Sinon, il resterait toujours le fouet et les cris délicieusement satisfaisants qu’elle poussait… Shannow était intéressant. Les Chasseurs le tueraient, bien entendu, mais pas sans mal. Combien devait-il en envoyer ? Cinq réussiraient à l’avoir à coup sûr. Un seul lui laisserait une chance. Le roi décida qu’il en enverrait trois. Mais lesquels choisir ? Magellas ferait partie de l’expédition. Fier et hautain, il aimait les missions difficiles. Lindian ? Froid et mortellement dangereux, ce n’était pas un homme à qui tourner le dos… Oui, il enverrait Lindian. Et le troisième ? Rhodaeul ! Sans cesse en compétition, Magellas et lui se haïssaient. Une mission intéressante pour ce groupe. Et les trois hommes avaient appris à manier les nouvelles armes avec une aisance étonnante. Restait à savoir s’ils sauraient les utiliser contre un ennemi très doué. Le roi souleva sa Pierre et se concentra sur le visage de Shannow. L’air frémit autour de lui. Puis il vit l’Homme de Jérusalem soulever un sac et le jeter en travers de sa selle. — Vous êtes en grand danger, Jon Shannow… Tenez-vous sur vos gardes ! Shannow pivota quand la voix désincarnée retentit dans son esprit. Il leva son arme, mais ne vit rien. L’écho d’un rire moqueur mourut lentement… Chapitre 25 La retraite eut lieu juste après l’aube. Le pasteur et vingt hommes flanquaient la colonne pendant qu’elle se frayait un chemin vers la brèche ouverte dans l’antique Mur par le tremblement de terre. Le pasteur portait un fusil à canon court, et ses revolvers dépassaient de la ceinture de sa soutane noire. Les chariots récupérés dans la ville transportaient une partie des enfants. La plupart des trois cents survivants du raid, rejoints par les fermiers des environs, marchaient en silence et regardaient nerveusement autour d’eux. Tout le monde s’attendait à ce que les reptiles attaquent. Le pasteur avait eu du mal à convaincre les réfugiés de quitter l’abri précaire des bois. Edric Scayse était revenu dans la nuit, avec deux chariots pleins de nourriture et d’armes. Gardant trente hommes, il s’était porté volontaire pour défendre la tranchée. — C’est en partie ma faute, dit-il au pasteur avant le départ. Ces démons portent des armes que je leur ai fournies, que Dieu me pardonne ! — Il a l’habitude de pardonner, assura le pasteur. (En avançant, il récita une prière :) Seigneur, comme vous avez permis au Peuple Élu de quitter l’Égypte, soyez avec nous pendant que nous marchons dans la vallée des ombres de la mort. Et restez avec nous quand nous entrerons dans le royaume de la Grande Prostituée, que je tuerai avec votre bénédiction, comme toutes les bêtes de l’Enfer sur qui elle règne. Les chariots soulevaient de la poussière. Le pasteur gagna l’arrière de la colonne et ordonna aux enfants de jeter de l’eau autour des roues. Le Mur n’était plus si loin. Mais si les réfugiés étaient surpris à découvert, ils ne pourraient pas se défendre. Le pasteur approcha des hommes qui flanquaient la colonne. — Vous avez vu quelque chose ? demanda-t-il à Taureau. — Rien ne bouge… Mais j’ai l’impression d’être assis sur une enclume, le marteau au-dessus de moi. Vous voyez ce que je veux dire ? Si les reptiles ne nous tuent pas, il faudra entrer dans le territoire des Hommes-Lions… — Dieu nous accompagnera. — J’espère bien. Nous avons rudement besoin d’un petit avantage… Regardez ! d’autres survivants ! Le pasteur tourna la tête et vit qu’un chariot approchait. Il reconnut Beth McAdam sur le siège du conducteur. Un homme à la barbe noire était assis près d’elle. Il leur fit signe de se joindre à la colonne, puis alla les accueillir. — Content de voir que vous allez bien, Beth. — Je n’appellerais pas ça « bien » ! Je venais de m’installer dans ma nouvelle maison et j’en ai été chassée par une horde de lézards ! De plus, j’ai un blessé dans le chariot, et être secoué comme ça ne lui fera pas grand bien. — Dans deux heures, si Dieu le veut, nous serons de l’autre côté du Mur. Là, nous pourrons nous défendre. — Oui, contre les reptiles. Mais les autres bêtes ? — À la grâce de Dieu… Qui est votre nouvel ami ? — Il s’appelle Nu. Il a guéri tous les malades du convoi. Encore un homme de Dieu ! J’ai l’impression qu’ils pullulent, en ce moment ! Nu descendit du chariot et s’étira. Quand le pasteur lui tendit la main, il la serra. — Vous venez d’arriver dans ce pays, maître ? — Oui et non, dit Nu. Je suis déjà venu… Il y a très longtemps. Beaucoup de choses ont changé. — Connaissez-vous les terres qui s’étendent de l’autre côté du Mur ? — Pas très bien, je dois l’avouer. On y trouve une ville très ancienne, Ad, pleine de temples et de palais. — Elle est maintenant habitée par les suppôts du Démon. À cause d’eux, l’Épée de Dieu est restée prisonnière dans le ciel. Mon rêve est de détruire ces monstres et de libérer l’Épée. Nu avait vu la cité pendant ses voyages spirituels, sans relever aucun signe de bêtes ni de démons. Les deux hommes marchèrent un moment sur le flanc de la colonne. Puis le pasteur s’éloigna, lassé par le mutisme de son compagnon. Nu continua seul, perdu dans ses pensées. Comment un homme qui prétendait croire au pouvoir suprême de Dieu pouvait-il imaginer que le Tout-Puissant avait besoin de son aide ? Son Épée prisonnière du ciel ? Pour quelle créature misérable prenait-il Dieu ? Le convoi avançait lentement. Un cavalier arriva soudain. Un des hommes de Scayse… — Vous feriez bien de vous dépêcher, pasteur ! Il y a deux groupes de créatures : le plus petit se dirige vers maître Scayse, dans les bois, et le plus grand tentera de vous intercepter. Il n’est pas loin derrière moi. Le pasteur tourna la tête pour évaluer la distance jusqu’au Mur. Encore une bonne lieue… — Allez dire aux chariots d’avancer aussi vite que possible. Les gens à pied devront courir ! Le cavalier talonna son cheval fatigué et partit au trot vers les chariots de tête. Stimulés par les coups de fouet, les bœufs augmentèrent péniblement l’allure. Le pasteur réunit ses hommes. — Nous ne pouvons pas les arrêter, dit-il, mais nous resterons à l’arrière du convoi. Quand ils arriveront, nous ralentirons leur progression. Allons-y ! Le soleil se leva pendant qu’ils avançaient dans le nuage de poussière laissé par les chariots. Quand le rire moqueur se fut éteint, Shannow sauta en selle. Il regarda autour de lui. Dans la poussière, près du Repos du Voyageur, il vit le cadavre de Mason, criblé de balles. Quelques pas vers la gauche, il reconnut Boris Haimut, qui n’aurait plus jamais l’occasion de trouver les réponses à ses questions. Le palefrenier boiteux était allongé devant la porte des écuries, un vieux fusil de chasse à la main. Il y avait des cadavres partout… des hommes, des femmes et des enfants que Jon n’avait pas rencontrés de leur vivant. Pourtant, tous avaient eu leurs rêves et leurs ambitions… Il fit volter son étalon et se dirigea vers la vallée. Il avait eu de la chance à l’armurerie. Comme il l’avait espéré, Groves avait fabriqué d’autres cartouches pour les armes des Enfants de l’Enfer, sans doute parce qu’il prévoyait des commandes plus importantes de Scayse. Jon disposait de plus de cent cartouches. Il avait aussi récupéré trois sacs de poudre noire et d’autres marchandises dans les débris de la quincaillerie. Pendant qu’il avançait, il repensa à la voix entendue dans son esprit. « Soyez sur vos gardes…» Depuis vingt ans, il était constamment en danger. La voix et la menace qu’elle impliquait ne le troublaient pas. Les hommes vivaient et ils mouraient. Rien ne pouvait effrayer un type qui avait compris ces vérités de base. Shannow chevaucha un moment en vue des chariots puis il coupa la piste à angle droit et partit en direction des collines, vers l’est. Si le pasteur avait écouté ses conseils et déplacé ses gens, la vallée deviendrait l’endroit le plus dangereux. Shannow changeait souvent de direction, ne laissant pas l’occasion à un observateur de prévoir son itinéraire. Il guida l’étalon dans les collines semées de rochers, descendit de selle, attacha l’animal, souleva le sac, l’ouvrit et étala son contenu sur le sol. Sept pots en terre au col étroit fermé par un bouchon, six paquets de petits clous et une bobine de fil d’amorce… Il remplit les pots de poudre noire, mélangée à une poignée de clous, les reboucha, perça les bouchons avec un clou plus long et fit passer par le trou une petite longueur de mèche. Satisfait de son travail, il remit les pots dans le sac et attendit. Au loin, dans sa longue-vue, il vit les chariots arriver à la lisière du bois, puis s’engager sur la plaine pour se diriger lentement vers le Mur. Une heure passa avant que les premières Dagues apparaissent. Toujours avec sa longue-vue, Shannow les vit approcher des fortifications de fortune. Puis un autre mouvement l’alerta. Des centaines de reptiles fonçaient vers le sud. Un cavalier traversa leurs rangs et s’éloigna au galop. Shannow se leva, mit le sac sur sa selle, remonta sur son étalon et le conduisit vers les pentes est, à travers les arbres. Dissimulé par la colline, il galopa sans se soucier des dangers du terrain. L’étalon avait le pied sûr et aimait galoper. Par deux fois, Jon fut obligé de plonger sous des branches qui auraient pu le désarçonner. Quand les collines se transformèrent en plaine, il orienta son étalon vers l’ouest et emprunta une ravine peu profonde qui conduisait dans la plaine. Soudain, des coups de feu sifflèrent à ses oreilles. Sautant de sa selle, il vit les reptiles se rapprocher à vive allure. Le sac à la main, il en sortit un des pots, craqua une allumette et la posa sur la mèche. Shannow lança le pot par-dessus le bord de la ravine et en alluma un autre. Dans le vacarme de l’explosion, les clous chauffés au rouge jaillirent dans tous les sens. Trois autres pots s’envolèrent et atterrirent dans les rangs des Dagues. Jon saisit le pommeau de sa selle et sauta sur son étalon. Lançant l’animal au galop, il se dirigea vers l’ouest et regarda en arrière. Des cadavres gisaient dans l’herbe, mais trop de Dagues étaient encore debout. Des balles le frôlèrent. Grâce à la vitesse de son étalon, l’Homme de Jérusalem fut rapidement hors de portée de tir. Edric Scayse rechargea son fusil. Les reptiles avaient donné l’assaut une seule fois. Le feu nourri des défenseurs avait fait des ravages dans leurs rangs. Maintenant, ils se montraient plus prudents. Ils avançaient furtivement et attendaient que les défenseurs se découvrent. Onze hommes avaient été tués. Scayse savait que leur situation était sans espoir. Tous ses rêves étaient tombés en poussière à cause de l’or que lui avait donné Sharazad ! Elle était venue le voir trois mois plus tôt, prétendant être originaire d’une lointaine communauté, à l’est. Pouvait-il lui fournir des armes ? Bien entendu, si elle acceptait le prix ! Son or était d’une qualité extraordinaire… Maintenant, il était coincé dans un bois. Sa ville détruite, les citoyens qui auraient fait de lui leur chef étaient morts ou en fuite. Il se leva d’un bond et tira trois fois avant de se laisser retomber de l’autre côté du remblai. Sur sa gauche, un homme s’écroula, une blessure béante à la tempe. — Nous devrions foutre le camp ! lança un type. — Ça semble une bonne idée, admit Scayse. Les dix-huit survivants quittèrent le fossé et battirent en retraite dans les bois. Des coups de feu sifflèrent autour d’eux. Scayse plongea à couvert quand une balle arracha son chapeau. Il se laissa rouler dans les buissons, se releva et fonça vers la droite au moment où des balles frappaient les troncs d’arbres et ricochaient autour de lui. Un projectile heurta la crosse de son fusil, qui lui échappa des mains. Sortant son revolver, il continua à courir. Un reptile se dressa devant lui, dague brandie. Scayse lui tira dessus à bout portant. Bondissant par-dessus le cadavre, il reprit sa course. Derrière lui, il entendait les cris des mourants. Il regarda en arrière et vit que des reptiles s’étaient lancés à sa poursuite. Il tira deux fois, mais n’en toucha aucun. Plongeant à l’abri d’un arbre, Scayse rechargea son revolver et attendit. — À terre, Scayse ! cria une voix. Et bouchez-vous les oreilles ! Un pot en terre vola au-dessus de lui et explosa dans les rangs des reptiles. Un deuxième suivit rapidement. Scayse plongea au sol quand les explosions secouèrent les arbres, puis il se releva et reprit sa course. Sur son étalon noir, Shannow lui tendit la main. Scayse se hissa derrière, et le cheval les emmena à l’abri des bois. Ils chevauchèrent pendant deux lieues avant que Shannow permette à l’animal de s’arrêter pour se reposer. L’étalon respirait bruyamment et ses flancs étaient couverts d’écume. Scayse descendit de selle et lui tapota le dos. — Un sacré cheval, Shannow. Si vous avez un jour envie de le vendre, je suis preneur ! — Et vous paierez avec quoi ? demanda Jon. Vous ne possédez plus rien, à part vos vêtements. — Je me referai ! Je trouverai un moyen de vaincre ces créatures, et cette maudite femme. — Vous devriez lui être reconnaissant ! Elle n’a rien d’un général ! Avec une centaine de cavaliers bien armés, nous détruirions ses troupes en une journée. — Possible, reconnut Scayse. Mais pour le moment, c’est elle qui mène la danse ! Shannow ne répondit pas. Les deux hommes marchèrent un moment en silence. Puis Jon dirigea l’étalon vers une petite piste qui conduisait à une caverne. L’entrée faisait moins de quatre pieds de large, mais l’intérieur était grand et presque circulaire. Shannow enleva la selle de son cheval et le bouchonna. — Nous resterons ici une heure ou deux. Ensuite, il faudra chercher un moyen de passer par-dessus le Mur. — Plus facile à dire qu’à faire… Les reptiles grouilleront sur notre chemin ! Au fait, merci de m’avoir sauvé. Je rembourserai cette dette, un jour ou l’autre ! — Une bonne idée, fit Jon en déroulant ses couvertures sur le sol. Réveillez-moi dans une heure. — Nous risquons d’être coincés dans cette caverne. Ne vaudrait-il pas mieux sortir ? — Il est peu probable qu’ils nous pourchassent longtemps. Après avoir éliminé votre ligne de défense, ils se regrouperont autour du Mur. — Et si vous vous trompez ? — Nous serons morts tous les deux. Réveillez-moi dans une heure. Le grand Mur avait été fracturé par le tremblement de terre. Des deux côtés, les blocs de pierre en équilibre instable donnaient l’impression qu’un coup de vent risquait de les faire basculer sur les chariots. Le pasteur regardait le convoi avancer. Derrière eux, les explosions avaient cessé et la poussée ennemie aussi. — Shannow ? demanda Taureau. (Le pasteur hocha la tête.) Ce type n’abandonne jamais, n’est-ce pas ? Quand le dernier chariot fut passé par la faille, le pasteur envoya un groupe d’hommes escalader le Mur et faire tomber les blocs à moitié arrachés. Ils s’écrasèrent sur le sol dans un nuage de poussière. — Nous devrions pouvoir les arrêter ici pendant un moment, dit Taureau. Mais je suppose que les reptiles peuvent escalader le Mur s’ils le décident ! — Nous nous dirigerons vers le sud, dit le pasteur. Mais j’apprécierai que vous teniez cette position un jour. Si vous êtes d’accord, sélectionnez une dizaine d’hommes… Taureau éclata de rire. — Si j’avais le choix entre ça et me faire percer un abcès, je préférerais l’abcès ! Mais quelqu’un doit rester. D’ailleurs, il serait courtois d’attendre maître Scayse et ses hommes. — Vous êtes un type bien, Taureau. — Je sais, pasteur. N’oubliez pas de le dire au Tout-Puissant ! Taureau choisit une dizaine de types sur qui il estimait pouvoir compter en cas de coup dur. Ils prirent des munitions supplémentaires, remplirent leurs gourdes aux tonneaux des chariots, puis se postèrent sur le Mur ou derrière des blocs. Au nord, des coups de feu et deux explosions retentirent. — Ce type est partout ! dit Taureau à un jeune cavalier nommé Faird. — De qui parles-tu ? — L’Homme de Jérusalem… J’espère de tout cœur qu’il s’en sortira. — J’espère de tout cœur que nous nous en sortirons tous, dit Faird. Bon sang, revoilà ce second soleil ! Taureau dut s’abriter les yeux de la lumière. Il sentit des grondements sous ses pieds. — Reculez ! Quittez le Mur ! Les hommes coururent. Mais la secousse leur fit perdre l’équilibre. Des fentes apparurent sur le Mur et des blocs tombèrent. Un gouffre s’ouvrit dans la vallée. Un rugissement s’en éleva quand des flammes jaillirent du fond de la faille. — Par l’Enfer, murmura Taureau lorsque l’odeur de soufre frappa ses narines. Il se releva sur les genoux. Une autre partie du Mur s’était écroulée. Un reptile émergea d’un nuage de poussière, main droite tendue. Faird leva son fusil. — Attends ! ordonna Taureau. Il marcha à la rencontre de la créature et s’arrêta à trois pas d’elle. — Parlez, dit-il, la main sur la crosse de son revolver. — Oui, parler, approuva le reptile. Cette guerre n’est pas bonne, humain. Beaucoup de morts inutiles. — Vous avez commencé ! — Oui. Nous sommes stupides. Seulement des guerriers ! Vous comprenez ? Nous n’avons pas le choix. Maintenant, Cheveux d’Or demande que nous parlions, et nous parlons. — Qui est Cheveux d’Or ? — Sharazad. Notre chef. Elle veut que vous livriez l’homme appelé Nu. Après, nous vous laisserons tranquilles. — Pourquoi devrais-je la croire ? — Je ne la crois pas, avoua le reptile. C’est une femme perfide. Mais elle nous a ordonné de parler. Alors, je parle. — Vous ne faites pas confiance à votre chef ? demanda Taureau, sidéré. Pourquoi être venus ici ? — Nous sommes des Ruazsh-Pa. Des guerriers. Nous nous battons bien. Mais nous ne savons pas mentir. Quelle est votre réponse ? — Et vous, que répondriez-vous ? — Ce n’est pas à moi de le dire. Le reptile recommença à tousser. — Vous voulez un peu d’eau ? demanda Taureau. — Oui. Taureau appela Faird. Il apporta une gourde et la tendit à la créature qui se versa du liquide sur le visage. Sa peau écailleuse desséchée retrouva aussitôt un aspect plus sain. — Très mauvaise, cette guerre. Et ces armes (il tapota le revolver accroché à sa ceinture) ne sont pas bonnes. Une bataille doit se livrer avec des dagues et des épées. Moi, Szshark, j’ai tué trente-six ennemis avec ma lame, face à face. Avec ces armes, l’ennemi tombe très loin. C’est mauvais. — Vous avez l’air d’un type bien, dit Taureau, conscient que ses hommes s’étaient massés autour de lui. Dommage que nous devions continuer à nous entre-tuer ! — Tuer n’est pas mauvais ! Si c’est en accord avec les coutumes. Quelle réponse donnez-vous à la femme perfide ? — Dites-lui que nous avons besoin de temps pour réfléchir. — Pourquoi ? — Pour en débattre entre nous. — Vous n’avez pas de chef ? L’homme aux cheveux roux habillé en noir ? Ou le Cavalier de la Mort ? — C’est difficile à expliquer… Nos chefs ont besoin de se consulter. Ensuite, ils répondront « oui » ou « non ». — Ils devraient répondre « non », dit Szshark. Trahir un ami est un déshonneur. Mieux vaut mourir. Mais je rapporterai vos paroles à Cheveux d’Or. L’eau était bonne. Pour ce cadeau, je vous tuerai de la bonne manière, avec ma dague. — Merci, dit Taureau. C’est très gentil de votre part. Szshark s’inclina et repartit vers le Mur. D’un bond, il sauta par-dessus un bloc de dix pieds de haut et disparut. — Ça voulait dire quoi, à ton avis ? demanda Faird. — Du diable si je le sais, répondit Taureau. Mais cette… créature… semblait raisonnable, non ? — On pourrait presque l’apprécier, soupira Faird. Nous devrions rejoindre le pasteur et lui faire part de cette offre. — Je n’aime pas ça, grogna Taureau. — Moi non plus. Mais ma femme et mes enfants sont avec le convoi. Si je dois choisir entre leur vie et celle d’un étranger, je sais ce que je déciderai. — Il vous a sauvés, toi et ta femme ! Vous n’avez pas la gratitude durable, dans ta famille… — Les choses changent, lâcha simplement Faird. Chapitre 26 Des serviteurs emportèrent les cadavres des trois victimes du sacrifice. Le Grand Prêtre souleva les trois Pierres de Sang étincelantes et les posa dans une coupe dorée. — Au nom de l’esprit de Bélial, par le sang des innocents, au nom de la loi du roi, que ces gages de ma confiance vous valent la victoire. Les trois hommes restèrent agenouillés pendant que le Grand Prêtre leur apportait la coupe. Sur son trône incrusté de joyaux, le roi observait la cérémonie d’un œil blasé. Il sentait le malaise de Magellas. À côté de lui, Lindian, mince et impassible, ne laissait rien deviner de ses pensées. Le dernier homme, Rhodaeul, avait les yeux fermés et priait. Ces trois-là auraient pu être des frères, avec leur chevelure d’un blanc pur et leur teint pâle. Le Grand Prêtre leur donna les Pierres, puis les bénit avec la Corne de Bélial. Ils se levèrent et s’inclinèrent devant le roi. Leur faisant signe de le suivre, il partit vers ses appartements et les attendit près de la fenêtre. Magellas était de loin le plus grand et le plus robuste. Les muscles puissants de ses épaules et de ses bras jouaient sous sa tunique noir et argent. À côté de lui, Lindian avait presque l’air d’un adolescent. — Entrez, dit le roi. Venez rencontrer votre ennemi. Il leva sa Sipstrassi. Le mur disparut. À sa place apparut un homme debout près d’un grand cheval noir. Un autre était assis non loin de là. — Voilà la victime que vous cherchez, annonça le roi. Il s’appelle Shannow. — Il est vieux, mon seigneur, dit Magellas. Pourquoi avez-vous besoin des Chasseurs ? — Trouvez-le, et vous comprendrez. Mais je ne veux pas qu’il soit tué lors d’une embuscade, ni à distance. Il faudra l’approcher ! — C’est donc une épreuve, père ? demanda Rhodaeul. — Exact. Cet homme est un guerrier. Je le soupçonne d’être – comme vous –, un Rolynd. Contrairement à vous, il n’a pas été nourri par la force d’une Sipstrassi dès sa conception, ni éduqué par les meilleurs assassins de l’Empire. Et pourtant, c’est un guerrier redoutable. — Pourquoi envoyer trois Chasseurs, seigneur ? demanda Lindian. Un ne suffirait pas ? — Probablement. Mais votre ennemi est un maître dans la manipulation de ces nouvelles armes. Vous apprendrez peut-être quelque chose de lui. J’offre une grande récompense : le Chasseur qui le tuera deviendra satrape de la province nordique d’Akkady. Ses compagnons recevront six talents d’argent. Les trois guerriers restèrent silencieux, mais le roi savait ce qu’ils pensaient. Ils n’avaient désormais plus aucun but ni plan commun. Chacun devait vaincre Shannow et les deux autres Chasseurs. — Des questions, mes enfants ? — Aucune, père, dit Magellas. Il en sera comme vous le désirez. — Je vous observerai avec intérêt. Les trois hommes s’inclinèrent et quittèrent la pièce. Le roi en interdit l’entrée grâce au pouvoir de sa Pierre, puis il s’installa sur un divan couvert de soie. Le mur disparut de nouveau. Devant lui s’étendait le territoire qui entourait le Mur. Sharazad commençait à faire preuve d’un peu de bon sens. Elle avait semé la division chez l’ennemi, et ses troupes avançaient pour l’encercler. Il regarda plus loin, dans les collines boisées, à l’ouest des réfugiés. — Oh, Sharazad, si seulement j’étais fatigué de ta beauté ! Une fois de plus, tu parviendras à transformer une victoire assurée en défaite ! Il effleura la Pierre et sonda les terres du Sud. Quand il vit la ville, il sursauta. Ses yeux clairs s’écarquillèrent et sa bouche se dessécha. Pour la première fois depuis des années, la terreur l’envahit. — Quelle magie démoniaque est à l’œuvre ici ? murmura-t-il. Laissant l’image en place, il appela ses astrologues. Ils étaient quatre et tous semblaient n’avoir guère plus de vingt ans. — Regardez, et dites-moi ce que vous voyez, ordonna le roi. — C’est la cité d’Ad, fit Araksis, leur chef. Pouvez-vous rapprocher l’image, Majesté ? Oui, c’est bien Ad. Mais regardez comme les statues sont usées, et les routes défoncées. Déplacez la vision vers le sud, pour trouver la tour. Il n’y avait pas de tour, seulement un pic incrusté de bernaches. Les Atlantes regardèrent en silence l’Épée de Dieu. — C’est très intriguant, mon seigneur, dit Araksis. À moins que quelqu’un ait copié la ville… — Parle ! ordonna le roi. — Il pourrait s’agir d’Ad telle qu’elle sera un jour. — Où est la mer ? Où sont les navires ? Les astrologues se regardèrent. — Montrez-nous la nuit sur notre monde, mon seigneur. Le roi effleura la Pierre. Les astrologues se rapprochèrent pour étudier le ciel nocturne. — Nous devons retourner dans la tour pour étudier la question de plus près, mon seigneur, dit Araksis. Puis nous vous ferons notre rapport. — À midi, au plus tard, Araksis. Entre-temps, envoie-moi Serpiat. Le roi resta perdu dans ses pensées, les yeux rivés sur l’image. Il ne remarqua pas l’arrivée du général Serpiat, un homme puissamment charpenté qui portait une armure dorée et un manteau noir. — Il n’est pas bien, sire, dit-il d’une voix rauque, de laisser un homme armé entrer si facilement dans vos appartements. — Comment ? Oh, oui, tu as raison, mon ami. Je n’ai pas scellé l’entrée. J’étais préoccupé… par ça. Il désigna la ville de la vision. Serpiat retira son casque et approcha pour mieux voir. — Est-ce réel ? — Bien trop à mon goût ! Araksis viendra me faire son rapport à midi. Mais quand il est parti, il était livide et j’ai lu de la peur dans ses yeux. Et tout ça m’effraie aussi. Avec la Pierre-Tour, nous avons ouvert des portails vers d’autres mondes, et nous les avons conquis. Mais ce n’est pas un autre monde, Serpiat. Qu’avons-nous fait ? — Je ne comprends pas, sire. De quoi avez-vous peur ? — De ça ! C’est ma cité. Je l’ai bâtie. Mais où est l’océan ? Et où suis-je, moi ? — Vous ? Vous êtes ici ! — Oui, oui… Pardonne-moi, Serpiat. Prends dix légions avec toi. Je veux que cette ville tombe entre nos mains. Avec toutes ses archives. Capture son peuple. Nous devons l’interroger. — N’était-ce pas le futur royaume de Sharazad ? demanda Serpiat. Serai-je sous ses ordres ? — Sharazad n’existe plus ! Le jeu est terminé. Fais ce que je te demande et prépare tes hommes. Dans trois jours, j’ouvrirai un grand portail vers ce lieu. Le pasteur écouta les rapports de ses éclaireurs. Les terres du Sud étaient vastes et sauvages. On relevait des traces de culture et un nombre impressionnant d’empreintes de lions sur la plaine, devant la cité. Ils avaient aperçu plusieurs hordes au loin. Vers l’est, les éclaireurs avaient relevé des traces plus grandes, avec des marques de griffes d’une taille incroyable. — Avez-vous vu des bêtes ? demanda le pasteur. — Non, maître. Rien d’anormal, je veux dire. Mais j’ai aperçu des ours de grande taille dans les régions boisées. Je ne me suis pas approché d’eux. Les réfugiés avaient dressé leur camp près d’un lac. Le pasteur ordonna de couper des arbres et de les traîner autour du lac pour ériger trois murs d’enceinte. Puis il laissa les réfugiés monter leurs tentes et allumer des feux à l’intérieur de la barricade de fortune. Les gens vaquaient à leurs affaires, l’air morne. Beaucoup de femmes avaient perdu leur mari dans l’attaque. Certains hommes, partis seuls à l’église ce matin maudit, savaient que leur famille avait été assassinée. Les plus chanceux pleuraient seulement leur maison ou leurs chariots. Mais tous étaient en état de choc. Le pasteur les réunit et pria pour l’âme des disparus. Puis il distribua des missions aux survivants : ramasser du bois, aider à monter les tentes, préparer la nourriture, chercher des racines et des tubercules comestibles… Au loin, il apercevait les tours étincelantes de la cité de la Prostituée. Il se demanda combien de temps il leur restait avant que ses légions sataniques fondent sur eux. L’arrivée de Taureau et de Faird le surprit. Et les nouvelles qu’ils apportaient le stupéfièrent. — Vous avez parlé avec un serviteur du Diable ? dit-il, horrifié. J’espère que votre âme n’a pas été brûlée ! — Il avait l’air d’un type honnête, lâcha Taureau. Il nous a prévenus de nous méfier de cette femme. — Ne soyez pas idiot, Taureau ! C’est une créature des ténèbres, et il ne sait rien de la vérité. Si cette femme nous fait une offre, nous devons la considérer comme honnête, surtout si ce démon prétend le contraire ! — Un moment, pasteur ! Vous ne lui avez pas parlé. Moi, oui ! J’ai confiance en ce qu’il nous a dit. — Alors, le Diable vous a touché, et il est impossible de vous faire confiance, Taureau. — C’est plutôt dur à avaler, pasteur ! Vous envisagez de remettre le guérisseur entre les mains de ces créatures ? — Que savons-nous de lui, et de ses rapports avec ces êtres ? Ce pourrait être un tueur. Voire le responsable de tout ce qui nous est arrivé. Je prierai, puis les hommes voteront. Retournez devant le Mur et surveillez l’ennemi. — Et moi, j’ai le droit de voter ? — Je le ferai pour vous. Taureau, j’imagine que vous êtes opposé à l’idée d’un échange ? — Vous avez fichtrement raison ! — J’ai compris. Partez, maintenant. Le pasteur appela Nu. Les deux hommes se dirigèrent vers la berge du lac. — Pourquoi ces créatures vous traquent-elles, maître ? — J’ai parlé contre le roi, au temple. J’ai prévenu le peuple des désastres à venir. — On vous considère donc comme un traître ? Ce n’est pas étonnant, maître Nu. Ne nous ordonne-t-on pas, dans la Bible, de respecter le pouvoir des rois, car ils l’ont reçu de Dieu lui-même ? — J’ignore tout de votre Bible, pasteur. J’applique la Loi de l’Unique. Dieu m’a parlé et il m’a dit d’agir ainsi. — S’il était réellement avec vous, maître, il vous aurait gardé en sécurité. Or, vous avez fui la justice de votre roi. Aucun véritable prophète ne craint la colère des puissants. Élie s’est dressé devant Achab, et Moïse contre les Pharaons, comme Jésus devant les Romains. — Je ne sais rien de Jésus, mais j’ai lu tout ce qui concernait Moïse dans la Bible de Shannow. Ne s’est-il pas enfui dans le désert avant de revenir sauver son peuple ? — Je ne discuterai pas avec vous… Ce soir, le peuple décidera de votre sort. — Mon sort est entre les mains de Dieu, pasteur. Pas entre les vôtres. — Vraiment ? Mais vous ignorez tout de Jésus et de la Bible. Comment pourriez-vous être un homme de Dieu ? Vous avez trompé tout le monde, mais pas moi, car Il m’a donné le don de discernement. Ne quittez pas le campement. Je donnerai des ordres pour qu’on vous enchaîne si vous tentez de le faire. Avez-vous compris ? — Je comprends trop bien… Au coucher du soleil, le pasteur convoqua les hommes pour leur expliquer la situation. Mais Beth McAdam fit irruption au milieu de la réunion. — Que venez-vous faire ici ? demanda le pasteur. — Je veux savoir de quoi il s’agit ! Comme toutes les autres femmes. Ou aviez-vous l’intention de nous exclure de cette réunion ? — Les femmes doivent rester silencieuses lors des réunions religieuses. Il n’est pas tolérable que vous remettiez les lois divines en question. — Je ne mets pas ces lois en question ! Mais les deux tiers des réfugiés sont des femmes, et nous ne nous laisserons pas marcher sur les pieds ! Personne ne vit ma vie à ma place ou ne prend de décisions pour moi. J’ai envoyé en Enfer l’âme des hommes qui ont essayé. Vous allez décider du sort d’un de mes amis, et j’ai mon mot à dire ! Nous avons toutes notre mot à dire ! Les autres femmes, qui avaient suivi Beth, firent chorus. Martha avança, ses cheveux argentés brillant à la lueur du crépuscule. — Pasteur, vous n’étiez pas sur la piste quand maître Nu a guéri tout le monde ! Il avait une Pierre de Daniel, et nous savons tous quelle valeur elles ont. Il aurait pu devenir riche ! Mais il a épuisé le pouvoir de sa Pierre pour sauver des gens qu’il ne connaissait pas. Le remettre à une bande de tueurs ne serait pas chrétien… — Ça suffit ! rugit le pasteur. Je demande aux hommes de voter sur cette question. Il est clair que Satan a une fois de plus envahi l’esprit de la femme, comme le jour maudit où l’homme a été chassé du jardin d’Éden. Votez, je vous l’ordonne ! — Non, pasteur, dit Josiah Broome. Voter serait une honte ! Je ne suis pas violent, et j’ai peur pour nous tous, mais les faits sont simples. Maître Nu, affirmez-vous, n’est pas un véritable homme de Dieu. Pourtant, la Bible dit : « Chacun sera jugé selon ses œuvres. » Je le juge ainsi. Il a guéri des malades, il n'est pas armé et il ne dit pas de paroles maléfiques. La femme à qui vous nous conseillez de faire confiance a acheté des armes à maître Scayse, puis elle a lâché ses troupes sur notre communauté. Je la juge selon ses œuvres. Voter sur cet « échange » est une honte et je refuse de m’y associer. — Des paroles de lâche ! cria le pasteur. Ne votez pas, Broome ! Tournez le dos à vos responsabilités. Regardez autour de vous les femmes et les enfants qui mourront ! Et pour quelle raison ? Histoire qu’un étranger échappe aux conséquences de sa félonie ? — Comment osez-vous traiter Broome de lâche ? cria Beth. J’ai deux enfants et je donnerais ma vie pour qu’ils grandissent en paix, mais que je sois maudite si j’accepte de sacrifier celle de quelqu’un d’autre ! — Très bien, grogna le pasteur. Que tout le monde vote ! Et que le Seigneur Dieu vous éclaire. Ceux qui sont d’accord pour que nous rendions cet homme à son peuple, levez-vous et venez près de moi. Quelques hommes se levèrent. Faird fit mine de les imiter. — Si tu te mets de son côté, Ezra Faird, cria une femme, ce ne sera pas la peine de revenir vers moi ! Faird eut l’air gêné, mais il finit par se rasseoir. Vingt-sept hommes et trois femmes se campèrent à côté du pasteur. — Bon, c’est réglé, dit Beth. Maintenant, occupons-nous du repas. (Elle se tourna vers Josiah Broome.) Nous ne sommes pas toujours d’accord, maître… Mais je suis désolée de vous avoir insulté. Et fière de ce que vous avez dit ce soir ! Il s’inclina et lui fit un sourire nerveux. — Je ne suis pas un homme d’action, Beth. Moi aussi, je suis fier de ce que les gens ont décidé. Peut-être que ça n’aura pas d’importance, à long terme, mais ça montre de quelle abnégation la race humaine est capable. — Accepterez-vous de partager un repas avec mes enfants et moi ? — J’en serai heureux. Chapitre 27 Shannow et Scayse arrivèrent au sommet de la dernière colline et virent, en contrebas, un lac à la sombre beauté. La lune brillait entre deux pics lointains, faisant scintiller l’eau comme de l’argent. Le camp était dressé à côté du lac, éclairé par des feux. Les chariots entouraient les tentes, renforçant ainsi les murs d’enceinte. Tout semblait paisible. — Un beau pays, dit Scayse. Même si c’est un trou paumé ! Shannow ne dit rien. Il observait l’horizon, cherchant un signe des reptiles. Scayse et lui avaient traversé une faille dans le Mur. Ils avaient trouvé des empreintes étranges, mais aucune trace de l’ennemi. Jon n’aimait pas ça. Quand il savait où était un adversaire, il pouvait décider de l’éviter ou de l’affronter. Mais les Dagues avaient disparu. — Vous n’êtes pas très bavard, Shannow, soupira Scayse. — Quand je n’ai rien à dire… Il y a une réunion au campement… — Allons-y, dit Scayse. Pas question qu’ils prennent des décisions sans moi ! Shannow prit la tête avec l’étalon. Une sentinelle reconnut Scayse et leur fit signe de traverser les murs d’enceinte. Quand le pasteur vint à leur rencontre, Shannow vit qu’il était furieux. — Des problèmes ? demanda-t-il. — Nul n’est prophète en son pays ! Où sont les autres ? — Tous morts, dit Scayse. Que se passe-t-il ? Le pasteur leur raconta la réunion et son « résultat satanique ». — Shannow, les choses auraient peut-être tourné différemment si vous aviez été là… L’Homme de Jérusalem ne répondit pas. Il conduisit son étalon près du lac, lui enleva sa selle et le brossa de longues minutes. Puis il lui donna du grain, le fit boire et l’attacha près des autres chevaux. Ensuite, il se promena dans le camp, à la recherche de Beth McAdam. Il la trouva près de son chariot, avec Josiah Broome et Nu. Ses enfants dormaient à côté d’elle, enroulés dans une couverture. — Puis-je me joindre à vous ? demanda-t-il. Beth lui fit une place à côté d’elle. Broome se leva. — Merci de votre compagnie, Beth, dit-il. Il est temps que je vous quitte. — Ça n’est pas si pressé, Josiah ! Qu’avez-vous d’urgent à faire ? — Aller dormir… Broome fit un signe de tête à Shannow et s’éloigna. — Il ne m’apprécie pas, dit Jon quand Beth lui tendit une tasse de baker. — C’est vrai. Tu es au courant de ce qui s’est passé ? — Oui. Comment allez-vous, Nu ? Le constructeur de navires haussa les épaules. — Bien… Mais votre pasteur n’est pas content. Il pense que je suis un disciple du Diable. J’en suis désolé pour lui. Il porte une lourde charge, et il s’est très bien débrouillé pour soutenir le moral de tout le monde. C’est un bon chef. Mais comme tous les chefs, il a un défaut : croire qu’il est le seul à avoir raison. Des coups de feu retentirent dans les bois de l’ouest, à plus d’une lieue. Shannow se leva et regarda, mais il ne vit rien. Il se rassit et finit sa boisson. — Je crois savoir comment rentrer chez moi, annonça Nu. Dans le temple d’Ad il y a un sanctuaire intérieur où les Aînés guérissent les suppliants, une fois par an. Ils avaient des Sipstrassi. Si la fin a été soudaine, les Pierres s’y trouvent peut-être toujours. — Bonne idée, dit Shannow. J’ai prévu d’y aller. Accompagnez-moi. — Que veux-tu y faire ? demanda Beth. — Le pasteur, et d’autres personnes, disent que la cité abrite des bêtes gouvernées par une reine noire. Je veux aller la voir et lui parler des reptiles qui nous ont attaqués. — Elle est maléfique, Shannow ! dit Beth. Tu te feras tuer. — Qui sait si elle est vraiment maléfique ? Le pasteur ne l’a jamais vue. Personne n’est allé de l’autre côté du Mur depuis des années. Je fais confiance à mes propres yeux… — Mais la bête qui a été ramenée en ville… le lion… Tu l’as vu. Il était terrifiant. — J’ai rencontré un « monstre » identique quand j’étais blessé. Il m’a soigné et s’est occupé de moi. Puis il m’a parlé de la Dame de Ténèbres. Elle est professeur et travaille pour le Peuple des Lions, des Ours et des Loups. Je refuse de me fier aux rumeurs et de faire un jugement hâtif. — Mais si tu te trompes… — Tant pis pour moi. — Je vous accompagnerai, Shannow, dit Nu. Il me faut une Pierre pour rentrer chez moi. Mon monde est sur le point de mourir, et je dois y retourner. — Allons nous promener un moment, proposa Jon. Nous devons parler de certaines choses. Les deux hommes marchèrent un peu et allèrent s’asseoir au bord du lac. — L’autre jour, vous m’avez raconté que le roi était maléfique. Mais vous ne m’avez pas dit son nom. S’appelle-t-il Pendarric ? — Oui. Le Roi des Rois. C’est important ? — Je lui dois la vie. Deux fois. Il est venu me voir en rêve, il y a trois ans, et m’a montré son épée. Si je la voyais dans le monde réel, a-t-il dit, et que j’en aie besoin, il me suffirait de l’appeler et elle viendrait à moi. Quand j’ai combattu Sarento dans la caverne de la Pierre-Mère, j’ai vu l’image de l’épée gravée sur l’autel. J’ai tendu la main et l’arme s’est matérialisée. Un peu plus tard, quand la caverne a été inondée, le visage de Pendarric m’est apparu et m’a guidé vers la sortie. — Je ne comprends pas de quoi vous parlez. Qu’essayez-vous de me dire ? — J’ai une dette envers lui. Pas question de me dresser contre lui. Nu ramassa un caillou et le fit ricocher sur l’eau. — À une époque, Pendarric était un bon roi. Mais les Enfants de Bélial lui ont montré quel pouvoir développaient les Sipstrassi quand on les nourrissait avec du sang. Il a changé ! Le mal l’a corrompu. J’ai vu des enfants être traînés par les pieds sur les autels de Moloch-Bélial. Et des jeunes femmes immolées par centaines. — Je n’ai rien vu de tout ça ! Pourtant, je sais que vous dites la vérité, parce que Pendarric m’a avoué être le roi qui avait détruit le monde. Il tombera, quoi que je fasse, ou ne fasse pas. Nu lança un deuxième caillou. — Je construis des navires… Tout doit être en place et dans le bon ordre. Impossible de commencer par le pont et de construire le reste autour ! C’est la même chose pour Pendarric. Vous et moi, nous sommes des serviteurs de Dieu, et Il croit lui aussi en l’ordre des choses. Il a créé l’univers, les soleils, les lunes et les étoiles. Puis le monde et les créatures de la mer. Enfin, il a placé l’homme sur terre. Chaque chose en son temps. Dans le bon ordre. — Quel rapport avec Pendarric ? — Il a modifié l’ordre de l’univers ! L’Atlantide n’est plus. Elle a péri il y a douze mille ans. Pourtant, elle est toujours là, et son soleil brille en même temps que le vôtre. Le Pendarric qui vous a sauvé n’existe pas encore. Le roi de cet univers n’est pas celui que vous avez « rencontré ». Vous comprenez ? Le chef maléfique qui essaie de conquérir des mondes défiant l’imagination ignore tout de vous. Il viendra à vous après la fin de l’Atlantide. Donc, vous ne lui devez rien. Encore une chose : c’est peut-être parce que vous vous étiez dressé contre lui que ce Pendarric-là vous a sauvé il y a trois ans. Il vous connaissait alors que vous ne l’aviez pas encore rencontré… — J’ai l’impression d’être un chaton qui court après sa queue. Mais je crois que je comprends ce que vous voulez dire. Pourtant, je refuse de m’opposer directement à lui. — Vous y serez peut-être obligé. Si deux vaisseaux sont attachés ensemble pendant une tempête et que la coque d’un des deux se perce, qu’arrive-t-il ? — Ils coulent ensemble ? — Effectivement, mon ami. Réfléchissez : Pendarric a relié nos univers et il existe un portail qui donne sur le passé. qu’arrivera-t-il quand les océans engloutiront l’Atlantide ? Shannow frissonna et regarda les étoiles. — Quand j’étais à Balacris, dit-il, j’ai eu une vision. Un raz de marée fondait sur la cité. Des vagues plus hautes qu’une montagne et noires comme l’Enfer. Un spectacle terrible. Vous pensez que l’océan pourrait se déverser par le portail ? — Qui l’en empêcherait ? Les deux hommes restèrent silencieux un moment. Puis Jon sortit de sa poche la pièce d’or qu’il avait trouvée dans la caverne de Shir-ran. Il regarda la gravure. — De quoi s’agit-il ? demanda Nu. — De l’Épée de Dieu, murmura Shannow. Taureau tira sur les rênes de son cheval et écouta les coups de feu. Il avait suivi les Dagues à bonne distance et les avait vues s’enfoncer dans la forêt. Leur but, pensait-il, était d’encercler le camp et d’attaquer en profitant de la nuit. Taureau avait décidé de retourner prévenir le pasteur, mais des détonations avaient déchiré le silence. Il regarda en direction du camp. S’il rentrait maintenant, il aurait peu de chose à rapporter. Il sortit son arme et avança entre les arbres. Chevauchant lentement, il suivit une piste de daims et s’arrêta souvent pour écouter. Le vent, plus violent, faisait craquer les branches au-dessus de lui. Par moments, cela se calmait, et il crut entendre comme un rugissement. De la sueur ruissela sur son front. Il enleva son chapeau et s’essuya le visage avec sa manche. — Tu dois être fou, mon vieux, se reprocha-t-il en poussant sa jument en avant. C’était une bonne bête – un poney de montagne élevé pour la résistance et la rapidité sur de courtes distances. Les oreilles aplaties, elle avançait à contrecœur, comme si une odeur l’effrayait. Le vent tomba. Devant lui, Taureau entendit un grognement effrayant. Il tira sur ses rênes et envisagea de rebrousser chemin. Puis il décida de descendre de sa monture et d’aller voir de quoi il retournait. Écartant un buisson, il découvrit une scène de cauchemar. Des cadavres de reptiles gisaient sur le sol de la clairière et des ours géants les déchiquetaient. Au milieu de la mêlée, il aperçut des cheveux dorés quand le corps de Sharazad fut emporté dans les ténèbres. Il voyait environ quarante créatures et des grognements retentissaient tout autour de lui. Il recula. Une bête jaillit près de lui. Taureau roula sur le sol et logea une balle entre ses mâchoires béantes. Un énorme bras le renversa. Il atterrit lourdement et parvint à tirer une fois encore sur la créature, qui crachait du sang. Szshark bondit du sous-bois, une dague à la main. Il sauta sur le dos de l’ours et lui plongea sa lame dans l’œil droit. Le monstre s’écroula avec un bruit de tonnerre. Taureau se releva et courut vers son poney, le reptile à côté de lui. Arrivé près de sa monture, il se hissa en selle et saisit les rênes. Autour d’eux, des bêtes énormes traversaient les sous-bois. Szshark leva sa dague ensanglantée et attendit. Sans réfléchir, Taureau lui tendit la main. — Filons d’ici ! cria-t-il. Szshark bondit en selle derrière Taureau. Le poney galopant comme s’il avait le feu à la queue, ils atteignirent la lisière du bois et s’engagèrent sur le terrain découvert. — Bonne bataille, dit Szshark. Beaucoup d’âmes ! Taureau tira sur les rênes et regarda derrière lui. Les ours s’étaient arrêtés à la lisière de la forêt. Il laissa le poney se reposer un instant, puis il le dirigea au pas vers le campement. — J’ai peur que vous ne soyez pas le bienvenu, Szshark. Le pasteur voudra sans doute vous faire cuire vivant ! Le reptile ne dit rien, mais sa tête triangulaire tomba sur l’épaule de Taureau. — Vous m’avez entendu ? Le guerrier ne répondit pas. Taureau continua son chemin. Les sentinelles le laissèrent entrer, puis elles virent son passager et alertèrent tout le monde. Taureau descendit de son poney et se retourna pour soutenir Szshark. Il le posa sur l’herbe et vit les entailles, sur ses épaules et son dos. Le sang coulait à flots sur la terre. Les yeux dorés de Szshark s’ouvrirent. — Beaucoup d’âmes, dit-il d’une voix sifflante. Il regarda les visages, autour de lui, puis tendit la main et prit le bras de Taureau. — Enlevez mon cœur de ma poitrine, dit-il. Vous… Ses yeux dorés se fermèrent. — Pourquoi avoir amené ce démon ici ? grogna le pasteur. Taureau se leva. — Ils sont tous morts, pasteur… Grâce à Dieu ! Celui-ci s’appelait Szshark. Il m’a sauvé la vie dans les bois. Des créatures semblables à des ours, mais de dix pieds de haut, ont exterminé les reptiles. La femme aussi est morte. — Alors, nous pouvons retourner dans la vallée des Pèlerins, dit Beth McAdam. Voilà ce que j’appelle un miracle ! — Non, dit le pasteur. Vous ne comprenez pas ? Nous avons été conduits ici, comme les enfants d’Israël. Mais notre mission n’a pas encore commencé. Nous devons détruire la Grande Prostituée, et libérer l’Épée de Dieu. — Je ne veux plus de batailles ! cria Beth. Je rentrerai chez moi demain. (Des murmures approbateurs saluèrent cette déclaration.) Pasteur, vous nous avez tirés d’affaire ! Sans vous, nous serions tous morts. Je vous en suis reconnaissante et vous serez toujours le bienvenu chez moi. Où je retournerai dès demain ! Je me fiche de la Prostituée dont vous parlez, et de l’épée de je ne sais qui. — Alors, j’irai seul. Beth, je suivrai la voie que Dieu m’a montrée. Il s’éloigna et sella son cheval. Shannow le rejoignit. — Avant de vous y engager, assurez-vous que cette voie est celle de Dieu. — J’ai le Don, Shannow. Rien de mal ne m’arrivera. Vous venez avec moi ? Un homme de Dieu en accompagnera-t-il un autre ? — J’ai des projets différents, pasteur. Prenez soin de vous. — Mon destin m’attend près de l’Épée de Dieu… Je le sais. Elle emplit mon esprit et mon cœur. — Que Dieu soit avec vous… — N’en doutez pas ! Le pasteur sauta sur son cheval. Chapitre 28 Araksis posa la feuille où il avait consigné ses estimations et regarda le soleil de midi briller dehors. Il avait peur. Il était âgé de quatre cent vingt-sept ans quand Pendarric l’avait fait venir au palais d’hiver de Balacris. Il agonisait, mais le roi l’avait guéri avec sa Sipstrassi, lui rendant même sa jeunesse. Depuis, beaucoup d’astrologues avaient officié au palais, dix-sept ayant été mis à mort pour avoir déplu au souverain. Pendarric supportait les mauvais présages, mais il pensait que les prédictions de ses astrologues devaient être précises. Hélas, comme tous les initiés le savaient, l’interprétation des signes du destin était un art, pas une science. Araksis affrontait maintenant le même problème que ses anciens collègues. Il soupira, se leva et ramassa les parchemins. Une porte apparut dans le mur. Il la traversa, la tête haute et le dos droit. — Alors ? demanda le roi. Araksis déroula les parchemins sur la table, devant Pendarric. — Les étoiles se sont déplacées, sire. Ou, plus exactement, le monde s’est déplacé. Il est difficile d’imaginer comment c’est arrivé. Certains de mes collègues pensent que le monde, qui tourne autour du Soleil, a lentement changé de position. Moi, je penche pour l’hypothèse qu’un cataclysme a fait basculer la Terre sur son axe. Nous avons épuisé deux Pierres pour tenter de découvrir la vérité. Tout ce que nous savons, c’est que les terres que vous nous avez montrées étaient à un moment sous l’océan. — Vous connaissez les prophéties de ce constructeur de navires, Nu-Khasisatra ? demanda le roi. — Oui. Et j’ai beaucoup réfléchi avant de vous présenter ma théorie. — Il a dit que la Terre basculerait sur son axe à cause de mon influence maléfique. Dois-je comprendre que vous êtes d’accord avec ce blasphème ? — Majesté, je ne suis pas un chef, ni un philosophe, mais un étudiant de la magie des étoiles. Tout ce que je peux affirmer, c’est que l’Atlantide est restée des milliers d’années au fond de l’océan. Je ne puis déterminer quand ou comment c’est arrivé. Mais si Nu-Khasisatra a raison, cela ne saurait tarder. Il a prédit que l’Atlantide serait détruite avant la fin de l’année. Dans six jours… — Un roi aussi puissant que moi a-t-il jamais existé ? — Non. Pas de mémoire d’homme. — Et je ne pourrais pas contrôler ce cataclysme ? — C’est ce qu’il semble… Nous avons vu la future cité d’Ad, et notre tour d’observation couverte de coquillages et du limon des océans. — Dans trois jours, Serpiat fera passer le portail à ses légions. Nous aviserons à ce moment. Ce que nous apprendrons de l’avenir nous permettra-t-il de modifier le présent ? — Une question difficile, sire… L’avenir nous dira ce qui est arrivé dans le passé. Mais pouvons-nous le modifier ? Dans ce futur, le cataclysme a eu lieu. Si nous l’évitons, nous modifierons l’avenir, et ce que nous avons vu n’existera plus. Pourtant, nous l’avons vu. — Que me conseillez-vous ? — De fermer les portails et de préparer toutes les Pierres-Mères de la cité, au cas où la Terre basculerait. Concentrez le pouvoir des Sipstrassi pour préserver l’équilibre du monde. — Du monde ? Cela épuiserait toute la puissance dont nous disposons. Et que sommes-nous sans les Sipstrassi ? Des humains qui vieilliront et mourront. Il doit y avoir un autre moyen. J’attendrai le rapport de Serpiat. — Et Sharazad, majesté ? — Elle est morte. Tuée par sa propre stupidité. Espérons que ce ne soit pas un mauvais présage. Qu’avez-vous lu pour moi dans les étoiles ? Araksis se racla la gorge. — Je ne peux rien dire de plus que ce qui est évident. C’est un moment terrible… Il semble qu’un voyage soit à l’ordre du jour. Un voyage sans retour. — Parles-tu de ma mort ? cria le roi. Il prit une dague dorée et la posa sur la gorge de l’astrologue. — J’ai juré de toujours vous dire la vérité, mon seigneur, murmura Araksis. Mais j’ignore le sens de ce présage ! Pendarric s’écarta de l’astrologue. — Je ne mourrai pas ! Je survivrai, et ma nation aussi ! Il n’y a dans le monde pas d’autre loi que la mienne. Ni d’autre dieu que Pendarric ! Clem Steiner se leva péniblement du lit installé dans le chariot et mit sa chemise. Les points de suture sur sa blessure à la poitrine le tiraillaient et sa jambe restait insensible, mais il guérissait bien. Il s’habilla lentement et se hissa sur le siège du conducteur. Beth s’occupait des bœufs. Elle s’interrompit en le voyant. — Vous avez l’air idiot ! lança-t-elle. Rentrez dans le chariot et allongez-vous ! Si vous arrachez les points, je ne les referai pas ! Samuel gloussa. — Elle s’énerve facilement, non ? lança Clem avec un clin d’œil pour l’enfant. — Comme vous voulez…, dit Beth. Si vous avez hâte de faire quelque chose, aidez Mary à préparer le petit déjeuner. Nous partirons dans une heure. Shannow arriva pendant que le blessé descendait à grand-peine du siège. Hors d’haleine quand il atteignit le sol, Clem dut s’accrocher au frein pour ne pas tomber. Shannow lui prit le bras et l’aida à s’asseoir à côté du feu de camp. — Toujours là à point nommé pour me sauver ! Je commence à vous prendre pour ma mère ! — Je suis étonné de vous voir en vie, Steiner. Vous devez être plus dur que je le pensais ! Clem eut un pâle sourire et s’allongea. Shannow s’assit à côté de lui. — J’espère que l’envie de me tuer vous a passé… — Oui… Il serait discourtois de vous abattre maintenant ! Que signifiait ce boucan, la nuit dernière ? — Les reptiles ont été éliminés. Votre ami Taureau vous donnera les détails. Soudain, une sentinelle poussa un cri d’alarme. Shannow se précipita sur le périmètre de défense. Une centaine d’ours avançaient vers le campement. Un homme leva son fusil, mais Jon cria : — Ne tirez pas ! L’homme baissa son arme à regret. Les créatures géantes avaient des épaules massives et des museaux sans poils. Leurs bras d’une longueur disproportionnée touchaient presque le sol. La plupart marchaient sur leurs pattes arrière. Shannow sauta la barricade et avança. — Vous êtes dingue ! cria Scayse. Jon lui fit signe de se taire. Il s’arrêta, les mains dans la ceinture. De près, les créatures lui rappelaient Shir-ran. Des corps bestiaux et grossiers… Mais leurs yeux étaient humanoïdes et leurs visages gardaient des traces de leur ancienne identité. — Je suis Shannow, dit-il. Les bêtes s’arrêtèrent et s’accroupirent. Une des plus grosses se laissa tomber à quatre pattes et approcha. Jon se retint de dégainer son arme. L’animal se dressa et posa une patte griffue sur l’épaule de l’Homme de Jérusalem, son visage touchant presque le sien. — Sha-nnow ? répéta la créature. — Oui. C’est mon nom. Vous avez tué nos ennemis, et nous vous en sommes reconnaissants. Une griffe effleura la joue de Jon. — Pas vos ennemis, Sha-nnow. Un cavalier en a ramené un à votre camp. — Il est mort… — Que venez-vous faire chez les Dianae ? — Nous voulions fuir les reptiles. Demain, nos chariots repartiront de l’autre côté du Mur. Nous ne voulons de mal ni à vous ni aux autres membres de votre peuple. — Un peuple, Sha-nnow ? Non, un ramassis de créatures ! De bêtes ! L’animal grogna, retira sa patte de l’épaule de Jon et s’accroupit dans l’herbe. Shannow s’assit à côté de lui. — Je m’appelle Kerril. Et je sens l’odeur de leur peur, dit l’ours en faisant un signe de tête vers le campement. — Oui, ils ont peur. Moi aussi. La peur est une bonne chose, Kerril. Elle garde les gens en vie. — J’ai connu la peur, dit Kerril. Celle de devenir une bête. J’étais terrifié. Maintenant, je suis fort et je ne crains plus rien… À part les miroirs ou l’eau des lacs et des mares. Mais je peux boire en fermant les yeux. Mes rêves sont toujours ceux d’un humain, Sha-nnow. — Pourquoi êtes-vous venus, Kerril ? — Pour vous tuer tous. — Le ferez-vous ? — Je n’ai pas encore décidé. Vous avez des armes puissantes. Beaucoup de mes compagnons tomberaient. Peut-être tous. Ne serait-ce pas la réponse à toutes nos prières ? — Si vous voulez mourir, Kerril, dites-le-moi. Je serai ravi de vous aider ! La bête roula sur le dos et se frotta les épaules contre l’herbe. Puis elle se leva et plaqua de nouveau ses griffes sur la joue de Shannow. Cette fois, le canon d’une arme se plaqua sous son menton. Un gargouillement proche d’un rire jaillit de la gueule de Kerril. — Je vous trouve sympathique, Sha-nnow. Prenez vos chariots et quittez nos terres. Nous n’aimons pas qu’on nous voie. Devoir fouiller la boue pour y dénicher des insectes est dégoûtant. Nous voulons être seuls. Kerril se leva et repartit dans les bois, ses compagnons sur les talons. Étendu à plat ventre, Magellas observait la scène. Il avait amplifié son acuité visuelle grâce au pouvoir de la Pierre de Sang. À côté de lui, les yeux froids de Lindian ne quittaient pas l’Homme de Jérusalem. — Il s’est bien tiré de ce mauvais pas, dit Magellas. As-tu remarqué la vitesse à laquelle il a sorti son arme ? — Oui, approuva Lindian. Mais comment savait-il que la bête ne le tuerait pas ? Peut-il lire dans les esprits ? Est-ce un voyant ? Magellas descendit de la crête de la colline et se leva. — Je l’ignore. Mais j’en doute. S’il avait de tels talents, notre seigneur nous aurait prévenus. — Tu crois ? Il a dit que c’était une épreuve… Magellas haussa les épaules. — Nous verrons au cours des trois prochains jours. Pourquoi es-tu resté avec moi, Lindian, au lieu de partir de ton côté, comme Rhodaeul ? — Peut-être parce que j’aime ta compagnie, mon frère… Il retourna vers son cheval. Magellas le regarda, étonné. Lindian s’aperçut qu’il avait dit la vérité : il aimait bien Magellas. Le géant l’avait souvent aidé quand ils grandissaient ensemble dans l’enclos de guerre. Et Magellas était d’agréable compagnie, au contraire de l’arrogant Rhodaeul, toujours si sûr de vaincre. Sautant sur sa selle, Lindian se tourna et sourit à Magellas. Devoir te tuer ne me plaira pas, pensa-t-il. C’était le véritable enjeu de l’épreuve. Plus petit et plus faible que les autres Chasseurs, Lindian avait développé son intelligence. Il avait observé et étudié, apprenant tout ce qu’il y avait à apprendre. Pendarric détestait Rhodaeul et n’appréciait pas beaucoup Magellas. Pourtant, à sa façon, chacun avait les capacités de succéder au roi. Mais un souverain détenteur de Sipstrassi n’avait pas besoin d’héritiers. En présence de Pendarric, il n’était pas conseillé de montrer des aptitudes de chef charismatique ! Il vaut mieux être comme moi, pensa Lindian. Efficace, prudent et loyal. Je serai un bon satrape pour Akkady. Les deux Chasseurs chevauchèrent ensemble toute la matinée. Dans le lointain, ils aperçurent des lions, et passèrent à côté d’un petit village de huttes qui éveilla l’intérêt de Magellas. Il descendit de cheval et s’agenouilla pour entrer dans une des habitations. Un instant plus tard, il en ressortit. — Ils ont dû nous voir arriver et se sont cachés dans les arbres. Fascinant ! Ils gravirent une pente très raide, s’arrêtèrent au sommet et virent la cité devant eux. Si Lindian réprima sa surprise, Magellas jura. Il étudia le Mur, les docks et les flèches lointaines du temple. — Où est la mer ? murmura-t-il. Lindian sonda les vallées et les montagnes. — Tout est différent ! — Alors, ce n’est pas l’Atlantide, et cette… ville… est seulement une copie d’Ad. Mais… regarde les docks ! Qu’est-ce que ça signifie ? — Je n’en ai pas la plus petite idée, mon frère. Mais je te suggère d’accomplir notre mission et de rentrer chez nous. Nous trouverons bien un endroit où attirer Shannow et le piéger. Magellas ne parvenait pas à quitter la ville du regard. — Pourquoi ? demanda-t-il de nouveau. — Je ne suis pas un voyant, dit Lindian. Le roi l’a peut-être créée pour nous troubler. Tout ça est un jeu pour lui. Peu m’importe, Magellas. Je veux tuer Shannow et rentrer chez moi. Si Rhodaeul n’est pas arrivé avant nous. La mention de son ennemi ramena Magellas au présent. — Tu as raison, mon frère. Mais l’arrogance de Rhodaeul ne lui servira à rien, cette fois. Te souviens-tu des enseignements de Locratis ? D’abord, étudier l’ennemi, le connaître, apprendre ses forces et en déduire ses faiblesses. Rhodaeul est persuadé de toujours gagner. — Parce qu’il est doué… — Exact. Mais il devient imprudent. À cause de ces nouvelles armes. Un homme peut voir une flèche voler vers lui et l’esquiver. Ce n’est pas le cas avec ces horreurs. Je ne les aime pas. — Rhodaeul les apprécie. — Je le sais. Mais quand a-t-il affronté un ennemi aussi doué que Shannow ? — Tu prends un grand risque en le laissant trouver la proie avant nous. Que feras-tu s’il tue l’Homme de Jérusalem ? Magellas éclata de rire. — Je lui souhaiterai un bon voyage pour Akkady ! Mais mieux vaut ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Un ruisseau coule un peu plus loin. Il est temps de localiser notre frère et de voir où il en est. Chapitre 29 Nu-Khasisatra se sentait mal à l’aise sur le cheval emprunté à Scayse. Il n’avait jamais aimé l’équitation. À chaque pente, il fermait les yeux et priait, essayant d’empêcher son estomac de se vider. — J’aimerais mieux affronter une tempête en mer que cette… créature ! — J’ai vu des sacs de pommes de terre chevaucher avec plus d’élégance que vous, dit Shannow. Ne serrez pas la jument avec les mollets, seulement avec les cuisses. Et quand vous descendez une pente, faites-lui relever la tête. — Mon épine dorsale est en miettes, grommela Nu. — Détendez-vous et installez-vous dans la selle. Par le ciel, je n’ai jamais croisé un aussi mauvais cavalier ! Vous perturbez la jument. — Et elle ne me rassure pas non plus ! Ils continuèrent à avancer dans une grande vallée, le convoi de chariots loin derrière eux. Des nuages cachaient le soleil, et la pluie menaçait. Vers midi, Shannow repéra un cavalier. Il tira sur ses rênes, sortit sa longue-vue et crut d’abord qu’il s’agissait d’un homme âgé, à cause de sa chevelure d’un blanc pur. Regardant de plus près, il vit qu’il s’était trompé : l’homme était jeune et portait une tunique noir et argent, des jambières noires et des bottes. Il passa la longue-vue à Nu, qui jura à voix basse. — Un des tueurs de Pendarric ! On les appelle les Chasseurs. Il me cherche, Shannow. Vous feriez mieux de vous éloigner. — Il est seul, Nu. — Peut-être. Mais c’est le genre d’homme que personne n’a envie de rencontrer. Ses semblables et lui grandissent dans des enclos de guerre. On leur apprend à se battre et à s’entre-tuer dès leur plus jeune âge. Ils sont élevés pour leur force, leur vitesse et leur résistance. Aucun combattant n’est leur égal. Shannow, éloignez-vous ! Vous avez encore le temps. Je ne veux pas qu’il vous arrive malheur. — Je suis de votre avis, mon ami, dit Jon en regardant le cavalier approcher. Rhodaeul sourit quand il vit que les deux hommes l’attendaient. Sa récompense serait fabuleuse, car le deuxième cavalier était le traître Nu-Khasisatra, un prophète du Dieu Unique opposé à la violence. Il se demanda s’il le tuerait sur place ou s’il le ferait prisonnier pour qu’il affronte la justice de Pendarric. Il s’arrêta à vingt pas de ses proies. — Jon Shannow, le Roi des Rois a signé votre arrêt de mort. Je suis Rhodaeul le Chasseur. Avez-vous quelque chose à dire avant de mourir ? — Non, lâcha Shannow. Il dégaina son arme et fit feu. L’Atlante tomba de sa selle. Il essaya de sortir son arme, mais Jon lui tira une balle dans la tête. — Par Chronos ! cria Nu. Je n’arrive pas à y croire. — Apparemment, lui non plus. Reprenons notre chemin. — Mais… et le cadavre ? — C’est pour ça que Dieu a créé les charognards, mon ami ! À deux lieues de là, Magellas ouvrit les yeux et éclata de rire. — Quel bonheur ! jubila-t-il. Lindian remit la Pierre dans sa bourse. Il n’avait pas l’air aussi ravi… — Comme j’aurais aimé être sur place pour voir ça ! Satrape d’Akkady ? Ça vaut dix récompenses comme ça ! As-tu vu l’expression de Rhodaeul quand son adversaire a tiré ? N’était-ce pas merveilleux ? Shannow, j’ai une dette envers vous ! Pendant mille ans, je ferai brûler des chandelles pour le repos de votre âme ! Oh, par Bélial, j’aimerais revoir cette scène ! — Ton chagrin pour la mort d’un frère est touchant, dit Lindian. Mais je ne comprends toujours pas ce qui est arrivé. — Parce que tu t’étais concentré sur Rhodaeul. Moi, je ne le supportais pas. Donc, j’ai regardé Shannow. Il a sorti son revolver en parlant, sans faire de mouvement brusque. L’arme était dans sa main avant que Rhodaeul ait compris que ça tournait mal pour lui. — Pourtant, il devait savoir que Shannow essaierait de se défendre… — Oui. C’est là que le minutage est vital ! Il a posé une question à Shannow et il attendait sa réponse. Nous avons tous agi ainsi. Ça n’avait pas d’importance, car nos ennemis portaient des épées ou des dagues. Mais ces revolvers tuent très vite. Rhodaeul s’attendait à une conversation – avec de la peur et de la nervosité – … peut-être à une tentative de fuite. Shannow s’est contenté de le tuer. — Tu t’en doutais, n’est-ce pas ? — Oui. Mais le résultat a dépassé mes espérances ! C’est à cause des armes à feu, Lindian. Nous avons maîtrisé leur utilisation, mais pas les modifications tactiques qu’elles impliquent. C’est ce que je voulais dire il y a un instant : avec l’épée, la lance ou la massue, les combats sont ritualisés. Les guerriers s’observent, se tournent autour, cherchent une faiblesse. Tout ça prend du temps. Avec les revolvers, il suffit d’une fraction de seconde pour faire d’un homme un cadavre. Shannow le sait, car il a vécu toute sa vie avec ces armes. Elles ne demandent ni rituel ni honneur. Un ennemi doit être tué le plus vite possible et aussitôt oublié. Il n’allumera pas de bougies votives pour Rhodaeul. — Comment ferons-nous pour le vaincre ? Nous ne pouvons pas le tuer à distance. Il faut l’affronter. — Il nous révélera sa faiblesse, Lindian. Cette nuit, nous entrerons dans ses rêves, et ils nous donneront la clé. Shannow et Nu campèrent à l’abri d’une colline. L’Homme de Jérusalem ne parla pas beaucoup. Il s’assit loin de son compagnon et regarda la cité qu’ils visiteraient le lendemain. Il était d’humeur sombre. Un jour, il avait dit à Donna Taybard : « Chaque mort m’affaiblit, ma dame. » Mais était-ce toujours vrai ? Il n’avait jamais tué quelqu’un comme il avait exécuté Webber : un homme désarmé, humilié et abattu devant ses pairs. Et l’autre type avait seulement parlé. Pour ce crime, il était mort ! Qu’est-ce qui te distingue des Brigands, Shannow ? Il ignorait la réponse. Plus âgé et plus lent, il se fiait davantage à son habileté qu’à sa rapidité. Pire, il s’était laissé enfermer dans sa réputation, qui incitait les hommes plus faibles que lui à se plier à sa volonté. — Et dans quelle intention ? murmura-t-il. Le monde est-il devenu meilleur ? Jérusalem est-elle plus proche ? Il repensa au jeune homme aux cheveux blancs qui l’avait accosté sur la piste. Était-ce un duel ? se demanda-t-il. Non, un meurtre ! Le jeune guerrier n’avait eu aucune chance. Shannow aurait pu attendre et l’affronter d’égal à égal. Pour quelle raison ? L’honneur ? Pourquoi pas ? se dit-il. Tu y croyais, avant… Il se frotta les yeux. — Préférez-vous rester seul ? demanda Nu en approchant. — Je serai seul, que vous restiez avec moi ou pas. Mais vous pouvez vous asseoir. — Parlez, Shannow. Que les mots vous débarrassent de votre amertume. — Je ne suis pas amer. Je pensais au Chasseur. — Rhodaeul avait tué beaucoup de gens. J’ai été étonné que vous l’éliminiez si facilement. — Oui, c’était facile. Ça l’est toujours… — Et pourtant, ça vous perturbe ? — Parfois, la nuit… Un jour, j’ai tué un enfant par erreur. Cette mort me trouble et hante mes rêves. J’ai abattu tant de types, et ça devient si facile… — Dieu n’a pas créé l’homme pour qu’il vive seul. Pensez-y ! — Vous croyez que je ne l’ai pas fait ? J’ai essayé de changer de vie. Mais je savais, avant même de perdre la femme que j’aimais, que ça n’était pas pour moi. Je ne suis pas fait pour le bonheur. Nu, je me sens tellement coupable pour cet enfant… — Ce n’est pas de la culpabilité, mon ami, mais du chagrin. Il y a une différence. Vous avez des capacités que je n’aimerais pas acquérir. Pourtant, elles sont nécessaires. À mon époque, des tribus sauvages vivaient dans des contrées limitrophes de notre pays. Ces barbares pillaient et tuaient. Pendarric les a détruits, et tout le monde a été soulagé. Tant que l’homme sera un tueur et un chasseur, il y aura besoin de guerriers comme vous. Je peux porter ma tunique blanche et prier en paix alors que les méchants s’habillent de noir. Mais il faudra toujours des cavaliers vêtus de gris pour patrouiller sur la frontière entre le bien et le mal. — Vous jouez avec les mots, Nu. Le gris est une variante plus claire du noir. — Ou une variante plus foncée du blanc ? Vous n’êtes pas un mauvais homme, Shannow, parce que vous doutez. C’est sur ce point que le pasteur est en danger : pétri de certitudes, il est capable de faire beaucoup de mal. C’est ce qui a perdu Pendarric. Mais vous, le cavalier gris, vous êtes en sécurité. — En sécurité ? demanda Shannow. Qui peut prétendre l’être ? — Celui qui marche en compagnie de Dieu. Depuis combien de temps n’avez-vous plus ouvert votre Bible ? — Trop longtemps… Nu tendit la main. Il tenait la Bible reliée en cuir de Shannow. — Nul homme de Dieu ne devrait être solitaire. Jon prit le livre. — J’aurais peut-être dû me consacrer à une vie de prières, dit-il. — Vous avez suivi le chemin prévu pour vous ! Dieu a besoin des guerriers autant que des prêtres. Ce n’est pas à nous de décider. Lisez un peu, Shannow, puis dormez. Je prierai pour vous. — Priez plutôt pour les morts, mon ami. Quand le cheval se cabra de douleur, Shannow bondit de sa selle. Il atterrit durement, roula et se releva sur les genoux, revolvers au poing. Le grondement des armes et les cris de ses assaillants s’estompèrent. Soudain, il entendit un bruit derrière lui. Jon se retourna et tira. L’enfant s’écroula. Un petit chien courut vers lui, jappa et lui lécha le visage. — Vous êtes un homme maléfique, dit une voix dans le dos de Jon. Il se retourna. Deux jeunes types aux cheveux blancs et aux yeux froids le regardaient. — C’était un accident… On m’a attaqué. Je n’ai pas eu le temps de réagir… — Un tueur d’enfant, Lindian. Quel sort lui réserverons-nous ? — Il mérite la mort, dit le plus petit des jeunes gens. Ça ne fait aucun doute. — Je n’avais pas l’intention de tuer cet enfant ! Le géant vêtu d’une tunique noir et argent avança vers lui, la main posée sur la crosse de son revolver. — Le Roi des Rois a prononcé votre arrêt de mort. Avez-vous quelque chose à dire avant de mourir ? — Non, lâcha Shannow. Une balle lui transperça la poitrine. Il tomba à genoux. — Vous n’auriez pas dû essayer le même tour deux fois ! murmura le tueur. Jon mourut… … Et se réveilla près du feu de camp, sur la colline. Nu dormait à côté de lui. La brise était fraîche. Jon remit du bois dans le feu et se rallongea dans ses couvertures. Il était assis au milieu d’une arène. Autour de lui, il vit les hommes qu’il avait tués : Sarento, Webber, Thomas, Lomax, et tant d’autres dont il avait oublié les noms. L’enfant était assis sur un trône doré, du sang coulant sur sa tunique blanche. — Ce sont vos juges, Jon Shannow, dit le tueur aux cheveux blancs. Les âmes de ceux que vous avez assassinés. — Des malfaiteurs ! Pourquoi auraient-ils le droit de me juger ? — Qui vous a donné le droit de les juger ? — Leurs œuvres… — Quel était donc son crime ? dit l’accusateur en désignant l’enfant à la tunique dégoulinante de sang. — C’était un accident ! une erreur ! — Et quel prix avez-vous payé pour cette erreur, Shannow ? — J’ai payé chaque jour en souffrant du feu qui me dévore l’âme. — Et le prix pour ces enfants-là ? cria le guerrier. Une file de gamins apparut au milieu de l’arène, des blancs, des noirs, des petits, des adolescents… — Je ne les connais pas. C’est une ruse démoniaque ! — Ce sont les enfants des Gardiens, noyés quand vous avez détruit le Titanic ! Quel prix paierez-vous pour eux ? — Je ne suis pas un mauvais homme ! — Nous vous jugeons selon vos œuvres. Shannow vit le guerrier tendre la main vers son arme. Il leva la sienne et tira. À ce moment, l’homme aux cheveux blancs disparut, et la balle s’enfonça dans la poitrine de l’enfant assis sur le trône. — Grands Dieux, non ! Ça ne va pas recommencer ! Il se réveilla en sursaut. De l’autre côté du feu, il vit une lionne et ses petits. Quand il se leva, la bête grogna et recula, emmenant ses rejetons. Shannow couvrit le feu. Nu se réveilla et s’étira. — Bien dormi ? demanda-t-il. — Emballons nos affaires et partons, répondit Jon. Comme toujours quand il voulait prier dans la solitude, le pasteur se dirigea vers les hauteurs. Son chemin le força à traverser les bois des Ours, mais le danger lui importait peu. Il était en route pour parler à son Créateur, et rien ne le retiendrait. Son esprit était troublé, parce que son peuple l’avait rejeté. Il aurait dû s’y attendre, il le savait, car il en allait toujours ainsi avec les prophètes. La multitude n’avait-elle pas méprisé Élie, Elisée et Samuel ? N’avait-elle pas tourné le dos au Fils de Dieu lui-même ? Les gens pensaient seulement à se remplir le ventre et à satisfaire leurs besoins matériels. Comme au monastère, avec les incessantes prières et les travaux sans signification… — Le monde est mauvais, lui avait dit le père supérieur. Nous devons nous détourner de lui, et chercher la gloire de Dieu à travers la prière. — Pourtant, Dieu a créé le monde, mon père, et Jésus lui-même nous a commandé d’être pour les hommes comme le levain dans la farine. — Non. Il a demandé à ses disciples de le faire. Mais c’est l’heure d’Armageddon. Nous vivons les Derniers Jours. Le peuple ne peut plus être sauvé : il a fait son choix. Il avait quitté le monastère et gagné sa vie tant bien que mal en prêchant dans une tente. Mais le Diable était venu à lui. Lucifer avait envoyé une jeune fille l’écouter, et il avait rempli l’esprit de la pécheresse de pensées charnelles. Le pasteur avait lutté contre le démon de la chair, mais l’homme était bien faible ! Ne comprenant pas les luttes intérieures qui le déchiraient, son peuple l’avait chassé de la ville. Il ne s’estimait pas coupable : si la fille s’était pendue, c’était la volonté de Dieu… Le pasteur regarda autour de lui et s’aperçut qu’il s’était enfoncé loin dans les bois. Remarquant le cadavre démembré d’un reptile, puis d’un autre, il arrêta son cheval et s’avisa qu’il y avait des corps partout. Il mit pied à terre et trouva, près d’un buisson, la dépouille de Sharazad, coincée sous les racines d’un vieux chêne. Son corps portait de terribles blessures, mais son visage était intact. — Shannow avait raison… Vous ressemblez à un ange. À côté d’elle, il trouva une pierre veinée de rouge, la prit et fut réconforté par son contact. Il la rangea dans la poche de sa soutane et remonta en selle. Mais la chaleur de la Pierre lui manqua aussitôt. Alors, il la ressortit et la garda dans la main. Il continua à chevaucher, toujours plus haut, jusqu’à ce qu’il atteigne une clairière, au sommet de la chaîne de montagnes. Il faisait froid, mais l’air était pur et le ciel d’un bleu presque insupportable. Il descendit de sa monture et s’agenouilla pour prier. — Mon Cher Père, dit-il, conduisez-moi sur les chemins de la justice. Prenez mon corps et mon âme. Montrez-moi la voie que je dois suivre pour accomplir Votre volonté. La Pierre devint chaude dans sa main, et son esprit se brouilla. Un visage auréolé d’une lumière dorée apparut devant lui, barbu, sévère et imposant. Le cœur du pasteur s’affola. — Qui m’appelle ? demanda une voix dans son esprit. — Moi, Seigneur, le plus humble de vos serviteurs… Le pasteur se laissa tomber à plat ventre sur le sol et ferma les yeux. Miraculeusement, l’image resta devant lui. — Ouvre-moi ton esprit, mon fils. — J’ignore comment faire, Seigneur. — Serre la Pierre contre ta poitrine. Le pasteur obéit. Aussitôt, il fut enveloppé de chaleur et de sérénité. Puis le sentiment s’effaça et il se sentit de nouveau seul. — Tu as commis un grand péché, mon fils, dit Pendarric. Comment t’en laveras-tu ? — Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez, Seigneur. — Remonte en selle et chevauche vers l'est. Tu y trouveras les reptiles survivants. Quand tu leur montreras la Pierre et leur diras : « Pendarric », ils te suivront et obéiront à tes ordres. — Ce sont des créatures du Diable, Seigneur ! — Oui, mais je leur donne ainsi l’occasion de racheter leur âme. Entre dans la ville, va dans le temple, et appelle-moi de nouveau. Je te guiderai. — Et la Grande Prostituée ? Elle doit être détruite ! — Ne me contredis pas ! rugit Pendarric. Le moment venu, je m’occuperai de l’éliminer. Va au temple, Nicodème. Et cherche les rouleaux de Dieu cachés sous l’autel. — Et si la Prostituée essaie de m’en empêcher ? — Tue-la, comme tous ceux qui se dresseront à ses côtés. — Oui, Seigneur. Comme vous l’ordonnez. Et l’Épée de Dieu ? — Nous en reparlerons quand tu auras accompli ta mission. Le visage disparut et le pasteur se leva. Tous ses doutes s’envolèrent. Enfin, il avait rencontré son dieu ! Chapitre 30 De retour à sa cabane, Beth eut l’agréable surprise de la trouver intacte. Dans les champs, il y avait des failles et des cratères consécutifs au tremblement de terre. Plusieurs arbres étaient tombés. Mais sur la saillie plate où Taureau avait choisi de construire la maison, on ne voyait aucune trace du séisme. Le cavalier aux cheveux blond-roux sourit à Beth. — Si vous lancez : « Je vous l’avais bien dit », Taureau, je vous cognerai sur la tête ! — Moi ? L’idée ne m’en serait jamais venue. Taureau aida Beth à porter Steiner dans la maison. — Je peux marcher ! protesta le jeune homme. — Pas question que vous arrachiez de nouveau vos fils, dit Beth. Tenez-vous tranquille ! Taureau et les enfants sortirent les meubles du chariot et les réinstallèrent. Beth alluma le fourneau en fer et mit un pot de baker à chauffer. Quand le crépuscule tomba, Taureau se leva. — Je dois retourner près de maître Scayse. Il doit y avoir pas mal de choses à faire. Vous voulez que je vous apporte quelque chose, demain ? — S’il en reste en ville, j’aimerais bien un peu de sel. — J’irai en chercher. Et de la viande séchée, aussi. Vous semblez ne pas avoir beaucoup de provisions. — Je suis surtout à court de pièces de Barta, Taureau. Si vous faites ça, je vous devrai de l’argent. — Ça ne me dérange pas… Elle le regarda s’éloigner, un sourire sur les lèvres. Ce ne serait pas un mauvais mari, pensa-t-elle. Il est gentil, fort, et il aime les enfants. Hélas, il y avait Jon Shannow… — Sois maudit ! murmura Beth. Samuel et Mary étaient assis près du poêle. Samuel somnolait contre le mur. Beth s’approcha de lui et le tira par le bras. Il ouvrit les yeux, laissant sa tête retomber sur l’épaule de sa mère. — Au lit, petit garnement ! dit-elle. Le portant dans la chambre, elle le posa sur le lit, lui enleva ses chaussures et étendit une couverture sur lui. — Je n’ai pas sommeil, maman, dit Mary en entrant dans la chambre. Puis-je rester un peu avec toi ? Beth sonda les yeux gonflés de l’enfant. — Blottis-toi sous les couvertures avec ton frère. Si tu es encore réveillée dans une heure, viens me voir. Mary obéit et s’endormit comme une masse. Beth retourna dans la salle principale et alluma le feu. Puis elle sortit sur le porche, où Taureau avait installé un banc de bois raboté et poli. Elle s’assit et regarda la vallée sous les rayons de la lune. Le Mur était presque entièrement tombé, mais il restait quelques fragments debout, comme des chicots… — Belle nuit, dit Steiner. Il sortit en boitant et vint s’asseoir à côté de Beth. Mais il était pâle et il avait les yeux cernés. — Vous êtes un idiot… — Et vous, vous êtes jolie comme une image sous le clair de lune ! — À part mon nez. Et ce n’est pas la peine de me faire du gringue : en supposant que je sois d’accord, ça vous tuerait probablement ! — Ce n’est pas faux… À quoi pensiez-vous ? — À Shannow. Mais ça ne vous regarde pas ! — Vous êtes amoureuse de lui ? — Clem Steiner, vous êtes bien curieux ! — Ça signifie que j’ai raison ! Vous auriez pu tomber plus mal… Mais je ne vous vois pas errer de par le monde à la recherche d’une cité inexistante. — Bien vu ! Je devrais peut-être vous épouser ! — Excellente idée, maîtresse McAdam. Je peux être de très bonne compagnie. — Vous le cachez bien, dans ce cas… — En y réfléchissant, vous avez effectivement un très grand nez ! Beth rit et se détendit un peu. Clem allongea sa jambe blessée sur le banc et la massa. — Shannow est au courant de vos sentiments ? — Je le lui ai dit, d’une certaine façon. Mais il est comme vous : il refuse de changer. — J’ai changé ! Beth, je ne veux plus devenir un tireur professionnel. Et je me fiche de ma réputation. Mon père me battait et il disait que je ne ferais jamais rien de bon. Je suppose que j’essayais de prouver qu’il avait tort. Maintenant, je m’en fiche ! — Qu’allez-vous faire ? — Trouver une gentille femme. Élever des enfants et cultiver du blé. — Tout espoir n’est pas perdu pour vous, Clem Steiner… Avant d’avoir le temps de répondre, Steiner remarqua que deux cavaliers se dirigeaient vers la maison. — Ils sont bizarres, ces types, souffla Beth. Regardez comme leurs cheveux ont l’air blancs sous le clair de lune. Shannow était mal à l’aise. Ses rêves l’avaient perturbé, et il avait la sensation d’être observa en permanence. Se tournant souvent pour sonder l’horizon, il changeait sans cesse de direction et descendait de cheval avant la crête de chaque colline. La ville s’étendait maintenant devant eux. Mais son trouble n’avait pas disparu. — Qu’est-ce qui vous inquiète ? demanda Nu. Nous aurions dû arriver il y a des heures ! — Je l’ignore. Disons que je ne me sens pas bien. — Pas plus que moi, perché sur cet animal ! Un lapin détala devant eux. Shannow dégaina ses armes, puis jura à voix basse et poussa l’étalon en avant. La cité était protégée par un mur d’enceinte, mais les tremblements de terre y avaient ménagé des ouvertures. S’il n’y avait plus de porte ni de portail, des trous, dans la pierre, témoignaient que des charnières étaient autrefois en place… — Le portail était en bois et en bronze, dit Nu. Et décoré de têtes de lions. Cette entrée nous aurait fait traverser la rue des Orfèvres, puis le quartier des Sculpteurs. Ma maison était dans le coin. Dans les rues, les gens s’arrêtèrent pour les regarder passer. Ils ne manifestaient aucune animosité, seulement de la curiosité. Shannow remarqua qu’il y avait plus de femmes que d’hommes, et que tous les citadins étaient grands et bien faits. Leurs vêtements de peau s’ornaient de splendides broderies. Il arrêta son cheval. — Je cherche la Dame de Ténèbres, dit-il. La femme la plus proche sourit et indiqua l’est. — Elle est dans la Haute Tour avec Oshere, répondit-elle. — Que la paix de Dieu vous accompagne, répondit Shannow. — Et que la Loi de l’Unique soit avec vous… — À mon époque, précisa Nu, les chevaux n’étaient pas autorisés à entrer dans ce quartier. Les résidents n’aimaient pas beaucoup l’odeur du fumier. Une silhouette difforme passa devant eux. Shannow pensa aussitôt à Shir-ran. Son étalon se cabra, mais il le calma vite. L’homme-bête les dépassa, incapable de soulever son énorme tête. — Le pauvre…, dit Nu. La rue devint une large voie bordée de statues qui conduisait à un grand palais de marbre blanc. — La demeure d’été de Pendarric, dit Nu. Elle abrite aussi le temple. La route finissait par un imposant escalier qui donnait sur un porche impressionnant. — Les Marches du Roi, dit Nu. Comme la route, les Marches étaient bordées de statues en marbre, qui arboraient une épée et un sceptre. Shannow poussa l’étalon sur les Marches. Nu descendit et guida sa jument par les rênes. Quand l’Homme de Jérusalem atteignit le porche, une femme noire sortit des ombres pour l’accueillir. Il se souvint de leur rencontre, près de l’épave du Titanic. — Amaziga ? Vous êtes la Dame de Ténèbres ? — C’est bien moi, Shannow. Que faites-vous ici ? Il remarqua la tension de sa voix et la froideur de ses yeux. — Suis-je un visiteur si indésirable ? — Ici, il n’y a aucun méchant à tuer, je vous l’assure ! — Je ne suis pas venu pour ça… — Alors, dites-moi pourquoi vous êtes là. Jon vit quelque chose bouger dans l’ombre. Un jeune homme apparut. Autrefois, il avait dû être très beau. À présent, son visage était hideusement déformé. Shannow détourna le regard, honteux de s’attarder sur les malformations de ce malheureux. — Je vous ai posé une question, Shannow, dit Amaziga Archer. — Je suis venu vous avertir d’un danger imminent… et voir l’Épée de Dieu. Il serait plus agréable d’en parler à l’intérieur. (Nu atteignit enfin le porche et s’inclina devant Amaziga.) Voilà Nu, qui voyage avec moi. Il vient de l’Atlantide, Amaziga. Je pense que vous devriez écouter ce qu’il a à dire. — Suivez-moi ! L’homme difforme emboîta le pas de la Dame, Shannow et Nu derrière lui. Amaziga traversa une cour carrée, dépassa une fontaine circulaire et franchit une grande entrée. Jon attacha son étalon et la jument de Nu à une colonne de la cour puis pénétra dans le bâtiment. Ils gravirent un escalier en colimaçon qui conduisait à une grande salle. Amaziga s’assit derrière un bureau en acajou jonché de papiers, de rouleaux et de livres. Elle paraissait plus jeune que dans le souvenir de Shannow, mais ses yeux débordaient de chagrin. — Dites ce que vous avez à dire. Puis laissez-nous profiter du peu de paix qui nous reste. Jon inspira à fond pour se calmer puis raconta l’attaque de la commune de la vallée des Pèlerins et leur fuite derrière le Mur. Il parla de Sharazad et du pasteur, convaincu qu’Amaziga était une déesse maléfique. Il évoqua aussi Pendarric. Amaziga écouta en silence, mais son intérêt s’éveilla quand Nu commença son récit. Elle lui posa des questions, apparemment satisfaite des réponses qu’il fit à voix basse. Quand les deux visiteurs eurent terminé, elle demanda à l’homme malformé d’aller chercher quelque chose à boire. Shannow et Nu s’étaient abstenus de le dévisager. Quand il fut parti, Amaziga regarda l’Homme de Jérusalem. — Vous avez idée de ce qui lui arrive ? demanda-t-elle. — Il se transforme en lion, dit Shannow. — Comment le savez-vous ? — J’ai rencontré un homme, Shir-ran, qui a subi la même transformation. Il m’a sauvé et soigné. — Que lui est-il arrivé ? — Il est mort. — J’ai demandé ce qui lui était arrivé ! répéta Amaziga. — Je l’ai tué… — Voilà quelque chose de familier ! Quand on parle de l’Homme de Jérusalem, n’est-ce pas pour dire qu’il a tué quelqu’un ? Avez-vous récemment massacré une communauté ? — Je n’ai pas détruit votre demeure. Sarento s’en est chargé, quand il a « renfloué » le Titanic. J’ai bloqué le pouvoir de la Pierre-Mère. Mais je ne polémiquerai pas avec vous, ma dame. À présent, je vais vous quitter et partir à la recherche de l’Épée. — Non ! Il ne faut pas vous en approcher ! Vous ne comprenez pas. — J’ai au moins compris que le portail entre le présent et le passé doit être fermé. L’Épée de Dieu le fera peut-être. Sinon, quand le cataclysme engloutira l’Atlantide, il entraînera notre monde avec elle. — L’Épée de Dieu n’est pas la réponse que vous cherchez. Croyez-moi. — Je ne le saurai pas avant de l’avoir vue. Amaziga braqua sur Jon un revolver des Enfants de l’Enfer. — Promettez de ne pas vous approcher de l’Épée. Ou je vous tuerai ! — Chreena ! lança une voix dans l’entrée. Arrêtez. Posez cette arme. — Vous ne comprenez pas, Oshere. Restez en dehors de ça ! — Je comprends suffisamment, dit l’homme-bête en posant maladroitement un plateau sur le bureau. Sa main difforme se posa doucement sur l’arme et la retira de la main de la femme. — Rien de ce que vous m’avez dit sur cet homme ne suggère qu’il est mauvais. Pourquoi voudriez-vous lui faire du mal ? — La mort le suit partout. La destruction ! Je le sens, Oshere. Amaziga se leva et quitta la pièce. Oshere posa le revolver sur le bureau. Puis il s’assit dans le fauteuil d’Amaziga, ses yeux noirs rivés sur l’Homme de Jérusalem. — Elle subit une grande tension, Shannow. Elle croyait avoir trouvé un moyen de me guérir, mais ce n’était qu’une rémission. Alors, elle recommence à souffrir. Elle était amoureuse de mon frère, Shir-ran, qui s’est transformé en animal. Maintenant, c’est mon tour. Votre arrivée l’a perturbée. Mais elle retrouvera ses esprits et réfléchira à ce que vous avez dit. Buvez un peu de vin, puis reposez-vous. Je m’occuperai de vos chevaux. De l’autre côté de cette porte, vous trouverez des lits et des couvertures. — Nous n’avons pas le temps de nous reposer, dit Nu. La fin est proche, je le sens. Shannow se leva, découragé. — J’espérais trouver de l’aide… Mais il aurait fallu que la Dame de Ténèbres soit une femme puissante. — Elle l’est, dit Oshere. Et elle a de grandes connaissances. Laissez-lui un peu de temps. — Vous avez entendu Nu. Nous n’avons pas de temps ! Avant que nous allions voir l’Épée, Nu doit faire des recherches dans le sanctuaire du temple. — Pourquoi ? demanda Oshere. — Pour y trouver un moyen de rentrer chez moi. Soudain, des détonations retentirent, suivies par des hurlements de terreur. — Je vous l’avais dit ! cria Amaziga Archer, debout dans l’entrée. La mort le suit partout. Chapitre 31 Le pasteur arriva dans la clairière, où vingt-trois survivants de la légion des Dagues s’étaient réunis. Plusieurs étaient blessés et portaient des bandages. Les autres montaient la garde, prêts à repousser une attaque des Ours. La Pierre de Sang brandie, le pasteur guida sa monture parmi ses ennemis et prononça le mot que son Dieu lui avait ordonné de dire. — Pendarric. Les armes braquées sur lui se baissèrent aussitôt. — Suivez-moi ! ordonna le prédicateur. Les reptiles se mirent en colonne par deux et obéirent. — Les voies du Seigneur sont impénétrables ! jubila le pasteur. Et Ses prodiges restent sans égaux ! Sur la plaine, devant la cité, des lions se dressèrent sur son chemin. Levant sa Pierre, il cria : — Laissez-moi le passage ! Une bête à la crinière noire rugit de douleur et s’enfuit. Les autres la suivirent. Le pasteur conduisit les reptiles devant le portail nord, puis se tourna vers eux. — Tous ceux qui résisteront à la volonté de Dieu mourront, déclara-t-il. Certain que le pouvoir de son Créateur était avec lui, il franchit le portail. Derrière, il découvrit beaucoup de citadins, mais pas un ne se dressa sur son chemin. Le pasteur remarqua une jeune femme qui tenait la main d’un bambin. — Le temple, demanda-t-il. Comment puis-je y aller ? La femme désigna un bâtiment surmonté d’un dôme. Le pasteur galopa, descendit de cheval et monta un grand escalier, les reptiles sur les talons. Un vieil homme se campa devant lui. — Qui cherche la sagesse de la Loi de l’Unique ? demanda-t-il. — Écartez-vous du chemin du Guerrier de Dieu ! — Vous ne pouvez pas entrer. Les prêtres sont en prière. Quand le soleil touchera le mur ouest, votre requête sera peut-être entendue. — Hors de mon chemin, vieillard ! ordonna le pasteur en dégainant son arme. — Vous n’avez pas compris ? demanda le Grand Prêtre. Ce n’est pas permis. Le pasteur tira. Le Grand Prêtre s’écroula, un trou dans la tête. Son meurtrier entra en courant dans le temple, les reptiles à sa suite. Imitant leur nouveau maître, ils tirèrent sur les prêtres qui essayaient en vain de se mettre à l’abri. Ignorant le carnage, le pasteur examina le bâtiment, à la recherche du sanctuaire intérieur. Avisant une porte étroite, au bout du long couloir, il courut l’ouvrir d’un coup de pied… Devant un autel, un vieil homme rassemblait en hâte des rouleaux de feuilles d’or. Il leva les yeux et essaya de se redresser, mais le revolver cracha et le foudroya. Le pasteur s’agenouilla près des rouleaux et leva sa Pierre devant lui. Le visage de Pendarric lui apparut. — Les rouleaux, dit-il. Lis-les ! Le pasteur déroula une feuille d’or. — J’ignore le sens de ces symboles… — Moi, je le connais. Ce n’est pas celui-là. Prends-en un autre. Le pasteur déroula toutes les feuilles. Quand il eut terminé, il regarda Dieu dans les yeux et vit qu’il était troublé. — Que dois-je faire, Seigneur ? — L’Épée de Dieu doit descendre sur la Terre, dit Pendarric. Immédiatement ! Il y a un pic au sud. Escalade-le. Mais d’abord, pose ta Pierre sur le corps du prêtre mort. Dans son sang, elle puisera de la force. Quand tu seras en haut du pic, lève ta Pierre et appelle l’Épée. Fais-la venir à toi. Tu as compris ? — Oui ! Tous mes rêves s’accomplissent ! Merci, Seigneur. Que devrai-je faire ensuite ? — Je te reparlerai lorsque tu m’auras obéi. Le visage disparut. Le pasteur posa la Pierre sur la poitrine ensanglantée du prêtre. Le sang sembla s’infiltrer dans la Pierre et élargir ses veines rouges. Il la récupéra et se leva. Dehors, d’autres coups de feu claquaient. Le prédicateur sortit du temple, descendit les marches et sauta sur son cheval. Les reptiles oubliés, il partit remplir la mission que Dieu lui avait confiée. Shannow sortit en courant quand les premiers coups de feu retentirent. La cour était vide, à part les deux chevaux. D’autres détonations montèrent du temple. Shannow dégaina ses armes et traversa la cour. Un reptile déboula devant lui. Quand Jon leva son revolver, le reptile le repéra et le visa. Shannow tira et fît mouche. Il attendit quelques secondes, surveillant les entrées, mais aucun reptile ne se manifesta. Alors, il contourna la fontaine et courut sur le terrain découvert, à l’arrière du temple, où une porte en bois bloquait l’accès. Un magistral coup de pied la persuada de s’ouvrir. Une balle faisant éclater le bois de l’encadrement, Jon plongea en avant et roula vers la gauche. Des balles sifflèrent autour de lui, ricochant sur le sol. Il se mit à genoux derrière une colonne puis entendit un bruit de course, sur sa droite. Il se tourna et tira… trois reptiles s’écroulèrent. Le pasteur sortit en courant d’une autre salle, sur la gauche. Deux Dagues s’écartèrent pour le laisser passer. Shannow les abattit. Quand une balle traversa le col de son manteau, il riposta mais rata sa cible. Il se leva et courut vers une deuxième colonne tandis que les projectiles sifflaient autour de lui. Un reptile se jeta sur lui, couteau levé. Shannow lui logea deux balles dans le corps. Autour de lui, les reptiles fuyaient vers la porte principale. Shannow rechargea ses armes. Amaziga apparut sur le seuil, accompagnée par Nu et Oshere, et courut vers la salle d’où était sorti le pasteur. L’Homme de Jérusalem rengaina ses armes et suivit le mouvement. Dans la petite salle, Nu et Amaziga étaient agenouillés près d’un prêtre agonisant. — Je suis la feuille, murmura le moribond quand Nu lui souleva la tête. — Dieu est l’arbre, répondit doucement Nu. — Le cercle est complet, souffla le mourant. Maintenant, je connaîtrai la Loi de l’Unique – le Cercle de Dieu. — Oui, vous le connaîtrez, dit Nu. Le ruisseau coule dans la rivière, la rivière se jette dans la mer, la mer se transforme en nuage et le nuage redevient ruisseau. La terre nourrit l’arbre, l’arbre donne vie à la feuille et la feuille nourrit la terre. Toute vie est un cercle. Le Cercle de Dieu ! Le prêtre sourit. — Un croyant… J’en suis heureux. Que votre cercle continue longtemps. — Qu’ont-ils emporté ? demanda Amaziga. — Rien… L’homme a lu les rouleaux sacrés. Puis il a appelé un démon qui lui a dit d’apporter l’Épée de Dieu sur la Terre. — Non ! cria Amaziga. — Cela n’a pas d’importance, Chreena, souffla le prêtre. Il mourut dans les bras de Nu, qui posa doucement le cadavre sur le sol et se leva. — De belles paroles…, dit Shannow. — Les écritures de l’Unique… La perfection existe seulement dans le Cercle. Le comprendre, c’est comprendre Dieu. Nu sourit et inspecta minutieusement la salle. Shannow se joignit à lui. — Que cherchez-vous ? — Je n’en suis pas sûr… Les Pierres doivent avoir été conservées ici, mais j’ignore à quel endroit. Seul le Grand Prêtre le sait et il transmet ce secret à son successeur. Petite et carrée, la salle abritait un autel circulaire. Les murs étaient couverts de sculptures – des silhouettes délicates aux yeux fardés et aux longues mains tendues vers le ciel. Shannow approcha de l’autel et étudia sa surface plate et polie. Un arbre aux feuilles d’or y était gravé. Il passa doucement les doigts dessus, suivant la ligne des branches. Autour de l’autel on avait sculpté des oiseaux, certains en vol, d’autres dans leur nid, d’autres encore en train de nourrir leurs petits. Toujours l’image du Cercle ! Les doigts de Jon s’arrêtèrent sur le nid et l’œuf qu’il contenait. La Pierre bougea sous ses doigts. Saisissant l’œuf, il le souleva. Petit et d’un blanc immaculé, dès qu’il fut dans sa main, il devint chaud, et sa couleur passa du blanc au crème, puis au jaune, et enfin au doré. — J’ai trouvé ce que vous cherchez, dit-il. Nu prit l’œuf dans le creux de sa main. — Oui… vous l’avez trouvé. — La Pierre du Paradis, souffla Oshere. Merveilleux ! Qu’allez-vous faire, maintenant ? — Elle n’est pas à moi, répondit Nu, mais si elle l’était, je retournerais dans mon pays et j’essaierais de sauver ma femme et mes enfants d’un cataclysme imminent. — Alors, prenez-la, dit Oshere. — Non ! cria Amaziga. J’en ai besoin. Vous en avez besoin. Je ne supporterai pas que vous vous retransformiez ! Oshere se détourna d’elle. — Je veux que vous preniez la Pierre, Nu-Khasisatra. Je suis un prince dianae. Le Grand Prêtre est mort et j’ai le droit de faire don de la Pierre à qui je veux. Prenez-la et faites-en bon usage. — Laissez-la-moi un moment, implora Amaziga. Le temps de guérir Oshere. — Non ! cria Oshere. Le pouvoir des Sipstrassi ne fonctionne pas contre lui-même. Il a fait de moi ce que je suis. Cette puissance est trop fabuleuse pour la gaspiller au bénéfice d’un homme comme moi. Ne comprenez-vous pas, Chreena ? Je suis un lion qui marche comme un homme. Même la magie ne peut pas changer ça ! Mais ça n’a pas d’importance. Ensemble, nous verrons l’océan, et c’est tout ce que je désire. — Et ce que je désire, moi ? Je vous aime, Oshere. — Et je vous aime aussi, Dame de Ténèbres… plus que ma vie. Mais rien ne dure éternellement, même pas l’amour. (Il se tourna vers Nu.) Comment trouverez-vous le chemin du retour ? — Il y a un cercle de pierres, au-delà de ce qui était autrefois les jardins royaux. Je dois y aller. — Je vous accompagne, dit Oshere. Les trois hommes quittèrent la salle. Amaziga resta un moment près du prêtre mort puis ramassa les rouleaux dorés. Le cercle de pierres avait été très peu touché par le passage des siècles. Un seul bloc s’était craquelé… Nu se plaça au centre du cercle et tendit la main à Shannow. — J’ai beaucoup appris, mon ami. Pourtant, je n’ai pas découvert l’Épée de Dieu… — Je la trouverai, Nu… et je ferai le nécessaire. Allez retrouver votre famille. — Au revoir, Jon. Que l’amour de Dieu soit avec vous. Shannow et Oshere sortirent du cercle. Nu leva la Pierre et parla dans une langue que Jon ne comprit pas. Il n’y eut ni éclair lumineux ni manifestation extraordinaire. À un moment, Nu était là. Celui d’après, il avait disparu. Shannow se tourna vers Oshere. — Vous êtes un homme courageux, dit-il. — Non… J’aimerais l’être ! Le pouvoir des Sipstrassi a fait de moi ce que je suis. Chreena a utilisé la magie des Pierres pour me redonner ma forme humaine, mais j’ai régressé presque aussitôt. Elle serait prête à utiliser le pouvoir de toutes les Pierres du monde pour me donner un sursis. Un don de Dieu ne doit pas être gaspillé ainsi… Les deux hommes retournèrent dans le temple. Des prêtres en sortaient les cadavres de leurs collègues. — Pourquoi ne se sont-ils pas battus ? demanda Shannow. Les ennemis étaient si peu nombreux. — Nous ne sommes pas des guerriers… Mon peuple ne croit pas au meurtre. Amaziga les rejoignit dans le temple, le visage fermé. — Nous devons parler, Shannow. Excusez-nous, Oshere. Elle conduisit l’Homme de Jérusalem dans le sanctuaire intérieur. Le corps du prêtre n’y était plus, mais son sang tachait toujours le sol. Amaziga se tourna vers Jon. — Vous devez poursuivre le tueur et l’arrêter. C’est vital ! — Pourquoi ? Quel mal peut-il faire ? — L’Épée doit rester telle qu’elle est. — Je ne comprends toujours pas pourquoi. Si elle sert les desseins de Dieu… — Dieu, Shannow ? Dieu n’a rien à voir avec l’Épée. L’Épée ? Mais qu’est-ce que je raconte ? Ce n’est pas une « épée » mais un missile nucléaire. Une bombe volante. — Alors, le pasteur s’expédiera en Enfer. Pourquoi vous inquiéter ? — Il nous expédiera tous en Enfer ! Vous n’avez aucune idée de la puissance de cette arme… Elle détruira tout. Sur deux cents lieues, la terre sera brûlée et rien n’y repoussera. Pouvez-vous comprendre ça ? — Expliquez-moi ! Amaziga inspira à fond. Étant une Gardienne et un professeur, sa mémoire avait été augmentée par les Sipstrassi, et elle se souvenait de tous les détails concernant le missile. Pourtant, aucune de ces informations n’aurait pu l’aider à expliquer le phénomène à Shannow. Il s’agissait d’un MX (Missile eXpérimental). Longueur : 34 mètres ; diamètre 2,5 mètres ; vitesse : 28 kilomètres-heure au démarrage. Portée : 14 000 kilomètres ; puissance : 10 x 350 kilotonnes. Dix ogives nucléaires, chacune ayant la capacité de détruire une ville. Comment faire saisir ça à un barbare survivant d’Armageddon ? — Dans les Temps Intermédiaires, la peur et la haine prédominaient et les hommes construisirent des armes redoutables. L’une d’elles fut utilisée sur une ville pendant une guerre. Elle l’a entièrement détruite. Des centaines de milliers de gens furent tués par cette explosion. Ensuite, les bombes devinrent de plus en plus puissantes et on fabriqua des fusées capables de les transporter d’un continent à un autre. — Comment les nations ont-elles survécu ? demanda Shannow. — Elles n’ont pas survécu. — Ces bombes ont provoqué la Chute de la Terre ? — Pas exactement. Mais ça n’a pas d’importance. Le… pasteur… ne doit pas toucher au missile. — Pourquoi flotte-t-il dans le ciel ? Et pourquoi est-il entouré de croix, si elles ne viennent pas de Dieu ? — Suivez-moi dans mon bureau. Je vous expliquerai même si je ne connais pas toutes les réponses. Mais promettez-moi : une fois que vous saurez, vous irez arrêter le pasteur. — Je déciderai quand vous m’aurez tout dit… Jon la suivit dans ses appartements. — Vous savez que ces terres étaient autrefois au fond de l’océan ? L’endroit où nous sommes était une zone de la mer appelée le triangle des Bermudes – ou triangle du Diable. On lui a donné ce nom à cause des disparitions inexpliquées de navires et d’avions. Vous savez ce qu’est un avion ? — Non. — Les hommes s’en servaient pour… On a découvert comment faire voler des machines et on les appelait des avions. Ils avaient de grandes ailes et des moteurs qui les propulsaient très vite dans l’air. Ce que vous voyez dans le ciel, autour de l’Épée, ce ne sont pas des croix, mais des avions pris dans une sorte de champ de stase… Shannow, c’est difficile à expliquer. Les Atlantes utilisèrent le pouvoir d’une Pierre Sipstrassi géante et le dirigèrent vers le ciel. Pourquoi, je l’ignore, mais c’est ce qu’ils firent. Quand l’Atlantide s’enfonça sous les océans, le pouvoir de la Pierre ne s’épuisa pas et emprisonna une centaine d’avions et de navires. Il aurait pu y en avoir plus, mais le champ est très étroit et le pouvoir de la Pierre a faibli au fil des ans. Les vaisseaux retombèrent sur la terre. On trouve toujours des épaves dans le désert, au-delà du pic du Chaos. Comment le champ a capturé le missile ? Ça, je peux seulement le deviner… Quand la Terre bascula pour la seconde fois, il y eut des séismes. À ce moment, les armes étaient dirigées par des ordinateurs, qui prirent sans doute ces phénomènes pour des attaques nucléaires et y répondirent. Voilà pourquoi les niveaux de radiation sont toujours si élevés dans le monde. La Terre a basculé sur son axe, les missiles ont été lancés, et toute possibilité de sauver des vestiges de civilisation fut perdue. Ce missile est probablement parti d’un pays appelé l’Amérique. Il a traversé le champ de stase et en est resté prisonnier depuis. — Mais… Les gens des Temps Intermédiaires auraient dû voir, comme nous, les avions immobilisés dans le ciel. S’ils avaient des armes aussi redoutables, pourquoi n’ont-ils pas détruit la Pierre ? — Je pense qu’ils ne voyaient pas les avions à ce moment. La Sipstrassi était programmée à l’origine pour maintenir des objets cachés dans une autre dimension. Quand le pouvoir diminue, ils redeviennent visibles. — Je ne comprends rien, Amaziga. Ça me dépasse. Des avions ? des champs de stase ? des ordinateurs ? Mais j’ai fait des rêves bizarres, dernièrement. Je suis assis dans une bulle de cristal, à l’intérieur d’une croix géante qui flotte dans le ciel. Une voix murmure à mon oreille. Quelqu’un qui s’appelle La Tour me dit de prendre la direction ouest-ouest. Ma voix – mais ce n’est pas réellement la mienne – lui répond que nous ignorons de quel côté est l’ouest. Tout semble bizarre… décalé. Même l’océan n’est pas comme il devrait être. — La bulle de cristal, c’est le cockpit d’un avion ! Et la voix que vous entendez n’est pas celle d’un homme appelé La Tour, mais la tour de contrôle d’un endroit nommé Fort Lauderdale. La voix qui était la vôtre sans l’être appartenait au lieutenant Charles Taylor, le pilote d’un des cinq chasseurs bombardiers Avenger disparus lors d’un vol d’entraînement. On voit toujours ces appareils en formation, près du missile. Faites-moi confiance, Shannow. Arrêtez le pasteur ! — J’ignore si j’en suis capable… mais j’essaierai. Chapitre 32 Beth McAdam se réveilla, la tête et le corps endoloris. Elle s’assit et aperçut les deux hommes qui l’avaient traînée hors de sa cabane. Elle ramassa une pierre et se releva. — Maudits fils de putes ! Le plus grand des types avança vers elle. Beth leva la main, prête à lui fracasser le crâne. Il bloqua aisément le coup et lui flanqua une gifle qui la projeta sur le sol. — N’essayez pas de me mettre en colère, dit-il. Malgré des cheveux d’un blanc de craie, son visage était jeune et sans rides. Il s’agenouilla près d’elle. — Il ne vous arrivera rien de mal. Foi de Magellas ! Nous avons besoin de vous pour nous aider à accomplir une mission. — Mes enfants ? — Ils n’ont pas été blessés. Et l’homme que Lindian a assommé est seulement évanoui. Il n’aura pas de séquelles. — Quelle mission ? demanda Beth. Elle leva de nouveau sa pierre. — Ne soyez pas idiote ! Si vous décidez de nous faire des ennuis, je vous casserai les deux bras. (Beth lâcha la pierre.) Nous sommes ici pour éliminer Jon Shannow. Il vous tient en estime et il se rendra pour assurer votre sécurité. — Comptez là-dessus ! Il vous tuera tous les deux. — Je ne crois pas. Jon Shannow est un homme de bien et j’en suis venu à l’apprécier. Il se rendra. — Si vous l’appréciez, pourquoi vouloir le tuer ? — Les émotions n’ont rien à voir avec le devoir. Le roi, mon père, a dit que Shannow devait mourir. Donc, il mourra. — Pourquoi ne l’affrontez-vous pas en duel, d’homme à homme ? — Nous sommes des exécuteurs, pas des duellistes ! Si on m’avait ordonné de l’affronter loyalement, j’aurais obéi et mon frère Lindian aussi. Mais ce n’est pas nécessaire. Ce serait un risque inutile. Nous ferons ce que nous devons, avec votre assistance – volontaire ou pas. Ma dame, je n’ai pas envie de vous casser les bras. Acceptez-vous de nous aider ? Vos enfants ont besoin de vous, Beth McAdam. — Que voulez-vous que je dise ? — Que vous resterez avec nous et que vous n’essaierez plus de faire une bêtise avec une pierre ou autre chose. — Je n’ai pas le choix… — Dites-le tout de même. Je me sentirai mieux. — Je ferai ce que vous me demandez. Ça vous suffit ? — Oui. Nous avons préparé de la nourriture, et nous aimerions que vous vous joigniez à nous pour le repas. — Où sommes-nous ? demanda Beth. — Sur l’un de vos lieux sacrés, je suppose, répondit Magellas en désignant le ciel scintillant d’étoiles. Des milliers de pieds au-dessus d’eux, argentée au clair de lune, l’Épée de Dieu se découpait dans le ciel. Amaziga Archer resta seule après le départ de Shannow. Sur son bureau attendaient les rouleaux sacrés des Dianae. Son époux, Samuel, avait passé quatre ans à lui apprendre à déchiffrer les symboles, qui ressemblaient à l’écriture cunéiforme des anciens Mésopotamiens. Pour la plupart, les feuilles d’or étaient couvertes de notes astrologiques et de cartes du système stellaire. Mais les trois dernières, dont une que le pasteur n’avait pas trouvée, renfermaient les réflexions de l’astrologue Araksis. Amaziga lut ce qui était écrit sur les deux premiers rouleaux et frissonna. Beaucoup de points la dépassaient, mais le texte correspondait aux anciennes légendes sur la chute de l’Atlantide. Les Atlantes avaient découvert une formidable source de pouvoir. Ils s’en étaient mal servis et les océans étaient sortis de leurs lits, engloutissant le continent. Maintenant, Amaziga comprenait. En ouvrant les portails temporels, ils avaient altéré l’équilibre délicat de la gravité. Au lieu de continuer à tourner autour du soleil, la Terre avait été exposée à l’attraction d’un second Soleil. Les tremblements de terre et les éruptions volcaniques consignées dans les rouleaux d’Araksis témoignaient des soubresauts d’un monde torturé, tiré dans des directions opposées et chancelant sur son axe. Les tremblements de terre actuels étaient identiques : avec deux soleils dans le ciel, la force d’attraction provoquait des secousses sur la planète. Shannow avait raison : la chute « imminente » de l’Atlantide était un danger mortel pour le nouveau monde. Un des grands mystères que les Gardiens n’avaient jamais pu percer concernait des témoignages sur la Seconde Chute, quand dix mille ans de civilisation avaient été effacés de la surface de la planète. Ces témoins affirmaient qu’il y avait deux soleils dans le ciel. Selon les professeurs d’Amaziga, ces gens avaient vu une explosion nucléaire. Maintenant, elle n’en était plus si sûre. Le rouleau d’or parlait d’un portail qui donnait sur un monde grouillant de machines volantes et d’armes extraordinaires. Le cercle de l’histoire ? La chute de l’Atlantide avait-elle entraîné celle du XXIe siècle ? Et le XXIVe ?… Grand Dieu, la Terre allait-elle de nouveau basculer ? La brise du crépuscule la faisait frissonner. Se levant, Amaziga tira les rideaux et alluma les lampes. Qu’est-ce qui pousse toujours l’espèce humaine sur les chemins de la destruction ? se demanda-t-elle. Elle retourna devant son bureau et ouvrit le dernier rouleau. Alors, ses yeux s’écarquillèrent. — Doux Jésus ! Amaziga sortit en courant de la pièce et dévala les marches qui menaient à la cour. La jument de Nu y était toujours attachée. Elle sauta en selle et galopa à travers la cité. Au-delà du portail principal, les lions déchiquetaient les cadavres des reptiles. Ils ne s’occupèrent pas d’elle. Elle lança la jument au galop. Shannow ne poussa pas son étalon pour suivre le pasteur. L’animal était fatigué et il avait besoin de repos. De plus, la lumière baissait, et il savait qu’il arriverait trop tard si son cheval se blessait. L’Homme de Jérusalem vacillait sur sa selle. Lui aussi était fatigué, et il avait du mal à assimiler les révélations d’Amaziga. Autrefois, le monde était un endroit simple, avec des hommes de bien, et des méchants, et l’espoir de trouver Jérusalem. Maintenant, tout avait changé. L’Épée de Dieu était une arme créée par les hommes pour détruire d’autres hommes. Son escorte de croix ? Des avions venus du passé ! Où était Dieu ? Shannow prit sa gourde et but une longue gorgée. Au loin, le pic du Chaos se dessinait. Quand les nuages se séparèrent, il vit l’Épée de Dieu, scintillante dans le ciel nocturne. — Où êtes-vous, Seigneur ? Sur quel chemin marchez-vous ? Pas de réponse… Shannow pensa à Nu et espéra qu’il était rentré chez lui sain et sauf. L’étalon continua à avancer. L’aube pointait quand Jon dirigea sa monture sur la pente rocheuse du pic du Chaos. Regardant derrière lui, il aperçut un cavalier. Avec sa longue-vue, il découvrit qu’il s’agissait d’Amaziga. À bout de forces, couverte d’écume, la jument parvenait à peine à avancer. Jon remit la longue-vue dans sa sacoche et arriva vite en haut de la dernière crête. Ses yeux brûlaient de fatigue quand il conduisit l’étalon près de la Mare. Il descendit de sa monture et regarda autour de lui. Le pic se dressait devant lui et le pasteur avait presque atteint la dernière saillie. À cette distance, il avait peu de chances de le toucher… — Soyez le bienvenu, Shannow, dit une voix. Jon se tourna, ses armes braquées. Puis il reconnut Beth McAdam. Un jeune homme aux cheveux blancs la tenait par le cou, un revolver pointé sur sa tête. L’homme qui avait parlé – celui qu’il avait vu dans ses rêves –, se tenait plusieurs pas sur la gauche. — Je dois avouer que je vous suis reconnaissant, dit Magellas. Vous avez tué ce porc de Rhodaeul et ça m’a été fort utile. Mais le Roi des Rois a prononcé votre sentence de mort. — La femme n’a rien à voir avec tout ça… — Je la libérerai dès que vous aurez posé vos revolvers. — Et je mourrai ? — Exactement. Mais ce sera rapide, je vous le promets. Magellas sortit son arme. Celles de Shannow étaient toujours pointées sur le tueur qui tenait Beth. — Ne l’écoute pas, Jon ! cria-t-elle. Descends-le ! — Vous la laisserez partir ? demanda Shannow. — Je suis un homme de parole, affirma Magellas. — Dans ce cas, marché conclu… À cet instant, Beth McAdam leva un pied et l’écrasa sur celui de Lindian. Puis elle lui flanqua un coup de tête magistral et se dégagea. Quand il leva son arme, Clem Steiner jaillit de derrière un rocher. Lindian se tourna vers lui, mais trop tard. Steiner tira et le jeune guerrier s’écroula, une balle dans le cœur. Magellas tira aussi. La balle fit s’envoler le chapeau de Shannow, qui riposta. Magellas tituba mais resta debout. Jon tira de nouveau. Magellas tomba enfin à genoux et lâcha son arme. — Je vous aime bien, Shannow, dit-il avec un pâle sourire. Puis il ferma les yeux. Jon courut vers Steiner. Sa blessure à la poitrine rouverte, il était blanc comme un linge. — J’ai payé ma dette, Jon, murmura-t-il. Beth approcha. — Vous êtes dingue, Clem. Mais merci quand même ! Comment êtes-vous arrivé ici ? — Je ne suis pas resté inconscient longtemps. Taureau est passé me voir. Je lui ai confié les enfants et j’ai suivi les traces. Nous devrions être hors de danger, maintenant… — Pas encore, dit Shannow. Le pasteur était en haut de la saillie, hors de portée de tir. Ils le regardèrent lever la main. L’Épée de Dieu frémit dans le ciel. Shannow courut vers le pied du pic, enleva son manteau noir et le laissa tomber sur le sol. Puis il chercha des prises sur la paroi et entreprit l’escalade. Beth et Steiner s’assirent pour le regarder. Loin au-dessus d’eux, sur la saillie, le pasteur psalmodiait des versets de l’Ancien Testament. — « L’épée, l'épée est tirée, elle est polie, pour massacrer, pour dévorer, pour étinceler ! Car ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : quand je ferai de toi une ville déserte, comme les villes qui n’ont point d’habitants, quand je ferai monter contre toi l’abîme, et que les grandes eaux te couvriront… Je te réduirai au néant, et tu ne seras plus ; on te cherchera, et l’on ne te trouvera plus jamais, dit le Seigneur, l’Éternel. » Amaziga atteignit en titubant le sommet de la colline. La jument était morte sur la pente. La Dame de Ténèbres courut au bord de la Mare et vit Shannow sur la paroi rocheuse. — Non ! cria-t-elle. Laissez-le faire ! Laissez-le faire ! L’Homme de Jérusalem ne répondit pas. Amaziga sortit son revolver et le visa. Beth dévia le canon quand elle tira, la balle faisant sauter un bout de rocher à côté de la main gauche de Jon. Il sursauta et faillit tomber. Beth arracha son arme à Amaziga. — Nous devons l’arrêter ! Un rugissement tomba du ciel. De la base de l’Épée s’échappaient des flammes et de la fumée. Shannow continua à grimper, les bras tremblant. Mais il était tout près. La sueur coulait sur son visage alors qu’il forçait ses membres à continuer à bouger. Il entendit la voix du pasteur, au-dessus de lui. — « Je répandrai sur toi ma colère, je soufflerai contre toi avec le feu de ma fureur… ils criaient et disaient : Malheur ! Malheur ! Un jour tout chargé de nuages, un temps pour les nations. » Quand le missile frémit, plusieurs avions se dégagèrent du champ de stase. Shannow atteignit la saillie et s’y hissa. Épuisé, il fut d’abord incapable de bouger. — Bienvenue, mon frère ! cria le pasteur. Bienvenue ! Aujourd’hui, vous entendrez un sermon différent de tous les autres, car l’Épée de Dieu revient chez elle ! — Pasteur, ce n’est pas une épée. L’homme ne l’écouta pas. — C’est un jour béni. Mon destin ! Avec un rugissement terrifiant, le missile se dégagea du champ de stase et monta en flèche. — Non ! cria le pasteur. Reviens ! Il tendit la main. Le missile ralentit et amorça un demi-tour. La tour gronda. Il y eut un éclair, vers le sud. L’air s’ouvrit comme un rideau, et un second soleil brilla dans le ciel. Shannow se releva. De la saillie, il vit le portail ouvert par Pendarric, et ses légions massées derrière. La lumière était insupportable. Dans le ciel, le missile avait presque fini de tourner. Shannow sortit son arme. Mais la terre trembla au moment où il allait tirer sur le pasteur. Une énorme faille s’ouvrit dans le désert. La Mare disparut. Puis la tour s’effondra, de grands blocs de pierre se détachant des parois. Shannow lâcha son revolver et s’agrippa à un rocher. N’ayant d’yeux que pour le missile, le pasteur perdit pied et tomba de la saillie. Son corps se fracassa quand il atterrit sur les rochers, à l’endroit où s’étendait la Mare. Clem Steiner, Beth et Amaziga coururent se réfugier sur les pentes. Shannow se leva. Le missile se dirigeait vers lui. Lugubre, Jon regarda l’arme qui allait le détruire et souhaita de toutes ses forces être capable de l’envoyer à travers le portail béant. En réponse, le missile hésita et changea de direction. Shannow ne comprit pas pourquoi, car il ignorait tout du pouvoir de la Pierre Sipstrassi enfouie sous le rocher, mais son cœur bondit dans sa poitrine quand il vit que l’Épée de Dieu lui obéissait. Il se concentra. Comme une lance, le missile d’argent traversa le portail temporel. Les légions de Pendarric le regardèrent passer au-dessus d’elles. Il continua sa course, puis une partie de sa coque se détacha. Un instant, Shannow crut qu’il avait perdu la partie, car rien n’était arrivé. Puis une lumière plus violente que celle d’un millier de soleils brilla dans le ciel, accompagnée d’un vacarme de fin du monde. Le portail disparut. Chapitre 33 Nu-Khasisatra ouvrit les yeux et s’aperçut qu’il était dans le cercle de pierres, derrière les jardins royaux, à deux cents pas du temple d’Ad. Il sortit du cercle, longea l’avenue des Rois bordée d’arbres et franchit les Portes de Perle et d’Argent. Un vieux mendiant se réveilla et tendit la main. — Aidez-moi, Votre Altesse, dit-il d’une voix ensommeillée. Nu ne ralentit pas. L’homme marmonna une malédiction sous ses couvertures miteuses. Nu haletait quand il arriva dans la rue des Marchands. Il marcha un moment, reprit sa course et atteignit enfin le portail de son jardin. Regardant à droite et à gauche, il escalada la grille, se laissa tomber de l’autre côté et courut vers la maison. Un chien se précipita vers lui. Quand Nu s’agenouilla et tendit la main, l’animal s’arrêta et le renifla. — Allons, Nimrod, je n’ai pas été absent si longtemps ! (La queue du chien noir fouetta l’air joyeusement.) Allons chercher ta maîtresse. Les portes étaient verrouillées. Nu tambourina sur le battant. Une lumière s’alluma au premier étage et un serviteur sortit sur le balcon. — Qui est-ce ? — Ouvre ! Je suis revenu ! — Par Chronos ! cria Purat. Dès que la porte s’ouvrit, Nu se précipita dans la maison. Purat parut surpris par les vêtements étranges que portait son maître. Mais celui-ci ne lui laissa pas le temps de poser des questions. — Réveille les serviteurs. Emballe toutes tes affaires. Prévois de la nourriture pour un voyage. — Où allons-nous, seigneur ? — Nous mettre en sécurité, si Dieu le veut. Nu gravit l’escalier en colimaçon qui conduisait à sa chambre. Pashad dormait. Il s’assit sur le grand lit et caressa sa chevelure sombre. Elle ouvrit les yeux. — Encore un rêve ? murmura-t-elle. — Non, ma bien-aimée. Je suis là. Elle s’assit et passa les bras autour du cou de son mari. — Je savais que tu reviendrais ! J’ai tant prié ! — Nous n’avons pas le temps de parler, Pashad. Le monde que nous connaissons est sur le point de périr, comme le Seigneur Chronos me l’a dit. Nous devons gagner rapidement les docks. Parmi mes vaisseaux, lesquels y sont actuellement ? — Seulement l’Arcanau. Il doit transporter une cargaison de bétail vers les colonies de l’Est. — Ce sera donc l’Arcanau. Réveille les enfants et emballe des vêtements chauds. Nous irons aux docks chercher maître Conalis. Il doit être prêt à lever l’ancre demain au crépuscule. — Le manifeste n’a pas encore été signé, mon bien-aimé. On ne nous laissera pas partir. La sortie du port sera fermée. — Pas un jour comme celui qui se prépare… Habille-toi vite et fais ce que je t’ai demandé. Pashad se leva. — Il s’est passé beaucoup de choses depuis ton départ, dit-elle en s’habillant. La moitié des commerçants et des artisans du quartier ont disparu. On raconte que le roi les a envoyés dans un autre monde. La cité est en effervescence. Tu connais Karia, ma cousine ? L’épouse d’Araksis, l’astrologue de la cour… Elle prétend qu’on a apporté une énorme Sipstrassi à la tour d’observation. Elle est destinée à intercepter une arme que des ennemis enverront bientôt contre nous. — Quoi ? La tour d’observation ? — Oui. Araksis est très inquiet. Le roi lui a confié que des ennemis venus d’un autre monde essaieraient de détruire l’Empire. — Une Pierre a été installée dans la tour pour essayer de les en empêcher ? Pashad, emmène les enfants et va voir Conalis. Dis-lui de se tenir prêt pour partir au crépuscule. Je vous rejoindrai sur les docks. Où est l’Arcanau ? — Au douzième embarcadère. Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ? Nu la prit dans ses bras. — Je ne peux pas. J’ai quelque chose à régler d’abord. Fais-moi confiance, Pashad. Je t’aime. Il l’embrassa puis quitta la pièce. Deux serviteurs attendaient dans la cour, des malles à côté d’eux. Purat revint avec un char tiré par un cheval. L’aube était déjà levée. — Purat ! Attelle le deuxième cheval au char ! J’en ai besoin immédiatement. — Oui, seigneur. Mais la paire d’étalons blancs a été prêtée à Bonantae. Il reste la jument baie et un hongre, et ils ne sont pas habitués à galoper ensemble. — Peu importe ! Obéis. — Tout de suite, seigneur. Quelques minutes après, Nu-Khasisatra fouetta les chevaux et s’engagea sur l’avenue des Rois, en direction de la tour d’observation. Le hongre étant plus fort que la jument, il était difficile de contrôler le char, mais Nu continua, se fiant à sa force pour réussir. Le Seigneur lui avait ordonné de trouver l’Épée de Dieu. Il avait échoué, mais Shannow lui avait promis qu’il ferait le nécessaire. Nu comprit enfin ce que ça signifiait : Shannow voulait envoyer l’Epée de Dieu à travers le portail temporel. C’était ainsi que le monde périrait. L’Épée de Dieu était la lumière éclatante qu’il avait vue dans la vision inspirée par Chronos, et Araksis utilisait le pouvoir des Sipstrassi pour essayer de l’arrêter. Le soleil brillait quand Nu entra dans la cour de la tour d’observation. Deux sentinelles coururent vers lui et saisirent les brides des chevaux. Nu sauta à terre. — Araksis est-il là ? demanda-t-il. Les hommes étudièrent ses vêtements bizarres et échangèrent un regard intrigué. — Je dois le voir pour une affaire très urgente ! — Il vaudrait mieux que vous nous suiviez, dit une des sentinelles. Le capitaine voudra vous poser des questions. — Pas le temps ! Le poing de Nu s’écrasa sur la mâchoire de l’homme, qui tomba comme une pierre. L’autre garde essaya de sortir son épée, mais Nu bondit sur lui, le poing levé. Le second soldat s’écroula à côté de son camarade. La porte des escaliers de la tour était fermée de l’intérieur. Nu lui flanqua un grand coup d’épaule, mais elle résista. Il recula et martela le verrou de coups de pied. La porte explosa. Montant les marches quatre à quatre, Nu arriva devant une deuxième porte – qui n’était pas fermée. Il entra. Un jeune homme au teint foncé, un bandeau d’or sur le front, penché sur un bureau, travaillait sur une grande carte. Il se tourna vers Nu. — Qui êtes-vous ? — Nu-Khasisatra. — Un traître et un hérétique ! Que faites-vous ici ? — Je suis venu vous faire cesser vos travaux, Araksis. Au nom du Très Sacré. — Balivernes ! Le monde est en danger. — Le monde est mort. Vous savez que je dis la vérité. Astrologue, vous avez vu l’avenir ! Le pouvoir maléfique du roi a détruit l’équilibre et l’harmonie du monde. Le Seigneur Chronos a décidé que son influence devait cesser. — Mais des centaines de milliers d’innocents périront ! Et nous devons protéger une civilisation vieille de mille ans ! Vous devez avoir tort ! — Tort ? J’ai contemplé la destruction. J’ai marché dans les ruines d’Ad et vu la statue de Pendarric renversée par un requin dans les profondeurs de l’océan. Je ne me trompe pas. — Je vais arrêter ça, Nu ! Je le sais ! L’Épée de Dieu est une machine. Il est possible de la contrôler avec le pouvoir des Sipstrassi. L’envoyer là où elle ne provoquera pas de morts. — Je ne peux pas vous laisser faire ça, dit doucement Nu. — Vous ne réussirez pas, traître ! Le pouvoir est réparti sur tout le portail, comme un bouclier. Il couvre aussi la ville. Tout objet métallique qui apparaîtra dans le ciel autour d’Ad sera pris au piège. Rien ne passera. Tuez-moi, Nu-Khasisatra, cela n’annulera pas la magie. Et vous ne pouvez pas approcher de la Pierre et survivre, car elle est protégée par des sorts puissants. Nu regarda la Sipstrassi. Des fils d’or parcouraient sa surface et conduisaient à six sphères de cristal soutenues par un châssis d’argent. — Partez tant que c’est possible, dit Araksis. Comme nous sommes cousins par alliance, je vous donnerai une heure avant de signaler votre retour au roi. Nu approcha du bureau, fit tomber le parchemin et passa les mains sous le plateau en chêne. Le bureau se souleva. — Non ! cria Araksis en se jetant sur lui. Nu lâcha le meuble au moment où Araksis le percutait. Les deux hommes tombèrent. Nu frappa Araksis au visage. À demi assommé, il continua à s’agripper à lui. Le constructeur de navires se releva et propulsa son adversaire contre le mur du fond. Puis il revint près du bureau, le souleva, grogna sous l’effort et le jeta sur le châssis en argent. Des éclairs jaillirent, faisant éclater une fenêtre et embrasant ses rideaux de velours. Le châssis d’argent fondit. Un des cristaux avait été écrasé par le bureau et trois autres étaient tombés sur le sol. Nu saisit un tabouret et les réduisit en poussière. — Vous ne savez pas ce que vous avez fait, murmura Araksis. Un hurlement retentit dans la cour. Nu jura et courut vers la fenêtre. Trois autres gardes étaient penchés sur les deux sentinelles inanimées. Nu dévala l’escalier. Deux soldats entraient dans la tour quand il arriva en bas. Il plongea sur eux, les expédiant au sol. Il sortit, esquiva un coup d’épée et assomma un garde d’un coup de poing. Puis il sauta dans le char, prit le fouet et le fit claquer au-dessus de la tête des deux chevaux. Les animaux partirent au galop. Dans la tour d’observation, Araksis se remit péniblement debout. Quatre cristaux étaient détruits, et il n’avait plus le temps de réparer les dégâts. Deux restaient en place. Assez pour couvrir la cité d’Ad d’un bouclier d’énergie… Si l’Épée se dirigeait sur la ville, la Pierre annulerait son terrible pouvoir. Et si elle ratait la cité, elle exploserait dans l’océan sans faire de dégâts. Araksis approcha de la grande Pierre et incanta… Alors que le char traversait la ville, Nu espéra qu’il en avait assez fait pour saboter les plans d’Araksis. Si ce n’était pas le cas, le monde de Shannow serait lui aussi confronté au pouvoir maléfique de Pendarric. Les chevaux étant fatigués, il lui fallut deux heures pour arriver aux docks. l’Arcanau était bien au douzième embarcadère, comme Pashad le lui avait dit. Nu descendit du char et gravit la passerelle. Conalis, qui était à la barre, le vit et lui fit signe de le suivre en bas. — C’est de la folie, Altesse ! lança le robuste maître d’équipage. La marée est contre nous, nous n’avons pas de manifeste et le bétail n’a pas fini d’embarquer. — C’est un jour de folie, dit Nu. Ma femme est-elle arrivée ? — Oui, avec vos fils et vos serviteurs. Ils sont tous en bas. Une inspection est prévue. Que dois-je dire aux autorités portuaires ? — Ce qui vous chante ! Avez-vous une famille, Conalis ? — Oui. Une femme et deux filles. — Faites-les venir immédiatement à bord. — Pourquoi ? — Je veux leur offrir un cadeau de prix. Et à vous aussi. Que cette explication vous suffise ! Maintenant, je vais dormir quelques heures. Réveillez-moi au crépuscule. Dites à tous les membres de l’équipage qui ont une femme ou une amie de cœur de les inviter aussi. J’ai des cadeaux pour tout le monde. — Comme vous le souhaitez, Altesse. Pourtant, il vaudrait mieux dire que les présents sont de dame Pashad. Vous êtes toujours considéré comme un traître. — Réveillez-moi au crépuscule. Et débrouillez-vous pour reculer l’inspection jusqu’à demain. — Oui, Altesse. Nu s’allongea sur l’étroite couchette, trop fatigué pour rejoindre Pashad. Ses yeux se fermèrent. Il lui sembla que quelques instants s’étaient écoulés quand une voix le réveilla. — C’est le crépuscule, mon seigneur, annonça Pashad. Nu se leva. — Les enfants vont bien ? — Oui. Tout le monde est en sécurité, mais le navire est bondé maintenant que les membres d’équipage ont amené leur famille. — Fais-les tous descendre en bas. Je parlerai à Conalis. Envoie-le à la barre. — Que se passe-t-il, mon bien-aimé ? Tout cela me déconcerte. — Tu n’auras pas longtemps à attendre. Fais-moi confiance. Conalis le rejoignit à la barre. — Je ne comprends pas, Altesse, fit-il. Vous aviez dit que vous vouliez lever l’ancre au crépuscule, et maintenant, le vaisseau est plein de femmes et d’enfants que nous devons faire débarquer ! — Personne ne débarquera, dit Nu en regardant le ciel. Conalis jura entre ses dents. Au bout du quai, des soldats se dirigeaient vers eux. — La nouvelle de votre retour a dû se répandre, dit Conalis. Nous sommes perdus ! (Nu secoua la tête.) Regardez ça ! cria Conalis, montrant le ciel, où se découpait une grande flèche d’argent. — Larguez les amarres ! lança Nu. Tout de suite, si vous tenez à la vie ! Conalis saisit une hache pendue à un crochet, près de la poupe, et coupa les cordes qui retenaient le navire. Puis il gagna la proue et fit de même. Sentant le bateau bouger, des femmes et des enfants sortirent sur le pont. Sur le quai, les soldats coururent vers eux, mais le vaisseau était déjà trop loin pour qu’ils puissent sauter à bord. En travers de la sortie du port, une grande trirème attendait, ses cornes géantes en bronze scintillant aux dernières lueurs du soleil. — Elle va nous éperonner ! cria Conalis. — Non, affirma Nu. Au loin, une vive lueur apparut, suivie par une explosion qui ébranla la terre. Une terrible secousse fit vaciller la cité. L’Arcanau trembla. — Dois-je hisser les voiles ? demanda Conalis. — Non, cela signerait notre perte. Faites descendre tout le monde sous le pont. Le ciel s’obscurcit. Puis le soleil, pourtant presque couché, revint majestueusement dans le ciel, inversant sa course. Un ouragan souffla sur la cité. Nu sortit sa Sipstrassi de sa poche et murmura une prière. Le raz de marée, haut de plus de mille pieds, frappa la ville. Nu vit des arbres géants être entraînés par les flots. Si l’un d’eux frappait l’Arcanau, le navire serait fracassé. La proue tourna lentement jusqu’à ce qu’elle soit face au gigantesque mur liquide. Serrant sa Sipstrassi, Nu sentit le choc de la vague monstrueuse. Comme s’il était soulevé par une main géante, le vaisseau fut emporté de plus en plus haut par la houle rugissante. Mais pas une goutte d’eau n’atteignit le pont. Le navire arriva bientôt au sommet de la vague, dansant sur l’écume. Loin au-dessous d’eux, ils virent la trirème percuter la jetée. Elle se fracassa immédiatement et disparut sous les flots. Le raz de marée continua vers l’est. Dans un silence de mort, Conalis avança vers Nu. — Tout a disparu, murmura-t-il. Le monde a été détruit. — Non, dit Nu. Pas le monde. Seulement l’Atlantide. Hissez la voile. Quand les eaux redescendront, nous chercherons un nouveau pays. Entendant meugler le bétail, Nu sourit de toutes ses dents. — Au moins, nous aurons des vaches et des moutons… Pashad sortit sur le pont, avec Sem, Cham et Japhet, ses trois fils. — Que ferons-nous ? demanda-t-elle. Où irons-nous ? — Où que ce soit, nous resterons ensemble… Chapitre 34 Soudain, Shannow se sentit en pleine forme – mieux que depuis des années. Une sensation des plus bizarres. Il ne s’était pas reposé. Pourtant, une force extraordinaire coulait dans ses membres ! Une fissure s’ouvrit sur la saillie, et la tour bougea. Shannow se hâta de redescendre. La tour frémit. Quand sa partie supérieure se brisa et s’écroula, Jon se plaqua à la paroi pour éviter les rochers qui dégringolaient. Puis il regagna le sol. Beth courut vers lui. — Mon Dieu, Jon ! Que t’est-il arrivé, là-haut ? — Il y a un problème ? — Tu as l’air si jeune ! Tes cheveux sont tout noirs, et ta peau… C’est incroyable ! Un gémissement attira son attention. Il venait des rochers où gisait le corps brisé du pasteur. Shannow et Beth approchèrent. Du sang coulait de l’oreille du prédicateur et sa jambe gauche était cassée à plusieurs endroits. Jon s’agenouilla près de lui. — L’Épée… ? murmura le pasteur. — Elle est allée là où Dieu avait décidé. — Je vais mourir, Shannow. Et Il refuse de m’apparaître. Je L’ai trahi… — Soyez tranquille, pasteur. Vous aviez le droit de commettre une erreur. — Je n’ai pas su accomplir Sa volonté. — Personne n’y arrive, mais Il ne semble pas s’en inquiéter vraiment. Vous avez travaillé dur, pasteur, et sauvé beaucoup de gens. Vous avez fait le bien et Il le sait. — Je voulais… qu’il m’aime… Je voulais… mériter… — Je le sais. Ne vous inquiétez pas… Vous rentrez chez vous. Et vous Le verrez bientôt. — Non. J’ai été… mauvais, Shannow. J’ai commis tant d’horreurs… (Ses yeux se remplirent de larmes.) J’irai en Enfer. — Je ne crois pas… Si vous n’étiez pas venu sur ce pic, le monde aurait peut-être basculé de nouveau. Nul n’est parfait. Vous avez au moins essayé de suivre la bonne voie. — Priez pour moi, Shannow… — Je n’y manquerai pas. — Ce n’était pas Dieu qui me parlait… n’est-ce pas ? — Non. Soyez en paix. Les yeux du pasteur se fermèrent et il rendit son dernier soupir. Shannow se leva. — Tu y crois ? demanda Beth. Tu penses qu’il n’ira pas rôtir en Enfer ? L’Homme de Jérusalem haussa les épaules. — J’espère que non. C’était une âme torturée, et j’aime à penser que Dieu est clément avec les hommes de ce genre. Amaziga Archer approcha. — Pourquoi m’avez-vous tiré dessus ? demanda Shannow. — Pour essayer de modifier le passé… J’ai lu les rouleaux d’or. (Elle éclata de rire.) Le cercle de l’histoire ! Pendarric dominait l’esprit du pasteur. Celui qui parle pour Dieu, comme l’appelait le rouleau d’Araksis. Par lui, Pendarric a appris qu’une arme puissante frapperait l’Atlantide et que le monde basculerait à cause d’elle. Savez-vous comment le roi a réagi ? Il a fait apporter une Sipstrassi géante dans la tour et ordonné à Araksis de s’en servir pour prendre l’Épée au piège quand elle arriverait au-dessus d’Ad. Comprenez-vous ce que je vous dis ? Il y a douze mille ans, Pendarric a créé le champ de stase pour capturer un missile. Et il l’a capturé… douze mille ans après ! Vous saisissez ? — Non, avoua Shannow. — C’est d’une perfection totalement écœurante ! Si Pendarric n’avait pas entendu parler du missile et n’avait donc fait aucun effort pour l’arrêter, l’arme ne se serait jamais trouvée là. Mais il est impossible de changer le passé. Impossible ! — Pourquoi avez-vous essayé de me tuer ? — Parce que vous venez de détruire deux mondes. Si vous n’aviez pas envoyé cette bombe dans le passé, notre ancien univers n’aurait pas été détruit. Car Pendarric a aussi été responsable de la Seconde Chute. Je croyais pouvoir changer l’histoire… Mais c’est infaisable. (Haineuse, elle regarda Shannow.) Vous n’êtes plus l’Homme de Jérusalem. Non ! Désormais, vous serez l’Homme d’Armageddon, le destructeur de mondes. Shannow ne répondit pas. Amaziga se détourna et avança vers les ruines de la tour. Les rochers couverts de sédiments avaient été fracassés et on voyait à travers les murs de marbre blanc. Une porte s’y découpait et Amaziga la franchit. Un squelette gisait près de la Sipstrassi géante. Les doigts du mort étaient couverts de bagues et un diadème d’or encerclait son front. Shannow, Beth et Steiner entrèrent dans la salle. Jon conduisit Steiner à côté de la Sipstrassi et posa la main du tireur dessus. Les veines d’or avaient beaucoup rétréci, mais le pouvoir coula tout de même en lui, guérissant ses blessures. Dehors, ils entendirent le grondement des moteurs des avions libérés du champ de stase. Ils tournaient dans le ciel, cherchant un endroit où atterrir. Amaziga s’agenouilla et ramassa un rouleau de feuille dorée. — « L’Épée n’est pas passée près d’Ad, lut-elle. Mais il y a eu un grand bruit puis une colonne de fumée. Un phénomène étrange s’est produit : le soleil, qui venait à peine de se coucher, s’est levé de nouveau. Je vois des nuages d’orage arriver vers nous, plus sombres que la nuit. Non, ce ne sont pas des nuages. Le traître avait raison. C’est la mer ! » (Amaziga laissa tomber le rouleau et se leva.) Le missile fut la fameuse goutte d’eau qui fit déborder le vase pour un monde déjà en déséquilibre sur son axe. (Elle se tourna vers le squelette.) Et je suppose que c’était Araksis. Même la Sipstrassi n’a pas pu le sauver du raz de marée. Par Dieu, Shannow, je vous hais ! — Arrêtez ça ! cria Beth. Ce n’est pas Jon qui a détruit les mondes, mais Pendarric. Il a ouvert les portails. Il a installé ce… truc… pour capturer l’Épée de Dieu. Et elle l’a tué. De quel droit condamnez-vous un homme qui a simplement lutté pour sauver ses amis ? — Laisse-la en paix, dit doucement Shannow. — Non, répondit Beth. Elle connaît la vérité. Quand un homme en tue un autre, ce n’est pas l’arme qui est jugée, mais le type dont le doigt a écrasé la détente. Elle le sait ! — C’est un fauteur de troubles ! cracha Amaziga. Il a détruit ma communauté. Mon mari est mort à cause de lui ! Mon fils est mort ! Et voilà qu’il a fait basculer deux mondes sur leur axe ! — Jon, demanda Beth, pourquoi es-tu venu chercher l’Épée ? — Peu importe… Laisse tomber, Beth. — Non ! Quand Magellas et Lindian me retenaient prisonnière, ils ont utilisé leurs Pierres pour t’observer, et ils m’ont laissé voir aussi. C’est vous, Amaziga, qui avez supplié Shannow de se lancer aux trousses du pasteur. Vous qui l’avez poussé à escalader la paroi et à risquer sa vie. À qui appartenait le doigt qui a appuyé sur la détente ? — Ce n’était pas ma faute ! cria Amaziga. Je ne savais pas ! — Et lui, il le savait ? Jon savait-il que l’Épée, si elle traversait le portail, détruirait deux mondes ? Vous m’écœurez ! Assumez votre culpabilité, comme chacun de nous. N’essayez pas de la faire retomber sur l’homme qui vient de nous sauver la vie ! Amaziga recula et quitta la pièce. Shannow la suivit sous le soleil. — Je suis désolé pour tout ce que vous avez perdu, dit-il. Samuel Archer était un homme de bien. J’ignore quoi vous dire d’autre. — Cette femme a raison…, soupira Amaziga. Vous faites seulement partie du cercle de l’histoire, Shannow. Pardonnez-moi. Nu-Khasisatra a dit qu’il avait été envoyé pour trouver l’Épée de Dieu. Et il l’a trouvée ! — Non, dit Shannow, il n’y avait pas d’Épée. Seulement une machine de mort et de destruction. Amaziga lui posa une main sur le bras. — Il a trouvé l’Épée, Shannow, parce qu’il vous a trouvé. Vous étiez l’Épée de Dieu. — J’espère que Nu a survécu, dit Jon. Je l’aimais bien… Amaziga éclata de rire. — Il a survécu ! Vous pouvez en être sûr. — C est mentionné dans les rouleaux ? — Non. Mais Nu, en arabe, et Khasisatra, en assyrien, se traduisent par Noé. Vous souvenez-vous de ce qu’il a dit sur le Cercle de Dieu ? Nu-Khasisatra est venu dans le futur et il a lu dans votre Bible comment Noé avait survécu. Puis il est rentré chez lui et a retrouvé sa famille. Aidé par la Sipstrassi, il a créé un vaisseau qui a résisté au raz de marée. Le Cercle de Dieu ! Qu’en pensez-vous ? Elle continua à rire hystériquement, puis éclata en sanglots. — Viens voir, dit Beth McAdam. Elle prit le bras de Shannow et le conduisit près des chevaux. Des avions avaient atterri dans les sables du désert. — Que sont ces grands oiseaux ? demanda-t-elle. — Rien que j’aie envie d’aller voir de plus près, dit Shannow, alors que le Vol 19 touchait terre quatre cents ans après son décollage. Shannow et Beth quittèrent ensemble le site ravagé de la Mare. — Que feras-tu, Jon ? Maintenant que tu es de nouveau jeune, repartiras-tu à la recherche de Jérusalem ? — J’ai passé la moitié de ma vie à poursuivre ce rêve. C’était une erreur. On ne trouve pas Dieu de l’autre côté d’une colline lointaine. Dans les pierres et les ruines, il n’y a aucune réponse. Il se tourna et regarda une dernière fois le pic brisé et la silhouette solitaire d’Amaziga Archer. Puis il prit la main de Beth et la porta à ses lèvres. — Si tu veux de moi, Beth, je suis prêt à rentrer à la maison avec toi. Épilogue Sous le commandement d’Edric Scayse et du Comité conduit par Josiah Broome, la vallée des Pèlerins prospéra. L’église fut reconstruite et un jeune fermier barbu en devint le pasteur. Un homme appelé Jon Cade… Si quelqu’un remarqua la ressemblance entre Cade et le légendaire tueur Jon Shannow, personne ne la mentionna. Loin au sud, une superbe femme noire marchait, accompagnée par un lion à la fourrure dorée et à la crinière noire. Elle gravit la dernière colline avant l’océan. Puis elle regarda l’eau, sentit la brise rafraîchissante et admira le reflet du soleil sur les vagues. À côté d’elle, le lion tourna la tête et se concentra sur une harde de daims qui paissaient un peu plus loin. Il ignorait pourquoi la femme s’était arrêtée, mais il avait faim. Il s’éloigna, à la recherche de nourriture. Amaziga Archer le regarda partir, les larmes aux yeux. — Adieu, Oshere, murmura-t-elle. Le lion ne l’entendit pas.